Journal d’un homme de trop

Journal d’un homme de trop

d’ Ivan Sergeyevich Turgenev

Chapitre 1

Au village d’O… 20 mars 18..

Le médecin me quitte. Je l’ai obligé à s’expliquer enfin. Il a eu beau dissimuler, il lui a fallu me confesser toute la vérité. Je vais mourir : oui, je vais mourir bientôt ; les rivières vont dégeler, et je m’en irai probablement avec les derniers glaçons… Où irai-je ? Dieu le sait ! À la mer aussi ! Eh bien ! quoi ! s’il faut mourir, autant vaut mourir au printemps… Mais n’est-il pas ridicule de commencer un journal peut-être quinze jours seulement avant l’heure de la mort ?Bah ! qu’est-ce que cela fait ? En quoi quinze jours diffèrent-ils de quinze ans, de quinze siècles ? En face de l’éternité, tout est néant, dit-on ; soit ; mais dans ce cas, l’éternité même n’est que néant. Il me semble que je tombe dans la métaphysique, c’est mauvais signe ; aurais-je peur ? Mieux vaut raconter quelque chose. Le temps est humide,le vent souffle avec violence. Il m’est défendu de sortir. Que raconterai-je ? Un homme bien élevé ne parle pas de ses maladies ; écrire un roman n’est pas de mon ressort ;raisonner sur de graves sujets est au-dessus de mes forces ;la description des objets qui m’entourent ne m’offrirait aucun plaisir ; ne rien faire est ennuyeux ; lire me fatigue…Ah ! je vais me raconter ma propre vie. Quelle bonne idée ! Cette revue de soi-même est chose convenable avant la mort, et ne peut nuire à personne. Je commence.

Je suis né, il y a trente ans, d’une famille de propriétaires aisés. Mon père était un terrible joueur ; ma mère, une femme de grand caractère et très vertueuse, mais je n’ai jamais connu de femme dont la vertu causât moins de plaisir. Elle s’affaissait sous le poids de ses mérites et en fatiguait tout le monde, à commencer par elle-même. Pendant les cinquante années de sa vie, elle ne se reposa pas une seule fois, elle ne se croisa pas une seule fois lesbras ; elle travaillait et s’évertuait comme une fourmi, maissans aucune utilité, ce que nul ne dira d’une fourmi. Un verinfatigable la rongeait nuit et jour. Une fois seulement je la visparfaitement tranquille, et cela dans son cercueil, le lendemain desa mort. Aussi son visage me semblait-il vraiment exprimer unsilencieux étonnement. On aurait dit que ses lèvres à demi fermées,ses joues creuses et ses yeux paisiblement immobiles respiraientces paroles : « Qu’il fait bon ne pas bouger ! » Oui certes,il est bon de se dépouiller enfin de l’accablante conscience de lavie, de la sensation continue et inquiète de l’existence !

Je grandis mal et sans joie. Mes parents me témoignaient de latendresse ; mais la vie ne m’en était pas plus douce.Ouvertement adonné à un vice dégradant et ruineux, mon père n’avaitaucune autorité dans sa propre maison. Il reconnaissait sonabjection, et, n’ayant pas la force de renoncer à la passion qui ledominait, il cherchait du moins à mériter l’indulgence de sa femmepar une soumission à toute épreuve. Ma mère supportait son malheuravec cette magnifique et fastueuse longanimité de la vertu danslaquelle respire tant d’orgueil et d’amour-propre. Elle ne faisaitjamais de reproche à mon père ; elle lui donnaitsilencieusement le fond de sa bourse et payait ses dettes. Présenteou absente, il la portait aux nues ; mais il n’aimait pasrester à la maison, et il ne me caressait qu’en secret, à ladérobée, comme s’il eût craint de me porter malheur. Ses traitsaltérés avaient alors une telle expression de bonté, le rirefiévreux qui errait sur ses lèvres se changeait en un sourire sitouchant, ses yeux bruns entourés de rides fines s’arrêtaient avectant d’amour sur moi, que je pressais involontairement ma jouecontre sa joue humide et chaude de larmes. J’essuyais ces larmesavec mon mouchoir ; mais elles recommençaient à couler sanseffort, comme l’eau déborde d’un vase trop plein. Je me mettaisaussi à pleurer, et il me consolait. Il pressait mes mains entreles siennes, et ses lèvres tremblantes me couvraient de baisers.Voilà déjà plus de vingt ans qu’il est mort, et pourtant chaquefois que je pense à mon pauvre père, des sanglots muets me montentau gosier, et mon cœur bat dans ma poitrine ; il bat avec tantde chaleur et d’amertume, il est accablé d’une si douloureusecompassion, qu’on croirait qu’il lui reste encore longtemps àbattre et à regretter.

Ma mère au contraire était toujours la même pour moi,bienveillante, mais froide. On rencontre souvent dans les livresécrits pour les enfants des mères toutes semblables, morales etjustes. Elle m’aimait, mais je ne l’aimais pas. Oui, j’évitais mamère vertueuse, et j’aimais passionnément mon père vicieux.

Mais c’est assez pour aujourd’hui. Le commencement estfait ; quant à la fin et à ce qui en adviendra, je ne m’eninquiète guère. C’est l’affaire de ma maladie.

21 mars.

Le temps est magnifique aujourd’hui, il est chaud etserein ; le soleil se joue gaiement sur la neige qui fond.Tout reluit, fume et se dissout ; les moineaux crient commeaffolés autour des haies sombres et humides : un air tiède m’irritela poitrine et me cause une sensation à la fois douce etpénible.

Le printemps, le printemps arrive ! Je suis assis à lafenêtre, mon regard franchit la rivière et se repose sur leschamps. Ô nature, nature ! je t’aime, quoique je sois sorti deton sein incapable de vivre. Voilà un petit oiseau qui déploie sesailes et sautille ; il crie, et chaque vibration de sa voix,chaque petite plume ébouriffée de son corps mignon, respire lasanté et la force…

Que s’ensuit-il ? rien. Il se porte bien, et a le droit decrier et de secouer ses plumes : moi je suis malade et je doismourir : voilà tout. Ce n’est pas la peine de s’y arrêterdavantage. Ces larmoyantes invocations à la nature sont ridicules àl’excès. Revenons à notre récit.

Comme je l’ai dit déjà, je grandis péniblement et sans joie. Jen’avais ni frères ni sœurs. On m’élevait à la maison, De quoi seserait donc occupée ma mère, si on m’avait mis en pension ou envoyédans un établissement public ? Les enfants sont là pourempêcher les parents de s’ennuyer. Nous demeurions habituellement àla campagne et n’allions à Moscou que de temps à autre. J’avais desprécepteurs et des maîtres selon l’usage. Je me souviens surtoutd’un Allemand maigre et pleurnicheur, du nom de Rickmann. Cet êtreextrêmement triste et maltraité du sort se consumait inutilement àregretter sa patrie lointaine.

Plus d’une fois, tandis que, dans l’affreuse chaleur d’uneantichambre étroite, tout infectée de l’odeur aigre du kvass, monvieux menin Basile, surnommé l’Oie mâle, jouait aux cartes avec lecocher Potape, vêtu d’une pelisse de mouton toute neuve et chausséde ses grandes bottes frottées de goudron, – plus d’une fois,dis-je, Rickmann chantait derrière la cloison :

Cœur, mon cœur, pourquoi si triste ?

Qu’est-ce qui t’oppresse si fort ?

La terre étrangère est si belle !

Cœur, mon cœur, que te faut-il encore ?

Nous nous établîmes définitivement à Moscou après la mort de monpère. J’avais alors douze ans. Mon père mourut une nuit d’un coupd’apoplexie. Je n’oublierai jamais cette nuit-là. Je dormais de ceprofond sommeil dont dorment habituellement tous les enfants ;mais je me rappelle que j’entendais même à travers ce sommeil unronflement pénible et pareil à un râle. Je sens tout à coup quequelqu’un me saisit par l’épaule et me secoue. J’ouvre les yeux :mon menin était devant moi. « Qu’y a-t-il ?… – Venez,venez ; Alexis Michaëlitch se meurt… » Je me jette comme unfou à bas de mon lit et m’élance dans la chambre de mon père. Ilétait couché, la tête renversée en arrière, le visage tout rouge,et il râlait avec effort. Les domestiques se pressent à la porteavec des mines effarées ; une voix enrouée demande dansl’antichambre si on a envoyé chercher le médecin. J’entends les paslourds du cheval qu’on fait sortir de l’écurie pour le conduiredans la cour : la porte cochère crie sur ses gonds. Une chandellebrûle par terre sur le plancher de la chambre ; ma mère selivre au désespoir, sans oublier toutefois ni les convenances, nisa propre dignité. Je me précipitai sur mon père et l’embrassai enbalbutiant : « Papa, papa ! » Il était étendu, immobile,roulant étrangement les yeux. Une terreur insurmontable m’ôta larespiration ; je poussai des cris d’effroi comme un oiseauqu’on aurait saisi avec rudesse. On m’entraîna hors de la chambre.La veille encore, comme s’il avait pressenti sa fin prochaine, monpère m’avait caressé avec tant d’ardeur et de tristesse ! Onamena une espèce de médecin endormi et velu qui répandait une forteodeur d’eau-de-vie. Mon père mourut sous sa lancette. Le lendemain,je me tenais, un cierge à la main, devant la table sur laquelle onavait couché le cadavre, et j’écoutais stupidement les monotonespsalmodies du chantre, interrompues de temps à autre par la voixfluette du prêtre. Les larmes coulaient sur mes joues, sur meslèvres, sur mon col et sur ma chemise. Je regardaiscontinuellement, je regardais fixement le visage immobile de monpère, comme si j’eusse attendu quelque chose de lui, et pendant cetemps ma mère se prosternait lentement la face contre terre, serelevait lentement et faisait le signe de la croix en appuyant sesdoigts avec force sur son front, sur ses épaules et sur sonestomac. Je n’avais pas une seule idée dans la tête ; j’étaiscomplètement stupide, pourtant je sentais que quelque chose deterrible s’accomplissait en moi… La mort m’a regardé alors en faceet m’a remarqué.

Mon père mort, nous allâmes demeurer à Moscou, et cela par uneraison fort simple ; tous nos biens furent vendus à l’encanpour payer nos dettes, tous absolument, à l’exception d’une petiteterre, la même où se termine maintenant ma magnifiqueexistence ! Quoique je fusse encore bien jeune alors, j’avoueque la vente de notre nid me fit souffrir, ou plutôt je neregrettai, à vrai dire, que notre jardin. Ce jardin se trouvait liépresque aux seuls souvenirs heureux de ma jeunesse. C’est là que,par une paisible soirée de printemps, j’enterrai un vieux chien àpattes torses, mon meilleur ami, un basset du nom de Trix. C’est làque, caché dans les hautes herbes, je mangeai des pommes volées, deces pommes de Novogorod, vermeilles et douces ; c’est là enfinqu’au milieu d’un carré de framboisiers je vis pour la premièrefois une de nos femmes de chambre, Claudie, qui, malgré son nezcamard et son habitude de rire en s’enfonçant la face dans sonmouchoir, éveilla en moi une passion si tendre que sa présence mefaisait perdre la respiration et la parole. Un jour de Pâques,lorsqu’arriva son tour d’appliquer ses lèvres sur ma mainseigneuriale, je me souviens que je manquai me jeter à ses piedspour baiser ses souliers de cuir tout déformés. Est-il possible,grand Dieu ! qu’il y ait de cela vingt ans ? Tantd’années se sont-elles écoulées depuis que je courais sur mon petitcheval alezan le long de la vieille haie de notre jardin, et que jeme levais sur mes étriers pour arracher du peuplier blanc desfeuilles à double nuance ? Pendant qu’il vit, l’homme ne sentguère sa propre existence ; elle ne lui devient perceptible,comme le son, qu’à une certaine distance, après un certain tempsécoulé.

Ô mon jardin ! ô sentiers couverts d’herbe autour du petitétang ! ô charmant recoin sablonneux sous la vieille digue oùje me livrais à la pêche des goujons et des tanches ! et vous,bouleaux aux longues branches pendantes, à travers lesquellesm’arrivait, du chemin de traverse, la chanson mélancolique d’unpaysan qu’interrompaient par moments les brusques cahots de satelega[1], je vous envoie mon dernier adieu !…En quittant la vie, c’est à vous, à vous seuls que je tends lesbras… Je voudrais respirer encore une fois la fraîcheur amère del’absinthe, la douce odeur du sarrasin coupé sur les champs de mapatrie ; je voudrais encore une fois entendre au loin lemodeste tintement de la cloche fêlée de notre paroisse, m’étendreencore une fois à l’ombre du buisson de chêne sur la pente duravin, suivre encore une fois des yeux les traces fuyantes du ventqui court en vagues sombres sur l’herbe dorée de notre prairie…Bah ! à quoi bon tout cela ? Je ne puis plus écrireaujourd’hui. À demain. 22 mars. Aujourd’hui il fait de nouveausombre et froid. Ce temps-ci me convient davantage ; il est enharmonie avec mes occupations. La journée d’hier est venueréveiller mal à propos bien des sentiments et bien des souvenirsinutiles. Cela ne se répétera plus. Ces épanchements de lasensibilité rappellent l’impression que vous fait la racine deréglisse. Au premier abord et tant qu’on ne suce qu’un peu, le goûtn’en est pas désagréable ; mais un instant après la bouche enest tout amère. Je vais me remettre simplement et tranquillement aurécit de ma vie. Nous allâmes donc à Moscou… Mais il me vient uneidée : est-ce bien la peine de raconter ma vie ? Nondécidément… Ma vie ne diffère en rien de la plupart des autresvies. La maison paternelle, l’université, le service dans lesgrades inférieurs, la retraite, un petit cercle de connaissances,une pauvreté honnête, des plaisirs modestes, des occupationspaisibles, des désirs modérés, dites, de grâce, qui donc ignoretout cela ? Une autre raison pour ne pas conter ma vie, c’estque je n’écris que pour mon propre plaisir, et que si mon passén’offre rien de particulièrement gai ou de particulièrement triste,même à mes yeux, c’est qu’en effet il ne renferme rien qui soitdigne d’attention. Mieux vaut essayer de m’expliquer mon caractère.Quelle espèce d’homme suis-je ?… On pourra me faire observerque personne ne me le demande non plus. J’en conviens ; maisje vais mourir, et il me semble que c’est un désir pardonnable quecelui de vouloir apprendre avant la mort quelle sorte d’oiseau l’ona été. Ayant dûment pesé cette importante question, et n’ayantd’ailleurs nulle raison pour m’exprimer avec trop d’amertume surmon propre compte, comme le font les gens bien convaincus de leurmérite, je commence par convenir d’une chose : j’ai été l’homme,ou, si l’on veut, l’oiseau le plus superflu de ce monde. Je leprouverai demain, car aujourd’hui je tousse comme une vieillechèvre, et Térence, ma garde-malade, ne me laisse pas un instant derepos. « Couchez-vous, mon petit père, et prenez du thé », medit-elle. Je sais bien qu’elle me presse ainsi parce qu’elle veutdu thé elle-même. Eh bien ! soit. Pourquoi ne serait-il paspermis à la pauvre vieille femme de retirer tout le profit possiblede son maître, tandis qu’il en est temps encore ? 23 mars.L’hiver est revenu. La neige tombe à flocons… « Superflu… De trop…» C’est une excellente expression que j’ai trouvée là. Plus jepénètre dans les profondeurs de mon être, plus je regardeattentivement dans ma vie passée, et plus je suis convaincu de lasévère justesse de cette expression. Superflu !… c’est biencela. Ce mot ne s’applique pas aux autres… Les hommes sont ouméchants, ou bons, ou intelligents, ou stupides, ou agréables, oudésagréables ; mais superflus… non. C’est-à-dire,comprenez-moi bien, le monde peut se passer de ces gens-là !…certainement ; mais la superfluité n’est pas leur signedistinctif, et, en parlant d’eux, ce n’est pas le mot « superflu »qui vous vient tout d’abord sur les lèvres. Quant à moi, … c’esttout ce qu’on peut dire : « superflu, ou être surnuméraire », voilàtout. Il est évident que la nature ne comptait pas sur monapparition, aussi m’a-t-elle traité en visiteur importun et noninvité. Ce n’est pas en vain qu’un plaisant, grand amateur decartes, a dit, à propos de moi, que ma mère a fait une remise,comme au boston, en me mettant au monde. À l’heure qu’il est, jeparle de moi avec calme et sans aucun fiel… C’est une affairefinie ! Pendant tout le cours de mon existence, j’ai trouvé maplace prise, peut-être parce que je ne la cherchais pas là où elledevait être. J’ai été susceptible, timide et irritable comme tousles malades. Il y avait de plus en moi, probablement à cause d’unamour-propre excessif ou par suite de l’organisation défectueuse demon être moral, un obstacle incompréhensible et insurmontable entremes sentiments, mes idées et l’expression de ces sentiments et deces idées. Lorsque je me décidais violemment à vaincre cetobstacle, à faire tomber cette barrière, toute ma personne prenaitl’empreinte d’une tension pénible. Non seulement je paraissaisaffecté et guindé, je l’étais réellement ; je sentais cela, etme hâtais de rentrer en moi-même. Un trouble épouvantable s’élevaitalors dans mon for intérieur. Je m’analysais jusqu’à la dernièrefibre, je me comparais aux autres, je me rappelais les moindresregards, les moindres sourires, les moindres paroles de ceux devantlesquels j’avais voulu briller ; je prenais tout dans lemauvais sens ; je riais amèrement de ma prétention d’être «comme tout le monde, » et au milieu de mon rire je m’affaissaistout à coup, je tombais dans un découragement inepte ; en unmot, je m’agitais sans relâche, comme l’écureuil dans sa roue. Jepassais des journées entières à ce travail infructueux et maussade.Et maintenant dites vous-même, dites, de grâce, à quoi un hommepareil peut être utile ! Pourquoi en est-il ainsi demoi ? Quel est le motif de ces sombres tracasseriesintérieures ? Qui le sait ? qui me le dira ? Je mesouviens que je pris un jour la diligence pour aller à Moscou. Laroute était bonne, et pourtant le postillon attela un cheval devolée de front avec les quatre autres. Misérable et parfaitementinutile, attaché n’importe comment à l’avant-train par une cordeépaisse et courte qui lui coupait sans pitié la cuisse, luifrottait la queue, le forçait à courir de la façon la plusgrotesque, et donnait à tout son être l’aspect d’une virgule, cemisérable cheval excitait toujours ma plus profonde compassion. Jefis observer au postillon qu’il me semblait qu’on aurait pu sepasser du cinquième cheval… Il secoua la tête, lui donna unedizaine de coups de fouet dans toute la longueur de son dosdécharné, de son ventre bouffi, et marmotta avec une sorte d’ironie: « C’est vrai, il est de trop !… » Moi aussi, je suis detrop… Le relais heureusement n’est plus loin. Superflu !… J’aipromis de prouver la justesse de mon opinion, et je vais remplir mapromesse. Je ne crois pas nécessaire de m’arrêter à millebagatelles, aux événements et incidents de chaque jour, quoiqu’ilspuissent servir, aux yeux de tout homme réfléchi, de preuvesincontestables en ma faveur, ou, pour mieux dire, en faveur de mamanière de me juger. Mieux vaut commencer de prime abord par lerécit d’un fait assez important, après lequel il ne resteraprobablement plus le moindre doute au sujet de l’exactitude du mot« superflu. » Je n’ai pas, je le répète, l’intention d’entrer dansles détails ; mais je ne puis passer sous silence unecirconstance assez curieuse et remarquable, l’étrange conduite demes amis avec moi, car j’avais aussi des amis. Chaque fois que jeme trouvais sur leur chemin ou que je m’approchais d’eux, ilssemblaient mal à leur aise ; ils souriaient d’un air contrainten venant à ma rencontre, fixaient leurs regards non sur mes yeuxou sur mes pieds, comme le font certaines gens, mais plutôt sur mesjoues, me tendaient la main d’un air pressé, disaient d’un airpressé : « Ah ! bonjour, Tchoulkatourine ! » (le sortm’avait affublé de ce nom), ou bien : « VoilàTchoulkatourine ! » et s’en allaient aussitôt. D’autress’arrêtaient même quelquefois immobiles, comme s’ils cherchaient àse rappeler quelque chose. Je remarquais tout cela, car je nemanquais ni d’observation ni de perspicacité. En somme, je ne suispas bête, il me vient même parfois à l’esprit des pensées assezamusantes et qui ont leur originalité ; mais, en ma qualitéd’homme superflu et verrouillé à l’intérieur, j’évitais constammentd’exprimer ma pensée, d’autant plus que je savais d’avance que jela rendrais fort mal. Il me semblait même parfois fort étranged’entendre les autres parler si simplement et si librement… Quellehardiesse ! pensais-je involontairement. Pourtant il fautavouer que, malgré mon verrou, la langue me démangeaitsouvent ; mais ce n’est décidément que dans ma premièrejeunesse que j’arrivais à prononcer une parole : en avançant dansla vie, je parvenais presque toujours à me vaincre. Je me disais àpart moi : « Il vaut mieux que nous nous taisions », et je mecalmais instantanément. Nous sommes tous habiles en silence, nousautres Russes !… Mais il ne s’agit pas de cela, et ce n’estpas à moi de critiquer les autres. Grâce à un concours decirconstances insignifiantes, mais importantes pour moi, ilm’arriva, il y a quelques années, de passer six mois dans la villede district O… Cette ville était fort incommodément bâtie sur leflanc d’une montagne. Elle contenait environ huit centshabitants ; la pauvreté y était extrême, les maisons n’yressemblaient à rien de connu. La rue principale était obstruée,par-ci par-là, d’immenses plaques de pierres calcaires brutes quitenaient lieu de pavé, et forçaient même les telegas à un détour.Il y avait une place principale, d’une malpropreté incroyable, aucentre de laquelle s’élevait un petit bâtiment percé de troussombres. Ces trous abritaient des gens à larges chapeaux quifaisaient semblant de se livrer au commerce. Là aussi figurait unehaute perche bigarrée près de laquelle on avait placé par ordre,sur l’invitation des autorités, une charrette de foin jaunâtre,autour de laquelle rôdait une poule appartenant au gouvernement.Pour tout dire, on vivait misérablement dans cette ville d’O… Dèsles premiers jours de mon séjour, j’y faillis devenir fou d’ennui.Je dois ajouter que, quoique je sois certainement un homme de trop,ce n’est pas que je l’aie voulu ainsi ; je suis malademoi-même, mais je déteste tout ce qui est malsain… Je n’ai pas fuile bonheur, j’ai même essayé de l’atteindre en prenant à droite età gauche… Aussi n’est-il pas étonnant que j’aie la faculté dem’ennuyer comme tout autre mortel. C’étaient des affaires deservice qui m’avaient amené dans la ville d’O… Térence a décidémentjuré de me faire mourir. Voici un échantillon de notre conversation: TÉRENCE. – Mon Dieu ! petit père, qu’écrivez-vous donctoujours là ? Cela ne vous vaut rien d’écrire ainsi. MOI. –Mais, Térence, je m’ennuie. ELLE. – Prenez une tasse de thé etcouchez-vous. Dieu fera en sorte que vous transpiriez et que vousdormiez un peu. MOI. – Mais je n’ai pas envie de dormir. ELLE. –Ah ! petit père, pourquoi parler ainsi ? Que le Seigneurvous bénisse ! Couchez-vous, couchez-vous, c’est ce que vouspouvez faire de mieux. MOI. – Je mourrai de toute façon, Térence.ELLE. – Que Dieu vous bénisse, vous dis-je ! Eh bien !faut-il vous donner du thé ? MOI. – Je n’ai plus une semaine àvivre, Térence. ELLE. – Hi ! hi ! petit père, quechantez-vous là ?… Je vais préparer le samovar… Ô créaturedécrépite, jaune et édentée, se peut-il que je ne sois pas unhomme, même pour toi ?

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