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Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Joseph Balsamo – Tome III

(Les Mémoires d’un médecin) par Alexandre Dumas

Chapitre 1 La chasse au sorcier

Une longue file de carrosses encombrait les avenues de la
forêt de Marly, où le roi chassait.

C’était ce que l’on appelait une chasse d’après-midi.

En effet Louis XV, dans les derniers temps de sa vie, ne chassait
plus ni à tir ni à courre. Il se contentait de regarder chasser.

Ceux de nos lecteurs qui ont lu Plutarque se rappelleront
peut-être ce cuisinier de Marc-Antoine qui mettait d’heure en heure un sanglier
à la broche, afin que, parmi les cinq ou six sangliers qui rôtissaient, il s’en
trouvât toujours un cuit à point pour le moment précis où Marc-Antoine se
mettrait à table.

C’est que Marc-Antoine, dans son gouvernement de l’Asie
Mineure, avait des affaires à foison : il rendait la justice,et, comme
les Ciliciens sont de grands voleurs – le fait est constaté par Juvénal – Marc-Antoine
était fort préoccupé. Il avait donc toujours cinq ou six rôtis étagés à la
broche, pour le moment où par hasard ses fonctions de juge lui laisseraient le
temps de manger un morceau.

Or, il en était de même chez Louis XV. Pour les chasses de l’après-midi,
il avait deux ou trois daims lancés à deux ou trois heures différentes, et, selon
la disposition où il était, il choisissait un hallali prompt ou éloigné.

Ce jour-là, Sa Majesté avait déclaré qu’elle chasserait jusqu’à
quatre heures. On avait donc choisi un daim lancé depuis midi, et qui
promettait d’aller jusque-là.

De son côté, madame du Barry se promettait de suivre le roi
aussi fidèlement que le roi avait promis de suivre le daim.

Mais les veneurs proposent et le hasard dispose. Une combinaison
du hasard changea ce beau projet de madame du Barry.

La comtesse avait trouvé dans le hasard un adversaire presque
aussi capricieux qu’elle.

Tandis que, tout en causant politique avec M. de Richelieu, la
comtesse courait après Sa Majesté, laquelle, de son côté, courait après le daim,
et que le duc et elle renvoyaient une portion des saluts qu’ils rencontraient
en chemin, ils aperçurent tout à coup, à une cinquantaine de pas de la route, sous
un admirable dais de verdure, une pauvre calèche brisée qui tournait piteusement
ses deux roues du côté du ciel, tandis que les deux chevaux noirs qui eussent
dû la traîner rongeaient paisiblement, l’un l’écorce d’un hêtre,l’autre la
mousse qui s’étendait à ses pieds.

Les chevaux de madame du Barry, magnifique attelage donné
par le roi, avaient distancé, comme on dit aujourd’hui, toutes les autres voitures,
et étaient arrivés les premiers en vue de cette calèche brisée.

– Tiens ! un malheur, fit tranquillement la comtesse.

– Ma foi, oui, fit le duc de Richelieu avec le même flegme,car,
à la cour, on use peu de sensiblerie ; ma foi, oui, la calèche est en
morceaux.

– Est-ce un mort que je vois là-bas sur l’herbe ?
demanda la comtesse. Regardez donc, duc.

– Je ne le crois pas, cela remue.

– Est-ce un homme ou une femme ?

– Je ne sais trop. J’y vois fort mal.

– Tiens, cela salue.

– Alors, ce n’est pas un mort.

Et Richelieu à tout hasard leva son tricorne.

– Eh ! mais, comtesse, dit-il, il me semble…

– Et à moi aussi.

– Que c’est Son Éminence le prince Louis.

– Le cardinal de Rohan en personne.

– Que diable fait-il là ? demanda le duc.

– Allons voir, répondit la comtesse. Champagne, à la voiture
brisée, allez.

Le cocher de la comtesse quitta aussitôt la route et s’enfonça
sous la futaie.

– Ma foi, oui, c’est monseigneur le cardinal, dit Richelieu.

C’était, en effet, Son Éminence qui s’était couchée sur l’herbe,
en attendant qu’il passât quelqu’un de connaissance.

En voyant madame du Barry venir à lui, il se leva.

– Mille respects à madame la comtesse, dit-il.

– Comment, cardinal, vous ?

– Moi-même.

– À pied ?

– Non, assis.

– Seriez-vous blessé ?

– Pas le moins du monde.

– Et par quel hasard en cet état ?

– Ne m’en parlez pas, madame : c’est une brute de
cocher, un faquin que j’ai fait venir d’Angleterre, à qui je dis de couper à travers
bois pour rejoindre la chasse, et qui tourne si court, qu’il me verse, et, en
me versant, il me brise ma meilleure voiture.

– Ne vous plaignez point, cardinal, dit la comtesse ;
un cocher français vous eût rompu le cou, ou tout au moins brisé les côtes.

– C’est peut-être vrai.

– Consolez-vous donc.

– Oh ! j’ai de la philosophie, comtesse ;
seulement, je vais être obligé d’attendre, et c’est mortel.

– Comment, prince, d’attendre ? un Rohan attendrait ?

– Il le faut bien.

– Ma foi, non ; je descendrais plutôt de mon carrosse
que de vous laisser là.

– En vérité, madame, vous me rendez honteux.

– Montez, prince, montez.

– Non, merci, madame ; j’attends Soubise, qui est de la
chasse, et qui ne peut manquer de passer d’ici à quelques instants.

– Mais s’il a pris une autre route ?

– N’importe.

– Monseigneur, je vous en prie.

– Non, merci.

– Mais pourquoi donc ?

– Je ne veux point vous gêner.

– Cardinal, si vous refusez de monter, je fais prendre ma
queue par un valet de pied, et je cours dans les bois comme une dryade.

Le cardinal sourit ; et, songeant qu’une plus longue
résistance pouvait être mal interprétée par la comtesse, il se décida à monter
dans son carrosse.

Le duc avait déjà cédé sa place au fond, et s’était installé
sur la banquette de devant.

Le cardinal se mit à marchander les honneurs, mais le duc
fut inflexible.

Bientôt, les chevaux de la comtesse eurent regagné le temps
perdu.

– Pardon, monseigneur, dit la comtesse au cardinal, mais
Votre Éminence s’est donc raccommodée avec la chasse ?

– Comment cela ?

– C’est que je vous vois pour la première fois prendre part
à cet amusement.

– Non pas, comtesse. Mais j’étais venu à Versailles pour
avoir l’honneur de présenter mes hommages à Sa Majesté, quand j’ai appris qu’elle
était en chasse ; j’avais à lui parler d’une affaire pressée ; je me
suis mis à sa poursuite ; mais, grâce à ce maudit cocher, je manquerai non
seulement l’oreille du roi, mais encore mon rendez-vous en ville.

– Voyez-vous, madame, dit le duc en riant, monseigneur vous
avoue nettement les choses… ; monseigneur a un rendez-vous.

– Que je manquerai, je le répète, répliqua Éminence

– Est-ce qu’un Rohan, un prince, un cardinal, manque jamais
quelque chose ? dit la comtesse.

– Dame ! fit le prince, à moins d’un miracle.

Le duc et la comtesse se regardèrent : ce mot leur
rappelait un souvenir récent.

– Ma foi ! prince, dit la comtesse, puisque vous parlez
de miracle, je vous avouerai franchement une chose, c’est que je suis bien aise
de rencontrer un prince de l’Église pour lui demander s’il y croit.

– À quoi, madame ?

– Aux miracles, parbleu ! dit le duc.

– Les Écritures nous en font un article de foi, madame, dit le
cardinal essayant de prendre un air croyant.

– Oh ! je ne parle pas des miracles anciens, repartit
la comtesse.

– Et de quels miracles parlez-vous donc, madame ?

– Des miracles modernes.

– Ceux-ci, je l’avoue, sont plus rares, dit le cardinal.
Cependant…

– Cependant, quoi ?

– Ma foi ! j’ai vu des choses qui, si elles n’étaient
pas miraculeuses, étaient au moins fort incroyables.

– Vous avez vu de ces choses-là, prince ?

– Sur mon honneur.

– Mais vous savez bien, madame, dit Richelieu en riant, que
Son Éminence passe pour être en relation avec les esprits, ce qui n’est
peut-être pas fort orthodoxe.

– Non, mais ce qui doit être fort commode, dit la comtesse.

– Et qu’avez-vous vu, prince ?

– J’ai juré le secret.

– Oh ! oh ! voilà qui devient plus grave.

– C’est ainsi, madame.

– Mais, si vous avez promis le secret sur la sorcellerie,peut-être
ne l’avez vous point promis sur le sorcier ?

– Non.

– Eh bien ! prince, il faut vous dire que, le duc et
moi, nous sommes sortis pour nous mettre en quête d’un magicien quelconque.

– Vraiment ?

– D’honneur.

– Prenez le mien.

– Je ne demande pas mieux.

– Il est à votre service, comtesse.

– Et au mien aussi, prince ?

– Et au vôtre aussi, duc.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Le comte de Fœnix.

Madame du Barry et le duc se regardèrent tous deux en pâlissant.

– Voilà qui est bizarre ! dirent-ils ensemble.

– Est-ce que vous le connaissez ? demanda le prince.

– Non. Et vous le tenez pour sorcier ?

– Plutôt deux fois qu’une.

– Vous lui avez parlé ?

– Sans doute.

– Et vous l’avez trouvé ?…

– Parfait.

– À quelle occasion ?

– Mais…

Le cardinal hésita.

– À l’occasion de ma bonne aventure, que je me suis fait
dire par lui.

– Et a-t-il deviné juste ?

– C’est-à-dire qu’il m’a raconté des choses de l’autre
monde.

– Il n’a point un autre nom que celui de comte de Fœnix ?

– Si fait : je l’ai entendu appeler encore…

– Dites, monseigneur, fit la comtesse avec impatience.

– Joseph Balsamo, madame.

La comtesse joignit les mains en regardant Richelieu. Richelieu
se gratta le bout du nez en regardant la comtesse.

– Est-ce bien noir, le diable ? demanda tout à coup madame
du Barry.

– Le diable, comtesse ? Mais je ne l’ai pas vu.

– Que lui dites-vous donc là, comtesse ? s’écria
Richelieu. Voilà, pardieu ! une belle société pour un cardinal.

– Est-ce que l’on vous dit la bonne aventure sans vous montrer
le diable ? demanda la comtesse.

– Oh ! certainement, dit le cardinal ; on ne
montre le diable qu’aux gens de peu ; pour nous, on s’en passe.

– Enfin, dites ce que vous voudrez, prince, continua madame
du Barry ; il y a toujours un peu de diablerie là-dessous.

– Dame ! je le crois.

– Des feux verts, n’est-ce pas ? des spectres, des
casseroles infernales qui puent le brûlé abominablement ?

– Mais non, mais non ; mon sorcier a d’excellentes manières ;
c’est un fort galant homme, et qui reçoit très bien, au contraire.

– Est-ce que vous ne vous ferez pas tirer votre horoscope
par ce sorcier-là, comtesse ? demanda Richelieu.

– J’en meurs d’envie, je l’avoue.

– Faites, madame.

– Mais où cela se passe-t-il, demanda madame du Barry espérant
que le cardinal allait lui donner l’adresse qu’elle cherchait.

– Dans une belle chambre fort coquettement meublée.

La comtesse avait peine à cacher son impatience.

– Bon ! dit-elle ; mais la maison ?

– Maison décente, quoique d’architecture singulière.

La comtesse trépignait de dépit d’être si peu comprise.

Richelieu vint à son secours.

– Mais vous ne voyez donc pas, monseigneur, dit-il, que
madame enrage de ne point savoir encore où demeure votre sorcier ?

– Où il demeure, avez-vous dit ?

– Oui.

– Ah ! fort bien, répliqua le cardinal. Eh ! ma
foi, attendez donc… non… si… non… C’est au Marais, presque au coin du boulevard,
rue Saint-François, Saint-Anastase… non. C’est un nom de saint,toujours.

– Mais quel saint, voyons, vous qui devez les connaître tous ?

– Non, ma foi ! au contraire ; je les connais fort
peu, dit le cardinal ; mais attendez donc, mon drôle de laquais doit
savoir cela, lui.

– Justement, dit le duc, on l’a pris derrière. Arrêtez,Champagne,
arrêtez.

Et le duc tira le cordon qui correspondait au petit doigt du
cocher.

Le cocher arrêta court sur leurs jarrets nerveux les chevaux
frémissants.

– Olive, dit le cardinal, es-tu là, drôle ?

– Oui, monseigneur.

– Où donc ai-je été un soir, au Marais, bien loin ?

Le laquais avait parfaitement entendu la conversation, mais
il n’eut garde de paraître instruit.

– Au Marais… ? dit-il ayant l’air de chercher.

– Oui, près du boulevard.

– Quel jour, monseigneur ?

– Un jour que je revenais de Saint-Denis.

– De Saint-Denis ? reprit Olive, pour se faire valoir
et se donner un air plus naturel.

– Eh ! oui, de Saint-Denis ; la voiture m’attendit
au boulevard, je crois.

– Fort bien, monseigneur, fort bien, dit Olive ; un
homme vint même jeter dans la voiture un paquet fort lourd, je me rappelle
maintenant.

– C’est possible, répondit le cardinal ; mais qui te
parle de cela, animal ?

– Que désire donc monseigneur ?

– Savoir le nom de la rue.

– Rue Saint-Claude, monseigneur.

– Claude, c’est cela ! s’écria le cardinal. J’eusse
parié pour un nom de saint.

– Rue Saint-Claude ! répéta la comtesse en lançant à
Richelieu un regard si expressif, que le maréchal, craignant toujours de
laisser approfondir ses secrets, surtout lorsqu’il s’agissait de conspiration, interrompit
madame du Barry par ces mots :

– Eh ! comtesse, le roi.

– Où ?

– Là-bas.

– Le roi, le roi ! s’écria la comtesse. À gauche,Champagne,
à gauche, que Sa Majesté ne nous voie pas.

– Et pourquoi cela, comtesse ? dit le cardinal effaré.
Je croyais, au contraire, que vous me conduisiez près de Sa Majesté.

– Ah ! c’est vrai, vous avez envie de voir le roi,vous.

– Je ne viens que pour cela, madame.

– Eh bien, l’on va vous conduire au roi.

– Mais vous ?

– Nous, nous restons ici.

– Cependant, comtesse…

– Pas de gêne, prince, je vous en supplie ; chacun à
son affaire. Le roi est là-bas, sous ce bosquet de châtaigniers,vous avez
affaire au roi, à merveille. Champagne !

Champagne arrêta court.

– Champagne, laissez-nous descendre, et menez Son Éminence
au roi.

– Quoi ! seul, comtesse ?

– Vous demandiez l’oreille du roi, monsieur le cardinal.

– C’est vrai.

– Eh bien, vous l’aurez tout entière.

– Ah ! cette bonté me comble.

Et le prélat baisa galamment la main de madame du Barry.

– Mais vous-même, où vous retirez-vous, madame ?demanda-t-il.

– Ici, sous ces glandées.

– Le roi vous cherchera.

– Tant mieux.

– Il sera fort inquiet de ne pas vous voir.

– Et cela le tourmentera, c’est ce que je désire.

– Vous êtes adorable, comtesse.

– C’est justement ce que me dit le roi quand je l’ai tourmenté.
Champagne, quand vous aurez conduit Son Éminence, vous reviendrez au galop.

– Oui, madame la comtesse.

– Adieu, duc, fit le cardinal.

– Au revoir, monseigneur, répondit le duc.

Et le valet ayant abaissé le marchepied, le duc mit pied à
terre avec la comtesse, légère comme une échappée de couvent,tandis que le
carrosse voiturait rapidement Son Éminence vers le tertre où Sa Majesté Très
Chrétienne cherchait, avec ses mauvais yeux, cette méchante comtesse que tout
le monde avait vue, excepté lui.

Madame du Barry ne perdit pas de temps. Elle prit le bras du
duc, et, l’entraînant dans le taillis :

– Savez-vous, dit-elle, que c’est Dieu qui nous l’a envoyé, ce
cher cardinal !

– Pour se débarrasser un instant de lui, je comprends cela,répondit
le duc.

– Non, pour nous mettre sur la trace de notre homme.

– Alors nous allons chez lui ?

– Je le crois bien. Seulement…

– Quoi, comtesse ?

– J’ai peur, je l’avoue.

– De qui ?

– Du sorcier, donc. Oh ! je suis fort crédule, moi.

– Diable !

– Et vous, croyez-vous aux sorciers ?

– Dame ! je ne dis pas non, comtesse.

– Mon histoire de la prédiction…

– C’est un fait. Et moi-même…, dit le vieux maréchal en se
frottant l’oreille.

– Eh bien ! vous ?

– Moi-même, j’ai connu certain sorcier…

– Bah !

– Qui m’a rendu un jour un très grand service.

– Quel service, duc ?

– Il m’a ressuscité.

– Ressuscité ! vous ?

– Certainement, j’étais mort, rien que cela.

– Contez-moi la chose, duc.

– Cachons-nous, alors.

– Duc, vous êtes horriblement poltron.

– Mais non. Je suis prudent, voilà tout.

– Sommes-nous bien ici ?

– Je le crois.

– Eh bien, l’histoire, l’histoire.

– Voilà. J’étais à Vienne. C’était du temps de mon ambassade.
Je reçus le soir, sous un réverbère, un grand coup d’épée tout au travers du
corps. C’était une épée de mari, chose malsaine en diable. Je tombai. On me
ramassa, j’étais mort.

– Comment, vous étiez mort ?

– Ma foi, oui, ou peut s’en fallait. Passe un sorcier qui demande
quel est cet homme que l’on porte en terre. On lui dit que c’est moi. Il fait arrêter
le brancard, il me verse trois gouttes de je ne sais quoi sur la blessure, trois
autres gouttes sur les lèvres : le sang s’arrête, la respiration revient, les
yeux se rouvrent, et je suis guéri.

– C’est un miracle de Dieu, duc.

– Voilà justement ce qui m’effraye, c’est qu’au contraire je
crois, moi, que c’est un miracle du diable.

– C’est juste, maréchal. Dieu n’aurait pas sauvé un garnement
de votre espèce : à tout seigneur, tout honneur. Et vit-il,votre sorcier ?

– J’en doute, à moins qu’il n’ait trouvé l’or potable.

– Comme vous, maréchal ? Vous croyez donc à ces contes ?

– Je crois à tout.

– Il était vieux ?

– Mathusalem en personne.

– Et il se nommait ?

– Ah ! d’un nom grec magnifique, Althotas.

– Oh ! que voilà un terrible nom, maréchal.

– N’est-ce pas, madame ?

– Duc, voilà le carrosse qui revient.

– À merveille.

– Sommes-nous décidés ?

– Ma foi, oui.

– Nous allons à Paris ?

– À Paris.

– Rue Saint-Claude ?

– Si vous le voulez bien… Mais le roi qui attend !…

– C’est ce qui me déciderait, duc, si je n’étais déjà
décidée. Il m’a tourmentée ; à ton tour de rager, La France !

– Mais on va vous croire enlevée, perdue.

– D’autant mieux qu’on m’a vue avec vous, maréchal.

– Tenez, comtesse, je vais être franc à mon tour : j’ai
peur.

– De quoi ?

– J’ai peur que vous ne racontiez cela à quelqu’un, et que l’on
ne se moque de moi.

– Alors on se moquera de nous deux, puisque j’y vais avec
vous.

– Au fait, comtesse, vous me décidez. D’ailleurs, si vous me
trahissez, je dis…

– Que dites-vous ?

– Je dis que vous êtes venue avec moi, en tête à tête.

– On ne vous croira pas, duc.

– Eh ! eh ! comtesse si Sa Majesté n’était pas là…

– Champagne ! Champagne ! ici, derrière ce buisson,
qu’on ne nous voie pas. Germain, la portière. C’est cela.Maintenant, à Paris, rue
Saint-Claude, au Marais, et brûlons le pavé.

Chapitre 2Le courrier

Il était six heures du soir.

Dans cette chambre de la rue Saint-Claude, où nous avons
déjà introduit nos lecteurs, Balsamo était assis près de Lorenza éveillée, et
essayait par la persuasion d’adoucir cet esprit rebelle à toutes les prières.

Mais la jeune femme le regardait de travers, comme Didon
regardait Énée prêt à partir, ne parlait que pour faire des reproches, et n’étendait
la main que pour repousser.

Elle se plaignait d’être prisonnière, d’être esclave, et de
ne plus respirer, de ne plus voir le soleil. Elle enviait le sort des plus
pauvres créatures, des oiseaux, des fleurs. Elle appelait Balsamo son tyran.

Puis, passant du reproche à la colère, elle mettait en lambeaux
les riches étoffes que son mari lui avait données pour égayer par des semblants
de coquetterie la solitude qu’il lui imposait.

De son côté, Balsamo lui parlait avec douceur et la
regardait avec amour. On voyait que cette faible et irritable créature prenait
une énorme place dans son cœur, sinon dans sa vie.

– Lorenza, lui disait-il, mon enfant chéri, pourquoi montrer
cet esprit d’hostilité et de résistance ? pourquoi ne pas vivre avec moi, qui
vous aime au delà de toute expression, comme une compagne douce et dévouée ?
Alors vous n’auriez plus rien à désirer ; alors vous seriez libre de vous
épanouir au soleil comme ces fleurs dont vous parliez tout à l’heure, d’étendre
vos ailes comme ces oiseaux dont vous enviez le sort ; alors nous irions
tous deux partout ensemble ; alors vous reverriez non seulement ce soleil
qui vous charme tant, mais encore les soleils factices des hommes,ces
assemblées où vont les femmes de ce pays ; vous seriez heureuse selon vos
goûts, en me rendant heureux à ma manière. Pourquoi ne voulez-vous pas de ce
bonheur, Lorenza, qui, avec votre beauté, votre richesse, rendrait tant de
femmes jalouses ?

– Parce que vous me faites horreur, répondit la fière jeune
femme.

Balsamo attacha sur Lorenza un regard empreint à la fois de
colère et de pitié.

– Vivez donc ainsi que vous vous condamnez à vivre, dit-il, et,
puisque vous êtes si fière, ne vous plaignez pas.

– Je ne me plaindrais pas non plus si vous me laissiez seule,
je ne me plaindrais pas si vous ne vouliez point me forcer à vous parler.
Restez hors de ma présence, ou, quand vous viendrez dans ma prison,ne me dites
rien, et je ferai comme ces pauvres oiseaux du Sud que l’on tient en cage :
ils meurent, mais ils ne chantent pas.

Balsamo fit un effort sur lui-même.

– Allons, Lorenza, dit-il, de la douceur, de la résignation ;
lisez donc une fois dans mon cœur, dans ce cœur qui vous aime au-dessus de tout
chose. Voulez-vous des livres ?

– Non.

– Pourquoi cela ? Des livres vous distrairont.

– Je veux prendre un tel ennui, que j’en meure.

Balsamo sourit ou plutôt essaya de sourire.

– Vous êtes folle, dit-il, vous savez bien que vous ne mourrez
pas, tant que je serai là pour vous soigner et vous guérir si vous tombez
malade.

– Oh ! s’écria Lorenza, vous ne me guérirez pas le jour
où vous me trouverez étranglée aux barreaux de ma fenêtre avec cette écharpe.

Balsamo frissonna.

– Le jour, continua-t-elle exaspérée, où j’aurai ouvert ce
couteau et où je me le serai plongé dans le cœur.

Balsamo, pâle et couvert d’une sueur glacée, regarda Lorenza,
et, d’une voix menaçante :

– Non, dit-il, Lorenza, vous avez raison, ce jour-là, je ne
vous guérirai point, je vous ressusciterai.

Lorenza poussa un cri d’effroi. elle ne connaissait pas de
bornes au pouvoir de Balsamo ; elle crut à sa menace.

Balsamo était sauvé.

Tandis qu’elle s’abîmait dans cette nouvelle cause de son
désespoir, qu’elle n’avait pas prévue, et que sa raison vacillante se voyait
enfermée dans un cercle infranchissable de tortures, la sonnette d’appel agitée
par Fritz retentit à l’oreille de Balsamo.

Elle tinta trois fois rapidement et à coups égaux.

– Un courrier, dit-il.

Puis, après un court intervalle, un autre coup retentit.

– Et pressé, dit-il.

– Ah ! fit Lorenza, vous allez donc me quitter !

Il prit la main froide de la jeune femme.

– Encore une fois, dit-il, et la dernière, vivons en bonne intelligence,
vivons fraternellement, Lorenza ; puisque la destinée nous a liés l’un à l’autre,
faisons-nous de la destinée une amie et non un bourreau.

Lorenza ne répondit rien. Son œil fixe et morne semblait
chercher dans l’infini une pensée qui lui échappait éternellement,et qu’elle
ne trouvait plus peut-être pour l’avoir trop poursuivie, comme il arrive à ceux
dont la vue a trop ardemment sollicité la lumière après avoir vécu dans les
ténèbres et que le soleil a aveuglés.

Balsamo lui prit la main et la lui baisa sans qu’elle donnât
signe d’existence.

Puis il fit un pas vers la cheminée.

À l’instant même, Lorenza sortit de sa torpeur et fixa avidement
ses yeux sur lui.

– Oui, murmura-t-il, tu veux savoir par où je sors, pour sortir
un jour après moi, pour fuir comme tu m’en as menacé ; et voilà pourquoi
tu te réveilles, voilà pourquoi tu me suis du regard.

Et, passant sa main sur son front, comme s’il s’imposait à
lui-même une contrainte pénible, il étendit cette même main vers la jeune femme,
et d’un ton impératif, en lui lançant son regard et son geste comme un trait
vers la poitrine et les yeux :

– Dormez, dit-il.

Cette parole était à peine prononcée, que Lorenza plia comme
une fleur sur sa tige ; sa tête, vacillante un instant,s’inclina et alla
s’appuyer sur le coussin du sofa. Ses mains, d’une blancheur mate,glissèrent à
ses côtés, en effleurant sa robe soyeuse.

Balsamo s’approcha, la voyant si belle, et appuya ses lèvres
sur ce beau front.

Alors toute la physionomie de Lorenza s’éclaircit, comme si
un souffle sorti des lèvres de l’Amour même avait écarté de son front le nuage
qui le couvrait ; sa bouche s’entrouvrit frémissante, ses yeux nagèrent
dans de voluptueuses larmes, et elle soupira comme durent soupirer ces anges
qui, aux premiers jours de la création, se prirent d’amour pour les enfants des
hommes.

Balsamo la regarda un instant, comme un homme qui ne peut s’arracher
à sa contemplation ; puis, comme le timbre retentissait de nouveau, il s’élança
vers la cheminée, poussa un ressort, et disparut derrière les fleurs.

Fritz l’attendait au salon avec un homme vêtu d’une veste de
coureur et chaussé de bottes épaisses armées de longs éperons.

La physionomie vulgaire de cet homme annonçait un homme du
peuple, son œil seul recélait une parcelle de feu sacré qu’on eût dit lui avoir
été communiquée par une intelligence supérieure à la sienne.

Sa main gauche était appuyée sur un fouet court et noueux,tandis
que sa main droite figurait des signes que Balsamo, après un court examen, reconnut,
et auxquels, muet lui-même, il répondit en effleurant son front du doigt
indicateur.

La main du postillon monta aussitôt à sa poitrine, où elle
traça un nouveau caractère qu’un indifférent n’eût pas reconnu,tant il
ressemblait au geste que l’on fait pour attacher un bouton.

À ce dernier signe, le maître répondit par l’exhibition d’une
bague qu’il portait au doigt.

Devant ce symbole redoutable, l’envoyé plia un genou.

– D’où viens-tu ? dit Balsamo.

– De Rouen, maître.

– Que fais-tu ?

– Je suis courrier au service de madame de Grammont.

– Qui t’a placé chez elle ?

– La volonté du grand Cophte.

– Quel ordre as-tu reçu en entrant à son service ?

– De n’avoir pas de secrets pour le maître.

– Où vas-tu ?

– À Versailles.

– Qu’y portes-tu ?

– Une lettre.

– À qui ?

– Au ministre.

– Donne.

Le courrier tendit à Balsamo une lettre qu’il venait de
tirer d’un sac de cuir attaché derrière son dos.

– Dois-je attendre ? demanda-t-il.

– Oui.

– J’attends.

– Fritz !

L’Allemand parut.

– Cache Sébastien dans l’office.

– Oui, maître.

– Il sait mon nom ! murmura l’adepte avec une superstitieuse
frayeur.

– Il sait tout, lui répliqua Fritz en l’entraînant. Balsamo
resta seul : il regarda le cachet bien pur et bien profond de cette lettre,
que le coup d’œil suppliant du courrier semblait lui avoir recommandé de
respecter le plus possible.

Puis, lent et pensif, il remonta vers la chambre de Lorenza
et ouvrit la porte de communication.

Lorenza dormait toujours, mais fatiguée, mais énervée par l’inaction.
Il lui prit la main qu’elle serra convulsivement, et il appliqua sur son cœur
la lettre du courrier, toute cachetée qu’elle était.

– Voyez-vous ? lui dit-il.

– Oui, je vois, répondit Lorenza.

– Quel est l’objet que je tiens à la main ?

– Une lettre.

– Pouvez-vous la lire ?

– Je le puis.

– Lisez-la donc, alors.

Alors Lorenza, les yeux fermés, la poitrine haletante, récita
mot à mot les lignes suivantes, que Balsamo écrivait sous sa dictée à mesure qu’elle
parlait :

« Cher frère,

« Comme je l’avais prévu, mon exil me sera au moins bon
à quelque chose. J’ai quitté ce matin le président de Rouen ;il est à
nous, mais timide. Je l’ai pressé en votre nom. Il se décide enfin,et les
remontrances de sa compagnie seront avant huit jours à Versailles.

« Je pars immédiatement pour Rennes, afin d’activer un
peu Caradeuc et La Chalotais, qui s’endorment.

« Notre agent de Caudebec se trouvait à Rouen. Je l’ai
vu. L’Angleterre ne s’arrêtera pas en chemin ; elle prépare une verte
notification au cabinet de Versailles.

« X… m’a demandé s’il fallait la produire. J’ai
autorisé.

« Vous recevrez les derniers pamphlets de Thévenot, de
Morande et de Delille contre la du Barry. Ce sont des pétards qui feraient
sauter une ville.

« Une mauvaise rumeur m’était venue : il y avait
de la disgrâce dans l’air. Mais vous ne m’avez pas encore écrit, et j’en ris.
Cependant, ne me laissez pas dans le doute et répondez-moi courrier par
courrier.

« Votre message me trouvera à Caen, où j’ai
quelques-uns de nos messieurs à pratiquer.

« Adieu, je vous embrasse.

« Duchesse de
Grammont. »

Lorenza s’arrêta après cette lecture.

– Vous ne voyez rien autre chose ? demanda Balsamo.

– Je ne vois rien.

– Pas de post-scriptum ?

– Non.

Balsamo, dont le front s’était déridé à mesure qu’elle
lisait, reprit à Lorenza la lettre de la duchesse.

– Pièce curieuse, dit-il, que l’on me payerait bien cher.Oh !
comment écrit-on de pareilles choses ! s’écria-t-il. Oui, ce sont les
femmes qui perdent toujours les hommes supérieurs. Ce Choiseul n’a pu être
renversé par une armée d’ennemis, par un monde d’intrigues, et voilà que le
souffle d’une femme l’écrase en le caressant. Oui, nous périssons tous par la
trahison ou la faiblesse des femmes… Si nous avons un cœur, et dans ce cœur une
fibre sensible, nous sommes perdus.

Et, en disant ces mots, Balsamo regardait avec une tendresse
inexprimable Lorenza palpitante sous ce regard.

– Est-ce vrai, lui dit-il, ce que je pense ?

– Non, non, ce n’est pas vrai, répliqua-t-elle ardemment. Tu
vois bien que je t’aime trop, moi, pour te nuire comme toutes ces femmes sans
raison et sans cœur.

Balsamo se laissa enlacer par les bras de son enchanteresse.

Tout à coup un double tintement de la sonnette de Fritz résonna
deux fois.

– Deux visites, dit Balsamo.

Un violent coup de sonnette acheva la phrase télégraphique
de Fritz.

Et, se dégageant des bras de Lorenza, Balsamo sortit de la
chambre, laissant la jeune femme toujours endormie.

Il rencontra le courrier sur son chemin : celui-ci
attendait les ordres du maître.

– Voilà la lettre, dit-il.

– Qu’en faut-il faire ?

– La remettre à son adresse.

– C’est tout ?

– C’est tout.

L’adepte regarda l’enveloppe et le cachet, et, les voyant
aussi intacts qu’il les avait apportés, manifesta sa joie et disparut dans les
ténèbres.

– Quel malheur de ne pas garder un pareil autographe !
dit Balsamo, et quel malheur surtout de ne pas pouvoir le faire passer par des
mains sûres entre les mains du roi !

Fritz apparut alors devant lui.

– Qui est là ? demanda-t-il.

– Une femme et un homme.

– Sont-ils déjà venus ici ?

– Non.

– Les connais-tu ?

– Non.

– La femme est-elle jeune ?

– Jeune et jolie.

– L’homme ?

– Soixante à soixante-cinq ans.

– Où sont-ils ?

– Au salon.

Balsamo entra.

Chapitre 3Évocation

La comtesse avait complètement caché son visage sous une
mante ; comme elle avait eu le temps de passer à l’hôtel de famille, son
costume était celui d’une petite bourgeoise.

Elle était venue en fiacre avec le maréchal qui, plus timide,
s’était habillé de gris, comme un valet supérieur de bonne maison.

– Monsieur le comte, dit madame du Barry, me reconnaissez-vous ?

– Parfaitement, madame la comtesse.

Richelieu restait en arrière.

– Veuillez vous asseoir, madame, et vous aussi, monsieur.

– Monsieur est mon intendant, dit la comtesse.

– Vous faites erreur, madame, répliqua Balsamo en s’inclinant ;
monsieur est M. le duc de Richelieu, que je reconnais à merveille,et qui
serait bien ingrat s’il ne me reconnaissait pas.

– Comment cela ? demanda le duc tout déferré, comme disait
Tallemant des Réaux.

– Monsieur le duc, on doit un peu de reconnaissance à ceux
qui nous ont sauvé la vie, je pense.

– Ah ! ah ! duc, dit la comtesse en riant ;
entendez-vous, duc ?

– Eh ! vous m’avez sauvé la vie, à moi, monsieur le
comte ? fit Richelieu étonné.

– Oui, monseigneur, à Vienne, en 1725, lors de votre ambassade.

– En 1725 ! mais vous n’étiez pas né, mon cher
monsieur.

Balsamo sourit.

– Il me semble que si, monsieur le duc, dit-il, puisque je
vous ai rencontré mourant, ou plutôt mort sur une litière ;vous veniez de
recevoir un coup d’épée au beau travers de la poitrine, à telles enseignes que
je vous ai versé sur la plaie trois gouttes de mon élixir… Là,tenez, à l’endroit
où vous chiffonnez votre point d’Alençon, un peu riche pour un intendant.

– Mais, interrompit le maréchal, vous avez trente à
trente-cinq ans à peine, monsieur le comte.

– Allons donc, duc ! s’écria la comtesse en riant aux
éclats, vous voilà devant le sorcier. Y croyez-vous ?

– Je suis stupéfait, comtesse. Mais alors, continua le duc s’adressant
de nouveau à Balsamo… Mais alors, vous vous appelez…

– Oh ! nous autres sorciers, monsieur le duc, vous le
savez, nous changeons de nom à toutes les générations… et, en 1725,c’était la
mode des noms en us, en os et en as, et il ne m’étonnerait
pas quand, à cette époque, il m’aurait pris la fantaisie de troquer mon nom
contre quelque nom grec ou latin… Ceci posé, je suis à vos ordres,madame la
comtesse, à vos ordres, monsieur le duc…

– Comte, nous venons vous consulter, le maréchal et moi.

– C’est beaucoup d’honneur que vous me faites, madame, surtout
si c’est naturellement que cette idée vous est venue.

– Le plus naturellement du monde, comte ; votre
prédiction me court par la tête ; seulement, je doute qu’elle se réalise.

– Ne doutez jamais de ce que dit la science, madame.

– Oh ! oh ! fit Richelieu, c’est que notre
couronne est bien aventurée, comte… Il ne s’agit pas ici d’une blessure que l’on
guérit avec trois gouttes d’élixir.

– Non, mais d’un ministre que l’on renverse avec trois paroles…,
répliqua Balsamo. Eh bien ! ai-je deviné ? Dites,voyons.

– Parfaitement, dit la comtesse toute tremblante. En vérité,
duc, que dites vous de tout cela ?

– Oh ! ne vous étonnez pas pour si peu, madame, dit Balsamo,
qui voit madame du Barry et Richelieu inquiets doit deviner pourquoi, sans sorcellerie.

– Aussi, ajouta le maréchal, vous adorerai-je, si vous nous
indiquez le remède.

– À la maladie qui vous travaille ?

– Oui, nous avons le Choiseul.

– Et vous voudriez bien en être guéris.

– Oui, grand magicien, justement.

– Monsieur le comte, vous ne nous laisserez pas dans l’embarras,
dit la comtesse ; il y va de votre honneur.

– Je suis tout prêt à vous servir de mon mieux, madame ;
cependant, je voudrais savoir si M. le duc n’avait pas d’avance quelque idée
arrêtée en venant ici.

– Je l’avoue, monsieur le comte… Ma foi, c’est charmant d’avoir
un sorcier que l’on peut appeler M. le comte : cela ne vous change pas de
vos habitudes.

Balsamo sourit.

– Voyons, reprit-il, soyez franc.

– Sur l’honneur, je ne demande pas mieux, dit le duc.

– Vous aviez quelque consultation à me demander ?

– C’est vrai.

– Ah ! sournois, dit la comtesse ; il ne m’en
parlait pas.

– Je ne pouvais dire cela qu’à M. le comte, et dans le creux
le plus secret de l’oreille encore, répondit le maréchal.

– Pourquoi, duc ?

– Parce que vous eussiez rougi, comtesse, jusqu’au blanc des
yeux.

– Ah ! par curiosité, dites, maréchal ; j’ai du
rouge, on n’en verra rien.

– Eh bien, dit Richelieu, voici ce à quoi j’ai pensé. Prenez
garde, comtesse, je jette mon bonnet par-dessus les moulins.

– Jetez, duc, je vous le renverrai.

– Oh ! c’est que vous m’ allez battre tout à l’heure, si
je dis ce que je veux dire.

– Vous n’êtes pas accoutumé à être battu, monsieur le duc, dit
Balsamo au vieux maréchal enchanté du compliment.

– Eh bien, donc, reprit-il, voici : n’en déplaise à
madame, à Sa Majesté… Comment vais-je dire cela ?

– Qu’il est mortel de lenteurs ! s’écria la comtesse.

– Vous le voulez donc ?

– Oui.

– Absolument ?

– Mais oui, cent fois oui.

– Alors, je me risque. C’est une chose triste à dire, monsieur
le comte, mais Sa Majesté n’est plus amusable. Le mot n’est pas de moi, comtesse,
il est de madame de Maintenon.

– Il n’y a rien là qui me blesse, duc, dit madame du Barry.

– Tant mieux mille fois, alors je serai à mon aise. Eh bien,
il faudrait que M. le comte, qui trouve de si précieux élixirs…

– En trouvât un, dit Balsamo, qui rendît au roi la faculté d’être
amusé.

– Justement.

– Eh ! monsieur le duc, c’est là un enfantillage, l’a
b c du métier. Le premier charlatan trouvera un philtre.

– Dont la vertu, continua le duc, sera mise sur le compte du
mérite de madame ?

– Duc ! s’écria la comtesse.

– Eh ! je le savais bien, que vous vous fâcheriez ;
mais c’est vous qui l’avez voulu.

– Monsieur le duc, répliqua Balsamo, vous avez eu raison :
voici madame la comtesse qui rougit. Mais, tout à l’heure nous le disions, il
ne s’agit pas de blessure ici, non plus que d’amour. Ce n’est pas avec un
philtre que vous débarrasserez la France de M. de Choiseul. En effet, le roi
aimât-il madame dix fois plus qu’il ne le fait, et c’est impossible, M. de
Choiseul conserverait sur son esprit le prestige et l’influence que madame
exerce sur le cœur.

– C’est vrai, dit le maréchal. Mais c’était notre seule ressource.

– Vous croyez ?

– Dame ! trouvez-en une autre.

– Oh ! je crois la chose facile.

– Facile, entendez-vous, comtesse ? Ces sorciers ne
doutent de rien.

– Pourquoi douter, quand il s’agit tout simplement de prouver
au roi que M. de Choiseul le trahit ? –  au point de vue du roi, bien
entendu, car M. de Choiseul ne croit pas trahir en faisant ce qu’il fait.

– Et que fait-il ?

– Vous le savez aussi bien que moi, comtesse ; il
soutient la révolte du parlement contre l’autorité royale.

– Certainement ; mais il faudrait savoir par quel
moyen.

– Par le moyen d’agents qui les encouragent en leur promettant
l’impunité.

– Quels sont ces agents ? Voilà ce qu’il faudrait
savoir.

– Croyez-vous, par exemple, que madame de Grammont soit
partie pour autre chose que pour exalter les chauds et étouffer les timides ?

– Certainement qu’elle n’est point partie pour autre chose,s’écria
la comtesse.

– Oui ; mais le roi ne voit dans ce départ qu’un simple
exil.

– C’est vrai.

– Comment lui prouver qu’il y a dans ce départ autre chose
que ce qu’on veut y laisser voir ?

– En accusant madame de Grammont.

– Ah ! s’il ne s’agissait que d’accuser, comte !…
dit le maréchal.

– Il s’agit malheureusement de prouver l’accusation, dit la
comtesse.

– Et si cette accusation était prouvée, bien prouvée,croyez-vous
que M. de Choiseul resterait ministre ?

– Assurément non ! s’écria la comtesse.

– Il ne s’agit donc que de prouver une trahison de M. de
Choiseul, poursuivit Balsamo avec assurance, et de la faire surgir claire, précise
et palpable aux yeux de Sa Majesté.

Le maréchal se renversa dans son fauteuil en riant aux
éclats.

– Il est charmant ! s’écria-t-il ; il ne doute de
rien ! Trouver M. de Choiseul en flagrant délit de trahison !… voilà
tout !… pas davantage !

Balsamo demeura impassible et attendit que l’accès d’hilarité
du maréchal fût bien passé.

– Voyons, dit alors Balsamo, parlons sérieusement et récapitulons.

– Soit.

– M. de Choiseul n’est-il pas soupçonné de soutenir la rébellion
du parlement ?

– C’est convenu ; mais la preuve ?

– M. de Choiseul ne passe-t-il pas, continua Balsamo, pour
ménager une guerre avec l’Angleterre, afin de se conserver un rôle d’homme indispensable ?

– On le croit ; mais la preuve ?…

– Enfin, M. de Choiseul n’est-il pas l’ennemi déclaré de madame
la comtesse que voici et ne cherche-t-il pas par tous les moyens possibles à la
renverser du trône que je lui ai promis ?

– Ah ! pour cela, c’est bien vrai, dit la comtesse ;
mais encore faudrait-il le prouver… Oh ! si je le pouvais !

– Que faut-il pour cela ? Une misère.

Le maréchal se mit à souffler sur ses ongles.

– Oui, une misère, dit-il ironiquement.

– Une lettre confidentielle, par exemple, dit Balsamo.

– Voilà tout… peu de chose.

– Une lettre de madame de Grammont, n’est-ce pas, monsieur
le maréchal ? continua le comte.

– Sorcier, mon bon sorcier, trouvez-en donc une ! s’écria
madame du Barry. Voilà cinq ans que j’y tâche, moi ; j’y ai dépensé cent
mille livres par an, et je ne l’ai jamais pu.

– Parce que vous ne vous êtes pas adressée à moi, madame, dit
Balsamo.

– Comment cela ? fit la comtesse.

– Sans doute, si vous vous fussiez adressée à moi…

– Eh bien ?

– Je vous eusse tirée d’embarras.

– Vous ?

– Oui, moi.

– Comte, est-il trop tard ?

Le comte sourit.

– Jamais.

– Oh ! mon cher comte…, dit madame du Barry en joignant
les mains.

– Donc, vous voulez une lettre ?

– Oui.

– De madame de Grammont ?

– Si c’est possible.

– Qui compromette M. de Choiseul sur les trois points que j’ai
dits.

– C’est-à-dire que je donnerais… un de mes yeux pour l’avoir.

– Oh ! comtesse, ce serait trop cher ; d’autant
plus que cette lettre…

– Cette lettre ?

– Je vous la donnerai pour rien, moi.

Et Balsamo tira de sa poche un papier plié en quatre.

– Qu’est cela ? demanda la comtesse dévorant le papier
des yeux.

– Oui, qu’est cela ? interrogea le duc.

– La lettre que vous désirez.

Et le comte, au milieu du plus profond silence, lut aux deux
auditeurs émerveillés la lettre que nos lecteurs connaissent déjà.

Au fur et à mesure qu’il lisait, la comtesse ouvrait de
grands yeux et commençait à perdre contenance.

– C’est une calomnie, diable ! prenons garde !
murmura Richelieu, quand Balsamo eut achevé.

– C’est, monsieur le duc, la copie, pure, simple et
littérale, d’une lettre de madame la duchesse de Grammont, qu’un courrier
expédié ce matin de Rouen est en train de porter à M. le duc de Choiseul, à
Versailles.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria le maréchal, dites-vous
vrai, monsieur Balsamo ?

– Je dis toujours vrai, monsieur le maréchal.

– La duchesse aurait écrit une semblable lettre ?

– Oui, monsieur le maréchal.

– Elle aurait eu cette imprudence ?

– C’est incroyable, je l’avoue ; mais cela est.

Le vieux duc regarda la comtesse, qui n’avait plus la force
d’articuler un seul mot.

– Eh bien, dit-elle enfin, je suis comme le duc, j’ai peine
à croire, pardonnez-moi, monsieur le comte, que madame de Grammont,une femme
de tête, ait compromis toute sa position et celle de son frère par une lettre
de cette force… D’ailleurs… pour connaître une semblable lettre, il faut l’avoir
lue.

– Et puis, se hâta de dire le maréchal, si M. le comte avait
lu cette lettre, il l’aurait gardée : c’est un trésor précieux.

Balsamo secoua doucement la tête.

– Oh ! monsieur, dit-il, ce moyen est bon pour ceux qui
décachètent les lettres afin de connaître des secrets… et non pour ceux qui, comme
moi, lisent à travers les enveloppes… Fi donc !… Quel intérêt,d’ailleurs,
aurais-je, moi, à perdre M. de Choiseul et madame de Grammont ? Vous venez
me consulter… en amis, je suppose ; je vous réponds de même.Vous désirez
que je vous rende un service, je vous le rends. Vous ne venez pas,j’imagine, me
proposer le prix de ma consultation comme aux devineurs du quai de la Ferraille ?

– Oh ! comte, fit madame du Barry.

– Eh bien, je vous donne un conseil et vous ne me paraissez
pas le comprendre. Vous m’annoncez le désir de renverser M. de Choiseul, et
vous en cherchez les moyens ; je vous en cite un, vous l’approuvez ;
je vous le mets en main, vous n’y croyez pas !

– C’est que… c’est que… comte, écoutez donc…

– La lettre existe, vous dis-je, puisque j’en ai la copie.

– Mais enfin, qui vous a averti, monsieur le comte ?s’écria
Richelieu.

– Ah ! voilà le grand mot… qui m’a averti ? En une
minute, vous voulez en savoir aussi long que moi, le travailleur,le savant, l’adepte,
qui ai vécu trois mille sept cents ans.

– Oh ! oh ! dit Richelieu avec découragement, vous
allez me gâter la bonne opinion que j’avais de vous, comte.

– Je ne vous prie pas de me croire, monsieur le duc, et ce n’est
pas moi qui ai été vous chercher à la chasse du roi.

– Duc, il a raison, dit la comtesse. Monsieur de Balsamo, je
vous en supplie, pas d’impatience.

– Jamais celui qui a le temps ne s’impatiente, madame.

– Soyez assez bon… joignez cette faveur à toutes celles que
vous m’avez faites, pour me dire comment vous avez la révélation de pareils
secrets ?

– Je n’hésiterai pas, madame, dit Balsamo aussi lentement
que s’il cherchait mot à mot sa réponse ; cette révélation m’est faite par
une voix.

– Par une voix ! s’écrièrent ensemble le duc et la
comtesse ; une voix qui vous dit tout ?

– Tout ce que je désire savoir, oui.

– C’est une voix qui vous a dit ce que madame de Grammont
avait écrit à son frère ?

– Je vous affirme, madame, que c’est une voix qui me l’a
dit.

– C’est miraculeux !

– Mais vous n’y croyez pas.

– Eh bien, non, comte, dit le duc ; comment voulez-vous
donc que l’on croie à de pareilles choses ?

– Mais y croiriez-vous, si je vous disais ce que fait à
cette heure le courrier qui porte la lettre de M. de Choiseul ?

– Dame ! répliqua la comtesse.

– Moi, s’écria le duc, j’y croirais si j’entendais la voix…
Mais MM. les nécromanciens ou les magiciens ont ce privilège que,seuls, ils
voient et entendent le surnaturel.

Balsamo attacha les yeux sur M. de Richelieu avec une expression
singulière, qui fit passer un frisson dans les veines de la comtesse et détermina,
chez le sceptique égoïste qu’on appelait le duc de Richelieu, un léger froid à
la nuque et au cœur.

– Oui, dit-il après un long silence, seul je vois et j’entends
les objets et les êtres surnaturels ; mais quand je me trouve avec des
gens de votre rang, de votre esprit, duc, et de votre beauté,comtesse, j’ouvre
mes trésors et je partage… Vous plairait-il beaucoup entendre la voix mystérieuse
qui m’avertit ?

– Oui, dit le duc en serrant les poings pour ne pas
trembler.

– Oui, balbutia la comtesse en tremblant.

– Eh bien, monsieur le duc, eh bien, madame la comtesse, vous
allez entendre. Quelle langue voulez-vous qu’elle parle ?

– Le français, s’il vous plaît, dit la comtesse. Je n’en
sais pas d’autre, et une autre me ferait trop peur.

– Et vous, monsieur le duc ?

– Comme madame… le français. Je tiens à répéter ce qu’aura
dit le diable, et à voir s’il est bien élevé et s’il parle correctement la
langue de mon ami M. de Voltaire.

Balsamo, la tête penchée sur sa poitrine, marcha vers la
porte qui donnait dans le petit salon, lequel ouvrait, on le sait,sur l’escalier.

– Permettez, dit-il, que je vous enferme, afin de ne pas
trop vous exposer.

La comtesse pâlit et se rapprocha du duc, dont elle prit le
bras.

Balsamo, touchant presque à la porte de l’escalier, allongea
le pas vers le point de la maison où se trouvait Lorenza, et, en langue arabe, il
prononça d’une voix éclatante ces mots, que nous traduirons en langue vulgaire :

– Mon amie !… m’entendez-vous ?… Si vous m’entendez,
tirez le cordon de la sonnette et sonnez deux fois.

Balsamo attendit l’effet de ces paroles en regardant le duc
et la comtesse, qui ouvraient d’autant plus les oreilles et les yeux qu’ils ne
pouvaient comprendre ce que disait le comte.

La sonnette vibra nettement à deux reprises.

La comtesse bondit sur son sofa, le duc s’essuya le front
avec son mouchoir.

– Puisque vous m’entendez, poursuivit Balsamo dans le même
idiome, poussez le bouton de marbre qui figure l’œil droit du lion sur la
sculpture de la cheminée, la plaque s’ouvrira ; passez par cette plaque, traversez
ma chambre, descendez l’escalier, et venez jusque dans la chambre attenante à
celle où je suis.

Un moment après, un bruit léger comme un souffle insaisissable,
comme un vol de fantôme, avertit Balsamo que ses ordres avaient été compris et
exécutés.

– Quelle est cette langue ? dit Richelieu jouant l’assurance ;
la langue cabalistique ?

– Oui, monsieur le duc, le dialecte usité pour l’évocation.

– Vous avez dit que nous comprendrions ?

– Ce que dirait la voix, oui ; mais non pas ce que je
dirais, moi.

– Et le diable est venu ?

– Qui vous a parlé du diable, monsieur le duc ?

– Mais il me semble qu’on n’évoque que le diable.

– Tout ce qui est esprit supérieur, être surnaturel, peut
être évoqué.

– Et l’esprit supérieur, l’être surnaturel… ?

Balsamo étendit la main vers la tapisserie qui fermait la
porte de la chambre voisine.

– Est en communication directe avec moi, monseigneur.

– J’ai peur, dit la comtesse ; et vous, duc ?

– Ma foi, comtesse, je vous avoue que j’aimerais presque autant
être à Mahon ou à Philippsburg.

– Madame la comtesse, et vous, monsieur le duc, veuillez
écouter, puisque vous voulez entendre, dit sévèrement Balsamo.

Et il se tourna vers la porte.

Chapitre 4La voix

Il y eut un moment de silence solennel, puis Balsamo demanda
en français :

– Êtes-vous là ?

– J’y suis, répondit une voix pure et argentine qui, perçant
les tentures et les portières, retentit aux oreilles des assistants plutôt
comme un timbre métallique que comme les accents d’une voix humaine.

– Peste ! voilà qui devient intéressant, dit le duc ;
et tout cela sans flambeaux, sans magie, sans flammes du Bengale.

– C’est effrayant ! murmura la comtesse.

– Faites bien attention à mes interrogations, continua Balsamo.

– J’écoute de tout mon être.

– Dites-moi d’abord combien de personnes sont avec moi en ce
moment ?

– Deux.

– De quel sexe ?

– Un homme et une femme.

– Lisez dans ma pensée le nom de l’homme.

– M. le duc de Richelieu.

– Et celui de la femme ?

– Madame la comtesse du Barry.

– Ah ! ah ! murmura le duc, c’est assez fort ceci !

– C’est-à-dire, murmura la comtesse tremblante, c’est-à-dire
que je n’ai rien vu de pareil.

– Bien, fit Balsamo ; maintenant, lisez la première
phrase de la lettre que je tiens.

La voix obéit.

La comtesse et le duc se regardaient avec un étonnement qui
commençait à toucher à l’admiration.

– Cette lettre, que j’ai écrite sous votre dictée, qu’est-elle
devenue ?

– Elle court.

– De quel côté ?

– Du côté de l’occident.

– Est-elle loin ?

– Oh ! oui, bien loin, bien loin.

– Qui la porte ?

– Un homme vêtu d’une veste verte, coiffé d’un bonnet de
peau, chaussé de grandes bottes.

– Est-il à pied ou à cheval ?

– Il est à cheval.

– Quel cheval monte-t-il ?

– Un cheval pie.

– Où le voyez-vous ?

Il y eut un moment de silence.

– Regardez, dit impérieusement Balsamo.

– Sur une grande route plantée d’arbres.

– Mais sur quelle route ?

– Je ne sais, toutes les routes se ressemblent.

– Quoi ! rien ne vous indique quelle est cette route, pas
un poteau, pas une inscription, rien ?

– Attendez, attendez : une voiture passe près de cet
homme à cheval ; elle le croise, venant vers moi.

– Quelle espèce de voiture ?

– Une lourde voiture pleine d’abbés et de militaires.

– Une patache, murmura Richelieu.

– Cette voiture ne porte aucune inscription ? demanda
Balsamo.

– Si fait, répondit la voix.

– Lisez.

– Sur la voiture, je lis Versailles en lettres jaunes
presque effacées.

– Quittez cette voiture, et suivez le courrier.

– Je ne le vois plus.

– Pourquoi ne le voyez-vous plus ?

– Parce que la route tourne.

– Tournez la route et rejoignez-le.

– Oh ! il court de toute la force de son cheval :
il regarde à sa montre.

– Que voyez-vous en avant du cheval ?

– Une longue avenue, des bâtiments superbes, une grande
ville.

– Suivez toujours.

– Je le suis.

– Eh bien ?

– Le courrier frappe toujours son cheval à coups redoublés ;
l’animal est trempé de sueur ; ses fers font sur le pavé un bruit qui fait
retourner tous les passants. Ah ! le courrier entre dans une longue rue
qui va en descendant. Il tourne à droite. Il ralentit le pas de son cheval. Il
s’arrête à la porte d’un vaste hôtel.

– C’est ici qu’il faut le suivre avec attention,entendez-vous ?

La voix poussa un soupir.

– Vous êtes fatiguée. Je comprends cela.

– Oh ! brisée.

– Que cette fatigue disparaisse, je le veux.

– Ah !

– Eh bien ?

– Merci.

– Êtes-vous fatiguée encore ?

– Non.

– Voyez-vous toujours le courrier ?

– Attendez… Oui, oui, il monte un grand escalier de pierre.
Il est précédé par un valet en livrée bleu et or. Il traverse de grands salons
pleins de dorures. Il arrive à un cabinet éclairé. Le laquais ouvre la porte et
se retire.

– Que voyez-vous ?

– Le courrier salue.

– Qui salue-t-il ?

– Attendez… Il salue un homme assis à un bureau et qui
tourne le dos à la porte.

– Comment est habillé cet homme ?

– Oh ! en grande toilette, et comme pour un bal.

– A-t-il quelque décoration ?

– Il porte un grand ruban bleu en sautoir.

– Son visage ?

– Je ne le vois pas… Ah !

– Quoi ?

– Il se retourne.

– Quelle physionomie a-t-il ?

– Le regard vif, des traits irréguliers, de belles dents.

– Quel âge ?

– Cinquante à cinquante-huit ans.

– Le duc ! souffla la comtesse au maréchal, c’est le
duc.

Le maréchal fit de la tête un signe qui signifiait :« Oui,
c’est lui… mais écoutez. »

– Ensuite ? commanda Balsamo.

– Le courrier remet à l’homme au cordon bleu…

– Vous pouvez dire le duc : c’est un duc.

– Le courrier, reprit la voix obéissante, remet au duc une
lettre qu’il tire d’un sac de cuir qu’il portait derrière son dos.Le duc la
décachette et la lit avec attention.

– Après ?

– Il prend une plume, une feuille de papier et écrit.

– Il écrit ! murmura Richelieu. Diable ! si l’on
pouvait savoir ce qu’il écrit, ce serait beau, cela.

– Dites-moi ce qu’il écrit, ordonna Balsamo.

– Je ne puis.

– Parce que vous êtes trop loin. Entrez dans le cabinet. Y
êtes-vous ?

– Oui.

– Penchez-vous par-dessus son épaule.

– M’y voici.

– Lisez-vous maintenant ?

– L’écriture est mauvaise, fine, hachée.

– Lisez, je le veux.

La comtesse et Richelieu retinrent leur haleine.

– Lisez, reprit Balsamo d’un ton plus impératif encore.

– « Ma sœur », dit la voix en tremblant et en
hésitant.

– C’est la réponse, murmurèrent ensemble le duc de Richelieu
et la comtesse.

– « Ma sœur, reprit la voix, rassurez-vous : la
crise a eu lieu, c’est vrai ; elle a été rude, c’est vrai encore ;
mais elle est passée. J’attends demain avec impatience ; car demain, à mon
tour, je compte prendre l’offensive, et tout me porte à espérer un succès
décisif. Bien pour le parlement de Rouen, bien pour milord X…, bien pour le
pétard.

« Demain, après mon travail avec le roi, j’ajouterai un
post-scriptum à ma lettre, et vous l’enverrai par le même courrier. »

Balsamo, la main gauche étendue, semblait arracher péniblement
chaque parole à la voix, tandis que de la main droite il crayonnait à la hâte
ces lignes, qu’à Versailles M. de Choiseul écrivait dans son cabinet.

– C’est tout ? demanda Balsamo.

– C’est tout.

– Que fait le duc maintenant ?

– Il plie en deux le papier sur lequel il vient d’écrire, puis
en deux encore, et le met dans un petit portefeuille rouge qu’il tire du côté
gauche de son habit.

– Vous entendez ? dit Balsamo à la comtesse plongée
dans la stupeur. Et ensuite ?

– Ensuite, il congédie le courrier en lui parlant.

– Que lui dit-il ?

– Je n’ai entendu que la fin de la phrase.

– C’était ?…

– « À une heure, à la grille de Trianon. » Le
courrier salue et sort.

– C’est cela, dit Richelieu, il donne rendez-vous au
courrier à la sortie du travail, comme il dit dans sa lettre.

Balsamo fit un signe de la main pour commander le silence.

– Maintenant que fait le duc ? demanda-t-il.

– Il se lève. Il tient à la main la lettre qu’on lui a
remise. Il va droit à son lit, passe dans la ruelle, pousse un ressort qui ouvre
un coffret de fer. Il y jette la lettre et referme le coffret.

– Oh ! s’écrièrent à la fois le duc et la comtesse tout
pâles : oh ! c’est magique, en vérité.

– Savez-vous tout ce que vous désiriez savoir, madame ?
demanda Balsamo.

– Monsieur le comte, dit madame du Barry en s’approchant de
lui avec terreur, vous venez de me rendre un service que je payerais de dix ans
de ma vie, ou plutôt que je ne pourrai jamais payer. Demandez-moi ce que vous
voudrez.

– Oh ! madame, vous savez que nous sommes déjà en compte.

– Dites, dites ce que vous désirez.

– Le temps n’est pas venu.

– Eh bien, lorsqu’il sera venu, fût-ce un million…

Balsamo sourit.

– Eh ! comtesse, s’écria le maréchal, ce serait plutôt
à vous de demander un million au comte. L’homme qui sait ce qu’il sait, et
surtout qui voit ce qu’il voit, ne découvre-t-il pas l’or et les diamants dans
les entrailles de la terre, comme il découvre la pensée dans le cœur des hommes ?

– Alors, comte, dit la comtesse, je me prosterne dans mon
impuissance.

– Non, comtesse, un jour vous vous acquitterez envers moi.
Je vous en donnerai l’occasion.

– Comte, dit le duc à Balsamo, je suis subjugué, vaincu,écrasé !
Je crois.

– Comme saint Thomas a cru, n’est-ce pas, monsieur le duc ?
Cela ne s’appelle pas croire, cela s’appelle voir.

– Appelez la chose comme vous voudrez ; mais je fais
amende honorable, et, quand on me parlera désormais de sorciers, eh bien, je
saurai ce que j’ai à dire.

Balsamo sourit.

– Maintenant, madame, dit-il à la comtesse, voulez-vous
permettre une chose ?

– Dites.

– Mon esprit est fatigué : laissez-moi lui rendre sa
liberté par une formule magique.

– Faites, monsieur.

– Lorenza, dit Balsamo en arabe, merci ; je t’aime ;
retourne à ta chambre par le même chemin que tu as pris en venant,et attends-moi.
Va, ma bien aimée !

– Je suis bien fatiguée, répondit en italien la voix, plus
douce encore que pendant l’évocation ; dépêche-toi,Acharat.

– J’y vais.

Et l’on entendit avec le même frôlement les pas s’éloigner.

Puis Balsamo, après quelques minutes pendant lesquelles il
se convainquit du départ de Lorenza, salua profondément, mais avec une dignité
majestueuse, les deux visiteurs, qui effarés tous deux, tous deux absorbés par
le flot de tumultueuses pensées qui les envahissait, regagnèrent leur fiacre
plutôt comme des gens ivres que comme des êtres doués de raison.

Chapitre 5Disgrâce

Le lendemain, onze heures sonnaient à la grande horloge de
Versailles, quand le roi Louis XV, sortant de son appartement,traversa la
galerie voisine de sa chambre, et appela d’une voix haute et sèche :

– Monsieur de la Vrillière !

Le roi était pâle et semblait agité ; plus il prenait
de soin pour cacher cette préoccupation, plus cela éclatait dans l’embarras de
son regard et dans la tension des muscles ordinairement impassibles de son
visage.

Un silence glacé s’établit aussitôt dans les rangs des courtisans,
parmi lesquels on remarquait M. le duc de Richelieu et le vicomte Jean du Barry,
tous deux calmes et affectant l’indifférence et l’ignorance.

Le duc de la Vrillière s’approcha et prit des mains du roi
une lettre de cachet que Sa Majesté lui tendait.

– M. le duc de Choiseul est-il à Versailles ? demanda
le roi.

– Sire, depuis hier ; il est revenu de Paris à deux
heures de l’après-midi.

– Est-il à son hôtel ? est-il au château ?

– Il est au château, sire.

– Bien, dit le roi ; portez-lui cet ordre, duc.

Un long frémissement courut dans les rangs des spectateurs, qui
se courbèrent tous en chuchotant comme les épis sous le souffle du vent d’orage.

Le roi, fronçant le sourcil, comme s’il voulait ajouter par
la terreur à l’effet de cette scène, rentra fièrement dans son cabinet, suivi
de son capitaine des gardes et du commandant des chevau-légers.

Tous les regards suivirent M. de la Vrillière, qui, inquiet
lui-même de la démarche qu’il allait faire, traversait lentement la cour du
château et se rendait à l’appartement de M. de Choiseul.

Pendant ce temps, toutes les conversations éclataient,menaçantes
ou timides, autour du vieux maréchal, qui faisait l’étonné plus que les autres,
mais dont, grâce à certain sourire précieux, nul n’était dupe.

M. de la Vrillière revint et fut entouré aussitôt.

– Eh bien ? lui dit-on.

– Eh bien, c’était un ordre d’exil.

– D’exil ?

– Oui, en bonne forme.

– Vous l’avez lu, duc ?

– Je l’ai lu.

– Positif ?

– Jugez-en.

Et le duc de la Vrillière prononça les paroles suivantes, qu’il
avait retenues avec cette mémoire implacable qui constitue les courtisans :

« Mon cousin, le mécontentement que me causent vos services
me force à vous exiler à Chanteloup, où vous vous rendrez dans les vingt-quatre
heures. Je vous aurais envoyé plus loin si ce n’était l’estime particulière que
j’ai pour madame de Choiseul, dont la santé m’est fort intéressante. Prenez
garde que votre conduite ne me fasse prendre un autre parti. »

Un long murmure courut dans le groupe qui enveloppait M. le
duc de la Vrillière.

– Et que vous a-t-il répondu, monsieur de Saint-Florentin ?
demanda Richelieu affectant de ne donner au duc ni son nouveau titre ni son nouveau
nom.

– Il m’a répondu : « Monsieur le duc, je suis
persuadé de tout le plaisir que vous avez à m’apporter cette lettre. »

– C’était dur, mon pauvre duc, fit Jean.

– Que voulez-vous, monsieur le vicomte ! On ne reçoit
pas une pareille tuile sur la tête sans crier un peu.

– Et que va-t-il faire ? savez-vous ? demanda
Richelieu.

– Mais, selon toute probabilité, il va obéir.

– Hum ! fit le maréchal.

– Voici le duc ! s’écria Jean, qui faisait sentinelle
près de la fenêtre.

– Il vient ici ! s’écria le duc de la Vrillière.

– Quand je vous le disais, monsieur de Saint-Florentin.

– Il traverse la cour, continua Jean.

– Seul ?

– Absolument seul, son portefeuille sous le bras.

– Ah ! mon Dieu ! murmura Richelieu, est-ce que la
scène d’hier va recommencer ?

– Ne m’en parlez pas, j’en ai le frisson, répondit Jean.

Il n’avait pas achevé, que le duc de Choiseul, la tête haute,
le regard assuré, parut à l’entrée de la galerie, foudroyant d’un coup d’œil
clair et calme tous ses ennemis ou ceux qui allaient se déclarer tels en cas de
disgrâce.

Nul ne s’attendait à cette démarche après ce qui venait de
se passer ; nul ne s’y opposa donc.

– Êtes-vous sûr d’avoir bien lu, duc ? demanda Jean.

– Parbleu !

– Et il revient après une lettre comme celle que vous nous
avez dite ?

– Je n’y comprends plus rien, sur ma parole d’honneur !

– Mais le roi va le faire jeter à la Bastille !

– Ce sera un scandale épouvantable !

– Je le plaindrais presque.

– Ah ! le voilà qui entre chez le roi. C’est inouï.

En effet le duc, sans faire attention à l’espèce de
résistance que lui opposait l’huissier à la figure toute stupéfaite, pénétra
jusque dans le cabinet du roi, qui poussa, en le voyant, une exclamation de
surprise.

Le duc tenait à la main sa lettre de cachet ; il la
montra au roi avec un visage presque souriant.

– Sire, dit-il, ainsi que Votre Majesté voulut bien m’en avertir
hier, j’ai reçu tout à l’heure une nouvelle lettre.

– Oui, monsieur, répliqua le roi.

– Et, comme Votre Majesté eut la bonté de me dire hier de ne
jamais regarder comme sérieuse une lettre qui ne serait pas ratifiée par la
parole expresse du roi, je viens demander l’explication.

– Elle sera courte, monsieur le duc, répondit le roi.Aujourd’hui,
la lettre est valable.

– Valable ! dit le duc, une lettre aussi offensante
pour un serviteur aussi dévoué…

– Un serviteur dévoué, monsieur, ne fait pas jouer à son
maître un rôle ridicule.

– Sire, dit le ministre avec hauteur, je croyais être né
assez près du trône pour en comprendre la majesté.

– Monsieur, repartit le roi d’une voix brève, je ne veux pas
vous faire languir. Hier au soir, dans le cabinet de votre hôtel, à Versailles,
vous avez reçu un courrier de madame de Grammont.

– C’est vrai, sire.

– Il vous a remis une lettre.

– Est-il défendu, sire, à un frère et à une sœur de correspondre ?

– Attendez, s’il vous plaît… Je sais le contenu de cette lettre…

– Oh ! sire !

– Le voici… j’ai pris la peine de la transcrire de ma main.

Et le roi tendit au duc une copie exacte de la lettre qu’il
avait reçue.

– Sire !…

– Ne niez pas, monsieur le duc ; vous avez serré cette
lettre en un coffret de fer placé dans la ruelle de votre lit.

Le duc devint pâle comme un spectre.

– Ce n’est pas tout, continua impitoyablement le roi, vous
avez répondu à madame de Grammont. Cette lettre, j’en sais le contenu
également. Cette lettre, elle est là, dans votre portefeuille, et n’attend pour
partir qu’un post-scriptum, que vous devez ajouter en me quittant. Vous
voyez que je suis instruit, n’est-ce pas ?

Le duc essuya son front mouillé d’une sueur glacée, s’inclina
sans répondre un seul mot et sortit du cabinet en chancelant, comme s’il eût
été atteint d’apoplexie foudroyante.

Sans le grand air qui frappa son visage, il fût tombé à la
renverse.

Mais c’était un homme d’une puissante volonté. Une fois dans
la galerie, il reprit sa force, et, traversant, le front haut, la haie des
courtisans, il rentra dans son appartement pour serrer et brûler divers
papiers.

Un quart d’heure après, il quittait le château dans son carrosse.

La disgrâce de M. de Choiseul fut un coup de foudre qui incendia
la France.

Les parlements, soutenus, en effet, par la tolérance du ministre,
proclamèrent que l’État venait de perdre sa plus ferme colonne. La noblesse
tenait à lui comme à un des siens. Le clergé s’était senti ménagé par cet homme,
dont la dignité personnelle, exagérée souvent jusqu’à l’orgueil,donnait un air
de sacerdoce à ses fonctions ministérielles.

Le parti encyclopédiste ou philosophe, fort nombreux déjà et
surtout très fort, parce qu’il se recrutait chez les gens éclairés,instruits
et ergoteurs, poussa les hauts cris en voyant le gouvernement échapper aux
mains du ministre qui encensait Voltaire, pensionnait l’Encyclopédie, et
conservait, en les développant dans un sens d’utilité, les traditions de madame
de Pompadour, Mécène femelle des gens du Mercure et de la philosophie.

Le peuple avait bien plus raison que tous les mécontents. Il
se plaignait aussi, le peuple, et sans approfondir, mais, comme toujours, il touchait
la grosse vérité, la plaie vive.

M. de Choiseul, au point de vue général, était un mauvais
ministre et un mauvais citoyen ; mais, relativement, c’était un parangon
de vertu, de morale et de patriotisme. Quand le peuple, mourant de faim dans
les campagnes, entendait parler des prodigalités de Sa Majesté, des caprices
ruineux de madame du Barry, lorsqu’on lui envoyait directement des avis comme l’Homme
aux quarante écus, ou des conseils comme le Contrat social, occultement
des révélations comme les Nouvelles à la main et les Idées
singulières d’un bon citoyen, alors le peuple s’épouvantait de retomber aux
mains impures de la favorite, moins respectable que la femme d’un
charbonnier, avait dit Rousseau, aux mains des favoris de la favorite, et, fatigué
de tant de souffrances, s’étonnait de voir l’avenir plus noir que n’avait été
le passé.

Ce n’était pas que le peuple, qui avait des antipathies, eût
des sympathies bien marquées. Il n’aimait pas les parlements, parce que les
parlements, ses protecteurs naturels, l’avaient toujours abandonné pour des
questions oiseuses de préséance ou d’intérêt égoïste ; parce que, mal
éclairés par le faux reflet de l’omnipotence royale, ces parlements s’étaient
imaginé être quelque chose comme une aristocratie entre la noblesse et le
peuple.

Il n’aimait pas la noblesse par instinct et par souvenir. Il
craignait l’épée autant qu’il haïssait l’Église. Rien ne pouvait le toucher
dans le renvoi de M. de Choiseul ; mais il entendait les plaintes de la
noblesse, du clergé, du parlement, et ce bruit, ajouté à ses murmures, faisait
un fracas qui l’enivrait.

La déviation de ce sentiment fut du regret et une
quasi-popularité acquise au nom de M. de Choiseul.

Tout Paris, le mot peut ici se justifier par une preuve,accompagna
jusqu’aux portes l’exilé partant pour Chanteloup.

Le peuple faisait la haie sur le passage des carrosses ;
les parlementaires et les gens de cour, qui n’avaient pu être reçus par le duc,
embossèrent leurs équipages devant la haie du peuple pour le saluer au passage
et recueillir son adieu.

Le plus épais de la bagarre fut à la barrière d’Enfer, qui
est la route de Touraine. Il y eut là une telle affluence de gens de pied, de
cavaliers et de carrosses, que la circulation en fut interrompue pendant
plusieurs heures.

Lorsque le duc réussit à franchir la barrière, il se trouva
escorté par plus de cent carrosses qui faisaient comme une auréole au sien.

Les acclamations et les soupirs le suivaient encore. Il eut
trop d’esprit et de connaissance de la situation pour ne pas comprendre que
tout ce bruit était moins du regret de sa personne que de l’appréhension pour
les inconnus qui surgiraient de ses ruines.

Une chaise de poste arrivait au galop sur la route encombrée,
et, sans un violent effort du postillon, les chevaux, blancs de poussière et d’écume,
allaient se précipiter dans l’attelage de M. de Choiseul.

Une tête se pencha hors de cette chaise, comme aussi M. de
Choiseul se pencha hors de son carrosse.

M. d’Aiguillon salua profondément le ministre déchu, dont il
venait briguer l’héritage. M. de Choiseul se rejeta dans la voiture : une
seule seconde venait d’empoisonner les lauriers de sa défaite.

Mais, au même moment, comme compensation sans doute, une voiture
aux armes de France, qui passait conduite à huit chevaux sur l’embranchement de
la route de Sèvres à Saint-Cloud, et qui, soit hasard, soit effet de l’encombrement,
ne traversait pas la grand-route, cette voiture royale croisa aussi le carrosse
de M. de Choiseul.

La dauphine était sur le siège du fond avec sa dame d’honneur,
madame de Noailles.

Sur le devant était mademoiselle Andrée de Taverney.

M. de Choiseul, rouge de plaisir et de gloire, se pencha
hors de la portière, en saluant profondément.

– Adieu, madame, dit-il d’une voix entrecoupée.

– Au revoir, monsieur de Choiseul, répondit la dauphine avec
un sourire impérial et le dédain majestueux de toute étiquette.

– Vive M. de Choiseul ! cria une voix enthousiaste
après ces paroles de la dauphine.

Mademoiselle Andrée se retourna vivement au son de cette
voix.

– Gare ! gare ! crièrent les écuyers de la
princesse en forçant Gilbert, tout pâle et tout avide de voir, à se ranger le
long des fossés de la route.

C’était, en effet, notre héros qui, dans un enthousiasme philosophique,
avait crié : « Vive M. de Choiseul ! »

Chapitre 6M. le duc d’Aiguillon

Autant l’on promenait à Paris et sur la route de Chanteloup
de mines grimaçantes et d’yeux rouges, autant à Luciennes on apportait de
visages épanouis et de sourires charmants.

C’est qu’à Luciennes, cette fois, trônait, non plus une mortelle,
la plus belle et la plus adorable de toutes les mortelles, comme disaient les
courtisans et les poètes, mais une véritable divinité qui gouvernait la France.

Aussi, le soir du jour de la disgrâce de M. de Choiseul, la
route s’encombra-t-elle des mêmes équipages qui avaient couru le matin derrière
le carrosse du ministre exilé ; de plus, on y vit tous les partisans du
chancelier, de la corruption et de la faveur, ce qui faisait un cortège imposant.

Mais madame du Barry avait sa police ; Jean savait, à
un baron près, le nom de ceux qui avaient été jeter la dernière fleur sur les
Choiseul expirés ; il disait ces noms à la comtesse, et ceux-là étaient
exclus impitoyablement, tandis que le courage des autres contre l’opinion
publique était récompensé par le sourire protecteur et la vue complète de la
divinité du jour.

Après la grande file des carrosses et les encombrements  généraux,
eurent lieu les réceptions particulières. Richelieu, le héros de la journée, héros
secret, il est vrai, et modeste surtout, vit passer le tourbillon des visiteurs
et des solliciteurs, et occupa le dernier fauteuil du boudoir.

Dieu sait la joie et comme on se félicita ! – les
serrements de main, les petits rires étouffés, les trépignements enthousiastes
semblaient être devenus le langage habituel des habitants de Luciennes.

– Il faut avouer, dit la comtesse, que le comte de Balsamo
ou de Fœnix, comme vous voudrez l’appeler, maréchal, est le premier homme de ce
temps-ci. Ce serait bien dommage vraiment qu’on fit brûler encore les sorciers.

– Oui, comtesse, oui, c’est un bien grand homme, répondit
Richelieu.

– Et un fort bel homme. J’ai un caprice pour cet homme-là,duc…

– Vous allez me rendre jaloux, dit Richelieu en riant et pressé
d’ailleurs de ramener la conversation à un sérieux plus prononcé…Ce serait un
terrible ministre de la police que M. le comte de Fœnix.

– J’y songeais, répliqua la comtesse. Seulement, il est impossible.

– Pourquoi, comtesse ?

– Parce qu’il rendrait impossibles ses collègues.

– Comment cela ?

– Sachant tout, voyant dans leur jeu…

Richelieu rougit sous son rouge.

– Comtesse, répliqua-t-il, je voudrais, si j’étais son
collègue, qu’il fût perpétuellement dans le mien et qu’il vous communiquât les
cartes : vous y verriez toujours le valet de cœur aux genoux de la dame et
aux pieds du roi.

– Il n’y a personne qui ait plus d’esprit que vous, mon cher
duc, répliqua la comtesse. Mais parlons un peu de notre ministère…Je croyais
que vous aviez dû faire avertir votre neveu ?…

– D’Aiguillon ? Il est arrivé, madame, et dans des
conjonctures qu’un augure romain eût jugées les meilleures du monde : son
carrosse a croisé celui de M. de Choiseul partant.

– C’est, en effet, d’un augure favorable, dit la comtesse.
Donc, il va venir ?

– Madame, j’ai compris que M. d’Aiguillon, s’il était vu à
Luciennes par tout le monde et dans un moment comme celui-ci,donnerait lieu à
toutes sortes de commentaires ; je l’ai prié de demeurer en bas, au village,
jusqu’à ce que je le mande d’après vos ordres.

– Mandez-le donc, maréchal, et tout de suite ; car nous
voilà seuls, ou à peu près.

– D’autant plus volontiers que nous nous sommes tout à fait
entendus, n’est-ce pas, comtesse ?

– Absolument, oui, duc… Vous préférez… la Guerre aux Finances,
n’est-ce pas ? Ou bien, est-ce la Marine que vous désirez ?

– Je préfère la Guerre, madame ; c’est là que je
pourrai rendre le plus de services.

– C’est juste. Voilà donc le sens dans lequel je parlerai au
roi. Vous n’avez pas d’antipathies ?

– Pour qui ?

– Pour ceux de vos collègues que Sa Majesté présentera.

– Je suis l’homme du monde le moins difficile à vivre,comtesse.
Mais vous permettez que je fasse appeler mon neveu, puisque vous voulez bien
lui accorder la faveur de le recevoir.

Richelieu s’approcha de la fenêtre ; les dernières
lueurs du crépuscule éclairaient encore la cour. Il fit signe à un de ses valets
de pied, qui guettait cette fenêtre, et qui partit en courant sur son signe.

Cependant, on commençait à allumer chez la comtesse.

Dix minutes après le départ du valet, une voiture entra dans
la première cour. La comtesse tourna vivement les yeux vers la fenêtre.

Richelieu surprit le mouvement, qui lui parut un excellent
pronostic pour les affaires de M. d’Aiguillon, et, par conséquent,pour les
siennes.

– Elle goûte l’oncle, se dit-il, elle prend goût au neveu ;
nous serons les maîtres ici.

Tandis qu’il se repaissait de ces fumées chimériques, un petit
bruit se fit entendre à la porte, et la voix du valet de chambre de confiance annonça
le duc d’Aiguillon.

C’était un seigneur fort beau et fort gracieux, d’une mise
aussi riche qu’élégante et bien entendue. M. d’Aiguillon avait passé l’âge de
la fraîche jeunesse ; mais il était de ces hommes qui, par le regard et la
volonté, sont jeunes jusqu’à la vieillesse décrépite.

Les soucis du gouvernement n’avaient pas imprimé une ride
sur son front. Ils avaient seulement agrandi le pli naturel qui semble, chez
les hommes État et chez les poètes, l’asile des grandes pensées. Il tenait droite
et haute sa belle tête pleine de finesse et de mélancolie, comme s’il savait
que la haine de dix millions d’hommes pesait sur cette tête, mais comme si, en
même temps, il eût voulu prouver que le poids n’était pas au-dessus de sa
force.

M. d’Aiguillon avait les plus belles mains du monde, de ces
mains qui semblent blanches et délicates, même dans les flots de la dentelle.
On prisait fort en ce temps une jambe bien tournée ; celle du duc était un
modèle d’élégance nerveuse et de forme aristocratique. Il y avait en lui de la
suavité du poète, de la noblesse du grand seigneur, de la souplesse et du moelleux
d’un mousquetaire. Pour la comtesse, c’était un triple idéal :elle
trouvait en un seul modèle trois types que d’instinct cette belle sensuelle
devait aimer.

Par une singularité remarquable, ou, pour mieux dire, par un
enchaînement de circonstances combinées par la savante tactique de M. d’Aiguillon,
ces deux héros de l’animadversion publique, la courtisane et le courtisan, ne s’étaient
pas encore vus face à face, avec tous leurs avantages.

Depuis trois ans, en effet, M. d’Aiguillon s’était fait très
occupé en Bretagne ou dans son cabinet. Il avait peu prodigué sa personne à la
cour, sachant bien qu’il allait arriver une crise favorable ou défavorable :
que, dans le premier cas, mieux fallait offrir à ses administrés les bénéfices
de l’inconnu ; dans le second, disparaître sans trop laisser de traces
pour pouvoir facilement sortir du gouffre plus tard avec une figure neuve.

Et puis une autre raison dominait tous ces calculs ;
celle-ci est du ressort du roman, elle était pourtant la meilleure.

Avant que madame du Barry fût comtesse et effleurât chaque
nuit de ses lèvres la couronne de France, elle avait été une jolie créature souriante
et adorée ; elle avait été aimée, bonheur sur lequel elle ne devait plus
compter jamais depuis qu’elle était crainte.

Parmi tous les hommes jeunes, riches, puissants et beaux qui
avaient fait leur cour à Jeanne Vaubernier, parmi tous les rimeurs qui avaient
accolé au bout de deux vers ces mots Lange et ange,M. le duc d’Aiguillon
avait autrefois figuré en première ligne. Mais, soit que le duc n’eût pas été
pressé, soit que mademoiselle Lange n’eût pas été aussi facile que ses
détracteurs le prétendaient, soit qu’enfin, et ceci n’ôtera de mérite ni à l’un
ni à l’autre, soit que l’amour subit du roi eût divisé les deux cœurs prêts à s’entendre,
M. d’Aiguillon avait rengainé vers, acrostiches, bouquets et parfums ;
mademoiselle Lange avait fermé sa porte de la rue des Petits-Champs ; le
duc avait tiré vers la Bretagne, étouffant ses soupirs, et mademoiselle Lange
avait envoyé tous les siens du côté de Versailles, à M. le baron de Gonesse, c’est-à-dire
au roi de France.

Il en résulta que cette disparition subite de d’Aiguillon
avait fort peu occupé d’abord madame du Barry, parce qu’elle avait peur du
passé, mais qu’ensuite, voyant l’attitude silencieuse de son ancien adorateur, elle
avait été intriguée, puis émerveillée, et que, bien placée pour juger les
hommes, elle avait jugé celui-là un véritable homme d’esprit.

C’était beaucoup, cette distinction, pour la comtesse ;
mais ce n’était pas tout, et le moment allait venir où peut-être elle jugerait
d’Aiguillon un homme de cœur.

Il faut dire que la pauvre mademoiselle Lange avait ses raisons
pour craindre le passé. Un mousquetaire, amant jadis heureux,disait-il, était
entré un jour jusque dans Versailles pour redemander à mademoiselle Lange un
peu de ses faveurs passées, et ces paroles, étouffées bien vite par une hauteur
toute royale, n’en avaient pas moins fait jurer l’écho pudique du palais de madame
de Maintenon.

On a vu que, dans toute sa conversation avec madame du Barry,
le maréchal n’avait jamais effleuré le chapitre d’une connaissance de son neveu
et de mademoiselle Lange. Ce silence, de la part d’un homme aussi habitué que
le vieux duc à dire les choses du monde les plus difficiles, avait profondément
surpris, et, faut-il le dire, inquiété la comtesse.

Elle attendait donc impatiemment M. d’Aiguillon pour savoir
enfin à quoi s’en tenir, et si le maréchal avait été discret, ou était
ignorant.

Le duc entra.

Respectueux avec aisance et assez sûr de lui pour saluer entre
la reine et la femme de cour ordinaire, il subjugua tout d’un coup,par cette
nuance délicate, une protectrice toute disposée à trouver le bien parfait et le
parfait merveilleux.

M. d’Aiguillon prit ensuite la main de son oncle qui,s’avançant
vers la comtesse, lui dit de sa voix pleine de caresses :

– Voici M. le duc d’Aiguillon, madame : ce n’est pas mon
neveu, c’est un de vos serviteurs les plus passionnés que j’ai l’honneur de
vous présenter.

La comtesse regarda le duc sur ce mot, et elle le regarda
comme font les femmes, c’est-à-dire avec des yeux à qui rien n’échappe ;
elle ne vit que deux fronts courbés respectueusement, et deux figures qui
remontèrent calmes et sereines après le salut.

– Je sais, répondit madame du Barry, que vous aimez M. le
duc, maréchal ; vous êtes mon ami. Je prierai monsieur, par déférence pour
son oncle, de l’imiter en tout ce que son oncle fera d’agréable pour moi.

– C’est la conduite que je me suis tracée à l’avance, madame,
répondit le duc d’Aiguillon avec une révérence nouvelle.

– Vous avez bien souffert en Bretagne ? dit la
comtesse.

– Oui, madame, et je ne suis pas au bout, répondit d’Aiguillon.

– Je crois que si, monsieur ; d’ailleurs, voilà M. de
Richelieu qui va vous aider puissamment.

D’Aiguillon regarda Richelieu comme surpris.

– Ah ! fit la comtesse, je vois que le maréchal n’a pas
encore eu le temps de causer avec vous ; c’est tout simple,vous arrivez
de voyage. Eh bien, vous devez avoir cent choses à vous dire, je vous laisse, maréchal.
Monsieur le duc, vous êtes ici chez vous.

La comtesse, à ces mots, se retira.

Mais elle avait un projet. La comtesse n’alla pas bien loin.
Derrière le boudoir, un grand cabinet s’ouvrait où le roi souvent,lorsqu’il
venait à Luciennes, aimait à s’asseoir au milieu des chinoiseries de toute
espèce. Il préférait ce cabinet au boudoir, parce que, de ce cabinet, on
entendait tout ce qui se disait dans la chambre voisine.

Madame du Barry était donc sûre d’entendre de là toute la
conversation du duc et de son neveu. C’est de là qu’elle allait se former sur
ce dernier une opinion irrévocable.

Mais le duc ne fut pas dupe, il connaissait une grande
partie des secrets de chaque localité royale ou ministérielle.Écouter pendant
que l’on parlait était un de ses moyens, parler pendant qu’on écoutait était
une de ses ruses.

Il résolut donc, tout chaud encore de l’accueil que venait
de faire madame du Barry à d’Aiguillon, il résolut de pousser jusqu’au bout la
veine et d’indiquer, à la favorite, sous bénéfice de son absence supposée, tout
un plan de petit bonheur secret et de grande puissance compliquée d’intrigues, double
appât auquel une jolie femme, et surtout une femme de cour, ne résiste presque
jamais.

Il fit asseoir le duc et lui dit :

– Vous voyez, duc, je suis installé ici.

– Oui, monsieur, je le vois.

– J’ai eu le bonheur de gagner la faveur de cette charmante
femme qu’on regarde ici comme reine, et qui l’est de fait.

D’Aiguillon s’inclina.

– Je vous dis, duc, poursuivit Richelieu, ce que je n’ai pu
vous apprendre comme ça en pleine rue, c’est que madame du Barry m’a promis un
portefeuille.

– Ah ! fit d’Aiguillon, cela vous est bien dû,monsieur.

– Je ne sais pas si cela m’est dû, mais cela m’arrive, un
peu tard, il est vrai. Enfin, casé comme je le serai, je vais m’occuper de vous,
d’Aiguillon.

– Merci, monsieur le duc ; vous êtes un bon parent, j’en
ai eu plus d’une preuve.

– Vous n’avez rien en vue, d’Aiguillon ?

– Absolument rien, sinon de n’être pas dégradé de mon titre
de duc et pair, comme le demandent messieurs du parlement.

– Vous avez des soutiens quelque part ?

– Moi ? Pas un.

– Vous fussiez donc tombé sans la circonstance présente ?

– Tout à plat, monsieur le duc.

– Ah çà ! mais, vous parlez comme un philosophe… Que
diable, aussi, c’est que je te rudoie, mon pauvre d’Aiguillon, et que je te
parle en ministre plutôt qu’en oncle.

– Mon oncle, votre bonté me pénètre de reconnaissance.

– Si je t’ai fait venir de là-bas et si vite, tu comprends
bien que c’est pour te faire jouer ici un beau rôle… Voyons, as-tu bien
réfléchi parfois à celui qu’a joué pendant dix ans M. de Choiseul ?

– Oui, certes, il était beau.

– Beau ! entendons-nous, beau lorsque avec madame de
Pompadour il gouvernait le roi et faisait exiler les jésuites ; triste, fort
triste, lorsque s’étant brouillé comme un sot avec madame du Barry,qui vaut
cent Pompadour, il s’est fait mettre à la porte en vingt-quatre heures… Tu ne
réponds pas.

– J’écoute, monsieur, et je cherche où vous voulez en venir.

– Tu l’aimes, n’est-ce pas, ce premier rôle de Choiseul ?

– Mais certainement ; il était agréable.

– Eh bien, mon cher ami, ce rôle, j’ai décidé que je le jouerais.

D’Aiguillon se tourna brusquement vers son oncle.

– Vous parlez sérieusement ? dit-il.

– Mais oui ; pourquoi pas ?

– Vous serez l’amant de madame du Barry ?

– Ah ! diable ! tu vas trop vite ; cependant,
je vois que tu m’as compris. Oui, Choiseul était bien heureux, il gouvernait le
roi et gouvernait sa maîtresse ; il aimait, dit-on, madame de Pompadour…
Au fait, pourquoi pas ?… Eh bien, non, je ne puis être l’amant aimé, ton
froid sourire me le dit bien : tu regardes avec tes jeunes yeux mon front
ridé, mes genoux cagneux et ma main sèche, qui fut si belle. Au lieu de dire, en
parlant de Choiseul : « Je le jouerai », j’aurais donc dû dire :
« Nous le jouerons. »

– Mon oncle !

– Non, je ne puis être aimé d’elle, je le sais ; pourtant
je te le dis… et sans crainte, parce qu’elle ne peut le savoir,j’aimerais
cette femme par-dessus tout… mais…

D’Aiguillon fronça le sourcil.

– Mais, continua-t-il, j’ai fait un plan superbe ; ce
rôle, que mon âge me rend impossible, je le dédoublerai.

– Ah ! ah ! fit d’Aiguillon.

– Quelqu’un des miens, dit Richelieu, aimera madame du Barry…
Parbleu ! la belle affaire… une femme accomplie.

Et Richelieu haussa la voix.

– Ce n’est pas Fronsac, tu comprends : un malheureux dégénéré,
un sot, un lâche, un fripon, un croquant… Voyons, duc, sera-ce toi ?

– Moi ? s’écria d’Aiguillon. Êtes-vous fou, mon oncle ?

– Fou ? Quoi ! tu n’es pas déjà aux pieds de celui
qui te donne ce conseil ! quoi ! tu ne fonds pas de joie,tu ne
brûles pas de reconnaissance ! quoi ! à la façon dont elle t’a reçu, tu
n’es pas déjà épris… enragé d’amour ?… Allons, allons, s’écria le vieux
maréchal, depuis Alcibiade, il n’y a eu qu’un Richelieu au monde,il n’y en
aura plus… Je vois bien cela.

– Mon oncle, répliqua le duc avec une agitation, soit feinte,
et en ce cas elle était admirablement jouée, soit réelle, car la proposition
était nette, mon oncle, je conçois tout le parti que vous pourriez tirer de la
position dont vous me parlez ; vous gouverneriez avec l’autorité de M. de
Choiseul, et je serais l’amant qui vous constituerait cette autorité. Oui, le
plan est digne de l’homme le plus spirituel de la France ;mais vous n’avez
oublié qu’une chose en le faisant.

– Quoi donc ?… s’écria Richelieu avec inquiétude ;
n’aimerais-tu pas madame du Barry ? Est-ce cela ?…Fou ! triple
fou ! malheureux ! est-ce cela ?

– Oh ! non, ce n’est pas cela, mon oncle, s’écria d’Aiguillon,
comme s’il eût su que pas une de ses paroles ne devait être perdue ;
madame du Barry, que je connais à peine, m’a semblé être la plus belle et la
plus charmante des femmes. J’aimerais, au contraire, éperdument madame du Barry,
je l’aimerais trop : ce n’est pas là la question.

– Où est-elle donc, la question ?

– Ici, monsieur le duc : madame du Barry ne m’aimera jamais,
et la première condition d’une alliance pareille, c’est l’amour.Comment voulez-vous
qu’au milieu de cette cour brillante, au sein des hommages d’une jeunesse
fertile en beautés de tout genre, comment voulez-vous que la belle comtesse
aille distinguer précisément celui qui n’a aucun mérite, celui qui déjà n’est
plus jeune et que les chagrins accablent, celui qui se cache à tous les yeux, parce
qu’il sent que bientôt il va disparaître ? Mon oncle, si j’avais connu
madame du Barry au temps de ma jeunesse et de ma beauté, alors que les femmes
aimaient en moi tout ce qu’on aime dans un jeune homme, elle aurait pu me garder
à l’état de souvenir. C’est beaucoup ; mais rien… ni passé, ni présent, ni
avenir. Mon oncle, il faut renoncer à cette chimère ;seulement, vous m’avez
percé le cœur en me la présentant si douce et si dorée.

Pendant cette tirade, débitée avec un feu que Molé eût envié,
que Lekain eût jugé digne d’étude, Richelieu se mordait les lèvres en se disant
tout bas :

– Est-ce que le drôle a deviné que la comtesse nous écoutait ?
Peste ! qu’il est adroit ! C’est un maître. En ce cas,prenons garde
à lui !

Il avait raison, Richelieu ; la comtesse écoutait, et
chacune des paroles de d’Aiguillon lui était entré bien avant dans le cœur ;
elle buvait à longs traits le charme de cet aveu, elle savourait l’exquise
délicatesse de celui qui, même avec un confident intime, n’avait pas trahi le
secret de la liaison passée, de peur de jeter une ombre sur un portrait encore
aimé peut-être.

– Ainsi, tu me refuses ? dit Richelieu.

– Oh ! pour cela, oui, mon oncle ; car,malheureusement,
je vois la chose impossible.

– Essaie au moins, malheureux !

– Et comment ?

– Te voici des nôtres…tu verras la comtesse tous les jours :
plais-lui, morbleu !

– Avec un but intéressé ?… Non, non !… Si j’avais
le malheur de lui plaire, avec cette amère pensée, je m’enfuirais tout au bout
du monde, car j’aurais honte de moi-même.

Richelieu se gratta encore le menton.

– La chose est faite, se dit-il, ou d’Aiguillon est un sot.

Tout à coup, on entendit un bruit dans les cours, et quelques
voix crièrent : « Le roi ! »

– Diable ! s’écria Richelieu, le roi ne doit pas me
voir ici, je me sauve.

– Mais moi ? dit le duc.

– Toi, c’est différent, il faut qu’il te voie. Reste… reste…
et, pour Dieu, ne jette pas le manche après la cognée.

Cela dit, Richelieu se déroba par le petit escalier, en
disant au duc :

– À demain !

Chapitre 7La part du roi

Le duc d’Aiguillon, resté seul, se retrouva d’abord assez embarrassé.
Il avait parfaitement compris tout ce que lui disait son oncle,parfaitement
compris que madame du Barry l’écoutait, parfaitement compris enfin que, pour un
homme d’esprit, il s’agissait, en cette occurrence, d’être un homme de cœur, et
de jouer seul la partie dans laquelle le vieux duc cherchait à se faire un
associé.

L’arrivée du roi interrompit fort heureusement l’explication
qui eût forcément résulté de la contenance toute puritaine de M.d’Aiguillon.

Le maréchal n’était pas homme à demeurer longtemps dupe, et
surtout à faire briller d’un éclat exagéré la vertu d’un autre aux dépens de la
sienne.

Mais, étant resté seul, d’Aiguillon eut le temps de
réfléchir.

Le roi arrivait en effet. Déjà ses pages avaient ouvert la
porte de l’antichambre, et Zamore s’élançait vers le monarque en lui demandant
des bonbons, touchante familiarité que, dans ses moments de sombre humeur, Louis
XV payait d’une nasarde ou d’un frottement d’oreilles fort désagréables au
jeune Africain.

Le roi s’installa dans le cabinet des chinoiseries, et, ce
qui convainquit d’Aiguillon que madame du Barry n’avait pas perdu un mot de la
conversation avec son oncle, c’est que lui, d’Aiguillon, entendit parfaitement,
dès les premiers mots, l’entretien du roi avec la comtesse.

Sa Majesté paraissait fatiguée comme un homme qui aurait
levé un poids immense. Atlas était moins impotent après sa journée faite, quand
il avait tenu le ciel douze heures sur ses épaules.

Louis XV se fit remercier, applaudir, caresser par sa maîtresse ;
il se fit raconter tout le contrecoup du renvoi de M. de Choiseul,et cela le
divertit beaucoup.

Alors madame du Barry se hasarda. Il était temps, beau temps
pour la politique, et, d’ailleurs, elle se sentait brave à remuer une des
quatre parties du monde.

– Sire, dit-elle, vous avez détruit, c’est bien ; vous
avez démoli, c’est superbe ; mais, à présent, il s’agit de rebâtir.

– Oh ! c’est fait, dit le roi négligemment.

– Vous avez un ministère ?

– Oui.

– Comme ça, tout d’un coup, sans respirer ?

– Voilà-t-il de mes gens sans cervelle… Oh ! femme que
vous êtes ! Avant de chasser son cuisinier, comme vous disiez l’autre jour,
est-ce qu’on n’en arrête pas un nouveau ?

– Redites-moi encore que vous avez composé le cabinet.

Le roi se souleva sur le vaste sofa où il s’était couché
plutôt qu’assis, usant pour coussin principal des épaules de labelle comtesse.

– On penserait, Jeannette, lui dit-il, à vous entendre vous
inquiéter, que vous connaissez mon ministère pour le blâmer, et que vous en
avez un à me proposer.

– Mais…, dit la comtesse, ce n’est pas si absurde, cela.

– Vraiment ?… vous avez un ministère ?

– Vous en avez bien un, vous ! répliqua-t-elle.

– Oh ! moi, c’est mon état, comtesse. Voyons un peu vos
candidats…

– Non pas ! Dites-moi les vôtres.

– Je le veux bien, pour vous donner l’exemple.

– À la Marine, d’abord, où était ce cher M. de Praslin ?

– Ah ! du nouveau, comtesse ; un homme charmant, qui
n’a jamais vu la mer.

– Allons donc !

– D’honneur ! ceci est une invention magnifique. Je
vais me rendre très populaire, et on va me couronner dans les deux mers, en
effigie, s’entend.

– Mais qui, sire ? qui donc ?

– Gageons qu’en mille vous ne devinez pas.

– Un homme dont le choix vous rend populaire ?… Ma foi,
non.

– Un homme du parlement, ma chère… Un premier président du
parlement de Besançon.

– M. de Boynes ?

– Lui-même… Peste ! comme vous êtes savante !…
Vous connaissez ces gens-là ?

– Il le faut bien, vous me parlez parlement toute la
journée. Ah çà ! mais cet homme-là ne sait pas ce que c’est qu’un aviron.

– Tant mieux. M. de Praslin savait trop bien son état, et il
m’a coûté trop cher avec ses constructions navales.

– Mais aux Finances, sire ?

– Oh ! pour les Finances, c’est différent ; je
choisis un homme spécial.

– Un financier ?

– Non… un militaire. Il y a trop longtemps que les financiers
me grugent.

– Mais à la Guerre, grand Dieu ?

– Tranquillisez-vous, j’y mets un financier. Terray ;c’est
un éplucheur de comptes ; il va trouver des erreurs dans toutes les
additions de M. de Choiseul. Je vous dirai que j’avais eu l’idée de prendre
pour la guerre un homme merveilleux, un pur, comme ils disent ; c’était
pour plaire aux philosophes.

– Bon ! qui donc ? Voltaire ?

– Presque… le chevalier du Muy… Un Caton.

– Ah ! mon Dieu ! vous m’épouvantez.

– C’était fait… J’avais fait venir l’homme, ses provisions
étaient signées ; il m’avait remercié, lorsque mon bon ou mon mauvais
génie, décidez, comtesse, me pousse à lui dire de venir ce soir à Luciennes, souper
et causer.

– Fi ! l’horreur !

– Eh bien, comtesse, voilà précisément ce que du Muy m’a
répondu.

– Il vous a dit cela ?

– En d’autres termes, comtesse ; mais enfin il m’a dit
que servir le roi était son plus ardent désir, mais que, pour servir madame du
Barry, c’était impossible.

– Eh bien, il est joli, votre philosophe !

– Vous comprenez ma réponse, comtesse, je lui ai tendu la
main… pour qu’il me rendît son brevet, que j’ai mis en pièces avec un fort
patient sourire, et le chevalier a disparu. Louis XIV pourtant eût fait pourrir
ce gaillard-là dans un des vilains trous de la Bastille ; mais je suis
Louis XV, et j’ai un parlement qui me donne le fouet, au lieu que ce soit moi
qui donne le fouet au parlement. Voilà.

– C’est égal, sire, dit la comtesse en couvrant de baisers
son royal amant, vous êtes un homme accompli.

– Ce n’est pas ce que tout le monde dira. Terray est exécré.

– Qui ne l’est pas ?… Et aux affaires étrangères ?

– Ce brave Bertin, que vous connaissez.

– Non.

– Alors que vous ne connaissez pas.

– Mais, dans tout cela, je ne vois pas un seul bon ministre,
moi.

– Soit ; dites-moi les vôtres.

– Je n’en dirai qu’un.

– Vous ne le dites pas ; vous avez peur.

– Le maréchal.

– Quel maréchal ? fit le roi avec une grimace.

– Le duc de Richelieu.

– Ce vieillard ? cette poule mouillée ?

– Bon ! le vainqueur de Mahon, une poule mouillée !

– Un vieux paillard…

– Sire, votre compagnon.

– Un homme immoral, qui fait fuir toutes les femmes.

– Que voulez-vous ! c’est depuis qu’il ne court plus
après elles.

– Ne me parlez jamais de Richelieu, c’est ma bête noire ;
ce vainqueur de Mahon m’a mené dans tous les tripots de Paris… ; on nous
chansonnait. Non pas, non pas ! Richelieu ! oh !rien que le nom
me met hors de moi.

– Vous les haïssez donc bien ?

– Qui ?

– Les Richelieu.

– Je les exècre.

– Tous ?

– Tous. Voilà-t-il pas un beau duc et pair que M.Fronsac ;
il a dix fois mérité la roue.

– Je vous le livre ; mais il y a encore des Richelieu
de par le monde.

– Ah ! oui, d’Aiguillon.

– Eh bien ?

On juge si, à ces mots, l’oreille du neveu était droite dans
le boudoir.

– Celui-là, je devrais le haïr plus que les autres, car il
me met sur les bras tout ce qu’il y a de braillards en France ; mais c’est
un faible dont je ne puis me guérir, il est hardi et ne me déplaît pas.

– C’est un homme d’esprit, s’écria la comtesse.

– Un homme courageux et âpre à défendre la prérogative
royale. Voilà un vrai pair !

– Oui, oui, cent fois oui ! Faites-en quelque chose.

Alors le roi regarda la comtesse en se croisant les bras :

– Comment se peut-il, comtesse, que vous me proposiez une
chose pareille au moment où toute la France me demande d’exiler et de dégrader
le duc ?

Madame du Barry se croisa les bras à son tour.

– Tout à l’heure, dit-elle, vous appeliez Richelieu une
poule mouillée ; eh bien, c’est à vous que ce nom revient de droit.

– Oh ! comtesse…

– Vous voilà bien fier, parce que vous avez renvoyé M. de
Choiseul.

– Eh ! ce n’était pas aisé.

– Vous l’avez fait, c’est bien ! et, à présent, vous
reculez devant les conséquences.

– Moi ?

– Sans doute. Que faites-vous en renvoyant le duc ?

– Je donne un coup de pied au derrière du parlement.

– Et vous n’en voulez pas donner deux ! Que diable !
levez les deux jambes, l’une après l’autre, bien entendu. Le parlement voulait
garder Choiseul ; renvoyez Choiseul. Il veut renvoyer d’Aiguillon ;
gardez d’Aiguillon.

– Je ne le renvoie pas.

– Gardez-le, corrigé et augmenté considérablement.

– Vous voulez un ministère pour ce brouille-tout ?

– Je veux une récompense pour celui qui vous a défendu au
péril de ses dignités et de sa fortune.

– Dites de sa vie, car on le lapidera un de ces matins, votre
duc, en compagnie de votre ami Maupeou.

– Vous encourageriez beaucoup vos défenseurs, s’ils vous
entendaient.

– Ils me le rendent bien, comtesse.

– Ne dites pas cela, les faits parlent.

– Ah çà ! mais pourquoi cette fureur pour d’Aiguillon ?

– Fureur ! je ne le connais pas ; je l’ai vu
aujourd’hui, et lui ai parlé pour la première fois.

– Ah ! c’est différent ; il y a conviction alors, et
je respecte toutes les convictions, n’en ayant jamais eu moi-même.

– Alors donnez quelque chose à Richelieu, au nom de d’Aiguillon,
puisque vous ne voulez rien donner à d’Aiguillon.

– À Richelieu ! rien, rien, rien, jamais rien !

– À M. d’Aiguillon, alors, puisque vous ne donnez pas à Richelieu.

– Quoi ! lui donner un portefeuille, en ce moment ?
C’est impossible.

– Je le conçois… mais plus tard… Songez qu’il est homme de
ressources, d’action, et qu’avec Terray, d’Aiguillon et Maupeou,vous aurez les
trois têtes de Cerbère ; songez aussi que votre ministère est une plaisanterie
qui ne peut pas durer.

– Vous vous trompez, comtesse, il durera bien trois mois.

– Dans trois mois, je retiens votre parole.

– Oh ! oh ! comtesse.

– C’est dit ; maintenant… il me faut du présent.

– Mais je n’ai rien.

– Vous avez les chevau-légers ; M. d’Aiguillon est un
officier, c’est ce qu’on appelle une épée ; donnez-lui vos chevau-légers.

– Allons, soit, il les aura.

– Merci ! s’écria la comtesse transportée de joie,merci !

Et M. d’Aiguillon put entendre résonner un baiser tout plébéien
sur les joues de Sa Majesté Louis XV.

– À présent, dit le roi, faites-moi souper, comtesse.

– Non, dit-elle, il n’y a rien ici ; vous m’avez
assommée de politique… Mes gens ont fait des discours et des feux d’artifice, mais
de cuisine point.

– Alors venez à Marly ; je vous emmène.

– Impossible : j’ai ma pauvre tête fendue en quatre.

– La migraine ?

– Impitoyable.

– Il faut vous coucher alors, comtesse.

– C’est ce que je vais faire, sire.

– Alors, adieu…

– Au revoir, c’est-à-dire.

– J’ai un peu l’air de M. de Choiseul : on me renvoie.

– En vous reconduisant, en vous festoyant, en vous cajolant,
dit la folâtre femme, qui tout doucement poussait le roi vers la porte et finit
par le mettre dehors, riant aux éclats et se retournant à chaque marche de l’escalier.

Du haut du péristyle, la comtesse tenait un bougeoir.

– Dites donc, comtesse, fit le roi en remontant un degré.

– Sire ?

– Pourvu que le pauvre maréchal n’en meure pas.

– De quoi ?

– De son portefeuille rentré.

– Êtes-vous mauvais ! dit la comtesse en l’escortant d’un
dernier éclat de rire.

Et Sa Majesté partit fort satisfaite de son dernier quolibet
sur le duc, qu’il exécrait réellement.

Quand madame du Barry rentra dans son boudoir, elle trouva d’Aiguillon
à genoux devant la porte, les mains jointes, les yeux ardemment fixés sur elle.

Elle rougit.

– J’ai échoué, dit-elle ; ce pauvre maréchal…

– Oh ! je sais tout, dit-il, on entend… Merci, madame,merci !

– Je crois que je vous devais cela, répliqua-t-elle avec un
doux sourire ; mais relevez-vous, duc, sinon je croirais que vous avez
autant de mémoire que vous avez d’esprit.

– Cela peut bien être, madame ; mon oncle vous l’a dit,
je ne suis rien que votre passionné serviteur.

– Et celui du roi ; demain, il faudra rendre vos
devoirs à Sa Majesté ; relevez-vous, je vous prie.

Et elle lui donna sa main, qu’il baisa respectueusement.

La comtesse fut bien émue, à ce qu’il paraît, car elle n’ajouta
pas un mot.

M. d’Aiguillon resta aussi muet, aussi troublé qu’elle ;
à la fin, madame du Barry relevant la tête :

– Pauvre maréchal, dit-elle encore, il faudra qu’il sache
cette défaite.

M. d’Aiguillon regarda ces mots comme un congé définitif, il
s’inclina.

– Madame, dit-il, je vais me rendre auprès de lui.

– Oh ! duc, toute mauvaise nouvelle doit s’annoncer le
plus tard possible ; faites mieux que d’aller chez le maréchal, soupez
avec moi.

Le duc sentit comme un parfum de jeunesse et d’amour embraser,
régénérer le sang de son cœur.

– Vous n’êtes pas une femme, dit-il, vous êtes…

– L’Ange, n’est-ce pas ? lui dit à l’oreille la bouche
brûlante de la comtesse, qui l’effleura pour lui parler plus bas,et qui l’entraîna
à table…

Ce soir-là, M. d’Aiguillon dut se regarder comme bien heureux,
car il prit le portefeuille à son oncle et mangea la part du roi.

Chapitre 8Les antichambres de M. le duc de Richelieu

M. de Richelieu, comme tous les courtisans, avait un hôtel à
Versailles, un à Paris, une maison à Marly, une à Luciennes ;un logement,
en un mot, près de chacun des logements ou des stations du roi.

Louis XIV, en multipliant ses séjours, avait imposé à tout
homme de qualité, privilégié des grandes ou des petites entrées,l’obligation d’être
fort riche, pour suivre dans une proportion égale le train de sa maison et l’essor
de ses caprices.

M. de Richelieu habitait donc, au moment du renvoi de MM. de
Choiseul et de Praslin, son hôtel de Versailles ; c’était là qu’il s’était
fait conduire la veille, au retour de Luciennes, après avoir présenté son neveu
à madame du Barry.

On avait vu Richelieu au bois de Marly avec la comtesse, on
l’avait vu à Versailles après la disgrâce du ministre, on savait son audience
secrète et prolongée à Luciennes ; c’en fut assez pour que toute la cour, avec
les indiscrétions de Jean du Barry, pour que toute la cour,disons-nous, se
crût obligée d’aller rendre ses devoirs à M. de Richelieu.

Le vieux maréchal allait donc humer à son tour ce parfum de
louanges, de flatteries et de caresses que tout intéressé fait brûler sans
discernement devant l’idole du jour.

M. de Richelieu ne s’attendait pourtant pas à ce qui allait
lui arriver, mais il se leva le matin du jour où nous sommes parvenus avec la
ferme résolution de calfeutrer ses narines contre le parfum, de même qu’Ulysse
bouchait son oreille avec de la cire contre le chant des sirènes.

Le résultat pour lui devait arriver le lendemain seulement ;
c’était, en effet, le lendemain que serait connue et publiée par le roi
lui-même la nomination du nouveau ministère.

La surprise du maréchal fut donc grande lorsqu’en se réveillant,
ou plutôt lorsque, réveillé par un grand bruit de voitures, il apprit de son
valet de chambre que les cours de l’hôtel étaient encombrées ainsi que les
antichambres et les salons.

– Oh ! oh ! dit-il, je fais du bruit, à ce qu’il
paraît.

– Il est de bien bonne heure, monsieur le maréchal, dit le
valet de chambre voyant la précipitation que le duc mettait à défaire son
bonnet de nuit.

– Désormais, répliqua le duc, il n’y aura plus d’heure pour
moi, souvenez vous de cela.

– Oui, monseigneur.

– Qu’a-t-on répondu aux visiteurs ?

– Que monseigneur n’était pas levé.

– Tout simplement ?

– Tout simplement.

– C’est une sottise ; il fallait ajouter que j’avais
veillé tard, ou, bien mieux, il fallait… Voyons, où est Rafté ?

– M. Rafté dort, dit le valet de chambre.

– Comment, il dort ? Mais qu’on le réveille, le malheureux !

– Allons, allons ! dit un vieillard vert et souriant
qui parut sur le seuil, voilà Rafté ; que lui veut-on ?

Toute la boursouflure du duc tomba devant ces paroles.

– Ah ! je disais bien aussi, moi, que tu ne dormais
pas.

– Et quand j’aurais dormi, qu’y aurait-il là d’étonnant ?
il est jour à peine.

– Mais, mon cher Rafté, tu vois que, moi, je ne dors pas.

– C’est autre chose, vous êtes ministre, vous… Comment
dormiriez-vous ?

– Allons, voilà que tu vas me gronder, dit le maréchal en
grimaçant devant la glace ; est-ce que tu n’es pas content ?

– Moi ! qu’est-ce que cela me fait ? Vous allez vous
fatiguer beaucoup, et puis vous serez malade ; il en résultera que ce sera
moi qui gouvernerai l’État, et ce n’est pas amusant,monseigneur.

– Oh ! comme tu as vieilli, Rafté.

– J’ai juste quatre ans de moins que vous, monseigneur.Oh !
oui, je suis vieux.

Le maréchal frappa du pied avec impatience.

– As-tu passé par l’antichambre ? dit-il.

– Oui.

– Qui est là ?

– Tout le monde.

– Que dit-on ?

– Chacun se raconte ce qu’il va vous demander.

– C’est bien naturel… Mais, de ma nomination, en as-tu entendu
parler ?

– Oh ! j’aime autant ne pas vous dire ce qu’on en dit.

– Ouais… ! déjà la critique ?

– Et parmi ceux qui ont besoin de vous. Que sera-ce,monseigneur,
chez les gens dont vous aurez besoin !

– Ah ! par exemple, Rafté, dit le vieux maréchal en
affectant de rire, ceux qui diraient que tu me flattes…

– Tenez, monseigneur, dit Rafté, pourquoi diable vous
êtes-vous attelé à cette charrue qu’on appelle le ministère ?Vous êtes
donc las d’être heureux et de vivre ?

– Mon cher, j’ai goûté de tout, excepté de cela.

– Corbleu ! Vous n’avez jamais goûté d’arsenic non plus ;
que n’en avalez-vous dans votre chocolat, par curiosité ?

– Rafté, tu n’es qu’un paresseux ; tu devines que toi, mon
secrétaire, tu vas avoir beaucoup de besogne, et tu recules… tu l’as dit, d’ailleurs.

Le maréchal se fit habiller avec soin.

– Donne-moi une tournure militaire, recommanda-t-il au valet
de chambre, et donne-moi mes ordres militaires.

– Il paraît que nous sommes à la Guerre ? fit Rafté.

– Mon Dieu oui, il paraît que nous sommes à cela.

– Ah çà ! mais, continua Rafté, je n’ai pas vu la
nomination du roi, ce n’est pas régulier.

– Elle va arriver, sans doute.

– Alors sans doute  est le mot officiel aujourd’hui.

– Que tu es devenu désagréable, Rafté, en vieillissant !
tu es formaliste et puriste. Si j’avais su cela, je ne t’aurais pas fait faire
mon discours de réception à l’Académie, c’est cela qui t’a rendu pédant.

– Écoutez donc, monseigneur, puisque nous sommes gouvernement,
soyons réguliers… C’est bizarre.

– Quoi donc est bizarre ?

– M. le comte de la Vaudraye, qui vient de me parler dans la
rue, m’annonçait que rien n’était fait encore pour le ministère.

Richelieu sourit.

– M. de la Vaudraye a raison, dit-il. Mais tu es donc déjà
sorti ?

– Pardieu ! il le fallait bien ; cet enragé
vacarme de carrosses m’a réveillé, je me suis fait habiller, j’ai pris mes
ordres militaires aussi, et j’ai fait un tour par la ville.

– Ah ! M. Rafté s’égaie à mes dépens ?

– Oh ! monseigneur, Dieu m’en préserve ! c’est que…

– C’est que… quoi ?

– En me promenant, j’ai rencontré encore quelqu’un.

– Qui cela ?

– Le secrétaire de l’abbé Terray.

– Eh bien ?

– Eh bien, il m’a dit que son maître était mis à la Guerre.

– Oh ! oh ! dit Richelieu avec son éternel
sourire.

– Qu’en conclut monseigneur ?

– Que, si M. Terray est à la Guerre, je n’y suis pas ;
que s’il n’y est pas, j’y suis peut-être.

Rafté en avait assez fait pour sa conscience. C’était un
homme hardi, infatigable, ambitieux, tout aussi spirituel que son maître, et
bien plus armé que lui, car il se savait roturier et dépendant,deux défauts de
cuirasse qui, pendant quarante ans, avaient exercé toute sa ruse,toute sa
force, toute son agilité d’esprit. Rafté, voyant son maître si bien assuré, crut
lui-même n’avoir plus rien à craindre.

– Allons, dit-il, monseigneur, hâtez-vous, ne vous faites
pas trop attendre, ce serait d’un mauvais augure.

– Je suis prêt ; mais qui est là, encore une fois ?

– Voici la liste.

Il présenta une longue liste à son maître, qui lut avec satisfaction
les premiers noms de la noblesse, de la robe et de la finance.

– Si j’allais être populaire, hein, Rafté ?

– Nous sommes au temps des miracles, répondit celui-ci.

– Tiens, Taverney ! dit le maréchal en continuant sa lecture.
Que vient-il faire ici ?

– Je n’en sais rien, monsieur le maréchal. Allons, faites votre
entrée.

Et, presque avec autorité, le secrétaire força son maître à
passer dans le grand salon.

Richelieu dut être satisfait, l’accueil qu’il reçut n’eût
pas été au-dessous des ambitions d’un prince du sang.

Mais toute la politesse, si fine, si habile, si cauteleuse
de cette époque et de cette société servit mal le hasard, qui ménageait à
Richelieu une dure mystification.

Par convenance et par respect de l’étiquette toute cette
foule s’abstint de prononcer devant Richelieu le mot ministère ; quelques-uns,
plus hardis, allèrent jusqu’au mot compliment ; ceux-là savaient qu’il
fallait glisser légèrement sur le mot, et que Richelieu n’y répondait qu’à
peine.

Pour tout le monde, cette visite faite au lever du soleil
fut une simple démonstration, comme un souhait par exemple.

Il n’était pas rare, à cette époque, que les insaisissables
nuances fussent comprises par des masses et à l’unanimité.

Il y eut quelques courtisans qui se hasardèrent, dans la conversation,
à exprimer un vœu, un désir, une espérance.

L’un aurait souhaité, disait-il, voir son gouvernement plus
rapproché de Versailles. Il se plaisait à causer de cela avec un homme d’un
crédit aussi grand que celui de M. de Richelieu.

Un autre prétendait avoir été oublié trois fois par M. de
Choiseul dans des promotions de chevaliers de l’ordre ; il comptait sur l’obligeante
mémoire de M. de Richelieu pour rafraîchir celle du roi, à présent que rien ne
faisait plus obstacle au bon vouloir de Sa Majesté.

Enfin, cent demandes plus ou moins avides, mais toutes enveloppées
avec un art extrême, se produisirent aux oreilles charmées du maréchal.

Peu à peu la foule s’éloigna ; on voulait, disait-on,laisser
M. le maréchal à ses importantes occupations.

Un seul homme demeura dans le salon.

Il ne s’était pas approché avec les autres, il n’avait rien
demandé, il ne s’était pas présenté même.

Quand les rangs furent éclaircis, cet homme vint au duc avec
un sourire sur les lèvres.

– Ah ! monsieur de Taverney, fit le maréchal ;
enchanté, enchanté !

– Je t’attendais, duc, pour te faire mon compliment, et un
compliment positif, un compliment sincère.

– Ah vraiment ! et de quoi donc ? répliqua
Richelieu, que la réserve de ses visiteurs avait mis lui-même dans la nécessité
d’être discret et comme mystérieux.

– Mais, mon compliment de ta nouvelle dignité, duc.

– Chut ! chut ! fit le maréchal ; ne parlons
pas de cela… Rien n’est fait, c’est un on-dit.

– Cependant, mon cher maréchal, bien des gens sont de mon
avis, car tes salons étaient pleins.

– Je ne sais vraiment pourquoi.

– Oh ! je le sais bien, moi.

– Quoi donc ? quoi donc ?

– Un seul mot de moi.

– Lequel ?

– Hier, à Trianon, j’eus l’honneur de faire ma cour au roi.
Sa Majesté me parla de mes enfants, et finit par me dire :« Vous
connaissez M. de Richelieu, je crois ; faites-lui vos compliments. »

– Ah ! Sa Majesté vous a dit cela ? répliqua
Richelieu avec un orgueil étincelant, comme si ces paroles eussent été le
brevet officiel dont Rafté suspectait l’envoi ou déplorait le retard.

– En sorte, continua Taverney, que je me suis bien douté de
la vérité ; ce n’était pas difficile, à voir l’empressement de tout Versailles,
et je suis accouru pour obéir au roi en te faisant mes compliments,et pour
obéir à mon sentiment particulier en te recommandant notre ancienne amitié.

Le duc en était arrivé à l’enivrement : c’est un défaut
de nature, les meilleurs esprits ne peuvent pas toujours s’en préserver. Il ne
vit dans Taverney qu’un de ces solliciteurs du dernier ordre,pauvres gens
attardés sur le chemin de la faveur, inutiles même à protéger,inutiles surtout
dans leur connaissance, et auxquels on fait le reproche de ressusciter de leurs
ténèbres, après vingt ans, pour venir se réchauffer au soleil de la prospérité
d’autrui.

– Je vois ce que c’est, dit le maréchal assez durement, on
vient me demander quelque chose.

– Eh bien ! tu l’as dit, duc.

– Ah ! fit Richelieu en s’asseyant, ou plutôt en s’enfonçant
dans un sofa.

– Je te disais que j’ai deux enfants, continua Taverney, souple
et rusé, car il s’apercevait du refroidissement de son grand ami et ne s’en
rapprochait que plus activement. J’ai une fille que j’aime beaucoup, et qui est
un modèle de vertu et de beauté. Celle-là est placée chez madame la dauphine, qui
a bien voulu la prendre dans une estime particulière. De celle-là,de ma belle
Andrée, je ne t’en parle pas, duc ; son chemin est fait, sa fortune est en
bon train. L’as-tu vue, ma fille ? ne te l’ai-je pas présentée quelque
part ? n’en as tu pas entendu parler ?

– Peuh !… je ne sais, fit négligemment Richelieu ;
peut-être.

– N’importe, poursuivit Taverney, voilà ma fille placée. Moi,
vois-tu, je n’ai besoin de rien, le roi m’a donné une pension qui me fait
vivre. J’aurai bien, je te l’avoue, quelque revenant-bon pour rebâtir
Maison-Rouge, dont je veux faire ma retraite suprême ; avec ton crédit, avec
celui de ma fille…

– Eh ! Eh ! fit tout bas Richelieu, qui n’avait
pas écouté jusque-là, perdu qu’il était dans la contemplation de sa propre
grandeur, et que ce mot : le crédit de ma fille, réveilla en sursaut. Eh !
eh ! ta fille… mais c’est une jeune beauté qui fait ombrage à cette bonne
comtesse ; c’est un petit scorpion qui se réchauffe sous les ailes de la
dauphine pour mordre quelqu’un de Luciennes… Voyons, voyons, ne soyons pas
mauvais ami, et, quant à la reconnaissance, cette chère comtesse,qui m’a fait
ministre, va voir si j’en manque au besoin.

Puis, tout haut :

– Continuez, dit-il avec hauteur au baron de Taverney.

– Ma foi, j’approche de la fin, répliqua celui-ci, très
décidé à rire intérieurement du vaniteux maréchal, pourvu qu’il en obtînt ce qu’il
voulait avoir ; je ne songe donc plus qu’à mon Philippe, qui porte un fort
beau nom, mais à qui l’occasion de fourbir ce nom manquera toujours, si
personne ne l’aide… Philippe est un garçon brave et réfléchi, un peu trop
réfléchi peut-être ; mais c’est une suite de sa position gênée : le
cheval tenu de trop court baisse la tête, comme tu sais.

– Qu’est-ce que cela me fait ? pensait le maréchal avec
les signes les moins équivoques d’ennui et d’impatience.

– Il me faudrait, continua impitoyablement Taverney, quelqu’un
de haut placé comme toi pour faire obtenir à Philippe une compagnie… Madame la
dauphine, en entrant à Strasbourg, l’a fait nommer capitaine ;oui, mais
il ne lui manque que cent mille livres pour avoir une belle compagnie dans
quelque régiment de cavalerie privilégié… Fais-moi obtenir cela,mon grand ami.

– Votre fils, dit Richelieu, c’est ce jeune homme qui a
rendu un service à madame la dauphine, n’est-ce pas ?

– Un grand ! s’écria Taverney ; c’est lui qui a
forcé le dernier relais de Son Altesse royale, que voulait prendre de vive
force ce du Barry.

– Ouais ! fit en lui-même Richelieu, c’est cela justement…
tout ce qu’il y a de plus féroce en ennemis de la comtesse… il tombe bien, ce
Taverney ! Il prend pour titres de grade des titres d’exclusion formelle…

– Vous ne me répondez pas, duc ? dit Taverney un peu
aigri par l’entêtement du maréchal à garder le silence.

– Tout cela est impossible, mon cher monsieur Taverney,répliqua
le maréchal en se levant pour indiquer que l’audience était finie.

– Impossible ? une pareille misère impossible ? C’est
un ancien ami qui me dit cela ?

– Pourquoi pas ?… Est-ce une raison, parce qu’on est
amis, comme vous dites, pour chercher à faire… l’un une injustice,l’autre un
abus du mot amitié ? Vous ne m’avez pas vu pendant vingt ans,je n’étais
rien ; me voici ministre, vous arrivez.

– Monsieur de Richelieu, c’est vous qui êtes injuste en ce
moment.

– Non, mon cher, non, je ne veux pas vous laisser traîner
dans les antichambres ; moi, je suis un ami véritable, par conséquent…

– Vous avez une raison pour me refuser, cependant ?

– Moi ! s’écria Richelieu très inquiet du soupçon que
pouvait avoir Taverney ; moi ! une raison ?…

– Oui, j’ai des ennemis…

Le duc pouvait répondre ce qu’il pensait ; mais c’était
découvrir au baron qu’il ménageait madame du Barry par reconnaissance, c’était
avouer qu’il était ministre de la façon d’une favorite, et voilà ce que le
maréchal n’eût pas avoué pour un empire ; il se hâta donc de répondre au
baron :

– Vous n’avez sans doute aucun ennemi, mon cher ; mais,
moi, j’en ai ; accorder tout de suite, et sans examen de titres, des
faveurs pareilles, c’est m’exposer à ce qu’on dise que je continue Choiseul.
Mon cher, je veux laisser des traces de mon passage aux affaires.Depuis vingt
ans, je couve des réformes, des progrès ; ils vont éclore ! La faveur
perd la France, je vais m’occuper du mérite. Les écrits de nos philosophes sont
des flambeaux dont la lumière n’aura pas été en vain aperçue par mes yeux ;
toutes les ténèbres des temps passés sont dissipées, et il était bien temps
pour le bonheur de l’État… Aussi examinerai-je les titres de votre fils, ni
plus ni moins que ceux du premier citoyen venu ; je ferai ce sacrifice à
mes convictions, sacrifice douloureux sans doute, mais qui n’est que d’un homme
au profit de trois cent mille autres peut-être… Si votre fils, M.Philippe de
Taverney, me paraît mériter ma faveur, il l’aura, non parce que son père est
mon ami, non parce qu’il s’appelle de son nom mais parce que ce sera un homme
de mérite : voilà mon plan de conduite.

– C’est-à-dire votre cours de philosophie, répliqua le vieux
baron, qui de rage se rongeait le bout des doigts, et appuyait sur son dépit de
tout le poids d’un entretien qui lui avait coûté tant de condescendance et de
petites lâchetés.

– Philosophie, soit, monsieur ; c’est un beau mot.

– Qui dispense des bonnes choses, monsieur le maréchal,n’est-ce
pas ?

– Vous êtes un mauvais courtisan, dit Richelieu avec un
froid sourire.

– Les gens de ma qualité ne sont courtisans que du roi !

– Eh ! de votre qualité, M. Rafté, mon secrétaire, en a
mille par jour dans mes antichambres, répondit Richelieu, et ils arrivent de je
ne sais quel trou de province où l’on apprend à être impoli avec ses prétendus
amis, tout en prêchant l’accord.

– Oh ! je sais bien qu’un Maison-Rouge, noblesse issue
des croisades, n’entend pas aussi bien l’accord qu’un Vignerot ménétrier !

Le maréchal eut plus d’esprit que Taverney.

Il pouvait le faire jeter par les fenêtres. Il se contenta
de hausser les épaules et de répondre :

– Vous êtes trop arriéré, monsieur des croisades : vous
n’en êtes qu’au mémoire calomnieux fait par les parlements en 1720,et vous n’avez
pas lu celui des ducs et pairs y faisant réponse. Passez dans ma bibliothèque, mon
cher monsieur, Rafté vous le fera lire.

Et, comme il éconduisait son antagoniste avec cette fine repartie,
la porte s’ouvrit, et un homme entra bruyamment en disant :

– Où est-il, ce cher duc ?

Cet homme enluminé, aux yeux dilatés de satisfaction, aux
bras arrondis par la bienveillance, était Jean du Barry, ni plus ni moins.

À l’aspect du nouveau venu, Taverney recula de surprise et
de dépit.

Jean vit ce geste, reconnut cette tête, et tourna le dos.

– Je crois comprendre, dit le baron tranquillement, et je me
retire. Je laisse M. le ministre en parfaite compagnie.

Et il se retira fort noblement.

Chapitre 9Désenchantement

Jean, furieux de cette sortie pleine de provocation, fit
deux pas derrière le baron, puis haussa les épaules en revenant au maréchal.

– Vous recevez cela chez vous ?

– Eh ! mon cher, vous vous trompez ; je chasse
cela, au contraire.

– Vous savez ce que c’est que ce monsieur ?

– Hélas ! oui…

– Non, mais savez-vous bien ?

– C’est un Taverney.

– C’est un monsieur qui veut mettre sa fille dans le lit du
roi…

– Allons donc !

– Un monsieur qui veut nous supplanter, et qui prend tous
les chemins pour cela… Oui, mais Jean est là, et Jean voit clair.

– Vous croyez qu’il veut… ?

– C’est bien difficile à voir, n’est-ce pas ? Parti
dauphin, mon cher… et puis l’on a son petit tueur…

– Bah !

– On a un jeune homme tout dressé à mordre les mollets des
gens, un bretteur qui donne des coups d’épée dans l’épaule de Jean…de ce
pauvre Jean.

– À vous ? c’est un ennemi personnel à vous, mon cher vicomte ?
dit Richelieu jouant la surprise.

– Eh ! oui, c’est mon adversaire dans l’affaire du
relais, vous savez ?

– Ah ! mais voyez la sympathie, j’ignorais cela, et je
l’ai débouté de toutes demandes ; seulement, je l’eusse, non pas évincé, mais
chassé, si j’avais su… Soyez tranquille, vicomte, à présent, voilà ce digne
bretteur sous ma coupe, et il s’en apercevra.

– Oui, vous pouvez lui faire perdre le goût des attaques sur
le grand chemin… Car enfin, voyons, je ne vous ai pas encore fait mon
compliment.

– Mais, oui, vicomte, il paraît que c’est définitivement
fini.

– Oh ! tout est fait… Voulez-vous que je vous embrasse ?

– De grand cœur.

– Ma foi, on a eu du mal ; mais le mal n’est rien quand
on réussit. Vous êtes content, n’est-ce pas ?

– Voulez-vous que je vous parle franc ?… oui, car je
crois que je pourrai être utile.

– N’en doutez pas… mais c’est un fier coup… on va hurler.

– Est-ce que je ne suis pas aimé dans le public ?

– Vous ?… Mais il n’y a ni pour ni contre… c’est lui
qui est exécré.

– Lui ?… dit Richelieu avec surprise ; qui,lui ?…

– Sans doute, interrompit Jean. Oh ! les parlements
vont s’insurger, c’est une répétition du fouet de Louis XIV ;ils sont
flagellés, duc, ils le sont !

– Expliquez-moi…

– Mais cela s’explique de soi par la haine des parlements
pour l’auteur de ses persécutions.

– Ah ! vous croyez que…

– J’en suis certain, comme toute la France… C’est égal, duc,
vous avez merveilleusement bien fait de le faire venir comme cela tout au
chaud.

– Qui ?… mais qui donc, vicomte ? Je suis sur les
épines, je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites.

– Mais je vous parle de M. d’Aiguillon, de votre neveu.

– Eh bien, après ?

– Eh bien, je vous dis que vous avez bien fait de le faire venir.

– Ah ! très bien ! très bien !… Il m’aidera,voulez-vous
dire ?

– Il nous aidera tous… Vous savez qu’il est au mieux avec
Jeannette ?

– Bon ! vraiment ?

– Au mieux. Ils ont causé déjà et s’entendent à merveille, je
parie.

– Vous savez cela ?

– C’est bien facile. Jeannette est la plus paresseuse dormeuse
qui soit.

– Ah ! oui…

– Et elle ne quitte pas le lit avant neuf, dix ou onze
heures.

– Oui ; eh bien ?…

– Eh bien, ce matin, à Luciennes, il était six heures au
plus, j’ai vu partir la chaise de d’Aiguillon.

– À six heures ? s’écria Richelieu souriant.

– Oui.

– Du matin, ce matin ?

– Du matin, ce matin. Vous jugez que, pour être si matineuse
que d’avoir donné audience à pareille heure, Jeannette doit être folle de votre
cher neveu.

– Oui, oui, continua Richelieu en se frottant les mains, à
six heures. Bravo, d’Aiguillon !

– Il faut que l’audience ait commencé à cinq heures… La nuit !
c’est miraculeux !…

– C’est miraculeux !… répéta le maréchal. Miraculeux en
effet, mon cher Jean !

– Et vous voilà tous trois comme seraient Oreste, Pylade, et
encore un autre Pylade.

À ce moment, et lorsque le maréchal se frottait le plus joyeusement
les mains, d’Aiguillon entra dans le salon.

Le neveu salua l’oncle d’un air de condoléance qui suffit à
Richelieu, sinon pour comprendre toute la vérité, du moins pour en deviner la
meilleure partie.

Il pâlit comme s’il eût reçu une blessure mortelle :l’idée
lui vint tout de suite qu’à la cour il n’y a ni amis, ni parents,et que chacun
prend son avantage.

– J’étais un grand sot, se dit-il.

– Eh bien, d’Aiguillon ? fit-il en étouffant un gros
soupir.

– Eh bien, monsieur le maréchal ?

– C’est un fier coup pour les parlements, dit Richelieu en
reprenant toutes les paroles de Jean.

D’Aiguillon rougit.

– Vous savez ? dit-il.

– M. le vicomte m’a tout appris, répliqua Richelieu, même
votre visite à Luciennes, ce matin avant le jour ; votre nomination est un
triomphe pour ma famille.

– Croyez bien, monsieur le maréchal, à tout mon regret.

– Que diable dit-il là ? fit Jean, qui se croisait les
bras.

– Nous nous entendons, interrompit Richelieu, nous nous
entendons.

– C’est différent ; mais, moi, je ne vous comprends
pas… Des regrets… Ah ! mais oui… parce qu’il ne sera pas reconnu ministre
tout de suite ; oui, oui… très bien.

– Ah ! il y aura un intérim, fit le maréchal, qui
sentit au fond de son cœur rentrer l’espoir, cet hôte éternel de l’ambitieux et
de l’amant.

– Un intérim, oui, monsieur le maréchal.

– Mais, en attendant, s’écria Jean, il est assez payé comme
cela… Le plus beau commandement de Versailles.

– Ah ! fit Richelieu percé d’une nouvelle blessure, il
y a un commandement ?

– M. du Barry exagère peut-être un peu, dit le duc d’Aiguillon.

– Mais enfin, qu’est-ce que ce commandement ?

– Les chevau-légers du roi.

Richelieu sentit encore la pâleur envahir ses joues ridées.

– Oh ! oui, dit-il avec un sourire dont rien ne saurait
rendre l’expression, oui, c’est bien peu de chose pour un homme aussi charmant ;
mais que voulez-vous, duc ! la plus belle fille du monde ne peut donner
que ce qu’elle a, fût-elle la maîtresse du roi.

Ce fut au tour de d’Aiguillon à pâlir.

Jean regardait les beaux Murillo du maréchal.

Richelieu frappa sur l’épaule de son neveu en lui disant :

– Heureusement que vous avez promesse d’un avancement
prochain. Mes compliments, duc… mes bien sincères compliments.Votre adresse, votre
habileté dans les négociations égalent votre bonheur… Adieu, j’ai affaire ;
ne m’oubliez pas dans vos faveurs, mon cher ministre.

D’Aiguillon répondit seulement :

– Vous, c’est moi, monsieur le maréchal ; moi, c’est
vous.

Et, saluant son oncle, il sortit, gardant la dignité qui lui
était naturelle, et se sauvant d’une des plus difficiles positions qu’il eût
abordées en sa vie, semée de tant de difficultés.

– Ce qu’il y a de bon, se hâta de dire Richelieu, lorsqu’il
fut parti, à Jean qui ne savait trop à quoi s’en tenir sur l’échange de
politesses du neveu et de l’oncle ; ce qu’il y a d’admirable dans d’Aiguillon,
c’est sa naïveté. Il est homme d’esprit et candide ; il sait la cour, et
il est honnête comme une jeune fille.

– Et puis il vous aime, dit Jean.

– Comme un mouton.

– Eh ! mon Dieu, dit Jean, c’est plutôt votre fils que
M. de Fronsac…

– Ma foi, oui… ma foi, oui, vicomte.

Et Richelieu répondait tout cela en se promenant avec agitation
autour de son fauteuil ; il cherchait et ne trouvait pas.

– Ah ! comtesse, murmurait-il, vous me le payerez !…

– Maréchal, dit Jean avec finesse, nous allons réaliser à
nous quatre ce fameux faisceau de l’Antiquité ; vous savez,celui qu’on ne
pouvait rompre.

– À nous quatre ? Cher monsieur Jean, comment comprenez-vous
cela ?

– Ma sœur la puissance, d’Aiguillon l’autorité, vous le conseil,
moi la surveillance.

– Très bien ! Très bien !

– Et, de cette façon, qu’on vienne un peu entamer ma sœur !
Je défie tout et tous !

– Pardieu ! fit Richelieu, dont le cerveau bouillait.

– Qu’on oppose des rivales à présent ! s’écria Jean
ivre de ses plans et de ses idées triomphales.

– Oh ! dit Richelieu en se frappant le front.

– Quoi donc, cher maréchal ? que vous prend-il ?

– Rien, je trouve votre idée de ligue admirable.

– N’est-ce pas ?

– Et j’entre avec les pieds et les mains dans votre opinion.

– Bravo !

– Est-ce que Taverney demeure à Trianon avec sa fille ?

– Non, il demeure à Paris.

– Elle est très belle, cette fille, cher vicomte.

– Fût-elle belle comme Cléopâtre ou comme… ma sœur, je ne la
crains plus… dès que nous sommes ligués.

– Vous dites que Taverney demeure à Paris, rue Saint-Honoré,
je crois ?

– Je n’ai pas dit rue Saint-Honoré, c’est rue Coq-Héron qu’il
demeure. Est ce que vous avez une idée, par hasard, pour châtier le Taverney ?

– Je crois que oui, vicomte, je crois que j’ai une idée.

– Vous êtes un homme incomparable ; je vous quitte et
je disparais, pour savoir un peu ce que l’on dit en ville.

– Adieu donc, vicomte… À propos, vous ne m’avez pas dit le
nouveau ministère ?

– Oh ! des oiseaux de passage : Terray, Bertin, je
ne sais plus qui… La monnaie de d’Aiguillon, enfin, du vrai ministre ajourné.

– Qui l’est peut-être indéfiniment, pensa le maréchal en envoyant
à Jean son plus gracieux sourire comme caresse d’adieu.

Jean partit. Rafté rentra. Il avait tout entendu et savait à
quoi s’en tenir ; tous ses soupçons venaient de se réaliser.Il ne dit pas
un mot à son maître, il le connaissait trop bien.

Il n’appela pas même de valet de chambre, il le déshabilla
lui-même et le conduisit à son lit dans lequel le vieux maréchal s’enfonça
aussitôt, en grelottant la fièvre, après avoir pris une pilule que son
secrétaire lui fit avaler.

Rafté ferma les rideaux et sortit. L’antichambre était
pleine de valets déjà empressés, déjà aux écoutes. Rafté prit le premier valet
de chambre par le bras :

– Soigne bien M. le maréchal, dit-il ; il souffre. Il a
eu ce matin une vive contrariété ; il a dû désobéir au roi…

– Désobéir au roi ? s’écria le valet de chambre
épouvanté.

– Oui, Sa Majesté envoyait un portefeuille à monseigneur ;
le maréchal a su que cela se faisait par l’entremise de la du Barry, et il a
refusé ! Oh ! c’est superbe, et les Parisiens lui doivent un arc de
triomphe ! Mais le choc était rude, et notre maître est malade ;
soigne-le bien !

Rafté, après ces quelques mots dont il connaissait d’avance
la portée circulative, regagna son cabinet.

Un quart d’heure après, tout Versailles connaissait la noble
conduite et le patriotisme généreux du maréchal, qui dormait d’un profond
sommeil sur la popularité que venait de lui bâtir son secrétaire.

Chapitre 10Le petit couvert de M. le dauphin

Le même jour, mademoiselle de Taverney sortit de sa chambre
à trois heures pour se rendre chez la dauphine, qui avait l’habitude d’une
lecture avant son dîner.

L’abbé, premier lecteur de Son Altesse royale, n’exerçait
plus ses fonctions. Il s’en tenait à la politique transcendante depuis
certaines intrigues diplomatiques dans lesquelles il avait déployé un assez
beau talent de faiseur d’affaires.

Mademoiselle de Taverney sortit donc assez parée pour se
rendre à son poste. Elle subissait, comme tous les hôtes de Trianon, les
difficultés d’une installation un peu brusque. Elle n’avait encore rien
organisé, ni son service, ni l’emménagement de son petit mobilier,et elle
avait été provisoirement habillée par une des femmes de chambre de madame de
Noailles, cette dame d’honneur intraitable que la dauphine appelait madame l’Étiquette.

Andrée portait une robe de soie bleue à taille longue et pincée
comme le corsage d’une guêpe. Cette robe s’ouvrait et se divisait par devant
pour laisser voir un dessous de mousseline à trois rangs de tuyaux brodés ;
des manches courtes également brodées de mousseline festonnée et étagée depuis
l’épaule accompagnaient le fichu brodé à la paysanne qui cachait pudiquement la
gorge de la jeune fille. Mademoiselle Andrée avait relevé simplement ses beaux
cheveux avec un ruban bleu pareil à la robe. Ces cheveux tombant de ses joues
sur son cou et sur ses épaules en longues et épaisses boucles rehaussaient bien
mieux que les plumes, les aigrettes et les dentelles dont on usait alors, la
mine fière et modeste de la belle fille au teint mat et pur, que le rouge n’avait
jamais souillé.

Tout en marchant, Andrée passait dans ses mitaines de soie
blanche les doigts les plus effilés et les plus suavement arrondis qu’il fût
possible de voir, tandis que dans le sable du jardin s’imprimait la pointe du
haut talon de ses mules de satin bleu tendre.

Elle apprit, en arrivant au pavillon de Trianon, que madame
la dauphine était allée faire un tour de promenade avec son architecte et son
maître jardinier. On entendait cependant crier à l’étage supérieur la roue du
tour sur lequel M. le dauphin s’occupait à faire une serrure de sûreté pour un
coffre qu’il affectionnait beaucoup.

Andrée, pour aller rejoindre la dauphine, traversa le parterre,
où, malgré la saison avancée, des fleurs, couvertes soigneusement la nuit, levaient
leur tête pâlie pour aspirer les fugitifs rayons d’un soleil plus pâle qu’elles.
Et, comme déjà le soir approchait, car en cette saison la nuit vient à six
heures, des garçons jardiniers s’occupaient d’abaisser les cloches de verre sur
les plantes les plus frileuses de chaque plate-bande.

Au détour d’une allée d’arbres verts, qui, taillés en
charmille et bordés de rosiers du Bengale, aboutissaient à une belle pièce de
gazon, Andrée aperçut tout à coup un de ces jardiniers qui, en la voyant, se
relevait sur sa bêche et la saluait avec une politesse plus habile et plus
savante que ne l’est la politesse du peuple.

Elle regarda, et dans cet ouvrier reconnut Gilbert, dont les
mains, malgré le travail, étaient encore assez blanches pour faire le désespoir
de M. de Taverney.

Andrée rougit malgré elle ; il lui semblait que la
présence de Gilbert en ce lieu était le résultat d’une étrange complaisance du
sort.

Gilbert redoubla son salut, et Andrée le lui rendit en continuant
de marcher.

Mais elle était une créature trop loyale et trop courageuse
pour résister à un mouvement de l’âme, et laisser sans réponse une question de
son esprit inquiet.

Elle revint sur ses pas, et Gilbert, qui déjà était devenu
pâle et la suivait sinistrement de l’œil, revint tout à coup à la vie et fit un
bond pour se rapprocher d’elle.

– Vous ici, monsieur Gilbert ? dit froidement Andrée.

– Oui, mademoiselle.

– Par quel hasard ?

– Mademoiselle, il faut bien vivre, et vivre honnêtement.

– Mais savez-vous que vous avez du bonheur ?

– Oh ! beaucoup, mademoiselle, dit Gilbert.

– Plaît-il ?

– Je dis, mademoiselle, que j’ai, comme vous le pensez,beaucoup
de bonheur.

– Qui vous a fait entrer ici ?

– M. de Jussieu, un protecteur à moi.

– Ah ! fit Andrée surprise, vous connaissez M. de
Jussieu ?

– C’était l’ami de mon premier protecteur, de mon maître, de
M. Rousseau.

– Bon courage, monsieur Gilbert ! dit Andrée en s’apprêtant
à partir.

– Vous vous portez mieux, mademoiselle ?… dit Gilbert
avec une voix si tremblante, qu’on devinait bien qu’elle s’était fatiguée en
venant de son cœur dont elle représentait chaque vibration.

– Mieux ? comment cela ? dit Andrée froidement.

– Mais… l’accident ?…

– Ah ! oui… Merci, monsieur Gilbert, je vais mieux ;
ce n’était rien.

– Oh ! vous avez bien failli périr, dit Gilbert au
comble de l’émotion, le danger était terrible.

À ce moment, Andrée pensa qu’il était bien temps d’abréger
cet entretien avec un ouvrier en plein parc royal.

– Bonjour, monsieur Gilbert, dit-elle.

– Mademoiselle ne veut pas accepter une rose ? dit
Gilbert frémissant et couvert de sueur.

– Mais, monsieur, repartit Andrée, vous m’offrez là ce qui
ne vous appartient pas.

Gilbert, surpris, atterré, ne répliqua rien. Il baissa la
tête, et, comme Andrée le regardait avec une certaine joie d’avoir manifesté sa
supériorité, Gilbert, se relevant, arracha toute une branche fleurie du plus
beau rosier, et se mit à en effeuiller les roses avec un sang-froid et une
noblesse qui imposèrent à la jeune fille.

Elle était trop équitable et trop bonne pour ne pas voir qu’elle
venait de blesser gratuitement un inférieur pris en flagrant délit de
politesse. Aussi, comme tous les gens fiers qui se sentent coupables d’un tort,
reprit-elle sa promenade sans ajouter un mot, quand peut-être l’excuse ou la
réparation effleurait ses lèvres.

Gilbert non plus n’ajouta pas un mot ; il jeta la
branche de roses et reprit sa bêche, mais son naturel alliait la fierté à la
ruse ; il se baissa pour travailler, sans doute, mais aussi pour voir s’éloigner
Andrée, qui, au détour d’une allée, ne put s’empêcher de se retourner. Elle
était femme.

Gilbert se contenta de cette faiblesse pour se dire qu’il venait,
dans cette nouvelle lutte, de remporter la victoire.

– Elle est moins forte que moi, se dit-il, et je la
dominerai. Orgueilleuse de sa beauté, de son nom, de sa fortune qui grandit, insolente
de mon amour qu’elle devine peut-être, elle n’en est que plus désirable pour le
pauvre ouvrier qui tremble en la regardant. Oh ! ce tremblement, ce
frisson indigne d’un homme ; oh ! les lâchetés qu’elle me force à
commettre, elle les payera un jour ! Mais, pour aujourd’hui,j’ai fait
assez de besogne, ajouta-t-il, j’ai vaincu l’ennemi… Moi qui eusse dû être plus
faible, puisque j’aime, j’ai été dix fois plus fort.

Il répéta encore ces mots avec une joie sauvage, et, une
main convulsive sur son front intelligent, d’où il releva ses beaux cheveux
noirs, il enfonça vigoureusement sa bêche dans la plate-bande,s’élança comme
un chevreuil tout au travers de la haie de cyprès et d’ifs,traversa, léger
comme la brise, un massif de plantes sous cloches, dont il n’effleura pas une, malgré
la rapidité furieuse de sa course, et s’ alla poster à l’extrémité de la
diagonale qu’il venait de décrire, pour tourner la route qu’Andrée suivait
circulairement.

Là, en effet, il la vit encore s’avancer pensive et presque
humiliée, ses beaux yeux baissés, sa main moite et inerte doucement balancée
sur sa robe frissonnante, il l’entendit, caché derrière l’épaisse charmille, soupirer
deux fois, comme si elle se parlait à elle-même. Enfin, elle passa si près des
arbres, que Gilbert eût pu, en allongeant le bras, effleurer celui d’Andrée, comme
une fièvre insensée, vertigineuse, lui conseillait de le faire.

Mais il fronça le sourcil avec un mouvement de volonté pareil
à de la haine, et, posant une main crispée sur son cœur :

– Encore lâche ! se dit-il.

Puis il ajouta tout bas :

– C’est qu’elle est si belle !

Gilbert fût peut-être resté longtemps dans sa contemplation,
car l’allée était longue et le pas d’Andrée fort lent et fort mesuré ;
mais cette allée avait des contre-allées d’où pouvait déboucher un fâcheux, et
le hasard traita si mal Gilbert, qu’un fâcheux déboucha effectivement de la
première allée latérale à gauche, c’est-à-dire presque en face du massif d’arbres
verts où Gilbert se tenait caché.

Cet importun marchait d’un pas méthodique et mesuré ;
il portait haut la tête, tenait son chapeau sous le bras droit et la main
gauche sur l’épée. Il portait un habit de velours sous une pelisse doublée de
martre zibeline, et tendait en marchant la jambe qu’il avait belle,et le
cou-de-pied, qu’il avait haut comme un homme de race.

Ce seigneur, tout en s’avançant, aperçut Andrée, et la tournure
de la jeune fille lui parut sans doute agréable, car il doubla le pas en
coupant obliquement, de façon à se trouver sur la ligne que suivait Andrée et à
la croiser le plus tôt possible.

Gilbert, ayant vu ce personnage, poussa involontairement un
petit cri et s’enfuit comme un merle effarouché sous les sumacs.

La manœuvre du fâcheux lui réussit ; il en avait sans
doute l’habitude, et, avant trois minutes, il se trouva précéder Andrée que, trois
minutes auparavant, il suivait à une assez grande distance.

Andrée, entendant ce pas, se jeta d’abord un peu de côté
pour laisser passer l’homme ; lorsqu’il fut passé, elle regarda de son
côté.

Le seigneur regardait aussi et de tous ses yeux : il s’arrêta
même pour mieux voir, et, se retournant après avoir vu :

– Ah ! mademoiselle, dit-il d’une voix tout aimable, où
courez-vous si vite, je vous prie ?

Au son de cette voix, Andrée leva la tête et vit, à trente
pas derrière elle, deux officiers des gardes qui marchaient lentement ;
elle vit, sous la pelisse de martre de celui qui lui adressait la parole, le
cordon bleu, et, toute pâle, tout effrayée de cette rencontre inattendue et de
cette interruption gracieuse :

– Le roi ! dit-elle en s’inclinant fort bas.

– Mademoiselle…, répliqua Louis XV en s’approchant, j’ai de
si mauvais yeux que je suis forcé de vous demander votre nom.

– Mademoiselle de Taverney, murmura la jeune fille, si confuse,
si tremblante, qu’à peine se fit-elle entendre.

– Ah ! oui-da ! c’est un heureux voyage que vous
faites dans Trianon, mademoiselle, dit le roi.

– J’allais rejoindre Son Altesse royale madame la dauphine
qui m’attend, répondit Andrée de plus en plus tremblante.

– Mademoiselle, je vous conduirai près d’elle, reprit Louis
XV ; car je vais, en voisin de campagne, rendre une visite à ma fille ;
veuillez accepter mon bras, puisque nous suivons le même chemin.

Andrée sentit comme un nuage passer sur sa vue et descendre
en flots tourbillonnants avec son sang jusqu’à son cœur. En effet,un pareil
honneur pour la pauvre fille, le bras du roi, de ce souverain seigneur de tous,
une gloire si inespérée, si incroyable, une faveur dont toute une cour eût été
jalouse, lui paraissait quelque chose comme un rêve.

Aussi fit-elle une révérence si profonde et si
religieusement craintive, que le roi se crut obligé de la saluer encore. Quand
Louis XV voulait se souvenir de Louis XIV, c’était toujours en des questions de
cérémonial et de politesse. Au reste, ses traditions de courtoisie venaient de
plus loin, elles venaient de Henri IV.

Il offrit donc sa main à Andrée ; celle-ci plaça l’extrémité
brûlante de ses doigts sur le gant du roi, et tous deux continuèrent de marcher
vers le pavillon, où l’on avait dit au roi qu’il trouverait la dauphine avec
son architecte et son jardinier en chef.

Nous pouvons assurer que Louis XV, qui cependant n’aimait
pas beaucoup à marcher, prit le plus long chemin pour conduire Andrée au Petit
Trianon. Le fait est que les deux officiers qui marchaient derrière s’aperçurent
de l’erreur de Sa Majesté et s’en plaignirent, car ils étaient légèrement vêtus,
et le temps se refroidissait.

Ils arrivèrent tard, puisqu’ils ne trouvèrent pas la
dauphine au point où l’on espérait la trouver ;Marie-Antoinette venait de
partir, pour ne pas faire attendre le dauphin, qui aimait à souper entre six et
sept heures.

Son Altesse royale arriva donc à l’heure exacte, et, comme
le dauphin, très ponctuel, se tenait déjà sur le seuil du salon pour être plus
vite à la salle à manger, lorsque le maître d’hôtel paraîtrait, la dauphine
jeta sa mante aux mains d’une femme de chambre, alla prendre gaiement le bras
du dauphin, et l’entraîna dans la salle à manger.

Le couvert était dressé pour les deux illustres amphitryons.
Ils occupaient chacun le milieu de la table, laissant ainsi libre le haut bout,
que, depuis certaines surprises du roi, on n’occupait jamais, même pour une
table garnie de convives.

À ce haut bout, le couvert du roi avec son cadenas occupait
une place considérable ; mais le maître d’hôtel, qui ne comptait pas sur
cet hôte, faisait le service de ce côté.

Derrière la chaise de la dauphine – avec l’espace nécessaire
pour que les valets circulassent – sur un petit gradin, se tenait,assise sur
un tabouret, madame de Noailles raide et ayant pris pourtant tout ce qu’on doit
avoir d’amabilité sur la figure à l’occasion d’un souper.

Près de madame de Noailles étaient les autres dames auxquelles
leur position à la cour constituait le droit ou méritait la faveur d’assister
au souper de Leurs Altesses royales.

Trois fois par semaine, madame de Noailles soupait à la même
table que M. le dauphin et madame la dauphine. Mais, les jours où elle ne
soupait pas, elle se fût bien gardée de ne point assister au souper ; c’était
d’ailleurs un moyen de protester contre l’exclusion de ces quatre jours sur
sept.

En face de la duchesse de Noailles, surnommée par la dauphine
madame l’Étiquette, se tenait sur un gradin à peu près pareil M. le duc de
Richelieu.

Lui aussi était un strict observateur des convenances ;
seulement, son étiquette à lui demeurait invisible à tous les yeux,éternellement
cachée qu’elle était sous l’élégance la plus parfaite, et quelquefois même sous
le persiflage le plus fin.

Il résultait de cette antithèse entre le premier gentilhomme
de la chambre et la première dame d’honneur de Son Altesse royale madame la
dauphine, que la conversation, sans cesse abandonnée par la duchesse de
Noailles, était sans cesse relevée par M. de Richelieu.

Le maréchal avait voyagé dans toutes les cours de l’Europe, et
il avait pris dans chacune d’elles le ton d’élégance qui était le mieux
approprié à sa nature, de sorte que, admirable de tact et de convenance, il
savait à la fois toutes les anecdotes qui pouvaient se raconter à une table de
jeunes infantes et au petit couvert de madame du Barry.

Il s’aperçut, ce soir-là, que la dauphine mangeait avec appétit
et que le dauphin dévorait. Il supposa qu’ils ne lui tiendraient pas tête dans
la conversation, et qu’il ne s’agissait que de faire passer à madame de
Noailles une heure de purgatoire anticipé.

Il se mit à parler philosophie, théâtre, double sujet de conversation
doublement antipathique à la vénérable duchesse.

Il raconta donc le sujet d’une des dernières boutades philanthropiques
du philosophe de Ferney, nom que l’on donnait déjà à l’auteur de la Henriade ;
et, quand il vit la duchesse sur les dents, il changea de texte et détailla
tout ce qu’en sa qualité de gentilhomme de la chambre, il avait de tracas pour
faire jouer plus ou moins mal mesdames les comédiennes ordinaires du roi.

La dauphine aimait les arts, et surtout le théâtre ;
elle avait trouvé un costume complet de Clytemnestre à mademoiselle Raucourt ;
elle écouta donc M. de Richelieu non seulement avec indulgence,mais encore
avec plaisir.

Alors on vit la pauvre dame d’honneur, au mépris de l’étiquette,
s’agiter sur son gradin, se moucher haut et secouer sa vénérable tête, sans
songer au nuage de poudre qui, à chacun de ses mouvements,enveloppait son
front, comme à chaque bouffée de bise un nuage de neige enveloppe la cime du
mont Blanc.

Mais ce n’était pas le tout que d’amuser madame la dauphine,
il fallait encore plaire à M. le dauphin. Richelieu abandonna donc la question
du théâtre, pour lequel l’héritier de la couronne de France n’avait jamais eu
une grande sympathie, pour parler philosophie humanitaire. Il eut,à propos des
Anglais, toute cette chaleur que Rousseau jette comme un fluide vivifiant sur
le personnage d’Édouard Bomston.

Or, madame de Noailles exécrait les Anglais autant que les
philosophes.

Une idée neuve était une fatigue pour elle, et une fatigue dérangeait
l’économie de toute sa personne. Madame de Noailles, qui se sentait faite pour
conserver, hurlait aux idées nouvelles comme les chiens aux masques.

Richelieu avait un double but en jouant ce jeu, il tourmentait
madame l’Étiquette, ce qui faisait sensiblement plaisir à madame la dauphine, et
il trouvait par-ci par-là quelques apophtegmes vertueux, quelques axiomes de
mathématiques recueillis joyeusement par M. le dauphin, prince amateur des
choses exactes.

Il faisait donc sa cour à merveille, cherchant de tous ses
yeux quelqu’un qu’il comptait voir là et qu’il n’y trouvait pas,lorsqu’un cri
poussé au bas de l’escalier monta dans la voûte sonore, répété par deux autres
voix étagées sur le palier d’abord, puis sur l’escalier même.

– Le roi !

À ce mot magique, madame de Noailles se leva comme si un
ressort d’acier l’eût fait saillir de son gradin ; Richelieu se souleva
lentement avec habitude ; le dauphin essuya précipitamment sa bouche avec
sa serviette et se tint debout devant sa place, le visage tourné vers la porte.

Quant à madame la dauphine, elle se dirigea vers l’escalier,
pour rencontrer le roi plus vite et lui faire les honneurs de sa maison.

Chapitre 11Les cheveux de la reine

Le roi tenait encore mademoiselle de Taverney par la main en
arrivant sur le palier, et, en arrivant à cette place seulement, il la salua si
courtoisement, si longuement, que Richelieu eut le temps de voir le salut, d’en
admirer la grâce, et de se demander à quelle heureuse mortelle il avait été
adressé.

Son ignorance ne dura pas longtemps. Louis XV prit le bras
de la dauphine, qui avait tout vu et qui avait déjà parfaitement reconnu
Andrée.

– Ma fille, lui dit-il, je viens sans façon vous demander à
souper. J’ai traversé tout le parc, et, en chemin, rencontrant mademoiselle de
Taverney, je l’ai priée de me faire compagnie.

– Mademoiselle de Taverney ! murmura Richelieu, presque
étourdi de ce coup imprévu. Par ma foi ! j’ai trop de bonheur !

– En sorte que non seulement je ne gronderai pas mademoiselle,
qui était en retard, répondit gracieusement la dauphine, mais que je la
remercierai de nous avoir amené Votre Majesté.

Andrée, rouge comme une des belles cerises qui garnissaient
le surtout au milieu des fleurs, s’inclina sans répondre.

– Diable ! diable ! elle est belle, en effet, se
dit Richelieu ; et ce vieux drôle de Taverney n’en disait pas plus sur
elle qu’elle n’en mérite.

Déjà le roi était à table, après avoir reçu le salut de M.
le dauphin. Doué comme son aïeul d’un appétit complaisant, le monarque fit
honneur au service improvisé que le maître d’hôtel plaça devant lui comme par enchantement.

Cependant, tout en mangeant, le roi, qui tournait le dos à
la porte, semblait chercher quelque chose, ou plutôt quelqu’un.

En effet, mademoiselle de Taverney, qui ne jouissait d’aucun
privilège, sa position n’étant pas encore bien fixée auprès de madame la
dauphine, mademoiselle de Taverney, disons-nous, n’était point entrée dans la
salle à manger, et, après sa profonde révérence en réponse à celle du roi, elle
était entrée dans la chambre de madame la dauphine, qui, deux ou trois fois
déjà, lui avait fait faire la lecture, après s’être mise au lit.

Madame la dauphine comprit que c’était sa belle compagne de
route que cherchait le regard du roi.

– Monsieur de Coigny, dit-elle à un jeune officier des
gardes placé derrière le roi, faites donc entrer, je vous prie,mademoiselle de
Taverney. Avec la permission de madame de Noailles, nous dérogerons ce soir à l’étiquette.

M. de Coigny sortit, et un instant après introduisit Andrée,
qui, ne comprenant rien à cette succession de faveurs inaccoutumées, entra
toute tremblante.

– Mettez-vous là, mademoiselle, dit la dauphine, près de
madame la duchesse.

Andrée monta timidement le gradin ; elle était si
troublée, qu’elle eut l’audace de s’asseoir à un pied seulement de la dame d’honneur.

Aussi reçut-elle un coup d’œil si foudroyant de celle-ci, que
la pauvre enfant, comme si elle eut été mise en contact avec une bouteille de
Leyde rudement chargée, recula de quatre pieds au moins.

Le roi Louis XV la regardait et souriait.

– Ah çà ! mais, se dit le duc de Richelieu, ce n’est
presque pas la peine que je m’en mêle, et voilà des choses qui marchent toutes
seules.

Le roi se retourna alors et aperçut le maréchal, tout
préparé à soutenir ce regard.

– Bonjour, monsieur le duc, dit Louis XV ; faites-vous
bon ménage avec madame la duchesse de Noailles ?

– Sire, répliqua le maréchal, madame la duchesse me fait
toujours l’honneur de me maltraiter comme un étourdi.

– Est-ce que vous êtes allé aussi sur la route de Chanteloup,
vous, duc ?

– Moi, sire ? Ma foi, non ; je suis trop heureux
pour cela des bontés de Votre Majesté pour ma maison.

Le roi ne s’attendait pas à ce coup ; il se préparait à
railler, on allait au devant de lui.

– Qu’est-ce que j’ai donc fait, duc ?

– Sire, Votre Majesté a donné le commandement de ses chevau-légers
à M. le duc d’Aiguillon.

– Oui, c’est vrai, duc.

– Et pour cela il fallait toute l’énergie, toute l’habileté
de Votre Majesté. C’est presque un coup État

On était à la fin du repas ; le roi attendit un moment
et se leva de table.

La conversation eût pu l’embarrasser, mais Richelieu était
décidé à ne pas lâcher sa proie. Aussi, lorsque le roi se mit à causer avec
madame de Noailles, la dauphine et mademoiselle de Taverney,Richelieu manœuvra-t-il
si savamment, qu’il se retrouva en pleine conversation,conversation qu’il
avait dirigée selon son gré.

– Sire, dit-il, Votre Majesté sait que les succès
enhardissent.

– Est-ce pour nous dire que vous êtes hardi, duc ?

– C’est pour demander à Votre Majesté une nouvelle grâce, après
celle que le roi a daigné me faire ; un de mes bons amis, un ancien
serviteur de Votre Majesté, a son fils dans les gendarmes. Le jeune homme est
plein de mérite, mais pauvre. Il a reçu d’une auguste princesse un brevet de
capitaine, mais il lui manque la compagnie.

– La princesse est ma fille ? demanda le roi en se
retournant vers la dauphine.

– Oui, sire, dit Richelieu, et le père de ce jeune homme s’appelle
le baron de Taverney.

– Mon père !… s’écria involontairement Andrée.Philippe !…
C’est pour Philippe, monsieur le duc, que vous demandez une compagnie ?

Puis, honteuse de cet oubli de l’étiquette, Andrée fit un
pas en arrière, rougissante et les mains jointes.

Le roi se retourna pour admirer la rougeur, l’émotion de la
belle enfant ; il revint aussi à Richelieu avec un regard de bienveillance
qui apprit au courtisan combien sa demande était agréable à cause de l’occasion
qu’elle fournissait.

– En effet, dit la dauphine, ce jeune homme est charmant, et
j’avais pris l’engagement de faire sa fortune. Que les princes sont malheureux !
Dieu, quand il leur donne la bonne volonté, leur ôte la mémoire ou le
raisonnement ; ne devais-je pas penser que ce jeune homme était pauvre, que
ce n’était pas assez de lui donner l’épaulette, et qu’il fallait encore lui donner
la compagnie ?

– Eh ! madame, comment Votre Altesse l’eût-elle su ?

– Oh ! je le savais, répliqua vivement la dauphine avec
un geste qui rappela au souvenir d’Andrée la maison si nue, si modeste, et
pourtant si heureuse à son enfance ; oui, je le savais, et j’ai cru avoir
tout fait en donnant un grade à M. Philippe de Taverney. Il s’appelle Philippe,
n’est-ce pas, mademoiselle ?

– Oui, madame.

Le roi regarda toutes ces physionomies si nobles, si ouvertes ;
puis il arrêta les yeux sur celle de Richelieu, qui s’illuminait aussi d’un
reflet de générosité qu’il empruntait sans doute à son auguste voisine.

– Ah ! duc, dit-il à demi-voix, je vais me brouiller
avec Luciennes.

Puis vivement, à Andrée :

– Dites que cela vous fera plaisir, mademoiselle,ajouta-t-il.

– Ah ! sire, fit Andrée en joignant les mains, je vous
en supplie !

– Accordé, alors, dit Louis XV. Vous choisirez une bonne
compagnie à ce pauvre jeune homme, duc, et j’en ferai les fonds si déjà elle n’est
toute payée et toute vacante.

Cette bonne action réjouit tous les assistants ; elle
valut au roi un céleste sourire d’Andrée, elle valut à Richelieu un remerciement
de cette belle bouche, à qui, dans sa jeunesse, il eût demandé plus encore, ambitieux
et avare comme il était.

Quelques visiteurs arrivèrent successivement ; parmi
eux le cardinal de Rohan, qui, depuis l’installation de la dauphine à Trianon, faisait
assidûment sa cour.

Mais le roi, pendant toute la soirée, n’eut de bons égards
et d’agréables paroles que pour Richelieu. Il se fit même accompagner de lui
lorsqu’il prit congé de la dauphine pour retourner à son Trianon.Le vieux
maréchal suivit le roi avec des tressaillements de joie.

Tandis que Sa Majesté regagnait avec le duc et ses deux officiers
les allées sombres qui aboutissent au palais, Andrée avait été congédiée par la
dauphine.

– Vous avez besoin d’écrire cette bonne nouvelle à Paris, avait
dit la princesse ; vous pouvez vous retirer, mademoiselle.

Et, précédée d’un valet de pied qui portait une lanterne, la
jeune fille traversait l’esplanade de cent pas qui séparait Trianon des
communs.

Devant elle aussi, de buisson en buisson, bondissait dans
les feuillages une ombre qui suivait chaque mouvement de la jeune fille avec
des yeux étincelants : c’était Gilbert.

Lorsque Andrée fut arrivée au perron et qu’elle commença à
monter les marches de pierre, le valet retourna aux antichambres de Trianon.

Alors Gilbert, se glissant à son tour dans le vestibule, arriva
aux cours des écuries, et, par un petit escalier roide comme une échelle, grimpa
dans sa mansarde, située en face des fenêtres de la chambre d’Andrée, dans un
angle des bâtiments.

Il vit de là Andrée appeler à l’aide une femme de chambre de
madame de Noailles, qui avait sa chambre dans le même corridor.Mais, lorsque
cette fille entra dans la chambre d’Andrée, les rideaux de la fenêtre tombèrent
comme un voile impénétrable entre les ardents désirs du jeune homme et l’objet
de ses idées.

Au palais, il ne restait plus que M. de Rohan, redoublant de
galanterie auprès de madame la dauphine, qui le traitait assez froidement.

Le prélat finit par craindre d’être indiscret, d’autant plus
qu’il avait déjà vu M. le dauphin se retirer. Il prit donc congé de Son Altesse
royale avec les marques du plus profond et du plus tendre respect.

Au moment où il montait en carrosse, une femme de chambre de
la dauphine s’approcha de lui et entra presque dans sa voiture.

– Voici, dit-elle.

Et elle lui mit dans la main un petit papier soyeux dont le
contact fit frissonner le cardinal.

– Voici, répliqua-t-il vivement en mettant dans la main de
cette femme une bourse lourde, et qui, vide, eût été un salaire honorable.

Le cardinal, sans perdre de temps, commanda au cocher de
partir pour Paris, et de demander de nouveaux ordres à la barrière.

Pendant tout le chemin, dans l’obscurité de la voiture, il
palpa et baisa comme un amant enivré le contenu de ce papier.

Une fois à la barrière :

– Rue Saint-Claude, dit-il.

Bientôt après, il traversait la cour mystérieuse et
retrouvait ce petit salon où se tenait Fritz, l’introducteur aux silencieuses façons.

Balsamo se fit attendre un quart d’heure. Il parut enfin et
donna au cardinal, pour cause de son retard, l’heure avancée, qui pouvait lui
permettre de croire qu’aucune visite ne lui viendrait plus.

En effet, il était près de onze heures du soir.

– C’est vrai, monsieur le baron, dit le cardinal, et je vous
demande pardon de ce dérangement. Mais vous souvenez-vous de m’avoir dit, un
jour, que pour être assuré de certains secrets… ?

– Il me fallait les cheveux de la personne dont nous
parlions ce jour-là, interrompit Balsamo, qui avait vu déjà le petit papier aux
mains du naïf prélat.

– Précisément, monsieur le baron.

– Et vous m’apportez ces cheveux, monseigneur ? Très
bien.

– Les voici.

– Croyez-vous qu’il sera possible de les ravoir après l’expérience ?

– À moins que le feu n’ait été nécessaire… auquel cas…

– Sans doute, sans doute, dit le cardinal ; mais alors
je pourrai m’en procurer d’autres. Puis-je avoir une solution ?

– Aujourd’hui ?

– Je suis impatient, vous le savez.

– Il faut d’abord essayer, monseigneur.

Balsamo prit les cheveux et monta précipitamment chez Lorenza.

– Je vais donc savoir, se disait-il en chemin, le secret de
cette monarchie ; je vais donc savoir le dessein caché de Dieu.

Et, de l’autre côté de la muraille, avant même d’avoir
ouvert la porte mystérieuse, il endormit Lorenza. La jeune femme le reçut donc
avec un tendre embrassement.

Balsamo s’arracha avec peine de ses bras. Il eût été
difficile de dire quelle chose était plus douloureuse au pauvre baron, ou des
reproches de la belle Italienne quand elle était éveillée, ou de ses caresses
quand elle dormait.

Enfin, étant parvenu à dénouer la chaîne que les deux beaux
bras de la jeune femme avaient jetée à son cou :

– Ma Lorenza chérie, lui dit-il en lui mettant le papier
dans la main, peux tu me dire à qui sont ces cheveux ?

Lorenza les prit et les appuya sur sa poitrine, puis contre
son front ; quoique ses deux yeux fussent ouverts, c’était parla poitrine
et le front qu’elle voyait pendant son sommeil.

– Oh ! dit-elle, c’est une illustre tête que celle à
qui on les a dérobés.

– N’est-ce pas ?… Une tête heureuse ? Dis !

– Elle peut l’être.

– Cherche bien, Lorenza.

– Oui, elle peut l’être ; il n’y a pas d’ombre encore
sur sa vie.

– Cependant elle est mariée…

– Oh ! fit Lorenza avec un doux sourire.

– Eh bien quoi ? et que veut dire ma Lorenza ?

– Elle est mariée, cher Balsamo, ajouta la jeune femme, et
cependant…

– Et cependant ?

– Et cependant…

Lorenza sourit encore.

– Moi aussi, je suis mariée, dit-elle.

– Sans doute.

– Et cependant…

Balsamo regarda Lorenza avec un profond étonnement ;
malgré le sommeil de la jeune femme, une pudibonde rougeur s’étendait sur son
visage.

– Et cependant ? répéta Balsamo. Achève.

Elle jeta de nouveau ses bras autour du cou de son amant, et,
cachant sa tête dans sa poitrine :

– Et cependant je suis vierge, dit-elle.

– Et cette femme, cette princesse, cette reine, s’écria Balsamo,
toute mariée qu’elle est ?…

– Cette femme, cette princesse, cette reine, répéta Lorenza,
elle est aussi pure et aussi vierge que moi ; plus pure, plus vierge même,
car elle n’aime pas comme moi.

– Oh ! fatalité ! murmura Balsamo. Merci, Lorenza,
je sais tout ce que je voulais savoir.

Il l’embrassa, serra précieusement les cheveux dans sa poche,
et, coupant à Lorenza une petite mèche de ses cheveux noirs, il la brûla aux
bougies et en recueillit la cendre dans le papier qui avait enveloppé les
cheveux de la dauphine.

Alors il redescendit, et, tout en marchant, réveilla la
jeune femme.

Le prélat, tout ému d’impatience, attendait, doutait.

– Eh bien, monsieur le comte ? dit-il.

– Eh bien, monseigneur…

– L’oracle ?…

– L’oracle a dit que vous pouviez espérer.

– Il a dit cela ? s’écria le prince transporté.

– Concluez, du moins, comme il vous plaira, monseigneur,l’oracle
ayant dit que cette femme n’aimait pas son mari.

– Oh ! fit M. de Rohan avec un transport de joie.

– Quant aux cheveux, dit Balsamo, il m’a fallu les brûler
pour obtenir la révélation par l’essence ; en voici les cendres que je
vous rends scrupuleusement après les avoir recueillies, comme si chaque
parcelle valait un million.

– Merci, monsieur, merci, je ne pourrai jamais m’acquitter
envers vous.

– Ne parlons pas de cela, monseigneur. Une seule recommandation,
dit-il : n’allez pas avaler les cendres dans du vin, comme font
quelquefois les amoureux ; c’est d’une sympathie si dangereuse que votre
amour deviendrait incurable, tandis que le cœur de l’amante se refroidirait !

– Ah ! je n’aurai garde, dit le prélat presque
épouvanté. Adieu, monsieur le comte, adieu.

Vingt minutes après, le carrosse de Son Éminence croisait au
coin de la rue des Petits-Champs la voiture de M. de Richelieu,qu’elle faillit
renverser dans un de ces trous énormes creusés par la construction d’une
maison.

Les deux seigneurs se reconnurent.

– Eh ! prince ! dit Richelieu avec un sourire.

– Eh ! duc ! répliqua M. Louis de Rohan avec un
doigt sur la bouche.

Et ils furent transportés en sens inverse.

Chapitre 12M. de Richelieu apprécie Nicole

M. de Richelieu s’en allait droit au petit hôtel de M. de Taverney,
rue Coq-Héron.

Grâce au privilège que nous possédons de compter à demi avec
le Diable boiteux, et qui nous donne la facilité de pénétrer dans chaque maison
fermée, nous savons avant M. de Richelieu que le baron, devant sa cheminée, les
pieds sur d’immenses chenets sous lesquels se mourait un débris de tison, sermonnait
Nicole en lui prenant parfois le menton, malgré les petites moues rebelles et
dédaigneuses de la jeune fille.

Nicole se fût-elle accommodée de la caresse sans le sermon, ou
bien eût-elle préféré le sermon sans la caresse, voilà ce que nous n’oserions
affirmer.

La conversation roulait entre le maître et la servante sur
un point important, c’est-à-dire que jamais, à de certaines heures du soir, Nicole
n’arrivait exactement au coup de sonnette, qu’elle avait toujours quelque chose
à faire dans le jardin ou dans la serre, et que partout ailleurs qu’en ces deux
endroits elle faisait mal son service.

À quoi Nicole, se tournant et retournant avec une grâce
toute charmante et toute voluptueuse, répondait :

– Tant pis !… moi, je m’ennuie ici, on m’avait promis
que j’irais à Trianon avec mademoiselle !

C’était là-dessus que M. de Taverney avait cru devoir charitablement
lui caresser les joues et le menton, sans doute pour la distraire.

Nicole, poursuivant son thème et repoussant toute consolation,
déplorait son malheureux sort.

– C’est vrai ! gémissait-elle, je suis entre quatre
vilains murs ; je n’ai pas de société, je n’ai presque pas d’air ; il
y avait pour moi la perspective d’un divertissement et d’un avenir.

– Quoi donc ? dit le baron.

– Trianon, donc ! répliqua Nicole ; Trianon, où j’aurais
vu du monde, où j’aurais vu du luxe, où j’aurais regardé et où l’on m’aurait
regardée.

– Oh ! oh ! petite Nicole, fit le baron.

– Eh ! monsieur, je suis femme et j’en vaux une autre.

– Cordieu ! voilà parler, dit sourdement le baron. Cela
vit, cela remue. Oh ! si j’étais jeune et si j’étais riche !

Et il ne put s’empêcher de jeter un regard d’admiration et
de convoitise sur tant de jeunesse, de sève et de beauté.

Nicole rêvait et parfois s’impatientait.

– Allons, couchez-vous, monsieur, dit-elle, que je puisse
aussi m’aller coucher, moi.

– Encore un mot, Nicole.

Tout à coup la sonnette de la rue fit tressaillir Taverney
et bondir Nicole.

– Qui peut venir, dit le baron, à onze heures et demie du
soir ? Va voir, ma petite.

Nicole alla ouvrir, demanda le nom du visiteur, et laissa la
porte de la rue entrebâillée.

Par cette ouverture bienheureuse, une ombre qui venait de la
cour s’échappa, non sans faire assez de bruit pour que le maréchal,car c’était
lui, ne se retournât et ne vît la fuite.

Nicole revint à lui, la bougie à la main, l’air tout
épanoui.

– Tiens, tiens, tiens ! dit le maréchal en souriant et
en la suivant au salon, ce vieux coquin de Taverney, il ne m’avait parlé que de
sa fille.

Le duc était un de ces gens qui n’ont pas besoin de regarder
à deux fois pour avoir vu, et vu complètement.

L’ombre qui fuyait le fit penser à Nicole ; Nicole, à l’ombre.
Il devina sur la jolie figure de celle-ci ce que l’ombre était venue faire, et
aussitôt, après avoir vu l’œil si malicieux, les dents si blanches et la taille
si fine de la soubrette, il n’eut plus rien à apprendre sur son caractère et
ses goûts.

Nicole annonça, non sans un battement de cœur, à l’entrée du
salon :

– M. le duc de Richelieu !

Ce nom était destiné à faire sensation ce soir-là. Il
produisit un tel effet sur le baron, que celui-ci se leva de son fauteuil et
marcha droit à la porte, sans pouvoir en croire son oreille.

Mais, avant même d’être arrivé à la porte, il aperçut M. de
Richelieu dans la pénombre du corridor.

– Le duc !… balbutia-t-il.

– Mais oui, cher ami, le duc lui-même…, répliqua Richelieu
de sa voix la plus aimable. Oh ! cela vous étonne, après la visite de l’autre
jour. Eh bien baron rien de plus vrai, pourtant… Maintenant, la main, s’il te
plaît.

– Monsieur le duc, vous me comblez.

– Tu n’as plus d’esprit, mon cher, dit le vieux maréchal en
donnant sa canne et son chapeau à Nicole pour s’asseoir plus commodément dans
un fauteuil ; tu t’encroûtes, tu radotes… tu ne sais plus ton monde, à ce
qu’il paraît.

– Cependant, duc, il me semble, répondit Taverney fort ému, que
ta réception de l’autre jour était tellement significative qu’il n’y avait
point a s’y tromper.

– Écoute, mon vieil ami, répondit Richelieu, l’autre jour tu
t’es conduit comme un écolier et moi comme un pédant ; de toi à moi, il n’y
avait que la férule. Tu veux parler, je veux t’en épargner la peine ; tu
serais dans le cas de dire une sottise et moi de t’en répondre une autre.
Sautons donc de l’autre jour à aujourd’hui. Sais-tu ce que je viens faire ici
ce soir ?

– Non, certes.

– Je viens t’apporter la compagnie que tu venais me demander
avant-hier et que le roi a donnée à ton fils… Que diable aussi,comprends donc
les nuances ; avant-hier, j’étais quasi-ministre :demander était une
injustice ; aujourd’hui que j’ai refusé le portefeuille et que je me
retrouve le simple Richelieu d’autrefois, je serais absurde en ne demandant
pas. J’ai demandé. J’ai obtenu, j’apporte.

– Duc, est-ce bien vrai, et… cette bonté de ta part ?…

– Est un effet naturel de mon devoir d’ami… Le ministre refusait.
Richelieu sollicite et donne.

– Ah ! duc, tu m’enchantes ; tu es donc un
véritable ami ?

– Pardieu !

– Mais le roi, le roi qui me fait une telle faveur…

– Le roi ne sait pas seulement ce qu’il fait, ou peut-être
me trompé-je et le sait-il à merveille.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire que Sa Majesté a sans doute quelque motif en
ce moment de déplaire à madame du Barry, et que c’est à ce motif bien plus qu’à
mon influence que tu dois la faveur qu’il t’accorde.

– Tu crois ?

– J’en suis sûr, j’y aide. Tu sais que c’est à cause de
cette drôlesse que j’ai refusé le portefeuille ?

– On me l’a dit ; mais, je l’avoue…

– Que tu n’y croyais pas. Allons, dis bravement.

– Eh bien, bravement,  je l’avouerai…

– Cela veut dire que tu m’as connu sans scrupules, n’est-ce
pas ?

– Cela veut dire du moins que je t’ai connu sans préjugés.

– Mon cher, je vieillis, et je n’aime plus les jolies femmes
que pour moi… Et puis j’ai encore d’autres idées… Revenons à ton fils, c’est un
charmant garçon.

– Fort mal avec le du Barry, qui était chez toi quand j’ai
eu la maladresse de m’y présenter.

– Je le sais, et voilà pourquoi je ne suis pas ministre.

– Bon !

– Sans doute, mon ami.

– Tu as refusé le portefeuille pour ne pas déplaire à mon
fils ?

– Si je te le disais, tu ne le croirais pas : il n’en
est rien. J’ai refusé parce que les exigences des du Barry, qui commençaient
par l’exclusion de ton fils, eussent abouti à des énormités en tout genre.

– Alors, tu es brouillé avec ces espèces ?

– Oui et non : ils me craignent, je les méprise, c’est
un prêté pour un rendu.

– C’est héroïque, mais c’est imprudent.

– Pourquoi donc ?

– La comtesse a du crédit.

– Peuh ! fit Richelieu.

– Comme tu dis cela !

– Je le dis comme un homme qui sent le faible de la position,
et qui, s’il le fallait, attacherait le mineur au bon endroit pour faire sauter
la place.

– Je vois la vérité : tu rends service à mon fils un
peu pour piquer les du Barry.

– Beaucoup pour cela, et ta perspicacité n’est pas en défaut ;
ton fils me sert de grenade, j’incendie par son moyen… Mais, à propos, baron, est-ce
que tu n’as pas aussi une fille ?

– Oui.

– Jeune ?

– Seize ans.

– Belle ?

– Comme Vénus.

– Qui habite Trianon.

– Tu la connais donc ?

– J’ai passé la soirée avec elle, et j’ai causé d’elle une
heure avec le roi.

– Avec le roi ? s’écria Taverney dont les joues s’empourprèrent.

– En personne.

– Le roi a parlé de ma fille, de mademoiselle Andrée de Taverney ?

– Qu’il dévore des yeux, oui, mon cher.

– Ah ! vraiment ?

– Je te contrarie en te disant cela ?

– Moi ?… Non, certes… le roi m’honore en regardant ma
fille… mais…

– Mais quoi ?

– C’est que le roi…

– À de mauvaises mœurs ; est-ce cela que tu veux dire ?

– Dieu me préserve de parler mal de Sa Majesté ; elle a
bien le droit d’avoir les mœurs qu’il lui plaît d’avoir.

– Eh bien, alors, que signifie cet étonnement ? As-tu
la prétention de faire que mademoiselle Andrée ne soit pas une beauté accomplie,
et que, par conséquent, le roi ne la regarde pas d’un œil amoureux ?

Taverney ne répondit rien, il haussa seulement les épaules
et tomba dans une rêverie où le poursuivit le regard impitoyablement
inquisiteur de Richelieu.

– Bon ! je devine ce que tu dirais si, au lieu de
penser tout bas, tu parlais tout haut, poursuivit le vieux maréchal en rapprochant
son fauteuil de celui du baron ; tu dirais que le roi est habitué à la
mauvaise société… qu’il s’encanaille, comme on dit aux Porcherons,et, par
conséquent, qu’il se gardera bien de tourner les yeux vers cette noble fille, au
maintien pudique, aux chastes amours, et ne remarquera pas ce trésor de grâces
et de charmes de tout genre… lui qui ne se prend qu’aux propos licencieux, qu’aux
œillades libertines et aux propos de grisette.

– Décidément tu es un grand homme, duc.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que tu as deviné juste, dit Taverney.

– Pourtant, avouez-le, baron, poursuivit Richelieu, il
serait bien temps que notre maître ne nous forçât pas, nous autres gentilshommes,
nous pairs et compagnons du roi de France, à baiser la main plate et avilie d’une
courtisane de cette espèce. Il serait temps qu’il nous remît dans notre air, à
nous, et qu’après être tombé de la Châteauroux, qui était marquise et d’un bois
à faire des duchesses, à la Pompadour, fille et femme de traitant,puis de la
Pompadour à la du Barry, qui s’appelle tout bonnement Jeanneton, il ne tombe
pas de la du Barry à quelque Maritorne de cuisine ou à quelque Goton des
champs. C’est humiliant pour nous, baron, qui avons une couronne au casque, de
baisser la tête devant ces péronnelles.

– Oh ! que voilà des vérités bien dites, murmura
Taverney, et comme il est clair que le vide est fait à la cour par ces nouvelles
façons !

– Plus de reine, plus de femmes ; plus de femmes, plus
de courtisans ; le roi entretient une grisette, et le peuple est sur le
trône, représenté par mademoiselle Jeanne Vaubernier, lingère à Paris.

– Et cela est ainsi cependant, et…

– Vois-tu, baron, interrompit le maréchal, il y aurait un
bien beau rôle pour une femme d’esprit qui voudrait régner en France à l’heure
qu’il est…

– Sans doute, dit Taverney, dont le cœur battait ; mais
malheureusement la place est prise.

– Pour une femme, continua le maréchal, qui sans avoir les
vices de ces prostituées, en aurait là hardiesse, le calcul et les vues ;
pour une femme qui pousserait si haut sa fortune, que l’on en parlerait encore
alors même que la monarchie n’existerait plus. Sais-tu si ta fille a de l’esprit,
baron ?

– Beaucoup, et du bon sens surtout.

– Elle est bien belle !

– N’est-ce pas ?

– Belle de ce tour voluptueux et charmant qui plaît tant aux
hommes, belle de cette candeur et de cette fleur de virginité qui impose le
respect aux femmes mêmes… Il faut bien soigner ce trésor-là, mon vieil ami.

– Tu m’en parles avec un feu…

– Moi ! c’est-à-dire que j’en suis amoureux fou, et que
je l’épouserais demain sans mes soixante-quatorze ans. Mais est-elle bien
placée là-bas ? a-t-elle au moins ce luxe qui convient à une si belle
fleur ?… Songes-y, baron ; ce soir, elle est rentrée seule chez elle,
sans femme, sans chasseur, avec un laquais du dauphin portant une lanterne
devant elle : cela ressemble à de la domesticité.

– Que veux-tu, duc ! tu le sais, je ne suis pas riche.

– Riche ou non, mon cher, il faut au moins une femme de
chambre à ta fille.

Taverney soupira.

– Je le sais bien, dit-il, qu’il la lui faut, ou plutôt qu’il
la lui faudrait.

– Eh quoi ! n’en as-tu pas une ?

Le baron ne répondit pas.

– Qu’est-ce que cette jolie fille, poursuivit Richelieu, que
tu tenais là tout à l’heure ? Jolie et fine, ma foi.

– Oui, mais…

– Mais quoi, baron ?

– Je ne puis justement l’envoyer à Trianon.

– Pourquoi donc ? Elle me semble, au contraire, convenir
parfaitement à l’emploi ; ce sera une soubrette à quatre épingles.

– Tu n’as donc pas regardé son visage, duc ?

– Moi ? Je n’ai fait que cela.

– Tu l’as regardée et tu n’as pas constaté sa ressemblance
étrange !…

– Avec ?

– Avec… Cherche, voyons !… Venez ici, Nicole.

Nicole s’avança ; elle avait, en vraie Marton, écouté
aux portes.

Le duc la prit par les deux mains, et enferma dans les siens
les genoux de la jeune fille, que cet impertinent regard de grand seigneur et
de débauché n’intimida point et ne gêna pas une seconde.

– Oui, dit-il, oui, elle a une ressemblance, c’est vrai.

– Tu sais avec qui, et tu vois, par conséquent, qu’il est impossible
d’exposer la faveur de notre maison à une pareille maladresse du hasard. Est-il
bien agréable que ce petit bas mal ravaudé de mademoiselle Nicole ressemble à
la plus illustre dame de France ?

– Oh ! oh ! repartit aigrement Nicole en se
dégageant pour mieux riposter à M. de Taverney, est-il bien certain que ce
petit bas mal ravaudé ressemble bien exactement à cette illustre dame ?… L’illustre
dame a-t-elle bien l’épaule basse, l’œil vif, la jambe ronde et le bras potelé
de ce petit bas mal ravaudé ? Dans tous les cas, monsieur lebaron, acheva-t-elle
en colère, si vous me dépréciez ainsi, ce n’est que sur échantillon, ce me
semble !

Nicole était rouge de fureur, et, par conséquent, d’une beauté
splendide.

Le duc serra de nouveau ses jolies mains, emprisonna une
seconde fois ses genoux, et, avec un regard plein de caresses et de promesses :

– Baron, dit-il, Nicole n’a certes pas sa pareille à la cour ;
quant à moi, je le pense. Pour ce qui est de l’illustre dame avec  laquelle, je
l’avoue, elle a un faux air de ressemblance, nous allons mettre tout
amour-propre à couvert… Vous avez des cheveux blonds d’une nuance admirable, mademoiselle
Nicole ; vous avez des sourcils et un nez d’un dessin tout à fait impérial ;
eh bien, soyez un quart d’heure assise devant une toilette, et ces
imperfections, M. le baron les juge telles, disparaîtront. –Nicole, mon enfant,
voudriez vous être à Trianon ?

– Oh ! s’écria Nicole, dont toute l’âme pleine de
convoitise passa dans ce monosyllabe.

– Vous irez donc à Trianon, ma chère ; vous irez, et
vous y ferez fortune, et sans nuire en quoi que ce soit à la fortune des autres.
Baron, un dernier mot.

– Dites, mon cher duc.

– Va, ma belle enfant, fit Richelieu, et laisse-nous causer
un moment.

Nicole sortit, le duc s’approcha du baron.

– Si je vous presse d’envoyer une femme de chambre à votre
fille, dit-il, c’est que cela fera plaisir au roi. Sa Majesté n’aime pas la
misère, et les jolis minois ne lui font pas peur. Enfin, je m’entends.

– Que Nicole aille donc à Trianon, puisque tu penses que cela
fera plaisir au roi, répliqua le baron avec son sourire d’ égypan.

– Alors, puisque tu m’en donnes la permission, je l’emmènerai :
elle profitera du carrosse.

– Cependant, sa ressemblance avec madame la dauphine… Il
faudrait songer à cela, duc.

– J’y ai songé. Cette ressemblance disparaîtra sous les
mains de Rafté en un quart d’heure. Je t’en réponds… Écris donc un mot à ta
fille, baron, pour lui dire l’importance que tu attaches à ce qu’elle ait une
femme de chambre auprès d’elle, et à ce que cette femme de chambre s’appelle
Nicole.

– Tu crois qu’il est urgent qu’elle s’appelle Nicole ?

– Je le crois.

– Et qu’une autre que Nicole ?…

– Ne remplirait pas si bien la place ; d’honneur, je le
crois.

– Alors, j’écris à l’instant même.

Et le baron écrivit aussitôt une lettre qu’il remit à
Richelieu.

– Et les instructions, duc ?

– Je me charge de les donner à Nicole. Elle est intelligente ?

Le baron sourit.

– Tu me la confies, alors… n’est-ce pas ? dit
Richelieu.

– Ma foi ! c’est ton affaire, duc ; tu me l’as
demandée, je te la donne ; fais en ce que tu pourras.

– Mademoiselle, venez avec moi, dit le duc en se levant, et
vite.

Nicole ne se le fit pas répéter. Sans même demander le consentement
du baron, elle rassembla en cinq minutes un petit paquet de hardes,et, d’un
pas si léger qu’on eût dit qu’elle volait, elle s’élança près du cocher de
monseigneur.

Richelieu prit alors congé de son ami, qui lui réitéra ses remerciements
pour le service qu’il avait rendu à Philippe de Taverney.

D’Andrée, pas un mot. C’était plus que d’en parler.

Chapitre 13Métamorphoses

Nicole ne se sentait plus d’aise ; quitter Taverney
pour se rendre à Paris n’avait pas été pour elle un triomphe aussi grand que de
quitter Paris pour Trianon.

Elle fut tellement gracieuse avec le cocher de M. de Richelieu,
que la réputation de la nouvelle femme de chambre était faite le lendemain dans
toutes les remises et dans toutes les antichambres un peu aristocratiques de
Versailles et de Paris.

Lorsqu’on arriva au pavillon de Hanovre, M. de Richelieu
prit la petite par la main et la conduisit lui-même au premier étage, où l’attendait
M. Rafté, écrivant force lettres pour le compte de monseigneur.

Parmi toutes les attributions de M. le maréchal, la guerre
jouant le plus grand rôle, le Rafté, en théorie du moins, était devenu un si
habile homme de guerre, que Polybe et le chevalier de Folard, s’ils eussent
vécu, se fussent tenus très heureux de recevoir un de ces petits mémoires sur
les fortifications et les manœuvres comme Rafté en écrivait chaque semaine.

M. Rafté était donc occupé à rédiger un projet de guerre
contre les Anglais dans la Méditerranée, lorsque le maréchal entra et lui dit :

– Tiens, Rafté, regarde-moi cette enfant.

Rafté regarda.

– Très aimable, monseigneur, dit-il avec un mouvement de
lèvres des plus significatifs.

– Oui, mais sa ressemblance ?… Rafté, c’est de sa ressemblance
que je parle.

– Eh ! c’est vrai ; ah ! diable !

– Tu trouves, n’est-ce pas ?

– C’est extraordinaire ; voilà qui fera sa ruine ou sa
fortune.

– Sa ruine, d’abord, mais nous allons y mettre bon ordre.
Elle a les cheveux blonds, comme vous voyez, Rafté ; mais ce n’est pas une
grande affaire, n’est-ce pas ?

– Il ne s’agit que de les lui faire noirs, monseigneur,répliqua
Rafté, qui avait pris l’habitude de compléter la pensée de son maître, et
souvent même de penser entièrement pour lui.

– Viens à ma toilette, petite, dit le maréchal ;
monsieur, qui est un habile homme, va faire de toi la plus belle et la plus méconnaissable
soubrette de France.

En effet, dix minutes après, Rafté, à l’aide d’une composition
dont le maréchal usait chaque semaine pour teindre en noir ses cheveux blancs
sous sa perruque, coquetterie qu’il prétendait révéler encore souvent dans les
ruelles de sa connaissance, Rafté teignit d’un noir de jais les beaux cheveux
blond cendré de Nicole ; puis il passa sur ses sourcils épais et blonds
une épingle noircie au feu d’une bougie ; il donna ainsi à sa physionomie
enjouée un rehaut si fantasque, à ses yeux vifs et clairs un feu si ardent, et
quelquefois si sombre, que l’on eût dit une fée sortant, par la force de l’évocation,
d’un étui magique où la retenait son enchanteur.

– Maintenant, ma toute belle, dit Richelieu après avoir
donné un miroir à Nicole stupéfaite, regardez comme vous êtes charmante et
surtout comme vous êtes peu la Nicole de tout à l’heure. Vous n’avez plus de
ruine à craindre, mais une fortune à faire.

– Oh ! monseigneur, s’écria la jeune fille.

– Oui, et pour cela il ne s’agit que de s’entendre.

Nicole rougissait et baissait les yeux ; la rusée s’attendait
sans doute à des paroles comme M. de Richelieu savait si bien les dire.

Le duc comprit et, pour couper court à tout malentendu :

– Asseyez-vous dans ce fauteuil, ma chère enfant, dit-il, à
côté de M. Rafté. Ouvrez vos oreilles bien grandes, et écoutez-moi…Oh !
M. Rafté ne nous gêne pas, n’ayez pas peur ; il nous donnera son avis au
contraire. Vous m’écoutez, n’est-ce pas ?

– Oui, monseigneur, balbutia Nicole, honteuse de s’être ainsi
méprise par vanité.

La conversation de M. de Richelieu avec Rafté et Nicole dura
une grande heure ; après quoi, le duc envoya la petite personne se coucher
avec les filles de chambre de l’hôtel.

Rafté se remit à son mémoire militaire, M. de Richelieu se
mit au lit après avoir feuilleté des lettres qui l’avertissaient de toutes les
menées des parlements de province contre M. d’Aiguillon et la cabale du Barry.

Le lendemain au matin, une de ses voitures sans armoiries
conduisit Nicole à Trianon, la déposa près de la grille avec son petit paquet
et disparut.

Nicole, le front haut, l’esprit libre et l’espoir dans les
yeux, vint, après s’être informée, heurter à la porte des communs.

Il était dix heures du matin. Andrée, déjà levée et habillée,
écrivait à son père pour l’informer de cet heureux événement de la veille, dont
M. de Richelieu, comme nous l’avons dit, s’était fait le messager.

Nos lecteurs n’ont pas oublié qu’un perron de pierre conduit
des jardins à la chapelle du petit Trianon ; que, sur le palier de cette
chapelle, un escalier monte à droite au premier étage, c’est-à-dire aux
chambres des dames de service, chambres qu’un long corridor éclairé sur les
jardins borde comme une allée.

La chambre d’Andrée était la première à gauche dans ce
corridor. Elle était assez spacieuse, bien éclairée sur la grande cour des
écuries, et précédée d’une petite chambre flanquée de deux cabinets à droite et
à gauche.

Cette chambre, insuffisante si l’on considère le train ordinaire
des commensaux d’une cour brillante, devenait une charmante cellule, très
habitable et très riante comme retraite, après les agitations du monde qui
peuplait le palais. Là pouvait se réfugier une âme ambitieuse pour dévorer les affronts
ou les mécomptes de la journée ; là aussi pouvait se reposer,dans le silence
et la solitude c’est-à-dire dans l’isolement des grandeurs, une âme humble et
mélancolique.

En effet, plus de supériorité, plus de devoirs, plus de représentation,
quand on avait une fois franchi ce perron et gravi cet escalier de la chapelle.
Autant de calme qu’au couvent, autant de liberté matérielle que dans la vie de
prison. L’esclave au palais rentrait maître dans sa chambre des communs.

Une âme douce et fière comme celle d’Andrée trouvait son
compte en tous ces petits calculs, non pas qu’elle vint se reposer d’une
ambition déçue ou des fatigues d’une fantaisie inassouvie ;mais Andrée
pouvait penser plus à l’aise dans l’étroit quadrilatère de sa chambre que dans
les riches salons de Trianon, sur ces dalles que son pied foulait avec tant de
timidité qu’on eût dit de la terreur.

De là, de ce coin obscur où elle se sentait bien à sa place,
la jeune fille regardait sans trouble toutes les grandeurs qui pendant le jour avaient
ébloui ses yeux. Au milieu de ses fleurs, avec son clavecin,entourée de livres
allemands, qui sont une si douce compagnie aux gens qui lisent avec le cœur, Andrée
défiait le sort de lui envoyer un chagrin ou de lui ôter une joie.

– Ici, disait-elle, lorsque, le soir, après ses devoirs accomplis,
elle revenait prendre son peignoir à larges plis et respirer de toute son âme
comme de tous ses poumons, ici je possède à peu près tout ce que je posséderai
jusqu’à ma mort. Peut-être me verrai-je un jour plus riche, mais jamais je ne
me trouverai plus pauvre ; il y aura toujours des fleurs, de la musique et
une belle page pour recréer les isolés.

Andrée avait obtenu la permission de déjeuner chez elle lorsque
bon lui semblait. Cette faveur lui était précieuse. Elle pouvait,de cette
façon, demeurer jusqu’à midi dans sa chambre, à moins que la dauphine ne la fît
demander pour quelque lecture ou quelque promenade matinale. Ainsi libre, dans
les beaux jours elle partait le matin avec un livre et traversait seule les
grands bois qui vont de Trianon à Versailles, puis, après deux heures de promenade,
de méditation et de rêverie, elle rentrait pour déjeuner, n’ayant aperçu
souvent ni un seigneur, ni un laquais, ni un homme, ni une livrée.

La chaleur commençait-elle à filtrer sous les épais ombrages,
Andrée avait sa petite chambre si fraîche, avec le double air de la fenêtre et
de la porte du corridor. Un petit sofa recouvert d’étoffe d’indienne, quatre
chaises pareilles, son chaste lit à ciel rond, d’où tombaient des rideaux de la
même étoffe que le meuble, deux vases de Chine sur la cheminée, une table
carrée à pieds de cuivre : voilà de quoi se composait ce petit univers, aux
confins duquel Andrée bornait toutes ses espérances, limitait tousses désirs.

Nous disions donc que la jeune fille était assise dans sa
chambre et s’occupait d’écrire à son père lorsqu’un petit coup,discrètement
frappé à la porte du corridor, éveilla son attention.

Elle leva la tête en voyant la porte s’ouvrir, et poussa un
léger cri d’étonnement lorsque le visage radieux de Nicole apparut sortant de
la petite antichambre.

Chapitre 14Comment la joie des uns fait le désespoir des autres

– Bonjour, mademoiselle ; c’est moi, dit Nicole avec
une joyeuse révérence qui cependant, d’après la connaissance que la jeune fille
avait du caractère de sa maîtresse, n’était pas exempte d’inquiétude.

– Vous ! et par quel hasard ? répliqua Andrée en
déposant sa plume pour mieux suivre la conversation qui s’engageait ainsi.

– Mademoiselle m’oubliait ; moi, je suis venue.

– Mais, si je vous oubliais, mademoiselle, c’est que j’avais
mes raisons pour cela. Qui vous a permis de venir ?

– M. le baron, sans doute, mademoiselle, dit Nicole en rapprochant
d’un air assez mécontent les deux beaux sourcils noirs qu’elle devait à la
générosité de M. Rafté.

– Mon père a besoin de vous à Paris, et, moi, je n’ai aucun
besoin de vous ici… Vous pouvez donc retourner, mon enfant.

– Oh ! mais, dit Nicole, mademoiselle n’a guère d’attache…
Je croyais avoir plu bien davantage à mademoiselle… Aimez donc,ajouta
philosophiquement Nicole, pour qu’on vous le rende de la sorte !

Et ses beaux yeux firent tous leurs efforts pour attirer une
larme à leurs paupières.

Il y avait assez de cœur et de sensibilité dans le reproche
pour exciter la compassion d’Andrée.

– Mon enfant, dit-elle, ici l’on me sert, et je ne puis me
permettre de surcharger la maison de madame la dauphine d’une bouche de plus.

– Bon ! comme si cette bouche était bien grande !
dit Nicole avec un charmant sourire.

– Il n’importe, Nicole, ta présence ici est impossible.

– À cause de cette ressemblance ? dit la jeune fille.
Vous n’avez donc pas regardé ma figure, mademoiselle ?

– En effet, tu me parais changée.

– Je le crois bien ; un beau seigneur, celui qui a fait
donner un grade à M. Philippe, est venu chez nous hier, et, comme il a vu M. le
baron triste de vous laisser ici sans femme de chambre, il lui a conté que rien
n’était plus facile que de me changer du blanc au noir. Il m’a emmenée, m’a
fait coiffer comme vous voyez ; et me voici.

Andrée sourit.

– Tu m’aimes donc bien, dit-elle, que tu veux à tout prix t’enfermer
à Trianon, où je suis presque prisonnière ?

Nicole jeta un rapide mais intelligent regard autour d’elle.

– Cette chambre n’est pas gaie, dit-elle ; mais vous n’y
restez pas toujours ?

– Moi, sans doute, répliqua Andrée ; mais toi ?

– Eh bien, moi ?

– Toi qui n’iras pas dans le salon, près de madame la dauphine ;
toi qui n’auras ni le jeu, ni la promenade, ni le cercle ; toi qui resteras
toujours ici, tu risques de mourir d’ennui.

– Oh ! dit Nicole, il y a bien quelque petite fenêtre ;
on pourra bien voir un coin de ce monde, ne fût-ce que par l’embrasure d’une
porte. Si l’on voit, on peut être vue… Voilà tout ce qu’il me faut ; ne
vous inquiétez pas de moi.

– Je le répète, Nicole, non, je ne puis te recevoir sans un
ordre exprès.

– De qui ?

– De mon père.

– C’est votre dernier mot ?

– Oui, c’est mon dernier mot.

Nicole tira de sa gorgerette la lettre du baron de Taverney.

– Alors, dit-elle, puisque mes prières et mon dévouement ne
font pas d’effet, voyons si la recommandation que voici aura plus de pouvoir.

Andrée lut la lettre, qui était ainsi conçue :

« Je sais, et l’on remarque, ma chère Andrée, que vous
ne tenez pas à Trianon l’état que votre rang vous commande impérieusement d’avoir ;
il vous faudrait deux femmes et un valet de pied, comme il me faudrait, à moi, vingt
bonnes mille livres de revenu ; cependant, comme je me contente de mille
livres, imitez-moi et prenez Nicole, qui vaut à elle seule tout le domestique
qui vous serait nécessaire.

« Nicole est agile, intelligente et dévouée ; elle
prendra vite le ton et les manières de la localité ; vous aurez le soin, non
de stimuler, mais d’enchaîner sa bonne volonté. Gardez-la donc, et ne croyez
pas que je fasse un sacrifice. Au cas où vous le croiriez,souvenez-vous que Sa
Majesté, qui a eu la bonté de penser à nous en vous voyant, a remarqué, ceci m’est
confié par un bon ami, que vous manquez de toilette et de représentation.
Songez à cela, c’est d’une haute importance.

Votre affectionné père. »

Cette lettre jeta Andrée dans une perplexité douloureuse.

Ainsi elle allait être poursuivie jusque dans sa prospérité
nouvelle par une pauvreté que seule elle ne sentait pas être un défaut, lorsque
tout la lui reprochait comme une tache.

Elle fut sur le point de briser sa plume avec colère et de déchirer
la lettre commencée, pour répondre au baron quelque belle tirade pleine d’un
désintéressement philosophique que Philippe eut signée des deux mains.

Mais il lui sembla voir le sourire ironique du baron lorsqu’il
lirait ce chef-d’œuvre, et aussitôt toute sa résolution s’évanouit.Elle se
contenta donc de répondre à ce factum du baron par un paragraphe annexé aux
nouvelles qu’elle lui mandait de Trianon.

« Mon père, ajouta-t-elle, Nicole arrive à l’instant
même, et je la reçois sur votre désir ; mais ce que vous m’avez écrit à
son sujet m’a désespérée. Serai-je moins ridicule, avec cette petite villageoise
pour femme de chambre, que je ne l’étais seule au milieu de ces opulents de la
cour ? Nicole sera malheureuse de me voir humiliée ; elle m’en saura
mauvais gré ; car les valets sont fiers ou humbles pour eux du luxe ou de
la simplicité de leurs maîtres. Quant à la remarque de Sa Majesté,mon père, permettez-moi
de vous dire que le roi a tant d’esprit, qu’il ne peut m’en vouloir de mon
impuissance à faire la grande dame, et que Sa Majesté, en outre, a trop de cœur
pour avoir remarqué ou critiqué ma misère, au lieu de la changer en une aisance
que votre nom et vos services légitimeraient aux yeux de tous. »

Telle fut la réponse de la jeune fille, et il faut avouer
que cette candide innocence, que cette noble fierté avaient bien facilement
raison contre l’astuce et la corruption de ses tentateurs.

Andrée ne parla plus de Nicole. Elle la garda, en sorte que
celle-ci, enthousiasmée et joyeuse, elle savait bien pourquoi,dressa, séance
tenante, un petit lit dans le cabinet de droite, donnant sur l’antichambre, et
se fit toute petite, tout aérienne, tout exquise, pour ne gêner en rien sa
maîtresse par sa présence dans ce réduit si modeste ; on eût dit qu’elle
voulait imiter la feuille de rose que les savants de Perse avaient laissé
tomber sur le vase plein d’eau, pour montrer qu’on y pouvait ajouter quelque
chose sans faire déborder le contenu.

Andrée partit pour Trianon vers une heure. Jamais elle n’avait
été plus vite et plus gracieusement parée. Nicole s’était surpassée :
complaisances, attentions et intentions, rien n’avait manqué à son service.

Lorsque mademoiselle de Taverney fut partie, Nicole se sentit
maîtresse de la place et en fit la revue exacte. Tout passa par son examen, depuis
les lettres jusqu’aux derniers colifichets de toilette, depuis la cheminée
jusqu’aux plus secrets recoins des cabinets.

Et puis on regarda par la fenêtre pour prendre l’air du voisinage.

En bas, une vaste cour où les palefreniers pansaient et étrillaient
les chevaux de luxe de madame la dauphine. Des palefreniers, fi donc !
Nicole détourna la tête.

À droite, une rangée de fenêtres sur le rang de la fenêtre d’Andrée.
Quelques têtes y apparurent, têtes de femmes de chambre et de frotteurs. Nicole
passa dédaigneusement à un autre examen.

En face, des maîtres de musique faisaient répéter, dans une
vaste chambre, des choristes et des instrumentistes pour la messe de
Saint-Louis.

Nicole s’amusa, tout en époussetant, à chantonner à sa manière,
de telle sorte qu’elle donna des distractions aux maîtres et que les choristes
chantèrent faux impunément.

Mais ce passe-temps ne pouvait longtemps suffire aux ambitions
de mademoiselle Nicole ; lorsque maîtres et écoliers se furent
suffisamment querellés et trompés, la petite personne passa la revue de l’étage
supérieur. Toutes les fenêtres étaient fermées ; d’ailleurs,c’étaient des
mansardes.

Nicole se remit à épousseter ; mais, un moment après, une
de ces mansardes était ouverte sans qu’on eût pu voir par quel mécanisme, car
personne ne paraissait.

Quelqu’un cependant l’avait ouverte, cette fenêtre ; ce
quelqu’un avait vu Nicole et ne restait pas à la regarder ;c’était un
quelqu’un bien impertinent.

Voilà du moins ce que pensa Nicole. Aussi, pour ne pas
manquer, elle qui étudiait si consciencieusement, d’étudier un visage d’impertinent,
elle s’attacha, au moindre tour qu’elle faisait dans la chambre d’Andrée, à
revenir près de la fenêtre donner un coup d’œil à la mansarde,c’est-à-dire à
cet œil ouvert qui lui manquait de respect en la privant de son regard, faute
de prunelles. Une fois, elle crut remarquer qu’on avait fui lorsqu’elle
approchait… Cela n’était pas croyable, elle ne le crut pas.

Une autre fois, elle en fut à peu près sûre, ayant vu le dos
du fugitif, surpris par un retour plus prompt qu’il ne s’y attendait.

Alors Nicole usa de ruse : elle se cacha derrière le
rideau, en laissant la fenêtre toute grande ouverte, afin de ne donner aucun
soupçon.

Elle attendit longtemps ; mais enfin des cheveux noirs
apparurent, puis des mains craintives qui soutenaient en arc-boutant un corps
penché avec précaution ; enfin la figure se montra distinctement à
découvert : Nicole faillit tomber à la renverse et chiffonna tout le
rideau.

C’était la figure de M. Gilbert, qui regardait là du haut de
cette mansarde.

Gilbert, en voyant le rideau trembler, comprit la ruse et ne
reparut plus.

Bien mieux, la fenêtre de la mansarde se ferma.

Nul doute, Gilbert avait vu Nicole ; il avait été
stupéfait. Il avait voulu se convaincre de la présence de cette ennemie, et, se
voyant découvert lui même, il avait fui, plein de trouble et de colère.

Voilà du moins comment Nicole interpréta la scène, et elle
avait bien raison : c’était bien ainsi qu’il convenait de l’interpréter.

En effet, Gilbert eût mieux aimé voir le diable que de voir
Nicole ; il se forgea mille terreurs de l’arrivée de cette surveillante.
Il avait contre elle un vieux levain de jalousie ; elle savait son secret
du jardin de la rue Coq-Héron.

Gilbert s’enfuit avec trouble, non pas seulement avec trouble,
mais avec colère, mais en se mordant les doigts de rage.

– Que m’importe à présent, se disait-il, ma sotte découverte
dont j’étais si fier !… Que Nicole ait eu là-bas un amant, le mal est fait,
et on ne la renverra pas pour cela ici ; tandis qu’elle, si elle dit ce
que j’ai fait rue Coq-Héron, peut me faire chasser de Trianon… Ce n’est pas moi
qui tiens Nicole, c’est Nicole qui me tient… O rage !

Et tout l’amour-propre de Gilbert, servant de stimulant à sa
haine, fit bouillonner son sang avec une violence inouïe.

Il lui sembla qu’en entrant dans cette chambre, Nicole venait
d’en faire envoler avec un diabolique sourire tous les heureux songes que
Gilbert, de sa mansarde, y envoyait chaque jour avec ses vœux, avec son ardent
amour et avec ses fleurs. Gilbert avait trop à penser pour s’être occupé
jusque-là de Nicole ; ou bien avait-il éloigné cette pensée par la terreur
qu’elle lui inspirait ? Voilà ce que nous ne déciderons pas.Mais ce que
nous pouvons affirmer avec certitude, c’est que la vue de Nicole fut pour lui
une surprise essentiellement désagréable.

Il sentait bien que la guerre se déclarerait tôt ou tard
entre Nicole et lui ; mais, comme Gilbert était un homme prudent et
politique, il ne voulait pas que cette guerre commençât avant qu’il fût en
mesure de la faire énergique et bonne.

Il résolut donc de contrefaire le mort jusqu’à ce que le hasard
lui eût donné une occasion favorable de ressusciter, ou jusqu’à ce que Nicole, par
faiblesse ou par besoin, risquât à son endroit une démarche qui lui fît perdre
tous ses avantages.

C’est pourquoi, tout yeux, tout oreilles pour Andrée, mais
circonspect, mais vigilant sans trêve, il continua de se tenir au courant des
affaires intérieures de la première chambre du corridor, sans qu’une seule fois
Nicole eût pu le rencontrer dans les jardins.

Malheureusement pour Nicole, elle n’était pas irréprochable,
et, l’eût-elle été pour le présent, il y avait toujours dans son passé quelque
pierre d’achoppement sur laquelle on pouvait la faire chanceler.

C’est ce qui arriva au bout de huit jours. Gilbert, en
guettant le soir, en guettant la nuit, finit par entrevoir à travers les
grilles un plumet qui ne lui était pas inconnu. Ce plumet causait à Nicole des
distractions incessantes, car c’était celui de M. Beausire, qui,suivant la
cour, avait émigré de Paris à Trianon.

Longtemps Nicole fit la cruelle, longtemps elle laissa M.
Beausire grelotter au froid ou fondre au soleil, et cette vertu désespérait
Gilbert ; mais, un beau soir, M. Beausire ayant dépassé sans doute les
limites de l’éloquence mimique et trouvé la persuasion, Nicole profita du
moment où Andrée dînait dans le pavillon avec madame de Noailles,pour
rejoindre M. Beausire, qui aidait son ami, le surveillant des écuries, à
dresser un petit cheval d’Irlande.

De la cour, on passa au jardin, et, du jardin, à l’avenue ombreuse
qui conduit à Versailles.

Gilbert suivit le couple amoureux avec la joie féroce d’un tigre
qui évente une piste. Il compta leurs pas, leurs soupirs, apprit par cœur ce qu’il
entendit de leurs paroles, et il faut croire qu’il fut heureux du résultat, car,
le lendemain, affranchi de toute gêne, il se montra chantonnant et délibéré à
sa mansarde, sans plus redouter d’être vu de Nicole, mais, au contraire, ayant
l’air de braver son regard.

Celle-ci reprisait une mitaine de soie brodée à sa maîtresse ;
au bruit de la chanson, elle leva la tête et vit Gilbert.

Sa première manifestation fut une certaine moue dédaigneuse
qui tournait à l’aigre et sentait son hostilité d’une lieue… Mais Gilbert
soutint ce regard et cette moue avec un si singulier sourire, il mit tant de
provocation dans son maintien et dans sa façon de chanter, que Nicole baissa la
tête et rougit.

– Elle a compris, se dit Gilbert ; c’est tout ce que je
demandais.

Depuis, il recommença le même manège, et ce fut Nicole qui
trembla ; elle en vint au point de désirer une entrevue avec Gilbert, pour
se soulager le cœur de ce poids qu’avaient lancé les regards ironiques du jeune
jardinier.

Gilbert remarqua qu’on le recherchait. Il ne pouvait se méprendre
aux petites toux sèches qui résonnaient près de la fenêtre, lorsque Nicole le
savait dans sa mansarde ; aux allées et venues de la jeune fille dans le
corridor, lorsqu’elle pouvait supposer qu’il allait descendre ou monter.

Un moment il fut heureux de ce triomphe, qu’il attribuait
tout entier à sa force de caractère et à son esprit de conduite.Nicole le
guetta si bien, qu’elle le vit une fois monter son escalier :elle l’appela,
il ne répondit pas.

La jeune fille poussa plus loin sa curiosité ou sa crainte ;
elle ôta un soir ses jolies mules à talon, héritage d’Andrée, et se hasarda
tremblante et rapide dans l’appentis au fond duquel on voyait la porte de
Gilbert.

Il faisait encore assez jour pour que ce dernier, prévenu de
l’approche de la jeune fille, pût voir Nicole distinctement à travers les
jointures ou plutôt les disjonctions des planches.

Elle vint heurter à sa porte, sachant bien qu’il était dans
sa chambre.

Gilbert ne répondit pas.

C’était pourtant pour lui une dangereuse tentation. Il pouvait
humilier à son aise celle qui revenait ainsi demander son pardon.Il était seul,
ardent et frissonnant chaque nuit au souvenir de Taverney, l’œil collé à la
porte, dévorant la beauté fascinatrice de cette voluptueuse fille ;
surexcité par la sensation de son amour-propre, il levait déjà la main pour
tirer le verrou, qu’avec sa prévoyance et sa circonspection habituelles, il
avait poussé pour n’être pas surpris.

– Non, se dit-il, non ; il n’y a que calcul chez elle ;
c’est par besoin et par intérêt qu’elle vient me solliciter. Donc,elle y gagnerait
quelque chose ; qui sait, moi, ce que j’y perdrais ?

Et, sur ce raisonnement, il laissa retomber sa main à son côté.
Nicole, après avoir frappé deux ou trois fois à la porte, s’éloigna en fronçant
le sourcil.

Gilbert conserva donc tous ses avantages ; Nicole alors
redoubla de ruse pour ne pas perdre entièrement les siens. Enfin,tant de
projets et de contremines se réduisirent à ces mots que les deux parties
belligérantes échangèrent un soir à la porte de la chapelle, où le hasard les
avait mises en présence :

– Tiens ! bonsoir, monsieur Gilbert ; vous êtes
donc ici ?

– Eh ! bonsoir, mademoiselle Nicole ; vous voilà
donc à Trianon ?

– Comme vous voyez, femme de chambre de mademoiselle.

– Et moi aide-jardinier.

Là-dessus, Nicole fit une belle révérence à Gilbert, qui la
salua en homme de cour ; et ils se séparèrent.

Gilbert remontait chez lui, il feignit de continuer sa
route.

Nicole sortait de chez elle, elle poursuivit son chemin ;
seulement, Gilbert redescendit à pas de loup et suivit Nicole,comptant bien qu’elle
allait retrouver M. Beausire.

Il y avait en effet, sous les ombrages de l’allée, un homme
qui attendait ; Nicole s’en approcha ; il faisait trop sombre déjà
pour que Gilbert reconnût M. Beausire et l’absence du plumet l’intrigua tellement,
qu’il laissa revenir Nicole au logis et suivit l’homme au rendez-vous jusqu’à
la grille de Trianon.

Ce n’était pas M. Beausire, mais un homme d’un certain âge
ou plutôt d’un âge certain, tournure de grand seigneur et démarche fringante, malgré
la vieillesse ; en s’approchant, Gilbert, qui passa presque sous le nez de
ce personnage avec une impudente audace, reconnut M. le duc de Richelieu.

– Peste ! dit-il, après l’exempt le maréchal de France ;
mademoiselle Nicole monte en grade !

Chapitre 15Les parlements

Tandis que toutes ces intrigues subalternes, couvées et écloses
sous les tilleuls et dans les fleurs de Trianon, composaient une existence
animée aux cirons de ce petit monde, les grandes intrigues de la ville, tempêtes
menaçantes, ouvraient leurs vastes ailes au-dessus du palais de Thémis, comme l’écrivait
mythologiquement M. Jean du Barry à sa sœur.

Les parlements, reste dégénéré de l’ancienne opposition française,
avaient repris haleine sous la main capricieuse de Louis XV ;mais, depuis
que leur protecteur, M. de Choiseul, était tombé, ils sentaient le danger s’approcher
d’eux et s’apprêtaient à le conjurer par des mesures aussi énergiques que la circonstance
le permettait.

Toute grande commotion générale s’embrase par une question
personnelle, comme les grandes batailles de corps armés débutent par des
engagements de tirailleurs isolés.

Depuis que M. de La Chalotais, prenant au corps M. d’Aiguillon,
avait personnifié la lutte du tiers contre la féodalité, l’esprit public s’en
tenait là et ne souffrait pas que la question fût déplacée.

Or, le roi, que le parlement de Bretagne et ceux de la
France entière avaient noyé sous un déluge de représentations plus ou moins
soumises et filiales, le roi venait, grâce à madame du Barry, de donner raison
contre le tiers parti à la féodalité, en nommant M. d’Aiguillon au commandement
de ses chevau-légers.

M. Jean du Barry l’avait formulé avec exactitude : c’était
un rude soufflet sur la joue des armés et féaux conseillers tenant cour de
parlement.

Comment ce soufflet serait-il accepté ? Telle était la
question que la cour et la ville se posaient chaque matin au lever du soleil.

Les gens du parlement sont d’habiles gens et, là où beaucoup
d’autres sont embarrassés, ils voient clair.

Ils commencèrent par bien s’entendre entre eux sur l’application
et le résultat du soufflet ; après quoi, ils prirent la détermination
suivante, lorsqu’il fut bien arrêté que le soufflet avait été donné et reçu :

« La cour du parlement délibérera sur la conduite de l’ex-gouverneur
de Bretagne, et donnera son avis. »

Mais le roi para le coup en intimant aux pairs et aux
princes la défense de se rendre au palais pour assister à quelque délibération
que ce fût touchant M. d’Aiguillon ; ceux-ci obéirent à la lettre.

Alors le parlement, résolu de faire sa besogne lui-même, rendit
un arrêt dans lequel, déclarant que le duc d’Aiguillon était gravement inculpé
et prévenu de soupçon, même de faits qui entachaient son honneur,ce pair était
suspendu des fonctions de la pairie jusqu’à ce que, par un jugement rendu en la
cour des pairs dans les formes et avec les solennités prescrites par les lois
et ordonnances du royaume, que rien ne peut suppléer, il se fût pleinement
purgé des accusations et soupçons entachant son honneur.

Mais ce n’était rien qu’un pareil arrêt rendu en cour de parlement,
devant les intéressés, et inscrit aux registres : il fallait la publicité,
la notoriété publique ; il fallait ce scandale que jamais chanson ne
craint de soulever en France, ce qui rend la chanson souveraine dominatrice des
événements et des hommes. Il fallait élever cet arrêt du parlement à la
puissance de la chanson.

Paris ne demandait pas mieux que de s’intéresser au scandale ;
peu disposé pour la cour, peu pour le parlement, ce Paris, en ébullition
perpétuelle, attendait quelque bon sujet de rire comme transition à tous ces
sujets de larmes qu’on lui fournissait depuis cent ans.

L’arrêt donc était bien et dûment rendu ; le parlement
nomma des commissaires pour le faire imprimer sous leurs yeux. On tira cet
arrêt à dix mille exemplaires dont la distribution fut organisée en un moment.

Après quoi, comme il était dans les formes que le principal
intéressé fût informé de ce que la cour avait fait de lui, ces mêmes
commissaires se transportèrent à l’hôtel de M. le duc d’Aiguillon,qui venait
de descendre à Paris pour un rendez-vous impérieux.

Ce rendez-vous n’était autre chose qu’une explication nette
et franche devenue nécessaire entre le duc et son oncle le maréchal.

Grâce à Rafté, tout Versailles avait su en une heure la
noble résistance du vieux duc aux ordres du roi touchant le portefeuille de M.
de Choiseul. Grâce à Versailles, tout Paris et toute la France avaient appris
la même nouvelle ; en sorte que M. de Richelieu se trouvait depuis quelque
temps hissé sur le pavois de la popularité, d’où il faisait des grimaces
politiques à madame du Barry et à son cher neveu lui-même.

La position n’était pas bonne pour M. d’Aiguillon, déjà fort
impopulaire. Le maréchal, si haï du peuple, mais redouté, parce qu’il était l’expression
vivante de la noblesse, si respectée et si respectable sous LouisXV ; le
maréchal, si versatile, qu’après avoir choisi un parti, on le voyait tirer
dessus sans ménagement, lorsque la circonstance le permettait ou qu’un bon mot
en pouvait résulter ; Richelieu disons-nous, était un fâcheux ennemi à
conserver ; d’autant mieux que le pire côté de son inimitié était toujours
celui qu’il réservait pour faire ce qu’il appelait des surprises.

Le duc d’Aiguillon avait, depuis son entrevue avec madame du
Barry, deux défauts à la cuirasse. Devinant tout ce que Richelieu cachait de
rancune et d’appétits de vengeance sous l’apparente égalité de son humeur, il
fit ce qu’on doit faire en cas de tempête : il creva la trombe à coups de
canon, bien assuré que le péril serait moindre si on s’y jetait courageusement.

Il se mit donc à rechercher partout son oncle pour avoir
avec lui un entretien sérieux ; mais rien n’était si difficile depuis que
le maréchal avait éventé son désir.

Marches et contre-marches commencèrent : du plus loin
que le maréchal voyait son neveu, il lui décochait un sourire et s’entourait
immédiatement de gens qui rendaient toute communication impossible ; il
défiait ainsi l’ennemi comme dans un fort impénétrable.

Le duc d’Aiguillon creva la trombe.

Il se présenta purement et simplement chez son oncle à Versailles.

Mais Rafté, en faction à sa petite fenêtre de l’hôtel
donnant sur la cour, reconnut les livrées du duc et prévint son maître.

Le duc entra jusque dans la chambre à coucher du maréchal ;
il y trouva Rafté, lequel, avec un sourire tout gros de confidences, commit l’indiscrétion
de raconter à ce neveu que son oncle avait passé la nuit hors de l’hôtel.

M. d’Aiguillon se pinça les lèvres et fit bonne retraite.

Rentré chez lui, il écrivit au maréchal pour lui demander
audience.

Le maréchal ne pouvait reculer devant une réponse, Il ne
pouvait, s’il répondait, refuser l’audience, et, s’il accordait l’audience, comment
refuser une bonne explication ? M. d’Aiguillon ressemblait trop à ces
spadassins polis et charmants qui cachent leurs mauvais des seins sous une
gracieuseté adorable, amènent leur homme avec des révérences sur le terrain, et,
là, l’égorgent sans miséricorde.

Le maréchal n’avait pas assez d’amour-propre pour se faire
une illusion, il savait toute la force de son neveu. Une fois en face de lui, cet
antagoniste lui arracherait soit un pardon, soit une concession.Or, Richelieu
ne pardonnait jamais, et des concessions à un ennemi sont toujours une faute
mortelle en politique.

Il feignit donc, au reçu de la lettre de M. d’Aiguillon,d’avoir
quitté Paris pour plusieurs jours.

Rafté, qu’il consulta sur ce point, lui donna l’avis suivant :

– Nous sommes en chemin de ruiner M. d’Aiguillon. Nos amis
des parlements font la besogne. Si M. d’Aiguillon, qui s’en doute,peut avant l’explosion
mettre la main sur vous, il vous arrachera une promesse de le servir en cas de
malheur, car votre ressentiment est de ceux que vous ne pouvez hautement faire
passer avant un intérêt de famille ; si vous refusez, au contraire, M. d’Aiguillon
s’en va en vous nommant son ennemi, en vous attribuant le mal, et il s’en va
soulagé, comme on l’est toujours chaque fois qu’on a trouvé la cause du mal, bien
que le mal ne soit pas guéri.

– C’est parfaitement juste, répliqua Richelieu ; mais
je ne puis me celer éternellement. Combien de jours avant l’explosion ?

– Six jours, monseigneur.

– C’est sûr ?

Rafté tira de sa poche une lettre d’un conseiller au parlement ;
cette lettre contenait seulement les deux lignes que voici :

« Il a été décidé que l’arrêt serait rendu. Il le sera
jeudi, dernier délai fixé par la compagnie. »

– Alors, rien de plus simple, répliqua le maréchal. Renvoie
au duc sa lettre avec un billet de ta main.

« Monsieur le duc,

Vous aurez appris le départ de M. le maréchal pour ***. Ce
changement d’air a été jugé indispensable par le médecin de M. le maréchal, qu’il
trouve un peu fatigué. Si, comme je le crois d’après ce que vous m’avez fait l’honneur
de me dire l’autre jour, vous désirez de parler à M. le maréchal,je puis vous
certifier que jeudi au soir M. le duc couchera, revenant de ***, en son hôtel à
Paris ; vous l’y trouverez donc sans faute. »

– Et maintenant, ajouta le maréchal, cache-moi quelque part
jusqu’à jeudi.

Rafté suivit ponctuellement ces instructions. Le billet fut
écrit et envoyé, la cachette fut trouvée. Seulement, M. le duc de Richelieu, qui
s’ennuyait fort, sortit un soir pour aller à Trianon parler à Nicole. Il ne
risquait rien ou croyait ne rien risquer, sachant M. le duc d’Aiguillon au
pavillon de Luciennes.

Il résulta de cette manœuvre que, si M. d’Aiguillon se douta
de quelque chose, il ne put du moins prévenir le coup dont il était menacé, faute
de rencontrer l’épée de son ennemi.

Le délai de jeudi le satisfit ; il partit ce jour-là de
Versailles avec l’espoir de rencontrer enfin et de combattre cet antagoniste
impalpable.

C’était, nous l’avons dit, le jour où le parlement venait de
rendre son arrêt.

Une fermentation sourde encore, mais parfaitement intelligible
pour le Parisien, qui connaît si bien le niveau de ses ondes,régnait dans les
rues que traversa le carrosse de M. d’Aiguillon.

On ne fit pas attention à lui, car il avait eu la précaution
de voyager dans une voiture sans armes, avec deux grisons, comme s’il allait en
bonne fortune.

Il vit bien çà et là des gens affairés qui se montraient un
papier, le lisaient avec force gesticulations et tourbillonnaient en groupes
comme des fourmis autour d’une parcelle de sucre tombée à terre ; mais c’était
le temps des agitations inoffensives : le peuple se groupait ainsi pour
une taxe sur les blés, pour un article de la Gazette de Hollande, pour
un quatrain de Voltaire ou pour une chanson contre la du Barry ou M. de Maupeou.

M. d’Aiguillon toucha droit à l’hôtel de M. de Richelieu. Il
n’y trouva que Rafté.

M. le maréchal, répondit celui-ci, était attendu d’un
instant à l’autre ; un retard de poste le retenait sans doute aux barrières.

M. d’Aiguillon proposa d’attendre, tout en manifestant quelque
mauvaise humeur à Rafté, car il prenait l’excuse pour une nouvelle défaite.

Ce fut bien pis lorsque Rafté lui répondit que le maréchal
serait au désespoir, quand il rentrerait, qu’on eût fait attendre M. d’Aiguillon ;
que, d’ailleurs, il ne devait pas coucher à Paris, ainsi qu’il avait été
convenu d’abord ; que sans doute il ne reviendrait pas seul de la campagne,
et traverserait seulement Paris en prenant des nouvelles à son hôtel ; que,
par conséquent, M. d’Aiguillon ferait bien de retourner chez lui-même, où le maréchal
monterait en passant.

– Écoutez, Rafté, dit d’Aiguillon, qui s’était fort assombri
durant cette réplique tout obscure, vous êtes la conscience de mon oncle :
répondez-moi en honnête homme. On me joue, n’est-ce pas, et M. le maréchal ne
veut pas me voir ? Ne m’interrompez pas, Rafté ; vous avez été pour
moi souvent un bon conseil, et j’ai pu être pour vous ce que je serai encore, un
bon ami ; faut-il que je retourne à Versailles ?

– Monsieur le duc, sur l’honneur, vous recevrez chez vous,avant
une heure d’ici, la visite de M. le maréchal.

– Mais alors, autant que je l’attende ici, puisqu’il y
viendra.

– J’ai eu l’honneur de vous dire qu’il n’y viendrait
peut-être pas seul.

– Je comprends… et j’ai votre parole, Rafté.

À ces mots, le duc sortit tout rêveur, mais d’un air aussi noble
et aussi gracieux que l’était peu la figure du maréchal lorsqu’il sortit d’un
cabinet vitré après le départ de son neveu.

Le maréchal souriait comme un de ces laids démons que Callot
a semés dans ses Tentations.

– Il ne se doute de rien, Rafté ? dit-il.

– De rien, monseigneur.

– Quelle heure est-il ?

– L’heure ne fait rien à la chose, monseigneur ; il
faut attendre que notre petit procureur du Châtelet soit venu m’avertir. Les
commissaires sont encore chez l’imprimeur.

Rafté n’avait point achevé quand un valet de pied fit entrer
par une porte secrète un personnage assez crasseux, assez laid,assez noir, une
de ces plumes vivantes pour lesquelles M. du Barry professait une si violente
antipathie.

Rafté poussa le maréchal dans le cabinet et s’avança souriant
à la rencontre de cet homme.

– Ah ! c’est vous, maître Flageot ! dit-il ;
enchanté de votre visite.

– Votre serviteur, monsieur de Rafté ; eh bien, l’affaire
est faite !

– C’est imprimé ?

– Et tiré à cinq mille. Les premières épreuves courent déjà
la ville, les autres sèchent.

– Quel malheur ! cher monsieur Flageot, quel désespoir
pour la famille de M. le maréchal !

M. Flageot, pour se dispenser de répondre, c’est-à-dire de
mentir, tira une large boîte d’argent où il puisa lentement une prise de tabac
d’Espagne.

– Et ensuite que fait-on ? continua Rafté.

– La forme, cher monsieur de Rafté. MM. les commissaires, sûrs
du tirage et de la distribution, monteront immédiatement dans le carrosse qui les
attend à la porte de l’imprimerie, et s’en iront signifier l’arrêt à M. le duc
d’Aiguillon, qui justement, voyez le bonheur, c’est-à-dire le malheur, monsieur
Rafté, se trouve en son hôtel à Paris, où l’on va pouvoir parler à sa personne.

Rafté fit un brusque mouvement pour atteindre sur un meuble
un énorme sac de procédure qu’il remit à maître Flageot en lui disant :

– Voici les pièces dont je vous ai parlé, monsieur ;
monseigneur le maréchal a la plus grande confiance en vos lumières et vous
abandonne cette affaire, qui doit être avantageuse pour vous. Merci de vos bons
offices dans le déplorable conflit de M. d’Aiguillon avec le tout-puissant
parlement de Paris, merci de vos bons avis !

Et il poussa doucement, mais avec une certaine hâte, vers la
porte de l’antichambre, maître Flageot ravi du poids de son dossier.

Aussitôt, délivrant le maréchal de sa prison :

– Allons, monseigneur, dit-il, en voiture ! vous n’avez
pas de temps à perdre si vous voulez assister à la représentation.Tâchez que
vos chevaux marchent plus vite que ceux de MM. les commissaires.

Chapitre 16Où il est démontré que le chemin du ministère n’est pas semé de roses

Les chevaux de M. de Richelieu marchaient plus vite que ceux
de MM. les commissaires, puisque le maréchal entra le premier dans la cour de l’hôtel
d’Aiguillon.

Le duc n’attendait plus son oncle et se préparait à repartir
pour Luciennes, afin d’annoncer à madame du Barry que l’ennemi s’était démasqué ;
mais l’huissier, annonçant le maréchal, réveilla du fond de sa torpeur cet
esprit découragé.

Le duc courut au-devant de son oncle, et lui prit les mains
avec une affectation de tendresse mesurée à la peur qu’il avait eue.

Le maréchal s’abandonna comme le duc : le tableau fut
touchant. On voyait cependant M. d’Aiguillon hâter le moment des explications, tandis
que le maréchal le reculait de son mieux en regardant soit un tableau, soit un
bronze, soit une tapisserie, et en se plaignant d’une fatigue mortelle.

Le duc coupa la retraite à son oncle, l’enferma dans un fauteuil
comme M. de Villars avait enfermé le prince Eugène dans Marchiennes et, pour
attaque :

– Mon oncle, lui dit-il, est-il vrai que vous, l’homme le
plus spirituel de France, vous m’ayez jugé assez mal pour croire que je ne
ferais pas de l’égoïsme à nous deux ?

Il n’y avait plus à reculer. Richelieu prit son parti.

– Que me dis-tu là, répliqua-t-il, et en quoi vois-tu que je
t’aie bien ou mal jugé, mon cher ?

– Mon oncle, vous me boudez.

– Moi ! à quel propos ?

– Oh ! pas de ces faux-fuyants, monsieur le maréchal ;
vous m’évitez lorsque j’ai besoin de vous, c’est tout dire.

– D’honneur, je ne comprends pas.

– Je vais vous expliquer alors. Le roi n’a pas voulu vous
nommer ministre, et, comme j’ai accepté, moi, les chevau-légers,vous supposez
que je vous ai abandonné, trahi. Cette chère comtesse, qui vous porte dans son
cœur…

Ici, Richelieu prêta l’oreille, mais ce ne fut pas seulement
aux paroles de son neveu.

– Tu me dis qu’elle me porte dans son cœur, cette chère
comtesse ? ajouta t-il.

– Et je le prouverai.

– Mais, mon cher, je ne conteste pas… Je te fais venir pour
pousser avec moi à la roue. Tu es plus jeune, par conséquent plus fort ;
tu réussis, j’échoue ; c’est dans l’ordre, et, par ma foi, je ne devine
pas pourquoi tu prends tous ces scrupules ; si tu as agi dans mes intérêts,
tu es cent fois approuvé ; si tu as agi contre moi, eh bien,je te rendrai
ta gourmande… Cela mérite-t-il qu’on s’explique ?

– Mon oncle, en vérité…

– Tu es un enfant, duc. Ta position est magnifique :
pair de France, duc, commandant les chevau-légers, ministre dans six semaines, tu
dois être au-dessus de toute futile mesquinerie ; le succès absout, mon
cher enfant. Suppose… – j’aime les apologues, moi… – suppose que nous soyons
les deux mulets de la fable… Mais qu’est-ce que j’entends par là ?

– Rien, mon oncle ; continuez.

– Si fait, j’entends un carrosse dans la cour.

– Mon oncle, ne vous interrompez pas, je vous prie ;
votre conversation m’intéresse par-dessus toute chose ; moi aussi, j’aime
les apologues.

– Eh bien, mon cher, je voulais te dire que jamais, dans la
prospérité, tu ne trouveras en face le reproche et n’auras à craindre le dépit
des envieux ; mais, si tu cloches, si tu buttes… ah !diable, prends
garde, c’est à ce moment que le loup attaque ; mais, vois-tu,je te disais
bien, il y a du bruit dans ton antichambre, on vient sans doute t’apporter le
portefeuille… La petite comtesse aura travaillé pour toi dans l’alcôve.

L’huissier entra.

– MM. les commissaires du parlement, dit-il avec inquiétude.

– Tiens ! fit Richelieu.

– Des commissaires du parlement ici ?… Que me veut-on ?
répondit le duc, peu rassuré par le sourire de son oncle.

– De par le roi ! articula une voix sonore au bout de l’antichambre.

– Oh ! oh ! s’écria Richelieu.

M. d’Aiguillon se leva tout pâle et vint au seuil du salon introduire
lui-même les deux commissaires, derrière lesquels apparaissaient deux huissiers
impassibles, puis, à distance, une légion de valets épouvantés.

– Que me veut-on ? demanda le duc d’une voix émue.

– C’est à M. le duc d’Aiguillon que nous avons l’honneur de
parler ? dit l’un des commissaires.

– Je suis le duc d’Aiguillon, oui, messieurs.

Aussitôt le commissaire, saluant profondément, tira de sa
ceinture un acte en bonne forme dont il donna lecture à haute et intelligible
voix.

C’était l’arrêt circonstancié, détaillé, complet, qui
déclarait le duc d’Aiguillon gravement inculpé et prévenu de soupçons, même de
faits qui entachaient son honneur, et le suspendait de ses fonctions de pair du
royaume.

Le duc entendit cette lecture comme un homme foudroyé entend
le bruit du tonnerre. Il ne remua pas plus qu’une statue sur son piédestal, et
n’avança pas même la main pour prendre la copie de l’arrêt que lui offrait le
commissaire du parlement.

Ce fut le maréchal qui, debout aussi, mais alerte et ingambe,
prit ce papier, le lut et rendit le salut à MM. les conseillers.

Ceux-ci étaient déjà loin que le duc d’Aiguillon demeurait
encore dans la même stupeur.

– Voilà un rude coup ! dit Richelieu ; tu n’es
plus pair de France, c’est humiliant.

Le duc se retourna vers son oncle, comme si, à ce moment
seulement, il eût repris la vie et la pensée.

– Tu ne t’y attendais pas ? dit Richelieu du même ton.

– Et vous, mon oncle ? riposta d’Aiguillon.

– Comment veux-tu qu’on aille se douter que le parlement
frappera si vertement sur le favori du roi et de la favorite ?… Ces
gens-là se feront pulvériser.

Le duc s’assit, la main sur sa joue brûlante.

– C’est que, continua le vieux maréchal enfonçant le poignard
dans la plaie, si le parlement te dégrade de la pairie pour la nomination au
commandement des chevau-légers, il te décrétera de prise de corps et te
condamnera au feu le jour où tu seras nommé ministre. Ces gens-là t’exècrent, d’Aiguillon,
méfie-toi d’eux.

Le duc soutint cet horrible persiflage avec une constance de
héros ; son malheur le grandissait, il épurait son âme.

Richelieu crut que cette constance était de l’insensibilité,
de l’inintelligence peut-être, et que les piqûres n’avaient pas été assez
profondes.

– N’étant plus pair, dit-il, tu seras moins exposé à la
haine de ces robins… Réfugie-toi dans quelques années d’obscurité.D’ailleurs, vois-tu,
l’obscurité, ta sauvegarde, va te venir sans que tu le veuilles ; déchu
des fonctions de pair, tu arriveras au ministère plus difficilement, cela te
tirera d’affaire ; tandis que, si tu veux lutter, mon ami, eh bien, tu as
madame du Barry pour toi, elle te porte en son cœur, et c’est un solide appui.

M. d’Aiguillon se leva. Il ne rendit pas même au maréchal un
regard de courroux pour toutes les souffrances que le vieillard venait de lui
faire subir.

– Vous avez raison, mon oncle, répondit-il tranquillement, et
votre sagesse perce dans ce dernier avis. Madame la comtesse du Barry, à
laquelle vous avez eu la bonté de me présenter, et à qui vous avez dit de moi
tant de bien et avec tant de véhémence que tout le monde en peut témoigner à
Luciennes, madame du Barry me défendra. Grâce à Dieu, elle m’aime,elle est
brave, et elle a tout pouvoir sur l’esprit de Sa Majesté. Merci,mon oncle, de
votre conseil, je m’y réfugie comme dans un port de salut. Mes chevaux !
Bourguignon, à Luciennes !

Le maréchal resta au milieu d’un sourire ébauché.

M. d’Aiguillon salua respectueusement son oncle et quitta le
salon, laissant le maréchal fort intrigué, par-dessus tout confus de l’acharnement
qu’il avait mis à mordre cette chair noble et vive.

Il y eut quelque consolation pour le vieux maréchal dans la
joie folle des Parisiens, lorsque, le soir, ils lurent les dix mille exemplaires
de l’arrêt, qu’on s’arrachait dans les rues. Mais il ne put s’empêcher de
soupirer quand Rafté lui demanda compte de sa soirée.

Il la lui raconta cependant sans rien taire.

– Le coup est donc paré ? dit le secrétaire.

– Oui et non, Rafté ; mais la blessure n’est pas
mortelle, et nous avons à Trianon quelque chose de mieux que je me reproche de
n’avoir pas uniquement soigné. Nous avons couru deux lièvres,Rafté… C’est une
grande folie…

– Pourquoi, si l’on prend le bon ? répliqua Rafté.

– Eh ! mon cher, le bon, souviens-toi de cela, c’est
toujours celui qu’on n’a pas pris, et, pour celui-là qu’on n’a pas,on donnerait
toujours l’autre, c’est-à-dire celui qu’on tient.

Rafté haussa les épaules, et cependant M. de Richelieu n’avait
pas tort.

– Vous croyez, dit-il, que M. d’Aiguillon sortira delà ?

– Crois-tu que le roi en sorte, nigaud ?

– Oh ! le roi fait un trou partout ; mais il ne s’agit
pas du roi, que je sache.

– Où le roi passera, passera madame du Barry, qui tient de
si près au roi… et par où madame du Barry aura passé, d’Aiguillon passera aussi,
lui qui… Mais tu n’entends rien à la politique, Rafté.

– Monseigneur, ce n’est pas l’avis de maître Flageot.

– Bon ! que dit ce maître Flageot ? et qu’est-ce
que c’est, d’abord ?

– C’est un procureur, monseigneur.

– Après ?

– Eh bien, monsieur Flageot prétend que le roi lui-même ne s’en
tirera pas.

– Oh ! oh ! qui donc fera obstacle au lion ?

– Ma foi, monseigneur, ce sera le rat !…

– Maître Flageot, alors !

– Il dit que oui.

– Et tu le crois ?

– Je crois toujours un procureur qui promet de faire du mal.

– Nous verrons, Rafté, les moyens de maître Flageot.

– C’est ce que je me dis, monseigneur.

– Viens donc souper pour que je me couche… Cela m’a tout
retourné de voir que mon pauvre neveu n’était plus pair de France et ne serait
pas ministre. On est oncle, Rafté, ou on ne l’est pas.

M. de Richelieu se mit à soupirer, et ensuite il se mit à
rire.

– Vous avez pourtant bien ce qu’il faut pour être ministre, lui
répliqua Rafté.

Chapitre 17M. d’Aiguillon prend sa revanche

Le lendemain du jour où le terrible arrêt du parlement avait
empli de bruit Paris et Versailles, lorsque l’attente était grande pour tout le
monde de savoir quelle serait la suite de cet arrêt, M. le duc de Richelieu, qui
s’était transporté à Versailles et avait repris sa vie régulière,vit entrer
chez lui Rafté, tenant une lettre à la main. Le secrétaire flairait et pesait
cette lettre avec un air d’inquiétude qui se communiqua promptement au maître.

– Qu’est-ce encore, Rafté ? demanda le maréchal.

– Quelque chose de peu agréable, j’imagine, monseigneur, et
qui est enfermé là dedans.

– Pourquoi imagines-tu cela ?

– Parce que la lettre est de M. le duc d’Aiguillon.

– Ah ! ah ! fit le duc, de mon neveu ?

– Oui, monsieur le maréchal. Au sortir du conseil du roi, un
huissier de la chambre est venu et m’a remis ce pli pour vous ; voilà dix
minutes que je le tourne et le retourne sans pouvoir m’empêcher d’y voir
quelque mauvaise nouvelle.

Le duc étendit la main.

– Donne, dit-il, je suis brave.

– Je vous préviens, interrompit Rafté, que l’huissier, en me
remettant ce papier, a ri jusqu’au fond du gosier.

– Diable ! voilà qui est inquiétant ; donne
toujours, répliqua le maréchal.

– Et qu’il a ajouté : « M. le duc d’Aiguillon
recommande que M. le maréchal ait ce message sur-le-champ. »

– Douleur ! tu ne me feras pas dire que tu sois un mal !
s’écria le vieux maréchal en brisant le cachet d’une main ferme.

Et il lut.

– Eh ! eh ! vous faites la grimace, dit Rafté les
mains derrière le dos, en observateur.

– Est-il possible ! murmura Richelieu poursuivant sa lecture.

– C’est sérieux, à ce qu’il paraît ?

– Tu as l’air enchanté ?

– Sans doute, je vois que je ne m’étais pas trompé.

Le maréchal reprit sa lecture.

– Le roi est bon, dit-il au bout d’un instant.

– Il nomme M. d’Aiguillon ministre ?

– Mieux que cela.

– Oh ! oh ! quoi donc ?

– Lis et commente.

Rafté lut à son tour ce billet ; il était écrit de la
main même du duc d’Aiguillon et conçu en ces termes :

« Mon cher oncle,

« Votre bon conseil a porté ses fruits : j’ai
confié mes chagrins à cette excellente amie de notre maison, madame la comtesse
du Barry, qui a bien voulu déposer ma confidence dans le sein de Sa Majesté. Le
roi s’est indigné des violences que me font MM. du parlement, à moi qui me suis
employé si fidèlement à son service, et, dans son conseil de ce jour même, Sa Majesté
a cassé l’arrêt du parlement et m’a enjoint de continuer mes fonctions de pair
de France.

« Je vous envoie, mon cher oncle, sachant bien tout le
plaisir que vous fera cette nouvelle, la teneur de la décision que Sa Majesté a
prise en conseil aujourd’hui. Je l’ai fait copier par un secrétaire, et vous en
avez notification avant qui que ce soit au monde.

« Veuillez croire à mon tendre respect, mon cher oncle,
et me continuez vos bonnes grâces et vos bons conseils.

« Signé :
Duc d’Aiguillon. »

– Il se moque de moi par-dessus le marché, s’écria Richelieu.

– Ma foi, je crois que oui, monseigneur.

– Le roi ! le roi ! qui se jette dans le guêpier.

– Vous ne vouliez pas le croire hier.

– Je n’ai pas dit qu’il ne s’y jetterait pas, monsieur Rafté,
j’ai dit qu’il s’en tirerait… Or, tu vois qu’il s’en tire.

– Le fait est que le parlement est battu.

– Et moi aussi !

– Pour le moment, oui.

– Pour toujours ! hier, je le pressentais, et tu m’as
tant consolé, qu’il ne pouvait manquer de m’arriver des désagréments.

– Monseigneur, vous vous découragez un peu tôt, ce me
semble.

– Maître Rafté, vous êtes un niais. Je suis battu et je paierai
l’amende. Vous ne comprenez peut-être pas tout ce qu’il y a de désagréable pour
moi à être la risée de Luciennes ; à l’heure qu’il est, le duc me raille
dans les bras de madame du Barry. Mademoiselle Chon et M. Jean du Barry font
des gorges chaudes à mon endroit ; le négrillon se bourre de bonbons en me
faisant la nique. Corbleu ! j’ai bon caractère, mais tout cela me rend
furieux.

– Furieux monseigneur ?

– J’ai dit le mot, furieux !

– Alors il ne fallait pas faire ce que vous avez fait, répliqua
philosophiquement Rafté.

– Vous m’y avez poussé, monsieur le secrétaire.

– Moi ?

– Oui, vous.

– Eh ! qu’est-ce que cela me fait, que M. d’Aiguillon
soit ou ne soit pas pair de France ? Je vous le demande,monseigneur.
Votre neveu ne me fait pas tort, ce me semble.

– Monsieur Rafté, vous êtes un impertinent !

– Il y a quarante-neuf ans que vous me le dites,monseigneur.

– Et je vous le répéterai encore.

– Pas quarante-neuf ans, voilà qui me rassure.

– Rafté, si c’est comme cela que vous prenez mes intérêts !…

– Les intérêts de vos petites passions, non, monsieur le duc,
jamais… Vous faites, tout homme d’esprit que vous êtes, des sottises que je ne
pardonnerais pas à un cuistre tel que moi.

– Expliquez-vous, monsieur Rafté, et, si j’ai tort, je l’avouerai.

– Il vous a fallu hier une vengeance, n’est-ce pas ?
Vous avez voulu voir l’humiliation de votre neveu, vous avez voulu apporter en
quelque sorte l’arrêt du parlement et compter les tressaillements et les
palpitations de votre victime, comme dit M. de Crébillon le fils.Eh bien, monsieur
le maréchal, ces spectacles-là se payent gros ; ces satisfactions-là
coûtent cher… Vous êtes riche, payez, monsieur le maréchal,payez !

– Qu’eussiez-vous fait à ma place, vous, monsieur le bel esprit ?
Voyons.

– Rien… j’eusse attendu sans donner signe de vie ; mais
il vous démangeait d’opposer le parlement à la du Barry, du moment où la du
Barry trouvait M. d’Aiguillon plus jeune que vous.

Un grognement du maréchal fut sa réponse.

– Eh bien, poursuivit Rafté, le parlement était assez
soufflé par vous pour faire ce qu’il a fait ; l’arrêt lancé,vous offriez
vos services à votre neveu, qui ne se fût douté de rien.

– Cela est bel et bon, et j’admets que j’aie eu tort ;
mais alors vous deviez m’avertir.

– Moi, empêcher de faire le mal ?… Vous me prenez pour
un autre, monsieur le maréchal ; vous répétez à tout venant que je suis
votre créature, que vous m’avez dressé, et vous voudriez que je ne fusse pas
ravi de voir se faire une sottise ou arriver un malheur ?…Allons donc !

– Il arrivera un malheur, alors, monsieur le sorcier ?

– Certainement.

– Lequel ?

– C’est que vous vous entêterez, et que M. d’Aiguillon prendra
le joint entre le parlement et madame du Barry ; ce jour-là,il sera
ministre, et vous, exilé… ou à la Bastille.

Le maréchal renversa de fureur tout le contenu de sa tabatière
sur le tapis.

– À la Bastille ! dit-il en haussant les épaules :
est-ce que Louis XV est Louis XIV ?

– Non ; mais madame du Barry, doublée de M. d’Aiguillon,
vaudra madame de Maintenon, prenez-y garde ! et je ne sache pas aujourd’hui
de princesse du sang qui vous y aille porter des bonbons et la petite oie.

– Voilà bien des pronostics, répliqua le maréchal après un
long silence… Vous lisez dans l’avenir ; mais, pour le présent, s’il vous
plaît ?

– M. le maréchal est trop sage pour qu’on lui donne des
conseils.

– Dis donc, monsieur le drôle, ne vas-tu pas aussi te moquer
de moi ?…

– Faites attention, monsieur le maréchal, que vous confondez
les dates ; on n’appelle plus drôle un homme passé quarante ans ; j’en
ai soixante-sept.

– N’importe… sors-moi de là, et… vite !… vite !…

– Par un conseil ?

– Par ce que tu voudras.

– Il n’est pas temps encore.

– Décidément, tu fais le plaisant.

– Plût à Dieu !… Si je faisais le plaisant, c’est que
la circonstance serait plaisante… et malheureusement, elle ne l’est pas.

– Qu’est-ce que cette défaite : il n’est pas temps ?

– Non, monseigneur, il n’est pas temps. Si la notification
de l’arrêté du roi était parvenue à Paris, je ne dis pas…Voulez-vous que nous
expédiions un courrier à M. le président d’ Aligre ?

– Pour qu’on se moque plus tôt de nous !…

– Quel amour-propre ridicule, monsieur le maréchal !
vous feriez perdre la tête à un saint… Tenez laissez-moi finir mon plan de
descente en Angleterre, et achevez de vous noyer dans votre intrigue de
portefeuille, puisque la besogne est à moitié faite.

Le maréchal connaissait les humeurs noires de M. Rafté ;
il savait qu’une fois sa mélancolie déclarée, le secrétaire n’était plus bon à
toucher avec des pincettes.

– Voyons, ne me boude pas, dit-il, et, si je ne comprends
pas, fais-moi comprendre.

– Alors, monseigneur veut que je lui trace un plan de conduite ?

– Certainement, puisque tu prétends que je ne sais pas me
conduire moi même.

– Eh bien, soit ! écoutez donc.

– J’écoute.

– Vous enverrez à M. d’ Aligre, dit Rafté d’un ton bourru, la
lettre de M. d’Aiguillon, vous y joindrez l’arrêté pris par le roi en son
conseil. Vous attendrez que le parlement se soit assemblé là-dessus et en ait
délibéré, ce qui arrivera immédiatement ; ensuite de quoi,vous monterez
en carrosse et irez rendre une petite visite à votre procureur,maître Flageot.

– Plaît-il ? s’écria Richelieu, que ce nom fit bondir
comme la veille. Encore M. Flageot ! que diable maître Flageot a-t-il à
faire en tout ceci, et qu’irai-je, moi, faire chez un maître Flageot ?

– J’ai eu l’honneur de vous dire, monseigneur, que maître
Flageot était votre procureur.

– Eh bien, après ?

– Eh bien, s’il est votre procureur, il a des sacs à vous…
des procès quelconques… vous irez lui demander des nouvelles de vos procès.

– Demain ?

– Oui, monsieur le maréchal, demain.

– Mais c’est votre affaire, cela, monsieur Rafté.

– Non pas, non pas… Bon quand maître Flageot était un simple
gratte-papier ; alors je pouvais traiter d’égal à égal avec lui :
mais, comme à partir de demain, maître Flageot est un Attila, un fléau des rois,
ni plus ni moins, ce n’est pas trop d’un duc et pair, maréchal de France, pour
conférer avec ce tout-puissant.

– Tout cela, est-ce sérieux, ou jouons-nous la comédie ?

– Vous verrez demain si c’est sérieux, monseigneur.

– Mais encore, dis-moi ce qui m’arrivera chez ton maître
Flageot ?

– J’en serais bien fâché… vous voudriez me prouver demain
que vous aviez deviné d’avance… Bonsoir, monsieur le maréchal.Rappelez-vous
ceci : un courrier à M. d’ Aligre tout de suite, une visite à maître
Flageot demain. Ah ! l’adresse… le cocher la sait, il m’y a conduit assez
de fois depuis huit jours.

Chapitre 18Où le lecteur retrouvera une de ses anciennes connaissances qu’il croyait perdue, et que peut-être il ne regrettait pas

Le lecteur nous demandera sans doute pourquoi maître Flageot,
qui va jouer un si majestueux rôle, était appelé procureur au lieu d’avocat ;
le lecteur ayant raison, nous ferons droit à sa requête.

Les vacances étaient depuis quelque temps réitérées au parlement,
et les avocats plaidaient si peu, que ce n’était pas la peine d’en parler.

Maître Flageot, prévoyant le moment où on ne plaiderait pas
du tout, fit quelques arrangements avec maître Guildou, le procureur, qui lui
céda son étude et sa clientèle moyennant la somme de vingt-cinq mille livres
une fois données. Voilà comment maître Flageot se trouva être procureur. Que si
on nous demande maintenant comment il paya les vingt-cinq mille livres, nous
répondrons que ce fut en épousant mademoiselle Marguerite, à qui cette somme
échut en héritage vers la fin de l’année 1770, trois mois avant l’exil de M. de
Choiseul.

Maître Flageot depuis longtemps s’était fait remarquer par
sa persévérance à tenir le parti de l’opposition. Une fois procureur, il
redoubla de violence, et à cette violence gagna quelque célébrité.Ce fut cette
célébrité, jointe à la publication d’un mémoire incendiaire sur le conflit de
M. d’Aiguillon avec M. de La Chalotais, qui attira l’attention de M. Rafté, lequel
avait besoin de se tenir au courant des affaires du parlement.

Mais, malgré sa dignité nouvelle et son importance croissante,
maître Flageot ne quitta pas la rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur. Il eût été
trop cruel à mademoiselle Marguerite de ne pas s’entendre appeler madame
Flageot par les voisines, et de ne pas être respectée par les clercs de maître
Guildou, passés au service du nouveau procureur.

On devine ce que M. de Richelieu souffrait en traversant Paris,
le Paris nauséabond de cette zone pour aborder à ce trou pu nais [Note – Puant, qui sent mauvais.] que l’édilité
parisienne décorait du nom de rue.

Devant la porte de maître Flageot, le carrosse de M. de Richelieu
fut arrêté par un autre carrosse qui s’arrêtait aussi.

Le maréchal aperçut une coiffure de femme qui descendait de
cette voiture, et, comme ses soixante-quinze ans ne l’avaient pas rebuté du
métier de galant, il se hâta de plonger ses pieds dans la boue noire pour aller
offrir la main à cette dame qui descendait seule.

Mais, ce jour-là, le maréchal jouait de malheur : une
jambe sèche et rugueuse qui s’allongea sur le marchepied, trahit une vieille
femme. Un visage ridé, tanné sous une ligne de rouge, acheva de lui prouver que
cette femme était non seulement vieille, mais décrépite.

Il n’y avait cependant pas à reculer, le maréchal avait fait
le mouvement, et le mouvement avait été vu ; d’ailleurs, M. de Richelieu n’était
pas jeune. Cependant la plaideuse, car quelle femme à voiture fût venue en
cette rue, si elle n’eût été une plaideuse ? cependant,disons-nous, la
plaideuse n’imita point l’hésitation du duc ; elle déposa avec un horrible
sourire sa patte dans la main de Richelieu.

– J’ai vu cette figure-là quelque part, dit tout bas le maréchal.

Et, tout haut :

– Est-ce que madame monte aussi chez maître Flageot ?
demanda-t-il.

– Oui, monsieur le duc, répliqua la vieille.

– Oh ! j’ai l’honneur d’être connu de vous, madame ?
s’écria le duc, désagréablement surpris, en s’arrêtant sur le seuil de l’allée
noire.

– Qui ne connaît M. le maréchal duc de Richelieu ?
fut-il répondu. Il faudrait ne pas être femme.

– Cette guenon croit donc qu’elle est une femme ? murmura
le vainqueur de Mahon.

Et il salua le plus gracieusement du monde.

– Si j’osais demander à mon tour, ajouta-t-il, à qui j’ai l’honneur
de parler ?

– Je suis la comtesse de Béarn, votre servante, répondit la
vieille en faisant une révérence de cour sur le plancher boueux de l’allée, à
trois pouces d’une trappe de cave ouverte, dans laquelle le maréchal s’attendait
méchamment à la voir disparaître à son troisième plié.

– Enchanté, madame, ravi, dit-il, et je rends mille grâces
au hasard. Vous avez donc aussi des procès, madame la comtesse ?

– Eh ! monsieur le duc, je n’en ai qu’un ; mais
quel procès ! Il n’est pas que vous n’en ayez ouï parler ?

– Fort bien, fort bien ; ce grand procès… c’est vrai,pardon.
Comment diable avais-je oublié cela ?

– Contre les Saluces.

– Contre les Saluces, oui, madame la comtesse ; ce
procès sur lequel on a fait cette chanson…

– Une chanson !… dit la vieille piquée, quelle chanson ?

– Prenez garde, madame, il y a ici un renfoncement, dit le
duc, qui vit que décidément la vieille ne se jetterait pas dans le trou ;
prenez la rampe, c’est-à-dire la corde.

La vieille monta les premières marches. Le duc la suivit.

– Oui, une chanson assez drôle, dit-il.

– Une chanson assez drôle sur mon procès ?…

– Dame ! je vous en fais juge… Mais vous la connaissez
peut-être ?…

– Pas du tout.

– C’est sur l’air de la Bourbonnaise ; il y est dit :

Madame
la comtesse,

Faites-moi
politesse,

Je
suis dans l’embarras.

C’est madame du Barry qui parle, vous entendez.

– C’est impertinent pour elle…

– Que voulez-vous ! les chansonniers… ils ne respectent
rien. Dieu ! que cette corde est grasse ! Alors vous répondez ceci :

Je
suis vieille et têtue ;

Un
gros procès me tue ;

Qui
me le gagnera ?

– Eh ! monsieur, c’est affreux ! s’écria la
comtesse ; on n’outrage pas ainsi une femme de qualité.

– Madame, excusez-moi si j’ai chanté faux ; cet
escalier m’échauffe… Ah ! nous voici arrivés ; permettez que je tire
le pied de biche.

La vieille laissa passer en grommelant le duc devant elle.

Le maréchal sonna, et madame Flageot, qui, pour être devenue
procureuse, n’avait pas cessé d’être portière et cuisinière, vint ouvrir la
porte.

Les deux plaideurs, introduits dans le cabinet de maître Flageot,
trouvèrent un homme furieux qui s’escrimait, la plume aux dents, à dicter un
factum terrible à son premier clerc.

– Mon Dieu, maître Flageot, qu’y a-t-il donc ? s’écria
la comtesse, dont la voix fit se retourner le procureur.

– Ah ! madame, serviteur de tout mon cœur. Un siège à madame
la comtesse de Béarn. Monsieur est avec vous, madame ?…Eh ! mais je
ne me trompe pas, M. le duc de Richelieu chez moi !… Un autre siège, Bernardet,
un autre siège.

– Maître Flageot, dit la comtesse, où en est mon procès, je
vous prie ?

– Ah ! madame, justement je m’occupais de vous à cette
heure.

– Fort bien, maître Flageot, fort bien.

– Et d’une façon, madame la comtesse, qui fera du bruit, je
l’espère.

– Hum ! prenez garde…

– Oh ! madame, il n’y a plus rien à ménager…

– Si vous vous occupez de moi, alors vous pouvez donner
audience à M. le duc.

– Monsieur le duc, excusez-moi, dit maître Flageot ;
mais vous êtes trop galant pour ne pas comprendre…

– Je comprends, maître Flageot, je comprends.

– Maintenant, je suis tout à vous.

– Soyez tranquille, je n’abuserai pas : vous savez ce
qui m’amène.

– Les sacs que M. Rafté m’a remis l’autre jour.

– Quelques pièces relatives à mon procès de… à mon procès
du… Que diable ! vous devez savoir de quel procès je veux parler, maître
Flageot.

– De votre procès de la terre de Chapenat.

– Je ne dis pas non, et me ferez-vous gagner ?… Voyons.
Ce serait bien gracieux de votre part.

– Monsieur le duc, c’est une affaire remise indéfiniment.

– Bon ! pourquoi ?

– Cela ne se plaidera pas avant un an, au moins.

– La raison, s’il vous plaît ?

– Les circonstances, monsieur le duc, les circonstances…
Vous connaissez l’arrêté de Sa Majesté ?…

– Je crois que oui… Lequel ? Sa Majesté rend beaucoup d’arrêtés.

– Celui qui annule le nôtre.

– Très bien. Après ?

– Eh bien, monsieur le duc, nous y répondrons en brûlant nos
vaisseaux.

– En brûlant vos vaisseaux, mon cher ? vous brûlerez
les vaisseaux du parlement ? Voilà ce qui n’est pas parfaitement clair, et
j’ignorais que le parlement eût des vaisseaux.

– La première chambre refuse d’enregistrer peut-être ?
demanda madame de Béarn, que le procès de M. de Richelieu ne distrayait en
aucune façon du sien.

– Mieux que cela.

– La seconde aussi ?

– Ça ne serait rien… Les deux chambres ont pris la résolution
de ne plus rien juger avant que le roi ait retiré M.d’Aiguillon.

– Bah ! s’écria le maréchal en frappant des mains.

– Ne plus juger… quoi ? demanda la comtesse émue.

– Mais… les procès, madame.

– On ne jugerait pas mon procès, à moi ? s’écria madame
de Béarn avec une terreur qu’elle ne cherchait pas même à dissimuler.

– Pas plus le vôtre, madame, que celui de M. le duc.

– Mais c’est inique ! c’est de la rébellion aux ordres
de Sa Majesté, cela.

– Madame, répliqua le procureur majestueusement, le roi s’est
oublié… nous nous oublions aussi.

– Monsieur Flageot, vous vous ferez mettre à la Bastille, c’est
moi qui vous le dis.

– J’irai en chantant, madame, et, si j’y vais, tous mes confrères
m’y suivront en portant des palmes.

– Il est enragé ! dit la comtesse à Richelieu.

– Nous sommes tous comme cela, répliqua le procureur.

– Oh ! oh ! fit le maréchal, cela devient curieux.

– Mais, monsieur, vous m’avez dit tout à l’heure que vous
vous occupiez de moi, reprit madame de Béarn.

– Je l’ai dit, et c’est vrai… Vous êtes, madame, le premier
exemple que je cite dans ma narration ; voici le paragraphe qui vous
concerne.

Et il arracha des mains de son clerc le factum commencé, pinça
son nez avec ses lunettes et lut avec emphase :

« Leur état perdu, leur fortune compromise, leurs
devoirs foulés aux pieds… Sa Majesté comprendra combien ils ont dû souffrir…
Ainsi, l’exposant détenait entre ses mains une importante affaire de laquelle
dépend la fortune d’une des premières maisons du royaume ; par ses soins, par
son industrie, par son talent, il ose le dire, cette affaire marchait à bien, et
le droit de très haute et très puissante dame Angélique-Charlotte-Véronique, comtesse
de Béarn, allait être reconnu, proclamé, lorsque le souffle de la discorde… s’engouffrant… »

– J’en suis resté là, madame, dit le procureur en se rengorgeant,
et je crois que la figure sera belle.

– Monsieur Flageot, dit la comtesse de Béarn, il y a quarante
ans que je fis officier pour la première fois monsieur votre père,digne homme
s’il en fut ; je vous continuai ma clientèle ; vous avez gagné dix ou
douze mille livres avec mes affaires ; vous en eussiez gagné autant encore,
peut-être.

– Écrivez, écrivez tout cela, dit vivement Flageot à son
clerc, c’est un témoignage, c’est une preuve : on l’insérera dans la confirmation.

– Or, interrompit la comtesse, je vous retire mes dossiers ;
à partir de ce moment, vous avez perdu ma confiance.

Maître Flageot, frappé de cette disgrâce comme d’un coup de
foudre, resta un moment stupéfait ; mais, se relevant sous le coup comme
un martyr qui confesse son Dieu :

– Soit ! dit-il ; Bernardet, rendez les dossiers à
madame, et vous consignerez ce fait, ajouta-t-il, que l’exposant a préféré sa
conscience à sa fortune.

– Pardon, comtesse, glissa le maréchal à l’oreille de madame
de Béarn, mais vous n’avez pas réfléchi, ce me semble.

– À quoi, monsieur le duc ?

– Vous retirez vos dossiers à ce brave protestant ;
mais pourquoi faire ?

– Pour les porter à un autre procureur, à un autre avocat !
s’écria la comtesse.

Maître Flageot leva les yeux au ciel avec un funèbre sourire
d’abnégation, de résignation stoïque.

– Mais, continua le maréchal, toujours parlant à l’oreille
de la comtesse, puisqu’il est décidé que les chambres ne jugeront rien, ma
chère madame, un autre procureur n’occupera pas plus pour vous que maître
Flageot…

– C’est donc une ligue ?

– Pardieu ! croyez-vous maître Flageot assez bête pour
se faire protestant tout seul, pour perdre son étude tout seul, sises
confrères ne devaient pas faire comme lui, et, par conséquent, le soutenir ?

– Mais vous, monsieur, que faites-vous ?

– Moi, je déclare que maître Flageot est un fort honnête
procureur, et que mes dossiers sont aussi bien chez lui que chez moi… en
conséquence, je les lui laisse tout en le payant, bien entendu,comme s’il
poursuivait.

– On dit avec raison, monsieur le maréchal, que vous êtes un
esprit généreux, libéral ! s’écria maître Flageot ; j’en propagerai
la renommée, monsieur le duc.

– Vous me comblez, mon cher procureur, répondit Richelieu en
s’inclinant.

– Bernardet ! cria le procureur enthousiasmé à son
clerc, vous insérerez à la péroraison l’éloge de M. le maréchal de Richelieu.

– Non, non pas ! maître Flageot, je vous en supplie…,répliqua
vivement le maréchal. Oh ! diable, qu’allez-vous faire là ? J’aime le
secret pour ce qu’on est convenu d’appeler une bonne action… Ne me désobligez
pas, maître Flageot ; je nierais, voyez-vous, je démentirais : ma
modestie est susceptible… Voyons, comtesse, que dites-vous ?

– Je dis que mon procès sera jugé… qu’il me faut un jugement,
et je l’aurai.

– Et moi, je dis que, si votre procès est jugé, madame, c’est
que le roi aura envoyé les Suisses, les chevau-légers et vingt pièces de canon
dans la grand-salle, répondit maître Flageot d’un air belliqueux qui acheva de
consterner la plaideuse.

– Vous ne croyez pas, alors, que Sa Majesté puisse sortir de
ce pas ? dit tout bas Richelieu à Flageot.

– Impossible, monsieur le maréchal ; c’est un cas
inouï. Plus de justice en France, c’est comme s’il n’y avait plus de pain.

– Croyez-vous ?

– Vous verrez.

– Mais le roi se fâchera.

– Nous sommes résolus à tout !

– Même à l’exil ?

– Même à la mort, monsieur le maréchal ! parce qu’on
porte une robe, on n’a pas moins un cœur.

Et M. Flageot frappa vigoureusement sa poitrine.

– En effet, dit Richelieu à sa compagne, je crois, madame, que
voilà un mauvais pas pour le ministère.

– Oh ! oui, répondit après un silence la vieille
comtesse, et il est bien triste pour moi, qui ne me mêle en rien à tout ce qui
se passe, de me trouver prise dans ce conflit.

– M’est avis, madame, dit le maréchal, qu’il existe de par
le monde quelqu’un qui vous aiderait en cette affaire, quelqu’un de bien
puissant… Mais cette personne voudra-t-elle ?

– Est-ce trop de curiosité, monsieur le duc, que de vous demander
le nom de cette puissance ?

– Votre filleule, dit le duc.

– Oh ! oh ! madame du Barry ?

– Elle-même.

– Au fait, c’est vrai… vous me donnez une idée.

Le duc se mordit les lèvres.

– Vous irez à Luciennes ? dit-il.

– Sans balancer.

– Mais la comtesse du Barry ne brisera pas l’opposition du
parlement.

– Je lui dirai que je veux voir mon procès jugé, et, comme
elle ne peut rien me refuser après le service que je lui ai rendu,elle dira au
roi que la chose lui plaît. Sa Majesté parlera au chancelier, et le chancelier
a le bras long, monsieur le duc… Maître Flageot, faites-moi le plaisir de bien
étudier mon affaire ; elle arrivera au rôle plus tôt que vous ne croyez :
c’est moi qui vous le dis.

Maître Flageot tourna la tête avec une incrédulité qui ne
fit pas revenir la comtesse.

Pendant ce temps, le duc avait réfléchi.

– Eh bien, puisque vous allez à Luciennes, madame, voudrez-vous
bien y présenter mes très humbles respects ?

– Très volontiers, monsieur le duc.

– Nous sommes compagnons d’infortune ; votre procès est
en souffrance, le mien aussi ; en priant pour vous, vous feriez pour moi…
En outre, vous pourriez témoigner là-bas du déplaisir que me causent ces têtes
carrées du parlement ; vous ajouteriez que c’est moi qui vous ai donné le
conseil de recourir à la divinité de Luciennes.

– Je n’y manquerai pas, monsieur le duc. Adieu, messieurs.

– Faites-moi l’honneur d’accepter ma main pour rejoindre
votre carrosse. Encore une fois, adieu, maître Flageot, je vous laisse à vos
occupations…

Le maréchal conduisit la comtesse à sa voiture.

– Rafté avait raison, dit-il, les Flageot vont faire une
révolution. Dieu merci, me voici étayé des deux côtés… Je suis de la cour, et
je suis parlementaire. Madame du Barry va s’engager dans la politique et tomber
toute seule ; si elle résiste, j’ai ma petite mine de Trianon.Décidément,
ce diable de Rafté est de mon école et j’en ferai mon chef de cabinet le jour
où je serai ministre.

Chapitre 19Où les choses s’embrouillent de plus en plus

Madame de Béarn profita littéralement du conseil de Richelieu ;
deux heures et demie après que le duc l’eut quittée, elle faisait antichambre à
Luciennes, dans la société de M. Zamore.

Il y avait déjà quelque temps qu’on ne l’avait vue chez madame
du Barry ; aussi sa présence produisit-elle un effet de curiosité dans le
boudoir de la comtesse, où son nom fut annoncé.

M. d’Aiguillon non plus n’avait pas perdu son temps, et il
complotait avec la favorite lorsque Chon vint demander audience pour madame de
Béarn.

Le duc voulait se retirer, madame du Barry le retint.

– J’aime mieux que vous soyez là, dit-elle ; au cas où
ma vieille quêteuse viendrait me faire un emprunt, vous me seriez fort utile, elle
demandera moins.

Le duc demeura.

Madame de Béarn, avec un visage composé pour la circonstance,
prit en face de la comtesse le fauteuil que celle-ci lui offrit ; et, les
premières civilités échangées :

– Puis-je savoir quelle bonne chance vous amène, madame ?
demanda madame du Barry.

– Ah ! madame, dit la vieille plaideuse, un grand
malheur !

– Quoi donc, madame ?

– Une nouvelle qui affligera beaucoup Sa Majesté…

– Dites vite, madame.

– Les parlements…

– Ah ! ah ! grommela le duc d’Aiguillon.

– M. le duc d’Aiguillon, se hâta de dire la comtesse en présentant
son hôte à sa visiteuse, dans la crainte de quelque malentendu.

Mais la vieille comtesse était aussi fine que tous les courtisans
réunis et elle ne faisait de malentendu qu’à bon escient, et lorsque le
malentendu lui paraissait utile.

– Je sais, dit-elle, toutes les turpitudes de ces robins, et
leur peu de respect pour le mérite et pour la naissance.

Ce compliment, décoché à bout portant sur le duc, attira un
beau salut de celui-ci à la plaideuse, qui se leva et le lui rendit.

– Mais, poursuivit-elle, ce n’est plus de M. le duc qu’il s’agit,
c’est de la population tout entière ; les parlements refusent de
fonctionner.

– En vérité ! s’écria madame du Barry en se renversant
sur le sofa, il n’y aura plus de justice en France ?… Eh bien,après ?…
quel changement cela fera-t-il ?

Le duc sourit. Madame de Béarn, au lieu de prendre plaisamment
la chose, assombrit encore plus son visage morose.

– C’est un grand désastre, madame, dit-elle.

– Bah ! vraiment ? répondit la favorite.

– On voit bien, madame la comtesse, que vous avez le bonheur
de n’avoir pas de procès.

– Hum ! fit M. d’Aiguillon pour appeler l’attention de
madame du Barry, qui comprit enfin l’insinuation de la plaideuse.

– Hélas ! madame, dit-elle sur-le-champ, c’est vrai :
vous me rappelez que, si je n’ai pas de procès, vous avez un procès bien
important, vous !

– Oh ! oui, madame !… et tout retard me sera
ruineux.

– Pauvre dame !

– Il faudrait, madame la comtesse, que le roi prît une résolution.

– Eh ! madame, Sa Majesté y est fort disposée :
elle exilera MM. les conseillers, et tout sera dit.

– Mais alors, madame, c’est un ajournement indéfini.

– Voyez-vous un remède, madame ? Veuillez nous l’indiquer.

La plaideuse se cacha sous ses coiffes, comme César expirant
sous sa toge.

– Il y aurait bien un moyen, dit alors d’Aiguillon ;
mais Sa Majesté reculera peut-être à l’employer.

– Lequel ? dit la plaideuse avec anxiété.

– La ressource ordinaire de la royauté, lorsqu’elle est un
peu trop gênée en France, c’est de tenir un lit de justice et de dire : « Je
veux ! » alors que tous les opposants pensent :« Je ne
veux pas. »

– Excellente idée ! s’écria madame de Béarn dans l’enthousiasme.

– Mais qu’il ne faudrait pas divulguer, répliqua finement d’Aiguillon,
avec un geste que comprit madame de Béarn.

– Oh ! madame, dit alors la plaideuse, madame, vous qui
pouvez tant sur Sa Majesté, obtenez qu’elle dise : « Je veux qu’on
juge le procès de madame de Béarn. » D’ailleurs, vous le savez, c’est
chose promise, et depuis longtemps.

M. d’Aiguillon se pinça les lèvres, salua madame du Barry et
quitta le boudoir. Il venait d’entendre dans la cour le carrosse du roi.

– Voici le roi ! dit madame du Barry en se levant pour
congédier la plaideuse.

– Oh ! madame, pourquoi ne me permettriez-vous pas de
me jeter aux pieds de Sa Majesté ?

– Pour lui demander un lit de justice ? Je le veux bien,
répliqua vivement la comtesse. Demeurez ici, madame, puisque tel est votre
désir.

À peine madame de Béarn avait-elle rajusté ses coiffes que
le roi entra.

– Ah ! dit-il, vous avez des visites, comtesse ?…

– Madame de Béarn, sire.

– Sire, justice ! s’écria la vieille dame en faisant
une profonde révérence.

– Oh ! oh ! s’écria Louis XV avec un persiflage
inintelligible pour quiconque ne le connaissait pas ;quelqu’un vous
aurait-il offensé, madame ?

– Sire, je demande justice.

– Contre qui ?

– Contre le parlement.

– Ah ! bon ! fit le roi en frappant dans ses mains ;
vous vous plaignez de mes parlements ? Eh bien, faites-moi donc le plaisir
de les mettre à la raison. J’ai aussi à m’en plaindre, moi, et je vous demande
justice également, ajouta-t-il en imitant la révérence de la vieille comtesse.

– Sire, enfin vous êtes le roi, vous êtes le maître.

– Le roi, oui ; le maître, pas toujours.

– Sire, exprimez votre volonté.

– C’est ce que je fais tous les soirs, madame ; et eux,
tous les matins, expriment aussi leur volonté. Or, comme ces deux volontés sont
diamétralement opposées l’une de l’autre, il en est de nous comme de la terre
et de la lune, qui courent éternellement l’une après l’autre sans jamais se
rencontrer.

– Sire, votre voix est assez puissante pour couvrir toutes
les criailleries de ces gens-là.

– C’est ce qui vous trompe. Je ne suis pas avocat, moi, et
eux le sont. Si je dis oui, ils disent non ; impossible de s’entendre… Ah !
si, quand j’ai dit oui, vous trouvez un moyen de les empêcher de dire non, je
fais alliance avec vous.

– Sire, ce moyen, je l’ai.

– Donnez-le-moi tout de suite.

– Ainsi ferai-je, sire. Tenez un lit de justice.

– Voilà bien un autre embarras, dit le roi ; un lit de
justice ! Y pensez-vous, madame ? C’est quasi une révolution.

– C’est un moyen de dire en face à ces gens rebelles que
vous êtes le maître. Vous savez, sire, que le roi, lorsqu’il manifeste ainsi sa
volonté, a seul droit de parler, nul ne répond. Vous leur direz : « Je
veux », et ils baisseront la tête…

– Le fait est, dit la comtesse du Barry, que l’idée est pompeuse.

– Pompeuse, oui, répliqua Louis XV ; bonne, non.

– C’est cependant beau, poursuivit madame du Barry avec
chaleur, le cortège, les gentilshommes, les pairs, toute la maison militaire du
roi, puis une immense quantité de peuple, puis ce lit de justice composé de
cinq oreillers fleurdelisés d’or… Ce serait une belle cérémonie.

– Vous croyez ? dit le roi un peu ébranlé dans ses
convictions.

– Et le magnifique habit du roi, le manteau doublé d’hermine,
les diamants de la couronne, le sceptre d’or, tout cet éclat qui convient à un
visage auguste et beau. Oh ! que vous seriez splendide ainsi,sire !

– Il y a fort longtemps qu’on n’a vu de lit de justice, dit
Louis XV avec une nonchalance affectée.

– Depuis votre enfance, sire, dit madame de Béarn ; le
souvenir de votre resplendissante beauté est resté dans tous les cœurs.

– Et puis, ajouta madame du Barry, ce serait une bonne occasion
pour M. le chancelier de déployer sa rude et concise éloquence,pour écraser
ces gens là sous la vérité, sous la dignité, sous l’autorité.

– Il faudra que j’attende le premier méfait du parlement, dit
Louis XV ; alors je verrai.

– Qu’attendriez-vous donc, sire, de plus énorme que ce qu’il
vient de faire ?

– Et qu’a-t-il donc fait ? Voyons.

– Vous ne le savez pas ?

– Il a un peu taquiné M. d’Aiguillon, ce n’est pas un cas pendable…
bien que, fit le roi en regardant madame du Barry, bien que ce cher duc soit de
mes amis. Or, si les parlements ont taquiné le duc, j’ai réparé leur méchanceté
par mon arrêté d’hier ou d’avant-hier, je ne me souviens plus. Nous voilà donc
manche à manche.

– Eh bien, sire, dit vivement madame du Barry, madame la
comtesse venait nous annoncer que, ce matin, ces messieurs noirs prennent la
belle.

– Comment cela ? dit le roi en fronçant le sourcil.

– Parlez, madame, le roi le permet, dit la favorite.

– Sire, MM. les conseillers ont résolu de ne plus tenir la
cour du parlement jusqu’à ce que Votre Majesté leur ait donné gain de cause.

– Plaît-il ? dit le roi. Vous vous trompez, madame, ce
serait un acte de rébellion et mon parlement n’osera pas se révolter, j’espère.

– Sire, je vous assure…

– Oh ! madame, ce sont des bruits.

– Votre Majesté veut-elle m’entendre ?

– Parlez, comtesse.

– Eh bien, mon procureur m’a rendu ce matin le dossier de
mon procès… Il ne plaide plus, parce qu’on ne juge plus.

– Bruits, vous dis-je ; essai, épouvantail.

Et, tout en disant cela, le roi se promenait tout agité dans
le boudoir.

– Sire, Votre Majesté croira-t-elle M. de Richelieu plus que
moi ? Eh bien, on a rendu en ma présence à M. de Richelieu les sacs du
procès, comme à moi, et M. le duc s’est retiré bien courroucé.

– On gratte à la porte, dit le roi pour changer la conversation.

– C’est Zamore, sire.

Zamore entra.

– Maîtresse, une lettre, dit-il.

– Vous permettez, sire ? demanda la comtesse. Ah !
mon Dieu ! dit-elle tout à coup.

– Quoi donc ?

– De M. le chancelier, sire. M. de Maupeou, sachant que Votre
Majesté a bien voulu me visiter, sollicite mon intervention pour obtenir un
moment d’audience.

– Qu’y a-t-il encore ?

– Faites entrer M. le chancelier, dit madame du Barry.

La comtesse de Béarn se leva et voulut prendre congé.

– Vous n’êtes pas de trop, madame, lui dit le roi. Bonjour,monsieur
de Maupeou. Quoi de nouveau ?

– Sire, dit en s’inclinant le chancelier, le parlement vous
gênait : vous n’avez plus de parlement.

– Et comment cela ? Sont-ils tous morts ? ont-ils
mangé de l’arsenic ?

– Plût au ciel !… Non, sire, ils vivent ; mais ils
ne veulent plus siéger et donnent leurs démissions. Je viens de les recevoir en
masse.

– Les conseillers ?

– Non, sire, les démissions.

– Quand je vous disais, sire, que c’était sérieux, dit la comtesse
à demi voix.

– Très sérieux, répondit Louis XV avec impatience. Eh bien,monsieur
le chancelier, qu’avez-vous fait ?

– Sire, je suis venu prendre les ordres de Votre Majesté.

– Exilons ces gens-là, Maupeou.

– Sire, ils ne jugeront pas davantage en exil.

– Enjoignons-leur de juger !… Bah ! les
injonctions sont usées… les lettres de jussion aussi…

– Ah ! sire, il faut cette fois montrer de la volonté.

– Oui, vous avez raison.

– Courage ! dit tout bas madame de Béarn à madame du
Barry.

– Et montrer le maître, après avoir trop souvent montré le
père ! s’écria la comtesse.

– Chancelier, dit lentement le roi, je ne sais plus qu’un
moyen : il est grave mais efficace. Je veux tenir un lit de justice ;
il faut que ces gens-là tremblent une bonne fois.

– Ah ! sire, s’écria le chancelier, voilà parler ;
qu’ils plient ou qu’ils rompent !

– Madame, ajouta le roi en s’adressant à la plaideuse, si votre
procès n’est pas jugé, vous le voyez, ce ne sera pas de ma faute.

– Sire, vous êtes le plus grand roi du monde.

– Oh ! oui !… dirent en écho et la comtesse, et
Chon, et le chancelier.

– Ce n’est cependant pas ce que le monde dit, murmura le
roi.

Chapitre 20Le lit de justice

Il eut lieu, ce fameux lit de justice, avec tout le
cérémonial qu’avaient exigé, d’une part l’orgueil royal, de l’autre les intrigues
qui poussaient le maître à ce coup État

La maison du roi fut mise sous les armes, une profusion d’archers
à courte robe, de soldats du guet et d’agents de police étaient destinés à
protéger M. le chancelier, qui, comme un général en un jour décisif, devait
exposer sa personne sacrée pour l’entreprise.

Il était bien exécré, M. le chancelier ; il le savait
et, si sa vanité lui pouvait faire redouter son assassinat, les gens mieux
instruits des sentiments du public à son égard pouvaient lui prédire sans
exagérer un bel et bon affront, ou tout au moins des huées.

Le même revenant bon était assuré à M. d’Aiguillon, que repoussait
sourdement l’instinct populaire, un peu perfectionné par les débats des
parlements. Le roi jouait la sérénité. Il n’était cependant pas tranquille.
Mais on le vit s’admirer dans son magnifique habit royal, et faire
immédiatement la réflexion que rien ne protège comme la majesté.

Il aurait pu ajouter : « Et l’amour des peuples. »
Mais c’était une phrase qu’on lui avait tant répétée à Metz, lors de sa maladie,
qu’il ne crut pas pouvoir la redire sans être taxé de plagiat.

Le matin, madame la dauphine, pour qui ce spectacle était
nouveau, et qui, au fond peut-être, désirait le voir, prit son air plaintif, et
le porta pendant tout le chemin à la cérémonie, ce qui disposa très
favorablement l’opinion envers elle.

Madame du Barry était brave. Elle avait la confiance que
donnent la jeunesse et la beauté. D’ailleurs, n’avait-on pas tout dit sur elle ?
qu’ajouter à tout ? Elle parut rayonnante, comme si un reflet de l’auguste
splendeur de son amant jaillissait jusqu’à elle.

M. le duc d’Aiguillon marchait hardiment au nombre des pairs
qui précédaient le roi. Son visage plein de noblesse et de caractère n’accusait
aucune trace de chagrin ni de mécontentement. Il ne portait pas la tête en
triomphateur. À le voir ainsi marchant, nul n’eût deviné la bataille que le roi
et les parlements s’étaient livrée sur le terrain de sa personnalité.

On se le montra du doigt dans la foule ; on lui lança
des regards terribles des rangs des parlementaires et ce fut tout.

La grande salle du Palais était pleine à déborder, intéressés
et intéressants faisaient un total de plus de trois mille personnes.

Au dehors, la foule, contenue par les verges des huissiers, les
bâtons et les masses des archers, ne trahissait sa présence que parce
bourdonnement intraduisible qui n’est pas une voix, qui n’articule rien, mais
qui se fait entendre cependant, et qu’on appellerait assez justement le bruit
des fluides populaires.

Même silence dans la grande salle lorsque le bruit des pas
eut cessé, lorsque chacun eut pris sa place, et que le roi,majestueux et
sombre, eut commandé à son chancelier de prendre la parole.

Les parlementaires savaient d’avance ce que leur réservait
le lit de justice. Ils comprenaient bien pourquoi on les avait convoqués. Ce
devait être pour leur faire entendre des volontés peu mitigées ; mais ils
connaissaient la longanimité, pour ne pas dire la timidité du roi et, s’ils
avaient peur, c’était plutôt des suites du lit de justice que de la séance
elle-même.

Le chancelier prit la parole. Il était beau diseur. Son
exorde fut habile, et les amateurs de style démonstratif trouvèrent là une
ample pâture.

Toutefois, le discours dégénéra en une mercuriale si rude
que la noblesse en eut le sourire aux lèvres et que les parlementaires
commencèrent à se trouver assez mal à l’aise.

Le roi ordonnait, par la bouche du chancelier, de couper
court à toutes les affaires de Bretagne, dont il avait assez. Il ordonnait au
parlement de se réconcilier avec M. le duc d’Aiguillon, dont le service lui
agréait ; de ne plus interrompre le service de la justice ; moyennant
quoi, tout se passerait comme à ce bienheureux temps de l’âge d’or,où les
ruisseaux coulaient en murmurant des discours en cinq points, du genre
délibératif ou judiciaire, où les arbres étaient chargés de sacs de procès
placés à la portée de MM. les avocats ou les procureurs, qui avaient le droit
de les cueillir comme fruits leur appartenant.

Ces friandises ne raccommodèrent pas le parlement avec M. de
Maupeou, pas plus qu’avec M. le duc d’Aiguillon. Mais le discours était fait, il
n’y avait pas de réponse possible.

Les parlementaires, au comble du dépit, prirent tous, avec
cet admirable ensemble qui donne tant de force aux corps constitués, une
attitude tranquille et indifférente, qui déplut souverainement à Sa Majesté et
au monde aristocratique des tribunes.

Madame la dauphine pâlit de colère. Elle se trouvait pour la
première fois en présence de la résistance populaire. Elle en calculait
froidement la puissance.

Venue au lit de justice avec l’intention d’être fort opposée,
d’aspect du moins, à la résolution qu’on allait y prendre ou notifier, elle se
sentit peu à peu entraînée à faire cause commune avec ceux de sa race et de sa
caste ; si bien qu’à mesure que le chancelier mordait plus avant dans la
chair parlementaire, cette jeune fierté s’indignait de lui voir des dents si
peu aiguës ; il lui semblait qu’elle eût trouvé, elle, des paroles qui
eussent fait bondir cette assemblée comme un troupeau de bœufs sous l’aiguillon.
Bref, elle trouva le chancelier trop faible et les parlementaires trop forts.

Louis XV était physionomiste comme tous les égoïstes le seraient
si, quelquefois, ils n’étaient paresseux en même temps qu’égoïstes.Il jeta les
yeux autour de lui pour observer l’effet de sa volonté traduite par des paroles
qu’il trouvait assez éloquentes.

La pâleur des lèvres pincées de la dauphine lui révélèrent
aussitôt ce qui se passait dans cette âme.

Comme contrepoids, il observa la physionomie de madame du
Barry : au lieu du sourire vainqueur qu’il y comptait trouver,il ne vit
qu’une violente envie d’attirer sur elle les regards du roi, comme pour juger
ce qu’il pensait.

Rien n’intimide les esprits faibles comme d’être devancés
par l’esprit et la volonté d’autrui. S’ils se voient observés par une résolution
déjà prise, ils en concluent qu’ils n’ont pas fait assez, qu’ils vont être ou
ont été ridicules, qu’on avait le droit d’exiger plus qu’ils n’ont fait.

Alors ils passent aux extrêmes, le timide devient rugissant,
et une manifestation soudaine trahit l’effet de cette réaction produite par la
peur sur une peur moins forte.

Le roi n’avait pas besoin d’ajouter un mot aux paroles de
son chancelier, cela n’était pas d’étiquette ; cela n’était même pas nécessaire.
Mais, en cette occasion, il fut possédé du démon bavard, et,faisant un signe
de la main, il montra qu’il allait parler.

Pour le coup, l’attention devint de la stupeur.

On vit toutes les têtes des parlementaires faire volte-face
vers le lit de justice avec la précision de mouvement d’une file de soldats
instruits.

Les princes, les pairs, les militaires se sentirent émus. Il
n’était pas impossible qu’après tant de bonnes choses qui avaient été dites, Sa
Majesté Très Chrétienne ne dît une bonne grosse inutilité. Leur respect les
empêchait de désigner autrement ce qui pouvait sortir de la bouche du roi.

On vit M. de Richelieu, qui avait affecté de se tenir loin
de son neveu, se rapprocher surtout par le coup d’œil et l’affinité mystérieuse
de l’intelligence.

Mais son regard, qui commençait à devenir rebelle, rencontra
le clair regard de madame du Barry. Richelieu possédait comme personne l’art
précieux des transitions : il passa du ton ironique au ton admiratif, et
choisit la belle comtesse comme point d’intersection entre les diagonales et
ces deux extrêmes.

Ce fut donc un sourire de félicitations et de galanterie qu’il
adressa en passant à madame du Barry ; mais celle-ci n’en fut pas dupe, d’autant
plus que le vieux maréchal, qui avait commencé d’entamer sa correspondance avec
les parlementaires et les princes opposants, fut forcé de la continuer pour ne
pas paraître ce qu’il était bien réellement.

Que de perspective dans une goutte d’eau, cet océan pour l’observateur !
Que de siècles dans une seconde, cette éternité indescriptible ! Tout ce
que nous disons là se passa dans le temps que Sa Majesté Louis XV mit à se
préparer à parler et à ouvrir la bouche.

– Vous avez entendu, dit-il d’une voix ferme, ce que mon
chancelier vous a fait savoir de mes volontés. Songez donc à les exécuter, car
telles sont mes intentions et je ne changerai jamais !

Louis XV laissa tomber ces derniers mots avec le fracas et
la vigueur de la foudre.

Aussi toute l’assemblée fut-elle littéralement foudroyée.

Un frisson passa sur tous les parlementaires, frisson de terreur
qui se communiqua immédiatement à la foule, comme l’étincelle électrique court
rapide au bout du cordon. Ce même frisson effleura aussi les partisans du roi.
La surprise et l’admiration étaient sur tous les fronts, dans tous les cœurs.

La dauphine remercia involontairement le roi par un éclair
parti de ses beaux yeux.

Madame du Barry, électrisée, ne put s’empêcher de se lever, et
elle eût battu des mains, sans la crainte bien naturelle qu’elle eut d’être
lapidée en sortant ou de recevoir le lendemain cent couplets plus odieux les
uns que les autres.

Louis XV put jouir dès ce moment de son triomphe.

Les parlementaires inclinèrent leurs fronts toujours avec le
même ensemble.

Le roi se souleva sur ses coussins fleurdelisés.

Aussitôt le capitaine des gardes, le commandant de la maison
militaire et tous les gentilshommes se levèrent.

Le tambour battit, les trompettes sonnèrent au dehors. Ce
frémissement presque silencieux du peuple à l’arrivée se changea en un
mugissement qui s’éteignait au lointain, refoulé par les soldats et les
archers.

Le roi traversa fièrement la salle, sans voir autre chose
sur son passage que des fronts humiliés.

M. d’Aiguillon continua de précéder Sa Majesté sans abuser
de son triomphe.

Le chancelier, arrivé à la porte de la salle, vit au loin
tout ce peuple, s’effraya de tous ces éclairs, qui, malgré la distance, arrivaient
jusqu’à lui ; il dit aux archers :

– Serrez-moi.

M. de Richelieu, que saluait profondément le duc d’Aiguillon,
dit à son neveu :

– Voilà des fronts bien bas, duc ; il faudra, un jour
ou l’autre, qu’ils se relèvent diablement haut. Prenez garde !

Madame du Barry passait en ce moment par le couloir avec son
frère, la maréchale de Mirepoix et plusieurs dames. Elle entendit le propos du
vieux maréchal et, comme elle avait plus de repartie que de rancune :

– Oh ! dit-elle, il n’y a rien à craindre, maréchal :
n’avez-vous pas entendu les paroles de Sa Majesté ? Le roi adit, ce me
semble, qu’il ne changerait jamais.

– Paroles terribles, en effet, madame, répondit le vieux duc
avec un sourire ; mais ces pauvres parlementaires n’ont pas vu, heureusement
pour nous, qu’en disant qu’il ne changerait jamais le roi vous regardait.

Et il termina ce madrigal par une de ces inimitables révérences
qu’on ne sait plus même faire aujourd’hui sur le théâtre.

Madame du Barry était femme et nullement politique. Elle ne
vit que le compliment là où M. d’Aiguillon sentit parfaitement l’épigramme et
la menace.

Aussi fut-ce par un sourire qu’elle répondit, tandis que son
allié se mordit les lèvres et pâlit de voir durer ce ressentiment du maréchal.

L’effet du lit de justice fut immédiatement favorable à la
cause royale. Mais souvent un grand coup ne fait qu’étourdir, et il est à
remarquer que, après les étourdissements, le sang circule avec plus de vigueur
et de pureté.

Telle fut du moins la réflexion que fit, en voyant partir le
roi avec son pompeux cortège, un petit groupe de gens vêtus simplement et posés
en observateurs au coin du quai aux Fleurs et de la rue de la Barillerie.

Ces hommes étaient trois… Le hasard les avait assemblés à
cet angle et, de là, ils paraissaient avoir suivi avec intérêt les impressions
de la foule ; et, sans se connaître, une fois mis en rapport par quelques
mots échangés, ils s’étaient rendu compte de la séance avant même qu’elle fût
terminée.

– Voilà les passions bien mûries, dit l’un d’eux, vieillard
aux yeux brillants, à la figure douce et honnête. Un lit de justice est une
grande œuvre.

– Oui, répondit en souriant avec amertume un jeune homme, oui,
si l’œuvre réalisait exactement les mots.

– Monsieur, répliqua le vieillard en se retournant, il me
semble que je vous connais… Je vous ai vu déjà, je crois ?

– Dans la nuit du 31 mai. Vous ne vous trompez pas, monsieur
Rousseau.

– Ah ! vous êtes ce jeune chirurgien, mon compatriote, M.
Marat ?

– Oui, monsieur, pour vous servir.

Les deux hommes échangèrent une révérence.

Le troisième n’avait pas encore pris la parole. C’était un
homme jeune aussi et d’une noble figure, qui, durant toute la cérémonie, n’avait
fait qu’observer l’attitude de la foule.

Le jeune chirurgien partit le premier, se hasardant au milieu
du peuple, qui, moins reconnaissant que Rousseau, l’avait déjà oublié, mais à
la mémoire duquel il comptait bien se rappeler un jour.

L’autre jeune homme attendit qu’il fût parti, et, s’adressant
alors à Rousseau :

– Vous ne partez pas, monsieur ? dit-il.

– Oh ! je suis trop vieux pour me risquer dans cette
cohue.

– En ce cas, dit l’inconnu en baissant la voix, à ce soir, rue
Plâtrière, monsieur Rousseau… N’y manquez pas !

Le philosophe tressaillit comme si un fantôme se fût dressé
devant lui. Son teint, pâle d’ordinaire, devint livide. Il voulut répondre à
cet homme, mais il avait déjà disparu.

Chapitre 21De l’influence des paroles de l’inconnu sur Jean-Jacques Rousseau

Après avoir entendu ces paroles singulières prononcées par
un homme qu’il ne connaissait pas, Rousseau, tremblant et malheureux, fendit
les groupes, et, sans se rappeler qu’il était vieux et qu’il craignait la foule,
il se fit jour ; bientôt il eut gagné le pont Notre-Dame ; puis il
traversa, en continuant de rêver et de s’interroger lui-même, le quartier de la
Grève, par lequel il aboutissait plus directement au sien.

– Ainsi, se dit-il, ce secret que tout initié garde au péril
de sa vie, il est donc en la possession du premier venu. Voilà donc ce que
gagnent les associations mystérieuses à passer par l’étamine populaire… Un
homme me connaît, qui sait que je serai son associé, et peut-être son complice
là-bas. Un pareil état de choses est absurde et intolérable.

Et, en disant ces mots, Rousseau marchait très vite, lui d’ordinaire
si plein de précautions, surtout depuis son accident de la rue Ménilmontant.

– Ainsi, continuait le philosophe, j’aurai voulu savoir le
fond de ces plans de régénération humaine que proposent certains esprits qui se
parent du titre d’illuminés ; j’aurai fait la folie de croire qu’il
peut venir de bonnes idées de l’Allemagne, ce pays de la bière et des
brouillards ; j’aurai compromis mon nom avec celui de quelques sots ou de
quelques intrigants auxquels il servira de manteau pour abriter leur sottise.
Oh ! non, il n’en sera pas ainsi ; non, un éclair m’a montré l’abîme,
je n’irai pas m’y jeter de gaieté de cœur.

Et Rousseau reprenait haleine, appuyé sur sa canne, debout
et un instant immobile au milieu de la rue.

– C’était pourtant, poursuivit le philosophe une belle chimère :
la liberté dans l’esclavage, l’avenir conquis sans secousses et sans bruit, le
réseau mystérieusement ourdi pendant le sommeil des tyrans de la terre… C’était
trop beau, j’ai été dupe d’y croire… Je ne veux pas de craintes, de soupçons, d’ombrages
qui sont indignes d’un esprit libre et d’un corps indépendant.

Il en était à ces mots et il venait de reprendre sa course,lorsque
la vue de quelques agents de M. de Sartine, rôdant avec leurs yeux à pivot, épouvanta
l’esprit libre et donna une telle impulsion au corps indépendant,qu’il alla se
perdre dans le plus profond de l’ombre des piliers sous lesquels il cheminait.

Des piliers à la rue Plâtrière, il n’y a pas loin ;
Rousseau fit le trajet avec rapidité, monta ses étages en respirant comme un
daim qu’on force, et alla tomber sur une chaise dans sa chambre,sans pouvoir
répondre un mot à toutes les questions de Thérèse.

Pourtant il finit par lui rendre compte de son émotion :
c’était la course, la chaleur, la nouvelle de la colère du roi au lit de
justice, une commotion de la terreur populaire, un contrecoup de ce qui venait
de se passer.

Thérèse répliqua en grognant que ce n’était pas une raison
pour faire refroidir le dîner, et qu’un homme, d’ailleurs, ne devait pas être
une poule mouillée s’effarouchant au moindre bruit.

Rousseau n’eut rien à répondre à ce dernier argument, qu’il
avait tant de fois proclamé en autres termes.

Thérèse ajouta que ces philosophes, ces gens d’imagination,étaient
bien tous les mêmes… qu’ils ne cessent, dans leurs écrits, de crier fanfare ;
qu’ils annoncent n’avoir peur de rien ; que Dieu et les hommes leur sont
de peu ; mais qu’au moindre aboiement du plus petit chien, ils crient :
« À l’aide ! » qu’au moindre accès de fièvre, ils crient : « Mon
Dieu ! je suis mort. »

C’était un des thèmes favoris de Thérèse, celui qui faisait
le plus briller son éloquence, celui auquel Rousseau, timide naturellement, trouvait
les plus mauvaises réponses. Aussi Rousseau berçait-il, au son de cette aigre
musique, sa pensée à lui, qui certes valait bien celle de Thérèse,malgré tout
le blâme que lui prodiguait cette femme.

– Le bonheur se compose de parfums et de bourdonnements,disait-il ;
or, ce sont choses de convention que le bruit et l’odeur… Qui établira que l’oignon
sente moins bon que la rose, et que le paon chante moins bien que le rossignol ?

Sur cet axiome, qui pouvait passer pour un bel et bon paradoxe,
on se mit à table et l’on dîna.

Rousseau, après son dîner, n’alla pas s’asseoir à son
clavecin comme d’habitude. Il fit vingt tours dans sa chambre et regarda plus
de cent fois à la fenêtre pour étudier la physionomie de la rue Plâtrière.

Thérèse alors fut prise d’un de ces accès de jalousie comme
en ont par contrariété les gens taquins, c’est-à-dire les gens les moins
réellement jaloux de la terre.

Car, s’il est une affectation qui soit désagréable, c’est
celle d’un défaut ! passe encore pour les qualités.

Thérèse, qui méprisait profondément la virilité, la complexion,
l’esprit et les habitudes de Rousseau, Thérèse, qui le trouvait vieux, souffrant
et laid, n’avait pas peur qu’on lui enlevât son mari ; elle ne supposait
pas que les femmes dussent le voir avec d’autres yeux qu’elle-même.Cependant
comme c’est un des supplices les plus friands pour une femme que la torture par
la jalousie, Thérèse se donnait parfois ce régal.

Voyant donc Rousseau s’approcher si souvent de la fenêtre,rêver
et ne pas tenir en place :

– Bon ! dit-elle, je comprends toute votre agitation…
Vous avez quitté tout à l’heure quelqu’un.

Rousseau la regarda d’un air effaré, ce qui fut un indice de
plus pour elle.

– Quelqu’un que vous cherchez à revoir, continua-t-elle.

– Plaît-il ? dit Rousseau.

– Nous avons des rendez-vous, à ce qu’il paraît ?

– Oh ! fit Rousseau, qui comprit qu’on lui parlait de
jalousie, des rendez vous ! Vous êtes folle,Thérèse !

– Je sais bien que ce serait une folie, dit-elle ; mais
vous êtes capable de toutes ; allez, allez, avec votre teint de papier
mâché, avec vos palpitations de cœur, avec votre petite toux sèche,allez faire
des conquêtes : c’est un bon moyen de vous avancer.

– Mais, Thérèse, vous savez bien qu’il n’en est rien, dit
Rousseau avec humeur ; laissez-moi donc rêver tranquillement.

– Vous êtes un libertin, dit Thérèse avec le plus grand sérieux
du monde.

Rousseau rougit comme si on venait de lui dire une vérité ou
de lui faire un compliment.

Alors Thérèse se crut en droit de montrer un visage terrible,
de bouleverser le ménage, de faire claquer les portes et de jouer avec la
tranquillité de Rousseau, comme les enfants avec ces anneaux de métal qu’ils
enferment dans des boîtes et qu’ils secouent à grand bruit.

Rousseau se réfugia dans son cabinet. Ce tumulte avait un
peu affaibli ses idées.

Il songea qu’il y aurait sans doute un danger à ne pas assister
à la cérémonie mystérieuse dont l’étranger lui avait parlé au coin du quai.

– S’il y a des peines contre les révélateurs, il doit y en
avoir contre les tièdes ou contre les négligents, pensa-t-il. Or,j’ai toujours
remarqué que les gros dangers ne sont rien, pas plus que les grosses menaces ;
les cas d’application de peines ou d’exécution, en pareille circonstance, sont
extrêmement rares ; mais, pour les petites vengeances, les coups sournois,
les mystifications et autre menue monnaie, il y faut prendre garde.Quelque
jour, les frères maçons se payeraient de mon mépris par la tension d’une corde
dans mon escalier ; je m’y briserais une jambe et les huit ou dix dents
qui me restent… ou bien ils auront un moellon tout prêt à me laisser choir sur
la tête lorsque je côtoierai un échafaudage… Mieux que cela, dans leur maçonnerie,
il y aura quelque pamphlétaire vivant tout près de moi, sur mon palier
peut-être, plongeant par ses fenêtres dans ma chambre. Cela n’est pas
impossible, puisque les réunions ont lieu rue Plâtrière même… Eh bien, ce
coquin écrira sur moi des platitudes qui me ridiculiseront dans tout Paris… N’ai-je
pas des ennemis partout ?

Un moment après, Rousseau changeait de pensée.

– Eh bien, se disait-il, où est le courage, où est l’honneur ?
J’aurai peur vis-à-vis de moi-même ? Je ne regarderai dans mon miroir que
la face d’un poltron et d’un coquin ? Non, il n’en sera pas ainsi… Dût l’univers
se coaliser pour mon malheur, dût la cave de cette rue s’écrouler sur moi, j’irai…
Beaux raisonnements, d’ailleurs, qu’enfante la peur. Depuis mon retour, à cause
de la rencontre de cet homme, je me surprends à toujours tourner dans un cercle
d’inepties. Voilà que je doute de tous, et de moi-même ! cela n’est pas
logique… Je me connais, je ne suis pas un enthousiaste : si j’ai cru voir
des merveilles dans l’association projetée, c’est qu’il y a des merveilles. Qui
me dit que je ne serai pas, moi, le régénérateur du genre humain,moi qu’on a
recherché, moi que les agents mystérieux d’un pouvoir sans limites sont venus
consulter sur la foi de mes écrits : je reculerais lorsqu’il s’agit de
suivre mon œuvre, de substituer l’application à la théorie !

Rousseau s’animait.

– Quoi de plus beau ! Les âges marchent… les peuples sortent
de l’abrutissement, le pas suit le pas dans l’obscurité, la main dans l’ombre ;
l’immense pyramide s’élève au-dessus de laquelle, pour couronnement, les
siècles futurs placeront le buste de Rousseau, citoyen de Genève,qui, pour
faire comme il a dit, a risqué sa liberté, sa vie, c’est-à-dire a été fidèle à
sa devise : Vitam impendere vero.

Là-dessus, Rousseau, transporté, se mit à son clavecin et
acheva de se monter l’imagination avec les mélopées les plus ronflantes, les
plus larges et les plus guerrières qu’il put arracher aux flancs de l’instrument
sonore.

La nuit vint. Thérèse, fatiguée d’avoir tourmenté vainement
son captif, dormait sur sa chaise ; Rousseau, dont le cœur battait fort, prit
son habit neuf comme pour aller en bonne fortune ; il étudia un moment
dans la glace le jeu de ses yeux noirs, qu’il trouva vifs et parlants ; ce
qui le charma.

Il s’appuya sur sa canne de jonc, et, sans avoir réveillé Thérèse,
s’esquiva de l’appartement.

Mais, arrivé au bas de l’escalier, après avoir fait jouer de
sa main le secret de la porte ouvrant sur la rue, Rousseau commença par
regarder au dehors, afin de s’assurer de l’état des localités.

Il ne passait aucune voiture ; la rue, comme de coutume,
était pleine de flâneurs, dont les uns regardaient les autres,comme c’est
encore la coutume, tandis que beaucoup s’arrêtaient aux vitres des boutiques
pour lorgner les jolies filles de comptoir.

Un homme de plus était donc parfaitement inaperçu dans ce
tourbillon. Rousseau s’y précipita ; il n’avait pas un long chemin à
faire.

Un chanteur avec un aigre violon stationnait devant la porte
qu’on avait signalée à Rousseau. Cette musique, à laquelle sont sensibles les
oreilles de tout véritable Parisien, emplissait la rue d’échos qui s’en
allaient répétant les dernières mesures du refrain chanté par le violon ou le
chanteur lui-même.

Rien n’était donc plus défavorable au mouvement circulatoire
que l’engorgement formé à cet endroit par le cercle des auditeurs.Il fallait
nécessairement que tout passant tournât à droite ou à gauche du groupe ;
ceux qui tournaient à gauche prenaient la rue, ceux qui tournaient à droite
longeaient la maison désignée et vice versa.

Rousseau remarqua que plusieurs de ces passants se perdirent
en route, comme s’ils fussent tombés en quelque trappe. Il compta que ceux-là
étaient venus dans le même but que lui, et résolut d’imiter leur manœuvre :
c’était chose facile.

Ayant ainsi passé derrière le groupe des auditeurs, comme
pour s’arrêter aussi, il guetta la première personne qu’il vit entrer dans l’allée
ouverte. Plus timoré que ceux-là, parce qu’il avait plus à risquer sans doute, il
attendit que l’occasion se présentât dix fois bonne.

Il n’attendit pas longtemps. Un cabriolet qui accourait du
bout de la rue coupa le cercle en deux et opéra un refoulement des deux
hémisphères sur les maisons. Rousseau se trouva placé sur le seuil même de l’allée ;
il n’y avait qu’à continuer… Notre philosophe observa que tous les curieux, occupés
du cabriolet, tournaient le dos à la maison. Il profita de son isolement et disparut
dans la profondeur de l’allée noire.

Au bout de quelques secondes, il aperçut une lumière sous
laquelle un homme assis paisiblement, comme un marchand après sa journée de
vente, lisait ou feignait de lire une gazette.

Au bruit des pas de Rousseau, cet homme leva la tête et appuya
visiblement son doigt sur sa poitrine, tout éclairée par la lampe.

Rousseau répondit à ce geste symbolique par un doigt qu’il
appuya sur ses lèvres.

Aussitôt l’homme se leva, et, poussant une porte située à sa
droite, porte invisible tant elle était artistement découpée dans le pan de la
boiserie auquel il s’adossait, il fit voir à Rousseau un escalier fort raide
qui plongeait sous terre.

Rousseau entra ; la porte se referma sans bruit, mais
avec rapidité.

Rousseau, en s’aidant de sa canne, descendit les degrés ;
il trouvait mauvais que les associés lui imposassent pour première épreuve le
risque de se rompre le cou et les jambes.

Mais l’escalier, s’il était roide, n’était pas long.
Rousseau compta dix-sept marches, et aussitôt il fut envahi par une grande
chaleur qui le saisit aux yeux et au visage.

Cette chaleur humide était le souffle d’un certain nombre d’hommes
rassemblés en cette cave.

Rousseau remarqua les murailles tapissées de toiles rouges
et blanches, sur lesquelles étaient figurés divers instruments de travail, plus
symboliques sans doute que réels. Une seule lampe pendait de la voûte, jetant
un reflet sinistre sur les figures assez honnêtes pourtant qui causaient entre
elles à voix basse sur des bancs de bois.

Il n’y avait par terre ni parquet ni tapis, mais une épaisse
natte de jonc qui assourdissait les pas.

Rousseau ne produisit donc en entrant aucune sensation.

Nul ne parut avoir remarqué qu’il entrât.

Cinq minutes auparavant, Rousseau ne désirait rien tant qu’une
pareille entrée, et cependant, son entrée faite, il fut fâché d’avoir si bien
réussi.

Il vit une place vide sur un des derniers bancs ; il s’y
installa le plus modestement qu’il put, derrière tous les autres.

Il compta trente-trois têtes dans l’assemblée. Un bureau, élevé
sur une estrade, attendait un président.

Chapitre 22La loge de la rue Plâtrière

Rousseau remarqua que les conversations des assistants
étaient fort discrètes et fort restreintes. Beaucoup ne remuaient pas les
lèvres. À peine si trois ou quatre couples échangeaient des paroles.

Ceux qui ne parlaient pas essayaient même de cacher leur
visage, ce qui n’était pas malaisé, grâce à la grande masse d’ombre projetée
par l’estrade du président qu’on attendait.

Le refuge de ceux-là, qui paraissaient être les timides, était
derrière cette estrade.

Mais, en revanche, deux ou trois membres de la corporation
se donnaient beaucoup de mouvement pour reconnaître leurs collègues. Ils
allaient, venaient, causaient entre eux et souvent disparaissaient tour à tour
par une porte masquée d’un rideau noir à flammes rouges.

Bientôt une sonnette se fit entendre. Un homme quitta purement
et simplement le coin du banc où il se trouvait naguère confondu avec les
autres maçons, et prit place sur l’estrade.

Après avoir fait quelques signes de la main et des doigts,signes
qui furent répétés par tous les assistants, et auxquels il en ajouta un dernier
plus explicite que les autres, il déclara la séance ouverte.

Cet homme était absolument inconnu à Rousseau ; sous l’extérieur
d’un artisan aisé, il cachait beaucoup de présence d’esprit, aidée d’une
élocution aussi facile qu’on l’eut désirée dans un orateur.

Son discours fut net et bref. Il déclarait que la loge s’était
assemblée pour procéder à la réception d’un nouveau frère.

– Vous ne vous étonnerez pas, dit-il, que nous vous ayons
réunis dans le local où les épreuves ordinaires ne peuvent être essayées ;
les épreuves ont paru inutiles aux chefs. Le frère qu’il s’agit de recevoir est
un des flambeaux de la philosophie contemporaine, c’est un esprit profond qui
nous sera dévoué par conviction, non par crainte.

« Celui qui a sondé tous les mystères de la nature et
tous ceux du cœur humain ne saurait être impressionné de la même façon que le
simple mortel à qui nous demandons l’aide de ses bras, de sa volonté, de son
or. Il nous suffira, pour avoir la coopération de cet esprit distingué, de ce
caractère honnête et énergique, il nous suffira de sa promesse, de son acquiescement. »

L’orateur finit ainsi sa proposition et regarda autour de
lui pour en examiner l’effet.

Sur Rousseau, l’effet avait été magique : le Genevois
connaissait les mystères préparatoires de la maçonnerie ; il les avait vus
avec une sorte de répugnance bien naturelle aux esprits éclairés ; ces
concessions toutes absurdes, puisqu’elles étaient inutiles, que les chefs
exigeaient des récipiendaires pour simuler la peur, quand on sait ne rien avoir
à craindre, lui paraissaient être le comble de la puérilité et de la
superstition oiseuse.

Il y a plus, le timide philosophe, ennemi des manifestations
et des exhibitions individuelles, se fût trouvé malheureux de donner sa
personne en spectacle à des gens qu’il ne connaissait pas, et qui,cela était
certain, le mystifiaient avec plus ou moins de bonne foi.

Il en résulta que se voir dispensé des épreuves fut pour lui
plus qu’une satisfaction. Il connaissait la rigueur de l’égalité devant les
principes maçonniques ; or, une exception en sa faveur constituait un
triomphe.

Il s’apprêtait à répondre par quelques mots à la gracieuse
faconde du président, lorsqu’une voix s’éleva de l’auditoire.

– Au moins, dit cette voix, qui était aigre et vibrante,puisque
vous vous croyez obligé de traiter en prince un homme comme nous,au moins, puisque
vous le dispensez des angoisses physiques comme si ce n’était pas un de nos
symboles que la recherche de la liberté à travers la souffrance du corps, nous
espérons que vous n’allez pas conférer un titre précieux à un inconnu sans l’avoir
questionné selon le rite et sans avoir obtenu sa profession de foi.

Rousseau se retourna pour voir le visage de l’agressif personnage
qui frappait si rudement sur le char du triomphateur.

Il reconnut alors, avec la plus vive surprise, ce jeune
chirurgien que, le matin encore, il avait rencontré au quai aux Fleurs.

Le sentiment de sa bonne foi, un sentiment de dédain
peut-être pour le titre précieux, l’empêcha de répondre.

– Vous avez entendu ? dit le président en s’adressant à
Rousseau.

– Parfaitement, répondit le philosophe, à qui sa propre voix
donna un léger frisson lorsqu’elle résonna sous la voûte de cette cave sombre.
Or, je m’étonne bien plus des interpellations lorsque je vois par qui elles ont
été faites. Quoi ! un homme dont l’état est de combattre ce qu’on appelle
la souffrance physique et de venir ainsi en aide à ses frères, qui sont aussi
bien les hommes ordinaires que les maçons ; quoi ! cet homme vient
prêcher ici l’utilité des souffrances physiques !… Il prend un singulier
chemin pour mener la créature au bonheur, le malade à la guérison.

– Il ne s’agit pas ici, répliqua vivement le jeune homme, de
tel ou tel ; je suis inconnu au récipiendaire comme il m’est inconnu. Je
suis logique, et je prétends que le vénérable a eu tort de faire acception des
personnes. Je méconnais dans celui-ci – et il montra Rousseau–  le philosophe ;
qu’il veuille bien méconnaître en moi le praticien. Ainsi, nous devons
peut-être nous côtoyer toute la vie sans jamais qu’un regard, qu’un geste trahisse
notre intimité, plus étroite cependant, grâce au nœud de l’association, que toutes
les amitiés vulgaires. Je répète donc que, si l’on a cru devoir épargner au
récipiendaire les épreuves, il y a lieu de lui poser au moins les questions.

Rousseau ne répondit rien. Le président lut sur son visage
le dégoût de la discussion et le regret de s’être engagé dans cette entreprise.

– Frère, dit-il avec autorité au jeune homme, vous voudrez
bien garder le silence quand le chef parle, et ne pas vous permettre de blâmer
légèrement ses actes, qui sont souverains.

– J’ai droit d’interpeller, répondit plus doucement le jeune
homme.

– D’interpeller, oui ; de blâmer, non. Le frère qui va
entrer dans l’association est assez connu pour que nous ne cherchions pas à
mettre dans nos relations maçonniques un ridicule et inutile mystère, Tous les
frères présents savent son nom, et son nom est une garantie. Mais,comme
lui-même, j’en suis sur, aime l’égalité, je le prie de s’expliquer sur la
question que je pose uniquement pour la forme : « Que cherchez-vous
dans l’association ? »

Rousseau fit deux pas, et, s’isolant de la foule, promena
sur l’assemblée un œil rêveur et mélancolique.

– J’y cherche, dit-il, ce que je n’y trouve pas. Des vérités,
non des sophismes. Pourquoi m’entoureriez-vous de poignards qui ne percent pas,
de poisons qui sont de l’eau claire, et de trappes au-dessous desquelles sont
disposés des matelas ? Je connais la ressource des forces humaines. Je
connais la vigueur de mon ressort physique. Si vous le brisez, ce n’est pas la
peine que vous m’élisiez votre frère ; mort, je ne vous servirais pas :
donc, vous ne voulez pas me tuer, me blesser encore moins ; et tous les
praticiens du monde ne me feraient pas trouver bonne l’initiation pendant laquelle
on m’aurait brisé un membre.

« J’ai fait plus que vous tous mon apprentissage de douleurs ;
j’ai sondé le corps et j’ai palpé jusqu’à l’âme… Si j’ai accepté devenir parmi
vous lorsqu’on m’en a sollicité – et il appuya sur ce mot – c’est que je
croyais pouvoir être utile. Je donne donc, je ne reçois pas.

« Hélas ! avant que vous puissiez quelque chose
pour me défendre, avant que vous me donniez par vos propres moyens la liberté
si on m’emprisonne, du pain si on m’affame, des consolations si on m’afflige ;
avant, dis-je, que vous soyez quelque chose, ce frère que vous admettez aujourd’hui,
si monsieur le permet, ajouta-t-il en se tournant vers Marat, ce frère aura
payé son tribut à la nature, car le progrès est boiteux, car la lumière est
lente, et, de l’endroit où il sera tombé, nul d’entre vous ne le tirera…

– Vous vous trompez, illustre frère, dit une voix suave et
pénétrante qui attira doucement Rousseau, il y a plus que vous ne pensez dans l’association
que vous voulez bien accepter ; il y a tout l’avenir du monde ; l’avenir,
vous le savez, c’est l’espoir, c’est la science ; l’avenir,c’est Dieu qui
doit donner sa lumière au monde, puisqu’il a promis qu’il la donnerait. Or, Dieu
ne saurait mentir.

Rousseau, surpris de ce langage élevé, regarda et reconnut l’homme
encore jeune qui lui avait donné rendez-vous le matin au lit de justice.

Cet homme, vêtu de noir, avec une certaine recherche, et
surtout avec une grande distinction, se tenait adossé à une face latérale de l’estrade,
et son visage, éclairé par une molle lueur, brillait de toute sa beauté, de
toute sa grâce, de toute son expression naturelle.

– Ah ! dit Rousseau, la science, abîme sans fond !
Vous me parlez science, vous ! consolation, avenir,promesse ; un
autre me parle matière, rigueur et violence : lequel croire ? Il en
sera donc de l’assemblée des frères comme parmi les loups dévorants de ce monde
qui s’agite au-dessus de nous ? Loups et brebis ! Écoutez donc ma
profession de foi, puisque vous ne l’avez pas lue dans mes livres.

– Vos livres ! s’écria Marat, ils sont sublimes,d’accord ;
mais ce sont des utopies ; vous êtes utile au même point de vue que
Pythagore, que Solon et que Cicéron le sophiste. Vous indiquez le bien, mais un
bien artificiel, insaisissable. inaccessible ; vous ressemblez à celui qui
voudrait nourrir une foule affamée avec des bulles d’air plus ou moins irisées
par le soleil.

– Avez-vous vu, dit Rousseau en fronçant le sourcil, les grandes
commotions de la nature se faire sans préparations ? avez-vous vu naître l’homme,
cet événement vulgaire et pourtant sublime ? l’avez-vous vu naître sans qu’il
ait amassé neuf mois la substance et la vie aux flancs de sa mère ? Ah !
vous voulez que je régénère le monde avec des actes ?… Ce n’est pas régénérer
cela, monsieur, c’est révolutionner !

– Alors, riposta violemment le jeune chirurgien, alors vous
ne voulez pas de l’indépendance ? alors vous ne voulez pas de la liberté ?

– Au contraire, répondit Rousseau, car l’indépendance, c’est
mon idole ; car la liberté, c’est ma déesse. Seulement, je veux d’une
liberté douce et radieuse qui échauffe et qui vivifie. Je veux d’une égalité
qui rapproche les hommes par l’amitié, non par la crainte. Je veux l’éducation,
l’instruction de chaque élément du corps social, comme le mécanicien veut l’harmonie,
comme l’ébéniste veut l’assemblage ; c’est-à-dire le concours parfait, la
copulation absolue de chaque pièce de son travail. Je le répète, je veux ce que
j’ai écrit : le progrès, la concorde, le dévouement.

Marat laissa errer sur ses lèvres un sourire de dédain.

– Oui, les ruisseaux de lait et de miel, dit-il, les champs
Élysées de Virgile, rêves d’un poète dont la philosophie voudrait faire une
réalité.

Rousseau ne répliqua pas. Il lui semblait trop dur d’avoir à
défendre sa modération, lui que, dans toute l’Europe, on avait appelé un
novateur violent.

Il se rassit en silence après avoir, pour la satisfaction de
son âme naïve et timide, consulté du regard et obtenu l’approbation tacite du
personnage qui l’avait défendu tout à l’heure.

Le président se leva.

– Vous avez entendu ? dit-il à tous.

– Oui, répondit l’assemblée.

– Le frère récipiendaire vous paraît-il digne d’entrer dans
l’association ? en comprend-il les devoirs ?

– Oui, dit l’assemblée, mais avec une réserve qui montrait
peu d’unanimité.

– Prêtez le serment, dit le président à Rousseau.

– Il me serait désagréable, répondit le philosophe avec un
certain orgueil, de déplaire à quelques membres de cette association, et je
dois encore répéter mes paroles de tantôt ; elles sont l’expression de ma
conviction. Si j’étais orateur, je les développerais d’une façon saisissante ;
mais ma langue est rebelle et trahit toujours ma pensée lorsque je lui demande
une traduction immédiate.

« Je veux dire que je fais plus pour le monde et pour
vous, loin de cette assemblée, que je ne ferais en pratiquant assidûment vos
coutumes : ainsi donc, laissez-moi à mes travaux, à ma faiblesse, à mon
isolement. Je l’ai dit, je penche vers la tombe : chagrins,infirmités, misères
m’y poussent activement ; vous ne pouvez retarder ce grand œuvre de la
nature ; abandonnez-moi, je ne suis pas fait pour marcher avec les hommes,
je les hais et je les fuis ; je les sers cependant, parce que je suis
homme moi-même, et qu’en les servant je les rêve meilleurs qu’ils ne sont.
Maintenant, vous avez ma pensée tout entière ; je ne dirai plus un mot. »

– Vous refusez donc de prêter le serment ? dit Marat
avec une certaine émotion.

– Je refuse positivement ; je ne veux pas faire partie
de l’association : trop de preuves établissent pour moi que j’y serais inutile.

– Frère, dit l’inconnu à la voix conciliante, permettez-moi
de vous appeler ainsi, car nous sommes réellement des frères en dehors de toute
combinaison de l’esprit humain. Frère, ne cédez pas à un moment de dépit bien
naturel ; sacrifiez un peu de votre légitime orgueil ;faites pour
nous ce qui vous répugne. Vos conseils, vos idées, votre présence,c’est la
lumière ! Ne nous plongez pas dans la double nuit de votre absence et de
votre refus.

– Vous vous trompez, dit Rousseau, je ne vous ôte rien, puisque
je ne donnerai jamais plus que je n’ai donné à tout le monde, au premier
lecteur venu, à la première interprétation des gazettes ; si vous voulez
le nom et l’essence de Rousseau…

– Nous le voulons ! dirent avec politesse plusieurs
voix.

– Alors, prenez une collection de mes ouvrages, placez les
volumes sur la table de votre président, et, lorsque vous irez aux opinions et
que mon tour de dire la mienne sera venu, ouvrez mon livre, vous trouverez mon
avis, ma sentence.

Rousseau fit un pas pour sortir.

– Un moment ! dit le chirurgien, les volontés sont
libres, et celles de l’illustre philosophe autant que toutes les autres ;
mais il serait peu régulier d’avoir laissé accès dans notre sanctuaire à un
profane qui, n’étant lié par aucune clause même tacite, pourrait,sans être un
malhonnête homme, révéler nos mystères.

Rousseau lui rendit son sourire de compassion.

– C’est un serment de discrétion que vous me demandez ?
dit-il.

– Vous l’avez dit.

– Je suis tout prêt.

– Veuillez lire la formule, frère vénérable, dit Marat.

Le frère vénérable lut, en effet, cette formule :

« Je jure en présence du grand Dieu éternel, architecte
de l’univers, de mes supérieurs et de la respectable assemblée qui m’entoure, de
ne révéler jamais, ni faire connaître, ni écrire rien de ce qui s’opère sous
mes yeux, me condamnant moi-même, en cas d’imprudence, à être puni selon les
lois du grand fondateur, de tous mes supérieurs, et la colère de mes pères. »

Rousseau étendait déjà la main, quand l’inconnu qui avait
écouté et suivi le débat avec une sorte d’autorité que nul ne lui contestait, bien
qu’il fût perdu dans la foule, l’inconnu, disons-nous, s’approcha du président
et lui dit quelques mots à l’oreille.

– C’est vrai, répliqua le vénérable.

Et il ajouta :

– Vous êtes un homme, non un frère, vous êtes un homme d’honneur
placé vis-à-vis de nous seulement dans la position d’un semblable.Nous
abjurons donc ici notre qualité pour vous demander une simple parole d’honneur
d’oublier tout ce qui s’est passé entre nous.

– Comme un rêve au matin ; je le jure sur l’honneur,répondit
Rousseau avec émotion.

Il sortit à ces mots, et beaucoup de membres derrière lui.

Chapitre 23Compte rendu

Après sortie des membres de second et de troisième ordre, il
resta sept associés dans la loge. C’étaient les sept chefs.

Ils se reconnurent entre eux au moyen de signes qui prouvaient
leur initiation à un degré supérieur.

Leur premier soin fut de clore les portes ; puis, les
portes fermées, leur président se révéla par l’exhibition d’une bague sur
laquelle étaient gravées les lettres mystérieuses L. P. D.[Note – Lilia pedibus destrue : « Foule les lys aux
pieds. » [N.d.A.]]

Ce président était chargé de la correspondance suprême de l’ordre.
Il était en relation avec les six autres chefs, qui habitaient la Suisse, la
Russie, l’Amérique, la Suède, l’Espagne et l’Italie.

Il apportait quelques-unes des pièces les plus importantes
qu’il avait reçues de ses collègues, afin de les communiquer au cercle d’initiés
supérieurs placés au-dessus des autres et au-dessous de lui.

Nous avons reconnu ce chef, c’était Balsamo.

La plus importante de ces lettres contenait un avis menaçant :
elle venait de Suède, Swedenborg l’avait écrite.

« Veillez au midi, frères ! disait-il ; sous
sa brûlante influence a été réchauffé un traître. Ce traître vous perdra.

« Veillez à Paris, frères ! le traître y réside ;
les secrets de l’ordre sont entre ses mains, un sentiment haineux le pousse.

« J’entends la dénonciation au vol sourd, à la voix
murmurante. Je vois une terrible vengeance, mais peut-être arrivera-t-elle trop
tard. En attendant, veillez, frères ! Veillez ! Parfois il suffit d’une
langue traîtresse, quoique mal instruite, pour bouleverser de fond en comble
nos plans si habilement ourdis. »

Les frères se regardèrent avec une muette surprise ; le
langage du farouche illuminé, sa prescience, à laquelle beaucoup d’exemples
frappants donnaient une autorité imposante, ne contribuèrent pas peu à
assombrir le comité présidé par Balsamo.

Lui-même, qui avait foi dans la lucidité de Swedenborg, ne
put résister à l’impression grave et douloureuse qui le saisit après cette
lecture.

– Frères, dit-il, le prophète inspiré se trompe rarement.
Veillez donc comme il vous le recommande. Vous le savez comme moi maintenant, la
lutte s’engage. Ne soyons pas vaincus par ces ennemis ridicules dont nous
sapons la puissance en toute sécurité. Ils ont à leur disposition,ne l’oubliez
pas, des dévouements mercenaires. C’est une arme puissante en ce monde parmi
les âmes qui ne voient pas plus loin que les limites de la vie terrestre. Frères,
défions-nous des traîtres soudoyés.

– Ces craintes me paraissent puériles, dit une voix ;
chaque jour, nous gagnons en force, et nous sommes dirigés par de brillants
génies et par de vigoureuses mains.

Balsamo s’inclina pour remercier le flatteur de son éloge.

– Oui ; mais, comme l’a dit notre illustre président, la
trahison se glisse partout, répliqua un frère qui n’était autre que le
chirurgien Marat, promu malgré sa jeunesse à un grade supérieur grâce auquel il
siégeait pour la première fois au comité consultatif. Songez,frères, qu’en
doublant l’amorce on fait la capture plus importante. Si M. deSartine, avec un
sac d’écus, peut acheter la révélation d’un de nos frères obscurs,le ministre,
avec un million ou l’espoir d’une dignité, peut acheter un de nos supérieurs.
Or, chez nous, le frère obscur ne sait rien.

« Il connaît tout au plus quelques noms parmi ses
collègues, et ces noms ne représentent aucune chose. C’est un ordre admirable
que celui de notre constitution, mais il est éminemment aristocratique ;
les inférieurs ne savent rien, ne peuvent rien ; on les assemble pour leur
dire ou leur faire dire des futilités ; et cependant ils concourent de
leur temps, de leur argent, à la solidité de notre édifice.Songez-y, le manœuvre
apporte seulement la pierre et le mortier ; mais, sans pierre et sans
mortier, ferez-vous la maison ? Or, ce manœuvre perçoit un mince salaire, et
cependant, moi, je le regarde comme égal à l’architecte, dont le plan crée et
vivifie tout l’ouvrage ; et je le regarde comme son égal,parce qu’il est
homme et que tout homme vaut un autre homme aux yeux du philosophe,attendu qu’il
porte sa part de misère et de fatalité comme un autre, et que, plus qu’un autre
même, il est exposé à la chute d’une pierre et à la rupture d’un échafaudage.

– Je vous interromps, frère, dit Balsamo. Vous abandonnez la
question qui seule doit nous préoccuper. Votre défaut, frère, c’est d’exagérer
le zèle et de généraliser les discussions. Il ne s’agit pas aujourd’hui de
savoir si notre constitution est bonne ou mauvaise, mais de maintenir la
fermeté, l’intégrité de cette constitution. Que si je voulais discuter avec
vous je répondrais : Non, l’organe qui reçoit le mouvement n’est pas l’égal
du génie du créateur ; non, l’ouvrier n’est pas l’égal de l’architecte ;
non, le cerveau n’est pas l’égal du bras.

– Que M. de Sartine saisisse un de nos frères des derniers
grades, s’écria Marat avec chaleur, l’enverra-t-il moins pourrir a la Bastille
que vous et moi ?

– D’accord ; mais il n’y aura dommage que pour l’individu
et non pour l’ordre, qui doit passer chez nous avant toutes choses ;
tandis que, si le chef est emprisonné, la conjuration s’arrête ; tandis
que, si le général manque, l’armée perd la bataille. Frères,veillez donc au
salut des chefs !

– Oui, mais qu’ils veillent de leur côté au nôtre.

– C’est leur devoir.

– Et que leurs fautes soient doublement punies.

– Encore une fois, mon frère, vous vous éloignez des constitutions
de l’ordre. Ignorez-vous que le serment qui lie tous les membres de notre
association est un et applique à tous les mêmes peines ?

– Toujours les grands s’y soustrairont.

– Ce n’est point l’avis des grands, frères ; écoutez la
fin de la lettre de notre prophète Swedenborg, un des grands parmi nous ;
voici ce qu’il ajoute :

« Le mal viendra d’un des grands, d’un très grand de l’ordre,
ou, s’il ne vient pas précisément de lui, la faute ne lui en sera pas moins
imputable ; rappelez-vous que le feu et l’eau peuvent être complices :
l’un donne la lumière, l’autre les révélations.

« Veillez, frères ! sur tout et sur tous,veillez ! »

– Alors, dit Marat saisissant dans le discours de Balsamo et
dans la lettre de Swedenborg le côté dont il voulait tirer parti,répétons le
serment qui nous lie, et engageons-nous à le tenir dans toute sa rigueur, quel
que soit celui qui aura trahi ou sera cause de la trahison.

Balsamo se recueillit un instant, et, se levant de son siège,
il prononça les paroles consacrées que nos lecteurs ont déjà vues une fois, d’une
voix lente, solennelle et terrible :

« Au nom du Fils crucifié, je jure de briser les liens
charnels qui m’attachent à père, mère, frères, sœurs, épouse,parents, amis, maîtresse,
rois, chefs, bienfaiteurs, et tout être quelconque à qui j’ai promis foi, obéissance,
reconnaissance ou service.

« Je jure de révéler au chef que je reconnais d’après
les statuts de l’ordre, ce que j’ai vu, fait, pris, lu ou entendu,appris ou
deviné, et même de rechercher et épier ce qui ne s’offrirait pas seulement à
mes yeux.

« J’honorerai le poison, le fer et le feu comme des
moyens d’épurer le globe par la mort ou l’ hébétation des ennemis de la vérité
et de la liberté.

« Je souscris à la loi du silence ; je consens à
mourir comme frappé de la foudre, le jour où j’aurai mérité un châtiment, et j’attends
sans me plaindre le coup de couteau qui m’atteindra en quelque lieu de la terre
que je sois. »

Alors, les sept hommes qui composaient la sombre assemblée
répétèrent mot à mot ce serment, debout et la tête découverte.

Puis, quand les paroles sacramentelles eurent été épuisées :

– Nous voilà garantis, dit Balsamo ; ne mêlons plus d’incidents
à notre discussion. J’ai un compte à rendre au comité des principaux événements
de l’année.

« Ma gestion des affaires de la France présentera
quelque intérêt à des esprits éclairés et zélés comme les vôtres.

« Je commence.

« La France est située au centre de l’Europe, comme le
cœur au centre du corps ; elle vit, elle fait vivre. C’est dans ses agitations
qu’il faut chercher la cause de tout le malaise de l’organisme général.

« Je suis donc venu en France, et je me suis approché de
Paris comme le médecin s’approche du cœur : j’ai ausculté,j’ai palpé, j’ai
expérimenté. Lorsque je l’ai abordée, voilà un an, la monarchie fatiguait ;
aujourd’hui, les vices la tuent. J’ai dû précipiter l’effet de ces débauches
mortelles, et, pour cela, je les ai favorisées.

« Un obstacle était sur ma route, cet obstacle était un
homme ; cet homme, c’était non pas le premier, mais le plus puissant de l’État
après le roi.

« Il était doué de quelques-unes de ces qualités qui
plaisent aux autres hommes. Il était trop orgueilleux, c’est vrai,mais il
appliquait son orgueil à ses œuvres ; il savait adoucir la servitude du
peuple en lui faisant croire, voir même quelquefois qu’il  est une partie de
État ; et, en le consultant parfois sur ses propres misères,il arborait
un étendard autour duquel les masses se rallient toujours, l’esprit national.

« Il haïssait les Anglais, naturels ennemis de la
France ; il haïssait la favorite, naturelle ennemie des classes
laborieuses. Or, cet homme, s’il eût été un usurpateur, s’il eût été l’un de
nous, s’il eût marché dans nos voies, agi dans notre but, cet homme, je l’eusse
ménagé, je l’eusse maintenu au pouvoir, je l’eusse soutenu avec toutes les
ressources que je puis créer pour mes protégés ; car, au lieu de recrépir
la royauté vermoulue, il l’eût renversée avec nous au jour convenu.Mais il
était de la classe aristocratique, mais il était né avec les respects du premier
rang auquel il ne voulait pas prétendre, de la monarchie à laquelle il n’osait
attenter ; il ménageait la royauté tout en méprisant le roi ; il
faisait plus, il servait de bouclier à cette royauté sur laquelle nos coups se
dirigeaient. Le parlement et le peuple, pleins de respect pour cette digue
vivante opposée aux envahissements de la prérogative royale, se maintenaient
eux-mêmes dans une résistance modérée, assurés qu’ils étaient d’une aide
puissante quand le moment serait venu.

« J’ai compris la situation. J’ai entrepris la chute de
M. de Choiseul.

« Cette œuvre puissante, à laquelle depuis dix ans s’attelaient
tant de haines et tant d’intérêts, je l’ai commencée et terminée en quelques
mois, par des moyens qu’il est inutile de vous dire. Par un secret qui est une
de mes forces, force d’autant plus grande qu’elle demeurera éternellement
cachée aux yeux de tous et ne se manifestera jamais que par l’effet, j’ai
renversé, chassé M. de Choiseul, et attaché à sa suite un long cortège de
regrets, de désappointements, de lamentations et de colères.

« Voilà maintenant que le travail apporte ses fruits ;
voilà que toute la France demande Choiseul et se soulève pour le reprendre, comme
les orphelins se lèvent vers le Ciel quand Dieu a pris leur père.

« Les parlements usent du seul droit qu’ils aient,l’inertie :
les voilà qui cessent de fonctionner. Dans un corps bien organisé,comme doit
être un État de premier ordre, la paralysie d’un organe essentiel est mortelle ;
or, le parlement est au corps social ce que l’estomac est au corps humain ;
les parlements n’opérant plus, le peuple, ces entrailles de l’État,ne
travaillera et, par conséquent, ne paiera plus ; et l’or,c’est-à-dire le
sang, leur fera défaut.

« On voudra lutter, sans doute ; mais qui luttera
contre le peuple ? Ce n’est point l’armée, cette fille du peuple, qui
mange le pain du laboureur, qui boit le vin du vigneron. Resteront la maison du
roi, les corps privilégiés, les gardes, les Suisses, les mousquetaires, cinq ou
six mille hommes à peine ! Que fera cette poignée de pygmées,quand le
peuple se lèvera comme un géant ?

– Qu’il se lève, alors, qu’il se lève ! crièrent
plusieurs voix.

– Oui, oui, à l’œuvre ! cria Marat.

– Jeune homme, je ne vous ai pas encore consulté, dit froidement
Balsamo.

« Cette sédition des masses, continua-t-il, cette
révolte des faibles devenus forts par leur nombre contre le puissant isolé, des
esprits moins solides, moins mûrs, moins expérimentés, la provoqueraient
sur-le-champ et l’obtiendraient même avec une facilité qui m’épouvante ;
mais, moi, j’ai réfléchi ; moi, j’ai étudié. – Moi, j’ai descendu dans le
peuple même, et, sous ses habits, avec sa persévérance, avec sa grossièreté que
j’empruntais, je l’ai vu de si près, que je me suis fait peuple. Je le connais
donc aujourd’hui. Je ne me tromperai donc plus sur son compte. Il est fort, mais
il est ignorant ; il est irritable, mais il est sans rancune ; en un
mot, il n’est pas mûr encore pour la sédition telle que je l’entends et telle
que je la veux. Il lui manque l’instruction qui lui fait voir les événements
sous le double jour de l’exemple et de l’utilité ; il lui manque la
mémoire de sa propre expérience.

« Il ressemble à ces hardis jeunes gens que j’ai vus en
Allemagne, dans les fêtes publiques, monter ardemment au sommet d’un mât de
navire, que le bailli avait fait garnir d’un jambon et d’un gobelet d’argent ;
ils s’élançaient tout chauds de désirs et faisaient le chemin avec une rapidité
surprenante ; mais, arrivés au but, quand il s’agissait d’étendre un bras
pour saisir le prix, la force les abandonnait, ils se laissaient choir jusqu’en
bas, aux huées de la multitude.

« La première fois, cela leur arrivait comme je viens
de vous le dire ; la seconde fois, ils ménageaient leurs forces et leur
souffle ; mais, prenant plus de temps, ils échouaient par la lenteur, comme
ils avaient fait par la précipitation ; enfin, une troisième fois, ils
prenaient un milieu entre la précipitation et la lenteur, et, cette fois, ils
réussissaient. Voilà le plan que je médite. Des essais, toujours des essais qui,
sans cesse, rapprochent du but, jusqu’au jour où la réussite infaillible nous
permettra de l’atteindre. »

Balsamo cessa de parler, et, en cessant de parler, regarda
son auditoire, dans lequel bouillonnaient toutes les passions de la jeunesse et
de l’inexpérience.

– Parlez, frère, dit-il à Marat, qui s’agitait par dessus tous.

– Je serai bref, dit Marat ; les essais endorment les
peuples quand ils ne les découragent pas. Les essais, voilà la théorie de M.
Rousseau, citoyen de Genève, grand poète, mais génie lent et  timide, citoyen
inutile que Platon eût chassé de sa république !Attendre ! toujours
attendre ! Depuis l’émancipation des communes, depuis la révolte des
maillotins, voilà sept siècles que vous attendez ! Comptez les générations
qui sont mortes en attendant, et osez encore prendre pour devise de l’avenir ce
mot fatal : Attendre ! M. Rousseau nous parle  d’opposition
comme on en faisait dans le grand siècle, comme en faisaient, près des
marquises et aux genoux du roi, Molière avec ses comédies, Boileau avec ses
satires, La Fontaine avec ses fables.

« Pauvre et débile opposition qui n’a pas fait d’une
semelle avancer la cause de l’humanité. Les petits enfants récitent ces
théories voilées sans les comprendre et s’endorment en les récitant. Rabelais
aussi a fait de la politique, à votre compte ; mais, devant cette politique,
on rit et l’on ne se corrige pas. Or, depuis trois cents ans,avez-vous vu un
seul abus redressé ? Assez de poètes ! assez de théoriciens !
des œuvres, des actions ! Nous livrons depuis trois siècles la France à la
médecine, et il est temps que la chirurgie y entre à son tour, le scalpel et la
scie à la main. La société est gangrenée, arrêtons la gangrène avec le fer.
Celui-là peut attendre qui sort de table pour se coucher sur un tapis moelleux
dont il fait enlever les feuilles de rose par le souffle de ses esclaves, car l’estomac
satisfait communique au cerveau de chatouillantes vapeurs qui le récréent et le
béatifient ; mais la faim, mais la misère, mais le désespoir,ne se rassasient
point, ne se soulagent point avec des strophes, des sentences et des fabliaux.
Ils poussent de grands cris dans leurs grandes souffrances ;sourd celui
qui n’entend pas ces lamentations ; maudit celui qui n’y répond pas. Une
révolte, dût-elle être étouffée, éclairera les esprits plus que mille ans de préceptes,
plus que trois siècles d’exemples ; elle éclairera les rois,si elle ne
les renverse pas ; c’est beaucoup, c’est assez ! »

Un murmure flatteur s’exhala de quelques lèvres.

– Où sont nos ennemis ? poursuivit Marat ;
au-dessus de nous : ils gardent la porte des palais, ils entourent les
degrés du trône ; sur ce trône est le palladium, qu’ils gardent avec plus
de soin et de crainte que ne faisaient les Troyens. Ce palladium,qui les fait
tout-puissants, riches, insolents, c’est la royauté. À cette royauté on ne peut
arriver qu’en passant sur le corps de ceux qui la gardent, comme on ne peut
arriver au général qu’en renversant les bataillons qui le protègent. Eh bien !
force bataillons ont été renversés, nous raconte l’histoire, force généraux ont
été pris depuis Darius jusqu’au roi Jean, depuis Régulus jusqu’à Duguesclin.

« Renversons la garde, nous arriverons jusqu’à l’idole ;
frappons d’abord les sentinelles, nous frapperons ensuite le chef.Aux
courtisans, aux nobles, aux aristocrates, la première attaque ; aux rois
la dernière. Comptez les têtes privilégiées : deux cent mille à peine ;
promenez-vous, une baguette tranchante à la main, dans ce beau jardin qu’on
nomme la France et abattez ces deux cent mille têtes comme Tarquin faisait des
pavots du Latium, et tout sera dit ; et vous n’aurez plus que deux puissances
en face l’une de l’autre, peuple et royauté. Alors, que la royauté,cet emblème,
essaye de lutter avec le peuple, ce géant, et vous verrez. Quand les nains
veulent abattre un colosse, ils commencent par le piédestal ;quand les
bûcherons veulent abattre le chêne, ils l’attaquent par le pied.Bûcherons, bûcherons !
prenons la hache, attaquons le chêne par ses racines, et le chêne antique, au
front superbe, baisera le sable tout à l’heure.

– Et vous écrasera comme des pygmées en tombant sur vous,malheureux !
s’écria Balsamo d’une voix tonnante. Ah ! vous vous déchaînez contre les
poètes, et vous parlez par métaphores plus poétiques et plus imagées que les
leurs ! Frère, frère ! continua-t-il en s’adressant à Marat, vous
avez pris ces phrases, je vous le dis, dans quelque roman que vous élaborez
dans votre mansarde.

Marat rougit.

– Savez-vous ce que c’est qu’une révolution ? continua
Balsamo. J’en ai vu deux cents, moi, et je puis vous le dire. J’ai vu celles de
l’Égypte antique, j’ai vu celles de l’Assyrie, celles de la Grèce,celles de
Rome, celles du Bas-Empire. J’ai vu celles du moyen âge, où les peuples se
ruaient les uns sur les autres, orient sur occident, occident sur orient, et s’égorgeaient
sans s’entendre. Depuis celles des rois pasteurs jusqu’à nous, il y a eu cent
révolutions, peut-être. Et tout à l’heure vous vous plaigniez d’être esclaves.
Les révolutions ne servent donc à rien. Pourquoi cela ? C’est que ceux qui
faisaient des révolutions étaient tous atteints du même vertige : ils se
hâtaient.

« Est-ce que Dieu, qui préside aux révolutions des
hommes, se hâte, lui ?

« Renversez ! renversez le chêne ! criez-vous,
et vous ne calculez pas que le chêne, qui met une seconde à tomber,couvre
autant de terrain en tombant qu’un cheval, lancé au galop, en parcourrait en
trente secondes. Or, ceux qui abattaient le chêne, n’ayant pas le temps d’éviter
sa chute imprévue, étaient perdus, brisés, anéantis sous son immense ramure.
Voilà ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Vous ne l’obtiendrez pas de moi.
Comme Dieu, j’ai su vivre, vingt, trente, quarante âges d’homme.Comme Dieu, je
suis éternel. Comme Dieu, je serai patient. Je porte mon sort, le vôtre, celui
du monde dans le creux de cette main. Nul ne me fera ouvrir cette main pleine
de vérités tonnantes que je ne consente à l’ouvrir. C’est la foudre qu’elle contient,
je le sais ; eh bien, la foudre y séjournera comme dans la droite
toute-puissante de Dieu.

« Messieurs, messieurs, abandonnons ces hauteurs trop sublimes
et redescendons sur la terre.

« Messieurs, je vous le dis avec simplicité et avec
conviction, il n’est pas temps encore ; le roi qui règne est un dernier
reflet du grand roi que le peuple vénère encore, et il y a dans cette majesté
qui s’efface quelque chose d’assez éblouissant encore pour balancer les éclairs
de vos petits ressentiments.

« Celui-là est un roi, il mourra roi ; sa race est
insolente, mais pure. Son origine, vous pouvez la lire sur son front, dans un
geste, dans sa voix. Il sera toujours le roi, celui-là.Abattons-le, et il arrivera
ce qui est arrivé à Charles Ier ; ses bourreaux se prosterneront devant
lui, et les courtisans de son malheur, comme Lord Capell, baiseront la hache
qui aura tranché la tête de leur maître.

« Or, messieurs, vous le savez tous, l’Angleterre s’est
hâtée. Le roi Charles Ier est mort sur l’échafaud c’est vrai ;mais le roi
Charles II, son fils, est mort sur le trône.

« Attendez, attendez, messieurs ; car voilà que
les temps vont devenir propices.

« Vous voulez détruire les lis. C’est notre devise à
tous : Lilia pedibus destrue ; mais il ne faut pas qu’une
seule racine permette à la fleur de saint Louis l’espoir de refleurir encore.
Vous voulez détruire la royauté ? Pour que la royauté soit détruite à jamais,
il faut qu’elle soit affaiblie de prestige et d’essence. Vous voulez détruire
la royauté ? Attendez que la royauté ne soit plus un sacerdoce, mais un
emploi ; qu’elle ne s’exerce plus dans un temple, mais dans une boutique.
Or, ce qu’il y a de plus sacré dans la royauté, c’est-à-dire la légitime
transmission du trône autorisée depuis des siècles par Dieu et parles peuples,
s’en va, perdue pour jamais ! Écoutez ! écoutez !cette invincible,
cette infranchissable barrière placée entre nous, gens de rien, et ces
créatures quasi divines, cette limite que les peuples n’ont jamais osé franchir
et qu’on appelle la légitimité, ce mot brillant comme un phare, et qui jusqu’aujourd’hui
a garanti la royauté du naufrage, ce mot va s’éteindre sous le souffle de la
mystérieuse fatalité.

« La dauphine, appelée en France pour perpétuer la race
des rois par le mélange du sang impérial, la dauphine, mariée depuis un an à l’héritier
du trône de France… Approchez-vous, messieurs, car je crains de faire passer au
delà de votre cercle le bruit de mes paroles.

– Eh bien ? demandèrent avec anxiété les six chefs.

– Eh bien, messieurs, la dauphine est encore vierge !

Un murmure sinistre qui eût fait fuir tous les rois du monde,
tant il renfermait de joie haineuse et de triomphe vengeur,s’échappa comme une
vapeur mortelle de ce cercle étroit des six têtes, qui se touchaient presque, dominées
qu’elles étaient par celle de Balsamo, penché sur elles du haut de son estrade.

– Dans cet état de choses, continua Balsamo, il se présente
deux hypothèses, toutes deux également profitables à notre cause.

« La première, c’est que la dauphine reste stérile, et
alors la race s’éteint, alors l’avenir ne laisse à nos amis ni combats, ni difficultés,
ni troubles. Il en arrivera de cette race marquée d’avance pour la mort, ce qui
est arrivé en France chaque fois que trois rois se sont succédé ; ce qui
est arrivé aux fils de Philippe le Bel : Louis le Hutin,Philippe le Long
et Charles IV, morts sans postérité, après avoir régné tous trois ; ce qui
est arrivé aux trois fils de Henri II : François II, Charles IX et Henri
III, morts sans postérité après avoir régné tous trois. Comme eux,M. le
dauphin, M. le comte de Provence et M. le comte d’Artois régneront tous trois
et tous trois mourront sans enfants, comme les autres sont morts : c’est
la loi de la destinée.

« Puis, comme après Charles IV, le dernier de la race
capétienne, est venu Philippe VI de Valois, collatéral des rois précédents ;
comme, après Henri III, le dernier de la race des Valois, est venu Henri IV de
Bourbon, collatéral de la race précédente ; après le comte d’Artois, inscrit
au livre de la fatalité comme le dernier des rois de la branche aînée, viendra
peut-être quelque Cromwell ou quelque Guillaume d’Orange, étranger soit à la
race, soit à l’ordre naturel de succession.

« Voilà ce que nous donne la première hypothèse.

« La seconde, c’est que madame la dauphine ne reste pas
stérile. Et voilà le piège où nos ennemis vont se précipiter en croyant nous y
jeter nous-mêmes. Oh ! si la dauphine ne reste pas stérile, si la dauphine
devient mère, alors que tous se réjouiront à la cour et croiront la royauté
consolidée en France, nous pourrons nous réjouir aussi, nous ;car nous
posséderons un secret si terrible, que nul prestige, nulle puissance, nuls
efforts ne tiendront contre les crimes que ce secret renfermera,près des
malheurs qui résulteront pour la future reine de cette fécondité ; car cet
héritier qu’elle donnera au trône, nous le ferons facilement illégitime, car
cette fécondité, nous la déclarerons facilement adultère. Si bien que, près de
ce bonheur factice que semblera leur avoir accordé le ciel, la stérilité eût
été un bienfait de Dieu. Voilà pourquoi je m’abstiens,messieurs ; voilà
pourquoi j’attends, mes frères ; voilà pourquoi, enfin, je juge inutile de
déchaîner aujourd’hui les passions populaires, que j’emploierai efficacement
lorsque le temps sera venu.

« Maintenant, messieurs, vous connaissez le travail de
cette année ; vous voyez le progrès de nos mines.Persuadez-vous donc que
nous ne réussirons qu’avec le génie et le courage des uns, qui seront les yeux
et le cerveau ; qu’avec la persévérance et le labeur des autres, qui
représenteront les bras ; qu’avec la foi et le dévouement des autres
encore, qui seront le cœur.

« Pénétrez-vous surtout de cette nécessité d’une
obéissance aveugle qui fait que votre chef lui-même s’immolera à la volonté des
statuts de l’ordre, le jour où les statuts l’exigeront.

« Sur ce, messieurs et frères bien-aimés, je lèverais
la séance, s’il ne me restait un bien à faire, un mal à indiquer.

« Le grand écrivain qui est venu à nous ce soir, et qui
eût été des nôtres sans le zèle intempestif d’un de nos frères, quia effrayé
cette âme timide, ce grand écrivain, disons-nous, a eu raison de notre
assemblée, et je déplore comme un malheur qu’un étranger ait raison devant une
majorité de frères qui connaissent mal nos règlements et ne connaissent pas du
tout notre but.

« Rousseau, triomphant avec les sophismes de ses livres
des vérités de notre association, représente un vice fondamental que j’extirperais
avec le fer et le feu, si je n’avais encore l’espoir de le guérir par la
persuasion. L’amour-propre d’un de nos frères s’est développé fâcheusement. Il
nous a donné le dessous dans la discussion ; aucun fait pareil ne se
représentera plus, je l’espère, ou bien j’aurais recours aux voies de
discipline.

« Maintenant, messieurs, propagez la foi par la douceur
et la persuasion ; insinuez-la, ne l’imposez pas, ne l’enfoncez pas dans
les âmes rebelles à coups de maillet et de hache, comme font les inquisiteurs
des coins du bourreau. Souvenez-vous que nous ne serons grands qu’après avoir
été reconnus bons, et qu’on ne nous reconnaîtra bons qu’en paraissant meilleurs
que tout ce qui nous entoure ; rappelez-vous encore que, parmi nous, les
bons et les meilleurs ne sont rien sans la science, l’art et la foi ; rien
enfin près de ceux que Dieu a marqués d’un sceau particulier pour commander aux
hommes et régir un empire.

« Messieurs, la séance est levée. »

Ces paroles prononcées, Balsamo se couvrit la tête et s’enveloppa
de son manteau.

Chacun des initiés partit alors à son tour, seul et
silencieux, pour ne pas éveiller de soupçons.

Chapitre 24Le corps et l’âme

Le dernier resté près du maître fut Marat, le chirurgien.

Il s’approcha humblement et fort pâle du terrible orateur
dont la puissance était illimitée.

– Maître, demanda-t-il, ai-je donc, en effet, commis une
faute ?

– Une grande, monsieur, dit Balsamo ; et, ce qu’il y a
de pis, c’est que vous ne croyez pas l’avoir commise.

– Eh bien oui, je l’avoue ; non seulement je ne crois
pas avoir commis une faute, mais je crois avoir parlé comme il convient.

– Orgueil ! orgueil ! murmura Balsamo ;
orgueil, démon destructeur ! Les hommes vont combattre la fièvre dans les
veines du malade, la peste dans les eaux et dans les airs ;mais ils
laissent l’orgueil pousser de si profondes racines dans leurs cœurs, qu’ils ne
peuvent parvenir à l’extirper.

– Oh ! maître, dit Marat, vous avez de moi une bien
triste opinion. Suis-je donc, en effet, si peu de chose, que je ne puisse
compter parmi mes semblables ? Ai-je si mal recueilli le fruit de mes
travaux, que je sois incapable de dire un mot sans être taxé d’ignorance ?
Suis-je donc un si tiède adepte, que l’on suspecte ma conviction ? N’eussé-je
que cela, j’existe au moins par le dévouement à la sainte cause du peuple.

– Monsieur, répliqua Balsamo, c’est parce que le principe du
bien lutte encore en vous contre celui du mal, qui me paraît devoir l’emporter
un jour, que je tenterai de vous corriger de ces défauts. Si je dois y réussir,
si l’orgueil ne l’a pas déjà emporté en vous sur tout autre sentiment, j’y
réussirai en une heure.

– En une heure ? dit Marat.

– Oui. Voulez-vous me donner cette heure ?

– Certainement.

– Où vous verrai-je ?

– Maître, c’est à moi d’aller vous trouver au rendez-vous
que vous voudrez bien fixer à votre serviteur.

– Eh bien, dit Balsamo, j’irai chez vous.

– Faites attention à l’engagement que vous prenez,maître ;
j’habite une mansarde, rue des Cordeliers. Une mansarde, vous entendez, dit
Marat avec une affectation de simplicité orgueilleuse, avec une fanfaronnade de
misère qui n’échappa point à Balsamo, tandis que vous…

– Tandis que moi ?

– Tandis que vous, vous habitez, dit-on, un palais.

Celui-ci haussa les épaules, comme ferait un géant qui, du
haut de sa taille, mesurerait les colères d’un nain.

– Eh bien, soit, monsieur, répondit-il, j’irai vous voir
dans votre mansarde.

– Quand cela, monsieur ?

– Demain.

– À quelle heure ?

– Le matin.

– C’est qu’au point du jour, je vais à mon amphithéâtre et, de
là, à l’hôpital.

– Précisément, c’est ce qu’il me faut. Je vous eusse demandé
de m’y conduire si vous ne me l’eussiez pas proposé.

– Vous entendez, de bonne heure. Je dors peu, dit Marat.

– Et moi, je ne dors pas, répondit Balsamo. Ainsi donc, au
point du jour.

– Je vous attendrai.

Là-dessus, ils se séparèrent, car ils étaient arrivés à la
porte de la rue, aussi sombre et aussi solitaire au moment de leur sortie qu’elle
était peuplée et bruyante au moment de leur entrée.

Balsamo prit à gauche et disparut rapidement.

Marat l’imita en tirant à droite avec ses jambes longues et
grêles.

Balsamo fut exact : à six heures du matin, il heurtait,
le lendemain, à la porte du palier qui, centre d’un long corridor percé de six
portes, formait le dernier étage d’une vieille maison de la rue des Cordeliers.

Marat, on le voyait bien, avait tout préparé pour recevoir
plus dignement son hôte illustre. Le maigre lit de noyer, la commode à dessus
de bois, reluisaient de propreté sous le chiffon de laine d’une femme de ménage,
qui s’escrimait à tour de bras sur ces meubles vermoulus.

Marat lui-même prêtait une aide active à cette femme et rafraîchissait
dans un petit pot de faïence bleue des fleurs pâles et étiolées, le principal
ornement de la mansarde.

Il tenait encore un torchon de toile sous le bras, ce qui
indiquait qu’il n’avait touché aux fleurs qu’après avoir donné son coup de main
aux meubles.

Comme la clef était à la porte et que Balsamo était entré
sans frapper, il surprit Marat dans cette occupation.

Marat, à la vue du maître, rougit beaucoup plus qu’il ne
convenait à un stoïcien véritable.

– Vous voyez, monsieur, dit-il en jetant sournoisement derrière
un rideau le torchon révélateur, je suis homme de ménage, et j’aide à cette
bonne femme. Je choisis l’ouvrage, par exemple, ce qui n’est peut-être pas d’un
bon plébéien, mais qui n’est pas non plus tout à fait d’un grand seigneur.

– C’est d’un jeune homme pauvre et qui aime la propreté, dit
froidement Balsamo, voilà tout. Êtes-vous bientôt prêt,monsieur ? Vous
savez que mes moments sont comptés.

– Je passe mon habit, monsieur… Dame Grivette, mon habit… C’est
ma portière, monsieur ; c’est mon valet de chambre, c’est ma cuisinière, c’est
mon intendant, et elle me coûte un écu par mois.

– Je loue l’économie, dit Balsamo ; c’est la richesse
des pauvres, c’est la sagesse des riches.

– Mon chapeau, ma canne, dit Marat.

– Allongez la main, dit Balsamo ; voilà votre chapeau, et
sans doute cette canne, qui est près de votre chapeau, est la vôtre.

– Oh ! pardon, monsieur, je suis tout confus.

– Êtes-vous prêt ?

– Oui, monsieur. Ma montre, dame Grivette.

Dame Grivette se tourna et se retourna, mais ne répondit
point.

– Vous n’avez pas besoin de montre, monsieur, pour aller à l’amphithéâtre
et à l’hôpital ; on serait peut-être longtemps à la retrouver,et cela
nous retarderait.

– Cependant, monsieur, je tiens beaucoup à ma montre, qui
est excellente et que j’ai achetée à force d’économies.

– En votre absence, dame Grivette la cherchera, répondit
Balsamo avec un sourire ; et, si elle cherche bien, à votre retour, elle
sera retrouvée.

– Oh ! certainement, dit dame Grivette, elle sera
retrouvée, si toutefois monsieur ne l’a pas laissée ailleurs ;rien ne se
perd ici.

– Vous voyez bien, dit Balsamo. Allons, monsieur, allons.

Marat n’osa point insister et suivit Balsamo tout en grommelant.

Lorsqu’ils furent à la porte :

– Où allons-nous d’abord ? dit Balsamo.

– À l’amphithéâtre, si vous voulez, maître ; j’y ai
désigné un sujet qui a dû mourir cette nuit d’une méningite aiguë ;
j’ai des observations à faire sur son cerveau, et je ne voudrais pas que mes
camarades me le prissent.

– Allons donc à l’amphithéâtre, monsieur Marat.

– D’autant plus que ce n’est qu’à deux pas d’ici ; que
l’amphithéâtre touche à l’hôpital, et que nous ne faisons qu’entrer et sortir ;
vous pouvez même m’attendre à la porte.

– Au contraire, je désire entrer avec vous : vous me
direz votre opinion sur le sujet.

– Quand il était un corps, monsieur ?

– Non, depuis qu’il est un cadavre.

– Holà ! prenez-y garde, dit Marat en souriant ;
je pourrai gagner un point sur vous, car je connais cette partie de ma profession
et suis, dit-on, un assez habile anatomiste.

– Orgueil, orgueil, toujours orgueil ! murmura Balsamo.

– Que dites-vous ? demanda Marat.

– Je dis que nous allons voir cela, monsieur, répliqua Balsamo.
Entrons.

Marat s’engagea le premier dans l’allée étroite qui conduisait
à cet amphithéâtre, au bout de la rue Haute feuille.

Balsamo le suivit sans hésiter jusque dans la salle longue
et étroite où, sur une table de marbre, on voyait deux cadavres étendus, l’un
de femme l’autre d’homme.

La femme était morte jeune. L’homme était vieux et chauve ;
un méchant suaire leur voilait le corps, en laissant leurs visages à moitié
découverts.

Tous deux étaient couchés côte à côte sur ce lit glacé, eux
qui jamais peut-être ne s’étaient vus en ce monde, et dont les âmes, voyageant
alors dans l’éternité, devaient être bien surprises de voir un pareil voisinage
à leurs enveloppes mortelles.

Marat leva et jeta de côté, d’un seul mouvement, le linge
grossier qui couvrait les deux malheureux que la mort avait faits égaux devant
le scalpel du chirurgien.

Les deux cadavres étaient nus.

– La vue des morts ne vous répugne-t-elle pas ? dit
Marat avec sa fanfaronnade ordinaire.

– Elle m’attriste, répliqua Balsamo.

– Défaut d’habitude, dit Marat. Moi qui vois ce spectacle
tous les jours, je n’en éprouve ni tristesse ni dégoût. Nous autres praticiens,
voyez-vous, nous vivons avec les morts et nous n’interrompons pour eux aucune
des fonctions de notre vie.

– C’est un triste privilège de votre profession, monsieur.

– Et puis, ajouta Marat, pourquoi m’attristerais-je ou pourquoi
me dégoûterais-je ? Dans le premier cas, j’ai la réflexion ; dans le
second, j’ai l’habitude.

– Expliquez-moi vos idées, dit Balsamo ; je les
comprends mal. La réflexion, d’abord.

– Soit ! pourquoi m’effrayerais-je ? pourquoi
aurais-je peur d’un corps inerte, d’une statue qui est de chair au lieu d’être
de pierre, de marbre ou de granit ?

– En effet, il n’y a rien, n’est-ce pas, dans un cadavre ?

– Rien, absolument rien.

– Vous le croyez ?

– J’en suis sur.

– Mais dans un corps vivant ?

– Il y a le mouvement, dit superbement Marat.

– Et l’âme, vous n’en parlez pas, monsieur.

– Je ne l’ai jamais vue dans les corps que j’ai fouillés
avec mon scalpel.

– Parce que vous n’avez fouillé que des cadavres.

– Oh ! si fait, monsieur, j’ai fort opéré sur les corps
vivants.

– Et vous n’avez rien trouvé en eux de plus que dans les cadavres ?

– Si fait, j’ai trouvé la douleur : est-ce la douleur
que vous appelez l’âme ?

– Alors, vous n’y croyez pas ?

– À quoi ?

– À l’âme.

– J’y crois, parce que je suis libre de l’appeler le mouvement,
si je veux.

– Voilà qui est fort bien ; vous croyez à l’âme, c’est
tout ce que je vous demandais ; cela me fait du bien, que vous y croyiez.

– Un instant, mon maître, entendons-nous, et surtout n’exagérons
pas, dit Marat avec son sourire de vipère. Nous autres praticiens,nous sommes
un peu matérialistes.

– Ces corps sont bien froids, dit Balsamo rêveur, et cette
femme était bien belle.

– Mais oui.

– Une belle âme eût certes bien été à ce beau corps.

– Ah ! voilà où fut l’erreur de celui qui la créa. Beau
fourreau, vilaine lame. Ce corps, mon maître, était celui d’une coquine qui
sortait de Saint-Lazare lorsqu’elle mourut d’une inflammation cérébrale, à l’Hôtel-Dieu.
Sa chronique est longue et passablement scandaleuse. Si vous appelez âme le
mouvement qui faisait agir cette créature, vous ferez tort à nos âmes, qui
doivent être de la même essence.

– Âme qu’on eût dû guérir, dit Balsamo, et qui s’est perdue
faute du seul médecin qui soit indispensable, d’un médecin de l’âme.

– Hélas ! hélas ! mon maître, c’est encore là une
de vos théories. Il n’y a de médecins que pour les corps, dit Marat avec un
rire amer. Et tenez, maître, vous avez en ce moment sur les lèvres un mot que
Molière a mis souvent dans ses comédies et c’est ce mot qui vous fait sourire.

– Non, dit Balsamo, vous vous trompez et ne pouvez savoir à
quelle chose je souris. Pour le moment, ce que nous concluons,n’est-ce pas, c’est
que ces cadavres sont vides ?

– Et insensibles, dit Marat en soulevant la tête de la jeune
femme et en la laissant retomber bruyamment sur le marbre sans que le corps eût
seulement bougé ou frémi.

– Très bien, dit Balsamo ; passons à l’hôpital
maintenant.

– Un instant, maître, pas avant, je vous prie, que j’aie détaché
du tronc cette tête qui me fait envie, et qui a été le siège d’une maladie fort
curieuse. Vous permettez ?

– Comment donc ! dit Balsamo.

Marat ouvrit sa trousse, en tira un bistouri et ramassa dans
un coin un gros maillet de bois tout pointillé de taches de sang.

Alors, d’une main exercée, il pratiqua une incision circulaire,
qui sépara toutes les chairs et tous les muscles du cou ;puis, arrivé à l’os,
il glissa son bistouri entre deux jointures de la colonne vertébrale, et frappa
dessus avec le maillet un coup énergique et sec.

La tête roula sur la table, et de la table à terre. Marat
fut obligé de la ressaisir de ses mains humides.

Balsamo se détourna pour ne pas donner trop de joie au
triomphateur.

– Un jour, dit Marat, qui croyait prendre le maître en faiblesse,
un jour quelque philanthrope s’occupera de la mort comme les autres s’occupent
de la vie, trouvera une machine qui détachera ainsi la tête d’un seul coup, et
qui rendra l’anéantissement instantané, ce que ne fait aucun des autres genres
de mort ; la roue, l’écartèlement et la pendaison sont des supplices
appartenant à des peuples barbares et non à des peuples civilisés.Une nation
éclairée comme la France doit punir, et non se venger ; car la société qui
roue, qui pend ou qui écartèle, se venge du criminel par la souffrance avant de
le punir par la mort ; ce qui est trop de moitié, à mon avis.

– Et au mien aussi, monsieur. Mais comment comprenez-vous
cet instrument ?

– Je comprends une machine froide et impassible comme la loi
elle-même ; l’homme chargé de punir s’impressionne à la vue de son
semblable, et parfois manque son coup, comme il est arrivé pour Chalais et pour
le duc de Monmouth. Il n’en serait pas ainsi d’une machine, de deux bras de
chêne qui feraient mouvoir un coutelas, par exemple.

– Et croyez-vous, monsieur, que, parce que ce coutelas passerait
avec la rapidité de la foudre entre la base de l’occiput et les muscles
trapèzes, croyez-vous que la mort serait instantanée et la douleur rapide ?

– La mort serait instantanée, sans contredit, puisque le fer
trancherait d’un coup les nerfs qui donnent le mouvement. La douleur serait
rapide, puisque le fer séparerait le cerveau, qui est le siège des sentiments, du
cœur, qui est le centre de la vie.

– Monsieur, dit Balsamo, le supplice de la décapitation
existe en Allemagne.

– Oui, mais par l’épée, et, je vous l’ai dit, la main de l’homme
peut trembler.

– Une pareille machine existe en Italie ; un corps de
chêne la fait mouvoir, et on l’appelle la mannaja.

– Eh bien ?

– Eh bien, monsieur, j’ai vu des criminels décapités par le
bourreau se lever sans tête, du siège où ils étaient assis, et s’en aller en
trébuchant tomber à dix pas de là. J’ai ramassé des têtes qui roulaient au bas
de la mannaja, comme cette tête que vous tenez par les cheveux a roulé
tout à l’heure au bas de cette table de marbre, et, en prononçant à l’oreille
de cette tête le nom dont on l’avait baptisée pendant sa vie, j’ai vu ses yeux
se rouvrir et se tourner dans leur orbite, cherchant à voir qui les avait
appelés de la terre pendant ce passage du temps à l’éternité.

– Mouvement nerveux, pas autre chose.

– Les nerfs ne sont-ils pas les organes de la sensibilité ?

– Que concluez-vous de là, monsieur ?

– Je conclus qu’il vaudrait mieux qu’au lieu de chercher une
machine qui tuât pour punir, l’homme cherchât un moyen de punir sans tuer. Elle
sera la meilleure et la plus éclairée des sociétés, croyez-moi, la société qui
aura trouvé ce moyen-là.

– Utopie encore ! utopie toujours ! dit Marat.

– Cette fois, vous avez peut-être raison, dit Balsamo ;
le temps nous éclairera… N’avez-vous point parlé de l’hôpital ?… Allons-y !

– Allons !

Et il enveloppa la tête de la jeune femme dans son mouchoir
de poche, dont il noua soigneusement les quatre coins.

– Maintenant, dit en sortant Marat, je suis sûr au moins que
mes camarades n’auront que mon reste.

On prit le chemin de l’Hôtel-Dieu ; le rêveur et le
praticien marchaient à côté l’un de l’autre.

– Vous avez coupé très froidement et très habilement cette
tête, monsieur, dit Balsamo. Avez-vous moins d’émotion quand il s’agit des
vivants que des morts ? La souffrance vous touche-t-elle plus que l’immobilité ?
Êtes-vous plus pitoyable aux corps qu’aux cadavres ?

– Non, car ce serait un défaut, un défaut comme c’en est un
au bourreau de se laisser impressionner. On tue aussi bien un homme en lui
coupant mal la cuisse qu’en lui coupant mal la tête. Un bon chirurgien doit
opérer avec sa main et non avec son cœur, quoiqu’il sache bien, en son cœur, que,
pour une souffrance d’un instant, il donne des années de vie et de santé. C’est
le beau côté de notre profession celui-là, maître !

– Oui, monsieur ; mais, sur les vivants, vous
rencontrez l’âme, j’espère ?

– Oui, si vous convenez avec moi que l’âme, c’est le mouvement
ou la sensibilité ; oui, certes, je la rencontre, et bien gênante même, car
elle tue plus de malades que n’en tue mon scalpel.

On était arrivé au seuil de l’Hôtel-Dieu. Ils entrèrent à l’hospice.
Bientôt, guidé par Marat, qui n’avait pas quitté son sinistre fardeau, Balsamo
put pénétrer dans la salle des opérations, envahie par le chirurgien en chef et
par les élèves en chirurgie.

Les infirmiers venaient d’apporter là un jeune homme renversé
la semaine précédente par une lourde voiture, dont la roue lui avait broyé le
pied. Une première opération faite à la hâte sur le membre engourdi par la
douleur n’avait pas suffi ; le mal s’était développé rapidement, l’amputation
de la jambe était devenue urgente.

Ce malheureux, étendu sur le lit d’angoisses, regardait, avec
un effroi qui eût attendri des tigres, cette bande d’affamés qui épiaient l’instant
de son martyre, de son agonie peut-être, pour étudier la science de la vie, phénomène
merveilleux derrière lequel se cache le sombre phénomène de la mort.

Il semblait demander à chacun des chirurgiens, des élèves et
des infirmiers, une consolation, un sourire, une caresse ;mais il ne
rencontrait partout que l’indifférence avec son cœur, que l’acier avec ses
yeux.

Un reste de courage et d’orgueil le rendait muet. Il
réservait toutes ses forces pour les cris qu’allait bientôt lui arracher la douleur.

Cependant, quand il sentit sur son épaule la main pesamment
complaisante du gardien, quand il sentit les bras des aides l’envelopper comme
les serpents de Lacoon, quand il entendit la voix de l’opérateur lui dire :
« Du courage ! » il se hasarda, le malheureux, à rompre le
silence et à demander d’une voix plaintive :

– Souffrirai-je beaucoup ?

– Eh non, soyez tranquille, répondit Marat avec un sourire
faux qui fut caressant pour le malade, ironique pour Balsamo.

Marat vit que Balsamo l’avait compris : il se rapprocha
de lui et dit tout bas :

– C’est une opération épouvantable, dit-il ; l’os est
plein de gerçures et sensible à faire pitié. Il mourra, non du mal,mais de la
douleur : voilà ce que lui vaudra son âme, à ce vivant.

– Pourquoi l’opérez-vous alors ? pourquoi ne le
laissez-vous pas tranquillement mourir ?

– Parce qu’il est du devoir du chirurgien de tenter la guérison,
même quand la guérison lui semble impossible.

– Et vous dites qu’il souffrira ?

– Effroyablement.

– Par la faute de son âme ?

– Par la faute de son âme, qui a trop de tendresse pour son
corps.

– Alors pourquoi ne pas opérer sur l’âme ? La
tranquillité de l’une serait peut-être la guérison de l’autre.

– C’est aussi ce que je viens de faire…, dit Marat tandis
que l’on continuait à lier le patient.

– Vous avez préparé son âme ?

– Oui.

– Comment cela ?

– Comme on fait, par des paroles. J’ai parlé à l’âme, à l’intelligence,
à la sensibilité, à la chose qui faisait dire au philosophe grec : « Douleur,
tu n’es pas un mal ! » le langage qui convient à cette chose. Je lui
ai dit : « Vous ne souffrirez pas. » Reste maintenant à l’âme à
ne point souffrir, cela la regarde. Voilà le remède connu jusqu’à présent.
Quant aux questions de l’âme : mensonge ! Pourquoi aussi cette
diablesse d’âme est-elle attachée au corps ? Tout à l’heure,quand j’ai
coupé cette tête, le corps n’a rien dit. L’opération cependant était grave.
Mais, que voulez-vous ! le mouvement avait cessé, la sensibilité s’était
éteinte, l’âme s’était envolée, comme vous dites, vous autres spiritualistes.
Voilà pourquoi cette tête que je coupais n’a rien dit, voilà pourquoi ce corps
que je décapitais m’a laissé faire ; tandis que ce corps que l’âme habite
encore va pousser des cris effroyables dans un instant. Bouchez bien vos
oreilles, maître ! Bouchez-les, vous qui êtes sensible à cette connexité
des âmes et des corps, qui tuera toujours votre théorie, jusqu’au jour où votre
théorie sera parvenue à isoler le corps de l’âme.

– Vous croyez qu’on n’arrivera jamais à cet isolement ?

– Essayez, dit Marat, l’occasion est belle.

– Eh bien, oui, vous avez raison, dit Balsamo, l’occasion
est belle, et j’essaye.

– Vous essayez ?

– Oui.

– Comment cela ?

– Je ne veux pas que ce jeune homme souffre, il m’intéresse.

– Vous êtes un illustre chef, dit Marat, mais vous n’êtes ni
Dieu le père, ni Dieu le fils, et vous n’empêcherez pas ce gaillard-là de
souffrir.

– Et, s’il ne souffrait point, croiriez-vous à sa guérison ?

– Elle serait plus probable, mais elle ne serait pas sûre.

Balsamo jeta sur Marat un inexprimable regard de triomphe, et,
se plaçant devant le jeune malade, dont il rencontra les yeux effarés et déjà
noyés dans les angoisses de la terreur :

– Dormez, dit-il non seulement avec sa bouche, mais encore
avec son regard, avec sa volonté, avec toute la chaleur de son sang, avec tout
le fluide de son corps.

En ce moment, le chirurgien en chef commençait à palper la
cuisse malade et à faire observer aux élèves l’intensité du mal.

Mais à ce commandement de Balsamo, le jeune homme, qui s’était
relevé sur son séant, oscilla un instant dans les bras des aides,sa tête se
pencha, ses yeux se fermèrent.

– Il se trouve mal, dit Marat.

– Non, monsieur.

– Mais ne voyez-vous pas qu’il perd connaissance ?

– Non, il dort.

– Comment, il dort ?

– Oui.

Chacun se tourna vers l’étrange médecin, que l’on prit pour
un fou.

Un sourire d’incrédulité passa sur les lèvres de Marat.

– Est-il d’habitude que l’on parle pendant l’évanouissement ?
demanda Balsamo.

– Non.

– Eh bien, interrogez-le, et il vous répondra.

– Eh ! jeune homme ! cria Marat.

– Oh ! vous n’avez pas besoin de crier si haut, dit
Balsamo ; parlez avec votre voix ordinaire.

– Dites-nous un peu ce que vous avez.

– On m’a ordonné de dormir, et je dors, répondit le patient.

La voix était parfaitement calme et faisait un contraste
étrange avec la voix qu’on avait entendue quelques instants auparavant.

Tous les assistants se regardèrent.

– Maintenant, dit Balsamo, détachez-le.

– Impossible, dit le chirurgien en chef, un seul mouvement, et
l’opération peut être manquée.

– Il ne bougera pas.

– Qui me l’assure ?

– Moi, et puis lui. Demandez-lui plutôt.

– Peut-on vous laisser libre, mon ami ?

– On le peut.

– Et promettez-vous de ne pas bouger ?

– Je le promets, si vous me l’ordonnez.

– Je vous l’ordonne.

– Ma foi, dit le chirurgien en chef, vous parlez avec une
telle certitude, monsieur, que je suis tenté de faire l’expérience.

– Faites, et ne craignez rien.

– Déliez-le, dit le chirurgien en chef.

Les aides obéirent.

Balsamo passa au chevet du lit.

– À partir de ce moment, dit-il, ne bougez plus que je ne l’ordonne.

Une statue couchée sur un tombeau n’eût pas été plus immobile
que ne le devint le malade à cette injonction.

– Maintenant, opérez, monsieur, dit Balsamo ; le malade
est parfaitement disposé.

Le chirurgien prit son bistouri ; mais, au moment de s’en
servir, il hésita.

– Taillez, monsieur, taillez, vous dis-je, fit Balsamo avec
l’air d’un prophète inspiré.

Le chirurgien, dominé comme Marat, comme le malade, comme
tout le monde, approcha l’acier de la chair.

La chair cria, mais le malade ne poussa pas un soupir, ne
fit pas un mouvement.

– De quel pays êtes-vous, mon ami ? demanda Balsamo.

– Je suis Breton, monsieur, répondit le malade en souriant.

– Et vous aimez votre pays ?

– Oh ! monsieur, il est si beau !

Le chirurgien faisait pendant ce temps les incisions circulaires
à l’aide desquelles, dans les amputations, on commence par mettre l’os à
découvert.

– L’avez-vous quitté jeune ? demanda Balsamo.

– À dix ans, monsieur.

Les incisions étaient faites, le chirurgien approchait la
scie de l’os.

– Mon ami, dit Balsamo, chantez-moi donc cette chanson que
les sauniers de Batz chantent en rentrant le soir, après la journée faite. Je
ne me rappelle que le premier vers :

À
mon sel couvert d’écume.

La scie mordait les os.

Mais, à l’invitation de Balsamo, le malade sourit et commença
de chanter mélodieusement, lentement, en extase, comme un amant ou comme un
poète :

À
mon sel couvert d’écume,

À
mon lac couleur du ciel,

À
mon four, tourbe qui fume ;

À
mon sarrasin de miel ;

À
ma femme, à mon vieux père,

À
mes enfants bien-aimés ;

À
la tombe où dort ma mère,

Sous
les genêts parfumés ;

Salut !
la journée est faite,

Et
me voici de retour :

Après
le labeur, la fête,

Après
l’absence, l’amour.

La jambe tomba sur le lit que le malade chantait encore.

Chapitre 25L’âme et le corps

Chacun regardait le patient avec étonnement, le médecin avec
admiration.

Il en fut qui dirent que tous deux étaient fous.

Marat traduisit cette opinion à l’oreille de Balsamo :

– La terreur a fait perdre l’esprit au pauvre diable,dit-il ;
voilà pourquoi il ne souffre plus.

– Je ne crois pas, dit Balsamo, et, bien loin qu’il ait
perdu l’esprit, je suis sûr, si je l’interrogeais, qu’il nous dirait, s’il doit
mourir, le jour de sa mort ; s’il doit vivre, le temps que durera sa
convalescence.

Marat fut près de partager l’opinion générale, c’est-à-dire
de croire Balsamo aussi fou que le patient.

Cependant le chirurgien liait activement les artères, d’où s’échappaient
des flots de sang.

Balsamo tira de sa poche un flacon, versa sur un tampon de
charpie quelques gouttes de l’eau que ce flacon renfermait, et pria le
chirurgien en chef d’appliquer cette charpie sur les artères.

Celui-ci obéit avec une certaine curiosité.

C’était un des plus célèbres praticiens de cette époque, un
homme vraiment amoureux de la science, qui ne répudiait aucun de ses mystères, et
pour qui le hasard n’était que le pis-aller du doute.

Il appliqua le petit tampon sur l’artère, qui frémit,bouillonna,
et ne laissa plus passer le sang que goutte à goutte.

Dès lors il put lier l’artère avec la plus grande facilité.

Pour le coup, Balsamo obtint un véritable triomphe, et chacun
lui demanda où il avait étudié et de quelle école il était.

– Je suis un médecin allemand de l’école de Gœttingue, dit-il,
et j’ai fait la découverte que vous voyez. Je désire cependant,messieurs et
chers confrères, que cette découverte demeure encore un secret, car j’ai
grand-peur du fagot, et le parlement de Paris se déciderait peut-être à juger
encore une fois pour le plaisir de condamner un sorcier au feu.

Le chirurgien en chef demeurait rêveur.

Marat rêvait et réfléchissait.

Cependant il reprit le premier la parole.

– Vous prétendiez, dit-il, tout à l’heure que, si vous
interrogiez cet homme sur le résultat de cette opération, il répondrait
sûrement, quoique ce résultat soit encore caché dans l’avenir ?

– Je le prétends encore, dit Balsamo.

– Eh bien, voyons.

– Comment s’appelle ce pauvre diable ?

– Il s’appelle Havard, répondit Marat.

Balsamo se retourna vers le patient, dont la bouche fredonnait
encore les dernières notes du plaintif refrain.

– Eh bien, mon ami, lui demanda-t-il, qu’augurez-vous de l’état
de ce pauvre Havard ?

– Ce que j’augure de son état ? répondit le malade.
Attendez, il faut que je revienne de la Bretagne, où j’étais, à l’Hôtel-Dieu, où
il est.

– C’est cela ; entrez-y, regardez-le, et dites-moi la
vérité sur lui.

– Oh ! il est malade, bien malade : on lui a coupé
la jambe.

– En vérité ? dit Balsamo.

– Oui.

– Et l’opération a-t-elle bien réussi ?

– À merveille ; mais…

La figure du malade s’assombrit.

– Mais ? reprit Balsamo.

– Mais, continua le malade, il y a une terrible épreuve à passer,
la fièvre.

– Et quand viendra-t-elle ?

– Ce soir, à sept heures.

Tous les assistants se regardèrent :

– Et cette fièvre ? demanda Balsamo.

– Oh ! elle le rendra bien malade ; il surmontera
cependant ce premier accès.

– Vous en êtes sûr ?

– Oh ! oui.

– Mais, après ce premier accès, sera-t-il sauvé ?

– Hélas ! non, dit le blessé en soupirant.

– La fièvre reviendra donc ?

– Oh ! oui, et plus terrible que jamais. Pauvre Havard,
continua-t-il, pauvre Havard, il a une femme et des enfants !

Et ses yeux se remplirent de larmes.

– Sa femme doit-elle donc être veuve, et ses enfants doivent-ils
donc être orphelins ? demanda Balsamo.

– Attendez ! attendez !

Il joignit les mains.

– Non, non, dit-il.

Son visage s’éclaira d’une foi sublime.

– Non, sa femme et ses enfants ont tant prié qu’ils ont obtenu
grâce pour lui devant Dieu.

– Alors il guérira ?

– Oui.

– Vous entendez, messieurs, dit Balsamo, il guérira.

– Demandez-lui en combien de jours, dit Marat.

– En combien de jours ?

– Oui ; vous avez dit qu’il indiquerait lui-même les
phases et le terme de sa convalescence.

– Je ne demande pas mieux que de l’interroger là-dessus.

– Interrogez-le donc alors.

– Et quand croyez-vous que Havard sera guéri ? demanda
Balsamo.

– Oh ! la convalescence sera longue ; attendez :
un mois, six semaines, deux mois ; il est entré ici il y a cinq jours, il
en sortira deux mois et quinze jours après y être entré.

– Et il en sortira guéri ?

– Oui.

– Mais, dit Marat, incapable de travailler et, par conséquent,
de nourrir sa femme et ses enfants.

– Oh ! Dieu est bon, et Dieu y pourvoira.

– Et comment Dieu y pourvoira-t-il ? demanda Marat.Pendant
que je suis en train d’apprendre aujourd’hui, je voudrais bien apprendre cela.

– Dieu a envoyé près de son lit un homme charitable qui l’a
pris en pitié, et qui a dit tout bas : « Je veux que le pauvre Havard
ne manque de rien. »

Tous les assistants se regardèrent ; Balsamo sourit.

– En vérité, nous assistons à un étrange spectacle, dit le
chirurgien en chef, en même temps qu’il saisissait la main du malade, auscultait
sa poitrine et palpait son front ; cet homme rêve.

– Vous croyez ? dit Balsamo.

Et lançant au blessé un regard plein d’autorité et d’énergie :

– Éveillez-vous, Havard ! lui dit-il.

Le jeune homme ouvrit les yeux avec effort et regarda avec
une profonde surprise tous les assistants, devenus pour lui inoffensifs, de
menaçants qu’ils étaient.

– Eh bien ! dit-il douloureusement, on ne m’a donc pas
encore opéré ? On va donc encore me faire souffrir ?

Balsamo prit vivement la parole. Il craignait l’émotion du
malade. Il n’était pas besoin qu’il se hâtât.

Nul ne l’eût devancé ; la surprise des assistants était
trop grande.

– Mon ami, lui dit-il, tranquillisez-vous. M. le chirurgien
en chef a pratiqué sur votre jambe une opération qui satisfait à toutes les
exigences de votre position. Il paraît, mon pauvre garçon, que vous êtes un peu
faible d’esprit, car vous vous êtes évanoui devant la première attaque.

– Oh ! tant mieux, dit gaiement le Breton, je n’ai rien
senti ; mon sommeil a même été doux et réparateur. Quel bonheur ! on
ne me coupera pas la jambe.

Mais, en ce moment, le malheureux porta ses regards sur
lui-même ; il vit le lit plein de sang, il vit sa jambe mutilée.

Il jeta un cri et, cette fois, s’évanouit véritablement.

– Interrogez-le maintenant, dit froidement Balsamo à Marat, et
vous verrez s’il répond.

Puis, entraînant le chirurgien en chef dans un coin de la
chambre, tandis que les infirmiers reportaient le malheureux jeune homme dans
son lit :

– Monsieur, dit Balsamo, vous avez entendu ce qu’a dit votre
pauvre malade ?

– Oui, monsieur, qu’il guérirait.

– Il a dit encore autre chose : il a dit que Dieu le
prendrait en pitié, et lui enverrait de quoi nourrir sa femme et ses enfants.

– Eh bien ?

– Eh bien, monsieur, il a dit la vérité, sur ce point comme
sur l’autre ; seulement, chargez-vous d’être un intermédiaire de charité
entre votre malade et Dieu : voici un diamant qui vaut vingt mille livres,
à peu près ; quand vous verrez votre malade guéri, vous le vendrez et vous
lui en remettrez l’argent ; en attendant, comme l’âme, ainsi que me le
disait fort judicieusement votre élève, M. Marat, comme l’âme a une grande influence
sur le corps, dites bien à Havard, aussitôt que la connaissance sera revenue, dites-lui
bien que son avenir et celui de ses enfants est assuré.

– Mais, monsieur, dit le chirurgien hésitant à prendre la bague
que lui offrait Balsamo, s’il ne guérit point ?

– Il guérira !

– Encore faut-il que je vous en donne un reçu.

– Monsieur !…

– Ce n’est qu’à cette condition que je prendrai un bijou d’une
pareille valeur.

– Faites comme il vous plaira, monsieur.

– Votre nom, s’il vous plaît ?

– Le comte de Fœnix.

Le chirurgien passa dans la chambre voisine, tandis que
Marat, anéanti, confondu, mais luttant encore contre l’évidence, se rapprochait
de Balsamo.

Au bout de cinq minutes, le chirurgien rentra, tenant à la
main un papier qu’il remit à Balsamo.

C’était un reçu conçu en ces termes :

« J’ai reçu de M. le comte de Fœnix un diamant qu’il a
déclaré lui-même être d’une valeur de vingt mille livres, pour le prix en être
remis au nommé Havard, le jour où il sortira de l’Hôtel-Dieu.

« GUILLOTIN, D. M. »

« Le 15 septembre
1771. »

Balsamo salua le docteur, prit le reçu et sortit suivi de Marat.

– Vous oubliez votre tête, dit Balsamo, pour lequel la distraction
du jeune élève en chirurgie était un triomphe.

– Ah ! c’est vrai, dit celui-ci.

Et il ramassa son funèbre fardeau.

Une fois dans la rue, tous deux marchèrent fort vite et sans
se dire un seul mot ; puis, arrivés à la rue des Cordeliers,ils remontèrent
ensemble le rude escalier qui conduisait à la mansarde.

Devant la loge de la portière, si toutefois le trou qu’elle
habitait méritait le nom de loge, Marat, qui n’avait pas oublié la disparition
de sa montre, s’était arrêté et avait demandé dame Grivette.

Un enfant de sept à huit ans, maigre, chétif et étiolé, lui
avait répondu de sa voix criarde :

– Maman, elle est sortie ; elle a dit que, si monsieur
rentrait, on lui donnât cette lettre.

– Non, mon petit ami, dit Marat, tu lui diras qu’elle me l’apporte
elle même.

– Bien, monsieur.

Marat et Balsamo avaient continué leur chemin.

– Ah ! dit Marat en indiquant une chaise à Balsamo et
en tombant lui même sur un escabeau, je vois que le maître a de beaux secrets.

– C’est que je suis entré plus avant qu’un autre, peut-être,
dans la confidence de la nature et de Dieu, répondit Balsamo.

– Oh ! s’écria Marat, comme la science prouve l’omnipotence
de l’homme, et qu’on doit être fier d’être homme !

– C’est vrai, et médecin, devriez-vous ajouter.

– Aussi, je suis fier de vous, maître, dit Marat.

– Et cependant, répliqua en souriant Balsamo, je ne suis qu’un
pauvre médecin des âmes.

– Oh ! ne parlons pas de cela, monsieur, vous qui avez
arrêté le sang du blessé par des moyens matériels.

– Je croyais que ma plus belle cure était de l’avoir empêché
de souffrir ; il est vrai que vous m’avez assuré qu’il était fou.

– Il l’a été un moment, certes.

– Qu’appelez-vous folie ? N’est-ce point une
abstraction de l’âme ?

– Ou de l’esprit, dit Marat.

– Nous ne discuterons pas là-dessus ; l’âme me sert à
nommer le mot que je cherche. Du moment que la chose est trouvée,peu m’importe
comment vous l’appelez.

– Ah ! voilà où nous différons d’opinion, monsieur ;
vous prétendez avoir trouvé la chose et ne plus chercher que le mot ; moi,
je soutiens que vous cherchez tout ensemble le mot et la chose.

– Nous reviendrons là-dessus tout à l’heure. Vous disiez
donc que la folie était une abstraction momentanée de l’esprit ?

– Assurément.

– Involontaire, n’est-il pas vrai ?

– Oui… J’ai vu un fou à Bicêtre qui mordait ses barreaux de
fer en criant : « Cuisinier, tes faisans sont tendres,mais ils sont
mal accommodés. »

– Mais, enfin, admettez-vous que cette folie passe comme un
nuage sur l’esprit, et que, le nuage passé, l’esprit reprenne sa limpidité
première ?

– Cela n’arrive presque jamais.

– Vous avez vu, cependant, notre amputé en parfaite raison
après son sommeil de fou.

– Je l’ai vu ; mais je n’ai point compris ce que je
voyais ; c’est un cas exceptionnel, une de ces étrangetés que les Hébreux
appelaient des miracles.

– Non, monsieur, dit Balsamo ; c’est uniquement l’abstraction
de l’âme, le double isolement de la matière et de l’esprit :de la matière,
chose inerte, poussière qui retournera poussière ; de l’âme,étincelle
divine enfermée un instant dans cette lanterne sourde qu’on appelle le corps, et
qui, fille du Ciel, après la chute du corps, retournera au Ciel.

– Alors, vous avez tiré momentanément l’âme du corps ?

– Oui, monsieur, je lui ai ordonné de quitter l’endroit misérable
où elle était ; je l’ai extraite du gouffre de souffrance où la douleur la
retenait, pour la faire voyager dans des régions libres et pures.Qu’est-il
donc resté au chirurgien ? Ce qui restait à votre scalpel quand vous
enlevâtes à la femme morte cette tête que vous tenez, rien que de la chair
inerte, de la matière, de l’argile.

– Et au nom de qui avez-vous disposé ainsi de cette âme ?

– Au nom de Celui qui a créé toutes les âmes d’un souffle :
âmes des mondes, âmes des hommes ; au nom de Dieu.

– Alors, dit Marat, vous niez le libre arbitre ?

– Moi ? dit Balsamo. Mais que fais-je donc en ce moment,
au contraire ? Je vous montre, d’un côté, le libre arbitre ; de l’autre,
l’abstraction. Je vous expose un mourant laissé à toutes les souffrances ;
cet homme a une âme toute stoïque, il va au-devant de l’opération,il la
provoque, il la supporte, mais il souffre. Voilà pour le libre arbitre. Mais je
passe près de ce mourant, moi, l’envoyé de Dieu, moi, le prophète,moi, l’apôtre,
et si, prenant en pitié cet homme, mon semblable, j’enlève, par le pouvoir que
le Seigneur m’a donné, l’âme de son corps qui souffre, ce corps aveugle, inerte,
insensible, devient pour l’âme un spectacle qu’elle contemple pieusement et
miséricordieusement du haut de sa sphère limpide. Havard – ne l’avez-vous point
entendu ? – Havard, quand il parlait de lui-même,disait : « Ce
pauvre Havard ! » Il ne disait plus moi. C’est qu’en effet cette âme
n’avait plus affaire à ce corps, elle qui était à moitié chemin du ciel.

– Mais, à ce compte, l’homme n’est plus rien, dit Marat, et
je ne puis plus dire aux tyrans : « Vous avez puissance sur mon corps,
mais vous ne pouvez rien sur mon âme ? »

– Ah ! voilà que vous passez de la vérité au sophisme ;
monsieur, je vous l’ai dit, c’est votre défaut. Dieu prête l’âme au corps, il
est vrai ; mais il n’en est pas moins vrai que, tout le temps que l’âme
possède ce corps, il y a union entre eux, influence de l’un sur l’autre, suprématie
de la matière sur l’idée, selon que, dans des vues qui nous sont inconnues, Dieu
a permis que le corps fût roi ou que l’âme fût reine ; mais il n’en est
pas moins vrai que le souffle qui anime le mendiant est aussi pur que celui qui
fait mourir le roi. Voilà le dogme que vous devez prêcher, vous,apôtre de l’égalité.
Prouvez l’égalité des deux essences spirituelles, puisque, cette égalité, vous
pouvez l’établir à l’aide de tout ce qu’il y a de sacré au monde : les
livres saints et les traditions, la science et la foi. Que vous importe l’égalité
de deux matières ! avec l’égalité des corps, vous ne volez pas devant
Dieu. Tout à l’heure, ce pauvre blessé, cet ignorant enfant du peuple, vous a
dit, touchant son mal, des choses que nul parmi les médecins n’eût osé dire.
Pourquoi cela ? C’est que son âme, dégagée momentanément des liens du
corps, a plané au-dessus de la terre, et qu’elle a vu d’en haut un mystère que
nous dérobe notre opacité.

Marat tournait et retournait sur la table sa tête de mort,cherchant
une réponse qu’il ne trouvait pas.

– Oui, murmura-t-il enfin, oui, il y a quelque chose de surnaturel
là-dessous.

– De naturel, au contraire, monsieur ; cessez d’appeler
surnaturel tout ce qui ressort des fonctions de la destinée de l’âme. Naturelles
sont ces fonctions ; connues, c’est autre chose.

– Inconnues à nous, maître, ces fonctions ne doivent pas
être des mystères pour vous. Le cheval, inconnu aux Péruviens,était familier
aux Espagnols, qui l’avaient dompté.

– Ce serait orgueilleux à moi de dire : « Je sais. »
Je suis plus humble, monsieur, je dis : « Je crois. »

– Eh bien, que croyez-vous ?

– Je crois que la loi du monde, la première, la plus puissante
de toutes, est celle du progrès. Je crois que Dieu n’a rien créé que dans un
but de bien-être ou de moralité. Seulement, comme la vie de ce monde est
in calculée et incalculable, le progrès est lent. Notre planète, au dire des
Écritures, comptait soixante siècles quand l’imprimerie est venue comme un
vaste phare réfléchir le passé et éclairer l’avenir ; avec l’imprimerie, plus
d’obscurité, plus d’oubli ; l’imprimerie, c’est la mémoire du monde. Eh
bien, Gutenberg a inventé l’imprimerie et moi, j’ai retrouvé la confiance.

– Ah ! dit ironiquement Marat, vous en arriverez
peut-être à lire dans les cœurs ?

– Pourquoi pas ?

– Alors, vous ferez pratiquer à la poitrine de l’homme cette
petite fenêtre que désiraient tant y voir les anciens ?

– Il n’est pas besoin de cela, monsieur : j’isolerai l’âme
du corps ; et l’âme, fille pure, fille immaculée de Dieu, me dira toutes
les turpitudes de cette enveloppe mortelle qu’elle est condamnée à animer.

– Vous révélerez des secrets matériels ?

– Pourquoi pas ?

– Vous me direz, par exemple, qui m’a volé ma montre ?

– Vous abaissez la science à un triste niveau, monsieur.
Mais, n’importe ! la grandeur de Dieu est aussi bien prouvée par le grain
de sable que par la montagne, par le ciron que par l’éléphant. Oui,je vous
dirai qui vous a volé votre montre.

En ce moment, on frappa timidement à la porte. C’était la
femme de ménage de Marat qui était rentrée et qui, selon l’ordre donné par le
jeune chirurgien, apportait la lettre.

Chapitre 26La portière de Marat

La porte s’ouvrit et donna passage à dame Grivette.

Cette femme, que nous n’avons pas pris le temps d’esquisser
parce que sa figure était de celles que le peintre relègue au dernier plan tant
qu’il n’a pas besoin d’elles ; cette femme s’avance maintenant dans le
tableau mouvant de cette histoire, et demande à prendre sa place dans l’immense
panorama que nous avons entrepris de dérouler aux yeux de nos lecteurs ;
panorama dans lequel nous encadrerions, si notre génie égalait notre volonté, depuis
le mendiant jusqu’au roi, depuis Caliban jusqu’à Ariel, depuis Ariel jusqu’à
Dieu.

Nous allons donc essayer de crayonner dame Grivette, qui se
détache de son ombre et qui s’avance vers nous.

C’était une longue et sèche créature de trente-deux à
trente-trois ans, jaune de couleur, avec des yeux bleus bordés de noir, type
effrayant du dépérissement que subissent à la ville, dans des conditions de
misère, d’asphyxie incessante et de dégradation physique et morale,ces
créatures que Dieu a faites belles, et qui fussent devenues magnifiques dans
leur entier développement, comme le sont en ce cas-là toutes les créatures de l’air,
du ciel et de la terre, quand l’homme n’a pas fait de leur vie un long supplice,
c’est-à-dire lorsqu’il n’a pas fatigué leur pied avec l’entrave et leur estomac
avec la faim, ou avec une nourriture presque aussi fatale que pourrait l’être l’absence
de toute nourriture.

Ainsi la portière de Marat eût été une belle femme, si, depuis
l’âge de quinze ans, elle n’eût habité un taudis sans air et sans jour, si le
feu de ses instincts naturels, alimenté par cette chaleur de four,ou par un
froid de glace, eût sans cesse brûlé avec mesure. Elle avait des mains longues
et maigres, que le fil de la couturière avait sillonnées de petites coupures, que
l’eau savonneuse de la buanderie avait crevassées et amollies, que la braise de
la cuisine avait rôties et tannées ; mais, malgré tout cela,des mains, on
le voyait à la forme, c’est-à-dire à cette trace indélébile du muscle divin ;
des mains qu’on eût appelées des mains royales, si, au lieu des ampoules du
balai, elles eussent eu celles du sceptre.

Tant il est vrai que ce pauvre corps humain n’est que l’enseigne
de notre profession.

Dans cette femme, l’esprit, supérieur au corps, et qui, par
conséquent, avait mieux résisté que lui, l’esprit veillait comme une lampe ;
il éclairait, pour ainsi dire, le corps par un reflet diaphane, et parfois on
voyait monter à des yeux hébétés et ternis un rayon de l’intelligence, de la
beauté, de la jeunesse, de l’amour, de tout ce qu’il y a d’exquis enfin dans la
nature humaine.

Balsamo regarda longtemps cette femme, ou plutôt cette nature
singulière, qui, au reste, avait dès la première vue frappé son œil
observateur.

La portière entra donc tenant la lettre à la main, et, d’une
voix doucereuse, d’une voix de vieille femme, car les femmes condamnées à la
misère sont vieilles à trente ans :

– Monsieur Marat, dit-elle, voici la lettre que vous avez demandée.

– Ce n’est pas la lettre que je désirais avoir, c’est vous
que je voulais voir, dit Marat.

– Eh bien, votre servante, monsieur Marat, me voici.

Dame Grivette fit une révérence.

– Que désirez-vous ?

– Je désire savoir des nouvelles de ma montre, dit Marat ;
vous vous en doutez bien.

– Ah ! dame ! ça, je ne peux pas dire ce qu’elle
est devenue. Je l’ai vue hier toute la journée, pendue à son clou,à la cheminée.

– Vous vous trompez : toute la journée, elle a été dans
mon gousset ; seulement, à six heures du soir, comme je sortais, comme j’allais
au milieu d’une grande foule, comme je craignais qu’on me la volât,je l’ai
mise sous le chandelier.

– Si vous l’avez mise sous le chandelier, elle doit y être encore.

Et la portière, avec une bonhomie feinte qu’elle ne se doutait
pas être si puissamment révélatrice, alla lever justement, des deux chandeliers
qui ornaient la cheminée, celui sous lequel Marat avait caché sa montre.

– Oui, voilà bien le chandelier, dit le jeune homme ;
mais la montre ?

– Non, en vérité, elle n’y est plus. Est-ce que vous ne l’aviez
pas mise là, monsieur Marat ?

– Mais, lorsque je vous dis…

– Cherchez bien.

– Oh ! j’ai cherché, dit Marat avec un regard
courroucé.

– Vous l’aurez perdue, alors.

– Mais je vous dis qu’hier, moi-même, je l’ai mise là, sous
ce chandelier.

– Quelqu’un alors sera entré ici, dit dame Grivette ;
vous recevez tant de gens, tant d’inconnus !

– Prétexte ! prétexte ! s’écria Marat s’emportant
de plus en plus ; vous savez bien que personne n’est entré depuis hier.
Non, non, ma montre a pris le chemin qu’a pris la pomme d’argent de ma dernière
canne, qu’a pris cette petite cuiller d’argent que vous savez, qu’a pris mon
couteau à six lames ! On me vole, dame Grivette, on me vole.J’ai supporté
bien des choses, mais je ne supporterai pas celle-là ;prenez-y garde !

– Mais, monsieur, dit dame Grivette, est-ce que vous m’accusez,
par hasard ?

– Vous devez surveiller mes effets.

– Je n’ai pas seule la clef.

– Vous êtes la portière.

– Vous me donnez un écu par mois, et vous voudriez être
servi comme par dix domestiques.

– Il m’importe peu d’être mal servi ; il m’importe fort
de n’être pas volé.

– Monsieur, je suis une honnête femme !

– Une honnête femme que je livrerai au commissaire de police,
si, d’ici à une heure, ma montre n’est pas retrouvée.

– Au commissaire de police ?

– Oui.

– Au commissaire de police, une honnête femme comme moi ?

– Une honnête femme, une honnête femme !…

– Oui, et sur laquelle il n’y a rien à dire,entendez-vous !

– Allons, assez, dame Grivette.

– Ah ! je me doutais déjà que vous me soupçonniez quand
vous êtes sorti.

– Je vous soupçonne depuis la disparition du pommeau de ma
canne.

– Eh bien, moi, je vous dirai une chose, monsieur Marat, à
mon tour.

– Laquelle ?

– C’est que, pendant votre absence, j’ai consulté…

– Qui cela ?

– Mes voisins.

– À quel propos ?

– À ce propos que vous me soupçonniez.

– Je ne vous en avais rien dit encore.

– Je le voyais bien.

– Et les voisins ? Je suis curieux de savoir ce qu’ils
vous ont dit, les voisins.

– Ils ont dit que, si vous me soupçonniez et que si vous
aviez le malheur de faire part de vos soupçons à quelqu’un, il faudrait aller
jusqu’au bout.

– Eh bien ?

– C’est-à-dire prouver que la montre a été prise.

– Elle a été prise, puisqu’elle était là et qu’elle n’y est
plus.

– Oui, mais par moi, prise par moi, entendez-vous !Ah !
mais, c’est que, devant la justice, il faut des preuves ;c’est qu’on ne
vous croira pas sur parole, monsieur Marat ; c’est que vous n’êtes pas
plus que nous, monsieur Marat.

Balsamo, calme comme toujours, regardait toute cette scène ;
il voyait que, quoique la conviction de Marat n’eût point changé,il baissait
le ton.

– Si bien, continuait la portière, que, si vous ne rendez
pas justice à ma probité, voyez-vous, que, si vous ne me faites pas réparation,
c’est moi qui irai chercher le commissaire de police, comme notre propriétaire
me le conseillait encore tout à l’heure.

Marat se mordit les lèvres. Il savait qu’il y avait là un
danger réel. Le propriétaire était un vieux marchand retiré riche des affaires.
Il occupait l’appartement du troisième, et la chronique scandaleuse du quartier
prétendait que, quelque dix ans auparavant, il avait fort protégé la portière, autrefois
fille de cuisine chez sa femme.

Or, Marat, ayant des fréquentations mystérieuses ;
Marat, jeune homme assez peu rangé ; Marat, un peu caché ; Marat, un
peu suspect aux gens de la police, ne se souciait pas d’une affaire avec le
commissaire, affaire qui l’eût mis entre les mains de M. deSartine, lequel
aimait fort à lire les papiers des jeunes gens comme Marat, et à envoyer les
auteurs de ces beaux écrits dans ces maisons de méditation qu’on appelle
Vincennes, la Bastille, Charenton et Bicêtre.

Marat baissa donc le ton ; mais, à mesure qu’il le
baissait, la portière haussait le sien. D’accusée, elle s’était faite
accusatrice. Il en résulta que cette femme nerveuse et hystérique s’emporta
comme une flamme qui vient de trouver un courant d’air.

Menaces, jurements, cris, larmes, elle employa tout :
ce fut une véritable tempête.

Alors Balsamo jugea qu’il était temps d’intervenir ; il
fit un pas vers cette femme, debout et menaçante au milieu de la chambre, et, la
regardant avec un sinistre éclat, il lui présenta deux doigts à la poitrine en
prononçant, non pas avec les lèvres, mais avec ses yeux, avec sa pensée, avec
sa volonté tout entière, un mot que Marat ne put entendre.

Aussitôt, dame Grivette se tut, chancela, et, perdant l’équilibre,
elle alla à reculons, les yeux effroyablement dilatés, écrasée sous la
puissance du fluide magnétique, tomber sur le lit, sans prononcer une seule
parole.

Bientôt, ses yeux se fermèrent et s’ouvrirent, mais sans que
cette fois on vît la prunelle ; sa langue remua convulsivement ; le
torse ne bougea point, et, cependant, ses mains tremblèrent comme secouées par
la fièvre.

– Oh ! oh ! dit Marat, comme le blessé de l’hôpital !

– Oui.

– Elle dort donc ?

– Silence ! dit Balsamo.

Puis, s’adressant à Marat :

– Monsieur, dit-il, voici le moment où toutes vos incrédulités
vont cesser, toutes vos hésitations s’évanouir ; ramassez cette lettre que
vous apportait cette femme et qu’elle a laissé échapper lorsqu’elle est tombée.

Marat obéit.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Attendez.

Et, prenant la lettre des mains de Marat :

– Savez-vous de qui vient cette lettre ? demanda Balsamo
la présentant à la somnambule.

– Non, monsieur, répliqua-t-elle.

Balsamo approcha la lettre toute fermée de cette femme.

– Lisez-la pour M. Marat, qui désire savoir ce qu’elle contient.

– Elle ne sait pas, dit Marat.

– Oui ; mais vous savez lire, vous ?

– Sans doute.

– Eh bien, lisez-la, et elle lira de son côté, au fur et a
mesure que les mots se graveront dans votre esprit.

Marat se mit à décacheter la lettre et à la lire, tandis que
dame Grivette, debout et frissonnante sous la volonté toute-puissante de
Balsamo, répétait, au fur et à mesure que Marat les lisait lui-même, les
paroles suivantes :

« Mon cher Hippocrate,

« Apelles vient de faire son premier portrait ; il
l’a vendu cinquante francs ; on mange aujourd’hui ces cinquante francs à
la buvette de la rue Saint Jacques. En es-tu ?

« Il est bien entendu qu’on en boit une partie.

« Ton ami,

L. DAVID »

C’était textuellement ce qui était écrit.

Marat laissa tomber le papier.

– Eh bien, dit Balsamo, vous voyez que dame Grivette a aussi
une âme, et que cette âme veille lorsqu’elle dort.

– Et une âme étrange, dit Marat, une âme qui sait lire quand
le corps ne le sait pas.

– Parce que l’âme sait toute chose, parce que l’âme peut reproduire
par réflexion. Essayez de lui faire lire cette lettre quand elle sera réveillée,
c’est-à-dire quand le corps aura enveloppé l’âme de son ombre, et vous verrez.

Marat restait sans parole ; toute sa philosophie
matérialiste se révoltait en lui, mais ne trouvait pas une réponse.

– Maintenant, continua Balsamo, nous allons passer à ce qui
vous intéresse le plus, c’est-à-dire à ce qu’est devenue votre montre.

– Dame Grivette, dit Balsamo, qui a pris la montre de M.
Marat ?

La somnambule fit un geste de violente dénégation.

– Je ne sais pas, dit-elle.

– Vous le savez parfaitement, insista Balsamo, et vous le direz.

Puis, avec une volonté plus forte encore :

– Qui a pris la montre de M. Marat ? Dites.

– Dame Grivette n’a pas volé la montre de M. Marat. Pourquoi
M. Marat croit-il que c’est dame Grivette qui a volé sa montre ?

– Si ce n’est pas elle qui a volé la montre, dites qui.

– Je l’ignore.

– Vous voyez, dit Marat, la conscience est un refuge impénétrable.

– Eh bien, puisque vous n’avez plus que ce dernier doute,monsieur,
dit Balsamo, vous allez bientôt être convaincu.

Puis, se retournant vers la portière :

– Dites qui, je le veux !

– Allons, allons, dit Marat, n’exigez pas l’impossible.

– Vous avez entendu, dit Balsamo ; j’ai dit que je
voulais.

Alors, sous l’expression de cette impérieuse volonté, la malheureuse
femme commença, comme une folle, à se tordre les mains et les bras ; un
frémissement pareil à celui de l’épilepsie commença de lui courir par tout le
corps ; sa bouche prit une expression hideuse de terreur et de faiblesse ;
elle se renversa en arrière, se raidit comme dans une convulsion douloureuse, et
tomba sur le lit.

– Non, non ! dit-elle, j’aime mieux mourir !

– Eh bien, s’écria Balsamo avec une colère qui fit jaillir
la flamme de ses yeux, tu mourras s’il le faut, mais tu parleras.Ton silence
et ton obstination seraient pour nous de suffisants indices ;mais, pour
un incrédule, il faut la preuve la plus irréfragable. Parle, je le veux :
qui a pris la montre ?

L’exaspération nerveuse était portée à son comble ;
tout ce que la somnambule avait de force et de pouvoir réagissait contre la
volonté de Balsamo ; des cris inarticulés sortaient de sa bouche, une
écume rougeâtre frangea ses lèvres.

– Elle va tomber en épilepsie, dit Marat.

– Ne craignez rien, c’est le démon du mensonge qui est en
elle et qui ne veut pas sortir.

Puis, se tournant vers la femme en lui jetant à la face tout
ce que sa main pouvait contenir de fluide :

– Parlez, dit-il, parlez ; qui a pris la montre ?

– Dame Grivette, répondit la somnambule d’une voix à peine
intelligible.

– Et quand l’a-t-elle prise ?

– Hier au soir.

– Où était-elle ?

– Sous le chandelier.

– Et qu’en a-t-elle fait ?

– Elle l’a portée rue Saint-Jacques.

– Et à quel endroit de la rue Saint-Jacques ?

– Au n° 29.

– À quel étage ?

– Au cinquième.

– Chez qui ?

– Chez un garçon cordonnier.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Simon.

– Qu’est-ce que cet homme ?

La somnambule se tut.

– Qu’est-ce que cet homme ? répéta Balsamo.

Même silence.

Balsamo étendit vers elle sa main imprégnée de fluide et la
malheureuse, écrasée par cette attaque terrible, n’eut que la force de murmurer :

– Son amant.

Marat poussa un cri d’étonnement.

– Silence ! dit Balsamo ; laissez la conscience
parler.

Puis, continuant de s’adresser à la femme toute tremblante
et tout inondée de sueur :

– Et qui a conseillé ce vol à dame Grivette ?
demanda-t-il.

– Personne. Elle a soulevé le chandelier par hasard ;
elle a vu la montre, alors le démon l’a tentée.

– Était-ce par besoin ?

– Non, car la montre, elle ne l’a pas vendue.

– Elle l’a donc donnée ?

– Oui.

– À Simon ?

La somnambule fit un effort.

– À Simon.

Puis elle couvrit son visage de ses deux mains et versa un
torrent de larmes.

Balsamo jeta un regard sur Marat, qui, la bouche béante, les
cheveux en désordre, les paupières dilatées, contemplait cet effrayant
spectacle.

– Eh bien, monsieur, dit-il, vous voyez enfin la lutte de l’âme
avec le corps. Voyez-vous la conscience forcée comme dans une redoute qu’elle
croyait inexpugnable ? Voyez-vous enfin que Dieu n’a rien oublié dans ce
monde et que tout est dans tout ? Ne niez donc plus la conscience ;
ne niez donc plus l’âme ; ne niez donc plus l’inconnu, jeune homme !
surtout ne niez pas la foi, qui est le pouvoir suprême ; et,puisque vous
avez de l’ambition, étudiez, monsieur Marat ; parlez peu,pensez beaucoup,
et ne vous laissez plus aller à juger légèrement vos supérieurs.Adieu, vous
avez un champ bien vaste ouvert par mes paroles ; fouillez ce champ qui
renferme des trésors. Adieu. Heureux, bien heureux si vous pouvez vaincre le
démon de l’incrédulité qui est en vous, comme j’ai vaincu celui des mensonges
qui est dans cette femme.

Et il partit sur ces mots, qui firent monter aux joues du
jeune homme la rougeur de la honte.

Marat ne songea même point à prendre congé de lui.

Mais, après la première stupeur, il s’aperçut que dame Grivette
dormait toujours.

Ce sommeil lui parut épouvantable. Marat eût préféré avoir
un cadavre sur son lit, dût M. de Sartine interpréter cette mort à sa façon.

Il regarda cette atonie, ces yeux retournés, ces
palpitations, et il eut peur.

Sa peur s’accrut encore quand le cadavre vivant se leva, vint
lui prendre la main et lui dire :

– Venez avec moi, monsieur Marat.

– Où cela ?

– Rue Saint-Jacques.

– Pourquoi ?

– Venez, venez ; il m’ordonne de vous y conduire.

Marat, qui était tombé sur une chaise, se leva.

Alors dame Grivette, toujours endormie, ouvrit la porte,descendit
l’escalier comme eût fait un oiseau ou une chatte, c’est-à-dire en effleurant à
peine les marches.

Marat la suivit, craignant qu’elle ne tombât et qu’en tombant
elle ne se brisât la tête.

Arrivée au bas de l’escalier, elle franchit le seuil de la
porte, traversa la rue, toujours suivie du jeune homme, qu’elle guida ainsi
jusque dans la maison au grenier signalé.

Elle heurta à la porte ; Marat sentait son cœur battre
si violemment, qu’il lui semblait qu’on dût l’entendre.

Un homme était dans le grenier ; il ouvrit : dans
cet homme Marat reconnut un ouvrier de vingt-cinq à trente ans,qu’il avait vu
parfois dans la loge de sa portière.

En apercevant dame Grivette suivie de Marat, il recula.

Mais la somnambule alla droit au lit et, passant sa main
sous le maigre traversin, elle en tira la montre, qu’elle remit à Marat, tandis
que le cordonnier Simon, pâle d’effroi n’osait articuler un mot et suivait d’un
œil égaré jusqu’aux moindres gestes de cette femme qu’il croyait folle.

À peine eut-elle touché la main de Marat en lui remettant la
montre, qu’elle poussa un profond soupir et murmura :

– Il m’éveille, il m’éveille.

En effet, tous ses nerfs se détendirent comme un câble abandonné
par la poulie ; ses yeux reprirent l’étincelle vitale, et, se trouvant en
face de Marat, la main dans sa main, et tenant encore cette montre,c’est-à-dire
la preuve irrécusable du crime, elle tomba évanouie sur les planches du
grenier.

– La conscience existerait-elle réellement ? se dit
Marat en sortant de la chambre, avec le doute dans le cœur et la rêverie dans
les yeux.

Chapitre 27L’homme et ses œuvres

Tandis que Marat passait des heures si bien employées et
philosophait sur la conscience et la double vie, un autre philosophe, rue
Plâtrière, s’occupait aussi à reconstruire pièce par pièce sa soirée de la
veille, et à s’interroger pour savoir s’il était ou non un grand coupable. Les
bras appuyés mollement sur sa table, sa tête lourdement penchée sur l’épaule
gauche, Rousseau songeait.

Il avait devant lui, tout grands ouverts, ses livres
politiques et philosophiques, L’Émile et Le Contrat social.

De temps en temps, lorsque la pensée l’exigeait, il se courbait
pour feuilleter ces livres qu’il savait par cœur.

– Ah ! bon Dieu ! dit-il en lisant un paragraphe
de L’Émile sur la liberté de conscience, voilà des phrases incendiaires.
Quelle philosophie, juste ciel ! A-t-il jamais paru dans le monde un
boute-feu pareil à moi ?

« Quoi ! ajoutait-il en élevant les mains
au-dessus de sa tête, c’est moi qui ai proféré de pareils éclats contre le
trône, l’autel et la société…

« Je ne m’étonne plus si quelques passions sombres et
concentrées ont fait leur profit de mes sophismes et se sont égarées dans les
sentiers que je leur semais de fleurs de rhétorique. J’ai été le perturbateur
de la société… »

Il se leva fort agité, fit trois tours dans sa petite
chambre.

– J’ai, dit-il, médit des gens du pouvoir qui exercent la tyrannie
contre les écrivains. Fou, barbare que j’étais, ces gens ont cent fois raison.

« Que suis-je, sinon un homme dangereux pour un État ?
Ma parole, lancée pour éclairer les masses, voilà du moins ce que je me donnais
pour prétexte, ma parole, dis-je, est une torche qui va incendier tout l’univers.

« J’ai semé des discours sur l’inégalité des conditions,
des projets de fraternité universelle, des plans d’éducation, et voilà que je
récolte des orgueils si féroces, qu’ils intervertissent le sens de la société, des
guerres intestines capables de dépeupler le monde, et des mœurs tellement
farouches, qu’elles feraient reculer de dix siècles la civilisation… Oh !
je suis un bien grand coupable ! »

Il relut encore une page de son Vicaire savoyard.

– Oui, c’est cela : « Réunissons-nous pour nous
occuper de notre bonheur… » Je l’ai écrit !« Donnons à nos
vertus la force que d’autres donnent à leurs vices. » Je l’ai écrit
encore.

Et Rousseau s’agita plus désespéré que jamais.

– Voilà donc par ma faute, dit-il, les frères mis en
présence des frères ; quelque jour un de ces caveaux sera envahi par la
police. On y prendra toute la nichée de ces gens qui font serment de se manger
les uns les autres en cas de trahison, et il s’en trouvera un plus effronté que
les autres, qui tirera de sa poche mon livre et qui dira :

« – De quoi vous plaignez-vous ? Nous sommes les
adeptes de M. Rousseau ; nous faisons un cours de philosophie.

« Oh ! comme cela fera rire Voltaire ! Il n’y
a pas à craindre que ce courtisan ne se fourre dans des guêpiers pareils, lui ! »

L’idée que Voltaire se moquerait de lui donna une violente
colère au philosophe genevois.

– Conspirateur, moi ! murmura-t-il ; je suis en
enfance, décidément ; ne suis-je pas, en vérité, un beau conspirateur ?

Il en était là quand Thérèse entra sans qu’il la vît. Elle apportait
le déjeuner.

Elle s’aperçut qu’il lisait avec attention un morceau des Rêveries
d’un promeneur solitaire.

– Bon ! dit-elle en posant bruyamment le lait chaud sur
le livre même, voilà mon orgueilleux qui se mire dans sa glace.Monsieur lit
ses livres. Il s’admire, M. Rousseau !

– Allons, Thérèse, dit le philosophe, patience ;
laisse-moi, je ne ris pas.

– Oh ! oui, c’est magnifique, n’est-ce pas ?
dit-elle en le raillant. Vous vous extasiez ! Comment les auteurs ont-ils
tant de vanité, tant de défauts, et nous en passent-ils si peu, à nous autres
pauvres femmes ? Que je m’avise de me regarder dans mon petit miroir, monsieur
me gronde et m’appelle coquette.

Elle continua sur ce ton à le rendre le plus malheureux des
hommes, comme si pour cela Rousseau n’eût pas été très richement doté par la
nature.

Il but son lait sans tremper de pain.

Il ruminait.

– Bon ! vous réfléchissez, dit-elle ; vous allez
encore faire quelque livre plein de vilaines choses…

Rousseau frémit.

– Vous rêvez, lui dit Thérèse, à vos femmes idéales, et vous
écrirez des livres que les jeunes filles n’oseront pas lire – ou bien des
profanations qui seront brûlées par la main du bourreau.

Le martyr frissonna. Thérèse touchait juste.

– Non, répliqua-t-il, je n’écrirai plus rien qui donne à mal
penser… Je veux, au contraire, faire un livre que tous les honnêtes gens liront
avec des transports de joie…

– Oh ! oh ! dit Thérèse en desservant la tasse, c’est
impossible ; vous n’avez l’esprit plein que d’obscénités…L’autre jour
encore, je vous entendais lire un passage de je ne sais quoi et vous parliez
des femmes que vous adorez… Vous êtes un satyre ! un mage !

Le mot mage était une des plus affreuses injures du vocabulaire
de Thérèse. Ce mot faisait toujours frissonner Rousseau.

– Là, là, dit-il, ma bonne amie ; vous verrez que vous
serez contente… Je veux écrire que j’ai trouvé un moyen de régénérer le monde
sans amener, dans les changements qui s’y effectueront, la souffrance d’un seul
individu. Oui, oui, je vais mûrir ce projet Pas de révolutions ! grand
Dieu ! ma bonne Thérèse, pas de révolutions !

– Allons, nous verrons, dit la ménagère. Tiens ! on
sonne.

Thérèse revint un moment après avec un beau jeune homme,qu’elle
pria d’attendre dans la première chambre.

Puis, rentrant chez Rousseau, qui déjà prenait des notes
avec un crayon :

– Dépêchez-vous de serrer toutes ces infamies, dit-elle. Voilà
quelqu’un qui veut vous voir.

– Qui est-ce ?

– Un seigneur de la cour.

– Il ne vous a pas dit son nom ?

– Ah ! par exemple ! est-ce que je reçois des
inconnus ?

– Dites-le alors.

– M. de Coigny.

– M. de Coigny ! s’écria Rousseau ; M. de Coigny,gentilhomme
de Monseigneur le dauphin ?

– Ce doit être cela ; un charmant garçon, un homme bien
aimable.

– J’y vais, Thérèse.

Rousseau se hâta de donner un coup d’œil au miroir, épousseta
son habit, essuya ses pantoufles, qui n’étaient autres que de vieux souliers
rongés par l’usage, et il entra dans la salle à manger, où l’attendait le
gentilhomme.

Celui-ci ne s’était pas assis. Il regardait avec une sorte
de curiosité les végétaux secs collés par Rousseau sur du papier,et encadrés
dans des bordures de bois noir.

Au bruit de la porte vitrée, il se retourna, et, avec un
salut plein de courtoisie :

– J’ai l’honneur de parler à M. Rousseau ? dit-il.

– Oui, monsieur, répondit le philosophe avec un ton bourru
qui n’excluait pas une sorte d’admiration pour la beauté remarquable et l’élégance
sans affectation de son interlocuteur.

M. de Coigny était, en effet, un des plus aimables et des
plus beaux hommes de France. C’est pour lui, sans aucun doute, que le costume
de cette époque avait été imaginé. C’était pour faire briller la finesse et le
tour de sa jambe parfaite, pour montrer dans toute leur ampleur gracieuse ses
larges épaules et sa poitrine profonde, pour donner l’air majestueux à sa tête
si bien posée, la blancheur de l’ivoire à ses mains irréprochables.

Cet examen satisfit Rousseau, qui admirait le beau en véritable
artiste partout où il le rencontrait.

– Monsieur, dit-il, qu’y a-t-il pour votre service ?

– On a dû vous dire, monsieur, repartit le gentilhomme, que
je suis le comte de Coigny. J’y ajouterai que je viens à vous de la part de
madame la dauphine.

Rousseau salua, tout rouge ; Thérèse, dans un angle de
la salle à manger, les mains dans ses poches, contemplait avec des yeux
complaisants le beau messager de la plus grande princesse de France.

– Son Altesse royale me réclame… pourquoi ? dit
Rousseau. Mais prenez donc un siège, monsieur, s’il vous plaît.

Et Rousseau s’assit lui-même. M. de Coigny prit une chaise
de paille et l’imita.

– Monsieur, voici le fait : Sa Majesté, l’autre jour, en
dînant à Trianon, a manifesté quelque sympathie pour votre musique,qui est
charmante. Sa Majesté chantait vos meilleurs airs. Madame la dauphine, qui
cherche en toute chose à plaire à Sa Majesté, a pensé que ce serait pour le roi
un plaisir de voir représenter un de vos opéras-comiques à Trianon,sur le
théâtre…

Rousseau salua profondément.

– Je viens donc, monsieur, vous demander, de la part de
madame la dauphine…

– Oh ! monsieur, interrompit Rousseau, ma permission n’a
rien à faire là. Mes pièces et les ariettes qui en font partie appartiennent au
théâtre qui les a représentées. C’est aux comédiens qu’il faut les demander, et,
là, Son Altesse royale ne rencontrera pas plus d’obstacles que chez moi. Les
comédiens seront très heureux de jouer et de chanter devant Sa Majesté et toute
la cour.

– Ce n’est pas précisément cela que je suis chargé de vous
demander, monsieur, dit M. de Coigny. Son Altesse royale madame la dauphine
veut donner au roi un divertissement plus complet et plus rare.Elle sait tous
vos opéras, monsieur.

Autre salut de la part de Rousseau.

– Et les chante fort bien.

Rousseau se pinça les lèvres.

– C’est beaucoup d’honneur, balbutia-t-il.

– Or, poursuivit M. de Coigny, comme plusieurs dames de la
cour sont excellentes musiciennes et chantent à ravir, comme plusieurs
gentilshommes s’occupent aussi de musique avec certain succès,l’opéra que
madame la dauphine choisirait parmi les vôtres serait exécuté,joué, par cette
société de gentilshommes et de dames, dont les principaux acteurs seraient
Leurs Altesses royales.

Rousseau fit un bond sur sa chaise.

– Je vous assure, monsieur, dit-il, que c’est pour moi un insigne
honneur, et je vous prie d’en faire agréer à madame la dauphine mes très
humbles remerciements.

– Oh ! ce n’est pas tout, monsieur, dit M. de Coigny
avec un sourire.

– Ah !

– La troupe ainsi composée est plus illustre que l’autre, c’est
vrai, mais moins expérimentée. Le coup d’œil, les conseils du maître sont
indispensables : il faut que l’exécution soit digne de l’auguste
spectateur qui occupera la loge royale, digne aussi de l’illustre auteur.

Rousseau se leva pour saluer ; cette fois, le
compliment l’avait touché ; il salua gracieusement M. de Coigny.

– Pour cela, monsieur, dit le gentilhomme, Son Altesse
royale vous prie de vouloir bien venir à Trianon faire la répétition générale
de l’ouvrage.

– Oh !… dit Rousseau, Son Altesse royale n’y pense pas…
À Trianon, moi ?

– Eh bien ?… dit M. de Coigny de l’air le plus naturel
du monde.

– Oh ! monsieur, vous êtes homme de goût, homme d’esprit ;
vous avez le tact plus fin que beaucoup d’autres ; or,répondez, la main
sur la conscience : Rousseau le philosophe, Rousseau le proscrit, Rousseau
le misanthrope, à la cour, n’est-ce pas pour faire pâmer de rire toute la
cabale ?

– Je ne vois pas, monsieur, répliqua froidement M. de Coigny,
en quoi les risées et les propos de la sotte espèce qui vous persécute
troubleraient le sommeil d’un galant homme et d’un écrivain qui peut passer
pour le premier du royaume. Si vous avez cette faiblesse, monsieur Rousseau, cachez-la
bien ; elle seule prêterait à rire à bien des gens. Quant à ce qu’on dira,
vous m’avouerez qu’il faut qu’on y prenne garde, dès qu’il s’agit du plaisir et
du désir d’une personne telle que Son Altesse royale madame la dauphine, héritière
présomptive de ce royaume de France.

– Certainement, dit Rousseau, certainement.

– Serait-ce, dit M. de Coigny en souriant, un reste de
fausse honte ?… Parce que vous avez été sévère pour les rois,craindriez-vous
de vous humaniser ? Ah ! monsieur Rousseau, vous avez donné des
leçons au genre humain ; mais vous ne le haïssez pas,j’espère ? … Et,
d’ailleurs, vous en excepterez les dames qui sont du sang impérial.

– Monsieur, vous me pressez avec beaucoup de grâce ;
mais réfléchissez à ma position… je vis retiré, seul…,malheureux.

Thérèse fit une grimace.

– Tiens, malheureux…, dit-elle ; il est difficile.

– Il en restera toujours, quoique je fasse, sur mon visage
et dans mes manières, une trace désagréable pour les yeux du roi et des
princesses, qui ne cherchent que la joie et le contentement. Que dirais-je là ?…
que ferais je ?…

– On dirait que vous doutez de vous ; mais celui qui a
écrit La Nouvelle Héloïse et Les Confessions, celui-là,
monsieur, n’a-t-il donc pas plus d’esprit pour parler, pour agir,que nous autres
tous tant que nous sommes ?

– Je vous assure, monsieur, qu’il m’est impossible…

– Ce mot-là, monsieur, n’est pas connu chez les princes.

– Voilà pourquoi, monsieur, je resterai chez moi.

– Monsieur, vous ne me ferez pas, à moi, messager téméraire
qui me suis chargé de donner satisfaction à madame la dauphine,vous ne me
ferez pas cette mortelle peine de m’obliger de retourner à Versailles, honteux,
vaincu ; ce serait un tel chagrin pour moi, que je m’exilerais à l’instant
même. Voyons, cher monsieur Rousseau, pour moi, pour un homme rempli d’une
sympathie profonde pour toutes vos œuvres, faites ce que votre grand cœur
refuserait à des rois qui solliciteraient.

– Monsieur, votre grâce parfaite me gagne le cœur ;
votre éloquence est irrésistible, et vous avez une voix qui m’émeut plus que je
ne saurais dire.

– Vous vous laissez toucher ?

– Non, je ne puis… non, décidément ; ma santé s’oppose
à un voyage.

– Un voyage ? Oh ! monsieur Rousseau, y
pensez-vous ? Une heure un quart de voiture.

– Pour vous, pour vos fringants chevaux.

– Mais tous les chevaux de la cour sont à votre disposition,
monsieur Rousseau. Je suis chargé par madame la dauphine de vous dire qu’il y a
un logis pour vous préparé à Trianon ; car on ne veut pas que vous reveniez
aussi tard à Paris. M. le dauphin, d’ailleurs, qui sait toutes vos œuvres par cœur,
a dit devant sa cour qu’il tenait à montrer dans son palais la chambre qu’aurait
occupée M. Rousseau.

Thérèse poussa un cri d’admiration, non pour Rousseau, mais
pour le bon prince.

Rousseau ne put tenir à cette dernière marque de bienveillance.

– Il faut donc me rendre, dit-il, car jamais je n’ai été si
bien attaqué.

– On vous prend par le cœur, monsieur, répliqua M. de Coigny ;
par l’esprit, vous seriez inexpugnable.

– J’irai donc, monsieur, me rendre aux désirs de Son Altesse
royale.

– Oh ! monsieur, recevez-en tous mes remerciements personnels.
Permettez que je m’abstienne, quant à madame la dauphine :elle m’en
voudrait de l’avoir prévenue pour ceux qu’elle veut vous adresser elle-même. D’ailleurs,
vous savez, monsieur, que c’est à un homme de remercier une jeune et adorable
femme qui veut bien faire des avances.

– C’est vrai, monsieur, répliqua Rousseau en souriant ;
mais les vieillards ont le privilège des jolies femmes : on les prie.

– Monsieur Rousseau, vous voudrez donc bien me donner votre
heure ; je vous enverrai mon carrosse, ou plutôt je viendrai vous prendre
moi-même pour vous conduire.

– Pour cela, non, monsieur, je vous arrête, dit Rousseau.J’irai
à Trianon, soit ; mais laissez-moi la faculté d’y aller à mon gré, à ma
guise ; ne vous occupez plus de moi à partir de ce moment.J’irai, voilà
tout, donnez-moi l’heure.

– Quoi ! monsieur, vous me refusez d’être votre introducteur ;
il est vrai que je serais indigne, et qu’un nom pareil au vôtre s’annonce bien
tout seul.

– Monsieur, je sais que vous êtes à la cour plus que je ne
suis moi-même en aucun lieu du monde… Je ne refuse donc pas votre offre, à vous
personnellement, mais j’aime mes aises ; je veux aller là-bas comme j’irais
à la promenade, et enfin… voilà mon ultimatum.

– Je m’incline, monsieur, et me garderais bien de vous déplaire
en quoi que ce fût. La répétition commencera ce soir à six heures.

– Fort bien ; à six heures moins un quart, je serai à
Trianon.

– Mais, enfin, par quels moyens ?

– Cela me regarde ; mes voitures, à moi, les voici.

Il montra sa jambe, encore bien prise et qu’il chaussait
avec une sorte de prétention.

– Cinq lieues ! dit M. de Coigny consterné ; mais
vous serez brisé ; la soirée va être fatigante ; prenez garde !

– Alors j’ai ma voiture et mes chevaux aussi ; voiture
fraternelle, carrosse populaire, qui est au voisin aussi bien qu’à moi, comme l’air,
le soleil et l’eau, carrosse qui coûte quinze sous.

– Ah ! mon Dieu ! la patache ! vous me donnez
le frisson.

– Les banquettes, si dures pour vous, me paraissent un lit
de sybarite. Je les trouve rembourrées de duvet ou de feuilles de rose. À ce
soir, monsieur, à ce soir.

M. de Coigny, se voyant ainsi congédié, prit son parti, et,après
bon nombre de remerciements, d’indications plus ou moins précises et de retours
pour faire agréer ses services, il descendit l’escalier noir,reconduit sur le
palier par Rousseau et au milieu de l’étage par Thérèse.

M. de Coigny gagna sa voiture, qui l’attendait dans la rue, et
s’en retourna à Versailles, souriant tout bas.

Thérèse rentra, ferma la porte avec une humeur pleine de
tempêtes et qui fit présager de l’orage à Rousseau.

Chapitre 28La toilette de Rousseau

Lorsque M. de Coigny fut parti, Rousseau, dont cette visite
avait changé les idées, s’assit avec un grand soupir dans un petit fauteuil et
dit d’un ton endormi :

– Ah ! quel ennui ! Que les gens me fatiguent avec
leurs persécutions !

Thérèse, qui rentrait, prit ces paroles au vol et venant se
placer en face de Rousseau :

– Êtes-vous orgueilleux ! lui dit-elle.

– Moi ? fit Rousseau surpris.

– Oui, vous êtes un vaniteux, un hypocrite !

– Moi ?

– Vous… Vous êtes enchanté d’aller à la cour et vous cachez
votre joie sous une fausse indifférence.

– Ah ! mon Dieu ! répliqua, en haussant les
épaules, Rousseau humilié d’être si bien deviné.

– N’allez-vous pas me faire accroire que ce n’est pas un
grand honneur pour vous, de faire entendre au roi les airs que vous grattez ici
comme un fainéant sur votre épinette ?

Rousseau regarda sa femme avec un œil irrité.

– Vous êtes une sotte, dit-il, il n’y a pas d’honneur pour
un homme comme moi à paraître devant un roi. À quoi cet homme doit-il d’être
sur le trône ? À un caprice de la nature qui l’a fait naître d’une reine ;
mais, moi, je suis digne d’être appelé devant le roi pour le récréer ; c’est
à mon travail que je le dois, et à mon talent acquis par le travail.

Thérèse n’était pas femme à se laisser battre ainsi.

– Je voudrais bien que M. de Sartine vous entendît parler de
la sorte. Il y aurait pour vous un cabanon à Bicêtre ou une loge à Charenton.

– Parce que, dit Rousseau, ce M. de Sartine est un tyran à
la solde d’un autre tyran, et que l’homme est sans défense contre les tyrans, avec
son seul génie ; mais, si M. de Sartine me persécutait…

– Eh bien, après ? dit Thérèse.

– Ah ! oui, soupira Rousseau, je sais que mes ennemis seraient
heureux ; oui !…

– Pourquoi avez-vous des ennemis ? dit Thérèse. Parce
que vous êtes méchant, et parce que vous avez attaqué tout le monde. Ah !
c’est M. de Voltaire qui a des amis, à la bonne heure !

– C’est vrai, répondit Rousseau avec un sourire d’une expression
angélique.

– Mais, dame ! M. de Voltaire est gentilhomme ; il
a pour ami intime le roi de Prusse ; il a des chevaux, il est riche, il a
son château de Ferney… Et tout cela c’est à son mérite qu’il le doit… Aussi, quand
il va à la cour, on ne le voit pas faire le dédaigneux, il est comme chez lui.

– Et vous croyez, dit Rousseau, que je ne serai pas là comme
chez moi ? vous croyez que je ne sais pas d’où vient tout l’argent qu’on y
dépense, et que je suis dupe des respects qu’on y rend au maître ? Eh !
bonne femme, qui jugez tout à tort et à travers, songez donc que,si je fais le
dédaigneux, c’est parce que je dédaigne ; songez donc que, si je dédaigne
le luxe de ces courtisans, c’est qu’ils ont volé leur luxe.

– Volé ! dit Thérèse avec une indignation inexprimable.

– Oui, volé ! à vous, à moi, à tout le monde. Tout l’or
qu’ils ont sur leurs habits devrait être réparti sur les têtes des malheureux
qui manquent de pain. Voilà pourquoi, moi qui pense à tout cela, je ne vais qu’avec
répugnance à la cour.

– Je ne dis pas que le peuple soit heureux, dit Thérèse ;
mais, enfin, le roi est le roi.

– Eh bien ! je lui obéis ; que veut-il de plus ?

– Ah ! vous obéissez parce que vous avez peur. Il ne
faut pas dire que vous allez à contre-cœur quelque part et que vous êtes un
homme courageux, sinon je répondrai, moi, que vous êtes un hypocrite et que
cela vous plaît beaucoup.

– Je n’ai peur de rien, dit superbement Rousseau.

– Bon ! allez donc un peu dire au roi le quart de ce
que vous me racontiez tout à l’heure.

– Je le ferai assurément, si mon sentiment le commande.

– Vous ?

– Oui, moi ; ai-je jamais reculé ?

– Bah ! vous n’osez pas prendre au chat un os qu’il
ronge, de peur qu’il ne vous griffe… Que sera-ce quand vous serez entouré de
gardes et de gens d’épée ?… Voyez-vous, je vous connais comme si j’étais
votre mère… Vous allez tout à l’heure vous raser de frais, vous pommader, vous
adoniser ; vous ferez belle jambe, vous prendrez votre petit clignement d’yeux
intéressant, parce que vous avez les yeux tout petits et tout ronds, et qu’en
les ouvrant naturellement on les verrait, tandis qu’en clignant vous faites
croire qu’ils sont grands comme des portes cochères ; vous me demanderez
vos bas de soie, vous mettrez l’habit chocolat à boutons d’acier,la perruque
neuve, et un fiacre, et mon philosophe ira se faire adorer des belles dames… et
demain, ah ! demain, ce sera une extase, une langueur, vous serez revenu
amoureux, vous écrirez de petites lignes en soupirant, et vous arroserez votre
café de vos larmes. Oh ! comme je vous connais !…

– Vous vous trompez, ma bonne, dit Rousseau. Je vous dis qu’on
me violente pour que j’aille à la cour. J’irai, parce que, après tout, je
crains le scandale, comme tout honnête citoyen doit le craindre.D’ailleurs, je
ne suis pas de ceux qui se refusent à reconnaître la suprématie d’un citoyen
dans une république ; mais, quant à faire des avances de courtisan, quant
à faire frotter mon habit neuf contre les paillettes de ces messieurs de l’Œil-de-Bœuf,
non, non ! je n’en ferai rien, et, si vous m’y prenez,raillez-moi tout à
l’aise.

– Ainsi, vous ne vous habillerez pas ? dit Thérèse
ironiquement.

– Non.

– Vous ne mettrez pas votre perruque neuve ?

– Non.

– Vous ne clignerez pas vos petits veux ?

– Je vous dis que j’irai là comme un homme libre, sans affectation
et sans peur ; j’irai à la cour comme j’irais au théâtre ; et, que
les comédiens me trouvent bien ou mal, je m’en moque.

– Oh ! vous ferez bien au moins votre barbe, dit
Thérèse ; elle est longue d’un demi-pied.

– Je vous dis que je ne changerai rien à ma tenue.

Thérèse se mit à rire si bruyamment, que Rousseau en fut
étourdi et passa dans l’autre chambre.

La ménagère n’était pas au bout de ses persécutions ;
elle en avait de toutes couleurs et de toute étoffe.

Elle tira de l’armoire les habits de cérémonie, le linge
frais et les souliers cirés à l’œuf, avec un soin minutieux. Elle vint étaler
toutes ces belles choses sur le lit et sur les chaises de Rousseau.

Mais celui-ci ne parut pas y prêter la moindre attention.

Thérèse lui dit alors :

– Voyons, il est temps que vous vous habilliez… C’est long, une
toilette de cour… Vous n’aurez plus le loisir d’aller à Versailles pour l’heure
indiquée.

– Je vous ai dit, Thérèse, répliqua Rousseau, que je me trouvais
bien ainsi. C’est le costume avec lequel je me présente journellement devant mes
concitoyens. Un roi n’est pas autre chose qu’un citoyen comme moi.

– Allons, allons, dit Thérèse pour le tenter et l’amener par
insinuation à sa volonté, ne vous butez pas, Jacques, et ne faites pas une
sottise… Vos habits sont là… votre rasoir est tout prêt ; j’ai fait
avertir le barbier, si vous avez vos nerfs aujourd’hui…

– Merci, ma bonne, répondit Rousseau, je me donnerai seulement
un coup de brosse, et je prendrai mes souliers parce que l’on ne sort pas en
pantoufles.

– Aurait-il de la volonté par hasard ? se demanda
Thérèse.

Et elle l’excita tantôt par la coquetterie, tantôt par la persuasion,
tantôt par la violence de ses railleries. Mais Rousseau la connaissait ;
il voyait le piège ; il sentait qu’aussitôt après avoir cédé,il serait
impitoyablement honni et berné par sa gouvernante. Il ne voulut donc pas céder
et s’abstint de regarder les beaux habits qui relevaient ce qu’il appelait sa
bonne mine naturelle.

Thérèse le guettait. Elle n’avait plus qu’une ressource :
c’était le coup d’œil que Rousseau ne négligeait jamais de donner au miroir en
sortant, car le philosophe était propre à l’excès, si l’on peut trouver de l’excès
dans la propreté.

Mais Rousseau continua de se tenir en garde, et, comme il
avait surpris le regard anxieux de Thérèse, il tourna le dos au miroir. L’heure
arriva ; le philosophe s’était farci la tête de tout ce qu’il pourrait
dire de désagréablement sentencieux au roi.

Il en récita quelques bribes tout en attachant les boucles
de ses souliers, jeta son chapeau sous son bras, prit sa canne, et,profitant d’un
moment où Thérèse ne pouvait le voir, il détira son habit et sa veste avec les
deux mains pour en effacer les plis.

Thérèse rentra et lui offrit un mouchoir qu’il enfouit dans
sa vaste poche, et le reconduisit jusqu’au palier en lui disant :

– Voyons, Jacques, soyez raisonnable ; vous êtes
affreux ainsi, vous avez l’air d’un faux-monnayeur.

– Adieu, dit Rousseau.

– Vous avez l’air d’un coquin, monsieur, dit Thérèse, prenez
bien garde !

– Prenez garde au feu, répliqua Rousseau ; ne touchez
pas à mes papiers.

– Vous avez l’air d’un mouchard, je vous assure, dit Thérèse
au désespoir.

Rousseau ne répliqua rien ; il descendait les degrés en
chantonnant, et, en profitant de l’obscurité, il brossait son chapeau avec sa manche,
secouait son jabot de toile avec sa main gauche, et s’improvisait une rapide
mais intelligente toilette.

En bas, il affronta la boue de la rue Plâtrière, mais sur la
pointe de ses souliers, et gagna les Champs-Élysées, où stationnaient ces
honnêtes voitures que, par purisme, nous nommerons des pataches, et qui
voituraient ou plutôt assommaient encore il y a douze ans, de Paris à
Versailles, les voyageurs réduits à l’économie.

Chapitre 29Les coulisses de Trianon

Les circonstances du voyage sont indifférentes. Nécessairement
Rousseau dut faire la route avec un Suisse, un commis aux aides, un bourgeois
et un abbé.

Il arriva vers cinq heures et demie du soir. Déjà la cour
était rassemblée à Trianon ; l’on préludait en attendant le roi, car, pour
l’auteur, il n’en était pas question le moins du monde.

Certaines personnes savaient bien que M. Rousseau, de Genève,
viendrait diriger la répétition ; mais il n’était pas plus intéressant de
voir M. Rousseau que M. Rameau, ou M. Marmontel, ou toute autre de ces bêtes
curieuses dont les gens de cour se payaient la vue dans leur salon ou dans leur
petite maison.

Rousseau fut reçu par l’officier de service, à qui M. de Coigny
avait enjoint de le faire avertir sitôt que le Genevois arriverait.

Le gentilhomme accourut avec sa courtoisie ordinaire et accueillit
Rousseau par le plus aimable empressement. Mais à peine eut-il jeté les yeux
sur le personnage, qu’il s’étonna et ne put s’empêcher de recommencer l’examen.

Rousseau était poudreux, fripé, pâle, et sur sa pâleur tranchait
une barbe de solitaire, telle que jamais maître des cérémonies n’avait vu sa
pareille se refléter dans les glaces de Versailles.

Rousseau devint fort gêné sous le regard de M. de Coigny, et
plus gêné encore lorsque, s’approchant de la salle de spectacle, il vit la
profusion de beaux habits, de dentelles boursouflées, de diamants et de cordons
bleus qui faisaient, sur les dorures de la salle, l’effet d’un bouquet de
fleurs dans une immense corbeille.

Rousseau se trouva mal à l’aise aussi quand il eut respiré
cette atmosphère ambrée, fine et enivrante pour ses sens plébéiens.

Cependant, il fallait marcher et payer d’audace. Bon nombre
de regards se fixaient sur lui, qui faisait tache dans cette assemblée.

M. de Coigny, toujours le précédant, le conduisit à l’orchestre,
où les musiciens l’attendaient.

Là, il se trouva un peu soulagé, et, pendant qu’on exécutait
sa musique, il pensa sérieusement qu’il était au plus fort du danger, que c’en
était fait, et que tous les raisonnements du monde n’y pouvaient rien.

Déjà madame la dauphine était en scène avec son costume de
Colette ; elle attendait son Colin.

M. de Coigny, dans sa loge, changeait de costume.

Tout à coup, on vit entrer le roi au milieu d’un cercle de têtes
courbées.

Louis XV souriait et semblait animé de la meilleure humeur.

Le dauphin s’assit à sa droite, et M. le comte de Provence
arriva s’asseoir à sa gauche.

Les cinquante personnes qui formaient l’assemblée, assemblée
intime s’il en fut, s’assirent sur un geste du roi.

– Eh bien, ne commence-t-on pas ? dit Louis XV.

– Sire, dit la dauphine, les bergers et les bergères ne sont
pas encore habillés ; nous les attendons.

– On pouvait figurer en habit de ville, dit le roi.

– Non sire, répliqua la dauphine du théâtre même, parce que
nous voulons essayer les habits et les costumes aux lumières, pour en connaître
sûrement l’effet.

– Très juste, madame, dit le roi ; alors,promenons-nous.

Et Louis XV se leva pour faire le tour du corridor et de la
scène. Il était, d’ailleurs, assez inquiet de ne pas voir arriver madame du
Barry.

Quand le roi fut parti de sa loge, Rousseau considéra mélancoliquement
et avec un serrement de cœur cette salle vide et son propre isolement.

C’était un bien singulier contraste avec l’accueil qu’il
avait redouté.

Il s’était figuré que, devant lui, tous les groupes s’ouvriraient,
que la curiosité des gens de cour serait plus importune et plus significative
que celle des Parisiens ; il avait craint les questions, les présentations ;
et voilà que nul ne faisait attention à lui.

Il songea que sa barbe longue n’était pas encore assez longue,
que des haillons n’eussent pas été plus remarqués que ses vieux habits. Il s’applaudit
de ne pas avoir eu le ridicule de la prétention à l’élégance.

Mais, au fond de tout cela, il se sentait assez humilié d’être
réduit tout au plus aux proportions d’un chef d’orchestre.

Soudain un officier s’approcha de lui et lui demanda s’il n’était
pas M. Rousseau.

– Oui, monsieur, répliqua-t-il.

– Madame la dauphine désire vous parler, monsieur, dit l’officier.

Rousseau se leva fort ému.

La dauphine l’attendait. Elle tenait à la main l’ariette de
Colette :

J’ai
perdu tout mon bonheur

Aussitôt qu’elle vit Rousseau, elle vint à lui.

Le philosophe salua très humblement, en se disant qu’il saluait
une femme et non une princesse.

La dauphine, de son côté, fut gracieuse avec le philosophe
sauvage, comme elle l’eût été avec le plus accompli gentilhomme de l’Europe.

Elle lui demanda conseil sur l’inflexion à donner au troisième
vers :

Colin
me délaisse…

Rousseau développa une théorie de déclamation et de mélopée,
qui fut interrompue, toute savante qu’elle était, par l’arrivée bruyante du roi
et de quelques courtisans.

Louis XV entra dans le foyer, où madame la dauphine prenait
ainsi la leçon du philosophe.

Le premier mouvement, le premier sentiment du roi, en apercevant
ce personnage négligé, fut exactement le même qu’avait manifesté M.de Coigny ;
seulement, M. de Coigny connaissait Rousseau et Louis XV ne le connaissait pas.

Il regarda donc fort longtemps notre homme libre, tout en
recevant les compliments et les remerciements de la dauphine.

Ce regard, empreint d’une autorité toute royale, ce regard
qui n’était accoutumé à se baisser jamais devant aucun, produisit un indicible effet
sur Rousseau, dont l’œil vif était incertain et timide.

La dauphine attendit que le roi eût fait son examen, et
alors elle s’avança du côté de Rousseau en disant :

– Votre Majesté veut-elle me permettre de lui présenter notre
auteur ?

– Votre auteur ? fit le roi affectant de chercher dans
sa mémoire.

Rousseau, pendant ce dialogue, était sur des charbons ardents.
L’œil du roi avait parcouru successivement et brûlé, comme un rayon de soleil
sous la lentille, cette barbe longue, ce jabot douteux, cette poussière et
cette perruque mal coiffée du plus grand écrivain de son royaume.

La dauphine eut pitié de ce dernier.

– M. Jean-Jacques Rousseau, sire, dit-elle, l’auteur du charmant
opéra que nous allons écorcher devant Votre Majesté.

Le roi leva la tête alors.

– Ah ! dit-il froidement, monsieur Rousseau, je vous
salue.

Et il continuait à le regarder de façon à lui prouver toutes
les imperfections de son costume.

Rousseau se demanda comment on saluait le roi de France, sans
être un courtisan, mais aussi sans impolitesse, puisqu’il s’avouait être dans
la maison de ce prince.

Mais, tandis qu’il se faisait de pareils raisonnements, le
roi lui parlait avec cette facilité limpide des princes qui ont tout dit lorsqu’ils
ont dit une chose agréable ou désagréable à leur interlocuteur.

Rousseau, ne parlant pas, était resté pétrifié. Toutes les
phrases qu’il avait préparées pour le tyran, il les avait oubliées.

– Monsieur Rousseau, lui dit le roi toujours regardant son
habit et sa perruque, vous avez fait une musique charmante, et qui,à moi, me
fait passer de très agréables moments.

Et le roi se mit à chanter, de la voix la plus antipathique
à tout diapason et à toute mélodie :

Si
des galants de la ville

J’eusse
écouté les discours,

Ah !
qu’il m’eût été facile

De
former d’autres amours !

– C’est charmant ! dit le roi lorsqu’il eut fini.

Rousseau salua.

– Je ne sais pas si je chanterai bien, dit madame la dauphine.

Rousseau se tourna vers la princesse pour lui donner un
conseil à cet égard.

Mais le roi s’était lancé de nouveau, et il chantait la
romance de Colin :

Dans
ma cabane obscure,

Toujours
soucis nouveaux ;

Vent,
soleil ou froidure,

Toujours
peine et travaux.

Sa Majesté chantait effroyablement pour un musicien. Rousseau,
à moitié flatté de la mémoire du monarque, à moitié blessé de sa détestable
exécution, faisait la mine du singe qui grignote un oignon, et qui pleure d’un
côté en riant de l’autre.

La dauphine tenait son sérieux avec cet imperturbable
sang-froid qu’on ne trouve qu’à la cour.

Le roi, sans s’embarrasser de rien, continua :

Colette,
ma bergère,

Si
tu viens l’habiter,

Colin,
dans sa chaumière,

N’a
rien à regretter.

Rousseau sentit le rouge lui monter au visage.

– Dites-moi, monsieur Rousseau, fit le roi, est-il vrai que
vous vous habillez quelquefois en Arménien ?

Rousseau devint encore plus rouge, et sa langue s’embarrassa
au fond de son gosier, de telle sorte que pour un royaume elle n’eût pu
fonctionner en ce moment.

Le roi se remit à chanter sans attendre sa réponse :

Ah !
pour l’ordinaire

L’amour
ne sait guère

Ce
qu’il permet, ce qu’il défend.

– Vous demeurez rue Plâtrière, je crois, monsieur Rousseau ?
dit le roi.

Rousseau fit un signe de tête affirmatif, mais c’était là l’ ultima
Thule [Note – Nom donné par les Grecs et les Romains
à la terre la plus septentrionale du monde connu.] de ses
forces… Jamais il n’en avait appelé autant à son secours.

Le roi fredonna :

C’est
un enfant, c’est un enfant…

– On dit que vous êtes très mal avec Voltaire, monsieur Rousseau ?

Pour le coup, Rousseau perdit le peu qui lui restait de
tête. Il perdit aussi toute contenance. Le roi ne parut pas avoir grande pitié
pour lui et, poursuivant sa féroce mélomanie, il s’éloigna enchantant :

Allons
danser sous les ormeaux,

Animez-vous,
jeunes fillettes,

avec des accompagnements d’orchestre à faire périr Apollon,comme
ce dernier avait fait périr Marsyas.

Rousseau demeura seul au milieu du foyer. La dauphine l’avait
quitté pour mettre la dernière main à sa toilette.

Rousseau, trébuchant, tâtonnant, regagna le corridor ;
mais, au beau milieu, il se heurta dans un couple éblouissant de diamants, de
fleurs et de dentelles, qui emplissait le corridor, bien que le jeune homme
serrât fort tendrement le bras de la jeune femme.

La jeune femme, avec ses dentelles frissonnantes, avec sa
coiffure gigantesque, son éventail et ses parfums, était radieuse comme un
astre. Rousseau venait d’être heurté par elle.

Le jeune homme, mince, délicat, charmant, froissant son
cordon bleu sur son jabot d’Angleterre, poussait des éclats de rire d’une
engageante franchise, et les coupait soudain par des réticences ou des
chuchotements qui faisaient rire la dame à son tour, et les montrait ensemble
de la meilleure intelligence du monde.

Rousseau reconnut madame la comtesse du Barry dans cette
belle dame, dans cette séduisante créature ; et, aussitôt qu’il l’eut vue,
selon son habitude de s’absorber dans une seule contemplation, il ne vit plus
son compagnon.

Le jeune homme au cordon bleu n’était autre que M. le comte
d’Artois, qui folâtrait du plus joyeux de son cœur avec la maîtresse de son
grand-père.

Madame du Barry, en apercevant cette noire figure de Rousseau,
se mit à crier :

– Ah ! mon Dieu !

– Eh quoi ! fit le comte d’Artois regardant à son tour
le philosophe.

Et déjà il étendait la main pour faire doucement passage à
sa compagne.

– M. Rousseau ! s’écria madame du Barry.

– Rousseau de Genève ? dit le comte d’Artois, du ton d’un
écolier en vacances.

– Oui, Monseigneur, répliqua la comtesse.

– Ah ! bonjour, monsieur Rousseau, dit l’espiègle en
voyant que Rousseau venait de pousser une pointe désespérée pour forcer le
passage ; bonjour… Nous allons entendre de votre musique.

– Monseigneur…, balbutia Rousseau qui aperçut le cordon
bleu.

– Ah ! de la bien charmante musique, dit la comtesse, bien
conforme à l’esprit et au cœur de son auteur !

Rousseau releva la tête et vint brûler son regard au regard
de feu de la comtesse.

– Madame…, dit-il de mauvaise humeur.

– Je jouerai Colin, madame, s’écria le comte d’Artois, et je
vous prie, madame la comtesse, de jouer Colette.

– De tout mon cœur, Monseigneur ; mais je n’oserai
jamais, moi qui ne suis pas artiste, profaner la musique du maître.

Rousseau eût donné sa vie pour oser regarder encore ;
mais la voix, mais le ton, mais la flatterie, mais la beauté avaient chacun
déposé un hameçon dans son cœur.

Il voulut fuir.

– Monsieur Rousseau, dit le prince en lui barrant le passage,
je veux que vous m’appreniez le rôle de Colin.

– Je n’oserais demander à monsieur de me donner des conseils
pour celui de Colette, dit la comtesse en jouant la timidité, de sorte qu’elle
acheva de terrasser le philosophe.

Les yeux de celui-ci cependant demandèrent pourquoi.

– Monsieur me hait, dit-elle au prince de sa voix enchanteresse.

– Allons donc ! s’écria le comte d’Artois, vous !
qui peut vous haïr, madame ?

– Vous le voyez bien, dit-elle.

– M. Rousseau est trop honnête homme et fait de trop jolies
choses pour fuir une aussi charmante femme, dit le comte d’Artois.

Rousseau poussa un grand soupir, comme s’il eût été prêt à
rendre l’âme, et il s’enfuit par la mince ouverture que le comte d’Artois
laissa imprudemment entre lui et la muraille.

Mais Rousseau n’avait pas de bonheur ce soir-là ; il ne
fit pas quatre pas sans aller se heurter à un nouveau groupe.

Cette fois, ce groupe se composait de deux hommes ; l’un
vieux, l’autre jeune : l’un avait le cordon bleu, c’était le jeune ;
l’autre, qui pouvait avoir cinquante-cinq ans, était vêtu de rouge et tout pâle
d’austérité.

Ces deux hommes entendirent le joyeux comte d’Artois crier
et rire de toute sa force :

– Ah ! monsieur Rousseau, monsieur Rousseau, je dirai
que madame la comtesse vous a fait fuir, et, en vérité, personne ne le voudra
croire.

– Rousseau ? murmurèrent les deux hommes.

– Arrêtez-le, mon frère, dit le prince toujours riant ;
arrêtez-le, monsieur de la Vauguyon.

Rousseau comprit alors sur quel écueil son étoile fâcheuse
venait de le faire échouer.

M. le comte de Provence et le gouverneur des enfants de
France !

Le comte de Provence barra donc aussi le chemin à Rousseau.

– Bonjour, monsieur, lui dit-il de sa voix brève et pédante.

Rousseau, éperdu, s’inclina en murmurant :

– Je n’en sortirai pas !

– Ah ! je suis bien aise de vous trouver, monsieur !
dit le prince du ton d’un précepteur qui cherchait et qui retrouve un écolier
en faute.

– Encore des compliments absurdes, pensa Rousseau. Que ces
grands sont fades !

– J’ai lu votre traduction de Tacite, monsieur.

– Ah ! c’est vrai, se dit Rousseau ; celui-ci est
un savant, un pédant.

– Savez-vous que c’est fort difficile à traduire,Tacite ?

– Mais, Monseigneur, je l’ai écrit dans une petite préface.

– Oui je le sais bien, je le sais bien ; vous y dites
que vous ne savez que médiocrement le latin.

– Monseigneur, c’est bien vrai.

– Alors, pourquoi traduire Tacite, monsieur Rousseau ?

– Monseigneur, c’est un exercice de style.

– Ah ! monsieur Rousseau, vous avez eu tort de traduire
imperatoria brevitate par un discours grave et concis.

Rousseau, inquiet, chercha dans sa mémoire.

– Oui, dit le jeune prince avec l’aplomb d’un vieux savant
qui relève une faute dans Saumaise ; oui, vous avez traduit ainsi. C’est
dans le paragraphe où Tacite raconte que Pison harangua ses soldats.

– Eh bien, Monseigneur ?

– Eh bien, monsieur Rousseau, imperatoria brevitate
signifie avec la concision d’un général… ou d’un homme habitué à
commander. La concision du commandement… voilà l’expression,n’est-ce pas, monsieur
de la Vauguyon ?

– Oui, Monseigneur, répondit le gouverneur.

Rousseau ne répondit rien. Puis le prince ajouta :

– Cela est un bel et bon contresens, monsieur Rousseau…Oh !
je vous en trouverai encore un.

Rousseau pâlit.

– Tenez, monsieur Rousseau, c’est dans le paragraphe relatif
à Cecina. Il commence ainsi : At in superiore Germania…Vous savez,
on fait le portrait de Cecina, et Tacite dit : Citosermone.

– Je me rappelle parfaitement, Monseigneur.

– Vous avez traduit cela par parlant bien…

– Sans doute, Monseigneur, et je croyais…

– Cito sermone veut dire parle vite, c’est-à-dire
facilement.

– J’ai dit parlant bien ?

– Il y aurait eu decoro ou ornato ou eleganti
sermone ; cito est une épithète pittoresque, monsieur Rousseau. C’est
comme dans la peinture du changement de conduite d’Othon. Tacite dit : Delata
voluptas, dissimulata luxuria cunctaque, ad imperii decoremcomposita.

– J’ai traduit par : Renvoyant à d’autres temps le
luxe et la volupté, il surprit tout le monde en s’appliquant à rétablir la
gloire de l’empire.

– À tort, monsieur Rousseau, à tort. D’abord, vous avez fait
une seule phrase de trois petites phrases, ce qui vous a forcé de mal traduire dissimulata
luxuria ; ensuite, vous avez fait un contresens dans le  dernier membre
de cette phrase. Tacite n’a pas voulu dire que l’empereur Othon s’appliquât à
rétablir la gloire de l’empire ; il a voulu dire que, ne satisfaisant plus
ses passions et dissimulant ses habitudes de luxe, Othon accommodait tout, appliquait
tout, faisait tourner tout… tout, vous entendez bien, monsieur Rousseau, c’est-à-dire
ses passions et ses vices mêmes, à la gloire de l’empire. Voilà le sens, il est
complexe ; le vôtre est restreint ; n’est-ce pas,monsieur de la Vauguyon ?

– Oui, Monseigneur.

Rousseau suait et soufflait sous cette pression impitoyable.

Le prince le laissa respirer un moment ; après quoi :

– Vous êtes bien supérieur dans la philosophie, dit-il.

Rousseau s’inclina.

– Seulement, votre Émile est un livre dangereux.

– Dangereux, Monseigneur ?

– Oui, par la quantité d’idées fausses que cela donnera aux
petits bourgeois.

– Monseigneur, dès qu’un homme est père, il rentre dans les
conditions de mon livre, fût-il le plus grand, fût-il le dernier du royaume…
Être père… c’est…

– Dites donc, monsieur Rousseau, demanda tout à coup le
méchant prince, c’est un bien amusant livre que vos Confessions… Au fait,
voyons, combien avez-vous eu d’enfants ?

Rousseau pâlit, chancela, et leva sur le jeune bourreau un œil
de colère et de stupéfaction dont l’expression redoubla la maligne humeur du
comte de Provence.

Il en était bien ainsi ; car, sans attendre la réponse,
le prince s’éloigna, tenant son précepteur sous le bras, et poursuivant ses
commentaires sur les ouvrages de l’homme qu’il venait d’écraser avec férocité.

Rousseau, demeuré seul, se réveilla peu à peu de son étourdissement,
lorsqu’il entendit les premières mesures de son ouverture exécutée à l’orchestre.

Il se dirigea de ce côté en oscillant, et, arrivé à son
siège, il se dit :

– Fou, stupide, lâche que je suis ! voici que je viens
de trouver la réponse qu’il m’eût fallu faire à ce petit pédant cruel. « Monseigneur,
lui eussé-je dit, ce n’est pas charitable de la part d’un jeune homme de
tourmenter un pauvre vieillard. »

Il en était là, tout content de sa phrase, quand madame la
dauphine et M. de Coigny commencèrent leur duo. La préoccupation du philosophe
fut détournée par la souffrance du musicien ; après le cœur,l’oreille
recevait son supplice.

Chapitre 30La répétition

Une fois la répétition commencée, l’attention excitée par le
spectacle même, Rousseau cessa d’être remarqué. Ce fut lui qui observa autour
de lui. Il entendit des seigneurs qui chantaient faux sous des habits
villageois, et vit des dames qui coquetaient comme des bergères sous des habits
de cour.

Madame la dauphine chantait juste, mais elle était mauvaise
actrice ; elle avait, d’ailleurs, si peu de voix, qu’on l’entendait à
peine. Le roi, pour n’intimider personne, s’était réfugié dans une loge obscure
où il causait avec les dames.

M. le dauphin soufflait les paroles de l’opéra, qui marchait
royalement mal.

Rousseau prit le parti de ne plus écouter, mais il lui fut
difficile de ne plus entendre. Il avait cependant une consolation ; car il
venait d’apercevoir une délicieuse figure parmi les illustres comparses, et la
villageoise que le ciel avait douée de cette belle figure chantait avec la plus
belle voix de toute la troupe.

Rousseau se concentra donc et s’absorba par-dessus son
pupitre à regarder la charmante figure, et il ouvrit ses deux oreilles pour
aspirer toute la mélodie de sa voix.

La dauphine, qui vit ainsi l’auteur attentif, se persuada aisément,
grâce à son sourire, grâce à ses yeux mourants, qu’il trouvait satisfaisante l’exécution
des bons morceaux et, pour avoir un compliment, car elle était femme, elle se
pencha vers le pupitre en disant :

– Est-ce que c’est mal ainsi, monsieur Rousseau ?

Rousseau, béant et engourdi, ne répliqua rien.

– Allons, nous nous sommes trompés, dit la dauphine, et M.
Rousseau n’ose le dire. Je vous en supplie, monsieur Rousseau.

Les regards de Rousseau ne quittaient plus cette belle personne,
qui ne s’apercevait pas, elle, de l’attention dont elle était l’objet.

– Ah ! dit la dauphine en suivant la direction du
regard de notre philosophe, c’est mademoiselle de Taverney qui a fait une faute !…

Andrée rougit, elle vit tous les yeux se porter sur elle.

– Non ! non ! s’écria Rousseau, ce n’est pas
mademoiselle, car mademoiselle chante comme un ange.

Madame du Barry décocha au philosophe un coup d’œil plus
aigu qu’un javelot.

Le baron de Taverney, au contraire, sentit son cœur se fondre
de joie et caressa Rousseau de son plus charmant sourire.

– Est-ce que vous trouvez que cette jeune fille chante bien ?
demanda madame du Barry au roi, que les paroles de Rousseau avaient frappé
visiblement.

– Je n’entends pas…, dit Louis XV ; dans un ensemble…
il faut être musicien pour cela.

Cependant Rousseau s’agitait dans son orchestre pour faire
chanter le chœur :

Colin
revint à sa bergère ;

Célébrons
un retour si beau.

En se retournant après un essai, il vit M. de Jussieu qui le
saluait avec aménité.

Ce ne fut pas un médiocre plaisir pour le Genevois que d’être
vu régentant la cour, par un homme de cour qui l’avait un peu froissé de sa
supériorité.

Il lui rendit cérémonieusement son salut et se remit à regarder
Andrée, que l’éloge avait rendue encore plus belle. La répétition continua, et
madame du Barry devint d’une humeur atroce : elle avait deux fois surpris
Louis XV distrait, par le spectacle, des jolies choses qu’elle lui disait.

Le spectacle, nécessairement pour la jalouse, c’était Andrée ;
ce qui n’empêcha point madame la dauphine de recueillir force compliments et de
se montrer d’une gaieté charmante.

M. le duc de Richelieu papillonnait autour d’elle avec la légèreté
d’un jeune homme, et il avait réussi à former dans le fond du théâtre un cercle
de rieurs, dont la dauphine était le centre, et qui inquiétait furieusement le
parti du Barry.

– Il paraît, dit-il tout haut, que mademoiselle de Taverney
a une jolie voix.

– Charmante, dit la dauphine ; et, sans mon égoïsme, je
l’eusse fait jouer Colette ; mais, comme c’est pour m’amuser que j’ai pris
ce rôle, je ne le laisse à personne.

– Ah ! mademoiselle de Taverney ne le chanterait pas
mieux que Votre Altesse royale, dit Richelieu, et…

– Mademoiselle est excellente musicienne, dit Rousseau
profondément pénétré.

– Excellente, dit la dauphine ; et, s’il faut que je l’avoue,
c’est elle qui m’apprend mon rôle ; et puis elle danse à ravir, et moi, je
danse fort mal.

On peut juger de l’effet de ces conversations sur le roi, sur
madame du Barry, et sur tout ce peuple de curieux, de nouvellistes,d’intrigants
et d’envieux ; chacun récoltait un plaisir en faisant une blessure, ou
recevait le coup avec honte et douleur. Il n’y avait pas d’indifférents, sauf
peut-être Andrée elle même.

La dauphine, aiguillonnée par Richelieu, finit par faire chanter
à Andrée la romance :

J’ai
perdu mon serviteur,

Colin
me délaisse.

On vit le roi laisser aller sa tête en cadence avec des mouvements
si vifs de plaisir, que tout le rouge de madame du Barry tombait en petites
écailles, comme fait la peinture à l’humidité.

Richelieu, plus méchant qu’une femme, savoura sa vengeance.
Il s’était rapproché de Taverney le père, et ces deux vieillards formaient un
groupe de statues qu’on eût pu appeler l’Hypocrisie et la Corruption clignant
un projet d’union.

Leur joie devint d’autant plus vive que le front de madame
du Barry s’assombrissait peu à peu. Elle y mit le comble en se levant avec une
espèce de colère ; ce qui était contre toutes les règles,puisque le roi
était encore assis.

Les courtisans sentirent l’orage comme les fourmis et se hâtèrent
de chercher l’abri près des plus forts. Aussi vit-on madame la dauphine plus
entourée de ses amis, madame du Barry plus caressée des siens.

Peu à peu l’intérêt de la répétition déviait de sa ligne naturelle
et se portait sur un autre ordre d’idées. Il ne s’agissait plus de Colette ou
de Colin, et beaucoup de spectateurs pensaient que ce serait peut-être à madame
du Barry de chanter bientôt :

J’ai
perdu mon serviteur,

Colin
me délaisse.

– Vois-tu, dit Richelieu bas à Taverney, vois-tu l’étourdissant
succès de ta fille ?

Et il l’entraîna dans le corridor en poussant une porte
vitrée, d’où il fit tomber un curieux qui s’était suspendu au carreau pour voir
dans la salle.

– La peste du drôle ! grommela M. de Richelieu en
époussetant sa manche, que le contrecoup de la porte avait froissée, et surtout
en voyant que le curieux était vêtu comme les ouvriers du château.

C’en était un, en effet, qui, un panier de fleurs sous le
bras, avait réussi à se hisser derrière la vitre et à plonger les yeux dans la
salle, où il avait vu tout le spectacle.

Il fut repoussé dans le corridor, où il faillit tomber à la
renverse ; mais, s’il ne tomba pas, son panier fut renversé.

– Ah ! mais ce drôle, je le connais, dit Taverney avec
un regard courroucé.

– Qui est-ce ? demanda le duc.

– Que fais-tu ici, coquin ? dit Taverney.

Gilbert, car c’était lui, et le lecteur l’a déjà reconnu,répliqua
fièrement :

– Vous le voyez, je regarde.

– Au lieu de faire ton ouvrage, dit Richelieu.

– Mon ouvrage est fini, dit humblement Gilbert au duc, sans
daigner regarder Taverney.

– Je trouverai donc ce fainéant partout ! dit Taverney.

– Là, là, monsieur, interrompit une voix doucement. Mon
petit Gilbert est un bon travailleur et un botaniste très appliqué.

Taverney se retourna et vit M. de Jussieu qui caressait les
joues de Gilbert.

Il rougit de colère et s’éloigna.

– Les valets ici ! murmura-t-il.

– Chut ! lui dit Richelieu, Nicole y est bien… Regarde…
au coin de cette porte, là-haut… La petite égrillarde ! elle ne perd pas
non plus une œillade.

En effet, Nicole, derrière vingt autres domestiques de Trianon,
levait par-dessus sa tête charmante, et ses yeux, dilatés par la surprise et l’admiration,
semblaient tout voir en double.

Gilbert l’aperçut et tourna d’un autre côté.

– Viens, viens, dit le duc à Taverney, j’ai l’idée que le
roi veut te parler… il cherche.

Et les deux amis s’éloignèrent dans la direction de la loge
du roi.

Madame du Barry, tout debout, correspondait avec M.d’Aiguillon,
debout aussi. Celui-ci ne perdait pas de vue aucun mouvement de son oncle.

Rousseau, demeuré seul, admirait Andrée ; il était
occupé, si l’on veut nous passer cette expression, à en devenir amoureux.

Les illustres acteurs allaient se déshabiller dans leurs
loges, où Gilbert avait renouvelé les fleurs.

Taverney, resté seul dans le couloir depuis que M. de Richelieu
était allé trouver le roi, sentait son cœur transi et brûlé tour à tour dans l’attente.
Enfin le duc revint et mit un doigt sur ses lèvres.

Taverney pâlit de joie et vint à la rencontre de son ami, qui
l’entraîna sous la loge royale.

Là, ils entendirent ce que peu de gens pouvaient entendre.

Madame du Barry disant au roi :

– Attendrai-je Votre Majesté à souper ce soir ?

Et le roi répondant :

– Je me sens fatigué, comtesse ; excusez-moi.

Au même instant le dauphin arrivait et, marchant presque sur
les pieds de la comtesse sans paraître la voir :

– Sire, dit-il, Votre Majesté nous fera-t-elle l’honneur de
souper à Trianon ?

– Non, mon fils ; je le disais à l’instant même à
madame ; je me sens fatigué ; toute votre jeunesse m’étourdirait… Je
souperai seul.

Le dauphin s’inclina et partit. Madame du Barry salua jusqu’à
la ceinture et se retira, tremblante de colère.

Le roi fit alors un signe à Richelieu.

– Duc, dit-il, j’ai à vous parler de certaine affaire qui
vous regarde.

– Sire…

– Je n’ai pas été content… Je veux que vous m’expliquiez…
Tenez… Je soupe seul, vous me tiendrez compagnie.

Et le roi regardait Taverney.

– Vous connaissez, je crois, ce gentilhomme, duc ?

– M. de Taverney ? Oui, sire.

– Ah ! le père de la charmante chanteuse.

– Oui, sire.

– Écoutez-moi, duc.

Le roi se baissa pour parler à l’oreille de Richelieu.

Taverney s’enfonça les ongles dans la peau, pour ne pas
donner signe d’émotion.

Un moment après, Richelieu passa devant Taverney et lui dit :

– Suis-moi sans affectation.

– Où cela ? dit Taverney de même.

– Viens toujours.

Le duc partit. Taverney le suivit à vingt pas jusqu’aux appartements
du roi.

Le duc entra dans la chambre ; Taverney demeura dans l’antichambre.

Chapitre 31L’écrin

M. de Taverney n’attendit pas longtemps. Richelieu, ayant
demandé au valet de chambre de Sa Majesté ce que le roi avait laissé sur sa
toilette, ressortit bientôt avec un objet que le baron ne put distinguer d’abord
sous l’enveloppe de soie qui le couvrait.

Mais le maréchal tira son ami d’inquiétude, il l’entraîna du
côté de la galerie.

– Baron, dit-il aussitôt qu’il se vit seul avec lui, tu m’as
paru douter quelquefois de mon amitié pour toi ?

– Pas depuis notre réconciliation, répliqua Taverney.

– Alors tu as douté de ta fortune et de celle de tes enfants ?

– Oh ! pour cela, oui.

– Eh bien, tu avais tort. Ta fortune et celle de tes enfants
se fait avec une rapidité qui devrait te donner le vertige.

– Bah ! fit Taverney, qui entrevoyait une partie de la
vérité, mais qui ne se fût pas livré à Dieu et, par conséquent, se gardait bien
du diable ; comment la fortune de mes enfants se fait-elle si vite ?

– Mais nous avons déjà M. Philippe capitaine, avec une
compagnie payée par le roi.

– Oh ! c’est vrai… et je te le dois.

– Nullement. Ensuite nous allons avoir mademoiselle de
Taverney marquise peut-être.

– Allons donc ! s’écria Taverney ; comment, ma
fille ?…

– Écoute, Taverney, le roi est plein de goût ; la
beauté, la grâce et la vertu, lorsqu’elles sont accompagnées du talent, enchantent
Sa Majesté… Or, mademoiselle de Taverney réunit tous ces avantages à un point
éminent… Le roi est donc enchanté de mademoiselle de Taverney.

– Duc, répliqua Taverney en prenant un air de dignité plus
que grotesque pour le maréchal, duc, comment expliques-tu ce mot :
enchanté ?

Richelieu n’aimait pas la prétention ; il répliqua
sèchement à son ami :

– Baron, je ne suis pas fort sur la linguistique, je sais
même fort peu l’orthographe. Enchanté, pour moi, a toujours signifié content
outre mesure, voilà… Si tu es marri outre mesure de voir ton roi content de la
beauté, du talent, du mérite de tes enfants, tu n’as qu’à parler…je m’en vais
retourner près de Sa Majesté.

Et Richelieu pivota sur ses talons avec une aisance toute juvénile.

– Duc, tu ne m’as pas bien compris, s’écria le baron en l’arrêtant.
Vertubleu ! tu es vif.

– Pourquoi me dis-tu que tu n’es pas content ?

– Eh ! je n’ai pas dit cela.

– Tu me demandes des commentaires sur le bon plaisir du roi…
La peste soit du sot !

– Encore un coup, duc, je n’ai pas ouvert la bouche de cela.
Il est bien certain que je suis content, moi.

– Ah ! toi… Eh bien, qui sera mécontent ?… Ta
fille ?

– Eh ! eh !

– Mon cher, tu as élevé ta fille comme un sauvage que tu es.

– Mon cher, mademoiselle ma fille s’est élevée toute seule ;
tu comprends bien que je n’ai pas été m’exténuer à cela. J’avais assez de vivre
dans mon trou de Taverney… La vertu lui est poussée toute seule.

– Et l’on dit que les gens de campagne savent arracher les
mauvaises herbes. Bref, ta fille est une bégueule.

– Tu te trompes, c’est une colombe.

Richelieu fit la grimace.

– Eh bien, la pauvre enfant n’a qu’à chercher un bon mari, car
les occasions de fortune lui deviendront rares avec ce défaut-là.

Taverney regarda le duc avec inquiétude.

– Heureusement pour elle, continua-t-il, que le roi est si
éperdument amoureux de la du Barry, que jamais il ne fera attention sérieusement
à d’autres.

L’inquiétude de Taverney se changea en angoisses.

– Ainsi, continua Richelieu, ta fille et toi, vous pouvez
vous rassurer. Je vais faire à Sa Majesté les objections nécessaires et le roi
n’y tiendra pas le moins du monde.

– Mais à quoi, bon Dieu ? s’écria Taverney tout pâle, en
secouant le bras de son ami.

– À faire un petit présent à mademoiselle Andrée, mon cher
baron.

– Un petit présent !… Qu’est-ce donc ? dit
Taverney plein de convoitise et d’espoir.

– Oh ! presque rien, fit négligemment Richelieu ;
ceci… tiens.

Et il développa un écrin de la soie.

– Un écrin ?

– Une misère… un collier de quelques milliers de livres que
Sa Majesté, flattée de lui avoir entendu chanter sa chanson favorite, voulait
faire accepter à la chanteuse ; c’est dans l’ordre. Mais,puisque ta fille
est effarouchée, n’en parlons plus.

– Duc, tu n’y penses pas, ce serait offenser le roi.

– Sans doute que ce serait offenser le roi ; mais
est-ce que ce n’est pas toujours le propre de la vertu d’offenser quelqu’un ou
quelque chose ?

– Enfin, duc, songes-y, dit Taverney, l’enfant n’est pas si
déraisonnable.

– C’est-à-dire que c’est toi et non pas l’enfant qui parle ?

– Oh ! mais je sais si bien ce qu’elle dira ou fera !

– Les Chinois sont bien heureux, dit Richelieu.

– Pourquoi cela ? dit Taverney stupéfait.

– Parce qu’ils ont beaucoup de canaux et de rivières dans
leur pays.

– Duc, tu changes la conversation, ne me mets pas au désespoir ;
parle moi.

– Je te parle, baron, et ne change pas du tout la conversation.

– Pourquoi parler des Chinois ? quel rapport leurs
rivières ont-elles avec ma fille ?

– Un fort grand… Les Chinois, te disais-je, ont le bonheur
de pouvoir noyer, sans qu’on leur dise rien, les filles qui sont trop
vertueuses.

– Allons, voyons, duc, dit Taverney, il faut être juste
aussi. Suppose que tu aies une fille.

– Pardieu ! j’en ai une… et si l’on vient me dire qu’elle
est trop vertueuse, celle-là… c’est qu’on sera bien méchant !

– Enfin, tu l’aimerais mieux autrement, n’est-ce pas ?

– Oh ! moi, je ne me mêle plus de mes enfants lorsqu’ils
ont passé huit ans.

– Au moins, écoute-moi. Si le roi me chargeait d’aller
offrir un collier à ta fille et que ta fille se plaignît à toi ?

– Oh ! mon ami, pas de comparaison… Moi, j’ai toujours
vécu à la cour ; toi, tu as vécu en Huron : cela ne peut se ressembler.
Ce qui est vertu pour toi pour moi est sottise ; rien n’est plus
disgracieux, vois-tu, sache-le pour ta gouverne, que de venir dire aux gens :
« Que feriez-vous en telle ou telle circonstance ? »Et puis tu
te trompes dans tes comparaisons, mon cher. Il ne s’agit pas du tout que j’aille
offrir un collier à ta fille.

– Tu me l’as dit…

– Moi, je n’en ai pas dit un mot. J’ai annoncé que le roi m’avait
ordonné de prendre chez lui un écrin pour mademoiselle de Taverney,dont la
voix lui a plu ; mais je n’ai pas dit une fois que Sa Majesté m’eut chargé
de l’offrir à la jeune personne.

– Alors, vraiment, dit le baron au désespoir, je ne sais
plus où donner de la tête. Je ne comprends pas un mot, tu parles par énigmes.
Pourquoi donner ce collier, si ce n’est pour le donner ?pourquoi t’en
charger, si ce n’est pour que tu le remettes ?

Richelieu poussa un grand cri, comme s’il apercevait une
araignée.

– Ah ! fit-il, pouah ! pouah ! le Huron !
fi ! la vilaine bête !

– Qui cela, donc ?

– Mais toi, mon bon ami ; toi, mon féal… Tu tombes de
la lune, mon pauvre baron.

– Je ne sais plus…

– Non, tu ne sais rien. Mon cher, quand un roi fait un présent
à une femme, et qu’il charge M. de Richelieu de cette commission,le présent
est noble et la commission bien faite, rappelle-toi cela… Je ne remets pas les
écrins, mon cher ; c’était la charge de M. Lebel. As-tu connu M. Lebel ?

– Qui donc charges-tu alors ?

– Mon ami, dit Richelieu en frappant l’épaule de Taverney et
en accompagnant ce geste amical d’un sourire diabolique, lorsque j’ai affaire à
une aussi admirable vertu que mademoiselle Andrée, je suis moral comme pas un ;
lorsque j’approche une colombe, comme tu dis, rien en moi ne sent le corbeau ;
lorsque je suis député vers une demoiselle, je parle au père… Je te parle, Taverney,
et te remets l’écrin pour que tu le donnes à ta fille… Maintenant,veux-tu ?…

Il tendit l’écrin.

– Ou ne veux-tu pas ?

Il retira sa main.

– Oh ! mais, mais, s’écria le baron, dis donc cela tout
de suite ; dis que c’est moi qui suis chargé par Sa Majesté de remettre ce
présent : il est tout légitime et devient tout paternel, il s’épure.

– Il faudrait pour cela que tu soupçonnasses Sa Majesté de
mauvaises intentions, dit Richelieu sérieusement. Or, tu ne l’oserais, n’est-ce
pas ?

– Dieu m’en préserve ! Mais le monde… c’est-à-dire ma
fille…

Richelieu haussa les épaules.

– Prends-tu, oui ou non ? dit-il.

Taverney allongea rapidement sa main.

– Comme cela, tu es moral ? dit-il au duc avec un
sourire jumeau de celui que Richelieu venait de lui adresser.

– Ne trouves-tu pas, baron, dit le maréchal, qu’il soit d’une
moralité pure de faire entremettre le père, le père qui purifie tout, comme tu
le disais, entre l’enchantement du monarque et le charme de ta fille ?…
Que M. Jean-Jacques Rousseau de Genève, qui rôdait par ici tout à l’heure, nous
juge ; il te dira que feu Joseph était impur auprès de moi.

Richelieu prononça ce peu de mots avec un flegme, une noblesse
saccadée, un précieux qui imposèrent silence aux observations de Taverney, et l’aidèrent
à croire qu’il devait être convaincu.

Il saisit donc la main de son illustre ami et la serrant :

– Grâce à ta délicatesse, dit-il, ma fille va pouvoir
accepter ce présent.

– Source et origine de cette fortune dont je te parlais au début
de notre ennuyeuse discussion sur la vertu.

– Merci, cher duc, merci de tout mon cœur.

– Un mot ; cache bien soigneusement aux amis de du
Barry là nouvelle de cette faveur. Madame du Barry serait capable de quitter le
roi et de s’enfuir.

– Le roi nous en voudrait ?

– Je ne sais, mais la comtesse ne nous en saurait pas gré.
Quant à moi, je serais perdu… sois discret.

– Ne crains rien. Mais porte bien mes humbles remerciements
au roi.

– Et ceux de ta fille, je n’y manquerai pas… Mais tu n’es
pas au bout de la faveur… C’est toi qui remercieras le roi, mon cher ; Sa
Majesté t’invite à souper ce soir.

– Moi ?

– Toi, Taverney ; nous sommes en famille. Sa Majesté, toi,
moi, nous causerons de la vertu de ta fille. Adieu, Taverney, je vois du Barry
avec M. d’Aiguillon ; il ne faut pas qu’on nous aperçoive ensemble.

Il dit et, léger comme un page, il disparut au bout de la
galerie, laissant Taverney, avec son écrin, pareil à un enfant saxon qui se
réveille avec les jouets que Noël lui a mis dans la main pendant qu’il dormait.

Chapitre 32Le petit souper du roi Louis XV

Le maréchal trouva Sa Majesté dans le petit salon, où quelques
courtisans l’avaient suivi, aimant mieux se passer de souper que de laisser
tomber sur d’autres que sur eux le regard distrait de leur souverain.

Mais Louis XV paraissait avoir autre chose à faire ce
soir-là que de regarder ces messieurs. Il congédia tout le monde en annonçant
qu’il ne souperait pas, ou que, s’il soupait, ce serait seul. Alors tous ses
hôtes ayant reçu congé de lui et, craignant de déplaire à Monseigneur le
dauphin s’ils n’assistaient pas à la fête qu’il donnait à la suite de la
répétition, s’envolèrent aussitôt comme une nuée de pigeons parasites, et
prirent leur course vers celui qu’on leur permettait de voir, prêts à affirmer
qu’ils désertaient pour lui le salon de Sa Majesté.

Louis XV, qu’ils quittaient avec tant de rapidité, était
loin de songer à eux. La petitesse de toute cette tourbe de courtisans l’eût
fait sourire dans une autre circonstance ; mais, cette fois,elle n’éveilla
aucun sentiment chez le monarque, si railleur, qu’il n’épargnait aucune
infirmité ni dans l’esprit ni dans le corps de son meilleur ami, en supposant
que Louis XV eût jamais eu un ami.

Non, en ce moment, Louis XV donnait toute son attention à un
carrosse qui stationnait devant la porte des communs de Trianon, et dont le
cocher semblait attendre, pour fouetter ses chevaux, que le poids du maître se
fît sentir dans la caisse dorée.

Ce carrosse était celui de madame du Barry, éclairé par des
flambeaux. Zamore, assis près du cocher, faisait aller en avant et en arrière
ses jambes, comme fait le siège d’une escarpolette.

Enfin madame du Barry, qui sans doute s’était attardée dans
les corridors, dans l’espérance d’y recevoir quelque message du roi, alors
madame du Barry parut au bras de M. d’Aiguillon. On sentait sa colère, ou du
moins son désappointement, à la rapidité de sa démarche. Elle affectait trop de
résolution pour n’avoir pas la tête perdue.

Jean, fort lugubre, et le chapeau tout aplati sous la
pression distraite de son bras, venait après sa sœur ; il n’avait point
assisté à ce spectacle, Monseigneur le dauphin ayant oublié de l’inviter ;
mais il était entré un peu comme un laquais dans l’antichambre,pensif pour le
moins autant qu’Hippolyte, laissant flotter son jabot sur une veste d’argent à
fleurs roses, et ne regardant même pas ses manchettes en lambeaux qui semblaient
se conformer à sa triste pensée.

Jean avait vu sa sœur pâlie et effarée, et il en avait
conclu que le péril était grand. Jean n’était brave en diplomatie que contre
les corps, jamais contre les fantômes.

Le roi vit de sa fenêtre et caché derrière son rideau, défiler
cette procession lugubre qui s’engloutit comme des capucins de cartes dans la
voiture de la comtesse ; puis, la portière fermée, le laquais remonté
derrière la voiture, le cocher secoua ses rênes, et les chevaux partirent au
grand galop.

– Oh ! oh ! dit le roi, sans chercher à me voir, sans
chercher à me parler ? La comtesse est furieuse !

Et il répéta tout haut :

– Oui, la comtesse est furieuse !

Richelieu, qui venait de se glisser dans la chambre comme un
homme attendu, saisit ces dernières paroles.

– Furieuse, sire, dit-il, et de quoi ? de ce que Votre
Majesté se divertit un instant ? Oh ! c’est mal de la part de la
comtesse, cela.

– Duc, répondit Louis XV, je ne me divertis pas ; au contraire,
je suis las et cherche à me reposer. La musique m’énerve ; il eût fallu, si
j’eusse écouté la comtesse, aller souper à Luciennes, manger, boire surtout ;
les vins de la comtesse sont méchants, je ne sais pas avec quels raisins ils
sont fabriqués, mais ils brisent ; ma foi, j’aime mieux me dorloter ici.

– Et Votre Majesté a cent fois raison, dit le duc.

– La comtesse se distraira, d’ailleurs ! Suis-je un si
aimable compagnon ? Elle a beau le dire, je n’en crois rien.

– Ah ! cette fois, Votre Majesté a tort, fit le
maréchal.

– Non, duc, non, en vérité ; je compte mes jours, et je
réfléchis.

– Sire, madame la comtesse comprend qu’elle ne saurait, de
toute façon, avoir meilleure société et c’est ce qui la rend furieuse.

– En vérité, duc, je ne sais comment vous faites ; vous
menez toujours les femmes, vous, comme si vous aviez vingt ans. À cet âge, c’est
l’homme qui choisit ; mais à l’époque où j’en suis, duc…

– Eh bien ! sire ?

– Eh bien, c’est la femme qui fait son calcul.

Le maréchal se mit à rire.

– Allons, sire, dit-il, raison de plus et, si Votre Majesté
croit que la comtesse se distrait, consolons-nous.

– Je ne dis pas qu’elle se distrait, duc ; je dis qu’elle
finira par chercher des distractions.

– Ah ! je n’oserais pas dire à Votre Majesté que cela
ne se soit jamais vu.

Le roi, fort agité, se leva.

– Qui ai-je encore là ? demanda-t-il.

– Mais tout votre service, sire.

Le roi réfléchit un instant.

– Mais vous, dit-il, avez-vous quelqu’un ?

– J’ai Rafté.

– Bon !

– Que doit-il faire, sire ?

– Eh bien, duc, il faudrait qu’il s’informât si madame du
Barry retourne réellement à Luciennes.

– La comtesse est partie, ce me semble.

– Ostensiblement, oui.

– Mais où Votre Majesté veut-elle qu’elle aille ?

– Qui sait ? La jalousie la rend folle, duc.

– Sire, ne serait-ce pas plutôt Votre Majesté ?

– Comment, quoi ?

– Que la jalousie…

– Duc !

– En vérité, ce serait humiliant pour nous tous, sire.

– Moi, jaloux ! s’écria Louis XV avec un rire forcé ;
en vérité, duc, parlez vous sérieusement ?

En effet, Richelieu ne le croyait pas. Il faut même avouer
qu’il était très près de la vérité en pensant, au contraire, que le roi ne
désirait savoir si madame du Barry était bien réellement à Luciennes que pour
être sur qu’elle ne reviendrait pas à Trianon.

– Ainsi, dit-il tout haut, c’est convenu, sire, j’envoie
Rafté à la découverte ?

– Envoyez, duc.

– Maintenant, que fait Votre Majesté avant de souper ?

– Rien ; nous soupons tout de suite. Avez-vous prévenu
la personne en question ?

– Oui, elle est dans l’antichambre de Votre Majesté.

– Qu’a-t-elle dit ?

– Elle a fait de grands remerciements.

– Et la fille ?

– On ne lui a pas encore parlé.

– Duc, madame du Barry est jalouse et elle pourrait bien revenir.

– Ah ! sire, ce serait de trop mauvais goût, et je
crois la comtesse incapable d’une pareille énormité.

– Duc, elle est capable de tout dans ces moments-là, et surtout
quand la haine se joint à la jalousie. Elle vous exècre : je ne sais pas
si vous êtes prévenu de cela ?

Richelieu s’inclina.

– Je sais qu’elle me fait cet honneur, sire.

– Elle exècre aussi M. de Taverney.

– Si Votre Majesté voulait bien compter, je suis sûr qu’il
est une troisième personne qu’elle exècre encore plus que moi,encore plus que
le baron.

– Qui donc ?

– Mademoiselle Andrée.

– Ah ! fit le roi, je trouve cela assez naturel.

– Alors…

– Oui, mais cela n’empêche point, duc, qu’il faut veiller à
ce que madame du Barry ne fasse point quelque esclandre cette nuit.

– Tout au contraire, et cela prouve la nécessité de cette mesure.

– Voici le maître d’hôtel ; chut ! Donnez vos
ordres à Rafté et venez me rejoindre dans la salle à manger avec qui vous savez.

Louis XV se leva et passa dans la salle à manger, tandis que
Richelieu sortait par la porte opposée.

Cinq minutes après, il rejoignait le roi, accompagné du baron.

Le roi donna gracieusement le bonsoir à Taverney.

Le baron était homme d’esprit ; il répondit de cette
façon particulière à certaines gens, et qui fait que les rois et les princes, vous
reconnaissant pour être de leur monde, sont à l’instant même à l’aise avec
vous.

On se mit à table et l’on soupa.

Louis XV était un mauvais roi, mais un homme charmant ;
sa compagnie, lorsqu’il le voulait bien, était pleine d’attraits pour les
buveurs, les causeurs et les voluptueux.

Le roi, enfin, avait beaucoup étudié la vie sous ses côtés
agréables.

Il mangea de bon appétit, commanda qu’on fît boire ses
convives et mit la conversation sur la musique.

Richelieu prit la balle au bond.

– Sire, dit Richelieu, si la musique met les hommes d’accord,
comme dit notre maître de ballet et comme semble le penser Votre Majesté, en
dira-t elle autant des femmes ?

– Oh ! duc, dit le roi, ne parlons pas des femmes.
Depuis la guerre de Troie jusqu’à nos jours, les femmes ont toujours opéré un
effet contraire à la musique ; vous surtout, vous avez de trop grands
comptes à régler avec elles pour aimer à voir mettre une pareille conversation
sur le tapis ; il y en a une entre autres, et ce n’est pas la moins
dangereuse de toutes, avec laquelle vous êtes à couteaux tirés.

– La comtesse, sire ! y a-t-il de ma faute ?

– Sans doute.

– Ah ! par exemple, Votre Majesté m’expliquera, je l’espère…

– En deux mots et avec grand plaisir, dit le roi goguenardant.

– J’écoute, sire.

– Comment ! elle vous offre le portefeuille de je ne
sais quel département, et vous refusez, parce que, dites-vous, elle n’est pas
absolument populaire ?

– Moi ? fit Richelieu assez embarrassé de la tournure
que prenait la conversation.

– Dame ! c’est le bruit public, dit le roi avec cette
feinte bonhomie qui lui était toute particulière. Je ne sais plus qui m’a
rapporté cela… La gazette, sans doute.

– Eh bien, sire, dit Richelieu profitant de la liberté que
donnait à ses convives l’enjouement peu ordinaire de son hôte auguste, j’avouerai
que, cette fois, le bruit public et même les gazettes ont rapporté quelque
chose de moins absurde qu’à l’ordinaire.

– Quoi ! s’écria Louis XV, vous avez réellement refusé
un ministère, mon cher duc ?

Richelieu était, comme on le comprendra facilement, placé
dans une position délicate. Le roi savait mieux que personne qu’il n’avait rien
refusé du tout. Mais Taverney devait continuer de croire ce que Richelieu lui
avait dit ; il s’agissait donc, de la part du duc, de répondre assez
habilement pour échapper à la mystification du roi, sans encourir le reproche de
mensonge que le baron avait déjà sur ses lèvres et dans son sourire.

– Sire, dit Richelieu, ne nous attachons pas aux effets, je
vous prie, mais à la cause. Que j’aie ou n’aie pas refusé le portefeuille, c’est
un secret d’État que Votre Majesté n’est pas tenue de divulguer au milieu des
verres ; mais la cause pour laquelle j’eusse refusé le portefeuille, si le
portefeuille m’eût été offert, voilà l’essentiel.

– Oh ! oh ! duc, et cette cause n’est pas un
secret d’État, à ce qu’il paraît, dit le roi en riant.

– Non sire, et surtout pour Votre Majesté, qui, pour moi et
pour mon ami le baron de Taverney est, en ce moment, j’en demande pardon à la
Divinité, le plus aimable amphitryon mortel qui se puisse voir ; je n’ai
donc pas de secrets pour mon roi. Je lui livre donc mon âme tout entière, car
je ne voudrais pas qu’il fût dit que le roi de France n’a pas un serviteur qui
lui dit toute la vérité.

– Voyons, fit le roi tandis que Taverney, assez inquiet, parce
qu’il avait peur que Richelieu n’en dît trop, se pinçait les lèvres et
composait scrupuleusement son visage sur celui du roi, la vérité,duc.

– Sire, il y a dans votre État deux puissances auxquelles un
ministre devrait obéir : la première, c’est votre volonté ; la seconde,
c’est celle des amis les plus intimes que Votre Majesté daigne choisir. La
première puissance est irrésistible, nul ne doit songer à s’y soustraire ;
la seconde est plus sacrée encore, car elle impose des devoirs de cœur à
quiconque vous sert. Elle s’appelle votre confiance ; un ministre doit
aimer, pour lui obéir, le favori ou la favorite de son roi.

Louis XV se mit à rire.

– Duc, dit-il, voilà une fort belle maxime, et que j’aime à
voir sortir de votre bouche ; mais je vous défie de l’aller crier sur le
Pont-Neuf avec deux trompettes.

– Oh ! je sais bien, sire, dit Richelieu, que les
philosophes en prendraient les armes ; mais je ne crois pas que leurs cris
soient de quelque chose à Votre Majesté et à moi. Le principal est que les deux
volontés prépondérantes du royaume soient satisfaites. Eh bien, la volonté de
certaine personne, sire, je le dirai courageusement à Votre Majesté, dût ma
disgrâce, c’est-à-dire ma mort, en dépendre, la volonté de madame du Barry, enfin,
je ne saurais y souscrire.

Louis XV se tut.

– Une idée m’était venue, poursuivit Richelieu ; je
regardais autour de moi, l’autre jour, à la cour de Votre Majesté,et, en vérité,
je voyais tant de belles filles nobles, tant de femmes de qualité radieuses, que,
si j’eusse été roi de France, le choix m’eût paru presque impossible à faire.

Louis XV se tourna vers Taverney, qui, se sentant mettre
tout doucement en cause, palpitait de crainte et d’espoir, tout en aidant de
ses yeux et de son souffle l’éloquence du maréchal, comme s’il eût poussé vers
le port le navire chargé de sa fortune.

– Voyons, est-ce que c’est votre avis, baron ? demanda
le roi.

– Sire, répondit Taverney, le cœur tout gonflé, le duc me
semble dire, depuis quelques instants, d’excellentes choses à Votre Majesté.

– Vous êtes donc de son avis en ce qu’il dit des belles
filles ?

– Mais, sire, il me semble qu’il y en a effectivement de
fort belles à la cour de France.

– Enfin, vous êtes de son avis, baron ?

– Oui, sire.

– Et vous m’exhorteriez comme lui à faire un choix parmi les
beautés de la cour ?

– J’oserais avouer que je suis de l’avis du maréchal, sire, si
j’osais croire que c’est aussi l’avis de Votre Majesté.

Il y eut un moment de silence pendant lequel le roi regarda
complaisamment Taverney.

– Messieurs, dit-il, nul doute que je ne suivisse vos avis, si
j’avais trente ans. J’y aurais un penchant facile à comprendre ; mais je
me trouve un peu vieux à présent pour être crédule.

– Crédule ! expliquez-moi le mot, je vous prie, sire.

– Être crédule, mon cher duc, signifie croire ; or, rien
ne me fera croire certaines choses.

– Lesquelles ?

– C’est que l’on puisse inspirer de l’amour à mon âge.

– Ah ! sire, s’écria Richelieu, j’avais pensé jusqu’à
cette heure que Votre Majesté était le gentilhomme le plus poli de son royaume ;
mais je vois avec une profonde douleur que je m’étais trompé.

– En quoi donc ? demanda le roi riant.

– En ce que je suis vieux comme Mathusalem, moi qui suis né
en 94. Songez-y bien, sire, j’ai seize ans de plus que Votre Majesté.

C’était une adroite flatterie de la part du duc. Louis XV admirait
toujours la vieillesse de cet homme qui avait tué tant de jeunesse à son
service ; car, ayant cet exemple sous les yeux, il pouvait espérer d’arriver
au même âge que lui.

– Soit, dit Louis XV ; mais j’espère que vous n’avez plus
cette prétention d’être aimé pour vous, duc ?

– Si je croyais cela, sire, je me brouillerais à l’instant
même avec deux femmes qui m’ont dit le contraire encore ce matin.

– Eh bien, duc, dit Louis XV, nous verrons ; nous
verrons, monsieur de Taverney ; la jeunesse rajeunit, c’est vrai…

– Oui, sire, et le sang noble est une salutaire infusion, sans
compter qu’au changement un esprit riche comme celui de Votre Majesté gagne
toujours et ne perd jamais.

– Cependant, fit observer Louis XV, je me rappelle que mon
aïeul, lorsqu’il devint vieux, ne courtisa plus les femmes avec la même
hardiesse.

– Allons, allons, sire, dit Richelieu, Votre Majesté sait
tout mon respect pour le feu roi, qui m’a mis deux fois à la Bastille ;
mais cela ne doit point m’empêcher de dire qu’entre l’âge mur de Louis XIV et l’âge
mûr de Louis XV, il n’y a aucune comparaison à faire. Que diable ! Votre
Majesté Très Chrétienne, tout en honorant son titre de Fils aîné de l’Église, ne
pousse pas l’ascétisme jusqu’à oublier son humanité ?

– Ma foi, non, dit Louis XV ; j’avoue cela, puisque je
n’ai ici ni mon médecin ni mon confesseur.

– Eh bien, sire, le roi votre aïeul étonnait souvent, par
ses excès de zèle religieux et par ses mortifications sans nombre,madame de
Maintenon, plus âgée cependant que lui. Je le répète, voyons, sire,peut-on
comparer l’homme à l’homme quand on parle de vos deux Majestés ?

Le roi, ce soir-là, était en bonne veine ; les paroles
de Richelieu étaient autant de gouttes d’eau tombées de la fontaine de Jouvence.

Richelieu pensa que le moment était venu ; il poussa du
genou le genou de Taverney.

– Sire, dit celui-ci, Votre Majesté veut-elle accepter mes remerciements
pour le magnifique cadeau qu’elle a fait à ma fille ?

– Il n’y a pas à me remercier pour cela, baron, dit le roi ;
mademoiselle de Taverney me plaît pour sa grâce honnête et décente.Je voudrais
que mes filles eussent encore à faire leurs maisons ; certes,mademoiselle
Andrée… c’est ainsi qu’elle s’appelle, n’est-ce pas ?

– Oui, sire, dit Taverney ravi que le roi sût le nom de baptême
de sa fille.

– Joli nom ! Certes, mademoiselle Andrée eût été la première
sur la liste ; mais tout est envahi chez moi. En attendant,baron, tenez-vous-le
pour dit, cette jeune fille aura toute ma protection ; elle n’est pas
richement dotée, je crois ?

– Hélas ! non, sire.

– Eh bien, je m’occuperai de son mariage.

Taverney salua bien bas.

– Alors Votre Majesté sera donc assez bonne pour chercher le
mari ; car j’avoue que, dans notre pauvreté, qui est presque de la misère…

– Oui, oui, tenez-vous en repos là-dessus, dit Louis XV ;
mais elle est fort jeune, ce me semble, et cela ne presse point.

– Cela presse d’autant moins, sire, que votre protégée a horreur
du mariage.

– Voyez-vous cela ! dit Louis XV en se frottant les
mains et en regardant Richelieu. Eh bien, en tout cas, faites état de moi, monsieur
de Taverney, si vous êtes embarrassé.

Cela dit, Louis XV se leva ; puis, s’adressant au duc :

– Maréchal ! dit-il.

Le duc s’approcha du roi.

– La petite a-t-elle été contente ?

– De quoi, sire ?

– De l’écrin.

– Que Votre Majesté me pardonne de lui parler bas, mais le
père écoute, et il ne faut pas qu’il entende ce que je vais vous dire.

– Bah !

– Non.

– Dites, alors.

– Sire, la petite a horreur du mariage, c’est vrai ;
mais une chose dont je suis bien certain, c’est qu’elle n’a pas horreur de
Votre Majesté.

Cela dit avec une familiarité qui plut au roi par l’excès
même de la franchise, le maréchal courut avec ses petits piétinements rejoindre
Taverney, qui, par respect, s’était retiré sur le seuil de la galerie.

Tous deux partirent par les jardins.

La soirée était magnifique. Deux laquais marchaient devant
eux, tenant des torches d’une main et tirant de l’autre le bout des branches
fleuries ; on voyait encore les fenêtres de Trianon en feu à travers la
sueur des vitres enflammées par l’ivresse des cinquante convives de madame la
dauphine.

La musique de Sa Majesté animait le menuet ; car, après
souper, on avait dansé et l’on dansait encore.

Dans un massif épais de lilas et de boules de neige, Gilbert,
à genoux sur la terre, regardait le jeu des ombres derrière les tapisseries
diaphanes.

Le ciel tombant sur la terre n’eût pas distrait ce contemplateur,
enivré de la beauté qu’il suivait dans tous les méandres de la danse.

Cependant, lorsque Richelieu et Taverney passèrent en frôlant
le buisson dans lequel était caché cet oiseau nocturne, le son de leur voix et
une certaine parole surtout firent lever la tête à Gilbert.

C’est que cette parole était, pour lui surtout, importante
et bien significative.

Le maréchal, appuyé au bras de son ami et penché à son
oreille, lui disait :

– Tout bien considéré, tout bien pesé, baron, c’est dur à t’avouer,
mais il faut vite faire partir ta fille pour un couvent.

– Et pourquoi cela ? demanda le baron.

– Parce que le roi, j’en gagerais, répondit le maréchal, est
amoureux de mademoiselle de Taverney.

Gilbert, à ces paroles, devint plus pâle que les boules de
neige floconneuses qui retombaient sur son épaule et sur son front.

Chapitre 33Les pressentiments

Le lendemain, comme midi venait de sonner à l’horloge de
Trianon, Nicole vint crier à Andrée, qui n’avait pas encore quitté sa chambre :

– Mademoiselle, mademoiselle, voici M. Philippe.

Ce cri partait du bas de l’escalier.

Andrée, toute surprise, mais toute joyeuse en même temps, ferma
son peignoir de mousseline et courut au-devant du jeune homme, qui venait bien
réellement de descendre de cheval dans la cour de Trianon, et qui s’informait à
quelques domestiques de l’heure à laquelle il pourrait parler à sa sœur.

Andrée ouvrit donc la porte elle-même, et se trouva aussitôt
en face de Philippe, que l’officieuse Nicole avait été quérir dans la cour, et
conduisait par les degrés.

La jeune fille se jeta au cou de son frère, et tous deux
rentrèrent dans la chambre d’Andrée, suivis de Nicole.

Ce fut alors seulement qu’Andrée s’aperçut que Philippe
était plus sérieux que de coutume, que son sourire même n’était point exempt de
tristesse, qu’il portait son élégant uniforme avec la plus scrupuleuse
exactitude, et qu’il tenait un manteau de voyage plié sous son bras gauche.

– Qu’y a-t-il donc, Philippe ? demanda-t-elle aussitôt
avec cet instinct des âmes tendres pour qui un regard est une révélation
suffisante.

– Ma sœur, dit Philippe, j’ai reçu ce matin l’ordre de rejoindre
mon régiment.

– Et vous partez ?

– Et je pars.

– Oh ! fit Andrée, qui exhala dans ce cri douloureux
tout son courage et une partie de ses forces.

Et, quoique ce fût une chose bien naturelle et à laquelle
elle dût s’attendre que ce départ, elle se sentit tellement brisée en l’apprenant,
qu’elle fut forcée de se retenir au bras de son frère.

– Mon Dieu ! demanda Philippe étonné, ce départ vous afflige-t-il
donc à ce point, Andrée ? Dans la vie d’un soldat, vous les avez, c’est un
événement des plus vulgaires.

– Oui, oui, sans doute, murmura la jeune fille ; et où
allez-vous, mon frère ?

– Ma garnison est à Reims ; ce n’est pas un voyage bien
long que j’entreprends, comme vous voyez. Il est vrai que, de là,le régiment, selon
toute probabilité, retourne à Strasbourg.

– Hélas ! fit Andrée ; et quand partez-vous ?

– L’ordre m’enjoint de me mettre en route à l’instant même.

– Ce sont donc des adieux que vous venez me faire ?

– Oui, ma sœur.

– Des adieux !

– Avez-vous quelque chose de particulier à me dire,Andrée ?
demanda Philippe inquiet de cette tristesse, trop exagérée pour qu’elle n’eût
point quelque autre cause que ce départ.

Andrée comprit que ces mots étaient à l’adresse de Nicole,laquelle
regardait cette scène avec une surprise que motivait l’extrême douleur d’Andrée.

En effet, le départ de Philippe, c’est-à-dire d’un officier
pour sa garnison, n’était pas une catastrophe qui dût causer tant de larmes.

Andrée comprit donc du même coup et le sentiment de Philippe
et la surprise de Nicole ; elle prit un mantelet qu’elle jeta sur ses
épaules et, dirigeant son frère vers l’escalier :

– Venez, dit-elle, jusqu’à la grille du parc, Philippe ;
je vous reconduirai par l’allée couverte. J’ai, en effet, bien des choses à
vous dire, mon frère.

Ces mots étaient pour Nicole un ordre de départ ; elle
s’effaça le long du mur et rentra dans la chambre de sa maîtresse,tandis que
celle-ci descendait l’escalier avec Philippe.

Andrée descendit l’escalier qui longe la chapelle et sortit
par le passage qui aujourd’hui encore mène au jardin ; mais,quoique
interrogée incessamment par le regard inquiet de Philippe, elle se tint
longtemps suspendue à son bras, laissant s’appuyer sa tête à son épaule sans
prononcer une seule parole.

Puis tout à coup son cœur se brisa, ses traits se couvrirent
d’une pâleur mortelle, un long sanglot monta jusqu’à ses lèvres et des flots de
larmes obscurcirent ses yeux.

– Ma chère sœur, ma bonne Andrée, s’écria Philippe ;
mais, au nom du Ciel, qu’avez-vous donc ?

– Mon ami, mon unique ami, dit Andrée, vous me laissez seule,
en ce monde où j’entre d’hier, et vous me demandez pourquoi je pleure ! Ah !
songez-y, Philippe, j’ai perdu ma mère en naissant ; c’est affreux à dire,
mais je n’ai jamais eu de père. Tout ce que mon cœur a éprouvé de petits
chagrins, tout ce que mon esprit a renfermé de petits secrets,c’est à vous, à
vous seul que je les ai confiés. Qui m’a souri ? qui m’a caressée ?
qui m’a bercée quand j’étais enfant ? C’est vous. Qui m’a protégée depuis
que je suis grandie ? C’est vous. Qui m’a fait croire que les créatures de
Dieu n’avaient pas été jetées dans ce monde seulement pour y souffrir ? C’est
vous, Philippe, toujours vous. Car enfin je n’ai jamais aimé rien ni personne, depuis
que je suis au monde, excepté vous, et personne non plus ne m’a aimée que vous.
Oh ! Philippe ! continua mélancoliquement Andrée, vous détournez la
tête, et je lis dans votre pensée. Vous vous dites que je suis jeune, que je
suis belle, et que j’ai tort de ne pas compter sur l’avenir et sur l’amour.
Hélas ! vous le voyez cependant bien, Philippe, il ne suffit pas d’être
belle et d’être jeune, puisque personne ne s’occupe de moi.

« Madame la dauphine est bonne, direz-vous, mon ami.
Sans doute ; elle est parfaite, à mes yeux du moins, et je la regarde
comme une divinité. Mais c’est surtout parce que je la range dans cette sphère
surhumaine, que j’ai pour elle du respect et non de l’affection.Or, l’affection,
Philippe, c’est ce sentiment si nécessaire à mon cœur, qui,toujours refoulé
dans mon cœur, le brise. – Mon père… Eh ! mon Dieu, mon père ! je ne
vous apprends rien de nouveau, Philippe : non seulement mon père n’est pas
pour moi un protecteur ou un ami, mais encore mon père ne me regarde jamais
sans me faire peur. Oui, oui, j’ai peur, Philippe, peur de lui,surtout depuis
que je vous vois partir. Peur de quoi ? Je n’en sais rien.Eh ! mon
Dieu, les oiseaux qui fuient, les troupeaux qui mugissent n’ont-ils pas, eux
aussi, peur de l’orage, quand l’orage va venir ?

« C’est de l’instinct, direz-vous. mais pourquoi
refuseriez-vous à notre âme immortelle l’instinct du malheur ?Tout, depuis
quelque temps, réussit à notre famille. Je le sais bien. Vous voilà capitaine, vous ;
moi, me voilà placée presque dans l’intimité de la dauphine ;mon père a
soupé hier, dit-on, presque en tête à tête avec le roi. Eh bien ! Philippe,
je le répète, dussé-je vous paraître insensée, tout cela m’effraye plus que
notre douce misère et notre obscurité de Taverney.

– Et cependant, là-bas, chère sœur, dit tristement Philippe,
vous étiez seule aussi ; là-bas, non plus, je n’étais pas avec vous pour
vous consoler.

– Oui ; mais au moins j’étais seule, seule avec mes
souvenirs d’enfance ; il me semblait que cette maison, où avait vécu, où
avait respiré, où était morte ma mère, me devait la protection natale, si l’on
peut s’exprimer ainsi ; tout m’y était doux, caressant, ami.Je vous
voyais partir avec calme et revenir avec joie. Mais, que vous partissiez ou
revinssiez, mon cœur n’était pas tout à vous, il tenait à cette chère maison, à
mes jardins, à mes fleurs, à cet ensemble dont autrefois vous n’étiez qu’une
partie ; aujourd’hui vous êtes le tout, Philippe ; et quand vous me
quittez, tout me quitte.

– Et cependant, Andrée, dit Philippe, aujourd’hui vous avez
une protection bien autrement puissante que la mienne.

– C’est vrai.

– Un bel avenir.

– Qui sait ?…

– Pourquoi donc doutez-vous ?

– Je l’ignore.

– C’est de l’ingratitude envers Dieu, ma sœur.

– Oh ! non, grâce au ciel, je ne suis pas ingrate
envers le Seigneur et soir et matin je le remercie ; mais il me semble qu’au
lieu de recevoir mes actions de grâces chaque fois que je fléchis les genoux, une
voix d’en haut me dit : « Prends garde, jeune fille,prends garde ! »

– Mais à quoi dois-tu prendre garde ? Réponds. J’admets
avec toi qu’un malheur te menace. As-tu quelque pressentiment de ce malheur ?
Sais-tu que faire pour aller au-devant de lui en l’affrontant, ou que faire
pour l’éviter ?

– Je ne sais rien, Philippe, si ce n’est qu’il me semble,vois-tu,
que ma vie ne tient plus qu’à un fil, que rien ne luit plus pour moi au delà de
ce moment qui va marquer ton départ. Il me semble en un mot, que,pendant mon
sommeil, on m’a roulée sur la pente d’un précipice trop rapide pour que je m’arrête
en me réveillant ; que je suis réveillée ; que je vois l’abîme et que,
cependant, j’y suis entraînée et que, vous absent, vous n’étant plus là pour me
retenir, je vais y disparaître et m’y briser.

– Chère sœur, bonne Andrée, dit Philippe ému malgré lui à
cet accent plein d’une terreur si vraie, vous vous exagérez une tendresse dont
je vous remercie. Oui, vous perdez un ami, mais momentanément : je ne
serai pas si loin que vous ne puissiez me rappeler si besoin était ; d’ailleurs,
songez qu’à l’exception de vos chimères, rien ne vous menace.

Andrée s’arrêta devant son frère.

– Alors, Philippe, dit-elle, vous qui êtes un homme, vous
qui avez plus de force que moi, d’où vient que vous êtes en ce moment aussi
triste que je le suis moi-même ? Voyons, dites, mon frère,comment
expliquez-vous cela ?

– C’est facile, chère sœur, dit Philippe en arrêtant la
marche d’Andrée, qu’elle avait reprise en cessant de parler. Nous ne sommes pas
frère et sœur seulement par l’âme et le sang, mais encore par l’âme et les
sentiments ; aussi vivions-nous dans une intelligence qui,pour moi
surtout, depuis notre arrivée à Paris, est devenue une bien douce habitude. Je
romps cette chaîne, chère amie, ou plutôt on la rompt et le coup s’en fait
sentir jusque dans mon cœur. Je suis donc triste, mais momentanément ;
voilà tout. Moi, Andrée, moi, je vois au delà de notre séparation ; moi, je
ne crois pas à un malheur, si ce n’est à celui de ne plus nous voir pendant
quelques mois, pendant une année peut-être ; moi, je me résigne et ne vous
dis point adieu, mais au revoir.

Malgré ces paroles consolantes, Andrée ne répondit que par
ses sanglots et par ses larmes.

– Chère sœur, s’écria Philippe en voyant l’expression de
cette tristesse qui lui paraissait incompréhensible, chère sœur,vous ne m’avez
pas tout dit, vous me cachez quelque chose, parlez au nom du Ciel,parlez.

Et il la prit dans ses bras, la rapprochant de lui et la pressant
sur son cœur pour lire dans ses yeux.

– Moi ? dit-elle. Non, non, Philippe, je vous le jure,vous
savez tout, et vous avez mon cœur entre vos mains.

– Eh bien, alors, par grâce, Andrée, du courage, ne m’affligez
point ainsi.

– Vous avez raison, dit-elle, et je suis folle. Écoutez :
je n’ai jamais eu l’esprit bien fort, vous le savez mieux que personne, vous, Philippe ;
toujours j’ai craint, toujours j’ai rêvé, toujours j’ai soupiré ; mais je
n’ai pas le droit d’associer à mes douloureuses chimères un frère si tendrement
aimé, alors qu’il me rassure et me prouve que j’ai tort de m’alarmer. Vous avez
raison, Philippe : c’est vrai, c’est bien vrai, tout est parfait pour moi
ici. Philippe, pardonnez-moi donc ; vous le voyez, j’essuie mes yeux, je
ne pleure plus, je souris. Philippe, ce n’est plus adieu, c’est au revoir que
je vais dire.

Et la jeune fille embrassa tendrement son frère en lui dérobant
une dernière larme qui voilait encore sa paupière et qui roula comme une perle
sur l’aiguillette d’or du jeune officier.

Philippe la regarda avec cette tendresse infinie qui tient à
la fois du frère et du père.

– Andrée, dit-il, je vous aime ainsi. Soyez courageuse. Je
pars, mais le courrier vous apportera une lettre de moi chaque semaine. Faites,
je vous prie, que, chaque semaine aussi, j’en reçoive une de vous.

– Oui, Philippe, dit Andrée ; oui, et ce sera mon seul
bonheur. Mais vous avez prévenu mon père, n’est-ce pas ?

– De quoi ?

– De votre départ.

– Chère sœur, c’est le baron, au contraire, qui ce matin m’a
lui-même apporté l’ordre du ministre. M. de Taverney n’est pas comme vous, Andrée,
et il se passera facilement de moi, à ce qu’il paraît : il semblait
heureux de mon départ, et au fait il avait raison ; ici, je n’avancerais
pas, tandis que, là bas, il peut se présenter des occasions.

– Mon père est heureux de vous voir partir ! murmura Andrée.
Ne vous trompez-vous pas, Philippe ?

– Il vous a, répondit Philippe éludant la question, et c’est
une consolation, ma sœur.

– Le croyez-vous, Philippe ? Il ne me voit jamais.

– Ma sœur, il m’a chargé de vous dire qu’aujourd’hui même,après
mon départ, il viendrait à Trianon. Il vous aime, croyez-le bien ;
seulement, il aime à sa manière.

– Qu’avez-vous encore, Philippe ? Vous semblez embarrassé.

– Chère Andrée, c’est que l’heure vient de sonner. Quelle
heure est-il, s’il vous plaît ?

– Les trois quarts après midi.

– Eh bien, chère sœur, ce qui cause mon embarras, c’est que
voilà une heure que je devrais être en route et nous voici à la grille où l’on
tient mon cheval. Ainsi donc…

Andrée prit un visage calme, et, s’emparant de la main de
son frère :

– Ainsi donc, dit-elle d’un accent trop ferme pour qu’il n’y
eut pas d’affectation dans sa voix, ainsi donc, adieu, mon frère…

Philippe l’embrassa une dernière fois.

– Au revoir, dit-il ; rappelez-vous votre promesse.

– Laquelle ?

– Une lettre au moins par semaine.

– Oh ! vous le demandez !

Et elle prononça ces mots avec un suprême effort : la
pauvre enfant n’avait plus de voix.

Philippe la salua encore du geste et s’éloigna.

Andrée le suivit des yeux, retenant son haleine pour retenir
ses soupirs.

Philippe monta à cheval, lui cria encore une fois adieu de l’autre
côté de la grille et partit.

Andrée demeura debout et immobile tant qu’elle put le voir.

Puis, lorsqu’il eut disparu, elle se détourna et courut, comme
une biche blessée, jusqu’aux ombrages, aperçut un banc et n’eut que la force de
le joindre et de tomber dessus sans pouls, sans force, sans regard.

Puis, tirant du plus profond de sa poitrine un long et déchirant
sanglot :

– O mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-elle pourquoi
me laissez-vous seule ainsi sur la terre ?

Et elle ensevelit son visage dans ses mains, laissant échapper
entre ses doigts blancs les grosses larmes qu’elle ne cherchait plus à retenir.

En ce moment un léger bruit retentit derrière la charmille ;
Andrée crut avoir entendu un soupir. Elle se retourna effrayée : une
figure triste se dressa devant elle.

C’était Gilbert.

Chapitre 34Le roman de Gilbert

C’était Gilbert, avons-nous dit, aussi pâle qu’Andrée, aussi
désolé, aussi abattu qu’elle.

Andrée, à la vue d’un homme, à la vue d’un étranger, Andrée
se hâta d’essuyer ses yeux, comme si la fière jeune fille eût rougi de pleurer.
Elle composa son maintien et rendit l’immobilité à ses joues marbrées, qu’agitait
à l’instant même le frisson du désespoir.

Gilbert fut bien plus longtemps qu’elle à reprendre son
calme, et ses traits gardèrent l’expression douloureuse que mademoiselle de
Taverney, aussitôt qu’elle releva les yeux, put, en le reconnaissant, remarquer
dans son attitude et dans son regard.

– Ah ! c’est encore M. Gilbert, dit Andrée avec ce ton
léger qu’elle affectait de prendre chaque fois que ce qu’elle croyait le hasard
la rapprochait du jeune homme.

Gilbert ne répondit rien ; il était encore trop
violemment ému.

Cette douleur, qui avait fait frissonner le corps d’Andrée,avait
violemment secoué le sien.

Ce fut donc Andrée qui continua, voulant avoir le dernier
mot de cette apparition.

– Mais qu’avez-vous donc, monsieur Gilbert ?
demanda-t-elle ; qu’avez-vous à me regarder avec cet air dolent ? Il
faut que quelque chose vous attriste ; quelle chose vous attriste donc, s’il
vous plaît ?

– Vous désirez le savoir ? demanda mélancoliquement Gilbert,
qui sentait l’ironie cachée sous cette apparence d’intérêt.

– Oui.

– Eh bien, ce qui m’attriste, c’est de vous voir souffrir,mademoiselle,
répliqua Gilbert.

– Et qui vous a dit que je souffrais, monsieur ?

– Je le vois.

– Je ne souffre pas, vous vous trompez, monsieur, dit Andrée
en passant une seconde fois son mouchoir sur son visage.

Gilbert sentait monter l’orage ; il résolut de le
détourner par son humilité.

– Pardon, mademoiselle, dit-il, c’est que j’ai entendu vos
plaintes.

– Ah ! vous écoutiez ? C’est mieux, alors…

– Mademoiselle, c’est le hasard, balbutia Gilbert, car il se
sentait mentir.

– Le hasard ! Je suis désespérée, monsieur Gilbert, que
le hasard vous ait amené près de moi ; mais encore, en quoi ces plaintes
que vous avez entendues ont-elles pu vous attrister ?Dites-le-moi, le
vous prie.

– Il m’est impossible de voir pleurer une femme, dit Gilbert
d’un ton qui déplut souverainement à Andrée.

– Est-ce que, par hasard, je serais une femme pour M.Gilbert ?
répliqua la hautaine jeune fille. Je ne mendie l’intérêt de personne ;
mais celui de M. Gilbert moins encore que celui de tout autre.

– Mademoiselle, dit Gilbert en secouant la tête, vous avez
tort de me rudoyer ainsi ; je vous ai vue triste, je me suis affligé ;
je vous ai entendue dire que, M. Philippe parti, vous étiez désormais seule au
monde : eh bien, non, non, mademoiselle, car je suis resté,moi, et jamais
cœur plus dévoué n’a battu pour vous. Je le répète, non, jamais mademoiselle de
Taverney ne sera seule au monde tant que ma tête pourra penser,tant que mon cœur
pourra battre, tant que mon bras pourra s’étendre.

Gilbert était vraiment beau de vigueur, de noblesse et de
dévouement, tout en prononçant ces paroles – bien qu’il y mit toute la
simplicité que commandait le respect le plus vrai.

Mais il était dit que tout, dans le pauvre jeune homme,déplairait
à Andrée, l’offenserait et la pousserait à des ripostes blessantes,comme si
chacun de ses respects eût été une insulte, chacune de ses prières une
provocation. D’abord, elle voulut se lever pour trouver un geste plus dur avec
une parole plus libre ; mais un frisson nerveux la retint sur son banc.
Elle pensa, d’ailleurs, que, debout, elle serait vue de plus loin,et vue causant
avec Gilbert. Elle demeura donc sur son banc, car, une fois pour toutes, elle
voulait écraser sous son pied l’insecte qui devenait importun.

Elle répondit donc :

– Je croyais vous avoir déjà dit, monsieur Gilbert, que vous
me déplaisiez souverainement, que votre voix m’irritait, que vos façons
philosophiques me répugnent. Pourquoi donc, moi vous ayant dit cela, vous
obstinez-vous encore à me parler ?

– Mademoiselle, dit Gilbert pâle mais contenu, on n’irrite
pas une honnête femme en lui témoignant de la sympathie. Un honnête homme est l’égal
de toute créature humaine, et moi, que vous maltraitez avec cet acharnement, eh
bien, moi, je mérite peut-être plus qu’un autre la sympathie que je regrette de
ne pas vous voir éprouver pour moi.

Andrée, à ce mot de sympathie deux fois répété, ouvrit de
grands yeux et les attacha impertinemment sur Gilbert.

– De la sympathie ! dit-elle, de la sympathie de vous à
moi, monsieur Gilbert ? En vérité, je me trompais à votre égard. Je vous
tenais pour un insolent, et vous êtes moins que cela : vous n’êtes qu’un
fou.

– Je ne suis ni un insolent ni un fou, dit Gilbert avec un
calme apparent, qui dut bien coûter à cette fierté que nous connaissons. Non, mademoiselle,
car la nature m’a fait votre égal, et le hasard vous a faite mon obligée.

– Le hasard, encore ? dit ironiquement Andrée.

– La Providence, eussé-je dû dire peut-être. Je ne vous
eusse jamais parlé de cela ; mais vos injures me rendent la mémoire.

– Votre obligée, moi ? votre obligée, je crois ?
Comment avez-vous dit cela, monsieur Gilbert ?

– J’aurais honte pour vous de l’ingratitude mademoiselle ;
et Dieu, qui vous a faite si belle, vous a donné, pour compenser votre beauté, assez
d’autres défauts sans celui-là.

Cette fois, Andrée se leva.

– Tenez, pardonnez-moi, dit Gilbert ; vous m’irritez
par trop aussi quelquefois, et alors j’oublie tout l’intérêt que vous m’inspirez.

Andrée se mit à rire aux éclats, de manière à pousser la colère
de Gilbert à son paroxysme ; mais, à son grand étonnement,Gilbert ne s’enflamma
point. Il croisa ses bras sur sa poitrine, garda l’expression hostile et
obstinée de son regard de feu, et attendit patiemment la fin de ce rire
outrageant.

– Mademoiselle, dit froidement Gilbert à Andrée, daignez
répondre à une seule question. Respectez-vous votre père ?

– Je crois, en vérité, que vous m’interrogez, monsieur Gilbert ?
s’écria la jeune fille avec une souveraine hauteur.

– Oui vous respectez votre père, continua Gilbert, et ce n’est
point à cause de ses qualités, à cause de ses vertus ; non,c’est par cela
simplement qu’il vous a donné la vie. Un père, malheureusement,vous devez
savoir cela, mademoiselle, un père n’est respectable qu’à un seul titre, mais
enfin c’est un titre. Il y a plus : pour ce seul bienfait de la vie – et
Gilbert s’anima à son tour d’une dédaigneuse pitié – pour ce seul bienfait, continua-t-il,
vous êtes tenue d’aimer le bienfaiteur. Eh bien, mademoiselle, cela posé en
principe, pourquoi m’outragez-vous ? pourquoi me repoussez-vous ?
pourquoi me haïssez-vous, moi qui ne vous ai pas donné la vie,c’est vrai, mais
moi qui vous l’ai sauvée ?

– Vous ? s’écria Andrée ; vous, vous m’avez sauvé
la vie ?

– Ah ! vous n’y avez pas même pensé, dit Gilbert, ou
plutôt vous l’avez oublié ; c’est fort naturel ; il y a tantôt un an
de cela. Eh bien, mademoiselle, il faut alors vous l’apprendre ou vous le
rappeler. Oui, je vous ai sauvé la vie en sacrifiant la mienne.

– Au moins, monsieur Gilbert, dit Andrée fort pâle, vous me
ferez la grâce de me dire où et quand ?

– Le jour, mademoiselle, où cent mille personnes, s’écrasant
les unes les autres, fuyant des chevaux fougueux, des sabres qui fauchaient la
foule, laissèrent sur la place Louis XV une longue jonchée de cadavres et de
blessés.

– Ah ! le 31 mai.

– Oui, mademoiselle.

Andrée se remit et reprit son sourire ironique.

– Et ce jour-là, dites-vous, vous avez sacrifié votre vie
pour sauver la mienne, monsieur Gilbert ?

– J’ai déjà eu l’honneur de vous le dire.

– Vous êtes donc M. le baron de Balsamo ? Je vous demande
pardon, car je l’ignorais.

– Non, je ne suis pas M. le baron de Balsamo, dit Gilbert
les yeux enflammés et la lèvre frémissante ; je suis le pauvre enfant du
peuple Gilbert, qui a la folie, la sottise, le malheur de vous aimer ; qui,
parce qu’il vous aimait comme un insensé, comme un fou, comme un forcené, vous
a suivie dans la foule ; je suis Gilbert, qui, séparé de vous un instant, vous
reconnut au cri terrible que vous poussâtes en perdant pied ;Gilbert, qui
tomba près de vous et vous entoura de ses bras jusqu’à ce que vingt mille bras,
pesant sur les siens, eussent brisé sa force ; Gilbert, qui se jeta sur le
pilier de pierre où vous alliez être écrasée, pour vous offrir l’appui plus moelleux
de son cadavre ; Gilbert, qui, apercevant dans la foule cet homme étrange
qui semblait commander aux autres hommes, et dont vous venez de prononcer le
nom, rassembla toutes ses forces, tout son sang, toute son âme, et vous souleva
dans ses bras mourants, afin que cet homme vous aperçut, vous prît,vous sauvât ;
Gilbert enfin, qui, de vous, qu’il cédait à un sauveur plus heureux que lui, ne
garda qu’un lambeau de votre robe, que j’appuyai sur mes lèvres, et il était
temps, car le sang afflua aussitôt à mon cœur, à mes tempes, à mon cerveau ;
la masse roulante des bourreaux et des victimes me couvrit comme le flot et m’ensevelit,
tandis que, pareil à l’ange de la résurrection, vous montiez, vous,de mon abîme
vers le ciel.

Gilbert venait de se montrer tout entier, c’est-à-dire sauvage,
naïf, sublime, dans sa résolution comme dans son amour. Aussi Andrée, malgré
son mépris, ne pouvait-elle le regarder sans étonnement. Aussi crut-il un
instant que son récit avait été irrésistible comme la vérité, comme l’amour.
Mais le pauvre Gilbert comptait sans l’incrédulité, cette mauvaise foi de la
haine. Or, Andrée, qui haïssait Gilbert, ne s’était laissée prendre à aucun des
arguments vainqueurs de cet amant dédaigné.

D’abord, elle ne répondit rien, elle regardait Gilbert et
quelque chose comme un combat se passait dans son esprit.

Aussi, mal à l’aise devant ce silence glacé, le jeune homme
se vit-il obligé d’ajouter en manière de péroraison :

– Maintenant, mademoiselle, ne me détestez donc plus autant
que vous le faisiez, car ce serait non seulement de l’injustice,mais encore de
l’ingratitude, ainsi que je vous le disais tout à l’heure et que je vous le
répète maintenant.

Mais, à ces mots, Andrée leva sa tête altière et, du ton le
plus indifféremment cruel :

– Monsieur Gilbert, dit-elle, combien de temps, s’il vous
plaît, êtes-vous resté en apprentissage chez M. Rousseau ?

– Mademoiselle, dit naïvement Gilbert, trois mois, je crois,
sans compter les jours de ma maladie, suite de l’étouffement du 31mai.

– Vous vous méprenez, dit-elle, je ne vous demande point de
me dire si vous avez été ou non malade… d’étouffements… cela couronne
artistement peut-être votre récit… mais il m’importe peu. Je voulais seulement
vous dire, n’ayant séjourné que trois mois chez l’illustre écrivain, que vous
en avez fort bien profité, et que l’élève fait du premier coup des romans
presque dignes de ceux que publie son maître.

Gilbert, qui avait écouté avec tranquillité, croyant qu’Andrée
allait, aux choses passionnées qu’il avait dites, répondre des choses sérieuses,
tomba de toute la hauteur de sa bonhomie sous le coup de cette ironie
sanglante.

– Un roman ! murmura-t-il indigné, vous traitez de
roman ce que je viens de vous dire !

– Oui, monsieur, dit Andrée, un roman, je répète le mot ;
seulement, vous ne m’avez pas forcée de le lire et je vous en sais gré ;
mais, malheureusement, j’ai le profond regret de ne pouvoir le payer ce qu’il
vaut ; car j’y tenterais en vain, le roman étant impayable.

– Ainsi voilà ce que vous me répondez ? balbutia
Gilbert le cœur serré, les yeux éteints.

– Je ne vous réponds même pas, monsieur, dit Andrée en le
repoussant pour passer devant lui.

En effet, Nicole arrivait, appelant sa maîtresse du bout de
l’allée, pour ne pas interrompre trop brusquement l’entretien dont elle
ignorait l’interlocuteur, n’ayant pas reconnu Gilbert à travers les ombrages.

Mais, en approchant, elle vit le jeune homme, le reconnut et
demeura stupéfaite. Alors elle se repentit bien de n’avoir point fait un détour,
afin d’entendre ce que Gilbert avait pu dire à mademoiselle de Taverney.

Alors celle-ci, s’adressant à Nicole d’une voix adoucie, comme
pour mieux faire comprendre à Gilbert la hauteur avec laquelle elle lui avait
parlé :

– Qu’y a-t-il, mon enfant ? demanda-t-elle.

– M. le baron de Taverney et M. le duc de Richelieu viennent
de se présenter pour mademoiselle, répondit Nicole.

– Où sont-ils ?

– Chez mademoiselle.

– Venez.

Andrée s’éloigna.

Nicole la suivit, mais non sans jeter, en s’en allant, un  regard
ironique sur Gilbert, qui, moins pâle que livide, moins agité que fou, moins
colère que forcené, tendit le poing dans la direction de l’allée par où s’éloignait
son ennemie et murmura en grinçant les dents :

– O créature sans cœur, corps sans âme, je t’ai sauvé la vie,
j’ai concentré mon amour, j’ai fait taire tout sentiment qui pouvait offenser
ce que j’appellerai ta candeur ; car, pour moi, dans mon délire, tu étais
une vierge sainte, comme la Vierge qui est au ciel… Maintenant, je t’ai vue de
près, tu n’es plus qu’une femme, et je suis un homme… Oh ! un jour ou l’autre,
je me vengerai, Andrée de Taverney ; je t’ai tenue deux fois entre mes
mains, et deux fois je t’ai respectée ; Andrée de Taverney,prends garde à
la troisième !… Au revoir, Andrée !

Et il s’éloigna, bondissant à travers les massifs, comme un
jeune loup blessé qui se retourne en montrant ses dents aiguës et sa prunelle
sanglante.

Chapitre 35Le père et la fille

Au bout de l’allée, Andrée aperçut, en effet, le maréchal et
son père, qui se promenaient devant le vestibule en l’attendant.

Les deux amis semblaient être les plus joyeux du monde ;
ils se tenaient par le bras : on n’avait pas encore vu à la cour Oreste et
Pylade aussi exactement représentés.

À la vue d’Andrée, les deux vieillards se réjouirent encore
plus et se firent remarquer, l’un à l’autre, sa radieuse beauté,augmentée
encore par la colère et par la rapidité de sa marche.

Le maréchal salua Andrée, comme il eût fait madame de Pompadour
déclarée. Cette nuance n’échappa point à Taverney qui en fut enchanté ;
mais elle surprit Andrée par ce mélange de respect et de galanterie libre ;
car l’habile courtisan savait mettre autant de détails dans un salut que
Covielle savait mettre de phrases françaises dans un seul mot turc.

Andrée rendit une révérence qui fut aussi cérémonieuse pour
son père que pour le maréchal ; puis elle les invita tous deux, avec une
grâce charmante, à monter dans sa chambre.

Le maréchal admira cette élégante propreté, seul luxe de l’ameublement
et de l’architecture de ce réduit. Avec des fleurs, avec un peu de mousseline
blanche, Andrée avait fait de sa triste chambre, non pas un palais,mais un
temple.

Il s’assit sur un fauteuil de perse vert à grandes fleurs,au-dessous
d’un grand cornet de la Chine, d’où tombaient des grappes parfumées d’acacia et
d’érable, mêlées d’iris et de roses du Bengale.

Taverney eut un fauteuil pareil ; Andrée s’assit sur un
pliant, le coude appuyé sur un clavecin également garni de fleurs dans un large
vase de Saxe.

– Mademoiselle, dit le maréchal, je viens vous apporter, de
la part de Sa Majesté, tous les compliments que votre voix charmante et votre
talent de musicienne consommée ont arrachés hier à tous les auditeurs de la
répétition. Sa Majesté a craint de faire des jaloux et des jalouses en vous
louant trop haut. Elle a donc bien voulu me charger de vous exprimer tout le
plaisir que vous lui avez causé.

Andrée, toute rougissante, était si belle, que le maréchal
continua comme s’il parlait pour son compte.

– Le roi, dit-il, m’a affirmé qu’il n’avait encore vu à sa
cour personne qui réunît au même point que vous, mademoiselle, les dons de l’esprit
et ceux de la figure.

– Vous oubliez ceux du cœur, dit Taverney avec épanouissement ;
Andrée est la meilleure des filles.

Le maréchal crut un moment que son ami allait pleurer. Plein
d’admiration pour cet effort de sensibilité paternelle, il s’écria :

– Le cœur ! Hélas, mon cher, vous seul êtes juge de la
tendresse que peut renfermer le cœur de mademoiselle. Que n’ai-je vingt-cinq
ans, je mettrais à ses pieds ma vie et ma fortune !

Andrée ne savait pas encore accueillir légèrement l’hommage
d’un courtisan. Richelieu n’obtint d’elle qu’un murmure sans signification.

– Mademoiselle, dit-il, le roi a voulu vous prier de lui permettre
un témoignage de sa satisfaction, et il a chargé M. le baron, votre père, de
vous le transmettre. Que faut-il maintenant que je réponde à Sa Majesté de
votre part ?

– Monsieur, dit Andrée, qui ne vit dans sa démarche qu’une
conséquence du respect dû à son roi par toute sujette, veuillez assurer Sa
Majesté de toute ma reconnaissance. Dites bien à Sa Majesté qu’elle me comble
de bonheur en s’occupant de moi et que je suis bien indigne de l’attention d’un
si puissant monarque.

Richelieu parut enthousiasmé de cette réponse, que la jeune
fille prononça d’une voix ferme et sans aucune hésitation.

Il lui prit la main, qu’il baisa respectueusement, et, la couvant
des yeux :

– Une main royale, dit-il, un pied de fée… l’esprit, la volonté,
la candeur… Ah ! baron, quel trésor !… Ce n’est pas une fille que
vous avez là, c’est une reine…

Et, sur ce mot, il prit congé, laissant Taverney près d’Andrée,
Taverney qui se gonflait insensiblement d’orgueil et d’espoir.

Quiconque l’eût vu, ce philosophe des anciennes théories, ce
sceptique, ce dédaigneux, aspirer à longs traits l’air de la faveur dans son
bourbier le moins respirable, se fût dit que Dieu avait pétri du même limon l’esprit
et le cœur de M. de Taverney.

Taverney seul eût pu répondre à propos de ce changement :

– Ce n’est pas moi qui ai changé, c’est le temps.

Donc, il resta près d’Andrée, assis, un peu embarrassé ;
car la jeune fille, avec son inépuisable sérénité, le perçait de deux regards
profonds comme la mer en son plus profond abîme.

– M. de Richelieu n’a-t-il pas dit, monsieur, que Sa Majesté
vous avait confié un témoignage de sa satisfaction ? Quel est-il, je vous
prie ?

– Ah ! fit Taverney, elle est intéressée… Tiens, je ne
l’eusse pas cru. Tant mieux, Satan, tant mieux !

Il tira lentement de sa poche l’écrin donné la veille par le
maréchal, à peu près comme les bons papas tirent un sac de bonbons ou un jouet
que les yeux de l’enfant arrachent de leur poche avant que les mains aient agi.

– Voici, dit-il.

– Ah ! des bijoux… fit Andrée.

– Sont-ils de votre goût ?

C’était une garniture de perles d’un grand prix. Douze gros
diamants reliaient entre eux les rangs de ces perles ; un fermoir de
diamants, des boucles d’oreilles, et un rang de diamants pour les cheveux, donnaient
à ce présent une valeur de trente mille écus au moins.

– Mon Dieu, mon père ! s’écria Andrée.

– Eh bien ?

– C’est trop beau… le roi s’est trompé. Je serais honteuse
de porter cela… Aurais-je donc des toilettes qui puissent s’allier avec la
richesse de ces diamants ?

– Plaignez-vous donc, je vous prie ! dit ironiquement Taverney.

– Monsieur, vous ne me comprenez pas… Je regrette de ne
pouvoir porter ces bijoux, parce qu’ils sont trop beaux.

– Le roi, qui a donné l’écrin, mademoiselle, est assez grand
seigneur pour vous donner les robes…

– Mais, monsieur… cette bonté du roi…

– Ne croyez-vous pas que je l’aie méritée par mes services ?
dit Taverney.

– Ah ! pardon, monsieur ; c’est vrai, répliqua
Andrée en baissant la tête, mais sans être bien convaincue.

Au bout d’un moment de réflexion, elle referma l’écrin.

– Je ne porterai pas ces diamants, dit-elle.

– Pourquoi ? s’écria Taverney inquiet.

– Parce que, mon père, vous et mon frère, vous avez besoin
de tout le nécessaire, et que ce superflu blesse mes yeux depuis que je viens
de penser à votre gêne.

Taverney lui pressa la main en souriant.

– Oh ! ne vous occupez plus de cela, ma fille. Le roi a
fait plus pour moi que pour vous. Nous sommes en faveur, chère enfant. Il ne
serait ni d’une sujette respectueuse ni d’une femme reconnaissante de paraître
devant Sa Majesté sans la parure qu’elle a bien voulu vous donner.

– J’obéirai, monsieur.

– Oui ; mais il faut que vous obéissiez avec plaisir…
Cette parure ne paraît pas être de votre goût ?

– Je ne me connais pas en diamants, monsieur.

– Sachez donc que les perles seules valent cinquante mille
livres.

Andrée joignit les mains.

– Monsieur, dit-elle, il est étrange que Sa Majesté me fasse,
à moi, un pareil présent ; réfléchissez-y.

– Je ne vous comprends pas, mademoiselle, dit Taverney d’un
ton sec.

– Si je porte ces pierreries, je vous assure, monsieur, que
le monde s’en étonnera.

– Pourquoi ? dit Taverney du même ton, avec un regard impérieux
et froid qui fit baisser celui de sa fille.

– Un scrupule.

– Mademoiselle, il est fort étrange, vous m’avouerez, de
vous voir des scrupules là où, moi, je n’en vois pas. Vivent les jeunes filles
candides pour savoir le mal et l’apercevoir, si bien caché qu’il soit, alors
que nul ne l’avait remarqué ! Vive la jeune fille naïve et vierge pour
faire rougir les vieux grenadiers comme moi !

Andrée cacha sa confusion dans ses deux belles mains nacrées.

– Oh ! mon frère, murmura-t-elle tout bas, pourquoi
es-tu déjà si loin ?

Taverney entendit-il ce mot ? le devina-t-il avec cette
merveilleuse perspicacité que nous lui connaissons ? On ne saurait le dire ;
mais il changea de ton à l’instant même et, prenant les deux mains d’Andrée :

– Voyons, enfant, dit-il, est-ce que votre père n’est pas un
peu votre ami ?

Un doux sourire se fit jour à travers les ombres dont le
beau front d’Andrée était couvert.

– Est-ce que je ne suis pas là pour vous aimer, pour vous
conseiller ? est-ce que vous ne vous sentez pas fière de contribuer à la
fortune de votre frère et à la mienne ?

– Oh ! si, dit Andrée.

Le baron concentra sur sa fille un regard tout embrasé de
caresses.

– Eh bien, dit-il, vous serez, comme le disait tout à l’heure
M. de Richelieu, la reine des Taverney… Le roi vous a distinguée…Madame la
dauphine aussi, dit-il vivement ; dans l’intimité de ces augustes
personnes, vous bâtirez notre avenir, en leur faisant la vie heureuse… Amie de
la dauphine, amie… du roi, quelle gloire !… Vous avez des talents
supérieurs et une beauté sans rivale ; vous avez un esprit sain, exempt d’avarice
et d’ambition… Oh ! mon enfant, quel rôle vous pouvez jouer !… Vous
souvient-il de cette petite fille qui adoucit les derniers moments de Charles
VI ? Son nom fut béni en France… Vous souvient-il d’Agnès Sorel, qui restitua
l’honneur à la couronne de France ? Tous les bons Français vénèrent sa
mémoire… Andrée, vous serez le bâton de vieillesse de notre glorieux monarque…
Il vous chérira comme sa fille, et vous régnerez en France par le droit de la
beauté, du courage et de la fidélité.

Andrée ouvrait les yeux avec étonnement. Le baron reprit
sans lui laisser le temps de réfléchir :

– Ces femmes perdues qui déshonorent le trône, vous les
chasserez d’un seul regard ; votre présence purifiera la cour.C’est à
votre influence généreuse que la noblesse du royaume devra le retour des bonnes
mœurs, de la politesse, de la pure galanterie. Ma fille, vous pouvez, vous
devez être un astre régénérateur pour ce pays et une couronne de gloire pour
notre nom.

– Mais, dit Andrée étourdie, que me faudra-t-il faire pour
cela ?

– Andrée, reprit-il, je vous ai dit souvent qu’il faut en ce
monde forcer les gens à être vertueux en leur faisant aimer la vertu. La vertu
renfrognée, triste et psalmodiant des sentences, fait fuir ceux mêmes qui
voudraient le plus ardemment s’approcher d’elle. Donnez à la vôtre toutes les
amorces de la coquetterie, du vice même. Cela est facile à une fille
spirituelle et forte comme vous l’êtes. Faites-vous si belle, que la cour ne
parle que de vous ; faites-vous si agréable aux yeux du roi,qu’il ne
puisse se passer de vous ; faites-vous si secrète, si réservée pour tous, excepté
pour Sa Majesté, qu’on vous attribue bien vite tout le pouvoir que vous ne
pouvez manquer d’obtenir.

– Je ne comprends pas bien ce dernier avis, dit Andrée.

– Laissez-moi vous guider ; vous exécuterez sans comprendre,
ce qui vaut mieux pour une sage et généreuse créature comme vous. À propos, pour
exécuter le premier point, ma fille, je dois garnir votre bourse.Prenez ces
cent louis, et montez votre toilette d’une façon digne du rang auquel vous êtes
appelée depuis que le roi nous a fait l’honneur de nous distinguer.

Taverney donna cent louis à sa fille, lui baisa la main et
sortit.

Il reprit rapidement l’allée par laquelle il était venu, et
n’aperçut pas, au fond du bosquet des Amours, Nicole en grande conversation
avec un seigneur qui lui parlait à l’oreille.

Chapitre 36Ce qu’il fallait à Althotas pour compléter son élixir de vie

Le lendemain de cette conversation, vers quatre heures de l’après-midi,
Balsamo était occupé, dans son cabinet de la rue Saint-Claude, à lire une
lettre que Fritz venait de lui remettre. Cette lettre était sans signature :
il la tournait et retournait entre ses mains.

– Je connais cette écriture, disait-il, longue, irrégulière,
un peu tremblée, et avec force fautes d’orthographe.

Et il relisait :

« Monsieur le comte,

Une personne qui vous a consulté quelque temps avant la
chute du dernier ministère et qui déjà vous avait consulté longtemps auparavant,
se présentera aujourd’hui chez vous pour obtenir une consultation nouvelle. Vos
nombreuses occupations vous permettront-elles de donner à cette personne une
demi-heure entre quatre et cinq heures du soir ? »

Cette lecture achevée pour la deuxième ou la troisième fois,
Balsamo retombait dans sa recherche.

– Ce n’est pas la peine de consulter Lorenza pour si peu ;
d’ailleurs, ne sais-je plus deviner moi-même ? L’écriture est longue, signe
d’aristocratie ; irrégulière et tremblée, signe de vieillesse ; pleine
de fautes d’orthographe : c’est d’un courtisan. Ah !niais que je
suis ! c’est de M. le duc de Richelieu. Bien certainement,j’aurai une
demi-heure pour vous, monsieur le duc ; une heure, une journée. Prenez mon
temps et faites-en le vôtre. N’êtes-vous pas, sans le savoir, un de mes agents
mystérieux, un de mes démons familiers ? Ne poursuivons-nous pas la même œuvre ?
N’ébranlons-nous pas la monarchie d’un même effort, vous en vous faisant son
âme, moi en me faisant son ennemi ? Venez, monsieur le duc,venez.

Et Balsamo tira sa montre pour voir combien de temps encore
il avait à attendre le duc.

En ce moment une sonnette retentit dans la corniche du
plafond.

– Qu’y a-t-il donc ? fit Balsamo tressaillant. Lorenza
m’appelle, Lorenza ! Elle veut me voir. Lui serait-il arrivé quelque chose
de fâcheux ? ou bien serait-ce un de ces retours de caractère dont j’ai
été si souvent témoin et quelquefois victime ? Hier, elle était bien
pensive, bien résignée, bien douce ; hier, elle était bien comme j’aime à
la voir. Pauvre enfant ! Allons.

Alors il ferma sa chemise brodée, cacha son jabot de dentelle
sous sa robe de chambre, donna un regard à son miroir pour s’assurer que sa
coiffure n’était pas trop en désordre et s’achemina vers l’escalier, après
avoir répondu par un coup de sonnette pareil à la demande de Lorenza.

Mais, selon son habitude, Balsamo s’arrêta dans la chambre
qui précédait celle de la jeune femme, et, se tournant les bras croisés du côté
où il supposait qu’elle devait être, avec cette force de volonté qui ne connaît
point d’obstacles, il lui ordonna de dormir.

Puis, à travers une gerçure presque imperceptible de la boiserie,
comme s’il eût douté de lui-même ou comme s’il eût cru avoir besoin de
redoubler de précautions, il regarda.

Lorenza était endormie sur un canapé, où, chancelant sans
doute sous la volonté de son dominateur, elle était allée chercher un appui. Un
peintre n’eût certes pas pu trouver pour elle une attitude plus poétique.
Tourmentée et haletante sous le poids du rapide fluide que Balsamo lui avait
envoyé, Lorenza ressemblait à une de ces belles Arianes de Vanloo,dont la poitrine
est gonflée, le torse plein d’ondulations et de secousses, la tête perdue de désespoir
ou de fatigue.

Balsamo entra donc par son passage habituel et s’arrêta devant
elle pour la contempler, mais aussitôt il la réveilla : elle était trop
dangereuse ainsi.

À peine eut-elle ouvert les yeux, qu’elle laissa un éclair
jaillir de ses prunelles ; puis, comme pour asseoir ses idées encore fluctuantes,
elle lissa ses cheveux avec la paume de ses deux mains, étancha ses lèvres
humides d’amour, et, fouillant profondément sa mémoire, rassembla ses souvenirs
disséminés.

Balsamo la regardait avec une sorte d’anxiété. Il était habitué
depuis longtemps au brusque passage de la douceur amoureuse à un élan de colère
et de haine. La réflexion de ce jour, réflexion à laquelle il n’était pas
habitué, le sang-froid avec lequel Lorenza le recevait, au lieu de ces élans de
haine accoutumés, lui annonçaient pour cette fois quelque chose de plus sérieux
peut-être que tout ce qu’il avait vu jusque-là.

Lorenza se redressa donc et, secouant la tête en levant son
long regard velouté vers Balsamo :

– Veuillez, lui dit-elle, vous asseoir près de moi, je vous
prie.

Balsamo tressaillit à cette voix pleine d’une douceur inaccoutumée.

– M’asseoir ? dit-il. Tu sais bien, ma Lorenza, que je
n’ai qu’un désir, c’est de passer ma vie à tes genoux.

– Monsieur, reprit Lorenza du même ton, je vous prie de vous
asseoir, bien que je n’aie pas un long discours à vous faire ;mais, enfin,
je vous parlerai mieux, il me semble, si vous êtes assis.

– Aujourd’hui, comme toujours, ma Lorenza bien-aimée, dit
Balsamo, je ferai selon tes souhaits.

Et il s’assit dans un fauteuil auprès de Lorenza, assise elle-même
sur un sofa.

– Monsieur, dit-elle en attachant sur Balsamo des yeux d’une
expression angélique, je vous ai appelé pour vous demander une grâce.

– Oh ! ma Lorenza, s’écria Balsamo de plus en plus
charmé, tout ce que tu voudras, dis, tout !

– Une seule chose ; mais, je vous en préviens, cette
chose je la désire ardemment.

– Parlez, Lorenza, parlez, dût-il m’en coûter toute ma fortune,
dût-il m’en coûter la moitié de la vie.

– Il ne vous en coûtera rien, monsieur, qu’une minute de
votre temps, répondit la jeune femme.

Balsamo, enchanté de la tournure calme que prenait la conversation,
se faisait déjà à lui-même, grâce à son active imagination, un programme des
désirs que pouvait avoir formés Lorenza et surtout de ceux qu’il pourrait
satisfaire.

– Elle va, se disait-il, me demander quelque servante ou
quelque compagne. Eh bien, ce sacrifice immense, puisqu’il compromet mon secret
et mes amis, ce sacrifice, je le ferai, car la pauvre enfant est bien
malheureuse dans cet isolement.

– Parlez vite, ma Lorenza, dit-il tout haut avec un sourire
plein d’amour.

– Monsieur, dit-elle, vous savez que je meurs de tristesse
et d’ennui.

Balsamo inclina la tête avec un soupir en signe d’assentiment.

– Ma jeunesse, continua Lorenza, se consume ; mes jours
sont un long sanglot, mes nuits une perpétuelle terreur. Je vieillis dans la
solitude et dans l’angoisse.

– Cette vie est celle que vous vous faites, Lorenza, dit Balsamo,
et il n’a pas dépendu de moi que cette vie, que vous avez attristée ainsi, ne
fît envie à une reine.

– Soit. Aussi vous voyez que c’est moi qui reviens à vous.

– Merci, Lorenza.

– Vous êtes bon chrétien, m’avez-vous dit quelquefois,quoique…

– Quoique vous me croyiez une âme perdue, voulez-vous dire ?
J’achève votre pensée Lorenza.

– Ne vous arrêtez qu’à ce que je dirai, monsieur, et ne supposez
rien, je vous prie.

– Continuez donc.

– Eh bien, au lieu de me laisser m’abîmer dans ces colères
et dans ces désespoirs, accordez-moi, puisque je ne vous suis utile à rien…

Elle s’arrêta pour regarder Balsamo ; mais déjà il
avait repris son empire sur lui-même, et elle ne rencontra qu’un regard froid
et un sourcil froncé.

Elle s’anima sous cet œil presque menaçant.

– Accordez-moi, continua-t-elle, non pas la liberté, je sais
qu’un décret de Dieu ou plutôt votre volonté, qui me paraît toute-puissante, me
condamne à la captivité durant ma vie ; accordez-moi de voir des visages
humains, d’entendre le son d’une autre voix que votre voix ;accordez-moi
enfin de sortir, de marcher, de faire acte d’existence.

– J’avais prévu ce désir, Lorenza, dit Balsamo en lui
prenant la main, et depuis longtemps, vous le savez, ce désir estle mien.

– Alors !… s’écria Lorenza.

– Mais, reprit Balsamo, vous m’avez prévenu vous-même ;
comme un insensé que j’étais, et tout homme qui aime est un insensé, je vous ai
laissée pénétrer une partie de mes secrets en science et en politique. Vous
savez qu’Althotas a trouvé la pierre philosophale et cherche l’élixir de vie :
voilà pour la science. Vous savez que moi et mes amis conspirons contre les
monarchies de ce monde : voilà pour la politique. L’un des deux secrets
peut me faire brûler comme sorcier, l’autre peut me faire rouer comme coupable
de haute trahison. Or, vous m’avez menacé, Lorenza ; vous m’avez dit que
vous tenteriez tout au monde pour recouvrer votre liberté, et que,cette
liberté une fois reconquise, le premier usage que vous en feriez serait de me
dénoncer à M. de Sartine. Avez-vous dit cela ?

– Que voulez-vous ! parfois je m’exaspère, et alors… eh
bien, alors, je deviens folle.

– Êtes-vous calme ? Êtes-vous sage à cette heure, Lorenza,
et pouvons nous causer ?

– Je l’espère.

– Si je vous rends cette liberté que vous demandez,trouverai-je
en vous une femme dévouée et soumise, une âme constante et douce ? Vous
savez que voilà mon plus ardent désir, Lorenza.

La jeune femme se tut.

– M’aimerez-vous enfin ? acheva Balsamo avec un soupir.

– Je ne veux promettre que ce que je puis tenir, dit Lorenza ;
ni l’amour ni la haine ne dépendent de nous. J’espère que Dieu, en échange de
ces bons procédés de votre part, permettra que la haine s’efface et que l’amour
vienne.

– Ce n’est malheureusement pas assez d’une pareille promesse,
Lorenza, pour que je me fie à vous. Il me faut un serment absolu,sacré, dont
la rupture soit un sacrilège, un serment qui vous lie en ce monde et dans l’autre,
qui entraîne votre mort dans celui-ci et votre damnation dans celui là.

Lorenza se tut.

– Ce serment, voulez-vous le faire ?

Lorenza laissa tomber sa tête dans ses deux mains, et son
sein se gonfla sous la pression de sentiments opposés.

– Faites-moi ce serment, Lorenza, tel que je le dicterai, avec
la solennité dont je l’entourerai, et vous êtes libre.

– Que faut-il que je jure, monsieur ?

– Jurez que jamais, sous aucun prétexte, rien de ce que vous
avez surpris relativement à la science d’ Althotas ne sortira de votre bouche.

– Oui, je jurerai cela.

– Jurez que rien de ce que vous avez surpris relativement à
nos réunions politiques ne sera jamais divulgué par vous.

– Je jurerai encore cela.

– Avec le serment et dans la forme que j’indiquerai ?

– Oui ; est-ce tout ?

– Non, jurez – et c’est là le principal, Lorenza, car aux autres
serments ma vie seulement est attachée ; à celui que je vais vous dire est
attaché mon bonheur –, jurez que jamais vous ne vous séparerez de moi, Lorenza.
Jurez, et vous êtes libre.

La jeune femme tressaillit, comme si un fer glacé eût pénétré
jusqu’à son cœur.

– Et sous quelle forme ce serment doit-il être fait ?

– Nous irons ensemble dans une église, Lorenza ; nous
communierons ensemble avec la même hostie. Sur cette hostie entière, vous
jurerez de ne jamais rien révéler de relatif à Althotas, de ne jamais rien
révéler de relatif à mes compagnons. Vous jurerez de ne jamais vous séparer de
moi. Nous couperons l’hostie en deux, et nous en prendrons chacun la moitié, en
adjurant le Seigneur Dieu, vous que vous ne me trahirez jamais,moi, que je
vous rendrai toujours heureuse.

– Non, dit Lorenza, un tel serment est un sacrilège.

– Un serment n’est un sacrilège, Lorenza, reprit tristement
Balsamo, que lorsqu’on fait ce serment avec intention de ne point le tenir.

– Je ne ferai point ce serment, dit Lorenza. J’aurais trop
peur de perdre mon âme.

– Ce n’est point, je vous le répète, en le faisant que vous
perdriez votre âme, dit Balsamo : c’est en le trahissant.

– Je ne le ferai pas.

– Alors prenez patience, Lorenza, dit Balsamo sans colère, mais
avec une tristesse profonde.

Le front de Lorenza s’assombrit, comme on voit s’assombrir
une prairie couverte de fleurs quand passe un nuage entre elle et le ciel.

– Ainsi vous me refusez ? dit-elle.

– Non pas, Lorenza, c’est vous, au contraire.

Un mouvement nerveux indiqua tout ce que la jeune femme
comprimait d’impatience à ses paroles.

– Écoutez, Lorenza, dit Balsamo, voici ce que je puis faire
pour vous, et c’est beaucoup, croyez-moi.

– Dites, répondit la jeune femme avec un sourire amer.
Voyons jusqu’où s’étendra cette générosité que vous faites si fort valoir.

– Dieu, le hasard ou la fatalité, comme vous le voudrez,Lorenza,
nous ont liés l’un à l’autre par des nœuds indissolubles ;n’essayons donc
pas de les rompre dans cette vie, puisque la mort seule peut les briser.

– Voyons, je sais cela, dit Lorenza avec impatience.

– Eh bien, dans huit jours, Lorenza, quoi qu’il m’en coûte
et quelque chose que je risque en faisant ce que je fais, dans huit jours vous
aurez une compagne.

– Où cela ? demanda-t-elle.

– Ici.

– Ici ! s’écria-t-elle, derrière ces barreaux, derrière
ces portes inexorables, derrière ces portes d’airain ? Une compagne de prison ?
Oh ! vous n’y pensez pas, monsieur, ce n’est point là ce que je vous
demande.

– Lorenza, c’est cependant tout ce que je puis accorder.

La jeune femme fit un geste d’impatience plus prononcé.

– Mon amie ! mon amie ! reprit Balsamo avec
douceur, réfléchissez-y bien, à deux vous porterez plus facilement le poids de
ce malheur nécessaire.

– Vous vous trompez, monsieur ; je n’ai jusqu’à présent
souffert que de ma propre douleur et non de la douleur d’autrui.Cette épreuve
me manque et je comprends que vous vouliez me la faire subir. Oui,vous mettrez
auprès de moi une victime comme moi, que je verrai maigrir, pâlir,expirer de
douleur comme moi ; que j’entendrai battre, comme je l’ai fait, cette muraille,
porte odieuse que j’interroge mille fois le jour, pour savoir où elle s’ouvre
quand elle vous donne passage ; et, quand la victime, ma compagne, aura
comme moi usé ses ongles sur le bois et le marbre en essayant de l’enfoncer ou
de le disjoindre ; quand elle aura, comme moi, usé ses paupières avec ses
pleurs ; quand elle sera morte comme je suis morte et que vous aurez deux
cadavres au lieu d’un, dans votre bonté infernale vous direz :« Ces
deux enfants se divertissent ; elles se font société ;elles sont heureuses. »
Oh ! non, non, mille fois non !

Et elle frappa violemment du pied le parquet.

Balsamo essaya encore de la calmer.

– Voyons, dit-il, Lorenza, de la douceur, du calme ;
raisonnons, je vous en supplie.

– Il me demande du calme ! il me demande de la raison !
Le bourreau demande de la douceur au patient qu’il torture, du calme à l’innocent
qu’il martyrise.

– Oui, je vous demande du calme et de la douceur ; car
vos colères, Lorenza, ne changent rien à notre destinée, elles l’endolorissent,
voilà tout. Acceptez ce que je vous offre, Lorenza ; je vous donnerai une
compagne, une compagne qui chérira l’esclavage, parce que cet esclavage lui
aura donné votre amitié. Vous ne verrez pas un visage triste et larmoyant comme
vous le craignez, mais, au contraire, un sourire et une gaieté qui dérideront
votre front. Voyons, ma bonne Lorenza, acceptez ce que je vous offre ; car,
je vous le jure, je ne puis vous offrir davantage.

– C’est-à-dire que vous mettrez près de moi une mercenaire à
laquelle vous aurez dit qu’il y a là-haut une folle, une pauvre femme malade et
condamnée à mourir ; vous inventerez la maladie.« Renfermez-vous
près de cette folle, consentez au dévouement, et je vous payerai vos soins
aussitôt que la folle sera morte. »

– Oh ! Lorenza, Lorenza ! murmura Balsamo.

– Non, ce n’est point cela et je me trompe, n’est-ce pas ?
poursuivit ironiquement Lorenza, et je devine mal ; que voulez-vous !
je suis ignorante, moi ; je connais si mal le monde et le cœur du monde.
Allons, allons, vous lui direz à cette femme : « Veillez,la folle
est dangereuse ; prévenez-moi de toutes ses actions, de toutes ses pensées,
veillez sur sa vie, veillez sur son sommeil. » Et vous lui donnerez de l’or
tant qu’elle voudra ; l’or ne vous coûte rien, à vous, vous enfaites.

– Lorenza, vous vous égarez ; au nom du Ciel, Lorenza,lisez
mieux dans mon cœur. Vous donner une compagne, mon amie, c’est compromettre des
intérêts si grands, que vous frémiriez si vous ne me haïssiez pas…Vous donner
une compagne, je vous l’ai dit, c’est risquer ma sûreté, ma liberté, ma vie :
et tout cela, cependant, je le risque pour vous épargner quelques ennuis.

– Des ennuis ! s’écria Lorenza en riant de ce rire
sauvage et effrayant qui faisait frémir Balsamo. Il appelle cela des ennuis !

– Eh bien, des douleurs ; oui, vous avez raison, Lorenza,
ce sont de poignantes douleurs. Oui, Lorenza ; eh bien, je te le répète, aie
patience, et un jour viendra où toutes ces douleurs prendront fin ; un
jour viendra où tu seras libre, un jour viendra où tu seras heureuse.

– Voyons, dit-elle, voulez-vous m’accorder de me retirer
dans un couvent ? J’y ferai des vœux.

– Dans un couvent !

– Je prierai, je prierai pour vous d’abord, et pour moi ensuite.
Je serai bien enfermée, c’est vrai, mais j’aurai un jardin, de l’air, de l’espace,
un cimetière pour me promener parmi les tombes, en cherchant d’avance la place
de la mienne. J’aurai des compagnes qui seront malheureuses de leur propre
malheur et non du mien. Laissez-moi me retirer dans un couvent, et je vous
ferai tous les serments que vous voudrez. Un couvent, Balsamo, un couvent, je
vous le demande à mains jointes !

– Lorenza, Lorenza, nous ne pouvons nous séparer. Liés, liés,
nous somme liés dans ce monde, entendez-vous bien ? Tout ce qui excédera
les limites de cette maison, ne me le demandez pas.

Et Balsamo prononça ces mots d’une voix si nette, et en même
temps si réservée dans son absolutisme, que Lorenza ne continua pas même d’insister.

– Ainsi, vous ne le voulez pas ? dit-elle abattue.

– Je ne le puis.

– C’est irrévocable ?

– Irrévocable, Lorenza.

– Eh bien, autre chose, dit-elle avec un sourire.

– Oh ! ma bonne Lorenza, souriez encore, encore ainsi
et, avec un pareil sourire, vous me ferez faire tout ce que vous voudrez.

– Oui, n’est-ce pas, je vous ferai faire tout ce que je
voudrai, pourvu que, moi, je fasse tout ce qu’il vous plaira ?Eh bien, soit.
Je serai raisonnable autant que possible.

– Parle, Lorenza, parle.

– Tout à l’heure vous m’avez dit : « Un jour,Lorenza,
tu ne souffriras plus ; un jour, tu seras libre ; un jour, tu seras
heureuse. »

– Oh ! je l’ai dit et je jure le Ciel que j’attends ce
jour avec la même impatience que toi.

– Eh bien, ce jour peut arriver tout de suite, Balsamo, dit
la jeune femme avec une expression caressante que son mari ne lui avait jamais
vue que pendant son sommeil. Je suis lasse, voyez-vous, oh !bien lasse ;
vous comprendrez cela, si jeune encore, j’ai déjà tant souffert ! Eh bien,
mon ami – car vous dites que vous êtes mon ami – écoutez-moi donc : ce
jour heureux, donnez-le-moi tout de suite.

– J’écoute, dit Balsamo avec un trouble inexprimable.

– J’achève mon discours par la demande que j’eusse dû vous
faire en commençant, Acharat.

La jeune femme frissonna.

– Parlez, mon amie.

– Eh bien, j’ai remarqué souvent, quand vous faisiez des expériences
sur de malheureux animaux, et vous me disiez que ces expériences étaient
nécessaires à l’humanité ; j’ai remarqué que souvent vous aviez le secret
de la mort, soit par une goutte de poison, soit par une veine ouverte, et que
cette mort était douce, et que cette mort avait la rapidité de la foudre, et
que ces malheureuses et innocentes créatures, condamnées comme moi au malheur
de la captivité, étaient libérées tout à coup par la mort, premier bienfait qu’elles
eussent reçu depuis leur naissance. Eh bien…

Elle s’arrêta pâlissant.

– Eh bien, Lorenza ? répéta Balsamo.

– Eh bien, ce que vous faites parfois dans l’intérêt de la
science vis-à-vis de malheureux animaux, faites-le vis-à-vis de moi pour obéir
aux lois de l’humanité ; faites-le pour une amie qui vous bénira de toute
son âme, pour une amie qui baisera vos mains avec une reconnaissance infinie, si
vous lui accordez ce qu’elle vous demande. Faites-le, Balsamo, pour moi qui
suis à vos genoux, pour moi qui vous promets, à mon dernier soupir,plus d’amour
et de joie que vous n’en avez fait éclore en moi pendant toute ma vie ;
pour moi qui vous promets un sourire franc et radieux au moment où je quitterai
la terre. Balsamo, par l’âme de votre mère, par le sang de notre Dieu, par tout
ce qu’il y a de doux et de solennel, de sacré dans le monde des vivants et dans
le monde des morts, je vous en conjure, tuez-moi,tuez-moi !

– Lorenza ! s’écria Balsamo en saisissant entre ses
bras la jeune femme, qui, à ces derniers mots, s’était levée,Lorenza, tu es en
délire ; moi, te tuer ! toi, mon amour, toi, ma vie !

Lorenza se dégagea des bras de Balsamo par un violent effort
et tomba à genoux.

– Je ne me relèverai pas, dit-elle, que tu ne m’aies accordé
ma demande. Tue-moi sans secousse, sans douleur, sans agonie ;accorde-moi
cette grâce, puisque tu dis que tu m’aimes, de m’endormir comme tu m’as
endormie souvent ; seulement, ôte-moi le réveil, c’est le désespoir.

– Lorenza, mon amie, dit Balsamo, mon Dieu ! ne voyez-vous
donc point que vous me percez le cœur ? Quoi ! vous êtes malheureuse
à ce point ? Voyons, Lorenza, remettez-vous, ne vous abandonnez point au
désespoir. Hélas ! vous me haïssez donc bien ?

– Je hais l’esclavage, la gêne, la solitude ; et, puisque
c’est vous qui me faites esclave, malheureuse et solitaire, eh bien, oui, je
vous hais.

– Mais, moi, je vous aime trop pour vous voir mourir. Lorenza,
vous ne mourrez donc pas, et je ferai la cure la plus difficile de toutes
celles que j’ai faites, ma Lorenza ; je vous ferai aimer la vie.

– Non, non, impossible ; vous m’avez fait chérir la
mort.

– Lorenza, par pitié, ma Lorenza, je te promets qu’avant
peu…

– La mort ou la vie ! s’écria la jeune femme, qui s’enivrait
graduellement de sa colère. Aujourd’hui est le jour suprême ;voulez-vous
me donner la mort, c’est-à-dire le repos ?

– La vie, ma Lorenza, la vie.

– C’est la liberté alors.

Balsamo garda le silence.

– Alors, la mort, la douce mort par un philtre, par un coup
d’aiguille, la mort pendant le sommeil : le repos ! le repos !
le repos !

– La vie et la patience, Lorenza.

Lorenza poussa un éclat de rire terrible, et faisant un bond
en arrière, elle tira de sa poitrine un couteau à la lame fine et aiguë qui, pareil
à l’éclair, étincela dans sa main.

Balsamo poussa un cri ; mais il était trop tard :
lorsqu’il s’élança, lorsqu’il atteignit la main, l’arme avait déjà fait son
trajet et était retombée sur la poitrine de Lorenza. Balsamo avait été ébloui
par l’éclair ; il fut aveuglé par la vue du sang.

À son tour, il poussa un cri terrible et saisit Lorenza à
bras-le-corps, allant chercher au milieu de sa course l’arme prête à retomber
une seconde fois et la saisissant à pleine main.

Lorenza retira le couteau par un violent effort, et la lame
tranchante glissa entre les doigts de Balsamo.

Le sang jaillit de sa main mutilée.

Alors, au lieu de continuer la lutte, Balsamo étendit cette
main toute sanglante sur la jeune femme et d’une voix irrésistible :

– Dormez, Lorenza, dit-il, dormez, je le veux !

Mais, cette fois, l’irritation était telle, que l’obéissance
fut moins prompte que d’habitude.

– Non, non, murmura Lorenza chancelante et cherchant à se
frapper encore. Non, je ne dormirai pas !

– Dormez ! vous dis-je ! s’écria une seconde fois
Balsamo en faisant un pas vers elle, dormez, je vous l’ordonne.

Cette fois, la puissance de volonté fut telle chez Balsamo, que
toute réaction fut vaincue ; Lorenza poussa un soupir, laissa échapper le
couteau, chancela et alla rouler sur des coussins.

Ses yeux restaient seuls ouverts, mais le feu sinistre de
ses yeux pâlit graduellement et ils se fermèrent. Le cou, crispé,se détendit ;
la tête se pencha sur l’épaule, comme fait la tête d’un oiseau blessé, un
frissonnement nerveux courut par tout son corps. Lorenza était endormie.

Alors seulement Balsamo put écarter les vêtements de Lorenza
et sonda sa blessure, qui lui parut légère. Cependant, le sang s’en échappait
avec abondance.

Balsamo poussa l’œil du lion, le ressort joua, la plaque s’ouvrit ;
puis, détachant le contrepoids qui faisait descendre la trappe d’ Althotas, il
se plaça sur cette trappe et monta dans le laboratoire du vieillard.

– Ah ! c’est toi, Acharat ? dit celui-ci toujours
dans son fauteuil. Tu sais que c’est dans huit jours que j’ai cent ans. Tu sais
que, d’ici là, il me faut le sang d’un enfant ou d’une vierge ?

Mais Balsamo ne l’écoutait point, il courut à l’armoire où
se trouvaient les baumes magiques, saisit une de ces fioles dont il avait tant
de fois éprouvé l’efficacité ; puis il se replaça sur la trappe, frappa du
pied et redescendit.

Althotas fit rouler son fauteuil jusqu’à l’orifice de la
trappe, avec l’intention de le saisir par ses vêtements.

– Tu entends, malheureux ! lui dit-il ; tu entends,
si dans huit jours je n’ai pas un enfant ou une vierge pour achever mon élixir,
je suis mort.

Balsamo se retourna ; les yeux du vieillard semblaient
flamboyer au milieu de son visage aux muscles immobiles ; on eût dit que
les yeux seuls vivaient.

– Oui, oui, répondit Balsamo ; oui, sois tranquille, on
te donnera ce que tu demandes.

Puis, lâchant le ressort, il fit remonter la trappe qui, ainsi
qu’un ornement, alla s’adapter au plafond.

Après quoi, il s’élança dans la chambre de Lorenza, où il
était à peine rentré, que la sonnette de Fritz retentit.

– M. de Richelieu, murmura Balsamo ; oh ! ma foi,tout
duc et pair qu’il est, il attendra.

Chapitre 37Les deux gouttes d’eau de M. de Richelieu

Le duc de Richelieu sortit à quatre heures et demie de la
maison de la rue Saint-Claude.

Ce qu’il était venu faire chez Balsamo va s’expliquer tout naturellement
dans ce qu’on va lire.

M. de Taverney avait dîné chez sa fille ; madame la dauphine,
ce jour-là, avait donné congé entier à Andrée pour que celle-ci pût recevoir
son père chez elle.

On en était au dessert quand M. de Richelieu entra ;toujours
porteur de bonnes nouvelles, il venait annoncer à son ami que le roi avait
déclaré, le matin même, que ce n’était plus une compagnie qu’il comptait donner
à Philippe, mais un régiment.

Taverney manifesta bruyamment sa joie, et Andrée remercia le
maréchal avec effusion.

La conversation fut tout ce qu’elle devait être après ce qui
s’était passé. Richelieu parla toujours du roi, Andrée toujours de son frère, Taverney
toujours d’Andrée.

Celle-ci annonça dans la conversation qu’elle était libre de
tout service près de madame la dauphine ; que Son Altesse royale recevait
deux princes allemands de sa famille, et que, pour passer quelques heures de
liberté qui lui rappelassent la cour de Vienne, Marie-Antoinette n’avait voulu
avoir aucun service près d’elle, pas même celui de sa dame d’honneur ; ce
qui avait si fort fait frissonner madame de Noailles, qu’elle s’était allée
jeter aux genoux du roi.

Taverney était, disait-il, charmé de cette liberté d’Andrée
pour causer avec elle de tant de choses intéressant leur fortune et leur
renommée. Sur cette observation, Richelieu proposa de se retirer pour laisser
le père et la fille dans une intimité plus grande encore ; ce que
mademoiselle de Taverney ne voulut point accepter. Richelieu demeura donc.

Richelieu était dans sa veine de moralité : il peignit
fort éloquemment le malheur dans lequel était tombé la noblesse de France, forcée
de subir le joug ignominieux de ces favorites de hasard, de ces reines de contrebande,
au lieu d’avoir à encenser les favorites d’autrefois, presque aussi nobles que
leurs augustes amants, ces femmes qui régnaient sur le prince parleur beauté
et par leur amour et sur les sujets par leur naissance, leur esprit et leur
patriotisme loyal et pur.

Andrée fut surprise de rencontrer tant d’analogie entre les
paroles de Richelieu et celles que le baron de Taverney lui faisait entendre
depuis quelques jours.

Richelieu se lança ensuite dans une théorie de la vertu,théorie
si spirituelle, si païenne, si française, que mademoiselle de Taverney fut
forcée de convenir qu’elle n’était pas vertueuse le moins du monde d’après les
théories de M. de Richelieu et que la véritable vertu, comme l’entendait le
maréchal, était celle de madame de Châteauroux, de mademoiselle de La Vallière
et de mademoiselle de Fosseuse.

De déductions en déductions, de preuves en preuves, Richelieu
devint si clair, qu’Andrée n’y comprit plus rien.

La conversation demeura sur ce pied jusqu’à sept heures du
soir, à peu près.

À sept heures du soir, le maréchal se leva : il était
forcé, disait-il, d’aller faire sa cour au roi, à Versailles.

En allant et en venant par la chambre pour prendre son chapeau,
il rencontra Nicole, qui avait toujours quelque chose à faire là où se trouvait
M. de Richelieu.

– Petite, lui dit-il en lui frappant sur l’épaule, tu me reconduiras ;
je veux que tu portes un bouquet que madame de Noailles a fait cueillir dans
ses parterres et qu’elle envoie à madame la comtesse d’ Egmont.

Nicole s’inclina comme les villageoises des opéras comiques
de M. Rousseau.

Sur quoi, le maréchal prit congé du père et de la fille,échangea
avec Taverney un regard significatif, fit une révérence de jeune homme à Andrée
et sortit.

Si le lecteur veut nous le permettre, nous laisserons le
baron et Andrée causer de la nouvelle faveur accordée à Philippe,et nous
suivrons le maréchal. Ce nous sera un moyen de savoir ce qu’il était allé faire
rue Saint Claude, où il avait pris pied, on se le rappelle, dans un si terrible
moment.

D’ailleurs, la morale du baron enchérissait encore sur celle
de son ami le maréchal, et pourrait bien effaroucher les oreilles qui, moins
pures que celles d’Andrée, y comprendraient quelque chose.

Richelieu descendit donc l’escalier en s’appuyant sur l’épaule
de Nicole et, dès qu’il fut dans le parterre avec elle :

– Ah çà, petite, dit-il en s’arrêtant et en la regardant en
face, nous avons donc un amant ?

– Moi, monsieur le maréchal ? s’écria Nicole toute
rougissante et en faisant un pas en arrière.

– Hein ! fit celui-ci, n’es-tu point Nicole Legay, par
hasard ?

– Si fait, monsieur le maréchal.

– Eh bien, Nicole Legay a un amant.

– Oh ! par exemple !

– Oui, ma foi, un certain drôle assez bien tourné, qu’elle recevait
rue Coq-Héron, et qui l’a suivie aux environs de Versailles.

– Monsieur le duc, je vous jure…

– Une sorte d’exempt qu’on appelle… Veux-tu que je te dise,petite,
comment on appelle l’amant de mademoiselle Nicole Legay ?

Le dernier espoir de Nicole était que le maréchal ignorât le
nom de ce bienheureux mortel.

– Ma foi, dites, monsieur le maréchal, fit-elle, puisque
vous êtes en train.

– Qui s’appelle M. de Beausire, répéta le maréchal, et qui, en
vérité, ne dément pas trop son nom.

Nicole joignit les mains avec une affectation de pruderie
qui n’imposa pas le moins du monde au vieux maréchal.

– Il paraît, dit-il, que nous lui donnons des rendez-vous à
Trianon. Peste ! dans un château royal, c’est grave ; on est chassée
pour ces sortes de fredaines, ma belle enfant, et M. de Sartine envoie toutes
les filles chassées des châteaux royaux à la Salpêtrière.

Nicole commença de s’inquiéter.

– Monseigneur, dit-elle, je vous jure que, si M. de Beausire
se vante d’être mon amant, c’est un fat et un vilain ; car, en vérité, je
suis bien innocente.

– Je ne dis pas non, dit Richelieu ; mais as-tu donné, oui
ou non, des rendez-vous ?

– Monsieur le duc, un rendez-vous n’est pas une preuve.

– As-tu donné, oui ou non, des rendez-vous ? Réponds.

– Monseigneur…

– Tu en as donné, c’est très bien ; je ne te blâme pas,
ma chère enfant ; d’ailleurs, j’aime les jolies filles qui font circuler
leur beauté et j’ai toujours de mon mieux aidé à la circulation ;
seulement, comme ton ami, comme ton protecteur, je t’avertis charitablement.

– Mais on m’a donc vue ? demanda Nicole.

– Apparemment, puisque je le sais.

– Monseigneur, dit Nicole d’un ton résolu, on ne m’a pas vue,
c’est impossible.

– Je n’en sais rien, mais le bruit en court, et cela donne
un assez vilain relief à ta maîtresse ; et tu comprends que,comme je suis
encore plus l’ami de la famille Taverney que de la famille Legay,il est de mon
devoir de dire deux mots de ce qui se passe au baron.

– Ah ! monseigneur, s’écria Nicole, effrayée de la
tournure que prenait la conversation, vous me perdez ; même innocente, je
serai chassée rien que sur le soupçon.

– Eh bien, pauvre enfant, tu seras chassée alors ; car,
à l’heure qu’il est, je ne sais plus quel mauvais esprit, ayant trouvé quelque
chose à redire à ces rendez-vous, tout innocents qu’ils sont, en a dû prévenir
madame de Noailles.

– Madame de Noailles ! grand Dieu !

– Oui, tu vois que la chose devient pressante.

Nicole frappa ses deux mains l’une contre l’autre avec désespoir.

– C’est malheureux, je le sais bien, dit Richelieu ; mais
que diable veux-tu y faire ?

– Et vous qui vous disiez tout à l’heure mon protecteur, vous
qui m’avez prouvé que vous l’étiez, vous ne pouvez plus me protéger ?
demanda Nicole avec la ruse câline qu’y eût mise une femme de trente ans.

– Si, pardieu ! je le puis.

– Eh bien, monseigneur ?…

– Oui, mais je ne le veux pas.

– Oh ! monsieur le duc !

– Oui, tu es gentille, je sais cela ; et tes beaux yeux
me disent toutes sortes de choses ; mais je deviens tant soit peu aveugle,
ma pauvre Nicole, et je ne comprends plus le langage des beaux yeux. Jadis, je
t’eusse proposé de te donner asile au pavillon de Hanovre ;mais, aujourd’hui,
à quoi bon ? on n’en jaserait même plus.

– Vous m’y avez cependant déjà emmenée, au pavillon de
Hanovre, dit Nicole avec dépit.

– Ah ! que tu as mauvaise grâce, Nicole, de me
reprocher de t’avoir emmenée à mon hôtel, quand j’ai fait cela pour te rendre
service ; car, enfin, avoue que, sans l’eau de M. Rafté, qui a fait de toi
une charmante brune, tu n’entrais pas à Trianon ; ce qui, au reste, valait
mieux, peut-être, que d’en être chassée ; mais aussi pourquoi diable
donner comme cela des rendez-vous à M. de Beausire, et à la grille des écuries
encore !

– Ainsi, vous savez même cela ? dit Nicole, qui vit
bien qu’il fallait changer de tactique et se mettre à la discrétion entière du
maréchal.

– Parbleu ! tu vois bien que je le sais, et madame de
Noailles aussi. Tiens, ce soir encore, tu avais rendez-vous…

– C’est vrai, monsieur le duc ; mais, foi de Nicole, je
n’irai pas.

– Sans doute, tu es prévenue ; mais M. de Beausire ira,
lui qui n’est pas prévenu, et on le prendra. Alors, comme tout naturellement il
ne voudra pas passer pour un voleur qu’on pend, ou un espion qu’on bâtonne, il
aimera mieux dire, d’autant plus que la chose n’est pas désagréable à avouer :
« Laissez-moi, je suis l’amant de la petite Nicole. »

– Monsieur le duc, je vais le faire prévenir.

– Impossible, pauvre enfant ; et par qui, je te le
demande ; par celui qui t’a dénoncée, peut-être ?

– Hélas ! c’est vrai, dit Nicole jouant le désespoir.

– Comme c’est beau, le remords ! s’écria Richelieu.

Nicole se cacha le visage dans ses deux mains, en observant
bien de laisser passer assez de jour entre ses doigts pour ne pas perdre un
geste, un regard de Richelieu.

– Tu es adorable, en vérité, dit le duc, à qui aucune de ces
petites roueries féminines n’échappait ; que n’ai-je cinquante ans de
moins ! Mais n’importe, palsambleu ! Nicole, je veux te tirer de là.

– Oh ! monsieur le duc, si vous faites ce que vous dites,
ma reconnaissance…

– Je n’en veux pas, Nicole. Je te rendrai service sans intérêts,
au contraire.

– Ah ! c’est bien beau à vous, monseigneur, et du fond
de mon cœur je vous en remercie.

– Ne me remercie pas encore. Tu ne sais rien. Que diable !
attends que tu saches.

– Tout me sera bon, monsieur le duc, pourvu que mademoiselle
Andrée ne me chasse pas.

– Ah ! mais tu tiens donc énormément à rester à Trianon ?

– Par-dessus tout, monsieur le duc.

– Eh bien, Nicole, ma jolie fille, raye ce premier point de
dessus tes tablettes.

– Mais, si je ne suis pas découverte, cependant, monsieur le
duc ?

– Découverte, oui ou non, tu ne partiras pas moins.

– Oh ! pourquoi cela ?

– Je vais te le dire : parce que, si tu es découverte
par madame de Noailles, il n’y a pas de crédit, même celui du roi,qui puisse
te sauver.

– Ah ! si je pouvais voir le roi !

– Eh bien, petite, en vérité, il ne manquerait plus que
cela. Ensuite, parce que, si tu n’es pas découverte, c’est moi qui te ferai
partir.

– Vous ?

– Sur-le-champ.

– En vérité, monsieur le maréchal, je n’y comprends rien.

– C’est comme j’ai l’avantage de te le dire.

– Et voilà votre protection ?

– Si tu n’en veux pas, il est temps encore ; dis un mot,
Nicole.

– Oh ! si fait, monsieur le duc, je la veux, au
contraire.

– Je te l’accorde.

– Eh bien ?

– Eh bien, je ferai donc ceci, écoute.

– Parlez, monseigneur.

– Au lieu de te laisser chasser et emprisonner, je te ferai
libre et riche.

– Libre et riche ?

– Oui.

– Et que faut-il faire pour devenir libre et riche ?
Dites vite, monsieur le maréchal.

– Presque rien.

– Mais encore…

– Ce que je vais te prescrire.

– Est-ce bien difficile ?

– Une besogne d’enfant.

– Ainsi, dit Nicole, il y a quelque chose à faire ?

– Ah ! dame !… tu sais la devise de ce monde,Nicole :
rien pour rien.

– Et ce qu’il y a à faire, est-ce pour moi ? est-ce
pour vous ?

Le duc regarda Nicole.

– Tudieu ! dit-il, la petite masque, est-elle rouée !

– Enfin, achevez, monsieur le duc.

– Eh bien, c’est pour toi, répondit-il bravement.

– Ah ! ah ! dit Nicole, qui déjà, comprenant que
le maréchal avait besoin d’elle, ne le craignait plus, et dont l’ingénieuse cervelle
fonctionnait pour découvrir la vérité au milieu des détours dont,par habitude,
l’enveloppait son interlocuteur ; que ferai-je donc pour moi,monsieur le
duc ?

– Voici : M. de Beausire vient à sept heures et demie ?

– Oui, monsieur le maréchal, c’est son heure.

– Il est sept heures dix minutes.

– C’est encore vrai.

– Si je veux, il sera pris.

– Oui, mais vous ne voulez pas.

– Non : tu iras le trouver et tu lui diras…

– Je lui dirai ?…

– Mais, d’abord, l’aimes-tu, ce garçon, Nicole ?

– Puisque je lui donne des rendez-vous…

– Ce n’est pas une raison ; tu peux vouloir l’épouser :
les femmes ont de si étranges caprices !

Nicole partit d’un éclat de rire.

– Moi, l’épouser ? dit-elle. Ah ! ah !ah !

Richelieu demeura stupéfait ; il n’avait pas, même à la
cour, rencontré beaucoup de femmes de cette force là.

– Eh bien, soit, tu ne veux pas épouser ; mais tu aimes
alors : tant mieux.

– Soit. J’aime M. de Beausire, mettons cela, monseigneur, et
passons.

– Peste ! quelle enjambeuse !

– Sans doute. Vous comprenez, ce qui m’intéresse…

– Eh bien ?

– C’est de savoir ce qui me reste à faire.

– Nous disons d’abord que, puisque tu l’aimes, tu fuiras
avec lui.

– Dame ! si vous le voulez absolument, il faudra bien.

– Oh ! oh ! je ne veux rien, moi ; un moment,
petite !

Nicole vit qu’elle allait trop vite, et qu’elle ne tenait
encore ni le secret ni l’argent de son rude antagoniste.

Elle plia donc, sauf plus tard à se relever.

– Monseigneur, dit-elle, j’attends vos ordres.

– Eh bien, tu vas aller trouver M. de Beausire et tu lui
diras : « Nous sommes découverts ; mais j’ai un protecteur qui
nous sauve, vous de Saint Lazare, moi de la Salpêtrière.Partons. »

Nicole regarda Richelieu.

– Partons, répéta-t-elle.

Richelieu comprit ce regard si fin et si expressif.

– Parbleu ! dit-il, c’est entendu, je pourvoirai aux
frais du voyage.

Nicole ne demanda pas d’autre éclaircissement ; il
fallait bien qu’elle sût tout puisqu’on la payait.

Le maréchal sentit ce pas fait par Nicole et se hâta, de son
côté, de dire tout ce qu’il avait à dire, comme on se hâte de payer quand on a
perdu, pour n’avoir plus le désagrément de payer.

– Sais-tu à quoi tu penses, Nicole ? dit-il.

– Ma foi, non, répondit la jeune fille ; mais, vous qui
savez tant de choses, monsieur le maréchal, je parie que vous l’avez deviné ?

– Nicole, dit-il, tu songes que, si tu fuis, ta maîtresse
pourra, ayant besoin de toi, par hasard, t’appeler dans la nuit,et, ne te
trouvant pas, donner l’alarme, ce qui t’exposerait à être rattrapée.

– Non, dit Nicole, je ne pensais point à cela, parce que, toute
réflexion faite, voyez-vous, monsieur le maréchal, j’aime mieux rester ici.

– Mais si l’on prend M. de Beausire ?

– Eh bien, on le prendra.

– Mais s’il avoue ?

– Il avouera.

– Ah ! fit Richelieu avec un commencement d’inquiétude,
tu seras perdue, alors.

– Non ; car mademoiselle Andrée est bonne et, comme
elle m’aime au fond, elle parlera de moi au roi ; et, si l’on fait quelque
chose à M. de Beausire, on ne me fera rien, à moi.

Le maréchal se mordit les lèvres.

– Et moi, Nicole, reprit-il, je te dis que tu es une sotte ;
que mademoiselle Andrée n’est pas bien avec le roi, et que je vais te faire
enlever tout à l’heure si tu ne m’écoutes pas comme je veux que tu m’écoutes ;
entends-tu, petite vipère ?

– Oh ! oh ! monseigneur, je n’ai la tête ni plate
ni cornue ; j’écoute, mais je fais mes réserves.

– Bien. Tu vas donc aller de ce pas ruminer ton plan de
fuite avec M. de Beausire.

– Mais comment voulez-vous que je m’expose à fuir, monsieur
le maréchal, puisque vous me dites vous-même que mademoiselle peut se réveiller,
me demander, m’appeler, que sais-je ? toutes choses auxquelles je n’avais
pas songé d’abord, mais que vous avez prévues, vous, monseigneur,qui êtes un
homme d’expérience.

Richelieu se mordit une seconde fois les lèvres, mais plus
fort cette fois que la première.

– Eh bien, si j’ai pensé à cela, drôlesse, j’ai aussi pensé
à prévenir l’événement.

– Et comment empêcherez-vous que mademoiselle m’appelle ?

– En l’empêchant de s’éveiller.

– Bah ! elle s’éveille dix fois par nuit ;
impossible.

– Elle a donc la même maladie que moi ? dit Richelieu
avec calme.

– Que vous ? répéta Nicole en riant.

– Sans doute, puisque je me réveille dix fois aussi, moi.Seulement,
je remédie à ces insomnies. Elle fera comme moi ; et, si elle ne le fait
pas, tu le feras pour elle, toi.

– Voyons, dit Nicole, comment cela, je vous prie,monseigneur ?

– Que prend ta maîtresse, chaque soir, avant de se coucher ?

– Ce qu’elle prend ?

– Oui ; c’est la mode aujourd’hui de prévenir ainsi la
soif : les uns prennent de l’orangeade ou de l’eau de limon,les autres de
l’eau de mélisse, les autres…

– Mademoiselle ne boit, le soir, avant de se coucher, qu’un
verre d’eau pure, quelquefois sucrée et parfumée avec de la fleur d’oranger, si
ses nerfs sont malades.

– Oh ! merveille, dit Richelieu, c’est comme moi ;
eh bien, mon remède va lui convenir parfaitement.

– Comment cela ?

– Sans doute, je verse une certaine goutte de certaine liqueur
dans ma boisson et je dors toute la nuit.

Nicole cherchait, rêvait à quoi pouvait aboutir cette diplomatie
du maréchal.

– Tu ne réponds pas ? dit-il.

– Je pense que mademoiselle n’a pas de votre eau.

– Je t’en donnerai.

– Ah ! ah ! pensa Nicole, qui voyait enfin une
lumière dans cette nuit.

– Tu en verseras deux gouttes dans le verre de ta maîtresse,
deux gouttes, entends-tu ? pas plus, pas moins, et elle dormira ; de
sorte qu’elle ne t’appellera pas et que, par conséquent, tu auras le temps de
fuir.

– Oh ! s’il n’y a que cela à faire, ce n’est point
difficile.

– Tu verseras donc ces deux gouttes ?

– Certainement.

– Tu me le promets ?

– Mais, dit Nicole, il me semble que c’est mon intérêt de
les verser ; et puis, d’ailleurs, j’enfermerai si bien mademoiselle…

– Non pas, dit vivement Richelieu. Voilà justement ce qu’il
ne faut pas que tu fasses. Tu laisseras, au contraire, la porte de sa chambre
ouverte.

– Ah ! fit Nicole avec une explosion tout intérieure.

Elle avait compris. Richelieu le sentit bien.

– C’est tout ? demanda-t-elle.

– Absolument tout. Maintenant, tu peux aller dire à ton
exempt de faire ses malles.

– Malheureusement, monseigneur, je n’aurai pas besoin de lui
dire de prendre sa bourse.

– Tu sais bien que c’est moi que cela regarde.

– Oui, je me rappelle que monseigneur a eu la bonté…

– Combien te faut-il, voyons, Nicole ?

– Pourquoi faire ?

– Pour verser ces deux gouttes d’eau.

– Pour verser ces deux gouttes d’eau, monseigneur, puisque
vous m’assurez que je les verse dans mon intérêt, il ne serait pas juste que
vous me payassiez mon intérêt. Mais pour laisser la porte de mademoiselle
ouverte, monseigneur, oh ! je vous en préviens, il me faut une somme
ronde.

– Achève, dis ton chiffre.

– Il me faut vingt mille francs, monseigneur.

Richelieu tressaillit.

– Nicole, tu iras loin, soupira-t-il.

– Il le faudra bien, monseigneur, car je commence à croire,comme
vous, que l’on courra après moi. Mais, avec vos vingt mille francs,je ferai du
chemin.

– Va prévenir M. de Beausire, Nicole ; ensuite, je te
compterai ton argent.

– Monseigneur, M. de Beausire est fort incrédule, et il ne
voudra pas croire à ce que je lui dirai, si je ne lui donne pas de preuves.

Richelieu tira de sa poche une poignée de billets de caisse.

– Voici un acompte, dit-il, et dans cette bourse il y a cent
doubles louis.

– Monseigneur fera son compte et me remettra ce qu’il me
redoit quand j’aurai parlé à M. de Beausire, alors ?

– Non, pardieu ! je veux le faire tout de suite. Tu es
une fille économe, Nicole, cela te portera bonheur.

Et Richelieu parfit la somme promise, tant en billets de
caisse qu’en louis et en demi-louis.

– Là, dit-il, est-ce bien cela ?

– Je le crois, dit Nicole. Maintenant, monseigneur, il me
manque la chose principale.

– La liqueur ?

– Oui ; monseigneur a sans doute un flacon ?

– J’ai le mien que je porte toujours sur moi.

Nicole sourit.

– Et puis, dit-elle, on ferme Trianon chaque soir et je n’ai
pas de clef.

– Mais, moi, j’en ai une, en ma qualité de premier gentilhomme.

– Ah ! vraiment ?

– La voici.

– Comme tout cela est heureux, dit Nicole ; on dirait
une enfilade de miracles. Maintenant, adieu, monsieur le duc.

– Comment, adieu ?

– Certainement, je ne reverrai pas monseigneur, puisque je
partirai pendant le premier sommeil de mademoiselle.

– C’est juste. Adieu, Nicole.

Et Nicole, en riant sous cape, disparut dans l’obscurité qui
commençait à s’épaissir.

– Je réussis encore, dit Richelieu ; mais, en vérité, on
dirait que la fortune commence à me trouver trop vieux et me sert à contre-cœur.
J’ai été battu par cette petite ; mais qu’importe, si je rends les coups !

Chapitre 38La fuite

Nicole était une fille consciencieuse : elle avait reçu
l’argent de M. de Richelieu, elle l’avait reçu d’avance, il fallait répondre à
cette confiance en le gagnant.

Elle avait donc couru droit à la grille, où elle était
arrivée à sept heures quarante minutes au lieu de sept heures et demie.

Or, M. de Beausire, façonné à la discipline militaire, était
un homme exact : il attendait depuis dix minutes.

Depuis dix minutes aussi à peu près, M. de Taverney avait
quitté sa fille et, M. de Taverney une fois parti, Andrée était restée seule.
Or, une fois seule, la jeune fille avait fermé ses rideaux.

Gilbert regardait, ou plutôt, selon son habitude, dévorait
Andrée de sa mansarde. Seulement, il eût été difficile de dire si les regards
qu’il fixait sur la jeune fille étincelaient d’amour ou de haine.

Les rideaux tirés, Gilbert n’eut plus rien à voir. En conséquence,
il regarda d’un autre côté.

En regardant d’un autre côté, il aperçut le plumet de M. de
Beausire et reconnut l’exempt, qui se promenait en sifflotant un petit air pour
tromper l’ennui de l’attente.

Au bout de dix minutes, c’est-à-dire à sept heures quarante
minutes, Nicole parut : elle échangea quelques mots avec M. de Beausire, lequel
fit un mouvement de tête en signe qu’il comprenait parfaitement, et s’éloigna
dans la direction de l’allée creuse qui conduit au petit Trianon.

De son côté, Nicole retourna sur ses pas, légère comme un
oiseau.

– Ah ! ah ! fit Gilbert, monsieur l’exempt et
mademoiselle la femme de chambre ont quelque chose à dire ou à faire, pour laquelle
chose ils craignent les témoins : bon !

Gilbert n’était plus curieux au sujet de Nicole ;
seulement, sentant dans la jeune fille une ennemie naturelle, il cherchait à
réunir contre sa moralité une masse de preuves avec laquelle il pût victorieusement
repousser l’attaque si Nicole l’attaquait.

Gilbert ne doutait pas que la campagne ne dût s’ouvrir d’un
moment à l’autre et, en soldat prévoyant, il amassait des munitions de guerre.

Un rendez-vous de Nicole avec un homme, dans Trianon même,c’était
une de ces armes qu’un ennemi aussi intelligent que Gilbert ne pouvait négliger
de ramasser, surtout quand on avait, comme le faisait Nicole,l’imprudence de
la laisser tomber à ses pieds. Gilbert voulut en conséquence recueillir le témoignage
des oreilles pour l’ajouter à celui des yeux, et saisir au vol quelque phrase
bien compromettante qu’il pût victorieusement braquer sur la jeune fille au
moment du combat.

Il descendit donc prestement de sa mansarde, prit le couloir
des cuisines et gagna le jardin par le petit escalier de la chapelle ; une
fois dans le jardin, Gilbert n’avait plus rien à craindre, il en connaissait
tous les retraits comme un renard connaît son fourré.

Il se glissa donc sous les tilleuls, puis le long de l’espalier ;
puis il atteignit un massif qui s’élevait à vingt pas de l’endroit où il
comptait retrouver Nicole.

Nicole y était en effet.

À peine Gilbert était-il installé dans son massif, qu’un
bruit étrange parvint à son oreille : c’était le bruit de l’or sur la
pierre, c’était ce retentissement métallique dont rien, sinon la réalité, ne
peut donner une idée juste.

Gilbert se glissa comme un serpent jusqu’au mur en terrasse
surmonté d’une haie de lilas, laquelle, au mois de mai, répandait son parfum et
secouait ses fleurs sur les passants qui longeaient le mur de cette allée
creuse qui sépare le grand Trianon du petit.

Arrivé à ce point, les regards de Gilbert, habitués à l’obscurité,
virent Nicole qui vidait sur une pierre, en deçà de la grille, et prudemment
placée hors de la portée de la main de M. de Beausire, la bourse donnée par M.
de Richelieu.

Les gros louis en ruisselaient bondissants et reluisants,tandis
que M. de Beausire, l’œil allumé et la main tremblante, regardait attentivement
Nicole et les louis sans comprendre comment l’une possédait les autres.

Nicole parla.

– Plus d’une fois, dit-elle, vous m’avez proposé de m’enlever,
mon cher monsieur de Beausire.

– Et de vous épouser même ! s’écria l’exempt tout enthousiasmé.

– Oh ! quant à ce dernier point, mon cher monsieur, dit
la jeune fille, nous le discuterons plus tard : pour le moment fuir est le
principal. Pouvons-nous fuir dans deux heures ?

– Dans dix minutes, si vous voulez.

– Non pas ; j’ai quelque chose à faire auparavant, et
ce que j’ai à faire demande deux heures.

– Dans deux heures comme dans dix minutes, je suis à vos
ordres, tendre amie.

– Bien ! prenez cinquante louis – la jeune fille compta
cinquante louis et les passa par la grille à M. de Beausire,lequel, sans les
compter, lui, les engouffra dans la poche de sa veste – ; et,dans une
heure et demie, continua t-elle, soyez ici avec un carrosse.

– Mais…, objecta Beausire.

– Oh ! si vous ne voulez pas, prenons que rien n’est
convenu entre nous et rendez-moi mes cinquante louis.

– Je ne recule pas, chère Nicole ; seulement, je crains
l’avenir.

– Pour qui ?

– Pour vous.

– Pour moi ?

– Oui. Les cinquante louis disparus, et ils finiront par
disparaître, vous allez vous trouver à plaindre, vous allez regretter Trianon, vous
allez…

– Oh ! comme vous êtes délicat, cher monsieur de Beausire !
Allons, allons, ne craignez rien, je ne suis pas de ces femmes que l’on rend
malheureuses, moi ; n’ayez donc pas de scrupules :d’ailleurs, après
ces cinquante louis, nous verrons.

Et Nicole fit sonner les cinquante autres restés dans la
bourse.

Les yeux de Beausire étaient phosphorescents.

– Pour vous, dit-il, je me jetterais dans un four brûlant.

– Oh ! là ! là ! on ne vous demande pas tant,
monsieur de Beausire ; ainsi, c’est convenu, dans une heure et demie le carrosse,
dans deux heures la fuite.

– C’est convenu, s’écria Beausire en saisissant la main de
Nicole et en l’attirant pour la baiser à travers la grille.

– Silence donc ! dit Nicole ; êtes-vous fou ?…

– Non, je suis amoureux.

– Hum ! fit Nicole.

– Vous ne me croyez pas, cher cœur ?

– Si fait, je vous crois. Ayez de bons chevaux surtout.

– Oh ! oui.

Ils se séparèrent.

Mais, au bout d’une seconde, Beausire se retourna tout effaré.

– Psit ! psit ! fit-il.

– Eh bien, quoi ? demanda Nicole d’assez loin déjà et
voilant sa bouche avec sa main, afin de faire porter sans explosion sa voix à
la distance voulue.

– Et la grille, demanda Beausire, vous passerez donc
par-dessus ?

– Il est stupide, murmura Nicole, qui en ce moment n’était
qu’à dix pas de Gilbert.

Puis, plus haut :

– J’ai la clef, dit-elle.

Beausire poussa un ah ! plein d’admiration et s’enfuit
pour tout de bon cette fois.

Nicole s’en revint, tête baissée et jambes alertes, près de
sa maîtresse.

Gilbert, demeuré seul, se posa les quatre questions suivantes :

« Pourquoi Nicole s’enfuit-elle avec Beausire, qu’elle
n’aime pas ?

« Pourquoi Nicole a-t-elle en sa possession une si
forte somme d’argent ?

« Pourquoi Nicole a-t-elle la clef de la grille ?

« Pourquoi Nicole, pouvant fuir tout de suite,retourne-t-elle
auprès d’Andrée ? »

Gilbert trouvait bien une réponse à cette question :« Pourquoi
Nicole a-t elle de l’argent ? »Mais il n’en trouvait pas aux autres.

Aussi, à cette négation de sa perspicacité, sa curiosité naturelle
ou sa défiance acquise, comme on voudra, fut-elle si puissamment surexcitée, qu’il
décida de passer, si froide qu’elle fût, la nuit en plein air, sous les arbres
humides, pour attendre le dénouement de cette scène dont il venait de voir le
commencement.

Andrée avait reconduit son père jusqu’aux barrières du Grand
Trianon. Elle revenait seule et pensive, quand Nicole déboucha,toute courante,
de l’allée qui conduisait à la fameuse grille où elle venait de prendre toutes
ses mesures avec M. de Beausire.

Nicole s’arrêta en apercevant sa maîtresse et, sur un signe
que lui fit Andrée, elle monta derrière elle et la suivit vers sa chambre.

Il pouvait en ce moment être huit heures et demie du soir.
La nuit était venue plus prompte et plus épaisse que d’habitude,parce qu’un
grand nuage noir, courant du sud au nord, avait envahi tout le ciel, de sorte
qu’au delà de Versailles, par-dessus les grands bois, aussi loin que la vue
pouvait s’étendre, on voyait le lugubre linceul envelopper peu à peu toutes les
étoiles étincelant, un instant auparavant, sur leur coupole d’azur.

Un petit vent lourd et bas rasait le sol, envoyant des bouffées
ardentes aux fleurs altérées, qui courbaient la tête comme pour implorer du
ciel l’aumône de la pluie ou de la rosée.

Cette menace de l’atmosphère n’avait aucunement accéléré la
marche d’Andrée ; au contraire, la jeune fille, triste et profondément
rêveuse, mettait comme à regret le pied sur chaque marche de l’escalier qui
conduisait à sa chambre, et elle s’arrêtait à chaque fenêtre pour regarder le
ciel si bien en harmonie avec sa tristesse et retarder ainsi sa rentrée dans le
petit appartement.

Nicole impatiente, Nicole dépitée, Nicole, qui craignait que
quelque fantaisie de sa maîtresse ne la conduisît au delà de l’heure, grommelait
tout bas ces sortes d’imprécations que les valets n’épargnent jamais aux
maîtres assez imprudents pour se permettre de satisfaire un caprice aux dépens
des caprices de leurs valets.

Enfin, Andrée poussa la porte de sa chambre et, tombant
plutôt qu’elle ne s’assit sur un fauteuil, commanda doucement à Nicole d’entrebâiller
la fenêtre qui donnait sur la cour.

Nicole obéit.

Puis, revenant à sa maîtresse avec cet air d’intérêt que la
flatteuse savait si bien prendre :

– J’ai peur que mademoiselle ne soit un peu malade ce soir,dit-elle ;
mademoiselle a les yeux rouges et gonflés, brillants néanmoins. Je crois que
mademoiselle aurait grand besoin de repos.

– Tu crois, Nicole ? dit Andrée, qui n’avait pas
écouté.

Et elle étendit nonchalamment les pieds sur un carreau de
tapisserie.

Nicole accepta cette pose pour un ordre de déshabiller sa
maîtresse et se mit à détacher les rubans et les fleurs de sa coiffure, espèce
d’édifice que la démolisseuse la plus habile ne jetait point bas avant un bon
quart d’heure.

Andrée, pendant tout ce travail, ne souffla pas un seul mot.
Nicole, laissée à son libre arbitre, hacha, comme on dit, la besogne, et, sans
faire crier Andrée, tant sa préoccupation était grande, lui tira tout à son
aise les cheveux.

La toilette de nuit terminée, Andrée donna ses ordres pour
le lendemain. Il s’agissait d’aller dès le matin à Versailles chercher quelques
livres que Philippe devait avoir fait transporter pour sa sœur ; il y
avait, en outre, à prévenir l’accordeur de se rendre à Trianon pour mettre le
clavecin en état.

Nicole répondit tranquillement que, si on ne la réveillait
point dans la nuit, elle se lèverait de bonne heure, et qu’avant le réveil de
mademoiselle, toutes les commissions seraient faites.

– Demain aussi, j’écrirai, continua Andrée se parlant à
elle-même ; oui, j’écrirai à Philippe, cela m’allégera un peu.

– En tout cas, se dit Nicole tout bas, ce n’est pas moi qui
porterai la lettre.

Et, à cette réflexion, la jeune fille, qui n’était pas
encore perdue tout à fait, se prit à penser tristement qu’elle allait, pour la
première fois, quitter cette excellente maîtresse près de laquelle s’étaient
éveillés son esprit et son cœur. Chez elle, le souvenir d’Andrée se liait à
tant de souvenirs, que, froisser celui-là, c’était secouer toute la chaîne qui
remontait de ce jour aux premiers jours de son enfance.

Tandis que ces deux enfants, si différents de condition et
de caractère, pensaient ainsi à côté l’un de l’autre, sans qu’il y eût aucune
connexion dans leurs idées, le temps fuyait, et la petite horloge d’Andrée, toujours
en avance sur celle de Trianon, sonnait neuf heures.

Beausire devait être au rendez-vous, et Nicole n’avait plus
qu’une demi heure pour aller rejoindre son amant.

Elle acheva de déshabiller sa maîtresse aussi promptement qu’elle
put, non sans laisser échapper quelques soupirs auxquels Andrée ne fit même pas
attention. Elle lui passa un long peignoir de nuit, et, comme Andrée, toujours
absorbée, demeurait immobile et les yeux perdus au plafond, Nicole tira de sa
poitrine le flacon de Richelieu, jeta deux morceaux de sucre dans un verre avec
l’eau nécessaire pour le faire fondre ; puis, sans hésitation et par la
toute-puissance de cette volonté déjà si forte dans ce cœur si jeune encore, elle
versa deux gouttes de liqueur du flacon dans cette eau, qui se troubla aussitôt,
et prit une légère teinte d’opale qu’elle perdit ensuite peu à peu.

– Mademoiselle, dit alors Nicole, le verre d’eau est fait, les
robes pliées, la veilleuse allumée. Vous savez qu’il faut que je me lève de bon
matin ; puis je aller me coucher maintenant ?

– Oui, répondit distraitement Andrée.

Nicole fit la révérence, poussa un dernier soupir qui fut perdu
comme les autres et ferma derrière elle la porte vitrée donnant sur la petite
antichambre. Mais, au lieu de rentrer chez elle, dans la petite cellule
contiguë, on le sait, au corridor, et éclairée sur l’antichambre d’Andrée, elle
s’enfuit légèrement, laissant poussée contre le chambranle la porte du corridor,
de façon à ce que les instructions de Richelieu fussent parfaitement suivies.

Puis, pour ne pas éveiller l’attention des voisins, elle descendit
l’escalier conduisant au jardin, sur la pointe de ses petits pieds,bondit au
delà du perron, et s’en alla tout courant rejoindre M. de Beausire à la grille.

Gilbert n’avait point quitté son observatoire. Il avait entendu
dire à Nicole qu’elle reviendrait dans deux heures. il attendait.Cependant, comme
l’heure était passée depuis dix minutes à peu près, il commença à craindre qu’elle
ne revînt pas.

Tout à coup, il l’aperçut courant comme si elle eût été poursuivie.

Elle s’approcha de la grille, passa à travers les barreaux
la clef à Beausire ; Beausire ouvrit la porte ; Nicole s’élança de l’autre
côté ; la grille se referma avec un lourd grincement.

Puis la clef fut jetée dans les herbes du fossé, juste
au-dessous de l’endroit où était Gilbert ; le jeune homme l’entendit
tomber avec un bruit mat et remarqua la place où elle était tombée.

Nicole et Beausire gagnaient du terrain pendant ce temps-là ;
Gilbert les écoutait s’éloigner et bientôt il perçut, non pas le bruit d’un
carrosse, comme l’avait demandé Nicole, mais le piétinement d’un cheval qui, après
quelques moments sans doute donnés aux récriminations de Nicole,qui eût voulu
sortir en carrosse comme une duchesse, battit la terre de ses quatre pieds
ferrés, lesquels bientôt retentirent sur le pavé de la route.

Gilbert respira.

Gilbert était libre, Gilbert était débarrassé de Nicole,c’est-à-dire
de son ennemie. Andrée restait seule ; peut-être, en s’en allant, Nicole
avait-elle laissé la clef à la porte ; peut-être lui, Gilbert,pourrait-il
pénétrer jusqu’à Andrée.

Cette idée fit bondir le bouillant jeune homme avec toutes
les fureurs de la crainte et de l’incertitude, de la curiosité et du désir.

Et, suivant en sens inverse le chemin que venait de faire Nicole,
il prit sa course vers le pavillon des communs.

Chapitre 39La double vue

Andrée, restée seule, était sortie peu à peu de cet engourdissement
moral qui l’avait surprise, et, tandis que Nicole fuyait en croupe derrière M.
de Beausire, elle s’était agenouillée et faisait une fervente prière pour
Philippe, le seul être au monde qu’elle aimât d’une affection vraie et
profonde.

Elle priait, absorbée dans sa confiance en Dieu.

Les prières d’Andrée ne se composaient pas d’ordinaire d’une
suite de mots attachés les uns aux autres ; c’était une espèce d’extase
divine dans laquelle l’âme s’élevait jusqu’au Seigneur et se confondait en lui.

Il n’y avait dans ces supplications passionnées de l’esprit
dégagé de la matière aucun mélange d’égoïsme. Andrée s’abandonnait en quelque
sorte elle-même, pareille au naufragé qui a perdu l’espoir et quine prie plus
pour lui, mais pour sa femme et ses enfants destinés à devenir orphelins.

Cette douleur intime était née à Andrée depuis le départ de
son frère ; et pourtant la douleur n’était pas sans mélange : comme
la prière, elle se composait de deux éléments distincts dont l’un n’était pas
bien intelligible pour la jeune fille.

C’était comme un pressentiment, comme l’approche perceptible
d’un malheur prochain. C’était une sensation analogue à celle des élancements d’une
blessure cicatrisée. La douleur continue s’est éteinte, mais le souvenir en
survit longtemps et avertit de la présence du mal, comme le faisait autrefois
la blessure elle-même.

Andrée n’essaya pas même de se rendre compte de ce qu’elle
éprouvait ; tout entière au souvenir de Philippe, elle ramena sur ce frère
chéri la totalité des impressions qui l’agitaient.

Ensuite, elle se releva, se choisit un livre parmi ceux qui
garnissaient sa modeste bibliothèque, plaça sa bougie à portée de sa main et se
mit au lit.

Le livre qu’elle avait choisi, ou plutôt qu’elle avait pris
au hasard, était un dictionnaire de botanique. Ce livre, on le comprend, n’était
point fait pour absorber son attention, il l’engourdit au contraire. Bientôt un
nuage, transparent d’abord, mais qui allait s’épaississant,s’étendit sur sa
vue. La jeune fille lutta un instant contre le sommeil, ressaisit deux ou trois
fois sa pensée fugitive qui lui échappa de nouveau ; puis, en avançant la
tête pour souffler la bougie, elle aperçut le verre d’eau préparé par Nicole ;
elle étendit le bras, le prit d’une main, de l’autre remua, à l’aide de la
cuiller, le sucre à moitié fondu, et, déjà sous la pression du sommeil, elle
approcha le verre de sa bouche.

Tout à coup, et comme ses lèvres allaient toucher la liqueur,
une commotion étrange fit trembler sa main, un poids humide à la fois tomba sur
son cerveau, et Andrée reconnut avec terreur, aux élans du fluide qui courait
sur ses nerfs, cette invasion surnaturelle de sensations inconnues qui, déjà
plusieurs fois, avaient triomphé de ses forces et brisé sa raison.

Elle n’eut que le temps de reposer le verre sur l’assiette, et
presque aussitôt, sans autre plainte qu’un soupir échappé à sa bouche
entrouverte, elle perdit l’usage de la voix, de la vue, de l’intelligence, et
tomba comme foudroyée sur son lit, en proie à une torpeur mortelle.

Mais cette espèce d’anéantissement ne fut que le passage
momentané d’une existence à une autre.

De morte qu’elle était avec ses yeux qui semblaient fermés
pour toujours, elle se leva tout à coup, rouvrit les yeux avec une fixité
effrayante, et, comme une statue de marbre qui descendrait de son tombeau, elle
descendit de son lit.

Il n’y avait plus à en douter, Andrée dormait de ce sommeil
merveilleux qui déjà plusieurs fois avait suspendu sa vie.

Elle traversa la chambre, ouvrit la porte vitrée et déboucha
dans le corridor avec cette attitude rigide et ferme d’un marbre animé.

L’escalier se présenta devant elle et fut descendu marche à
marche, sans hésitation, sans précipitation ; puis Andrée apparut sur le
perron.

Comme Andrée mettait le pied sur la plus haute marche pour
descendre, Gilbert mettait le pied sur la plus basse pour monter.

Gilbert vit donc cette femme blanche et solennelle s’avancer
comme si elle venait au-devant de lui.

Il recula devant elle, et alla, reculant toujours, s’enfoncer
dans une charmille.

C’était ainsi, il se le rappelait, qu’il avait déjà vu
Andrée au château de Taverney.

Andrée passa devant Gilbert, l’effleura même et ne le vit
pas.

Le jeune homme, écrasé, éperdu, se laissa tomber sur son
mollet replié sous lui : il avait peur.

Ne sachant à quoi attribuer cette étrange sortie d’Andrée, il
la suivait des yeux ; mais sa raison était confondue, mais son sang
battait avec impétuosité ses tempes, mais il était plus près de la folie que de
ce froid bon sens qu’il faut à l’observateur.

Il demeura donc accroupi sur l’herbe au milieu des feuilles,
et guettant comme il faisait depuis que ce fatal amour était entré dans son cœur.

Tout à coup, le mystère de cette sortie lui fut expliqué :
Andrée n’était ni folle, ni égarée, comme il le croyait. Andrée, de ce pas
froid et sépulcral, allait à un rendez-vous.

Un éclair venait de sillonner le ciel.

Gilbert, à la lueur bleuâtre de cet éclair, vit un homme
caché sous la sombre avenue de tilleuls, et, si rapide qu’eut été la flamme d’orage,
il avait vu se détacher sur le fond noir son visage pâle et ses vêtements en
désordre.

Andrée marchait vers cet homme, qui tenait un bras étendu
comme pour l’attirer à lui.

Quelque chose comme la morsure d’un fer rouge mordit le cœur
de Gilbert et le fit se redresser sur ses genoux pour mieux voir.

En ce moment, un autre éclair passa dans la nuit.

Gilbert reconnut Balsamo, couvert de sueur et de poussière ;
Balsamo, qui, à l’aide de quelque mystérieuse intelligence, avait pénétré dans
Trianon ; Balsamo enfin qui attirait Andrée à lui, aussi invinciblement, aussi
fatalement que le serpent attire l’oiseau.

À deux pas de lui, Andrée s’arrêta.

Il lui prit la main. Andrée tressaillit de tout son corps.

– Voyez-vous ? dit-il.

– Oui, répondit Andrée ; mais, en m’appelant ainsi, vous
avez failli me tuer.

– Pardon, pardon, répondit Balsamo ; mais c’est que j’ai
la tête perdue, c’est que je ne m’appartiens plus, c’est que je deviens fou, c’est
que je me meurs.

– En effet, vous souffrez, dit Andrée, avertie de la souffrance
de Balsamo par le contact de sa main.

– Oui, oui, je souffre, et je viens chercher la consolation
près de vous. Vous seule pouvez me sauver.

– Interrogez-moi.

– Une seconde fois, voyez-vous ?

– Oh ! parfaitement.

– Voulez-vous me suivre chez moi, le pouvez-vous ?

– Je le puis, si vous voulez me conduire par la pensée.

– Venez.

– Ah ! dit Andrée, nous entrons dans Paris, nous
suivons le boulevard, nous nous enfonçons dans une rue qui n’est éclairée que
par une seule lanterne.

– C’est cela : entrons, entrons.

– Nous sommes dans une antichambre. Il y a un escalier à
droite ; mais vous m’entraînez vers le mur : le mur s’ouvre ;
des degrés se présentent…

– Montez ! montez ! s’écria Balsamo, c’est notre
chemin.

– Ah ! nous voici dans une chambre ; il y a des
peaux de lion, des armes. Tiens, la plaque de la cheminée s’ouvre.

– Passons ; où êtes-vous ?

– Dans une chambre singulière, dans une chambre sans issues,
dont les fenêtres sont grillées ; oh ! comme tout est en désordre
dans cette chambre !

– Mais, vide, vide, n’est-ce pas ?

– Vide.

– Pouvez-vous voir la personne qui l’habitait ?

– Oui, si l’on me donne un objet qui l’ait touchée, qui
vienne d’elle ou qui lui appartienne.

– Tenez ; voici de ses cheveux.

Andrée prit les cheveux et les approcha de sa personne.

– Oh ! je la reconnais, dit-elle, j’ai déjà vu cette
femme ; elle fuyait vers Paris.

– C’est cela, c’est cela ; pouvez-vous me dire ce qu’elle
a fait depuis deux heures et comment elle s’est enfuie ?

– Attendez, attendez ; oui : elle est couchée sur
un sofa ; elle a la poitrine à moitié nue, avec une blessure au-dessous du
sein.

– Voyez, Andrée, voyez, ne la quittez plus.

– Elle était endormie ; elle se réveille ; elle
cherche autour d’elle ; elle tire un mouchoir ; elle monte sur une
chaise ; elle attache le mouchoir aux barreaux de sa fenêtre.Oh !
mon Dieu !

– Elle veut donc mourir réellement ?

– Oh ! oui, elle est décidée. Mais cette mort l’épouvante.
Elle laisse le mouchoir attaché aux barreaux. Descends, ah !pauvre femme !

– Quoi ?

– Oh ! comme elle pleure ! Comme elle souffre !
Comme elle se tord les bras ; elle cherche un angle de muraille où se briser
le front.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Balsamo.

– Oh ! elle s’élance contre la cheminée. La cheminée
représente deux lions de marbre ; elle va se briser le front contre la
tête du lion.

– Après ? … après ?… Voyez, Andrée, voyez, je le
veux !

– Elle s’arrête.

Balsamo respira.

– Elle regarde.

– Que regarde-t-elle ? demanda Balsamo.

– Elle a aperçu du sang sur l’œil du lion.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Balsamo.

– Oui, du sang, et cependant elle ne s’est pas frappée.Oh !
c’est étrange ! ce sang n’est pas le sien, c’est le vôtre.

– Ce sang est le mien ! s’écria Balsamo, ivre d’égarement.

– Oui, le vôtre, le vôtre ! Vous vous êtes coupé les
doigts avec un couteau, avec un poignard, et vous avez appuyé votre doigt
ensanglanté sur l’œil du lion. Je vous vois.

– C’est vrai, c’est vrai… Mais comment s’enfuit-elle ?

– Attendez, attendez, je la vois examiner ce sang, réfléchir,
puis appuyer son doigt où vous avez appuyé le vôtre. Ah !l’œil du lion
cède, un ressort agit. La plaque de la cheminée s’ouvre.

– Imprudent ! s’écrie Balsamo ; malheureux
imprudent ! malheureux fou que je suis ! Je me suis trahi moi-même…
Et elle sort ? continua Balsamo, elle fuit ?

– Oh ! il faut lui pardonner, à la pauvre femme ;
elle était bien malheureuse.

– Où est-elle ? Où va-t-elle ? Suivez-la, Andrée, je
le veux !

– Attendez, elle s’arrête un instant dans la chambre aux armes
et aux fourrures ; une armoire est ouverte ; une cassette ordinairement
enfermée dans cette armoire est posée sur une table. Elle reconnaît la cassette
et la prend.

– Que contient cette cassette ?

– Vos papiers, je crois.

– Comment est-elle ?

– Recouverte de velours bleu avec des clous d’argent, des
fermoirs d’argent, une serrure d’argent.

– Oh ! dit Balsamo frappant du pied avec colère, c’est
donc elle qui a pris cette cassette ?

– Oui, oui, c’est elle. Elle descend l’escalier qui donne
dans l’antichambre, elle ouvre la porte, elle tire la chaîne qui fait ouvrir la
porte de la rue, elle sort.

– Est-il bien tard ?

– Il doit être tard, car il fait nuit.

– Tant mieux ! elle sera partie peu de temps avant mon
retour, et j’aurai le temps de la rejoindre peut-être ;suivez-la, suivez-la,
Andrée.

– Une fois hors de la maison, elle court comme une folle ;
comme une folle, elle gagne le boulevard… Elle court… elle court,sans s’arrêter.

– De quel côté ?

– Du côté de la Bastille.

– Vous la voyez toujours ?

– Oui, elle est comme une insensée ; elle se heurte aux
passants. Elle s’arrête enfin, elle cherche à savoir où elle est…Elle
interroge.

– Que dit-elle ? Écoutez, Andrée, écoutez, et, au nom
du Ciel, ne perdez pas une de ses paroles. Vous avez dit qu’elle interrogeait ?

– Oui, un homme vêtu de noir.

– Que lui demande-t-elle ?

– Elle lui demande l’adresse du lieutenant de police.

– Oh ! ce n’était donc pas une vaine menace. La lui
donne-t-on ?

– Oui.

– Que fait-elle ?

– Elle revient sur ses pas, elle prend une rue qui va en biais ;
elle passe sur une grande place.

– La place Royale, c’est le chemin. Lisez-vous dans son intention ?

– Courez vite, courez vite ! elle va vous dénoncer. Si
elle arrive avant vous, si elle voit M. de Sartine, vous êtes perdu !

Balsamo poussa un cri terrible, s’élança dans le taillis,franchit
une petite porte qu’ouvrit et referma une espèce d’ombre, d’un bond sauta sur
son cheval Djérid, qui battait la terre à la porte.

L’animal, aiguillonné à la fois par la voix et par l’éperon,
partit comme une flèche dans la direction de Paris, et l’on n’entendit plus que
le froissement des pavés sur lesquels il volait.

Quant à Andrée, elle était demeurée froide, muette, pâle et
debout. Mais, comme si Balsamo eût emporté sa vie avec lui, elle s’affaissa
bientôt sur elle-même et tomba.

Balsamo, dans son empressement à poursuivre Lorenza, avait, en
effet, oublié de réveiller Andrée.

Chapitre 40Catalepsie

Andrée ne s’affaissa point, ainsi que nous avons dit, tout d’un
coup, mais avec des gradations que nous allons essayer de décrire.

Seule, abandonnée, saisie de ce froid intérieur qui succède
à toutes les furieuses secousses du système nerveux, Andrée commença bientôt à
chanceler et à tressaillir comme au début d’une attaque d’épilepsie.

Gilbert était toujours là, roide, immobile, penché en avant
et la couvant du regard. Mais, pour Gilbert, on le comprend bien,pour Gilbert,
ignorant les phénomènes magnétiques, il n’y avait ni sommeil, ni violence
subie. Il n’avait rien ou presque rien entendu de son dialogue avec Balsamo.
Pour la seconde fois seulement, à Trianon comme à Taverney, Andrée paraissait
avoir obéi à l’appel de cet homme, qui avait pris sur elle une si terrible et
si étrange influence ; pour Gilbert, enfin, tout se résumait dans ces mots :
« Mademoiselle Andrée a un amant, du moins un homme qu’elle aime et avec
lequel elle a des rendez-vous la nuit. »

Le dialogue qui avait eu lieu entre Andrée et Balsamo, quoique
prononcé à voix basse, avait eu tous les semblants d’une querelle.Balsamo, fuyant,
insensé, éperdu, semblait un amant au désespoir ; Andrée,demeurée seule, immobile,
muette, semblait une amante abandonnée.

Ce fut en ce moment qu’il vit la jeune fille vaciller, se
tordre les bras et tourner sur elle-même ; puis elle poussa deux ou trois
râlements sourds qui déchirèrent sa poitrine oppressée ; elle s’efforça, ou
plutôt la nature s’efforça de rejeter au dehors cette masse mal pondérée de
fluide qui lui avait donné, pendant le sommeil magnétique, cette double vue
dont nous avons, dans le chapitre précédent, vu se manifester les phénomènes.

Mais la nature fut vaincue, mais Andrée ne put réussir à secouer
ce reste de volonté oublié sur elle par Balsamo. Elle ne put dénouer ces liens
mystérieux, inextricables, qui l’avaient garrottée tout entière ; et, à
force de lutter, elle entra dans ces convulsions qu’autrefois les pythies, sur
le trépied, subissaient devant le peuple de questionneurs religieux qui
bourdonnait sur le péristyle du temple.

Andrée perdit l’équilibre, et, poussant un douloureux gémissement,
tomba sur le sable comme si elle eût été foudroyée par le coup de tonnerre qui
en ce moment déchira la voûte du ciel.

Mais elle n’avait pas touché le sol, que Gilbert, avec l’agilité
et la vigueur du tigre, s’était élancé vers elle, l’avait saisie entre ses bras,
et, sans s’apercevoir qu’il eût un fardeau à soutenir, l’emportait dans la
chambre qu’elle avait quittée pour obéir à l’appel de Balsamo, et dans laquelle
brûlait encore la bougie près du lit défait.

Gilbert trouva toutes les portes ouvertes, comme les avait
laissées Andrée.

En entrant, il se heurta au sofa et y déposa tout naturellement
la jeune fille froide et inanimée.

Tout était devenu fièvre en lui au contact de ce corps inanimé ;
ses nerfs étaient frémissants, son sang brûlait.

Sa première idée, cependant, fut chaste et pure : il
lui fallait avant toute chose rappeler à la vie cette belle statue ; il
chercha des yeux la carafe pour jeter quelques gouttes d’eau au visage d’Andrée.

Mais, en ce moment, et comme sa main tremblante s’étendait
vers le col élancé de l’aiguière de cristal, il lui sembla qu’un pas ferme et
léger à la fois faisait crier l’escalier de bois et de briques qui conduisait à
la chambre d’Andrée.

Ce n’était point Nicole, puisque Nicole s’était enfuie avec
M. de Beausire ; ce n’était point Balsamo, puisque Balsamo était parti au
grand galop de Djérid.

Ce ne pouvait être qu’un étranger.

Gilbert surpris serait chassé. Andrée était pour lui comme
ces reines d’Espagne qu’un sujet ne peut toucher même pour leur sauver la vie.

Toutes ces idées, pareilles à un tourbillon de grêles stridentes,
s’abattirent sur l’esprit de Gilbert en moins de temps que n’en mit ce pas
fatal à se poser sur un autre degré.

Ce pas, – ce pas, qui allait se rapprochant –, Gilbert n’en
pouvait calculer l’éloignement précis, tant l’orage faisait en ce moment de
bruit au ciel ; mais, doué d’un sang-froid et d’une prudence supérieurs, le
jeune homme comprit que sa place n’était point là, et que l’important, avant
toute chose, était de n’être point vu.

Il souffla vite la bougie qui éclairait l’appartement d’Andrée
et se jeta dans le cabinet qui servait de chambre à Nicole. Ainsi placé, à
travers la porte vitrée de ce cabinet, il voyait à la fois et dans l’appartement
d’Andrée et dans l’antichambre.

C’est dans cette antichambre que brûlait une veilleuse sur
une petite console. Gilbert avait d’abord eu l’idée de la souffler comme la
bougie, mais il n’en eut pas le temps ; le pas cria sur les carreaux du
corridor, une respiration un peu oppressée se fit entendre, la forme d’un homme
apparut sur le seuil, se glissa timidement dans l’antichambre, et repoussa la
porte, qu’il ferma au verrou.

Gilbert n’eut que le temps de se jeter dans le cabinet de Nicole,
et de tirer sur lui la porte vitrée.

Gilbert retint son souffle, colla son visage aux vitres, et
écouta de toutes ses oreilles.

L’orage grondait solennellement dans les nuées, de grosses
gouttes de pluie battaient le vitrage de la fenêtre d’Andrée et celui du
corridor, où une fenêtre laissée ouverte grinçait sur ses gonds,et, de temps
en temps, repoussée par le vent qui s’engouffrait dans le corridor,frappait
avec un grand bruit sur son cadre.

Mais le tumulte de la nature, mais les bruits extérieurs, si
terribles qu’ils fussent, n’étaient rien pour Gilbert ; toute sa pensée, toute
sa vie, toute son âme, étaient concentrées dans son regard, et son regard était
rivé à cet homme.

Cet homme avait traversé l’antichambre, avait passé à deux
pas de Gilbert, et sans hésitation était entré dans la chambre.

Gilbert vit cet homme aller en tâtonnant au lit d’Andrée, faire
un geste de surprise en trouvant le lit désert, et presque aussitôt heurter du
bras la bougie sur la table.

La bougie tomba, et, sur le marbre de la table, Gilbert entendit
se briser la bobèche de cristal.

Alors, par deux fois l’homme appela d’une voix étouffée :

– Nicole ! Nicole !

– Comment, Nicole ? se demanda Gilbert du fond de sa cachette.
Pourquoi cet homme, lorsqu’il devrait appeler Andrée, appelle-t-il Nicole ?

Mais, nulle voix n’ayant répondu à la sienne, cet homme
ramassa le flambeau à terre, et sur la pointe du pied, il alla l’allumer à la
veilleuse de l’antichambre.

Ce fut alors que Gilbert concentra toute son attention sur
cet étrange et nocturne visiteur ; ce fut alors que ses yeux eussent percé
un mur, tant ils mettaient d’active volonté à voir.

Tout à coup Gilbert frissonna, et, tout caché qu’il était, fit
un pas en arrière.

À la lueur des deux flammes se combinant, Gilbert, frissonnant
et à demi mort de stupeur, Gilbert, dans cet homme qui tenait le flambeau à la
main, venait de reconnaître le roi.

Alors tout lui fut expliqué : la fuite de Nicole, cet
argent compté entre elle et Beausire, et cette porte laissée ouverte, et tout
Richelieu, et tout Taverney, et toute cette mystérieuse et sinistre intrigue
dont la jeune fille était le centre.

Alors Gilbert comprit pourquoi le roi venait d’appeler Nicole,
entremetteuse de ce crime, complaisant Judas qui avait vendu et livré sa
maîtresse.

Mais, à la pensée de ce qu’était venu faire le roi dans
cette chambre, à la pensée de ce qui allait se passer devant lui,le sang monta
aux yeux de Gilbert et l’aveugla.

Il eut envie de crier ; mais la peur, ce sentiment
irréfléchi, capricieux, irrésistible, la peur qu’il eut de cet homme, encore
plein de prestige, que l’on appelait le roi de France, lia la langue de Gilbert
au fond de son gosier.

Louis XV, cependant, était rentré dans la chambre, la bougie
à la main.

À peine y était-il, qu’il aperçut Andrée en peignoir de mousseline
blanche, Andrée plutôt nue qu’enveloppée, dont la tête retombait sur le dossier
du sofa, dont une jambe reposait sur le coussin, tandis que l’autre, roidie et
déchaussée, retombait sur le tapis.

Le roi sourit à cette vue. La bougie éclaira ce sourire lugubre ;
mais presque aussitôt un sourire presque aussi sinistre que le sourire royal
vint illuminer le visage d’Andrée.

Louis XV murmura quelques mots que Gilbert interpréta comme
des mots d’amour, et, posant son flambeau sur la table, jetant, en se retournant,
un coup d’œil au ciel enflammé, il vint s’agenouiller devant la jeune fille, dont
il baisa la main.

Gilbert essuya la sueur ruisselant sur son front. Andrée ne
bougea pas.

Le roi, qui sentit cette main glacée, la prit dans la sienne
pour la réchauffer, et, de son autre bras enveloppant ce corps si beau et si
doux, il se pencha pour murmurer à son oreille quelques-unes de ces cajoleries
amoureuses qu’on murmure à l’oreille des jeunes filles endormies.

Dans ce moment, son visage se rapprocha d’Andrée au point
que le visage du roi effleura celui de la jeune fille.

Gilbert se tâta et respira en sentant dans la poche de sa
veste le manche d’un long couteau qui lui servait à émonder les charmilles du
parc.

Le visage était glacé comme la main.

Le roi se releva ; ses yeux se portèrent sur ce pied nu
d’Andrée, blanc et petit comme celui de Cendrillon. Le roi le prit entre ses
deux mains et tressaillit. Ce pied était froid comme celui d’une statue de
marbre.

Gilbert, que tant de beautés découvertes à ses regards,Gilbert,
que la luxure royale menaçait comme d’un vol fait à lui-même,Gilbert grinça
des dents et ouvrit le couteau que jusque-là il avait tenu fermé.

Mais déjà le roi avait abandonné le pied d’Andrée, comme il
avait fait de la main, comme il avait fait du visage, et surpris du sommeil de
la jeune fille, sommeil qu’il avait attribué d’abord à une coquette pruderie, il
cherchait à se rendre compte de ce froid mortel qui avait envahi les extrémités
de ce beau corps, il se demandait si réellement battait encore le cœur, quand
main, pied et visage étaient si glacés.

Il écarta donc le peignoir d’Andrée, mit à nu sa poitrine virginale,
et, de sa main craintive et cynique à la fois, il interrogea le cœur muet sous
cette chair glacée comme l’albâtre dont elle avait la blanche et ferme rondeur.

Gilbert se glissa à demi hors de la porte, son couteau à la
main, l’œil étincelant, les dents serrées, résolu, si le roi continuait ses
entreprises à le poignarder et à se poignarder lui-même.

Tout à coup, un effroyable coup de tonnerre fit trembler
chaque meuble de la chambre et jusqu’au sofa devant lequel Louis XV était
agenouillé ; un nouvel éclair violet et soufré jeta sur le visage d’Andrée
une flamme si livide et si vive, que Louis XV, effrayé de cette pâleur, de
cette immobilité et de ce silence, recula en murmurant :

– Mais, en vérité, cette fille est morte !

Au même moment, l’idée d’avoir embrassé un cadavre fit
courir un frisson dans les veines du roi. Il alla prendre la bougie, revint
vers Andrée en la regardant à la lueur de la flamme tremblante.Voyant ces
lèvres violettes, ces yeux noyés de bistre, ces cheveux épars,cette gorge que
nul souffle ne soulevait, il poussa un cri, laissa tomber son flambeau, chancela,
et, comme un homme ivre, il s’en alla trébuchant dans l’antichambre, aux cloisons
de laquelle il se heurta dans son épouvante.

Puis on entendit son pas précipité dans l’escalier, puis sur
le sable du jardin ; mais bientôt le vent qui tourbillonnait dans l’espace
et tordait les arbres désolés emporta bruit et pas dans son orageuse et
puissante haleine.

Alors Gilbert, le couteau à la main, sortit muet et sombre
de sa cachette. Il s’avança jusqu’au seuil de la chambre d’Andrée,et contempla,
pendant quelques secondes, la belle jeune fille plongée dans son sommeil
profond.

Pendant ce temps, la bougie couchée à terre brûlait renversée
sur le tapis, éclairant le pied si délicat et la jambe si pure de cet adorable
cadavre.

Gilbert ferma lentement son couteau, tandis que son visage
prenait insensiblement le caractère d’une inexorable résolution ; après
quoi, il alla écouter à la porte par laquelle était sorti le roi.

Il écouta plus d’une grande minute.

Puis, à son tour, comme le roi avait fait, il ferma la porte
et poussa le verrou.

Puis il souffla la veilleuse de l’antichambre.

Puis enfin, avec la même lenteur, avec le même feu sombre
dans les yeux, il rentra dans la chambre d’Andrée et mit le pied sur la bougie,
qui coulait à flots sur le parquet.

Une obscurité subite éteignit le fatal sourire qui se
dessina sur ses lèvres.

– Andrée ! Andrée ! murmura-t-il, je t’ai promis
que, la troisième fois que tu tomberais entre mes mains, tu ne m’échapperais
pas comme les deux premières. Andrée ! Andrée ! au terrible roman que
tu m’as accusé de faire, il faut une terrible fin !

Et, les bras tendus, il marcha droit au sofa où Andrée était
étendue, toujours froide, immobile et privée de tout sentiment.

Chapitre 41La volonté

Nous avons vu partir Balsamo.

Djérid l’emportait avec la rapidité de l’éclair. Le cavalier,
pâle d’impatience et de terreur, couché sur la crinière flottante,aspirait de
ses lèvres entrouvertes l’air, l’air qui se divisait devant le poitrail du
coursier comme l’eau se fend sous la proue rapide.

Derrière lui, comme des visions fantastiques, disparaissaient
les arbres et les maisons. À peine s’il apercevait, en passant, la lourde
charrette gémissant sur son essieu, dont les cinq chevaux pesants s’effarouchaient
à l’approche de ce météore vivant, qu’ils ne pouvaient regarder comme appartenant
à la même race qu’eux.

Balsamo fit ainsi une lieue à peu près, avec un cerveau tellement
enflammé, des yeux si étincelants, un souffle si embrasé et si sonore, que les
poètes de ce temps-ci l’eussent comparé aux redoutables génies gros de feu et
de vapeur qui animent ces lourdes machines fumantes, et les font voler sur un
chemin de fer.

Cheval et cavalier avaient traversé Versailles en quelques
secondes ; les rares habitants égarés dans ses rues avaient vu passer une
traînée d’étincelles, voilà tout.

Balsamo courut une lieue encore ; Djérid n’avait pas
mis un quart d’heure à dévorer ces deux lieues, et ce quart d’heure avait été
un siècle.

Tout à coup, une pensée traversa l’esprit de Balsamo.

Il arrêta court, sur ses jarrets nerveux, le coursier aux muscles
de fer.

Djérid, en s’arrêtant, plia sur ses jambes de derrière et enfonça
ses pieds de devant dans le sable.

Coursier et cavalier respirèrent un instant.

Tout en respirant, Balsamo releva la tête.

Puis il passa un mouchoir sur ses tempes ruisselantes, et, les
narines dilatées au souffle de la brise, il laissa tomber dans la nuit les
paroles suivantes :

– Oh ! pauvre insensé que tu es ! ni la course de
ton cheval, ni l’ardeur de ton désir n’atteindront jamais l’instantanéité de la
foudre ou la rapidité de l’étincelle électrique, et cependant c’est cela qu’il
te faut pour conjurer le malheur suspendu sur ta tête ; il te faut l’effet
rapide, le coup immédiat, le choc tout-puissant qui paralyse les jambes dont tu
redoutes l’action, la langue dont tu crains l’essor ; il te faut, à
distance, ce sommeil vainqueur par lequel seul tu peux ressaisir l’esclave qui
a rompu sa chaîne. Oh ! si jamais elle rentre en ma puissance…

Et Balsamo fit, en grinçant des dents, un geste désespéré.

– Oh ! tu as beau vouloir, Balsamo, tu as beau courir,s’écria-t-il,
Lorenza est déjà arrivée : elle va parler ; elle a parlé,peut-être.
Oh ! misérable femme ! oh ! tous les supplices seront trop doux
pour te punir !

« Voyons, voyons, continua-t-il le sourcil froncé, les yeux
fixes, le menton dans la paume de sa main, voyons ! la science est un mot
ou est un fait ; la science peut ou ne peut pas ; moi, je veux !…
Essayons… Lorenza ! Lorenza ! je veux que tu dormes ; Lorenza, en
quelque endroit que tu sois, dors, dors, je le veux, j’y compte !

« Oh ! non, non, murmura-t-il avec découragement ;
non, je mens ; non, je n’y crois pas ; non, je n’ose y compter, et
cependant, la volonté est tout. Oh ! je veux bien fermement cependant, je
veux de toutes les puissances de mon être. Fends les airs, ô ma volonté suprême !
traverse tous ces courants de volonté antipathiques ou indifférentes ;
traverse les murailles que tu dois traverser comme un boulet ;poursuis-la
partout où elle va ; frappe, anéantis ! Lorenza, Lorenza,je veux que
tu dormes ! Lorenza, je veux que tu sois muette ! »

Et il tendit quelques instants sa pensée vers ce but,l’imprimant
dans son cerveau comme pour lui donner plus d’élan quand elle  jaillirait vers
Paris ; et, après cette opération mystérieuse, à laquelle concoururent
sans doute tous les divins atomes animés par Dieu, maître et seigneur de toutes
choses, Balsamo, les dents serrées encore, les poings crispés,rendit les rênes
à Djérid, mais sans lui faire sentir cette fois ni le genou ni l’éperon.

On eût dit que Balsamo voulait se convaincre lui-même.

Alors le noble coursier marcha paisiblement, selon la permission
tacite que lui donnait son maître, posant, avec cette délicatesse particulière
à sa race, un pied presque silencieux, tant il était léger, sur le pavé de la
route.

Balsamo, d’ailleurs, pendant tout ce temps qui, à des regards
superficiels, eût paru perdu, Balsamo combinait tout un plan de défense ;
il l’achevait au moment où Djérid touchait le pavé de Sèvres.

Arrivé en face de la grille du parc, il s’arrêta et regarda
autour de lui ; on eût dit qu’il attendait quelqu’un.

En effet, presque aussitôt, un homme se détacha de dessous
une porte cochère et vint à lui.

– Est-ce toi, Fritz ? demanda Balsamo.

– Oui, maître.

– T’es-tu informé ?

– Oui.

– Madame du Barry est-elle à Paris ou à Luciennes ?

– Elle est à Paris.

Balsamo leva un regard triomphant vers le ciel.

– Comment es-tu venu ?

– Avec Sultan.

– Où est-il ?

– Dans la cour de cette auberge.

– Tout sellé ?

– Tout sellé.

– C’est bien, tiens-toi prêt.

Fritz alla détacher Sultan. C’était un de ces braves chevaux
allemands, de bon caractère, qui murmurent bien un peu dans les marches forcées,
mais qui ne vont pas moins tant qu’il reste du souffle dans leurs flancs, et de
l’éperon au talon de leur maître.

Fritz revint vers Balsamo.

Celui-ci écrivait sous la lanterne que MM. les commis du
pied fourché tenaient allumée toute la nuit pour leurs opérations fiscales.

– Retourne à Paris, dit-il, et remets, quelque part qu’elle
soit, ce billet à madame du Barry en personne, dit Balsamo ;tu as une
demi-heure pour cela ; après quoi, tu retourneras rue Saint-Claude, où tu
attendras la signora Lorenza, qui ne peut manquer de rentrer ;tu la
laisseras passer sans lui rien dire, et sans lui opposer le moindre obstacle.
Va, et rappelle-toi surtout que dans une demi-heure ta commission doit être
faite.

– C’est bien, dit Fritz ; elle le sera.

Et en même temps qu’il faisait à Balsamo cette réponse rassurante,
il attaquait de l’éperon et du fouet Sultan, qui partit, étonné de cette
agression inaccoutumée, en poussant un hennissement douloureux.

Pour Balsamo, se remettant peu à peu, il prit la route ne Paris,
où il entra trois quarts d’heure après, presque frais de visage, et l’œil calme,
ou plutôt pensif.

C’est que Balsamo avait raison : si rapide que fût
Djérid, ce fils hennissant du désert, Djérid était en retard, et sa volonté
seule pouvait marcher aussi vite que Lorenza échappée de sa prison.

De la rue Saint-Claude, la jeune femme avait gagné le boulevard,
et, tournant à droite, aperçu bientôt les remparts de la Bastille ; mais
Lorenza, toujours enfermée, ignorait Paris : d’ailleurs, son premier but
était de fuir la maison maudite dans laquelle elle ne voyait qu’un cachot ;
sa vengeance venait en second.

Elle venait donc de s’engager dans le faubourg Saint-Antoine,
toute troublée, toute pressée, lorsqu’elle fut accostée par un jeune homme qui
la suivait depuis quelques minutes avec étonnement.

En effet, Lorenza, Italienne des environs de Rome, ayant
presque toujours vécu d’une vie exceptionnelle, en dehors de toutes les
habitudes de la mode, de tous les costumes et de tous les usages de l’époque, Lorenza
s’habillait plutôt comme une femme d’Orient que comme une Européenne, c’est-à-dire
toujours amplement, toujours somptueusement, ressemblant bien peu à ces
charmantes poupées serrées comme des guêpes dans un long corsage et toutes
frissonnantes de soie et de mousseline, sous lesquelles on cherchait presque
inutilement un corps, tant leur ambition était de paraître immatérielles.

Lorenza n’avait donc conservé ou plutôt adopté du costume
des Françaises d’alors que les souliers à talons de deux pouces de haut, cette
impossible chaussure qui faisait cambrer le pied, ressortir la délicatesse des
chevilles, et qui, dans ce siècle tant soit peu mythologique,rendait la fuite
impossible aux Aréthuses poursuivies par les Alphées.

L’ Alphée qui poursuivait notre Aréthuse la joignit donc facilement ;
il avait vu ses jambes divines sous ses jupes de satin et de dentelles, ses
cheveux sans poudre et ses yeux brillant d’un feu étrange sous un mantelet
roulé autour de la tête et du cou ; il crut voir dans Lorenza une femme
déguisée, soit pour quelque mascarade, soit pour quelque rendez-vous d’amour, et
se rendant à pied, faute de fiacre, à quelque petite maison du faubourg.

Il s’approcha donc, et, se plaçant à côté de Lorenza le chapeau
à la main :

– Mon Dieu ! madame, dit-il, vous ne sauriez aller loin
ainsi, avec cette chaussure qui retarde votre marche ;voulez-vous accepter
mon bras jusqu’à ce que nous trouvions une voiture, et j’aurai l’honneur de
vous accompagner où vous allez.

Lorenza tourna la tête avec brusquerie, regarda de son œil
noir et profond celui qui lui faisait une offre qui à bon nombre de femmes eût
paru une impertinence, et, s’arrêtant :

– Oui, dit-elle, je le veux bien.

Le jeune homme tendit galamment le bras.

– Où allons-nous, madame ? demanda-t-il.

– À l’hôtel de la lieutenance de police.

Le jeune homme tressaillit.

– Chez M. de Sartine ? demanda-t-il.

– Je ne sais s’il s’appelle M. de Sartine ; mais je
veux parler à celui qui est lieutenant de police.

Le jeune homme commença à réfléchir.

Cette femme, jeune et belle, qui sous un costume étranger, à
huit heures du soir, courait les rues de Paris tenant une cassette sous son
bras et demandant l’hôtel du lieutenant de police, auquel elle tournait le dos,
lui parut suspecte.

– Ah ! diable ! fit-il, l’hôtel de M. le
lieutenant de police, ce n’est point par ici.

– Où est-ce ?

– Dans le faubourg Saint-Germain.

– Et par où va-t-on au faubourg Saint-Germain ?

– Par ici, madame, répondit le jeune homme, calme quoique
poli toujours ; et, si vous le voulez, à la première voiture que nous
rencontrerons…

– Oui, c’est cela, une voiture, vous avez raison.

Le jeune homme ramena Lorenza sur le boulevard, et, ayant
rencontré un fiacre, il l’appela.

Le cocher vint à l’appel.

– Où faut-il vous conduire, madame ? demanda-t-il.

– À l’hôtel de M. de Sartine, dit le jeune homme.

Et, par un reste de politesse, ou plutôt d’étonnement, ouvrant
la portière, il salua Lorenza, et après l’avoir aidée à monter, il la regarda s’éloigner
comme on fait en rêve d’une vision.

Le cocher, plein de respect pour le nom terrible, fouetta
ses chevaux et partit dans la direction indiquée.

Ce fut alors que Lorenza traversa la place Royale, ce fut
alors qu’Andrée, dans son sommeil magnétique, l’ayant vue et entendue, la
dénonça à Balsamo.

En vingt minutes Lorenza fut à la porte de l’hôtel.

– Faut-il vous attendre, ma belle dame ? demanda le cocher.

– Oui, répondit machinalement Lorenza.

Et, légère, elle s’engouffra sous le portail du splendide
hôtel.

Chapitre 42L’hôtel de M. de Sartine

Une fois dans la cour, Lorenza se vit entourée de tout un
monde d’exempts et de soldats.

Elle s’adressa au garde-française qui se trouva le plus proche
d’elle, et le pria de la conduire au lieutenant de police ; ce garde la
renvoya au suisse, qui, voyant cette femme si belle, si étrange, si richement
vêtue et tenant sous son bras un magnifique coffret, reconnut que la visite
pourrait n’être pas oiseuse, et la fit monter par un grand escalier jusqu’à une
antichambre où tout venant, sur la sagace inquisition de ce suisse,pouvait à
toute heure du jour et de la nuit apporter à M. de Sartine un éclaircissement, une
dénonciation ou une requête.

Il va sans dire que les deux premières classes de visiteurs
étaient plus favorablement accueillies que la dernière.

Lorenza, questionnée par un huissier, ne répondit rien sinon
ces mots :

– Êtes-vous M. de Sartine ?

L’huissier fut fort étonné que l’on pût confondre son habit
noir et sa chaîne d’acier avec l’habit brodé et la perruque nuageuse du
lieutenant de police ; mais, comme un lieutenant ne se fâche jamais d’être
appelé capitaine, comme il reconnut un accent étranger dans les paroles de
cette femme, comme son œil ferme et assuré n’était pas celui d’une folle, il
fut convaincu que la visiteuse apportait quelque chose d’important dans ce
coffret qu’elle serrait avec tant de soin et de force sous son bras.

Cependant, comme M. de Sartine était un homme prudent et
ombrageux, comme quelques pièges lui avaient déjà été tendus avec des appâts
non moins attrayants que ceux de la belle Italienne, on faisait autour de lui
bonne garde.

Lorenza subit donc les investigations, les interrogatoires
et les soupçons d’une demi-douzaine de secrétaires et de valets.

Le résultat de toutes ces demandes et de toutes ces réponses
fut que M. de Sartine n’était point rentré et qu’il fallait que Lorenza
attendît.

Alors, la jeune femme se renferma dans un sombre silence, et
laissa errer les yeux sur les murailles nues de la vaste antichambre.

Enfin, le bruit d’une sonnette retentit ; une voiture
roula dans la cour, et un second huissier vint annoncer à Lorenza que M. de
Sartine l’attendait.

Lorenza se leva et traversa deux salles pleines de gens à figures
suspectes et à costumes encore plus étranges que le sien ;enfin, elle fut
introduite dans un grand cabinet de forme octogone, éclairé par une quantité de
bougies.

Un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, en robe de
chambre, coiffé d’une perruque énorme, toute moelleuse de poudre et de frisure,
travaillait assis devant un meuble de forme haute, dont la partie supérieure, semblable
à une armoire, était formée de deux panneaux de glaces dans lesquelles le
travailleur voyait sans se déranger ceux qui pénétraient dans son cabinet, et
pouvait étudier leur visage avant qu’ils eussent eu le temps de le composer sur
le sien.

La partie inférieure de ce meuble formait secrétaire ;
une quantité de tiroirs en bois de rose le garnissaient au fond,chacun des
tiroirs fermant par la combinaison des lettres de l’alphabet. M. deSartine
serrait là les papiers et les chiffres que nul de son vivant ne pouvait lire, car
le meuble s’ouvrait pour lui seul, et que nul après sa mort n’eut pu déchiffrer,
à moins que, dans quelque tiroir plus secret encore que les autres,il n’eût
trouvé le secret du chiffre.

Ce secrétaire, ou plutôt cette armoire, sous les glaces de
sa partie supérieure, renfermait douze tiroirs également clos par un mécanisme
invisible ; ce meuble, construit exprès par le régent pour renfermer des
secrets chimiques ou politiques, avait été donné par le prince à Dubois, et
laissé par Dubois à M. Dombreval, lieutenant de police ; c’est de ce
dernier que M. de Sartine tenait le meuble et le secret ;toutefois, M. de
Sartine n’avait consenti à s’en servir qu’après la mort du donateur, et encore
avait-il fait changer toutes les dispositions de la serrurerie.

Ce meuble avait quelque réputation de par le monde, et fermait
trop bien, disait-on, pour que M. de Sartine n’y renfermât que ses perruques.

Les frondeurs, et il y en avait bon nombre à cette époque,disaient
que, si on avait pu lire à travers les panneaux de ce meuble, on eût bien
certainement trouvé dans un de ses tiroirs ces fameux traités en vertu desquels
Sa Majesté Louis XV agiotait sur les blés, par l’intermédiaire de son agent
dévoué, M. de Sartine.

M. le lieutenant de police vit donc dans la glace en biseau
se refléter la pâle et sérieuse figure de Lorenza, qui s’avançait vers lui son
coffret sous le bras.

Au milieu du cabinet, la jeune femme s’arrêta. Ce costume,cette
figure, cette démarche frappèrent le lieutenant.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il sans se retourner, mais
en regardant dans la glace ; que me voulez-vous ?

– Suis-je, répondit Lorenza, devant M. de Sartine, lieutenant
de police ?

– Oui, répondit brièvement celui-ci.

– Qui me l’affirme ?

M. de Sartine se retourna.

– Sera-ce une preuve pour vous que je suis l’homme que vous
cherchez, dit-il, si je vous envoie en prison ?

Lorenza ne répliqua point.

Seulement, elle regarda autour d’elle avec cette inexprimable
dignité des femmes de son pays, pour chercher le siège que M. deSartine ne lui
offrait pas.

Il fut vaincu par ce seul regard, car c’était un homme assez
bien élevé que M. le comte d’ Alby de Sartine.

– Asseyez-vous, dit-il brusquement.

Lorenza tira un fauteuil à elle et s’assit.

– Parlez vite, fit le magistrat. Voyons, que voulez-vous ?

– Monsieur, dit la jeune femme, je viens me mettre sous votre
protection.

M. de Sartine la regarda de ce regard narquois qui lui était
particulier.

– Ah ! ah ! fit-il.

– Monsieur, continua Lorenza, j’ai été enlevée à ma famille
et soumise, par un mariage menteur, à un homme qui, depuis trois ans, m’opprime
et me fait mourir de douleur.

M. de Sartine regarda cette noble physionomie, et se sentit
remué par cette voix d’un accent si doux, qu’on eût dit un chant.

– De quel pays êtes-vous ? demanda-t-il.

– Romaine.

– Comment vous appelez-vous ?

– Lorenza.

– Lorenza qui ?

– Lorenza Feliciani.

– Je ne connais pas cette famille-là. Êtes-vous demoiselle ?

Demoiselle, on le sait, signifiait, à cette époque, fille de
qualité. De nos jours, une femme se trouve assez noble du moment où elle se
marie ; elle ne tient plus qu’à être appelée madame.

– Je suis demoiselle, dit Lorenza.

– Après ? Vous demandez ?…

– Eh bien ! je demande justice de cet homme qui m’a
incarcérée, séquestrée.

– Cela ne me regarde pas, dit le lieutenant de police ;
vous êtes sa femme.

– Il le dit, du moins.

– Comment, il le dit ?

– Oui ; mais je ne m’en souviens point, moi, le mariage
ayant été contracté pendant mon sommeil.

– Peste ! vous avez le sommeil dur.

– Plaît-il ?

– Je dis que cela ne me regarde point ; adressez-vous à
un procureur et plaidez ; je n’aime pas à me mêler des affaires de ménage.

Sur quoi, M. de Sartine fit de la main un geste qui
signifiait : « Allez-vous-en. »

Lorenza ne bougea point.

– Eh bien ? demanda M. de Sartine étonné.

– Je n’ai pas fini, dit-elle, et, si je viens ici, vous
devez comprendre que ce n’est point pour me plaindre d’une frivolité ; c’est
pour me venger. Je vous ai dit mon pays ; les femmes de mon pays se
vengent et ne se plaignent pas.

– C’est différent, dit M. de Sartine ; mais
dépêchez-vous, belle dame, mon temps est cher.

– Je vous ai dit que je venais à vous pour vous demander
protection : l’aurai-je ?

– Protection contre qui ?

– Contre l’homme de qui je veux me venger.

– Il est donc puissant ?

– Plus puissant qu’un roi.

– Voyons, expliquons-nous, ma chère dame… Pourquoi vous
accorderais-je ma protection contre un homme, de votre avis, plus puissant que
le roi, pour une action qui est peut-être un crime ? Si vous avez à vous
venger de cet homme, vengez-vous-en. Cela m’importe peu, à moi ; seulement,
si vous commettez un crime, je vous ferai arrêter ; après quoi, nous verrons ;
voilà la marche.

– Non, monsieur, dit Lorenza, non, vous ne me ferez point
arrêter, car ma vengeance est d’une grande utilité pour vous, pour le roi, pour
la France. Je me venge en révélant les secrets de cet homme.

– Ah ! ah ! cet homme a des secrets ? dit M.
de Sartine intéressé malgré lui.

– De grands secrets, monsieur.

– De quelle sorte ?

– Politiques.

– Dites.

– Mais, enfin, me protégerez-vous, voyons ?

– Quelle espèce de protection me demandez-vous ? fit le
magistrat avec un froid sourire : argent ou affection ?

– Je demande, monsieur, à entrer dans un couvent ; à y
vivre ignorée, ensevelie. Je demande à ce que ce couvent devienne une tombe, mais
que ma tombe ne soit jamais violée par qui que ce soit au monde.

– Ah ! dit le magistrat, ce n’est pas d’une exigence
bien grande. Vous aurez le couvent ; parlez.

– Ainsi, j’ai votre parole, monsieur ?

– Je crois vous l’avoir donnée, ce me semble.

– Alors, dit Lorenza, prenez ce coffret ; il renferme
des mystères qui vous feront trembler pour la sûreté du roi et du royaume.

– Ces mystères, vous les connaissez donc ?

– Superficiellement ; mais je sais qu’ils existent.

– Et qu’ils sont importants ?

– Qu’ils sont terribles.

– Des mystères politiques, dites-vous ?

– N’avez-vous jamais entendu dire qu’il existait une société
secrète ?

– Ah ! celle des maçons ?

– Celle des invisibles.

– Oui ; mais je n’y crois pas.

– Quand vous aurez ouvert ce coffret, vous y croirez.

– Ah ! s’écria M. de Sartine vivement, voyons.

Et il prit le coffret des mains de Lorenza.

Mais tout à coup, ayant réfléchi, il le posa sur le bureau.

– Non, dit-il avec défiance, ouvrez le coffret vous-même.

– Mais, moi, je n’en ai point la clef.

– Comment n’en avez-vous point la clef ? Vous m’apportez
un coffret qui renferme le repos d’un royaume et vous en oubliez la clef !

– Est-il donc si difficile d’ouvrir une serrure ?

– Non, quand on la connaît.

Puis, après un instant :

– Nous avons ici, continua-t-il, des clefs pour toutes les
serrures ; on va vous en donner un trousseau – il regarda fixement Lorenza
– et vous ouvrirez vous-même, continua-t-il.

– Donnez, dit simplement Lorenza.

M. de Sartine tendit à la jeune femme un trousseau de petites
clefs ayant toutes les formes.

Elle le prit.

M. de Sartine toucha sa main, elle était froide comme une
main de marbre.

– Mais, dit-il, pourquoi n’avez-vous pas apporté la clef du
coffre ?

– Parce que le maître du coffre ne s’en sépare jamais.

– Et le maître du coffre, cet homme plus puissant qu’un roi,
quel est-il ?

– Ce qu’il est, personne ne peut le dire ; le temps qu’il
a vécu, l’éternité seul le sait ; les faits qu’il accomplit,nul ne les
voit que Dieu.

– Mais son nom, son nom ?

– Je l’en ai vu changer dix fois, de nom.

– Enfin, celui sous lequel vous le connaissez, vous ?

– Acharat.

– Et il demeure ?

– Rue Saint…

Tout à coup, Lorenza tressaillit, frissonna, laissa tomber
le coffret qu’elle tenait d’une main et les clefs qu’elle tenait de l’autre ;
elle fit un effort pour répondre, sa bouche se tordit dans une convulsion
douloureuse ; elle porta ses deux mains à sa gorge, comme si les mots près
de sortir l’eussent étranglée ; puis, levant au ciel ses deux bras
tremblants, sans avoir pu articuler un son, elle tomba de sa hauteur sur le
tapis du cabinet.

– Pauvre petite ! murmura M. de Sartine ; que
diable lui arrive-t-il donc ? C’est qu’elle est vraiment fort jolie. Allons,
allons, il y a de l’amour jaloux dans cette vengeance-là !

Il sonna aussitôt et releva lui-même la jeune femme qui, les
yeux étonnés, les lèvres immobiles, semblait morte et déjà détachée de ce
monde.

Deux valets entrèrent.

– Enlevez avec précaution cette jeune dame, dit le lieutenant
de police, et portez-la dans la chambre voisine. Tachez qu’elle reprenne ses
sens ; surtout pas de violence. Allez.

Les valets obéissants emportèrent Lorenza.

FIN DE LA TROISIÈME PARTIE.

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