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Journal d’un homme de trop

Journal d’un homme de trop

d’ Ivan Sergeyevich Turgenev

Chapitre 1

Au village d’O… 20 mars 18..

Le médecin me quitte. Je l’ai obligé à s’expliquer enfin. Il a eu beau dissimuler, il lui a fallu me confesser toute la vérité. Je vais mourir : oui, je vais mourir bientôt ; les rivières vont dégeler, et je m’en irai probablement avec les derniers glaçons… Où irai-je ? Dieu le sait ! À la mer aussi ! Eh bien ! quoi ! s’il faut mourir, autant vaut mourir au printemps… Mais n’est-il pas ridicule de commencer un journal peut-être quinze jours seulement avant l’heure de la mort ?Bah ! qu’est-ce que cela fait ? En quoi quinze jours diffèrent-ils de quinze ans, de quinze siècles ? En face de l’éternité, tout est néant, dit-on ; soit ; mais dans ce cas, l’éternité même n’est que néant. Il me semble que je tombe dans la métaphysique, c’est mauvais signe ; aurais-je peur ? Mieux vaut raconter quelque chose. Le temps est humide,le vent souffle avec violence. Il m’est défendu de sortir. Que raconterai-je ? Un homme bien élevé ne parle pas de ses maladies ; écrire un roman n’est pas de mon ressort ;raisonner sur de graves sujets est au-dessus de mes forces ;la description des objets qui m’entourent ne m’offrirait aucun plaisir ; ne rien faire est ennuyeux ; lire me fatigue…Ah ! je vais me raconter ma propre vie. Quelle bonne idée ! Cette revue de soi-même est chose convenable avant la mort, et ne peut nuire à personne. Je commence.

Je suis né, il y a trente ans, d’une famille de propriétaires aisés. Mon père était un terrible joueur ; ma mère, une femme de grand caractère et très vertueuse, mais je n’ai jamais connu de femme dont la vertu causât moins de plaisir. Elle s’affaissait sous le poids de ses mérites et en fatiguait tout le monde, à commencer par elle-même. Pendant les cinquante années de sa vie, elle ne se reposa pas une seule fois, elle ne se croisa pas une seule fois lesbras ; elle travaillait et s’évertuait comme une fourmi, maissans aucune utilité, ce que nul ne dira d’une fourmi. Un verinfatigable la rongeait nuit et jour. Une fois seulement je la visparfaitement tranquille, et cela dans son cercueil, le lendemain desa mort. Aussi son visage me semblait-il vraiment exprimer unsilencieux étonnement. On aurait dit que ses lèvres à demi fermées,ses joues creuses et ses yeux paisiblement immobiles respiraientces paroles : « Qu’il fait bon ne pas bouger ! » Oui certes,il est bon de se dépouiller enfin de l’accablante conscience de lavie, de la sensation continue et inquiète de l’existence !

Je grandis mal et sans joie. Mes parents me témoignaient de latendresse ; mais la vie ne m’en était pas plus douce.Ouvertement adonné à un vice dégradant et ruineux, mon père n’avaitaucune autorité dans sa propre maison. Il reconnaissait sonabjection, et, n’ayant pas la force de renoncer à la passion qui ledominait, il cherchait du moins à mériter l’indulgence de sa femmepar une soumission à toute épreuve. Ma mère supportait son malheuravec cette magnifique et fastueuse longanimité de la vertu danslaquelle respire tant d’orgueil et d’amour-propre. Elle ne faisaitjamais de reproche à mon père ; elle lui donnaitsilencieusement le fond de sa bourse et payait ses dettes. Présenteou absente, il la portait aux nues ; mais il n’aimait pasrester à la maison, et il ne me caressait qu’en secret, à ladérobée, comme s’il eût craint de me porter malheur. Ses traitsaltérés avaient alors une telle expression de bonté, le rirefiévreux qui errait sur ses lèvres se changeait en un sourire sitouchant, ses yeux bruns entourés de rides fines s’arrêtaient avectant d’amour sur moi, que je pressais involontairement ma jouecontre sa joue humide et chaude de larmes. J’essuyais ces larmesavec mon mouchoir ; mais elles recommençaient à couler sanseffort, comme l’eau déborde d’un vase trop plein. Je me mettaisaussi à pleurer, et il me consolait. Il pressait mes mains entreles siennes, et ses lèvres tremblantes me couvraient de baisers.Voilà déjà plus de vingt ans qu’il est mort, et pourtant chaquefois que je pense à mon pauvre père, des sanglots muets me montentau gosier, et mon cœur bat dans ma poitrine ; il bat avec tantde chaleur et d’amertume, il est accablé d’une si douloureusecompassion, qu’on croirait qu’il lui reste encore longtemps àbattre et à regretter.

Ma mère au contraire était toujours la même pour moi,bienveillante, mais froide. On rencontre souvent dans les livresécrits pour les enfants des mères toutes semblables, morales etjustes. Elle m’aimait, mais je ne l’aimais pas. Oui, j’évitais mamère vertueuse, et j’aimais passionnément mon père vicieux.

Mais c’est assez pour aujourd’hui. Le commencement estfait ; quant à la fin et à ce qui en adviendra, je ne m’eninquiète guère. C’est l’affaire de ma maladie.

21 mars.

Le temps est magnifique aujourd’hui, il est chaud etserein ; le soleil se joue gaiement sur la neige qui fond.Tout reluit, fume et se dissout ; les moineaux crient commeaffolés autour des haies sombres et humides : un air tiède m’irritela poitrine et me cause une sensation à la fois douce etpénible.

Le printemps, le printemps arrive ! Je suis assis à lafenêtre, mon regard franchit la rivière et se repose sur leschamps. Ô nature, nature ! je t’aime, quoique je sois sorti deton sein incapable de vivre. Voilà un petit oiseau qui déploie sesailes et sautille ; il crie, et chaque vibration de sa voix,chaque petite plume ébouriffée de son corps mignon, respire lasanté et la force…

Que s’ensuit-il ? rien. Il se porte bien, et a le droit decrier et de secouer ses plumes : moi je suis malade et je doismourir : voilà tout. Ce n’est pas la peine de s’y arrêterdavantage. Ces larmoyantes invocations à la nature sont ridicules àl’excès. Revenons à notre récit.

Comme je l’ai dit déjà, je grandis péniblement et sans joie. Jen’avais ni frères ni sœurs. On m’élevait à la maison, De quoi seserait donc occupée ma mère, si on m’avait mis en pension ou envoyédans un établissement public ? Les enfants sont là pourempêcher les parents de s’ennuyer. Nous demeurions habituellement àla campagne et n’allions à Moscou que de temps à autre. J’avais desprécepteurs et des maîtres selon l’usage. Je me souviens surtoutd’un Allemand maigre et pleurnicheur, du nom de Rickmann. Cet êtreextrêmement triste et maltraité du sort se consumait inutilement àregretter sa patrie lointaine.

Plus d’une fois, tandis que, dans l’affreuse chaleur d’uneantichambre étroite, tout infectée de l’odeur aigre du kvass, monvieux menin Basile, surnommé l’Oie mâle, jouait aux cartes avec lecocher Potape, vêtu d’une pelisse de mouton toute neuve et chausséde ses grandes bottes frottées de goudron, – plus d’une fois,dis-je, Rickmann chantait derrière la cloison :

Cœur, mon cœur, pourquoi si triste ?

Qu’est-ce qui t’oppresse si fort ?

La terre étrangère est si belle !

Cœur, mon cœur, que te faut-il encore ?

Nous nous établîmes définitivement à Moscou après la mort de monpère. J’avais alors douze ans. Mon père mourut une nuit d’un coupd’apoplexie. Je n’oublierai jamais cette nuit-là. Je dormais de ceprofond sommeil dont dorment habituellement tous les enfants ;mais je me rappelle que j’entendais même à travers ce sommeil unronflement pénible et pareil à un râle. Je sens tout à coup quequelqu’un me saisit par l’épaule et me secoue. J’ouvre les yeux :mon menin était devant moi. « Qu’y a-t-il ?… – Venez,venez ; Alexis Michaëlitch se meurt… » Je me jette comme unfou à bas de mon lit et m’élance dans la chambre de mon père. Ilétait couché, la tête renversée en arrière, le visage tout rouge,et il râlait avec effort. Les domestiques se pressent à la porteavec des mines effarées ; une voix enrouée demande dansl’antichambre si on a envoyé chercher le médecin. J’entends les paslourds du cheval qu’on fait sortir de l’écurie pour le conduiredans la cour : la porte cochère crie sur ses gonds. Une chandellebrûle par terre sur le plancher de la chambre ; ma mère selivre au désespoir, sans oublier toutefois ni les convenances, nisa propre dignité. Je me précipitai sur mon père et l’embrassai enbalbutiant : « Papa, papa ! » Il était étendu, immobile,roulant étrangement les yeux. Une terreur insurmontable m’ôta larespiration ; je poussai des cris d’effroi comme un oiseauqu’on aurait saisi avec rudesse. On m’entraîna hors de la chambre.La veille encore, comme s’il avait pressenti sa fin prochaine, monpère m’avait caressé avec tant d’ardeur et de tristesse ! Onamena une espèce de médecin endormi et velu qui répandait une forteodeur d’eau-de-vie. Mon père mourut sous sa lancette. Le lendemain,je me tenais, un cierge à la main, devant la table sur laquelle onavait couché le cadavre, et j’écoutais stupidement les monotonespsalmodies du chantre, interrompues de temps à autre par la voixfluette du prêtre. Les larmes coulaient sur mes joues, sur meslèvres, sur mon col et sur ma chemise. Je regardaiscontinuellement, je regardais fixement le visage immobile de monpère, comme si j’eusse attendu quelque chose de lui, et pendant cetemps ma mère se prosternait lentement la face contre terre, serelevait lentement et faisait le signe de la croix en appuyant sesdoigts avec force sur son front, sur ses épaules et sur sonestomac. Je n’avais pas une seule idée dans la tête ; j’étaiscomplètement stupide, pourtant je sentais que quelque chose deterrible s’accomplissait en moi… La mort m’a regardé alors en faceet m’a remarqué.

Mon père mort, nous allâmes demeurer à Moscou, et cela par uneraison fort simple ; tous nos biens furent vendus à l’encanpour payer nos dettes, tous absolument, à l’exception d’une petiteterre, la même où se termine maintenant ma magnifiqueexistence ! Quoique je fusse encore bien jeune alors, j’avoueque la vente de notre nid me fit souffrir, ou plutôt je neregrettai, à vrai dire, que notre jardin. Ce jardin se trouvait liépresque aux seuls souvenirs heureux de ma jeunesse. C’est là que,par une paisible soirée de printemps, j’enterrai un vieux chien àpattes torses, mon meilleur ami, un basset du nom de Trix. C’est làque, caché dans les hautes herbes, je mangeai des pommes volées, deces pommes de Novogorod, vermeilles et douces ; c’est là enfinqu’au milieu d’un carré de framboisiers je vis pour la premièrefois une de nos femmes de chambre, Claudie, qui, malgré son nezcamard et son habitude de rire en s’enfonçant la face dans sonmouchoir, éveilla en moi une passion si tendre que sa présence mefaisait perdre la respiration et la parole. Un jour de Pâques,lorsqu’arriva son tour d’appliquer ses lèvres sur ma mainseigneuriale, je me souviens que je manquai me jeter à ses piedspour baiser ses souliers de cuir tout déformés. Est-il possible,grand Dieu ! qu’il y ait de cela vingt ans ? Tantd’années se sont-elles écoulées depuis que je courais sur mon petitcheval alezan le long de la vieille haie de notre jardin, et que jeme levais sur mes étriers pour arracher du peuplier blanc desfeuilles à double nuance ? Pendant qu’il vit, l’homme ne sentguère sa propre existence ; elle ne lui devient perceptible,comme le son, qu’à une certaine distance, après un certain tempsécoulé.

Ô mon jardin ! ô sentiers couverts d’herbe autour du petitétang ! ô charmant recoin sablonneux sous la vieille digue oùje me livrais à la pêche des goujons et des tanches ! et vous,bouleaux aux longues branches pendantes, à travers lesquellesm’arrivait, du chemin de traverse, la chanson mélancolique d’unpaysan qu’interrompaient par moments les brusques cahots de satelega[1], je vous envoie mon dernier adieu !…En quittant la vie, c’est à vous, à vous seuls que je tends lesbras… Je voudrais respirer encore une fois la fraîcheur amère del’absinthe, la douce odeur du sarrasin coupé sur les champs de mapatrie ; je voudrais encore une fois entendre au loin lemodeste tintement de la cloche fêlée de notre paroisse, m’étendreencore une fois à l’ombre du buisson de chêne sur la pente duravin, suivre encore une fois des yeux les traces fuyantes du ventqui court en vagues sombres sur l’herbe dorée de notre prairie…Bah ! à quoi bon tout cela ? Je ne puis plus écrireaujourd’hui. À demain. 22 mars. Aujourd’hui il fait de nouveausombre et froid. Ce temps-ci me convient davantage ; il est enharmonie avec mes occupations. La journée d’hier est venueréveiller mal à propos bien des sentiments et bien des souvenirsinutiles. Cela ne se répétera plus. Ces épanchements de lasensibilité rappellent l’impression que vous fait la racine deréglisse. Au premier abord et tant qu’on ne suce qu’un peu, le goûtn’en est pas désagréable ; mais un instant après la bouche enest tout amère. Je vais me remettre simplement et tranquillement aurécit de ma vie. Nous allâmes donc à Moscou… Mais il me vient uneidée : est-ce bien la peine de raconter ma vie ? Nondécidément… Ma vie ne diffère en rien de la plupart des autresvies. La maison paternelle, l’université, le service dans lesgrades inférieurs, la retraite, un petit cercle de connaissances,une pauvreté honnête, des plaisirs modestes, des occupationspaisibles, des désirs modérés, dites, de grâce, qui donc ignoretout cela ? Une autre raison pour ne pas conter ma vie, c’estque je n’écris que pour mon propre plaisir, et que si mon passén’offre rien de particulièrement gai ou de particulièrement triste,même à mes yeux, c’est qu’en effet il ne renferme rien qui soitdigne d’attention. Mieux vaut essayer de m’expliquer mon caractère.Quelle espèce d’homme suis-je ?… On pourra me faire observerque personne ne me le demande non plus. J’en conviens ; maisje vais mourir, et il me semble que c’est un désir pardonnable quecelui de vouloir apprendre avant la mort quelle sorte d’oiseau l’ona été. Ayant dûment pesé cette importante question, et n’ayantd’ailleurs nulle raison pour m’exprimer avec trop d’amertume surmon propre compte, comme le font les gens bien convaincus de leurmérite, je commence par convenir d’une chose : j’ai été l’homme,ou, si l’on veut, l’oiseau le plus superflu de ce monde. Je leprouverai demain, car aujourd’hui je tousse comme une vieillechèvre, et Térence, ma garde-malade, ne me laisse pas un instant derepos. « Couchez-vous, mon petit père, et prenez du thé », medit-elle. Je sais bien qu’elle me presse ainsi parce qu’elle veutdu thé elle-même. Eh bien ! soit. Pourquoi ne serait-il paspermis à la pauvre vieille femme de retirer tout le profit possiblede son maître, tandis qu’il en est temps encore ? 23 mars.L’hiver est revenu. La neige tombe à flocons… « Superflu… De trop…» C’est une excellente expression que j’ai trouvée là. Plus jepénètre dans les profondeurs de mon être, plus je regardeattentivement dans ma vie passée, et plus je suis convaincu de lasévère justesse de cette expression. Superflu !… c’est biencela. Ce mot ne s’applique pas aux autres… Les hommes sont ouméchants, ou bons, ou intelligents, ou stupides, ou agréables, oudésagréables ; mais superflus… non. C’est-à-dire,comprenez-moi bien, le monde peut se passer de ces gens-là !…certainement ; mais la superfluité n’est pas leur signedistinctif, et, en parlant d’eux, ce n’est pas le mot « superflu »qui vous vient tout d’abord sur les lèvres. Quant à moi, … c’esttout ce qu’on peut dire : « superflu, ou être surnuméraire », voilàtout. Il est évident que la nature ne comptait pas sur monapparition, aussi m’a-t-elle traité en visiteur importun et noninvité. Ce n’est pas en vain qu’un plaisant, grand amateur decartes, a dit, à propos de moi, que ma mère a fait une remise,comme au boston, en me mettant au monde. À l’heure qu’il est, jeparle de moi avec calme et sans aucun fiel… C’est une affairefinie ! Pendant tout le cours de mon existence, j’ai trouvé maplace prise, peut-être parce que je ne la cherchais pas là où elledevait être. J’ai été susceptible, timide et irritable comme tousles malades. Il y avait de plus en moi, probablement à cause d’unamour-propre excessif ou par suite de l’organisation défectueuse demon être moral, un obstacle incompréhensible et insurmontable entremes sentiments, mes idées et l’expression de ces sentiments et deces idées. Lorsque je me décidais violemment à vaincre cetobstacle, à faire tomber cette barrière, toute ma personne prenaitl’empreinte d’une tension pénible. Non seulement je paraissaisaffecté et guindé, je l’étais réellement ; je sentais cela, etme hâtais de rentrer en moi-même. Un trouble épouvantable s’élevaitalors dans mon for intérieur. Je m’analysais jusqu’à la dernièrefibre, je me comparais aux autres, je me rappelais les moindresregards, les moindres sourires, les moindres paroles de ceux devantlesquels j’avais voulu briller ; je prenais tout dans lemauvais sens ; je riais amèrement de ma prétention d’être «comme tout le monde, » et au milieu de mon rire je m’affaissaistout à coup, je tombais dans un découragement inepte ; en unmot, je m’agitais sans relâche, comme l’écureuil dans sa roue. Jepassais des journées entières à ce travail infructueux et maussade.Et maintenant dites vous-même, dites, de grâce, à quoi un hommepareil peut être utile ! Pourquoi en est-il ainsi demoi ? Quel est le motif de ces sombres tracasseriesintérieures ? Qui le sait ? qui me le dira ? Je mesouviens que je pris un jour la diligence pour aller à Moscou. Laroute était bonne, et pourtant le postillon attela un cheval devolée de front avec les quatre autres. Misérable et parfaitementinutile, attaché n’importe comment à l’avant-train par une cordeépaisse et courte qui lui coupait sans pitié la cuisse, luifrottait la queue, le forçait à courir de la façon la plusgrotesque, et donnait à tout son être l’aspect d’une virgule, cemisérable cheval excitait toujours ma plus profonde compassion. Jefis observer au postillon qu’il me semblait qu’on aurait pu sepasser du cinquième cheval… Il secoua la tête, lui donna unedizaine de coups de fouet dans toute la longueur de son dosdécharné, de son ventre bouffi, et marmotta avec une sorte d’ironie: « C’est vrai, il est de trop !… » Moi aussi, je suis detrop… Le relais heureusement n’est plus loin. Superflu !… J’aipromis de prouver la justesse de mon opinion, et je vais remplir mapromesse. Je ne crois pas nécessaire de m’arrêter à millebagatelles, aux événements et incidents de chaque jour, quoiqu’ilspuissent servir, aux yeux de tout homme réfléchi, de preuvesincontestables en ma faveur, ou, pour mieux dire, en faveur de mamanière de me juger. Mieux vaut commencer de prime abord par lerécit d’un fait assez important, après lequel il ne resteraprobablement plus le moindre doute au sujet de l’exactitude du mot« superflu. » Je n’ai pas, je le répète, l’intention d’entrer dansles détails ; mais je ne puis passer sous silence unecirconstance assez curieuse et remarquable, l’étrange conduite demes amis avec moi, car j’avais aussi des amis. Chaque fois que jeme trouvais sur leur chemin ou que je m’approchais d’eux, ilssemblaient mal à leur aise ; ils souriaient d’un air contrainten venant à ma rencontre, fixaient leurs regards non sur mes yeuxou sur mes pieds, comme le font certaines gens, mais plutôt sur mesjoues, me tendaient la main d’un air pressé, disaient d’un airpressé : « Ah ! bonjour, Tchoulkatourine ! » (le sortm’avait affublé de ce nom), ou bien : « VoilàTchoulkatourine ! » et s’en allaient aussitôt. D’autress’arrêtaient même quelquefois immobiles, comme s’ils cherchaient àse rappeler quelque chose. Je remarquais tout cela, car je nemanquais ni d’observation ni de perspicacité. En somme, je ne suispas bête, il me vient même parfois à l’esprit des pensées assezamusantes et qui ont leur originalité ; mais, en ma qualitéd’homme superflu et verrouillé à l’intérieur, j’évitais constammentd’exprimer ma pensée, d’autant plus que je savais d’avance que jela rendrais fort mal. Il me semblait même parfois fort étranged’entendre les autres parler si simplement et si librement… Quellehardiesse ! pensais-je involontairement. Pourtant il fautavouer que, malgré mon verrou, la langue me démangeaitsouvent ; mais ce n’est décidément que dans ma premièrejeunesse que j’arrivais à prononcer une parole : en avançant dansla vie, je parvenais presque toujours à me vaincre. Je me disais àpart moi : « Il vaut mieux que nous nous taisions », et je mecalmais instantanément. Nous sommes tous habiles en silence, nousautres Russes !… Mais il ne s’agit pas de cela, et ce n’estpas à moi de critiquer les autres. Grâce à un concours decirconstances insignifiantes, mais importantes pour moi, ilm’arriva, il y a quelques années, de passer six mois dans la villede district O… Cette ville était fort incommodément bâtie sur leflanc d’une montagne. Elle contenait environ huit centshabitants ; la pauvreté y était extrême, les maisons n’yressemblaient à rien de connu. La rue principale était obstruée,par-ci par-là, d’immenses plaques de pierres calcaires brutes quitenaient lieu de pavé, et forçaient même les telegas à un détour.Il y avait une place principale, d’une malpropreté incroyable, aucentre de laquelle s’élevait un petit bâtiment percé de troussombres. Ces trous abritaient des gens à larges chapeaux quifaisaient semblant de se livrer au commerce. Là aussi figurait unehaute perche bigarrée près de laquelle on avait placé par ordre,sur l’invitation des autorités, une charrette de foin jaunâtre,autour de laquelle rôdait une poule appartenant au gouvernement.Pour tout dire, on vivait misérablement dans cette ville d’O… Dèsles premiers jours de mon séjour, j’y faillis devenir fou d’ennui.Je dois ajouter que, quoique je sois certainement un homme de trop,ce n’est pas que je l’aie voulu ainsi ; je suis malademoi-même, mais je déteste tout ce qui est malsain… Je n’ai pas fuile bonheur, j’ai même essayé de l’atteindre en prenant à droite età gauche… Aussi n’est-il pas étonnant que j’aie la faculté dem’ennuyer comme tout autre mortel. C’étaient des affaires deservice qui m’avaient amené dans la ville d’O… Térence a décidémentjuré de me faire mourir. Voici un échantillon de notre conversation: TÉRENCE. – Mon Dieu ! petit père, qu’écrivez-vous donctoujours là ? Cela ne vous vaut rien d’écrire ainsi. MOI. –Mais, Térence, je m’ennuie. ELLE. – Prenez une tasse de thé etcouchez-vous. Dieu fera en sorte que vous transpiriez et que vousdormiez un peu. MOI. – Mais je n’ai pas envie de dormir. ELLE. –Ah ! petit père, pourquoi parler ainsi ? Que le Seigneurvous bénisse ! Couchez-vous, couchez-vous, c’est ce que vouspouvez faire de mieux. MOI. – Je mourrai de toute façon, Térence.ELLE. – Que Dieu vous bénisse, vous dis-je ! Eh bien !faut-il vous donner du thé ? MOI. – Je n’ai plus une semaine àvivre, Térence. ELLE. – Hi ! hi ! petit père, quechantez-vous là ?… Je vais préparer le samovar… Ô créaturedécrépite, jaune et édentée, se peut-il que je ne sois pas unhomme, même pour toi ?

Chapitre 2

 

24 mars. – Gelée aiguë.

Le jour même de mon arrivée dans la ville d’O…, les affaires deservice dont j’ai parlé plus haut me forcèrent de me rendre chez uncertain Ojoguine Cyril Matvéitch, un des plus importants employésdu district, dont je ne fis la connaissance ou plutôt dont je ne merapprochai qu’au bout de deux semaines. Sa maison était située dansla principale rue et se distinguait de toutes les autres par untoit coloré et les deux lions qui gardaient la porte. Ces lionsétaient de l’espèce de ceux qu’on voit aux portes cochères àMoscou, et qui ressemblent eux-mêmes à des chiens fantastiques. Ceslions seuls suffisaient à prouver l’opulence d’Ojoguine, et ilavait en effet quatre cents âmes, recevait la meilleure sociétéd’O… et passait pour être hospitalier. Le préfet de la ville, hommed’une obésité peu commune et qui semblait avoir été taillé dans unballot avarié, se rendait chez lui dans un large drochki à deuxchevaux. Il recevait aussi les autres employés : le procureur,créature bilieuse et méchante ; l’arpenteur, grand diseur debons mots, d’origine allemande et à figure tartare ;l’officier des ponts et chaussées, âme tendre, bon chanteur, maismauvaise langue ; l’ex-chef du district, individu à cheveuxteints, à chemise fripée et à pantalon étroit. Celui-ci était douéde cette expression grandiose de physionomie particulière aux gensqu’un jugement a convaincus de péculat. On trouvait encore chezOjoguine deux propriétaires, amis inséparables, tous les deux vieuxet cassés, dont le plus jeune cherchait constamment à humilierl’autre en lui fermant la bouche à tout propos avec ce seul et mêmereproche : « Allons, Serge Serguéitch, finissez donc ! Oùvoulez-vous en venir, vous qui écrivez bouchon avec un p ?Oui, messieurs, continuait-il en s’adressant avec indignation àceux qui l’écoutaient, Serge Serguéitch n’écrit pas bouchon, maispouchon. » Et tous les assistants de rire, quoique aucun d’euxprobablement ne fût très compétent en fait d’orthographe, tandisque le malheureux Serge Serguéitch se taisait, baissait la tête etsouriait d’un air résigné… Mais j’oublie que mes jours sontcomptés, et que je me lance dans une description trop détaillée.Ainsi donc, sans plus longs détours, Ojoguine était marié ; ilavait une fille nommée Élisabeth Cyrillovna, et je m’épris de cettejeune fille.

Ojoguine n’était ni bon ni mauvais, c’était un homme comme on envoit tant ; sa femme, … j’oserais la nommer une vieillevolaille ; mais la fille ne tenait nullement de ses parents.Elle était jolie de figure, d’un caractère enjoué et modeste ;ses yeux gris regardaient avec bonté et candeur sous des sourcilsconstamment relevés comme ceux des enfants ; elle souriaitpresque toujours et riait fort souvent. Sa voix fraîche avait untimbre agréable, ses mouvements étaient libres et rapides ;elle rougissait facilement et joyeusement. Ses toilettes n’étaientpas toujours de bon goût ; il n’y avait guère que les robessimples qui lui allassent bien. J’étais en général peu prompt àfaire connaissance ; je n’avais surtout aucune habitude ducommerce des femmes, et quand il m’arrivait de me trouver en leurprésence, je me mettais à froncer le sourcil et à prendre un airfarouche, ou bien je bégayais niaisement et tournais avec embarrasma langue dans ma bouche. Ce fut le contraire qui eut lieu avecÉlisabeth Cyrillovna ; je me sentis à mon aise dès la premièrefois. Voici comment la chose m’arriva. J’allai un jour chezOjoguine avant l’heure du dîner, et demandai s’il était chez lui. «Il y est, me répondit-on : mais il s’habille. Veuillez passer dansle salon. » J’y entrai en regardant autour de moi ; j’aperçusprès de la fenêtre une jeune fille en robe blanche qui me tournaitle dos. Elle tenait une cage dans ses mains. Je me sentis troublécomme à l’ordinaire ; je me remis cependant et toussai pouravoir une contenance. La jeune fille se retourna si vivement queses boucles de cheveux lui frappèrent le visage ; ellem’aperçut, s’inclina et me montra en souriant une petite boîte àmoitié remplie de graines de chènevis. « Vous permettez ? » medit-elle. Moi, tout naturellement et comme cela se fait en pareilleoccurrence, j’inclinai d’abord la tête, puis je souris, levai lamain en l’air et l’agitai deux fois avec grâce. La jeune fille sedétourna aussitôt, enleva la petite planchette de la cage, se mit àla gratter fortement avec un couteau, et sans changer de place elleprononça les paroles suivantes : « C’est le bouvreuil de papa…Aimez-vous les bouvreuils ? – Je préfère les serins,répondis-je non sans un certain effort. – Ah ! moi aussi,j’aime les serins, mais regardez donc comme il est gentil !Voyez, il n’a pas peur. » J’étais surpris de n’avoir pas peurmoi-même. « Approchez-vous ; il s’appelle Popka. » Jem’approchai et me penchai sur la cage. « Il est gentil, n’est-cepas ? » Elle se tourna vers moi ; nous étions si prèsl’un de l’autre qu’elle fut obligée de renverser un peu la têtepour me regarder avec ses yeux brillants. Je la contemplai : toutson jeune visage vermeil s’illumina d’un sourire si affectueux queje souris à mon tour et faillis même rire de plaisir. La portes’ouvrit, M. Ojoguine entra. Je me mis aussitôt à causer trèslibrement avec lui, et je ne sais comment cela se fit, je restai àdîner et passai toute la soirée chez eux. Le lendemain le laquaisd’Ojoguine, pauvre diable efflanqué et presque aveugle, me souriaitdéjà comme à un ami de la maison en me débarrassant de monmanteau.

Trouver un refuge, se faire un nid même temporaire, connaître lecharme tranquille des habitudes et des rapports journaliers,c’était un bonheur que moi, homme de trop et sans souvenirs defamille, je n’avais jamais éprouvé jusqu’alors. S’il était possibleque quelque chose en moi pût faire songer à une fleur, et si cettecomparaison n’était déjà si usée, je pourrais me résoudre à direque de ce jour mon âme s’épanouit. Un changement instantané semblase faire en moi et autour de moi : toute ma vie fut illuminée parl’amour, oui, ma vie entière, jusqu’aux moindres détails, ainsiqu’une chambre sombre et abandonnée dans laquelle aurait subitementpénétré la lumière. Je me levais et je me couchais, je déjeunais,je fumais ma pipe autrement que par le passé. Je sautillais même enmarchant, oui, vraiment, je sautillais, comme s’il m’était tout àcoup poussé des ailes aux épaules. Je me rappelle que je n’eus pasun seul instant de doute au sujet du sentiment que m’inspiraÉlisabeth Cyrillovna. Je fus passionnément amoureux d’elle dès lepremier jour, et je sus dès le premier jour que j’étais amoureuxd’elle. Pendant trois semaines, je ne cessai de la voir. Ces troissemaines furent le temps le plus heureux de ma vie ; maisc’est un souvenir qui me pèse. Je ne puis penser à ces troissemaines sans songer involontairement à ce qui arriva ensuite, etsans qu’une amertume empoisonnée ne pénètre ce cœur qui allaits’attendrir.

Lorsqu’un homme heureux est complètement sain d’esprit et decœur, on sait que son cerveau travaille peu. Un sentiment calme etserein, le sentiment de la satisfaction, s’empare de tout sonêtre ; il en est envahi, la conscience de sa personnalité luiéchappe. « Il nage dans la béatitude », disent les mauvaispoètes ; mais lorsque ce « charme » s’évanouit enfin, l’hommeéprouve quelquefois un certain dépit, presque un regret de s’êtresi peu observé au milieu de son bonheur, de n’avoir point appelé laréflexion et le souvenir à son aide pour prolonger et doubler sesjouissances, comme si « dans la béatitude » l’homme pouvait trouverqu’il valût la peine de réfléchir sur ses sentiments ! L’hommeheureux est comme une mouche au soleil. Aussi m’est-il presqueimpossible, lorsque je me rappelle ces trois semaines, de retenirdans mon esprit une impression exacte et définie. Cela me réussitd’autant moins qu’il ne se passa rien de particulièrementremarquable entre nous pendant tout ce temps… Ces vingt joursm’apparaissent comme quelque chose de chaud, de jeune et deparfumé, comme un rayon lumineux dans ma vie mate et décolorée. Mamémoire ne devient tout à coup inexorablement précise et sûre qu’àcompter du moment où, pour employer encore les expressions de cesmêmes mauvais poètes, « les coups du sort s’abattirent sur moi.»

Et pourtant ces trois semaines ont laissé en moi quelqueempreinte. Lorsqu’il m’arrive parfois de réfléchir longuement surcette époque, certains souvenirs se dégagent soudain des ténèbresdu passé, pareils aux étoiles que le regard fixement tendu découvreinopinément au milieu du ciel nocturne. J’ai conservé surtout lesouvenir d’une promenade à travers le bois qui se trouve derrièrela ville d’O… Nous étions quatre : la vieille Ojoguine, Lise, moiet un certain Besmionkof, dont j’aurai encore à parler, employéinférieur domicilié à O…, petit homme blondasse, paisible et bon.M. Ojoguine était resté chez lui. Il s’était donné une migraine àforce de dormir. La journée était magnifique, chaude et pure. LesRusses ne sont pas en général grands amateurs de jardins deplaisance ou de promenades publiques. Quelle qu’en soit la raison,on rencontre rarement âme qui vive dans ces soi-disant jardinspublics ; une vieille femme vient de temps en temps s’asseoiren gémissant sur un banc de gazon bien rôti au soleil, près duquels’élève un chétif arbuste. Si pourtant il se trouve aux environs dela ville un maigre petit bois de bouleaux, les marchands etquelquefois les employés aiment à s’y transporter les dimanches etles jours de fête ; ils emportent avec eux des samovars, desgâteaux et des melons d’eau, et, après avoir étalé toutes cesfriandises sur l’herbe poussiéreuse qui borde la grande route, ilss’assoient tout à l’entour, boivent et mangent jusqu’au soir à lasueur de leurs fronts. Il existait justement un petit boissemblable à deux verstes de la ville d’O… Nous y allâmes un peuaprès le dîner. Besmionkof offrit son bras à la vieille Ojoguine,je donnai le mien à Lise. Le jour était déjà sur son déclin.C’était le temps de la première ferveur de mon amour (nous nousconnaissions à peine depuis quinze jours). Je me trouvais dans cetétat d’adoration passionnée et attentive où toute notre âme suitinnocemment et involontairement les moindres mouvements de l’êtreaimé, où nous ne pouvons nous rassasier de sa présence, ni assezentendre sa voix, où nous regardons autour de nous et sourionscomme un enfant en convalescence, où tout homme quelque peuexpérimenté doit reconnaître à cent pas et à première vue ce qui sepasse en nous. Il ne m’était pas arrivé jusqu’à ce jour de donnerle bras à Lise. Nous marchions côte à côte, foulant doucementl’herbe verte. Une légère petite brise voltigeait autour de nous àtravers les troncs blanchâtres des bouleaux, et me jetait parfoisle ruban du chapeau de Lise au visage. Je suivais obstinément sonregard jusqu’au moment où elle se tournait enfin gaiement vers moi,et nous nous mettions à nous sourire l’un à l’autre. Les oiseauxsemblaient nous gazouiller leur approbation, le ciel bleu nouscontemplait avec tendresse à travers le feuillage menu ettransparent. L’excès du bonheur me donnait le vertige. Je me hâtede faire observer que Lise n’était aucunement éprise de moi. Je luiplaisais, elle n’était pas sauvage de nature ; mais ce n’estpas à moi qu’il était donné de troubler sa placidité enfantine.Elle se suspendait à mon bras comme à celui d’un frère. Elle venaitd’entrer dans sa dix-septième année… Et cependant ce soir-là mêmecommença devant moi cette douce fermentation intérieure qui précèdela transformation de la jeune fille en femme… Je fus témoin decette transfiguration, de cette incertitude innocente, de cetteméditation inquiète ; je fus le premier à remarquer cettesubite mollesse du regard, cette inégalité dans les sons de lavoix, et, ô pauvre niais ! homme de trop sur la terre !je n’eus pas honte de supposer pendant toute une semaine quej’étais, moi, la cause de ce changement !…

Il y avait longtemps que nous nous promenions ; le soirétait venu, nous nous parlions peu. Je me taisais, comme le fonttous les amoureux qui ont peu d’expérience, et elle faisait demême, probablement parce qu’elle n’avait rien à me dire ; maiselle paraissait absorbée par une pensée secrète, et secouait latête d’une façon toute particulière en mordillant d’un air rêveurune feuille qu’elle venait de cueillir. Elle se mettait par momentsà marcher en avant d’une manière résolue, puis s’arrêtait tout àcoup, m’attendait et regardait autour d’elle en souriant d’un airdistrait. La veille, nous avions lu ensemble le Prisonnier duCaucase[2]. Avec quelle avidité elle m’avait écouté,tout en tenant son visage dans ses deux mains et sa poitrineappuyée contre la table ! Je me mis à lui parler de cettelecture ; elle rougit, me demanda si avant de partir j’avaisdonné de la graine de chènevis à son bouvreuil, entonna à hautevoix une romance et retomba subitement dans le silence. Le boiss’adossait d’un côté à un escarpement roide et élevé ; unepetite rivière sinueuse coulait au-dessous, et au delà de larivière s’étendait une vaste prairie qui tantôt ondulaitlégèrement, et tantôt devenait unie comme une nappe ; desravins l’entrecoupaient çà et là. Nous étions arrivés les premiers,Lise et moi, sur la lisière du bois ; Besmionkof était restéen arrière avec la vieille Ojoguine. Nous sortîmes du fourré, nousnous arrêtâmes, et tous les deux nous fûmes forcés de cligner desyeux : juste en face de nous, le soleil se couchait, sanglant etsuperbe au milieu d’un nuage incandescent. Une moitié du ciel étaitembrasée ; des rayons empourprés tombaient obliquement sur lesprairies, jetaient un reflet vermeil jusque sur la partie desravins déjà couverte d’ombre, s’étendaient en jets de plomb fondusur la petite rivière aux endroits où elle ne se cachait pas sousles arbrisseaux penchés sur ses rives, et allaient donner d’aplombsur le flanc de l’escarpement et sur le rideau serré du bois. Nousrestions immobiles, enveloppés d’une lueur ardente. Je ne suis pasen état de rendre toute la solennité passionnée de ce tableau. Ondit que pour un aveugle la couleur rouge correspond au son destrompettes. Je ne saurais dire à quel point la comparaison estexacte ; mais il y avait réellement quelque chosed’impérieusement éclatant, comme un appel suprême, dans ce torrentd’or flamboyant, dans ce vaste embrasement du ciel et de la terre.Je jetai un cri d’enthousiasme et me tournai aussitôt vers Lise.Elle tenait les yeux fixés droit sur le soleil. Je me rappellequ’il se reflétait dans ses yeux en petits points lumineux. Elleétait touchée et profondément émue. Elle ne répondit pas à monexclamation, mais resta longtemps immobile, la tête baissée… Je luitendis la main ; elle se détourna et se mit tout à coup àpleurer. Je la regardais avec une incertitude secrète et presquejoyeuse… La voix de Besmionkof retentit à deux pas de nous. Liseessuya rapidement ses larmes et me regarda avec un sourire indécis.Mme Ojoguine sortit du bois appuyée sur son cavalier. Ilss’arrêtèrent à leur tour pour admirer ce magnifique tableau. Lavieille dame fit une question à sa fille, et je me rappelle montressaillement involontaire quand la voix de Lise résonna avec unevibration cristalline en répondant à sa mère. Le soleil s’étaitcouché pendant ce temps, et l’incendie du soir commençait às’éteindre. Nous retournâmes sur nos pas. Je repris le bras deLise. Il faisait encore assez clair dans le bois, et je pouvaisdistinguer ses traits. La rougeur qui s’était répandue sur tout sonvisage n’avait pas encore disparu : elle semblait être encoreenveloppée des rayons du soleil couchant. Son bras effleurait àpeine le mien. Je fus longtemps avant d’oser parler, tant mon cœurbattait fortement. Une voiture apparut dans le lointain à traversles arbres : c’était le cocher qui venait à notre rencontre, aupas, sur la route sourde et sablonneuse. – Élisabeth Cyrillovna,dis-je enfin, pourquoi donc pleuriez-vous ? – Je ne sais,répondit-elle après un instant de silence. Elle fixa sur moi sesyeux encore humides de larmes. Son regard me parut transformé. – Jevois que vous aimez la nature ? repris-je. Ce n’était pas làdu tout ce que j’avais voulu dire, et j’eus de la peine à balbutierla fin de cette phrase. Elle secoua la tête. Je n’étais plus enétat de prononcer une syllabe… J’attendais je ne sais quoi ;…était-ce un aveu ? Allons donc ! J’attendais un regardconfiant, une question… Mais Lise tenait les yeux baissés et setaisait. Je répétai encore à demi-voix : « Pourquoi ? » etrestai sans réponse. Je voyais qu’elle était gênée et presquehonteuse. Un quart d’heure après, nous étions assis tous les quatredans la voiture et nous nous approchions de la ville. Les chevauxcouraient d’un trot régulier ; nous roulions rapidement àtravers l’air frais et obscur. Je me mis à causer, m’adressanttoujours soit à Besmionkof, soit à Mme Ojoguine. J’évitais detourner les yeux vers Lise, mais je pouvais remarquer qu’enfoncéedans un coin de la voiture, ses regards erraient çà et là, et ilss’arrêtèrent plus d’une fois sur moi. Arrivée à la maison, ellereprit son empire sur elle-même ; mais elle ne voulutcependant continuer notre lecture, et elle alla se coucher de bonneheure. La crise, cette crise dont j’ai parlé, venait de s’accompliren elle. Elle avait cessé d’être une enfant, elle aussi commençaità attendre… comme moi. Elle n’attendit pas longtemps. Je rentrai cesoir-là avec un enchantement dans le cœur. Quelque chose de vaguequi avait germé en moi comme un pressentiment, comme un soupçon,s’évanouit soudain. Je mis sur le compte de la pudeur virginale etde la timidité cette subite contrainte que j’avais remarquée dansla manière d’être de Lise vis-à-vis de moi… N’avais-je pas lu millefois, et dans beaucoup d’ouvrages, que la première apparition del’amour trouble et effraie une jeune fille ? Je me sentaisexcessivement heureux et me livrais déjà à toute sorte de projets.Si quelqu’un m’avait alors dit à l’oreille : « Tu fais fausseroute, l’ami ; ce n’est pas là ce qui t’attend, frère. Ce quit’attend, c’est la mort dans l’isolement, sous le toit d’unevilaine maison délabrée, au bruit des gronderies insupportablesd’une vieille mégère qui guette impatiemment ta dernière heure afinde vendre tes vieilles bottes !… » Oui, je me sens malgré moiporté à répéter avec un grand philosophe russe : « Comment savoirce qu’on ne sait pas ? » À demain. 25 mars. – Neigeuse journéed’hiver. Je viens de relire ce que j’ai écrit hier, et j’ai été aumoment de tout déchirer. Il me semble que je raconte avec trop desensiblerie et que j’entre dans trop de détails. Pourquoi, dureste, ne me passerais-je pas cette fantaisie, puisque les autressouvenirs de cette époque ne peuvent m’offrir que cette jouissanced’espèce particulière que Lermontof a en vue lorsqu’il dit qu’ontrouve à la fois de la souffrance et de la joie à irriter lescicatrices d’une ancienne blessure ? Mais il faut enfin savoirs’arrêter. Voilà pourquoi je continue sans aucune sensiblerie.Pendant la semaine qui suivit notre promenade, ma situation nes’améliora pas le moins du monde, et pourtant la transformation deLise devenait plus frappante de jour en jour. Je le répète, Jem’étais expliqué ce changement de la manière la plus flatteuse pourmoi… Le malheur des gens solitaires et timides, – timides paramour-propre, – consiste en ce que tout en ayant des yeux, en lesécarquillant même, ils voient tout sous un aspect faux, comme s’ilsregardaient à travers des lunettes de couleur. Leurs proprespensées et leurs propres observations les troublent à chaque pas.Aux premiers jours de notre liaison, Lise était libre et confianteavec moi comme un enfant, il est même possible qu’il y eût danscette manière d’être quelque inclination naïve… Mais lorsques’accomplit cette crise étrange et presque instantanée, elle sesentit, après une courte incertitude, gênée en ma présence ;elle me fuyait involontairement et se montrait en même temps tristeet rêveuse… Elle attendait… Qu’attendait-elle ? Elle n’ensavait rien elle-même, … et moi, … moi, j’étais heureux de cechangement… Je suis prêt à convenir d’ailleurs que tout autreaurait pu s’y tromper à ma place, car qui donc est sansamour-propre ? Il est inutile de dire que tout cela ne devintclair pour moi que dans les derniers temps, lorsque je fus enfinobligé de replier mes ailes froissées, ces ailes qui ne m’auraientjamais porté ni haut ni loin. Ce malentendu entre Lise et moi duratoute une semaine, et il n’y a là rien d’étonnant : il m’est arrivéd’être témoin de malentendus qui ont duré des années. Quel estcelui qui ose dire que la vérité seule est réelle ? Lemensonge est tout aussi vivace que la vérité ; peut-êtrel’est-il plus encore. Je me souviens en effet que pendant cettesemaine même mon ver rongeur, le doute, se remua plus d’une foisdans mon cœur… Mais les hommes solitaires de notre espèce ne sontpas plus en état de comprendre ce qui se passe en eux que ce quis’accomplit sous leurs yeux. Et l’amour serait-il par hasard unsentiment naturel ? Est-il dans la nature de l’hommed’aimer ? L’amour est une maladie, et les maladies ne sontsoumises à aucune règle. J’admets que mon cœur se soit parfoisserré d’une manière désagréable ; mais c’est que tout étaitsens dessus dessous en moi. Comment donc reconnaître ce qui estvrai ou faux, et quelle raison, quelle signification donner àchaque sensation séparée ? Quoi qu’il en soit, tous cesmalentendus, tous ces pressentiments et toutes ces espérancesfurent bientôt dissipés. Un jour, – c’était le matin, il pouvaitêtre midi, – je venais d’entrer dans l’antichambre d’Ojoguine,lorsque j’entendis une voix inconnue et sonore qui retentissaitdans le salon. La porte s’ouvrit, et sur le seuil apparut, encompagnie du maître de la maison, un jeune homme d’environvingt-cinq ans, grand et bien fait ; il s’enveloppa rapidementdans un manteau militaire qu’il avait laissé sur un banc, pritaffectueusement congé de Cyril Matvéitch, passa devant moi enportant négligemment la main à sa casquette, et disparut en faisantrésonner ses éperons. – Qui est-ce donc ? demandai-je àOjoguine. – C’est le prince N…, me répondit-il avec une figuresoucieuse. Il a été envoyé de Pétersbourg pour inspecter desrecrues. Que sont devenus mes gens ? continua-t-il avec dépit.Un aide de camp de l’empereur, il n’y avait personne pour luimettre son manteau ! Nous entrâmes dans la salle. – Est-ilarrivé depuis longtemps ? demandai-je. – Depuis hier au soir.Je lui ai offert une chambre qu’il a refusée. Il a d’ailleurs l’aird’un aimable garçon. – Est-il resté longtemps chez vous ? –Une heure. Il m’a demandé de le présenter à Olympie Nikitichna. –Et vous l’avez fait ? – Naturellement. – Et à LiseCyrillovna ?… – Cela s’entend. Ils ont fait connaissance. – Nesavez-vous pas pour combien de temps il est venu ? – Oui, pourune quinzaine de jours à peu près. Là-dessus Cyril Matvéitch couruts’habiller. Je ne me rappelle pas que l’arrivée du prince aitéveillé alors la moindre appréhension en moi, si ce n’est cesentiment de malveillance qui s’empare ordinairement de nouslorsqu’un nouveau visage s’introduit dans notre cercle d’intimes.Peut-être se mêlait-il encore à ce sentiment un je ne sais quoi quiressemblait à la jalousie qu’inspire tout brillant officier dePétersbourg à un timide et obscur habitant de la province. « Ceprince, me disais-je, est un des beaux de la capitale ; il vanous regarder du haut de sa grandeur… » Je ne l’avais guère vu plusd’une minute, mais j’avais déjà remarqué qu’il était joli garçon,adroit et bien tourné. Après avoir fait quelques tours dans lasalle, je m’étais enfin arrêté devant un miroir ; je tirai unpetit peigne de ma poche pour donner à ma chevelure un air denégligence pittoresque, et, comme cela arrive parfois, je m’étaissubitement plongé dans la contemplation de mon propre visage. Je mesouviens que mon attention s’était péniblement concentrée sur monnez, dont les contours mous et incertains ne me plaisaient guère,lorsque je vis tout à coup une porte s’ouvrir dans la profondeur dela glace penchée, qui reflétait presque toute la chambre, et semontrer la svelte figure de Lise. Je ne sais pourquoi je restaiimmobile. Lise avança la tête, me regarda attentivement, se morditles lèvres, et, en retenant son haleine comme quelqu’un qui seflatte de n’avoir pas été aperçu, elle recula avec précaution ettira doucement la porte sur elle. Les gonds firent un léger bruit…Je ne bougeai pas. Elle tira le bouton de la porte et disparut. Iln’y avait plus aucun doute possible. L’expression du visage deLise, cette expression dans laquelle on ne lisait que le désird’échapper à une rencontre désagréable, la passagère lueur deplaisir que j’avais eu le temps de saisir dans son regard quandelle crut avoir réellement réussi à disparaître sans êtreremarquée, tout me disait assez clairement : cette jeune fille n’apas le moindre amour pour vous. Je restai longtemps, bienlongtemps, sans avoir la force de détacher mon regard de la porteimmobile et muette qui avait reparu comme une tache blanche dans lefond du miroir. Je voulus sourire à ma propre image, mais ma mineallongée ne s’y prêta point. Je baissai la tête, m’en retournai àla maison et me jetai sur mon divan. J’avais un poids si affreuxsur le cœur que je ne pus pleurer. – Est-ce possible ? merépétais-je sans cesse, couché sur le dos comme un mort et les brascroisés sur ma poitrine ; est-ce possible ?… Quepensez-vous de mon « est-ce possible ? » 26 mars. – Dégel.Lorsque j’entrai le lendemain, après de longues hésitations et entremblant, dans le salon des Ojoguine, je n’étais déjà plus le mêmehomme que celui qu’ils connaissaient depuis trois semaines. Toutesles anciennes manies dont j’avais commencé à me déshabituer sousl’influence d’un sentiment nouveau reparurent soudain, et reprirentpossession de moi comme un maître de maison qui rentre chez lui. Etce n’est pas étonnant : les êtres de mon espèce tiennent moins decompte des faits positifs que des impressions personnelles. Pasplus tard que la veille, j’avais encore rêvé aux « enthousiasmes del’amour réciproque », et le lendemain déjà je ne doutais pas lemoins du monde de mon « infortune », et me considérais comme aucomble du désespoir, quoique je n’eusse pas été en état de trouverle plus petit prétexte raisonnable à ma douleur. Je ne pouvais pasêtre jaloux du prince, car, quels que fussent ses mérites, sonapparition seule ne suffisait pas pour détruire d’un coup toutesles bonnes dispositions de Lise à mon égard… Cependant cesdispositions existaient-elles réellement ? Je me rappelais lepassé. – Et la promenade au bois ? me disais-je. Maisl’expression de son visage dans le miroir ?… Eh bien !continuais-je, il semblerait néanmoins que la promenade au bois…Mon Dieu ! quel être insipide je fais ! m’écriai-je enfinà haute voix. C’est ainsi que des pensées inachevées et à demiexprimées renaissaient mille fois en tourbillon informe pourbourdonner dans mon cerveau. À mon retour chez les Ojoguine,j’étais redevenu, je le répète, le même homme susceptible,soupçonneux et guindé que j’avais été dès l’enfance. Toute lafamille était réunie au salon. Besmionkof aussi était assis dans uncoin. Tout le monde paraissait de bonne humeur. Ojoguine surtoutétait rayonnant ; il m’apprit dès la première parole que laveille le prince N… avait passé la soirée chez eux. Lisem’accueillit poliment. « Eh bien ! me dis-je, je comprendsmaintenant pourquoi vous êtes tous de bonne humeur. » J’avoue quela seconde visite du prince me surprenait. Je ne m’y étais pasattendu. Les gens qui me ressemblent s’attendent à tout au monde,excepté à ce qui doit arriver dans l’ordre naturel des choses. Jeme mis à bouder et à prendre l’air d’un homme offensé, maisgénéreux. Je voulais punir Lise en lui témoignant mon déplaisir, cequi prouve du reste que je n’avais pas encore perdu tout espoir. Ondit qu’il peut être quelquefois utile de tourmenter l’être adoré,quand on est véritablement aimé soi-même ; mais c’était unesottise inouïe dans ma position. Lise ne faisait nulle attention àmoi. Seule la vieille Ojoguine fut frappée de mon silence solennel,et s’informa de ma santé d’un air inquiet. Je lui répondisnaturellement, mais avec un sourire amer, qu’elle était, Dieumerci ! parfaitement bonne. Ojoguine continuait à s’étendre enmille détails au sujet de son hôte ; mais, voyant que je luirépondais de mauvaise grâce, il s’adressa à Besmionkof, quil’écoutait avec la plus grande attention, lorsqu’un domestiqueentra pour annoncer le prince N… Le maître de la maison se levaprécipitamment pour aller à sa rencontre. Lise, sur laquellej’avais aussitôt fixé un regard d’aigle, rougit de plaisir et fitun mouvement sur sa chaise. Le prince entra parfumé, gai,caressant… Comme je ne compose pas mon récit pour le soumettre à unlecteur bienveillant, mais que j’écris simplement pour mon propreplaisir, je puis me dispenser d’avoir recours aux manègesordinaires de messieurs les romanciers, et dire tout de suite, sansde plus longs détours, que du premier jour Lise s’était éprise duprince, et que le prince était devenu amoureux d’elle, en partiepar oisiveté, en partie par l’habitude qu’il avait de tourner latête aux femmes, mais aussi parce que Lise était vraiment unecréature charmante. Le prince ne s’était pas attendu probablement àtrouver un pareil joyau dans une aussi vilaine coquille (je parlede l’horrible ville d’O…), et jusqu’alors Lise n’avait pas même vuen songe un être semblable à ce gentilhomme brillant et spirituel.Après les premiers compliments d’usage, Ojoguine me présenta auprince, qui se montra fort poli. Il était en général très affablepour tout le monde, et, malgré la distance incommensurable quiexistait entre lui et notre obscure société de province, il avaitnon seulement l’art de ne gêner personne, mais encore celui deparaître se croire des nôtres et de n’habiter Pétersbourg que parhasard. Ce premier soir… oh ! ce premier soir !… Auxjours heureux de notre enfance, nos professeurs nous racontent etnous citent comme exemple le trait d’héroïque patience de ce jeuneLacédémonien, qui ayant dérobé un renard et l’ayant caché sous sachlamyde, se laissa ronger les entrailles sans jeter un seul cri,préférant ainsi la mort à l’opprobre… Je ne puis trouver demeilleure comparaison pour exprimer mes cruelles souffrancespendant cette soirée où je vis pour la première fois le prince àcôté de Lise. Mon sourire continuellement forcé, ma surveillancepleine d’anxiété, mon silence stupide, mon désir constant etinutile de m’éloigner, étaient sans doute des choses assezremarquables dans leur genre. Ce n’était pas un renard seul qui medévorait les entrailles : la jalousie, l’envie, le sentiment de manullité, une méchanceté impuissante, me déchiraient tour à tour. Jene pouvais m’empêcher de reconnaître que le prince était réellementfort aimable… Je le dévorais des yeux, et je crois même quej’oubliai mon clignement habituel en le regardant. Il nes’entretenait pas uniquement avec Lise, mais tout ce qu’il disaits’adressait à elle seule. Je devais certes l’ennuyer affreusement…Je suppose qu’il devina bientôt qu’il avait affaire à un amoureuxéconduit, et que ce fut par compassion sans doute et aussi par uneprofonde conviction de ma parfaite innocuité qu’il se montra siaffable avec moi. Vous pouvez vous imaginer combien je me sentaisblessé ! Je… – ne vous moquez pas de moi, qui que vous soyez,sous les yeux duquel seront tombées ces lignes, d’autant plus quece furent là mes derniers rêves, – je me figurai tout à coup, aumilieu de mes angoisses, que Lise voulait me punir pour la froideurprésomptueuse que j’avais montrée au commencement de ma visite,qu’elle était irritée contre moi, et que le dépit seul la portait àfaire la coquette avec le prince. Je saisis un moment favorablepour m’approcher d’elle, et je balbutiai avec un sourire à la foissoumis et tendre : « Assez ; pardonnez-moi… Du reste, ce n’estpas que je craigne… » Et, sans attendre sa réponse, je donnai toutà coup à mon visage une expression vive et dégagée qui ne lui étaitnullement habituelle, puis je levai la main au-dessus de ma têtedans la direction du plafond (il me souvient que je croyaisarranger ma cravate), et me disposai même à pirouetter sur un pied,comme si je voulais dire : « Tout est fini, me voilà de bonnehumeur, soyons tous de bonne humeur… » J’abandonnai cependantl’idée de la pirouette, car je me sentais une certaine raideur peunaturelle dans les genoux qui aurait pu me faire choir sur leplancher… Lise ne me comprenait décidément pas ; elle meregarda avec surprise, droit dans les yeux, sourit avec laprécipitation d’une personne qui désire en finir vite, et retournaauprès du prince. J’avais beau être aveugle et sourd ; il n’yavait pas moyen de croire qu’elle était le moins du monde irritéeou dépitée contre moi dans ce moment ; elle ne songeait pasmême à moi. Le coup était décisif : mes dernières espérancess’écroulèrent avec fracas, comme un bloc de glace exposé au soleil,qui se brise soudain en menus fragments. Je fus complètementdésarçonné dès la première attaque et perdis tout en un jour, commeles Prussiens à Iéna. Non, elle ne m’en voulait point bien aucontraire, hélas ! Je m’apercevais qu’elle était elle-mêmeemportée comme par un flot. Pareille à un jeune arbre déjà à moitiéarraché du rivage, elle se penchait sur le torrent avec avidité,prête à lui donner pour toujours et le premier épanouissement deson printemps et sa vie entière. Celui qui est condamné à êtretémoin d’un entraînement pareil peut se dire qu’il a passé par uninstant très amer, s’il aime lui-même sans qu’on lui rende sonamour. Je me rappellerai éternellement cette attention dévorante,cette gaieté pleine de caresse, cet oubli de soi-même, ce regardencore enfant et déjà féminin, ce sourire heureux, et pour ainsidire à peine épanoui, qui ne quittait ni ses lèvres entr’ouvertesni ses joues rougissantes… Tout ce que Lise avait vaguementpressenti au temps de notre promenade dans le bois s’accomplissaitalors, et, s’abandonnant tout entière à l’amour, elle s’apaisait etdevenait plus sereine à la fois, comme un vin nouveau qui cesse defermenter, parce que son heure est venue… J’avais eu la patience depasser cette soirée avec elle ; il en fut de même de toutesles soirées suivantes, – toutes, jusqu’à la dernière. Lise et leprince s’attachaient tous les jours davantage l’un à l’autre. Je nepouvais plus conserver le moindre espoir… Mais j’avais décidémentperdu le sentiment de ma propre dignité, et je n’avais plus laforce de me dérober au spectacle de mon propre malheur. Je merappelle que j’essayai un jour de ne pas aller chez lesOjoguine ; je m’étais donné dès le matin ma parole d’honneurde rester à la maison, mais, à huit heures du soir (j’y allaisordinairement à sept heures), je m’étais jeté comme un fou à bas demon siège, pour prendre mon chapeau et courir tout essoufflé dansle salon de Cyril Matvéitch. Ma position était des plussottes ; je me taisais obstinément, je ne prononçais souventpas un seul mot pendant des journées entières… J’ai déjà dit que jene m’étais jamais distingué par mon éloquence, mais dans cetemps-là tout ce que j’avais dans l’esprit semblait s’envoler quandje me trouvais en présence du prince. De plus je mettais, quandj’étais seul, ma pauvre cervelle tellement à la torture, en laforçant de réfléchir à fond sur tout ce que j’avais surpris ouobservé la veille, qu’il me restait à peine assez de forces pour denouvelles observations, quand je retournais chez les Ojoguine. Onme ménageait comme on ménage un malade ; je m’en apercevais.Chaque matin, je prenais une résolution « nouvelle et définitive »que j’avais la plupart du temps péniblement couvée pendant une nuitsans sommeil. Tantôt je me disposais à avoir une explication avecLise, à lui donner un conseil d’ami ; puis, s’il m’arrivaitd’être seul avec elle, ma langue cessait soudain d’agir, commefrappée de paralysie, et nous en étions tous les deux réduits àappeler avec angoisse la présence d’un tiers. Tantôt je voulaisfuir, pour la vie s’entend, et laisser à celle que j’aimais unelettre pleine de reproches ; cette lettre fut même commencée,mais l’instinct de la justice n’était pas encore complètementéteint en moi : je compris que je n’avais aucun droit de faire desreproches à qui que ce fût, et je jetai ma missive au feu. Tantôtje m’offrais généreusement en holocauste, je donnais ma bénédictionà Lise, je lui souhaitais un amour heureux et j’adressais de moncoin un sourire affectueux à mon rival : mais non seulement cesamoureux impitoyables ne me remercièrent pas de mon sacrifice, ilsne le remarquèrent même pas, ils ne se souciaient évidemment ni demes bénédictions ni de mes sourires… Le dépit me faisait alorstomber tout à coup dans une disposition d’esprit complètementopposée : je me promettais de m’envelopper dans un manteau àl’espagnole pour aller égorger mon heureux rival dans uneembuscade, et je me figurais avec une joie bestiale le désespoir deLise ; mais premièrement la ville d’O… ne possédait que peu derecoins commodes, et en second lieu une palissade de bois, defumeux réverbères, une sentinelle endormie dans un vieille guérite…Non, décidément, dans de pareilles rues il est plus naturel defaire le commerce d’échaudés que de verser le sang de son prochain.Je dois confesser que, parmi les divers moyens de délivrance, –c’était une des expressions fort vagues que j’employais enconversant à part moi, j’avais compté celui de m’adresser àOjoguine lui-même, … d’appeler l’attention de ce gentilhomme sur laposition dangereuse de sa fille, sur les suites déplorables de sonimprudence ; je me décidai même à entamer un jour avec lui cesujet délicat… Mes discours avaient quelque chose de si entortilléet de si ténébreux, qu’après m’avoir longtemps écouté en silence,il fit tout à coup un brusque mouvement, passa rapidement la paumede sa main sur son visage, de l’air d’un homme qui veut s’empêcherde dormir, articula un grognement sourd, et passa de l’autre côtéde la chambre. Inutile de dire que je m’étais persuadé que jen’agissais que d’après les vues les plus désintéressées en prenantcette résolution, que je croyais remplir le devoir d’un ami de lamaison ; mais j’ose affirmer que lors même que Cyril Matvéitchn’eût pas interrompu mes épanchements, je n’aurais pas eu lecourage de terminer mon monologue. Je me mettais parfois à peserles mérites du prince avec la gravité d’un sage del’antiquité ; parfois je cherchais une consolation dansl’espoir, et me disais que tout cela n’avait rien de sérieux, queLise reviendrait à elle, que son amour n’était pas l’amourvéritable… Je ne sais vraiment quelle est la pensée après laquelleje n’essayai pas de courir alors. J’avoue franchement qu’il y avaitune solution, une seule, qui ne me vînt jamais en tête : je nesongeai pas une seule fois à m’ôter la vie. Je ne saurais direpourquoi cette pensée ne se présenta jamais à mon esprit… Peut-êtrepressentais-je déjà qu’il ne me restait après tout que peu de tempsà vivre. On comprend que ma position devenait de plus en plusembarrassée. La vieille Ojoguine elle-même, cette créature obtuse,commençait à me fuir et ne savait par quel bout me prendre.Besmionkof, toujours poli et serviable, m’évitait aussi ; ilme semblait que nous étions confrères, et que lui aussi aimaitLise. Seulement il ne relevait jamais mes allusions et ne causaitpas volontiers avec moi. Le prince lui témoignait beaucoupd’amitié, il l’estimait sans doute. Nous n’empêchions ni l’un nil’autre le prince de poursuivre ses projets sur Lise ; maisBesmionkof ne les fuyait pas comme moi, il n’avait pas l’air d’unloup ou d’une victime et se rapprochait d’eux de bonne grâce quandils le désiraient. Il faut dire qu’il ne montrait pas grandejovialité dans ces occasions, mais il y avait toujours eu quelquechose de contenu dans sa gaieté. Deux semaines environ s’étaientécoulées de la sorte. Outre qu’il était beau et spirituel, leprince était musicien, chantait, dessinait assez bien et contait àravir. Les anecdotes qu’il tirait des sphères élevées du monde dePétersbourg faisaient sur ses auditeurs une impression d’autantplus forte qu’il avait l’air de n’y attacher aucune importance. Lerésultat de cette simple habileté du prince fut qu’il charmadécidément toute la société d’O… pendant le court séjour qu’il fitdans cette ville. Il est très facile à un brillant homme du monded’ensorceler des provinciaux comme nous. Les fréquentes visites quele prince faisait aux Ojoguine (il y passait toutes ses soirées)excitaient naturellement la jalousie des autres propriétaires etemployés ; mais le prince avait trop de savoir-vivre etd’intelligence pour négliger le moindre d’entre eux ; ilallait chez les uns et les autres, adressait ne fût-ce qu’un seulmot aimable à tous les hommes et à toutes les femmes, se laissaitoffrir des mets bizarres et indigestes, buvait des vins frelatés àétiquettes pompeuses, et se montrait, en un mot, convenable,prudent et adroit. Le caractère du prince était habituellementenjoué et sociable, aimable par penchant, et par calcul aussi quandil le jugeait à propos : comment n’aurait-il pas réussicomplètement ? Depuis le jour de son arrivée, toute la maisondes Ojoguine trouvait que le temps s’envolait avec une rapiditéprodigieuse. Quoique feignant de ne rien remarquer, les vieux épouxse frottaient probablement les mains en secret à l’idée de captiverun gendre pareil ; le prince lui-même menait les choses avecun calme parfait, lorsque tout à coup un événement inattendu… Àdemain encore !… Je suis fatigué aujourd’hui. Ces souvenirsm’irritent jusqu’au bord du tombeau. Térence a trouvé aujourd’huique mon nez s’effilait du bout, et on dit que c’est un mauvaissigne.

Chapitre 3

 

27 mars. – Le dégel continue.

Toutes choses se trouvaient dans la situation que j’ai décriteplus haut. Le prince et Lise s’aimaient ; les vieux Ojoguineattendaient une solution. Besmionkof aussi faisait acte deprésence ; c’est tout ce qu’on pouvait dire de lui. Je meheurtais à tout comme un poisson sous la glace et j’observais detous mes yeux. C’était le temps où je m’étais donné la mission deveiller à ce que Lise ne se laissât pas prendre dans les pièges duséducteur : en effet, j’avais déjà commencé à fixer mon attentionsur les femmes de service et sur le fatal escalier dérobé, ce quine m’empêchait pas de passer des nuits entières à me représenter latouchante générosité avec laquelle je tendrais plus tard ma main àla victime délaissée en lui disant : « Il t’a trahie, lemisérable ! mais je reste éternellement ton meilleur ami…Oublions le passé et soyons heureux ! »

Telles étaient mes réflexions lorsqu’une nouvelle joyeuse serépandit subitement par toute la ville d’O… Le bruit courut que lemaréchal du district donnait, en l’honneur du noble visiteur, ungrand bal dans son château. Des invitations furent envoyées àtoutes les notabilités et à toutes les puissances, à partir dupréfet jusqu’à l’apothicaire, un Allemand par excellence qui avaitde cruelles prétentions à parler purement le russe, et qui, tout enétant le plus pacifique des hommes, employait sans cesse et hors depropos les expressions les plus fortes et les plus exagérées… Lespréparatifs de la fête furent terribles. Un parfumeur vendit seizepots de pommade ornés de l’inscription : « à la jasmine », avec une à la fin. Les demoiselles étaient plongées dans la confection derobes empesées qui leur prenaient la taille comme dans un étau etdont les pointes arrivaient sur le ventre ; les mèressurchargeaient leurs propres têtes de certains monuments curieuxqui devaient ressembler à des bonnets ; les pères affairésn’avaient plus, comme on dit, ni pieds ni pattes. Le jour désiréarriva enfin. J’étais au nombre des invités. Le château du maréchalétait situé à neuf verstes de la ville. Cyril Matvéitch m’offritune place dans sa voiture, mais je la refusai, comme un de cesenfants en pénitence qui voudraient se venger de leurs parents ense privant à table de leurs mets favoris. Je sentais aussi que maprésence gênerait Lise. Besmionkof me remplaça. Le prince alla danssa calèche, moi dans un vilain drochki que j’avais loué fort cherpour cette occasion solennelle.

Je ne vais pas décrire ce bal. Tout ce qui constitue un bal deprovince s’y trouvait : dans les tribunes, des musiciens avec destrompettes extraordinairement fausses, des propriétaires ébahisavec leurs familles aux costumes surannés, des glaces violettes, del’orgeat visqueux, des domestiques en bottes déformées et en gantsde coton tricotés, des lions de petite ville aux visagesconvulsivement contractés. Tout ce petit monde tournait autour deson soleil… autour du prince. Perdu dans la foule, dédaigné mêmedes demoiselles de quarante-huit ans, qui avaient des boutonsrouges sur le front et des fleurs bleues sur le sommet de la tête,je regardais continuellement soit le prince, soit Lise. Elle étaitfort bien mise et très jolie ce soir-là. Ils n’avaient dansé quedeux fois ensemble (il est vrai qu’il dansa la mazurka avec elle),mais je crus m’apercevoir qu’il existait une certaine intelligenceentre eux. Même sans la regarder, sans lui parler, on sentaittoujours que le prince ne s’adressait qu’à elle, à elleseule ; s’il était beau, brillant et aimable avec les autres,ce n’était que pour elle seule qu’il l’était. Elle avait évidemmentla conscience d’être la reine du bal et d’être aimée : son visagereflétait à la fois une joie enfantine et un orgueilinnocent ; il s’illuminait même d’un autre sentiment plusprofond. Elle rayonnait de bonheur. Je remarquais tout cela ;ce n’était pas la première fois qu’il m’arrivait de l’observer.J’en fus d’abord fort attristé, puis touché en quelque sorte, etenfin complètement furieux. Je me sentis tout à coup excessivementméchant, et je me souviens que cette nouvelle sensation me causaune jouissance extrême, et que j’en ressentis même quelque estimepour ma personne.

« Montrons-leur que nous ne sommes pas encore réduit à néant »,me dis-je en moi-même. Dès que résonnèrent les sons entraînants dela mazurka, je jetai tranquillement les yeux autour de moi et lesarrêtai sur une demoiselle qui avait une figure allongée, un nezrouge et luisant, une bouche qui s’ouvrait si disgracieusementqu’on l’aurait crue déboutonnée, et un cou veineux qui rappelaitl’archet d’une contrebasse. Je m’approchai froidement d’elle etl’invitai d’un air dégagé en faisant sèchement frapper mes talonsl’un contre l’autre. Elle portait une robe rose qui paraissaitrelever de maladie et entrer à peine en convalescence ; uneespèce de mouche déteinte et mélancolique tremblait sur sa tête etse balançait sur un gros ressort en cuivre. Elle semblait engénéral pénétrée d’outre en outre, si l’on peut s’exprimer ainsi,d’une sorte d’ennui aigre et d’infortune moisie. Elle n’avait pasbougé de sa place depuis le commencement de la soirée, car personnen’avait songé à l’inviter. Un blondin de seize ans avait voulu,dans sa disette d’autres danseuses, s’adresser à elle, et avaitdéjà fait quelques pas dans cette direction, lorsqu’il réfléchit uninstant, la regarda et se perdit précipitamment dans la foule.

On peut se figurer le joyeux étonnement avec lequel elle acceptamon invitation. Je la conduisis triomphalement à travers toute lasalle ; je m’emparai de deux chaises et m’installai avec elledans le cercle des danseurs, où nous formions le dixième couple etétions presque en face du prince, auquel on avait naturellementréservé la meilleure place. Le prince, je l’ai déjà dit, dansaitavec Lise. Je ne fus guère fatigué d’invitations, ni ma danseusenon plus. Il nous restait suffisamment de temps pour danser. Ilfaut pourtant dire que ma compagne ne se distinguait point par uneconversation soutenue et suivie : elle se servait plutôt de seslèvres pour produire un certain sourire étrange qui abaissait sabouche vers son menton, tandis que ses yeux s’étiraient en l’aircomme si une force invisible avait tendu son visage en sensinverse ; mais je n’avais que faire de son éloquence.Heureusement je me sentais méchant, et ma danseuse n’était pas deforce à me rendre timide. Je me mis à tout critiquer, à médire detout le monde et particulièrement des jeunes gens de la capitale etdes mirliflores de Saint-Pétersbourg. Je parlais avec tant devolubilité et de verve que ma voisine cessa enfin de sourire, etqu’au lieu d’élever ses yeux en l’air, elle commença, – parétonnement sans doute, – à loucher si singulièrement qu’on auraitdit qu’elle remarquait pour la première fois qu’elle avait un nezau milieu du visage, tandis que mon voisin, un de ces lions dontj’ai déjà parlé, me toisa avec l’expression d’un acteur en scènequi s’éveille dans des parages inconnus.

Tout en bavardant, je continuais à observer le prince et Lise.On venait constamment les inviter ; cependant je souffraismoins quand ils dansaient tous les deux. Ma douleur était mêmesupportable quand ils étaient assis à côté l’un de l’autre, etqu’ils dansaient en se souriant de ce sourire qui est comme gravésur le visage de tous les amants heureux ; mais lorsque Lisevoltigeait par la salle avec quelque petit-maître et que le princetenait son écharpe de gaze bleue sur les genoux, lorsqu’il semblaitjouir de son triomphe et la suivre des yeux d’un air pensif,oh ! alors je ressentais un tourment intolérable, et mon dépitm’arrachait des remarques si méchantes que les prunelles de macompagne se rapprochaient complètement des deux côtés de son nez.Pourtant la mazurka tirait à sa fin… On commença une nouvellefigure nommée la confidente. Une dame s’assied au milieu du cercle,se choisit une confidente et lui glisse à l’oreille le nom de celuiavec lequel elle désire danser. Son cavalier lui amène les danseursun à un, et la confidente les congédie jusqu’à ce qu’on tombe enfinsur l’heureux mortel désigné d’avance. Lise était placée au milieudu cercle et avait choisi pour confidente la fille de la maison,une de ces demoiselles dont on ne peut que dire : « Que Dieu labénisse ! » Le prince était allé à la recherche de l’élu.Après avoir présenté inutilement dix cavaliers environ, que lafille de la maison avait tous congédiés de l’air le plus aimable dumonde, il s’était dirigé enfin de mon côté. Quelque chosed’extraordinaire se passa alors en moi. Je frissonnai de la têteaux pieds, je voulus refuser ; pourtant je me levai et partisavec lui. Le prince me conduisit à Lise… Elle ne me jeta pas mêmeun regard ; la fille de la maison me fit un signe de têtenégatif. Le prince se tourna vers moi et me salua profondément,frappé sans doute par la sotte expression de mon visage. Ce salutironique, ce refus qui m’était signifié par un rival triomphant,son sourire négligent, l’expression indifférente de Lise, tout celame mit hors de moi… Je m’approchai du prince et murmurai à sonoreille avec rage : « Il me semble que vous vous permettez de vousmoquer de moi ! » Le prince me regarda d’un air de surpriseméprisante, reprit ma main, comme pour me ramener à ma place, et merépondit froidement :

– Moi ?

– Oui, vous ! continuai-je à voix basse en me résignantcependant, c’est-à-dire en me laissant conduire à mon siège. Oui,vous ; mais je n’ai pas l’intention de permettre à n’importequel insipide parvenu de Pétersbourg…

Le prince sourit avec calme, presque avec indulgence ; ilme serra la main et dit à demi-voix : « Je vous comprends, mais cen’est pas ici le lieu ; nous nous reverrons. » Il se détourna,s’approcha de Besmionkof, et le mena à Lise. Le petit employé pâlese trouva être l’élu. Lise se leva pour aller à sa rencontre.

Assis à côté de ma danseuse avec sa triste mouche pour coiffure,je me sentais presque un héros. Mon cœur battait avec force, mapoitrine se soulevait noblement sous ma chemise empesée, marespiration était profonde et accélérée, et je lançai tout à coupau lion mon voisin un regard si superbe, qu’il fit un mouvementinvolontaire du pied qui était de mon côté. En ayant fini avec lui,je laissai errer mes yeux sur le cercle des danseurs… Il mesemblait que deux ou trois de ces messieurs me regardaient avec unesorte d’étonnement ; mais en général on n’avait pas remarquéma conversation avec le prince… Mon rival avait déjà repris saplace avec une tranquillité parfaite, et conservait le même sourireaux lèvres. Besmionkof ramena Lise à sa chaise : elle le salua d’unair affectueux, et se tourna aussitôt vers le prince avec uncertain trouble, à ce qu’il me parut ; mais il lui sourit denouveau en faisant un gracieux signe de la main, et lui dit sansdoute quelque chose de fort agréable, car elle devint toute rougede plaisir, baissa les yeux et les fixa de nouveau sur lui avec unair de reproche caressant.

Les dispositions héroïques qui avaient subitement prispossession de moi ne diminuèrent pas tant que dura lamazurka ; mais je ne lançais plus de saillies, ni decritiques, et me contentais de regarder de temps en temps madanseuse d’un air sombre et sévère. Elle commençait évidemment àavoir peur de moi, et bégayait affreusement en clignotant sanscesse des yeux. Je la reconduisis sous la garde naturelle de samère, grosse femme dont la tête était ornée d’une toque roussâtre.Après avoir remis la demoiselle épouvantée à qui de droit, jem’étais approché de la fenêtre en me croisant les bras sur mapoitrine pour attendre la suite des événements. J’attendis assezlongtemps. Le prince était continuellement entouré, c’est bien lemot, tout aussi entouré que l’Angleterre l’est par la mer, dumaître de la maison, des nombreux membres de sa famille et deshôtes qui restaient encore, et de plus il lui était impossible,sans éveiller la surprise, de s’approcher d’un homme aussi peuimportant que moi. Je me rappelle que je jouis alors de mon peu deconsidération.

– Tu as beau faire, me disais-je en voyant avec quelle politesseil s’adressait tour à tour aux diverses notabilités qui briguaientl’honneur d’attirer son attention, ne fût-ce, comme s’expriment lespoètes, que « pendant l’espace d’un moment ; » tu as beaufaire, l’ami… Je t’ai offensé… il faudra bien que tu viennes àmoi.

Ayant enfin réussi à se débarrasser adroitement de la foule deces adorateurs, le prince passa à côté de moi, laissa tomber unregard vague sur la fenêtre, puis sur mes cheveux, fit un mouvementpour se retourner, et s’arrêtant tout à coup, comme s’il serappelait quelque chose :

– Ah ! oui, dit-il en s’adressant à moi ; à propos,nous avons à causer ensemble.

Deux propriétaires des plus acharnés, qui suivaient obstinémentle prince, pensèrent qu’il s’agissait sans doute « d’affaires deservice, » et se retirèrent respectueusement en arrière. Le princeme prit le bras et m’emmena de côté. Mon cœur battait avecviolence.

– Je crois que vous m’avez insulté ? me dit-il en appuyantsur le mot « vous », et en me regardant sous le menton avec uneexpression de mépris qui allait singulièrement bien à son frais etgracieux visage.

– J’ai dit ce que je pensais, répliquai-je en haussant lavoix.

– Chut !… plus bas ! dit-il. Les gens comme il faut necrient pas. Vous voulez sans doute vous battre avec moi ?

– Cela vous regarde, repris-je en me redressant.

– Si vous ne rétractez pas vos expressions, il faudra bien queje vous défie, me répondit-il négligemment.

– Je n’ai nulle envie de me rétracter ni de me résigner en quoique ce soit, poursuivis-je avec fierté.

– Vraiment ? ajouta-t-il, non sans un sourire d’ironie.Dans ce cas, reprit-il après un moment de silence, j’aurail’honneur de vous envoyer demain mon témoin.

– Fort bien ! répondis-je d’une voix aussi indifférente quepossible. Le prince s’inclina légèrement.

– Je ne puis vous empêcher de me trouver insipide, continua-t-ilen ouvrant les yeux d’une façon hautaine, mais les princes N… nesauraient être des parvenus. Au revoir, monsieur… monsieurChtoukatourine.

Il me tourna le dos et se rapprocha du maître de la maison.

M. Chtoukatourine !… Je m’appelle Tchoulkatourine… Je netrouvai rien à répondre à cette dernière offense et me contentai dele suivre des yeux d’un air furieux. « À demain ! »murmurai-je les dents serrées, et je me mis aussitôt à la recherched’un officier de ma connaissance, le capitaine de hulansKoloberdaef, viveur désespéré et excellent garçon, auquel jeracontai en peu de mots ma dispute avec le prince, en le priant deme servir de témoin. Il y consentit tout de suite, et je m’enretournai chez moi.

Je ne dormis pas de la nuit ; mais c’était l’agitation etnon la peur qui troublait mon sommeil. Je ne suis pas lâche. Je nesongeais même pas que j’allais m’exposer à perdre la vie, ce plusgrand bien de la terre, à ce qu’assurent les Allemands. Je nepensais qu’à Lise, à mes espérances déçues, à ce qu’il me restait àfaire. Je me demandais si je devais chercher à tuer le prince, nonpour me venger certes, mais pour sauver Lise. « Elle ne survivrapas à ce coup, me disais-je ; non, il vaut mieux que ce soitlui qui me tue ! » Je conviens qu’il m’était agréable depenser que moi, provincial obscur, j’avais forcé un personnageaussi important à se battre avec moi. Le matin me surprit dans cesréflexions, et peu après Koloberdaef parut.

– Eh bien ! me demanda-t-il en entrant bruyamment dans machambre à coucher, où est le témoin du prince ?

– Belle question que celle-là ! lui répondis-je avec dépit.Il est sept heures à peine. Le prince dort sans doute.

– Dans ce cas, faites-moi donner du thé, reprit l’infatigablecapitaine. J’ai mal à la tête depuis hier au soir. Je ne me suispas déshabillé. Du reste, il m’arrive rarement de me déshabiller,ajouta-t-il en bâillant.

On lui servit du thé. Il en but six verres avec du rhum, fumaquatre pipes, me raconta que la veille il avait acheté pour unebagatelle un cheval que tous les maquignons avaient refusé, qu’ilallait le dresser lui-même en lui attachant la jambe de devant, ets’endormit tout habillé sur le divan, la pipe à la bouche. Jem’étais levé et m’étais mis à ranger mes papiers. J’avais trouvé unbillet d’invitation de Lise, la seule lettre qu’elle ne m’eûtjamais écrite, et je voulais la mettre sur ma poitrine ; maisun instant de réflexion me porta à la jeter dans ma boîte.Koloberdaef ronflait faiblement. Sa tête avait glissé sur lecoussin de cuir… Je me rappelle que je contemplai longtemps cevisage insouciant, ébouriffé, bon et hardi. À dix heures, mondomestique vint m’annoncer Besmionkof, que le prince avait choisipour témoin.

Nous réveillâmes à nous deux le capitaine endormi. Il se releva,nous regarda avec ses yeux troublés, demanda un verre d’eau-de-vied’une voix enrouée, s’étira, salua Besmionkof, et s’en alla aveclui pour conférer dans la chambre voisine. Cette conférence de nostémoins ne fut pas de longue durée. Au bout d’un quart d’heure, ilsétaient revenus. Koloberdaef m’expliqua que nous nous battions aupistolet ce jour même à trois heures. J’inclinai silencieusement latête en signe d’acquiescement. Besmionkof prit aussitôt congé denous. Il était un peu pâle et intérieurement agité, comme un hommequi n’a pas l’habitude de ces sortes de démarches ; mais il semontra du reste fort résolu et poli. Je ressentais pour ainsi direune certaine honte en sa présence, et je n’osais pas le regarder enface. Koloberdaef se remit à conter l’histoire de son cheval. Cetteconversation m’allait on ne peut mieux. J’avais redouté quelqueallusion à Lise ; mais mon bon capitaine n’aimait nullementles médisances, de plus il méprisait les femmes et les confondaittoutes, Dieu sait pourquoi, sous le nom de « salade. » Nousmangeâmes à la hâte vers les deux heures, et à trois nous noustrouvions sur le terrain de l’action, dans ce même bois de bouleauxoù je m’étais autrefois promené avec Lise, à quelques pas même del’escarpement…

Nous étions arrivés les premiers, mais le prince et Besmionkofne se firent pas longtemps attendre. Le prince était, sansexagération, frais comme une rose ; ses yeux bruns pétillaientde bonne humeur sous la visière de sa casquette. Il fumait unecigarette de paille, et, ayant aperçu Koloberdaef, lui tenditamicalement la main. Il me salua même fort gracieusement. Quant àmoi, au contraire, je sentais, à mon grand dépit, que je pâlissais,que mes mains tremblaient légèrement… que ma gorge se desséchait…C’était la première fois que je me battais en duel. « MonDieu ! pensai-je, pourvu que cet être moqueur ne prenne pasmon trouble pour de la lâcheté ! » J’envoyais intérieurementmes nerfs à tous les diables, et, ayant enfin regardé le princedroit au visage et surpris sur ses lèvres un sourire presqueimperceptible, j’étais redevenu méchant et avais aussitôt retrouvémon calme. Pendant ce temps, nos témoins établissaient lesbarrières, comptaient les pas et chargeaient les pistolets.Koloberdaef était celui qui agissait le plus. Besmionkof leregardait faire. C’était une journée aussi belle que celle de lamémorable promenade dont j’ai parlé en commençant. Le bleu profonddu ciel apparaissait, comme alors, à travers la verdure dorée dufeuillage, dont le bruissement semblait me narguer cette fois. Leprince avait l’épaule appuyée contre le tronc d’un jeune tilleul,et continuait à fumer son cigare.

– Veuillez vous placer, messieurs, tout est prêt, dit enfinKoloberdaef en nous tendant nos pistolets.

Le prince fit quelques pas, s’arrêta, rejeta sa tête en arrièreet dit par-dessus son épaule :

– Vous ne voulez donc pas rétracter vos paroles ? J’allaislui répondre, mais la voix me manqua, et je me contentai de faireun geste méprisant de la main. Le prince alla prendre sa place.Nous nous approchâmes l’un de l’autre. J’avais levé mon pistolet etvisé la poitrine de mon ennemi… il était certainement mon ennemialors ; mais le canon se releva subitement, comme si quelqu’unm’avait poussé sous le coude, et je lâchai la détente. Le princechancela et porta la main à sa tempe gauche : un filet de sangjaillit de dessous ses gants de peau de chamois blancs, et ruisselasur sa joue. Besmionkof se précipita vers lui.

– Ce n’est rien, dit-il en ôtant sa casquette, qu’une balleavait traversée ; je suis frappé à la tête et je reste debout: ce ne sera qu’une égratignure.

Il tira de sa poche un mouchoir de batiste et l’appliqua sur sescheveux humectés de sang. Je ne bougeais pas… j’avais été commepétrifié sur place.

– Veuillez aller à la barrière, me dit sévèrement Koloberdaef.J’obéis.

– Le duel va-t-il continuer ? demanda-t-il en se tournantvers Besmionkof.

Besmionkof ne lui répondit pas ; mais le prince, sansenlever le mouchoir de sa blessure et sans se donner même lasatisfaction de me faire attendre à la barrière, répliqua ensouriant : « Le duel est fini », – et tira en l’air. Je manquaipleurer de dépit et de rage. Cet homme me traînait définitivementdans la boue avec sa générosité, il m’égorgeait. Je voulais merécrier, je voulais insister pour qu’il tirât sur moi, mais ils’approcha et me tendit la main.

– Tout est oublié, n’est-ce pas ? me dit-il d’une voixcaressante.

Je jetai un regard rapide sur son visage altéré, sur sonmouchoir teint de sang, et, complètement éperdu, honteux etanéanti, je lui serrai la main…

– Messieurs, reprit-il en se tournant vers les témoins, j’espèreque ceci restera secret ?

– Naturellement ! s’écria Koloberdaef ; maispermettez, prince… Et il lui pansa sa blessure.

Le prince me salua encore une fois en partant, mais Besmionkofne me regarda même pas.

– Tué, moralement ! dis-je à Koloberdaef en rentrant à lamaison.

– Qu’est-ce donc qui vous tourmente ? me demanda lecapitaine. Tranquillisez-vous, la blessure n’est pasdangereuse ; demain il pourra danser, s’il en a envie. Ou bienseriez-vous fâché de ne pas l’avoir tué ? S’il en est ainsi,vous avez tort : c’est un charmant garçon !

– Pourquoi m’a-t-il ménagé ? grommelai-je enfin.

– Voilà encore une belle idée ! répliqua tranquillement lecapitaine. C’est bien digne d’un littérateur ! – Je ne sais àquel propos il me gratifiait de ce mot-là.

Je renonce décidément à raconter mes angoisses pendant la soiréequi suivit le duel. Mon amour-propre souffrait affreusement. Cen’est pas ma conscience qui me faisait des reproches ; lesentiment de ma sottise m’anéantissait. « C’est moi-même qui mesuis porté le dernier coup ! » m’écriai-je en faisant degrands pas dans la chambre. Le prince blessé par moi et m’accordantson pardon !… Oui, Lise est maintenant à lui ; rien nepeut plus la sauver, la retenir au bord de l’abîme.

Je savais fort bien, quoi qu’en eût dit le prince, que notreduel ne pouvait pas rester secret ; dans aucun cas il nepouvait rester secret pour Lise. « Le prince n’est pas assez sot,murmurai-je avec fureur, pour n’en pas tirer avantage… » Je metrompais pourtant. Dès le lendemain, toute la ville connaissait lesecret du duel et savait ce qui l’avait amené ; mais ce n’estpas le prince qui avait été indiscret, bien au contraire. Liseétait déjà au courant de tout lorsqu’il apparut devant elle la têtebandée et muni d’un prétexte qu’il avait inventé d’avance… Je nesaurais dire si c’est Besmionkof qui me livra, ou si la nouvellelui en était parvenue par d’autres voies. Et de fait, y a-t-ilpossibilité de cacher quoi que ce soit dans une petite ville ?On peut se figurer l’accueil que lui fit Lise, l’accueil que luifit toute la famille Ojoguine ! Quant à moi, je me trouvaisubitement l’objet de l’aversion et de l’indignationgénérales ; on me traita de jaloux, d’insensé etd’anthropophage. On m’évita comme un lépreux. Les autorités de laville s’adressèrent précipitamment au prince en lui proposant de mefaire subir une punition grave et exemplaire ; ce ne furentque les prières expresses et instantes du prince lui-même quidétournèrent l’orage près de fondre sur ma tête. Cet homme étaitdestiné à m’humilier de toutes façons. Il m’écrasait sous sagénérosité comme sous un couvercle sépulcral. Inutile d’ajouter quela maison des Ojoguine me fut aussitôt fermée ; CyrilMatvéitch m’avait même fait rapporter un misérable crayon quej’avais oublié chez lui. Comme il arrive souvent en pareil cas,c’est précisément lui qui n’aurait pas dû se fâcher contre moi. «Ma jalousie insensée », c’était le mot dont on se servait dans laville, avait déterminé et pour ainsi dire précisé les rapports duprince et de Lise. Les vieux Ojoguine et leurs amis s’étaient mis àle considérer presque comme un fiancé. Je crois bien que cela nedevait pas lui être agréable du tout ; mais Lise lui plaisaitinfiniment, et il n’avait pas encore atteint son but… Il s’adapta àsa nouvelle position avec toute l’adresse et toute la finesse d’unhomme du monde, et entra aussitôt dans ce qui pouvait s’appelerl’esprit de son rôle…

Mais moi !… Il ne me restait plus qu’à me tordre les mainsen considérant ma situation et mon avenir. Quand la souffrancearrive au point où tout notre intérieur se met à craquer comme unetelega trop chargée, elle devrait du moins cesser d’êtreridicule ; mais non, le rire accompagne les larmes, nonseulement jusqu’à la fin, jusqu’à l’épuisement, jusqu’àl’impossibilité d’en répandre davantage, oh ! lemalheur ! il retentit encore et résonne là où la languedevient muette, où la plainte elle-même commence à s’éteindre…C’est pourquoi, ne voulant point paraître ridicule même à mespropres yeux, et me sentant d’ailleurs terriblement fatiguéaujourd’hui, je vais remettre à demain la continuation et, si Dieule permet, la fin de mon journal…

Chapitre 4

 

29 mars. – Gelée insignifiante. Il dégelait hier.

Je n’ai pas eu hier la force de continuer mon journal. J’aipassé la plus grande partie de mon temps au lit à causer avecTérence.

Voilà une femme ! Il y a soixante ans qu’elle a perdu sonpremier fiancé de la peste, elle a survécu à tous ses enfants, elleest d’une vieillesse qu’on ne se permet plus ; elle boit duthé à cœur joie, elle mange à satiété, elle est chaudement vêtue,et de quoi pensez-vous qu’elle m’ait entretenu pendant toute lajournée ? J’ai fait cadeau à une autre vieille, absolumentdépourvue de tout, du col à moitié mangé par les mites d’uneancienne livrée dont elle va se faire un de ces plastrons qu’elleporte en guise de gilet… Pourquoi ne le lui avais-je pas donné àelle, Térence ? « Il me semble que je suis votre bonne…Ah ! c’est bien mal à vous, mon petit père… Je crois vousavoir bien dorloté !… » Et ainsi de suite. Cette vieille femmeimpitoyable m’a poursuivi toute la journée de ses doléances. Maisrevenons à notre récit.

Je souffrais donc comme un chien dont une roue a écrasé leventre. Ce n’est qu’après une expulsion de la maison des Ojoguine,ce n’est qu’alors que j’ai su définitivement combien on peut puiserde jouissances dans la contemplation de sa propre infortune. Ôhommes ! race réellement digne de mépris et de pitié !…Mais laissons là les remarques philosophiques… Je passais mesjournées dans une solitude complète, et je me voyais forcé d’avoirrecours aux moyens les plus tortueux et souvent les plusméprisables pour savoir ce qui se faisait dans la famille Ojoguine,et ce que devenait le prince. Mon domestique s’était mis en rapportavec la tante de la femme de son cocher. Cette connaissance meprocurait quelque allégement, car mon valet, stimulé par mesallusions et par mes présents, avait fini par deviner de quoi ildevait entretenir son seigneur le soir pendant qu’il lui tirait sesbottes. Il m’arrivait quelquefois de rencontrer dans la rue soit unmembre de la famille Ojoguine, soit Besmionkof, soit le prince. Jesaluais le prince et Besmionkof ; mais je n’entrais jamais enconversation avec eux. Je ne revis Lise en tout que trois fois :dans un magasin de modes avec sa mère, en voiture découverte avecson père, sa mère et le prince, enfin à l’église. Je n’osaisnaturellement point m’approcher, et je devais me contenter de laregarder de loin. Dans le magasin, elle s’était montrée trèspréoccupée, mais gaie… Elle fit une commande de chapeau etrassortit des rubans d’un air affairé. Sa mère la suivait des yeux,levant le nez en l’air et souriant de ce sourire insignifiant etdévoué qui n’est permis qu’à une mère aimante. Dans la voiture eten compagnie du prince, Lise était… Je n’oublierai jamais cetterencontre ! Les vieux Ojoguine étaient assis dans le fond, leprince et Lise occupaient la banquette du devant. Elle était pluspâle qu’à l’ordinaire ; c’est à peine si ses deux raies rosesse voyaient sur ses joues. Elle se tournait à demi vers le princeet le regardait en plein visage avec ses yeux expressifs, ens’appuyant sur sa main droite un peu tendue en avant (la gauchetenait son ombrelle) et en penchant langoureusement sa petite tête.En ce moment, elle s’abandonnait entièrement à lui, elle seconfiait irrévocablement, tous ses désirs étaient comblés. Je neréussis pas à bien observer sa figure, – la voiture passa troprapidement, – mais il me semblait qu’il était, lui aussi,profondément ému.

La troisième fois que je la vis, ce fut, je l’ai dit, àl’église. Dix jours s’étaient à peine écoulés depuis que je l’avaisrencontrée en voiture avec le prince, trois semaines depuis le jourde mon duel. L’affaire qui avait amené le prince à O… étaitterminée ; mais il continuait à remettre son départ en faisantcroire à Saint-Pétersbourg qu’il était malade. Toute la ville d’O…s’attendait journellement à lui voir faire une proposition formelleà Cyril Matvéitch. Je n’attendais plus moi-même que ce dernier couppour m’éloigner à jamais.

Le séjour d’O… m’était devenu insupportable. Il m’étaitimpossible de rester à la maison ; je parcourais les environsdu matin au soir. Un jour que par un temps gris et humide jerevenais d’une promenade qu’avait interrompue la pluie, n’ayantrencontré que des corbeaux maussades, marchant silencieusement dansla boue, il m’arriva d’entrer dans une église. On venait decommencer le service du soir ; les fidèles étaient peunombreux. Je jetai les yeux autour de moi, et je distinguai tout àcoup près d’une fenêtre un profil qui me frappa. Je ne le reconnuspas d’abord : un visage pâle, un regard éteint, des joues creuses,non, ce ne pouvait être là cette Lise que j’avais vue deux semainesauparavant. Enveloppée dans son manteau, son chapeau sur la tête,elle était éclairée de côté par un froid rayon qui pénétrait àtravers la large fenêtre et fixait un regard immobile surl’iconostase.[3] Elle paraissait faire des efforts pourprier et sortir d’un triste engourdissement. Un robuste petitcosaque, qui avait des joues rouges et de petites poches jaunes surla poitrine, se tenait à côté d’elle, les mains croisées derrièrele dos, considérant sa maîtresse d’un air d’étonnement endormi. Jepoussai un cri involontaire et voulus m’approcher d’elle ;mais je m’arrêtai soudain. Un pressentiment affreux me serrait lecœur. Lise ne remua point jusqu’à la fin des vêpres. Tout le mondeétait sorti, le sacristain se disposait à balayer l’église, Liserestait toujours clouée à sa place. Le petit cosaque s’approcha,lui parla bas et la tira par sa robe ; elle se retourna, passala main sur son visage et sortit de l’église. Je la suivis de loinjusqu’à la maison et m’en allai chez moi. – Elle est perdue !m’écriai-je en entrant dans ma chambre. Je puis donner ma paroled’honneur que j’ignore encore aujourd’hui de quel genre étaient messensations d’alors. Je me rappelle que je me jetai sur mon divan etfixai les yeux sur le plancher en me croisant les bras. Je nesaurais dire si j’éprouvai quelque satisfaction au milieu de madouleur. Je n’en conviendrais pour rien au monde si je n’écrivaisque pour moi seul… Il est certain que j’étais déchiré depressentiments pénibles et funestes… Et qui sait ? peut-êtreaurais-je été surpris si ces pressentiments ne s’étaient pasréalisés. « Tel est le cœur humain ! » s’écrierait maintenantd’une voix énergique un pédagogue de gymnase russe en levant enl’air son index graisseux orné d’une bague en cornaline ; maisque ferons-nous de l’opinion du pédagogue russe avec sa voixénergique et sa bague en cornaline ? Quoi qu’il en soit, mespressentiments se trouvèrent justes. La nouvelle du départ duprince se répandit tout à coup dans la ville. On disait qu’il étaitparti à la suite d’un ordre de Saint-Pétersbourg, qu’il était partisans avoir fait aucune proposition ni à Cyril Matvéitch ni à safemme, et que Lise passerait le reste de ses jours à pleurer saperfidie. Ce départ du prince fut complètement inattendu, car mondomestique affirma que la veille encore le cocher ne se doutaitnullement des intentions de son maître. Cette nouvelle me donna lafièvre. Je m’habillai à la hâte avec l’intention de courir chez lesOjoguine ; mais après quelques réflexions il me sembla qu’ilserait plus convenable d’attendre au lendemain. Je ne perdis pasd’ailleurs à rester à la maison. Un certain Pandopipopoulo m’arrivace soir-là même. C’était un Grec de passage, un bavard de la pireespèce, qui s’était embourbé par hasard dans la ville d’O… et avaitété des plus indignés contre moi lors de mon duel avec le prince.Sans même donner à mon domestique le temps de l’annoncer, il seprécipita de vive force dans ma chambre, me serra la main, me fitmille caresses, m’appela un modèle de générosité et de bravoure,dépeignit le prince sous les couleurs les plus sombres, ne ménageapas les vieux Ojoguine, que le sort, selon lui, n’avait quejustement punis, désapprouva même Lise en passant, et se sauvaaprès m’avoir baisé sur l’épaule. Il m’avait appris, entre autreschoses, que la veille de son départ le prince, en vrai grandseigneur, à une délicate allusion de Cyril Matvéitch, avait répondufroidement que son intention n’était de tromper personne, et qu’ilne pensait nullement à se marier ; là-dessus il s’était levé,avait salué et avait disparu. J’allai le lendemain chez Ojoguine.Le laquais à demi aveugle s’élança de son banc à mon apparitionavec la rapidité de l’éclair. Je lui dis de m’annoncer. Il obéitprécipitamment et revint aussitôt. « Veuillez vous donner la peined’entrer », me dit-il. J’entrai dans le cabinet de Cyril Matvéitch…À demain. 30 mars. – Gelée. J’étais donc entré dans le cabinet deCyril Matvéitch. Je donnerais une forte somme à celui qui memontrerait aujourd’hui mon propre visage au moment où ce notableemployé croisa vivement les pans de sa robe de chambre persane, ets’approcha de moi en me tendant les bras. Tout mon être respiraitsans doute un triomphe modeste, une sympathie indulgente, unegénérosité infinie… Je me comparais intérieurement à Scipionl’Africain. Ojoguine était visiblement troublé et chagrin, ilfuyait mon regard, et sans cesse remuait ses pieds. Je remarquaiqu’il parlait plus haut que cela ne lui était naturel, et qu’ilemployait en général des expressions indécises. Il m’avait demandépardon en termes fort vagues, mais chaleureux ; il avait faitvaguement allusion à son hôte absent en ajoutant quelquesobservations incohérentes sur les déceptions et les vicissitudesdes félicités humaines ; puis, sentant tout à coup qu’il luiétait venu une larme à l’œil, il s’était hâté de prendre du tabac,probablement pour me donner le change quant à la raison qui lefaisait pleurer… Il employait le tabac vert russe, et on sait quecette plante fait larmoyer même les vieillards, et donne pourquelques instants à l’œil humain une expression trouble et stupide.Je mis naturellement beaucoup de prudence dans mon attitudevis-à-vis du vieil Ojoguine ; je lui demandai des nouvelles dela santé de sa femme et de sa fille, et détournai aussitôthabilement la conversation sur une certaine question d’agronomiedomestique. J’étais habillé comme de coutume, mais les sentimentsde douce convenance et d’indulgente modestie dont je me sentaisanimé me donnaient une sensation de fraîcheur et de fête, comme sij’avais été en gilet blanc et en cravate blanche. Une seule chosem’agitait : la pensée de me retrouver avec Lise… Ojoguine meproposa enfin de me conduire lui-même auprès de sa femme. Cettecréature sotte, mais bonne, fut d’abord terriblement confuse en mevoyant, mais sa cervelle n’était pas capable de conserver longtempsune seule et même impression ; aussi se calma-t-elle bientôt.Je vis enfin Lise… Elle entra dans la chambre. Je m’attendais àtrouver en elle une pécheresse confuse et repentante, et j’avaisdonné d’avance à ma physionomie son expression la plus aimable etla plus encourageante… Pourquoi mentir ? je l’aimaissincèrement et soupirais avec ardeur après le bonheur de luipardonner et de lui tendre la main… Mais jugez de mon inexprimableétonnement lorsqu’elle ne répondit que par un éclat de rire glacé àmon salut significatif ! Elle me dit d’un air négligent ;« Ah ! c’est vous ? » et se détourna aussitôt. Il estvrai que son rire me parut forcé, et que dans tous les cas ils’accordait mal avec son visage amaigri. …Je ne m’étais certes pasattendu à une réception pareille… Je la contemplais avec surprise…Quelle altération dans toute sa personne ! Il n’y avait plusrien de commun entre cette femme et l’enfant des premiers jours.Elle avait pour ainsi dire grandi, sa taille s’étaitallongée ; tous les traits de sa figure, ses lèvres surtout,avaient pris des contours plus accusés… Le regard était plusprofond, plus ferme et plus sombre. Les vieux Ojoguine me retinrentà dîner. Lise se levait, sortait de la chambre, revenait, répondaittranquillement à mes questions, et évitait à dessein de faireattention à moi. Je voyais qu’elle voulait me faire sentir que jen’étais pas même digne de sa colère, quoique j’eusse failli tuerl’homme qu’elle aimait. Je perdis enfin patience, une allusionempoisonnée s’échappa de mes lèvres… Elle tressaillit, me lança unregard rapide, se leva, et, s’approchant de la fenêtre, me ditd’une voix légèrement émue : « Vous pouvez penser tout ce qu’ilvous plaira, mais sachez que j’aime cet homme, que je l’aimeraitoujours, et que je ne le considère nullement comme coupable enversmoi, au contraire… » Sa voix faiblit, elle s’arrêta, chercha à sevaincre, mais n’y réussit pas, et sortit de la chambre en fondanten larmes. Les vieux Ojoguine perdirent toute contenance ; jeleur tendis mes deux mains, poussai un soupir, levai les yeux auciel et m’enfuis… Ma faiblesse est trop grande, mon temps troplimité, pour que je puisse décrire avec les mêmes détails lanouvelle phase de pénibles considérations, de fermes desseins etd’autres aménités que fit naître la lutte intérieure à laquelle jefus livré dès la reprise de mes rapports avec les Ojoguine. Jesavais, à n’en pas douter, que Lise aimait toujours, qu’elleaimerait longtemps le prince ; mais, en homme dompté par sapropre volonté non moins que par les circonstances extérieures,j’en étais venu à ne plus même attendre son amour. Je souhaitaisseulement son amitié ; je désirais obtenir cette confiance,cette estime que les gens expérimentés ont l’habitude de considérercomme le support le plus assuré du bonheur domestique…Malheureusement je ne tenais pas compte d’un fait assez grave, – lahaine que Lise m’avait vouée depuis le jour du duel. Je m’enaperçus trop tard. J’avais recommencé à fréquenter la maison desOjoguine comme par le passé. Cyril Matvéitch était celui qui mecaressait le plus, j’ai même des raisons de croire qu’il m’auraitdonné sa fille avec plaisir, quoique je ne fusse pas un gendre desplus enviables. L’opinion publique s’acharnait contre Lise etcontre lui, et me portait au contraire aux nues. Lise ne changeaitpas d’attitude à mon égard : elle se taisait la plupart du temps,obéissant quand on l’engageait à manger, ne donnant aucun signeextérieur d’affliction ; mais il était facile de voir qu’ellefondait comme la cire au feu. Il faut rendre justice à CyrilMatvéitch : il la ménageait tant qu’il pouvait. La vieille mère nefaisait que gémir lorsqu’elle regardait sa pauvre enfant. Il yavait un seul être que Lise n’évitait pas, quoiqu’elle ne causâtguère avec lui : c’était Besmionkof. Les vieux Ojoguine lerecevaient avec une froideur qui ressemblait à de la grossièreté :ils ne pouvaient lui pardonner d’avoir servi de témoin auprince ; mais Besmionkof continuait d’aller chez eux, etsemblait ne pas s’apercevoir de leur malveillance. Il était trèsfroid avec moi, – et, chose étrange ! je le craignais presque.Tout cela dura environ quinze jours. À la suite d’une nuit sanssommeil, je m’étais enfin décidé à demander une explication à Lise,à lui découvrir mon cœur, à lui dire que, malgré le passé, malgrétous les bavardages, je me sentirais encore heureux, si elle metrouvait digne d’elle et voulait me rendre sa confiance. Jem’imaginais de bonne foi offrir l’exemple du désintéressement leplus sublime, et croyais que la surprise seule suffirait pourl’amener à donner son consentement. Je voulais, dans tous les cas,avoir une explication avec elle, afin de pouvoir sortir enfin decette incertitude. Derrière la maison des Ojoguine s’étendait unjardin d’assez grande dimension, terminé par un bois de bouleauxabandonné et touffu. Une ancienne tonnelle dans le goût chinoiss’élevait au milieu du bois. Le jardin était séparé d’une impassepar une palissade en pieux. Lise se promenait souvent dans cejardin pendant des heures entières. Cyril Matvéitch le savait, etavait défendu de la déranger ou de la suivre, disant que sonchagrin passerait avec le temps. Si on ne la trouvait pas dans lamaison, on n’avait qu’à sonner la cloche du perron à l’heure dudîner pour la faire arriver aussitôt ; elle revenait, le mêmesilence obstiné aux lèvres et aux yeux, et quelques feuillesfroissées à la main. Un jour que j’avais remarqué qu’elle n’étaitpas dans la maison, je fis semblant de partir. Je traversail’antichambre et la cour comme pour aller dans la rue, puis jerevins rapidement sur mes pas et me glissai dans le jardin. J’eusle bonheur de n’être aperçu de personne. Sans perdre un instant, jem’enfonçai dans le bois à pas précipités. J’aperçus Lise devantmoi, au milieu du sentier. Je sentais mon cœur qui battait à serompre. Je m’arrêtai en soupirant profondément et j’allais enfinm’approcher d’elle, lorsque je la vis tout à coup lever la mainsans se retourner et prêter l’oreille à je ne sais quel bruit… Dansla direction de l’impasse retentissent derrière les arbres deuxcoups distincts, comme si quelqu’un heurtait la palissade. Lisefrappe dans la paume de sa main, j’entends le faible grincement dela petite porte et vois Besmionkof qui sort du fourré. Je me cachaià la hâte derrière un arbre. Lise se dirigea vers lui sans parler…Il lui prit silencieusement le bras, et tous les deux se mirent àmarcher doucement dans le sentier. Je les suivais des yeux avecébahissement. Ils s’étaient arrêtés, avaient regardé autour d’eux,s’étaient perdus un instant entre les buissons et avaient reparu denouveau pour entrer enfin dans la tonnelle. Cette tonnelle était unpetit édifice rond muni d’une porte et d’une fenêtre ; unevieille table recouverte d’une mousse fine occupait le centre de ceréduit, deux bancs étaient placés de chaque côté à quelque distancedes murs humides et sombres. Autrefois on y prenait le thé par lesjournées les plus chaudes. La porte était disjointe, les châssis netenaient plus depuis longtemps ; accrochés par un seul angle,ils pendaient tristement comme l’aile blessée d’un oiseau. Jem’approchai furtivement de la tonnelle et les épiai avec précautionà travers les fentes de la fenêtre. Lise était assise sur un desbancs et baissait la tête ; sa main droite pendait sur sesgenoux, Besmionkof tenait la gauche dans les deux siennes. –Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? lui demanda-t-il àdemi-voix. – Toujours de même, répondit-elle, ni mieux, ni plusmal… Un vide, un vide affreux ! continua-t-elle en relevanttristement les yeux. Besmionkof ne lui répondit pas. – Pensez-vous,reprit-elle, qu’il m’écrive encore ? – Je ne le pense pas,Lise Cyrillovna ! Elle resta silencieuse. – Eh !qu’écrirait-il en effet ? Il m’a tout dit dans sa premièrelettre. Je ne puis pas être sa femme ; mais j’ai étéheureuse…, non pour longtemps…, j’ai été heureuse ! Besmionkofse détourna. – Ah ! poursuivit-elle avec vivacité, si voussaviez combien ce Tchoulkatourine m’est odieux !… Il me sembletoujours que je vois son sang sur les mains de cet homme. Jefrissonnai derrière ma cachette. – Du reste, continua-t-ellemélancoliquement, qui sait ? peut-être que sans ce duel…Ah ! quand je le revis blessé, je compris que j’étais toute àlui. – Tchoulkatourine vous aime, dit Besmionkof. – Qu’est-ce quecela me fait ? Ai-je besoin de l’amour de qui que cesoit ?… – Elle s’arrêta et ajouta lentement : – Sauf levôtre ; oui, mon ami, votre amour m’est indispensable. Sansvous, j’aurais été perdue… Vous m’avez aidé à supporter des momentsaffreux… Elle se tut… Besmionkof lui serrait la main avec unetendresse paternelle. – Que faire ? que faire, LiseCyrillovna ? répéta-t-il plusieurs fois de suite. – Oui,continua-t-elle sourdement, il me semble maintenant que je seraismorte sans vous. Vous seul m’avez soutenue, et puis vous me lerappelez…, car vous saviez tout. Vous souvenez-vous combien ilétait beau, ce jour ?… Mais pardonnez-moi, ces souvenirsdoivent vous être pénibles. – Parlez, parlez, interrompitBesmionkof ; quelle idée est-ce là ! Que Dieu vousbénisse ! Elle lui serra la main. – Vous êtes bien bon,Besmionkof, poursuivit-elle ; vous êtes bon comme unange ! Que puis-je faire ? Je sens que je l’aimeraijusqu’au tombeau. Je lui ai pardonné, je lui serai reconnaissante.Que Dieu lui accorde toute félicité ! que Dieu lui donne unefemme selon son cœur ! Les yeux de Lise se remplissaient delarmes. – Pourvu qu’il ne m’oublie pas, pourvu qu’il se souviennequelquefois de sa Lise !… Sortons d’ici, ajouta-t-elle aprèsun moment de silence. Besmionkof porta la main de Lise à seslèvres. – Je sais, reprit-elle avec chaleur, que tout le mondem’accuse à présent, que tout le monde me jette la pierre. Soit. Jen’échangerais pourtant pas mon infortune contre leur bonheur…Non ! non !… Il ne m’a pas aimée longtemps, mais il m’aaimée ! Il ne m’a jamais trompée, il ne m’a jamais dit que jeserais sa femme ; moi-même je n’y ai jamais songé. Mon pauvrepère seul avait de l’espoir. Et à l’heure qu’il est, je puis medire que je ne suis pas encore tout à fait malheureuse ; il mereste le souvenir, et quelles que soient les terribles suites…J’étouffe ici… C’est ici que je l’ai vu pour la dernière fois…Retournons en plein air. Ils s’étaient levés. J’eus à peine letemps de me jeter à l’écart et de me cacher derrière un grostilleul. Ils sortirent de la tonnelle et s’enfoncèrent de nouveaudans le bois. Je ne sais combien de temps je restai sans bouger dema place, plongé dans une espèce de torpeur stupide ; mais lebruit des pas se fit encore entendre. Je me remis à les observer.Besmionkof et Lise revenaient par le même sentier. Ils étaient fortagités tous les deux, Besmionkof surtout. Lise s’arrêta et prononçadistinctement les paroles suivantes : « J’y consens, Besmionkof. Jen’aurais pas accepté, si vous aviez seulement voulu me sauver etm’enlever à ma situation pénible ; mais vous m’aimez, voussavez tout, et vous m’aimez. Je ne trouverai jamais un ami plus sûret plus fidèle ; je serai votre femme. » Besmionkof lui baisala main. Elle lui sourit tristement et rentra chez elle. Besmionkofse jeta dans le taillis, et moi… je rentrai chez moi. Ainsi doncBesmionkof avait dit à Lise justement ce que j’aurais voulu luidire, et Lise lui avait répondu justement ce que j’aurais vouluqu’elle me répondît ; je n’avais plus à m’inquiéter de rien.Lise l’épousa au bout de quinze jours. Les vieux Ojoguine étaientenchantés… et ils avaient raison de l’être. Eh bien ! dites-lemaintenant, ne suis-je pas un homme superflu, un homme detrop ? N’ai-je pas joué dans toute cette histoire le rôle d’unhomme de trop ? Quelle stupide cinquième roue decarrosse !… Ah ! c’est amer, bien amer !… Oui, maiscomme disent les gens qui traînent les lourds bateaux sur le Volga,encore un coup, un seul petit coup de collier, encore un petit jouret puis un autre, et il n’y aura plus pour moi ni amertume nidouceur. 31 mars. Je vais mal. J’écris ces lignes dans mon lit.Hier soir le temps a subitement changé ; aujourd’hui il faitchaud, c’est presque une journée d’été. Tout fond, coule etdissout. Une senteur de terre remuée se répand dans l’air ;c’est un parfum chaud, lourd et accablant. La vapeur s’élève detoutes parts. Le soleil vous pique et vous pénètre. Je vais mal. Jesens que je me décompose. J’ai voulu écrire mon journal, etqu’ai-je fait ? J’ai raconté un seul épisode de ma vie. Je mesuis trop laissé aller. Des souvenirs effacés se sont éveillés etm’ont entraîné à leur suite. J’ai écrit sans me hâter. Je suisentré dans mille détails, comme si j’avais encore des années devantmoi, et voilà que le temps me manque pour continuer. La mort, lamort approche. J’entends déjà son crescendo menaçant… Il est temps…il est temps !… Et pourquoi regretter ? Qu’importe ce queje conte ? Cela ne revient-il pas au même ? À la vue dela mort disparaissent les dernières vanités terrestres. Je sens queje m’apaise, que je deviens plus simple et plus naturel. C’est troptard !… Chose étrange ! je m’apaise certainement, mais enmême temps… je suis saisi de terreur…, de terreur, oui. À moitiépenché sur l’abîme silencieux et béant, je frémis, je me détourne,je regarde autour de moi avec une attention avide. Chaque objet medevient doublement cher. Je ne puis assez contempler ma pauvrechambre si peu gaie, je prends congé de chaque petite tache sur mesmurs ! Rassasiez-vous, mes yeux, pour la dernière fois !La vie m’échappe ; elle s’éloigne de moi avec une lenterégularité, comme le rivage qui fuit le regard du marin. Figurevieille et jaune de ma garde-malade qu’enveloppe un mouchoir foncé,samovar qui chantez sur la table, géraniums qui garnissez mafenêtre ; toi, Trésor, mon pauvre chien ; toi, plume,avec laquelle je trace ces lignes, mains qui m’appartenez, je vousvois tous à présent… Vous êtes là… vous voilà… Se pourrait-il…qu’aujourd’hui peut-être…, que jamais je ne vous revoie plus ?Il est difficile à un être vivant de se dépouiller de la vie !Pourquoi me caresses-tu, pauvre chien ? Pourquoi frottes-tu tapoitrine contre mon lit ? Pourquoi serres-tu convulsivement taqueue entre tes pattes, sans pouvoir détacher de moi tes bons yeuxmélancoliques ? Me plaindrais-tu ? ou bien sentirais-tupeut-être que ton maître ne sera bientôt plus ? Ah ! quene m’est-il donné de reporter ma pensée sur tous mes souvenirs,comme je laisse errer mes yeux sur tous les objets de machambre !… Je sais que ces souvenirs sont tristes etinsignifiants : mais je n’ai que ceux-là… Un vide, un vide affreux,comme disait Lise… Mon Dieu ! mon Dieu ! je vais mourir…Ce cœur avide et capable d’amour va bientôt cesser de battre…Est-il possible qu’il se taise à jamais sans avoir une seule foisconnu le bonheur, sans s’être dilaté une seule fois sous la doucepression de la joie ! Hélas ! c’est impossible, c’estimpossible, je le sais… Si du moins, à cette heure, au moment de lamort, – la mort est pourtant une chose sainte, elle élève le pluspetit d’entre nous, – si du moins quelque voix triste et amicale mechantait le chant d’adieu de mes propres douleurs, peut-être meréconcilierais-je avec elles… Mais mourir sourdement, sottement… Jecrois que je commence à délirer. Adieu la vie ! adieu monjardin, et vous, mes tilleuls ! Quand viendra l’été, n’oubliezpas de vous couvrir de fleurs du haut en bas… Et que ceux quivivent viennent joyeusement s’étendre sur l’herbe fraîche, à votreombre odoriférante, au murmure de vos feuilles légèrement agitéespar le vent ! Adieu, adieu ! adieu à tous et pourtoujours ! Adieu, Lise ! J’ai écrit ces deux mots, et jepuis à peine m’empêcher de rire. Cette exclamation me semble tiréed’un livre. J’ai l’air de composer une nouvelle sentimentale, ou determiner une lettre désespérée… C’est demain le 1er avril. Sepeut-il que je meure demain ? Ce ne serait pas mêmeconvenable. Du reste, cela me va… Comme le médecin m’a tracasséaujourd’hui !… 1er avril. C’est fini… ma vie est éteinte. Jemourrai certainement aujourd’hui. Il fait chaud dehors, il faitpresque étouffant…, ou bien sont-ce mes poumons qui ne respirentdéjà plus ? J’ai joué ma petite comédie jusqu’au bout. Lerideau tombe. Je cesse d’être de trop en rentrant dans le néant.Ah ! comme le soleil est intense ! Ces rayons puissantsrespirent l’éternité… Adieu, Térence !… Elle était assise à safenêtre, ce matin, et pleurait… Peut-être était-ce à cause de moi,peut-être était-ce parce que son tour de mourir doit arriverbientôt. Je lui ai fait promettre de ne pas maltraiter Trésor. Ilm’est pénible d’écrire… Je jette la plume… Il est temps ! Lamort ne m’arrive déjà plus avec ce bruit toujours croissant dutonnerre qui rappelle le roulement nocturne d’une voiture sur lepavé ; elle est ici, elle voltige autour de moi, pareille à cesouffle léger qui soulevait les cheveux du prophète… Je me meurs…Vivez, vous autres !… Et puisse la vie forte et jeune se jouerà l’entrée de mon tombeau, Et la nature indifférente Briller d’uneéternelle beauté ![4] Nous avonstrouvé sous ces dernières lignes l’esquisse d’une tête avec ungrand toupet, des moustaches, des yeux fixes et des cils en rayons,et sous cette esquisse les mots monsieur et votre très humbleserviteur répétés plusieurs fois. L’écriture de ces mots neressemble en rien à celle du manuscrit. Cette découverte nous donnele droit de supposer que le dessin et les mots ont été ajoutésaprès coup et par une main étrangère, d’autant plus que nous avonstout lieu de supposer que M. Tchoulkatourine est décédé, en effet,pendant la nuit du 1er au 2 avril, dans sa propriété héréditaired’O…

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