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La Burlesque Équipée du cycliste

La Burlesque Équipée du cycliste

d’ H. G. Wells

Chapitre 1 DU HÉROS DE LA PRÉSENTE HISTOIRE

Si, le 14 août 1895 (à supposer que vous soyez du sexe qui se livre à ce genre de distraction), vous étiez entrée dans le magnifique magasin de nouveautés de M.M. Antrobus et Cie — Cie purement fictive, soit dit en passant, — à Putney, et que, étant entrée, vous ayez tourné à droite, du côté où se dressent les rouleaux de toile blanche et les piles de couvertures de laine,vous auriez fort bien pu être accueillie par le héros de la présente histoire. Il se serait avancé vers vous, derrière son comptoir, puis, gracieusement incliné, aurait posé, tout à plat,sur la table luisante, ses deux grosses mains aux doigts courts avec des jointures énormes ; et, le menton levé, sans rien d’ailleurs dans sa personne qui annonçât la moindre attente d’un plaisir, il vous aurait demandé « ce qu’il pouvait avoir le plaisir de vous montrer ». En certains cas, — comme, par exemple, si vous aviez nommé, en réponse, des chapeaux, du linge d’enfant, des gants, de la soie, de la dentelle, ou des rideaux, — il se serait simplement incliné de nouveau, et, avec un geste circulaire qui aurait eu quelque chose d’un balayement symbolique, il vous aurait invitée à « passer de ce côté », vous conduisant ainsi hors de sonchamp d’action particulier ; mais, dans d’autres cas plusheureux, — si notamment vous aviez fait mention de percale, decretonne, de calicot, ou de toile, — il vous aurait priée de vousasseoir (il aurait même accentué le caractère de cette marqued’hospitalité en se penchant sur le comptoir et en touchant, d’ungeste arrondi, le dossier d’une chaise), après quoi il se seraitmis en devoir d’atteindre, de déplier, et de vous exhiber samarchandise. Et vous, dans ces heureuses circonstances, — pourvuseulement que vous soyez d’un tour d’esprit observateur, et que vossoucis de mère de famille ne vous eussent pas rendue absolumentétrangère aux sentiments humains, — vous auriez pu accorder auhéros de cette histoire une minute d’attention.

Or, si vous aviez remarqué quelque chose en lui, ç’aurait étésurtout qu’il ne présentait rien de remarquable. Il portait lecostume habituel de sa profession, la jaquette noire, la cravatenoire, le pantalon gris foncé (dont le bas se perdait pour vousdans une ombre mystérieuse, au-dessous du comptoir). Il avait unteint pâle, des cheveux d’une sorte de blond fade, des yeuxgrisâtres, et une petite moustache rare et broussailleuse sous unnez pointu, sans forme précise. Ses traits étaient tous petits,mais au reste normaux. Une rosette d’épingles décorait le revers desa jaquette ; vous auriez également noté que ses réflexionsétaient de l’espèce qu’on appelle communément des clichés,c’est-à-dire des formules que n’engendre pas immédiatementl’occasion présente, mais qui ont été fixées une fois pour toutesdepuis des siècles, et apprises par cœur depuis des années. « Cetarticle, madame, — vous aurait-il dit, — se vend énormément. » Oubien : « Nous fabriquons un article excellent à quatre cinquante lemètre. » Ou encore : « Pas le moindre dérangement, madame, je vousassure. » Tels auraient été les très simples éléments de saconversation. Poursuivant l’examen superficiel de notre héros, vousl’auriez vu danser d’un pied sur l’autre derrière son comptoir,replier soigneusement les « articles » qu’il vous aurait montrés,mettre à part, près de lui, ceux que vous auriez choisis, extrairede sa poche, un bloc-notes à souches accompagné d’un crayon, yinscrire quelques mots de cette écriture débile et élégante qui estspéciale au commerce des nouveautés ; et vous l’auriez ensuiteentendu crier : « Caisse ! » Sur quoi un gros petit inspecteurserait apparu, aurait jeté un coup d’œil sur l’autographe duvendeur, y aurait ajouté un paraphe encore plus orné, et vousaurait priée de l’accompagner à la caisse. Encore un salut du jeunevendeur, un dernier regard de vous sur lui, et ainsi votre entrevuese serait trouvée terminée.

Mais la véritable littérature, — et c’est même là ce qui ladistingue de l’anecdote, — ne se contente pas des apparencessuperficielles. Toute littérature est une révélation : lalittérature moderne est une révélation indiscrète, affranchie del’antique scrupule des convenances. Le devoir de l’auteur sérieuxest de vous dire ce que vous-même n’auriez pas pu voir, — de vousle dire, dussiez-vous rougir à l’entendre. Et la chose que vousn’auriez pas pu voir chez ce jeune homme, chose qui est de la plusgrande importance pour notre histoire, et qu’il faut que je vousdise, sous peine de renoncer à écrire ce livre, c’est, au moment oùaurait pu avoir lieu l’entrevue susdite, c’est — abordons le sujetcarrément et bravement — c’est le remarquable état des jambes de cejeune homme.

Essayons de traiter le sujet avec la froide exactitude, avecl’esprit scientifique, avec le ton sec et presque professoral, quiconviennent à un bon réaliste. Essayons de considérer les jambes dece jeune homme comme un simple diagramme, et d’en indiquer lespoints intéressants avec la précision impassible d’un préparateurde laboratoire. Et maintenant, écoutez mes révélations. Donc, enexaminant la partie interne de la cheville droite de ce jeunehomme, vous auriez observé, mesdames et messieurs, une contusion etune abrasion ; à la partie interne de la cheville gauche,également une contusion ; à la partie externe, une large tachejaune. Sur son mollet gauche, vous auriez découvert deux taches,l’une d’une teinte cuivrée, se fonçant par endroits jusqu’aupourpre, et l’autre, évidemment plus récente, d’un rouge vif, avecenflure et ecchymose. La partie supérieure du même mollet vousaurait exposé une enflure et une rougeur anormales ; et,au-dessus du genou, une grande surface contusionnée, quelque chosecomme un réseau serré de petites éraflures. La jambe droite vousserait apparue toute endommagée, d’une façon non moinsextraordinaire, mais surtout aux environs du genou. Après quoi, si,stimulé par ces découvertes, un investigateur avait voulupoursuivre ses recherches plus haut, il aurait trouvé d’autrescontusions analogues sur les épaules, les bras, et même sur lesmains du héros de notre histoire. Le fait est que celui-ci avait dûêtre heurté et pilé à un nombre prodigieux d’endroits différents deson corps. Mais voilà assez de descriptions réalistes, assez dumoins pour ce qu’il nous en faut. Même en littérature, il y a deschoses qu’on doit savoir taire. Et maintenant, nos lecteurs seronttentés de s’étonner qu’un respectable commis de magasin ait pumettre ses jambes, et même en vérité toute sa personne, dans unétat aussi effrayant. Quelques-uns se demanderont sans doute si cejeune homme n’a pas, par imprudence, introduit ses membresinférieurs dans quelque machine compliquée, une machine à battre,par exemple, ou une faucheuse. Mais le fameux Sherlock Holmes, lui,en présence de ce cas, ne se serait point égaré en de telleshypothèses. Il aurait immédiatement reconnu que les contusions à lapartie interne de la jambe gauche, considérées dans leur nature etleur distribution, attestaient, sans erreur possible, lesrencontres violentes d’un débutant cycliste avec la selle d’unebicyclette, et que l’état désastreux du genou droit annonçait, avecune égale éloquence, une série de concussions résultant d’une suitede descentes hâtives, souvent imprévues, et invariablement malpréparées. Il y avait là de certaines marques qui révélaientclairement, en outre, un défaut d’aptitude assez prononcé pour lamanœuvre de la bicyclette, défaut qui, à son tour, suggéraitl’hypothèse d’une personne peu accoutumée aux exercicesmusculaires. Des ampoules aux mains trahissaient l’effort nerveuxdu cycliste qui se cramponne au guidon. Et ainsi de suite, jusqu’àce que Sherlock finisse par nous expliquer, de proche en proche,que la machine montée par le sujet doit être à coup sûr une vieillemachine à l’ancienne mode, avec une fourche transversale au lieud’un cadre droit, un caoutchouc plein fort usé à la roue d’arrièreau lieu de pneumatiques, le tout d’un poids total de dix-neuf kiloset demi.

Ma révélation est faite ; derrière la modeste figure duconsciencieux commis dé magasin que j’ai eu d’abord l’honneur devous présenter, surgit maintenant à vos yeux l’image d’une luttenocturne, de deux figures sombres aux prises avec une machine, surune route obscure. (Je puis vous cure tout de suite que c’était laroute de Rœhampton à Putney Hill) ; et, à cette image,s’ajoute le bruit d’un talon heurtant le sol, un cri et ungrognement, suivis d’un ordre énergique ; « Le guidond’aplomb, voyons, le guidon d’aplomb. » Puis, une chute. Aprèsquoi, vous apercevez vaguement, dans les ténèbres, le héros decette histoire assis au bord de la route, et frottant sa jambe àquelque endroit nouveau, pendant que son compagnon, — plein desympathie mais nullement éploré, — s’occupe à remettre en place leguidon faussé.

C’est ainsi que, même chez un commis de boutique, s’affirmel’énergie virile, le poussant, malgré les conditions défavorablesde son métier, malgré les conseils de la prudence et les obstaclesqui lui viennent de l’exiguïté de ses ressources, à rechercher lessaines délices de la lutte, du danger et de la douleur. C’est ainsique notre premier examen du vendeur d’étoffes nous révèle, sous lestissus qui le couvrent, l’homme. Révélation importante, et aveclaquelle nous n’en avons pas fini.

Mais assez de ces révélations. Resté seul après votre départ,derrière son comptoir, notre héros s’empare tout à coup d’unrouleau de guingan, et, minutieusement, il se met en devoir d’enredresser les plis. Près de lui, se tient un apprenti, aspirant àla même profession de vendeur de nouveautés, un massif garçon auxcheveux roux, avec une veste noire très courte, quelque chose commeun habit sans queue, et un faux col très haut : celui-là, non moinsdélibérément, s’occupe de déplier et à replier quelques rouleaux decretonne. À les voir, si d’aventure vous repassiez dans leurvoisinage, vous ne manqueriez pas de supposer que ces deux jeunesgens n’ont pas d’autre pensée que la qualité des étoffes confiées àleur charge, et d’autre souci que la rectitude de leur pliage. Maisle fait est, pour vous dire la vérité, que ni l’un ni l’autre nepense au travail auquel, machinalement, il se livre. Le vendeurrêve au délicieux moment, — à peine quatre heures à l’attendreencore, — où il pourra reprendre la série de ses contusions et deses éraflures. L’apprenti, lui, moins émancipé des romanesquesrêveries de l’adolescence, se demande à quel exploit héroïque ilpourrait s’employer en l’honneur de la dame de ses pensées,c’est-à-dire de l’une des plus jeunes apprenties du rayon desconfections, à l’étage supérieur. « Ah ! — soupire-t-il, — unebataille dans la rue contre les révolutionnaires ! Au moins,elle me verrait de la fenêtre, là-haut ! »

Mais voici que, les ramenant tous deux dans le temps présent,voici que revient le gros inspecteur, un papier en main.

— Hoopdriver, — dit-il au vendeur, — comment vont lesguingans ?

Il en coûte à Hoopdriver d’abandonner la vision où il secomplaisait, d’un triomphe définitif sur les incertitudes de ladescente de bicyclette.

— La moyenne largeur va très bien, monsieur ! — répond-il.— Mais la grande largeur paraît s’être un peu calmée. L’inspecteurse rapproche du comptoir.

— À propos, avez-vous quelque préférence particulière concernantl’époque de votre congé annuel ?

Hoopdriver tire les poils de ses moustaches.

— Non, monsieur… Cependant, pas trop tard dans la saison…

— D’aujourd’hui en huit ? Cela vous irait-il ?Hoopdriver se raidit immédiatement, et son visage exprime leconflit qui se débat en lui. Pourra-t-il, en une semaine, acheverd’apprendre à pédaler ? Toute la question est là. S’il refusela date proposée, c’est Briggs qui prendra son congé la semainesuivante ; et lui-même aura à attendre jusqu’en septembre,alors que le temps est souvent bien incertain. Notre jeune hérosest, au reste, par nature, d’une imagination optimiste. Tous lesvendeurs de nouveautés le sont et doivent l’être, faute de quoi ilsne pourraient jamais avoir la foi qu’ils professent dans la beauté,la lavabilité, et l’excellence inaltérable des, produits qu’ilsnous vendent. Aussi la décision ne tarde-t-elle pas.

— Cela m’ira parfaitement, monsieur, — assure M. Hoopdriveraprès une courte pause.

Le sort en est jeté. L’inspecteur prend note de la date, et s’enva auprès de Briggs, le préposé à la « confection pour hommes »,qui vient immédiatement après Hoopdriver dans l’échellehiérarchique de la maison Antrobus et Cie. M. Hoopdriver,nerveusement, tantôt déplie et replie son guingan et tantôt resteen méditation, le bout de sa langue posé dans le creux, toutrécent, de sa dent de sagesse.

Au dîner, ce soir-là, l’emploi des congés devint tout de suitele sujet de la conversation. M. Pritchard parla de l’Écosse, MissIsaacs vanta les agréments de Bettwsy-Coed, M. Judson avoua saprédilection pour le Norfolk.

— Moi ? — dit Hoopdriver, quand son tour vint de répondre.— Hé, la bicyclette, naturellement !

— Vous n’avez pas l’intention, bien sûr, d’employer tout votrecongé à monter sur votre horrible machine ? — demanda missHowe, du rayon des modes.

— Pardon ! — répliqua Hoopdriver, avec le plus de calmequ’il put, en tirant son insuffisante moustache.

— Je vais faire une grande excursion à bicyclette tout le longde la Côte Sud.

— Et vous n’oublierez pas d’emporter un litre d’arnica, dansvotre sac, hein ? — insinua le jeune apprenti au faux col trophaut, car, un soir, il avait assisté à l’une des leçons, sur leshauteurs de Putney Hill.

— Tu vas fermer ta boîte, toi ! — enjoignit M. Hoopdriver,avec un regard menaçant à l’apprenti. — Pot de marmelade ! —ajouta-t-il tout à coup, à la même adresse, d’un ton d’amermépris ; puis, se retournant de nouveau vers miss Howe : — Jecommence à me tenir tout à fait bien sur ma machine, tout à fait àmon aise ! — assura-t-il.

Il se leva de table très vite, de façon à avoir une bonne heureà consacrer à sa gymnastique désespérée sur la route de Roehampton,avant le moment où les employés logés devaient avoir regagné leurschambres, à l’étage supérieur du magasin. Quand on éteignit le gazpour la nuit, à dix heures, notre héros était assis sur le rebordde son lit, occupé à se frotter le genou avec de l’arnica (à unnouvel endroit, et fort étendu) et simultanément à étudier unecarte routière de la Côte Sud. Briggs, de la « confection pourhommes », son compagnon de chambre, était couché, s’efforçant deprendre plaisir à fumer sa pipe dans l’obscurité. Briggs n’était,de sa vie, jamais monté sur un vélocipède, mais il déploraitl’inexpérience de Hoopdriver, et lui offrait tous les avis qui luivenaient en tête.

— Aie soin que ta machine soit toujours bien huilée, — disaitBriggs. — Emporte un ou deux citrons avec toi. Ménage-toi, net’éreinte pas à mort dès le premier jour. Et tiens-toi toujoursbien droit. N’oublie pas d’agiter ton grelot à la moindre occasion,et ne perds pas la tête. Fais bien tout ce que je te dis là, et ilne t’arrivera rien de trop fâcheux, Hoopdriver, tu en as maparole.

Suivait une minute de silence, où le conseiller se consacraitentièrement à sa pipe ; puis, de nouveau :

— Évite avec soin de passer sur des chiens, Hoopdriver,entends-tu ? C’est tout ce qu’il y a de plus dangereux. Tâchede ne pas voiler tes roues ; il y a un type qui s’est tuél’autre jour parce que sa roue d’arrière s’est mise en 8. Ne va pasbuter dans les trottoirs ni dans les arbres, garde bien ta droite,et, si tu vois une ligne de tramways, gagne le plus prochaintournant et file dans le comté voisin. Ne manque jamais d’allumerta lanterne avant que la nuit tombe. Observe comme il faut quelquespetites précautions comme ça, mon vieux, et rien d’irréparable nepourra t’arriver. C’est moi qui te le dis.

— Oui, tu as raison, — répond Hoopdriver. — Bonne nuit, monvieux.

— Bonne nuit.

Le silence régna, coupé seulement par le gargouillement du tuyaude la pipe. Déjà, Hoopdriver s’élançait, sur sa machine, au paysdes rêves, lorsque, soudain, quelque chose vint le faire retomberdans le monde réel. Quelque chose : mais qu’était-ce ?

— Rappelle-toi bien de ne jamais huiler le guidon. C’est trèsdangereux, — articulait une voix sortant d’un nuage de fumée queperçait, par intervalles, un point lumineux. — Aie soin de nettoyerla chaîne, tous les jours, avec de l’émeri. Observe seulementquelques petites précautions comme ça, et…

— Bonsoir, bonsoir ! — grogna Hoopdriver, et il tira lesdraps par-dessus ses oreilles.

Chapitre 2LE DÉPART DE M. HOOPDRIVER

Ceux-là seuls qui peinent six longs jours sur sept et toutel’année durant, sauf une brève mais glorieuse série de dix ouquinze jours d’été, ceux-là seuls connaissent les délicieusessensations du premier matin de congé. Toute la morne et fastidieuseroutine s’éloigne de vous brusquement, vous voyez vos entravestomber à vos pieds. D’un seul coup, vous voici maître absolu devous-même, maître de chacune des heures d’une libre journée ;vous pouvez aller où il vous plaît, n’appeler personne « monsieur »ou « madame », avoir un revers vierge d’épingles, dédaigner votrejaquette noire pour vous vêtir de vos couleurs préférées ;vous pouvez devenir un homme. Même au sommeil, même au manger et auboire, vous reprochez de vous prendre une part de moments exquis,vous songez que vous n’allez plus avoir à vous lever longtempsavant votre déjeuner, à épousseter et à ranger un lugubre magasinaux stores baissés. Plus d’impérieux rappels à l’ordre, plus derepas précipités, plus de politesse forcée envers de capricieusesvieilles femmes : plus rien de tout cela pendant dix bienheureusesjournées. Ce premier matin est d’ailleurs, à beaucoup près, le plusenivrant, car on a encore l’impression de tenir toute sa fortunedans sa main. Chaque soir qui suit, descend sur l’âme une angoisse,un fantôme que rien ne saurait exorciser : le pressentiment duretour. Sans cesse plus noire se projette, devant la lumière dusoleil, l’ombre de la rentrée au magasin, de la nécessité de seremettre en cage pour douze autres mois. Mais, le premier des dixmatins, les vacances n’ont pas encore de passé derrière elles, etleurs dix jours semblent une éternité de plaisir.

Sans compter que le premier matin du congé de M. Hoopdriver setrouva être un matin radieux, plein de la promesse de joursmagnifiques, avec un ciel d’un bleu profond qu’ornaient seulement,par endroits, de légers flocons de nuages blancs. Il y avait desmerles sur la route de Richmond, et une alouette dans le parc dePutney. Tout l’air était rafraîchi de rosée ; et la rosée (àmoins que ce ne fussent les restes d’une ondée nocturne) étincelaitgaiement sur les feuilles et sur l’herbe. Hoopdriver, grâce à lacomplaisance de la cuisinière de la maison Antrobus, avait déjeunéde très bonne heure. Il conduisait sa machine à la main dans lamontée de Putney Hill, et son cœur chantait en lui. À mi-côté, unchat noir, d’apparence vagabonde, traversa la route, et disparutsous une porte cochère. Toutes les grandes maisons de briquesrouges, derrière les arbustes multicolores de leurs jardinets,gardaient encore leurs volets clos ; et notre héros n’auraitpas échangé son sort contre celui d’un seul de leurs habitants,même pour cent livres sterling.

Il avait revêtu son nouveau « complet » de cycliste, un élégantNorfolk brun de 30 shillings, et ses jambes, ces deux martyres, setrouvaient amplement consolées de toutes leurs souffrances par unepaire de bas orange historiés d’ornements, des bas « légers auxpieds, épais aux mollets ». Un petit sac de toile imperméable,derrière la selle, contenait ses effets de rechange ; letimbre, le guidon et la lampe de sa machine, encore qu’un peubosselés par l’usage, brillaient à plaisir sous les rayons dusoleil levant. Au haut de la colline, après une seule tentativemalheureuse qui, Dieu sait comment, s’était terminée sur le gazondu bas-côté, Hoopdriver monta sur sa bicyclette : après quoi, avecune digne et prudente modération dans l’allure, il commença sagrande tournée cycliste le long de la Côte Sud. Il n’y a qu’uneimage possible pour décrire sa course à ces premiers instants : descourbes voluptueuses. Il n’allait pas vite, il n’allait pas droit,et un critique exigeant pourrait soutenir qu’il n’allait pas bien :mais il allait généreusement, opulemment, utilisant toute lalargeur de la route, sans craindre même d’envahir parfois l’un oul’autre trottoir. Son enthousiasme ne faiblissait pas. Jusque-là,il n’avait encore rencontré ni piétons ni véhicules : à cette heurematinale, la route était déserte. Mais d’avance, se méfiant delui-même, il se promettait de descendre de sa machine à la premièreapproche de quoi que ce fût qui allât sur des roues. Les ombres desarbres se dessinaient longues et bleues, en travers de lachaussée ; la jeune lumière était comme une flamme d’ambre. Aucarrefour de West Hill, le voyageur tourna vers Kingston, ets’enhardit jusqu’à faire sur sa machine la petite montée qu’ilavait devant lui. Pendant qu’il luttait, observé avec une curiositésympathique par un garde du parc en veste de velours, voiciqu’apparut, au haut de la montée, le spectre menaçant d’une grossecharrette.

Aussitôt M. Hoopdriver, conformément à sa résolution, décida demettre pied à terre. Il serra le frein, et la machine s’arrêta net.Le cycliste essaya de penser à ce qu’il devait faire de sa jambedroite. Il étreignit le guidon et desserra le frein, s’appuyant surla pédale gauche, le pied droit en l’air. Et alors, — mais commetout cela prend du temps à raconter ! — il sentit que samachine penchait sur la droite. Puis, pendant qu’il méditait unplan d’action, la loi de la gravitation poursuivit son œuvre. Ilhésitait encore, quand, tout à coup, il trouva la machine parterre, lui-même agenouillé sur elle, ayant la vague sensation que,de nouveau, la Providence s’était montrée sévère pour son genoudroit. Cet événement prit place juste en face du garde. Lecharretier, lui, avait arrêté ses chevaux, afin de pouvoir plus àl’aise contempler l’accident.

— Ce n’est pas comme ça qu’on descend de bicyclette, — fitremarquer le garde.

M. Hoopdriver releva sa machine, dont le guidon était tordu, unefois de plus. Il émit quelque chose comme l’ébauche d’un juron. Ilallait avoir encore à dévisser cette dégoûtante affaire.

— Ce n’est pas de cette manière-là qu’on descend de bicyclette,— répéta le garde, après un silence.

— Je le sais, — répondit sèchement M. Hoopdriver, tout enprenant la résolution de négliger, quoi qu’il dût lui en coûter, lenouveau spécimen de blessure qui devait orner son genou. Ildéboucla la sacoche, derrière la selle, pour y prendre sa clé àécrous.

— Si vous savez que ce n’est pas de cette manière-là qu’ondescend, pourquoi descendez-vous comme ça ? — reprit le garded’un ton de controverse amicale. M. Hoopdriver, fort ennuyé, pritsa clé et l’approcha du guidon.

— Ça, c’est mon affaire, je suppose ? — dit-il enfourrageant avec son outil. Ses mains tremblaienteffroyablement.

Le garde devint pensif, et réunit ses bras derrière son dos.

— Difficiles à manier, ces machines-là, — dit-il,charitablement, — très difficiles !

M. Hoopdriver adapta sa clé sur l’écrou, et se mit en devoir dele desserrer : au premier tour, la clé s’échappa ;brusquement, le touriste se redressa, tenant la roue d’avant entreses genoux.

— Je vous prie, — dit-il, la gorge serrée — je vous prie decesser de me regarder ainsi.

Puis, de l’air de quelqu’un qui vient de délivrer un ultimatum,il redressa le guidon, serra l’écrou, replaça la clé dans lasacoche.

Le garde ne bougea pas ; peut-être manifesta-t-il sasurprise en écarquillant les yeux, mais, à coup sûr, il regardaavec plus d’attention encore qu’avant.

— Vous n’êtes guère aimable ! — proféra-t-iltranquillement, tandis que le voyageur saisissait les poignées duguidon, de façon à remonter en selle dès que la charrette seraitpassée.

Lentement, mais sûrement, une tempête d’indignation s’amassaitdans l’âme du garde.

— Pourquoi n’allez-vous pas vous promener sur un chemin qui vousappartienne, si personne n’a le droit de vous adresser laparole ? — demanda-t-il après un silence. — Alors, comme ça,il n’est pas permis de vous faire une remarque en passant, hein, M.Pimbêche ? Je ne suis peut-être pas digne de vousparler ? Monsieur serait-il devenu en bois, tout d’uncoup ?

M. Hoopdriver restait indifférent, le regard perdu dansl’immensité de l’avenir. L’excès de son émotion l’avait immobilisé.Autant aurait valu insulter les lions de pierre de TrafalgarSquare. Mais le garde considérait que son point d’honneur était enjeu.

— Surtout, ne lui parlez pas ! — cria-t-il aucharretier, qui s’approchait d’eux. — Monsieur, voyez-vous, est unDuc, voilà ce qu’il est. Faut être au moins un Comte pour qu’ilvous fasse l’honneur de sa conversation… Il s’en va à Windsor,faire visite à Sa Majesté ; c’est pour ça qu’il se redresse.Ah ! il a de l’orgueil ! Il en a tellement qu’il en a misplein son paquet, là, derrière ; s’il ne s’en était pasdébarrassé un peu, il aurait fini par éclater, monsieur leDuc !

Mais M. Hoopdriver n’en entendit pas davantage. Il sautillaitobstinément, sur la route, en une série d’efforts spasmodiques pourremonter sur sa machine. Il essaya une fois, et rata ; surquoi, à l’immense joie du garde, il lâcha un juron. Mais, àl’instant suivant, il se trouvait en selle. Encore un momentd’émotion pendant que la bicyclette faisait une effroyableembardée ; et voilà le garde hors de portéed’oreille !

M. Hoopdriver aurait bien aimé pouvoir se retourner pour lancerà son ennemi un dernier regard de mépris ; mais il seconnaissait : se retourner, pour lui, c’était culbuter. Il en futdonc réduit à se représenter la scène qui se déroulait derrière sondos : le garde indigné narrant toute l’aventure au charretier. Dumoins s’efforça-t-il de mettre la plus grande somme possible dedédain dans l’aspect de sa retraite.

23

Toujours à sa manière sinueuse, il acheva de grimper la petitemontée d’où la route descend ensuite sur Kingston Vale, et, effetcurieux de la psychologie du cycliste, il allait d’autant plusdroit et d’autant plus aisément que les émotions de sa rencontreavec le garde avaient distrait son esprit de cette appréhensionperpétuelle de tomber qui, jusqu’alors, l’avait énervé. Monterproprement à bicyclette, cela ressemble beaucoup à une aventured’amour : il y faut avant tout la foi. Croyez en vous et la choseest faite ; doutez de vous, et, pour la vie, vous êtesperdu.

Or, le lecteur va peut-être s’imaginer qu’en cet instant notrehéros, à la suite de son aventure avec le garde, éprouvait dessentiments de vengeance ou de remords : vengeance pour l’insultesubie, remords de son propre accès de mauvaise humeur. En réalité,rien de pareil. Son cœur n’était rempli que d’un soudain etmerveilleux sentiment de gratitude. L’enchantement du congé avait,d’un seul coup, repris possession de son âme. Parvenu au haut de lamontée, il lâcha les pédales, allongea ses jambes jusqu’auxrepose-pied fixés à la fourche d’avant, et, roulant à présent assezdroit, la main sur son frein, il aborda résolument l’excellentedescente. Une source nouvelle de joie se révélait à lui et sereflétait dans ses yeux, en plus du ravissement de s’élancer dansun air matinal infiniment vif et doux. Il osa même avancer sonpouce et faire sonner le timbre, sans aucune utilité, simplementpour manifester son bonheur.

— « Monsieur est un Duc, voilà ce qu’il est ! » — serépétait à mi-voix M. Hoopdriver ; et sa bouche s’ouvrait enun rire silencieux.

Évidemment ce misérable garde avait voulu l’offenser : maisencore ne lui aurait-il pas lancé cela si sa personne n’avait paseu quelque chose d’élégant et de distingué. Si injurieuse qu’ellefût, une telle observation, venant d’un tel homme, n’en était pasmoins une sorte d’hommage. Oui, c’en était fini pour dix jours, desnouveautés. Le vendeur Hoopdriver, le calicot, avait disparu ;et, à sa place, il y avait maintenant un gentleman, un homme deplaisir, avec un billet de cinq livres, deux pièces d’or, et despièces d’argent, le tout réparti entre divers endroits de sapersonne. Involontairement, à la pensée de ses fonds, la maindroite d’Hoopdriver avait lâché le guidon pour tâter la pocheintérieure de sa veste ; mais cette main téméraire avaitaussitôt ressaisi la poignée, la machine ayant tout à coup décritune violente courbe vers le mur du cimetière de Kingston. Hélà ! C’est tout juste si une moitié de brique n’avait pasamené une catastrophe. D’ailleurs, a-t-on idée de brutes assezmalfaisantes pour déposer un obstacle aussi dangereux au milieu dela route. Ah ! Si la police se décidait une bonne fois àpoursuivre quelques-uns de ces gaillards-là, le reste apprendraitbien à se tenir tranquille ! N’était-ce pas la boucle duhavresac qui tambourinait ainsi sur le garde-boue d’arrière ?Et comme les roues bourdonnaient joyeusement !

Le cimetière était plein de silence et de paix ; maisKingston Vale déjà s’éveillait : des fenêtres grinçaient ; ily eut même un chien blanc qui sortit d’une des maisons, et aboya aupassage du voyageur. Celui-ci n’en arriva pas moins, un peuessoufflé il est vrai, au bas de Kingston Hill. Il mit pied à terrepour grimper la montée, poussa à la main sa machine. À mi-côte, unevoiture de laitier le croisa à toute bride. Puis deux individus àmine patibulaire passèrent, chargés de ballots ; Hoopdrivereut la conviction que c’étaient des cambrioleurs fuyant avec leurbutin. Il éprouvait bien une certaine raideur dans les genoux :mais, une fois remonté, il constata aussi, sans erreur possible,qu’il dirigeait sa machine avec beaucoup plus d’aplombqu’auparavant. Le plaisir de marcher droit eut vite refoulé en luices premiers avertissements de la fatigue. Soudain apparut uncavalier ; Hoopdriver, l’âme toute bouleversée de sa propretémérité, le croisa hardiment ; et le voici descendantmaintenant vers Kingston, tandis que, sous son séant, dans lasacoche, la clé à écrou s’entrechoque régulièrement avec la buretteà huile. Toujours sans l’ombre d’une mésaventure, il dépassa encoreune charrette de fruitier et un languissant tombereau de briques.Et quelles exquises sensations il éprouva lorsque, à Kingston, ilvit, derrière les stores à moitié levés d’un magasin de nouveautés,deux jeunes gens, s’étirant et bâillant, en vieilles jaquettespoussiéreuses et des foulards sales autour du cou, occupés àépousseter les planches de la devanture avant d’y étaler lamarchandise. C’était exactement ce qu’il était lui-même,Hoopdriver, la veille encore. Mais à présent, qu’y avait-il decommun entre ces malheureux et lui ? Les gardes ne leprenaient-ils pas pour un Duc ? Alors, avec un furieuxtintamarre de son timbre avertisseur, il alla prendre, dans unvirage magistral, la route de Surbiton.

En avant pour la liberté et pour l’aventure ! De temps àautre, sur son passage, une maison, avec une expression de surprisemal réveillée, entrouvrait ses volets comme des paupières, et, sursa droite, pendant plus d’un mille, la Tamise étincela et miroita.Ah ! Comme il comprenait à présent ce qu’on lui avait dit dela joie de vivre. Quel dommage, seulement, qu’une certainesensation de crampe autour des genoux et des mollets, lentement etimpitoyablement, s’imposât de plus en plus à son attention.

Chapitre 3LE REMARQUABLE ÉPISODE DE LA JEUNE DAME EN GRIS

M. Hoopdriver n’était assurément, en aucune façon, un de nos «jeunes gens dans le mouvement ». Il considérait le sexe féminincomme quelque chose que l’on salue à distance respectueuse, parcrainte du danger. Des années d’inapprochable intimité avec desdames, derrière un comptoir, laissent une empreinte sur leur homme.Quand, par hasard, le dimanche, M. Hoopdriver emmenait une de sescollègues à l’église, c’était pour lui toute une aventure. Iln’avait rien du mauvais sujet ni du bourreau des cœurs. Mais,parfois, j’ai pensé que sa machine devait être un peu ensorcelée,qu’il existait un aimant particulier dans le métal dont elle étaitfaite. Après tout, qui saurait divulguer son mystérieuxpassé ? Notre héros l’avait achetée, de seconde main, à Hare,le revendeur de Putney, qui convint qu’elle avait eu déjà plusieursmaîtres. En fait, « de seconde main » était un euphémisme ;Hare fut quelque peu ébahi de trouver acheteur pour une pareilleantiquaille. Il assura qu’elle était parfaitement solide, d’unmodèle légèrement ancien, mais il ne souffla mot du caractère moralqu’elle pouvait dissimuler. Qui sait si elle n’avait point commencésa carrière avec un poète, au temps de sa glorieuse jeunesse ?Peut-être même fut-elle le véhicule d’un homme véritablementdévergondé, dissolu, dépravé. Nul de ceux qui ont jamais monté unebicyclette ne me démentira, en tous cas, si je dis que cesmachines-là ont une disposition inexplicable à acquérir demauvaises habitudes, — et à les garder.

C’est chose indéniable que la bicyclette de M. Hoopdriver futtourmentée des plus violentes convulsions dès qu’apparut àl’horizon la Jeune Dame en Gris. Aussitôt, elle commença une sériesans précédents de sinuosités et de brusques crochets, — sansprécédents, du moins dans l’expérience de son possesseur actuel.Celui-ci, de plus, dut constater que sa casquette était sur lepoint de tomber, et que son reste de respiration allait luimanquer.

La Jeune Dame en Gris, elle aussi, montait une bicyclette, et lesoleil, derrière elle, dessinait en or ses contours, laissant lesdétails dans l’ombre. Hoopdriver eut l’impression qu’elle étaitjeune, mince et brune, avec un teint brillant et des yeux animés.Le guidon de sa machine étincelait ; le timbre reflétait, avecun éclat aveuglant, un grand faisceau de lumière. Son costume étaitd’un superbe gris bleu, mais quelle forme bizarre avait donc lajupe ? M. Hoopdriver, étant du métier, avait entendu parlerdes modèles spéciaux pour dames, — des modèles français,naturellement. Elle suivait un petit chemin qui venait des villasde Surbiton, et gagnait la grande route à angle aigu. Elle allait àpeu près à la même allure que M. Hoopdriver. Les apparencesannonçaient une rencontre imminente.

Alors un affreux conflit de doutes s’empara de notre héros.Comparée à l’aisance de cette jeune femme, sa façon de monter étaitgrotesque. Ne ferait-il pas mieux de descendre tout de suite, enfeignant de réparer une avarie imaginaire à la pédale, parexemple ? Oui, mais l’issue même d’une descente étaitincertaine. La dernière fois, en présence du garde ! Et,d’autre part, s’il continuait à avancer, que se passerait-il ?Aller très lentement ? C’était abdiquer sa supérioritémasculine. Et puis la jeune cycliste elle-même ne marchait pas trèsvite. Par contre, s’élancer devant elle, lui brûler la politesse,quelle grossièreté ! — sans parler du danger. Son éducationprofessionnelle l’avait accoutumé à s’incliner et à s’effacer. Si,au moins, il avait pu lâcher le guidon d’une main et soulever sacasquette, au passage, tout était sauvé ! Mais ce geste simplene rappelait-il pas trop le salut silencieux d’un convoifunèbre ?

Or, pendant ces réflexions, les deux distances se rapprochaient.La jeune personne, qui observait notre héros, avait le sang auxjoues, les cheveux un peu dénoués, et des yeux très brillants. Leslèvres rouges s’entrouvrirent, peut-être dans l’effort de gagner devitesse M. Hoopdriver, mais on pouvait tout aussi bien croire à unsourire discret. Et notre touriste constata soudain que cereprésentant du sexe faible portait une jupe-culotte. N’était-cepas une audace immodeste, indécente même ? Il éprouva un désirirrésistible d’échapper à l’inconnu d’une situation risquée.L’instant pressait, le choix d’un parti s’imposait. Tout à coup, M.Hoopdriver se mit à pédaler frénétiquement, avec l’intention depasser le premier. Il roula sur un fragment de tôle qui s’engageaentre la roue d’avant et le garde-boue. La bicyclette se dirigeamalgré lui vers la droite. Quel démon la possédait ?

À ce moment suprême, il se dit qu’après tout il aurait mieuxfait de descendre. Il essaya de virer tout à fait, mais, craignantde tomber, il redressa vivement son guidon, le tournant, d’unmouvement instinctif, beaucoup trop sur la gauche, et réussit àpasser derrière la jeune personne, en frôlant dangereusement saroue. Le rebord du trottoir attendait l’acrobate. Il voulutrétablir sa direction, mais franchit l’obstacle trop proche etdonna tête baissée dans une palissade en planches. Le choc lui fitquitter la selle ; il bascula de côté et d’autre, et se trouvaenfin assis sur le gravier, les jambes entre la fourche et la sellede sa machine. Le contact avec le sol l’avait secoué des pieds à latête. Il restait dans cette position, regrettant de ne s’être pointcassé le cou, regrettant plus cordialement encore d’être jamaisné.

Toute sa joie de vivre s’en était allée. Un Duc, envérité ! Ah ! les femmes !

M. Hoopdriver perçut un doux frémissement, le déclic d’un frein,le bruit de deux pieds tombant à terre ; et la Jeune Dame enGris, tenant sa machine, était debout près de lui. La chaudelumière du soleil l’éclairait en plein.

— Vous êtes-vous blessé ? — demanda-t-elle.

Elle avait une voix charmante, claire, juvénile, et vraimentelle était toute jeune, presque une fillette. Et elle pédalait déjàsi bien ! Amère pensée pour notre héros ! M. Hoopdriverse releva aussitôt.

— Pas du tout ! — balbutia-t-il, prêt à s’excuser, avec lapénible conscience du fâcheux effet que devaient produire, sur uncomplet Norfolk, de larges placards de terre. — Je suis vraimentdésolé…

— C’est entièrement ma faute, — dit-elle, l’interrompant. — J’aivoulu vous dépasser du mauvais côté. C’est à moi d’êtredésolée.

— Mais, c’est ma direction qui…

— J’aurais dû voir tout de suite que vous étiez novice, —reprit-elle, avec une nuance de supériorité. — Et pourtant, vousmarchiez si droit, et si vite, là-bas…

En vérité, elle était diablement jolie. M. Hoopdriver tremblaitd’émotion, corps et âme. Quand il parvint à reprendre la parole, ilmit dans sa voix une certaine note de distinctionaristocratique.

— Il se trouve, en effet, que c’est la première fois que jemonte. Mais cela ne saurait être une excuse pour mon… pour monerreur…

— Votre doigt saigne ? — fit-elle, brusquement. En effet lajointure d’un de ses doigts était écorchée.

— Je n’ai rien senti, — reprit-il, virilement.

— Oui, on ne sent rien sur l’instant. Avez-vous dutaffetas ? Sinon…

Appuyant contre elle sa machine, la jeune personne tira d’unepetite poche latérale un paquet de taffetas et une paire de ciseauxdans un étui. Elle découpa une large bande de l’étoffe gommée.Hoopdriver éprouva une tentation folle de la prier d’enroulerelle-même la bande autour de son doigt, mais il se retint.

— Merci beaucoup ! — se contenta-t-il de dire.

— Pas d’accident à la machine ? — demanda-t-elle enreluquant le malheureux véhicule toujours à terre.

Pour la première fois, Hoopdriver ne se sentit pas fier de samachine. Il se retourna, et se mit en devoir de la ramasser.Soudain, il regarda par-dessus son épaule : l’inconnue étaitpartie. Il se tourna vers la route : l’inconnue était remontée sursa bicyclette, et s’éloignait.

— La v’là filée, — se dit Hoopdriver. — Tant pis ! Tuparles d’une pelle, alors ! — Dans ses soliloques privés, M.Hoopdriver ornait rarement son discours de raffinementsaristocratiques.

Son esprit tourbillonnait. Un fait, pourtant, était clair : unedélicieuse créature humaine avait traversé son horizon un instant,et, de nouveau, disparaissait de sa vie. La folie de la libertés’emparait de lui… Et voici que l’inconnue s’était retournée pourle voir !

Aussitôt, il porta précipitamment sa machine sur la route, et,en hâte, essaya de remonter en selle : insuccès ! Nouveleffort. Mille diables ! Ne pourrait-il jamais plus regrimpersur ce maudit clou ? Encore une minute, et l’élégante cyclisteserait hors de vue. Un autre effort. Ah ! Il tient la pédale.Non !… Cette fois, il y est bien. Il saisit le guidon etbaisse la tête. Coûte que coûte, il la rattrapera.

La situation était vieille comme le monde. L’homme, pour unmoment, prévalait sur sa superstructure civilisée, le calicot.Hoopdriver pédalait avec une violence archaïque. Tel, jadis, lemâle de l’âge de pierre devait avoir poursuivi la créature quireprésentait pour lui l’Éternel Féminin. Déjà, la jeune femme avaitdisparu au tournant de la route ; mais l’effort de notre hérosn’en devint que plus titanique.

Que lui dirait-il, quand il l’aurait rattrapée ? Ce soucine le préoccupa guère au début. Comme elle lui avait paru belle,animée par l’effort de la course, respirant un peu vite, mais siactive et si élastique !

Tout de même, qu’allait-il lui dire ? C’était là leproblème ennuyeux. Inutile de penser à la saluer en soulevant sacasquette, sans risquer une répétition de la honte de tout àl’heure. Ah ! Celle-là était une jeune fille du monde. Pasd’erreur là-dessus. Ce n’était pas une de ces banales demoisellesde magasin. (Il n’y a pas au monde de plus profond mépris que celuides employés de magasin pour les demoiselles de magasin, si cen’est celui des demoiselles pour les susdits employés.) Ah !Cette fois, au moins, il pédalait pour de bon. Si seulement il n’yavait pas cette maudite gêne autour des genoux.

— Pourrai-je savoir à qui je suis redevable de ce bonservice ? — se murmurait-il à lui-même, d’une voix haletante,par manière d’essai et de répétition. Oui, cela irait fort bien,comme entrée en matière. Et quelle chance qu’il eût emporté descartes de visite ! Un shilling le cent, prêtes à laminute ! Il avançait, mais le souffle commençait à luimanquer. Enfin, il arriva au tournant : il aperçut la longue route,devant lui, et une forme grise toute petite à l’horizon. Il serrales dents. Avait-il seulement gagné un peu sur elle ?

— Tiens, un singe sur un gril ! — cria un gamin, aupassage.

Hoopdriver redoubla d’énergie. Sa respiration devenait bruyante,sa direction indécise, ses coups de pédale positivement féroces.Une goutte de sueur lui entra dans un œil, irritante comme unacide. Pas d’illusion possible, la route montait. Exténué, il fitcependant un dernier et terrible effort, qui l’amena à un autretournant, et lui montra un autre morceau de la route, mais,hélas ! vide, sauf qu’il y vit venir dans le lointain unevoiture de boulanger.

— Sapristi ! — pesta Hoopdriver, en ralentissant.Décidément, la jeune femme n’était plus en vue. Il descendit commeil put, et, pendant un instant, il lui sembla que ses jambess’étaient changées en rouleaux de coton. Il s’assit, toutpantelant, sur le gazon de la route, après y avoir traîné samachine. Les veines de ses mains saillaient comme des cordes. Iltremblait pitoyablement et soufflait comme un bœuf.

— Je ne suis pas encore tout à fait entraîné, — songea-t-il.

Maintenant ses jambes étaient devenues de plomb.

— Si encore je pouvais manger un morceau.

Il tira de sa poche un étui à cigarettes tout flambant neuf etun paquet de cigarettes également intact. Il remplit l’étui. Puis,son œil se reposa avec complaisance sur ses beaux bas à carreaux,et il se plongea dans de profondes méditations.

— C’était tout de même une superbe fille ! — se dit-il. —Je me demande si je la reverrai jamais. Et en voilà une qui savaitmonter ! Qu’a-t-elle pensé de moi ?

La phrase du garde lui revint en mémoire, avec une certainesaveur consolante : « Monsieur le Duc. »

Il alluma une cigarette, et resta assis, fumant et méditant. Ilne prenait même pas la peine de lever la tête quand des voiturespassaient. Cela dura bien dix minutes. Enfin, il se secoua de sonrêve.

— Bah ! Quelle sottise ! — marmotta-t-il. — À quoi bonpenser à des choses pareilles ? Je ne suis malgré tout qu’unemazette d’employé de nouveautés.

À vrai dire, il se servit d’un terme plus énergique que mazette.La profession de vendeur de nouveautés peut adoucir et polir lesmanières extérieures, mais le dortoir commun est une assez fâcheuseécole de politesse et de morale.

Il se remit sur pied, et, poussant sa machine, prit le cheminqui menait à Esher. La journée, décidément, allait être très belle.Les arbres, les haies, les prés paraissaient enchanteurs à sesyeux, fatigués de la ville. Mais l’enthousiasme du départ s’étaitquelque peu modifié.

— Regarde le beau Monsieur avec sa bicyclette, — zézaya unebonne d’enfant à un bébé dans sa voiture.

Cette simple phrase lui fit du bien.

— Un beau Monsieur avec sa bicyclette ! Un Duc ! Aufond, je ne dois pas marquer trop mal, — se dit-il complaisamment.Mais comme j’aimerais à savoir…

Il éprouva aussi un vif soulagement à découvrir, dans lapoussière de la route, la trace droite et ferme laissée par unpneumatique. Sûrement c’était elle et sa machine. Personne d’autren’était passé par là récemment, avec un pneumatique. Peut-être lareverrait-il encore ? Peut-être allait-elle repasser ?Probablement une « émancipée », une de ces « femmes nouvelles »,dont on parlait tant dans les journaux comiques. Il eut lesentiment qu’on devait les calomnier. En tout cas, c’était sûrementune personne comme il faut. Et riche, aussi. Sa machine ne pouvaitpas lui avoir coûté moins d’une affaire de vingt livres. Et, denouveau, la pensée de notre héros s’attarda sur le galbe de lavoyageuse. Somme toute, la jupe-culotte lui allait fort bien, sanslui donner un air masculin. Quels yeux ! Et quelle voix !Puis, brusquement, les réflexions d’Hoopdriver prirent une autredirection. Ce qui était sûr, c’est qu’à la première auberge il seferait servir quelque chose à manger.

Chapitre 4SUR LA ROUTE DE RIPLEY

Avec le temps, M. Hoopdriver finit par approcher d’Esher. Arrivésous le viaduc, et apercevant en face de lui, à une vingtaine depas, l’auberge du Marquis de Granby, il remonta sur samachine, et, bravement, pédala jusqu’à l’entrée. Sur son ordre, onlui apporta une bouteille de bière Burton, avec du biscuit et dufromage, ce qui est la bonne manière d’accommoder le Burton.Pendant qu’il était en train de s’en régaler, il vit entrer unhomme d’âge moyen, en costume de cycliste, avec un visage toutrouge et luisant de colère. L’homme, d’un ton rogue, demanda unelimonade ; après quoi, il s’installa devant le bar, ets’essuya le visage. Mais à peine assis, il se leva, gagna le seuil,et regarda au-dehors.

— Mille tonnerres ! — gronda-t-il soudain. — Tripleidiot !

— Hein ? — fit M. Hoopdriver, se retournant prestement, lajoue gonflée par une bouchée de fromage.

L’inconnu pivota sur lui-même.

— Je me suis traité de maudit idiot, monsieur. Y voyez-vousquelque objection ?

— Oh ! pas du tout, pas du tout ! — assura M.Hoopdriver. — Je croyais que vous me parliez. Je n’avais pasentendu ce que vous disiez.

— Avoir à la fois un tour d’esprit contemplatif et untempérament actif, monsieur, c’est l’enfer. L’enfer, vous dis-je.Des goûts contemplatifs et un tempérament flegmatique, voilà qui vabien ! Mais unir en soi l’énergie et la philosophie…

M. Hoopdriver se donna l’air le plus intelligent qu’il put, maisne souffla mot.

— Car notez bien, monsieur, que je ne suis pas pressé, pas dutout. Je suis sorti simplement pour prendre un peu d’exercice, pourjouir du paysage et pour herboriser. Mais je ne suis pas plus tôtsur cette satanée machine qu’il faut que je file à fond detrain ! Jamais je ne regarde ni à droite ni à gauche ;jamais je n’observe une fleur, ni ne contemple un point de vue : jem’échauffe, je deviens rouge, juteux, comme une côtelette grillée.Et me voici, monsieur, venu de Guildford en quarante minutes. Etpourquoi tout cela, monsieur ?

M. Hoopdriver hocha la tête.

— Parce que je suis un triple idiot, monsieur ! Parce quej’ai en moi d’incalculables réservoirs d’énergie musculaire, etqu’il y en a toujours l’un ou l’autre qui fuit. Je suis sûr quecette route, par exemple, est fort intéressante, avec des arbres etdes oiseaux, et toutes sortes de plantes sauvages que j’aurais unbonheur infini à pouvoir étudier. Mais impossible !Installez-moi sur cette machine, et il faut que je pédale. Que jegrimpe sur n’importe quoi, d’ailleurs, et il faut que je file.Notez que je n’en ai pas la moindre envie. Et pourquoi un homme selancerait-il, comme une fusée, à travers l’espace ? Pourquoi,je vous le demande ? C’est fou, exaspérant ! Et je vais,brûlant les routes et me maudissant tout haut de le faire. L’hommeposé, digne, le philosophe que je suis… au fond… vous le voyezsautant de rage et jurant comme un palefrenier ivre, devantquelqu’un que je n’ai jamais vu… Mais, décidément, ma journée estgâtée. Je n’ai tiré aucun profit de ma promenade, et me voilà fortéloigné de Londres. Quand je pense que j’aurais pu employer sidélicieusement toute ma matinée à rêver et à observer. Ah !monsieur, remerciez le ciel de n’avoir pas un tempéramentbouillant, de n’être pas affolé par le conflit éternel, en vous,d’un corps et d’une âme incapables de s’entendre. Une vie d’enfer,je vous le déclare, voilà ce qu’est ma vie, avec ces deuxtempéraments qui se disputent comme chien et chat. Mais à quoi bonrécriminer ? Il faudra aller ainsi jusqu’au bout.

Il agita sa tête et ses mains, en témoignage d’un dégoût de soiqui ne trouvait plus de paroles, avala d’un trait sa limonade, lapaya, et courut vers la porte. M. Hoopdriver se demandait encore cequ’il devait dire, que déjà son interlocuteur avait fui. Lorsquenotre héros, à son tour, vint se poster sur la porte de l’auberge,le cycliste inconnu était à cent mètres de là, sur la route deLondres. On voyait qu’il avait déjà commencé à accélérer sa course.Il pédalait avec une colère évidente, la tête baissée. Un instantaprès, il disparut brusquement à un tournant, et M. Hoopdriver nele vit jamais plus.

Débarrassé de ce tourbillonnant personnage, M. Hoopdriver réglasa note, et, se sentant les muscles des genoux un peu délassés, ilse remit en marche, sur sa machine, dans la direction de Ripley,par une route un peu trop onduleuse, mais en parfait état. Il étaitravi de constater que son autorité sur sa machine s’était déjàsensiblement accrue. Tout le long du chemin, il s’imposait depetites épreuves, et s’en tirait avec des succès divers. Une de cesépreuves consistait, par exemple, à passer entre deux pierresséparées par quelque chose comme un demi-mètre, entreprise assezfacile pour ce qui concerne la roue d’avant ; mais la roued’arrière, profitant de ce qu’elle échappe au contrôle de l’œilhumain, est souvent disposée, en ces occasions, à sauter méchammentpar-dessus l’obstacle, ce qui a pour effet une concussion violentetout le long de l’épine dorsale du cavalier, sans parler d’autressuites possibles plus fâcheuses encore. Ou bien, notre cycliste sehasardait à ôter du guidon chaque main l’une après l’autre, ou lesdeux ensemble ; chose fort simple en soi, mais complexe dansses conséquences. Et c’était précisément, des tours d’adresse ducycliste, celui que M. Hoopdriver, pour différents motifs,souhaitait le plus de pouvoir accomplir ; mais je dois ajouterque, pour le moment, ses essais n’aboutissaient encore pour luiqu’à des oscillations convulsives, ainsi qu’à de nouvelles et peuélégantes variétés de descentes.

Le nez humain n’est, à mettre les choses au mieux, qu’uneexcroissance inutile. Je sais bien qu’il y a des personnes pour leconsidérer comme un ornement, et pour dédaigner un visagequi serait privé de sa présence. Mais je me suis toujours demandési la mode ou la routine n’avaient pas plus de part que le jugementesthétique dans cette opinion. En tout cas, l’inutilité du nez,chez les étudiants en cyclisme, de même que chez les jeunes enfantsdes deux sexes, se trouve encore sérieusement aggravée par le faitque cet organe superflu requiert une attention constante et souventdangereuse. Jusqu’au moment où vous êtes capable de tenir le guidond’une main et d’employer l’autre main à chercher votre mouchoir età vous moucher, le cyclisme, pour vous, — voilà du moins ce qu’ilétait pour M. Hoopdriver, — n’est forcément qu’une série continuede descentes. Et puis, autre ennui, il y a les mouches. Jusqu’aujour où le cycliste peut se guider d’une seule main, son visage estlibrement abandonné à ces petits démons. L’unique manière de lesdéloger pour un instant est de secouer fortement la tête et decontracter les traits du visage en une révoltante grimace : méthodenon seulement fatigante, et bien des fois infructueuse, mais qui aencore le défaut d’effrayer ou de stupéfier les piétons. Outrecela, l’apprenti cycliste est souvent contraint de pédaler uncertain temps l’œil clos pour cause de trop abondantetranspiration, méthode qui lui donne un air burlesque, étranger àses sentiments, et qui ne suffit pas à mettre un terme à sestribulations. Or, nous sommes maintenant à même de comprendrel’objet des épreuves que s’imposait M. Hoopdriver, et de mesurerl’étendue exacte de ses progrès : il se juge déjà suffisammentaguerri pour réussir, par moments, à se donner une forte claque surle visage avec la main droite, sans que cela ait fatalement pourrésultat de renverser sa machine ; mais, quant à son mouchoir,ce nécessaire objet aurait pu aussi bien être au diable que dans sapoche, pour l’usage qu’il lui était loisible d’en faire tant qu’ilétait en selle.

Au moins ne vous figurez pas que, parce que M. Hoopdriversubissait ainsi de petites incommodités, il fût malheureux le moinsdu monde. À l’arrière-plan de sa conscience, il avait la notionqu’à cette heure Briggs achevait d’arranger les étalages, queGosling, l’apprenti, les oreilles très rouges, s’occupait à roulerdes pièces de cretonne, que le magasin devait être plein depoussière, et que peut-être le patron s’y démenait, harcelant etquerellant son personnel.

Tandis qu’ici, tout était calme et vert ; ici, on pouvaitvagabonder à son plaisir sans rencontrer âme qui vive ; ici,il n’y avait pas à ranger le déplié de la journée, il n’y avaitaucune voix pour crier : « Allons, pressons-nous, Hoopdriver. » Unmoment, il faillit presque écraser quelque chose de tout à faitmerveilleux, une petite bête rouge très basse, avec une queuejaune, qui traversait la route en courant, devant lui ;c’était le premier écureuil qu’il eût vu, dans sa vie decitadin.

Devant lui s’étendaient des lieues et des lieues de cetenchantement : forêts de chênes et de pins, landes aux bruyèresfleuries, prairies où erraient paresseusement des cours d’eaumiroitants, villages avec des tours d’église carrées en pierresgrises, et de charmantes et cordiales auberges à bon marché, et depetites villes blanches et de délicieuses déclivités où l’onpouvait pédaler sans fatigue (sauf une petite pelle, par-cipar-là), et puis, au loin, derrière tout cela, la mer.

Qu’importaient quelques mouches, en face de pareillesdélices ? Un instant, sans doute, le peu glorieux épisode dela Jeune Dame en Gris l’avait décontenancé, et le souvenir del’incident s’était peut-être réfugié dans quelque repli de samémoire pour lui confirmer, le cas échéant, qu’en une certaineoccasion il avait fait bien triste figure ; mais, pour lemoment, Hoopdriver n’en avait cure. Ce Monsieur de l’auberge, —évidemment un homme du monde, — lui avait parlé comme à unégal ; et d’ailleurs, n’avait-il pas sans cesse sous les yeuxles jambes de sa belle culotte, et, en tournant la tête (à sesrisques et périls, il est vrai), n’apercevait-il pas lesmagnifiques dessins qui ornaient ses bas ? Et puis quelle joiede se sentir, peu à peu, devenir plus maître de cette maîtresse,mais adorable machine. Tous les cinq cents mètres environ, sesgenoux lui rappelaient leur existence. Il descendait alors, ets’asseyait quelques minutes au bord de la route.

Ce fut à un coquet endroit, entre Esher et Cobham, à l’endroitoù un pont traverse un ruisseau, que M. Hoopdriver rencontral’autre cycliste, vêtu de brun, tout comme lui. Il est bon de noterle fait ici, malgré le caractère tout sommaire de l’entrevue, parceque Hoopdriver, par la suite, eut de très importantes relationsavec ce personnage. L’autre cycliste montait une machine neuve,dont les pièces brillaient au soleil. Pour l’instant, assis àterre, il tenait un pneu crevé sur ses genoux. C’était un homme detrente à trente-cinq ans, avec un visage blême, un nez aquilin, unemoustache courte et jaune, et des cheveux très blonds. Ilentremêlait son travail de petits grognements.

En l’apercevant, M. Hoopdriver se redressa, et ce fut avecl’assurance d’un vieux routier qu’il passa près du cycliste enpanne.

— Une matinée splendide ! — fit-il, — et une routeexcellente !

— Que la matinée, et vous, et la route, aillent à tous lesdiables, — grogna l’autre, pendant que Hoopdriver s’éloignait.

Mais notre héros entendit le murmure de la réponse sans endistinguer les mots, et il éprouva simplement l’agréablesatisfaction d’avoir dûment affirmé la vaste fraternité desfervents de la pédale. Cependant, l’autre le regardaits’éloigner.

— Prolétaire crasseux ! — marmonna-t-il, ressentant pour ceconfrère une antipathie poétique. — Et l’animal s’est procuré uncomplet brun, l’image même du mien. On croirait qu’il l’a faitexprès pour me caricaturer. Voilà bien ma chance ! Voyez unpeu sa manière d’appuyer les pieds. Pourquoi diable le Ciels’amuse-t-il à créer des êtres comme ceux-là ?

Après quoi, ayant allumé une cigarette, le cycliste maussade seremit à son travail.

M. Hoopdriver, lui, grimpa de son mieux la montée de Cobham,jusqu’à un point de la côte où il fut bien sûr d’être hors de vuede l’autre. Là, il descendit, et poussa sa machine à la mainjusqu’à ce que l’approche du village et son amour-propre l’eussentremit en selle, une fois de plus.

Chapitre 5UNE ERREUR ET UNE GAFFE

C’est après la traversée de Cobham que se produisit un délicieuxincident, délicieux dans son début, tout au moins, avec un résultatfinal plutôt indécis. Parvenu environ à moitié chemin entre Cobhamet Ripley, M. Hoopdriver descendit une petite colline où, des deuxcôtés de la route que ne bordait aucune clôture, se dressaient debeaux arbres aux troncs enveloppés de lierre. Devant lui, ilapercevait une vaste plaine couverte de bruyère et plantée depins ; une route jaune la parcourait et, à trois quarts demille, peut-être, sur cette route, une menue silhouette griseagitait quelque chose de blanc.

— Pas possible ! — s’exclama M. Hoopdriver, les mainscrispées sur son guidon.

Les yeux levés, il activa sa course, buta sur une pierre,oscilla, se remit droit, accéléra davantage son allure, les regardstoujours fixés sur le point gris.

— Ce n’est pas possible ! — répétait Hoopdriver. Il allaitaussi droit qu’il s’y entendait, appuyant de toutes ses forces surles pédales, bien qu’une lourdeur croissante menaçât de prendreentièrement possession de ses jambes.

— Ce n’est pas possible ! — se répétait-il, persuadé deplus en plus que c’était possible. — Sapristi ! Je neveux pas y croire ! — soliloquait-il, les jambestourbillonnant. À quoi il ajouta : — Au diable, mesjambes !

Il tint bon, soufflant dur, capturant insectes et moustiquescomme un papier tue-mouches, mais diminuant peu à peu la distance.Au bas de la vallée, il ne vit plus rien. Puis, la route remonta,la résistance des pédales s’accentua ; mais quand il eutgravit la côte, il aperçut à nouveau la forme grise, à cent pas delui.

— C’est elle ! — se confirmait-il. — C’est elle, pasd’erreur ! C’est à mon costume que je dois ça.

En quoi il disait plus vrai qu’il ne l’imaginait. Mais, àprésent, elle n’agitait plus son mouchoir ; le fait estqu’elle avait tourné la tête ailleurs. Lentement, elle avançait àpied de son côté, poussant sa machine à la main, et contemplant lescharmantes hauteurs qui dominent Weybridge. M. Hoopdriver auraitaussi bien pu ne pas exister, pour l’attention qu’elle luiaccordait. Pendant une seconde, des doutes affreux troublèrentnotre héros. Ce mouchoir n’aurait-il été qu’un leurre ? Sanscompter que le pauvre garçon était cramoisi et ruisselant, et lesentait bien. Non, ce ne pouvait être qu’un jeu de coquetterie dela part de la jeune fille, car la réalité du mouchoir étaitindiscutable. Devait-il pédaler jusqu’auprès d’elle et descendre,ou bien descendre d’abord et aller à pied à sa rencontre ?C’était heureux au moins qu’elle ne regardât pas de son côté : aumoindre effort pour saluer, sûrement, il serait tombé. Peut-êtreque, s’en doutant, c’était pour ce motif qu’elle sedétournait ? Et pendant qu’il hésitait ainsi, il arrivaitdevant elle. Rien que son souffle aurait dû suffire pour laprévenir qu’il approchait. Il serra le frein. Parfait ! Sajambe droite s’agita en l’air, et il descendit, trébuchantpesamment, mais sur ses pieds. Alors enfin, elle tourna ses yeuxvers lui, avec une admirable expression de surprise.

M. Hoopdriver s’efforça de sourire agréablement, de tenir samachine bien droite, de soulever sa casquette, et de s’inclineravec grâce. Il s’y essaya de son mieux et il eut même consciencequ’il y avait réussi. Ce dont il avait moins conscience, en vérité,c’était d’une mèche de cheveux humides, collée en travers de sonfront, et du désordre général de sa chevelure. Il y eut une pauseinterrogative.

— Qu’est-ce que j’aurai le plaisir… ? — commença M.Hoopdriver, de son ton le plus insinuant. Mais aussitôt le souvenirlui revint de son émancipation, et il reprit, cette fois avec uneintonation tout aristocratique : — Pourrai-je vous être de quelqueservice ?

La Jeune Dame en Gris se mordit la lèvre inférieure et répondit,très gentiment :

— Non, merci.

Puis elle détourna les yeux, et fit mine de s’éloigner.

— Oh ! — fit M. Hoopdriver, surpris et décontenancé.

Le geste était si inattendu ! Il essaya de comprendre.Était-ce coquetterie ? Ou la berlue ?…

— Pardon. Une minute ! — dit-il, comme elle recommençait àpousser sa machine.

— Plaît-il ? — susurra-t-elle en s’arrêtant, l’airinnocent, mais les joues empourprées.

— Je ne serais pas descendu de machine si je… s’il ne m’avaitpas semblé voir… que vous agitiez quelque chose de blanc.

Il se tut, et elle lui jeta un regard de doute. Ainsi, ill’avait bien vue. Mais aussitôt, elle décida qu’elle avait affairenon à un grossier personnage prenant avantage d’une erreur, mais àune âme innocente n’ayant que d’honnêtes intentions.

— En effet, — expliqua-t-elle, — j’ai agité mon mouchoir. Je leregrette beaucoup… J’attends un… ami… un monsieur… — Elle devintplus pourpre encore. — Il est aussi à bicyclette, avec un costumebrun… Et à distance, vous comprenez…

— Oh ! parfaitement ! — assura M. Hoopdriver,supportant avec une intrépidité virile son amerdésappointement.

— Je suis vraiment désolée… vraiment… de vous avoir causél’ennui de descendre.

— Pas le moindre ennui, madame, je vous assure, — proféramachinalement M. Hoopdriver, en se penchant par-dessus sa sellecomme s’il eût été derrière un comptoir.

Mais il ne trouva tout de même pas, dans son cœur, le courage del’informer que l’homme qu’elle attendait était un peu plus loin,là-bas, avec un pneu crevé. Il jeta un regard explorateur vers laroute, s’efforçant d’imaginer quelque chose d’autre à dire. Maisnon ; le fossé de la conversation s’élargissait, rapidement etdésespérément.

— Et rien d’autre avec cela ? — reprit-il, recourant encoredans son désarroi à son stock de clichésprofessionnels.

— Non, rien, merci, — fit-elle, résolument. Puis se reprenant :— C’est bien la route de Ripley, n’est-ce pas ?

— Certainement, — confirma l’obligeant M. Hoopdriver. — Ripleydoit être environ à deux milles d’ici, à en croire les poteaux.

— Merci, — dit-elle avec chaleur. — Merci beaucoup. J’étais sûrequ’il ne pouvait y avoir de malentendu. Et vraiment je suisdésolée…

— N’en parlons plus, — protesta M. Hoopdriver. — N’en parlonsplus.

Il hésita, et saisit son guidon, pour remonter.

— C’est moi, — poursuivit-il, — qui aurais de quoi être désolé…— Devait-il se risquer ? Était-ce une impertinence ? Tantpis ! — … de n’être pas l’autre monsieur, vouscomprenez ?

Il essaya un petit sourire insinuant, et il eut l’immédiateconviction qu’il faisait tout simplement une grimace, que la jeunefille désapprouvait cette flatterie, qu’elle le méprisait. Penaudet mortifié, il lui tourna le dos, et se mit en devoir, biengauchement, de se jucher sur sa selle. Il y parvint non sans uneembardée terrifiante, et commença à pédaler, dirigeant son guidond’une façon déplorable, ne s’en rendant que trop compte, etremerciant le ciel d’avoir épargné à son amour-propre la honted’une culbute. À cause du danger qu’il y avait pour lui à seretourner, il ne put revoir la jeune personne, mais il se la figuraindignée et impitoyable. Il se reprocha de se conduire comme unsinistre idiot. Un homme devait être si prudent dans ce qu’ildisait aux jeunes femmes ; et lui, voilà qu’il se lançait, latraitait tout juste comme une servante de bar. Sa conduite étaitsans excuse. D’ailleurs, il avait toujours été un sot. Rien qu’à lamanière dont elle avait reçu sa malencontreuse phrase, on devinaittout de suite qu’elle ne le prenait pas pour un gentleman.D’un seul coup d’œil, elle avait vu clair à travers lui ettranspercé toutes ses affectations. Quelle folie de se risquer àaborder une jeune fille comme celle-là, d’une éducation siraffinée ! Et comme elle parlait bien aussi ! En mots sijolis, si correctement articulés ! Et lui, qui jacassait avecun affreux accent. Et cette dernière remarque, qu’il avait eu lagrossièreté de lui adresser : « Désolé de ne pas être l’autremonsieur, vous comprenez. » Quelle honte ! Il se traitait de «monsieur ». Que pensait-elle de lui ?

La vérité est que la Jeune Dame en Gris avait congédiéHoopdriver de ses pensées presque avant même qu’il eût disparu autournant du chemin. Non pas qu’elle pensât le moindre mal de lui :l’évident mélange de respect et d’admiration qu’il éprouvait pourelle ne l’avait pas le moins du monde offensée. Mais elle avait, ence moment, des choses autrement sérieuses pour occuper sesréflexions, des choses qui allaient influer sur tout le reste de savie. Lentement, elle reprit la route de Londres, poussant samachine. Elle s’arrêta.

— Oh ! mais, pourquoi donc ne vient-il pas ? —dit-elle, en frappant du pied avec pétulance.

Et, comme en réponse, voici que, descendant la colline parmi lesarbres, apparut l’autre cycliste en brun, à pied et menant samachine à la main.

Chapitre 6LES ÉVÉNEMENTS DE GUILDFORD

Pendant que M. Hoopdriver pédalait en oscillant sur la route deRipley, l’idée lui vint, accompagnée d’une précieuse sensation desoulagement, qu’il en avait fini désormais de voir la Jeune Dame enGris. Mais le génie caché qui hantait sa machine, le Deus exmachina, pour ainsi parler, était à présent contre lui. Labicyclette, soustraite à l’influence excitante de la jeuneinconnue, devenait sans cesse plus lourde et marchait sans cessemoins droit. Le cavalier comprit qu’il avait à choisir entre unehalte sérieuse à Ripley ou la mort à la fleur de l’âge. Il s’arrêtadonc à la Taverne de la Licorne, après avoir appuyé samachine contre le mur ; et là, tandis qu’il se rafraîchissaitet fumait une cigarette, en attendant les œufs qu’il avaitcommandés, voici qu’il aperçut, par la fenêtre, la Jeune Dame enGris et le cycliste en brun.

Ils le remplirent d’appréhension en se dirigeant vers la maisonqui l’abritait ; mais la vue de sa monture, affalée près de laporte, les renvoya, — c’est du moins ce qu’imagina M. Hoopdriver, —à l’auberge concurrente du Dragon Doré. La jeune femmeétait sur sa machine, et roulait très lentement à côté de soncompagnon qui, n’ayant apparemment pu réparer sa crevaison, allaità pied. M. Hoopdriver nota sa moustache jaune, son nez aquilin, sesépaules un peu voûtées ; et tout cela éveilla en lui, soudain,une vive antipathie.

La servante de la Licorne est, naturellement,charmante, encore que le grand nombre des cyclistes qu’elle voitjournellement l’ait blasée sur le cyclisme. Même pendant qu’ils’entretenait avec elle fort galamment, — et avec sa prononciationla plus distinguée, — du temps qu’il faisait, de la distancefranchie depuis Londres, et de l’excellence de la route de Ripley,Hoopdriver songeait malgré lui à la fraîcheur et à l’éléganceincomparables de la Jeune Dame en Gris. Tout en avalant ses œufs,il tenait la tête tournée vers la fenêtre, pour tâcher de découvrirquelques traces de cette personne : mais le gros visage blanc duDragon Doré ne trahissait aucune appréciation du délicieuxmorceau qu’il avait ingurgité ; et le seul résultat que valutcette imprudente distraction à M. Hoopdriver fut de happer sans yprendre garde une bouchée de jambon recouverte d’une épaisse couchede moutarde, dont il fut grandement incommodé. Le repas fini, etsous l’influence stimulante de deux verres de Burton, il se dirigeavers le seuil de la taverne, avec l’intention de s’y installer enfaction, les jambes allongées et les mains enfoncées dans sespoches, et de surveiller hardiment l’autre côté de la route. Maisau même instant, l’autre cycliste en brun apparut sous la portecochère du Dragon Doré, conduisant sa machine chez leréparateur voisin ; il leva les yeux, aperçut Hoopdriver, lefixa une minute, et grommela un juron entre ses dents.

Cependant, Hoopdriver se maintint résolument à son poste, sur leseuil de l’auberge. Puis, ne voyant toujours rien de ce querecelait dans ses flancs le Dragon Doré, il esquissa unsifflement d’indifférence, et se mit à pousser sa machine au milieude la route, pour s’assurer une marge suffisante avant demonter.

Je le déclare de nouveau : Hoopdriver, à ce moment, auraitplutôt aimé ne plus revoir la Jeune Dame en Gris. Il devinait quel’autre cycliste en brun devait être son frère, malgré l’extrêmedifférence de leur teint et de la nuance de leurs cheveux. Dureste, quoi qu’il en fût de leurs relations, Hoopdriver sentaitqu’il avait à jamais perdu sa cause, par sa sottise et samaladresse. Mais le génie de sa machine était décidément contrelui. L’après-midi était d’une chaleur intolérable, surtout pour lesommet de sa tête, et toute la force vitale avait quitté ses jambespour présider à la digestion de son déjeuner ; aussi sachevauchée jusqu’à Guildford fut-elle extrêmement intermittente.Sans cesse il descendait, remontait, s’asseyait un instant sur legazon, et toutes les auberges qu’il rencontrait, — en dépit desavertissements de Briggs et de ses propres sentiments d’économie, —signifiaient pour lui un verre de bière mêlée de limonade. Carc’est un fait expérimenté par quiconque a jamais chevauché unebécane, que la boisson engendre la soif, plus encore que la soifn’engendre la boisson ; et que celui qui cède à son besoin deboire se transforme en une véritable fournaise, en un enfer où lefeu ne s’éteint pas et où la soif n’est jamais apaisée. Finalement,notre voyageur, en grignotant quelques pommes vertes, enraya lesardeurs qui menaçaient de le consumer. De temps à autre, uncycliste ou un groupe de cyclistes passaient, avec des rouesbrillantes et des chaînes glissant doucement ; à chacune deces rencontres, M. Hoopdriver, pour sauver son amour-propre, avaitsoin de descendre, en feignant d’avoir découvert quelque accroc àsa selle. Mais je dois ajouter que ces descentes s’accomplissaientsans cesse avec plus d’aisance.

Il n’atteignit Guilford que vers quatre heures, et si fatiguéqu’il décida de s’y arrêter pour la nuit, à l’hôtel et café duMarteau Jaune. Donc, après avoir un peu soufflé et s’êtrerestauré d’un goûter de pain, de beurre et de confitures, arrosé dethé, de thé qu’il lampa bruyamment dans la soucoupe, il sortit del’hôtel pour occuper par une oisive promenade le reste del’après-midi.

Guildford est une vieille ville tout à fait agréable. Ellepossède un beau château, tout tapissé de lierre, et son hôtel deville date du temps des Tudor ; ses magasins, l’après-midi,sont très affairés, surtout dans certaines rues ; une foulenombreuse d’allants et venants donne à l’endroit un air animé etprospère. Quel plaisir de s’arrêter à une devanture de nouveautés,et d’observer les vendeurs et vendeuses, qui s’agitent, esclaves dela tâche, s’usant à la corvée. La Grande Rue descend en faisantavec l’horizon un angle de soixante-dix degrés ; c’est dumoins ce que supputa M. Hoopdriver, singulièrement enclin àexagérer l’inclinaison des pentes. Aussi éprouva-t-il une stupeureffarée en voyant un cycliste qui, sans avoir de frein, ladescendait à toute allure ; il pensa à une mouche sur la vitred’une fenêtre.

Il se décida à visiter le château avant qu’il fût trop tard etpaya ses quatre sous pour monter au donjon.

De là-haut, il considéra à ses pieds les toits rouges de laville et la tour de l’église ; puis, gagnant l’autre côté dela plate-forme, du côté du sud, il s’assit, alluma une cigarette,et, par-dessus les ruines couvertes de ronces et de fougères, sesregards se perdirent dans la contemplation des collines bleues,moutonnant l’une derrière l’autre, par-delà la rivière Weald,jusqu’aux hauteurs grises de Hindhead et de Butser. Ses yeux et soncœur se remplissaient de charmantes espérances. Demain, ils’élancerait librement à travers ces vastes espaces.

Ainsi il jouissait de la vie, sans la moindre idée que quelqu’unfût monté dans le donjon après lui, jusqu’à ce qu’il entendît,derrière son dos, une voix tout ensemble caressante et moqueuse,qui disait :

— Eh ! bien, miss Beaumont, la voici votre vue !

Quelque chose, dans la façon dont ce fut prononcé, semblaitindiquer que ce cérémonieux « miss Beaumont » devait être unsobriquet occasionnel, donné par plaisanterie.

— Oui, c’est vraiment une délicieuse petite ville, frèreGeorges, — répondit une autre voix, dont le timbre était familierdéjà à notre héros.

Tournant la tête, celui-ci aperçut l’autre cycliste en brun etla Jeune Dame en Gris, debout, le dos tourné, à l’extrémité opposéede la plate-forme, et regardant la ville. Soudain, la jeune femmetourna son profil souriant vers Hoopdriver.

— Seulement, vous savez, — fit-elle observer à son compagnon, —ce n’est pas l’usage que les frères appellent leurs sœurs decette…

Sur quoi elle s’arrêta, car elle venait de reconnaîtreHoopdriver.

L’autre cycliste en brun tourna lui aussi la tête, sursauta, etgrogna assez haut pour être entendu :

— C’est assommant !

Avec un bel air d’indifférence, M. Hoopdriver reprit sacontemplation du paysage.

— Une admirable vieille ville, n’est-ce pas ? — remarqual’autre cycliste, après une pause.

— N’est-ce pas ? — reprit la Jeune Dame en Gris. Et il yeut une nouvelle pause.

— Pas moyen d’être seuls nulle part ! C’estassommant ! — grommela l’homme, en regardant, cette fois, ducôté d’Hoopdriver.

Alors celui-ci comprit clairement qu’il gênait, et résolut de seretirer. Ce fut encore bien sa chance qui voulut qu’il fît un fauxpas à l’entrée de l’escalier : de sorte qu’il n’eut même pas lasatisfaction de disparaître avec dignité. C’était la troisième foisqu’il le voyait, lui, et la quatrième fois, elle.Et il avait été assez nigaud pour ne pas soulever sa casquette,songea-t-il, en arrivant au bas du donjon. Apparemment, ils sedirigeaient vers la Côte Sud, comme lui. Mais il se lèverait debonne heure, le lendemain, et prendrait de l’avance, pour éviter dela rencontrer, c’est-à-dire de les rencontrer.Pas une minute, il ne lui vint à l’esprit que, peut-être, missBeaumont et son frère pourraient avoir exactement la même idée. Etpas un instant non plus, ce soir-là du moins, il ne pensa às’étonner de l’anomalie d’un frère appelant sa sœur « miss Beaumont». Il était bien trop occupé à analyser son propre rôle dans sesrencontres de la journée. Hélas ! le pauvre garçon avait beaurecueillir ses souvenirs, il ne trouvait pas le moyen d’êtrepleinement satisfait de la figure qu’il avait faite.

Le hasard décida que, une fois encore, ce même soir, il seheurterait à ces deux personnes. Il était environ sept heures.Arrêté devant un magasin de soieries, Hoopdriver considérait,par-delà les marchandises de la montre, l’activité fébrile desvendeurs ; il y aurait, avec bonheur, passé la journéeentière. Il se disait, en vérité, qu’il examinait, au point de vuepurement professionnel, la façon qu’on avait, dans ce magasin, deranger les étoffes derrière le comptoir ; mais au fond de soncœur il savait bien que ce n’était point cela qui l’intéressait.Les clients, naturellement, lui importaient peu ; et ce ne futqu’après deux ou trois minutes de contemplation devant la vitrinequ’il s’aperçut que, parmi les acheteurs, se trouvait… la JeuneDame en Gris ! Aussitôt il se détourna ; mais alors ilvit le cycliste en brun debout derrière lui, sur le trottoir, et lefixant avec une expression des plus singulières.

Un angoissant problème surgit à la pensée de M. Hoopdriver :était-ce lui qui pouvait passer pour un importun poursuivant cecouple, ou bien était-ce ce couple qu’il fallait regarder comme lepoursuivant lui-même ? À la fin, il renonça à résoudre laquestion, se sentant tout à fait incapable de décider de laconduite qu’il aurait à tenir en conséquence, à la prochainerencontre. Devait-il se fâcher et grommeler, ou bien prendre uneattitude exprimant le regret et la conciliation ?

Chapitre 7M. HOOPDRIVER CONSIDÉRÉ COMME POÈTE

M. Hoopdriver était (aux jours de cette histoire) un poète, bienqu’il n’eût jamais écrit la moitié d’un vers. Ou bien peut-être, letitre de « romancier » lui convenait-il mieux. De même que celled’une foule d’hommes qui peinent à faire les menues commissions dela vie, son existence réelle était absolument dénuéed’intérêt ; s’il l’avait envisagée au point de vue positif oùse placent, pour envisager la leur, les héros des romans de M.George Gissing, tout porte à croire qu’avant un an il en seraitarrivé au suicide, ne fût-ce que par l’agréable moyen del’alcoolisme. Mais c’était précisément ce qu’il avait, d’instinct,la sagesse de ne point faire. Au contraire, il ne cessait dedécorer son existence d’ornements fictifs, espoirs et attitudes,illusions volontaires et pourtant efficaces ; et lesvicissitudes de chaque jour n’étaient pour lui que des matériauxqu’il employait à échafauder de romanesques histoires. Si quelquegénie avait fait don à Hoopdriver de cette « faculté » invoquée parBurns, « de nous voir nous-mêmes comme les autres nous voient »,notre ami n’aurait eu probablement rien de plus pressé que de larepasser à un autre, à la première occasion.

Non pas, vous m’entendez bien, que sa vie entière ne fût à sesyeux qu’un seul roman continu : c’était plutôt une série de courtesaventures, sans autre lien entre elles que la similitude généralede leur héros, un jeune homme brun avec des yeux bleus et unemoustache blonde (cf. chap. I, comme on dit dans les ouvragessavants). Ce personnage, invariablement, possédait une volonté defer : mais, pour le reste, la trame des récits variaitindéfiniment. La fumée d’une cigarette convertissait le hérosHoopdriver en quelque chose d’entièrement mondain, subtil etpervers, avec un clignement d’œil narquois et des intentionsgalantes à l’arrière-plan. Hoopdriver se voyait, alors, comme vousauriez eu plaisir à le voir aussi, se promenant dans les brillantsjardins d’Earl’s Court, au tomber de la nuit. Ah ! ses coupsd’œil significatifs. (Jamais je n’oserais vous dire ce qu’ilssignifiaient !) Le lendemain, l’éloquence d’un prédicateursuffisait à détourner l’aventure dans de tout autres voies :Hoopdriver devenait une âme blanche, un saint traversant lesépreuves de la vie sans une tache, toujours brave et plein decharité. S’il voyait devant son comptoir, accompagnant quelquebelle acheteuse, un élégant gentleman dans une redingoteimpeccable, les mains gantées, une fleur à la boutonnière et lemonocle à l’œil, cette apparition pimpante éveillait, chezHoopdriver, des visions de simplicité puritaine, d’austéritésévère, à la Cromwell, l’image d’un champion silencieux et fortdonnant l’exemple de la droiture et de l’intégrité. Pendant cettepremière journée de vacances, le héros prédominant avait été,naturellement, un gentleman élégant et oisif, montant une machinedu dernier modèle : une personne quelque peu mystérieuse, neserait-ce que par l’excès de sa réserve, mais avec, par instants,la révélation accidentelle de quelque chose d’au-dessus ducommun ; un « Duc », si vous voulez, commençantincognito une excursion à la Côte du Sud.

Et ne croyez pas non plus qu’aucune de ses histoires fût jamaisdestinée à la moindre publicité. Hoopdriver n’imaginait même pasqu’un autre que lui pût en avoir connaissance. Si ce n’était unebesogne trop fastidieuse, je retournerais en arrière, et jerécrirais cette partie de l’histoire depuis le commencement,effaçant tout ce que j’ai dit du poète et du romancier, et leremplaçant par cette affirmation que M. Hoopdriver était un auteurdramatique qui jouait lui-même ses pièces. Il n’en était passeulement l’unique acteur, mais il formait aussi à lui seul lasalle entière ; et le plaisir qu’il prenait au spectaclel’entretenait dans un état de bonheur presque permanent. Pourtantcette comparaison théâtrale n’embrasse pas tous les faits de lacause ; car un grand nombre de ses rêves, peut-être même laplupart d’entre eux, ne voyaient jamais les feux de la rampe : parexemple, le rêve d’une promenade solitaire, d’un parcours surl’impériale d’un tramway, toutes les fantaisies improviséesderrière le comptoir quand la vente ralentissait et que ses brasrepliaient ou enroulaient machinalement les étoffes : il esquissaitalors de petites scènes dramatiques, des dialogues rapides etempoignants ; entre autres, le retour de M. Hoopdriver à sonvillage natal, dans un élégant complet de vacances, avec des gantsflambant neufs. Les apartés aisément devinés des voisins jaloux, leravissement de la vieille mère, décuplés encore à la nouvelle quel’admirable fils venait d’être nommé inspecteur de son rayon. Oubien encore, c’était le premier murmure d’amour, timide, spirituelet tendre, à la jeune fille blonde à qui il avait vendu deux mètresde satin la semaine précédente, ou encore la vaillance toutechevaleresque qu’il déployait pour sauver une beauté plus vague desinsultes d’un goujat, ou de la morsure d’un chien enragé. Tant degens, que vous ne soupçonnez guère, se livrent à cesrêveries ! Vous rencontrez, dans la rue, un gamin en haillonsqui vend des allumettes, et vous pensez que, seules, unemusculature débile et quelques guenilles le gardent d’unavilissement absolu et de l’anéantissement. Or, sans que vous yvoyiez rien, une multitude de bienheureuses fatuitésl’emmaillotent, le revêtent aussi chaudement peut-être que cellesqui vous affublent. Nombreux sont ceux qui n’ont jamais entrevuleur profil ni le derrière de leur crâne, et, pour le derrière devotre esprit, on n’a jamais inventé de miroir. Une telle épaisseurde rêves enveloppe, comme autant de somptueux manteaux, notrevendeur d’allumettes, que l’aiguillon du destin ne pénètre pasjusqu’à lui, ou lui cause seulement une agréable titillation. Àvrai dire, il en est ainsi de nous tous qui nous obstinons à vivre.Le leurre de soi est l’anesthésique qui nous illusionne, pendantque la divinité nous façonne et nous adapte à l’existence.

Mais, laissons cette vivisection générale, pour en revenir auxchimères de M. Hoopdriver. Vous vous rendez compte que nous n’avonseu de lui qu’un aperçu fort extérieur ; nous n’avons jeté quedes coups d’œil transitoires, instantanés même, sur le théâtre deson âme, sur ce miroir magique de son esprit. Tout le long de laroute, jusqu’à Guildford, et pendant ses rencontres avec le couplecycliste, le drame intérieur de M. Hoopdriver avait eu surtout pourhéros le calme et distingué personnage décrit tout à l’heure ;mais à Guildford, sous des stimulants plus variés, le drame avaitpris, lui aussi, plus de variété. La vue d’une agence de locations,notamment, servit de point de départ à une charmante petitecomédie. Il entrerait, il s’enquerrait de tous les détailsconcernant cette maison d’un loyer de trente livres sterling ;il demanderait à la visiter… et il se réjouissait des suppositionsque ferait l’agent, à son sujet. Lui-même se creusait l’esprit,pour imaginer un motif plausible à cette location, et il s’arrêta àcelui-ci, qu’il était un fabricant de bombes désireux de manipuleren secret et tranquillement sa dynamite. Ayant échafaudé cettethéorie, il pénètre dans l’agence, et un employé l’accompagnevolontiers jusqu’à la maison à louer ; notre dynamiteurl’explore de fond en comble, affirme obscurément qu’elle répondassez bien à l’usage spécial qu’il en veut faire, mais qu’il doit,avant tout engagement, consulter d’autres personnes.L’employé, cependant, ne comprit rien à ces allusions clandestines,mais il éprouva une sincère pitié pour ce client qu’il supposaitmarié trop jeune à une conjointe impérieusement autoritaire. Puisce fut l’acquisition, chez un papetier, d’un carnet et d’un crayon,ce qui aussitôt engendra l’image d’un artiste prenant descroquis.

Aussi bien, ce dernier rôle n’était-il pas absolument nouveaupour M. Hoopdriver, qui, dans son enfance, et en compagnie degalopins de son âge, avait joué au caricaturiste, à l’infinidéplaisir de maints respectables villégiaturants de Hastings. Debonne heure, M. Hoopdriver avait révélé une certaine habileté àmanier un crayon. « Il a beaucoup de goût pour le dessin »,proclamait orgueilleusement sa mère, mais un maître d’écoleconsciencieux et normalement stupide, ayant remarqué ce rudiment detalent, l’avait détruit dans son germe par une série de leçonsdésastreuses. Ce soir-là, notre héros fit fort bonne figure encertains vieux coins de Guildford ; et il arriva une fois quel’autre cycliste en brun, regardant par la fenêtre du Comte deKent où il logeait avec sa compagne, l’aperçut debout contreun pilier de la porte monumentale, un carnet en main, occupé àdessiner l’imposante façade du vieil hôtel. Sur quoi, l’autres’écarta précipitamment de la fenêtre, de façon à ne pas être vu,et, le corps dissimulé, épia attentivement, à travers lesinterstices des rideaux de guipure, tous les mouvements del’artiste.

Chapitre 8OMISSIONS

Je ne détaillerai pas le reste des faits et gestes de M.Hoopdriver à Guildford, dans ce grand jour d’inauguration de soncongé annuel. On ne trouvera pas mention ici de ses évolutions parla vieille ville, au crépuscule, ni de son ascension au « dos duCochon » pour voir s’allumer presque ensemble, les uns au-dessous,les autres au-dessus, les petits réverbères et les petitesétoiles ; de son retour, ensuite, à l’hôtel et café duMarteau Jaune ; de la façon dont il soupa bravementdans la grande salle, et se joignit à la conversation générale surla direction des ballons et sur les possibilités futures del’électricité, attestant que la direction des ballons « finiraitsans faute par être trouvée », et que l’électricité étaitdécidément une chose « merveilleuse, merveilleuse » ; de lafaçon dont il suivit la partie de billard, conseillant plusieursfois : « bille en tête » ou « par la bande », d’un tonoraculaire ; et de la façon dont il se sentit des envies debâiller, et de la façon dont cependant il ouvrit sa carte routière,et l’étudia attentivement. Je ne vous dirai pas non plus, par lemenu, comment il alla s’installer dans le salon et marqua d’unpetit trait, tracé avec la plus rouge des encres rouges, la routede Londres à Guildford, ni comment il inscrivit sur le feuillet deson carnet les heures de départ et d’arrivée, la distance parcourueet la vitesse moyenne à l’heure.

Non, je vais passer par-dessus tout cela. Mais un moment vint oùles envies de bâiller furent si fortes que, bien à regret vraiment,il dut se résigner à clore cette grande et splendide journée.Hélas ! Pourquoi faut-il que les journées prennent fin ?À une amicale petite femme de chambre, dans le vestibule, ildemanda sa bougie, monta l’escalier, et pénétra dans sa chambre,retraite intime où un romancier discret, et qui, en outre, se piqued’écrire pour le cercle familial, ne se permettra point de lesuivre. Du moins dois-je encore vous dire qu’il s’agenouilla aupied de son lit, heureux et somnolent, et qu’il récita sa prièretout à fait avec les mêmes abréviations et intonations qu’il avaitapprises de sa mère vingt ans auparavant.

Mais à présent que sa respiration est devenue profonde etrégulière, nous pouvons bien nous glisser un moment dans sa chambreet le surprendre à ses rêves. Il est couché sur le côté gauche, lebras sous l’oreiller. Malheureusement la pièce est noire, et sonvisage est tout caché sous les draps. C’est dommage : car si vousaviez pu entrevoir ce visage, certainement vous vous seriez aperçu,en dépit de la moustache si précieuse aux rares poils ébouriffés,en dépit même des paroles un peu malsonnantes sorties, naguère, dedessous cette moustache, que l’homme étendu devant vous n’était,après tout, qu’un petit enfant endormi.

Chapitre 9LES RÊVES DE M. HOOPDRIVER

Malgré les stores baissés et les ténèbres, vous venez de voir M.Hoopdriver dormant d’un calme et innocent sommeil, dans une petitechambre sous les combles du Marteau Jaune de Guildford.Oui, mais cela se passait avant minuit : plus tard, à minuit mêmepeut-être, notre héros commença à avoir des rêves moinsplacides.

Un rêve surtout est inévitable dans la nuit qui vient après unepremière journée de cyclisme. Le souvenir du même mouvement tant defois répété persiste dans les muscles des jambes qui tournent,tournent et pédalent à l’infini. On explore le Pays des Songes surd’extraordinaires bicyclettes, qui changent à tout instant dedimensions et de forme ; on roule à toute allure au long declochers à pic et d’escaliers en colimaçon, et l’on franchit desprécipices ; on plane au-dessus d’une ville grouillante, avecde vains efforts désespérés pour saisir un frein devenuinvisible ; on plonge dans des torrents bouillonnants et l’onse précipite irrésistiblement contre de monstrueux obstacles. C’estainsi que M. Hoopdriver, vers minuit, émergea d’un ténébreux chaos,pédalant sur les roues d’Ézéchiel, bondissant par-dessus lescollines et les rivières du comté de Surrey, écrasant au passagedes villes entières, pendant que l’autre cycliste en brun lepoursuivait de malédictions et le sommait d’arrêter sa course. Ilrevit le garde de Putney et l’homme au complet beige, furibond etcramoisi ; il eut la désagréable conviction qu’il étaitridicule… Des soubresauts, des cabrioles, un marteau-pilon, le chardu Juggernaut… Les uns après les autres, les villagesdisparaissaient écrasés avec un bruit étouffé.

Il n’apercevait nulle part la Jeune Dame en Gris. Mais il savaitqu’elle était derrière lui, qui le regardait. Il n’osait pastourner la tête. Où diable était passé le frein ? Bien sûr, ilavait dû le perdre en route. Et le timbre ? Et voici que,juste en face de lui, se dressait Guildford. Il essayait de crier,pour avertir la ville d’avoir à s’écarter de son chemin : mais ilavait également perdu sa voix. Et il approchait, ilapprochait ! C’était affreux ! Tout à coup, les maisonscraquaient comme des noix qu’on brise, le sang des habitantsgiclait dans tous les sens, les rues étaient pleines de gens quifuyaient. En se baissant, tout juste sous sa roue de devant, il vitla Jeune Dame en Gris. Une profonde impression d’horreur s’emparade M. Hoopdriver ; il leva la jambe pour descendre, oubliant àquelle hauteur il était perché ; et aussitôt il commença àtomber, tomber, tomber…

Il se réveilla, se retourna, distingua le croissant de la lunepar la fenêtre de sa chambre, s’étonna un peu, et se rendormit.

Son second rêve, je ne sais comment, se raccordait au premier :car il y vit de nouveau l’autre cycliste en brun accourant vers luiet le menaçant. Avec une expression pleine de méchanceté, cet hommes’approcha, le regarda droit dans les yeux, puis recula soudain àune distance incroyable. Son visage paraissait lumineux. — « MissBeaumont », — articula-t-il, en éclaboussant toute une écume desoupçons. Quelqu’un se mit à tirer un feu d’artifice, surtout des «soleils », dans le fond d’une boutique, bien que cela fût, à laconnaissance de M. Hoopdriver, formellement interdit. L’endroit oùil se trouvait était un magasin immense, et M. Hoopdriver s’aperçutque le cycliste en brun était l’inspecteur de son rayon, différentde la plupart des inspecteurs en ce sens qu’il était lumineuxintérieurement, à la façon d’une lanterne vénitienne. La clienteque M. Hoopdriver avait à servir était la Jeune Dame en Gris.N’était-ce pas surprenant qu’il ne l’eût pas reconnue plustôt ? Elle portait une jupe-culotte, à son ordinaire, ettenait sa bicyclette appuyée contre le comptoir. Elle souriait à M.Hoopdriver d’un sourire franc et cordial, comme elle l’avait fait àleur première rencontre. Mais jamais encore il n’avait aussi bienremarqué la grâce sinueuse de ses formes, pendant qu’elle sepenchait vers lui. — « Qu’est-ce que j’aurai le plaisir… ?» —lui dit aussitôt M. Hoopdriver ; et elle répondit : — « Laroute de Ripley. » Alors, il sortit du rayon la route demandée, ladéroula et la lui montra. La jeune dame assura qu’elle luiconvenait parfaitement, sans cesser de regarder son vendeur et delui sourire. Il se mit à mesurer, par le moyen de l’instrumentsuspendu au-dessus du comptoir, les huit milles de la route,représentant le métrage suffisant pour un costume, avecjupe-culotte. Mais alors l’autre homme en brun revint, se mêla dela vente ; il proclama que M. Hoopdriver était un idiot etqu’il mesurait beaucoup trop lentement, que la Jeune Dame en Grisétait restée assez longtemps devant ce comptoir, et que lui-mêmeétait son frère, sans quoi elle ne voyagerait pas seule avec lui,sur les routes. Et, soudainement, il passa le bras autour de lataille de la jeune femme, et prit la fuite avec elle, pendant queM. Hoopdriver avait une fois de plus l’impression vague que cen’était point là le geste d’un frère. Parbleu, non ! La vue dece geste familier l’enragea si fort qu’aussitôt il sauta par-dessusle comptoir pour se lancer à la poursuite des fuyards. Ilscoururent autour du magasin, grimpèrent l’escalier de fer du Donjonet se lancèrent sur la route de Ripley. Pendant quelque temps, ilsse pourchassèrent à travers une auberge qui avait deux portesd’entrée et une cour spacieuse. L’autre homme ne pouvait pas courirtrès vite parce qu’il lui fallait traîner la Dame en Gris. Mais M.Hoopdriver, lui aussi, se trouvait étrangement entravé parl’absurde conduite de ses jambes, qui ne voulaient pass’étendre ; elles s’obstinaient à tourner sur des pédalesimaginaires, de telle sorte qu’il avançait avec une lenteurfantastique. Et le rêve n’avait aucun dénouement ; ilcontinuait ainsi, interminable, parmi toute sorte de lieux et degens aussitôt effacés. Des gardes, des cantonniers, des employés demagasin, des policemen, le vieux gardien du Donjon, le cyclisteexaspéré, la servante de la Licorne, des importuns quijouaient au billard sur le pas des portes, des formes absurdes etsans tête, des poules et des coqs stupides portant des paquets, desombrelles, des manteaux imperméables, des personnes avec desbougeoirs à la main ne cessaient d’obstruer sa route et de leharceler, bien qu’à tout instant il fît résonner son timbre enrépétant : « Étonnant ! Étonnant ! »

Chapitre 10SUR LA ROUTE D’HASLEMERE

Un retard imprévu dans la préparation du petit déjeuner empêchaM. Hoopdriver de se remettre en route aussitôt qu’il l’auraitvoulu. Neuf heures sonnaient quand il quitta Guildford, poussant samachine le long de la Grand-Rue. Tout en cheminant, il se demandaitsi la jeune femme qui avait pris si despotiquement possession deson esprit, et ce frère antipathique et volontiers menaçantl’avaient devancé sur la route, ou s’ils achevaient seulement dedéjeuner en quelque hôtel. Dans le premier cas, il pourrait flânerà sa guise ; dans le second, il lui faudrait se hâter et aubesoin chercher un refuge dans les chemins de traverse. Il estima,en tout cas, qu’une excellente précaution stratégique serait, pourlui, de sortir de Guildford non par la grand-route de Portsmouth,mais par celle de Shalford. Sur cette jolie route ombragée, notrehéros se sentit suffisamment rassuré pour reprendre la série de sesexercices de la veille, consistant à lâcher d’une main le guidon,tourner la tête, etc. À une ou deux reprises, il perditl’équilibre, mais, chaque fois, un pied appuyé à temps sur le sollui évita une chute complète. Indubitablement, il était enprogrès.

Un peu avant Bramley, un chemin latéral le happa au passage,courut avec lui pendant un demi-mille ou plus, et, comme un chienqui laisse choir une canne dont il s’est emparé, le déposa denouveau sur la route de Portsmouth, à deux milles environ deGodalming. Néanmoins, c’est à pied qu’il fit son entrée àGodalming, car la traversée de cette délicieuse ville estindiscutablement la plus abominable du monde, un tumulte de bosseset de trous, de pics et de précipices. Après l’agréable dégustationd’un pichet de cidre, à la Balle de Laine, il poursuivitson voyage vers Milford.

Mais je dois ajouter que, pendant tout ce temps, pas une minuteil n’avait cessé d’avoir très vivement conscience de l’existence dela Jeune Dame en Gris et de son compagnon. Parfois, il lui semblaitentendre leurs pneus accourant derrière lui : il se retournait, àgrand-peine, et ne voyait que le long ruban de la route vide. Unefois, très loin devant lui, il aperçut le reflet étincelant d’uneroue : mais il découvrit bientôt que c’était un ouvrier galopantsur une grande machine du genre de la sienne. Continuellement, lesouvenir de cette Jeune Dame en Gris le remplissait d’un singulieret vague malaise, dont il ne parvenait pas à s’expliquer lesmotifs. Il avait oublié les aventures de son rêve ; mais il enavait gardé, chose curieuse, la conviction que la jeune fille nedevait pas être vraiment la sœur de cet homme. Car enfin, parexemple, pourquoi un frère s’arrangerait-il pour rester seul avecsa sœur, sur le haut d’une tour ?

À Milford, sa bicyclette fit preuve d’un entêtement d’âne. Unpoteau indicateur surgit subitement, indiquant un brusque tournantvers la droite ; M. Hoopdriver aurait voulu ralentir, pourlire cette indication sur le poteau : mais non, sa machine ne lelui permit point. Elle fonça tête baissée devant elle, partit encaracolant ; et M. Hoopdriver ne pensa au frein que quand déjàle poteau était dépassé. Pour regagner le point d’intersection, ilaurait fallu mettre pied à terre : en effet il n’existait encoreaucune voie assez large pour permettre à M. Hoopdriver d’opérer unvirage. Aussi, poursuivit-il son chemin, ou plutôt fit-il tout lecontraire, car la route de droite était celle de Portsmouth, etcelle qu’il parcourait maintenant menait à Haslemere et à Midhurst.Cette erreur lui valut de rencontrer une fois de plus sescompagnons de voyage. Il leur tomba dessus ; sans la moindreannonce de son approche, et au moment où ils s’attendaient le moinsà être dérangés, sous le pont du chemin de fer.

— C’est horrible ! — disait une voix jeune et vive. — C’estbrutal, c’est lâche !

Et la voix s’arrêta.

Le visage d’Hoopdriver, lorsque, débouchant du pont, il arrivadroit sur eux, dut être tiraillé simultanément par une grimace desurprise et un froncement d’ennui, à cette intrusion bieninvolontaire. Mais, pour déconcerté que fût notre ami, il ne laissapas de se rendre compte aussitôt de ce qu’avaient de particulierles attitudes mutuelles des deux voyageurs. Les cyclistes étaientdebout, face à face, leurs machines appuyées contre le talus.L’homme en brun, Hoopdriver l’aurait juré, s’efforçait de se donnerune pose : il caressait sa moustache, ébauchait un faible sourire,voulait évidemment paraître amusé. La jeune fille se tenait touteraide, les bras pendants, un mouchoir serré dans une main, elleavait le sang aux joues, et ses paupières étaient rouges aussi. M.Hoopdriver crut deviner que le sentiment qu’exprimait cetteattitude était l’indignation. Mais ce ne fut en tout cas quel’impression d’une seconde. Un masque d’ébahissement recouvrit sestraits lorsque, ayant tourné la tête, elle reconnut lepassant ; et, sous l’effet de la surprise, l’homme brun aussi,pour un instant, en oublia sa « pose ». Déjà notre héros les avaitdépassés, continuant à pédaler dans la direction d’Haslemere,s’efforçant de comprendre quel pouvait être le sens de l’imageinstantanée qu’il conservait dans la chambre noire de soncerveau.

— Pas d’erreur ! — se disait M. Hoopdriver. — Ils sechicanaient. Quelle brute ! La faire pleurer !Pardieu !

Le désir d’intervenir s’était brusquement emparé de M.Hoopdriver. Il manœuvra son frein, descendit, et regarda derrièrelui, hésitant. Les deux voyageurs étaient restés debout, à la mêmeplace ; et M. Hoopdriver crut voir que la jeune femme tapaitdu pied avec irritation. Il hésita encore, puis retourna sabicyclette, remonta, et se dirigea vers le pont. De toutes sesforces, il étreignait son courage avec une peur folle qu’il ne luiglissât des mains, le laissant en posture ridicule.

— Je vais leur offrir ma clé à écrou, — se dit-il.

Un flot d’émotion passionnée l’envahit, quand, s’étant approché,il vit que la jeune fille pleurait. Au même instant, le couplel’entendit venir et leva les yeux. Oui, certainement, elle avaitpleuré : ses yeux étaient noyés de larmes, et l’homme en brunparaissait extrêmement gêné. M. Hoopdriver mit pied à terre, et, lamain appuyée sur sa machine :

— Rien de fâcheux, j’espère ? — lança-t-il, en regardantl’homme bien en face. — Pas d’accident ?

— Rien, — répondit l’homme sèchement. — Rien du tout, merci.

— Mais, — insista M. Hoopdriver, avec un grand effort, — lajeune dame pleure. J’ai pensé que, peut-être…

La Jeune Dame en Gris tressaillit, jeta sur Hoopdriver un regardrapide, et se tamponna un œil avec son mouchoir.

— C’est cette poussière. — dit-elle. — Ce grain de poussièredans mon œil.

— Madame a un moucheron qui lui est entré dans l’œil, — expliqual’homme en brun.

Un silence suivit, pendant lequel la jeune dame s’occupa de sonœil.

— Là, je crois que c’est parti, — dit-elle.

Son compagnon fit un mouvement, pour indiquer le plaisir que luicausait cette délivrance. Hoopdriver, lui, resta ébahi, selon sonexpression. Avec l’intuition des esprits simples, il savait quel’histoire du grain de poussière n’était qu’une fable, mais unefable qui enlevait tout prétexte à son intervention. Le rôle dechevalier errant a ses limites : des dragons, de félons ravisseurs,voilà qui est bien ; mais des grains de poussière ! Defictifs moucherons ! Quelle que fût la vraie cause de laquerelle, il n’avait évidemment pas à s’en mêler. Il sentit qu’ils’était rendu grotesque, une fois de plus. Et il s’apprêtait àmarmonner quelques mots d’excuse : mais l’homme en brun ne lui enlaissa pas le temps. Il se tourna vers lui brusquement, aigrementmême.

— J’espère, — dit-il, — que votre curiosité estsatisfaite ?

— Certainement ! — balbutia M. Hoopdriver.

— Eh bien ! En ce cas, nous ne vous retiendrons pasdavantage.

Et, ignominieusement, M. Hoopdriver retourna sa machine, sehissa en selle, et reprit son chemin vers le sud. Quand il appritqu’il n’était plus sur la route de Portsmouth, pas un instant il nejugea possible de revenir en arrière : il aurait eu à affronter denouveau sa honte. Il lui fallut donc grimper la côte d’Haslemere,tandis que, sur sa droite, la belle route de Portsmouth sedéroulait, moqueuse, parmi les prairies ensoleillées et les boispourpres de Hindhead.

Le soleil resplendissait ; la ligne bleue des collineslointaines et les pittoresques vallées qu’on apercevait de cechemin sablonneux, les bords mêmes du chemin, couverts de bruyèregrisâtre et d’impénétrables masses d’ajoncs épineux, les pins avec,au bout des branches, leurs pousses de l’année, d’un vert clair,contre les aiguilles plus sombres des années précédentes, formaientaux yeux de M. Hoopdriver un spectacle délicieux et nouveau. Maisla splendeur du jour et le bonheur d’être libre menaient un rudecombat contre la cruelle vexation de cette odieuse rencontre, etils n’avaient pas emporté la position quand M. Hoopdriver parvint àHaslemere. Une grande ombre noire enveloppait notre touriste ;une haine monstrueuse de l’autre cycliste en brun le possédait, etil en vint à concevoir l’idée brillante d’abandonner la route dePortsmouth, ou tout au moins la route directe, à ces compagnonsmalencontreux, et de s’aventurer hardiment à gauche, vers l’est. Iln’osa s’arrêter à aucune des séduisantes tavernes et hôtelleriessituées dans la grande rue d’Haslemere, mais il s’engagea dans uneruelle transversale, et trouva un petit débit, À la BonneEspérance, où il entra se rafraîchir. Tout en mangeant, ilcondescendit à bavarder avec un vieux paysan, et s’affublasecrètement, pour son propre plaisir, du rôle et des attributs del’héritier pauvre à la recherche de ses riches parents inconnus.Une fois restauré, il monta en selle et pédala vers Northchapel,localité qu’un grand nombre de poteaux s’obstinèrent à indiquer,mais que divers tournants insidieux prirent un malin plaisir àl’empêcher d’atteindre avant un temps considérable.

Chapitre 11M. HOOPDRIVER ARRIVE À MIDHURST

C’était une des remarques les plus profondes de mon oncle, queles hommes sont, au monde, les seules créatures dénuées de raison.La conduite de M. Hoopdriver vient une fois de plus vérifier cetteobservation. En effet, après avoir passé la matinée à évitertortueusement l’homme en brun et la Jeune Dame en Gris, il occupaune grande partie de l’après-midi à penser à la jolie cycliste et àenvisager, d’un point de vue optimiste, ses chances de la revoir.La mémoire et son imagination se jouaient autour de la séduisantejeune personne, et les méandres de la route semblaient déterminerles fluctuations de M. Hoopdriver, incapable de s’arrêter à unparti. D’une vérité, en tout cas, il était absolument convaincu:

— Il y a quelque chose de louche dans cette affaire-là, — sedisait-il, parfois même tout haut.

Mais quelle chose ? Il ne parvenait pas à la deviner. Envain, il récapitulait les faits. « Miss Beaumont », frère et sœur,l’arrêt près du pont pour se quereller et pleurer : telles étaientses données, bien embarrassantes pour un jeune homme d’aussi peud’expérience. Au reste, de toutes les opérations mentales, il n’endétestait aucune autant que la déduction : de telle sorte qu’ilrenonça promptement à tout effort pour débattre logiquement lescirconstances de l’affaire, et laissa libre champ à sonimagination. Reverrait-il bientôt cette jeune femme ? Et s’ilavait le bonheur de la revoir, la reverrait-il seule, sans cetautre gaillard à tourner autour d’elle ? L’image qu’iltrouvait la plus agréable était celle d’une rencontre imprévue aubal annuel de sa classe de danse, qui se donnait dans une grandesalle de Putney. Il se voyait l’abordant là, et dansant avec elletoute la soirée : image d’autant plus agréable que, — peut-être nel’ai-je pas dit, — notre héros dansait remarquablement. Ou bienencore, elle survient dans le magasin : un rayonnement subit àl’entrée, et voici que le portier la dirige vers le rayondes toiles et calicots. Quoi de plus facile alors que de se penchersur le comptoir, et de murmurer en affectant de discuter la qualitéde la marchandise :

— Cette matinée, sur la route de Portsmouth, je ne l’ai pasoubliée ! — Et, plus bas : — Je ne l’oublieraijamais !

À Northchapel, M. Hoopdriver consulta sa carte, prit conseil, etpesa la conduite qu’il devait suivre. La carte lui indiqua, commeendroit pouvant lui offrir une retraite pour la nuit, Petworth, ouencore Pullborough. Midhurst semblait trop près ; et tous lesvillages au-delà des Downs étaient trop loin. Il reprit donc laroute qui serpente vers Petworth, s’imaginant à tout proposincarner des personnages aussi divers qu’héroïques. Il s’arrêtaitparfois pour flâner et cueillir des fleurs sauvages ; il sedemandait pourquoi ces fleurs n’avaient pas de nom, — car ilignorait qu’elles en eussent, — et il les jetait furtivement à lavue d’un étranger. Les haies s’agrémentaient de vesce pourpre, declématite, de reine des prés, de chèvrefeuille ; mais leséglantiers n’avaient plus leur parure. Aux tiges de roncess’attardaient encore des fleurs, mais toutes portaient des bouquetsde mûres vertes et rouges ; sur les talus, grimpaient desstellaires et des mufliers, des orties blanches, des graterons, desgraminées, des lychnides et des bouillons blancs. Un champ dé bléétait pavoisé de coquelicots écarlate vif et blanc pourpré, et lesbleuets risquaient déjà leur tête. Dans les chemins de traverse,les branches des arbres se rejoignaient et des brindilles de foinpendaient aux touffes d’épine. Sur un bout de grande route qu’illui fallut suivre, il eut à se frayer un passage périlleux àtravers une douzaine de grands bœufs. Çà et là il rencontrait depetites fermes, de pittoresques auberges aux enseignes bleu etrouge, parfois une vaste place et une église, avec une centaine demaisons groupées alentour. Il découvrit aussi un charmant petitcours d’eau qui, surgissant hors d’une arche de feuillage, coulaitsur un fond de cailloux, entre des berges garnies de roseaux et dejoncs, de lysimaques et de myosotis. M. Hoopdriver descendit demachine, pris d’un immense désir d’ôter ses souliers et ses bas(dont les élégants ornements étaient à présent tout obscurcis depoussière), et de tremper ses jambes maigres dans cette belle eaulimpide qui chantait si joyeusement ; mais il se contenta des’asseoir dans une attitude virile, et d’allumer une cigarette, parcrainte que le hasard n’amenât de ce côté la Jeune Dame en Gris.Car le souvenir de la sémillante personne ne le quittait pas,mêlant aux fleurs et à l’enchantement de la nature un certaincaractère d’attente, d’anxiété, peut-être de regret, qui rendaitpour lui cette seconde journée bien différente de la première.

Ce ne fut que tard dans la soirée que, brusquement et nettement,il se repentit d’avoir fui le couple inconnu. Je dois ajouter qu’ilavait faim, et la faim, comme on sait, produit toujours un effetcurieux sur la couleur de nos émotions. L’homme en brun était unesinistre brute, conclut Hoopdriver dans un éclaird’inspiration ; et la jeune fille se trouvait, pauvre enfant,dans quelque tourment des plus graves. Qu’arrivait-il, en cetinstant, à la malheureuse ? Il n’y avait rien qui ne pût luiarriver. De nouveau, Hoopdriver se rappela la scène des larmes. Pasde doute possible : son devoir, en découvrant ce drame, était de neplus le perdre des yeux, et de veiller au salut de l’infortunéevictime.

Il se mit à pédaler aussi vite que possible, avec l’espoir de sedébarrasser de ces remords. Il s’engagea dans un réseau de petitschemins ; et quand déjà le soir tombait, il déboucha enfin,non pas à Petworth, mais au village d’Easebourne, à un mille deMidhurst.

— Je meurs de faim ! — se dit M. Hoopdriver, après s’êtrerenseigné, pour plus de sûreté, auprès d’un garde-chasse, —Midhurst est à un mille et Petworth à cinq : pas d’erreur, c’est àMidhurst que je vais me ravitailler.

Il fit son entrée à Midhurst par le pont du moulin ;bientôt, dans la rue du Nord, il se laissa séduire par une petitedevanture, où se balançait gaiement l’avenante enseigne d’unethéière, au-dessus d’un brillant étalage de boîtes de cigares, deconfiseries et de jouets d’enfants. Une petite vieille toute propreet toute souriante lui souhaita la bienvenue, et, peu après, M.Hoopdriver était attablé devant un dîner somptueux de saucisses etde thé ; tout en mangeant, il feuilletait « l’Album desVisiteurs », tout rempli des remarques les plus spirituelles et lesplus flatteuses, en vers et en prose, sur le compte de la petitevieille dame. Quelques-unes des plaisanteries inscrites là étaient,ma foi, « tapées », et il y avait des compliments en vers fortagréables à lire, même avec des morceaux de saucisse dans labouche. M. Hoopdriver conçut vaguement l’idée de dessiner quelquechose dans l’album. Il se représentait la vieille dame découvrantle dessin après son départ.

— Mon Dieu ! — s’écrierait-elle. — Un de ces fameuxartistes du Punch !

La pièce où il dînait, et qui devait lui servir de chambre àcoucher, avait une alcôve fermée de rideaux et une vaste commode.Les murs étaient décorés de certificats et de portraits encadrés,d’une étagère portant quelques livres à cartonnages dorés, d’ansesde bouilloires et de toutes sortes d’ornements superbesconfectionnés avec de la laine ; bref, une pièce très *confortable. La fenêtre avait des vitraux biseautés et, à traversl’un des panneaux, on apercevait, silhouettes noires sur le cielrougeoyant, le pignon d’angle du presbytère et la crête de lacolline. Après que les saucisses eurent disparu, M. Hoopdriveralluma une cigarette et s’en alla badauder par le village. Lagrande rue était d’un bleu foncé, entre ses sombres maisons debriques, avec la tache jaunâtre d’une fenêtre éclairée çà et là, etdeux projections vert et rouge à l’endroit où la devanture dupharmacien se reflétait en travers de la chaussée.

Chapitre 12UN INTERMÈDE

Et maintenant laissons pour quelque temps M. Hoopdriver dans lesrues obscures de Midhurst, et revenons aux deux personnes que nousavons vues debout près du pont du chemin de fer, entre Milford etHaslemere. L’une d’elles était une jeune fille de dix-huit ans,brune, avec de beaux traits, un teint délicieux, et les yeuxnaturellement brillants, mais dont l’éclat se trouvait encore avivépar les larmes qui les remplissaient. L’homme pouvait avoirtrente-trois ou trente-quatre ans ; il était blond, avec ungrand nez surplombant sa moustache jaune, et des yeux d’un bleupâle. Il se tenait très droit, les jambes écartées, une main sur sahanche, dans une attitude à la fois agressive et provocante.L’interruption inattendue de leur querelle avait tari les larmes dela jeune fille. Dès que Hoopdriver eut cessé d’être en vue, l’hommetaquina son abondante moustache, et regarda flegmatiquement sacompagne qui continuait à baisser les yeux, obstinément résolue àne pas parler la première.

Vous voyez ! — dit-il. — Votre conduite vous faitremarquer.

Elle se retourna vers lui, les joues enflammées, les poingsserrés.

— Abominable coquin ! — lança-t-elle, suffoquant et tapantle sol de son petit pied.

— Abominable coquin ? Mais, ma chère petite, il estpossible que je sois un coquin… Qui ne le serait pas ?… Pourvous avoir… Ma chère petite ! Comment osez-vous me parler decette façon ?… Vous… Je ferais n’importe quoi pour…

— Oh ! — s’indigna la jeune fille.

Il y eut une nouvelle pause. Elle le regardait maintenant bienen face, de ses yeux rayonnant de colère et de mépris. Il rougit unpeu, caressa de nouveau sa moustache, et, à grand effort, réussit àgarder son calme.

— Soyons raisonnables ! — dit-il.

— Raisonnables ? Vous entendez par là tout ce qu’il y a aumonde de plus bas, de plus lâche, et de plus répugnant.

— Vous voilà bien encore, avec vos façons de généraliser. Maisvoyons, résumons un peu notre situation véritable, si cette formulevous plaît mieux.

Elle se borna à faire un geste d’impatience.

— Donc, — fit-il, — vous avez pris la fuite en ma compagnie.

— Je suis partie de chez moi, —corrigea-t-elle, avec dignité. —Je suis partie de chez moi parce que la vie qu’on m’y faisait étaitintolérable ; parce que cette femme…

— Oui, oui. Mais il n’en est pas moins vrai que vous vous êtesenfuie avec moi.

— C’est vous qui avez voulu venir avec moi. Vous avez prétenduêtre mon ami. Vous m’avez promis de m’aider à gagner de quoi vivre,en faisant de la littérature. C’est vous qui m’avez dit : «Pourquoi un homme et une jeune femme ne vivraient-ils pas enamis ?» Et à présent vous osez… vous osez…

— En vérité, Jessie, vous affectez là une pose d’innocenceoutragée…

— Je vais m’en retourner. Je vous défends… je vous défends de meretenir !

— Un moment, s’il vous plaît ! Je m’étais toujours imaginéque ma petite élève avait au moins du bon sens. C’est que vous nesavez pas encore tout, voyez-vous. Écoutez-moi un moment.

— Ne vous ai-je pas écouté ? Et vous n’avez fait quem’insulter. Vous qui ne me parliez que d’amitié, de camaraderie,sans jamais faire allusion à rien au-delà !

— Pardon, j’ai fait quelques allusions, et vous les avez fortbien prises. Vous saviez ce qu’il en était, vous le saviez. Et vousy consentiez. Que dis-je ? C’était cela qui vous plaisait.Vous saviez que je vous aimais, et que je ne pouvais pas vous enparler. Vous avez joué avec cela.

— Oui, c’est ce que vous m’avez déjà dit tout à l’heure. Est-ceainsi que vous prétendez vous justifier ?

— Et ce n’est pas tout. Écoutez, je vais mettre les choses aupoint, puisque vous m’y forcez. Je vous ai donc suggéré l’idée decette expédition, je vous ai rejointe, et je vous ai raconté quej’avais une sœur à Midhurst, chez qui je vous conduirais. Eh !bien, cette sœur, je l’ai inventée. Je n’ai pas de sœur. Etsavez-vous pourquoi j’ai fait cela ?

— Oui, pourquoi ?

— Pour vous compromettre.

Elle sursauta sous la surprise de cette révélation. Pendant unedemi-minute, aucun des deux n’ouvrit la bouche. Puis la jeune fillerépliqua d’un ton de défi :

— Pour me compromettre, vraiment ? Vous ni m’avez pascompromise le moins du monde. Je reconnais que je me suis conduitecomme une sotte…

— Oh ma chère petite, vous n’êtes encore qu’une enfant, et vousignorez la pratique du monde. Mais vous l’apprendrez vite. Avant devous mettre à écrire tous ces romans dont nous avons tant parlé,vous aurez beaucoup à apprendre. Ainsi, il y a un détail…

Il hésita un instant, puis reprit :

— Vous avez tressailli et rougi, tout à l’heure, à déjeuner,quand cet homme vous a appelée « Madame ». C’était une mépriseamusante, avez-vous pensé, et vous n’avez pas protesté, parce qu’ilétait jeune et troublé… et, pourtant, la pensée d’être ma femmeoffensait votre modestie. Mais c’est moi-même, voyez-vous, qui vousavais inscrite sous le nom de Madame Beaumont…Parfaitement, Madame Beaumont, — répéta-t-il, en tirant samoustache jaune et en guettant l’effet de ses paroles.

Interdite, elle continua à le regarder dans les yeux.

— Allons, — proféra-t-elle enfin, lentement, — je commence àm’instruire.

Il crut le moment venu pour une attaque sentimentale.

— Jessie, — dit-il, en changeant soudain de voix, — je sais quetout cela est bas et vil. Mais pouvez-vous penser que j’aie recouruà ce subterfuge pour un autre objet que…

Elle ne semblait pas l’avoir entendu.

— Je m’en retourne à la maison ! — déclara-t-ellebrusquement.

— Auprès de cette femme ?

Elle ferma les yeux.

— Songez seulement à ce qu’elle vous dirait, après ceci ! —ricana-t-il.

— En tout cas, il faut que nous nous quittions de suite.

— Oui. Et vous allez… ?

— Je vais quelque part où je puisse gagner ma vie, être unefemme libre, et échapper aux conventions…

— Ma chère enfant, parlons sérieusement. Vous n’avez ni argent,ni crédit. Personne ne voudra vous recevoir. Vous n’avez le choixqu’entre deux partis : retourner chez votre belle-mère ou… vousfier à moi.

— Non ! Cela, désormais, je ne le peux plus !

— Alors, il faudra que vous retourniez auprès d’elle. Il se tutun moment, comme pour lui permettre de peser ce qu’il venait dedire.

— Jessie, — reprit-il, — ne tenez aucun compte de mes paroles detout à l’heure. Je vous jure que j’avais perdu la tête. Par pitié,pardonnez-moi, et je vous promets…

— Comment pourrais-je avoir encore confiance en vous ?

— Mettez-moi à l’épreuve. Je puis vous assurer… Mais elle ledévisageait d’un regard méfiant.

— Du moins, — fit-il, — continuons notre route ensemblemaintenant. Ne trouvez-vous pas que nous sommes restés assezlongtemps à l’ombre de cet horrible pont ?

— Oh ! laissez-moi réfléchir, — gémit-elle, se détournantde lui, et pressant son front dans sa main.

— Réfléchir ! Écoutez, Jessie. Il est dix heures. Concluonsune trêve jusqu’à une heure.

Elle hésita, discuta les conditions de la trêve, et finit parconsentir.

Ils remontèrent sur leurs machines, et pédalèrent en silence,sous le beau soleil. Tous deux éprouvaient une sensation affreusede malaise et de désappointement. La jeune fille, toute pâle, étaitpartagée entre la colère et la crainte. Elle se rendait comptequ’elle s’était mise dans un mauvais cas, et s’efforçait en vaind’imaginer un moyen d’en sortir. Une unique pensée demeurait en sonesprit, quoi qu’elle fît pour l’en chasser : elle avait fait cetteabsurde et intempestive découverte que la tête de son compagnonressemblait singulièrement à une noix de coco albinos. Lui aussi sesentait déçu. Il constatait que ses romanesques tentatives deséduction produisaient, inopinément, un effet pitoyable : mais cen’était, il est vrai, que le commencement. Chaque journée de plus,passée avec la jeune fille, était, pour lui autant de gagné.Peut-être les choses paraissaient-elles pires qu’elles n’étaient enréalité : hypothèse qui comportait quelque consolation.

Chapitre 13DE L’ARTIFICIEL DANS L’HOMME ET DE L’ESPRIT DU SIÈCLE

Ces deux jeunes gens, — au fait, vous ai-je dit que l’hommes’appelait Beauchamp et la jeune fille Jessie Milton ? — vousles avez vus dehors ; vous les avez entendus parler ;vous les apercevez maintenant pédalant côte à côte, mais pas tropprès l’un de l’autre, et dans un silence gêné, sur le chemin deHaslemere : il me reste encore à vous introduire rapidement dansces curieuses petites chambres du conseil, à l’intérieur de leurscrânes, où leurs motifs tiennent séance et où leurs actes sontdiscutés et votés. Un plaisant, s’appuyant sur la proportioncroissante des têtes chauves et des yeux myopes, a conjecturé pourl’humanité future un avenir singulier. Aujourd’hui, a-t-il dit,quand un homme devient chauve, nous lui donnons une perruque ;quand il a des rides, nous les lui effaçons ; quand il perdses dents, nous appliquons sur ses gencives une fausse dent montéesur or. Qu’il perde un membre, et nous tenons à sa disposition unbeau bras ou une belle jambe tout neufs, confectionnés surmesure ; qu’il digère mal, et nous lui expédions dansl’estomac un fluide digestif artificiel : bile ou pancréatine,selon le cas. Les teints se modifient et se remplacent ; deslunettes obvient à l’inefficacité des globes oculaires, etd’imperceptibles faux diaphragmes sont introduits dans les oreillesaffaiblies. Ainsi ce plaisant passe en revue toute notre anatomie,jusqu’à ce qu’il ait confectionné un amas de fragments et delambeaux, un mannequin, tout un corps humain artificiel, avec àpeine un reste douteux de chair vivante caché quelque part, dans unrecoin. C’est à cela, affirme-t-il, que nous aboutirons.

Jusqu’à quel point une pareille substitution est possible, celane nous intéresse pas ici. Mais le diable, prenant pour truchementM. Rudyard Kipling, prétend que, dans le cas d’un certainTomlinson, la chose, tout au moins en ce qui concerne l’âme, a déjàété accomplie. Il fut un temps où les hommes avaient des âmessimples, des désirs aussi naturels que leurs yeux, une petite doseraisonnable de philanthropie, une petite dose raisonnable dephiloprogénitivité, de l’appétit, le goût du bien-être, une vanitédécente, une saine combativité, etc. Mais à présent l’éducationnouvelle et nos lectures ont changé tout cela. Une troupeinnombrable d’hypnotiseurs pédagogues, hypnotiseurs de la chaire etde la salle de conférences, hypnotiseurs du livre, hypnotiseurs dujournal, se sont abattus sur chacun de nous. « Ce sucre que vousmangez, nous disent-ils, c’est de l’encre, » et aussitôt nous lerejetons avec un dégoût infini. « Ce breuvage écœurant qu’est latâche quotidienne, c’est cela qui est le vrai bonheur, » et voilàque nous l’avalons avec tous les symptômes du plus vif plaisir. «Cet Ibsen, nous disent-ils, est mortellement ennuyeux ! » Surquoi nous bâillons à nous décrocher la mâchoire. « Pardon,reprennent-ils, mais cet Ibsen est à la fois profond et exquis. »Sur quoi nous rivalisons d’excès d’admiration.

Ainsi, quand nous ouvrons les têtes de ces deux jeunescyclistes, nous trouvons dans l’une et dans l’autre, en vérité,moins une âme qu’une surâme, une congestion d’idéesacquises, une kermesse de hautes et confuses pensées. La jeunefille est résolue à « vivre sa propre vie », ce qui est une phraseque vous n’êtes pas sans avoir déjà entendue. L’homme, par un effetd’hypnotisme analogue, est possédé tout entier par l’ambitioncontre nature d’être un « artiste », un personnage cynique etdétaché de tout scrupule humain. Il espère, entre autres choses,qu’il parviendra à éveiller la passion dans le cœur de la jeunefille ; et cela simplement parce qu’il a lu, dans les livres,que l’on devait éveiller la passion dans le cœur des jeunes filles.Il sait qu’elle admire ses brillants talents, et ne se doute pasqu’elle admire beaucoup moins la forme de sa tête. Il est un descritiques d’art les plus distingués de Londres ; il arencontré Jessie chez la belle-mère de celle-ci, la femme-auteur laplus célèbre : et vous les voyez à présent embarqués dansl’aventure. Mais déjà tous deux se trouvent à ce premier degré durepentir qui consiste, — comme probablement vous avez eu l’occasionde le découvrir par votre expérience personnelle, — à serrer lesdents et à se dire : « Je tiendrai bon. »

Ils continuent donc à pédaler côte à côte, mais avec, entre eux,une certaine contrainte qui ne promet guère pour le développementorthodoxe de leur aventure. Lui, s’aperçoit qu’il a agi avec tropde précipitation. Mais il sent que son « honneur » est enjeu ; et, par suite, tout en ayant conscience que sonignominie romanesque commence à se dédorer sensiblement, il méditele plan d’une nouvelle attaque.

Et la jeune fille ? Celle-là, en vérité, ne s’est pasencore éveillée à la vie. Tous ses motifs sont livresques, écritspar un syndicat accidentel d’auteurs, — poètes, romanciers,biographes, — sur la page blanche de son inexpérience. Unesurâme artificielle, voilà ce qu’elle est pour le moment :une surâme qui pourrait fort bien se briser, un de cesjours, et révéler une personne humaine. Elle en est encore à cettephase écolière où un vieil homme bavard est jugé plus intéressantqu’un jeune homme silencieux, et où elle est prête à penser qu’iln’y a point pour une jeune fille de plus belle ambition que, parexemple, celle d’acquérir la gloire dans les mathématiques, ouencore de diriger un journal quotidien. Beauchamp lui a précisémentpromis de l’aider à satisfaire cette ambition de la façon la plusexpéditive ; et à présent vous l’avez vu, voyageant avec elle,lui débitant des phrases énigmatiques sur la « passion », luijetant d’étranges coups d’œil dont elle est tout embarrassée, etmême une fois, — c’est ce qui a été jusqu’ici sa plus graveoffense, — s’offrant à l’embrasser. Du reste, il s’en est excusé.Les voilà repartis ensemble. Et la jeune fille ne fait encore qued’entrevoir vaguement le mauvais pas où elle s’est engagée.

Chapitre 14LA RENCONTRE À MIDHURST

Nous avons laissé M. Hoopdriver sur la porte du petit magasin dethé et de tabac, tenu, dans la rue du Nord, par une gentille petitevieille dame dont le nom, — j’avais oublié de vous en informer, —était Mme Wardour. Vous n’allez pas manquer de croire que j’abusedes coïncidences quand je vous aurai dit que la maison contiguë àcelle de Mme Wardour, dans la susdite rue, est l’Hôtel del’Ange, et que c’est à l’Hôtel de l’Ange ques’étaient logés « M. » et « Miss » Beaumont, le soir même où M.Hoopdriver fit son entrée à Midhurst. Et cependant cettecoïncidence paraîtra toute naturelle, pour peu que mes lecteursprennent la peine de se rendre à Midhurst en passant par Guildford.Dès leur arrivée, ils verront la porte cochère de l’Angebéer pour engloutir deux cyclistes du genre distingué, tandis quela théière qui sert d’enseigne à Mme Wardour se trouve là juste àpoint pour attirer un voyageur plus économe, ou de ressources plusmesurées. Mais les trois personnages de notre histoire étaient,tout comme vous, fort peu familiers avec les routes du comté deSussex, de telle sorte qu’ils ne pouvaient pas se rendre compteaussi clairement que moi de tout ce que la coïncidence en questionavait d’inévitable.

C’est Beauchamp qui s’aperçut le premier qu’ils étaient, toustrois, réunis derechef dans le même voisinage. Il achevait deresserrer la chaîne de sa machine, dans la cour de l’Ange,lorsqu’il vit Hoopdriver passer lentement devant la porte cochère,la tête entourée du halo de fumée qu’il tirait de sa cigarette.Aussitôt une masse nuageuse d’inquiétude, qui s’était en partiedissipée durant la journée, se rassembla de nouveau, et se condensaen un soupçon défini. Glissant promptement son tournevis dans sapoche, Beauchamp gagna la rue pour régler l’affaire séance tenante,car il se targuait d’être un homme expéditif. Hoopdriver n’étaitencore qu’à quelques pas de là, poursuivant sa flânerie, et lesdeux hommes se trouvèrent bientôt face à face. À la vue de sonadversaire, M. Hoopdriver fut pris d’un sentiment moyen entre ledégoût et la joie, ce qui, pour un instant, lui fit oublier sonanimosité.

— Tiens ! Nous nous retrouvons encore ! — dit-il,affectant de s’amuser d’un caprice du hasard.

L’autre s’arrêta court, barrant le passage de M. Hoopdriver etle regardant fixement. Puis, toute sa personne prit une attitude dedangereuse civilité.

— Vous étonnerai-je beaucoup, — demanda-t-il du ton le plusprévenant, — si je vous informe que vous avez l’air de noussuivre ?

M. Hoopdriver, pour des motifs peu précis, résista à sonhabitude professionnelle de s’excuser. Son désir de contrarierl’autre le rendit à la fois impertinent et spirituel. Une phrasequ’il avait apprêtée dans la journée, en prévision d’une questionde ce genre, lui revint fort à propos en mémoire.

— Et depuis quand, monsieur, — répondit-il vaillamment, — depuisquand avez-vous acheté pour votre usage personnel le comté deSussex ?

— Permettez ! — reprit l’autre. — Ce qui me… ce qui nousimportune, ce n’est pas seulement votre fréquente proximité. C’estque, pour être franc, vous paraissez avoir un but en noussuivant.

— Vous êtes toujours libre de filer ailleurs si la chose ne vousplaît pas, — riposta M. Hoopdriver, — et de retourner d’où vousêtes venus.

— Ah ! ah ! Nous y voilà. — C’est donc ça. Je lepensais bien.

— Vraiment ? — fit M. Hoopdriver, absolument ahuri, maiss’élevant intrépidement à la hauteur des circonstances.

— Oui, oui, j’y suis, je comprends, — répétait l’autre. — Jem’en doutais.

Son ton devint tout à coup suspicieusement amical.

— Oui, je voudrais vous dire quelques mots. Vous ne refuserezpas, n’est-ce pas, de m’accorder deux minutes ?

Les hypothèses les plus fantastiques s’entrechoquaient dans lacervelle de M. Hoopdriver. Pour qui cet homme le prenait-il ?Que croyait-il ? Où voulait-il en venir ? Il hésita.Puis, à tout hasard :

— Vous avez une communication à me… ?

— Soit, appelons cela une communication ! — réponditBeauchamp.

— Je puis vous accorder les deux minutes, — consentit M.Hoopdriver, avec dignité.

— En ce cas venez par ici.

Et lentement, ils descendirent la rue jusqu’à l’école communale.Il y eut environ une minute de silence. L’homme frisaitnerveusement sa moustache. Quant à Hoopdriver, ses instinctsdramatiques se trouvaient à présent en pleine alerte.

Il ne comprenait pas très bien quel rôle lui était dévolu, maisil pressentait à coup sûr quelque chose de sombre et de mystérieux.Sir Arthur Conan Doyle, Victor Hugo et Alexandre Dumas étaient aunombre des auteurs favoris de notre héros, et ce n’est pas en vainqu’il les avait lus.

— Je vais être absolument franc avec vous, — débuta l’homme à lamoustache.

— La franchise est toujours préférable, — répliqua M.Hoopdriver.

— Eh ! bien, alors… dites-moi qui diable vous aenvoyé ?

— M’a envoyé ?

— Ne jouez pas à l’innocent. Qui est-ce qui vous emploie ?Pour le compte de qui êtes-vous ici ?

— Hum ! — fit M. Hoopdriver, embarrassé. — Hum ! Non,je ne puis pas le dire.

— C’est bien sûr ?

Et l’autre, prononçant ces mots d’un ton significatif, clignaitde l’œil vers sa main droite. M. Hoopdriver, machinalement, regardacette main, et vit une pièce jaune qui luisait dans lapénombre.

Or, l’offre impliquée dans ce geste était d’autant mieux faitepour offenser M. Hoopdriver qu’il se trouvait faire partie de laclasse sociale immédiatement supérieure à celle où le pourboire estrégulièrement admis. Aussi notre héros rougit-il jusqu’auxoreilles ; et ce fut avec des yeux pleins de colère qu’il fixale tentateur, en lui disant :

— Rengainez ça, hein !

— Quoi ? — : dit l’autre, très surpris, et « rengainant »effectivement la pièce dans la poche de sa culotte.

— Ainsi, vous vous êtes figuré qu’on pouvait me corrompre ?— s’écria M. Hoopdriver, dont l’imagination s’exaltait de minute enminute. — Pardieu ! je vous suivrai maintenant…

— Mon cher monsieur, interrompit l’autre — je vous demandepardon. Je me suis mépris à votre endroit. Vraiment, je vousdemande pardon. Voulez-vous que nous fassions encore quelquespas ? Dans votre profession…

— Et qu’avez-vous à dire contre ma profession, s’il vousplaît ?

— C’est que vraiment… Enfin, vous comprenez. Il y a despoliciers d’un rang subalterne, des agents qui s’occupent enparticulier de… de poursuites comme celles-là. Mais je vois àprésent que vous êtes d’une autre espèce… un détective privé,évidemment. Recevez encore toutes mes excuses. Les hommes d’honneursont rares, en ce monde, surtout dans votre… dans tous lesmétiers.

Il était heureux pour M. Hoopdriver qu’on se dispensât, àMidhurst, d’allumer les réverbères pendant l’été, sans quoi celuisous lequel ils passaient à ce moment l’eût trahi. Même, il dutporter vivement la main à son rudiment de moustache et en tirerviolemment les poils, pour dissimuler la tumultueuse exultation, lafolle hilarité qui bouillonnait en lui. Détective !

Et l’autre s’aperçut, malgré l’obscurité, que son compagnonétouffait une envie de rire. Il s’imagina que c’était son allusionaux « hommes d’honneur » qui avait causé cette gaieté.

— Ce gaillard-là finira bien par en venir où je veux, — sedit-il. — Il tient bon, simplement, pour que j’aille jusqu’aubillet de cinq livres.

Il toussa.

— Tout de même, — reprit-il, — je ne vois pas ce qui vousempêcherait de me dire pour le compte de qui vous êtesici ?

— Vous ne le voyez pas ? Mais je le vois, moi.

— Voilà qui est net, — admit Beauchamp, complaisamment. — Maisil y a une chose surtout que je tiens à savoir : le nœud de toutel’affaire. Libre à vous de ne pas me répondre, si cela ne vousconvient pas. Il n’y a aucun mal à vous avouer ce qui me préoccupedans cette histoire. Est-ce moi qu’on vous a chargé de suivre, oumiss Milton ?

— Je ne suis pas de l’espèce à qui l’on tire les vers du nez, —répliqua M. Hoopdriver, se divertissant fort de garder un secretqu’il ignorait. Miss Milton ? Voilà donc comment elles’appelait. Qui sait s’il n’allait pas apprendre quelque chose deplus ? — Non, rien à faire avec moi. Et c’est tout ? —ajouta-t-il.

Beauchamp était très fier aussi des talents diplomatiques dontil s’estimait pourvu. Il voulut tâter d’un échange deconfidences.

— Vous savez comme moi, — fit-il, — qu’il y a deux personnesintéressées à surveiller cette affaire.

— Oh ! Et qui est donc l’autre personne ? — demanda M.Hoopdriver.

Il posa cette question avec calme, mais ai-je besoin de direl’énorme tension intérieure qu’il lui fallait pour contenirl’orgueil qui l’agitait. Le fait est qu’il considérait soninterrogation comme simplement géniale.

— Il y a ma femme, — continuait l’autre, tout à son idée, — etil y a la belle-mère de Miss Milton.

— Et vous désirez savoir laquelle des deux m’a envoyéici ?

— Oui.

— Eh ! bien, allez le leur demander ! — répondit M.Hoopdriver, décidément enchanté de ses dons de répartie… — Allez leleur demander à l’une et à l’autre !

Beauchamp fit un mouvement d’impatience. Pourtant, il crutdevoir encore risquer une dernière tentative.

— Je donnerais volontiers un billet de cinq livres pour savoirau juste ce qu’il en est, — insinua-t-il.

— Rengainez ça, je vous dis ! — répliqua M. Hoopdriver,d’un ton menaçant, À quoi il ajouta, avec un grand air de mystère,et d’ailleurs une parfaite vérité : — Vous ne soupçonnez pas à quivous avez à faire. Mais vous l’apprendrez !

Il parlait avec une telle conviction qu’il en arrivait à croirequ’il appartenait vraiment à un office de renseignements situé àLondres, quelque part du côté de Baker Street.

Ainsi s’acheva l’entrevue. Beauchamp revint à l’Ange,très troublé.

Au diable ces policiers !

Il reconnaissait s’être trompé sur le compte de ces gens-là.Hoopdriver, cependant, les yeux ronds et avec un sourire béat,poursuivit sa promenade jusqu’à l’endroit où les eaux du moulinétincelaient sous le clair de lune ; puis, après quelquesminutes de méditation au-dessus du parapet, il rentra dans laville, si pénétré de l’importance de son nouveau rôle qu’il mettaitdu mystère jusque dans sa démarche.

Chapitre 15LE DÉTECTIVE

La joie qui s’exprime par des yeux écarquillés et par dessifflements longs et bas posséda pleinement M. Hoopdriver.

Pendant un certain temps, dans l’extase de son plaisir, iloublia les larmes de la Jeune Dame en Gris. Le ciel lui avaitenvoyé un nouveau jeu, et bien réel cette fois. Voilà donc que M.Hoopdriver était devenu un détective, un agent de recherches privé,un véritable Sherlock Holmes, en somme, chargé de tenir ces deuxpersonnes en observation. Lentement il revint se poster en face del’Ange, et il passa bien un quart d’heure à contempler cetétablissement, tout en savourant l’étrange sensation d’être unpersonnage merveilleux, un être mystérieux et redoutable. Et touts’arrangeait si bien pour confirmer cette hypothèse !Prévoyant qu’il aurait à suivre des cyclistes, avec sa divinationde policier, il s’était lui-même déguisé en cycliste, et s’étaitemparé du premier vieux rossignol qu’il avait trouvé sous sa main.« On ne regardait pas à la dépense. »

Puis il s’efforça de comprendre quel pouvait être le genreparticulier de crime qu’il avait à épier. « Ma femme », « labelle-mère de miss Milton ». Alors, il se rappela les yeux enlarmes de la jeune fille : et à ce souvenir un grand flot de colèrel’envahit soudain, qui emporta toute la défroque du détective, etne laissa plus que le véritable M. Hoopdriver. Cet homme en brun,avec ses confidences, et son offre de la pièce d’or, lemisérable ! devait avoir quelque mauvais projet en coursd’exécution ! Car sans cela, pourquoi aurait-il eu si peurd’être surveillé ? Il était marié. La jeune fille n’était passa sœur. Hoopdriver commençait à comprendre : un horrible soupçonde l’état réel des choses lui entrait dans la tête. Mais luiétait-il possible de déjouer le complot, en sa qualité dedétective ? Et aussitôt il se mit à combiner des plansd’action, dont le meilleur lui parut être d’aller d’abord auxrenseignements dans la petite salle de bar, au rez-de-chaussée del’Ange.

— Une limonade et de la bière, s’il vous plaît, —demanda M. Hoopdriver à la demoiselle du bar.

Il but une gorgée, pour s’éclaircir la voix.

— Est-ce que M. et Mme Bowlong ne logent pas ici ? —s’enquit-il.

— Ne serait-ce pas un jeune homme et une jeune dame habillés encyclistes ?

— Oui, des amis à moi, un jeune ménage.

— Non, — répondit la grosse et bavarde demoiselle du bar. — Nousn’avons pas de jeune couple qui loge ici aujourd’hui. Mais nousavons un M. et une Miss Beaumont. Vous êtes bien sûr que Vous nevous trompez pas de nom, jeune homme ?

— Tout à fait sûr ! — affirma M. Hoopdriver.

— Non… nous avons bien Beaumont, mais personne du nom de…comment dites-vous ?

— Bowlong, — répéta M. Hoopdriver.

— Non, Bowlong, nous n’avons pas ça, — conclut la demoiselle dubar en se préparant à polir avec un torchon un grand verre à boirequ’elle venait d’égoutter. — D’abord, j’ai pensé que vous demandiezles Beaumont, à cause de la ressemblance des noms. Les gens quevous attendez devaient venir à bicyclette ?

— Oui, ils m’ont prévenu qu’ils seraient peut-être à Midhurst cesoir.

— Ils peuvent encore venir… En tout cas, nous n’avons pas çaici. Beaumont, oui. Vous êtes tout à fait sûr que ce n’est pas cenom-là ?

La conversation se poursuivit longuement sur ce ton, et M.Hoopdriver fut ravi d’apprendre que l’affreuse chose qu’ilredoutait ne s’était pas produite. « Miss Beaumont », ce nom, donnéà l’hôtel, signifiait que la jeune fille avait résisté jusque-làaux tentatives de son séducteur. D’ailleurs, la demoiselle du bar,ayant été au pied de l’escalier s’assurer que personne n’était auxécoutes, lui fournit encore d’autres renseignements sur les deuxlocataires. Sa modestie naturelle avait été grandementimpressionnée par le costume de la jeune fille, confia-t-elle. M.Hoopdriver débita le badinage obligatoire en la circonstance, dont,en minaudant, elle se déclara choquée.

— Dans un ou deux ans, — assura-t-elle, — on ne saura pluslequel des deux est l’homme. Je les ai vus arriver. Vous n’avez pasidée des manières qu’elles font, les jeunes filles d’à présent.Celle-là, figurez-vous, elle descend de sa machine, et la donne àson frère pour aller la remiser, et la voilà qui entre toute seule.« Moi et mon frère, qu’elle dit, nous voulons loger ici. À monfrère vous pouvez donner n’importe quelle chambre ; mais pourmoi, je désire une chambre avec une belle vue, si c’est possible. »Alors, voilà le frère qui s’amène et qui la regarde drôlement. «J’ai arrêté les chambres », qu’elle lui dit. Et lui, il se détourneen lâchant un juron, je l’ai entendu. Il ferait bon que je saboulemon frère de cette façon-là.

— Allons ! Avouez que vous seriez bien de force à le faire,— lança d’un air malicieux M. Hoopdriver.

La demoiselle baissa les yeux, sourit, hocha la tête, déposa leverre qu’elle venait de polir, en prit un autre, qui trempait dansl’eau, et l’égoutta sur le zinc de son comptoir.

— En voilà une qui portera les culottes, quand elle sera mariée,— reprit-elle. — C’est effrayant, à quoi en arrivent les jeunesfilles par le temps qui court.

Cette dépréciation de la Jeune Dame en Gris n’était pas faitepour plaire à M. Hoopdriver.

— Affaire de mode ! — dit-il, en empochant sa monnaie. — Lamode dispose de vous à son gré, dans votre sexe : ça a toujours étéet ça sera toujours. Vous-même, vous finirez par les porter, toutcomme les autres.

— Ah, oui, ça m’irait bien, ma foi ! — s’esclaffa lademoiselle du bar. — Ah ! non, je ne suis pas de vos dames àla mode. Il me semblerait que je n’ai rien sur moi, s’il me fallaitmettre un pareil costume. Je croirais toujours avoir oublié de…Bon, me voilà partie à bavarder, — remarqua-t-elle, en posant leverre. — Dieu merci ! je ne suis pas une darne à lamode !— se félicita-t-elle, et elle s’éloigna en chantonnantjusqu’à l’autre bout du comptoir.

— On n’a pas toujours besoin d’être à la mode pour êtrecharmante, — hasarda M. Hoopdriver.

Il attendit qu’elle regardât de son côté ; puis avec sagalanterie naturelle, il lui sourit, souleva sa casquette, et luisouhaita le bonsoir.

Chapitre 16RÉFLEXIONS ET PROJETS

M. Hoopdriver regagna la petite chambre aux vitraux, danslaquelle il avait dîné, et où l’alcôve et le lit étaient prêts à lerecevoir ; il s’assit sur une malle, devant la fenêtre,considéra la lune qui se levait pardessus le toit brillant dupresbytère, et s’efforça de recueillir ses pensées. Quel tourbillondans sa tête ! Il était dix heures passées et la population deMidhurst était déjà bordée dans les lits. Quelqu’un pourtant, dansle haut de la rue, s’escrimait à des exercices de violon ; àde rares intervalles, un habitant attardé se hâtait de rentrer chezlui, et réveillait les échos au passage ; dans un jardinvoisin, un râle de genêt caquetait à perdre haleine. Le ciel étaitd’un bleu profond, avec encore un reste de lumière le long desrebords sombres de la colline ; et la lune blanche, tout enhaut, à peine accompagnée de deux étoiles jaunes, avait le cielpour elle seule.

Les premières pensées définies de M. Hoopdriver furent del’ordre actif. Donc, il y avait là ce malfaiteur, et sa victime :et c’était à lui, Hoopdriver, que le destin avait réservéd’intervenir en sauveur. Cet homme était marié ! Lesavait-elle ? Non évidemment. Pas un instant, une mauvaisepensée au sujet de la jeune fille ne traversa l’espritd’Hoopdriver. Les esprits simples, d’ailleurs, sont toujoursmeilleurs juges des questions de morale que les personnesd’intelligence supérieure, qui, à force de lire et de réfléchir, sesont compliquées jusqu’à l’impuissance. Il avait entendu sa voix, àelle, admiré la limpide franchise de ses yeux, et il l’avait vuepleurer : cela lui suffisait. Il ne possédait pas encore toutes lesdonnées de l’affaire. L’idée d’avoir pour adversaire cet odieux… mafoi, oui ! cet odieux pourceau, lui était encore plus agréableque tout le reste. Il se rappelait l’épilogue qui clôtural’incident du pont de chemin de fer. « En ce cas, nous ne voulonspas vous retenir ! » répéta tout haut, et du bout des lèvres,M. Hoopdriver, prenant une voix étrange, travestie et méprisante,qui prétendait contrefaire celle de Beauchamp.

— Oh ! le gredin. Je vais maintenant lui en faire voir. Ila peur de nous, les détectives, ça, je le jurerais.

Phrases d’un effet flatteur, si le hasard voulait que MmeWardour fût de l’autre côté de la cloison, à portée d’entendre.

Pendant un temps, il médita des châtiments et des vengeances,malheureusement chimériques en grande partie, Beauchamp précipitésur le sol sous le choc du poing volumineux, mais, pour dire vrai,faiblement emmanché, de M. Hoopdriver ; la haute figure deBeauchamp bondissant sous un coup de cravache vigoureusementappliqué. Rêves si charmants que l’honnête visage de M. Hoopdriver,sous le clair de lune, en était transfiguré. On aurait pu lecomparer, si suave était son extase, avec le triomphal Réveilde l’âme, ce tableau fameux dans l’admiration universelle.Après quoi, quand sa soif de vengeance se fut encore désaltérée parsix ou sept autres formes de combat, comprenant un pugilat, un duelen règle et deux assassinats, il évoqua enfin la Jeune Dame enGris.

Elle aussi, tout comme lui-même, n’avait pas froid aux yeux. Ilse représenta leur arrivée à l’Ange, telle que lademoiselle du bar la lui avait décrite. Ses pensées, cessant d’êtreun torrent, s’aplanirent pour former un miroir où la jeune fille setrouva reflétée avec une précision infinie. Jamais encore iln’avait rencontré personne qui lui fût comparable. Et cetteservante du bar osait s’imaginer qu’elle pouvait porter les mêmescostumes ! Il pouffa d’un rire dédaigneux. Il opposa lescouleurs, la voix, la vigueur et la souplesse de la jeune cyclisteavec celles de toutes les jeunes employées qu’il avait eul’occasion de connaître chez MM. Antrobus. Même en larmes, elleétait belle : plus belle encore, pour lui, car ses larmes luidonnaient une apparence plus douce et plus faible, plus accessible.Jamais il n’avait vu une femme pleurer ainsi, sans nez rouge, sanscheveux en désordre. Et notez qu’il était particulièrement experten fait de larmes féminines : car pleurer est la coutume invariablede toutes les jeunes employées de magasin, lorsque, pour un motifquelconque, on les informe qu’on n’a plus besoin de leurs services.Non : seule, cette jeune fille-là savait pleurer ! Et,pardieu, elle savait aussi sourire. Sur quoi M. Hoopdriver,revenant brusquement à l’interprétation mimée de ses pensées,sourit confidentiellement à la pâleur blême de la lune.

Je ne me chargerai pas de dire combien de temps dura cetterêverie de M. Hoopdriver. Mais enfin, les pensées actives lereprirent. Il se rappela qu’il avait à « épier », que, lelendemain, il aurait à agir. Il se dit que ce serait bien dans sonrôle de prendre des notes, et il tira de sa poche son petit carnet.Mais sans cesse il retombait dans ses réflexions. Le coquindirait-il à la jeune fille que des « sbires », que des « limiers »étaient à leurs trousses ? Et, en ce cas, serait-elle aussianxieuse que lui de leur échapper ? Hoopdriver estima qu’ildevait se tenir en alerte : la voir seule, et, si possible, luiparler. Rien qu’un mot, au besoin, mais significatif : « Ami…fiez-vous à moi. » Puis il pensa que, le lendemain, les deuxfugitifs pourraient bien se lever de très bonne heure pourdéguerpir. Il regarda sa montre, et constata qu’il était onzeheures et demie.

— Seigneur ! — fit-il. — Il faut à tout prix que je meréveille à temps !

Il bâilla, se leva, et, le store étant replié, il écarta lespetits rideaux de perse de la fenêtre afin que, le lendemain matin,le jour pût entrer librement jusqu’à son lit ; il accrocha samontre à un clou, en vue de son oreiller, se déshabilla rapidement,et se mit au lit. Un instant encore il songea glorieusement auxpossibilités, plus merveilleuses encore, du pays des rêves.

Chapitre 17LA POURSUITE

M. Hoopdriver fut debout avec le soleil ; vigilant, actif,perplexe, les oreilles tendues, l’œil aux aguets, sansinterruption, il épia, par la fenêtre entrouverte, la façade del’Ange. Mme Wardour aurait voulu qu’il vînt prendre sondéjeuner en bas, dans sa cuisine ; mais, fermement résolu à nepas abandonner sa faction, il déclina avec énergie cetteinvite.

Dès six heures du matin, sa bicyclette était déposée,derrière la petite boutique, prête à être enfourchée. Vers les neufheures, notre héros fut saisi de l’horrible crainte que sa proie nelui eût échappé ; il risqua une reconnaissance jusque dans lacour de l’Ange, pour se renseigner. Là, il trouval’hôtelier (combien ces puissants personnages sont déchus de leurancienne grandeur), occupé à nettoyer les bicyclettes du couplequ’il « filait ». Rassuré, il revint prendre sa factionchez Mme Wardour. Vers dix heures, les deux cyclistes sortirent etremontèrent tranquillement la rue du Nord. Hoopdriver les guettajusqu’à ce qu’ils eussent tourné le coin de la poste, et se lançasur leurs traces, fringant et bien en forme. Le couple passa devantla remise des pompes à incendie, auprès de laquelle on voit encoreun antique pilori et les poteaux des condamnés au fouet, puiss’engagea sur la route de Chichester : notre héros leur emboîtarésolument le pas. Ainsi commença la chasse.

Les deux compagnons ne se retournaient pas : et leur poursuivantavait soin de les garder tout juste à portée de vue, descendantpour un moment lorsque, par hasard, après avoir tourné un coude, ilse trouvait avoir par trop raccourci la distance. Le jeune couple,d’ailleurs, allait sans se presser, de telle sorte qu’en pédalantavec une vigueur soutenue, Hoopdriver put facilement maintenir son« clou » à proximité des deux machines neuves. Sans doute, ilattrapa chaud, et se sentit les genoux un peu raides : mais voilàtout ! Aucun danger pour lui que sa proie s’esquive car, dansla fine poussière crayeuse de la route, les pneus de la jeune femmelaissaient une trace bordée de hachures comme la tranche d’unepièce d’argent, et les roues de son compagnon formaient,parallèlement, un ruban rayé dans toute sa largeur. Après lemonument de Cobden, ils furent en pleine campagne, traversèrenttour à tour de délicieux villages et arrivèrent devant le versantabrupt des Downs. Au pied des hauteurs, les deux touristes firenthalte à l’unique auberge de l’endroit. M. Hoopdriver, la faceruisselante et la gorge sèche, se posta sur une barrière d’où ilcommandait la porte de l’auberge, s’épongea la tête, et, toujoursaussi altéré, alluma une cigarette. Le séjour à l’auberge seprolongea. Une dizaine de gamins revenant de l’école s’arrêtèrent àla vue de notre héros, se rangèrent en demi-cercle devant lui, etle dévisagèrent, avec calme mais fermeté, pendant un petit quartd’heure.

— Allez-vous-en ! — leur enjoignit-il, ordre qui semblaredoubler encore leur paisible curiosité. Il leur demanda leur nom,l’un après l’autre, et ils baragouinèrent des réponsesindistinctes. Enfin, il se résigna, prit une pose passive sur sabarrière : et les gamins, là-dessus, jugèrent qu’ils l’avaientassez vu.

Le couple resta si longtemps à l’auberge que M. Hoopdriver, à lapensée de l’occupation à laquelle ils se livraient, sentit lestiraillements de la faim en même temps que la torture de la soif.Ils se restauraient, pendant que leur « sbire » jeûnait. La journéeétait rayonnante ; le soleil de midi descendait tout droit surle crâne de M. Hoopdriver, en une vraie douche de lumière torride.Enfin, ils sortirent : l’homme en brun se retourna et aperçut sondétective. Ils pédalèrent jusqu’au bas de la côte : parvenus là,ils mirent pied à terre et, poussant leurs machines, ilscommencèrent à grimper lentement cette longue route aveuglante etpresque verticale. M. Hoopdriver hésita, frappé d’une idée subite.La montée allait certainement durer vingt minutes : il savaitqu’au-delà, il n’y avait qu’un plateau aride sur une distancepeut-être de plusieurs milles. Le détective décida qu’il nerisquait rien à retourner jusqu’à l’auberge pour avaler promptementun déjeuner rapide.

On lui servit une tranche de jambon, du fromage et une capiteuseration d’ale, plaisante au palais, fraîche au gosier, maisparticulièrement lourde aux jambes, surtout par un après-midi aussichaud. En sortant de l’auberge, les yeux clignotants dansl’éblouissante clarté du jour, il se sentit « d’attaque ». Mais àpeine avait-il atteint le pied de la côte qu’il dut s’avouer que saboîte crânienne était trop petite pour son cerveau surchauffé. Lapente devenait plus raide ; la route crayeuse flamboyait commedu magnésium, et sa roue d’avant se prit à gémir d’une façonapparemment incurable. Comme un habitant de la planète Marstransporté soudain sur notre planète, il se sentit environ troisfois plus pesant qu’à son ordinaire. Les deux petites formes noiresavaient disparu au sommet de la colline.

— N’importe ! J’aurai toujours les traces pour me guider, —se dit M. Hoopdriver.

Cette réflexion consolante justifia non seulement une ascensiontrès ralentie, mais encore, sur la crête, une halte, couché dansl’herbe, pour jouir du point de vue. En deux jours, il avaitfranchi la spacieuse vallée de la Weald, avec son moutonnement decollines verdoyantes, ses bourgs et ses villages épars, sesbouquets de bois et ses champs de céréales, ses étangs et sesruisseaux scintillant au soleil, comme des joyaux d’argent et dediamant. Les Downs du Nord étaient dissimulées au loin par leshauteurs de la Weald. Mais à ses pieds, Hoopdriver distinguait lepetit village de Cocking ; sur sa droite, à mi-côte, ilapercevait un troupeau de moutons au pâturage. Par instants, unvanneau huppé volait, en tournoyant, contre le bleu du ciel, etlançait de temps à autre son léger pi-ouitt. La chaleur là-hautétait tempérée par une douce brise, et M. Hoopdriver, plongé parson déjeuner dans un état irrésistible de béatitude, jouissait deson repos. Il alluma une cigarette, et s’étendit de tout son longsur l’herbe, dans une attitude plus confortable. À coup sûr, l’aiedu Sussex est faite des eaux du Léthé, de pavots et d’agréablesrêves. Et déjà le sommeil rôdait, insidieux, autour dudétective.

Il se réveilla en un sursaut coupable, et se vit couché surl’herbe, sa casquette glissée sur un de ses yeux. Il se mit sur sonséant, se frotta les orbites, et se rendit compte qu’il avaitdormi. Sa tête était encore un peu lourde. Et la poursuite ?D’un bond il fut debout, se baissa pour ramasser sa machine, tiravivement sa montre : deux heures et quart !

— Seigneur Dieu, quelle histoire !… Mais nous avons lestraces, — observa-t-il, d’un air finaud, en poussant sa machine surla route crayeuse. — Je vais « piler » à toute allure, jusqu’à ceque je les rejoigne.

Il remonta en selle, et détala aussi rapidement que la chaleuret un reste de lassitude le lui permettaient. Deux ou trois fois,il eut à descendre, à des croisements de route, pour examiner lesol. Mais la chose l’amusait.

— Voici les foulées ! les foulées ! — se disait-iltout haut, et, dans son for intérieur, il se félicitait del’instinct merveilleux qu’il avait pour les « foulées ». Ainsi ilpassa la gare de Goodwood et traversa Lavant : vers quatre heures,il approchait de Chichester. Mais alors surgit une difficultéterrible. Par endroits, le sol de la route devenait dur ; parendroits toute la chaussée avait été labourée par le passage d’untroupeau de moutons ; et enfin sur le pavé de la ville, aucarrefour de quatre rues, sous l’ombre de la cathédrale, les tracesdisparurent complètement.

— Bigre ! — maugréa M. Hoopdriver. Il descendit toutconfus, et resta bouche bée, les yeux sur le sol.

— Perdu quelque chose ? — s’enquit un habitant.

— Oui, — répondit M. Hoopdriver, — j’ai perdu mes « foulées».

Et il poursuivit son chemin, pendant que l’habitant se demandaitquelles parties de la bicyclette pouvaient s’appeler des « foulées».

Renonçant à découvrir des traces, M. Hoopdriver se mit alors àdemander aux passants s’ils n’avaient pas vu une jeune dame en grissur une bicyclette. Des six personnes questionnées, aucune nel’avait vue ; et Hoopdriver remarqua que son enquêtecommençait à éveiller les soupçons : il abandonna sesinterrogatoires. Oui, mais à présent que faire ?

Il avait chaud, il avait faim, il était épuisé de fatigue, pourne rien dire des premières atteintes d’un affreux remords. Ilrésolut de manger un morceau, et ce fut à la taverne du RoyalGeorge qu’il poursuivit ses méditations mélancoliques. Saproie s’était échappée : tous ses merveilleux rêves d’une vague,mais définitive intervention, s’étaient effondrés comme un châteaude cartes. Quel sot il avait été de ne pas s’attacher au couplecomme une sangsue. N’aurait-il pas dû prévoir cetteéventualité ? Mais à quoi bon ces reproches tardifs ? Ilsongeait aux larmes, à la navrante situation de miss Milton, à laconduite probable de l’homme en brun : et sa colère croissait avecson désappointement.

— Mais que puis-je faire ? — se demanda-t-il tout haut,avec un coup de poing qui frôla la théière.

Qu’aurait fait, en l’occurrence, Sherlock Holmes ?

Peut-être, après tout, et bien que le temps des miracles fûtloin, existait-il encore au monde de miraculeux indices ? Maiscomment en chercher dans un inextricable réseau de ruellespavées ? Fallait-il examiner tous les interstices boueux poury découvrir des vestiges de leur passage ? Le hasard, dit-on,consent parfois à révéler les pistes. S’il faisait une enquête dansles divers hôtels de la ville ? Soit ! il allait essayer…Mais si le couple n’a fait que traverser Chichester ? Si pasune âme ne les a remarqués ? Alors lui vint une idéelumineuse.

— Pardon, monsieur ! — demanderait M. Hoopdriver. — Combieny a-t-il de chemins pour sortir de Chichester ?

Du coup, voilà une idée ! Sherlock Holmes n’aurait pastrouvé mieux.

— S’ils ont laissé des traces sur un de ces chemins, je lesretrouverai : sinon, c’est qu’ils sont ici ! — concluttriomphalement le détective.

Il s’informa d’abord, en passant, au Cygne Noir, àla Couronne, au Lion Rouge. Vers six heures,penché comme un homme qui aurait perdu sa bourse, il suivait à piedla route de Bognor, traînant ses chaussures, soulevant lapoussière, et tourmenté à l’idée de faire fiasco. Un Hoopdriverbien penaud, bien déprimé, vous le croirez sans peine. Mais tout àcoup que voit-il, dans la poussière de la route ? Une tracebordée de hachures, et, tout à côté, une autre barréetransversalement, et qui, par endroits, se dédoublait.

— Pincés ! — s’écria M. Hoopdriver. Il fit demi-tour,galopa jusqu’au Royal George, et, dès le seuil, exigea labicyclette qu’il y avait laissée. Il l’exigea d’un tel ton quel’hôtelier le trouva diantrement impérieux, considérant quel pauvre« clou », quel triste « outil » il montait.

Chapitre 18LA CRISE DE BOGNOR

Le séduisant Beauchamp allait se décider à précipiter la crise.Il s’était engagé dans cette affaire par humeur romanesque,immensément fier de sa perversité, et d’ailleurs aussi amoureux deJessie que pouvait l’être la surâme artificielle qui lerecouvrait. Mais, ou bien Jessie était la plus rouée des coquettes,ou bien elle n’avait pas en elle le moindre élément de Passion(avec un P majuscule). Cette attitude contrecarrait toutes lesidées que Beauchamp avait de lui-même et de la natureféminine, et il était stupéfait de constater que, malgrétout ce que les circonstances pouvaient avoir pour elle deflatteur, la jeune fille restât si dépourvue de vitalité. Safroideur persistante, son mépris plus ou moins déguisé pour luil’exaspéraient au plus haut degré. En vain il se répétait queJessie ferait perdre patience à un saint, en vain il essayait de seconvaincre que c’était chose piquante et agréable d’avoir à vaincreun cœur aussi résistant, sans cesse sa vanité blessée saignait pluscruellement. Le fait est que, sous l’influence de cette irritationcontenue, Beauchamp revenait à l’homme qu’il était par nature : etl’homme qu’il était par nature, en dépit d’Oxford et du Club de laJeune Critique, se rapprochait fort d’une créature de l’âge depierre, avec des instincts primitifs et des méthodes violentes.

— Je finirai bien par avoir raison de toi ! — pensait-il aufond de son cœur, et chaque fois avec plus d’entêtement.

Puis, il y avait cet infernal détective. Beauchamp avait racontéà sa femme qu’il allait à Davos, voir son ami Carter. Ils’imaginait qu’elle s’était plus ou moins résignée à cela : tandisque la façon dont elle prendrait ce nouvel exploit l’inquiétaitbeaucoup. Mme Beauchamp avait, sur la morale, des vuesparticulières, et mesurait la gravité de l’infidélité conjugaleselon qu’elle en était ou non la victime. Hors de sa présence et àson insu, à l’insu surtout des autres femmes de ses relations, toutvice de l’espèce reconnue était, puisqu’on ne pouvait faireautrement, toléré chez ces créatures débiles et méprisables : leshommes. Mais, en ce moment, c’était pratiquer le vice sur lesgrandes routes ! Immanquablement, elle ferait une scène, et M.Beauchamp était d’autant plus tourmenté que c’était sa femme quidétenait l’argent et qu’elle n’était déjà que trop disposée à lelaisser à court. Du moins, il décida, héroïquement, selon lui, que,le mal étant fait, mieux valait maintenant aller jusqu’au bout. Lavision d’une sorte de matrone Valkyrie harcelait son imagination etl’air était plein de rumeurs de poursuite et de vengeance.Toutefois, l’idylle occupait encore le devant de la scène. Cemaudit détective avait été dépisté, semblait-il, ce qui donnait aumoins une nuit de répit. Il s’agissait maintenant de brusquerl’issue de l’affaire.

À huit heures, ce soir-là, dans une salle à manger réservée del’Hôtel de la Vigogne, à Bognor, la crise avait éclaté, etmaintenant Jessie, toute rouge de colère et le cœur défaillant, sepréparait à soutenir un nouveau combat, grave et décisif.Beauchamp, cette fois, usant d’un subterfuge, avait réussi à faireinscrire sa compagne sur le registre de l’hôtel sous le nom de «Mme Beaumont ». Jusque-là, cependant, sauf qu’elle avait refuséd’entrer dans la chambre qu’on leur avait offerte, elle avaitconservé les apparences devant le maître d’hôtel. Mais le dîneravait été lugubre. Pendant le repas, la jeune fille avait, tour àtour, fait appel aux bons sentiments de son suborneur, et exposédes plans extravagants de fuite.

L’homme était blême, et sa rage frémissante se laissait voirsous l’affectation de son sourire pervers.

— Je sais où est la gare, — dit-elle. — Je vais m’en aller.

— Il n’y a plus de train nulle part après 7 heures 42.

— Je m’adresserai à la police.

— On voit bien que vous ne la connaissez pas.

— Je dirai tout à ces gens de l’hôtel.

— Ils vous mettront dehors. Vous ne vous rendez pas compte de lafausse position où vous vous trouvez. Les braves gens de ce pays,voyez-vous, ne comprennent pas encore que l’on veuille… vivre endehors de toute convention, comme vous dites.

Elle tapa du pied.

— Quand je devrais errer dans les rues toute la nuit… —commença-t-elle.

— Vous qui n’êtes jamais sortie seule après le coucher dusoleil ? Vous ne vous doutez pas de ce que sont les rues d’uncharmant petit lieu d’excursion comme celui-ci…

— N’importe ! — s’obstina-t-elle. — Je vais aller trouverle pasteur d’ici.

— Un charmant homme ! Célibataire, justement, etd’ailleurs…

— Quoi ?

— Comment pourrez-vous expliquer à qui que ce soit les deuxnuits dernières ? Non, voyez-vous, Jessie, le mal estfait.

—— Lâche ! — gronda-t-elle, en portant la main à soncœur.

Il crut qu’elle avait l’intention de se trouver mal. Mais elletint bon, et lui fit face, pâle et tremblante !

— C’est que je vous aime ! — murmura-t-il, les dentsserrées.

— Vous m’aimez ? — s’écria-t-elle.

— Oui, je vous aime !

— Il me reste toujours un autre moyen d’en finir, — reprit-elle,après une pause.

— Oh ! non, celui-là n’est pas pour vous. Vous êtes encoretrop pleine de vie et d’espoir. Quel genre à vos préférences ?Une arche de pont, avec l’eau toute noire qui s’engouffredessous ? Ce n’est pas un moyen d’en finir, pour vous ;n’y songez pas ! Voyez-vous, au moment de sauter le pas, vousferiez demi-tour, et le drame finirait en comédie.

Elle se détourna de lui brusquement, et se mit à considérer lamer brillante, sur laquelle les dernières lueurs du jours’évanouissaient à l’approche des rayons de la lune. Beauchampconservait son attitude narquoise et dure. Il y eut quelquesinstants de silence.

Enfin le séducteur reprit la parole, du ton le plus persuasifqu’il put appeler à son aide.

— Voyons, Jessie, acceptez la situation raisonnablement.Pourquoi voulez-vous que vous et moi, qui avons tant de pointscommuns, nous nous querellions mélodramatiquement ? Je vousjure que je vous aime. Vous êtes ce qu’il y a au monde pour moi deplus charmant et de plus désirable. De penser que, vous aussi, voussacrifiez aux conventions ! Ne suis-je pas exactement l’hommecapable de s’accorder avec l’admirable spécimen de femme que vousêtes ?

Elle le regarda par-dessus son épaule ; et il ne puts’empêcher de frissonner de désir en admirant les lignes délicatesdu menton sous la courbe de la joue.

— Un homme, vous ! — riposta-t-elle — Est-ce qu’unhomme s’abaisse à mentir ? Est-ce le fait d’un hommed’employer son expérience de trente-cinq ans à abuser d’une jeunefille de dix-sept ans ? Vous, l’homme qui convient à la femmeque je suis ? Ceci est vraiment le pire de vosoutrages !

— Vous avez la répartie tragique, Jessie. Assurément, un hommeest capable de tout cela… et de bien plus encore, s’il a le cœurpris par une aussi adorable enfant que vous. Mais, pour l’amour duciel, laissez de côté cette humeur acariâtre. Pourquoi seriez-voussi… si difficile avec moi ? Vous me voyez à vos pieds, avec maréputation, ma carrière, tout ce que j’ai. Écoutez, Jessie. Sur monhonneur, je suis prêt à vous épouser dès que…

— Que le ciel m’en préserve ! — s’écria-t-elle si vivementqu’elle ne lui laissa pas le temps de l’informer qu’il était déjàmarié, mais disposé à se rendre libre.

Alors, sous le coup de fouet de cette riposte, l’idée lui vintpour la première fois qu’elle ignorait qu’il fût marié.

— Nous signerons le contrat après le mariage, voilàtout !

Sur cette insinuation, il se tut.

— Allons, — reprit-il, — soyez raisonnable. Vous savez bien quetoute cette aventure est entièrement de votre faute. Venez plutôtmaintenant faire un tour sur la plage. La plage est superbe, ici,et nous allons avoir un beau clair de lune.

— Non ! — refusa-t-elle, en tapant du pied.

— Bien. Bien…

— Oh ! laissez-moi seule. Laissez-moi réfléchir…

— C’est cela, — dit-il, — réfléchissez, si ça vous amuse.Réfléchir ! Il vous faut toujours réfléchir. Mais je vouspréviens que ce ne sont pas vos réflexions qui vous tirerontd’embarras, ma chère enfant. Rien, à présent, ne pourra plus vousen tirer.

— Oh ! allez-vous-en ! Laissez-moi !

— Parfait ! Je vais aller fumer un cigare… et penser àvous, ma chérie. Mais vraiment, dites, croyez-vous que je feraistout cela si je ne vous aimais pas ?

— Laissez-moi ! — implora-t-elle, sans se détourner. Unmoment, il se tint debout, la contemplant, avec une étrange lueurdans les yeux. Puis il fit un pas vers elle.

— Vous êtes à moi. Prise au piège, séduite, tout ce que vousvoudrez, mais à moi ! — Il éprouvait un désir sauvage des’approcher et de la prendre dans ses bras. Mais il n’osa pas s’yrisquer encore. — Je vous ai dans ma main ! En monpouvoir ! Entendez-vous ? En mon pouvoir !

Elle restait impassible. Il la regarda quelques secondes ;puis, avec un salut superbe, — en pure perte d’ailleurs, car ellene le vit pas, — il sortit.

— Assurément, — se disait-il, — j’ai la force pour moi, et laforce en impose aux femmes, instinctivement. Un peu d’énergie et labataille est gagnée.

Toujours immobile, Jessie, les yeux fixés sur la merscintillante, entendit la porte se refermer derrière le personnageet le loquet retomber bruyamment.

Chapitre 19LE DÉTECTIVE À LA RESCOUSSE

Dans la nuit demi-obscure, M. Hoopdriver pédale, les joues enfeu, l’œil brillant. Son cerveau n’est qu’un grand tumulte.L’obséquieux et nerveux Hoopdriver que je vous ai présenté il y aquelques jours a subi un changement inimaginable. Depuis l’instantoù il a perdu la piste à Chichester, il n’a cessé d’être hanté desplus horribles visions d’innocence outragée. La nouveauté du milieuet des circonstances a achevé de le dépouiller de la servilité dontses habitudes professionnelles l’avaient recouvert. La lune selevait pendant que le flamboiement du couchant s’éteignait ;des réverbères aux lueurs orange percent par endroits lesténèbres, et le voyageur enrage en songeant à la jeune beauté quis’est si mystérieusement dérobée à sa vue, à l’odieux visage del’homme au complet brun, incarnation de tous les méfaits. M.Hoopdriver chevauche en plein dans le monde du roman et deschevaliers errants ; aucun souvenir ne lui reste de sa propreposition sociale, ni de celle de la jeune personne, ni desmisérables timidités que depuis si longtemps lui imposent lesdistances sociales derrière son comptoir. Il est furieux et ivred’aventures. Le drame dans les noirceurs duquel il est tombél’enveloppe de toutes parts et lui échappe. Il prend beaucoup tropla chose au sérieux maintenant pour renouer le fil de sesfantaisies et se faire un jeu de la poursuite. Seul, l’homme réelvit en lui. Aussi, quand il descendit devant la petite taverne oùil prit son repas du soir, il ne se croyait pas l’illusoirepersonnage d’un roman magnifique.

Après dîner, il alla faire un tour dans Bognor, et il tournaitau coin de l’Hôtel de la Tempérance, désappointé etexaspéré, quand il aperçut Beauchamp qui sortait de l’Hôtel dela Vigogne, et se dirigeait vers l’esplanade bordant la mer. Àcette vue, son cœur bondit, et sa colère fit place au désird’action le plus frénétique. Ainsi, les deux voyageurs logeaient àla Vigogne, et, en ce moment, elle y était seule: l’occasion de la voir s’offrait. Mais le prudent Hoopdrivervoulut d’abord s’assurer que toutes les chances seraient pour lui.Il alla s’asseoir à l’écart sur un banc, vit Beauchamp s’éloigneret disparaître dans les ténèbres de l’esplanade, au long de la mer.Alors seulement, Hoopdriver s’achemina d’un pas ferme versl’Hôtel de la Vigogne.

— Une dame cycliste en gris ? — demanda-t-il, et,délibérément, il suivit le garçon. Ce ne fut que sur le seuil de lasalle à manger qu’il éprouva une sorte de petit vertige. Tout àcoup, il lui sembla que ses traits se convulsaient et l’idée luivint de tourner les talons et de décamper.

La jeune fille avait sursauté, au bruit de la porte. Elle leregarda avec une expression intermédiaire entre la terreur etl’espérance.

— Puis-je… Puis-je vous dire quelques mots… enparticulier ? — balbutia M. Hoopdriver, contenant son souffleavec difficulté.

Elle hésita. Enfin elle fit signe au garçon de se retirer.

M. Hoopdriver attendit que la porte fût refermée. Il avait eud’abord l’intention de s’avancer au milieu de la chambre, decroiser les bras, et de dire :

— Vous êtes en peine. Je suis un ami. Fiez-vous à moi.

Mais, au lieu de cela, il restait muet, tout tremblant. Puis ilparla, avec une familiarité soudaine, hâtivement, peureusement.

— Écoutez. Je ne sais pas de quoi le jeu retourne, mais je croisqu’il y a quelque chose qui va de travers. Excusez-moi d’êtreintervenu, si je me trompe. Je suis prêt à risquer tout ce que vousvoudrez pour vous tirer d’ennui, si vous avez un ennui. Voilà ceque je tenais à vous dire. Que puis-je faire ? Il n’y a rienque je ne fasse pour vous aider.

La jeune fille, le front plissé, tremblait d’émotion, elleaussi, pendant qu’elle l’écoutait débiter péniblement ceremarquable discours.

— Vous ! — dit-elle.

Tout en l’observant, elle envisageait tumultueusement lespossibilités de la situation, et il avait à peine achevé qu’elleavait arrêté tout un plan d’action.

— Vous êtes un homme d’honneur, n’est-ce pas ?

— Certes ! — assura M. Hoopdriver.

— Puis-je me fier à vous ? — Et, sans attendre laréponse : — Il faut que je quitte cet hôtel, sur-le-champ. Venezici.

Elle le prit par le bras et le conduisit à la fenêtre.

— Vous voyez la porte cochère ? Elle est encore ouverte.C’est là que sont nos machines. Descendez, sortez-les et je vaisvenir vous rejoindre. Oserez-vous ?

— Vous voulez que je sorte votre bicyclette dans larue ?

— Les deux. La mienne toute seule, ce serait inutile. Et tout desuite. Oserez-vous ?

— Et par où dois-je passer ?

— Sortez par l’entrée de l’hôtel et faites le tour. Je vousrejoindrai dans une minute.

— Très bien ! — dit M. Hoopdriver.

Et le voilà parti. Si, au lieu de lui ordonner d’aller prendreles bicyclettes, elle lui avait ordonné d’aller tuer Beauchamp, ill’aurait fait. Sa tête, à présent, était un maelström. Il sortit del’hôtel, longea la façade, et pénétra dans la vaste cour sombre. Ilregarda autour de lui. Pas une bicyclette en vue. Soudain un hommeémergea des ténèbres, un petit homme vêtu d’une jaquette noire,très courte et luisante. Hoopdriver était pris. Il ne fit pas minede reculer ni de s’enfuir.

— J’ai donné un coup de nettoyage à vos machines, Monsieur, —dit l’homme, trompé sur l’identité de la personne par la similitudedes costumes, et il souleva sa casquette. Or, l’intelligence deHoopdriver volait à présent d’un essor d’aigle. Il se rendit compteaussitôt de la situation.

— Voilà qui est bien, — complimenta-t-il, et il ajouta bravement: — Où est la mienne ? Je voudrais regarder un peu lachaîne.

L’homme le conduisit vers un hangar ouvert, et s’en allachercher une lanterne. Hoopdriver tira d’abord la bicyclette dedame qui était appuyée sur l’autre et la poussa au-dehors, pours’en débarrasser, puis saisit l’autre machine et l’amena dans lacour. La porte cochère restait ouverte ; au-delà, ilentrevoyait le pavé de la rue, vaguement éclairé. Il se baissa et,les doigts tremblants, manipula la chaîne. Comment allait-il s’entirer ? Une ombre parut s’agiter du côté de l’hôtel. À toutprix, il fallait se débarrasser de cet homme. Son inspiration opérade nouveau.

— Dites donc ! — fit-il. — Ne pourriez-vous pas me procurerun tournevis ?

Hélas ! L’homme n’eut qu’à traverser le hangar, à ouvrir età refermer une boîte, à revenir auprès d’Hoopdriver agenouillé, etil lui tendit un tournevis. Hoopdriver se sentit perdu. Il prit letournevis avec un tiède « merci », et, aussitôt, il eut unenouvelle inspiration.

— Dites donc ! — fit-il.

— Monsieur ?

— Cet outil est beaucoup trop gros.

L’homme alluma sa lanterne, et la déposa à terre, prèsd’Hoopdriver.

— Vous voulez un tournevis plus petit ?

Hoopdriver tira son mouchoir de sa poche et le posa sur son nezen éternuant : procédé courant quand on veut éviter d’êtrereconnu.

— Le plus petit que vous aurez, — spécifia-t-il, le visageenfoui dans son mouchoir.

— Je n’en ai pas de plus petit.

— Celui-là ne fait pas mon affaire, — insista Hoopdriver,soufflant obstinément dans son mouchoir.

— Je peux aller voir dans la maison s’ils n’ont pas autre chose,monsieur, si vous voulez, — offrit l’homme.

— S’il vous plaît, — répondit Hoopdriver.

Dès que les gros souliers à clous résonnèrent dans le fond de lacour, notre ami se redressa, fit un pas vers la machine de dame,posa ses mains tremblantes sur le guidon et la selle, et se préparaà décamper.

La porte de la cuisine s’ouvrit un instant, projetant unelumière jaune dans un coin de la cour, et aussitôt se refermaderrière le garçon. Hoopdriver s’élança vers la rue, avec les deuxmachines. Une forme d’un gris sombre s’avança au-devant de lui.

— Donnez-moi celle-ci, — dit-elle, — et prenez l’autre.

Il lui passa la machine, toucha sa main dans l’obscurité, saisitla bicyclette de Beauchamp, et suivit la forme grise. Le rayon delumière jaune illumina de nouveau les pavés. Trop tard maintenantpour risquer autre chose que la fuite. Le domestique, l’apercevantsur le seuil de la porte, l’appela. Sans s’en inquiéter, il gagnala rue ; la forme grise était en selle et presque perdue dansl’obscurité. D’un bond agile, il se mit en selle, à son tour, àl’instant même où le domestique, apparaissant sur le trottoir,criait à pleine gorge :

— Hé là ! Monsieur. On ne se sauve pas comme ça ! MaisHoopdriver rejoignait déjà la Jeune Dame en Gris.

Pendant quelques instants, la terre entière parut retentir decris de « Arrêtez-les » et toutes les ombres setransformèrent en embuscades de police. Puis la rue tourna ;et les deux cyclistes pédalaient maintenant hors de vue de l’hôtel,derrière des haies sombres, côte à côte.

La jeune fille pleurait d’émotion.

— Comme vous êtes brave ! — répétait-elle ; etHoopdriver cessa de se sentir un voleur traqué.

Avec une maîtrise dont jamais, en temps ordinaire, il ne seserait cru capable, il regarda par-dessus son épaule et autour delui. Il observa que sa compagne et lui étaient sortis de Bognor, —car l’Hôtel de la Vigogne se trouve à l’extrémité ouest dela petite ville, sur la plage, — et qu’ils pédalaient allègrementsur une belle grande route.

Le garçon d’écurie — un sot — s’était lancé, en vociférant, à lapoursuite du couple. Quand il revint, tout essoufflé, quelquesbadauds groupés sur la porte de l’hôtel s’empressèrent de lequestionner, et il s’arrêta pour leur narrer l’aventure telle qu’illa connaissait. C’étaient cinq minutes de gagnées pour lesfugitifs. Toujours essoufflé, le garçon s’engouffra ensuite dans lebar de l’hôtel, où il eut à expliquer l’affaire à lademoiselle ; et, comme le patron était sorti, les deuxemployés passèrent encore quelque temps à débattre ce qu’il pouvaitbien « y avoir à faire », débat rendu plus embrouillé encore parl’intervention de deux badauds qui entrèrent. On échangea aussi desréflexions morales. On se demanda si le parti le plus sensé neserait pas d’aller prévenir la police, ou bien de seller un chevalet de poursuivre ces clients qui dînent sans payer. Tout cela duraau moins cinq autres minutes. Puis ce fut Stephen, le garçon durestaurant, — celui qui avait conduit Hoopdriver auprès de Jessie,— qui se mêla à l’entretien, et lui donna tout de suite unedirection nouvelle, au moyen de cette simple question : « Lequeldes deux ? » Les dix minutes se changèrent ainsi en un bonquart d’heure. Soudain, au milieu de la discussion, imposant à tousun tragique silence, voici que, dans le vestibule, en face du bar,surgit Beauchamp. Il marcha, du pas le plus résolu, jusqu’àl’escalier, monta, et disparut. On eut, au passage, un aperçu deson crâne à la conformation exceptionnellement pointue. Des yeuxincrédules s’interrogeaient, dans le bar, pendant qu’on entendaitle pas régulier de Beauchamp, étouffé d’abord par le tapis del’escalier : il traversait le palier, tournait dans le corridor dupremier étage et entrait dans la salle à manger réservée.

— Ce n’était pas celui-là, mademoiselle ! — s’écria legarçon d’écurie. — Je suis prêt à le jurer.

— Eh bien ! en tout cas, — répondit la demoiselle du bar, —c’est celui-là qui est M. Beaumont.

De nouveau, le pas régulier de Beauchamp résonna au premierétage. Il sortait de la salle, suivait le corridor jusqu’à sachambre. Là, il s’arrêta.

— Le pauvre homme ! — s’apitoya la demoiselle du bar. —J’ai bien vu tout de suite que cette dame ne valait pas cher.

— Chut ! — dit Stephen.

Après une pause, Beauchamp revint vers la salle à manger. Onentendit une chaise craquer sous lui. Nouvel échange de coupsd’œil, entre les parlementaires du bar.

— Allons ! — décida Stephen. — Faut que j’aille luiannoncer la triste nouvelle.

Au bruit de la porte ouverte, Beauchamp releva les yeux, qu’iltenait fixés sur un journal du mois précédent. Stephen vit, à sonvisage, qu’il avait entendu.

— Pardon, monsieur, — s’excusa Stephen, avec une touxdiplomatique.

— Eh bien ? — dit Beauchamp, se demandant tout à coup siJessie n’avait pas mis une de ses menaces à exécution. En ce cas,il allait avoir à fournir une explication ; mais il l’avaitdéjà toute prête : « La jeune femme est atteinte de monomanie.Laissez-moi seul avec elle, dirait-il. Je sais la manière de lacalmer. »

— Monsieur, — commença Stephen, — Mme Beaumont…

— Eh bien ?

— Elle est partie.

Beauchamp se leva avec une belle surprise.

— Partie ? — répéta-t-il en riant à demi.

— Partie, monsieur, sur sa bicyclette.

— Sur sa bicyclette ? Et pourquoi ?

— Monsieur, elle est partie avec un autre monsieur. Cette fois,Beauchamp eut un vrai saisissement.

— Un… un autre monsieur ? Et qui donc ?

— Un autre monsieur en brun, monsieur. Il est venu dans la cour,monsieur ; il a sorti les deux machines, monsieur, et il estparti avec la dame, monsieur, y a pas plus de vingt minutes deça.

Beauchamp était debout, les yeux ronds, et les mains sur leshanches. Stephen, qui le considérait avec une curiosité ravie,essayait de deviner si cet époux abandonné allait pleurer, oumaudire, ou entreprendre aussitôt une furieuse poursuite. Mais,pour l’instant, il semblait simplement ahuri.

— Vêtu en brun ? — demanda-t-il. — Et blondasse ?

— Un peu votre genre, monsieur, tout au moins dans l’obscurité.Le garçon d’écurie, monsieur, Jim Duke…

Beauchamp eut un sourire de travers. Puis, sur le ton d’uneconviction extrême, il proféra… Mais il est des épithètes qu’ondoit entendre et s’abstenir de répéter, surtout quand elles sont àl’adresse d’une dame.

— Idiot que je suis ! — murmura-t-il. — J’aurais dû leprévoir.

Et il s’allongea dans un fauteuil.

— Qu’elle aille au diable ! — reprit-il, avec uneindifférence un peu triviale. — Ce sera à moi de faire avaler endouceur cette infernale histoire. Ainsi, ils ont filé,hein ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! laissons-les filer, — dit Beauchamp, omettantdu coup une phrase mémorable. — Laissons-les filer.Qu’importe ? Et souhaitons-leur bonne chance, à tous deux. Àprésent, apportez-moi un whisky Bourbon, le plus vite que vouspourrez, n’est-ce pas ? Quand je l’aurai pris, je ferai encoreun petit tour dans Bognor avant de rentrer me coucher.

Stephen était trop interdit pour bredouiller autre chose que:

— Un whisky Bourbon, monsieur ?

— Oui, et plus vite que ça ! — gronda Beauchamp. — Vousm’ennuyez à la fin.

Ce qui eut pour effet de changer de camp les sympathies deStephen.

— Bien, monsieur, — marmonna-t-il, déjà sur la porte.

Quant à Beauchamp, ayant de cette façon assumé l’attitude qu’iljugeait nécessaire pour sauver les apparences, il ne fut pas plutôtseul qu’il épancha ses vrais sentiments dans un flot torrentiel deblasphèmes et de malédictions. Que ce détective eût été envoyé parsa femme à lui ou par la belle-mère de la jeune fille, celle-cin’en était pas moins partie avec le limier, et la petite aventureprenait fin. Il avait été dupé, « mis dedans », il faisait làfigure de jocrisse, il aurait à expier un crime qu’il avait à peinecommencé de commettre. Son seul rayon d’espoir était que, selontoutes probabilités, l’homme avec qui la jeune fille s’étaitéchappée devait plutôt être envoyé à ses trousses par la belle-mèrede la fugitive : auquel cas l’aventure pouvait encore êtreétouffée, et l’explication de Beauchamp avec sa femme avait chancede se trouver indéfiniment ajournée. Puis, brusquement, il revit enesprit les formes affriolantes de la petite cycliste enjupe-culotte, et il s’abandonna à une nouvelle émission deblasphèmes. D’un bond il fut debout, agité par l’idée subite d’unepoursuite ; mais aussitôt il se rassit, avec une énergie quifit trembler tout le bar, au-dessous de lui.

— De tous les maudits idiots qui jamais ont été tondus danscette chienne de vie, moi, Beauchamp…

Il entonnait ce refrain, lorsque, avec un coup sec aussitôtsuivi de l’ouverture de la porte, Stephen entra avec le whiskyBourbon.

Chapitre 20AU CLAIR DE LUNE

Les vingt minutes d’avance s’éternisèrent…

Et maintenant, nous laissons l’infâme Beauchamp s’envelopper demalédictions et de blasphèmes comme d’un manteau ; du reste,le triste sire a déjà suffisamment souillé nos modestes maisvéridiques pages. Nous laissons aussi le groupe de badaudss’abreuver dans le bar de l’Hôtel de la Vigogne ;nous laissons même Bognor, comme nous avons laissé tour à tourChichester et Midhurst, Haslemere et Guildford, Ripley et Putney,et, sur la route baignée de clair de lune, nous suivons notre cheret absurde Hoopdriver et sa Jeune Dame en Gris.

Avec quelle ardeur ils pédalent. Leurs cœurs battent à l’unissonet leur respiration s’accélère. Pour eux, toute ombre est uneappréhension et tout bruit une poursuite. Bien qu’ils fussentobligés de fuir, M. Hoopdriver vivait pour l’instant dans un mondefabuleux. Si un policeman avait osé leur barrer la route sous leprétexte que leurs lampes n’étaient pas allumées, Hoopdriver luieût fait mordre la poussière et eût continué sa course à la façond’un héros impavide. Si tout à coup Beauchamp avait surgi avec unepaire de rapières, Hoopdriver se fût battu en duel comme unmousquetaire et eût pourfendu le traître. Il avait délivré lavictime, l’enlevait et chevauchait à ses côtés. Il avait contempléce beau visage dans l’ombre et encadré aussi par les rayons dusoleil matinal ; il avait vu ses traits aimables éclairés enplein quand elle lui exprimait sa sympathie à leur premièrerencontre ; il avait vu ses lèvres adorables crispées par lacolère et ses beaux yeux pleins de larmes. Mais quelle clarté,sinon le clair de lune à la mi-été, eût pu baigner ce doux visaged’un aussi magique resplendissement ?

Par la lisière de Bognor, la route tournait dans la direction duNord, passant, à un endroit, à travers un épais bouquet d’arbres,sous les branches desquels l’obscurité était complète. De nouveau,des villas tantôt éclairées, tantôt closes et endormies sous lalune, bordaient le chemin. Puis, ce furent des haies basses,par-dessus lesquelles ils aperçurent de vastes prairies où rampaitun brouillard blême. Au début, ils se préoccupèrent fort peu desavoir où ils allaient, anxieux uniquement de s’éloigner le pluspossible. Quand, dans la nuit fraîche, le haut clocher dentelé dela cathédrale de Chichester se dressa soudain devant eux, ilsdescendirent vers l’ouest, pédalant en silence et n’échangeant quede brèves paroles à l’occasion d’un tournant, d’un bruit de pas, oudes aspérités de la route.

La jeune personne était bien trop absorbée par son désir des’échapper pour accorder une grande attention à son compagnon.Mais, après les premiers moments de surexcitation, quand, à lafuite éperdue, succéda une allure régulière, M. Hoopdriver put sepermettre de mieux goûter l’agrément de la situation. Sauf le menubruissement de leurs chaînes, le silence régnait dans la nuitblafarde et tiède. M. Hoopdriver lançait des coups d’œil admiratifsvers la jeune fille dont les jambes appuyaient gracieusement surles pédales. Tantôt la route allait vers l’ouest, et la bicyclistedétachait sa silhouette gris sombre sur la faible clartélunaire ; tantôt, ils remontaient vers le nord, et la froideet molle lumière caressait les cheveux, le front et les joues de lavoyageuse.

Le clair de lune a quelque chose de magique ; il soulignetout ce qui est doux et beau, et le reste demeure dans l’ombre. Ila créé les lutins et les fées que tue la splendeur du soleil ;avec lui se réveille en nos cœurs tout un monde demerveilles ; on entend les voix de la route, on perçoit leurmélodie faible pénétrante. Au clair de lune, l’homme, si terre àterre soit-il pendant le jour, se transmue plus ou moins enEndymion, emprunte quelque chose de la force et de la jeunessed’Endymion, et voit dans les yeux de sa belle lui apparaître ladéesse blanche. Les objets substantiels et solides au jourdeviennent hallucinants et fantomatiques ; les collineslointaines se métamorphosent en océan aux flots vaporeux ; lemonde est un esprit visible ; la créature spirituelle, quisommeille au-dedans de nous, surgit de ses ténèbres, perd sesformes et sa lourdeur et prend son essor vers le ciel.

La route qui, dans le jour, est labourée d’ornières, dont lapoussière aveugle les yeux et brûle les pieds, n’est plus, la nuit,qu’un silence mol et gris où ça et là, sur son ruban d’argent, lesfragments de silex scintillent comme des étoiles. Au-dessus, dansles espaces bleus, accompagnés des deux suivantes auxquelles ellepermet seules de briller, vogue la mère du silence, qui aspiritualisé le monde… Muets sous sa favorable influence, sous labénédiction de sa lumière, les deux voyageurs roulaient côte à côtedans la nuit transfigurante et transfigurée.

Mais nulle part la lune ne brillait autant que dans le cerveaude M. Hoopdriver. Aux tournants, il indiquait ses décisions d’unair profondément entendu, comme quelqu’un qui n’ignore rien de lacontrée, et en réalité tout à fait au hasard.

— À droite, — disait-il, ou bien : — À gauche, — selon que safantaisie le lui dictait.

C’est ainsi qu’au bout d’une heure ils dévalèrent par un petitchemin qui descendait en pente rapide vers la mer. Une longue plagegrise s’étendait à droite et à gauche : un bateau de pêche àl’ancre balançait son mât sans voile, et un petit cottage toutblanc dormait, les volets clos.

— Attention ! — fit M. Hoopdriver, à mi-voix.

Ils mirent brusquement pied à terre, à l’endroit où s’arrêtaientles haies d’épines et de chênes rabougris.

— Vous voilà en sûreté, — déclara M. Hoopdriver, ôtant sacasquette avec un grand geste et une révérence courtoise.

— Où sommes-nous ?

— En sûreté.

— Mais où ?

— Dans la baie de Chichester.

Il agita le bras dans la direction de la mer, comme s’ilsfussent parvenus au terme de leur course.

— Pensez-vous qu’on nous rejoigne ?

— Nous avons fait trop de détours.

Hoopdriver crut entendre un sanglot. La jeune fille, debout,tenait sa machine, et comme il tenait aussi la sienne, il nepouvait s’approcher pour se rendre compte si sa compagne sanglotaitvraiment, ou si elle était simplement hors d’haleine.

— Qu’allons-nous faire, maintenant ? — demanda-t-elle.

— Êtes-vous fatiguée ?

— Je suis prête à repartir, s’il le faut.

Leurs deux formes noires, sous la lune blafarde, restèrent uninstant immobiles et muettes.

— Savez-vous, — dit-elle, — que je n’ai pas peur de vous. Jesuis sûre que vous vous conduisez honnêtement à mon égard.Cependant… je ne sais même pas comment vous vous appelez.

Il eut soudain honte de l’humilité de ses noms.

— C’est un nom très laid, — répondit-il. — Mais vous avez raisonde m’accorder votre confiance. Je voudrais… Je ferais n’importequoi pour vous… Et ceci n’est rien.

Elle retint une question, n’osant pas lui demander les raisonsde son dévouement. Mais, à le comparer à Beauchamp, quelledifférence !

— Nous nous accorderons donc une confiance mutuelle, — répliquala jeune fille. — Voulez-vous savoir… par suite de quellescirconstances… je suis ici ?… Cet homme, — continua-t-elle,prenant son silence pour un acquiescement, — cet homme m’avaitpromis de m’aider et de me protéger. J’étais malheureuse à lamaison… peu importe pourquoi. Une belle-mère… J’étais oisive,désœuvrée, entravée, cramponnée… c’en est assez, peut-être. Alors,je fis sa connaissance, il me parla d’art et de littérature, et memit le cerveau à l’envers. Je voulais prendre ma place dans lemonde, vivre comme un être humain, au grand jour, ne plus êtrereléguée comme un objet dans un coffre. Et cet homme…

— Je comprends, — dit Hoopdriver.

— Et à présent, me voilà ici.

— Je ferai tout ce qu’il faudra, — promit Hoopdriver.

La jeune fille médita pendant quelques minutes.

— Vous ne sauriez vous imaginer ce qu’est ma belle-mère. Non, àcoup sûr, je ne pourrais même pas vous la décrire…

— Je suis entièrement à votre service. Je vous aiderai de toutesmes forces.

— J’ai perdu une illusion, et j’ai trouvé un chevalier servant,— ajouta-t-elle superbement.

L’illusion, c’était Beauchamp. M. Hoopdriver s’estima hautementflatté, mais ne sut trouver aucune réponse dans le même style.

— Je me demande, — dit-il, ravi de la responsabilité de son rôlede sauveur, — ce que nous avons de mieux à faire. Vous êtesfatiguée, assurément ; et nous ne pouvons errer par leschemins toute la nuit, après la journée que nous avons eue.

— Nous n’étions pas loin de Chichester, n’est-ce pas ? —s’enquit-elle.

— Est-ce que, — articula-t-il, hésitant et perplexe, — est-ceque vous consentiriez à ce que je sois votre frère, missBeaumont ?

— Pourquoi pas ?

— Nous pourrions nous arrêter à Ghichester ensemble…

Elle réfléchit avant de répondre.

— Je vais allumer nos lanternes, — dit Hoopdriver. Il se penchasur la sienne, et frotta une allumette sur sa semelle. La jeunefille contempla à cette clarté la figure grave et attentive de sonchevalier. Comment avait-elle pu le trouver commun etabsurde ?

— Mais, il faut que vous me disiez votre nom, monsieur monfrère, — formula-t-elle.

— Heu… Carrington, — bredouilla M. Hoopdriver, après une courtepause.

Qui donc, par une nuit pareille, voudrait s’appelerHoopdriver ?

— Mais votre nom de baptême ?

— Mon nom de baptême ?… Heu… mon nom de baptême…Christian.

Il referma sa lanterne et se releva.

— Si vous voulez tenir ma machine, — fit-il, — je vais allumerla vôtre.

Elle approcha docilement, prit la machine, et, l’espace dequelques secondes, ils se trouvèrent face à face.

— Eh bien, frère Christian, mon nom est Jessie. — l’informa lajeune fille.

Leurs regards se rencontrèrent et toute la belle assurance duchevalier s’évanouit.

— Jessie, — répéta-t-il lentement.

La muette émotion qu’exprimaient ses traits troubla étrangementJessie. Elle éprouva le besoin de dire quelque chose.

— Ce n’est pas un nom si merveilleux, n’est-ce pas ? —questionna-t-elle avec un petit rire, pour rompre le sortilège.

Il ouvrit la bouche, la referma, puis, la figure soudaincontractée, il se baissa brusquement et ouvrit sa lanterne.

Elle le regardait, presque agenouillé devant elle, avec unebienveillance imprudente. Mais n’était-ce pas la pleine lune etl’heure du berger ?

Chapitre 21TRÊVE NOCTURNE

M. Hoopdriver conduisit le reste de ce voyage nocturne avec lamême dignité confiante et, s’il atteignit Chichester ce soir-là, cefut surtout grâce à la bonne chance qui le favorisa et à ce faitque la plupart des routes qui environnent une ville convergent versle centre. Tout d’abord on eût pu croire que Chichester et seshabitants étaient au lit, mais la devanture de l’Hôtel du LionRouge irradiait encore de chaudes lueurs jaunâtres. C’était lapremière fois que M. Hoopdriver s’aventurait dans les mystères d’unhôtel de première classe. Mais décidément, ce soir-là, il étaitd’humeur à affronter tous les périls.

— Ah ! ah ! vous avez fini par retrouver la jeunedame, — dit le garçon du Lion Rouge, car justement M.Hoopdriver s’était adressé à lui, cet après-midi-là, pour obtenirdes renseignements.

— Toute une méprise, — répondit M. Hoopdriver avec un superbeà-propos. — Ma sœur avait continué jusqu’à Bognor. Mais je laramène ici. L’endroit me plaît beaucoup, et le clair de lune estsimplement délicieux… Oui, nous avons dîné, merci et nous sommeséreintés… Vous ne voulez rien prendre, n’est-ce pas,Jessie ?

C’était véritablement délicieux d’avoir une pareille compagne,même à titre de sœur. Et quelle joie de l’appeler Jessie toutcourt, comme cela. Il s’en tirait merveilleusement, et n’hésita pasà s’en féliciter.

— Bonne nuit, sœurette, et de jolis rêves, — dit-il. — Je vaisjeter un coup d’œil sur ce journal avant de monter me coucher.

Et il pensait que c’était vraiment là mener la vie à grandesguides.

Jusqu’à la fin de ce plus merveilleux des jours, M. Hoopdriverse comporta de cette façon chevaleresque. Et ce jour, vous vous ensouvenez, avait commencé de très bonne heure, aux aguets, dans unepetite boutique d’épicerie-confiserie, voisine de l’Hôtel del’Ange, à Midhurst. Songez à tout ce qui s’était produitdepuis lors !

M. Hoopdriver se surprit bientôt à bâiller ; il tira samontre, constata qu’il était onze heures et demie, et, laconscience satisfaite de sa conduite héroïque, il pritmajestueusement le chemin de son lit.

Chapitre 22L’INTERMÈDE DE SURBITON

Ici, grâce à la glorieuse institution du sommeil, intervient denouveau une interruption dans notre récit. Ces absurdes jeunes genssont bordés sains et saufs dans leurs lits ; les pluschatoyantes billevesées leur trottent par la tête, mais, pendantles huit ou neuf prochaines heures, le cours des événements, en cequi regarde leur activité propre, est garanti contre toutdéveloppement nouveau. Tous deux dorment, et, vous serez sans douteétonné de l’apprendre, ils dorment paisiblement. Voici la jeunefille (à quoi en arrivent les jeunes filles de nos jours !) encompagnie d’un quidam qui lui est absolument étranger, d’un inconnude basse extraction et de langage douteux. Sans chaperon, ellen’est pourtant ni honteuse ni troublée ; à vrai dire, elles’imagine à présent être en parfaite sécurité, et elle éprouve mêmeun certain orgueil de la part qu’elle a prise aux événements. Puis,voilà notre M. Hoopdriver, le nigaud béat, en possession d’unebicyclette, d’une compagne et de deux noms qu’il s’est appropriéspar des moyens fort peu légaux ; il s’est établi, ainsiéquipé, dans un hôtel dont le tarif est fabuleusement au-dessus deses moyens, et cependant, tout en somnolant, il éprouve uneprodigieuse satisfaction de lui-même pour ces incomparablesfolies.

Il est des occasions où le romancier moralisateur ne peut que setordre les mains et laisser les choses suivre leur cours. Quoiqu’il en pense et même s’il s’en moque, il est fort possible quedemain matin, au saut du lit, M. Hoopdriver soit cueilli par lamaréchaussée et prié de s’expliquer sur le rapt de la bicyclette.En outre, à Bognor, — sans parler de ce lamentable vestige,Beauchamp, avec qui, Dieu merci, nous n’aurons plus à nouscommettre, — il y a une petite taverne où le beefsteak qu’acommandé M. Hoopdriver doit être depuis longtemps carbonisé ;dans la petite chambre qu’il a retenue, est resté son paquetd’affaires enveloppé de toile cirée, et sa bicyclette, par manièrede garantie, est soigneusement sous clé dans un hangar. Demain,Hoopdriver sera un mystère et l’on cherchera son cadavre tout aulong du rivage…

Mais jusqu’ici nous n’avons pas daigné accorder un regard à cefoyer désolé de Surbiton, foyer que vous ont rendu familier, sansaucun doute, les nombreuses interviews illustrées où l’infortunéebelle-mère…

Il est bon, avant d’aller plus loin, d’expliquer que cettebelle-mère vous est parfaitement connue. Voilà une petite surpriseque je vous ai tenue en réserve, et il n’y a aucune indiscrétion àvous révéler que c’est elle qui est Thomas Plantagenet, letalentueux auteur de ce livre hardi et spirituel, Une âme sansentraves ; à part cela, c’est une excellente femme, à safaçon ; seulement sa façon est quelque peu biscornue ettortueuse. De son vrai nom, elle s’appelle Milton. Elle est veuve,et veuve charmante, de dix ans seulement plus âgée queJessie ; et toujours elle a pris soin de dédier ses ouvragesles plus audacieux « à la mémoire vénérée » de son cher époux, pourbien indiquer, comprenez-vous, qu’il n’y a rien de personnel nid’autobiographique dans l’histoire. Malgré sa réputationlittéraire, elle est une des femmes les plus respectables qu’ilsoit possible d’imaginer. Elle porte des costumes corrects, dans unameublement correct, a des principes sévères sur le choix de sesconnaissances, va à l’église et parfois même participe à lacommunion dans un esprit ésotérique. Elle a pris tant deprécautions pour l’éducation de Jessie qu’elle ne lui a jamaispermis de lire Une âme sans entraves. Par une conséquencenaturelle, Jessie s’est empressée de savourer clandestinement cettelecture, et, mise en goût, passa de ce hors-d’œuvre à tout unfestin de littérature avancée. Mme Milton avait élevé la fille deson défunt époux non seulement avec beaucoup de précaution, maisencore avec une infinie lenteur, de sorte qu’à dix-sept ans Jessieétait encore une écolière intelligente, toute farcie de lectures,et, comme vous l’avez vue, d’une joliesse gracieuse d’adolescente.Toutefois, elle restait tout à fait à l’arrière-plan du petitcercle de célébrités littéraires insignifiantes qu’adorait ThomasPlantagenet.

Mme Milton n’ignorait pas quelle réputation d’homme dangereuxavait Beauchamp, mais l’inconduite qu’on réprouve chez la femme, onla tolère chez l’homme, et elle le laissait fréquenter sa maisonpour bien prouver qu’elle n’avait pas peur… mais elle oubliait detenir compte de Jessie.

Quand survint l’enlèvement, ce fut donc pour elle un doubledésappointement, car, par une sorte d’instinct, elle devinal’ingérence de Beauchamp dans l’affaire. Elle se comporta, enl’occurrence, selon la règle, et la règle, comme vous le savez,c’est de prendre des voitures, sans regarder à la dépense, devisiter tous ses amis intimes, de pleurer dans leur giron, engémissant parce que vous ne savez que faire. Si Jessie avait été sapropre fille, Mme Milton n’aurait pas parcouru plus de chemin, nipleuré d’avantage. Elle fit preuve de la douleur la plusconvenable, d’une douleur que, malgré ses manifestationsextérieures, elle ressentait.

« Thomas Plantagenet est une femme ravissante », écrivaientinvariablement les critiques, même ceux qui « éreintaient » avecpersistance ses volumes ; aussi, en tant qu’auteur à succès,et que veuve de trente-deux ans à bien plus grand succès, MmeMilton trouvait singulièrement horripilant d’avoir une belle-fillequi s’obstinait à grandir et à se transformer en femme ;aussi, elle l’avait laissée autant que possible à l’écart, etJessie, qui, depuis l’enfance, avait conservé d’abstraitespréventions à l’égard des belles-mères, s’irritait du peu de casqu’on faisait d’elle. Une rivalité et un antagonisme croissantss’élevaient entre les deux femmes, si bien que, sous les prétextesles plus futiles, — une épingle à cheveux perdue, ou le grincementd’un coupe-papier dans les pages d’un livre, — d’acrimonieusesaltercations éclataient. Il y a, somme toute, au monde, fort peu demalveillance préconçue, machinée, de méchancetés préméditées etcomplotées ; il est vrai que la stupidité de nos égoïsmesproduit des résultats équivalents, mais l’analyse éthique révèledes éléments différents. Quand vint le désastre, Mme Milton éprouvaun remords passablement sincère pour cette inimitié qui les avaitgraduellement éloignées l’une de l’autre et pour la part deresponsabilité qui lui revenait dans cet éloignement.

Vous pouvez vous imaginer quel genre de consolations luiprodiguaient ses amis, et quels papotages l’affaire provoqua dansles parages littéraires de West Kensington, de Notting Hill et deHampstead, dans les vertueuses demeures d’une profession jadisbohème. Ses « amis masculins », ses « champions », — car, en tantque femme de lettres charmante et jolie, elle en avait tout uncorps organisé, — furent extrêmement surexcités, lui témoignèrentune chaleureuse sympathie, se montrèrent énergiques et obligeants,lui dispensèrent généreusement leurs avis et leurs conseils, selonque leurs diverses dispositions les y portaient.

— Pas de nouvelles de Jessie ? — fut la pathétique entréeen matière, dans une dizaine de conversations mélancoliques maisintéressantes.

Pour ses amis masculins, Mme Milton ne fut peut-être pas aussidéliquescente qu’avec ses confidentes féminines, mais son attitudemoins larmoyante n’en était que plus émouvante. Pendant troisjours, c’est-à-dire le mercredi, le jeudi et le vendredi, on n’eutpas la moindre nouvelle des fugitifs.

On savait que Jessie, vêtue d’un costume cycliste avecjupe-culotte et montée sur une bicyclette de dame, marque Diamant,munie de pneus Dunlop, avec une selle à ressorts, était partie defort bon matin, n’ayant sur elle qu’une somme de deux livres etsept shillings et emportant seulement un petit nécessaire devoyage. On ne possédait pas d’autres renseignements. Elle avaitbien laissé une note à l’adresse de sa belle-mère, une déclarationd’indépendance, disait-on, une affirmation de son « moi »,contenant de longues et fort gênantes citations empruntées àUne âme sans entraves, mais cette épître, qu’on n’exhibaitqu’à quelques-uns et de la façon la plus strictementconfidentielle, ne donnait aucune indication précise sur lesprojets de la révoltée.

Mais le vendredi, assez tard dans la soirée, Mme Milton reçut lavisite d’un de ses amis masculins, Widgery, qu’elle avait prévenuun des premiers. Widgery revenait d’excursionner dans le Sussex, —il avait même encore son havresac sur le dos, — et il attesta qu’àun endroit appelé Midhurst, dans le bar d’un certain Hôtel del’Ange, une servante lui avait fait une description fortdétaillée d’une jeune dame en gris. Le signalement correspondait àcelui de Jessie. Mais qui était l’homme en brun ?

— La pauvre égarée ! Je vais immédiatement partir lachercher ! — annonça Mme Milton, la gorge serrée, se levantdéjà et portant la main à son cœur.

— Impossible ce soir. Il n’y a plus de train. Je m’en suisassuré avant de venir, — répondit Widgery.

— C’est un amour de mère que j’éprouve pour cette enfant !— gémit Mme Milton.

— Je le sais, je le sais, — attesta Widgery, la voix émue, carpersonne n’admirait ses photographies de paysage plus que MmeMilton. — Vous l’aimez, certes, bien plus qu’elle ne le mérite.

— Je vous en prie, ne soyez pas sévère à son égard… elle a étéabusée.

Son empressement, toutefois, — déclara-t-elle, — était unprécieux témoignage d’amitié ; à quoi il répliqua qu’ilregrettait de n’avoir pas de renseignements plus complets.Voulait-elle qu’il les suivît et ramenât la fugitive ? Ilétait venu en toute hâte, parce qu’il la savait dans l’anxiété.

— Vous êtes toujours si bon, — soupira-t-elle, et, d’un gesteinstinctif, elle lui prit et lui pressa la main. — Ah ! quandje pense à cette pauvre enfant !… En cet instant… Ce soir…C’est affreux !

Elle fixa ses regards sur le feu, qu’elle avait allumé au momentoù il entrait. La vive clarté de la flamme se jouait dans les plisde sa robe sombre et laissait ses traits dans une demi-obscuritépropice. Elle paraissait si délicate, si frêle pour subir depareilles épreuves !

— Il faut que je la retrouve ! — proféra-t-elle, sur un tonmagnifiquement résolu. — Mais je n’ai personne pourm’accompagner.

— Il faut qu’il l’épouse ! — proclama Widgery.

— Elle n’a pas d’amis, nous n’avons pas un ami… Deux femmesseules, sans appui…

Cette petite personne blonde était la femme que les gens qui laconnaissaient seulement d’après ses livres prétendaient audacieuse,impudente même. Tout cela, simplement parce qu’elle étaitintellectuelle, capable d’affections chaleureuses… Cette situationindiciblement pathétique navrait Widgery.

— Mme Milton… Hetty ! — balbutia-t-il.

Elle leva les yeux sur lui, des yeux débordants de larmes et dereconnaissante tendresse.

— Pas maintenant, — geignit-elle, — pas maintenant ! Ilfaut d’abord que je la retrouve.

— Oui, — approuva-t-il, saisi d’une émotion intense, car ilétait de ces gros hommes qui n’ont que des sentiments profonds. —Permettez-moi de vous aider… Oui, au moins cela, permettez-moi devous aider.

— Mais, — objecta-t-elle, — pouvez-vous me consacrer votretemps, à moi…

— À vous, certes.

— Mais que puis-je faire ? Qu’allons-nous faire ?

— Partir à Midhurst. Nous lancer sur ses traces. Elle y étaitencore jeudi soir, hier soir. Elle en est partie à bicyclette.Courage ! — conclut-il. — Nous la sauverons encore !

Elle lui tendit sa main qu’il étreignit.

— Courage ! — répéta-t-il, ravi de la gratitude qu’elle luitémoignait.

Cela promettait des alarmes et des excursions.

Elle tourna le dos au feu, et il s’assit soudain dans le vastefauteuil qui encadrait si bien ses dimensions. À ce moment, laporte s’ouvrit, et la bonne introduisit Dangle, qui lança un regardscrutateur à Widgery et à Mme Milton. Il y avait de l’émotion dansl’air, et il avait entendu craquer les ressorts du fauteuil. MmeMilton, qui avait rougi, témoigna d’un étrange besoin de donner desexplications.

— Vous aussi, — dit-elle, — vous êtes un de mes bons amis. Etnous avons de ses nouvelles, enfin.

C’était là décidément un avantage pour Widgery, mais Danglerésolut de se montrer, lui aussi, homme de ressource, et il réussitfinalement à se faire accepter pour l’expédition de Midhurst, àl’extrême déplaisir de Widgery. Avant la fin de la soirée, le jeunePhipps, un personnage imberbe, laconique, engoncé dansd’impeccables faux cols et adorateur fervent de la dame de céans,fut aussi enrôlé. Tous trois parcourraient la contrée. Mme Miltonparut se ranimer quelque peu, mais il était évident qu’elle étaittouchée, et elle déclara qu’elle ne savait pas vraiment ce qu’elleavait fait pour mériter des amis aussi dévoués. Sa voix s’altérasur la fin de la phrase ; elle se leva et fit mine de seretirer. Le jeune Phipps, plus prompt à agir qu’à parler, s’élançaet ouvrit la porte, fier d’être le premier.

— Elle est cruellement tourmentée, — dit Dangle à Widgery.

— Nous ferons tout ce que nous pourrons pour elle.

— C’est une femme merveilleuse, — reprit Dangle. — Si subtile,si complexe, si diverse. Cette histoire l’affecte grandement.

Le jeune Phipps ne dit rien, mais il n’était pas moins ému.

Et pourtant on prétend que les beaux temps chevaleresques sontloin.

Mais ce n’est ici qu’un interlude, introduit pour donner à nosjeunes vagabonds le temps de réparer leurs forces par un honnêtesommeil. Pour le présent, donc, nous nous abstiendrons d’assisterau départ de l’expédition de recherche, composée de Mme Milton,vêtue d’une robe grise simple et seyante, du gros Widgery qui aendossé un complet de chasse et chaussé de solides brodequins, dusvelte Dangle, correct et énergique, et du jeune Phipps, costumé enjoueur de golf et les jambes enchâssées dans d’admirables bas àcarreaux. Ils sont à nos trousses. Dans peu de temps nous lesaurons sur les talons.

Imaginez-vous de votre mieux les démarches concurrentes destrois compagnons à Midhurst : Widgery posant inlassablement desquestions ; Dangle en tirant d’ingénieuses conclusions, et lejeune Phipps si manifestement inférieur en tout, qu’il en eutconscience et s’en alla bouder en compagnie de Mme Milton, à lafaçon ordinaire de tous les gens laconiques du monde.

Mme Milton, triste, charmante, avait établi le quartier généralà l’Hôtel de l’Ange, et c’est Widgery qui régla sa note.Dans l’après-midi du samedi, ils se transportèrent à Chichester.Mais, à ce moment, nos fugitifs…

Vous serez renseignés sur leur compte, dans un instant.

Chapitre 23LE RÉVEIL DE MONSIEUR HOOPDRIVER

M. Hoopdriver s’agite sur son oreiller, entrouvre les paupières,et, le regard encore vague, bâille. Les draps et les couverturessont souples et agréables. Il tourne vers le plafond le nez pointu,excroissance rose sur fond blanc, qui chevauche l’insuffisantemoustache. Un nouveau bâillement plisse et ride ce nez, puis toutesles surfaces s’aplanissent. Les choses restent quelques minutes encet état.

Très lentement, il reprenait conscience. Une masse confuse decheveux parut ; un œil gris étonné se montra, puis deux. Unehoule soudaine bouleversa le lit, et le dormeur surgit, son coumaigre projeté brusquement hors des draps qu’il maintenait contrelui, et sa figure tournant en tous sens pour examiner la pièce. Ilremonta les draps jusqu’à son menton, parce que, me permettra-t-ond’expliquer, sa chemise de nuit se trouvait dans son paquetageresté en panne à Bognor. Il bâilla une troisième fois, se frottales yeux, fit claquer sa langue. À présent, il se rappelait presquetout… La poursuite, l’hôtel, l’audace craintive de son entrée, lerapide escamotage des bicyclettes, le clair de lune.

Tout à coup, repoussant les couvertures, il s’assit sur le borddu lit. Du dehors, arrivait un bruit de volets qu’on repousse et deportes que l’on déverrouille ; dans la rue, des sabots decheval et des roues retentissaient sur le pavé. M. Hoopdriverregarda sa montre : six heures et demi. Il parcourut d’un regardmoins indolent la chambre somptueuse.

— Seigneur ! Ce n’est pas un rêve, après tout ! Je medemande ce qu’ils vont me faire payer pour ces splendeurs.

D’un air méditatif, il caressait un de ses pieds roses ;puis, il se mit à se friser la moustache. Bientôt, il donna cours àun petit rire silencieux.

— Quelle galopade ! J’entre et je ressors, tambour battant,sous son nez, en enlevant la jeune personne. Bien combinés, lesplans. Parlez-moi des brigands de grands chemins. Au pied levé etd’emblée ! Il doit en faire une tête ! Il s’en est fallude peu dans la cour…

Il redevint subitement muet. Ses sourcils se soulevèrent, et lescoins de sa bouche s’abaissèrent.

— Sa… a… pristi ! — fit-il.

Il n’y avait pas encore songé. C’est bien compréhensible si l’onse rappelle le tourbillon qui termina la journée précédente. Maison voit les choses plus clairement à la lumière du jour.

— Je veux bien être pendu si je n’ai pas tout l’air d’avoir volécette maudite bicyclette… Bah ! Qui s’en soucie ? —ajouta-t-il, et l’expression de son visage fournit la réponse.

Ensuite il pensa à la Jeune Dame en Gris, essayant de donner untour plus héroïque à l’aventure. Mais, à cette heure matinale, avecun estomac vide, comme diraient les médecins avec leur irrespectcaractéristique, l’héroïsme ne se cultive pas avec autant defacilité qu’au clair de lune. La veille, tout cela avait paruexceptionnellement superbe et séduisant, et tout à faitnaturel.

M. Hoopdriver étendit le bras, atteignit son veston, l’étala surses genoux et d’une poche de côté, tira quelque monnaie.

— Quatorze shillings et six demi-pennies, — dit-il, tenant lespièces sur sa main gauche, et de la droite se caressant le menton.Il vérifia, en tâtant la place de la poche intérieure, la présencede son portefeuille.

— Cinq livres, quatorze shillings, six demi-pennies, reliquat… —murmura-t-il.

Laissant le veston sur ses genoux, il se plongea dans une autreméditation.

— Il n’y a pas de crainte de ce côté-là, — se dit-il enfin. —C’est la bécane qui me tracasse… Il ne faut pas penser à retournerà Bognor. Je pourrais la renvoyer par exprès, c’est certain, avecmes remerciements pour l’emprunt… N’ayant plus besoin de votreexcellente machine…

Ravi, il se prit à glousser, et s’amusa à confectionner unelettre délicieusement impudente. « M. J. Hoopdriver présente sescompliments à… »

Mais la note grave reprit le dessus.

— Je pourrais rouler jusque-là, en une heure, assurément, etprocéder à l’échange. Mon vieux clou n’est guère tentant… Et puisle monsieur me garde une dent, c’est sûr. Il peut me faire coffrer.Alors, elle serait dans le même embarras qu’avant,peut-être pire. Je suis son chevalier, son sauveur, et ça compliquebigrement les choses.

Son œil, qui ne cessait de parcourir la pièce, s’arrêta sur letub et la grosse éponge placés sur le tapis du milieu.

— Que diable veulent-ils qu’on fasse avec des seaux à crème decette dimension, dans une chambre à coucher ? — remarqua enpassant M. Hoopdriver. — Le mieux que nous ayons à faire, —reprit-il, — c’est en tout cas de déloger d’ici aussitôt quepossible… Je suppose qu’elle va reprendre le chemin de chez elle…Mais cette bécane qui me tracasse…

Pris d’un soudain accès d’énergie, il se dressa sur ses longuesjambes et voulut procéder à sa toilette. Alors, avec une certainestupéfaction, il se souvint que les objets nécessaires àl’opération étaient en panne à Bognor.

— Seigneur ! — Et il accompagna cette exclamation, d’unlong sifflement entre ses dents. — Sale blague ! Profits etpertes !… Profits : une sœur avec une bicyclette etaccessoires, quel prix ?… À bon compte pour la perte desbrosses à dents et à cheveux, de chemises de nuit, caleçons,chaussettes et objets divers… Tirons-nous-en comme nouspourrons.

Quand il en vint à la coiffure, il lui fallut, avec le plat desa main, lisser ses cheveux ébouriffés ; il n’obtint qu’unpiètre résultat.

— Glissons-nous dehors, allons nous faire raser, si possible,achetons une brosse et le reste… Dépenses imprévues. Ma barbe n’estpas trop visible.

Il passa sa main sur ses joues, s’examina attentivement dans laglace, releva avec soin les extrémités insuffisantes de samoustache ; puis, il se prit à méditer sur son beau physique.Il se reluqua de trois quarts, de gauche et de droite. Uneexpression de déplaisir se peignit sur ses traits.

— Tu n’y changeras rien à te lorgner davantage, mon vieux… Unpoireau monté en graine… Des épaules étroites…

Il s’appuya, les poings fermés, sur la table de toilette, et, lementon levé, se regarda de nouveau.

— Sapristi ! — s’exclama-t-il. — Quel cou ! Et quevient faire ici cette grosseur ?

Il s’assit sur le lit, les yeux toujours fixés sur la glace.

— Si l’on m’avait exercé convenablement, si j’avais été biennourri, si l’on ne m’avait pas extrait d’une stupide école pour meclaquemurer dans une stupide boutique… Oui, mais voilà… les vieuxne pouvaient guère faire autrement. Le maître d’école aurait pumieux faire, lui ; mais ça ne lui était pas commode non plus,le pauvre homme. Par la suite, quand on se trouve devant une fillecomme celle-là, c’est dur… Je me demande ce que le père Adampenserait de moi ?… Comme spécimen ?… La civilisation,hein ? L’héritage du passé. Je ne suis rien, je ne sais rien,je ne suis capable de rien… Dessiner, un peu. Pourquoi n’a-t-on pasfait de moi un artiste ?… Il a l’air bigrement camelote, ausoleil, ce complet cycliste… C’est pas la peine, mon vieux… fautpas te monter la tête à ce sujet-là : c’est pas dans tes moyens dejouer les amoureux… Mais il y a autre chose, tout de même. Tu peuxaider la jeune personne et tu l’aideras… Je suppose qu’elle varetourner chez elle… Et puis, il y a aussi l’histoire de la bécaneà arranger, mon garçon. En avant, Hoopdriver ! Si tu n’as pasle galbe épatant, ce n’est pas une raison pour rester là à attendrequ’on vienne te mettre la main au collet.

Revenu ainsi à une sorte de mélancolique contentement de soi,Hoopdriver s’attaqua une seconde fois à ses cheveux rebelles, avantde quitter sa chambre et descendre déjeuner. Pendant qu’onpréparait le couvert, il poussa une pointe vers la rue du Midi etse munit à nouveau d’un équipement sommaire.

— On ne regarde plus à la dépense, — marmonna-t-il, en seséparant d’un demi-souverain.

Chapitre 24LE DÉPART DE CHICHESTER

Il envoya quérir sa sœur à plusieurs reprises, et, quand ellefut descendue, il lui expliqua, avec un sourire enjoué, sasituation légale vis-à-vis de la bicyclette remisée dans lacour.

— Ça pourrait devenir désagréable, comprenez-vous ?

Son anxiété à ce sujet était visible.

— C’est fâcheux, en effet, — dit-elle, d’un ton très amical. —Déjeunons promptement et partons. J’ai besoin d’examiner tout celaavec vous.

Après cette nuit de repos, la jeune fille lui parut plus belleque jamais ; sa chevelure encadrait son front de deux grossesailes noires, et ses doigts sans gants étaient roses et frais. Etquel air résolu elle avait ! Le déjeuner lui parut unecérémonie importune et la conversation fut fraternelle maissommaire. Le maître d’hôtel majestueux en imposait à Hoopdriver,déjà fort embarrassé par la multiplicité des fourchettes. Mais ellel’appelait Christian tout court. Pour avoir un prétexte à parler,ils discutèrent leur itinéraire, sur une carte routière à bonmarché, mais ils évitèrent de se décider devant le garçon. Lebillet de cinq livres fut changé pour payer la note, et, grâce à laprétention qu’avait M. Hoopdriver de se montrer gentleman jusqu’aubout, le maître d’hôtel et la femme de chambre reçurent chacuncomme pourboire une demi-couronne et le garçon un florin.

— Une balade de vacances, — gouailla le garçon, sans la moindregratitude.

La mise en selle, en public, dans la rue, fut un instantd’effroi. Sur le trottoir opposé, un policeman s’arrêta pour lesregarder. À supposer qu’il traversât la chaussée et vînt demander :« C’est bien là votre bicyclette, monsieur ? » fallait-illivrer bataille, ou lâcher tout et fuir ? Hoopdriver passaquelques minutes de cruelle appréhension dans la traversée de laville, et sa roue d’avant menaça un moment de démolir une voiturede laitier. Cet incident le rappela au sens de la direction, et ilfit effort pour redevenir calme. Une fois dans la campagne, ilrespira plus librement, et la conversation s’engagea bientôt moinscérémonieuse.

— Vous nous avez fait sortir de Chichester à toute allure, —remarqua Jessie.

— Ma foi, — confessa Hoopdriver, — le fait est que je suisquelque peu tourmenté de me sentir en possession de cettebicyclette.

— C’est vrai, — dit-elle. — Je n’y pensais plus. Mais oùallons-nous ?

— Faisons encore un ou deux détours, si vous n’y voyez pasd’inconvénient, — répondit Hoopdriver. — Franchissons encore unmille ou deux. J’ai à penser à votre sécurité, comprenez-vous. Jeserai plus à l’aise. Si nous étions coffrés, voyez-vous ?… Nonpas que je le redoute pour ma part !

Ils pédalaient, en laissant sur leur gauche une mer grise etdiaprée. À chaque mille nouveau qu’ils mettaient entre eux etChichester, M. Hoopdriver se sentait un peu moins mordu par leremords, et un peu plus crâne. Il songeait plus volontiers qu’ilmontait une superbe machine, en accompagnant une jeune personne desplus élégantes. Que penseraient de lui ses camarades du magasin, sil’un d’eux l’apercevait ? Il se représenta en détaill’ahurissement de Miss Isaacs et de Miss Howe. « Ma parole !C’est M. Hoopdriver ! » s’exclamerait Miss Isaacs ; àquoi Miss Howe répliquerait par un : « Pas possible ! »emphatique. Puis, il plaisanterait avec Briggs, dont il serisquerait à essayer le tabac noir.

— Hein ? Quel coup si je leur présentais… ma sœurmomentanée, — se dit tout bas M. Hoopdriver.

Car il était son frère, son frère Christian… Christiancomment ?… Saperlipopette ! Harrington ?Hartington ?… Quelque chose comme cela, en tout cas. Il auraitsoin d’éviter ce sujet-là jusqu’à ce que sa mémoire lui redevîntfidèle. Il souhaita de pouvoir lui avouer la vérité, sur-le-champ.Énervé et soucieux, il reluqua de côté sa compagne. Elle avançait,les regards fixés droit devant elle, songeuse et perplexe,semblait-il. Il admira sa tenue superbe et remarqua qu’ellepédalait les lèvres closes, chose qu’il n’avait jamais pufaire.

L’esprit de M. Hoopdriver s’aventura dans l’avenir. Quelledécision allait-elle prendre ? Quelle ligne de conduiteadopteraient-ils tous les deux ? Ses pensées se ternirent deteintes plus sombres. Il l’avait arrachée au danger, et entreprisdu coup de la remettre saine et sauve en lieu sûr. C’était de sapart un bel exploit, une tâche virile. Elle devrait retourner chezelle, nonobstant la belle-mère. Il insisterait gravement etfermement sur ce point. Sans doute, elle paraissait d’humeurardente, d’un caractère fougueux, mais pourtant…

Il se demanda si elle avait de l’argent sur elle, et supputa leprix d’un billet de seconde classe d’Havant à Londres. À coup sûr,c’est à lui qu’incombait cette dépense, puisqu’il était ungentleman. L’accompagnerait-il jusque chez elle ? Il se mit àesquisser la scène du retour. La belle-mère, se repentant de sescruautés indicibles, serait présente, ainsi qu’un oncle ou deux,probablement, — car les gens riches ont aussi leurs tourments. Levalet de pied annoncerait : Monsieur… — au diable ce mauditnom ! — et Miss Milton. Les deux femmes tomberaient enpleurant dans les bras l’une de l’autre, et, à l’arrière-plan, sedresserait un chevaleresque personnage, vêtu d’un splendide completcycliste encore dans son neuf. Il dissimulerait ses sentimentsjusqu’à la fin. Puis, en prenant congé, il s’arrêterait sur leseuil, dans une de ces attitudes que savent seuls trouver lesacteurs de génie, et il articulerait lentement, d’une voix émue : «Soyez bonne pour elle. Oh ! Soyez bonne pour elle. » Et ils’en irait, le cœur brisé, visiblement, même pour les moinsperspicaces… Mais c’était prévoir d’un peu trop loin : il luifaudrait aborder bientôt la question du retour. Pas une voiture neles croisait sur la route, et comme, pendant ses méditations, ilétait resté quelque peu en arrière, il s’empressa de rejoindreJessie. C’est elle qui entama la conversation.

— Monsieur Denison, — commença-t-elle, puis, saisie d’un doute,elle s’arrêta : — C’est bien votre nom, n’est-ce pas ? Je suisabsolument stupide…

— C’est cela, — répondit M. Hoopdriver. (Denison ? Était-cevraiment ce nom-là ? Denison. Denison. Denison. Qu’est-cequ’elle disait donc ?)

— Je me demande jusqu’à quel point vous êtes disposé àm’aider.

Prodigieusement difficile de répondre d’emblée à une questioncomme celle-là, sans faire quelques embardées.

— Vous pouvez compter sur moi, — assura M. Hoopdriver,recouvrant l’équilibre après une voltige périlleuse. — Je puis vouscertifier que… que je suis disposé à vous aider beaucoup. Ne croyezpas… ou plutôt croyez-moi entièrement à votre service.

Était-ce bête de ne pas savoir tourner des phrases élégantespour dire ces choses-là.

— Je suis, voyez-vous, dans une fâcheuse situation, — reprit lajeune fille.

— Si je puis seulement vous aider… vous me rendrez trèsheureux.

Il n’en sut pas articuler davantage. À un tournant de la route,ils arrivèrent au pied d’une haie, devant un espace gazonné,parsemé de mille-feuilles et de reines des prés, avec le tronc d’unarbre abattu gisant sur l’herbe. Jessie ralentit, s’arrêta, puis,sa machine installée debout, la pédale sur une pierre, elle allas’asseoir.

— Ici nous serons à l’aise pour causer, — dit-elle.

— Oui, — agréa M. Hoopdriver, dans l’expectative.

La jeune fille, assise, un coude sur son genou et son mentondans sa main, le regard perdu devant elle, ne parla pas tout desuite. Enfin, avec des phrases et des expressions empruntées auxromans féminins du jour, elle commença :

— Je suis bien perplexe, mais résolue à vivre ma propre vie.

— Certes, — fit M. Hoopdriver. — C’est naturel.

— Je veux vivre, et je veux voir ce que c’est que la vie… Jeveux apprendre. Tout le monde me talonne, toutes choses meharcèlent… Je veux le loisir de réfléchir.

M. Hoopdriver était fort embarrassé, mais plein d’admiration. Ils’émerveillait de la façon claire et coulante dont la jeune filledébitait tout cela. Mais comment ne pas bien parler avec une gorgeet des lèvres pareilles ? Il se rendait compte qu’il n’étaitpas de force, mais il essaya de s’élever à la hauteur descirconstances.

— Il est certain, — dit-il, — que si vous vous laissiez pousserà faire des choses dont vous vous repentiriez plus tard, ce seraittout à fait bête.

— Et vous, n’avez-vous pas aussi envie d’apprendre ? —questionna-t-elle.

— J’y pensais justement ce matin, — bredouilla-t-il. Elle étaitbeaucoup trop absorbée par ses propres pensées pour remarquerl’indigence de cette réponse.

— Me voici lancée dans la vie, — reprit-elle, — et j’en suisterrifiée. Il me semble n’être qu’un grain de poussière attrapé parune roue tournant sans cesse. Pourquoi suis-je ici-bas ?Est-ce simplement pour y figurer quelque temps ? Voilà ce queje me demande… Je me le demandais il y a huit jours, je me ledemandais encore hier, je me le demande encore aujourd’hui… Toutessortes de petites choses arrivent, et les jours passent. Mabelle-mère m’emmène avec elle dans les magasins faire desemplettes ; des gens viennent prendre le thé, et c’est lethéâtre, le concert, les romans, qui vous prennent tout votretemps. Les roues de la destinée tournent, tournent sans trêve.C’est un horrible vertige. Je voudrais accomplir un miracle, commeJosué, et arrêter le tourbillon jusqu’à ce que j’aie gagné labataille. À la maison… c’est impossible.

— C’est bien cela, — approuva M. Hoopdriver d’un ton méditatif,en tirant sa moustache. — C’est comme delà que vont les choses.

Un souffle faible et tiède agita les arbres. Une aigrette defleur de pissenlit s’éleva dans l’air, entre les reines des prés,et vint heurter le genou de M. Hoopdriver contre lequel elles’éparpilla, chaque brin allant choir dans l’herbe, les uns pour ygermer, les autres pour y périr. Il les suivit de l’œil jusqu’à cequ’ils eussent tous disparu.

— Je ne puis retourner à Surbiton, — déclara la Jeune Dame enGris.

— Hein ? — s’écria M. Hoopdriver, se cramponnant bien viteà sa moustache. C’était là une perspective inattendue.

— Je veux écrire, voyez-vous, — expliqua la jeune personne. — Jeveux écrire des livres et être maîtresse de moi-même. Je ne puisretourner à la maison. Je veux me faire une position commejournaliste. On m’a dit… Mais je ne connais personne qui puissem’aider tout de suite. Je n’ai personne vers qui aller. Si, il y abien quelqu’un… c’est la maîtresse de ma pension. Si je pouvais luiécrire… Oui, mais où me ferais-je adresser une réponse ?

— Hum ! — fit M. Hoopdriver très grave.

— Je ne puis guère vous importuner davantage. Vous êtes venu àmon secours, vous avez assumé des risques…

— Cela ne compte pas, — interrompit M. Hoopdriver. — J’en suisdeux fois payé si vous me le laissez faire, pour ainsi dire.

— Vous êtes bien bon de me rassurer. On est si conventionnel àSurbiton, et je suis résolue à ne pas l’être, quoi qu’il m’en doivecoûter. Mais tant de choses nous contrarient, nous empêtrent… Si jepouvais seulement m’épanouir hors de tout ce qui m’entrave. Je veuxlutter, me faire ma place dans le monde. Je veux être maîtresse demon sort, choisir ma propre carrière. Mais ma belle-mère s’yoppose. Elle-même, elle agit à sa guise, et, pour soulager saconscience, elle est stricte avec moi. Si je rentre au bercailmaintenant, ce sera m’avouer vaincue, et alors…

Elle laissa à l’imagination de M. Hoopdriver le soin de devinerle reste.

— Je me figure la suite, — dit-il.

Impossible de ne pas l’aider. Mentalement, il se livrait à descalculs compliqués avec cinq livres dix shillings et deux pence. Duverbiage de la jeune fille, il concluait vaguement qu’elle fuyaitun mariage qui lui répugnait et qu’elle présentait les choses sousce jour par simple modestie. Le cercle de ses idées, à lui, étaitsi restreint !

— Voyez-vous, monsieur… ? Voilà que j’ai encore une foisoublié votre nom !

M. Hoopdriver semblait perdu dans l’abstrait.

— Vous ne pouvez certainement pas rentrer, tout de go, commecela, — déclara-t-il pensivement.

Ses oreilles étaient soudain devenues cuisantes et ses jouesécarlates.

— Mais quel est votre nom ?

— Mon… mon nom ? — balbutia Hoopdriver. — Heu… Benson,voyons !

— Monsieur Benson, c’est cela. Je suis vraiment stupided’oublier ainsi, mais je n’ai jamais pu me souvenir des noms. Jevais inscrire le vôtre sur ma manchette.

Elle tira un petit porte-mine en argent et écrivit le nom.

— Si je pouvais correspondre avec ma vieille amie, —reprit-elle, — je crois qu’elle pourrait m’aider à me faire une vieindépendante. Il faut que je lui fasse parvenir une lettre, ou queje lui télégraphie. Une lettre est préférable, je suppose, car onne peut guère donner d’explications par télégramme. Je suis sûrequ’elle m’aiderait.

De toute évidence il n’y avait, pour un gentleman, en lacirconstance, qu’un seul parti à prendre.

— En ce cas, — proposa M. Hoopdriver, — si vous ne craigniez pasde vous fier à un étranger, nous pourrions continuer comme noussommes… pendant un jour ou deux, peut-être, jusqu’à ce que laréponse vous arrive.

À supposer une dépense de trente shillings par jour, cela donnequatre jours, calculait mentalement M. Hoopdriver. Ah ! mais,voyons. Il lui restait cent six shillings… Quatre fois trente fontcent vingt… Disons trois jours.

— Vous êtes vraiment trop bon…

Le visage épanoui de M. Hoopdriver fut une éloquenteréponse.

— C’est bien, ajouta-t-elle, — j’accepte et merci. Je suisconfuse… C’est plus que je ne mérite, car vous…

Elle ne continua pas sur ce sujet, et, tout à coup :

— Combien avez-vous payé à Chichester ?

— Hein ? — fit M. Hoopdriver, feignant de n’avoir pascompris.

Là-dessus il y eut une brève discussion. Dans son for intérieur,il était enchanté qu’elle insistât autant pour lui rembourser sapart de dépenses. Finalement, elle triompha. La conversation revintà leurs plans immédiats pour la journée. Ils décidèrent de cheminertranquillement jusqu’à Havant, et gagner de là Fareham ouSouthampton, peut-être. La journée précédente les avait fourbus. Lacarte étalée sur ses genoux, M. Hoopdriver étudiait l’itinéraire,quand son regard tomba par hasard sur la bicyclette couchée à sespieds.

— Cette bécane, — remarqua-t-il, sans le moindre à-propos, —n’aurait plus du tout l’air d’être la même machine si, au lieu dece petit grelot, j’y mettais un gros timbre à double marteau.

— Pourquoi ?

— Oh ! une idée comme cela.

Un silence.

— Très bien, alors… En route, pour Havant et le déjeuner, — ditJessie, en se levant.

— Tout de même, — reprit M. Hoopdriver, — je regrette bien quenous n’ayons pu filer sans voler cette bicyclette, parce que c’estun vol, comprenez-vous, si l’on y réfléchit.

— Peu importe. Si M. Beauchamp vous cherche noise, je raconteraice qu’il en est à tout le monde… certainement.

— Je ne doute pas que vous le fassiez, — répliqua Hoopdriver,admirant cette énergie. — vous en auriez le courage, j’en suis biensûr.

S’apercevant tout à coup qu’elle était debout, il se leva à sontour et lui amena la machine de dame qu’elle prit et roula jusqu’àla route. Il alla chercher la sienne, qu’il examina.

— Quel aspect aurait-elle, cette bécane, si on lui donnait unecouche d’émail gris ?

Par-dessus son épaule, elle lança un coup d’œil vers la facegrave et inquiète de son compagnon.

— Pourquoi essayer de la travestir ou de la cacher ? —C’est une idée en passant, — répondit Hoopdriver.

Pendant qu’ils roulaient de conserve vers Havant, M. Hoopdriversongea, d’une façon transitoire, que l’entretien avait pris unetournure tout autre que celle à laquelle il s’attendait. Mais c’esttoujours ce qui arrivait, d’après l’expérience du brillantchevalier. Bien que sa sagesse eût, au dedans de lui, un visageaustère, que sa prudence fît sonner les pièces de monnaie, qu’unantique préjugé en faveur du principe de propriété lui fît hocherla tête, il y avait cependant autre chose en lui qui clamait àpleine voix pour étouffer ces murmures de bon conseil : la penséede pédaler à côté d’elle toute cette journée, toute celledu lendemain, et peut-être d’autres journées, encore ; de luiparler familièrement, d’être le frère de cette enfant vigoureuse,gracile et fraîche ; de passer des heures ravissantes,merveilleuses au-delà de toute imagination. Toutes sesélucubrations fantaisistes cédèrent la place à des espérances aussiimpalpables, aussi flottantes et chatoyantes qu’un coucher desoleil par un soir d’été.

À Havant, il profita d’un moment où il resta seul pours’acheter, chez un petit coiffeur de la rue principale, une brosseà dents, une paire de ciseaux à ongles, et une mixture à brunir lesmoustaches, article que le marchand recommanda chaleureusement etvendit en un tour de main à son client désorienté.

Chapitre 25UNE CHASSE AU LION INATTENDUE

Ils poursuivirent leur route jusqu’à Cosham, où ils déjeunèrentlégèrement mais à grands frais. Là, Jessie écrivit la lettre à samaîtresse de pension et la mit elle-même à la poste.

Alors, les pentes vertes de la colline de Portsdown lestentèrent, et, laissant les machines au village, ils grimpèrentjusqu’au fort silencieux qui les couronnait de briques rouges. Dusommet, la vue s’étendait sur Portsmouth et les agglomérationsadjacentes, sur les bras de mer encombrés, sur la Soient, par-delàlaquelle l’île de Wight s’entr’apercevait comme un nuage bleu dansune buée vaporeuse. Par un miracle imprévu, la culotte de cyclistede Jessie s’était, à l’auberge, transformée en une jupe trotteuse.M. Hoopdriver s’allongea gracieusement sur le gazon, alluma unecigarette, et contempla nonchalamment la ville forte qui s’étalaitcomme une carte sous leurs yeux, avec sa ligne de fortificationsintérieures semblable à un joujou d’enfant ; au-delà, aprèsquelques champs, commençaient les faubourgs de Landport et lamultitude fumeuse des maisons. Vers la route, à l’extrémité desbas-fonds de la baie, surgissait, parmi les arbres, la ville dePorchester.

Les inquiétudes de M. Hoopdriver avaient reculé à présent dansquelque recoin obscur de son cerveau, et cette imaginationdévergondée et demi-consciente que nous lui connaissons accaparaitla scène avec l’image de Jessie. Il se mit à spéculer surl’impression qu’il produisait. De nouveau, il se fit une opinionoptimiste de son complet, et, avec une certaine complaisance, passaen revue ses faits et gestes des dernières vingt-quatre heures.Ensuite, la pensée des perfections infinies de sa compagnel’éberlua.

Depuis le déjeuner, Jessie observait tranquillement soncavalier, le détaillait de plus près, pour ainsi dire. Elle ne ledévisageait pas ouvertement, parce qu’il ne cessait lui-mêmed’avoir les yeux sur elle. Ses soucis s’étaient apaisés et elleavait senti s’éveiller sa curiosité concernant ce jeune hommesingulier, chevaleresque et respectueux. Elle se rappelait aussi lecurieux incident de leur première rencontre, et éprouvait quelquedifficulté à s’expliquer le personnage. La connaissance qu’elleavait du monde se réduisait à peu près à rien, et provenait surtoutde ses lectures ; son ignorance, sur ce point, ne saurait doncêtre confondue avec l’imbécillité. Jessie eut recours, pour serenseigner sur le compte du soi-disant Benson, à divers artificesadroits. Elle apprit ainsi qu’il ne savait pas le français, sinon «siwouplé », terme qu’il paraissait considérer comme une de cesexcellentes plaisanteries qui égaient un repas. Son anglais avaitquelque chose d’incertain, mais ce n’était pas cependant le jargonqui, d’après les livres qu’elle avait lus, caractérisait lesclasses inférieures. Ses manières, jugeait-elle, étaient bonnes, ensomme, d’une politesse excessive, peut-être, et démodée. Une foisil l’appela « Madame ». Il semblait être un homme ayant de l’argentet des loisirs ; mais il ne savait rien des concerts, duthéâtre et des livres. À quoi employait-il son temps ? Ilétait certainement chevaleresque, et d’esprit quelque peu simple.Elle s’imagina, tant il est vrai que l’habit transforme le moine,qu’elle n’avait jamais rencontré un homme de ce genre-là. Quepouvait-il bien être ?

— Monsieur Benson ? — fit-elle, rompant un silencequ’absorbait le paysage.

— À votre service, — dit l’interpellé, se retournant sur uncoude, et, le menton sur son poing, regardant Jessie.

— Est-ce que vous peignez ? Êtes-vous artiste ?

— Ma foi ! — répondit-il, en laissant après ses mots unepause judicieuse, — je ne voudrais pas me compter parmi lesartistes, comprenez-vous ? Je peins un peu… et je dessine… despetites choses.

Il arracha un brin d’herbe, qu’il se mit à mâchonner, et ce nefut pas tant le besoin de mentir que sa trop vive imagination quile poussa à ajouter :

— Des dessins… des petites choses… dans les journaux.

— Je comprends, — proféra à mi-voix Jessie, qui le reluquaitpensivement.

Les artistes forment à coup sûr une classe fort hétérogène, etles gens de talent ont la manie de se rendre un peu bizarres. Ildétourna les yeux, en mordillant son brin d’herbe.

— Rien de bien sérieux, — protesta-t-il.

— Ce n’est pas votre profession ?

— Oh ! non, — s’écria Hoopdriver, désireux maintenant debiaiser. — Je n’en fais pas une occupation régulière. De temps àautre, quelque chose me passe par la tête et je le barbouille. Non,je ne suis pas un artiste régulier.

— Vous ne pratiquez donc aucune profession régulière ?

M. Hoopdriver leva la tête vers sa compagne qui le fixait d’unregard tranquille et candide. Il eut vaguement l’idée d’assumer ànouveau le rôle de détective.

— Eh bien, voilà, — répondit-il, pour gagner du temps. —J’exerce une sorte de profession… seulement on a quelquefois desraisons pour… Du reste, c’est peu de chose, — débita-t-ilévasivement.

— Je vous demande pardon de cet interrogatoire.

— Ça ne fait rien, absolument rien, — assura M. Hoopdriver. —Toutefois, je ne puis guère… je m’en rapporte à vous… car je netiens pas autrement à en faire mystère…

Se lancerait-il hardiment et serait-il avocat ? C’était là,au moins, une profession ayant un prestige suffisant, mais elleconnaissait peut-être la partie ?

— Je crois qu’il n’est pas difficile de dire qui vous êtes, —insinua-t-elle.

— Eh bien ! dites, — invita M. Hoopdriver, heureux de cerevirement.

— Vous venez des colonies.

— Par exemple ! — s’écria M. Hoopdriver, offrant la voile àcette brise nouvelle. — Comment diable avez-vous pu trouvercela ?

Quand on pense qu’il était né dans un faubourg deLondres !

— Je l’ai deviné, — minauda-t-elle.

Il écarquilla les yeux comme quelqu’un qui n’en revient pas, etarracha un second brin d’herbe.

— Et vous avez fait vos études en province.

— Bon, encore une fois, — ratifia M. Hoopdriver. — Vous pouvezdire que vous êtes clairvoyante. Et quelle colonieest-ce ?

Il passa le poids de son corps du coude gauche au coude droit,et mordilla, toujours souriant, le brin d’herbe. — Cela, je n’ensais rien.

— Devinez-le aussi, — intima Hoopdriver.

— L’Afrique du Sud. J’incline fortement pour l’Afrique duSud.

— L’Afrique du Sud est une contrée vaste.

— Enfin, vous êtes de l’Afrique du Sud.

— Vous brûlez, en tout cas, — affirma Hoopdriver, pendant queson esprit rassemblait hâtivement tout ce qu’il possédait deconnaissances sur le pays.

— C’est bien l’Afrique du Sud ? — insista-t-elle.

Il se retourna derechef et hocha la tête, avec un sourireapprobateur.

— Ce qui m’a fait penser à l’Afrique du Sud, voyez-vous, c’estle roman d’Olive Schreiner : l’Histoire d’une FermeAfricaine. Gregory Rose vous ressemble tellement !

— Je n’ai jamais lu l’Histoire d’une Ferme Africaine, —répondit Hoopdriver. — Je tâcherai de la lire. Comment est-il, ceGregory ?

— Il faut absolument que vous lisiez ce livre. Ce doit être unemerveilleuse contrée, avec son mélange de races, sa civilisationtoute neuve repoussant peu à peu l’antique sauvagerie. Étiez-vousdans le voisinage de Khama ?

—Oh ! non, il n’habitait pas de notre côté, lui, — sefourvoya M. Hoopdriver, confondant villes et gens. — Nous avionsune petite entreprise d’élevage d’autruches, quelques centaines, ducôté de Johannesburg.

— Sur les bords du Karroo, probablement ?

— Tout juste. Une partie du terrain était à nous,heureusement ! Ça ne marchait pas mal, en ce temps-là. Mais iln’y a plus d’autruches dans cette région, à l’heure actuelle.

Il avait à ce moment, une mine d’or dans la tête, mais il s’entint là, laissant ses paroles produire leur impression, sanscompter qu’il s’était soudain aperçu, avec une sorte de chocdésagréable, qu’il mentait.

— Que sont devenues les autruches ?

— Nous les avons vendues en bloc en cédant la ferme… Mepermettez-vous de fumer une autre cigarette ?… C’est quand jen’étais encore qu’un bambin que nous avions cette ferme àautruches.

— Aviez-vous des nègres et des Boers pour les travaux ?

— Des tas ! — assura M. Hoopdriver, grattant une allumettesur sa chaussure, et sentant des chaleurs lui monter à la tête à laperspective des responsabilités nouvelles qu’il s’attirait.

— Comme c’est intéressant ! Moi, voyez-vous, je n’ai jamaisquitté l’Angleterre que pour aller à Paris, en Suisse, et àMenton.

— On se fatigue de voyager, au bout de quelque temps, c’estnaturel.

— Parlez-moi encore de votre ferme du Sud de l’Afrique. Cela mestimule toujours l’imagination de penser à ces pays. Je vois trèsbien un troupeau de grandes autruches menées par un berger nègreau… au pâturage, je suppose. Est-ce que les autruchesbroutent ? De quoi se nourrissent-elles ?

— Hum ! — fit Hoopdriver. — Elles ont des nourrituresvariées selon leur goût, voyez-vous. Il y a des fruitsnaturellement, et d’autres produits comme cela. On leur fait despâtées, aussi, comme aux petits poulets. Il faut connaîtreexactement leurs habitudes.

— Avez-vous vu des lions ?

— Ils n’étaient guère communs dans notre district, réponditHoopdriver, avec modestie. — Mais j’en ai vu, certes, deux ou troisfois.

— Pensez donc ! Voir des lions ! Et vous avez eupeur ?

M. Hoopdriver était à présent absolument désolé d’avoir acceptécette position coloniale. Il tira quelques bouffées de sacigarette, parcourut d’un œil nonchalant la Soient, tandis qu’enson esprit il décidait du sort du lion.

•— Je n’en ai guère eu le temps, — expliqua-t-il, — ça s’estpassé si vite.

— Racontez-moi cela.

— Je traversais l’enclos où l’on enfermait les autruches àl’engrais…

— Oh ! alors, vous mangiez de l’autruche ? Je nesavais pas que…

— Si nous en mangions ?… Souvent. Et elles sont fortbonnes, ma foi, surtout farcies. Donc… heu !… Je… Jetraversais l’enclos, quand je vois au clair de lune quelque chosequi se dresse et qui me fixe.

M. Hoopdriver était inondé d’une transpiration fébrile, et sesfacultés d’invention menaçaient de le laisser en plan.

— Heureusement, — reprit-il, — que j’avais avec moi la carabinede mon père. Je n’en menais pas large, je vous assure. (Un tempsd’arrêt, pour tirer une bouffée de sa cigarette.) Je visail’extrémité qui me parut être la tête… je pressai la détente (uneautre bouffée)… et l’animal fit la culbute.

— Mort ?

— Il n’en valait guère mieux. Ce fut l’un des meilleurs coups defusil que j’aie tirés. Et je n’avais guère plus de neuf ans, àl’époque.

— J’aurais poussé des cris et pris la fuite.

— Il y a des moments où l’on ne peut pas fuir, — déclara M.Hoopdriver. — D’ailleurs, la fuite aurait été la mort.

— C’est la première fois que je vois un tueur de lions, —s’écria Jessie, qui prenait évidemment une bien meilleure opinionde son champion.

Le soi-disant colonial garda le silence. La jeune fille parutméditer de nouvelles questions. M. Hoopdriver tira vivement samontre.

— Hé, hé ! ne croyez-vous pas qu’il serait temps deredescendre ?

Il était rouge jusqu’aux oreilles et elle attribua cetteconfusion à sa modestie. Il se leva, avec un lion ajouté au fardeaude sa conscience, et il tendit la main à Jessie pour l’aider à semettre sur pieds.

Ils regagnèrent Cosham, reprirent leurs machines et pédalèrentsans hâte au long du rivage septentrional de la vaste baie. Mais M.Hoopdriver ne se sentait plus heureux. Ce grossier mensongealourdissait sa mémoire. Pourquoi avait-il mentipareillement ?

Par bonheur, elle ne lui posa plus de questions sur l’Afrique duSud ; du moins, pas avant qu’ils eussent atteint Porchester.Elle parla surtout de vivre sa propre vie et de la façon dont leshabitudes pesaient sur l’existence, comme des chaînes. Ellediscourait admirablement, et mettait en fièvre l’esprit de M.Hoopdriver. Auprès du château, celui-ci attrapa plusieurs crabesdans des flaques d’eau. À Fareham, ils firent halte pour prendre lethé, et se remirent en route vers le coucher du soleil, avec unevigueur nouvelle dont vous apprendrez bientôt la cause.

Chapitre 26LES PÉRIPÉTIES DE L’EXPÉDITION

Revenons maintenant à ces énergiques chevaliers, Widgery, Dangleet Phipps et à leur dame éplorée, « Thomas Plantagenet, bien connuedans la société comme la belle madame Milton », disaient lesnotices mondaines. Nous les avons laissés, si j’ai bonne mémoire, àla gare de Midhurst, attendant le passage du train de Chichester.Les membres de l’expédition s’accordaient à reconnaître que MmeMilton supportait avec un courage inébranlable un chagrin presqueécrasant. Les trois gentlemen rivalisaient de prévenancessympathiques ; ils la surveillaient gravement, presquetendrement. Le corpulent Widgery tortillait sa moustache, et, avecses yeux bruns, soumis et débonnaires, il exprimait son indicibledévouement ; le svelte Dangle tirait lui aussi sa moustache etfaisait tout ce qu’il pouvait de ses yeux gris. Phipps,malheureusement, n’avait pas de moustache à laquelle imposer lesmêmes risques, aussi il croisait les bras et, pour distraire un peula pauvre femme, dissertait, d’un ton vaillamment indifférent, del’administration des chemins de fer. Et Mme Milton elle-mêmeressentait jusqu’au fond du cœur une tristesse exaltée, qu’ellemanifestait d’une douzaine de façons délicates et féminines.

— Il n’y a rien à faire tant que nous ne serons pas àChichester, — déclara Dangle, — absolument rien.

— Rien, — approuva Widgery, qui murmura à l’oreille de la dame :— Vous n’avez vraiment presque rien pris, en déjeunant.

— Leurs trains sont toujours en retard, — remarqua Phipps,promenant les doigts sur le bord de son faux col.

Il faut vous dire que Dangle était critique littéraire,sous-directeur d’un journal hebdomadaire, et se glorifiait d’êtrele compagnon intellectuel de Thomas Plantagenet. Le gros Widgerydirigeait une agence de banque et passait pour un enragé joueur degolf ; il ne pensait jamais à ses relations avec la belle MmeMilton sans que lui vinssent à l’esprit les premiers vers d’uncharmant vieux poème :

Douglas, Douglas, amant tendre et fidèle !

Il avait pour prénom Douglas : Douglas Widgery.

Phipps était encore étudiant en médecine, et il mettait auxpieds de la dame son cœur, le cœur d’un homme du monde. Mme Miltonse montrait, à sa façon, bienveillante à tous, et elle insistaitpour qu’ils fussent amis tous trois, malgré leurs dispositionsostensibles à la critique réciproque. Dangle traitait de philistinWidgery qui n’appréciait que grossièrement les mérites d’Uneâme sans entraves. Widgery jugeait que Dangle manquait desentiments humains et qu’il était capable d’exprimer n’importequelle opinion, pourvu qu’elle lui parût spirituelle. Tous deuxpartageaient l’avis que Phipps était un butor, et Phipps tenaitpour certain que Dangle et Widgery formaient un couple d’ineffablesimbéciles.

— Ils ont dû arriver à Chichester pour l’heure du déjeuner, unpeu après même, — supputa Dangle dans le train. — Il n’y a pas, surla route, d’autre localité suffisamment importante. Aussitôt quenous serons parvenus à destination, il faudra que Phipps ailledemander dans tous les principaux hôtels si une personne répondantau signalement de Jessie n’a pas déjeuné là.

— Oh ! j’irai bien volontiers, certes — répondit Phipps, —et je suppose que, pendant ce temps-là, Widgery et vous, vous vousprélasserez…

Il discerna une expression peinée sur les traits de Mme Miltonet il se tut brusquement.

— Non, — répliqua Dangle, — nous ne nous prélasserons pas, commevous dites. Il y a deux endroits à Chichester que visitent lestouristes : la cathédrale et un musée qui est remarquablementintéressant. J’irai à la cathédrale où je m’informerai si l’on n’apas vu la fugitive, et Widgery…

— Le musée, très bien. Et ensuite il y a une ou deux petiteschoses auxquelles j’ai pensé pour mon compte, — annonçaWidgery.

En débarquant, ils emmenèrent en cortège Mme Milton jusqu’àl’Hôtel du Lion Rouge, où ils l’installèrent devant un thécomplet.

— Vous êtes si bon pour moi, tous les trois, —soupira-t-elle.

Ils opposèrent à ce trop gracieux compliment de muettesprotestations, et chacun d’eux partit à la découverte. Vers sixheures, ils revinrent, leur zèle un peu refroidi, et sansnouvelles. Widgery reparut en compagnie de Dangle.

— Êtes-vous bien sûr, — demanda Widgery, — que votre hypothèsesoit juste ?

— Absolument, — certifia assez sèchement Dangle. — En tout cas,— insista Widgery, — le fait qu’ils sont partis de Midhurst par laroute de Chichester ne garantit pas qu’ils n’aient changé d’idée enchemin.

— Mais si, mon cher, c’est une garantie, assurément. Vousaccorderez que j’ai eu assez d’intelligence pour songer aux routesde traverse. Vous pouvez me faire cette générosité-là. Eh bien, iln’y a aucune route de traverse qui puisse les tenter.Tourneraient-ils ici ? Non. Tourneraient-ils là ? Encoremoins. Il y a, dans les décisions humaines, bien plus d’élémentsinévitables que vous ne le pensez.

— Nous verrons bien ! — répondit Widgery, à la fenêtre. —Voici Phipps qui rentre. Pour ma part…

— Phipps ? — s’écria Mme Milton. — Est-ce qu’il se dépêche.Est-ce qu’il a l’air… ?

Dans son empressement, elle se leva, mordant sa lèvretremblante, et se dirigea vers la fenêtre.

— Pas de nouvelles, — dit Phipps, en ouvrant la porte.

— Ah ! — fit Widgery.

— Aucune ? — questionna Dangle.

— Tout de même, — répliqua Phipps. — J’ai vu un type qui racontequ’un individu en costume de cycliste lui posait la même questionhier à cette heure-ci.

— Quelle question ? — gémit Mme Milton, dans l’ombre de lafenêtre. Elle parlait d’une voix basse et presque indistincte.

— Mais, s’il avait vu une jeune dame en costume gris.

Dangle prit sa lèvre inférieure entre son pouce et sonindex.

— Bizarre coïncidence ? — réfléchit-il, tout haut. —Hier ? Un individu qui s’enquérait d’elle ? Qu’est-ce quecela peut bien vouloir dire ?

— Je l’ignore, mais vous n’avez qu’à tirer des conclusions, —riposta d’un ton ironique Phipps, en s’asseyant d’un air las.

— Quelle sorte d’homme ?

— Comment le saurais-je ? En costume de bicycliste, m’a ditle type.

— Mais de quelle taille, de quelle teinte ?

— Je ne l’ai pas demandé.

— Vous n’avez pas songé à le demander ? Allons donc !— se récria Dangle.

— Allez vous en informer vous-même, — repartit Phipps. — C’estun garçon de l’Hôtel du Cerf, court, trapu, avec unefigure rubiconde et des manières bourrues. Il est appuyé contrel’imposte de la porte cochère. Il souffle des relents de whisky.Allez l’interroger.

— Certainement, — dit Dangle, prenant son chapeau de paille surle chiffonnier, au-dessous d’un oiseau empaillé. — Ça ne m’étonnepas !

Phipps ouvrit la bouche, mais se ravisa.

— Vous êtes fatigué, j’en suis sûre, mon pauvre M. Phipps, —fit, d’un ton affable et triste, Mme Milton. — Je vais sonner pourqu’on vous apporte du thé.

Phipps se rendit compte, soudain, qu’il s’était départi de sonattitude chevaleresque.

— J’étais vexé de la façon désinvolte avec laquelle il m’adésigné ma part de la besogne, — s’excusa-t-il. — Mais j’en feraicent fois autant pour que vous la retrouviez… J’accepte un peu dethé.

— Je ne voudrais pas donner de faux espoirs, — commença Widgery,— mais je ne crois pas qu’ils aient mis le pied à Chichester.Dangle est un fort habile homme, certes, mais, parfois, avec samanie de tirer des conclusions…

— Sapristi ! — proféra tout à coup Phipps.

— Qu’avez-vous ? — bégaya Mme Milton, surprise etalarmée.

— Quelque chose que j’ai oublié. Je suis sorti d’ici, j’aiexploré tous les hôtels de l’endroit, sans même penser… Maisn’importe. Je le demanderai au garçon quand il va venir.

— Comment ! Vous n’avez pas… On frappa, et la portes’ouvrit.

— Du thé, madame ? Bien, madame, — fit le garçon.

— Une minute, — l’apostropha Phipps. — Est-ce qu’une personnevêtue d’un costume gris, une dame à bicyclette…

— Descendue ici, hier. Oui, monsieur, passé la nuit, avec sonfrère, un jeune monsieur…

— Son frère ! soupira Mme Milton. — Ah ! tant mieux,tant mieux.

Le garçon lui lança un rapide coup d’œil et démêla aussitôt lasituation.

— Avec un jeune homme, oui, monsieur, très généreux de sonargent. Donné le nom de Beaumont.

Il fournit encore d’autres détails oiseux, et Widgery lui fitsubir un interrogatoire sur les plans présumés du jeune couple.

— Havant ? Où est-ce cela, Havant ? Il me semble quej’ai souvenir de ce nom-là, — allégua Phipps.

— L’homme était-il grand, distingué, avec une longue moustacheblond pâle, et une voix traînante ? — débita, anxieuse, MmeMilton.

— Heu ! — fit le garçon, en réfléchissant. — On ne peut pasdire que sa moustache était longue… clairsemée plutôt, et des poilsraides, l’air tout jeune.

— Trente-cinq ans environ, n’est-ce pas ?

— Pardon, madame, plutôt vingt-cinq, oui, à peine.

— Bonté divine ! — articula Mme Milton, d’une étrange voixblanche, tout en cherchant son flacon de sels et faisant preuved’un grand empire sur elle-même. — Ce doit être son plus jeunefrère. Oui, probablement.

— Cela suffit, merci, — prit sur lui de dire Widgery, comprenantque Mme Milton supporterait mieux cette nouvelle surprise si cetémoin gênant n’était plus là.

Le garçon tourna les talons pour se retirer, et se heurtapresque à Dangle qui revenait surexcité, pantelant, en maintenantson mouchoir sur son œil droit.

— Eh ! bien, que se passe-t-il ? — questionna-t-ilaussitôt.

— C’est à vous qu’il faut demander ça, — répliqua Phipps.

— Oh ! rien, une simple altercation avec cet ivrogne del’Hôtel du Cerf. Il est convaincu qu’on a ourdi un complotcontre sa tranquillité, et que la jeune dame en gris est uneinvention. C’est ce qu’il a conclu d’après vos façons… Je me suisprocuré une mince tranche de viande crue pour mettre dessus… Maisvous avez des nouvelles, je vois.

— L’homme vous a-t-il frappé ? — voulut savoir Widgery.

— Ne puis-je rien y faire ? — compatit Mme Milton, qui seleva et s’avança.

Non, non, racontez-moi les nouvelles, — refusa Dangle, héroïque,la moitié du visage caché par le mouchoir.

— Eh ! bien, voici, — commença Phipps, fournissant lesexplications d’assez mauvaise grâce, sous le feu roulant descommentaires de Widgery.

Comme il achevait, le garçon entra avec le plateau et le serviceà thé.

— Un horaire des trains, vivement, — ordonna Dangle.

Mme Milton versa deux tasses de thé, que Phipps et Danglevidèrent sans s’asseoir.

Quelques secondes de plus, et ils manquaient le train. En avantpour Havant et les recherches !

Dangle se complimentait avec fatuité de ce que ses conclusionsfussent justes ; puis, faisant remarquer que, par-delà Havant,la route de Southampton monte continuellement à flanc de colline,avec la mer sur la gauche, il imagina un plan magnifique pourcerner à coup sûr les fugitifs. Avec Mme Milton il irait jusqu’àFareham, tandis que Widgery et Phipps descendraient chacun à unedes stations intermédiaires de Cosham et de Porchester, pour lesrejoindre par le train suivant s’ils n’obtenaient aucunrenseignement. S’ils n’arrivaient pas au rendez-vous, un télégrammebureau restant à Fareham en expliquerait la cause. C’était un planvéritablement napoléonien, qui consola amplement Dangle dessarcasmes que les gamins d’Havant décochèrent au mouchoir quiprotégeait toujours son œil endommagé.

Du reste, le plan réussit à la perfection. Il s’en fallut d’uncheveu que les fugitifs ne fussent pinces. Ils se préparaient àpartir, devant l’Ancre d’Or, à Fareham, au moment où MmeMilton et Dangle débouchaient de la rue de la gare.

— C’est elle ! — haleta Mme Milton prête à piquer unecrise.

— Chut, — fit Dangle, saisissant le bras de la dame ; dansson animation, il enleva le mouchoir et laissa voir la tranche deviande crue, spectacle stupéfiant bien capable de calmer les nerfsles plus surexcités.

— Soyez calme ! — conseilla Dangle, sous son cataplasmetruculent. — Il ne faut pas qu’ils nous voient, ou bien ilsdéguerpiraient. Avez-vous remarqué s’il y avait des voitures à lagare ?

Le jeune couple sauta en selle et disparut au tournant de laroute de Winchester. Si elle n’eût craint de se faire remarquer enpublic, Mme Milton se serait évanouie.

— Sauvez-la ! — balbutia-t-elle.

— Vite, une voiture, — clama Dangle. — Une minute, jereviens.

Il l’abandonna dans une attitude fort pathétique, la main sur lecœur, et il se précipita dans la cour de l’Ancre d’Or. Ledog-cart serait prêt dans quelques instants… Il ressortit,débarrassé de sa tartine de viande, et l’on pouvait voir laboursouflure rouge encore de son œil.

— Je vais vous reconduire à la gare, revenir ici enhâte, et me lancer à leur poursuite. Vous attendrez Widgery etPhipps et leur direz que je suis sur la bonne piste.

Il la ramena précipitamment à la gare, et l’y campa en pleinsoleil, sur un banc de bois dont la peinture s’écaillait. Elle sesentait fatiguée, agacée, chiffonnée, poussiéreuse. Sans douteDangle était énergique et dévoué ; mais, pour des manièresprévenantes, des petits soins, des gâteries, elle se recommandait àDouglas Widgery.

Pendant ce temps, Dangle, le visage enluminé par le soleilcouchant, conduisait de son mieux sur la route de Winchester ungrand carcan noir attelé à un cabriolet. Dangle, laissant à partson œil tuméfié, était un petit homme d’aspect raffiné, avec un coulong et mince, coiffé d’une casquette de chasseur et vêtu d’uncomplet gris sombre. Figurez-vous ce cabriolet, véhicule en boismassif et haut perché, tiré par un cheval à l’avenant, avec desjambes noueuses, une longue tête, une bouche rebelle, et ses sabotsde derrière heurtant les fers de devant. Clac, clac, clac, clac,frappait-il en trottinant, et, auprès de l’église, il fit unformidable écart à la vue d’une voiture d’enfant dont la capoteétait relevée.

L’histoire de l’expédition devient désormais confuse. Il sembleque Widgery ait manifesté une indignation extrême en trouvant MmeMilton abandonnée sur le quai de la gare. Bien qu’il eût commencéla journée dans les meilleures et les plus nobles intentions, lesvicissitudes du voyage l’irritaient et il parut enchanté d’avoir unprétexte justifié pour donner libre cours à sa mauvaise humeur.

— C’est un être absolument instable, — déclara Widgery. — Ilprend la poudre d’escampette, et il suppose que nous allonsl’attendre ici jusqu’à ce qu’il revienne… C’est, ma foi,probable ! Il est si égoïste, ce Dangle, il faut toujours quece soit lui qui ait la direction de tout, et pour tout embrouiller,encore !

— Il s’efforce de m’être utile, — remarqua Mme Milton, sur unton de léger reproche, en touchant le bras du bouillantDouglas.

Mais Widgery était trop bien lancé pour s’amadouer du premiercoup.

— Il n’a pas besoin de gêner les autres qui s’y efforcent toutautant ! — bougonna-t-il. — Mais à quoi bon récriminer,d’ailleurs ?… Vous êtes exténuée.

— Oh ! mais je puis continuer, — assura-t-elle d’un tonenjoué. — Maintenant surtout, que nous avons l’espoir de larejoindre.

— Pendant que je flânais dans Cosham, j’ai acheté une carte dela contrée. — Il la tira et la déplia. — Ici, voyez-vous, est laroute qui sort de Fareham.

Alors, avec la calme délibération d’un homme d’affaires, ilprocéda au développement d’un plan d’action, d’après lequel ilsdevaient, sans délai, prendre le train pour Winchester.

— Ils sont certainement en route pour Winchester, —expliqua-t-il.

L’hypothèse paraissait indiscutable. Le lendemain était undimanche, Winchester une ville à cathédrale, et la route ne menaità aucune autre localité ayant la moindre importance.

— Mais, monsieur Dangle… ?

— Il continuera simplement son voyage jusqu’à ce qu’il aperçoiveles fuyards sur la route ; alors, pour essayer de les gagnerde vitesse, il se cassera le cou. J’ai déjà vu Dangle conduire. Etil est bien peu probable qu’un cabriolet, et surtout un cabrioletde louage, puisse rattraper des bicyclettes par une soirée aussiagréablement fraîche. Comptez sur moi, chère amie…

— Je suis entre vos mains, — dit-elle, avec une confiancetouchante en levant les yeux sur lui.

Pour le moment, il oublia son exaspération de la journée.

Phipps, pendant cette conversation, était resté à l’écart dansune attitude un peu déprimée, appuyé sur sa canne, tâtant son fauxcol et observant tour à tour les deux interlocuteurs. L’idéed’abandonner Dangle en arrière lui parut excellente.

— Nous pourrions laisser un mot à son adresse, à l’hôtel où il aloué le véhicule, — suggéra-t-il, quand il vit les regards de sescompagnons se mêler.

À cette proposition, tous trois manifestèrent un soudain etjoyeux empressement.

Mais ils n’allèrent pas plus loin que Botley. Car, au moment oùle train entrait en gare, on entendit un formidable roulement devoiture. Des appels éperdus retentirent ; le chef de trains’arrêta bouche bée sur le quai, et Phipps, passant sa tête par laportière, s’écria : — Le voilà, — et en même temps, il sautait horsdu wagon. Mme Milton qui, tout alarmée, le suivit, fut témoin del’accident dont Widgery ne vit rien.

La gare de Botley est construite dans une tranchée, et la routefranchit la voie ferrée sur un pont tout proche. Dans les roses etles jaunes du couchant, arriva soudain, sur ce pont, une massenoire composée d’un cheval avec une longue tête comme un cavalierde jeu d’échecs, de la partie supérieure d’un cabriolet, et d’uneforme humaine qui se détachait du reste. Une ombre monstrueuse futprojetée sur le talus, et la scène dura à peine une seconde. Dangleparut bondir, resta momentanément suspendu, puis s’évanouit.Presque aussitôt, on perçut un bruit de chute qui donna lefrisson.

— Il vaut mieux descendre ici, — dit Phipps à Mme Milton, quidemeurait pétrifiée à l’entrée du compartiment.

L’instant d’après, tous trois escaladaient les marches de lasortie. Ils trouvèrent Dangle debout, sans coiffure, ses mainsmeurtries tendues à un gamin complaisant qui les lui essuyait. Unelongue perspective de route descendait en pente rapide sur lagauche, et plus bas, à droite, un groupe de villageois maintenaientle cheval qu’ils avaient arrêté. À cette distance, même, ilspouvaient distinguer l’expression de fierté peinte sur laphysionomie du monstre. C’était un cheval tout ce qu’il y avait deplus tête de bois. Les destriers sur lesquels, à la tour deLondres, sont perchés les chevaliers en armure, sont les seulschevaux que j’aie jamais vus auxquels on puisse comparer celui-là.Toutefois, ce n’est pas le cheval qui nous intéresse pour lemoment, mais Dangle.

— Blessé ? — demanda Phipps, qui accourait en tête.

— Vous voilà ! — s’écria Dangle, sans manifester la moindresurprise. — Heureux que vous soyez venus. Il se peut que j’aiebesoin de vous. J’ai fait une drôle de culbute, hein ? Mais jeles ai rattrapés à l’endroit même où je pensais qu’ilsseraient.

— Rattrapés ? Où sont-ils ? — questionna Widgery.

— Là-haut ! — Et Dangle indiquait de la tête le sommet dela côte. — À environ un mille d’ici. Je les ai laissés en plan… Ila bien fallu.

— Je ne comprends pas, — gémit Mme Milton, qui reprit de nouveauson air éploré. — Avez-vous trouvé Jessie ?

— Mais oui… Je voudrais bien pouvoir laver mes mains, avec toutce gravier. Voilà comment ça c’est passé. Je tombe sur eux tout àcoup, à un tournant. Le cheval prit peur des bécanes. Ils étaientassis sur le bord de la route, occupés à arranger des fleurs enbouquet. J’ai juste eu le temps d’appeler : « Jessie, nous sommes àvotre recherche. » Et crac ! cette maudite rosse de cheval quifait un saut de côté et part ventre à terre. Je n’ai pas osé meretourner. J’avais fort à faire pour éviter d’être versé… pourl’éviter jusqu’ici, au moins. J’ai crié en passant : « Rentrezauprès des vôtres. Tout sera oublié. » Et me voilà dans la côte àbride abattue. S’ils ont entendu…

— Menez-moi vers elle ! — implora Mme Milton, d’une voixaltérée, en s’adressant à Widgery, et celui-ci devenu soudainactif, demanda :

— À quelle distance, Dangle ?

— Un mille et demi ou deux. J’étais décidé à les trouver,comprenez-vous ? Dites-donc, tout de même… Regardez mes mains.Mais je vous demande pardon, chère amie. — Il se tourna versPhipps. — Savez-vous où je pourrais laver mes mains de tout cegravier, et examiner un peu mon genou ?

— Il y a sûrement de l’eau à la gare, — répondit Phipps,secourable enfin.

Dangle fit un pas en boitant, et il fut évident qu’il avait legenou endommagé.

— Prenez mon bras, — conseilla Phipps. Avisant deux gamins,Widgery s’avança vers eux.

— Où pourrait-on louer une voiture ?

Les deux gamins ne parurent pas comprendre, ets’entre-regardèrent sans desserrer les dents.

— Aucun véhicule en vue, pas même une brouette ! — selamenta Widgery. — Il faudrait un cheval !

— Il y en a un, de cheval, là-bas, — bredouilla l’un des deuxgamins, en indiquant du doigt le coursier de Dangle.

— Savez-vous si l’on pourrait louer un coupé, dans lepays ? — demanda encore Widgery, non sans avoir lancé au gaminun regard furibond.

— Ou une carriole, même, n’importe quoi, — renchérit MmeMilton.

— John Hooker a une carriole, mais on ne peut pas la louer,parce que, l’autre jour, quand il était saoul, il a cassé lesbrancards, — expliqua l’aîné des deux galopins, la tête baissée etles yeux sur ses galoches.

— Pas même une carriole ! Qu’allons-nous faire ? MmeMilton dut constater que si Widgery était capable d’un dévouementplus attentionné, Dangle savait infiniment mieux se tirerd’affaire.

— Dites-moi, — risqua-t-elle timidement, — peut-être que si… sivous demandiez à Dangle…

À ces mots, toute la courtoisie de Widgery s’évanouit, et ilrépondit avec rudesse :

— Au diable Dangle ! N’a-t-il pas encore assez brouillé lescartes ? Il s’amuse à leur courir après, pour les prévenir quenous venons, et maintenant vous voulez que…

Les beaux yeux de sa Dulcinée se remplirent de larmes : il secalma d’emblée.

— Je vais trouver Dangle, si vous le désirez, — dit-ilbrièvement.

À grandes enjambées, il pénétra dans la gare, descendit le longescalier, laissant Mme Milton au milieu de la route, sous lasurveillance sournoise des deux petits villageois. Un refrain deballade ancienne vint à l’esprit de la délaissée :

« Où sont partis les chevaliers d’antan ? »

Elle se sentait épuisée de fatigue, poussiéreuse, dépeignée,elle avait faim : bref, une mère martyre.

Chapitre 27RELÂCHE

J’ai le cœur serré d’avoir à vous conter la fin de cettejournée ; à vous confier que les fugitifs disparurent dansl’Immensité, qu’il n’y avait plus de trains dans aucune direction,que la population de Botley refusa tout moyen de transport, toisales membres de l’expédition avec une antipathie certaine ou uneinsupportable ironie, que l’hôtelier du Héron se montraodieusement soupçonneux, que le lendemain était un dimanche, que lachaude journée d’été avait amolli le faux col de Phipps, fripé larobe de Mme Milton et terni les radieuses émotions des quatrevoyageurs. Dangle, une bande de taffetas gommé sur son œil noirci,comprit l’absurdité de poser au chevalier blessé et y renonça aprèsde peu persévérants efforts.

Sans doute, les récriminations ne passèrent jamais au premierrang de la conversation, mais elles s’y laissaient entrevoir, commedes éclairs de chaleur à l’horizon. Chacun, au fond du cœur, étaitharcelé par le sentiment mortifiant du ridicule. Jessie surtout,pensait-on tout bas, était à blâmer. Apparemment aussi, le pire,qui aurait rendu tragique toute l’affaire, n’arrivait pas. Voiciune jeune personne, que dis-je, une fillette, qui se met en tête defuir un foyer confortable, à Surbiton, et tous les charmes d’uncercle raffiné et intellectuel. Elle prend la clef des champs,traînant après elle des amis obligés à une jalousie mutuelle et àune contrainte incessante, et elle les « sème », moroses etharassés, comme des poussières de ses roues, dans cet affreuxvillage, un samedi soir. Et elle se livre à cette escapade non paramour ni passion, excuses qu’on peut admettre, même s’il faut lesréprouver, mais par boutade, par fantaisie. Pourtant telle était lacontrainte que chacun s’imposait, qu’on parlait d’elle comme d’uneinnocente subornée, une brebis égarée, une enfant affectionnée dontle sort vous accable d’anxiété. Mme Milton, étant convenablementrestaurée, continua à faire preuve, sur ce sujet, des plus louablessentiments.

Elle trônait dans le seul siège confortable de la pièce, unfauteuil d’osier garni de coussins ; les autres étaient assissur des meubles rembourrés de crin extraordinairement dur, avec desouvrages au crochet suspendus aux dossiers par des rubans jaunecitron. Il y avait quelque différence avec ces bonnes vieillescauseries à Surbiton. Mme Milton était assise face à la fenêtreouverte, la nuit était calme et chaude et la demi-clarté — car onn’alluma pas la lampe — lui convenait admirablement. Elle parlaitd’un ton plaintif qui laissait entendre qu’elle étaitexténuée ; elle parut même disposée à faire son propre procèsau sujet d’Une âme sans entraves. Le souvenir d’unepareille soirée demeure dans les mémoires affectueuses, mais ellen’en fut pas moins quelque peu morne pendant qu’elle dura.

— Je sais que je suis à blâmer, — s’accusa-t-elle. — J’aidéveloppé une thèse périlleuse dans mon livre. Certes, je n’enretranche pas un mot, mais elle a été mal comprise, détournée deson sens…

— À coup sûr… — certifia Widgery, s’efforçant de témoigner d’unesympathie visible, même dans l’obscurité… — délibérément malcomprise.

— Ne dites pas cela ! — se récria l’auteur. — Non pasdélibérément. Je veux croire que les critiques sont de bonne foi… àleur point de vue, mais je ne pensais pas à eux. C’est à notreégarée que je faisais allusion…

Son silence offrait la parole à d’autres.

— C’est bien possible, — observa Dangle, en examinant dans laglace son taffetas gommé.

— J’écris un livre et j’expose un cas, dans l’espoir que lesgens penseront comme je le recommande, et non pas pourqu’ils agissent comme je l’indique. C’est celal’enseignement, et je le donne sous forme de récit. Je veuxenseigner des notions nouvelles, des idées nouvelles, promulguerdes principes. Puis, quand les idées auront été répandues, lesmœurs se transformeront. Seulement, à l’heure actuelle, ce seraitinsensé de braver l’ordre établi. Bernard Shaw l’a démontré parrapport au socialisme : nous savons tous, par exemple, qu’il estjuste que chacun gagne ce qu’il consomme, et que vivre de l’intérêtd’un capital est inique. Cependant, tant que nous serons si peunombreux à en être convaincus, nous ne pouvons envisagerl’application pratique de ces principes… Que les autrescommencent.

— Précisément ! — confirma Widgery. — Que les autrescommencent !

— En attendant, vous continuez vos opérations de banque…

— Si je cessais, un autre les ferait.

— Et moi, — reprit la dame, — je vis des bénéfices de la lotioncapillaire inventée par M. Milton, tout en essayant de me faire uneplace dans la littérature.

— En essayant ?… — s’écria Phipps. — Vous vous êtes faitcette place.

— C’est légitime, — répondit Dangle, en même temps.

— Vous êtes tous si indulgents ! Mais, pour le cas présent…sans doute, l’héroïne de mon livre, Georgina Griffiths, vivaitseule à Paris dans un appartement, suivait des cours artistiquesd’après le modèle nu, recevait des visites masculines, mais elleavait dépassé vingt et un ans.

— Jessie n’a que dix-huit ans, et de plus elle est très enfant,— remarqua Dangle.

— Une fillette ! Avec une femme, les conditions sont toutesdifférentes. Et Georgina Griffiths n’a jamais abusé de sa libertépour se pavaner à bicyclette à travers la campagne… dans un payscomme le nôtre, où tout le monde est si pointilleux. Imaginez cela,aller dormir ailleurs que dans son lit habituel. C’est affreux… Sila chose se sait, c’est son avenir ruiné.

— Ruiné, — répliqua Widgery.

— Personne ne voudrait épouser une jeune fille d’une pareilletrempe ! — déclara Phipps.

— Il ne faut rien laisser transpirer de cette escapade, —recommanda Dangle.

— Il me semble toujours que la vie est faite d’individus et decas individuels, — prononça Mme Milton. — Il faut considérer chaquepersonne à part, en dehors des circonstances de sa position. Lesrègles générales ne s’appliquent pas…

— J’ai souvent reconnu la vérité de tout cela, — approuvaWidgery.

— Tels sont mes principes. À coup sûr, mes livres…

— C’est différent, absolument différent, — interrompit Dangle. —Le roman traite de cas typiques.

— Et la vie n’est pas typique, — prononça Widgery, avec uneprofondeur immense.

À cet instant, sans qu’il y prît garde, — et il en fut le plussurpris et le plus choqué de tous, — Phipps bâilla. La défaillancefut contagieuse, et la diserte compagnie, ayant causé jusqu’auxconfins de la fatigue, se dispersa sous des prétextes divers, maisnon pour dormir immédiatement.

Aussitôt qu’il fut seul, Dangle, avec un dépit extrême, inspectadans la glace l’état de son œil tuméfié, car, malgré toute sonénergie, c’était un petit homme net et précis. Toute cette affaire,avec la capture ratée de si peu, était horriblement vexante, et leretour en voiture à Fareham serait fort désagréable, on n’enpouvait douter.

Phipps demeura, un certain temps, assis sur le bord de son lit,contemplant, avec un dégoût profond, un faux col que, vingt-quatreheures auparavant, il aurait jugé impossible pour un dimanche.

Mme Milton médita comparativement sur la longévité des groshommes aux yeux de chien soumis, et Widgery fut malheureux des’être montré si peu courtois avec elle à la gare, et de n’avoirpas, il en était certain, eu l’avantage sur Dangle, à l’égard dequi il éprouvait aussi un vif ressentiment. Ces quatre personnages,qui vivaient surtout sur l’apparence des choses, formaient, dansleur esprit, deux tableaux désagréables : autour d’eux, le villagede Botley moqueur et soupçonneux, et dans le lointain, Surbiton etLondres indiscrets et goguenards. Leur conduite, après tout,était-elle si absurde ? Mais si elle ne l’était pas, commentexpliquer qu’ils fussent tous aussi irrités et penauds ?

Chapitre 28M. HOOPDRIVER, CHEVALIER ERRANT

Comme il l’avait raconté, M. Dangle avait laissé les fugitifssur le bord de la route, à deux milles environ de Botley. Avant quen’apparût l’attelage, M. Hoopdriver avait appris, avec un intérêttrès vif, que les simples fleurs des champs, et celles, même, quis’épanouissaient sur les bas-côtés poussiéreux des routes, avaientdes noms, quelques-uns réellement curieux : étoile de Bethléem,dame-d’onze-heures, bourse-à-pasteur, herbe de la Saint-Jean,épilobe, pied-de-veau, bec-de-grue, bouton-d’or.

— Les fleurs, dans l’Afrique du Sud, sont bien différentes,voyez-vous, — dit-il, pour expliquer son ignorance.

C’est alors que, soudain, annoncé par une galopade et untintamarre de roues, Dangle avait surgi impétueusement dans latranquillité du soir, ballotté et gesticulant derrière un chevalnoir qui se livrait à des gambades désordonnées. Il avaitapostrophé Jessie par son nom, avait décrit sans raison ostensibleun crochet brusque vers la haie, et disparu pour que s’accomplît leDestin qui était inscrit à son actif depuis le commencement deschoses.

Jessie et Hoopdriver eurent à peine le temps de se lever et desaisir leurs machines, que déjà le tumultueux et merveilleuxéquipage était loin, allant d’un côté et de l’autre de la route,d’une façon bien pire que les premières randonnées de M.Hoopdriver.

— Il m’a appelée par mon nom, — balbutia Jessie apeurée. — Oui…c’était M. Dangle.

— Son cheval doit être bien peureux pour s’emballer à la vue denos inoffensives bicyclettes, — disait simultanément M. Hoopdriver,sur un ton de chagrin complaisant. — J’espère qu’il n’arrivera pasd’accident.

— C’était M. Dangle, — répéta Jessie, et cette fois M.Hoopdriver, ayant entendu, tressauta violemment, en écarquillantfollement les yeux.

— Quoi ? Quelqu’un que vous connaissez ?

— Oui.

— Seigneur !

— Il est à ma recherche, je l’ai bien vu, — précisa Jessie. — Ila commencé à me parler avant que le cheval ne s’emballe. Mabelle-mère l’a envoyé…

M. Hoopdriver regretta, à part lui, de ne pas avoir réexpédié labicyclette à son légitime propriétaire, car il avait des idéesencore un peu confuses au sujet de Beauchamp et de Mme Milton.L’honnêteté, se disait-il, est la meilleure politique, — le plussouvent, tout au moins. Un besoin d’activité le prit.

— Il est à nos trousses ? Alors, il va revenir. Il adescendu la côte, et il est peu probable qu’il puisse maîtriser sabête avant un moment, c’est même certain.

S’apercevant que Jessie avait déjà mené sa machine au milieu dela route et qu’elle se remettait en selle, M. Hoopdriver, les yeuxtournés du côté où Dangle avait disparu, suivit l’exemple de sacompagne. Ainsi, juste au moment où le soleil tombait derrièrel’horizon, ils prirent à nouveau la fuite ensemble, dans ladirection de Bishop’s Waltham, avec M. Hoopdriver protégeant laretraite et jetant, de temps à autre, un regard perçant par-dessusson épaule, témérité qu’accompagnait toujours une dangereuseembardée. Parfois, Jessie était obligée de ralentir pour se laisserrattraper ; Hoopdriver respirait bruyamment, se maudissant dene pouvoir clore ses mandibules.

Après avoir pédalé à toute allure pendant une heure environ, ilsarrivèrent sans encombre en vue de Winchester. Pas trace de Dangle,ni d’aucun autre péril. Bien que les chauves-souris eussent déjàcommencé à voleter derrière les haies, et que l’étoile du soir fûttrès brillante dans le ciel, M. Hoopdriver exposa les risquesqu’ils couraient s’ils s’arrêtaient à une étape aussi évidente, et,avec douceur et fermeté, il insista pour continuer sur le chemin deSalisbury, après avoir regarni les lanternes. Des routes rayonnentdans tous les sens autour de Winchester, et le meilleur plan pourdépister les poursuites était de tourner brusquement vers l’ouest.La lune se leva bientôt, énorme et jaune, et Hoopdriver pensaretrouver le charme qu’il avait goûté en délogeant de Bognor.Pourtant bien que le clair de lune et les effets atmosphériquesfussent les mêmes, les émotions furent différentes. Ils pédalèrenten silence et lentement après qu’ils eurent franchi les faubourgsde la ville. Tous deux étaient à peu près fourbus ; lespaliers leur devenaient pénibles et la moindre montée leurdemandait un effort épuisant. Aussi, en arrivant au hameau deWallenstock, convinrent-ils facilement de demander asile à uneauberge d’aspect particulièrement prospère.

Une aubergiste souriante leur fit un aimable accueil. Au momentoù ils passaient dans la petite salle où leur souper était servi,M. Hoopdriver entrevit, par une porte entrebâillée, trois figureset demie (l’une était coupée par la porte) dans un nuage de fumée.Sur une fable couverte d’une toile cirée, il y avait plusieursverres et une cruche.

M. Hoopdriver ouit aussi une remarque ; or, pendant lesminutes qui précédèrent cette malencontreuse remarque, M.Hoopdriver avait été un homme heureux et fier, et, pour spécifier,un fils de baronnet voyageant incognito. Avec une majestueuseaisance, il avait remis leurs machines entre les mains dudomestique, et avec une affable révérence, il avait ouvert la portedevant Jessie. Dans son imagination, il croyait entendre lescommentaires étonnés des villageois peu habitués à voir du beaumonde. « Qui est-ce donc ? Sûrement, des gens qui ont labourse bien garnie, à en juger d’après leurs bicyclettes. » Puis,ces imaginaires admirateurs se mettaient à causer de la vogue de cesport auquel restait fidèle la meilleure société : les boursiers,les actrices, les magistrats ; ils disaient aussi que tous cespersonnages avaient souvent la fantaisie de fuir les grandscaravansérails à la mode, l’obséquiosité de la valetaille,l’adulation des foules, et de chercher incognito les grâcespittoresques et intimes de la vie campagnarde. Enfin, ilsremarquaient un certain air de distinction chez l’élégante jeunedame et le beau cavalier aux yeux bleus et à la moustache blonde,et ils échangeaient des regards entendus.

— « Je vais vous dire ce que c’est, moi, — annonçait l’un desanciens du village, comme dans les romans, exprimant la pensée detous d’une voix basse et impressionnante. — Il arrive parfois qu’onreçoit comme cela, sans le savoir, des comtes et des marquis, sansparler de personnes de plus haut rang encore… »

Telles étaient donc les délicieuses et fugaces images quifarcissaient la chimérique cervelle de M. Hoopdriver au moment oùla remarque en question le fit choir du haut de sa grandeur. Ce quefut précisément cette remarque ne nous regarde pas ; c’est unde ces propos satiriques auxquels Strephon prend tant de plaisir.Si mes lectrices sont curieuses de l’entendre, qu’elles revêtent unde ces costumes de sports ultra-modernes, se fassent escorter d’uncompagnon à l’aspect fort peu redoutable, et qu’elles pénètrent, unde ces prochains dimanches, dans une auberge de village où serassemblent de braves paysans, arriérés et casaniers. Alors, ellesauront les oreilles flattées par tout un lot de réflexions, tellesqu’en surprit M. Hoopdriver, et peut-être même plus qu’elles n’endésirent.

La remarque, dois-je ajouter, impliquait, avec la personnalitéde la dame, celle de M. Hoopdriver, et prouvait une entièreincrédulité concernant la haute position sociale de notre héros.D’un seul coup, elle jeta bas tout le somptueux et illusoireédifice qu’il se divertissait à échafauder. Ce puéril ravissementse dissipa comme un rêve. Et il n’y avait rien à objecter, comme iln’y a jamais rien à objecter aux remarques désobligeantes.Peut-être que l’homme qui la décocha éprouva une satisfactionpassagère à l’idée de rabattre le caquet d’un béjaune à l’airinfatué de lui-même, mais il est encore possible qu’il n’ait pas suque son arquebusade avait atteint le but. Il l’avait tirée auhasard, comme un gamin lance une pierre à un moineau, et nonseulement elle démolit une outrecuidante gloriole, mais elle blessaau vif, car elle atteignait brutalement Jessie.

Toutefois, M. Hoopdriver dut conclure, d’après l’attitudesubséquente de la jeune fille, qu’elle n’avait pas saisi la vexanteréflexion. Pendant le souper, qu’ils prirent dans une petite salleoù ils étaient seuls, il demeura préoccupé, bien qu’elle bavardâtjoyeusement. Des échos indistincts de conversation, avec, de tempsà autre, des éclats de rire, parvenaient jusqu’à eux à travers lestouffes de pélargonium qui garnissaient la fenêtre ouverte.Hoopdriver songeait que ces rires étaient provoqués par desremarques du même style émises à leurs dépens. Il ne répondait à sacompagne que distraitement. Quand ils eurent fini, elle se déclarafatiguée et gagna sa chambre. M. Hoopdriver, avec sa révérence laplus respectueuse, ouvrit la porte et lui souhaita le bonsoir.Pendant qu’elle montait l’escalier, il resta debout, devant lebaromètre accroché sous les hiboux empaillés, aux écoutes,redoutant qu’une nouvelle insolence ne la saluât au passage. Puisil alla se placer, le dos à la cheminée et, au moment où unenouvelle bordée de rires retentissait, il proféra, d’une voixétouffée et méprisante : « Tas de brutes ! »

Pendant tout le repas, il avait composé des répartiescinglantes, une harangue véhémente qu’il prononcerait bientôt. Ilfouaillerait ces gens, à la façon d’un gentilhomme. « Vous osezvous dire anglais et vous insultez une femme ! »tonnerait-il ; il prendrait aussi leurs noms et leursadresses, en les menaçant de les dénoncer au seigneur du Manoir, illeur promettrait qu’ils entendraient parler de lui, et il s’enirait en les laissant plongés dans la consternation. Réellement, ceserait une utile leçon pour ces rustres.

— Besoin de leur enseigner à vivre ! — ronchonnait-ilfurieusement, en tortillant sa moustache.

Il se répéta la déplaisante remarque, pour entretenir sonexaspération, et recommença à déclamer tout bas son discours.

Soudain, il toussota, fit trois pas vers la porte, s’arrêta etrevint tourner le dos à la cheminée. Non ? Après tout, il n’enferait rien… Pourtant, n’était-il pas un chevalier errant, lechampion de sa belle ? Ces manants échapperaient-ils au justechâtiment de leur crime ? Un baronnet excursionnant, mêmeincognito, ferait-il preuve d’une telle magnanimité ?Mépriserait-il les basses injures de ces maroufles ? Non, cen’était là qu’un subterfuge de poltron. Tout bien décidé, il allaitleur infliger une bonne leçon.

Cependant, au fond de lui-même, quelque chose lui répétait qu’ilallait agir comme un âne bâté, et il entendit cet avertissement enmettant la main sur le loquet. Mais il n’en continua qu’avec plusd’obstination et se dirigea vers la salle d’où était partie laremarque. Il ouvrit brusquement la porte et s’arrêta sur le seuil,les sourcils froncés, l’œil farouche.

— Tu vas te fourrer une sale histoire sur les bras, — répétaencore le sceptique intérieur.

La salle était occupée par cinq consommateurs : un personnagegras, avec une cascade de mentons, fumait la pipe, assis dans unfauteuil près de la cheminée, et, d’un ton affable, il souhaita lebonsoir à M. Hoopdriver ; non loin, était un individu jeuneencore qui mâchonnait un cigare, en allongeant ses jambes enserréesdans des guêtres ; il y avait, en outre, un petit homme quiportait une barbe en collier et dont le sourire laissait voir unebouche édentée ; un quidam cossu, d’âge moyen, avec des yeuxperçants et le torse bien pris dans un veston de velours, et enfinun jeune homme blond, d’aspect très doux, vêtu d’un costume completd’étoffe beige et portant une cravate blanche.

— Hum ! — fit M. Hoopdriver, l’air implacable. Et d’un tonbourru, comme quelqu’un qui ne tolère aucune liberté, il proféra unlaconique bonsoir.

— Une fort belle journée que nous avons eue, — remarqua le jeunehomme blond à la cravate blanche.

— Fort belle, — articula lentement M. Hoopdriver ; puis,prenant un fauteuil, il le plaça, avec des gestes résolus, en facede la cheminée et il s’assit.

Voyons, comment diable commencer la harangue ?

— Les routes sont belles dans nos environs, — reprit le mêmejeune homme.

— Très belles, — répondit M. Hoopdriver, lançant un sombre coupd’œil à son interlocuteur. — Les routes dans les environs sontparfaites et le temps dans les environs est splendide, mais ce queje suis entré dire ici c’est que les gens sont infectementdéplaisants… Oui, infectement déplaisants.

— Oh ! — fit le jeune homme aux guêtres, procédant selontoute apparence à l’inventaire des boutons de nacre de sesjambières. — Comment cela ?

M. Hoopdriver posa ses mains sur ses genoux et écarta ses coudesanguleux. Au fond, il se gourmandait de venir ainsi dans leurtanière tirer la barbe à ces lions, car c’étaient de vrais lions,ceux-là. Mais il n’y avait plus à reculer maintenant. Par bonheurson souffle, qui devenait quelque peu spasmodique, ne l’abandonnapas tout à fait : il fixa ses regards sur le visage de l’homme grasaux mentons croulants, et il parla d’une voix assourdie, menaçante:

— Je suis entré ici, monsieur, — et il s’arrêta pour gonfler sesjoues, — avec une dame.

— Une très jolie dame, — commenta l’homme aux guêtres, tournantla tête pour admirer un bouton de nacre qui s’était caché derrièrela courbe de son mollet. — Une très jolie dame, vraiment.

— Je suis entré ici, — répéta M. Hoopdriver, — avec unedame.

— Nous l’avons bien vue, merci, — dit l’homme gras, avec unedrôle de voix sifflante. — Je ne saisis pas ce qu’il y ad’extraordinaire à cela. On croirait, ma foi, que nous n’avons pasd’yeux.

M. Hoopdriver toussota.

— Je suis venu ici, monsieur…

— Vous l’avez déjà dit, — interrompit le petit homme à barbe,avec un gloussement aimable. — Nous le savons même par cœur, —ajouta-t-il, pour préciser.

M. Hoopdriver perdit momentanément le fil de ses idées. Ilglissa un coup d’œil malveillant vers le petit homme, tout enessayant de retrouver sa harangue. Un silence suivit.

— Vous disiez donc, — reprit le jeune homme blond, à l’air douxet à la cravate blanche, s’exprimant avec politesse, — que vousêtes venu ici avec une dame.

— Une dame, — médita le contemplateur des boutons.

L’homme au veston de velours, qui promenait ses petits yeuxaigus de l’un à l’autre des interlocuteurs, se mit à rire tout àcoup, comme si quelque chose de remarquable avait été énoncé, et ilinvita M. Hoopdriver à parler, en le fixant d’un air attentif.

— Un sale mufle, — articula M. Hoopdriver, reprenant sondiscours, et devenant subitement féroce, — a fait une remarquequand nous avons passés devant la porte.

— Halte-là ! — s’écria le bonhomme aux mentons multiples. —Halte-là ! Vous êtes prié de ne pas nous donner des motsd’oiseaux.

— Minute ! — répliqua M. Hoopdriver. — Ce n’est pas moi quiai commencé à donner des noms.

— Qui donc, alors ? — demanda l’homme aux mentons.

— Je n’appelle aucun de vous « sale mufle », — spécifia M.Hoopdriver. — N’ayez pas cette impression. Je dis seulement quequelqu’un, dans cette salle, a fait une remarque qui prouve qu’iln’est pas digne qu’on essuie ses bottes sur lui, et, tout respectaccordé à ceux qui sont bien élevés, — M. Hoopdriver chercha desyeux, autour de lui, un appui moral, — je voudrais savoir qui estcelui-là ?

— Et alors ? — fit interrogativement le jeune homme doux àla cravate blanche.

— Alors, je vais lui essuyer mes bottes sur les chausses, et çane va pas tarder ! — s’emporta à nouveau M. Hoopdriver, lagorge sèche.

Cependant rien, en entrant dans la salle, n’avait été plus loinde sa pensée que des menaces de violence corporelle. Il proféracette belliqueuse phrase parce que rien d’autre ne lui vint àl’esprit, et il écarta ses coudes en une pose martiale pourdissimuler l’oppression qui le torturait. C’est curieux vraimentcomme il est facile de perdre la tête.

— Écoute ça, Charlie, — s’exclama le petit homme.

— Mes aïeux ! — soupira le gros fumeur.

— Vous vous proposez de lui essuyer vos bottes sur lesreins ? — s’enquit le jeune homme blond, avec un ton desurprise hésitante.

— Certainement ! — affirma M. Hoopdriver avec uneemphatique résolution et en dévisageant le jeune homme blond.

— C’est juste et raisonnable… si vous y parvenez, — opinal’homme au veston de velours.

Tout l’intérêt de la réunion parut se concentrer sur le jeunehomme à la cravate blanche.

— Et alors, si vous ne découvrez pas qui c’est, vous vousproposez sans doute d’effectuer la même opération sur tous ceux quisont ici ? — interrogea le jeune homme, avec une curiositéapparemment indifférente. — Mesdames et messieurs, l’honorablechampion, poids léger, ci-présent…

— Allons, Charlie, avoue, — débita flegmatiquement l’homme auxguêtres, levant la tête. — Inutile de mêler les autres à laquerelle. L’affaire est claire, pas moyen de se défiler.

— Alors c’est ce… monsieur ? — s’informa M. Hoopdriver.

— Ah ! ah ! — ricana le jeune homme à la cravateblanche, — quand on parle d’essuyer ses bottes…

— Je n’en parle pas seulement, je vais le faire ! — assuraM. Hoopdriver.

Il regarda tour à tour les assistants, qui n’étaient plus desantagonistes, mais des spectateurs. Il lui fallait maintenant allerjusqu’au bout. Ce ton d’animosité personnelle contre celui quiavait fait la remarque débarrassa M. Hoopdriver de la fâcheuseoppression qu’il ressentait devant des inconnus en nombre. Ilallait affronter un adversaire unique. Récolterait-il : un œilpoché ? Sortirait-il du conflit roué de coups ?… Ilespérait de toutes ses forces que ce n’était pas ce solide gaillardaux jambes musclées dans ses guêtres. Devait-il se lever etattaquer ? Que penserait Jessie, s’il descendait déjeuner lelendemain matin avec un œil « au beurre noir » !

— Est-ce celui-ci ? — questionna M. Hoopdriver, d’un tontrès calme et les coudes plus anguleux que jamais.

— Mords-le ! — gronda ironiquement le petit homme édenté. —Mords-y l’œil !

Le jeune homme doux, à la cravate blanche, que désignait M.Hoopdriver, se récria :

— Attention ! Arrêtez une minute. Si j’ai dit…

— Alors, c’est vous, n’est-ce pas ?

— Tu flanches, Charlie ? — gouailla le jeune homme auxguêtres.

— Pas du tout, — protesta Charlie. — Mais il n’est pas défendude plaisanter.

— Je vais vous apprendre à garder vos plaisanteries pour vous, —menaça M. Hoopdriver.

— Bravo ! — applaudirent les mentons.

— Charlie en prend trop à son aise avec ses plaisanteries, —accorda le petit homme barbu.

— C’est absolument écœurant ! — proclama M. Hoopdriver, sesouvenant d’un fragment de harangue. — Une dame ne peut pas pédalersur une route de campagne ou porter une robe en dehors del’ordinaire, sans que le premier butor venu se permette de luibrailler des insolences !…

— Je ne croyais pas que la jeune dame pouvait entendre ce que jedisais, — se disculpa Charlie. — Voyons, on peut tout de mêmeéchanger des réflexions amicales avec des amis. Je ne savais pasque la porte était ouverte…

Hoopdriver commença à soupçonner que son adversaire était plussérieusement alarmé que lui, si possible, à la perspective deviolences, et son courage se ranima. Ces manants allaient recevoirune verte semonce.

— Vous saviez pertinemment que la porte était ouverte ! —rétorqua-t-il avec indignation. — Et vous pensiez certainement quenous entendrions ce que vous disiez. Ne nous en comptez paslà-dessus ! Inutile d’essayer de nous monter le coup. Vousvous proposiez de produire votre petit effet et je me propose, moi,de faire un exemple de vous, monsieur !

— La limonade, — rumina le petit homme à la barbe, — travaillebeaucoup par ces chaleurs : elle fait péter les bouteilles.

— On ne peut pas régler cette affaire-là dans une petite sallecomme celle-ci, — objecta Charlie, en invoquant la compagnie. — Uncombat loyal sans interruption, je ne dis pas non, si monsieuraccepte.

Évidemment, l’individu avait peur. M. Hoopdriver devinttruculent.

— Où vous voudrez, — répliqua-t-il, — ça m’est parfaitementindifférent.

— Tu as insulté ce monsieur ! — opina l’homme au veston develours.

— Allons, tu ne vas pas flancher, Charlie, — fit l’homme auxguêtres. — Tu as bien dix kilos de plus que lui, et la mêmetaille.

— Voilà mon avis, — tonitrua l’homme aux mentons en cascade,essayant de se faire entendre en tapant de toutes ses forces surles bras de son fauteuil.

— Puisque Charlie se permet d’exprimer des opinions, il fautqu’il les défende. Voilà mon avis ! Ça m’est bien égal qu’ildonne ses opinions, mais alors, il faut qu’il soit prêt à lessoutenir.

— Je les soutiendrai parfaitement, — certifia Charlie, enappuyant sur le dernier mot. — Si monsieur veut revenir de mardi enhuit.

— Par exemple ! — s’écria Hoopdriver. — Tout desuite !

— Bravo ! bravo ! — acclama le propriétaire desmentons.

— Il ne faut jamais remettre au lendemain, Charlie, ce que l’onpeut faire le jour même ! — débita sentencieusement l’homme auveston de velours.

— Il faut t’exécuter, mon vieux, inutile de lanterner, — déclaral’homme aux guêtres.

— C’est trop fort ! — protesta Charlie, s’adressant à tous,sauf à Hoopdriver. — Les patrons ont un grand dîner demain ;il faut que je serve à table. Je serai joli avec un coup de poingsur l’œil, et à quoi je ressemblerai pour monter sur lesiège ?

— Quand on ne veut pas se faire abîmer la figure, Charlie, onferme sa boîte, — prononça l’homme au veston de velours.

— Parfaitement ! — approuva M. Hoopdriver, se ralliant àcette opinion avec un enthousiasme acharné.

— Pourquoi ne fermez-vous pas votre sale boîte ?

— Je suis capable d’en perdre ma place, — se lamenta Charlieamèrement.

— Il fallait y penser avant ! — ricana M. Hoopdriver.

— C’est pas la peine de faire des histoires pareilles. Pour uneméchante plaisanterie sans malice… On est entre gens bien élevés,eh bien, je suis vraiment fâché si monsieur est ennuyé… — s’excusaCharlie.

Tout le monde se mit à parler à la fois. M. Hoopdriver tiraillasa moustache, jugeant que l’hommage rendu par Charlie à sasupériorité d’éducation était, à tout prendre, une réparationsatisfaisante. Mais il estima nécessaire de piétiner son ennemivaincu, et il lança dans le tumulte une phrase insultante.

— Tu n’es qu’un type abject, — disait à Charlie l’homme auxguêtres.

La confusion augmenta.

— Il ne faudrait pas croire que j’ai peur, — vociféra Charlie, —peur d’une espèce d’échassier comme ça. Ah ! mais non.

— Changement de front, — pensa Hoopdriver, quelque peu interdit.— Où allons-nous aboutir ?

— À quoi bon rester là à vous chanter pouilles, et à déblatérerdes injures ? — intervint l’homme au veston de velours. —Monsieur t’a offert un assaut à coups de poing : si j’étais lui, jecommencerais tout de suite.

— C’est bien, alors, — dit Charlie, bondissant sur ses pieds, etchangeant pour de bon d’attitude. — Puisqu’il le faut, il lefaut ! Allons-y !

À ces mots, Hoopdriver, jouet du destin, se leva aussi, angoisséet persuadé que son moniteur intérieur avait eu raison. L’affaireprenait tournure. Il s’était mis dans de beaux draps, et, autantqu’il pouvait en juger, le seul parti à adopter était de porter lespremiers coups. Charlie et lui se tenaient à six pieds l’un del’autre, séparés par une table, tous deux haletants et frémissants.L’histoire finissait par un vulgaire pugilat dans une salled’auberge, avec un adversaire qui n’était autre chose qu’un valetde pied. Bonté divine ! Voilà ce que devenait sa majestueuseet méprisante semonce. Comment en était-on venu là ?

Il devait, sans doute, contourner la table pour joindre l’autre,mais avant que l’offensive se dessinât, l’homme aux guêtresintervint.

— Pas ici, — déclara-t-il, se plaçant entre les deuxantagonistes.

Tout le monde était debout.

— Charlie est finaud, — gloussa le petit homme à la barbe.

— Allons dans la cour de Buller… — conseilla l’homme auxguêtres, prenant la direction du combat avec l’assurance résolued’un expert accompli, — … si monsieur n’y voit pasd’inconvénient.

La cour de Buller était, paraît-il, le champ clos approprié.

— Il faut faire les choses convenablement et dans les règles,s’il vous plaît.

Et, avant qu’il se fût parfaitement rendu compte de ce qui sepassait, Hoopdriver était escorté, à travers les dépendances del’auberge, sur le terrain choisi pour le premier et le seul duel àcoups de poing qui devait glorifier ses jours.

En apparence, autant que la clarté intermittente de la lunepermettait d’en juger, M. Hoopdriver était calme, mais impatient dese battre. Dans son for intérieur, ce n’était qu’un tumulte depensées contradictoires. La façon dont les événements seproduisaient semblait vraiment extraordinaire. Les ripostes avaientété si promptes qu’il éprouvait encore la plus grande difficulté àsuivre le développement de l’affaire. Il se rappelait comment ilavait passé de la salle à manger dans l’estaminet, avec uneprestance imposante, aristocratique même, débordant d’une éloquenceaccusatrice, décidé à infliger une cinglante remontrance à cesmarauds pour leur insolence. Puis l’incident s’était éparpillé, etil se retrouvait maintenant, silhouette grêle et sombre, parmi desformes indistinctes et plus étoffées, dans une ruelle obscure, sedirigeant paisiblement vers les horreurs inconnues que tenait enréserve la cour de Buller.

Un pugilat ! C’était stupéfiant, redoutable ! Devantlui cheminait son adversaire, que tenait amicalement mais fermementpar le bras l’homme aux guêtres.

— C’est absolument idiot, — déblatérait Charlie, — de se battrepour une bêtise comme ça ! Ça ne lui fait rien, à lui, il esten vacances. Et il n’a pas de dîner à servir demain soir, commemoi. Pas la peine de m’engourdir le bras, tu sais.

Ils ouvrirent une barrière et pénétrèrent dans la cour deBuller, toute bordée de hangars et d’appentis recelant des mystèresque le blafard clair de lune ne pouvait résoudre : des relents defumier flottaient ; une haute pompe projetait une ombre nettesur le mur blanchi à la chaux. C’était dans ce cadre que sa figureallait être réduite en bouillie. Il savait que ce qui se passait ence moment était une véritable folie, qu’il serait insensé de resterlà à se faire assommer, mais son imagination, si fertiled’ordinaire, ne lui fournissait aucun moyen de s’esquiver. Etcependant après… ? Oserait-il jamais se représenter devantelle ?

Il se palpa les côtes et se mit en position, le dos tourné à labarrière… Comment se mettait-on en garde ? Comme cela ?S’il faisait demi-tour et, maintenant même, s’enfuyait à toutesjambes jusqu’à l’auberge s’enfermer dans sa chambre ? Ils nepourraient pas, en tout cas, l’obliger à en sortir. Il déposeraitune plainte contre eux pour violation de domicile, s’ils s’yrisquaient… Comment déposait-on une plainte ?…

Charlie, le visage atrocement pâle, sous la lune blême, semettait en garde devant lui.

Il sentit un choc sur le bras, et fit un saut en arrière.Charlie s’avança. Alors, avec la violence du désespoir, il lançason poing droit en avant. C’était une passe de son invention, uncoup impromptu, qui se trouve par hasard coïncider avec la feinteet un coup droit à la tête, d’après les principes de l’art deboxer. Avec un bond de joie exultante, il comprit que l’obstaclerencontré par son poing était la joue de Charlie. Ce fut le seulplaisir qu’il éprouva au cours de la bataille, et un plaisir desplus momentanés. À peine avait-il touché son adversaire qu’un coupen pleine poitrine le faisait chanceler en arrière ; il luifallut des prodiges de souplesse pour garder l’équilibre, et il sedemanda si son cœur n’avait pas été aplati comme une galette.

— Nom d’un chien ! — hurla derrière lui quelqu’un qui semit à danser sur un pied en tenant l’autre dans sa main.

À ce moment, Charlie poussa un cri terrifiant, et parut sedresser, comme une tour, au-dessus d’Hoopdriver trébuchant. Sesdeux poings tournoyaient au clair de lune : c’étaitl’anéantissement qui se préparait, rien de moins. M. Hoopdrivercourba l’échine peut-être, recula certainement vers la droite,lança le poing, manqua son coup. Charlie tourna sur la gauche,ratant généreusement son coup, lui aussi. Un poing glissa surl’oreille du champion, et le changement de front fut opéré. Unautre coup derrière l’oreille. Les cieux et la terretourbillonnaient follement devant les yeux de M. Hoopdriver, maiscependant il distingua, debout dans l’obscurité, sur le seuil d’uneporte ouverte, un personnage qui, en vociférant des invectives,s’élançait sur eux.

L’homme aux guêtres se précipita soudain en avant, mais troptard pour couper la retraite au fuyard. Il y eut des appels et desrires, et notre brave, toujours solennellement en garde, perçut lagrande et merveilleuse vérité : Charlie avait pris la fuite. Lui,Hoopdriver, avait combattu et, d’après toutes les règles de laguerre, il avait vaincu.

— Une jolie feinte à la mâchoire que vous avez réussie, —complimenta d’un ton amical le petit homme à la barbe.

— Le fait est, — disait le lendemain M. Hoopdriver assis sur letalus de la route de Salisbury, avec encore dans les oreilles unbourdonnement de cloches lointaines, — le fait est que je tenais àleur infliger une leçon : c’était nécessaire.

— Mais c’est affreux que vous ayez eu à frapper sur desgens ! — s’écria Jessie.

— Ces voyous sont insupportables, — répliqua M. Hoopdriver. — Side temps à autre on ne leur donnait pas une leçon de politesse… Ehbien, il deviendrait impossible aux dames de pédaler sur lesroutes.

— Les femmes reculent toutes devant la violence, — dit Jessie. —Je suppose que les hommes sont plus courageux, en un certain sens,que les femmes. Il me semble… Je ne puis m’imaginer comment on peutse résoudre à affronter toute une bande de grossiers personnages, àdéfier le plus brave, et lui administrer une correction exemplaire.Je tremble à cette idée. Je croyais que seuls les mousquetaires deDumas osaient des exploits comme celui-là.

— Ce n’était rien moins que mon devoir… de gentilhomme, —répondit galamment le héros.

— Mais se jeter tête baissée au-devant du danger !

— Question d’habitude ! — répliqua M. Hoopdriver avec uneexquise modestie, et, d’une pichenette, il chassa un peu de cendrede cigarette tombée sur son genou.

Chapitre 29L’HUMILIATION DE MONSIEUR HOOPDRIVER

Le lundi matin, les deux fugitifs prirent leur petit déjeuner àBlandford, au Faisan Doré. Ils exécutaient, dans le comtéde Dorset, un mouvement tournant très compliqué, afin d’atteindreRingwood où Jessie attendait la réponse de sa maîtresse depension.

Depuis près de soixante heures, les jeunes gens se trouvaientensemble, et, pendant ce temps, les sentiments de M. Hoopdriveravaient subi une intensification et des développementsconsidérables.

Au début, Jessie n’avait été qu’une esquisse impressionnistedans son esprit, quelque chose de féminin, d’actif, d’éblouissant,quelque chose de fabuleusement au-dessus de lui, jeté en sacompagnie par un destin bienveillant. Sa première idée avait été,comme vous le savez, de s’élever au niveau de la jeune dame en seprétendant plus exceptionnel, plus riche, mieux éduqué et surtoutmieux né qu’il n’était. Sa connaissance de l’âme féminine provenaitpresque entièrement des jeunes personnes qu’il coudoyait dans sonmagasin, et, dans cette classe, comme chez les militaires et lesdomestiques de bonne maison, la bonne vieille tradition d’un brutalexclusivisme social est religieusement maintenue. Hoopdriver avaitune peur intolérable que Jessie le prît pour un « imbécile ». Plustard, il commença à distinguer ses idiosyncrasies. À un magnifiquemanque d’expérience, elle joignait un splendide enthousiasme pourdes idées répondant au signalement des plus audacieuses, et laforce de sa conviction était telle qu’elle emporta complètementHoopdriver. Elle annonçait avec emphase son projet de « vivre sapropre vie », et lui, profondément troublé, songeait à prendre desrésolutions similaires. Aussitôt qu’il eut entrevu la teneur de cesthéories, il constata que, depuis ses plus tendres années, il avaiteu les mêmes idées.

— Il est bien certain, — acquiesça-t-il, dans un accès d’orgueilmasculin, — que l’homme est plus libre que la femme ; dans lescolonies, voyez-vous, il y a moitié moins de conventionnalisme quedans la société de ces pays-ci.

Il était ravi qu’elle se fût fait de son courage physique une sihaute opinion, et son inquiétude secrète se dissipait.

À deux ou trois reprises, il s’essaya à paraître affranchi desconventions, sans se douter qu’il se révélait au jugement de sacompagne comme un esprit à idées étroites. Supprimant une habitudedatant du plus loin de son enfance, il n’émit aucune propositiond’aller à l’église et discuta d’une manière détachée les cérémoniesreligieuses.

— C’est une habitude, — déclara-t-il, — une coutume, toutsimplement. Je ne vois pas quel bien ça peut faire, vraiment.

Il débita aussi toute une série d’excellentes plaisanteries surle chapeau haut de forme, le « tuyau de poêle », plaisanteriesqu’il avait lues dans les « mots pour rire » de son journal. Maisil témoigna de sa bonne éducation en gardant ses gants pendanttoute cette journée du dimanche et en jetant avec ostentation unecigarette à peine à demi fumée quand ils passèrent devant uneéglise où entraient les fidèles. Il évita soigneusement lesconversations littéraires, se contentant d’allusions badines etflatteuses, puisqu’elle allait bientôt écrire des livres.

C’est grâce à l’initiative de Jessie qu’ils assistèrent auservice dominical dans la galerie de la vieille église deBlandford. La conscience de Jessie, nous pouvons le divulguer,endurait à présent de douloureux tiraillements. La jeune fille serendait compte que les choses ne s’arrangeraient pas exactementcomme elle se l’était promis. Elle avait lu Olive Schreiner, GeorgeEgerton et autres, avec ce désir de compréhension parfaite d’unefemme qui, au point de vue des émotions, n’est encore qu’uneenfant. Elle savait que ce qu’il fallait faire, c’était de prendreun appartement à Londres, d’aller tous les jours à la Bibliothèquedu British Museum, et d’écrire des articles pour lesgrands journaux, en attendant de trouver mieux. Si, au lieu de seconduire outrageusement, l’abominable Beauchamp avait tenu sespromesses, tout aurait bien été. Désormais, elle n’avait plusd’espoir qu’en cette femme aux idées larges, miss Mergle, qui,l’année précédente, l’avait lâchée dans le vaste monde, pourvued’une éducation achevée. En se séparant d’elle, miss Mergle luiavait recommandé de vivre loyalement et sans crainte, et, pourl’aider à franchir les passes dangereuses de l’adolescence, l’avaitmunie des Essais d’Emerson et de l’Histoire de laRépublique hollandaise de Motley.

Les sentiments que Jessie éprouvait pour le foyer de sabelle-mère, à Surbiton, se résumaient en une aversion violente. Iln’y a pas au monde de femmes plus solennelles et plus sérieuses queces intelligentes jeunes filles chez qui la culture scolastique aretardé le développement des coquetteries féminines. Nonobstant leton avancé du roman antimatrimonial de Thomas Plantagenet, Jessieavait rapidement percé à jour les manèges aimables de l’aimabledame. La variété des poses nécessaires pour faire manœuvrer lecorps des cavaliers servants rebutait Jessie à un degré absolumentdéraisonnable. Toutes ces simagrées étaient si platementinsignifiantes ! Aussi, retourner à cette vie d’irréalitéridicule, capituler sans conditions devant le « conventionnalisme», paraissait une perspective exaspérante. Cependant, à quelleautre alternative se résoudre ?

Vous admettez donc qu’elle fût parfois morose, — humeur que soncompagnon respectait en un silence attentif, — et parfois disposéeà vitupérer éloquemment l’ordre des choses existant. Elle étaitsocialiste, apprit Hoopdriver, qui laissa vaguement deviner qu’ilallait plus loin encore, indiquant par là rien moins que leshorreurs de l’anarchie. Il aurait volontiers avoué avoir pris partà l’attentat du Palais d’Hiver, s’il avait eu la moindre idée dulieu où se trouvait ledit palais et la certitude qu’il eût été lethéâtre d’un attentat. Il fut cordialement d’accord avec elle quandelle proclama que la condition présente des femmes étaitintolérable, mais il se retint juste au moment où il allait émettrecette proposition, qu’une « demoiselle » ne devait pas croirenéanmoins qu’un « employé » dût abandonner une vente sérieuse pourlui atteindre des cartons.

Jessie était préoccupée à l’excès de ses propresperplexités ; en outre, elle craignait fort d’être rattrapée :voilà réellement ce qui empêcha M. Hoopdriver de se dévoiler telqu’il était, pendant les journées du samedi et du dimanche. Il yavait, dans toute sa personne, quelque chose d’illogique, dedisloqué, d’incohérent, que la jeune fille était incapabled’analyser et même de remarquer.

Une fois ou deux, pourtant, il y eut des incidents qui luidonnèrent le vertige et provoquèrent des questions qui laissaientpressentir le soupçon. Trois fois il s’aventura dans desréminiscences sud-africaines qui étaient pleines de crevasses etd’où il s’échappa par miracle. En particulier, il pataugea dans uneinextricable histoire de nègres attaquant leur « maison », razziantles autruches, le bétail, la volaille, et toute la lessive de samère, « raflant tout ce qui leur tombait sous la main » ;puis, c’était la poursuite des voleurs par son père, par lui-mêmeet par son frère survenant tous trois à point nommé, et guidés dansla nuit par les reflets blancs du linge qu’emportaient lesmaraudeurs. Elle jugea le fait « étrange ». Étrange ! Et commeune chose en amène une autre, la lessive, mentionnée par hasard,avait été d’excellente ressource quand elle lui avait demandécomment on pouvait poursuivre des nègres dans la nuit.

— Ça n’est guère facile, — avait-il bredouillé, et c’est alorsque le linge blanc l’avait sauvé.

Mais, si elle y réfléchissait, comme tout cela lui sembleraitsaugrenu.

Dans la nuit du dimanche au lundi, sans raison concevable, uneagitation insolite le tint éveillé. D’une façon inexplicable, il serendait compte qu’il était un odieux menteur. Sur le matin, ilrepassa mentalement la série de ses turpitudes, s’enfuit à toutesjambes devant une bande de Matabélés indignés et vêtus de draps etde torchons ; et quand il essaya de détourner son esprit deces cauchemars, ce fut le problème financier qui les remplaçasoudain. Il entendit sonner deux heures, trois heures…

Chapitre 30SUR DES ÉPINGLES

— Bonjour, madame, — salua Hoopdriver, au moment où Jessieentrait, le lundi matin, dans la salle à manger du Faisandoré. En même temps, il sourit, fit une révérence, se frottales mains, lui avança un siège, et se frotta de nouveau lesmains.

Jessie s’arrêta brusquement, perplexe, et les yeuxécarquillés.

— Où donc ai-je déjà vu cela ?

— La chaise ? — demanda Hoopdriver, rougissant.

— Non, l’attitude.

Elle s’approcha de lui et ils se serrèrent la main, sans qu’ellele quittât des yeux.

— Et puis… ce « madame » ?…

— C’est une habitude, — expliqua M. Hoopdriver, confus. — Unemauvaise habitude… d’appeler tout le monde madame. Il fautattribuer cela à notre sans-gêne colonial… Là-bas, comprenez-vous,les Blanches sont rares et on leur donne du « madame » àtoutes.

— Vous avez des manières cocasses, frère Christian, — répliquaJessie. — Avant de vendre vos actions des mines de diamant etd’entrer à la Chambre… comme c’est beau d’être un homme !… ilfaudra vous débarrasser de cette manie de vous incliner comme vousle faites, de vous frotter les mains et de prendre cette attitudecérémonieuse.

— C’est une habitude.

— Oui, mais je ne pense pas que c’en soit une bonne. Vous nem’en voulez pas de vous le dire ?

— Pas le moins du monde. Je vous en suis très obligé.

— J’ai l’avantage, ou l’inconvénient, d’être assez observatrice,— reprit Jessie, en examinant les couverts.

M. Hoopdriver porta sa main à sa moustache ; puis, songeantque ce geste dénotait peut-être une mauvaise habitude, il ramenason bras et enfonça son poing dans sa poche. Il était « fichtrementpenaud », pour employer sa formule. Le regard de Jessie erra par lasalle et elle remarqua un fragment de bordure de fauteuil quipendait ; alors, pour prouver sans doute qu’elle possédaitvraiment des qualités d’observation, elle se tourna vers soncompagnon et lui demanda une épingle.

La main de M. Hoopdriver voltigea instinctivement au revers deson veston où l’habitude lui avait fait piquer une coupled’épingles.

— Quelle singulière façon de piquer là des épingles, — s’exclamaJessie, en en prenant une.

— C’est commode, — répondit M. Hoopdriver déconcerté. — Et j’aivu une fois un employé, dans une boutique, qui…

— Vous êtes soigneux de nature, — prononça Jessie ens’agenouillant devant le fauteuil.

— Au centre de l’Afrique, on apprécie la valeur des épingles, —spécifia M. Hoopdriver, après un instant de réflexion. — Il n’yavait pas beaucoup d’épingles dans nos environs ; elles ne serencontraient pas à tout bout de champ.

Tout son visage était d’un écarlate superbe. Par quel nouveautic le calicot transparaîtrait-il la fois prochaine. Il plongea sesmains dans les poches de son veston, en ressortit une, arrachafurtivement la seconde épingle, et la laissa choir derrière lui.Elle tomba sur le garde-feu en faisant un petit bruit sonore.Heureusement, Jessie ne parut rien remarquer, occupée à saréparation du fauteuil.

Au lieu de s’asseoir, M. Hoopdriver s’approcha de la table ets’y appuya, le bout des doigts posé sur la nappe. Le déjeunermettait un temps infini à venir. Il prit sa serviette roulée, enexamina de près le rond ; il passa sa main sous la nappe dontil palpa le tissu. Ensuite, il fut sur le point d’aller tâter dudoigt sa dent de sagesse creuse ; il s’en abstint à temps.Soudain, il découvrit qu’il se tenait devant la table comme devantun comptoir, et il s’installa promptement sur sa chaise,tambourinant contre son assiette avec ses doigts. Il avaitconscience de ne savoir que faire de sa personne ; ses tempesbattaient et ses pommettes flamboyaient.

— Le déjeuner est en retard, — dit Jessie.

— N’est-ce pas ?

La conversation languissait. Jessie voulut savoir à quelledistance se trouvait Ringwood. Puis le silence pesa de nouveau. M.Hoopdriver, fort mal à l’aise, s’efforçant de trouver unecontenance dégagée, passa en revue les divers objets quigarnissaient la table, puis, désœuvré, souleva un coin de la nappeet, après l’avoir considéré un moment, il murmura : « Quinzecinquante. »

— Pourquoi faites-vous cela ? — interrogea Jessie.

— Quoi donc ? — fit Hoopdriver, laissant vivement tomber lanappe.

— Pourquoi examinez-vous le linge comme cela ? Vous l’avezdéjà fait hier.

Les joues de M. Hoopdriver se colorèrent du rouge le plusardent, et il se mit à tirer nerveusement sur sa moustache.

— Oui, oui, — dit-il. — C’est une habitude cocasse, je l’avoue.Mais là-bas, vous savez, on a des domestiques nègres, voyez-vous,et… et c’est curieux à dire, n’est-ce pas… mais il faut biensurveiller tout, comprenez-vous, pour s’assurer que c’est bienpropre. C’est devenu une habitude chez moi.

— Comme c’est drôle ! — observa Jessie.

— N’est-ce pas ? — balbutia Hoopdriver.

— Si j’étais Sherlock Holmes, — reprit Jessie, impitoyable — jecrois que, d’après tous ces petits détails, j’aurais pu affirmerque vous étiez colonial. Tout de même, sans être détective, je l’aideviné, n’est-il pas vrai ?

— Oui, vous l’avez deviné, — certifia M. Hoopdriver, d’un tonmélancolique.

Pourquoi ne saisissait-il pas cette occasion pour faire uneconfession générale, en ajoutant : « Malheureusement, dans ce cas,vous avez deviné de travers » ?… Avait-elle dessoupçons ? À ce moment psychologique, la bonne poussabrutalement la porte avec son plateau et déposa sur la table lecafé au lait et les œufs brouillés.

— Je suis parfois assez heureuse dans mes déductions, — conclutJessie.

Le remords qui s’accumulait, depuis deux jours, dans laconscience de M. Hoopdriver rompit ses digues. Quel vif menteur ilétait !

Et, du reste, il finirait bien, tôt ou tard, par sedémasquer.

Chapitre 31M. HOOPDRIVER RÉVÈLE TOUT

M. Hoopdriver servit les œufs ; puis, au lieu de se mettreà manger, il resta, la joue sur sa main, suivant du regard Jessiequi versait le café. Ses oreilles étaient brûlantes et ses yeux lepicotaient. Il prit gauchement sa tasse, toussota, se renversasoudain sur sa chaise et engouffra ses poings dans ses poches.

— Il faut le faire ! — articula-t-il à haute voix.

— Faire quoi ? — demanda Jessie, relevant la tête,surprise, par-delà la cafetière. Elle entamait justement sesœufs.

— Avouer.

— Avouer quoi ?

— Miss Milton… je… je suis un menteur.

Il pencha la tête de côté et regarda sa compagne, les sourcilsfroncés et fermement résolu à parler. Puis, d’un ton mesuré, etbalançant lentement son corps, il annonça :

— Je suis un employé de nouveautés.

— Un employé de nouveautés ? Je pensais…

— Vous aviez tort. Mais ça devait venir à un moment ou àl’autre. Les épingles, les habitudes, les poses… c’était clair.Oui, je suis un employé de nouveautés, en rupture de comptoir pourdix jours de vacances. Un simple petit employé de nouveautés. Cen’est pas grand-chose, n’est-ce pas ? Un calicot…

— Ce n’est pas une profession dont on doive avoir honte, —répondit miss Milton, reprenant contenance, sans comprendrepourtant tout ce qu’impliquait cet aveu.

— Si, assurément ! Pour un homme, dans notre pays à l’heureactuelle, — protesta M. Hoopdriver, — c’est tenu comme une honted’être au service d’un patron, ainsi que j’y suis, d’avoir à porterles vêtements qu’on nous désigne, d’aller à l’église pour plaire àla clientèle, et de travailler. Il n’y a pas. d’hommes au monde quirestent à la besogne aussi tard que nous. Un maçon est un roi, encomparaison.

— Mais pourquoi me dites-vous tout cela maintenant ?

— Il vaut mieux que vous soyez au courant tout de suite.

— Mais, monsieur Benson…

— Ce n’est pas tout. Si vous ne voyez pas d’inconvénient à ceque je parle encore un peu de moi-même, il y a diverses choses queje voudrais vous dire. Je ne puis pas continuer à vous tromperainsi. Je ne m’appelle pas du tout Benson. Pourquoi vous ai-je ditBenson ? Je n’en sais rien, sinon parce que je suis une espèced’idiot. Heu… Je voulais paraître plus que je n’étais. Mon nom estHoopdriver.

— Ah !

— Et les histoires de l’Afrique du Sud et du lion…

— Eh ! bien ?

— Des mensonges.

— Ah !

— Et la découverte des diamants sur la ferme aux autruches, etl’attaque des nègres, des mensonges aussi. Et toutes lesréminiscences des girafes, des mensonges encore. Je ne suis jamaismonté sur une girafe, j’aurais trop peur !

Avec une sorte de morne satisfaction, le pauvre garçon regardaitJessie : il avait soulagé sa conscience, en tout cas. La jeunefille le dévisageait avec une infinie perplexité. Son champion luiapparaissait sous un nouvel aspect.

— Mais pourquoi…

— Pourquoi je vous ai raconté toutes ces sornettes ? Jen’en sais rien. Par stupidité, peut-être. Je voulais vous enimposer, sans doute. Mais quoi qu’il en soit, je tiens à ce quevous sachiez la vérité à présent.

Un silence suivit ces paroles. Ni l’un ni l’autre ne touchait audéjeuner.

— J’ai pensé qu’il valait mieux vous le dire, — reprit M.Hoopdriver, — C’est par vantardise, par fanfaronnade que j’airaconté tout cela. Toute la nuit dernière, je n’en ai pas dormi, jeme suis représenté l’espèce d’imitation d’homme que j’étais, demannequin…

— Et vous n’avez pas d’actions dans les mines de diamant ?Vous n’allez pas poser votre candidature au Parlement ? Etvous n’êtes pas…

— Mensonges que tout cela ! — interrompit M. Hoopdriverd’une voix sépulcrale. — Mensonges d’un bout à l’autre. Commentj’en suis venu à inventer toutes ces inepties, je l’ignore.

Elle le regardait avec ébahissement.

— Je n’ai jamais de ma vie mis les pieds en Afrique, — continuaM. Hoopdriver, complétant sa confession.

Puis, il tira sa main droite de sa poche, et, avec lanonchalance de quelqu’un pour qui l’amertume de la mort est passée,il commença à boire son café.

— C’est un peu déconcertant, — opina Jessie vaguement.

— Réfléchissez-y, — conclut M. Hoopdriver. — J’en suissincèrement désolé.

Et le déjeuner se poursuivit en silence. Jessie, perdue dans sespensées, mangea peu. M. Hoopdriver était si accablé de contritionet d’angoisse que, par pure nervosité, il absorba une quantitéextraordinaire d’aliments, et se servit, pour manger ses œufs, dela cuillère aux confitures. Il restait les yeux fixés tristementsur son assiette, et Jessie l’épiait à travers ses longs cils. Unefois ou deux, elle contint un petit rire, et, deux ou trois fois,parut indignée.

— Je ne sais vraiment que penser, — proféra-t-elle enfin. — Jene sais quelle opinion me faire de vous, frère Christian. Jecroyais, que vous étiez parfaitement honnête et loyal, et je nepuis m’empêcher…

— Hé bien ?

— De le penser encore.

— Honnête et loyal, avec tous ces mensonges !

— C’est ce que je me demande.

— Je ne me le demande pas, moi, — répliqua M. Hoopdriver. — Jesuis trop honteux de moi-même. Mais, dans tous les cas, j’ai cesséde vous induire en erreur.

— Je croyais que cette histoire du lion…

— Je vous en prie, ne parlez pas de cela.

— Je croyais… Je sentais que ce que vous racontiez n’avait pasun accent très véridique.

En remarquant l’expression déconfite de son compagnon, elleéclata de rire.

— Assurément si, vous êtes honnête ! — certifia-t-elle. —Comment en douterais-je ? Comme si moi, j’avais toujours étéabsolument sincère. J’y suis maintenant…

Elle se leva brusquement et lui tendit la main pardessus latable. Il la dévisagea, indécis, et perçut la bienveillance amuséede ses regards. C’est à peine s’il comprit, tout d’abord. Il seleva aussi, tenant sa cuillère à confiture, et prit avec humilitéla main qui lui était offerte.

— Seigneur ! — balbutia-t-il. — Si vous n’en avez pasassez…

— J’y suis, maintenant… répéta-t-elle.

Une inspiration soudaine obscurcit sa gaieté. Elle s’assit, ils’assit.

— Vous avez fait cela, — dit-elle, — dans le seul but de pouvoirme venir en aide. Vous pensiez que j’étais trop conventionnellepour accepter le secours de quelqu’un qui serait socialement moninférieur.

— C’est en partie vrai, — convint M. Hoopdriver.

— Comme vous vous êtes mépris ! — soupira-t-elle.

— Vous m’en voulez ?

— C’était un sentiment chevaleresque, — accorda-t-elle. — Maisje suis navrée que vous ayez pu croire que j’aurais honte de vousparce que vous avez un emploi, honorable après tout, dans lecommerce.

— Je n’en étais pas sûr, au début, — répondit-il,embarrassé.

Il restait ébahi, et se soumettait passivement au replâtrage deson amour-propre. La proposition fut émise et votée d’emblée, qu’ilétait un citoyen des plus méritants et que ses mensonges avaient uncaractère de noblesse indéniable. Il commença à voir les chosessous ce jour-là. En outre, elle fit de nouveau allusion à soncourage personnel, et là, certainement, il pouvait admettre que sabravoure était réelle.

Bref, le déjeuner se termina plus heureusement qu’il n’auraitosé l’espérer dans ses moments les plus optimistes. Il s’achevamême dans un rayonnement de gloire, et ils quittèrent la petiteville rougeâtre de Blandford comme si aucun nuage d’aucune sorte nes’était élevé entre eux.

Chapitre 32DU PASSÉ ET DE L’AVENIR

Ils étaient assis sur le bord de la route qui traverse un boisde pins, entre Wimborne et Ringwood, à mi-hauteur d’une côte,lorsque l’esprit de vérité s’affirma derechef d’une façon curieuse,et M. Hoopdriver aborda le sujet de sa position sociale.

— Croyez-vous, — dit-il brusquement, en enlevant de ses lèvresune cigarette méditative, — qu’un employé de nouveautés soit uncitoyen honorable ?

— Pourquoi pas ?

— Même quand il se débarrasse des clients en leur vendant desarticles dont ils n’ont pas besoin, par exemple ?

— Est-il obligé à cela ?

— C’est le commerce, — répondit Hoopdriver. — Pas moyen degarder sa place sans ça. Oh ! Inutile que vous protestiez. Cen’est pas une branche de commerce particulièrement honnête, niparticulièrement utile. Le métier n’est pas très relevé : niliberté, ni loisirs. De sept heures du matin à huit heures et demiedu soir, tous les jours de la semaine ; ça ne laisse guère demarge pour vivre sa propre vie, n’est-ce pas ? Les vraisouvriers se moquent de nous, et les employés de banque ou lesclercs d’études nous regardent avec dédain. Du dehors nous avonsl’air respectable, et au-dedans on nous entasse comme des forçatsdans des dortoirs, on nous nourrit de pain et de beurre, et on nousmalmène comme des esclaves. Vous êtes juste assez supérieur pourvous apercevoir que vous n’êtes pas supérieur du tout. Sanscapital, il n’y a aucune chance d’avenir, et même il n’y a pas unemployé sur cent qui gagne assez pour se marier. S’il se marie, lepatron peut tout aussi bien l’employer à cirer des bottes, si celalui plaît, et il n’osera pas regimber. Voilà le métier ! Etvous me conseillez d’être satisfait ! Seriez-vous satisfaite,vous, si vous étiez employée dans la partie ?

Elle ne répondit rien, le laissant maître du terrain.

— J’ai réfléchi, — reprit-il bientôt, mais sans aller plusloin.

Jessie se tourna vers lui, appuyant sa joue sur la paume de samain. Elle avait dans ses yeux une clarté qui leur donnait uneexpression attendrie.

— Vous êtes si modeste, — dit-elle, — vous ne pensez jamais àvous-même.

M. Hoopdriver n’avait pas levé la tête en parlant, secontentant, tout en fixant le gazon, de souligner ses phrases d’ungeste uniforme de ses mains aux jointures noueuses, qu’il laissaitmaintenant pendre mollement sur ses genoux.

— J’ai réfléchi, — répéta-t-il.

— À quoi ?

— J’ai réfléchi ce matin, — continua M. Hoopdriver.

— À quoi ?

— Je sais bien que c’est absurde.

— Mais quoi ?

— Eh bien ! Voilà. J’ai vingt-trois ans, à peu près. J’aiété à l’école jusqu’à quinze ans environ. Bon, cela me laisse unintervalle de huit ans. Est-il trop tard ? Je n’étais pas toutà fait nul. J’ai fait de l’algèbre, du latin jusqu’aux verbesauxiliaires, et du français jusqu’aux genres : ça forme une sortede base.

— Et maintenant vous songeriez à vous remettre autravail ?

— Oui, c’est justement cela, — répondit M. Hoopdriver. — On nepeut aboutir à rien dans la nouveauté sans de gros capitaux, maissi je pouvais acquérir une réelle instruction…

— Pourquoi pas ? — demanda Jessie.

— Vous croyez ? — fit M. Hoopdriver, surpris de voir leschoses sous ce jour.

— Certes oui. Vous êtes un homme, vous êtes indépendant ! —Elle s’anima. — Je voudrais être à votre, place pour avoirl’occasion de cette lutte.

— Suis-je assez homme pour cela ? — prononça lentement M.Hoopdriver, s’adressant à lui-même. — Il y a cet intervalle de huitans, voyez-vous, — objecta-t-il à son enthousiaste compagne.

— Vous pouvez les rattraper, vous le pouvez, certainement. Ceque vous appelez les gens d’éducation ne suivent pas le mouvement,vous les rejoindrez sans peine. Ils ne pensent qu’à jouer au golf,à dîner en ville, et à débiter des compliments et des mots d’esprità des dames comme ma belle-mère. Sur un point, vous avez déjàl’avantage. Ils sont persuadés qu’ils savent tout ; vous nel’êtes pas. Et c’est si peu de chose, ce qu’ils savent. Vous êtesrésolu, tenace…

— Sapristi, comme vous avez le don d’encourager, — s’exclama M.Hoopdriver.

— C’est votre modestie qui vous entrave. Ah ! si je pouvaisseulement vous aider ! — Et elle laissa après ces mots unéloquent hiatus.

Il redevint pensif.

— Il est évident que vous ne faites pas grand cas de la positiond’un employé de nouveautés, — observa-t-il soudain.

— Je l’estime seulement indigne de vous, — répliqua-t-elle. —Mais des centaines de grands hommes… Il y a eu Burns qui étaitlaboureur, et Hugh Miller qui était maçon, et des quantitésd’autres. Dodsley même était valet de pied…

— Mais des calicots ? Nous sommes trop… intermédiaires pournous élever au-dessus de notre rang. Nos jaquettes et nosmanchettes pourraient se chiffonner…

— N’y eut-il pas un certain Clarke qui écrivit des ouvrages dethéologie ? C’était un calicot.

— Il y a eu celui qui a inventé le fil d’Écosse, le seul dontj’aie jamais entendu parler.

— Avez-vous lu Cœurs insurgés ?

— Jamais, — répondit M. Hoopdriver ; puis, sans attendre cequ’elle voulait lui dire, il se lança dans l’énumération de sesconnaissances littéraires. — Le fait est que je ne lis pasgrand-chose. Dans ma situation on n’en a guère l’occasion. Aumagasin, nous avons une bibliothèque. Et j’ai lu à peu près tout cequ’elle contient, presque tout Walter Besant, un tas de romans deMrs Braddon, de Rider Haggard, de Marie Corelli, et quelques Ouida.Ce sont de bons livres, à coup sûr, écrits par des auteurs depremier ordre, mais ils ne m’ont pas paru s’appliquerparticulièrement à moi. Il y a des bouquins récents dont on entendparler et que je n’ai pas lus.

— Vous ne lisez pas d’autres ouvrages que des romans ?

— Ma foi non ! on est fatigué après la journée, et ce n’estpas facile de se les procurer, ces autres ouvrages. J’ai été àquelques conférences d’instruction complémentaire, par exemple surle théâtre au temps d’Elisabeth, mais ça m’a paru un peu trop fortpour moi ; alors, j’ai suivi des cours de sculpture sur bois,mais ça ne pouvait me mener à rien et j’y ai renoncé, après m’êtrecoupé le pouce.

Il offrait un spectacle attristant, avec sa figure anxieuse etses mains pendantes. Elle eut un doute passager et il lui fallut uneffort pour se rappeler que ce même gringalet, comme un lion enfurie, avait affronté les manants insolents. Il n’y paraissaitplus. Que les hommes sont contradictoires !

— Je suis écœuré, — reprit-il, — quand je pense à la façonstupide dont j’ai été élevé. Mon vieux maître de pension méritaitbien un châtiment pour sa conduite. C’était un voleur. Il seprétendait capable de faire de moi un homme et il m’a volévingt-trois ans de ma vie, il m’a bourré de rognures de savoir, etme voilà. Je ne sais rien, je suis incapable defaire quoi que ce soit, et l’âge où l’on apprend est passépour moi.

— Est-il passé ? — objecta-t-elle. — Pourquoi serait-ilpassé ?

Mais il continua sans paraître avoir entendu.

— Mes parents ont fait ce qu’ils ont cru être le mieux : ils ontversé une prime de trente livres, comptant, pour que je devienne…ce que je suis. Le patron promit en échange de m’apprendre lecommerce, mais il ne m’a jamais enseigné autre chose qu’à vendreses marchandises. C’est ce qui se passe d’ordinaire pour ce genred’apprentissage. Si tous les escrocs étaient sous les verrous, ehbien, ma foi, vous ne sauriez guère où aller pour acheter du fil etde la toile. C’est bel et bien de citer Burns et les autres, maisje ne suis pas de ce calibre-là. Pourtant, je ne me crois pas sicrétin que je n’eusse pu faire quelque chose de plus brillant, avecde l’instruction. Je me demande ce que les types qui se moquent denous seraient devenus si on leur avait fait gaspiller leur tempscomme à moi. À vingt-trois ans, ce serait partir un peu tard.

Il releva la tête avec un sourire désenchanté : un Hoopdriverplus morose et plus sage que le chimérique songe-creux que nousconnaissons.

— C’est vous qui êtes cause de tout ceci, — dit-il. — Vous êtesréelle et vous m’avez amené à me demander ce que je suisréellement, ce que j’aurais pu être. Si tout cela avait étédifférent…

Sa modestie, pensa miss Milton, risquait fort d’être malinterprétée par quiconque n’aurait pas connu le jeune homme commeelle le connaissait, et elle l’interrompit.

— Rendez-le différent.

— Comment ?

— Travaillez. Cessez de baguenauder avec la vie. Vous avezprouvé que vous êtes doué de courage, de volonté. Mettez-vous àl’œuvre.

— Ah ! — soupira Hoopdriver, observant la jeune fille ducoin de l’œil. — Et après ?… Non car à quoi bon ? Jecommencerais trop tard.

Et la conversation se termina dans un silence rêveur.

Chapitre 33LA CAPITULATION

À Ringwood, ils déjeunèrent, et Jessie éprouva un grosdésappointement : il n’y avait pas de lettre pour elle à la posterestante.

En face l’Hôtel de la Bonne Halte, se trouvait uneboutique de mécanicien, à la devanture de laquelle s’étalait, commeune curiosité, un tricycle tandem, et une enseigne annonçant qu’onlouait à l’intérieur des cycles de tous genres.

M. Hoopdriver remarqua d’une façon spéciale cet établissement,parce que le propriétaire, aussitôt qu’ils furent arrivés, traversala rue et inspecta minutieusement leurs machines. Cettemanifestation de curiosité raviva certaines impressionsdésagréables mais n’eut heureusement pas d’autre résultat fâcheux.Pendant que nos deux voyageurs achevaient leur déjeuner, unclergyman de haute taille, la figure rouge et ruisselante, entra etvint s’asseoir à la table voisine de la leur. Il portait une sortede costume de vacances : un faux col plus haut que d’ordinaire, unde ces faux cols qui se boutonnent par-derrière, et d’autant plusincommode par la grande chaleur ; au lieu de laredingote à longues basques, un veston noir remarquablement court,et comme chaussures, des souliers jaunes décolorés. Ses bas depantalons étaient tout gris de poussière et, au lieu du couvre-chefhabituel aux ecclésiastiques, il avait un chapeau de paille blancet noir.

Il fit preuve tout de suite d’intentions sociables.

— Une journée superbe, monsieur, — dit-il, d’une voixclaironnante.

— Superbe, — acquiesça M. Hoopdriver, devant une portion depâté.

— À ce que je vois, vous parcourez à bicyclette cette délicieusecontrée ?

— Nous excursionnons.

— Je m’imagine aisément qu’avec une machine convenablementhuilée il ne doit y avoir aucune façon meilleure ni plus agréablede voir le pays.

— En effet, ce n’est pas une mauvaise façon de voyager.

— Pour un couple de jeunes mariés, un tandem doit être, jesuppose, un délicieux véhicule.

— Assurément, — approuva M. Hoopdriver en rougissant.

— Vous voyagez en tandem ?

— Non… nous sommes… séparés, — bégaya le faux frèreChristian.

— La sensation qu’on a de se mouvoir avec rapidité dans l’airest indiscutablement délicieuse.

Sur cette assertion, le clergyman se tourna vers le garçon pourcommander son repas d’une voix ferme et autoritaire : du thé, deuxtablettes de gélatine, du pain et du beurre, avec ensuite du pâtéet de la salade.

— Il me faut absolument des tablettes de gélatine : elles sontindispensables pour précipiter le tanin de mon thé, — expliqua-t-ilpour la galerie.

Puis, les coudes sur la table et le menton dans ses mains, ildemeura quelque temps ainsi, contemplant fixement un petit tableauau-dessus de la tête de M. Hoopdriver.

— Je suis moi-même cycliste, — révéla-t-il en redescendant à lahauteur des deux voyageurs. — Nous sommes tous cyclistes à présent,— ajouta-t-il, avec un large sourire.

— Vraiment ? — fit M. Hoopdriver, attaquant sa moustache. —Puis-je vous demander quelle machine vous montez ?

— J’ai fait récemment l’acquisition d’un tricycle. Labicyclette, j’ai le regret de le dire, est considérée comme trop…trop risquée, trop cavalière, par mes paroissiens. Il faut avoirégard aux opinions de ses frères, de nos jours en particulier,alors que l’Église a besoin de toutes les bonnes volontés. Ainsidonc, j’ai un tricycle que je viens de haler jusqu’ici.

— De haler ? — s’écria Jessie, surprise.

— Avec un cordon de soulier, quand je ne le portais pas sur mondos.

Le silence qui suivit fut inattendu. Jessie éprouva quelquedifficulté à faire franchir son gosier à quelques miettes. Lestraits de M. Hoopdriver exprimèrent tour à tour le doute, ladéfiance et l’ébahissement. Après quoi, il devinal’explication.

— Vous avez eu un accident ?

— Il serait difficile d’appeler cela un accident. Les roues onttout à coup refusé de tourner et je me suis trouvé à cinq millesd’ici, avec une machine absolument immobile.

— Comment cela ? — questionna le jeune homme s’efforçantd’arborer un air intelligent, tandis que Jessie dévisageaitfurtivement le singulier personnage.

— Mon domestique, — exposa le clergyman, satisfait de l’effetqu’il avait produit, — avait pris bien soin de nettoyer lesroulements et les billes puis de les laisser sécher et de lesremonter sans les enduire de graisse à nouveau. La conséquence futqu’ils s’échauffèrent à un degré excessif et se bloquèrent. Dès ledépart la machine roulait mal et bruyamment, mais, attribuant cefonctionnement défectueux à ma propre lassitude, je redoublaid’efforts.

— Vous y êtes allé vigoureusement.

— Vous ne pouviez choisir un terme plus approprié. C’est unprincipe chez moi de faire avec toute la vigueur possible labesogne qui se présente. Je crois bien, ma foi, que les coussinetss’échauffèrent jusqu’au rouge, et finalement l’une des roues sebloqua complètement. C’était une des roues de côté, de sorte quecet arrêt comporta un renversement de l’appareil entier,renversement auquel je participai.

— C’est-à-dire que vous avez fait la culbute ? — précisa M.Hoopdriver, tout à coup fort amusé.

— Exactement. Ne voulant pas m’avouer vaincu, j’en fus puni dela même façon plusieurs fois de suite. Il est naturel, n’est-cepas, qu’en de tels instants on manifeste une certaine impatience.Je pestai… sans mauvaise humeur, certes. Par bonheur, la routeétait déserte et en plein champ. Finalement, l’appareil tout entierdevint rigide et je renonçai à une lutte inégale. Pour tout usagepratique, mon tricycle ne valait pas mieux qu’un fauteuilmonumental sans roulettes. Il n’y avait pas d’autre alternative quede le haler ou de le porter. Le repas du clergyman apparut sur leseuil.

— À cinq milles d’ici, — ajouta-t-il.

Sans plus tarder, il se mit avec voracité à s’empiffrer de painet de beurre.

— Heureusement, — reprit-il, la bouche pleine, — je suis parprincipe, autant que par tempérament, énergique et eupeptique. Ilserait à souhaiter que tout le monde fût de même.

— Ce serait bien souhaitable, en effet, — répondit M.Hoopdriver.

Pendant un moment, la conversation laissa la place auxtartines.

— La gélatine, — disserta bientôt le loquace ecclésiastique, enremuant pensivement son thé, — la gélatine précipite le tanin duthé et en facilite la digestion.

— C’est une chose utile à savoir.

— Il ne tient qu’à vous d’en profiter, — répliqua généreusementle clergyman, en mordant vigoureusement dans deux tartines repliéesl’une sur l’autre.

Dans l’après-midi, les deux excursionnistes se dirigèrent àpetite allure vers Stoney Cross, n’échangeant que de rares propos,depuis que le sujet de l’Afrique du Sud était en suspens. Despensées désagréables imposaient le silence à M. Hoopdriver : àRingwood, il avait changé sa dernière pièce d’or, et cette simpleaction l’avait considérablement ébahi. Trop tard, maintenant, ilréfléchissait à ses ressources. Il possédait bien vingt et quelqueslivres sterling, à la Caisse d’Épargne postale de Putney, mais sonlivret était sous clef dans sa malle, sans quoi le jeune toquéaurait à coup sûr subrepticement retiré la somme entière, afin deprolonger de quelques jours encore ces ravissants vagabondages.Mais à présent, l’ombre de la fin obscurcissait son bonheur.Cependant, chose étrange, en dépit de son anxiété et de sonhumiliation du matin, il était encore dans un état de surexcitationémotionnelle qui ne ressemblait certainement pas à de la tristesse.Il oubliait ses poses chimériques, il s’oubliait lui-même tout àfait en appréciant davantage sa compagne. Son ennui le plus graveétait d’avoir à lui exposer la difficulté.

Une interminable montée les fatigua longtemps avant StoneyCross ; ils mirent pied à terre et s’assirent à l’ombre d’unpetit bois de chênes, près de la crête ; la route revenait surelle-même, de sorte que, en regardant en arrière, elle s’éloignaiten pente sur la droite pour revenir ensuite au-dessous d’eux. Lachaussée sablonneuse était bordée de chaque côté par un fosséprofond surmonté de chênes rabougris par-delà lesquels s’étendaitune lande couverte de hautes bruyères. Au bas de la côte,cependant, la route était barrée d’ombres épaisses projetées pardes bouquets de grands arbres.

M. Hoopdriver, nerveux et gauche, fouilla dans toutes ses pochespour découvrir ses cigarettes.

— Il y a quelque chose qu’il faut que je vous dise, —articula-t-il enfin, s’efforçant de paraître calme.

— Ah ! — fit-elle.

— Je voudrais bien m’entretenir un peu de vos plans.

— Je suis fort indécise, — répondit Jessie.

— Vous pensez à écrire des livres ?

— Ou faire du journalisme, ou entrer dans l’enseignement, ouquelque chose comme cela.

— Vous voulez vous créer une situation indépendante de votrebelle-mère ?

— Oui.

— Combien de temps vous faut-il pour obtenir une de cesoccupations ?

— Je ne sais pas. Je crois qu’il y a quantité de femmes qui sontjournalistes, ou dessinateurs, ou inspectrices sanitaires. Mais jesuppose qu’il faut beaucoup de temps pour obtenir ces postes-là.Vous savez que les femmes de nos jours dirigent des journaux.George Egerton le dit. Il serait bon, je crois, que je pusse entreren rapports avec un agent littéraire.

— Ce sont là, certes, des travaux qui vous conviendraient, etqui ne sont pas aussi éreintants que dans la nouveauté.

— Il y a du travail cérébral qui est éreintant, croyez-lebien.

— Il n’en est pas qui puisse vous éreinter, — madrigalisa M.Hoopdriver, — Oui, mais voilà… — reprit-il après un instant desilence. — À ce propos, il y a une difficulté bien vexante… il nenous reste plus beaucoup d’argent.

Bien qu’il ne la regardât pas, il remarqua que Jessietressaillait.

— Je comptais, comprenez-vous, que votre amie vous écrirait etque vous auriez adopté un plan d’action aujourd’hui même.

— L’argent ! — murmura Jessie. — Je n’avais pas pensé àl’argent !

— Tiens ! Voilà un tandem ! — fit M. Hoopdriver,indiquant le bas de la route avec sa cigarette.

Elle tourna la tête dans cette direction et aperçut, au| pied dela côte, deux petites formes, sur une même machine, émergeant d’unbouquet d’arbres. Les cyclistes paraissaient fort actionnés à leurouvrage, et| tentèrent valeureusement, mais sans succès, «d’emballer la côte ». Selon toute évidence, la machine avait unemultiplication beaucoup trop forte pour ce genre I d’exploit, etbientôt le cycliste d’arrière se dressa sur sa selle et sauta àbas, abandonnant son compagnon au hasard du sort. Le cyclisted’avant, fort peu expérimenté sans doute avec les tandems, semblaitignorer la façon dont on en descend. Il décrivit, avec l’engin,plusieurs courbes fantastiques, leva la jambe comme s’il se fût agid’une bicyclette simple, heurta son pied contre le guidon d’arrièreet culbuta lourdement, l’épaule en avant.

— Ciel ! — s’écria Jessie, en se levant. — J’espère qu’iln’est pas blessé.

Le second cycliste accourut au secours de son compagnon.Hoopdriver se leva aussi, pour mieux suivre ! les péripétiesde la scène. La longue machine fut soulevée et traînée à l’écart,et le cycliste tombé, assisté de l’autre, se remit péniblement surses jambes i en se frictionnant le bras, sans paraître autrementéclopé ; tous deux s’occupèrent alors du tandem.

Ces touristes, fit remarquer M. Hoopdriver, n’étaient pas vêtusselon les règles du sport cycliste. L’un portait le grotesquecostume dont est responsable la découverte du jeu de golf. À cettedistance même, on distinguait sa petite casquette plate, sescourtes molletières de cuir jaune et les dessins de ses bas delaine. L’autre, celui qui occupait la selle d’arrière, était unpetit homme grêle, vêtu de gris.

— Des amateurs ! — gouailla M. Hoopdriver. Jessie demeurapensive, indifférente maintenant aux deux hommes qui réparaientleur machine.

— Combien vous reste-t-il ? — s’enquit-elle. Hoopdriverglissa la main droite dans sa poche et en tira six pièces demonnaie qu’il compta en les poussant avec son index gauche.

— Treize shillings et quatre pence et demi, en tout, — dit-il,les lui montrant.

— J’ai un demi-souverain, — fit-elle.

— Partout où nous nous arrêterons, notre note s’élèvera…

Le silence était plus éloquent que bien des paroles.

— Je n’avais pas pensé que l’argent viendrait nous arrêterainsi, — avoua-t-elle.

— C’est diablement contrariant.

— L’argent ! — continua Jessie. — Est-ce possible ?Les conventions… N’y a-t-il donc que les gens ayant des ressourcesassurées qui puissent vivre leur propre vie ? S’il faut voirles choses sous ce jour…

Un nouveau silence intervint.

— Voilà encore d’autres cyclistes, — annonça M. Hoopdriver.

Les deux hommes étaient encore affairés autour de leur tandem,mais à présent, d’entre les arbres, débouchait la masse imposanted’un tricycle à deux places, monté par une dame en gris et unpersonnage corpulent. Immédiatement derrière eux, survint une hauteforme noire coiffée d’un chapeau blanc et noir, et chevauchant untricycle d’un modèle suranné avec deux larges roues en avant.L’homme en gris resta penché par-dessus le tandem, la poitrineappuyée sur une selle, mais son compagnon se releva et il semblaéchanger quelques remarques avec les gens du tricycle, en étendantles bras dans la direction de la colline où M. Hoopdriver et Jessiese tenaient debout côte à côte. La dame en gris se livra alors àune pantomime assez surprenante : elle agita un instant sonmouchoir ; puis, sur un brusque mouvement de son compagnon,elle cessa.

— C’est curieux, — fit Jessie, la main au-dessus des yeux. —Est-ce que par hasard… ?

Le tricycle attaqua la montée, zigzaguant péniblement d’un bordà l’autre, et il était clair que le personnage corpulent, quiinclinait le buste à chaque coup de pédale, ne ménageait pas sesefforts. Sur son tricycle démodé, le voyageur en costumeecclésiastique prenait la forme d’un point d’interrogation. Enfin,comme suite à ce cortège, apparut un dog-cart. Sur le siège, à côtédu cocher, coiffé d’un chapeau melon, était assise une dame vêtued’une robe vert sombre.

— On dirait une partie de campagne, — remarqua Hoopdriver.

Jessie ne répondit pas. Elle observait toujours l’étrangeprocession.

— C’est curieux ! — fit-elle encore.

Les efforts du clergyman devenaient convulsifs. Avec une brusquesaccade, son tricycle tourna soudain sur lui-même, et le dignehomme, essayant de descendre, fut jeté à terre. Il se relevaimmédiatement, remit sa machine en position et la poussa devantlui. Au même instant, le personnage corpulent mit pied à terre etaida courtoisement la dame en gris à descendre : tous deux parurentn’être plus d’accord, la dame insistant pour pousser avec lui letricycle vide. Elle finit par céder, et le cavalier s’attela seulau véhicule ; son visage, sur le fond gris et vert du bas dela colline, faisait une tache rutilante. Le tandem était de nouveauen état de rouler, car il se joignit à la procession. Les deuxhommes marchaient derrière le dog-cart d’où la dame en vert et lecocher étaient descendus.

— M. Hoopdriver, — dit Jessie, — je suis presque sûre que cesgens…

— Bonté divine ! — s’exclama M. Hoopdriver, lisant le restesur le visage de sa compagne, et il se précipita vers sa machine,qu’il laissa presque aussitôt pour aider Jessie à se mettre enselle.

À la vue de Jessie pédalant contre l’horizon, les gens quimontaient la côte manifestèrent tout à coup une effervescencecurieuse. Deux mouchoirs s’agitèrent, et quelqu’un lança plusieursappels. Jessie n’eut plus de doutes. Les deux hommes du tandem semirent à courir en poussant leur instrument et eurent bientôtdépassé les autres véhicules.

Mais nos jeunes gens n’attendirent pas la suite de cespéripéties. En quelques secondes, il furent hors de vue, descendantà toute allure une côte rapide. Avant de disparaître au coude de laroute, Jessie regarda en arrière et aperçut le tandem au sommet dela colline : le cavalier d’arrière enjambait sa monture.

— Ils viennent, — dit-elle, et elle se pencha sur son guidon,comme une véritable professionnelle.

Ils dégringolèrent dans la vallée, franchirent un petit pont ettombèrent sur une bande de poulains qui gambadaient au travers dela route. Involontairement ils ralentirent.

— Chou-ou ! Chou-ou ! — fit M. Hoopdriver.

Mais les poulains se cabrèrent et ruèrent comme pour le narguer.Alors il perdit patience et chargea droit sur le troupeau qui,sautant le fossé, se dispersa sous les arbres et laissa le passagelibre à Jessie.

Dès lors, la route monta lentement, mais avec persistance. Lespédales devenaient pesantes. M. Hoopdriver respirait avec un bruitde scie. Au bas de la pente, le tandem apparut, faisant des effortsfrénétiques, alors que les pourchassés n’étaient pas encore enhaut. Mais, Dieu merci, le sommet est proche et ensuite c’est unelongue perspective de légers vallonnements, dont le seuldésavantage est d’être impitoyablement exposés au soleil. Le tandemapparemment dut monter la côte à pied, car il ne reparut contre leciel fulgurant qu’alors que les fugitifs atteignaient un bouquet debois à un mille de distance.

— Nous gagnons sur eux, — affirma M. Hoopdriver, avec unecascade de transpiration tombant de son front sur ses joues. —Cette côte… Mais à cela se borna leur avantage. Ils étaient tousdeux presque épuisés. Hoopdriver, à vrai dire, l’était entièrement,et l’amour-propre seul l’empêchait d’avouer la faillite de sesforces. Dès lors le tandem se rapprocha avec régularité. À RufusStone, il était à peine à cent mètres derrière. Après un coup decollier désespéré, ils se trouvèrent au haut d’une descente rapidequi s’allongeait à travers un bois de pins. Dans une descente rienne peut battre un tandem à grande multiplication. Instinctivement,M. Hoopdriver contrepédalait de toutes ses forces et Jessieralentissait aussi son allure. L’instant d’après, ils perçurentderrière eux le bruissement des gros pneumatiques ; le tandemfrôla Jessie et dépassa Hoopdriver, qui éprouva une envie folled’entrer en collision avec l’abominable machine. Sa seuleconsolation fut de constater que les cyclistes, lancés à toutevitesse, étaient aussi échevelés et trempés que lui-même et biendavantage couverts de poussière. Tout aussitôt Jessie s’arrêta etdescendit.

— Les freins ! — cria Dangle, juché sur la selle d’arrière,et se dressant sur les pédales.

Pendant quelques secondes, la vélocité de la machine s’accrut,et les freins, en comprimant le pneu et en serrant la jante,soulevèrent un nuage de poussière. Dangle sauta sur la route ets’affala sur les genoux. Le tandem oscilla dangereusement.

— Tenez-le ! — hurla Phipps, par-dessus son épaule, etcontinuant à pédaler malgré lui. — Je ne puis descendre si vous nele tenez pas !

Il appuya de toutes ses forces sur les freins et la machines’arrêta presque sur place. Se sentant peu stable dans cetteposition, Phipps se remit à pédaler.

— Mettez un pied par terre ! — cria Dangle.

Ces difficultés entraînèrent les poursuivants à une centaine demètres plus bas. Enfin Phipps, se rendant compte de la manœuvre,fit à nouveau jouer les freins, et se laissa pencher sur la droitejusqu’à ce que son pied fût à terre. La jambe gauche encore sur laselle, et les deux mains aux poignées, il commença à adresser àDangle des remarques peu flatteuses.

— Vous ne pensez qu’à vous-même ! — ronchonnait-il, lafigure écarlate.

— Ils nous ont oubliés, — avait dit Jessie, après la chute deDangle, et elle fit demi-tour.

— En haut de la côte, il y a une route qui mène à Lyndhurst, —répondit Hoopdriver, suivant son exemple.

— À quoi bon ? l’argent nous manque. Il faut y renoncer.Mais retournons à l’hôtel de Rufus Stone. Je ne vois pas lanécessité de se faire ramener en triomphe comme des captifs.

C’est ainsi qu’à la consternation des tandémistes Jessie et soncompagnon regagnèrent le sommet de la colline.

Au moment où ils mettaient pied à terre devant le porche del’hôtel, le tandem les rattrapa, tandis que, sur la gauche,apparaissait le dog-cart. Dangle sauta à terre.

— Miss Milton, je crois, — balbutia Dangle, haletant etsoulevant sa casquette trempée sur ses cheveux ruisselants etembroussaillés.

— Dites donc ! — appelait Phipps, continuantinvolontairement sa route. — Voyons ! Ne recommencez pas,Dangle, prêtez-moi la main.

— Une minute ! — fit Dangle, qui courut au secours de soncollègue.

Jessie appuya sa machine contre le mur et pénétra dans l’hôtel.Hoopdriver, fourbu mais intrépide, resta sur le seuil.

Chapitre 34LE RASSEMBLEMENT

À la vue de Dangle et de Phipps qui revenaient, il croisa lesbras. Phipps était ébahi des difficultés que présente le maniementdu tandem qu’il menait à présent à la main, et Dangle manifesta desdispositions querelleuses.

— Miss Milton ? — dit-il sèchement.

M. Hoopdriver s’inclina sans décroiser les bras.

— Miss Milton est entrée ? — reprit Dangle.

— Et ne veut pas être dérangée, — déclara M. Hoopdriver.

— Vous êtes un malotru, monsieur, — gronda Dangle.

— À votre service, — répliqua dédaigneusement M. Hoopdriver. —Miss Milton attend l’arrivée de sa belle-mère.

M. Dangle hésita.

— Elle sera ici tout de suite… et voici son amie, Miss Mergle, —ajouta-t-il.

M. Hoopdriver décroisa lentement ses bras et, assumant unetranquillité formidable, enfonça ses mains dans les poches de sonpantalon. Alors, victime d’une de ses fatales hésitations, ilsongea que cette attitude pouvait être considérée commevulgairement insolente. Il retira ses deux mains, en remit une, etoccupa l’autre à tirailler sa moustache. Miss Mergle surgit danscet instant de confusion.

— Voilà le monsieur ? — demanda-t-elle, s’adressant àDangle. — Quelle effronterie, monsieur ! Comment avez-vousl’audace de me braver ? La pauvre enfant !

— Vous me permettrez d’observer… — commença M. Hoopdriver, avecson accent faubourien le plus prononcé, et, pour la première fois,il se vit, dans cette affaire, jouant, selon toute apparence, lerôle du traître.

— Pouah ! — fit, les lèvres retroussées. Miss Mergle, et,sans qu’il s’y attendît en aucune façon, elle le frappa en pleinepoitrine de ses deux mains étendues, et l’envoya trébucher enarrière jusque dans le vestibule de l’hôtel. — Laissez-moipasser ! — cria-t-elle, superbe d’indignation. — Commentosez-vous me barrer le passage ?

Pendant que Hoopdriver se cramponnait au portemanteau pourreprendre son équilibre, Dangle et Phipps, secoués de leur inertiepar la pétulance de Miss Mergle, s’approchèrent prestement, Phippsen tête.

— Vous avez le toupet d’empêcher cette dame de passer ? —s’écria Phipps.

Hoopdriver dédaigna de répondre et prit un air rétif, dangereuxmême, aux yeux de Dangle.

Au bout du couloir, un garçon, dans une livrée somptueuse,apparut, restant prudemment à l’écart.

— Ce sont les individus de votre espèce, monsieur, quidiscréditent leur sexe ! — prononça Phipps.

M. Hoopdriver enfonça solidement ses mains dans ses poches, et,sur un ton furibond, il répliqua :

— Je voudrais bien savoir qui vous êtes, vous, l’insolent.

— Et vous ? — rétorqua Phipps. — Qui êtes-vous donc ?C’est cela qu’il faudrait savoir. Et qui vous a permis de courir lepays avec une jeune fille mineure ?

— Ne condescendez pas à lui adresser la parole, — conseillaDangle.

— Pensez-vous que je vais raconter mes affaires au premier venuqui a l’impertinence de me questionner ? Ah ! non, parexemple ! — déblatéra M. Hoopdriver, et, du même ton acerbe etcourroucé, il ajouta : — Tenez-vous cela pour dit.

Phipps et lui, face à face, campés sur leurs jambes, sedévisageaient hargneusement, et nul ne sait ce qui serait arrivé sile clergyman, surexcité mais résolu, n’était apparu sur leseuil.

— Anachronisme en jupons ! — murmurait le sacerdotalpersonnage, victime du préjugé suranné qui exigeait une troisièmeroue et des vêtements noirs pour ecclésiastiques en vacances.

Il observa un instant les deux adversaires ; alors,étendant le bras vers Hoopdriver, il agita trois fois sa main,proférant simultanément et avec vigueur une syllabe évidemmentréprobatrice :

— Tchak ! Tchak ! Tchak !

Puis, concluant par un « Pouah ! » souligné d’un geste derépugnance, il entra dans la salle à manger d’où provenait trèsdistinctement la voix de Miss Mergle, déclarant qu’elle necomprenait rien à cette histoire.

L’énergique vitupération du clergyman eut sur Hoopdriver uneffet démoralisant, que compléta la soudaine arrivée du massifWidgery.

— C’est ce monsieur ? — s’enquit-il, lui aussi, d’un airfarouche et tirant du plus profond de sa poitrine une voixappropriée à la circonstance.

— Ne lui faites pas de mal ! — implora Mme Milton, lesmains jointes. — Quels que soient ses torts… pas deviolences !

— Vous êtes encore beaucoup comme cela ? — osa ricanerHoopdriver acculé contre le portemanteau.

— Où est-elle ? Que lui a-t-il fait ? — gémit MmeMilton.

— Je ne vais pas rester là à me laisser insulter par des tas degens que je ne connais pas, — déclara M. Hoopdriver. — Ne vousimaginez pas cela. Ne croirait-on pas que j’ai mangé lademoiselle !

— Me voici, mère, — dit Jessie, paraissant tout à coup, sur leseuil de la salle à manger.

Elle était très pâle. Mme Milton déclama quelques mots dictéspar la tendresse maternelle, et s’élança pour une étreintedramatiquement passionnée. L’embrassade s’engouffra dans la salle àmanger. Widgery fit mine de suivre, mais se ravisa.

— Je vous engage vivement à déguerpir, à moins que vous ne soyezdisposé à répondre à certaines questions qui pourraient vousembarrasser, — dit-il à M. Hoopdriver.

— Je n’en ferai rien, — protesta le jeune homme, la gorgeserrée. — Je suis ici pour défendre cette jeune fille.

— Vous l’avez défendue d’une façon suffisamment pernicieuse, jesuppose, — tonitrua Widgery.

— Sortez ! — ordonna Phipps menaçant.

— Je vais aller m’asseoir dans le petit jardin, — répondit aveccalme et dignité M. Hoopdriver, — et là, j’attendrai.

— Inutile de vous disputer avec lui, — observa pacifiquementDangle.

Le clergyman sortit de la salle, et la porte se refermadoucement sur lui.

M. Hoopdriver, dardant des regards de défi à ses adversaires, sedirigea fièrement vers le jardin. Mais, sous cette façadeintrépide, se débattaient des craintes tumultueuses. Pour qui doncle prenait-on ? Pouvait-on lui causer des ennuis ?Assurément il n’avait rien fait de mal. Jessie était-elle pupillelégale du Grand Chancelier ?

De la part de la belle-mère, au moins, Hoopdriver s’étaitattendu à quelque gratitude.

Chapitre 35PAROLES

De nouveau, le monde nous englobe, et notre excursionsentimentale a pris fin.

Devant l’hôtel, Dangle et Phipps, avec des attitudessolennelles, et le cocher du dog-cart surveillent uneextraordinaire collection d’instruments à roues. Dans le vestibule,Widgery et le clergyman prêtent apparemment l’oreille aux bruitsconfus des voix de l’intérieur. Au fond du jardin, en une attitudeprostrée, M. Hoopdriver est assis sur un banc rustique.

Par la fenêtre ouverte de la salle, arrive, clair et confus tourà tour, un bourdonnement de femmes en colloque.

— Je ne peux pas m’imaginer où diable elle a pu piger cecoco-là, — assura Phipps à Dangle.

— Qui est ce ravisseur au complet brun ? Je ne parviens pasà comprendre ? — débita le clergyman, en conciliabule avecWidgery.

À l’intérieur, on se posait les mêmes questions. La dame à larobe vert sombre était Miss Mergle, la maîtresse de pension, qui,au reçu de la lettre de Jessie, avait, par un envoi simultané detélégrammes, précipité la poursuite. Par la plus heureuse deschances, le clergyman était un ami de Miss Mergle qui le rencontrajuste au sortir de la gare. Il est à peine nécessaire de mentionnerque la mise à contribution de la boutique du mécanicien est tout àl’honneur de l’esprit napoléonien de Dangle.

En cette émotionnante rencontre, Mme Milton était prête à allerjusqu’au paroxysme de la tendresse. Mais Jessie avait, avec douceuret fermeté, éludé ces menaces d’étreintes, et entamé immédiatementla controverse.

— Pourquoi ai-je été pourchassée de cette façon ridicule ?— interrogea-t-elle, au moment où le clergyman gagnait laporte.

— Pourquoi vous êtes-vous conduite de cette façonridicule ? — riposta Miss Mergle.

— Jessie ! — adjura Mme Milton. — Dites-moi…

— À quoi en viennent les jeunes filles, je me le demande ?— pérorait Miss Mergle — Où pêchent-elles des idéespareilles ? C’est bel et bien dans des livres…

— Mais qui est cet homme ? — insistait Mme Milton. — Oùl’avez-vous rencontré ? Pourquoi vous êtes-vous sauvée ainsiavec lui ?

— Je n’ai jamais vu travestir de façon plus grotesque monenseignement ! — proclamait Miss Mergle. — Je ne puisconcevoir comment vous prétendez trouver une justification…

— Il a l’air d’un jeune homme absolument banal etvulgaire !

— Vagabonder ainsi à travers les villes et lacampagne !

— N’avez-vous rien à dire pour votre défense ?

— Si vous voulez me laisser parler… — commença Jessie.

— Parlez donc ! — invita Mme Milton.

— C’est abominable ! — assurait Miss Mergle.

— Ce jeune homme, — articula lentement Jessie, — est l’un desplus braves, des plus dévoués, des plus délicats…

— Oui, c’est entendu, — interrompit Mme Milton. — Mais commentêtes-vous entrée en relations avec une personne de cegenre ?

— Avec ce parangon ! — renchérit Miss Mergle.

— Il m’a sauvée…

— Allons ! allons !…

— … des mains de votre ami M. Beauchamp.

Et là-dessus, ses émotions l’emportant, Jessie fondit enlarmes.

— Des mains de M. Beauchamp !… Oh ! — s’écria MmeMilton, anticipant les pires choses.

— Qu’est-ce ? — fit Miss Mergle. — Assurément le ridiculebéjaune qui est là…

— M. Beauchamp s’aperçut que je ne me plaisais pas auprès devous. Il m’affirma la vérité de… de toutes les balivernes que…

Jessie hésita.

— Alors ? — balbutia Mme Milton.

— … que les femmes écrivent, dans des livres, surl’indépendance, sur la liberté de vivre, et tout ce genred’histoires. Mais personne n’est libre, pas même de travailler pourgagner sa vie, à moins que ce ne soit aux dépens des autres. Jen’avais pas pensé à cela. Je voulais faire quelque chose dans lemonde, être quelqu’un dans l’humanité, vivre une vie noble, digne,dévouée…

— Vous enflez vos sentiments de la façon la plus… — commençaMiss Mergle.

— M. Beauchamp ! — répéta sur un ton scandalisé MmeMilton.

— Il me prêtait des livres, me fit prendre en dégoût l’existenceoisive que je menais, et me persuada de fuir avec lui, disant qu’ilm’aiderait à me créer une situation…

— Ensuite ?

— Il voulait me forcer à être sa femme.

— Mais, bonté divine ! Oh ! Cet homme… Bigame !…bredouillait Miss Mergle.

— Continuez ! — enjoignit Mme Milton, froissant sonmouchoir. — Continuez ! Dites-nous tout ce qui s’est passé. Ilvous a abandonnée ?

— Nous avons voyagé comme frère et sœur.

— Oui, oui…

— Mais ce… jeune homme banal, comme vous l’appelez, qui est làdehors, nous rencontra et soupçonna quelque chose.

— Alors ?

— Quand, à la fin, il vit que j’étais… prise au piège, ilintervint. Si vous saviez comme il s’est conduit bravement,résolument, avec quelle modestie, quelle simplicité… Un vraigentilhomme !

— De sorte que M. Beauchamp ?… — insista Mme Milton.

— Mais pourquoi n’êtes-vous pas rentrée tout droit chez votremère, quand il vous eut arrachée des griffes de ce… de cethomme ?

— C’est la honte, plus qu’autre chose, qui m’a retenue, jecrois. Je ne voulais pas rentrer à la maison, victime d’unepareille déconvenue. Je ne comprenais pas tout cela encore. J’étaisconvaincue que je pourrais me créer une vie indépendante…

— Mais lui, votre sauveur héroïque et peu distingué, il savaitbien à quoi s’en tenir, — objecta Miss Mergle. — À coup sûr, il lesavait. N’allez pas me dire…

— Il m’étudiait.

— Il faut être singulièrement nigaud pour permettre à une gaminecapricieuse, à peine âgée de dix-sept ans, de traîner sur lesroutes…

— Je ne puis parvenir à comprendre… — déclara Mme Milton.

— Pour une aventure extravagante, celle-ci peut compter, —jabotait Miss Mergle, débordante de commentaires. — Je ne puisattribuer les mobiles de votre acte qu’à cet esprit de révoltequi…

— J’ai fait tout ce que j’ai pu pour cacher votre escapade,Jessie, — murmura Mme Milton.

— Cacher mon escapade ? Que voulez-vous dire ?

— J’ai fait part à tout le monde que vous étiez partie passerquelques jours chez des amis. Personne à Surbiton ne…

— … à cet esprit de révolte, — continuait Miss Mergle, — quis’est emparé de tant de femmes, à notre époque de futilité etd’oisiveté…

— À quoi bon raconter des mensonges ? — demanda Jessie. —Pourquoi les gens ne sauraient-ils pas la vérité sur mesactes ? Je ne vois rien de si particulièrement…

— Mais, ma chère ! — se récria Mme Milton — vous seriezperdue !

— Pourquoi ?

— Lisez Sésame et les Lys, lisez Shakespeare, etChristina Rossetti. Là, au moins, vous aurez le pur idéal, —discourait Miss Mergle.

Mais les deux autres ne faisaient pas la moindre attention à cesdiscours.

— Comment serais-je perdue ? Et en quoi consiste cetteperte ?

— Personne à Surbiton ne voudrait plus vous recevoir, — expliquaMme Milton. — Vous seriez une réprouvée, et toutes les portes sefermeraient devant vous…

— Mais je n’ai rien fait de mal, — protesta Jessie. — Ce n’estqu’une convention…

— Mais tout le monde croira que vous en avez fait.

— Me faut-il alors mentir, parce que d’autres personnes croirontceci ou cela ? Des gens stupides ! Du reste, qui sesoucie de fréquenter ce monde-là ?

— Ma chère enfant, vous ne comprenez pas…

Pendant ce temps, et sans que personne l’écoutât, Miss Merglecontinuait ses effusions à propos d’Idéal, du Rôle Véritable de laFemme, des Nécessaires Distinctions de Classes, de la SaineLittérature, et autres fariboles.

— Miss Mergle vous exposera mieux que moi ces choses, — gémitMme Milton, faisant appel à l’éloquente institutrice.

Miss Mergle endigua tout à coup son torrent de paroles, pourattester la nécessité de laisser ignorer au monde l’escapade deJessie.

— Les gens croient que vous êtes en visite chez des amis, —déclara péremptoirement Miss Mergle, — et si vous n’éveillez pasvous-même leurs soupçons, ils ne vous questionneront pas. Il n’y aaucune raison pour renseigner les gens, et il y en a mille pour leslaisser dans l’ignorance.

— Et voilà ce qu’on appelle vivre honnêtement etloyalement !

— Si vous voulez vivre honnêtement et loyalement, vouscommencerez par éviter de pareilles extravagances, — proférasévèrement Miss Mergle, avec une logique éblouissante.

Pendant ce temps, M. Hoopdriver faisait triste figure dans lejardin. Elle était finie, cette merveilleuse excursion, du moins ence qui le concernait, et ce coup brutal qui les séparait luifaisait comprendre tout ce qu’elle avait été pour lui pendant cesquelques jours. Il essaya de voir les aspects divers de leurposition. À coup sûr, ces gens allaient ramener Jessie auxaltitudes sociales qu’elle occupait, et elle redeviendrait pour luiune jeune dame inaccessible.

— Me laisseront-ils au moins lui dire adieu ? Comme toutcela avait été extraordinaire ! Il se remémora leur premièrerencontre, quand il l’avait aperçue, pédalant sur la routeparallèle, au long du fleuve ; il se rappela la soiréedramatique de Bognor, comme si les événements eussent été lerésultat de sa seule initiative. Il avait agi adroitement, là, etelle l’en avait félicité. Il l’évoqua descendant déjeuner, lelendemain matin, souriante, aimable, naturelle ; elle avaittoujours l’air si naturel !

Mais n’aurait-il pas dû alors la persuader de rentrer ? Ilse souvint d’une vague intention analogue. Et voilà que ces gens lalui arrachaient, comme s’il n’était pas digne de vivre dans la mêmeatmosphère qu’elle. Il ne l’était plus, en effet. Un moment il sereprocha d’avoir abusé de l’ignorance de la jeune fille, en lalaissant voyager ainsi avec lui. Elle était si délicate, sicharmante, si sereine ! Il récapitula les diverses expressionsde son joli visage, la clarté de ses yeux, le galbe de sestraits…

Au diable, tout cela ! Il n’était pas digne de cheminer surla même route qu’elle. Et personne n’en était digne. Si l’onpermettait qu’il lui fît ses adieux… que pourrait-il dire ? Illui dirait cela même. Assurément ! Mais il était probablequ’on ne leur accorderait pas une entrevue tête à tête. Sabelle-mère assisterait à l’entretien. Le chaperon !…

Quelles occasions il avait perdues… Il n’aurait plus aucun moyend’exprimer ce qu’il ressentait, et c’était maintenant seulementqu’il commençait à se rendre compte de ses sentiments. Del’amour ? Il n’oserait pas. C’était un culte. Si le hasardvoulait qu’il eût encore une occasion… Il en provoquerait une,n’importe comment, n’importe où. Alors, il déverserait éloquemmentle trop plein de son cœur. Il sentait avec éloquence, et les motsaccourraient d’eux-mêmes. Il était de la poussière sous les piedsde Jessie.

Sa méditation fut interrompue par le déclic d’un loquet. Laporte de la véranda s’ouvrit, et Jessie parut.

— Voulez-vous venir ? — fit-elle, s’adressant à Hoopdriver,qui se levait pour voler à sa rencontre. — Je m’en retourne aveceux, et nous avons à nous dire au revoir.

M. Hoopdriver ouvrit la bouche, la ferma, et s’avança sansproférer un seul mot.

Chapitre 36L’ADIEU

Ils allèrent ainsi en silence assez loin de l’hôtel. Hoopdriverentendit un halètement dans la respiration de la jeune fille, et,levant la tête, il vit qu’elle avait les lèvres serrées et, qu’unelarme roulait sur sa joue. Elle regardait droit devant elle et sonteint était animé et brillant. Ne trouvant rien à dire, malgré sesefforts, il enfonça ses mains dans ses poches et tournavolontairement la tête du côté opposé à Jessie. C’est elle qui,finalement, entama la conversation, et ils échangèrent des proposdisjoints sur le paysage et sur les moyens de s’instruire soi-même.Elle prit l’adresse d’Hoopdriver et promit de lui faire parvenirdes livres. Mais il sentait bien que la conversation manquaitd’entrain, était éclopée, car l’humeur belliqueuse avait disparu.Jessie lui parut préoccupée par le souvenir du combat qu’ellevenait de soutenir, et il en fut froissé.

— C’est la fin ! — se dit-il. — C’est fini pour toi, monvieux, et pour elle.

Ils descendirent un petit vallon, rencontrèrent une penteboisée, et arrivèrent enfin sur une hauteur, d’où la vue commandaitune vaste étendue de pays. Là, d’un commun et muet accord, ilss’arrêtèrent, contemplant les longues ondulations de la forêt, quis’éloignaient de sommet en sommet jusqu’à se fondre dans l’horizonbleu.

Jessie s’était perchée sur un petit monticule, de sorte que,quand elle parla, il dut lever les yeux vers elle pour la voir.Elle était ravissante ainsi, baignée de lumière, légère etgracieuse dans son costume gris, le dos de la main appuyé enarrière, à la taille. Elle semblait abaisser de très haut sesregards jusqu’à lui, et l’attitude était symbolique,pensa-t-il.

— Alors, — commença-t-elle, — nous allons nous dire adieu.

Il resta une demi-minute sans répondre ; puis, prenant soncourage et s’éclaircissant la voix :

— Il y a une chose que je veux vous avouer… Mais il en restalà.

— Laquelle ? — demanda-t-elle, surprise.

— Je n’exige pas d’être payé de retour, mais…

Il s’interrompit encore, et leurs regards se croisèrent.

— Je ne dirai rien. À quoi bon ? Ce serait idiot, de mapart, à présent… D’ailleurs, je n’avais rien à dire… Adieu.

Elle l’observait d’un air stupéfait.

— Non, pas adieu, — prononça-t-elle, doucement. — N’oubliez pasque vous allez vous mettre à l’œuvre. Rappelez-vous, frèreChristian, que vous êtes mon ami. Vous travaillerez… Queserez-vous ?… Qu’est-ce qu’un homme peut faire de soi-même… ensix ans de temps ?

Il s’obstinait à regarder droit devant lui. Pourtant, quelquechose s’agita au plus profond de lui-même, et les lignes quidonnaient à sa bouche son expression faible se raffermirent.

Il savait qu’elle devinait ce qu’il ne pouvait dire, il savaitque ces six années avaient la valeur d’une promesse.

— Je travaillerai, — fit-il laconiquement.

Un long moment, ils restèrent ainsi côte à côte. Puis, remuantenfin la tête, il parla :

— Je ne veux pas me retrouver avec eux. Vous serait-ilégal de vous en retourner seule ?

Elle réfléchit dix secondes.

— Oui, — répondit-elle, et elle lui tendit la main. — Au revoir,— bégaya-t-elle très bas, en se mordant la lèvre inférieure.

Tout pâle, il fit demi-tour, regarda Jessie dans les yeux, luiprit la main d’un air embarrassé, puis, cédant à une impulsionsoudaine, il porta cette main à ses lèvres. Elle fit mine de la luiretirer, mais il la serra davantage. Elle sentit l’effleur d’unbaiser, et aussitôt le jeune homme lui lâchait la main, tournaitles talons et descendait la pente à grandes enjambées.

Au bout d’une douzaine de pas, son pied glissa sur le bord d’unterrier de lapin ; il trébucha en avant et faillit tomber.

Pas une fois, il ne regarda en arrière. Elle le suivit des yeux,jusqu’à ce qu’il ne fût plus, tout au bas du ravin, qu’une petiteforme noire. Alors, lentement, elle s’éloigna, les mains serréesnerveusement derrière son dos.

— Je ne savais pas, — se murmura-t-elle, les lèvres livides. —Je ne comprenais pas… Maintenant même, je ne comprends pasencore…

Chapitre 37L’ENVOI

Ainsi se termine notre histoire.

M. Hoopdriver, couché à plat ventre dans la fougère, y restesans que nous allions l’épier et tâcher de surprendre les motsincohérents qui se mêlent à sa respiration.

De ce qu’il advint des beaux projets caressés, des six années delabeur, et du reste, nous n’en dirons rien ici. En vérité, nousn’en dirons rien nulle part, car une facile comparaison de datesvous informera que ces années sont encore à courir.

Mais si vous avez saisi comment un simple calicot, un jocrissemonté sur roulettes, et un sot par-dessus le marché, en arriva àpercevoir les petites insuffisances de la vie, et s’il a, dans unemesure quelconque, gagné votre sympathie, mon but est atteint :sinon, que le Ciel nous pardonne, à vous et à moi.

Nous ne suivrons pas non plus l’aventureuse jeune fille deretour au foyer maternel à Surbiton, où elle eut désormais à tenirtête, en plus de sa belle-mère, à Widgery, promu beau-père ;car, comme la pauvre enfant l’apprendra bientôt, le dévouement dusi déférent personnage a reçu sa récompense. Pour Jessie,également, nous quémandons une part de nos sympathies.

Le reste des vacances de M. Hoopdriver — car il est encore librepour cinq jours, — dépasse les limites de notre plan.

Pourtant vous entrevoyez parfois sa mince silhouette, bientristement esseulée à présent, avec son complet poussiéreux, sesbas piqués de brins de bruyère, et des souliers qui n’avaientjamais été destinés à pédaler si longtemps. Il retourna versLondres, par le Hampshire, le Berkshire et le Surrey fortéconomiquement, et pour cause. Jour après jour, il pédale, allantde droite et de gauche, mais somme toute remontant vers lenord-est. Il a toujours sa poitrine étroite ; son nez courbéest rouge, tanné par le soleil et le grand air ; et le dos deses mains est bruni. Vous remarquez qu’une expression étonnée etrêveuse s’obstine sur le visage du cycliste. Parfois, il sesifflote tout bas un petit air ; d’autres fois, il monologue àvoix haute :

— En tout cas, je vais m’y mettre avec ardeur.

À certains moments, et trop souvent, à mon gré, il prend un airirrité, désespéré, et vous l’entendez grommeler :

— Je sais, je sais. C’est fini, va, et bien fini. Je n’ai pasl’étoffe en moi. Tu n’es pas assez homme, mon vieux Hoopdriver.Regarde tes pattes. Oh ! là, là !

Une rafale de colère l’emporte, et il pédale avec fureur pendantquelques mètres. Il est des instants, toutefois, où ses traitss’adoucissent.

— Quoi qu’il en soit, et si je ne la revois pas, elle me prêterades livres.

Il extrait de cette pensée toute la consolation possible.

— Des livres ! Quels livres ? Qu’est-ce que deslivres ? peste-t-il.

Deux ou trois fois, de triomphants souvenirs des incidentspassés animent sa face, et à ces minutes on pourrait presque ledire heureux.

Puis il y a aussi les périodes spéculatives.

— Supposons qu’un type s’y mette de toutes ses forces,qu’il travaille sans arrêt… en combien de temps ?

Notre héros traverse une crise chaotique, et le ciel seul peutsavoir ce qui en résultera. Il est beaucoup trop accaparé par sesméditations pour songer à poser encore, et c’est bien rare qu’iladresse la parole aux gens qu’il rencontre.

Vous êtes-vous aperçu, aussi, que la bicyclette qu’il monte areçu une couche de peinture émail d’un gris terne, et que le guidonest orné d’un timbre formidable ?

Cette silhouette traverse ainsi Basingstoke, Bagshot, Staines,Hampton et Richmond. Enfin, dans la grande rue de Putney, touteflamboyante des lueurs du couchant, grouillante des apprentisfermant les boutiques, des petits ouvriers rejoignant leursdemeures, des commerçants sur le pas de leurs portes, des omnibusblancs pleins d’employés s’empressant de rentrer vers leur dîner,nous prenons congé de lui. Il est de retour. Demain, recommencement: le lever matinal, l’époussetage, la besogne quotidienne, — maisavec une différence : ses souvenirs, merveilleux encore, remplaçantles impossibles chimères.

Au premier tournant, il quitte la grande rue, met pied à terreen soupirant, et pousse sa machine dans la cour des écuries de laMaison Antrobus et Cie, au moment où l’apprenti au grand faux cols’apprête à fermer les portes. Vous entendez quelques mots,compliments et salutations.

— La côte du Sud… Un temps splendide, absolumentsplendide !… Oui, j’ai troqué mon clou contre cette bécane-ci,avec une couple de souverains. Une machine épatante… et quiroule ! C’est malheureux qu’un idiot se soit amusé à labarbouiller en gris…

Les deux battants de la porte se rejoignent bruyamment, et M.Hoopdriver disparaît à nos regards.

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Tags: H. G. Wells