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La Bête Humaine

La Bête Humaine

d’ Émile Zola
Chapitre 1

En entrant dans la chambre, Roubaud posa sur la table le pain d’une livre, le pâté et la bouteille de vin blanc. Mais, le matin,avant de descendre à son poste, la mère Victoire avait dû couvrir le feu de son poêle, d’un tel poussier, que la chaleur était suffocante. Et le sous-chef de gare, ayant ouvert une fenêtre, s’y accouda.

C’était impasse d’Amsterdam, dans la dernière maison de droite,une haute maison où la Compagnie de l’Ouest logeait certains de ses employés. La fenêtre, au cinquième, à l’angle du toit mansardé qui faisait retour, donnait sur la gare, cette tranchée large trouant le quartier de l’Europe, tout un déroulement brusque de l’horizon,que semblait agrandir encore, cet après-midi-là, un ciel gris du milieu de février, d’un gris humide et tiède, traversé de soleil.

En face, sous ce poudroiement de rayons, les maisons de la rue de Rome se brouillaient, s’effaçaient, légères. À gauche, les marquises des halles couvertes ouvraient leurs porches géants, aux vitrages enfumés, celle des grandes lignes, immense, où l’œil plongeait, et que les bâtiments de la poste et de la bouillotterie séparaient des autres, plus petites, celles d’Argenteuil, de Versailles et de la Ceinture ; tandis que le pont de l’Europe,à droite, coupait de son étoile de fer la tranchée, que l’on voyaitreparaître et filer au-delà, jusqu’au tunnel des Batignolles. Et,en bas de la fenêtre même, occupant tout le vaste champ, les troisdoubles voies qui sortaient du pont, se ramifiaient, s’écartaienten un éventail dont les branches de métal, multipliées,innombrables, allaient se perdre sous les marquises. Les troispostes d’aiguilleur, en avant des arches, montraient leurs petitsjardins nus. Dans l’effacement confus des wagons et des machinesencombrant les rails, un grand signal rouge tachait le jourpâle.

Pendant un instant, Roubaud s’intéressa, comparant, songeant àsa gare du Havre. Chaque fois qu’il venait de la sorte passer unjour à Paris, et qu’il descendait chez la mère Victoire, le métierle reprenait. Sous la marquise des grandes lignes, l’arrivée d’untrain de Mantes avait animé les quais ; et il suivit des yeuxla machine de manœuvre, une petite machine-tender, aux trois rouesbasses et couplées, qui commençait le débranchement du train,alerte besogneuse, emmenant, refoulant les wagons sur les voies deremisage. Une autre machine, puissante celle-là, une machined’express, aux deux grandes roues dévorantes, stationnait seule,lâchait par sa cheminée une grosse fumée noire, montant droit, trèslente dans l’air calme. Mais toute son attention fut prise par letrain de trois heures vingt-cinq, à destination de Caen, empli déjàde ses voyageurs, et qui attendait sa machine. Il n’apercevait pascelle-ci, arrêtée au-delà du pont de l’Europe ; il l’entendaitseulement demander la voie, à légers coups de sifflet pressés, enpersonne que l’impatience gagne. Un ordre fut crié, elle réponditpar un coup bref qu’elle avait compris. Puis, avant la mise enmarche, il y eut un silence, les purgeurs furent ouverts, la vapeursiffla au ras du sol, en un jet assourdissant. Et il vit alorsdéborder du pont cette blancheur qui foisonnait, tourbillonnantecomme un duvet de neige, envolée à travers les charpentes de fer.Tout un coin de l’espace en était blanchi, tandis que les fuméesaccrues de l’autre machine élargissaient leur voile noir. Derrière,s’étouffaient des sons prolongés de trompe, des cris decommandement, des secousses de plaques tournantes. Une déchirure seproduisit, il distingua, au fond, un train de Versailles et untrain d’Auteuil, l’un montant, l’autre descendant, qui secroisaient.

Comme Roubaud allait quitter la fenêtre, une voix qui prononçaitson nom, le fit se pencher. Et il reconnut, au-dessous, sur laterrasse du quatrième, un jeune homme d’une trentaine d’années,Henri Dauvergne, conducteur-chef, qui habitait là en compagnie deson père, chef adjoint des grandes lignes, et de ses sœurs, Claireet Sophie, deux blondes de dix-huit et vingt ans, adorables, menantle ménage avec les six mille francs des deux hommes, au milieu d’uncontinuel éclat de gaieté. On entendait l’aînée rire, pendant quela cadette chantait, et qu’une cage, pleine d’oiseaux des îles,rivalisait de roulades.

« Tiens ! monsieur Roubaud, vous êtes donc àParis ?… Ah ! oui, pour votre affaire avec lesous-préfet ! »

De nouveau accoudé, le sous-chef de gare expliqua qu’il avait dûquitter Le Havre, le matin même, par l’express de six heuresquarante. Un ordre du chef de l’exploitation l’appelait à Paris, onvenait de le sermonner d’importance. Heureux encore de n’y avoirpas laissé sa place.

« Et madame ? » demanda Henri.

Madame avait voulu venir, elle aussi, pour des emplettes. Sonmari l’attendait là, dans cette chambre dont la mère Victoire leurremettait la clef, à chacun de leurs voyages, et où ils aimaientdéjeuner, tranquilles et seuls, pendant que la brave femme étaitretenue en bas, à son poste de la salubrité. Ce jour-là, ilsavaient mangé un petit pain à Mantes, voulant se débarrasser deleurs courses d’abord. Mais trois heures étaient sonnées, ilmourait de faim.

Henri, pour être aimable, posa encore une question :

« Et vous couchez à Paris ? »

Non, non ! ils retournaient tous deux au Havre le soir, parl’express de six heures trente. Ah bien ! oui, desvacances ! On ne vous dérangeait que pour vous flanquer votrepaquet, et tout de suite à la niche !

Un moment, les deux employés se regardèrent, en hochant la tête.Mais ils ne s’entendaient plus, un piano endiablé venait d’éclateren notes sonores. Les deux sœurs devaient taper dessus ensemble,riant plus haut, excitant les oiseaux des îles. Alors, le jeunehomme, qui s’égayait à son tour, salua, rentra dansl’appartement ; et le sous-chef, seul, demeura un instant lesyeux sur la terrasse, d’où montait toute cette gaieté de jeunesse.Puis, les regards levés, il aperçut la machine qui avait fermé sespurgeurs, et que l’aiguilleur envoyait sur le train de Caen. Lesderniers floconnements de vapeur blanche se perdaient, parmi lesgros tourbillons de fumée noire, salissant le ciel. Et il rentra,lui aussi, dans la chambre.

Devant le coucou qui marquait trois heures vingt, Roubaud eut ungeste désespéré. À quoi diable Séverine pouvait-elle s’attarderainsi ? Elle n’en sortait plus, lorsqu’elle était dans unmagasin. Pour tromper la faim qui lui labourait l’estomac, il eutl’idée de mettre la table. La vaste pièce, à deux fenêtres, luiétait familière, servant à la fois de chambre à coucher, de salle àmanger et de cuisine, avec ses meubles de noyer, son lit drapé decotonnade rouge, son buffet à dressoir, sa table ronde, son armoirenormande. Il prit, dans le buffet, des serviettes, des assiettes,des fourchettes et des couteaux, deux verres. Tout cela était d’unepropreté extrême, et il s’amusait à ces soins de ménage, comme s’ileût joué à la dînette, heureux de la blancheur du linge, trèsamoureux de sa femme, riant lui-même du bon rire frais dont elleallait éclater, en ouvrant la porte. Mais, lorsqu’il eut posé lepâté sur une assiette, et placé, à côté, la bouteille de vin blanc,il s’inquiéta, chercha des yeux. Puis, vivement, il tira de sespoches deux paquets oubliés, une petite boîte de sardines et dufromage de gruyère.

La demie sonna. Roubaud marchait de long en large, tournant, aumoindre bruit, l’oreille vers l’escalier. Dans son attentedésœuvrée, en passant devant la glace, il s’arrêta, se regarda. Ilne vieillissait point, la quarantaine approchait, sans que le rouxardent de ses cheveux frisés eût pâli. Sa barbe, qu’il portaitentière, restait drue, elle aussi, d’un blond de soleil. Et, detaille moyenne, mais d’une extraordinaire vigueur, il se plaisait àsa personne, satisfait de sa tête un peu plate, au front bas, à lanuque épaisse, de sa face ronde et sanguine, éclairée de deux grosyeux vifs. Ses sourcils se rejoignaient, embroussaillant son frontde la barre des jaloux. Comme il avait épousé une femme plus jeuneque lui de quinze années, ces coups d’œil fréquents, donnés auxglaces, le rassuraient.

Il y eut un bruit de pas, Roubaud courut entrebâiller la porte.Mais c’était une marchande de journaux de la gare, qui rentraitchez elle, à côté. Il revint, s’intéressa à une boîte decoquillages, sur le buffet. Il la connaissait bien, cette boîte, uncadeau de Séverine à la mère Victoire, sa nourrice. Et ce petitobjet avait suffi, toute l’histoire de son mariage se déroulait.Déjà trois ans bientôt. Né dans le Midi, à Plassans, d’un pèrecharretier, sorti du service avec les galons de sergent-major,longtemps facteur mixte à la gare de Mantes, il était passé facteurchef à celle de Barentin ; et c’était là qu’il l’avait connue,sa chère femme, lorsqu’elle venait de Doinville, prendre le train,en compagnie de Mlle Berthe, la fille du présidentGrandmorin. Séverine Aubry n’était que la cadette d’un jardinier,mort au service des Grandmorin ; mais le président, sonparrain et son tuteur, la gâtait tellement, faisant d’elle lacompagne de sa fille, les envoyant toutes deux au même pensionnatde Rouen, et elle-même avait une telle distinction native, quelongtemps Roubaud s’était contenté de la désirer de loin, avec lapassion d’un ouvrier dégrossi pour un bijou délicat, qu’il jugeaitprécieux. Là était l’unique roman de son existence. Il l’auraitépousée sans un sou, pour la joie de l’avoir, et quand il s’étaitenhardi enfin, la réalisation avait dépassé le rêve : outreSéverine et une dot de dix mille francs, le président, aujourd’huien retraite, membre du conseil d’administration de la Compagnie del’Ouest, lui avait donné sa protection. Dès le lendemain dumariage, il était passé sous-chef à la gare du Havre. Il avait sansdoute pour lui ses notes de bon employé, solide à son poste,ponctuel, honnête, d’un esprit borné, mais très droit, toutessortes de qualités excellentes qui pouvaient expliquer l’accueilprompt fait à sa demande et la rapidité de son avancement. Ilpréférait croire qu’il devait tout à sa femme. Il l’adorait.

Lorsqu’il eut ouvert la boîte de sardines, Roubaud perditdécidément patience. Le rendez-vous était pour trois heures. Oùpouvait-elle être ? Elle ne lui conterait pas que l’achatd’une paire de bottines et de six chemises demandait la journée.Et, comme il passait de nouveau devant la glace, il s’aperçut, lessourcils hérissés, le front coupé d’une ligne dure. Jamais au Havreil ne la soupçonnait. À Paris, il s’imaginait toutes sortes dedangers, des ruses, des fautes. Un flot de sang montait à soncrâne, ses poings d’ancien homme d’équipe se serraient, comme autemps où il poussait des wagons. Il redevenait la bruteinconsciente de sa force, il l’aurait broyée, dans un élan defureur aveugle.

Séverine poussa la porte, parut toute fraîche, toutejoyeuse.

« C’est moi… Hein ? tu as dû croire que j’étaisperdue. »

Dans l’éclat de ses vingt-cinq ans, elle semblait grande, minceet très souple, grasse pourtant avec de petits os. Elle n’étaitpoint jolie d’abord, la face longue, la bouche forte, éclairée dedents admirables. Mais, à la regarder, elle séduisait par lecharme, l’étrangeté de ses larges yeux bleus, sous son épaissechevelure noire.

Et, comme son mari, sans répondre, continuait à l’examiner, duregard trouble et vacillant qu’elle connaissait bien, elleajouta :

« Oh ! j’ai couru… Imagine-toi, impossible d’avoir unomnibus. Alors, ne voulant pas dépenser l’argent d’une voiture,j’ai couru… Regarde comme j’ai chaud.

– Voyons, dit-il violemment, tu ne me feras pas croire quetu viens du Bon Marché. »

Mais, tout de suite, avec une gentillesse d’enfant, elle se jetaà son cou, en lui posant, sur la bouche, sa jolie petite mainpotelée :

« Vilain, vilain, tais-toi !… Tu sais bien que jet’aime. »

Une telle sincérité sortait de toute sa personne, il la sentaitrestée si candide, si droite, qu’il la serra éperdument dans sesbras. Toujours ses soupçons finissaient ainsi. Elle, s’abandonnait,aimant à se faire cajoler. Il la couvrait de baisers, qu’elle nerendait pas ; et c’était même là son inquiétude obscure, cettegrande enfant passive, d’une affection filiale, où l’amante nes’éveillait point.

« Alors, tu as dévalisé le Bon Marché ?

– Oh ! oui. Je vais te conter… Mais, auparavant,mangeons. Ce que j’ai faim !… Ah ! écoute, j’ai un petitcadeau. Dis : Mon petit cadeau. »

Elle lui riait dans le visage, de tout près. Elle avait fourrésa main droite dans sa poche, où elle tenait un objet, qu’elle nesortait pas.

« Dis vite : Mon petit cadeau. »

Lui, riait aussi, en bon homme. Il se décida.

« Mon petit cadeau. »

C’était un couteau qu’elle venait de lui acheter, pour enremplacer un qu’il avait perdu et qu’il pleurait, depuis quinzejours. Il s’exclamait, le trouvait superbe, ce beau couteau neuf,avec son manche en ivoire et sa lame luisante. Tout de suite, ilallait s’en servir. Elle était ravie de sa joie ; et, enplaisantant, elle se fit donner un sou, pour que leur amitié ne fûtpas coupée.

« Mangeons, mangeons, répéta-t-elle. Non, non ! jet’en prie, ne ferme pas encore. J’ai si chaud ! »

Elle l’avait rejoint à la fenêtre, elle demeura là quelquessecondes, appuyée à son épaule, regardant le vaste champ de lagare. Pour le moment, les fumées s’en étaient allées, le disquecuivré du soleil descendait dans la brume, derrière les maisons dela rue de Rome. En bas, une machine de manœuvre amenait, toutformé, le train de Mantes, qui devait partir à quatre heuresvingt-cinq. Elle le refoula le long du quai, sous la marquise, futdételée. Au fond, dans le hangar de la Ceinture, des chocs detampons annonçaient l’attelage imprévu de voitures qu’on ajoutait.Et, seule, au milieu des rails, avec son mécanicien et sonchauffeur, noirs de la poussière du voyage, une lourde machine detrain omnibus restait immobile, comme lasse et essoufflée, sansautre vapeur qu’un mince filet sortant d’une soupape. Elleattendait qu’on lui ouvrît la voie, pour retourner au dépôt desBatignolles. Un signal rouge claqua, s’effaça. Elle partit.

« Sont-elles gaies, ces petites Dauvergne ! ditRoubaud en quittant la fenêtre. Les entends-tu taper sur leurpiano ?… Tout à l’heure, j’ai vu Henri, qui m’a dit de teprésenter ses hommages.

– À table, à table ! » cria Séverine.

Et elle se jeta sur les sardines, elle dévora. Ah ! lepetit pain de Mantes était loin ! Cela la grisait, quand ellevenait à Paris. Elle était toute vibrante du bonheur d’avoir courules trottoirs, elle gardait une fièvre de ses achats au Bon Marché.En un coup, chaque printemps, elle y dépensait ses économies del’hiver, préférant tout y acheter, disant qu’elle y économisait sonvoyage. Aussi, sans perdre une bouchée, ne tarissait-elle pas. Unpeu confuse, rougissante, elle finit par lâcher le total de lasomme qu’elle avait dépensée, plus de trois cents francs.

« Fichtre ! dit Roubaud saisi, tu te mets bien, toi,pour la femme d’un sous-chef !… Mais tu n’avais à prendre quesix chemises et une paire de bottines ?

– Oh ! mon ami, des occasions uniques !… Unepetite soie à rayures délicieuse ! un chapeau d’un goût, unrêve ! des jupons tout faits, avec des volants brodés !Et tout ça pour rien, j’aurais payé le double au Havre… On vam’expédier, tu verras ! »

Il avait pris le parti de rire, tant elle était jolie, dans sajoie, avec son air de confusion suppliante. Et puis, c’était sicharmant, cette dînette improvisée, au fond de cette chambre où ilsétaient seuls, bien mieux qu’au restaurant. Elle, qui d’ordinairebuvait de l’eau, se laissait aller, vidait son verre de vin blanc,sans savoir. La boîte de sardines était finie, ils entamèrent lepâté avec le beau couteau neuf. Ce fut un triomphe, tellement ilcoupait bien.

« Et toi, voyons, ton affaire ? demanda-t-elle. Tu mefais bavarder, tu ne me dis pas comment ça s’est terminé, pour lesous-préfet. »

Alors, il conta en détail la façon dont le chef del’exploitation l’avait reçu. Oh ! un lavage de tête enrègle ! Il s’était défendu, avait dit la vraie vérité, commentce petit crevé de sous-préfet s’était obstiné à monter avec sonchien dans une voiture de première, lorsqu’il y avait une voiturede seconde, réservée pour les chasseurs et leurs bêtes, et laquerelle qui s’en était suivie, et les mots qu’on avait échangés.En somme, le chef lui donnait raison d’avoir voulu faire respecterla consigne ; mais le terrible était la parole qu’il avouaitlui-même : « Vous ne serez pas toujours lesmaîtres ! » On le soupçonnait d’être républicain. Lesdiscussions qui venaient de marquer l’ouverture de la session de1869, et la peur sourde des prochaines élections généralesrendaient le gouvernement ombrageux. Aussi l’aurait-on certainementdéplacé, sans la bonne recommandation du président Grandmorin.Encore avait-il dû signer la lettre d’excuse, conseillée et rédigéepar ce dernier.

Séverine l’interrompit, criant :

« Hein ? ai-je eu raison de lui écrire et de lui faireune visite avec toi, ce matin, avant que tu ailles recevoir tonsavon… Je savais bien qu’il nous tirerait d’affaire.

– Oui, il t’aime beaucoup, reprit Roubaud, et il a le braslong, dans la Compagnie… Vois donc un peu à quoi ça sert, d’être unbon employé. Ah ! on ne m’a point ménagé les éloges : pasbeaucoup d’initiative, mais de la conduite, de l’obéissance, ducourage, enfin tout ! Eh bien ! ma chère, si tu n’avaispas été ma femme, et si Grandmorin n’avait pas plaidé ma cause, paramitié pour toi, j’étais fichu, on m’envoyait en pénitence, au fondde quelque petite station. »

Elle regardait fixement le vide, elle murmura, comme se parlantà elle-même :

« Oh ! certainement, c’est un homme qui a le braslong. »

Il y eut un silence, et elle restait les yeux élargis, perdus auloin, cessant de manger. Sans doute elle évoquait les jours de sonenfance, là-bas, au château de Doinville, à quatre lieues de Rouen.Jamais elle n’avait connu sa mère. Quand son père, le jardinierAubry, était mort, elle entrait dans sa treizième année ; etc’était à cette époque que le président, déjà veuf, l’avait gardéeprès de sa fille Berthe, sous la surveillance de sa sœur,Mme Bonnehon, la femme d’un manufacturier,également veuve, à qui le château appartenait aujourd’hui. Berthe,son aînée de deux ans, mariée six mois après elle, avait épouséM. de Lachesnaye, conseiller à la cour de Rouen, un petithomme sec et jaune. L’année précédente, le président était encore àla tête de cette cour, dans son pays, lorsqu’il avait pris saretraite, après une carrière magnifique. Né en 1804, substitut àDigne au lendemain de 1830, puis à Fontainebleau, puis à Paris,ensuite procureur à Troyes, avocat général à Rennes, enfin premierprésident à Rouen. Riche à plusieurs millions, il faisait partie duconseil général depuis 1855, on l’avait nommé commandeur de laLégion d’honneur, le jour même de sa retraite. Et, du plus loinqu’elle se souvenait, elle le revoyait tel qu’il était encore,trapu et solide, blanc de bonne heure, d’un blanc doré d’ancienblond, les cheveux en brosse, le collier de barbe coupé ras, sansmoustaches, avec une face carrée que les yeux d’un bleu dur et lenez gros rendaient sévère. Il avait l’abord rude, il faisait touttrembler autour de lui.

Roubaud dut élever la voix, répétant à deux reprises :

« Eh bien ! à quoi donc penses-tu ? »

Elle tressaillit, eut un petit frisson, comme surprise etsecouée de peur.

« Mais à rien.

– Tu ne manges plus, tu n’as donc plus faim ?

– Oh ! si… Tu vas voir. »

Séverine, ayant vidé son verre de vin blanc, acheva la tranchede pâté qu’elle avait dans son assiette. Mais il y eut unealerte : ils avaient fini le pain d’une livre, pas une bouchéene restait pour manger le fromage. Ce furent des cris, puis desrires, lorsque, bousculant tout, ils découvrirent, au fond dubuffet de la mère Victoire, un bout de pain rassis. Bien que lafenêtre fût ouverte, il continuait de faire chaud, et la jeunefemme, qui avait le poêle derrière elle, ne se rafraîchissaitguère, plus rose et plus excitée par l’imprévu de ce déjeunerbavard, dans cette chambre. À propos de la mère Victoire, Roubauden était revenu à Grandmorin : encore une, celle-là, qui luidevait une belle chandelle ! Fille séduite dont l’enfant étaitmort, nourrice de Séverine qui venait de coûter la vie à sa mère,plus tard femme d’un chauffeur de la Compagnie, elle vivait mal, àParis, d’un peu de couture, son mari mangeant tout, lorsque larencontre de sa fille de lait avait renoué les liens d’autrefois,en faisant d’elle aussi une protégée du président ; et,aujourd’hui, il lui avait obtenu un poste à la salubrité, la gardedes cabinets de luxe, le côté des dames, ce qu’il y a de meilleur.La Compagnie ne lui donnait que cent francs par an, mais elle s’enfaisait près de quatorze cents, avec la recette, sans compter lelogement, cette chambre, où elle était même chauffée. Enfin, unesituation bien agréable. Et Roubaud calculait que, si Pecqueux, lemari, avait apporté ses deux mille huit cents francs de chauffeur,tant pour les primes que pour le fixe, au lieu de nocer aux deuxbouts de la ligne, le ménage aurait réuni plus de quatre millefrancs, le double de ce que lui, sous-chef de gare, gagnait auHavre.

« Sans doute, conclut-il, toutes les femmes ne voudraientpas tenir les cabinets. Mais il n’y a pas de sot métier. »

Cependant, leur grosse faim s’était apaisée, et ils nemangeaient plus que d’un air alangui, coupant le fromage par petitsmorceaux, pour faire durer le régal. Leurs paroles aussi sefaisaient lentes.

« À propos, cria-t-il, j’ai oublié de te demander… Pourquoias-tu donc refusé au président d’aller passer deux ou trois jours àDoinville ? »

Son esprit, dans le bien-être de la digestion, venait de refaireleur visite du matin, tout près de la gare, à l’hôtel de la rue duRocher ; et il s’était revu dans le grand cabinet sévère, ilentendait encore le président leur dire qu’il partait le lendemainpour Doinville. Puis, comme cédant à une idée soudaine, il leuravait offert de prendre le soir même, avec eux, l’express de sixheures trente, et d’emmener ensuite sa filleule là-bas, chez sasœur, qui la réclamait depuis longtemps. Mais la jeune femme avaitallégué toutes sortes de raisons, qui l’empêchaient,disait-elle.

« Tu sais, moi, continua Roubaud, je ne voyais pas de mal àce petit voyage. Tu aurais pu y rester jusqu’à jeudi, je me seraisarrangé… N’est-ce pas ? dans notre position, nous avons besoind’eux. Ce n’est guère adroit, de refuser leurs politesses ;d’autant plus que ton refus a eu l’air de lui causer une vraiepeine… Aussi n’ai-je cessé de te pousser à accepter, que lorsque tum’as tiré par mon paletot. Alors, j’ai dit comme toi, mais sanscomprendre… Hein ! pourquoi n’as-tu pasvoulu ? »

Séverine, les regards vacillants, eut un geste d’impatience.

« Est-ce que je puis te laisser tout seul ?

– Ce n’est pas une raison… Depuis notre mariage, en troisans, tu es bien allée deux fois à Doinville, passer ainsi unesemaine. Rien ne t’empêchait d’y retourner unetroisième. »

La gêne de la jeune femme croissait, elle avait détourné latête.

« Enfin, ça ne me disait pas. Tu ne vas pas me forcer à deschoses qui me déplaisent. »

Roubaud ouvrit les bras, comme pour déclarer qu’il ne la forçaità rien. Pourtant, il reprit :

« Tiens ! tu me caches quelque chose… La dernièrefois, est-ce que Mme Bonnehon t’aurait malreçue ? »

Oh ! non, Mme Bonnehon l’avait toujourstrès bien accueillie. Elle était si agréable, grande, forte, avecde magnifiques cheveux blonds, belle encore malgré sescinquante-cinq ans ! Depuis son veuvage, et même du vivant deson mari, on racontait qu’elle avait eu souvent le cœur occupé. Onl’adorait à Doinville, elle faisait du château un lieu de délices,toute la société de Rouen y venait en visite, surtout lamagistrature. C’était dans la magistrature queMme Bonnehon avait eu beaucoup d’amis.

« Alors, avoue-le, ce sont les Lachesnaye qui t’ont battufroid. »

Sans doute, depuis son mariage avec M. de Lachesnaye,Berthe avait cessé d’être pour elle ce qu’elle était autrefois.Elle ne devenait guère bonne, cette pauvre Berthe, siinsignifiante, avec son nez rouge. À Rouen, les dames vantaientbeaucoup sa distinction. Aussi un mari comme le sien, laid, dur,avare, semblait-il plutôt fait pour déteindre sur sa femme et larendre mauvaise. Mais non, Berthe s’était montrée convenable àl’égard de son ancienne camarade, celle-ci n’avait aucun reprocheprécis à lui adresser.

« C’est donc le président qui te déplaît,là-bas ? »

Séverine, qui, jusque-là, répondait lentement, d’une voix égale,fut reprise d’impatience.

« Lui, quelle idée ! »

Et elle continua, en petites phrases nerveuses. On le voyaitseulement à peine. Il s’était réservé, dans le parc, un pavillon,dont la porte donnait sur une ruelle déserte. Il sortait, ilrentrait, sans qu’on le sût. Jamais sa sœur, du reste, neconnaissait au juste le jour de son arrivée. Il prenait une voitureà Barentin, se faisait conduire de nuit à Doinville, vivait desjournées dans son pavillon, ignoré de tous. Ah ! ce n’étaitpas lui qui vous gênait, là-bas.

« Je t’en parle, parce que tu m’as raconté vingt fois que,dans ton enfance, il te faisait une peur bleue.

– Oh ! une peur bleue ! tu exagères, commetoujours… Bien sûr qu’il ne riait guère. Il vous regardait sifixement, de ses gros yeux, qu’on baissait la tête tout de suite.J’ai vu des gens se troubler, ne pas pouvoir lui adresser un mot,tellement il leur en imposait, avec son grand renom de sévérité etde sagesse… Mais, moi, il ne m’a jamais grondée, j’ai toujourssenti qu’il avait un faible pour moi… »

De nouveau, sa voix se ralentissait, ses yeux se perdaient auloin.

« Je me souviens… Quand j’étais gamine et que je jouaisavec des amies, dans les allées, s’il venait à paraître, toutes secachaient, même sa fille Berthe, qui tremblait sans cesse d’être enfaute. Moi, je l’attendais, tranquille. Il passait, et en me voyantlà, souriante, le museau levé, il me donnait une petite tape sur lajoue… Plus tard, à seize ans, lorsque Berthe avait une faveur àobtenir de lui, c’était toujours moi qu’elle chargeait de lademande. Je parlais, je ne baissais pas les regards, et je sentaisles siens qui m’entraient sous la peau. Mais je m’en moquais bien,j’étais si certaine qu’il accorderait tout ce que jevoudrais !… Ah ! oui, je me souviens, je mesouviens ! Là-bas, il n’y a pas un taillis du parc, pas uncorridor, pas une chambre du château, que je ne puisse évoquer enfermant les yeux. »

Elle se tut, les paupières closes ; et, sur son visagechaud et gonflé, semblait passer le frisson de ces chosesd’autrefois, les choses qu’elle ne disait point. Un instant elledemeura ainsi, avec un petit battement des lèvres, comme un ticinvolontaire qui lui tirait douloureusement un coin de labouche.

« Il a été certainement très bon pour toi, reprit Roubaud,qui venait d’allumer sa pipe. Non seulement il t’a fait élevercomme une demoiselle, mais il a très sagement administré tes quatresous, et il a arrondi la somme, lors de notre mariage… Sans compterqu’il doit te laisser quelque chose, il l’a dit devant moi.

– Oui, murmura Séverine, cette maison de laCroix-de-Maufras, cette propriété que le chemin de fer a coupée. Ony allait parfois passer huit jours… Oh ! je n’y compte guère,les Lachesnaye doivent le travailler pour qu’il ne me laisse rien.Et puis, j’aime mieux rien, rien ! »

Elle avait prononcé ces dernières paroles d’une voix si vive,qu’il s’en étonna, retirant sa pipe de la bouche, la regardant deses yeux arrondis.

« Es-tu drôle ! On assure que le président a desmillions, quel mal y aurait-il à ce qu’il mît sa filleule dans sontestament ? Personne n’en serait surpris, et ça arrangeraitjoliment nos affaires. »

Puis, une idée qui lui traversa le cerveau, le fit rire.

« Tu n’as peut-être pas peur de passer pour safille ?… Car, tu sais, le président, malgré son air glacé, onen chuchote de raides sur son compte. Il paraît que, du vivant mêmede sa femme, toutes les bonnes y passaient. Enfin, un gaillard qui,aujourd’hui encore, vous trousse une femme… Mon Dieu ! va,quand tu serais sa fille ! »

Séverine s’était levée, violente, le visage en flamme, avec levacillement effrayé de son regard bleu, sous la masse lourde de sescheveux noirs.

« Sa fille, sa fille !… Je ne veux pas que tuplaisantes avec ça, entends-tu ! Est-ce que je puis être safille ? est-ce que je lui ressemble ?… Et en voilà assez,parlons d’autre chose. Je ne veux pas aller à Doinville, parce queje ne veux pas, parce que je préfère rentrer avec toi auHavre. »

Il hocha la tête, il l’apaisa du geste. Bon, bon ! dumoment que ça lui donnait sur les nerfs. Il souriait, jamais il nel’avait vue si nerveuse. Le vin blanc sans doute. Désireux de sefaire pardonner, il reprit le couteau, s’extasiant encore,l’essuyant avec soin ; et, pour montrer qu’il coupait comme unrasoir, il s’en taillait les ongles.

« Déjà quatre heures un quart, murmura Séverine, deboutdevant le coucou. J’ai encore quelques courses… Il faut songer ànotre train. »

Mais, comme pour achever de se calmer, avant de mettre un peud’ordre dans la chambre, elle retourna s’accouder à la fenêtre.Lui, alors, lâchant le couteau, lâchant sa pipe, quitta la table àson tour, s’approcha d’elle, la prit par derrière, entre ses bras,doucement. Et il la tenait enlacée ainsi, il avait posé le mentonsur son épaule, appuyé la tête contre la sienne. Ni l’un ni l’autrene bougeait plus, ils regardaient.

Sous eux, toujours, les petites machines de manœuvre allaient etvenaient sans repos ; et on les entendait à peine s’activer,comme des ménagères vives et prudentes, les roues assourdies, lesifflet discret. Une d’elles passa, disparut sous le pont del’Europe, emmenant au remisage les voitures d’un train deTrouville, qu’on débranchait. Et, là-bas, au-delà du pont, ellefrôla une machine venue seule du Dépôt, en promeneuse solitaire,avec ses cuivres et ses aciers luisants, fraîche et gaillarde pourle voyage. Celle-ci s’était arrêtée, demandant de deux coups brefsla voie à l’aiguilleur, qui, presque immédiatement, l’envoya surson train, tout formé, à quai sous la marquise des grandes lignes.C’était le train de quatre heures vingt-cinq, pour Dieppe. Un flotde voyageurs se pressait, on entendait le roulement des chariotschargés de bagages, des hommes poussaient une à une les bouillottesdans les voitures. Mais la machine et son tender avaient abordé lefourgon de tête, d’un choc sourd, et l’on vit le chef d’équipeserrer lui-même la vis de la barre d’attelage. Le ciel s’étaitassombri vers les Batignolles ; une cendre crépusculaire,noyant les façades, semblait tomber déjà sur l’éventail élargi desvoies ; tandis que, dans cet effacement, au lointain, secroisaient sans cesse les départs et les arrivées de la banlieue etde la Ceinture. Par-delà les nappes sombres des grandes hallescouvertes, sur Paris obscurci, des fumées rousses, déchiquetées,s’envolaient.

« Non, non, laisse-moi », murmura Séverine.

Peu à peu, sans une parole, il l’avait enveloppée d’une caresseplus étroite, excité par la tiédeur de ce corps jeune, qu’il tenaitainsi à pleins bras. Elle le grisait de son odeur, elle achevaitd’affoler son désir, en cambrant les reins pour se dégager. D’unesecousse, il l’enleva de la fenêtre, dont il referma les vitres ducoude. Sa bouche avait rencontré la sienne, il lui écrasait leslèvres, il l’emportait vers le lit.

« Non, non, nous ne sommes pas chez nous, répéta-t-elle. Jet’en prie, pas dans cette chambre ! »

Elle-même était comme grise, étourdie de nourriture et de vin,encore vibrante de sa course fiévreuse à travers Paris. Cette piècetrop chauffée, cette table où traînait la débandade du couvert,l’imprévu du voyage qui tournait en partie fine, tout lui allumaitle sang, la soulevait d’un frisson. Et pourtant elle se refusait,elle résistait, arc-boutée contre le bois du lit, dans une révolteeffrayée, dont elle n’aurait pu dire la cause.

« Non, non, je ne veux pas. »

Lui, le sang à la peau, retenait ses grosses mains brutales. Iltremblait, il l’aurait brisée.

« Bête, est-ce qu’on saura ? Nous retaperons lelit. »

D’habitude, elle s’abandonnait avec une docilité complaisante,chez eux, au Havre, après le déjeuner, lorsqu’il était de servicede nuit. Cela semblait sans plaisir pour elle, mais elle y montraitune mollesse heureuse, un affectueux consentement de son plaisir àlui. Et ce qui, en ce moment, le rendait fou, c’était de la sentircomme jamais il ne l’avait eue, ardente, frémissante de passionsensuelle. Le noir reflet de sa chevelure assombrissait ses calmesyeux de pervenche, sa bouche forte saignait dans le doux ovale deson visage. Il y avait là une femme qu’il ne connaissait point.Pourquoi se refusait-elle ?

« Dis, pourquoi ? Nous avons le temps. »

Alors, dans une angoisse inexplicable, dans un débat où elle neparaissait pas juger les choses nettement, comme si elle se fûtignorée elle aussi, elle eut un cri de douleur vraie, qui le fit setenir tranquille.

« Non, non, je t’en supplie, laisse-moi !… Je ne saispas, ça m’étrangle, rien que l’idée, en ce moment… Ça ne serait pasbien. »

Tous deux étaient tombés assis au bord du lit. Il se passa lamain sur la face, comme pour s’en ôter la cuisson qui le brûlait.En le voyant redevenu sage, elle, gentille, se pencha, lui posa ungros baiser sur la joue, voulant lui montrer qu’elle l’aimait bientout de même. Un instant, ils restèrent de la sorte, sans parler, àse remettre. Il lui avait repris la main gauche et jouait avec unevieille bague d’or, un serpent d’or à petite tête de rubis, qu’elleportait au même doigt que son alliance. Toujours il la lui avaitconnue là.

« Mon petit serpent, dit Séverine d’une voix involontairede rêve, croyant qu’il regardait la bague et éprouvant l’impérieuxbesoin de parler. C’est à la Croix-de-Maufras, qu’il m’en a faitcadeau, pour mes seize ans. »

Roubaud leva la tête, surpris.

« Qui donc ? le président ? »

Lorsque les yeux de son mari s’étaient posés sur les siens, elleavait eu une brusque secousse de réveil. Elle sentit un petit froidglacer ses joues. Elle voulut répondre, et ne trouva rien,étranglée par la sorte de paralysie qui la prenait.

« Mais, continua-t-il, tu m’as toujours dit que c’était tamère qui te l’avait laissée, cette bague. »

Encore à cette seconde, elle pouvait rattraper la phrase, lâchéedans un oubli de tout. Il lui aurait suffi de rire, de jouerl’étourdie. Mais elle s’entêta, ne se possédant plus,inconsciente.

« Jamais, mon chéri, je ne t’ai dit que ma mère m’avaitlaissé cette bague. »

Du coup, Roubaud la dévisagea, pâlissant lui aussi.

« Comment ? tu ne m’as jamais dit ça ? Tu me l’asdit vingt fois !… Il n’y a pas de mal à ce que le présidentt’ait donné une bague. Il t’a donné bien autre chose… Mais pourquoime l’avoir caché ? pourquoi avoir menti, en parlant de tamère ?

– Je n’ai pas parlé de ma mère, mon chéri, tu tetrompes. »

C’était imbécile, cette obstination. Elle voyait qu’elle seperdait, qu’il lisait clairement sous sa peau, et elle aurait voulurevenir, ravaler ses paroles ; mais il n’était plus temps,elle sentait ses traits se décomposer, l’aveu sortir malgré elle detoute sa personne. Le froid de ses joues avait envahi sa faceentière, un tic nerveux tirait ses lèvres. Et lui, effrayant,redevenu subitement rouge, à croire que le sang allait faireéclater ses veines, lui avait saisi les poignets, la regardait detout près, afin de mieux suivre, dans l’effarement épouvanté de sesyeux, ce qu’elle ne disait pas tout haut.

« Nom de Dieu ! bégaya-t-il, nom deDieu ! »

Elle eut peur, baissa le visage pour le cacher sous son bras,devinant le coup de poing. Un fait, petit, misérable, insignifiant,l’oubli d’un mensonge à propos de cette bague, venait d’amenerl’évidence, en quelques paroles échangées. Et il avait suffi d’uneminute. Il la jeta d’une secousse en travers du lit, il tapa surelle des deux poings, au hasard. En trois ans, il ne lui avait pasdonné une chiquenaude, et il la massacrait, aveugle, ivre, dans unemportement de brute, de l’homme aux grosses mains, qui, autrefois,avait poussé des wagons.

« Nom de Dieu de garce ! tu as couché avec !…couché avec !… couché avec ! »

Il s’enrageait à ces mots répétés, il abattait les poings,chaque fois qu’il les prononçait, comme pour les lui faire entrerdans la chair.

« Le reste d’un vieux, nom de Dieu de garce !… couchéavec !… couché avec ! »

Sa voix s’étranglait d’une telle colère, qu’elle sifflait et nesortait plus. Alors, seulement, il entendit que, mollissante sousles coups, elle disait non. Elle ne trouvait pas d’autre défense,elle niait pour qu’il ne la tuât pas. Et ce cri, cet entêtementdans le mensonge, acheva de le rendre fou.

« Avoue que tu as couché avec.

– Non ! non ! »

Il l’avait reprise, il la soutenait dans ses bras, l’empêchantde retomber la face contre la couverture, en pauvre être qui secache. Il la forçait à le regarder.

« Avoue que tu as couché avec. »

Mais, se laissant glisser, elle s’échappa, elle voulut courirvers la porte. D’un bond, il fut de nouveau sur elle, le poing enl’air ; et, furieusement, d’un seul coup, près de la table, ill’abattit. Il s’était jeté à son côté, il l’avait empoignée par lescheveux, pour la clouer au sol. Un instant, ils restèrent ainsi parterre, face à face, sans bouger. Et, dans l’effrayant silence, onentendit monter les chants et les rires des demoiselles Dauvergne,dont le piano faisait rage, heureusement, en dessous, étouffant lesbruits de lutte. C’était Claire qui chantait des rondes de petitesfilles, tandis que Sophie l’accompagnait, à tour de bras.

« Avoue que tu as couché avec. »

Elle n’osa plus dire non, elle ne répondit point.

« Avoue que tu as couché avec, nom de Dieu ! ou jet’éventre ! »

Il l’aurait tuée, elle le lisait nettement dans son regard. Entombant, elle avait aperçu le couteau, ouvert sur la table ;et elle revoyait l’éclair de la lame, elle crut qu’il allongeait lebras. Une lâcheté l’envahit, un abandon d’elle-même et de tout, unbesoin d’en finir.

« Eh bien ! oui, c’est vrai, laisse-moi m’enaller. »

Alors, ce fut abominable. Cet aveu qu’il exigeait si violemment,venait de l’atteindre en pleine figure, comme une chose impossible,monstrueuse. Il semblait que jamais il n’aurait supposé une infamiepareille. Il lui empoigna la tête, il la cogna contre un pied de latable. Elle se débattait, et il la tira par les cheveux, au traversde la pièce, bousculant les chaises. Chaque fois qu’elle faisait uneffort pour se redresser, il la rejetait sur le carreau d’un coupde poing. Et cela haletant, les dents serrées, un acharnementsauvage et imbécile. La table, poussée, faillit renverser le poêle.Des cheveux et du sang restèrent à un angle du buffet. Quand ilsreprirent haleine, hébétés, gonflés de cette horreur, las defrapper et d’être frappée, ils étaient revenus près du lit, elletoujours par terre, vautrée, lui accroupi, la tenant encore auxépaules. Et ils soufflèrent. En bas, la musique continuait, lesrires s’envolaient, très sonores et très jeunes.

D’une secousse, Roubaud remonta Séverine, l’adossa contre lebois du lit. Puis, demeurant à genoux, pesant sur elle, il putparler enfin. Il ne la battait plus, il la torturait de sesquestions, du besoin inextinguible qu’il avait de savoir.

« Ainsi, tu as couché avec, garce !… Répète, répèteque tu as couché avec ce vieux… Et à quel âge, hein ? toutepetite, toute petite, n’est-ce pas ? »

Brusquement, elle venait d’éclater en larmes, ses sanglotsl’empêchaient de répondre.

« Nom de Dieu ! veux-tu me dire !… Hein ? tun’avais pas dix ans, que tu l’amusais, ce vieux ? C’est pourça qu’il t’élevait à la becquée, c’est pour sa cochonnerie, dis-ledonc, nom de Dieu ! ou je recommence ! »

Elle pleurait, elle ne pouvait prononcer un mot, et il leva lamain, il l’étourdit d’une nouvelle claque. À trois reprises, commeil n’obtenait pas davantage de réponse, il la gifla, répétant saquestion.

« À quel âge, dis-le donc, garce ! dis-ledonc ? »

Pourquoi lutter ? Son être fuyait sous elle. Il lui auraitsorti le cœur, de ses doigts gourds d’ancien ouvrier. Etl’interrogatoire continua, elle disait tout, dans un telanéantissement de honte et de peur, que ses phrases, soufflées trèsbas, s’entendaient à peine. Et lui, mordu de sa jalousie atroce,s’enrageait à la souffrance dont le déchiraient les tableauxévoqués : il n’en savait jamais assez, il l’obligeait àrevenir sur les détails, à préciser les faits. L’oreille aux lèvresde la misérable, il agonisait de cette confession, avec lacontinuelle menace de son poing levé, prêt à cogner encore, si elles’arrêtait.

De nouveau, tout le passé, à Doinville, défila, l’enfance, lajeunesse. Était-ce au fond des massifs du grand parc ?était-ce dans le détour perdu de quelque corridor du château ?Déjà le président songeait donc à elle, lorsqu’il l’avait gardée, àla mort de son jardinier, et fait élever avec sa fille ? Cela,pour sûr, avait commencé, les jours où les autres gaminess’enfuyaient, au milieu de leurs jeux, s’il venait à paraître,tandis qu’elle, souriante, le museau en l’air, attendait qu’il luidonnât en passant une petite tape sur la joue. Et, plus tard, sielle osait lui parler en face, si elle obtenait tout de lui,n’était-ce pas qu’elle se sentait maîtresse, alors qu’il l’achetaitpar ses complaisances de trousseur de bonnes, si digne et si sévèreaux autres ? Ah ! la sale chose, ce vieux se faisantbaisoter comme un grand-père, regardant pousser cette fillette, latâtant, l’entamant un peu à chaque heure, sans avoir la patienced’attendre qu’elle fût mûre !

Roubaud haletait.

« Enfin, à quel âge… répète à quel âge ?

– Seize ans et demi.

– Tu mens ! »

Mentir, mon Dieu ! pourquoi ? Elle eut un haussementd’épaules plein d’un abandon et d’une lassitude immenses.

« Et, la première fois, où ça s’est-il passé ?

– À la Croix-de-Maufras. »

Il hésita une seconde, ses lèvres s’agitaient, une lueur jaunetroublait ses yeux.

« Et, je veux que tu me dises, qu’est-ce qu’il t’afait ? »

Elle resta muette. Puis, comme il brandissait lepoing :

« Tu ne me croirais pas.

– Dis toujours… Il n’a pu rien faire,hein ? »

D’un signe de tête, elle répondit. C’était bien cela. Et, alors,il s’acharna sur la scène, il voulut la connaître jusqu’au bout, ildescendit aux mots crus, aux interrogations immondes. Elle nedesserrait plus les dents, elle continuait à dire oui, à dire non,d’un signe. Peut-être ça les soulagerait-il l’un et l’autre, quandelle aurait avoué. Mais lui souffrait davantage de ces détails,qu’elle croyait être une atténuation. Des rapports normaux,complets, l’auraient hanté d’une vision moins torturante. Cettedébauche pourrissait tout, enfonçait et retournait au fond de sachair les lames empoisonnées de sa jalousie. Maintenant, c’étaitfini, il ne vivrait plus, il évoquerait toujours l’exécrableimage.

Un sanglot déchira sa gorge.

« Ah ! nom de Dieu… ah ! nom de Dieu !… çane peut pas être, non, non ! c’est trop, ça ne peut pasêtre ! »

Puis, tout d’un coup, il la secoua.

« Mais nom de Dieu de garce ! pourquoi m’as-tuépousé ?… Sais-tu que c’est ignoble de m’avoir trompéainsi ? Il y a des voleuses, en prison, qui n’en ont pas tantsur la conscience… Tu me méprisais donc, tu ne m’aimais doncpas ?… Hein ! pourquoi m’as-tu épousé ? »

Elle eut un geste vague. Est-ce qu’elle savait au juste, àprésent ? En l’épousant, elle était heureuse, espérant enfinir avec l’autre. Il y a tant de choses qu’on ne voudrait pasfaire et qu’on fait, parce qu’elles sont encore les plus sages.Non, elle ne l’aimait pas ; et ce qu’elle évitait de lui dire,c’était que, sans cette histoire, jamais elle n’aurait consenti àêtre sa femme.

« Lui, n’est-ce pas ? désirait te caser. Il a trouvéune bonne bête… Hein ? il désirait te caser pour que çacontinue. Et vous avez continué, hein ? à tes deux voyages,là-bas. C’est pour ça qu’il t’emmenait ? »

D’un signe, elle avoua de nouveau.

« Et c’est pour ça encore qu’il t’invitait, cettefois ?… Jusqu’à la fin, alors, ça aurait recommencé, cesordures ! Et, si je ne t’étrangle pas, çarecommencera ! »

Ses mains convulsées s’avançaient pour la reprendre à la gorge.Mais, ce coup-ci, elle se révolta.

« Voyons, tu es injuste. Puisque c’est moi qui ai refuséd’y aller. Tu m’y envoyais, j’ai dû me fâcher, rappelle-toi… Tuvois bien que je ne voulais plus. C’était fini. Jamais, jamaisplus, je n’aurais voulu. »

Il sentit qu’elle disait la vérité, et il n’en eut aucunsoulagement. L’affreuse douleur, le fer qui lui restait en pleinepoitrine, c’était l’irréparable, ce qui avait eu lieu entre elle etcet homme. Il ne souffrait horriblement que de son impuissance àfaire que cela ne fût pas. Sans la lâcher encore, il s’étaitrapproché de son visage, il semblait fasciné, attiré là, comme pourretrouver, dans le sang de ses petites veines bleues, tout cequ’elle lui avouait. Et il murmura, obsédé, halluciné :

« À la Croix-de-Maufras, dans la chambre rouge… Je laconnais, la fenêtre donne sur le chemin de fer, le lit est en face.Et c’est là, dans cette chambre… Je comprends qu’il parle de telaisser la maison. Tu l’as bien gagnée. Il pouvait veiller sur tessous et te doter, ça valait ça… Un juge, un homme riche à millions,si respecté, si instruit, si haut ! Vrai, la tête vous tourne…Et, dis donc, s’il était ton père ? »

Séverine, d’un effort, se mit debout. Elle l’avait repoussé,avec une vigueur extraordinaire, pour sa faiblesse de pauvre êtrevaincu. Violente, elle protestait.

« Non, non, pas ça ! Tout ce que tu voudras, pour lereste. Bats-moi, tue-moi… Mais ne dis pas ça, tumens ! »

Roubaud lui avait gardé une main dans les siennes.

« Est-ce que tu en sais quelque chose ? C’est bienparce que tu en doutes toi-même, que ça te soulèveainsi. »

Et, comme elle dégageait sa main, il sentit la bague, le petitserpent d’or à tête de rubis, oublié à son doigt. Il l’en arracha,le pila du talon sur le carreau, dans un nouvel accès de rage.Puis, il marcha d’un bout de la pièce à l’autre, muet, éperdu.Elle, tombée assise au bord du lit, le regardait de ses grands yeuxfixes. Et le terrible silence dura.

La fureur de Roubaud ne se calmait point. Dès qu’elle semblaitse dissiper un peu, elle revenait aussitôt, comme l’ivresse, pargrandes ondes redoublées, qui l’emportaient dans leur vertige. Ilne se possédait plus, battait le vide, jeté à toutes les sautes duvent de violence dont il était flagellé, retombant à l’uniquebesoin d’apaiser la bête hurlante au fond de lui. C’était un besoinphysique, immédiat, comme une faim de vengeance, qui lui tordait lecorps et qui ne lui laisserait plus aucun repos, tant qu’il nel’aurait pas satisfaite.

Sans s’arrêter, il se tapa les tempes de ses deux poings, ilbégaya, d’une voix d’angoisse :

« Qu’est-ce que je vais faire ? »

Cette femme, puisqu’il ne l’avait pas tuée tout de suite, il nela tuerait pas maintenant. Sa lâcheté de la laisser vivreexaspérait sa colère, car c’était lâche, c’était parce qu’il tenaitencore à sa peau de garce, qu’il ne l’avait pas étranglée. Il nepouvait pourtant la garder ainsi. Alors, il allait donc la chasser,la mettre à la rue, pour ne jamais la revoir ? Et un nouveauflot de souffrance l’emportait, une exécrable nausée le submergeaittout entier, lorsqu’il sentait qu’il ne ferait pas même ça. Quoi,enfin ? Il ne restait qu’à accepter l’abomination et qu’àremmener cette femme au Havre, à continuer la tranquille vie avecelle, comme si de rien n’était. Non ! non ! la mortplutôt, la mort pour tous les deux, à l’instant ! Une telledétresse le souleva, qu’il cria plus haut, égaré :

« Qu’est-ce que je vais faire ? »

Du lit où elle restait assise, Séverine le suivait toujours deses grands yeux. Dans la calme affection de camarade qu’elle avaiteue pour lui, il l’apitoyait déjà, par la douleur démesurée où ellele voyait. Les gros mots, les coups, elle les aurait excusés, sicet emportement fou lui avait laissé moins de surprise, unesurprise dont elle ne revenait pas encore. Elle, passive, docile,qui toute jeune s’était pliée aux désirs d’un vieillard, qui plustard avait laissé faire son mariage, simplement désireused’arranger les choses, n’arrivait pas à comprendre un tel éclat dejalousie, pour des fautes anciennes, dont elle se repentait ;et, sans vice, la chair mal éveillée encore, dans sademi-inconscience de fille douce, chaste malgré tout, elleregardait son mari, aller, venir, tourner furieusement, comme elleaurait regardé un loup, un être d’une autre espèce. Qu’avait-ildonc en lui ? Il y en avait tant sans colère ! Ce quil’épouvantait, c’était de sentir l’animal, soupçonné par elledepuis trois ans, à des grognements sourds, aujourd’hui déchaîné,enragé, prêt à mordre. Que lui dire, pour empêcher unmalheur ?

À chaque retour, il se retrouvait près du lit, devant elle. Etelle l’attendait au passage, elle osa lui parler.

« Mon ami, écoute… »

Mais il ne l’entendait pas, il repartait à l’autre bout de lapièce, ainsi qu’une paille battue d’un orage.

« Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vaisfaire ? »

Enfin, elle lui saisit le poignet, elle le retint uneminute.

« Mon ami, voyons, puisque c’est moi qui ai refusé d’yaller… Je n’y serais jamais plus allée, jamais ! jamais !C’est toi que j’aime. »

Et elle se faisait caressante, l’attirant, levant ses lèvrespour qu’il les baisât. Mais, tombé près d’elle, il la repoussa,dans un mouvement d’horreur.

« Ah ! garce, tu voudrais maintenant… Tout à l’heure,tu n’as pas voulu, tu n’avais pas envie de moi… Et, maintenant, tuvoudrais, pour me reprendre, hein ? Lorsqu’on tient un hommepar là, on le tient solidement… Mais ça me brûlerait, d’aller avectoi, oui ! je sens bien que ça me brûlerait le sang d’unpoison. »

Il frissonnait. L’idée de la posséder, cette image de leurs deuxcorps s’abattant sur le lit, venait de le traverser d’une flamme.Et, dans la nuit trouble de sa chair, au fond de son désir souilléqui saignait, brusquement se dressa la nécessité de la mort.

« Pour que je ne crève pas d’aller encore avec toi,vois-tu, il faut avant ça que je crève l’autre… Il faut que je lecrève, que je le crève ! »

Sa voix montait, il répéta le mot, debout, grandi, comme si cemot, en lui apportant une résolution, l’avait calmé. Il ne parlaplus, il marcha lentement jusqu’à la table, y regarda le couteau,dont la lame, grande ouverte, luisait. D’un geste machinal, il leferma, le mit dans sa poche. Et, les mains ballantes, les regardsau loin, il restait à la même place, il songeait. Des obstaclescoupaient son front de deux grandes rides. Pour trouver, ilretourna ouvrir la fenêtre, il s’y planta, le visage dans le petitair froid du crépuscule. Derrière lui, sa femme s’était levée,reprise de peur ; et, n’osant le questionner, tâchant dedeviner ce qui se passait au fond de ce crâne dur, elle attendait,debout elle aussi, en face du large ciel.

Sous la nuit commençante, les maisons lointaines se découpaienten noir, le vaste champ de la gare s’emplissait d’une brumeviolâtre. Du côté des Batignolles surtout, la tranchée profondeétait comme noyée d’une cendre, où commençaient à s’effacer lescharpentes du pont de l’Europe. Vers Paris, un dernier reflet dejour pâlissait les vitres des grandes halles couvertes, tandis que,dessous, les ténèbres amassées pleuvaient. Des étincellesbrillèrent, on allumait les becs de gaz, le long des quais. Unegrosse clarté blanche était là, la lanterne de la machine du trainde Dieppe, bondé de voyageurs, les portières déjà closes, et quiattendait pour partir l’ordre du sous-chef de service. Des embarrass’étaient produits, le signal rouge de l’aiguilleur fermait lavoie, pendant qu’une petite machine venait reprendre des voitures,qu’une manœuvre mal exécutée avait laissées en route. Sans cesse,des trains filaient dans l’ombre croissante, parmi l’inextricablelacis des rails, au milieu des files de wagons immobiles,stationnant sur les voies d’attente. Il en partit un pourArgenteuil, un autre pour Saint-Germain ; il en arriva un deCherbourg, très long. Les signaux se multipliaient, les coups desifflet, les sons de trompe ; de toutes parts, un à un,apparaissaient des feux, rouges, verts, jaunes, blancs ;c’était une confusion, à cette heure trouble de l’entre chien etloup, et il semblait que tout allait se briser, et tout passait, sefrôlait, se dégageait, du même mouvement doux et rampant, vague aufond du crépuscule. Mais le feu rouge de l’aiguilleur s’effaça, letrain de Dieppe siffla, se mit en marche. Du ciel pâle,commençaient à voler de rares gouttes de pluie. La nuit allait êtretrès humide.

Quand Roubaud se retourna, il avait la face épaisse et têtue,comme envahie d’ombre par cette nuit qui tombait. Il était décidé,son plan était fait. Dans le jour mourant, il regarda l’heure aucoucou, il dit tout haut :

« Cinq heures vingt. »

Et il s’étonnait : une heure, une heure à peine, pour tantde choses ! Il aurait cru que tous deux se dévoraient làdepuis des semaines.

« Cinq heures vingt, nous avons le temps. »

Séverine, qui n’osait l’interroger, le suivait toujours de sesregards anxieux. Elle le vit fureter dans l’armoire, en tirer dupapier, une petite bouteille d’encre, une plume.

« Tiens ! tu vas écrire.

– À qui donc ?

– À lui… Assieds-toi. »

Et, comme elle s’écartait instinctivement de la chaise, sanssavoir encore ce qu’il allait exiger, il la ramena, l’assit devantla table, d’une telle pesée, qu’elle y resta.

« Écris… “Partez ce soir par l’express de six heures trenteet ne vous montrez qu’à Rouen.” »

Elle tenait la plume, mais sa main tremblait, sa peurs’augmentait de tout l’inconnu, que creusaient devant elle ces deuxsimples lignes. Aussi s’enhardit-elle jusqu’à lever la tête,suppliante.

« Mon ami, que vas-tu faire ?… Je t’en prie,explique-moi… »

Il répéta, de sa voix haute, inexorable :

« Écris, écris. »

Puis, les yeux dans les siens, sans colère, sans gros mots, maisavec une obstination dont elle sentait le poids l’écraser,l’anéantir :

« Ce que je vais faire, tu le verras bien… Et, entends-tu,ce que je vais faire, je veux que tu le fasses avec moi… Comme ça,nous resterons ensemble, il y aura quelque chose de solide entrenous. »

Il l’épouvantait, elle eut un recul encore.

« Non, non, je veux savoir… Je n’écrirai pas avant desavoir. »

Alors, cessant de parler, il lui prit la main, une petite mainfrêle d’enfant, la serra dans sa poigne de fer, d’une pressioncontinue d’étau, jusqu’à la broyer. C’était sa volonté qu’il luientrait ainsi dans la chair, avec la douleur. Elle jeta un cri, ettout se brisait en elle, tout se livrait. L’ignorante qu’elle étaitrestée, dans sa douceur passive, ne pouvait qu’obéir. Instrumentd’amour, instrument de mort.

« Écris, écris. »

Et elle écrivit, de sa pauvre main douloureuse, péniblement.

« C’est bon, tu es gentille, dit-il, quand il eut lalettre. À présent, range un peu ici, apprête tout… Je reviendrai teprendre. »

Il était très calme. Il refit le nœud de sa cravate devant laglace, mit son chapeau, puis s’en alla. Elle l’entendit qui fermaitla porte, à double tour, et qui emportait la clef. La nuitcroissait de plus en plus. Un instant, elle resta assise, l’oreilletendue à tous les bruits du dehors. Chez la voisine, la marchandede journaux, il y avait une plainte continue, assourdie : sansdoute un petit chien oublié. En bas, chez les Dauvergne, le pianose taisait. C’était maintenant un tapage gai de casseroles et devaisselle, les deux ménagères s’occupant au fond de leur cuisine,Claire à soigner un ragoût de mouton, Sophie à éplucher une salade.Et elle, anéantie, les écoutait rire, dans la détresse affreuse decette nuit qui tombait.

Dès six heures un quart, la machine de l’express du Havre,débouchant du pont de l’Europe, fut envoyée sur son train, etattelée. À cause d’un encombrement, on n’avait pu loger ce trainsous la marquise des grandes lignes. Il attendait au plein air,contre le quai qui se prolongeait en une sorte de jetée étroite,dans les ténèbres d’un ciel d’encre, où la file des quelques becsde gaz, plantés le long du trottoir, n’alignait que des étoilesfumeuses. Une averse venait de cesser, il en restait un souffled’une humidité glaciale, épandu par ce vaste espace découvert,qu’une brume reculait jusqu’aux petites lueurs pâlies des façadesde la rue de Rome. Cela était immense et triste, noyé d’eau, çà etlà piqué d’un feu sanglant, confusément peuplé de masses opaques,les machines et les wagons solitaires, les tronçons de trainsdormant sur les voies de garage ; et, du fond de ce lacd’ombre, des bruits arrivaient, des respirations géantes,haletantes de fièvre, des coups de sifflet pareils à des cris aigusde femmes qu’on violente, des trompes lointaines sonnant,lamentables, au milieu du grondement des rues voisines. Il y eutdes ordres à voix haute, pour qu’on ajoutât une voiture. Immobile,la machine de l’express perdait par une soupape un grand jet devapeur qui montait dans tout ce noir, où elle s’effiloquait enpetites fumées, semant de larmes blanches le deuil sans bornestendu au ciel.

À six heures vingt, Roubaud et Séverine parurent. Elle venait derendre la clef à la mère Victoire, en passant devant les cabinets,près des salles d’attente ; et il la poussait, de l’air presséd’un mari que sa femme attarde, lui impatient et brusque, lechapeau en arrière, elle sa voilette serrée au visage, hésitante,comme brisée de fatigue. Un flot de voyageurs suivait le quai, ilss’y mêlèrent, longèrent la file des wagons, cherchant du regard uncompartiment de première vide. Le trottoir s’animait, des facteursroulaient au fourgon de tête les chariots de bagages, unsurveillant s’occupait de caser une famille nombreuse, le sous-chefde service donnait un coup d’œil aux attelages, sa lanterne-signalà la main, pour voir s’ils étaient bien faits, serrés à bloc. EtRoubaud avait enfin trouvé un compartiment vide, dans lequel ilallait faire monter Séverine, lorsqu’il fut aperçu par le chef degare, M. Vandorpe, qui se promenait là, en compagnie de sonchef adjoint des grandes lignes, M. Dauvergne, tous les deuxles mains derrière le dos, suivant la manœuvre, pour la voiturequ’on ajoutait. Il y eut des saluts, il fallut s’arrêter etcauser.

D’abord, on parla de cette histoire du sous-préfet, qui s’étaitterminée à la satisfaction de tout le monde. Ensuite, il futquestion d’un accident arrivé le matin au Havre, et que letélégraphe avait transmis : une machine, la Lison, qui, lejeudi et le samedi, faisait le service de l’express de six heurestrente, avait eu sa bielle cassée, juste comme le train entrait engare ; et la réparation devait immobiliser là-bas, pendantdeux jours, le mécanicien, Jacques Lantier, un pays de Roubaud, etson chauffeur, Pecqueux, l’homme de la mère Victoire. Debout devantla portière du compartiment, Séverine attendait, sans monterencore ; tandis que son mari affectait avec ces messieurs unegrande liberté d’esprit, haussant la voix, riant. Mais il y eut unchoc, le train recula de quelques mètres : c’était la machinequi refoulait les premiers wagons sur celui qu’on venait d’ajouter,le 293, pour avoir un coupé réservé. Et le fils Dauvergne, Henri,qui accompagnait le train en qualité de conducteur-chef, ayantreconnu Séverine sous sa voilette, l’avait empêchée d’être heurtéepar la portière grande ouverte, en l’écartant d’un gesteprompt ; puis, s’excusant, souriant, très aimable, il luiexpliqua que le coupé était pour un des administrateurs de laCompagnie, qui venait d’en faire la demande, une demi-heure avantle départ du train. Elle eut un petit rire nerveux, sans cause, etil courut à son service, il la quitta enchanté, car il s’était ditsouvent qu’elle ferait une maîtresse bien agréable.

L’horloge marquait six heures vingt-sept. Encore trois minutes.Brusquement, Roubaud, qui guettait au loin les portes des sallesd’attente, tout en causant avec le chef de gare, quitta celui-ci,pour revenir près de Séverine. Mais le wagon avait marché, ilsdurent rejoindre le compartiment vide, à quelques pas ; et,tournant le dos, il bousculait sa femme, il la fit monter d’uneffort du poignet, tandis que, dans sa docilité anxieuse, elleregardait instinctivement en arrière, pour savoir. C’était unvoyageur attardé qui arrivait, n’ayant à la main qu’une couverture,le collet de son gros paletot bleu relevé et si ample, le bord deson chapeau rond si bas sur les sourcils, qu’on ne distinguait dela face, aux clartés vacillantes du gaz, qu’un peu de barbeblanche. Pourtant, M. Vandorpe et M. Dauvergne s’étaientavancés, malgré le désir évident que le voyageur avait de n’êtrepas vu. Ils le suivirent, il ne les salua que trois wagons plusloin, devant le coupé réservé, où il monta en hâte. C’était lui.Séverine, tremblante, s’était laissée tomber sur la banquette. Sonmari lui broyait le bras d’une étreinte, comme une prise dernièrede possession, exultant, maintenant qu’il était certain de faire lachose.

Dans une minute, la demie sonnerait. Un marchand s’entêtait àoffrir les journaux du soir, des voyageurs se promenaient encoresur le quai, finissant une cigarette. Mais tous montèrent : onentendait venir, des deux bouts du train, les surveillants fermantles portières. Et Roubaud, qui avait eu la surprise désagréabled’apercevoir, dans ce compartiment qu’il croyait vide, une formesombre occupant un coin, une femme en deuil sans doute, muette,immobile, ne put retenir une exclamation de véritable colère,lorsque la portière fut rouverte et qu’un surveillant jeta uncouple, un gros homme, une grosse femme, qui s’échouèrent,étouffant. On allait partir. La pluie, très fine, avait repris,noyant le vaste champ ténébreux, que sans cesse traversaient destrains, dont on distinguait seulement les vitres éclairées, unefile de petites fenêtres mouvantes. Des feux verts s’étaientallumés, quelques lanternes dansaient au ras du sol. Et rien autre,rien qu’une immensité noire, où seules apparaissaient les marquisesdes grandes lignes, pâlies d’un faible reflet de gaz. Tout avaitsombré, les bruits eux-mêmes s’assourdissaient, il n’y avait plusque le tonnerre de la machine, ouvrant ses purgeurs, lâchant desflots tourbillonnants de vapeur blanche. Une nuée montait,déroulant comme un linceul d’apparition, et dans laquelle passaientde grandes fumées noires, venues on ne savait d’où. Le ciel en futobscurci encore, un nuage de suie s’envolait sur le Paris nocturne,incendié de son brasier.

Alors, le sous-chef de service leva sa lanterne, pour que lemécanicien demandât la voie. Il y eut deux coups de sifflet, etlà-bas, près du poste de l’aiguilleur, le feu rouge s’effaça, futremplacé par un feu blanc. Debout à la porte du fourgon, leconducteur-chef attendait l’ordre du départ, qu’il transmit. Lemécanicien siffla encore, longuement, ouvrit son régulateur,démarrant la machine. On partait. D’abord, le mouvement futinsensible, puis le train roula. Il fila sous le pont de l’Europe,s’enfonça vers le tunnel des Batignolles. On ne voyait de lui,saignant comme des blessures ouvertes, que les trois feux del’arrière, le triangle rouge. Quelques secondes encore, on put lesuivre, dans le frisson noir de la nuit. Maintenant, il fuyait, etrien ne devait plus arrêter ce train lancé à toute vapeur. Ildisparut.

Chapitre 2

 

À la Croix-de-Maufras, dans un jardin que le chemin de fer acoupé, la maison est posée de biais, si près de la voie, que tousles trains qui passent l’ébranlent ; et un voyage suffit pourl’emporter dans sa mémoire, le monde entier filant à grande vitessela sait à cette place, sans rien connaître d’elle, toujours close,laissée comme en détresse, avec ses volets gris que verdissent lescoups de pluie de l’ouest. C’est le désert, elle semble accroîtreencore la solitude de ce coin perdu, qu’une lieue à la ronde séparede toute âme.

Seule, la maison du garde-barrière est là, au coin de la routequi traverse la ligne et qui se rend à Doinville, distant de cinqkilomètres. Basse, les murs lézardés, les tuiles de la toituremangées de mousse, elle s’écrase d’un air abandonné de pauvre, aumilieu du jardin qui l’entoure, un jardin planté de légumes, ferméd’une haie vive, et dans lequel se dresse un grand puits, aussihaut que la maison. Le passage à niveau se trouve entre lesstations de Malaunay et de Barentin, juste au milieu, à quatrekilomètres de chacune d’elles. Il est d’ailleurs très peufréquenté, la vieille barrière à demi pourrie ne roule guère quepour les fardiers des carrières de Bécourt, dans la forêt, à unedemi-lieue. On ne saurait imaginer un trou plus reculé, plus séparédes vivants, car le long tunnel, du côté de Malaunay, coupe toutchemin, et l’on ne communique avec Barentin que par un sentier malentretenu longeant la ligne. Aussi les visiteurs sont-ilsrares.

Ce soir-là, à la tombée du jour, par un temps gris très doux, unvoyageur, qui venait de quitter à Barentin un train du Havre,suivait d’un pas allongé le sentier de la Croix-de-Maufras. Le paysn’est qu’une suite ininterrompue de vallons et de côtes, une sortede moutonnement du sol, que le chemin de fer traverse,alternativement, sur des remblais et dans des tranchées. Aux deuxbords de la voie, ces accidents de terrain continuels, les montéeset les descentes, achèvent de rendre les routes difficiles. Lasensation de grande solitude en est augmentée ; les terrains,maigres, blanchâtres, restent incultes ; des arbres couronnentles mamelons de petits bois, tandis que, le long des valléesétroites, coulent des ruisseaux, ombragés de saules. D’autresbosses crayeuses sont absolument nues, les coteaux se succèdent,stériles, dans un silence et un abandon de mort. Et le voyageur,jeune, vigoureux, hâtait le pas, comme pour échapper à la tristessede ce crépuscule si doux sur cette terre désolée.

Dans le jardin du garde-barrière, une fille tirait de l’eau aupuits, une grande fille de dix-huit ans, blonde, forte, à la boucheépaisse, aux grands yeux verdâtres, au front bas, sous de lourdscheveux. Elle n’était point jolie, elle avait les hanches solideset les bras durs d’un garçon. Dès qu’elle aperçut le voyageur,descendant le sentier, elle lâcha le seau, elle accourut se mettredevant la porte à claire-voie, qui fermait la haie vive.

« Tiens ! Jacques ! » cria-t-elle.

Lui, avait levé la tête. Il venait d’avoir vingt-six ans,également de grande taille, très brun, beau garçon au visage rondet régulier, mais que gâtaient des mâchoires trop fortes. Sescheveux, plantés drus, frisaient, ainsi que ses moustaches, siépaisses, si noires, qu’elles augmentaient la pâleur de son teint.On aurait dit un monsieur, à sa peau fine, bien rasée sur lesjoues, si l’on n’eût pas trouvé d’autre part l’empreinte indélébiledu métier, les graisses qui jaunissaient déjà ses mains demécanicien, des mains pourtant restées petites et souples.

« Bonsoir, Flore », dit-il simplement.

Mais ses yeux, qu’il avait larges et noirs, semés de pointsd’or, s’étaient comme troublés d’une fumée rousse, qui lespâlissait. Les paupières battirent, les yeux se détournèrent, dansune gêne subite, un malaise allant jusqu’à la souffrance. Et toutle corps lui-même avait eu un instinctif mouvement de recul.

Elle, immobile, les regards posés droit sur lui, s’était aperçuede ce tressaillement involontaire, qu’il tâchait de maîtriser,chaque fois qu’il abordait une femme. Elle semblait en rester toutesérieuse et triste. Puis, désireux de cacher son embarras, comme illui demandait si sa mère était à la maison, bien qu’il sût celle-cisouffrante, incapable de sortir, elle ne répondit que d’un signe detête, elle s’écarta pour qu’il pût entrer sans la toucher, etretourna au puits, sans un mot, la taille droite et fière.

Jacques, de son pas rapide, traversa l’étroit jardin et entradans la maison. Là, au milieu de la première pièce, une vastecuisine où l’on mangeait et où l’on vivait, tante Phasie, ainsiqu’il la nommait depuis l’enfance, était seule, assise près de latable, sur une chaise de paille, les jambes enveloppées d’un vieuxchâle. C’était une cousine de son père, une Lantier, qui lui avaitservi de marraine, et qui, à l’âge de six ans, l’avait pris chezelle, quand, son père et sa mère disparus, envolés à Paris, ilétait resté à Plassans, où il avait suivi plus tard les cours del’École des arts et métiers. Il lui en gardait une vivereconnaissance, il disait que c’était à elle qu’il le devait, s’ilavait fait son chemin. Lorsqu’il était devenu mécanicien depremière classe à la Compagnie de l’Ouest, après deux annéespassées au chemin de fer d’Orléans, il y avait trouvé sa marraine,remariée à un garde-barrière du nom de Misard, exilée avec les deuxfilles de son premier mariage, dans ce trou perdu de laCroix-de-Maufras. Aujourd’hui, bien qu’âgée de quarante-cinq ans àpeine, la belle tante Phasie d’autrefois, si grande, si forte, enparaissait soixante, amaigrie et jaunie, secouée de continuelsfrissons.

Elle eut un cri de joie.

« Comment, c’est toi, Jacques !… Ah ! mon grandgarçon, quelle surprise ! »

Il la baisa sur les joues, il lui expliqua qu’il venait d’avoirbrusquement deux jours de congé forcé : la Lison, sa machine,en arrivant le matin au Havre, avait eu sa bielle rompue, et commela réparation ne pouvait être terminée avant vingt-quatre heures,il ne reprendrait son service que le lendemain soir, pour l’expressde six heures quarante. Alors, il avait voulu l’embrasser. Ilcoucherait, il ne repartirait de Barentin que par le train de septheures vingt-six du matin. Et il gardait entre les siennes sespauvres mains fondues, il lui disait combien sa dernière lettrel’avait inquiété.

« Ah ! oui, mon garçon, ça ne va plus, ça ne va plusdu tout… Que tu es gentil d’avoir deviné mon désir de tevoir ! Mais je sais à quel point tu es tenu, je n’osais pas tedemander de venir. Enfin, te voilà, et j’en ai si gros, si gros surle cœur ! »

Elle s’interrompit, pour jeter craintivement un regard par lafenêtre. Sous le jour finissant, de l’autre côté de la voie, onapercevait son mari, Misard, dans un poste de cantonnement, une deces cabanes de planches, établies tous les cinq ou six kilomètreset reliées par des appareils télégraphiques, afin d’assurer labonne circulation des trains. Tandis que sa femme, et plus tardFlore, était chargée de la barrière du passage à niveau, on avaitfait de Misard un stationnaire.

Comme s’il avait pu l’entendre, elle baissa la voix, dans unfrisson.

« Je crois bien qu’il m’empoisonne ! »

Jacques eut un sursaut de surprise à cette confidence, et sesyeux, en se tournant eux aussi vers la fenêtre, furent de nouveauternis par ce trouble singulier, cette petite fumée rousse qui enpâlissait l’éclat noir, diamanté d’or.

« Oh ! tante Phasie, quelle idée ! murmura-t-il.Il a l’air si doux et si faible. »

Un train allant vers Le Havre venait de passer, et Misard étaitsorti de son poste, pour fermer la voie derrière lui. Pendant qu’ilremontait le levier, mettant au rouge le signal, Jacques leregardait. Un petit homme malingre, les cheveux et la barbe rares,décolorés, la figure creusée et pauvre. Avec cela, silencieux,effacé, sans colère, d’une politesse obséquieuse devant les chefs.Mais il était rentré dans la cabane de planches, pour inscrire surson garde-temps l’heure du passage, et pour pousser les deuxboutons électriques, l’un qui rendait la voie libre au posteprécédent, l’autre qui annonçait le train au poste suivant.

« Ah ! tu ne le connais pas, reprit tante Phasie. Jete dis qu’il doit me faire prendre quelque saleté… Moi qui étais siforte, qui l’aurais mangé, et c’est lui, ce bout d’homme, ce riendu tout, qui me mange ! »

Elle s’enfiévrait d’une rancune sourde et peureuse, elle vidaitson cœur, ravie de tenir enfin quelqu’un qui l’écoutait. Oùavait-elle eu la tête de se remarier avec un sournois pareil, etsans le sou, et avare, elle plus âgée de cinq ans, ayant deuxfilles, l’une de six ans, l’autre de huit ans déjà ? Voici dixannées bientôt qu’elle avait fait ce beau coup, et pas une heure nes’était écoulée sans qu’elle en eût le repentir : uneexistence de misère, un exil dans ce coin glacé du Nord, où ellegrelottait, un ennui à périr, de n’avoir jamais personne à quicauser, pas même une voisine. Lui, était un ancien poseur de lavoie, qui, maintenant, gagnait douze cents francs commestationnaire ; elle, dès le début, avait eu cinquante francspour la barrière, dont Flore aujourd’hui se trouvait chargée ;et là étaient le présent et l’avenir, aucun autre espoir, lacertitude de vivre et de crever dans ce trou, à mille lieues desvivants. Ce qu’elle ne racontait pas, c’étaient les consolationsqu’elle avait encore, avant de tomber malade, lorsque son maritravaillait au ballast, et qu’elle demeurait seule à garder labarrière avec ses filles ; car elle possédait alors, de Rouenau Havre, sur toute la ligne, une telle réputation de belle femme,que les inspecteurs de la voie la visitaient au passage ; mêmeil y avait eu des rivalités, les piqueurs d’un autre serviceétaient toujours en tournée, à redoubler de surveillance. Le marin’était pas une gêne, déférent avec tout le monde, se glissant parles portes, partant, revenant sans rien voir. Mais ces distractionsavaient cessé, et elle restait là, les semaines, les mois, surcette chaise, dans cette solitude, à sentir son corps s’en aller unpeu plus, d’heure en heure.

« Je te dis, répéta-t-elle pour conclure, que c’est lui quis’est mis après moi, et qu’il m’achèvera, tout petit qu’ilest. »

Une sonnerie brusque lui fit jeter au-dehors le même regardinquiet. C’était le poste précédent qui annonçait à Misard un trainallant sur Paris ; et l’aiguille de l’appareil decantonnement, posé devant la vitre, s’était inclinée dans le sensde la direction. Il arrêta la sonnerie, il sortit pour signaler letrain par deux sons de trompe. Flore, à ce moment, vint pousser labarrière ; puis, elle se planta, tenant tout droit le drapeau,dans son fourreau de cuir. On entendit le train, un express, cachépar une courbe, s’approcher avec un grondement qui grandissait. Ilpassa comme en un coup de foudre, ébranlant, menaçant d’emporter lamaison basse, au milieu d’un vent de tempête. Déjà Flore s’enretournait à ses légumes ; tandis que Misard, après avoirfermé la voie montante derrière le train, allait rouvrir la voiedescendante, en abattant le levier pour effacer le signalrouge ; car une nouvelle sonnerie, accompagnée du relèvementde l’autre aiguille, venait de l’avertir que le train, passé cinqminutes plus tôt, avait franchi le poste suivant. Il rentra,prévint les deux postes, inscrivit le passage, puis attendit.Besogne toujours la même, qu’il faisait pendant douze heures,vivant là, mangeant là, sans lire trois lignes d’un journal, sansparaître même avoir une pensée, sous son crâne oblique.

Jacques, qui, autrefois, plaisantait sa marraine sur les ravagesqu’elle faisait parmi les inspecteurs de la voie, ne put s’empêcherde sourire, en disant :

« Peut-être bien qu’il est jaloux. »

Mais Phasie eut un haussement d’épaules plein de pitié, pendantqu’un rire montait également, irrésistible, à ses pauvres yeuxpâlis.

« Ah ! mon garçon, qu’est-ce que tu dis là ?…Lui, jaloux ! Il s’en est toujours fichu, du moment que ça nelui sortait rien de la poche. »

Puis, reprise de son frisson :

« Non, non, il n’y tenait guère, à ça. Il ne tient qu’àl’argent… Ce qui nous a fâchés, vois-tu, c’est que je n’ai pasvoulu lui donner les mille francs de papa, l’année dernière, quandj’ai hérité. Alors, ainsi qu’il m’en menaçait, ça m’a portémalheur, je suis tombée malade… Et le mal ne m’a plus quittéedepuis cette époque, oui ! juste depuis cetteépoque. »

Le jeune homme comprit, et comme il croyait à des idées noiresde femme souffrante, il essaya encore de la dissuader. Mais elles’entêtait d’un branle de la tête, en personne dont la convictionest faite. Aussi finit-il par dire :

« Eh bien ! rien n’est plus simple, si vous désirezque ça finisse… Donnez-lui vos mille francs. »

Un effort extraordinaire la mit debout. Et, ressuscitée,violente :

« Mes mille francs, jamais ! J’aime mieux crever…Ah ! ils sont cachés, bien cachés, va ! On peut retournerla maison, je défie qu’on les trouve… Et il l’a assez retournée,lui, le malin ! Je l’ai entendu, la nuit, qui tapait dans tousles murs. Cherche, cherche ! Rien que le plaisir de voir sonnez s’allonger, ça me suffirait pour prendre patience… Faudrasavoir qui lâchera le premier, de lui ou de moi. Je me méfie, jen’avale plus rien de ce qu’il touche. Et si je claquais, ehbien ! il ne les aurait tout de même pas, mes millefrancs ! je préférerais les laisser à la terre. »

Elle retomba sur la chaise, épuisée, secouée par un nouveau sonde trompe. C’était Misard, au seuil du poste de cantonnement, qui,cette fois, signalait un train allant au Havre. Malgrél’obstination où elle s’enfermait, de ne pas donner l’héritage,elle avait de lui une peur secrète, grandissante, la peur ducolosse devant l’insecte dont il se sent mangé. Et le trainannoncé, l’omnibus parti de Paris à midi quarante-cinq, venait auloin, d’un roulement sourd. On l’entendit sortir du tunnel,souffler plus haut dans la campagne. Puis, il passa, dans letonnerre de ses roues et la masse de ses wagons, d’une forceinvincible d’ouragan.

Jacques, les yeux levés vers la fenêtre, avait regardé défilerles petites vitres carrées, où apparaissaient des profils devoyageurs. Il voulut détourner les idées noires de Phasie, ilreprit en plaisantant :

« Marraine, vous vous plaignez de ne jamais voir un chat,dans votre trou… Mais en voilà, du monde ! »

Elle ne comprit pas d’abord, étonnée.

« Où ça, du monde ?… Ah ! oui, ces gens quipassent. La belle avance ! on ne les connaît pas, on ne peutpas causer. »

Il continuait de rire.

« Moi, vous me connaissez bien, vous me voyez passersouvent.

– Toi, c’est vrai, je te connais, et je sais l’heure de tontrain, et je te guette, sur ta machine. Seulement, tu files, tufiles ! Hier, tu as fait comme ça de la main. Je ne peuxseulement pas répondre… Non, non, ce n’est pas une manière de voirle monde. »

Pourtant, cette idée du flot de foule que les trains montants etdescendants charriaient quotidiennement devant elle, au milieu dugrand silence de sa solitude, la laissait pensive, les regards surla voie, où tombait la nuit. Quand elle était valide, qu’elleallait et venait, se plantant devant la barrière, le drapeau aupoing, elle ne songeait jamais à ces choses. Mais des rêveriesconfuses, à peine formulées, lui embarbouillaient la tête, depuisqu’elle demeurait les journées sur cette chaise, n’ayant àréfléchir à rien qu’à sa lutte sourde avec son homme. Cela luisemblait drôle, de vivre perdue au fond de ce désert, sans une âmeà qui se confier, lorsque, de jour et de nuit, continuellement, ildéfilait tant d’hommes et de femmes, dans le coup de tempête destrains, secouant la maison, fuyant à toute vapeur. Bien sûr que laterre entière passait là, pas des Français seulement, des étrangersaussi, des gens venus des contrées les plus lointaines, puisquepersonne maintenant ne pouvait rester chez soi, et que tous lespeuples, comme on disait, n’en feraient bientôt plus qu’un seul.Ça, c’était le progrès, tous frères, roulant tous ensemble, là-bas,vers un pays de cocagne. Elle essayait de les compter, en moyenne,à tant par wagon : il y en avait trop, elle n’y parvenait pas.Souvent, elle croyait reconnaître des visages, celui d’un monsieurà barbe blonde, un Anglais sans doute, qui faisait chaque semainele voyage de Paris, celui d’une petite dame brune, passantrégulièrement le mercredi et le samedi. Mais l’éclair lesemportait, elle n’était pas bien sûre de les avoir vus, toutes lesfaces se noyaient, se confondaient, comme semblables, disparaissantles unes dans les autres. Le torrent coulait, en ne laissant riende lui. Et ce qui la rendait triste, c’était, sous ce roulementcontinu, sous tant de bien-être et tant d’argent promenés, desentir que cette foule toujours si haletante ignorait qu’elle fûtlà, en danger de mort, à ce point que, si son homme l’achevait unsoir, les trains continueraient à se croiser près de son cadavre,sans se douter seulement du crime, au fond de la maisonsolitaire.

Phasie était restée les yeux sur la fenêtre, et elle résuma cequ’elle éprouvait trop vaguement pour l’expliquer tout au long.

« Ah ! c’est une belle invention, il n’y a pas à dire.On va vite, on est plus savant… Mais les bêtes sauvages restent desbêtes sauvages, et on aura beau inventer des mécaniques meilleuresencore, il y aura quand même des bêtes sauvages dessous. »

Jacques de nouveau hocha la tête, pour dire qu’il pensait commeelle. Depuis un instant, il regardait Flore qui rouvrait labarrière, devant une voiture de carrier, chargée de deux blocs depierre énormes. La route desservait uniquement les carrières deBécourt, si bien que, la nuit, la barrière était cadenassée, etqu’il était très rare qu’on fit relever la jeune fille. En voyantcelle-ci causer familièrement avec le carrier, un petit jeune hommebrun, il s’écria :

« Tiens ! Cabuche est donc malade, que son cousinLouis conduit ses chevaux ?… Ce pauvre Cabuche, le voyez-voussouvent, marraine ? »

Elle leva les mains, sans répondre, en poussant un gros soupir.C’était tout un drame, à l’automne dernier, qui n’avait pas étéfait pour la remettre : sa fille Louisette, la cadette, placéecomme femme de chambre chez Mme Bonnehon, àDoinville, s’était sauvée un soir, affolée, meurtrie, pour allermourir chez son bon ami Cabuche, dans la maison que celui-cihabitait en pleine forêt. Des histoires avaient couru, quiaccusaient de violence le président Grandmorin ; mais onn’osait pas les répéter tout haut. La mère elle-même, bien quesachant à quoi s’en tenir, n’aimait point revenir sur ce sujet.Pourtant, elle finit par dire :

« Non, il n’entre plus, il devient un vrai loup… Cettepauvre Louisette, qui était si mignonne, si blanche, sidouce ! Elle m’aimait bien, elle m’aurait soignée, elle !tandis que Flore, mon Dieu ! je ne m’en plains pas, mais ellea pour sûr quelque chose de dérangé, toujours à n’en faire qu’à satête, disparue pendant des heures, et fière, et violente !…Tout ça est triste, bien triste. »

En écoutant, Jacques continuait à suivre des yeux le fardier,qui, maintenant, traversait la voie. Mais les rouess’embarrassèrent dans les rails, il fallut que le conducteur fîtclaquer son fouet, tandis que Flore elle-même criait, excitant leschevaux.

« Fichtre ! déclara le jeune homme, il ne faudrait pasqu’un train arrive… Il y en aurait une, de marmelade !

– Oh ! pas de danger, reprit tante Phasie. Flore estdrôle des fois, mais elle connaît son affaire, elle ouvre l’œil…Dieu merci, voici cinq ans que nous n’avons pas eu d’accident.Autrefois, un homme a été coupé. Nous autres, nous n’avons encoreeu qu’une vache, qui a manqué de faire dérailler un train.Ah ! la pauvre bête ! on a retrouvé le corps ici et latête là-bas, près du tunnel… Avec Flore, on peut dormir sur sesdeux oreilles. »

Le fardier était passé, on entendait s’éloigner les secoussesprofondes des roues dans les ornières. Alors, elle revint à sapréoccupation constante, à l’idée de la santé, chez les autresautant que chez elle.

« Et toi, ça va-t-il tout à fait bien, maintenant ? Tute rappelles, chez nous, les choses dont tu souffrais, etauxquelles le docteur ne comprenait rien ? »

Il eut son vacillement inquiet du regard.

« Je me porte très bien, marraine.

– Vrai ! tout a disparu, cette douleur qui te trouaitle crâne, derrière les oreilles, et les coups de fièvre brusques,et ces accès de tristesse qui te faisaient te cacher comme unebête, au fond d’un trou ? »

À mesure qu’elle parlait, il se troublait davantage, pris d’untel malaise, qu’il finit par l’interrompre, d’une voix brève.

« Je vous assure que je me porte très bien… Je n’ai plusrien, plus rien du tout.

– Allons, tant mieux, mon garçon !… Ce n’est pointparce que tu aurais du mal, que ça me guérirait le mien. Et puis,c’est de ton âge, d’avoir de la santé. Ah ! la santé, il n’y arien de si bon… Tu es tout de même très gentil, d’être venu mevoir, quand tu aurais pu aller t’amuser ailleurs. N’est-cepas ? tu vas dîner avec nous, et tu coucheras là-haut dans legrenier, à côté de la chambre de Flore. »

Mais, encore une fois, un son de trompe lui coupa la parole. Lanuit était tombée, et tous deux, en se tournant vers la fenêtre, nedistinguèrent plus que confusément Misard causant avec un autrehomme. Six heures venaient de sonner, il remettait le service à sonremplaçant, le stationnaire de nuit. Il allait être libre enfin,après ses douze heures passées dans cette cabane, meublée seulementd’une petite table, sous la planchette des appareils, d’un tabouretet d’un poêle, dont la chaleur trop forte l’obligeait à tenirpresque constamment la porte ouverte.

« Ah ! le voici, il va rentrer », murmura tantePhasie, reprise de sa peur.

Le train annoncé arrivait, très lourd, très long, avec songrondement de plus en plus haut. Et le jeune homme dut se pencherpour se faire entendre de la malade, ému de l’état misérable où illa voyait se mettre, désireux de la soulager.

« Écoutez, marraine, s’il a vraiment de mauvaises idées,peut-être que ça l’arrêterait, de savoir que je m’en mêle… Vousferiez bien de me confier vos mille francs. »

Elle eut une dernière révolte.

« Mes mille francs ! pas plus à toi qu’à lui !…Je te dis que j’aime mieux crever ! »

À ce moment, le train passait, dans sa violence d’orage, commes’il eût tout balayé devant lui. La maison en trembla, enveloppéed’un coup de vent. Ce train-là, qui allait au Havre, était trèschargé, car il y avait une fête pour le lendemain dimanche, lelancement d’un navire. Malgré la vitesse, par les vitres éclairéesdes portières, on avait eu la vision des compartiments pleins, lesfiles de têtes rangées, serrées, chacune avec son profil. Elles sesuccédaient, disparaissaient. Que de monde ! encore la foule,la foule sans fin, au milieu du roulement des wagons, du sifflementdes machines, du tintement du télégraphe, de la sonnerie descloches ! C’était comme un grand corps, un être géant couchéen travers de la terre, la tête à Paris, les vertèbres tout le longde la ligne, les membres s’élargissant avec les embranchements, lespieds et les mains au Havre et dans les autres villes d’arrivée. Etça passait, ça passait, mécanique, triomphal, allant à l’aveniravec une rectitude mathématique, dans l’ignorance volontaire de cequ’il restait de l’homme, aux deux bords, caché et toujours vivace,l’éternelle passion et l’éternel crime.

Ce fut Flore qui rentra la première. Elle alluma la lampe, unepetite lampe à pétrole, sans abat-jour, et mit la table. Pas un motn’était échangé, à peine glissa-t-elle un regard vers Jacques, quise détournait, debout devant la fenêtre. Sur le poêle, une soupeaux choux se tenait chaude. Elle la servait, lorsque Misard parut àson tour. Il ne témoigna aucune surprise de trouver là le jeunehomme. Peut-être l’avait-il vu arriver, mais il ne le questionnapas, sans curiosité. Un serrement de main, trois paroles brèves,rien de plus. Jacques dut répéter, de lui-même, l’histoire de labielle rompue, son idée de venir embrasser sa marraine et decoucher. Doucement, Misard se contentait de branler la tête, commes’il trouvait cela très bien, et l’on s’assit, l’on mangea sanshâte, d’abord en silence. Phasie, qui, depuis le matin, n’avait pasquitté des yeux la marmite où bouillait la soupe aux choux, enaccepta une assiette. Mais son homme s’étant levé pour lui donnerson eau ferrée, oubliée par Flore, une carafe où trempaient desclous, elle n’y toucha pas. Lui, humble, chétif, toussant d’unepetite toux mauvaise, n’avait point l’air de remarquer les regardsanxieux dont elle suivait ses moindres mouvements. Comme elledemandait du sel, dont il n’y avait pas sur la table, il lui ditqu’elle se repentirait d’en manger tant, que c’était ça qui larendait malade ; et il se releva pour en prendre, en apportadans une cuiller une pincée, qu’elle accepta sans défiance, le selpurifiant tout, disait-elle. Alors, on causa du temps vraimenttiède qu’il faisait depuis quelques jours, d’un déraillement quis’était produit à Maromme. Jacques finissait par croire que samarraine avait des cauchemars tout éveillée, car lui ne surprenaitrien, chez ce bout d’homme si complaisant, aux yeux vagues. Ons’attarda plus d’une heure. Deux fois, au signal de la trompe,Flore avait disparu un instant. Les trains passaient, secouaientles verres sur la table ; mais aucun des convives n’y faisaitmême attention.

Un nouveau son de trompe se fit entendre, et, cette fois, Flore,qui venait d’ôter le couvert, ne reparut pas. Elle laissait sa mèreet les deux hommes attablés devant une bouteille d’eau-de-vie decidre. Tous trois restèrent là une demi-heure encore. Puis, Misard,qui, depuis un instant, avait arrêté ses yeux fureteurs sur unangle de la pièce, prit sa casquette et sortit, avec un simplebonsoir. Il braconnait dans les petits ruisseaux voisins, où il yavait des anguilles superbes, et jamais il ne se couchait, sansêtre allé visiter ses lignes de fond.

Dès qu’il ne fut plus là, Phasie regarda fixement sonfilleul.

« Hein, crois-tu ? l’as-tu vu fouiller du regardlà-bas, dans ce coin ?… C’est que l’idée lui est venue que jepouvais avoir caché mon magot derrière le pot à beurre… Ah !je le connais, je suis sûre que, cette nuit, il ira déranger lepot, pour voir. »

Mais des sueurs la prenaient, un tremblement agitait sesmembres.

« Regarde, ça y est encore, va ! Il m’aura droguée,j’ai la bouche amère comme si j’avais avalé des vieux sous. Dieusait pourtant si j’ai rien pris de sa main ! C’est à se ficherà l’eau… Ce soir, je n’en peux plus, vaut mieux que je me couche.Alors, adieu, mon garçon, parce que, si tu pars à sept heuresvingt-six, ce sera de trop bonne heure pour moi. Et reviens,n’est-ce pas ? et espérons que j’y serai toujours. »

Il dut l’aider à rentrer dans la chambre, où elle se coucha ets’endormit, accablée. Resté seul, il hésita, se demandant s’il nedevait pas monter s’étendre, lui aussi, sur le foin qui l’attendaitau grenier. Mais il n’était que huit heures moins dix, il avait letemps de dormir. Et il sortit à son tour, laissant brûler la petitelampe à pétrole, dans la maison vide et ensommeillée, ébranlée detemps à autre par le tonnerre brusque d’un train.

Dehors, Jacques fut surpris de la douceur de l’air. Sans doute,il allait pleuvoir encore. Dans le ciel, une nuée laiteuse,uniforme, s’était épandue, et la pleine lune, qu’on ne voyait pas,noyée derrière, éclairait toute la voûte d’un reflet rougeâtre.Aussi distinguait-il nettement la campagne, dont les terres autourde lui, les coteaux, les arbres se détachaient en noir, sous cettelumière égale et morte, d’une paix de veilleuse. Il fit le tour dupetit potager. Puis, il songea à marcher du côté de Doinville, laroute par là montant moins rudement. Mais la vue de la maisonsolitaire, plantée de biais à l’autre bord de la ligne, l’ayantattiré, il traversa la voie en passant par le portillon, car labarrière était déjà fermée pour la nuit. Cette maison, il laconnaissait bien, il la regardait à chacun de ses voyages, dans lebranle grondant de sa machine. Elle le hantait sans qu’il sûtpourquoi, avec la sensation confuse qu’elle importait à sonexistence. Chaque fois, il éprouvait, d’abord comme une peur de neplus la retrouver là, ensuite comme un malaise à constater qu’elley était toujours. Jamais il n’en avait vu ouvertes ni les portes niles fenêtres. Tout ce qu’on lui avait appris d’elle, c’étaitqu’elle appartenait au président Grandmorin ; et, ce soir-là,un désir irrésistible le prenait de tourner autour, pour en savoirdavantage.

Longtemps, Jacques resta planté sur la route, en face de lagrille. Il se reculait, se haussait, tâchant de se rendre compte.Le chemin de fer, en coupant le jardin, n’avait d’ailleurs laissédevant le perron qu’un étroit parterre, clos de murs ; tandisque, derrière, s’étendait un assez vaste terrain, entourésimplement d’une haie vive. La maison était d’une tristesselugubre, en sa détresse, sous le rouge reflet de cette nuitfumeuse ; et il allait s’éloigner, avec un frisson à fleur depeau, lorsqu’il remarqua un trou dans la haie. L’idée que ce seraitlâche de ne pas entrer le fit passer par le trou. Son cœur battait.Mais, tout de suite, comme il longeait une petite serre en ruines,la vue d’une ombre, accroupie à la porte, l’arrêta.

« Comment, c’est toi ? s’écria-t-il étonné, enreconnaissant Flore. Qu’est-ce que tu fais donc ? »

Elle aussi avait eu une secousse de surprise. Puis,tranquillement :

« Tu vois bien, je prends des cordes… Ils ont laissé là untas de cordes qui pourrissent, sans servir à personne. Alors, moi,comme j’en ai toujours besoin, je viens en prendre. »

En effet, une paire de forts ciseaux à la main, assise parterre, elle démêlait les bouts de corde, coupait les nœuds, quandils résistaient.

« Le propriétaire ne vient donc plus ? » demandale jeune homme.

Elle se mit à rire.

« Oh ! depuis l’affaire de Louisette, il n’y a pas dedanger que le président risque le bout de son nez à laCroix-de-Maufras. Va, je puis lui prendre ses cordes. »

Il se tut un instant, l’air troublé par le souvenir del’aventure tragique qu’elle évoquait.

« Et toi, tu crois ce que Louisette a raconté, tu croisqu’il a voulu l’avoir, et que c’est en se débattant qu’elle s’estblessée ? »

Cessant de rire, brusquement violente, elle cria :

« Jamais Louisette n’a menti, ni Cabuche non plus… C’estmon ami, Cabuche.

– Ton amoureux peut-être, à cette heure ?

– Lui ! ah bien, il faudrait être une fameusecateau !… Non, non ! c’est mon ami, je n’ai pasd’amoureux, moi ! je n’en veux pas avoir. »

Elle avait relevé sa tête puissante, dont l’épaisse toisonblonde frisait très bas sur le front ; et, de tout son êtresolide et souple, montait une sauvage énergie de volonté. Déjà unelégende se formait sur elle, dans le pays. On contait deshistoires, des sauvetages : une charrette retirée d’unesecousse, au passage d’un train ; un wagon, qui descendaittout seul la pente de Barentin, arrêté ainsi qu’une bête furieuse,galopant à la rencontre d’un express. Et ces preuves de forceétonnaient, la faisaient désirer des hommes, d’autant plus qu’onl’avait crue facile d’abord, toujours à battre les champs dèsqu’elle était libre, cherchant les coins perdus, se couchant aufond des trous, les yeux en l’air, muette, immobile. Mais lespremiers qui s’étaient risqués n’avaient pas eu envie derecommencer l’aventure. Comme elle aimait à se baigner pendant desheures, nue dans un ruisseau voisin, des gamins de son âge étaientallés faire la partie de la regarder ; et elle en avaitempoigné un, sans même prendre la peine de remettre sa chemise, etelle l’avait arrangé si bien, que personne ne la guettait plus.Enfin, le bruit se répandait de son histoire avec un aiguilleur del’embranchement de Dieppe, à l’autre bout du tunnel : un nomméOzil, un garçon d’une trentaine d’années, très honnête, qu’ellesemblait avoir encouragé un instant, et qui, ayant essayé de laprendre, s’imaginant un soir qu’elle se livrait, avait failli êtretué par elle d’un coup de bâton. Elle était vierge et guerrière,dédaigneuse du mâle, ce qui finissait par convaincre les gensqu’elle avait pour sûr la tête dérangée.

En l’entendant déclarer qu’elle ne voulait pas d’amoureux,Jacques continua de plaisanter.

« Alors, ça ne va pas, ton mariage avec Ozil ? Jem’étais laissé dire que, tous les jours, tu filais le rejoindre parle tunnel. »

Elle haussa les épaules.

« Ah ! ouitche ! mon mariage… Ça m’amuse, letunnel. Deux kilomètres et demi à galoper dans le noir, avec l’idéequ’on peut être coupé par un train, si l’on n’ouvre pas l’œil. Fautles entendre, les trains, ronfler là-dessous !… Mais il m’aennuyée, Ozil. Ce n’est pas encore celui-là que je veux.

– Tu en veux donc un autre ?

– Ah ! je ne sais pas… Ah ! ma foi,non ! »

Un rire l’avait reprise, tandis qu’une pointe d’embarras lafaisait se remettre à un nœud des cordes, dont elle ne pouvaitvenir à bout. Puis, sans relever la tête, comme très absorbée parsa besogne :

« Et toi, tu n’en as pas, d’amoureuse ? »

À son tour, Jacques redevint sérieux. Ses yeux se détournèrent,vacillèrent en se fixant au loin, dans la nuit. Il répondit d’unevoix brève :

« Non.

– C’est ça, continua-t-elle, on m’a bien conté que tuabominais les femmes. Et puis, ce n’est pas d’hier que je teconnais, jamais tu ne nous adresserais quelque chose d’aimable…Pourquoi, dis ? »

Il se taisait, elle se décida à lâcher le nœud et à leregarder.

« Est-ce donc que tu n’aimes que ta machine ? On enplaisante, tu sais. On prétend que tu es toujours à la frotter, àla faire reluire, comme si tu n’avais des caresses que pour elle…Moi, je te dis ça, parce que je suis ton amie. »

Lui aussi, maintenant, la regardait, à la pâle clarté du cielfumeux. Et il se souvenait d’elle, quand elle était petite,violente et volontaire déjà, mais lui sautant au cou dès qu’ilarrivait, prise d’une passion de fillette sauvage. Ensuite, l’ayantsouvent perdue de vue, il l’avait chaque fois retrouvée grandie,l’accueillant du même saut à ses épaules, le gênant de plus en pluspar la flamme de ses grands yeux clairs. À cette heure, elle étaitfemme, superbe, désirable, et elle l’aimait sans doute, de trèsloin, du fond même de sa jeunesse. Son cœur se mit à battre, il eutla sensation soudaine d’être celui qu’elle attendait. Un grandtrouble montait à son crâne avec le sang de ses veines, son premiermouvement fut de fuir, dans l’angoisse qui l’envahissait. Toujoursle désir l’avait rendu fou, il voyait rouge.

« Qu’est-ce que tu fais là, debout ? reprit-elle.Assieds-toi donc ! »

De nouveau, il hésitait. Puis, les jambes subitement trèslasses, vaincu par le besoin de tenter l’amour encore, il se laissatomber près d’elle, sur le tas de cordes. Il ne parlait plus, lagorge sèche. C’était elle, maintenant, la fière, la silencieuse,qui bavardait à perdre haleine, très gaie, s’étourdissantelle-même.

« Vois-tu, le tort de maman, ç’a été d’épouser Misard. Çalui jouera un mauvais tour… Moi, je m’en fiche, parce qu’on a assezde ses affaires, n’est-ce pas ? Et puis, maman m’envoiecoucher, dès que je veux intervenir… Alors, qu’elle sedébrouille ! Je vis dehors, moi. Je songe à des choses, pourplus tard… Ah ! tu sais, je t’avais vu passer, ce matin, surta machine, tiens ! de ces broussailles, là-bas, où j’étaisassise. Mais toi, tu ne regardes jamais… Et je te les dirai, à toi,les choses auxquelles je songe, mais pas maintenant, plus tard,quand nous serons tout à fait bons amis. »

Elle avait laissé glisser les ciseaux, et lui, toujours muet,s’était emparé de ses deux mains. Ravie, elle les lui abandonnait.Pourtant, lorsqu’il les porta à ses lèvres brûlantes, elle eut unsursaut effaré de vierge. La guerrière se réveillait, cabrée,batailleuse, à cette première approche du mâle.

« Non, non ! laisse-moi, je ne veux pas… Tiens-toitranquille, nous causerons… Ça ne pense qu’à ça, les hommes.Ah ! si je te répétais ce que Louisette m’a raconté, le jouroù elle est morte, chez Cabuche… D’ailleurs, j’en savais déjà surle président, parce que j’avais vu des saletés, ici, lorsqu’ilvenait avec des jeunes filles… Il y en a une que personne nesoupçonne, une qu’il a mariée… »

Lui, ne l’écoutait pas, ne l’entendait pas. Il l’avait saisied’une étreinte brutale, et il écrasait sa bouche sur la sienne.Elle eut un léger cri, une plainte plutôt, si profonde, si douce,où éclatait l’aveu de sa tendresse longtemps cachée. Mais elleluttait toujours, se refusait quand même, par un instinct decombat. Elle le souhaitait et elle se disputait à lui, avec lebesoin d’être conquise. Sans parole, poitrine contre poitrine, tousdeux s’essoufflaient à qui renverserait l’autre. Un instant, ellesembla devoir être la plus forte, elle l’aurait peut-être jeté souselle, tant il s’énervait, s’il ne l’avait pas empoignée à la gorge.Le corsage fut arraché, les deux seins jaillirent, durs et gonflésde la bataille, d’une blancheur de lait, dans l’ombre claire. Etelle s’abattit sur le dos, elle se donnait, vaincue.

Alors, lui, haletant, s’arrêta, la regarda, au lieu de laposséder. Une fureur semblait le prendre, une férocité qui lefaisait chercher des yeux, autour de lui, une arme, une pierre,quelque chose enfin pour la tuer. Ses regards rencontrèrent lesciseaux, luisant parmi les bouts de corde ; et il les ramassad’un bond, et il les aurait enfoncés dans cette gorge nue, entreles deux seins blancs, aux fleurs roses. Mais un grand froid ledégrisait, il les rejeta, il s’enfuit, éperdu ; tandisqu’elle, les paupières closes, croyait qu’il la refusait à sontour, parce qu’elle lui avait résisté.

Jacques fuyait dans la nuit mélancolique. Il monta au galop lesentier d’une côte, retomba au fond d’un étroit vallon. Descailloux roulant sous ses pas l’effrayèrent, il se lança à gaucheparmi des broussailles, fit un crochet qui le ramena à droite, surun plateau vide. Brusquement, il dévala, il buta contre la haie duchemin de fer : un train arrivait, grondant, flambant ;et il ne comprit pas d’abord, terrifié. Ah ! oui, tout cemonde qui passait, le continuel flot, tandis que lui agonisaitlà ! Il repartit, grimpa, descendit encore. Toujoursmaintenant il rencontrait la voie, au fond des tranchées profondesqui creusaient des abîmes, sur des remblais qui fermaient l’horizonde barricades géantes. Ce pays désert, coupé de monticules, étaitcomme un labyrinthe sans issue, où tournait sa folie, dans la mornedésolation des terrains incultes. Et, depuis de longues minutes, ilbattait les pentes, lorsqu’il aperçut devant lui l’ouverture ronde,la gueule noire du tunnel. Un train montant s’y engouffrait,hurlant et sifflant, laissant, disparu, bu par la terre, une longuesecousse dont le sol tremblait.

Alors, Jacques, les jambes brisées, tomba au bord de la ligne,et il éclata en sanglots convulsifs, vautré sur le ventre, la faceenfoncée dans l’herbe. Mon Dieu ! il était donc revenu, ce malabominable dont il se croyait guéri ? Voilà qu’il avait voulula tuer, cette fille ! Tuer une femme, tuer une femme !cela sonnait à ses oreilles, du fond de sa jeunesse, avec la fièvregrandissante, affolante du désir. Comme les autres, sous l’éveil dela puberté, rêvent d’en posséder une, lui s’était enragé à l’idéed’en tuer une. Car il ne pouvait se mentir, il avait bien pris lesciseaux pour les lui planter dans la chair, dès qu’il l’avait vue,cette chair, cette gorge, chaude et blanche. Et ce n’était pointparce qu’elle résistait, non ! c’était pour le plaisir, parcequ’il en avait une envie, une envie telle, que, s’il ne s’était pascramponné aux herbes, il serait retourné là-bas, en galopant, pourl’égorger. Elle, mon Dieu ! cette Flore qu’il avait vuegrandir, cette enfant sauvage dont il venait de se sentir aimé siprofondément ! Ses doigts tordus entrèrent dans la terre, sessanglots lui déchirèrent la gorge, dans un râle d’effroyabledésespoir.

Pourtant, il s’efforçait de se calmer, il aurait voulucomprendre. Qu’avait-il donc de différent, lorsqu’il se comparaitaux autres ? Là-bas, à Plassans, dans sa jeunesse, souventdéjà il s’était questionné. Sa mère Gervaise, il est vrai, l’avaiteu très jeune, à quinze ans et demi ; mais il n’arrivait quele second, elle entrait à peine dans sa quatorzième année,lorsqu’elle était accouchée du premier, Claude ; et aucun deses deux frères, ni Claude, ni Étienne, né plus tard, ne semblaitsouffrir d’une mère si enfant et d’un père gamin comme elle, cebeau Lantier, dont le mauvais cœur devait coûter à Gervaise tant delarmes. Peut-être aussi ses frères avaient-ils chacun son mal,qu’ils n’avouaient pas, l’aîné surtout qui se dévorait à vouloirêtre peintre, si rageusement, qu’on le disait à moitié fou de songénie. La famille n’était guère d’aplomb, beaucoup avaient unefêlure. Lui, à certaines heures, la sentait bien, cette fêlurehéréditaire ; non pas qu’il fût d’une santé mauvaise, carl’appréhension et la honte de ses crises l’avaient seules maigriautrefois ; mais c’étaient, dans son être, de subites pertesd’équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi luiéchappait, au milieu d’une sorte de grande fumée qui déformaittout. Il ne s’appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à labête enragée. Pourtant, il ne buvait pas, il se refusait même unpetit verre d’eau-de-vie, ayant remarqué que la moindre goutted’alcool le rendait fou. Et il en venait à penser qu’il payait pourles autres, les pères, les grands-pères, qui avaient bu, lesgénérations d’ivrognes dont il était le sang gâté, un lentempoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait avec les loupsmangeurs de femmes, au fond des bois.

Jacques s’était relevé sur un coude, réfléchissant, regardantl’entrée noire du tunnel ; et un nouveau sanglot courut de sesreins à sa nuque, il retomba, il roula sa tête par terre, criant dedouleur. Cette fille, cette fille qu’il avait voulu tuer !Cela revenait en lui, aigu, affreux, comme si les ciseaux eussentpénétré dans sa propre chair. Aucun raisonnement nel’apaisait : il avait voulu la tuer, il la tuerait, si elleétait encore là, dégrafée, la gorge nue. Il se rappelait bien, ilétait âgé de seize ans à peine, la première fois, lorsque le mall’avait pris, un soir qu’il jouait avec une gamine, la filletted’une parente, sa cadette de deux ans : elle était tombée, ilavait vu ses jambes, et il s’était rué. L’année suivante, il sesouvenait d’avoir aiguisé un couteau pour l’enfoncer dans le coud’une autre, une petite blonde, qu’il voyait chaque matin passerdevant sa porte. Celle-ci avait un cou très gras, très rose, où ilchoisissait déjà la place, un signe brun, sous l’oreille. Puis,c’en étaient d’autres, d’autres encore, un défilé de cauchemar,toutes celles qu’il avait effleurées de son désir brusque demeurtre, les femmes coudoyées dans la rue, les femmes qu’unerencontre faisait ses voisines, une surtout, une nouvelle mariée,assise près de lui au théâtre, qui riait très fort, et qu’il avaitdû fuir, au milieu d’un acte, pour ne pas l’éventrer. Puisqu’il neles connaissait pas, quelle fureur pouvait-il avoir contreelles ? car, chaque fois, c’était comme une soudaine crise derage aveugle, une soif toujours renaissante de venger des offensestrès anciennes, dont il aurait perdu l’exacte mémoire. Celavenait-il donc de si loin, du mal que les femmes avaient fait à sarace, de la rancune amassée de mâle en mâle, depuis la premièretromperie au fond des cavernes ? Et il sentait aussi, dans sonaccès, une nécessité de bataille pour conquérir la femelle et ladompter, le besoin perverti de la jeter morte sur son dos, ainsiqu’une proie qu’on arrache aux autres, à jamais. Son crâne éclataitsous l’effort, il n’arrivait pas à se répondre, trop ignorant,pensait-il, le cerveau trop sourd, dans cette angoisse d’un hommepoussé à des actes où sa volonté n’était pour rien, et dont lacause en lui avait disparu.

Un train, de nouveau, passa avec l’éclair de ses feux, s’abîmaen coup de foudre qui gronde et s’éteint, au fond du tunnel ;et Jacques, comme si cette foule anonyme, indifférente et pressée,avait pu l’entendre, s’était redressé, refoulant ses sanglots,prenant une attitude d’innocent. Que de fois, à la suite d’un deses accès, il avait eu ainsi des sursauts de coupable, au moindrebruit ! Il ne vivait tranquille, heureux, détaché du monde,que sur sa machine. Quand elle l’emportait, dans la trépidation deses roues, à grande vitesse, quand il avait la main sur le volantdu changement de marche, pris tout entier par la surveillance de lavoie, guettant les signaux, il ne pensait plus, il respiraitlargement l’air pur qui soufflait toujours en tempête. Et c’étaitpour cela qu’il aimait si fort sa machine, à l’égal d’une maîtresseapaisante, dont il n’attendait que du bonheur. Au sortir de l’Écoledes arts et métiers, malgré sa vive intelligence, il avait choisice métier de mécanicien, pour la solitude et l’étourdissement où ily vivait, sans ambition d’ailleurs, arrivé en quatre ans au postede mécanicien de première classe, gagnant déjà deux mille huitcents francs, ce qui, avec ses primes de chauffage et de graissage,le mettait à plus de quatre mille, mais ne rêvant rien au-delà. Ilvoyait ses camarades de troisième classe et de deuxième, ceux queformait la Compagnie, les ouvriers ajusteurs qu’elle prenait pouren faire des élèves, il les voyait presque tous épouser desouvrières, des femmes effacées qu’on apercevait seulement parfois àl’heure du départ, lorsqu’elles apportaient les petits paniers deprovisions ; tandis que les camarades ambitieux, surtout ceuxqui sortaient d’une école, attendaient d’être chefs de dépôt pourse marier, dans l’espoir de trouver une bourgeoise, une dame àchapeau. Lui, fuyait les femmes, que lui importait ? Jamais ilne se marierait, il n’avait d’autre avenir que de rouler seul,rouler encore et encore, sans repos. Aussi tous ses chefs ledonnaient-ils comme un mécanicien hors ligne, ne buvant pas, necourant pas, plaisanté seulement par les camarades noceurs sur sonexcès de bonne conduite, et inquiétant sourdement les autres,lorsqu’il tombait à ses tristesses, muet, les yeux pâlis, la faceterreuse. Dans sa petite chambre de la rue Cardinet, d’où l’onvoyait le dépôt des Batignolles, auquel appartenait sa machine, qued’heures il se souvenait d’avoir passées, toutes ses heures libres,enfermé comme un moine au fond de sa cellule, usant la révolte deses désirs à force de sommeil, dormant sur le ventre !

D’un effort, Jacques tenta de se lever. Que faisait-il là, dansl’herbe, par cette nuit tiède et brumeuse d’hiver ? Lacampagne restait noyée d’ombre, il n’y avait de lumière qu’au ciel,le fin brouillard, l’immense coupole de verre dépoli, que la lune,cachée derrière, éclairait d’un pâle reflet jaune ; etl’horizon noir dormait, d’une immobilité de mort. Allons ! ildevait être près de neuf heures, le mieux était de rentrer et de secoucher. Mais, dans son engourdissement, il se vit de retour chezles Misard, montant l’escalier du grenier, s’allongeant sur lefoin, contre la chambre de Flore, une simple cloison de planches.Elle serait là, il l’entendrait respirer ; même il savaitqu’elle ne fermait jamais sa porte, il pourrait la rejoindre. Etson grand frisson le reprit, l’image évoquée de cette filledévêtue, les membres abandonnés et chauds de sommeil, le secoua unefois encore d’un sanglot dont la violence le rabattit sur le sol.Il avait voulu la tuer, voulu la tuer, mon Dieu ! Ilétouffait, il agonisait à l’idée qu’il irait la tuer dans son lit,tout à l’heure, s’il rentrait. Il aurait beau n’avoir pas d’arme,s’envelopper la tête de ses deux bras, pour s’anéantir : ilsentait que le mâle, en dehors de sa volonté, pousserait la porte,étranglerait la fille, sous le coup de fouet de l’instinct du raptet par le besoin de venger l’ancienne injure. Non, non !plutôt passer la nuit à battre la campagne, que de retournerlà-bas ! Il s’était relevé d’un bond, il se remit à fuir.

Alors, de nouveau, pendant une demi-heure, il galopa au traversde la campagne noire, comme si la meute déchaînée des épouvantesl’avait poursuivi de ses abois. Il monta des côtes, il dévala dansdes gorges étroites. Coup sur coup, deux ruisseaux seprésentèrent : il les franchit, se mouilla jusqu’aux hanches.Un buisson qui lui barrait la route, l’exaspérait. Son uniquepensée était d’aller tout droit, plus loin, toujours plus loin,pour se fuir, pour fuir l’autre, la bête enragée qu’il sentait enlui. Mais il l’emportait, elle galopait aussi fort. Depuis septmois qu’il croyait l’avoir chassée, il se reprenait à l’existencede tout le monde ; et, maintenant, c’était à recommencer, illui faudrait encore se battre, pour qu’elle ne sautât pas sur lapremière femme coudoyée par hasard. Le grand silence pourtant, lavaste solitude l’apaisaient un peu, lui faisaient rêver une viemuette et déserte comme ce pays désolé, où il marcherait toujours,sans jamais rencontrer une âme. Il devait tourner à son insu, caril revint, de l’autre côté, buter contre la voie, après avoirdécrit un large demi-cercle, parmi des pentes, hérissées debroussailles, au-dessus du tunnel. Il recula, avec l’inquiètecolère de retomber sur des vivants. Puis, ayant voulu couper,derrière un monticule, il se perdit, se retrouva devant la haie duchemin de fer, juste à la sortie du souterrain, en face du pré oùil avait sangloté tout à l’heure. Et, vaincu, il restait immobile,lorsque le tonnerre d’un train sortant des profondeurs de la terre,léger encore, grandissant de seconde en seconde, l’arrêta. C’étaitl’express du Havre, parti de Paris à six heures trente, et quipassait là, à neuf heures vingt-cinq : un train que, de deuxjours en deux jours, il conduisait.

Jacques vit d’abord la gueule noire du tunnel s’éclairer, ainsique la bouche d’un four, où des fagots s’embrasent. Puis, dans lefracas qu’elle apportait, ce fut la machine qui en jaillit, avecl’éblouissement de son gros œil rond, la lanterne d’avant, dontl’incendie troua la campagne, allumant au loin les rails d’unedouble ligne de flamme. Mais c’était une apparition en coup defoudre : tout de suite les wagons se succédèrent, les petitesvitres carrées des portières, violemment éclairées, firent défilerles compartiments pleins de voyageurs, dans un tel vertige devitesse, que l’œil doutait ensuite des images entrevues. EtJacques, très distinctement, à ce quart précis de seconde, aperçut,par les glaces flambantes d’un coupé, un homme qui en tenait unautre renversé sur la banquette et qui lui plantait un couteau dansla gorge, tandis qu’une masse noire, peut-être une troisièmepersonne, peut-être un écroulement de bagages, pesait de tout sonpoids sur les jambes convulsives de l’assassiné. Déjà, le trainfuyait, se perdait vers la Croix-de-Maufras, en ne montrant plus delui, dans les ténèbres, que les trois feux de l’arrière, letriangle rouge.

Cloué sur place, le jeune homme suivait des yeux le train, dontle grondement s’éteignait, au fond de la grande paix morte de lacampagne. Avait-il bien vu ? et il hésitait maintenant, iln’osait plus affirmer la réalité de cette vision, apportée etemportée dans un éclair. Pas un seul trait des deux acteurs dudrame ne lui était resté vivace. La masse brune devait être unecouverture de voyage, tombée en travers du corps de la victime.Pourtant, il avait cru d’abord distinguer, sous un déroulementd’épais cheveux, un fin profil pâle. Mais tout se confondait,s’évaporait, comme en un rêve. Un instant, le profil, évoqué,reparut ; puis, il s’effaça définitivement. Ce n’était sansdoute qu’une imagination. Et tout cela le glaçait, lui semblait siextraordinaire, qu’il finissait par admettre une hallucination, néede l’affreuse crise qu’il venait de traverser.

Pendant près d’une heure encore, Jacques marcha, la têtealourdie de songeries confuses. Il était brisé, une détente seproduisait, un grand froid intérieur avait emporté sa fièvre. Sansl’avoir décidé, il finit par revenir vers la Croix-de-Maufras.Puis, lorsqu’il se retrouva devant la maison du garde-barrière, ilse dit qu’il n’entrerait pas, qu’il dormirait sous le petit hangar,scellé à l’un des pignons. Mais un rai de lumière passait sous laporte, et il poussa cette porte machinalement. Un spectacleinattendu l’arrêta sur le seuil.

Misard, dans le coin, avait dérangé le pot à beurre ; et, àquatre pattes par terre, une lanterne allumée posée près de lui, ilsondait le mur à légers coups de poing, il cherchait. Le bruit dela porte le fit se redresser. Du reste, il ne se troubla pas lemoins du monde, il dit simplement, d’un air naturel :

« C’est des allumettes qui sont tombées. »

Et, quand il eut remis en place le pot à beurre, ilajouta :

« Je suis venu prendre ma lanterne, parce que, tout àl’heure, en rentrant, j’ai aperçu un individu étalé sur la voie… Jecrois bien qu’il est mort. »

Jacques, saisi d’abord à la pensée qu’il surprenait Misard entrain de chercher le magot de tante Phasie, ce qui changeait enbrusque certitude son doute au sujet des accusations de cettedernière, fut ensuite si violemment remué par cette nouvelle de ladécouverte d’un cadavre, qu’il en oublia l’autre drame, celui quise jouait là, dans cette petite maison perdue. La scène du coupé,la vision si brève d’un homme égorgeant un homme, venait derenaître, à la lueur du même éclair.

« Un homme sur la voie, où donc ? » demanda-t-il,pâlissant.

Misard allait raconter qu’il rapportait deux anguilles,décrochées de ses lignes de fond, et qu’il avait avant tout galopéjusque chez lui, pour les cacher. Mais quel besoin de se confier àce garçon ? Il n’eut qu’un geste vague, enrépondant :

« Là-bas, comme qui dirait à cinq cents mètres… Faut voirclair, pour savoir. »

À ce moment, Jacques entendit, au-dessus de sa tête, un chocassourdi. Il était si anxieux, qu’il en sursauta.

« C’est rien, reprit le père, c’est Flore quiremue. »

Et le jeune homme, en effet, reconnut le bruit de deux pieds nussur le carreau. Elle avait dû l’attendre, elle venait écouter, parsa porte entrouverte.

« Je vous accompagne, reprit-il. Et vous êtes sûr qu’il estmort ?

– Dame ! ça m’a semblé. Avec la lanterne, on verrabien.

– Enfin, qu’est-ce que vous en dites ? Un accident,n’est-ce pas ?

– Ça se peut. Quelque gaillard qui se sera fait couper, oupeut-être bien un voyageur qui aura sauté d’un wagon. »

Jacques frémissait.

« Venez vite ! venez vite ! »

Jamais une telle fièvre de voir, de savoir, ne l’avait agité.Dehors, tandis que son compagnon, sans émotion aucune, suivait lavoie, balançant la lanterne, dont le rond de clarté suivaitdoucement les rails, lui courait en avant, s’irritait de cettelenteur. C’était comme un désir physique, ce feu intérieur quiprécipite la marche des amants, aux heures de rendez-vous. Il avaitpeur de ce qui l’attendait là-bas, et il y volait, de tous lesmuscles de ses membres. Quand il arriva, quand il faillit se cognerdans un tas noir, allongé près de la voie descendante, il restaplanté, parcouru des talons à la nuque d’une secousse. Et sonangoisse de ne rien distinguer nettement, se tourna en juronscontre l’autre, qui s’attardait, à plus de trente pas enarrière.

« Mais, nom de Dieu ! arrivez donc ! s’il vivaitencore, on pourrait le secourir. »

Misard se dandina, s’avança, avec son flegme. Puis, lorsqu’ileut promené la lanterne au-dessus du corps :

« Ah ! ouitche ! il a son compte. »

L’individu, culbutant sans doute d’un wagon, était tombé sur leventre, la face contre le sol, à cinquante centimètres au plus desrails. On ne voyait, de sa tête, qu’une couronne épaisse de cheveuxblancs. Ses jambes se trouvaient écartées. De ses bras, le droitgisait comme arraché, tandis que le gauche était replié sous lapoitrine. Il était très bien vêtu, un ample paletot de drap bleu,des bottines élégantes, du linge fin. Le corps ne portait aucunetrace d’écrasement, beaucoup de sang avait seulement coulé de lagorge et tachait le col de la chemise.

« Un bourgeois à qui on a fait son affaire », reprittranquillement Misard, après quelques secondes d’examensilencieux.

Puis, se tournant vers Jacques, immobile, béant :

« Faut pas toucher, c’est défendu… Vous allez rester là, àle garder, vous, pendant que moi, je vas courir à Barentin prévenirle chef de gare. »

Il leva sa lanterne, consulta un poteau kilométrique.

« Bon ! juste au poteau 153. »

Et, posant la lanterne par terre, près du corps, il s’éloigna deson pas traînard.

Jacques, resté seul, ne bougeait pas, regardait toujours cettemasse inerte, effondrée, que la clarté vague, au ras du sol,laissait confuse. Et, en lui, l’agitation qui avait précipité samarche, l’horrible attrait qui le retenait là, aboutissait à cettepensée aiguë, jaillissante de tout son être : l’autre, l’hommeentrevu le couteau au poing, avait osé ! l’autre était alléjusqu’au bout de son désir, l’autre avait tué ! Ah !n’être pas lâche, se satisfaire enfin, enfoncer le couteau !Lui que l’envie en torturait depuis dix ans ! Il y avait, danssa fièvre, un mépris de lui-même et de l’admiration pour l’autre,et surtout le besoin de voir ça, la soif inextinguible de serassasier les yeux de cette loque humaine, du pantin cassé, de lachiffe molle, qu’un coup de couteau faisait d’une créature. Cequ’il rêvait, l’autre l’avait réalisé, et c’était ça. S’il tuait,il y aurait ça par terre. Son cœur battait à se rompre, son pruritde meurtre s’exaspérait comme une concupiscence, au spectacle de cemort tragique. Il fit un pas, s’approcha davantage, ainsi qu’unenfant nerveux qui se familiarise avec la peur. Oui ! iloserait, il oserait à son tour !

Mais un grondement, derrière son dos, le força à sauter de côté.Un train arrivait, qu’il n’avait pas même entendu, au fond de sacontemplation. Il allait être broyé, l’haleine chaude, le souffleformidable de la machine venait seul de l’avertir. Le train passa,dans son ouragan de bruit, de fumée et de flammes. Il y avaitbeaucoup de monde encore, le flot des voyageurs continuait vers LeHavre, pour la fête du lendemain. Un enfant s’écrasait le nezcontre une vitre, regardant la campagne noire ; des profilsd’hommes se dessinèrent, tandis qu’une jeune femme, baissant uneglace, jetait un papier taché de beurre et de sucre. Déjà le trainjoyeux filait au loin, dans l’insouciance de ce cadavre que sesroues avaient frôlé. Et le corps gisait toujours sur la face,éclairé vaguement par la lanterne, au milieu de la mélancoliquepaix de la nuit.

Alors, Jacques fut pris du désir de voir la blessure, pendantqu’il était seul. Une inquiétude l’arrêtait, l’idée que, s’iltouchait à la tête, on s’en apercevrait peut-être. Il avait calculéque Misard ne pouvait guère être de retour, avec le chef de gare,avant trois quarts d’heure. Et il laissait passer les minutes, ilsongeait à ce Misard, à ce chétif, si lent, si calme, qui osait luiaussi, tuant le plus tranquillement du monde, à coups de drogue.C’était donc bien facile de tuer ? tout le monde tuait. Il serapprocha. L’idée de voir la blessure le piquait d’un aiguillon sivif, que sa chair en brûlait. Voir comment c’était fait et ce quiavait coulé, voir le trou rouge ! En replaçant la têtesoigneusement, on ne saurait rien. Mais il y avait une autre peur,inavouée, au fond de son hésitation, la peur même du sang. Toujourset en tout, chez lui, l’épouvante s’était éveillée avec le désir.Encore un quart d’heure à être seul, et il allait se déciderpourtant, lorsqu’un petit bruit, à son côté, le fittressaillir.

C’était Flore, debout, regardant comme lui. Elle avait lacuriosité des accidents : dès qu’on annonçait une bête broyée,un homme coupé par un train, on était sûr de la faire accourir.Elle venait de se rhabiller, elle voulait voir le mort. Et, aprèsle premier coup d’œil, elle n’hésita pas, elle. Se baissant,soulevant la lanterne d’une main, de l’autre elle prit la tête, larenversa.

« Méfie-toi, c’est défendu », murmura Jacques.

Mais elle haussa les épaules. Et la tête apparaissait, dans laclarté jaune, une tête de vieillard, au grand nez, aux yeux bleusd’ancien blond, largement ouverts. Sous le menton, la blessurebâillait, affreuse, une entaille profonde qui avait coupé le cou,une plaie labourée, comme si le couteau s’était retourné enfouillant. Du sang inondait tout le côté droit de la poitrine. Àgauche, à la boutonnière du paletot, une rosette de commandeursemblait un caillot rouge, égaré là.

Flore avait eu un léger cri de surprise.

« Tiens ! le vieux ! »

Jacques, penché comme elle, s’avançait, mêlait ses cheveux auxsiens, pour mieux voir ; et il étouffait, il se gorgeait duspectacle. Inconsciemment, il répéta :

« Le vieux… le vieux…

– Oui, le vieux Grandmorin… Le président. »

Un moment encore, elle examina cette face pâle, à la bouchetordue, aux grands yeux d’épouvante. Puis, elle lâcha la tête quela rigidité cadavérique commençait à glacer, et qui retomba contrele sol, refermant la blessure.

« Fini de rire avec les filles ! reprit-elle plus bas.C’est à cause d’une, pour sûr… Ah ! ma pauvre Louisette,ah ! le cochon, c’est bien fait ! »

Et un long silence régna. Flore, qui avait reposé la lanterne,attendait, en jetant sur Jacques de lents regards ; tandis quecelui-ci, séparé d’elle par le corps, n’avait plus bougé, commeperdu, anéanti dans ce qu’il venait de voir. Il devait être près deonze heures. Un embarras, après la scène de la soirée, l’empêchaitde parler la première. Mais un bruit de voix se fit entendre,c’était son père qui ramenait le chef de gare ; et, ne voulantpas être vue, elle se décida.

« Tu ne rentres pas te coucher ? »

Il tressaillit, un débat parut l’agiter un instant. Puis, dansun effort, dans un recul désespéré :

« Non, non ! »

Elle n’eut pas un geste, mais la ligne tombante de ses bras deforte fille exprima beaucoup de chagrin. Comme pour se fairepardonner sa résistance de tout à l’heure, elle se montra trèshumble, elle dit encore :

« Alors, tu ne rentreras pas, je ne te reverraipas ?

– Non, non ! »

Les voix approchaient, et sans chercher à lui serrer la main,puisqu’il semblait mettre exprès ce cadavre entre eux, sans mêmelui jeter l’adieu familier de leur camaraderie d’enfance, elles’éloigna, se perdit dans les ténèbres, le souffle rauque, comme sielle étouffait des sanglots.

Tout de suite, le chef de gare fut là, avec Misard et deuxhommes d’équipe. Lui aussi constata l’identité : c’était bienle président Grandmorin, qu’il connaissait, pour le voir descendreà sa station, chaque fois que celui-ci se rendait chez sa sœur,Mme Bonnehon, à Doinville. Le corps pouvait resterà la place où il était tombé, il le fit seulement couvrir d’unmanteau, que l’un des hommes apportait. Un employé avait pris, àBarentin, le train de onze heures, pour prévenir le procureurimpérial de Rouen. Mais il ne fallait pas compter sur ce dernieravant cinq ou six heures du matin, car il aurait à amener le juged’instruction, le greffier du tribunal et un médecin. Aussi le chefde gare organisa-t-il un service de garde, près du mort :pendant toute la nuit, on se relaierait, un homme seraitconstamment là, à veiller avec la lanterne.

Et Jacques, avant de se décider à aller s’étendre sous quelquehangar de la station de Barentin, d’où il ne devait repartir pourLe Havre qu’à sept heures vingt, demeura longtemps encore,immobile, obsédé. Puis, l’idée du juge d’instruction qu’onattendait le troubla, comme s’il s’était senti complice. Dirait-ilce qu’il avait vu, au passage de l’express ? Il résolutd’abord de parler, puisque lui n’avait en somme rien à craindre.Son devoir, d’ailleurs, n’était pas douteux. Mais, ensuite, il sedemanda à quoi bon : il n’apporterait pas un seul faitdécisif, il n’oserait affirmer aucun détail précis sur l’assassin.Ce serait imbécile de se mettre là-dedans, de perdre son temps etde s’émotionner, sans profit pour personne. Non, non, il neparlerait pas ! Et il s’en alla enfin, et il se retourna deuxfois, pour voir la bosse noire que le corps faisait sur le sol,dans le rond jaune de la lanterne. Un froid plus vif tombait duciel fumeux, sur la désolation de ce désert, aux coteaux arides.Des trains encore étaient passés, un autre arrivait, pour Paris,très long. Tous se croisaient, dans leur inexorable puissancemécanique, filaient à leur but lointain, à l’avenir, en frôlant,sans y prendre garde, la tête coupée à demi de cet homme, qu’unautre homme avait égorgé.

Chapitre 3

 

Le lendemain, un dimanche, cinq heures du matin venaient desonner à tous les clochers du Havre, lorsque Roubaud descendit sousla marquise de la gare, pour prendre son service. Il faisait encorenuit noire ; mais le vent, qui soufflait de la mer, avaitgrandi et poussait les brumes, noyant les coteaux dont les hauteurss’étendent de Sainte-Adresse au fort de Tourneville ; tandisque, vers l’ouest, au-dessus du large, une éclaircie se montrait,un pan de ciel, où brillaient les dernières étoiles. Sous lamarquise, les becs de gaz brûlaient toujours, pâlis par le froidhumide de l’heure matinale ; et il y avait là le premier trainde Montivilliers, que formaient des hommes d’équipe, aux ordres dusous-chef de nuit. Les portes des salles n’étaient pas ouvertes,les quais s’étendaient déserts, dans ce réveil engourdi de lagare.

Comme il sortait de chez lui, en haut, au-dessus des sallesd’attente, Roubaud avait trouvé la femme du caissier,Mme Lebleu, immobile au milieu du couloir central,sur lequel donnaient les logements des employés. Depuis dessemaines, cette dame se relevait la nuit, pour guetterMlle Guichon, la buraliste, qu’elle soupçonnaitd’une intrigue avec le chef de gare, M. Dabadie. D’ailleurs,elle n’avait jamais surpris la moindre chose, pas une ombre, pas unsouffle. Et, ce matin-là encore, elle était vite rentrée chez elle,ne rapportant que l’étonnement d’avoir aperçu, chez les Roubaud,pendant les trois secondes mises par le mari à ouvrir et à refermerla porte, la femme debout dans la salle à manger, la belle Séverinedéjà vêtue, peignée, chaussée, elle qui d’habitude traînait au litjusqu’à neuf heures. Aussi, Mme Lebleu avait-elleréveillé Lebleu, pour lui apprendre ce fait extraordinaire. Laveille, ils ne s’étaient pas couchés avant l’arrivée de l’expressde Paris, à onze heures cinq, brûlant de savoir ce qu’il advenaitde l’histoire du sous-préfet. Mais ils n’avaient rien pu lire dansl’attitude des Roubaud, qui étaient revenus avec leur figure detous les jours ; et, vainement, jusqu’à minuit, ils avaienttendu l’oreille : aucun bruit ne sortait de chez leursvoisins, ceux-ci devaient s’être endormis tout de suite, d’unprofond sommeil. Certainement, leur voyage n’avait pas eu un bonrésultat, sans quoi Séverine n’aurait pas été levée à une pareilleheure. Le caissier ayant demandé quelle mine elle faisait, sa femmes’était efforcée de la dépeindre : très raide, très pâle, avecses grands yeux bleus, si clairs sous ses cheveux noirs ; etpas un mouvement, l’air d’une somnambule. Enfin, on saurait bien àquoi s’en tenir, dans la journée.

En bas, Roubaud trouva son collègue Moulin, qui avait fait leservice de nuit. Et il prit le service, tandis que Moulin causait,se promenait quelques minutes encore, tout en le mettant au courantdes menus faits arrivés depuis la veille : des rôdeurs avaientété surpris, au moment de s’introduire dans la salle deconsigne ; trois hommes d’équipe s’étaient fait réprimanderpour indiscipline ; un crochet d’attelage venait de se rompre,pendant qu’on formait le train de Montivilliers. Silencieux,Roubaud écoutait, d’un visage calme ; et il était seulement unpeu blême, sans doute un reste de fatigue, que ses yeux battusaccusaient aussi. Cependant, son collègue avait cessé de parler,qu’il semblait l’interroger encore, comme s’il se fût attendu àd’autres événements. Mais c’était bien tout, il baissa la tête,regarda un instant la terre.

En marchant le long du quai, les deux hommes étaient arrivés aubout de la halle couverte, à l’endroit où, sur la droite, setrouvait une remise, dans laquelle stationnaient les wagons deroulement, ceux qui, arrivés la veille, servaient à former lestrains du lendemain. Et il avait relevé le front, ses regardss’étaient fixés sur une voiture de première classe, pourvue d’uncoupé, le numéro 293, qu’un bec de gaz justement éclairait d’unelueur vacillante, lorsque l’autre s’écria :

« Ah ! j’oubliais… »

La face pâlie de Roubaud se colora, et il ne put retenir unléger mouvement.

« J’oubliais, répéta Moulin. Il ne faut pas que cettevoiture parte, ne la faites pas mettre ce matin dans l’express desix heures quarante. »

Il y eut un court silence, avant que Roubaud demandât, d’unevoix très naturelle :

« Tiens ! pourquoi donc ?

– Parce qu’il y a un coupé retenu pour l’express de cesoir. On n’est pas sûr qu’il en vienne dans la journée, autantgarder celui-là. »

Il le regardait toujours fixement, il répondit :

« Sans doute. »

Mais une autre pensée l’absorbait, il s’emporta tout d’uncoup.

« C’est dégoûtant ! Voyez-moi comme ces bougres-lànettoient ! Cette voiture semble avoir de la poussière de huitjours.

– Ah ! reprit Moulin, quand les trains arrivent passéonze heures, il n’y a pas de danger que les hommes donnent un coupde torchon… Ça va bien encore, lorsqu’ils consentent à faire lavisite. L’autre soir, ils ont oublié sur une banquette un voyageurendormi, qui ne s’est réveillé que le lendemain matin. »

Puis, étouffant un bâillement, il dit qu’il montait se coucher.Et, comme il s’en allait, une brusque curiosité le ramena.

« À propos, votre affaire avec le sous-préfet, c’est fini,n’est-ce pas ?

– Oui, oui, un très bon voyage, je suis content.

– Allons, tant mieux… Et rappelez-vous que le 293 ne partpas. »

Quand Roubaud se trouva seul sur le quai, il revint lentementvers le train de Montivilliers, qui attendait. Les portes dessalles furent ouvertes, des voyageurs parurent, quelques chasseursavec leurs chiens, deux ou trois familles de boutiquiers profitantdu dimanche, peu de monde en somme. Mais, ce train-là parti, lepremier de la journée, il n’eut pas de temps à perdre, il dutimmédiatement faire former l’omnibus de cinq heures quarante-cinq,un train pour Rouen et Paris. À cette heure matinale, le personnelétant peu nombreux, la besogne du sous-chef de service secompliquait de toutes sortes de soins. Lorsqu’il eut surveillé lamanœuvre, chaque voiture prise au remisage, mise sur le chariot quedes hommes poussaient et amenaient sous la marquise, il dut courirà la salle de départ, donner un coup d’œil à la distribution desbillets et à l’enregistrement des bagages. Une querelle éclataitentre des soldats et un employé, qui nécessita son intervention.Pendant une demi-heure, parmi les courants d’air glacé, au milieudu public grelottant, les yeux gros encore de sommeil, dans cettemauvaise humeur d’une bousculade en pleines ténèbres, il semultiplia, n’eut pas une pensée à lui. Puis, le départ de l’omnibusayant déblayé la gare, il se hâta de se rendre au poste del’aiguilleur, s’assurer que tout allait bien de ce côté, car unautre train arrivait, le direct de Paris, qui avait du retard. Ilrevint assister au débarquement, attendit que le flot des voyageurseût rendu les billets et se fût empilé dans les voitures deshôtels, qui, en ce temps-là, entraient attendre sous la marquise,séparées de la voie par une simple palissade. Et, alors seulement,il put souffler un instant, dans la gare redevenue déserte etsilencieuse.

Six heures sonnaient. Roubaud sortit de la halle couverte, d’unpas de promenade ; et, dehors, ayant devant lui l’espace, illeva la tête, il respira, en voyant que l’aube se levait enfin. Levent du large avait achevé de balayer les brumes, c’était le clairmatin d’un beau jour. Il regarda vers le nord la côte d’Ingouville,jusqu’aux arbres du cimetière, se détacher d’un trait violacé surle ciel pâlissant ; ensuite, se tournant vers le midi etl’ouest, il remarqua, au-dessus de la mer, un dernier vol delégères nuées blanches, qui nageaient lentement en escadre ;tandis que l’est tout entier, la trouée immense de l’embouchure dela Seine, commençait à s’embraser du lever prochain de l’astre.D’un geste machinal, il venait d’ôter sa casquette brodée d’argent,comme pour rafraîchir son front dans l’air vif et pur. Cet horizonaccoutumé, le vaste déroulement plat des dépendances de la gare, àgauche l’arrivage, puis le Dépôt des machines, à droitel’expédition, toute une ville, semblait l’apaiser, le rendre aucalme de sa besogne quotidienne, éternellement la même. Par-dessusle mur de la rue Charles-Laffitte, des cheminées d’usine fumaient,on apercevait les énormes tas de charbon des entrepôts, qui longentle bassin Vauban. Et une rumeur montait déjà des autres bassins.Les coups de sifflet des trains de marchandises, le réveil etl’odeur du flot apportés dans le vent, le firent songer à la fêtedu jour, à ce navire qu’on allait lancer et autour duquel la foules’écraserait.

Comme Roubaud rentrait sous la halle couverte, il trouval’équipe qui commençait à former l’express de six heuresquarante ; et il crut que les hommes mettaient le 293 sur lechariot, tout l’apaisement de la fraîche matinée s’en alla dans unéclat subit de colère.

« Nom de Dieu ! pas cette voiture-là ! Laissez-ladonc tranquille ! Elle ne part que ce soir. »

Le chef de l’équipe lui expliquait qu’on poussait simplement lavoiture, pour en prendre une autre, qui était derrière. Mais iln’entendait pas, assourdi par son emportement, hors de touteproportion.

« Bougres de maladroits, quand on vous dit de ne pas ytoucher ! »

Lorsqu’il eut compris enfin, il resta furieux, tomba sur lesincommodités de la gare, où l’on ne pouvait seulement retourner unwagon. En effet, la gare, bâtie une des premières de la ligne,était insuffisante, indigne du Havre, avec sa remise en vieillecharpente, sa marquise de bois et de zinc, au vitrage étroit, sesbâtiments nus et tristes, lézardés de toutes parts.

« C’est une honte, je ne sais pas comment la Compagnie n’apas encore flanqué ça par terre. »

Les hommes de l’équipe le regardaient, surpris de l’entendreparler librement, lui d’une discipline si correcte d’habitude. Ils’en aperçut, s’arrêta tout d’un coup. Et, silencieux, raidi, ilcontinua de surveiller la manœuvre. Un pli de mécontentementcoupait son front bas, tandis que sa face ronde et colorée,hérissée de barbe rousse, prenait une tension profonde devolonté.

Dès lors, Roubaud eut tout son sang-froid. Il s’occupaactivement de l’express, contrôla chaque détail. Des attelages luiayant paru mal faits, il exigea qu’on les serrât sous ses yeux. Unemère et ses deux filles, que fréquentait sa femme, voulurent qu’illes installât dans le compartiment des dames seules. Puis, avant desiffler pour donner le signal du départ, il s’assura encore de labonne ordonnance du train ; et il le regarda longuements’éloigner, de ce coup d’œil clair des hommes dont une minute dedistraction peut coûter des vies humaines. Tout de suite,d’ailleurs, il dut traverser la voie pour recevoir un train deRouen, qui entrait en gare. Justement, il s’y trouvait un employédes postes, avec lequel, chaque jour, il échangeait les nouvelles.C’était, dans sa matinée si occupée, un court repos, près d’unquart d’heure, pendant lequel il pouvait respirer, aucun serviceimmédiat ne le réclamant. Et, ce matin-là, comme d’habitude, ilroula une cigarette, il causa très gaiement. Le jour avait grandi,on venait d’éteindre les becs de gaz, sous la marquise. Elle étaitsi pauvrement vitrée, qu’une ombre grise y régnait encore ;mais, au-delà, le vaste pan de ciel sur lequel elle ouvrait,flambait déjà d’un incendie de rayons ; tandis que l’horizonentier devenait rose, d’une netteté vive de détails, dans cet airpur d’un beau matin d’hiver.

À huit heures, M. Dabadie, le chef de gare, descendaitd’habitude, et le sous-chef allait au rapport. C’était un belhomme, très brun, bien tenu, ayant les allures d’un grandcommerçant tout à ses affaires. Du reste, il se désintéressaitvolontiers de la gare des voyageurs, il se consacrait surtout aumouvement des bassins, au transit énorme des marchandises, encontinuelles relations avec le haut commerce du Havre et du mondeentier. Ce jour-là, il était en retard ; et, deux fois déjà,Roubaud avait poussé la porte du bureau, sans l’y trouver. Sur latable, le courrier n’était pas même ouvert. Les yeux du sous-chefvenaient de tomber, parmi les lettres, sur une dépêche. Puis, commesi une fascination le retenait là, il n’avait plus quitté la porte,se retournant malgré lui, jetant vers la table de courtsregards.

Enfin, à huit heures dix, M. Dabadie parut. Roubaud, quis’était assis, se taisait, pour lui permettre d’ouvrir la dépêche.Mais le chef ne se hâtait point, voulait se montrer aimable avecson subordonné, qu’il estimait.

« Et, naturellement, à Paris, tout a bien marché ?

– Oui, monsieur, je vous remercie. »

Il avait fini par ouvrir la dépêche ; et il ne la lisaitpas, il souriait toujours à l’autre, dont la voix s’étaitassourdie, sous le violent effort qu’il faisait pour maîtriser untic nerveux qui lui convulsait le menton.

« Nous sommes très heureux de vous garder ici.

– Et moi, monsieur, je suis bien content de rester avecvous. »

Alors, comme M. Dabadie se décidait à parcourir la dépêche,Roubaud, dont une légère sueur mouillait la face, le regarda. Maisl’émotion à laquelle il s’attendait, ne se produisait point ;le chef achevait tranquillement la lecture du télégramme, qu’ilrejeta sur son bureau : sans doute un simple détail deservice. Et tout de suite il continua d’ouvrir son courrier,pendant que, selon l’habitude de chaque matin, le sous-chef faisaitson rapport verbal, sur les événements de la nuit et de la matinée.Seulement, ce matin-là, Roubaud, hésitant, dut chercher, avant dese rappeler ce que lui avait dit son collègue, au sujet des rôdeurssurpris dans la salle de consigne. Quelques paroles furent encoreéchangées, et le chef le congédiait d’un geste, lorsque les deuxchefs adjoints, celui des bassins et celui de la petite vitesse,entrèrent, venant eux aussi au rapport. Ils apportaient unenouvelle dépêche, qu’un employé venait de leur remettre, sur lequai.

« Vous pouvez vous retirer », dit M. Dabadie, envoyant que Roubaud s’arrêtait à la porte.

Mais celui-ci attendait, les yeux ronds et fixes ; et il nes’en alla que lorsque le petit papier fut retombé sur la table,écarté du même geste indifférent. Un instant, il erra sous lamarquise, perplexe, étourdi. L’horloge marquait huit heurestrente-cinq, il n’avait plus de départ avant l’omnibus de neufheures cinquante. D’ordinaire, il employait cette heure de répit àfaire une tournée dans la gare. Il marcha pendant quelques minutes,sans savoir où ses pieds le conduisaient. Puis, comme il levait latête et qu’il se retrouvait devant la voiture 293, il fit unbrusque crochet, il s’éloigna vers le dépôt des machines, bienqu’il n’eût rien à voir de ce côté. Le soleil maintenant montait àl’horizon, une poussière d’or pleuvait dans l’air pâle. Et il nejouissait plus de la belle matinée, il pressait le pas, l’air trèsaffairé, tâchant de tuer l’obsession de son attente.

Une voix, tout d’un coup, l’arrêta.

« Monsieur Roubaud, bonjour !… Vous avez vu mafemme ? »

C’était Pecqueux, le chauffeur, un grand gaillard dequarante-trois ans, maigre avec de gros os, la face cuite par lefeu et par la fumée. Ses yeux gris sous le front bas, sa bouchelarge dans une mâchoire saillante, riaient d’un continuel rire denoceur.

« Comment ! c’est vous ? dit Roubaud ens’arrêtant, étonné. Ah ! oui, l’accident arrivé à la machine,j’oubliais… Et vous ne repartez que ce soir ? Un congé devingt-quatre heures, bonne affaire, hein ?

– Bonne affaire ! » répéta l’autre, gris encored’une noce faite la veille.

D’un village près de Rouen, il était entré tout jeune dans laCompagnie, comme ouvrier ajusteur. Puis, à trente ans, s’ennuyant àl’atelier, il avait voulu être chauffeur, pour devenirmécanicien ; et c’était alors qu’il avait épousé Victoire, dumême village que lui. Mais les années s’écoulaient, il restaitchauffeur, jamais maintenant il ne passerait mécanicien, sansconduite, sans bonne tenue, ivrogne, coureur de femmes. Vingt fois,on l’aurait congédié, s’il n’avait pas eu la protection duprésident Grandmorin, et si l’on ne s’était habitué à ses vices,qu’il rachetait par sa belle humeur et par son expérience de vieilouvrier. Il ne devenait vraiment à craindre que lorsqu’il étaitivre, car il se changeait alors en vraie brute, capable d’unmauvais coup.

« Et ma femme, vous l’avez vue ? demanda-t-il denouveau, la bouche fendue par son large rire.

– Certes, oui, nous l’avons vue, répondit le sous-chef.Nous avons même déjeuné dans votre chambre… Ah ! une bravefemme que vous avez là, Pecqueux. Et vous avez bien tort de ne paslui être fidèle. »

Il rigola plus violemment.

« Oh ! si l’on peut dire ! Mais c’est elle quiveut que je m’amuse ! »

C’était vrai. Victoire, son aînée de deux ans, devenue énorme etdifficile à remuer, glissait des pièces de cent sous dans sespoches, afin qu’il prît du plaisir dehors. Jamais elle n’avaitbeaucoup souffert de ses infidélités, du continuel guilledou qu’ilcourait, par un besoin de nature ; et maintenant l’existenceétait réglée, il avait deux femmes, une à chaque bout de la ligne,sa femme à Paris pour les nuits qu’il y couchait, et une autre auHavre pour les heures d’attente qu’il y passait, entre deux trains.Très économe, vivant chichement elle-même, Victoire, qui savaittout et qui le traitait maternellement, répétait volontiers qu’ellene voulait pas le laisser en affront avec l’autre, là-bas. Même, àchaque départ, elle veillait sur son linge, car il lui aurait ététrès sensible que l’autre l’accusât de ne pas tenir leur hommeproprement.

« N’importe, reprit Roubaud, ce n’est guère gentil. Mafemme, qui adore sa nourrice, veut vous gronder. »

Mais il se tut, en voyant sortir d’un hangar, contre lequel ilsse trouvaient, une grande femme sèche, Philomène Sauvagnat, la sœurdu chef de dépôt, l’épouse supplémentaire que Pecqueux avait auHavre, depuis un an. Tous deux devaient être à causer sous lehangar, lorsque lui s’était avancé, pour appeler le sous-chef.Elle, encore jeune malgré ses trente-deux ans, haute, anguleuse, lapoitrine plate, la chair brûlée de continuels désirs, avait la têtelongue, aux yeux flambants, d’une cavale maigre et hennissante. Onl’accusait de boire. Tous les hommes de la gare avaient défilé chezelle, dans la petite maison que son frère occupait près du Dépôtdes machines, et qu’elle tenait fort salement. Ce frère, auvergnat,têtu, très sévère sur la discipline, très estimé de ses chefs,avait eu les plus gros ennuis à son sujet, jusqu’au point d’êtremenacé de renvoi ; et, si maintenant on la tolérait à cause delui, il ne s’obstinait lui-même à la garder que par esprit defamille ; ce qui ne l’empêchait pas, lorsqu’il la surprenaitavec un homme, de la rouer de coups, si rudement, qu’il la laissaitsur le carreau, morte. Il y avait eu, entre elle et Pecqueux, unevraie rencontre : elle, assouvie enfin, aux bras de ce granddiable rigoleur ; lui, changé de sa femme trop grasse, heureuxde celle-ci trop maigre, répétant par farce qu’il n’avait plusbesoin de chercher ailleurs. Et Séverine seule, qui croyait devoircela à Victoire, s’était brouillée avec Philomène, qu’elle évitaitdéjà le plus possible, par une fierté de nature, et qu’elle avaitcessé de saluer.

« Eh bien ! dit Philomène insolemment, à tout àl’heure, Pecqueux. Je m’en vas, puisque M. Roubaud a de lamorale à te faire, de la part de sa femme. »

Lui, bon garçon, riait toujours.

« Reste donc, il plaisante.

– Non, non ! Faut que j’aille porter deux œufs de mespoules, que j’ai promis à Mme Lebleu. »

Elle avait lancé ce nom exprès, connaissant la rivalité sourdeentre la femme du caissier et la femme du sous-chef, affectantd’être au mieux avec la première, pour faire enrager l’autre. Maiselle resta pourtant, tout d’un coup intéressée, lorsqu’elleentendit le chauffeur demander des nouvelles de l’affaire dusous-préfet.

« C’est arrangé, vous êtes content, n’est-ce pas ?monsieur Roubaud.

– Très content. »

Pecqueux cligna les yeux d’un air malin.

« Oh ! vous n’aviez pas à être inquiet, parce que,lorsqu’on a un gros bonnet dans sa manche… Hein ? vous savezqui je veux dire. Ma femme aussi lui a bien de lareconnaissance. »

Le sous-chef interrompit cette allusion au président Grandmorin,en répétant d’une voix brusque :

« Et alors vous ne partez que ce soir ?

– Oui, la Lison va être réparée, on finit d’ajuster labielle… Et j’attends mon mécanicien, qui s’est donné de l’air, lui.Vous le connaissez, Jacques Lantier ? Il est de votrepays. »

Un instant, Roubaud resta sans répondre, absent, l’esprit perdu.Puis, avec un sursaut de réveil :

« Hein ? Jacques Lantier, le mécanicien… Certainement,je le connais. Oh ! vous savez, bonjour, bonsoir. C’est icique nous nous sommes rencontrés, car il est mon cadet, et je nel’avais jamais vu, là-bas, à Plassans… L’automne dernier, il arendu un petit service à ma femme, une commission qu’il a faitepour elle, chez des cousines, à Dieppe… Un garçon capable, à cequ’on dit. »

Il parlait au hasard, d’abondance. Soudain, il s’éloigna.

« Au revoir, Pecqueux… J’ai à donner un coup d’œil de cecôté. »

Alors, seulement, Philomène s’en alla, de son pas allongé decavale ; tandis que Pecqueux, immobile, les mains dans lespoches, riant d’aise à la fainéantise de cette gaie matinée,s’étonnait que le sous-chef, après s’être contenté de faire le tourdu hangar, s’en retournait rapidement. Ce n’était pas long àdonner, son coup d’œil. Qu’est-ce qu’il pouvait bien être venumoucharder ?

Comme Roubaud rentrait sous la marquise, neuf heures allaientsonner. Il marcha jusqu’au fond, près des messageries, regarda,sans paraître trouver ce qu’il cherchait ; puis, il revint, dumême pas d’impatience. Successivement, il interrogea des yeux lesbureaux des différents services. À cette heure, la gare étaitcalme, déserte ; et il s’y agitait seul, l’air de plus en plusénervé de cette paix, dans ce tourment de l’homme, menacé d’unecatastrophe, qui finit par souhaiter ardemment qu’elle éclate. Sonsang-froid était à bout, il ne pouvait tenir en place. Maintenant,ses yeux ne quittaient plus l’horloge. Neuf heures, neuf heurescinq. D’ordinaire, il ne remontait chez lui qu’à dix heures, aprèsle départ du train de neuf heures cinquante, pour déjeuner. Et,tout d’un coup, il remonta, à la pensée de Séverine, qui, elleaussi, là-haut, devait attendre.

Dans le couloir, à cette minute précise,Mme Lebleu ouvrait à Philomène, venue en voisine,décoiffée, et tenant deux œufs. Elles restèrent, il fallut bien queRoubaud rentrât chez lui, sous leurs yeux braqués. Il avait saclef, il se hâta. Tout de même, dans le va-et-vient rapide de laporte, elles aperçurent Séverine, assise sur une chaise de la salleà manger, les mains oisives, le profil pâle, immobile. Et, attirantPhilomène, s’enfermant à son tour, Mme Lebleuraconta qu’elle l’avait déjà vue de la sorte, le matin : sansdoute l’histoire du sous-préfet qui tournait mal. Mais non,Philomène expliqua qu’elle accourait, parce qu’elle avait desnouvelles ; et elle répéta ce qu’elle venait d’entendre direau sous-chef lui-même. Alors, les deux femmes se perdirent enconjectures. C’étaient ainsi, à chacune de leurs rencontres, descommérages sans fin.

« On leur a lavé la tête, ma petite, j’en mettrais ma mainau feu… Pour sûr, ils branlent dans le manche.

– Ah ! ma bonne dame, si l’on pouvait donc nous endébarrasser ! »

La rivalité, de plus en plus envenimée entre les Lebleu et lesRoubaud, était simplement née d’une question de logement. Tout lepremier étage, au-dessus des salles d’attente, servait à loger lesemployés ; et le couloir central, un vrai couloir d’hôtel,peint en jaune, éclairé par le haut, séparait l’étage en deux,alignant les portes brunes à droite et à gauche. Seulement, leslogements de droite avaient des fenêtres qui donnaient sur la courdu départ, plantée de vieux ormes, par-dessus lesquels se déroulaitl’admirable vue de la côte d’Ingouville ; tandis que leslogements de gauche, aux fenêtres cintrées, écrasées, s’ouvraientdirectement sur la marquise de la gare, dont la pente haute, lefaîtage de zinc et de vitres sales barraient l’horizon. Rienn’était plus gai que les uns, avec la continuelle animation de lacour, la verdure des arbres, la vaste campagne ; et il y avaitde quoi mourir d’ennui dans les autres, où l’on voyait à peineclair, le ciel muré comme en prison. Sur le devant, habitaient lechef de gare, le sous-chef Moulin et les Lebleu ; sur lederrière, les Roubaud, ainsi que la buraliste,Mlle Guichon, sans compter trois pièces, quiétaient réservées aux inspecteurs de passage. Or, il était notoireque les deux sous-chefs avaient toujours logé côte à côte. Si lesLebleu étaient là, cela venait d’une complaisance de l’anciensous-chef, remplacé par Roubaud, qui, veuf, sans enfants, avaitvoulu être agréable à Mme Lebleu, en lui cédant sonlogement. Mais est-ce que ce logement n’aurait pas dû faire retouraux Roubaud ? Est-ce que cela était juste, de les reléguer surle derrière, quand ils avaient le droit d’être sur le devant ?Tant que les deux ménages avaient vécu en bon accord, Séverines’était effacée devant sa voisine, plus âgée qu’elle de vingt ans,mal portante avec ça, si énorme qu’elle étouffait sans cesse. Et laguerre n’était vraiment déclarée que depuis le jour où Philomèneavait fâché les deux femmes, par d’abominables bavardages.

« Vous savez, reprit celle-ci, qu’ils sont bien capablesd’avoir profité de leur voyage à Paris, pour demander votreexpulsion… On m’a affirmé qu’ils ont écrit au directeur une longuelettre où ils font valoir leur droit. »

Mme Lebleu suffoquait.

« Les misérables !… Et je suis bien sûre qu’ilstravaillent pour mettre la buraliste avec eux ; car voiciquinze jours qu’elle me salue à peine, celle-là… Encore quelquechose de propre ! Aussi, je la guette… »

Elle baissa la voix pour affirmer queMlle Guichon, chaque nuit, devait aller retrouverle chef de gare. Leurs deux portes se faisaient face. C’étaitM. Dabadie, veuf, père d’une grande fille toujours en pension,qui avait amené là cette blonde de trente ans, déjà fanée,silencieuse et mince, d’une souplesse de couleuvre. Elle avait dûêtre vaguement institutrice. Et impossible de la surprendre,tellement elle se glissait sans bruit, à travers les fentes lesplus étroites. Par elle-même, elle ne comptait guère. Mais, si ellecouchait avec le chef de gare, elle prenait une importancedécisive, et le triomphe était de la tenir, en possédant sonsecret.

« Oh ! je finirai par savoir, continuaMme Lebleu. Je ne veux pas me laisser manger… Noussommes ici, nous y resterons. Les braves gens sont pour nous,n’est-ce pas ? ma petite. »

Toute la gare, en effet, se passionnait, dans cette guerre desdeux logements. Le couloir surtout en était ravagé. Il n’y avaitguère que l’autre sous-chef, Moulin, qui se désintéressât,satisfait d’être sur le devant, marié à une petite femme timide etfrêle, qu’on ne voyait jamais et qui lui donnait un enfant tous lesvingt mois.

« Enfin, conclut Philomène, s’ils branlent dans le manche,ce n’est pas encore de ce coup qu’ils resteront sur le carreau…Méfiez-vous, car ils connaissent du monde qui a le braslong. »

Elle tenait toujours ses deux œufs, elle les offrit : desœufs du matin, qu’elle venait de ramasser sous ses poules. Et lavieille dame se confondait en remerciements.

« Que vous êtes gentille ! Vous me gâtez… Venez donccauser plus souvent. Vous savez que mon mari est toujours à sacaisse ; et moi je m’ennuie tant, clouée ici, à cause de mesjambes ! Qu’est-ce que je deviendrais, si ces misérables meprenaient ma vue ? »

Puis, comme elle l’accompagnait et qu’elle rouvrait la porte,elle posa un doigt sur ses lèvres.

« Chut ! écoutons. »

Toutes deux, debout dans le couloir, restèrent cinq grandesminutes debout, sans un geste, en retenant leur souffle. Ellespenchaient la tête, tendaient l’oreille vers la salle à manger desRoubaud. Mais pas un bruit n’en sortait, il régnait là un silencede mort. Et, de peur d’être surprises, elles se séparèrent enfin,en se saluant une dernière fois de la tête, sans une parole. L’unes’en alla sur la pointe des pieds, l’autre referma sa porte sidoucement, qu’on n’entendit pas le pêne glisser dans la gâche.

À neuf heures vingt, Roubaud était de nouveau en bas, sous lamarquise. Il surveillait la formation de l’omnibus de neuf heurescinquante ; et, malgré l’effort de sa volonté, il gesticulaitdavantage, il piétinait, tournait sans cesse la tête pour inspecterle quai du regard, d’un bout à l’autre. Rien n’arrivait, ses mainsen tremblaient.

Puis, brusquement, comme il fouillait encore la gare, d’un coupd’œil en arrière, il entendit près de lui la voix d’un employé dutélégraphe, disant, essoufflée :

« Monsieur Roubaud, vous ne savez pas où sont M. lechef de gare et M. le commissaire de surveillance… J’ai là desdépêches pour eux, et voici dix minutes que je cours… »

Il s’était retourné, dans un tel raidissement de tout son être,que pas un muscle de son visage ne bougea. Ses yeux se fixèrent surles deux dépêches que tenait l’employé. Cette fois, à l’émotion decelui-ci, il en avait la certitude, c’était enfin lacatastrophe.

« M. Dabadie a passé là tout à l’heure », dit-iltranquillement.

Et jamais il ne s’était senti si froid, d’intelligence si nette,tout entier bandé à la défense. Maintenant, il était sûr delui.

« Tenez ! reprit-il, le voici qui arrive,M. Dabadie. »

En effet, le chef de gare revenait de la petite vitesse. Dèsqu’il eut parcouru la dépêche, il s’exclama.

« Il y a eu un assassinat sur la ligne… C’est l’inspecteurde Rouen qui me télégraphie.

– Comment ? demanda Roubaud, un assassinat parmi notrepersonnel ?

– Non, non, sur un voyageur, dans un coupé… Le corps a étéjeté, presque au sortir du tunnel de Malaunay, au poteau 153… Et lavictime est un de nos administrateurs, le présidentGrandmorin. »

À son tour, le sous-chef s’exclamait.

« Le président ! ah ! ma pauvre femme va-t-elleêtre chagrine ! »

Le cri était si juste, si apitoyé, que M. Dabadie s’yarrêta un instant.

« C’est vrai, vous le connaissiez, un si brave homme,n’est-ce pas ? »

Puis, revenant à l’autre télégramme, adressé au commissaire desurveillance :

« Ça doit être du juge d’instruction, sans doute pourquelque formalité… Et il n’est que neuf heures vingt-cinq,M. Cauche n’est pas encore là, naturellement… Qu’on aille viteau café du Commerce, sur le cours Napoléon. On l’y trouvera à coupsûr. »

Cinq minutes plus tard, M. Cauche arrivait, ramené par unhomme d’équipe. Ancien officier, considérant son emploi comme uneretraite, il ne paraissait jamais à la gare avant dix heures, yflânait un moment, et retournait au café. Ce drame, tombé entredeux parties de piquet, l’avait d’abord étonné, car les affairesqui passaient par ses mains étaient d’ordinaire peu graves. Mais ladépêche venait bien du juge d’instruction de Rouen ; et, sielle arrivait douze heures après la découverte du cadavre, c’étaitque ce juge avait d’abord télégraphié à Paris, au chef de gare,pour savoir dans quelles conditions la victime était partie ;puis, renseigné sur le numéro du train et sur celui de la voiture,il avait alors seulement envoyé, au commissaire de surveillance,l’ordre de visiter le coupé qui se trouvait dans la voiture 293, sicette voiture était encore au Havre. Tout de suite, la mauvaisehumeur que M. Cauche montrait, d’avoir été dérangé inutilementsans doute, disparut et fit place à une attitude d’extrêmeimportance, proportionnée à la gravité exceptionnelle que prenaitl’affaire.

« Mais, s’écria-t-il, subitement inquiet, avec la peur devoir l’enquête lui échapper, la voiture ne doit plus être ici, ellea dû repartir ce matin. »

Ce fut Roubaud qui le rassura, de son air calme.

« Non, non, faites excuse… Il y avait un coupé retenu pource soir, la voiture est là, sous la remise. »

Et il marcha le premier, le commissaire et le chef de gare lesuivirent. Cependant, la nouvelle devait se répandre, car leshommes d’équipe, sournoisement, quittaient la besogne, suivaienteux aussi ; tandis que, sur les portes des divers services,des employés se montraient, finissaient par s’approcher, un à un.Bientôt, il y eut là un rassemblement.

Comme on arrivait devant la voiture, M. Dabadie fit touthaut une réflexion :

« Pourtant, hier soir, la visite a eu lieu. S’il étaitresté des traces, on les aurait signalées au rapport.

– Nous allons bien voir », dit M. Cauche.

Il ouvrit la portière, il monta dans le coupé. Et, à l’instantmême, il se récria, s’oubliant, jurant.

« Ah ! nom de Dieu ! on dirait qu’on a saigné uncochon ! »

Un petit souffle d’épouvante courut parmi les assistants, destêtes s’allongèrent ; et M. Dabadie, un des premiers,voulut voir, se haussa sur le marchepied ; pendant que,derrière lui, Roubaud, pour faire comme les autres, tendait aussile cou.

À l’intérieur, le coupé ne montrait aucun désordre. Les glacesétaient restées fermées, tout semblait en place. Seulement, uneodeur affreuse s’échappait de la portière ouverte ; et là, aumilieu d’un des coussins, une mare de sang noir s’était coagulée,une mare si profonde, si large, qu’un ruisseau en avait jaillicomme d’une source, s’épanchant sur le tapis. Des caillotsdemeuraient accrochés au drap. Et rien autre, rien que ce sangnauséabond.

M. Dabadie s’emporta.

« Où sont les hommes qui ont fait la visite, hiersoir ? Qu’on me les amène ! »

Ils étaient justement là, ils s’avancèrent, balbutièrent desexcuses : la nuit, est-ce qu’on pouvait se rendrecompte ? et, cependant, ils passaient bien leurs mainspartout. La veille, ils juraient n’avoir rien senti.

Cependant, M. Cauche, resté debout dans le wagon, prenaitdes notes au crayon, pour son rapport. Il appela Roubaud, qu’ilfréquentait volontiers, tous deux fumant des cigarettes, le long duquai, aux heures de flâne.

« Monsieur Roubaud, montez donc, vous m’aiderez. »

Et, quand le sous-chef eut enjambé le sang du tapis, pour ne pasmarcher dedans :

« Regardez sous l’autre coussin, voir si rien n’y aglissé. »

Il souleva le coussin, il chercha, les mains prudentes, lesregards simplement curieux.

« Il n’y a rien. »

Mais une tache, sur le drap capitonné du dossier, attira sonattention ; et il la signala au commissaire. N’était-ce pasl’empreinte sanglante d’un doigt ? Non, on finit par tomberd’accord que c’était une éclaboussure. Le flot de monde s’étaitrapproché, pour suivre cet examen, flairant le crime, se pressantderrière le chef de gare, qu’une répugnance d’homme délicat avaitretenu sur le marchepied.

Soudain, celui-ci fit une réflexion.

« Dites donc, monsieur Roubaud, vous étiez dans le train…N’est-ce pas ? vous êtes bien rentré par l’express, hier soir…Vous pourriez peut-être nous donner des renseignements,vous !

– Tiens ! c’est vrai, s’écria le commissaire. Est-ceque vous avez remarqué quelque chose ? »

Pendant trois ou quatre secondes, Roubaud demeura muet. Il étaitbaissé à ce moment, examinant le tapis. Mais il se releva presquetout de suite, en répondant de sa voix naturelle, un peugrosse.

« Certainement, certainement, je vais vous dire… Ma femmeétait avec moi. Si ce que je sais doit figurer au rapport,j’aimerais bien qu’elle descendît, pour contrôler mes souvenirs parles siens. »

Cela parut très raisonnable à M. Cauche, et Pecqueux, quivenait d’arriver, offrit d’aller chercherMme Roubaud. Il partit à grandes enjambées, il yeut un moment d’attente. Philomène, accourue avec le chauffeur,l’avait suivi des yeux, irritée de ce qu’il se chargeait de cettecommission. Mais, ayant aperçu Mme Lebleu, qui sehâtait, de toute la vitesse de ses pauvres jambes enflées, elle seprécipita, l’aida ; et les deux femmes levèrent les mains auciel, poussèrent des exclamations, passionnées par la découverted’un si abominable crime. Bien qu’on ne sût encore absolument rien,déjà des versions circulaient, autour d’elles, dans l’effarementdes gestes et des visages. Dominant le bourdonnement des voix,Philomène elle-même, qui ne tenait le fait de personne, affirmaitsur sa parole d’honneur que Mme Roubaud avait vul’assassin. Et le silence se fit, lorsque Pecqueux reparut,accompagné de cette dernière.

« Voyez-la donc ! murmura Mme Lebleu.Si l’on dirait la femme d’un sous-chef, avec son air deprincesse ! Ce matin, avant le jour, elle était déjà ainsi,peignée et corsetée comme si elle allait en visite. »

Ce fut à petits pas réguliers que Séverine s’avança. Il y avaittout un long bout du quai à suivre, sous les yeux qui laregardaient venir ; et elle ne faiblissait pas, elle appuyaitsimplement son mouchoir sur ses paupières, dans la grosse douleurqu’elle venait d’éprouver, en apprenant le nom de la victime. Vêtued’une robe de laine noire, très élégante, elle semblait porter ledeuil de son protecteur. Ses lourds cheveux sombres luisaient ausoleil, car elle n’avait pas même pris le temps de se couvrir latête, malgré le froid. Ses yeux bleus si doux, pleins d’angoisse etnoyés de larmes, la rendaient très touchante.

« Bien sûr qu’elle a raison de pleurer, dit à demi-voixPhilomène. Les voilà fichus, maintenant qu’on a tué leur bonDieu. »

Lorsque Séverine fut là, au milieu de tout ce monde, devant laportière ouverte du coupé, M. Cauche et Roubaud endescendirent ; et, tout de suite, ce dernier commença à direce qu’il savait.

« N’est-ce pas ? ma chère, hier matin, dès notrearrivée à Paris, nous sommes allés voir M. Grandmorin… Ilpouvait être onze heures un quart, n’est-ce pas ? »

Il la regardait fixement, elle répéta d’une voixdocile :

« Oui, onze heures un quart. »

Mais ses yeux s’étaient arrêtés sur le coussin noir de sang,elle eut un spasme, des sanglots profonds jaillirent de sa gorge.Et le chef de gare, ému, empressé, intervint :

« Madame, si vous ne pouviez supporter ce spectacle… Nouscomprenons très bien votre douleur…

– Oh ! simplement deux mots, interrompit lecommissaire. Nous ferons ensuite reconduire madame chezelle. »

Roubaud se hâta de continuer :

« C’est alors, après avoir causé de différentes choses, queM. Grandmorin nous annonça qu’il devait partir le lendemain,pour aller à Doinville, chez sa sœur… Je le vois encore assis à sonbureau. Moi, j’étais ici ; ma femme était là… N’est-ce pas, machère, il nous a dit qu’il partirait le lendemain ?

– Oui, le lendemain. »

M. Cauche, qui continuait à prendre au crayon des notesrapides, leva la tête.

« Comment, le lendemain ? mais puisqu’il est parti lesoir !

– Attendez donc ! répliqua le sous-chef. Même, quandil sut que nous repartions le soir, il eut un instant l’idée deprendre l’express avec nous, si ma femme voulait bien le suivrejusqu’à Doinville, où elle passerait quelques jours chez sa sœur,comme cela était arrivé déjà. Mais ma femme, qui avait beaucoup àfaire ici, a refusé… N’est-ce pas, tu as refusé ?

– J’ai refusé, oui.

– Et voilà, il a été très gentil… Il s’était occupé de moi,il nous a accompagnés jusqu’à la porte de son cabinet… N’est-cepas, ma chère ?

– Oui, jusqu’à la porte.

– Le soir, nous sommes partis… Avant de nous installer dansnotre compartiment, j’ai causé avec M. Vandorpe, le chef degare. Et je n’ai rien vu du tout. J’étais très ennuyé, parce que jenous croyais seuls, et qu’il y avait, dans un coin, une dame que jen’avais pas remarquée ; d’autant plus que deux autrespersonnes, un ménage, sont encore montées au dernier moment…Jusqu’à Rouen non plus, rien de particulier, je n’ai rien vu…Aussi, à Rouen, comme nous étions descendus pour nous dégourdir lesjambes, quelle n’a pas été notre surprise, d’apercevoir, à trois ouquatre voitures de la nôtre, M. Grandmorin, debout à laportière d’un coupé ! « Comment, monsieur le Président,vous êtes parti ? Ah bien ! nous ne nous doutions guèrede voyager avec vous ! » Et il nous a expliqué qu’ilavait reçu une dépêche… On a sifflé, nous sommes remontés vite dansnotre compartiment, où, par parenthèse, nous n’avons retrouvépersonne, tous nos compagnons de route s’étant arrêtés à Rouen, cequi ne nous a pas fait de peine… Et voilà ! c’est bien tout,ma chère, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est bien tout. »

Ce récit, si simple qu’il fût, avait fortement impressionnél’auditoire. Tous attendaient de comprendre, la face béante. Lecommissaire, cessant d’écrire, exprima la surprise générale, endemandant :

« Et vous êtes sûr qu’il n’y avait personne dans le coupé,avec M. Grandmorin ?

– Oh ! ça, absolument sûr. »

Un frémissement courut. Ce mystère qui se posait, soufflait dela peur, un petit froid que chacun sentit passer sur sa nuque. Sile voyageur était seul, par qui avait-il pu être assassiné et jetédu coupé, à trois lieues de là, avant un nouvel arrêt dutrain ?

Dans le silence, on entendit la voix mauvaise dePhilomène :

« C’est drôle tout de même. »

En se sentant dévisagé, Roubaud la regarda, avec un hochement dumenton, comme pour dire qu’il trouvait ça drôle, lui aussi. Prèsd’elle, il aperçut Pecqueux et Mme Lebleu, quihochaient également la tête. Les yeux de tous s’étaient tournés deson côté, on attendait autre chose, on cherchait sur sa personne undétail oublié, qui éclaircirait l’affaire. Il n’y avait aucuneaccusation, dans ces regards ardemment curieux ; et il croyaitpourtant voir poindre le soupçon vague, ce doute que le plus petitfait parfois change en certitude.

« Extraordinaire, murmura M. Cauche.

– Tout à fait extraordinaire », répétaM. Dabadie.

Alors, Roubaud se décida :

« Ce dont je suis encore bien sûr, c’est que l’express quiva, d’un trait, de Rouen à Barentin, a marché à sa vitesseréglementaire, sans que j’aie remarqué rien d’anormal… Je le dis,parce que, justement, nous trouvant seuls, j’avais baissé la glace,pour fumer une cigarette ; et je jetais des coups d’œilau-dehors, je me rendais parfaitement compte de tous les bruits dutrain… Même, à Barentin, ayant reconnu sur le quaiM. Bessière, le chef de gare, mon successeur, je l’ai appelé,et nous avons échangé trois paroles, tandis que, monté sur lemarchepied, il me serrait la main… N’est-ce pas ? ma chère, onpeut l’interroger, M. Bessière le dira. »

Séverine, toujours immobile et pâle, son fin visage noyé dechagrin, confirma une fois de plus la déclaration de son mari.

« Il le dira, oui. »

Dès ce moment, toute accusation devenait impossible, si lesRoubaud, remontés à Rouen, dans leur compartiment, y avaient étésalués, à Barentin, par un ami. L’ombre de soupçon que le sous-chefcroyait avoir vue passer dans les yeux s’en était allée ; etl’étonnement de chacun grandissait. L’affaire prenait une tournurede plus en plus mystérieuse.

« Voyons, dit le commissaire, êtes-vous bien certain quepersonne, à Rouen, n’a pu monter dans le coupé, après que vous avezeu quitté M. Grandmorin ? »

Évidemment, Roubaud n’avait pas prévu cette question, car, pourla première fois, il se troubla, n’ayant sans doute plus la réponsepréparée d’avance. Il regarda sa femme, hésitant.

« Oh ! non, je ne crois pas… On fermait les portières,on sifflait, nous avons eu bien juste le temps de regagner notrevoiture… Et puis, le coupé était réservé, personne ne pouvaitmonter, il me semble… »

Mais les yeux bleus de sa femme s’élargissaient, devenaient sigrands, qu’il s’effraya d’être affirmatif.

« Après tout, je ne sais pas… Oui, peut-être quelqu’un a pumonter… Il y avait une vraie bousculade… »

Et, à mesure qu’il parlait, sa voix se refaisait nette, toutecette histoire nouvelle naissait, s’affirmait.

« Vous savez, à cause des fêtes du Havre, la foule étaiténorme… Nous avons été obligés de défendre notre compartimentcontre des voyageurs de deuxième et même de troisième classe… Avecça, la gare est très mal éclairée, on ne voyait rien, on sepoussait, on criait, dans la cohue du départ… Ma foi ! oui, ilest très possible que, ne sachant comment se caser, ou mêmeprofitant de l’encombrement, quelqu’un se soit introduit de forcedans le coupé, à la dernière seconde. »

Et, s’interrompant :

« Hein ? ma chère, c’est ce qui a dûarriver. »

Séverine, l’air brisé, son mouchoir sur ses yeux meurtris,répéta :

« C’est ce qui est arrivé, certainement. »

Dès lors, la piste était donnée ; et, sans se prononcer, lecommissaire de surveillance et le chef de gare échangèrent unregard, d’un air entendu. Un long mouvement avait agité la foule,qui sentait que l’enquête était finie, et qu’un besoin decommentaires tourmentait : tout de suite des suppositionscirculèrent, chacun avait une histoire. Depuis un instant, leservice de la gare se trouvait comme suspendu, le personnel entierétait là, obsédé par ce drame ; et ce fut une surprise que devoir entrer sous la marquise le train de neuf heures trente-huit.On courut, les portières s’ouvrirent, le flot des voyageurss’écoula. Presque tous les curieux, d’ailleurs, étaient restésautour du commissaire, qui, par un scrupule d’homme méthodique,visitait une dernière fois le coupé ensanglanté.

Pecqueux, gesticulant entre Mme Lebleu etPhilomène, aperçut à ce moment son mécanicien, Jacques Lantier, quivenait de descendre du train et qui, immobile, regardait de loin lerassemblement. Il l’appela violemment de la main. Jacques nebougeait pas. Enfin, il se décida, d’une marche lente.

« Quoi donc ? » demanda-t-il à son chauffeur.

Il savait bien, il n’écouta que d’une oreille distraite lanouvelle de l’assassinat et les suppositions que l’on faisait. Cequi le surprenait, le remuait étrangement, c’était de tomber aumilieu de cette enquête, de retrouver ce coupé, entrevu dans lesténèbres, lancé à toute vitesse. Il allongea le cou, regarda lamare de sang caillé sur le coussin ; et il revoyait la scènedu meurtre, il revoyait surtout le cadavre, étendu en travers de lavoie, là-bas, avec sa gorge ouverte. Puis, comme il détournait lesyeux, il remarqua les Roubaud, pendant que Pecqueux continuait àlui raconter l’histoire, de quelle façon ces derniers étaient mêlésà l’affaire, leur départ de Paris dans le même train que lavictime, les dernières paroles qu’ils avaient échangées ensemble, àRouen. L’homme, il le connaissait, pour lui serrer la main,parfois, depuis qu’il faisait le service de l’express ; lafemme, il l’avait entrevue de loin en loin, il s’était écartéd’elle comme des autres, dans sa peur maladive. Mais, à cetteminute, ainsi pleurante et pâle, avec la douceur effarée de sesyeux bleus sous l’écrasement noir de sa chevelure, elle le frappa.Il ne la quittait plus du regard, et il eut une absence, il sedemanda, étourdi, pourquoi les Roubaud et lui étaient là, commentles faits avaient pu les réunir devant cette voiture du crime, euxde retour de Paris la veille, lui revenu de Barentin à l’instantmême.

« Oh ! je sais, je sais, dit-il tout haut,interrompant le chauffeur. J’étais justement là-bas, à la sortie dutunnel, cette nuit, et j’ai bien cru voir quelque chose, au momentoù le train a passé. »

Ce fut une grosse émotion, tous l’entourèrent. Et lui, lepremier, avait frémi, étonné, bouleversé de ce qu’il venait dedire. Pourquoi avait-il parlé, après s’être promis si formellementde se taire ? Tant de bonnes raisons lui conseillaient lesilence ! Et les mots étaient inconsciemment sortis de seslèvres, tandis qu’il regardait cette femme. Elle avait brusquementécarté son mouchoir, pour fixer sur lui ses yeux en larmes, quis’agrandissaient encore.

Mais le commissaire s’était vivement approché.

« Quoi ? qu’avez-vous vu ? »

Et Jacques, sous le regard immobile de Séverine, dit ce qu’ilavait vu : le coupé éclairé, passant dans la nuit, à toutevapeur, et les profils fuyants des deux hommes, l’un renversé,l’autre le couteau au poing. Près de sa femme, Roubaud écoutait, enfixant sur lui ses gros yeux vifs.

« Alors, demanda le commissaire, vous reconnaîtriezl’assassin ?

– Oh ! ça, non, je ne crois pas.

– Portait-il un paletot ou une blouse ?

– Je ne pourrais rien affirmer. Songez donc, un train quidevait marcher à une vitesse de quatre-vingtskilomètres ! »

Séverine, en dehors de sa volonté, échangea un coup d’œil avecRoubaud, qui eut la force de dire :

« En effet, il faudrait avoir de bons yeux.

– N’importe, conclut M. Cauche, voilà une dépositionimportante. Le juge d’instruction vous aidera à voir clair danstout ça… Monsieur Lantier et monsieur Roubaud, donnez-moi vos nomsbien exacts, pour les citations. »

C’était fini, le groupe des curieux se dissipa peu à peu, leservice de la gare reprit son activité. Roubaud surtout dut courirs’occuper de l’omnibus de neuf heures cinquante, dans lequel desvoyageurs montaient déjà. Il avait donné à Jacques une poignée demain, plus vigoureuse que de coutume ; et celui-ci, resté seulavec Séverine, derrière Mme Lebleu, Pecqueux etPhilomène, qui s’en allaient en chuchotant, s’était cru forcéd’accompagner la jeune femme sous la marquise, jusqu’à l’escalierdes employés, ne trouvant rien à lui dire, retenu pourtant prèsd’elle, comme si un lien venait de se nouer entre eux. Maintenant,la gaieté du jour avait grandi, le soleil clair montait vainqueurdes brumes matinales, dans la grande limpidité bleue du ciel ;pendant que le vent de mer, prenant de la force avec la maréemontante, apportait sa fraîcheur salée. Et, comme il la quittaitenfin, il rencontra de nouveau ses larges yeux, dont la douceurterrifiée et suppliante l’avait si profondément remué.

Mais il y eut un léger coup de sifflet. C’était Roubaud quidonnait le signal du départ. La machine répondit par un sifflementprolongé, et le train de neuf heures cinquante s’ébranla, roulaplus vite, disparut au loin, dans la poussière d’or du soleil.

Chapitre 4

 

Ce jour-là, dans la seconde semaine de mars, M. Denizet, lejuge d’instruction, avait mandé de nouveau à son cabinet, au Palaisde Justice de Rouen, certains témoins importants de l’affaireGrandmorin.

Depuis trois semaines, cette affaire faisait un bruit énorme.Elle avait bouleversé Rouen, elle passionnait Paris, et lesjournaux de l’opposition, dans la violente campagne qu’ils menaientcontre l’Empire, venaient de la prendre comme machine de guerre.L’approche des élections générales, dont la préoccupation dominaittoute la politique, enfiévrait la lutte. Il y avait eu, à laChambre, des séances très orageuses : celle où l’on avaitdisputé âprement la validation des pouvoirs de deux députésattachés à la personne de l’empereur ; celle encore où l’ons’était acharné contre la gestion financière du préfet de la Seine,en réclamant l’élection d’un conseil municipal. Et l’affaireGrandmorin arrivait à point pour continuer l’agitation, leshistoires les plus extraordinaires circulaient, les journauxs’emplissaient chaque matin de nouvelles hypothèses, injurieusespour le gouvernement. D’une part, on laissait entendre que lavictime, un familier des Tuileries, ancien magistrat, commandeur dela Légion d’honneur, riche à millions, était adonné aux piresdébauches ; de l’autre, l’instruction n’ayant pas aboutijusque-là, on commençait à accuser la police et la magistrature decomplaisance, on plaisantait sur cet assassin légendaire, restéintrouvable. S’il y avait beaucoup de vérité dans ces attaques,elles n’en étaient que plus dures à supporter.

Aussi, M. Denizet sentait-il bien toute la lourderesponsabilité qui pesait sur lui. Il se passionnait, lui aussi,d’autant plus qu’il avait de l’ambition et qu’il attendaitardemment une affaire de cette importance, pour mettre en lumièreles hautes qualités de perspicacité et d’énergie qu’il s’accordait.Fils d’un gros éleveur normand, il avait fait son droit à Caen etn’était entré qu’assez tard dans la magistrature, où son originepaysanne, aggravée par une faillite de son père, avait rendu sonavancement difficile. Substitut à Bernay, à Dieppe, au Havre, ilavait mis dix ans pour devenir procureur impérial à Pont-Audemer.Puis, envoyé à Rouen comme substitut, il y était juge d’instructiondepuis dix-huit mois, à cinquante ans passés. Sans fortune, ravagéde besoins que ne pouvaient contenter ses maigres appointements, ilvivait dans cette dépendance de la magistrature mal payée, acceptéeseulement des médiocres, et où les intelligents se dévorent, enattendant de se vendre. Lui, était d’une intelligence très vive,très déliée, honnête même, ayant l’amour de son métier, grisé de satoute-puissance, qui le faisait, dans son cabinet de juge, maîtreabsolu de la liberté des autres. Son intérêt seul corrigeait sapassion, il avait un si cuisant désir d’être décoré et de passer àParis, qu’après s’être laissé emporter, au premier jour del’instruction, par son amour de la vérité, il avançait maintenantavec une extrême prudence, en devinant de toutes parts desfondrières, dans lesquelles son avenir pouvait sombrer.

Il faut dire que M. Denizet était prévenu, car, dès lecommencement de son enquête, un ami lui avait conseillé de serendre à Paris, au ministère de la Justice. Là, il avait longuementcausé avec le secrétaire général, M. Camy-Lamotte, personnageconsidérable, ayant la haute main sur le personnel, chargé desnominations, en continuel rapport avec les Tuileries. C’était unbel homme, parti comme lui substitut, mais que ses relations et safemme avaient fait nommer député et grand officier de la Légiond’honneur. L’affaire lui était arrivée naturellement entre lesmains, le procureur impérial de Rouen, inquiet de ce drame loucheoù un ancien magistrat se trouvait être la victime, ayant pris laprécaution d’en référer au ministre, qui s’était déchargé à sontour sur son secrétaire général. Et, ici, il y avait eu unerencontre : M. Camy-Lamotte était justement un anciencondisciple du président Grandmorin, plus jeune de quelques années,resté avec lui sur un pied d’amitié si étroite, qu’il leconnaissait à fond, jusque dans ses vices. Aussi parlait-il de lamort tragique de son ami avec une affliction profonde, et iln’avait entretenu M. Denizet que de son désir ardentd’atteindre le coupable. Mais il ne cachait pas que les Tuileriesse désolaient de tout ce bruit disproportionné, il s’était permisde lui recommander beaucoup de tact. En somme, le juge avaitcompris qu’il ferait bien de ne pas se hâter, de ne rien risquersans approbation préalable. Même il était revenu à Rouen avec lacertitude que, de son côté, le secrétaire général avait lancé desagents, désireux d’instruire l’affaire, lui aussi. On voulaitconnaître la vérité, pour la cacher mieux, s’il étaitnécessaire.

Cependant, des jours se passèrent, et M. Denizet, malgréson effort de patience, s’irritait des plaisanteries de la presse.Puis, le policier reparaissait, le nez au vent, comme un bon chien.Il était emporté par le besoin de trouver la vraie piste, par lagloire d’être le premier à l’avoir flairée, quitte à l’abandonner,si on lui en donnait l’ordre. Et, tout en attendant du ministèreune lettre, un conseil, un simple signe, qui tardait à venir, ils’était remis activement à son instruction. Sur deux ou troisarrestations déjà faites, aucune n’avait pu être maintenue. Mais,brusquement, l’ouverture du testament du président Grandmorinréveilla en lui un soupçon, dont il s’était senti effleuré dès lespremières heures : la culpabilité possible des Roubaud. Cetestament, encombré de legs étranges, en contenait un par lequelSéverine était instituée légataire de la maison située au lieu ditla Croix-de-Maufras. Dès lors, le mobile du meurtre, vainementcherché jusque-là, était trouvé : les Roubaud, connaissant lelegs, avaient pu assassiner leur bienfaiteur pour entrer enjouissance immédiate. Cela le hantait d’autant plus, queM. Camy-Lamotte avait parlé singulièrement deMme Roubaud, comme l’ayant connue autrefois chez leprésident, lorsqu’elle était jeune fille. Seulement, qued’invraisemblances, que d’impossibilités matérielles etmorales ! Depuis qu’il dirigeait ses recherches dans ce sens,il butait à chaque pas contre des faits qui déroutaient saconception d’une enquête judiciaire classiquement menée. Rien nes’éclairait, la grande clarté centrale, la cause première,illuminant tout, manquait.

Une autre piste existait bien, que M. Denizet n’avait pasperdue de vue, la piste fournie par Roubaud lui-même, celle del’homme qui, grâce à la bousculade du départ, pouvait être montédans le coupé. C’était le fameux assassin introuvable, légendaire,dont tous les journaux de l’opposition ricanaient. L’effort del’instruction avait d’abord porté sur le signalement de cet homme,à Rouen d’où il était parti, à Barentin où il devait êtredescendu ; mais il n’en était rien résulté de précis, certainstémoins niaient même la possibilité du coupé réservé pris d’assaut,d’autres donnaient les renseignements les plus contradictoires. Etla piste ne semblait devoir mener à rien de bon, lorsque le juge,en interrogeant le garde-barrière Misard, tomba sans le vouloir surla dramatique aventure de Cabuche et de Louisette, cette enfantqui, violentée par le président, serait allée mourir chez son bonami. Ce fut pour lui le coup de foudre, d’un bloc l’acted’accusation classique se formula dans sa tête. Tout s’y trouvait,des menaces de mort proférées par le carrier contre la victime, desantécédents déplorables, un alibi invoqué maladroitement,impossible à prouver. En secret, dans une minute d’inspirationénergique, il avait fait, la veille, enlever Cabuche de la petitemaison qu’il occupait au fond des bois, sorte de tanière perdue, oùl’on avait trouvé un pantalon taché de sang. Et, tout en sedéfendant encore contre la conviction qui l’envahissait, tout en sepromettant de ne pas lâcher l’hypothèse des Roubaud, il exultait, àl’idée que lui seul avait eu le nez assez fin pour découvrirl’assassin véritable. C’était dans le but de se faire une certitudequ’il avait mandé, ce jour-là, à son cabinet, plusieurs des témoinsdéjà entendus, au lendemain du crime.

Le cabinet du juge d’instruction se trouvait, du côté de la rueJeanne-d’Arc, dans le vieux bâtiment délabré, collé au flanc del’ancien palais des ducs de Normandie, transformé aujourd’hui enPalais de Justice, qu’il déshonorait. Cette grande pièce triste,située au rez-de-chaussée, était éclairée d’un jour si blafard,qu’il fallait y allumer une lampe, dès trois heures, en hiver.Tendue d’un ancien papier vert décoloré, elle avait pour toutameublement deux fauteuils, quatre chaises, le bureau du juge, lapetite table du greffier ; et, sur la cheminée froide, deuxcoupes de bronze flanquaient une pendule de marbre noir. Derrièrele bureau, une porte conduisait à une seconde pièce, dans laquellele juge cachait parfois les personnes qu’il voulait garder à sadisposition ; tandis que la porte d’entrée s’ouvraitdirectement sur le large couloir, garni de banquettes, oùattendaient les témoins.

Dès une heure et demie, bien que la citation ne fût que pourdeux heures, les Roubaud étaient là. Ils arrivaient du Havre, ilsavaient à peine pris le temps de déjeuner, dans un petit restaurantde la Grande-Rue. Tous les deux vêtus de noir, lui en redingote,elle en robe de soie, comme une dame, gardaient la gravité un peulasse et chagrine d’un ménage qui a perdu un parent. Elle s’étaitassise sur une banquette, immobile, sans une parole, pendant que,resté debout, les mains derrière le dos, il se promenait à paslents devant elle. Mais, à chaque retour, leurs regards serencontraient, et leur anxiété cachée passait alors, ainsi qu’uneombre, sur leurs faces muettes. Bien qu’il les eût comblés de joie,le legs de la Croix-de-Maufras venait de raviver leurscraintes ; car la famille du président, sa fille surtout,outrée des donations étranges, si nombreuses qu’elles atteignaientla moitié de la fortune totale, parlait d’attaquer letestament ; et Mme de Lachesnaye, pousséepar son mari, se montrait particulièrement dure contre son ancienneamie Séverine, qu’elle chargeait des soupçons les plus graves.D’autre part, la pensée d’une preuve, à laquelle Roubaud n’avaitpas songé d’abord, le hantait maintenant d’une peur continue :la lettre qu’il avait fait écrire à sa femme afin de déciderGrandmorin à partir, cette lettre qu’on allait retrouver, sicelui-ci ne l’avait pas détruite, et dont on pouvait reconnaîtrel’écriture. Heureusement, les jours passaient, rien ne s’étaitencore produit, la lettre devait avoir été déchirée. Chaquecitation nouvelle, au cabinet du juge d’instruction, n’en demeuraitpas moins, pour le ménage, une cause de sueurs froides, sous leurcorrecte attitude d’héritiers et de témoins.

Deux heures sonnèrent, Jacques parut à son tour. Lui, arrivaitde Paris. Tout de suite, Roubaud s’avança, la main tendue, trèsexpansif.

« Ah ! vous aussi, on vous a dérangé… Hein !est-ce ennuyeux, cette triste affaire qui n’en finitpas ! »

Jacques, en apercevant Séverine, toujours assise, immobile,venait de s’arrêter net. Depuis trois semaines, tous les deuxjours, à chacun de ses voyages au Havre, le sous-chef le comblaitde prévenances. Même, une fois, il avait dû accepter à déjeuner.Et, près de la jeune femme, il s’était senti frémir de son frisson,dans un trouble croissant. Allait-il donc la vouloir aussi,celle-là ? Son cœur battait, ses mains brûlaient, à voirseulement la ligne blanche du cou, autour de l’échancrure ducorsage. Aussi était-il désormais fermement résolu à la fuir.

« Et, reprit Roubaud, que dit-on de l’affaire, àParis ? Rien de nouveau, n’est-ce pas ? Voyez-vous, on nesait rien, on ne saura jamais rien… Venez donc dire bonjour à mafemme. »

Il l’entraîna, il fallut que Jacques s’approchât, saluâtSéverine, gênée, souriante de son air d’enfant peureux. Ils’efforçait de causer de choses indifférentes, sous les regards dumari et de la femme qui ne le quittaient pas, comme s’ils avaienttâché de lire, au-delà même de sa pensée, dans les songeries vaguesoù lui-même hésitait à descendre. Pourquoi était-il si froid ?pourquoi semblait-il chercher à les éviter ? Est-ce que sessouvenirs se réveillaient, est-ce que c’était pour les confronteravec lui qu’on les avait rappelés ? Cet unique témoin qu’ilsredoutaient, ils auraient voulu le conquérir, se l’attacher par desliens d’une fraternité si étroite, qu’il ne trouvât plus le couragede parler contre eux.

Ce fut le sous-chef, torturé, qui revint à l’affaire.

« Alors, vous ne vous doutez pas pour quelle raison on nouscite ? Hein ! peut-être y a-t-il dunouveau ? »

Jacques eut un geste d’indifférence.

« Un bruit circulait tout à l’heure, à la gare, lorsque jesuis arrivé. On parlait d’une arrestation. »

Les Roubaud s’étonnèrent, très agités, très perplexes. Comment,une arrestation ? personne ne leur en avait soufflé mot !Une arrestation faite, ou une arrestation à faire ? Ilsl’accablaient de questions, mais il n’en savait pas davantage.

À ce moment, dans le couloir, un bruit de pas éveillal’attention de Séverine.

« Voici Berthe et son mari », murmura-t-elle.

C’étaient en effet, les Lachesnaye. Ils passèrent très raidesdevant les Roubaud, la jeune femme n’eut pas même un regard pourson ancienne camarade. Et un huissier les introduisit tout de suitedans le cabinet du juge d’instruction.

« Ah bien ! Il faut nous armer de patience, ditRoubaud. Nous sommes là pour deux bonnes heures… Asseyez-vousdonc ! »

Lui-même venait de se placer à gauche de Séverine, et de la mainil invitait Jacques à se mettre de l’autre côté, près d’elle.Celui-ci resta debout un instant encore. Puis, comme elle leregardait de son air doux et craintif, il se laissa aller sur labanquette. Elle était très frêle entre eux, il la sentait d’unetendresse soumise ; et la tiédeur légère qui émanait de cettefemme, pendant leur longue attente, l’engourdissait lentement, toutentier.

Dans le cabinet de M. Denizet, les interrogatoires allaientcommencer. Déjà l’instruction avait fourni la matière d’un dossierénorme, plusieurs liasses de papiers, revêtues de chemises bleues.On s’était efforcé de suivre la victime depuis son départ de Paris.M. Vandorpe, le chef de gare, avait déposé sur le départ del’express de six heures trente, la voiture 293 ajoutée au derniermoment, les quelques paroles échangées avec Roubaud, monté dans soncompartiment un peu avant l’arrivée du président Grandmorin, enfinl’installation de celui-ci dans son coupé, où il était certainementseul. Puis, le conducteur du train, Henri Dauvergne, interrogé surce qui s’était passé à Rouen, pendant l’arrêt de dix minutes,n’avait pu rien affirmer. Il avait vu les Roubaud causant, devantle coupé, et il croyait bien qu’ils étaient retournés dans leurcompartiment, dont un surveillant aurait refermé la portière ;mais cela restait vague, au milieu des poussées de la foule et desdemi-ténèbres de la gare. Quant à se prononcer si un homme, lefameux assassin introuvable, avait pu se jeter dans le coupé, aumoment de la mise en marche, il croyait l’aventure peuvraisemblable, tout en en admettant la possibilité ; car elles’était, à sa connaissance, déjà produite deux fois. D’autresemployés du personnel de Rouen, questionnés aussi sur les mêmespoints, au lieu d’apporter quelque lumière, n’avaient guèrequ’embrouillé les choses, par leurs réponses contradictoires.Cependant, un fait prouvé, c’était la poignée de main donnée parRoubaud, de l’intérieur du wagon, au chef de gare de Barentin,monté sur le marchepied : ce chef de gare, M. Bessière,l’avait formellement reconnu comme exact, et il avait ajouté queson collègue était seul avec sa femme, qui, couchée à demi,paraissait dormir tranquillement. D’autre part, on était alléjusqu’à rechercher les voyageurs, partis de Paris dans le mêmecompartiment que les Roubaud. La grosse dame et le gros monsieur,arrivés tard, à la dernière minute, des bourgeois dePetit-Couronne, avaient déclaré que, s’étant assoupis tout desuite, ils ne pouvaient rien dire ; et quant à la femme noire,muette en son coin, elle s’était dissipée comme une ombre, il avaitété absolument impossible de la retrouver. Enfin, c’était d’autrestémoins encore, le fretin, ceux qui avaient servi à établirl’identité des voyageurs descendus ce soir-là à Barentin, l’hommedevant s’être arrêté là : on avait compté les billets, onétait arrivé à connaître tous les voyageurs, sauf un, justement ungrand gaillard, la tête enveloppée d’un mouchoir bleu, que les unsdisaient vêtu d’un paletot et les autres d’une blouse. Rien que surcet homme, disparu, évanoui ainsi qu’un rêve, il y avait au dossiertrois cent dix pièces, d’une confusion telle, que chaque témoignagey était démenti par un autre.

Et le dossier se compliquait encore des piècesjudiciaires : le procès-verbal de constat rédigé par legreffier que le procureur impérial et le juge d’instruction avaientemmené sur le théâtre du crime, toute une volumineuse descriptionde l’endroit de la voie ferrée où la victime gisait, de la positiondu corps, du costume, des objets trouvés dans les poches, ayantpermis d’établir l’identité ; le procès-verbal du médecin,amené également, une pièce où, en termes scientifiques, étaitlonguement décrite la plaie de la gorge, l’unique plaie, uneaffreuse entaille faite avec un instrument tranchant, un couteausans doute ; d’autres procès-verbaux encore, d’autresdocuments sur le transport du cadavre à l’hôpital de Rouen, sur letemps qu’il y était resté, avant que sa décompositionremarquablement prompte eût forcé l’autorité à le rendre à lafamille. Mais, de ce nouvel amas de paperasses, demeuraientseulement deux ou trois points importants. D’abord, dans lespoches, on n’avait retrouvé ni la montre, ni un petit portefeuille,où devaient être dix billets de mille francs, somme due par leprésident Grandmorin à sa sœur, Mme Bonnehon, etque celle-ci attendait. Il aurait donc semblé que le crime avait eule vol pour mobile, si d’autre part une bague, ornée d’un grosbrillant, n’était restée au doigt. De là encore toute une séried’hypothèses. On n’avait malheureusement pas les numéros desbillets de banque ; mais la montre était connue, une montretrès forte, à remontoir, portant sur le boîtier les deux initialesentrelacées du président et dans l’intérieur un chiffre defabrication, le numéro 2516. Enfin, l’arme, le couteau dontl’assassin s’était servi, avait donné lieu à des recherchesconsidérables, le long de la voie, parmi les broussaillesenvironnantes, partout où il aurait pu être jeté ; mais ellesétaient demeurées inutiles, l’assassin devait avoir caché lecouteau, dans le même trou que les billets et la montre. On avaitseulement ramassé, à une centaine de mètres avant la station deBarentin, la couverture de voyage de la victime, abandonnée là,comme un objet compromettant ; et elle figurait parmi lespièces à conviction.

Lorsque les Lachesnaye entrèrent, M. Denizet, debout devantson bureau, relisait un des premiers interrogatoires, que songreffier venait de chercher dans le dossier. C’était un homme petitet assez fort, entièrement rasé, grisonnant déjà. Les jouesépaisses, le menton carré, le nez large, avaient une immobilitéblême, qu’augmentaient encore les paupières lourdes, retombant àdemi sur de gros yeux clairs. Mais toute la sagacité, toutel’adresse qu’il croyait avoir, s’étaient réfugiées dans la bouche,une de ces bouches de comédien jouant leurs sentiments à la ville,d’une mobilité extrême, et qui s’amincissait, dans les minutes oùil devenait très fin. La finesse le perdait le plus souvent, ilétait trop perspicace, il rusait trop avec la vérité simple etbonne, d’après un idéal de métier, s’étant fait de sa fonction untype d’anatomiste moral, doué de seconde vue, extrêmementspirituel. D’ailleurs, il n’était pas non plus un sot.

Tout de suite, il se montra aimable pourMme de Lachesnaye, car il y avait encore enlui un magistrat mondain, fréquentant la société de Rouen et desenvirons.

« Madame, veuillez vous asseoir. »

Et il avança lui-même un siège à la jeune femme, une blondechétive, l’air désagréable et laide, dans ses vêtements de deuil.Mais il fut simplement poli, de mine un peu rogue même, pourM. de Lachesnaye, blond lui aussi et malingre ; carce petit homme, conseiller à la cour dès l’âge de trente-six ans,décoré, grâce à l’influence de son beau-père et aux services queson père, également magistrat, avait rendus autrefois dans lescommissions mixtes, représentait à ses yeux la magistrature defaveur, la magistrature riche, les médiocres qui s’installaient,certains d’un chemin rapide par leur parenté et leur fortune ;tandis que lui, pauvre, sans protection, se trouvait réduit àtendre l’éternelle échine du solliciteur, sous la pierre sans cesseretombante de l’avancement. Aussi n’était-il pas fâché de lui fairesentir, dans ce cabinet, sa toute-puissance, l’absolu pouvoir qu’ilavait sur la liberté de tous, au point de changer d’un mot untémoin en prévenu, et de procéder à son arrestation immédiate, sila fantaisie l’en prenait.

« Madame, continua-t-il, vous me pardonnerez d’avoir encoreà vous torturer avec cette douloureuse histoire. Je sais que voussouhaitez aussi vivement que nous de voir la clarté se faire et lecoupable expier son crime. »

D’un signe, il prévint le greffier, un grand garçon jaune, à lafigure osseuse, et l’interrogatoire commença.

Mais, dès les premières questions posées à sa femme,M. de Lachesnaye, qui s’était assis, voyant qu’on ne l’enpriait pas, s’efforça de se substituer à elle. Il en vint à exhalertoute son amertume contre le testament de son beau-père.Comprenait-on cela ? des legs si nombreux, si importants,qu’ils atteignaient presque la moitié de la fortune, une fortune detrois millions sept cent mille francs ! Et à des personnesqu’on ne connaissait pas pour la plupart, à des femmes de toutesles classes ! Il y avait jusqu’à une petite marchande deviolettes, installée sous une porte de la rue du Rocher. C’étaitinacceptable, il attendait que l’instruction criminelle fût finie,pour voir s’il n’y aurait pas moyen de faire casser ce testamentimmoral.

Pendant qu’il se désolait ainsi, les dents serrées, montrant lesot qu’il était, le provincial à passions têtues, enfoncé dansl’avarice, M. Denizet le regardait de ses gros yeux clairs, àdemi cachés, et sa bouche fine exprimait un dédain jaloux, pour cetimpuissant que deux millions ne satisfaisaient pas, et qu’ilverrait sans doute un jour sous la pourpre suprême, grâce à toutcet argent.

« Je crois, monsieur, que vous auriez tort, dit-il enfin.Le testament ne pourrait être attaqué que si le total des legsdépassait la moitié de la fortune, et ce n’est pas lecas. »

Puis, se tournant vers son greffier :

« Dites donc, Laurent, vous n’écrivez pas tout ceci, jepense. »

D’un faible sourire, celui-ci le rassura, en homme qui savaitcomprendre.

« Mais, enfin, reprit M. de Lachesnaye plusaigrement, on ne s’imagine pas, j’espère, que je vais laisser laCroix-de-Maufras à ces Roubaud. Un cadeau pareil à la fille d’undomestique ! Et pourquoi, à quel titre ? Puis, s’il estprouvé qu’ils ont trempé dans le crime… »

M. Denizet revint à l’affaire.

« Vraiment, le croyez-vous ?

– Dame ! s’ils avaient connaissance du testament, leurintérêt à la mort de notre pauvre père est démontré… Remarquez, enoutre, qu’ils ont été les derniers à causer avec lui… Enfin, toutcela semble bien louche. »

Impatienté, dérangé dans sa nouvelle hypothèse, le juge setourna vers Berthe.

« Et vous, madame, pensez-vous votre ancienne amie capabled’un tel crime ? »

Avant de répondre, elle regarda son mari. En quelques mois deménage, leur mauvaise grâce, leur sécheresse à tous deux s’étaientcommuniquées et exagérées. Ils se gâtaient ensemble, c’était luiqui l’avait jetée sur Séverine, au point que, pour ravoir lamaison, elle l’aurait fait arrêter sur l’heure.

« Mon Dieu ! monsieur, finit-elle par dire, lapersonne dont vous parlez avait de très mauvais instincts, étantpetite.

– Quoi donc ? l’accusez-vous de s’être mal conduite, àDoinville ?

– Oh ! non, monsieur, mon père ne l’aurait pasgardée. »

Dans ce cri, se révoltait la pruderie de la bourgeoise honnête,qui n’aurait jamais une faute à se reprocher, et qui mettait sagloire à être une des vertus les plus incontestables de Rouen,saluée et reçue partout.

« Seulement, continua-t-elle, quand il y a des habitudes delégèreté et de dissipation… Enfin, monsieur, bien des choses que jen’aurais pas crues possibles, me paraissent certainesaujourd’hui. »

De nouveau, M. Denizet eut un mouvement d’impatience. Iln’était plus du tout sur cette piste, et quiconque y demeuraitdevenait son adversaire, lui semblait s’attaquer à la sûreté de sonintelligence.

« Voyons, pourtant, il faut raisonner, s’écria-t-il. Desgens comme les Roubaud ne tuent pas un homme comme votre père, pourhériter plus vite ; ou, tout au moins, il y aurait des indicesde leur hâte, je trouverais ailleurs des traces de cette âpreté àposséder et à jouir. Non, le mobile ne suffit point, il faudrait endécouvrir un autre, et il n’y a rien, vous n’apportez rienvous-mêmes… Puis, rétablissez les faits, ne constatez-vous pas desimpossibilités matérielles ? Personne n’a vu les Roubaudmonter dans le coupé, un employé croit même pouvoir affirmer qu’ilssont retournés dans leur compartiment. Et, puisqu’ils y étaientpour sûr à Barentin, il serait nécessaire d’admettre un va-et-vientde leur wagon à celui du président, dont les séparaient troisautres voitures, cela pendant les quelques minutes du trajet,lorsque le train était lancé à toute vitesse. Est-cevraisemblable ? j’ai questionné des mécaniciens, desconducteurs. Tous m’ont dit qu’une grande habitude seule pouvaitdonner assez de sang-froid et d’énergie… La femme n’en aurait pasété en tout cas, le mari se serait risqué sans elle ; et pourquoi faire, pour tuer un protecteur qui venait de les tirer d’unembarras grave ? Non, non, décidément ! l’hypothèse netient pas debout, il faut chercher ailleurs… Ah ! un homme quiserait monté à Rouen et descendu à la première station, qui auraitrécemment prononcé des menaces de mort contre lavictime… »

Dans sa passion, il arrivait à son système nouveau, il allaittrop en dire, lorsque la porte, en s’entrouvrant, laissa passer latête de l’huissier. Mais, avant que celui-ci eût prononcé un mot,une main gantée acheva d’ouvrir la porte toute grande ; et unedame blonde entra, vêtue d’un deuil très élégant, encore belle àcinquante ans passés, d’une beauté opulente et forte de déessevieillie.

« C’est moi, mon cher juge. Je suis en retard, et vousm’excuserez, n’est-ce pas ? Les chemins sont impraticables,les trois lieues de Doinville à Rouen en faisaient bien sixaujourd’hui. »

Galamment, M. Denizet s’était levé.

« Votre santé est bonne, madame, depuis dimanchedernier ?

– Très bonne… Et vous, mon cher juge, vous êtes-vous remisde la peur que mon cocher vous a faite ? Ce garçon m’a racontéqu’il avait failli verser en vous ramenant, à deux kilomètres àpeine du château.

– Oh ! une simple secousse, je ne m’en souvenais déjàplus… Asseyez-vous donc, et comme je le disais tout à l’heure àMme de Lachesnaye, pardonnez-moi de réveillervotre douleur, avec cette épouvantable affaire.

– Mon Dieu ! puisqu’il le faut… Bonjour, Berthe !bonjour, Lachesnaye ! »

C’était Mme Bonnehon, la sœur de la victime.Elle avait embrassé sa nièce et serré la main du mari. Veuve depuisl’âge de trente ans, d’un manufacturier qui lui avait apporté unegrosse fortune, déjà fort riche par elle-même, ayant eu dans lepartage avec son frère le domaine de Doinville, elle avait mené uneexistence aimable, toute pleine, disait-on, de coups de cœur, maissi correcte et si franche d’apparence, qu’elle était restéel’arbitre de la société rouennaise. Par occasion et par goût, elleavait aimé dans la magistrature, recevant au château, depuisvingt-cinq ans, le monde judiciaire, tout ce monde du Palais queses voitures amenaient de Rouen et y ramenaient, dans unecontinuelle fête. Aujourd’hui, elle n’était point calmée encore, onlui prêtait une tendresse maternelle pour un jeune substitut, lefils d’un conseiller à la cour, M. Chaumette : elletravaillait à l’avancement du fils, elle comblait le pèred’invitations et de prévenances. Et elle avait gardé aussi un bonami des temps anciens, un conseiller également, un célibataire,M. Desbazeilles, la gloire littéraire de la cour de Rouen,dont on citait des sonnets finement tournés. Pendant des années, ilavait eu sa chambre à Doinville. Maintenant, bien qu’il eût dépasséla soixantaine, il y venait dîner toujours, en vieux camarade,auquel ses rhumatismes ne permettaient plus que le souvenir. Elleconservait ainsi sa royauté par sa bonne grâce, malgré lavieillesse menaçante, et personne ne songeait à la lui disputer,elle n’avait senti une rivale que pendant le dernier hiver, chezMme Leboucq, la femme d’un conseiller encore, unegrande brune de trente-quatre ans, vraiment très bien, où lamagistrature commençait à aller beaucoup. Cela, dans son enjouementhabituel, lui donnait une pointe de mélancolie.

« Alors, madame, si vous le permettez, repritM. Denizet, je vais vous poser quelques questions. »

L’interrogatoire des Lachesnaye était terminé, mais il ne lescongédiait pas : son cabinet si morne, si froid, tournait ausalon mondain. Le greffier, flegmatique, se prépara de nouveau àécrire.

« Un témoin a parlé d’une dépêche que votre frère auraitreçue, l’appelant tout de suite à Doinville… Nous n’avons pastrouvé trace de cette dépêche. Lui auriez-vous écrit, vous,madame ? »

Mme Bonnehon, très à l’aise, souriante, se mit àrépondre sur le ton d’une amicale causerie.

« Je n’ai pas écrit à mon frère, je l’attendais, je savaisqu’il devait venir, mais sans qu’une date fût fixée. D’habitude, iltombait de la sorte, et presque toujours par un train de nuit.Comme il habitait un pavillon isolé dans le parc, ouvrant sur uneruelle déserte, nous ne l’entendions même pas arriver. Il louait àBarentin une voiture, il ne se montrait que le lendemain, fort tardparfois dans la journée, ainsi qu’un voisin en visite, installéchez lui depuis longtemps… Si, cette fois-là, je l’attendais,c’était qu’il devait m’apporter une somme de dix mille francs, unrèglement de compte entre nous. Il avait certainement les dix millefrancs sur lui. C’est pourquoi j’ai toujours cru qu’on l’avait tuépour le voler, simplement. »

Le juge laissa régner un court silence ; puis, la regardanten face :

« Qu’est-ce que vous pensez de Mme Roubaudet de son mari ? »

Elle eut un vif mouvement de protestation.

« Ah ! non, mon cher monsieur Denizet, vous n’allezpas encore vous égarer sur le compte de ces braves gens… Séverineétait une bonne petite fille, très douce, très docile même, etdélicieuse avec ça, ce qui ne gâte rien. Je pense, puisque voustenez à ce que je le répète, qu’elle et son mari sont incapablesd’une mauvaise action. »

Il l’approuvait de la tête, il triomphait, en jetant un coupd’œil vers Mme de Lachesnaye. Celle-ci,piquée, se permit d’intervenir.

« Ma tante, je vous trouve bien facile. »

Alors, Mme Bonnehon se soulagea, avec sonfranc-parler ordinaire.

« Laisse donc, Berthe, nous ne nous entendrons jamaislà-dessus… Elle était gaie, elle aimait à rire, et elle avait bienraison… Je sais parfaitement ce que ton mari et toi vous pensez.Mais, en vérité, il faut que l’intérêt vous trouble la tête, pourque vous vous étonniez si fort de ce legs de la Croix-de-Maufras,fait par ton père à la bonne Séverine… Il l’avait élevée, ill’avait dotée, il était tout naturel qu’il la mît sur sontestament. Ne la considérait-il pas un peu comme sa fille,voyons !… Ah ! ma chère, l’argent compte pour si peu dechose dans le bonheur ! »

Elle, en effet, ayant toujours été très riche, se montrait d’undésintéressement absolu. Même, par un raffinement de belle femmeadorée, elle affectait de mettre l’unique raison de vivre dans labeauté et dans l’amour.

« C’est Roubaud qui a parlé de la dépêche, fit remarquersèchement M. de Lachesnaye. S’il n’y a pas eu de dépêche,le président n’a pas pu lui dire qu’il en avait reçu une. PourquoiRoubaud a-t-il menti ?

– Mais, s’écria M. Denizet, se passionnant, leprésident peut très bien avoir inventé lui-même cette dépêche, pourexpliquer son départ subit aux Roubaud. Selon leur propretémoignage, il ne devait partir que le lendemain ; et, commeil se trouvait dans le même train qu’eux, il avait besoin d’uneraison quelconque, s’il ne voulait pas leur apprendre la raisonvraie, que nous ignorons tous, d’ailleurs… Cela n’a pasd’importance, cela ne mène à rien. »

Un nouveau silence se fit. Quand le juge continua, il était trèscalme, il se montra plein de précautions.

« À présent, madame, j’aborde un sujet particulièrementdélicat, et je vous prie d’excuser la nature de mes questions.Personne plus que moi ne respecte la mémoire de votre frère… Desbruits couraient, n’est-ce pas ? on lui donnait desmaîtresses. »

Mme Bonnehon s’était remise à sourire, avec soninfinie tolérance.

« Oh ! cher monsieur, à son âge !… Mon frère aété veuf de bonne heure, je ne me suis jamais cru le droit detrouver mauvais ce que lui-même trouvait bon. Il a donc vécu à saguise, sans que je me mêle en rien de son existence. Ce que jesais, c’est qu’il gardait son rang, et qu’il est resté jusqu’aubout un homme du meilleur monde. »

Berthe, suffoquée que, devant elle, on parlât des maîtresses deson père, avait baissé les yeux ; pendant que son mari, aussigêné qu’elle, était allé se planter devant la fenêtre, tournant ledos.

« Pardonnez-moi, si j’insiste, dit M. Denizet. N’ya-t-il pas eu une histoire, avec une jeune femme de chambre, chezvous ?

– Ah ! oui, Louisette… Mais, cher monsieur, c’étaitune petite vicieuse qui, à quatorze ans, avait des rapports avec unrepris de justice. On a voulu exploiter sa mort contre mon frère.C’est une indignité, je vais vous raconter ça. »

Sans doute elle était de bonne foi. Bien qu’elle sût à quoi s’entenir sur les mœurs du président, et que sa mort tragique ne l’eûtpas surprise, elle sentait le besoin de défendre la haute situationde la famille. D’ailleurs, dans cette malheureuse histoire deLouisette, si elle le croyait très capable d’avoir voulu la petite,elle était convaincue également de la débauche précoce decelle-ci.

« Imaginez-vous une gamine, oh ! si petite, sidélicate, blonde et rose comme un petit ange, et douce avec ça,d’une douceur de sainte nitouche à lui donner le bon Dieu sansconfession… Eh bien ! elle n’avait pas quatorze ans qu’elleétait la bonne amie d’une sorte de brute, un carrier du nom deCabuche, qui venait de faire cinq ans de prison, pour avoir tué unhomme dans un cabaret. Ce garçon vivait à l’état sauvage, sur lalisière de la forêt de Bécourt, où son père, mort de chagrin, luiavait laissé une masure faite de troncs d’arbres et de terre. Ils’entêtait à y exploiter un coin des carrières abandonnées, quiautrefois, je crois bien, ont fourni la moitié des pierres dontRouen est bâti. Et c’était au fond de ce terrier que la petiteallait retrouver son loup-garou, dont tout le pays avait une sigrosse peur, qu’il vivait absolument seul, comme un pestiféré.Souvent, on les rencontrait ensemble, rôdant par les bois, setenant par la main, elle si mignonne, lui énorme et bestial. Enfin,une débauche à ne pas croire… Naturellement, je n’ai connu ceschoses que plus tard. J’avais pris Louisette chez moi presque parcharité, pour faire une bonne œuvre. Sa famille, ces Misard, que jesavais pauvres, s’étaient bien gardés de me dire qu’ils avaientroué de coups l’enfant, sans pouvoir l’empêcher de courir chez sonCabuche, dès qu’une porte restait ouverte… Et c’est alors quel’accident est arrivé. Mon frère, à Doinville, n’avait pas deserviteurs à lui. Louisette et une autre femme faisaient le ménagedu pavillon écarté qu’il occupait. Un matin qu’elle s’y étaitrendue seule, elle disparut. Pour moi, elle préméditait sa fuitedepuis longtemps, peut-être son amant l’attendait-il et l’avait-ilemmenée… Mais l’épouvantable, ce fut que, cinq jours après, lebruit de la mort de Louisette courait, avec des détails sur unviol, tenté par mon frère, dans des circonstances si monstrueuses,que l’enfant, affolée, était allée chez Cabuche, disait-on, mourird’une fièvre cérébrale. Que s’était-il passé ? tant deversions ont circulé, qu’il est difficile de le dire. Je crois pourma part que Louisette, morte réellement d’une mauvaise fièvre, carun médecin l’a constaté, a succombé à quelque imprudence, des nuitsà la belle étoile, des vagabondages dans les marais… N’est-cepas ? mon cher monsieur, vous ne voyez pas mon frèresupplicier cette gamine. C’est odieux, c’est impossible. »

Pendant ce récit, M. Denizet avait écouté attentivement,sans approuver ni désapprouver. Et Mme Bonnehon eutun léger embarras à finir ; puis, se décidant :

« Mon Dieu ! je ne dis point que mon frère n’ait pasvoulu plaisanter avec elle. Il aimait la jeunesse, il était trèsgai, sous son apparence rigide. Enfin, mettons qu’il l’aitembrassée. »

Sur ce mot, il y eut une révolte pudique des Lachesnaye.

« Oh ! ma tante, ma tante ! »

Mais elle haussa les épaules : pourquoi mentir à lajustice ?

« Il l’a embrassée, chatouillée peut-être. Il n’y a pas decrime là-dedans… Et ce qui me fait admettre cela, c’est quel’invention ne vient pas du carrier. Louisette doit être lamenteuse, la vicieuse qui a grossi les choses pour se fairepeut-être garder par son amant, de façon que celui-ci, une brute,je vous l’ai dit, a fini de bonne foi par s’imaginer qu’on luiavait tué sa maîtresse… Il était réellement fou de rage, ilrépétait dans tous les cabarets que, si le président lui tombaitsous les mains, il le saignerait comme un cochon… »

Le juge, silencieux jusque-là, l’interrompit vivement.

« Il a dit cela, des témoins pourront-ilsl’affirmer ?

– Oh ! cher monsieur, vous en trouverez tant que vousvoudrez… Enfin, une bien triste affaire, nous avons eu beaucoupd’ennuis. Heureusement que la situation de mon frère le mettaitau-dessus de tout soupçon. »

Mme Bonnehon venait de comprendre quelle pistenouvelle suivait M. Denizet ; et elle en était assezinquiète, elle préféra ne pas s’engager davantage, en lequestionnant à son tour. Il s’était levé, il dit qu’il ne voulaitpas abuser plus longtemps de la douloureuse complaisance de lafamille. Sur son ordre, le greffier lut les interrogatoires, avantde les faire signer aux témoins. Ils étaient d’une correctionparfaite, ces interrogatoires, si bien épluchés des mots inutileset compromettants, que Mme Bonnehon, la plume à lamain, eut un coup d’œil de surprise bienveillante sur ce Laurent,blême, osseux, qu’elle n’avait pas regardé encore.

Puis, comme le juge l’accompagnait, ainsi que son neveu et sanièce, jusqu’à la porte, elle lui serra les mains.

« À bientôt, n’est-ce pas ? Vous savez qu’on vousattend toujours à Doinville… Et merci, vous êtes un de mes derniersfidèles. »

Son sourire s’était voilé de mélancolie, tandis que sa nièce,sèche, sortie la première, n’avait eu qu’une légère salutation.

Quand il fut seul, M. Denizet respira une minute. Ils’était arrêté, debout, réfléchissant. Pour lui, l’affaire devenaitclaire, il y avait eu certainement violence de la part deGrandmorin, dont la réputation était connue. Cela rendaitl’instruction délicate, il se promettait de redoubler de prudence,jusqu’à ce que les avis qu’il attendait du ministère fussentarrivés. Mais il n’en triomphait pas moins. Enfin, il tenait lecoupable.

Lorsqu’il eut repris sa place, devant le bureau, il sonnal’huissier.

« Faites entrer le sieur Jacques Lantier. »

Sur la banquette du couloir, les Roubaud attendaient toujours,avec leurs visages fermés, comme ensommeillés de patience, qu’untic nerveux, parfois, remuait. Et la voix de l’huissier, appelantJacques, sembla les réveiller, dans un léger tressaillement. Ils lesuivirent de leurs yeux élargis, ils le regardèrent disparaîtrechez le juge. Puis, ils retombèrent à leur attente, pâlis encore,silencieux.

Toute cette affaire, depuis trois semaines, hantait Jacques d’unmalaise, comme si elle avait pu finir par tourner contre lui. Celaétait déraisonnable, car il n’avait rien à se reprocher, pas mêmed’avoir gardé le silence ; et, pourtant, il n’entrait chez lejuge qu’avec le petit frisson du coupable, qui craint de voir soncrime découvert ; et il se défendait contre les questions, ilse surveillait, de peur d’en trop dire. Lui aussi aurait putuer : cela ne se lisait-il pas dans ses yeux ? Rien nelui était plus désagréable que ces citations en justice, il enéprouvait une sorte de colère, ayant hâte, disait-il, qu’on ne letourmentât plus, avec des histoires qui ne le regardaient pas.

D’ailleurs, ce jour-là, M. Denizet n’insista que sur lesignalement de l’assassin. Jacques, étant l’unique témoin qui eûtentrevu ce dernier, pouvait seul donner des renseignements précis.Mais il ne sortait pas de sa première déposition, il répétait quela scène du meurtre était restée pour lui la vision d’une seconde àpeine, une image si rapide, qu’elle demeurait comme sans forme,abstraite, dans son souvenir. Ce n’était qu’un homme en égorgeantun autre, et rien de plus. Pendant une demi-heure, le juge, avecune obstination lente, le harcela, lui posa la même question soustous les sens imaginables : était-il grand, était-ilpetit ? avait-il de la barbe, avait-il des cheveux longs oucourts ? quelle sorte de vêtements portait-il ? à quelleclasse paraissait-il appartenir ? Et Jacques, troublé, nefaisait toujours que des réponses vagues.

« Enfin, demanda brusquement M. Denizet en leregardant dans les yeux, si on vous le montrait, lereconnaîtriez-vous ? »

Il eut un léger battement de paupières, envahi d’une angoissesous ce regard qui fouillait son crâne. Sa conscience s’interrogeatout haut.

« Le reconnaître… oui… peut-être. »

Mais déjà son étrange peur d’une complicité inconsciente lerejetait dans son système évasif.

« Non pourtant, je ne pense pas, jamais je n’oseraisaffirmer. Songez donc ! une vitesse de quatre-vingtskilomètres à l’heure ! »

D’un geste de découragement, le juge allait le faire passer dansla pièce voisine, pour le garder à sa disposition, lorsqu’il seravisa.

« Restez, asseyez-vous. »

Et, sonnant de nouveau l’huissier :

« Introduisez M. etMme Roubaud. »

Dès la porte, en apercevant Jacques, leurs yeux se ternirentd’un vacillement d’inquiétude. Avait-il parlé ? le gardait-onpour le confronter avec eux ? Toute leur assurance s’enallait, de le sentir là ; et ce fut la voix un peu sourdequ’ils répondirent d’abord. Mais le juge avait simplement reprisleur premier interrogatoire, ils n’eurent qu’à répéter les mêmesphrases, presque identiques, pendant qu’il les écoutait, la têtebasse, sans même les regarder.

Puis, tout d’un coup, il se tourna vers Séverine.

« Madame, vous avez dit au commissaire de surveillance,dont j’ai là le procès-verbal, que, pour vous, un homme était montéà Rouen, dans le coupé, comme le train se mettait enmarche. »

Elle resta saisie. Pourquoi rappelait-il cela ? était-ce unpiège ? allait-il, en rapprochant ses déclarations, la fairese démentir elle-même ? Aussi, d’un coup d’œil,consulta-t-elle son mari, qui intervint prudemment.

« Je ne crois pas, monsieur, que ma femme se soit montréesi affirmative.

– Pardon… Comme vous émettiez la possibilité du fait,madame a dit : « C’est certainement ce qui estarrivé »… Eh bien ! madame, je désire savoir si vousaviez des motifs particuliers pour parler ainsi. »

Elle acheva de se troubler, convaincue que, si elle ne seméfiait pas, il allait, de réponse en réponse, la mener à desaveux. Pourtant, elle ne pouvait garder le silence.

« Oh ! non, monsieur, aucun motif… J’ai dû dire ça àtitre de simple raisonnement, parce qu’en effet il est difficile des’expliquer les choses d’une autre façon.

– Alors, vous n’avez pas vu l’homme, vous ne pouvez riennous apprendre sur lui ?

– Non, non, monsieur, rien ! »

M. Denizet sembla abandonner ce point de l’instruction.Mais il y revint tout de suite avec Roubaud.

« Et vous, comment se fait-il que vous n’ayez pas vul’homme, s’il est réellement monté, car il résulte de votredéposition même que vous causiez encore avec la victime, lorsqu’ona sifflé pour le départ ? »

Cette insistance finissait par terrifier le sous-chef de gare,dans l’anxiété où il était de savoir quel parti il devait prendre,lâcher l’invention de l’homme, ou s’y entêter. Si l’on avait despreuves contre lui, l’hypothèse de l’assassin inconnu n’était guèresoutenable et pouvait même aggraver son cas. Il attendait decomprendre, il répondit par des explications confuses,longuement.

« Il est vraiment fâcheux, reprit M. Denizet, que vossouvenirs soient restés si peu clairs, car vous nous aideriez àmettre fin aux soupçons qui se sont égarés sur diversespersonnes. »

Cela parut si direct à Roubaud, qu’il éprouva un irrésistiblebesoin de s’innocenter. Il se vit découvert, son parti fut pristout de suite.

« Il y a là un tel cas de conscience ! On hésite, vouscomprenez, rien n’est plus naturel. Quand je vous avouerais que jecrois bien l’avoir vu, l’homme… »

Le juge eut un geste de triomphe, croyant devoir ce commencementde franchise à son habileté. Il disait connaître par expériencel’étrange peine que certains témoins ont à confesser ce qu’ilssavent ; et, ceux-là, il se flattait de les accoucher malgréeux.

« Parlez donc… Comment est-il ? petit, grand, de votretaille à peu près ?

– Oh ! non, non, beaucoup plus grand… Du moins, j’enai eu la sensation, car c’est une simple sensation, un individu queje suis presque sûr d’avoir frôlé, en courant pour retourner à monwagon.

– Attendez », dit M. Denizet.

Et, se tournant vers Jacques, il lui demanda :

« L’homme que vous avez entrevu, le couteau au poing,était-il plus grand que M. Roubaud ? »

Le mécanicien, qui s’impatientait, car il commençait à craindrede ne pouvoir prendre le train de cinq heures, leva les yeux,examina Roubaud ; et il semblait ne jamais l’avoir regardé, ils’étonnait de le trouver court, puissant, avec un profil singulier,vu ailleurs, rêvé peut-être.

« Non, murmura-t-il, pas plus grand, à peu près de la mêmetaille. »

Mais le sous-chef de gare protestait avec vivacité.

« Oh ! beaucoup plus grand, de toute la tête aumoins. »

Jacques restait les yeux largement ouverts sur lui ; et,sous ce regard, où il lisait une surprise croissante, il s’agitait,comme pour échapper à sa propre ressemblance ; tandis que safemme, elle aussi, suivait, glacée, le travail sourd de mémoire,exprimé par le visage du jeune homme. Clairement, celui-ci s’étaitétonné d’abord de certaines analogies entre Roubaud etl’assassin ; ensuite, il venait d’avoir la certitude brusqueque Roubaud était l’assassin, ainsi que le bruit en avaitcouru ; puis, maintenant, il semblait tout à l’émotion decette découverte, la face béante, sans qu’il fût possible de savoirce qu’il allait faire, sans qu’il le sût lui-même. S’il parlait, leménage était perdu. Les yeux de Roubaud avaient rencontré lessiens, tous deux se regardaient jusqu’à l’âme. Il y eut unsilence.

« Alors, vous n’êtes pas d’accord, reprit M. Denizet.Si vous l’avez vu plus petit, vous, c’est sans doute qu’il étaitcourbé, dans la lutte avec sa victime. »

Lui aussi regardait les deux hommes. Il n’avait pas songé àutiliser ainsi cette confrontation ; mais, par instinct demétier, il sentit, à cette minute, que la vérité passait dansl’air. Sa confiance en la piste Cabuche en fut même ébranlée.Est-ce que les Lachesnaye auraient eu raison ? est-ce que lescoupables, contre toute vraisemblance, seraient cet employé honnêteet sa jeune femme, si douce ?

« L’homme avait-il sa barbe entière, commevous ? » demanda-t-il à Roubaud.

Ce dernier eut la force de répondre, sans que sa voixtremblât :

« Sa barbe entière, non, non ! Pas de barbe du tout,je crois. »

Jacques comprit que la même question allait lui être posée. Quedirait-il ? car, il aurait bien juré, lui, que l’homme portaittoute sa barbe. En somme, ces gens ne l’intéressaient point,pourquoi ne pas dire la vérité ? Mais, comme il détournait sesyeux du mari, il rencontra le regard de la femme ; et il lut,dans ce regard, une supplication si ardente, un don si entier detoute la personne, qu’il en fut bouleversé. Son frisson ancien lereprenait : l’aimait-il donc, était-ce donc celle-là qu’ilpourrait aimer, comme on aime d’amour, sans un monstrueux désir dedestruction ? Et, à ce moment, par un singulier contrecoup deson trouble, il lui sembla que sa mémoire s’obscurcissait, il neretrouvait plus l’assassin dans Roubaud. La vision redevenaitvague, un doute le prenait, à ce point qu’il se serait mortellementrepenti d’avoir parlé.

M. Denizet posait la question :

« L’homme avait-il sa barbe entière, commeM. Roubaud ? »

Et il répondit de bonne foi :

« Monsieur, en vérité, je ne puis pas dire. Encore un coup,cela a été trop rapide. Je ne sais rien, je ne veux rienaffirmer. »

Mais M. Denizet s’entêta, car il désirait en finir avec lesoupçon sur le sous-chef. Il poussa celui-ci, il poussa lemécanicien, arriva à obtenir du premier un signalement complet del’assassin, grand, fort, sans barbe, vêtu d’une blouse, en tout lecontraire de son propre signalement ; tandis qu’il ne tiraitplus du second que des monosyllabes évasifs, qui donnaient de laforce aux affirmations de l’autre. Et le juge en revenait à saconviction première : il était sur la bonne piste, le portraitque le témoin faisait de l’assassin se trouvait être si exact, quechaque trait nouveau ajoutait à la certitude. C’était ce ménage,soupçonné injustement, qui, par sa déposition accablante, feraittomber la tête du coupable.

« Entrez là, dit-il aux Roubaud et à Jacques, en lesfaisant passer dans la pièce voisine, quand ils eurent signé leursinterrogatoires. Attendez que je vous appelle. »

Immédiatement, il donna l’ordre qu’on amenât leprisonnier ; et il était si heureux, qu’il poussa, avec songreffier, la belle humeur jusqu’à dire :

« Laurent, nous le tenons. »

Mais la porte s’était ouverte, deux gendarmes avaient paru,conduisant un grand garçon de vingt-cinq à trente ans. Ils seretirèrent sur un signe du juge, et Cabuche resta seul au milieu ducabinet, ahuri, avec un hérissement fauve de bête traquée. C’étaitun gaillard, au cou puissant, aux poings énormes, blond, très blancde peau, la barbe rare, à peine un duvet doré qui frisait, soyeux.La face massive, le front bas disaient la violence de l’être borné,tout à la sensation immédiate ; mais il y avait comme unbesoin de soumission tendre, dans la bouche large et dans le nezcarré de bon chien. Saisi brutalement au fond de son trou, de grandmatin, arraché à sa forêt, exaspéré des accusations qu’il necomprenait pas, il avait déjà, avec son effarement et sa blousedéchirée, l’air louche du prévenu, cet air de bandit sournois quela prison donne au plus honnête homme. La nuit tombait, la pièceétait noire, et il se renfonçait dans l’ombre, lorsque l’huissierapporta une grosse lampe, au globe nu, dont la vive lumière luiéclaira le visage. Alors, découvert, il demeura immobile.

Tout de suite, M. Denizet avait fixé sur lui ses gros yeuxclairs, aux paupières lourdes. Et il ne parlait pas, c’étaitl’engagement muet, l’essai premier de sa puissance, avant la guerrede sauvage, guerre de ruses, de pièges, de tortures morales. Cethomme était le coupable, tout devenait licite contre lui, iln’avait plus que le droit d’avouer son crime.

L’interrogatoire commença, très lent.

« Savez-vous de quel crime vous êtesaccusé ? »

Cabuche, la voix empâtée de colère impuissante,grogna :

« On ne me l’a pas dit, mais je m’en doute bien. On en aassez causé !

– Vous connaissiez M. Grandmorin ?

– Oui, oui, je le connaissais, trop !

– Une fille Louisette, votre maîtresse, est entrée commefemme de chambre, chez Mme Bonnehon. »

Un sursaut de rage emporta le carrier. Dans la colère, il voyaitrouge.

« Nom de Dieu ! ceux qui disent ça sont de sacrésmenteurs. Louisette n’était pas ma maîtresse. »

Curieusement, le juge l’avait regardé se fâcher. Et, faisantfaire un crochet à l’interrogatoire :

« Vous êtes très violent, vous avez été condamné à cinq ansde prison pour avoir tué un homme, dans une querelle. »

Cabuche baissa la tête. C’était sa honte, cette condamnation. Ilmurmura :

« Il avait tapé le premier… Je n’ai fait que quatre ans, onm’a gracié d’un an.

– Alors, reprit M. Denizet, vous prétendez que lafille Louisette n’était pas votre maîtresse ? »

De nouveau, il serra les poings. Puis, d’une voix basse,entrecoupée :

« Comprenez donc, elle était gamine, pas quatorze ansencore, quand je suis revenu de là-bas… Alors, tout le monde mefuyait, on m’aurait jeté des pierres. Et elle, dans la forêt où jela rencontrais toujours, elle s’approchait, elle causait, elleétait gentille, oh ! gentille… Nous sommes donc devenus amiscomme ça. Nous nous tenions par la main, en nous promenant. C’étaitsi bon, si bon, dans ce temps-là !… Bien sûr qu’ellegrandissait et que je songeais à elle. Je ne peux pas dire lecontraire, j’étais comme un fou, tant je l’aimais. Elle m’aimaittrès fort aussi, et ça aurait fini par arriver, ce que vous dites,quand on l’a séparée de moi, en la mettant à Doinville, chez cettedame… Puis, un soir, en rentrant de la carrière, je l’ai trouvéedevant ma porte, à moitié folle, si abîmée, qu’elle brûlait defièvre. Elle n’avait pas osé rentrer chez ses parents, elle venaitmourir chez moi… Ah ! nom de Dieu, le cochon ! j’auraisdû courir le saigner tout de suite ! »

Le juge pinçait ses lèvres fines, étonné de l’accent sincère decet homme. Décidément, il fallait jouer serré, il avait affaire àplus forte partie qu’il n’avait cru.

« Oui, je sais l’histoire épouvantable que vous et cettefille avez inventée. Remarquez seulement que toute la vie deM. Grandmorin le mettait au-dessus de vosaccusations. »

Éperdu, les yeux ronds, les mains tremblantes, le carrierbégayait :

« Quoi ? qu’est-ce que nous avons inventé ?…C’est les autres qui mentent, et c’est nous qu’on accuse dementeries !

– Mais oui, ne faites pas l’innocent… J’ai déjà interrogéMisard, l’homme qui a épousé la mère de votre maîtresse. Je leconfronterai avec vous, s’il est nécessaire. Vous verrez ce qu’ilpense de votre histoire, lui… Et prenez bien garde à vos réponses.Nous avons des témoins, nous savons tout, vous feriez mieux de direla vérité. »

C’était son ordinaire tactique d’intimidation, même lorsqu’il nesavait rien et qu’il n’avait pas de témoins.

« Ainsi nierez-vous que, publiquement, vous avez criépartout que vous saigneriez M. Grandmorin ?

– Ah ! ça, oui, je l’ai dit. Et je le disais de boncœur, allez ! car la main me démangeaitbougrement ! »

Une surprise arrêta net M. Denizet, qui s’attendait à unsystème de complète dénégation. Comment ! le prévenu avouaitles menaces. Quelle ruse cela cachait-il ? Craignant d’êtreallé trop vite en besogne, il se recueillit un instant, puis ledévisagea, en lui posant cette question brusque :

« Qu’avez-vous fait pendant la nuit du 14 au 15février ?

– Je me suis couché à la nuit, vers six heures… J’étais unpeu souffrant, et mon cousin Louis m’a même rendu le service deconduire une charge de pierres à Doinville.

– Oui, on a vu votre cousin, avec la voiture, traverser lavoie, au passage à niveau. Mais votre cousin, interrogé, n’a purépondre qu’une chose : c’est que vous l’avez quitté vers midiet qu’il ne vous a plus revu… Prouvez-moi que vous étiez couché àsix heures.

– Voyons, c’est bête, je ne peux pas prouver ça. J’habiteune maison toute seule, à la lisière de la forêt… J’y étais, je ledis, et c’est tout. »

Alors, M. Denizet se décida à frapper le grand coup del’affirmation qui s’impose. Sa face s’immobilisait dans une tensionde volonté, tandis que sa bouche jouait la scène.

« Je vais vous le dire, moi, ce que vous avez fait, le 14février au soir… À trois heures, vous avez pris, à Barentin, letrain pour Rouen, dans un but que l’instruction n’a pu encoreétablir. Vous deviez revenir par le train de Paris qui s’arrête àRouen à neuf heures trois ; et vous étiez sur le quai, aumilieu de la foule, lorsque vous avez aperçu M. Grandmorin,dans son coupé. Remarquez que j’admets très bien qu’il n’y a pas euguet-apens, que l’idée du crime vous est venue seulement alors…Vous êtes monté grâce à la bousculade, vous avez attendu d’êtresous le tunnel de Malaunay ; mais vous avez mal calculé letemps, car le train sortait du tunnel, lorsque vous avez fait lecoup… Et vous avez jeté le cadavre, et vous êtes descendu àBarentin, après vous être débarrassé aussi de la couverture devoyage… Voilà ce que vous avez fait. »

Il épiait les moindres ondes sur la face rose de Cabuche, et ils’irrita, lorsque celui-ci, très attentif d’abord, finit paréclater d’un bon rire.

« Qu’est-ce que vous racontez là ?… Si j’avais fait lecoup, je le dirais. »

Puis, tranquillement :

« Je ne l’ai pas fait, mais j’aurais dû le faire. Nom deDieu ! oui, je le regrette. »

Et M. Denizet ne put en tirer autre chose. Vainement, ilreprit ses questions, revint dix fois sur les mêmes points, par destactiques différentes. Non ! toujours non ! ce n’étaitpas lui. Il haussait les épaules, trouvait ça bête. En l’arrêtant,on avait fouillé la masure, sans découvrir ni l’arme, ni les dixbillets de banque, ni la montre ; mais on avait saisi unpantalon taché de quelques gouttelettes de sang, preuve accablante.De nouveau, il s’était mis à rire : encore une belle histoire,un lapin, pris au collet, qui lui avait saigné sur lesjambes ! Et, dans son idée fixe du crime, c’était le juge quiperdait pied, par trop de finesse professionnelle, compliquant,allant au-delà de la vérité simple. Cet homme borné, incapable delutter de ruse, d’une force invincible quand il disait non,toujours non, le jetait peu à peu hors de lui ; car il nel’admettait que coupable, chaque dénégation nouvelle l’outraitdavantage, comme un entêtement dans la sauvagerie et le mensonge.Il le forcerait bien à se couper.

« Alors, vous niez ?

– Bien sûr, puisque ce n’est pas moi… Si c’était moi,ah ! j’en serais trop fier, je le dirais. »

D’un brusque mouvement, M. Denizet se leva, alla lui-mêmeouvrir la porte de la petite pièce voisine. Et, lorsqu’il eutrappelé Jacques :

« Reconnaissez-vous cet homme ?

– Je le connais, répondit le mécanicien surpris. Je l’ai vuautrefois, chez les Misard.

– Non, non… Le reconnaissez-vous pour l’homme du wagon,l’assassin ? »

Du coup, Jacques redevint circonspect. D’ailleurs, il ne lereconnaissait pas. L’autre lui avait semblé plus court, plus noir.Il allait le déclarer, lorsqu’il trouva que c’était trop s’avancerencore. Et il resta évasif.

« Je ne sais pas, je ne peux pas dire… Je vous assure,monsieur, que je ne peux pas dire. »

M. Denizet, sans attendre, appela les Roubaud à leur tour.Et il leur posa la question :

« Reconnaissez-vous cet homme ? »

Cabuche souriait toujours. Il ne s’étonna pas, il adressa unpetit signe de tête à Séverine, qu’il avait connue jeune fille,quand elle habitait la Croix-de-Maufras. Mais elle et son marivenaient d’avoir un saisissement, en le voyant là. Ilscomprenaient : c’était l’homme arrêté dont leur avait parléJacques, le prévenu qui avait motivé leur nouvel interrogatoire. EtRoubaud était stupéfié, effrayé de la ressemblance de ce garçonavec l’assassin imaginaire, dont il avait inventé le signalement,le contraire du sien. Cela se trouvait être purement fortuit, il enrestait si troublé, qu’il hésitait à répondre.

« Voyons, le reconnaissez-vous ?

– Mon Dieu ! monsieur le juge, je vous le répète, ç’aété une sensation simplement, un individu qui m’a frôlé… Sansdoute, celui-ci est grand comme l’autre, et il est blond, et il n’apas de barbe…

– Enfin, le reconnaissez-vous ? »

Le sous-chef, oppressé, était tout tremblant d’une sourde lutteintérieure. L’instinct de la conservation l’emporta.

« Je ne peux pas affirmer. Mais il y a de ça, beaucoup deça, pour sûr. »

Cette fois, Cabuche commença à jurer. À la fin, on l’embêtait,avec ces histoires. Puisque ce n’était pas lui, il voulait partir.Et, sous le flot de sang qui lui montait au crâne, il tapa despoings, il devint si terrible, que les gendarmes, rappelés,l’emmenèrent. Mais, en face de cette violence, de ce saut de labête attaquée qui se jette en avant, M. Denizet triomphait.Maintenant, sa conviction était faite, et il le laissa voir.

« Avez-vous remarqué ses yeux ? Moi, c’est aux yeuxque je les reconnais… Ah ! son compte est bon, il est ànous ! »

Les Roubaud, immobiles, se regardèrent. Alors, quoi ?c’était fini, ils étaient sauvés, puisque la justice tenait lecoupable. Ils restaient un peu étourdis, la conscience douloureuse,du rôle que les faits venaient de les forcer à jouer. Mais une joieles inondait, emportait leurs scrupules, et ils souriaient àJacques, ils attendaient, allégés, ayant soif de grand air, que lejuge les congédiât tous les trois, lorsque l’huissier apporta unelettre à ce dernier.

Vivement, M. Denizet s’était remis à son bureau, pour lalire avec attention, oubliant les trois témoins. C’était la lettredu ministère, les avis qu’il aurait dû avoir la patienced’attendre, avant de pousser de nouveau l’instruction. Et ce qu’illisait devait rabattre de son triomphe, car son visage peu à peu seglaçait, reprenait sa morne immobilité. À un moment, il leva latête, jeta un coup d’œil oblique sur les Roubaud, comme si leursouvenir lui fût revenu, à une des phrases. Ceux-ci, perdant leurcourte joie, retombés à leur malaise, se sentaient repris. Pourquoidonc les avait-il regardés ? Avait-on, à Paris, retrouvé lestrois lignes d’écriture, ce billet maladroit dont la peur leshantait ? Séverine connaissait bien M. Camy-Lamotte, pourl’avoir souvent vu chez le président, et elle savait qu’il étaitchargé de mettre en ordre les papiers du mort. Un regret cuisanttorturait Roubaud, celui de ne s’être pas avisé d’envoyer à Parissa femme, qui aurait fait des visites utiles, qui se serait tout aumoins assuré la protection du secrétaire général, dans le cas où laCompagnie, ennuyée des mauvais bruits, songerait à le destituer. Ettous deux ne quittaient plus du regard le juge, sentant leurinquiétude croître à mesure qu’ils le voyaient s’assombrir,visiblement déconcerté par cette lettre, qui dérangeait toute sabonne besogne de la journée.

Enfin, M. Denizet lâcha la lettre, et il demeura un momentabsorbé, les yeux ouverts sur les Roubaud et sur Jacques. Puis, serésignant, se parlant haut à lui-même :

« Eh bien ! on verra, on reprendra tout ça… Vouspouvez vous retirer. »

Mais, comme les trois sortaient, il ne put résister au besoin desavoir, d’éclaircir le point grave qui détruisait son nouveausystème, bien qu’on lui recommandât de ne plus rien faire, sans uneentente préalable.

« Non, vous, restez un instant, j’ai encore une question àvous poser. »

Dans le couloir, les Roubaud s’arrêtèrent. Les portes étaientouvertes, et ils ne pouvaient partir : quelque chose lesretenait là, l’angoisse de ce qui se passait dans le cabinet dujuge, l’impossibilité physique de s’en aller, tant qu’ilsn’apprendraient pas de Jacques la question qu’on lui posait encore.Ils revinrent, ils piétinèrent, les jambes cassées. Et ils seretrouvèrent côte à côte sur la banquette, où ils avaient attendudes heures déjà, ils s’y alourdirent, silencieux.

Lorsque le mécanicien reparut, Roubaud se leva, péniblement.

« Nous vous attendions, nous retournerons à la gareensemble… Eh bien ? »

Mais Jacques détournait la tête, embarrassé, comme s’il voulaitéviter le regard de Séverine, fixé sur lui.

« Il ne sait plus, il patauge, dit-il enfin. Voilà,maintenant, qu’il m’a demandé s’ils n’étaient pas deux à faire lecoup. Et, comme j’ai parlé, au Havre, d’une masse noire pesant surles jambes du vieux, il m’a questionné là-dessus… Lui semble croireque ce n’était que la couverture. Alors, il a envoyé chercher lacouverture, et il a fallu me prononcer… Mon Dieu ! oui,c’était la couverture, peut-être. »

Les Roubaud frémissaient. On était sur leur trace, un mot de cegarçon pouvait les perdre. Il savait sûrement, il finirait parcauser. Et tous trois, la femme entre les deux hommes, quittaienten silence le Palais de justice, lorsque le sous-chef reprit, dansla rue :

« À propos, camarade, ma femme va être forcée d’allerpasser un jour à Paris, pour des affaires. Vous serez bien gentilde la piloter, si elle a besoin de quelqu’un. »

Chapitre 5

 

À onze heures quinze, l’heure précise, le poste du pont del’Europe signala, des deux sons de trompe réglementaires, l’expressdu Havre, qui débouchait du tunnel des Batignolles ; etbientôt les plaques tournantes furent secouées, le train entra engare avec un bref coup de sifflet, grinçant sur les freins, fumant,ruisselant, trempé par une pluie battante dont le déluge ne cessaitpas depuis Rouen.

Les hommes d’équipe n’avaient pas encore tourné les loquets desportières, qu’une d’elles s’ouvrit et que Séverine sauta vivementsur le quai, avant l’arrêt. Son wagon se trouvait en queue, elledut se hâter pour arriver à la machine, au milieu du flot brusquedes voyageurs, descendus des compartiments, dans un embarrasd’enfants et de paquets. Jacques était là, debout sur laplate-forme, attendant pour rentrer au dépôt ; tandis quePecqueux, avec un linge, essuyait des cuivres.

« Alors, c’est entendu, dit-elle, haussée sur la pointe despieds. Je serai rue Cardinet à trois heures, et vous aurezl’obligeance de me présenter à votre chef, pour que je leremercie. »

C’était le prétexte imaginé par Roubaud, un remerciement au chefdu dépôt des Batignolles, à la suite d’un vague service rendu. Decette façon, elle se trouverait confiée à la bonne amitié dumécanicien, elle pourrait resserrer les liens davantage, agir surlui.

Mais Jacques, noir de charbon, trempé d’eau, épuisé d’avoirlutté contre la pluie et le vent, la regardait de ses yeux durs,sans répondre. Il n’avait pu refuser au mari, en partant duHavre ; et cette idée de se trouver seul avec elle, lebouleversait, car il sentait bien qu’il la désirait maintenant.

« N’est-ce pas ? » reprit-elle souriante, avecson doux regard caressant, malgré la surprise et la petiterépugnance qu’elle éprouvait à le trouver si sale, reconnaissable àpeine, « n’est-ce pas ? je compte sur vous. »

Comme elle s’était haussée encore, appuyant sa main gantée surune poignée de fer, Pecqueux, obligeamment, la prévint.

« Prenez garde, vous allez vous salir. »

Alors, Jacques dut répondre. Il le fit d’un ton bourru.

« Oui, rue Cardinet… À moins que cette sacrée pluien’achève de me fondre. Quel chien de temps ! »

Elle fut touchée de l’état minable où il était, elle ajouta,comme s’il avait souffert uniquement pour elle :

« Oh ! êtes-vous fait, et quand j’étais si bien,moi !… Vous savez que j’ai pensé à vous, ça me désespérait, cedéluge… Moi qui étais si contente, à l’idée que vous m’ameniez cematin, et que vous me remmèneriez ce soir, parl’express ! »

Mais cette familiarité gentille, si tendre, ne semblait que letroubler davantage. Il parut soulagé, quand une voix cria :« En arrière ! » D’une main prompte, il tira la tigedu sifflet, tandis que le chauffeur, du geste, écartait la jeunefemme.

« À trois heures !

– Oui, à trois heures ! »

Et, pendant que la machine se remettait en marche, Séverinequitta le quai, la dernière. Dehors, dans la rue d’Amsterdam, commeelle allait ouvrir son parapluie, elle fut contente de voir qu’ilne pleuvait plus. Elle descendit jusqu’à la place du Havre, seconsulta un instant, décida enfin qu’elle ferait mieux de déjeunertout de suite. Il était onze heures vingt-cinq, elle entra dans unbouillon, au coin de la rue Saint-Lazare, où elle commanda des œufssur le plat et une côtelette. Puis, tout en mangeant trèslentement, elle retomba dans les réflexions qui la hantaient depuisdes semaines, la face pâle et brouillée, n’ayant plus son docilesourire de séduction.

C’était la veille, deux jours après leur interrogatoire à Rouen,que Roubaud, jugeant dangereux d’attendre, avait résolu del’envoyer faire une visite à M. Camy-Lamotte, non pas auministère, mais chez lui, rue du Rocher, où il occupait un hôtel,voisin justement de l’hôtel Grandmorin. Elle savait qu’elle l’ytrouverait à une heure, et elle ne se pressait pas, elle préparaitce qu’elle dirait, tâchait de prévoir ce qu’il répondrait, pour nese troubler de rien. La veille, une nouvelle cause d’inquiétudevenait de hâter son voyage : ils avaient appris, par lescommérages de la gare, que Mme Lebleu et Philomèneracontaient partout comme quoi la Compagnie allait renvoyerRoubaud, jugé compromettant ; et le pis était queM. Dabadie, directement interrogé, n’avait pas dit non, ce quidonnait beaucoup de poids à la nouvelle. Il devenait dès lorsurgent qu’elle courût à Paris plaider leur cause et surtoutdemander la protection du puissant personnage, comme autrefoiscelle du président. Mais, sous cette demande, qui servirait tout aumoins à expliquer la visite, il y avait un motif plus impérieux, unbesoin cuisant et insatiable de savoir, ce besoin qui pousse lecriminel à se livrer plutôt que d’ignorer. L’incertitude les tuait,maintenant qu’ils se sentaient découverts, depuis que Jacques leuravait dit le soupçon où l’accusation semblait être d’un secondassassin. Ils s’épuisaient à des conjectures, la lettre trouvée,les faits rétablis ; ils s’attendaient d’heure en heure à desperquisitions, à une arrestation ; et leur supplices’aggravait tellement, les moindres faits autour d’eux prenaientdes airs de si inquiétante menace, qu’ils finissaient par préférerla catastrophe à ces continuelles alarmes. Avoir une certitude, etne plus souffrir.

Séverine acheva sa côtelette, si absorbée, qu’elle se réveillacomme en sursaut, étonnée du lieu public où elle se trouvait. Toutlui devenait amer, les morceaux ne passaient pas, et elle n’eut pasmême le cœur de prendre du café. Mais elle avait eu beau mangeravec lenteur, il était à peine midi un quart, lorsqu’elle sortit durestaurant. Encore trois quarts d’heure à tuer ! Elle quiadorait Paris, qui aimait tant à en courir le pavé, librement, lesrares fois où elle y venait, elle s’y sentait perdue, peureuse,dans une impatience d’en finir et de se cacher. Les trottoirsséchaient déjà, un vent tiède achevait de balayer les nuages. Elledescendit la rue Tronchet, se trouva au marché aux fleurs de laMadeleine, un de ces marchés de mars, si fleuris de primevères etd’azalées, dans les jours pâles de l’hiver finissant. Pendant unedemi-heure, elle marcha au milieu de ce printemps hâtif, reprisepar des songeries vagues, pensant à Jacques comme à un ennemi,qu’elle devait désarmer. Il lui semblait que sa visite rue duRocher était faite, que tout allait bien de ce côté, qu’il luirestait seulement à obtenir le silence de ce garçon ; etc’était une entreprise compliquée, où elle se perdait, la têtetravaillée de plans romanesques. Mais cela était sans fatigue, sanseffroi, d’une douceur berçante. Puis, brusquement, elle vitl’heure, à l’horloge d’un kiosque : une heure dix. Sa coursen’était pas faite, elle retombait durement dans l’angoisse du réel,elle se hâta de remonter vers la rue du Rocher.

L’hôtel de M. Camy-Lamotte se trouvait au coin de cette rueet de la rue de Naples ; et Séverine dut passer devant l’hôtelGrandmorin, muet, vide, les persiennes closes. Elle leva les yeux,elle pressa le pas. Le souvenir de sa dernière visite lui étaitrevenu, cette grande maison se dressait, terrible. Et, comme, àquelque distance, elle se retournait d’un mouvement instinctif,regardant en arrière, ainsi qu’une personne poursuivie par la voixhaute d’une foule, elle aperçut, sur le trottoir d’en face, le juged’instruction de Rouen, M. Denizet, qui montait aussi la rue.Elle en resta saisie. L’avait-il remarquée, jetant un coup d’œil àla maison ? Mais il marchait tranquillement, elle se laissadevancer, le suivit dans un grand trouble. Et, de nouveau, ellereçut un coup au cœur, lorsqu’elle le vit sonner, au coin de la ruede Naples, chez M. Camy-Lamotte.

Une terreur l’avait prise. Jamais elle n’oserait entrermaintenant. Elle s’en retourna, enfila la rue d’Édimbourg,descendit jusqu’au pont de l’Europe. Là seulement, elle se crut àl’abri. Et, ne sachant plus où aller ni que faire, éperdue, elle setint immobile contre une des balustrades, regardant au-dessousd’elle, à travers les charpentes métalliques, le vaste champ de lagare, où des trains évoluaient, continuellement. Elle les suivaitde ses yeux effarés, elle pensait que, sûrement, le juge était làpour l’affaire, et que les deux hommes causaient d’elle, que sonsort se décidait, à la minute même. Alors, envahie d’un désespoir,l’envie la tourmenta, plutôt que de retourner rue du Rocher, de sejeter tout de suite sous un train. Il en sortait justement un de lamarquise des grandes lignes, qu’elle regardait venir, et qui passasous elle, en soufflant jusqu’à sa face un tiède tourbillon devapeur blanche. Puis, l’inutilité sotte de son voyage, l’angoisseaffreuse qu’elle remporterait, si elle n’avait pas l’énergied’aller chercher une certitude, se présentèrent à son esprit avectant de force, qu’elle se donna cinq minutes pour retrouver soncourage. Des machines sifflaient, elle en suivait une, petite,débranchant un train de banlieue ; et, ses regards s’étantlevés vers la gauche, elle reconnut, au-dessus de la cour desmessageries, tout en haut de la maison de l’impasse d’Amsterdam, lafenêtre de la mère Victoire, cette fenêtre où elle se revoyaitaccoudée avec son mari, avant l’abominable scène qui avait causéleur malheur. Cela évoqua le danger de sa situation, dans unélancement de souffrance si aigu, qu’elle se sentit prête soudain àtout affronter, pour en finir. Des sons de trompe, des grondementsprolongés l’assourdissaient, tandis que d’épaisses fumées barraientl’horizon, envolées sur le grand ciel clair de Paris. Et ellereprit le chemin de la rue du Rocher, allant là comme on sesuicide, précipitant sa marche, dans la crainte brusque de n’y plustrouver personne.

Lorsque Séverine eut tiré le bouton du timbre, une nouvelleterreur la glaça. Mais, déjà, un valet la faisait asseoir dans uneantichambre, après avoir pris son nom. Et, par les portes doucemententrebâillées, elle entendit très distinctement la conversationvive de deux voix. Le silence était retombé, profond, absolu. Ellene distinguait plus que le battement sourd de ses tempes, elle sedisait que le juge était encore en conférence, qu’on allait lafaire attendre longtemps sans doute ; et cette attente luidevenait intolérable. Puis, tout d’un coup, elle eut unesurprise : le valet l’appelait et l’introduisait.Certainement, le juge n’était pas sorti. Elle le devinait là, cachéderrière une porte.

C’était un grand cabinet de travail, avec des meubles noirs,garni d’un tapis épais, de portières lourdes, si sévère et si clos,que pas un bruit du dehors n’y pénétrait. Pourtant, il y avait desfleurs, des roses pâles, dans une corbeille de bronze. Et celaindiquait comme une grâce cachée, un goût de la vie aimable,derrière cette sévérité. Le maître de la maison était debout, trèscorrectement serré dans sa redingote, sévère lui aussi, avec safigure mince, que ses favoris grisonnants élargissaient un peu,mais d’une élégance d’ancien beau, resté svelte, d’une distinctionque l’on sentait souriante, sous la raideur voulue de la tenueofficielle. Dans le demi-jour de la pièce, il avait l’air trèsgrand.

Séverine, en entrant, fut oppressée par l’air tiède, étouffésous les tentures ; et elle ne vit que M. Camy-Lamotte,qui la regardait s’approcher. Il ne fit pas un geste pour l’inviterà s’asseoir, il mit une affectation à ne pas ouvrir la bouche lepremier, attendant qu’elle expliquât le motif de sa visite. Celaprolongea le silence ; et, par l’effet d’une réactionviolente, elle se trouva subitement maîtresse d’elle-même dans lepéril, très calme, très prudente.

« Monsieur, dit-elle, vous m’excuserez, si j’ai lahardiesse de venir me rappeler à votre bienveillance. Vous savez laperte irréparable que j’ai faite, et dans l’abandon où je me trouvemaintenant, j’ai osé songer à vous pour nous défendre, pour nouscontinuer un peu de la protection de votre ami, de mon protecteursi regretté. »

M. Camy-Lamotte ne put alors que la faire asseoir, d’ungeste, car cela était dit sur un ton parfait, sans exagérationd’humilité ni de chagrin, avec un art inné de l’hypocrisieféminine. Mais il ne parlait toujours pas, il s’était assislui-même, attendant encore. Elle continua, voyant qu’elle devaitpréciser.

« Je me permets de rafraîchir vos souvenirs, en vousrappelant que j’ai eu l’honneur de vous voir à Doinville. Ah !c’était un heureux temps pour moi !… Aujourd’hui, les joursmauvais sont arrivés, et je n’ai que vous, monsieur, je vousimplore au nom de celui que nous avons perdu. Vous qui l’avez aimé,achevez sa bonne œuvre, remplacez-le auprès de moi. »

Il l’écoutait, il la regardait, et tous ses soupçons étaientébranlés, tellement elle lui semblait naturelle, charmante dans sesregrets et dans ses supplications. Le billet découvert par lui, aumilieu des papiers de Grandmorin, ces deux lignes non signées, luiavait paru ne pouvoir être que d’elle, dont il savait lescomplaisances pour le président ; et, tout à l’heure,l’annonce seule de sa visite avait achevé de le convaincre. Il nevenait d’interrompre son entretien avec le juge que pour confirmersa certitude. Mais comment la croire coupable, à la voir de lasorte, si paisible et si douce ?

Il voulut en avoir l’intelligence nette. Et, tout en gardant sonair de sévérité :

« Expliquez-vous, madame… Je me souviens parfaitement, jene demande pas mieux que de vous être utile, si rien ne s’yoppose. »

Alors, très nettement, Séverine conta comme quoi son mari étaitmenacé d’une destitution. On le jalousait beaucoup, à cause de sonmérite et de la haute protection qui, jusque-là, l’avait couvert.Maintenant qu’on le croyait sans défense, on espérait triompher, onredoublait d’efforts. Elle ne nommait personne, du reste ;elle parlait en termes mesurés, malgré l’imminence du péril. Pourqu’elle se fût ainsi décidée à faire le voyage de Paris, il fallaitqu’elle fût bien convaincue de la nécessité d’agir au plus vite.Peut-être le lendemain ne serait-il plus temps : c’étaitimmédiatement qu’elle réclamait aide et secours. Tout cela avec unetelle abondance de faits logiques et de bonnes raisons, qu’ilsemblait en vérité impossible qu’elle se fût dérangée dans un autrebut.

M. Camy-Lamotte étudiait jusqu’aux petits battementsimperceptibles de ses lèvres ; et il porta le premiercoup :

« Mais enfin pourquoi la Compagnie congédierait-elle votremari ? Elle n’a rien de grave à lui reprocher. »

Elle aussi ne le quittait pas du regard, épiant les moindresplis de son visage, se demandant s’il avait trouvé la lettre ;et, malgré l’innocence de la question, ce fut brusquement uneconviction, chez elle, que la lettre était là, dans un meuble de cecabinet : il savait, car il lui tendait un piège, désirantvoir si elle oserait parler des vraies raisons du renvoi.D’ailleurs, il avait trop accentué le ton, et elle s’était sentiefouillée jusqu’à l’âme par ses yeux pâles d’homme fatigué.

Bravement, elle marcha au péril.

« Mon Dieu ! monsieur, c’est bien monstrueux, mais onnous a soupçonnés d’avoir tué notre bienfaiteur, à cause de cemalheureux testament. Nous n’avons pas eu de peine à démontrernotre innocence. Seulement, il reste toujours quelque chose de cesaccusations abominables, et la Compagnie craint sans doute lescandale. »

Il fut de nouveau surpris, démonté, par cette franchise, surtoutpar la sincérité de l’accent. En outre, l’ayant jugée, au premiercoup d’œil, d’une figure médiocre, il commençait à la trouverextrêmement séduisante, avec la soumission complaisante de ses yeuxbleus, sous l’énergie noire de sa chevelure. Et il songeait à sonami Grandmorin, saisi d’une jalouse admiration : commentdiable ce gaillard-là, son aîné de dix ans, avait-il eu jusqu’à samort des créatures pareilles, lorsque lui devait renoncer déjà àces joujoux, pour ne pas y perdre le reste de ses moelles ?Elle était vraiment très charmante, très fine, et il laissaitpercer le sourire de l’amateur aujourd’hui désintéressé, sous songrand air froid de fonctionnaire, ayant sur les bras une affaire sifâcheuse.

Mais Séverine, par une bravade de femme qui sent sa force, eutle tort d’ajouter :

« Des gens comme nous ne tuent pas pour de l’argent. Ilaurait fallu un autre motif, et il n’y en avait pas, demotif. »

Il la regarda, vit trembler les coins de sa bouche. C’étaitelle. Dès lors, sa conviction fut absolue. Et elle-même compritimmédiatement qu’elle s’était livrée, à la façon dont il avaitcessé de sourire, le menton nerveusement pincé. Elle en éprouva unedéfaillance, comme si tout son être l’abandonnait. Pourtant, ellerestait le buste droit sur sa chaise, elle entendait sa voixcontinuer à causer du même ton égal, disant les mots qu’il fallaitdire. La conversation se poursuivait, mais désormais ils n’avaientplus rien à s’apprendre ; et, sous les paroles quelconques,tous deux ne parlaient plus que des choses qu’ils ne disaientpoint. Il avait la lettre, c’était elle qui l’avait écrite. Celasortait même de leurs silences.

« Madame, reprit-il enfin, je ne refuse pas d’intervenirprès de la Compagnie, si vraiment vous êtes digne d’intérêt.J’attends justement ce soir le chef de l’exploitation, pour uneautre affaire… Seulement, j’aurais besoin de quelques notes.Tenez ! écrivez-moi le nom, l’âge, les états de service devotre mari, enfin tout ce qui peut me mettre au courant de votresituation. »

Et il poussa devant elle un petit guéridon, en cessant de laregarder, pour ne point l’effrayer trop. Elle avait frémi : ilvoulait une page de son écriture, afin de la comparer à la lettre.Un instant, elle chercha désespérément un prétexte, résolue à nepas écrire. Puis, elle réfléchit : à quoi bon ? puisqu’ilsavait. On aurait toujours quelques lignes d’elle. Sans aucuntrouble apparent, de l’air le plus simple du monde, elle écrivit cequ’il demandait ; tandis que, debout derrière elle, ilreconnaissait parfaitement l’écriture, plus haute, moins trembléeque celle du billet. Et il finissait par la trouver très brave,cette petite femme fluette ; il souriait de nouveau,maintenant qu’elle ne pouvait le voir, de son sourire d’homme quele charme seul touchait encore, dans son insouciance expérimentéede toutes choses. Au fond, rien ne valait la fatigue d’être juste.Il veillait uniquement au décor du régime qu’il servait.

« Eh bien ! madame, remettez-moi cela, jem’informerai, j’agirai pour le mieux.

– Je vous suis très reconnaissante, monsieur… Alors, vousobtiendrez le maintien de mon mari, je puis considérer l’affairecomme arrangée ?

– Ah ! par exemple, non ! je ne m’engage à rien…Il faut que je voie, que je réfléchisse. »

En effet, il était hésitant, il ne savait quel parti il allaitprendre à l’égard du ménage. Et elle n’avait plus qu’une angoisse,depuis qu’elle se sentait à sa merci : cette hésitation,l’alternative d’être sauvée ou perdue par lui, sans pouvoir devinerles raisons qui le décideraient.

« Oh ! monsieur, songez à notre tourment. Vous ne melaisserez pas partir, avant de m’avoir donné une certitude.

– Mon Dieu ! si, madame. Je n’y puis rien.Attendez. »

Il la poussait vers la porte. Elle s’en allait, désespérée,bouleversée, sur le point de tout avouer à voix haute, dans unbesoin immédiat de le forcer à dire nettement ce qu’il comptaitfaire d’eux. Pour rester une minute encore, espérant trouver undétour, elle s’écria :

« J’oubliais, je désirais vous demander un conseil, àpropos de ce malheureux testament… Pensez-vous que nous devionsrefuser le legs ?

– La loi est pour vous, répondit-il prudemment. C’est chosed’appréciation et de circonstance. »

Elle était sur le seuil, elle tenta un dernier effort.

« Monsieur, je vous en supplie, ne me laissez pas partirainsi, dites-moi si je dois espérer. »

D’un geste d’abandon, elle lui avait pris la main. Il sedégagea. Mais elle le regardait avec de beaux yeux, si ardents deprière, qu’il en fut remué.

« Eh bien ! revenez à cinq heures. Peut-être aurai-jequelque chose à vous dire. »

Elle partit, elle quitta l’hôtel, plus angoissée encore qu’ellen’y était venue. La situation s’était précisée, et son sortdemeurait en suspens, sous la menace d’une arrestation peut-êtreimmédiate. Comment vivre jusqu’à cinq heures ? La pensée deJacques, qu’elle avait oublié, se réveilla en elle tout d’uncoup : encore un qui pouvait la perdre, si onl’arrêtait ! Bien qu’il fût à peine deux heures et demie, ellese hâta de monter la rue du Rocher, vers la rue Cardinet.

M. Camy-Lamotte, resté seul, s’était arrêté devant sonbureau. Familier des Tuileries, où sa fonction de secrétairegénéral du ministère de la Justice le faisait mander presquejournellement, tout aussi puissant que le ministre, employé même àdes besognes plus intimes, il savait combien cette affaireGrandmorin irritait et inquiétait, en haut lieu. Les journaux del’opposition continuaient à mener une campagne bruyante, les unsaccusant la police d’être tellement occupée à la surveillancepolitique qu’elle n’avait plus le temps d’arrêter les assassins,les autres fouillant la vie du président, donnant à entendre qu’ilétait de la cour, où régnait la plus basse débauche ; et cettecampagne devenait vraiment désastreuse, à mesure que les électionsapprochaient. Aussi avait-on exprimé au secrétaire général le désirformel d’en finir au plus vite, n’importe comment. Le ministres’étant déchargé sur lui de cette affaire délicate, il se trouvaitêtre l’unique maître de la décision à prendre, sous saresponsabilité, il est vrai : ce qui méritait examen, car ilne doutait pas de payer pour tout le monde, s’il se montraitmaladroit.

Toujours songeur, M. Camy-Lamotte alla ouvrir la porte dela pièce voisine, où M. Denizet attendait. Et celui-ci, quiavait écouté, s’écria, en rentrant :

« Je vous le disais bien, on a eu tort de soupçonner cesgens-là… Cette femme ne songe évidemment qu’à sauver son mari d’unrenvoi possible. Elle n’a pas eu une parole suspecte. »

Le secrétaire général ne répondit pas tout de suite. Absorbé,ses regards sur le juge, dont la face lourde, aux minces lèvres, lefrappait, il pensait maintenant à cette magistrature, qu’il avaiten la main comme chef occulte du personnel, et il s’étonnaitqu’elle fût encore si digne dans sa pauvreté, si intelligente dansson engourdissement professionnel. Mais celui-ci, vraiment, si finqu’il se crût, avec ses yeux voilés d’épaisses paupières, avait lapassion tenace, quand il croyait tenir la vérité.

« Alors, reprit M. Camy-Lamotte, vous persistez à voirle coupable dans ce Cabuche ? »

M. Denizet eut un sursaut d’étonnement.

« Oh ! certes !… Tout l’accable. Je vous aiénuméré les preuves, elles sont, j’oserai dire, classiques, car pasune ne manque… J’ai bien cherché s’il y avait un complice, unefemme dans le coupé, ainsi que vous me le faisiez entendre. Celasemblait s’accorder avec la déposition d’un mécanicien, un hommequi a entrevu la scène du meurtre ; mais, habilement interrogépar moi, cet homme n’a pas persisté dans sa déclaration première,et il a même reconnu la couverture de voyage, comme étant la massenoire dont il avait parlé… Oh ! oui, certes, Cabuche est lecoupable, d’autant plus que, si nous ne l’avons pas, nous n’avonspersonne. »

Jusque-là, le secrétaire général avait attendu, pour lui donnerconnaissance de la preuve écrite qu’il possédait ; et,maintenant que sa conviction était faite, il se hâtait moins encored’établir la vérité. À quoi bon ruiner la piste fausse del’instruction, si la vraie piste devait conduire à des embarrasplus grands ? Tout cela était à examiner d’abord.

« Mon Dieu ! reprit-il avec son sourire d’hommefatigué, je veux bien admettre que vous soyez dans le vrai… Je vousai seulement fait venir pour étudier avec vous certains pointsgraves. Cette affaire est exceptionnelle, et la voici devenue toutepolitique : vous le sentez, n’est-ce pas ? Nous allonsdonc nous trouver peut-être forcés d’agir en hommes degouvernement… Voyons, en toute franchise, d’après vosinterrogatoires, cette fille, la maîtresse de ce Cabuche, a étéviolentée, hein ? »

Le juge eut sa moue d’homme fin, tandis que ses yeuxdisparaissaient à demi derrière ses paupières.

« Dame ! je crois que le président l’avait mise en unvilain état, et cela ressortira sûrement du procès… Ajoutez que, sila défense est confiée à un avocat de l’opposition, on peuts’attendre à un déballage d’histoires fâcheuses, car ce ne sont pasces histoires qui manquent, là-bas, dans notre pays. »

Ce Denizet n’était pas si bête, quand il n’obéissait plus à laroutine du métier, trônant dans l’absolu de sa perspicacité et desa toute-puissance. Il avait compris pourquoi on le mandait, non auministère de la Justice, mais au domicile particulier du secrétairegénéral.

« Enfin, conclut-il, voyant que ce dernier ne bronchaitpas, nous aurons une affaire assez malpropre. »

M. Camy-Lamotte se contenta de hocher la tête. Il était entrain de calculer les résultats de l’autre procès, celui desRoubaud. À coup sûr, si le mari passait aux assises, il diraittout, sa femme débauchée elle aussi, lorsqu’elle était jeune fille,et l’adultère ensuite, et la rage jalouse qui devait l’avoir pousséau meurtre ; sans compter qu’il ne s’agissait plus d’unedomestique et d’un repris de justice, que cet employé, marié àcette jolie femme, allait mettre en cause tout un coin de labourgeoisie et du monde des chemins de fer. Puis, savait-on jamaissur quoi l’on marchait, avec un homme comme le président ?Peut-être tomberait-on dans des abominations imprévues. Non,décidément, l’affaire des Roubaud, des vrais coupables, était plussale encore. C’était chose résolue, il l’écartait, absolument. À enretenir une, il aurait penché pour que l’on gardât l’affaire del’innocent Cabuche.

« Je me rends à votre système, dit-il enfin àM. Denizet. Il y a, en effet, de fortes présomptions contre lecarrier, s’il avait à exercer une vengeance légitime… Mais que toutcela est triste, mon Dieu ! et que de boue il faudraitremuer !… Je sais bien que la justice doit rester indifférenteaux conséquences, et que, planant au-dessus desintérêts… »

Il n’acheva pas, termina du geste, pendant que le juge,silencieux à son tour, attendait d’un air morne les ordres qu’ilsentait venir. Du moment où l’on acceptait sa vérité à lui, cettecréation de son intelligence, il était prêt à faire aux nécessitésgouvernementales le sacrifice de l’idée de justice. Mais lesecrétaire, malgré son habituelle adresse en ces sortes detransactions, se hâta un peu, parla trop vite, en maître obéi.

« Enfin, on désire un non-lieu… Arrangez les choses pourque l’affaire soit classée.

– Pardon, monsieur, déclara M. Denizet, je ne suisplus le maître de l’affaire, elle dépend de maconscience. »

Tout de suite, M. Camy-Lamotte sourit, redevenant correct,avec cet air désabusé et poli qui semblait se moquer du monde.

« Sans doute. Aussi est-ce à votre conscience que jem’adresse. Je vous laisse prendre la décision qu’elle vous dictera,certain que vous pèserez équitablement le pour et le contre, en vuedu triomphe des saines doctrines et de la morale publique… Voussavez, mieux que moi, qu’il est parfois héroïque d’accepter un mal,si l’on ne veut pas tomber dans un pire… Enfin, on ne fait appel envous qu’au bon citoyen, à l’honnête homme. Personne ne songe àpeser sur votre indépendance, et c’est pourquoi je répète que vousêtes le maître absolu de l’affaire, comme du reste l’a voulu laloi. »

Jaloux de ce pouvoir illimité, surtout lorsqu’il était près d’enuser mal, le juge accueillait chacune de ces phrases d’un hochementde tête satisfait.

« D’ailleurs, continua l’autre, avec un redoublement debonne grâce dont l’exagération devenait ironique, nous savons à quinous nous adressons. Voici longtemps que nous suivons vos efforts,et je puis me permettre de vous dire que nous vous appellerions dèsmaintenant à Paris, s’il y avait une vacance. »

M. Denizet eut un mouvement. Quoi donc ? s’il rendaitle service demandé, on n’allait pas combler sa grande ambition, sonrêve d’un siège à Paris. Mais, déjà, M. Camy-Lamotte ajoutait,ayant compris :

« Votre place y est marquée, c’est une question de temps…Seulement, puisque j’ai commencé à être indiscret, je suis heureuxde vous annoncer que vous êtes porté pour la croix, au 15 aoûtprochain. »

Un instant, le juge se consulta. Il aurait préféré l’avancement,car il calculait qu’il y avait au bout une augmentation d’environcent soixante-six francs par mois ; et, dans la misère décenteoù il vivait, c’était plus de bien-être, sa garde-robe renouvelée,sa bonne Mélanie mieux nourrie, moins acariâtre. Mais la croix,pourtant, était bonne à prendre. Puis, il avait une promesse. Etlui qui ne se serait pas vendu, nourri dans la tradition de cettemagistrature honnête et médiocre, il cédait tout de suite à unesimple espérance, à l’engagement vague que l’administration prenaitde le favoriser. La fonction judiciaire n’était plus qu’un métiercomme un autre, et il traînait le boulet de l’avancement, ensolliciteur affamé, toujours prêt à plier sous les ordres dupouvoir.

« Je suis très touché, murmura-t-il, veuillez le dire àmonsieur le Ministre. »

Il s’était levé, sentant que, maintenant, tout ce qu’ilspourraient ajouter l’un et l’autre les gênerait.

« Alors, conclut-il, les yeux éteints, la face morte, jevais achever mon enquête, en tenant compte de vos scrupules.Naturellement, si nous n’avons pas des faits absolument prouvéscontre ce Cabuche, il vaudra mieux ne pas risquer le scandaleinutile d’un procès… On le relâchera, on continuera de lesurveiller. »

Le secrétaire général, sur le seuil, acheva de se montrer tout àfait aimable.

« Monsieur Denizet, nous nous en remettons complètement àvotre grand tact et à votre haute honnêteté. »

Lorsqu’il se retrouva seul, M. Camy-Lamotte eut lacuriosité, inutile maintenant d’ailleurs, de comparer la pageécrite par Séverine, avec le billet sans signature, qu’il avaitdécouvert dans les papiers du président Grandmorin. La ressemblanceétait complète. Il replia la lettre, la serra soigneusement, car,s’il n’en avait soufflé mot au juge d’instruction, il jugeaitqu’une arme pareille était bonne à garder. Et, comme le profil decette petite femme, si frêle et si forte dans sa résistancenerveuse, s’évoquait devant lui, il eut son haussement d’épaulesindulgent et railleur. Ah ! ces créatures, quand ellesveulent !

Séverine, à trois heures moins vingt, s’était trouvée en avance,rue Cardinet, au rendez-vous qu’elle avait donné à Jacques. Ilhabitait là, tout en haut d’une grande maison, une étroite chambre,où il ne montait guère que le soir pour se coucher ; et encoredécouchait-il deux fois par semaine, les deux nuits qu’il passaitau Havre, entre l’express du soir et l’express du matin. Ce jour-làpourtant, trempé d’eau, brisé de fatigue, il était rentré se jetersur son lit. De sorte que Séverine l’aurait peut-être attenduvainement, si la querelle d’un ménage voisin, un mari qui assommaitsa femme, hurlante, ne l’avait réveillé. Il s’était débarbouillé etvêtu de fort méchante humeur, l’ayant reconnue en bas, sur letrottoir, en regardant par la fenêtre de sa mansarde.

« Enfin, c’est vous ! s’écria-t-elle, quand elle levit déboucher de la porte cochère. Je craignais d’avoir malcompris… Vous m’aviez bien dit au coin de la rueSaussure… »

Et, sans attendre sa réponse, levant les yeux sur lamaison :

« C’est donc là que vous demeurez ? »

Il avait, sans le lui dire, fixé ainsi le rendez-vous devant saporte, parce que le dépôt, où ils devaient aller ensemble, setrouvait presque en face. Mais sa question le gêna, il s’imaginaqu’elle allait pousser la bonne camaraderie jusqu’à lui demander devoir sa chambre. Celle-ci était si sommairement meublée et si endésordre, qu’il en avait honte.

« Oh ! je ne demeure pas, je perche, répondit-il.Dépêchons-nous, je crains que le chef ne soit déjàsorti. »

En effet, lorsqu’ils se présentèrent à la petite maison que cedernier occupait, derrière le dépôt, dans l’enceinte de la gare,ils ne le trouvèrent pas ; et, inutilement, ils allèrent dehangar en hangar : partout on leur dit de revenir vers quatreheures et demie, s’ils voulaient être certains de le rencontrer,aux ateliers de réparation.

« C’est bien, nous reviendrons », déclaraSéverine.

Puis, quand elle fut de nouveau dehors, seule en compagnie deJacques :

« Si vous êtes libre, ça ne vous fait rien que je reste àattendre avec vous ? »

Il ne pouvait refuser, et d’ailleurs, malgré l’inquiétude sourdequ’elle lui causait, elle exerçait sur lui un charme grandissant etsi fort, que la maussaderie volontaire où il s’était promis des’enfermer, s’en allait à ses doux regards. Celle-là, avec salongue figure tendre et peureuse, devait aimer comme un chienfidèle, qu’on n’a pas même le courage de battre.

« Sans doute, je ne vous quitte pas, répondit-il d’un tonmoins brusque. Seulement, nous avons plus d’une heure à perdre…Voulez-vous entrer dans un café ? »

Elle lui souriait, heureuse de le sentir enfin cordial.Vivement, elle se récria.

« Oh ! non, non, je ne veux pas m’enfermer… J’aimemieux marcher à votre bras, dans les rues, où vousvoudrez. »

Et elle lui prit le bras d’elle-même, gentiment. Maintenantqu’il n’était plus noir du voyage, elle le trouvait distingué, avecsa mise d’employé à l’aise, son air bourgeois, que relevait unesorte de fierté libre, l’habitude du grand air et du danger bravéchaque jour. Jamais elle n’avait si bien remarqué qu’il était beaugarçon, le visage rond et régulier, les moustaches très brunes surla peau blanche ; et, seuls, ses yeux fuyants, ses yeux semésde points d’or, qui se détournaient d’elle, continuaient à lamettre en défiance. S’il évitait de la regarder en face, était-cedonc qu’il ne voulait pas s’engager, rester maître d’agir à saguise, même contre elle ? Dès ce moment, dans l’incertitude oùelle était encore, reprise d’un frisson, chaque fois qu’ellesongeait à ce cabinet de la rue du Rocher où sa vie se décidait,elle n’eut plus qu’un but, sentir à elle, tout à elle, l’homme quilui donnait le bras, obtenir que, lorsqu’elle levait la tête, illaissât ses yeux dans les siens, profondément. Alors, il luiappartiendrait. Elle ne l’aimait point, elle ne pensait pas même àcela. Simplement, elle s’efforçait de faire de lui sa chose, pourn’avoir plus à le craindre.

Quelques minutes, ils marchèrent sans parler, dans le continuelflot de passants qui encombre ce quartier populeux. Parfois, ilsétaient forcés de descendre du trottoir ; et ils traversaientla chaussée, au milieu des voitures. Puis, ils se trouvèrent devantle square des Batignolles, presque désert à cette époque del’année. Le ciel pourtant, lavé par le déluge du matin, était d’unbleu très doux ; et, sous le tiède soleil de mars, les lilasbourgeonnaient.

« Entrons-nous ? demanda Séverine. Tout ce mondem’étourdit. »

De lui-même, Jacques allait entrer, inconscient du besoin del’avoir plus à lui, loin de la foule.

« Là ou ailleurs, dit-il. Entrons. »

Lentement, ils continuèrent de marcher le long des pelouses,entre les arbres sans feuilles. Quelques femmes promenaient desenfants au maillot, et il y avait des passants qui traversaient lejardin pour couper au plus court, hâtant le pas. Ils enjambèrent larivière, montèrent parmi les rochers ; puis, ils revenaient,désœuvrés, lorsqu’ils passèrent parmi des touffes de sapins, dontles feuillages persistants luisaient au soleil, d’un vert sombre.Et, un banc se trouvant là, dans ce coin solitaire, caché auxregards, ils s’assirent, sans même se consulter cette fois, commeamenés à cette place par une entente.

« Il fait beau tout de même, aujourd’hui, dit-elle après unsilence.

– Oui, répondit-il, le soleil a reparu. »

Mais leur pensée n’était point à cela. Lui, qui fuyait lesfemmes, venait de songer aux événements qui l’avaient rapproché decelle-ci. Elle était là, elle le touchait, elle menaçait d’envahirson existence, et il en éprouvait une continuelle surprise. Depuisle dernier interrogatoire, à Rouen, il n’en doutait plus, cettefemme était complice, dans le meurtre de la Croix-de-Maufras.Comment ? à la suite de quelles circonstances ? pousséepar quelle passion ou quel intérêt ? il s’était posé cesquestions, sans pouvoir clairement les résoudre. Pourtant, il avaitfini par arranger une histoire : le mari intéressé, violent,ayant hâte d’entrer en possession du legs ; peut-être la peurque le testament ne fût changé à leur désavantage ; peut-êtrele calcul d’attacher sa femme à lui, par un lien sanglant. Et ils’en tenait à cette histoire, dont les coins obscurs l’attiraient,l’intéressaient, sans qu’il cherchât à les éclaircir. L’idée queson devoir serait de tout dire à la justice, l’avait hanté aussi.Même c’était cette idée qui le préoccupait, depuis qu’il setrouvait assis sur ce banc, près d’elle, si près, qu’il sentaitcontre sa hanche la tiédeur de la sienne.

« En mars, reprit-il, c’est étonnant, de pouvoir ainsirester dehors, comme en été.

– Oh ! dit-elle, dès que le soleil monte, ça se sentbien. »

Et, de son côté, elle réfléchissait qu’il aurait fallu vraimentque ce garçon fût bête, pour ne pas les avoir devinés coupables.Ils s’étaient trop jetés à sa tête, elle continuait à se serrertrop contre lui, en ce moment même. Aussi, dans le silence coupé deparoles vides, suivait-elle les réflexions qu’il faisait. Leursyeux s’étant rencontrés, elle venait de lire qu’il en arrivait à sedemander si ce n’était pas elle qu’il avait vue, pesant de tout sonpoids sur les jambes de la victime, ainsi qu’une masse noire. Quefaire, que dire, pour le lier d’un lien indestructible ?

« Ce matin, ajouta-t-elle, il faisait très froid auHavre.

– Sans compter, dit-il, toute l’eau que nous avonsreçue. »

Et, à cet instant, Séverine eut une brusque inspiration. Elle neraisonna pas, ne discuta pas : cela lui arrivait, comme uneimpulsion instinctive, des profondeurs obscures de son intelligenceet de son cœur ; car, si elle avait discuté, elle n’auraitrien dit. Mais elle sentait que cela était très bien, et qu’enparlant, elle le conquérait.

Doucement, elle lui prit la main, elle le regarda. Les touffesd’arbres verts les cachaient aux passants des rues voisines ;ils n’entendaient qu’un lointain roulement de voitures, assourdidans cette solitude ensoleillée du square ; tandis que, seul,au détour de l’allée, un enfant était là, jouant en silence àemplir de sable un petit seau, avec une pelle. Et, sans transition,de toute son âme, à demi-voix :

« Vous me croyez coupable ? »

Il frémit légèrement, il arrêta ses yeux dans les siens.

« Oui », répondit-il, de la même voix basse etémue.

Alors, elle serra sa main qu’elle avait gardée, d’une étreinteplus étroite ; et elle ne continua pas tout de suite, ellesentait leur fièvre se confondre.

« Vous vous trompez, je ne suis pas coupable. »

Et elle disait cela, non pour le convaincre, lui, maisuniquement pour l’avertir qu’elle devait être innocente, aux yeuxdes autres. C’était l’aveu de la femme qui dit non, dans le désirque ce soit non, quand même et toujours.

« Je ne suis pas coupable… Vous ne me ferez plus la peinede croire que je suis coupable. »

Et elle était très heureuse, en voyant qu’il laissait ses yeuxdans les siens, profondément. Sans doute, ce qu’elle venait defaire là, c’était le don de sa personne ; car elle se livrait,et plus tard, s’il la réclamait, elle ne pourrait se refuser. Maisle lien était noué entre eux, indissoluble : elle le défiaitbien de parler maintenant, il était à elle comme elle était à lui.L’aveu les avait unis.

« Vous ne me ferez plus de peine, vous me croyez ?

– Oui, je vous crois », répondit-il en souriant.

Pourquoi l’aurait-il forcée à causer brutalement de cette choseaffreuse ? Plus tard, elle lui conterait tout, si elle enéprouvait le besoin. Cette façon de se tranquilliser, en seconfessant à lui, sans rien dire, le touchait beaucoup, ainsiqu’une marque d’infinie tendresse. Elle était si confiante, sifragile, avec ses doux yeux de pervenche ! elle luiapparaissait si femme, toute à l’homme, toujours prête à le subir,pour être heureuse ! Et, surtout, ce qui le ravissait, tandisque leurs mains restaient jointes et que leurs regards ne sequittaient plus, c’était de ne pas retrouver en lui son malaise,cet effrayant frisson qui l’agitait, près d’une femme, à l’idée dela possession. Les autres, il n’avait pu toucher à leur chair, sanséprouver le désir d’y mordre, dans une abominable faimd’égorgement. Pourrait-il donc l’aimer, celle-là, et ne point latuer ?

« Vous savez bien que je suis votre ami et que vous n’avezrien à craindre de moi, murmura-t-il à son oreille. Je ne veux pasconnaître vos affaires, ce sera comme il vous plaira… Vousm’entendez ? disposez entièrement de ma personne. »

Il s’était approché si près de son visage, qu’il sentait sonhaleine chaude dans ses moustaches. Le matin encore, il en auraittremblé, sous la peur sauvage d’une crise. Que se passait-il, pourqu’il lui restât à peine un frémissement, avec la lassitudeheureuse des convalescences ? Cette idée qu’elle avait tué,devenue une certitude, la lui montrait différente, grandie, à part.Peut-être bien n’avait-elle pas aidé seulement, mais frappé. Il enfut convaincu, sans preuve aucune. Et, dès lors, elle sembla luiêtre sacrée, en dehors de tout raisonnement, dans l’inconscience dudésir effrayé qu’elle lui inspirait.

Tous les deux à présent causaient avec gaieté, en couple derencontre, chez qui l’amour commence.

« Vous devriez me donner votre autre main, pour que je laréchauffe.

– Oh ! non, pas ici. On nous verrait.

– Qui donc ? puisque nous sommes seuls… Et d’ailleurs,il n’y aurait pas grand mal. Les enfants ne se font pas commeça.

– Je l’espère bien. »

Elle riait franchement, dans la joie d’être sauvée. Elle nel’aimait pas, ce garçon ; elle croyait en être biensûre ; et, si elle s’était promise, elle rêvait déjà au moyende ne pas payer. Il avait l’air gentil, il ne la tourmenterait pas,tout s’arrangeait très bien.

« C’est entendu, nous sommes camarades, sans que lesautres, ni même mon mari, aient rien à y voir… Maintenant,lâchez-moi la main, et ne me regardez plus comme ça, parce que vousallez vous user les yeux. »

Mais il gardait ses doigts délicats entre les siens. Très bas,il bégaya :

« Vous savez que je vous aime. »

Vivement, elle s’était dégagée, d’une légère secousse. Et,debout devant le banc, où il restait assis :

« En voilà une folie, par exemple ! Soyez convenable,on vient. »

En effet, une nourrice arrivait, avec son poupon endormi entreles bras. Puis, une jeune fille passa, très affairée. Le soleilbaissait, se noyait à l’horizon, dans des vapeurs violâtres, et lesrayons s’en allaient des pelouses, mourant en poussière d’or, à lapointe verte des sapins. Il y eut comme un arrêt subit dans leroulement continu des voitures. On entendit sonner cinq heures, àune horloge voisine.

« Ah ! mon Dieu ! s’écria Séverine, cinq heures,et j’ai rendez-vous rue du Rocher ! »

Sa joie tombait, elle retrouvait l’angoisse de l’inconnu quil’attendait, là-bas, en se souvenant qu’elle n’était pas sauvéeencore. Elle devint toute pâle, les lèvres tremblantes.

« Mais le chef du dépôt que vous aviez à voir ? ditJacques, qui s’était levé du banc pour la reprendre à son bras.

– Tant pis ! je le verrai une autre fois… Écoutez, monami, je n’ai plus besoin de vous, laissez-moi vite faire ma course.Et merci encore, merci de tout mon cœur. »

Elle lui serrait les mains, elle se hâtait.

« À tout à l’heure, au train.

– Oui, à tout à l’heure. »

Déjà, elle s’éloignait d’un pas rapide, elle disparaissait entreles massifs du square ; tandis que lui, lentement, sedirigeait vers la rue Cardinet.

M. Camy-Lamotte venait d’avoir, chez lui, une longueconférence avec le chef de l’exploitation de la Compagnie del’Ouest. Mandé sous le prétexte d’une autre affaire, celui-ci avaitfini par confesser combien ce procès Grandmorin ennuyait laCompagnie. Il y avait d’abord les plaintes des journaux, au sujetdu peu de sécurité pour les voyageurs, dans les voitures depremière classe. Puis, tout le personnel se trouvait mêlé àl’aventure, plusieurs employés étaient soupçonnés, sans compter ceRoubaud, le plus compromis, qu’on pouvait arrêter d’un moment àl’autre. Enfin, les bruits de vilaines mœurs qui couraient sur leprésident, membre du conseil d’administration, semblaient rejaillirsur ce conseil tout entier. Et c’était ainsi que le crime présuméd’un petit sous-chef de gare, quelque histoire louche, basse etmalpropre, remontait au travers des rouages compliqués, ébranlaitcette machine énorme d’une exploitation de voie ferrée, endétraquait jusqu’à l’administration supérieure. La secousse allaitmême plus haut, gagnait le ministère, menaçait l’État, dans lemalaise politique du moment : heure critique, grand corpssocial dont la moindre fièvre hâtait la décomposition. Aussi,lorsque M. Camy-Lamotte avait su de son interlocuteur que laCompagnie, le matin, avait résolu le renvoi de Roubaud, s’était-ilvivement élevé contre cette mesure. Non ! non ! rien neserait plus maladroit, cela redoublerait le tapage dans la presse,si elle s’avisait de poser le sous-chef en victime politique. Toutcraquerait de plus belle, de bas en haut, et Dieu savait à quellesdécouvertes désagréables on arriverait pour les uns et pour lesautres ! Le scandale avait trop duré, il fallait au plus tôtfaire le silence. Et le chef de l’exploitation, convaincu, s’étaitengagé à maintenir Roubaud, à ne pas même le déplacer du Havre. Onverrait bien qu’il n’y avait pas de malhonnêtes gens dans toutcela. C’était fini, l’affaire serait classée.

Lorsque Séverine, essoufflée, le cœur battant à grands coups, seretrouva dans le sévère cabinet de la rue du Rocher, devantM. Camy-Lamotte, celui-ci la contempla un instant en silence,intéressé par l’extraordinaire effort qu’elle faisait pour paraîtrecalme. Décidément, elle lui était sympathique, cette criminelledélicate, aux yeux de pervenche.

« Eh bien ! madame… »

Et il s’arrêta, pour jouir de son anxiété quelques secondesencore. Mais elle avait un regard si profond, il la sentait élancéetoute vers lui, dans un tel besoin de savoir, qu’il futpitoyable.

« Eh bien ! madame, j’ai vu le chef de l’exploitation,j’ai obtenu que votre mari ne fût pas congédié… L’affaire estarrangée. »

Alors, elle défaillit, sous le flot de joie trop vive quil’inonda. Ses yeux s’étaient emplis de larmes, et elle ne disaitrien, elle souriait.

Il répéta, en insistant sur la phrase, pour lui donner toute sasignification :

« L’affaire est arrangée… Vous pouvez rentrer tranquille auHavre. »

Elle entendait bien : il voulait dire qu’on ne lesarrêterait pas, qu’on leur faisait grâce. Ce n’était pas seulementl’emploi maintenu, c’était l’effroyable drame oublié, enterré. D’unmouvement de caresse instinctive, comme une jolie bête domestiquequi remercie et flatte, elle se pencha sur ses mains, les baisa,les garda appuyées contre ses joues. Et, cette fois, il ne lesavait pas retirées, très ému lui-même du charme tendre de cettegratitude.

« Seulement, reprit-il en tâchant de redevenir sévère,souvenez-vous et conduisez-vous bien.

– Oh ! monsieur ! »

Mais il désirait les garder à sa merci, la femme et l’homme. Ilfit allusion à la lettre.

« Souvenez-vous que le dossier reste là, et qu’à la moindrefaute, tout peut être repris… Surtout, recommandez à votre mari dene plus s’occuper de politique. Sur ce chapitre, nous serionsimpitoyables. Je sais qu’il s’est déjà compromis, on m’a parléd’une querelle fâcheuse avec le sous-préfet ; enfin, il passepour républicain, c’est détestable… N’est-ce pas ? qu’il soitsage, ou nous le supprimerons, simplement. »

Elle était debout, ayant hâte maintenant d’être dehors, pourdonner de l’espace à la joie qui la suffoquait.

« Monsieur, nous vous obéirons, nous serons ce qu’il vousplaira… N’importe quand, n’importe où, vous n’aurez qu’àcommander : je vous appartiens. »

Il s’était remis à sourire, de son air las, avec la pointe dedédain d’un homme qui avait longuement bu au néant de touteschoses.

« Oh ! je n’abuserai pas, madame, je n’abuseplus. »

Et lui-même ouvrit la porte du cabinet. Sur le palier, elle seretourna deux fois, avec son visage rayonnant, qui le remerciaitencore.

Dans la rue du Rocher, Séverine marcha follement. Elle s’aperçutqu’elle remontait la rue, sans raison ; et elle redescendit lapente, traversant la chaussée pour rien, au risque de se faireécraser. C’était un besoin de mouvement, de gestes, de cris. Déjà,elle comprenait pourquoi on leur faisait grâce, et elle se surprità se dire :

« Parbleu ! ils ont peur, il n’y a pas de dangerqu’ils remuent ces choses-là, j’ai été bien bête de me torturer.C’est évident… Ah ! quelle chance ! sauvée, sauvée pourtout de bon, cette fois !… Et n’importe, je vais effrayer monmari, afin qu’il se tienne tranquille… Sauvée, sauvée, quellechance ! »

Comme elle débouchait dans la rue Saint-Lazare, elle vit, àl’horloge d’un bijoutier, qu’il était six heures moins vingt.

« Tiens ! je vais me payer un bon dîner, j’ai letemps. »

En face de la gare, elle choisit le restaurant le plusluxueux ; et, installée seule à une petite table bien blanche,contre la glace sans tain de la devanture, très amusée par lemouvement de la rue, elle se commanda un dîner fin, des huîtres,des filets de sole, une aile de poulet rôti… C’était bien le moinsqu’elle se rattrapât de son mauvais déjeuner. Elle dévora, trouvaexquis le pain de gruau, se fit encore faire une friandise, desbeignets soufflés. Puis, son café bu, elle se pressa, car ellen’avait plus que quelques minutes pour prendre l’express.

Jacques, en la quittant, après être allé chez lui remettre sesvêtements de travail, s’était rendu tout de suite au dépôt, où iln’arrivait d’ordinaire qu’une demi-heure avant le départ de samachine. Il avait fini par se reposer sur Pecqueux des soins devisite, bien que le chauffeur fût ivre deux fois sur trois. Mais,ce jour-là, dans l’émotion tendre où il était, un scrupuleinconscient venait de l’envahir, il voulait s’assurer par lui-mêmedu bon fonctionnement de toutes les pièces ; d’autant plusque, le matin, en venant du Havre, il croyait s’être aperçu d’unedépense de force plus grande pour un travail moindre.

Dans le vaste hangar fermé, noir de charbon, et que de hautesfenêtres poussiéreuses éclairaient, parmi les autres machines aurepos, celle de Jacques se trouvait déjà en tête d’une voie,destinée à partir la première. Un chauffeur du dépôt venait decharger le foyer, des escarbilles rouges tombaient dessous, dans lafosse à piquer le feu. C’était une de ces machines d’express, àdeux essieux couplés, d’une élégance fine et géante, avec sesgrandes roues légères réunies par des bras d’acier, son poitraillarge, ses reins allongés et puissants, toute cette logique ettoute cette certitude qui font la beauté souveraine des êtres demétal, la précision dans la force. Ainsi que les autres machines dela Compagnie de l’Ouest, en dehors du numéro qui la désignait, elleportait le nom d’une gare, celui de Lison, une station du Cotentin.Mais Jacques, par tendresse, en avait fait un nom de femme, laLison, comme il disait, avec une douceur caressante.

Et, c’était vrai, il l’aimait d’amour, sa machine, depuis quatreans qu’il la conduisait. Il en avait mené d’autres, des dociles etdes rétives, des courageuses et des fainéantes ; il n’ignoraitpoint que chacune avait son caractère, que beaucoup ne valaient pasgrand-chose, comme on dit des femmes de chair et d’os ; desorte que, s’il l’aimait celle-là, c’était en vérité qu’elle avaitdes qualités rares de brave femme. Elle était douce, obéissante,facile au démarrage, d’une marche régulière et continue, grâce à sabonne vaporisation. On prétendait bien que, si elle démarrait avectant d’aisance, cela provenait de l’excellent bandage des roues etsurtout du réglage parfait des tiroirs ; de même que, si ellevaporisait beaucoup avec peu de combustible, on mettait cela sur lecompte de la qualité du cuivre des tubes et de la dispositionheureuse de la chaudière. Mais lui savait qu’il y avait autrechose, car d’autres machines, identiquement construites, montéesavec le même soin, ne montraient aucune de ses qualités. Il y avaitl’âme, le mystère de la fabrication, ce quelque chose que le hasarddu martelage ajoute au métal, que le tour de main de l’ouvriermonteur donne aux pièces : la personnalité de la machine, lavie.

Il l’aimait donc en mâle reconnaissant, la Lison, qui partait ets’arrêtait vite, ainsi qu’une cavale vigoureuse et docile ; ill’aimait parce que, en dehors des appointements fixes, elle luigagnait des sous, grâce aux primes de chauffage. Elle vaporisait sibien, qu’elle faisait en effet de grosses économies de charbon. Etil n’avait qu’un reproche à lui adresser, un trop grand besoin degraissage : les cylindres surtout dévoraient des quantités degraisse déraisonnables, une faim continue, une vraie débauche.Vainement, il avait tâché de la modérer. Mais elle s’essoufflaitaussitôt, il fallait ça à son tempérament. Il s’était résigné à luitolérer cette passion gloutonne, de même qu’on ferme les yeux surun vice, chez les personnes qui sont, d’autre part, pétries dequalités ; et il se contentait de dire, avec son chauffeur, enmanière de plaisanterie, qu’elle avait, à l’exemple des bellesfemmes, le besoin d’être graissée trop souvent.

Pendant que le foyer ronflait et que la Lison peu à peu entraiten pression, Jacques tournait autour d’elle, l’inspectant danschacune de ses pièces, tâchant de découvrir pourquoi, le matin,elle lui avait mangé plus de graisse que de coutume. Et il netrouvait rien, elle était luisante et propre, d’une de cespropretés gaies qui annoncent les bons soins tendres d’unmécanicien. Sans cesse, on le voyait l’essuyer, l’astiquer ; àl’arrivée surtout, de même qu’on bouchonne les bêtes fumantes d’unelongue course, il la frottait vigoureusement, il profitait de cequ’elle était chaude pour la mieux nettoyer des taches et desbavures. Il ne la bousculait jamais non plus, lui gardait unemarche régulière, évitant de se mettre en retard, ce qui nécessiteensuite des sauts de vitesse fâcheux. Aussi tous deux avaient-ilsfait toujours si bon ménage, que, pas une fois, en quatre années,il ne s’était plaint d’elle, sur le registre du dépôt, où lesmécaniciens inscrivent leurs demandes de réparations, les mauvaismécaniciens, paresseux ou ivrognes, sans cesse en querelle avecleurs machines. Mais, vraiment, ce jour-là, il avait sur le cœur sadébauche de graisse ; et c’était autre chose aussi, quelquechose de vague et de profond, qu’il n’avait pas éprouvé encore, uneinquiétude, une défiance à son égard, comme s’il doutait d’elle etqu’il eût voulu s’assurer qu’elle n’allait pas se mal conduire enroute.

Cependant, Pecqueux n’était point là, et Jacques s’emporta,lorsqu’il parut enfin, la langue pâteuse, à la suite d’un déjeuner,fait avec un ami. D’habitude, les deux hommes s’entendaient trèsbien, dans ce long compagnonnage qui les promenait d’un bout àl’autre de la ligne, secoués côte à côte, silencieux, unis par lamême besogne et les mêmes dangers. Bien qu’il fût son cadet de plusde dix ans, le mécanicien se montrait paternel pour son chauffeur,couvrait ses vices, le laissait dormir une heure, lorsqu’il étaittrop ivre ; et celui-ci lui rendait cette complaisance en undévouement de bon chien, excellent ouvrier d’ailleurs, rompu aumétier, en dehors de son ivrognerie. Il faut dire que lui aussiaimait la Lison, ce qui suffisait pour la bonne entente. Eux deuxet la machine, ils faisaient un vrai ménage à trois, sans jamaisune dispute. Aussi Pecqueux, interloqué d’être si mal reçu,regarda-t-il Jacques avec un redoublement de surprise, lorsqu’ill’entendit grogner ses doutes contre elle.

« Quoi donc ? mais elle va comme une fée !

– Non, non, je ne suis pas tranquille. »

Et, malgré le bon état de chaque pièce, il continuait à hocherla tête. Il fit jouer les manettes, s’assura du fonctionnement dela soupape. Il monta sur le tablier, alla emplir lui-même lesgodets graisseurs des cylindres ; pendant que le chauffeuressuyait le dôme, où restaient de légères traces de rouille. Latringle de la sablière marchait bien, tout aurait dû le rassurer.C’était que, dans son cœur, la Lison ne se trouvait plus seule. Uneautre tendresse y grandissait, cette créature mince, si fragile,qu’il revoyait toujours près de lui, sur le banc du square, avec safaiblesse câline, qui avait besoin d’être aimée et protégée.Jamais, quand une cause involontaire l’avait mis en retard, qu’illançait sa machine à une vitesse de quatre-vingts kilomètres,jamais il n’avait songé aux dangers que pouvaient courir lesvoyageurs. Et voilà que la seule idée de reconduire au Havre cettefemme presque détestée le matin, amenée avec ennui, le travaillaitd’une inquiétude, de la crainte d’un accident, où il se l’imaginaitblessée par sa faute, mourante entre ses bras. Dès maintenant, ilavait charge d’amour. La Lison, soupçonnée, ferait bien de seconduire correctement, si elle voulait garder son renom de bonnemarcheuse.

Six heures sonnèrent, Jacques et Pecqueux montèrent sur le petitpont de tôle qui reliait le tender à la machine ; et, ledernier ayant ouvert le purgeur sur un signe de son chef, untourbillon de vapeur blanche emplit le hangar noir. Puis, obéissantà la manette du régulateur, lentement tournée par le mécanicien, laLison démarra, sortit du dépôt, siffla pour se faire ouvrir lavoie. Presque tout de suite, elle put s’engager dans le tunnel desBatignolles. Mais, au pont de l’Europe, il lui fallutattendre ; et il n’était que l’heure réglementaire, lorsquel’aiguilleur l’envoya sur l’express de six heures trente, auqueldeux hommes d’équipe l’attelèrent solidement.

On allait partir, il n’y avait plus que cinq minutes, et Jacquesse penchait, surpris de ne pas voir Séverine au milieu de labousculade des voyageurs. Il était bien certain qu’elle nemonterait pas, sans être d’abord venue jusqu’à lui. Enfin, elleparut, en retard, courant presque. Et, en effet, elle longea toutle train, ne s’arrêta qu’à la machine, le teint animé, exultante dejoie.

Ses petits pieds se haussèrent, sa face se leva, rieuse.

« Ne vous inquiétez pas, me voici. »

Lui, également, se mit à rire, heureux qu’elle fût là.

« Bon, bon ! ça va bien. »

Mais elle se haussa encore, reprit à voix plus basse :

« Mon ami, je suis contente, très contente… Une grandechance qui m’arrive… Tout ce que je désirais. »

Et il comprit parfaitement, il en éprouva un gros plaisir. Puis,comme elle repartait en courant, elle se retourna pour ajouter, parplaisanterie :

« Dites donc, maintenant, n’allez pas me casser lesos. »

Il se récria, d’une voix gaie :

« Oh ! par exemple ! n’ayez paspeur ! »

Mais les portières battaient, Séverine n’eut que le temps demonter ; et Jacques, au signal du conducteur-chef, siffla,puis ouvrit le régulateur. On partit. C’était le même départ quecelui du train tragique de février, à la même heure, au milieu desmêmes activités de la gare, dans les mêmes bruits, les mêmesfumées. Seulement, il faisait jour encore, un crépuscule clair,d’une douceur infinie. La tête à la portière, Séverineregardait.

Et, sur la Lison, Jacques, monté à droite, chaudement vêtu d’unpantalon et d’un bourgeron de laine, portant des lunettes àœillères de drap, attachées derrière la tête, sous sa casquette, nequittait plus la voie des yeux, se penchait à toute seconde, endehors de la vitre de l’abri, pour mieux voir. Rudement secoué parla trépidation, n’en ayant pas même conscience, il avait la maindroite sur le volant du changement de marche, comme un pilote surla roue du gouvernail ; il le manœuvrait d’un mouvementinsensible et continu, modérant, accélérant la vitesse ; et,de la main gauche, il ne cessait de tirer la tringle du sifflet,car la sortie de Paris est difficile, pleine d’embûches. Ilsifflait aux passages à niveau, aux gares, aux tunnels, aux grandescourbes. Un signal rouge s’étant montré, au loin, dans le jourtombant, il demanda longuement la voie, passa comme un tonnerre. Àpeine, de temps à autre, jetait-il un coup d’œil sur le manomètre,tournant le petit volant de l’injecteur, dès que la pressionatteignait dix kilogrammes. Et c’était sur la voie toujours, enavant, que revenait son regard, tout à la surveillance des moindresparticularités, dans une attention telle, qu’il ne voyait rienautre, qu’il ne sentait même pas le vent souffler en tempête. Lemanomètre baissa, il ouvrit la porte du foyer, en haussant lacrémaillère ; et Pecqueux, habitué au geste, comprit, cassa àcoups de marteau du charbon, qu’il étala avec la pelle, en unecouche bien égale, sur toute la largeur de la grille. Une chaleurardente leur brûlait les jambes à tous deux ; puis, la porterefermée, de nouveau le courant d’air glacé souffla.

La nuit tombait, Jacques redoublait de prudence. Il avaitrarement senti la Lison si obéissante ; il la possédait, lachevauchait à sa guise, avec l’absolue volonté du maître ; et,pourtant, il ne se relâchait pas de sa sévérité, la traitait enbête domptée, dont il faut se méfier toujours. Là, derrière sondos, dans le train lancé à grande vitesse, il voyait une figurefine, s’abandonnant à lui, confiante, souriante. Il en avait unléger frisson, il serrait d’une poigne plus rude le volant duchangement de marche, il perçait les ténèbres croissantes d’unregard fixe, en quête de feux rouges. Après les embranchementsd’Asnières et de Colombes, il avait respiré un peu. Jusqu’à Mantes,tout allait bien, la voie était un véritable palier, où le trainroulait à l’aise. Après Mantes, il dut pousser la Lison, pourqu’elle montât une rampe assez forte, presque d’une demi-lieue.Puis, sans la ralentir, il la lança sur la pente douce du tunnel deRolleboise, deux kilomètres et demi de tunnel, qu’elle franchit entrois minutes à peine. Il n’y avait plus qu’un autre tunnel, celuidu Roule, près de Gaillon, avant la gare de Sotteville, une gareredoutée, que la complication des voies, les continuellesmanœuvres, l’encombrement constant, rendent très périlleuse. Toutesles forces de son être étaient dans ses yeux qui veillaient, danssa main qui conduisait ; et la Lison, sifflante et fumante,traversa Sotteville à toute vapeur, ne s’arrêta qu’à Rouen, d’oùelle repartit, calmée un peu, montant avec plus de lenteur la rampequi va jusqu’à Malaunay.

La lune s’était levée, très claire, d’une lumière blanche, quipermettait à Jacques de distinguer les moindres buissons, etjusqu’aux pierres des chemins, dans leur fuite rapide. Comme, à lasortie du tunnel de Malaunay, il jetait à droite un coup d’œil,inquiet de l’ombre portée d’un grand arbre, barrant la voie, ilreconnut le coin reculé, le champ de broussailles, d’où il avait vule meurtre. Le pays, désert et farouche, défilait avec sescontinuelles côtes, ses creux noirs de petits bois, sa désolationravagée. Ensuite, ce fut, à la Croix-de-Maufras, sous la luneimmobile, la brusque vision de la maison plantée de biais, dans sonabandon et sa détresse, les volets éternellement clos, d’unemélancolie affreuse. Et, sans savoir pourquoi, cette fois encore,plus que les précédentes, Jacques eut le cœur serré, comme s’ilpassait devant son malheur.

Mais, tout de suite, ses yeux emportèrent une autre image. Prèsde la maison des Misard, contre la barrière du passage à niveau,Flore était là, debout. Maintenant, à chaque voyage, il la voyait àcette place, l’attendant, le guettant. Elle ne remua pas, elletourna simplement la tête, pour le suivre plus longtemps, dansl’éclair qui l’emportait. Sa haute silhouette se détachait en noirsur la lumière blanche, ses cheveux d’or s’allumaient seuls, à l’orpâle de l’astre.

Et Jacques, ayant poussé la Lison pour lui faire franchir larampe de Motteville, la laissa souffler un peu le long du plateaude Bolbec, puis la lança enfin, de Saint-Romain à Harfleur, sur laplus forte pente de la ligne, trois lieues que les machinesdévorent d’un galop de bêtes folles, sentant l’écurie. Et il étaitbrisé de fatigue, au Havre, lorsque, sous la marquise, pleine duvacarme et de la fumée de l’arrivée, Séverine, avant de remonterchez elle, accourut lui dire, de son air gai et tendre :

« Merci, à demain. »

Chapitre 6

 

Un mois se passa, et un grand calme s’était fait de nouveau dansle logement que les Roubaud occupaient au premier étage de la gare,au-dessus des salles d’attente. Chez eux, chez leurs voisins decouloir, parmi ce petit monde d’employés, soumis à une existenced’horloge par l’uniforme retour des heures réglementaires, la vies’était remise à couler, monotone. Et il semblait que rien ne sefût passé de violent ni d’anormal.

La bruyante et scandaleuse affaire Grandmorin, tout doucement,s’oubliait, allait être classée, par l’impuissance où paraissaitêtre la justice de découvrir le coupable. Après une préventiond’une quinzaine de jours encore, le juge d’instruction Denizetavait rendu une ordonnance de non-lieu, à l’égard de Cabuche,motivée sur ce qu’il n’existait pas contre lui de chargessuffisantes ; et une légende de police était en train de seformer, romanesque : celle d’un assassin inconnu,insaisissable, un aventurier du crime, présent partout à la fois,que l’on chargeait de tous les meurtres et qui se dissipait enfumée, à la seule apparition des agents. À peine quelquesplaisanteries reparaissaient-elles de loin en loin sur celégendaire assassin, dans la presse de l’opposition, enfiévrée parl’approche des élections générales. La pression du pouvoir, lesviolences des préfets lui fournissaient quotidiennement d’autressujets d’articles indignés ; si bien que, les journaux nes’occupant plus de l’affaire, elle était sortie de la curiositépassionnée de la foule. On n’en causait même plus.

Ce qui avait achevé de ramener le calme chez les Roubaud,c’était l’heureuse façon dont venait de s’aplanir l’autredifficulté, celle que menaçait de soulever le testament duprésident Grandmorin. Sur les conseils deMme Bonnehon, les Lachesnaye avaient enfin consentià ne pas attaquer ce testament, dans la crainte de réveiller lescandale, très incertains aussi du résultat d’un procès. Et, mis enpossession de leur legs, les Roubaud se trouvaient, depuis unesemaine, propriétaires de la Croix-de-Maufras, la maison et lejardin, évalués à une quarantaine de mille francs. Tout de suite,ils avaient décidé de la vendre, cette maison de débauche et desang, qui les hantait ainsi qu’un cauchemar, où ils n’auraientpoint osé dormir, dans l’épouvante des spectres du passé ; etde la vendre en bloc, avec les meubles, telle qu’elle était, sansla réparer ni même en enlever la poussière. Mais, comme, à desenchères publiques, elle aurait trop perdu, les acheteurs étantrares qui consentiraient à se retirer dans cette solitude, ilsavaient résolu d’attendre un amateur, ils s’étaient contentésd’accrocher à la façade un immense écriteau, aisément lisible descontinuels trains qui passaient. Cet appel en grosses lettres,cette désolation à vendre, ajoutait à la tristesse des volets closet du jardin envahi par les ronces. Roubaud ayant absolument refuséd’y aller, même en passant, prendre certaines dispositionsnécessaires, Séverine s’y était rendue un après-midi ; et elleavait laissé les clefs aux Misard, en les chargeant de montrer lapropriété, si des acquéreurs se présentaient. On aurait pu s’yinstaller en deux heures, car il y avait jusqu’à du linge dans lesarmoires.

Et, rien dès lors n’inquiétant plus les Roubaud, ils laissaientdonc couler chaque journée dans l’attente assoupie du lendemain. Lamaison finirait par se vendre, ils en placeraient l’argent, toutmarcherait très bien. Ils l’oubliaient d’ailleurs, ils vivaientcomme s’ils ne devaient jamais sortir des trois pièces qu’ilsoccupaient : la salle à manger, dont la porte s’ouvraitdirectement sur le couloir ; la chambre à coucher, assezvaste, à droite ; la cuisine, toute petite et sans air, àgauche. Même, devant leurs fenêtres, la marquise de la gare, cettepente de zinc qui leur barrait la vue, ainsi qu’un mur de prison,au lieu de les exaspérer comme autrefois, semblait lestranquilliser, augmentait la sensation d’infini repos, de paixréconfortante où ils s’endormaient. Au moins, on n’était pas vu desvoisins, on n’avait pas toujours devant soi des yeux d’espions àfouiller chez vous ; et ils ne se plaignaient plus, leprintemps étant venu, que de la chaleur étouffante, des refletsaveuglants du zinc, chauffé par les premiers soleils. Après lasecousse effroyable, qui, pendant près de deux mois, les avait faitvivre dans un continuel frisson, ils jouissaient béatement de cetteréaction de torpeur envahissante. Ils demandaient à ne plus bouger,heureux d’être, simplement, sans trembler ni souffrir. JamaisRoubaud ne s’était montré un employé si exact, siconsciencieux : la semaine de jour, descendu sur le quai àcinq heures du matin, il ne remontait déjeuner qu’à dix,redescendait à onze, allait jusqu’à cinq heures du soir, onzeheures pleines de service ; la semaine de nuit, pris de cinqheures du soir à cinq heures du matin, il n’avait même point lecourt repos d’un repas fait chez lui, car il soupait dans sonbureau ; et il portait cette dure servitude avec une sorte desatisfaction, il semblait s’y complaire, descendant aux détails,voulant tout voir, tout faire, comme s’il avait trouvé un oubli àcette fatigue, un recommencement de vie équilibrée, normale. De soncôté, Séverine, presque toujours seule, qui était veuve une semainesur deux, qui l’autre semaine ne le voyait qu’au déjeuner et audîner, paraissait prise d’une fièvre de bonne ménagère. D’habitude,elle s’asseyait, brodait, détestant de toucher au ménage, qu’unevieille femme, la mère Simon, venait faire, de neuf heures à midi.Mais, depuis qu’elle se retrouvait tranquille chez elle, certained’y rester, des idées de nettoyage, d’arrangement, l’occupaient.Elle ne reprenait sa chaise qu’après avoir fureté partout. Dureste, tous deux dormaient d’un bon sommeil. Dans leurs rarestête-à-tête, aux repas, ainsi que les nuits où ils couchaientensemble, jamais ils ne reparlaient de l’affaire ; et ilsdevaient croire que c’était chose finie, enterrée.

Pour Séverine, surtout, l’existence redevint ainsi très douce.Ses paresses la reprirent, elle abandonna de nouveau le ménage à lamère Simon, en demoiselle faite seulement pour les fins travauxd’aiguille. Elle avait commencé une œuvre interminable, tout uncouvre-pied brodé, qui menaçait de l’occuper sa vie entière. Ellese levait assez tard, heureuse de rester seule au lit, bercée parles départs et les arrivées des trains, qui marquaient pour elle lamarche des heures, exactement, ainsi qu’une horloge. Dans lespremiers temps de son mariage, ces bruits violents de la gare,coups de sifflet, chocs de plaques tournantes, roulements defoudre, ces trépidations brusques, pareilles à des tremblements deterre, qui la secouaient avec les meubles, l’avaient affolée. Puis,peu à peu, l’habitude était venue, la gare sonore et frissonnanteentrait dans sa vie ; et, maintenant, elle s’y plaisait, soncalme était fait de cette agitation et de ce vacarme. Jusqu’audéjeuner, elle voyageait d’une pièce dans l’autre, causait avec lafemme de ménage, les mains inertes. Puis, elle passait les longsaprès-midi, assise devant la fenêtre de la salle à manger, sonouvrage le plus souvent tombé sur les genoux, heureuse de ne rienfaire. Les semaines où son mari remontait se coucher au petit jour,elle l’entendait ronfler jusqu’au soir ; et, du reste, c’étaitdevenu pour elle les bonnes semaines, celles qu’elle vivait commeautrefois, avant d’être mariée, tenant toute la largeur du lit, serécréant ensuite à son gré, libre de sa journée entière. Elle nesortait presque jamais, elle n’apercevait du Havre que les fuméesdes usines voisines, dont les gros tourbillons noirs tachaient leciel, au-dessus du faîtage de zinc, qui coupait l’horizon, àquelques mètres de ses yeux. La ville était là, derrière cetéternel mur ; elle la sentait toujours présente, son ennui dene pas la voir avait à la longue pris de la douceur ; cinq ousix pots de giroflées et de verveines, qu’elle cultivait dans lechéneau de la marquise, lui faisaient un petit jardin, fleurissantsa solitude. Parfois, elle parlait d’elle comme d’une recluse, aufond d’un bois. Seul, à ses moments de flâne, Roubaud enjambait lafenêtre ; puis, filant le long du chéneau, il allait jusqu’aubout, montait la pente de zinc, s’asseyait en haut du pignon,au-dessus du cours Napoléon ; et là, enfin, il fumait sa pipe,en plein ciel, dominant la ville étalée à ses pieds, les bassinsplantés de la haute futaie des mâts, la mer immense, d’un vertpâle, à l’infini.

Il semblait que la même somnolence eût gagné les autres ménagesd’employés, voisins des Roubaud. Ce couloir, où soufflaitd’ordinaire un si terrible vent de commérages, s’endormait luiaussi. Quand Philomène rendait visite à Mme Lebleu,c’était à peine si l’on entendait le léger murmure de leurs voix.Surprises toutes deux de voir comment tournaient les choses, ellesne parlaient plus du sous-chef qu’avec une commisérationdédaigneuse : bien sûr que, pour lui conserver sa place, sonépouse était allée en faire de belles, à Paris ; enfin, unhomme taré maintenant, qui ne se laverait pas de certains soupçons.Et, comme la femme du caissier avait la conviction que désormaisses voisins n’étaient point de force à lui reprendre le logement,elle leur témoignait simplement beaucoup de mépris, passant trèsraide, ne saluant pas ; si bien qu’elle indisposa mêmePhilomène, qui vint de moins en moins : elle la trouvait tropfière, ne s’amusait plus. Pourtant, Mme Lebleu,pour s’occuper, continuait à guetter l’intrigue deMlle Guichon avec le chef de gare, M. Dabadie,sans jamais les surprendre, d’ailleurs. Dans le couloir, il n’yavait plus que le frôlement imperceptible de ses pantoufles defeutre. Tout s’étant ainsi ensommeillé de proche en proche, un moisse passa, de paix souveraine, comme ces grands sommeils qui suiventles grandes catastrophes.

Mais, chez les Roubaud, un point restait, douloureux,inquiétant, un point du parquet de la salle à manger, où leurs yeuxne pouvaient se porter par hasard, sans qu’un malaise, de nouveau,les troublât. C’était, à gauche de la fenêtre, la frise de chênequ’ils avaient déplacée, puis remise, pour cacher dessous la montreet les dix mille francs, pris sur le corps de Grandmorin, sanscompter environ trois cents francs en or, dans un porte-monnaie.Cette montre et cet argent, Roubaud ne les avait enlevés des pochesque pour faire croire au vol. Il n’était pas un voleur, il seraitmort de faim à côté, comme il le disait, plutôt que de profiterd’un centime ou de vendre la montre. L’argent de ce vieux, quiavait sali sa femme, dont il avait fait justice, cet argent tachéde boue et de sang, non ! non ! ce n’était pas del’argent assez propre, pour qu’un honnête homme y touchât. Et il nesongeait même point à la maison de la Croix-de-Maufras, dont ilacceptait le cadeau : seul, le fait de la victime fouillée, deces billets emportés dans l’abomination du meurtre, le révoltait,soulevait sa conscience, d’un mouvement de recul et de peur.Cependant, la volonté ne lui était pas venue de les brûler, puisd’aller un soir jeter la montre et le porte-monnaie à la mer. Si lasimple prudence le lui conseillait, un instinct sourd protestait enlui contre cette destruction. Il avait un respect inconscient,jamais il ne se serait résigné à anéantir une telle somme. D’abord,la première nuit, il l’avait enfouie sous son oreiller, ne jugeantaucun coin assez sûr. Les jours suivants, il s’était ingénié àdécouvrir des cachettes, il en changeait chaque matin, agité aumoindre bruit, dans la crainte d’une perquisition judiciaire.Jamais il n’avait fait une pareille dépense d’imagination. Puis, àbout de ruses, las de trembler, il avait eu un jour la paresse dereprendre l’argent et la montre, cachés la veille sous lafrise ; et, maintenant, pour rien au monde, il n’auraitfouillé là : c’était comme un charnier, un trou d’épouvante etde mort, où des spectres l’attendaient. Il évitait même, enmarchant, de poser les pieds sur cette feuille du parquet ;car la sensation lui en était désagréable, il s’imaginait enrecevoir dans les jambes un léger choc. Séverine, l’après-midi,lorsqu’elle s’asseyait devant la fenêtre, reculait sa chaise, pourn’être pas juste au-dessus du cadavre, qu’ils gardaient ainsi dansleur plancher. Ils n’en parlaient pas entre eux, s’efforçaient decroire qu’ils s’y accoutumeraient, finissaient par s’irriter de leretrouver, de le sentir à chaque heure, de plus en plus importun,sous leurs semelles. Et ce malaise était d’autant plus singulier,qu’ils ne souffraient nullement du couteau, le beau couteau neufacheté par la femme, et que le mari avait planté dans la gorge del’amant. Simplement lavé, il traînait au fond d’un tiroir, ilservait parfois à la mère Simon, pour couper le pain.

D’ailleurs, dans cette paix où il vivait, Roubaud venaitd’introduire une autre cause de trouble, peu à peu grandissante, enforçant Jacques à les fréquenter. Le roulement de son serviceramenait le mécanicien au Havre trois fois par semaine : lelundi, de dix heures trente-cinq du matin à six heures vingt dusoir ; le jeudi et le samedi, de onze heures cinq du soir àsix heures quarante du matin. Et, le premier lundi, après le voyagede Séverine, le sous-chef s’était acharné.

« Voyons, camarade, vous ne pouvez pas refuser de manger unmorceau avec nous… Que diable ! vous avez été très gentil pourma femme, je vous dois bien un remerciement. »

Deux fois en un mois, Jacques avait ainsi accepté à déjeuner. Ilsemblait que Roubaud, gêné des grands silences qui se faisaientmaintenant, quand il mangeait avec sa femme, éprouvât unsoulagement, dès qu’il pouvait mettre un convive entre eux. Tout desuite, il retrouvait des histoires, il causait et plaisantait.

« Revenez donc le plus souvent possible ! Vous voyezbien que vous ne nous gênez pas. »

Un soir, un jeudi, comme Jacques, débarbouillé, allait se mettreau lit, il avait rencontré le sous-chef flânant autour dudépôt ; et, malgré l’heure tardive, ce dernier, ennuyé derentrer seul, s’était fait accompagner jusqu’à la gare, puis avaitentraîné le jeune homme chez lui. Séverine, levée encore, lisait.On avait pris un petit verre, on avait même joué aux cartes jusqu’àminuit passé.

Et, désormais, les déjeuners du lundi, les petites soirées dujeudi et du samedi tournaient à l’habitude. C’était Roubaudlui-même, lorsque le camarade manquait un jour, qui le guettaitpour le ramener, en lui reprochant sa négligence. Ils’assombrissait de plus en plus, il n’était vraiment gai qu’avecson nouvel ami. Ce garçon qui l’avait si cruellement inquiétéd’abord, qui aurait dû maintenant lui être en exécration, comme letémoin, l’évocation vivante des choses affreuses qu’il voulaitoublier, lui était au contraire devenu nécessaire, peut-êtrejustement parce qu’il savait et qu’il n’avait point parlé. Celarestait entre eux, ainsi qu’un lien très fort, une complicité.Souvent, le sous-chef regardait l’autre d’un air d’intelligence,lui serrait la main avec un subit emportement, dont la violencedépassait la simple expression de leur camaraderie.

Mais surtout Jacques, dans le ménage, demeurait une distraction.Séverine, elle aussi, l’accueillait gaiement, poussait un légercri, dès son entrée, en femme qu’un plaisir réveille. Elle lâchaittout, sa broderie, son livre, s’échappait, en paroles et en rires,de la grise somnolence où elle passait les journées.

« Ah ! que c’est gentil d’être venu ! J’aientendu l’express, j’ai pensé à vous. »

Quand il déjeunait, c’était fête. Elle connaissait déjà sesgoûts, sortait elle-même pour lui avoir des œufs frais : toutcela très gentiment, en bonne ménagère qui reçoit l’ami de lamaison, sans qu’il pût y voir encore autre chose que l’envie d’êtreaimable et le besoin de se distraire.

« Vous savez, lundi, revenez ! il y aura de lacrème. »

Seulement, lorsque, au bout d’un mois, il fut là, installé, laséparation s’aggrava entre les Roubaud. La femme, de plus en plus,se plaisait au lit toute seule, s’arrangeait pour s’y rencontrer lemoins possible avec son mari ; et ce dernier, si ardent, sibrutal aux premiers temps du mariage, ne faisait rien pour l’yretenir. Il l’avait aimée sans délicatesse, elle s’y était résignéeavec sa soumission de femme complaisante, pensant que les chosesdevaient être ainsi, n’y goûtant du reste aucun plaisir. Mais,depuis le crime, cela, sans qu’elle sût pourquoi, lui répugnaitbeaucoup. Elle en était énervée, effrayée. Un soir, comme la bougien’était pas éteinte, elle cria : sur elle, dans cette facerouge, convulsée, elle avait cru revoir la face del’assassin ; et, dès lors, elle trembla chaque fois, elle eutl’horrible sensation du meurtre, comme s’il l’eût renversée, uncouteau au poing. C’était fou, mais son cœur battait d’épouvante.De moins en moins, d’ailleurs, il abusait d’elle, la sentant troprétive pour s’y plaire. Une fatigue, une indifférence, ce que l’âgeamène, il semblait que la crise affreuse, le sang répandu, l’eûtproduit entre eux. Les nuits où ils ne pouvaient éviter le litcommun, ils se tenaient aux deux bords. Et Jacques, certainement,aidait à consommer ce divorce, en les tirant par sa présence del’obsession où ils étaient d’eux-mêmes. Il les délivrait l’un del’autre.

Roubaud, cependant, vivait sans remords. Il avait eu seulementpeur des suites, avant que l’affaire fût classée ; et sagrande inquiétude était surtout de perdre sa place. À cette heure,il ne regrettait rien. Peut-être, pourtant, s’il avait dûrecommencer l’affaire, n’y aurait-il point mêlé sa femme ; carles femmes s’effarent tout de suite, la sienne lui échappait, parcequ’il lui avait mis aux épaules un poids trop lourd. Il seraitresté le maître, en ne descendant pas avec elle jusqu’à lacamaraderie terrifiée et querelleuse du crime. Mais les chosesétaient ainsi, il fallait s’y accommoder ; d’autant plus qu’ildevait faire un véritable effort pour se replacer dans l’étatd’esprit où il était, lorsque, après l’aveu, il avait jugé lemeurtre nécessaire à sa vie. S’il n’avait pas tué l’homme, il luisemblait alors qu’il n’aurait pas pu vivre. Aujourd’hui que saflamme jalouse était morte, qu’il n’en retrouvait pas l’intolérablebrûlure, envahi d’un engourdissement, comme si le sang de son cœurse fût épaissi de tout le sang versé, cette nécessité du meurtre nelui apparaissait plus si évidente. Il en arrivait à se demander sicela valait vraiment la peine de tuer. Ce n’était, d’ailleurs, pasmême un repentir, une désillusion au plus, l’idée qu’on faitsouvent des choses inavouables pour être heureux, sans le devenirdavantage. Lui, si bavard, tombait à de longs silences, à desréflexions confuses, d’où il sortait plus sombre. Tous les jours, àprésent, pour éviter après les repas de rester face à face avec safemme, il montait sur la marquise, allait s’asseoir en haut dupignon ; et, dans les souffles du large, bercé de vaguesrêveries, il fumait des pipes, en regardant, par-dessus la ville,les paquebots se perdre à l’horizon, vers les mers lointaines.

Un soir, Roubaud eut un réveil de sa jalousie farouched’autrefois. Comme il était allé chercher Jacques au dépôt, etqu’il le ramenait prendre chez lui un petit verre, il rencontra,descendant l’escalier, Henri Dauvergne, le conducteur-chef.Celui-ci parut troublé, expliqua qu’il venait de voirMme Roubaud, pour une commission dont l’avaientchargé ses sœurs. La vérité était que, depuis quelque temps, ilpoursuivait Séverine, dans l’espoir de la vaincre.

Dès la porte, le sous-chef apostropha violemment sa femme.

« Qu’est-il encore monté faire, celui-là ? Tu saisqu’il m’embête !

– Mais, mon ami, c’est pour un dessin de broderie…

– De la broderie, on lui en fichera ! Est-ce que tu mecrois assez bête pour ne pas comprendre ce qu’il vient chercherici ?… Et toi, prends garde ! »

Il marchait sur elle, les poings serrés, et elle reculait, touteblanche, étonnée de l’éclat de cet emportement, dans la calmeindifférence où ils vivaient l’un et l’autre. Mais il s’apaisaitdéjà, il s’adressait à son compagnon.

« C’est vrai, des gaillards qui tombent dans un ménage,avec l’air de croire que la femme va tout de suite se jeter à leurtête, et que le mari, très honoré, fermera les yeux ! Moi, çame fait bouillir le sang… Voyez-vous, dans un cas pareil,j’étranglerais ma femme, oh ! du coup ! Et que ce petitmonsieur n’y revienne pas, ou je lui règle son affaire… N’est-cepas ? c’est dégoûtant. »

Jacques, très gêné de la scène, ne savait quelle contenancetenir. Était-ce pour lui, cette exagération de colère ? lemari voulait-il lui donner un avertissement ? Il se rassura,lorsque ce dernier reprit d’une voix gaie :

« Grande bête, je sais bien que tu le flanquerais toi-mêmeà la porte… Va, donne-nous des verres, trinque avecnous. »

Il tapait sur l’épaule de Jacques, et Séverine, remise elleaussi, souriait aux deux hommes. Puis, ils burent ensemble, ilspassèrent une heure très douce.

Ce fut ainsi que Roubaud rapprocha sa femme et le camarade, d’unair de bonne amitié, sans paraître songer aux suites possibles.Cette question de la jalousie devint justement la cause d’uneintimité plus étroite, de toute une tendresse secrète, resserrée deconfidences, entre Jacques et Séverine ; car celui-ci, l’ayantrevue, le surlendemain, la plaignit d’avoir été si brutalementtraitée ; tandis qu’elle, les yeux noyés, confessait, par ledébordement involontaire de ses plaintes, combien peu elle avaittrouvé de bonheur dans son ménage. Dès ce moment, ils eurent unsujet de conversation à eux seuls, une complicité d’amitié, où ilsfinissaient par s’entendre sur un signe. À chaque visite, ill’interrogeait d’un regard, pour savoir si elle n’avait eu aucunsujet nouveau de tristesse. Elle répondait de même, d’un simplemouvement des paupières. Puis, leurs mains se cherchèrent derrièrele dos du mari, s’enhardirent, ils correspondirent par de longuespressions, en se disant, du bout de leurs doigts tièdes, l’intérêtcroissant qu’ils prenaient aux moindres petits faits de leurexistence. Rarement, ils avaient la fortune de se rencontrer uneminute, en dehors de la présence de Roubaud. Toujours ils leretrouvaient là, entre eux, dans cette salle à mangermélancolique ; et ils ne faisaient rien pour lui échapper,n’ayant pas même la pensée de se donner un rendez-vous, au fond dequelque coin reculé de la gare. C’était, jusque-là, une affectionvéritable, un entraînement de sympathie vive, qu’il gênait à peine,puisqu’un regard, un serrement de main, leur suffisait encore pourse comprendre.

La première fois que Jacques chuchota à l’oreille de Séverinequ’il l’attendrait le jeudi suivant, à minuit, derrière le dépôt,elle se révolta, elle retira sa main violemment. C’était sa semainede liberté, celle du service de nuit. Mais un grand trouble l’avaitprise, à la pensée de sortir de chez elle, d’aller retrouver cegarçon si loin, à travers les ténèbres de la gare. Elle éprouvaitune confusion qu’elle n’avait jamais eue, la peur des viergesignorantes dont le cœur bat ; et elle ne céda point tout desuite, il dut la prier pendant près de quinze jours, avant qu’elleconsentît, malgré l’ardent désir où elle était elle-même de cettepromenade nocturne. Juin commençait, les soirées devenaientbrûlantes, à peine rafraîchies par la brise de mer. Trois foisdéjà, il l’avait attendue, espérant toujours qu’elle lerejoindrait, malgré son refus. Ce soir-là, elle avait dit nonencore ; mais la nuit était sans lune, une nuit de cielcouvert, où pas une étoile ne luisait, sous la brume ardente quialourdissait le ciel. Et, comme il était debout, dans l’ombre, illa vit enfin venir, vêtue de noir, d’un pas muet. Il faisait sisombre, qu’elle l’aurait frôlé sans le reconnaître, s’il ne l’avaitarrêtée dans ses bras, en lui donnant un baiser. Elle eut un légercri, frissonnante. Puis, rieuse, elle laissa ses lèvres sur lessiennes. Seulement, ce fut tout, jamais elle n’accepta des’asseoir, sous un des hangars qui les entouraient. Ils marchèrent,ils causèrent à voix très basse, serrés l’un contre l’autre. Il yavait là un vaste espace occupé par le dépôt et ses dépendances,tout le terrain compris entre la rue Verte et la rueFrançois-Mazeline, qui coupent chacune la ligne d’un passage àniveau : sorte d’immense terrain vague, encombré de voies degarage, de réservoirs, de prises d’eau, de constructions de toutessortes, les deux grandes remises pour les machines, la petitemaison des Sauvagnat entourée d’un potager large comme la main, lesmasures où étaient installés les ateliers de réparation, le corpsde garde où dormaient les mécaniciens et les chauffeurs ; etrien n’était plus facile que de se dissimuler, de se perdre ainsiqu’au fond d’un bois, parmi ces ruelles désertes, aux inextricablesdétours. Pendant une heure, ils y goûtèrent une solitudedélicieuse, à soulager leurs cœurs des paroles amies, amasséesdepuis si longtemps ; car elle ne voulait entendre parler qued’affection, elle lui avait tout de suite déclaré qu’elle ne seraitjamais à lui, que cela serait trop vilain de salir cette pureamitié dont elle était si fière, ayant le besoin de s’estimer.Puis, il l’accompagna jusqu’à la rue Verte, leurs bouches serejoignirent, en un baiser profond. Et elle rentra.

À cette même heure, dans le bureau des sous-chefs, Roubaudcommençait à sommeiller, au fond du vieux fauteuil de cuir, d’où ilse levait vingt fois par nuit, les membres rompus. Jusqu’à neufheures, il avait à recevoir et à expédier les trains du soir. Letrain de marée l’occupait particulièrement : c’étaient lesmanœuvres, les attelages, les feuilles d’expédition à surveiller deprès. Puis, lorsque l’express de Paris était arrivé et débranché,il soupait seul dans le bureau, sur un coin de table, avec unmorceau de viande froide, descendu de chez lui, entre deux tranchesde pain. Le dernier train, un omnibus de Rouen, entrait en gare àminuit et demi. Et les quais déserts tombaient à un grand silence,on ne laissait allumés que de rares becs de gaz, la gare entières’endormait, dans ce frissonnement des demi-ténèbres. De tout lepersonnel, il ne restait que deux surveillants et quatre ou cinqhommes d’équipe, sous les ordres du sous-chef. Encoreronflaient-ils à poings fermés, sur les planches du corps degarde ; tandis que Roubaud, forcé de les réveiller à lamoindre alerte, ne sommeillait que l’oreille aux aguets. De peurque la fatigue ne l’assommât, vers le jour, il réglait sonréveille-matin à cinq heures, heure à laquelle il devait êtredebout, pour recevoir le premier train de Paris. Mais, parfois,depuis quelque temps surtout, il ne pouvait dormir, prisd’insomnie, se retournant dans son fauteuil. Alors, il sortait,faisait une ronde, poussait jusqu’au poste de l’aiguilleur, où ilcausait un instant. Le vaste ciel noir, la paix souveraine de lanuit finissaient par calmer sa fièvre. À la suite d’une lutte avecdes maraudeurs, on l’avait armé d’un revolver, qu’il portait toutchargé dans sa poche. Et, jusqu’à l’aube souvent, il se promenaitainsi, s’arrêtant dès qu’il croyait voir remuer la nuit, reprenantsa marche avec le vague regret de n’avoir pas à faire le coup defeu, soulagé lorsque le ciel blanchissait et tirait de l’ombre legrand fantôme pâle de la gare. Maintenant que le jour se levait dèstrois heures, il rentrait se jeter dans son fauteuil, où il dormaitd’un sommeil de plomb, jusqu’à ce que son réveille-matin le mîtdebout, effaré.

Tous les quinze jours, le jeudi et le samedi, Séverinerejoignait Jacques ; et, une nuit, comme elle lui parlait durevolver dont son mari était armé, ils s’en inquiétèrent. Jamais, àla vérité, Roubaud n’allait jusqu’au dépôt. Cela n’en donna pasmoins à leurs promenades une apparence de danger, qui en doublaitle charme. Ils avaient surtout trouvé un coin adorable :c’était, derrière la maison des Sauvagnat, une sorte d’allée, entredes tas énormes de charbon de terre, qui en faisaient la ruesolitaire d’une ville étrange, aux grands palais carrés de marbrenoir. On s’y trouvait absolument caché, et il y avait, au bout, unepetite remise à outils, dans laquelle un empilement de sacs videsaurait fait une couche très molle. Mais, un samedi qu’une aversebrusque les forçait à s’y réfugier, elle s’était obstinée à resterdebout, n’abandonnant toujours que ses lèvres, dans des baiserssans fin. Elle ne mettait pas là sa pudeur, elle donnait à boireson souffle, goulûment, comme par amitié. Et, lorsque, brûlant decette flamme, il tentait de la prendre, elle se défendait, ellepleurait, en répétant chaque fois les mêmes raisons. Pourquoivoulait-il lui faire tant de peine ? Cela lui semblait sitendre, de s’aimer, sans toute cette saleté du sexe ! Souilléeà seize ans par la débauche de ce vieux dont le spectre sanglant lahantait, violentée plus tard par les appétits brutaux de son mari,elle avait gardé une candeur d’enfant, une virginité, toute lahonte charmante de la passion qui s’ignore. Ce qui la ravissait,chez Jacques, c’était sa douceur, son obéissance à ne pas égarerses mains sur elle, dès qu’elle les prenait simplement entre lessiennes, si faibles. Pour la première fois, elle aimait, et elle nese livrait point, parce que, justement, cela lui aurait gâté sonamour, d’être tout de suite à celui-ci, de la même façon qu’elleavait appartenu aux deux autres. Son désir inconscient était deprolonger à jamais cette sensation si délicieuse, de redevenirtoute jeune, avant la souillure, d’avoir un bon ami, ainsi qu’on ena à quinze ans, et qu’on embrasse à pleine bouche derrière lesportes. Lui, en dehors des instants de fièvre, n’avait pointd’exigence, se prêtait à ce bonheur voluptueusement différé. Ainsiqu’elle, il semblait retourner à l’enfance, commençant l’amour,qui, jusque-là, était resté pour lui une épouvante. S’il semontrait docile, retirant ses mains, dès qu’elle les écartait,c’était qu’une peur sourde demeurait au fond de sa tendresse, ungrand trouble, où il craignait de confondre le désir avec sonancien besoin de meurtre. Celle-ci, qui avait tué, était comme lerêve de sa chair. Sa guérison, chaque jour, lui paraissait pluscertaine, puisqu’il l’avait tenue des heures à son cou, que sabouche, sur la sienne, buvait son âme, sans que sa furieuse enviese réveillât d’en être le maître en l’égorgeant. Mais il n’osaittoujours pas ; et cela était si bon d’attendre, de laisser àleur amour même le soin de les unir, quand la minute viendrait,dans l’évanouissement de leur volonté, aux bras l’un de l’autre.Ainsi, les rendez-vous heureux se succédaient, ils ne se lassaientpas de se retrouver pour un moment, de marcher ensemble par lesténèbres, entre les grands tas de charbon qui assombrissaient lanuit, autour d’eux.

Une nuit de juillet, Jacques, pour arriver au Havre à onzeheures cinq, l’heure réglementaire, dut pousser la Lison, comme sila chaleur étouffante l’eût rendue paresseuse. Depuis Rouen, sur sagauche, un orage l’accompagnait, suivant la vallée de la Seine,avec de larges éclairs éblouissants ; et, de temps à autre, ilse retournait, pris d’inquiétude, car Séverine, ce soir-là, devaitvenir le rejoindre. Sa peur était que cet orage, s’il éclatait troptôt, ne l’empêchât de sortir. Aussi, lorsqu’il eut réussi à entreren gare, avant la pluie, s’impatienta-t-il contre les voyageurs,qui n’en finissaient point de débarrasser les wagons.

Roubaud était là, sur le quai, cloué pour la nuit.

« Diable ! dit-il en riant, vous êtes bien presséd’aller vous coucher… Dormez bien.

– Merci. »

Et Jacques, après avoir refoulé le train, siffla et se rendit audépôt. Les vantaux de l’immense porte étaient ouverts, la Lisons’engouffra sous le hangar fermé, une sorte de galerie à deuxvoies, longue environ de soixante-dix mètres, et qui pouvaitcontenir six machines. Il y faisait très sombre, quatre becs de gazéclairaient à peine les ténèbres, qu’ils semblaient accroître degrandes ombres mouvantes ; et seuls, par moments, les largeséclairs enflammaient le vitrage du toit et les hautes fenêtres, àdroite et à gauche : on distinguait alors, comme dans uneflambée d’incendie, les murs lézardés, les charpentes noires decharbon, toute la misère caduque de cette bâtisse, devenueinsuffisante. Deux machines étaient déjà là, froides,endormies.

Tout de suite, Pecqueux se mit à éteindre le foyer. Il tisonnaitviolemment, et des braises, s’échappant du cendrier, tombaientdessous, dans la fosse.

« J’ai trop faim, je vas casser une croûte, dit-il. Est-ceque vous en êtes ? »

Jacques ne répondit pas. Malgré sa hâte, il ne voulait pasquitter la Lison, avant que les feux fussent renversés et lachaudière vidée. C’était un scrupule, une habitude de bonmécanicien, dont il ne se départait jamais. Lorsqu’il avait letemps, il ne s’en allait même qu’après l’avoir visitée, essuyée,avec le soin qu’on met à panser une bête favorite.

L’eau coula dans la fosse, à gros bouillons, et il dit seulementalors :

« Dépêchons, dépêchons. »

Un formidable coup de tonnerre lui coupa la parole. Cette fois,les hautes fenêtres, sur le ciel en flamme, s’étaient détachées sinettement, qu’on aurait pu en compter les vitres cassées, trèsnombreuses. À gauche, le long des étaux, qui servaient pour lesréparations, une feuille de tôle, laissée debout, résonna avec lavibration persistante d’une cloche. Toute l’antique charpente ducomble avait craqué.

« Bougre ! » dit simplement le chauffeur.

Le mécanicien eut un geste de désespoir. C’était fini, d’autantplus que, maintenant, une pluie diluvienne s’abattait sur lehangar. Le roulement de l’averse menaçait de crever le vitrage dutoit. Là-haut, également, des carreaux devaient être brisés, car ilpleuvait sur la Lison, de grosses gouttes, en paquets. Un ventfurieux entrait par les portes laissées ouvertes, on aurait dit quela carcasse de la vieille bâtisse allait être emportée.

Pecqueux achevait d’accommoder la machine.

« Voilà ! on verra clair demain… Pas besoin de luifaire davantage la toilette… »

Et, revenant à son idée :

« Faut manger… Il pleut trop, pour aller se coller sur sapaillasse. »

La cantine, en effet, se trouvait là, contre le dépôtmême ; tandis que la Compagnie avait dû louer une maison, rueFrançois-Mazeline, où étaient installés des lits pour lesmécaniciens et les chauffeurs qui passaient la nuit au Havre. Parun tel déluge, on aurait eu le temps d’être trempé jusqu’auxos.

Jacques dut se décider à suivre Pecqueux, qui avait pris lepetit panier de son chef, comme pour lui éviter le soin de leporter. Il savait que ce panier contenait encore deux tranches deveau froid, du pain, une bouteille entamée à peine ; etc’était ce qui lui donnait faim, simplement. La pluie redoublait,un coup de tonnerre encore venait d’ébranler le hangar. Quand lesdeux hommes s’en allèrent, à gauche, par la petite porte quiconduisait à la cantine, la Lison se refroidissait déjà. Elles’endormit, abandonnée, dans les ténèbres que les violents éclairsilluminaient, sous les grosses gouttes qui trempaient ses reins.Près d’elle, une prise d’eau, mal fermée, ruisselait et entretenaitune mare, coulant entre ses roues, dans la fosse.

Mais, avant d’entrer à la cantine, Jacques voulut sedébarbouiller. Il y avait toujours là, dans une pièce, de l’eauchaude, avec des baquets. Il tira un savon de son panier, il sedécrassa les mains et la face, noires du voyage ; et, comme ilavait la précaution, recommandée aux mécaniciens, d’emporter unvêtement de rechange, il put se changer des pieds à la tête, ainsiqu’il le faisait du reste, par coquetterie, chaque soir derendez-vous, en arrivant au Havre. Déjà, Pecqueux attendait dans lacantine, ne s’étant lavé que le bout du nez et le bout desdoigts.

Cette cantine consistait simplement en une petite salle nue,peinte en jaune, où il n’y avait qu’un fourneau pour faire chaufferles aliments, et qu’une table, scellée au sol, recouverte d’unefeuille de zinc, en guise de nappe. Deux bancs complétaient lemobilier. Les hommes devaient apporter leur nourriture, etmangeaient sur du papier, avec la pointe de leur couteau. Une largefenêtre éclairait la pièce.

« En voilà une sale pluie ! » cria Jacques en seplantant à la fenêtre.

Pecqueux s’était assis sur un banc, devant la table.

« Vous ne mangez pas, alors ?

– Non, mon vieux, finissez mon pain et ma viande, si lecœur vous en dit… Je n’ai pas faim. »

L’autre, sans se faire prier, se jeta sur le veau, acheva labouteille. Souvent, il avait de pareilles aubaines, car son chefétait petit mangeur ; et il l’aimait davantage, dans sondévouement de chien, pour toutes les miettes qu’il ramassait ainsiderrière lui. La bouche pleine, il reprit, après unsilence :

« La pluie, qu’est-ce que ça fiche, puisque nous voilàgarés ? C’est vrai que, si ça continue, moi, je vous lâche, jevas à côté. »

Il se mit à rire, car il ne se cachait pas, il avait dû luiconfier sa liaison avec Philomène Sauvagnat, pour qu’il nes’étonnât point de le voir découcher si souvent, les nuits où ilallait la retrouver. Comme elle occupait, chez son frère, une piècedu rez-de-chaussée, près de la cuisine, il n’avait qu’à taper auvolet : elle ouvrait, il entrait d’une enjambée, simplement.C’était par là, disait-on, que toutes les équipes de la gareavaient sauté. Mais, maintenant, elle s’en tenait au chauffeur, quisuffisait, semblait-il.

« Nom de Dieu de nom de Dieu ! » jura sourdementJacques, en voyant le déluge reprendre avec plus de violence, aprèsune accalmie.

Pecqueux, qui tenait au bout de son couteau la dernière bouchéede viande, eut de nouveau un rire bon enfant.

« Dites, c’est donc que vous aviez de l’occupation, cesoir ? Hein ! à nous deux, on ne peut guère nousreprocher d’user les matelas, là-bas, rueFrançois-Mazeline. »

Vivement, Jacques quitta la fenêtre.

« Pourquoi ça ?

– Dame, vous voilà comme moi, depuis ce printemps, à n’yrentrer qu’à des deux et trois heures du matin. »

Il devait savoir quelque chose, peut-être avait-il surpris unrendez-vous. Dans chaque dortoir, les lits allaient par couple,celui du chauffeur près de celui du mécanicien ; car onresserrait le plus possible l’existence de ces deux hommes,destinés à une entente de travail si étroite. Aussi n’était-il pasétonnant que celui-ci s’aperçût de la conduite irrégulière de sonchef, très rangé jusque-là.

« J’ai des maux de tête, dit le mécanicien au hasard. Ça mefait du bien, de marcher la nuit. »

Mais déjà le chauffeur se récriait.

« Oh ! vous savez, vous êtes bien libre… Ce que j’endis, c’est pour la farce… Même que, si vous aviez de l’ennui unjour, faut pas se gêner de vous adresser à moi ; parce que jesuis bon là, pour tout ce que vous voudrez. »

Sans s’expliquer plus clairement, il se permit de lui prendre lamain, la serra à l’écraser, dans le don entier de sa personne.Puis, il froissa et jeta le papier gras qui avait enveloppé laviande, remit la bouteille vide dans le panier, fit ce petit ménageen serviteur soigneux, habitué au balai et à l’éponge. Et, comme lapluie s’entêtait, bien que les coups de tonnerre eussentcessé :

« Alors, je file, je vous laisse à vos affaires.

– Oh ! dit Jacques, puisque ça continue, je vais allerm’étendre sur le lit de camp. »

C’était, à côté du dépôt, une salle avec des matelas, protégéspar des housses de toile, où les hommes venaient se reposer toutvêtus, lorsqu’ils n’avaient à attendre, au Havre, que trois ouquatre heures. En effet, dès qu’il eut vu disparaître le chauffeurdans le ruissellement, vers la maison des Sauvagnat, il se risqua àson tour, courut au corps de garde. Mais il ne se coucha pas, setint sur le seuil de la porte grande ouverte, étouffé par l’épaissechaleur qui régnait là. Dans le fond, un mécanicien, allongé sur ledos, ronflait, la bouche élargie.

Quelques minutes encore se passèrent, et Jacques ne pouvait serésigner à perdre son espoir. Dans son exaspération contre cedéluge imbécile, grandissait une folle envie d’aller quand même aurendez-vous, d’avoir au moins la joie d’y être, lui, s’il necomptait plus y trouver Séverine. C’était un élancement de tout soncorps, il finit par sortir sous l’averse, il arriva à leur coinpréféré, suivit l’allée noire que formaient les tas de charbon. Et,comme les grosses gouttes, cinglant de face, l’aveuglaient, ilpoussa jusqu’à la remise aux outils, où, une fois déjà, il s’étaitabrité avec elle. Il lui semblait qu’il y serait moins seul.

Jacques entrait dans l’obscurité profonde de ce réduit, lorsquedeux bras légers l’enveloppèrent, et des lèvres chaudes se posèrentsur ses lèvres. Séverine était là.

« Mon Dieu ! vous étiez venue ?

– Oui, j’ai vu monter l’orage, je suis accourue ici, avantla pluie… Comme vous avez tardé ! »

Elle soupirait d’une voix défaillante, jamais il ne l’avait euesi abandonnée à son cou. Elle glissa, elle se trouva assise sur lessacs vides, sur cette couche molle qui occupait tout un angle. Etlui, tombé près d’elle, sans que leurs bras se fussent dénoués,sentait ses jambes en travers des siennes. Ils ne pouvaient sevoir, leurs haleines les enveloppaient comme d’un vertige, dansl’anéantissement de tout ce qui les entourait.

Mais, sous l’ardent appel de leur baiser, le tutoiement étaitmonté à leur bouche, comme le sang mêlé de leurs cœurs.

« Tu m’attendais…

– Oh ! je t’attendais, je t’attendais… »

Et, tout de suite, dès la première minute, presque sans paroles,ce fut elle qui l’attira d’une secousse, qui le força à la prendre.Elle n’avait point prévu cela. Quand il était arrivé, elle necomptait même plus qu’elle le verrait ; et elle venait d’êtreemportée dans la joie inespérée de le tenir, dans un brusque etirrésistible besoin d’être à lui, sans calcul ni raisonnement. Celaétait parce que cela devait être. La pluie redoublait sur le toitde la remise, le dernier train de Paris qui entrait en gare passa,grondant et sifflant, ébranlant le sol.

Lorsque Jacques se releva, il écouta avec surprise le roulementde l’averse. Où était-il donc ? Et, comme il retrouvait parterre, sous sa main, le manche d’un marteau qu’il avait senti ens’asseyant, il fut inondé de félicité. Alors, c’était fait ?il avait possédé Séverine et il n’avait pas pris ce marteau pourlui casser le crâne. Elle était à lui sans bataille, sans cetteenvie instinctive de la jeter sur son dos, morte, ainsi qu’uneproie qu’on arrache aux autres. Il ne sentait plus sa soif devenger des offenses très anciennes dont il aurait perdu l’exactemémoire, cette rancune amassée de mâle en mâle, depuis la premièretromperie au fond des cavernes. Non, la possession de celle-ciétait d’un charme puissant, elle l’avait guéri, parce qu’il lavoyait autre, violente dans sa faiblesse, couverte du sang d’unhomme qui lui faisait comme une cuirasse d’horreur. Elle ledominait, lui qui n’avait point osé. Et ce fut avec unereconnaissance attendrie, un désir de se fondre en elle, qu’il lareprit dans ses bras.

Séverine, elle aussi, s’abandonnait, bien heureuse, délivréed’une lutte dont elle ne comprenait plus la raison. Pourquois’était-elle donc refusée si longtemps ? Elle s’était promise,elle aurait dû se donner, puisqu’il ne devait y avoir que plaisiret douceur. Maintenant, elle comprenait bien qu’elle en avaittoujours eu l’envie, même lorsqu’il lui semblait si bon d’attendre.Son cœur, son corps ne vivaient que d’un besoin d’amour absolu,continu, et c’était une cruauté affreuse, ces événements qui lajetaient, effarée, à toutes ces abominations. Jusque-là,l’existence avait abusé d’elle, dans la boue, dans le sang, avecune violence telle, que ses beaux yeux bleus, restés naïfs, engardaient un élargissement de terreur, sous son casque tragique decheveux noirs. Elle était restée vierge malgré tout, elle venait dese donner pour la première fois, à ce garçon, qu’elle adorait, dansle désir de disparaître en lui, d’être sa servante. Elle luiappartenait, il pouvait disposer d’elle, à son caprice.

« Oh ! mon chéri, prends-moi, garde-moi, je ne veuxque ce que tu veux.

– Non, non ! chérie, c’est toi la maîtresse, je nesuis là que pour t’aimer et t’obéir. »

Des heures se passèrent. La pluie avait cessé depuis longtemps,un grand silence enveloppait la gare, que troublait seule une voixlointaine, indistincte, montant de la mer. Ils étaient encore auxbras l’un de l’autre, lorsqu’un coup de feu les mit debout,frémissants. Le jour allait paraître, une tache pâle blanchissaitle ciel, au-dessus de l’embouchure de la Seine. Qu’était-ce doncque ce coup de feu ? Leur imprudence, cette folie de s’êtreainsi attardés, leur montrait, dans une brusque imagination, lemari les poursuivant à coups de revolver.

« Ne sors pas ! Attends, je vais voir. »

Jacques, prudemment, s’était avancé jusqu’à la porte. Et là,dans l’ombre épaisse encore, il entendit approcher un galopd’hommes, il reconnut la voix de Roubaud, qui poussait lessurveillants, en leur criant que les maraudeurs étaient trois,qu’il les avait parfaitement vus volant du charbon. Depuis quelquessemaines surtout, pas de nuit ne se passait sans qu’il eût de lasorte des hallucinations de brigands imaginaires. Cette fois, sousl’empire d’une frayeur soudaine, il avait tiré au hasard, dans lesténèbres.

« Vite, vite ! ne restons pas là, murmura le jeunehomme. Ils vont visiter la remise… Sauve-toi ! »

D’un grand élan, ils s’étaient repris, s’étouffant à pleinsbras, à pleines lèvres. Puis, Séverine, légère, fila le long dudépôt, protégée par le vaste mur ; tandis que lui, doucement,se dissimulait au milieu des tas de charbon. Et il était temps, envérité, car Roubaud voulait en effet visiter la remise. Il juraitque les maraudeurs devaient y être. Les lanternes des surveillantsdansaient au ras du sol. Il y eut une querelle. Tous finirent parreprendre le chemin de la gare, irrités de cette poursuiteinutile.

Et, comme Jacques, rassuré, se décidait à aller enfin se coucherrue François-Mazeline, il fut surpris de se heurter presque dansPecqueux, qui achevait de rattacher ses vêtements, avec de sourdsjurons.

« Quoi donc, mon vieux ?

– Ah ! nom de Dieu ! ne m’en parlez pas ! Cesont ces imbéciles qui ont réveillé Sauvagnat. Il m’a entendu avecsa sœur, il est descendu en chemise, et je me suis dépêché desauter par la fenêtre… Tenez ! écoutez un peu. »

Des cris, des sanglots de femme qu’on corrige s’élevaient,pendant qu’une grosse voix d’homme grondait des injures.

« Hein ? ça y est, il lui allonge sa raclée. Elle abeau avoir trente-deux ans, il lui donne le fouet comme à unepetite fille, quand il la surprend… Ah ! tant pis, je ne m’enmêle pas : c’est son frère !

– Mais, dit Jacques, je croyais qu’il vous tolérait, vous,qu’il ne se fâchait que lorsqu’il la trouvait avec un autre.

– Oh ! on ne sait jamais. Des fois, il fait semblantde ne pas me voir. Puis, vous entendez, des fois, il cogne… Ça nel’empêche pas d’aimer sa sœur. Elle est sa sœur, il préféreraittout lâcher que de se séparer d’elle. Seulement, il veut de laconduite… Nom de Dieu ! je crois qu’elle a son compte,aujourd’hui. »

Les cris cessaient, dans de grands soupirs de plainte, et lesdeux hommes s’éloignèrent. Dix minutes plus tard, ils dormaientprofondément, côte à côte, au fond du petit dortoir badigeonné dejaune, meublé simplement de quatre lits, de quatre chaises et d’unetable, où il y avait une seule cuvette en zinc.

Alors, chaque nuit de rendez-vous, Jacques et Séverine goûtèrentde grandes félicités. Ils n’eurent pas toujours, autour d’eux,cette protection de la tempête. Des cieux étoilés, des luneséclatantes, les gênèrent ; mais, à ces rendez-vous-là, ilsfilaient dans les raies d’ombre, ils cherchaient les coinsd’obscurité, où il était si bon de se serrer l’un contre l’autre.Et il y eut ainsi, en août et en septembre, des nuits adorables,d’une telle douceur, qu’ils se seraient laissé surprendre par lesoleil, alanguis, si le réveil de la gare, de lointains souffles demachine, ne les avaient séparés. Même les premiers froids d’octobrene leur déplurent pas. Elle venait plus couverte, enveloppée d’ungrand manteau, dans lequel lui-même disparaissait à moitié. Puis,ils se barricadaient au fond de la remise aux outils, qu’il avaittrouvé le moyen de fermer à l’intérieur, à l’aide d’une barre defer. Ils y étaient comme chez eux, les ouragans de novembre, lescoups de vent pouvaient arracher les ardoises des toitures, sansmême leur effleurer la nuque. Cependant, lui, depuis le premiersoir, avait une envie, celle de la posséder chez elle, dans cetétroit logement, où elle lui semblait autre, plus désirable, avecson calme souriant de bourgeoise honnête ; et elle s’y étaittoujours refusée, moins par crainte de l’espionnage du couloir, quedans un scrupule dernier de vertu, réservant le lit conjugal. Mais,un lundi, en plein jour, comme il devait déjeuner là et que le maritardait à monter, retenu par le chef de gare, il plaisanta, laporta sur ce lit, dans une folie de témérité dont ils riaient tousles deux ; si bien qu’ils s’y oublièrent. Dès lors, elle nerésista plus, il monta la rejoindre, après minuit sonné, les jeudiset les samedis. Cela était horriblement dangereux : ilsn’osaient bouger, à cause des voisins ; ils y éprouvèrent unredoublement de tendresse, des jouissances nouvelles. Souvent, uncaprice de courses nocturnes, un besoin de fuir en bêtes échappées,les ramenait au-dehors, dans la solitude noire des nuits glacées.En décembre, par une gelée terrible, ils s’y aimèrent.

Depuis quatre mois déjà, Jacques et Séverine vivaient ainsi,d’une passion croissante. Ils étaient véritablement neufs tous lesdeux, dans l’enfance de leur cœur, cette innocence étonnée dupremier amour, ravie des moindres caresses. En eux, continuait lecombat de soumission, à qui se sacrifierait davantage. Lui, n’endoutait plus, avait trouvé la guérison de son affreux malhéréditaire ; car, depuis qu’il la possédait, la pensée dumeurtre ne l’avait plus troublé. Était-ce donc que la possessionphysique contentait ce besoin de mort ? Posséder, tuer, celas’équivalait-il, dans le fond sombre de la bête humaine ? Ilne raisonnait pas, trop ignorant, n’essayait pas d’entrouvrir laporte d’épouvante. Parfois, entre ses bras, il retrouvait labrusque mémoire de ce qu’elle avait fait, de cet assassinat, avouédu regard seul, sur le banc du square des Batignolles ; et iln’éprouvait même pas l’envie d’en connaître les détails. Elle, aucontraire, semblait de plus en plus tourmentée du besoin de toutdire. Lorsqu’elle le serrait d’une étreinte, il sentait bienqu’elle était gonflée et haletante de son secret, qu’elle nevoulait ainsi entrer en lui que pour se soulager de la chose dontelle étouffait. C’était un grand frisson qui lui partait des reins,qui soulevait sa gorge d’amoureuse, dans le flot confus de soupirsmontant à ses lèvres. La voix expirante, au milieu d’un spasme,n’allait-elle point parler ? Mais, vite, d’un baiser, ilfermait sa bouche, y scellait l’aveu, saisi d’une inquiétude.Pourquoi mettre cet inconnu entre eux ? pouvait-on affirmerque cela ne changerait rien à leur bonheur ? Il flairait undanger, un frémissement le reprenait, à l’idée de remuer avec elleces histoires de sang. Et elle le devinait sans doute, elleredevenait, contre lui, caressante et docile, en créature d’amour,uniquement faite pour aimer et être aimée. Une folie de possessionalors les emportait, ils demeuraient parfois évanouis aux bras l’unde l’autre.

Roubaud, depuis l’été, s’était encore épaissi, et à mesure quesa femme retournait à la gaieté, à la fraîcheur de ses vingt ans,lui vieillissait, semblait plus sombre. En quatre mois, comme ellele disait, il avait beaucoup changé. Il donnait toujours decordiales poignées de main à Jacques, l’invitait, n’était heureuxque lorsqu’il l’avait à sa table. Seulement, cette distraction nelui suffisait plus, il sortait souvent, dès la dernière bouchée,laissait parfois le camarade avec sa femme, sous le prétexte qu’ilétouffait et qu’il avait besoin d’aller prendre l’air. La véritéétait que, maintenant, il fréquentait un petit café du coursNapoléon, où il retrouvait M. Cauche, le commissaire desurveillance. Il buvait peu, des petits verres de rhum ; maisun goût du jeu lui était venu, qui tournait à la passion. Il ne seranimait, n’oubliait tout que les cartes à la main, enfoncé dansdes parties de piquet interminables. M. Cauche, un effrénéjoueur, avait décidé qu’on intéresserait les parties ; on enétait venu à jouer cent sous ; et, dès lors, Roubaud, étonnéde ne pas se connaître, avait brûlé de la rage du gain, cettefièvre chaude de l’argent gagné, qui ravage un homme jusqu’à luifaire risquer sa situation, sa vie, dans un coup de dés. Jusque-là,son service n’en avait pas souffert : il s’échappait dès qu’ilétait libre, ne rentrait qu’à des deux ou trois heures du matin,les nuits où il ne veillait pas. Sa femme ne s’en plaignait point,elle lui reprochait uniquement de rentrer plus maussade ; caril avait une déveine extraordinaire, il finissait pars’endetter.

Un soir, une première querelle éclata entre Séverine et Roubaud.Sans le haïr encore, elle en arrivait à le supporter difficilement,car elle le sentait peser sur sa vie, elle aurait été si légère, siheureuse, s’il ne l’avait pas accablée de sa présence ! Dureste, elle n’éprouvait aucun remords à le tromper :n’était-ce pas sa faute, ne l’avait-il pas presque poussée à lachute ? Dans leur lente désunion, pour guérir de ce malaisequi les désorganisait, chacun d’eux se consolait, s’égayait à saguise. Puisqu’il avait le jeu, elle pouvait bien avoir un amant.Mais, ce qui la fâchait surtout, ce qu’elle n’acceptait pas sansrévolte, c’était la gêne où la mettaient ses pertes continuelles.Depuis que les pièces de cent sous du ménage filaient au café ducours Napoléon, elle ne savait parfois comment payer sablanchisseuse. Toutes sortes de douceurs, de petits objets detoilette, lui manquaient. Et, ce soir-là, ce fut justement à proposde l’achat nécessaire d’une paire de bottines, qu’ils en vinrent àse quereller. Lui, sur le point de sortir, ne trouvant pas decouteau de table pour se couper un morceau de pain, avait pris legrand couteau, l’arme, qui traînait dans un tiroir du buffet. Ellele regardait, tandis qu’il refusait les quinze francs des bottines,ne les ayant pas, ne sachant où les prendre ; elle répétait sademande, obstinément, le forçait à répéter son refus, peu à peuexaspéré ; mais, tout d’un coup, elle lui montra du doigtl’endroit du parquet où dormaient des spectres, elle lui dit qu’ily en avait là, de l’argent, et qu’elle en voulait. Il devint trèspâle, il lâcha le couteau, qui retomba dans le tiroir. Un instant,elle crut qu’il allait la battre, car il s’était approché, bégayantque cet argent-là pouvait bien pourrir, qu’il se trancherait lamain plutôt que de le reprendre ; et il serrait les poings, ilmenaçait de l’assommer, si elle s’avisait, pendant son absence, desoulever la frise, pour voler seulement un centime. Jamais,jamais ! c’était mort et enterré ! Mais elle, d’ailleurs,avait blêmi également, défaillante à la pensée de fouiller là. Lamisère pouvait venir, tous deux crèveraient de faim à côté. Eneffet, ils n’en parlèrent plus, même les jours de grande gêne.Quand ils posaient le pied à cette place, la sensation de brûlureavait grandi, si intolérable, qu’ils finissaient par faire undétour.

Alors, d’autres disputes se produisirent, au sujet de laCroix-de-Maufras. Pourquoi ne vendaient-ils pas la maison ? etils s’accusaient mutuellement de ne rien faire de ce qu’il auraitfallu, pour hâter cette vente. Lui, violemment, refusait toujoursde s’en occuper ; tandis qu’elle, les rares fois où elleécrivait à Misard, n’en obtenait que des réponses vagues :aucun acquéreur ne se présentait, les fruits avaient coulé, leslégumes ne poussaient pas, faute d’arrosage. Peu à peu, le grandcalme où était tombé le ménage, après la crise, se troublait ainsi,semblait emporté par un recommencement terrible de fièvre. Tous lesgermes de malaise, l’argent caché, l’amant introduit, s’étaientdéveloppés, les séparaient maintenant, les irritaient l’un contrel’autre. Et, dans cette agitation croissante, la vie allait devenirun enfer.

D’ailleurs, comme par un contrecoup fatal, tout se gâtait demême autour des Roubaud. Une nouvelle bourrasque de commérages etde discussions soufflait dans le couloir. Philomène venait derompre violemment avec Mme Lebleu, à la suite d’unecalomnie de cette dernière, qui l’accusait de lui avoir vendu unepoule morte de maladie. Mais la vraie raison de la rupture étaitdans un rapprochement de Philomène et de Séverine. Pecqueux ayant,une nuit, reconnu celle-ci au bras de Jacques, elle avait faittaire ses scrupules d’autrefois, elle s’était montrée aimable pourla maîtresse du chauffeur ; et Philomène, très flattée decette liaison avec une dame qui était la beauté et la distinctionsans conteste de la gare, venait de se retourner contre la femme ducaissier, cette vieille gueuse, disait-elle, capable de fairebattre les montagnes. Elle lui donnait tous les torts, elle criaitpartout, à cette heure, que le logement sur la rue appartenait auxRoubaud, que c’était une abomination de ne pas le leur rendre. Leschoses commençaient donc à tourner très mal pourMme Lebleu, d’autant plus que son acharnement àguetter Mlle Guichon, afin de la surprendre avec lechef de gare, menaçait aussi de lui causer des ennuissérieux : elle ne les surprenait toujours pas, mais elle avaitle tort de se laisser surprendre, elle, l’oreille tendue, colléeaux portes ; si bien que M. Dabadie, exaspéré d’êtreainsi espionné, avait dit au sous-chef Moulin que, si Roubaudréclamait encore le logement, il était prêt à contresigner lalettre. Et Moulin, peu bavard d’habitude, ayant répété cela, onavait failli se battre de porte en porte, d’un bout du couloir àl’autre, tellement les passions s’étaient rallumées.

Au milieu de ces secousses croissantes, Séverine n’avait qu’unbon jour, le vendredi. Depuis octobre, elle avait eu la tranquilleaudace d’inventer un prétexte, le premier venu, une douleur augenou, qui nécessitait les soins d’un spécialiste ; et, chaquevendredi, elle partait par l’express de six heures quarante dumatin, que conduisait Jacques, elle passait la journée avec lui àParis, puis revenait par l’express de six heures trente. D’abord,elle s’était crue obligée de donner à son mari des nouvelles de songenou : il allait mieux, il allait plus mal ; ensuite,voyant qu’il ne l’écoutait même pas, elle avait carrément cessé delui en parler. Et, parfois, elle le regardait, elle se demandaits’il savait. Comment ce jaloux féroce, cet homme qui avait tué,aveuglé de sang, dans une rage imbécile, en arrivait-il à luitolérer un amant ? Elle ne pouvait le croire, elle pensaitsimplement qu’il devenait stupide.

Dans les premiers jours de décembre, par une nuit glaciale,Séverine attendit son mari très tard. Le lendemain, un vendredi,avant l’aube, elle devait prendre l’express ; et, cessoirs-là, elle faisait d’habitude une toilette soigneuse, préparaitses vêtements, pour être tout de suite habillée, au saut du lit.Enfin, elle se coucha, finit par s’endormir, vers une heure.Roubaud n’était pas rentré. Déjà deux fois, il n’avait reparu qu’aupetit jour, tout à sa passion grandissante, ne pouvant pluss’arracher du café, dont une petite salle, au fond, se changeaitpeu à peu en un véritable tripot : on y jouait maintenant degrosses sommes, à l’écarté. Heureuse du reste de coucher seule,bercée par l’attente de sa bonne journée du lendemain, la jeunefemme dormait profondément, dans la chaleur douce descouvertures.

Mais trois heures allaient sonner, lorsqu’un bruit singulierl’éveilla. D’abord, elle ne put comprendre, crut rêver, serendormit. C’étaient des pesées sourdes, des craquements de bois,comme si l’on avait voulu forcer une porte. Un éclat, une déchirureplus violente, la mit sur son séant. Et une peur labouleversa : quelqu’un, à coup sûr, faisait sauter la serruredu couloir. Pendant une minute, elle n’osa bouger, écoutant, lesoreilles bourdonnantes. Puis, elle eut le courage de se lever, pourvoir ; elle marcha sans bruit, pieds nus, elle entrouvrit laporte de sa chambre doucement, saisie d’un tel froid, qu’elle enétait toute pâle et amincie encore, sous sa chemise ; et lespectacle qu’elle aperçut, dans la salle à manger, la cloua desurprise et d’effroi.

Par terre, Roubaud, vautré sur le ventre, soulevé sur lescoudes, venait d’arracher la frise, à l’aide d’un ciseau. Unebougie, posée près de lui, l’éclairait, en projetant son ombreénorme jusqu’au plafond. Et, à cette minute, le visage penchéau-dessus du trou qui creusait le parquet d’une fente noire, ilregardait, les yeux élargis. Le sang violaçait ses joues, il avaitsa face d’assassin. Brutalement, il plongea la main, ne trouvarien, dans le frisson qui l’agitait, dut approcher la bougie. Aufond, apparurent le porte-monnaie, les billets, la montre.

Séverine eut un cri involontaire, et Roubaud, terrifié, seretourna. Un moment, il ne la reconnut pas, crut sans doute à unspectre, en la voyant toute blanche, avec ses regardsd’épouvante.

« Qu’est-ce que tu fais donc ? »demanda-t-elle.

Alors, comprenant, évitant de répondre, il ne lâcha qu’ungrognement sourd. Il la regardait, gêné par sa présence, désireuxde la renvoyer au lit. Mais pas une parole raisonnable ne luivenait, il la trouvait simplement à gifler, ainsi grelottante,toute nue.

« N’est-ce pas ? continua-t-elle, tu me refuses desbottines, et tu prends l’argent pour toi, parce que tu asperdu. »

Cela, du coup, l’enragea. Est-ce qu’elle allait lui gâter la vieencore, se mettre en travers de son plaisir, cette femme qu’il nedésirait plus, dont la possession n’était plus qu’une secoussedésagréable ? Puisqu’il s’amusait ailleurs, il n’avait aucunbesoin d’elle. De nouveau, il fouilla, ne prit que leporte-monnaie, contenant les trois cents francs d’or. Et, lorsque,du talon, il eut remis la frise en place, il vint lui jeter auvisage, les dents serrées :

« Tu m’embêtes, je fais ce que je veux. Est-ce que je tedemande, moi, ce que tu vas faire, tout à l’heure, àParis ? »

Puis, avec un furieux haussement d’épaules, il retourna au café,en laissant la bougie par terre.

Séverine la ramassa, alla se remettre au lit, glacée jusqu’aucœur ; et elle la garda allumée, ne pouvant se rendormir,attendant l’heure de l’express, peu à peu brûlante, les yeux grandsouverts. C’était certain maintenant, il y avait eu unedésorganisation progressive, comme une infiltration du crime, quidécomposait cet homme, et qui avait pourri tout lien, entre eux.Roubaud savait.

Chapitre 7

 

Ce vendredi-là, les voyageurs qui devaient, au Havre, prendrel’express de six heures quarante, eurent à leur réveil un cri desurprise : la neige tombait depuis minuit, en flocons si drus,si gros, qu’il y en avait dans les rues une couche de trentecentimètres.

Déjà, sous la halle couverte, la Lison soufflait, fumante,attelée à un train de sept wagons, trois de deuxième classe etquatre de première. Lorsque, vers cinq heures et demie, Jacques etPecqueux étaient arrivés au dépôt, pour la visite, ils avaient euun grognement d’inquiétude, devant cette neige entêtée, dontcrevait le ciel noir. Et, maintenant, à leur poste, ils attendaientle coup de sifflet, les yeux au loin, au-delà du porche béant de lamarquise, regardant la tombée muette et sans fin des flocons rayerles ténèbres d’un frisson livide.

Le mécanicien murmura :

« Le diable m’emporte si l’on voit un signal !

– Encore si l’on peut passer ! » dit lechauffeur.

Roubaud était sur le quai, avec sa lanterne, rentré à la minuteprécise pour prendre son service. Par instants, ses paupièresmeurtries se fermaient de fatigue, sans qu’il cessât sasurveillance. Jacques lui ayant demandé s’il ne savait rien del’état de la voie, il venait de s’approcher et de lui serrer lamain, en répondant qu’il n’avait pas de dépêche encore ; et,comme Séverine descendait, enveloppée d’un grand manteau, il laconduisit lui-même à un compartiment de première classe, où ill’installa. Sans doute avait-il surpris le regard de tendresseinquiète, échangé entre les deux amants ; mais il ne se souciaseulement pas de dire à sa femme qu’il était imprudent de partirpar un temps pareil, et qu’elle ferait mieux de remettre sonvoyage.

Des voyageurs arrivèrent, emmitouflés, chargés de valises, touteune bousculade dans le froid terrible du matin. La neige deschaussures ne se fondait même pas ; et les portières serefermaient aussitôt, chacun se barricadait, le quai restaitdésert, mal éclairé par les lueurs louches de quelques becs degaz ; tandis que le fanal de la machine, accroché à la base dela cheminée, flambait seul, comme un œil géant, élargissant auloin, dans l’obscurité, sa nappe d’incendie.

Mais Roubaud éleva sa lanterne, donnant le signal. Leconducteur-chef siffla, et Jacques répondit, après avoir ouvert lerégulateur et mis en avant le petit volant du changement de marche.On partait. Pendant une minute encore, le sous-chef suivittranquillement du regard le train qui s’éloignait sous latempête.

« Et attention ! dit Jacques à Pecqueux. Pas de farce,aujourd’hui ! »

Il avait bien remarqué que son compagnon semblait, lui aussi,tomber de lassitude : le résultat, sûrement, de quelque nocede la veille.

« Oh ! pas de danger, pas de danger ! »bégaya le chauffeur.

Tout de suite, dès la sortie de la halle couverte, les deuxhommes étaient entrés dans la neige. Le vent soufflait de l’est, lamachine avait ainsi le vent debout, fouettée de face par lesrafales ; et, derrière l’abri, ils n’en souffrirent pas tropd’abord, vêtus de grosses laines, les yeux protégés par deslunettes. Mais, dans la nuit, la lumière éclatante du fanal étaitcomme mangée par ces épaisseurs blafardes qui tombaient. Au lieu des’éclairer à deux ou trois cents mètres, la voie apparaissait sousune sorte de brouillard laiteux, où les choses ne surgissaient quetrès rapprochées, ainsi que du fond d’un rêve. Et, selon sacrainte, ce qui porta l’inquiétude du mécanicien à son comble, cefut de constater, dès le feu du premier poste de cantonnement,qu’il ne verrait certainement pas, à la distance réglementaire, lessignaux rouges, fermant la voie. Dès lors, il avança avec uneextrême prudence, sans pouvoir cependant ralentir la vitesse, carle vent lui opposait une résistance énorme, et tout retard seraitdevenu un danger aussi grand.

Jusqu’à la station d’Harfleur, la Lison fila d’une bonne marchecontinue. La couche de neige tombée ne préoccupait pas encoreJacques, car il y en avait au plus soixante centimètres, et lechasse-neige en déblayait aisément un mètre. Il était tout au soucide garder sa vitesse, sachant bien que la vraie qualité d’unmécanicien, après la tempérance et l’amour de sa machine,consistait à marcher d’une façon régulière, sans secousse, à laplus haute pression possible. Même, son unique défaut était là,dans un entêtement à ne pas s’arrêter, désobéissant aux signaux,croyant toujours qu’il aurait le temps de dompter la Lison :aussi, parfois, allait-il trop loin, écrasait les pétards,« les cors au pied », comme on dit, ce qui lui avait valudeux fois des mises à pied de huit jours. Mais, en ce moment, dansle grand danger où il se sentait, la pensée que Séverine était là,qu’il avait charge de cette chère existence, décuplait la force desa volonté, tendue toute là-bas, jusqu’à Paris, le long de cettedouble ligne de fer, au milieu des obstacles qu’il devaitfranchir.

Et, debout sur la plaque de tôle qui reliait la machine autender, dans les continuels cahots de la trépidation, Jacques,malgré la neige, se penchait à droite, pour mieux voir. Par lavitre de l’abri, brouillée d’eau, il ne distinguait rien ; etil restait la face sous les rafales, la peau flagellée de milliersd’aiguilles, pincée d’un tel froid, qu’il y sentait comme descoupures de rasoir. De temps à autre, il se retirait, pourreprendre haleine ; il ôtait ses lunettes, les essuyait ;puis, il revenait à son poste d’observation, en plein ouragan, lesyeux fixes, dans l’attente des feux rouges, si absorbé en sonvouloir, qu’à deux reprises il eut l’hallucination de brusquesétincelles sanglantes, tachant le rideau pâle qui tremblait devantlui.

Mais, tout d’un coup, dans les ténèbres, une sensation l’avertitque son chauffeur n’était plus là. Seule, une petite lanterneéclairait le niveau d’eau, pour que nulle lumière n’aveuglât lemécanicien ; et, sur le cadran du manomètre, dont l’émailsemblait garder une lueur propre, il avait vu que l’aiguille bleue,tremblante, baissait rapidement. C’était le feu qui tombait. Lechauffeur venait de s’étaler sur le coffre, vaincu par lesommeil.

« Sacré noceur ! » cria Jacques, furieux, lesecouant.

Pecqueux se releva, s’excusa, d’un grognement inintelligible. Iltenait à peine debout ; mais la force de l’habitude le remittout de suite à son feu, le marteau en main, cassant le charbon,l’étalant sur la grille avec la pelle, en une couche bienégale ; puis, il donna un coup de balai. Et, pendant que laporte du foyer était restée ouverte, un reflet de fournaise, enarrière sur le train, comme une queue flamboyante de comète, avaitincendié la neige, pleuvant au travers, en larges gouttes d’or.

Après Harfleur, commença la grande rampe de trois lieues qui vajusqu’à Saint-Romain, la plus forte de toute la ligne. Aussi lemécanicien se remit-il à la manœuvre, très attentif, s’attendant àun fort coup de collier, pour monter cette côte, déjà rude par lesbeaux temps. La main sur le volant du changement de marche, ilregardait fuir les poteaux télégraphiques, tâchant de se rendrecompte de la vitesse. Celle-ci diminuait beaucoup, la Lisons’essoufflait, tandis qu’on devinait le frottement deschasse-neige, à une résistance croissante. Du bout du pied, ilrouvrit la porte ; et le chauffeur, ensommeillé, comprit,poussa le feu encore, afin d’augmenter la pression. Maintenant, laporte rougissait, éclairait leurs jambes à tous deux d’une lueurviolette. Mais ils n’en sentaient pas l’ardente chaleur, dans lecourant d’air glacé qui les enveloppait. Sur un geste de son chef,le chauffeur venait aussi de lever la tige du cendrier, ce quiactivait le tirage. Rapidement, l’aiguille du manomètre étaitremontée à dix atmosphères, la Lison donnait toute la force dontelle était capable. Même, un instant, voyant le niveau d’eaubaisser, le mécanicien dut faire mouvoir le petit volant del’injecteur, bien que cela diminuât la pression. Elle se relevad’ailleurs, la machine ronflait, crachait, comme une bête qu’onsurmène, avec des sursauts, des coups de reins, où l’on aurait cruentendre craquer ses membres. Et il la rudoyait, en femme vieillieet moins forte, n’ayant plus pour elle la même tendressequ’autrefois.

« Jamais elle ne montera, la fainéante ! »dit-il, les dents serrées, lui qui ne parlait pas en route.

Pecqueux, étonné, dans sa somnolence, le regarda. Qu’avait-ildonc maintenant contre la Lison ? Est-ce qu’elle n’était pastoujours la brave machine obéissante, d’un démarrage si aisé, quec’était un plaisir de la mettre en route, et d’une si bonnevaporisation, qu’elle épargnait son dixième de charbon, de Paris auHavre ? Quand une machine avait des tiroirs comme les siens,d’un réglage parfait, coupant à miracle la vapeur, on pouvait luitolérer toutes les imperfections, comme qui dirait à une ménagèrequinteuse, ayant pour elle la conduite et l’économie. Sans doutequ’elle dépensait trop de graisse. Et puis, après ? On lagraissait, voilà tout !

Justement, Jacques répétait, exaspéré :

« Jamais elle ne montera, si on ne la graissepas. »

Et, ce qu’il n’avait pas fait trois fois dans sa vie, il prit laburette, pour la graisser en marche. Enjambant la rampe, il montasur le tablier, qu’il suivit tout le long de la chaudière. Maisc’était une manœuvre des plus périlleuses : ses piedsglissaient sur l’étroite bande de fer, mouillée par la neige ;et il était aveuglé, et le vent terrible menaçait de le balayercomme une paille. La Lison, avec cet homme accroché à son flanc,continuait sa course haletante, dans la nuit, parmi l’immensecouche blanche, où elle s’ouvrait profondément un sillon. Elle lesecouait, l’emportait. Parvenu à la traverse d’avant, ils’accroupit devant le godet graisseur du cylindre de droite, il euttoutes les peines du monde à l’emplir, en se tenant d’une main à latringle. Puis, il lui fallut faire le tour, ainsi qu’un insecterampant, pour aller graisser le cylindre de gauche. Et, quand ilrevint, exténué, il était tout pâle, ayant senti passer lamort.

« Sale rosse ! » murmura-t-il.

Saisi de cette violence inaccoutumée à l’égard de leur Lison,Pecqueux ne put s’empêcher de dire, en hasardant une fois de plusson habituelle plaisanterie :

« Fallait m’y laisser aller : ça me connaît, moi, degraisser les dames. »

Réveillé un peu, il s’était remis, lui aussi, à son poste,surveillant le côté gauche de la ligne. D’ordinaire, il avait debons yeux, meilleurs que ceux de son chef. Mais, dans cettetourmente, tout avait disparu, à peine pouvaient-ils, eux pourtantà qui chaque kilomètre de la route était si familier, reconnaîtreles lieux qu’ils traversaient : la voie sombrait sous laneige, les haies, les maisons elles-mêmes semblaient s’engloutir,ce n’était plus qu’une plaine rase et sans fin, un chaos deblancheurs vagues, où la Lison paraissait galoper à sa guise, prisede folie. Et jamais les deux hommes n’avaient senti si étroitementle lien de fraternité qui les unissait, sur cette machine enmarche, lâchée à travers tous les périls, où ils se trouvaient plusseuls, plus abandonnés du monde, que dans une chambre close, avecl’aggravante, l’écrasante responsabilité des vies humaines qu’ilstraînaient derrière eux.

Aussi Jacques, que la plaisanterie de Pecqueux avait achevéd’irriter, finit-il par en sourire, retenant la colère quil’emportait. Ce n’était, certes, pas le moment de se quereller. Laneige redoublait, le rideau s’épaississait à l’horizon. Oncontinuait de monter, lorsque le chauffeur, à son tour, crut voirétinceler un feu rouge, au loin. D’un mot, il avertit son chef.Mais déjà il ne le retrouvait plus, ses yeux avaient rêvé, comme ildisait parfois. Et le mécanicien, qui n’avait rien vu, restait lecœur battant, troublé par cette hallucination d’un autre, perdantconfiance en lui-même. Ce qu’il s’imaginait distinguer, au-delà dupullulement pâle des flocons, c’étaient d’immenses formes noires,des masses considérables, comme des morceaux géants de la nuit, quisemblaient se déplacer et venir au-devant de la machine. Étaient-cedonc des coteaux éboulés, des montagnes barrant la voie, où allaitse briser le train ? Alors, pris de peur, il tira la tringledu sifflet, il siffla longuement, désespérément ; et cettelamentation traînait, lugubre, au travers de la tempête. Puis, ilfut tout étonné d’avoir sifflé à propos, car le train traversait àgrande vitesse la gare de Saint-Romain, dont il se croyait éloignéde deux kilomètres.

Cependant, la Lison, qui avait franchi la terrible rampe, se mità rouler plus à l’aise, et Jacques put respirer un moment. DeSaint-Romain à Bolbec, la ligne monte d’une façon insensible, toutirait bien sans doute jusqu’à l’autre bout du plateau. Quand il futà Beuzeville, pendant l’arrêt de trois minutes, il n’en appela pasmoins le chef de gare qu’il aperçut sur le quai, tenant à lui direses craintes, en face de cette neige dont la couche augmentaittoujours : jamais il n’arriverait à Rouen, le mieux serait dedoubler l’attelage, en ajoutant une seconde machine, tandis qu’onse trouvait à un dépôt, où des machines à disposition étaienttoujours prêtes. Mais le chef de gare répondit qu’il n’avait pasd’ordre et qu’il ne croyait pas devoir prendre cette mesure surlui. Tout ce qu’il offrit, ce fut de donner cinq ou six pelles debois, pour déblayer les rails, en cas de besoin. Et Pecqueux pritles pelles, qu’il rangea dans un coin du tender.

Sur le plateau, en effet, la Lison continua sa marche avec unebonne vitesse, sans trop de peine. Elle se lassait pourtant. Àtoute minute, le mécanicien devait faire son geste, ouvrir la portedu foyer, pour que le chauffeur mît du charbon ; et, chaquefois, au-dessus du train morne, noir dans tout ce blanc, recouvertd’un linceul, flambait l’éblouissante queue de comète, trouant lanuit. Il était sept heures trois quarts, le jour naissait ;mais, à peine en distinguait-on la pâleur au ciel, dans l’immensetourbillon blanchâtre qui emplissait l’espace, d’un bout del’horizon à l’autre. Cette clarté louche, où rien ne se distinguaitencore, inquiétait davantage les deux hommes, qui, les yeux pleinsde larmes, malgré leurs lunettes, s’efforçaient de voir au loin.Sans lâcher le volant du changement de marche, le mécanicien nequittait plus la tringle du sifflet, sifflant d’une façon presquecontinue, par prudence, d’un sifflement de détresse qui pleurait aufond de ce désert de neige.

On traversa Bolbec, puis Yvetot, sans encombre. Mais, àMotteville, Jacques, de nouveau, interpella le sous-chef, qui neput lui donner des renseignements précis sur l’état de la voie.Aucun train n’était encore venu, une dépêche annonçait simplementque l’omnibus de Paris se trouvait bloqué à Rouen, en sûreté. Et laLison repartit, descendant de son allure alourdie et lasse lestrois lieues de pente douce qui vont à Barentin. Maintenant, lejour se levait, très pâle ; et il semblait que cette lueurlivide vînt de la neige elle-même. Elle tombait plus dense, ainsiqu’une chute d’aube brouillée et froide, noyant la terre des débrisdu ciel. Avec le jour grandissant, le vent redoublait de violence,les flocons étaient chassés comme des balles, il fallait qu’àchaque instant le chauffeur prît sa pelle, pour déblayer lecharbon, au fond du tender, entre les parois du récipient d’eau. Àdroite et à gauche, la campagne apparaissait, à ce pointméconnaissable, que les deux hommes avaient la sensation de fuirdans un rêve : les vastes champs plats, les gras pâturagesclos de haies vives, les cours plantées de pommiers, n’étaient plusqu’une mer blanche, à peine renflée de courtes vagues, uneimmensité blême et tremblante, où tout défaillait, dans cetteblancheur. Et le mécanicien, debout, la face coupée par lesrafales, la main sur le volant, commençait à souffrir terriblementdu froid.

Enfin, à l’arrêt de Barentin, le chef de gare, M. Bessière,s’approcha lui-même de la machine, pour prévenir Jacques qu’onsignalait des quantités considérables de neige, du côté de laCroix-de-Maufras.

« Je crois qu’on peut encore passer, ajouta-t-il. Mais vousaurez de la peine. »

Alors, le jeune homme s’emporta.

« Tonnerre de Dieu ! je l’ai bien dit, àBeuzeville ! Qu’est-ce que ça pouvait leur faire, de doublerl’attelage ?… Ah ! nous allons êtregentils ! »

Le conducteur-chef venait de descendre de son fourgon, et luiaussi se fâchait. Il était gelé dans sa vigie, il déclarait qu’ilétait incapable de distinguer un signal d’un poteau télégraphique.Un vrai voyage à tâtons, dans tout ce blanc !

« Enfin, vous voilà prévenus », repritM. Bessière.

Cependant, les voyageurs s’étonnaient déjà de cet arrêtprolongé, au milieu du grand silence de la station ensevelie, sansun cri d’employé, sans un battement de portière. Quelques glacesfurent baissées, des têtes apparurent : une dame très forte,avec deux jeunes filles blondes, charmantes, ses filles sans doute,toutes trois Anglaises à coup sûr ; et, plus loin, une jeunefemme brune, très jolie, qu’un monsieur âgé forçait àrentrer ; tandis que deux hommes, un jeune, un vieux,causaient d’une voiture à l’autre, le buste à moitié sorti desportières. Mais, comme Jacques jetait un coup d’œil en arrière, iln’aperçut que Séverine, penchée elle aussi, regardant de son côté,d’un air anxieux. Ah ! la chère créature, qu’elle devait êtreinquiète, et quel crève-cœur il éprouvait, à la savoir là, si prèset loin de lui, dans ce danger ! Il aurait donné tout son sangpour être à Paris déjà, et l’y déposer saine et sauve.

« Allons, partez, conclut le chef de gare. Il est inutiled’effrayer le monde. »

Lui-même avait donné le signal. Remonté dans son fourgon, leconducteur-chef siffla ; et, une fois encore, la Lisondémarra, après avoir répondu, d’un long cri de plainte.

Tout de suite, Jacques sentit que l’état de la voie changeait.Ce n’était plus la plaine, le déroulement à l’infini de l’épaistapis de neige, où la machine filait comme un paquebot, laissant unsillage. On entrait dans le pays tourmenté, les côtes et lesvallons dont la houle énorme allait jusqu’à Malaunay, bossuant lesol ; et la neige s’était amassée là d’une façon irrégulière,la voie se trouvait déblayée par places, tandis que des massesconsidérables avaient bouché certains passages. Le vent, quibalayait les remblais, comblait au contraire les tranchées. C’étaitainsi une continuelle succession d’obstacles à franchir, des boutsde voie libre que barraient de véritables remparts. Il faisaitplein jour maintenant, et la contrée dévastée, ces gorges étroites,ces pentes raides, prenaient, sous leur couche de neige, ladésolation d’un océan de glace, immobilisé dans la tourmente.

Jamais encore Jacques ne s’était senti pénétrer d’un tel froid.Sous les mille aiguilles de la neige, son visage lui semblait ensang ; et il n’avait plus conscience de ses mains, paralyséespar l’onglée, devenues si insensibles, qu’il frémit en s’apercevantqu’il perdait, entre ses doigts, la sensation du petit volant duchangement de marche. Quand il levait le coude, pour tirer latringle du sifflet, son bras pesait à son épaule comme un bras demort. Il n’aurait pu dire si ses jambes le portaient, dans lessecousses continues de la trépidation, qui lui arrachaient lesentrailles. Une immense fatigue l’avait envahi, avec ce froid, dontle gel gagnait son crâne, et sa peur était de n’être plus, de neplus savoir s’il conduisait, car il ne tournait déjà le volant qued’un geste machinal, il regardait, hébété, le manomètre descendre.Toutes les histoires connues d’hallucinations lui traversaient latête. N’était-ce pas un arbre abattu, là-bas, en travers de lavoie ? N’avait-il pas aperçu un drapeau rouge flottantau-dessus de ce buisson ? Des pétards, à chaque minute,n’éclataient-ils pas, dans le grondement des roues ? Iln’aurait pu le dire, il se répétait qu’il devrait arrêter, et iln’en trouvait pas la volonté nette. Pendant quelques minutes, cettecrise le tortura ; puis, brusquement, la vue de Pecqueux,retombé endormi sur le coffre, terrassé par cet accablement dufroid dont lui-même souffrait, le jeta dans une colère telle, qu’ilen fut comme réchauffé.

« Ah ! nom de Dieu de salop ! »

Et lui, si doux d’ordinaire aux vices de cet ivrogne, leréveilla à coups de pied, tapa jusqu’à ce qu’il fût debout.L’autre, engourdi, se contenta de grogner, en reprenant sapelle.

« Bon, bon ! on y va ! »

Quand le foyer fut chargé, la pression remonta ; et ilétait temps, la Lison venait de s’engager au fond d’une tranchée,où elle avait à fendre une épaisseur de plus d’un mètre. Elleavançait dans un effort extrême, dont elle tremblait toute. Uninstant, elle s’épuisa, il sembla qu’elle allait s’immobiliser,ainsi qu’un navire qui a touché un banc de sable. Ce qui lachargeait, c’était la neige dont une couche pesante avait peu à peucouvert la toiture des wagons. Ils filaient ainsi, noirs dans lesillage blanc, avec ce drap blanc tendu sur eux ; et elle-mêmen’avait que des bordures d’hermine, habillant ses reins sombres, oùles flocons fondaient et ruisselaient en pluie. Une fois de plus,malgré le poids, elle se dégagea, elle passa. Le long d’une largecourbe, sur un remblai, on put suivre encore le train, quis’avançait à l’aise, pareil à un ruban d’ombre, perdu au milieud’un pays des légendes, éclatant de blancheur.

Mais, plus loin, les tranchées recommençaient, et Jacques, etPecqueux, qui avaient senti toucher la Lison, se raidirent contrele froid, debout à ce poste que, même mourants, ils ne pouvaientdéserter. De nouveau, la machine perdait de sa vitesse. Elles’était engagée entre deux talus, et l’arrêt se produisitlentement, sans secousse. Il sembla qu’elle s’engluait, prise partoutes ses roues, de plus en plus serrée, hors d’haleine. Elle nebougea plus. C’était fait, la neige la tenait, impuissante.

« Ça y est, gronda Jacques. Tonnerre deDieu ! »

Quelques secondes encore, il resta à son poste, la main sur levolant, ouvrant tout, pour voir si l’obstacle ne céderait pas.Puis, entendant la Lison cracher et s’essouffler en vain, il fermale régulateur, il jura plus fort, furieux.

Le conducteur-chef s’était penché à la porte de son fourgon, etPecqueux s’étant montré, lui cria à son tour :

« Ça y est, nous sommes collés ! »

Vivement, le conducteur sauta dans la neige, dont il avaitjusqu’aux genoux. Il s’approcha, les trois hommes tinrentconseil.

« Nous ne pouvons qu’essayer de déblayer, finit par dire lemécanicien. Heureusement, nous avons des pelles. Appelez votreconducteur d’arrière, et à nous quatre nous finirons bien pardégager les roues. »

On fit signe au conducteur d’arrière, qui, lui aussi, étaitdescendu du fourgon. Il arriva à grand-peine, noyé par instants.Mais cet arrêt en pleine campagne, au milieu de cette solitudeblanche, ce bruit clair des voix discutant ce qu’il y avait àfaire, cet employé sautant le long du train, à pénibles enjambées,avaient inquiété les voyageurs. Des glaces se baissèrent. Oncriait, on questionnait, toute une confusion, vague encore etgrandissante.

« Où sommes-nous ?… Pourquoi a-t-on arrêté ?…Qu’y a-t-il donc ?… Mon Dieu ! est-ce unmalheur ? »

Le conducteur sentit la nécessité de rassurer le monde.Justement, comme il s’avançait, la dame anglaise, dont l’épaisseface rouge s’encadrait des deux charmants visages de ses filles,lui demanda avec un fort accent :

« Monsieur, ce n’est pas dangereux ?

– Non, non, madame, répondit-il. Un peu de neigesimplement. On repart tout de suite. »

Et la glace se releva, au milieu du frais gazouillis des jeunesfilles, cette musique des syllabes anglaises, si vives sur deslèvres roses. Toutes deux riaient, très amusées.

Mais, plus loin, le monsieur âgé appelait le conducteur, tandisque sa jeune femme risquait derrière lui sa jolie tête brune.

« Comment n’a-t-on pas pris des précautions ? C’estinsupportable… Je rentre de Londres, mes affaires m’appellent àParis ce matin, et je vous préviens que je rendrai la Compagnieresponsable de tout retard.

– Monsieur, ne put que répéter l’employé, on va repartirdans trois minutes. »

Le froid était terrible, la neige entrait, et les têtesdisparurent, les glaces se relevèrent. Mais, au fond des voiturescloses, une agitation persistait, une anxiété, dont on sentait lesourd bourdonnement. Seules, deux glaces restaient baissées ;et, accoudés, à trois compartiments de distance, deux voyageurscausaient, un Américain d’une quarantaine d’années, un jeune hommehabitant Le Havre, très intéressés l’un et l’autre par le travailde déblaiement.

« En Amérique, monsieur, tout le monde descend et prend despelles.

– Oh ! ce n’est rien, j’ai été déjà bloqué deux fois,l’année dernière. Mes occupations m’appellent toutes les semaines àParis.

– Et moi toutes les trois semaines environ, monsieur.

– Comment, de New York ?

– Oui, monsieur, de New York. »

Jacques menait le travail. Ayant aperçu Séverine à une portièredu premier wagon, où elle se mettait toujours pour être plus prèsde lui, il l’avait suppliée du regard ; et, comprenant, elles’était retirée, pour ne pas rester à ce vent glacial qui luibrûlait la figure. Lui, dès lors, songeant à elle, avait travailléde grand cœur. Mais il remarquait que la cause de l’arrêt,l’empâtement dans la neige, ne provenait pas des roues :celles-ci coupaient les couches les plus épaisses ; c’était lecendrier, placé entre elles, qui faisait obstacle, roulant laneige, la durcissant en paquets énormes. Et une idée lui vint.

« Il faut dévisser le cendrier. »

D’abord, le conducteur-chef s’y opposa. Le mécanicien était sousses ordres, il ne voulait pas l’autoriser à toucher à la machine.Puis, il se laissa convaincre.

« Vous en prenez la responsabilité, c’estbon ! »

Seulement, ce fut une dure besogne. Allongés sous la machine, ledos dans la neige qui fondait, Jacques et Pecqueux durenttravailler pendant près d’une demi-heure. Heureusement que, dans lecoffre à outils, ils avaient des tournevis de rechange. Enfin, aurisque de se brûler et de s’écraser vingt fois, ils parvinrent àdétacher le cendrier. Mais ils ne l’avaient pas encore, ils’agissait de le sortir de là-dessous. D’un poids énorme, ils’embarrassait dans les roues et les cylindres. Pourtant, à quatre,ils le tirèrent, le traînèrent en dehors de la voie, jusqu’autalus.

« Maintenant, achevons de déblayer », dit leconducteur.

Depuis près d’une heure, le train était en détresse, etl’angoisse des voyageurs avait grandi. À chaque minute, une glacese baissait, une voix demandait pourquoi l’on ne partait pas.C’était la panique, des cris, des larmes, dans une crise montanted’affolement.

« Non, non, c’est assez déblayé, déclara Jacques. Montez,je me charge du reste. »

Il était de nouveau à son poste, avec Pecqueux, et lorsque lesdeux conducteurs eurent regagné leurs fourgons, il tourna lui-mêmele robinet du purgeur. Le jet de vapeur brûlante, assourdi, achevade fondre les paquets qui adhéraient encore aux rails. Puis, lamain au volant, il fit machine arrière. Lentement, il reculad’environ trois cents mètres, pour prendre du champ. Et, ayantpoussé au feu, dépassant même la pression permise, il revint contrele mur qui barrait la voie, il y jeta la Lison, de toute sa masse,de tout le poids du train qu’elle traînait. Elle eut un han !terrible de bûcheron qui enfonce la cognée, sa forte charpente defer et de fonte en craqua. Mais elle ne put passer encore, elles’était arrêtée, fumante, toute vibrante du choc. Alors, à deuxautres reprises, il dut recommencer la manœuvre, recula, fonça surla neige, pour l’emporter ; et, chaque fois, la Lison,raidissant les reins, buta du poitrail, avec son souffle enragé degéante. Enfin, elle parut reprendre haleine, elle banda ses musclesde métal en un suprême effort, et elle passa, et lourdement letrain la suivit, entre les deux murs de la neige éventrée. Elleétait libre.

« Bonne bête tout de même ! » grognaPecqueux.

Jacques, aveuglé, ôta ses lunettes, les essuya. Son cœur battaità grands coups, il ne sentait plus le froid. Mais, brusquement, lapensée lui vint d’une tranchée profonde, qui se trouvait à troiscents mètres environ de la Croix-de-Maufras : elle s’ouvraitdans la direction du vent, la neige devait s’y être accumulée enquantité considérable ; et, tout de suite, il eut la certitudeque c’était là l’écueil marqué où il naufragerait. Il se pencha. Auloin, après une dernière courbe, la tranchée lui apparut, en lignedroite, ainsi qu’une longue fosse, comblée de neige. Il faisaitplein jour, la blancheur était sans bornes et éclatante, sous latombée continue des flocons.

Cependant, la Lison filait à une vitesse moyenne, n’ayant plusrencontré d’obstacle. On avait, par précaution, laissé allumés lesfeux d’avant et d’arrière ; et le fanal blanc, à la base de lacheminée, luisait dans le jour, comme un œil vivant de cyclope.Elle roulait, elle approchait de la tranchée, avec cet œillargement ouvert. Alors, il sembla qu’elle se mît à souffler d’unpetit souffle court, ainsi qu’un cheval qui a peur. De profondstressaillements la secouaient, elle se cabrait, ne continuait samarche que sous la main volontaire du mécanicien. D’un geste,celui-ci avait ouvert la porte du foyer, pour que le chauffeuractivât le feu. Et, maintenant, ce n’était plus une queue d’astreincendiant la nuit, c’était un panache de fumée noire, épaisse, quisalissait le grand frisson pâle du ciel.

La Lison avançait. Enfin, il lui fallut entrer dans la tranchée.À droite et à gauche, les talus étaient noyés, et l’on nedistinguait plus rien de la voie, au fond. C’était comme un creuxde torrent, où la neige dormait, à pleins bords. Elle s’y engagea,roula pendant une cinquantaine de mètres, d’une haleine éperdue, deplus en plus lente. La neige qu’elle repoussait, faisait une barredevant elle, bouillonnait et montait, en un flot révolté quimenaçait de l’engloutir. Un instant, elle parut débordée, vaincue.Mais, d’un dernier coup de reins, elle se délivra, avança de trentemètres encore. C’était la fin, la secousse de l’agonie : despaquets de neige retombaient, recouvraient les roues, toutes lespièces du mécanisme étaient envahies, liées une à une par deschaînes de glace. Et la Lison s’arrêta définitivement, expirante,dans le grand froid. Son souffle s’éteignit, elle était immobile,et morte.

« Là, nous y sommes, dit Jacques. Je m’yattendais. »

Tout de suite, il voulut faire machine arrière, pour tenter denouveau la manœuvre. Mais, cette fois, la Lison ne bougea pas. Ellerefusait de reculer comme d’avancer, elle était bloquée de toutesparts, collée au sol, inerte, sourde. Derrière elle, le train, luiaussi, semblait mort, enfoncé dans l’épaisse couche jusqu’auxportières. La neige ne cessait pas, tombait plus drue, par longuesrafales. Et c’était un enlisement, où machine et voitures allaientdisparaître, déjà recouvertes à moitié, sous le silence frissonnantde cette solitude blanche. Plus rien ne bougeait, la neige filaitson linceul.

« Eh bien ! ça recommence ? demanda leconducteur-chef, en se penchant en dehors du fourgon.

– Foutus ! » cria simplement Pecqueux.

Cette fois, en effet, la position devenait critique. Leconducteur d’arrière courut poser les pétards qui devaient protégerle train, en queue ; tandis que le mécanicien sifflaitéperdument, à coups pressés, le sifflet haletant et lugubre de ladétresse. Mais la neige assourdissait l’air, le son se perdait, nedevait pas même arriver à Barentin. Que faire ? Ils n’étaientque quatre, jamais ils ne déblayeraient de pareils amas. Il auraitfallu toute une équipe. La nécessité s’imposait de courir chercherdu secours. Et le pis était que la panique se déclarait de nouveauparmi les voyageurs.

Une portière s’ouvrit, la jolie dame brune sauta, affolée,croyant à un accident. Son mari, le négociant âgé, qui la suivit,criait :

« J’écrirai au ministre, c’est uneindignité ! »

Des pleurs de femmes, des voix furieuses d’hommes sortaient desvoitures, dont les glaces se baissaient violemment. Et il n’y avaitque les deux petites Anglaises qui s’égayaient, l’air tranquille,souriantes. Comme le conducteur-chef tâchait de rassurer tout lemonde, la cadette lui demanda, en français, avec un légerzézaiement britannique :

« Alors, monsieur, c’est ici qu’ons’arrête ? »

Plusieurs hommes étaient descendus, malgré l’épaisse couche oùl’on enfonçait jusqu’au ventre. L’Américain se retrouva ainsi avecle jeune homme du Havre, tous deux s’étant avancés vers la machine,pour voir. Ils hochèrent la tête.

« Nous en avons pour quatre ou cinq heures, avant qu’on ladébarbouille de là-dedans.

– Au moins, et encore faudrait-il une vingtained’ouvriers. »

Jacques venait de décider le conducteur-chef à envoyer leconducteur d’arrière à Barentin, pour demander du secours. Ni lui,ni Pecqueux, ne pouvaient quitter la machine.

L’employé s’éloigna, on le perdit bientôt de vue, au bout de latranchée. Il avait quatre kilomètres à faire, il ne serait pas deretour avant deux heures peut-être. Et Jacques, désespéré, lâcha uninstant son poste, courut à la première voiture, où il apercevaitSéverine, qui avait baissé la glace.

« N’ayez pas peur, dit-il rapidement. Vous ne craignezrien. »

Elle répondit de même, sans le tutoyer, de crainte d’êtreentendue :

« Je n’ai pas peur. Seulement, j’ai été bien inquiète, àcause de vous. »

Et cela était d’une douceur telle, qu’ils furent consolés etqu’ils se sourirent. Mais, comme Jacques se retournait, il eut unesurprise, à voir, le long du talus, Flore, puis Misard, suivi dedeux autres hommes, qu’il ne reconnut pas d’abord. Eux avaiententendu le sifflet de détresse, et Misard, qui n’était pas deservice, accourait, avec les deux camarades, auxquels il offraitjustement le vin blanc, le carrier Cabuche que la neige faisaitchômer, et l’aiguilleur Ozil, venu de Malaunay par le tunnel, pourfaire sa cour à Flore, qu’il poursuivait toujours, malgré lemauvais accueil. Elle, curieusement, en grande fille vagabonde,brave et forte comme un garçon, les accompagnait. Et, pour elle,pour son père, c’était un événement considérable, uneextraordinaire aventure, ce train s’arrêtant ainsi à leur porte.Depuis cinq années qu’ils habitaient là, à chaque heure de jour etde nuit, par les beaux temps, par les orages, que de trains ilsavaient vus passer, dans le coup de vent de leur vitesse !Tous semblaient emportés par ce vent qui les apportait, jamais unseul n’avait même ralenti sa marche, ils les regardaient fuir, seperdre, disparaître, avant d’avoir rien pu savoir d’eux. Le mondeentier défilait, la foule humaine charriée à toute vapeur, sansqu’ils en connussent autre chose que des visages entrevus dans unéclair, des visages qu’ils ne devaient jamais revoir, parfois desvisages qui leur devenaient familiers, à force de les retrouver àjours fixes, et qui pour eux restaient sans noms. Et voilà que,dans la neige, un train débarquait à leur porte : l’ordrenaturel était perverti, ils dévisageaient ce monde inconnu qu’unaccident jetait sur la voie, ils le contemplaient avec des yeuxronds de sauvages, accourus sur une côte où des Européensnaufrageraient. Ces portières ouvertes montrant des femmesenveloppées de fourrures, ces hommes descendus en paletots épais,tout ce luxe confortable, échoué parmi cette mer de glace, lesimmobilisaient d’étonnement.

Mais Flore avait reconnu Séverine. Elle, qui guettait chaquefois le train de Jacques, s’était aperçue, depuis quelquessemaines, de la présence de cette femme, dans l’express du vendredimatin ; d’autant plus que celle-ci, lorsqu’elle approchait dupassage à niveau, mettait la tête à la portière, pour donner uncoup d’œil à sa propriété de la Croix-de-Maufras. Les yeux de Florenoircirent, en la voyant causer à demi-voix, avec lemécanicien.

« Ah ! madame Roubaud ! s’écria Misard, quivenait aussi de la reconnaître, et qui prit immédiatement son airobséquieux. En voilà une mauvaise chance !… Mais vous n’allezpas rester là, il faut descendre chez nous. »

Jacques, après avoir serré la main du garde-barrière, appuya sonoffre.

« Il a raison… On en a peut-être pour des heures, vousauriez le temps de mourir de froid. »

Séverine refusait, bien couverte, disait-elle. Puis, les troiscents mètres dans la neige l’effrayaient un peu. Alors,s’approchant, Flore, qui la regardait de ses grands yeux fixes, ditenfin :

« Venez, madame, je vous porterai. »

Et, avant que celle-ci eût accepté, elle l’avait saisie dans sesbras vigoureux de garçon, elle la soulevait ainsi qu’un petitenfant. Ensuite, elle la déposa de l’autre côté de la voie, à uneplace déjà foulée, où les pieds n’enfonçaient plus. Des voyageurss’étaient mis à rire, émerveillés. Quelle gaillarde ! Si l’onen avait eu une douzaine comme ça, le déblaiement n’aurait pasdemandé deux heures.

Cependant, la proposition de Misard, cette maison degarde-barrière, où l’on pouvait se réfugier, trouver du feu,peut-être du pain et du vin, courait d’une voiture à une autre. Lapanique s’était calmée, lorsqu’on avait compris qu’on ne couraitaucun danger immédiat ; seulement, la situation n’en restaitpas moins lamentable : les bouillottes se refroidissaient, ilétait neuf heures, on allait souffrir de la faim et de la soif,pour peu que les secours se fissent attendre. Et cela pouvaits’éterniser, qui savait si l’on ne coucherait pas là ? Deuxcamps se formèrent : ceux qui, de désespoir, ne voulaient pasquitter les wagons, et qui s’y installaient comme pour y mourir,enveloppés dans leurs couvertures, allongés rageusement sur lesbanquettes ; et ceux qui préféraient risquer la course àtravers la neige, espérant trouver mieux là-bas, désireux surtoutd’échapper au cauchemar de ce train échoué, mort de froid. Tout ungroupe se forma, le négociant âgé et sa jeune femme, la dameanglaise avec ses deux filles, le jeune homme du Havre,l’Américain, une douzaine d’autres, prêts à se mettre enmarche.

Jacques, à voix basse, avait décidé Séverine, en jurant d’allerlui donner des nouvelles, s’il pouvait s’échapper. Et, comme Floreles regardait toujours de ses yeux sombres, il lui parla doucement,en vieil ami :

« Eh bien ! c’est entendu, tu vas conduire ces dameset ces messieurs… Moi, je garde Misard, avec les autres. Nousallons nous y mettre, nous ferons ce que nous pourrons, enattendant. »

Tout de suite, en effet, Cabuche, Ozil, Misard avaient pris despelles, pour se joindre à Pecqueux et au conducteur-chef, quiattaquaient déjà la neige. La petite équipe s’efforçait de dégagerla machine, fouillant sous les roues, rejetant les pelletées contrele talus. Personne n’ouvrait plus la bouche, on n’entendait que cetenragement silencieux, dans le morne étouffement de la campagneblanche. Et, lorsque la petite troupe des voyageurs s’éloigna, elleeut un dernier regard vers le train, qui restait seul, ne montrantplus qu’une mince ligne noire, sous l’épaisse couche quil’écrasait. On avait refermé les portières, relevé les glaces. Laneige tombait toujours, l’ensevelissait lentement, sûrement, avecune obstination muette.

Flore avait voulu reprendre Séverine dans ses bras. Maiscelle-ci s’y était refusée, tenant à marcher comme les autres. Lestrois cents mètres furent très pénibles à franchir : dans latranchée surtout, on enfonçait jusqu’aux hanches ; et, à deuxreprises, il fallut opérer le sauvetage de la grosse dame anglaise,submergée à demi. Ses filles riaient toujours, enchantées. La jeunefemme du vieux monsieur, ayant glissé, dut accepter la main dujeune homme du Havre ; tandis que son mari déblatérait contrela France, avec l’Américain. Lorsqu’on fut sorti de la tranchée, lamarche devint plus commode ; mais on suivait un remblai, lapetite troupe s’avança sur une ligne, battue par le vent, enévitant soigneusement les bords, vagues et dangereux sous la neige.Enfin, l’on arriva, et Flore installa les voyageurs dans lacuisine, où elle ne put même leur donner un siège à chacun, car ilsétaient bien une vingtaine encombrant la pièce, assez vasteheureusement. Tout ce qu’elle inventa, ce fut d’aller chercher desplanches et d’établir deux bancs, à l’aide des chaises qu’elleavait. Elle jeta ensuite une bourrée dans l’âtre, puis elle eut ungeste, comme pour dire qu’on ne devait point lui en demanderdavantage. Elle n’avait pas prononcé une parole, elle demeuradebout, à regarder ce monde de ses larges yeux verdâtres, avec sonair farouche et hardi de grande sauvagesse blonde. Deux visagesseulement lui étaient connus, pour les avoir souvent remarqués auxportières, depuis des mois : celui de l’Américain et celui dujeune homme du Havre ; et elle les examinait, ainsi qu’onétudie l’insecte bourdonnant, posé enfin, qu’on ne pouvait suivredans son vol. Ils lui semblaient singuliers, elle ne se les étaitpas précisément imaginés ainsi, sans rien savoir d’eux d’ailleurs,au-delà de leurs traits. Quant aux autres gens, ils luiparaissaient être d’une race différente, des habitants d’une terreinconnue, tombés du ciel, apportant chez elle, au fond de sacuisine, des vêtements, des mœurs, des idées, qu’elle n’auraitjamais cru y voir. La dame anglaise confiait à la jeune femme dunégociant qu’elle allait rejoindre aux Indes son fils aîné, hautfonctionnaire ; et celle-ci plaisantait de sa mauvaise chance,pour la première fois qu’elle avait eu le caprice d’accompagner àLondres son mari, qui s’y rendait deux fois l’an. Tous selamentaient, à l’idée d’être bloqués dans ce désert : ilfaudrait manger, il faudrait se coucher, comment ferait-on, monDieu ! Et Flore, qui les écoutait immobile, ayant rencontré leregard de Séverine, assise sur une chaise, devant le feu, lui fitun signe, pour la faire passer dans la chambre, à côté.

« Maman, annonça-t-elle en y entrant, c’estMme Roubaud… Tu n’as rien à luidire ? »

Phasie était couchée, la face jaunie, les jambes envahies parl’enflure, si malade, qu’elle ne quittait plus le lit depuis quinzejours ; et, dans la chambre pauvre, où un poêle de fonteentretenait une chaleur étouffante, elle passait les heures àrouler l’idée fixe de son entêtement, n’ayant d’autre distractionque la secousse des trains, à toute vitesse.

« Ah ! madame Roubaud, murmura-t-elle, bon,bon ! »

Flore lui conta l’accident, lui parla de ce monde qu’elle avaitamené et qui était là. Mais tout cela ne la touchait plus.

« Bon, bon ! » répétait-elle, de la même voixlasse.

Pourtant, elle se souvint, elle leva un instant la tête, pourdire :

« Si madame veut aller voir sa maison, tu sais que lesclefs sont accrochées près de l’armoire. »

Mais Séverine refusait. Un frisson l’avait prise, à la pensée derentrer à la Croix-de-Maufras, par cette neige, sous ce jourlivide. Non, non, elle n’avait rien à y voir, elle préférait resterlà, à attendre, chaudement.

« Asseyez-vous donc, madame, reprit Flore. Il fait encoremeilleur ici qu’à côté. Et puis, nous ne trouverons jamais assez depain pour tous ces gens ; tandis que, si vous avez faim, il yen aura toujours un morceau pour vous. »

Elle avait avancé une chaise, elle continuait à se montrerprévenante, en faisant un visible effort pour corriger sa rudesseordinaire. Mais ses yeux ne quittaient pas la jeune femme, comme sielle voulait lire en elle, se faire une certitude sur une questionqu’elle se posait depuis quelque temps ; et, sous sonempressement, il y avait ce besoin de l’approcher, de la dévisager,de la toucher, afin de savoir.

Séverine remercia, s’installa près du poêle, préférant, eneffet, être seule avec la malade, dans cette chambre, où elleespérait que Jacques trouverait le moyen de la rejoindre. Deuxheures se passèrent, elle cédait à la grosse chaleur, ets’endormait, après avoir causé du pays, lorsque Flore, appelée àchaque instant dans la cuisine, rouvrit la porte, en disant, de savoix dure :

« Entre, puisqu’elle est par ici ! »

C’était Jacques, qui s’échappait, pour apporter de bonnesnouvelles. L’homme, envoyé à Barentin, venait de ramener toute uneéquipe, une trentaine de soldats que l’administration avait dirigéssur les points menacés, en prévision des accidents ; et tousétaient à l’œuvre, avec des pioches et des pelles. Seulement, ceserait long, on ne repartirait peut-être pas avant la nuit.

« Enfin, vous n’êtes pas trop mal, prenez patience,ajouta-t-il. N’est-ce pas, tante Phasie, vous n’allez pas laisserMme Roubaud mourir de faim ? »

Phasie, à la vue de son grand garçon, comme elle le nommait,s’était péniblement mise sur son séant, et elle le regardait, ellel’écoutait parler, ranimée, heureuse. Quand il se fut approché deson lit :

« Bien sûr, bien sûr ! déclara-t-elle. Ah ! mongrand garçon, te voilà ! c’est toi qui t’es fait prendre parla neige !… Et cette bête qui ne me prévientpas ! »

Elle se tourna vers sa fille, elle l’apostropha :

« Sois polie au moins, va retrouver ces messieurs et cesdames, occupe-toi d’eux pour qu’ils ne disent pas àl’administration que nous sommes des sauvages. »

Flore était restée plantée entre Jacques et Séverine. Uninstant, elle parut hésiter, se demandant si elle n’allait pass’entêter là, malgré sa mère. Mais elle ne verrait rien, laprésence de celle-ci empêcherait les deux autres de setrahir ; et elle sortit, sans une parole, en les enveloppantd’un long regard.

« Comment ! tante Phasie, reprit Jacques d’un airchagrin, vous voilà tout à fait au lit, c’est doncsérieux ? »

Elle l’attira, le força même à s’asseoir sur le bord du matelas,et sans plus se soucier de la jeune femme, qui s’était écartée pardiscrétion, elle se soulagea, à voix très basse.

« Oh ! oui, sérieux ! c’est miracle si tu meretrouves en vie… Je n’ai pas voulu t’écrire, parce que ceschoses-là, ça ne s’écrit pas… J’ai failli y passer ; mais,maintenant, ça va déjà mieux, et je crois bien que j’enréchapperai, cette fois-ci encore. »

Il l’examinait, effrayé des progrès du mal, ne retrouvant plusrien en elle de la belle et saine créature d’autrefois.

« Alors, toujours vos crampes et vos vertiges, ma pauvretante Phasie. »

Mais elle lui serrait la main à la briser, elle continua, enbaissant la voix davantage :

« Imagine-toi que je l’ai surpris… Tu sais que j’en donnaisma langue aux chiens, de ne pas savoir dans quoi il pouvait bien meflanquer sa drogue. Je ne buvais, je ne mangeais rien de ce qu’iltouchait, et tout de même, chaque soir, j’avais le ventre en feu…Eh bien ! il me la collait dans le sel, sa drogue ! Unsoir, je l’ai vu… Moi qui en mettais sur tout, des quantités, pourpurifier ! »

Jacques, depuis que la possession de Séverine semblait l’avoirguéri, songeait parfois à cette histoire d’empoisonnement, lent etobstiné, comme on songe à un cauchemar, avec des doutes. Il serratendrement à son tour les mains de la malade, il voulut lacalmer.

« Voyons, est-ce possible, tout ça ?… Pour dire deschoses pareilles, il faut être vraiment bien sûr… Et puis, çatraîne trop ! Allez, c’est plutôt une maladie à laquelle lesmédecins ne comprennent rien.

– Une maladie, reprit-elle en ricanant, une maladie qu’ilm’a fichue dans la peau, oui !… Pour les médecins, tu asraison : il en est venu deux qui n’ont rien compris, et qui nesont pas seulement tombés d’accord. Je ne veux pas qu’un seul deces oiseaux remette les pieds ici… Entends-tu, il me collait çadans le sel. Puisque je te jure que je l’ai vu ! C’est pourmes mille francs, les mille francs que papa m’a laissés. Il se ditque, lorsqu’il m’aura détruite, il les trouvera bien. Ça, je l’endéfie : ils sont dans un endroit où personne ne lesdécouvrira, jamais, jamais !… Je puis m’en aller, je suistranquille, personne ne les aura jamais, mes millefrancs !

– Mais, tante Phasie, moi, à votre place, j’enverraischercher les gendarmes, si j’étais si certain que ça. »

Elle eut un geste de répugnance.

« Oh ! non, pas les gendarmes… Ça ne regarde que nous,cette affaire ; c’est entre lui et moi. Je sais qu’il veut memanger, et moi je ne veux pas qu’il me mange, naturellement. Alors,n’est-ce pas ? je n’ai qu’à me défendre, à ne pas être aussibête que je l’ai été, avec son sel… Hein ? qui lecroirait ? un avorton pareil, un bout d’homme qu’on mettraitdans sa poche, ça finirait par venir à bout d’une grosse femmecomme moi, si on le laissait faire, avec ses dents derat ! »

Un petit frisson l’avait prise. Elle respira péniblement, avantd’achever.

« N’importe, ce ne sera pas pour ce coup-ci. Je vais mieux,je serai sur mes pattes avant quinze jours… Et, cette fois, ilfaudra qu’il soit bien malin pour me repincer. Ah ! oui, jesuis curieuse de voir ça. S’il trouve le moyen de me redonner de sadrogue, c’est que, décidément, il est le plus fort, et alors, tantpis ! je claquerai… Qu’on ne s’en mêle pas ! »

Jacques pensait que la maladie lui hantait le cerveau de cesimaginations noires ; et, pour la distraire, il tâchait deplaisanter, lorsqu’elle se mit à trembler sous la couverture.

« Le voici, souffla-t-elle. Je le sens, quand ilapproche. »

En effet, quelques secondes après, Misard entra. Elle étaitdevenue livide, en proie à cette terreur involontaire des colossesdevant l’insecte qui les ronge ; car, dans son obstination àse défendre seule, elle avait de lui une épouvante croissante,qu’elle n’avouait pas. Misard, d’ailleurs, qui, dès la porte, lesavait enveloppés, elle et le mécanicien, d’un vif regard, ne parutmême pas ensuite les avoir vus, côte à côte ; et, les yeuxternes, la bouche mince, avec son air doux d’homme chétif, il seconfondait déjà en prévenances devant Séverine.

« J’ai pensé que madame voudrait peut-être profiter del’occasion pour donner un coup d’œil à sa propriété. Alors, je mesuis échappé un instant… Si madame désire que jel’accompagne. »

Et, comme la jeune femme refusait de nouveau, il continua d’unevoix dolente :

« Madame a peut-être été étonnée, à cause des fruits… Ilsétaient tous véreux, et ça ne valait vraiment pas l’emballage… Avecça, il est venu un coup de vent qui a fait bien du mal… Ah !c’est triste que madame ne puisse pas vendre ! Il s’estprésenté un monsieur qui a demandé des réparations… Enfin, je suisà la disposition de madame, et madame peut compter que je laremplace ici comme un autre elle-même. »

Puis, il voulut absolument lui servir du pain et des poires, despoires de son jardin à lui, et qui, celles-là, n’étaient pasvéreuses. Elle accepta.

En traversant la cuisine, Misard avait annoncé aux voyageurs quele travail de déblaiement marchait, mais qu’il y en avait encorepour quatre ou cinq heures. Midi était sonné, et ce fut unenouvelle lamentation, car il commençait à faire grand-faim. Flore,justement, déclarait qu’elle n’aurait pas de pain pour tout lemonde. Elle avait bien du vin, elle était remontée de la cave avecdix litres, qu’elle venait d’aligner sur la table. Seulement, lesverres manquaient aussi : il fallait boire par groupe, la dameanglaise avec ses deux filles, le vieux monsieur avec sa jeunefemme. Celle-ci, d’ailleurs, trouvait dans le jeune homme du Havreun serviteur zélé, inventif, qui veillait sur son bien-être. Ildisparut, revint avec des pommes et un pain, découvert au fond dubûcher. Flore se fâchait, disait que c’était du pain pour sa mèremalade. Mais, déjà, il le coupait, le distribuait aux dames, encommençant par la jeune femme, qui lui souriait, flattée. Son marine décolérait pas, ne s’occupait même plus d’elle, en traind’exalter avec l’Américain les mœurs commerciales de New York.Jamais les jeunes Anglaises n’avaient croqué des pommes de si boncœur. Leur mère, très lasse, sommeillait à demi. Il y avait, parterre, devant l’âtre, deux dames assises, vaincues par l’attente.Des hommes, qui étaient sortis fumer devant la maison, pour tuer unquart d’heure, rentraient gelés, frissonnants. Peu à peu, lemalaise grandissait, la faim mal satisfaite, la fatigue doublée parla gêne et l’impatience. Cela tournait au campement de naufragés, àla désolation d’une bande de civilisés jetée par un coup de merdans une île déserte.

Et, comme les allées et venues de Misard laissaient la porteouverte, tante Phasie, de son lit de malade, regardait. C’étaitdonc là ce monde, qu’elle aussi voyait passer dans un coup defoudre, depuis un an bientôt qu’elle se traînait de son matelas àsa chaise. Elle ne pouvait même plus que rarement aller sur lequai, elle vivait ses jours et ses nuits, seule, clouée là, lesyeux sur la fenêtre, sans autre compagnie que ces trains quifilaient si vite. Toujours elle s’était plainte de ce pays deloups, où l’on n’avait jamais une visite ; et voilà qu’unevraie troupe débarquait de l’inconnu. Dire que, là-dedans, parmices gens pressés de courir à leurs affaires, pas un ne se doutaitde la chose, de cette saleté qu’on lui avait mise dans sonsel ! Elle l’avait sur le cœur, cette invention-là, elle sedemandait s’il était Dieu permis d’avoir tant de coquineriesournoise, sans que personne s’en aperçût. Enfin, il passaitpourtant assez de foule devant chez eux, des milliers et desmilliers de gens ; mais tout ça galopait, pas un qui se seraitimaginé que, dans cette petite maison basse, on tuait à son aise,sans faire de bruit. Et tante Phasie les regardait les uns aprèsles autres, ces gens tombés de la lune, en réfléchissant que,lorsqu’on est si occupé, il n’était pas étonnant de marcher dansdes choses malpropres et de n’en rien savoir.

« Est-ce que vous retournez là-bas ? demanda Misard àJacques.

– Oui, oui, répondit ce dernier, je vous suis. »

Misard s’en alla, en refermant la porte. Et Phasie, retenant lejeune homme par la main, lui dit encore à l’oreille :

« Si je claque, tu verras sa tête, lorsqu’il ne trouverapas le magot… C’est ça qui m’amuse, quand j’y songe. Je m’en iraicontente tout de même.

– Et alors, tante Phasie, ce sera perdu pour tout lemonde ? Vous ne le laisserez donc pas à votre fille ?

– À Flore ! pour qu’il lui prenne ! Ah bien,non !… Pas même à toi, mon grand garçon, parce que tu es tropbête aussi : il en aurait quelque chose… À personne, à laterre où j’irai le rejoindre ! »

Elle s’épuisait, et Jacques la recoucha, la calma, enl’embrassant, en lui promettant de venir la revoir bientôt. Puis,comme elle semblait s’assoupir, il passa derrière Séverine,toujours assise près du poêle ; il leva un doigt, souriant,pour lui recommander d’être prudente ; et, d’un joli mouvementsilencieux, elle renversa la tête, offrant ses lèvres, et lui sepencha, colla sa bouche à la sienne, en un baiser profond etdiscret. Leurs yeux s’étaient fermés, ils buvaient leur souffle.Mais, quand ils les rouvrirent, éperdus, Flore, qui avait ouvert laporte, était là, debout devant eux, les regardant.

« Madame n’a plus besoin de pain ? »demanda-t-elle d’une voix rauque.

Séverine, confuse, très ennuyée, balbutia de vaguesparoles :

« Non, non, merci. »

Un instant, Jacques fixa sur Flore des yeux de flamme. Ilhésitait, ses lèvres tremblaient, comme s’il voulait parler ;puis, avec un grand geste furieux qui la menaçait, il préférapartir. Derrière lui, la porte battit rudement.

Flore était restée debout, avec sa haute taille de viergeguerrière, coiffée de son lourd casque de cheveux blonds. Sonangoisse, chaque vendredi, à voir cette dame dans le train qu’ilconduisait, ne l’avait donc pas trompée. La certitude qu’ellecherchait depuis qu’elle les tenait là, ensemble, elle l’avaitenfin, absolue. Jamais l’homme qu’elle aimait, ne l’aimerait :c’était cette femme mince, cette rien du tout, qu’il avait choisie.Et son regret de s’être refusée, la nuit où il avait tentébrutalement de la prendre, s’irritait encore, si douloureux,qu’elle en aurait sangloté ; car, dans son raisonnementsimple, ce serait elle qu’il embrasserait maintenant, si elles’était donnée à lui avant l’autre. Où le trouver seul, à cetteheure, pour se jeter à son cou, en criant : « Prends-moi,j’ai été bête, parce que je ne savais pas ! » Mais, dansson impuissance, une rage montait en elle contre la créature frêlequi était là, gênée, balbutiante. D’une étreinte de ses durs brasde lutteuse, elle pouvait l’étouffer, ainsi qu’un petit oiseau.Pourquoi donc n’osait-elle pas ? Elle jurait de se vengerpourtant, sachant des choses sur cette rivale, qui l’auraient faitmettre en prison, elle qu’on laissait libre, comme toutes lesgueuses vendues à des vieux, puissants et riches. Et, torturée dejalousie, gonflée de colère, elle se mit à enlever le reste du painet des poires, avec ses grands gestes de belle fille sauvage.

« Puisque madame n’en veut plus, je vais donner ça auxautres. »

Trois heures sonnèrent, puis quatre heures. Le temps traînait,démesuré, dans un écrasement de lassitude et d’irritationgrandissantes. Voici la nuit qui revenait, livide sur la vastecampagne blanche ; et, de dix minutes en dix minutes, leshommes qui sortaient pour regarder de loin où en était le travail,rentraient dire que la machine ne semblait toujours pas dégagée.Les deux petites Anglaises elles-mêmes en arrivaient à pleurerd’énervement. Dans un coin, la jolie femme brune s’était endormiecontre l’épaule du jeune homme du Havre, ce que le vieux mari nevoyait même pas, au milieu de l’abandon général, emportant lesconvenances. La pièce se refroidissait, on grelottait sans mêmesonger à remettre du bois au feu, si bien que l’Américain s’enalla, trouvant qu’il serait mieux allongé sur la banquette d’unevoiture. C’était maintenant l’idée, le regret de tous : onaurait dû rester là-bas, on ne se serait pas au moins dévoré, dansl’ignorance de ce qui se passait. Il fallut retenir la dameanglaise, qui parlait, elle aussi, de regagner son compartiment etde s’y coucher. Quand on eut planté une chandelle sur un coin de latable, pour éclairer le monde, au fond de cette cuisine noire, ledécouragement fut immense, tout sombra dans un morne désespoir.

Là-bas, cependant, le déblaiement s’achevait ; et, tandisque l’équipe de soldats, qui avait dégagé la machine, balayait lavoie devant elle, le mécanicien et le chauffeur venaient deremonter à leur poste.

Jacques, en voyant que la neige cessait enfin, reprenaitconfiance. L’aiguilleur Ozil lui avait affirmé qu’au-delà dutunnel, du côté de Malaunay, les quantités tombées étaient bienmoins considérables. De nouveau, il le questionna :

« Vous êtes venu à pied par le tunnel, vous avez pu yentrer et en sortir librement ?

– Quand je vous le dis ! Vous passerez, j’enréponds. »

Cabuche, qui avait travaillé avec une ardeur de bon géant, sereculait déjà, de son air timide et farouche, que ses derniersdémêlés avec la justice n’avaient fait qu’accroître ; et ilfallut que Jacques l’appelât.

« Dites donc, camarade, passez-nous les pelles qui sont ànous, là, contre le talus. En cas de besoin, nous lesretrouverions. »

Et, lorsque le carrier lui eut rendu ce dernier service, il luidonna une vigoureuse poignée de main, pour lui montrer qu’ill’estimait malgré tout, l’ayant vu au travail.

« Vous êtes un brave homme, vous ! »

Cette marque d’amitié émut Cabuche d’une extraordinairefaçon.

« Merci », dit-il simplement, en étranglant deslarmes.

Misard, qui s’était remis avec lui, après l’avoir chargé devantle juge d’instruction, approuva de la tête, les lèvres pincées d’unmince sourire. Depuis longtemps, il ne travaillait plus, les mainsdans les poches, enveloppant le train d’un regard jaune, ayantl’air d’attendre, pour voir, sous les roues, s’il ne ramasseraitpas des objets perdus.

Enfin, le conducteur-chef venait de décider avec Jacques qu’onpouvait essayer de repartir, lorsque Pecqueux, redescendu sur lavoie, appela le mécanicien.

« Voyez donc. Il y a un cylindre qui a reçu unetape. »

Jacques s’approcha, se baissa à son tour. Déjà, il avaitconstaté, en examinant avec soin la Lison, qu’elle était blesséelà. En déblayant, on s’était aperçu que des traverses de chêne,laissées le long du talus par des cantonniers, avaient glissé,barrant les rails, sous l’action de la neige et du vent ; etmême l’arrêt, en partie, devait provenir de cet obstacle, car lamachine avait buté contre les traverses. On voyait l’éraflure surla boîte du cylindre, dans lequel le piston paraissait légèrementfaussé. Mais c’était tout le mal apparent ; ce qui avaitrassuré le mécanicien d’abord. Peut-être existait-il de gravesdésordres intérieurs, rien n’est plus délicat que le mécanismecompliqué des tiroirs, où bat le cœur, l’âme vivante. Il remonta,siffla, ouvrit le régulateur, pour tâter les articulations de laLison. Elle fut longue à s’ébranler, comme une personne meurtriepar une chute, qui ne retrouve plus ses membres. Enfin, avec unsouffle pénible, elle démarra, fit quelques tours de roue, étourdieencore, pesante. Ça irait, elle pourrait marcher, ferait le voyage.Seulement, il hocha la tête, car lui qui la connaissait à fond,venait de la sentir singulière sous sa main, changée, vieillie,touchée quelque part d’un coup mortel. C’était dans cette neigequ’elle devait avoir pris ça, un coup au cœur, un froid de mort,ainsi que ces femmes jeunes, solidement bâties, qui s’en vont de lapoitrine, pour être rentrées un soir de bal, sous une pluieglacée.

De nouveau, Jacques siffla, après que Pecqueux eut ouvert lepurgeur. Les deux conducteurs étaient à leur poste. Misard, Ozil etCabuche montèrent sur le marchepied du fourgon de tête. Et,doucement, le train sortit de la tranchée, entre les soldats armésde leurs pelles, qui s’étaient rangés à droite et à gauche, le longdu talus. Puis, il s’arrêta devant la maison du garde-barrière,pour prendre les voyageurs.

Flore était là, dehors. Ozil et Cabuche la rejoignirent, setinrent près d’elle ; tandis que Misard s’empressaitmaintenant, saluait les dames et les messieurs qui sortaient dechez lui, ramassait des pièces blanches. Enfin, c’était donc ladélivrance ! Mais on avait trop attendu, tout ce mondegrelottait de froid, de faim et d’épuisement. La dame anglaiseemporta ses deux filles à moitié endormies, le jeune homme du Havremonta dans le même compartiment que la jolie femme brune, trèslanguissante, en se mettant à la disposition du mari. Et l’on eûtdit, dans le gâchis de la neige piétinée, l’embarquement d’unetroupe en déroute, se bousculant, s’abandonnant, ayant perdujusqu’à l’instinct de la propreté. Un instant, à la fenêtre de lachambre, derrière les vitres, apparut tante Phasie, que lacuriosité avait jetée bas de son matelas, et qui s’était traînée,pour voir. Ses grands yeux caves de malade regardaient cette fouleinconnue, ces passants du monde en marche, qu’elle ne reverraitjamais, apportés par la tempête et remportés par elle.

Mais Séverine était sortie la dernière. Elle tourna la tête,elle sourit à Jacques, qui se penchait pour la suivre jusqu’à savoiture. Et Flore, qui les attendait, blêmit encore, à cet échangetranquille de leur tendresse. D’un mouvement brusque, elle serapprocha d’Ozil, qu’elle avait repoussé jusque-là, comme si,maintenant, dans sa haine, elle sentait le besoin d’un homme.

Le conducteur-chef donna le signal, la Lison répondit, d’unsifflement plaintif, et Jacques, cette fois, démarra pour ne pluss’arrêter qu’à Rouen. Il était six heures, la nuit achevait detomber du ciel noir sur la campagne blanche ; mais un refletpâle, d’une mélancolie affreuse, demeurait au ras de la terre,éclairant la désolation de ce pays ravagé. Et, là, dans cette lueurlouche, la maison de la Croix-de-Maufras se dressait de biais, plusdélabrée et toute noire au milieu de la neige, avec sonécriteau : « À vendre », cloué sur sa façadeclose.

Chapitre 8

 

À Paris, le train n’entra en gare qu’à dix heures quarante dusoir. Il y avait eu un arrêt de vingt minutes à Rouen, pour donneraux voyageurs le temps de dîner ; et Séverine s’étaitempressée d’envoyer une dépêche à son mari, en le prévenant qu’ellene rentrerait au Havre que par l’express du lendemain soir. Touteune nuit à être avec Jacques, la première qu’ils passeraientensemble, dans une chambre close, libres d’eux-mêmes, sans crainted’y être dérangés !

Comme on venait de quitter Mantes, Pecqueux avait eu une idée.Sa femme, la mère Victoire, était à l’hôpital depuis huit jours,pour une foulure grave du pied, à la suite d’une chute ; et,lui ayant en ville un autre lit où coucher, ainsi qu’il le disaiten ricanant, il avait trouvé d’offrir leur chambre àMme Roubaud : elle y serait beaucoup mieux quedans un hôtel du voisinage, elle pourrait y rester jusqu’aulendemain soir, comme chez elle. Tout de suite, Jacques s’étaitrendu compte du côté pratique de l’arrangement, d’autant plus qu’ilne savait où mener la jeune femme. Et, sous la marquise, parmi leflot des voyageurs débarquant enfin, lorsqu’elle s’approcha de lamachine, il lui conseilla d’accepter, en lui tendant la clef que lechauffeur lui avait remise. Mais elle hésitait, refusait, gênée parle sourire gaillard de celui-ci, qui savait sûrement.

« Non, non, j’ai une cousine. Elle me mettra bien unmatelas par terre.

– Acceptez donc, finit par dire Pecqueux, de son air denoceur bon enfant. Le lit est tendre, allez ! et il est grand,on y coucherait quatre ! »

Jacques la regardait, si pressant, qu’elle prit la clef. Ils’était penché, il lui avait soufflé à voix très basse :

« Attends-moi. »

Séverine n’avait qu’à remonter un bout de la rue d’Amsterdam età tourner dans l’impasse ; mais la neige était si glissante,qu’elle dut marcher avec de grandes précautions. Elle eut la chancede trouver la maison ouverte encore, elle monta l’escalier, sansmême être vue de la concierge, enfoncée dans une partie de dominosavec une voisine ; et, au quatrième, elle ouvrit la porte, lareferma si doucement, que nul voisin, à coup sûr, ne pouvait lasoupçonner là. Pourtant, en passant sur le palier du troisième,elle avait très distinctement entendu des rires, des chants, chezles Dauvergne : sans doute une des petites réceptions des deuxsœurs, qui faisaient ainsi de la musique avec des amies, une foispar semaine. Et, maintenant que Séverine avait refermé la porte,dans les ténèbres lourdes de la pièce, elle percevait encore, àtravers le plancher, la gaieté vive de toute cette jeunesse. Uninstant, l’obscurité lui parut complète ; et elle tressaillit,lorsque le coucou, au milieu du noir, se mit à sonner onze heures,à coups profonds, d’une voix qu’elle reconnaissait. Puis, ses yeuxs’habituèrent, les deux fenêtres se découpèrent en deux carréspâles, éclairant le plafond du reflet de la neige. Déjà, elles’orientait, cherchait sur le buffet les allumettes, dans un coinoù elle se souvenait de les avoir vues. Mais elle eut plus de peineà trouver une bougie ; enfin, elle en découvrit un bout, aufond d’un tiroir ; et, l’ayant allumé, la pièce s’éclaira,elle y jeta un regard inquiet et rapide, comme pour voir si elle yétait bien seule. Elle reconnaissait chaque chose, la table rondeoù elle avait déjeuné avec son mari, le lit drapé de cotonnaderouge, au bord duquel il l’avait abattue d’un coup de poing.C’était bien là, rien n’avait été changé dans la chambre, depuisdix mois qu’elle n’y était venue.

Lentement, Séverine ôta son chapeau. Mais, comme elle allaitaussi enlever son manteau, elle grelotta. On gelait dans cettechambre. Près du poêle, dans une petite caisse, il y avait ducharbon et du menu bois. Tout de suite, sans se dévêtir davantage,l’idée lui vint d’allumer du feu ; et cela l’amusa, fut unedistraction au malaise qu’elle avait éprouvé d’abord. Ce ménagequ’elle faisait d’une nuit d’amour, cette pensée qu’ils auraientbien chaud tous les deux, la rendit à la joie tendre de leurescapade : depuis si longtemps, sans espoir de jamaisl’obtenir, ils rêvaient une nuit pareille ! Lorsque le poêleronfla, elle s’ingénia à d’autres préparatifs, rangea les chaises àsa guise, chercha des draps blancs et refit complètement le lit, cequi lui donna un vrai mal, car il était en effet très large. Sonennui fut de ne rien trouver à manger ni à boire, dans lebuffet : sans doute, depuis trois jours qu’il était le maître,Pecqueux avait balayé jusqu’aux miettes, sur les planches. C’étaitcomme pour la lumière, il n’y avait que ce bout de bougie ;mais, quand on se couche, on n’a pas besoin de voir clair. Et,ayant très chaud maintenant, animée, elle s’arrêta au milieu de lapièce, donnant un coup d’œil, pour s’assurer que rien nemanquait.

Puis, comme elle s’étonnait que Jacques ne fût pas là encore, uncoup de sifflet l’attira près d’une des fenêtres. C’était le trainde onze heures vingt, un direct pour Le Havre, qui partait. En bas,le vaste champ, la tranchée qui va de la gare au tunnel desBatignolles, n’était plus qu’une nappe de neige, où l’ondistinguait seulement l’éventail des rails, aux branches noires.Les machines, les wagons des garages faisaient des amoncellementsblancs, comme endormis sous de l’hermine. Et, entre les vitragesimmaculés des grandes marquises et les charpentes du pont del’Europe, bordées de guipures, les maisons de la rue de Rome, enface, se voyaient malgré la nuit, sales, brouillées de jaune, aumilieu de tout ce blanc. Le direct du Havre apparut, rampant etsombre, avec son fanal d’avant, qui trouait les ténèbres d’uneflamme vive ; et elle le regarda disparaître sous le pont,tandis que les trois feux d’arrière ensanglantaient la neige. Quandelle se retourna vers la chambre, un court frisson la reprit :était-elle vraiment bien seule ? il lui avait semblé sentir unsouffle ardent lui chauffer la nuque, le frôlement d’un gestebrutal venait de passer sur sa chair, à travers son vêtement. Sesyeux élargis firent de nouveau le tour de la pièce. Non,personne.

À quoi Jacques s’amusait-il donc, pour s’attarderainsi ?

Dix minutes encore se passèrent. Un léger grattement, un bruitd’ongles égratignant du bois, l’inquiéta. Puis, elle comprit, ellecourut ouvrir. C’était lui, avec une bouteille de malaga et ungâteau.

Toute secouée de rires, d’un mouvement emporté de caresse, ellese pendit à son cou.

« Oh ! es-tu mignon ! Tu y assongé ! »

Mais lui, vivement, la fit taire.

« Chut ! chut ! »

Alors, elle baissa la voix, croyant qu’il était poursuivi par laconcierge. Non, il avait eu la chance, comme il allait sonner, devoir la porte s’ouvrir pour une dame et sa fille, qui descendaientde chez les Dauvergne sans doute ; et il avait pu monter sansque personne s’en doutât. Seulement, là, sur le palier, il venaitd’apercevoir, par une porte entrebâillée, la marchande de journauxqui terminait un petit savonnage, dans une cuvette.

« Ne faisons pas de bruit, veux-tu ? Parlonsdoucement. »

Elle répondit en le serrant entre ses bras, d’une étreintepassionnée, et en lui couvrant le visage de baisers muets. Celal’égayait, de jouer au mystère, de ne plus chuchoter que trèsbas.

« Oui, oui, tu vas voir : on ne nous entendra pas plusque deux petites souris. »

Et elle mit la table avec toutes sortes de précautions, deuxassiettes, deux verres, deux couteaux, s’arrêtant avec une envied’éclater de rire, dès qu’un objet sonnait, posé trop vite.

Lui, qui la regardait faire, amusé aussi, reprit àdemi-voix :

« J’ai pensé que tu aurais faim.

– Mais je meurs ! On a si mal dîné à Rouen !

– Dis donc alors, si je redescendais chercher unpoulet ?

– Ah ! non, pour que tu ne puisses plusremonter !… Non, non, c’est assez du gâteau. »

Tout de suite, ils s’assirent côte à côte, presque sur la mêmechaise, et le gâteau fut partagé, mangé avec une gamineried’amoureux. Elle se plaignait d’avoir soif, elle but coup sur coupdeux verres de malaga, ce qui acheva de faire monter le sang à sesjoues. Le poêle rougissait derrière leur dos, ils en sentaientl’ardent frisson. Mais, comme il lui posait sur la nuque desbaisers trop bruyants, elle l’arrêta à son tour.

« Chut ! chut ! »

Elle lui faisait signe d’écouter ; et, dans le silence, ilsentendirent de nouveau monter, de chez les Dauvergne, un branlesourd, rythmé par un bruit de musique : ces demoisellesvenaient d’organiser une sauterie. À côté, la marchande de journauxjetait, dans le plomb du palier, l’eau savonneuse de sa cuvette.Elle referma sa porte, la danse en bas cessa un instant, il n’y eutplus, au-dehors, sous la fenêtre, dans l’étouffement de la neige,qu’un roulement sourd, le départ d’un train, qui semblait pleurer àfaibles coups de sifflet.

« Un train d’Auteuil, murmura-t-il. Minuit moinsdix. »

Puis, d’une voix de caresse, légère comme un souffle :

« Au dodo, chérie, veux-tu ? »

Elle ne répondit pas, reprise par le passé dans sa fièvreheureuse, revivant malgré elle les heures qu’elle avait vécues là,avec son mari. N’était-ce pas le déjeuner d’autrefois qui secontinuait par ce gâteau, mangé sur la même table, au milieu desmêmes bruits ? Une excitation croissante se dégageait deschoses, les souvenirs la débordaient, jamais encore elle n’avaitéprouvé un si cuisant besoin de tout dire à son amant, de se livrertoute. Elle en avait comme le désir physique, qu’elle nedistinguait plus de son désir sensuel ; et il lui semblaitqu’elle lui appartiendrait davantage, qu’elle y épuiserait la joied’être à lui, si elle se confessait à son oreille, dans unembrassement. Les faits s’évoquaient, son mari était là, elletourna la tête, en s’imaginant qu’elle venait de voir sa courtemain velue passer par-dessus son épaule pour prendre lecouteau.

« Veux-tu ? chérie, au dodo ! » répétaJacques.

Elle frissonna, en sentant les lèvres du jeune homme quiécrasaient les siennes, comme si, une fois de plus, il eût voulu ysceller l’aveu. Et, muette, elle se leva, se dévêtit rapidement, secoula sous la couverture, sans même relever ses jupes, traînant surle parquet. Lui, non plus, ne rangea rien : la table restaavec la débandade du couvert, tandis que le bout de bougie achevaitde brûler, la flamme déjà vacillante. Et, lorsque, à son tour,déshabillé, il se coucha, ce fut un brusque enlacement, unepossession emportée, qui les étouffa tous les deux, hors d’haleine.Dans l’air mort de la chambre, pendant que la musique continuait enbas, il n’y eut pas un cri, pas un bruit, rien qu’un grandtressaillement éperdu, un spasme profond jusqu’àl’évanouissement.

Jacques, déjà, ne reconnaissait plus en Séverine la femme despremiers rendez-vous, si douce, si passive, avec la limpidité deses yeux bleus. Elle semblait s’être passionnée chaque jour, sousle casque sombre de ses cheveux noirs ; et il l’avait sentiepeu à peu s’éveiller, dans ses bras, de cette longue virginitéfroide, dont ni les pratiques séniles de Grandmorin, ni labrutalité conjugale de Roubaud n’avaient pu la tirer. La créatured’amour, simplement docile autrefois, aimait à cette heure, et sedonnait sans réserve, et gardait du plaisir une reconnaissancebrûlante. Elle en était arrivée à une violente passion, à del’adoration pour cet homme qui lui avait révélé ses sens. C’étaitce grand bonheur, de le tenir enfin à elle, librement, de le gardercontre sa gorge, lié de ses deux bras, qui venait ainsi de serrerses dents, à ne pas laisser échapper un soupir.

Quand ils rouvrirent les yeux, lui, le premier, s’étonna.

« Tiens ! la bougie s’est éteinte. »

Elle eut un léger mouvement, comme pour dire qu’elle s’enmoquait bien. Puis, avec un rire étouffé :

« J’ai été sage, hein ?

– Oh ! oui, personne n’a entendu… Deux vraies petitessouris ! »

Lorsqu’ils se furent recouchés, elle le reprit tout de suitedans ses bras, se pelotonna contre lui, enfonça le nez dans soncou. Et, soupirant d’aise :

« Mon Dieu ! qu’on est bien ! »

Ils ne parlèrent plus. La chambre était noire, on distinguait àpeine les carrés pâles des deux fenêtres ; et il n’y avait, auplafond, qu’un rayon du poêle, une tache ronde et sanglante. Ils laregardaient tous les deux, les yeux grands ouverts. Les bruits demusique avaient cessé, des portes battaient, toute la maisontombait à la paix lourde du sommeil. En bas, le train de Caen quiarrivait, ébranla les plaques tournantes, dont les chocs assourdismontaient à peine, comme très lointains.

Mais, à tenir ainsi Jacques, bientôt Séverine brûla de nouveau.Et, avec le désir, se réveilla en elle le besoin de l’aveu. Depuisde si longues semaines, il la tourmentait ! La tache ronde, auplafond, s’élargissait, semblait s’étendre comme une tache de sang.Ses yeux s’hallucinaient à la regarder, les choses autour du litreprenaient des voix, contaient l’histoire tout haut. Elle sentaitles mots lui en monter aux lèvres, avec l’onde nerveuse quisoulevait sa chair. Comme cela serait bon, de ne plus rien cacher,de se fondre en lui tout entière !

« Tu ne sais pas, chéri… »

Jacques, qui, lui non plus, ne quittait pas du regard la tachesaignante, entendait bien ce qu’elle allait dire. Contre lui, dansce corps délicat noué à son corps, il venait de suivre le flotmontant de cette chose obscure, énorme, à laquelle tous deuxpensaient, sans jamais en parler. Jusque-là, il l’avait fait taire,craignant le frisson précurseur de son mal de jadis, tremblant quecela ne changeât leur existence, de causer de sang entre eux. Mais,cette fois, il était sans force, même pour pencher la tête et luifermer la bouche d’un baiser, tellement une langueur délicieusel’avait envahi, dans ce lit tiède, aux bras souples de cette femme.Il crut que c’était fait, qu’elle dirait tout. Aussi fut-il soulagéde son attente anxieuse, lorsqu’elle parut se troubler, hésiter,puis reculer et dire :

« Tu ne sais pas, chéri, mon mari se doute que je coucheavec toi. »

À la dernière seconde, sans qu’elle l’eût voulu, c’était lesouvenir de la nuit d’auparavant, au Havre, qui sortait de seslèvres, au lieu de l’aveu.

« Oh ! tu crois ? murmura-t-il, incrédule. Il al’air si gentil. Il m’a encore tendu la main ce matin.

– Je t’assure qu’il sait tout. En ce moment, il doit sedire que nous sommes comme ça, l’un dans l’autre, à nousaimer ! J’ai des preuves. »

Elle se tut, le serra plus étroitement, d’une étreinte où lebonheur de la possession s’aiguisait de rancune. Puis, après unerêverie frémissante :

« Oh ! je le hais, je le hais ! »

Jacques fut surpris. Lui, n’en voulait aucunement à Roubaud. Ille trouvait très accommodant.

« Tiens ! pourquoi donc ? demanda-t-il. Il nenous gêne guère. »

Elle ne répondit point, elle répéta :

« Je le hais… Maintenant, rien qu’à le sentir à côté demoi, c’est un supplice. Ah ! si je pouvais, comme je mesauverais, comme je resterais avec toi ! »

À son tour, touché de cet élan d’ardente tendresse, il la ramenadavantage, l’eut contre sa chair, de ses pieds à son épaule, toutesienne. Mais, de nouveau, blottie de la sorte, sans presquedétacher les lèvres collées à son cou, elle ditdoucement :

« C’est que tu ne sais pas, chéri… »

C’était l’aveu qui revenait, fatal, inévitable. Et, cette fois,il en eut la nette conscience, rien au monde ne le retarderait, caril montait en elle du désir éperdu d’être reprise et possédée. Onn’entendait plus un souffle dans la maison, la marchande dejournaux elle-même devait dormir profondément. Au-dehors, Parissous la neige n’avait pas un roulement de voiture, enseveli, drapéde silence ; et le dernier train du Havre, qui était parti àminuit vingt, paraissait avoir emporté la vie dernière de la gare.Le poêle ne ronflait plus, le feu achevait de se consumer enbraise, avivant encore la tache rouge du plafond, arrondie là-hautcomme un œil d’épouvante. Il faisait si chaud, qu’une brume lourde,étouffante, semblait peser sur le lit, où tous deux, pâmés,confondaient leurs membres.

« Chéri, c’est que tu ne sais pas… »

Alors, il parla lui aussi, irrésistiblement.

« Si, si, je sais.

– Non, tu te doutes peut-être, mais tu ne peux passavoir.

– Je sais qu’il a fait ça pour l’héritage. »

Elle eut un mouvement, un petit rire nerveux, involontaire.

« Ah ! oui, l’héritage ! »

Et tout bas, si bas, qu’un insecte de nuit frôlant les vitresaurait bourdonné plus haut, elle conta son enfance chez leprésident Grandmorin, voulut mentir, ne pas confesser ses rapportsavec celui-ci, puis céda à la nécessité de la franchise, trouva unsoulagement, un plaisir presque, en disant tout. Son murmure léger,dès lors, coula, intarissable.

« Imagine-toi, c’était ici, dans cette chambre, en févrierdernier, tu te rappelles, au moment de son affaire avec lesous-préfet… Nous avions déjeuné, très gentiment, comme nous venonsde souper, là, sur cette table. Naturellement, il ne savait rien,je n’étais pas allée lui conter l’histoire… Et voilà qu’à proposd’une bague, un ancien cadeau, à propos de rien, je ne sais commentil s’est fait qu’il a tout compris… Ah ! mon chéri, non, non,tu ne peux pas te figurer de quelle façon il m’atraitée ! »

Elle frémissait, il sentait ses petites mains qui s’étaientcrispées sur sa peau nue.

« D’un coup de poing, il m’a abattue par terre… Et puis, ilm’a traînée par les cheveux… Et puis, il levait son talon sur mafigure, comme s’il voulait l’écraser… Non ! vois-tu, tant queje vivrai, je me souviendrai de ça… Encore les coups, monDieu ! Mais si je te répétais toutes les questions qu’il m’afaites, enfin ce qu’il m’a forcée à lui raconter ! Tu vois, jesuis franche, puisque je t’avoue les choses, lorsque rien, n’est-cepas ? ne m’oblige à te les dire. Eh bien ! jamais jen’oserai te donner même une simple idée des sales questionsauxquelles il m’a fallu répondre, car il m’aurait assommée, c’estcertain… Sans doute, il m’aimait, il a dû avoir un gros chagrin enapprenant tout ça ; et j’accorde que j’aurais agi plushonnêtement, si je l’avais prévenu avant le mariage. Seulement, ilfaut comprendre. C’était ancien, c’était oublié. Il n’y a qu’unvrai sauvage pour se rendre ainsi fou de jalousie… Voyons, toi, monchéri, est-ce que tu vas ne plus m’aimer, parce que tu sais ça,maintenant ? »

Jacques n’avait pas bougé, inerte, réfléchissant, entre ces brasde femme qui se resserraient à son cou, à ses reins, ainsi que desnœuds de couleuvres vives. Il était très surpris, le soupçon d’unepareille histoire ne lui étant jamais venu. Comme tout secompliquait, lorsque le testament aurait suffi à expliquer si bienles choses ! Du reste, il aimait mieux ça, la certitude que leménage n’avait pas tué pour de l’argent le soulageait d’un mépris,dont il avait parfois la conscience brouillée, même sous lesbaisers de Séverine.

« Moi, ne plus t’aimer, pourquoi ?… Je me moque de tonpassé. Ce sont des affaires qui ne me regardent pas… Tu es la femmede Roubaud, tu as bien pu être celle d’un autre. »

Il y eut un silence. Tous deux s’étreignaient à s’étouffer, etil sentait sa gorge ronde, gonflée et dure, dans son flanc.

« Ah ! tu as été la maîtresse de ce vieux. Tout demême, c’est drôle. »

Mais elle se traîna le long de lui, jusqu’à sa bouche,balbutiant dans un baiser :

« Il n’y a que toi que j’aime, jamais je n’ai aimé que toi…Oh ! les autres, si tu savais ! Avec eux, vois-tu, jen’ai pas seulement appris ce que ça pouvait être ; tandis quetoi, mon chéri, tu me rends si heureuse ! »

Elle l’enflammait de ses caresses, s’offrant, le voulant, lereprenant de ses mains égarées. Et, pour ne pas céder tout desuite, lui qui brûlait comme elle, il dut la retenir, à pleinsbras.

« Non, non, attends, tout à l’heure… Et, alors, cevieux ? »

Très bas, dans une secousse de tout son être, elleavoua :

« Oui, nous l’avons tué. »

Le frisson du désir se perdait dans cet autre frisson de mort,revenu en elle. C’était, comme au fond de toute volupté, une agoniequi recommençait. Un instant, elle resta suffoquée par unesensation ralentie de vertige. Puis, le nez de nouveau dans le coude son amant, du même léger souffle :

« Il m’a fait écrire au président de partir par l’express,en même temps que nous, et de ne se montrer qu’à Rouen… Moi, jetremblais dans mon coin, éperdue en songeant au malheur où nousallions. Et il y avait, en face de moi, une femme en noir qui nedisait rien et qui me faisait grand’peur. Je ne la voyais même pas,je m’imaginais qu’elle lisait clairement dans nos crânes, qu’ellesavait très bien ce que nous voulions faire… C’est ainsi que sesont passées les deux heures, de Paris à Rouen. Je n’ai pas dit unmot, je n’ai pas remué, fermant les yeux, pour faire croire que jedormais. À mon côté, je le sentais, immobile lui aussi, et ce quim’épouvantait, c’était de connaître les choses terribles qu’ilroulait dans sa tête, sans pouvoir deviner exactement ce qu’ilavait résolu de faire… Ah ! quel voyage, avec ce flottourbillonnant de pensées, au milieu des coups de sifflet, descahots et du grondement des roues ! »

Jacques, qui avait sa bouche dans l’épaisse toison odorante desa chevelure, la baisait, à intervalles réguliers, de longs baisersinconscients.

« Mais, puisque vous n’étiez pas dans le même compartiment,comment avez-vous fait pour le tuer ?

– Attends, tu vas comprendre… C’était le plan de mon mari.Il est vrai que, s’il a réussi, c’est bien le hasard qui l’a voulu…À Rouen, il y avait dix minutes d’arrêt. Nous sommes descendus, ilm’a forcée de marcher jusqu’au coupé du président, d’un air de gensqui se dégourdissent les jambes. Et là, il a affecté la surprise,en le voyant à la portière, comme s’il eût ignoré qu’il fût dans letrain. Sur le quai, on se bousculait, un flot de monde prenaitd’assaut les secondes classes, à cause d’une fête qui avait lieu auHavre, le lendemain. Lorsqu’on a commencé à refermer les portières,c’est le président lui-même qui nous a demandé de monter avec lui.Moi, j’ai balbutié, j’ai parlé de notre valise ; mais il serécriait, il disait qu’on ne nous la volerait certainement pas, quenous pourrions retourner dans notre compartiment, à Barentin,puisqu’il descendait là. Un instant, mon mari, inquiet, parutvouloir courir la chercher. À cette minute, le conducteur sifflait,et il se décida, me poussa dans le coupé, monta, referma laportière et la glace. Comment ne nous a-t-on pas vus ? c’estce que je ne puis m’expliquer encore. Beaucoup de gens couraient,les employés perdaient la tête, enfin il ne s’est pas trouvé untémoin ayant vu clair. Et le train, lentement, quitta lagare. »

Elle se tut quelques secondes, revivant la scène. Sans qu’elleen eût conscience, dans l’abandon de ses membres, un tic agitait sacuisse gauche, la frottait d’un mouvement rythmique contre un genoudu jeune homme.

« Ah ! le premier moment, dans ce coupé, lorsque j’aisenti le sol fuir ! J’étais comme étourdie, je n’ai penséd’abord qu’à notre valise : de quelle façon la ravoir ?et n’allait-elle pas nous vendre, si nous la laissionslà-bas ? Tout cela me paraissait stupide, impossible, unmeurtre de cauchemar imaginé par un enfant, qu’il faudrait être foupour mettre à exécution. Dès le lendemain, nous serions arrêtés,convaincus. Aussi essayai-je de me rassurer, en me disant que monmari reculerait, que cela ne serait pas, ne pouvait pas être. Maisnon, rien qu’à le voir causer avec le président, je comprenais quesa résolution restait immuable et farouche. Pourtant, il était trèscalme, il parlait même avec gaieté, de son air habituel ; etce devait être dans son clair regard seul, fixé par moments surmoi, que je lisais l’obstination de sa volonté. Il le tuerait, à unkilomètre encore, à deux peut-être, au point juste qu’il avaitfixé, et que j’ignorais : cela était certain, cela éclataitjusque dans les coups d’œil tranquilles dont il enveloppaitl’autre, celui qui, tout à l’heure, ne serait plus. Je ne disaisrien, j’avais un grand tremblement intérieur que je m’efforçais decacher, en affectant de sourire, dès qu’on me regardait. Pourquoi,alors, n’ai-je pas même songé à empêcher tout ça ? Ce n’estque plus tard, lorsque j’ai voulu comprendre, que je me suisétonnée de ne m’être pas mise à crier par la portière, ou de ne pasavoir tiré le bouton d’alarme. En ce moment-là, j’étais commeparalysée, je me sentais radicalement impuissante. Sans doute monmari me semblait dans son droit ; et, puisque je te dis tout,chéri, il faut bien que je confesse aussi cela : j’étaismalgré moi, de tout mon être, avec lui contre l’autre, parce queles deux m’avaient eue, n’est-ce pas ? et que lui était jeune,tandis que l’autre, oh ! les caresses de l’autre… Enfin,est-ce qu’on sait ? On fait des choses qu’on ne croiraitjamais pouvoir faire. Quand je pense que je n’oserais pas saignerun poulet ! Ah ! cette sensation de nuit de tempête,ah ! ce noir épouvantable qui hurlait au fond demoi ! »

Et cette créature frêle, si mince entre ses bras, Jacques latrouvait maintenant impénétrable, sans fond, de cette profondeurnoire dont elle parlait. Il avait beau la nouer à lui plusétroitement, il n’entrait pas en elle. Une fièvre le prenait, à cerécit de meurtre, bégayé dans leur étreinte.

« Dis-moi, l’as-tu donc aidé à tuer le vieux ?

– J’étais dans un coin, continua-t-elle sans répondre. Monmari me séparait du président, qui occupait l’autre coin. Ilscausaient ensemble des élections prochaines… Par moments, je voyaismon mari se pencher, jeter un coup d’œil au-dehors, pour s’assureroù nous étions, comme pris d’impatience… Chaque fois, je suivaisson regard, je me rendais compte aussi du chemin parcouru. La nuitétait pâle, les masses noires des arbres défilaient furieusement.Et toujours ce grondement des roues que jamais je n’ai entendupareil, un affreux tumulte de voix enragées et gémissantes, desplaintes lugubres de bêtes hurlant à la mort ! À toutevitesse, le train courait… Brusquement, il y a eu des clartés, unécho répercuté du train entre les bâtiments d’une gare. Nous étionsà Maromme, déjà à deux lieues et demie de Rouen. Encore Malaunay,et puis Barentin. Où donc la chose allait-elle se faire ?Faudrait-il attendre la dernière minute ? Je n’avais plusconscience du temps ni des distances, je m’abandonnais, ainsi quela pierre qui tombe, à cette chute assourdissante au travers desténèbres, lorsque, en traversant Malaunay, tout d’un coup jecompris : la chose se ferait dans le tunnel, à un kilomètre delà… Je me tournai vers mon mari, nos yeux se rencontrèrent :oui, dans le tunnel, encore deux minutes… Le train courait,l’embranchement de Dieppe fut dépassé, j’aperçus l’aiguilleur à sonposte. Il y a là des coteaux, où j’ai cru voir distinctement deshommes, les bras levés, qui nous chargeaient d’injures. Puis, lamachine siffla longuement : c’était l’entrée du tunnel… Et,lorsque le train s’y engouffra, oh ! quel retentissement souscette voûte basse ! tu sais, ces bruits de fer remué, pareilsà des volées de marteau sur l’enclume, et que moi, à cette seconded’affolement, je transformais en roulements de tonnerre. »

Elle grelottait, elle s’interrompit pour dire d’une voixchangée, presque rieuse :

« Est-ce bête, hein ? chéri, d’en avoir encore froiddans les os. J’ai pourtant bien chaud, là, avec toi, et je suis sicontente !… Et puis, tu sais, il n’y a plus rien du tout àcraindre : l’affaire est classée, sans compter que les grosbonnets du gouvernement ont encore moins envie que nous de tirer çaau clair… Oh ! j’ai compris, je suis tranquille. »

Puis, elle ajouta, en riant tout à fait :

« Par exemple, toi, tu peux te vanter de nous avoir faitune jolie peur !… Et dis-moi donc, ça m’a toujoursintriguée : au juste, qu’avais-tu vu ?

– Mais ce que j’ai dit chez le juge, rien de plus : unhomme qui en égorgeait un autre… Vous étiez si drôles avec moi, quej’avais fini par me douter. Un instant, j’avais même reconnu tonmari… Ce n’est que plus tard, pourtant, que j’ai été absolumentcertain… »

Elle l’interrompit gaiement.

« Oui, dans le square, le jour où je t’ai dit non, tu terappelles ? la première fois que nous nous sommes trouvésseuls à Paris… Est-ce singulier ! je te disais que ce n’étaitpas nous, et je savais parfaitement que tu entendais le contraire.N’est-ce pas, c’était comme si je t’avais tout raconté ?…Oh ! chéri, j’y ai songé souvent, et je crois bien, vois-tu,que c’est depuis ce jour-là que je t’aime. »

Ils eurent un élan, une pression où ils semblèrent se fondre. Etelle reprit :

« Sous le tunnel, le train courait… Il est très long, letunnel. On reste là-dessous trois minutes. J’ai bien cru que nous yavions roulé une heure… Le président ne causait plus, à cause dubruit assourdissant de ferraille remuée. Et mon mari, à ce derniermoment, devait avoir une défaillance, car il ne bougeait toujourspas. Je voyais seulement, sous la clarté dansante de la lampe, sesoreilles devenir violettes… Allait-il donc attendre d’être denouveau en rase campagne ? La chose était désormais pour moisi fatale, si inévitable, que je n’avais qu’un désir : ne plussouffrir à ce point de l’attente, être débarrassée. Pourquoi doncne le tuait-il pas, puisqu’il le fallait ? J’aurais pris lecouteau pour en finir, tant j’étais exaspérée de peur et desouffrance… Il me regarda. J’avais sans doute ça sur la figure. Et,tout d’un coup, il se rua, saisit aux épaules le président, quis’était tourné du côté de la portière. Celui-ci, effaré, se dégagead’une secousse instinctive, allongea le bras vers le boutond’alarme, juste au-dessus de sa tête. Il le toucha, fut repris parl’autre et abattu sur la banquette, d’une telle poussée, qu’il s’ytrouva comme plié en deux. Sa bouche ouverte de stupeur etd’épouvante lâchait des cris confus, étouffés dans levacarme ; tandis que j’entendais distinctement mon marirépéter le mot : « Cochon ! cochon !cochon ! » d’une voix sifflante, qui s’enrageait. Mais lebruit tomba, le train sortait du tunnel, la campagne pâle reparut,avec les arbres noirs qui défilaient… Moi, j’étais restée dans moncoin, raidie, collée contre le drap du dossier, le plus loinpossible. Combien la lutte dura-t-elle ? quelques secondes àpeine. Et il me semblait qu’elle n’en finissait plus, que tous lesvoyageurs maintenant écoutaient les cris, que les arbres nousvoyaient. Mon mari, qui tenait son couteau ouvert, ne pouvaitfrapper, repoussé à coups de pied, trébuchant sur le planchermouvant de la voiture. Il faillit tomber sur les genoux, et letrain courait, nous emportait à toute vitesse, pendant que lamachine sifflait, à l’approche du passage à niveau de laCroix-de-Maufras… C’est alors que, sans que j’aie pu ensuite mesouvenir comment cela s’est fait, je me suis jetée sur les jambesde l’homme qui se débattait. Oui, je me suis laissée tomber ainsiqu’un paquet, lui écrasant les jambes de tout mon poids, pour qu’ilne les remuât plus. Et je n’ai rien vu, mais j’ai tout senti :le choc du couteau dans la gorge, la longue secousse du corps, lamort qui est venue en trois hoquets, avec un déroulement d’horlogequ’on a cassée… Oh ! ce frisson d’agonie dont j’ai encorel’écho dans les membres ! »

Jacques, avide, voulut l’interrompre pour la questionner. Mais,à présent, elle avait hâte de finir.

« Non, attends… Comme je me relevais, nous passions à toutevapeur devant la Croix-de-Maufras. J’ai aperçu distinctement lafaçade close de la maison, puis le poste du garde-barrière. Encorequatre kilomètres, cinq minutes au plus, avant d’être à Barentin…Le corps était plié sur la banquette, le sang coulait en mareépaisse. Et mon mari, debout, hébété, balancé par les cahots dutrain, regardait, en essuyant le couteau avec son mouchoir. Cela aduré une minute, sans que ni l’un ni l’autre nous fissions rienpour notre salut… Si nous gardions ce corps avec nous, si nousrestions là, on allait tout découvrir peut-être, à l’arrêt deBarentin… Mais il avait remis le couteau dans sa poche, il semblaits’éveiller. Je l’ai vu qui fouillait le corps, prenait la montre,l’argent, tout ce qu’il trouvait ; et, ayant ouvert laportière, il s’efforça de le pousser sur la voie, sans le saisir àpleins bras, de peur du sang. « Aide-moi donc ! pousseavec moi. » Je n’essayai même pas, je ne sentais plus mesmembres. « Nom de Dieu ! veux-tu bien pousser avecmoi ! » La tête, sortie la première, pendait jusqu’aumarchepied, tandis que le tronc, roulé en boule, refusait depasser. Et le train courait… Enfin, sous une poussée plus forte, lecadavre bascula, disparut dans le grondement des roues.« Ah ! le cochon, c’est donc fini ! » Puis, ilramassa la couverture, la jeta aussi. Il n’y avait plus que nousdeux, debout, avec la mare de sang sur la banquette, où nousn’osions pas nous asseoir… La portière battait toujours, grandeouverte, et je ne compris pas d’abord, anéantie, affolée, lorsqueje vis mon mari descendre, disparaître à son tour. Il revint.« Allons, vite, suis-moi, si tu ne veux pas qu’on nous coupele cou ! » Je ne bougeais pas, il s’impatientait.« Viens donc, nom de Dieu ! notre compartiment est vide,nous y retournons. » Vide, notre compartiment, il y était doncallé ? La femme en noir, celle qui ne parlait pas, qu’on nevoyait pas, était-il bien certain qu’elle ne fût pas restée dans uncoin ?… « Veux-tu venir, ou je te fous sur la voie commel’autre ! » Il était remonté, il me poussait, brutal,fou. Et je me trouvai dehors, sur le marchepied, les deux mainscramponnées à la tringle de cuivre. Lui, descendu derrière moi,avait refermé soigneusement la portière. « Va donc, vadonc ! » Mais je n’osais pas, emportée dans le vertige dela course, flagellée par le vent qui soufflait en tempête. Mescheveux se dénouèrent, je croyais que mes doigts raidis allaientlaisser échapper la tringle. « Va donc, nom deDieu ! » Il me poussait toujours, je dus marcher, lâchantune main après l’autre, me collant contre les voitures, au milieudu tourbillon de mes jupes, dont le claquement me liait les jambes.Déjà, au loin, après une courbe, on apercevait les lumières de lastation de Barentin. La machine se mit à siffler. « Va donc,nom de Dieu ! » Oh ! ce bruit d’enfer, cettetrépidation violente dans laquelle je marchais ! Il mesemblait qu’un orage m’avait prise, me roulait comme une paille,pour aller, là-bas, m’écraser contre un mur. Derrière mon dos, lacampagne fuyait, les arbres me suivaient d’un galop enragé,tournant sur eux-mêmes, tordus, jetant chacun une plainte brève, aupassage. À l’extrémité du wagon, lorsqu’il me fallut enjamber pouratteindre le marchepied du wagon suivant et saisir l’autre tringle,je m’arrêtai, à bout de courage. Jamais je n’aurais la force.« Va donc, nom de Dieu ! » Il était sur moi, il mepoussait, et je fermai les yeux, et je ne sais comment je continuaià avancer, par la seule force de l’instinct, ainsi qu’une bête quia planté ses griffes et qui ne veut pas tomber. Comment aussi nenous a-t-on pas vus ? Nous avons passé devant trois voitures,dont une, de deuxième classe, était absolument bondée. Je mesouviens des têtes rangées à la file, sous la clarté de lalampe ; je crois que je les reconnaîtrais, si je lesrencontrais un jour : celle d’un gros homme avec des favorisrouges, celles surtout de deux jeunes filles, qui se sont penchéesen riant. « Va donc, nom de Dieu ! va donc, nom deDieu ! » Et je ne sais plus, les lumières de Barentin serapprochaient, la machine sifflait, ma dernière sensation a étéd’être traînée, charriée, enlevée par les cheveux. Mon mari a dûm’empoigner, ouvrir la portière par-dessus mes épaules, me jeter aufond du compartiment. Haletante, j’étais à demi évanouie dans uncoin, lorsque nous nous sommes arrêtés ; et je l’ai entendu,sans faire un mouvement, qui échangeait quelques mots avec le chefde gare de Barentin. Puis, le train reparti, il est tombé sur labanquette, épuisé lui-même. Jusqu’au Havre, nous n’avons pasrouvert la bouche… Oh ! je le hais, je le hais, vois-tu, pourtoutes ces abominations qu’il m’a fait souffrir ! et toi, jet’aime, mon chéri, toi qui me donnes tant debonheur ! »

Chez Séverine, après la montée ardente de ce long récit, ce criétait comme l’épanouissement même de son besoin de joie, dansl’exécration de ses souvenirs. Mais Jacques, qu’elle avaitbouleversé et qui brûlait comme elle, la retint encore.

« Non, non, attends… Et tu étais aplatie sur ses jambes, ettu l’as senti mourir ? »

En lui, l’inconnu se réveillait, une onde farouche montait desentrailles, envahissait la tête d’une vision rouge. Il était reprisde la curiosité du meurtre.

« Et alors, le couteau, tu as senti le couteauentrer ?

– Oui, un coup sourd.

– Ah ! un coup sourd… Pas un déchirement, tu essûre ?

– Non, non, rien qu’un choc.

– Et, ensuite, il a eu une secousse, hein ?

– Oui, trois secousses, oh ! d’un bout à l’autre deson corps, si longues, que je les ai suivies jusque dans sespieds.

– Des secousses qui le raidissaient, n’est-cepas ?

– Oui, la première très forte, les deux autres plusfaibles.

– Et il est mort, et à toi qu’est-ce que ça t’a fait, de lesentir mourir comme ça, d’un coup de couteau ?

– À moi, oh ! je ne sais pas.

– Tu ne sais pas, pourquoi mens-tu ? Dis-moi, dis-moice que ça t’a fait, bien franchement… De la peine ?

– Non, non, pas de la peine !

– Du plaisir ?

– Du plaisir, ah ! non, pas du plaisir !

– Quoi donc, mon amour ? Je t’en prie, dis-moi tout…Si tu savais… Dis-moi ce qu’on éprouve.

– Mon Dieu ! est-ce qu’on peut dire ça ?… C’estaffreux, ça vous emporte, oh ! si loin, si loin ! J’aiplus vécu dans cette minute-là que dans toute ma viepassée. »

Les dents serrées, n’ayant plus qu’un bégaiement, Jacques cettefois l’avait prise ; et Séverine aussi le prenait. Ils sepossédèrent, retrouvant l’amour au fond de la mort, dans la mêmevolupté douloureuse des bêtes qui s’éventrent pendant le rut. Leursouffle rauque, seul, s’entendit. Au plafond, le reflet saignantavait disparu ; et, le poêle éteint, la chambre commençait àse glacer, dans le grand froid du dehors. Pas une voix ne montaitde Paris ouaté de neige. Un instant, des ronflements étaient venusde chez la marchande de journaux, à côté. Puis, tout s’était abîméau gouffre noir de la maison endormie.

Jacques, qui avait gardé Séverine dans ses bras, la sentit toutde suite qui cédait à un sommeil invincible, comme foudroyée. Levoyage, l’attente prolongée chez les Misard, cette nuit de fièvre,l’accablaient. Elle bégaya un bonsoir enfantin, elle dormait déjà,d’un souffle égal. Le coucou venait de sonner trois heures.

Et, pendant près d’une heure encore, Jacques la garda sur sonbras gauche, qui, peu à peu, s’engourdissait. Lui, ne pouvaitfermer les yeux, qu’une main invisible, obstinément, semblaitrouvrir dans les ténèbres. Maintenant, il ne distinguait plus riende la chambre, noyée de nuit, où tout avait sombré, le poêle, lesmeubles, les murs ; et il fallait qu’il se tournât, pourretrouver les deux carrés pâles des fenêtres, immobiles, d’unelégèreté de rêve. Malgré sa fatigue écrasante, une activitécérébrale prodigieuse le tenait vibrant, dévidant sans cesse lemême écheveau d’idées. Chaque fois que, par un effort de volonté,il croyait glisser au sommeil, la même hantise recommençait, lesmêmes images défilaient, éveillant les mêmes sensations. Et ce quise déroulait ainsi, avec une régularité mécanique, pendant que sesyeux fixes et grands ouverts s’emplissaient d’ombre, c’était lemeurtre, détail à détail. Toujours il renaissait, identique,envahissant, affolant. Le couteau entrait dans la gorge d’un chocsourd, le corps avait trois longues secousses, la vie s’en allaiten un flot de sang tiède, un flot rouge qu’il croyait sentir luicouler sur les mains. Vingt fois, trente fois, le couteau entra, lecorps s’agita. Cela devenait énorme, l’étouffait, débordait,faisait éclater la nuit. Oh ! donner un coup de couteaupareil, contenter ce lointain désir, savoir ce qu’on éprouve,goûter cette minute où l’on vit davantage que dans toute uneexistence !

Comme son étouffement augmentait, Jacques pensa que le poids deSéverine sur son bras l’empêchait seul de dormir. Doucement, il sedégagea, la posa près de lui, sans l’éveiller. D’abord soulagé, ilrespira plus à l’aise, croyant que le sommeil allait venir enfin.Mais, malgré son effort, les invisibles doigts rouvrirent sespaupières ; et, dans le noir, le meurtre reparut en traitssanglants, le couteau entra, le corps s’agita. Une pluie rougerayait les ténèbres, la plaie de la gorge, démesurée, bâillaitcomme une entaille faite à la hache. Alors, il ne lutta plus, restasur le dos, en proie à cette vision obstinée. Il entendait en luile labeur décuplé du cerveau, un grondement de toute la machine.Cela venait de très loin, de sa jeunesse. Pourtant, il s’était cruguéri, car ce désir était mort depuis des mois, avec la possessionde cette femme ; et voilà que jamais il ne l’avait ressenti siintense, sous l’évocation de ce meurtre, que, tout à l’heure,serrée contre sa chair, liée à ses membres, elle lui chuchotait. Ils’était écarté, il évitait qu’elle ne le touchât, brûlé par lemoindre contact de sa peau. Une chaleur insupportable montait lelong de son échine, comme si le matelas, sous ses reins, se fûtchangé en brasier. Des picotements, des pointes de feu luitrouaient la nuque. Un moment, il essaya de sortir ses mains de lacouverture ; mais tout de suite elles se glaçaient, luidonnaient un frisson. La peur le prit de ses mains, et il lesrentra, les joignit d’abord sur son ventre, finit par les glisser,par les écraser sous ses fesses, les emprisonnant là, comme s’ileût redouté quelque abomination de leur part, un acte qu’il nevoudrait pas et qu’il commettrait quand même.

Chaque fois que le coucou sonnait, Jacques comptait les coups.Quatre heures, cinq heures, six heures. Il aspirait après le jour,il espérait que l’aube chasserait ce cauchemar. Aussi, maintenant,se tournait-il vers les fenêtres, guettant les vitres. Mais il n’yavait toujours là que le vague reflet de la neige. À cinq heuresmoins un quart, avec un retard de quarante minutes seulement, ilavait entendu arriver le direct du Havre, ce qui prouvait que lacirculation devait être rétablie. Et ce ne fut pas avant septheures passées, qu’il vit blanchir les vitres, une pâleur laiteuse,très lente. Enfin, la chambre s’éclaira, de cette lumière confuseoù les meubles semblaient flotter. Le poêle reparut, l’armoire, lebuffet. Il ne pouvait toujours fermer les paupières, ses yeux aucontraire s’irritaient, dans un besoin de voir. Tout de suite,avant même qu’il fît assez clair, il avait plutôt deviné qu’aperçu,sur la table, le couteau dont il s’était servi, le soir, pourcouper le gâteau. Il ne voyait plus que ce couteau, un petitcouteau à bout pointu. Le jour qui grandissait, toute la lumièreblanche des deux fenêtres n’entrait maintenant que pour se refléterdans cette mince lame. Et la terreur de ses mains les lui fitenfoncer davantage sous son corps, car il les sentait bien quis’agitaient, révoltées, plus fortes que son vouloir. Est-cequ’elles allaient cesser de lui appartenir ? Des mains qui luiviendraient d’un autre, des mains léguées par quelque ancêtre, autemps où l’homme, dans les bois, étranglait les bêtes !

Pour ne plus voir le couteau, Jacques se tourna vers Séverine.Elle dormait très calme, avec un souffle d’enfant, dans sa grossefatigue. Ses lourds cheveux noirs, dénoués, lui faisaient unoreiller sombre, coulant jusqu’aux épaules ; et, sous lementon, entre les boucles, on apercevait sa gorge, d’unedélicatesse de lait, à peine rosée. Il la regarda comme s’il ne laconnaissait point. Il l’adorait cependant, il emportait partout sonimage, dans un désir d’elle, qui, souvent, l’angoissait, mêmelorsqu’il conduisait sa machine ; à ce point, qu’un jour ils’était éveillé, comme d’un rêve, au moment où il passait unestation à toute vapeur, malgré les signaux. Mais la vue de cettegorge blanche le prenait tout entier, d’une fascination soudaine,inexorable ; et, en lui, avec une horreur consciente encore,il sentait grandir l’impérieux besoin d’aller chercher le couteau,sur la table, de revenir l’enfoncer jusqu’au manche, dans cettechair de femme. Il entendait le choc sourd de la lame qui entrait,il voyait le corps sursauter par trois fois, puis la mort leraidir, sous un flot rouge. Luttant, voulant s’arracher de cettehantise, il perdait à chaque seconde un peu de sa volonté, commesubmergé par l’idée fixe, à ce bord extrême où, vaincu, l’on cèdeaux poussées de l’instinct. Tout se brouilla, ses mains révoltées,victorieuses de son effort à les cacher, se dénouèrent,s’échappèrent. Et il comprit si bien que, désormais, il n’étaitplus leur maître, et qu’elles allaient brutalement se satisfaire,s’il continuait à regarder Séverine, qu’il mit ses dernières forcesà se jeter hors du lit, roulant par terre ainsi qu’un homme ivre.Là, il se ramassa, faillit tomber de nouveau, en s’embarrassant lespieds parmi les jupes restées sur le parquet. Il chancelait,cherchait ses vêtements d’un geste égaré, avec la pensée unique des’habiller vite, de prendre le couteau et de descendre tuer uneautre femme, dans la rue. Cette fois, son désir le torturait trop,il fallait qu’il en tuât une. Il ne trouvait plus son pantalon, letoucha à trois reprises, avant de savoir qu’il le tenait. Sessouliers à mettre lui donnèrent un mal infini. Bien qu’il fît grandjour maintenant, la chambre lui paraissait pleine de fumée rousse,une aube de brouillard glacial où tout se noyait. Il grelottait defièvre, et il était habillé enfin, il avait pris le couteau, en lecachant dans sa manche, certain d’en tuer une, la première qu’ilrencontrerait sur le trottoir, lorsqu’un froissement de linge, unsoupir prolongé qui venait du lit, l’arrêta, cloué près de latable, pâlissant.

C’était Séverine qui s’éveillait.

« Quoi donc, chéri, tu sors déjà ? »

Il ne répondait pas, il ne la regardait pas, espérant qu’elle serendormirait.

« Où vas-tu donc, chéri ?

– Rien, balbutia-t-il, une affaire de service… Dors, jevais revenir. »

Alors, elle eut des mots confus, reprise de torpeur, les yeuxdéjà refermés.

« Oh ! j’ai sommeil, j’ai sommeil… Viens m’embrasser,chéri. »

Mais il ne bougeait pas, car il savait que, s’il se retournait,avec ce couteau dans la main, s’il la revoyait seulement, si fine,si jolie, en sa nudité et son désordre, c’en était fait de lavolonté qui le raidissait là, près d’elle. Malgré lui, sa main selèverait, lui planterait le couteau dans le cou.

« Chéri, viens m’embrasser… »

Sa voix s’éteignait, elle se rendormit, très douce, avec unmurmure de caresse. Et, lui, éperdu, ouvrit la porte, s’enfuit.

Il était huit heures, lorsque Jacques se trouva sur le trottoirde la rue d’Amsterdam. La neige n’avait pas encore été balayée, onentendait à peine le piétinement des rares passants. Tout de suite,il avait aperçu une vieille femme ; mais elle tournait le coinde la rue de Londres, il ne la suivit pas. Des hommes lecoudoyèrent, il descendit vers la place du Havre, en serrant lecouteau, dont la pointe relevée disparaissait sous sa manche. Commeune fillette d’environ quatorze ans sortait d’une maison d’en face,il traversa la chaussée ; et il n’arriva que pour la voirentrer, à côté, dans une boulangerie. Son impatience était telle,qu’il n’attendit pas, cherchant plus loin, continuant à descendre.Depuis qu’il avait quitté la chambre, avec ce couteau, ce n’étaitplus lui qui agissait, mais l’autre, celui qu’il avait senti sifréquemment s’agiter au fond de son être, cet inconnu venu de trèsloin, brûlé de la soif héréditaire du meurtre. Il avait tué jadis,il voulait tuer encore. Et les choses, autour de Jacques, n’étaientplus que dans un rêve, car il les voyait à travers son idée fixe.Sa vie de chaque jour se trouvait comme abolie, il marchait ensomnambule, sans mémoire du passé, sans prévoyance de l’avenir,tout à l’obsession de son besoin. Dans son corps qui allait, sapersonnalité était absente. Deux femmes qui le frôlèrent en ledevançant, lui firent précipiter sa marche ; et il lesrattrapait, lorsqu’un homme les arrêta. Tous trois riaient,causaient. Cet homme le dérangeant, il se mit à suivre une autrefemme qui passait, chétive et noire, l’air pauvre sous un mincechâle. Elle avançait à petits pas, vers quelque besogne exécréesans doute, dure et payée chichement, car elle n’avait pas de hâte,la face désespérément triste. Lui non plus, maintenant qu’il entenait une, ne se pressait point, attendant de choisir l’endroit,pour la frapper à l’aise. Sans doute, elle s’aperçut que ce garçonla suivait, et ses yeux se tournèrent vers lui, avec un navrementindicible, étonnée qu’on pût vouloir d’elle. Déjà, elle l’avaitmené au milieu de la rue du Havre, elle se retourna deux foisencore, l’empêchant à chaque fois de lui planter dans la gorge lecouteau, qu’il sortait de sa manche. Elle avait des yeux de misère,si implorants ! Là-bas, lorsqu’elle descendrait du trottoir,il frapperait. Et, brusquement, il fit un crochet, en se mettant àla poursuite d’une autre femme, qui marchait en sens inverse. Celasans raison, sans volonté, parce qu’elle passait à cette minute, etque c’était ainsi.

Jacques, derrière elle, revint vers la gare. Celle-ci, trèsvive, marchait d’un petit pas sonore ; et elle étaitadorablement jolie, vingt ans au plus, grasse déjà, blonde, avec debeaux yeux de gaieté qui riaient à la vie. Elle ne remarqua mêmepas qu’un homme la suivait ; elle devait être pressée, carelle gravit lestement le perron de la cour du Havre, monta dans lagrande salle, qu’elle longea en courant presque, pour se précipitervers les guichets de la ligne de ceinture. Et, comme elle demandaitun billet de première classe pour Auteuil, Jacques en pritégalement un, l’accompagna à travers les salles d’attente, sur lequai, jusque dans le compartiment, où il s’installa, à côté d’elle.Le train, tout de suite, partit.

« J’ai le temps, pensait-il, je la tuerai sous untunnel. »

Mais, en face d’eux, une vieille dame, la seule personne qui fûtmontée, venait de reconnaître la jeune femme.

« Comment, c’est vous ! Où allez-vous donc, de sibonne heure ? »

L’autre éclata d’un bon rire, avec un geste de comiquedésespoir.

« Dire qu’on ne peut rien faire sans être rencontrée !J’espère que vous n’irez pas me vendre… C’est demain la fête de monmari, et dès qu’il a été sorti pour ses affaires, j’ai pris macourse, je vais à Auteuil chez un horticulteur, où il a vu uneorchidée dont il a une envie folle… Une surprise, vouscomprenez. »

La vieille dame hochait la tête, d’un air de bienveillanceattendrie.

« Et bébé va bien ?

– La petite, oh ! un vrai charme… Vous savez que jel’ai sevrée il y a huit jours. Il faut la voir manger sa soupe…Nous nous portons tous trop bien, c’est scandaleux. »

Elle riait plus haut, montrant ses dents blanches, entre le sangpur de ses lèvres. Et Jacques, qui s’était mis à sa droite, lecouteau au poing, caché derrière sa cuisse, se disait qu’il seraittrès bien pour frapper. Il n’avait qu’à lever le bras et à fairedemi-tour, pour l’avoir à sa main. Mais, sous le tunnel desBatignolles, l’idée des brides du chapeau l’arrêta.

« Il y a là, songeait-il, un nœud qui va me gêner. Je veuxêtre sûr. »

Les deux femmes continuaient à causer gaiement.

« Alors, je vois que vous êtes heureuse.

– Heureuse, ah ! si je pouvais dire ! C’est unrêve que je fais… Il y a deux ans, je n’étais rien du tout. Vousvous rappelez, on ne s’amusait guère chez ma tante ; et pas unsou de dot… Quand il venait, lui, je tremblais, tant je m’étaismise à l’aimer. Mais il était si beau, si riche… Et il est à moi,il est mon mari, et nous avons bébé à nous deux ! Je vous disque c’est trop ! »

En étudiant le nœud des brides, Jacques venait de constaterqu’il y avait dessous, attaché à un velours noir, un gros médaillond’or ; et il calculait tout.

« Je l’empoignerai au cou de la main gauche, et j’écarteraile médaillon en lui renversant la tête, pour avoir la gorgenue. »

Le train s’arrêtait, repartait à chaque minute. De courtstunnels s’étaient succédé, à Courcelles, à Neuilly. Tout à l’heure,une seconde suffirait.

« Vous êtes allée à la mer, cet été ? reprit lavieille dame.

– Oui, en Bretagne, six semaines, au fond d’un trou perdu,un paradis. Puis, nous avons passé septembre dans le Poitou, chezmon beau-père, qui possède par là de grands bois.

– Et ne devez-vous pas vous installer dans le Midi pourl’hiver ?

– Si, nous serons à Cannes vers le 15… La maison est louée.Un bout de jardin délicieux, la mer en face. Nous avons envoyélà-bas quelqu’un qui installe tout, pour nous recevoir… Ce n’estpas que nous soyons frileux, ni l’un ni l’autre ; mais celaest si bon, le soleil !… Puis, nous serons de retour en mars.L’année prochaine, nous resterons à Paris. Dans deux ans, lorsquebébé sera grande fille, nous voyagerons. Est-ce que je sais,moi ! c’est toujours fête ! »

Elle débordait d’une telle félicité, que, cédant à son besoind’expansion, elle se tourna vers Jacques, vers cet inconnu, pourlui sourire. Dans ce mouvement, le nœud des brides se déplaça, lemédaillon s’écarta, le cou apparut, vermeil, avec une fossettelégère, que l’ombre dorait.

Les doigts de Jacques s’étaient raidis sur le manche du couteau,pendant qu’il prenait une résolution irrévocable.

« C’est là, à cette place, que je frapperai. Oui, tout àl’heure, sous le tunnel, avant Passy. »

Mais, à la station du Trocadéro, un employé monta, qui, leconnaissant, se mit à lui parler du service, d’un vol de charbondont on venait de convaincre un mécanicien et son chauffeur. Et, àpartir de ce moment, tout se brouilla, il ne put jamais, plus tard,rétablir les faits, exactement. Les rires avaient continué, unrayonnement de bonheur tel, qu’il en était comme pénétré etassoupi. Peut-être était-il allé jusqu’à Auteuil, avec les deuxfemmes ; seulement, il ne se rappelait pas qu’elles y fussentdescendues. Lui-même avait fini par se trouver au bord de la Seine,sans s’expliquer comment. Ce dont il gardait la sensation trèsnette, c’était d’avoir jeté, du haut de la berge, le couteau, restédans sa manche, à son poing. Puis, il ne savait plus, hébété,absent de son être, d’où l’autre s’en était allé aussi, avec lecouteau. Il devait avoir marché pendant des heures, par les rues etles places, au hasard de son corps. Des gens, des maisons,défilaient, très pâles. Sans doute il était entré quelque part,manger au fond d’une salle pleine de monde, car il revoyaitdistinctement des assiettes blanches. Il avait aussi l’impressionpersistante d’une affiche rouge, sur une boutique fermée. Et toutsombrait ensuite à un gouffre noir, à un néant, où il n’y avaitplus ni temps ni espace, où il gisait inerte, depuis des sièclespeut-être.

Lorsqu’il revint à lui, Jacques était dans son étroite chambrede la rue Cardinet, tombé en travers de son lit, tout habillé.L’instinct l’avait ramené là, ainsi qu’un chien fourbu qui setraîne à sa niche. D’ailleurs, il ne se souvenait ni d’avoir montél’escalier ni de s’être endormi. Il s’éveillait d’un sommeil deplomb, effaré de rentrer brusquement en possession de lui-même,comme après un évanouissement profond. Peut-être avait-il dormitrois heures, peut-être trois jours. Et, tout d’un coup, la mémoirelui revint : la nuit passée avec Séverine, l’aveu du meurtre,son départ de bête carnassière, en quête de sang. Il n’avait plusété en lui, il s’y retrouvait, avec la stupeur des choses quis’étaient faites en dehors de son vouloir. Puis, le souvenir que lajeune femme l’attendait, le mit debout, d’un saut. Il regarda samontre, vit qu’il était quatre heures déjà ; et, la tête vide,très calme comme après une forte saignée, il se hâta de retourner àl’impasse d’Amsterdam.

Jusqu’à midi, Séverine avait dormi profondément. Ensuite,réveillée, surprise de ne pas le voir là encore, elle avait ralluméle poêle ; et, vêtue enfin, mourant d’inanition, elle s’étaitdécidée, vers deux heures, à descendre manger dans un restaurant duvoisinage. Lorsque Jacques parut, elle venait de remonter, aprèsavoir fait quelques courses.

« Oh ! mon chéri, que j’étaisinquiète ! »

Et elle s’était pendue à son cou, elle le regardait de toutprès, dans les yeux.

« Qu’est-il donc arrivé ? »

Lui, épuisé, la chair froide, la rassurait tranquillement, sansun trouble.

« Mais rien, une corvée embêtante. Quand ils vous tiennent,ils ne vous lâchent plus. »

Alors, baissant la voix, elle se fit humble, câline.

« Figure-toi que je m’imaginais… Oh ! une vilaine idéequi me causait une peine !… Oui, je me disais que peut-être,après ce que je t’avais avoué, tu n’allais plus vouloir de moi… Etvoilà que je t’ai cru parti pour ne pas revenir, jamais,jamais ! »

Les larmes la gagnaient, elle éclata en sanglots, en le serrantéperdument entre ses bras.

« Ah ! mon chéri, si tu savais, comme j’ai besoinqu’on soit gentil avec moi !… Aime-moi, aime-moi bien, parceque, vois-tu, il n’y a que ton amour qui puisse me faire oublier…Maintenant que je t’ai dit tous mes malheurs, n’est-ce pas ?il ne faut pas me quitter, oh ! je t’enconjure ! »

Jacques était envahi par cet attendrissement. Une détenteinvincible l’amollissait peu à peu. Il bégaya :

« Non, non, je t’aime, n’aie pas peur. »

Et, débordé, il pleura aussi, sous la fatalité de ce malabominable qui venait de le reprendre, dont jamais il ne guérirait.C’était une honte, un désespoir sans bornes.

« Aime-moi, aime-moi bien aussi, oh ! de toute taforce, car j’en ai autant besoin que toi ! »

Elle frissonna, voulut savoir.

« Tu as des chagrins, il faut me les dire.

– Non, non, pas des chagrins, des choses qui n’existentpas, des tristesses qui me rendent horriblement malheureux, sansqu’il soit même possible d’en causer. »

Tous deux s’étreignirent, confondirent l’affreuse mélancolie deleur peine. C’était une infinie souffrance, sans oubli possible,sans pardon. Ils pleuraient, et ils sentaient sur eux les forcesaveugles de la vie, faite de lutte et de mort.

« Allons, dit Jacques, en se dégageant, il est l’heure desonger au départ… Ce soir, tu seras au Havre. »

Séverine, sombre, les regards perdus, murmura, après unsilence :

« Encore, si j’étais libre, si mon mari n’était pluslà !… Ah ! comme nous oublierions vite ! »

Il eut un geste violent, il pensa tout haut.

« Nous ne pouvons pourtant pas le tuer. »

Fixement, elle le regarda, et lui tressaillit, étonné d’avoirdit cette chose, à laquelle il n’avait jamais songé. Puisqu’ilvoulait tuer, pourquoi donc ne le tuait-il pas, cet hommegênant ? Et, comme il la quittait enfin, pour courir au dépôt,elle le reprit entre ses bras, le couvrit de baisers.

« Oh ! mon chéri, aime-moi bien. Je t’aimerai plusfort, plus fort encore… Va, nous serons heureux. »

Chapitre 9

 

Au Havre, dès les jours suivants, Jacques et Séverine semontrèrent d’une grande prudence, pris d’inquiétude. PuisqueRoubaud savait tout, n’allait-il pas les guetter, les surprendre,pour se venger d’eux, dans un éclat ? Ils se rappelaient sesemportements jaloux d’autrefois, ses brutalités d’ancien hommed’équipe, tapant à poings fermés. Et, justement, il leur semblait,à le voir, si lourd, si muet, avec ses yeux troubles, qu’il devaitméditer quelque farouche sournoiserie, un guet-apens, où il lestiendrait en sa puissance. Aussi, pendant le premier mois, ne sevirent-ils qu’avec mille précautions, toujours en alerte.

Roubaud, cependant, de plus en plus, s’absentait. Peut-être nedisparaissait-il ainsi que pour revenir à l’improviste et lestrouver aux bras l’un de l’autre. Mais cette crainte ne seréalisait pas. Au contraire, ses absences se prolongeaient à un telpoint, qu’il n’était plus jamais là, s’échappant dès qu’il étaitlibre, ne rentrant qu’à la minute précise où le service leréclamait. Les semaines de jour, il trouvait le moyen, à dixheures, de déjeuner en cinq minutes, puis de ne pas reparaîtreavant onze heures et demie ; et, le soir, à cinq heures,lorsque son collègue descendait le remplacer, il filait, souventpour la nuit entière. À peine prenait-il quelques heures desommeil. Il en était de même des semaines de nuit, libre alors dèscinq heures du matin, mangeant et dormant dehors sans doute, entout cas ne revenant qu’à cinq heures du soir. Longtemps, dans cedésarroi, il avait gardé une ponctualité d’employé modèle, toujoursprésent à la minute exacte, si éreinté parfois, qu’il ne tenait passur les jambes, mais debout pourtant, consciencieux à sa besogne.Puis, maintenant, des trous se produisaient. Deux fois déjà,l’autre sous-chef, Moulin, avait dû l’attendre une heure ;même, un matin, après le déjeuner, apprenant qu’il ne reparaissaitpas, il était venu le suppléer, en brave homme, pour lui éviter uneréprimande. Et tout le service de Roubaud commençait ainsi à seressentir de cette désorganisation lente. Le jour, ce n’était plusl’homme actif, n’expédiant ou ne recevant un train qu’après avoirtout vu par ses yeux, consignant les moindres faits dans sonrapport au chef de gare, dur aux autres et à lui-même. La nuit, ils’endormait d’un sommeil de plomb, au fond du grand fauteuil de sonbureau. Éveillé, il semblait sommeiller encore, allait et venaitsur le quai, les mains croisées derrière le dos, donnait d’une voixblanche les ordres, dont il ne vérifiait pas l’exécution. Toutmarchait quand même, par la force acquise de l’habitude, sauf untamponnement dû à une négligence de sa part, un train de voyageurslancé sur une voie de garage. Ses collègues, simplement,s’égayaient, en contant qu’il faisait la noce.

La vérité était que Roubaud, à présent, vivait au premier étagedu café du Commerce, dans la petite salle écartée, devenue peu àpeu un tripot. On racontait que des femmes s’y rendaient, chaquenuit ; mais on n’y en aurait trouvé réellement qu’une, lamaîtresse d’un capitaine en retraite, âgée d’au moins quarante ans,joueuse enragée elle-même, sans sexe. Le sous-chef ne satisfaisaitlà que la morne passion du jeu, éveillée en lui, au lendemain dumeurtre, par le hasard d’une partie de piquet, grandie ensuite etchangée en une habitude impérieuse, pour l’absolue distraction,l’anéantissement qu’elle lui procurait. Elle l’avait possédéjusqu’à chasser le désir de la femme, chez ce mâle brutal ;elle le tenait désormais tout entier, comme l’assouvissementunique, où il se contentait. Ce n’était pas que le remords l’eûtjamais tourmenté du besoin de l’oubli ; mais, dans la secoussedont se détraquait son ménage, au milieu de son existence gâtée, ilavait trouvé la consolation, l’étourdissement de bonheur égoïste,qu’il pouvait goûter seul ; et tout sombrait maintenant, aufond de cette passion, qui achevait de le désorganiser. L’alcool nelui aurait pas donné des heures plus légères, plus rapides,affranchies à ce point. Il était dégagé du souci même de la vie, illui semblait vivre avec une intensité extraordinaire, maisailleurs, désintéressé, sans que plus rien le touchât des ennuisdont jadis il crevait de rage. Et il se portait fort bien, endehors de la fatigue des nuits passées ; il engraissait même,d’une graisse lourde et jaune, les paupières pesantes sur ses yeuxtroubles. Quand il rentrait, avec la lenteur de ses gestesensommeillés, il n’apportait plus, chez lui, sur toutes choses,qu’une souveraine indifférence.

La nuit où Roubaud était revenu prendre les trois cents francsd’or, sous le parquet, il voulait payer M. Cauche, lecommissaire de surveillance, à la suite de plusieurs pertessuccessives. Celui-ci, vieux joueur, avait un beau sang-froid, quile rendait redoutable. D’ailleurs, il disait ne jouer que pour sonplaisir, il était tenu par ses fonctions de magistrat à garder lesapparences de l’ancien militaire, resté garçon et vivant au café,en habitué tranquille : ce qui ne l’empêchait pas de battresouvent les cartes la soirée entière, et de ramasser tout l’argentdes autres. Des bruits avaient circulé, on l’accusait aussi d’êtresi inexact à son poste, qu’il était question de le forcer à sedémettre. Mais les choses traînaient, il y avait si peu de besogne,pourquoi exiger plus de zèle ? Et il se contentait toujours deparaître un instant sur les quais de la gare, où chacun lesaluait.

Trois semaines plus tard, Roubaud dut encore près de quatrecents francs à M. Cauche. Il avait expliqué que l’héritagefait par sa femme les mettait fort à leur aise ; mais ilajoutait en riant que celle-ci gardait les clefs de la caisse, cequi excusait sa lenteur à payer ses dettes de jeu. Puis, un matinqu’il était seul, harcelé, il souleva de nouveau la frise et pritdans la cachette un billet de mille francs. Il tremblait de tousses membres, il n’avait pas éprouvé une émotion pareille, la nuitdes pièces d’or : sans doute, ce n’était encore là pour luiqu’un appoint de hasard, tandis que le vol commençait, avec cebillet. Un malaise lui hérissait la chair, lorsqu’il songeait à cetargent sacré, auquel il s’était promis de ne toucher jamais.Autrefois, il jurait de mourir plutôt de faim, et il y touchaitpourtant, et il n’aurait pu dire comment s’en étaient allés sesscrupules, un peu chaque jour sans doute, dans la lentefermentation du meurtre. Au fond du trou, il croyait avoir sentiune humidité, quelque chose de mou et de nauséabond, dont il euthorreur. Vivement, il replaça la frise, en refaisant le serment dese couper le poing, plutôt que de la déplacer encore. Sa femme nel’avait pas vu, il respira, soulagé, but un grand verre d’eau pourse remettre. Maintenant, son cœur battait d’allégresse, à l’idée desa dette payée et de toute cette somme, qu’il jouerait.

Mais, lorsqu’il fallut changer le billet, l’angoisse de Roubaudrecommença. Jadis, il était brave, il se serait livré, s’il n’avaitpas commis la bêtise de mêler sa femme à l’affaire ; tandisque, à présent, la seule pensée des gendarmes lui donnait une sueurfroide. Il avait beau savoir que la justice ne possédait pas lesnuméros des billets disparus, et que, d’ailleurs, le procèsdormait, à jamais enterré dans les cartons de classement : uneépouvante le prenait, dès qu’il projetait d’entrer quelque part,pour demander de la monnaie. Pendant cinq jours, il garda le billetsur lui ; et c’était une continuelle habitude, un besoin de letâter, de le déplacer, de ne pas s’en séparer, la nuit. Ilbâtissait des plans très compliqués, se heurtait toujours à descraintes imprévues. D’abord, il avait cherché dans la gare :pourquoi un collègue, chargé d’une recette, ne le lui prendrait-ilpas ? Puis, cela lui ayant paru extrêmement dangereux, ilavait imaginé d’aller à l’autre bout du Havre, sans sa casquetted’uniforme, acheter n’importe quoi. Seulement, ne s’étonnerait-onpas de le voir, pour un petit objet, remuer une si grossesomme ? Et il s’était arrêté à ce moyen, de donner le billetau bureau de tabac du cours Napoléon, où il entrait chaquejour : n’était-ce pas le plus simple ? on savait bienqu’il avait hérité, la buraliste ne pouvait avoir de surprise. Ilmarcha jusqu’à la porte, se sentit défaillir et descendit vers lebassin Vauban, pour s’exciter au courage. Après une demi-heure depromenade, il revint, sans se décider encore. Et, le soir, au cafédu Commerce, comme M. Cauche était là, une bravade brusque luifit tirer le billet de sa poche, en priant la patronne de le luichanger ; mais elle n’avait pas de monnaie, elle dut envoyerun garçon le porter au bureau de tabac. Même on plaisanta sur lebillet, qui semblait tout neuf, bien qu’il fût daté de dix ans. Lecommissaire de surveillance l’avait pris, et il le retournait, endisant que celui-là, pour sûr, avait dormi au fond de quelquetrou ; ce qui jeta la maîtresse du capitaine retraité dans unehistoire interminable de fortune cachée, puis retrouvée, sous lemarbre d’une commode.

Des semaines s’écoulèrent, et cet argent que Roubaud avait dansles mains, achevait d’enfiévrer sa passion. Ce n’était pas qu’iljouât gros jeu, mais une déveine le poursuivait, si constante, sinoire, que les petites pertes de chaque jour, additionnées,arrivaient à se chiffrer par de grosses sommes. Vers la fin dumois, il se retrouva sans un sou, devant déjà sur parole quelqueslouis, malade de ne plus oser toucher une carte. Pourtant, illutta, faillit s’aliter. L’idée des neuf billets qui dormaient là,sous le parquet de la salle à manger, tournait chez lui à uneobsession de chaque minute : il les voyait à travers le bois,il les sentait chauffer ses semelles. Dire que, s’il avait voulu,il en aurait pris un encore ! Mais, c’était bien juré cettefois, il aurait plutôt mis sa main dans le feu que de fouiller denouveau. Et, un soir, comme Séverine s’était endormie de bonneheure, il souleva la frise, cédant avec rage, éperdu d’une telletristesse, que ses yeux s’emplissaient de larmes. À quoi bonrésister ainsi ? ce ne serait que de la souffrance inutile,car il comprenait qu’il les prendrait maintenant jusqu’au dernier,un à un.

Le lendemain matin, Séverine remarqua, par hasard, une écorchuretoute fraîche, à une arête de la frise. Elle se baissa, constatales traces d’une pesée. Évidemment, son mari continuait à prendrede l’argent. Et elle s’étonna du mouvement de colère quil’emportait, car elle n’était pas intéressée d’habitude ; sanscompter qu’elle aussi se croyait résolue à mourir de faim, plutôtque de toucher à ces billets tachés de sang. Mais n’étaient-ils pasà elle autant qu’à lui ? pourquoi en disposait-il, en secachant, en évitant même de la consulter ? Jusqu’au dîner,elle fut tourmentée du besoin d’une certitude, et elle aurait à sontour déplacé la frise, pour voir, si elle n’avait senti un petitsouffle froid dans ses cheveux, à la pensée de fouiller là touteseule. Le mort n’allait-il pas se lever de ce trou ? Cettepeur d’enfant lui rendit la salle à manger si désagréable, qu’elleemporta son ouvrage et s’enferma dans sa chambre.

Puis, le soir, comme tous deux mangeaient en silence un reste deragoût, une nouvelle irritation la souleva, en le voyant jeter descoups d’œil involontaires dans l’angle du parquet.

« Tu en as repris, hein ? » demanda-t-ellebrusquement.

Il leva la tête, étonné.

« De quoi donc ?

– Oh ! ne fais pas l’innocent, tu me comprends bien…Mais écoute : je ne veux pas que tu en reprennes, parce que cen’est pas plus à toi qu’à moi, et que cela me rend malade, desavoir que tu y touches. »

D’habitude, il évitait les querelles. La vie commune n’étaitplus que le contact obligé de deux êtres liés l’un à l’autre,passant des journées entières sans échanger une parole, allant etvenant côte à côte, comme étrangers désormais, indifférents etsolitaires. Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules, refusanttoute explication.

Mais elle était très excitée, elle entendait en finir avec laquestion de cet argent caché là, dont elle souffrait depuis le jourdu crime.

« Je veux que tu me répondes… Ose me dire que tu n’y as pastouché.

– Qu’est-ce que ça te fiche ?

– Ça me fiche que ça me retourne. Aujourd’hui encore, j’aieu peur, je n’ai pas pu rester ici. Toutes les fois que tu remuesça, j’en ai pour trois nuits à faire des rêves affreux… Nous n’enparlons jamais. Alors, reste tranquille, ne me force pas à enparler. »

Il la contemplait de ses gros yeux fixes, il répétalourdement :

« Qu’est-ce que ça te fiche que j’y touche, si je ne teforce pas à y toucher ? C’est pour moi, ça meregarde. »

Elle eut un geste violent, qu’elle réprima. Puis, bouleversée,avec un visage de souffrance et de dégoût :

« Ah ! tiens ! je ne te comprends pas… Tu étaisun honnête homme pourtant. Oui, tu n’aurais jamais pris un sou àpersonne… Et ce que tu as fait, ça pourrait se pardonner, car tuétais fou, comme tu m’avais rendue folle moi-même… Mais cet argent,ah ! cet argent abominable, qui ne devait plus exister pourtoi, et que tu voles sou à sou, pour ton plaisir… Qu’est-ce qui sepasse donc, comment peux-tu être descendu si bas ? »

Il l’écoutait, et, dans une minute de lucidité, il s’étonnaaussi d’en être arrivé au vol. Les phases de la lentedémoralisation s’effaçaient, il ne pouvait renouer ce que lemeurtre avait tranché autour de lui, il ne s’expliquait pluscomment une autre existence, presque un nouvel être, avaitcommencé, avec son ménage détruit, sa femme écartée et hostile.Tout de suite, d’ailleurs, l’irréparable le reprit, il eut ungeste, comme pour se débarrasser des réflexions importunes.

« Quand on s’embête chez soi, grogna-t-il, on va sedistraire dehors. Puisque tu ne m’aimes plus…

– Oh ! non, je ne t’aime plus. »

Il la regarda, donna un coup de poing sur la table, la faceenvahie d’un flot de sang.

« Alors, fous-moi la paix ! Est-ce que je t’empêche det’amuser ? est-ce que je te juge ?… Il y a bien deschoses qu’un honnête homme ferait à ma place, et que je ne faispas. D’abord, je devrais te flanquer à la porte, avec mon pied auderrière. Ensuite, je ne volerais peut-être pas. »

Elle était devenue toute pâle, car elle aussi avait souventpensé que, lorsqu’un homme, un jaloux, est ravagé par un malintérieur, au point de tolérer un amant à sa femme, il y a làl’indice d’une gangrène morale, à marche envahissante, tuant lesautres scrupules, désorganisant la conscience entière. Mais elle sedébattait, elle refusait d’être responsable. Et, balbutiante, ellecria :

« Je te défends de toucher à l’argent. »

Il avait fini de manger. Tranquillement, il plia sa serviette,puis se leva, en disant d’un air goguenard :

« Si c’est ça que tu veux, nous allons partager. »

Déjà, il se baissait, comme pour soulever la frise. Elle dut seprécipiter, poser le pied sur le parquet.

« Non, non ! Tu sais que j’aimerais mieux mourir…N’ouvre pas ça. Non, non ! pas devant moi ! »

Séverine, ce soir-là, devait se rencontrer avec Jacques,derrière la gare des marchandises. Lorsqu’elle revint, aprèsminuit, la scène de la soirée s’évoqua, et elle s’enferma à doubletour, dans sa chambre. Roubaud était de service de nuit, elle necraignait même pas qu’il rentrât se coucher, ainsi que celaarrivait rarement. Mais, la couverture au menton, la lampe laisséeen veilleuse, elle ne put s’endormir. Pourquoi avait-elle refusé departager ? Et elle ne retrouvait plus si vive la révolte deson honnêteté, à l’idée de profiter de cet argent. N’avait-elle pasaccepté le legs de la Croix-de-Maufras ? Elle pouvait bienprendre l’argent aussi. Puis, le frisson revenait. Non, non,jamais ! L’argent, elle l’aurait pris ; ce qu’ellen’osait toucher, sans crainte d’en avoir les doigts brûlés, c’étaitcet argent volé sur un mort, l’abominable argent du meurtre. Ellese calmait de nouveau, elle raisonnait : ce n’était pas pourle dépenser qu’elle l’aurait pris ; au contraire, ellel’aurait caché ailleurs, enterré dans un endroit connu d’elleseule, où il aurait dormi l’éternité ; et, à cette heure, ceserait toujours une moitié de la somme sauvée des mains de sonmari. Il ne triompherait pas en gardant le tout, il n’irait pasjouer ce qui lui appartenait, à elle. Lorsque la pendule sonnatrois heures, elle regrettait mortellement d’avoir refusé lepartage. Une pensée lui venait bien, confuse, lointaineencore : se lever, fouiller sous le parquet, pour que luin’eût plus rien. Seulement, un tel froid la glaçait qu’elle nevoulait pas y songer. Prendre tout, garder tout, sans qu’il osâtmême se plaindre ! Et ce projet, peu à peu, s’imposait à elle,tandis qu’une volonté, plus forte que sa résistance, grandissait,des profondeurs inconscientes de son être. Elle ne voulait pas, etelle sauta brusquement du lit, car elle ne pouvait faire autrement.Elle haussa la mèche de la lampe, elle passa dans la salle àmanger.

Dès lors, Séverine ne trembla plus. Ses terreurs s’en étaientallées, elle procéda froidement, avec des gestes lents et précis desomnambule. Elle dut chercher le tisonnier, qui servait à souleverla frise. Quand le trou fut découvert, comme elle voyait mal, elleapprocha la lampe. Mais une stupeur la cloua, penchée,immobile : le trou était vide. Évidemment, pendant qu’ellecourait à son rendez-vous, Roubaud était remonté, travaillé, avantelle, de la même envie : prendre tout, garder tout ; et,d’un coup, il avait empoché les billets, pas un ne restait. Elles’agenouilla, elle n’apercevait, au fond, que la montre et lachaîne, dont l’or luisait dans la poussière des lambourdes. Unerage froide la tint là un instant, raidie, demi-nue, répétant touthaut, à vingt reprises :

« Voleur ! voleur ! voleur ! »

Puis, d’un mouvement furieux, elle empoigna la montre, tandisqu’une grosse araignée noire, dérangée, fuyait le long du plâtre. Àcoups de talon, elle replaça la frise, et elle revint se coucher,posant la lampe sur la table de nuit. Quand elle eut chaud, elleregarda la montre, qu’elle tenait dans son poing fermé, laretourna, l’examina longuement. Sur le boîtier, les deux initialesdu président, entrelacées, l’intéressaient. À l’intérieur, elle lutle numéro 2516, un chiffre de fabrication. C’était un bijou fortdangereux à garder, car la justice connaissait ce chiffre. Mais,dans sa colère de n’avoir pu sauver que ça, elle n’avait plus peur.Même elle sentait que c’en était fini de ses cauchemars, maintenantqu’il n’y avait plus de cadavre sous son parquet. Enfin, ellemarcherait tranquillement chez elle, où elle voudrait. Elle glissala montre à son chevet, éteignit la lampe et s’endormit.

Le lendemain, Jacques, qui avait un congé, devait attendre queRoubaud fût parti s’installer au café du Commerce, selon sonhabitude, et monter alors déjeuner avec elle. Parfois, lorsqu’ilsosaient, ils faisaient cette partie. Et, ce jour-là, en mangeant,frémissante encore, elle lui parla de l’argent, lui conta commentelle avait trouvé la cachette vide. Sa rancune contre son mari nes’apaisait pas, le même cri revenait, incessant :

« Voleur ! voleur ! voleur ! »

Puis, elle apporta la montre, elle voulut absolument la donner àJacques, malgré la répugnance qu’il montrait.

« Comprends donc, mon chéri, personne n’ira la chercherchez toi. Si je la garde, il me la prendra encore. Et ça, vois-tu,j’aimerais mieux lui laisser arracher un lambeau de ma chair… Non,il a eu trop. Je n’en voulais pas, de cet argent. Il me faisaithorreur, jamais je n’en aurais dépensé un sou. Mais est-ce qu’ilavait le droit d’en profiter, lui ? Oh ! je lehais ! »

Elle pleurait, elle insistait, avec de telles supplications, quele jeune homme finit par mettre la montre dans la poche de songilet.

Une heure se passa, et Jacques avait gardé Séverine sur sesgenoux, à moitié dévêtue encore. Elle se renversait contre sonépaule, un bras à son cou, dans une caresse alanguie, lorsqueRoubaud, qui avait une clef, entra. D’un saut brusque, elle futdebout. Mais c’était le flagrant délit, inutile de nier. Le maris’était arrêté net, ne pouvant passer outre, tandis que l’amantrestait assis, stupéfié. Alors, elle ne s’embarrassa même pas dansune explication quelconque, elle s’avança et répétarageusement :

« Voleur ! voleur ! voleur ! »

Une seconde, Roubaud hésita. Puis, avec le haussement d’épaulesdont il écartait tout maintenant, il entra dans la chambre, prit uncalepin de service, qu’il y avait oublié. Mais elle le poursuivait,l’accablait.

« Tu as fouillé, ose donc dire que tu n’as pasfouillé !… Et tu as tout pris, voleur ! voleur !voleur ! »

Sans une parole, il traversa la salle à manger. À la porteseulement, il se retourna, l’enveloppa de son morne regard.

« Fous-moi la paix, hein ! »

Et il partit, la porte ne claqua même pas. Il ne semblait pasavoir vu, il n’avait fait aucune allusion à cet amant qui étaitlà.

Au bout d’un grand silence, Séverine se tourna vers Jacques.

« Crois-tu ! »

Celui-ci, qui n’avait pas dit un mot, se leva enfin. Et il donnason opinion.

« C’est un homme fini. »

Tous deux en tombèrent d’accord. À leur surprise de l’amanttoléré, après l’amant assassiné, succédait un dégoût pour le maricomplaisant. Quand un homme en arrive là, il est dans la boue, ilpeut rouler à tous les ruisseaux.

Dès ce jour, Séverine et Jacques eurent liberté entière. Ils enusèrent sans se soucier davantage de Roubaud. Mais, à présent quele mari ne les inquiétait plus, leur grand souci fut l’espionnagede Mme Lebleu, la voisine, toujours aux aguets.Certainement, elle se doutait de quelque chose. Jacques avait beauétouffer le bruit de ses pas, à chacune de ses visites, il voyaitla porte d’en face s’entrebâiller imperceptiblement, tandis que,par la fente, un œil le dévisageait. Cela devenait intolérable, iln’osait plus monter ; car, s’il se risquait, on le savait là,une oreille venait se coller à la serrure ; de sorte qu’iln’était pas possible de s’embrasser, ni même de causer librement.Et ce fut alors que Séverine, exaspérée devant ce nouvel obstacle àsa passion, reprit contre les Lebleu son ancienne campagne pouravoir leur logement. Il était notoire que, de tous temps, lesous-chef l’avait occupé. Mais ce n’était plus la vue superbe, lesfenêtres donnant sur la cour du départ et sur les hauteursd’Ingouville, qui la tentait. L’unique raison de son désir, qu’ellene disait pas, était que le logement avait une seconde entrée, uneporte ouvrant sur un escalier de service. Jacques pourrait monteret s’en aller par là, sans que Mme Lebleusoupçonnât même ses visites. Enfin, ils seraient libres.

La bataille fut terrible. Cette question, qui avait déjàpassionné tout le corridor, se réveilla, s’envenima d’heure enheure. Mme Lebleu, menacée, se défendaitdésespérément, certaine d’en mourir, si on l’enfermait dans le noirlogement du derrière, barré par le faîtage de la marquise, d’unetristesse de cachot. Comment voulait-on qu’elle vécût au fond de cetrou, elle habituée à sa chambre si claire, ouverte sur le vastehorizon, égayée du continuel mouvement des voyageurs ? Et sesjambes lui défendaient toute promenade, elle n’aurait plus jamaisque la vue d’un toit de zinc, autant la tuer tout de suite.Malheureusement, ce n’étaient là que des raisons sentimentales, etelle était bien forcée d’avouer qu’elle tenait le logement del’ancien sous-chef, le prédécesseur de Roubaud, qui, célibataire,le lui avait cédé par galanterie ; même il devait exister unelettre de son mari s’engageant à le rendre, si un nouveau sous-chefle réclamait. Comme on n’avait pas retrouvé la lettre encore, elleen niait l’existence. À mesure que sa cause se gâtait, elle sefaisait plus violente, plus agressive. Un moment, elle avait tâchéde mettre avec elle, en la compromettant, la femme de Moulin,l’autre sous-chef, qui avait vu, disait-elle, des hommes embrasserMme Roubaud, dans l’escalier ; et Moulins’était fâché, car sa femme, une douce et très insignifiantecréature, qu’on ne rencontrait jamais, jurait en pleurant n’avoirrien vu et n’avoir rien dit. Pendant huit jours, ce comméragesouffla la tempête, d’un bout à l’autre du corridor. Mais la grandefaute de Mme Lebleu, celle qui devait entraîner sadéfaite, était toujours d’irriter Mlle Guichon, laburaliste, par son espionnage entêté : c’était une manie,l’idée fixe que celle-ci allait chaque nuit retrouver le chef degare, le besoin de la surprendre, devenu maladif, d’autant plusaigu, que depuis deux ans elle l’épiait, sans avoir absolument riensurpris, pas un souffle. Et elle était certaine qu’ils couchaientensemble, ça la rendait folle. Aussi Mlle Guichon,furieuse de ne pouvoir rentrer ni sortir sans être épiée,poussait-elle maintenant à ce qu’on la reléguât sur la cour :un logement les séparerait, elle ne l’aurait plus au moins en faced’elle, ne serait plus forcée de passer devant sa porte. Ildevenait évident que M. Dabadie, le chef de gare, jusqu’icidésintéressé dans la lutte, prenait parti contre les Lebleu chaquejour davantage ; ce qui était un signe grave.

Des querelles encore compliquèrent la situation. Philomène, quiapportait maintenant ses œufs frais à Séverine, se montrait trèsinsolente, chaque fois qu’elle rencontraitMme Lebleu ; et, comme celle-ci laissaitexprès sa porte ouverte, pour ennuyer tout le monde, c’étaientcontinuellement, au passage, des paroles désagréables entre lesdeux femmes. Cette intimité de Séverine et de Philomène en étantvenue à des confidences, la dernière avait fini par faire lescommissions de Jacques près de sa maîtresse, lorsqu’il n’osaitmonter lui-même. Elle arrivait avec ses œufs, changeait lesrendez-vous, disait pourquoi il avait dû être prudent la veille,racontait l’heure qu’il était resté chez elle, à causer. Jacquesparfois, lorsqu’un obstacle l’arrêtait, s’oubliait volontiers ainsidans la petite maison de Sauvagnat, le chef du dépôt. Il y suivaitson chauffeur Pecqueux, comme si, par un besoin de s’étourdir, ilredoutait de vivre toute une soirée seul. Même, quand le chauffeurdisparaissait, en bordée dans les cabarets de matelots, il entraitchez Philomène, la chargeait d’un mot à dire, s’asseyait, nepartait plus. Et elle, peu à peu, mêlée à cet amour,s’attendrissait, car elle n’avait connu, jusque-là, que des amantsbrutaux. Les petites mains, les façons polies de ce garçon sitriste, qui avait l’air très doux, lui semblaient des friandisesauxquelles elle n’avait pas mordu encore. Avec Pecqueux, c’étaitmaintenant le ménage, des soûleries, plus de rudesses que decaresses ; tandis que, lorsqu’elle portait une parole gentilledu mécanicien à la femme du sous-chef, elle en goûtait, pourelle-même, le goût délicat de fruit défendu. Un jour, elle lui fitses confidences, se plaignit du chauffeur, un sournois,disait-elle, sous son air de rire, très capable d’un mauvais coup,les jours où il était ivre. Il remarqua qu’elle soignait davantageson grand corps brûlé de maigre cavale, désirable malgré tout, avecses beaux yeux de passion, buvant moins, tenant la maison moinssale. Son frère Sauvagnat, ayant un soir entendu une voix d’homme,était entré la main haute, pour la corriger ; mais, enreconnaissant le garçon qui causait avec elle, il avait simplementoffert une bouteille de cidre. Jacques, bien reçu, guéri là de sonfrisson, paraissait s’y plaire. Aussi Philomène montrait-elle uneamitié de plus en plus vive pour Séverine, s’emportant contreMme Lebleu, qu’elle traitait partout de vieillegueuse.

Une nuit qu’elle avait rencontré les deux amants derrière sonpetit jardin, elle les accompagna dans l’ombre, jusqu’à la remise,où ils se cachaient d’habitude.

« Ah bien ! vous êtes trop bonne. Puisque le logementest à vous, c’est moi qui l’en tirerais par les cheveux… Tapez doncdessus ! »

Mais Jacques n’était pas pour un éclat.

« Non, non, M. Dabadie s’en occupe, il vaut mieuxattendre que les choses se fassent régulièrement.

– Avant la fin du mois, déclara Séverine, je coucherai danssa chambre, et nous pourrons nous y voir à toute heure. »

Malgré les ténèbres, Philomène l’avait sentie, qui, à cetespoir, serrait le bras de son amant d’une pression tendre. Et elleles laissa pour rentrer chez elle. Mais, cachée dans l’ombre, àtrente pas, elle s’arrêta, se retourna. Cela lui causait une grosseémotion, de les savoir ensemble. Elle n’était pas jalouse pourtant,elle avait le besoin ignorant d’aimer et d’être aimée ainsi.

Jacques, chaque jour, s’assombrissait davantage. À deuxreprises, pouvant voir Séverine, il avait inventé desprétextes ; et, s’il s’attardait parfois chez les Sauvagnat,c’était également pour l’éviter. Il l’aimait pourtant toujours,d’un désir exaspéré qui n’avait fait que s’accroître. Mais, dansses bras, maintenant, l’affreux mal le reprenait, un tel vertige,qu’il s’en dégageait vite, glacé, terrifié de n’être plus lui, desentir la bête prête à mordre. Il avait tâché de se rejeter dans lafatigue des longs parcours, sollicitant des corvéessupplémentaires, passant des douze heures debout sur sa machine, lecorps brisé par la trépidation, les poumons brûlés par le vent. Sescamarades, eux, se plaignaient de ce dur métier de mécanicien, qui,disaient-ils, en vingt années, mangeait un homme ; lui, auraitvoulu être mangé tout de suite, il ne tombait jamais assez delassitude, il n’était heureux que lorsque la Lison l’emportait, nepensant plus, n’ayant plus que des yeux pour voir les signaux. Àl’arrivée, le sommeil le foudroyait, sans qu’il eût même le tempsde se débarbouiller. Seulement, avec le réveil, revenait letourment de l’idée fixe. Il avait également essayé de se reprendrede tendresse pour la Lison, passant de nouveau des heures à lanettoyer, exigeant de Pecqueux des aciers luisant comme del’argent. Les inspecteurs, qui, en route, montaient près de lui, lefélicitaient. Il hochait la tête, restait mécontent ; car,lui, savait bien que sa machine, depuis l’arrêt dans la neige,n’était plus la bien portante, la vaillante d’autrefois. Sansdoute, dans la réparation des pistons et des tiroirs, elle avaitperdu de son âme, ce mystérieux équilibre de vie, dû au hasard dumontage. Il en souffrait, cette déchéance tournait à une amertumechagrine, au point qu’il poursuivait ses supérieurs de plaintesdéraisonnables, demandant des réparations inutiles, imaginant desaméliorations impraticables. On les lui refusait, il en devenaitplus sombre, convaincu que la Lison était très malade et qu’il n’yavait désormais rien à faire de propre avec elle. Sa tendresse s’endécourageait : à quoi bon aimer, puisqu’il tuerait tout cequ’il aimerait ? Et il apportait à sa maîtresse cette raged’amour désespérée, que ne pouvait user ni la souffrance ni lafatigue.

Séverine l’avait bien senti changer, et elle se désolait elleaussi, croyant qu’il s’attristait à cause d’elle, depuis qu’ilsavait. Lorsqu’elle le voyait frémir à son cou, éviter son baiserd’un brusque recul, n’était-ce pas qu’il se souvenait et qu’ellelui faisait horreur ? Jamais elle n’avait osé remettre laconversation sur ces choses. Elle se repentait d’avoir parlé,surprise de l’emportement de son aveu, dans ce lit étranger, où ilsavaient brûlé tous deux, ne se souvenant même plus de son lointainbesoin de confidence, comme satisfaite aujourd’hui de l’avoir avecelle, au fond de ce secret. Et elle l’aimait, elle le désiraitcertainement davantage, depuis qu’il n’ignorait plus rien. C’étaitune passion insatiable, la femme enfin éveillée, une créature faiteuniquement pour la caresse, tout entière amante, et qui n’étaitpoint mère. Elle ne vivait plus que par Jacques, elle ne mentaitpas, lorsqu’elle disait son effort pour se fondre en lui, car ellen’avait qu’un rêve, qu’il l’emportât, qu’il la gardât dans sachair. Très douce toujours, très passive, ne tenant son plaisir quede lui, elle aurait voulu des sommeils de chatte sur ses genoux, dumatin au soir. De l’affreux drame, elle avait simplement gardél’étonnement d’y avoir été mêlée ; de même qu’elle semblaitêtre restée vierge et candide, au sortir des souillures de sajeunesse. Cela était loin, elle souriait, elle n’aurait pas même eude colère contre son mari, s’il ne l’avait pas gênée. Mais sonexécration pour cet homme augmentait, à mesure que grandissait sapassion, son besoin de l’autre. Maintenant que l’autre savait etqu’il l’avait absoute, c’était lui le maître, celui qu’ellesuivrait, qui pouvait disposer d’elle comme de sa chose. Elles’était fait donner son portrait, une carte photographique ;et elle couchait avec, elle s’endormait, la bouche collée surl’image, très malheureuse depuis qu’elle le voyait malheureux, sansarriver à deviner au juste ce dont il souffrait ainsi.

Cependant, leurs rendez-vous continuaient au-dehors, enattendant qu’ils pussent se voir tranquillement chez elle, dans lenouveau logement conquis. L’hiver finissait, le mois de févrierétait très doux. Ils prolongeaient leurs promenades, marchaientpendant des heures, à travers les terrains vagues de la gare ;car lui évitait de s’arrêter, et lorsqu’elle se pendait à sesépaules, qu’il était forcé de s’asseoir et de la posséder, ilexigeait que ce fût sans lumière, dans sa terreur de frapper, s’ilapercevait un coin de sa peau nue : tant qu’il ne verrait pas,il résisterait peut-être. À Paris, où elle le suivait toujours,chaque vendredi, il fermait soigneusement les rideaux, en racontantque la pleine clarté lui coupait son plaisir. Ce voyagehebdomadaire, elle le faisait maintenant sans même donnerd’explication à son mari. Pour les voisins, l’ancien prétexte, sonmal au genou, servait ; et elle disait aussi qu’elle allaitembrasser sa nourrice, la mère Victoire, dont la convalescencetraînait à l’hôpital. Tous deux encore y prenaient une grandedistraction, lui très attentif ce jour-là à la bonne conduite de samachine, elle ravie de le voir moins sombre, amusée elle-même parle trajet, bien qu’elle commençât à connaître les moindres coteaux,les moindres bouquets d’arbres du parcours. Du Havre à Motteville,c’étaient des prairies, des champs plats, coupés de haies vives,plantés de pommiers ; et, jusqu’à Rouen ensuite, le pays sebossuait, désert. Après Rouen, la Seine se déroulait. On latraversait à Sotteville, à Oissel, à Pont-de-l’Arche ; puis,au travers des vastes plaines, sans cesse elle reparaissait,largement déployée. Dès Gaillon, on ne la quittait plus, ellecoulait à gauche, ralentie entre ses rives basses, bordée depeupliers et de saules. On filait à flanc de coteau, on nel’abandonnait à Bonnières, que pour la retrouver brusquement àRosny, au sortir du tunnel de Rolleboise. Elle était comme lacompagne amicale du voyage. Trois fois encore, on la franchissait,avant l’arrivée. Et c’était Mantes et son clocher dans les arbres,Triel avec les taches blanches de ses plâtrières, Poissy que l’oncoupait en plein cœur, les deux murailles vertes de la forêt deSaint-Germain, les talus de Colombes débordant de lilas, labanlieue enfin, Paris deviné, aperçu du pont d’Asnières, l’Arc detriomphe lointain, au-dessus des constructions lépreuses, hérisséesde cheminées d’usine. La machine s’engouffrait sous lesBatignolles, on débarquait dans la gare retentissante ; et,jusqu’au soir, ils s’appartenaient, ils étaient libres. Au retour,il faisait nuit, elle fermait les yeux, revivait son bonheur. Mais,le matin comme le soir, chaque fois qu’elle passait à laCroix-de-Maufras, elle avançait la tête, jetait un coup d’œilprudent, sans se montrer, certaine de trouver là, devant labarrière, Flore debout, présentant le drapeau dans sa gaine,enveloppant le train de son regard de flamme.

Depuis que cette fille, le jour de la neige, les avait vuss’embrasser, Jacques avait averti Séverine de se méfier d’elle. Iln’ignorait plus de quelle passion d’enfant sauvage elle lepoursuivait, du fond de sa jeunesse, et il la sentait jalouse,d’une énergie virile, d’une rancune débridée et meurtrière. D’autrepart, elle devait connaître beaucoup trop de choses, car il serappelait son allusion aux rapports du président avec unedemoiselle, que personne ne soupçonnait, qu’il avait mariée. Sielle savait cela, elle avait sûrement deviné le crime : sansdoute allait-elle parler, écrire, se venger par une dénonciation.Mais les journées, les semaines s’étaient écoulées, et rien ne seproduisait, il ne la trouvait toujours que plantée à son poste, aubord de la voie, avec son drapeau, raidie. Du plus loin qu’elleapercevait la machine, il avait sur lui la sensation de ses yeuxardents. Elle le voyait malgré la fumée, le prenait tout entier,l’accompagnait dans l’éclair de la vitesse, au milieu du tonnerredes roues. Et le train, en même temps, était sondé, transpercé,visité, de la première à la dernière voiture. Toujours, elledécouvrait l’autre, la rivale, que maintenant elle savait là,chaque vendredi. L’autre avait beau n’avancer qu’un peu la tête,par un besoin impérieux de voir : elle était vue, leursregards à toutes deux se croisaient comme des épées. Déjà le trainfuyait, dévorant, et il y en avait une qui restait par terre,impuissante à le suivre, dans la rage de ce bonheur qu’ilemportait. Elle semblait grandir, Jacques la retrouvait plus haute,à chaque voyage, inquiet désormais de ce qu’elle ne faisait rien,se demandant quel projet allait mûrir dans cette grande fillesombre, dont il ne pouvait éviter l’immobile apparition.

Un employé aussi, Henri Dauvergne, le conducteur-chef, gênaitSéverine et Jacques. Il avait justement la conduite de ce train duvendredi, et il se montrait d’une amabilité importune pour la jeunefemme. S’étant aperçu de sa liaison avec le mécanicien, il sedisait que son tour viendrait peut-être. Au départ du Havre, lesmatins qu’il était de service, Roubaud en ricanait, tellement lesattentions d’Henri devenaient claires : il réservait tout uncompartiment pour elle, il l’installait, tâtait la bouillotte. Unjour même, le mari, qui continuait tranquillement de parler àJacques, lui avait montré, d’un clignement d’yeux, le manège dujeune homme, comme pour lui demander s’il tolérait ça. D’ailleurs,dans les querelles, il accusait carrément sa femme de coucher avecles deux. Elle s’était imaginé un instant que Jacques le croyait etque, de là, venaient ses tristesses. Au milieu d’une crise desanglots, elle avait protesté de son innocence, en lui disant de latuer, si elle était infidèle. Alors, il avait plaisanté, très pâle,l’embrassant, lui répondant qu’il la savait honnête et qu’ilespérait bien ne jamais tuer personne.

Mais les premières soirées de mars furent affreuses, ils durentinterrompre leurs rendez-vous ; et les voyages à Paris, lesquelques heures de liberté, cherchées si loin, ne suffisaient plusà Séverine. C’était, en elle, un besoin grandissant d’avoir Jacquesà elle, tout à elle, de vivre ensemble, les jours, les nuits, sansjamais plus se quitter. Son exécration pour son mari s’aggravait,la simple présence de cet homme la jetait dans une excitationmaladive, intolérable. Si docile, d’une complaisance de femmetendre, elle s’irritait dès qu’il s’agissait de lui, s’emportait aumoindre obstacle qu’il mettait à ses volontés. Alors, il semblaitque l’ombre de ses cheveux noirs assombrissait le bleu limpide deses yeux. Elle devenait farouche, elle l’accusait d’avoir gâté sonexistence, à ce point que la vie était désormais impossible, côte àcôte. N’était-ce pas lui qui avait tout fait ? si plus rienn’existait de leur ménage, si elle avait un amant, n’était-ce passa faute ? La tranquillité pesante où elle le voyait, le coupd’œil indifférent dont il accueillait ses colères, son dos rond,son ventre élargi, toute cette graisse morne qui ressemblait à dubonheur, achevaient de l’exaspérer, elle qui souffrait. Rompre,s’éloigner, aller recommencer de vivre ailleurs, elle ne songeaitplus qu’à cela. Oh ! recommencer, faire surtout que le passéne fût pas, recommencer la vie avant toutes ces abominations, seretrouver telle qu’elle était à quinze ans, et aimer, et êtreaimée, et vivre comme elle rêvait de vivre alors ! Pendanthuit jours, elle caressa un projet de fuite : elle partaitavec Jacques, ils se cachaient en Belgique, ils s’y installaient enjeune ménage laborieux. Mais elle ne lui en parla même pas, tout desuite des empêchements s’étaient produits, l’irrégularité de lasituation, le tremblement continuel où ils seraient, surtoutl’ennui de laisser à son mari sa fortune, l’argent, laCroix-de-Maufras. Par une donation au dernier vivant, ils s’étaienttout légué ; et elle se trouvait en sa puissance, dans cettetutelle légale de la femme, qui liait ses mains. Plutôt que departir en abandonnant un sou, elle aurait préféré mourir là. Unjour qu’il remonta, livide, dire qu’en traversant devant unelocomotive, il avait senti le tampon lui effleurer le coude, ellesongea que, s’il était mort, elle serait libre. Elle le regardaitde ses grands yeux fixes : pourquoi donc ne mourait-il pas,puisqu’elle ne l’aimait plus, et qu’il gênait tout le monde,maintenant ?

Dès lors, le rêve de Séverine changea. Roubaud était mortd’accident, et elle partait avec Jacques pour l’Amérique. Mais ilsétaient mariés, ils avaient vendu la Croix-de-Maufras, réalisétoute la fortune. Derrière eux, ils ne laissaient aucune crainte.S’ils s’expatriaient, c’était pour renaître, aux bras l’un del’autre. Là-bas, rien ne serait plus de ce qu’elle voulait oublier,elle pourrait croire que la vie était neuve. Puisqu’elle s’étaittrompée, elle reprendrait au commencement l’expérience du bonheur.Lui, trouverait bien une occupation ; elle-même entreprendraitquelque chose ; ce serait la fortune, des enfants sans doute,une existence nouvelle de travail et de félicité. Dès qu’elle étaitseule, le matin au lit, la journée en brodant, elle retombait danscette imagination, la corrigeait, l’élargissait, y ajoutait sanscesse des détails heureux, finissait par se croire comblée de joieet de biens. Elle, qui autrefois sortait si rarement, avait à cetteheure la passion d’aller voir les paquebots partir : elledescendait sur la jetée, s’accoudait, suivait la fumée du navirejusqu’à ce qu’elle se fût confondue avec les brumes du large ;et elle se dédoublait, se croyait sur le pont avec Jacques, déjàloin de France, en route pour le paradis rêvé.

Un soir du milieu de mars, le jeune homme, s’étant risqué àmonter la voir chez elle, lui conta qu’il venait d’amener de Paris,dans son train, un de ses anciens camarades d’école, qui partaitpour New York, exploiter une invention nouvelle, une machine àfabriquer des boutons ; et, comme il lui fallait un associé,un mécanicien, il lui avait même offert de le prendre avec lui.Oh ! une affaire superbe, qui ne nécessiterait guère qu’unapport d’une trentaine de mille francs, et où il y avait peut-êtredes millions à gagner. Il disait cela pour causer simplement,ajoutant d’ailleurs qu’il avait, bien entendu, refusé l’offre.Cependant, il en restait le cœur un peu gros, car il est dur toutde même de renoncer à la fortune, quand elle se présente.

Séverine l’écoutait, debout, les regards perdus. N’était-ce passon rêve qui allait se réaliser ?

« Ah ! murmura-t-elle enfin, nous partirionsdemain… »

Il leva la tête, surpris.

« Comment, nous partirions ?

– Oui, s’il était mort. »

Elle n’avait pas nommé Roubaud, ne le désignant que d’unmouvement du menton. Mais il avait compris, il eut un geste vague,pour dire que, par malheur, il n’était pas mort.

« Nous partirions, reprit-elle de sa voix lente etprofonde, nous serions si heureux, là-bas ! Les trente millefrancs, je les aurais en vendant la propriété ; et j’auraisencore de quoi nous installer… Toi, tu ferais valoir tout ça ;moi, j’arrangerais un petit intérieur, où nous nous aimerions detoute notre force… Oh ! ce serait bon, ce serait sibon ! »

Et elle ajouta très bas :

« Loin de tout souvenir, rien que des jours nouveaux devantnous ! »

Il était envahi d’une grande douceur, leurs mains se joignirent,se serrèrent instinctivement, et ni l’un ni l’autre ne causaitplus, absorbés tous deux en cet espoir. Puis, ce fut elle encorequi parla.

« Tu devrais quand même revoir ton ami avant son départ, etle prier de ne pas prendre un associé sans te prévenir. »

De nouveau, il s’étonnait.

« Pourquoi donc ?

– Mon Dieu ! est-ce qu’on sait ? L’autre jour,avec cette locomotive, une seconde de plus, et j’étais libre… Onest vivant le matin, n’est-ce pas ? on est mort lesoir. »

Elle le regardait fixement, elle répéta :

« Ah ! s’il était mort !

– Tu ne veux pourtant pas que je le tue ? »demanda-t-il, en essayant de sourire.

À trois reprises, elle dit non ; mais ses yeux disaientoui, ses yeux de femme tendre, toute à l’inexorable cruauté de sapassion. Puisqu’il en avait tué un autre, pourquoi ne l’aurait-onpas tué ? Cela venait de pousser en elle, brusquement, commeune conséquence, une fin nécessaire. Le tuer et s’en aller, rien desi simple. Lui mort, tout finirait, elle pourrait tout recommencer.Déjà, elle ne voyait plus d’autre dénouement possible, sarésolution était prise, absolue ; tandis que, d’un branleléger, elle continuait à dire non, n’ayant pas le courage de saviolence.

Lui, adossé au buffet, affectait toujours de sourire. Il venaitd’apercevoir le couteau, qui traînait là.

« Si tu veux que je le tue, il faut que tu me donnes lecouteau… J’ai déjà la montre, ça me fera un petit musée. »

Il riait plus fort. Elle répondit gravement :

« Prends le couteau. »

Et, lorsqu’il l’eut mis dans sa poche, comme pour pousser laplaisanterie jusqu’au bout, il l’embrassa.

« Eh bien ! maintenant, bonsoir… Je vais tout de suitevoir mon ami, je lui dirai d’attendre… Samedi, s’il ne pleut pas,viens donc me rejoindre derrière la maison des Sauvagnat.Hein ? c’est entendu… Et sois tranquille, nous ne tueronspersonne, c’est pour rire. »

Cependant, malgré l’heure tardive, Jacques descendit vers leport, pour trouver, à l’hôtel où il devait coucher, le camarade quipartait le lendemain. Il lui parla d’un héritage possible, demandaquinze jours, avant de lui donner une réponse définitive. Puis, enrevenant vers la gare, par les grandes avenues noires, il songea,s’étonna de sa démarche. Avait-il donc résolu de tuer Roubaud,puisqu’il disposait déjà de sa femme et de son argent ? Non,certes, il n’avait rien décidé, il ne se précautionnait sans douteainsi, que dans le cas où il se déciderait. Mais le souvenir deSéverine s’évoqua, la pression brûlante de sa main, son regard fixequi disait oui, lorsque sa bouche disait non. Évidemment, ellevoulait qu’il tuât l’autre. Il fut pris d’un grand trouble,qu’allait-il faire ?

Rentré rue François-Mazeline, couché près de Pecqueux, quironflait, Jacques ne put dormir. Malgré lui, son cerveautravaillait sur cette idée de meurtre, ce canevas d’un drame qu’ilarrangeait, dont il calculait les plus lointaines conséquences. Ilcherchait, il discutait les raisons pour, les raisons contre. Ensomme, à la réflexion, froidement, sans fièvre aucune, toutesétaient pour. Roubaud n’était-il pas l’unique obstacle à sonbonheur ? Lui mort, il épousait Séverine qu’il adorait, il nese cachait plus, la possédait à jamais, tout entière. Puis, il yavait l’argent, une fortune. Il quittait son dur métier, devenaitpatron à son tour, dans cette Amérique, dont il entendait lescamarades causer comme d’un pays où les mécaniciens remuaient l’orà la pelle. Son existence nouvelle, là-bas, se déroulait en unrêve : une femme qui l’aimait passionnément, des millions àgagner tout de suite, la vie large, l’ambition illimitée, ce qu’ilvoudrait. Et, pour réaliser ce rêve, rien qu’un geste à faire, rienqu’un homme à supprimer, la bête, la plante qui gêne la marche, etqu’on écrase. Il n’était pas même intéressant, cet homme,engraissé, alourdi à cette heure, enfoncé dans cet amour stupide dujeu, où sombraient ses anciennes énergies. Pourquoil’épargner ? Aucune circonstance, absolument aucune neplaidait en sa faveur. Tout le condamnait, puisque, en réponse àchaque question, l’intérêt des autres était qu’il mourût. Hésiterserait imbécile et lâche.

Mais Jacques, dont le dos brûlait, et qui s’était mis sur leventre, se retourna d’un bond, dans le sursaut d’une pensée, vaguejusque-là, brusquement si aiguë, qu’il l’avait sentie comme unepointe, en son crâne. Lui, qui, dès l’enfance, voulait tuer, quiétait ravagé jusqu’à la torture par l’horreur de cette idée fixe,pourquoi donc ne tuait-il pas Roubaud ? Peut-être, sur cettevictime choisie, assouvirait-il à jamais son besoin demeurtre ; et, de la sorte, il ne ferait pas seulement unebonne affaire, il serait en outre guéri. Guéri, mon Dieu ! neplus avoir ce frisson du sang, pouvoir posséder Séverine, sans cetéveil farouche de l’ancien mâle, emportant à son cou les femelleséventrées ! Une sueur l’inonda, il se vit le couteau au poing,frappant à la gorge Roubaud, comme celui-ci avait frappé leprésident, et satisfait, et rassasié, à mesure que la plaiesaignait sur ses mains. Il le tuerait, il était résolu, puisque làétait la guérison, la femme adorée, la fortune. À en tuer un, s’ildevait tuer, c’était celui-là qu’il tuerait, sachant au moins cequ’il faisait, raisonnablement, par intérêt et par logique.

Cette décision prise, comme trois heures du matin venaient desonner, Jacques tâcha de dormir. Il perdait déjà connaissance,lorsqu’une secousse profonde le souleva, le fit asseoir dans sonlit, étouffant. Tuer cet homme, mon Dieu ! en avait-il ledroit ? Quand une mouche l’importunait, il la broyait d’unetape. Un jour qu’un chat s’était embarrassé dans ses jambes, il luiavait cassé les reins d’un coup de pied, sans le vouloir il estvrai. Mais cet homme, son semblable ! Il dut reprendre toutson raisonnement, pour se prouver son droit au meurtre, le droitdes forts que gênent les faibles, et qui les mangent. C’était lui,à cette heure, que la femme de l’autre aimait, et elle-même voulaitêtre libre de l’épouser, de lui apporter son bien. Il ne faisaitqu’écarter l’obstacle, simplement. Est-ce que, dans les bois, sideux loups se rencontrent, lorsqu’une louve est là, le plus solidene se débarrasse pas de l’autre, d’un coup de gueule ? Et,anciennement, quand les hommes s’abritaient, comme les loups, aufond des cavernes, est-ce que la femme désirée n’était pas à celuide la bande qui la pouvait conquérir, dans le sang desrivaux ? Alors, puisque c’était la loi de la vie, on devait yobéir, en dehors des scrupules qu’on avait inventés plus tard, pourvivre ensemble. Peu à peu, son droit lui sembla absolu, il sentitrenaître sa résolution entière : dès le lendemain, ilchoisirait le lieu et l’heure, il préparerait l’acte. Le mieux,sans doute, serait de poignarder Roubaud la nuit, dans la gare,pendant une de ses rondes, de façon à faire croire que desmaraudeurs, surpris, l’avaient tué. Là-bas, derrière les tas decharbon, il savait un bon endroit, si l’on pouvait l’y attirer.Malgré son effort pour s’endormir, maintenant il arrangeait lascène, discutait où il se placerait, comment il frapperait, afin del’étendre raide ; et, sourdement, invinciblement, tandis qu’ildescendait aux plus petits détails, sa répugnance revenait, uneprotestation intérieure qui le souleva de nouveau tout entier. Non,non, il ne frapperait pas ! Cela lui paraissait monstrueux,inexécutable, impossible. En lui, l’homme civilisé se révoltait, laforce acquise de l’éducation, le lent et indestructible échafaudagedes idées transmises. On ne devait pas tuer, il avait sucé celaavec le lait des générations ; son cerveau affiné, meublé descrupules, repoussait le meurtre avec horreur, dès qu’il se mettaità le raisonner. Oui, tuer dans un besoin, dans un emportement del’instinct ! Mais tuer en le voulant, par calcul et parintérêt, non, jamais, jamais il ne pourrait !

Le jour naissait, lorsque Jacques parvint à s’assoupir, et d’unesomnolence si légère, que le débat continuait confusément en lui,abominable. Les journées qui suivirent furent les plus douloureusesde son existence. Il évitait Séverine, il lui avait fait dire de nepas se trouver au rendez-vous du samedi, craignant ses yeux. Mais,le lundi, il dut la revoir ; et, comme il le redoutait, sesgrands yeux bleus, si doux, si profonds, l’emplirent d’angoisse.Elle ne parla pas de cela, elle n’eut pas un geste, pas une parolepour le pousser. Seulement, ses yeux n’étaient pleins que de lachose, l’interrogeaient, le suppliaient. Il ne savait comment enéviter l’impatience et le reproche, toujours il les retrouvaitfixés sur les siens, avec l’étonnement qu’il pût hésiter à êtreheureux. Quand il la quitta, il l’embrassa, d’une étreinte brusque,pour lui faire entendre qu’il était résolu. Il l’était en effet, ille fut jusqu’au bas de l’escalier, retomba dans la lutte de saconscience. Lorsqu’il la revit, le surlendemain, il avait la pâleurconfuse, le regard furtif d’un lâche, qui recule devant un actenécessaire. Elle éclata en sanglots, sans rien dire, pleurant à soncou, horriblement malheureuse ; et lui, bouleversé, débordaitdu mépris de lui-même. Il fallait en finir.

« Jeudi, là-bas, veux-tu ? demanda-t-elle à voixbasse.

– Oui, jeudi, je t’attendrai. »

Ce jeudi-là, la nuit fut très noire, un ciel sans étoiles,opaque et sourd, chargé des brumes de la mer. Comme d’habitude,Jacques, arrivé le premier, debout derrière la maison desSauvagnat, guetta la venue de Séverine. Mais les ténèbres étaientsi épaisses, et elle accourait d’un pas si léger, qu’iltressaillit, frôlé par elle, sans l’avoir aperçue. Déjà, elle étaitdans ses bras, inquiète de le sentir tremblant.

« Je t’ai fait peur, murmura-t-elle.

– Non, non, je t’attendais… Marchons, personne ne peut nousvoir. »

Et, les bras liés à la taille, doucement, ils se promenèrent parles terrains vagues. De ce côté du dépôt, les becs de gaz étaientrares ; certains enfoncements d’ombre en manquaient tout àfait ; tandis qu’ils pullulaient au loin, vers la gare,pareils à des étincelles vives.

Longtemps, ils allèrent ainsi, sans une parole. Elle avait poséla tête à son épaule, elle la haussait parfois, le baisait aumenton ; et, se penchant, il lui rendait ce baiser sur latempe, à la racine des cheveux. Le coup grave et unique d’une heuredu matin venait de sonner aux églises lointaines. S’ils neparlaient pas, c’était qu’ils s’entendaient penser, dans leurétreinte. Ils ne pensaient qu’à cela, ils ne pouvaient plus êtreensemble, sans en être obsédés. Le débat continuait, à quoi bondire tout haut des mots inutiles, puisqu’il fallait agir ?Lorsqu’elle se haussait contre lui, pour une caresse, elle sentaitle couteau, bossuant la poche du pantalon. Était-ce donc qu’il fûtrésolu ?

Mais ses pensées la débordaient, ses lèvres s’ouvrirent, d’unsouffle à peine distinct.

« Tout à l’heure, il est remonté, je ne savais paspourquoi… Puis, je l’ai vu prendre son revolver, qu’il avaitoublié… C’est, à coup sûr, qu’il va faire une ronde. »

Le silence retomba, et vingt pas plus loin seulement, il dit àson tour :

« Des maraudeurs, la nuit dernière, ont enlevé du plomb parici… Il viendra tout à l’heure, c’est certain. »

Alors, elle eut un petit frémissement, et tous deux redevinrentmuets, marchant d’un pas ralenti. Un doute l’avait prise :était-ce bien le couteau qui renflait sa poche ? À deuxreprises, elle le baisa, pour mieux se rendre compte. Puis, comme,à se frotter ainsi, le long de sa jambe, elle restait incertaine,elle laissa pendre sa main, tâta en le baisant encore. C’était bienle couteau. Mais lui, ayant compris, l’avait brusquement étoufféesur sa poitrine ; et il lui bégaya à l’oreille :

« Il va venir, tu seras libre. »

Le meurtre était décidé, il leur sembla qu’ils ne marchaientplus, qu’une force étrangère les portait au ras du sol. Leurs sensavaient pris subitement une acuité extrême, le toucher surtout, carleurs mains l’une dans l’autre s’endolorissaient, le moindreeffleurement de leurs lèvres devenait pareil à un coup d’ongle. Ilsentendaient aussi les bruits qui se perdaient tout à l’heure, leroulement, le souffle lointain des machines, des chocs assourdis,des pas errants, au fond des ténèbres. Et ils voyaient la nuit, ilsdistinguaient les taches noires des choses, comme si un brouillards’en était allé de leurs paupières : une chauve-souris passa,dont ils purent suivre les crochets brusques. Au coin d’un tas decharbon, ils s’étaient arrêtés, immobiles, les oreilles et les yeuxaux aguets, dans une tension de tout leur être. Maintenant, ilschuchotaient.

« N’as-tu pas entendu, là-bas, un cri d’appel ?

– Non, c’est un wagon qu’on remise.

– Mais là, sur notre gauche, quelqu’un marche. Le sable acrié.

– Non, non, des rats courent dans les tas, le charbondéboule. »

Des minutes s’écoulèrent. Soudain, ce fut elle qui l’étreignitplus fort.

« Le voici.

– Où donc ? je ne vois rien.

– Il a tourné le hangar de la petite vitesse, il vientdroit à nous… Tiens ! son ombre qui passe sur le murblanc !

– Tu crois, ce point sombre… Il est donc seul ?

– Oui, seul, il est seul. »

Et, à ce moment décisif, elle se jeta éperdument à son cou, ellecolla sa bouche ardente contre la sienne. Ce fut un baiser de chairvive, prolongé, où elle aurait voulu lui donner de son sang. Commeelle l’aimait et comme elle exécrait l’autre ! Ah ! sielle avait osé, déjà vingt fois elle-même aurait fait la besogne,pour lui en éviter l’horreur ; mais ses mains défaillaient,elle se sentait trop douce, il fallait la poigne d’un homme. Et cebaiser qui n’en finissait pas, c’était tout ce qu’elle pouvait luisouffler de son courage, la possession pleine qu’elle luipromettait, la communion de son corps. Au loin, une machinesifflait, jetant à la nuit une plainte de mélancoliquedétresse ; à coups réguliers, on entendait un fracas, le chocd’un marteau géant, venu on ne savait d’où ; tandis que lesbrumes, montées de la mer, mettaient au ciel le défilé d’un chaosen marche, dont les déchirures errantes semblaient par momentséteindre les étincelles vives des becs de gaz. Lorsqu’elle ôta sabouche enfin, elle n’avait plus rien à elle, tout entière elle crutêtre passée en lui.

D’un geste prompt, il avait déjà ouvert le couteau. Mais il eutun juron étouffé.

« Nom de Dieu ! c’est fichu encore, il s’enva ! »

C’était vrai, l’ombre mouvante, après s’être approchée d’eux, àune cinquantaine de pas, venait de tourner à gauche et s’éloignait,du pas régulier d’un surveillant de nuit, que rien n’inquiète.

Alors, elle le poussa.

« Va, va donc ! »

Et tous deux partirent, lui devant, elle dans ses talons, tousdeux filèrent, se glissèrent derrière l’homme, en chasse, évitantle bruit. Un instant, au coin des ateliers de réparation, ils leperdirent de vue ; puis, comme ils coupaient court entraversant une voie de garage, ils le retrouvèrent, à vingt pas auplus. Ils durent profiter des moindres bouts de mur pour s’abriter,un simple faux pas les aurait trahis.

« Nous ne l’aurons pas, gronda-t-il, sourdement. S’ilatteint le poste de l’aiguilleur, il s’échappe. »

Elle, toujours, répétait dans son cou :

« Va, va donc ! »

À cette minute, par ces vastes terrains plats, noyés deténèbres, au milieu de cette désolation nocturne d’une grande gare,il était résolu, comme dans la solitude complice d’un coupe-gorge.Et, tout en hâtant furtivement le pas, il s’excitait, se raisonnaitencore, se donnait les arguments qui allaient faire de ce meurtreune action sage, légitime, logiquement débattue et décidée. C’étaitbien un droit qu’il exerçait, le droit même de vie, puisque ce sangd’un autre était indispensable à son existence même. Rien que cecouteau à enfoncer, et il avait conquis le bonheur.

« Nous ne l’aurons pas, nous ne l’aurons pas, répéta-t-ilfurieusement, en voyant l’ombre dépasser le poste de l’aiguilleur.C’est fichu, le voilà qui file. »

Mais, de sa main nerveuse, brusquement elle l’empoigna au bras,l’immobilisa contre elle.

« Vois, il revient ! »

Roubaud, en effet, revenait. Il avait tourné à droite, puis ilredescendit. Peut-être, derrière son dos, avait-il eu la sensationvague des meurtriers lancés sur sa piste. Pourtant, il continuait àmarcher de son pas tranquille, en gardien consciencieux, qui neveut pas rentrer, sans avoir donné son coup d’œil partout.

Arrêtés net dans leur course, Jacques et Séverine ne bougeaientplus. Le hasard les avait plantés à l’angle même d’un tas decharbon. Ils s’y adossèrent, semblèrent y entrer, l’échine colléeau mur noir, confondus, perdus dans cette mare d’encre. Ils étaientsans souffle.

Et Jacques regardait Roubaud venir droit à eux. Trente mètres àpeine les séparaient, chaque pas diminuait la distance,régulièrement, rythmé comme par le balancier inexorable du destin.Encore vingt pas, encore dix pas : il l’aurait devant lui, illèverait le bras de cette façon, lui planterait le couteau dans lagorge, en tirant de droite à gauche, pour étouffer le cri. Lessecondes lui semblaient interminables, un tel flot de penséestraversait le vide de son crâne, que la mesure du temps en étaitabolie. Toutes les raisons qui le déterminaient défilèrent une foisde plus, il revit nettement le meurtre, les causes et lesconséquences. Encore cinq pas. Sa résolution, tendue à se rompre,restait inébranlable. Il voulait tuer, il savait pourquoi iltuerait.

Mais, à deux pas, à un pas, ce fut une débâcle. Tout croula enlui, d’un coup. Non, non ! il ne tuerait point, il ne pouvaittuer ainsi cet homme sans défense. Le raisonnement ne ferait jamaisle meurtre, il fallait l’instinct de mordre, le saut qui jette surla proie, la faim ou la passion qui la déchire. Qu’importait si laconscience n’était faite que des idées transmises par une lentehérédité de justice ! Il ne se sentait pas le droit de tuer,et il avait beau faire, il n’arrivait pas à se persuader qu’ilpouvait le prendre.

Roubaud, tranquillement, passa. Son coude effleura les deuxautres dans le charbon. Une haleine les eût décelés ; mais ilsrestèrent comme morts. Le bras ne se leva point, n’enfonça point lecouteau. Rien ne fit frémir les ténèbres épaisses, pas même unfrisson. Déjà, il était loin, à dix pas, qu’immobiles encore, ledos cloué au tas noir, tous deux demeuraient sans souffle, dansl’épouvante de cet homme seul, désarmé, qui venait de les frôler,d’une marche si paisible.

Jacques eut un sanglot étouffé de rage et de honte.

« Je ne peux pas ! je ne peux pas ! »

Il voulut reprendre Séverine, s’appuyer à elle, dans un besoind’être excusé, consolé. Sans dire une parole, elle s’échappa. Ilavait allongé les mains, n’avait senti que sa jupe glisser entreses doigts ; et il entendait seulement sa fuite légère. Envain, il la poursuivit un instant, car cette brusque disparitionachevait de le bouleverser. Était-elle donc si fâchée de safaiblesse ? Le méprisait-elle ? La prudence l’empêcha dela rejoindre. Mais, quand il se retrouva seul dans ces vastesterrains plats, tachés des petites larmes jaunes du gaz, un affreuxdésespoir le prit, il se hâta d’en sortir, d’aller abîmer sa têteau fond de son oreiller, pour y anéantir l’abomination de sonexistence.

Ce fut une dizaine de jours plus tard, vers la fin de mars, queles Roubaud triomphèrent enfin des Lebleu. L’administration avaitreconnu juste leur demande, appuyée par M. Dabadie ;d’autant plus que la fameuse lettre du caissier, s’engageant àrendre le logement, si un nouveau sous-chef le réclamait, venaitd’être retrouvée par Mlle Guichon, en cherchantd’anciens comptes dans les archives de la gare. Et, tout de suite,Mme Lebleu, exaspérée de sa défaite, parla dedéménager : puisqu’on voulait sa mort, autant valait-il enfinir sans attendre. Pendant trois jours, ce déménagement mémorableenfiévra le couloir. La petite Mme Moulinelle-même, si effacée, qu’on ne voyait jamais ni entrer ni sortir,s’y compromit, en portant la table à ouvrage de Séverine d’unlogement dans l’autre. Mais Philomène surtout souffla la discorde,venue là pour aider dès la première heure, faisant les paquets,bousculant les meubles, envahissant le logement du devant, avantque la locataire l’eût quitté ; et ce fut elle qui l’enexpulsa, au milieu de la débandade des deux mobiliers, mêlés,confondus, dans le transbordement. Elle en était arrivée à montrer,pour Jacques et pour tout ce qu’il aimait, un tel zèle, quePecqueux, étonné, pris de soupçon, lui avait demandé de son mauvaisair sournois, son air d’ivrogne vindicatif, si c’était à cetteheure qu’elle couchait avec son mécanicien, en l’avertissant qu’illeur réglerait leur compte à tous les deux, le jour où il lessurprendrait. Son coup de cœur pour le jeune homme en avait grandi,elle se faisait leur servante, à lui et à sa maîtresse, dansl’espoir de l’avoir aussi un peu à elle, en se mettant entre eux.Lorsqu’elle eut emporté la dernière chaise, les portes battirent.Puis, ayant aperçu un tabouret oublié par la caissière, ellerouvrit, le jeta à travers le corridor. C’était fini.

Alors, lentement, l’existence reprit son train monotone. Pendantque Mme Lebleu, sur le derrière, clouée par sesrhumatismes au fond de son fauteuil, se mourait d’ennui, avec degrosses larmes dans les yeux, à ne plus voir que le zinc de lamarquise barrant le ciel, Séverine travaillait à son interminablecouvre-pied, installée près d’une des fenêtres du devant. Elleavait, sous elle, l’agitation gaie de la cour du départ, lecontinuel flot des piétons et des voitures ; déjà, leprintemps hâtif verdissait les bourgeons des grands arbres, au borddes trottoirs ; et, au-delà, les coteaux lointainsd’Ingouville déroulaient leurs pentes boisées, que piquaient lestaches blanches des maisons de campagne. Mais elle s’étonnait deprendre si peu de plaisir à réaliser enfin ce rêve, être là, dansce logement convoité, avoir devant soi de l’espace, du jour, dusoleil. Même, comme sa femme de ménage, la mère Simon, grognait,furieuse de ne pas retrouver ses habitudes, elle en étaitimpatientée, elle regrettait par moments son ancien trou, ainsiqu’elle disait, où la saleté se voyait moins. Roubaud, lui, avaitsimplement laissé faire. Il ne semblait pas savoir qu’il eût changéde niche : souvent encore il se trompait, ne s’apercevait desa méprise que lorsque sa nouvelle clef n’entrait pas dansl’ancienne serrure. D’ailleurs, il s’absentait de plus en plus, ladésorganisation continuait. Un instant, cependant, il parut seranimer, sous le réveil de ses idées politiques ; non qu’ellesfussent très nettes, très ardentes ; mais il gardait à cœurson affaire avec le sous-préfet, qui avait failli lui coûter sonemploi. Depuis que l’Empire, ébranlé par les élections générales,traversait une crise terrible, il triomphait, il répétait que cesgens-là ne seraient pas toujours les maîtres. Un avertissementamical de M. Dabadie, prévenu parMlle Guichon, devant laquelle le proposrévolutionnaire avait été tenu, suffit du reste à le calmer.Puisque le couloir était tranquille et que l’on vivait d’accord,maintenant que Mme Lebleu s’affaiblissait, tuée detristesse, pourquoi des ennuis nouveaux, avec les affaires dugouvernement ? Il eut un simple geste, il s’en moquait bien dela politique, comme de tout ! Et, plus gras chaque jour, sansun remords, il s’en allait de son pas alourdi, le dosindifférent.

Entre Jacques et Séverine, la gêne avait grandi, depuis qu’ilspouvaient se rencontrer à toute heure. Plus rien ne les empêchaitd’être heureux, il la montait voir par l’autre escalier, quand illui plaisait, sans crainte d’être espionné ; et le logementleur appartenait, il aurait couché là, s’il en avait eu l’audace.Mais c’était l’irréalisé, l’acte voulu, consenti par eux deux,qu’il n’accomplissait pas et dont la pensée, désormais, mettaitentre eux un malaise, un mur infranchissable. Lui, qui apportait lahonte de sa faiblesse, la trouvait chaque fois plus sombre, maladed’inutile attente. Leurs lèvres ne se cherchaient même plus, carcette demi-possession, ils l’avaient épuisée ; c’était tout lebonheur qu’ils voulaient, le départ, le mariage là-bas, l’autrevie.

Un soir, Jacques trouva Séverine en larmes ; et,lorsqu’elle l’aperçut, elle ne s’arrêta pas, elle sanglota plusfort, pendue à son cou. Déjà elle avait pleuré ainsi, mais ill’apaisait d’une étreinte ; tandis que, sur son cœur, il lasentait cette fois ravagée d’un désespoir grandissant, à mesurequ’il la pressait davantage. Il fut bouleversé, il finit par luiprendre la tête entre ses deux mains ; et, la regardant detout près, au fond de ses yeux noyés, il jura, comprenant bien que,si elle se désespérait ainsi, c’était d’être femme, de ne pointoser frapper elle-même, dans sa douceur passive.

« Pardonne-moi, attends encore… Je te le jure, bientôt, dèsque je pourrai. »

Tout de suite, elle avait collé sa bouche à la sienne, commepour sceller ce serment, et ils eurent un de ces baisers profonds,où ils se confondaient, dans la communion de leur chair.

Chapitre 10

 

Tante Phasie était morte, le jeudi soir, à neuf heures, dans unedernière convulsion ; et, vainement, Misard, qui attendaitprès de son lit, avait essayé de lui fermer les paupières :les yeux obstinés restaient ouverts, la tête s’était raidie,penchée un peu sur l’épaule, comme pour regarder dans la chambre,tandis qu’un retrait des lèvres semblait les retrousser d’un riregoguenard. Une seule chandelle brûlait, plantée au coin d’unetable, près d’elle. Et les trains qui, depuis neuf heures,passaient là, à toute vitesse, dans l’ignorance de cette mortetiède encore, l’ébranlaient une seconde, sous la flamme vacillantede la chandelle.

Tout de suite, Misard, pour se débarrasser de Flore, l’envoyadéclarer le décès à Doinville. Elle ne pouvait pas être de retouravant onze heures, il avait deux heures devant lui. Tranquillement,il se coupa d’abord un morceau de pain, car il se sentait le ventrevide, n’ayant pas dîné, à cause de cette agonie qui n’en finissaitplus. Et il mangeait debout, allant et venant, rangeant les choses.Des quintes de toux l’arrêtaient, plié en deux, à moitié mortlui-même, si maigre, si chétif, avec ses yeux ternes et ses cheveuxdécolorés, qu’il ne paraissait pas devoir jouir longtemps de savictoire. N’importe, il l’avait mangée, cette gaillarde, cettegrande et belle femme, comme l’insecte mange le chêne ; elleétait sur le dos, finie, réduite à rien, et lui durait encore. Maisune idée le fit s’agenouiller, afin de prendre sous le lit uneterrine, où se trouvait un reste d’eau de son, préparée pour unlavement : depuis qu’elle se doutait du coup, ce n’était plusdans le sel, c’était dans ses lavements qu’il mettait de lamort-aux-rats ; et, trop bête, ne se méfiant pas de cecôté-là, elle l’avait avalée tout de même, pour de bon cettefois-ci. Dès qu’il eut vidé la terrine dehors, il rentra, lava avecune éponge le carreau de la chambre, souillé de taches. Aussipourquoi s’était-elle obstinée ? Elle avait voulu faire lamaligne, tant pis ! Lorsque, dans un ménage, on joue à quienterrera l’autre, sans mettre le monde dans la dispute, on ouvrel’œil. Il en était fier, il en ricanait comme d’une bonne histoire,de la drogue avalée si innocemment par en bas, quand ellesurveillait avec tant de soin tout ce qui entrait par en haut. À cemoment, un express qui passa, enveloppa la maison basse d’un telsouffle de tempête, que, malgré l’habitude, il se tourna vers lafenêtre, en tressaillant. Ah ! oui, ce continuel flot, cemonde venu de partout, qui ne savait rien de ce qu’il écrasait enroute, qui s’en moquait, tant il était pressé d’aller audiable ! Et, derrière le train, dans le lourd silence, ilrencontra les yeux grands ouverts de la morte, dont les prunellesfixes semblaient suivre chacun de ses mouvements, pendant que lecoin retroussé des lèvres riait.

Misard, si flegmatique, fut pris d’un petit mouvement de colère.Il entendait bien, elle lui disait : « Cherche !cherche ! » Mais sûrement qu’elle ne les emportait pasavec elle, ses mille francs ; et, maintenant qu’elle n’y étaitplus, il finirait par les trouver. Est-ce qu’elle n’aurait pas dûles donner de bon cœur ? ça aurait évité tous ces ennuis. Lesyeux partout le suivaient. « Cherche !cherche ! » Cette chambre, où il n’avait point oséfouiller, tant qu’elle y avait vécu, il la parcourait du regard.Dans l’armoire, d’abord : il prit les clefs sous le traversin,bouleversa les planches chargées de linge, vida les deux tiroirs,les enleva même, pour voir s’il n’y avait pas de cachette. Non,rien ! Ensuite, il songea à la table de nuit. Il en décolla lemarbre, le retourna, inutilement. Derrière la glace de la cheminée,une mince glace de foire, fixée par deux clous, il pratiqua aussiun sondage, glissa une règle plate, ne retira qu’un floconnementnoir de poussière. « Cherche ! cherche ! »Alors, pour échapper aux yeux grands ouverts qu’il sentait sur lui,il se mit à quatre pattes, tapant le carreau à légers coups depoing, écoutant si quelque résonance ne lui révélerait pas un vide.Plusieurs carreaux étaient descellés, il les arracha. Rien,toujours rien ! Lorsqu’il fut debout de nouveau, les yeux lereprirent, il se tourna, voulut planter son regard dans le regardfixe de la morte ; tandis que, du coin de ses lèvresretroussées, elle accentuait son terrible rire. Il n’en doutaitplus, elle se moquait de lui. « Cherche !cherche ! » La fièvre le gagnait, il s’approcha d’elle,envahi d’un soupçon, d’une idée sacrilège, qui pâlissait encore saface blême. Pourquoi avait-il cru que, sûrement, elle ne lesemportait pas, ses mille francs ? peut-être bien tout de mêmequ’elle les emportait. Et il osa la découvrir, la dévêtir, il lavisita, chercha à tous les plis de ses membres, puisqu’elle luidisait de chercher. Sous elle, derrière sa nuque, derrière sesreins, il chercha. Le lit fut bouleversé, il enfonça son brasjusqu’à l’épaule dans la paillasse. Il ne trouva rien.« Cherche ! cherche ! » Et la tête, retombéesur l’oreiller en désordre, le regardait toujours de ses prunellesgoguenardes.

Comme Misard, furieux et tremblant, tâchait d’arranger le lit,Flore rentra, de retour de Doinville.

« Ce sera pour après-demain samedi, onze heures »,dit-elle.

Elle parlait de l’enterrement. Mais, d’un coup d’œil, elle avaitcompris à quelle besogne Misard s’était essoufflé, pendant sonabsence. Elle eut un geste d’indifférence dédaigneuse.

« Laissez donc, vous ne les trouverez pas. »

Il s’imagina qu’elle aussi le bravait. Et, s’avançant, les dentsserrées :

« Elle te les a donnés, tu sais où ils sont. »

L’idée que sa mère avait pu donner ses mille francs à quelqu’un,même à elle, sa fille, lui fit hausser les épaules.

« Ah ! ouitche ! donnés… Donnés à la terre,oui !… Tenez, ils sont par là, vous pouvezchercher. »

Et, d’un geste large, elle indiqua la maison entière, le jardinavec son puits, la ligne ferrée, toute la vaste campagne. Oui, parlà, au fond d’un trou, quelque part où jamais plus personne ne lesdécouvrirait. Puis, pendant que, hors de lui, anxieux, il seremettait à bousculer les meubles, à taper dans les murs, sans segêner devant elle, la jeune fille, debout près de la fenêtre,continua à demi-voix :

« Oh ! il fait doux dehors, la belle nuit !… J’aimarché vite, les étoiles éclairent comme en plein jour… Demain,quel beau temps, au lever du soleil ! »

Un instant, Flore resta devant la fenêtre, les yeux dans cettecampagne sereine, attendrie par les premières tiédeurs d’avril, etdont elle revenait songeuse, souffrant davantage de la plaie avivéede son tourment. Mais, lorsqu’elle entendit Misard quitter lachambre et s’acharner dans les pièces voisines, elle s’approcha dulit à son tour, elle s’assit, les regards sur sa mère. Au coin dela table, la chandelle brûlait toujours, d’une flamme haute etimmobile. Un train passa, qui secoua la maison.

La résolution de Flore était de rester la nuit là, et elleréfléchissait. D’abord, la vue de la morte la tira de son idéefixe, de la chose qui la hantait, qu’elle avait débattue sous lesétoiles, dans la paix des ténèbres, tout le long de la route deDoinville. Une surprise, maintenant, endormait sa souffrance :pourquoi n’avait-elle pas eu plus de chagrin, à la mort de samère ? et pourquoi, à cette heure encore, ne pleurait-ellepas ? Elle l’aimait pourtant bien, malgré sa sauvagerie degrande fille muette, s’échappant sans cesse, battant les champs,dès qu’elle n’était pas de service. Vingt fois, pendant la dernièrecrise qui devait la tuer, elle était venue s’asseoir là, pour lasupplier de faire appeler un médecin ; car elle se doutait ducoup de Misard, elle espérait que la peur l’arrêterait. Mais ellen’avait jamais obtenu de la malade qu’un « non » furieux,comme si cette dernière eût mis l’orgueil de la lutte à n’accepterde secours de personne, certaine quand même de la victoire,puisqu’elle emporterait l’argent ; et, alors, ellen’intervenait point, reprise elle-même de son mal, disparaissant,galopant pour oublier. C’était cela, certainement, qui lui barraitle cœur : lorsqu’on a un trop gros chagrin, il n’y a plus deplace pour un autre ; sa mère était partie, elle la voyait là,détruite, si pâle, sans pouvoir être plus triste, en dépit de soneffort. Appeler les gendarmes, dénoncer Misard, à quoi bon, puisquetout allait crouler ? Et, peu à peu, invinciblement, bien queson regard restât fixé sur la morte, elle cessa de l’apercevoir,elle retourna à sa vision intérieure, reconquise tout entière parl’idée qui lui avait planté son clou dans le crâne, n’ayant plusque la sensation de la secousse profonde des trains, dont lepassage, pour elle, sonnait les heures.

Depuis un instant, au loin, grondait l’approche d’un omnibus deParis. Lorsque la machine enfin passa devant la fenêtre, avec sonfanal, ce fut, dans la chambre, un éclair, un coup d’incendie.

« Une heure dix-huit, pensa-t-elle. Encore sept heures. Cematin, à huit heures seize, ils passeront. »

Chaque semaine, depuis des mois, cette attente l’obsédait. Ellesavait que, le vendredi matin, l’express, conduit par Jacques,emmenait aussi Séverine à Paris ; et elle ne vivait plus, dansune torture jalouse, que pour les guetter, les voir, se dire qu’ilsallaient se posséder librement, là-bas. Oh ! ce train quifuyait, cette abominable sensation de ne pouvoir s’accrocher audernier wagon, afin d’être emportée elle aussi ! Il luisemblait que toutes ces roues lui coupaient le cœur. Elle avaittant souffert, qu’un soir elle s’était cachée, voulant écrire à lajustice ; car ce serait fini, si elle pouvait faire arrêtercette femme ; et elle qui avait surpris autrefois ses saletésavec le président Grandmorin, se doutait qu’en apprenant ça auxjuges, elle la livrait. Mais, la plume à la main, jamais elle neput tourner la chose. Et puis, est-ce que la justicel’écouterait ? Tout ce beau monde devait s’entendre. Peut-êtrebien que ce serait elle qu’on mettrait en prison, comme on y avaitmis Cabuche. Non ! elle voulait se venger, elle se vengeraitseule, sans avoir besoin de personne. Ce n’était même pas unepensée de vengeance, ainsi qu’elle en entendait parler, la penséede faire du mal pour se guérir du sien ; c’était un besoind’en finir, de culbuter tout, comme si le tonnerre les eût balayés.Elle était très fière, plus forte et plus belle que l’autre,convaincue de son bon droit à être aimée ; et, quand elle s’enallait solitaire, par les sentiers de ce pays de loups, avec sonlourd casque de cheveux blonds, toujours nus, elle aurait voulu latenir, l’autre, pour vider leur querelle au coin d’un bois, commedeux guerrières ennemies. Jamais encore un homme ne l’avaittouchée, elle battait les mâles ; et c’était sa forceinvincible, elle serait victorieuse.

La semaine d’auparavant, l’idée brusque s’était plantée,enfoncée en elle, comme sous un coup de marteau venu elle ne savaitd’où : les tuer, pour qu’ils ne passent plus, qu’ils n’aillentplus là-bas ensemble. Elle ne raisonnait pas, elle obéissait àl’instinct sauvage de détruire. Quand une épine restait dans sachair, elle l’en arrachait, elle aurait coupé le doigt. Les tuer,les tuer la première fois qu’ils passeraient ; et, pour cela,culbuter le train, traîner une poutre sur la voie, arracher unrail, enfin, tout casser, tout engloutir. Lui, certainement, sur samachine, y resterait, les membres aplatis ; la femme, toujoursdans la première voiture, pour être plus près, n’en pouvaitréchapper ; quant aux autres, à ce flot continuel de monde,elle n’y songeait seulement pas. Ce n’était personne, est-cequ’elle les connaissait ? Et cet écrasement d’un train, cesacrifice de tant de vies, devenait l’obsession de chacune de sesheures, l’unique catastrophe, assez large, assez profonde de sanget de douleur humaine, pour qu’elle y pût baigner son cœur énorme,gonflé de larmes.

Pourtant, le vendredi matin, elle avait faibli, n’ayant pasencore décidé à quel endroit, ni de quelle façon elle enlèverait unrail. Mais, le soir, n’étant plus de service, elle eut une idée,elle s’en alla, par le tunnel, rôder jusqu’à la bifurcation deDieppe. C’était une de ses promenades, ce souterrain long d’unegrande demi-lieue, cette avenue voûtée, toute droite, où elle avaitl’émotion des trains roulant sur elle, avec leur fanalaveuglant : chaque fois, elle manquait de s’y faire broyer, etce devait être ce péril qui l’y attirait, dans un besoin debravade. Mais, ce soir-là, après avoir échappé à la surveillance dugardien et s’être avancée jusqu’au milieu du tunnel, en tenant lagauche, de façon à être certaine que tout train arrivant de facepasserait à sa droite, elle avait eu l’imprudence de se retourner,justement pour suivre les lanternes d’un train allant auHavre ; et, quand elle s’était remise en marche, un faux pasl’ayant de nouveau fait virer sur elle-même, elle n’avait plus sude quel côté les feux rouges venaient de disparaître. Malgré soncourage, étourdie encore par le vacarme des roues, elle s’étaitarrêtée, les mains froides, ses cheveux nus soulevés d’un souffled’épouvante. Maintenant, lorsqu’un autre train passerait, elles’imaginait qu’elle ne saurait plus s’il était montant oudescendant, elle se jetterait à droite ou à gauche, et seraitcoupée au petit bonheur. D’un effort, elle tâchait de retenir saraison, de se souvenir, de discuter. Puis, tout d’un coup, laterreur l’avait emportée, au hasard, droit devant elle, dans ungalop furieux. Non, non ! elle ne voulait pas être tuée, avantd’avoir tué les deux autres ! Ses pieds s’embarrassaient dansles rails, elle glissait, tombait, courait plus fort. C’était lafolie du tunnel, les murs qui semblaient se resserrer pourl’étreindre, la voûte qui répercutait des bruits imaginaires, desvoix de menace, des grondements formidables. À chaque instant, elletournait la tête, croyant sentir sur son cou l’haleine brûlanted’une machine. Deux fois, une subite certitude qu’elle se trompait,qu’elle serait tuée du côté où elle fuyait, lui avait fait, d’unbond, changer la direction de sa course. Et elle galopait, ellegalopait, lorsque, devant elle, au loin, avait paru une étoile, unœil rond et flambant, qui grandissait. Mais elle s’était bandéecontre l’irrésistible envie de retourner encore sur ses pas. L’œildevenait un brasier, une gueule de four dévorante. Aveuglée, elleavait sauté à gauche, sans savoir ; et le train passait, commeun tonnerre, en ne la souffletant que de son vent de tempête. Cinqminutes après, elle sortait du côté de Malaunay, saine etsauve.

Il était neuf heures, encore quelques minutes, et l’express deParis serait là. Tout de suite, elle avait continué, d’un pas depromenade, jusqu’à la bifurcation de Dieppe, à deux cents mètres,examinant la voie, cherchant si quelque circonstance ne pouvait laservir. Justement, sur la voie de Dieppe, en réparation,stationnait un train de ballast, que son ami Ozil venait d’yaiguiller ; et, dans une illumination subite, elle trouva,arrêta un plan : empêcher simplement l’aiguilleur de remettrel’aiguille sur la voie du Havre, de sorte que l’express irait sebriser contre le train de ballast. Cet Ozil, depuis le jour où ils’était rué sur elle, ivre de désir, et où elle lui avait à demifendu le crâne d’un coup de bâton, elle lui gardait de l’amitié,aimait à lui rendre ainsi des visites imprévues, à travers letunnel, en chèvre échappée de sa montagne. Ancien militaire, trèsmaigre et peu bavard, tout à la consigne, il n’avait pas encore unenégligence à se reprocher, l’œil ouvert de jour et de nuit.Seulement, cette sauvage, qui l’avait battu, forte comme un garçon,lui retournait la chair, rien que d’un appel de son petit doigt.Bien qu’il eût quatorze ans de plus qu’elle, il la voulait, ets’était juré de l’avoir, en patientant, en étant aimable, puisquela violence n’avait pas réussi. Aussi, cette nuit-là, dans l’ombre,lorsqu’elle s’était approchée de son poste, l’appelant au-dehors,l’avait-il rejointe, oubliant tout. Elle l’étourdissait, l’emmenaitvers la campagne, lui contait des histoires compliquées, que samère était malade, qu’elle ne resterait pas à la Croix-de-Maufras,si elle la perdait. Son oreille, au loin, guettait le grondement del’express, quittant Malaunay, s’approchant à toute vapeur. Et,quand elle l’avait senti là, elle s’était retournée, pour voir.Mais elle n’avait pas songé aux nouveaux appareilsd’enclenchement : la machine, en s’engageant sur la voie deDieppe, venait, d’elle-même, de mettre le signal à l’arrêt ;et le mécanicien avait eu le temps d’arrêter, à quelques pas dutrain de ballast. Ozil, avec le cri d’un homme qui s’éveille sousl’effondrement d’une maison, regagnait son poste en courant ;tandis qu’elle, raidie, immobile, suivait, du fond des ténèbres, lamanœuvre nécessitée par l’accident. Deux jours après, l’aiguilleur,déplacé, était venu lui faire ses adieux, ne soupçonnant rien, lasuppliant de le rejoindre, dès qu’elle n’aurait plus sa mère.Allons ! le coup était manqué, il fallait trouver autrechose.

À ce moment, sous ce souvenir évoqué, la brume de rêverie quiobscurcissait le regard de Flore, s’en alla ; et, de nouveau,elle aperçut la morte, éclairée par la flamme jaune de lachandelle. Sa mère n’était plus, devait-elle donc partir, épouserOzil qui la voulait, qui la rendrait heureuse peut-être ? Toutson être se souleva. Non, non ! si elle était assez lâche pourlaisser vivre les deux autres, et pour vivre elle-même, elle auraitpréféré battre les routes, se louer comme servante, plutôt qued’être à un homme qu’elle n’aimait pas. Et un bruit inaccoutumé luiayant fait prêter l’oreille, elle comprit que Misard, avec unepioche, était en train de fouiller le sol battu de lacuisine : il s’enrageait à la recherche du magot, il auraitéventré la maison. Pourtant, elle ne voulait pas rester aveccelui-là non plus. Qu’allait-elle faire ? Une rafale souffla,les murs tremblèrent, et sur le visage blanc de la morte, passa unreflet de fournaise, ensanglantant les yeux ouverts et le rictusironique des lèvres. C’était le dernier omnibus de Paris, avec salourde et lente machine.

Flore avait tourné la tête, regardé les étoiles qui luisaient,dans la sérénité de la nuit printanière.

« Trois heures dix. Encore cinq heures, et ilspasseront. »

Elle recommencerait, elle souffrait trop. Les voir, les voirainsi chaque semaine aller à l’amour, cela était au-dessus de sesforces. Maintenant qu’elle était certaine de ne jamais posséderJacques à elle seule, elle préférait qu’il ne fût plus, qu’il n’yeût plus rien. Et cette lugubre chambre où elle veillaitl’enveloppait de deuil, sous un besoin grandissant del’anéantissement de tout. Puisqu’il ne restait personne quil’aimât, les autres pouvaient bien partir avec sa mère. Des morts,il y en aurait encore, et encore, et on les emporterait tous d’uncoup. Sa sœur était morte, sa mère était morte, son amour étaitmort : quoi faire ? être seule, rester ou partir, seuletoujours, lorsqu’ils seraient deux, les autres. Non, non ! quetout croulât plutôt, que la mort, qui était là, dans cette chambrefumeuse, soufflât sur la voie et balayât le monde !

Alors, décidée après ce long débat, elle discuta le meilleurmoyen de mettre son projet à exécution. Et elle en revint à l’idéed’enlever un rail. C’était le moyen le plus sûr, le plus pratique,d’une exécution facile : rien qu’à chasser les coussinets avecun marteau, puis à faire sauter le rail des traverses. Elle avaitles outils, personne ne la verrait, dans ce pays désert. Le bonendroit à choisir était certainement, après la tranchée, en allantvers Barentin, la courbe qui traversait un vallon, sur un remblaide sept ou huit mètres : là, le déraillement devenait certain,la culbute serait effroyable. Mais le calcul des heures quil’occupa ensuite, la laissa anxieuse. Sur la voie montante, avantl’express du Havre, qui passait à huit heures seize, il n’y avaitqu’un train omnibus à sept heures cinquante-cinq. Cela lui donnaitdonc vingt minutes pour faire le travail, ce qui suffisait.Seulement, entre les trains réglementaires, on lançait souvent destrains de marchandises imprévus, surtout aux époques des grandsarrivages. Et quel risque inutile alors ! Comment savoir àl’avance si ce serait bien l’express qui viendrait se briserlà ? Longtemps, elle roula les probabilités dans sa tête. Ilfaisait nuit encore, une chandelle brûlait toujours, noyée de suif,avec une haute mèche charbonnée, qu’elle ne mouchait plus.

Comme justement un train de marchandises arrivait, venant deRouen, Misard rentra. Il avait les mains pleines de terre, ayantfouillé le bûcher ; et il était haletant, éperdu de sesrecherches vaines, si enfiévré d’impuissante rage, qu’il se remit àchercher sous les meubles, dans la cheminée, partout. Le traininterminable n’en finissait pas, avec le fracas régulier de sesgrosses roues, dont chaque secousse agitait la morte dans son lit.Et, lui, en allongeant le bras pour décrocher un petit tableaupendu au mur, rencontra encore les yeux ouverts qui le suivaient,tandis que les lèvres remuaient, avec leur rire.

Il devint blême, il grelotta, bégayant dans une colèreépouvantée :

« Oui, oui, cherche ! cherche !… Va, je lestrouverai, nom de Dieu ! quand je devrais retourner chaquepierre de la maison et chaque motte de terre dupays ! »

Le train noir était passé, d’une lenteur écrasante dans lesténèbres, et la morte, redevenue immobile, regardait toujours sonmari, si railleuse, si certaine de vaincre, qu’il disparut denouveau, en laissant la porte ouverte.

Flore, distraite dans ses réflexions, s’était levée. Ellereferma la porte, pour que cet homme ne revînt pas déranger samère. Et elle s’étonna de s’entendre dire tout haut :

« Dix minutes auparavant, ce sera bien. »

En effet, elle aurait le temps en dix minutes. Si, dix minutesavant l’express, aucun train n’était signalé, elle pouvait semettre à la besogne. Dès lors, la chose étant réglée, certaine, sonanxiété tomba, elle fut très calme.

Vers cinq heures, le jour se leva, une aube fraîche, d’unelimpidité pure. Malgré le petit froid vif, elle ouvrit la fenêtretoute grande, et la délicieuse matinée entra dans la chambrelugubre, pleine d’une fumée et d’une odeur de mort. Le soleil étaitencore sous l’horizon, derrière une colline couronnéed’arbres ; mais il parut, vermeil, ruisselant sur les pentes,inondant les chemins creux, dans la gaieté vivante de la terre, àchaque printemps nouveau. Elle ne s’était pas trompée, laveille : il ferait beau, ce matin-là, un de ces temps dejeunesse et de radieuse santé, où l’on aime vivre. Dans ce paysdésert, parmi les continuels coteaux, coupés de vallons étroits,qu’il serait bon de s’en aller le long des sentiers de chèvre, à salibre fantaisie ! Et, lorsqu’elle se retourna, rentrant dansla chambre, elle fut surprise de voir la chandelle, comme éteinte,ne plus tacher le grand jour que d’une larme pâle. La mortesemblait maintenant regarder sur la voie, où les trainscontinuaient à se croiser, sans même remarquer cette lueur pâlie decierge, près de ce corps.

Au jour seulement, Flore reprenait son service. Et elle nequitta la chambre que pour l’omnibus de Paris, à six heures douze.Misard, lui aussi, à six heures, venait de remplacer son collègue,le stationnaire de nuit. Ce fut à son appel de trompe qu’elle vintse planter devant la barrière, le drapeau à la main. Un instant,elle suivit le train des yeux.

« Encore deux heures », pensa-t-elle tout haut.

Sa mère n’avait plus besoin de personne. Désormais, elleéprouvait une invincible répugnance à rentrer dans la chambre.C’était fini, elle l’avait embrassée, elle pouvait disposer de sonexistence et de celle des autres. D’habitude, entre les trains,elle s’échappait, disparaissait ; mais, ce matin-là, unintérêt semblait la tenir à son poste, près de la barrière, sur unbanc, une simple planche qui se trouvait au bord de la voie. Lesoleil montait à l’horizon, une tiède averse d’or tombait dansl’air pur ; et elle ne remuait pas, baignée de cette douceur,au milieu de la vaste campagne, toute frissonnante de la sèved’avril. Un moment, elle s’était intéressée à Misard, dans sacabane de planches, à l’autre bord de la ligne, visiblement agité,hors de sa somnolence habituelle : il sortait, rentrait,manœuvrait ses appareils d’une main nerveuse, avec de continuelscoups d’œil vers la maison, comme si son esprit y fût demeuré, àchercher toujours. Puis, elle l’avait oublié, ne le sachant mêmeplus là. Elle était toute à l’attente, absorbée, la face muette etrigide, les yeux fixés au bout de la voie, du côté de Barentin. Et,là-bas, dans la gaieté du soleil, devait se lever pour elle unevision, où s’acharnait la sauvagerie têtue de son regard.

Les minutes s’écoulèrent, Flore ne bougeait pas. Enfin, lorsque,à sept heures cinquante-cinq, Misard, de deux sons de trompe,signala l’omnibus du Havre, sur la voie montante, elle se leva,ferma la barrière et se planta devant, le drapeau au poing. Déjà,au loin, le train se perdait, après avoir secoué le sol ; eton l’entendit s’engouffrer dans le tunnel, où le bruit cessa. Ellen’était pas retournée sur le banc, elle demeurait debout, à compterde nouveau les minutes. Si, dans dix minutes, aucun train demarchandises n’était signalé, elle courrait là-bas, au-delà de latranchée, faire sauter un rail. Elle était très calme, la poitrineseulement serrée, comme sous le poids énorme de l’acte. D’ailleurs,à ce dernier moment, la pensée que Jacques et Séverineapprochaient, qu’ils passeraient là encore, allant à l’amour, sielle ne les arrêtait pas, suffisait à la raidir, aveugle et sourde,dans sa résolution, sans que le débat même recommençât enelle : c’était l’irrévocable, le coup de patte de la louve quicasse les reins au passage. Elle ne voyait toujours, dans l’égoïsmede sa vengeance, que les deux corps mutilés, sans se préoccuper dela foule, du flot de monde qui défilait devant elle, depuis desannées, inconnu. Des morts, du sang, le soleil en serait cachépeut-être, ce soleil dont la gaieté tendre l’irritait.

Encore deux minutes, encore une, et elle allait partir, ellepartait, lorsque de sourds cahots, sur la route de Bécourt,l’arrêtèrent. Une voiture, un fardier sans doute. On luidemanderait le passage, il lui faudrait ouvrir la barrière, causer,rester là : impossible d’agir, le coup serait manqué. Et elleeut un geste d’enragée insouciance, elle prit sa course, lâchantson poste, abandonnant la voiture et le conducteur, qui sedébrouillerait. Mais un fouet claqua dans l’air matinal, une voixcria gaiement :

« Eh ! Flore ! »

C’était Cabuche. Elle fut clouée au sol, arrêtée dès son premierélan, devant la barrière même.

« Quoi donc ? continua-t-il, tu dors encore, par cebeau soleil ? Vite, que je passe avantl’express ! »

En elle, un écroulement se faisait. Le coup était manqué, lesdeux autres iraient à leur bonheur, sans qu’elle trouvât rien pourles briser là. Et, tandis qu’elle ouvrait lentement la vieillebarrière à demi pourrie, dont les ferrures grinçaient dans leurrouille, elle cherchait furieusement un obstacle, quelque chosequ’elle pût jeter en travers de la voie, désespérée à ce point,qu’elle s’y serait allongée elle-même, si elle s’était crue d’osassez durs pour faire sauter la machine hors des rails. Mais sesregards venaient de tomber sur le fardier, l’épaisse et bassevoiture, chargée de deux blocs de pierre, que cinq vigoureuxchevaux avaient de la peine à traîner. Énormes, hauts et larges,d’une masse géante à barrer la route, ces blocs s’offraient àelle ; et ils éveillèrent, dans ses yeux, une brusqueconvoitise, un désir fou de les prendre, de les poser là. Labarrière était grande ouverte, les cinq bêtes suantes, soufflantes,attendaient.

« Qu’as-tu, ce matin ? reprit Cabuche. Tu as l’airtout drôle. »

Alors, Flore parla :

« Ma mère est morte hier soir. »

Il eut un cri de douloureuse amitié. Posant son fouet, il luiserrait les mains dans les siennes.

« Oh ! ma pauvre Flore ! Il fallait s’y attendredepuis longtemps, mais c’est si dur tout de même !… Alors,elle est là, je veux la voir, car nous aurions fini par nousentendre, sans le malheur qui est arrivé. »

Doucement, il marcha avec elle jusqu’à la maison. Sur le seuil,pourtant, il eut un regard vers ses chevaux. D’une phrase, elle lerassura.

« Pas de danger qu’ils bougent ! Et puis, l’expressest loin. »

Elle mentait. De son oreille exercée, dans le frisson tiède dela campagne, elle venait d’entendre l’express quitter la station deBarentin. Encore cinq minutes, et il serait là, il déboucherait dela tranchée, à cent mètres du passage à niveau. Tandis que lecarrier, debout dans la chambre de la morte, s’oubliait, songeant àLouisette, très ému, elle, restée dehors, devant la fenêtre,continuait d’écouter, au loin, le souffle régulier de la machine,de plus en plus proche. Brusquement, l’idée de Misard luivint : il devait la voir, il l’empêcherait ; et elle eutun coup à la poitrine, lorsque, s’étant tournée, elle ne l’aperçutpas à son poste. De l’autre côté de la maison, elle le retrouva,qui fouillait la terre, sous la margelle du puits, n’ayant purésister à sa folie de recherches, pris sans doute de la certitudesubite que le magot était là : tout à sa passion, aveugle,sourd, il fouillait, il fouillait. Et ce fut, pour elle,l’excitation dernière. Les choses elles-mêmes le voulaient. Un deschevaux se mit à hennir, tandis que la machine, au-delà de latranchée, soufflait très haut, en personne pressée qui accourt.

« Je vas les faire tenir tranquilles, dit Flore à Cabuche.N’aie pas peur. »

Elle s’élança, prit le premier cheval par le mors, tira, detoute sa force décuplée de lutteuse. Les chevaux se raidirent, uninstant, le fardier, lourd de son énorme charge, oscilla sansdémarrer ; mais, comme si elle se fût attelée elle-même, enbête de renfort, il s’ébranla, s’engagea sur la voie. Et il étaiten plein sur les rails, lorsque l’express, là-bas, à cent mètres,déboucha de la tranchée. Alors, pour immobiliser le fardier, decrainte qu’il ne traversât, elle retint l’attelage, dans unebrusque secousse, d’un effort surhumain, dont ses membrescraquèrent. Elle qui avait sa légende, dont on racontait des traitsde force extraordinaires, un wagon lancé sur une pente, arrêté à lacourse, une charrette poussée, sauvée d’un train, elle faisaitaujourd’hui cette chose, elle maintenait, de sa poigne de fer, lescinq chevaux, cabrés et hennissants dans l’instinct du péril.

Ce furent à peine dix secondes d’une terreur sans fin. Les deuxpierres géantes semblaient barrer l’horizon. Avec ses cuivresclairs, ses aciers luisants, la machine glissait, arrivait de samarche douce et foudroyante, sous la pluie d’or de la bellematinée. L’inévitable était là, rien au monde ne pouvait plusempêcher l’écrasement. Et l’attente durait.

Misard, revenu d’un bond à son poste, hurla, les bras en l’air,agitant les poings, dans la volonté folle de prévenir et d’arrêterle train. Sorti de la maison au bruit des roues et deshennissements, Cabuche s’était rué, hurlant lui aussi, pour faireavancer les bêtes. Mais Flore, qui venait de se jeter de côté, leretint, ce qui le sauva. Il croyait qu’elle n’avait pas eu la forcede maîtriser ses chevaux, que c’étaient eux qui l’avaient traînée.Et il s’accusait, il sanglotait, dans un râle de terreurdésespérée ; tandis qu’elle, immobile, grandie, les paupièresélargies et brûlantes, regardait. Au moment même où le poitrail dela machine allait toucher les blocs, lorsqu’il lui restait un mètrepeut-être à parcourir, pendant ce temps inappréciable, elle vittrès nettement Jacques, la main sur le volant du changement demarche. Il s’était tourné, leurs yeux se rencontrèrent dans unregard, qu’elle trouva démesurément long.

Ce matin-là, Jacques avait souri à Séverine, quand elle étaitdescendue sur le quai, au Havre, pour l’express, ainsi que chaquesemaine. À quoi bon se gâter la vie de cauchemars ? Pourquoine pas profiter des jours heureux, lorsqu’il s’en présentait ?Tout finirait par s’arranger peut-être. Et il était résolu à goûterau moins la joie de cette journée, faisant des projets, rêvant dedéjeuner avec elle au restaurant. Aussi, comme elle lui jetait uncoup d’œil désolé, parce qu’il n’y avait pas de wagon de premièreen tête, et qu’elle était forcée de se mettre loin de lui, à laqueue, avait-il voulu la consoler en lui souriant si gaiement. Onarriverait toujours ensemble, on se rattraperait, là-bas, d’avoirété séparés. Même, après s’être penché pour la voir monter dans uncompartiment, tout au bout, il avait poussé la belle humeur jusqu’àplaisanter le conducteur-chef, Henri Dauvergne, qu’il savaitamoureux d’elle. La semaine précédente, il s’était imaginé quecelui-ci s’enhardissait et qu’elle l’encourageait, par un besoin dedistraction, voulant échapper à l’existence atroce qu’elle s’étaitfaite. Roubaud le disait bien, elle finirait par coucher avec cejeune homme, sans plaisir, dans l’unique envie de recommencer autrechose. Et Jacques avait demandé à Henri pour qui donc, la veille,caché derrière un des ormes de la cour du départ, il envoyait desbaisers en l’air ; ce qui avait fait éclater d’un gros rirePecqueux, en train de charger le foyer de la Lison, fumante, prêteà partir.

Du Havre à Barentin, l’express avait marché à sa vitesseréglementaire, sans incident ; et ce fut Henri qui, lepremier, du haut de sa cabine de vigie, au sortir de la tranchée,signala le fardier en travers de la voie. Le fourgon de tête setrouvait bondé de bagages, car le train, très chargé, amenait toutun arrivage de voyageurs, débarqués la veille d’un paquebot. Àl’étroit, au milieu de cet entassement de malles et de valises, quefaisait danser la trépidation, le conducteur-chef était debout àson bureau, classant des feuilles ; tandis que la petitebouteille d’encre, accrochée à un clou, se balançait, elle aussi,d’un mouvement continu. Après les stations où il déposait desbagages, il avait pour quatre ou cinq minutes d’écritures. Deuxvoyageurs étant descendus à Barentin, il venait donc de mettre sespapiers en ordre, lorsque, montant s’asseoir dans sa vigie, ildonna, en arrière et en avant, selon son habitude, un coup d’œilsur la voie. Il restait là, assis dans cette guérite vitrée, toutesses heures libres, en surveillance. Le tender lui cachait lemécanicien ; mais, grâce à son poste élevé, il voyait souventplus loin et plus vite que celui-ci. Aussi le train tournait-ilencore, dans la tranchée, qu’il aperçut, là-bas, l’obstacle. Sasurprise fut telle, qu’il douta un instant, effaré, paralysé. Il yeut quelques secondes perdues, le train filait déjà hors de latranchée, et un grand cri montait de la machine, lorsqu’il sedécida à tirer la corde de la cloche d’alarme, dont le bout pendaitdevant lui.

Jacques, à ce moment suprême, la main sur le volant duchangement de marche, regardait sans voir, dans une minuted’absence. Il songeait à des choses confuses et lointaines, d’oùl’image de Séverine elle-même s’était évanouie. Le branle fou de lacloche, le hurlement de Pecqueux, derrière lui, le réveillèrent.Pecqueux, qui avait haussé la tige du cendrier, mécontent dutirage, venait de voir, en se penchant pour s’assurer de lavitesse. Et Jacques, d’une pâleur de mort, vit tout, comprit tout,le fardier en travers, la machine lancée, l’épouvantable choc, toutcela avec une netteté si aiguë, qu’il distingua jusqu’au grain desdeux pierres, tandis qu’il avait déjà dans les os la secousse del’écrasement. C’était l’inévitable. Violemment, il avait tourné levolant du changement de marche, fermé le régulateur, serré lefrein. Il faisait machine arrière, il s’était pendu, d’une maininconsciente, au bouton du sifflet, dans la volonté impuissante etfurieuse d’avertir, d’écarter la barricade géante, là-bas. Mais, aumilieu de cet affreux sifflement de détresse qui déchirait l’air,la Lison n’obéissait pas, allait quand même, à peine ralentie. Ellen’était plus la docile d’autrefois, depuis qu’elle avait perdu dansla neige sa bonne vaporisation, son démarrage si aisé, devenuequinteuse et revêche maintenant, en femme vieillie, dont un coup defroid a détruit la poitrine. Elle soufflait, se cabrait sous lefrein, allait, allait toujours, dans l’entêtement alourdi de samasse. Pecqueux, fou de peur, sauta. Jacques, raidi à son poste, lamain droite crispée sur le changement de marche, l’autre restée ausifflet, sans qu’il le sût, attendait. Et la Lison, fumante,soufflante, dans ce rugissement aigu qui ne cessait pas, vint tapercontre le fardier, du poids énorme des treize wagons qu’elletraînait.

Alors, à vingt mètres d’eux, du bord de la voie où l’épouvanteles clouait, Misard et Cabuche les bras en l’air, Flore les yeuxbéants, virent cette chose effrayante : le train se dresserdebout, sept wagons monter les uns sur les autres, puis retomberavec un abominable craquement, en une débâcle informe de débris.Les trois premiers étaient réduits en miettes, les quatre autres nefaisaient plus qu’une montagne, un enchevêtrement de toituresdéfoncées, de roues brisées, de portières, de chaînes, de tampons,au milieu de morceaux de vitre. Et, surtout, l’on avait entendu lebroiement de la machine contre les pierres, un écrasement sourdterminé en un cri d’agonie. La Lison, éventrée, culbutait à gauche,par-dessus le fardier ; tandis que les pierres, fendues,volaient en éclats, comme sous un coup de mine, et que, des cinqchevaux, quatre, roulés, traînés, étaient tués net. La queue dutrain, six wagons encore, intacts, s’étaient arrêtés, sans mêmesortir des rails.

Mais des cris montèrent, des appels dont les mots se perdaienten hurlements inarticulés de bête.

« À moi ! au secours !… Oh ! mon Dieu !je meurs ! au secours ! au secours ! »

On n’entendait plus, on ne voyait plus. La Lison, renversée surles reins, le ventre ouvert, perdait sa vapeur, par les robinetsarrachés, les tuyaux crevés, en des souffles qui grondaient,pareils à des râles furieux de géante. Une haleine blanche ensortait, inépuisable, roulant d’épais tourbillons au ras dusol ; pendant que, du foyer, les braises tombées, rouges commele sang même de ses entrailles, ajoutaient leurs fumées noires. Lacheminée, dans la violence du choc, était entrée en terre ; àl’endroit où il avait porté, le châssis s’était rompu, faussant lesdeux longerons ; et, les roues en l’air, semblable à unecavale monstrueuse, décousue par quelque formidable coup de corne,la Lison montrait ses bielles tordues, ses cylindres cassés, sestiroirs et leurs excentriques écrasés, toute une affreuse plaiebâillant au plein air, par où l’âme continuait de sortir, avec unfracas d’enragé désespoir. Justement, près d’elle, le cheval quin’était pas mort, gisait lui aussi, les deux pieds de devantemportés, perdant également ses entrailles par une déchirure de sonventre. À sa tête droite, raidie dans un spasme d’atroce douleur,on le voyait râler, d’un hennissement terrible, dont rienn’arrivait à l’oreille, au milieu du tonnerre de la machineagonisante.

Les cris s’étranglèrent, inentendus, perdus, envolés.

« Sauvez-moi ! tuez-moi !… Je souffre trop,tuez-moi ! tuez-moi donc ! »

Dans ce tumulte assourdissant, cette fumée aveuglante, lesportières des voitures restées intactes venaient de s’ouvrir, etune déroute de voyageurs se ruait au-dehors. Ils tombaient sur lavoie, se ramassaient, se débattaient à coups de pied, à coups depoing. Puis, dès qu’ils sentaient la terre solide, la campagnelibre devant eux, ils s’enfuyaient au galop, sautaient la haievive, coupaient à travers champs, cédant à l’unique instinct d’êtreloin du danger, loin, très loin. Des femmes, des hommes, hurlant,se perdirent au fond des bois.

Piétinée, ses cheveux défaits et sa robe en loques, Séverineavait fini par se dégager ; et elle ne fuyait pas, ellegalopait vers la machine grondante, lorsqu’elle se trouva en facede Pecqueux.

« Jacques, Jacques ! il est sauvé, n’est-cepas ? »

Le chauffeur, qui, par un miracle, ne s’était pas même foulé unmembre, accourait lui aussi, le cœur serré d’un remords, à l’idéeque son mécanicien se trouvait là-dessous. On avait tant voyagé,tant peiné ensemble, sous la continuelle fatigue des grandsvents ! Et leur machine, leur pauvre machine, la bonne amie siaimée de leur ménage à trois, qui était là sur le dos, à rendretout le souffle de sa poitrine, par ses poumons crevés !

« J’ai sauté, bégaya-t-il, je ne sais rien, rien du tout…Courons, courons vite ! »

Sur le quai, ils se heurtèrent contre Flore, qui les regardaitvenir. Elle n’avait pas bougé encore, dans la stupeur de l’acteaccompli, de ce massacre qu’elle avait fait. C’était fini, c’étaitbien ; et il n’y avait en elle que le soulagement d’un besoin,sans une pitié pour le mal des autres, qu’elle ne voyait même pas.Mais, lorsqu’elle reconnut Séverine, ses yeux s’agrandirentdémesurément, une ombre d’affreuse souffrance noircit son visagepâle. Et quoi ? elle vivait, cette femme, lorsque luicertainement était mort ! Dans cette douleur aiguë de sonamour assassiné, ce coup de couteau qu’elle s’était donné en pleincœur, elle eut la brusque conscience de l’abomination de son crime.Elle avait fait ça, elle l’avait tué, elle avait tué tout cemonde ! Un grand cri déchira sa gorge, elle tordait ses bras,elle courait follement.

« Jacques, oh ! Jacques… Il est là, il a été lancé enarrière, je l’ai vu… Jacques, Jacques ! »

La Lison râlait moins haut, d’une plainte rauque quis’affaiblissait, et dans laquelle, maintenant, on entendaitcroître, de plus en plus déchirante, la clameur des blessés.Seulement, la fumée restait épaisse, l’énorme tas de débris d’oùsortaient ces voix de torture et de terreur, semblait enveloppéd’une poussière noire, immobile dans le soleil. Que faire ?par où commencer ? comment arriver jusqu’à cesmalheureux ?

« Jacques ! criait toujours Flore. Je vous dis qu’ilm’a regardée et qu’il a été jeté par là, sous le tender… Accourezdonc ! aidez-moi donc ! »

Déjà, Cabuche et Misard venaient de relever Henri, leconducteur-chef, qui, à la dernière seconde, avait sauté lui aussi.Il s’était démis le pied, ils l’assirent par terre, contre la haie,d’où, hébété, muet, il regarda le sauvetage, sans paraîtresouffrir.

« Cabuche, viens donc m’aider, je te dis que Jacques estlà-dessous ! »

Le carrier n’entendait pas, courait à d’autres blessés,emportait une jeune femme dont les jambes pendaient, cassées auxcuisses.

Et ce fut Séverine qui se précipita, à l’appel de Flore.

« Jacques, Jacques !… Où donc ? Je vousaiderai.

– C’est ça, aidez-moi, vous ! »

Leurs mains se rencontrèrent, elles tiraient ensemble sur uneroue brisée. Mais les doigts délicats de l’une n’arrivaient à rien,tandis que l’autre, avec sa forte poigne, abattait lesobstacles.

« Attention ! » dit Pecqueux, qui se mettait, luiaussi, à la besogne.

D’un mouvement brusque, il avait arrêté Séverine, au moment oùelle allait marcher sur un bras, coupé à l’épaule, encore vêtud’une manche de drap bleu. Elle eut un recul d’horreur. Pourtant,elle ne reconnaissait pas la manche : c’était un bras inconnu,roulé là, d’un corps qu’on retrouverait autre part sans doute. Etelle en resta si tremblante, qu’elle en fut comme paralysée,pleurante et debout, à regarder travailler les autres, incapableseulement d’enlever les éclats de vitre, où les mains secoupaient.

Alors, le sauvetage des mourants, la recherche des morts furentpleins d’angoisse et de danger, car le feu de la machine s’étaitcommuniqué à des pièces de bois, et il fallut, pour éteindre cecommencement d’incendie, jeter de la terre à la pelle. Pendantqu’on courait à Barentin demander du secours, et qu’une dépêchepartait pour Rouen, le déblaiement s’organisait le plus activementpossible, tous les bras s’y mettaient, d’un grand courage. Beaucoupdes fuyards étaient revenus, honteux de leur panique. Mais onavançait avec d’infinies précautions, chaque débris à enleverdemandait des soins, car on craignait d’achever les malheureuxensevelis, s’il se produisait des éboulements. Des blessésémergeaient du tas, engagés jusqu’à la poitrine, serrés là commedans un étau, et hurlant. On travailla un quart d’heure à endélivrer un, qui ne se plaignait pas, d’une pâleur de linge, disantqu’il n’avait rien, qu’il ne souffrait de rien ; et, quand onl’eut sorti, il n’avait plus de jambes, il expira tout de suite,sans avoir su ni senti cette mutilation horrible, dans lesaisissement de sa peur. Toute une famille fut retirée d’unevoiture de seconde, où le feu s’était mis : le père et la mèreétaient blessés aux genoux, la grand-mère avait un brascassé ; mais eux non plus ne sentaient pas leur mal,sanglotant, appelant leur petite fille, disparue dans l’écrasement,une blondine de trois ans à peine, qu’on retrouva sous un lambeaude toiture, saine et sauve, la mine amusée et souriante. Une autrefillette, couverte de sang, celle-ci, ses pauvres petites mainsbroyées, qu’on avait portée à l’écart, en attendant de découvrirses parents, demeurait solitaire et inconnue, si étouffée, qu’ellene disait pas un mot, la face seulement convulsée en un masqued’indicible terreur, dès qu’on l’approchait. On ne pouvait ouvrirles portières dont le choc avait tordu les ferrures, il fallaitdescendre dans les compartiments par les glaces brisées. Déjàquatre cadavres étaient rangés côte à côte, au bord de la voie. Unedizaine de blessés, étendus par terre, près des morts, attendaient,sans un médecin pour les panser, sans un secours. Et le déblaiementcommençait à peine, on ramassait une nouvelle victime sous chaquedécombre, le tas ne semblait pas diminuer, tout ruisselant etpalpitant de cette boucherie humaine.

« Quand je vous dis que Jacques est là-dessous !répétait Flore, se soulageant à ce cri obstiné qu’elle jetait sansraison, comme la plainte même de son désespoir. Il appelle, tenez,tenez ! écoutez ! »

Le tender se trouvait engagé sous les wagons, qui, montés lesuns par-dessus les autres, s’étaient ensuite écroulés surlui ; et, en effet, depuis que la machine râlait moins haut,on entendait une grosse voix d’homme rugir au fond de l’éboulement.À mesure qu’on avançait, la clameur de cette voix d’agonie devenaitplus haute, d’une douleur si énorme, que les travailleurs nepouvaient plus la supporter, pleurant et criant eux-mêmes. Puis,enfin, comme ils tenaient l’homme, dont ils venaient de dégager lesjambes et qu’ils tiraient à eux, le rugissement de souffrancecessa. L’homme était mort.

« Non, dit Flore, ce n’est pas lui. C’est plus au fond, ilest là-dessous. »

Et, de ses bras de guerrière, elle soulevait des roues, lesrejetait au loin, elle tordait le zinc des toitures, brisait desportières, arrachait des bouts de chaîne. Et, dès qu’elle tombaitsur un mort ou sur un blessé, elle appelait, pour qu’on l’endébarrassât, ne voulant pas lâcher une seconde ses fouillesenragées.

Derrière elle, Cabuche, Pecqueux, Misard travaillaient, tandisque Séverine, défaillante à rester ainsi debout, sans rien pouvoirfaire, venait de s’asseoir sur la banquette défoncée d’un wagon.Mais Misard, repris de son flegme, doux et indifférent, s’évitaitles grosses fatigues, aidait surtout à transporter les corps. Etlui, ainsi que Flore, regardaient les cadavres, comme s’ilsespéraient les reconnaître, au milieu de la cohue des milliers etdes milliers de visages, qui, en dix années, avaient défilé devanteux, à toute vapeur, en ne leur laissant que le souvenir confusd’une foule, apportée, emportée dans un éclair. Non ! cen’était toujours que le flot inconnu du monde en marche ; lamort brutale, accidentelle, restait anonyme, comme la vie pressée,dont le galop passait là, allant à l’avenir ; et ils nepouvaient mettre aucun nom, aucun renseignement précis, sur lestêtes labourées par l’horreur de ces misérables, tombés en route,piétinés, écrasés, pareils à ces soldats dont les corps comblentles trous, devant la charge d’une armée montant à l’assaut.Pourtant, Flore crut en retrouver un à qui elle avait parlé, lejour du train perdu dans la neige : cet Américain, dont ellefinissait par connaître familièrement le profil, sans savoir ni sonnom, ni rien de lui et des siens. Misard le porta avec les autresmorts, venus on ne savait d’où, arrêtés là en se rendant on nesavait à quel endroit.

Puis, il y eut encore un spectacle déchirant. Dans la caisserenversée d’un compartiment de première classe, on venait dedécouvrir un jeune ménage, des nouveaux mariés sans doute, jetésl’un contre l’autre, si malheureusement, que la femme, sous elle,écrasait l’homme, sans qu’elle pût faire un mouvement, pour lesoulager. Lui, étouffait, râlait déjà ; tandis qu’elle, labouche libre, suppliait éperdument qu’on se hâtât, épouvantée, lecœur arraché, à sentir qu’elle le tuait. Et, lorsqu’on les eutdélivrés l’un et l’autre, ce fut elle qui, tout d’un coup, renditl’âme, le flanc troué par un tampon. Et l’homme, revenu à lui,clamait de douleur, agenouillé près d’elle, dont les yeux restaientpleins de larmes.

Maintenant, il y avait douze morts, plus de trente blessés. Maison arrivait à dégager le tender ; et Flore, de temps à autre,s’arrêtait, plongeait sa tête parmi les bois éclatés, les ferstordus, fouillant ardemment des yeux, pour voir si ellen’apercevait pas le mécanicien. Brusquement, elle jeta un grandcri.

« Je le vois, il est là-dessous… Tenez ! c’est sonbras, avec sa veste de laine bleue… Et il ne bouge pas, il nesouffle pas… »

Elle s’était redressée, elle jura comme un homme.

« Mais, nom de Dieu ! dépêchez-vous donc, tirez-ledonc de là-dessous ! »

Des deux mains, elle tâchait d’arracher un plancher de voiture,que d’autres débris l’empêchaient de tirer à elle. Alors, ellecourut, elle revint avec la hache qui servait, chez les Misard, àfendre le bois ; et, la brandissant, ainsi qu’un bûcheronbrandit sa cognée au milieu d’une forêt de chênes, elle attaqua leplancher d’une volée furieuse. On s’était écarté, on la laissaitfaire, en lui criant de prendre garde. Mais il n’y avait plusd’autre blessé que le mécanicien, à l’abri lui-même sous unenchevêtrement d’essieux et de roues. D’ailleurs, elle n’écoutaitpas, soulevée dans un élan, sûr de lui, irrésistible. Elle abattaitle bois, chacun de ses coups tranchait un obstacle. Avec sescheveux blonds envolés, son corsage arraché qui montrait ses brasnus, elle était comme une terrible faucheuse s’ouvrant une trouéeparmi cette destruction qu’elle avait faite. Un dernier coup, quiporta sur un essieu, cassa en deux le fer de la hache. Et, aidéedes autres, elle écarta les roues qui avaient protégé le jeunehomme d’un écrasement certain, elle fut la première à le saisir, àl’emporter entre ses bras.

« Jacques, Jacques !… Il respire, il vit. Ah !mon Dieu, il vit… Je savais bien que je l’avais vu tomber et qu’ilétait là ! »

Séverine, éperdue, la suivait. À elles deux, elles le déposèrentau pied de la haie, près d’Henri, qui, stupéfié, regardaittoujours, sans avoir l’air de comprendre où il était et ce qu’onfaisait autour de lui. Pecqueux, qui s’était approché, restaitdebout devant son mécanicien, bouleversé de le voir dans un sifichu état ; tandis que les deux femmes, agenouilléesmaintenant, l’une à droite, l’autre à gauche, soutenaient la têtedu malheureux, en épiant avec angoisse les moindres frissons de sonvisage.

Enfin, Jacques ouvrit les paupières. Ses regards troubles seportèrent sur elles, tour à tour, sans qu’il parût les reconnaître.Elles ne lui importaient pas. Mais ses yeux ayant rencontré, àquelques mètres, la machine qui expirait, s’effarèrent d’abord,puis se fixèrent, vacillants d’une émotion croissante. Elle, laLison, il la reconnaissait bien, et elle lui rappelait tout, lesdeux pierres en travers de la voie, l’abominable secousse, cebroiement qu’il avait senti à la fois en elle et en lui, dont luiressuscitait, tandis qu’elle, sûrement, allait en mourir. Ellen’était point coupable de s’être montrée rétive ; car, depuissa maladie contractée dans la neige, il n’y avait pas de sa faute,si elle était moins alerte ; sans compter que l’âge arrive,qui alourdit les membres et durcit les jointures. Aussi luipardonnait-il volontiers, débordé d’un gros chagrin, à la voirblessée à mort, en agonie. La pauvre Lison n’en avait plus que pourquelques minutes. Elle se refroidissait, les braises de son foyertombaient en cendre, le souffle qui s’était échappé si violemmentde ses flancs ouverts, s’achevait en une petite plainte d’enfantqui pleure. Souillée de terre et de bave, elle toujours siluisante, vautrée sur le dos, dans une mare noire de charbon, elleavait la fin tragique d’une bête de luxe qu’un accident foudroie enpleine rue. Un instant, on avait pu voir, par ses entraillescrevées, fonctionner ses organes, les pistons battre comme deuxcœurs jumeaux, la vapeur circuler dans les tiroirs comme le sang deses veines ; mais, pareilles à des bras convulsifs, lesbielles n’avaient plus que des tressaillements, les révoltesdernières de la vie ; et son âme s’en allait avec la force quila faisait vivante, cette haleine immense dont elle ne parvenaitpas à se vider toute. La géante éventrée s’apaisa encore,s’endormit peu à peu d’un sommeil très doux, finit par se taire.Elle était morte. Et le tas de fer, d’acier et de cuivre, qu’ellelaissait là, ce colosse broyé, avec son tronc fendu, ses membresépars, ses organes meurtris, mis au plein jour, prenait l’affreusetristesse d’un cadavre humain, énorme, de tout un monde qui avaitvécu et d’où la vie venait d’être arrachée, dans la douleur.

Alors, Jacques, ayant compris que la Lison n’était plus, refermales yeux avec le désir de mourir lui aussi, si faible d’ailleurs,qu’il croyait être emporté dans le dernier petit souffle de lamachine ; et, de ses paupières closes, des larmes lentescoulaient maintenant, inondant ses joues. C’en fut trop pourPecqueux, qui était resté là, immobile, la gorge serrée. Leur bonneamie mourait, et voilà que son mécanicien voulait la suivre.C’était donc fini, leur ménage à trois ? Finis, les voyages,où, montés sur son dos, ils faisaient des cent lieues, sanséchanger une parole, s’entendant quand même si bien tous les trois,qu’ils n’avaient pas besoin de faire un signe pour secomprendre ! Ah ! la pauvre Lison, si douce dans saforce, si belle quand elle luisait au soleil ! Et Pecqueux,qui pourtant n’avait pas bu, éclata en sanglots violents, dont leshoquets secouaient son grand corps, sans qu’il pût les retenir.

Séverine et Flore, elles aussi, se désespéraient, inquiètes dece nouvel évanouissement de Jacques. La dernière courut chez elle,revint avec de l’eau-de-vie camphrée, se mit à le frictionner, pourfaire quelque chose. Mais les deux femmes, dans leur angoisse,étaient exaspérées encore par l’agonie interminable du cheval qui,seul des cinq, survivait, les deux pieds de devant emportés. Ilgisait près d’elles, il avait un hennissement continu, un cripresque humain, si retentissant et d’une si effroyable douleur, quedeux des blessés, gagnés par la contagion, s’étaient mis à hurlereux aussi, ainsi que des bêtes. Jamais cri de mort n’avait déchirél’air avec cette plainte profonde, inoubliable, qui glaçait lesang. La torture devenait atroce, des voix tremblantes de pitié etde colère s’emportaient, suppliaient qu’on l’achevât, ce misérablecheval qui souffrait tant, et dont le râle sans fin, maintenant quela machine était morte, restait comme la lamentation dernière de lacatastrophe. Alors, Pecqueux, toujours sanglotant, ramassa la hacheau fer brisé, puis, d’un seul coup en plein crâne, l’abattit. Et,sur le champ de massacre, le silence tomba.

Les secours, enfin, arrivaient, après deux heures d’attente.Dans le choc de la rencontre, les voitures avaient toutes étélancées sur la gauche, de sorte que le déblaiement de la voiedescendante allait pouvoir se faire en quelques heures. Un train detrois wagons, conduit par une machine-pilote, venait d’amener deRouen le chef de cabinet du préfet, le procureur impérial, desingénieurs et des médecins de la Compagnie, tout un flot depersonnages effarés et empressés ; tandis que le chef de garede Barentin, M. Bessière, était déjà là, avec une équipe,attaquant les débris. Une agitation, un énervement extraordinairerégnait dans ce coin de pays perdu, si désert et si muetd’habitude. Les voyageurs sains et saufs gardaient, de la frénésiede leur panique, un besoin fébrile de mouvement : les unscherchaient des voitures, terrifiés à l’idée de remonter enwagon ; les autres, voyant qu’on ne trouverait pas même unebrouette, s’inquiétaient déjà de savoir où ils mangeraient, où ilscoucheraient ; et tous réclamaient un bureau de télégraphe,plusieurs partaient à pied pour Barentin, emportant des dépêches.Pendant que les autorités, aidées de l’administration, commençaientune enquête, les médecins procédaient en hâte au pansement desblessés. Beaucoup s’étaient évanouis, au milieu de mares de sang.D’autres, sous les pinces et les aiguilles, se plaignaient d’unevoix faible. Il y avait, en somme, quinze morts et trente-deuxvoyageurs atteints grièvement. En attendant que leur identité pûtêtre établie, les morts étaient restés par terre, rangés le long dela haie, le visage au ciel. Seul, un petit substitut, un jeunehomme blond et rose, qui faisait du zèle, s’occupait d’eux,fouillait leurs poches, pour voir si des papiers, des cartes, deslettres, ne lui permettraient pas de les étiqueter chacun d’un nomet d’une adresse. Cependant, autour de lui, un cercle béant seformait ; car, bien qu’il n’y eût pas de maison, à près d’unelieue à la ronde, des curieux étaient arrivés, on ne savait d’où,une trentaine d’hommes, de femmes, d’enfants, qui gênaient, sansaider à rien. Et, la poussière noire, le voile de fumée et devapeur qui enveloppait tout, s’étant dissipé, la radieuse matinéed’avril triomphait au-dessus du champ de massacre, baignant de lapluie douce et gaie de son clair soleil les mourants et les morts,la Lison éventrée, le désastre des décombres entassés, quedéblayait l’équipe des travailleurs, pareils à des insectesréparant les ravages d’un coup de pied donné par un passantdistrait, dans leur fourmilière.

Jacques était toujours évanoui, et Séverine avait arrêté unmédecin au passage, suppliante. Celui-ci venait d’examiner le jeunehomme, sans lui trouver aucune blessure apparente ; mais ilcraignait des lésions intérieures, car de minces filets de sangapparaissaient aux lèvres. Ne pouvant se prononcer encore, ilconseillait d’emporter le blessé au plus tôt et de l’installer dansun lit, en évitant les secousses.

Sous les mains qui le palpaient, Jacques de nouveau avait ouvertles yeux, avec un léger cri de souffrance ; et, cette fois, ilreconnut Séverine, il bégaya, dans son égarement :

« Emmène-moi, emmène-moi ! »

Flore s’était penchée. Mais, ayant tourné la tête, il lareconnut, elle aussi. Ses regards exprimèrent une épouvanted’enfant, il se rejeta vers Séverine, dans un recul de haine etd’horreur.

« Emmène-moi, tout de suite, tout desuite ! »

Alors, elle lui demanda, en le tutoyant de même, seule avec lui,car cette fille ne comptait plus :

« À la Croix-de-Maufras, veux-tu ?… Si ça ne tecontrarie pas, c’est là en face, nous serons chez nous. »

Et il accepta, tremblant toujours, les yeux sur l’autre.

« Où tu voudras, tout de suite ! »

Immobile, Flore avait blêmi, sous ce regard d’exécrationterrifiée. Ainsi, dans ce carnage d’inconnus et d’innocents, ellen’était arrivée à les tuer ni l’un ni l’autre : la femme ensortait sans une égratignure ; lui, maintenant, enréchapperait peut-être ; et elle n’avait de la sorte réussiqu’à les rapprocher, à les jeter ensemble, seul à seule, au fond decette maison solitaire. Elle les y vit installés, l’amant guéri,convalescent, la maîtresse aux petits soins, payée de ses veillespar de continuelles caresses, tous les deux prolongeant loin dumonde, dans une liberté absolue, cette lune de miel de lacatastrophe. Un grand froid la glaçait, elle regardait les morts,elle avait tué pour rien.

À ce moment, dans ce coup d’œil jeté à la tuerie, Flore aperçutMisard et Cabuche, que des messieurs interrogeaient, la justicepour sûr. En effet, le procureur impérial et le chef du cabinet dupréfet tâchaient de comprendre comment cette voiture de carriers’était trouvée ainsi en travers de la voie. Misard soutenait qu’iln’avait pas quitté son poste, tout en ne pouvant donner aucunrenseignement précis : il ne savait réellement rien, ilprétendait qu’il tournait le dos, occupé à ses appareils. Quant àCabuche, bouleversé encore, il racontait une longue histoireconfuse, pourquoi il avait eu le tort de lâcher ses chevaux,désireux de voir la morte, et de quelle façon les chevaux étaientpartis tout seuls, et comment la jeune fille n’avait pu lesarrêter. Il s’embrouillait, recommençait, sans parvenir à se fairecomprendre.

Un sauvage besoin de liberté fit battre de nouveau le sang glacéde Flore. Elle voulait être libre d’elle-même, libre de réfléchiret de prendre un parti, n’ayant jamais eu besoin de personne pourêtre dans le vrai chemin. À quoi bon attendre qu’on l’ennuyât avecdes questions, qu’on l’arrêtât peut-être ? Car, en dehors ducrime, il y avait eu une faute de service, on la rendraitresponsable. Cependant, elle restait, retenue là, tant que Jacquesy serait lui-même.

Séverine venait de tant prier Pecqueux, que celui-ci s’étaitenfin procuré un brancard ; et il reparut avec un camarade,pour emporter le blessé. Le médecin avait également décidé la jeunefemme à accepter chez elle le conducteur-chef, Henri, qui nesemblait souffrir que d’une commotion au cerveau, hébété. On letransporterait après l’autre.

Et, comme Séverine se penchait pour déboutonner le col deJacques, qui le gênait, elle le baisa sur les yeux, ouvertement,voulant lui donner le courage de supporter le transport.

« N’aie pas peur, nous serons heureux. »

Souriant, il la baisa à son tour. Et ce fut, pour Flore, ledéchirement suprême, ce qui l’arrachait de lui, à jamais. Il luisemblait que son sang, à elle aussi, coulait à flots, maintenant,d’une inguérissable blessure. Lorsqu’on l’emporta, elle prit lafuite. Mais, en passant devant la maison basse, elle aperçut, parles vitres de la fenêtre, la chambre de mort, avec la tache pâle dela chandelle qui brûlait dans le plein jour, près du corps de samère. Pendant l’accident, la morte était restée seule, la tête àdemi tournée, les yeux grands ouverts, la lèvre tordue, comme sielle eût regardé se broyer et mourir tout ce monde qu’elle neconnaissait pas.

Flore galopa, tourna tout de suite au coude que faisait la routede Doinville, puis se lança à gauche, parmi les broussailles. Elleconnaissait chaque recoin du pays, elle défiait bien dès lors lesgendarmes de la prendre, si on les lançait à sa poursuite. Aussicessa-t-elle brusquement de courir, continuant à petits pas, s’enallant à une cachette où elle aimait se terrer dans ses jourstristes, une excavation au-dessus du tunnel. Elle leva les yeux,vit au soleil qu’il était midi. Quand elle fut dans son trou, elles’allongea sur la roche dure, elle resta immobile, les mains nouéesderrière la nuque, à réfléchir. Alors, seulement, un vide affreuxse produisit en elle, la sensation d’être morte déjà luiengourdissait peu à peu les membres. Ce n’était pas le remordsd’avoir tué inutilement tout ce monde, car elle devait faire uneffort pour en retrouver le regret et l’horreur. Mais, elle enétait certaine maintenant, Jacques l’avait vue retenir leschevaux ; et elle venait de le comprendre, à son recul, ilavait pour elle la répulsion terrifiée qu’on a pour les monstres.Jamais il n’oublierait. D’ailleurs, lorsqu’on manque les gens, ilfaut ne pas se manquer soi-même. Tout à l’heure, elle se tuerait.Elle n’avait aucun autre espoir, elle en sentait davantage lanécessité absolue, depuis qu’elle était là, à se calmer et àraisonner. La fatigue, un anéantissement de tout son être,l’empêchait seul de se relever pour chercher une arme et mourir.Et, cependant, du fond de l’invincible somnolence qui la prenait,montait encore l’amour de la vie, le besoin du bonheur, un rêvedernier d’être heureuse elle aussi, puisqu’elle laissait les deuxautres à la félicité de vivre ensemble, libres. Pourquoin’attendait-elle pas la nuit et ne courait-elle pas rejoindre Ozil,qui l’adorait, qui saurait bien la défendre ? Ses idéesdevenaient douces et confuses, elle s’endormit, d’un sommeil noir,sans rêves.

Lorsque Flore se réveilla, la nuit s’était faite, profonde.Étourdie, elle tâta autour d’elle, se souvint tout d’un coup, ensentant le roc nu, où elle était couchée. Et ce fut, comme au chocde la foudre, la nécessité implacable : il fallait mourir. Ilsemblait que la douceur lâche, cette défaillance devant la viepossible encore, s’en était allée avec la fatigue. Non, non !la mort seule était bonne. Elle ne pouvait vivre dans tout ce sang,le cœur arraché, exécrée du seul homme qu’elle avait voulu et quiétait à une autre. Maintenant qu’elle en avait la force, il fallaitmourir.

Flore se leva, sortit du trou de roches. Elle n’hésita pas, carelle venait de trouver d’instinct où elle devait aller. D’unnouveau regard au ciel, vers les étoiles, elle sut qu’il était prèsde neuf heures. Comme elle arrivait à la ligne du chemin de fer, untrain passa, à grande vitesse, sur la voie descendante, ce quiparut lui faire plaisir : tout irait bien, on avait évidemmentdéblayé cette voie, tandis que l’autre était sans doute encoreobstruée, car la circulation n’y semblait pas rétablie. Dès lors,elle suivit la haie vive, au milieu du grand silence de ce payssauvage. Rien ne pressait, il n’y aurait plus de train avantl’express de Paris, qui ne serait là qu’à neuf heuresvingt-cinq ; et elle longeait toujours la haie à petits pas,dans l’ombre épaisse, très calme, comme si elle eût fait une de sespromenades habituelles, par les sentiers déserts. Pourtant, avantd’arriver au tunnel, elle franchit la haie, elle continua d’avancersur la voie même, de son pas de flânerie, marchant à la rencontrede l’express. Il lui fallut ruser, pour n’être pas vue du gardien,ainsi qu’elle s’y prenait d’ordinaire, chaque fois qu’elle rendaitvisite à Ozil, là-bas, à l’autre bout. Et, dans le tunnel, ellemarcha encore, toujours, toujours en avant. Mais ce n’était pluscomme l’autre semaine, elle n’avait plus peur, si elle seretournait, de perdre la notion exacte du sens où elle allait. Lafolie du tunnel ne battait point sous son crâne, ce coup de folieoù sombrent les choses, le temps et l’espace, au milieu du tonnerredes bruits et de l’écrasement de la voûte. Que lui importait !elle ne raisonnait pas, ne pensait même pas, n’avait qu’unerésolution fixe : marcher, marcher devant elle, tant qu’ellene rencontrerait pas le train, et marcher encore, droit au fanal,dès qu’elle le verrait flamber dans la nuit.

Flore s’étonna cependant, car elle croyait aller ainsi depuisdes heures. Comme c’était loin, cette mort qu’elle voulait !L’idée qu’elle ne la trouverait pas, qu’elle cheminerait des lieueset des lieues, sans se heurter contre elle, la désespéra un moment.Ses pieds se lassaient, serait-elle donc obligée de s’asseoir, del’attendre, couchée en travers des rails ? Mais cela luiparaissait indigne, elle avait besoin de marcher jusqu’au bout, demourir toute droite, par un instinct de vierge et de guerrière. Etce fut, en elle, un réveil d’énergie, une nouvelle poussée enavant, lorsqu’elle aperçut, très lointain, le fanal de l’express,pareil à une petite étoile, scintillante et unique au fond d’unciel d’encre. Le train n’était pas encore sous la voûte, aucunbruit ne l’annonçait, il n’y avait que ce feu si vif, si gai,grandissant peu à peu. Redressée dans sa haute taille souple destatue, balancée sur ses fortes jambes, elle avançait maintenantd’un pas allongé, sans courir pourtant, comme à l’approche d’uneamie, à qui elle voulait épargner un bout du chemin. Mais le trainvenait d’entrer dans le tunnel, l’effroyable grondement approchait,ébranlant la terre d’un souffle de tempête, tandis que l’étoileétait devenue un œil énorme, toujours grandissant, jaillissantcomme de l’orbite des ténèbres. Alors, sous l’empire d’un sentimentinexpliqué, peut-être pour n’être que seule à mourir, elle vida sespoches, sans cesser sa marche d’obstination héroïque, posa tout unpaquet au bord de la voie, un mouchoir, des clefs, de la ficelle,deux couteaux ; même elle enleva le fichu noué sur son cou,laissa son corsage dégrafé, à moitié arraché. L’œil se changeait enun brasier, en une gueule de four vomissant l’incendie, le souffledu monstre arrivait, humide et chaud déjà, dans ce roulement detonnerre, de plus en plus assourdissant. Et elle marchait toujours,elle se dirigeait droit à cette fournaise, pour ne pas manquer lamachine, fascinée ainsi qu’un insecte de nuit, qu’une flammeattire. Et, dans l’épouvantable choc, dans l’embrassade, elle seredressa encore, comme si, soulevée par une dernière révolte delutteuse, elle eût voulu étreindre le colosse, et le terrasser. Satête avait porté en plein dans le fanal, qui s’éteignit.

Ce ne fut que plus d’une heure après qu’on vint ramasser lecadavre de Flore. Le mécanicien avait bien vu cette grande figurepâle marcher contre la machine, d’une étrangeté effrayanted’apparition, sous le jet de clarté vive qui l’inondait ; et,lorsque, brusquement, la lanterne éteinte, le train s’était trouvédans une obscurité profonde, roulant avec son bruit de foudre, ilavait frémi, en sentant passer la mort. Au sortir du tunnel, ils’était efforcé de crier l’accident au gardien. Mais, à Barentinseulement, il avait pu raconter que quelqu’un venait de se fairecouper, là-bas : c’était certainement une femme ; descheveux, mêlés à des débris de crâne, restaient collés encore à lavitre brisée du fanal. Et, quand les hommes envoyés à la recherchedu corps le découvrirent, ils furent saisis de le voir si blanc,d’une blancheur de marbre. Il gisait sur la voie montante, projetélà par la violence du choc, la tête en bouillie, les membres sansune égratignure, à moitié dévêtu, d’une beauté admirable, dans lapureté et la force. Silencieusement, les hommes l’enveloppèrent.Ils l’avaient reconnue. Elle s’était sûrement fait tuer, folle,pour échapper à la responsabilité terrible qui pesait sur elle.

Dès minuit, le cadavre de Flore, dans la petite maison basse,reposa à côté du cadavre de sa mère. On avait mis par terre unmatelas, et rallumé une chandelle, entre elles deux. Phasie, latête penchée toujours, avec le rire affreux de sa bouche tordue,semblait maintenant regarder sa fille, de ses grands yeuxfixes ; tandis que, dans la solitude, au milieu du profondsilence, on entendait de tous côtés la sourde besogne, l’efforthaletant de Misard, qui s’était remis à ses fouilles. Et, auxintervalles réglementaires, les trains passaient, se croisaient surles deux voies, la circulation venant d’être complètement rétablie.Ils passaient inexorables, avec leur toute-puissance mécanique,indifférents, ignorants de ces drames et de ces crimes.Qu’importaient les inconnus de la foule tombés en route, écraséssous les roues ! On avait emporté les morts, lavé le sang, etl’on repartait pour là-bas, à l’avenir.

Chapitre 11

 

C’était dans la grande chambre à coucher de la Croix-de-Maufras,la chambre tendue de damas rouge, dont les deux hautes fenêtresdonnaient sur la ligne du chemin de fer, à quelques mètres. Du lit,un vieux lit à colonnes, placé en face, on voyait les trainspasser. Et, depuis des années, on n’y avait pas enlevé un objet,pas dérangé un meuble.

Séverine avait fait monter dans cette pièce Jacques blessé,évanoui ; tandis qu’on laissait Henri Dauvergne aurez-de-chaussée, dans une autre chambre à coucher, plus petite.Elle gardait pour elle-même une chambre voisine de celle deJacques, dont le palier seul la séparait. En deux heures,l’installation fut suffisamment confortable, car la maison étaitrestée toute montée, il y avait jusqu’à du linge au fond desarmoires. Un tablier noué par-dessus sa robe, Séverine se trouvaitchangée en infirmière, après avoir télégraphié simplement à Roubaudqu’il n’eût pas à l’attendre, qu’elle demeurerait là sans doutequelques jours, pour soigner des blessés, recueillis chez eux.

Et, dès le lendemain, le médecin avait cru pouvoir répondre deJacques, même en huit jours il comptait le remettre sur pied :un véritable miracle, à peine de légers désordres intérieurs. Maisil recommandait les plus grands soins, l’immobilité la plusabsolue. Aussi, lorsque le malade ouvrit les yeux, Séverine, qui leveillait comme un enfant, le supplia-t-elle d’être gentil, de luiobéir en toute chose. Lui, très faible encore, promit d’un signe detête. Il avait toute sa lucidité, il reconnaissait cette chambre,décrite par elle, la nuit de ses aveux : la chambre rouge, où,dès seize ans et demi, elle avait cédé aux violences du présidentGrandmorin. C’était bien le lit qu’il occupait maintenant,c’étaient les fenêtres par lesquelles, sans même lever la tête, ilregardait filer les trains, dans le brusque ébranlement de lamaison tout entière. Et, cette maison, il la sentait à son entour,telle qu’il l’avait vue si souvent, lorsque lui-même passait là,emporté sur sa machine. Il la revoyait, plantée de biais au bord dela voie, dans sa détresse et dans l’abandon de ses volets clos,rendue, depuis qu’elle était à vendre, plus lamentable et pluslouche par l’immense écriteau, qui ajoutait à la mélancolie dujardin, obstrué de ronces. Il se rappelait l’affreuse tristessequ’il éprouvait chaque fois, le malaise dont elle le hantait, commesi elle se dressait à cette place pour le malheur de son existence.Aujourd’hui, couché dans cette chambre, si faible, il croyaitcomprendre, car ce ne pouvait être que cela : il allaitsûrement y mourir.

Dès qu’elle l’avait vu en état de l’entendre, Séverine s’étaitempressée de le rassurer, en lui disant à l’oreille, pendantqu’elle remontait la couverture :

« Ne t’inquiète pas, j’ai vidé tes poches, j’ai pris lamontre. »

Il la regardait, les yeux élargis, faisant un effort demémoire.

« La montre… Ah ! oui, la montre.

– On aurait pu te fouiller. Et je l’ai cachée parmi desaffaires à moi. N’aie pas peur. »

Il la remercia d’un serrement de main. En tournant la tête, ilavait aperçu, sur la table, le couteau, trouvé également dans unede ses poches. Lui, seulement, n’était pas à cacher : uncouteau comme tous les autres.

Mais, le lendemain déjà, Jacques était plus fort, et il sereprit à espérer qu’il ne mourrait pas là. Il avait eu un véritableplaisir à reconnaître, près de lui, Cabuche, s’empressant,assourdissant sur le parquet ses pas lourds de colosse ; car,depuis l’accident, le carrier n’avait pas quitté Séverine, commeemporté lui aussi dans un ardent besoin de dévouement : illâchait son travail, revenait chaque matin l’aider aux gros travauxdu ménage, la servait en chien fidèle, les yeux fixés sur lessiens. Ainsi qu’il le disait, c’était une rude femme, malgré sonair mince. On pouvait bien faire quelque chose pour elle, quifaisait tant pour les autres. Et les deux amants s’habituaient àlui, se tutoyaient, s’embrassaient même, sans se gêner, lorsqu’iltraversait la chambre discrètement, en effaçant le plus possibleson grand corps.

Jacques, cependant, s’étonnait des fréquentes absences deSéverine. Le premier jour, pour obéir au médecin, elle lui avaitcaché la présence d’Henri, en bas, sentant bien de quelle douceurapaisante lui serait l’idée d’une absolue solitude.

« Nous sommes seuls, n’est-ce pas ?

– Oui, mon chéri, seuls, tout à fait seuls… Dorstranquille. »

Seulement, elle disparaissait à chaque minute, et dès lelendemain, il avait entendu, au rez-de-chaussée, des bruits de pas,des chuchotements. Puis, le jour suivant, ce fut toute une gaietéétouffée, des rires clairs, deux voix jeunes et fraîches qui necessaient point.

« Qu’y a-t-il ? qui est-ce ?… Nous ne sommes doncpas seuls ?

– Eh bien ! non, mon chéri, il y a en bas, juste sousta chambre, un autre blessé que j’ai dû recueillir.

– Ah !… Qui donc ?

– Henri, tu sais, le conducteur-chef ?

– Henri… Ah !

– Et, ce matin, ses sœurs sont arrivées. Ce sont elles quetu entends, elles rient de tout… Comme il va beaucoup mieux, ellesrepartiront ce soir, à cause de leur père qui ne peut se passerd’elles ; et Henri restera deux ou trois jours encore, pour seremettre complètement… Imagine-toi, il a sauté, lui, et rien decassé ; seulement, il était comme idiot ; mais c’estrevenu. »

Jacques se taisait, fixait sur elle un regard si long, qu’elleajouta :

« Tu comprends ? s’il n’était pas là, on pourraitjaser de nous deux… Tant que je ne suis pas seule avec toi, monmari n’a rien à dire, j’ai un bon prétexte pour rester ici… Tucomprends ?

– Oui, oui, c’est très bien. »

Et, jusqu’au soir, Jacques écouta les rires des petitesDauvergne, qu’il se souvenait d’avoir entendus, à Paris, monterainsi de l’étage inférieur, dans la chambre où Séverine s’étaitconfessée, entre ses bras. Puis, la paix se fit, il ne distinguaplus que le pas léger de cette dernière, allant de lui à l’autreblessé. La porte d’en bas se refermait, la maison tombait à unsilence profond. Deux fois, ayant très soif, il dut taper avec unechaise sur le plancher, pour qu’elle remontât. Et, quand ellereparaissait, elle était souriante, très empressée, expliquantqu’elle n’en finissait pas, parce qu’il fallait entretenir sur latête d’Henri des compresses d’eau glacée.

Dès le quatrième jour, Jacques put se lever et passer deuxheures dans un fauteuil, devant la fenêtre. En se penchant un peu,il apercevait l’étroit jardin, que le chemin de fer avait coupé,clos d’un mur bas, envahi d’églantiers aux fleurs pâles. Et il serappelait la nuit où il s’était haussé, pour regarder par-dessus lemur, il revoyait le terrain assez vaste, de l’autre côté de lamaison, fermé seulement d’une haie vive, cette haie qu’il avaitfranchie, et derrière laquelle il s’était heurté à Flore, assise auseuil de la petite serre en ruine, en train de démêler des cordesvolées, à coups de ciseaux. Ah ! l’abominable nuit, toutepleine de l’épouvante de son mal ! Cette Flore, avec sa taillehaute et souple de guerrière blonde, ses yeux flambants, fixésdroit dans les siens, l’obsédait, depuis que le souvenir luirevenait, de plus en plus net. D’abord, il n’avait pas ouvert labouche de l’accident, et personne autour de lui n’en parlait, parprudence. Mais chaque détail se réveillait, il reconstruisait tout,il ne songeait qu’à cela, d’un effort si continu, que, maintenant,à la fenêtre, son occupation unique était de rechercher les traces,de guetter les acteurs de la catastrophe. Pourquoi donc ne lavoyait-il plus, elle, à son poste de garde-barrière, le drapeau aupoing ? Il n’osait poser la question, cela aggravait lemalaise que lui causait cette maison lugubre, qui lui semblaittoute peuplée de spectres.

Un matin pourtant, comme Cabuche était là, aidant Séverine, ilfinit par se décider.

« Et Flore, elle est malade ? »

Le carrier, saisi, ne comprit pas un geste de la jeune femme,crut qu’elle lui ordonnait de parler.

« La pauvre Flore, elle est morte ! »

Jacques les regardait, frémissant, et il fallut bien alors luitout dire. À eux deux, ils lui contèrent le suicide de la jeunefille, comment elle s’était fait couper, sous le tunnel. On avaitretardé l’enterrement de la mère jusqu’au soir, pour emmener lafille en même temps ; et elles dormaient côte à côte, dans lepetit cimetière de Doinville, où elles étaient allées rejoindre lapremière partie, la cadette, cette douce et malheureuse Louisette,emportée elle aussi violemment, toute souillée de sang et de boue.Trois misérables, de celles qui tombent en route et qu’on écrase,disparues, comme balayées par le vent terrible de ces trains quipassaient !

« Morte, mon Dieu ! répéta très bas Jacques, ma pauvretante Phasie, et Flore, et Louisette ! »

Au nom de cette dernière, Cabuche, qui aidait Séverine à pousserle lit, leva instinctivement les yeux sur elle, troublé par lesouvenir de sa tendresse d’autrefois, dans la passion naissantedont il était envahi, sans défense, en être tendre et borné, en bonchien qui se donne dès la première caresse. Mais la jeune femme, aucourant de ses tragiques amours, restait grave, le regardait avecdes yeux de sympathie ; et il en fut très touché ; et, samain ayant, sans le vouloir, effleuré la sienne, en lui passant lesoreillers, il suffoqua, il répondit d’une voix bégayante à Jacquesqui l’interrogeait.

« On l’accusait donc d’avoir provoqué l’accident ?

– Oh ! non, non… Seulement, c’était sa faute, vouscomprenez bien. »

En phrases coupées, il dit ce qu’il savait. Lui, n’avait rienvu, car il était dans la maison, quand les chevaux avaient marché,amenant le fardier en travers de la voie. C’était bien là son sourdremords, ces messieurs de la justice le lui avaient reprochédurement : on ne quittait pas ses bêtes, l’effroyable malheurne serait pas arrivé, s’il était resté avec elles. L’enquête avaitdonc abouti à une simple négligence de la part de Flore ; et,comme elle s’était punie elle-même, atrocement, l’affaire endemeurait là, on ne déplaçait même pas Misard, qui, de son airhumble et déférent, s’était tiré d’embarras, en chargeant lamorte : elle n’en faisait jamais qu’à sa tête, il devaitsortir à chaque minute de son poste pour fermer la barrière.D’ailleurs, la Compagnie n’avait pu qu’établir, ce matin-là, laparfaite correction de son service ; et, en attendant qu’il seremariât, elle venait de l’autoriser à prendre avec lui, pourgarder la barrière, une vieille femme du voisinage, la Ducloux, uneancienne servante d’auberge, qui vivait de gains louches, amassésautrefois.

Lorsque Cabuche quitta la chambre, Jacques retint Séverine duregard. Il était très pâle.

« Tu sais bien que c’est Flore qui a tiré les chevaux etqui a barré la voie, avec les pierres. »

Séverine blêmit à son tour.

« Chéri, qu’est-ce que tu racontes !… Tu as la fièvre,il faut te recoucher.

– Non, non, ce n’est pas un cauchemar… Tu entends ? jel’ai vue, comme je te vois. Elle tenait les bêtes, elle empêchaitle fardier d’avancer, avec sa poigne solide. »

Alors, la jeune femme défaillit sur une chaise, en face de lui,les jambes cassées.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! ça me fait peur… C’estmonstrueux, je ne vais plus en dormir.

– Parbleu ! continua-t-il, la chose est claire, elle atenté de nous tuer tous les deux, dans le tas… Depuis longtemps,elle me voulait, et elle était jalouse. Avec ça, une têtedétraquée, des idées de l’autre monde… Tant de meurtres d’un coup,toute une foule dans du sang ! Ah ! labougresse ! »

Ses yeux s’élargissaient, un tic nerveux tirait seslèvres ; et il se tut, et ils continuèrent à se regarder,toute une grande minute. Puis, s’arrachant aux visions abominablesqui s’évoquaient entre eux, il reprit à demi-voix :

« Ah ! elle est morte, c’est donc ça qu’ellerevient ! Depuis que j’ai repris connaissance, il me sembletoujours qu’elle est là. Ce matin encore, je me suis retourné, enla croyant au chevet de mon lit… Elle est morte, et nous vivons.Pourvu qu’elle ne se venge pas, maintenant ! »

Séverine frissonna.

« Tais-toi, tais-toi donc ! Tu me rendrasfolle. »

Et elle sortit, Jacques l’entendit qui descendait près del’autre blessé. Lui, resté à la fenêtre, s’oublia de nouveau àexaminer la voie, la petite maison du garde-barrière, avec songrand puits, le poste de cantonnement, cette étroite baraque deplanches, où Misard semblait sommeiller, dans sa régulière etmonotone besogne. Ces choses l’absorbaient maintenant pendant desheures, comme à la recherche d’un problème qu’il ne pouvaitrésoudre, et dont la solution pourtant importait à son salut.

Ce Misard, il ne se lassait pas de le regarder, cet être chétif,doux et blême, continuellement secoué d’une petite toux mauvaise,et qui avait empoisonné sa femme, et qui était venu à bout de cettegaillarde, en insecte rongeur, entêté à sa passion. Sûrement,depuis des années, il n’avait pas eu d’autre idée dans la tête, dejour et de nuit, pendant les douze interminables heures de sonservice. À chaque tintement électrique qui lui annonçait un train,sonner de la trompe ; puis, le train passé, la voie fermée,pousser un bouton pour l’annoncer au poste suivant, en pousser unautre pour rendre la voie libre au poste précédent : c’étaientlà des mouvements simplement mécaniques, qui avaient fini parentrer comme des habitudes de corps dans sa vie végétative.Illettré, obtus, il ne lisait jamais, il restait les mainsballantes, les yeux perdus et vagues, entre les appels de sesappareils. Presque toujours assis dans sa guérite, il n’y prenaitd’autre distraction que d’y déjeuner le plus longuement possible.Ensuite, il retombait à son hébétude, le crâne vide, sans unepensée, tourmenté surtout de terribles somnolences, s’endormantparfois les yeux ouverts. La nuit, s’il ne voulait pas succomber àcette irrésistible torpeur, il lui fallait se lever, marcher, lesjambes molles, ainsi qu’un homme ivre. Et c’était ainsi que lalutte avec sa femme, ce sourd combat pour les mille francs cachés,à qui les aurait après la mort de l’autre, devait avoir été, durantdes mois et des mois, l’unique réflexion, dans ce cerveau engourdid’homme solitaire. Quand il sonnait de la trompe, quand ilmanœuvrait ses signaux, veillant en automate à la sécurité de tantde vies, il songeait au poison ; et, quand il attendait, lesbras inertes, les yeux vacillants de sommeil, il y songeait encore.Rien au-delà : il la tuerait, il chercherait, c’était lui quiaurait l’argent.

Aujourd’hui, Jacques s’étonnait de le trouver le même. On tuaitdonc sans secousse, et la vie continuait. Après la fièvre despremières fouilles, Misard, en effet, venait de retomber à sonflegme, d’une douceur sournoise d’être fragile qui craint leschocs. Au fond, il avait eu beau la manger, sa femme triomphaitquand même ; car il restait battu, il retournait la maison,sans rien découvrir, pas un centime ; et ses regards seuls,des regards inquiets et fureteurs, disaient sa préoccupation, danssa face terreuse. Continuellement, il revoyait les yeux grandsouverts de la morte, le rire affreux de ses lèvres, quirépétaient : « Cherche ! cherche ! » Ilcherchait, il ne pouvait maintenant donner à sa cervelle une minutede repos ; sans relâche, elle travaillait, travaillait, enquête de l’endroit où le magot était enfoui, reprenant l’examen descachettes possibles, rejetant celles qu’il avait fouillées déjà,s’allumant de fièvre dès qu’il en imaginait une nouvelle, brûléalors d’une telle hâte qu’il lâchait tout pour y courir,inutilement : supplice intolérable à la longue, torturevengeresse, sorte d’insomnie cérébrale qui le tenait éveillé,stupide et réfléchissant malgré lui, sous le tic-tac d’horloge del’idée fixe. Quand il soufflait dans sa trompe, une fois pour lestrains descendants, deux fois pour les trains montants, ilcherchait ; quand il obéissait aux sonneries, quand ilpoussait les boutons de ses appareils, fermant, ouvrant la voie, ilcherchait ; sans cesse, il cherchait, cherchait éperdument, lejour, pendant ses longues attentes, alourdi d’oisiveté, la nuit,tourmenté de sommeil, comme exilé au bout du monde, dans le silencede la grande campagne noire. Et la Ducloux, la femme qui, àprésent, gardait la barrière, travaillée du désir de se faireépouser, était aux petits soins, inquiète de ce que jamais plus ilne fermait l’œil.

Une nuit, Jacques, qui commençait à faire quelques pas dans sachambre, s’étant levé et approché de la fenêtre, vit une lanternealler et venir chez Misard : sûrement, l’homme cherchait.Mais, la nuit suivante, comme le convalescent guettait de nouveau,il eut l’étonnement de reconnaître Cabuche, dans une grande formesombre, debout sur la route, sous la fenêtre de la pièce voisine,où dormait Séverine. Et cela, sans qu’il sût pourquoi, au lieu del’irriter, l’emplit de commisération et de tristesse : unmalheureux encore, cette grande brute, plantée là, ainsi qu’unebête affolée et fidèle. Vraiment, Séverine, si mince, pas bellelorsqu’on la détaillait, était donc d’un charme bien puissant, avecses cheveux d’encre et ses pâles yeux de pervenche, pour que lessauvages eux-mêmes, les colosses bornés, eussent ainsi la chairprise, jusqu’à passer les nuits à sa porte, en petits garçonstremblants ! Il se rappela des faits, l’empressement ducarrier à l’aider, les regards de servitude dont il s’offrait àelle. Oui, certainement, Cabuche l’aimait, la désirait. Et, lelendemain, l’ayant surveillé, il le vit qui ramassait furtivementune épingle à cheveux, tombée de son chignon, en faisant le lit, etqui la gardait dans son poing, pour ne pas la rendre. Jacquessongeait à son propre tourment, tout ce qu’il avait souffert dudésir, tout ce qui revenait en lui de trouble et d’effrayant, avecla santé.

Deux jours encore se passèrent, la semaine s’achevait, et ainsique le médecin l’avait prévu, les blessés allaient pouvoirreprendre leur service. Un matin, le mécanicien, étant à lafenêtre, vit passer, sur une machine toute neuve, son chauffeurPecqueux, qui le salua de la main, comme s’il l’appelait. Mais iln’avait aucune hâte, un réveil de passion le retenait là, une sorted’attente anxieuse de ce qui devait se produire. Le jour même, enbas, il entendit de nouveau les rires frais et jeunes, une gaietéde grandes filles, emplissant la triste demeure du tapage d’unpensionnat en récréation. Il avait reconnu les petites Dauvergne.Il n’en parla point à Séverine, qui, d’ailleurs, la journéeentière, s’échappa, sans pouvoir rester cinq minutes près de lui.Puis, le soir, la maison tomba à un silence de mort. Et, comme,l’air grave, un peu pâle, elle s’attardait dans sa chambre, il laregarda fixement, il lui demanda :

« Alors, il est parti, ses sœurs l’ontemmené ? »

Elle répondit d’une voix brève :

« Oui.

– Et nous sommes seuls enfin, tout à fait seuls ?

– Oui, tout à fait seuls… Demain, il faudra nous quitter,je retournerai au Havre. C’est fini, de camper dans cedésert. »

Lui, continuait à la regarder, d’un air souriant et gêné.Pourtant, il se décida :

« Tu regrettes qu’il soit parti, hein ? »

Et, comme elle tressaillait, en voulant protester, ill’arrêta.

« Ce n’est pas une querelle que je te cherche. Tu vois bienque je ne suis pas jaloux. Un jour, tu m’as dit de te tuer, si tum’étais infidèle, et, n’est-ce pas ? je n’ai point l’air d’unamant qui songe à tuer sa maîtresse… Mais, vraiment, tu ne bougeaisplus d’en bas. Impossible de t’avoir à moi une minute. J’ai finipar me rappeler ce que disait ton mari, que tu coucherais un beausoir avec ce garçon, sans plaisir, uniquement pour recommencerautre chose. »

Elle avait cessé de se débattre, elle répéta à deux reprises,lentement :

« Recommencer, recommencer… »

Puis, dans un élan d’irrésistible franchise :

« Eh bien ! écoute, c’est vrai… Nous pouvons nous diretout, nous autres. Il y a assez de choses qui nous lient… Depuisdes mois, il me poursuivait, cet homme. Il savait que j’étais àtoi, il pensait que ça ne me coûterait pas davantage d’être à lui.Et, quand je l’ai retrouvé en bas, il m’a parlé encore, il m’arépété qu’il m’aimait à en mourir, l’air si pénétré dereconnaissance pour les soins que je lui donnais, avec une telledouceur de tendresse, que, c’est vrai, j’ai fait un moment le rêvede l’aimer aussi, de recommencer autre chose, quelque chose demeilleur, de très doux… Oui, quelque chose sans plaisir peut-être,mais qui m’aurait calmée… »

Elle s’interrompit, hésita avant de continuer.

« Car, devant nous deux, maintenant, c’est barré, nousn’irons pas plus loin… Notre rêve de départ, cet espoir d’êtreriches et heureux, là-bas, en Amérique, toute cette félicité quidépendait de toi, elle est impossible, puisque tu n’as pas pu…Oh ! je ne te reproche rien, il vaut même mieux que la chosene se soit pas faite ; mais je veux te faire comprendrequ’avec toi je n’ai plus rien à attendre : demain sera commehier, les mêmes ennuis, les mêmes tourments. »

Il la laissait parler, il ne la questionna qu’en la voyant setaire.

« Et c’est pour ça que tu as couché avecl’autre ? »

Elle avait fait quelques pas dans la chambre, elle revint,haussa les épaules.

« Non, je n’ai pas couché avec lui, et je te le dissimplement, et tu me crois, j’en suis sûre, parce que désormaisnous n’avons pas à nous mentir… Non, je n’ai pas pu, pas davantageque tu n’as pu toi-même, pour l’autre affaire. Hein ? çat’étonne qu’une femme ne puisse se donner à un homme, quand elleraisonne le cas, en trouvant qu’elle y aurait intérêt. Moi-même, jen’en pensais pas si long, ça ne m’avait jamais coûté d’êtregentille, je veux dire de faire ce plaisir à mon mari ou à toi,quand je vous voyais m’aimer si fort. Eh bien ! je n’ai paspu, cette fois-là. Il m’a baisé les mains, pas même les lèvres, jete le jure. Il m’attend à Paris, plus tard, parce que je le voyaissi malheureux, que je n’ai pas voulu le désespérer. »

Elle avait raison, Jacques la croyait, il voyait bien qu’elle nementait pas. Et il était repris d’une angoisse, le trouble affreuxde son désir grandissait, à penser qu’il était maintenant enferméseul avec elle, loin du monde, dans la flamme rallumée de leurpassion. Il voulut s’échapper, il s’écria :

« Mais l’autre encore, il y en a un autre, ceCabuche ! »

Un brusque mouvement la ramena de nouveau.

« Ah ! tu t’es aperçu, tu sais cela aussi… Oui, c’estvrai, il y a celui-là encore. Je me demande ce qu’ils ont tous…Celui-là ne m’a jamais dit un mot. Mais je le vois bien qui se tordles bras, quand nous nous embrassons. Il m’entend te tutoyer, ilpleure dans les coins. Et puis, il me vole tout, des affaires àmoi, des gants, jusqu’à des mouchoirs qui disparaissent, qu’ilemporte là-bas, dans sa caverne, comme des trésors… Seulement, tune vas pas t’imaginer que je suis capable de céder à ce sauvage. Ilest trop gros, il me ferait peur. D’ailleurs, il ne demande rien…Non, non, ces grandes brutes, quand c’est timide, ça meurt d’amour,sans rien exiger. Tu pourrais me laisser un mois à sa garde, il neme toucherait pas du bout des doigts, pas plus qu’il n’avait touchéà Louisette, ça, j’en réponds aujourd’hui. »

À ce souvenir, leurs regards se rencontrèrent, un silence régna.Les choses du passé s’évoquaient, leur rencontre chez le juged’instruction, à Rouen, puis leur premier voyage à Paris, si doux,et leurs amours, au Havre, et tout ce qui avait suivi, de bon et deterrible. Elle se rapprocha, elle était si près de lui, qu’ilsentait la tiédeur de son haleine.

« Non, non, encore moins avec celui-là qu’avec l’autre.Avec personne, entends-tu, parce que je ne pourrais pas… Et veux-tusavoir pourquoi ? Va, je le sens à cette heure, je suis sûrede ne pas me tromper : c’est parce que tu m’as prise toutentière. Il n’y a pas d’autre mot : oui, prise, comme on prendquelque chose des deux mains, qu’on l’emporte, qu’on en dispose àchaque minute, ainsi que d’un objet à soi. Avant toi, je n’ai été àpersonne. Je suis tienne et je resterai tienne, même si tu ne leveux pas, même si je ne le veux pas moi-même… Ça, je ne sauraisl’expliquer. Nous nous sommes rencontrés ainsi. Avec les autres, çame fait peur, ça me répugne ; tandis que toi, tu as fait de çaun plaisir délicieux, un vrai bonheur du ciel… Ah ! je n’aimeque toi, je ne peux plus aimer que toi ! »

Elle avançait les bras, pour l’avoir à elle, dans une étreinte,pour poser la tête sur son épaule, la bouche à ses lèvres. Mais illui avait saisi les mains, il la retenait, éperdu, terrifié desentir l’ancien frisson remonter de ses membres, avec le sang quilui battait le crâne. C’était la sonnerie d’oreilles, les coups demarteau, la clameur de foule de ses grandes crises d’autrefois.Depuis quelque temps, il ne pouvait plus la posséder en plein journi même à la clarté d’une bougie, dans la peur de devenir fou, s’ilvoyait. Et une lampe était là, qui les éclairait vivement tous lesdeux ; et, s’il tremblait ainsi, s’il commençait à s’enrager,ce devait être qu’il apercevait la rondeur blanche de sa gorge, parle col dégrafé de la robe de chambre.

Suppliante, brûlante, elle continua :

« Notre existence a beau être barrée, tant pis ! Si jen’attends de toi rien de nouveau, si je sais que demain ramènerapour nous les mêmes ennuis et les mêmes tourments, ça m’est égal,je n’ai pas autre chose à faire que de traîner ma vie et desouffrir avec toi. Nous allons retourner au Havre, ça ira comme çavoudra, pourvu que je t’aie ainsi une heure, de temps à autre…Voici trois nuits que je ne dors plus, torturée dans ma chambre,là, de l’autre côté du palier, par le besoin de venir te rejoindre.Tu avais été si souffrant, tu me semblais si sombre, que je n’osaispas… Mais, dis, garde-moi, ce soir. Tu verras comme ce sera gentil,je me ferai toute petite, pour ne pas te gêner. Et puis, songe quec’est la dernière nuit… On est au bout de la terre, dans cettemaison. Écoute, pas un souffle, pas une âme. Personne ne peutvenir, nous sommes seuls, si absolument seuls, que personne ne lesaurait, si nous mourions aux bras l’un de l’autre. »

Déjà, dans la fureur de son désir de possession, exalté par sescaresses, Jacques, n’ayant pas d’arme, avançait les doigts pourétrangler Séverine, lorsque, d’elle-même, elle céda à l’habitudeprise, se tourna et éteignit la lampe. Alors, il l’emporta, ils secouchèrent. Ce fut une de leurs plus ardentes nuits d’amour, lameilleure, la seule où ils se sentirent confondus, disparus l’undans l’autre. Brisés de ce bonheur, anéantis au point de ne plussentir leur corps, ils ne s’endormirent pourtant pas, ils restèrentliés d’une étreinte. Et, comme pendant la nuit des aveux, à Paris,dans la chambre de la mère Victoire, lui l’écoutait, silencieux,tandis qu’elle, la bouche collée à son oreille, chuchotait très basdes paroles sans fin. Peut-être, ce soir-là, avait-elle senti lamort passer sur sa nuque, avant d’éteindre la lampe. Jusqu’à cejour, elle était demeurée souriante, inconsciente, sous lacontinuelle menace de meurtre, aux bras de son amant. Mais ellevenait d’en avoir le petit frisson froid, et c’était cetteépouvante inexpliquée qui la nouait si étroitement à cette poitrined’homme, dans un besoin de protection. Son léger souffle étaitcomme le don même de sa personne.

« Oh ! mon chéri, si tu avais pu, que nous aurions étéheureux, là-bas !… Non, non, je ne te demande plus de faire ceque tu ne peux pas faire ; seulement, je regrette tant notrerêve !… J’ai eu peur, tout à l’heure. Je ne sais pas, il mesemble que quelque chose me menace. C’est un enfantillage sansdoute : à chaque minute, je me retourne, comme si quelqu’unétait là, prêt à me frapper… Et je n’ai que toi, mon chéri, pour medéfendre. Toute ma joie dépend de toi, tu es maintenant ma seuleraison de vivre. »

Sans répondre, il la serra davantage, mettant dans cettepression ce qu’il ne disait point : son émotion, son désirsincère d’être bon pour elle, l’amour violent qu’elle n’avait pascessé de lui inspirer. Et il avait encore voulu la tuer, cesoir-là ; car, si elle ne s’était pas tournée, pour éteindrela lampe, il l’aurait étranglée, c’était certain. Jamais il neguérirait, les crises revenaient au hasard des faits, sans qu’ilpût même en découvrir, en discuter les causes. Ainsi, pourquoi cesoir-là, lorsqu’il la retrouvait fidèle, d’une passion élargie etconfiante ? Était-ce donc que plus elle l’aimait, plus il lavoulait posséder, jusqu’à la détruire, dans ces ténèbreseffrayantes de l’égoïsme du mâle ? L’avoir comme la terre,morte !

« Dis, mon chéri, pourquoi donc ai-je peur ? Sais-tu,toi, quelque chose qui me menace ?

– Non, non, sois tranquille, rien ne te menace.

– C’est que tout mon corps tremble, par moments. Il y a,derrière moi, un continuel danger, que je ne vois pas, mais que jesens bien… Pourquoi donc ai-je peur ?

– Non, non, n’aie pas peur… Je t’aime, je ne laisseraipersonne te faire du mal… Vois, comme cela est bon, d’être ainsi,l’un dans l’autre ! »

Il y eut un silence, délicieux.

« Ah ! mon chéri, continua-t-elle de son petit soufflede caresse, des nuits et des nuits encore, toutes pareilles àcelle-ci, des nuits sans fin où nous serions comme ça, à ne fairequ’un… Tu sais, nous vendrions cette maison, nous partirions avecl’argent, pour rejoindre en Amérique ton ami, qui t’attendtoujours… Pas un jour je ne me couche, sans arranger notre vielà-bas… Et, tous les soirs, ce serait comme ce soir. Tu meprendrais, je serais à toi, nous finirions par nous endormir auxbras l’un de l’autre… Mais tu ne peux pas, je le sais. Si je t’enparle, ce n’est pas pour te faire de la peine, c’est parce que çame sort du cœur, malgré moi. »

Une décision brusque, qu’il avait déjà prise si souvent, envahitJacques : tuer Roubaud, pour ne pas la tuer, elle. Cette fois,comme les autres, il crut en avoir la volonté absolue,inébranlable.

« Je n’ai pas pu, murmura-t-il à son tour, mais je pourrai.Ne te l’ai-je pas promis ? »

Elle protesta, faiblement.

« Non, ne promets pas, je t’en prie… Nous en sommes maladesaprès, quand le courage t’a manqué… Et puis, c’est affreux, il nefaut pas, non, non ! il ne faut pas.

– Si, tu le sais bien, il le faut, au contraire. C’estparce qu’il le faut, que j’en trouverai la force… Je voulais t’enparler, et nous allons en parler, puisque nous sommes là, seuls,tranquilles à ne pas voir nous-mêmes la couleur de nosparoles. »

Déjà, elle se résignait, soupirante, le cœur gonflé, battant àsi grands coups, qu’il le sentait battre contre son proprecœur.

« Oh ! mon Dieu ! tant que ça ne devait pas sefaire, je le désirais… Mais, à présent que ça devient sérieux, jene vais plus vivre. »

Et ils se turent, il y eut un nouveau silence, sous le poidslourd de cette résolution. Autour d’eux, ils sentaient le désert,la désolation de ce pays farouche. Ils avaient très chaud, lesmembres moites, enlacés, fondus ensemble.

Puis, comme, d’une caresse errante, il lui mettait des baisersau cou, sous le menton, ce fut elle qui reprit son légermurmure.

« Il faudrait qu’il vînt ici… Oui, je pourrais l’appeler,sous un prétexte. Je ne sais pas lequel. Nous verrons plus tard…Alors, n’est-ce pas ? tu l’attendrais, tu te cacherais ;et ça irait tout seul, car on est certain de n’être pas dérangé,ici… Hein ? c’est ça qu’il faut faire. »

Docile, tandis que ses lèvres descendaient du menton à la gorge,il se contenta de répondre :

« Oui, oui. »

Mais, elle, très réfléchie, pesait chaque détail ; et, aufur et à mesure que le plan se développait dans sa tête, elle lediscutait et l’améliorait.

« Seulement, mon chéri, ce serait trop bête de ne pasprendre nos précautions. Si nous devions nous faire arrêter lelendemain, j’aimerais mieux rester comme nous sommes… Vois-tu, j’ailu ça, je ne me rappelle plus où, dans un roman bien sûr : lemieux serait de faire croire à un suicide… Il est si drôle depuisquelque temps, si détraqué et si sombre, que ça ne surprendraitpersonne, d’apprendre brusquement qu’il est venu ici pour se tuer…Mais, voilà, il s’agirait de trouver le moyen, d’arranger la chose,de façon que l’idée de suicide fût acceptable… N’est-cepas ?

– Oui, sans doute. »

Elle cherchait, suffoquée un peu, parce qu’il lui ramassait lagorge sous ses lèvres, pour la baiser toute.

« Hein ? quelque chose qui cacherait la trace… Disdonc, c’est une idée ! Si, par exemple, il avait ça au cou,nous n’aurions qu’à le prendre et à le porter, à nous deux, là, entravers de la voie. Comprends-tu ? nous lui mettrions le cousur un rail, de manière à ce que le premier train le décapitât. Onpourrait chercher ensuite, quand il aurait tout ça écrasé :plus de trou, plus rien !… Est-ce que ça va, dis ?

– Oui, ça va, c’est très bien. »

Tous deux s’animaient, elle était presque gaie et fière d’avoirde l’imagination. À une caresse plus vive, elle fut parcourue d’unfrémissement.

« Non, laisse-moi, attends un peu… Car, mon chéri, j’ysonge, ça ne va pas encore. Si tu restes ici avec moi, le suicidequand même semblera louche. Il faut que tu partes.Entends-tu ? demain, tu partiras, mais d’une façon ouverte,devant Cabuche, devant Misard, pour que ton départ soit bienétabli. Tu prendras le train à Barentin, tu descendras à Rouen,sous un prétexte ; puis, dès que la nuit sera tombée, tureviendras, je te ferai entrer par derrière. Il n’y a que quatrelieues, tu peux être de retour en moins de trois heures… Cettefois, tout est réglé. C’est fait, si tu le veux.

– Oui, je le veux, c’est fait. »

Lui-même, maintenant, réfléchissait, ne la baisait plus, inerte.Et il y eut encore un silence, pendant qu’ils demeuraient ainsi,sans bouger, aux bras l’un de l’autre, comme anéantis dans l’actefutur, arrêté, certain désormais. Puis, lentement, la sensation deleurs deux corps leur revint, et ils s’étouffaient d’une étreintegrandissante, lorsqu’elle s’arrêta, les bras dénoués.

« Eh bien ! et le prétexte pour le faire venirici ? Il ne pourra toujours prendre que le train de huitheures du soir, après son service, et il n’arrivera pas avant dixheures : ça vaut mieux… Tiens ! justement, cet acquéreurpour la maison, dont Misard m’a parlé, et qui doit visiteraprès-demain matin ! Voilà, je vais télégraphier à mon mari,en me levant, que sa présence est absolument nécessaire. Il sera làdemain soir. Toi, tu partiras dans l’après-midi, et tu pourras êtrede retour avant qu’il arrive. Il fera nuit, pas de lune, rien quinous gêne… Tout s’arrange parfaitement.

– Oui, parfaitement. »

Et, cette fois, emportés jusqu’à l’évanouissement, ilss’aimèrent. Lorsqu’ils s’endormirent enfin, au fond du grandsilence, en se tenant encore à pleins bras, il ne faisait pas jour,la pointe de l’aube commençait à blanchir les ténèbres qui lesavaient cachés l’un à l’autre, comme enveloppés d’un manteau noir.Lui, jusqu’à dix heures, dormit d’un sommeil écrasé, sans unrêve ; et, quand il ouvrit les yeux, il était seul, elles’habillait dans sa chambre, de l’autre côté du palier. Une nappede clair soleil entrait par la fenêtre, incendiant les rideauxrouges du lit, les tentures rouges des murs, tout ce rouge dontflambait la pièce ; tandis que la maison tremblait du tonnerred’un train, qui venait de passer. Ce devait être ce train quil’avait réveillé. Ébloui, il regarda le soleil, le ruissellementrouge où il était ; puis, il se souvint : c’était décidé,c’était la nuit prochaine qu’il tuerait, lorsque ce grand soleilaurait disparu.

Les choses se passèrent, ce jour-là, ainsi que les avaientarrêtées Séverine et Jacques. Elle, avant le déjeuner, pria Misardde porter à Doinville la dépêche pour son mari ; et, verstrois heures, comme Cabuche était là, lui, ouvertement, fit sespréparatifs de départ. Même, comme il partait, pour prendre àBarentin le train de quatre heures quatorze, le carrierl’accompagna, par désœuvrement, par le sourd besoin qui lerapprochait de lui, heureux de retrouver chez l’amant un peu de lafemme qu’il désirait. À Rouen, où Jacques arriva à cinq heuresmoins vingt, il descendit, près de la gare, dans une auberge quetenait une de ses payses. Le lendemain, il parlait de voir descamarades, avant d’aller à Paris reprendre son service. Mais il sedit très fatigué, ayant trop présumé de ses forces ; et, dèssix heures, il se retira pour dormir, dans une chambre qu’ils’était fait donner au rez-de-chaussée, avec une fenêtre quis’ouvrait sur une ruelle déserte. Dix minutes plus tard, il étaiten route pour la Croix-de-Maufras, après avoir enjambé cettefenêtre, sans être vu, en ayant bien soin de repousser le volet, defaçon à pouvoir rentrer par là, secrètement.

Ce fut seulement à neuf heures un quart que Jacques se retrouvadevant la maison solitaire, plantée de biais au bord de la voie,dans la détresse de son abandon. La nuit était très noire, pas unelueur n’éclairait la façade hermétiquement close. Et il eut encoreau cœur le choc douloureux, ce coup d’affreuse tristesse, qui étaitcomme le pressentiment du malheur dont l’inévitable échéancel’attendait là. Ainsi que cela était convenu avec Séverine, il jetatrois petits cailloux dans le volet de la chambre rouge ;puis, il passa derrière la maison, où une porte, silencieusement,finit par s’ouvrir. L’ayant refermée derrière lui, il suivit despas légers qui montaient l’escalier, à tâtons. Mais, en haut, à lalueur de la grosse lampe brûlant sur le coin d’une table, quand ilaperçut le lit déjà défait, les vêtements de la jeune femme jetésen travers d’une chaise, et elle-même en chemise, les jambes nues,coiffée pour la nuit, avec ses cheveux épais, noués très haut,dégageant le cou, il resta immobile de surprise.

« Comment ! tu t’es couchée ?

– Sans doute, ça vaut beaucoup mieux… Une idée qui m’estvenue. Tu comprends, quand il arrivera et que je descendrai luiouvrir comme ça, il se méfiera encore moins. Je lui raconterai quej’ai été prise de migraine. Déjà Misard croit que je suissouffrante. Ça me permettra de dire que je n’ai pas quitté cettechambre, lorsque demain matin on le retrouvera, lui, en bas, sur lavoie. »

Mais Jacques frémissait, s’emportait.

« Non, non, habille-toi… Il faut que tu sois debout. Tu nepeux pas rester comme ça. »

Elle s’était mise à sourire, étonnée.

« Pourquoi donc, mon chéri ? Ne t’inquiète pas, jet’assure que je n’ai pas froid du tout… Tiens ! vois donc sij’ai chaud ! »

D’un mouvement câlin, elle s’approchait pour se pendre à lui deses bras nus, levant sa gorge ronde, que découvrait la chemise,glissée sur une épaule. Et, comme il se reculait, dans uneirritation croissante, elle se fit docile.

« Ne te fâche pas, je vais me refourrer dans le lit. Tun’auras plus peur que je prenne du mal. »

Lorsqu’elle fut recouchée, le drap au menton, il parut en effetse calmer un peu. D’ailleurs, elle continuait de parler d’un airtranquille, elle lui expliquait comment elle avait arrangé leschoses dans sa tête.

« Dès qu’il frappera, je descendrai lui ouvrir. D’abord,j’avais l’idée de le laisser monter jusqu’ici, où tu l’auraisattendu. Mais, pour le redescendre, ça aurait compliquéencore ; et puis, dans cette chambre, c’est du parquet, tandisque le vestibule est dallé, ce qui me permettra de laver aisément,s’il y a des taches… Même, en me déshabillant tout à l’heure, jesongeais à un roman, où l’auteur raconte qu’un homme, pour en tuerun autre, s’était mis tout nu. Tu comprends ? on se laveaprès, on n’a pas sur ses vêtements une seule éclaboussure…Hein ! si tu te déshabillais toi aussi, si nous enlevions noschemises ? »

Effaré, il la regarda. Mais elle avait sa figure douce, ses yeuxclairs de petite fille, simplement préoccupée de la bonne conduitede l’affaire, pour la réussite. Tout cela se passait dans sa tête.Lui, à cette évocation de leurs deux nudités, sous l’éclaboussementdu meurtre, était repris, secoué jusqu’aux os, du frissonabominable.

« Non, non !… Comme des sauvages, alors. Pourquoi paslui manger le cœur ? Tu le détestes doncbien ? »

La face de Séverine s’était brusquement assombrie. Cettequestion la rejetait, de ses préparatifs de ménagère prudente, dansl’horreur de l’acte. Des larmes noyèrent ses yeux.

« J’ai trop souffert depuis quelques mois, je ne puis guèrel’aimer. Cent fois, je l’ai dit : tout, plutôt que de resteravec cet homme une semaine encore. Mais, tu as raison, c’estaffreux d’en venir là, il faut vraiment que nous ayons l’envied’être heureux ensemble… Enfin, nous descendrons sans lumière. Tute mettras derrière la porte, et quand je l’aurai ouverte et qu’ilsera entré, tu feras comme tu voudras… Moi, si je m’en occupe,c’est pour t’aider, c’est pour que tu n’aies pas le souci à toiseul. J’arrange ça le mieux que je peux. »

Devant la table, il s’était arrêté, en voyant le couteau, l’armequi avait déjà servi au mari lui-même, et qu’elle venait de mettreévidemment là, pour qu’il l’en frappât à son tour. Grand ouvert, lecouteau luisait sous la lampe. Il le prit, l’examina. Elle setaisait, regardant elle aussi. Puisqu’il le tenait, il étaitinutile de lui en parler. Et elle ne continua que lorsqu’il l’eutreposé sur la table.

« N’est-ce pas ? mon chéri, ce n’est pas moi qui tepousse. Il en est temps encore, va-t’en, si tu ne peuxpas. »

Mais, d’un geste violent, il s’entêtait.

« Est-ce que tu me prends pour un lâche ? Cette fois,c’est fait, c’est juré ! »

À ce moment, la maison fut ébranlée par le tonnerre d’un train,qui passait en coup de foudre, si près de la chambre, qu’ilsemblait la traverser de son grondement ; et ilajouta :

« Voici son train, le direct de Paris. Il est descendu àBarentin, il sera ici dans une demi-heure. »

Et ni Jacques ni Séverine ne parlèrent plus, un long silencerégna. Là-bas, ils voyaient cet homme qui s’avançait, par lessentiers étroits, à travers la nuit noire. Lui, mécaniquement,s’était mis à marcher aussi dans la chambre, comme s’il eût comptéles pas de l’autre, que chaque enjambée rapprochait un peu. Encoreun, encore un ; et, au dernier, il serait embusqué derrière laporte du vestibule, il lui planterait le couteau dans le cou, dèsqu’il entrerait. Elle, le drap toujours au menton, couchée sur ledos, avec ses grands yeux fixes, le regardait aller et venir,l’esprit bercé par la cadence de sa marche, qui lui arrivait commeun écho des pas lointains, là-bas. Sans cesse un autre après unautre, rien ne les arrêterait plus. Quand il y en aurait assez,elle sauterait du lit, descendrait ouvrir, pieds nus, sans lumière.« C’est toi, mon ami, entre donc, je me suis couchée. »Et il ne répondrait même pas, il tomberait dans l’obscurité, lagorge ouverte.

De nouveau, un train passa, un descendant celui-ci, l’omnibusqui croisait le direct devant la Croix-de-Maufras, à cinq minutesde distance. Jacques s’était arrêté, surpris. Cinq minutesseulement ! comme ce serait long, d’attendre unedemi-heure ! Un besoin de mouvement le poussait, il se remit àaller d’un bout de la chambre à l’autre. Il s’interrogeait déjà,inquiet, pareil à ces mâles qu’un accident nerveux frappe dans leurvirilité : pourrait-il ? Il connaissait bien, en lui, lamarche du phénomène, pour l’avoir suivie à plus de dixreprises : d’abord, une certitude, une résolution absolue detuer ; puis, une oppression au creux de la poitrine, unrefroidissement des pieds et des mains ; et, d’un coup, ladéfaillance, l’inutilité de la volonté sur les muscles devenusinertes. Afin de s’exciter par le raisonnement, il se répétait cequ’il s’était dit tant de fois : son intérêt à supprimer cethomme, la fortune qui l’attendait en Amérique, la possession de lafemme qu’il aimait. Le pis était que, tout à l’heure, en trouvantcette dernière demi-nue, il avait bien cru l’affaire manquéeencore ; car il cessait de s’appartenir, dès que reparaissaitson ancien frisson. Un instant, il venait de trembler devant latentation trop forte, elle qui s’offrait, et ce couteau ouvert, quiétait là. Mais, maintenant, il restait solide, bandé vers l’effort.Il pourrait. Et il continuait d’attendre l’homme, battant lachambre, de la porte à la fenêtre, passant à chaque tour près dulit, qu’il ne voulait point voir.

Séverine, dans ce lit, où ils s’étaient aimés pendant les heuresbrûlantes et noires de la nuit précédente, ne bougeait toujourspas. La tête immobile sur l’oreiller, elle le suivait d’unva-et-vient du regard, anxieuse elle aussi, agitée de la crainteque, cette nuit-là encore, il n’osât point. En finir, recommencer,elle ne voulait que cela, au fond de son inconscience de femmed’amour, complaisante à l’homme, toute à celui qui la tenait, sanscœur pour l’autre qu’elle n’avait jamais désiré. On s’endébarrassait, puisqu’il gênait, rien n’était plus naturel ; etelle devait réfléchir, pour s’émouvoir de l’abomination ducrime : dès que l’image du sang, des complications horribless’effaçait de nouveau, elle retombait à son calme souriant, avecson visage d’innocence, tendre et docile. Cependant, elle, quicroyait bien connaître Jacques, s’étonnait. Il avait sa tête rondede beau garçon, ses cheveux frisés, ses moustaches très noires, sesyeux bruns diamantés d’or ; mais sa mâchoire inférieureavançait tellement, dans une sorte de coup de gueule, qu’il s’entrouvait défiguré. En passant près d’elle, il venait de laregarder, comme malgré lui, et l’éclat de ses yeux s’était ternid’une fumée rousse, tandis qu’il se rejetait en arrière, d’un reculde tout son corps. Qu’avait-il donc à l’éviter ? Était-ce queson courage, une fois de plus, l’abandonnait ? Depuis quelquetemps, dans l’ignorance du continuel danger de mort où elle étaitavec lui, elle expliquait la peur sans cause, instinctive, qu’elleéprouvait, par le pressentiment d’une rupture prochaine.Brusquement, elle eut la conviction que, si, tout à l’heure, il nepouvait frapper, il fuirait pour ne plus jamais revenir. Alors,elle décida qu’il tuerait, qu’elle saurait lui en donner la force,s’il en était besoin. À ce moment, un nouveau train passait, untrain de marchandises interminable, dont la queue de wagonssemblait rouler depuis une éternité, dans le silence lourd de lachambre. Et, soulevée sur un coude, elle attendait que cettesecousse d’ouragan se fût perdue au loin, au fond de la campagneendormie :

« Encore un quart d’heure, dit Jacques tout haut. Il adépassé le bois de Bécourt, il est à moitié route. Ah ! quec’est long ! »

Mais, comme il revenait vers la fenêtre, il trouva, deboutdevant le lit, Séverine en chemise.

« Si nous descendions avec la lampe, expliqua-t-elle. Tuverrais l’endroit, tu te placerais, je te montrerais commentj’ouvrirai la porte et quel mouvement tu auras à faire. »

Lui, tremblant, reculait.

« Non, non ! pas la lampe !

– Écoute donc, nous la cacherons ensuite. Il faut pourtantse rendre compte.

– Non, non ! recouche-toi ! »

Elle n’obéissait pas, elle marchait sur lui, au contraire, avecle sourire invincible et despotique de la femme qui se saittoute-puissante par le désir. Quand elle le tiendrait dans sesbras, il céderait à sa chair, il ferait ce qu’elle voudrait. Etelle continuait de parler, d’une voix de caresse, pour levaincre.

« Voyons, mon chéri, qu’as-tu ? On dirait que tu aspeur de moi. Dès que je m’approche, tu sembles m’éviter. Et si tusavais, en ce moment, comme j’ai besoin de m’appuyer à toi, desentir que tu es là, que nous sommes bien d’accord, pour toujours,toujours, entends-tu ! »

Elle avait fini par l’acculer à la table, et il ne pouvait lafuir davantage, il la regardait, dans la vive clarté de la lampe.Jamais il ne l’avait vue ainsi, la chemise ouverte, coiffée sihaut, qu’elle était toute nue, le cou nu, les seins nus. Ilétouffait, luttant, déjà emporté, étourdi par le flot de son sang,dans l’abominable frisson. Et il se souvenait que le couteau étaitlà, derrière lui, sur la table : il le sentait, il n’avaitqu’à allonger la main.

D’un effort, il parvint encore à bégayer :

« Recouche-toi, je t’en supplie. »

Mais elle ne s’y trompait pas : c’était la trop grandeenvie d’elle qui le faisait ainsi trembler. Elle-même en avait unesorte d’orgueil. Pourquoi lui aurait-elle obéi, puisqu’elle voulaitêtre aimée, ce soir-là, autant qu’il pouvait l’aimer, jusqu’à enêtre fou ? D’une souplesse câline, elle se rapprochaittoujours, était sur lui.

« Dis, embrasse-moi… Embrasse-moi bien fort, comme tum’aimes. Cela nous donnera du courage… Ah ! oui, du courage,nous en avons besoin ! Il faut s’aimer autrement que lesautres, plus que tous les autres, pour faire ce que nous allonsfaire… Embrasse-moi de tout ton cœur, de toute ton âme. »

Étranglé, il ne soufflait plus. Une clameur de foule, dans soncrâne, l’empêchait d’entendre ; tandis que des morsures defeu, derrière les oreilles, lui trouaient la tête, gagnaient sesbras, ses jambes, le chassaient de son propre corps, sous le galopde l’autre, la bête envahissante. Ses mains n’allaient plus être àlui, dans l’ivresse trop forte de cette nudité de femme. Les seinsnus s’écrasaient contre ses vêtements, le cou nu se tendait, siblanc, si délicat, d’une irrésistible tentation ; et l’odeurchaude et âpre, souveraine, achevait de le jeter à un furieuxvertige, un balancement sans fin, où sombrait sa volonté, arrachée,anéantie.

« Embrasse-moi, mon chéri, pendant que nous avons uneminute encore… Tu sais qu’il va être là. Maintenant, s’il a marchévite, d’une seconde à l’autre, il peut frapper… Puisque tu ne veuxpas que nous descendions, rappelle-toi bien : moi,j’ouvrirai ; toi, tu seras derrière la porte ; etn’attends pas, tout de suite, oh ! tout de suite, pour enfinir… Je t’aime tant, nous serons si heureux ! Lui, n’estqu’un mauvais homme qui m’a fait souffrir, qui est l’uniqueobstacle à notre bonheur… Embrasse-moi, oh ! si fort, sifort ! embrasse-moi comme si tu me mangeais, pour qu’il nereste plus rien de moi en dehors de toi ! »

Jacques, sans se retourner, de sa main droite, tâtonnante enarrière, avait pris le couteau. Et, un instant, il resta ainsi, àle serrer dans son poing. Était-ce sa soif qui était revenue, devenger des offenses très anciennes, dont il aurait perdu l’exactemémoire, cette rancune amassée de mâle en mâle, depuis la premièretromperie au fond des cavernes ? Il fixait sur Séverine sesyeux fous, il n’avait plus que le besoin de la jeter morte sur sondos, ainsi qu’une proie qu’on arrache aux autres. La ported’épouvante s’ouvrait sur ce gouffre noir du sexe, l’amour jusquedans la mort, détruire pour posséder davantage.

« Embrasse-moi, embrasse-moi… »

Elle renversait son visage soumis, d’une tendresse suppliante,découvrait son cou nu, à l’attache voluptueuse de la gorge. Et lui,voyant cette chair blanche, comme dans un éclat d’incendie, leva lepoing, armé du couteau. Mais elle avait aperçu l’éclair de la lame,elle se rejeta en arrière, béante de surprise et de terreur.

« Jacques, Jacques… Moi, mon Dieu ! Pourquoi ?pourquoi ? »

Les dents serrées, il ne disait pas un mot, il la poursuivait.Une courte lutte la ramena près du lit. Elle reculait, hagarde,sans défense, la chemise arrachée.

« Pourquoi ? mon Dieu !pourquoi ? »

Et il abattit le poing, et le couteau lui cloua la question dansla gorge. En frappant, il avait retourné l’arme, par un effroyablebesoin de la main qui se contenait : le même coup que pour leprésident Grandmorin, à la même place, avec la même rage.Avait-elle crié ? il ne le sut jamais. À cette seconde,passait l’express de Paris, si violent, si rapide, que le plancheren trembla ; et elle était morte, comme foudroyée dans cettetempête.

Immobile, Jacques maintenant la regardait, allongée à ses pieds,devant le lit. Le train se perdait au loin, il la regardait dans lelourd silence de la chambre rouge. Au milieu de ces tenturesrouges, de ces rideaux rouges, par terre, elle saignait beaucoup,d’un flot rouge qui ruisselait entre les seins, s’épandait sur leventre, jusqu’à une cuisse, d’où il retombait en grosses gouttessur le parquet. La chemise, à moitié fendue, en était trempée.Jamais il n’aurait cru qu’elle avait tant de sang. Et ce qui leretenait, hanté, c’était le masque d’abominable terreur queprenait, dans la mort, cette face de femme jolie, douce, si docile.Les cheveux noirs s’étaient dressés, un casque d’horreur, sombrecomme la nuit. Les yeux de pervenche, élargis démesurément,questionnaient encore, éperdus, terrifiés du mystère. Pourquoi,pourquoi l’avait-il assassinée ? Et elle venait d’être broyée,emportée dans la fatalité du meurtre, en inconsciente que la vieavait roulée de la boue dans le sang, tendre et innocente quandmême, sans qu’elle eût jamais compris.

Mais Jacques s’étonna. Il entendait un reniflement de bête,grognement de sanglier, rugissement de lion ; et il setranquillisa, c’était lui qui soufflait. Enfin, enfin ! ils’était donc contenté, il avait tué ! Oui, il avait fait ça.Une joie effrénée, une jouissance énorme le soulevait, dans lapleine satisfaction de l’éternel désir. Il en éprouvait unesurprise d’orgueil, un grandissement de sa souveraineté de mâle. Lafemme, il l’avait tuée, il la possédait, comme il désirait depuissi longtemps la posséder, tout entière, jusqu’à l’anéantir. Ellen’était plus, elle ne serait jamais plus à personne. Et un souveniraigu lui revenait, celui de l’autre assassiné, le cadavre duprésident Grandmorin, qu’il avait vu, par la nuit terrible, à cinqcents mètres de là. Ce corps délicat, si blanc, rayé de rouge,c’était la même loque humaine, le pantin cassé, la chiffe molle,qu’un coup de couteau fait d’une créature. Oui, c’était ça. Ilavait tué, et il y avait ça par terre. Comme l’autre, elle venaitde culbuter, mais sur le dos, les jambes écartées, le bras gauchereplié sous le flanc, le droit tordu, à demi arraché de l’épaule.N’était-ce pas cette nuit-là que, le cœur battant à grands coups,il s’était juré d’oser à son tour, dans un prurit de meurtre quis’exaspérait comme une concupiscence, au spectacle de l’hommeégorgé ? Ah ! n’être pas lâche, se satisfaire, enfoncerle couteau ! Obscurément, cela avait germé, avait grandi enlui ; pas une heure, depuis un an, sans qu’il eût marché versl’inévitable ; même au cou de cette femme, sous ses baisers,le sourd travail s’achevait ; et les deux meurtres s’étaientrejoints, l’un n’était-il pas la logique de l’autre ?

Un vacarme d’écroulement, une secousse du plancher tirèrentJacques de la contemplation béante où il restait, en face de lamorte. Les portes volaient-elles en éclat ? Étaient-ce desgens pour l’arrêter ? Il regarda, ne retrouva autour de luique la solitude sourde et muette. Ah ! oui, un trainencore ! Et cet homme qui allait frapper en bas, cet hommequ’il voulait tuer ! Il l’avait oublié complètement. S’il neregrettait rien, déjà il se jugeait imbécile. Quoi ? ques’était-il passé ? La femme qu’il aimait, dont il était aimépassionnément, gisait sur le parquet, la gorge ouverte ;tandis que le mari, l’obstacle à son bonheur, vivait encore,avançait toujours, pas à pas, dans les ténèbres. Cet homme que,depuis des mois, épargnaient les scrupules de son éducation, lesidées d’humanité lentement acquises et transmises, il n’avait pul’attendre ; et, au mépris de son intérêt, il venait d’êtreemporté par l’hérédité de violence, par ce besoin de meurtre qui,dans les forêts premières, jetait la bête sur la bête. Est-ce qu’ontue par raisonnement ! On ne tue que sous l’impulsion du sanget des nerfs, un reste des anciennes luttes, la nécessité de vivreet la joie d’être fort. Il n’avait plus qu’une lassitude rassasiée,il s’effarait, cherchait à comprendre, sans trouver autre chose, aufond même de sa passion satisfaite, que l’étonnement et l’amèretristesse de l’irréparable. La vue de la malheureuse, qui leregardait toujours, avec son interrogation terrifiée, lui devenaitatroce. Il voulut détourner les yeux, il eut la sensation brusquequ’une autre figure blanche se dressait au pied du lit. Était-cedonc un dédoublement de la morte ? Puis, il reconnut Flore.Elle était revenue, pendant qu’il avait la fièvre, aprèsl’accident. Sans doute, elle triomphait, vengée à cette heure. Uneépouvante le glaça, il se demanda ce qu’il faisait, à s’attarderainsi, dans cette chambre. Il avait tué, il était gorgé, repu, ivrede l’effroyable vin du crime. Et il trébucha dans le couteau restépar terre, et il s’enfuit, descendit en roulant l’escalier, ouvritla grande porte du perron comme si la petite porte n’eût pas étéassez large, se lança dehors, dans la nuit d’encre, où son galop seperdit, furieux. Il ne s’était pas retourné, la maison louche,plantée de biais au bord de la voie, restait ouverte et désoléederrière lui, dans son abandon de mort.

Cabuche, cette nuit-là comme les autres, avait franchi la haiedu terrain, rôdant sous la fenêtre de Séverine. Il savait bien queRoubaud était attendu, il ne s’étonnait pas de la lumière quifiltrait par la fente d’un volet. Mais cet homme bondissant duperron, ce galop enragé de bête s’éloignant dans la campagne,venaient de le clouer de surprise. Et il n’était déjà plus temps dese mettre à la poursuite du fuyard, le carrier restait effaré,plein d’inquiétude et d’hésitation devant la porte ouverte,bâillant sur le grand trou noir du vestibule. Qu’arrivait-ildonc ? devait-il entrer ? Le lourd silence, l’immobilitéabsolue, pendant que cette lampe continuait à brûler, là-haut, luiserraient le cœur d’une angoisse croissante.

Enfin, Cabuche se décida, monta à tâtons. Devant la porte de lachambre, laissée ouverte elle aussi, il s’arrêta de nouveau. Dansla clarté tranquille, il lui semblait voir de loin un tas dejupons, devant le lit. Sans doute Séverine était déshabillée.Doucement, il appela, pris de trouble, les veines battant à grandscoups. Puis, il aperçut le sang, il comprit, s’élança, avec unterrible cri qui sortait de son cœur déchiré. Mon Dieu !c’était elle, assassinée, jetée là, dans sa nudité pitoyable. Ilcrut qu’elle râlait encore, il avait un tel désespoir, une honte sidouloureuse, à la voir agoniser toute nue, qu’il la saisit d’unélan fraternel, à pleins bras, la souleva, la posa sur le lit, dontil rejeta le drap, pour la couvrir. Mais, dans cette étreinte,l’unique tendresse entre eux, il s’était couvert de sang, les deuxmains, la poitrine. Il ruisselait de son sang. Et, à cette minute,il vit que Roubaud et Misard étaient là. Ils venaient, euxégalement, de se décider à monter, en trouvant toutes les portesouvertes. Le mari arrivait en retard, pour s’être arrêté à causeravec le garde-barrière, qui l’avait ensuite accompagné, encontinuant la conversation. Tous deux, stupides, regardaientCabuche, dont les mains saignaient comme celles d’un boucher.

« Le même coup que pour le président », finit par direMisard, en examinant la blessure.

Roubaud hocha la tête sans répondre, sans pouvoir détacher sesregards de Séverine, de ce masque d’abominable terreur, les cheveuxnoirs dressés sur le front, les yeux bleus démesurément élargis,qui demandaient pourquoi.

Chapitre 12

 

Trois mois plus tard, par une tiède nuit de juin, Jacquesconduisait l’express du Havre, parti de Paris à six heures trente.Sa nouvelle machine, la machine 608, toute neuve, dont il avait lepucelage, disait-il, et qu’il commençait à bien connaître, n’étaitpas commode, rétive, fantasque, ainsi que ces jeunes cavales qu’ilfaut dompter par l’usure, avant qu’elles se résignent au harnais.Il jurait souvent contre elle, regrettant la Lison ; il devaitla surveiller de près, la main toujours sur le volant du changementde marche. Mais, cette nuit-là, le ciel était d’une douceur sidélicieuse, qu’il se sentait porté à l’indulgence, la laissantgaloper un peu à sa fantaisie, heureux lui-même de respirerlargement. Jamais il ne s’était mieux porté, sans remords, l’airsoulagé, dans une grande paix heureuse.

Lui qui ne parlait jamais en route, plaisanta Pecqueux, qu’onlui avait laissé pour chauffeur.

« Quoi donc ? vous ouvrez l’œil comme un homme qui n’abu que de l’eau. »

Pecqueux, en effet, contre son habitude, semblait à jeun et trèssombre. Il répondit d’une voix dure :

« Faut ouvrir l’œil, quand on veut voir clair. »

Défiant, Jacques le regarda, en homme dont la conscience n’estpoint nette. La semaine précédente, il s’était laissé aller auxbras de la maîtresse du camarade, cette terrible Philomène, qui,depuis longtemps, se frottait à lui, comme une maigre chatteamoureuse. Et il n’y avait pas eu là seulement une minute decuriosité sensuelle, il cédait surtout au désir de faire uneexpérience : était-il définitivement guéri, maintenant qu’ilavait contenté son affreux besoin ? celle-là, pourrait-il laposséder, sans lui planter un couteau dans la gorge ? Deuxfois déjà, il l’avait eue, et rien, pas un malaise, pas un frisson.Sa grande joie, son air apaisé et riant devait venir, même à soninsu, du bonheur de n’être plus qu’un homme comme les autres.

Pecqueux ayant ouvert le foyer de la machine, pour mettre ducharbon, il l’arrêta.

« Non, non, ne la poussez pas trop, elle vabien. »

Alors, le chauffeur grogna de mauvaises paroles.

« Ah ! ouitche ! bien… Une jolie farceuse, unebelle saloperie !… Quand je pense qu’on tapait sur l’autre, lavieille, qui était si docile !… Cette gourgandine-ci, ça nevaut pas un coup de pied au cul. »

Jacques, pour ne pas avoir à se fâcher, évitait de répondre.Mais il sentait bien que l’ancien ménage à trois n’étaitplus ; car la bonne amitié, entre lui, le camarade et lamachine, s’en était allée, à la mort de la Lison. Maintenant, on sequerellait pour un rien, pour un écrou trop serré, pour unepelletée de charbon mise de travers. Et il se promettait d’êtreprudent avec Philomène, ne voulant pas en arriver à une guerreouverte, sur cet étroit plancher mouvant qui les emportait, lui etson chauffeur. Tant que Pecqueux, par reconnaissance de n’êtrepoint bousculé, de pouvoir faire de petits sommes et d’achever lespaniers de provisions, s’était fait son chien obéissant, dévouéjusqu’à étrangler le monde, tous deux avaient vécu en frères,silencieux dans le danger quotidien, n’ayant pas besoin de parolespour s’entendre. Mais cela allait devenir un enfer, si l’on ne seconvenait plus, toujours côte à côte, secoués ensemble, pendantqu’on se mangerait. Justement, la Compagnie avait dû, la semaineprécédente, séparer le mécanicien et le chauffeur de l’express deCherbourg, parce que, désunis à cause d’une femme, le premierbrutalisait le second qui n’obéissait plus : des coups, devraies batailles en route, dans l’oubli complet de la queue devoyageurs roulant derrière eux, à toute vitesse.

Deux fois encore, Pecqueux rouvrit le foyer, y jeta du charbon,par désobéissance, cherchant une dispute sans doute ; etJacques feignit de ne pas s’en apercevoir, l’air tout à lamanœuvre, avec l’unique précaution chaque fois de tourner le volantde l’injecteur, pour diminuer la pression. Il faisait si doux, lepetit vent frais de la marche était si bon, dans la chaude nuit dejuillet ! À onze heures cinq, lorsque l’express arriva auHavre, les deux hommes firent la toilette de la machine d’un air debon accord, comme autrefois.

Mais, au moment où ils quittaient le dépôt pour aller se coucherrue François-Mazeline, une voix les appela.

« On est donc bien pressé ? Entrez uneminute ! »

C’était Philomène, qui, du seuil de la maison de son frère,devait guetter Jacques. Elle avait eu un mouvement de contrariétévive, en apercevant Pecqueux ; et elle ne se décidait à leshéler ensemble, que pour le plaisir de causer au moins avec sonnouvel ami, quitte à subir la présence de l’ancien.

« Fiche-nous la paix, hein ! gronda Pecqueux. Tu nousembêtes, nous avons sommeil.

– Est-il aimable ! reprit gaiement Philomène. MaisM. Jacques n’est pas comme toi, il prendrait tout de même unpetit verre… N’est-ce pas, monsieur Jacques ? »

Le mécanicien allait refuser, par prudence, quand le chauffeur,brusquement, accepta, cédant à l’idée de les guetter et de se faireune certitude. Ils entrèrent dans la cuisine, ils s’assirent devantla table, où elle avait posé des verres et une bouteilled’eau-de-vie, en reprenant à voix plus basse :

« Faut tâcher de ne pas faire trop de bruit, parce que monfrère dort, là-haut, et qu’il n’aime guère que je reçoive dumonde. »

Puis, comme elle les servait, tout de suite elleajouta :

« À propos, vous savez que la mère Lebleu est claquée, cematin… Oh ! ça, je l’avais dit : ça la tuera, si on lamet dans ce logement du derrière, une vraie prison. Elle a encoreduré quatre mois, à se manger le sang de ne plus rien voir que duzinc… Et ce qui l’a achevée, dès qu’il lui est devenu impossible debouger de son fauteuil, ç’a été sûrement de ne plus pouvoirespionner Mlle Guichon et M. Dabadie, unehabitude qu’elle avait prise. Oui, elle s’est enragée de n’avoirjamais rien surpris entre eux, elle en est morte. »

Philomène s’arrêta, avala une gorgée d’eau-de-vie ; et,avec un rire :

« Sans doute qu’ils couchent ensemble. Seulement, ils sontsi malins ! Ni vu ni connu, je t’embrouille !… Je croistout de même que la petite Mme Moulin les a vus unsoir. Mais pas de danger qu’elle cause, celle-là : elle esttrop bête, et d’ailleurs son mari, le sous-chef… »

De nouveau, elle s’interrompit pour s’écrier :

« Dites donc, c’est la semaine prochaine que ça se juge, àRouen, l’affaire des Roubaud. »

Jusque-là, Jacques et Pecqueux l’avaient écoutée, sans placer unmot. Le dernier la trouvait simplement bien bavarde ; jamais,avec lui, elle ne faisait tant de frais de conversation ; etil ne la quittait pas des yeux, peu à peu échauffé de jalousie, àla voir ainsi s’exciter devant son chef.

« Oui, répondit le mécanicien d’un air de parfaitetranquillité, j’ai reçu la citation. »

Philomène se rapprocha, heureuse de le frôler du coude.

« Moi aussi, je suis témoin… Ah ! monsieur Jacques,lorsqu’on m’a interrogée à propos de vous, car vous savez qu’on avoulu connaître la vraie vérité sur vos rapports avec cette pauvredame ; oui, lorsqu’on m’a interrogée, j’ai dit au juge :« Mais, monsieur, il l’adorait, c’est impossible qu’il lui aitfait du mal ! » N’est-ce pas ? je vous avais vusensemble, moi, j’étais bien placée pour en parler.

– Oh ! dit le jeune homme avec un gested’indifférence, je n’étais pas inquiet, je pouvais donner, heurepar heure, l’emploi de mon temps… Si la Compagnie m’a gardé, c’estqu’il n’y avait pas le plus petit reproche à me faire. »

Un silence régna, tous trois burent lentement.

« Ça fait frémir, reprit Philomène. Cette bête féroce, ceCabuche qu’on a arrêté, encore tout couvert du sang de la pauvredame ! Faut-il qu’il y ait des hommes idiots ! tuer unefemme parce qu’on a envie d’elle, comme si ça les avançait àquelque chose, quand la femme n’est plus là !… Et ce que jen’oublierai jamais de la vie, voyez-vous, c’est lorsqueM. Cauche, là-bas, sur le quai, est venu arrêter aussiM. Roubaud. J’y étais. Vous savez que ça s’est passé huitjours après seulement, lorsque M. Roubaud, au lendemain del’enterrement de sa femme, avait repris son service d’un airtranquille. Alors donc, M. Cauche lui a tapé sur l’épaule, endisant qu’il avait l’ordre de l’emmener en prison. Vouspensez ! eux qui ne se quittaient point, qui jouaientensemble, les nuits entières ! Mais, quand on est commissaire,n’est-ce pas ? on mènerait son père et sa mère à laguillotine, puisque c’est le métier qui veut ça. Il s’en fichebien, M. Cauche ! je l’ai encore aperçu au café duCommerce, tantôt, qui battait les cartes, sans plus s’inquiéter deson ami que du grand Turc ! »

Pecqueux, les dents serrées, allongea un coup de poing sur latable.

« Tonnerre de Dieu ! si j’étais à la place de ce cocude Roubaud !… Vous couchiez avec sa femme, vous. Un autre lalui tue. Et voilà qu’on l’envoie aux assises… Non, c’est à creverde rage !

– Mais, grande bête, s’écria Philomène, puisqu’on l’accused’avoir poussé l’autre à le débarrasser de sa femme, oui, pour desaffaires d’argent, est-ce que je sais ! Il paraît qu’on aretrouvé chez Cabuche la montre du président Grandmorin : vousvous rappelez, le monsieur qu’on a assassiné en wagon, il y adix-huit mois. Alors, on a raccroché ce mauvais coup avec lemauvais coup de l’autre jour, toute une histoire, une vraiebouteille à l’encre. Moi, je ne peux pas vous expliquer, maisc’était sur le journal, il y en avait bien deuxcolonnes. »

Distrait, Jacques ne semblait pas même écouter. Ilmurmura :

« À quoi bon s’en casser la tête, est-ce que ça nousregarde ?… Si la justice ne sait pas ce qu’elle fait, ce n’estpas nous qui le saurons. »

Puis, il ajouta, les yeux perdus au loin, les joues envahies depâleur :

« Dans tout cela, il n’y a que cette pauvre femme…Ah ! la pauvre, la pauvre femme !

– Moi, conclut violemment Pecqueux, moi qui en ai une, defemme, si quelqu’un s’avisait de la toucher, je commencerais parles étrangler tous les deux. Après, on pourrait bien me couper lecou, ça me serait égal. »

Il y eut un nouveau silence. Philomène, qui remplissait uneseconde fois les petits verres, affecta de hausser les épaules, enricanant. Mais elle était toute bouleversée au fond, ellel’étudiait d’un regard oblique. Il se négligeait beaucoup, trèssale, en guenilles, depuis que la mère Victoire, devenue impotenteà la suite de sa fracture, avait dû lâcher son poste de lasalubrité et se faire admettre dans un hospice. Elle n’était pluslà, tolérante et maternelle, pour lui glisser des pièces blanches,pour le raccommoder, ne voulant pas que l’autre, celle du Havre,l’accusât de tenir mal leur homme. Et Philomène, séduite par l’airmignon et propre de Jacques, faisait la dégoûtée.

« C’est ta femme de Paris que tu étranglerais ?demanda-t-elle par bravade. Pas de danger qu’on te l’enlève,celle-là !

– Celle-là ou une autre ! » gronda-t-il.

Mais déjà elle trinquait, d’un air de plaisanterie.

« À ta santé, tiens ! Et apporte-moi ton linge, pourque je le fasse laver et repriser, car, vraiment, tu ne nous faisplus honneur, ni à l’une ni à l’autre… À votre santé, monsieurJacques ! »

Comme s’il fût sorti d’un songe, Jacques tressaillit. Dansl’absence complète de remords, dans ce soulagement, ce bien-êtrephysique où il vivait depuis le meurtre, Séverine passait ainsiparfois, apitoyant jusqu’aux larmes l’homme doux qui était en lui.Et il trinqua, en disant précipitamment, pour cacher sontrouble :

« Vous savez que nous allons avoir la guerre ?

– Pas possible ! s’écria Philomène. Avec quidonc ?

– Mais avec les Prussiens… Oui, à cause d’un prince de chezeux qui veut être roi en Espagne. Hier, à la Chambre, il n’a étéquestion que de cette histoire. »

Alors, elle se désola.

« Ah bien ! ça va être drôle ! Ils nous ont déjàassez embêtés, avec leurs élections, leur plébiscite et leursémeutes, à Paris !… Si l’on se bat, dites, est-ce qu’onprendra tous les hommes ?

– Oh ! nous autres, nous sommes garés, on ne peut pasdésorganiser les chemins de fer… Seulement, ce qu’on nousbousculerait, à cause du transport des troupes et desapprovisionnements ! Enfin, si ça arrive, il faudra bien faireson devoir. »

Et, sur ce mot, il se leva, en voyant qu’elle avait fini parglisser une de ses jambes sous les siennes, et que Pecqueux s’enapercevait, le sang au visage, serrant déjà les poings.

« Allons nous coucher, il est temps.

– Oui, ça vaudra mieux », bégaya le chauffeur.

Il avait empoigné le bras de Philomène, il le serrait à lebriser. Elle retint un cri de douleur, elle se contenta de soufflerà l’oreille du mécanicien, pendant que l’autre achevait rageusementson petit verre :

« Méfie-toi, c’est une vraie brute, quand il abu. »

Mais, dans l’escalier, des pas lourds descendaient ; etelle s’effara.

« Mon frère !… Filez vite, filezvite ! »

Les deux hommes n’étaient pas à vingt pas de la maison, qu’ilsentendirent des gifles, suivies de hurlements. Elle recevait uneabominable correction, comme une petite fille prise en faute, lenez dans un pot de confitures. Le mécanicien s’était arrêté, prêt àla secourir. Mais il fut retenu par le chauffeur.

« Quoi ? est-ce que ça vous regarde, vous ?…Ah ! la nom de Dieu de garce ! s’il pouvaitl’assommer ! »

Rue François-Mazeline, Jacques et Pecqueux se couchèrent, sanséchanger une parole. Les deux lits se touchaient presque, dansl’étroite chambre ; et, longtemps, ils restèrent éveillés, lesyeux ouverts, chacun à écouter la respiration de l’autre.

C’était le lundi que devaient commencer, à Rouen, les débats del’affaire Roubaud. Il y avait là un triomphe pour le juged’instruction Denizet, car on ne tarissait pas d’éloges, dans lemonde judiciaire, sur la façon dont il venait de mener à bien cetteaffaire compliquée et obscure : un chef-d’œuvre de fineanalyse, disait-on, une reconstitution logique de la vérité, unecréation véritable, en un mot.

D’abord, dès qu’il se fut transporté sur les lieux, à laCroix-de-Maufras, quelques heures après le meurtre de Séverine,M. Denizet fit arrêter Cabuche. Tout désignait ouvertementcelui-ci, le sang dont il ruisselait, les dépositions accablantesde Roubaud et de Misard, qui racontaient de quelle manière ilsl’avaient surpris, avec le cadavre, seul, éperdu. Interrogé, presséde dire pourquoi et comment il se trouvait dans cette chambre, lecarrier bégaya une histoire, que le juge accueillit d’un haussementd’épaules, tellement elle lui parut niaise et classique. Ill’attendait, cette histoire, toujours la même, de l’assassinimaginaire, du coupable inventé, dont le vrai coupable disait avoirentendu la fuite, au travers de la campagne noire. Ce loup-garouétait loin, n’est-ce pas ? s’il courait toujours. D’ailleurs,lorsqu’on lui demanda ce qu’il faisait devant la maison, à pareilleheure, Cabuche se troubla, refusa de répondre, finit par déclarerqu’il se promenait. C’était enfantin, comment croire à cet inconnumystérieux, assassinant, se sauvant, laissant toutes les portesouvertes, sans avoir fouillé un meuble ni emporté même unmouchoir ? D’où serait-il venu ? pourquoi aurait-iltué ? Le juge, cependant, dès le début de son enquête, ayantsu la liaison de la victime et de Jacques, s’inquiéta de l’emploidu temps de ce dernier ; mais, outre que l’accusé lui-mêmereconnaissait avoir accompagné Jacques à Barentin, pour le train dequatre heures quatorze, l’aubergiste de Rouen jurait ses grandsdieux que le jeune homme, couché tout de suite après son dîner,était seulement sorti de sa chambre le lendemain, vers sept heures.Et puis, un amant n’égorge pas sans raison une maîtresse qu’iladore, avec laquelle il n’a jamais eu l’ombre d’une querelle. Ceserait absurde. Non ! non ! il n’y avait qu’un assassinpossible, un assassin évident, le repris de justice trouvé là, lesmains rouges, le couteau à ses pieds, cette bête brute qui faisaità la justice des contes à dormir debout.

Mais, arrivé à ce point, malgré sa conviction, malgré son flairqui, disait-il, le renseignait mieux que les preuves,M. Denizet éprouva un instant d’embarras. Dans une premièreperquisition, faite à la masure du prévenu, en pleine forêt deBécourt, on n’avait absolument rien découvert. Le vol n’ayant puêtre établi, il fallait trouver un autre motif au crime.Brusquement, au hasard d’un interrogatoire, Misard le mit sur lavoie, en racontant qu’il avait vu, une nuit, Cabuche escalader lemur de la propriété, pour regarder, par la fenêtre de la chambre,Mme Roubaud qui se couchait. Questionné à son tour,Jacques dit tranquillement ce qu’il savait, la muette adoration ducarrier, le désir ardent dont il la poursuivait, toujours dans sesjupes, à la servir. Aucun doute n’était donc plus permis :seule, une passion bestiale l’avait poussé ; et tout sereconstruisait très bien, l’homme revenant par la porte dont ilpouvait avoir une clef, la laissant même ouverte dans son trouble,puis la lutte qui avait amené le meurtre, enfin le viol interrompuseulement par l’arrivée du mari. Pourtant, une objection dernièrese présenta, car il était singulier que l’homme, sachant cettearrivée imminente, eût choisi justement l’heure où le mari pouvaitle surprendre ; mais, à bien réfléchir, cela se retournaitcontre le prévenu, achevait de l’accabler, en établissant qu’ildevait avoir agi sous l’empire d’une crise suprême du désir, affolépar cette pensée que, s’il ne profitait pas de la minute oùSéverine était seule encore, dans cette maison isolée, jamais plusil ne l’aurait, puisqu’elle partait le lendemain. Dès ce moment, laconviction du juge fut complète, inébranlable.

Harcelé d’interrogatoires, pris et repris dans l’écheveau savantdes questions, insoucieux des pièges qui lui étaient tendus,Cabuche s’obstinait à sa version première. Il passait sur la route,il respirait l’air frais de la nuit, lorsqu’un individu l’avaitfrôlé en galopant, et d’une telle course, au fond des ténèbres,qu’il ne pouvait même dire de quel côté il fuyait. Alors, saisid’inquiétude, ayant jeté un coup d’œil sur la maison, il s’étaitaperçu que la porte en était restée grande ouverte. Et il avaitfini par se décider à monter, et il avait trouvé la morte, chaudeencore, qui le regardait de ses larges yeux, si bien que, pour lamettre sur le lit, la croyant vivante, il s’était empli de sang. Ilne savait que ça, il ne répétait que ça, jamais il ne variait d’undétail, ayant l’air de s’enfermer dans une histoire arrêtéed’avance. Lorsqu’on cherchait à l’en faire sortir, il s’effarait,gardait le silence, en homme borné qui ne comprenait plus. Lapremière fois que M. Denizet l’avait interrogé sur la passiondont il brûlait pour la victime, il était devenu très rouge, ainsiqu’un tout jeune garçon à qui l’on reproche sa premièretendresse ; et il avait nié, il s’était défendu d’avoir rêvéde coucher avec cette dame, comme d’une chose très vilaine,inavouable, une chose délicate et mystérieuse aussi, enfouie auplus profond de son cœur, dont il ne devait l’aveu à personne. Non,non ! il ne l’aimait pas, il ne la voulait pas, on ne leferait jamais causer de ce qui lui semblait être une profanation,maintenant qu’elle était morte. Mais cet entêtement à ne pasconvenir d’un fait que plusieurs témoins affirmaient, tournaitencore contre lui. Naturellement, d’après la version del’accusation, il avait intérêt à cacher le désir furieux où ilétait de cette malheureuse, qu’il devait égorger pour s’assouvir.Et, quand le juge, réunissant toutes les preuves, voulant luiarracher la vérité en frappant le coup décisif, lui avait jeté à laface ce meurtre et ce viol, il était entré dans une rage folle deprotestation. Lui, la tuer pour l’avoir ! lui, qui larespectait comme une sainte ! Les gendarmes, rappelés, avaientdû le maintenir, tandis qu’il parlait d’étrangler toute la sacréeboutique. Un gredin des plus dangereux en somme, sournois, maisdont la violence éclatait quand même, avouant pour lui les crimesqu’il niait.

L’instruction en était là, le prévenu entrait en fureur, criaitque c’était l’autre, le fuyard mystérieux, chaque fois qu’onrevenait à l’assassinat, lorsque M. Denizet fit unetrouvaille, qui transforma l’affaire, en décupla soudainl’importance. Comme il le disait, il flairait des vérités ;aussi voulut-il, par une sorte de pressentiment, procéder lui-mêmeà une perquisition nouvelle, dans la masure de Cabuche ; et ily découvrit, simplement derrière une poutre, une cachette où setrouvaient des mouchoirs et des gants de femme, sous lesquels étaitune montre d’or, qu’il reconnut tout de suite, avec un grandsaisissement de joie : c’était la montre du présidentGrandmorin, tant cherchée par lui autrefois, une forte montre auxdeux initiales entrelacées, portant à l’intérieur du boîtier lechiffre de fabrication 2516. Il en reçut le coup de foudre, touts’illumina, le passé se reliait au présent, les faits qu’ilrattachait l’enchantaient par leur logique. Mais les conséquencesallaient porter si loin, que, sans parler de la montre d’abord, ilinterrogea Cabuche sur les gants et les mouchoirs. Celui-ci, uninstant, eut l’aveu aux lèvres : oui, il l’adorait, oui, il ladésirait, jusqu’à baiser les robes qu’elle avait portées, jusqu’àramasser, à voler derrière elle tout ce qui tombait de sa personne,des bouts de lacets, des agrafes, des épingles. Puis, une honte,une pudeur invincible, le fit se taire. Et, lorsque le juge, sedécidant, lui mit la montre sous les yeux, il la regarda d’un airahuri. Il se souvenait bien : cette montre, il avait eu lasurprise de la trouver nouée dans le coin d’un mouchoir, pris sousun traversin, emporté chez lui comme une proie ; ensuite, elleétait restée là, pendant qu’il se creusait la tête, à chercher dequelle façon la rendre. Seulement, à quoi bon raconter cela ?Il faudrait confesser ses autres vols, ces chiffons, ce linge quisentait bon, dont il était si honteux. Déjà on ne croyait rien dece qu’il disait. D’ailleurs, lui-même commençait à ne pluscomprendre, tout se brouillait dans son crâne d’homme simple, ilentrait en plein cauchemar. Et il ne s’emportait même plus, àl’accusation de meurtre ; il restait hébété, il répétait àchaque question qu’il ne savait pas. Pour les gants et lesmouchoirs, il ne savait pas. Pour la montre, il ne savait pas. Onl’embêtait, on n’avait qu’à le laisser tranquille et à leguillotiner tout de suite.

M. Denizet, le lendemain, fit arrêter Roubaud. Il avaitlancé le mandat, fort de sa toute-puissance, dans une de cesminutes d’inspiration où il croyait au génie de sa perspicacité,avant même d’avoir, contre le sous-chef, des charges suffisantes.Malgré de nombreuses obscurités encore, il devinait dans cet hommele pivot, la source de la double affaire ; et il triompha toutde suite, lorsqu’il eut saisi la donation au dernier vivant queRoubaud et Séverine s’étaient faite devant maître Colin, notaire auHavre, huit jours après être rentrés en possession de laCroix-de-Maufras. Dès lors, l’histoire entière se reconstruisitdans son crâne, avec une certitude de raisonnement, une forced’évidence, qui donna à son échafaudage d’accusation une soliditési indestructible, que la vérité elle-même aurait semblé moinsvraie, entachée de plus de fantaisie et d’illogisme. Roubaud étaitun lâche, qui, à deux reprises, n’osant tuer lui-même, s’étaitservi du bras de Cabuche, cette bête violente. La première fois,ayant hâte d’hériter du président Grandmorin, dont il connaissaitle testament, sachant d’autre part la rancune du carrier contrecelui-ci, il l’avait poussé à Rouen dans le coupé, après lui avoirmis le couteau au poing. Puis, les dix mille francs partagés, lesdeux complices ne se seraient peut-être jamais revus, si le meurtrene devait engendrer le meurtre. Et c’était ici que le juge avaitmontré cette profondeur de psychologie criminelle qu’on admiraittant ; car il le déclarait aujourd’hui, jamais il n’avaitcessé de surveiller Cabuche, sa conviction était que le premierassassinat en amènerait mathématiquement un second. Dix-huit moisvenaient de suffire : le ménage des Roubaud s’était gâté, lemari avait mangé les cinq mille francs au jeu, la femme en étaitarrivée à prendre un amant, pour se distraire. Sans doute ellerefusait de vendre la Croix-de-Maufras, de crainte qu’il n’endissipât l’argent ; peut-être, dans leurs continuellesdisputes, menaçait-elle de le livrer à la justice. En tout cas, denombreux témoignages établissaient l’absolue désunion des deuxépoux ; et là, enfin, la conséquence lointaine du premiercrime s’était produite : Cabuche reparaissait avec sesappétits de brute, le mari dans l’ombre lui remettait le couteau aupoing, pour s’assurer définitivement la propriété de cette maisonmaudite, qui avait déjà coûté une vie humaine. Telle était lavérité, l’aveuglante vérité, tout y aboutissait : la montretrouvée chez le carrier, surtout les deux cadavres, frappés du mêmecoup à la gorge, par la même main, avec la même arme, ce couteauramassé dans la chambre. Pourtant, sur ce dernier point,l’accusation émettait un doute, la blessure du président paraissantavoir été faite par une lame plus petite et plus tranchante.

Roubaud, d’abord, répondit par oui et par non, de l’airsomnolent et alourdi qu’il avait maintenant. Il ne semblait pasétonné de son arrestation, tout lui était devenu égal, dans lalente désorganisation de son être. Pour le faire causer, on luiavait donné un gardien à demeure, avec lequel il jouait aux cartesdu matin au soir ; et il était parfaitement heureux.D’ailleurs, il restait convaincu de la culpabilité deCabuche : lui seul pouvait être l’assassin. Interrogé surJacques, il avait haussé les épaules en riant, montrant ainsi qu’ilconnaissait les rapports du mécanicien et de Séverine. Mais,lorsque M. Denizet, après l’avoir tâté, finit par développerson système, le poussant, le foudroyant de sa complicité,s’efforçant de lui arracher un aveu, dans le saisissement de sevoir découvert, il était devenu très circonspect. Que luiracontait-on là ? Ce n’était plus lui, c’était le carrier quiavait tué le président, comme il avait tué Séverine ; et, lesdeux fois, c’était pourtant lui le coupable, puisque l’autrefrappait pour son compte et à sa place. Cette aventure compliquéele stupéfiait, l’emplissait de méfiance : sûrement, on luitendait un piège, on mentait pour le forcer à confesser sa part demeurtre, le premier crime. Dès son arrestation, il s’était biendouté que la vieille histoire repoussait. Confronté avec Cabuche,il déclara ne pas le connaître. Seulement, comme il répétait qu’ill’avait trouvé rouge de sang, sur le point de violer sa victime, lecarrier s’emporta, et une scène violente, d’une confusion extrême,vint encore embrouiller les choses. Trois jours se passèrent, lejuge multipliait les interrogatoires, certain que les deuxcomplices s’entendaient pour lui jouer la comédie de leurhostilité. Roubaud, très las, avait pris le parti de ne plusrépondre, lorsque, tout d’un coup, dans une minute d’impatience,voulant en finir, cédant à un sourd besoin qui le travaillaitdepuis des mois, il lâcha la vérité, rien que la vérité, toute lavérité.

Ce jour-là, justement, M. Denizet luttait de finesse, assisà son bureau, voilant ses yeux de ses lourdes paupières, tandis queses lèvres mobiles s’amincissaient, dans un effort de sagacité. Ils’épuisait depuis une heure en ruses savantes, avec ce prévenuépaissi, envahi d’une mauvaise graisse jaune, qu’il jugeait d’uneastuce très déliée, sous cette pesante enveloppe. Et il crutl’avoir traqué pas à pas, enlacé de toutes parts, pris au piègeenfin, quand l’autre, avec un geste d’homme poussé à bout, s’écriaqu’il en avait assez, qu’il préférait avouer, pour qu’on ne letourmentât pas davantage. Puisque, quand même, on le voulaitcoupable, qu’il le fût au moins des vraies choses qu’il avaitfaites. Mais, à mesure qu’il contait l’histoire, sa femme souilléetoute jeune par Grandmorin, sa rage de jalousie en apprenant cesordures, et comment il avait tué, et pourquoi il avait pris les dixmille francs, les paupières du juge se relevaient, dans unfroncement de doute, tandis qu’une incrédulité irrésistible,l’incrédulité professionnelle, distendait sa bouche, en une mouegoguenarde. Il souriait tout à fait, lorsque l’accusé se tut. Legaillard était encore plus fort qu’il ne pensait : prendre lepremier meurtre pour lui, en faire un crime purement passionnel, selaver ainsi de toute préméditation de vol, surtout de toutecomplicité dans l’assassinat de Séverine, c’était certes unemanœuvre hardie, qui indiquait une intelligence, une volonté peucommunes. Seulement, cela ne tenait pas debout.

« Voyons, Roubaud, il ne faut pas nous croire des enfants…Vous prétendez alors que vous étiez jaloux, ce serait dans untransport de jalousie que vous auriez tué ?

– Certainement.

– Et, si nous admettons ce que vous racontez, vous auriezépousé votre femme, en ne sachant rien de ses rapports avec leprésident… Est-ce vraisemblable ? Tout au contraireprouverait, dans votre cas, la spéculation offerte, discutée,acceptée. On vous donne une jeune fille élevée comme unedemoiselle, on la dote, son protecteur devient le vôtre, vousn’ignorez pas qu’il lui laisse une maison de campagne partestament, et vous prétendez que vous ne vous doutiez de rien,absolument de rien ! Allons donc, vous saviez tout, autrementvotre mariage ne s’explique plus… D’ailleurs, la constatation d’unsimple fait suffit à vous confondre. Vous n’êtes pas jaloux, osezdire encore que vous êtes jaloux.

– Je dis la vérité, j’ai tué dans une rage de jalousie.

– Alors, après avoir tué le président pour des rapportsanciens, vagues, et que vous inventez du reste, expliquez-moicomment vous avez pu tolérer un amant à votre femme, oui, ceJacques Lantier, un gaillard solide, celui-là ! Tout le mondem’a parlé de cette liaison, vous-même ne m’avez pas caché que vousla connaissiez… Vous les laissiez libres d’aller ensemble,pourquoi ? »

Affaissé, les yeux troubles, Roubaud regardait fixement le vide,sans trouver une explication. Il finit par bégayer :

« Je ne sais pas… J’ai tué l’autre, je n’ai pas tuécelui-ci.

– Ne me dites donc plus que vous êtes un jaloux qui sevenge, et je ne vous conseille pas de répéter ce roman à messieursles jurés, car ils en hausseraient les épaules… Croyez-moi, changezde système, la vérité seule vous sauverait. »

Dès ce moment, plus Roubaud s’entêta à la dire, cette vérité,plus il fut convaincu de mensonge. Tout, d’ailleurs, tournaitcontre lui, à ce point que son ancien interrogatoire, lors de lapremière enquête, qui aurait dû appuyer sa nouvelle version,puisqu’il y avait dénoncé Cabuche, devint au contraire la preuved’une entente extraordinairement habile entre eux. Le jugeraffinait la psychologie de l’affaire, avec un véritable amour dumétier. Jamais, disait-il, il n’était descendu si à fond de lanature humaine ; et c’était de la divination plus que del’observation, car il se flattait d’être de l’école des jugesvoyeurs et fascinateurs, ceux qui d’un coup d’œil démontent unhomme. Les preuves, du reste, ne manquaient plus, un ensembleécrasant. Désormais, l’instruction avait une base solide, lacertitude éclatait éblouissante, comme la lumière du soleil.

Et ce qui accrut encore la gloire de M. Denizet, ce futqu’il apporta la double affaire d’un bloc, après l’avoirreconstituée patiemment, dans le secret le plus profond. Depuis lesuccès bruyant du plébiscite, une fièvre ne cessait d’agiter lepays, pareille à ce vertige qui précède et annonce les grandescatastrophes. C’était, dans la société de cette fin d’Empire, dansla politique, dans la presse surtout, une continuelle inquiétude,une exaltation où la joie elle-même prenait une violence maladive.Aussi, lorsque, après l’assassinat d’une femme, au fond de cettemaison isolée de la Croix-de-Maufras, on apprit par quel coup degénie le juge d’instruction de Rouen venait d’exhumer la vieilleaffaire Grandmorin et de la relier au nouveau crime, y eut-il uneexplosion de triomphe parmi les journaux officieux. De temps àautre, en effet, reparaissaient encore, dans les feuilles del’opposition, les plaisanteries sur l’assassin légendaire,introuvable, cette invention de la police, mise en avant pourcacher les turpitudes de certains grands personnages compromis. Etla réponse allait être décisive, l’assassin et son complice étaientarrêtés, la mémoire du président Grandmorin sortirait intacte del’aventure. Les polémiques recommencèrent, l’émotion grandit dejour en jour, à Rouen et à Paris. En dehors de ce roman atroce quihantait les imaginations, on se passionnait, comme si la véritéenfin découverte, irréfutable, devait consolider l’État. Pendanttoute une semaine, la presse déborda de détails.

Mandé à Paris, M. Denizet se présenta rue du Rocher, audomicile personnel du secrétaire général, M. Camy-Lamotte. Ille trouva debout, au milieu de son cabinet sévère, le visageamaigri, fatigué davantage ; car il déclinait, envahi d’unetristesse dans son scepticisme, comme s’il eût pressenti, sous cetéclat d’apothéose, l’écroulement prochain du régime qu’il servait.Depuis deux jours, il était en proie à une lutte intérieure, nesachant encore quel usage il ferait de la lettre de Séverine, qu’ilavait gardée, cette lettre qui aurait ruiné tout le système del’accusation, en appuyant la version de Roubaud d’une preuveirrécusable. Personne au monde ne la connaissait, il pouvait ladétruire. Mais, la veille, l’empereur lui avait dit qu’il exigeait,cette fois, que la justice suivît son cours, en dehors de touteinfluence, même si son gouvernement devait en souffrir : unsimple cri d’honnêteté, peut-être la superstition qu’un seul acteinjuste, après l’acclamation du pays, changerait le destin. Et, sile secrétaire général n’avait pas pour lui de scrupules deconscience, ayant réduit les affaires de ce monde à une simplequestion de mécanique, il était troublé de l’ordre reçu, il sedemandait s’il devait aimer son maître jusqu’au point de luidésobéir.

Tout de suite, M. Denizet triompha.

« Eh bien ! mon flair ne m’avait pas trompé, c’étaitce Cabuche qui avait frappé le président… Seulement, je l’accorde,l’autre piste aussi contenait un peu de la vérité, et je sentaismoi-même que le cas de Roubaud restait louche… Enfin, nous lestenons tous les deux. »

M. Camy-Lamotte le regardait fixement, de ses yeuxpâles.

« Alors, tous les faits du dossier qu’on m’a transmis sontprouvés, et votre conviction est absolue ?

– Absolue, aucune hésitation possible… Tout s’enchaîne, jene me souviens pas d’une affaire, où, malgré les apparentescomplications, le crime ait suivi une marche plus logique, plusaisée à déterminer d’avance.

– Mais Roubaud proteste, prend le premier meurtre pour lui,raconte une histoire, sa femme déflorée, lui affolé de jalousie,tuant dans une crise de rage aveugle. Les feuilles de l’oppositionracontent toutes cela.

– Oh ! elles le racontent comme un commérage, enn’osant elles-mêmes y croire. Jaloux, ce Roubaud qui facilitait lesrendez-vous de sa femme avec un amant ! Ah ! il peut, enpleines assises, répéter ce conte, il n’arrivera pas à soulever lescandale cherché !… S’il apportait quelque preuveencore ! mais il ne produit rien. Il parle bien de la lettrequ’il prétend avoir fait écrire à sa femme et qu’on aurait dûtrouver dans les papiers de la victime… Vous, monsieur lesecrétaire général, qui avez classé ces papiers, vous l’aurieztrouvée, n’est-ce pas ? »

M. Camy-Lamotte ne répondit point. C’était vrai, lescandale allait être enterré enfin, avec le système du juge :personne ne croirait Roubaud, la mémoire du président serait lavéedes soupçons abominables, l’Empire bénéficierait de cetteréhabilitation tapageuse d’une de ses créatures. Et, d’ailleurs,puisque ce Roubaud se reconnaissait coupable, qu’importait à l’idéede justice qu’il fût condamné pour une version ou pourl’autre ! Il y avait bien Cabuche ; mais, si celui-cin’avait pas trempé dans le premier meurtre, il semblait êtreréellement l’auteur du second. Puis, mon Dieu ! la justice,quelle illusion dernière ! Vouloir être juste, n’était-ce pasun leurre, quand la vérité est si obstruée de broussailles ?Il valait mieux être sage, étayer d’un coup d’épaule cette sociétéfinissante qui menaçait ruine.

« N’est-ce pas ? répéta M. Denizet, vous nel’avez pas trouvée, cette lettre ? »

De nouveau, M. Camy-Lamotte leva les yeux sur lui ; ettranquillement, seul maître de la situation, prenant pour saconscience le remords qui avait inquiété l’empereur, ilrépondit :

« Je n’ai absolument rien trouvé. »

Ensuite, souriant, très aimable, il combla le juge d’éloges. Àpeine un pli léger des lèvres indiquait-il une invincible ironie.Jamais une instruction n’avait été menée avec tant depénétration ; et, c’était chose décidée en haut lieu, onl’appellerait comme conseiller à Paris, après les vacances. Il lereconduisit ainsi jusque sur le palier.

« Vous seul avez vu clair, c’est vraiment admirable… Et, dumoment que la vérité parle, il n’y a rien qui la puisse arrêter, nil’intérêt des personnes, ni même la raison d’État… Marchez, quel’affaire suive son cours, quelles qu’en soient lesconséquences.

– Le devoir de la magistrature est là tout entier »,conclut M. Denizet, qui salua et partit, rayonnant.

Lorsqu’il fut seul, M. Camy-Lamotte alluma d’abord unebougie ; puis, il alla prendre, dans le tiroir où il l’avaitclassée, la lettre de Séverine. La bougie brûlait très haute, ildéplia la lettre, voulut en relire les deux lignes ; et lesouvenir s’évoqua de cette criminelle délicate, aux yeux depervenche, qui l’avait remué jadis d’une si tendre sympathie.Maintenant, elle était morte, il la revoyait tragique. Qui savaitle secret qu’elle avait dû emporter ? Certes, oui, uneillusion, la vérité, la justice ! Il ne restait pour lui, decette femme inconnue et charmante, que le désir d’une minute dontelle l’avait effleuré et qu’il n’avait pas satisfait. Et, comme ilapprochait la lettre de la bougie, et qu’elle flambait, il fut prisd’une grande tristesse, d’un pressentiment de malheur : à quoibon détruire cette preuve, charger sa conscience de cette action,si le destin était que l’Empire fût balayé, ainsi que la pincée decendre noire, tombée de ses doigts ?

En moins d’une semaine, M. Denizet termina l’instruction.Il trouvait dans la Compagnie de l’Ouest une bonne volonté extrême,tous les documents désirables, tous les témoignages utiles ;car elle aussi souhaitait vivement d’en finir, avec cettedéplorable histoire d’un de ses employés, qui, remontant à traversles rouages compliqués de son organisme, avait failli ébranlerjusqu’à son conseil d’administration. Il fallait au plus vitecouper le membre gangrené. Aussi, de nouveau, défilèrent dans lecabinet du juge le personnel de la gare du Havre, M. Dabadie,Moulin et les autres, qui donnèrent des détails désastreux sur lamauvaise conduite de Roubaud ; puis, le chef de gare deBarentin, M. Bessière, ainsi que plusieurs employés de Rouen,dont les dépositions avaient une importance décisive, relativementau premier meurtre ; puis, M. Vandorpe, le chef de garede Paris, le stationnaire Misard et le conducteur-chef HenriDauvergne, ces deux derniers très affirmatifs sur les complaisancesconjugales du prévenu. Même Henri, que Séverine avait soigné à laCroix-de-Maufras, racontait qu’un soir, affaibli encore, il croyaitavoir entendu les voix de Roubaud et de Cabuche se concertantdevant sa fenêtre ; ce qui expliquait bien des choses etrenversait le système des deux accusés, lesquels prétendaient nepas se connaître. Dans tout le personnel de la Compagnie, un cri deréprobation s’était élevé, on plaignait les malheureuses victimes,cette pauvre jeune femme dont la faute avait tant d’excuses, cevieillard si honorable, aujourd’hui lavé des vilaines histoires quicouraient sur son compte.

Mais le nouveau procès avait surtout réveillé des passions vivesdans la famille Grandmorin, et de ce côté, si M. Denizettrouvait encore une aide puissante, il dut batailler poursauvegarder l’intégrité de son instruction. Les Lachesnayechantaient victoire, car ils avaient toujours affirmé laculpabilité de Roubaud, exaspérés du legs de la Croix-de-Maufras,saignant d’avarice. Aussi, dans le retour de l’affaire, nevoyaient-ils qu’une occasion d’attaquer le testament ; et,comme il n’existait qu’un moyen d’obtenir la révocation du legs,celui de frapper Séverine de la déchéance d’ingratitude, ilsacceptaient en partie la version de Roubaud, la femme complice,l’aidant à tuer, non point pour se venger d’une infamie imaginaire,mais pour le voler ; de sorte que le juge entra en conflitavec eux, avec Berthe surtout, très âpre contre l’assassinée, sonancienne amie, qu’elle chargeait abominablement, et que luidéfendait, s’échauffant, s’emportant, dès qu’on touchait à sonchef-d’œuvre, cet édifice de logique, si bien construit, comme ille déclarait lui-même d’un air d’orgueil, que, si l’on en déplaçaitune seule pièce, tout croulait. Il y eut, à ce propos, dans soncabinet, une scène très vive entre les Lachesnaye etMme Bonnehon. Celle-ci, favorable aux Roubaudjadis, avait dû abandonner le mari ; mais elle continuait desoutenir la femme, par une sorte de complicité tendre, trèstolérante au charme et à l’amour, toute bouleversée de ceromanesque tragique, éclaboussé de sang. Elle fut très nette,pleine du dédain de l’argent. Sa nièce n’avait-elle pas honte derevenir sur cette question de l’héritage ? Séverine coupable,n’étaient-ce pas les prétendus aveux de Roubaud à accepterentièrement, la mémoire du président salie de nouveau ? Lavérité, si l’instruction ne l’avait pas si ingénieusement établie,il aurait fallu l’inventer, pour l’honneur de la famille. Et elleparla avec un peu d’amertume de la société de Rouen, où l’affairefaisait tant de bruit, cette société sur laquelle elle ne régnaitplus, maintenant que l’âge venait et qu’elle perdait jusqu’à sonopulente beauté blonde de déesse vieillie. Oui, la veille encore,chez Mme Leboucq, la femme du conseiller, cettegrande brune élégante qui la détrônait, on avait chuchoté lesanecdotes gaillardes, l’aventure de Louisette, tout ce qu’inventaitla malignité publique. À ce moment, M. Denizet étantintervenu, pour lui apprendre que M. Leboucq siégerait commeassesseur aux prochaines assises, les Lachesnaye se turent, ayantl’air de céder, pris d’inquiétude. MaisMme Bonnehon les rassura, certaine que la justiceferait son devoir : les assises seraient présidées par sonvieil ami, M. Desbazeilles, à qui ses rhumatismes nepermettaient que le souvenir, et le second assesseur devait êtreM. Chaumette, le père du jeune substitut qu’elle protégeait.Elle était donc tranquille, bien qu’un mélancolique sourire eûtparu sur ses lèvres, en nommant le dernier, dont on voyait depuisquelque temps le fils chez Mme Leboucq, où ellel’envoyait elle-même, pour ne pas entraver son avenir.

Lorsque le fameux procès vint enfin, le bruit d’une guerreprochaine, l’agitation qui gagnait la France entière, nuisirentbeaucoup au retentissement des débats. Rouen n’en passa pas moinstrois jours dans la fièvre, on s’écrasait aux portes de la salle,les places réservées étaient envahies par des dames de la ville.Jamais l’ancien palais des ducs de Normandie n’avait vu une telleaffluence de monde, depuis son aménagement en palais de justice.C’était aux derniers jours de juin, des après-midi chauds etensoleillés, dont la clarté vive allumait les vitraux des dixfenêtres, inondant de lumière les boiseries de chêne, le calvairede pierre blanche qui se détachait au fond sur la tenture rougesemée d’abeilles, le célèbre plafond du temps de Louis XII,avec ses compartiments de bois sculptés et dorés, d’un vieil ortrès doux. On étouffait déjà, avant que l’audience fût ouverte. Desfemmes se haussaient pour voir, sur la table des pièces àconviction, la montre de Grandmorin, la chemise tachée de sang deSéverine et le couteau qui avait servi aux deux meurtres. Ledéfenseur de Cabuche, un avocat venu de Paris, était également trèsregardé. Aux bancs du jury, s’alignaient douze Rouennais, sanglésdans des redingotes noires, épais et graves. Et, lorsque la courentra, il se produisit une telle poussée, dans le public debout,que le président, tout de suite, dut menacer de faire évacuer lasalle.

Enfin, les débats étaient ouverts, les jurés prêtèrent serment,et l’appel des témoins agita de nouveau la foule d’un frémissementde curiosité : aux noms de Mme Bonnehon et deM. de Lachesnaye, les têtes ondulèrent ; maisJacques, surtout, passionna les dames, qui le suivirent des yeux.D’ailleurs, depuis que les accusés étaient là, chacun entre deuxgendarmes, des regards ne les quittaient pas, des appréciationss’échangeaient. On leur trouvait l’air féroce et bas, deux bandits.Roubaud, avec son veston de couleur sombre, cravaté en monsieur quise néglige, surprenait par son air vieilli, sa face hébétée etcrevant de graisse. Quant à Cabuche, il était bien tel qu’on sel’imaginait, vêtu d’une longue blouse bleue, le type même del’assassin, des poings énormes, des mâchoires de carnassier, enfinun de ces gaillards qu’il ne fait pas bon rencontrer au coin d’unbois. Et les interrogatoires confirmèrent cette mauvaiseimpression, certaines réponses soulevèrent de violents murmures. Àtoutes les questions du président, Cabuche répondit qu’il ne savaitpas : il ne savait pas comment la montre était chez lui, il nesavait pas pourquoi il avait laissé fuir le véritableassassin ; et il s’en tenait à son histoire de cet inconnumystérieux, dont il disait avoir entendu le galop au fond desténèbres. Puis, interrogé sur sa passion bestiale pour samalheureuse victime, il s’était mis à bégayer, dans une si brusqueet si violente colère, que les deux gendarmes l’avaient empoignépar les bras : non, non ! il ne l’aimait point, il ne ladésirait point, c’étaient des menteries, il aurait cru la salir,rien qu’à la vouloir, elle qui était une dame, tandis que lui avaitfait de la prison et vivait en sauvage ! Ensuite, calmé, ilétait tombé dans un silence morne, ne lâchant plus que desmonosyllabes, indifférent à la condamnation qui pouvait le frapper.De même, Roubaud s’en tint à ce que l’accusation appelait sonsystème : il raconta comment et pourquoi il avait tuéGrandmorin, il nia toute participation à l’assassinat de safemme ; mais il le faisait en phrases hachées, presqueincohérentes, avec des pertes subites de mémoire, les yeux sitroubles, la voix si empâtée, qu’il semblait par moments chercheret inventer les détails. Et, le président le poussant, luidémontrant les absurdités de son récit, il finit par hausser lesépaules, il refusa de répondre : à quoi bon dire la vérité,puisque c’était le mensonge qui était logique ? Cette attitudede dédain agressif à l’égard de la justice, lui fit le plus grandtort. On remarqua aussi le profond désintéressement où les deuxaccusés étaient l’un de l’autre, comme une preuve d’ententepréalable, tout un plan habile, suivi avec une extraordinaire forcede volonté. Ils prétendaient ne pas se connaître, ils sechargeaient même, uniquement pour dérouter le tribunal. Quand lesinterrogatoires furent terminés, l’affaire était jugée, tellementle président les avait menés avec adresse, de façon que Roubaud etCabuche, culbutant dans les pièges tendus, parussent s’être livréseux-mêmes. Ce jour-là, on entendit encore quelques témoins, sansimportance. La chaleur était devenue si insupportable, vers cinqheures, que deux dames s’évanouirent.

Mais, le lendemain, la grosse émotion fut pour l’audition decertains témoins. Mme Bonnehon eut un véritablesuccès de distinction et de tact. On écouta avec intérêt lesemployés de la Compagnie, M. Vandorpe, M. Bessière,M. Dabadie, M. Cauche surtout, ce dernier très prolixe,qui conta comment il connaissait beaucoup Roubaud, ayant souventfait avec lui sa partie, au café du Commerce. Henri Dauvergnerépéta son témoignage accablant, la presque certitude où il étaitd’avoir, dans la somnolence de la fièvre, entendu les voix sourdesdes deux accusés, qui se concertaient ; et, interrogé surSéverine, il se montra très discret, fit comprendre qu’il l’avaitaimée, mais que la sachant à un autre, il s’était effacéloyalement. Aussi, lorsque cet autre, Jacques Lantier, futintroduit enfin, un bourdonnement monta de la foule, des personnesse levèrent pour le mieux voir, il y eut même, parmi les jurés, unmouvement passionné d’attention. Jacques, très tranquille, s’étaitdes deux mains appuyé à la barre des témoins, du gesteprofessionnel dont il avait l’habitude, lorsqu’il conduisait samachine. Cette comparution qui aurait dû le troubler profondément,le laissait dans une entière lucidité d’esprit, comme si rien del’affaire ne le regardât. Il allait déposer en étranger, eninnocent ; depuis le crime, pas un frisson ne lui était venu,il ne songeait même pas à ces choses, la mémoire abolie, lesorganes dans un état d’équilibre, de santé parfaite ; làencore, à cette barre, il n’avait ni remords ni scrupules, d’uneabsolue inconscience. Tout de suite, il avait regardé Roubaud etCabuche, de ses yeux clairs. Le premier, il le savait coupable, illui adressa un léger signe de tête, un salut discret, sans songerqu’ouvertement aujourd’hui il était l’amant de sa femme. Puis, ilsourit au second, l’innocent, dont il aurait dû occuper la place,sur ce banc : une bonne bête au fond, sous son air de bandit,un gaillard qu’il avait vu au travail, dont il avait serré la main.Et, plein d’aisance, il déposa, il répondit en petites phrasesnettes aux questions du président, qui, après l’avoir interrogésans mesure sur ses rapports avec la victime, lui fit raconter sondépart de la Croix-de-Maufras, quelques heures avant le meurtre,comment il était allé prendre le train à Barentin, comment il avaitcouché à Rouen. Cabuche et Roubaud l’écoutaient, confirmaient sesréponses par leur attitude ; et, à cette minute, entre cestrois hommes, monta une indicible tristesse. Un silence de morts’était fait dans la salle, une émotion venue ils ne savaient d’où,serra un instant les jurés à la gorge : c’était la vérité quipassait, muette. À la question du président désirant savoir cequ’il pensait de l’inconnu, évanoui dans les ténèbres, dont lecarrier parlait, Jacques se contenta de hocher la tête, comme s’iln’avait pas voulu accabler un accusé. Et un fait alors seproduisit, qui acheva de bouleverser l’auditoire. Des pleursparurent dans les yeux de Jacques, débordèrent, ruisselèrent surses joues. Ainsi qu’il l’avait revue déjà, Séverine venait des’évoquer, la misérable assassinée dont il avait emporté l’image,avec ses yeux bleus élargis démesurément, ses cheveux noirs droitssur son front, comme un casque d’épouvante. Il l’adorait encore,une pitié immense l’avait pris, et il la pleurait à grandes larmes,dans l’inconscience de son crime, oubliant où il était, parmi cettefoule. Des dames, gagnées par l’attendrissement, sanglotèrent. Ontrouva extrêmement touchante cette douleur de l’amant, lorsque lemari restait les yeux secs. Le président ayant demandé à la défensesi elle n’avait aucune question à poser au témoin, les avocatsremercièrent, tandis que les accusés hébétés accompagnaient duregard Jacques, qui retournait s’asseoir, au milieu de la sympathiegénérale.

La troisième audience fut prise tout entière par le réquisitoiredu procureur impérial et par les plaidoiries des avocats. D’abord,le président avait présenté un résumé de l’affaire, où, sous uneaffectation d’impartialité absolue, les charges de l’accusationétaient aggravées. Le procureur impérial, ensuite, ne parut pasjouir de tous ses moyens : il avait d’habitude plus deconviction, une éloquence moins vide. On mit cela sur le compte dela chaleur, qui était vraiment accablante. Au contraire, ledéfenseur de Cabuche, l’avocat de Paris, fit grand plaisir, sansconvaincre. Le défenseur de Roubaud, un membre distingué du barreaude Rouen, tira également tout le parti qu’il put de sa mauvaisecause. Fatigué, le ministère public ne répliqua même pas. Et,lorsque le jury passa dans la salle des délibérations, il n’étaitque six heures, le plein jour entrait encore par les dix fenêtres,un dernier rayon allumait les armes des villes de Normandie, qui endécorent les impostes. Un grand bruit de voix monta sous l’antiqueplafond doré, des poussées d’impatience ébranlèrent la grille defer, séparant les places réservées du public debout. Mais lesilence redevint religieux, dès que le jury et la cour reparurent.Le verdict admettait des circonstances atténuantes, le tribunalcondamna les deux hommes aux travaux forcés à perpétuité. Et ce futune vive surprise, la foule s’écoula en tumulte, quelques siffletsse firent entendre, comme au théâtre.

Dans tout Rouen, le soir même, on parlait de cette condamnation,avec des commentaires sans fin. Selon l’avis général, c’était unéchec pour Mme Bonnehon et pour les Lachesnaye. Unecondamnation à mort, seule, semblait-il, aurait satisfait lafamille ; et, sûrement, des influences adverses avaient agi.Déjà, on nommait tout bas Mme Leboucq, qui comptaitparmi les jurés trois ou quatre de ses fidèles. L’attitude de sonmari, comme assesseur, n’avait sans doute rien offertd’incorrect ; pourtant, on croyait s’être aperçu que, nil’autre assesseur, M. Chaumette, ni même le président,M. Desbazeilles, ne s’étaient sentis les maîtres des débats,autant qu’ils l’auraient voulu. Peut-être, simplement, le jury,pris de scrupules, venait-il, en accordant des circonstancesatténuantes, de céder au malaise de ce doute qui avait un momenttraversé la salle, le vol silencieux de la mélancolique vérité. Audemeurant, l’affaire restait le triomphe du juge d’instruction,M. Denizet, dont rien n’avait pu entamer lechef-d’œuvre ; car la famille elle-même perdit beaucoup desympathies, lorsque le bruit courut que, pour ravoir laCroix-de-Maufras, M. de Lachesnaye, contrairement à lajurisprudence, parlait d’intenter une action en révocation, malgréla mort du donataire, ce qui étonnait de la part d’unmagistrat.

Au sortir du Palais, Jacques fut rejoint par Philomène, quiétait restée comme témoin ; et elle ne le lâcha plus, leretenant, tâchant de passer cette nuit-là avec lui, à Rouen. Il nedevait reprendre son service que le lendemain, il voulut bien lagarder à dîner, dans l’auberge où il prétendait avoir dormi la nuitdu crime, près de la gare ; mais il ne coucherait pas, ilétait absolument forcé de rentrer à Paris, par le train de minuitcinquante.

« Tu ne sais pas, raconta-t-elle, comme elle se dirigeait àson bras vers l’auberge, je jurerais que, tout à l’heure, j’ai vuquelqu’un de notre connaissance… Oui, Pecqueux, qui me répétaitencore, l’autre jour, qu’il ne ficherait pas les pieds à Rouen,pour l’affaire… Un moment, je me suis retournée, et un homme, dontje n’ai aperçu que le dos, a filé au milieu de la foule… »

Le mécanicien l’interrompit, en haussant les épaules.

« Pecqueux est à Paris, en train de nocer, trop heureux desvacances que mon congé lui procure.

– C’est possible… N’importe, méfions-nous, car c’est bienla plus sale rosse, quand il rage. »

Elle se pressa contre lui, elle ajouta, avec un coup d’œil enarrière :

« Et celui-là qui nous suit, tu le connais ?

– Oui, ne t’inquiète pas… Il a peut-être bien quelque choseà me demander. »

C’était Misard, qui, en effet, depuis la rue des Juifs, lesaccompagnait à distance. Il avait déposé, lui aussi, d’un airensommeillé ; et il était resté, rôdant autour de Jacques,sans se résoudre à lui poser une question, qu’il avait visiblementsur les lèvres. Lorsque le couple eut disparu dans l’auberge, il yentra à son tour, il se fit servir un verre de vin.

« Tiens, c’est vous, Misard ! s’écria le mécanicien.Et, avec votre nouvelle femme, ça va ?

– Oui, oui, grogna le stationnaire. Ah ! la bougresse,elle m’a bien fichu dedans. Hein ? je vous ai conté ça, à monautre voyage ici. »

Jacques s’égayait beaucoup de cette histoire. La Ducloux,l’ancienne servante louche que Misard avait prise pour garder labarrière, s’était vite aperçue, à le voir fouiller les coins, qu’ildevait chercher un magot, caché par sa défunte ; et une idéede génie lui était venue, pour se faire épouser, celle de luilaisser entendre, par des réticences, par de petits rires, qu’ellel’avait trouvé, elle. D’abord, il avait failli l’étrangler ;puis, songeant que les mille francs lui échapperaient encore, s’illa supprimait comme l’autre, avant de les avoir, il était devenutrès câlin, très gentil ; mais elle le repoussait, elle nevoulait même plus qu’il la touchât : non, non, quand elleserait sa femme, il aurait tout, elle et l’argent en plus. Et ill’avait épousée, et elle s’était moquée, en le traitant de tropbête, croyant tout ce qu’on lui racontait. Le beau, c’était que,mise au courant, s’allumant elle-même à la contagion de sa fièvre,elle cherchait désormais avec lui, aussi enragée. Ah ! cesmille francs introuvables, ils les dénicheraient bien un jour,maintenant qu’ils étaient deux ! Ils cherchaient, ilscherchaient.

« Alors, toujours rien ? demanda Jacques goguenard.Elle ne vous aide donc pas, la Ducloux ? »

Misard le regarda fixement ; et il parla enfin.

« Vous savez où ils sont, dites-le-moi. »

Mais le mécanicien se fâchait.

« Je ne sais rien du tout, tante Phasie ne m’a rien donné,vous n’allez pas m’accuser de vol, peut-être !

– Oh ! elle ne vous a rien donné : ça, c’est biensûr… Vous voyez que j’en suis malade. Si vous savez où ils sont,dites-le-moi.

– Eh ! allez vous faire fiche ! Prenez garde queje ne cause trop… Voyez donc dans la boîte à sel, s’ils ysont. »

Blême, les yeux ardents, Misard continuait à le regarder. Il eutcomme une brusque illumination.

« Dans la boîte à sel, tiens ! c’est vrai. Il y a,sous le tiroir, une cachette où je n’ai pas fouillé. »

Et il se hâta de payer son verre de vin, et il courut au cheminde fer, voir s’il pourrait encore prendre le train de sept heuresdix. Là-bas, dans la petite maison basse, éternellement ilchercherait.

Le soir, après le dîner, en attendant le train de minuitcinquante, Philomène voulut emmener Jacques, par des ruellesnoires, jusqu’à la campagne prochaine. Il faisait très lourd, unenuit de juillet, ardente et sans lune, qui lui gonflait la gorge degros soupirs, presque pendue à son cou. Deux fois, ayant cruentendre des pas derrière eux, elle s’était retournée, sansapercevoir personne, tant les ténèbres étaient épaisses. Lui,souffrait beaucoup de cette nuit d’orage. Dans son tranquilleéquilibre, cette santé parfaite dont il jouissait depuis lemeurtre, il avait senti tout à l’heure, à table, un lointainmalaise revenir, chaque fois que cette femme l’avait effleuré deses mains errantes. La fatigue sans doute, un énervement causé parla pesanteur de l’air. Maintenant, l’angoisse du désir renaissaitplus vive, pleine d’une sourde épouvante, à la tenir ainsi, contreson corps. Cependant, il était bien guéri, l’expérience étaitfaite, puisqu’il l’avait déjà possédée, la chair calme, pour serendre compte. Son excitation devint telle, que la peur d’une crisel’aurait fait se dégager de ses bras, si l’ombre qui la noyait nel’avait rassuré ; car jamais, même aux pires jours de son mal,il n’aurait frappé sans voir. Et, tout d’un coup, comme ilspassaient près d’un talus gazonné, dans un chemin désert, etqu’elle l’y entraînait, s’allongeant, le besoin monstrueux lereprit, il fut emporté par une rage, il chercha parmi l’herbe unearme, une pierre, pour lui en écraser la tête. D’une secousse, ils’était relevé, et il fuyait déjà, éperdu, et il entendit une voixd’homme, des jurons, toute une bataille.

« Ah ! garce, j’ai attendu jusqu’au bout, j’ai vouluêtre sûr !

– Ce n’est pas vrai, lâche-moi !

– Ah ! ce n’est pas vrai ! Il peut courir,l’autre ! je sais qui c’est, je le rattraperai bien !…Tiens ! garce, dis encore que ce n’est pasvrai ! »

Jacques galopait dans la nuit, non pour fuir Pecqueux, qu’ilvenait de reconnaître ; mais il se fuyait lui-même, fou dedouleur.

Eh quoi ! un meurtre n’avait pas suffi, il n’était pasrassasié du sang de Séverine, ainsi qu’il le croyait, le matinencore ? Voilà qu’il recommençait. Une autre, et puis uneautre, et puis toujours une autre ! Dès qu’il se serait repu,après quelques semaines de torpeur, sa faim effroyable seréveillerait, il lui faudrait sans cesse de la chair de femme pourla satisfaire. Même, à présent, il n’avait pas besoin de la voir,cette chair de séduction : rien qu’à la sentir tiède dans sesbras, il cédait au rut du crime, en mâle farouche qui éventre lesfemelles. C’était fini de vivre, il n’y avait plus devant lui quecette nuit profonde, d’un désespoir sans bornes, où il fuyait.

Quelques jours se passèrent. Jacques avait repris son service,évitant les camarades, retombé dans sa sauvagerie anxieused’autrefois. La guerre venait d’être déclarée, après d’orageusesséances à la Chambre ; et il y avait déjà eu un petit combatd’avant-poste, heureux, disait-on. Depuis une semaine, lestransports de troupes écrasaient de fatigue le personnel deschemins de fer. Les services réguliers étaient détraqués, decontinuels trains imprévus amenaient des retardsconsidérables ; sans compter qu’on avait réquisitionné lesmeilleurs mécaniciens, pour activer la concentration des corpsd’armée. Et ce fut ainsi qu’un soir, au Havre, Jacques, au lieu deson express habituel, eut à conduire un train énorme, dix-huitwagons, absolument bondés de soldats.

Ce soir-là, Pecqueux arriva au dépôt très ivre. Le lendemain dujour où il avait surpris Philomène et Jacques, il était remonté surla machine 608, comme chauffeur, avec ce dernier ; et, depuisce temps, il ne faisait aucune allusion, assombri, ayant l’air dene point oser regarder son chef. Mais celui-ci le sentait de plusen plus révolté, refusant d’obéir, l’accueillant d’un grognementsourd, dès qu’il lui donnait un ordre. Ils avaient fini par cessercomplètement de se parler. Cette tôle mouvante, ce petit pont quiles emportait autrefois, si unis, n’était plus à cette heure que laplanche étroite et dangereuse où se heurtait leur rivalité. Lahaine grandissait, ils en étaient à se dévorer dans ces quelquespieds carrés, filant à toute vitesse, et d’où les aurait précipitésla moindre secousse. Et, ce soir-là, en voyant Pecqueux ivre,Jacques se méfia ; car il le savait trop sournois pour sefâcher à jeun, le vin seul déchaînait en lui la brute.

Le train qui devait partir vers six heures, fut retardé. Ilétait nuit déjà, lorsqu’on embarqua les soldats comme des moutons,dans des wagons à bestiaux. On avait simplement cloué des planchesen guise de banquettes, on les empilait là-dedans, par escouades,bourrant les voitures au-delà du possible ; si bien qu’ils s’ytrouvaient assis les uns sur les autres, quelques-uns debout,serrés à ne pas remuer un bras. Dès leur arrivée à Paris, un autretrain les attendait, pour les diriger sur le Rhin. Ils étaient déjàécrasés de fatigue, dans l’ahurissement du départ. Mais, comme onleur avait distribué de l’eau-de-vie, et que beaucoup s’étaientrépandus chez les débitants du voisinage, ils avaient une gaietééchauffée et brutale, très rouges, les yeux hors de la tête. Et,dès que le train s’ébranla, sortant de la gare, ils se mirent àchanter.

Jacques, tout de suite, regarda le ciel, dont une vapeur d’oragecachait les étoiles. La nuit serait très sombre, pas un soufflen’agitait l’air brûlant ; et le vent de la course, toujours sifrais, semblait tiède. À l’horizon noir, il n’y avait d’autres feuxque les étincelles vives des signaux. Il augmenta la pression pourfranchir la grande rampe d’Harfleur à Saint-Romain. Malgré l’étudequ’il faisait d’elle depuis des semaines, il n’était pas maîtreencore de la machine 608, trop neuve, dont les caprices, les écartsde jeunesse le surprenaient. Cette nuit-là, particulièrement, il lasentait rétive, fantasque, prête à s’emballer pour quelquesmorceaux de charbon de trop. Aussi, la main sur le volant duchangement de marche, surveillait-il le feu, de plus en plusinquiet des allures de son chauffeur. La petite lampe qui éclairaitle niveau d’eau, laissait la plate-forme dans une pénombre, que laporte du foyer, rougie, rendait violâtre. Il distinguait malPecqueux, il avait eu aux jambes, à deux reprises, la sensationd’un frôlement, comme si des doigts se fussent exercés à le prendrelà. Mais ce n’était sans doute qu’une maladresse d’ivrogne, car ill’entendait, dans le bruit, ricaner très haut, casser son charbon àcoups de marteau exagérés, se battre avec la pelle. Toutes lesminutes, il ouvrait la porte, jetait du combustible sur la grille,en quantité déraisonnable.

« Assez ! » cria Jacques.

L’autre affecta de ne pas comprendre, continua à enfourner despelletées coup sur coup ; et, comme le mécanicien luiempoignait le bras, il se tourna, menaçant, tenant enfin laquerelle qu’il cherchait, dans la fureur montante de sonivresse.

« Touche pas, ou je cogne !… Ça m’amuse, moi, qu’onaille vite ! »

Le train, maintenant, roulait, à toute vitesse, sur le plateauqui va de Bolbec à Motteville. Il devait filer d’un trait à Paris,sans arrêt aucun, sauf aux points marqués pour prendre de l’eau.L’énorme masse, les dix-huit wagons, chargés, bondés de bétailhumain, traversaient la campagne noire, dans un grondement continu.Et ces hommes qu’on charriait au massacre, chantaient, chantaient àtue-tête, d’une clameur si haute, qu’elle dominait le bruit desroues.

Jacques, du pied, avait refermé la porte. Puis, manœuvrantl’injecteur, se contenant encore :

« Il y a trop de feu… Dormez, si vous êtes soûl. »

Immédiatement, Pecqueux rouvrit, s’acharna à remettre ducharbon, comme s’il eût voulu faire sauter la machine. C’était larévolte, les ordres méconnus, la passion exaspérée qui ne tenaitplus compte de toutes ces vies humaines. Et, Jacques s’étant penchépour abaisser lui-même la tige du cendrier, de façon à diminuer aumoins le tirage, le chauffeur le saisit brusquement àbras-le-corps, tâcha de le pousser, de le jeter sur la voie, d’uneviolente secousse.

« Gredin, c’était donc ça !… N’est-ce pas ? tudirais que je suis tombé, bougre de sournois ! »

Il s’était rattrapé à un des bords du tender, et ils glissèrenttous deux, la lutte continua sur le petit pont de tôle, qui dansaitviolemment. Les dents serrées, ils ne parlaient plus, ilss’efforçaient l’un l’autre de se précipiter par l’étroiteouverture, qu’une barre de fer seule fermait. Mais ce n’était pointcommode, la machine dévorante roulait, roulait toujours ; etBarentin fut dépassé, et le train s’engouffra dans le tunnel deMalaunay, qu’ils se tenaient encore étroitement, vautrés dans lecharbon, tapant de la tête contre les parois du récipient d’eau,évitant la porte rougie du foyer, où se grillaient leurs jambes,chaque fois qu’ils les allongeaient.

Un instant, Jacques songea que, s’il pouvait se relever, ilfermerait le régulateur, appellerait au secours, pour qu’on ledébarrassât de ce fou furieux, enragé d’ivresse et de jalousie. Ils’affaiblissait, plus petit, désespérait de trouver maintenant laforce de le précipiter, vaincu déjà, sentant passer dans sescheveux la terreur de la chute. Comme il faisait un suprême effort,la main tâtonnante, l’autre comprit, se raidit sur les reins, lesouleva ainsi qu’un enfant.

« Ah ! tu veux arrêter… Ah ! tu m’as pris mafemme… Va, va, faut que tu y passes ! »

La machine roulait, roulait, le train venait de sortir du tunnelà grand fracas, et il continuait sa course, au travers de lacampagne vide et sombre. La station de Malaunay fut franchie, dansun tel coup de vent, que le sous-chef, debout sur le quai, ne vitmême pas ces deux hommes, en train de se dévorer, pendant que lafoudre les emportait.

Mais Pecqueux, d’un dernier élan, précipita Jacques ; etcelui-ci, sentant le vide, éperdu, se cramponna à son cou, siétroitement, qu’il l’entraîna. Il y eut deux cris terribles, qui seconfondirent, qui se perdirent. Les deux hommes, tombés ensemble,entraînés sous les roues par la réaction de la vitesse, furentcoupés, hachés, dans leur étreinte, dans cette effroyableembrassade, eux qui avaient si longtemps vécu en frères. On lesretrouva sans tête, sans pieds, deux troncs sanglants qui seserraient encore, comme pour s’étouffer.

Et la machine, libre de toute direction, roulait, roulaittoujours. Enfin, la rétive, la fantasque, pouvait céder à la fouguede sa jeunesse, ainsi qu’une cavale indomptée encore, échappée desmains du gardien, galopant par la campagne rase. La chaudière étaitpourvue d’eau, le charbon dont le foyer venait d’être rempli,s’embrasait ; et, pendant la première demi-heure, la pressionmonta follement, la vitesse devint effrayante. Sans doute, leconducteur-chef, cédant à la fatigue, s’était endormi. Les soldats,dont l’ivresse augmentait, à être ainsi entassés, subitements’égayèrent de cette course violente, chantèrent plus fort. Ontraversa Maromme, en coup de foudre. Il n’y avait plus de sifflet,à l’approche des signaux, au passage des gares. C’était le galoptout droit, la bête qui fonçait tête basse et muette, parmi lesobstacles. Elle roulait, roulait sans fin, comme affolée de plus enplus par le bruit strident de son haleine.

À Rouen, on devait prendre de l’eau ; et l’épouvante glaçala gare, lorsqu’elle vit passer, dans un vertige de fumée et deflamme, ce train fou, cette machine sans mécanicien ni chauffeur,ces wagons à bestiaux emplis de troupiers qui hurlaient desrefrains patriotiques. Ils allaient à la guerre, c’était pour êtreplus vite là-bas, sur les bords du Rhin. Les employés étaientrestés béants, agitant les bras. Tout de suite, le cri futgénéral : jamais ce train débridé, abandonné à lui-même, netraverserait sans encombre la gare de Sotteville, toujours barréepar des manœuvres, obstruée de voitures et de machines, comme tousles grands dépôts. Et l’on se précipita au télégraphe, on prévint.Justement, là-bas, un train de marchandises qui occupait la voie,put être refoulé sous une remise. Déjà, au loin, le roulement dumonstre échappé s’entendait. Il s’était rué dans les deux tunnelsqui avoisinent Rouen, il arrivait de son galop furieux, comme uneforce prodigieuse et irrésistible que rien ne pouvait plus arrêter.Et la gare de Sotteville fut brûlée, il fila au milieu desobstacles sans rien accrocher, il se replongea dans les ténèbres,où son grondement peu à peu s’éteignit.

Mais, maintenant, tous les appareils télégraphiques de la lignetintaient, tous les cœurs battaient, à la nouvelle du train fantômequ’on venait de voir passer à Rouen et à Sotteville. On tremblaitde peur : un express qui se trouvait en avant, allait sûrementêtre rattrapé. Lui, ainsi qu’un sanglier dans une futaie,continuait sa course, sans tenir compte ni des feux rouges, ni despétards. Il faillit se broyer, à Oissel, contre unemachine-pilote ; il terrifia Pont-de-l’Arche, car sa vitessene semblait pas se ralentir. De nouveau, disparu, il roulait, ilroulait, dans la nuit noire, on ne savait où, là-bas.

Qu’importaient les victimes que la machine écrasait enchemin ! N’allait-elle pas quand même à l’avenir, insoucieusedu sang répandu ? Sans conducteur, au milieu des ténèbres, enbête aveugle et sourde qu’on aurait lâchée parmi la mort, elleroulait, elle roulait, chargée de cette chair à canon, de cessoldats, déjà hébétés de fatigue, et ivres, qui chantaient.

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Tags: Emile Zola