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La Cathédrale

La Cathédrale

de Joris-Karl Huysmans

Chapitre 1

A Chartres, au sortir de cette petite place que balaye, par tous les temps, le vent hargneux des plaines, une bouffée de cave très douce, alanguie par une senteur molle et presque étouffée d’huile,vous souffle au visage lorsqu’on pénètre dans les solennelles ténèbres de la forêt tiède.

Durtal le connaissait ce moment délicieux où l’on reprend haleine, encore abasourdi par ce brusque passage d’une bise cinglante à une caresse veloutée d’air. Tous les matins, à cinq heures, il quittait son logis et pour atteindre les dessous de l’étrange bois, il devait traverser cette place; et toujours les mêmes gens paraissaient au débouché des mêmes rues; des religieuses courbant la tête, penchées toutes en avant, la coiffe retroussée,battant de l’aile, le vent s’engouffrant dans les jupes tenues à grand’peine; puis repliées en deux, des femmes ratatinées dans leurs vêtements, les serrant contre elles, s’avançaient, le dos incliné, fouettées par les rafales. Jamais, il n’avait encore vu, à cette heure, une personne qui se tînt d’aplomb et marchât, sans tendre le cou et baisser le front; et toutes ces femmes disséminées finissaient par se réunir en deux files, l’une tournant à gauche et disparaissant sous un porche éclairé, ouvert en contre-bas sur la place; l’autre, cheminant, droit en face d’elles, s’enfonçant dans la nuit d’un invisible mur.

Et fermant la marche, quelques ecclésiastiques en retard sehâtaient, saisissant d’une main leurs robes qui s’enflaient commedes ballons, comprimant de l’autre leurs chapeaux, s’interrompantpour rattraper le bréviaire qui glissait sous le bras, s’effaçantla figure, la rentrant dans la poitrine, s’élançant, la nuquepremière, pour fendre la bise, les oreilles rouges, les yeuxaveuglés par les larmes, s’accrochant désespérément, lorsqu’ilpleuvait, à des parapluies qui houlaient au-dessus d’eux,menaçaient de les enlever, les secouaient dans tous les sens.

Ce matin-là, la traversée avait été plus que de coutume pénible;les bourrasques qui parcourent, sans que rien les puisse arrêter,la Beauce, hurlaient sans interruption, depuis des heures; il avaitplu et l’on clapotait dans des mares; l’on voyait à peine devantsoi et Durtal avait cru qu’il ne parviendrait jamais à franchir lamasse brouillée du mur qui barrait la place, en poussant une portederrière laquelle s’ouvrait cette bizarre forêt qui fleurait laveilleuse et la tombe, à l’abri du vent.

Il eut un soupir de satisfaction et suivit l’immense allée quifilait dans les ténèbres. Bien qu’il connût la route, il s’avançaitavec précaution, dans cette avenue que bordaient d’énormes arbresdont les cimes se perdaient dans l’ombre. L’on pouvait se croiredans une serre coiffée d’un dôme de verre noir, car l’on marchaitsur des dalles et nul ciel n’apparaissait et nulle brise ne passaitau-dessus de vous. Les quelques étoiles mêmes dont les lueursclignaient au loin, n’appartenaient à aucun firmament, car ellestremblotaient presque au ras des pavés, s’allumaient sur la terre,en somme.

L’on n’entendait, dans cette obscurité, que des bruits légers depas; l’on n’apercevait que des ombres silencieuses, modelées ainsique sur un fond de crépuscule avec des lignes plus foncées denuit.

Et Durtal finissait par aboutir à une autre grande avenuecoupant l’allée qu’il avait quittée. Là, il trouvait un banc accotécontre le tronc d’un arbre et il s’y appuyait, attendant que laMère s’éveillât, que les douces audiences interrompues depuis laveille, par la chute du jour, reprissent.

Il songeait à la Vierge dont les vigilantes attentions l’avaienttant de fois préservé des risques imprévus, des faciles faux-pas,des amples chutes. N’était-elle pas le Puits de la Bonté sans fond,la Collatrice des dons de la bonne Patience, la Tourière des coeurssecs et clos; n’était-elle pas surtout l’active et la benoîteMère?

Toujours penchée sur le grabat des âmes, Elle lavait les plaies,pansait les blessures, réconfortait les défaillantes langueurs desconversions. Par delà les âges, Elle demeurait l’éternelle oranteet l’éternelle suppliée; miséricordieuse et reconnaissante, à lafois; miséricordieuse pour ces infortunes qu’Elle allégeait etreconnaissante envers elles. Elle était en effet l’obligée de nosfautes, car sans le péché de l’homme, Jésus ne serait point né sousl’aspect peccamineux de notre ressemblance et Elle n’aurait pu dèslors être la génitrice immaculée d’un Dieu. Notre malheur avaitdonc été la cause initiale de ses joies et c’était, à coup sûr, leplus déconcertant des mystères que ce Bien suprême issu del’intempérance même du Mal, que ce lien touchant et surérogatoirenéanmpoins qui nous nouait à Elle, car sa gratitude pouvaitparaître superflue puisque son inépuisable miséricorde suffisaitpour l’attacher à jamais à nous.

Dès lors, par une humilité prodigieuse, Elle s’était mise à laportée des foules; à différentes époques, Elle avait surgi dans leslieux les plus divers, tantôt sortant ainsi que de sous terre,tantôt rasant les gouffres, descendant sur des pics désolés demonts, traînant après elle des multitudes, opérant des cures; puis,comme lasse de promener ces adorations, il semblait qu’Elle eûtvoulu les fixer à une seule place et Elle avait presque déserté sesanciens douaires, au profit de Lourdes.

Au XIXe siècle, cette ville avait été la seconde étape de sonpassage en France. Sa première visite avait été pour LaSalette.

Il y avait des annnées de cela… Le 19 septembre de l’an 1846, laVierge s’était montrée à deux enfants sur une montagne, un samedi,le jour qui lui était consacré et qui était, cette année, un jourde pénitence, à cause des Quatre-Temps. Par une nouvellecoïncidence, ce samedi précédait la fête de Notre-Dame desSept-Douleurs, dont on commençait les premières vêpres, lorsqueMarie émergea d’une coque de lumière au-dessus du sol.

Et Elle apparut telle que la Madone des Pleurs dans ce paysagedésert, sur ces rocs têtus, sur ces monts tristes. Elle avait, ensanglotant, proféré des reproches et des menaces, et une fontainequi ne jaillissait, de mémoire d’homme, qu’à la fonte des neiges,avait coulé sans interruption depuis.

Le retentissement de cet acte fut immense; des multitudeséperdues grimpèrent par d’effrayants sentiers jusqu’à ces régionssi élevées que les arbres ne poussaient plus. On convoya, Dieu saitcomme, au-dessus des gouffres, des caravanes d’infirmes et demoribonds qui burent de cette eau et les membres estropiés seredressèrent et les tumeurs fondirent au chant des psaumes.

Puis, peu à peu, lentement, après les obscurs débats d’un odieuxprocès, la vogue de La Salette décrut; les pèlerinagess’espacèrent; les miracles s’affirmèrent de plus en plus rares. Ilsembla que la Vierge fût partie, qu’Elle se désintéressât de cettesource de pitié, de ces monts.

A l’heure actuelle, ce ne sont plus guère que des gens duDauphiné, que des touristes égarés dans les Alpes; que des maladesvenus pour se soigner aux sources minérales voisines de la Mothe,qui font l’ascension de La Salette; les conversions, les grâcesspirituelles y abondent encore, mais les guérisons corporelles ysont à peu près nulles.

En somme, se dit Durtal, l’apparition de La Salette est devenuecélèbre, sans que l’on ait jamais su comment, au juste. On peut sel’imaginer, du moins, ainsi : la rumeur, d’abord localisée dans levillage de Corps, situé au bas de la montagne, pénètre dans tout ledépartement, gagne les provinces des alentours, s’infiltre de làpar toute la France, s’écoule par les frontières, s’épand dansl’Europe, finit par franchir les mers, par aborder le Nouveau Mondequi s’ébranle à son tour et se rend, lui aussi, dans ce désert pouracclamer la Vierge.

Et les conditions imposées à ces pèlerinages étaient telles, qu’elles eussent dû décourager les volontés les plus tenaces. Avantd’atteindre l’hôtellerie perchée près de l’église, il faut, pendantdes heures, subir les roulements paresseux des trains, endurer deschangements répétés de lignes, supporter des journées dediligences, dormir la nuit dans les haras de puces des auberges;et, après que l’on s’est râpé le dos sur le peigne à carderd’invraisemblables lits, il faut encore, dès l’aube, commencer defolles ascensions, à pied ou à dos de mulets, dans des chemins enzigzag, au-dessus d’abîmes; enfin, une fois arrivé, il n’y a plusni sapins, ni hêtres, ni prairies, ni torrents; il n’y a plus rien,sinon la solitude absolue, le silence que ne troublent même pointles cris des oiseaux, car, à cette hauteur, les oiseaux ne viennentplus!

Quel paysage! ruminait Durtal, évoquant le souvenir d’un voyagequ’il avait fait depuis son retour de la Trappe avec l’abbéGévresin et sa gouvernante. Il se rappelait l’effroi du site qu’ilavait traversé entre Saint-Georges de Commiers et La Mure, soneffarement en wagon lorsque le train passait lentement au-dessusdes gouffres.

En bas, c’était la nuit descendant en spirales dans d’immensespuits; en haut, c’étaient, à perte de vue, des groupes de montagnesescaladant le ciel.

Le train montait, en soufflant, tournant sur lui-même tel qu’unetoupie, descendait dans des tunnels, s’engouffrait sous la terre,paraissait refouler devant lui le jour, puis il sortait dans unhallali de lumière, revenait sur ses pas, se dérobait dans unnouveau trou, puis ressortait encore dans un bruit strident desifflets et un fracas assourdissant de roues, et courait sur deslacets taillés en pleine roche, sur le flanc des monts.

Et subitement, les pics s’étaient écartés, une énorme éclaircieavait inondé le train de lueurs; le paysage avait surgi, terrible,de toutes parts.

Le Drac! s’était écrié l’abbé Gévresin, montrant, au fond duprécipice, un serpent liquide qui rampait et se tordait, colossal,entre des rocs, ainsi qu’entre les crocs d’un gouffre.

Par instants en effet ce reptile se redressait, se jetait surdes quartiers de rochers qui le mordaient au passage, et, commeempoisonnées par ce coup de dents, les eaux changeaient; ellesperdaient leur couleur d’acier, blanchissaient, en moussant, semuaient en un bain de son; puis le Drac accélérait sa fuite, seruait dans l’ombre des gorges, s’attardait, au soleil, sur des litsde graviers et s’y vautrait; il rassemblait encore ses rigolesdispersées; reprenait sa course, s’écaillait de pelliculessemblables à la crème irisée du plomb qui bout; et plus loin ildéroulait ses annneaux et disparaissait, en pelant, laissant aprèslui sur le sol un épiderme blanc et grénelé de cailloux, une peaude sable sec.

Penché à la portière du wagon, Durtal plongeait directement dansl’abîme; sur cette ligne étroite, à une seule voie, le trainlongeait, d’un côté, les quartiers accumulés de pierre et, del’autre, le vide. Seigneur! si l’on déraillait! Quelle capilotade!se disait-il.

Et ce qui était non moins atterrant que la monstrueuseprofondeur de ces gouffres, c’était, lorsqu’on relevait la tête, lavue de l’assaut furieux, exaspéré, des pics. On était positivement,dans cette voiture, entre le ciel et la terre, et le sol sur lequelon roulait demeurait invisible, occupé qu’il était, dans toute salargeur, par les parois du train.

On filait, suspendu en l’air, à des hauteurs vertigineuses, surd’interminables balcons, sans balustrades; et au-dessous, lesfalaises dévalaient en avalanche, tombaient abruptes, nues, sansune végétation, sans un arbre; par endroits, elles paraissaientfendues à coups de haches dans d’immenses amas de bois pétrifié;par d’autres, coupées dans des blocs exfoliés d’ardoises.

Et tout autour, un cirque s’ouvrait de montagnes sans fin,couvrant le ciel, se superposant, les unes sur les autres, barrantle passage des nuées, arrêtant la marche en avant du ciel.

Les unes figuraient assez bien, avec leurs crêtes rugueuses etgrises, des tas géants de coquilles d’huîtres; d’autres, dont lescimes bouillonnaient comme des pyramides grillées de coke,verdoyaient jusqu’à mi-corps. Elles étaient hérissées de forêts desapins qui débordaient sur l’abîme et elles étaient aussiécartelées de croix blanches par des routes, parsemées, çà et là,de joujoux de Nuremberg, de villages à toits rouges, de bergeriesprêtes à piquer une tête, en bas, tenant on ne sait comment enéquilibre, jetées à la débandade sur des morceaux de tapis vertscollés aux flancs des rampes; et d’autres se dresaient encore,pareilles à de gigantesques meules calcinées, à des cratères maléteints, couvant encore des incendies, fumant les grands nuages quisemblaient, en fuyant, s’échapper de leurs pointes.

Le paysage était sinistre; l’on éprouvait un extraordinairemalaise à le contempler, peut-être parce qu’il déroutait cette idéede l’infini qui est en nous. Le firmament n’était plus qu’unaccessoire relégué, tel qu’un rebut, sur le sommet délaissé desmonts et l’abîme devenait tout. Il diminuait, il rapetissait leciel, substituant aux splendeurs des espaces éternels lamagnificence de ses gouffres.

Et en effet, l’oeil se détournait, déçu, de ce ciel qui avaitperdu l’illimité de ses profondeurs, l’immensurable de sesétendues, car les montagnes paraissaient l’atteindre, pénétrer enlui et le porter; elles l’émiettaient, en le sciant avec les dentsébréchées de leurs faîtes, ne laissaient, en tout cas, passer quedes pans lésinés d’azur, que des lambeaux de nues.

Involontairement le regard était attiré par les précipices etalors la tête vacillait à scruter ces trous démesurés de nuit.Ainsi déplacée, enlevée d’en haut et reportée en bas, cetteimmensité était horrible!

Le Drac, avait dit l’abbé, est un des plus redoutables torrentsqui soient en France; actuellement, il se montre placide, presquetari, mais vienne la saison des ouragans et des neiges, il seréveille, pétille ainsi qu’une coulée d’argent, siffle et s’agite,écume et bondit, engloutit d’un coup les hameaux et les digues.

Il est hideux, pensait Durtal; cette rivière de bile doitcharrier des fièvres; elle est maléficiée, pourrie, avec sesplaques savonneuses, ses teintes métalliques, ses fragmentsd’arc-en-ciel, échoués dans des boues.

Durtal revivait maintenant tous ces détails, revoyait devant luile Drac et La Salette, en fermant les yeux. Ah! fit-il, on peut lesvanter les pèlerins qui s’aventurent dans ces régions désolées etvont prier sur le lieu même de l’apparition, car, une fois arrivés,on les bloque sur un plateau pas plus grand que la placeSaint-Sulpice et bordé, d’un côté, par une église de marbre brut,enduite avec les ciments couleur de moutarde du Valbonnais, del’autre par un cimetière. En fait d’horizons, des cônes secs etcendrés, de même que des pierres ponces ou couverts d’herbes rases;plus haut encore, les blocs vitrifiés des glaces, les neigeséternelles; devant soi, pour marcher, du gazon épilé avec desnappes de teigne en sable; il suffisait, pour résumer le paysage,d’une phrase: c’était la pelade de la nature, la lèpre dessites!

Et au point de vue de l’art, sur cette minuscule promenade, prèsde la source captée par des tuyaux à robinets, s’érigent à troisplaces différentes des statues de bronze. Une Vierge accoutrée devêtements ridicules, coiffée d’une sorte de moule de pâtisserie,d’un bonnet de Mohicane, pleure, à genoux la tête entre ses mains.Puis la même femme, debout, les mains eccésiastiquement ramenéesdans ses manches, regarde les deux enfants auxquels elle s’adresse,Maximin frisé tel qu’un caniche et tournant entre ses doigts unchapeau en forme de tourte, Mélanie engoncée dans un bonnet àruches et accompagnée d’un toutou de presse-papier, en bronze;enfin la même personne encore, seule, se dressant sur la pointe despieds, lève, en une allure de mélodrame, les yeux au ciel.

Jamais cet effroyable appétit de laideur qui déshonoremaintenant l’Eglise ne s’était plus résolument affirmé que dans cetendroit; et si, devant l’obsédante avanie de ces indignes groupesinventés par un sieur Barrême d’Angers et fondus dans les usines àlocomotives du Creusot, l’âme pouvait gémir, le corps souffrait,lui aussi, sur ce plateau, dans cet étouffement de masses qui luibarraient la vue.

Et c’était pourtant là que des milliers de malades s’étaientfait hisser et affrontaient ce terrible climat où, l’été, le soleilvous calcine, alors qu’à deux pas, à l’ombre de l’église, ongèle.

Le premier et le plus grand des miracles accomplis à La Saletteavait consisté à faire envahir par des foules cette zone escarpéedes Alpes; car tout était réuni pour les en écarter!

Et elles y sont venues, pendant des années, tant que Lourdes neles a pas accaparées, car c’est à partir de la nouvelle apparitionde la Vierge que date la déchéance de ces lieux.

Douze ans, en effet, après l’événement de La Salette, la Viergese montra, non plus dans le Dauphiné, cette fois, mais dans le fondde la Gascogne. Après la Mère des larmes, après Notre-Dame desSept-Douleurs, c’est la Madone des sourires, Notre-Dame del’Immaculée Conception, la Tenancière des glorieuses Joies, qui seprésente; et, là aussi, Elle révèle à une bergère l’existence d’unesource qui guérit les maux.

Et c’est ici que l’effarement commence. L’on peut dire queLourdes est tout l’opposé de La Salette : le panorama y estmagnifique, les parages s’éploient dans des verdures, les montsapprivoisés aisément s’abordent; partout, des allées d’ombre, degrands arbres, des eaux vives, des pentes douces, des cheminslarges et sans danger, accessibles à tous; au lieu d’un désert, uneville où toutes les ressources nécessaires aux malades sontménagées. On atteint Lourdes sans s’aventurer dans des garennesd’insectes, sans subir des nuits d’auberge dans les campagnes, sanssupporter des journées de cahots dans des pataches, sans grimper lelong des précipices; l’on est arrivé à destination, dès que l’onest descendu du train.

Cette ville est donc admirablement choisie pour amener lesfoules et il ne semblait pas dès lors nécessaire que la Providenceintervînt si puissamment pour les y attirer.

Et Dieu qui imposa La Salette, sans recourir aux voies de lapublicité mondaine, change de tactique; et avec Lourdes, la réclameentre en scène.

C’est bien cela qui confond; Jésus se résignant à employer lesmisérables artifices du commerce humain, acceptant les rebutantsstratagèmes dont nous usons, pour lancer un produit ou uneaffaire!

Et l’on se demande si ce n’est point la leçon d’humilité la plusdure qui ait été donnée à l’homme et aussi le plus véhémentreproche qui ait été jeté à l’immondice américaine de nos temps…Dieu réduit à s’abaisser, une fois de plus, jusqu’à nous, à parlernotre langue, à se servir de nos propres inventions, pour se faireécouter, pour se faire obéir, Dieu n’essayant même plus de nousfaire comprendre par Lui-même ses desseins, de nous exhausserjusqu’à Lui!

En effet, la façon dont le Sauveur s’y prend pour divulguer lesgrâces réservées à Lourdes est stupéfiante.

Afin de les épandre, il ne se borne plus à faire célébrer sesmiracles par une propagande toute orale; non, on croirait que, pourLui, Lourdes est plus difficile à magnifier que La Salette — et Ilen vient aussitôt aux grands moyens. Il suscite un homme dont lelivre traduit dans toutes les langues porte dans les contrées lesplus lointaines la nouvelle de l’apparition et certifie la véracitédes cures opérées à Lourdes.

Pour que cette oeuvre soulevât les masses, il fallait quel’écrivain désigné pour cette besogne fût un arrangeur habile etaussi un homme qui n’eût aucun style personnel, aucune idée neuve.Il fallait un homme qui fût sans talent, en un mot; et cela seconçoit, puisqu’au point de vue de la compréhension de l’art, lepublic catholique est encore à cent pieds au-dessous du publicprofane. Et Notre-Seigneur fit bien les choses; il choisit HenriLasserre.

En conséquence le coup de mine voulu éclata, ouvrant les âmes,précipitant les multitudes sur le chemin de Lourdes.

Puis les annnées s’écoulent; la renommée du sanctuaire estacquise; d’incontestables guérisons effectuées par des voiessurnaturelles et constatées par une clinique dont on ne peutsuspecter, ni la bonne foi, ni la science, s’y produisent. Lourdesbat son plein; et, peu à peu, cependant, à la longue, bien que lespèlerinages ne cessent d’y affluer, le bruit déterminé autour de lagrotte diminue. Il s’affaiblit, sinon dans le monde religieux, aumoins dans le monde plus considérable des indifférents ou desincertains qu’il s’agit de convaincre. Et Notre-Seigneur pensequ’il est bon de ramener l’attention sur les bienfaits que répartitsa Mère.

Lasserre n’était plus l’instrument qui pouvait rajeunir la voguemal épuisée de Lourdes. Le public était saturé de son livre; ill’avait absorbé sous tous les excipients, sous toutes les formes;le but était rempli; l’indispensable outil que fut ce greffier desmiracles devait être mis au rancart.

Il fallait maintennt un livre qui différât complètement du sien,un livre qui pût agir sur cet immense public que sa prose desacristain ne pouvait atteindre. Il fallait que Lourdes pénétrâtdans des couches moins malléables et plus denses, dans un publicmoins plat et plus difficile à contenter. Il était donc nécessaireque le nouveau volume fût écrit par un homme de talent mais dont lestyle ne fût pas encore assez aérien pour effarer les gens. Et ilétait avantageux aussi que cet écrivain fût très connu et que sesformidables tirages pussent contrebalancer ceux de Lasserre.

Or, il n’y en avait qu’un dans toute la littérature qui pûtremplir ces impérieuses conditions : Emile Zola. L’on enchercherait vainement un autre. Lui seul était apte, avec sa largeencolure, ses ventes énormes, sa puissante réclame, à relancerLourdes.

Peu importait dès lors qu’il niât le surnaturel et s’efforçâtd’expliquer, par les plus indigentes des suppositions,d’inexplicables cures; peu importait qu’il pétrît l’engrais médicaldes Charcot pour en bétonner sa pauvre thèse; le tout était que deretentissants débats s’engageassent autour de son oeuvre dont plusde cent cinquante mille exemplaires allaient proclamer dans tousles pays le nom de Lourdes.

Puis, le désarroi même de ses arguments, la détresse de son »souffle guérisseur des foules », inventé contrairement à toutes lesdonnnées de cette science positive dont il se targuait, afind’essayer de faire comprendre ces extraordinaires guérisons qu’ilavait vues et dont il n’osait démentir, ni la réalité, ni lafréquence, n’étaient-ils pas excellents pour persuader les genssans parti pris, les gens de bonne foi, de l’authenticité desprodiges qui s’opèrent, chaque année, à Lourdes?

L’aveu confessé de ces actes inouïs suffisait à transmettre uneimpulsion nouvelle aux masses. Il convient de noter aussi que lelivre n’affichait aucune hostilité contre la Vierge dont il neparlait qu’en termes respectueux, en somme; n’est-il pas, dès lors,permis de croire que l’esclandre soulevée par cet ouvrage futprofitable?

En résumé, l’on peut soutenir que Lasserre et Zola furent deuxinstruments utiles; l’un, sans talent et ayant par cela même remuéles couches les plus profondes des mômiers; l’autre, au contraire,s’étant fait lire par un public plus intelligent et plus lettré, àcause de ses magnifiques pages où se déroulent les multitudes enflammes des processions, où exulte, dans un ouragan de douleurs, lafoi triomphale des trains blancs!

Ah! Elle y tient à son Lourdes, Elle le choie, la Vierge! Ellesemble y avoir concentré toutes ses forces, toutes ses grâces; sesautres sanctuaires achèvent de mourir pour que celui-là vive.

Pourquoi?

Pourquoi surtout avoir créé La Salette et l’avoir, en quelquesorte, sacrifiée après?

— Qu’Elle y soit venue, cela se comprend, se répondait Durtal;la Vierge est plus honorée encore dans le Dauphiné que dans lesautres provinces; les chapelles dédiées à sa Personne foisonnentdans ces régions qu’Elle a peut-être voulu récompenser de leur zèlepar sa présence.

D’autre part, Elle y est spécialement apparue dans un butprécis, nettement déterminé, celui de prêcher aux hommes et surtoutaux prêtres, la pénitence. Elle a entériné par des miracles lavéracité de la mission confiée à Mélanie; puis, une fois cettemission remplie, Elle a pu se désintéresser de ces lieux où Ellen’avait sans doute jamais eu l’intention de demeurer.

Au fond, reprit-il, après un silence de pensée, ne peut-onadmettre un fait encore plus simple, celui-ci :

Marie a daigné se manifester sous des aspects différents, afinde satisfaire aux goûts, aux exigences d’âme de chacun de nous. ALa Salette où Elle s’est révélée dans un paysage navré, tout enlarmes, Elle s’est attestée sans doute pour quelques uns, plusparticulièrement sans doute pour ces âmes éprises de la douleur,pour les âmes mystiques aimant à revivre les souffrances de laPassion, à suivre, dans son déchirant chemin de croix, la Mère. Là,Elle est moins attirante pour le vulgaire qui n’aime ni latristesse, ni les pleurs; ajoutons qu’il aime moins encore lesreproches et les menaces. A cause même de son attitude et de sonlangage, la Vierge de La Salette ne pouvait devenir populairetandis que celle de Lourdes, qui vint, en souriant, et neprophétisa point de catastrophes, était aisément accessible auxespoirs et aux joies des foules.

Elle était, en résumé, dans ce sanctuaire, la Vierge pour toutle monde, non plus la Vierge pour les mystiques et pour lesartistes, la Vierge pour les quelques uns, de La Salette.

Quel mystère que cette intervention directe de la Mère du Christici-bas! songeait Durtal.

Et il reprit : En y réfléchissant, l’on s’aperçoit encore quel’on peut diviser en deux groupes bien distincts les églisesqu’Elle a fondées.

L’un, où elle se présente à certaines gens, où l’eau jaillit, oùdes cures corporelles sont produites : La Salette, Lourdes.

L’autre, où Elle n’a pas été contemplée par des êtres humains,ou alors ses apparitions remontent à des temps immémoriaux, à dessiècles oubliés, à des âges morts. Dans ces chapelles-là, la prièreseule est en jeu et Marie les exauce, sans l’aide d’aucune source;Elle y départit même plus de guérisons morales que de guérisonsmatérielles : Notre-Dame de Fourvières à Lyon, Notre-Dame deSous-Terre à Chartres, Notre-Dame des Victoires à Paris, pour enciter trois.

Pourquoi ces différences? nul ne le comprend et nul, sans doute,ne le saura jamais. Tout au plus, pourrait-on penser que, prenanten pitié l’éternel émoi de nos pauvres âmes si lasses de prier sansjamais rien voir, Elle a voulu raffermir notre foi et aider aurecrutement des ouailles, en se montrant.

Dans cet inconnu, poursuivit Durtal, est-il au moins possible dedécouvrir de vagues repères, de timides règles?

En sondant ces ténèbres, on peut apercevoir deux pointslumineux, se répondit-il.

Celui-ci d’abord. Elle ne s’exhibe qu’aux pauvres et auxhumbles; Elle s’adresse surtout aux simples qui continuent, enquelque sorte, le métier primitif, la fonction biblique despatriarches; Elle se décèle surtout aux enfants de la campagne, auxbergers, aux filles qui gardent les troupeaux. A La Salette comme àLourdes, ce sont de jeunes pâtres qu’Elle choisit pour sesconfidents; et cela s’explique, car en agissant ainsi, Elleconfirme les volontés connues du Fils; ce furent en effet desbergers qui regardèrent les premiers, dans la crèche de Bethléem,l’enfant Jésus; ce fut aussi parmi les gens de la plus basseextraction que le Christ prit ses apôtres.

Et cette eau qui sert de véhicule aux guérisons n’a-t-elle pasété préfigurée dans les Livres saints, dans l’Ancien Testament parle Jourdain qui délivre Naaman de la lèpre; dans le Nouveau, par lapiscine probatique que remue un Ange?

Cette autre loi paraît aussi probable. La Vierge respecte,autant que possible, le tempérament, la complexion personnelle del’être qu’Elle aborde. Elle se met à la portée de son intelligence,s’incarne sous la seule forme matérielle qu’il puisse comprendre.Elle se manifeste sous la pauvre image que ces humbles aiment; elleaccepte les robes blanches et bleues, les couronnes et lesguirlandes de roses, les bijoux et les chapelets, les affutiaux depremière communion, les plus laids atours.

Il n’y a pas d’exemples, en somme, que les bergères qui lavirent l’aient autrement décrite que sous l’apparence d’une  » BelleDame « , autrement que sous les traits d’une Vierge d’autel devillage, d’une Madone du quartier Saint-Sulpice, d’une Reine decoin de rue.

Ces deux règles sont à peu près générales, se disait Durtal.Quant au Fils il ne semble plus qu’Il veuille se divulguermaintenant sous l’aspect humain aux masses. Depuis son apparition àla Bienheureuse Marie-Marguerite dont Il usa comme d’un truchement,pour parler aux peuples, Il s’efface, cède la place à sa Mère.

Il est vrai que Lui se réserve d’habiter les celliers intimes,les domaines secrets, les châteaux de l’âme, ainsi que les nommesainte Térèse; mais sa présence est intérieure et ses propos sontinternes, inaccessibles, la plupart du temps, à la voie dessens.

Durtal se tut, secouant la tête, s’avouant l’inanité de cesréflexions, l’impuissance de la raison humaine à explorer lesinintelligibles desseins du Tout-Puissant; et il pensait de nouveauà ce voyage dans le Dauphiné dont le souvenir le hantait.

Ah! tout de même, se dit-il, ces chaînes des Hautes Alpes, cesmontagnes de La Salette, cette grande hôtellerie blanche, cetteéglise badigeonnée de ciment merdoie et vaguement byzantine etvaguement romane, et cette petite cellule, avec son Christ deplâtre cloué sur une croix de bois noir, cette minuscule chambre,peinte au lait de chaux et si exiguë qu’on n’y pouvait faire deuxpas, dans aucun sens, comme elles étaient imprégnées d’Elle!

Sûrement Elle y revenait, malgré son apparent abandon, pourassister les hôtes. On la présumait si près de soi, si attentive etsi dolente, le soir, quand on était seul en face d’une bougie, quel’âme éclatait de même qu’une cosse, projetant les semences de sespéchés, les graines de ses fautes; et le repentir si lent à sedécider, si douteux parfois devenait si despotique, si certain,qu’étouffé par les larmes on tombait à genoux, devant le lit, etque l’on s’enfouissait, en sanglotant, la tête dans les draps.

Et c’étaient des soirées mortellement tristes et pourtant sidouces! l’on se ravageait, l’on se décortiquait les fibres del’âme, mais ne sentait-on pas la Vierge, à ses côtés, si pitoyable,si maternelle, qu’après la crise, Elle prenait cette âme toute ensang, dans ses bras et la berçait, ainsi qu’une enfant malade, pourl’endormir.

Puis, pendant le jour, l’église était un refuge contre cettefolie du vertige qui s’abattait sur vous; l’oeil égaré par tous cesprécipices qu’il rencontrait, affolé par la vue de ces nuages quise formaient soudain au-dessous de lui et fumaient en de blancsflocons sur le flanc des rocs, se rassérénait, à l’abri, entre cesmurs.

Enfin, pour compenser l’horreur du paysage et des statues, pouratténuer même le comique des serviteurs de l’hôtel qui avaient desbarbes de sapeurs et des vêtements d’enfants, les képis, lesblouses grises à ceinturons, les culottes en tôle noire des élèvesde l’institution Saint-Nicolas, à Paris, des âmes extraordinaires,des âmes divinement simples s’éployaient là.

Et Durtal se remémorait l’admirable spectacle auquel il avaitassisté, un matin.

Il était assis sur le plateau, à l’ombre glacée de l’église,regardant le cimetière devant lui et la houle immobile des monts.Tout au loin, dans le ciel, des grains coulaient, un à un, sur leliseré d’un chemin qui côtoyait des gouffres. Et, peu à peu, cesgrains, d’abord sombres, s’éclairaient de tons voyants de robes, seprécisaient en des clochettes de couleur surmontées d’une bouleblanche, finissaient par se muer en une file de paysannes coifféesde bonnets blancs.

Et à la queue leu leu, elles débouchèrent sur la place.

Après s’être signées devant le cimtière, elles étaient alléesboire un gobelet d’eau à la fontaine puis avaient fait volte-faceet Durtal, qui les dévisagea, vit ceci :

En tête, s’avançait une femme, centenaire au moins, très grandeet encore droite, le chef couvert d’une sorte de capuce d’oùs’échappaient, comme de la paille de fer, des frisures emmêlées decheveux gris. Elle avait la face régredillée, telle qu’une pelured’oignon, et, elle était si maigre qu’au travers de sa peau, l’onapercevait, en la regardant de côté, le jour.

Elle s’agenouilla devant la première statue, et, derrière elles,ses compagnes, âgées de dix-huit ans pour la plupart, joignirentles mains, fermèrent les yeux et, lentement, elles changèrent.

Sous le souffle de la prière, l’âme, enfouie dans la cendre despréoccupations terrestres, s’alluma et le vent qui l’attisait lafaisait éclairer, ainsi qu’une flamme intérieure, le derme opaquedes joues, l’ensemble terne des traits.

Elle lissait le craquelé des rides, amortissait, chez lesjeunes, la vulgarité du rose gercé des bouches, éclaircissait lespâtes bises des teints, débordait dans le sourire des lèvres quis’entr’ouvraient en de silencieuses suppliques, en des baiserscraintifs mais offerts, simplement, de si bon coeur, en des baisersrendus sans doute, dans une ineffable étreinte, par l’Enfant tantdorloté par elles depuis sa naissance et devenu, en grandissantdepuis le martyre du Calvaire, le douloureux Epoux.

Elles participaient peut-être un peu aux délices réservées à laVierge, tout à la fois Mère et Epouse et aussi Servante extasiéed’un Dieu.

Et dans le silence, une voix, qui venait du lointain des âges,s’éleva et l’ancêtre dit : Pater noster… et toutes répétèrentl’oraison et montèrent, en se traînant sur les genoux, les gradinsdu chemin de croix dont les quatorze poteaux emmanchés demédaillons de fonte séparaient, en serpentant, les statues desgroupes; elles s’avançaient ainsi, restant sur la marche qu’ellesavaient gravie, le temps de réciter leurs ave, puis ellesgrimpaient, en s’appuyant sur les mains, l’autre marche. Et quandle rosaire fut débité, la vieille se redressa et, lentement, toutesla suivirent à l’église où elles prièrent longuement, prosternéesdevant l’autel; et l’aïeule se releva, distribua l’eau bénite à laporte, guida la troupe vers la fontaine où chacune but encore etelles partirent, sans échanger une parole, remontèrent, à la queueleu leu, l’étroit sentier, finirent comme les points noirs qu’ellesétaient en venant, disparurent à l’horizon.

— Ces femmes sont depuis deux jours et deux nuits dans lamontagne, dit un prêtre qui s’était approché de Durtal; ellesarrivent du fond de la Savoie et elles ont cheminé presque sansrepos pour passer quelques minutes ici; elles coucheront, ce soir,au hasard d’une étable ou d’une grotte et demain, ellesreprendront, à la première heure, leur fatigant voyage.

Durtal était demeuré anéanti, devant la splendeur radieuse decette foi. C’était donc possible, hors de la solitude absolue ethors des cloîtres, dans le rancart de ces sommets et de ces gorges,parmi cette population de paysans âpres et durs, des âmes toujoursjeunes, des âmes toujours fraîches, des âmes d’éternels enfantsveillaient. Des femmes, sans même le savoir, vivaient de la viecontemplative, s’unissaient à Dieu, tout en bêchant, à des hauteursprodigieuses, les pentes arides d’un petit champ. Elles étaient Liaet Rachel à la fois, Marthe et Marie ensemble; et ces femmescroyaient naïvement, bonnement, ainsi que l’on crut au Moyen Age.Ces êtres aux sentiments frustes, aux idées mal équarries, sachantà peine s’exprimer, à peine lire, pleuraient d’amour devantl’Inaccessible qu’elles forçaient, par leur humilité, par leurcandeur, à se révéler, à se montrer à elles.

Ce qu’il était juste que la Vierge les choyât et les choisîtentre toutes, celles-là, pour en faire ses préférées!

Ah! c’est qu’elles sont dégrevées du poids affreux du doute,c’est qu’elles possèdent la nescience presque absolue du Mal; maisest-ce qu’il n’y a point des âmes trop expertes, hélas! dans laculture des fautes et qui trouvent néanmoins grâce devantElle ? Marie n’a-t-elle pas aussi des sanctuaires, moinsfréquentés, moins connus, mais qui ont quand même résisté à l’usuredes siècles, à la vogue variée des âges, des églises très anciennesoù Elle vous accueille quand, solitairement, sans bruit, onl’aime ? Et Durtal, revenu à Chartres, regardait, autour delui, les gens qui attendaient, dans les tièdes ténèbres de lafutaie sourde, le réveil de la Vierge pour l’aduler.

Avec l’aube qui commençait à poindre, elle devenait vraimentincohérente la forêt de cette église sous les arbres de laquelle ilétait assis. Les formes parvenues à s’ébaucher se faussaient danscette obscurité qui fondait toutes les lignes, en s’éteignant. enbas, dans une nuée qui se dissipait, jaillissaient, plantés commeen des puits les étreignant dans les cols serrés de leursmargelles, les troncs séculaires de fabuleux arbres blancs; puis lanuit, presque diaphane au ras du sol, s’épaississait, en montant,et les coupait à la naissance de leurs branches que l’on ne voyaitpoint.

En levant la tête au ciel, Durtal plongeait dans une ombreprofonde que n’éclairait aucune étoile, aucune lune.

En regardant, en l’air, encore, mais alors juste devant lui, ilapercevait, au travers des fumées d’un crépuscule, des lamesd’épées déjà claires, des lames, énormes, sans poignées et sansgardes, s’amenuisant à mesure qu’elles allaient vers la pointe; et,ces lames debout à des hauteurs démesurées, semblaient, dans labrume qu’elles tranchaient, gravées de nébuleuses entailles oud’hésitants reliefs.

Et s’il scrutait, à sa gauche et à sa droite, l’espace, ilcontemplait, à des altitudes immenses, de chaque côté, unegigantesque panoplie accrochée sur des pans de nuit et composéed’un bouclier, colossal, criblé de creux, surmontant cinq largesépées sans coquilles et sans pommeaux, damasquinées sur leursplats, de vagues dessins, de confuses nielles.

Peu à peu, le soleil tâtonnant d’un incertain hiver perça labrume qui s’évapora, en bleuissant; et la panoplie pendue à lagauche de Durtal, au Nord, s’anima, la première; des braises roses,et des flammes de punchs s’allumèrent dans les fossettes dubouclier, tandis qu’au-dessous, dans la lame du milieu, surgit, enl’ogive d’acier, la figure géante d’une négresse, vêtue d’une robeverte et d’un manteau brun. La tête, enveloppée d’un foulard bleu,était entourée d’une auréole d’or et, elle regardait, hiératique,farouche, devant elle, avec des yeux écarquillés, tout blancs.

Et cette énigmatique moricaude tenait sur ses genoux unenégrillonne dont les prunelles saillaient, ainsi que deux boules deneige, sur une face noire.

Autour d’elle, lentement, les autres épées encore troubless’éclaircirent et du sang ruissela de leurs pointes rougies commepar de frais carnages; et ces coulées de pourpre cernèrent lescontours d’êtres sans doute issus des bords lointains d’un Gange :d’un côté, un roi jouant d’une harpe d’or; de l’autre, un monarqueérigeant un sceptre que terminaient les pétales en turquoises d’unimprobable lys.

Puis, à gauche du royal musicien, se dressa un autre hommebarbu, le visage peint au brou de noix, les orbites des yeux vides,couvertes par les verres de lunettes rondes, le chef ceint d’undiadème et d’une tiare, les mains chargées d’un calice et d’unepatène, d’un encensoir et d’un pain; et, à la droite de l’autreprince, arborant un sceptre, une figure, plus déconcertante encore,se détacha sur le corps bleuâtre d’un glaive, une espèce demalandrin, probablement évadé des ergastules d’une Persépolis oud’une Suse, une sorte de bandit, coiffé d’un petit chapeauvermillon, en forme de pot à confiture renversé, bordé de jaune,habillé d’une robe couleur tannée, barrée dans le bas de blanc; etcette figure gauche et féroce portait un rameau vert et unlivre.

Durtal se détourna et sonda les ténèbres; devant lui, et, à deshauteurs vertigineuses, à l’horizon, les épées luirent. Lesesquisses que l’on pouvait prendre, dans l’obscurité, pour desgravures en saillie ou en creux sur le parcours de l’acier, semuèrent en des personnages drapés dans des robes à longs plis; et,au point le plus élevé du firmament, plana, dans un pétillement derubis et de saphirs, une femme couronnée, au teint pâle, vêtue demême que la mauresque del’allée Nord, de brun carmélite et de vert;et, à son tour, elle présentait un enfant issu comme elle de larace blanche, serrant un globe dans une main et bénissant del’autre.

Enfin, le côté encore sombre, le côté en retard du ciel, situé àla droite de Durtal, au bout de l’allée Sud, toujours brouillée parla bruine mal évaporée de l’aube, s’éclaira; le bouclier, quifaisait face à celui du Septentrion, prit feu et, au-dessous, dansle champ buriné du glaive, dressé en vis-à-vis de l’épée contenantla royale maugrabine, une femme aux joues un peu bistrées, unevague mulâtresse, parut, habillée de même que les autres, de vertmyrte et de brun, tenant un sceptre et accompagnée, elle aussi,d’un enfant.

Et, autour d’elle, émergeaient des figures d’hommes, encoreindécises, paraissant chevaucher, les unes sur les autres, semblantse bousculer dans l’espace restreint qu’elles occupaient.

Un quart d’heure se passa sans que rien se définît; puis lesformes vraies s’avérèrent. Au centre des épées qui étaient, enréalité, des lames de verre, des personnages se levèrent dans legrand jour; partout, au mitan de chaque fenêtre allongée en ogive,des visages poilus flambèrent, immobiles, dans des brasiers et,ainsi que dans le buisson ardent de l’Horeb où Dieu resplenditdevant Moïse, partout, dans les taillis de flammes, surgit, en uneimmuable attitude de douceur impérieuse et de grâce triste, laVierge, muette et rigide, au chef couronné d’or.

Elle se multipliait, descendait des empyrées, à des étagesinférieurs, pour se rapprocher de ses ouailles, finissait pars’installer à un endroit où l’on pouvait presque lui baiser lespieds, au tournant d’une galerie à jamais sombre; et là, Ellerevêtait un nouvel aspect.

Elle se découpait, au milieu d’une croisée, semblable à unegrande plante bleue, et ses illusoires feuillages grenat étaientsoutenus par des tuteurs de fer noirs.

Sa physionomie un tantinet cuivrée, presque Chinoise, avec sonlong nez, ses yeux légèrement bridés, sa tête couverte d’un bonnetnoir, nimbé d’azur, regardait fixement devant elle; et le bas duvisage, au menton court, à la bouche tirée par deux graves rides,lui donnait une apparence de femme souffrante, un peu morose. Et làencore, sous l’immémorial nom de Notre-Dame de la belle Verrière,Elle assistait un bambin vêtu d’une robe couleur de raisin sec, unbambin à peine visible dans le fouillis des tons foncés quil’entouraient.

Celle que tous invoquaient était là, enfin. Partout, sous lafutaie de cette cathédrale, la Vierge était présente. Elleparaissait être arrivée de tous les points du monde, sousl’extérieur des diverses races connues du Moyen Age : noire, tellequ’une femme d’Afrique, jaune ainsi qu’une Mongole, teintée de caféau lait comme une métisse, blanche enfin de même qu’une Européenne,certifiant de la sorte que Médiatrice de l’humanité toute entière,Elle était toute à chacun et toute à tous, assurant par la présencede ce Fils, dont le visage empruntait à chaque famille soncaractère, que le Messie était venu pour rédimer indifféremmenttous les hommes.

Et il semblait que, dans son ascension, le jour suivît lacroissance de la Vierge et voulût naître dans le vitrail où Elleétait encore enfant, dans cette allée du transept Septentrional oùgîtait Sainte Anne, sa mère, à la face noire, flanquée de David, leroi à la harpe d’or, et de Salomon, le monarque à la fleur de lysbleu se détachant tous les deux, sur des fonds de pourprepréfigurant, l’un et l’autre, la royauté du Fils; de Melchissédec,l’homme tiaré, tenant l’encensoir et le pain et d’Aaron, coiffé del’étrange chapeau rouge, ourlé de jaune citron, représentant, paravance, ensemble, le sacerdoce du Christ.

Et, au bout de l’abside, tout en haut, c’était encore Marietriomphale, dominant le bois sacré, longée de personnages du VieuxTestament et de Saint Pierre. C’était Elle aussi à l’extrémité dutransept Sud, faisant vis-à-vis à Sainte Anne, Elle, grandie,devenue Mère à son tour, environnée de quatre figures énormesportant, ainsi qu’au jeu du cheval fondu, quatre petits personnagessur leurs épaules : les qutre grands prophètes qui avaient annoncéla venue du Messie, Isaïe, Jérémie, Daniel et Ezéchiel, soulevantles quatre Evangélistes, exprimant naïvement ainsi le parallélismedes deux Testaments, l’appui que prête à la Nouvelle Loi,l’Ancienne.

Puis, comme si sa présence n’était pas assez fréquente, assezcertaine, comme si Elle eût désiré qu’en se tournant dans n’importequelle direction, ses fidèles la vissent, la Vierge se posaitencore, diminuée, à de moins importantes places, trônait dansl’umbo des boucliers, dans le coeur des grandes rosaces, finissaitpar ne plus rester à l’état d’image, par prendre corps, par sematérialiser en une statue de bois noir, par s’exhiber, vêtue d’unerobe évasée, telle qu’une cloche d’argent, sur un pilier.

La forêt tiède avait disparu avec la nuit; les troncs d’arbressubsistaient mais jaillissaient, vertigineux, du sol, s’élançaientd’un seul trait dans le ciel, se rejoignant à des hauteursdémesurées, sous la voûte des nefs; la forêt était devenue uneimmense basilique, fleurie de roses en feu, trouée de verrières enignition, foisonnant de Vierges et d’Apôtres, de Patriarches et deSaints.

Le génie du Moyen Age avait combiné l’adroit et le pieuxéclairage de cette église, réglé, en quelque sorte, la marcheascendante de l’aube, dans ses vitres. Très sombre, au parvis etdans les avenues de la nef, la lumière fluait mystérieuse et sanscesse atténuée le long de ce parcours. Elle s’éteignait dans lesvitraux, arrêtée par d’obscurs évêques, par d’illucides Saints quiremplissaient en entier les fenêtres aux bordures enfumées, auxteintes sourdes des tapis persans; tous ces carreaux absorbaientles lueurs du soleil, sans les réfracter, détenaient l’or en poudredes rayons dans leur violet noir d’aubergine, dans leur brund’amadou et de tan, dans leur vert trop chargé de bleu, dans leurrouge de vin, mêlé de suie, pareil au jus épais des mûres.

Puis, arrivé au choeur, le jour filtrait dans les couleurs moinspesantes et plus vives, dans l’azur des clairs saphirs, dans desrubis pâles, dans des jaunes légers, dans des blancs de sel.L’obscurité se dissipait, après le transept, devant l’autel; aucentre de la croix même, le soleil entrait dans des verres plusminces, moins encombrés de personnes, liserés d’une marge presqueincolore, traversée sans peine.

Enfin, dans l’abside, figurant le haut de la croix, ilruisselait de toutes parts, symbolisant la lumière qui inonde lemonde, du sommet de l’arbre; et alors ces tableaux demeuraientdiaphanes, tout juste couverts de teintes souples, de nuancesaériennes, encadrant d’une simple gerbe d’étincelles l’image d’uneMadone moins hiératique, moins barbare que les autres et d’unEnfant blanc qui bénissait, de ses doigts levés, la terre.

C’était partout maintenant, dans la cathédrale de Chartres, desbruits de sabots, des va-et-vient de jupes, des sonneries demesses.

Durtal quitta le coin du transept où il était assis, le dosappuyé à une colonne et se dirigea sur la droite vers unrenfoncement où flambait une herse allumée de cires, devant lastatue de la Vierge.

Et des pensions de petites filles, conduites par desreligieuses, des troupes de paysannes, des hommes de la campagnedébouchaient de toutes les avenues, se prosternaient devant lastatue, puis s’approchaient du pilier pour le baiser.

La vue de ces gens suggérait à Durtal que leurs suppliquesdifféraient de ces prières qui sanglotent dans l’ombre des soirs,de ces exorations des femmes éprouvées, consternées par les heuresvécues du jour. Ces paysannes priaient moins pour se plaindre quepour aimer; ces gens, agenouillés sur les dalles, venaient moinspour eux que pour Elle. Il y avait à ce moment une sorte de relaisdans les gémissements, une espèce de grève des pleurs, et cetteattitude concordait avec l’aspect spécial adopté par Marie, danscette cathédrale; Elle s’y présentait, en effet, surtout sous lestraits d’une enfant et d’une jeune mère; elle y était beaucoup plusla Vierge de la Nativité que la Notre-Dame des Sept-Douleurs. Lesvieux artistes du Moyen Age paraissaient avoir craint de lacontrister en lui rappelant de trop pénibles souvenirs et avoirvoulu témoigner, par cette discrétion, leur gratitude à Celle quis’était constamment révélée, dans ce sanctuaire, la Dispensatricedes bienfaits, la Châtelaine des grâces.

Durtal sentait vibrer en lui l’écho des oraisons tintées autourde lui par ces âmes éprises et il se fondait en la douceurcaressante d’hymnes, ne réclamant plus rien, taisant ses désirsinexaucés, célant ses secrètes doléances, ne songeant qu’àsouhaiter un affectueux bonjour à sa Mère auprès de laquelle ilétait revenu, après de si lointaines pérégrinations dans les paysdu péché, après de si longs voyages.

Puis maintenant qu’il L’avait vue, qu’il Lui avait parlé, il seretirait, laissant la place à d’autres; il retournait chez lui,afin de prendre un peu de nourriture et, embrassant, d’un derniercoup d’oeil, l’admirable église, récapitulant les simulacresguerriers des apparences : les formes de boucliers des rosaces, delames d’épée des vitres, les contours de casques et de heaumes desogives, la ressemblance de certaines verrières en grisaillerésillées de plomb avec les chemises treillissées de fer descombattants, et, au dehors, contemplant l’un des deux clochersdécoupé en lamelles comme une pomme de pin, il se disait qu’ilsemblait vraiment que les  » Logeurs du bon Dieu  » eussent empruntéleurs modèles aux belliqueux atours des chevaliers; qu’ils eussentvoulu perpétuer ainsi le souvenir de leurs exploits, en figurantpartout l’image agrandie des armes dont les Croisés se ceignirent,lorsqu’ils s’embarquèrent pour aller reconquérir leSaint-Sépulcre.

Et l’intérieur même de la basilique paraissait exprimer, dansson ensemble, la même idée et compléter les symboliques effigiesdes détails, en arquant sa nef dont la voûte en fond de barqueimitait la quille retournée d’un bateau, rappelait le galbe de cesnavires qui firent voile vers la Palestine.

Seulement, à l’heure actuelle, ces souvenances d’un tempshéroïque étaient vaines. Dans cette ville de Chartres où SaintBernard prêcha la Seconde Croisade, le vaisseau demeurait pourjamais immobile, la carène renversée, à l’ancre.

Et au-dessus de la ville indifférente, la cathédrale seuleveillait, demandait grâce, pour l’indésir de souffrances, pourl’inertie de la foi que révélaient maintenant ses fils, en tendantau ciel ses deux tours ainsi que deux bras, simulant avec la formede ses clochers les deux mains jointes, les dix doigts appliqués,debout, les uns contre les autres, en ce geste que les imagiersd’antan donnèrent aux saints et aux guerriers morts, sculptés surdes tombeaux.

Chapitre 2

 

Depuis trois mois déjà, Durtal habitait Chartres.

Revenu de la Trappe à Paris, il vécut dans un état d’anémiespirituelle, affreux. L’âme gardait la chambre, se levait à peine,traînait sur une chaise longue, somnolait dans la tépidité d’unelangueur que berçait encore le ronronnement de prières touteslabiales, d’oraisons se dévidant comme une machine détraquée dontle déclic part seul et qui tourne d’elle-même dans le vide, sansqu’on y touche.

Quelquefois cependant, pris de révolte, il parvenait à se tenir,à arrêter l’horlogerie déréglée de ses suppliques et il essayaitalors de s’examiner, de se voir d’un peu haut, d’embrasser, d’uncoup d’oeil, les perspectives confuses de son être.

Et devant ses demeures d’âme perdues dans les brumes, ilsongeait à une étrange association des Révélations de Sainte Térèseet des contes d’Edgar Poë.

Les salles de son château interne étaient vides et froides,cernées, de même que les chambres de la maison Usher, par un étangdont les brouillards finissaient par pénétrer, par fêler la coqueusée des murs. Et il rôdait, solitaire et inquiet, dans ces réduitsdélabrés dont les portes closes n’ouvraient plus; ses promenades enlui-même étaient donc circonscrites et le panorama qu’il pouvaitcontempler s’étendait, singulièrement rétréci, se rapprochait,presque nul. Il savait bien, d’ailleurs, que les pièces quientouraient la cellule située au centre, celle réservée au Maître,étaient verrouillées, scellées par d’indévissables écrous,maintenues par de triples barres, inaccessibles. Il se bornait doncà errer dans les vestibules et dans les alentours.

A Notre-Dame de l’Atre, il était allé plus loin, s’était hasardéjusqu’aux enclos qui environnent la résidence du Christ; il avaitaperçu, à l’horizon, les frontières de la Mystique et, sans forcepour continuer sa route, il était tombé; maintenant c’étaitlamentable car, ainsi que le remarque Sainte Térèse,  » dans la viespirituelle, ne pas avancer, c’est reculer « . Et il était, eneffet, revenu sur ses pas, gisait à moitié paralysé, non plus mêmedans les antichambres de ses domaines, mais dans leurs cours.

Jusque là les phénomènes décrits par l’inégalable Abbesserestaient exacts. Chez Durtal, les châteaux de l’âme étaientinhabités après un long deuil; mais dans les pièces encoreouvertes, circulait, ainsi que la soeur de l’inquiétant Usher, lefantôme des péchés avoués, des fautes mortes.

Semblable au déplorable malade d’Edgar Poë, Durtal entendaitavec terreur des frôlements de pas dans les escaliers, des crisplaintifs derrière les portes.

Et pourtant les revenants des vieux forfaits ne se formulaientqu’en des figures indécises, ne parvenaient pas à se coaguler, àprendre corps. Le méfait le plus obsédant de tous, celui quil’avait tant torturé, le méfait des sens, se taisait enfin, lelaissait calme. La Trappe avait déraciné les souches des anciennesluxures; leur souvenir le hantait bien parfois, dans ce qu’il avaitde plus affligeant, de plus ignoble, mais il les regardait passer,le coeur sur les lèvres, s’étonnant d’avoir été si longtemps ladupe de ces malpropres manigances, ne comprenant même plus lapuissance de ces mirages, l’illusion de ces oasis charnelles,rencontrées dans le désert d’une existence, confinée à l’écart,dans la solitude et dans les livres.

Son imagination pouvait le supplicier, mais, sans mérite, sanslutte, par une grâce toute divine, il avait pu ne pas mésavenirdepuis son retour du cloître.

Par contre, s’il était en quelque sorte éviré, s’il était absousdu plus gros de ses peines, il voyait s’épanouir en lui unenouvelle ivraie dont la croissance s’était jusqu’alors dissimuléederrière les végétations plus touffues des autres vices. Au premierabord, il s’était jugé moins sous la dépendance des péchés, etmoins vil; et il était cependant aussi étroitement attaché au mal;seulement, la nature et la qualité des liens différaient, n’étaientplus les mêmes.

Outre cet état de siccité qui faisait que, dès qu’il entraitdans une église ou s’agenouillait chez lui, il sentait le froid luigeler ses prières et lui glacer l’âme, il discernait les attaquessourdes, les assauts muets d’un ridicule orgueil.

Il avait beau se tenir sur ses gardes, chaque fois il étaitsurpris sans même avoir le temps de se reconnaître.

Cela commençait sous le couvert des réflexions les plusmodérées, les plus bénignes.

A supposer, par exemple, qu’il eût, en se privant, rendu à sonprochain service, ou qu’il n’eût pas nui à une personne contrelaquelle il se croyait des griefs, une personne qu’il n’aimaitpoint, aussitôt se glissait, s’insinuait, en lui, une certainesatisfaction et une certaine gloriole, aboutissant à cette inepteconclusion qu’il était supérieur à bien d’autres; et, sur cessentiments de basse vanité, se greffait encore l’orgueil d’unevertu qu’il n’avait même pas conquise au prix d’efforts, la superbede la chasteté, si insidieuse, celle-là, que la plupart des gensqui la pratiquent ne s’en doutent même pas.

Et il ne se rendait compte du but de ces agressions que troptard, lorsqu’elles s’étaient précisées, lorsqu’il s’était oublié àles subir; et il se désespérait de trébucher toujours dans le mêmepiège, se disant que le peu de bien qu’il pouvait acquérir étaitrayé du bilan de sa vie, par les insolentes dépenses de sonvice.

Il s’exaspérait, se ratiocinait les vieilles démences, secriait, à bout de forces :

La Trappe m’a brisé; elle m’a sauvé de la concupiscence, maispour m’encombrer de maladies que j’ignorais avant d’avoir été opéréchez elle! Elle qui est si humble, elle m’a augmenté la vanité etdécuplé l’orgueil; puis elle m’a laissé partir, si faible et silas, que jamais, depuis, je n’ai pu supporter cette exinanition,jamais je n’ai pu prendre goût à la Réfection mystique qui m’estnécessaire, si je ne veux pas mourir à Dieu, pourtant!

Et pour la centième fois, il se questionnait : suis-je plusheureux qu’avant ma conversion ? et il devait cependant bien,pour ne pas se mentir, répondre oui; il menait une vie chrétienneen somme, priait mal, mais priait sans relâche au moins; seulement…seulement… ah! ses pauvres demeures d’âme étaient-elles assezvermoulues, assez arides! — Et il se demandait avec angoisse sielles ne finiraient pas, comme le manoir d’Edgar Poë, pars’effondrer subitement, un jour de crise, dans les eaux noires decet étang de péchés qui minait les murs!

Arrivé à ce point de ses rabâchages, forcément il déviait surl’abbé Gévresin qui l’obligeait, malgré ses indésirs, à communier.Depuis son retour de Notre-Dame de l’Atre, ses relations avec ceprêtre s’étaient resserrées, étaient devenues tout intimes.

Il connaissait maintenant l’intérieur de cet ecclésiastique,émigré en plein Moyen Age, loin de la vie moderne. Autrefois quandil sonnait chez lui, il ne prêtait aucune attention à la servante,une femme âgée qui saluait, silencieuse, en ouvrant la porte.

Maintenant il fréquentait la singulière et l’affectueusebonne.

La première entrevue eut lieu, un jour qu’il était allé voirl’abbé souffrant. Installée près du lit, elle avait des lunettes envigie sur le bout de son nez et elle baisait, une à une, des imagesde piété insérées dans un livre vêtu de drap noir. Elle l’avaitinvité à s’asseoir puis, fermant le volume et remontant seslunettes, elle avait pris part à la conversation et il était sortide cette chambre, abasourdi par cette personne qui appelait l’abbé » père  » et parlait, très simplement, ainsi que d’une chosenaturelle, de son commerce avec Jésus et avec les Saints; elleparaissait vivre en parfaite amitié avec eux, en causait ainsi quede compagnons avec lesquels on bavarde sans aucune gêne.

Puis la physionomie de cette femme, que le prêtre lui présentasous le nom de Mme Céleste Bavoil, était pour le moins étrange.Elle était maigre, élancée et néanmoins petite. De profil, avec lenez busqué, la bouche dure, elle avait le masque désempâté d’unCésar mort, mais de face, la rigidité du profil s’émoussait dansune familiarité de paysanne, se fondait dans une mansuétude deplacide nonne, en complet désaccord avec la solennelle énergie destraits.

Il semblait qu’avec le nez impérieux, le visage régulier, lesdents blanches et menues, l’oeil noir, tout en lumières,trottinant, fureteur, tel que celui d’une souris, sous demagnifiques cils, cette femme dût, malgré son âge, rester belle; ilsemblait au moins que l’union de pareils éléments dût marquer cevisage d’une étampe de distinction, d’une empreinte vraiment noble;et pas du tout, la conclusion démentait les prémisses; l’ensembleleurrait l’adhésion réunie des détails. Evidemment, ce déniprovient, pensait-il, d’autres particularités qui contredisentl’entente des principales lignes; d’abord, de la maigreur de cesjoues couleur de vieux bois, semées, çà et là, de gouttesd’éphélides, de taches paisibles d’ancien son; puis de ces bandeauxde cheveux blancs, couchés à plat sous un bonnet à ruches, enfin decette modeste tenue, de cette robe noire mal fagottée, ondant surla gorge et laissant voir l’armature du corset imprimée, au dos, enrelief sur l’étoffe.

Il y a peut-être aussi, en elle, moins une mésalliance destraits qu’un contraste résolu entre la toilette et la mine, entrela figure et le corps, se disait-il.

En somme, en essayant de la condenser, elle sentait et lachapelle et les champs. Elle tenait donc de la soeur et de lapaysanne. Oui c’est presque exact, mais ce n’est cependant pasencore cela, reprenait-il; car elle est moins digne et moinsvulgaire, moins bien et mieux. Vue de derrière, elle est plusloueuse de chaises dans une église que nonne; vue de devant, elleest beaucoup au-dessus de la terrienne. Il faut bien noter aussique lorsqu’elle célèbre des Saints, elle s’élève et diffère; alorselle s’exhausse dans une flambée d’âme; mais toutes cessuppositions sont vaines, conclut-il, car je ne puis la définir surune brève impression, sur un rapide aspect. ce qui s’attestecertain, c’est que, tout en ne ressemblant pas à l’abbé, elle sedimidie, elle aussi, et se dédouble. Lui, a l’oeil ingénu, desprunelles de première communiante et la bouche parfois amère d’unvieil homme; elle, est hautaine d’apparence et humble d’âme; et parde signes opposés, par des traits autres, ils obtiennent le mêmerésultat, un identique ensemble d’indulgence paternelle et de bontémûre.

Et Durtal était retourné bien souvent les voir. L’accueil nevariait point, Mme Bavoil le saluait par l’invariable formule : « voilà notre ami « , tandis que le prêtre riait des yeux et luipressait la main. Toujours, lorsqu’il voyait Mme Bavoil, ellepriait; devant ses fourneaux, lorsqu’elle ravaudait, lorsqu’elleépoussetait le ménage, lorsqu’elle ouvrait la porte, partout, elleégrenait son rosaire, sans trêve.

La joie de cette servante, plutôt taciturne, consistait àglorifier la Vierge pour laquelle elle professait un culte; et,d’autre part, elle citait, de mémoire, des morceaux d’une mystiqueun peu bizarre de la fin du XVIe siècle, Jeanne Chézard de Matel,la fondatrice de l’ordre du Verbe Incarné, de cet institut où lesmoniales arborent un voyant costume, une robe blanche serrée parune ceinture de cuir écarlate à la taille, un manteau rouge et unscapulaire couleur de sang portant, brodé en soie bleue, dans unecouronne d’épines, le nom de Jésus qu’accompagnent, avec un coeuren flammes percé de trois clous, ces mots :  » amor meus « .

Durtal jugeait tout d’abord Mme Bavoil un peu toquée, regardait,tandis qu’elle débitait un passage de Jeannne de Matel sur SaintJoseph, le prêtre qui ne bronchait point.

— Mais alors, Mme Bavoil est une sainte ? lui dit-il, unmatin qu’ils étaient seuls.

— La chère Mme Bavoil est une colonne de prières, réponditgravement l’abbé.

Et, une après-midi, alors que Gévresin était à son tour absent,Durtal interrogea cette femme.

Elle raconta ses longs pèlerinages à travers l’Europe, despèlerinages où elle s’était rendue pendant des années, à pied, endemandant l’aumône, le long des routes.

Partout où la Vierge possédait un sanctuaire, elle s’ytransféra, un paquet de linge dans une main, un parapluie dansl’autre, une croix de fer blanc sur la poitrine, un chapelet penduà la ceinture. D’après un carnet qu’elle avait tenu à jour, elleavait ainsi fait dix mille cinq cents lieues à pied.

Puis l’âge était venu et elle avait, suivant son expression, « perdu de ses anciennes valeurs « . Le Ciel, qui lui fixait jadis,par des voix internes, l’époque de ces excursions, n’ordonnait plusmaintenant ces déplacements. Il l’avait envoyée près de l’abbéGévresin pour se reposer; mais sa manière de vivre lui avait étéindiquée une fois pour toutes; en tant que coucher, une paillasseétendue sur des ais de bois; en guise de nourriture un régimechampêtre et monacal comme elle, du lait, du miel et du pain — etencore, par les temps de pénitence, devait-elle substituer de l’eauau lait.

— Et vous ne consommez jamais d’autres aliments ?

— Jamais.

Et elle reprenait :

— Ah! notre ami, c’est que l’on me met en pénitence, Là-Haut, etgaiement elle se moquait d’elle-même et de son allure.

— Si vous m’aviez vue, lorsque je revenais d’Espagne où j’étaisallé visiter Notre-Dame del Pilar, à Saragosse, j’étais unenégresse; avec mon grand crucifix sur la poitrine, ma robe quiressemblait à celle d’une religieuse, on se disait de tous lescôtés : Qu’est-ce que cette bigote-là ? — J’avais l’air d’unecharbonnière endimanchée; on n’apercevait que du blanc de bonnet,de manchettes et de col; le reste, la figure, les mains, les jupes,tout était noir.

— Mais vous deviez vous ennuyer à voyager ainsi seule ?

— Que non, notre ami, les Saints ne me quittaient pas le long dela route; ils me désignaient la maison où je recevais, pour lanuit, un gîte; et j’étais sûre d’être bien accueillie.

— Jamais on ne vous a refusé l’hospitalité ?

— Jamais; il est vrai que j’étais peu exigeante; en voyage, jesollicitais simplement un morceau de pain et un verre d’eau — et,pour reposer, une botte de paille, dans l’étable.

— Et le père, comment l’avez-vous connu ?

— C’est toute une histoire; imaginez que le Ciel me priva, parpénitence, de la communion, pendant un an et trois mois, jours pourjours. Lorsque je me confessais à un abbé, je lui avouais mesrelations avec Notre-Seigneur, avec la Vierge, avec les Anges;aussitôt il me traitait de folle quand il ne m’accusait pas d’êtrepossédée par le démon; en fin de compte, il refusait de m’absoudre;bien heureuse encore lorsqu’il ne me fermait pas brutalement, dèsles premiers mots, le guichet du confessionnal, au nez.

Je crois bien que je serais morte de chagrin, si le Sauveurn’avait pas fini par avoir pitié de moi. Un samedi que j’étais àParis, Il m’envoya à Notre-Dame des Victoires où le père étaitprêtre habitué. Lui, m’écouta, me soumit à de rudes, à de longuesépreuves, puis il me permit de communier. je retournai souvent levoir, en qualité de pénitente, puis la nièce qui tenait son ménageétant entrée en religion, je l’ai remplacée et voilà déjà près dedix ans que je suis sa gouvernante…

A plusieurs reprises, elle avait complété ces renseignements.Depuis qu’elle ne vagabondait plus à l’étranger et en province,elle fréquentait à Paris les pèlerinages qui avaient lieu enl’honneur de la Sainte Vierge et elle nommait les sanctuairesachalandés : Notre-Dame des Victoires, Notre-Dame de Paris.Notre-Dame de Bonne-Espérance à Saint-Séverin; de Toute Aide àl’Abbaye aux bois; de Paix, chez les religieuses de la rue Picpus;des Malades à l’église Saint-Laurent; de Bonne Délivrance, uneVierge noire provenant de l’église Saint-Etienne des Grès, chez lesdames Saint-Thomas de Villeneuve, rue de Sèvres; et hors Paris, lesmadones de banlieue : Notre-Dame des Miracles à Saint-Maur; desAnges à Bondy; des Vertus à Aubervilliers; de Bonne Garde àLongpont; Notre-Dame de Spire, de Pontoise, etc… Une autre foisencore, comme il doutait de la sévérité des règlements que luiimposait le Christ, elle répliqua :

— Rappelez-vous, notre ami, ce qui advint à une grande servantedu Seigneur, à Marie d’Agréda; étant bien malade, elle céda auxinstances de ses filles spirituelles et suça une bouchée devolaille; mais elle en fut aussitôt réprimandée par Jésus qui luidit :  » Je n’aime pas que mes épouses soient délicates.  »

Eh bien, je risquerais de m’attirer de pareils reproches sij’essayais de toucher à un morceau de viande ou de boire une gouttede café ou de vin!

Il est pourtant bien évident, pensait Durtal, que cette femmen’est pas folle. Elle n’a rien, ni d’une hystérique, ni d’unedémente; elle est bien frêle et sèche, mais à peine nerveuse et, endépit du laconisme de ses repas, elle se porte très bien, n’estmême jamais souffrante; elle est de plus, femme de bon sens etménagère admirable. Levée dès l’aube, après s’être approchée duSacrement, elle savonne et blanchit elle-même le linge, fabriqueles draps et les chemises, raccommode les soutanes, vit avec uneéconomie incroyable, tout en veillant à ce que son maître ne manquede rien. Cette sagace entente de la vie pratique n’a aucun rapportavec les vésanies et les délires. Il savait encore qu’elle n’avaitjamais voulu accepter de gages. Il est vrai qu’aux yeux d’un mondequi ne rêve que de larcins permis, le désintéressement de cettefemme pouvait suffire pour attester sa déraison; mais,contrairement à toutes les idées reçues, Durtal ne pensait pas quele mépris de l’argent impliquât nécessairement la folie et plus ily réfléchissait, plus il demeurait convaincu qu’elle était unesainte pas bégueule, indulgente et gaie!

Ce qu’il pouvait constater aussi, c’est qu’elle était trèscomplaisante pour lui; dès sa rentrée de la Trappe, elle l’avait,de toutes les manières, aidé, lui raccordant le moral quand elle levoyait triste, allant, malgré ses protestations, passer en revueses vêtements lorsqu’elle soupçonnait qu’il y avait des sutures àopérer, des boutons à coudre.

Cette intimité était devenue encore plus complète, depuisl’existence mitoyenne qu’ils avaient, tous les trois, menée envoyage, alors que Durtal les avait, sur leurs instances,accompagnés à La Salette. Et subitement, cet affectueux train-trainfaillit cesser. L’abbé s’éloignait de Paris.

L’évêque de Chartres venait de mourir et son successeur étaitl’un des plus vieux amis de Gévresin. Le jour où l’abbé Le Tilloydes Mofflaines fut promu à l’épiscopat, il supplia Gévresin de lesuivre. Ce fut, pour le vieux prêtre, un rude débat. Il se sentaitmalade, fatigué, propre à rien, désirait, au fond, ne plus bougeret, d’un autre côté, il manquait de courage pour refuser à Mgr desMofflaines son pauvre concours. Il tenta d’attendrir, sur savieillesse, le prélat qui ne voulut rien entendre, concédaseulement qu’il ne le nommerait pas vicaire général, mais simplechanoine. Gévresin secouait toujours doucement la tête. Enfinl’évêque eut le dessus, en faisant appel à la charité de son ami,en affirmant qu’il devait accepter, au besoin, ce poste, ainsiqu’une mortification, qu’une pénitence.

Et quand le départ fut résolu, ce fut au tour de l’abbé àinvestir Durtal, à le décider de quitter Paris pour allers’installer auprès de lui, à Chartres.

Encore qu’il fût navré de ce départ qu’il avait d’ailleurscombattu de son mieux, Durtal regimbait, refusait de s’ensevelirdans cette ville.

— Mais voyons, notre ami, fit Mme Bavoil, je me demande pourquoivous vous entêtez à vouloir vous enterrer ici; vous y vivez enpleine solitude, dans vos livres. Vous vivrez de même avecnous.

Et, comme à bout d’arguments, après une charge à fond de traincontre la province, Durtal répliquait :

— Mais à Paris, il y a les quais, il y a Saint-Séverin,Notre-Dame, il y a de délicieux couvents…

L’abbé riposta :

— Vous trouverez aussi bien à Chartres; vous y aurez la plusbelle cathédrale qui soit au monde, des monastères tels que vousles aimez et, quant aux livres, votre bibliothèque est si bienfournie qu’il me paraît difficile que vous puissiez, en flânant surles quais, l’accroître. D’ailleurs, vous le savez mieux que moi,l’on ne déniche aucun livre de la catégorie de ceux que vouscherchez, dans les boîtes. Ces volumes-là ne figurent que sur descatalogues de librairie et, dès lors, rien n’empêche qu’on vous lesenvoie partout où vous serez.

— Je ne vous dis pas… mais il y a autre chose sur les quais quedes bouquins; il y a des bibelots à regarder, la Seine, il y a unpaysage…

—Eh! bien, si la nostalgie vous vient de cette promenade, vousprendrez le train et longerez, pendant toute une après-midi, lesparapets du fleuve; il est facile d’aller de Chartres à Paris; vousavez, soir et matin, des express qui effectuent le trajet en moinsde deux heures.

— Et puis, s’écria Mme Bavoil, il s’agit bien de cela! Ce dontil s’agit, c’est d’abandonner une ville semblable à une autre pourhabiter le territoire même de la Vierge. Songez que Notre-Dame deSous Terre est la plus antique chapelle que Marie ait en France;songez que l’on vit près d’Elle, chez Elle et qu’Elle vous comblede grâces!

— Enfin, reprit l’abbé, cet exil ne peut contrarier en rien vosprojets d’art. Vous voulez écrire des vies de Saints; ne lestravaillerez-vous pas mieux dans le silence de la province que dansle brouhaha de Paris ?

— La province… la province! d’avance, elle m’accable, s’écriaDurtal. Si vous vous doutiez de l’impression qu’elle me suggère etsous quelle apparence d’atmosphère et sous quel aspect d’odoratelle se présente! Tenez, vous connaissez, dans les vieillesmaisons, ces grands placards à deux battants dont l’intérieur esttendu de papier bleu toujours humide. Eh! bien, je m’imagine, auseul mot de province, en ouvrir un et recevoir en plein visage labouffée de renfermé qui en sort! — et si je veux parachever cetteévocation, par la saveur, par le flair, je n’ai qu’à mâcher cesbiscuits que l’on fabrique maintenant avec je ne sais quoi et quisentent la colle de poisson et le plâtre sur lequel il a plu, dèsqu’on y goûte! que je mange de cette pâte fade et froide, enreniflant un relent d’armoire et aussitôt la cinéraire image d’undistrict perdu, me hante! Evidemment votre Chartres pue ça!

— Oh! oh! s’exclama Mme Bavoil — mais vous n’en savez rienpuisque vous n’avez jamais visité cette ville!

— Laissez-le dire, fit l’abbé qui riait. Il reviendra de cespréventions. Et il ajouta :

— Expliquez ces inconséquences; voici un Parisien qui aime sipeu sa cité qu’il choisit, pour y habiter, le coin le moinsbruyant, le plus obscur, celui qui ressemble le plus à un quartierde province. Il a horreur des boulevards, des promenadesfréquentées, des théâtres; il se confine en un trou et se boucheles oreilles pour ne pas entendre les rumeurs qui l’entourent; etalors qu’il convient de perfectionner ce système d’existence, demûrir dans un silence authentique, loin des foules, alors qu’ilimporte de renverser les termes de sa vie, de devenir, au lieu d’unprovincial de Paris, un Parisien de province, il s’ébaubit ets’indigne!

— Le fait est, pensait Durtal, une fois seul, le fait est que lacapitale m’est sans profit. Je n’y vois plus personne et je serairéduit à une solitude encore plus absolue quand mes amis l’aurontquittée. Au fond, je serais tout aussi bien à Chartres; j’yétudierais à l’aise, dans un milieu paisible, dans les paragesd’une cathédrale autrement intéressante que Notre-Dame de Paris etpuis… une autre question dont l’abbé Gévresin ne parle pas mais quim’inquiète, moi, se pose. Si je demeure seul, ici, il me faudrachercher un nouveau confesseur, errer dans les églises, de même quej’erre dans la vie matérielle, à la recherche des restaurants etdes tables d’hôte. Ah! non! j’ai assez à la fin de ces au jour lejour de nourritures corporelles et morales! j’ai mis mon âme dansune pension qui lui plaît, qu’elle y reste!

Enfin il y a encore un argument. je vivrai à meilleur compte àChartres et là, en ne dépensant pas plus qu’ici, je pourraim’installer confortablement, manger les pieds sur mes chenêts, êtreservi!

Et il avait fini par se résoudre à suivre ses deux amis, avaitarrêté un assez vaste logement en face de la cathédrale — et lui,qui avait toujours été si à l’étroit dans de minuscules pièces, ilsavourait enfin la joie provinciale des vastes chambres, des livresétalés sur les murs, à l’aise.

De son côté, Mme Bavoil lui avait découvert une servantefamilière et bavarde, mais brave femme au fond et pieuse. Et ilavait commencé sa nouvelle existence dans l’étonnement continu decette extraordinaire basilique, la seule qu’il ne connût point,sans doute parce qu’elle était située près de Paris et quesemblable à tous les Parisiens, il ne se dérangeait guère que poureffectuer de plus longs voyages. Quant à la ville même, elle luiparut dénuée d’intérêt, ne possédant qu’une promenade intime, unpetit quai où, dans le bas des faubourgs, près de la porteGuillaume, des lavandières chantent, en savonnant, devant un coursd’eau qu’elles fleurissent avec des touffes irisées de bulles.

Aussi prit-il la décision de ne sortir que le matin dès l’aubeou le soir; alors, il pouvait rêvasser, seul, dans une ville quiétait, l’après-midi déjà, à peu près morte.

L’abbé et sa gouvernante étaient, eux, installés dans l’évêchémême, à l’ombre de l’abside de la cathédrale. ils occupaient,au-dessus d’écuries abandonnées, un premier et unique étage,composé d’une série de pièces froides et carrelées, que l’évêqueavait fait remettre à neuf.

Quelque temps après leur arrivée à Chartres, l’abbé avaitrépondu à Durtal qui le voyait soucieux :

— Oui sans doute, je traverse un moment difficile; j’ai àdissiper des préventions… je m’y attendais d’ailleurs; et c’étaitencore là un des motifs pour lesquels je désirais ne point quitterParis… mais la Sainte Vierge est si bonne… déjà tout s’arrange…

Et Durtal insistant :

— Vous pensez bien, dit-il, que la nomination d’un chanoineétranger au diocèse n’a pas été considérée d’un oeil indifférentpar le clergé de Chartres. Cette méfiance envers le prêtre inconnuqu’un nouvel évêque amène est bien naturelle, en somme; l’on craintforcément qu’il ne joue auprès du prélat le rôle plus ou moinsocculte d’une Eminence grise; aussi tous se tiennent sur leursgardes et ils filtrent au tamis ses moindres paroles, épluchent sesmoindres actes.

— Puis, fit Durtal, n’est-ce pas une bouche de plus à nourrirsur la maigre pitance que l’Etat concède ?

— Pour cela, non. je ne touche aucun bénéfice et par conséquentje ne lèse les intérêts de personne; je ne l’eus pas accepté,d’ailleurs. le seul avantage que je retire de ma présence auprès deSa Grandeur c’est de ne point avoir de loyer à payer, puisque jesuis logé gratuitement dans les dépendances de l’évêché.

Je n’aurais pu être salarié, du reste, car le traitement dévolupar le Gouvernement aux chanoines n’existe plus depuis une loi definance du 22 mars 1885 qui a décidé la suppression de cesémoluments par voie d’extinction. N’émargent donc sur les fondsdestinés aux besoins du culte, que ceux qui étaient titulairesavant la promulgation de la loi; ils vont, s’éteignant peu à peu,et l’on prévoit aisément le moment où aucun chanoine ne sera plusrétribué par l’Etat. Dans certains diocèses, l’on remplace cessubsides perdus par l’argent d’une fondation pieuse ou, si vousaimez mieux, d’une prébende. Il n’y en a point à Chartres. Tout auplus, le chapitre dispose-t-il d’une vague pécune qu’il partageentre ceux auxquels on ne confie aucun emploi, ce qui leur fournit,bon an, mal an, par tête, une somme d’environ trois cents francs etc’est tout.

— Il n’y a donc pas de casuel pour les chanoines ?

— Pas.

— Je me demande alors de quoi ils vivent ?

— S’ils n’ont aucune fortune, ils vivent plus pauvres que lesderniers des ouvriers à Chartres. La plupart végètent; les unscélèbrent la messe dans des communautés, sont aumôniers descouvents, mais cela ne rapporte presque rien, deux cents, deux centcinquante francs peut-être. Un autre remplit les fonctions desecrétaire général de l’évêché, ce qui lui vaut un appartement etdes gages qui peuvent s’élever à six cents francs. Un autre encoredirige la Semaine religieuse,  » la Voix de Notre-Dame de Chartres », et est supérieur de la maîtrise; quelques uns enfin sont commisdans les bureaux de l’ordinaire. Chacun s’ingénie, en résumé, à seprocurer un gîte et à manger du pain.

— Au fond, qu’est-ce, au juste, qu’un chanoine, en quoiconsistent ses attributions, quelles sont ses origines ?

— Ses origines ? elle s’égarent dans la nuit des âges. Oncroit savoir que des collèges de chanoines existaient sous Pépin leBref; on n’ignore pas, du moins, que, sous le règne de ce roi,saint Chrodegang, évêque de Metz, assembla tous les clercs de sonéglise, les obligea de demeurer ensemble, dans une maison commune,ainsi que dans un cloître et les assujettit à une règle queCharlemagne rappela dans ses Capitulaires. — Sesattributions ? elles consistent à célébrer solennellement lesoffices canoniaux et à diriger les processions. En conscience, toutchanoine est forcé d’abord de résider dans le lieu où est situéel’église dont il est un des mandataires; ensuite d’assister auxheures canoniales qui s’y célèbrent; enfin de participer auxréunions que tient le chapitre, à certains jours.

Pour dire la vérité, leur rôle est maintenant à peu près nul. LeConcile de Trente les nommait  » Senatus Ecclesiae « , le Sénat del’Eglise; ils étaient alors le conseil nécessaire de l’évêque.Aujourd’hui, les prélats ne les consultent même plus. Ils neretrouvent une parcelle de leurs anciennes prérogatives que lorsquele siège pastoral devient vacant.

Alors, le chapitre supplée l’évêque et encore ses droitssont-ils singulièrement restreints!

Comme il n’a point le caractère épiscopal, il ne peut exerceraucun des pouvoirs qui en dépendent. Il ne saurait par conséquentconférer les ordres ou donner la confirmation.

— Et si la vacance se prolonge ?

— Alors il prie l’évêque d’un diocèse voisin d’ordonner lesséminaristes ou de confirmer les enfants qu’il lui présente. Ensomme, vous le voyez, ce n’est pas un seigneur de grande importancequ’un chanoine!

Je ne parle pas ici, bien entendu, des chanoines honoraires oudes chanoines d’honneur. Ceux-là n’ont aucune obligation à remplir;ils sont pourvus d’un simple tire honorifique qui leur permet deporter la mosette , avec l’agrément de leur évêque, dans le castrès fréquent où ils font partie d’un autre diocèse.

Quant au chapitre même de Chartres, il aurait été fondé au VIesiècle, par saint Lubin. Il était alors composé de soixante-douzechanoines et le nombre s’accrut encore, car lorsque la Révolutionsurvint, il s’élevait au chiffre de soixante-seize et comptaitdix-sept dignitaires : le doyen, le sous-doyen, le chantre, lesous-chantre, le grand archidiacre de Chartres, les archidiacres deBeauce-en-Dunois, de Dreux, du Pincerais, de Vendôme, de Blois, lechambrier, le chancelier, les prévôts de Normandie, de Mézangey,d’Ingré, d’Auvers, et le chefcier. Nobles et riches, pour laplupart, ces prêtres formaient une pépinière d’évêques etpossesseurs de toutes les maisons qui entourent la cathédrale, ilsvivaient indépendants dans leur cloître, étudiant l’histoire, lathéologie, le droit canon… à l’heure actuelle c’est une vraiedéchéance… l’abbé se tut et secouant la tête, il reprit :

Pour en revenir à mes moutons, j’ai naturellement un peusouffert de la froideur que l’on me montra, dès mon arrivée danscette ville. Je vous l’ai dit, j’avais bien des appréhensions àrassurer. J’y suis parvenu, je crois. Puis je loue Dieu de m’avoirprêté un auxiliaire précieux, en la personne d’un vicaire de lacathédrale qui m’a vaillamment servi auporès de mes confrères,l’abbé Plomb, vous le connaissez ?

— Non.

— C’est un prêtre très intelligent, très lettré, qui adore lamystique, qui est très au courant de la cathédrale dont il raffoleet dont il a scruté tous les coins.

— Ah mais! il m’intéresse ce vicaire-là! voyons, il figurepeut-être parmi ceux que j’ai déjà remarqués; commentest-il ?

— Un petit, jeune, pâle, un peu grêlé, coiffé de cheveux coupésen brosse, ayant des lunettes, reconnaissable à cette particularité: la branche, posée sur le nez, a la forme d’une anse, ou, si vousaimez mieux, dessine l’arc des deux jambes d’un cavalierchevauchant sa monture.

— C’est celui-là! — Et quand il fut seul, Durtal rumina,songeant à ce vicaire qu’il avait aperçu souvent dans l’église ousur la place.

Certes, fit-il, on risque toujours de se tromper lorsqu’onapprécie les gens sur les apparences, mais combien la vérité de celieu commun apparaît extraordinaire, quand il s’agit du clergé!

Cet abbé Plomb, il a l’air d’un sacriste effaré; il bâille àl’on ne sait quelles corneilles; et il semble si mal à l’aise, sijean-jean, si gauche… et il serait un lettré, aimant la mystique etamoureux de la cathédrale!

Décidément, il est sage de ne pas peser un ecclésiastique sur samine. Maintenant que je suis destiné à vivre dans ce monde-là, ilimporte que je m’allège de tout préjugé, que j’attende de bienconnaître les prêtres de ce diocèse, avant de me permettre de lesjuger.

Chapitre 3

 

Au fond, se disait Durtal qui rêvait sur la petite place, aufond, personne ne connaît au juste l’origine des formes gothiquesd’une cathédrale. Les archéologues et les architectes ont vainementépuisé toutes les suppositions, tous les systèmes; qu’ils soientd’accord pour assigner une filiation orientale au Roman, cela peut,en effet, se prouver. Que le Roman procède de l’art latin etbyzantin, qu’il soit, suivant une définition de Quicherat,  » lestyle qui a cessé d’être romain, quoiqu’il tienne beaucoup duromain, et qui n’est pas encore gothique, bien qu’il ait déjàquelque chose du gothique « , j’y consens; et encore, si l’onexamine les chapiteaux, si l’on scrute leurs contours et leursdessins, s’aperçoit-on qu’ils sont beaucoup plus assyriens etpersans que romains et byzantins et gothiques; mais quant à avérerla paternité même du style ogival, c’est autre chose. Les unsprétendent que l’arc tiers-point existait en Egypte, en Syrie, enPerse; les autres le considèrent ainsi qu’un dérivé de l’artsarrasin et de l’art arabe; et rien n’est moins démontré, à coupsûr.

Puis, il faut bien le dire tout de suite, l’ogive ou plutôtl’arc tiers-point que l’on s’imagine encore être le signedistinctif d’une ère en architecture, ne l’est pas en réalité,comme l’ont très nettement expliqué Quicherat et, après lui, Lecoyde la Marche. L’Ecole des Chartes a, sur ce point, culbuté lesrengaines des architectes et démoli les lieux communs des bonzes.Du reste, les preuves de l’ogive employée en même temps que leplein-cintre, d’une façon systématique, dans la construction d’ungrand nombre d’églises romanes, abondent : à la cathédraled’Avignon, de Fréjus, à Notre-Dame d’Arles, à Saint-Front dePérigueux, à Saint-Martin d’Ainay à Lyon, à Saint-Martin-des-Champsà Paris, à Saint-Etienne de Beauvais, à la cathédrale du Mans et enBourgogne, à Vézelay, à Beaune, à Saint-Philibert de Dijon, à laCharité-sur-Loire, à Saint-Ladre d’Autun, dans la plupart desbasiliques issues de l’école monastique de Cluny.

Mais tout cela ne renseigne point sur le lignage du Gothique quidemeure obscur, peut-être parce qu’il est très clair. Sans segausser de la théorie qui consiste à ne voir dans cette questionqu’une question matérielle, technique, de stabilité et derésistance, qu’une invention de moines ayant découvert un beau jourque la solidité de leurs voûtes serait mieux assurée par la formeen mître de l’ogive que par la forme en demi-lune du plein-cintre,ne semble-t-il pas que la doctrine romantique, que la doctrine deChâteaubriand dont on s’est beaucoup moqué et qui est de toutes lamoins compliquée, la plus naturelle, soit, en effet, la plusévidente et la plus juste.

Il est à peu près certain pour moi, poursuivit Durtal, quel’homme a trouvé dans les bois l’aspect si discuté des nefs et del’ogive. La plus étonnante cathédrale que la nature ait, elle-même,bâtie, en y prodiguant l’arc brisé de ses branches, est à Jumièges.Là, près des ruines magnifiques de l’abbaye qui a gardé intactesses deux tours et dont le vaisseau décoiffé et pavé de fleursrejoint un choeur de frondaisons cerclé par une abside d’arbres,trois immenses allées, plantées de troncs séculaires, s’étendent enligne droite; l’une, celle du milieu, très large, les deux autres,qui la longent, plus étroites; elles dessinent la très exacte imaged’une nef et de ses bas-côtés, soutenus par des piliers noirs etvoûtés par des faisceaux de feuilles. L’ogive y est nettementfeinte par les ramures qui se rejoignent, de même que les colonnesqui la supportent sont imitées par les grands troncs. Il faut voircela, l’hiver, avec la voûte arquée et poudrée de neige, lespiliers blancs tels que des fûts de bouleaux, pour comprendrel’idée première, la semence d’art qu’a pu faire lever le spectaclede semblables avenues, dans l’âme des architectes qui dégrossirent,peu à peu, le Roman et finirent par substituer complètement l’arcpointu à l’arche ronde du plein-cintre.

Et il n’est point de parcs, qu’ils soient plus ou moins anciensque le bois de Jumièges, qui ne reproduisent avec autantd’exactitude les mêmes contours; mais ce que la nature ne pouvaitdonner c’était l’art prodigieux, la science symbolique profonde, lamystique éperdue et placide des croyants qui édifièrent lescathédrales. — Sans eux, l’église restée à l’état brut, telle quela nature la conçut, n’était qu’une ébauche sans âme, un rudiment;elle était l’embryon d’une basilique, se métamorphosant, suivantles saisons et suivant les jours, inerte et vivante à la fois, nes’animant qu’aux orgues mugissantes des vents, déformant le toitmouvant de ses branches, au moindre souffle; elle étaitinconsistante et souvent taciturne, sujette absolue des brises,serve résignée des pluies; elle n’était éclairée, en somme, que parun soleil qu’elle tamisait dans les losanges et les coeurs de sesfeuilles, ainsi qu’entre des mailles de carreaux verts. L’homme, enson génie, recueillit ces lueurs éparses, les condensa dans desrosaces et dans des lames, les reversa dans les allées des futaiesblanches; et même par les temps les plus sombres, les verrièresresplendirent, emprisonnèrent jusqu’aux dernières clartés descouchants, habillèrent des plus fabuleuses splendeurs le Christ etla Vierge, réalisèrent presque sur cette terre la seule parure quipût convenir aux corps glorieux, des robes variées de flammes!

Elles sont surhumaines, vraiment divines, quand on y songe, lescathédrales!

Parties, dans nos régions, de la crypte romane, de la voûtetassée comme l’âme par l’humilité et par la peur, se courbantdevant l’immense Majesté dont elles osaient à peine chanter leslouanges, elles se sont familiarisées, les basiliques, elles ontfaussé d’un élan le demi-cercle du cintre, l’ont allongé en ovaled’amande, ont jailli, soulevant les toits, exhaussant les nefs,babillant en mille sculptures autour du choeur, lançant au ciel,ainsi que des prières, les jets fous de leurs piles! Elles ontsymbolisé l’amicale tendresse des oraisons; elles sont devenuesplus confiantes, plus légères, plus audacieuses envers Dieu.

Toutes se mettent à sourire dès qu’elles quittent leur ossaturechagrine et s’effilent.

Le Roman, je me figure qu’il est né vieux, poursuivit Durtal,après un silence. Il demeure, en tout cas, à jamais ténébreux etcraintif.

Encore qu’il ait atteint, à Jumièges, par exemple, avec sonénorme arc doubleau qui s’ouvre en un porche géant dans le ciel,une admirable ampleur, il reste quand même triste. Le plein-cintreest en effet incliné vers le sol, car il n’a pas cette pointe quimonte en l’air,de l’ogive.

Ah! les larmes et les dolents murmures de ces épaisses cloisons,de ces fumeuses voûtes, de ces arches basses pesant sur de lourdspiliers, de ces blocs de pierre presque tacites, de ces ornementssobres racontant en peu de mots leurs symboles! le Roman, il est laTrappe de l’architecture; on le voit abriter des ordres austères,des couvents sombres, agenouillés dans de la cendre, chantant, latête baissée, d’une voix plaintive, des psaumes de pénitence. Il ya de la peur du péché, dans ces caves massives et il y a aussi lacrainte d’un Dieu dont les rigueurs ne s’apaisèrent qu’à la venuedu Fils. De son origine asiatique, le Roman a gardé quelque chosed’antérieur à la Nativité du Christ; on y prie plus l’implacableAdonaï que le charitable Enfant, que la douce Mère. Le Gothique, aucontraire, est moins craintif, plus épris des deux autres Personneset de la Vierge; on le voit abritant des ordres moins rigoureux etplus artistes; chez lui, les dos terrassés se redressent, les yeuxbaissés se relèvent, les voix sépulcrales se séraphisent.

Il est, en un mot, le déploiement de l’âme dont l’architectureromane énonce le repliement. C’est là, pour moi du moins, lasignification précise de ces styles, s’affirma Durtal.

Ce n’est pas tout, reprit-il; l’on peut encore déduire de cesremarques une autre définition :

Le Roman allégorise l’Ancien Testament, comme le Gothique leNeuf.

Leur similitude est, en effet, exacte, quand on y réfléchit. LaBible, le livre inflexible de Jéhovah, le code terrible du Père,n’est-il pas traduit par le Roman dur et contrit et les Evangilessi consolants et si doux, par le Gothique plein d’effusions et decâlineries, plein d’humbles espoirs ?

Si tels sont ces symboles, il semble alors que ce soit biensouvent le temps qui se substitue à la pensée de l’homme pourréaliser l’idée complète, pour joindre les deux styles, ainsi quele sont, dans l’Ecriture Sainte, les deux Livres; et certainescathédrales nous offrent encore un spectacle curieux. Quelquesunes, austères, dès leur naissance, s’égaient, se prennent àsourire dès qu’elles s’achèvent. Ce qui subsiste de la vieilleéglise abbatiale de Cluny est, à ce point de vue, typique. Elle està coup sûr, avec celle de Paray-le-Monial restée entière, l’un desplus magnifiques spécimens de ce style roman Bourguignon qui décèlemalheureusement, avec ses pilastres cannelés, l’affligeante survied’un art grec, importé par les Romains en France. Mais, enadmettant que ces basiliques, dont l’origine peut se placer entre1000 et 1200, soient, en suivant les théories de Quicherat qui lescite, purement romanes, leurs contours se mélangent déjà et lesliesses de l’ogive, en tout cas, y naissent.

Là, ce n’est plus ainsi qu’à Notre-Dame la Grande de Poitiers,la façade romane, minuscule et festonnée, flanquée, à chaque aile,d’une courte tour surmontée d’un cône pesant de pierre, taillé àfacettes comme un ananas. A Paray, la puérile décoration et lalourde richesse de Poitiers ne sont plus. La robe barbare de cepetit joujou d’église qu’est Notre-Dame la Grande, est remplacéepar le suaire d’une muraille plane; mais l’extérieur ne s’attestepas moins singulièrement imposant, avec la simplesse solennelle deses formes. Ne sont-elles pas admirables ces deux tours carrées,percées d’étroites fenêtres, dominées par une tour ronde qui posesi placidement, si fermement, sur une galerie ajourée de colonnesunies par la faucille d’un cintre, un clocher tout à la fois nobleet agreste, allègre et fort ?

Et l’auguste simplicité de cet extérieur d’église se répercutedans l’intérieur de ses nefs.

Là pourtant, le Roman a déjà perdu son allure souffrante decrypte, son obscure physionomie de cellier persan. La puissantearmature est la même; les chapiteaux gardent encore l’enroulementdes flores musulmanes, le fabuleux alibi des contours assyriens, lerappel des arts asiatiques transférés sur notre sol, mais déjà lemariage des baies différentes s’opère, les colonnes s’efforcent,les piliers se haussent, les grands arcs s’assouplissent, décriventune trajectoire plus rapide et moins brève; et les murs droits,énormes et déjà légers, ouvrent, à des altitudes prodigieuses, destrous ménagés de jour.

A Paray, le plein-cintre s’harmonise déjà avec l’ogive quis’affirme dans les cimes de l’édifice et annonce, en somme, une èred’âme moins plaintive, une conception plus affectueuse, moins rêchedu Christ, qui prépare, qui révèle déjà le sourire indulgent de laMère.

Mais, se dit tout à coup Durtal, si mes théories sont justes,l’architecture qui symboliserait, seule, le Catholicisme, en sonentier, qui représenterait la Bible complète, les deux Testaments,ce serait ou le Roman ogival ou l’architecture de transition,mi-romane et mi-gothique.

Diantre, fit-il, amené à une conclusion qu’il n’avait pasprévue; il est vrai qu’il n’est peut-être point indispensable quele parallélisme ait lieu dans l’église même, que lesSaintes-Ecritures soient réunies en un seul tome; ainsi, ici-même,à Chartres, l’ouvrage est intégral, bien que contenu en deuxvolumes séparés, puisque la crypte sur laquelle la cathédralegothique repose est romane.

C’est même, de la sorte, plus symbolique; et cela confirmel’idée des vitraux dans lesquels les prophètes soutiennent surleurs épaules les quatre écrivains des Evangiles; l’AncienTestament sert, une fois de plus, de socle, de base, au Neuf.

Ce Roman, quel tremplin de rêves! reprenait Durtal; n’est-il paségalement la châsse enfumée, l’écrin sombre destiné aux Viergesnoires ? cela paraît d’autant moins indécis que les Madones decouleur sont toutes grosses et trapues, qu’elles ne se joncentpoint telles que les Vierges blanches des gothiques. l’Ecole deByzance ne comprenait Marie que basanée,  » couleur d’ébène griseluysante « , ainsi que l’écrivent ses vieux historiens; seulementelle la sculptait ou la peignait, contrairement au texte duCantique, noire mais peu belle. Ainsi conçue, Elle est bien uneVierge morose, éternellement triste, en accord avec les cavesqu’Elle habite. Aussi sa présence est-elle toute naturelle dans lacrypte de Chartres, mais dans la cathédrale même, sur le pilier oùElle se dresse encore, n’est-elle pas étrange, car Elle n’est pointdans son véritable milieu, sous la blanche envolée desvoûtes ?

— Eh bien, notre ami, vous rêvassez ?

Durtal eut la secousse d’un homme qu’on réveille.

— Tiens, c’est vous, Madame Bavoil.

— Mais oui, je viens du marché et aussi de votre domicile.

— De mon domicile ?

— Oui, pour vous inviter à déjeuner. L’abbé Plomb est privé desa gouvernante qui s’absente, cette après-midi, et il prend sonrepas, chez nous; alors le Père a pensé que ce serait une occasionpour vous de le connaître.

— Je le remercie, mais voyons, il faut que j’aille prévenir lamère Mesurat pour qu’elle ne mette pas ma côtelette au feu.

— C’est inutile, j’ai prévenu Mme Mesurat. A propos, vous êtestoujours content d’elle ?

— Dans le temps, dit-il en riant, j’avais pour soigner monménage, à Paris, un sieur Rateau, pochard de haute lice, quibousculait tout et menait militairement les meubles; maintenant,j’ai cette brave femme dont la façon de travailler diffère; maisles résultats sont identiques. Elle agit par la persuasion, par ladouceur; elle ne renverse pas le mobilier, ne rugit point enterrassant les matelas, ne se lance pas à la baïonnette avec unbalai, contre les murs; non, elle recueille tranquillement lapoussière, la mijote, finit par l’amasser en de petits tas qu’ellecache dans les angles des murs; elle ne saccage point le lit, maiselle se borne à le caresser du bout des doigts, à déplisser lesdraps avec sa main, à peloter les oreillers, à les engager àcombler leurs creux; l’autre chambardait tout, celle-ci ne remuerien!

— Eh là mais! c’est une digne femme!

— Oui, aussi malgré tout, suis-je heureux de l’avoir.

Ils étaient arrivés, en causant, devant la grille de l’évêché.Ils passèrent par une petite porte donnant sur la loge de laconcierge et débouchèrent dans une grande cour, sablée de caillouxde rivière, au fond de laquelle s’étendait une vaste constructiondu XVIIe siècle. Il n’y avait ni flore de pierre, ni sculptures,aucun porche animé, rien, sinon une façade de briques et demoëllons usés, un bâtiment nu et glacé, laissé à l’abandon avec seshautes fenêtres derrière lesquelles on distinguait des voletsrepliés, peints en gris. l’entrée était à la hauteur d’un premierétage; on y accédait par un perron avec un escalier de chaque côté;en bas, dans la niche de ce perron, s’ouvrait une porte vitrée autravers de laquelle on apercevait, coupés par le cadre, des piedsd’arbres.

Dans cette cour s’alignaient de longs peupliers que l’ancienévêque, qui avait fréquenté les Tuileries avant la guerre, appelaiten souriant, sa haie de cent gardes.

Mme Bavoil et Durtal traversèrent cette cour, se dirigeant, àdroite, vers une aile de la bâtisse, toiturée d’ardoises.

C’était là, au premier, sous un grenier qu’éclairaient des oeilsde boeufs, que résidait l’abbé Gévresin.

Ils gravirent un escalier étroit, bordé d’une rampe rouillée defer. Les murs ruisselaient d’humidité, secrétaient des roupies,distillaient des gouttes de café noir; les marches étaientcreusées, s’amincissaient du bout ainsi que des cuillers; ellesconduisaient à une porte badigeonnée d’ocre dans laquelle étaitplanté un bouton de fonte, couleur d’encre. Un cordon de sonnettebalançait un anneau de cuivre qui se cognait remué par le vent,contre le plâtre éraillé du mur. Une indéfinissable odeur devieille pomme et d’eau qui croupit, s’échappait de la cage del’escalier, précédé d’un court vestibule que pavaient des rangéesde briques, couchées sur le flanc, rongées à la façon desmadrépores, que plafonnait une sorte de carte de géographie,sillonnée de mers dessinées comme avec de l’urine par desinfiltrations de pluie.

Et le petit appartement de l’abbé, tendu d’un méchant papierneuf et carrelé de rouge, fleurait la tombe; on se rendait compteque, dans l’ombre de la cathédrale qui couvrait cette aile, aucunsoleil ne venait sécher les cloisons s’effritant dans le bas desplinthes en une poudre de cassonade, s’émiettant lentement sur levernis glacé du sol.

Quelle misère! voir un vieillard ravagé par les rhumatismes,habiter là! pensait Durtal.

Il est vrai que lorsqu’il pénétra dans la chambre de l’abbé, illa trouva un peu dégourdie par un grand feu de coke; le prêtrelisait son bréviaire, enveloppé d’une douillette, près de lafenêtre dont il avait retroussé le rideau, pour voir un peuclair.

Cette pièce était meublée d’un petit lit de fer, muni de rideauxen calicot blanc, avec embrasses de cretonne rouge; en face de lacouche, une table, couverte d’un tapis et d’une écritoire, et unprie-Dieu au-dessus duquel était cloué un Christ; le reste de lachambre était occupé par des rayons de livres étagés jusqu’auplafond et trois fauteuils, tels que l’on n’en découvre plus quedans les communautés religieuses et dans les séminaires, desfauteuils de noyer, tressés de paille de même que des chaisesd’église, étaient placés l’un, devant la table, les deux autres,devant des ronds de sparterie, à gauche et à droite de la cheminéeque surmontait une pendule Empire entre deux vases dans le ventredesquels, se dressaient, maintenues par du sable, des tigesdécolorées de roseaux secs.

— Approchez-vous donc, fit l’abbé, car, malgré ce brasier, ongèle.

Et, écoutant Durtal qui lui parlait de rhumatismes, il eut ungeste de résignation.

— Tout l’évêché est ainsi, dit-il. Monseigneur qui, lui, estpresque perclus, n’a pu rencontrer, dans tout le palais, une sallequi soit saine. Dieu me pardonne, mais je crois que son logis estencore plus humide que le mien; la vérité, c’est qu’il faudraitinstaller partout des calorifères et que jamais on ne s’y résoudra,faute d’argent.

— Monseigneur pourrait bien disposer au moins, çà et là, dansles pièces du palais, des poêles.

— Lui! s’exclama, en riant l’abbé, mais il ne possède aucunefortune; il touche en tout et pour tout un traitement annuel de dixmille francs car il n’y a pas de mense à Chartres et le produit dela taxe des actes de la chancellerie est nul; dans cette ville sanspiété riche, il ne peut attendre aucune aide, et il a à sa chargele jardinier et le concierge; par économie il est obligé dedistraire d’un couvent la cuisinière et la lingère. Ajoutez que,n’ayant pas les moyens d’entretenir des chevaux et de conserver unevoiture, il doit louer une berline pour les tournées pastorales.combien croyez-vous donc qu’il lui reste pour vivre, si vousdéfalquez encore ses aumônes; allez, il est plus pauvre que vous etmoi!

— Mais alors c’est la panne du sacerdoce, un radeau de la Médusepieux que Chartres!

— Vous l’avez dit, évêque, chanoines, prêtres, tout le monde estdans l’indigence ici.

La sonnette tinta; et Mme Bavoil introduisit l’abbé Plomb;Durtal le reconnaissait; il avait l’air encore plus effaré que decoutume; il saluait à reculons, paraissait gêné par ses mains qu’ilfourra dans ses manches.

Et, au bout d’une demi-heure de conversation, lorsqu’il sesentit plus à l’aise, il s’évada en des sourires et finit parcauser; et Durtal, surpris, constata que l’abbé Gévresin avaitraison. Ce prêtre était très intelligent et très instruit et, cequi plaisait peut-être plus encore, il n’était nullement asservipar ce manque d’éducation, par ces idées étroites, par ces futilesbondieuseries, qui rendent l’accès des ecclésiastiques dans lemonde des lettrés, si difficile.

Ils étaient assis dans la salle à manger, aussi maussade que lesautres pièces mais plus chaude, car un poêle de faïence y ronflait,soufflant, par ses bouches de chaleur, des trombes.

Après qu’ils eurent mangé leurs oeufs à la coque, laconversation, qui s’était jusqu’alors éparpillée au hasard dessujets, se concentra sur la cathédrale.

— Elle est la cinquième édifiée sur la grotte des Druides, ditl’abbé Plomb; son histoire est étrange.

La première, érigée du temps des Apôtres, par l’évêque Aventin,fut rasée jusqu’au niveau du sol. Rebâtie par un autre prélat dunom de Castor, elle fut brûlée, en partie, par Hunald ducd’Aquitaine, restaurée par Godessald, incendiée à nouveau parHastings, chef des Normands, réparée, une fois de plus, parGislebert et enfin complètement détruite par Richard, duc deNormandie, lors du siège de la ville qu’il mit à sac.

Nous ne détenons pas de bien véridiques documents sur ces deuxbasiliques; tout au plus, savons-nous que le gouverneur romain dupays de Chartres démolit de fond en comble la première, égorgea ungrand nombre de chrétiens, au nombre desquels sa fille Modeste, etfit jeter leurs cadavres dans un puits creusé près de la grotte etqui a reçu le nom de puits des Saints Forts.

Un troisième sanctuaire, construit par l’évêque Vulphard, futconsumé en 1020, sous l’épiscopat de saint Fulbert qui fonda unequatrième cathédrale; celle-ci fut calcinée, en 1194, par la foudrequi ne laissa debout que les deux clochers et la crypte.

La cinquième enfin, élevée sous le règne de Philippe-Auguste,alors que Régnault de Mouçon était évêque de Chartres, est celleque nous voyons aujourd’hui et qui fut consacrée, le 17 octobre1260, en présence de saint Louis; elle n’a cessé de passer par lafournaise. En 1506, le tonnerre tombe sur la flèche du Nord dont lacarcasse était en bois revêtue de plomb; une épouvantable tempête,qui dure de six heures du soir jusqu’à quatre heures du matin,attise le feu dont la violence devient telle qu’il fond comme despains de cire les six cloches. L’on parvient à limiter les ravagesdes flammes et l’on ravitaille l’église. Dès lors, le fléau necesse plus. En 1539, en 1573, en 1589, la foudre croule sur leclocher neuf. Plus d’un siècle s’écoule, et tout recommence; en1701 et en 1740, la même flèche est encore atteinte.

Elle demeure indemne, jusqu’en 1825, année pendant laquelle letonnerre la bat et l’ébranle, le lundi de la Pentecôte, tandsi quel’on chante le Magnificat, aux Vêpres.

Enfin , le 4 juin 1836, un formidable incendie, déterminé parl’imprudence de deux plombiers qui travaillent dans les faîtes,éclate. Il persiste pendant onze heures et ruine toute lacharpente, la forêt entière de la toiture; c’est miracle quel’église n’ait pas complètement disparu, dans cette tourmente.

Avouez, Monsieur, que cette continuité de catastrophes estsurprenante.

— Oui, et ce qui est aussi bizarre, fit l’abbé Gévresin, c’estl’acharnement que met à la renverser le feu du ciel.

— Comment expliquer cela ? demanda Durtal.

— L’auteur de  » Parthénie « , Sébastien Rouillard, pense quec’est en expiation de certains péchés, que ces désastres furentpermis et il insinue que la combustion de la troisième cathédralefut peut-être légitimée par l’inconduite de certains pèlerins, quicouchaient en ce temps, hommes et femmes, pêle-mêle, dans la nef.D’autres croient que le Démon, qui peut mésuser de la foudre, encertains cas, a voulu supprimer à tout prix ce sanctuaire.

— Mais alors, pourquoi la Vierge ne l’a-t-elle pas mieuxdéfendu ?

— Remarquez bien qu’Elle l’a, nombre de fois, empêché d’êtreintégralement réduit en cendres, mais cela n’est pas, en effet,moins singulier. Songez que Chartres est le premier oratoire queNotre-Dame ait eu en France. Il se relie aux temps messianiques,car bien avant que la fille de Joachim ne fût née, les Druidesavaient instauré, dans la grotte qui est devenue notre crypte, unautel à la  » Vierge qui devait enfanter  »  » Virgini Pariturae « .Ils ont eu, par une sorte de grâce, l’intuition d’un Sauveur dontla Mère serait sans tache: il semble donc qu’à Chartres, plus quedans tout autre lieu, il y ait de très vieux liens d’amitié avecMarie; l’on comprend dès lors que Satan se soit entêté à lesrompre.

— Savez-vous, fit Durtal, que cette grotte a été préfigurée dansune annexe, humaine, quasi officieuse, de l’Ancien Testament. Danssa  » Vie de Notre Seigneur « , l’admirable voyante que fut CatherineEmmerich nous signale, à proximité du Mont-Carmel, une grotte et unpuits près desquels elie aperçut une Vierge; c’est à cet endroit,dit-elle, que les Juifs, qui attendaient l’arrivée d’un Rédempteur,se rendaient, plusieurs fois par an, en pèlerinage.

N’est-ce pas l’image de la grotte de Chartres et du puits desSaints Forts ?

Remarquez, d’autre part, cette tendance du tonnerre à choir nonsur le clocher vieux, mais sur le clocher neuf; je crois qu’aucuneraison météorologique ne saurait justifier cette préférence; et sije considère attentivement les deux flèches, je suis frappé de ladélicatesse des végétations courant sous des dentelles, de tout lecôté gracile et coquet du clocher neuf. L’autre, au contraire, n’ani un ornement, ni une guipure; il est simplement papelonné commeun homme d’armes d’écailles; il est sobre et sévère, altier etrobuste. L’on dirait vraiment que l’un est féminin et que l’autreappartient au sexe mâle. Ne peut-on, dès lors, leur fairesymboliser au premier la Vierge et au second le Fils ? Dans cecas, ma conclusion ne diffère point de celle que vient de nousexposer Monsieur l’abbé; les incendies seraient attribuables àSatan qui s’acharnerait sur l’image de Celle qui a le pouvoir delui écraser le chef.

— Prenez donc un peu de filet, notre ami, fit Mme Bavoil quientra, tenant entre ses bras une bouteille.

— Non, merci.

— Et vous, Monsieur l’abbé ?

L’abbé Plomb s’inclina en refusant.

— Mais vous ne mangez pas!

— Comment je ne mange pas! je vous avouerai même que j’ai un peuhonte d’avoir si bien déjeuné, alors que j’ai lu, ce matin, la viede saint Laurent, archevêque de Dublin, qui, en guise de repas, secontentait de tremper son pain dans la lessive.

— Pourquoi ?

— Mais pour dire avec le Roi Prophète qu’il se nourrissait decendre — puisqu’il y a de la poudre de charbon dans la lessive; —c’est le festin de la pénitence qui ne ressemble guère à celui quenous venons de nous ingérer, ajouta, en riant, l’abbé.

— Eh bien, voilà qui vous confond, ma chère madame Bavoil, ditl’abbé Gévresin. Vous n’êtes pas encore hantée par la concupiscencede ces pauvres galas; quelle fine bouche vous êtes! il vous faut dulait ou de l’eau pour humecter vos mouillettes!

— Mon Dieu, fit à son tour sérieusement Durtal, en tant quebombances, il y a mieux. Je me rappelle avoir lu, dans un vieuxlivre, l’histoire de la Bienheureuse Catherine de Cardone qui, sanss’aider de ses mains, broutait, à genoux, des herbes avec lesânes.

Mme Bavoil ne parut pas se douter que ses amis plaisantaient et,humblement, elle répondit :

— Le bon Dieu ne m’a jamais demandé de saupoudrer mes tartinesde cendre ou de paître des herbes… s’il veut m’en intimer l’ordre,bien sûr que je le ferai… mais c’est égal…

Elle se montrait si peu enthousiaste que tous rirent.

— En somme, reprit l’abbé Gévresin, après un silence, lacathédrale actuelle est du XIIe et du XIIIe siècle, sauf, bienentendu, le clocher neuf et de nombreux détails.

— Oui.

— Et l’on ignore le nom des architectes quil’édifièrent ?

— Comme celui de presque tous les constructeurs de basiliques,répliqua l’abbé Plomb. L’on peut admettre cependant qu’au XIIe etau XIIIe siècle, ce furent les Bénédictins de l’abbaye de Tiron quidirigèrent les travaux de notre église; ce monastère avait, eneffet, établi, en 1117, un couvent à Chartres; nous savonségalement que ce cloître contenait plus de cinq cents religieux detous arts et que les sculpteurs et les imagiers, lesmaçons-carriers ou maîtres de pierre vive y abondaient. Il seraitdonc assez naturel de croire que ce furent ces moines, détachés àChartres, qui tracèrent les plans de Notre-Dame et employèrent cestroupes d’artistes dont nous voyons l’image dans l’un des anciensvitraux de l’abside, des hommes au bonnet pelucheux, en forme dechausse à filtrer, qui taillent et rabotent des statues derois.

Leur oeuvre a été complétée, au commencement du XVIe siècle, parJehan Le Texier, dit Jehan de Beauce, qui est l’auteur du clocherNord, dit clocher neuf, et de la partie décorative, abritant dansl’intérieur de l’église, les groupes du pourtour cernant lechoeur.

— Et jamais, en somme, l’on n’a découvert le nom de l’un despremiers architectes, de l’un des sculpteurs, de l’un des verriersde cette cathédrale ?

— L’on a entrepris bien des recherches et, personnellement, jepuis avouer que je n’y ai épargné ni mon temps, ni mes peines, maiscela en pure perte.

Voici ce que nous connaissons : en haut du clocher du Midi, ditclocher vieux, près de la baie qui s’ouvre en face de la flècheneuve, on a démêlé cette inscription :  » Harman, 1164 « . Est-ce lenom d’un architecte, d’un ouvrier ou d’un guetteur de nuit posté, àcette époque, dans la tour ? on erre. De son côté, Didron adéchiffré sur le pilastre du portail occidental, au-dessus de latête brisée d’un boucher assommant un boeuf, ce mot :  » Rogerus « ,gravé en caractères du XIIe siècle. Est-ce l’architecte, lestatuaire, le bienfaiteur de cette façade ou le boucher ? Uneautre signature :  » Robir  » est également incrustée sur le supportd’une statue du porche Septentrional. Qu’est-ce que Robir? personnene peut répondre.

D’autre part, Langlois cite un verrier du XIIIe siècle, Clémentde Chartres, dont il a relevé l’inscription  » Clemens vitreariusCarnutensis  » sur une verrière de la cathédrale de Rouen; bien,mais de là, à admettre, ainsi que d’aucuns l’insinuent, que ceClément, par ce seul fait qu’il est originaire de Chartres, aitpeint un ou plusieurs des tableaux vitrés de Notre-Dame, il y aloin. En tout cas, nous ne possédons aucun indice, ni sur sa vie,ni sur ses travaux, dans cette ville. Nous pouvons noter encoreque, sur l’un des carreaux de notre église, on lit : Petrus Bal…est-ce la désignation abrégée ou complète d’un donateur ou d’unpeintre ? une fois de plus, nous devons attester notreignorance.

Si nous ajoutons enfin que l’on a retrouvé deux des compagnonsde Jehan de Beauce, Thomas Le Vasseur qui lui fut adjoint pour laconstruction de la flèche neuve et un sieur Bernier dont le nom estécrit sur d’anciens comptes; si, par de vieux marchés que déterraM. Lecoq, nous savons que Jehan Soulas, imagier de Paris, a sculptéle plus beau des groupes qui magnifient la clôture du choeur; sinous remarquons encore, après cet admirable sculpteur, d’autresstatuaires déjà moins intéressants, car avec eux l’art païenreparaît et la médiocrité commence : François Marchant, imagierd’Orléans, Nicolas Guybert de Chartres, nous avons à peu près tousles renseignements qui méritent d’être conservés sur les véritablesartistes qui travaillèrent du XIIe jusqu’à la fin de la premièremoitié du XVIe siècle, à Chartres.

— Oui et à partir de cette époque, les noms des artisans quinous sont parvenus ne sont plus qu’à honnir. C’est Thomas Boudin,Legros, Jean de Dieu, Berruer, Tuby, Simon Mazières, qui osentcontinuer l’oeuvre de Soulas! c’est Louis, l’architecte du ducd’Orléans, qui avilit et saccage le choeur; c’est cet infâme Bridanqui installe, à la misérable joie de quelques chanoines, sonemphatique et indigent bloc de l’Assomption!

— Hélas! fit l’abbé Gévresin, ce sont aussi des chanoines quiont jugé utile de briser deux anciennes verrières du choeur et deles remplacer par des carreaux blancs pour mieux éclairer le groupede ce Bridan!

— Vous ne mangez plus ? demanda Mme Bavoil qui, sur lesigne négatif des convives, ôta le fromage et les confitures etapporta le café.

— Puisque cette cathédrale vous plaît tant, je serais heureux devous aider à la parcourir dans ses détails, proposa l’abbé Plomb àDurtal.

— J’accepte bien volontiers, Monsieur l’abbé, car elle m’obsède,en effet, et elle m’affole, cette Notre-Dame! — vous connaissez,n’est-ce pas, les théories de Quicherat sur le Gothique ?

— Oui et je les crois exactes. Je suis, comme lui, convaincu quesi la particularité, que si l’essence du Roman est surtout la voûtesubstituée aux lambris des toits, l’origine et le caractèredistinct du Gothique est l’arc-boutant et non l’ogive.

Je fais bien quelques réserves sur la justesse de cette boutadede Quicherat  » que l’histoire de l’architecture au Moyen Age n’estque l’histoire de la lutte des architectes contre la poussée et lapesanteur des voûtes « , car il y a autre chose, en art, qu’uneindustrie matérielle et qu’une question pratique, mais n’empêchequ’il a certainement raison sur presque tous les points.

Maintenant, nous pouvons poser en principe qu’en nous servantdes termes d’ogive et de gothique, nous employons des vocables quel’on a détournés de leur vrai sens, car les Goths n’ont rien à voiravec l’architecture qui s’empara de leur nom et le mot ogive, quisignifie justement la forme du plein-cintre, est absolument inapteà désigner cet arc brisé que l’on a pris pendant tant d’années,pourla base, pour la personnalité même d’un style.

En somme, poursuivit l’abbé, après un silence, comment juger lesoeuvres d’antan, en dehors même de cette aide d’arcs plantés dansdes contreforts ou de voûtes en anses de panier ou en cul de four,car toutes sont adultérées par les siècles ou inachevées.Notre-Dame, à Chartres, devait avoir neuf clochers et elle n’en aque deux; les basiliques de Reims, de Paris, de Laon, d’autres,étaient destinées à porter des flèches sur leurs tours, oùsont-elles? nous ne pouvons donc nous rendre un compte exact del’effet que voulurent produire leurs architectes. D’autre part, lescathédrales étaient faites pour être vues dans un cadre que l’on adétruit, dans un milieu qui n’est plus; elles étaient entourées demaisons dont l’allure s’accordait avec la leur; aujourd’hui, ellessont ceinturées de casernes à cinq étages, de pénitenciers mornes,ignobles; — et partout, on les dégage, alors qu’elles n’ont jamaisété bâties pour se dresser, isolées sur des places; c’est, de tousles côtés, l’insens le plus parfait de l’ambiance dans laquelleelles furent élevées, de l’atmosphère dans laquelle elles vécurent;certains détails, qui nous semblent inexplicables dans quelques unsde ces édifices, étaient sans doute nécessités par la forme, parles besoins des alentours; au fond, nous ne savons rien, …rien.

— En tout cas, dit Durtal, l’archéologie et l’architecture n’ontexécuté que des besognes secondaires; elles nous ont révélésimplement l’organisme, le corps des cathédrales, qui nous en diral’âme ?

— Qu’entendez-vous par ce mot? demanda l’abbé Gévresin.

— Je ne parle pas de l’âme du monument, au moment où, avecl’assistance divine, l’homme la créa; cette âme, nous l’ignorons etencore pas pour Chartres, puisque de précieux documents nous laracontent; mais de l’âme qu’ont gardée les autres églises, de l’âmequ’elles ont maintenant et que nous contribuons à entretenir parnotre présence plus ou moins assidue, par nos communions plus oumoins fréquentes, par nos prières plus ou moins vives?

Prenons Notre-Dame de Paris; elle a été rafistolée et retapée defond en comble; ses sculptures sont rapiécées quand elles ne sontpas toutes modernes; en dépit des dithyrambes d’Hugo, elle demeurede second ordre; mais elle a sa nef, son merveilleux transept; elleest même nantie d’une ancienne statue de la Vierge devant laquelles’est beaucoup agenouillé M. Olier; eh bien, l’on a tenté deranimer, dans son vaisseau, le culte de NOtre-Dame, de déterminerun mouvement de pèlerinage et tout y est mort! cette cathédrale n’aplus d’âme; elle est un cadavre inerte de pierre; essayez d’yentendre une messe, de vous approcher de la Table, et vous sentirezune chape de glace tomber sur vous. Cela tient-il à son abandon, àses offices assoupis, à la rémolade de fredons qu’on y bat, à safermeture, hâtée le soir, à son réveil tardif, bien après l’aube?cela tient-il aussi à ces visites tolérées d’indécents touristes,de goujats de Londres que j’ai vus, parlant tout haut, restant, aumépris des plus simples convenances, assis devant l’autel, alorsque l’on donnait la bénédiction du Saint-Sacrement, en face d’eux!Je ne sais, mais ce que je certifie, c’est que la Vierge n’y résidepas jours et nuits, toujours, comme à Chartres.

Prenez encore Amiens, avec ses vitres blanches et ses clartéscrues, ses chapelles fermées par de hautes grilles, son silence derares oraisons, sa solitude. Celle-là est vide aussi; et je ne saispourquoi elle fleure, pour moi, une ancienne odeur de jansénisme;on n’y est pas à l’aise, on y prie mal; et pourtant sa nef estmagnifique et les sculptures de son pourtour, qui sont mêmesupérieures à celles de Chartres, s’affirment, on peut le dire,uniques!

Celle-là, non plus, n’a pas d’âme.

Et il en est de même de celle de Laon, nue et glacée, à jamaismorte; d’autres sont dans un état intermédiaire, agonisent encoretièdes : Reims, Rouen, Dijon, Tours, Le Mans, par exemple; déjàl’on s’y détend mieux; Bourges avec ses cinq embouchures jetées enallées à perte de vue, devant nous, et l’énormité de son vaisseaudésert; Beauvais, si mélancolique, n’ayant pour tout corps qu’unetête et des bras lancés désespérément, ainsi qu’un appel toujoursinentendu, vers le ciel, ont néanmoins conservé encore quelques-unsdes effluves d’antan. On peut s’y recueillir, mais nulle part, l’onn’est aussi bien qu’ici, nulle part on ne prie mieux qu’àChartres!

— Voilà qui est envoyé, s’écria Mme Bavoil; pour la peine, vousallez avoir un petit verre de bon cassis.

Mais oui… mais oui… il a raison, notre ami, reprit-elles’adressant aux prêtres qui riaient. Autre part — sauf à Notre-Damedes Victoires, à Paris, sauf surtout à Notre-Dame de Fourvière, àLyon, — on attend, on fait antichambre, quand on va la voir; etsouvent, Elle ne vient pas, tandis que dans notre cathédrale, Ellevous reçoit tout de suite, telle qu’Elle est; je le lui ai dit,d’ailleurs, à notre ami, qu’il aille donc assister à la premièremesse dans la crypte, et il verra comment notre Mère les accueille,ses visiteurs!

— Chartes, dit l’abbé Gévresin, est étonnant avec ses deuxMadones noires, Notre-Dame du Piler, en haut dans la cathdralemême, et Notre-Dame de Sous-Terre, en bas, dans le cellier surlequel jaillit la basilique. Nul sanctuaire, je crois, ne recèleainsi deux images miraculeuses de Marie, sans compter la vieillerelique connue sous le nom de chemise, de tunique, de laVierge!

— Et avec quoi est-elle constituée, selon vous, l’âme deChartres? demanda l’abbé Plomb.

— Toujours pas avec celle des bourgeoises de la ville et desquelques marguilliers qui s’y décantent, répondit Durtal; non, elleest vivifiée par les soeurs, par les paysannes, par les pensionnatsreligieux, par les élèves du séminaire, peut-être surtout par lesenfants de la maîtrise, qui viennent baiser le pilier ets’agenouiller devant la Vierge noire!

La bourgeoisie dévote, mais elle ferait prendre la fuite auxAnges!

— A de rares exceptions près, c’est en effet dans cette casteque se recrute la fleur des pharisiennes, dit l’abbé Plomb et ilajouta, d’un ton moitié plaisant et moitié contrit :

C’est moi qui suis, à Chartres, le triste jardinier de cesâmes!

— Revenons, reprit l’abbé Gévresin, à notre point de départ; oùest né le Gothique?

— En France, Lecoy de la Marche l’atteste expressément : « l’arc-boutant apparut comme fondement intégral d’un style, dès lespremières années du règne de Louis-le-Gros, dans le pays comprisentre la Seine et l’Aisne.  » D’après lui, le premier essai de cetart serait la cathédrale de Laon; selon d’autres, au contraire,elle ne serait qu’une succédanée de basiliques antérieures et tourà tour, l’on cite les églises de Saint-Front à Périgueux, deVézelay, de Saint-Denis, de Noyon, l’ancienne collégiale de Poissy,et personne ne s’entend. Une seule chose est certaine, c’est que leGothique est un art du Nord, qu’il pénétra dans la Normandie et, delà, en Angleterre; puis il gagna les bords du Rhin au XIIe siècleet l’Espagne, au commencement du XIIIe.

Les églises, gothiques dans le Midi, ne sont que desimportations très mal assorties avec les êtres qui les peuplent etavec le ciel d’un bleu véhément qui les gâte.

— Remarquez, dit Durtal, que cette partie de la Mystique est endésaccord, dans notre pays, avec les autres.

— Comment cela?

— Dame, la France n’a eu, dans la répartition de l’artreligieux, que l’architecture. Considérez, en peinture, lesPrimitifs. Les peintres et aussi les sculpteurs sont tous italiens,espagnols, flamands, allemands. Ceux que l’on tente de nous imposerainsi que des compatriotes, sont des flamands transférés enBourgogne ou de dociles français dont les oeuvres dérivées portentune empreinte, toute flamande. Voyez au Louvre ceux que l’onappelle nos Primitifs; voyez surtout à Dijon ce qui subsiste de cestemps où l’art septentrional fut implanté par Philippe le Hardi,dans sa province. le doute n’est pas possible. — Tout vient desFlandres; Jean Perréal, Bourdichon, Beauneveu, Fouquet même, sonttout ce que vous voudrez, sauf les inventeurs d’un art originaldans les Gaules. Et il en est de même des écrivains mystiques. Aquoi bon énumérer les nationalités diverses auxquelles ilsappartiennent? Eux aussi sont espagnols, italiens, allemands,flamands; pas un n’est français.

— Pardon, s’écria Mme Bavoil, pardon, notre ami; il y a laVénérable Jeanne de Matel qui est originaire de Roanne.

— Oui, mais elle est fille d’un père italien, né à Florence, fitl’abbé Gévresin qui, écoutant sonner l’heure de None, plia saserviette.

Tous récitèrent debout les grâces et Durtal prit rendez-vousavec l’abbé Plomb pour visiter la cathédrale; et il retourna chezlui, ruminant en route sur cette distribution singulière de l’artau Moyen Age, sur cette suprématie donnée à la France, enarchitecture, quand elle était alors si inférieure dans les autresarts.

Il faut avouer, conclut-il, qu’elle a même perdu cettesupériorité, car il y a beau temps qu’elle ne produit plus unarchitecte; les gens qui s’affublent de ce nom sont descambrousiers, des maçons dénués de toute personnalité, de toutescience. Ils ne sont seulement plus capables de plagier adroitementleurs devanciers! Ils sont quoi maintenant? des rapetasseurs dechapelles, des ressemeleurs d’églises, des fabricants de ribouis,des gnaffs!

Chapitre 4

 

Elle avait raison, Mme Bavoil; pour apprécier l’accueil que laVierge pouvait réserver à ses visiteurs, il fallait assister à lapremière messe dans la crypte; il fallait surtout y communier.

Durtal l’expérimenta; un jour que l’abbé Gévresin lui prescrivitd’aborder le Sacrement, il suivit le conseil de la gouvernante ets’engagea dans ce souterrain, dès l’aube.

On y descendait par un escalier de cave qu’éclairait une petitelampe dont la mèche grésillait, emplissant de fumée, son verre; unefois parvenu au bas des marches, on avançait, en inclinant sur lagauche, dans les ténèbres, puis, à certains tournants, quelquesquinquets rougeoyaient indiquant le circuit que l’on décrivait dansces atermoiements de lumière et d’ombre, et l’on finissait par serendre à peu près compte de la forme de cette crypte.

Elle figurait assez bien la moitié d’un moyeu de roue d’oùs’emboîtaient des rais filant dans tous les sens, pour rejoindre lacirconférence même de la roue. Dans l’allée circulaire où l’oncheminait, rayonnaient, en lames dépliées d’éventail, des corridorsau bout desquels l’on discernait des vitres en brouillard quiparaissaient presque claires dans la nuit opaque des murs.

Et Durtal aboutit, en longeant la courbe du couloir, à untambour vert qu’il poussa. Il entrait dans le flanc d’une avenue seterminant en une sorte d’hémicycle que meublait un maître-autel. Asa gauche et à sa droite, deux minuscules galeries dessinaient lesbras de croix d’un petit transept. La grande avenue, qui était unenef, était bordée, de chaque côté, de chaises laissant entre ellesun étroit passage pour gagner l’autel.

L’on y voyait à peine, le sanctuaire n’étant éclairé que par desveilleuses pendues au plafond, des veilleuses couleur d’orangesanguine et d’or trouble. Une tiédeur extraordinaire soufflait dansce caveau qui répandait aussi un singulier parfum où revenait, dansun souvenir de terre humide, un relent de cire chaude; mais c’étaitlà, si l’on peut dire, le fond, le canevas même de la senteur, carelle disparaissait sous les broderies odorantes qui la couvraient,sous la dorure éteinte d’une huile en laquelle on aurait faitmacérer d’anciens aromates, dissoudre de très vieux encens. C’étaitune exhalaison mystérieuse et confuse, comme la crypte même qui,avec ses lueurs furtives et ses pans d’ombre, était à la foispénitentielle et douillette, étrange.

Durtal se dirigea par la grande allée vers le croisillon dedroite et s’assit; ce bras exigu du transept était muni d’un autelestampé d’une croix grecque en relief sur une sphère de pourpre.Partout, en l’air, la voûte énorme et cambrée plombait, si basseque le bras levé d’un homme pouvait l’atteindre; et elle étaitnoire, telle qu’un fond de cheminée, calcinée ainsi que par lesincendies qui consumèrent les cathédrales bâties au-dessusd’elle.

Peu à peu, des claquements de sabots s’entendirent, puis des pasétouffés de religieuses; il y eut un silence, auquel succédèrentdes salves de nez comprimés par des mouchoirs, et tout se tut.

Un sacristain s’introduisit par une petite porte ouverte dansl’autre aile du transept, alluma les cierges du maître-autel et deschapelets de coeurs en vermeil étincelèrent dans la demi-lune, toutle long des murs, auréolant, avec le feu des cierges qu’ilsréverbéraient, une statue de Vierge, rigide et obscure, assise avecun enfant sur ses genoux. C’était la fameuse Notre-Dame deSous-Terre ou plutôt sa copie, car l’original avait été brûlé en1793, devant le grand portail de l’église, au milieu d’une ronde endélire de sans-culottes.

Un enfant de choeur parut, précédant un vieux prêtre et, pour lapremière fois, Durtal vit servir réellement une messe, compritl’incroyable beauté que peut dégager l’observance méditée dusacrifice.

Cet enfant agenouillé, l’âme tendue et les mains jointes,parlait, à haute voix, lentement, débitait avec tant d’attention,avec tant de respect, les répons du psaume, que le sens de cetteadmirable liturgie, qui ne nous étonne plus, parce que nous ne lapercevons depuis longtemps, que bredouillée et expédiée, tout bas,en hâte, se révéla subitement à Durtal.

Et le prêtre, même inconsciemment, qu’il le voulût ou non,suivait le ton de l’enfant, se modelait sur lui, récitait aveclenteur, ne proférant plus simplement les versets du bout deslèvres, mais il se pénétrait des paroles qu’il devait dire,haletait, saisi comme à sa première messe, par la grandeur del’acte qu’il allait accomplir.

Durtal sentait, en effet, frémir la voix de l’officiant, deboutdevant l’autel, ainsi que le Fils même qu’il représentait devant lePère, demandant grâce pour tous les péchés du monde qu’ilapportait, secouru, dans son affliction et dans son espoir, parl’innocence de l’enfant dont l’amoureuse crainte était moinsréfléchie que la sienne et moins vive.

Et lorsqu’il prononçait cette phrase désolée :  » Mon Dieu, monDieu, pourquoi mon âme est-elle triste et pourquoi metroublez-vous?  » le prêtre était bien la figure de Jésus souffrantsur le Calvaire, mais l’homme restait aussi dans le célébrant,l’homme faisant retour sur lui-même et s’appliquant naturellement,en raison de ses délits personnels, de ses propres fautes, lesimpressions de détresse notées par le texte inspiré du psaume.

Et le petit servant le réconfortait, l’incitait à espérer et,après avoir murmuré le confiteor devant le peuple qui se purifiaità son tour, par une identique ablution d’aveux, l’officiant, plusrassuré, gravissait les marches de l’autel et commençait lamesse.

Vraiment, dans cette atmosphère de prières rabattues par lelourd plafond, dans ce milieu de soeurs et de femmes agenouillées,Durtal eut l’idée d’un premier christianisme enfoui dans lescatacombes; c’était la même tendresse éperdue, la même foi; et l’onpouvait se suggérer un peu de l’appréhension d’être surpris et dudésir d’affirmer devant un péril ses croyances. Ainsi qu’en uneconfuse empreinte, l’on retrouvait, dans ce divin cellier, un vaguetableau des néophytes jadis assemblés dans les souterrains deRome.

Et la messe continuait devant Durtal, émerveillé par l’enfantqui baisait, les yeux presque fermés, dans le petit recul d’undiscret émoi, les burettes de vin et d’eau, avant que de les offrirau prêtre.

Durtal ne voulait plus rien voir, essayait de se recueillir,alors que le célébrant s’essuyait les mains, car les versetsrécités à voix basse étaient les seules prières qu’il pût adresserhonnêtement à Dieu.

Il n’avait que cela pour lui, mais il l’avait au moins, l’amourpassionné de la mystique et de la liturgie, du plain-chant et descathédrales! Sans mentir et sans se leurrer aussi, il pouvait, entoute sécurité, s’écrier ;  » Seigneur, j’ai aimé la beauté devotre maison et le lieu où habite votre gloire.  » C’était la seulecompensation qu’il pût proposer au Père, de ses contumélies et deses mésaises, de ses écarts et de ses chutes. Ah! pensait-il,comment ressasser ces prières toutes faites dont les paroissiensdébordent, dire à Dieu, en le qualifiant  » d’aimable Jésus « , qu’Ilest le bien-aimé de mon coeur, que je prends la ferme résolution den’aimer jamais que Lui, que je veux mourir plutôt que de jamais luidéplaire. N’aimer jamais que Lui! quand on est moine et solitaire,peut-être, mais dans la vie du monde! puis, sauf les Saints,quipréfère la mort à la plus légère des offenses? alors pourquoivouloir le berner avec ces simagrées, et ces frimes? Non, fitDurtal, en dehors des exorations personnelles, des entretiensintimes où l’on se risque à lui raconter tout ce qui passe par latête, seules les prières de la liturgie peuvent être empruntéesimpunément par chacun de nous, car le propre de leur inspiration,c’est de s’adapter, à travers les temps, à tous les états d’âme, àtous les âges. Si nous exceptons encore les prières consacrées dequelques saints, qui sont, en somme, des adjurations de pitié etd’aide, des appels à la miséricorde, des plaintes, les autressuppliques issues des froides et fades sacristies du XVIIe siècleou, ce qui est encore pis, imaginées à notre époque par desmarchands de piété qui transfèrent dans les paroissiens, lesbondieuseries de la rue Bonaparte, toutes ces mensongères etprétentieuses oraisons sont à fuir pour les pécheurs qui, à défautd’autres qualités, veulent se montrer au moins sincères!

Il n’y a que cet extraordinaire enfant qui pourrait peut-êtreentretenir, sans hypocrisie, le Seigneur de la sorte, reprit-il,regardant le petit servant, comprenant vraiment, pour la premièrefois, ce qu’était l’enfance innocente, la petite âme sans péchés,toute blanche. L’Eglise qui cherche, pour l’assister devantl’autel, des êtres absolument ingénus, absolument purs, était enfinarrivée, à Chartres, à façonner des âmes, à muer, dès l’entrée dansle sanctuaire, en d’exquis angelots, d’ordinaires mômes. Il fallaitréellement qu’en sus même d’une culture spéciale, il y eût unegrâce, une volonté de Notre-Dame, de modeler ces gamins voués à sonservice, en ne les rendant pas semblables aux autres, en lesramenant, en plein XIXe siècle, à l’ardente chasteté, à la premièreferveur du Moyen Age.

L’office se poursuivait, lent, absorbé dans le silence terre àterre des assistants et l’enfant, plus attentif, plus déférentencore, sonna; ce fut comme une gerbe d’étincelles crépitant sousla fumée des voûtes; et le silence devint plus profond derrière leservant agenouillé, soutenant d’une main la chasuble du prêtrecourbé sur l’autel; et l’hostie se leva, dans les fusées argentinesdes sons; puis, au-dessus des têtes abattues, jaillit, dans lepétillement clair des clochettes, la tulipe dorée d’un calice et,sur une dernière sonnerie précipitée, la fleur de vermeil tomba etles corps prosternés se redressèrent.

Durtal songeait :

Si encore, Celui auquel nous refusâmes un abri, alors que laMère qui le portait fut en gésine, trouvait en nos âmes maintenantun affectueux asile! Mais hélas! à part ces religieuses, cesenfants, ces ecclésiastiques, à part ces paysannes qui l’aimenttant, ici, combien sont sans doute, ainsi que moi, gênés par savenue, inaptes, en tout cas, à préparer le logis qu’Il attend, à lerecevoir dans une pièce propre, dans une chambre faite?

Ah! dire que rien ne diffère et que tout se recommence! nos âmessont toujours les rusées synagogues qui le trahirent etl’abominable Caïphe qui est en nous hurle au moment où nousvoudrions être un peu humbles et, en priant, l’aimer! Mon Dieu, monDieu, ne vaudrait-il pas mieux m’éloigner plutôt que de me traînerd’aussi mauvaise grâce, au-devant de vous? car enfin, il a beau merépéter que je dois communier, il n’est pas moi, l’abbé Gévresin,il n’est pas en moi; il ne sait point ce qui se démène dans mesrepaires, ce qui s’agite dans mes ruines! Il s’imagine qu’il y asimplement atonie, paresse; hélas! il y a plus que cela; il y a unearidité, une froideur qui ne vont même point sans un peud’irritation, sans un peu de révolte, contre les exigences qu’ilm’impose.

Le moment de la communion approchait; l’enfant avait doucementrejeté la nappe de l’autre côté de la table et des nonnes, depauvres femmes, des paysans arrivaient, tout ce monde croisant lesmains, baissant la tête; et l’enfant prit un flambeau et il précédale prêtre, les yeux clos, de peur de voir l’hostie.

Il y avait une telle surgie d’amour et de respect chez ce petitêtre que Durtal béa d’admiration et gémit de peur. Sans pouvoirrien expliquer, dans l’obscurité qui descendait en lui, en cesvelléités, en ces ondes d’émotions qui vous parcourent sansqu’aucun mot les puisse exprimer, il eut un élan versNotre-Seigneur et un recul.

Forcément la comparaison s’imposait entre l’âme de cet enfant etla sienne. Mais c’est à lui et pas à moi à communier, se cria-t-il;et il gisait inerte, les mains jointes, ne sachant à quoi serésoudre, dans un état tout à la fois implorant et craintif, quandil se sentit doucement poussé vers cette table et il y communia. Etcela en tâchant de se reconnaître, de prier, à la même minute, enmême temps, dans ces malaises de frissons qui houlent au dedans devous, qui se traduisent corporellement par un manque d’air, danscet état si particulier où il semble que la tête soit vide, que lecerveau ne fonctionne plus, que la vie soit réfugiée dans le coeurqui gonfle et vous étouffe, où il semble, spirituellement aussi,lorsqu’on reprend assez d’énergie pour se ressaisir, pour regarderau-dedans de soi, que l’on se penche, dans un silence effrayant,sur un trou noir.

Péniblement, il se releva et regagna, en trébuchant, sa place.Ah certes il n’avait jamais pu, même à Chartres, s’évader de cettetorpeur qui l’accablait, au moment de communier. Il y avaitengourdissement des puissances, arrêt des facultés. — A Paris, toutau fond de l’âme roulée sur elle-même, telle qu’une chrysalide dansson cocon, il subsistait une contrainte, une gêne d’attendre etd’aborder le Christ et aussi une langueur que rien ne pouvaitsecouer.

Et cette situation persistait dans une sorte de brume froideenvironnante ou plutôt de vide autour de soi, d’abandon de l’âmeévanouie sur sa couche.

A Chartres, cette phase d’anéantissement existait encore maisune indulgente tendresse finissait par vous envelopper et vousréchauffer; l’âme ne revenait plus à elle toute seule; elle étaitaidée, évidemment assistée par la Vierge qui la ranimait; et cetteimpression personnelle à cette crypte se communiquait au corps; cen’était plus l’étouffement causé par le manque d’air, mais aucontraire une suffocation issue d’une plénitude, d’un trop pleinqui s’évaporait peu à peu, permettait à la longue de respirer àl’aise.

Et Durtal, allégé, partait. A cette heure le souterrain étaitdevenu, avec l’aube, plus clair; ses corridors au bout desquelsapparaissaient des autels adossés à des vitrages demeuraient, parleur disposition même, encore sombres, mais à la fin de chacund’eux, l’on distinguait presque nettement une croix mouvante d’or,montant et s’abaissant avec le dos d’un prêtre, entre deux pâlesétoiles scintillant, de chaque côté, au-dessus du tabernacle,tandis qu’une troisième, plus basse et à la flamme plus rose,éclairait le missel et le lin des nappes.

Durtal allait alors rêver dans le jardin de l’évêché où il avaitl’autorisation de se promener quand il lui plaisait.

Ce jardin était silencieux, avec ses allées tombales, sespeupliers étêtés, ses gazons piétinés, à moitié morts. Il n’y avaitaucune fleur, car la cathédrale tuait tout autour d’elle. Sonabside énorme et déserte, sans une statue, s’exhaussait dans desvolées d’arcs-boutants sortis, tels que des côtes gigantesques, dela poussée de prières qui écartait ses flancs; elle répandaitpartout dans ses alentours l’humidité et l’ombre; dans ce closfunèbre, avec ses arbres qui ne verdissaient qu’en s’éloignant del’église, deux bassins minuscules s’ouvraient comme des bouches depuits; l’un glacé jusqu’à sa margelle de vert-pistache par deslentilles d’eau; l’autre, rempli d’une saumure couleur d’encre,dans laquelle marinaient trois poissons rouges.

Durtal aimait cet endroit isolé, fleurant le sépulcre et lemarais et exhalant aussi ce relent de marcassin, cette odeur fauvequi fuit des terres pourries, saturées de feuilles.

Il déambulait de long en large dans ces allées où jamaisl’évêque ne descendait, où les enfants de la maîtrise ravageaient,en courant dans leurs récréations, les restes, épargnés par lacathédrale, des pelouses.

Partout craquaient sous les pieds des ardoises jetées sur lesol, enlevées par le grand vent des toits et des croassements dechoucas traversaient, en se répondant, l’air silencieux duparc.

Durtal aboutissait à une terrasse dominant la ville et ils’accoudait à une balustrade de pierre grise, sèche, trouée,pareille à une pierre ponce et fleurie de lichens couleur d’orangeet de soufre.

Au-dessous de lui, s’étendait une vallée comblée par descheminées et des toits fumants qui couvraient d’une résillebleuâtre ce sommet de ville. Plus bas, tout était immobile et sansvie; les maisons dormaient, ne s’éveillaient même pas dans ceséclairs de jour que dardent les vitres d’une croisée qu’on ouvre;aucune tache écarlate, comme il y en a dans tant de rues deprovince lorsqu’un édredon de percale pend, coupé au milieu par labarre d’appui d’une fenêtre; tout était clos et terne et tout setaisait; l’on n’entendait même pas ce ronflement de ruche quibourdonne au-dessus des lieux habités. A part le roulement lointaind’une voiture, le claquement d’un fouet, l’aboi d’un chien, toutétait muet; c’était la cité en léthargie, la campagne morte.

Et, au-dessus du vallon, sur l’autre rive, ce site devenaitencore plus taciturne et plus morne; les plaines de la Beaucefilaient à perte de vue, sans un sourire, sous un ciel indifférentqu’entravait une ignoble caserne dressée en face de lacathédrale.

La mélancolie de ces plaines s’allongeant sans un soulèvement deterrain, sans un arbre! — Et l’on sentait que, derrière l’horizon,elles continuaient à s’enfuir aussi plates; seulement, à lamonotonie du paysage s’ajoutait l’âpre furie des vents soufflant entempête, balayant les coteaux, rasant les cimes, se concentrantautour de cette basilique, qui, perchée tout en haut, brisait leursefforts depuis des siècles. Il avait fallu, pour la déraciner,l’aide de la foudre allumant ses tours et encore la rage combinéedes ouragans et des incendies n’avait-elle pu détruire la vieillesouche qui, replantée après chaque désastre, avait toujours reverdien de plus vigoureuses pousses!

Ce matin-là, dans le petit jour d’un hiver pluvieux, cingléd’une bise aigre, à Chartres, Durtal, frissonnant, mal à l’aise,quitta la terrasse, se réfugia dans des allées mieux abritées,finit par descendre dans d’autres jardins en contre-bas où l’onétait vaguement préservé du vent par des halliers; ces jardinsdévalaient à la débandade et d’inextricables buissons de mûresaccrochaient avec les griffes de chat de leurs tiges les arbustesqui dégringolaient, en s’espaçant, la pente.

L’on constatait que, depuis un temps immémorial, les évêques sedésintéressaient, faute d’argent, de ces cultures. Parmi d’ancienspotagers envahis par les ronces, un seul était à peu près émondé etdes plants d’épinards et de carottes y alternaient avec les vasquesgivrées des choux.

Durtal s’assit sur le tronçon conservé d’un banc et il essaya deregarder un peu en lui-même; mais il ne découvrait qu’une Beauced’âme; il lui semblait refléter cet uniforme et froid paysage commeen un miroir; seulement, le grand vent ne soufllait plus sur sonêtre, mais une petite bise rêche et sèche. Il se harcelait,désagréable, n’arrivait pas à s’adresser des observations, d’un toncalme; sa conscience le tarabustait, entamait avec lui de hargneuxdébats.

L’orgueil! comment l’atténuer en attendant que l’on puissecomplètement le réduire? il s’insinue si cauteleusement, siperfidement, qu’il vous enlace et vous lie, avant même que l’on aitpu soupçonner sa présence; puis mon cas est un peu spécial etdifficilement curable par les traitements religieux usités enpareil cas. Je n’ai pas en effet, se disait-il, un orgueil naïf,extravasé, une élation, une superbe, s’affichant inconsciente,débordant devant tous; non, j’ai, à l’état latent, ce qu’au MoyenAge l’on appelait ingénument la  » vaine gloire « , une essenced’orgueil diluée dans de la vanité et s’évaporant au dedans du moi,dans des pensées fugitives, dans des réflexions toutes tacites.Aussi n’ai-je point la ressource, qu’aurait un orgueilleuxexpansif, de me surveiller, de me contraindre à me taire. C’estvrai cela, on va parler pour commencer de spécieuses forfanteries,pour entamer de sournois éloges; l’on peut, en somme, s’enapercevoir et dès lors, avec de la patience et de la volonté, onest maître de s’arrêter et de se museler, mais mon vice à moi, ilest muet et souterrain; il ne sort pas, et je ne le vois, ni nel’entends. Il coule, il rampe à la sourdine et il me saute dessussans que je l’aie entendu venir!

Il est bon l’abbé qui me réplique : soignez-vous par la prière,je ne demanderais pas mieux, mais son remède est infidèle, car lesaridités et les distractions lui enlèvent son efficace!

Les distractions! je ne les ai même que là; il suffit que jem’agenouille, que je veuille me recueillir pour qu’aussitôt, je medisperse. L’idée que je vais prier est un coup de pierre dans unemare; tout grouille et remonte.

Ah! les gens qui ne pratiquent pas s’imaginent que rien n’estplus facile que de prier. Je voudrais bien les y voir! ilspourraient s’attester alors que les imaginations profanes, qui leslaissent à d’autres moments, tranquilles, surgissent toujourspendant l’oraison, à l’improviste!

Et puis, à quoi bon disserter? on réveille les vices assoupis enles regardant. Et il repensa à cette crypte tiède de Chartres. Oui,sans doute, ainsi que tous les édifices de l’ère romane, ellesymbolise bien l’esprit de l’Ancien Testament, mais elle n’est passimplement sombre et triste, car elle est aussi enveloppante etdiscrète, et si tépide et si douce! puis en admettant qu’elle soitla lapidaire image du Vieux Livre, ne le représente-t-elle pasalors moins en son ensemble, qu’en un tri bien spécial des grandesOrantes qui préfigurèrent la Vierge dans les Ecritures? n’est-ellepas la traduction en pierre des pages réservées surtout aux femmesillustres de la Bible qui furent, en quelque sorte, desincarnations prophétiques de la nouvelle Eve?

Cette crypte reproduirait donc les passages les plus consolantset les plus héroïques du Saint-Livre, car dans ce pieux cellier laVierge domine; il lui appartient plus qu’à l’irritable Adonaï, sil’on ose dire.

Et encore est-ce une Vierge très particulière restée forcémenten accord avec le milieu qui l’environne, une Vierge noire,rugueuse, trapue, ainsi que la châsse de moëllons quil’enferme.

Alors elle dériverait, sans doute, de la même idée qui voulut leChrist noir et laid parce qu’il avait assumé tous les péchés dumonde, le Christ des premiers siècles de l’Eglise qui endossa parhumilité les formes les plus basses. Dans ce cas, Marie auraitenfanté son Fils à sa ressemblance, ayant désiré, Elle aussi, parhumilité, par bonté, naître laide et obscure, pour mieux consolerles disgraciés, les déshérités dont Elle empruntait l’image.

Et Durtal reprenait:

— Quelle crypte que celle où, pendant tant de siècles, ontdéfilé les rois et les reines! Philippe-Auguste et Isabelle deHainaut, Blanche de Castille et Saint Louis, Philippe de Valois,Jean le Bon, Charles V, Charles VI, Charles VII, Charles VIII etAnne de Bretagne, puis François Ier, Henri III et Louise deVaudemont, Catherine de Médicis, Henri IV qui fut sacré dans cettecathédrale, Anne d’Autriche, Louis XIV, Marie Leczinska… et tantd’autres… toute la noblesse de France et Ferdinand d’Espagne etLéon de Lusignan, dernier roi d’Arménie, et Pierre de Courtenay,empereur de Constantinople… tous agenouillés ainsi que les pauvresgens d’aujourd’hui, implorant, eux aussi, Notre-Dame deSous-Terre.

Et ce qui était plus intéressant encore, la Vierge avait, dansce lieu, accompli force miracles. Elle avait sauvé des enfantstombés dans le puits des Saints Forts, préservé les gens quigardaient la relique de son vêtement, alors que la basiliqueflambait au-dessus d’eux, guéri les foules affolées par le mal desArdents au Moyen Age, répandu à pleines mains, ses grâces.

Les temps étaient bien changés, mais de ferventes ouailless’étaient prosternées devant la statue, avaient renoué les liensrompus par les ans, capté, en quelque sorte, la Vierge dans unfilet de prières et, au lieu de fuir comme ailleurs, Elle s’étaitfixée à Chartres.

Par une inconcevable mansuétude, Elle avait toléré l’affront desfêtes décadaires, l’outrage de la déesse Raison vautrée sur l’autelà sa place, subi une immonde liturgie de cantiques obscèness’élevant dans l’encens détonnant des poudres. — Et Elle avait dûpardonner en faveur de l’amour que lui témoignèrent les générationsd’antan et de l’affection si timide et si vraie des humbles fidèlesqui étaient, après la tourmente, revenus la voir.

Cette cave foisonnait de souvenirs. Plus sans doute qu’avec lafumée des cierges, la patine de ses murs s’était façonnée avec desvapeurs d’âme, des émanations de désirs accrus et de regrets;aussi, quelle bêtise que d’avoir peint cette crypte en de baspastiches des catacombes, que d’avoir sali l’ombre glorieuse de cespierres, de couleurs qui disparaissaient d’ailleurs, ne montraientque des traces de râclures de palette dans la suie sainte desvoûtes!

Durtal se ratiocinait ces réflexions, en partant du jardin,quand il rencontra l’abbé Gévresin qui se promenait, en lisant sonbréviaire; il s’enquit de savoir si Durtal avait communié.

En voyant que son pénitent en revenait toujours à la honte deson inertie et à cet état de comateuse doléance dans lequel leplongeait la transe du Sacrement, le vieux prêtre lui dit :

— Vous n’avez pas à vous soucier de cela; vous n’avez qu’à prierde votre mieux; le reste me regarde — que votre condition peutriomphale d’âme vous rende au moins humble, c’est tout ce que jevous demande.

— Humble! je le suis autant qu’une gargoulette; je sue mavanité, de même qu’elle, sue son eau par tous les pores!

— Je me console, en rmarquant que vous vous discernez, réponditen souriant l’abbé. Ce qui serait pis, ce serait de vous ignorer,d’avoir l’orgueil de ne vous en croire point.

— Enfin comment dois-je m’y prendre? vous me recommandez deprier, mais alors, enseignez-moi le moyen de ne pas m’évaguer danstous les sens, car aussitôt que je veux me grouper, je medésagrège; je vis dans une perpétuelle dissolution; c’est un faitexprès; chaque fois que je prétends fermer ma cage, toutes lespensées s’envolent et, en piaillant, m’assourdissent.

L’abbé réfléchissait.

— Je le sais, fit-il; rien n’est plus malaisé que de sedésencombrer l’esprit des images qui l’obsèdent, mais enfin l’onpeut quand même se condenser, si l’on observe ces trois points:

D’abord il convient de s’humilier, en méditant sur la fragilitéde son entendement, inapte à ne pas se dissiper devant Dieu;ensuite il faut ne pas se fâcher et s’inquiéter car cela neservirait qu’à remuer la lie et à faire remonter d’autresdistractions à la surface; enfin, il sied de ne pas discuter, avantla fin de la prière, la nature de la diversion qui la trouble. Ceserait la prolonger et, même, en une certaine mesure l’accepter; ceserait risquer aussi de créer, en vertu de la loi d’association desidées, de nouvelles divagations et il n’y aurait plus de motifsd’en sortir!

L’examen s’effectuera utilement après; suivez cet avis et vousvous en trouverez bien.

— Tout cela, c’est très joli, pensait Durtal, mais lorsqu’ils’agit de mettre ces conseils en pratique, c’est autre chose! Nesont-ce point des remèdes de bonne femme, des onguentsmiton-mitaine, des mirobolants, dont les pieuses vertus sontfaibles?

Ils marchaient en silence, regagnant, à travers la cour del’évêché, le logis du prêtre. En arrivant, ils avisèrent, en bas del’escalier, Mme Bavoil, les bras enfoncés dans un baquet delessive.

Tout en brassant ses linges, elle dévisagea Durtal et, comme sielle lisait dans ses pensées, doucement elle demanda :

— Pourquoi, notre ami, cette figure d’enterrement, lorsqu’on acommunié le matin?

— Vous avez donc appris que j’ai communié?

— Tiens, je suis entrée dans la crypte, pendant la messe et jevous ai vu vous approcher de la sainte Table. Eh bien, voulez-vousque je vous dise : vous ignorez la manière de causer à notreMère!

— Ah!

— Oui, vous êtes contraint alors qu’Elle s’ingénie à vous mettreà l’aise; vous rasez les murs au lieu d’aller par la grande allée,au-devant d’Elle. Ce n’est pas ainsi qu’on l’aborde!

— Mais quand on n’a rien à lui raconter?

— Alors, on lui babille, ainsi qu’un enfant, un beau message etElle est contente! Ah! ces hommes, ce qu’ils ne savent pas faireleur cour, ce qu’ils manquent de câlinerie et même de bonne ruse!vous ne découvrez rien à tirer de votre propre crû, empruntez à unautre. Répétez avec la Vénérable Jeanne de Matel :

 » Vierge sainte, l’abîme d’iniquité et de bassesse invoquel’abîme de force et de splendeur, pour parler de votre suréminentegloire.  » Hein, est-ce assez bien tourné? notre ami. Essayez,récitez cela à Notre-Dame et Elle vous déliera; ensuite les prièresviendront toutes seules. Il y a des petits trucs permis avec Elleet il faut être assez humble pour ne pas avoir la présomption des’en passer!

Durtal ne put s’empêcher de rire.

— Vous voulez que je devienne un finassier, un furet de la viespirituelle, dit-il.

— Eh bien, où serait le mal? Est-ce que le bon Dieu y entendmalice? est-ce qu’il ne tient pas compte de l’intention, est-ceque, vous-même, vous repousseriez quelqu’un qui vous trousseraitmême mal un compliment, si vous pensiez qu’en vous le débitant, ildésire vous plaire, non, n’est-ce pas?

— Autre chose, Madame Bavoil, fit l’abbé qui riait. J’ai vuMonseigneur, ce matin; il accueille votre requête et vous autoriseà bêcher autant de parties du jardin qu’il vous conviendra.

— Ah! — et égayée par la surprise de Durtal :

— Voici, dit-elle; vous avez pu constater que, sauf un lopin deterre où le jardinier sème des plants de carottes et de choux pourla table de sa Grandeur, tout le jardin est inculte; c’est du bienperdu et sans profit pour personne. Au lieu d’acheter des légumes,j’en ferai pousser moi-même, puisque Monseigneur me permet dedéfricher ses champs et j’en munirai, par la même occasion, votreménagère.

— Merci, mais vous connaissez donc la culture?

— Moi! voyons, ne suis-je pas une paysanne? j’ai vécu toute majeunesse à la campagne et les potagers, c’est mon affaire! puis, sij’étais embarrassée, est-ce que mes amis de Là-Haut ne viendraientpas me conseiller?

— Vous êtes étonnante Madame Bavoil, fit Durtal déconcerté quandmême par les réponses de cette cuisinière qui déclarait siplacidement qu’elle bavardait avec l’au-delà.

Chapitre 5

 

Il pleuvait sans discontinuer. Durtal déjeunait sous les regardsassidus de Mme Mesurat sa servante. Elle était une de ces femmesauxquelles leur forte taille et leur prestance masculinedonneraient le droit de s’habiller, sans qu’on les remarquât, enhomme. Elle avait une tête piriforme, des joues qui ballottaient,dégonflées, un nez fastueux et tombant bas, fleurant de près unelèvre inférieure s’avançant ainsi qu’une console et simulant lamoue d’un insistant dédain qu’elle ignorait, à coup sûr. Elleévoquait, en somme, l’idée absurde d’un Malborough, solennel etfalot, déguisé en bonne.

Elle servait des viandes invariées dans des sauces sans gloire;et, une fois le plat posé sur la table, elle stationnait au portd’armes, demandait à connaître s’il était bon.

Elle était imposante et dévouée, insupportable. Durtal secrispait, se retenait à quatre pour ne pas la renvoyer dans sacuisine, finissait par se plonger le nez dans un livre, pour ne paslui répondre, pour ne pas la voir.

Ce jour-là, dépitée par ce silence, Mme Mesurat écarta le rideaude la fenêtre et, afin de dire quelque chose, elle murmura :

— C’est-il Dieu possible, un pareil temps!

Le fait est que le ciel s’affirmait sans espoir de consolations,tout en larmes. Il pleuvait à jets ininterrompus, dévidaitinterminablement ses écheveaux de pluie. La cathédrale sortaittoute brouillée d’un lac de boue que les ondées cinglaient degouttes rebondissantes et ses deux flèches semblaient rapprochées,presque jointes, cousues avec des fils lâches d’eau. Et c’étaitl’impression qui persistait, d’une atmosphère saumâtre, tout enreprises, d’un firmament et d’une terre rattachés, comme un bâti,par de grands points : et rien ne tenait; tous ces pelotons de filscassaient dans un coup de vent, s’envolaient dans tous lessens.

— Décidément, mon rendez-vous avec l’abbé Plomb, pour visiter lacathédrale, est bien compromis, se dit Durtal; d’ailleurs, l’abbéne se dérangera pas, par ce temps.

Il s’en fut dans son cabinet de travail; c’était dans cettepièce qu’il s’isolait d’habitude. Il y avait installé son divan,ses tableaux, ses vieux bois rapportés de Paris et, sur un largepanneau, des rayons, peints en noir, contenaient des milliers delivres. Il vivait là, en face des tours, n’entendant que le cri descorneilles et la sonnerie des heures qui s’égrenaient, une à une,dans le silence et l’abandon de la place. Il avait posé sa table,près de la fenêtre et il rêvassait, priait, méditait, prenait desnotes.

Le bilan qu’il pouvait établir de sa personne se soldait par desdégâts intérieurs et d’intimes noises; si l’âme était gourde etcontuse, l’esprit n’était, ni moins endolori, ni moins recru. Ilparaissait s’être émoussé, depuis son séjour à Chartres. Cesbiographies de saints, que Durtal projetait d’écrire, ellesgisaient à l’état d’esquisses, s’effumaient dès qu’il s’agissait deles fixer. Au fond, il ne s’intéressait plus qu’à la cathédrale,était obsédé par elle.

Puis, vraiment, les vies de saints, telles qu’elles sontrédigées par les petits Bollandistes, étaient à dégoûter de toutesainteté. Charrié d’éditeurs en éditeurs, des librairies de Parisdans les officines de la province, ce baquet de livre avait ététraîné par un seul limonier, le père Giry, puis un cheval derenfort lui avait été adjoint, l’abbé Guérin, et attelés dans lemême brancard, ils roulaient, à eux deux, ce lourd camion sur laroute défoncée des âmes.

Il n’y avait qu’à décharger le tombereau de ces pesantes prosespour y découvrir, au hasard des bouquins, des phrases de ce gabarit:

 » Un tel naquit de parents non moins considérables par lanaissance que par la piété,  » ou bien dans le cas contraire :  » sesparents n’étaient pas illustres par la naissance, mais on voyaitbriller en eux toutes les vertus dont l’éclat lui est bienpréférable.  » Puis venait la série des affligeants ponts-neufs:

 » Son historien ne fait point difficulté de dire qu’on l’eûtpris pour un ange, si les maladies, par lesquelles Dieu levisitait, n’eussent fait voir qu’il était un homme.  » —  » Le démonne pouvant souffrir qu’il marchât, à grands pas, dans le chemin dela Perfection, se servit de divers moyens pour l’arrêter dansl’heureux progrès de sa course.  » — Et, en tournant de nouvellespages, l’on discernait dans l’histoire d’un élu qui pleura lorsquemourut sa mère, cette excuse formulée en une grave périphrase : — « Après avoir donné aux justes sentiments de la nature ce que lagrâce ne défend point en pareille occasion « …

Et c’étaient encore, çà et là, de solennelles et de cocassesdéfinitions telles que celle-ci qui figure dans la vie de César deBus : —  » après un séjour à Paris qui n’est pas moins le trône duvice que la capitale du royaume,  » et cela continuait en douze, enquinze tomes, dans cette langue quêtée, et cela finissait parédifier un alignement de qualités uniformes, une caserne de piétébête. De temps à autre, vaguement, les deux roussins semblaients’animer et trotter poussivement un peu, alors qu’ils consignaientdes détails qui les ravissaient sans doute; et ils s’étendaientavec complaisance sur la vertu d’une Catherine de Suède ou d’unRobert de la Chaise-Dieu qui, à peine nés, réclamaient desnourrices sans péchés, ne voulaient sucer que des pis pieux; oubien encore, ils citaient, en s’énamourant, la chasteté de Jean lesilenciaire, qui n’usa jamais de bains pour ne pas alarmer, en sevoyant,  » ses yeux pudiques « , dit le texte; la modestie de saintLouis de Gonzague qui craignait tant les femmes qu’il n’osait, depeur d’avoir de mauvaises pensées, regarder sa mère!

Consterné par la pénurie de ces désolantes rengaines, Durtal sejetait dans les monographies moins connues des Bienheureuses; maislà encore, quelle barigoule de lieux communs, quelle colled’onction, quelle bouillie de style! Il y avait vraiment unemalédiction du Ciel sur les ganaches de sacristie quin’appréhendaient pas de manier une plume. Leur encre se muaitaussitôt en une pâte, en un galipot, en une poix qui engluaienttout. Ah! les pauvres Saints et les tristes Bienheureuses!

Il fut interrompu dans ses réflexions par un coup de sonnette.Ah! çà, est-ce que, malgré la bourrasque, l’abbé Plombviendrait?

— Et, en effet, Mme Mesurat introduisit le prêtre.

— Baste, fit-il à Durtal qui se plaignait de la pluie, le tempsfinira bien par se nettoyer; en tout cas, le rendez-vous n’étantpas décommandé, j’ai tenu à ne point vous faire attendre.

Ils causèrent au coin du feu; l’intérieur plut sans doute àl’abbé, car il se mit à l’aise. Il se renversa dans un fauteuil,les mains passées dans sa ceinture. Et à une question qu’il posapour savoir si Durtal ne s’ennuyait pas trop à Chartres, commecelui-ci répondait :

— J’y vis plus lent et cependant moins importun à moi-même,l’abbé reprit :

— Ce qui doit vous coûter, c’est le manque de relationsintellectuelles; vous, qui avez vécu dans le monde des lettres, àParis, comment vous arrangez-vous pour supporter l’inertie de cetteprovince?

Durtal rit. — Le monde des lettres! non, Monsieur l’abbé, cen’est pas lui que je pourrais regretter, car je l’avais quitté,bien des années avant de venir résider ici; puis voyez-vous,fréquenter ces trabans de l’écriture et rester propre, c’estimpossible. Il faut choisir : eux ou de braves gens; médire ou setaire; car leur spécialité c’est de vous élaguer toute idéecharitable, c’est de vous guérir surtout de l’amitié, en un clind’oeil.

— Bah!

— Oui, imitant la pharmacopée homéopathique qui se sert encorede substances infâmes, de jus de cloporte, de venin de serpent, desuc de hanneton, de sécrétion de putois et de pus de variole, letout enrobé dans du sucre de lait pour en céler la saveur etl’aspect, le monde des lettres triture, lui aussi, dans le but deles faire absorber sans hauts de coeur, les plus dégoûtantes desmatières; c’est une incessante manipulation de jalousie de quartieret de potins de loges, le tout, globulé dans une perfidie de bonton, pour en masquer et l’odeur et le goût.

Ingérés à des doses voulues, ces grains d’ordures agissent, telsque des détersifs, sur l’âme, qu’ils débarrassent presque aussitôtde toute confiance; j’avais assez de ce traitement qui ne meréussissait que trop et j’ai jugé utile de m’y soustraire.

— Mais, fit l’abbé, en souriant, le monde pieux n’est pas nonplus exempt de commérages…

— Sans doute, je sais bien que la dévotion n’aère pas toujoursl’intelligence, mais…

La vérité, reprit-il après avoir réfléchi, c’est que la pratiqueassidue de la religion produit généralement sur les âmes desrésultats intenses. Seulement ils sont de deux sortes. — Ou elleaccélère leur pestilence et développe en elles les derniersferments qui achèvent de les putréfier, ou elle les épure et lesrend fraîches et limpides, exquises! — Elle façonne des hypocritesou de franches et saintes gens; il n’y a guère de milieu, ensomme.

Mais quand la culture divine mondifie complètement les âmes,sont-elles assez candides et assez pures! — Je ne parle même pasd’élus, tels que j’en vis à la Trappe — mais seulement de jeunesnovices, de petits séminaristes que je connus. Ils avaient des yeuxtels que de claires vitres que ne ternissait la buée d’aucunefaute, et l’on eût aperçu, en se penchant, en regardant derrièreelles, leur âme ouverte, brûlant en une couronne éperdue deflammes, nimbant d’une auréole de feux blancs la sourianteFace!

En somme, Jésus occupe, dans leur intérieur, toute la place. Cespetits-là, ne vous semble-t-il pas, Monsieur l’abbé, qu’ilshabitent tout juste leur corps, assez pour souffrir et pour expierles péchés des autres? sans qu’ils s’en doutent, ils ont été crééspour être les bonnes auberges du Seigneur, les relais où Jésus serepose après qu’il a vainement parcouru les steppes glacées desautres âmes.

— Oui, mais repartit l’abbé qui retira ses lunettes et en essuyales verres avec un foulard, pour obtenir la qualité de semblablesêtres, il a fallu combien de mortifications, de pénitences, deprières, de la part des générations dont ils naquirent? ceuxauxquels vous faites allusion sont la fleur d’une tige longuementnourrie dans un sol pieux. Evidemment l’Esprit souffle où il veutet il peut extraire d’une famille indifférente un saint; mais cettemanière d’opérer s’atteste à l’état d’exception. Les novices quevous connaissez avaient eu sûrement des aïeules et des mères quiles incitaient souvent à s’agenouiller et à prier auprèsd’elles.

— Je ne sais… j’ignore l’origine de ces jeunes gens… mais jesens bien que vous avez raison. Il est certain, en effet, que desenfants cultivés, lentement dès leur bas âge, à l’abri du monde,dans l’ombre d’un sanctuaire tel que celui de Chartres, doiventaboutir à l’éclosion d’une flore unique!

Et comme Durtal lui racontait l’impression qu’il avait ressentiedevant le service angélique d’une messe, l’abbé sourit.

— Si nos enfants, dit-il, ne sont point uniques, ils sont, entout cas, rares; la Vierge les dresse, elle-même, ici; et remarquezbien que celui que vous vîtes officier n’était ni plus diligent, niplus scrupuleux que les autres; tous sont ainsi : destinés, dèsleur onzième année, au sacerdoce, ils apprennent tout naturellementà vivre de la vie spirituelle, dans cette intimité continue duculte.

— Enfin quelle est l’organisation de cette oeuvre?

— L’oeuvre des clercs de Notre-Dame a été fondée en 1853, ouplutôt elle a été reprise à cette époque, car elle existait auMoyen Âge, par l’abbé Ychard. son but est d’augmenter le nombre desprêtres, en permettant aux gamins pauvres de commencer leursétudes. Elle accepte, à quelques pays qu’ils appartiennent, tousles sujets intelligents et pieux, chez lesquels on peut soupçonnerune vocation pour les ordres. Ils mûrissent alors à la Maîtrisejusqu’à la classe de troisième et on les récolte ensuite auSéminaire.

Ses ressources? elles sont humainement nulles, basées sur lesfonds de la Providence — car elle n’a, en somme, pour subvenir auxbesoins de plus de quatre-vingts élèves, que les honoraires desdifférentes fonctions que ces enfants remplissent à la cathédrale,plus le produit d’un petit journal mensuel, intitulé  » la Voix deNotre-Dame « , enfin et surtout la charité des fidèles; tout cela neconstitue pas un solide avoir et cependant, jusqu’à ce jour, jamaisl’argent n’a manqué!

L’abbé se leva et s’approcha de la fenêtre.

— Oh! le pluie ne cessera point, dit Durtal; j’ai bien peur,Monsieur l’abbé, que nous ne puisssions visiter les portails de lacathédrale aujourd’hui.

— Rien ne presse; avant de voir Notre-Dame en ses parties, nefaut-il pas l’embrasser en son ensemble, se pénétrer de son sensgénéral, avant que d’en feuilleter les détails?

Tout est dans cet édifice, reprit-il en enveloppant d’un gestel’église, les Ecritures, la théologie, l’histoire du genre humainrésumée en ses grandes lignes; grâce à la science du symbolisme ona pu faire d’un monceau de pierres un macrocosme.

Oui, je le répète, tout tient dans ce vaisseau, même notre viematérielle et morale, nos vertus et nos vices. L’architecte nousprend dès la naissance d’Adam pour nous mener jusqu’à la fin dessiècles. Notre-Dame de Chartres est le répertoire le plus colossalqui soit du ciel et de la terre, de Dieu et de l’homme.

Toutes ses figures sont des mots; tous ses groupes sont desphrases; la difficulté est de les lire.

— Et cela se peut?

— Certes. Qu’il y ait dans nos versions quelques contresens, jele veux bien, mais enfin le palimpseste est déchiffrable; la clef,c’est la connaissance des symboles.

Et voyant que Durtal l’écoutait, attentif, l’abbé vint serasseoir et dit :

— Qu’est-ce qu’un symbole? D’après Littré, c’est  » une figure ouune image employée comme signe d’une autre chose « ; nous autres,catholiques, nous précisons encore cette définition en spécifiant,avec Hugues de Saint-Victor, que  » le symbole est la représentationallégorique d’un principe chrétien, sous une forme sensible « .

Or, le symbole existe depuis le commencement du monde. Toutesles religions l’adoptèrent, et, dans la nôtre, il pousse avecl’arbre du Bien et du Mal dans le premier chapitre de la Genèse etil s’épanouit encore dans le dernier chapitre de l’Apocalypse.

L’Ancien Testament est une traduction anticipée des événementsque raconte le Nouveau Livre; la religion mosaïque contient, enallégorie, ce que la religion chrétienne nous montre en réalité;l’histoire du peuple de Dieu, ses personnages, ses propos, sesactes, les accessoires même dont il s’entoure, sont un ensembled’images; tout arrivait aux Hébreux en figures, a dit saint Paul.Notre Seigneur a pris la peine de le rappeler à diverses reprises,à ses disciples et, Lui-même, a presque constamment, lorsqu’Ils’est adressé aux foules, usé de paraboles, c’est-à-dire d’un moyend’indiquer une chose pour en désigner une autre.

Le symbole provient donc d’une source divine; ajoutonsmaintenant, au point de vue humain, que cette forme répond à l’undes besoins les moins contestés de l’esprit de l’homme qui éprouveun certain plaisir à faire preuve d’intelligence, à devinerl’énigme qu’on lui soumet et aussi à en garder la solution résuméeen une visible formule, en un durable contour. Saint Augustin ledéclare expressément :  » une chose notifiée par allégorie estcertainement plus expressive, plus agréable, plus imposante quelorsqu’on l’énonce en des termes techniques.  »

— C’est aussi l’idée de Mallarmé — et cette rencontre du saintet du poète, sur un terrain tout à la fois analogue et différent,est pour le moins bizarre, pensa Durtal.

— Aussi, continua l’abbé, s’est-on, dans tous les temps, servid’objets inanimés, d’animaux et de plantes pour reproduire l’âme etses attributs, ses joies et ses douleurs, ses vertus et ses vices;on a matérialisé la pensée pour la mieux fixer, pour la rendremoins fugace, plus près de nous, ostensible, presque palpable.

De là, ces emblèmes de cruauté et de ruse, de mansuétude et decharité, incarnés dans une certaine faune, personnifiés dans unecertaine flore; de là, ces sens spirituels attribués aux pierrerieset aux couleurs. Attestons encore qu’au temps des persécutions, audébut du Christianisme, ce langage secret permettait decorerespondre entre initiés, de se confier un signe dereconnaissance, un mot de ralliement que l’ennemi ne pouvaitcomprendre; de là, ces peintures déterrées dans les catacombes,l’agneau, le pélican, le lion, le pasteur signifiant le Fils; lepoisson, l’Ichtys, dont les six lettres sont l’abrégé des mots dela phrase grecque :  » Jésus, fils de Dieu, Sauveur « , ets’assimilent aussi par contre-coup, au fidèle, à l’âme conquise,pêchée dans la mer du Paganisme, le Rédempteur ayant averti deux deses apôtres qu’ils seraient pêcheurs d’hommes.

Forcément, l’époque où nous vécûmes le plus près de Dieu, leMoyen Age, devait suivre la tradition révélée du Christ ets’exprimer dans un idiome symbolique lorsqu’il s’agissait surtoutde parler de cet Esprit, de cette Essence, de cet Êtreincompréhensible et sans nom qu’est notre Dieu. Il usait en mêmetemps, par ce procédé, d’un moyen pratique pour se faire entendre.Il écrivait un livre accessible aux incapables, remplaçait le livrepar l’image, instruisait de la sorte les ignorants. C’est,d’ailleurs, la pensée qu’émet le synode tenu à Arras en 1025 :  » Ceque les illettrés ne peuvent saisir par l’écriture, doit leur êtreenseigné par la peinture.  »

En somme, le Moyen Age traduisit, en des lignes sculptées oupeintes, la Bible, la théologie, les vies de Saints, les évangilesapocryphes, les légendaires, les mit à la portée de tous, lesrécapitula en des signes qui restaient comme la moelle permanente,comme l’extrait concentré de ses leçons.

— Il enseigna aux grands enfants le catéchisme,avec les phraseslapidaires de ses porches! s’écria Durtal.

— Oui, c’est aussi cela. — Maintenant, reprit l’abbé après unsilence, avant d’aborder le symbolisme architectural, il nous fautposer en principe que ce fut Notre Seigneur, lui-même, qui le créa,lorsque, dans le deuxième chapitre de l’Evangile de saint Jean, ilcita le temple de Jérusalem, affirmant que si les Juifs ledétruisaient, il le rebâtirait en trois jours et désignaexpressément, par cette parabole, son propre corps.

C’était montrer aux générations à venir la forme que devaient,après le supplice de la croix, adopter les nouveaux temples.

Ainsi s’expliquent les dispositions cruciales de nos nefs; maisnous étudierons plus tard l’intérieur des églises; examinons, pourl’instant, le sens qu’avèrent les parties externes descathédrales.

Les tours, les clochers, s’envisagent, d’après la théorie deDurand, évêque de Mende au XIIIe siècle, ainsi que les prédicateurset les prélats, et leurs sommets sont l’anagogie de cetteperfection que cherchent à atteindre, en s’élevant, ces âmes.Suivant d’autres symbolistes, tel que le pseudo saint Méliton,évêque de Sardes et le cardinal Pierre de Capoue, les toursreprésentent la Vierge Marie ou l’Eglise veillant sur le salut desouailles.

Un fait certain, poursuivit l’abbé, c’est que la place desclochers n’a jamais été établie, une fois pour toutes, au MoyenAge; l’on pourrait donc imaginer de nouvelles interprétations,selon l’endroit qu’ils occupent; mais l’idée la plus ingénieusementdélicate, la plus exquise, n’est-elle pas celle de ces architectesqui, à Saint-Maclou de Rouen, à Notre-Dame de Dijon, à lacathédrale de Laon, à la cathédrale d’Anvers, par exemple,dressèrent au-dessus du transept de la basilique, c’est-à-dire aulieu même où gît dans la nef la poitrine du Christ, un lanternonexhaussant encore la voûte et se terminant souvent, au dehors, enune longue et fine arête sortant, en quelque sorte, du coeur mêmede Jésus, pour jaillir, en un élan, jusqu’au Père, pour filer,comme dardée par l’arc du toit, en une flèche aiguë jusqu’auciel?

Ainsi que les édifices qu’elles surmontent, ces tours sontpresque constamment situées sur une hauteur qui domine la ville etelles répandent autour d’elles, de même qu’une semence dans laterre des âmes, les notes essaimées de leurs cloches, rappellentaux chrétiens, par cette prédication aérienne, par ce rosaireégrené de sons, les prières qu’ils ont ordre de réciter, lesobligations qu’il leur faut remplir; — et au besoin, ellessuppléent auprès de Dieu l’indifférence des hommes, en luitémoignant au moins qu’elles ne l’oublient pas, le supplient, avecleurs bras tendus et leurs oraisons de bronze, compensent de leurmieux tant de suppliques humaines plus vocales peut-être que lesleurs!

— Avec son galbe de vaisseau, fit Durtal qui s’était approché,pensif, de la fenêtre, cette cathédrale m’apparaît surtoutsemblable à un immobile esquif dont les mâts sont les flèches etdont les voiles sont les nuées que le vent cargue ou déploie, selonles jours; elle demeure l’éternelle image de cette barque de Pierreque Jésus guidait dans les tempêtes!

— Et aussi de l’arche de Noé, de l’arche sans laquelle il n’estpoint de sauvegarde, ajouta l’abbé.

Considérez maintenant l’église, dans ses détails; son toit estle symbole de la charité qui couvre une multitude de péchés; sesardoises, ses tuiles, sont les soldats et les chevaliers quidéfendent le sanctuaire contre les païens parodiés par les orages;ses pierres, qui se joignent, diagnostiquent, d’après saint Nil,l’union des âmes, et selon le Rational de Durand de Mende, la fouledes fidèles, les pierres les plus fortes manifestant les âmes lesplus avancées dans la voie de la Perfection qui empêchent leurssoeurs plus faibles, interprétées par les plus petites pierres, deglisser hors des murs et de tomber; mais pour Hugues deSaint-Victor, moine de l’abbaye de ce nom, au XIIe siècle, cetassemblage signifie plus simplement le mélange des laïcs et desclercs.

D’autre part, ces moellons de diverse taille, sont liés par unciment dont Durand de Mende va vous préciser le sens. Le ciment,dit-il, est composé de chaux, de sable et d’eau; la chaux, c’est lacharité ardente et elle se marie, par l’eau, qui est esprit, auxchoses de la terre, au sable.

Et ces pierres ainsi agrégées formant les quatre grandesmurailles de la basilique, sont les quatre évangélistes, affirmePrudence de Troyes; d’après les autres liturgistes, elleslapidifient les quatre vertus principales de la Religion : laJustice, la Force, la Prudence et la Tempérance, déjà configuréespar les quatre parois de la cité de Dieu dans l’Apocalypse.

Vous le voyez, chaque objet peut être pris dans une acceptiondifférente, mais rentrant dans une idée générale commune.

— Et les fenêtres? demanda Durtal.

— J’y arrive; elles sont l’emblème de nos sens qui doivent êtrefermés aux vanités du monde et ouverts aux dons du Ciel; ellessont, en outre, pourvues de vitres, livrant passage aux rayons duvrai soleil qui est Dieu; mais c’est encore Dom Villette qui a leplus nettement énoncé leur symbole :

Elles sont, suivant lui, les Ecritures qui reçoivent la clartédu soleil et repoussent le vent, la neige, la grêle, similitudesdes fausses doctrines et des hérésies.

Quant aux contreforts, ils feignent la force morale qui noussoutient contre la tentation et ils sont l’espérance qui ranimel’âme et qui la réconforte; d’autres y contemplent l’image despuissances temporelles appelées à défendre le pouvoir de l’Eglise;d’autres encore, s’occupant plus spécialement de ces arcs-boutantsqui combattent l’écartement des voûtes, prétendent que cestrajectoires sont des bras éplorés, se raccrochant dans le péril ausalut de l’arche.

Enfin, l’entrée principale, le portique d’honneur de certaineséglises, telles que celles de Vézelay, de Paray-le-Monial, deSaint-Germain l’Auxerrois, à Paris, est précédé d’un vestibulecouvert, souvent profond et volontairement sombre, appelé narthex.Le baptistère était autrefois sous ce porche. C’était un lieud’attente et de pardon, une figure du purgatoire; c’étaitl’antichambre du ciel dans laquelle stationnaient, avant d’êtreadmis à pénétrer dans le sanctuaire, les pénitents et lesnéophytes.

Telle est, en peu de mots, l’allégorie des détails; si nousrevenons maintenant à son ensemble, nous observons que lacathédrale, bâtie sur une crypte, qui simule la vie contemplativeet aussi le tombeau dans lequel fut enseveli le Christ, était tenued’avoir son chevet pointé vers le lieu où le soleil se lève,pendant les équinoxes, afin de témoigner, dit l’évêque de Mende,que l’Eglise a pour mission de se conduire avec modération dans sestriomphes comme dans ses revers; elle devait, selon tous lesliturgistes, tourner son abside vers l’Orient pour que les fidèlespussent, en priant, fixer leurs regards vers le berceau de la Foi;et cette règle était absolue et elle plaisait tant à Dieu qu’il lavoulut ratifier par un miracle. Les Bollandistes relatent, eneffet, que saint Dunstan, archevêque de Cantorbéry, voyant uneéglise édifiée, dans un autre sens, la fit virer, d’un coupd’épaule, vers le Levant et la remit de la sorte en sa vraieplace.

Généralement encore, l’Eglise a trois portails, en l’honneur dela Trinité Sainte; et celui de la grande façade, de la façade dumilieu, qualifié de porche Royal, est divisé par un trumeau, par unpilier, sur lequel repose une statue de Notre-Seigneur qui a dit delui-même dans les Evangiles :  » Je suis la porte  » ou de la Viergesi l’église lui est dédiée, ou même du patron sous le vocableduquel elle est fêtée. Tranchée, de cette façon, la porte indiqueles deux voies que l’homme est libre de suivre.

Aussi dans la plupart des cathédrales, ce symbole est-ilcomplété par l’image du  » Jugement dernier  » qui se dérouleau-dessus des chambranles.

Il en est ainsi, à Paris, à Amiens, à Bourges. A Chartres, aucontraire, le pèsement des âmes est relégué, comme à Reims, sur letympan du porche Nord; toutefois il s’étend, ici, dans la rose duportail Royal, contrairement au système adopté au Moyen Age, defaire répéter par les verrières les sujets des portiques qu’ellessurmontent, ce qui permettait d’avoir, sur le même mur, les mêmesallégories, l’une, à l’intérieur, en vitre, l’autre, au dehors, enpierre.

— Bien, mais alors comment expliquer, avec cette idée duprincipe ternaire choisi presque partout, cette étonnantecathédrale de Bourges, qui, au lieu de trois portails et de troisnefs, en a cinq!

— C’est bien simple, on ne l’explique pas. Tout au pluspourrait-on insinuer que l’architecte inconnu de Bourges a vouluremémorer par ce nombre les cinq plaies du Christ; il resteraitalors à savoir pourquoi il a rangé toutes les blessures de Jésussur une seule et même ligne, car cette église n’a pas de transept,n’a pas de bras au bout desquels, on puisse, ainsi que d’habitude,marquer par une ouverture les trous des mains.

— Et la cathédrale d’Anvers qui possède encore deux nefs deplus?

— Elles signifient sans doute ces sept allées, les sept dons duParaclet. Mais cette question de compte me mène à vous parler de lathéologie numérale, de cet élément particulier qui entre aussi dansle thème si varié du symbolisme, poursuivit l’abbé. La scienceallégorique des nombres existait jadis. Saint Isidore de Séville etsaint Augustin la démêlèrent. Michelet, qui divagua dès qu’ilentrevit une cathédrale, a reproché aux architectes du Moyen Ageleur foi dans la signification des chiffres. Il les accuse d’avoir,dans la distribution de certaines parties des édifices, obéi à desrègles mystiques, d’avoir, par exemple, restreint la quantité desfenêtres ou d’avoir disposé, suivant une combinaisond’arithmétique, des piliers et des baies. Ne comprenant pas quechaque détail d’une basilique avait un sens, était un symbole, ilne pouvait admettre que le calcul de ces symboles importait,puisqu’il pouvait en modifier la signification ou même complètementla changer. Ainsi un pilier isolé peut ne pas nécessairementindiquer un apôtre, mais si ces piliers sont au nombre de douze ilsprécisent l’acception que le constructeur leur prêta, en rappelantle chiffre exact des apôtres du Christ.

Quelquefois, il est vrai, pour éviter toute erreur, on joignitau problème sa solution. Telle une vieille église d’Etampes où j’ailu, inscrits sur les douze fûts romans, le nom des apôtres, ensaillie dans le cadre consacré de la croix grecque.

A Chartres, on avait fait mieux encore; on avait adossé auxpiliers de la nef les statues des douze apôtres, mais laRévolution, que ces figures offusquaient, les a brisées.

En somme, l’on est obligé, si l’on scrute le système desemblèmes, d’étudier les apparences des nombres; l’on ne peutdéchiffrer les secrets des églises qu’en acceptant la mystérieusenotion de l’Unité du  » 1  » qui est l’image de Dieu même; l’indicedu 2 qui stipule les deux natures du Fils, les deux Testaments, quispécifie aussi, selon saint Augustin, la charité et, suivant saintGrégoire le Grand, le double enseignement de l’amour de Dieu et duprochain; du 3 qui est la somme des hypostases et des vertusthéologales; du 4, qui personnifie les vertus cardinales, lesquatre grands prophètes, les Evangiles; du 5, qui est le nombre desplaies du Christ et celui de nos sens, dont Il expia par autant deblessures les fautes; du 6, qui commémore le temps employé par Dieuà la création, fixe le chiffre des Commandements de l’Eglise,décèle la perfection de la vie active, suivant saint Méliton; du 7,signe sacré de la loi mosaïque, qui constitue le montant des donsdu Saint-Esprit, des Sacrements, des paroles du Christ en croix,des heures canoniales, des ordres successifs qui font le prêtre; du8, symbole de la régénération d’après saint Ambroise, de laRésurrection suivant saint Augustin, du 8, qui suscite le souvenirdes huit Béatitudes; du 9, qui marque le total des choeursangéliques, l’effectif des grâces spéciales de l’Esprit, telles queles énumère saint Paul, et qui est aussi le chiffre de l’heure àlaquelle expira le Christ; du 10, qui produit le nombre desprescriptions de Jéhovah, de la Loi de crainte, mais que saintAugustin élucide autrement, en disant qu’il avère la connaissancede Dieu, car on peut le décomposer de cette manière : — 3, symboled’un Dieu en trois personnes et 7, jour du repos après la création;du 11, image de la transgression de la Loi, armoirie du péché,ainsi que l’explique le même saint; du 12, le nombre mystique parexcellence, le nombre des patriarches et des apôtres, des tribus,des petits prophètes, des vertus, des fruits du Saint-Esprit, desarticles de foi insérés dans le Credo. Et l’on pourrait continuerde la sorte, à l’infini. Il est donc bien évident qu’au Moyen Age,les artistes ajoutèrent au sens qu’ils attribuaient à certainsêtres, à certaines choses, celui de la quantité, appuyant l’un parl’autre, accentuant ou atténuant une indication par ce nouveaumoyen, revenant parfois sur leur idée, exprimant cetteréduplication dans une langue différente ou en la résumant dansl’énergique concision d’un signe. Ils obtinrent ainsi un toutparlant aux yeux et synthétisant en même temps, en une brèveallégorie, tout le texte d’un dogme.

— Oui, mais quel laconisme hermétique! s’écria Durtal.

— Sans doute; au premier abord, ces vicissitudes de personnes etd’objets dues à des différences numérales interloquent.

— Croyez-vous, en somme, que la hauteur, que la largeur, que lalongueur d’une cathédrale révèlent, de la part de son architecte,une intention particulière, un but spécial?

— Oui, mais je conviens tout de suite que la clef de cettearithmétique religieuse est perdue. Les archéologues quis’évertuèrent à la retrouver ont eu beau additionner des mètres detravées et de nefs, ils ne sont pas parvenus à nous traduire bienclairement la pensée qu’ils s’attendaient à voir énoncée par destotaux.

Avouons-le, nous sommes, en cette matière, ignares. Est-ce qued’ailleurs les mesures n’ont pas varié avec les époques? il en estd’elles comme de la valeur des monnaies au Moyen Age, nous n’ydistinguons rien. Aussi, malgré d’intéressants travaux entrepris, àce point de vue, par l’abbé Crosnier, à propos du prieuré deSaint-Gilles, et par l’abbé Devoucoux sur la cathédrale d’Autun,restai-je sceptique devant leurs conclusions qui sont pour moi trèsingénieuses, mais aussi très peu sûres.

La méthode numérique se décèle excellente seulement pour desdétails — tels que celui des piliers dont je vous parlais tout àl’heure — elle est également authentique quand il est question d’unseul chiffre répété partout dans un même édifice, exemple : celuide Paray-le-Monial où tout marche par trois. Là, le constructeur nes’est pas borné à reproduire le nombre sacré dans le plan généralde l’église; il l’a employé dans chacune des parties. Cettebasilique a, en effet, trois nefs; chaque nef a trois travées;chaque travée est formée d’une arcature dessinée par trois arcs etsurmontée de trois fenêtres. Bref, c’est le rappel de la Trinité,le principe ternaire, mis en pratique jusqu’au bout.

— Soit, mais n’estimez-vous pas, Monsieur l’abbé, qu’en dehorsde ces cas d’indiscutable clarté, il y ait, dans la symbolique, desexplications bien tirées par les cheveux, bien obscures?…

L’abbé sourit. — Vous connaissez, dit-il, les idées d’Honoriusd’Autun, sur l’encensoir?

— Non.

— Eh bien, les voici : Après avoir établi le sens naturel, trèsjuste, que l’on peut prêter à ce récipient qui figure le corps deNotre-Seigneur, tandis que l’encens signifie sa divinité, le feu,l’Esprit Saint qui était en Lui — et, après avoir défini lesdiverses acceptions du métal dont il est formé, enseigné que si levase est d’or il marque l’excellence de sa Divinité; d’argent, lasainteté non pareille de son humilité; de cuivre, la fragilité desa chair ainsi créée pour notre salut; de fer, la résurrection decette chair qui vainquit la mort; l’écolatre d’Autun arrive auxchaînettes.

C’est alors que vraiment sa symbolique devient un peu filiformeet ténue… S’il y en a quatre, dit-il, elles indiquent les quatrevertus cardinales du Seigneur et celle de ces chaînettes qui aide àlever le couvercle du vase, désigne l’âme du Christ abandonnant soncorps.

Si, au contraire, l’encensoir n’est monté qu’avec trois chaînes,c’est parce que la Personne du Sauveur contient trois éléments : unorganisme humain, une âme et la Déité du Verbe; et Honorius conclut: l’anneau dans lequel glissent les chaînes est l’Infini où sontrenfermées toutes ces choses.

— Ce que c’est alambiqué!

— Moins que la théorie de Durand de Mende sur les mouchettes,répliqua l’abbé; après celle-là, nous ôterons, si vous le voulez,l’échelle.

Les pincettes pour moucher les lampes sont, assure-t-il,  » lesparoles divines auxquelles nous coupons les lettres de la Loi et,ce faisant, nous révélons l’esprit qui luit  » — et il ajoute : « les pots dans lesquels on éteint les mouchures des lampes sont lescoeurs des fidèles qui observent la Loi à la lettre.  »

— C’est la démence du symbolisme! s’écria Durtal.

— C’en est, en tout cas, l’excès méticuleux; mais si lespincettes ainsi envisagées sont pour le moins bizarres, si même lathorie de l’encensoir peut paraître bien fluette en son ensembleavouez cependant qu’elle est spontanée et charmante et préciselorsqu’il s’agit de la chaîne qui entraîne, en l’enlevant dans unnuage de fumée, la portion supérieure du vase et imite ainsil’ascension de Notre Seigneur dans les nues.

Que dans la voie des paraboles, certaines exagérations se soientproduites cela était difficile à éviter, mais… mais… en revanchequelles merveilles d’analogie et quels concepts purement mystiquesdénotent les sens décernés par la liturgie à certains objets duculte!

Tenez, au cierge, lorsque Pierre d’Esquilin nous explique lasignification des trois parties qui le composent, de la cire quiest la chair très chaste du Sauveur né d’une Vierge, de la mèchequi, célée dans cette cire, est son âme très sainte cachée sous lesvoiles de son corps, de la lumière qui est l’emblème de saDéité.

Prenez encore ces substances qu’emploie, dans certainescérémonies, l’Eglise : l’eau, le vin, la cendre, le sel, l’huile,le baume, l’encens.

En sus de la Divinité du Fils qu’il s’approprie, l’encens estaussi le symbole de nos prières,  » thus devotio orationis « , ainsique le qualifie, au IXe siècle, l’archevêque de Mayence, RabanMaur. Il me revient également, à propos de cette résine et de lacassolette dans laquelle on la brûle, un vers que j’ai lu jadisdans les  » Distinctions monastiques  » de l’anonyme anglais du XIIIesiècle et qui analyse leurs attributions mieux que je n’ai pu vousles dire… attendez :

 » vas notatur,  » Mens pia; thure preces, igne supernus amor. »

Le vase est l’esprit de piété; l’encens, les prières; le feu, ledivin amour.

Quant à l’eau, au vin, à la cendre, au sel, ils servent àpréparer un précieux magistère dont l’évêque use lorsqu’il veutconsacrer une église. Leur amalgame est utilisé pour signer l’autelet asperger les nefs; l’eau et le vin notent les deux naturesréunies en Notre-Seigneur; le sel, la sagesse céleste; la cendre,la mémoire de sa Passion.

Pour le baume qui est vertu et bonne renommée, on le marie àl’huile qui est paix et prudence, afin d’en apprêter lesaint-Chrême.

Songez enfin, poursuivit l’abbé, aux pyxides dans lesquelles onconserve les espèces panifuges, les oblates saintes, et considérezqu’au Moyen Age, ces cassettes furent façonnées en figure decolombes et détinrent l’hostie dans l’image même du Paraclet et dela Vierge; c’était déjà bien, mais voici qui est mieux. Lesorfèvres de cette époque ciselèrent l’ivoire et donnèrent auxcustodes l’apparence d’une tour; n’est-ce pas exquis le corps deNOtre-Seigneur reposant dans le sein de la Vierge, dans la Tourd’ivoire des Litanies? n’est-ce pas, en effet, la matière qui siedle mieux pour servir de reposoir à la très pure, à la très blanchechair du Sacrement?

— Certes, c’est autrement mystique que les vases quelconques,que les ciboires en vermeil, en argent, en aluminium de notretemps!

— Faut-il vous rappeler maintenant que la liturgie assigne àtous les vêtements, à tous les ornements de l’Eglise, un sensdifférent, selon leur usage et selon leur forme?

C’est ainsi, par exemple, que le surplis et l’aube signalentl’innocence; le cordon qui nous ceint les reins : la chasteté et lamodestie; l’amict : la pureté du corps et du coeur, le casque desalut dont parle saint Paul; le manipule : les bonnes oeuvres, lavigilance, les larmes et les sueurs que versera le prêtre pourconquérir et sauver les âmes; l’étole : l’obéissance, le vêtementd’immortalité que nous rendit le baptême; la dalmatique : lajustice dont nous devons faire preuve dans notre ministère; lachasuble ou planète : l’unité de la foi et son intégrité et aussile joug du Christ…

Mais avec cela, la pluie continue et il est pourtant nécesaireque je m’en aille, car j’ai une pénitente qui m’attend. Voulez-vousvenir me prendre après-demain, vers deux heures; espérons qu’ilfera alors assez beau pour visiter les dehors de l’église.

— Et s’il pleut encore?

— Venez tout de même, répondit l’abbé qui serra la main deDurtal et s’enfuit.

Chapitre 6

 

Oui, je sais bien, quand j’ai avoué devant elle que je ne savaispas encore quelle histoire de saint j’écrirais, Mme Bavoil, lachère Mme Bavoil, ainsi que l’appelle l’abbé Gévresin, s’est écrié: Et la vie de Jeanne de Matel! mais ce n’est pas une biographiedont la matière soit ductile et qu’on puisse aisément manier,s’exclama Durtal qui rangeait les notes entassées peu à peu surcette Vénérable.

Et il réfléchissait. Ce qui est inintelligible, se dit-il, c’estla disproportion qui existe entre les promesses que Jésus lui fitet les résultats qu’elles obtinrent. Jamais, je le crois bien, onne vit, dans la fondation d’un nouvel ordre, tant de tribulationset d’entraves, tant de malchance. Jeanne passe ses jours sur lesroutes, court d’un monastère à l’autre et elle a beau se tuer àremuer le sol conventuel, rien ne pousse. Elle ne peut même revêtirl’habit de son institut, sinon quelques moments avant sa mort, carpour ambuler plus facilement, par toute la France, il lui fautgarder la livrée d’un monde qu’elle abomine et qu’elle supplievainement, au nom du Seigneur, de s’intéresser à la naissance deses cloîtres. Et la malheureuse, elle va, ainsi que le raconte sonconfesseur le P. de Gibalin qui atteste n’avoir jamais connu d’âmeplus humble, elle va à la Cour comme d’autres vont au martyre.

Et cependant le Christ lui a certainement prescrit de créer cetordre du Verbe Incarné; Il lui en a tracé le plan, stipulé lesrègles, décrit le costume, expliqué les symboles, avérant que larobe blanche de ses filles honorera celle qui lui fut imposée, pardérision chez Hérode, que leur manteau rouge rappellera celui donton l’affubla chez Pilate, que leur scapulaire et leur ceinturecouleur de pourpre raviveront la mémoire du bois et des cordesteints de son sang. — Et Dieu semble s’être moqué d’elle!

Il lui a formellement assuré qu’après de pénibles épreuves sessemailles donneraient une abondante moisson de nonnes; Il lui aexpressément affirmé qu’elle serait une soeur de sainte Térèse etde sainte Claire; elles-mêmes sont venues, par leur présence,entériner ces engagements, et lorsque rien ne fonctionne, lorsquerien ne marche, lorsqu’à bout de forces, elle éclate en sanglots,le Sauveur lui répond tranquillement qu’elle se taise, qu’ellepatiente.

Et elle vit, en attendant, dans un tohu-bohu de récriminationset de menaces. Le clergé la persécute, l’archevêque de Lyon, lecardinal de Richelieu, n’a qu’un but, empêcher l’éclosion de sesabbayes sur ses terres; ses moniales mêmes, qu’elle ne peutdiriger, puisqu’elle erre à la recherche d’un protecteur ou d’uneaide, se divisent et leur inobédience devient telle qu’il lui fautrevenir au plus vite et chasser, en pleurant, les soeurs discolesde ses cloîtres. Dès qu’elle édifie un mur de clôture, il se fend,et sa base vacille. En somme, la congrégation du Verbe Incarnénaquit rachitique et mourut naine. Elle s’est traînée dansl’indifférence générale, a langui jusqu’en 1790, année pendantlaquelle on l’inhuma. En 1811, un abbé Denis la ranime dans laCreuse, à Azérables et, depuis cette époque, elle vivote tant bienque mal, éparse en une quinzaine de maisons dont une partie émigréedans le nouveau Monde, au Texas.

Il n’y a pas à barguigner, nous sommes loin des puissantes sèvesqu’infusèrent aux troncs séculaires de leurs arbres, sainte Térèseet sainte Claire!

Sans compter, poursuivit Durtal, que Jeanne de Matel, qui n’estpas canonisée, comme ses deux soeurs, et dont le nom reste inconnuà la majeure partie des catholiques, devait également fonder unordre d’hommes; et jamais elle n’y parvint, et les tentativesessayées, à notre époque, par l’abbé Combalot, pour réaliser cedessein, ont, à leur tour, échoué!

A quoi cela tient-il? à ce qu’il y a trop de communautésdifférentes dans l’Eglise? mais, tous les jours, on en invente etelles grandissent! Est-ce à la pauvreté de ses monastères? maisl’indigence est la meilleure garantie de succès, car l’expériencedémontre que Dieu ne bénit que les cloîtres dans le dénuement etqu’il délaisse les autres! Est-ce donc l’austérité de la règle?mais elle était très douce; c’était celle de saint Augustin quiacquiert tous les accommodements, qui revêt, au besoin, toutes lesnuances. Les religieuses se levaient à cinq heures du matin; lerégime ne se confinait point dans les plats maigres et, en dehorsdu temps Pascal, il n’y avait qu’un jeûne par semaine, et encore cejeûne n’était-il obligatoire que pour les soeurs qui le pouvaientsupporter. Rien n’explique donc la persistance de cet échec.

Et Jeanne de Matel était une sainte douée d’une rare énergie etvraiment maniée par le Sauveur! elle est, dans ses oeuvres, unethéologienne éloquente et subtile, une mystique ardente etemportée, procédant par métaphores, par hyperboles, parcomparaisons matérielles, par interrogations passionnées, parapostrophes; elle dérive à la fois de saint Denys l’Aréopagitiqueet de sainte Madeleine de Pazzi; de saint Denys pour le fond, desainte Madeleine, pour la forme. Sans doute, en tant qu’écrivain,elle n’est pas inégalable et parfois la mendicité de son stylesecouru afflige, mais enfin, étant donné qu’elle vit au XVIIesiècle, elle n’est pas au moins une bredouilleuse de pâlesoraisons, ainsi que la plupart des prosateurs pieux de cetemps.

Puis il en est de ses ouvrages comme de ses fondations. Ilsdemeurent inédits, pour la plupart. Hello, qui les connut, ne suten extraire que le plus médiocre des centons; d’autres, tels que leprince Galitzin, que l’abbé Penaud, ont mieux exploré sesmanuscrits et imprimé de plus altières et de plus véhémentespages.

Et elle en a écrit de vraiment inspirées, cette abbesse!

Oui, mais cela n’empêche que je ne vois pas bien le livre que jepourrais oeuvrer sur elle, murmura Durtal. Non, malgré mon désird’être agréable à la chère Mme Bavoil, je n’ai nulle envied’entreprendre cette tâche.

Tout bien considéré, si je n’étais pas si réfractaire auxdéplacements, si j’avais le courage de retourner en Hollande, jetâcherais d’exalter en une affectueuse et en une déférente prose,l’adorable Lydwine qui est bien, de toutes les saintes, celle dontj’aimerais le mieux à propager l’histoire; mais pour tenter aumoins de reconstituer le milieu où elle vécut, il faudraits’installer dans la ville même qu’elle habita, à Schiedam.

Si Dieu me prête vie, j’exécuterai sans doute ce projet, mais iln’est pas, à l’heure actuelle, mûr; laissons donc cela — etpuisque, d’autre part, Jeannne de Matel ne m’obsède point, mieuxvaudrait peut-être alors m’occuper d’une autre moniale plusinconnue encore et dont l’existence est plus placidementsouffrante, moins vagabonde et mieux condensée, en tout cas, pluscaptivante.

Puis, l’on ne peut étudier maintenant la biographie de celle-làque dans l’in-octavo d’un anonyme dont les chapitres incohérents,délayés dans une langue qui poisse comme un mucilage d’huile de linet de cendre, interdiront à jamais de la connaître. Il y auraitdonc intérêt à la reprendre pour la faire lire.

Et, feuilletant ses papiers, il songeait à une Mère VanValckenissen, en religion Marie-Marguerite des Anges, fondatrice duprieuré des carmélites d’Oirschot, dans le Brabant Hollandais.

Cette religieuse naît, le 26 mai 1605, à Anvers, pendant lesguerres qui désolent la Flandre, au moment même où le princeMaurice de Nassau investit la ville. Dès qu’elle sait épeler, sesparents la mettent en pension dans un couvent de dominicaines,situé près de Bruxelles. Son père meurt; sa mère la retire de cecouvent, la confie aux ursulines blanches de Louvain et décède àson tour; elle reste orpheline à l’âge de quinze ans.

Son tuteur la déplace encore et la transfère chez les carmélitesde Malines; mais la lutte entre les Espagnols et les Flamands serapproche des territoires que traverse la Dyle, et l’on enlève, unefois de plus, Marie-Marguerite de son monastère pour l’envoyer chezles chanoinesses de Nivelles.

Toute son enfance est, en somme, un chassé-croisé decloîtres.

Elle se plaisait dans ces maisons, au Carmel surtout où elleendossait la haire et s’astreignait à la plus rigoureuse desdisciplines; et la voilà qui, au sortir de la stricte clôture,échoue en un plein milieu mondain. Ce chapitre de chanoinesses, quidevait la former à la vie mystique, était une de ces institutionsquarteronnes, ni tout à fait blanches, ni tout à fait noires, unemétisse issue d’une religion profane et d’un laïquat pieux. Cechapitre, exclusivement recruté parmi des femmes riches et nobleset dont l’abbesse, nommée par le Souverain, prenait le titre deprincesse de Nivelles, menait une existence frivole et dévote,étrange. Outre que ces demi-nonnes pouvaient se promener quand bonleur semblait, elles avaient le droit de vivre pendant un certaintemps dans leur famille et même de se marier, après avoir obtenu leconsentement de l’abbesse.

Le matin, celles qui voulaient bien résider dans l’abbbaye secouvraient d’un costume monastique pendant les offices, puis, cesexercices terminés, elles quittaient la livrée conventuelle,revêtaient les robes de gala, les ballons et les coques, lesvertugadins et les fraises à la mode dans ce temps-là, et elles serendaient au salon où affluaient les visites.

La pauvre Marie abomina la dissipation de cette vie qui ne luipermettait plus d’être seule avec son Dieu. Assourdie par cescaquetages, honteuse de s’accoutrer de toilettes qui l’offensent,réduite à s’échapper, avant le jour, déguisée en femme de chambre,pour aller prier dans une solitaire église, loin du bruit, ellefinit par languir de chagrin, se meurt de tristesse à Nivelles.

Sur ces entrefaites, Bernard de Montgaillard, abbé d’Orval, del’ordre de Cîteaux, vient dans cette ville. Elle court à lui, lesupplie de la sauver et, éclairé par une lumière toute divine, cemoine comprend qu’elle a été créée pour être une victimed’expiation, une réparatrice des injures infligées auSaint-Sacrement dans les églises; il la console et lui décèle savocation de carmélite.

Elle part pour Anvers, voit la mère Anne de Saint-Barthélémy,une sainte, qui, prévenue de son arrivée par une vision de sainteTérèse, l’admet dans le Carmel dont elle est lavicaire-prieure.

Alors les obstacles diaboliques surgissent. Revenue chez sontuteur, en attendant son internement dans le cloître, elle tombesubitement paralysée, perd en même temps, l’ouïe, la parole et lavue. Elle parvient néanmoins à se faire assez comprendre pourexiger qu’on l’emporte telle qu’elle est au couvent où on la déposeà moitié morte. Là elle s’affaisse aux pieds de la mère Anne qui labénit et la relève guérie. Le noviciat commence.

Malgré sa complexion délicate, elle pratique les jeûnes les plusfarouches, les flagellations les plus tumultueuses, se ceint lapoitrine de chaînes hérissées de pointes, se nourrit de rogatonsrecrachés sur les assiettes, boit, pour se désaltérer, l’eau desvaisselles, a si froid, un hiver, que ses jambes gèlent.

Son corps est une plaie mais son âme rayonne; elle vit en Dieuqui la comble de grâces, qui s’entretient doucement avec elle; saprobation se termine et de même qu’au moment où elle futpostulante, elle gît gravement malade. On hésite à l’accepter à laprofession et sainte Térèse intervient encore, ordonne à la prieurede la recevoir.

Elle prend l’habit, et la tentation de désespoir qui fut letourment de quelques Saints l’assiège; puis vient une ariditédésolante qui dure trois ans et elle tient bon, éprouve lesdouleurs de la substitution mystique, subit les plus pénibles, lesplus répugnantes des maladies pour sauver les âmes. Dieu consentenfin à interrompre la tâche pénitente de ses maux; Il lui accordede souffler et le Démon profite de cette accalmie pour entrer enscène.

Il lui apparaît sous des formes belliqueuses de monstres, cassetout, fuit, en s’effumant dans des buées puantes; pendant ce temps,un brave homme, Sylvestre Lindermans, veut fonder un Carmel dansune propriété qu’il possède à Oirschot, en Hollande. Commetoujours, lorsqu’il s’agit de planter un monastère, lestribulations abondent; le moment était mal choisi, d’ailleurs, pourexpédier des religieuses dans une ville hostile aux catholiques, autravers d’un pays encombré par les bandes en armes des protestants.Aussi, lorsque sa supérieure la désigne pour aller établir cenouveau prieuré, Marie-Marguerite la supplie-t-elle de la laisserprier dans son petit coin, en paix; mais Jésus s’en mêle et luiprescrit de partir. Elle obéit, se traîne, malade, à bout deforces, sur les routes, arrive enfin avec les soeurs qu’elleemmène, à Oirschot où elle organise tant bien que mal la clôturedans une maison qui n’a jamais été agencée pour servir decloître.

On la nomme vicaire-prieure et, aussitôt, elle se révèlemanieuse extraordinaire d’âmes. Dans la dure vie du Carmel qu’elleaggrave pour elle-même par d’atroces mortifications, elle restetolérante pour les autres et bien qu’elle puisse déjà murmurer,tant son pauvre corps la supplicie :  » Personne ne saura avant lejugement dernier ce que je souffre « , elle demeure gaie et prêche,en ces termes, l’allégresse à ses filles :  » C’est bon pour lesgens qui pèchent de s’attrister, mais nous, nous devons partagerdoublement la joie des anges puisque nous accomplissons comme euxla volonté de Notre-Seigneur et que de plus nous pâtissons pour sagloire, ce qu’ils ne peuvent faire. »

Elle est la directrice la plus indulgente et la plus délicate.De peur d’offenser, par une expression d’autorité, ses sujettes,jamais elle ne commande sous la forme impérative, ne dit jamais : « Faites telles choses « , mais bien :  » faisons telle chose « , et,chaque fois qu’au réfectoire, elle se voit obligée de punir unenonne, elle va aussitôt baiser les pieds des autres et les suppliede la souffleter pour l’humilier.

Mais c’eût été trop beau si, avec la troupe angélique qu’ellepréside, elle pouvait vivre en repos, de la vie intérieure ets’ensevelir, tranquille, en Dieu. Le curé d’Oirschot l’exècre et,sans qu’on sache pourquoi, il la diffame par toute la ville. De soncôté, le Démon revient à la charge; dans un vacarme qui ébranle lesmurs et secoue les toits, il jaillit sous la figure d’un Ethiopiende haute taille, souffle les lumières, essaie d’étrangler lesmoniales. La plupart sont à moitié mortes de peur et cependant leCiel leur concède, en compensation de leurs peines, le réconfortd’incessants miracles.

Elles peuvent vérifier par elles-mêmes l’authenticité desincroyables histoires qu’elles lurent, pendant les repas, dans lesvies des Saints. Leur mère a le don de la bilocation, se montre enplusieurs endroits, en même temps, trace partout où elle passe unsillon délicieux d’odeurs, guérit les malades d’un signe de croix,sent, fait lever, comme un chien de chasse, le gibier dissimulé desfautes, lit dans les âmes.

Et ses filles l’adorent, pleurent de lui voir mener une vie quin’est plus qu’un long tourment; elle est atteinte, à la suite desgrands froids, de rhumatismes aigus, car si la règle de sainteTérèse, qui ne permet d’allumer du feu que dans les cuisines, esttolérable en Espagne, elle est vraiment meurtrière dans le climatglacé des Flandres.

En somme, récapitulait Durtal, cette existence n’est pasjusqu’ici bien différente de celle que d’autres cloistrièresconnurent; mais voici qu’aux approches de la mort, la singulièrebeauté de cette âme va s’affirmer, d’une façon si particulière, endes souhaits si spéciaux, qu’elle s’atteste unique dans lesménologes.

Son état de santé s’est aggravé; aux rhumatismes qui laparalysent, s’adjoignent des douleurs d’estomac et des tranchéesque rien n’apaise. La sciatique se greffe à son tour sur cesramifications de maux et la maladie si fréquente dans lesreclusages de l’austère observance, l’hydropisie, s’annonce.

Les jambes enflent, refusent de la porter, et elle se tuméfie,immobile, sur un grabat. Les infirmières qui la soignent découvrentalors un secret qu’elle a toujours, par esprit d’humilité, caché;elles s’aperçoivent que ses mains sont percées de trous roses,entourés d’un halo bleuâtre et que ses pieds, également forés, seplacent d’eux-mêmes, si on ne les retient pas, dans la positionqu’occupèrent ceux de Jésus sur la croix. Elle finit par avouer,que, depuis bien des années, le Christ l’a marquée des stigmates dela Passion et elle confesse que ces plaies la brûlent, jours etnuits, ainsi que des fers rouges.

Et ses douleurs empirent encore. Se sentant cette fois mourir,elle s’inquiète des impitoyables mortifications qu’elle s’infligeaet, avec une naïveté vraiment touchante, elle demande pardon à sonpauvre corps d’avoir exténué ses forces, de l’avoir peut-êtreempêché de la sorte de vivre plus longtemps pour souffrir.

Et elle répète la plus étrangement adorante, la plus follementéperdue des prières que jamais une sainte ait adressée à Dieu.

Elle a tant aimé le Saint-Sacrement, elle a tant voulu réparer àses pieds, les outrages que lui font subir les péchés de l’homme,qu’elle défaille, en pensant qu’après sa mort, elle ne pourra plus,avec ce qui subsistera d’elle, le prier encore.

L’idée que son cadavre pourrira inutile, que les dernièrespelletées de sa triste chair disparaîtront sans avoir servi àhonorer le Sauveur, la désole et c’est alors qu’elle le supplie delui permettre de se dissoudre, de se liquéfier en une huile quipourra se consumer, devant le tabernacle, dans la lampe dusanctuaire.

Et Jésus lui accorde ce privilège exorbitant, tel qu’il n’en estpoint dans les annales des vies de Saints; aussi, au momentd’expirer, exige-t-elle de ses filles que sa dépouille qui doitêtre exposée, selon l’usage, dans la chapelle ne sera pas enterréeavant plusieurs semaines.

Ici les pièces authentiques abondent; les enquêtes les plusminutieuses ont eu lieu; les rapports des médecins sont si précisque nous constatons, jour par jour, l’état du corps, jusqu’à cequ’il tourne en huile et puisse remplir les flacons dont onversait, suivant son désir, une cuillerée chaque matin, dans laveilleuse pendue près de l’autel.

Quand elle mourut — elle avait alors plus de 52 ans dont 33passés dans la vie religieuse et 14 dans le prieuré d’Oirschot —son visage se transfigura et malgré le froid d’un hiver si rude quel’on put franchir l’Escaut en voiture, le corps se conserva soupleet flexible, mais il gonfla. Les chirurgiensl’examinèrent etl’ouvrirent devant témoins. Ils s’attendaient à trouver le ventrebondé d’eau, mais il s’en échappa à peine la valeur d’unedemi-pinte et le cadavre ne désenfla point.

Cette autopsie révéla l’incompréhensible découverte, dans lavésicule du fiel, de trois clous, à têtes noires, anguleuses,polies, d’une matière inconnue; deux pesaient le poids d’undemi-écu d’or de France moins sept grains et le troisième, quiavait la grosseur d’une noix muscade, pesait cinq grains deplus.

Puis les praticiens bourrèrent d’étoupes trempées dans del’absinthe les intestins et recousirent le tout avec une aiguilleet du fil. Et avant et pendant et après ces opérations, nonseulement la morte ne dégagea aucune odeur de putréfaction, maisencore elle continua à embaumer, comme de son vivant, une senteurinanalysable, exquise.

Près de trois semaines s’écoulent; et des cloches se forment etcrèvent, en rendant, du sang et de l’eau; puis l’épiderme se tigrede taches jaunes, le suintement cesse et alors l’huile sort,blanche, limpide, parfumée, puis se fonce et devient peu à peucouleur d’ambre. On put la répartir en plus de cent fioles, d’unecontenance de deux onces chaque, dont plusieurs sont encore gardéesdans les Carmels de la Belgique, avant que d’inhumer ses restes quine se décomposèrent point, mais prirent la teinte mordorée d’unedatte.

Il y aurait vraiment un livre à tisser avec la vie de cetteadmirable femme, ruminait Durtal. Puis quelle gerbe demerveilleuses moniales l’entourent! ces couvents d’Anvers, deMalines, d’Oirschot, foisonnent de célicoles. Sous Charles-Quint,l’ordre des carmélites, dans les Flandres, renouvelle les prodigesmystiques que les dominicaines accomplirent quatre sièclesauparavant, au Moyen Age, dans le monastère d’Unterlinden, àColmar.

Ces femmes-là, elles vous transportent et elles vousdésarçonnent! Quelle robustesse d’âme avait-elle donc, cetteMarie-Marguerite, de quelle grâce fut-elle donc soutenue pour avoirainsi pu éliminer les démences naturelles de ses sens, pour avoirsi vaillamment, si gaiement enduré les plus accablants desmaux!

Enfin, voyons, dois-je m’atteler à l’histoire de cetteVénérable? — oui, mais alors, il siérait de se procurer le volumede Joseph de Loignac, son premier biographe, la notice du Solitairede Marlaigne, la brochure de Mgr de Ram, la relation de Papebroch;il importerait surtout d’avoir sous les yeux la traduction, due auCarmel de Louvain, de ce manuscrit flamand qui fut rédigé du vivantmême de la mère, par ses filles. Où déterrer cela? en tout cas, lesrecherches seront longues. Remisons donc ce dessein qui n’est pasviable.

Au fond, ce que je devrais faire, je le sais bien; je devraismettre au point cet article sur le tableau de l’Angelico du Louvreque je m’étais engagé à livrer, il y a au moins quatre mois, à laRevue qui me le réclame, chaque matin, par lettre. C’est honteux,depuis que j’ai quitté Paris, je ne travaille plus et pourtant jesuis sans excuses, car cette besogne m’intéresse puisqu’elle mefournit l’occasion d’étudier le système raisonné de la symboliquedes tons, au Moyen Age.

Les Primitifs et les oraisons colorées de leurs oeuvres! Quelrêve! seulement il ne s’agit pas pour l’instant de méditer sur cesujet, mais bien d’aller chercher l’abbé Plomb et voilà encore letemps qui se gâte; décidément, je n’ai pas de chance.

Et, en traversant la place, il repartait dans ses songeries,repris par la hantise des cathédrales, se disant devant les flèchesde Chartres : dans l’immense famille du Gothique, quelles variétés,aucune église qui se ressemble!

Et les tours et les clochers de celles qu’il connaissait,s’étendaient devant lui, ainsi que sur ces plans où, sanss’inquiéter des distances, les monuments s’accumulent, se pressent,tous sur le même point, pour se mieux montrer.

C’est vrai, pensait-il, les tours changent avec les basiliques.Examinons celles de Notre-Dame de Paris, elles sont mastoques etsombres, presque éléphantes; fendues dans presque toute leurlongueur, de pénibles baies, elles se hissent avec lenteur etpesamment, s’arrêtent; elles paraissent accablées par le poids despéchés, retenues par le vice de la ville au sol; l’effort de leurascension se sent et la tristesse vient à contempler ces massescaptives que navre encore la couleur désolée des abat-son. A Reims,au contraire, elles s’ouvrent du haut en bas, en des chas effilésd’aiguilles, en de longues et minces ogives dont le vide se branched’une énorme arête de poisson ou d’un gigantesque peigne à doublesdents. Elles s’élancent aériennes, se filigranent; et le ciel,entre dans ces rainures, court dans ces meneaux, se glisse dans cesentailles, se joue dans les interminables lancettes, en lanièresbleues, se concentre, s’irradie dans les petits trèfles creux quiles surmontent. Ces tours sont puissantes et elles sont expansives,énormes, et elles sont légères. Autant celles de Paris sontimmobiles et muettes, autant celles de Reims parlent ets’animent.

A Laon, elles sont surtout bizarres. Avec leurs colonnettes,tantôt en avance et tantôt en recul, elles ont l’air d’étagèressuperposées à la hâte et dont la dernière se termine par une simpleplateforme au-dessous de laquelle, meuglent, en se penchant, desboeufs.

Les deux tours d’Amiens, bâties, chacune, à des époquesdifférentes comme celles des cathédrales de Rouen et de Bourges, neconcordent pas entre elles. De hauteur inégale, elles boîtent dansle ciel; une autre vraiment splendide dans son isolement que faitencore valoir la médiocrité des deux clochers récemment construitsde chaque côté de la façade de l’église, c’est la tour normande deSaint-Ouen dont le sommet est armorié d’une couronne. Elle est lapatricienne des tours dont beaucoup conservent des allures depaysannes, avec leurs têtes nues et leurs coiffes amincies,affûtées presque en biseau de sifflet, ainsi que celle de la tourSaint-Romain, à Rouen, ou leurs bonnets pointus de rustres, telsqu’en porte l’église Saint-Bénigne, à Dijon, ou leur vague parasol,semblable à celui sous lequel s’abrite la cathdrale Lyonnaise deSaint-Jean.

Mais, quand même, la tour, sans le clocher qui l’effile, ne seprojette pas dans le firmament. Elle s’élève toujours lourdement,halète en chemin et, exténuée, s’endort. Elle est, un bras sansmain, un poignet sans paume et sans doigts, un moignon; elle estaussi un crayon non taillé, rond du bout, qui ne peut inscrire dansl’au-delà les oraisons de la terre; elle reste en somme à jamaisinactive.

Il faut arriver aux clochers, aux flèches de pierre pour trouverle véritable symbole des prières jaculatoires perçant les nues,atteignant, comme une cible, le coeur même du Père.

Et dans la famille de ces sagittaires, quelle diversité! pas uneflèche qui soit pareille!

Les unes ont leur base prise dans un collier de tourelles, dansle cercle d’un diadème à lames droites de Roi-Mage, par desclochetons; tel le clocher de Senlis. D’autres gardent des enfantsnés à leur image, de tout petits clochers qui les entourent; et lesuns, sont couverts de verrues, de cabochons, d’ampoules; les autresse creusent en écumoires, en tamis, se trouent de trèfles et dequatre feuilles, paraissent frappés à l’emporte-pièce; ceux-ci sontmunis d’aspérités, ont des mordants de râpe, se cavent de coches ouse hérissent de pointes; ceux-là sont imbriqués d’écailles, de mêmeque des poissons, — le vieux clocher de Chartres, par exemple —d’autres enfin, tel que celui de Caudebec, arborent la forme dutrirègne romain, de la couronne à trois étages du Pape.

Avec ce contour presque imposé et dont ils s’éloignent à peine,avec ce modèle de la pyramide ou de la poivrière, de la chausse àfiltrer ou de l’éteignoir, les architectes gothiques inventent lescombinaisons les plus ingénieuses, muent à l’infini leursoeuvres.

Et de quel mystère d’origine, elles s’enveloppent, lesbasiliques! La plupart des artistes qui les bâtirent sont inconnus;l’âge même de ces pierres est à peine sûr, car elles sont, enmajeure partie, façonnées par l’alluvion des temps.

Presque toutes chevauchent sur deux, sur trois, sur quatreespaces de cent ans chaque. Elles s’étendent, du commencement duXIIIe siècle jusqu’aux premières années du XVIe.

Et cela se comprend, si l’on y réfléchit.

On l’a justement remarqué, le XIIIe siècle a été la grande èredes cathédrales. C’est lui qui les a presque toutes enfantées;puis, une fois créées, il y eut pour elles un arrêt de croissancede près de deux cents ans.

Le XIVe siècle fut, en effet, agité par d’affreux troubles. Ildébute par les ignobles démêlés de Philippe le Bel et du Pape; ilallume le bûcher des Templiers, rissole, dans le Languedoc, lesBégards et les Fraticelles, les lépreux et les Juifs, s’affaissedans le sang avec les désastres de Crécy et de Poitiers, les excèsfurieux des Jacques et des Maillotins, les brigandages desTard-venus, finit par se relever en divaguant et il se reflètealors dans la folie sans guérison d’un Roi.

Et il s’achève, ainsi qu’il a préludé, se tord dans desconvulsions religieuses atroces. Les tiares de Rome et d’Avignons’entrechoquent et l’Eglise, qui subsiste seule debout sur cesdécombres, vacille à son tour, car le grand Schisme de l’Occidentl’ébranle.

Le XVe siècle apparaît affolé, dès sa naissance. Il semble quela démence de Charles VI se propage; c’est l’invasion anglaise, lepillage de la France, les luttes enragées des Bourguignons et desArmagnacs, les épidémies et les famines, la débâcle d’Azincourt,Charles VII, Jeanne d’Arc, la délivrance, le pays réconforté parl’énergique médication du roi Louis XI.

Tous ces événements entravèrent les travaux en chantier descathédrales.

Le XIVe siècle, en somme, se borne à continuer les édificescommencés pendant le siècle précédent. Il faut attendre la fin duXVe, ce moment où la France respira, pour voir l’architectures’essorer encore.

Ajoutons que de fréquents incendies consumèrent, à diversesreprises, des parties entières de basiliques et qu’il fallut lesreconstruire; d’autres, comme Beauvais, s’écroulèrent et l’on dutles réédifier à nouveau ou, faute d’argent, se borner à lesconsolider et à boucher leurs trous.

A part quelques unes, telles que Saint-Ouen, de Rouen, qui estun des rares exemples d’une église presque entièrement bâtiependant le XIVe siècle, sauf ses tours de l’ouest et sa façade quisont toutes modernes, et Notre-Dame de Reims dont la structureparaît avoir été établie sans trop d’interruption sur le planinitial d’Hugues Libergier ou de Robert de Coucy, aucune de noscathédrales n’a été érigée en son entier, suivant le tracé del’architecte qui les conçut et aucune n’est depuis lors demeuréeintacte.

La plupart assument donc les efforts combinés des générationspieuses, mais on peut attester cette invraisemblable vérité :jusqu’à la venue de la Renaissance, le génie des constructeurs quise succédèrent reste égal; s’ils firent des modifications au plande leur devancier, ils surent y introduire des trouvaillespersonnelles, exquises, sans en offenser l’ensemble. Ils entèrentleur génie sur celui de leurs premiers maîtres; il y eut unerelique perpétuée d’un concept admirable, un souffle continu del’Esprit-Saint. Il fallut l’époque interlope, l’art fourbe et badindu Paganisme, pour éteindre cette pure flamme, pour anéantir lalumineuse candeur de ce Moyen Age où Dieu vécut familièrement, chezlui, dans les âmes, pour substituer à un art tout divin un artpurement terrestre.

Dès que la Luxure de la Renaissance s’annonça, le Paraclets’enfuit, le péché mortel de la pierre put s’étaler à l’aise. Ilcontamina les édifices qu’il acheva, souilla les églises dont ilviola la pureté des formes; ce fut, avec le libertinage de lastatuaire et de la peinture, le grand stupre des basiliques.

Cette fois l’Orante fut bien morte; tout croula. CetteRenaissance, tant vantée à la suite de Michelet par les historiens,elle est la fin de l’âme mystique, la fin de la théologiemonumentale, la mort de l’art religieux, de tout le grand art enFrance!

Ah çà, où suis-je? se dit tout à coup Durtal, avisant les ruesmal pavées qui conduisent de la place de la cathédrale dans le basde la ville.

Il s’aperçut qu’il avait, en rêvant, dépassé la maison oùhabitait l’abbé.

Il remonta sur ses pas, s’arrêta devant une vieille bâtisse etsonna. Un guichet de cuivre s’ouvrit puis se refrma et, dans unglissement écrasé de savates, une bonne entrebâilla le battant dela porte et Durtal, rejoint par l’abbé Plomb aux aguets, entra dansune pièce encombrée de statues; il y en avait partout, sur unecheminée, sur une commode, sur un guéridon, sur une table.

— Ne faites pas attention à elles, dit l’abbé; ne les regardezpas; je ne suis pour rien dans le choix de ce honteux marché; jesubis, malgré moi, l’affront de ce bazar; ce sont des cadeaux depénitentes!

Durtal rit, effaré quand même, par les extraordinaireséchantillons de l’idéal catholique qui remplissaient cettepièce.

Tout y était : les cadres noirs guillochés de cuivre enfermantdes gravures de Vierges de Bouguereau et de Signol, l’Ecce Homo duGuide, des Pieta, des saintes Philomène — puis la collection de lastatuaire polychrôme, des Marie peintes avec le vert glacé desangéliques et les roses acidulés des bonbons anglais; des Madonesconsidérant d’un oeil béat, leurs pieds et écartant des mains d’oùpartaient en lames d’éventail, des rayons jaunes; une Jeanne d’Arcaccroupie telle qu’une poule sur son oeuf, levant au ciel lesbilles blanches de ses yeux, pressant contre sa gorge cuirassée deplâtre un étendard, et des saints Antoine de Padoue, frais etléchés, tirés à quatre épingles; des saints Joseph pas assezcharpentiers et trop peu saints; des saintes Madeleine pleurant despilules d’argent; toute une cohue de déicoles, de qualité fine,appartenant à cette catégorie dite  » article de Munich  » dans lesmagasins de la rue Madame.

— Ah! Monsieur l’abbé, elles sont singulièrement redoutables vosdonatrices; — mais ne pourriez-vous pas, par mégarde, innocemment,laisser, chaque jour, tomber par terre, quelques-uns de cescadres…

Le prêtre eut un geste désespéré.

— Elles m’en apporteraient d’autres! cria-t-il — mais, voyons,si vous le voulez bien, nous allons filer tout de suite, car j’aipeur d’être relancé ici, si je m’attarde.

Et tout en marchant, comme ils parlaient de la cathédrale,Durtal s’exclama :

— N’est-il pas monstrueux que, dans la plénitude de cettebasilique de Chartres, l’on ne puisse écouter un peu de véritableplain-chant; j’en suis réduit à ne fréquenter le sanctuaire quependant les heures sans offices, les heures vides, et je suisobligé surtout de ne pas assister à la grand’messe du dimanche,tant l’indécente musique qu’on y tolère m’indigne! Il n’y a doncpas moyen d’obtenir qu’on expulse l’organiste, qu’on balaie lemaître de chapelle et les professeurs de chant de la maîtrise,qu’on refoule chez les liquoristes les voix de rogomme des groschantres? Ah! ces flons flons gazeux qui pétillent dans les flûtesen cristal des gosses et ces refrains de foire qui s’éructent dansles hoquets de lampes qu’on remonte, dans les renvois bruyants desbasses! quelle ignominie, quelle honte! comment l’évêque, commentle curé, comment les chanoines n’interdisent-ils pas des attentatspareils?

Je sais bien que Monseigneur est vieux et malade, mais ceschanoines! — ils ont l’air si fatigué, il est vrai… quand je lesregarde psalmodier l’office dans leurs stalles, je me demande s’ilssavent où ils sont et ce qu’ils font; ils me paraissent toujoursavoir un peu perdu connaissance…

— Le grand vent de la Beauce souffle des léthargies, dit l’abbéen riant — mais permettez-moi de vous affirmer que si la cathédraleméprise le chant grégorien, ici même, à Chartres, au petitséminaire, à l’église Notre-Dame de la Brèche, dans le couvent dessoeurs de Saint-Paul, on le chante d’après la méthode de Solesmes,de sorte que vous pourriez alterner entre cette église et ceschapelles et la cathédrale.

— Sans doute, mais n’est-ce pas effrayant de penser que le goûtde caraïbe de quelques braillards et de quelques vétérans puisseainsi poursuivre d’injures musicales, la Vierge? — ah! voici lapluie qui recommence, reprit, après un silence, Durtal, avecdépit.

— Eh bien, nous sommes arrivés, nous allons nous abriter dansNOtre-Dame et nous inspecterons, à l’aise, son intérieur.

Ils furent s’agenouiller devant la Vierge noire du Pilier, puisils s’assirent dans la solitude du vaisseau et, à mi-voix, l’abbédit :

— Je vous expliquai, l’autre jour, la symbolique de l’extérieurdes basiliques; voulez-vous que je vous mette maintenant, en deuxmots, au courant des allégories que contiennent les nefs?

Et voyant que Durtal acceptait d’un signe, le prêtre reprit:

— Vous ne l’ignorez pas, presque toutes nos cathédrales sontcruciformes; dans la primitive Eglise, il est vrai, vous trouverezun certain nombre de sanctuaires bâtis en rotonde et coiffés d’undôme; mais la plupart n’ont pas été construits par nos pères; cesont d’anciens temples du paganisme que les catholiques adaptèrenttant bien que mal à leur usage, ou imitèrent, en attendant que lestyle roman fût consacré!

Nous pourrions donc nous dispenser d’y chercher un sens spécialliturgique, puisque cette forme n’a pas été créée par deschrétiens; et cependant, dans son Rational, Durand de Mende prétendque cette rondeur d’édifice signifie l’extension de l’Eglise partout le cercle de l’univers; d’autres ajoutent que le dôme est lediadème du Roi crucifié et que les petites coupoles, qui souventl’entourent, sont les têtes énormes des clous. Mais laissons cesexplications que je crois fournies après coup et occupons-nous dela croix que dessinent ici, comme dans les autres cathédrales, letransept et la nef.

Notons, en passant, que, dans quelques églises, telle quel’abbatiale de Cluny, l’intérieur, au lieu d’esquisser une croixlatine, copia, dans son plan, la croix de Lorraine, en adjoignantdeux petits croisillons, au-dessus des bras. Et voyez cet ensemble,murmura l’abbé en embrassant d’un geste tout le dedans de labasilique chartraine.

Jésus est mort; son crâne est l’autel, ses bras étendus sont lesdeux allées du transept; ses mains percées sont les portes; sesjambes sont cette nef où nous sommes et ses pieds troués sont leporche par lequel nous venons d’entrer. Regardez maintenant ladéviation systématique de l’axe de cette église; elle imitel’attitude du corps affaissé sur le bois du supplice, et danscertaines cathédrales, telles que celle de Reims, l’exiguïté,l’étranglement du sanctuaire et du choeur par rapoort à la nef,simule d’autant mieux le chef et le cou de l’homme tombés surl’épaule, après qu’il a rendu l’âme.

Cette inflexion des églises, elle est presque partout, ici, àSaint-Ouen et à la cathédrale de Rouen, à Saint-Jean de Poitiers, àTours, à Reims; parfois même, mais cette observation serait àprouver, l’architecte substitue à la dépouille du Sauveur, celle duMartyr sous le vocable duquel l’église est dédiée et alors on croitdiscerner dans l’axe tordu de Saint-Savin, par exemple, le tournantde la roue qui broya ce saint.

Mais tout cela vous est évidemment connu, voici qui l’estmoins.

Nous n’avons examiné jusqu’ici que l’image du Christ, immobile,mort, dans nos nefs; je vais vous entretenir actuellement d’un caspeu commun, d’une église reproduisant non plus le contour ducadavre divin, mais bien la figure de son corps encore vivant,d’une église douée d’une apparence de motilité, qui essaie debouger avec Jésus sur la croix.

Il paraît, en effet, acquis que certains architectes voulurentfeindre, dans la structure des temples qu’ils édifièrent, lesconditions d’un organisme humain, singer le mouvement de l’être quise penche, animer, en un mot, la pierre.

Cette tentative eut lieu à l’église abbatiale dePreuilly-sur-Claise, en Touraine. Le plan couché et lesphotogravures de cette basilique illustrent un intéressant volumeque je vous prêterai et dont l’auteur, l’abbé Picardat, est le curémême de cette église. Vous pourrez alors aisément reconnaître quel’attitude de ce sanctuaire est celle d’un corps qui se tend debiais, qui s’éploie tout d’un côté et s’incline.

Et ce corps remue avec le déplacement voulu de l’axe dont lacourbe commence dès la première travée, va, en se développant, autravers des nefs du choeur, de l’abside, jusqu’au chevet danslequel elle se fond, s’appropriant ainsi l’aspect ballant d’unetête.

Mieux qu’à Chartres, qu’à Reims, qu’à Rouen, l’humble bâtissequ’érigèrent des Bénédictins dont les noms sont ignorés,portraiture, avec le serpentement de ses lignes, la fuite de sescolonnes, l’obliquité de ses voûtes, l’allégorique figure deNotre-Seigneur sur sa croix. Mais dans toutes les autres églises,les architectes ont mimé, en quelque sorte, la rigiditécadavérique, le chef infléchi par le trépas, tandis qu’à Preuilly,les moines ont fixé cet inoubliable moment qui s’écoule dansl’Evangile de saint Jean entre le  » Sitio  » et le  » Consummatumest.  »

La vieille église Tourangelle est donc l’effigie de Jésuscrucifié, mais vivant encore.

Pour en revenir maintenant à nos moutons, considérons lesorganes internes de nos temples, marquons au passage, que lalongueur d’une cathédrale promulgue la longanimité de l’Eglise dansses revers; sa largeur, la charité qui dilate les âmes; sa hauteur,l’espoir de la récompense future, et arrêtons-nous aux détails.

Le choeur et le sanctuaire symbolisent le ciel, tandis que lanef est l’emblème de la terre et, comme l’on ne peut franchir lepas qui sépare ces deux mondes que par la croix, l’on avait jadisl’habitude, hélas! perdue, de placer en haut de l’arcade grandiosequi réunit la nef au choeur, un immense crucifix; de là, le nomd’arcade triomphale attribuée à la gigantesque baie qui s’ouvredevant l’autel; notons aussi qu’il existe une grille ou unebalustrade limitant chacune des deux zones; saint Grégoire deNazianze y voit la ligne tracée entre ces deux parties, celle deDieu et celle de l’homme.

Voici, d’autre part, une interprétation différente de Richard deSaint-Victor, sur le sanctuaire, le choeur et la nef. Ilsstipulent, selon lui, le premier : les Vierges, le second, les âmeschastes et la troisième,les Epoux. Quant à l’autel ou cancel, ainsique l’intitulent les vieux liturgistes, il est le Christ même, lelieu où repose sa tête, la table de la Cène, le gibet sur lequel ilversa son sang, le sépulcre qui renferma son corps; et il est aussil’Eglise spirituelle et ses quatre coins sont les quatre coins del’univers qu’elle doit régir.

Or, derrière cet autel, s’étend l’abside dont la forme est celled’un hémicycle, dans la plupart des cathdrales, hormis, pour enciter trois, à Poitiers, à Laon, et à Notre-Dame du Fort à Etampes,où, de même que dans les anciennes basiliques civiles, le mur sedresse rectiligne, descend droit, sans dessiner cette sorte dedemi-lune, dont le sens est une des plus belles trouvailles dusymbolisme.

Ce fond semi-circulaire, cette conque absidale, avec seschapelles nimbant le choeur, est, en effet, le calque de lacouronne d’épines cernant le chef du christ. Sauf dans lessanctuaires entièrement dédiés à notre Mère, ici, à Notre-Dame deParis, dans quelques autres cathédrales encore, l’une de ceschapelles, celle du milieu et la plus grande, est vouée à la Viergepour témoigner, par cette place même qu’elle occupe tout au bout del’église,que Marie est le dernier refuge des pécheurs.

Et elle est encore personnellement manifestée par la sacristied’où le prêtre, qui est le suppléant du Christ, sort, après s’êtrehabillé des ornements sacerdotaux, ainsi que Jésus sortit du seinde sa Mère, après s’être couvert du vêtement de chair.

Il faut constamment le répéter, toute partie d’église, toutobjet matériel servant au culte est la traduction d’une véritéthéologique. Dans l’architecture scripturale tout est souvenir,tout est écho et reflet et tout se tient.

Aussi, cet autel, image de Notre-Seigneur, est-il paré de lingesblancs pour rappeler le linceul dans lequel Joseph d’Arimathieenveloppa son corps — et ces linges doivent être tissés avec lesfils purs du chanvre ou du lin. Le calice pris, d’après des textescités par le Spicilège de Solesmes, tantôt comme une expression desplendeur, tantôt comme un signe d’ignominie, peut-être, suivant lathéorie la plus admise, accepté ainsi qu’un pseudonyme du tombeaudivin; et alors la patène devient la pierre qui le ferma, tandisque le corporal est le suaire même.

Quand je vous aurai encore dit, ajouta l’abbé, que, selon saintNil, les colonnes signifient les dogmes divins et suivant Durand deMende les Evêques et les Docteurs; que les chapiteaux sont lesparoles de l’Ecriture; que le pavé de l’Eglise est le fondement dela Foi et l’humilité; que l’ambon et que le jubé, presque partoutdétruit, sont la chaire évangélique, la montagne sur laquelleprêche le Christ; que les sept lampes allumées devant leSaint-Sacrement sont les sept dons de l’Esprit; que les degré del’autel sont ceux de la Perfection; quand je vous aurai montré queles deux choeurs alternés des chantres personnifient, les uns, lesanges, les autres, les Justes, réunis pour encenser avec leurs voixla gloire du Très-Haut, je vous aurai à peu près soumis le sensgénéral et détaillé des intérieurs des cathédrales et,spécialement, de celui de Chartres.

Maintenant, observez ici une particularité qui se reproduit dansla basilique du Mans, les bas-côtés de cette nef où nous sommessont uniques, alors qu’ils se doublent autour du choeur…

Mais Durtal ne l’écoutait plus; loin de toute cette exégèsemonumentale, il admirait, sans même chercher à l’analyser,l’étonnante église.

Dans le mystère de son ombre brouillée par la fumée des pluies,elle montait, de plus en plus claire, à mesure qu’elle s’élevaitdans le ciel blanc de ses nefs, s’exhaussant comme l’âme quis’épure dans une ascension de clarté, lorsqu’elle gravit les voiesde la vie mystique.

Les colonnes accotées filaient en de minces faisceaux, en defines gerbes, si frêles qu’on s’attendait à les voir plier, aumoindre souffle; et ce n’était qu’à des hauteurs vertigineuses queces tige se courbaient, se rejoignaient lancées d’un bout de lacathédrale à l’autre, au-dessus du vide, se greffaient, confondantleur sève, finissant par s’épanouir ainsi qu’en une corbeille dansles fleurs dédorées des clefs de voûte.

Cette basilique, elle était le suprême effort de la matièrecherchant à s’alléger, rejetant, tel qu’un lest, le poids aminci deses murs, les remplaçant par une substance moins pesante et pluslucide, substituant à l’opacité de ses pierres l’épiderme diaphanedes vitres.

Elle se spiritualisait, se faisait toute âme, toute prière,lorsqu’elle s’élançait vers le Seigneur pour le rejoindre; légèreet gracile, presque impondérable, elle était l’expression la plusmagnifique de la beauté qui s’évade de sa gangue terrestre, de labeauté qui se séraphise. Elle était grêle et pâle comme ces Viergesde Roger Van der Weyden qui sont si filiformes, si fluettes,qu’elles s’envoleraient si elles n’étaient en quelque sorteretenues ici-bas par le poids de leurs brocarts et de leurstraînes. C’était la même conception mystique d’un corps fuselé,tout en longueur, et d’une âme ardente qui, ne pouvant sedébarrasser complètement de ce corps, tentait de l’épurer, en leréduisant, en l’amenuisant, en le rendant presque fluide.

Elle stupéfiait avec l’essor éperdu de ses voûtes et la follesplendeur de ses vitres. Le temps était couvert et cependant touteune fournaise de pierreries brûlait dans les lames des ogives, dansles sphères embrasées des roses.

Là-haut, dans l’espace, tels que des salamandres, des êtreshumains, avec des visages en ignition et des robes en braisesvivaient dans un firmament de feu; mais ces incendies étaientcirconscrits, limités par un cadre incombustible de verres plusfoncés qui refoulait la joie jeune et claire des flammes, par cetteespèce de mélancolie, par cette apparence de côté plus sérieux etplus âgé que dégagent les couleurs sombres. L’hallali des rouges,la sécurité limpide des blancs, l’alleluia répété des jaunes, lagloire virginale des bleus, tout le foyer trépidant des verrièress’éteignait quand il s’approchait de cette bordure teinte avec desrouilles de fer, des roux de sauces, des violets rudes de grès, desverts de bouteille, des bruns d’amadou, des noirs de fuligine, desgris de cendre.

Et, ainsi qu’à Bourges dont la vitrerie est de la même époque,l’influence de l’Orient était visible dans les panneaux deChartres. Outre que les personnages avaient l’aspect hiératique, latournure somptueuse et barbare des figures de l’Asie, les cadres,par leur dessin, par l’agencement de leurs tons, évoquaient lesouvenir des tapis persans qui avaient certainement fourni desmodèles aux peintres, car l’on sait par le  » Livre des Métiers « qu’au XIIIe siècle, l’on fabriquait en France, à Paris même, destapis imités de ceux qui furent amenés du Levant par lesCroisés.

Mais, en dehors même des sujets et des cadres, les couleurs deces tableaux n’étaient, pour ainsi dire, que des foulesaccessoires, que des servantes destinées à faire valoir une autrecouleur, le bleu, un bleu splendide, inouï, de saphir rutilant,extra lucide, un bleu clair et aigu qui étincelait partout,scintillant comme en des verres remués de kaléïdoscope, dans lesverrières, dans les rosaces des transepts, dans les fenêtres duporche royal où s’allumait sous des grilles de fer noir, la flammeazurée des soufres.

En somme, avec la teinte de ses pierres et de ses vitres,Notre-Dame de Chartres était une blonde aux yeux bleus. Elle sepersonnifiait en une sorte de fée pâle, en une Vierge mince etlongue, aux grands yeux d’azur ouverts dans les paupières en clartéde ses roses; Elle était la Mère d’un Christ du Nord, d’un Christde Primitif des Flandres, trônant dans l’outremer d’un ciel etentourée ainsi que d’un rappel touchant des Croisades, de ces tapisorientaux de verre.

Et ils étaient, ces tapis diaphanes, des bouquets fleurant lesantal et le poivre, embaumant les subtiles épices des Rois Mages;ils étaient une floraison parfumée de nuances cueillie, au prix detant de sang! dans les prés de la Palestine, et que l’Occident, quiles rapporta, offrait à la Madone, sous le froid climat deChartres, en souvenir de ces pays du soleil où Elle vécut et où sonFils voulut naître.

— Où trouver pour notre Mère un plus grandiose écrin, une plussublime châsse? dit l’abbé, en désignant, d’un geste, la nef.

Cette exclamation tira Durtal de ses réflexions et il écouta leprêtre qui poursuivit :

— Si, par la largeur de son vaisseau, cette cathédrale estunique, elle n’atteint pas cependant, malgré son altitudeprodigieuse, les hauteurs démesurées de Bourges, d’Amiens, deBeauvais surtout, dont la voûte plane à quarante-huit mètresau-dessus du sol. Il est vrai que celle-là voulut tout tenter pourdépasser ses soeurs.

Projetée d’un bond, en l’air, dans les abîmes, elle vacilla ets’abattit. Vous connaissez les parties qui survivent à l’éroulementde cette folle église?

— Oui, Monsieur l’abbé; ce sanctuaire et cette abside, étroits,resserrés, avec leurs colonnes qui se touchent et l’éclairage quis’irise, en bulles de savon, dans des murs tout en verres, vousdésemparent et vous étourdissent dès qu’on y entre. On y ressent jene sais quelle inquiétude, une espèce de mauvaise attente et detrouble; la vérité c’est qu’elle n’est, ni bien portante, ni saine;elle ne vit qu’à force d’expédients et d’étais; elle tâche d’êtredéliée et ne l’est point; elle s’étire sans parvenir à se filiser;elle a, comment dirai-je? de gros os. Rappelez-vous ses piliers quisont pareils aux troncs lisses et charnus des hêtres et qui ontaussi l’arête et le coupant des joncs. Quelle différence avec cescordes de harpe qui sont l’ossature aérienne de Chartres! — Non,malgré tout, Beauvais est, ainsi que Reims, ainsi que Paris, unecathédrale grasse. Elle n’a pas la maigreur distinguée, l’éternelleadolescence de formes, tout ce côté patricien d’Amiens et surtoutde Chartres!

Puis, n’êtes-vous pas frappé, Monsieur l’abbé, de ce permanentemprunt que le génie de l’homme fit à la nature lorsqu’ilconstruisit des basiliques. Il est presque certain que l’allée desforêts servit de point de départ aux rues mystiques de nos nefs.Voyez aussi les piliers. Je vous citais tout à l’heure ceux deBeauvais qui tiennent du hêtre et du jonc; souvenez-vous maintenantdes colonnes de Laon; celles-là ont des noeuds tout le long deleurs tiges et elles imitent, à s’y méprendre, les renflementsespacés des bambous; voyez encore la flore murale des chapiteaux etenfin ces clefs de voûte auxquelles aboutissent les longuesnervures des arcs. Ici, c’est le règne animal qui paraît avoirinspiré les architectes. Ne dirait-on pas, en effet, d’unefabuleuse araignée dont la clef est le corps et dont les côtes quirampent sous les voûtes sont les pattes? l’image est siressemblante qu’elle s’impose. Mais alors, quelle merveille quecette arachnide géante dont le corps, ciselé tel qu’un bijou etglacé d’or, a sans doute tissé la toile en feu des trois roses!

— Tiens, j’ai omis de vous faire remarquer, dit l’abbé,lorsqu’ils furent sortis de l’église et qu’ils cheminèrent par lesrues, le chiffre qui est écrit partout à Chartres. Il est identiqueà celui de Paray-le-Monial. Ici encore, tout marche par trois. Nousavons trois nefs, trois entrées munies, chacune, de trois portes.Comptez les piliers de la nef, vous en avez deux fois trois, dechaque côté. Les ailes du transept ont également, chacune, troistravées et trois piliers; les fenêtres sont triples aussi sous letrio des roses. Vous le voyez, elle est imprégnée du souvenir de laTrinité, Notre-Dame!

— Elle est aussi le grand répertoire peint et sculpté du MoyenAge.

— Et elle est encore, de même que les autres cathédralesgothiques, le recueil le plus complet, le plus certain qui soit dusymnolisme, car, en somme, les allégories que nous croyonsdéchiffrer dans les églises romanes sont souvent apprêtées etdouteuses — et cela se conçoit. le Roman est un converti, un païenfait moine. Il n’est pas né catholique, ainsi que le style ogival;il ne l’est devenu que par le baptême que lui conféra l’Eglise. LeChristianisme l’a découvert dans la basilique romaine et il l’autilisé, en l’arrangeant; son origine est donc païenne et dès lorsce n’est qu’en grandissant qu’il a pu apprendre la langue etexprimer la forme de nos emblèmes.

— Mais pourtant, en son ensemble, il représente selon moi unsymbole, car il est la figure lapidifiée de l’Ancien Testament,l’image de la contrition et de la crainte.

— Et plus encore, celle de la paix de l’âme, répliqua l’abbé.Croyez-moi, pour bien comprendre ce style, il faut remonter à sasource, aux premiers temps du monachisme dont il est la parfaiteexpression, nous reporter, par conséquent, aux Pères de l’Eglise,aux moines du désert.

Or quel est le caractère très spécial de la mystique del’Orient? c’est le calme dans la foi, l’amour brûlant sur lui-même,la dilection sans éclat, ardente mais enfermée, mais interne.

Vous ne percevrez pas, en effet, dans les livres des solitairesde l’Egypte, les véhémences d’une Madeleine de Pazzi et d’uneCatherine de Sienne, les cris passionnés d’une sainte Angèle. —Rien de cela; pas d’exclamations amoureuses, pas de trépidations,pas de plaintes. Ils envisageaient le Rédempteur moins comme lavictime sur laquelle on pleure que comme le médiateur, l’ami, legrand frère. Il était pour eux surtout, selon le mot d’Origène, « le pont jeté entre nous et le Père « .

Transportées d’Afrique en Europe, ces tendances se conservèrent;les premiers moines de l’Occident suivirent l’exemple de leursdevanciers et ils assortirent ou édifièrent des églises à leurressemblance.

Qu’il y ait de la pénitence, de la coulpe, de la peur sous cesvoûtes obscures, sous ces lourds piliers, dans cette forteresse oùl’élu s’enferme pour résister aux assauts du monde, cela est sûr —mais cette mystique romane nous suggère aussi l’idée d’une foisolide, d’une patience virile, d’une piété robuste, telle que sesmurs.

S’il n’a pas les flamboyantes extases de la mystique gothiquequi s’extériorise dans toutes les fusées de ses pierres, le Romanvit au moins, concentré sur lui-même, en une ferveur recueillie,couvant au plus profond de l’âme. Il se résume dans cette phrase desaint Isaac :  » In mansuetudine et in tranquillitate, simplificaanimam tuam.  »

— Avouez, Monsieur l’abbé, que vous avez un faible pour cestyle.

— Peut-être, en ce sens, qu’il est moins agité, plus humble,moins féminin et plus claustral que le Gothique.

En somme, fit le prêtre qui, étant arrivé devant la porte de samaison, serra la main de Durtal, en somme, il est le symbole de lavie intérieure, l’image de l’existence monastique; il est, en unmot, la véritable architecture du cloître.

A la condition pourtant, qu’il ne soit pas semblable à celui deNotre-Dame de Poitiers, dont l’intérieur est bariolé de teintespuériles et de tons farouches, car alors, au lieu d’une impressionde regret ou de calme, il suscite la pensée de l’allégresseenfantine d’un vieux sauvage tombé en enfance et qui rit parcequ’on a ravivé ses tatouages et qu’on lui a recrépi, avec descouleurs crues, le derme.

Chapitre 7

 

Combien elle peut contenir de fidèles, la cathédrale? Près de18000, répondit l’abbé Plomb. Mais il est inutile de vous assurer,n’est-ce-pas, qu’elle n’est jamais pleine; que même pendant lestemps de pèlerinages, les foules immenses du Moyen Age nel’emplissent plus. Ah! Chartres, n’est pas précisément ce qu’onappelle une ville pieuse.

— Elle est sinon hostile à la religion, au moins fortindifférente, fit l’abbé Gévresin.

— Le Chartrain est cupide, apathique et salace, répliqua l’abbéPlomb; cupide surtout, car la passion du lucre est ici, sous desdehors inertes, féroce. Vraiment, par expérience, je plains lejeune prêtre que l’on envoie, pour ses débuts, évangéliser laBeauce.

Il arrive, plein d’illusions, rêvant aux conquêtes d’unapostolat, si désireux de se dévouer! — et il s’affaisse dans lesilence et le vide. Si encore on le persécutait, il se sentiraitvivre; mais on l’accueille par un sourire et non par une injure, cequi est pis; et promptement il se rend compte de l’inanité de sesdémarches, du néant de ses efforts et il se décourage!

Ici, le clergé est, on peut le dire, excellent; composé desaints prêtres, mais presque tous végètent, engourdis parl’inaction; ils ne lisent, ni ne travaillent, s’ankylosent, semeurent d’ennui dans cette province.

— Pas vous! s’exclama, en riant, Durtal; car vous avez del’ouvrage; ne m’avez-vous pas raconté que vous cultiviez plusspécialement les âmes des belles dames qui daignent s’intéresserencore à Notre-Seigneur, dans cette ville?

— Vous avez la plaisanterie féroce, riposta l’abbé. Croyez bienque si j’avais des servantes et des filles du peuple à gérer, je neme plaindrais pas, car il y a des qualités et des vertus, il y a duressort dans les âmes simples, mais dans la petite bourgeoisie etle monde riche! — vous ne pouvez vous imaginer ce que sont cesfemmes. Du moment qu’elles assistent à la messe, le dimanche etfont leurs Pâques, elles pensent que tout leur est permis; et, dèslors, leur sérieuse préoccupation est moins d’offenser le Christque de le désarmer par de basses ruses. Elles médisent, lèsentgrièvement le prochain, lui refusent toute pitié et toute aide etelles s’en excusent ainsi que de fautes sans conséquence; maismanger gras, un vendredi! c’est autre chose; elles sont convaincuesque le péché qui ne se remet point est celui-là. Pour elles, leSaint-Esprit, c’est le ventre; en conséquence, il s’agit debiaiser, de louvoyer autour de ce péché, de ne jamais le commettre,tout en le frôlant et en ne se privant point. Aussi quelleéloquence elles déploient pour me rassurer sur le caractèrepénitent de la poule d’eau!

Pendant le carême elles sont toutes possédées par la rage dedonner des dîners et elles s’ingénient à servir aux invités unmaigre qui en soit, tout en ayant l’air de n’en être pas; et cesont d’interminables discussions sur la sarcelle, sur la macreuse,sur les volatiles à sang froid. C’est un zoologiste et non unprêtre qu’elles devraient aller consulter pour ces cas-là!

Quant à la Semaine Sainte, c’est encore une autre antienne; àl’obsession de la volaille nautique succède le prurit de lacharlotte russe. Peut-on, sans blesser Dieu, savourer unecharlotte? Il y a bien des oeufs dedans, mais si battus, simortifiés que ce plat se révèle presque ascétique; et lesexplications culinaires débordent, le confessionnal tourne àl’office, le prêtre devient un maître-queux.

Pour ce qui regarde le vice même de la gourmandise, elles s’enreconnaissent à peine coupables. Est-ce vrai, mon cherconfrère?

L’abbé Gévresin approuva d’un signe. Certes, dit-il, ce sont desâmes creuses, et qui plus est, imperméables.

Elles sont bouchées à toute idée généreuse, considèrent lesrelations qu’elles entretiennent avec le Rédempteur, commeconvenables pour leur rang, comme de bon ton; mais elles necherchent nullement à entrer dans son intimité, se bornent, depropos délibéré, à des visites de politesse.

— Les visites que l’on rend, le jour de l’an, au parent âgé!s’écria Durtal.

— Non, à Pâques, rectifia Mme Bavoil.

— Et, parmi ces pénitentes, reprit l’abbé Plomb, il y al’affligeante variété de l’épouse du député qui vote mal et répondaux objurgations de sa femme : moi! mais je suis, au fond, pluschrétien que toi!

Invariablement, à chaque séance, elle recommence l’histoire desvertus privées du mari et déplore la conduite de l’homme public; ettoujours cette narration, qui n’en finit point, aboutit à deséloges qu’elle se décerne, presque à une demande d’excuses qu’elleattend de nous, pour tout le tintouin que lui cause l’Eglise!

L’abbé Gévresin sourit et dit :

— Quand j’étais attaché à Paris à l’une des paroisses de la rivegauche dans laquelle est situé un grand magasin de nouveautés, j’aifréquenté un singulier genre de femmes. Les jours surtout où cemagasin annonçait des expositions de blanc ou écoulait des soldes,c’était à la sacristie une affluence de dames en toilettes.

Ces femmes-là habitaient de l’autre côté de l’eau; elles étaientvenues, dans le quartier, pour effectuer des achats et, ayant sansdoute trouvé les rayons qu’elles parcouraient trop pleins, ellesvoulaient attendre que la foule qui les emplissait fût partie, poury choisir plus à l’aise leurs emplettes; alors, ne sachant plus àquoi s’occuper, elles se réfugiaient dans l’église et, là, lebesoin de parler les tenaillant, elles requéraient, pour l’apaiser,le prêtre de garde, bavardaient au confessionnal comme dans unsalon, tuaient ainsi le temps.

— Ne pouvant, de même que les hommes, aller au café, elles vontà l’église, dit Durtal.

— A moins, fit Mme Bavoil, qu’elles ne veuillent surtout confierà un ecclésiastique inconnu des fautes qu’il serait pénibled’avouer à leur confesseur.

— Enfin, s’exclama Durtal, voilà un point de vue neuf,l’influence des grands magasins sur le tribunal de lapénitence!

— Et celle des gares, ajouta l’abbé Gévresin.

— Comment, des gares?

— Mais oui, les églises situées près des débarcadères ont uneclientèle spéciale de voyageuses. — C’est là que l’observation quela chère Mme Bavoil vient de faire, se vérifie. — Beaucoup defemmes de province, qui reçoivent à dîner chez elles le curé deleur pays, n’osent lui raconter leurs adultères parce qu’il luiserait trop facile de deviner le nom de l’amant, et que lasituation de ce prêtre, vivant dans l’intimité de la maison, seraitgênante; alors elles profitent de leur passage à Paris ou ydébarquent sous un prétexte quelconque pour s’ouvrir à un autreabbé qui ne les connaît point. En règle générale, lorsqu’une femmeparle de son curé en de mauvais termes, lorsqu’elle débute, auconfessionnal, par vous dire qu’il est inintelligent, sanséducation, inapte à comprendre et à guider les âmes, vous pouvezêtre sûr que l’aveu du péché contre le VIe commandement estproche.

— C’est égal, il en a de l’aplomb, le monde qui vivote autour dubon Dieu! s’écria Mme Bavoil.

— Ce sont de malheureux êtres qui opèrent une cote mal tailléede leurs devoirs et de leurs vices. Mais laissons cela et vaquons àdes choses plus pressantes. Avez-vous apporté, ainsi que vous nousl’avez promis, votre article sur l’Angelico? Lisez-le.

Durtal tira de sa poche son manuscrit qu’il avait achevé etqu’il devait expédier, le soir même, à Paris.

Il s’assit sur l’un des fauteuils de paille, au milieu de lachambre de l’abbé Gévresin où ils étaient réunis, et commença :

LE COURONNEMENT DE LA VIERGE

de fra Angelico, au Louvre

 » L’ordonnance de ce tableau évoque l’attitude de ces arbres deJessé dont les branches, soutenant sur chacun de leurs rameaux, unefigure humaine, s’évasent et se déploient, s’ouvrant, tels que deslames d’éventails, de chaque côté du trône en haut duquels’épanouit, sur une tige isolée, la radieuse fleur d’uneVierge.

Dans le  » Couronnement de la Vierge  » de Fra Angelico, c’est, àdroite et à gauche de la touffe séparée où le Christ, assis sous lapierre ciselée d’un dais, dépose la couronne qu’il tient de sesdeux mains sur la tête inclinée de sa Mère, tout un espalierd’apôtres, de saints et de patriarches montant, en une ramure denseet serrée, du bas du panneau, finissant par éclater, de chaque côtédu cadre, en une extrême floraison d’anges qui se détachent sur lebleu du ciel, avec leurs chefs ensoleillés de nimbes.

La disposition de ces personnages est ainsi conçue :

A gauche, — au bas du trône, sous le dais de style gothique,prient agenouillés : l’évêque saint Nicolas de Myre, mitré etétreignant sa crosse à la hampe de laquelle pend, comme un drapeaureplié, le manipule; le roi saint Louis, à la couronnefleurdelysée; les moines saint Antoine, saint Benoît, saintFrançois, saint Thomas qui montre un livre ouvert sur lequel sontécrits les premiers versets du Te Deum; saint Dominique un lys à lamain, saint Augustin une plume; puis, en remontant, les apôtressaint Marc, saint Jean, portant leurs évangiles; saint Barthélémyexhibant le coutelas qui servit à l’écorcher; saint Pierre, saintAndré, saint Jean-Baptiste; puis, en remontant encore, lapatriarche Moïse; — enfin, la théorie pressée des Anges, sedécoupant sur l’azur du firmament, les têtes ceintes d’une auréoled’or.

A droite, — en bas, vue de dos, à côté d’un moine qui estpeut-être saint Bernard, Marie-Madeleine à genoux près d’un vased’aromates, dans une robe d’un rouge vermillon; puis derrière elle,sainte Cécile, couronnée de roses; sainte Claire ou sainteCatherine de Sienne, coiffée d’un béguin bleu semé d’étoiles;sainte Catherine d’Alexandrie, appuyée sur la roue de son supplice;sainte Agnès caressant un agneau couché dans ses bras; sainteUrsule dardant une flèche, d’autres dont les noms sont inconnus;toutes saintes, faisant vis-à-vis à l’évêque, au roi, auxreligieux, aux fondateurs d’ordres; puis s’élevant le long desdegrés du trône, saint Etienne avec la palme verte des martyrs;saint Laurent avec son gril; saint Georges couvert d’une cuirasseet coiffé d’un casque; saint Pierre le Dominicain, reconnaissable àson crâne fendu; puis, en s’exhaussant encore, saint Matthieu,saint Philippe, saint Jacques le Majeur, saint Jude, saint Paul,saint Mathias, le roi David; — enfin, en face des Anges de gauche,un groupe d’Anges dont les faces, cernées de ronds d’or, s’enlèventsur l’horizon d’un outremer pur.

Malgré les sévices des réparations qu’il endura, ce panneau,gravé et gaufré d’or, resplendit avec la claire fraîcheur de sapeinture au blanc d’oeuf.

En son ensemble, il figure un escalier de la vue, si l’on peutdire, un escalier circulaire à double rampe, aux marches d’un bleumagnifique, tapissées d’or.

La première, à gauche, en bas, est simulée par l’azur du manteaude saint Louis, puis d’autres grimpent, feintes par un coin entrevud’étoffe, par la robe de saint Jean et, plus haut encore, avant qued’atteindre la nappe en lazulis du firmament, par la robe dupremier des Anges.

La première, à droite, en bas, par la mante de sainte Cécile,d’autres par le corsage de sainte Agnès, les draperies de saintEtienne, la tunique d’un prophète, plus haut encore, avant qued’arriver à la lisière en lapis du ciel, par la robe du premier desAnges.

Le bleu qui domine dans le tableau est donc construitrégulièrement, en échelons, espacé en vis-à-vis, presque de la mêmemanière, de chaque côté du trône. Et cet azur épandu sur descostumes dont les plis sont à peine accusés par des blancs estd’une sérénité extraordinaire, d’une candeur inouïe. C’est lui qui,avec le secours des ors dont les lueurs cerclent les têtes, courentou se tortillent sur les bures noires des moines, en Y sur la robede saint Thomas; en soleil ou plutôt en chrysanthèmes chevelus surles frocs de saint Antoine et de saint Benoît; en étoiles sur lacoiffe de sainte Claire; en broderies ajourées, en lettres formantdes noms, en plaques de gorgerins sur les vêtements des autressaintes; c’est lui qui donne l’âme colorée de l’oeuvre. Tout en basde la scène, un coup de rouge magnifique, celui de la robe deMadeleine, qui se répercute dans la couleur de flamme de l’un desdegrés du trône, reprend çà et là, atténué sur des bouts perdusd’étoffe ou se dissimule, étouffé sous des ramages d’or, comme dansla chape de saint Augustin, aide, ainsi qu’un tremplin, pourenlever le merveilleux accord.

Les autres couleurs ne semblent plus jouer là que le rôle denécessaires remplissages, d’indispensables étais. Elles sont,d’ailleurs, pour la plupart, d’une vulgarité, d’une laideur quidéconcertent. Voyez les verts : ils vont de la chicorée cuite àl’olive, pour aboutir à l’horreur absolue dans deux des marches dutrône qui barrent la toile de deux traînées d’épinards tombés dansdu macadam. Le seul vert qui soit supportable est celui du manteaude sainte Agnès, un vert parmesan très nourri de jaune queravitaille encore, sur sa doublure aperçue, le voisinagecomplaisant d’un orange.

Voyez, d’autre part, ce bleu que l’Angelico manie sisomptueusement dans les teintes célestes; s’il le fonce, il devientaussitôt moins ample et presque terne; exemple : celui qui colorele béguin de sainte Claire.

Et il se révèle plus lourd encore sur les joues des Saints. Ilest, en quelque sorte, glacé, de même qu’une croûte de pâtisserie;il a le ton d’un sirop de framboise noyé dans de la pâte àl’oeuf.

Et ce sont là, en somme, les seules couleurs dont l’Angelico sesert : un bleu de ciel magnifique et un bleu vil, un blancquelconque, un rouge éclatant, des roses mornes, un vert clair, desverts foncés et des ors. Ni jaune clair d’immortelles, ni paillelumineuse, tout au plus un jaune lourd et sans reflets pour lescheveux des saintes; aucun orange vraiment franc, aucun violetfaible ou valide, sinon dans une doublure clandestine de mante etdans la robe à peine visible d’un saint, coupé par le liseré ducadre; aucun brun qui ne se cache. Sa palette est, on le voit,restreinte.

Et elle est symbolique, si l’on y songe : il a fait certainementpour ses tons, ce qu’il a fait pour toute l’ordonnance de sonoeuvre. Son tableau est l’hymne de la chasteté et il a échelonné,autour du groupe formé par Notre Seigneur et sa Mère, les Saintsqui avaient le mieux concentré cette vertu sur la terre : saintJean-Baptiste qu’étêta la trémoussante impureté d’une Hérodiade;saint Georges qui sauva une vierge de l’emblématique dragon; desSaintes telles que sainte Agnès, sainte Claire, sainte Ursule; deschefs d’ordres, tels que saint Benoît et saint François; un roi telque saint Louis; un évêque tel que saint Nicolas de Myre quiempêcha la prostitution de trois jeunes filles qu’un père affamévoulait vendre. Tout jusqu’aux plus petits détails, depuis lesattributs des personnages jusqu’aux marches du trône dont le nombrecorrespond aux neuf choeurs des anges, est symbolique, dans cetteoeuvre.

Il est, par conséquent, permis de croire qu’il a choisi lescouleurs pour les allégories qu’elles expriment.

Le blanc, symbole de l’Être supérieur, de la Vérité absolue,employé par l’Eglise dans ses ornements pour la fête de NotreSeigneur et de la Vierge, parce qu’il annonce la bonté, lavirginité, la charité, la splendeur, la sagesse divine lorsqu’il semagnifie dans l’éclat pur de l’argent.

Le bleu, parce qu’il rend la chasteté, l’innocence, lacandeur.

Le rouge, couleur de la robe de saint Jean, comme le bleu est lacouleur de la robe de Marie, dans les oeuvres des Primitifs, lerouge, parure des offices du Saint-Esprit et de la Passion, parcequ’il traduit la charité, la souffrance et l’amour.

Le rose, l’amour de l’éternelle sapience, et aussi, d’aprèssainte Mechtilde, la douleur et le tourment du Christ.

Le vert, dont la liturgie use dans les temps de pèlerinage etqui semble la couleur préférée de la sainte Bénédictine luidécernant le sens de fraîcheur d’âme et de sève perpétuelle; levert qui, dans l’herméneutique des tons, indique l’espoir de lacréature régénérée, le souhait du dernier repos, qui est aussi lamarque de l’humilité, selon l’anonyme anglais du XIIIe siècle, dela contemplation d’après Durand de Mende.

Par contre, l’Angelico s’est volontairement abstenu d’utiliserles nuances qui désignent les qualités des vices, sauf, bienentendu, celles adoptées pour les costumes des ordres monastiquesqui en dénaturent complètement le sens.

Le noir, teinte de l’erreur et du néant, seing de la mort, dansl’Eglise, image, suivant la soeur Emmerich, des dons profanés etperdus.

Le brun, qui, d’après la même soeur, est synonyme d’agitation,d’aridité, de sécheresse, de négligences; le brun, qui composé denoir et de rouge, de fumée obscurcissant le feu divin, estsatanique.

Le gris, la cendre de la pénitence, le symptôme destribulations, selon l’Evêque de Mende, le signe du demi-deuil,substitué naguère au violet dans le rite Parisien, pendant le tempsdu Carême; mariage du blanc et du noir, des vertus et des vices,des joies et des peines; miroir de l’âme, ni bonne, ni mauvaise, del’être médiocre, de l’être tiède que Dieu vomit; le gris ne serelevant que par l’adjonction d’un peu de pureté, d’un peu de bleu,pouvant, alors qu’il se mue en un gris perle, devenir une nuancepieuse, un pas vers le ciel, un acheminement dans les premièresvoies de la Mystique.

Le jaune, considéré par la soeur Emmerich comme l’indice de laparesse, de l’horreur de la souffrance, et qui, souvent assigné, auMoyen Age, à Judas, est le stigmate de la trahison et del’envie.

L’orangé, qui se signale ainsi que la révélation de l’amourdivin, l’union de l’homme à Dieu, en mélangeant le sang de l’Amouraux tons peccamineux du jaune, mais qui peut être pris dans uneplus mauvaise acception, dans un sens de mensonge, d’angoisse,manifester, lorsqu’il tourne au roux, les défaites de l’âmesurmenée par ses fautes, la haine de l’amour, le mépris de lagrâce, la fin de tout.

La feuille morte, qui témoigne de la dégradation morale, de lamort spirituelle, de l’espoir du vert à jamais perdu.

Enfin, le violet, que l’Eglise revêt pour les dimanches d’Aventet de Carême et pour les offices de pénitence. Il fut la couleur dudrap mortuaire des rois de France; il nota, pendant le Moyen Age,le deuil et il demeure à jamais la triste livrée desexorcistes.

Ce qui est moins explicable, par exemple, c’est le choix limitédes types de visages qu’il préféra; car ici, le symbole estinutile. Voyez, en effet, ses hommes. Les Patriarches, aux têtesbarbues n’ont point ces chairs d’hosties presque lucides ou ces osperçant le parchemin d’un épiderme sec et diaphane, comme cettefleur de lunelle, connue sous le nom de monnaie du Pape; tous ontdes physionomies régulières et aimables; tous sont gens sanguins etbien portants, attentifs et pieux; ses moines ont, eux aussi, laface pleine et les joues roses; aucun de ses saints n’a l’allured’un Père du Désert, accablé par les jeûnes, la maigreur épuiséed’un ascète; tous ont des traits vaguement semblables, unecorpulence similaire et des teints pareils. Ils figurent sur cetableau une placide colonie de très braves gens.

Ils apparaissent ainsi, du moins au premier coup d’oeil.

Et les femmes sont toutes également de la même famille; ellessont des soeurs aux ressemblances plus ou moins fidèles; toutessont blondes et fraîches, avec des yeux couleur de tabac clair, despaupières pesantes, des visages ronds; toutes forment un cortège detypes un peu gnan-gnan à cette Vierge au nez long, au crâned’oiselle, agenouillée aux pieds du Christ.

Il y a en somme, pour tous ces personnages, à peine quatre typesqui diffèrent, si nous tenons compte de l’âge plus ou moins avancéde chacun d’eux, des modifications imposées par la coiffure, par leport de la barbe ou la rasure, des poses de profil ou de face quiles distinguent.

Les seuls qui ne soient pas d’ensemble presque uniforme, ce sontles Anges aux adolescences asexuées, toutes charmantes. Ils sontd’une incomparable pureté, d’une candeur plus qu’humaine, avecleurs robes bleues, roses, vertes, fleuretées d’or, leurs cheveuxblonds ou roux, tout à la fois aériens et lourds, leurs yeuxchastes et baissés, leurs chairs blanches telles que des moellesd’arbres. Graves et ravis, ils jouent de l’angélique et du théorbe,de la viole d’amour et du rebec, chantent l’éternelle gloire de laTrès Sainte Mère.

En résumé, au point de vue des types, ainsi qu’au point de vuedes couleurs, les choix de l’Angelico sont réduits.

Mais alors, malgré la troupe exquise des Anges, ce tableau estmonotone et banal, cette oeuvre si vantée est surfaite?

Non, car ce  » Couronnement de la Vierge  » est un chef-d’oeuvreet il est encore supérieur à tout ce que l’enthousiasme en voulutdire; et, en effet, il dépasse toute peinture, parcourt des régionsoù jamais les mystiques du pinceau n’ont pénétré.

Là, ce n’est plus un travail manuel même souverain, ce n’estplus un ouvrage spirituel, vraiment religieux, ainsi que Roger Vander Weyden et Quentin Metsys en firent; c’est autre chose. Avecl’Angelico, un inconnu entre en scène, l’âme d’un mystique arrivé àla vie contemplative et l’effusant, ainsi qu’en un pur miroir, surune toile.

C’est l’âme d’un extraordinaire moine, d’un saint que nousvoyons dans cette glace colorée où elle s’épand sur des créaturespeintes. Et cette âme, on peut juger de son degré d’avancement dansles voies de la Perfection, par l’oeuvre qui la répercute.

Ses Anges, ses Saints, il les mène jusqu’à la vie Unitive,jusqu’au suprême degré de la Mystique. Là, les douleurs des lentesascensions ne sont plus; c’est la plénitude des joies tranquilles,la paix de l’homme divinisé; l’Angelico est le peintre de l’âmeimmergée en Dieu, le peintre de ses propres aîtres.

Et il fallait un moine pour tenter cette peinture. Certes, lesMetsys, les Memling, les Thierry Bouts, les Gérard David, les RogerVan der Weyden, étaient d’honnêtes et de pieuses gens. Ilsimprégnèrent leurs panneaux d’un reflet céleste; eux aussi,réverbérèrent leur âme dans les figures qu’ils peignirent, maiss’ils les marquèrent d’une étampe prodigieuse d’art, ils ne purentque leur donner l’apparence d’une âme débutant dans l’ascèsechrétienne; ils ne purent représenter que des gens demeurés commeeux dans les premières pièces de ces châteaux de l’âme dont parlesainte Térèse et non dans la salle au centre de laquelle se tient,en rayonnant, le Christ.

Ils étaient, suivant moi, plus observateurs et plus profonds,plus savants et plus habiles, plus peintres même que l’Angelico,mais ils étaient préoccupés de leur labeur, vivaient dans le monde,ne pouvaient bien souvent s’empêcher de donner à leurs Vierges desallures d’élégantes dames, étaient obsédés par des souvenirs de laterre, ne s’enlevaient pas hors de leur existence coutumière entravaillant, restaient, en un mot, des hommes. Ils ont étéadmirables, ils ont exprimé les instances d’une ardente Foi, maisils n’avaient pas reçu cette culture spéciale qui ne se pratiqueque dans le silence et la paix du cloître. Aussi, n’ont-ils pufranchir le seuil du domaine séraphique où vaguait ce naïf quin’ouvrait ses yeux fermés par la prière que pour peindre, ce moinequi n’avait jamais regardé au dehors, qui n’avait jamais vu qu’enlui.

Ce que l’on sait de sa vie justifie d’ailleurs cette peinture.Il était un humble et tendre religieux qui faisait oraison avant detoucher à ses pinceaux et ne pouvait dessiner une crucifixion, sansfondre en larmes.

Au travers du voile de ses pleurs, sa vision s’angélisait,s’effusait dans les clartés de l’extase et il créait des êtres quin’avaient plus que l’apparence humaine, l’écorce terrestre de nosformes, des êtres dont les âmes volaient déjà loin de leurs cagescharnelles. Scrutez son tableau et voyez comme l’incompréhensiblemiracle de cet état d’âme qui surgit, s’opère.

Les types des Apôtres, des Saints sont, nous l’avons dit,quelconques. Eh bien, fixez le visage de ces hommes et discernezcombien, au fond, ils aperçoivent peu la scène à laquelle ilsassistent; quelle que soit l’attitude que leur attribue le peintre,tous sont recueillis en eux-mêmes et contemplent la scène, non avecles yeux de leurs corps mais avec les yeux de leurs âmes. Tousexaminent en eux-mêmes; Jésus les habite, et ils le considèrentmieux dans leur for intérieur que sur ce trône.

Et il en est de même des Saintes. J’ai avancé qu’elles avaientl’air insignifiant et c’est vrai; mais ce que leurs traits, à ellesaussi, se transforment et s’effacent sous l’épreinte divine! ellesvivent noyées d’adoration, s’élancent, immobiles, vers le célesteEpoux. Une seule, demeure mal dégagée de sa gaine matérielle,sainte Catherine d’Alexandrie qui, avec ses yeux pâmés, sesprunelles d’eau saumâtre, n’est ni simple ni candide, ainsi que sesautres soeurs; celle-là voit encore la forme hominale du Christ,celle-là est encore femme; elle est, si l’on peut dire, le péché decette oeuvre!

Mais tous ces gradins spirituels, enrobés dans des figuresd’êtres, ne sont, en somme, que l’accessoire de ce tableau. Ilssont placés là, dans l’auguste assomption des ors et la chasteascension des bleus, pour mener par un escalier de pures joies aupalier sublime où se dresse le groupe du Sauveur et de laVierge.

Alors, devant la Mère et le Fils, l’artiste exalté déborde. Oncroirait que le Seigneur qui s’infond en lui le transporte au delàdes sens, tant l’amour et la chasteté sont personnifiés dans sonpanneau, au-dessus de tous les moyens d’expression dont disposel’homme.

Rien, en effet, ne saurait exprimer la prévenance respectueuse,la diligente affection, le filial et le paternel amour de ce Christqui sourit, en couronnant sa Mère; et, Elle, est plus incomparableencore. Ici, les vocables de l’adulation défaillent; l’invisibleapparaît sous les espèces des couleurs et des lignes. Un sentimentde déférence infinie, d’adoration intense et pourtant discrète,sourd et s’épand de cette Vierge qui croise les bras sur sapoitrine, tend une petite tête de colombe, aux yeux baissés, au nezun peu long, sous un voile. Elle ressemble à l’Apôtre saint Jeanplacé derrière Elle, paraît être sa fille et Elle confond, car dece doux et fin visage qui, chez tout autre peintre, ne serait quecharmant et futile, émane une candeur unique. Elle n’est même plusen chairs; l’étoffe qui la vêt s’enfle doucement au souffle dufluide qu’elle modèle; Marie vit dans un corps volatilisé,glorieux.

On conçoit certains détails de l’abbesse d’Agréda qui la déclareexempte des souillures infligées aux femmes; l’on comprend saintThomas avérant que sa beauté clarifiait, au lieu de les troubler,les sens.

Elle est sans âge; ce n’est pas une femme et ce n’est déjà plusune enfant. Et l’on ne sait même si Elle est une adolescente, àpeine nubile, une fillette, tant elle est sublimée, au-dessus del’humanité, hors le monde, exquise de pureté, à jamais chaste!

Elle demeure sans rapprochement possible dans la peinture. Lesautres Madones sont, en face d’Elle, vulgaires; elles sont, en toutcas, femmes; Elle seule est bien la blanche tige du blé divin, dufroment eucharistique; Elle seule est bien l’Immaculée, la  » ReginaVirginum  » des Litanies, et Elle est si jeune, si ingénue, que leFils semble couronner, avant même qu’Elle ne l’ait conçu, saMère!

Et c’est là vraiment qu’éclate le génie surhumain du doux moine.Il a peint comme d’autres ont parlé, sous l’inspiration de lagrâce; il a peint ce qu’il voyait en lui, de même que sainte Angèlede Foligno a raconté ce qu’elle entendait en elle. Ils étaient,l’un et l’autre, des mystiques fondus en Dieu; aussi la peinture del’Angelico est-elle une peinture du Saint-Esprit, blutée au traversd’un tamis épuré d’art.

Et si l’on y réfléchit, cette âme est plutôt celle d’une Sainteque celle d’un Saint; que l’on se reporte, en effet, à ses autrestableaux, à ceux, par exemple , où il voulut rendre la Passion duChrist; l’on ne se trouve plus en face des tumultueuses pages d’unMetsys ou d’un Gründwald; il n’a ni leur âpre virilité, ni leursombre énergie, ni leurs tragiques émois; lui, pleure, à la douleurdésespérée d’une femme. Il est une moniale d’art plus qu’un moine,et c’est de cette sensibilité toute amoureuse, plusparticulièrement réservée, dans l’état mystique aux femmes, qu’il asu tirer les touchantes oraisons de ses oeuvres et leurs tendresplaintes.

N’est-ce pas aussi de cette complexion spirituelle, si féminine,qu’il put également extraire, sous l’impulsion de l’Esprit,l’allégresse tout angélique, l’apothéose vraiment splendide deNotre Seigneur et de sa Mère, telle qu’il la peignit dans ce « Couronnement de la Vierge  » qui, après avoir été révéré, pendantdes siècles, dans l’église Saint Dominique de Fiesole, s’abrite,admiré maintenant dans la petite salle de l’Ecole Italienne, auLouvre.  »

Elle est très bien votre étude, fit l’abbé Plomb, mais cesprincipes d’un rituel coloré que vous discernâtes chez l’Angelico,peuvent-ils se vérifier aussi exactement chez les autrespeintres?

— Non, si nous définissons les couleurs telles que l’Angelicoles reçut de ses ancêtres monastiques, les enlumineurs de missels,et telles qu’il les appliqua dans leur acception la plus usitée etla plus stricte. Oui, si nous admettons la loi des oppositions, larègle des contrastes, si nous savons que la symbolique autorise lesystème des contraires, en permettant de noter avec certains tonsqui indiquent certaines qualités, les vices inverses.

— En un mot, une nuance innocente peut être prise dans un senspervers et vice versa, fit l’abbé Gévresin.

— C’est cela même. Les artistes laïques et pieux parlèrent, ensomme, un idiome différent de celui des moines. Au sortir descloîtres, la langue liturgique des tons s’altéra; elle perdit saraideur initiale et s’assouplit. L’Angelico suivait à la lettre lescoutumes de son ordre et il respectait avec le même scrupule lesobservances de l’art religieux, en vigueur à son époque. Pour rienau monde, il ne les eût enfreintes, car il les considérait ainsiqu’un devoir canonique, ainsi qu’un texte arrêté d’office; mais dèsque les peintres profanes eurent émancipé le domaine de lapeinture, ils nous soumirent des versions plus difficiles, des sensplus compliqués et la symbolique des couleurs si simple chezl’Angelico, devint, — en supposant qu’ils en aient toujours tenucompte dans leurs oeuvres, — singulièrement abstruse, presqueimpossible à traduire.

Tenez, choisissons un exemple : Le Musée d’Anvers possède untriptyque de Roger Van der Weyden intitulé : les Sacrements. Dansle panneau central consacré à l’Eucharistie, le sacrifice duSauveur se consomme sous une double forme, sous la forme sanglantedu crucifiement et sous la forme mystique de l’oblation pure del’autel; derrière la croix, au pied de laquelle gémissent Marie,saint Jean et les saintes femmes, un prêtre célèbre la messe etlève l’hostie, au milieu d’une cathédrale qui sert comme de toilede fond à l’oeuvre.

Sur le volet de gauche sont représentés, en de petites scènesdistinctes, les Sacrements du Baptême, de la Confirmation, de laPénitence; sur le volet de droite, ceux de l’Ordination, duMariage, de l’Extrême-Onction.

Ce tableau, d’une extraordinaire beauté, assure, avec  » laDescente de croix  » de Quentin Metsys, l’inestimable gloire dumusée belge; mais je ne m’attarderai pas à vous le décrire; jesupprime les réflexions que suggère l’art souverain du peintre etne retiens actuellement, dans son ouvrage, que la partie relativeau symbolisme des tons.

— Mais êtes-vous certain que Roger Van der Weyden ait entendu àassigner à ses couleurs des sens?

— Le doute n’est pas possible, car il a blasonné, d’une teintedifférente, chacun des Sacrements, en introduisant, au-dessus dechacune des scènes qui les figurent, un Ange dont la teinte de larobe varie suivant la nature même du Magistère. Ses intentions nepeuvent donc prêter à aucune équivoque; voici, maintenant, lescouleurs qu’il adapte aux sources de grâce instituées parNotre-Seigneur :

A l’Eucharistie, le vert; au Baptême, le blanc; à laConfirmation, le jaune; à la Pénitence, le rouge; à l’Ordination,leviolet; au Mariage, le bleu; à l’Extrême-Onction un violet si foncéqu’il est noir.

Eh bien, vous avouerez que le commentaire de ce chromatismedivin n’est pas facile.

La version picturale du Baptême, de l’Extrême-Onction et de laPrêtrise est claire; le Mariage même, traduit par du bleu, peut,pour les âmes naïves, se comprendre; la Communion armoriée par lesinople se conçoit mieux encore, puisque le vert est la sève,l’humilité, l’emblème de la force qui nous régénère; mais laConfession ne devrait-elle pas être translatée par du violet et nonpar du rouge; et comment, en tout cas, expliquer que laConfirmation soit désignée par du jaune?

— La couleur du Saint-Esprit est, en effet, le rouge, réponditl’abbé Plomb.

— Il y a donc déjà des divergences d’interprétation entrel’Angelico et Roger Van der Weyden qui vécurent cependant à la mêmeépoque; mais l’autorité du moine me semble plus sûre.

— Moi, fit l’abbé Gévresin, je repense à ce recto et à ce versodes tons dont vous parliez tout à l’heure; mais savez-vous quecette règle des contraires n’est pas spéciale au rit des teintes;elle existe dans presque toute la science des symboles. — Voyez lesanalogies relevées dans le classement des bêtes : l’aigle quiincorpore tour à tour Jésus et Satan, le serpent qui, tout en étantun des avatars les plus connus du Démon, peut néanmoins, ainsi quele serpent d’airain de Moïse, préfigurer le Christ.

— Le symbole anticipé du symbolisme chrétien fut le Janus àdouble visage du Paganisme, fit, en riant, l’abbé Plomb.

— En somme, c’est une vraie volte-face de sens qu’exécutent cesallégories de la palette, reprit Durtal; tenez, le rouge — nousavons vu que, dans son assimilation la plus commune, il estsynonyme de charité, de souffrance, d’amour. Tel est son endroit;son envers, selon la traduction de la soeur Emmerich, c’est lapesanteur, l’attachement au butin d’ici-bas.

Le gris, emblème de la pénitence, de la tristesse, de l’âmetiède, ébauche, d’après une nouvelle exégèse, l’image de laRésurrection — le blanc pénétrant le noir — la lumière entrant dansla tombe, en sortant avec une nouvelle teinte, le gris, nuancemixte, encore alourdie par les ténèbres de la mort qui ressuscite,en s’éclairant, peu à peu, dans le blanc des lueurs.

Le vert, si défavorablement noté par les mystiques, acquiert, unsens néfaste, en certains cas. Il sanctionne alors la dégradationmorale, le désespoir, emprunte sa triste définition à la feuillemorte, revêt le corps charnel des Diables dans  » le Jugementdernier  » de Stephan Lochner, dans les scènes infernales narréespar les verrières des églises et les toiles des Primitifs.

Le noir, le brun, aux intentions hostiles de trépas et d’enfer,changent, dès que les fondateurs d’ordres s’en emparent pour entisser la robe des cloîtres. Le noir nous rappelle alors lerenoncement, la pénitence, la mortification de la chair, selonDurand de Mende; — le brun et même le gris ravivent la mémoire dela pauvreté et de l’humilité.

De son côté, le jaune, si maltraité dans le formulaire descomparaisons, devient le signe de la charité, si l’on en croit lemoine anglais qui écrivit vers 1220, et il s’exhausse lorsqu’il semue en or, jusqu’au symbole de l’amour divin, jusqu’à la radieuseallégorie de la Sagesse Eternelle.

Enfin, quand il s’affirme ainsi que la marque distinctive desprélats, le violet relègue son habituelle expression derésipiscence et de deuil, pour feindre une certaine gravité, pouralléguer une certaine pompe.

En résumé, je ne vois que le blanc et le bleu qui soientinvariables.

— Au Moyen Age, d’après Yves de Chartres, dit l’abbé Plomb, leviolet fut remplacé par le bleu, dans le costume des évêques, pourleur apprendre qu’ils devaient plus s’occuper des biens du ciel quedes biens de la terre.

— Mais enfin, demanda Mme Bavoil, comment se fait-il que cettecouleur, qui est toute innocence, toute pureté, qui est la couleurmême de notre Mère, ait disparu du nombre des tons liturgiques?

— Le bleu a été employé, au Moyen Age, pour les offices de laVierge et ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle, qu’on le délaissa,fit l’abbé Plomb — dans l’église Latine, sauf en Espagne; mais leséglises orthodoxes de l’Orient s’en accoutrent encore.

— Pourquoi chez nous cet abandon?

— Je l’ignore, comme j’ignore pourquoi tant de tons, autrefoisusités dans nos liturgies, s’effacèrent. Où sont les teintes del’ancien Missel de Paris : le jaune safran réservé à la fête desAnges, l’aurore que l’on substituait, dans quelques cas, au rouge,le cendré qui compensait le violet, le bistre qui suppléait lenoir, à certains jours?

Puis, il y avait encore une couleur charmante qui continued’ailleurs à figurer dans la gamme du rit Romain, mais que presquepartout les églises omettent, la teinte dite  » de rose sèche « ,tenant le milieu entre le violet et le pourpre, entre la tristesseet la joie, une sorte de compromis, de nuance diminutive, dontl’Eglise se servait le troisième dimanche de l’Avent et lequatrième de Carême. Elle révélait ainsi, dans un temps depénitence qui finissait, un commencement d’allégresse, car lesfêtes de Noël et de Pâques étaient proches.

C’était-là une idée d’aube spirituelle se levant dans la nuit del’âme, une impression spéciale que le violet arboré maintenant, cesjours-là, ne saurait rendre.

— Oui le bleu et le rose disparus des chapelles de l’Occidentsont regrettables, fit l’abbé Gévresin; mais, pour en revenir auxlivrées monastiques qui libèrent de leur déplorable réputation lesbruns, les gris et les noirs, ne pensez-vous pas qu’au point de vuedes emblèmes parlants, la vêture de la congrégation des Annonciadesfut la plus éloquente? car ces moniales étaient habillées, de gris,de blanc et de rouge, les couleurs de la Passion, et ellesportaient de plus une simarre bleue et un voile noir, mémorial dudeuil de notre Mère.

— L’image d’une permanente Semaine Sainte! s’écria Durtal.

— Une autre question, reprit l’abbé Plomb. Dans les tableaux desPrimitifs, les manteaux dont s’enveloppent la Vierge, les Apôtres,les Saints, montrent presque toujours, en des retroussis habilementménagés, la couleur de leurs envers. Elle est naturellementdifférente de celle de l’endroit, ainsi que vous nous l’avez faitremarquer tout à l’heure à propos de la mante de sainte Agnès, dansl’oeuvre de l’Angelico. Croyez-vous qu’en dehors de l’oppositiondes tons, cherchée au point de vue technique, le moine ait vouluexprimer une idée particulière par le contraste de ces deuxteintes?

— D’après la palette des symboles, la couleur du dessusreprésenterait l’homme matériel et celle du dessous, l’homemoral.

— Bien — mais que signifie alors le manteau vert doublé d’orangede sainte Agnès?

— Dame, répondit Durtal, le vert dénotant la fraîcheur dessentiments, la sève du bien, l’espoir et l’orangé pris dans sabonne acception, pouvant être la traduction de l’acte par lequelDieu s’unit à l’homme, l’on pourrait sans doute déduire de cesdonnées que sainte Agnès parvint à la vie Unitive, à la possessiondu Seigneur, par la vertu de son innocence et l’ardeur de sessouhaits. Elle serait la figure de la vertu désirante et exaucée,de l’espoir récompensé, en somme.

Maintenant, je dois l’avouer encore, il y a bien des lacunes,bien des obscurités dans cette science allégorique des tons. Dansle tableau du Louvre, par exemple, les marches du trône, quis’efforcent de jouer le rôle veiné des marbres, restentinintelligibles. Badigeonnées de rouge brut, de vert acide, dejaune de bile, elles disent quoi, ces marches qui, par leur nombrepeuvent indiquer, je le répète, les neuf choeurs des Anges?

Il me semble en tout cas difficile d’admettre que le moine aitvoulu évoquer les différentes hiérarchies célestes avec cestraînées de pinceaux sales et crues et ces stries.

— Mais le coloris d’un gradin a-t-il jamais formulé une idéedans le catalogue des symboles? demanda l’abbé Gévresin.

— Sainte Mechtilde l’assure. Ainsi, parlant des trois degrés quiprécèdent l’autel, elle prétend que le premier doit être peint enor pour attester que l’on ne peut aller à Dieu que par la charité;le second en azur, pour témoigner de la méditation des chosesdivines; le troisième en vert, pour certifier la vivacité del’espoir et de la louange du Ciel.

— Mon Dieu, fit Mme Bavoil que ces discussions commençaient àahurir, je n’ai jamais vu cela ainsi. je sais bien que le rougedésigne, pour tout le monde, le feu; le bleu l’air; le vert l’eau;le noir la terre; — ce que je comprends, puisque chaque chose estimaginée par sa teinte naturelle, mais jamais je n’aurais pensé quec’était si compliqué, jamais je n’aurais cru qu’il y eût tantd’intentions dans les tableaux des peintres!

— De quelques peintres! s’écria Durtal, car depuis le Moyen Age,la doctrine des emblèmes colorés est morte. A l’heure actuelle, lespeintres qui abordent les sujets religieux ignorent les premierséléments dela symbolique des couleurs, de même que les architectesignorent maintenant les premiers principes de la théologiemonumentale mystique.

— Dans nombre de tableaux de Primitfs, les pierres précieusesabondent, dit l’abbé Plomb. Elles s’enchâssent dans les orfrois desrobes, dans les colliers et les bagues des Saintes, s’amoncèlent entriangles de feu dans les diadèmes dont les peintre d’antancouronnèrent la Vierge. Nous devons logiquement, je crois, ainsique pour la teinte des vêtures, chercher dans chacune de ces gemmesun dessein.

— Sans doute, fit Durtal, mais la symbolique des pierreries esttrès confuse. Les motifs qui ont décidé le choix de certainespierres pour leur faire spécifier par la couleur de leur eau, parleur éclat, une vertu précise, sont amenés de si loin, sont sifaiblement prouvés que l’on pourrait substituer une gemme à uneautre, sans modifier pour cela la signification de l’allégoriequ’elles énoncent. Elles sont une série de synonymes pouvant sesuppléer, à une nuance près en somme.

Dans l’écrin de l’Apocalypse, elles paraissent triées dans desacceptions sinon plus sûres au moins plus imposantes et pluslarges, car les exégètes les font coïncider avec une vertu, etaussi avec la personne même qui en fut douée. Ils ont trouvé mieuxencore, ces joaillers de la Bible, ils ont investi chaque brillantd’une double fonction; ils les ont chargés de s’incarner en mêmetemps dans un personnage de l’Ancien Testament et dans un du Neuf.Ils suivent donc le Parallélisme des deux Livres en symbolisant àla fois un Patriarche et un Apôtre, en les figurant par celle desqualités qui fut la plus spécialement commune à chacun d’eux.

Ainsi l’améthyste, miroir de l’humilité, de la simplesse presqueenfantine, s’adapte dans la Bible à Zabulon qui était un êtredocile et sans orgueil et dans l’Evangile à Saint Matthias qui futégalement un homme doux et naïf; la chalcédoine, enseigne de lacharité, on l’applique à Joseph qui fut si pitoyable, si clémentpour ses frères et à saint Jacques le Majeur, le premier desApôtres qui fut supplicié pour l’amour du Christ; de même encorepour le jaspe qui augure la foi et l’éternité, on l’associe à Gadet à saint Pierre; pour la sarde qui est foi et martyre à Ruben età saint Barthélémy; pour le saphir qui est espoir et contemplation,à Nephtali et à saint André et quelquefois, selon Arétas, à saintPaul; pour le béryl qui est saine doctrine, science, longanimité, àBenjamin et à saint Thomas et ainsi de suite… Il existe, du reste,un tableau des concordances des pierreries, des patriarches, desapôtres et des vertus, dressé par Mme Félicie d’Ayzac, qui a écritune sagace étude sur la tropologie des gemmes.

— On opérerait tout aussi bien avec ces minéraux disertsl’avatar d’autres personnages des Saints Livres, observa l’abbéGévresin.

— Evidemment, je vous ai prévenus, ces analogies sont tirées deloin. L’herméneutique des pierreries est vague; elle ne se base quesur des ressemblances cherchées à plaisir, que sur des accordsd’idées réunies à grand’-peine. Au Moyen Age, elle fut surtoutpratiquée par des poètes.

— Donc il faut se défier, dit l’abbé Plomb, car lesinterprétations de la plupart d’entre eux sont païennes. Exemple :Marbode qui, bien qu’il fût évêque, ne nous a que trop souventlaissé une glose impie des gemmes.

— En somme, les lapidaires mystiques se sont surtout ingéniés àtraduire les pierres du Rational d’Aaron et celles qui fulgurentdans les fondements de la nouvelle Jérusalem, telle que l’adépeinte saint Jean; d’ailleurs, les murailles de Sion étaientserties des mêmes joyaux que le pectoral du frère de Moïse, saufl’escarboucle, le ligure, l’agate et l’onyx qui, cités dansl’Exode, sont remplacés, dans le texte de l’Apocalypse, par lachalcédoine, la sardonyx, la chrysoprase et l’hyacinthe.

— Oui et les orfèvres des symboles voulurent aussi forger desdiadèmes et les parer de brillants pour en ceindre le front deNotre-Dame, mais leurs poèmes sont peu variés car presque tousdérivent du  » De corona Virginis « , un livre apocryphe de saintIldefonse, célèbre autrefois dans les cloîtres.

L’abbé Gévresin se leva et prit dans sa bibliothèque un vieuxbouquin.

— Cela me remet en mémoire, dit-il, une séquence qu’un moineallemand du XIVe siècle, Conrad de Haimbourg, rima en l’honneur dela Vierge.

Imaginez, poursuivit-il, en feuilletant le volume, une litaniede pierres précieuses dont chaque strophe lapidifie les vertus denotre Mère.

Cette prière minérale débute par une salutation humaine. Le bonmoine s’agenouille et commence :

—  » Salut, noble Vierge, idoine à devenir la fiancée dusouverain Roi; acceptez cet anneau comme gage de cette alliance,Marie.  »

Et il lui montre la bague qu’il tourne lentement entre sesdoigts, expliquant à Notre-Dame le sens de chacune des pierres quiluit dans l’or de sa monture, en préludant par le jaspe vert,symbole de cette Foi qui fit si pieusement accueillir, par laVierge, le message de l’angélique paranymphe; puis viennent : lachalcédoine, qui réfracte les feux de la charité dont son âme estpleine; l’émeraude, dont l’éclat désigne sa pureté; la sardonyx,aux flammes claires, qui se confond avec la placidité de sa vievirginale; la sarde rouge, qui s’identifie avec son coeur saignantsur le Calvaire; la chrysolithe, dont les scintillements d’un orqui s’éverdume, rappellent ses miracles sans nombre et sa sagesse;le béryl, qui décèle son humilité; la topaze, qui avère laprofondeur de ses méditations; la chrysoprase, sa ferveur;l’hyacinthe, sa charité; l’améthyste, avec son mélange de rose etde bleu, l’amour que Dieu et les hommes lui vouent; la perle dontle sens demeure, dans cette prose, sans désignation d’une vertuprécise; l’agate qui stipule sa modestie, l’onyx,les dons multiplesde ses grâces; le diamant, sa force et sa patience dans les revers,tandis que l’escarboucle, cet oeil qui brille dans la nuit,proclame partout l’éternité de sa gloire.

Ensuite, le donateur fait remarquer à la Vierge l’acception deces matières égalememnt incrustées dans les chatons de la bague etqui étaient considérées, telles que des substances précieuses, auMoyen Age : le cristal qui retrace la chasteté de l’âme et ducorps; le ligure, semblable à l’ambre, qui certifieparticulièrement la qualité de tempérance; la pierre d’aimant quiattire le fer, comme Elle touche les cordes des coeurs pénitentsavec l’archet de sa bonté.

Et le moine termine sa supplique en disant :

 » Ce petit anneau, parsemé de gemmes, que nous vous offrons ence jour, Epouse glorieuse, recevez-le, avec bienveillance. Ainsisoit-il.  »

— On pourrait sans doute reproduire presque exactement, une àune, les invocations des Litanies avec chacune de ces pierres ainsicomprises, fit l’abbé Plomb qui rouvrit le livre que son confrèrevenait de fermer.

Voyez, dit-il, combien les concordances entre les appellationsdes Litanies et les qualités assignées aux gemmes sont justes.

L’émeraude qui, dans cette séquence, est le signe del’incorruptible pureté, ne reflète-t-elle pas, en la glaceétincelante de ses eaux, le  » Mater purissima  » des Litanies?

La chrysolithe, qui est l’emblème de la sagesse, ne traduit-ellepas bien exactement le  » Sedes sapientiae « ?

L’hyacinthe, attribut de la charité, du secours porté auxpécheurs, l’  » Auxilium christianorum  » et le  » Refugium peccatorum » du texte?

Le diamant, qui est force et patience : le  » Virgo potens « ?

L’escarboucle, qui est renommée : le  » Virgo praedicanda « ?

La chrysoprase, qui est ferveur : le  » Vas insigne devotionis »?

Et il est probable, conclut l’abbé, en reposant le volume, quesi nous nous en donnions la peine, nous retrouverions, un à un,dans ce rosaire de pierreries, le chapelet de louange que nouségrenons en l’honneur de notre Mère.

— Surtout, observa Durtal, si nous ne nous confinons pas dans lecadre rétréci de ce poème, car le manuel de Conrad est succinct etle dictionnaire de ses analogies est court; en employant lesacceptions des autres symbolistes, nous pourrions ciseler une baguesemblable à la sienne et différente pourtant, car les devises despierres ne seraient plus les mêmes. Ainsi, pour le vieil abbé duMont Cassin, Brunon d’Asti, le jaspe personnifie Notre-Seigneur,parce qu’il est immuablement vert, sans fane possible, immortel;l’émeraude réfléchit, pour la même raison, la vie des Justes; lachrysoprase, les bonnes oeuvres; le diamant, les âmes infrangibles;la sardonyx, pareille au grain saignant d’une grenade, la charité;l’hyacinthe d’un azur qui varie, la discrétion des Saints; lebéryl, dont la nuance est celle d’une onde qui court au soleil, lesEcritures qu’élucide le Christ; la chrysolithe, l’attention et lasapience, parce qu’elle possède la couleur de l’or qui se confondavec elle, en lui prêtant son sens; l’améthyste, le choeur desenfants et des Vierges, car l’azur, qui se mêle à son rose, noussuggère la pensée de l’innocence et de la pudeur.

D’aute part, si nous empruntons au pape Innocent III ses idéessur la mystagogie des gemmes, nous découvrons que la chalcédoine,qui pâlit à la lumière et brasille dans la nuit, est le synonyme del’humilité; que la topaze coïncide avec la chasteté, et le méritedes bonnes oeuvres; que la chrysoprase, cette reine des minéraux,implique la sagesse et la vigilance.

En remontant moins loin dans les âges, en nous arrêtant à la findu XVIe siècle, à Corneille de la Pierre, nous relevons, dans soncommentaire de l’Exode, de nouvelles interprétations, car iloctroie à l’onyx et à l’escarboucle la candeur; au béryl,l’héroïsme; au ligure, d’un violet tendre et scintillant, le méprisdes richesses de la terre et l’amour des biens du ciel.

— Alors que saint Ambroise fait de cette pierre l’emblème duSacrement même de l’Eucharistie, jeta l’abbé Gévresin.

— Oui, mais qu’est-ce que le ligure? demanda Durtal. Conrad deHaimbourg le présente semblable à l’ambre; Corneille de la Pierrele croit violet, et saint Jérôme laisse entendre que le ligure n’aaucune personnalité, n’est en somme qu’un pseudonyme sous lequels’abrite l’hyacinthe, image de la prudence avec son eau bleue commele ciel et ses nuances qui changent. Comment s’y reconnaître?

— A propos de pierre bleue, n’omettons pas que sainte Mechtildevoyait, dans le saphir, le coeur même de la Vierge, fit l’abbéPlomb.

— Ajoutons encore, reprit Durtal, que de nouvelles variationssur le thème des gemmes ont encore été exécutées au XVIIe siècle,par une abbesse célèbre de l’Espagne, par Marie d’Agréda, quirapporte à notre Mère la vertu des pierreries, dont parle, dans levingt et unième chapitre de l’Apocalypse, saint Jean. D’après elle,le saphir se réfère à la sérénité de Marie; la chrysolithe déclareson amour pour l’Eglise militante et spécialement pour la Loi degrâce; l’améthyste, sa puissance contre les hordes de l’enfer; lejaspe, sa constance invincible; la perle, son inestimabledignité…

— La perle est envisagée par saint Eucher, ainsi que laperfection, la chasteté, la doctrine évangélique, interrompitl’abbé Plomb.

— Avec tout cela, vous oubliez la signification d’autresbrillants connus, s’écria Mme Bavoil. Le rubis, le grenat,l’aigue-marine; ils sont donc muets, ceux-là?

— Non, répliqua Durtal. Le rubis annonce le calme et lapatience; le grenat réverbère, d’après Innocent III, la charité;suivant saint Brunon et saint Rupert, l’aigue-marine concentre,dans la clarté verte de ses feux, la science théologique; restentencore deux autres minéraux : la turquoise et l’opale. L’une, peucitée par les mystiques, doit promulguer la joie. Quant à laseconde, dont le nom n’apparaît point chez nos lapidaires, ellen’est autre que la chalcédoine qui nous est décrite telle qu’unesorte d’agate, d’une teinte trouble, voilée de nuages, lançant desétincelles dans l’ombre.

Afin d’en finir avec cette orfèvrerie symbolique, disons encoreque la série des pierres servit à commémorer chacune deshiérarchies des Anges; mais là encore les acceptions sont issues derapprochements plus ou moins contraints, de trames d’idées plus oumoins ténues, plus ou moins lâches. Toujours est-il que la sardeévoque les Séraphins, la topaze les Chérubins, le jaspe les Trônes,la chrysolithe les Dominations, le saphir les Vertus, l’onyx lesPuissances, le béryl les Principautés, le rubis les Archanges etl’émeraude les Anges.

— Chose curieuse, fit l’abbé Plomb, tandis que les bêtes, queles teintes, que les fleurs sont prises par les symbolistes, tantôtdans un bon, tantôt dans un mauvais sens, seules les pierreries nevarient point; elles n’expérimentent que des qualités et jamais desvices.

— Pourquoi?

— Sainte Hildegarde donne peut-être le motif de cetteinsistance, lorsque parlant, dans le quatrième livre de saPhysique, des gemmes, elle dit que le Diable les hait, les abhorreet les dédaigne, parce qu’il se souvient que leur éclat brillait enlui, avant sa chute et parce qu’aussi certaines d’entre elles sontproduites par le feu qui est son tourment.

Et la sainte ajoute : Dieu qui l’en dépouilla ne permit pas queles vertus des pierres se perdissent; Il voulut, au contraire,qu’elles fussent honorées et employées par la médecine afin deguérir des maladies et de conjurer des maux.

Et en effet le Moyen Age les magnifia et s’en servit dans le butd’opérer des cures.

— Pour en revenir à ces tableaux de Primitifs où la Viergejaillit telle qu’une fleur de la touffe colorée des gemmes, l’onpeut affirmer, en somme, reprit l’abbé Gévresin, que le brasier despierreries relate par de visibles signes les qualités de Celle quiles porte; mais il serait difficile de spécifier le dessein dupeintre lorsque, dans l’ornementation d’une couronne ou d’une robe,il enchâsse une pierre à telle place plutôt qu’à telle autre. Il ya là surtout affaire d’harmonie et de goût et peu ou pas desymbole.

— A coup sûr, fit Durtal, qui se leva et prit congé des deuxprêtres auxquels, entendant sonner l’heure à la cathédrale, MmeBavoil remettait leurs chapeaux et leurs bréviaires.

Chapitre 8

 

Cet état de tranquillité un peu dolente, dans laquelle Durtalreposait depuis son installation à Chartres, cessa brusquement. Unjour, l’ennui s’implanta en lui, l’ennui noir qui ne permet ni detravailler, ni de lire, ni de prier, qui vous accable à ne plussavoir ni que devenir, ni que faire.

Après de lourdes et d’obscures journées traînées devant sabibliothèque à feuilleter un volume, à le refermer, à en ouvrir unautre dont il ne parvenait pas à comprendre une page, il tentad’échapper à la lassitude des heures par des sorties et il serésolut enfin à explorer Chartres.

Il y découvrit des ruelles sourdes et des sentes folles, tellesque ce chemin du tertre Saint-Nicolas qui dévale du haut de lacité, en une fuite précipitée de marches; puis le boulevard desFilles-Dieu si désert sous ses allées plantées d’arbres, valaitqu’on s’y arrêtât. En partant de la place Drouaise, on arrivait àun petit pont, là où se réunissaient les deux bras de l’Eure; àdroite, c’était, au-dessus de l’eau tournant avec les masures quicôtoyaient ses rives, l’escalade de la vieille ville, hissantau-dessus d’elle la cathédrale; à gauche, c’était, le long du quai,en face d’une haie de grands peupliers éventant des moulinshydrauliques, des scieries et des chantiers de bois, des lavoirs deblanchisseuses agenouillées dans des boîtes sur de la paille etl’eau moussait devant elles, décrivait des cercles d’encreéclaboussés par le coup d’aile d’un oiseau, de gouttesblanches.

Ce bras de la rivière coulant dans les fossés des anciensremparts, enveloppait le bas de Chartres, bordé, d’un côté, par lesarbres des avenues, de l’autre, par des bicoques, par des jardinsen lacets, descendant jusqu’au fil de l’Eure et reliés à l’autrerive par des passerelles de planches, par des ponceaux suspendus defonte.

Et près de la porte Guillaume dressant les pâtés crénelés de sestours, il y avait des maisons qui semblaient éventrées, quimontraient, ainsi que les cagnards disparus de l’Hôtel-Dieu, àParis, une cave ouverte au ras de l’eau, un sous-sol dallé au fondduquel s’apercevaient, dans un jour de prison, les marches d’unescalier de pierre; et si l’on franchissait sur un petit pont à dosd’âne la porte Guillaume dont la voûte conservait encore la rainurede la herse, que l’on abattait naguère pour clore, le soir, cettepartie de ville, l’on retrouvait un nouveau bras de la rivière,baignant encore le pied de bâtisses, jouant à cache-cache dans lescours, musant entre des murs; et aussitôt le rappel d’une rivière,semblable à celle-là, avec sa décoction de brou de noix bouillonnéede bulles, vous obsédait; et, pour aider au souvenir, pour mieuxévoquer la vision de la mélancolique Bièvre, l’odeur âpre et crue,chaude et comme vinaigrée du tan, fumait au-dessus de cette puréede jus de nèfles que roulait l’Eure.

Internée maintenant à Paris dans des égouts, la Bièvreparaissait s’être évadée de ses geôles et s’être réfugiée, afin devivre au plein air, à Chartres, dans ces rues de la Foulerie, de laTannerie, du Massacre, envahie par les mégissiers et leschamoiseurs, par les fabricants de mottes..

Seulement, le paysage Parisien, aride et inquiet, touchant parson côté de souffrance muette, n’était plus dans cette ville; cesrues suggéraient simplement l’impression d’une bourgade malade,d’un village pauvre. Il lui manquait à cette autre Bièvre, laséduction de l’épuisement, la grâce de la Parisienne fanée, saliepar la misère; il lui manquait le charme fait de pitié et deregret, d’une déchéance.

Telles quelles cependant, ces rues, qui dessinaient une sorte demouvement tournant autour de cette colline sur laquelles’exhaussait la cathédrale, étaient les seules vraiment curieuses àparcourir à Chartres.

Là, Durtal parvenait souvent à s’éloigner de lui-même, à rêversur la détresse fatiguée de ces eaux, à ne plus songer à sespropres transes; puis la lassitude vint de ces promenades assiduesdans un même quartier et alors il battit la ville dans tous lessens, tenta de se plaire au spectacle des gîtes usés, aux élégancesde la tourelle de la reine Berthe, de la maison de Claude Huvé, desautres bâtiments qui avaient survécu aux désastres des temps, maisl’entrain qu’il mit à scruter ces restes galvaudés parl’enthousiasme prévu des guides, ne dura guère; alors il sedispersa dans les églises. Encore que la cathédrale écrasât toutautour d’elle, Saint-Pierre, ancienne abbatiale d’un couventbénédictin converti en une caserne, méritait qu’on s’y attardât àcause de la splendeur de ses vitraux habités par des abbés et desévêques qui vous dévisageaient, d’un oeil sévère, en tenant descrosses. Et ces fenêtres, avariées par l’âge, étaient bizarres.Leurs ogives de verre incolore étaient traversées, au milieu, parune lame d’épée ayant perdu sa pointe; et, dans ces glaives carrés,méditaient saint Benoît et saint Maur, des apôtres et des papes,des prélats et des saints, se détachant, vêtus de flammes, dans laclarté blanche des vitres.

Vraiment les plus belles verrières du monde étaient à Chartres;et chaque siècle avait estampé ces sanctuaires de sa plus altièreempreinte; le XIIe, le XIIIe, voire même le XVe, dans la basilique;le XIVe à Saint-Pierre — et il subsistait quelques spécimensmalheureusement épars et placés sans dessus dessous, de carreauxpeints par le XVIe siècle, à Saint-Aignan, une autre église dont lavoûte avait été badigeonnée de couleur de pain d’épice granuléd’anis, par les peintres de notre époque.

Durtal tua quelques après-midi dans ces temples, puis l’attraitde ces études prolongées cessa et le spleen s’imposa plus fort.

Pour le distraire, l’abbé Plomb l’entraîna hors de la cité, maisla Beauce était si monotone et si plate qu’aucun incident de sitene pouvait se produire. Alors le prêtre le ramena dans d’autresquartiers de la ville. Parfois certains monuments les requéraienttels que la maison de force située rue Sainte-Thérèse, près duPalais de Justice. A coup sûr, ils étaient peu imposants cesédifices, mais, en raison de leur origine, ils pouvaient servir detremplins à de vieux rêves. Les murs de la prison avaient je nesais quoi, dans leur forme haute et rigide, dans leur aspect net etrangé qui décelait le mur de clôture élevé par un Carmel. Ilsavaient en effet abrité des moniales de cet ordre; puis, à quelquespas, dans une impasse, s’ouvrait l’ancien cloître des Jacobins,devenu la maison-mère de la grande communauté de Chartres : lessoeurs hospitalières de saint-Paul.

L’abbé Plomb lui fit visiter ce monastère et il garda lesouvenir enjoué d’une promenade, en l’air, sur les anciensremparts. Le chemin de ronde avait été conservé par les religieuseset il s’étendait en une longue et étroite allée qui tournait, envous conduisant à chacun de ses bouts, devant une statue de Madone— l’Immaculée Conception d’un côté, et la Vierge Mère de l’autre. —Et cette allée, sablée de cailloux de rivière et liserée de fleurs,courait, bornée, à droite par l’abbaye et le noviciat, surplombaità gauche le vide, en plongeant sur l’avenue de la Butte desCharbonniers, longée, elle-même, par la rue de la Couronne; etderrière elle fuyaient les pelouses d’herbe du clos Saint-Jean, lachaussée du chemin de fer, des taudis d’ouvriers et descouvents.

— Tenez, disait l’abbé, voici, derrière le remblai de la lignede l’Ouest, la maison des soeurs de Notre-Dame et les carmélites;ici, plus près de nous, en-deçà de la voie des trains, les petitessoeurs des Pauvres.

Au reste, la ville foisonnait de cloîtres : soeurs de laVisitation, soeurs de la Providence, soeurs de Bon-Secours, damesdu Sacré-Coeur, vivaient en des ruches rapprochées à Chartres. Desprières bourdonnaient de toutes parts, montaient en des fuméesodorantes d’âmes au-dessus de la cité qui, en guise d’office divin,ne lisait que les mercuriales des blés et les cotes de ces marchésaux chevaux qui réunissent, à certains jours, dans les cafés de laplace, tous les maquignons du Perche.

En sus de cette promenade sur les vieux remparts, ce monastèredes soeurs de Saint-Paul convenait encore par son calme et sapropreté. Dans de silencieux couloirs l’on apercevait des dos dereligieuses, croisés par le triangle blanc d’un linge et l’onentendait le cliquetis de gros chapelets noirs, à chaînons decuivre se heurtant, sur la jupe, à la trousse pendue des clefs; lachapelle sentait son Louis XIV, était tout à la fois enfantine etpompeuse, trop glacée d’or et trop parquetée de cire, mais undétail intéressait; à l’entrée, les murs avaient été remplacés pardes glaces sans tain et, l’hiver, dans une salle chaude, lesmalades pouvaient s’asseoir devant la paroi de verre et suivre lescérémonies et écouter le plain-chant de Solesmes que lesreligieuses avaient eu le bon goût d’apprendre.

Cette visite raccorda Durtal, mais forcément il compara lesheures quiètes égouttées dans ce couvent aux autres et son dégoûts’accrut de cette ville, de ses habitants, de ses avenues, de safameuse place des Epars qui joue au petit Versailles avec soncercle d’emphatiques hôtels et sa ridicule statue de Marceau, aucentre.

Et la veulerie de cette bourgade qui s’éveillait à peine aulever du soleil et redormait à la brune!

Une seule fois Durtal la vit alerte, ce fut le jour où Mgr LeTilloy des Mofflaines prit possession de son siège. Alors,subitement dans la ville galvanisée des plans surgirent; les corpsconstitués délibérèrent et des gens qui restaient enfermés chez euxdepuis des années sortirent.

On réquisitionna chez les maçons des perches d’échafaudage; onjucha à leurs sommets des oriflammes jaunes et bleues et l’on reliaces mâts entre eux par des guirlandes de lierre aux feuillescousues, les unes sur les autres, par du fil blanc.

Et Chartres épuisé souffla.

Surpris par cet apparat imprévu et par ce simulacre inusité devie, Durtal s’était rendu au-devant de l’évêque jusqu’à la rueSaint-Michel. Là se dressait, planté sur une grande place, unportant de gymnastique débarrassé de ses trapèzes et de sesanneaux, entouré de branches de sapin, de fleurs en papier d’or etsurmonté d’un faisceau de drapeaux tricolores s’écartant en lamesd’éventail, sous un bouclier peint, de carton. Cela mimait l’arc detriomphe sous lequel des frères des écoles chrétiennes devaientcharrier le dais.

Et la procession qui était allée chercher l’évêque à l’hospiceSaint-Brice où, selon un usage séculaire, il couche la nuit de sonarrivée dans son diocèse, s’était déroulée sous la pluie fine descantiques, coupée par l’averse des cuivres que déchaînait unefanfare pieuse.

Lentement, à pas comptés, le cortège défilait entre deux haiesde foule massée sur les trottoirs; partout, les croisées pavoiséesde banderoles exposaient des grappes de visages et des corpspenchaient séparés au milieu par la balustrade des fenêtres.

En tête, derrière les dos chamarrés de pesants suisses,serpentaient, en deux bandes tenant toute la chaussée, les fillesdes écoles congréganistes, habillées de bleu cru et voilées deblanc; puis venaient les délégations des nonnes de tous les ordresinstallés dans le département : soeurs de la Visitation de Dreux,Dames du Sacré-Coeur de Châteaudun, soeurs de l’ImmaculéeConception de Nogent-le-Rotrou, les tourières des moniales enclôture à Chartres même, et des soeurs de Saint Vincent de Paul etdes Clarisses qui tranchaient avec leurs robes d’un gris bleuté etd’un brun de motte à brûler sur les costumes noirs des autressoeurs.

Mais ce qui était bizarre, c’était la forme variée descoiffes.

Les unes avaient des oeillères molles et lisses, d’autres lesportaient tuyautées et durcies par de savants empois; l’onn’apercevait la face de celles-ci qu’au fond d’un tunnel blanc; laphysionomie de celles-là au contraire se voyait dégagée, dans uncadre ovale et godronné de linge, mais elles allongeaient derrièreleurs nuques des cônes de toile amidonnée, lustrés par de puissantsfers. En regardant ce champ de béguins, Durtal pensait à cespaysages de toits Parisiens où les tuyaux de cheminée affectent cesaspects de cornette comme en arboraient ces religieuses, dechapeaux de gendarmes comme en exhibaient ces suisses.

Et derrière ce défilé de jupes sombres, sonnèrent telles que desfanfares les robes vermillon de la maîtrise. Les enfantsmarchaient, les yeux baissés, les bras croisés sous la pèlerinerouge, frangée d’hermine et, après eux, quelques pas en avant desautres groupes, deux coules blanches éclatèrent, celle d’unPicpucien et celle d’un Trappiste représentant les Trappistines dela Cour Peytral dont il était l’aumônier.

Enfin, en une multitude noire, piétinaient le grand séminaire deChartres et le petit séminaire de Saint-Chéron, devançant le clergéà la suite duquel, sous un dais de velours amarante, brodé d’épiset de raisins d’or et paré aux quatre coins de plumes de catafalquecouleur de neige, cheminait, mître en tête et crosse au poing, MgrLe Tilloy des Mofflaines.

Au geste de l’évêque bénissant la rue, des Lazares inconnussurgirent, des morts oubliés ressuscitèrent. Sa Grandeurmultipliait le miracle du Christ! des vieillards éteints, tassésdans des fauteuils, sur le seuil des portes ou sur le bord desfenêtres, se ranimaient pour une seconde et retrouvaient la forcede se signer. Des gens que l’on croyait enterrés depuis des annéesparvenaient presque à sourire. Des yeux ébahis de très anciensenfants contemplaient la croix violette que dessinait la maingantée du prélat, dans l’air. La nécropole qu’était Chartres semuait en une maison de maternité; dans l’excès de sa joie, la villerevenait à l’enfance.

Mais quand le dais fut passé, ce fut bien autre chose. Durtal,effaré, hennit.

Le spectacle auquel il assistait devenait fou.

A la queue de l’évêque, une cour des Miracles se dandinait enflageolant; une colonne de vieux birbes, costumés avec lesfriperies vendues des morgues, ballottait, se soutenant sous lesbras, s’étayant les uns aux autres. Tous les décrochez-moi-ça d’ily a vingt ans ajustaient leurs mouvements, les accompagnaient, sureux; des culottes à ponts ou à pieds d’éléphants, des pantalonsballonnés ou collants, tissés d’étoffes lâches ou rétractiles,refusaient de se joindre aux bottines, laissaient voir des pieds oùdes élastiques grouillaient comme des vermines, des chevilles d’oùcoulaient des vermicelles cuits dans de l’encre; puis, c’étaientd’invraisemblables vestons ras et déteints, taillés dans des drapsde billard, dans des prélarts élimés, dans des rebuts de bâches;des redingotes découpées dans de la tôle, dévernie dans la raie dudos et aux coudes; des gilets glauques, parsemés de fleurettes etfermés par des boutons en fromage de cochon sec; mais tout celan’était rien, ce qui était prodigieux, hors de toute réalité,dûment insane, c’était la collection de chapeaux hissés sur cesdéfroques.

Les spécimens des couvre-chefs abolis, perdus dans la nuit desâges, s’étaient assemblés là; les vétérans s’avançaient coiffés deboîtes à manchons et de tuyaux à gaz; d’autres exposaient deshautes-formes blancs, pareils à des seaux renversés de toilette ouà des bondons percés dans le bas d’un trou; d’autres encore sepavoisaient de feutres semblables à des éponges, de bolivarshérissés et velus, de melons à bords plats imitant des tourtesposées sur des assiettes; d’autres enfin affichaient des chapeaux àclaque qui gondolaient, jouaient de l’accordéon tout seuls, avecleurs côtes visibles sous la soie.

La démence des gibus dépassait le possible. Il y en avait detrès élevés dont le fût menait à des plates-formes évasées tels queles shakos des voltigeurs du premier Empire, de très bas quis’achevaient en gueule de tromblon, en table de schapska, en potsde chambre retournés d’enfants!

Et, au-dessous de ce sanhédrin de chapeaux saouls, grimaçaientdes figures ridées de vieillards, avec des pattes de lapin le longdes joues et des poils de brosses à dents sous le nez.

Durtal fut secoué par un rire inextinguible devant ce carnavald’invalides, mais bientôt son hilarité cessa. Il distinguait deuxpetites soeurs des Pauvres qui conduisaient ce lycée de fossiles etil comprenait. Ces braves gens étaient vêtus avec des hardesquêtées, ils étaient habillés avec des fonds d’armoires dontpersonne ne voulait plus; la cocasserie de leur accoutrementdevenait touchante; les petites soeurs avaient dû se donner bien dumal pour utiliser ces déchets de la charité et les vieux enfants,peu au courant des modes, se rengorgeaient très fiers d’être ainsimis.

Durtal les suivit jusqu’à la cathédrale. Quand il arriva sur lapetite place, le cortège, cahoté par un coup de vent, se débattait,pendu à des bannières qui se gonflaient ainsi que des voiles denavire et entraînaient les hommes cramponnés à leurs hampes. Enfin,tant bien que mal, tout ce monde s’était engouffré dans labasilique. Le Te Deum avait jailli dans le torrent des orgues. A cemoment, il semblait qu’exaltée par ce chant magnifique, l’égliselancée dans les airs en un jet éperdu, montât encore; l’écho s’yrépercutait à travers les siècles de cet hymne de triomphe quiavait tant de fois retenti sous ses voûtes; pour une foismaintenant la musique était d’accord avec la nef, parlait la langueque la cathédrale avait depuis son enfance apprise.

Durtal exulta. Il lui parut que, dans ses vitres de feu,Notre-Dame souriait, émue par ces accents que des Saints qu’Elleaima créèrent pour qu’ils pussent à jamais résumer en une décisivemélodie, en une unique prose, les louanges dispersées des fidèles,les joies informulées des foules.

Mais subitement, sa griserie s’évapora; le Te Deum était fini etun roulement de tambours et une sonnerie de clairons éclataientdans le transept. Et tandis que la fanfare de Chartres canonnaitavec la balistique de ses sons les murs, il s’était enfui pourrespirer loin de la multitude qui n’arrivait pas cependant àremplir le vaisseau, et, après la cérémonie, il avait encoreassisté au défilé des corps constitués rendant visite au prélat,dans l’évêché.

Là, il s’était diverti sans honte. La cour qui précédait lepalais regorgeait de prêtres; tous les doyennés des archidiaconésde Chartres, de Châteaudun, de Nogent-le-Rotrou, de Dreux, avaientdéposé, derrière la grille d’honneur, leurs troupes de vicaires etde curés qui s’ébrouaient autour du manège vert d’une pelouse.

Non moins comiques que les pensionnaires des petites soeurs desPauvres, les seigneurs de la ville affluaient et refoulaient lesecclésiastiques dans les allées; la tératologie vidait ses bocaux;c’était un grouillement de larves humaines, de têtes en boulets decanons et en oeufs, une série de visages vus au travers d’unebouteille, déformés par certains miroirs, échappés des albumsfantastiques de Redon; c’était un musée de monstres en marche.L’hébétude des métiers monotones, vécus de pères en fils, dans unecité morte, figeait toutes les faces et l’allégresse endimanchée dece jour greffait sur ces laideurs transmises le ridicule.

Tous les habits noirs de Chartres humaient l’air. Les unsdataient du Directoire, absorbaient les cous, grimpaient à l’assautdes nuques, engloutissaient jusqu’aux oreilles, enflaient;d’autres, au contraire, avaient diminué dans les tiroirs, et leursmanches raccourcies craquaient, sciant les aisselles de leursmaîtres qui n’osaient remuer.

Une odeur de benzine et de camphre flottait au-dessus desgroupes. Ces habits tirés, le matin même, de leur saumure, etdessalés par des épouses, empestaient. Les tuyaux de poêle étaientà l’avenant. Ils avaient grandi, poussé tout seuls dans lesarmoires et ils se dressaient immenses, ramenaient sur leur colonnede carton des épis de poils rares.

Ce monde réuni s’admirait, se congratulait, pressait des mainsenduites de gants blancs, nettoyés au pétrole, frottés à la gommeélastique et à la mie de pain. Et subitement, un remous s’étaitcreusé dans la cohue des laïques et des prêtres qui se rangèrent,chapeaux bas, devant un vieux landau de corbillard traîné par unerosse étique et conduit par une sorte de moujick, un cocher dont laface bouffait sous des broussailles lui sortant des joues et de labouche, des oreilles et du nez. La carriole s’était amarrée devantle perron et il en était descendu un gros homme, soufflé tel qu’unebaudruche, et sanglé dans un uniforme brodé d’argent; puis,derrière lui, un monsieur plus mince, vêtu d’un habit à parementsbleu foncé et bleu clair; et tous saluèrent le préfet qu’escortaitun de ses trois conseillers de préfecture.

Ils avaient soulevé leurs bicornes empanachés de plumes,distribué quelques poignées de mains et ils se perdaient dans levestibule, quand l’armée parut, à son tour, représentée par uncolonel de cuirassiers, par des officiers de l’artillerie et dutrain, par quelques fantassins gradés à culotte rouge, par ungendarme.

Et ce fut tout; une heure après cette réception, la villeexténuée s’était rendormie, n’ayant même pas le courage dedéplanter ses mâts; les Lazares étaient retournés dans leurssépulcres, les vieillards ressuscités étaient à nouveau retombésmorts; les rues étaient vides; la réaction avait lieu; Chartresgisait épuisé pour des mois par cet excès.

Quelle cambuse, quelle turne! s’exclamait Durtal.

Certains soirs, las des après-midi internés au milieu des livresou employés à suivre les heures canoniales dans l’église, à écouterdes chanoines jouer languissamment, de chaque côté du choeur, à laraquette avec des psaumes dont ils se renvoyaient, en grommelant,des volants de versets, il descendait fumer, après son dîner, descigarettes sur la petite place. pour Chartres, huit heures du soir,c’était trois heures du matin pour une autre ville; aussi toutétait-il éteint et tout était clos.

Pressé de se coucher, le clergé avait, dès sept heures, boucléla Vierge. Pas de prières, pas de bénédictions, rien dans cettecathédrale. Ces instants où lorsqu’on est agenouillé dans l’ombre,on croit que la Mère est plus présente, plus près de vous, plus àvous; ces minutes d’intimité où on lui raconte moins timidement sespauvres maux, n’existaient point à Notre-Dame. Ah! l’on nes’épuisait pas en de tardives oraisons dans cette basilique!

Mais s’il ne pouvait pénétrer dans son intérieur, Durtal pouvaitau moins rôder dans ses alentours. A peine éclairée par lesindigentes lueurs de réverbères isolés dans les coins de la place,la cathédrale prenait alors une étrange forme. Ses porchess’ouvraient en des cavernes pleines de nuit et le parcoursextérieur de sa nef, compris entre les tours et l’abside, avec sescontreforts et ses arcs-boutants devinés dans l’ombre, se dressaitainsi qu’une falaise rongée par d’invisibles mers. L’on avaitl’illusion d’une montagne déchiquetée à sa cime par des tempêtes,creusée dans le bas, par des océans disparus, de profondes grottes;et si l’on s’approchait, l’on discernait dans l’obscurité de vaguessentiers abrupts courant le long de la falaise, serpentant engaleries au bord des rocs et parfois, dans ces noirs chemins, deblanches statues d’évêques surgissaient, en un rayon de lune,hantant comme des revenants ces ruines, bénissant, avec leursdoigts levés de pierre, les visiteurs.

Cette promenade dans le circuit de cette cathédrale qui, silégère, si fluette pendant le jour, grossissait avec les ténèbreset devenait farouche, n’était pas faite pour dissiper la mélancoliede Durtal.

Cet aspect de brèches frappées par la foudre et d’antresabandonnés par les flots, le jetait dans de nouvelles rêveries etfinissait par le ramener à lui-même, par aboutir, après bien desvagabondages d’idées, à ses propres décombres; et une fois de plus,il se sondait l’âme et essayait de mettre un peu d’ordre dans sespensées.

Je m’ennuie à crever, se disait-il, pourquoi? — et, à vouloiranalyser cet état, il arrivait à cette conclusion :

Il n’est pas simple, mais double mon ennui; ou tout au moinss’il est unique, il se divise en deux parties bien distinctes. J’ail’ennui de moi-même, indépendant de toute localité, de toutintérieur, de toute lecture et j’ai aussi l’ennui de la province,l’ennui spécial, inhérent à Chartres.

De moi-même, ah oui, par exemple! Ce que je suis las de mesurveiller, de tâcher de surprendre le secret de mes mécomptes etde mes noises. Mon existence, quand j’y songe, je la jaugeraisvolontiers de la sorte : le passé me semble horrible; le présentm’apparaît, faible et désolé, et quant à l’avenir, c’estl’épouvante.

Il se tut, puis :

Les premiers jours, ici, je me suis plu dans le rêve suggéré parcette cathédrale. Je croyais qu’elle serait un réactif dans ma vie,qu’elle peuplerait ce désert que je sentais en moi, qu’elle seraiten un mot, dans l’atmosphère provinciale, une aide. Et, je me suisleurré. Certes, elle m’opprime toujours, elle m’enveloppe encoredans l’ombre tiède de sa crypte, mais je raisonne maintenant, je lascrute dans ses détails, j’essaie de causer d’art avec elle; et jeperds à ces recherches l’impression irraisonnée de son milieu, lecharme silencieux de son ensemble.

Maintenant c’est moins son âme qui me hante que son corps. J’aivoulu étudier l’archéologie, cette misérable anatomie des édifices;je suis devenu, humainement amoureux de ses contours et le côtédivin a fui pour ne plus laisser place qu’au côté terrestre. Hélas!j’ai voulu voir et je me suis malédifié; c’est l’éternel symbole dela Psyché qui recommence!

Et puis… et puis… n’y a-t-il pas aussi, dans cette lassitude quim’accable, de la faute à l’abbé Gévresin? Il a épuisé pour moi, enm’en imposant l’accoutumance, les vertus pacifiques et pourtantrévulsives du Sacrement; et le résultat le plus clair de ce régime,c’est que je suis tombé l’âme à plat, sans force pour résister.

Eh non, reprit-il après un silence; me voici encore à rabâchermes permanentes présomptions, mes infatigables soucis, me voilà unefois de plus, injuste envers l’abbé. Ce n’est cependant pas de safaute si la fréquence de mes communions les rend frigides; j’ycherche des sensations et il faudrait pourtant se convaincred’abord que ces désirs sont méprisables, se persuader ensuite quec’est précisément parce que ces communions sont glacées qu’ellesdeviennent méritoires et sont meilleures. Oui, c’est facile àraconter, mais quel est celui des catholiques qui les préfèrecelles-là aux autres? des Saints, sans doute; mais eux aussi ensouffrent! c’est si naturel de demander à Dieu un peu de joie,d’attendre de cette union qu’Il appelle un mot affectueux, unsigne, un rien, montrant qu’Il pense à vous!

L’on a beau faire, on ne peut pas ne point envisager commedouloureuses, les mortes consomptions de ces vivants azymes! etl’on a bien de la peine à confesser que Notre Seigneur a raison denous cacher le mal qu’elles nous évitent et les progrès qu’ellesréalisent, car, sans cela, nous serions peut-être sans défensecontre les attaques de l’amour-propre et les assauts de la vanité,sans abri contre nous-même.

Enfin quelle qu’en soit la cause, je ne suis pas mieux àChartres qu’à Paris, concluait-il. Et quand ces réflexionsl’assaillaient, le dimanche surtout, il regrettait d’avoiraccompagné l’abbé Gévresin dans cette province.

A Paris, ce jour-là, il avait au moins son temps défrayé par lesoffices. Le matin, il pouvait messoyer chez les Bénédictines ou àSaint-Séverin, écouter les Vêpres et les Complies, àSaint-Sulpice.

Ici rien; — et cependant, où réunir de meilleurs éléments pourexécuter le répertoire grégorien qu’à Chartres?

A part, quelques antiques basses qui aboyaient et qu’il eût étébien nécessaire d’abattre, il y avait une gerbe opulente de sonsfrais, une psalette de près de cent enfants qui eussent pudérouler, dans de limpides voix, les simples mélodies du vieuxplain-chant.

Mais en guise de cantilènes liturgiques, un maître de chapelleimbécile parquait, dans cette malheureuse cathédrale, une ménageried’airs forains qui, lâchés le dimanche, grimpaient, avec desgambades de ouistitis, le long des piliers, sous les voûtes. L’onpliait à ces singeries musicales les voix ingénues de la maîtrise.Décemment, à Chartres, il était impossible d’assister à lagrand’messe.

Les autres offices ne valaient pas mieux; aussi Durtal était-ilréduit, pour entendre les Vêpres, à descendre dans le bas de laville, à Notre-Dame de la Brèche, une chapelle, où un prêtre, amide l’abbé Plomb, avait instauré le chant de Solesmes et patiemmentformé une petite manécanterie, composée d’ouvriers fidèles et demômes pieux.

Ces voix, celles des gosses surtout, étaient médiocres, maisl’expert musicien qu’était ce prêtre, les avait quand même ajustéeset polies et il était parvenu, en somme, à imposer l’art Bénédictindans son église.

Seulement, elle était si laide, si tristement embellie d’images,Notre-Dame de la Brèche, qu’il fallait fermer les yeux, pour yséjourner!

Et dans cette houle de réflexions sur son âme, sur Paris, surl’Eucharistie, sur la musique, sur Chartres, Durtal finissait pars’abasourdir, par ne plus savoir où il était.

Parfois, cependant, il trouvait un peu de calme, et alors ils’étonnait, ne se comprenait plus.

Regretter Paris, se disait-il alors, pourquoi? est-ce quel’existence que j’y connus diffère de celle que je mène ici?

Est-ce que les églises, est-ce que Notre-Dame de Paris pour enciter une, n’étaient pas exécrées par de sacrilèges flons flons,comme Notre-Dame de Chartres? D’autre part, je ne sortais guèrepour flâner dans de fastidieuses rues et je ne fréquentais en finde compte que l’abbé Gévresin et Mme Bavoil, et je continue à lesvisiter même plus souvent, ici. J’ai en outre gagné, en medéplaçant, un compagnon savant et aimable, l’abbé Plomb; alors?

Puis, un beau matin, sans qu’il s’y attendît, tout s’éclaira.Très lucidement, il comprit qu’il errait sur de fausses pistes etdécouvrit, sans même la chercher, la vraie.

Pour rencontrer les causes ignorées de ses velléités d’il nesavait quoi et de ses inintelligibles malaises, il avait suffiqu’il remontât dans sa vie et qu’il s’arrêtât à la Trappe. Ensomme, tout dérivait de là. Arrivé à ce point culminant de sonrecul, il pouvait, ainsi que du haut d’un mont, embrasser d’un coupd’oeil le versant des années descendues depuis qu’il avait quittéce monastère; et il discernait maintenant dans ce panorama penchéde ses jours, ceci :

Dès sa rentrée à Paris, l’appétence des cloîtres s’était, sansdiscontinuer, infiltrée en lui; ce rêve de se retirer loin dumonde, de vivre placidement, dans la retraite, auprès de Dieu, ill’avait poursuivi sans relâche.

Sans doute, il ne se l’était formulé qu’à l’état de postulationsimpossibles et de regrets, car il savait bien qu’il n’avait, ni lecorps assez solide, ni l’âme assez ferme pour s’enfouir dans uneTrappe; mais une fois lancée sur ce tremplin, l’imagination partaità la vanvole, sautait par dessus les obstacles, divaguait en deflottantes songeries où il se voyait moine dans un couventdébonnaire, desservi par un ordre clément, amoureux de liturgies etépris d’art.

Il devait bien hausser les épaules quand il revenait à lui etsourire de ces avenirs fallacieux qu’il se suggérait dans sesheures d’ennui; mais, à cette pitié de l’homme qui se prend enflagrant délit de déraison, succédait quand même l’espoir de ne pasperdre entièrement le bénéfice d’un bon mensonge et il se remettaità chevaucher une chimère qu’il jugeait plus sage, aboutissait à unmoyen terme, à un compromis, pensant rendre l’idéal plusaccessible, en le réduisant.

Il se disait qu’à défaut d’une vie monastique réelle, il s’ensusciterait peut-être une suffisante illusion, en fuyant letohu-bohu de Paris, en s’inhumant dans un trou.

Et il s’apercevait qu’il s’était absolument dupé lorsque,discutant la question de savoir s’il délaisserait Paris pour allers’installer à Chartres, il lui avait semblé s’être décidé sur lesarguments de l’abbé Gévresin et les instances de Mme Bavoil.

Certainement, sans se l’avouer, sans se l’expliquer, il avaitsurtout agi sous l’impulsion de ce rêve si constamment choyé.Chartres n’était-il pas une sorte de havre conventuel, de monastèrecomplaisant, où il conserverait toute sa liberté et ne renonceraitpas à son bien-être? En tout cas, n’était-ce point, à défaut d’uninaccessible ascétère, une pâture jetée à ses désirs et, enadmettant qu’il parvînt à se débarrasser de souhaits tropexigeants, ce repos définitif, cette paix auxquels il aspiraitdepuis son retour de la Trappe?

Et rien de tout cela ne s’était réalisé; cette impression,éprouvée à Paris, qu’il n’était pas assis, il la gardait àChartres. Il se sentait, en camp volant, perché sur une branche, sefaisait l’effet d’un homme qui n’est pas chez lui, mais quis’attarde dans un meublé dont il faudra déguerpir.

En somme, il s’était déçu quand il s’était figuré que l’onpouvait assimiler une chambre solitaire, dans un alentour muet, àune cellule; le train-train pieux, dans l’atmosphère d’uneprovince, n’avait aucun rapport avec le milieu d’une abbaye.L’illusion du cloître n’existait pas.

Cet échec enfin constaté exaspéra l’ardeur de ses regrets et lemal qui était demeuré, à l’état confus, à l’état latent, à Paris,éclata, net et clair, à Chartres.

Alors ce fut une lutte sans répit avec lui-même.

L’abbé Gévresin, qu’il consultait, se bornait, en souriant, à letraiter, ainsi qu’on traite dans un noviciat ou dans un séminaire,le petit postulant qui vient avouer une grande mélancolie et unepersistante fatigue. On feint de ne pas prendre son mal au sérieux,on lui atteste que tous ses camarades subissent les mêmestentations, les mêmes épreintes; on le renvoie consolé, tout enayant l’air de s’en moquer.

Mais au bout de quelque temps, cette méthode échoua. Alorsl’abbé tint tête à Durtal et un jour que son pénitent gémissait illui répondit :

— C’est une crise à supporter — puis, négligemment après unsilence, il ajouta : — vous en verrez bien d’autres!

Et comme Durtal se cabrait sur ce mot, il l’accula au pied dumur, voulant lui faire avouer l’inanité de ses luttes.

— Le cloître, reprit-il, vous obsède — eh bien, mais, qui vousempêche d’en tâter? pourquoi ne vous séquestrez-vous pas dans uneTrappe?

— Vous savez bien que je ne suis pas assez robuste pour endurerce régime!

— Alors faites-vous oblat, rejoignez, à Notre-Dame de l’Atre, M.Bruno.

— Quant à ça, non, par exemple! L’oblature à la Trappe, c’estencore Chartres! c’est une situation moyenne, mitigée. M. Brunorestera toujours hôte et ne sera jamais moine. Il n’a, en somme,que les inconvénients des communautés et pas les avantages.

— Il n’y a point que les Trappes, répliqua l’abbé. Devenez pèreou oblat Bénédictin, moine noir. Leur règle doit être douce; vousvivrez dans un monde de savants et d’écrivains, que pouvez-vousdésirer de plus?

— Je ne dis pas, mais…

— Mais quoi?

— Eh! je ne les connais point…

— Rien n’est plus facile que de les connaître. L’abbé Plomb estun grand ami de Solesmes. Il vous procurera, pour ce couvent,toutes les recommandations que vous voudrez.

— Dame, c’est à voir… Je consulterai l’abbé, fit Durtal qui seleva pour prendre congé du vieux prêtre.

— Notre ami, le Bourru vous travaille, lança Mme Bavoil quiavait entendu, de la pièce voisine dont la porte était ouverte, laconversation des deux hommes.

Elle entra, tenant son bréviaire.

— Ah cà, reprit-elle, en le regardant sous ses lunettes,pensez-vous donc qu’en déménageant son âme de place, on la change.Votre ennui, il n’est ni dans l’air, ni autour de vous, mais envous; ma parole, à vous entendre, on croirait qu’en se transférantd’un lieu dans un autre, on échappe à ses discordes et qu’onparvient à se fuir. Or, rien n’est plus faux… demandez au père…

Et lorsque Durtal qui souriait, gêné, fut parti, Mme Bavoilinterrogea son maître :

— Ah cà, qu’a-t-il au juste?

— L’épreuve des sécheresses le lamine, répondit le prêtre. Ilsubit une opération douloureuse, mais sans danger. Du moment qu’ilconserve le goût de la prière et ne néglige aucun de ses exercicesreligieux, tout va bien. C’est là la pierre de touche qui nous sertà discerner si, dans ce genre d’affection, l’origine estdivine…

— Mais, père, il serait quand même nécessaire de lesoulager?

— Je ne puis rien, sinon prier pour lui.

— Autre question, il est hanté par les monastères, notre ami;peut-être bien que c’est là que vous devriez l’envoyer.

L’abbé eut un geste évasif. Les sécheresses et les phantasmesqu’elles engendrent ne sont point indices de vocation, fit-il.j’ajouterai même qu’elles ont plus de chances de s’accroître que des’atténuer dans un cloître — Et, à ce point de vue, la vieconventuelle peut être pour lui mauvaise… cependant il n’y a pointque cette question à envisager… il y a autre chose… puis qui sait?— et après un silence il reprit :

Tout est possible, donnez-moi mon chapeau, Madame Bavoil, jevais causer avec l’abbé Plomb de Durtal.

Chapitre 9

 

Cet entretien fut utile à Durtal; il le sortit des généralitéssur lesquelles il s’entêtait à rêvasser depuis son arrivée àChartres. L’abbé l’avait orienté, en somme, en lui montrant unevoie navigable précise, menant à un but désigné, à un port connu detous. Le cloître resté dans l’imagination de Durtal à l’étatconfus, hors du temps, sans lieu ni date, n’empruntant au souvenirvécu de la Trappe que la sainteté de son obédience, pour luiadjoindre aussitôt la chimère d’une abbaye, plus littéraire, plusartiste, régie par des règles conciliantes, dans un milieu plusdoux, ce cloître idéal, fabriqué de bric de réalité et de broc derêve, se définissait maintenant. En parlant d’un ordre quiexistait, en le citant par son nom, en spécifiant même une maisonde son observance, l’abbé Gévresin fournissait à Durtal unesubstantielle pâture, pour la manie raisonneuse de son verbiage; ille mettait en mesure de ne plus mâcher, ainsi qu’il le faisaitdepuis si longtemps, à vide.

L’état d’incertitude et de vague dans lequel il vivait cessa; ildiscernait une fin à ses collisions; le choix se limitait : oudemeurer à Chartres ou s’en aller à Solesmes; et, sans arrêt, il semit à relire, à méditer l’oeuvre de saint Benoît.

Cette règle, qui se compose surtout de paternelles injonctionset d’affectueux conseils, était une merveille de mansuétude etd’adresse. Tous les besoins de l’âme y étaient tracés et lesmisères du corps prévues. Elle savait si bien, tout en demandantbeaucoup, ne pas exiger trop, qu’elle avait pu plier sans serompre, satisfaire aux nécessités des diverses époques, seconserver au XIXe siècle, telle qu’au Moyen Age.

Puis ce qu’elle était compatissante et sage, lorsqu’elleprésageait des débiles et des infirmes.  » On servira les maladescomme s’ils étaient le Christ en personne « , dit saint Benoît; etle souci qu’il prend de ses fils, les pressantes recommandationsqu’il adresse aux abbés, de les aimer, de les visiter, de ne riennégliger pour alléger leurs maux, décèle tout un côté de maternitévraiment touchant chez le Patriarche.

Oui mais… murmura Durtal, il y a, dans cette règle, d’autresarticles qui paraissent moins accessibles à des mécréants de masorte, celui-ci par exemple :  » Que personne n’ait la témérité dedonner ou de recevoir quelque chose sans l’autorisation de l’abbé,d’avoir quoi que ce soit en propre, aucune chose absolument, ni unlivre, ni des tablettes, ni un poinçon, en un mot rien du tout,puisqu’il ne leur est même pas permis de posséder ni leurs corps,ni leurs volontés.  »

C’est le terrible verdict du renoncement et de l’obéissance,soupira-t-il; seulement, cete loi qui gouverne les pères et lesconvers, atteint-elle aussi rigoureusement les oblats, ceségrotants de l’armée Bénédictine dont je pourrais peut-être fairepartie, mais dont le texte ne parle point… ce serait à voir; puisil siérait aussi de connaître la manière dont on l’applique, carelle est, dans son ensemble, si habile et si souple, si large,qu’elle sait être, au choix, très clémente ou très dure.

Ainsi, dans les Trappes, ses ordonnances sont si serrées qu’on yétouffe; chez les Bénédictins, au contraire, elles sont assezaérées pour que l’âme parvienne à y respirer à l’aise. Les uns s’entiennent scrupuleusement à la lettre, les autres, au contraire,s’inspirent surtout de l’esprit du Saint.

Avant de s’aiguiller sur cette voie, il faut consulter l’abbéPlomb, conclut Durtal. Il se rendit chez le vicaire, mais il étaitabsent pour plusieurs jours.

Par précaution contre l’oisiveté, par mesure d’hygiènespirituelle, il voulut se ruer à nouveau sur la cathédrale et iltenta, maintenant qu’il était moins obsédé par des songeries, de lalire.

Le texte de pierre qu’il s’agissait de comprendre était sinondifficile à déchiffrer, au moins embarrassant par des passagesinterpolés, par des répétitions, par des phrases disparues outronquées; pour tout dire, aussi, par une certaine incohérence quis’expliquait du reste, quand on constatait que l’oeuvre avait étépoursuivie, altérée ou augmentée, par différents artistes, pendantun espace de plus de deux cents ans.

Les imagiers du XIIIe siècle n’avaient pas toujours tenu comptedes idées déjà exprimées par leurs devanciers et ils lesreprenaient, les émettaient dans leur langue personnelle,doublaient, par exemple, les signes des saisons et du zodiaque. Lesstatuaires du XIIe siècle avaient sculpté, sur la façade royale, uncalendrier de pierre; ceux du XIIIe en gravèrent un également dansla baie de droite du porche Nord, justifiant sans doute cetteréduplication d’une même scène sur une même église, par ce fait quele zodiaque et les saisons peuvent avoir, au point de vuesymbolique, plusieurs sens.

D’après Tertullien, l’on distinguait, dans ce cercle mourant etrenaissant d’années, une image de la Résurrection, à la fin dumonde. Suivant d’autres versions, le soleil entouré de ses douzesignes était la figure du Soleil de Justice entouré de ses douzeapôtres. L’abbé Bulteau croit, de son côté, reconnaître, dans cesalmanachs lapidaires, la traduction du passage de saint Paulaffirmant aux Hébreux que  » Ce Jésus, qui était hier, est encoreaujourd’hui et sera toujours dans tous les siècles des siècles « ,tandis que l’abbé Clerval donne cette explication plus simple : « que tous les temps appartiennent au Christ et doivent le glorifier. »

Mais cela n’est qu’un détail, se disait Durtal; l’on peutvérifier dans l’ensemble même de la cathédrale de doublesemplois.

En somme, l’oeuvre architectonique de Chartres se divise,extérieurement, en trois grandes parties qui sont décrétées partrois grands porches. — Le porche de l’Occident, dit porche Royal,qui est l’entrée solennelle du sanctuaire, entre les deux tours; —le porche du Nord attenant à l’évêché et précédé par la flècheneuve; — le porche du Midi, flanqué de la vieille tour.

Or, les sujets traités par le porche Royal et par le porche Sud,sont similaires; l’un et l’autre célèbrent le triomphe du Verbe,avec cette différence qu’au portail Méridional, Notre-Seigneurn’est plus seulement exalté par Lui-même, ainsi qu’au portail del’Occident, mais aussi dans la personne de ses Elus et de sesSaints.

Si, à ces deux sujets qui peuvent se réunir en un seul, leSauveur glorifié en Lui-même et dans les siens, nous ajoutons lepanégyrique de la Vierge que prononce le portail du Nord, nousaboutissons à ces fins : à un poème chantant la louange de la Mèreet du Fils, publiant la raison d’être de l’Eglise même.

En étudiant de près les variantes des portiques de l’Occident etdu Sud, on observe que si Jésus bénit, d’un geste uniforme, dansl’un comme dans l’autre, la terre, que si tous deux se confinentpresque exclusivement dans la reproduction des Evangiles,abandonnant la traduction de l’Ancien Testament aux baies du Nord,ils n’en varient pas moins entre eux et sont également distinctsdes porches des autres cathédrales.

Contrairement aux rituels mystiques presque partout suivis, àNotre-Dame de Paris, à Bourges, à Amiens, pour en citer trois, leJugement dernier, qui pare l’entrée principale de ces basiliques,est relégué sur le tympan de la porte du Midi, à Chartres.

De même, pour la tige de Jessé; à Amiens, à Reims, à lacathédrale de Rouen, elle s’élève au portail Royal, mais ellepousse au Septentrion, ici; et combien d’autres déplacements quel’on pourrait encore noter! Mais ce qui n’est pas moins étrange,c’est que le parallélisme des scènes qui se remarque si souvent àl’envers et à l’endroit de la même muraille, ciselé dans la pierre,d’un côté, et peint sur vitre de l’autre, n’existe pasrégulièrement à Chartres. Ainsi, l’arbre généalogique du Christ estplanté dans une verrière interne du porche Royal, tandis que sonespalier s’étend en sculpture, sur les parois externes du portiqueNord. Seulement, si parfois les sujets ne concordent point au rectoet au verso de la même page, souvent ils se complètent et sesuppléent. Tel le Jugement dernier qui ne se déroule pas au dehorsde la façade Royale, mais qui resplendit, à l’intérieur, dans lagrande rosace évidée dans le même mur. Il n’y a donc point, dans cecas, cumul, mais appoint — histoire commencée dans un dialecte etachevée dans un autre.

Enfin, ce qui domine tous ces dissentiments ou ces ententes,c’est l’idée maîtresse du poème, disposée ainsi qu’un refrain aprèschacune des strophes de pierre, l’idée que la cathédrale appartientà notre Mère; l’église reste fidèle à son vocable, féale à sadédicace. Partout la Vierge est suzeraine. Elle occupe tout lededans et à l’extérieur même, dans ces deux portails de l’Occidentet du Sud qui ne lui sont pas réservés, Elle apparaît encore, dansun coin, sur un dessus de porte, dans des chapiteaux, en haut d’unfronton, en l’air. La salutation angélique de l’art a été répétéesans interruption par les imagiers de tous les temps. Jamais cettepieuse filière ne fut rompue. La basilique de Chartres est bien lefief de Notre-Dame.

En somme, se dit Durtal, malgré les dissidences, de quelques-unsde ses textes, la cathédrale est lisible.

Elle contient une traduction de l’Ancien et du NouveauTestament; elle greffe en plus, sur les Ecritures Saintes, lestraditions des apocryphes qui ont trait à la Vierge et à saintJoseph, les vies des Saints recueillies dans la Légende dorée deJacques de Voragine et les monographies des Célicoles du diocèse deChartres. Elle est un immense dictionnaire de la science du MoyenAge, sur Dieu, sur la Vierge et sur les Elus.

Aussi Didron a-t-il presque raison d’avancer qu’elle est undécalque de ces grandes encyclopédies, telles que le XIIIe siècleen composa; seulement, la thèse qu’il étaie sur cette observationvéridique, dévie, devient, dès qu’il tâche de la développer,inexacte.

Il finit, en effet, par imaginer que la basilique est une simpleversion du  » Speculum Universale « , du  » Miroir du Monde  » deVincent de Beauvais, qu’elle est surtout, de même que ce recueil,un précis de la vie pratique, et un commentaire de la race humaineà travers les âges. Le fait est, se dit Durtal qui alla chercherdans sa bibliothèque  » l’Iconographie chrétienne  » de cet auteur,le fait est qu’à l’entendre, nos feuillets de pierre doivent setourner de la sorte : s’ouvrir par le chapitre du Nord pour sefermer sur les alinéas du Sud. Alors, l’on y trouve, selon lui,narrés : d’abord la Genèse, la cosmogonie biblique, la création del’homme et de la femme, l’Eden — ensuite, après l’expulsion dupremier couple, le récit de son rachat et de ses peines.

De là, assure-t-il :  » le sculpteur prit occasion d’enseigneraux Beaucerons la manière de travailler des bras et de la tête.Donc, à droite de la chute d’Adam, il sculpte sous les yeux et pourla perpétuelle instruction de tous, un calendrier de pierre, avectous les travaux de la campagne, puis un catéchisme industriel avecles travaux de la ville; enfin, pour les occupationsintellectuelles, un manuel des arts libéraux.  »

Et alors, ainsi instruit, l’homme vit, de générations engénérations, jusqu’à la fin du monde, notifiée par le tableau placéau Sud.

Ce répertoire de sculpture comprendrait donc un mémorial del’histoire de la nature et de la science, un glossaire de la moraleet de l’art, une biographie de l’être humain, un panorama du mondeentier. Il serait bien, en conséquence, une image du  » Miroir duMonde « , un tirage sur pierre de l’oeuvre de Vincent deBeauvais.

Il n’y a qu’un malheur à cela, c’est d’abord que le  » SpeculumUniversale  » de ce dominicain serait postérieur de plusieursannnées à la construction de cette cathédrale, ensuite, que Didronne s’inquiète nullement des valeurs et des distances de lastatuaire, dans sa thèse. Il attribue à une statuette enfouie dansle cordon d’une voussure une importance égale à celles des grandesstatues qui émergent bien en évidence et accompagnent l’image enrelief de Notre-Seigneur et de sa Mère. On peut même affirmer quece sont justement ces statues-là qu’il omet, comme il délaisseégalement tout le portique de l’Occident qu’il ne pouvait insérerde force dans son système.

Au fond, les idées de cet archéologue titubent. Il subordonne leprincipal aux accessoires et il aboutit à une espèce derationalisme, en complet désaccord avec la mystique de ces temps.Il médit du Moyen Age, en rabaissant le niveau du divin à l’étiageterrestre, en rapportant à l’homme ce qui revient à Dieu. L’oraisonde la sculpture, chantée par des siècles de foi, ne devient plus,dans l’introduction de son volume, qu’une encyclopédie derenseignements industriels et moraux quelconques.

Examinons cela de près, poursuivit Durtal, qui descendit fumerune cigarette sur la place. Ce portail Royal, ruminait-il, enchemin, il est l’entrée de la façade d’honneur, celui par lequelpénétraient les rois. Il est également le premier chapitre du livreet il résume, à lui seul, l’édifice!

Elles sont tout de même bizarres, ces conclusions précédant lesprémisses, cette récapitulation disposée au commencement del’ouvrage, alors qu’elle devrait, en bonne logique, être àl’abside, être à la fin.

Au fond, se dit-il, cette question-là mise à part, la façadeainsi conçue occupe, dans cette basilique, la place que le seconddes Livres Sapientiaux tient dans la Bible. Elle correspond auPsautier qui est en quelque sorte un abrégé, une somme de tous lesvolumes du Vieux Testament et, par conséquent, aussi, un mementoprophétique de la religion révélée toute entière.

Telle la partie de la cathédrale située à l’Occident; seulement,elle, elle est un compendium non plus des Anciennes Ecritures, maisdes Nouvelles; elle est un epitome des Evangiles, un concis deslivres de saint Jean et des synoptiques.

Et, en la bâtissant, le XIIe siècle a fait plus. Il a ajouté denouveaux détails à cette glorification du Christ, suivi de sanaissance à travers la Bible et mené jusque après sa mort, à sonapothéose telle que la promulgue l’Apocalypse; il a complété lesEcritures par les apocryphes, en nous racontant l’histoire de saintJoachim et de sainte Anne, en nous confiant maint épisode dumariage de la Vierge et de Joseph, tiré de l’Evangile de laNativité de sainte Marie et du protévangile de Jacques leMineur.

Au reste, tous les sanctuaires d’antan employèrent ceslégendaires et aucune église n’st lisible, quand on lesnéglige.

Ce mélange d’Evangiles réels et de fabliaux n’a d’ailleurs rienqui étonne. En refusant aux Evangiles de l’Enfance, de la Nativité,de saint Thomas l’Israélite, de Nicodème, au protévangile deJacques le Mineur, à l’histoire de Joseph, de leur reconnaître unecertitude canonique, une origine divine, l’Eglise n’a pas entendules rejeter en bloc et les assimiler à des fatras d’illusions et demensonges. Malgré certaines de leurs anecdotes qui sont pour lemoins ridicules, il peut se trouver en effet, dans ces textuaires,des indications exactes, des récits authentiques que lesEvangélistes, si sobres de renseignements, n’ont pas jugé à proposde nous dire.

Le Moyen Age n’était donc nullement hérésiarque, en accordant àces livres purement humains une valeur de fictions vraisemblables,un intérêt de mémoire pieux.

En somme, reprit Durtal qui était arrivé devant les portes sisesentre les deux tours, devant le porche Royal de l’Occident, ensomme, cet immense palimpseste, avec ses 719 figures, est facile àdémêler si l’on se sert de la clef dont usa, dans sa monographie dela cathédrale, l’abbé Bulteau.

En partant du clocher neuf et en longeant la façade jusqu’auclocher vieux, l’on feuillète l’histoire de Notre-Seigneur narréepar près de deux cents statues, perdues dans les chapiteaux. Elleremonte aux aïeux du Christ, prélude par la biographie d’Anne et deJoachim, traduit, en de microscopiques images, les apocryphes. Pardéférence, peut-être pour les Livres inspirés, elle rampe le longdes murs, se fait petite pour ne pas être trop aperçue, nousrelate, comme en cachette, en une curieuse mimique, le désespoir dupauvre Joachim, lorsqu’un scribe du Temple, nommé Ruben, luireproche d’être sans postérité et repousse, au nom d’un Dieu qui nel’a point béni, ses offrandes; et Joachim navré quitte sa femme,s’en va pleurer au loin sur la malédiction qui la frappe; et unange lui apparaît, le console, lui ordonne de rejoindre son épouse,qui enfantera de ses oeuvres une fille.

Puis c’est le tour d’Anne qui gémit seule, sur sa stérilité, etson veuvage; et l’ange la visite, elle aussi, lui prescrit d’allerau-devant de son mari, qu’elle rencontre à la porte Dorée. Ils sesautent au cou, retournent ensemble au logis et Anne accouche deMarie qu’ils consacrent au Seigneur.

Des annnées s’écoulent; l’époque des fiançailles de la Viergeest venue. Le grand Prêtre invite tous ceux qui, nubiles et nonmariés, sont issus de la maison de David, à s’approcher de l’autel,une baguette à la main. Et pour savoir quel est celui desprétendants auquel se fiancera la Vierge, le Pontife Abiathar,consulte le Très-Haut qui répète la prophétie d’Isaïe, avérantqu’il sortira de la tige de Jessé une fleur sur laquelle se poseral’Esprit.

Et aussitôt la baguette de l’un d’eux, de Joseph le charpentier,fleurit et une colombe descend du ciel pour se nicher dessus.

Marie est donc livrée à Joseph et le mariage a lieu; le Messienaît, Hérode trucide les Innocents et alors l’Evangile de laNativité s’arrête, laissant la parole aux Lettres saintes quireprennent Jésus, et le conduisent jusqu’à sa dernière apparition,après sa mort.

Ces scènes servent de bordure au bas de la grande page quis’étend entre les deux tours, au-dessus des trois portes.

C’est là que se placent les tableaux qui doivent séduire, par deplus claires, par de plus visibles apparences, les foules; là, queresplendit le sujet général du porche, celui qui concrète lesEvangiles, qui atteint le but assigné à l’Eglise même.

A gauche, — l’Ascension de Notre Seigneur, montant glorieusementdans des nues que frime une banderole ondulée tenue de chaque côté,suivant le mode byzantin, par deux anges, tandis qu’au-dessous, lesapôtres lèvent la tête, regardant cette Ascension que d’autresanges qui descendent, en planant au-dessus d’eux, leur désignent deleurs doigts tendus vers le ciel.

Et le cadre arqué de l’ogive enferme un almanach de pierre et unzodiaque.

A droite, — le triomphe de Notre Dame, encensée par deuxarchanges, assise le sceptre au poing sur un trône, et accompagnéede l’Enfant qui bénit le monde; puis en bas le sommaire de sa vie :l’Annonciation, la Visitation, la Nativité, l’Appel des bergers, laPrésentation de Jésus au grand-prêtre; et la voussure qui serpente,se dressant en pointe de mître, au-dessus de la Mère, est décoréede deux cordons, l’un, garni d’archanges thuriféraires, aux ailescloisonnées, comme imbriquées de tuiles, l’autre habité par lesfigures des sept arts libéraux, symbolisés, chacun, par deuxstatuettes représentant, la première, l’allégorie et la seconde lepersonnage de l’antiquité qui fut l’inventeur ou le parangon de cetart; c’est le même système d’expression qu’à l’église de Laon et laparaphrase imagée de la théologie scolastique, la versionsculpturale du texte d’Albert le Grand, affirmant, lorsqu’il citeles perfections de la Vierge, qu’Elle possédait la science parfaitedes sept arts : la grammaire, la rhétorique, la dialectique,l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique, tout lesavoir du Moyen Age.

Enfin, au milieu, le porche central, contenant le sujet autourduquel ne font que graviter les annales des autres baies, laGlorification de Notre Seigneur, telle que la conçut à Pathmos,saint Jean; le livre final de la Bible, l’Apocalypse ouverte, entête de la basilique, au-dessus de l’entrée solennelle de lacathédrale.

Jésus est assis, le chef ceint du nimbe crucifère, vêtu de latalaire de lin, drapé dans un manteau qui retombe en une cascadeserrée de plis, les pieds nus posés sur l’escabeau, emblème affectéà la terre par Isaïe. Il bénit, d’une main, le monde et tient lelivre fermé des sept sceaux, de l’autre. Autour de lui, dansl’ovale qui l’environne, le Tétramorphe, les quatre animauxévangéliques, aux ailes papelonnées d’écailles, l’homme empenné, lelion, l’aigle, le boeuf, symboles de saint Matthieu, de saint Marc,de saint Jean et de saint Luc.

Au-dessous, les douze apôtres, arborent des rouleaux et deslivres.

Et, pour parfaire la scène de l’Apocalypse, dans les cordons desvoussures, les douze anges et les vingt-quatre vieillards que saintJean nous décrit, accoutrés de blanc et couronnés d’or, jouent desinstruments de musique, chantent, en une adoration perpétuelle —que quelques âmes, isolées dans l’indifférence de notre siècle,reprennent, — les gloires du Très-Haut, se prosternant quand, auxardentes et aux solennelles oraisons de la terre, les bêtesévangéliques répondent, dominant de leurs voix les fracas desfoudres, l’unique mot qui concentre en ses quatre lettres, quirésume en ses deux syllabes, les devoirs de l’homme envers Dieu,l’humble et l’affectueux, l’obéissant Amen.

Le texte a été serré de près par les imagiers, sauf pour leTétramoprphe, car un détail manque; les animaux ne sont poinrocellés de ces milliers d’yeux dont le prophète parle.

En le récapitulant, ce tableau, divisé tel qu’un triptyque,comprend, – dans son volet de gauche : l’Ascension, encadrée dansles moulures d’un zodiaque, — au milieu : le triomphe de Jésus telque le raconte le Disciple; — sur le volet de droite : le triomphede Marie, accompagnée de quelques uns de ses attributs.

Et le tout constitue le programme réalisé par l’architecte : laGlorification du Verbe. Il y a, en effet, dit dans son substantielopuscule sur Chartres, l’abbé Clerval,  » les scènes de sa vie quiont préparé sa gloire; il y a son entrée proprement dite dans lagloire, puis sa glorification éternelle par les anges, les saintset la sainte Vierge « .

Au point de vue de la facture, l’oeuvre est claire et splendide,dans son grand sujet, obscure et mutilée dans les petits. Lepanneau de Marie a souffert et il est, de même que celui del’Ascension, singulièrement fruste et barbare, bien au-dessous dutableau central qui détient, le plus vivant, le plus obsédant quisoit des Christ.

Nulle part, en effet, dans la statuaire du Moyen Age, leRédempteur ne s’atteste plus mélancolique et plus miséricordieux,sous un aspect plus grave. Examiné de profil, avec ses cheveuxcoulant dans le dos, plats et divisés par une raie sur le front, lenez un peu retroussé, la bouche forte, couverte d’une épaissemoustache, la barbe courte et tordue, le cou long, il suggère,malgré la rigidité de son attitude, non l’impression d’un ChristByzantin, tel qu’en peignirent et qu’en sculptèrent des artistes dece temps, mais d’un Christ de Primitif, issu des Flandres,originaire de la Hollande même, dont il a ce vague relent deterroir qui reparaîtra plus tard, en un type moins pur, vers la findu XVe siècle, dans le tableau de Cornelis Van Oostzaanen, du muséede Cassel.

Et il surgit, presque triste, dans son triomphe, bénissant,inétonné, avec une résignation qui s’attendrit, ce défilé depécheurs qui, depuis sept cents ans, le regarde curieusement, sansamour, en passant sur la place; et tous lui tournent le dos, sesouciant peu de ce Sauveur qui diffère du portrait qu’ilsconnurent, ne l’admettant qu’avec une tête ovine et des traitsaimables, pareil, il faut bien le dire, au bellâtre de lacathédrale d’Amiens devant lequel se pâment les gens amoureux d’unebeauté facile.

Au-dessus de ce Christ, s’ouvrent les trois fenêtres privées deregards du dehors, et au-dessus d’elles, la grande rose morte,semblable à un oeil éteint, ne se rallumant, comme les verrièresdes croisées, qu’au dedans, brûlant en de claires flammes, en depâles saphirs sertis dans des chatons de pierre; enfin au-dessus dela rose, s’étend la galerie des rois de Juda que domine un pignondressant son triangle entre les deux tours.

Et les deux clochers dardent leurs flèches; le vieux, taillédans un calcaire tendre, squammé d’écailles, s’effusant d’un seuljet, s’effilant en éteignoir, chassant dans les nuages une fumée deprières par sa pointe; le neuf, ajouré ainsi qu’une dentelle,ciselé tel qu’un bijou, festonné de feuillages et de rinceaux devignes, monte avec de lentes coquetteries, tâchant de suppléer àl’élan d’âme, à l’humble supplique de son aîné, par de riantesoraisons, par de jolis sourires, de séduire, par de joyeux babilsd’enfant, le Père.

Mais, pour en revenir au porche Royal, reprit Durtal, malgrél’importance de sa grande page narrant le triomphe éternel duVerbe, l’intérêt des artistes va forcément au rez-de-chaussée del’édifice, là où jaillissent dans l’espace compris entre les basesdes deux tours, le long du mur et dans l’ébrasement des troisportes, dix-neuf statues colossales de pierre.

A coup sûr, la plus belle sculpture du monde est en ce lieu.Elle se compose de sept rois, de sept prophètes ou saints et decinq reines. Ces statues s’élevaient autrefois, au nombre devingt-quatre, mais cinq ont disparu sans laisser de traces.

Toutes sont nimbées, sauf les trois premières qui résidentauprès du clocher neuf, et toutes sont abritées sous des dais àclaire-voie, délinéant des chaumines et des chapelles, des manoirset des ponts, dessinant une minuscule ville, une Sion pour bébés,une Jérusalem céleste naine.

Toutes sont debout, posant sur des colonnes guillochées, sur dessocles taillés en amande, en pointe de diamant, en côte d’ananas;sculptés de méandres, de frettes crénelées, de carreaux de foudre;creusés comme des damiers dont les cases alternées seraient, lesunes vides et les autres pleines; pavés d’une sorte de mosaïque, demarquetterie qui, de même que les bordures des verrières del’église, évoquent les souvenirs d’une orfèvrerie musulmane,décèlent l’origine de formes rapportées de l’Orient par lesCroisades.

Cependant les trois premières statues de la baie de gauche,voisines de la flèche neuve, ne se juchent pas sur des ornementsravis aux infidèles; celles-là foulent aux pieds d’inexplicablesêtres. L’une, un roi dont la tête perdue fut remplacée par celled’une reine, marche sur un homme enlacé de serpents; un autresouverain pèse sur une femme qui saisit, d’une main, la queue d’unreptile et caresse, de l’autre, la tresse de ses cheveux; latroisième enfin ,une reine, le chef couronné d’un simple cercled’or, le ventre proéminent d’une personne enceinte, la figureavenante mais vulgaire d’une bonne, a pour piédestal deux dragons,une guenuche, un crapaud, un chien et un basilic à visage de singe.Que signifient ces rébus? nul ne le sait; pas plus qu’on ne sait,du reste, les noms des seize autres statues, alignées le long duporche.

Les uns veulent y voir les ancêtres du Messie, mais cetteassertion ne s’étançonne sur aucune preuve; les autres croient ydistinguer un mélange des héros de l’Ancien Testament et desbienfaiteurs de l’église, mais cette présomption est égalementillusoire. La vérité est que si tous ces gens ont eu à la main dessceptres et des rouleaux, des banderoles et des eucologes, aucunn’arbore l’un de ces attributs personnels qui servent à lesspécifier, dans la nomenclature sacrée du Moyen Age.

Tout au plus, pourrait-on baptiser du nom de Daniel un corpssans tête, parce qu’au-dessous de lui se tord un vague dragon,emblème du Diable que le Prophète vainquit à Babylone.

Les plus admirables, de ces statues, sont celles des reines.

La première, celle de la maritorne royale, au ventre bombé,n’est qu’ordinaire; la dernière, celle qui est à l’opposé de cetteprincesse, à l’autre extrémité de la façade, près du clocher vieux,a le visage amputé d’une moitié et la tranche qui subsiste neséduit guère; mais les trois autres, debout, près de la baieprincipale, dans la voûte d’entrée, sont inouïes!

La première, longue, étirée, tout en hauteur, a le front cernéd’une couronne, un voile, des cheveux pliés de chaque côté d’uneraie et tombant en nattes sur les épaules, le nez un peu retroussé,un tantinet populaire, la bouche prudente et décidée, le mentonferme. La physionomie n’est plus jeune. Le corps est enserré,rigide, sous un grand manteau, aux larges manches, dans la gaîneorfévrie d’une robe sous laquelle aucun des indices de la femme neparaît. Elle est droite, asexuée, plane; et sa taille file, ceinted’une corde à noeuds de franciscaine. Elle regarde, la tête un peubaissée, attentive à l’on ne sait quoi, sans voir. A-t-elle atteintle dénuement parfait de toute chose? vit-elle de la vie Unitiveau-delà des mondes, dans l’absence des temps? On peut l’admettre,si l’on remarque que, malgré ses insignes royaux et le somptueuxapparat de son costume, elle conserve l’attitude recueillie etl’air austère d’une moniale. Elle sent plus le cloître que la Cour.L’on se demande alors qui la plaça en sentinelle près de cetteporte et pourquoi, fidèle à une consigne qu’elle seule connaît,elle observe, de son oeil lointain, jours et nuits, la place,attendant, immobile, quelqu’un qui depuis sept cents ans ne vientpoint?

Elle semble une figure de l’Avent, qui écoute, un peu penchée,sourdre de la terre les dolentes exorations de l’homme; un éternelRorate chante en elle; elle serait, dans ce cas, une reine del’Ancien Testament, morte bien avant la naissance du Messie qu’elleannonça peut-être.

Comme elle tient un livre, l’abbé Bulteau insinue qu’ellepourrait être un portrait en pied de sainte Radegonde. Mais il y ad’autres princesses canonisées et qui tiennent, elles aussi, deslivres; cependant, l’attitude claustrale de cette reine, ses traitsémaciés, son oeil perdu dans l’espace des rêves intérieurs,s’appliqueraient assez justement à la femme de Clotaire quis’interna dans un cloïtre.

Mais elle serait en attente de quoi? de l’arrivée redoutée duroi voulant l’arracher de son abbaye de Poitiers pour la replacersur le trône? en l’absence de tout renseignement, il n’est aucunede ces conjectures qui ne demeure vaine.

La seconde statue représente encore une femme de monarque,portant un livre. Celle-là est plus jeune, elle n’a ni manteau, nivoile; les seins sont remontés, moulés dans un étroit corsage, trèstiré, ajusté tel qu’un linge mouillé sur le buste, ondulant en plismenus, en rides, un corsage pareil au roque Carolingien s’agrafantsur le côté. Elle a les cheveux couchés en deux bandeaux sur lefront, couvrant les oreilles, descendant en tresses enrubanées, seterminant en mèche de fouet.

Le visage est volontaire et déluré, un peu hautain. Celle-làregarde au dehors d’elle; elle est d’une beauté plus humaine et lesait; sainte Clotilde? hasarde l’abbé Bulteau.

Il est certain que cette élue ne fut pas toujours un modèled’aménité et ce qu’on peut appeler une personne commode. Avant qued’avoir été reprise et châtiée, elle se révèle dans l’histoire,vindicative, sans dédit de pitié, avide de représailles. Elleserait alors la Clotilde d’avant la pénitence, la reine avant lasainte.

Est-ce bien elle? ce nom lui fut attribué parce qu’une statue dela même époque qui lui ressemble et qui appartint jadis àNotre-Dame de Corbeil, fut placée sous ce vocable. Mais il a étéreconnu, depuis, que cette statue portraiturait la reine de Saba.Sommes-nous donc en présence de cette souveraine? pourquoi, alors,quand elle n’est pas inscrite au livre de Vie, une auréole?

Il est très probable qu’elle n’est, ni la femme de Clovis, nil’amie de Salomon, cette étrange princesse qui se décèle à la foisplus charnelle et plus spectrale que ses autres soeurs, car letemps l’a dévisagée, lui mâchurant l’épiderme, lui picotant lementon de grêle, encanaillant la bouche, rongeant le nez, letrouant en as de trèfle, mettant l’image de la mort sur cettevivante face.

Quant à la troisième, elle s’étire en un frêle fuseau, s’éminceen un gracile cierge dont la poignée serait damassée, gaufrée,gravée en pleine cire; elle monte magnifiquement vêtue d’une roberoide, cannelée, rayée de fibres telle qu’une tige de céleri. Lecorsage est passementé, brodé au petit point; le ventre est entouréd’une cordelière à noeuds lâche et précieuse; la tête estcouronnée, les deux bras sont cassés; l’un reposait sur lapoitrine, l’autre tenait un sceptre dont on aperçoit encore unvestige.

Et celle-là rit, ingénue et mutine, charmante. Elle considère deses deux grands yeux ouverts, aux sourcils très relevés, lesvisiteurs. Jamais, en aucun temps, figure plus expressive n’a étéainsi façonnée par le génie de l’homme; elle est le chef-d’oeuvrede la grâce enfantine et de la candeur sainte.

Dans l’architecture pensive du XIIe siècle, au milieu de cepeuple de statues recueillies, symbolisant en quelque sorte le naïfamour de ces âges que troublèrent les craintes d’un éternel enfer,elle semble placée devant l’huis du Seigneur, comme l’exorableimage des Rémissions. Pour les âmes timorées de ces habitudinairesqui n’osent plus, après de persévérantes chutes, franchir le seuilde l’église, elle se fait prévenante, chasse les réticences etvainc les regrets, apaise, par les familiarités de son rire, lestranses.

Elle est la grande soeur de l’Enfant prodigue, celle dont saintLuc ne parle point mais qui dut, si elle exista, plaider la causede l’absent, insister auprès du père pour qu’il tuât le veau gras,quand revint le fils.

Ce n’est point sous cet aspect indulgent que la connaîtChartres; suivant la tradition locale, elle serait Berthe auxgrands pieds, mais outre que cette allégation ne s’appuie sur aucunargument, elle est inane par ce seul fait que la statue a le halod’un nimbe. Or, ce signe de la sainteté ne saurait ceindre le chefde la mère de Charlemagne dont le nom est inconnu des hagiologes del’Eglise triomphante.

Elle serait alors, d’après la thèse des archéologues qui voientdans la panégyrie sculptée du porche les ancêtres du Chrit, unePrincesse du Vieux Testament; mais laquelle? ainsi que le remarquejustement Hello, les larmes sont fréquentes dans les Ecritures,mais le rire y est si rare que celui de Sara ne pouvant s’empêcherde se gaudir lorsque l’Ange lui annonce qu’elle concevra, malgré sagrande vieillesse, un fils, reste célèbre. Vainement, l’on chercheà quelle personne du livre de l’Ancienne Alliance peut se rapporterl’innocente joie de cette Reine.

La vérité, c’est qu’elle demeure à jamais mystérieuse, cettecréature angélique, fluide, parvenue sans doute aux pures délicesde l’âme qui s’écoule en Dieu, et avec cela, elle est si avenante,si serviable, qu’elle nous laisse l’illusion d’un salutaire geste,le mirage d’une bénédiction visible pour ceux qui la désirent. Eneffet, son bras droit est brisé à la hauteur du poignet et sa mainn’est plus; mais cette main paraît exister encore, à l’état dereflet, d’ombre, quand on la cherche; elle est très nettementformée par le renflement léger du sein qui simule la paume, par lesplis du corsage qui dessinent distinctement les quatre doigtseffilés et le pouce levés, pour tracer le signe de la croix surnous.

Quelle exquise préfiguratrice de la benoîte Mère, que cetteGardienne royale du seuil, que cette Souveraine invitant les égarésà rentrer dans l’église, à s’approcher de cette porte qu’Elle gardeet qui est elle-même un des symboles de son Fils! s’écria Durtal —et il embrassa, d’un coup d’oeil, ce vis-à-vis de femmes, sidifférentes : l’une, plus moniale que Reine, qui baisse un peu latête; — l’autre, exclusivement Reine, qui la redresse — latroisième saintement gamine, dont le col n’est ni penché, nihaussé, mais se tient dans la position naturelle, modérant le portauguste d’une Reine, par l’humble et la riante attitude d’uneSainte.

Peut-être, pourrait-on discerner aussi, se dit-il, dans lapremière, une image de la vie contemplative, comme l’on pourraitalléguer que la seconde implique l’idée de la vie active et que ladernière incarne, ainsi que Ruth, dans l’Ecriture, les deux?

Quant aux autres statues de Prophètes, coiffés de la calottejuive à côtes et de Rois tenant des missels ou des sceptres, ellessont, elles aussi, indéchiffrables; l’une d’elles, sise dansl’arche du milieu, au coin de la porte, à droite, séparée par unmonarque de la fausse Berthe, intéressait plus spécialement Durtal,car elle ressemblait à Verlaine. Elle en avait la tête plus velue,il est vrai, mais aussi bizarre, le crâne cabossé, le masque un peuépaté, le poil hirsute, l’air commun et bonhomme.

La tradition assigne à cette effigie le nom de saint Jude; etelle est suggestive, cette similitude de traits de l’Apôtre le plusnégligé de tous par les Chrétiens, de celui qui fut si peu priépendant tant de siècles, qu’on s’avisa, un beau jour, pensant qu’ilavait moins que les autres épuisé son crédit auprès de Dieu, del’invoquer pour les causes désespérées, pour les causes perdues, etdu poète si compètement ignoré ou si bêtement honni de ces mêmescatholiques auxquels il apportait les seuls vers mystiques éclosdepuis le Moyen Age!

Ils furent les malchanceux, l’un de la Sainteté et l’autre de laPoésie, conclut Durtal qui se recula pour mieux voir l’ensemble dela façade.

Elle s’attestait inouïe, avec ses ciselures de flore dessinéesur les carreaux par le gel, avec ses nappes d’église, ses rochets,aux fines mailles, ses guipures en fils de la Vierge, courantjusqu’au premier étage, servant de cadres ajourés aux grands sujetsdes porches. Puis, elle montait, d’allure érémitique, sobred’ornements, cyclopéenne, avec l’oeil colossal de sa rose morte,entre les deux tours, l’une, fenestrée, niellée comme le portail,l’autre nue comme l’étage qui surplombait le porche.

Mais ce qui dominait, ce qui absorbait Durtal, c’était quandmême les statues de Reines.

Et il finissait par ne plus se soucier du reste, par ne plusgoûter que l’éloquence divine de leur maigreur, par ne plus lesenvisager que sous l’aspect de longues tiges baignant dans destubes guillochés de pierre, s’épanouissant en des touffes defigures embaumant des fragrances ingénues, des senteurs naïves — etle Christ, bénissant, attendri et attristé, le monde, se penchaitde son trône, au-dessus d’elles, pour humer le tendre parfum quis’effusait de ces calices élancés d’âmes!

Durtal songeait — quel irrésistible nécromant pourrait évoquerl’esprit de ces royales Ostiaires, les contraindre à parler, nousfaire assister à l’entretien qu’elles ont peut-être, quand ellesparaissent se reculer sous la voûte, se retirer chez elles, lesoir, derrière un rideau d’ombre?

Que se disent-elles, elles qui ont vu saint Bernard, saintLouis, saint Ferdinand, saint Fulbert, saint Yves, Blanche deCastille, tant d’Elus, défiler devant elles, alors qu’ils entrèrentdans les ténèbres étoilées de la nef? Causent-elles de la mort deleurs compagnes, de ces cinq statues qui disparurent pour jamais deleur petit cénacle? écoutent-elles, au travers des vantaux fermésde la porte, souffler le vent désolé des psaumes et mugir lesgrandes eaux de l’orgue? Entendent-elles les exclamationssaugrenues des touristes qui rient de les voir et si roides et silongues? Sentent-elles, ainsi que tant de saintes, l’odeur despéchés, le relent de vase des âmes qui les frôlent? Alors, ceserait à ne plus oser les regarder… Et Durtal les regardait quandmême, car il ne pouvait se séparer d’elles; elles le retenaient parle charme constant de leur énigme; en somme, reprenait-il, ellessont, sous une apparence réelle, extra-terrestres. Leurs corpsn’existent pas, leurs âmes habitent à même dans les ganguesorfèvries des robes; elles sont en parfait accord avec la basiliquequi s’est, elle-même, désincarnée de ses pierres et s’enlève, dansle vol de l’extase, au-dessus du sol.

Le chef-d’oeuvre de l’architecture et de la statuaire mystiquessont ici, à Chartres; l’art le plus surhumain, le plus exalté quifut jamais, a fleuri dans ce pays plat de la Beauce.

Et maintenant qu’il avait contemplé l’ensemble de cette façade,il se rapprochait encore pour la scruter dans ses infimesaccessoires, dans ses menus détails, pour examiner de plus près laparure des Souveraines et il vérifiait ceci : aucune draperien’était pareille; les unes tombaient sans cassures brusques,ridulées, semblables à un friselis ondulant d’eau, les autresdescendaient en lignes parallèles, en fronces serrées, un peu enrelief, telles que les côtes des bâtons d’angélique; et la durematière se pliait aux exigences des habilleurs, s’assouplissaitpour les crêpes historiés, pour les futaines et les fils de purlin, s’alourdissait pour les brocarts et les orfrois; tout étaitspécifié; les colliers étaient ciselés, grains à grains, les noeudsdes ceintures auraient pu se dénouer, tant les cordelettes étaientnaturellement enlacées; les bracelets, les couronnes étaient forés,martelés, sertis de gemmes montées dans leurs chatons, comme pardes gens du métier, par des orfèvres.

Et souvent le socle, la statue, le dais avaient été taillésd’une seule pièce, dans un même bloc! quels étaient donc les gensqui avaient sculpté de telles oeuvres?

On peut croire qu’ils vivaient dans les cloîtres puisque laculture de l’art ne se pratiquait alors que dans les clos de Dieu.Et ils rayonnèrent, à cette époque, dans l’Ile de France,l’Orléanais, le Maine, l’Anjou, le Berry, nous remarquons dans cesprovinces des statues de ce genre; mais il faut bien le dire,toutes sont inférieures à celles de Chartres. A Bourges, parexemple, d’analogues Prophètes et de semblables Reines rêvent dansl’une de ces extraordinaires baies latérales où le souvenir dutrèfle arabe s’impose. A Angers, ces statues sont effritées,presque détruites, mais on peut les juger surtout rapetissées,devenues seulement humaines; ce ne sont plus des Célicoles auxcorps chastement effilés, mais de simples Reines; — au Mans, oùelles sont mieux conservées, elles s’efforcent vainement de surgirde leurs fourreaux droits; elles sont quand même désallongées,dénervées, apauvries, presque vulgaires. Nulle part, ce n’est del’âme sculptée comme à Chartres; et si au Mans, on étudie la façadecomprise ainsi que la cathédrale Chartraine, avec un Christglorifié, bénissant, assis, entre les bêtes ailées du Tétramorphe,quelle descente l’on constate dans le niveau divin! Tout estétriqué et poussif. Jésus, mal débruti, reste farouche. Ce sontévidemment des élèves sans génie des maîtres souverains de Chartresqui adornèrent ces portiques.

Etait-ce une compagnie de ces imagiers, de ces confrères del’oeuvre sainte qui allaient d’un pays à l’autre, adjoints auxmaçons, aux ouvriers logeurs du bon Dieu, par les moines?Venaient-ils de cette abbaye Bénédictine de Tiron fondée près duMarché, à Chartres, par l’Abbé saint Bernard dont le nom figureparmi les bienfaiteurs de l’église dans le nécrologe de Notre-Dame?Nul ne le sait. Humblement, anonymement, ils travaillèrent.

Et quelles âmes, ils avaient, ces artistes! Car nous le savons,ils ne besognaient que lorsqu’ils étaient en état de grâce. Pourélever cette splendide basilique, la pureté fut requise, même desmanoeuvres.

Cela serait incroyable, si des documents authentiques, si despièces certaines ne l’attestaient.

Nous possédons des missives de l’époque, insérées dans lesannales Bénédictines, une lettre d’un Abbé de Saint-Pierre-sur-Diveretrouvée par M. Léopold Delisle, dans le manuscrit 929 du fondsfrançais, à la Bibliothèque Nationale — un livre latin des miraclesde Notre-Dame, découvert dans la Bibliothèque du Vatican, ettraduit en français par un poète du XIIIe siècle, Jehan leMarchant. Tous racontent comment, après la ruine des incendies, futrebâti le sanctuaire dédié à la Vierge noire.

Ce qui advint alors atteignit le sublime. Ce fut une Croisade,telle que jamais on n’en vit. Il ne s’agissait plus d’arracher leSaint-Sépulcre des mains des Infidèles, de lutter sur un champ debataille contre des armées, contre des hommes, il s’agissait deforcer Notre-Seigneur dans ses retranchements, de livrer assaut auCiel, de le vaincre par l’amour et la pénitence; et le Ciel s’avouabattu; les Anges, en souriant, se rendirent; Dieu capitula et, dansla joie de sa défaite, il ouvrit tout grand le trésor de ses grâcespour qu’on le pillât.

Ce fut encore, sous la conduite de l’Esprit Saint, le combatcontre la matière, sur des chantiers, d’un peuple voulant, coûteque coûte, sauver la Vierge sans asile, de même qu’au jour oùnaquit son Fils.

La crèche de Bethléem n’était plus qu’un tertre de cendres.Marie allait être réduite à vagabonder, sous le fouet des bises,dans les plaines glacées de la Beauce. Le même fait serenouvellerait-il, à douze cents ans de distance, de familles sanspitié, d’auberges inhospitalières, de chambres pleines?

L’on aimait alors, en France, la Madone, comme l’on aime sagénitrice naturelle, sa véritable mère. A cette nouvelle qu’Elleerre, chassée par l’incendie, à la recherche d’un gîte, tous,bouleversés, s’éplorent; et non seulement dans le pays Chartrain,mais encore dans l’Orléanais, dans la Normandie, dans la Bretagne,dans l’Ile de France, dans le Nord, les populations interrompentleurs travaux, quittent leurs logis pour courir à son secours, lesriches apportant leur argent et leurs bijoux, tirant avec lespauvres des charrettes, convoyant du blé, de l’huile, du vin, dubois, de la chaux, ce qui peut servir à la nourriture des ouvrierset à la bâtisse d’une église.

Ce fut une migration ininterrompue, un exode spontané de peuple.Toutes les routes étaient encombrées de pèlerins, traînant, hommes,femmes, pêle-mêle, des arbres entiers, charriant des faisceaux depoutres, poussant de gémissantes carrioles de malades et d’infirmesqui constituaient la phalange sacrée, les vétérans de lasouffrance, les légionnaires invincibles de la douleur, ceux quidevaient aider au blocus de la Jérusalem céleste, en formantl’arrière-garde, en soutenant, avec le renfort de leurs prières,les assaillants.

Rien, ni les fondrières, ni les marécages, ni les forêts sanschemins, ni les rivières sans gués, ne purent enrayer l’impulsionde ces foules en marche, et, un matin, par tous les points del’horizon, elles débouchèrent en vue de Chartres.

Et l’investissement commença; tandis que les malades traçaientles premières parallèles des oraisons, les gens valides dressèrentles tentes; le camp s’étendit à des lieues à la ronde; l’on allumasur des chariots des cierges et ce fut, chaque soir, un champd’étoiles dans la Beauce.

Ce qui demeure invraisemblable et ce qui est pourtant certifiépar tous les documents de l’époque, c’est que ces hordes devieillards et d’enfants, de femmes et d’hommes se disciplinèrent enun clin d’oeil; et pourtant ils appartenaient à toutes les classesde la société, car il y avait parmi eux des chevaliers et degrandes dames; mais l’amour divin fut si fort qu’il supprima lesdistances et abolit les castes; les seigneurs s’attelèrent avec lesroturiers dans les brancards, accomplirent pieusement leur tâche debêtes de somme; les patriciennes aidèrent les paysannes à préparerle mortier et cuisinèrent avec elles; tous vécurent dans un abandonde préjugés unique; tous consentirent à n’être que des manoeuvres,que des machines, que des reins et des bras, à s’employer sansmurmurer, sous les ordres des architectes sortis de leurs couventspour mener l’oeuvre.

Jamais il n’y eut organisation plus savante et plus simple; lescelleriers des cloîtres devenus, en quelque sorte, les intendantsde cette armée, veillèrent à la distribution des vivres, assurèrentl’hygiène des bivacs, la santé du camp. Hommes, femmes n’étaientplus que de dociles instruments entre les mains de chefs qu’ilsavaient, eux-mêmes, élus et qui obéissaient à des équipes demoines, subordonnés, à leur tour, à l’être prodigieux, à l’inconnude génie qui, après avoir conçu le plan de la cathédrale, dirigeaitles travaux d’ensemble.

Pour obtenir un tel résultat, il fallut vraiment que l’âme deces multitudes fût admirable, car ce labeur si pénible, si humble,de gâcheur de plâtre et de charretier, fut considéré par chacun,noble ou vilain, ainsi qu’un acte d’abnégation et de pénitence, etaussi comme un honneur; et personne ne fut assez téméraire pourtoucher aux matériaux de la Vierge, avant de s’être réconcilié avecses ennemis, et confessé. Ceux qui hésitèrent à réparer leurstorts, à s’approcher des sacrements, furent enlevés des traits,chassés tels que des êtres immondes, par leurs compagnons, par leurfamille même.

Dès l’aube,chaque jour, la besogne indiquée par lescontre-maîtres s’opère. Les uns creusent les fondations, déblaientles ruines, dispersent les décombres, les autres se transportent enmasse aux carrières de Berchère-l’Evêque, à huit kilomètes deChartres, et là, ils descellent des blocs énormes de pierre, silourds que parfois un millier d’ouvriers ne suffisait pas pour lesextraire de leurs lits et les hisser jsqu’au sommet de la collinesur laquelle devait planer la future église.

Et quand, éreintés, moulus, ces troupeaux silencieux s’arrêtent,alors on entend monter les prières et le chant des psaumes;d’aucuns gémissent sur leurs péchés, implorent la compassion deNotre-Dame, se frappent la poitrine, sanglotent dans les bras desprêtres qui les consolent.

Le dimanche, des processions se déroulent, bannière en tête, etle hourra des cantiques souffle dans les rues de feu que tracent,au loin, les cierges; les heures canoniales sont écoutées à genoux,par tout un peuple, les reliques sont présentées en grande pompe,aux malades…

Pendant ce temps, des béliers d’oraisons, des catapultes deprières ébranlent les remparts de la Cité divine; les forces vivesde l’armée se réunissent pour foncer sur le même point, pourenlever d’assaut la place.

Et c’est alors que, vaincu par tant d’humilité et tantd’obéissance, écrasé par tant d’amour, Jésus se rend à merci, remetses pouvoirs à sa Mère et, de toute part, les miracles éclatent.Bientôt le clan des malades et des infirmes est debout; lesaveugles voient, les hydropiques désenflent, les perclus sepromènent, les cardiaques courent.

Le récit de ces miracles qui, quotidiennement, se répètent, quiprécèdent même parfois l’arrivée des pèlerins à Chartres, nous aété conservé par le manuscrit latin du Vatican.

Ici, ce sont les habitants de Château-Landon qui remorquent unevoiture de froment. Arrivés à Chantereine, ils s’aperçoivent queleurs provisions de bouche sont épuisées et ils demandent du pain àdes malheureux qui se trouvent eux-mêmes dans une extrême gêne. LaVierge intercède et le pain de la misère se multiplie. Là, ce sontdes gens partis du Gâtinais, avec un haquet de pierres. N’enpouvant plus, ils font halte près du Puiset; et des villageois,venus à leur rencontre, les invitent à se reposer, tandis qu’euxtireront le fardier, mais ils refusent. Alors, les paysans duPuiset leur offrent une pièe de vin, la transvasent dans un tonneauqu’ils juchent sur le camion. Cette fois, les pèlerins acceptent,et, se sentant moins las, ils continuent leur route. Mais ils sontrappelés pour constater que le muid vide s’est rempli de lui-mêmed’un délicieux vin. Tous en boivent et les malades guérissent.

D’autre part, un habitant de Corbeville-sur-Eure, quis’employait à charger une voiture de bois de construction, a troisdoigts coupés par une hache et il pousse des cris affreux. Lescompagnons lui conseillent de trancher complètement les doigts quine tiennent plus que par un fil à la chair, mais le prêtre qui lesconduit à Chartres s’y oppose. On implore Marie et la blessuredisparaît, la main devient intacte.

Ce sont encore des Bretons égarés, la nuit, dans les plaines dela Beauce et qui sont subitement guidés par des brandons de feu;c’est la Vierge, en personne, qui un samedi soir, après Complies,descend dans son église quand elle est presque terminée etl’illumine d’éblouissantes lueurs…

Et il y en a comme cela, des pages et des pages… .. ah! l’oncomprend, ruminait Durtal, pourquoi ce sanctuaire est si pleind’Elle; sa reconnaissance pour l’affection de nos pères s’y sentencore… puis Elle veut bien, maintenant, ne pas se montrer tropdégoûtée, ne pas regarder de trop près…

C’est égal, aujourd’hui l’on érige d’une autre façon lestemples! quand je songe au Sacré-Coeur de Paris, à cette morne etpesante bâtisse édifiée par des gens qui ont inscrit leur nom enrouge sur chaque pierre! comment Dieu s’accommode-t-il d’une églisedont les murs sont des moellons de vanité, scellés par un cimentd’orgueil, des murs où l’on voit des noms de commerçants connus,affichés en bonne place, tels que des réclames! Il était si simplede construire une église moins somptueuse et moins laide et de nepas loger ainsi Notre-Seigneur dans un monument de péchés! — Ah!les bonnes foules qui les charriaient, autrefois, en priant, cespierres, l’idée ne leur serait pas venue d’exploiter l’Amour, del’affilier à leurs besoins de superbe, à leur faim de lucre!

Un bras se posa sur le sien et Durtal reconnut l’abbé Gévresinqui s’était approché tandis qu’il réfléchissait devant lacathédrale.

— Je vous quitte aussitôt, car je suis attendu, dit le prêtre.je profite simplement de cette rencontre pour vous dire que j’aireçu une lettre de l’abbé Plomb.

— Ah! et où est-il?

— A Solesmes, mais il rentre après-demain. Il semblesingulièrement emballé sur la vie Bénédictine, notre ami!

Et l’abbé sourit, tandis que Durtal, un peu interdit, leregardait tourner le coin du clocher neuf.

Chapitre 10

 

Durtal se mit, un matin, à la recherche de l’abbé Plomb. Il nele trouva, ni chez lui, ni à la cathédrale, finit, sur l’indicationd’un bedeau, par se diriger vers la maison occupée au coin de larue de l’Acacia, par la maîtrise.

Il tomba derrière une porte cochère entr’ouverte dans une cour,encombrée de baquets avariés et de gravats. Le bâtiment, situé aufond, était atteint de la maladie cutanée des plâtres, rongé delèpre et damassé de dartres, fêlé du haut en bas, craquelé comme lacouverte en émail d’un vieux pot. La tige morte d’une anciennevigne écartelait, tout le long de la façade, ses bras tordus debois noir. Durtal regarda par un châssis vitré, aperçut un dortoiravec des rangées de couchettes blanches et des séries de vasesalignés dessous; et il s’étonna, car jamais il n’avait vu des litsplus petits et des thomas plus grands.

Il avisa un garçon, dans cette salle, l’appela en frappant aucarreau, lui demanda si l’abbé Plomb était encore dans ce logis etle domestique l’affirma d’un signe et conduisit Durtal dans unesalle d’attente.

Cette chambre ressemblait au bureau d’un hôtel de dernier ordre,pieux. Elle était meublée d’une table d’un rose de chair de rouget,en acajou, surmontée d’un cachepot sans fleurs; de fauteuils àoreillettes, de concierge; d’une cheminée garnie de statues desaints ponctués par les mouches et fermée par un paravent de papierpeint exaltant l’Apparition de Lourdes. Aux murs, un tableau debois noir avec clefs pendues à des numéros, servait de vis-à-vis àune chromo dans laquelle le Christ montrait, d’un air aimable, uncoeur mal cuit, saignant dans des ruisseaux de sauce jaune.

Mais ce qui caractérisait cette loge de portier qui fait sesPâques, c’était une odeur nauséabonde, atroce, l’odeur de l’huilede ricin tiède.

Incommodé par ces relents, Durtal s’apprêtait à fuir, quandl’abbé Plomb entra, lui prit le bras et ils sortirent.

— Alors, vous arrivez de Solesmes?

— Mais oui.

— Vous êtes satisfait de votre voyage?

— Enchanté, et l’abbé sourit de l’impatience qu’il sentaitsourdre dans le ton de Durtal.

— Et que pensez-vous de ce monastère?

— Je pense qu’il est très intéressant à visiter, au point de vuedu monachisme et de l’art. Solesmes est un grand couvent, maisonmère de l’ordre Bénédictin en France, et il est pourvu d’unnoviciat qui prospère. Au fait, que désirez-vous savoir aujuste?

— Mais… tout ce que vous savez!

— Eh bien, je vous dirai d’abord que l’art de l’Eglise, arrivé àson point culminant, fascine, dans ce cloître. Personne ne peut serendre compte de l’extrême splendeur de la liturgie et duplain-chant, s’il n’a passé par Solesmes; au cas oùNotre-Dame-des-Arts posséderait un sanctuaire privilégié, soyez sûrqu’il est là.

— La chapelle est ancienne?

— Il subsiste une partie de la vieille église et les fameusessculptures des  » Saints de Solesmes  » qui remontent au XVIe siècle;malheureusement il existe dans l’abside de consternantes vitres,une Vierge entre saint Pierre et saint Paul, la verrerie modernedans toute sa criarde inclémence! Mais aussi où acquérir un vitrailpropre?

— Nulle part; si nous examinons maintenant les carreauxhistoriés, insérés dans les murs des églises neuves, nousconstatons l’inaltérable sottise des peintres construisant descartons de verrières comme des sujets de tableaux; et quels sujetset quels tableaux! Le tout fabriqué à la grosse par de bas vitriersdont les feuilles minces de verres sèment les nefs de confettis,lancent des pastilles de couleur dans tous les sens.

En vérité, ne serait-il pas plus simple d’accepter le système duvitrail incolore de Cîteaux dont le décor était obtenu par lesdessins réticulés des plombs ou de copier ces belles grisailles,nacrées par le temps, qui restent encore à Bourges, à Reims, icimême, dans la cathédrale?

— Certes, mais pour en revenir à notre monastère, nulle part, jele répète, l’on ne célèbre les offices avec autant de pompe. Ilfaut voir cela un jour de grande fête! Imaginez au-dessus del’autel, là où fulgure d’habitude le tabernacle, une colombe pendueà une crosse d’or et volant, les ailes déployées dans des nuesd’encens — puis une armée de moines, évoluant, en une marchesolennelle et précise — et l’Abbé debout, le front ceint d’unemître pavée de gemmes, la crosse d’ivoire blanche et verte à lamain, la queue de sa traîne tenue par un convers lorsqu’ils’avance, tandis que l’or des chapes s’allume au feu des cierges,que le torrent des orgues entraîne toutes les voix, emporte,jusqu’aux voûtes, le cri de douleur ou de joie des psaumes!

C’est admirable; ce n’est plus l’austérité pénitentielle desoffices, tels qu’ils se pratiquent chez les Franciscains ou dansles Trappes; c’est le luxe pour Dieu, la beauté qu’il créa, mise àson service, et devenue, par elle-même, une louange, une prière…Mais si vous voulez voir resplendir le chant de l’Eglise dans toutesa gloire, c’est surtout dans l’abbaye voisine, chez les monialesde sainte-Cécile, qu’il convient d’aller.

L’abbé s’arrêta, se parlant à lui-même, reculant dans sessouvenirs et, lentement, il reprit :

— Partout, quand même, la voix de la religieuse conserve, enraison même de son sexe, une sorte de langueur, une tendance auroucoulement et, disons-le, souvent une certaine complaisance às’entendre quand elle n’ignore pas qu’on l’écoute; — aussi, jamaisle chant Grégorien n’est-il parfaitement exécuté par des nonnes.Mais chez les Bénédictines de sainte-Cécile, ces feintises d’ungnan-gnan mondain ont disparu. Ces moniales n’ont plus la voixféminine mais une voix tout à la fois séraphique et virile. Danscette église, on est rejeté, je ne sais où, dans le fond des âgesou projeté dans l’avance des temps, quand elles chantent. Elles ontdes élans d’âme et des haltes tragiques, des murmures attendris etdes cris de passion et parfois elles paraissent monter à l’assautet enlever à la baïonnette certains psaumes. A coup sûr ellesréalisent le bond le plus violent qui se puisse rêver de la terredans l’infini!

— Alors, c’est autre chose que chez les Bénédictines de la rueMonsieur, à Paris?

— Il n’y a point de comparaison à établir. Sans vouloir dénierla probité musicale de ces bonnes cloîtrières qui chantentconvenablement, mais humainement, en femmes, l’on peut affirmerqu’elles n’ont ni cette science, ni ces inflexions d’âme, ni cesvoix… Selon le mot d’un jeune moine, quand on a entendu lesmoniales de Solesmes, ce que celles de Paris semblent…province.

— Et vous avez vu l’Abbesse de sainte-Cécile? — tiens, mais… etDurtal chercha dans sa mémoire — n’est-elle pas l’auteur d’un « Traité de l’Oraison  » que j’ai parcouru autrefois à la Trappe maisqui n’a pas été vu d’un bon oeil, je crois, au Vatican?

— C’est elle, en effet; mais vous commettez la plus complèteerreur, en vous imaginant que son livre ait pu déplaire à Rome. Ily a été, de même que tous les ouvrages de ce genre, examiné à laloupe, passé au tamis, grabelé, ligne par ligne, tourné etretourné, dans tous les sens; mais les théologiens chargés duservice de cette douane pieuse ont reconnu et certifié que cetteoeuvre, conçue d’après les plus sûrs principes de la Mystique,était savamment, résolument, éperdument orthodoxe.

J’ajoute que ce volume qui fut imprimé par Madame l’Abbesse,aidée de quelques nonnes, sur une petite presse à bras que possèdele monastère, n’a jamais été mis dans le commerce. Il est, ensomme, le résumé de sa doctrine, le suc essentiel de ses leçons, etil est surtout destiné à celles de ses filles qui ne peuventprofiter de ses enseignements et de ses conférences, parce qu’elleshabitent loin de Solesmes, dans les autres abbayes qu’elle afondées.

Tenez maintenant que les Bénédictines étudient pendant dixannées le latin, que beaucoup d’entre elles traduisent l’hébreu etle grec, sont expertes en exégèse; que d’autres dessinent etpeignent des pages de missels, rajeunissent l’art épuisé desenlumineurs d’antan; que d’autres encore, telles que la MèreHildegarde, sont des organistes de première force… vous penserezsans doute que la femme qui les manie, qui les dirige, que la femmequi a créé, dans ses cloîtres, des écoles de mystique pratique etd’art religieux est une personne tout à fait extraordinaire et —avouons-le — par ce temps de frivole dévotion et d’ignare piété —unique!

— Mais c’est une grande Abbesse du Moyen Age! s’écriaDurtal.

— Elle est le chef-d’oeuvre de Dom Guéranger qui l’a prisepresque enfant et lui a malaxé et lui a longuement broyé l’âme;puis il l’a transplantée dans une serre spéciale, surveillant,chaque jour, sa croissance en Dieu, et le résultat de cette cultureintensive, vous le voyez.

— Oui, et n’empêche cependant que les couvents sont, pourcertaines gens, des réceptacles de fainéantise et des réservoirs defolie; — quand on songe aussi que d’obscurs imbéciles écrivent dansdes feuilles que les moniales ne comprennent rien au latin qu’elleslisent! Il serait à souhaiter qu’ils fussent d’aussi bonslatinistes que ces femmes!

L’abbé sourit. — Au reste, poursuivit-il, le secret du chantgrégorien est là. Il faut non seulement connaître la langue despsaumes qu’on récite, mais encore saisir le sens souvent douteux,dans la version de la Vulgate, de ces psaumes pour bien les rendre.Sans ferveur et sans science, la voix n’est rien.

Elle peut être excellente, dans les morceaux de la musiqueprofane, mais elle est vide, nulle, quand elle s’attaque auxphrases vénérables du plain-chant.

— Et les Pères à quoi s’occupent-ils?

— Eux, ils ont d’abord commencé par restaurer la liturgie et lechant de l’église, puis ils ont découvert et réuni dans un « Spicilège  » et dans des  » Analectes « , en les agrémentantd’attentives gloses, les textes perdus de subtils symbolistes et destudieux saints. A l’heure actuelle, ils rédigent et ils imprimentla paléographie musicale, l’une des plus érudites et plus sagacespublications de ce temps.

Mais il ne siérait pas de vous persuader que la mission del’Ordre Bénédictin consiste exclusivement à fouiller de vieuxmanuscrits et à reproduire d’anciens antiphonaires et d’antiqueschartes. Sans doute, le moine qui a du talent, dans un artquelconque, s’adonne à cet art, si l’Abbé le veut; la règle est,sur ce point, formelle; mais le but réel, le but véritable du filsde saint Benoît est de psalmodier ou de chanter la louange divine,de faire l’apprentissage ici-bas de ce qu’il fera là-haut, decélébrer la gloire du Seigneur en des termes inspirés par Lui-même,en une langue que Lui-même a parlée par la voix de David et desProphètes. Sept fois par jour, les Bénédictins remplissent ledevoir de ces vieillards de l’Apocalypse que saint Jean nous montredans le firmament et que les imagiers ont sculptés, jouant desinstruments, ici-même, à Chartres.

En résumé, leur fonction particulière, n’est donc point des’inhumer dans la poudre des âges, ou bien encore d’exercer lasubstitution des péchés et la suppléance des maux d’autrui, ainsique les ordres de pure mortification, tels que les Carmélites etles Clarisses; leur vocation est de pratiquer l’office des Anges;c’est une oeuvre d’allégresse et de paix, une avance d’hoirie surla succession jubilaire de l’au-delà, l’oeuvre qui se rapproche leplus de celle des purs esprits, la plus élevée qui soit, sur laterre, en somme.

Pour s’acquitter, convenablement de cet emploi, il faut, en susd’une ardente piété, une science foncière des Ecritures et un sensaffiné de l’art. Les vrais Bénédictins doivent donc être à la foisdes saints, des savants et des artistes.

— Et le train-train journalier que l’on vit à Solesmes? demandaDurtal.

— Très méthodique et très simple — matines et laudes à 4 heuresdu matin — à 9 heures, tierce, messe conventuelle et sexte — àmidi, dîner — à 4 heures, nones et vêpres — à 7 heures, souper — à8 heures 1/2, complies et grand silence. Vous le voyez, on a letemps de se recueillir et de travailler, dans les intervalles desheures canoniales et des repas.

— Et les oblats?

— Quels oblats? Je n’en ai pas vus à Solesmes.

— Ah!… mais s’il en existe, mènent-ils la même vie que lesPères?

— Evidemment — sauf peut-être certains adoucissements quidépendent du bon vouloir de l’Abbé. Ce que je puis vous dire, c’estque dans d’autres abbayes Bénédictines que je connais, la formuleadoptée est celle-ci : l’oblat prend de la règle ce qu’il en peutprendre.

— Mais il est, je suppose, libre de ses mouvements, libre de sesactes?

— Du moment qu’il a prêté serment d’obéissance entre les mainsde son supérieur et qu’il a, après le temps de sa probation, revêtul’habit monastique, il est moine comme les autres et, partant, ilne peut plus rien effectuer sans l’autorisation du Père Abbé.

— Fichtre! murmura Durtal — En somme, si cette sotte comparaisonqui a cours dans le monde était authentique, si le cloître devaitêtre assimilé à une tombe, l’oblature en serait encore une;seulement elle aurait des cloisons moins étanches et son couvercleentr’ouvert laisserait pénétrer un peu de jour.

— Si vous voulez, fit l’abbé, en riant.

Ils étaient arrivés, en devisant, près de l’évêché. Ilsentrèrent dans la cour et aperçurent l’abbé Gévresin qui sedirigeait vers les jardins; ils le rejoignirent et le vieux prêtreles invita à l’accompagner dans le potager où il désirait, pourêtre agréable à sa gouvernante, visiter les légumes qu’elle avaitsemés.

— Le fait est qu’il y a assez longtemps que, moi aussi, je luiai promis de les contempler, ses légumes! s’écria Durtal.

Ils traversèrent les anciennes allées, atteignirent le verger encontre-bas, et, dès que Mme Bavoil les vit, elle se mit au portd’armes des jardiniers, le pied posé sur le fer de la bêche fichéeen terre.

Elle montra fièrement ses plants alignés de carottes et dechoux, d’oignons et de pois, annonça qu’elle méditait une excursiondans le domaine des cucumères, s’emballa sur les concombres et lescourges, finit, en déclarant qu’elle réserverait, au fond dupotager, une place pour les fleurs.

Ils s’assirent sur un tertre qui formait une sorte de banc.

En veine de taquinerie, l’abbé Plomb remonta ses lunettes muniesd’une arche sous laquelle descendait le nez, et se frottant lesmains, très sérieusement, il dit :

— Madame Bavoil, les fleurs et les légumes sont de piètreimportance, au point de vue décoratif et comestible; ce qui doitseul vous guider dans le choix de vos cultures, c’est le senssymbolique de vertus ou de vices prêté aux plantes. Or, je crois leremarquer, vos élèves avèrent, pour la plupart, de fâcheuxaugures.

— Je ne comprends pas, Monsieur le vicaire.

— Dame, songez que ces végétaux que vous choyez annoncent defunestes présages. Vous avez des lentilles?

— Oui.

— Eh bien, la lentille possède des graines sournoises etténébreuses. Dans son  » Interprétation des Songes « , Arthemidorenous assure que si l’on rêve d’elles, c’est un signe de deuil; demême pour la laitue et l’oignon, ils pronostiquent descatastrophes. Les petits pois sont mieux famés, mais gardez-voussurtout, comme d’une peste, de cette coriandre dont les feuillessentent la punaise, car elle faît naître tous les maux !

Par contre, selon Macer Floridus, le serpolet guérit lesmorsures de serpent, le fenouil stimule chez la femme les siestesdu sang, et l’ail, mangé à jeun, préserve des maléfices que l’onpourrait contracter, en buvant d’une eau inconnue ou en changeantde place… plantez donc des prairies entières d’ail, MadameBavoil.

— Le père ne l’aime pas!

— Il convient aussi, poursuivit gravement l’abbé Plomb, de vousinspirer des livres du maître de saint Thomas d’Aquin, d’Albert leGrand qui, dans les traités qu’on lui attribue à tort sans doutesur les vertus des herbes, les merveilles du monde et les secretsdes femmes, émet quelques aperçus qui ne sauraient, j’aime à lepenser, demeurer vains.

N’est-ce pas lui qui atteste que la racine de plantain estexcellente contre les maux de tête et les ulcères; que le gui dechêne ouvre toutes les serrures; que la chélidoine, appliquée surla tête d’un malade, chante s’il doit mourir; que grâce au jus dela joubarbe l’on peut saisir un fer chaud sans se brûler; que lafeuille du myrte tressée en anneau réduit les apostèmes; que le lyspulvérisé et mangé par une jeune fille permet de s’assurer si elleest vierge car, au cas où elle ne le serait point, cette poudreacquiert, aussitôt qu’elle l’a absorbée, les irrésistibles vertusd’un diurétique…

— J’ignorais cette propriété du lys, dit Durtal, en riant, maisje savais que ce même Albert le Grand assignait déjà cette qualitéà la mauve; seulement la patiente ne s’ingère pas le résidu decette fleur, mais se tient simplement dessus; et cela suffit —néanmoins pour que l’épreuve soit décisive, il sied que la mauvereste quand même sèche.

— Quelle folie! s’exclama l’abbé Gévresin.

Complètement ahurie, la gouvernante regardait le sol.

— Ne l’écoutez pas, madame Bavoil, s’écria Durtal; moi j’ai uneautre idée moins pharmaceutique et plus religieuse, celle-ci :cultiver une flore liturgique et des légumineux à emblèmes, oeuvrerun jardin et un potager qui célébreraient la gloire de Dieu, luiporteraient nos prières dans leur idiome, rempliraient, en un mot,le but du Cantique des trois jeunes hommes dans la fournaiselorsqu’ils invitent la nature, depuis le souffle des tempêtesjusqu’au dernier des germes enfouis dans les champs, à bénir leSeigneur!

— Pas mal, s’exclama l’abbé Plomb, mais il faudrait alorsdisposer de vastes espaces, car l’on n’énumère pas moins de centtrente plantes dans les Ecritures et immense est le nombre decelles auxquelles le Moyen Age décerna des sens!

— Sans compter, dit l’abbé Gévresin, qu’il serait équitable quece jardin, dépendant de notre basilique, reproduisît la botaniquede ses murs.

— La connaît-on?

— L’on n’a point dressé pour elle comme pour la végétationlapidaire de Reims un catalogue; car l’herbier minéral de laNotre-Dame de cette ville a été soigneusement classé et étiquetépar M. Saubinet; mais remarquez-le bien, ces récoltes de chapiteauxsont à peu près partout les mêmes. Dans toutes les églises du XIIIesiècle, vous découvrez les feuilles de la vigne, du chêne, durosier, du lierre, du saule, du laurier et de la fougère, desfraisiers et des renoncules. Presque toujours en effet, lesimagiers sculptaient les végétaux indigènes, les plantes de larégion où ils travaillaient.

— Voulaient-ils exprimer une idée spéciale avec les couronnes etles corbeilles des chapiteaux ? A Amiens, par exemple, laguirlande de feuillages et de fleurs qui court au-dessus desarcades de la nef, s’enroule le long de l’édifice, côtoie lescontours des piliers, a-t-elle, en dehors du but probable departager la hauteur de l’église en deux parties pour le repos del’oeil, une autre acception; figure-t-elle une pensée particulière,traduit-elle une phrase relative à la Vierge sous le vocable delaquelle la cathédrale est placée?

— J’en doute, répondit le vicaire. Je crois plus simplement quel’artiste qui cisela ces festons a cherché un effet décoratif etnullement prétendu nous raconter, en un langage hermétique, unabrégé des vertus de notre Mère. D’ailleurs, si nous admettonsqu’au XIIIe siècle, les sculpteurs usaient de l’acanthe à cause desdouceurs émollientes qu’elle immplique, du chêne parce qu’ilspécifie la force, du nénuphar, parce qu’il simule, à cause del’ampleur de ses feuilles, la charité, nous devons égalementsupposer qu’à la fin du XVe siècle, alors que l’art du symbolismen’était pas encore entièrement perdu, les chicorées, les chouxfrisés, les chardons, les plantes aux touffes laciniées quis’associent aux lacs d’amour dans l’église de Brou, avaient, euxaussi, un sens. Or, il est très certain que ces végétations ont étéchoisies pour l’élégance tourmentée de leur structure, pour lagrâce grêle et maniérée de leurs formes. Autrement, nous avéronsque ces ornements relatent une histoire différente de celles quenous narre la botanique de Reims et d’Amiens, de Rouen et deChartres.

En somme, ce qui s’affirme le plus souvent dans les chapiteauxde notre cathédrale — qui n’est pas d’ailleurs l’une des mieuxfleuries — c’est cette crosse d’évêque qu’imite la pousse naissantede la fougère.

— Bien, mais n’est-elle pas employée dans une intentionsymbolique, la fougère?

— Elle est, en thèse générale, le synonyme de l’humilité — cequi s’explique par ses habitudes de vivre, autant que possible,loin des routes, dans des fonds de bois; mais si nous consultons lemanuel de sainte Hildegarde, nous apprenons que ce végétal qu’elledénomme  » faru  » est une plante magique.

De même que le soleil dissipe les ténèbres, de même, ditl’Abbesse de Rupertsberg, le faru met en fuite les cauchemars. LeDiable l’évite et l’abomine et rarement la foudre et la grêletombent dans les endroits où elle s’abrite; l’homme enfin, qui laporte sur lui, échappe aux cantermes et aux charmes…

— Sainte Hildegarde, elle, s’est donc occupée d’histoirenaturelle, au point de vue médical et magique?

— Oui, seulement son livre est inconnu, parce qu’il n’a pas ététraduit jusqu’à ce jour. Parfois, elle assigne de bien singulièresqualités talismaniques à certaines flores. En voulez-vous despreuves?

Tenez, suivant elle, le plantain guérit la personne qui a bu oumangé un maléfice et la pimprenelle est dotée des mêmes vertus,lorsqu’on l’attache à son col.

La myrrhe doit être chauffée sur la chair jusqu’à ce qu’elles’amollisse et alors elle rompt l’art des sorciers, délivre desphantasmes, devient l’antidote des philtres. Elle disperse aussiles pensées de luxure si on la place sur la poitrine et sur leventre; seulement quand elle élimine les idées de libertinage, elleattriste et rend  » aride « ; ce pourquoi, il ne faut surtout pointen absorber, sans une grande nécessité, observe la Sainte.

Il est vrai que, pour refouler le chagrin qu’insinuerait lamyrrhe, l’on pourrait alors utiliser l’  » hymelsloszel  » qui est ouparaît être la primevère officinale, le vulgaire coucou dont lesombelles d’un jaune odorant s’épanouissent dans les forêts humideset dans les prés. Celle-là est chaude et puise ses forces dans lalumière. Ausi chasse-t-elle la mélancolie qui trouble, assuresainte Hildegarde, les moeurs de l’homme et lui fait proférer desparoles contre Dieu; ce qu’entendant, les esprits de l’airaccourent et achèvent d’affoler par leur présence celui qui lesprononce.

Je pourrais vous citer encore la mandragore, plante chaude etaqueuse, qui se peut assimiler à l’être humain dont elle singe laressemblance; aussi subit-elle la suggestion du démon plus que lesautres, mais je préfère vous révéler une de ses sages recettes.

Voici l’ordonnance qu’elle rédige, à propos de la fleur de lys :Prenez l’extrémité de sa racine, écrasez-la dans de la graisserance, chauffez cet onguent et frottez-en le malade atteint de lalèpre rouge ou de la lèpre blanche et tôt il guérira.

Laissons maintenant ces récipés et ces amulettes d’antan etarrivons au symbolisme même des plantes.

En général, les fleurs sont les emblèmes du Bien. Suivant Durandde Mende, elles représentent, ainsi que les arbres, les bonnesoeuvres qui ont les vertus pour racines; selon Honoré le Solitaire,les herbes vertes sont les sages; les fleuries, ceux quiprogressent; celles qui donnent des fruits, les âmes parfaites;enfin ,d’après les vieux traités de théologie symbolique, lesvégétaux énoncent les allégories de la Résurrection, et la notiond’Eternité est spécialement affectée à la vigne, au cèdre, aupalmier…

— Ajoutez, interrompit l’abbé Gévresin, que les psaumesconfondent ce dernier arbre avec le Juste et que, d’après uneversion de saint Grégoire le Grand, il indique avec son écorcerugueuse et les régimes dorés de ses dattes, le bois de la croix,dur au toucher, mais dont les fruits sont savoureux pour celui quisait les goûter.

— Enfin, dit Durtal, je suppose que Mme Bavoil veuille tracer unjardin liturgique, quelles espèces doit-elle choisir?

Peut-on d’abord former un lexique végétal des péchés capitaux etdes vertus qui leur sont opposées, établir une base d’opérations,trier, d’après certaines règles, les matériaux dont l’horticulteurmystique pourrait user?

— Je l’ignore, fit l’abbé Plomb; néanmoins cela me paraît, àpremière vue, possible; mais encore faudrait-il avoir présents à lamémoire les noms de plantes qui peuvent être les équivalents plusou moins exacts de ces qualités et de ces fautes. Au fait, c’estune traduction, en langue florale, de notre catéchisme que vous medemandez; essayons :

L’orgueil, nous avons la citrouille qui fut jadis adorée dans laville de Sicyone, telle qu’une Déesse. Elle revêt tour à tourl’apparence de la fécondité et de l’orgueil — de la fécondité, àcause de ses nombreuses semneces et de sa facilité à croître que lemoine Walafrid Strabo célèbre en de glorieux hexamètres, pendanttout un chapitre de son poème; — d’orgueil à cause de l’importancede son énorme tête creuse et de son enflure; nous avons encore lecèdre que, d’accord avec saint Méliton, Pierre de Capoue taxe desuperbe.

L’avarice j’avoue que je ne discerne point de végétal qui lareflète; passons, nous verrons plus tard.

— Pardon, dit l’abbé Gévresin, saint Eucher et Raban Maursignalent comme images des richesses qui s’entassent, au détrimentde l’âme, les épines. D’autre part, saint Méliton proclame que lesycomore est la cupidité.

— Ce pauvre sycomore, fit le vicaire en riant, ce qu’on l’a misà toutes les sauces! Raban Maur et l’anonyme de Clairvaux lequalifient aussi de Juif incrédule; Pierre de Capoue le compare àla croix, saint Eucher à la sagesse, et j’en omets. Mais, avec toutcela, je ne sais plus où j’en suis. Ah! à la luxure. Ici, nousn’avons que l’embarras du choix. Outre la série des arbresphalliques, nous possédons le cyclamen dit pain de pourceau qui,d’après une ancienne assertion de Théophraste, est l’enseigne de lavolupté parce qu’il servait à composer des philtres d’amour;l’ortie qui, selon Pierre de Capoue, signifie les mouvementsdéréglés de la chair, puis la tubéreuse, une plante plus modernemais connue néanmoins dès le XVIe siècle et rapportée par un PèreMinime en France. Son odeur capiteuse, qui détraque les nerfs,induit, paraît-il, aux émois des sens.

L’envie, nous avons la ronce et l’hellébore qui résume plusspécialement, il est vrai, la calomnie et le scandale, et encorel’ortie qui, d’après une autre interprétation d’ Albert le Grand,frime la bravoure et chasse la peur.

La gourmandise? — le vicaire chercha — les plantes carnivorestelles que la dionée et le drosera des tourbières…

— Et pourquoi pas cette simple fleur des champs, la cuscute, lapieuvre du règne végétal, qui lance les antennes de ses tigesminces telles que des fils sur les autres plantes, y enfonce depetits suçoirs et se nourrit voracement de leur substance? hasardal’abbé Gévresin.

— La colère, continua l’abbé Plomb, est traduite par ce bâton, àfleurs rosâtres, baptisé du sobriquet d’orange de savetier par lepeuple, par le basilic qui emprunte, depuis le Moyen Age, à sonhomonyme de la race animale, sa déplorable réputation de cruauté etde rage.

— Oh! s’écria Mme Bavoil, on en parfume les hachis et l’onassaisonne avec, certains ragoûts!

— C’est une grave erreur de l’hygiène culinaire et un dangerspirituel, fit en souriant le prêtre. Il poursuivit :

La colère peut également être alléguée par la balsamine, imagesurtout de l’impatience, à cause de l’irritabilité de ses capsulesqui se détendent, au moindre contact, et éclatent bruyamment, enprojetant, au loin, leurs graines.

Enfin, la paresse, par la famille des pavots qui endort.

Quant aux vertus opposées à ces vices, la version qu’ellesexigent est enfantine.

Pour l’humilité, vous avez la fougère, l’hysope, le liseron, laviolette qui, d’après Pierre de Capoue, est, en raison même decette qualité, la figure du Christ.

— Et stipule, selon saint Méliton, les Confesseurs et, suivantsainte Mechtilde, les Veuves, ajouta l’abbé Gévresin.

— Pour le détachement des biens de la terre, nous relevons lelichen, qui est le simulacre de la solitude; pour la chasteté :l’orange et le lys — pour la charité : le nénuphar, la rose et lesafran, au dire de Raban Maur et de l’anonyme de Clairvaux — pourla tempérance : la laitue qui est aussi le jeûne — pour la douceur: le réséda; — pour la vigilance : le sureau qui signifie surtoutle zèle ou le thym qui symbolise, avec ses sucs vifs et acides,l’activité.

Ecartons les péchés dont nous n’avons que faire dans un pourprisvoué à Notre-Dame et préparez vos parterres avec des gerbes dedévotes fleurs.

— Comment s’y prendre? demanda l’abbé Gévresin.

— Mais de deux façons, répliqua Durtal; ou accepter le cadred’une église réelle et inachevée et remplacer les statues par desfleurs — ce qui serait avantageux au point de vue de l’art — oubien construire compètement un sanctuaire avec des arbres et desplantes.

Il alla chercher une baguette qui traînait dans le champ. Tenez,voici le plan de notre basilique, fit-il, en dessinant sur le solles lignes cruciales d’une église.

Je suppose maintenant que nous la bâtissons, en commençant parla fin, par l’abside; nous y plaçons naturellement la chapelle dela Vierge, ainsi que dans la majeure partie des cathédrales.

Ici les plantes abondent qui servent d’attributs à notreMère.

— La Rose mystique des Litanies! s’exclama Mme Bavoil.

— Heuh! fit Durtal, la rose fut bien galvaudée. Outre qu’ellefut une des plantes érotiques du Paganisme, au Moyen Age, l’oncondamna dans nombre de villes les Juifs et les prostituées àporter, comme signe distinctif de leur infamie, cette fleur!

— Oui, mais, s’écria l’abbé Plomb, Pierre de Capoue lui faitpersonnifier, en raison de son sens d’amour et de charité, laVierge; d’autre part, sainte Mechtilde déclare que les rosesmanifestent les Martyrs et, dans un autre passage du livre de la « Grâce Spéciale « , elle identifie aussi cette fleur avec la vertu depatience.

— Dans son  » Hortulus  » Walafrid Strabo avère également que larose est le sang des saints suppliciés, murmura l’abbéGévresin.

— Rosae martyres, rubore sanguinis, voir la Clef de saintMéliton, confirma le vicaire.

— Va pour cet arbrisseau, s’écria Durtal — nous avons maintenantle lys.

— Ici je vous arrête, clama l’abbé Plomb, car il faut toutd’abord établir que le Lys des Ecritures n’est nullement, ainsiqu’on le croit, la fleur connue sous ce nom. Le lys ordinaire,celui qui fleurit en Europe et qui est devenu, même avant le MoyenAge, l’emblème de la Virginité dans l’Eglise, ne paraît pas avoirjamais poussé en Palestine; d’ailleurs quand le Cantique desCantiques compare la bouche de la Bien-aimée à cette plante, iln’entend évidemment pas admirer des lèvres blanches, mais bien deslèvres rouges.

Le végétal désigné sous le nom de lys des vallées, de lys deschamps, dans la Bible, est tout bonnement l’anémone. L’abbéVigouroux le démontre.

Elle foisonne en Syrie, à Jérusalem, en Galilée, sur le mont desOlives, cette fleur qui jaillit de feuilles découpées et alternéesd’un vert opulent et sourd et qui ressemble à un coquelicot délicatet subtil, suggère l’idée d’une plante patricienne, d’une petiteinfante, fraîche et pure, dans de coquets atours.

— Il est certain, fit Durtal, que la candeur du lys n’apparaîtguère; car son parfum, si l’on y réfléchit, est absolument lecontraire d’une senteur chaste. C’est un mélange de miel et depoivre, quelque chose d’âcre et de doucereux, de pâle et de fort;cela tient de la conserve aphrodisiaque du Levant et de laconfiture érotique de l’Inde.

— Mais enfin, observa l’abbé Gévresin, en admettant qu’il n’yait jamais eu de lys en Terre Sainte — et est-ce bien vrai? — iln’en reste pas moins acquis que l’Antiquité, que le Moyen Age ontextrait de cette fleur toute une série de symboles.

Ainsi, ouvrez Origène; pour lui, le lys est le Christ, car NotreSeigneur a désigné sa propre personne lorsqu’il a dit :  » Je suisla fleur des champs et le lys des vallées « ; et, dans cette phrase,les champs, qui sont terres cultivées, représentent le peuplehébreu instruit par Dieu lui-même et les vallées qui sont lieux enfriche, les ignorants, en d’autres termes, les païens.

Lisez maintenant Petrus Cantor. Selon lui, le lys est la fillede Joachim à cause de sa blancheur, de son arome délectable entretous, de ses vertus curatives, enfin parce qu’il sort d’un solinculte comme la Vierge qui est issue de parents Juifs.

— Au point de vue thérapeutique cité par Petrus Cantor,ajoutons, fit l’abbé Plomb, que le lys est, d’après l’anonymeanglais du XIIIe siècle, un remède souverain contre les brûlures;ce pourquoi, il est l’image de la Madone, qui guérit, Elle aussi,les brûlures, autrement dit les vices des pécheurs.

— Consultez encore, reprit l’abbé Gévresin, saint Méthode,sainte Mechtilde, Pierre de Capoue, ce moine anglais dont vousvenez de parler, et vous trouverez que le lys est l’attribut nonseulement de la Vierge Marie, mais encore de la Virginité même etde toutes les Vierges.

Voici maintenant une bottelette de sens cueillis, l’un par saintEucher qui rapproche la blancheur du lys de la pureté des Anges;l’autre par saint Grégoire le Grand qui confronte sa bonne odeuravec celle des Saints; cet autre par Raban Maur qui prétend que lelys est la béatitude céleste, l’éclat de la Sainteté, l’Eglise, laperfection, la pureté de la chair…

— Sans compter que, suivant la traduction d’Origène, le lys,entre les épines, se réfère à l’Eglise entre ses ennemis, jetal’abbé Plomb.

— Il est donc Jésus, sa Mère, les Anges, les Saints, l’Eglise,les Vertus, les Vierges, il est tout! s’exclama Durtal. On sedemande comment ces jardiniers mystiques parvenaient à démêler tantde desseins dans une seule et même plante!

— Mais vous le voyez; outre les analogies et les similitudesqu’ils pouvaient relever entre la forme, la senteur, la teinted’une fleur et l’être auquel ils la rattachaient, les symbolistescommentaient la Bible, étudiaient les passages qui mentionnent lenom de tel arbre ou de telle plante, et ils qualifiaient ensuiteces végétaux selon la signification que déterminait ou que laissaitsous-entendre le texte; et ils agissaient de même pour les animaux,pour les couleurs, pour les pierres, pour toutes les autres chosesauxquelles ils distribuaient des sens; en somme, c’est assezsimple.

— Et assez compliqué! où diable en étais-je? s’enquitDurtal.

— A la chapelle de la Vierge; vous y mettez des anémones, desroses; joignez-y un buisson, image de Marie, d’après l’anonyme deClairvaux, de l’Incarnation, suivant l’anonyme de Troyes; le noyerdont les fruits sont pris, par l’évêque de Sardes, dans la mêmeacception.

— Et aussi du réséda, s’écria Durtal, car la soeur Emmerich enparle à diverses reprises et très mystérieusement. Elle dit quecette fleur a un rapport tout particulier avec Marie qui la cultivaet en fit grand usage…

Puis un autre arbuste me semble également indiqué, la fougère —non pour les qualités que lui prête sainte Hildegarde, — mais parcequ’elle est l’effigie de l’humilité, la plus cachée, la plussecrète. Prenez, en effet, une de ses fortes tiges et coupez-la, enbiseau, en bec de sifflet, et vous verrez très distinctement,gravée en noir, ainsi qu’au fer chaud, la figure héraldique d’unlys. Le parfum n’étant plus, nous pouvons le recevoir alors commele symbole de l’humilité si parfaite qu’elle ne se découvrequ’après la mort.

— Tiens, tiens, mais notre ami n’est pas si ignorant des chosesde la campagne, que je croyais, dit Mme Bavoil.

— Oh! j’ai un peu galopiné, pendant mon enfance, dans lesbois!

— Pour le choeur de l’église, la discussion n’est pas possible,je pense, fit l’abbé Gévresin. Les substances eucharistiques, lavigne et le blé s’imposent.

La vigne dont le Seigneur a dit :  » Ego sum vitis  » et qui estaussi l’emblème de la communion de la huitième Béatitude; le bléqui, en sa qualité de matière sacramentelle, fut l’objet de tant desoins, de tant de respect, au Moyen Age.

Rappelez-vous les cérémonies solennelles de certains monastères,lorsqu’il s’agissait de préparer ces pains.

A saint-Etienne de Caen, les religieux se lavaient le visage etles mains, récitaient, agenouillés devant l’autel de saint Benoît,l’office des Laudes, les sept psaumes de la Pénitence et lesLitanies des Saints; puis un frère-lai présentait le moule danslequel devaient cuire deux hosties à la fois; et le jour où l’onapprêtait ces azymes, ceux qui avaient pris part à leur confectiondînaient ensemble et leur table était servie pareillement à celledu Père Abbé.

De même à Cluny, où trois prêtres ou trois diacres à jeun, aprèsavoir débité les prières que je viens d’énumérer, se revêtaientd’aubes et s’adjoignaient quelques convers. Ils délayaient dans del’eau froide la fleur du froment provenant de grains triés, un àun, par les novices; et un frère, les mains gantées, cuisait lesoublies sur un grand feu de sarments, dans le moule historié defer.

— Cela me fait songer, dit Durtal qui alluma une cigarette, aumoulin à moudre le blé du sacrifice.

— Je connais bien le pressoir mystique qui fut très souventreproduit par les verriers du XVe et du XVIe siècle et qui était ensomme, une paraphrase du texte prophétique d’Isaïe :  » J’étais seulà fouler un pressoir et nul homme n’est venu travailler avec moi « ,mais j’avoue que le moulin mystique m’est inconnu, fit l’abbéGévresin.

— J’en ai aperçu un à Berne, dans un vitrail du XVe siècle,attesta l’abbé Plomb.

— Et moi, je l’ai vu dans la cathédrale d’Erfurt, peint non surverre, mais sur bois; ce tableau anonyme et daté de 1534, m’estprésent encore :

En haut, Dieu le Père, un bon vieux, à barbe de neige, solennelet pensif — puis le moulin semblable à un moulin à café, placé aubord d’une table et ayant son tiroir du bas ouvert. Les bêtesévangéliques vident dans la bouche de l’instrument des outresblanches pleines de banderoles sur lesquelles sont inscrites lesparoles effectives du Sacrement; et ces banderoles descendent dansle ventre de la machine, reparaissent dans le tiroir, en ressortentpour tomber dans un calice que tiennent un cardinal et un évêqueagenouillés devant la table.

Et les mots se muent en un petit enfant qui bénit, tandis queles quatre évangélistes tournent une longue manivelle d’argent dansle coin du panneau, à droite.

— Ce qui est étrange, observa l’abbé Gévresin, c’est que cesoient les phrases de la Transsubstantiation et non la substanceelle-même qu’elles doivent changer, que les évangélistes deux foisreprésentés, sous l’aspect animal et humain, déroulent dans leurappareil et broient. De même pour la sainte oblate absente etremplacée par de la vraie chair.

Au fait, c’est juste; puisque les paroles de la consécration ontété prononcées, le pain n’est plus. Cette disposition quand mêmebizarre, de sous-entendre, dans ce sujet matériel, dans cette scènede meunerie, le froment, en grain, en farine, en hostie; ce desseinarrêté de supprimer les espèces, les apparences, pour y substituerune réalité que ne peuvent appréhender les sens, ont dû êtreadoptés par le peintre pour frapper les masses, pour affirmer lacertitude du mystère, pour le rendre visible aux foules — Mais sinous revenions à la construction de notre église. Nous enétions?

— Ici, fit Durtal, en désignant avec sa baguette les avenueslongeant la nef dessinée sur la sable. Voyons, pour oeuvrer leschapelles latérales, nous avons le choix. Nous en dédions une, celava de soi, à saint Jean-Baptiste. Pour le distinguer des autres,nous avons le giroflier et le lierre auxquels il a cédé son nom;l’armoise surtout, qui, cueillie la veille de sa fête et penduedans une chambre, détruit les malengins et les charmes, écarte lafoudre et refoule l’apparition des spectres. Remarquons encore quecette plante, célèbre au Moyen Age, était employée contrel’épilepsie et la danse de saint Guy, deux maux pour la curedesquels l’intercession du Précurseur est efficace.

Nous en dédicaçons une aussi à saint Pierre. Nous pouvonsdéposer alors sur son autel un bouquet des herbes placées par nospères sous son vocable : la primevère, le chèvrefeuille desbuissons, la gentiane et la saponaire, la pariétaire et le liseron,d’autres encore dont la nomenclature m’échappe.

Mais avant tout, il siérait, n’est-ce pas, d’édifier un refuge àNotre-Dame des Sept douleurs, comme il s’en élève dans tantd’églises.

La fleur nettement indiquée est la passiflore, cette fleurunique, d’un bleu qui violit et dont l’ovaire simule la croix; lesstyles et les stigmates, les clous; les étamines, les marteaux; lesorganes filamenteux, la couronne d’épines; elle renferme, en unmot, tous les instruments de la Passion. Associez-y, si vousvoulez, un rameau d’hysope, plantez un cyprès, image du Sauveur,suivant saint Méliton, de la mort, selon M. Olier, un myrte qui,d’après un texte de saint Grégoire le Grand, certifie lacompassion; et n’oubliez pas surtout le nerprun ou le rhamnus, carce fut l’arbrisseau dont les Juifs enlacèrent les branches pourfaçonner la couronne du Christ; — et la chapelle est bâtie.

— Le rhamnus, dit l’abbé Gévresin — oui, Rohaut de Fleury assureque ce fut avec ses tiges épineuses que l’on ceignit la tête duFils — et cela laisse rêveur, si l’on songe que, dans l’AncienTestament, au chapitre IX du livre des Juges, tous les grandsarbres de la Judée s’inclinent devant la Royauté que se décerneprophétiquement ce pauvre arbuste.

— Certes, répondit l’abbé Plomb — mais ce qui est bien curieuxaussi, c’est le nombre de sens absolument différents que les trèsvieux symbolistes prêtent au nerprun. Saint Méthode l’adapte à laVirginité; Théodoret, au péché; saint Jérôme, au Diable; saintBernard, à l’humilité.

Tenez aussi que dans la  » Theologia symbolica  » de MaximilienSandaeus, cet arbrisseau est noté comme le prélat mondain, alorsque l’olivier, la vigne, le figuier auxquels l’auteur le compare,signifient les ordres contemplatifs. Il y a là, sans doute, uneallusion aux épines que les évêques ne se faisaient pas toujoursfaute d’enfoncer dans le chef dolent des cloîtres.

Vous oubliez encore, dans le blason de votre chapelle, le roseauqui fut le sceptre dérisoire qu’on infligea au Fils. Mais le roseauest, ainsi que le rhamnus, une sorte de maître Jacques. SaintMéliton le définit : l’Incarnation et les Ecritures; Raban Maur :le prédicateur, l’hypocrite et les gentils; saint Eucher : lepécheur; l’anonyme de Clairvaux : le Christ; et j’en oublie.

— C’est bien des personnifications pour une seule espèce, fitDurtal; — maintenant si nous désirons spécifier encore quelqueschapelles vouées à des Saints, rien n’est plus facile, au moinspour ceux dont le nom servit à baptiser des plantes.

Nous avons, par exemple, la valériane, dite herbe desaint-Georges, cette fleur blanche à tige fistuleuse qui croît dansles lieux humides et dont le surnom se comprend, puisqu’onl’utilisait dans la médication des maladies nerveuses contrelesquelles était invoqué ce saint.

L’herbe, ou plutôt le herbes de saint-Roch : la menthe pouliot,deux sortes d’inules dont une purgative, aux fleurs d’un jauned’or, guérissant la gale; autrefois, le jour de la fête de cet élu,l’on bénissait ces touffes que l’on accrochait dans les établespour préserver des épizooties, le bétail.

L’herbe de sainte-Anne, une triste pariétaire, leperce-muraille, emblème de la pauvreté.

L’herbe de sainte-Barbe, le vélar, plante crucifère etantiscorbutique, d’aspect misérable, se traînant, telle qu’unemendiante, le long des routes.

L’herbe de saint-Fiacre, la molène dont les feuillesémollientes, cuites en cataplasmes, apaisent les coliques que cesaint, a, d’ailleurs, la réputation de calmer.

L’herbe de saint-Etienne, la circée, plante bénigne à grappesrougeâtres, portées sur un pédoncule velu; et combien d’autres!

Quant à la crypte, en admettant que nous en creusions une, elledevrait évidemment être peuplée avec les essences de l’AncienTestament qui est lui-même rappelé par cette partie de l’église. Ilfaudrait donc, en dépit des climats, cultiver la vigne, le palmier,enseignes de l’éternité; le cèdre qui, à cause de son boisincorruptible, implique parfois l’idée des anges; puis l’olivier,le figuier, figures de la Sainte-Trinité et du Verbe; l’oliban, lacasse, le balsamodendron-myrrha, symbole de la perfection del’humanité de Notre-Seigneur, les térébinthes qui décèlent quoi, aujuste?

— D’après Pierre de Capoue, la croix et l’Eglise; les Saints,suivant saint Méliton; la doctrine des Juifs et des hérétiques,selon l’anonyme de Clairvaux; quant aux gouttes de leurs résines,ce sont les larmes du Christ, si nous en croyons saint Ambroise,dit l’abbé Plomb.

— Avec tout cela, notre basilique reste incomplète; nousmarchons à tâtons, sans esprit de suite; je veux bien qu’à l’entréedu sanctuaire, se dresse, à la place du bénitier, la purifiantehysope, mais les murs, avec quoi les bâtir, si nous refusons l’aided’une église réelle, en pierres, mais inachevée?

— Prenez, fit l’abbé Plomb, le sens des murailles et traduisez;les grands murs translatent les quatre Evangélistes. Pouvez-vousfaire la version?

Durtal hocha la tête et répondit : les évangélistes sont bienreprésentés, dans la faune mystique, par les bêtes du Tétramorphe;les douze apôtres ont leurs synonymes dans l’écrin des pierrerieset, naturellement, deux des évangélistes s’y trouvent : saint Jeanest associé à l’émeraude, signe de la pureté et de la foi; saintMatthieu, à la chrysolithe, marque de la sagesse et de lavigilance; mais aucun n’a été, je pense, suppléé, soit par desarbres, soit par des fleurs… si, cependant; saint Jean, parl’héliotrope qui allégorise l’inspiration divine; car il est peintsur un vitrail de l’église saint-Rémy, à Reims le chef ceint d’unnimbe circulaire, surmonté de deux tiges de cette fleur.

Saint Marc aussi, par une plante à laquelle le Moyen Age donnason nom, la tanaesie.

— La tanaesie?

— Oui, un végétal amer, aromatique, aux fleurs couleur decuivre, qui s’épanouit dans les terrains pierreux et est employé,en qualité d’antispasmodique, par la médecine. Ainsi que l’herbe desaint-Georges, elle entre dans le traitement des affections desnerfs contre lesquelles l’intervention de saint Marc est,paraît-il, souveraine.

Quant à saint Luc, on pourrait le commémorer par des touffes deréséda, car la soeur Emmerich raconte que ce fut, pendant sa viemédicale, son grand remède. Il mélangeait le réséda avec de l’huilede palmier, les bénissait, faisait ensuite des onctions en forme decroix sur le front et la bouche des malades; d’autres fois, ilusait de la plante sèche, en infusion.

Reste saint Matthieu; ici, je rends les armes, car je n’aperçoisaucune végétation qui puisse raisonnablement le relayer.

— Ne jetez point votre langue aux chiens, ainsi qu’on ditvulgairement, s’écria l’abbé Plomb. Une légende du Moyen Age nousapprend que sa tombe secrétait des baumes; aussil’iconographiait-on, tenant une branche de cinnamome, symbole del’odeur des vertus, chez saint Méliton.

— C’est égal, il serait plus sage d’occuper la carcasse d’unevéritable église, d’utiliser le gros oeuvre et de se borner à lecompléter par des détails empruntés à l’herméneutique desfleurs.

— Et la sacristie? demanda l’abbé Gévresin.

— Eh bien mais, comme d’après le Rational de Durand de Mende, lasacristie est le sein de la Vierge, nous la reproduirons avec desplantes virginales telles que l’anémone, avec des arbres tels quele cèdre que saint Ildefonse rapproche de notre Mère; maintenant,si nous voulons la nantir des objets du culte, nous découvrons dansle rituel de la liturgie et dans les contours mêmes de certainesplantes, des indications presque précises. Ainsi le lin avec lequeldoivent être tissés les amicts et les linges d’autel, estnécessaire; l’olivier et le balsamum dont on extrait l’huile et lebaume, l’oliban qui exsude les larmes de l’encens, sont décrétés.Pour les calices, nous pouvons choisir entre les fleurs quiservirent de modèles aux joailliers, le blanc liseron, la frêlecampanule, la tulipe même, bien qu’à cause de ses accointances avecla magie, cette fleur soit décriée; comme silhouette de lamonstrance, nous avons l’hélianthe ou le tournesol…

— Oui mais, interrompit l’abbé Plomb, en essuyant ses lunettes,ce sont là des fantaisies uniquement déduites d’apparencesmatérielles; c’est du symbolisme moderne et qui n’en est point ensomme. Et n’en est-il pas de même, un peu aussi, des diversesinterprétations que vous acceptez de la soeur Emmerich? Elle estmorte en 1824!

— Qu’importe, riposta Durtal. La soeur Emmerich fut unePrimitive, une voyante dont le corps seul a vécu de nos jours, maisson âme était loin; elle vivait beaucoup plus dans les années duMoyen Age que dans les nôtres. L’on peut même dire qu’elle remonteplus haut dans les temps, qu’elle est plus ancienne, car, de fait,elle fut la contemporaine du Christ dont elle suit la vie, pas àpas, dans ses livres.

Ses idées sur les symboles ne sauraient donc être écartées; pourmoi, elles ont une autorité égale à celles de sainte Mechtilde quinaquit pourtant dans la première moitié du XIIIe siècle!

Et en effet, la source où elles puisèrent, l’une et l’autre, estidentique. Or, qu’est-ce que l’espace, le passé, le présent quandil s’agit de Dieu? — elles étaient des tamis par lesquels seblutaient ses grâces; dès lors, que ces instruments datent d’hierou d’aujourd’hui, peu me chaut! la parole de Notre Seigneur estau-dessus des ères; son inspiration souffle où et quand Il veut;est-ce vrai?

— J’en conviens.

— Avec tout cela, vous ne songez pas pour vos constructions àl’iris que ma bonne Jeanne de Matel considère comme un emblème dela paix.

— Nous la placerons, nous la placerons, Madame Bavoil; au reste,il est encore une plante qu’il convient de ne pas omettre, letrèfle, car les sculpteurs l’ont semé à foison, dans leurs champsde pierres, le trèfle qui est, ainsi que le fruit de l’amandierdont les auréoles divines prennent la forme, le symbole de laTrinité Sainte.

Si nous récapitulions?

Au fond de la nef, dans la conque absidale, devant undemi-cercle de hautes fougères rouillées par l’automne, nous voyonsune flamboyante assomption de roses grimpantes, bordant un parterred’anémones rouges et blanches, liséré lui-même par le vert discretdes résédas. Ajoutons encore pour varier, en les entremêlant, cessimulacres de l’humilité, le liseron, la violette, l’hysope et nouspourrons façonner des corbeilles dont le sens s’accorde avec lesparfaites vertus de notre Mère.

Maintenant, dit-il, en désignant avec sa baguette le dessin dela nef tracée sur la terre, voici l’autel, surmonté de pampresrouges, de raisins bleus ou nacrés, de gerbes d’épis d’or; ah! ilfaudrait pourtant ériger une croix sur l’autel…

— Ce n’est pas difficile, répondit l’abbé Gévresin; depuis lagraine de moutarde que tous les symbolistes envisagent ainsi quel’une des figures du Christ, jusqu’au sycomore et aux térébinthes,vous avez de la marge; vous pouvez donc dresser, à votre choix, unecroisette de rien ou un crucifix gigantesque.

— Là, reprit Durtal, tout le long des travées où surgissent lestrèfles, des fleurs différentes jaillissent du sol, selon lesSaints auxquels elles correspondent; ici, la chapelle de Notre-Damedes Sept Douleurs, reconnaissable à la fleur de la Passion épanouiesur sa tige sarmenteuse et munie de vrilles; et le fond est unehaie de roseaux et de rhamnus aux douloureuses acceptions mitigéespar la pitié des myrtes.

Là encore, la sacristie où sourit, sur ses légers corymbes, lafleur du bleu doux des lins, les touffes floribondes des liseronset des campanules, les grands soleils, puis encore, s’il vousplaisait, un palmier, car il me revient que la soeur Emmerich faitde cet arbre le parangon de la chasteté, parce que, dit-elle, lesfleurs mâles sont séparées des fleurs femelles, et qu’il les gardemodestement, les unes et les autres, cachées. Une version de plusau compte du palmier!

— Mais, mais, à la fin, vous êtes fou, notre ami, s’écria MmeBavoil. Tout cela ne tient pas debout; vos plantes sont des plantesde climats différents et, dans tous les cas, elles ne sauraientfleurir par les mêmes saisons, ensemble; en conséquence, lorsquevous aurez planté l’une, l’autre mourra. Jamais vous n’arriverez àles cultiver côte à côte.

— Symbole des cathédrales, si longtemps inachevées et dont lesconstructions chevauchent toujours sur plusieurs siècles, ditDurtal, en cassant sa baguette. Ecoutez, fantaisie mise à part, ily a quelque chose à créer et qui n’existe pas pour la botaniqueecclésiale et les selams pieux.

Un jardin liturgique, un vrai jardin de Bénédictins élevant unesérie de fleurs à cause de leurs relations avec les Ecritures etles hagiologes. Dès lors, ne serait-il pas charmant d’accompagnerla liturgie des offices par celle des plantes, de les faire marcherde front dans le sanctuaire, de parer les autels de bouquets ayantchacun une signification, suivant les jours et suivant les fêtes,d’allier, en un mot, la nature dans ce qu’elle a de plus exquis,dans sa flore, aux cérémonies du culte?

— Certes, s’exclamèrent en même temps les deux prêtres.

— En attendant que ces belles choses se réalisent, je mecontenterai de bêcher mon petit potager, en vue de bons pots au feudont vous aurez votre part, fit Mme Bavoil. Là, je suis dans monélément; je ne perds pas pied ainsi que dans vos imitationsd’églises…

— Et je vais de mon côté méditer sur la symbolique descomestibles, dit Durtal, qui tira sa montre; l’heure du déjeunerest proche.

L’abbé Plomb le rappela, tandis qu’il s’éloignait, et riant:

— Dans votre future cathédrale, vous avez oublié de réserver uneniche pour saint Columban, si tant est que nous puissionsl’esquisser par une plante ascétique originaire ou tout au moinsvoisine de l’Irlande, pays où ce moine est né.

— Le chardon, signe de la mortification et de la pénitence,mémento de l’ascèse, qui domine dans les armes de l’Ecosse,répondit Durtal; mais pourquoi un autel à saint Columban?

— Parce qu’il est le saint oublié par excellence, le moine lemoins invoqué par ceux de nos contemporains qui devraient leharceler le plus. D’après les attributions auxiliatrices d’antan,il est le patron des Imbéciles!

— Bah! s’écria l’abbé Gévresin; mais voyons, si jamais hommedécela une magnifique intelligence des choses divines et humaines,c’est bien ce grand Abbé, fondateur de monastères!

— Oh! cela n’implique point que saint Columban ait eu l’espritdébile; quant à savoir pourquoi cette mission de protéger lamajeure partie des vivants, lui fut plutôt qu’à un autre confiée,je l’ignore.

— Peut-être, parce qu’il a guéri des aliénés et libéré despossédés? hasarda l’abbé Gévresin.

— En tout cas, proclama Durtal, il serait bien inutile de luiédifier une chapelle, puisqu’elle serait à jamais vide. personne neviendrait le prier, le pauvre saint, car le propre de l’imbécileest de croire qu’il ne l’est pas!

— Alors, c’est un saint sans ouvrage, dit Mme Bavoil.

— Et qui n’est pas prêt d’en trouver, répliqua en partantDurtal.

Chapitre 11

 

Durtal avait prié Mme Mesurat, sa bonne, de porter le café dansle cabinet de travail. Il espérait ainsi ne plus l’avoir devantlui, debout, comme pendant le déjeuner, lui demandant si sacôtelette de mouton était bonne.

Et bien que cette viande sentît le gilet de flanelle, Durtalavait ébauché un vague geste affirmatif, sachant fort bien que,s’il hasardait la moindre remarque, il devrait subir d’incohérentsrabâchages sur tous les bouchers de la ville.

Aussi, dès que cette femme, despotique et servile, eut placé,sur sa table, la tasse, il se plongea le nez dans un livre, laforça, par son attitude rechignée, à fuir.

Ce livre qu’il feuilletait, il le connaissait presque par coeur,car il l’avait souvent lu, en dehors des heures des offices, dansla cathédrale; il y était si bien dans son cadre avec sa foi naïveet ses élans ingénus qu’il semblait être la voix familière del’église même.

Ce petit volume contenait le recueil des oraisons de GastonPhoebus, comte de Foix, au XIVe siècle; Durtal en possédait deuxéditions, l’une, imprimée, telle quelle, dans son authentiquelangage et son ancienne orthographe, par l’abbé de Madaune, l’autrerajeunie, mais d’experte façon, par M. de la Brière.

Et, en tournant au hasard les pages, Durtal tombait sur cesdolentes et humbles prières :  » Toi qui m’as formé dans le ventrede ma mère, ne me laisse pas choir… Sire, je te confesse mapauvreté… ma conscience me mord et m’expose les secrets de moncoeur. Avarice me contraint, luxure me souille, gloutonnerie medéshonore, colère me trouble, inconstance m’abat, paressem’opprime, hypocrisie me leurre…

Et voilà, Sire, avec quels compagnons j’ai vécu ma jeunesse; cesont là les amis que j’ai eus, ce sont là les seigneurs que j’aiservis…  »

Et plus loin, il s’écriait :  » péchés sur péchés, toujours j’aiamassés et les péchés que, de fait, je ne pouvais commettre, parmauvaise cogitation, je les faisais…  »

Durtal referma le volume et déplora qu’il fût si parfaitementinconnu des catholiques. Ils en étaient tous à remâcher le vieuxfoin déposé en tête ou en queue des journées du chrétien ou deseucologes, à lapper des oraisons solennelles, issues de la lourdephraséologie du XVIIe siècle, des suppliques où l’on ne percevaitaucun accent sincère, rien, ni un appel qui partît du coeur, ni uncri pieux!

Etaient-elles assez loin, toutes ces rapsodies fondues dans lemême moule, de ce langage si pénitent et si simple, de ce colloquesi aisé et si franc de l’âme avec Dieu! et Durtal parcouraitencore, çà et là, quelques passages, lisait :

 » Mon Dieu et ma miséricorde, je suis confus de te prier parvergogne de ma mauvaise conscience… donne à mes yeux fontaine delarmes et à mes mains largesses d’aumônes… donne-moi foiconvéniente, espérance et continuelle charité… Sire, tu n’ashorreur d’aucun, sinon du fou qui te nie… ô mon Dieu, don de monsalut et mon receveur, j’ai péché et tu l’as souffert!  »

Et, tournant encore quelques feuillets, il arrivait à la fin duvolume, à certains textes recueillis par M. de la Brière, entreautres à des pensées sur l’Eucharistie, tirées d’un manuscrit duXVe siècle.

 » Cette viande ne s’assimile pas à chacun; il y en a qui ne lamâchent point mais qui l’engloutissent à la hâte. On y doit mordreau plus profond que l’on peut, des dents de l’entendement, pour quela suavité de sa saveur en soit exprimée au dehors et qu’en sortela saveur. Vous avez entendu dire que, dans la nature, ce qui mieuxest trituré, mieux nourrit; la trituration des dents, ce sont lesprofondes et aiguës méditations sur le Sacrement lui-même.  »

Puis, après avoir expliqué le sens personnel de chaque dent,l’auteur ajoutait à propos de la quinzième,  » que le Sacrement està l’autel non seulement comme viande pour nous saouler et nousresaouler, mais, qui plus est, pour nous déifier.  »

Seigneur, murmura Durtal, en fermant le livre, Seigneur, si l’onse permettait maintenant d’user de comparaisons aussi matérielles,d’expressions aussi réalistes, pour parler de votre suradorableCorps, quelles clabauderies ce serait dans le clan des épiciers duTemple et dans le bataillon sacré des dévotes qui ont des prie-Dieude luxe, des places réservées près de l’autel, ainsi qu’au théâtreprès de la rampe, dans la maison de tous.

Et Durtal ruminait des réflexions qui l’assaillaient chaque foisqu’il regardait une feuille cléricale ou l’un de ces ouvragesprécédés, ainsi que d’un permis de visiter, par l’approbationsanitaire d’un prélat.

Et sa surprise ne cessait point de cette ignorance inouïe, decette haine instinctive de l’art, de cette appréhension des idées,de cette terreur des termes, si particulières aux catholiques.

Pourquoi? Car enfin, il n’y avait pas de raisons pour que lescroyants fussent plus ignares et plus bêtes que les autres; cedevrait même être le contraire…

Cet état d’infériorité, à quoi tenait-il? Et Durtal se répondait: au système d’éducation, aux cours de timidité intellectuelle, auxleçons de peur qu’on leur donne dans une cave, loin de la vieambiante et loin du jour; il semblait qu’il y eût, en effet,dessein d’évirer les âmes, en ne les nourrissant que deratatouilles sans suc, que de viandes littéraires blanches, partipris de détruire, chez les élèves, toute indépendance, touteinitiative de l’esprit, en les comprimant, en les planant sous lemême rouleau, en restreignant le cercle des pensées, en leslaissant dans une ignorance volontaire de la littérature et del’art.

Tout cela, pour éviter les tentations du fruit défendu dont onévoquait l’image, sous le prétexte d’en inspirer la crainte. A cejeu, la curiosité de cet inconnu dont il était toujours question endes phrases d’autant plus dangereuses qu’elles produisaient l’effetde gazes plus ou moins transparentes, en restant voilées, troublaitles cervelles et éveillait les sens; l’imagination ne pouvait ques’exacerber à ronger son désir de savoir et sa frayeur et elleétait prête à se désordonner au moindre mot.

Dans ces conditions, l’oeuvre même la plus anodine devenait unpéril par ce seul fait qu’il y était question d’amour et qu’on ydépeignait, sous un aspect avenant, une femme; et dès lors touts’expliquait, l’ignorance inhérente aux catholiques car on lavantait comme le remède préventif des séductions — la haineinstinctive de l’art, car toute oeuvre écrite et observée devenaitpar cela même, pour ces âmes timorées, un véhicule de péchés, unexcipient de fautes!

Vraiment, est-ce qu’il n’eût pas été plus habile, plus saged’ouvrir les fenêtres, d’aérer les pièces, de traiter virilementces âmes, de ne pas leur apprendre à trembler ainsi devant leurchair, de leur inculquer l’audace, la fermeté nécessaires pourrésister; car enfin, c’est un peu l’histoire du chien qui jappeaprès vous et qui vous saute aux chausses, si on feint de leredouter et de fuir et qui recule si l’on marche, décidé à lerepousser, sur lui.

Toujours est-il que ces procédés de culture pieuse avaientabouti, d’une part, à l’emprise charnelle de la majeure partie desgens élevés de la sorte, et lancés après, dans la vie du monde, etde l’autre, à un épanouissement de sottise et d’effroi, à l’abandondes territoires de l’esprit, à la capitulation de toutes les forcescatholiques se rendant, sans coup férir, à l’invasion de lalittérature profane s’installant sur des positions qu’elle n’avaitmême pas eu la peine de conquérir!

C’était fou cela! L’Eglise qui avait créé, qui avait allaitél’art pendant tant de siècles, Elle avait été, de par la lâcheté deses fils, reléguée dans un rancart; tous les grands mouvements quise succédèrent dans cet âge, le romantisme, le naturalisme, avaientété faits sans Elle ou contre Elle.

Il avait sufi qu’une oeuvre ne se contentât plus de raconter desimples historiettes ou d’aimables mensonges se terminant par desconclusions de vertu récompensée et de vice puni, pour qu’aussitôtla pudeur de la bedeaudaille se mît à braire!

Le jour où cette forme, si souple et si large, de l’art moderne,le roman, aborda les scènes de la vie réelle, dévida le jeu despassions, devint une étude de psychologie, une école d’analyse, cefut le recul de l’armée des dévots sur toute la ligne. le particatholique, qui paraissait mieux préparé que tout autre pour luttersur ce terrain que la théologie avait longuement exploré, se repliaen désordre, se bornant, pour assurer sa retraite, à fairecanarder, avec les vieilles arquebuses à rouets de ses troupes, lesoeuvres qu’il n’avait ni inspirées, ni conçues.

En retard de plusieurs ères, n’ayant pas suivi, à travers lessiècles, l’évolution du style, il tourna au rustre qui sait à peinelire, n’entendit plus que la moitié des vocables dont les écrivainsse servaient, se mua, disons le mot, en un camp d’illettrés;incapable de discerner le mauvais du bon, il engloba dans la mêmeréprobation les ordures de la pornographie et les oeuvres de l’art;bref, il finit par lâcher de telles gaffes, par débiter de simonstrueuses sottises, qu’il tomba dans le plus parfait discréditet ne compta plus.

Il eût été si facile pourtant de travailler, de tâcher de resterau courant, de comprendre, de s’assurer si, dans un ouvrage,l’auteur chantait la chair, la célébrait, la louait, pour toutdire; ou bien si, au contraire, il ne la montrait que pour labafouer et pour la haïr; il eût fallu se convaincre aussi qu’ilexiste un nu lubrique et un nu chaste, que, par conséquent, tousles tableaux où s’affirment des nudités ne sont pas à honnir. Ileût surtout fallu admettre qu’on devait exhiber les vices et lesdécrire pour en susciter le dégoût et en suggérer l’horreur.

Car enfin, ce fut là la grande théorie du Moyen Age, la méthodede la théologie sculpturale, la dogmatique littéraire des moines dece temps; et c’est là la raison d’être de ces statues, de cesgroupes qui alarment encore la scandaleuse pudeur de nos mômiers.Elles abondent ces scènes inconvenantes, ces images choisies desstupres, à Saint-Benoît-sur-Loire, à la cathédrale de Reims, auMans, dans la crypte de Bourges, partout où se dressent deséglises; et celles où nous n’en voyons pas sont celles qui n’en ontplus, car le bégueulisme, qui sévit plus spécialement dans lesépoques impures, les a brisées à coups de pierres, détruites au nomd’une morale opposée à celle qu’enseignaient les Saints, au MoyenAge!

Ces tableaux ont fait, depuis bien des années, la joie deslibres penseurs et le désespoir des catholiques; les uns ydistinguant une satire des moeurs des évêques et des moines, lesautres déplorant que de pareilles turpitudes souillassent lesparois du temple. L’explication de ces scènes était facile àproclamer pourtant; loin de chercher à excuser la tolérance del’Eglise qui les voulut, l’on devait admirer l’ampleur de sonesprit et sa franchise. En agissant ainsi, Elle témoignait de sarésolution d’aguerrir ses enfants, en leur présentant le ridiculeet l’odieux des vices qui les assiègent; c’était, pour parler lelangage des classes, la démonstration au tableau et aussi uneinvite à l’examen de conscience, avant de pénétrer dans lezsanctuaire que précédait, ainsi que d’un mémento de confession,l’énuméré des fautes.

Ce plan rentrait dans son système d’éducation, car Elleentendait façonner des âmes viriles, et non des âmelettes comme enmodèlent les orthopédistes spirituels de notre temps; Elledésignait et fouaillait le vice où qu’il se trouvât, n’hésitait pasà promulguer l’égalité des hommes devant Dieu, exigeait que lesévêques, que les moines qui défaillaient, fussent exposés ainsi quesur un pilori, dans ses porches; Elle les étalait même, depréférence aux autres, pour donner l’exemple.

Ces scènes, elles étaient, en somme, une glose du VIecommandement de Dieu, une paraphrase sculptée du catéchisme; ellesétaient les griefs de l’Eglise et ses leçons, mis bien en évidence,à la portée de tous.

Et ces recommandations et ces reproches, notre Mère ne se bornapoint à les exprimer dans un seul idiome; Elle emprunta, pour lesrépéter, la voix des autres arts; et forcément ce fut lalittérature et la chaire qui lui servirent de truchement pourvitupérer les masses.

Et elles ne furent ni moins braves, ni plus prudes que lastatuaire! Il n’y a qu’à ouvrir les oeuvres saintes — à commencerpar les Livres inspirés, par la Bible que l’on n’ose plus lirequ’en des traductions françaises affaiblies, car quel prêtre sehasarderait, à recommander aux esprits débilités de ses ouailles,la lecture du XVIe chapitre d’Ezéchiel ou du Cantique desCantiques, cet épithalame de Jésus et de l’âme! — jusqu’aux Pères,jusqu’aux Docteurs, pour s’assurer de la violence des mots dontl’Eglise usait pour lacérer le péché de chair.

Comme ils réprouveraient, nos modernes pharisiens,l’intransigeance de saint Grégoire le Grand criant :  » Dites lavérité, mieux vaut le scandale que le mensonge « ; la carrure desaint Epiphane discutant la Gnose et dépeignant par le menu lesabominations de cette secte, discourant tranquillement devant sesauditeurs :

 » Pourquoi craindrais-je d’énoncer ce que vous ne craignez pasde faire? en parlant ainsi, je veux inspirer l’horreur desturpitudes que vous commettez.  »

Que penseraient-ils de saint Bernard, appuyant, dans sa IIIeMéditation, sur d’affreux détails de physiologie pour démontrerl’inanité de nos ambitions corporelles et l’ignominie de nos joies?de sainte Hildegarde dissertant, avec quelle placidité! sur lesépisodes variés de la luxure; de saint Vincent Ferrier traitantlibrement dans ses sermons du vice d’Onan et du péché de Sodome,employant des termes matériels, comparant la confession à unemédecine, déclarant que le prêtre doit inspecter les urines del’âme et la purger? quelle réprobation soulèverait cet admirablepassage d’Odon de Cluny, cité par Remy de Gourmont, dans son « Latin Mystique « , le passage où ce terrible moine prend les appasde la femme, les retourne, les dépiaute, les rejette, tels qu’unlapin vidé sur l’étal; — et cet autre de Clément d’Alexandrie quirésume toute la question en deux phrases :

 » Je nomme sans honte ces parties du corps où se forme et senourrit le foetus; comment, en effet, aurais-je honte de les nommerpuisque Dieu n’a pas eu honte de les créer?  »

Aucun des grands écrivains de l’Eglise ne fut bégueule. Cettepruderie qui nous abêtit depuis si longtemps, elle, remontejustement aux âges impies, à cette époque de paganisme, à ce retourde classicisme avarié que fut la Renaissance; et ce qu’elle s’estdéveloppée depuis! Elle eut son grand terrain de culture dans lespompeuses et les lubriques annnées du soi-disant grand siècle; levirus janséniste, le vieux suint protestant s’infiltra dans le sangdes catholiques et ils l’ont encore!

— Eh bien vrai! ils sont jolis les résultats de cette syphilisde la décence — et Durtal éclata de rire, en songeant à lacathédrale de Chartres.

Ici, il sied de tirer l’échelle, se dit-il, car le summum del’imbécillité pieuse est atteint. Parmi les sculptures qui cernentle pourtour du choeur de cette basilique, figure le groupe de laCirconcision, saint Joseph tenant le bambin, tandis que la Viergeprépare un linge et que le grand-prêtre s’approche pour opérerl’enfant.

Et il s’est trouvé un sacriste effaré, un sacerdote épimane,pour juger cette scène libertine et coller un morceau de papier surle ventre de Jésus!

L’impudeur de Dieu, l’obscénité de l’enfant à peine né, c’est uncomble!

Fichtre, reprit-il, avec toutes ces réflexions, le temps passeet l’abbé m’attend. Il descendit quatre à quatre les escaliers,fila vers la cathédrale devant le portail Nord de laquelle l’abbéPlomb se promenait, de long en large, en récitant sonbréviaire.

— Le côté des pécheurs et des démons est celui de la Vierge quisauve les uns et écrase les autres, dit l’abbé. Les porchesseptentrionaux sont généralement les plus mouvementés desbasiliques; pourtant, ici, les scènes sataniques sont au Sud etencore parce qu’elles font partie du Jugement dernier sculpté surla baie du Midi; sans quoi Chartres n’aurait point, ainsi que sessoeurs, de tableaux de ce genre.

— Alors le XIIIe siècle avait pour principe de loger la Madoneau Nord?

— Oui, pour les hommes de ce temps, le Septentrion représentaitla tristesse des hivers, la mélancolie des ténèbres, la misère dufroid; l’hymne glacé des vents était pour eux le souffle même duMal; le Nord, c’était la zone du Diable, l’enfer de la nature,tandis que le Sud en était l’Eden.

— Mais c’est absurde! s’écria Durtal; c’est la plus grave erreurque la symbolique des éléments ait commise! Le Moyen Age s’esttrompé, car les neiges sont pures et les frimas sont chastes! c’estle soleil, au contraire, qui est l’agent le plus actif pourdévelopper le germe des pourritures, le ferment des vices!

Ils ont donc oublié que le 3e psaume des Complies cite le démonde l’heure chaude, de midi, tel que le plus harcelant et le plusdangereux de tous; ils ont donc perdu de vue l’horreur des suées etdes moiteurs fauves, le péril des amollissements nerveux, le risquedes vêtements entr’ouverts, toute l’abomination des nuages en tôleet des ciels bleus!

Les effluves diaboliques sont dans l’orage et les temps où l’airvente des trombes de calorifère, suscitent des ruts, mettentl’essaim hurlant des mauvais anges en branle.

— Rappelez-vous les textes d’Isaïe et de Jérémie qui assignentpour demeures à Lucifer les rafales de l’aquilon, puis songez queles grandes cathédrales ne sont pas nées dans le Sud, mais biendans le Centre et le Nord de la France; par conséquent, après avoiradopté la symbolique des saisons et des climatures, les architectesreligieux firent le rêve des gens bloqués dans les neiges quiaspirent après un rayon de soleil et un jour gai; forcément, ilscrurent que le Levant était une succursale du vieux Paradis etregardèrent ces contrées comme plus douces, comme plus clémentesque les leurs.

— N’empêche que cette théorie est contredite par Notre Seigneurmême.

— Où avez-vous vu cela, s’écria l’abbé Plomb.

— Sur le Calvaire; Jésus mourant tournait le dos au Midi qui lecrucifiait et il étendait ses bras sur la croix pour bénir, pourembrasser le Nord. Il semblait retirer à l’Orient ses grâces pourles transmettre à l’Occident. Si donc, il y a des régions mauditeset habitées par Satan, c’est le Midi et non le Nord!

— Voux excécrez les pays du Sud et ses populations, cela sesent, dit, en riant, l’abbé.

— Je ne les aime guère. Leurs paysages encanaillés par unelumière crue et leurs arbres poudreux se découpant sur un fond debleu à laver le linge ne m’attirent pas; quant à leurs indigènesbruyants et velus qui ont, lorsqu’ils se rasent, une rampe d’azursous les narines, je les fuis…

— Enfin, nous sommes en présence d’un fait accompli, auqueltoutes les discussios ne changeront rien. Cette façade est vouée àla Vierge; voulez-vous que nous l’étudiions dans son ensemble, puisdans ses détails?

Ce porche qui s’avance, tel qu’un perron couvert, tel qu’unesorte de véranda devant les portes, est une allégorie du Sauveurdésignant l’entrée de la Jérusalem céleste; il a été commencé vers1215, sous Philippe-Auguste, et fini vers 1275, sous Philippe leHardi; sa construction a donc duré près de 60 ans et s’estpoursuivie pendant la majeure partie du XIIIe siècle. Il se diviseen trois fractions correspondant aux trois portes qu’il abrite; ilrenferme près de 700 statues et statuettes appartenant, pour laplupart, aux personnages de l’Ancien Testament.

Il se creuse en trois gorges profondes ou trois baies.

La baie centrale devant laquelle nous sommes, et qui mène àl’huis du milieu, a pour sujet : la Glorification deNotre-Dame.

La baie latérale de gauche est consacrée à la vie et aux vertusde la Vierge.

La baie latérale de droite aux figures mêmes de Marie.

D’après une autre exégèse imaginée par le chanoine Davin, ceportail, bâti à l’époque où saint Dominique inaugura le rosaire,serait la reproduction illustrée de ses mystères.

Dans ce système, le porche de gauche qui contient les scènes del’Annonciation, de la Visitation, de la Nativité, répondrait auxmystères joyeux; — le porche central, qui nous montre l’Assomptionet le couronnement de la Vierge, aux mystères glorieux; — le porchede droite, qui encadre un relief de Job, héraut du Crucifié dansl’Antique Loi, aux mystères douloureux.

— Il y a encore une troisième interprétation, mais celle-là estabsurde, fit Durtal; celle de Didron qui considère cette façadeainsi que la première page du livre de Chartres. Il l’ouvre sur ceportail et constate que les sculpteurs commencent la traduction del’Encyclopédie de Vincent de Beauvais, en narrant la création dumonde; mais où se cachent-ils donc ces fameux simulacres de laGenèse?

— Là, dit l’abbé, en avisant un cordon de statuettes perdues surle bord, dans la dentelle même du porche.

— Attribuer une telle importance à d’infimes figurines qui nesont, au demeurant, que des remplissages et des bouche-trous, c’estinsensé!

— Certes! mais abordons maintenant le portail.

Vous remarquerez avant tout, que, contrairement au rituel suivipar la plupart des basiliques de ce temps, par celles d’Amiens, deReims, de Paris, pour en nommer trois, ce n’est pas la Vierge quise dresse sur le pilier entre les deux vantaux de la porte, maisbien sainte Anne, sa mère, et il en est de même dans les verrières,à l’intérieur de l’église, où sainte Anne, en négresse, la têteenveloppée d’un foulard bleu, presse dans ses bras Marie, tannnéetelle qu’une Moricaude.

— Pourquoi?

— Sans doute parce que cette cathédrale fut gratifiée parl’Empereur Beaudouin, après le sac de Constantinople, du chef decette Sainte.

Ces dix statues colossales, placées à chacun de ses côtés dansles ébrasements de l’entrée, vous les connaissez, car ellesaccompagnent notre Mère dans tous les sanctuaires du XIIIe siècle,à Paris, à Amiens, à Rouen, à Reims, à Bourges, à Sens. Les cinq,rangées à gauche, tiennent une image figurative du Fils; les cinq,disposées à droite, une effigie de Notre Seigneur même.

Ce sont, cantonnées dans l’ordre chronologique, les personnagesqui ont prototypé le Messie, ou prophétisé sa Naissance, sa Mort,sa Résurrection, son Sacerdoce éternel.

A gauche : Melchissédech, Abraham, Moïse, Samuel et David.

A droite : Isaïe, Jérémie, Siméon, saint Jean-Baptiste et saintPierre.

— Mais, observa Durtal, pourquoi le fils de Jona est-il aumilieu de l’Ancien Testament? sa place n’est pas là, mais dans lesEvangiles.

— Oui, mais considérez que saint Pierre avoisine dans ce portailsaint Jean-Baptiste, que les deux statues sont côte à côte et setouchent. Dès lors, ne percevez-vous pas le sens que cerapprochement indique? l’un a été le précurseur et l’autre lesuccesseur; le premier anticipe et le second parachève la missiondu Christ. Il était naturel qu’on les reliât, qu’on les réunît etque le prince des Apôtres apparût comme une conclusion auxprémisses posées par les autres hôtes du porche.

Enfin, pour parfaire la série des Patriarches et des Prophètes,vous pouvez voir là, dans les angles rentrants des pilastres, deuxstatues placées en pendant, de chaque côté de la porte, Elie deThesbé et Elysée, son disciple.

Le premier diagnostique l’Ascension du Rédempteur par sonenlèvement, en plein ciel, sur un char de feu; le second, Jésusressuscitant et sauvant l’humanité en la personne du fils de laSunamite.

— Il n’y a pas à dire, murmura Durtal qui réfléchissait: lestextes messianiques sont confondants. Toute l’argumentation desrabbins, des protestants, des libres-penseurs, toutes lesrecherches des ingénieurs de l’Allemagne pour trouver une fissure,et saper le vieux roc de l’Eglise, sont demeurées vaines. Il y a làune telle évidence, une telle certitude, une telle démonstration dela vérité, un si indestructible bloc, qu’il faut vraiment êtreatteint d’amaurose spirituelle, pour oser le nier.

— Oui, et pour qu’il n’y ait pas d’erreur, pour qu’il ne soitpas possible d’alléguer quer les textes inspirés sont postérieurs àla venue du Messie qu’ils annoncent, pour prouver qu’ils n’ont été,ni inventés, ni retouchés après coup, Dieu a voulu qu’ils fussenttraduits en grec, dans la Version des Septante, répandus, connusdans le monde entier plus de 250 années avant la naissance duChrist!

— En supposant, par impossible, que les Evangiles disparaissent,l’on pourrait, n’est-ce pas, les reconstituer, narrer en abrégél’existence du Sauveur qu’ils racontent, rien qu’en consultant lesrévélations messianiques des Prophéties?

— Sans aucun doute, car enfin, on ne saurait trop le répéter,l’Ancien Testament est l’histoire avant la lettre du Fils del’homme, et de l’établissement de son Eglise; ainsi que l’attestesaint Augustin  » toute l’administration du peuple Juif fut uneprophétie continuelle du Roi qu’il attendait.  »

Tenez, en dehors des effigies annonciatrices du Rédempteur, quevous découvrez à chaque pas dans la Bible, Isaac, Joseph, Moïse,David, Jonas, pour en citer, au hasard, cinq; en dehors aussi desanimaux ou des choses, chargés de le personnifier, dans l’AncienneLoi, tels que l’agneau pascal, la manne, le serpent d’airain, etc.,nous allons, si vous le voulez, en recourant seulement auxProphètes, tracer la vie de l’Emmanuel, en ses grandes lignes,condenser, en quelques mots, les Evangiles. Ecoutez :

Et l’abbé se recueillit, la main sur les yeux :

— Sa naissance d’une Vierge, elle est pronostiquée par Isaïe,Jérémie, par Ezéchiel; — son arrivée que devait précéder un envoyéspécial, saint Jean, — elle est notée par Malachie, qu’Isaïecomplète, ajoutant, pour plus de précision, que la voix del’annonciateur retentira dans le désert.

Le lieu de sa nativité, Bethléem, nous est fourni par Michée;l’adoration des Mages offrant l’or, la myrrhe et l’encens, elle estmarquée par Isaïe et par le psaume dit de Salomon.

Sa jeunesse et son apostolat sont clairement indiqués parEzéchiel qui le montre cherchant les brebis perdues, par Isaïe quirelate d’avance les miracles qu’il opère, sur les aveugles, sur lessourds et les muets, qui déclare finalement qu’il sera un sujet descandale pour les Juifs.

Mais c’est surtout lorsqu’ils abordent sa Passion et sa mort,que les oracles deviennent d’une netteté toute mathématique, d’uneclarté inouïe. L’ovation du jour des Palmes, la trahison de Judaset le prix des 30 pièces d’argent sont signalés par Zacharie; etIsaïe prend à son tour la parole et décrit les opprobres, leshontes du Calvaire. Entendez-le : Il a été couvert de plaies pournos iniquités et il a été brisé pour nos crimes… Dieu l’a chargé detoutes nos fautes et il l’a frappé à cause des crimes de sonpeuple… il est devenu le dernier des hommes, un homme de douleur ettout défiguré… il a été conduit à l’occision, comme un agneau,comme une brebis qui est muette devant celui qui la tond…

Et David renchérit sur l’affreuse scène :  » Il est plussemblable à un ver qu’à un homme, l’opprobre des hommes et le rebutdu peuple…  »

Puis, les détails se multiplient. Voilà que les plaies des mainssurgissent dans Zacharie; que David énumère, mot à mot, lesépisodes de la Passion, les mains et les pieds percés, le partagedes habits, la robe tirée au sort. Les huées des Juifs l’invitant àse sauver Lui-même, s’il est le Fils de Dieu, sont spécifiées dansle chapitre II du livre de la Sagesse et dans l’oeuvre de David; lefiel, le vinaigre présentés sur la croix, le cri même de Jésusrendant l’âme sont consignés dans les Psaumes.

Et là ne s’arrête pas l’ensemble des Révélations consenties parle Vieux Livre.

La mission prophétique est menée jusqu’au bout; l’établissementde l’Eglise substituée à la Synagogue est également prédit parEzéchiel, Isaïe, Joël, Michée, et la messe, le sacrificeeucharistique formellement auguré par Malachie avérant que  » lessacrifices de l’Ancienne Loi offerts jusqu’alors dans le seultemple de Jérusalem, seront remplacés par une oblation toute pureque l’on offrira en tous lieux et chez tous les peuples  » — par desprêtres choisis dans toutes les nations, continue Isaïe, — selonl’ordre de Melchissédech, achève David.

Pascal l’a justement affirmé,  » l’accomplissement de toutes lesprophéties est un miracle perpétuel et il ne faut pas d’autrepreuve pour reconnaître la divinité de la religion chrétienne. »

Durtal s’était approché des statues entourant sainte Anne et ilregardait la première de gauche, coiffée d’un bonnet pointu, d’unesorte de tiare papale dont le bas formait couronne, vêtue d’uneaube, ceinte, à la taille, d’une cordelette à noeuds et d’unpluvial à franges; la face était grave, presque soucieuse et l’oeilse fixait, absorbé, au loin. Ce personnage tenait d’une main unencensoir et, de l’autre, un calice couvert d’une patène surlaquelle posait un pain; et ce portrait du roi de Salem,Melchissédech, suscitait de longues rêveries.

Il est, en effet, un des types les plus mystérieux des LivresSaints, ce monarque qui apparaît dans la Genèse, Prêtre duTrès-Haut, consomme le sacrifice du pain et du vin, bénit Abraham,reçoit de lui la dîme et s’évanouit aussitôt après dans lesténèbres de l’histoire. Puis subitement, son nom retentit dans unpsaume de David, déclarant que le Messie est prêtre selon l’ordrede Melchissédech et il s’enfuit à nouveau sans laisser detraces.

Et le voilà qui tout à coup jaillit dans le Nouveau Testament etles renseignements que décèle sur lui saint Paul, en son Epître auxHébreux, le rendent plus énigmatique encore. Il le dit sans père,sans mère, sans généalogie, n’ayant ni commencement de jours, nifin de vie, étant ainsi l’image du Fils de Dieu qui demeure pontifepour toujours. Saint Paul insiste pour faire comprendre sagrandeur… et la vague lumière qu’il projetait sur cette ombre,s’éteint.

— Avouez qu’il est inouï, ce roi de Salem; qu’est-ce que lescommentateurs en pensent? demanda Durtal.

— Peu de chose. Saint Jérôme observe cependant qu’en employantces termes : sans parents, sans aïeux, sans commencement et sansfin, saint Paul n’a pas entendu énoncer que Melchissédech fûtdescendu du ciel ou créé directement comme le premier homme parl’Ancien des jours. Sa phrase signifie simplement qu’il estintroduit dans le récit sur Abraham sans que l’on sache d’où ilvient, qui il est, en quel temps il est né, à quelle époque il estmort.

Au fond, l’incompréhensible rôle que joue cette préfigure deJésus dans les pages du Canon, a suggéré les légendes et leshérésies les plus baroques.

Les uns ont soutenu qu’il était Sem, fils de Noé, les autresqu’il était Cham. Pour Simon Logothète, Melchissédech est unEgyptien; pour Suidas, il appartient à la race maudite de Chanaanet c’est à cause de cette origine que la Bible se tait sur sesancêtres.

Les Gnostiques l’onr révéré tel qu’un Eon supérieur à Jésus etau IIIe siècle, Théodore le Changeur prétendait, lui aussi, qu’iln’était pas un homme, mais une Vertu céleste surpassant le Christ,parce que le sacerdoce de Celui-ci n’était qu’une copie dusien.

Suivant une autre secte, il n’était ni plus, ni moins, que leParaclet; mais, voyons; à défaut des Ecritures, que révèle lavoyance? La soeur Emmerich en a-t-elle parlé?

— Elle ne nous apprend rien de net, répondit Durtal. Pour elle,il était une sorte d’ange sacerdotal, chargé de préparer le grandoeuvre de la Rédemption.

— C’est une peu l’avis d’Origène et de Didyme qui lui ont, euxaussi, attribué la nature angélique.

— Puis elle l’aperçoit, bien avant l’arrivée d’Abraham, surdifférents points déserts de la Palestine; il ouvre les sources duJourdain et elle divulgue, dans un autre passage de la vie duChrist, qu’il aurait enseigné aux Hébreux la culture du froment etde la vigne; bref, elle ne débrouille pas cette indéchiffrableénigme.

Si nous nous plaçons maintenant au point de vue de l’art,Melchissédech est une des bonnes statues de ce porche, poursuivitDurtal; mais quel masque bizarre a son voisin, Abraham, avec cevisage vu de trois quarts, ces cheveux en herbes couchées, cettebarbe fluviale, ce nez allongé qui ne fait qu’un avec le front,descend sans point de suture entre les yeux et simule le mufle d’untapir, ces joues où pousse une fluxion, cet air, comment dirais-je?de vague prestidigitateur qui paraît escamoter la tête perdue deson fils.

— La vérité, c’est qu’il écoute l’ordre d’un ange que nous nedistinguons point; — remarquez en dessous, sur le socle, le bélierdans un buisson et le symbole s’accuse :

Il est le Père céleste qui livre son Fils et Isaac qui porte lebois pour allumer son bûcher, comme Jésus porta sa croix, estl’image de ce Fils; le bélier même, qui va être sacrifié, devient àson tour un modèle du Sauveur et le buisson dans lequels’enchevêtrent ses cornes est le calque de la couronne d’épines.Mais il eût fallu, pour exprimer de ce sujet, tout le sucexemplaire qu’il contient, mettre dans un coin du support les deuxfemmes du Patriarche, Agar et Sara et son autre enfant Ismaël.

Car, vous le savez, ces deux femmes sont l’emblème, Agar del’Ancien Testament et Sara du Neuf; la première disparaît pourcéder la place à la seconde, la Vieille Loi n’étant que lapréparation de la Nouvelle; et les deux garçons issus chacun del’une de ces deux femmes sont par analogie les enfants des deuxLivres et manifestent par conséquent l’un Ismaël, les Israélites etl’autre, Isaac, les Chrétiens.

Après Abraham, le père des croyants, voici Moïse qui allégorisele Christ, car la délivrance d’Israël est le prodrome de l’humanitéarrachée par le Sauveur au démon, de même que le passage de la merRouge est la promesse du baptême. Il tient la table de la Loi et lacolonne sur laquelle s’enroule le serpent d’airain; puis Samuel,type multiple de Notre Seigneur, fondateur du Sacerdoce royal et dela Royauté sacerdotale, enfin, David présentant la lance et lediadème du Calvaire. Inutile de vous remémorer que, plus que toutautre, ce Roi-Prophète a présagé les tribulations du Messie etqu’il eut, pour plus de ressemblance avec lui, son Judas, en lapersonne d’Architophel qui, semblable à l’autre traître, s’estpendu.

— Avouez, dit Durtal, que ces statues devant lesquelles leshistoriographes de la cathédrale se pâment et qu’ils assurent enchoeur être le chef-d’oeuvre de la statuaire du XIIIe siècle, sontsingulièrement inférieures aux statues du XIIe qui parent le porcheRoyal. Comme la descente dans l’étiage divin est sensible! Sansdoute, les mouvements sont plus souples et le jeu des vêtures s’estélargi; les côtes de rhubarbe des étoffes se sont espacées et ellesfléchissent; mais où est la grâce de l’âme sculptée du grandportail? toutes ces statues-ci, avec leurs caboches énormes, sontmastoques et muettes, sans vie qui pénètre; ce sont de pieusesoeuvres, belles si vous voulez, mais sans au-delà; c’est de l’artmais ce n’est déjà plus de la mystique. Voyez sainte Anne, avec sonair morose, ses traits désagréables ou souffrants, est-elle assezloin de la fausse Radegonde ou de la fausse Berthe!

A l’exception de deux, de celle de saint Jean et de celle deJoseph situées là-bas, au bout de la baie, les autres, nous lesconnaissons. Elles sont également à Amiens et à Reims; etrappelez-vous le Siméon, la Vierge, la sainte Anne de Reims! laVierge, d’un charme si ingénu, si chastement exquis, tendantl’enfant à Siméon doux et pensif, dans sa tenue solennelle degrand-prêtre; sainte Anne, dont le genre de figure est le même quecelui de saint Joseph et de l’un des deux anges qui avoisinent, surce même portail Royal, le saint Nicaise au crâne tranché à lahauteur du front; — sainte Anne avec sa physionomie riante et fûtéeet pourtant vieillote, sa tête à petit menton pointu, à grandsyeux, à nez effilé, s’allongeant en cornet, son visage de jeuneduègne, maligne et aimable. Au reste, les imagiers excellèrent dansces créations de mines indécises, étranges. Vous souvenez-vous deNotre-Dame de Paris qui leur est postérieure d’un siècle, je crois?Elle est à peine jolie, mais si bizarre avec son sourire joyeuxéclos sur de mélancoliques lèvres! Aperçue d’un certain côté, Ellesourit à Jésus, attentive, presque railleuse. Il semble qu’Elleattende un mot drôle de l’Enfant pour se décider à rire; Elle estune nouvelle mère pas encore habituée aux premières caresses de sonfils. Regardée d’un autre point, sous un autre angle, ce sourire,si prêt à s’épanouir, s’efface. La bouche se contracte en uneapparence de moue et prédit des pleurs. Peut-être qu’en parvenant àempreindre en même temps sur la face de Notre-Dame ces deuxsentiments opposés, la quiétude et la crainte, le sculpteur a voulului faire traduire à la fois l’allégresse de la Nativité et ladouleur prévue du Calvaire. Il aurait alors portraituré, en uneseule image, la Mère des Douleurs et la Mère des Joies, devancé,sans le savoir, les Vierges de La Salette et de Lourdes.

Mais tout cela ne vaut point l’art si vivant et si altier, sipersonnel et si mystérieux du XIIe siècle, l’art du portail Royalde Chartres!

— Ce n’est pas moi qui vous contredirai, fit l’abbé Plomb.Maintenant que nous avons examiné la série figurative installée àla gauche de sainte Anne, voyons la série prophétique logée à sadroite.

D’abord, Isaïe posant sur un socle formé par un Jessé qui dort;et la fameuse tige prend racine, file entre les pieds du Prophèteet les branches des ancêtres de la Vierge, selon la chair etl’esprit, montent, remplissent, en se déroulant, les qutre cordonsde la voussure du centre. A côté de lui, Jérémie qui, songeant à laPassion du Christ, écrivit cette lamentable plainte qu’on récitedans la cinquième leçon, au deuxième nocturne du Samedi Saint :  » Ovous qui passez par le chemin, considérez et voyez s’il est unedouleur pareille à la mienne « ; puis Siméon caressant l’enfantJésus dont il a pressenti, en même temps que la douleur de laVierge, les souffrances du Golgotha; saint Jean-Baptiste; enfinsaint Pierre dont le costume est intéressant à scruter, car il estcopié sur celui des Papes du XIIIe siècle.

Avec quel soin, ces accessoires sont ciselés! louez le rendu deces sandales, de ces gants, de l’amict paré, de l’aube, dumanipule, de la dalmatique, de ce pallium signé de six croix, de cetrirègne, de cette tiare conique, en soie brochée d’or, durational; tout y est repoussé, guilloché, comme par un orfèvre.

— Sans doute, mais ce que le saint Jean s’atteste supérieur àses congénères sur cette façade! Quelle maîtrise se révèle danscette face creuse, émaciée, aussi expressive que les autres sontmornes. Lui, sort du convenu et de la redite. Il se dresse, doux etfarouche, avec sa barbe en dents de fourchette tordues, son maigrecorps, son vêtement en poils de chameaux; et on l’entend, il parle,alors qu’il montre l’agneau soutenant une croix hastée, enfermédans un nimbe qu’il serre contre sa poitrine, de ses deux mains;cette statue-là est superbe, et elle n’est pas, à coup sûr, dusculpteur qui nous tailla l’Abraham, voire même de son voisin depiédestal, Samuel. Celui-ci a l’air d’offrir, à un Davidindifférent, l’agneau qu’il manie, la tête en bas; il est unboucher qui fait l’article, soupèse sa marchandise, invite à latâter, hésite avant de la céder au meilleur prix. Quelle différenceavec le saint Jean!

— Le tympan de la porte ne nous séduira guère, reprit l’abbé. Lamort de Marie, son Assomption, son couronnement, sont plus curieuxà lire dans la Légende dorée que dans ces bas-reliefs qui n’en sontqu’une traduction abrégée.

Allons à la baie latérale de gauche.

Celle-là est mutilée, dans un déplorable état, toute en ruine.La plupart des grandes pièces ont disparu. Il y avait, paraît-il,ainsi qu’à Paris, sur le portail Royal, et à Reims, sur le portaildu Sud, les figures de l’Eglise et de la Synagogue; puis Lia etRachel, la Vie active et la Vie contemplative, dont nous lirons lesépisodes notés dans la voussure.

Parmi les personnages qui restent, ces trois, la Vierge, sainteElisabeth et Daniel sont considérés tels que deschefs-d’oeuvre.

— C’est beaucoup dire, s’écria Durtal; ils sont maussades,drapés d’une façon froide; l’agencement de leurs robes est celuides peplums grecs; ils ont déjà un vague fumet de Renaissance.

— Si vous voulez, mais ce qui est surtout prenant, ce sont lesidées exprimées par les filets en arc tiers point de la baie. Quantau tympan même qui arbore la naissance de Jésus, le réveil desbergers de Bethléem, le songe et l’adoration des Mages, il estdétrité et rongé par le temps; il n’est pas d’ailleurs d’un art quinous angoisse!

Mais suivez bien les ogives des voussures, ces quatre cordonsd’images qui les dessinent. D’abord là, sur le 1er, une haie de dixAnges céroféraires, puis sur le 2e, la parabole des Vierges sageset des Vierges folles; sur le 3e, la traduction de la Psychomachieou le combat des Vertus et des Vices; sur le 4e, douze Reinesincorporant les douze fruits de l’Esprit; maintenant arrêtons-nousdevant la nervure qui borde la voûte même du porche et admirez lesadorables statuettes qui nous décrivent les occupations de la Viecontempaltive et de la Vie active.

A gauche, la Vie active, conçue sous les traits de la femmeforte du dernier chapitre des Proverbes. Elle lave la laine dansune cuve — la peigne — tille le lin dont elle brise les tiges — leratisse — le file en quenouille — le met en écheveau.

A droite, la Vie contemplative : une femme prie, tenant un livreclos — elle l’ouvre — le lit — le ferme et médite — enseigne —entre en extase.

Enfin, ici, dans cette dernière moulure, qui longeextérieurement l’arcade du porche, et qui est la plus rapprochée denous, la plus visible, quatorze statues, de Reines, appuyées surdes boucliers armoriés et portant autrefois des étendards. On alongtemps discuté sur le sens de ces figurines, surtout sur laseconde, à gauche, qui est désignée par cette inscription, gravéedans la pierre,  » Libertas « . Didron y a vu les Vertus domestiqueset les Vertus civiles ou sociales, mais la question a étédéfinitivement tranchée par la symboliste la plus érudite et laplus perspicace de notre temps, par Mme Félicie d’Ayzac, qui, dansune très nutritive brochure, parue en 1843, sur ces statues et surles animaux du Tétramorphe, a péremptoirement démontré que cessouveraines ne sont autres que les quatorze Béatitudes célestes,telles que les a décrites saint Anselme : la Beauté, la Liberté,l’Honneur, la Joie, la Volupté, l’Agilité, la Force, la Concorde,l’Amitié, la Longévité, la Puissance, la Santé, la Sécurité, laSagesse.

En somme, cette baie, hérissée de sculptures, n’est-elle pas unedes plus ingénieuses, des plus intéressantes qui soient, au pointde vue de la théologie et de la mystique?

— Et aussi du point de vue de l’art; vous avez absolumentraison, ces femmes qui travaillent et méditent sont si délicates etsi vivantes qu’on déplore qu’elles soient ainsi enfouies dansl’ombre d’une grotte. Quels artistes que ceux qui oeuvrèrent, de lasorte, pour la gloire de Dieu et pour eux-mêmes, qui créèrent desmerveilles tout en sachant que personne ne les verrait!

— Et ils n’avaient point la vanité de la signature; ilsgardaient l’anonyme!

— Ah! c’étaient d’autres hommes que nous… des âmes autrementfières et autrement humbles.

— Et autrement saintes aussi, ajouta l’abbé. Voulez-vous quenous abordions l’iconographie de la baie de droite; celle-là estmoins endommagée et l’on peut la parcourir en quelques mots.

Cette caverne aux pans sculptés, elle est, vous le savez,consacrée aux figures de Marie, mais nous pourrions peut-être plusjustement dire qu’elle est dédiée aux antécesseurs de Jésus, cardans cette baie, ainsi que dans les deux autres, du reste, lesimagiers du XIIIe siècle ont pris à tâche d’identifier le Fils avecla Mère.

— Le fait est que la la plupart des personnages qui défilèrentdevant nous relatent surtout le Christ. Quels sont alors les typesqui se rapportent plus spécialement à la fille de Joachim, dansl’Ancienne Loi, et qui ont été transposés en caractères de pierresur cette page?

— Les allégories de la Vierge dans les Ecritures sontinnombrables; des ouvrages entiers, tels que le Cantique desCantiques et le livre de la Sagesse font allusion, à chaque phrase,à sa beauté et à sa sapience. Les symboles inhumains qui s’adaptentà sa Personne, vous les connaissez : l’arche de Noé dans laquelles’interne le Sauveur; l’arc-en-ciel, signe d’union entre leSeigneur et la terre; le buisson ardent d’où sortit le nom de Dieu;le nuage lumineux guidant le peuple dans le désert; la verged’Aaron qui seule, fleurit parmi celles des douze tribus querecueille Moïse; l’arche d’alliance; la toison de Gédéon; puistoute la série, plus divulguée encore, s’il se peut : la tour deDavid, le trône de Salomon, le jardin fermé et la fontaine scelléedu Cantique; l’horloge d’Achaz, la nue salvatrice d’Elie, la ported’Ezéchiel — et je ne vous cite que les interprétations certifiéespar le seing des Docteurs et des Pères.

Quant aux êtres animés qui la précédèrent ici-bas, pourl’annoncer, ils abondent; tenez, au reste, que la plupart desfemmes renommées de la Bible ne sont que l’ombre antécédée de sesgrâces : Sara, à laquelle un ange prédit la naissance d’un fils quiest lui-même un référend du Fils; Marie, soeur de Moïse, quilibère, en sauvant son frère des eaux, les Juifs; la fille deJephté, la prophétesse Débora; Jahel qui fut appelée comme laVierge  » bénie entre toutes les femmes « ; Anne, mère de Samuel,dont le chant de gloire semble une première version du Magnificat;Josabeth qui a soustrait Joas à la fureur d’Athalie, comme plustard la Vierge a dérobé l’enfant Jésus au courroux d’Hérode; Ruth,qui incarne à la fois la Vie contemplative et la Vie active;Rebecca, Rachel, Abigaïl, la mère de Salomon, la mère desMacchabées qui assiste au supplice de ses fils; puis encore cellesde ces figures qui sont alors inscrites sous ces arcades, Judith etEsther dont l’une est synonyme de la chasteté courageuse et l’autrede la miséricorde et de la justice.

Mais, pour ne pas nous embrouiller, suivons l’ordre des statuesnichées sur les parois de la porte; nous en comptons de chaque côtétrois :

A gauche, Balaam, la reine de Saba et Salomon.

A droite, Jésus, fils de Sirach, Judith ou Esther, etJoseph.

— Balaam, c’est ce bon paysan, aimable et confit, qui rit danssa barbe, un bâton à la main et est coiffé d’un couvercle detourte, et la reine de Saba, cette femme, un peu penchée en avant,qui a l’air d’interroger et d’ergoter sur des actes qu’elleincrimine. En quoi ces deux personnes tiennent-elles à la vie de laVierge?

— Mais Balaam est un des types du Messianisme; c’est lui qui anotifié qu’une  » étoile sortirait de Jacob et qu’une tiges’élèverait d’Israël « . Quant à la reine de Saba, elle est, d’aprèsla doctrine des Pères, une image de l’Eglise, l’épouse de Salomon,ainsi que l’Eglise est l’épouse du Christ.

— Eh bien, murmura Durtal, ce n’est pas encore le XIIIe sièclequi nous aura donné un portrait de cette souveraine que l’on sereprésente, follement parée, se balançant, à dos de chameau dans ledésert, marchant en tête d’une caravane, sous l’incendie dufirmament, dans le feu des sables. Elle a tenté les écrivains etnon les moindres, cette reine Balkis, Makéda ou Candaule, Flaubert,pour en citer un; mais elle n’a pu s’incorporer dans la  » Tentationde saint Antoine  » qu’en une créature puérile et falote, en unemarionnette qui sautille, en zézayant; au fond, il n’y a que lepeintre des Salomés, Gustave Moreau, qui pourrait la rendre, cettefemme vierge et lubrique, casuiste et coquette; lui seul pourrait,sous l’armature fleurie des robes, sous le gorgerin flambant desgemmes, aviver la chair épicée de cet être, son chef diadêmé,étrange, son sourire de sphynge innocente, venue de si loin pourposer des énigmes et fermenter dans le lit d’un roi. Celle-là, elleest trop compliquée pourl’âme et pour l’art ingénus du MoyenAge.

Aussi l’oeuvre de l’imagier n’est-elle, ni mystérieuse, nitroublante. A peine jolie, cette princesse n’a que l’allureattentive d’une plaideuse. Salomon, lui, me fait l’effet d’un gaicompère; les deux autres statues, situées de l’autre côté de laporte, retiendraient peut-être si elles n’étaient complètementécrasées par la troisième. Une question encore; à quel titre,l’auteur de ce livre admirable l’  » Ecclésiastique  » serattache-t-il à cette panégyrie?

— Jésus, fils de Sirach, prédestine le Messie, en tant queProphète et que Docteur. Quant à l’effigie qui l’avoisine, ellepeut tout aussi bien mimer Judith qu’Esther; son identité estincertaine, rien ne nous autorise à la fixer.

En tout cas, ainsi que je viens de vous l’attester, l’une etl’autre sont des hérauts de la Vierge dans les Ecritures; pourJoseph, persécuté, vendu, captif puis sauveur providentiel d’unpeuple, il préordine le Christ.

Durtal s’arrêtait devant ce jeune homme imberbe, aux cheveuxbouclés et coupés en rond. Il était vêtu d’une cotte, sous unehousse brodée autour du col et il tenait, immobile, un sceptre. Oneût dit d’un très jeune moine, humble et simple, si avancé dans lavoie mystique qu’il l’ignore. Cette statue était certainement unportrait et l’on pouvait assurer qu’un délicat et candide noviceavait servi de modèle à l’artiste; c’était une oeuvre d’âme chasteet joyeuse, bien à part. Celui-là, plus encore que le saint Jean,quel rêve, hein? fit Durtal, en regardant l’abbé qui approuva d’ungeste et reprit :

— Les cordons des voussures sont inaccessibles, car il faut sedémancher le cou pour les contempler; d’ailleurs, l’art qu’ilsdécèlent n’exalte point. Seuls, les sujets valent. Ils renferment,— outre une série d’anges qui brandissent des astres et destorches, — les hauts faits prophétiques de Gédéon; les annales deSamson qui, prisonnier au milieu de la nuit, arrache les portes deGaza et sort de la ville, de même que le Christ brise les portes dela mort et sort, vivant, de sa tombe; l’histoire de Judith etd’Esther; celle de Tobie qui est un divin parangon de miséricordeet de patience; puis nous découvrons dans ce coin, la réplique duportail Royal, les signes du zodiaque et un calendrier depierre.

Le tympan du portail se divise, vous le voyez, en deuxzones.

Dans l’une, figure le Jugement de Salomon qui est l’image duSoleil de Justice, du Christ.

Dans l’autre, Job, étendu sur son fumier et auquel le Messiedont il est un des prototypes les plus connus, remet, accompagné dedeux anges, une palme.

Il ne nous reste plus, pour avoir passé en revue la symboliquede ces porches, l’iconographie entière de cette façade, qu’à jeterun coup d’oeil sur les trois arcades des perrons qui les précèdent.Ici logent surtout les bienfaiteurs de la cathédrale et des saintsdu diocèse; puis, mêlés à eux, quelques prophètes qui n’ont putrouver place dans l’ébrasement des baies. Ce vestibule est unesorte de postscriptum, de supplément ajouté à l’oeuvre.

Ici où nous sommes, dans l’arcade de droite, saint Potentien,premier apôtre de Chartres, et sainte Modeste, fille de Quirinus,gouverneur de la ville, qui la tua parce qu’elle refusait de renierle Christ; là, Ferdinand de Castille; il donna des vitrauxreconnaissables à ses armes, châteaux d’or sur champ de gueules,qui côtoient l’écu d’azur fleurdelysé de France, dans la grandevitrerie du transept Nord. Près de lui, cette figure, intelligenteet sévère, serait celle du Juge Baruch, et voici, pieds nus etgrevé d’un sac de pénitence, saint Louis qui combla de présents etinaugura la cathédrale.

Sous l’arcade du portique du milieu, nous avons deux soclesvides sur lesquels s’érigeaient autrefois Philippe-Auguste etRichard Coeur de Lion, deux des plus insignes protecteurs del’église; puis d’autres socles pleins, qu’habitent le comte et lacomtesse de Boulogne, une luronne à la face virile, coiffée d’unebarrette; un Prophète inconnu, mais qui doit être Ezéchiel, car ilmanque dans la série prévoyante de ce porche; Louis VIII, père desaint Louis, enfin la soeur de ce roi, Isabelle, qui fonda sous larègle de sainte Claire, l’abbaye de Longchamp; elle est vêtue enmoniale et à côté d’elle, dans l’ombre, un personnage de l’AncienneLoi, tient, ainsi que Melchissédech, un encensoir. Voyez la fermeet la solennelle allure de ce prêtre qui est le père de saintJean-Baptiste, Zacharie, celui dont le cantique  » Benedictus « prédit l’avènement du Christ.

Et nous avons terminé la revue de cet étonnant promptuaire duVieux Testament et de ce mémento historique des bienfaiteurs quipermirent de faire la traduction imagée de ce Livre, par leurslargesses.

Durtal alluma une cigarette et ils se promenèrent devant lagrille de l’évêché.

— Question d’art écartée, dit Durtal; dans le défilé de cesancêtres, il en est un, David, qui vraiment m’éblouit, car il estle plus complexe de tous; si auguste à la fois et si petit, qu’ildéconcerte!

— Pourquoi?

— Pensez donc à la vie de cet homme qui fut, tour à tour,berger, guerrier, chef de proscrits, roi tout puissant, fugitifsans feu ni lieu, poète extraordinaire, et prophète admirable,précis; mais le caractère de ce souverain n’est-il pas, lui aussi,plus que son existence même, une énigme?

Il fut doux et indulgent, sans rancune et sans haine, et il futen même temps féroce. Rappelez-vous le sort qu’il infligea auxAmmonites; sa vengeance fut effroyable; il les fit scier entre desplanches, hacher sous des herses de fer, couper par des vols defaulx, cuire dans des fours.

Il fut loyal, tout dévoué au Seigneur; et il commet le crimed’adultère et ordonne d’occire le mari qu’il trompe. Quelscontrastes!

— Pour bien comprendre David, dit l’abbé Plomb, il faut ne pasle séparer de son milieu, ne pas le distraire du temps où il vécut,autrement vous le jugez avec les idées de notre âge et c’estabsurde; dans la conception de la royauté asiatique, l’adultèreétait presque permis à un être que ses sujets considéraient commeau-dessus de l’humanité et, d’ailleurs, la femme était alors uneespèce de bétail qui lui appartenait presque en sa qualité dedespote, de maître suprême. Il y avait là l’exercice d’un droitrégalien, ainsi que l’a très bien démontré M. Dieulafoy, dans sonétude sur ce monarque. D’autre part, les supplices et le sang donton l’accuse, mais tout l’Ancien Testament en déborde! Jéhovah,lui-même, le verse à flots, extermine les hommes, tels que desmouches. Il convient de ne pas oublier que l’on vivait alors sousle régime de la Loi de crainte. Il n’y a donc rien de biensurprenant à ce que, dans le but de terrifier ses ennemis dont lesmoeurs n’étaient pas d’aillleurs plus douces que les siennes, ilait martyrisé les habitants de Rabba et rissolé les Ammonites.

Mais, en comparaison de ces violences et de ces péchés qu’ilexpia, voyez combien cet homme fut généreux envers Saül et admirezla grandeur d’âme, la charité de celui que les Renanistes nousdépeignent sous l’aspect d’un chef de bandits et d’un forban!Songez aussi, qu’il apprit au monde qui les ignorait les vertus quedevait, plus tard, enseigner le Christ, l’humilité dans ce qu’ellea de plus touchant, le repentir dans ce qu’il a de plus âpre. Quandle prophète Nathan lui reproche son homicide, il avoue, enpleurant, ses torts, accepte courageusement les plus terribles despénitences : l’inceste et le meurtre dans sa famille, la révolte etla mort de son fils, la trahison, la misère et la fuite éperduedans les bois. Et avec quels accents il implore dans le  » Miserere » son pardon! avec quel amour et quelle contrition il demande auDieu qu’il offensa, merci!

Il était un homme avec des vices, restreints, rares si on lescompare à ceux des monarques de son temps; et des vertusadmirables, nombreuses, si on les rapproche de celles dessouverains de toutes les époques, de tous les âges. Comment, dèslors, ne pas concevoir que Dieu l’ait choisi entre tous pourl’annoncer? Jésus venait pour rédimer les pécheurs, il avait prissur lui tous les crimes du monde; n’était-il pas naturel qu’Il sefît préfigurer par un homme qui, semblable aux autres, avaitpéché?

— C’est, en effet, juste.

Et le soir, quand loin de l’abbé Plomb qu’il avait quitté sur leseuil de l’église, Durtal s’étendit sur sa couche, il se remémoracette théorie des personnages de la Bible, ces sculptures desportails.

Pour récapituler cette façade du Nord, on peut garantir,murmura-t-il, qu’elle est l’histoire abrégée de la Rédemptionpréparée si longtemps à l’avance, une table de l’histoire sainte,un résumé de la loi mosaïque et partant une estompe de la loichrétienne.

Toute la vocation du peuple Juif se déroule sous la trinité deces porches, une mission qui va d’Abraham à Moïse; de Moïse àl’exil de Babylone; de l’exil à la mort du Christ et qui se diviseen trois périodes : la formation d’Israël — son indépendance — savie au milieu des Gentils.

Et ce que cette fonte de foules s’est péniblement et lentementfaite! avec quels déchets et quelles scories! Ce qu’il a fallud’égorgements pour discipliner ces rapaces nomades, pour dompter lacupidité et la luxure furieuses de cette race! Et, en une séried’images folles, il voyait l’irruption dans la Judée des nabishurlants, tumultueux et farouches, des imprécations contre lescrimes des rois et les scélératesses de ce peuple versatiletoujours tenté par les cultes voluptueux de l’Asie, toujoursgrommelant, prêt à briser le mors de fer dont le brida Moïse.

Et dans ce groupe de vociférateurs et de justiciers dominant deleur haute taille les têtes, apparaissait Samuel, l’homme descontradictions, allant où Dieu le pousse, accomplissant des tâchesqu’il doit détruire, créant une monarchie qu’il réprouve, sacrantroi un énergumène, une sorte d’insensé qui passe derrière letransparent de l’histoire, avec des gestes de démence et de menace;et il faut que Samuel assomme cet étonnant Saül, sous le poids deses malédictions, qu’il proclame roi David, auquel un autreprophète jettera à la face ses crimes; et ces êtres inspirés sesuccèdent, continuent, d’annnées en années, le rôle de gardiens del’âme publique, de guetteurs de la conscience des Juges et desRois, de vigies attendant et criant au-dessus des multitudes lesordres divins, annonçant les catastrophes, finissant souvent dansle martyre, s’échelonnant tout le long des annales saintes,disparaissant avec saint Jean que décolle une Hérodiade.

Et c’était Elie, maudissant le culte de Baal, luttant contre laterrible Jézabel, Elie qui fut le premier fondateur de moines, leseul homme de l’Ancien Testament qui avec Enoch ne mourut point;c’était Elysée, son disciple, les grands prophètes, Isaïe,Ezéchiel, Jérémie, Daniel, la série des moindres nabis, mandantl’arrivée du Fils, se dressant, comminatoires ou éplorés, menaçantou consolant les masses.

Toute cette histoire d’Israël, elle grondait dans un torrentd’imprécations, dans des ruisseaux de sang, dans des fleuves delarmes!

Ce lamentable défilé finissait par ahurir Durtal; les yeux clos,il apercevait soudain un Patriarche qui s’arrêtait devant lui, etil reconnaissait, intimidé, Moïse, un vieillard à barbe decataracte, à cheveux balayant les dalles, un maître ouvrier dontles puissantes mains avaient pétri ces rudes Hébreux et coaguléleurs hordes confuses; il était, en somme, le père et lelégislateur de ce peuple.

Et la scène du Sinaï émergeait en face de la scène du Calvaire,ouvrant et fermant la grande chronique de cette nation que soncrime dispersa, enserrant le but même de sa vie, dans l’espacecompris entre ces deux monts.

L’effrayant spectacle! Moïse, seul, sur le pic qui fume, tandisque des éclairs fêlent les nuées et qu’au son d’invisiblestrompettes, la montagne tremble. en bas, la populace terrifiéeprend la fuite. Et, immobile dans le roulement des tonnerres et lesdécharges répétées des foudres, Moïse écoute Celui qui est et quidicte les conditions de son alliance avec Israël; et la faceresplendissante, Moïse descend de ce Sinaï qui représente, d’aprèsJean Damascène,le sein de la Vierge, comme la fumée qui en sortsymbolise ses désirs et les flammes le Saint-Esprit!

Et subitement, ce tableau s’éteint, et près du Patriarche quireste, se montre, celui que les sculpteurs ont omis d’inscrire surla page extérieure du portique, mais dont les verriers ont peint leportrait dans le vitrail de la même façade, le grand cohène Aaron,le premier Pontife du culte, celui que consacra Moïse.

Et cette cérémonie pendant laquelle Moïse institue en lapersonne et en la descendance de son frère aîné, le sacerdoce,surgit devant Durtal, affreuse. Les détails autrefois lus sur cetteordination qui dura sept jours lui reviennent. Après les ablutionscorporelles et l’onction des huiles, l’holocauste des victimescommence. Des viandes grésillent sur les braises, mêlant lapuanteur noire des graisses aux vapeurs bleues de l’encens; et lePatriarche enduit de sang l’oreille, le pouce, le pied droitd’Aaron et de ses fils; puis saisissant les chairs du sacrifice, illes dépose dans les mains des nouveaux prêtres qui se balancent surun pied, puis sur un autre, berçant ainsi, au-dessus de l’autel,ces offrandes.

Ensuite tous baissent la tête sous une pluie d’huile mélangée desang dont le consécrateur les inonde. Ils ont l’air de tueursd’abattoirs et de lampistes, criblés qu’ils sont de plaques de bouerouge sur laquelle nagent des yeux d’or.

De même qu’en un verre de lanterne magique qui change, cettescène sauvage, ce symbole fruste d’une splendide et subtileliturgie alors balbutiée d’une voix rauque, disparaît et fait placeà la théorie des lévites et des prêtres processionnant dans letemple, sous la conduite d’Aaron, magnifique sous son turban cercléd’or, dans sa toge violette au bas de laquelle s’ouvrent desgrenades d’écarlate et d’azur et sonnent des clochettes d’or; ilporte l’éphod de lin, serré par une ceinture couleur d’hyacinthe,de cramoisi et de pourpre, retenu en haut par des épaulièresagrafées d’une sardoine, la poitrine en feu, crépitant d’étincellesque sa marche attise dans les douze pierreries du pectoral.

Tout s’efface encore. Et un inconcevable palais se dresse,abritant sous des dômes vertigineux des arbres en fleurs destropiques plantés près de bassins tièdes; des singes gambadent, sependent en grappes aux branches, tandis que traînent des mélodiespatelines grattées sur des instruments à cordes, et que les sonsretentissants des tambourins font trembler les roues bleues despaons.

Dans cette étrange pépinière, pleine de touffes de femmes et defleurs, dans ce harem immense où vaguent ses sept cents princesseset ses trois cents concubines, Salomon regarde le tourbillon desdanses, contemple ces haies vivantes de femmes dont les corps sedétachent sur l’or plaqué des murs, vêtues seulement avec le voiletransparent des fumées que déroulent les résines brûlant sur destrépieds.

Il apparaît comme le type des Monarques de l’Orient, comme unesorte de Kalife, de Sultan, de Rajah de conte de fée, ce roiprodigieux, tout à la fois polygame effréné, assoiffé de luxe, etaussi, savant et artiste, pacifique, sage entre tous. En avance surles idées de son temps, il a été le grand bâtisseur de la race etle commerce d’Israël est son oeuvre. Il a laissé une réputation desapience, de justice, telle qu’il a fini par passer pour unenchanteur et un sorcier. Déjà Josèphe raconte qu’il écrivit ungrimoire, un livre d’incantations pour conjurer les esprits du Mal;au Moyen Age on lui attribue un anneau magique, des amulettes, desrecueils d’évocations, des secrets d’exorcismes; et sa figure sebrouille dans ces légendes.

Il subsisterait surtout, tel qu’un personnage des  » Mille et uneNuits « , si, au déclin de sa gloire, ne se levait avec lui l’imagegrandiose de la mélancolie de l’existence, de l’inanité de la joie,du néant de l’homme.

Sa vieillesse fut sombre. Epuisé parles femmes et dominé parelles, il renie son Dieu et sacrifie aux idoles. L’on aperçoit, enlui, de larges clairières, de vastes abats d’âme. Revenu de tout,las d’allégresse et saoul de fautes, il écrit d’admirables pages,précède le pessimisme le plus noir de nos temps, résume en dedéfinitives phrases la souffrance de l’être qui subit la peineinfligée de vivre. Quelle détresse que celle de l’Ecclésiaste!… « Tous les jours de l’homme ne sont que douleur et son occupationn’est que déplaisir « …  » mieux vaut le jour de la mort que celui dela naissance « …  » tout n’est que vanité et affliction de l’esprit »…

Et après son décès, le vieux roi reste à l’état d’énigme. A-t-ilexpié son apostasie et sa chute? a-t-il été reçu, ainsi que sespères, dans le sein d’Abraham? et les plus grands écrivains del’Eglise ne peuvent s’entendre.

Selon saint Irénée, saint Hilaire, saint Cyrille de Jérusalem,saint Ambroise et saint Jérôme, il a fait pénitence et il estsauvé.

Selon Tertullien, saint Cyprien, saint Augustin, saint Grégoirele Grand, il n’est pas revenu à résipiscence et il est damné.

Et Durtal se retourne dans son lit et ne cherche plus à riensavoir. Tout se brouille dans sa cervelle et il finit par dormir unsommeil concassé, traversé par d’affreux cauchemars, dans lesquelsil voit Mme Mesurat s’installer à la place de la reine de Saba, surle socle du porche; et sa laideur désole Durtal qui s’emportecontre les chanoines auxquels il demande en vain d’ôter sa femme deménage et de ramener la reine.

Chapitre 12

 

Cette symbolique des églises, cette psychologie des cathédrales,cette étude de l’âme des sanctuaires si parfaitement omise depuisle Moyen Age par ces professeurs de physiologie monumentale quesont les archéologues et les architectes, intéressait assez Durtalpour qu’il parvînt à oublier avec elle, pendant quelques heures,ses bagarres d’esprit et ses luttes; mais dès qu’il ne s’évertuaitplus à chercher le sens réel des apparences, tout reprenait. Cettesorte de mise en demeure que lui avait brusquement adressée l’abbéGévresin, de clore ses litiges, de se prononcer dans un sens oudans l’autre, l’affolait, en l’apeurant.

Le cloître! ce qu’il fallait longuement réfléchir avant de serésoudre à s’y écrouer! Et le pour et le contre se pourchassaient,à tour de rôle, en lui.

Me voilà, comme avant mon départ pour le Trappe, se disait-il,et la décision que je dois adopter est encore plus grave, carNotre-Dame de l’Atre n’était qu’un refuge provisoire; je savais, eny allant, que je n’y permanerais point; c’était un moment pénible àsupporter, mais ce n’était qu’un moment, tandis qu’il s’agit, àl’heure actuelle, d’une détermination sans retour, d’un lieu où, sije m’y incarcère, ce sera jusqu’à la mort; c’est la condamnation àperpétuité, sans remise de peine, sans décret de grâce; et il enparle, ainsi que d’une chose simple, l’abbé!

Que faire? Renoncer à toute liberté, n’être plus qu’une machine,qu’une chose entre les mains d’un homme que l’on ne connaît point,mon Dieu, je le veux bien! mais il y a des questions plus gênantesque celle-là pour moi; d’abord, celle de la littérature; ne plusécrire, renoncer à ce qui fut l’occupation et le but de ma vie;c’est douloureux, et cependant j’accepterais ce sacrifice, mais…mais écrire et voir sa langue épluchée, lavée à l’eau de pompe,décolorée par un autre qui peut être un savant et un saint maisn’avoir, de même que saint Jean de la Croix, aucun sentiment del’art, c’est vraiment dur! Les idées, je comprends bien qu’au pointde vue théologique, on vous les monde, rien de plus juste; mais lestyle! Et, dans un monastère, autant que je puis le savoir, rien nes’imprime sans que l’Abbé l’ait lu et il a le droit de toutréviser, de tout changer, de tout supprimer, s’il lui plaît. Ilvaudrait évidemment mieux ne plus écrire, mais là encore, le choixn’est pas permis, puisqu’il faut s’incliner, au nom del’obéissance, devant un ordre, traiter tel ou tel sujet, de telleou telle façon, selon que l’Abbé l’exige.

A moins de tomber sur un maître exceptionnel quelle pierred’achoppement! Puis, en sus de cette question qui est pour moi, laplus anxieuse de toutes, d’autres valent aussi qu’on les médite.D’après le peu que m’ont raconté mes deux prêtres, le bienfaisantsilence des Cisterciens n’existe pas chez les moines noirs. Or, siperfectionnés que puissent être les cénobites, ils n’en sont pasmoins des hommes; autrement dit, des sympathies et des antipathiesse heurtent en un incessant côte à côte et forcément, à ne remuerque les sujets restreints, à vivre dans l’ignorance de ce qui sepasse au dehors, la causerie tourne aux potins; on finit par neplus s’intéresser qu’à des futilités, qu’à des vétilles quiprennent une importance d’événements dans ce milieu.

On devient vieille fille, et ce que ces conversations sansimprévu doivent au bout de quelque temps vous lasser!

Enfin, il y a le point de vue de la santé. Dans le couvent,c’est le triomphe des ragoûts et des salades, le détraquement del’estomac à bref délai, le sommeil limité, l’écrasante fatigue ducorps malmené… ah! tout cela n’est ni engageant, ni drôle! — Quisait si, après quelques mois de ce régime matériel et mental, l’onne croule pas dans un ennui sans fond, si l’acedia des geôlesmonastiques ne vous terrasse point, ne vous rend pas complètementincapable de penser et d’agir?

Et Durtal concluait : c’est folie que de rêver de la vieconventuelle; je ferais mieux de demeurer à Chartres; et il était àpeine résolu à ne pas bouger, que l’autre côté de la médaille semontrait.

Le cloître! mais c’est la seule existence qui soit logique, laseule qui soit propre! ces souleurs qu’il se suggérait étaientvaines. D’abord la santé? mais il ne se rappelait donc plus laTrappe où l’alimentation était autrement débilitante, où le régimeétait autrement rigoureux! pourquoi dès lors s’alarmerd’avance?

D’autre part, il ne comprenait donc pas la nécessité desentretiens, la sagesse des devis, rompant la solitude de la cellulejuste au moment où l’ennui s’impose? c’était un dérivatif auxrabâchages intimes et les promenades en commun assuraient l’hygiènede l’âme et tonifiaient le corps; puis à supposer que les colloquesmonastiques fussent puérils, est-ce que les racontars entendus dansun autre monde étaient plus nutritifs? enfin, la fréquentation desmoines n’était-elle pas très supérieure à celle des gens de toutétat, de toute condition, de tout poil, qu’il faut, dans la vieexterne, subir?

Qu’est-ce, au surplus, que ces bagatelles, que ces petitsdétails dans l’ensemble magnifique du cloître? que pesaient cesmenuailles, ces riens, en comparaison de la paix, de l’allégressede l’âme exultant dans la joie des offices, dans le devoir accomplides louanges? est-ce que le flot des liturgies ne lavait pas tout,n’emportait pas, tels que des fétus, les minimes défauts des êtres?n’était-ce point aussi l’histoire de la paille et de la poutre, lesrôles renversés, les imperfections aperçues chez autrui, lors quesoi-même on lui est si inférieur?

Toujours, au bout de mes raisonnements, je découvre mon manqued’humilité, se disait-il. Il réfléchissait. — Que d’efforts,reprit-il, pour s’enlever la crasse de ses vices! peut-être que,dans un couvent, je me dérouillerais; et il rêvait d’une existenceépurée, une âme imbibée de prières, se dilatant dans la compagniedu Christ, qui pourrait peut-être alors, sans trop se salir,descendre dans ses aîtres et s’y loger; c’est le seul destin quisoit enviable! se cria-t-il; décidons-nous.

Et comme une douche d’eau froide, une réflexion l’abattait. Cen’en sera pas moins la vie collective, le lycée qui recommencera;ce sera la garnison monastique qu’il faudra tenir!

Il gisait atterré, puis voulait réagir et perdait patience. Ahçà, grogna-t-il, on ne se séquestre pas dans une abbaye, pour ychercher ses aises; un monastère n’est pas une Sainte-Périnepieuse; l’on s’y interne, je suppose, pour expier ses fautes, pourse préparer à la mort; dès lors, à quoi bon discuter sur le genrede tribulations qu’il convient d’endurer? le tout c’est d’êtrerésolu à les accepter, à ne pas faiblir!

Mais avait-il bien le désir de la douleur et de la pénitence? etil tremblait de se répondre. Au fond de lui, timidement, un oui selevait, couvert aussitôt par les clameurs de ses lâchetés et de sestranses. Alors, pourquoi partir?

Décidément, il s’embrouillait, finissait, lorsque cessait cedésordre, par songer à un sursis, à un moyen-terme, à des tracasinoffensifs, d’une certaine sorte, à des soucis assez supportablespour n’en être plus.

Je suis idiot, concuait-il, car je me bats dans le vide; jem’emballe sur des mots, sur des coutumes que j’ignore. la premièrechose à faire serait d’aller dans un couvent Bénédictin, dansplusieurs même pour les comparer, et de me rendre compte ainsi del’existence qu’on y mène. Ensuite la question de l’oblature est àéclaircir; si j’en crois l’abbé Plomb, le sort de l’oblat estsubordonné au bon vouloir du Père Abbé qui, selon son tempéramentplus ou moins impérieux, serre le garrot ou le desserre; maisest-ce bien sûr? il y a eu, pendant le Moyen Age, des oblats; parconséquent des dispositions séculaires les régissent!

Et puis tout cela est humain, tout cela est vil! car il nes’agit pas d’ergoter sur des textes, sur des clauses plus ou moinsdébonnaires; il s’agit de se concéder sans réticences, de se jeterbravement à l’eau; ce qu’il faut c’est s’offrir tout entier à Dieu.Le cloître autrement envisagé est une maison bourgeoise et c’estaburde. Mes appréhensions, mes advertances, mes compromis, sont unehonte!

Oui, mais où puiser la force nécessaire pour balayer hors de soice poussier d’âme? — et, finalement, lorsqu’il était trop obsédépar ces alternatives d’appétences et de craintes, il allait seréfugier auprès de Notre-Dame de Sous-Terre. Dans l’après-midi lescelliers étaient clos mais il y pénétrait par une petite porteouverte à l’entrée de la sacristie, dans la cathédrale, et c’étaitune descente en pleines ténèbres.

Arrivé dans la crypte même, à côté de l’autel, il retrouvaitl’incertaine et la pacifiante odeur de ces voûtes fumées par lescires, avançait dans ce doux et tiède parfum d’oliban et de cave.Il faisait moins clair encore que le matin, car les lampesn’étaient pas allumées et, seules, les veilleuses brûlant comme autravers de peaux amincies d’oranges, éclairaient de lueurs devermeil qui se dédore, la suie des murs.

En tournant alors le dos à l’autel, il voyait filant devantlui,l’allée basse de la nef, au bout de laquelle, on apercevait,ainsi qu’en un fond de tunnel, la lumière du jour —malheureusement, car elle permettait de distinguer de hideusespeintures, des scènes célébrant la gloire ecclésiale de Chartres :la visite de Marie de Médicis et de Henri IV à la cathédrale, LouisXIII et sa mère, M. Olier présentant à la Vierge les clefs duséminaire de Saint-Sulpice et une robe brochée d’or, Louis XIV auxpieds de Notre-Dame de Sous-Terre; par une grâce du ciel, lesautres fresques semblaient mortes, se diluaient, en tout cas, dansl’ombre.

Mais ce qui était vraiment exquis, c’était de se rencontrer seulavec la Vierge qui vous regardait de sa noire figure sortant de lanuit, lorsque les mèches des veilleuses crépitaient, dardant desjets de flammes brèves.

A genoux devant Elle, Durtal se déterminait à lui parler, à luidire :

J’ai peur de l’avenir et de son ciel chargé et j’ai peur demoi-même, car je me dissous dans l’ennui et je m’enlise. Vousm’avez toujours mené par la main jusqu’ici, ne m’abandonnez pas,achevez votre oeuvre. Je sais bien que c’est folie de se préoccuperainsi du futur car votre Fils l’a déclaré :  » à chaque jour suffitsa peine « , mais cela dépend des tempéraments; ce qui est facileaux uns est si difficile pour les autres; j’ai l’esprit remuant,toujours inquiet, toujours aux écoutes, et, quoi que je fasse, ilbat la campagne à tâtons et il s’égare! Ramenez-le, tenez-le prèsde vous en laisse, bonne Mère, et accordez-moi, après tant defatigues, un gîte!

Ah! ne plus être ainsi divisé, demeurer impartible! avoir l’âmeassez anéantie pour ne plus ressentir que les douleurs, ne pluséprouver que les joies de la liturgie! ne plus être requis chaquejour que par Jésus et par Vous, ne plus suivre que votre propreexistence se déroulant dans le cycle annuel des offices! se réjouirà la Nativité, rire à Pâques-fleuries, pleurer pendant la SemaineSainte, être indifférent au reste, pouvoir ne plus se compter, sedésintéresser complètement de sa personne, quel rêve! ce qu’ilserait simple alors de se réfugier dans un cloître!

Mais est-ce possible quand on n’est pas un saint? quel dénuementcela suppose de l’âme vidée de toutes les idées profanes, de toutesles images terrestres; quel apprivoisement cela présume del’imagination devenue docile, ne s’élançant plus que sur une seulepiste, n’errant plus, comme la mienne, à l’aventure!

Et pourtant, ce que les autres soins sont inutiles, car tout cequi n’a pas trait au ciel, sur la terre, est vain! oui, mais quandil s’agit de mettre ces pensées en pratique, elle se cabre, marosse d’âme, et j’ai beau la tirer, elle rue et n’avance pas!

Ah! Sainte Vierge, ce n’est point pour m’excuser de mesfaiblesses et de mes fautes! mais cependant, je vous l’avoue, c’estdécourageant, c’est navrant de ne rien comprendre, de ne rien voir!Ce Chartres où je végète, est-il un lieu d’attente, une transitionentre deux monastères, un pont jeté entre Notre-Dame de l’Atre etSolesmes, ou une autre abbaye? est-ce au contraire l’étapedernière, celle où vous voulez que je sois enfin assis, mais alorsma vie n’a plus de sens; elle est incohérente, bâtie et détruite auhasard des sables! à quoi bon, s’il en est ainsi, ces souhaitsmonastiques, ces appels vers une autre destinée, cette quasicertitude que je suis en panne à une station, que je ne suis pasarrivé au lieu où je dois me rendre?

Si c’était encore, ainsi qu’autrefois où je vous sentais près demoi, où lorsque je vous interrogeais, vous répondiez, si c’était demême qu’à la Trappe où j’ai tant souffert, pourtant! mais non,maintenant, je ne vous entends plus, vous ne m’écoutez pas.

Durtal se tut, puis : j’ai tort de vous parler de la sorte,dit-il, vous ne nous pressez dans vos bras que lorsque nous sommesincapables de marcher; vous soignez, vous caressez la pauvre âmequi naît dans une conversion; puis quand elle peut se tenir sur sesjambes, vous la déposez à terre et la laissez essayer par elle-mêmeses propres forces.

C’est utile et c’est juste, mais n’empêche que le souvenir deces célestes allégeances, de ces premières liesses perdues,désespère!

Ah! Sainte Vierge, Sainte Vierge, prenez pitié des âmesrachitiques qui se traînent si péniblement quand elles ne sont plussous votre lisière; prenez pitié des âmes endolories pourlesquelles tout effort est une souffrance, des âmes que rien nedégrève et que tout afflige! prenez pitié des âmes sans feu nilieu, des âmes voyagères inaptes à se grouper et à se fixer, prenezpitié des âmes veules et recrues, prenez pitié de toutes ces âmesqui sont la mienne, prenez pitié de moi!

Et souvent avant de se séparer de la Mère, il voulait la visiterencore dans ses réduits, là, où depuis le Moyen Age, les fidèles nevont plus; et il allumait un bout de cierge, quittait la nef même,longeait les murs tournants du couloir d’entrée jusqu’à lasacristie de cette cave et, en face, dans la lourde muraille,s’enfonçait une porte treillagée de fer. Il descendait par un petitescalier dans un souterrain qui était l’ancien martyrium où l’oncachait jadis, en temps de guerre, la sainte châsse. Un autel avaitété édifié, sous le vocable de saint Lubin, au centre de ce trou.Dans la crypte, l’on percevait encore le bourdon lointain descloches, le bruissement sourd de la cathédrale s’étendant au-dessusd’elle; là, plus rien; l’on était enfoui dans une tombe;malheureusement, d’ignobles colonnes carrées, blanchies au lait dechaux, érigées pour consolider le groupe de Bridan, placé dans lechoeur de la basilique, sur l’autel, gâtaient l’allure barbare decette oubliette, égarée dans la nuit des âges, au fond du sol.

Et il en sortait quand même, soulagé, s’accusait d’ingratitude,se demandant comment il songeait à s’évader de Chartres, às’éloigner ainsi de la Vierge avec laquelle il pouvait sifacilement, quand il le désirait, causer seul.

D’autres jours, quand il faisait beau, il choisissait pour butde promenade un couvent dont Mme Bavoil lui avait révélé laprésence à Chartres. Une après-midi, il l’avait rencontrée sur laplace et elle lui avait dit :

— Je vais voir le petit Jésus de Prague qui est au Carmel decette ville; venez-vous avec moi, notre ami?

Durtal n’aimait guère ces dévotionnettes, mais l’idée depénétrer dans la chapelle des carmélites qu’il ne connaissait pas,l’incita à accompagner la gouvernante et elle l’emmena dans la ruedes Jubelines située derrière la chaussée du railway, après lagare. L’on franchissait pour y accéder un pont qui grondait sous lepoids roulant des trains et l’on entrait, à droite, dans une sentequi zigzaguait, bordée d’un côté par le talus du chemin de fer, del’autre par des bicoques, coiffées de chaume, par d’anciennesgranges et aussi par des maisons moins minables, mais closes,bouclées, dès la fin de l’aube. Mme Bavoil l’avait conduit au fondde la ruelle, là, où s’ébrase l’arche d’un autre pont. au-dessusétait établie une voie de garage, avec des disques ronds et carrés,rouges et jaunes et des poutrelles à escalier de fonte; et toujoursà la même place, une locomotive chauffait ou marchait, en sifflant,à reculons.

Mme Bavoil s’arrêta devant une porte cintrée près de laquelleformant avec le remblai de la ligne de l’Ouest, la pointe d’uncul-de-sac, se dressait un mur immense en pierres meulières,couleur d’amande grillée, pareil à ceux des réservoirs de Paris;c’était là que résidaient les moniales de sainte Térèse.

En femme qui a l’habitude de ces couvents, Mme Bavoil poussa laporte laissée contre et Durtal aperçut devant lui une allée pavée,sablée de cailloux de rivières sur les bords, tranchant par lemilieu un jardin dans lequel s’élevaient des arbres fruitiers etdes géraniums. Deux ifs, en boule et découpés en croix à leurssommets, donnaient à cette closerie de curé, une odeur decimetière.

L’allée montait, creusée de marches; quand il les eut grimpées,Durtal vit une construction en briques et en plâtre,percée defenêtres armées de grilles noires et d’une porte grise, nantie d’unjudas, au-dessus duquel se lisait cette inscription, en lettresblanches :  » O Marie conçue sans péchés, priez pour nous qui avonsrecours à vous.  »

Il regardait, surpris de n’aviser personne, de ne rien entendre,mais Mme Bavoil l’appela d’un signe, contourna la maison,l’introduisit dans une sorte de vestibule le long duquel serpentaitune vigne, emmaillotée de gaze, et de là dans une petite chapelleoù elle s’agenouilla, sur les dalles.

Durtal humait, mal à l’aise, la tristesse qui s’épandait de cesanctuaire nu.

Il était dans un édifice de la fin du XVIIIe siècle; au milieu,précédé de huit marches, posait un autel en bois ciré de la formed’un tombeau, muni d’un tabernacle couvert d’un rideau broché desoie, et paré d’un tableau de l’Annonciation, une peinture, auxtons flasques, tendue dans un cadre d’or.

A gauche et à droite, deux médaillons en relief se faisaientpendant, saint Joseph d’un côté et sainte Térèse de l’autre; et, audessus du tableau, près du plafond, se détachaient les armessculptées des Carmels : un écu avec croix et étoiles, sous unecouronne de Marquis traversée par un bras brandissant un glaive,maintenu par de gras angelots, tels qu’en enfla la statuaire de cetemps, et sillonné en l’air, d’une banderole arborant la devise del’ordre :  » Zelo, zelatus sum, pro Domino Deo exercituum.  »

Enfin, à droite de l’autel, la grille en fer noir de la clôturese creusait dans le mur taillé en ogive et, sur les marches del’autel, en deçà de la rampe de communion, émergeait, sous un daisdoré, une irritante statue de l’enfant Jésus, diadèmée, soupesantune boule dans une main et levant l’autre en un geste qui réclamel’attention,une statue, de précoce jongleur, en plâtre colorié,honorée dans cette chapelle solitaire par deux pots d’hortensias etune veilleuse allumée de verre rouge.

Ce que ce rococo est morne et gelé, pensa Durtal. Ils’agenouilla sur une chaise et, peu à peu, ses impressionschangèrent. Sursaturé de prières, ce sanctuaire fondait ses glaces,devenait tiède. Il semblait que, par la grille de la clôture, desoraisons filtrassent et répandissent des bouffées de poêle dans lapièce. On finissait par avoir chaud à l’âme, par se croire bienchez soi, dans cet isolement, à l’aise.

L’étonnement demeurait seul d’entendre, si loin de tout, dessifflements de convois et des ronflements de machines.

Durtal sortit, tandis que Mme Bavoil achevait d’égrener sonrosaire. Sur la porte, juste en face de lui la cathédrale seprofilait, au loin, mais ne possédait plus qu’un clocher; le vieuxse cachant derrière le neuf. Par ce temps un peu voilé, elles’affinait dans le firmament, verte et grise, avec son toit oxydéde cuivre et le ton de pierre ponce de sa tour.

Elle est extraordinaire, se disait Durtal, se commémorant lesdivers aspects qu’elle revêtait, suivant les saisons, suivant lesheures; comme l’épiderme de son teint changeait!

En son ensemble, par un ciel clair, son gris s’argente et si lesoleil l’illumine, elle blondit et se dore; vue de près, sa peauest alors pareille à un biscuit grignoté, avec son calcairesiliceux rongé de trous; d’autres fois, lorsque le soleil secouche, elle se carmine et elle surgit, telle qu’une monstrueuse etdélicate châsse, rose et verte, et, au crépuscule, elle se bleute,puis paraît s’évaporer à mesure qu’elle violit.

Et ses porches! continua Durtal — celui de la façade Royale estle moins versatile; il se conserve, d’un brun de cannelle, jusqu’àmi-corps, d’un gris de pumicite, lorsqu’il s’élève; celui du Midi,le plus mangé de tous par les mousses, s’éverdume; tandis que lesarches du Nord, avec leurs pierres effritées, bourrées decoquillages, suscitent l’illusion d’une grotte marine, à sec.

— Et bien, vous rêvez notre ami? fit Mme Bavoil, qui lui frappasur l’épaule.

Voyez-vous, reprit-elle, c’est un très austère couvent que celuide ces carmélites et vous ne doutez pas que les grâces n’yabondent; — et Durtal murmurant : quel contraste entre ce lieu mortet ce chemin de fer, toujours en émoi, qui le longe! — elle s’écria:

— Pensez-vous qu’il y ait autre part, côte à côte, un semblablesymbole de la vie contemplative et de la vie active?

— Oui, mais que doivent imaginer les moniales, en écoutant cescontinuels départs pour le monde? Evidemment celles qui ont vieillidans le monastère méprisent ces appels, ces invites à la vie et laquiétude de leur âme s’accroît de se savoir pour toujours à l’abride ces périls qu’évoque, à chaque heure du jour et de la nuit, lafuite bruyante des trains; elles se sentent plus enclines à prierpour ceux que les hasards de l’existence emportent à Paris ourefoulent, rejetés par cette ville, sur la province; mais lespostulantes et les novices? Dans ces moments de sécheresse,d’incertitude sur leur vocation qui les accablent, n’est-il pasaffreux, ce souvenir constamment ravivé de la famille, des amis, detout ce que l’on a abandonné pour s’enfermer à jamais dans uncloître?

N’est-ce pas, lorsqu’on est encore mal aguerrie, brisée par lesfatigues, lorsqu’on se tâte pour connaître si l’on pourra résisteraux veilles et aux jeûnes, la tentation permanente de ne pas selaisser murer vivante, dans une tombe?

Je songe aussi à cet aspect de réservoir que la construction deses murs prête au Carmel. La figure est exacte, car ce couvent estbien un réservoir où Dieu plonge et pêche des oeuvres d’amour et delarmes, afin de rétablir l’équilibre de la balance où les péchés dumonde pèsent si lourds!

Mme Bavoil se mit à sourire.

— Une très vieille carmélite, fit-elle, qui était entrée danscette communauté, avant l’invention de cette ligne de chemin defer, est décédée, il y a quelques mois à peine. Jamais elle n’étaitsortie de la clôture et jamais elle n’avait vu une locomotive et unwagon. Sous quelle forme pouvait-elle se représenter ces convoisdont elle entendait les roulements et les cris?

— Evidemment sous une forme diabolique, puisque ces attelagesmènent aux péchés scélérats et joyeux des villes, répondit, ensouriant, Durtal.

— Remarquez bien, en tout cas, ceci : cette soeur aurait pumonter dans le grenier de la maison qui domine la voie et, de là,regarder, une fois pour toutes, un train.On l’y autorisa et elle nele fit point justement parce qu’elle en mourait d’envie; elles’imposa, par esprit de mortification, ce sacrifice.

— Une femme qui peut châtier ses désirs et vaincre sa curiosité,ça c’est fort!

Durtal se tut, puis, changeant de conversation, il dit :

— Vous causez toujours avec le ciel, Mme Bavoil?

— Non, répliqua-t-elle tristement. Je n’ai plus ni colloques, nivisions. je suis sourde et aveugle. Dieu se tait.

Elle hocha la tête et, après une pause, elle poursuivit,s’entretenant avec elle-même :

— Il faut si peu de chose pour ne point Lui plaire. S’Il perçoitun soupçon de vanité dans l’âme qu’il éclaire, Il se retire. Etcomme me l’a déclaré le père, le fait seul d’avoir parlé des grâcesspéciales que Jésus m’accordait, prouve que je ne suis pas humble;enfin que sa volonté s’accomplisse! Et vous, notre ami, pensez-vousencore à vous réfugier dans une abbaye?

— Moi, j’ai l’esprit qui bat la chamade, j’ai l’âme envrague!

— Parce que, sans doute, vous n’y allez pas franc-jeu; vous avezl’air de traiter une affaire avec Lui; ce n’est pas ainsi qu’ondoit s’y prendre!

— Vous feriez quoi à ma place?

— Je serais généreuse; je Lui dirais : me voici, usez de moi,selon votre dessein; je me donne sans conditions; je ne vousdemande qu’une chose, c’est de m’aider à vous aimer!

— Si vous croyez que je ne me les suis pas déjà reprochées, mesladreries de coeur!

Ils cheminèrent en silence. Arrivés devant la cathédrale, MmeBavoil proposa de rendre visite à Notre-Dame du Pilier.

Ils s’installèrent dans l’obscurité de ce bas-côté du choeurdont les sombres vitraux étaient encore voilés par une boiserie decamelote dessinant une niche dans laquelle la Vierge se tenait,noire, telle que son homonyme de la crypte, que Notre-Dame deSous-Terre, sur un pilier, entourée de grappes de coeurs en métalet de veilleuses suspendues à des cerceaux au plafond. Des hersesde cierges dardaient leurs amandes de flammes et des femmesprosternées priaient, la tête entre les mains, ou la face tournéevers le visage d’ombre que les lueurs n’atteignaient point.

Il parut à Durtal que les douleurs contenues, le matin, serépandaient dans le crépuscule; les fidèles ne venaient plusseulement pour Elle, mais pour eux; chacun apportait le paquet deses maux et l’ouvrait; la tristesse de ces âmes vidées sur lesdalles, de ces femmes appuyées, prostrées, contre la grille quiprotégeait le pilier que toutes embrassaient, en partant!

Et la noire statue, sculptée dans les premières années du XVIesiècle, écoutait, la face invisible, les mêmes gémissements, lesmêmes plaintes, qui se succédaient, de générations en générations,entendait les mêmes cris, se répercutant à travers les âges,affirmant l’inclémence de la vie et la convoitise de la voir seprolonger pourtant!

Durtal regarda Mme Bavoil; elle priait, les yeux clos, renverséesur ses talons, par terre, les bras tombés, les mains jointes.Etait-elle heureuse de pouvoir s’absorber ainsi!

Et il voulut se forcer à réciter une supplique très courte, afinde parvenir à l’achever, sans se distraire; et il commença àrépéter le  » sub tuum « .  » Nous nous réfugions sous votre abri,sainte Mère de Dieu, ne méprisez pas « … Au fond, ce qu’il étaitnécessaire d’obtenir du Père Abbé dans le cloître duquel il sedétiendrait, c’était le droit d’amener au monastère ses livres, degarder au moins quelques bibelots pieux dans sa cellule; oui, maiscomment faire comprendre que des volumes profanes sont nécessairesdans un couvent, qu’au point de vue de l’art, il est indispensablede se retremper dans la prose d’Hugo, de Baudelaire, de Flaubert…Voilà que je m’évague encore, se dit tout à coup Durtal. Il essayade balayer ces distractions et reprit :  » ne méprisez pas lesprières que nous vous adressons dans nos besoins…  » et il repartit,bride abattue, dans son rêve; en admettant que cette proposition nesoit pas la cause de difficultés, il resterait encore la questiondes manuscrits à soumettre, de l’imprimatur à se procurer; et cettequestion-là, comment la résoudre?

Mme Bavoil rompit ces phantasmes en se levant. Il revint à lui,acheva en hâte sa prière…  » mais délivrez-nous toujours de tous lespérils, Vierge glorieuse et bénie, ainsi soit-il « ; et il quitta lagouvernante sur le seuil de l’église et se dirigea, irrité contreses débauches d’imagination, vers son logis.

Il y trouva une lettre du Directeur de la Revue qui avait inséréson étude sur le Fra Angelico du Louvre; on lui commandait unnouvel article.

Cette diversion le réjouit; il pensa que ce travaill’empêcherait peut-être de rêvasser ainsi sur ses désarrois deChartres et ses souhaits de clôture.

Donner quoi à la Revue? se dit-il, puisqu’ils veulent surtout dela critique d’art religieux, je pourrais leur rédiger quelquesaperçus sur les Primitifs de l’Allemagne. J’ai mes notesdétaillées, prises sur place, dans les musées de ce pays,voyons-les. Il les feuilleta, s’attarda sur un calepin contenantses impressions de voyage; le résumé de ses remarques sur l’écolede peinture de Cologne l’arrêta.

A chaque page du carnet, sa surprise s’attestait en des termesplus véhéments, de la fausseté des idées acquises, des rengainesdébitées depuis tant d’années sur ces peintures.

Tous les écrivains, sans exception, s’extasiaient à qui mieuxmieux, sur l’art pur, religieux, de ces Primitifs, en parlaienttels que d’artistes séraphiques, ayant peint des figuressurhumaines, des Vierges effilées, blanches, toutes en âme, sedécoupant, ainsi que des visions célestes, sur des fonds d’or.

Et Durtal, prévenu quand même par l’unanimité de ces lieuxcommuns, s’attendait à rencontrer des anges blonds presqueimpalpables, des madones flamandes, en quelque sorte éthérées,débarrassées de leur coque charnelle, de vagues Memling avec desyeux encore clarifiés et des corps qui n’en sont plus… et il serappelait son ahurissement, en entrant dans les salles du musée deCologne.

A dire vrai, ses désillusions avaient commencé dès sa descentedu train; transporté en une nuit de Paris dans cette ville, ilavait traversé d’insignifiantes rues dont tous les soupirauxexhalaient des odeurs de choucroutes et il était arrivé sur lagrand’place, décorée par les enseignes des Farina, devant lafameuse cathédrale; et il avait bien dû s’avouer que cette façade,que cet extérieur était un ressemelage et un leurre. Tout étaitretapé, tout était neuf; et cette basilique n’arborait aucunesculpture sous ses évents; elle était symétrique et bâtie aucordeau; elle offensait par ses contours secs, par ses lignesdures.

L’intérieur valait mieux, malgré le feu d’artifice de barrièreque tiraient, entres ses murs, d’ignobles vitraux modernes; c’étaitlà, dans une chapelle près du choeur, que s’exhibait, moyennantfinance, le tableau célèbre de l’école allemande, le Dombild deStéphan Lochner, un triptyque représentant l’Adoration des RoisMages, sur son panneau du milieu; sainte Ursule, sur le volet degauche; saint Géréon, sur le volet de droite.

Et l’ahurissement de Durtal avait alors dépassé le possible.Cette oeuvre était ainsi agencée sur fond d’or : une Viergediadèmée, rousse, à tête ronde, drapée de bleu, tenait sur sesgenoux un enfant qui bénissait ces Mages dont deux agenouillés dechaque côté du trône; l’un, un vieux à barbiche d’officier enretraite, aux cheveux roulés en copeaux sur l’oreille, étaitsomptueusement accoutré de velours rouge broché d’or et joignaitles mains; l’autre, un bellâtre à longs cheveux et à grande barbe,habillé d’une étoffe verte, orfrazée,et bordée de fourrures,élevait entre ses doigts un vase d’or. Et derrière chacun de cesdeux hommes, d’autres personnages debout, brandissant des épées etdes étendards, prenaient des attitudes cavalières, posaient pour lepublic, s’occupaient beaucoup plus des visiteurs que de laVierge.

Alors, c’était ça, les Madones en fil de harpe, les Viergessublimées de Cologne! celle-là était bouffie, redondante, mafflue;elle avait un cou de génisse et des chairs en crème, en tôt-fait,qui tremble quand on y touche. Jésus, dont l’expression était seuleintéressante dans ce tableau, par une certaine gravité de petithomme, s’accusant sans dénaturer néanmoins le caractère del’enfance, était, lui aussi, mol et replet; et la scène secantonnait sur un gazon semé de fleurs, de primevères, deviolettes, de fraises, traitées par un miniaturiste, à petiteslèches.

Il était tout ce que l’on voulait, ce tableau, de l’art lisse etciré, froid sous sa couleur vive; il était une oeuvre méticuleuseet brillante, adroite, mais nullement religieuse; il sentait laDécadence, le travail fignolé, le compliqué, le joli, et non lePrimitif.

Cette Vierge commune et tassée, n’était qu’une bonne allemandebien vêtue et honnêtement campée, mais jamais elle n’avait été laMère extasiée d’un Dieu! puis, ces gens agenouillés ou debout nepriaient pas; aucun recueillement dans ce panneau; ces genspensaient à autre chose, en croisant les mains et en regardant ducôté du peintre qui les portraiturait. Quant aux volets, mieuxvalait ne pas les décrire. Que penser d’ailleurs de cette sainteUrsule, au front renflé tel qu’un verre de ventouse, au ventre defemme enceinte, flanquée d’autres céatures, déhanchées comme elleset trouant, avec des nez en pied de marmite, les vessies de graisseblanche qui leur servaient de face?

Et cette impression réitérée, nette, de l’insens mystique,Durtal la retrouvait au musée de la ville. Là, il étudiait ledevancier de Stephan Lochner, maître Wilhelm, le premier desPrimitifs allemands dont on croit connaître le nom; et ildécouvrait encore ce même côté rondouillard et appliqué du Dombild.La Vierge de Wilhelm était moins vulgaire que celle de lacathédrale, mais elle était d’intention fade, pourléchée, d’unejoliesse plus résolue encore; elle était le triomphe du délicat etdu coquet, avait l’air d’une petite soubrette de théâtre, avec sescheveux ondés sur le front; et l’Enfant était tordu en une allureefforcée, caressant le menton de sa Mère, tournant la tête de notrecôté, pour se mieux faire voir.

Somme toute, cette Vierge n’était ni humaine, ni divine; ellen’avait même pas le côté trop réel de celle de Lochner, et pas plusqu’elle, elle ne pouvait être la Génitrice élue d’un Dieu.

Ils sont quand même surprenants ces Primitifs qui débutent paroù la peinture finit, par la mignotise et le fondant, ces gens quisucrent dès le premier jour le vin vert, qui se révèlent, sansénergie, sans impétuosité, sans naïveté, sans simplesse, sans foiqui jaillisse de leurs oeuvres! Ils sont l’à rebours de toutes lesécoles, car partout, en Italie, en Flandre, en Hollande, enEspagne, en Bourgogne, les panneaux commencèrent par être gaucheset frustes, barbares et durs, mais ardents et pieux!

A scruter les autres toiles de ce musée, ma masse des morceauxanonymes, les tableaux désignés sous le nom du maître de la Passionde Lyversberg, du maître de saint-Bartholomé, Durtal arrivait àcette conclusion que l’école de Cologne n’avait acquis le sentimentmystique qu’après avoir subi l’influence des Flandres. Il avaitfallu Van Eyck et surtout cet admirable Roger Van der Weyden pourinsuffler une âme céleste à ces peintres. Ils avaient alors changéleur manière, imité la candide rigueur des flamands, s’étaientassimilé leur tendre piété, leur franchise et, en des hymnesingénus, ils avaient, à leur tour, célébré la gloire de la Mère etpleuré le martyre du Fils.

Cette école colonaise, on peut la résumer ainsi, fit Durtal :elle est l’incontinence du capiton et du satiné, l’apothéose duroublard et du bouffi; et cela n’a rien à voir avec l’art mystique,proprement dit.

Si l’on veut vraiment se rendre compte du tempérament personnel,entier, de la peinture religieuse allemande, ce n’est pas cetteécole, la seule dont on nous entretienne, la seule qui soittoujours vantée, qu’il sied de voir. Il convient de fouiller lesmaîtrises moins anciennes de la Franconie et de la Souabe; là,c’est l’opposé; l’art est abrupt et farouche, mais il vibre; ilpleure, il hurle même, mais il prie! Il faut aller visiter dessauvages de génie, tels que Grünewald dont les Christ, tumultueuxet féroces, crissent des dents à se les briser ou Zeitblom dont levoile de Véronique, au musée de Berlin, déplaît, avec ses anges quiont des buffleteries noires sur la poitrine, et la tête terrible,atroce, de son Supplicié; mais il est, malgré tout, si énergique,si décidé, si cru, celui-là, qu’il s’impose par la sincérité de salaideur même!

Au fond, reprit Durtal, en négligeant au besoin de fierspeintres comme Grünewald, je préfère encore aux saindoux sucrés deCologne, des inconnus dont le talent ne domine guère, dont lesoeuvres sont plus bizarres que belles, mais qui sont mystiques aumoins! — Tel, cet anonyme qui figure à Gotha dans la collection dugrand-duc et qui a tracé l’une de ces messes étranges que le MoyenAge appelait, on ne sait trop encore pourquoi, messes de saintGrégoire.

Et Durtal, fouillant dans son calepin, parcourait la descriptionnotée de cet ouvrage dont le souvenir lui revenait ainsi qu’unmémorial de brutalité pieuse.

Cette peinture était ainsi ordonnée sur un champ d’or : un peuau-dessus d’un autel, le dépassant à peine, un tombeau de bois, unesorte de baignoire carrée s’élevait dont les deux bords étaientrejoints par une planche; et, sur ce pont, un Christ aux jambesdisparues dans ce sépulcre, était assis sur une fesse et tenait unecroix. Il avait la face hâve et creuse, cernée d’une couronned’épines vertes et le corps décharné était piqué de piqûres depuces par des points de verges. Autour de lui, en l’air, planaientdans le ciel d’or les instruments de sa torture : les clous, uneéponge, un marteau, une lance; puis, à gauche, tout petits, lesbustes coupés de Jésus et de Judas, près d’un socle sur lequels’alignaient en trois files des pièces d’argent.

Et, devant l’autel, adorant ce Sauveur vraiment affreux, conçusuivant les descriptions anticipées d’Isaïe et de David, le papesaint Grégoire à genoux, les mains jointes, était flanqué d’uncardinal grave, les bras sous sa robe, et d’un rude évêque debout,dans un manteau d’un vert foncé brodé d’or et portant unecroix.

C’était énigmatique, et c’était sinistre, mais les visagesimpérieux et austères vivaient. Un accent de foi, fauve et têtue,sortait de ces faces; c’était âpre au goût, c’était le vin bleu dela mystique, mais ce n’était pas le sirop de flon des premierspeintres de Cologne!

Ah! le souffle mystique qui fait que l’âme d’un artistes’incorpore dans de la couleur, sur une toile, dans de la pierresculptée, dans de l’écriture, et parle aux âmes des visiteurs aptesà le comprendre, combien le possédèrent? ruminait Durtal, enfermant son carnet de voyage. En Allemagne, il a surgi chez lesbandits de la peinture; en Italie, si nous laissons, avec son élèveBenozzo Gozzoli, le dernier peintre du Moyen Age l’Angelico dontles oeuvres reflètent ses aîtres de saint, sont des projectionscolorées de sa vie intime; si nous écartons aussi ses précurseurs,Cimabue, les restes figés de l’école Byzantine, Giotto qui dégèleces images immobiles et confuses, les Orcagna, Simone di Martino,Taddeo Gaddi, les vrais Primitifs, combien d’adroites supercheriesde grands peintres singeant la note religieuse, l’imitant, à forcede ruse, à s’y méprendre!

Plus que tous, les Italiens de la Renaissance ont excellé danscet art de feindre; et ils sont relativement rares, ceux qui, commeBotticelli, ont la franchise d’avouer que leurs Vierges sont desVénus et leurs Vénus des Vierges. Le musée de Berlin, où ils’atteste en d’exquises et de triomphantes toiles, nous renseignesur ce point, en nous montrant, côte à côte, les deux genres.

D’abord une Vénus extraordinaire, nue, aux cheveux d’or purramenés par une main sur le ventre, détache, sur un fond de noird’encre de Chine, des chairs blanches, et nous regarde avec desyeux gris, noyés dans une eau qui se gâte, liserés par despaupières de petit lapin, des paupières roses; elle a dû beaucouppleurer et ce regard inconsolable, cette attitude navrée, suggèrentde lointaines pensées sur la lassitude inassouvie des sens, surl’immense détresse des abominables souhaits que rien n’apaise.

Puis, non loin d’elle, une Vierge qui lui ressemble, qui estelle-même, avec son nez mobile un peu retroussé, sa bouche en formede feuille repliée de trèfle, ses yeux saumâtres, ses paupièresroses, ses cheveux d’or, son teint de chlorose, son corps robusteet ses mains fortes. La physionomie est pareille, dolente etfatiguée, et il est évident que le même modèle a posé les deuxfemmes. L’une et l’autre sont païennes; la Vénus se conçoit, maisla Vierge!

L’on peut constater aussi que, dans cette toile, une rangéed’anges céroféraires rend le sujet moins chrétien encore, s’il estpossible, car ces êtres charmants, avec leurs sourires incertainset leurs grâces trop souples, ont les attraits dangereux desmauvais anges. Ils sont des Ganymèdes, issus de la mythologie, nonde la Bible.

Ce que nous sommes avec le paganisme de Botticelli loin de Dieu!se dit Durtal; quelle différence entre ce peintre et ce Roger Vander Weyden dont la Nativité resplendit dans une des salles voisinesde cette superbe collection qu’est le vieux musée de Berlin.

Cette Nativité!

Peinte en triptyque, elle tenait — sur son volet de droite, àcôté de quelques gens émerveillés et debout, un vieillardprosterné, encensant la Vierge, vue par la fenêtre ouverte,au-dessus d’un paysage fuyant en des allées qui ondulent, àl’infini; et une femme, le chef coiffé d’une cornette, presque d’unturban, la face extasiée, touche d’une main l’épaule du vieillardet lève l’autre, en un indéfinissable geste de surprise et de joie.— sur le volet de gauche, les trois Mages à genoux, les mainstendues, les yeux au ciel, contemplent un enfant qui rayonne dansune étoile et rien n’est plus beau que ces trois visages qui setransforment, qui prient de tout coeur, ceux-là, et sans s’occuperde nous!

Mais ces deux parties ne sont que les accessoires et le sujetcentral qu’elles assistent est régi de la sorte :

Au centre, devant un vague palais démoli, une espèce d’étable àcolonnes dont le toit est en ruine, une Vierge prie, agenouilléedevant l’Enfant; à droite, dans la même posture, le donateur del’oeuvre, le chanoine Bladelin et, à gauche, saint Joseph portantun petit cierge allumé, considèrent Jésus. Ajoutons six petitsanges, trois en bas, à l’entrée de l’étable et trois en l’air.Telle se combine, en son entier, la scène.

Il faut remarquer tout de suite que les orfèvreries, lesteintures ramagées des tapis de l’Orient, les brocarts ourlés devair et parsemés de gemmes dont Van Eyck et Memling usèrent silargement pour leurs vêtures de donateurs et de Vierges, n’existentpas dans ce panneau. Les étoffes sont de trame magnifique, maissans les éclats des soies brugeoises et des laines persanes. RogerVan der Weyden semble avoir voulu réduire le décor à sa plus simpleexpression et il n’en a pas moins réussi à créer, en employant descouleurs dont la discrétion ne cherche pas à s’imposer, unchef-d’oeuvre de coloris clair et lucide.

Sans diadème, sans féronnière, sans un bracelet, sans un bijou,Marie, la tête simplement auréolée par quelques rais d’or, apparaîtenveloppée d’une robe blanche montant jusqu’au col, d’un manteaud’azur dont les ondes se déroulent à terre et les manches de sonhabit de dessous, serrées aux poignets, sont d’un violet nourri debleu, plus près du noir que du rouge. La figure est intraduisible,d’une beauté surhumaine sous ses longs cheveux roux; le front esthaut, le nez droit, les lèvres fortes et le menton petit; mais lesmots ne disent rien; ce qui ne se peut rendre, c’est l’accent decandeur et de mélancolie, c’est la surgie d’amour qui jaillit deces yeux baissés sur l’enfant minuscule et gauche, sur le  » Jesulus » dont le chef est ceint d’un nimbe rose étoilé d’or.

Jamais Vierge ne fut et plus extraterrestre et plus vivante. NiVan Eyck, avec ses types un peu populaciers, laids en tout cas; niMemling, plus tendre et plus raffiné, mais confiné dans son rêve defemme à front bombé, à tête en cerf-volant, large du haut et mincedu bas, n’ont atteint cette noblesse délicate de formes, cettepureté de la femme que l’amour divinise et qui, même retirée dumilieu où elle se trouve, même privée des attributs qui la fontreconnaître, ne pourrait pas être une autre que la Mère d’unDieu.

Près d’elle, le chevalier Bladelin, tout vêtu de noir, avec saface chevaline, ses joues rases, son air à la fois sacerdotal etprincier, s’abîme dans la contemplation, loin de tout; ce qu’ilprie bien, celui-là! — et le saint Joseph qui lui sert de pendant,représenté sous les traits d’un vieillard chauve, à barbe courte età manteau d’incarnat — absolument pareil à celui que Memling apeint dans cette Adoration des Mages que possède l’hôpitalsaint-Jean, à Bruges, — s’approche, étonné de son bonheur, n’osantcroire que le moment soit venu d’adorer le Messie enfin né; et ilsourit, si déférent,si doux, marche avec des précautions presquemaladroites de bon vieux qui voudrait bien être utile, mais craintde gêner.

Enfin, pour parachever la scène, au-dessus de Pierre Bladelin,un paysage merveilleux s’étend, coupé par la grande rue de la villede Middelboug, que ce seigneur fonda; une rue bordée de châteaux àmurs crénelés, de clochers d’églises, se perdant dans une campagnequ’éclaire un firmament léger, un jour limpide de printemps bleu; —au-dessus de saint Joseph, une prairie et des bois, des moutons etdes pâtres et trois anges exquis, en robes d’un jaune saumoné, d’unviolet de campanule, d’un citrin tirant sur le vert, trois êtresvraiment immatériels, n’ayant aucun rapport avec ces pages siperversement candides qu’inventa la Renaissance.

Evidemment, si l’on résume l’impression de cette oeuvre, l’onest amené à conclure que l’art mystique demeurant encore sur laterre, ne se passant plus seulement en plein ciel, comme le voulutdans son  » Couronnement de la Vierge  » l’Angelico, a produit, avecle triptyque de Roger Van der Weyden, l’exoration colorée la pluspure qui soit dans la peinture. Jamais la Théophanie n’a été plussplendidement célébrée et, l’on peut dire aussi, plus naïvement etplus simplement rendue; le chef-d’oeuvre de la Noël est à Berlin,de même que le chef-d’oeuvre de la descente de croix est à Anvers,dans la douloureuse, dans la splendide page de QuentinMetsys !

Les Primitifs des Flandres ont été les plus grands peintres dumonde, se dit Durtal; et ce Roger Van der Weyden ou ce Roger de laPasture, ainsi que d’autres le nomment, écrasé entre le renom deVan Eyck et de Memling, comme le furent également, plus tard,Gérard David, Hugues Van der Goes, Juste de Gand, Thierry Bouts,est, suivant moi, supérieur à tous ces peintres.

Oui, mais après eux, si nous exceptons le dernier des gothiquesflamands, ce délicieux Mostaert dont les deux  » Episodes de la viede saint Benoît  » magnifient, à Bruxelles, les salles du musée,quelle décadence! ce sont les crucifixions théâtrales, les grossesviandes de Rubens que Van Dyck s’efforce d’alléger en lesdégraissant. Il faut sauter en Hollande pour retrouver l’accentmystique et alors il s’avère en une âme de protestant hébraïsé,sous un jour, si mystérieux, si fantasque, que l’on se tâte toutd’abord pour savoir si, en jugeant cette peinture religieuse, l’onne se trompe pas.

Et point n’est besoin de remonter jusqu’à Amsterdam pour secertifier la vérité de son impression. Il suffit d’aller voir lesPèlerins d’Emmaüs, au Louvre.

Et Durtal, parti dans son sujet, se mit à rêver sur l’étrangeconception d’esthétique chrétienne de Rembrandt. Evidemment, dansles scènes qu’il traduit des Evangiles, ce peintre exhale surtoutune odeur de Vieux Testament; son église, même s’il voulait lapeindre telle qu’elle fut de son temps, serait une synagogue, tantla caque juive sent fort dans son oeuvre; les préfigures, lesprophéties, tout le côté solennel et barbare de l’Orient, lehantent. Et cela s’explique si l’on sait qu’il fréquenta desrabbins dont il nous a laissé les portraits, qu’il fut l’ami deMenasseh-ben-Israël, l’un des hommes les plus savants de sonsiècle; l’on peut admettre, d’autre part, que, sur ce fond descience cabaliste et de cérémonies mosaïques, se greffe chez ceprotestant l’étude attentive, la lecture assidue de l’Ancien Livre,car il possédait une Bible qui fut, avec ses meubles, vendue à lacriée, pour payer ses dettes.

Ainsi se justifierait le choix de ses sujets, l’agencement mêmede ses toiles, mais l’énigme n’en subsiste pas moins des résultatsobtenus par un artiste que l’on ne s’imagine pas, malgré tout,priant, tel que l’Angelico et Roger Van der Weyden, avant depeindre.

Quoi qu’il en soit, avec son oeil de visionnaire, son art ardentet pensif, son génie à condenser, à concentrer de l’essence desoleil dans sa nuit, il a atteint des effets grandioses et, dansses scènes bibliques, parlé un langage que personne n’avait mêmebalbutié avant lui.

Les Pèlerins d’Emmaüs ne sont-ils pas, à ce point de vue,typiques? Décomposez l’oeuvre, elle devrait être plate et monotone,sourde. Jamais ordonnance ne fut plus vulgaire : une sorte decaveau de pierres de taille, une table en face de nous, derrièrelaquelle Jésus, les pieds nus, les lèvres terreuses , le teintsale, les vêtements d’un gris rosâtre, rompt le pain, tandis qu’àdroite un apôtre étreint sa serviette, le regarde, croit lereconnaître — qu’à gauche, un autre apôtre le reconnaît, lui, etjoint les mains; et celui-là pousse un cri de joie que l’on entend!— enfin, un quatrième personnage, au profil intelligent, ne voitrien et sert, attentif à sa besogne, les convives.

C’est un repas de pauvres gens dans une prison; les couleurs seconfinent dans la gamme des gris tristes et des bruns; à partl’homme qui tord sa serviette et dont les manches sont empâtéesd’un rouge de cire à cacheter, les autres semblent peints avec dela poussière délayée et du brai.

Ces détails sont exacts et cependant rien de tout cela n’estvrai, car tout se transfigure. Le Christ s’illumine, radieux, rienqu’en levant les yeux; un pâle éblouissement remplit la salle. CeJésus si laid, à la mine de déterré, aux lèvres de mort, s’affirmeen un geste, en un regard d’une inoubliable beauté, le Filssupplicié d’un Dieu!

Et l’on demeure absourdi, n’essayant même plus de comprendre,car cette oeuvre d’un réalisme surélevé est hors et au-dessus de lapeinture et personne ne peut la copier, ne peut la rendre…

Après Rembrandt… poursuivit Durtal, c’est l’irrémédiabledéchéance de l’impression religieuse dans l’art. Le XVIIe sièclen’a d’ailleurs laissé aucun panneau dont l’aloi de mâle dévotionsoit sûr, sauf cependant, au temps de sainte Térèse et de saintJean de la Croix, en Espagne, car alors le naturalisme mystique deses peintres enfanta de farouches et de ferventes oeuvres; etDurtal se remémorait un tableau de Zurbaran qu’il avait autrefoisadmiré au musée de Lyon, un saint François d’Assises, droit, dansune robe de bure grise, la tête encapuchonnée, les mains ramenéesdans ses manches.

Le visage paraissait modelé, creusé dans de la cendre et labouche béait, livide, sous des yeux en extase, blancs, commecrevés. L’on se demandait comment ce cadavre qui n’avait plus queles os tenait debout et l’effroi venait, en songeant auxexorbitantes macérations, aux épouvantables pénitences qui avaientexténué ce corps et labouré les traits douloureux et ravis de cetteface.

Cette peinture dérivait évidemment de l’âpre et de la terriblemystique de saint Jean de la Croix; c’était de l’art detortionnaire, le delirium tremens de l’ivresse divine, ici-bas;oui, mais quel accent d’adoration, quel cri d’amour, étouffé parl’angoisse, jaillissaient de cette toile!

Quant au XVIIIe siècle, il n’y avait même pas à s’en occuper; cesiècle fut une époque de bedon et de bidet et, dès qu’il vouluttoucher au culte, il fit d’un bénitier une cuvette.

Dans le moderne, il n’y a non plus rien à chercher; lesOverbeck, les Ingres, les Flandrin furent de blêmes haridellesattelées à des sujets de commande pieux; dans l’égliseSaint-Sulpice, Delacroix écrase tous les peinturleurs quil’entourent, mais son sentiment de l’art catholique est nul.

Et il en est de même de ceux de nos artistes contemporains quipeignent indifféremment des Junon et des Vierges, qui décorent,tour à tour, des plafonds de palais et de cabarets et deschapelles; la plupart n’ont pas la foi et, à tous, le sens de lamystique manque.

Il n’y a donc pas à se soucier, ici, de ces intermittents, pasplus qu’il n’y a à tenir compte des plaisanteries intéressées etdes panneaux pour gobe-mouches des Rose-Croix, pas plus encorequ’il n’y a même à noter la petite imagerie fabriquée par de jeunesroublards ou de bons jeunes gens qui se figurent qu’en dessinantdes femmes trop longues ils sont mystiques.

En restreignant alors nos recherches aux spécialistesassermentés de l’Eglise, nous découvrons quoi? Hélas! la situationest au premier abord telle : Signol est mort, mais Olivier Mersonnous reste; c’est le néant sur toute la ligne. Mieux vaudrait doncse taire, si subitement l’idée n’était venue à un éditeur bienpensant de mobiliser les forces du parti clérical pour faireacclamer, comme peintre d’un renouveau chrétien, James Tissot, dontla biographie de Notre-Seigneur est une des oeuvres les moinsreligieuses qui soient; et, en effet, son Christ fleure je ne saisquelle odeur de protestantisme, quel relent de temple, — pis même,— car dans cet ouvrage Il n’est plus qu’un homme. Il y acertainement maldonne; ces aquarelles, ces croquis, devraientillustrer la vie de Jésus de Renan et non les Evangiles.

Sous prétexte de réalité, de renseignements pris sur les lieux,de costumes authentiques, le tout fort discutable, puisqu’ilfaudrait admettre que, depuis dix-neuf siècles, en Palestine, rienn’a changé, M. Tissot nous a présenté la mascarade la plus vile quel’on ait encore osé entreprendre des Ecritures. Voyez cette dondon,cette fille de la rue qui, éreintée de crier :  » A la moule, à labarque!  » se trouve mal, c’est le Magnificat, c’est la SainteVierge; ce môme épileptique qui bat l’air avec ses bras, c’estl’Enfant au Temple; ces larves qui veillent auprès d’un médium entranse, ces apparitions que l’on pourrait croire issues desagissements de la sorcellerie et des pratiques du spiritisme, cesont des Anges assistant le Sauveur. — Voyez le Baptême du Messie,le Pharisien et le Publicain, le Massacre des Innocents, voyez toutle côté ganache et mélo de son Calvaire, voyez-les toutes, cesplanches, elles sont d’une platitude, d’une veulerie, d’uneindigence de talent que rien n’égale; elles sont dessinées parn’importe qui, peintes avec de la fiente, de la sauce madère, dumacadam!

La maison Mame — il est bon de le dire à la fin — a témoigné deson insens irréductible de l’art, en aidant à propager, à forced’argent,la basse faconde de ce peintre.

Il n’y a donc rien, plus rien à l’actif de l’Eglise! se criaDurtal. Cependant, l’on comptait quelques essais d’ascèse picturaledans ce siècle. Il y avait de cela un certain nombre d’années, lacongrégation Bénédictine de Beuron, en Bavière, avait tenté unerénovation de l’art ecclésial, et Durtal se souvenait d’avoirfeuilleté des reproductions de fresques peintes par ces moines surles murs d’une tour du Mont-Cassin.

Ces fresques reportaient à l’imagerie de l’Assyrie et del’Egypte, avec leur Dieu tiaré, leurs Anges à bonnets de sphynx, àailes ramenées en éventail derrière la tête, leurs vieillards àbarbes nattées, jouant des instruments à cordes; puis les moines deBeuron avaient délaissé ce genre hiératique dans lequel ilss’étaient montrés, il faut bien le déclarer, médiocres et, dans denouvelles oeuvres, principalement dans un  » Chemin de croix « publié en album à Fribourg-en-Brisgau, ils avaient adopté uneétrange combinaison d’autres styles.

Les soldats romains qui figuraient sur ces pages étaientd’affligeants pompiers, originaires de l’école de Guérin et deDavid; mais subitement sur quelques feuilles, là où paraissaient laMagdeleine et les saintes femmes, une formule plus jeuneintervenait, mêlant à la rengaine des groupes, des types de femmesgrecques de la Renaissance, élégantes et jolies, visiblementéchappées des oeuvres des Préraphaélites, se recommandant surtoutde Walter Crane.

L’idéal de Beuron était alors devenu un alliage de l’artfrançais du premier Empire et de l’art anglais moderne

D’aucunes de ces planches frisaient le ridicule, celle de la IXestation, pour en citer une; le Christ couché de son long, sur leventre, était relevé par les mains jointes, soutenu par une corde;il avait l’air d’apprendre à nager; mais pour des parties banaleset faibles, pour des détails gauches et prévus, quels morceauxcurieux se détachaient soudain de cet ensemble! — La Véronique àgenoux devant Jésus était vraiment pâmée de douleur et d’amour,vraiment belle; les copies, les décalques des autres personnagesdisparaissaient et, même dans les pages les moins originales, ledessin pataud et déplaisant de ces moines, se mettait à parler unelangue presque éloquente; c’est qu’il sortait de cette oeuvre unefoi et une ferveur intenses. Un souffle passait sur ces visages etles vivifiait; une émotion, un accent de prière animaient lesilence de ces poncifs; ce Chemin de croix était, à ce point devue, sans égal; la piété monastique apportait un élément inattendu,affirmait la mystérieuse puissance dont elle dispose, enimprégnant, d’une saveur personnelle, d’une senteur particulière,une oeuvre qui n’eût même pas existé sans elle. Plus que desartistes d’une autre envergure, ces Bénédictins suggéraient lasensation de l’à-genoux, évoquaient le parfum des Evangiles.

Seulement leur tentative était restée sans issue et, à cetteheure, l’école était à peu près morte, ne produisait plus que dedébiles images de pieusarderie, fabriquées par des convers.

Comment, d’ailleurs, cet essai eût-il pu naître viable? L’idéede vouloir faire pour l’Occident ce que Manuel Panselinos avaitfait pour l’Orient, supprimer l’étude d’après nature, exiger unrituel uniforme de couleurs et de lignes, vouloir forcer destempéraments d’artistes à entrer tous dans le même moule, dénotait,chez celui qui risqua cet effort, une incompréhension absolue del’art. Ce système devait aboutir à l’ankylose, à la paralysie de lapeinture et tels furent, en effet, les résultats atteints.

Presque au même temps que ces religieux, un artiste inconnuvivant en province et n’exposant jamais à Paris, Paul Borel,peignait des tableaux pour les églises et pour les cloîtres,travaillait pour la gloire de Dieu, ne voulant accepter, desprêtres et des moines, aucun salaire.

Au premier abord, ses panneaux n’étaient ni juvéniles, niprévenants; les locutions dont il usait eussent fait quelquefoissourire les gens épris de modernisme; puis il convenait, pour bienjuger son oeuvre, d’en écarter résolument une partie et de neconserver que celle qui s’exonérait des formules par trop éventéesd’une onction connue, et alors quel souffle de mâle zèle, d’ardentedévotion, la soulevait, celle-là!

Son oeuvre principale était enfouie dans la chapelle du collègedes Dominicains à Oullins, dans un coin perdu de la banlieue deLyon. Parmi les dix tableaux qui paraient la nef, figuraient : « Moïse frappant le rocher, les disciples d’Emmaüs, la guérison d’unpossédé, de l’aveugle né, de Tobie « ; mais malgré la placideénergie de ces fresques, l’on était quand même déçu par la lourdeurde l’ensemble, par l’aspect soporeux et désuet des tons. Il fallaitarriver au choeur et franchir la barre de communion pour admirerdes oeuvres d’un concept très différent, surtout des portraitsmagnifiques de Saints de l’ordre des frères-prêcheurs, étonnant parla force de prières, par la puissance de sainteté qui rayonnaientd’eux.

Là aussi, se trouvaient deux grandes compositions, une Viergeremettant le rosaire à saint Dominique et une autre effigiant saintThomas d’Aquin, à genoux devant un autel, sur lequel un crucifixdarde des lueurs; et jamais, depuis le Moyen Age, l’on n’avaitainsi compris et peint des moines; jamais l’on n’avait montré, sousl’écorce rigide des traits, une sève plus impétueuse d’âme. Borelétait le peintre des Saints monastiques; son art, d’habitude un peulent, s’essorait dès qu’il les approchait et planait avec eux.

Mieux encore, peut-être, que dans le pensionnat des élèvesd’Oullins, l’on pouvait, à Versailles, se rendre compte de lapeinture si probe, si foncièrement religieuse de ce Borel.

A l’entrée de la chapelle des Augustines de cette ville, dont ilavait décoré le vaisseau et le choeur, une Abbesse du XIVe siècle,sainte Claire de Montefalcone, se découpait, debout, vêtue du noircostume des Augustines, sur les murs en pierre d’une cellule, entreun livre ouvert et une lampe de cuivre, placés derrière elle, surune table.

Dans ce visage baissé sur le crucifix qu’elle porte à seslèvres, dans cette physionomie tout à la fois douce et avide, dansle mouvement de ces bras ramenés sur la poitrine, remontés jusqu’àla bouche, dessinant eux-mêmes, par la position des mains, unesorte de croix, il y avait l’anéantissement ravi de l’épouse,l’allégresse absorbée de l’amour pur et aussi quelque chose del’inquiète affection d’une mère dorlotant, comme un enfant quisouffre, ce Christ qu’elle baisait et semblait bercer sur songiron.

Et cela ordonné, sans attitude théâtrale, sans gestes efforcés,très simplement. Elle n’a point, de même que sainte Madeleine dePazzi, des élans et des cris, elle ne s’élève pas dans le vol del’ébriété divine, cette sainte Claire! L’emprise céleste semanifeste chez elle à l’état muet; ses transports se contiennent etson ivresse est grave; elle ne s’épand pas au dehors, mais secreuse, et Jésus qui descend en elle la marque à son coin, lapoinçonne avec l’image de ce crucifix qu’elle tient et dont onaperçut l’empreinte gravée dans son coeur, lorsqu’on l’ouvrit,après sa mort.

La peinture religieuse la plus surprenante de notre temps étaitlà; et elle avait été obtenue sans pastiche des Primitifs, sanstricheries de corps gauches cernés par des fils de fer, sans apprêtet sans dols. Mais quel catholique pratiquant, quel artiste éperdude Dieu devait être l’homme qui avait peint une telle oeuvre!

Et après lui, tout se taisait. Dans la jeunesse religieused’aujourd’hui, on ne voit personne qui soit de taille à se mesureravec les sujets de l’Eglise; un seul paraît pourtant donnerquelques espérances, dit Durtal qui réfléchissait, car celui-làsort de ses congénères, a du talent au moins. Et il se mit àfeuilleter dans ses cartons, regarda les lithographies de CharlesDulac.

Ce peintre s’était révélé avec une suite de paysages, d’unenature idéalisée, encore hésitante, pleine de bassins agrandis etde futaies dont les feuillages étaient pareils à des tignassesbrouillées par un coup de vent; puis il avait entrepris uneinterprétation du Cantique du Soleil et des Créatures et, en neufplanches tirées en des états différents de tons, il avait efflué cesentiment mystique qui demeurait encore latent et confus en sonpremier recueil.

La définition un peu fatiguée que le paysage est  » un état d’âme » s’adaptait cependant très justement à cette oeuvre; l’artisteavait imprégné de sa foi ces sites, copiés sans doute sur nature,mais vus surtout, en dehors des yeux, par une âme éprise, chantantdans le grand air, le cantique de Daniel et le psaume de David,redits par saint François, et, répétant, à son tour, après eux, cethème que les éléments doivent célébrer la gloire de Celui qui lescréa.

Parmi ces planches, il en était deux vraiment expansives, celledésignée par ce titre :  » Stella matutina « , l’autre, par cetteindication :  » Spiritus sancte Deus « , mais une troisième, la plusample, la plus délibérée, la plus simple de toutes, celle inscritesous l’intitulé :  » Sol Justitiae  » résumait mieux encore l’apportpersonnel de ce peintre.

Elle était ainsi conçue :

Un paysage blond, clair, transparent, fuyait à l’infini, unpaysage de péninsule, d’eau solitaire, sillonné de plages, delangues de terre plantées d’arbres que réfléchissait le miroircouché des lacs; au fond le soleil dont l’orbe, tranché parl’horizon, rayonnait, réverbéré par la nappe de ces eaux; c’étaittout et une tranquillité, un calme, une plénitude extraordinairess’épandaient de ce site. L’idée de la Justice à laquelle répondcomme un inévitable écho l’idée de la Miséricorde, se symbolisaitdans la gravité sereine de ces étendues qu’éclairaient les lueursd’une saison indulgente, d’un temps doux.

Durtal se recula pour mieux saisir l’oeuvre, dans son ensemble.Il n’y a pas à dire, fit-il, cet artiste a l’instinct, le tact, dessurfaces aériennes, des espaces; la compréhension des ondesreposées coulant sous d’immenses ciels! et puis, il s’échappe, decette planche, des effluves d’âme catholique, qui s’insinuent ennous et lentement nous pénètrent…

Avec cela, reprit-il, en fermant le carton, me voici loin de monsujet et je ne vois pas du tout l’article à brasser pour la Revue.Préparer une étude sur les Primitifs allemands, cela rentreraitbien dans son cadre, oui, mais quel aria! il me faudrait développermes notes et après maître Wilhelm, Stephan Lochner, Grûnewald,Zeitblom, aborder Bernard Strigel, un maître presque inconnu,Albert Dürer, Holbein, Martin Schongauer, Hans Baldung, Burgkmaier,combien d’autres! il me faudrait expliquer ce qui a pu resterd’impression orthodoxe en Allemagne après la Réforme, parler aumoins, au point de vue luthérien, de cet étonnant Cranach dont lesAdam sont des Apollon barbus à teint de peau-rouge, et les Eve descourtisanes maigriottes et bouffies, avec des têtes rondes à petitsyeux de crevettes, des lèvres modelées dans de la pommade rosat,des seins en pommes remontées près du cou, des jambes déliées,longues, fines, avec mollets hauts et pieds à chevilles fortes,grands et plats. Ce travail m’entraînerait trop loin. C’est amusantà rêver mais pas à écrire; je ferais mieux de chercher un sujetmoins panoramique et plus bref; mais lequel? je verrai cela plustard, conclut-il, en se levant, car Mme Mesurat annonçait, joviale,que le dîner était prêt.

Chapitre 13

 

Pour changer son ennui de place, Durtal, par une après-midi desoleil, s’en fut, au bout de Chartres, visiter la vieille église deSaint-Martin-au-Val. Celle-là datait du Xe siècle et avait, tour àtour, servi de chapelle à un cloître de Bénédictins et à un couventde Capuçins. Restaurée sans trop d’hérésies, elle étaitactuellement englobée dans un hospice et l’on y pénétrait par unecour où des aveugles en bonnets de coton somnolaient à l’ombre dequelques arbres, sur des bancs.

Avec son porche minuscule et trapu et ses trois petits clocherspour village de nains, elle accusait une origine toute romane; demême qu’à sainte-Radegonde de Poitiers et àNotre-Dame-de-la-Couture du Mans, l’intérieur ouvrait, sous unautel très élevé au-dessus du sol, une crypte qu’éclairaient desmeurtrières prenant jour sur les bas-côtés du choeur; leschapiteaux de ses colonnes, grossièrement taillés, rappelaient desimages océaniennes d’idoles; sous les dalles et dans des sépulcresreposaient plusieurs des évêques de Chartres et les prélatsnouvellement promus étaient censés passer la première nuit de leurarrivée dans leur diocèse, en prières devant ces tombes, afin depouvoir s’imprégner des vertus de leurs devanciers et leur réclamerleur aide.

Les mânes de ces épiscopes auraient bien dû insuffler à leurprésent successeur, Mgr des Mofflaines, le dessein de purifier lamaison de la Vierge, en jetant dehors le bas ménétrier qui mue, ledimanche, son sanctuaire en une guinguette, soupira Durtal; maishélas! rien ne meut l’inertie de ce pasteur souffrant et âgé qu’onne voit jamais, du reste, dans le jardin, ni dans la cathédrale, nidans la ville.

— Ah! voici qui vaut mieux que toutes les chorégraphies vocalesde la maîtrise, — et Durtal écouta les cloches qui sortaient deleur silence pour asperger avec les gouttes bénites de leurs sons,la ville.

Et il se remémorait le sens que les symbolistes déléguaient auxcloches. Durand de Mende confronte la dureté de leur métal avec laforce du prédicateur et croit que la percussion du battant contreles bords a pour but de prouver que l’orateur doit se frapperlui-même, se corriger de ses propres vices, avant que de reprocherleurs défauts aux autres. Le bélier de bois auquel est suspendue lacloche correspond par sa forme à la croix du Christ et la corde quetire le sonneur pour donner le branle, se lie à la science desEcritures qui dérive du mystère de la croix même.

Selon Hugues de Saint-Victor, le battant est la languesacerdotale qui heurte les deux côtés intérieurs du vase et annonceainsi la vérité des deux Testaments; enfin pour Fortunat Amalaire,le corps de l’instrument est la bouche du liturge et le marteau, salangue.

En somme la cloche est la messagère de l’église, la voix dudehors, comme le prêtre est la voix du dedans, se dit Durtal.

Tout en se ratiocinant ces réflexions, il avait atteint lacathédrale et, pour la centième fois, sans se lasser, il admiraitces puissants contreforts d’où s’élançaient, avec la marche courbedes fusées, des arcs-boutants en demi-roues; et toujours ils’étonnait de l’ampleur de ces paraboles, de la grâce de cestrajectoires, de la tranquille énergie de ces souples étais;seulement, pensait-il, en inspectant la balustrade plantéeau-dessus d’eux tout le long du toit de la nef, seulementl’architecte qui s’est borné à frapper, ainsi qu’à l’emporte-pièce,des arcs trilobés dans ces parapets de pierre, fut moins bieninspiré que d’autres maîtres maçons ou peyriers qui ont su cernerles chemins de ronde qu’ils dressaient autour des faîtes d’églises,d’images scripturaires ou de symboles. Tel celui qui bâtit labasilique de Troyes où la galerie aérienne est un découpage alternéde fleurs de lys et de clefs de saint Pierre; tel celui de Caudebecqui cisela le garde-fou de lettres gothiques, d’où un aspectdécoratif charmant, répétant les antiennes de la Vierge, ceignantd’une guirlande de prières l’église, lui plaçant sur la tête lablanche couronne des oraisons.

Durtal quitta le côté Nord de la basilique chartraine, côtoya leporche Royal et franchit le coin de l’ancien clocher; il luifallait, d’une main, retenir son chapeau, boutonner, de l’autre,son pardessus dont les basques affolées lui claquaient les jambes.La tempête soufflait en permanence dans cet endroit. Il pouvait n’yavoir aucune brise, par toute la ville, c’était quand même, à cetteplace, hiver et été, toujours une rafale qui troussait les robes etcinglait de lanières glacées, les faces.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle les statues du porcheRoyal voisin, qui sont si constamment flagellées par le vent, ontcette attitude frileuse, ces vêtements clos et étroits, ces bras etces jambes collés au corps, fit Durtal, en souriant; et n’en est-ilpas de même pour cet étrange personnage vivant en compagnie d’unetruie qui file — laquelle est un verrat, d’ailleurs — et d’un ânequi joue de la vielle, sur la paroi rongée par les ouragans de lavieille tour.

Ces deux animaux, dont il paraît être l’indifférent berger,interprètent, en leur langue joyeuse, les vieux proverbespopulaires,  » Ne sus Minervam  » et  » Asinus ad lyram  » qui sepeuvent traduire par ces équivalents : à chacun son métier, neforçons point notre talent, car nous deviendrions aussi bêtes qu’unporc qui veut raisonner ou qu’un baudet qui prétend jouer de lalyre; mais lui, cet ange nimbé, les pieds nus, sous un dais, lapoitrine couverte par un cadran de pierre, à quoi répond-il, quefait-il?

Issu de la famille des Reines logées sous le porche Royal, caril leur ressemble avec son corps en fuseau étiré dans une gainerayée de fibres, il regarde au-dessus de nous et l’on se demandes’il est ou très impur ou très chaste.

Le haut du visage est candide, les cheveux sont taillés enrondelle, la figure est imberbe, la mine monastique; mais entre lenez et les lèvres, descend une pente spacieuse et la bouche, fendueen coup de sabre, s’entr’ouvre en un sourire qui finit, quand on lescrute avec soin, par devenir un tantinet gouailleur, un tantinetcanaille, et l’on s’interroge pour savoir devant quelle sorted’ange l’on se trouve.

Il y a chez cet être du mauvais séminariste et aussi du bonpostulant. Si le statuaire employa comme modèle un jeune moine iln’a certainement pas choisi un doux novice semblable à celui quiservit sans doute de sujet d’étude au sculpteur du Joseph installésous le porche Nord; il a dû prendre l’un de ces religieuxgyrovagues qui inquiétaient tant saint Benoît. Singulier personnageque cet ange dont un frère est à Laon derrière la cathédrale et quianticipe de plusiseurs siècles sur les types séraphiques siinquiétants de la Renaissance!

Quelle bise! murmura Durtal, se hâtant de regagner le porhceroyal dont il monta les degrés et poussa la porte.

L’entrée dans la cathédrale immense et ténébreuse était toujoursétreignante et, instinctivement, l’on baissait la tête et l’onmarchait avec précaution, sous la majesté formidable de ces voûtes;et Durtal s’arrêtait dès les premiers pas, ébloui par la lumière duchoeur contrastant avec cette avenue si sombre de la nef qui nes’éclairait qu’en rejoignant le transept. Le Christ avait lesjambes, les pieds dans l’ombre, le buste dans un jour amorti et latête inondée par un torrent de lueurs, à Chartres; et Durtalcontemplait, en l’air, ces haies immobiles de Patriarches et d’Apôtres, d’ Evêques et de Saints, flambant en un feu qui s’éteintdans d’obscures verrières,gardant le cadavre divin, couché à leurspieds, sous eux; en d’énormes lancettes surmontées de roues, ils serangaient, debout, le long de l’étage supérieur, montraient àJésus, cloué sur le sol, son armée restée fidèle, ses troupesdénombrées par les Ecritures, par les Légendaires, par leMartyrologe; et Durtal reconnaissait dans la foule gladiée desvitres, saint Laurent, saint Etienne, saint Gilles, saint Nicolasde Myre, saint Martin, saint Georges, saint Symphorien, saintPhilippe, sainte Foix, saint Laumer, combien d’autres, dont il nese souvenait plus des noms! faisait halte, émerveillé, prsè dutransept devant un Abraham levant en un éternel geste de menace,au-dessus d’un Isaac à jamais courbé, la lame claire d’un glaive,dans l’azur infini d’un ciel.

Et il admirait la conception et la facture de ces verriers duXIIIe siècle, leur langage excessif, nécessité par les hauteurs, lalecture qu’ils avaient rendue facile à distance de leurs tableaux,en n’y introduisant, autant que possible, qu’une seule figure, enla peignant à traits massifs, à couleurs tranchées, de façon àpouvoir être comprise, vue d’en bas, d’un coup d’oeil.

Mais la fête suprême de cet art n’était ni dans le choeur,nidans les bras de l’église, ni dans la nef; elle était à l’entréemême de la basilique, au revers du mur qui contenait sur sonendroit, au dehors, les statues anonymes des Reines. Durtal sepassionnait pour ce spectacle, mais il le retardait quand même unpeu, afin de se mieux exciter par l’attente et de savourer cesursaut de joie qu’il éprouvait, sans que la fréquence de cessensations fût encore parvenue à les détruire.

Ce jour-là, par un temps de soleil, elles resplendissaient, lestrois fenêtres du XIIe siècle, avec leurs lames d’épées courtes,leurs lames de braquemarts, à champ large et plat, tirées sous larose qui domine le portail d’honneur.

C’était un pétillement de bluettes et d’étincelles, un tricotremué de feux bleus, d’un bleu plus clair que celui dans lequelAbraham brandissait son glaive; cet azur pâle, limpide rappelaitles flammes des punchs, les poudres en ignition des soufres etaussi ces éclairs que dardent les saphirs, mais alors des saphirstout jeunes, encore ingénus et tremblants, si l’on peut dire; et, —dans l’ogive de verre, à droite, l’on distinguait, délinéées pardes lignes de braises, la tige de Jessé, et ses personnages montanten espalier, dans l’incendie bleu des nues; — dans celle du milieuet celle de gauche, l’on discernait les scènes de la vie de Jésus,l’Annnonciation, les Rameaux, la Transfiguration, la Cène, le repasavec les disciples d’Emmaüs, tandis qu’au-dessus de ces troiscroisées, le Christ fulgurait au coeur de la grande rose, que lesmorts sortaient, au son des trompettes, de leurs tombes, que saintMichel peait les âmes!

Ce bleu du XIIe siècle, ruminait Durtal, comment les verriers dece temps l’ont-ils acquis et comment, depuis si longtemps, lesvitriers l’ont-ils, ainsi que le rouge, perdu? — Au XIIe siècle,les peintres du verre employaient surtout trois couleurs : d’abord,le bleu, ce bleu ineffable de ciel irrésolu qui magnifie lescarreaux de Chartres; puis le rouge, un rouge de pourpre sourde etpuissante; enfin le vert, inférieur, en tant que qualité, aux deuxautres tons. en guise de blanc, ils se servaient de la nuanceverdâtre. Au siècle suivant, la palettes ‘élargit, mais se fonce;les verres sont plus épais; pourtant, quel azur rutilant de saphirmâle et pur les artistes du feu atteignirent et de quel admirablerouge de sang frais, ils usèrent! le jaune, moins prodigué, fut, sij’en juge par la robe d’un roi voisin d’Abraham, dans une croiséeprès du transept, d’une teinte effrontée de citron vif; mais, àpart ces trois couleurs qui vibrent, qui éclatent, telles que deschants de joie, dans ces tableaux transparents, les autress’assombrissent, les violets sont ceux des prunes de Monsieur etdes aubergines, les bruns tournent au caramel, les verts de ciboulenoircissent.

Quels chefs-d’oeuvre de coloris, ils obtiennent avec le mariageet le heurt de ces tons, et quelle entente et quelle adresse àmanier les filets des plombs, à accentuer certains détails, àponctuer, à séparer, en quelque sorte par ces traits d’encre, leursalinéas de flammes!

Ce qui est extraordinaire encore, c’est l’alliance consentie deces industries différentes, travaillant côte à côte, traitant lesmêmes sujets ou se complétant, les unes les autres, chacune suivantson mode d’expression, arrivant à réaliser, sous une directionunique, cet ensemble; avec quelle logique, quelle habileté, lesplaces étaient réparties, les espaces distribués à chacun, selonles moyens de son métier, les exigences de son art!

Dès qu’elle arrive au bas de l’édifice, l’architecture s’efface,cède le pas à la statuaire, lui baille la belle place de sesporches; la sculpture demeurée jusqu’à ce moment invisible, à deshauteurs perdues, restée à l’état d’accessoire, devient soudainsuzeraine. Par un juste retour, là où elle peut être contemplée,elle s’avance et sa soeur se retire et la laisse parler aux foules;et quel cadre splendidde, elle lui prête, avec ses portails creusésen voûte, simulant la perspective d’un recul par la série de leursarcs concentriques qui vont, en diminuant, en s’enfonçant jusqu’auxchambranles des portes!

D’autres fois, l’architecture ne donne pas tout au même etpartage les largesses de ses façades entre les sculpteurs et lespeintres; elle réserve aux premiers les marges et les retraits oùpercheront les statues et elle attribue aux verriers le tympan del’entrée Royale, là où, ainsi qu’à Chartres, le tailleur d’imagespromulgue le triomphe du Christ. Telles les grandes baies d’honneurde Tours et de Reims.

Seulement, ce système de verreries substituées aux bas-reliefs,n’est pas sans inconvénient; aperçues du dehors, ces mîtresdiaphanes ressemblent à des toiles d’araignées pleines depoussière. Dans le contre-jour, les fenêtres sont, en effet, grisesou noires et il faut pénétrer dans l’église et se retourner pourvoir sémiller le feu des vitres; c’est l’extérieur sacrifié audedans, pourquoi?

Peut-être, se répondit Durtal, est-ce un symbole de l’âmeéclairée dans ses parties intimes, une allégorie de la vieintérieure…

Il enfilait d’un coup d’oeil toutes les croisées de la nef et ilpensait qu’elles tenaient, comme aspect, de la prison et de lacharmille, avec leurs charbons flambant derrière des grilles defer, dont les unes se croisent ainsi que des barreaux de geôle etdont les autres se contournent en forme de ramilles noires, debranches. La Verrerie! n’est-elle pas l’art où Dieu intervient leplus, l’art que l’être humain ne peut jamais parachever, car seul,le Ciel peut animer par un rayon de soleil les couleurs etinsuffler la vie aux lignes; en somme, l’homme façonne l’enveloppe,prépare le corps et doit attendre que Dieu y mette l’âme!

C’est une féerie de clarté aujourd’hui et le Soleil de Justicevient visiter sa Mère, reprit-il, en allant voir à l’orée du choeurouvrant sur le transept du Sud, le vitrail de Notre-Dame de labelle Verrière, se détachant, en bleu, sur un fond de grenat, defeuille morte, de cachou, de violet d’iris, de vert dereine-Claude; Elle regardait avec sa moue triste et pensive, unemoue refaite adroitement par un vitrier moderne; et Durtal songeaitqu’autrefois le peuple venait la prier, de même qu’il allait prierla Vierge du Pilier et Notre-Dame de sous-Terre. Cette dévotionavait disparu; il semblait que les gens de notre siècle voulussentune Adjutrice plus saisissable, plus matérielle que cette mince etfragile image, à peine visible par les temps sombres; néanmoinsquelques paysans avaient conservé l’habitude de s’agenouiller et debrûler un cierge devant Elle; et Durtal qui aimait les vieileesMadones abandonnées, se joignait à eux et l’invoquait à sontour.

Deux vitraux le sommaient encore par la bizarrerie de leurshabitants, installés tout en haut, dans le fond de l’abside,servant à distance de pages à la Mère portant son Fils, dans lalame du milieu dominant l’aire de la cathédrale; ces carreauxcontenaient, chacun, en une claire lancette, un séraphin, falot etbarbare, ayant une face aigre et décidée, des ailes blanches,écaillées et semées d’yeux, des jupes déchiquetées, telles que deslanières, teintes avec du vert parmesan, flottant sur des jambesnues. Ces deux anges étaient coiffés d’auréoles couleur de jujube,renversées ainsi que des chapeaux de marin, sur la nuque; et cescostumes en lambeaux, ces plumes repliées sur la poitrine, cettecoiffure, ette mine de lurons mécontents, suggéraient l’idée queces êtres étaient à la fois des mendiants, des bohémiens, desmohicans, des matelots.

Quant aux autres verrières, celles surtout qui renfermaientplusieurs personnages et étaient divisées en des séries de scènes,il eût fallu se munir d’un télescope et passer des journéesentières à les étudier, pour parvenir à en déchiffrer les détails;et des mois n’auraient pas suffi à cette tâche, car ces vitresavaient été maintes fois réparées et replacées souvent sans dessusdessous, de telle sorte qu’il devenait malaisé de les lire.

L’on avait établi un compte des figures insérées dans lesfenêtres de la basilique; il s’élevait au chiffre de 3.889; tous,au Moyen Age, avaient voulu offrir à la Vierge une image de verreet, en sus des cardinaux, et des rois, des évêques et des princes,des chanoines et des seigneurs, les corporations de la villeavaient commandé, elles aussi, leurs panneaux de feu; les plusriches, telles que les compagnies des drapiers et pelletiers, desorfèvres et changeurs, en remettant cinq à Notre-Dame, tandis queles confréries plus pauvres des maîtres-éviers et porteurs d’eau,des portefaix et crocheteurs, en avaient chacune présenté un.

En ruminant ces réflexions, Durtal déambulait dans le pourtour,stationnait devant une petite Vierge de pierre, nichée au bas del’escalier, qui conduit à la chapelle de saint Piat, bâtie en horsd’oeuvre, derrière l’abside, au XIVe siècle. Cette Vierge, quidatait, elle aussi, de cette époque, se reculait, s’effaçait dansl’ombre, loin des regards, cédait, déférente, les places d’apparataux Madones âgées.

Elle tenait un bambin jouant avec un oiseau, en souvenir, sansdoute, de cette scène des évangiles apocryphes de l’Enfance et deThomas l’Israélite, qui nous montre l’enfant Jésus s’amusant àmodeler des oiseaux avec de la terre et à les animer, en soufflantdessus.

Et Durtal reprenait sa promenade le long des chapelles,s’arrêtant seulement devant celle qui détenait des reliquescontradictoires, des reliques à double fin, les châsses de saintPiat et de saint Taurin; l’on exposait les os du premier, pourobtenir de la sécheresse par les temps de pluie, les restes del’autre pour amener de la pluie dans les temps secs; mais ce quiétait moins anodin et plus crispant que ce défilé de chapelles auxornements misérables et dont les vocables avaient été changésdepuis leur dédicace, si bien que l’appui tutélaire acquis par tantde siècles n’était plus; c’était le choeur, éreinté, sali, souillécomme à plaisir.

En 1763, l’ancien Chapitre avait jugé bon de déformer lescolonnes gothiques et de les faire badigeonner par un chaufourniermilanais, d’un rose jaunâtre, truité de gris; puis il avaitrelégué, dans le musée de la ville, de magnifiques tapisseriesflamandes, cernant les contours internes du choeur, et mis à leurplace des bas-reliefs de marbre, rabotés par le redoutablemargougniat qui avait écrasé sous le groupe géant de la Vierge,l’autel; la malechance s’en était mêlée. En 1789, les sans-culottesavaient eu l’idée d’enlever ce bloc de l’Assomption, et unmalencontreux imbécile avait sauvé l’oeuvre de Bridan, en luicouvrant le chef d’une carmagnole.

Quand l’on songe que l’on avait détruit d’admirables vitraux,pour mieux éclairer cette masse de saindoux! si seulement l’onpouvait se susciter l’espoir d’en être, un jour, débarrassé, maishélas! tous ces souhaits sont vains. Il y a quelques années, sousl’épiscopat de Mgr Regnault, il fut question non de jeter dans unfondoir ce bloc pétrifié de pieux oing, mais de supprimer au moinsles bas-reliefs.

Alors ce prélat qui chargeait ses oreilles de coton, de peurd’attraper un rhume, s’y opposa; et, pour des motifs de cetteimportance sans doute, il faudra subir à jamais la sacrilègelaideur de cette Assomption et de ces paravents de marbre!

Mais si l’intérieur de ce sanctuaire était une honte, lesgroupes qui entouraient les bas-côtés de l’abside et formaient laclôture externe du choeur valaient qu’on s’y attardât.

Ces groupes, logés sous des dais à aiguilles et à clochetonsciselés par Jehan de Beauce, commençaient, à droite, à l’entrée dutransept Sud, dessinaient le fer à cheval autour de l’autel,finissaient à l’entrée du transept Nord, là où s’érige sur sonpilier la Vierge noire.

Le sujet était le même que celui traité par les petitschapiteaux du porche Royal, en dehors de l’église, au-dessus dupanégyrique des Rois, des Saints et des Reines; il était empruntéaux légendes des apocryphes, à l’évangile de la Nativité de Marieet au protévangile de Jacques le Mineur.

Les premiers de ces groupes avaient été façonnés par un artistedu nom de Jehan Soulas. Le marché passé, le 2 janvier 1518, entrece statuaire et les délégués des administrateurs de l’oeuvreecclésiale, existait encore. Il y était dit que Jehan Soulas,maître imagier, demeurant à Paris, au cimetière saint-Jehan,paroisse de saint-Jehan en Grève, s’engageait à exécuter en bonnepierre de la carrière de Tonnerre et mieux que les images qui sontautour du choeur de Notre-Dame de Paris, les quatre premiersgroupes dont les sujets lui étaient et imposés et décrits; lemarché fait, moyennant le prix et somme de 280 livres tournois queles sieurs du chapitre de Chartres seront tenus de lui payer, aufur qu’il besognera.

Soulas, qui avait certainement appris son métier chez un artistedes Flandres, avait sculpté de petits tableaux de genre dont lafranchise et l’entrain déridaient l’âme assombrie par la gravitédes vitres; elles semblaient, en effet, dans cet endroit, tamiserle jour au travers de cachemires de l’Inde, n’éclairaient que descintillements obscurs et de lueurs fumeuses ce bas-côté.

Le deuxième groupe représentant sainte Anne qui reçoit d’un angequ’on ne voit point, l’ordre d’aller rejoindre Joachim à la Portedorée, était une merveille d’observation exacte et de grâce; lasainte écoutait, attentive, debout, devant son prie-Dieu auprèsduquel était étendu un petit chien; et une servante levant la tête,de profil, et portant un pichet vide, souriait d’un air un peuentendu, en clignant de l’oeil. Et tandis que, dans le tableausuivant, les époux s’embrassent, avec une trépidation de bons vieuxbalbutiant d’allégresse et s’étreignent avec des mains quitremblent, la même servante, vue de face, cette fois, était sicontente de leur joie qu’elle ne tenait plus en place, sedandinait,en pinçant les bords de sa jupe, commençait presque àdanser.

Un peu plus loin, le tailleur d’images avait conçu la Nativitéde Marie, en vrai peintre flamand, installant au fond de son cadreun lit à courtines sur lequel sainte Anne était couchée et veilléepar une chambrière, pendant que la sage-femme et son aide lavaientl’enfant.

Mais un autre de ces groupes situé près d’une horloge de laRenaissance qui interrompt l’histoire narrée par cette clôture,était encore plus étonnant; dans celui-là, Marie cousait unelayette, en lisant un livre, et saint Joseph endormi, sur un siège,la tête étayée par sa main, apprenait en un rêve la conceptionimmaculée de la Vierge; et il n’avait pas seulement les yeuxfermés, il dormait si profondément, si réellement, qu’on voyait lapoitrine anhéler, qu’on sentait le corps s’allonger, se fondre danstout l’abandon de son être; et ce que les doigts de la futureaccouchée cousaient bien, tandis qu’elle était absorbée par laprière, le nez sur son eucologe! Jamais, à coup sûr, l’on n’avaitserré de plus près la vie, exprimé avec autant d’assurance et dejustesse la nature saisie à l’improviste, piquée au vol, sur levif.

Après cette scène d’intérieur et une Adoration des bergers etdes anges, venaient la Circoncision de Jésus, revêtu d’un tablierde papier blanc collé sur le ventre par un jocrisse, puis uneAdoration des Mages et Jehan Soulas et les élèves de sa maîtriseavaient terminé, de ce côté, leur tâche; de médiocres ouvriers leursuccédaient, François Marchant d’Orléans et Nicolas Guybert deChartres et derrière eux, l’art allait encore en descendant,baissait avec un sieur Boudin qui avait eu l’aplomb de signer sesmisérables poupées, aboutissait à la niaiserie, à la rengaine desJean de Dieu, des Legros, des Tuby, des Mazières, à la froide etpaïenne sculpture du XVIIe et du XVIIIe siècle, se relevait dansles huit derniers groupes, en face de la Vierge du Pilier, en dessilhouettes découpées par des élèves de Soulas; mais celles-làétaient en quelque sorte perdues, car elles étaient placées dansl’ombre et il était presque impossible, en cette agonie de lumière,de les juger.

Devant ce pourtour si plaisant par places, si malséant pard’autres, Durtal ne pouvait s’empêcher d’évoquer le souvenir d’uneoeuvre similaire mais plus complète — car celle-là n’avait pas étémodelée par plusieurs siècles et déformée par des dissidences detalent et d’âge; — cette oeuvre résidait à Amiens et, elle aussi,servait de clôture extérieure au choeur de la cathédrale.

L’histoire de la vie de saint Firmin, premier évêque et patronde la ville, et le récit de l’invention et de l’illation de sesreliques par saint Salve, se déroulaient en des séries de groupeset redorés et repeints; puis suivait, pour achever le contour dusanctuaire, la biographie du second protecteur d’Amiens, saintJean-Baptiste, et, dans la scène du Précurseur baptisant le Christ,apparaissait, déployant un linge, un ange blond, ingénu et fûté,l’une des plus adorables figures séraphiques que l’art flamand deFrance ait jamais ou sculptées ou peintes.

Cette légende de saint-Firmin était racontée, de même que cellede la naissance de la Vierge à Chartres, en des chapitres scindésde pierre, surmontés, eux aussi, de pyramides gothiques et declochetons; et, dans celui de ces compartiments où saint Salve,entouré de tout un peuple, aperçoit des rayons qui jaillissent d’unnuage et indiquent la place où le corps perdu du martyr fut inhumé,un homme à genoux, les mains jointes, pantelait, exalté par laprière, ardait, lancé en avant par un bond de l’âme lui sublimantle visage, faisant de ce rustre un saint en extase, vivant déjàloin de la terre, en Dieu.

Cet orant il était le chef-d’oeuvre du pourtour d’Amiens, commele saint Joseph endormi était le chef-d’oeuvre du pourtour deChartres.

Tout bien considéré, se disait Durtal, cette statuaire de lacathédrale de la Picardie est plus explicite, plus complète, plusvariée, plus éloquente même que celle de la basilique de la Beauce.Outre que l’imagier inconnu qui la créa était doué, autant que lefut Soulas, d’une finesse d’observation, d’une bonhomie, d’uneverve, persuasives et décidées, il possédait, en sus, un je ne saisquoi de plus singulier et de plus noble; puis ses tableaux ne seconfinaient pas dans la reproduction de deux ou trois personnages,mais souvent ils mettaient en scène de grouillantes foules oùchaque homme, chaque enfant, chaque femme différait par sonindividualité, par ses traits personnels, tranchait par son air àpart, tant la réalité de ces figurines était nette et intense!

Enfin, pensait Durtal, en jetant, avant de s’éloigner, undernier coup d’oeil sur la clôture de Chartres, si Soulas estinférieur à l’imagier d’Amiens, il n’en est pas moins un délicatartiste et un vrai maître, et ses groupes nous consolent au moinsde l’ignominie de Bridan et du décor satané du choeur!

Il allait ensuite s’agenouiller devant la Vierge noire, puisrevenu dans le transept du Nord qu’Elle avoisine, il s’ébahissait,une fois de plus, devant la flore incandescente de ses vitres; ettoujours il était et remué et repris par les cinq fenêtres enogive, sous la rose, ces fenêtres dans lesquelles surgissaientautour de sainte Anne la more, David et Salomon se dressant,rébarbatifs, dans une fournaise de pourpre, Melchissédech et Aaron,au teint calabrais, aux faces velues, aux yeux énormes et blancs,se détachant, patibulaires, dans des flots de jour.

la rosace rayonnant au-dessus d’eux, n’avait ni l’extraordinairediamètre de celle de Notre-Dame de Paris, ni l’incomparableélégance de la rose en étoile d’Amiens; elle était plus massive,plus petite, allumée de fleurs étincelantes poussées telles que dessaxifrages de feu dans les trous du mur.

Et, en se retournant, Durtal regardait alors, sous la roue dutransept Sud, les cinq grandes croisées qui faisaient vis-à-vis auxcinq du Nord; et il retrouvait, brûlant comme des torchères dechaque côté de la Vierge sise juste en face de la sainte Anne, lesquatre Evangélistes portés sur les épaules des grands Prophètes :saint Mathieu sur Isaïe; saint Luc sur Jérémie; saint Jean surEzéchiel, saint Marc sur Daniel; tous plus étranges les uns que lesautres avec leurs prunelles semblables à des verres de jumelle,leurs cheveux en ruisselets, leurs barbes en racines arrachéesd’arbre, sauf le saint Jean que le Moyen Age latin portraituretoujours imberbe pour notifier sa virginité par ce signe; mais leplus bizarre de ces géants était peut-être encore le saint Luc qui,à cheval sur le dos de Jérémie, lui gratte doucement, ainsi qu’à unperroquet, le crâne, en levant des yeux dolents et pensifs auciel.

Durtal redescendait dans la nef plus sombre coulant en pente,avec l’inclinaison de ses pavés qu’on lavait après le départ desfoules qui s’y annuitaient, au Moyen Age; et il considérait aumilieu, tracé sur le sol avec des lignes de pierre blanche et desbandes de pierre bleue se contournant en spirale, ainsi qu’unressort de montre, le labyrinthe, la lieue que nos pèresparcouraient dévotement, récitant, pendant l’heure que durait cevoyage, des prières spéciales, accomplissant ainsi un illusoirepèlerinage en Terre Sainte, pour gagner des indulgences; et revenuau parvis, se retournant, il embrassait, avant de partir, leradieux ensemble.

Et il se sentait heureux et terrifié, jeté hors de lui parl’aspect formidable et charmant de Notre-Dame.

Etait-elle assez grandiose et assez légère cette cathédrale,jaillie de l’effort d’une âme qui l’avait faite à son image,racontant son ascension dans les voies mystiques, montant peu à peudans la lumière, franchissant la vie contemplative du transept,planant, arrivée au choeur, dans la pleine clarté de la vieunitive, loin de la vie purgative, de la route obscure de la nef!et cette assomption de l’âme était accompagnée, secondée par latroupe des Anges, des Apôtres, des Prophètes, des Justes, tousdebout dans leurs corps glorieux de flammes, servant d’escorted’honneur à la croix couchée sur les dalles, à l’image de la Mèreinstallée à toutes les hauteurs de cette immense châsse dont ilsentr’ouvraient les parois pour lui présenter, en un éternel jour defête, les bouquets de pierreries éclos dans les serres en feu desvitres.

Nulle part, la Vierge n’était ainsi adulée, ainsi choyée, ainsidéclarée maîtresse absolue d’un domaine offert; et un détail leprouvait. Dans toutes les cathédrales, les rois, les évêques, lesSaints, les bienfaiteurs, gisaient, inhumés dans les caveaux dusol; et à Notre-Dame de Chartres, pas; jamais on n’y avait enterréun cadavre, jamais cette église n’avait été un ossuaire, parce que,dit l’un de ses historiens, le vieux Rouillard  » elle a cetteprééminence que d’être la couche ou le lit de la Vierge « .

Elle y était donc à demeure, trônant au milieu de sa Courd’Elus, gardant dans le tabernacle de la chapelle réservée devantlaquelle brûlent des lampes, le corps sacramentel de son Fils, leveillant ainsi que pendant son enfance, le tenant en son giron,dans toutes les sculptures, dans toutes les verrières, se promenantd’étages en étages, passant entre la haie des Saints, finissant pars’asseoir sur une colonnne, par se montrer aux petits et auxpauvres sous l’humble apparence d’une femme basanée au teint cuitpar les canicules ,hâlé par le vent et par les pluies; et Elledescendait plus bas encore, allait jusque dans les souterrains deson palais, se reposant dans la crypte pour donner audience auxirrésolus, aux timorés que le luxe ensoleillé de sa courintimide.

Comme ce sanctuaire, où l’on perçoit la présence douce etterrible de l’Enfant que ne quitte point sa Mère, vous soulève horsde toute réalité, dans l’allégresse intime des Beautés pures! Etfaut-il que tous deux soient bénévoles pour ne pas partir de cedésert, pour ne pas se lasser d’attendre les visiteurs! repritDurtal, regardant autour de lui, constatant qu’il était seul; s’iln’y avait pas ces braves gens de la campagne qui viennent, eux, àtoute heure, baiser le pilier, quel abandon ce serait, même ledimanche, car jamais cette cathédrale n’est pleine! Soyons justepourtant; à la messe de 9 heures, ce jour-là, le bas de la nefs’emplit; et il souriait, se rappelant cette partie de lacathédrale bondée de petites filles des pensionnats de soeurs et depaysannes qui, ne voyant pas assez clair pour suivre la messe,allumaient tranquillement des bouts de bougie et se serraient, lesunes contre les autres, lisant parfois à plusieurs dans le mêmelivre.

Cette familiarité, ce bon enfant de piété que les affreuxsacristains de Paris n’eussent pas toléré dans une église, étaientsi naturels à Chartres, si bien en accord avec l’accueil sansfaçon, si peu cérémonial de Notre-Dame!

Reste à savoir, fit Durtal, sautant à un autre ordre d’idées, sicette basilique a conservé son épiderme intact ou si elle a étébadigeonnée, au XIIIe siècle, de peintures. D’aucuns prétendent quetous les intérieurs de cathédrales furent revêtus de couleurs, auMoyen Age; est-ce véridique? Et, en admettant que ce renseignementsoit exact pour les églises romanes, l’est-il également pour leséglises gothiques? J’aime à me figurer, en tout cas, que jamais lesanctuaire de Chartres ne fut travesti par des bariolages commeceux que nous devons subir à Saint-Germain-des-Prés, à Paris; àNotre-Dame-la-Grande, à Poitiers; à l’église Saint-Sauveur, àBruges. D’ailleurs, la peinture ne se conçoit — si l’on y tient —que pour de très petites chapelles, mais teinturer de bigarruresvariées les murs d’une cathédrale, pourquoi? car ce système detatouage rétrécit l’espace, abaisse les voûtes, appesantit lescolonnes; il supprime, pour tout dire, l’âme mystérieuse des nefs,tue la sombre majesté des allées, avec ces vulgaires dessins defrettes, de grecques, de losanges, de croix, semés sur les pilierset sur les murailles englués de jaune de cassonade, de vert dechicorée, de lie de vin, de gris de lave, de rouge brique, de touteune série de nuances fades et sales; sans compter l’horreur desvoûtes constellées d’étoiles qui paraissent découpées dans dupapier d’or et collées sur un fond de bleu perruquier, de bleu àlaver le linge!

Cela se supporte — si l’on veut — à la Sainte Chapelle parcequ’elle est minuscule, qu’elle est un oratoire, un reliquaire; celase comprendrait encore peut-être pour cette surprenante église deBrou, car celle-là est un boudoir; ses voûtes et leurs clés sontpolychromées et dorées et le sol était pavé de briques émailléesdont il subsiste près de ses tombeaux de visibles traces. Cegrimage du haut et du bas s’accordait avec les filigranes des murs,les vitres héraldiques et les carreaux lucides, avec la profusiondes guipures de pierres armoriées, fleuries de bouquets demarguerites mêlés à des briquets, à des devises, à des chiffres, àdes cordelières de saint François, à des entrelacs; ce maquillages’assortissait aux albâtres des retables, aux marbres noirs destombes, aux clochetons à denticules, aux fleurons en chicoréefrisée et en feuilles de choux; très aisément, l’on s’imagine lescolonnes et les parois peintes, les nervures et les reliefsgouachés d’or, formant un tout, une harmonie, un ensemble, danscette bonbonnière qui dépend plus d’ailleurs de la joaillerie quede l’architecture.

Cet édifice de Brou, il était le dernier monument du Moyen Age,la dernière fusée lancée par le style gothique flamboyant, par legothique déchu mais exaspéré de mourir, luttant contre le retour dupaganisme, contre l’invasion de la Renaissance. L’ère des grandescathédrales avait abouti à ce délicieux avorton, qui était unchef-d’oeuvre, dans son genre, le chef-d’oeuvre du joli, dutortillé, du tarabiscoté, du coquet. Il symbolisait l’âme déjà sansrecueillement du XVIe siècle; le sanctuaire trop éclairés’extériorisait, se déployait avec elle, ne se repliait, ne serepérait plus. L’on voit bien cet intérieur de châtelaine, peint etdoré, sur toutes les coutures, ces petites chapelles où saillentdes corps de cheminées pour que Marguerite d’Autriche puisse sechauffer en écoutant la messe, garnies de coussins odorants, desucreries, de bijoux et de chiens. Brou est un salon de grande dameet non la maison de tous. Dès lors, avec ses affutiaux, lesciselures de son jubé tendu, tel qu’un porche de dentelle,au-devant du choeur, il attend, attire presque un émaillage savantdes traits, des rehauts colorés qui le féminisent, qui le mettenten complète union avec l’élégance de sa fondatrice, la princesseMarguerite dont le souvenir s’impose plus, dans cette petiteéglise, que celui de la Vierge.

Et encore siérait-il de savoir si jamais les murs et les pilesde Brou furent peints; et le contraire semble prouvé; en tout cas,si une couche de fard ne déparerait pas cet étrange sanctuaire, ilne saurait en être de même à Chartres, car la seule teinte qui luiconvienne, est la patine grasse et glacée, d’un gris qui s’argente,d’un blond qui tourne au fauve, le culottage que donne le temps,l’âge, aidé par les vapeurs accumulées des prières, par la fuméedes encens et des cierges!

Et se ratiocinant ces réflexions, Durtal finissait par seréférer comme toujours à sa propre personne, par se dire : qui saitsi je ne regretterai pas amèrement, un jour, cette basilique et lesdouces rêveries qu’elle suggère, car enfin je ne connaîtrai plus lajoie de ces lentes flânes, de ces détentes, puisque je serai soumisau caporalisme des cloches sonnant les gestes monastiques, si je melaisse bloquer dans un cloître!

Qui sait même si, dans le silence de la cellule, les criséperdus de ces choucas qui croassent sans arrêt ne me manquerontpoint, reprit-il, considérant, avec un sourire, les nuées de cesoiseaux qui s’abattaient sur les tours; et il se remémorait unelégende narrant que, depuis l’incendie de 1836, chaque soir, àl’heure exacte où le feu prit, ces bêtes fuyaient la cathédrale etn’y revenaient que le lendemain, dès l’aube, après avoir pernoctédans une forêt, à trois lieues de Chartres.

Cette légende est aussi folle que cette autre chère aux bonnesfemmes de la ville; celle-là prétend qu’il sort du sang, lorsquel’on crache, le Vendredi Saint, sur un carré de pierre scellé avecdu ciment noir, dans une dalle située à l’arrière du choeur!

Tiens, Madame Bavoil.

— Oui, notre ami, c’est moi; je viens de faire une course pourle père et je retourne au logis où je vais apprêter la soupe; ehbien, et vous, vous préparez vos malles?

— Mes malles!

— Dame, est-ce que vous ne partez pas dans un monastère?fit-elle, en riant.

— Fichez-vous de moi! s’exlama Durtal qui se mit à son tour àrire; je voudrais bien vous y voir; quand il s’agit de se résoudreà devenir un soldat assujetti à des exercices de peloton pieux, unpauvre troubade dont tous les mouvements sont comptés, qui, s’il nedoit pas porter les mains sur la couture du pantalon, doit lestenir cachées sous son scapulaire…

— Ta, ta, ta, interrompit la gouvernante, je vous le répète unefois de plus, vous lésinez avec Dieu, vous marchandez…

— Mais il est pourtant nécessaire qu’avant de prendre unesemblable décision, je me plaide et le pour et le contre; en pareilcas, un peu de procédure intérieure est bien permis.

Elle haussait les épaules; et il y avait un tel calme sur cevisage et un tel feu couvait sous l’eau noire de ses yeux, queDurtal demeurait devant elle saisi, admirant la franchise, lapureté de cette âme qui s’avançait jusqu’au bord des paupières, quisortait par ce regard.

— Etes-vous heureuse! s’écria-t-il.

Un nuage couvrit les prunelles qui se baissèrent.

— N’enviez personne, notre ami, dit-elle, car chacun a sesdébats et ses peines.

Et, après l’avoir quittée, Durtal pensa, en rentrant chez lui,aux disgrâces qu’elle avait avouées, aux entretiens avec le Cielcessés, aux visions disparues, à la chute sur le sol de l’âmevolant auparavant dans les nues. Ce qu’elle devait souffrir!

C’est égal, fit-il, dans le sevice du Seigneur tout n’est pasrose! si l’on consulte des biographies de Saints, on voit ces élustorturés par les plus effroyables des maladies, par les plusdouloureuses des épreintes; décidément, c’est pas drôle la Saintetésur la terre, c’est pas drôle, la vie! Il est vrai que pour lesSaints l’excessif des souffrances est, ici-bas déjà, compensé parl’extrême des joies; mais pour le reste des chrétiens, pour lemisérable fretin que nous sommes, quelle détresse et quelle pitié!l’on interroge l’éternel silence et rien ne répond; l’on attend etrien ne vient; l’on a beau s’attester qu’Il est l’Incirconscrit,l’Incompréhensible, l’Incogitable, que toutes les démarches denotre raison sont vaines, l’on ne parvient point à ne pas setroubler et surtout à ne point pâtir! et pourtant… pourtant, sil’on y songe, ces ténèbres qui nous environnent ne sont pasabsolument imperméables, car elles s’éclairent par endroits et l’ondiscerne quelques vérités, entre autres celle-ci :

Dieu agit avec nous comme avec les plantes; Il est, en quelquesorte, l’année de l’âme, mais une année où l’ordre naturel dessaisons est interverti, car les saisons spirituelles commencent parle printemps auquel succède l’hiver et l’automne arrive suivi à sontour par l’été; au moment de la conversion, c’est le printemps,l’âme est en liesse et le Christ sème en elle ses graines; puisviennent le froid et l’obscurité; l’âme terrifiée se croitabandonnée et se plaint, mais sans qu’elle le sente, pendant cesépreuves de la vie purgative, les graines germent sous la neige;elles se lèvent dans la douceur contemplative des automnes,fleurissent enfin dans la vie unitive des étés.

Oui, mais chacun doit être l’aide jardinier de sa propre âme,chacun doit écouter les instructions du Maître qui trace la besogneet dirige l’oeuvre. Hélas! nous ne sommes plus ces humbles ouvriersdu Moyen Age qui travaillaient en louant Dieu, qui se soumettaient,sans discuter, aux ordres du patron; nous, nous avons, par notrepeu de foi, épuisé le dictame des prières, le polypharmacon desoraisons; dès lors, tout nous paraît injuste et pénible et nousregimbons, nous exigeons des engagements, nous hésitons àentreprendre notre tâche; nous voudrions être payés d’avance tantnotre défiance nous rend vils! Ah! Seigneur, donnez-nous la grâcede prier et de ne pas même avoir l’idée de vous réclamer desarrhes, donnez-nous la grâce d’obéir et de nous taire!

Et j’ajoute, murmura Durtal, souriant à Mme Mesurat qui vint, àson coup de sonnette, ouvrir la porte, concédez-moi, mon Dieu, lafaveur de n’être pas toujours impatienté par le bourdonnement decette grosse mouche, agacé par les inépuisables paroles de cettebrave femme!

Chapitre 14

 

Quelle bouillie pour les chats, quelle bouteille à l’encre quecette ménagerie du Bien et du Mal, s’écria Durtal, en posant saplume.

Il s’était attelé depuis le matin à un travail sur la faunesymbolique du Moyen Age; au premier abord, cette étude lui avaitsemblé plus neuve et moins ardue, moins longue à traiter, en toutcas, que cet article qu’il avait projeté d’écrire sur les Primitifsallemands; et il demeurait maintenant, ahuri, devant ses livres etses calepins, en quête d’un fil conducteur, perdu dans cet amas detextes contradictoires accumulés devant lui.

Procédons par ordre, se dit-il; si tant est que dans cecapharnaüm une méthode de sélection soit possible.

Le Bestiaire du Moyen Age connut les monstres du Paganisme, lessatyres, les faunes, les sphynx, les harpies, les onocentaures, leshydres, les pygmées, les sirènes; tous furent pour lui desvariantes de l’Esprit du Mal; il n’y a donc pas de recherches àeffectuer au sujet de leurs acceptions; ils ne sont que d’anciensrésidus; aussi la véritable source de la zoologie mystiquen’est-elle pas dans la mythologie mais bien dans la Bible quipartage les animaux en mondes et immondes , les emploie à clicherdes vertus et des vices, insinue en certaines espèces despersonnages célestes, en d’autres le Démon.

Ce point de départ acquis, notons que les liturgistes du bétaildistinguèrent la bête de l’animal, englobèrent, sous le premier deces titres, les créatures indociles et les fauves; sous le second,les animaux au caractère doux et craintif, les racesdomestiques.

Observons encore que les ornithologues de l’Eglise convinrentque les oiseaux étaient les Justes; que, d’autre part, Boèce,souvent copié par les auteurs du Moyen Age, leur impartit, aucontraire, le renom de l’inconstance et que saint Méliton en fait,tour à tour, les sosies du Christ, du Diable, du peuple Juif;ajoutons enfin que, sans tenir compte de ces opinions, Richard deSaint-Victor voit dans le volucre le symbole de la vie intérieure,comme il voit dans le quadrupède l’image de la vie extérieure… etnous ne sommes pas plus avancés, murmura Durtal.

Ce n’est pas cela. Il s’agit de découvrir une autre répartition,plus serrée et plus claire.

Les divisions de l’histoire naturelle seraient inutiles ici, carun bipède et un reptile ont souvent dans le répertoire dusymbolisme le même sens; le plus simple est de sérier la ménageriereligieuse en deux grandes classes; les bêtes réelles et lesmonstres; il n’est aucun animal qui ne puisse rentrer dans l’une oudans l’autre de ces catégories.

Durtal réfléchit, puis :

Néanmoins, pour donner un ensemble plus net, pour mieuxapprécier l’importance que s’attribuent, dans la mythographiecatholique, certaines familles, il sera bon de sortir des rangs lesbêtes qui translatent Dieu, la Vierge, le Diable, de les mettre àpart, quitte à les reprendre lorsqu’elles justifieront d’autrescommentaires, de trier également celles qui coïncident avec lesEvangélistes et servent à la confection du Tétramorphe.

Le dessus de cette fourrière ôté, nous pourrons alors examinerle fretin, décrire le langage imagé des animaux ordinaires et desextravagants.

La faune emblématique de Dieu est nombreuse; les Ecrituresregorgent d’êtres destinés à nuancer le Sauveur. David le compareen sa personne au pélican de la solitude, au hibou dans son nid, aupassereau solitaire sur un toit, à la colombe, au cerf altéré; lespsaumes sont un recueil analogique de ses qualités et de sesnoms.

D’autre part saint Isidore de Séville, Monseigneur SainctYsidore, ainsi que l’appellent les naturalistes d’antan, incorporeJésus dans l’agneau, à cause de son innocence; dans le bélier parcequ’il est le chef du troupeau, voire même dans le bouc, en raisonde la ressemblance que le Rédempteur consentit de la chair dupéché.

D’autres le portraitisent dans le boeuf, la brebis, le veau,bêtes du sacrifice; d’autres dans les animaux, symboles deséléments, dans le lion, l’aigle, le dauphin, la salamandre, rois dela terre, de l’air, de l’océan et du feu; d’autres tels que saintMéliton, l’évoquent dans le chevreau et le daim, le poursuiventjusque dans le chameau qui personnifie pourtant, d’après uneversion différente du même auteur, le désir du fla-fla, le goût dela vaine louange; d’autres encore le transfèrent dans le scarabée,comme saint Eucher; dans l’abeille, considérée cependant ainsiqu’un infâme pécheur, par Raban Maur; d’autres enfin spécifient,avec le phénix et le coq, sa Résurrection, avec le rhinocéros et lebuffle, sa colère et sa force.

L’iconographie de la Vierge est moins dense. Sainte Marie peutêtre célébrée par toute créature chaste et bénigne. Dans ses « Distinctions monastiques « , l’anonyme anglais la nomme avec cettemême abeille que nous venons de voir si maltraitée par l’archevêquede Mayence; mais Elle fut surtout décrétée par la colombe qui estpeut-être l’oiseau dont le Belluaire ecclésial se soit le plusoccupé.

D’après tous les mystiques, la colombe est l’image de la Viergeet du Paraclet. Suivant sainte Mechtilde, elle est la simplicité ducoeur de Jésus; selon Amalat Fortunaire et Yves de Chartres, ellemanifeste les prédicateurs, la vie religieuse active, — enopposition avec la tourterelle qui décèle la vie contemplative, —parce qu’elle vole et gémit, en bande, tandis que la tourterelle seréjouit, seule, à l’écart.

Pour Brunon d’Asti, la colombe est encore un modèle de lapatience, une effigie des Prophètes.

Quant au Bestiaire infernal, il s’étend à perte de vue; tout lemonde des animaux fantastiques s’y engouffre; puis dans la sériedes bêtes réelles défilent : le serpent, l’aspic des Ecritures, lescorpion, le loup désigné par Jésus même, le léopard dénoncé parsaint Méliton comme se référant à l’Antéchrist; le tigre dont lafemelle assume le péché d’arrogance; l’hyène, le chacal, l’ours, lesanglier qui, dans les psaumes, ravage la vigne du Seigneur; lerenard qualifié de persécuteur hypocrite par Pierre de Capoue, desuppôt de l’hérésie par Raban Maur; les autres fauves; puis lepourceau, le crapaud, engin des maléfices, le bouc, portrait deSatan même, le chien, le chat, l’âne sous la forme desquels leDiable s’ébruite dans les procès de sorcellerie du Moyen Age; lasangsue honnie par l’anonyme de Clairvaux; le corbeau qui sortit del’arche et ne revint pas; il exprime la malice et la colombe quirevint, la vertu, dit saint Ambroise; la perdrix qui, d’après lemême auteur, dérobe et couve des oeufs qu’elle n’a pas pondus.

Si l’on en croit Théobald, le Démon est encore relayé parl’araignée, car elle craint le soleil autant que le Malin craintl’Eglise et elle tisse plus volontiers sa toile, la nuit que lejour, imitant en cela Satan qui attaque l’homme, lorsqu’il le saitendormi, sans force pour se défendre.

Enfin le Prince des Ténèbres est également parodié par le lion,par l’aigle, pris alors dans un déplorable sens.

Le même fait se reproduit dans la faune expressive et dans lasymbolique des couleurs et des fleurs, songeait Durtal; toujours ladouble face; les deux significations opposées existent presqueconstamment dans la science des hiéroglyphes, sauf cependant dansla branche des gemmes.

C’est ainsi que le lion défini par sainte Hildegarde de  » figuredu zèle de Dieu « , que le lion, image du Fils devient, chez Huguesde Saint-Victor, l’emblème de la cruauté. Se basant sur le textedes psaumes, les physiologues l’identifient à Lucifer. Il est, eneffet, le lion qui cherche à ravir les âmes, le lion qui se jettesur sa victime; David l’accouple au dragon qu’on foule aux pieds;et, dans sa première Epître, saint Pierre le montre rugissant, enquête d’un chrétien à dévorer.

De même pour l’aigle que Hugues de Saint-Victor instituel’étalon de l’orgueil. Choisi par Brunon d’Asti, par saint Isidore,par saint Anselme, pour commémorer le Sauveur pêcheur d’hommes, caril fond du haut du ciel sur les poissons nageant à fleur d’eau etles enlève, l’aigle, déjà classé, par le Lévitique et leDeutéronome, parmi les bêtes impures, se mue, en sa qualité mêmed’oiseau de proie, en un simulacre du Diable, emportant, pour lesdéchiqueter, les âmes.

En résumé, tout fauve, tout volucre féroce, et tout reptile estun avatar du Très-Bas, conclut Durtal.

Passons au Tétramorphe. Les animaux évangéliques sontconnus.

Saint Matthieu qui développe le thème de l’Incarnation, précisela généalogie humaine du Messie, a pour signe caractéristiquel’homme.

Saint Marc qui s’occupe plus spécialement de la thaumaturgie duFils, qui s’étend moins sur sa doctrine que sur ses miracles et surla Résurrection, a pour attribut le lion.

Saint Luc qui traite plus particulièrement des vertus de Jésus,de sa douceur, de sa patience, de sa miséricorde, qui s’arrête pluslonguement sur son immolation, est armorié par le boeuf ou par leveau.

Saint Jean qui promulgue avant tout la divinité du Verbe estblasonné par l’aigle.

Et l’acception donnée au boeuf, au lion, à l’aigle, est enparfait accord avec la forme et le but personnels de chacun de cesEvangiles.

Le lion, qui symbolise la toute-puissance, allégorise également,en effet, la Résurrection.

Tous les physiologues d’antan, saint Epiphane, saint Anselme,saint Yves de Chartres, saint Brunon d’Asti, saint Isidore,Adamantius admettent cette légende qu’après sa naissance, lelionceau reste pendant trois jours inanimé, puis il s’éveille, lequatrième jour, lorsqu’il entend le rugissement de son père etbondit, plein de vie, hors de son antre. Tel le Christ,ressuscitant, après trois jours et sortant de sa tombe, à l’appeldu Père.

La croyance existait encore que le lion dormait, les yeuxouverts; aussi devint-il le modèle de la vigilance; et saintHilaire et saint Augustin virent, dans cette façon de se reposer,une allusion à la nature divine qui ne s’éteignit pas dans lesépulcre, alors que l’humanité du Rédmpteur y subissait une réellemort.

Enfin comme il paraissait acquis que cet animal effaçait latrace de ses pas sur le sable du désert avec sa queue, Raban Maur,saint Epiphane, saint Isidore, acceptèrent qu’il signifiât leSauveur voilant sa divinité sous des traits charnels.

Pas ordinaire, le lion! s’exclama Durtal. Heu, fit-il,consultant ses notes, le boeuf est plus modeste. Il est le parangonde la puissance et de l’humilité; il synthétise, selon saint Paul,le sacerdoce; le prédicateur suivant Raban Maur; l’évêque d’aprèsPetrus Cantor, parce que, dit cet auteur, le prélat est coifféd’une mître dont les deux cornes ressemblent à celles du boeuf etqu’il se sert de ces cornes qui sont la science des deux Testamentspour découdre les hérétiques; mais, en dépit de cesinterprétations, plus ou moins ingénieuses, le boeuf est, en somme,la bête de l’immolation, du sacrifice.

Quant à l’aigle, il est, nous l’avons dit, le Messie seprécipitant sur les âmes pour les capter, mais d’autres versionslui sont encore attribuées par saint Isidore et par Vincent deBeauvais. A les entendre, l’aigle qui veut éprouver ses aiglons lessuspend à ses serres, plane devant le soleil et les force à fixer,avec leurs prunelles qui commencent à s’ouvrir, l’orbe incandescentde l’astre. L’aiglon que cette fournaise éblouit, est lâché, rejetépar l’oiseau. Ainsi Dieu repousse l’âme qui ne peut fixer sur luil’oeil contemplatif de l’amour.

Il est encore le symbole de la Résurrection et saint Epiphane etsaint Isidore l’expliquent de la sorte :

L’aigle, quand il vieillit, s’en va frôler de si près le soleilque ses plumes s’embrasent; ranimé par ces flammes, il se plongedans une fontaine, s’y baigne trois fois et s’en évade régénéré;n’est-ce pas d’ailleurs la paraphrase du verset du Psalmiste :  » tajeunesse sera renouvelée ainsi que celle de l’aigle.  » — Enfinsainte Madeleine de Pazzi l’envisage autrement et le tient pourl’image de la foi appuyée sur la charité.

Il va falloir mettre ces documents en place dans mon article,soupira Durtal, rangeant, sous une chemise à part, ces notes.

Voyons maintenant la faune chimérique originaire de l’Orient,expédiée en Europe par les Croisades et déformée par l’imaginationdes enlumineurs de missels et des imagiers.

En tête le dragon qui rampe et s’essore déjà dans la mythologieet dans la Bible.

Durtal se leva et s’en fut chercher dans sa bibliothèque les « Traditions tératologiques  » de Berger de Xivrey; ce livre contenaitde longs extraits de ce roman d’Alexandre qui fit la joie desgrands enfants, au Moyen Age.

 » Les dragons, raconte cet écrit, sont plus grands que toutautre serpent et plus longs… ils volent en l’air qui se trouble parle dégorgement de leur punaisie de venin… Ce venin est si mortelque si une personne en est polluée ou atteinte, il lui sembleraitêtre en un feu ardent et lui enlèverait la peau, à grosses vessies,comme si la personne était échaudée.  » Et l’auteur ajoute :  » lamer par leur venin s’en enfle.  »

Ils ont une crête, des griffes aiguës, une gueule qui siffle etils sont presque invincibles. Albert le Grand avance néanmoins queles enchanteurs qui les veulent dompter tapent à tour de bras surdes tambours et les dragons qui s’imaginent ouïr le roulement dutonnerre qu’ils appréhendent, se laissent alors manier aisément etprendre.

L’ennemi de ce reptile ailé est l’éléphant qui parvient parfoisà l’écraser, en tombant de tout son poids dessus; mais la plupartdu temps, il est occis par le dragon qui se repaît de son sang dontla froideur apaise l’insupportable cuisson que lui vaut son proprevenin.

Après ce monstre, le griffon qui participe du quadrupède et del’oiseau, car il a le corps du lion, la tête et les serres del’aigle; puis le basilic, considéré tel que le roi des serpents; ila quatre pieds d’étendue, une queue de la grosseur d’un arbre ettachée de blanc. Sa tête porte une huppe en forme de couronne; savoix est stridente et son regard foudroie, un regard, dit le romand’Alexandre,  » si pénétratif que, sur toutes bêtes venimeuses etautres, il est pestilentiel et mortel « . Il est vrai que sonsouffle n’est ni moins périlleux, ni moins fétide, car  » de sonhaleine sont toutes choses infectées et, en mourant, lorsqu’il laveut dégorger, il est si puant que toutes autres bêtes le fuient… »

Son adversaire le plus redoutable est la belette qui l’égorge,bien qu’elle soit  » petite bête comme un rat « ; ainsi Dieu n’a rienfait sans cause et sans remède, conclut le pieux auteur du MoyenAge.

Pourquoi la belette? Rien ne nous l’apprend; est-elle au moinscette bestiole qui rendait un pareil service, honorée par nos pèresd’un favorable sens? Pas du tout.

Elle est un spécimen de la dissimulation, de la dépravation etelle s’apparie à la vie dégoûtante des baladins. A mentionner aussique ce carnassier qui était présumé concevoir par la bouche etenfanter par l’oreille, est classé parmi les animaux impurs de laBible.

Cette homéopathie zoologique est un peu incohérente, pensaDurtal, à moins que l’acception similaire prêtée à ces deux animauxse combattant, ne veuille dire ceci : que le Démon se dévorelui-même.

Vient ensuite le phénix  » un oisel, très bel en ses plumes, quiressemble au paon, est moult solitaire et vit de graines de frène »; il a, de plus, une livrée de pourpre surdorée et parce qu’il estcensé renaître de ses cendres, il particularise invariablement laRésurrection du Christ.

Puis la licorne qui fut une des plus étonnantes créations dunaturalisme mystique.

 » Elle est une bête très cruelle qui a le corps grand et gros,en façon d’un cheval; sa défense est une corne grande et longue dedemi-toise, si pointue et si dure qu’il n’est rien qui, par elle,n’en soit percé… Quand on la veut prendre, on fait venir unepucelle au lieu où l’on sait que la bête repaît et fait sonrepaire. Si la licorne la voit et qu’elle soit pucelle, elle va secoucher en son giron sans aucun mal lui faire et, là, s’endort;alors viennent les veneurs qui la tuent… Aussi, si elle n’est paspucelle, la licorne n’a garde d’y coucher, mais tue la fillecorrompue et non pucelle.  »

D’où il ressort que la licorne est une des références de lachasteté; au même titre qu’un animal bien surprenant aussi, dontnous entretient saint Isidore, le porphyrion.

Celui-là possède un pied en patte de perdrix et un autre palmécomme celui d’une oie; son originalité consiste à pleurerl’adultère et à aimer son maître d’un tel amour qu’il meurt decompassion sur son sein, lorsqu’il sait que sa femme le trompe.Aussi, ce que cette espèce, n’a point tardé à s’éteindre!

Voyons, il nous reste encore des êtres fabuleux à répartir,murmura Durtal, en fouillant, de nouveau, dans ses papiers.

Il trouvait la wivre, sorte de Mélusine, moitié femme et moitiéserpent, une bête très cruelle, pleine de malice et sans pitié,assure saint Ambroise; le manicore qui a la face d’un homme, lesyeux pers, la crinière cramoisie d’un lion, une queue de scorpionet un vol d’aigle; celui-là est insatiable de chair humaine; leléoncrotte, issu de l’hyène mâle et de la lionne, nanti d’un corpsd’âne, de jambes de cerf, d’un poitrail de fauve, d’une tête dechameau armée de dents terribles — le tharande qui, d’après Huguesde Saint-Victor, a la taille d’un boeuf, le profil du cerf, lepelage de l’ours et change de couleur, ainsi qu’un caméléon; enfinle moine de mer le plus déconcertant de tous, car Vincent deBeauvais l’enseigne, son buste couvert d’écailles et muni, en guisede bras, de nageoires hérissées de crocs, meut un chef tonsuré demoine dont le bas s’effile en museau de carpe.

Le Bestiaire en a encore inventé d’autres, ne fût-ce, parexemple, que ces gargouilles, ces créatures hybrides matérialisantles vices vomis, rejetés du sanctuaire, rappelant au passant quiles voit expumer à pleine gueule les lies des gouttières, qu’horsde l’Eglise, ce ne sont que gémonies de l’esprit et cloaques d’âme!Mais, se dit Durtal, en allumant une cigarette, ce dessus du panierme paraît suffire; d’ailleurs, au point de vue symbolique, cetteménagerie est peu intéressante, car tous ces monstres, wivre,manicore, léoncrotte, tharande, moine de mer, ne diffèrent point;tous incarnent l’Esprit du Mal.

Il tira sa montre. Allons, reprit-il, j’ai encore le temps,avant de dîner, de parcourir la série des animaux authentiques; etil feuilleta la liste des volatiles.

Le coq, fit-il, est la prière, la vigilance, le prédicateur, laRésurrection, car, le premier, il se réveille dès l’aube; le paonqui est doté, suivant un vieil auteur,  » de voix de diable et dequeue d’ange « , est un réceptacle d’idées contradictoires. Ilimplique l’orgueil, l’immortalité, selon saint Antoine de Padoue,et aussi la vigilance, à cause des yeux qui parent ses plumes; lepélican est la figure de la contemplation, et de la charité; del’amour, suivant sainte Madeleine de Pazzi; le passereau, de lasolitude pénitente; l’hirondelle, du péché; le cygne, de l’orgueil,selon Raban Maur, de la diligence et de la sollicitude, d’aprèsThomas de Catimpré; le rossignol est indiqué par sainte Mechtilde,ainsi que l’âme affectueuse; et la même sainte rapproche l’alouettedes gens qui accomplissent, avec gaieté, les bonnes oeuvres; àremarquer aussi que, dans les vitraux de Bourges, l’alouette oucalandre est le témoignage de la charité envers les malades.

En voici d’autres que définit Hugues de Saint-Victor. Pour lui,le vautour caractérise la paresse; le milan, la rapacité; lecorbeau, les détractions; la chouette, l’hypocondrie; le hibou,l’ignorance; la pie, le bavardage; la huppe, la malpropreté et lemauvais renom.

Tout ça, tout ça, c’est bien emmêlé, soupira Durtal, et j’aipeur qu’il n’en soit de même des mammifères et des autresbêtes.

Il colligea quelques pièces. le boeuf, l’agneau, la brebis, nousles avons parqués; la mouton prototype la douceur et la timidité etsaint Pacôme incorpore en lui le moine qui vit, ponctuel et docileet aime ses frères. De son côté, saint Méliton délègue le sensd’hypocrisie à l’autruche, de puissance du siècle au rhinocéros, defragilité humaine à l’araignée; signalons encore, au passage, dansla classe des crustacés, l’écrevisse qui interprète l’hérésie, lasynagogue, parce qu’elle marche à reculons et rétrograde dans lavoie du bien; dans la série des poissons, la baleine, symbole dusépulcre, de même que Jonas qui en sortit après trois jours est lesymbole de Jésus ressuscité; parmi les rongeurs, le castor, imagede la circonspection chrétienne, car, dit la légende, lorsqu’il estpoursuivi par des chasseurs,il s’arrache avec les dents la pochequi contient le castoreum et le jette à l’ennemi. Ce pourquoi, ilest également la traduction animale de la phrase des Evangilesdéclarant qu’il faut retrancher le membre qui scandalise et est uneoccasion de chute. Arrivons et arrêtons-nous devant la cage desfauves.

D’après Hugues de Saint-Victor, le loup est l’avarice et lerenard la fourberie; de son côté, Adamantius voit dans le sanglierla fureur et dans le léopard, la colère, les embûches et l’audace;quant à la hyène qui change de sexe à volonté et imite à s’yméprendre la voix de l’homme, elle est la vivante formule del’hypocrisie, alors que, sainte Hildegarde le démontre, la panthèreest, à cause de la beauté de ses taches, le signe de la vainegloire.

Inutile maintenant de nous appesantir sur le taureau, sur lebison, sur le buffle; les initiés groupent en eux la force brutaleet l’orgueil; pour le bouc et le porc, ils sont des vases de luxureet de fange.

Ils partagent ce privilège avec le crapaud, bête immmonde,vestiaire du Diable qui emprunte ses contours afin d’apparaître àdes Saintes, à sainte Térèse, pour en citer une. Quant à la pauvregrenouille, elle est aussi malfamée que ce batracien, parce qu’ellelui ressemble.

Meilleur est le renom du cerf, exemple, d’après saint Jérôme etCassiodore, du chrétien qui détruit le péché par le sacrement depénitence ou par le martyre. Portrait de Dieu dans les psaumes, ilest encore le païen qui désire le baptême; enfin, la légende luiassigne une haine du serpent, autrement dit du Démon, si véhémentequ’il l’attaque, dès qu’il le peut, et le dévore, mais il meurt,s’il reste ensuite trois heures sans boire; aussi après ce repascourt-il dans les forêts en quête d’une source et s’il la rencontreet se désaltère, il rajeunit de plusieurs années; la chèvre, elle,est parfois considérée d’un mauvais oeil et confondue avec le bouc,mais plus souvent elle désigne le Bien-Aimé auquel la comparel’Epouse du Cantique; le hérisson, qui se cache dans les trous,contrefait,selon saint Méliton, le pécheur; selon Pierre de Capoue,le pénitent. Quant au cheval, il est marqué par Petrus Cantor etAdamantius, ainsi qu’un être de vanité et de présomption, opposé auboeuf qui est toute gravité, toute simplesse. Il convient de ne pasoublier néanmoins que, pour embrouiller la question, en laprésentant sous un autre jour, saint Eucher assimile le cheval auSaint et que l’anonyme de Clairvaux identifie le Diable avec leboeuf. Pour le pauvre âne, il n’est guère plus ménagé par Hugues deSaint-Victor qui le targue de stupidité, par saint Grégoire leGrand qui le taxe de paresse, par Pierre de Capoue qui l’inculpe deluxure; il faut observer cependant que saint Méliton l’associe, àcause de son humilité, au Christ et que les exégètes font de l’ânonque Jésus chevaucha, le jour des Palmes, une figure des Gentils, demême qu’ils font de l’ânesse, qui le mit bas, la figure desJuifs.

Enfin, deux bêtes domestiques, chères à l’homme, le chien et lechat, sont généralement honnies par les mystiques. Le chien, modèledu péché, dit Petrus Cantor, bête des querelles, ajoute Hugues deSaint-Victor, est l’animal qui retourne à son vomissement; ilmanifeste aussi ces réprouvés dont parle l’Apocalypse et qu’on doitchasser de la Jérusalem céleste; baptisé du nom d’apostat par saintMéliton, il est traité de moine rapace par saint Pacôme, mais RabanMaur le relève un peu de ces interdits, en lui conférant le titrede symbole des confesseurs.

Le chat qui ne s’introduit qu’une fois dans la Bible, au livrede Baruch, est invariablement condamné par les naturalistesd’antan; ils lui reprochent d’être le simulacre de la traîtrise etde l’hypocrisie et l’accusent de vendre sa peau au Diable pour luipermettre de se montrer sous son apparence aux sorciers.

Durtal tourna encore quelques pages, avisa que le lièvredécelait la timidité et la peur, de même que le colimaçon, laparesse; inscrivit l’opinion d’ Adamantius qui incrimine delégèreté et de moquerie le singe; celle de Pierre de Capoue et del’anonyme de Clairvaux garantissant que le lézard qui rampe et secache dans les murs est, au même titre que le serpent, l’emblème duMal; consigna le sens spécial d’ingratitude révélé par le Christ,pour la vipère, car Il qualifie de la sorte la race des Juifs; etil s’habilla en hâte, craignant de faire attendre l’abbé Gévresinchez lequel il dînait, avec l’abbé Plomb; puis, poursuivi par MmeMesurat qui voulait lui asséner un dernier coup de brosse, ildégringola l’escalier et arriva chez son ami.

Mme Bavoil, qui ouvrit la porte, exhibait sous un bonnet detravers des cheveux à la vanvole, des manches retroussées sur desbras cuits, des joues enflammées par le brasier de sa cuisine. Elleavoua la confection d’un boeuf à la mode assoupli par la glu d’unpied de veau, et réconforté par une dose méditée de cognac; et ellese sauva, effrayée par les appels impatients d’une bouillotte dontl’eau s’épandait, avec des jurons de matou, sur les plaques rougesdu fourneau.

Durtal trouva l’abbé Gévresin, ravagé par ses rhumatismes, maistoujours patient et gai. Ils causèrent un peu; puis s’apercevantque Durtal regardait de petits morceaux de gomme épars sur sonbureau, l’abbé dit :

— C’est de l’encens qui vient du Carmel de Chartres.

— Ah!

— Voici, les carmélites ont l’habitude de ne brûler que duvéritable, que du réel encens. Aussi, leur ai-je emprunté cetéchantillon, afin de pouvoir faire acheter la même qualité derésine pour notre cathédrale.

— Il est partout falsifié, n’est-ce pas?

— Oui, il se débite dans le commerce sous trois formes :l’encens mâle, le meilleur, s’il n’est pas adultéré; l’encensfemelle qui est déjà plein de fragments rougeâtres, de grumeauxsecs appelés marrons; enfin, l’encens en poudre qui n’est, laplupart du temps, qu’un mélange de mauvaise gomme et debenjoin.

— Et celui que vous avez là?

— C’est de l’encens mâle; voyez ces larmes oblongues, cesgouttes presque transparentes d’ambre qui se décolore; quelledifférence avec celui-ci que l’on consume à Notre-Dame! Il estterreux, brisé, rempli d’égrugeures et il y a gros à parier que cesmarrons sont des cristaux de carbonate de chaux et non des perlesde résine pure.

— Tiens, fit Durtal, cette matière me suscite l’idée d’unesymbolique des odeurs, a-t-elle jamais existé?

— J’en doute, mais elle serait, en tout cas, très simple.

Les substances aromatiques dont use la liturgie se réduisent àquatre : l’encens, la myrrhe, le baume, le thymiaura, mais l’usagede ce dernier parfum, composé d’ingrédients divers, est périmé.

Leur thème, vous le connaissez. L’encens est la divinité du Filset nos prières qui montent, telles que ses vapeurs, dans laprésence du Très-Haut, dit le Psalmiste.

— La myrrhe est la pénitence, la vie souffrante de Jésus, samort, les Martyrs, et aussi, selon M. Olier, la Vierge qui guéritles âmes des pécheurs comme la myrrhe cautérise la pourriture desplaies; — le baume est une variante du mot vertu. Mais, si lesémanations liturgiques sont peu nombreuses, il n’en est pas de mêmedes effluences mystiques qui changent à l’infini; seulement nousn’avons que très peu de renseignements sur elles.

Nous savons simplement que l’odeur de Sainteté sert d’antithèseà l’odeur du Diable, que beaucoup d’élus répandirent de leur vivantet après leur mort des parfums exquis dont l’analyse estimpossible, tels : Madeleine de Pazzi, saint Etienne de Muret,saint Philippe de Néri, saint Paternien, saint Omer, le VénérableFrançois Olympe, Jeanne de Matel et tant d’autres!

Nous savons aussi que nos fautes puent et d’une façon différenteselon leur genre; et la preuve est les Saints qui discernaientl’état des consciences, rien qu’en flairant les corps.Rappelez-vous saint Joseph de Cupertino criant à un pécheur qu’ilrencontre : mon ami, tu sens bien mauvais, va te laver!

Pour en revenir à l’odeur de Sainteté, elle prend cependant chezcertaines personnes un caractère presque naturel, se confondpresque avec les aromes connus.

Ainsi saint Trévère exhalait un bouquet composé de rose, de lys,de baume et d’encens; sainte Rose de Viterbe fleurait la rose;saint Cajetan la fleur d’oranger; sainte Catherine de Ricci laviolette; sainte Térèse, tour à tour, le lys, le jasmin et l’iris;saint Thomas d’Aquin l’encens; saint François de Paule le musc; jevous les cite au hasard du souvenir.

— Oui, et sainte Lydwine épandait pendant ses maladies un parfumqui se communiquait également au goût. Ses ulcères volatilisaientdes fumets enjoués d’épices, et distillaient l’essence même de lavie familière des Flandres, une essence sublimée de cannelle.

— Par contre, reprit l’abbé, l’infection des sorcières futcélèbre, au Moyen Age. Tous les exorcistes et les démonologues sontd’accord sur ce point; et presque constamment aussi, l’on a relatéqu’après une apparition du Malin, une puanteur de soufre ignobles’attardait dans les cellules, alors même que les Saints étaientparvenus à le chasser.

Mais la senteur médullaire du Diable, elle s’affirme dans la viede Christine de Stumbèle. Vous n’ignorez pas les exploitsscatologiques auxquels Satan se livra contre cette Sainte?

— Mais si, Monsieur l’abbé.

— Alors je vous apprendrai que le récit de ces attaques nous aété conservé tout au long par les Bollandistes qui ont inséré dansleurs annales la biographie de cette célicole, écrite par leDominicain, Pierre de Dacie, son confesseur.

Christine naquit dans la première moitié du XIIIe siècle, en1242, je crois, à Stumbèle ou Stommeln, près de Cologne.

Elle fut, dès son enfance, traquée par le Démon. Il épuisecontre elle l’arsenal de ses ruses, lui apparaît sous la forme d’uncoq, d’un taureau, sous la figure d’un apôtre; il la remplit depoux, infeste son lit de vermine, la frappe jusqu’au sang et, commeil n’obtient pas qu’elle renie son Dieu, il invente de nouveauxsupplices.

Il convertit les aliments qu’elle porte à sa bouche en crapaud,en serpent, en araignée; il la dégoûte tellement de toutenourriture, qu’elle dépérit.

Elle passe alors sa vie à vomir et Dieu qu’elle supplie del’assister se tait.

Il lui reste cependant, pour la soutenir dans ses épreuves, lacommunion. Le Maudit qui le sait s’ingénie à la priver de cetteaide; et il se montre sous l’apparence de ces mêmes animaux surl’hostie qu’elle consomme; enfin, pour la réduire, il imagine de semétamorphoser en un énorme crapaud et de s’installer entre sesseins. Du coup, Christine s’évanouit de peur; mais alors Dieuintervient; sur son ordre, elle s’enveloppe la main avec sa manche,la glisse entre sa poitrine et le ventre du crapaud, arracheviolemment la bête et la jette sur le pavé.

Elle s’y écrasa, en résonnant, dit la sainte, ainsi qu’un vieuxsoulier.

Les persécutions de ce genre continuent jusqu’à l’Avent de 1268;c’est, à partir de cette époque, que les farces stercorairescommencent.

Pierre de Dacie raconte qu’un soir le père de Christine vient lechercher dans son couvent de Cologne et le supplie de le suivreparce que le Diable moleste sa fille. Il part, accompagné d’unautre Dominicain, le frère Wipert et, arrivés à Stumbèle, ilstrouvent dans la chaumine hantée, le curé du pays, le R. P.Godfried prieur des Bénédictins de Brunwilre et le cellerier de cecloître. Ils s’entretiennent, en se chauffant, des incursionsnauséabondes que le Démon tente et, subitement, les scènes serenouvellent. Ils sont, les uns et les autres, inondés de fiente,et Christine, selon l’expression du religieux, en demeure toutempâtée — et, chose étrange, ajoute Pierre de Dacie, cettesubstance, qui était tiède, brûlait Christine et lui faisait venirsur la peau des cloques.

Ce manège dura trois jours. A la fin, un soir, frère Wipert,exaspéré, se met en devoir de réciter les prières de l’exorcisme,mais un vacarme effroyable ébranle la chambre, les chandelless’éteignent et il reçoit sur l’oeil un paquet de matière si durequ’il s’écrie : malheur, me voici borgne!

On l’emmène à tâtons dans une pièce voisine où séchaient desvêtements de rechange, où de l’eau chauffait toujours devant le feupour les ablutions; on le nettoie, on lui lave l’oeil qui n’a subiaucun dommage sérieux, en somme, et il rentre dans la chambre pourréciter, avec les deux Bénédictins et Pierre de Dacie, Matines;mais avant de psalmodier l’office, il s’approche du lit de lapatiente et joint les mains, étonné.

Elle est embrenée d’ordures, mais tout a changé. L’odeur, quiétait d’une fétidité plus qu’humaine, s’est muée en un fleurangélique; la résignation, la sainteté de Christine ont vaincu leTraitant des âmes — et tous s’empressent de remercier le Ciel. —Que pensez-vous de cette histoire?

— Elle est stupéfiante, à coup sûr, mais ce cas de cloaqueinfernal est-il unique?

— Non, un siècle après, des faits analogues se découvrent chezElisabeth de Reute et aussi chez la bienheureuse Bétha. Là encore,Satan se livre à d’immondes facéties; il s’allège près de la couchede la Bienheureuse, tapisse le plancher et goudronne avec sesproduits les murs. A noter aussi, dans le moderne, que des actes dece genre eurent lieu chez le Curé d’Ars…

— Je ne vois pas, dans tout cela, le développement de lasymbolique des odeurs, fit Durtal. En tout cas, le champ estrestreint ou mal défini et le nombre des parfums que l’on peutmentionner est court.

Nous avons les essences extraites de l’Ancien Testament et quiprésagent la Vierge; quelques unes d’entre elles sont encoreadmises dans un autre sens, tels le nard, la casse et le cinname;le premier interprète la force de l’âme, la seconde, la sainedoctrine et le troisième la bénéolence des vertus; nous avons aussile bouquet du cèdre qui spécifiait, au XIIIe siècle, les Docteursde l’Eglise; puis trois aromes liturgiques précis : l’encens, lamyrrhe, le baume; enfin l’odeur de Sainteté qui peut presques’analyser chez quelques saints et la puanteur démoniaque qui va del’infection animale à l’horreur des oeufs couvis et dessulfures.

Il faudrait maintenant vérifier si la senteur personnelle d’unélu est bien en harmonie avec celles des qualités ou des oeuvresdont il fut, ici-bas, le modèle ou l’auteur; ce qui semble exact sil’on observe que saint Thomas d’Aquin, qui créa l’admirable prosedu Saint-Sacrement, exhalait une fragrance d’encens, que sainteCatherine de Ricci, qui fut un exemple d’humilité, fleurait laviolette, emblème de cette vertu, mais…

L’abbé Plomb entra et, mis au courant par Durtal de cettediscussion sur l’osmologie mystique, il dit :

— Vous oubliez, pour l’odeur diabolique, le principal.

— Comment cela? monsieur l’abbé.

— Mais oui, vous ne tenez pas compte des faux parfumsdélectables que le Maudit efflue; et en effet, ses baumes infâmessont de deux sortes : les uns caractérisés par le relent desbarèges et des selles; les autres, par une singerie de la senteurde Sainteté, par de délicieuses bouffées d’attrait et de tentation.Le Malin s’y est pris ainsi pour séduire Dominique de Gusman; ill’imprégna d’émanations exquises espérant lui inspirer, par cemoyen, des idées de vaine gloire; de même pour Jourdain de Saxe quiexpirait un fumet agréable quand il célébrait la messe. Dieu luimontra que ce phénomène était d’origine infernale et, dès lors, ilcessa.

Enfin il me revient à la mémoire une singulière anecdote deQuercetanus à propos d’une maîtresse de Charlemagne qui trépassa.Le roi qui l’adorait ne pouvait se décider à laisser enterrer soncorps qui se décomposait, en vaporisant un mélange de violettes etde roses. L’on examina l’état du cadavre et l’on aperçut, insérédans sa bouche, un anneau qu’on ôta. Aussitôt l’enchantementdémonial s’évanouit; le corps fétida et Charlemagne permit del’inhumer.

L’on peut encore adjoindre à cette bonne odeur d’attirance duDiable, une autre qui est, au contraire, maléolente et a pour butde vexer le fidèle, de l’empêcher de prier, d’éloigner de lui sonprochain, de le faire tomber, s’il se peut, dans le désespoir;mais, en somme, cette puanteur dont le Très-Bas imprègne unorganisme dépend de la catégorie des odeurs de tentation, suggérantau patient, non plus l’orgueil, mais la faiblesse et lacrainte.

Voyons, en attendant, j’ai autre chose pour vous, fit l’abbé,s’adressant à Durtal, voici quelques titres que j’ai relevés pourvotre étude sur les bêtes expressives du Moyen Age. Vous avez lu le » De Bestiis et aliis rebus  » d’Hugues de Saint-Victor?

— Oui.

— Bon, vous pourrez encore consulter Albert le Grand, Barthélémyde Glanville, Pierre de Bressuire; enfin j’ai inscrit sur ce papierla série des Bestiaires : celui d’Hildebert, de Philippe de Thann,de Guillaume de Normandie, de Gautier de Metz, de Richard deFournival; seulement, il vous faudra aller à Paris pour vous lesprocurer dans les bibliothèques.

— Et cela ne me servirait pas à grand’chose, répliqua Durtal.J’ai compulsé jadis plusieurs de ces recueils et ils ne contiennentaucun renseignement qui puisse m’être utile, au point de vue dusymbolisme. Ce ne sont que des descriptions fabuleuses d’animaux,des légendes sur leurs origines et sur leurs moeurs; le SpicilegiumSolesmense et les Analecta de Dom Pitra, sont autrementinstructifs. Avec eux, avec saint Isidore, saint Epiphane, Huguesde Saint-Victor, l’on a le chiffre du langage imagé desmonstres.

C’est toujours la même chose; depuis le Moyen Age il n’existe enfrançais aucun travail complet sur le symbolisme car l’ouvrage del’abbé Auber sur ce sujet est un leurre. Pour la flore, vouschercheriez vainement un manuel sérieux qui fasse même allusion auxpropriétés catholiques des plantes. Je néglige, bien entendu, ceslivres stupides à l’usage des amoureux, intitulés  » le langage desfleurs  » et qui côtoient  » la parfaite cuisinière  » et  » la clefdes songes  » sur les parapets des quais. Il en est de même descouleurs; rien de vraiment documenté n’a été écrit sur les teintesinfernales ou pieuses, et, en effet, le traité que leur consacraFrédéric Portal est, au point de vue du chromatisme chrétien, nul.Il m’a fallu, pour l’explication de l’oeuvre de l’Angelico, picorerdans les mystiques, afin de découvrir, çà et là, les sens qu’ilsdécernaient aux tons; et je vois bien qu’il me faudra user d’unepareille méthode pour mon étude sur la faune religieuse. Il n’y arien à attendre, en somme, des volumes techniques et c’est dans laBible et dans la liturgie, sources premières de la science dessymboles, qu’il convient de pêcher. A propos, monsieur l’abbé,n’aviez-vous pas des remarques à me communiquer sur le Belluairedes Ecritures?

— Oui, nous allons…

— A table, s’il vous plaît, s’écria Mme Bavoil.

L’abbé Gévresin récita le Benedicite, puis l’on mangea la soupeet la gouvernante apporta le boeuf aux carottes.

Il était roboratif, moelleux, pénétré, jusque dans ses plussecrètes fibres, par l’onctueuse et par l’énergique sauce qui lebaignait.

— Hein, vous n’en mangiez pas de semblable à le Trappe, notreami, dit Mme Bavoil.

— Et il n’en dégustera point non plus de cette qualité dansn’importe quel autre ordre religieux, appuya l’abbé Plomb.

— Ne me découragez pas d’avance, s’exclama, en riant, Durtal;permettez-moi de me régaler sans arrière-pensée… il y a temps pourtout…

— Alors, reprit l’abbé Gévresin, vous êtes décidé à envoyer à laRevue un travail allégorique sur les animaux.

— Oui, Monsieur l’abbé.

— J’ai trié à votre intention, d’après les études spéciales deFillion et de Lesêtre, les erreurs commises par les traducteurs dela Bible lorsqu’ils affublèrent de noms chimériques des bêtesréelles, dit l’abbé Plomb. Voici, en quelques mots, le résultat demes perquisitions.

Il n’y a jamais eu de faune mythologique dans les Livres Saints.Le texte hébreu a été défiguré par ceux qui le transférèrent engrec et en latin; et ce bestiaire si étrange, qui nous déconcertedans certains chapitres d’Isaïe et de Job, se réduit simplement àune nomenclature d’êtres connus.

Ainsi les onocentaures et les sirènes dont le Prophète nousentretient, sont tout bonnement des chacals, si l’on examine lesmots hébraïques qui les désignent. La lamie, ce vampire mi-serpent,mi-femme, comme la wivre, est un oiseau de nuit, le chat-huant oula chouette; les satyres, les faunes, les créatures velues dont ilest question dans la Vulgate ne sont, au demeurant, que des boucssauvages, des « schirim », ainsi que la langue mosaïque lesnomme.

La bête qui s’annonce tant de fois dans la Bible, sous le titrede dragon, est indiquée, dans le texte original, par des termesdifférents; et tantôt ces vocables déterminent le serpent et lecrocodile et tantôt le chacal ou la baleine; enfin la fameuselicorne, l’unicorne des Ecritures, n’est autre que le boeufprimitif, l’auroch sculpté sur les bas-reliefs assyriens et dont larace se meurt, reléguée maintenant dans le fond de la Lithuanie etdu Caucase.

— Et le behemot et le léviathan quementionne Job?

— Le mot behemot est le pluriel d’excellence de l’hébreu. Ilmarque une bête prodigieuse, énorme, telle que le rhinocéros oul’hippopotame. Quant au léviathan, il est une sorte de reptiledémesuré, de boa gigantesque.

— Tant pis, s’écria Durtal, la zoologie imaginative était plusdrôle! Tiens, quel est ce légume? fit-il en goûtant d’une puréebizarre d’herbes.

— Ce sont des pissenlits hachés et cuits, liés par un jus delardons, répondit Mme Bavoil; aimez-vous ce mets, notre ami?

— Certes. Ils sont aux épinards et aux chicorées cultivées, vospissenlits, ce que le canard sauvage est au canard domestique et lelièvre au lapin; et c’est vrai cela, les plantes potagères sontd’habitude plates et fades, tandis que celles qui poussent enpleine liberté ont une saveur astringente, une cordiale amertume;c’est de la venaison d’herbages que vous nous offrez là, MadameBavoil!

— Je pense, dit l’abbé Plomb, qui réfléchissait, je pense quel’on pourrait, ainsi que nous l’avons tenté, un jour, pour la floremystique, dresser une liste des péchés capitaux, composés par desbêtes.

— Evidemment — et sans peine encore. — L’orgueil estparticularisé par le taureau, par le paon, par le lion, parl’aigle, par le cheval, par le cygne, par l’onagre, selon Vincentde Beauvais.

L’avarice, par le loup, et, suivant Théobald, par l’araignée;pour la luxure, nous avons le bouc, le porc, le crapaud, l’âne; lamouche qui, selon saint Grégoire le Grand, retrace les désirsinsolents des sens; pour l’envie, l’épervier, le hibou, lachouette; pour la gourmandise, le pourceau et le chien; pour lacolère, le lion et le sanglier, le léopard, d’après Adamantius;pour la paresse, le vautour, le colimaçon, la bourrique; le mulet,au dire de Raban Maur.

Quant aux vertus opposées à ces vices, l’on peut traduirel’humilité par le boeuf et l’âne; le détachement des biensd’ici-bas, par le pélican, symbole de la vie contemplative; lachasteté, par la colombe, par l’éléphant; il est vrai que cetteversion de Pierre de Capoue est démentie par d’autres mystiques quiaccusent l’éléphant de superbe et le qualifient de  » pécheur énorme »; la charité par la calandre et le pélican; la tempérance, par lechameau qui, envisagé sous un autre jour, stipule avec son nom de « gamal  » d’extraordinaires furies; la vigilance, par le lion, lepaon, par la fourmi que citent l’Abbesse Herrade et l’anonyme deClairvaux, surtout par le coq auquel saint Eucher et tous lessymbolistes confient ce sens.

Ajoutons que la colombe résume, en elle, toutes ces qualités,est la synthèse même de ces vertus.

— Oui, et elle est la seule, avec l’agneau, que Satan délaisseet dont il n’ose usurper l’aspect; aussi n’est-elle jamais attiféed’un fâcheux renom, fit l’abbé Gévresin.

— Elle partage cette privauté avec le blanc et le bleu, les deuxcouleurs qui ne sont pas régies par la loi des contrastes, qui nerépondent au signalement d’aucun vice, répliqua Durtal.

— La colombe, s’écria Mme Bavoil, en changeant les assiettes,elle joue un admirable rôle dans l’histoire de l’arche de Noé. Ah!notre ami, c’est la mère de Matel qu’il faut entendre!

— Qu’en dit-elle, Madame Bavoil?

— La bonne Jeanne établit d’abord que le péché originel aproduit dans la nature humaine le déluge des péchés dont la Viergefut, seule, exemptée par le Père qui la choisit pour son uniquecolombe.

Ensuite, elle raconte que Lucifer, représenté par le corbeau,s’enfuit de l’arche par la croisée du libre arbitre; alors Dieu,qui possédait Marie de toute éternité, ouvrit la fenêtre de lavolonté de sa Providence, et, de son propre sein, de l’arche duciel, Il envoya la colombe virginale sur la terre où elle cueillitun rameau de l’olivier de sa miséricorde, reprit son vol jusquedans l’arche du ciel et offrit ce rameau pour tout le genre humain;puis elle pria la céleste Bonté de retirer le déluge du péché etinvita le divin Noé à sortir de l’arche empyrée; et alors, sansquitter le sein de son Père dont il est inséparable, Il sortit…

— Et verbum caro factum est et habitavit in nobis, conclutl’abbé Gévresin.

— Le fait est que cette préfiguration du Verbe par Noé estcurieuse, dit Durtal.

— Les animaux sont encore utilisés dans l’iconographie desSaints, reprit l’abbé Plomb. Autant que je puis me souvenir, l’ânesert d’enseigne à saint Marcel, à saint Jean Chrysostome, à saintGermain, à saint Aubert, à sainte Françoise Romaine, à d’autresencore; le cerf à saint Hubert et à saint Rieul; le coq à saintLandry et à saint Vit; le corbeau à saint Benoît, à saintApollinaire, à saint Vincent, à sainte Ida, à saint Expédit; ledaim à saint Henri; le loup à saint Waast, à saint Norbert, à saintRemacle, à saint Arnoud; l’araignée est la caractéristique de saintConrad et de saint Félix de Nole; le chien, de saint Godefroy, desaint Bernard, de saint Roch, de sainte Marguerite de Cortone, desaint Dominique, lorsqu’il porte une torche enflammée dans sagueule; la biche, de saint Gilles, de saitn Leu, de sainteGeneviève de Brabant, de saint Maxime; le pourceau, de saintAntoine; le dauphin, de saint Adrien, de saint Lucien, de saintBasile; le cygne de saint Cuthbert et de saint Hugues; le rat, desaint Gontran et de sainte Gertrude; le boeuf, de saint Corneille,de saint Eustache, de saint Honoré, de saint Thomas d’Aquin, desainte Lucie, de sainte Blandine, de sainte Brigitte, de saintSylvestre, de saint Sébald, de saint Saturnin, la colombe estl’apanage de saint Grégoire le Grand, de saint Rémy, de saintAmbroise, de saint Hilaire, de sainte Ursule, de sainte Aldegonde,de sainte Scolastique dont l’âme s’envola, sous cette forme, auciel.

Et cette liste pourrait s’accroître indéfiniment; parlerez-vous,dans votre étude, de ces compagnons des Saints?

— Au fond, la plupart de ces attributions relèvent non de lasymbolique, mais bien de l’histoire et de la légende; aussi n’ai-jepas l’intention de m’en occuper spécialement.

Il y eut un silence.

Puis, brusquement, l’abbé Plomb, qui regardait son confrère, setourna vers Durtal.

— Je partirai dans huit jours pour Solesmes et j’ai assuré auRévérendissime Père Abbé que je vous amènerais avec moi.

Et voyant Durtal interdit, l’abbé sourit.

— Oh mais, fit-il, je ne vous y laisserai point, à moins quevous ne vouliez plus revenir à Chartres; c’est une simple visiteque je vous propose, le temps de humer l’atmosphère du cloître, devous aboucher avec les Bénédictins, de tâter un peu de leurvie…

Durtal se taisait, effaré, car cette offre bien simple pourtantd’aller vivre quelques jours dans un cloître venait de fairejaillir subitement en lui cette idée baroque, étrange, que s’ilacceptait, il jouait son va-tout, risquait un pas décisif en avant,prenait envers Dieu une sorte d’engagement de se fixer, de finirses jours auprès de lui.

Et ce qui était curieux, c’est que cette pensée, si impérieuseet si envahissante qu’elle excluait toute réflexion, le privait deses moyens habituels de défense, le mettait, désarmé, à la mercid’il ne savait quoi, cette pensée que rien ne justifiait, nes’arrêtait pas, ne se précisait point sur Solesmes; le lieu où ilse retirerait, lui importait peu pour l’instant; la questionn’était pas là; le point de savoir si oui ou non, il allait céder àd’obscures impulsions, obéir à des ordres informulés et pourtantcertains, donner des arrhes à Dieu qui paraissait le harceler sansvouloir s’expliquer davantage, demeurait seul.

Et il se sentait inexorablement étreint, tacitement commandéd’avoir à se prononcer sur-le-champ.

Il tenta de lutter, de raisonner, de se ressaisir, mais ceteffort l’accabla et il eut la sensation d’une syncope intérieure,d’une âme qui, dans un corps resté debout, s’évanouissait, peu àpeu, de fatigue et de peur.

— Mais c’est fou, cria-t-il, c’est fou!

— Ah çà, qu’est-ce qui vous arrive? s’exclamèrent les deuxprêtres.

— Pardon, rien.

— Vous souffrez?

— Non, rien.

Il y eut un moment de silence gênant qu’il voulut rompre.

— Avez-vous, dit-il, absorbé du protoxyde d’azote, de ce gaz quiendort et qui sert, en chirurgie, pour les opérations de courtedurée? Non; eh bien, on a la tête qui bourdonne et au moment où unfracas de grandes eaux commence, l’on perd connaissance; c’est celaque j’éprouve; seulement ces phénomènes se passent non dans moncrâne, mais dans mon âme qui est débile et étourdie, prête à setrouver mal…

— J’aime à croire, reprit l’abbé Plomb, que ce n’est pas laperspective de visiter Solesmes qui vous bouleverse de lasorte?

Durtal n’eut pas le courage de confesser la vérité; il eut peurd’être ridicule en avouant de telles transes et, pour ne pasrépondre nettement, il esquissa un semblant de geste.

— Je me demande, d’ailleurs, pourquoi vous hésiteriez, car vousêtes sûr d’être reçu à bras ouverts. Le Père Abbé est un hommed’une réelle valeur et, qui plus est, nullement hostile à l’art.Enfin, et cela achèvera, je l’espère, de vous rassurer, il estaussi un moine et très simple et très bon.

— Mais, j’ai mon article à rédiger!

Les deux prêtres rirent. — Vous avez huit jours pour l’écrire,votre article!

— Encore faudrait-il, pour aller utilement dans un monastère, nepas être dans cet état de siccité et de dispersion où je végète,dit péniblement Durtal.

— Les Saints eux-mêmes ne sont pas exempts de distractions,répliqua l’abbé Gévresin; témoin ce religieux dont parle Taulerqui, sortant de sa cellule, au mois de mai, se couvrait la tête deson capuchon pour ne pas voir la campagne et n’être pas ainsiempêché de regarder son âme.

— Ah! notre ami, le doux Jésus, il sera donc toujours, comme l’adit la Vénérable Jeanne, le pauvre languissant à la porte de noscoeurs; allons, voyons, un bon mouvement, ouvrez-lui! s’écria MmeBavoil.

Et Durtal, poussé dans ses derniers retranchements, finit paracquiescer au désir de tous, mais il le fit, d’un air navré, car ilne pouvait parvenir à chasser l’idée folle que cette adhésionimpliquait, de sa part, une vague promesse envers Dieu.

Chapitre 15

 

Cette idée qui l’avait assailli si tenacement, pendant quelquesminutes, parut s’effacer, et le lendemain, il ne lui resta que lasurprise d’une sourde agitation que rien n’expliquait; il haussaitles épaules mais, sourdement, au fond de lui, surgissait quand mêmeune vague crainte. Cette idée n’était-elle pas, en raison même deson absurdité, l’un de ces pressentiments que l’on éprouve parfois,sans les comprendre; n’était-elle point aussi, à défaut d’un ordreclairement exprimé par une voix interne, un avis intérieur, unconseil direct et secret de s’observer, de ne pas considérer commeune simple partie de plaisir ce départ dans un cloître?

Mais c’est impossible! finit par se crier Durtal. Quand je suisallé à la Trappe pour y subir le grand lavage, je n’ai pas étéharcelé par des appréhensions de ce genre; quand j’y suis retournéplusieurs fois depuis, pour me réviser, je n’ai jamais eu la penséeque je pourrais m’interner sérieusement dans un monastère etmaintenant qu’il s’agit d’un bref séjour dans un couvent deBénédictins, voilà que je tremble, que je me cabre!

Ce désarroi est puéril; hé, pas tant que cela, se dit-il,soudain. En me rendant à Notre-Dame de l’Atre, j’étais assuré den’y pas permaner puisque je n’aurais pu supporter plus d’un mois ledur régime; je n’avais donc rien à craindre, tandis que, dans uneabbaye Bénédictine où la règle est plus complaisante, je ne suispas certain de ne pouvoir m’y échouer.

Dès lors… eh bien mais, tant mieux! car enfin il faudrait, unebonne fois, se délimiter, savoir ce qu’on a dans le ventre,s’assurer du plus ou moins de valeur de ses échéances, du plus oumoins d’énergie de ses aptitudes et de ses liens.

Il y a quelques mois, j’aspirais à l’existence conventuelle,cela est sûr, et aujourd’hui, je doute. J’ai des élans abortifs,des menées proditoires, des velléités qui ratent, des souhaits quitournent court; je veux et je ne veux pas. Il serait pourtantnécessaire de s’entendre; mais à quoi cela sert-il de se faire lepuisatier de son âme, car j’ai beau descendre dans la mienne, jen’y découvre que le vide obscur et que le froid?

Je commence à croire qu’à force de scruter ces ténèbres, jedeviens ainsi que l’enfant qui fixe avec des yeux ouverts dans lanuit, le noir; je finis par me créer des fantômes, par me forgerdes paniques; c’est bien le cas pour cette excursion à Solesmes,car rien, absolument rien, ne peut justifier mes transes.

Que tout cela est bête et ce qu’il serait plus simple de selaisser vivre et surtout de se laisser conduire!

J’y suis, fit-il, après réflexion; la cause de ces brigues estclaire; c’est mon manque d’abandon, mon défaut de confiance enversDieu et aussi mon peu d’amour qui m’ont mis dans un étatpareil.

A la longue, ces malaises ont engendré la maladie dont jesouffre, une anémie profonde d’âme, aggravée par la peur du maladequi, n’ignorant pas la nature de son affection, l’exagère.

Tel est mon bilan, depuis que je réside à Chartres.

Cette situation est-elle bien différente de celle que je connusà Paris? oui, car cette phase que je traverse est absolument lecontraire de celle que je vécus jadis; à Paris, j’avais l’âme nonpas aride et friable, mais molle et humide; elle se saponifiait, onenfonçait dedans; je me fondais en somme, dans un état de langueurplus pénible peut-être que cet état de sécheresse où je meracornis; mais à y regarder de près, si les symptômes ont changé,le mal n’en persiste pas moins; qu’il y ait langueur ou siccité, lerésultat est identique.

Seulement, n’est-il pas étrange que cette anémie spirituelle setraduise maintenant par des signes contradictoires? d’une part, eneffet, j’éprouve une fatigue, une défection, un ennui de la prièrequi me paraît inane et creuse, tant je la récite mal, une envied’envoyer tout promener, de me taire, d’attendre un retour deferveur que je n’espère point; et, de l’autre, je sens, au mêmemoment, un travail sourd et têtu, une touche invisible, un besoinde prier, un rappel incessant de Dieu me tenant en haleine. Il y ades instants aussi où , tout en croyant me rendre compte que je nebouge pas, il me semble que je m’ébranle, que je vais être emportéà la dérive.

Oui, c’est presque cela. Dans cette condition d’esprit à la foiscasanière et nomade, que je m’avise de lire une oeuvre de hautemystique, sainte Térèse ou sainte Angèle, alors la touche sisubtile se précise; je perçois des élans qui m’ameutent; je mefigure que mon âme a recouvré la santé, qu’elle rajeunit, qu’ellerespire; et si je veux profiter de cette éclaircie pour me réuniret pour prier, tout s’arrête; je me fuis et rien ne va. Quellemisère et quelle pitié!

L’abbé Gévresin m’a dirigé comment jusqu’ici?

Il a surtout employé la méthode expectante, se bornant, moins àcombattre les accidents qu’à lutter contre ma faiblesse générale,qu’à me réconforter. Il m’a prescrit les médications martiales del’âme, m’ordonnant de communier lorsqu’il me voyait faiblir.Aujourd’hui, si je table juste, il change ses batteries de place.Ou il abandonne une tactique qui n’a pas réussi, ou bien, aucontraire, il la perfectionne; son traitement ayant, sans que jem’en sois douté, produit les effets qu’il désirait atteindre; etdans l’un et l’autre cas, il veut, pour activer ou pour compléterla cure, m’envoyer dans un cloître.

Ce système paraît, au reste, faire partie de sa thérapeutique,car c’est ainsi qu’il s’y est pris lorsqu’il m’aidait à meconvertir; il m’a dépêché dans une station thermale d’âme, aux eauxénergiques, terribles; maintenant, il ne juge plus nécessaire dem’infliger un pareil traitement et il m’engage à séjourner dans unlieu plus reposant, dans un air moins vif, est-ce cela?

Il n’est pas jusqu’à sa manière de vous saisir à l’improviste etde vous asséner brusquement sa décision qui ne soit la même. Cettefois-ci, ce n’est point lui qui s’est chargé de réduire mesincertitudes en me notifiant mon départ pour Solesmes, mais c’esttout comme! Car, enfin, il y a dans cette histoire quelque chosequi n’est pas clair. Pourquoi l’abbé Plomb a-t-il promis auxBénéditins de m’amener avec lui? Il a certainement agi sur lademande de l’abbé Gévresin. Il n’y avait nul motif autrement pourqu’il causât de moi avec les Pères. Je lui ai bien, il est vrai,parlé de mes ennuis, de mes vagues envies de retraite, de monaffection pour les monastères, mais je ne l’ai pas incité à marcherainsi de l’avant, à précipiter aussi brusquement les choses!

Allons, me voici encore à imaginer des stratégies, à cherchermidi à quatorze heures, à découvrir des intentions là où il n’y ena peut-être point. Et puis, quand même, il y en aurait! Est-ce quece n’est pas dans mon intérêt que ces braves amis complotent?

Je n’ai qu’à les écouter et à leur obéir; voyons, laissons celaet revenons à notre Bestiaire car le temps passe et je veux avoirterminé ce travail avant de décamper; et, à l’affût devant lacathédrale, il examina le portail du Sud qui renfermait la zoologiemystique et les diableries.

Mais, il n’y aperçut pas les formes extravagantes qu’il rêvait.A Chartres, les vertus et les vices n’étaient pas annoncés par desanimaux plus ou moins chimériques, mais bien par des figureshumaines. En explorant avec soin, il dénicha, sur des piliers de labaie du milieu, des péchés incarnés en de minuscules groupes : laluxure notée par une femme qui caresse un jeune homme; l’ivrogneriepar un manant qui s’apprête à souffleter un évêque; la discorde parun mari qui se querelle avec sa femme, tandis que gisent auprèsd’eux une quenouille brisée et une bouteille vide.

En fait de bêtes infernales, tout au plus, en se décarcassant lecol, discernait-il dans la baie de droite deux dragons, l’unexorcisé par un moine, l’autre bridé, avec une étole, par unSaint.

En fait de bêtes divines, il distinguait dans la série desVertus des femmes qu’accotaient des animaux symboliques: laDocilité accompagnée par un boeuf; la Chasteté par un phénix; laCharité, par une brebis; la Douceur par un agnel; la Force par unlion; la Tempérance par un chameau. Pourquoi le phénixsignifie-t-il, ici, la Chasteté, car il n’est généralement paschargé de cet emploi par les Volucraires du Moyen Age?

Et un peu dépité par l’indigence de la faune chartraine, il seconsola, en inspectant le porche du Sud; il servait de pendant àcelui du Nord et répétait avec une variante le sujet du portailRoyal : la glorification du Christ mais alors dans ses fonctions deJuge suprême, et dans la personne de ses Saints.

Commencé à l’époque de Philippe-Auguste et aux frais du comte deDreux et d’Alix de Bretagne, son épouse, ce porche qui n’avait ététerminé que sous le règne de Philippe le Bel se divisait, ainsi queles deux autres, en trois parties : une baie médiane, racontant,sur son tympan en ogive, la scène du Jugement dernier — puis, unebaie à gauche, consacrée aux Martyrs — enfin, une autre à droite,dédiée aux Confesseurs.

La baie centrale imitait la forme d’une barque, dressée debout,la poupe en bas et la proue en l’air; ses flancs évasés apostaient,sur leurs cloisons, six Apôtres, de chaque côté, et le fond étaitoccupé, au milieu, par une seule statue, celle du Christ.

Cette statue était, de même que celle d’Amiens, célèbre; tousles guides vantaient la régularité de la physionomie, l’ordonnancecalme des traits; la vérité, c’est qu’elle était surtout fate etrigide, d’une beauté sans désennui; ce qu’elle était inférieure àcelle du Christ du XIIe siècle, du Dieu si expressif, si vivant,assis entre les bêtes du Tétramorphe, dans le tympan de la façadeRoyale!

Les Apôtre étaient mieux débrutis, moins mastoques peut-être queles Patriarches et les Prophètes installés auprès de sainte Anne,sous le porche Nord, mais leur saveur d’art était moindre. Ilsétaient comme le Jésus qu’ils entouraient d’une venue honnête;c’était de la sculpture probe, flegmatique, si l’on peut dire.

Ils tenaient, placides, les instruments de leur martyre, telsque des soldats, leur fusil, au port d’armes.

Sur la paroi de droite gîtaient saint Pierre arborant la croixsur laquelle il fut attaché,la tête en bas; saint André, une croixlatine et non les traverses en forme d’X sur lesquelles on lecloua; puis saint Philippe, saint Thomas, saint Matthieu, saintSimon, armés tous, d’un glaive, bien que saint Philipppe ait étécrucifié et lapidé, saint Thomas percé d’un coup de lance et saintSimon scié.

Sur la paroi de gauche habitaient : saint Paul, substitué àsaint Matthias, le successeur de Judas; il exhibait une épée; puissaint Jean, son évangile; Jacques le Majeur, un glaive; Jacques leMineur, une massue de foulon; saint Barthélémy, le coutelas aveclequel on l’écorcha et saint Jude, un livre.

Huchés sur des colonnes torses, ils pressaient sous leurs piedsrestés nus, en signe d’apostolat, les bourreaux de leurs supplices.Ils avaient des cheveux longs et diffus, des barbes bifides,taillées en fourche, hormis le saint Jean imberbe, et saint Paulqui, selon la tradition, était chauve; et ils étaient, tous, vêtusde même, drapés dans des manteaux à plis ménagés en d’adroitesondes. Seul, Jacques le Majeur se dénonçait par une pannetièresemée de coquillages, pareille à celle des pèlerins qui levisitaient à Compostelle, dans l’un des grands sanctuaires édifiésen son honneur, au Moyen Age.

Il était le Saint vénéré de l’Espagne, mais a-t-il jamaisévangélisé ces contrées, ainsi que l’attestent saint Jérôme, saintIsidore et le Bréviaire de Tolède? d’aucuns en doutent. En toutcas, au XIIIe siècle, son histoire, narrée par Durand de Mende, serésumait en ceci : envoyé dans ce pays pour convertir lesidolâtres, il échoua dans cette mission et regagna Jérusalem oùHérode le fit décapiter. Son cadavre fut ensuite transporté enEspagne et ses reliques y opérèrent ces conversions qu’il n’avaitpu effectuer de son vivant.

D’ailleurs, songea Durtal, nous sommes singulièrement peurenseignés sur les Apôtres. Presque tous n’apparaissent qu’à lacantonade dans les Evangiles et sauf quelques uns, comme saintPierre, saint Jean, saint Paul, dont les silhouettes parfois sedéterminent, les autres flottent à l’état d’ombres, passent enquelque sorte voilés dans ce halo de lumière qu’épand autour de luile Christ; et après sa mort, ils s’effument davantage encore etleur existence n’est plus délinéée que par de vagues légendes.

Tel saint Thomas, le trésor de Dieu, ainsi que le qualifiesainte Brigitte. Où est-il né? on l’ignore; quelles furent lescirconstances et les motifs de sa vocation? nul ne le sait. Dansquel pays prêcha-t-il la religion nouvelle? les discussionscommencent. Les uns le signalent chez les Mèdes, chez les Parthes,chez les Perses, dans l’Ethiopie, les autres, dans l’Indostan. Onle spécifie, généralement, par une équerre et une règle, car l’onassure qu’il construisit une église à Méliapour; ce pourquoi, ilfut, au Moyen Age, le patron des architectes et des maçons.

Selon le Bréviaire romain, il fut tué à Calamine d’un coup delance; selon la Légende dorée, il fut trucidé à coups d’épées, dansune région mal définie et les Portugais prétendent que son corpsleur appartient, à Goa, le chef-lieu de leurs possessions dans lesIndes.

Au XIIIe siècle, ce Saint était le type têtu de la méfiance. Noncontent de n’avoir reconnu le Christ que lorsqu’il l’eut vu etenfoncé ses doigts dans les plaies, il se montra, si l’on en croitnos pères, aussi incrédule lorsqu’on lui apprit l’Assomption de laVierge et Marie dut venir et lui jeter sa ceinture, pour leconvaincre.

Saint Barthélémy s’efface, encore plus obscur, dans l’ombreamoncelée des âges. Il était le mieux élevé des Apôtres, dit lasoeur Emmerich, car les autres, Pierre et André surtout, avaientconservé de leurs basses origines des mines sans apprêt et desdehors brusques.

S’appelle-t-il Barthélémy? On le pense. Les Synoptiques lecomptent au nombre des Apôtres et saint Jean l’omet; par contre, ildésigne à sa place un homme du nom de Nathanaël dont les troisautres Evangiles ne parlent point.

Y a-t-il dès lors identité entre ces deux Apôtres? cela paraît àpeu près sûr et saint Bernard présume que ce Barthélémy ou ceNathanaël était l’époux des noces de Cana.

Quelle fut son existence? il aurait parcouru l’Arabie, la Perse,l’Abyssinie, aurait baptisé les Ibères, les peuplades du Caucase etainsi que saint Thomas, les Indes, mais aucun document authentiquene le prouve. Suivant les uns, il aurait été décollé; d’après lesautres, il aurait été écorché vif, puis crucifié à Albane, près dela frontière de l’Arménie.

Cette dernière opinion qu’adopta le Bréviaire romain a prévalu;aussi fut-il choisi pour patron, par les bouchers qui écorchent lesbêtes, par les mégissiers, les peaussiers, les cordonniers, lesrelieurs qui travaillent le cuir, voire même par les tailleurs, carles Primitifs le peignent excorié d’une moitié du corps et tenantsa peau sur son bras comme un habit.

Plus étrange et plus confus encore est saint Jude. Il s’appelaitégalement Thaddée et Lebbée et était fils de Cléophas et de Marie,soeur de la Vierge; il fut, dit-on, marié et il eut desenfants.

Les Evangiles le citent à peine mais insistent pour qu’on ne leconfonde pas avec Judas — ce qui eut lieu, du reste — et, à causemême de sa similitude de nom avec le traître, pendant le Moyen Age,les chrétiens le renient et les sorciers l’implorent.

Il se tait dans les Livres Saints, ne sort de son mutisme quepour poser pendant la réunion de la Cène une question au Christ surla prédestination et Jésus répond à côté ou pour mieux dire ne luirépond pas. Il est aussi l’auteur d’une Epître canonique danslaquelle il semble s’être inspiré de la IIe Missive de saint Pierreet, selon saint Augustin, ce fut lui qui inséra le dogme de laRésurrection de la chair dans le Credo.

Il est associé à saint Simon, dans les légendes; suivant leBréviaire, il aurait évangélisé la Mésopotamie et subi avec soncompagnon le martyre en Perse; de leur côté, les Bollandistesnarrent qu’il fut l’Apôtre de l’Arabie et de l’Idumée, tandis quele Ménologe grec raconte qu’il fut, en Arménie, tué par lesinfidèles à coups de flèches.

En somme tous ces renseignements vacillent et l’iconographieajoute à ce désarroi, en assignant à Jude les attributs les plusdivers; tantôt, en effet, il tient une palme comme à Amiens ou unlivre comme à Chartres; tantôt, il porte une croix, une équerre, unbateau, un bâton, une hache, une scie, une hallebarde.

Enfin ,malgré le déplorable renom que lui vaut son homonymeJudas, les lapidaires du Moyen Age le qualifient d’homme de charitéet d’ardeur et le symbolisent dans les feux d’or et de pourpre dela chrysoprase, emblème des bonnes oeuvres.

Tout cela est très peu cohérent, se dit Durtal; ce qui me paraîtbizarre aussi, c’est que ce saint si chichement invoqué par nospères qui ne lui dédièrent pendant longtemps aucun autel, possèdedeux de ses effigies à Chartres, en admettant que le Verlaine duportail royal le représente, ce qui devient dès lors bienimprobable.

Ce que je voudrais savoir maintenant, reprit-il, c’est pourquoiles historiens de la cathédrale proclament en choeur que la scènedu Jugement dernier sculptée sur le tympan de la porte est la plusextraordinaire de ce genre qui soit en France; rien n’est plusfaux, car elle est très vulgaire, très inférieure, en tout cas, àbeaucoup d’autres.

La partie démoniaque y est, en effet, moins tumultueuse, plusindolente, moins dense que dans les basiliques de la même époque.Sans doute, à Chartres, ces démons à mâchoires de loups et àoreilles d’ânes refoulant des évêques et des rois, des laïques etdes moines vers une gueule de dragon qui crache des flammes; cesdiables à barbiches de chèvres et à bouches échancrées encroissants qui s’emparent de pécheurs épars sur les cordons desvoussures, sont expertement agencés, disposés autour du sujetprincipal, en d’habiles grappes; mais ce vignoble satanique manqued’ampleur et ses fruits sont fades; ces prédateurs sont trop peuféroces; ils ont presque l’air d’être en goguette et déguisés,etles damnés sont calmes.

Il est autrement exaspéré le festival diabolique de Dijon! etDurtal se rappelait la Notre-Dame de cette ville, ce spécimen siétrange du gothique du XIIIe siècle, du style bourguignon, enFrance. Cette église était d’une simplicité presque enfantine; ellehaussait au-dessus de ses trois porches, un mur droit creusé dedeux étages d’arcatures formant galeries et surmontés de figuresgrotesques. A droite de la façade, se dressait une tourelle coifféed’un bonnet pointu; puis, à côté, sur le toit, se découpait laferraille en claire-voie d’un jacquemart muni de trois poupéesfrappant les heures; en arrière, au-dessus du transept, sortait unepetite tour flanquée à sa base de quatre clochetons vitrés etc’était tout.

Ce monument minuscule si on le compare à de grandes cathédrales,était marqué de l’étampe flamande; il en avait le côté paysan etbonhomme, et la foi gaie; c’était un sanctuaire sans façon, bienpeuple; l’on avait dû s’y entretenir avec la Vierge noire encoredebout sur un autel, de ses petites affaires, l’on avait dû yvivre, y prier à la bonne flanquette, ainsi que chez soi, sansgêne.

Mais il ne fallait pas se fier à l’aspect bénin et réjoui de cetédifice, car les rangées de grotesques courant au-dessus du porcheet au-dessus des arcatures, démentaient la sécurité joviale desalentours.

Ils étaient là, réparés, il est vrai, ou refaits, grimaçant endes lignes serrées, jaillissant de la pierre en un pêle-mêle dereligieuses démentes et de moines fous, de terriens ahuris et devillageoises cocasses, de coquebins tordus par un rire nerveux etde diables hilares; et, au milieu de cette horde de réprouvéshurlant hors des murs, surgissait, entre deux démons qui latourmentaient, une figure réelle de femme, s’élançant de la frise,tentant de se ruer sur vous. Les yeux dilatés, hagards, les mainsjointes, elle vous supplie, terrifiée, désigne le lieu saint etvous crie d’entrer; et l’on s’arrête, interdit, devant ce visagedécomposé par la peur, crispé par l’angoisse, qui se débat danscette meute de monstres, dans ces visions irritées de larves.Farouche et charitable, à la fois, elle menace et elle implore; etcette image d’une éternelle excommuniée, chassée du temple etréléguée à jamais sur son seuil, vous hante comme un souvenir dedouleur, comme un cauchemar d’effroi.

Non, à coup sûr, il n’existe, dans la ménagerie satanique de laBeauce, aucune statue dont l’art soit aussi incisif et aussiformel. A un autre point de vue, au point de vue de l’ensemble dutableau et de l’envergure du sujet, le pèsement des âmes deNotre-Dame de Chartres est aussi très au-dessous de la psychostasiede la cathédrale de Bourges.

Je crois bien d’ailleurs que celle-là est la plus extraordinairede toutes, se dit Durtal. Ni les scènes similaires de Reims et deParis avec leurs troupes de pécheurs enveloppés dans une chaîne quetirent des démons, ni les épisodes analogues d’Amiens n’ont cetempan.

A Bourges, de même que dans toutes les oeuvres semblables duMoyen Age, les trépassés s’échappent de leurs tombes et, au bandeausupérieur, sous un Christ que conjurent la Vierge et saint Jean,saint Michel les pèse; à sa gauche, les démons entraînent les unset, à sa droite, les anges emmènent les autres.

La Résurrection des morts, telle que l’imagier du Berry lasculpta, est à faire hennir la bruyante pudeur des catholiques, carles figures sont nues et certaines réticences consenties d’habitudecependant pour le corps féminin, sont omises. Hommes, femmes,soulèvent la pierre du sépulcre, enjambent le rebord des bières,bondissent, culbutent, les uns par-dessus les autres; ceux-ci,joignant, extasiés, les mains et priant, les yeux au ciel; ceux-là,inquiets, regardant de tous les côtés; d’autres, braillantd’épouvante et tendant les bras; d’autres encore, prenant des poseséplorées, se frappant la poitrine, geignant pour leur défense;d’autres enfin, éblouis par ce passage de l’ombre à la lumière,secouant leurs membres gourds, cherchent à se mouvoir.

Le tohu-bohu de ces êtres subitement réveillés, jetés, tels quedes hiboux en plein jour, tremblant de peur et de joie, dès qu’ilsse reconnaissent et comprennent que l’heure du Jugement est venue,est exprimé avec une autorité, une verve, une acuité d’observationqui laissent loin derrière elles les minimes remarques et lemodique entrain du sculpteur de la Beauce.

Et, dans le compartiment au-dessus, le pèsement des âmes sedéroule, magnifique, avec le saint Michel, aux ailes déployées,tenant une lourde balance et caressant, en souriant, un enfant quicroise les mains, tandis qu’un diable à tête de bouc et à rictus defaune, armé d’une fourche, le guette, prêt à s’en emparer sil’archange le quitte; et, derrière ce démon qui s’attarde, commencele lamentable défilé des ouailles. Ici, ce n’est plus la courtoisieinfernale gardée à Chartres, les vagues égards d’un esprit du Mal,poussant doucement devant lui une moniale, mais bien la brutalité,dans toute son horreur, l’ignoble violence; le côté parfois comiquede ce genre de rixes n’est plus. A Bourges, les servants duTrès-Bas travaillent pour de bon et cognent; ici, un diable, aumufle de fauve, dont le ventre bedonnant est une trogne, frappe lecrâne d’un malheureux qui se débat, en grinçant des dents, et luimord les jambes avec sa queue dont l’extrémité s’ouvre en mâchoirede serpent; là, un autre bourreau hirsute et cornu, arrache à undamné une oreille avec un croc; là encore, un autre monstre à laface camuse, aux tétines en pendeloques, au bas ventre occupé parun masque d’homme, aux ailes soudées à la chute des reins, empoigneà pleins bras un religieux et le précipite, la tête la première,dans un chaudron qui bout sur une gueule renversée de dragon dontdeux valets de Satan attisent, avec des soufflets, les flammes.

Et, dans ce coquemar, deux figures, symboles, l’une, de lamédisance, l’autre, de la luxure, une figure de moine et une figurede femme, se tordent et pleurent, car d’énormes crapauds dévorent,au premier, la langue, sucent, à la seconde, le sein.

De l’autre côté du saint Michel, la scène change; un angesouriant et joufflu charge sur les épaules d’un de ses compagnonset lutine un bambin qui brandit, joyeux, une branche; puis,derrière lui, lentement s’avance une théorie de Saints, une femme,un roi, un cénobite, conduits par saint Pierre vers un porcheprécédant un édicule où le vieil Abraham, assis, tend sur sesgenoux un tablier plein de petites têtes qui jubilent, d’âmessauves.

Et Durtal constatait, en se remémorant la figure du saint Michelet de ces anges, qu’ils étaient les frères de la sainte Anne, dusaint Joseph, de l’ange du portail Royal de Reims. C’était, eneffet, le même modèle étrange, le même visage jeune et vieillot, aunez en cornet et au menton pointu, plus grassouillet cependant,moins anguleux peut-être qu’à Reims.

Cet air de famille, cette ressemblance permettaient de croireque les mêmes imagiers ou que leurs élèves avaient travaillé auxsculptures des deux cathédrales et pas à Chartres où aucun typeanalogue n’apparaissait, alors que pourtant certaines similitudesd’autres statues du porche Nord avec quelques uns des personnages,d’un autre genre, de la façade de Reims, étaient frappantes.

Toutes les suppositions sont possibles et aucune n’a la chanced’être certifiée juste, car nous ne découvrons aucun renseignementsur les maîtrises des imagiers de ce temps, se dit Durtal qui sedirigea vers la baie latérale de gauche du porche chartrain, vouéeaux Martyrs.

Là, dans l’ébrasement de la porte, vivaient, côte à côte, saintVincent d’Espagne, diacre; saint Denys, évêque; saint Piat, prêtre;et saint Georges, guerrier; victimes, tous les quatre, de lastudieuse cruauté des mécréants.

Saint Vincent, dans sa longue robe, penchait sur l’épaule unetête contrite. Celui-là, pensa Durtal, il a été supplicié d’unefaçon toute culinaire, car si j’écoute la Légende de Voragine, onlui ratissa si furieusement le corps avec des peignes acérésd’airain que ses boyaux sortirent; puis, après ce hors-d’oeuvre desouffrances, les cuisiniers le rôtirent sur un gril, le lardèrentde clous, l’arrosèrent avec la sauce de son sang. Lui, demeuraitimmobile, pendant qu’il se dorait et priait. Quand il eut expiré,Dacien, son persécuteur, ordonna de transférer son cadavre dans unchamp pour qu’il fût dépecé par les bêtes, mais un corbeau vintveiller auprès de lui et chassa, à coups de bec, un loup; alors, onlui attacha une meule de moulin autour du col et on le précipitadans la mer, mais il aborda près de pieuses femmes quil’ensevelirent.

Saint Denys, premier évêque de Paris, offert en pâture à deslions qui s’éloignèrent, puis décollé à Montmartre, avec saintEleuthère et saint Rustique. L’imagier ne l’avait pas représenté,tenant, ainsi que d’habitude, sa tête, mais il l’avait dressé,entier, debout, crossé et mîtré; et il n’était pas humble etdolent, tel que son voisin, le diacre d’Espagne, mais droit,impérieux, levant la main, plus peut-être pour faire unerecommandation aux fidèles que pour les bénir et Durtal rêvaitdevant cet écrivain dont le livre, si court, occupait une place siimportante dans la série des oeuvres mystiques; celui-là, enadmettant que le volume fût de lui, avait plus que tout autre et,le premier, parmi les auteurs contemplatifs, franchi les limites duciel et rapporté quelques détails sur ce qui s’y passe, aux hommes.La question des préséances angéliques datait de lui, car il avaitrévélé l’organisation des milices, observé un ordre, une hiérarchiequ’imite l’humanité et que parodie l’enfer. Il avait été une sortede courrier entre le firmament et la terre; il avait étél’explorateur du Patrimoine divin comme plus tard sainte Catherinede Gênes fut l’exploratrice des domaines du Purgatoire.

Moins intéressant était Piat, prêtre de Tournai, qu’un proconsulromain décapita. Dans cette assemblée de Saints célèbres, il étaitun peu le parent de province pauvre, le Saint d’un diocèse. Ilfigurait là parce que la cathédrale possédait ses reliques, car seshistoriens racontent que l’illation de ses restes à Chartres eutlieu au IXe siècle. Saint Georges l’accotait, vêtu en chevalier dutemps de saint Louis, tête nue, bardé de fer, armé d’une lance etd’un bouclier, en sentinelle sur un socle où était décrite latorture de la roue qu’il endura.

Cette statue avait pour pendant de l’autre côté de la porteThéodore d’Héraclée, habillé d’une cotte de maille et d’un surcotet muni, lui aussi, d’un écu et d’une lance.

Près de ce Saint que l’on fit cuire jadis, dans la villed’Amasée, à petit feu, siégeaient saint Etienne, saint Clément etsaint Laurent.

Et le tympan développait, au-dessus de la double haie de cesmartyrs, l’histoire de saint Etienne disputant contre les docteurset lapidé par les Juifs; et, partout, sur des piliers carrés, sousla voûte du porche, des pierres s’excisaient en des figurinestourmentées de Justes : saint Léger, saint Laurent, saint Thomas deCantorbéry, saint Bacche, saint Quentin, d’autres encore; etc’était un défilé de Bienheureux qu’on éborgnait, qu’on calcinait,qu’on tailladait, qu’on fouettait à tour de bras, qu’on étêtait;mais le tout était dans un pitoyable état. En les ébranchant encorede plusieurs membres, le vent et la rage des sans-culottes avaientcomplété le supplice de ces Saints.

La baie de droite, consacrée aux Confesseurs, s’ouvrait en unecosse immense debout, alignant sur sa paroi écartée de gauche,saint Nicolas, archevêque de Myre, haussant une main gantée,foulant aux pieds le cruel hôtelier qui occit les enfants dont lamort devint le sujet de tant de complaintes; puis saint Ambroise,docteur de l’Eglise, archevêque de Milan, coiffé d’une mîtresingulière, en forme d’éteignoir; saint Léon, pape, le vainqueurd’Attila, enfin saint Laumer, l’une des gloires du pays deChartres.

Celui-là était un peu, ainsi que le saint Piat de la baie degauche, un inconnu fourvoyé dans les rangs illustres de ces Saints.Très vénéré autrefois dans la Beauce, il avait mené, de son vivant,une existence qui pouvait se condenser en trois lignes : aprèsavoir gardé, pendant son enfance, les troupeaux, il avait étécellerier de la cathédrale, anachorète et enfin moine et abbé dumonastère de Corbion, dans les forêts de l’Orne.

La paroi évasée de droite logeait saint Martin, évêque de Tours,saint Jérôme, doteur de l’Eglise, saint Grégoire, pape et docteur,et saint Avit.

Ce qui est curieux, pensa Durtal, c’est le parallélisme de cetteporte. D’un côté, à droite, saint Nicolas, le grand thaumaturge del’Orient; de l’autre, à gauche, saint Martin, le grand thaumaturgede l’Occident.

Puis, en pendant, deux docteurs de l’Eglise, saint Ambroise etsaint Jérôme; le premier, souvent redondant et enflé dans une prosemédiocre, mais ingénieux et charmant dans ses hymnes; le second,ayant vraiment, dans la Vulgate, créé la langue de l’Eglise, aéré,désinfecté ce latin du Paganisme qui empestait la luxure, puait unaffreux mélange de vieux bouc et de rose; en vis-à-vis encore, deuxpapes, saint Léon et saint Grégoire, puis deux abbés de cloîtres,saint Laumer et saint Avit qui avait été, lui aussi, supérieurd’une abbaye fondée dans les bois du Perche.

Ces deux statues avaient été ajoutées, après coup, car ellesdécelaient, par leur tournure et par leur costume, une époque plustardive que le XIIIe siècle; mais alors, avaient-elles étésubstituées à d’autres qui portraituraient les mêmes moines oudifférents Saints?

Et le tympan exprimait, à son tour, l’idée de parallélisme voulupar le maître de l’oeuvre. Lui aussi était dédié aux deuxthaumaturges, à la réplique miraculeuse du Nord au Midi; ilrelatait les épisodes de la vie de saint Nicolas et de saintMartin; saint Nicolas dotant les filles d’un gentilhomme quis’apprêtait, mourant de faim, à les trafiquer, puis le sépulcre decet archevêque sécrétant une huile souveraine, pour guérir lesmaladies; saint Martin offrant la moitié de son manteau à unindigent et voyant ensuite le Christ revêtu de ce manteau.

Le reste du porche était aisément négligeable; l’on retrouvait,dans les voussures et sur les piliers des baies, la troupe desConfesseurs, les neuf choeurs des Anges, la parabole des Viergessages et des Vierges folles, le double des vingt-quatre Vieillardsdu portail Royal, les Prophètes de l’Ancien Testament, les Vertuset les Vices, les Vierges chrétiennes, de petites statuettesd’Apôtres, le tout plus ou moins endommagé, plus ou moinsvisible.

Avec ses 783 statues et figurines, ce portail du Midi cité parles guides comme le plus attrayant de tous, était, au contraire, lemoins attirant des trois, pour les artistes, car si l’on exceptaitles glorieuses effigies de saint Théodore et de saint Georges, lespanégyriques de ses autres habitants étaient ternes, trèsinférieurs, au point de vue de l’art, aux sculptures de la façadedu XIIe siècle et même du portique du Nord, ce mémorial des deuxLivres, dont la statuaire était plus barbare mais moins docile etmoins froide.

Et Durtal reprenait : l’ensemble extérieur de la cathédrale deChartres peut se résumer en trois mots : Latrie, Hyperdulie, Dulie.Latrie, culte de Notre Seigneur, au porche Royal; Hyperdulie, cultede la sainte Vierge au porche du Septentrion; Dulie, culte desSaints, au porche du Sud.

Car, en somme, bien que le Rédempteur soit magnifié sur ceportail du Sud, en sa qualité de Juge suprême, il semble céderquand même un peu sa place aux Saints; et, cela se comprend,puisqu’il est là, quasiment en double emploi, et que son véritablepalais, son véritable trône est dans le tympan triomphal duportique d’honneur, du portail Royal.

Et avant de s’éloigner de cette façade, jetant un dernier coupd’oeil sur ces haies d’élus, Durtal s’arrêtait devant saint Clémentet saint Grégoire.

Saint Clément dont la mort extraordinaire fait presque oublierune vie tout entière adonnée à herser les âmes; et Durtal serappelait le récit de Voragine. Après avoir été exilé, sous lerègne de Trajan, en Chersonèse, Clément est jeté, avec une ancre aucou, dans la mer, tandis que l’assemblée des chrétiens agenouilléssur le rivage, demande au ciel de conserver son corps; et la merrecule de trois milles, et les fidèles gagnent à pied sec unechapelle que les Anges viennent d’édifier sous les vagues et danslaquelle le cadavre du Saint repose, sur un tombeau; et, durantplusieurs siècles, la mer se retire ainsi, pendant une semaine,chaque année, afin de permettre aux pèlerins de visiter sesreliques.

Saint Grégoire, le premier moine Bénédictin, nommé pape, lemaître de la liturgie, le créateur du plain-chant. Il fut, à lafois, éperdu de justice, fou de charité, passionné d’art, cetadmirable pape, à l’esprit si compréhensif, si large, qu’ilconsidérait ainsi qu’une tentation démoniaque, le désir que lescagots, que les pharisiens de son temps, manifestaient de ne pointlire la littérature profane, parce que, disait-il, celle-là nousaide à comprendre l’autre.

Sacré, contre son gré, pontife, il traîne une vie torturée parl’angoisse, pleure le repos quitté du cloître et n’en lutte pasmoins avec une incroyable énergie contre les assauts des Barbares,les hérésies de l’Afrique, les intrigues de Byzance, la simonie dessiens.

Il surgit au fond des âges, dans un sabbat de schismes quivocifèrent et on l’aperçoit aussi, au milieu de ces tourmentes,abritant contre la rapacité des riches les pauvres qu’il nourrit desa main et dont il baise les pieds chaque jour; et, dans cetteexistence surmenée, sans un moment de détente, il parvient àrestaurer la discipline monastique, à semer partout où il le peutle germe Bénédictin, à sauver le monde qui s’égare par la vigie descloîtres.

S’il ne fut pas martyrisé comme saint Clément, il mourutcependant pour le Christ d’épuisement et de fatigue, ayant vécudans la continuelle souffrance d’un corps miné par les maladies,débilité par les macérations volontaires et par les jeûnes.

C’est sans doute pour cela que la face de sa statue est sipensive et si triste, se dit Durtal; et pourtant, elle écoute lacolombe, symbole de l’inspiration, qui lui chuchote à l’oreille,lui dicte, d’après une ancienne légende, les mélodies del’antiphone, et lui souffle certainement aussi ses dialogues, seshomélies, ses commentaires sur le livre de Job, son pastoral,toutes ses oeuvres dont le retentissement fut immense au MoyenAge.

Et, en retournant vers son logis, Durtal, songeant encore audéfilé de ces Justes, se fit tout à coup cette réflexion : ilmanque à Chartres le portrait d’un Saint dont l’assistance futjadis plus que celle de tout autre enviée, saint Christophe qui setenait d’habitude à l’entrée des cathédrales, juché seul, en unlieu à part.

Tel il saillait naguère à l’entrée de Notre-Dame de Paris et telil s’exhibe encore, en un coin de la façade principale d’Amiens;mais presque partout, les iconoclastes l’ont détruit et l’on peutcompter les églises où maintenant la statue du Porte-Christ semontre. Elle séjourna sûremùent à Chartres, oui, mais dans quelendroit? les monographes de la basilique n’en parlent point.

Et, en cheminant, il se plaisait à penser à ce Saint dont lapopularité s’explique, car nos pères croyaient qu’il suffisait deregarder son image sculptée ou peinte, pour être protégé, pendanttoute la journée, de catastrophes, surtout de la malemort.

Aussi, émergeait-il, en dehors, bien en évidence, en bonneplace, énorme, de façon à pouvoir être aperçu, même de loin, parles passants. D’autres fois, son portrait s’étendait, gigantesque,dans l’intérieur de l’église. Ainsi le voit-on au Dom d’Erfurt,dans une freque du XVe siècle, trop réparée. Cette figuremonstrueuse, haute de cinq étages, va des dalles du sanctuaire auxvoûtes. Christophe a une barbe qui coule à torrents et des jambesaussi grosses que des piliers de nef. Il porte, adorant et courbé,sur ses épaules, un enfant à tête ronde qui bénit, en souriant,avec une mine enfarinée de pierrot, les visiteurs. Et lui, patauge,pieds nus, dans un étang plein de petits roseaux, de diablotins, depoissons cornus, de fleurettes étranges, le tout minuscule pourmieux exagérer encore la statue colossale du Saint.

Ce pauvre ami, ruminait Durtal, il fut vénéré par le peuple maisun peu tenu à l’écart par l’Eglise, car il est, avec saint Georgeset quelques autres martyrs, de ceux dont la biographie suggère biendes doutes…

Saint Christophe fut invoqué, pendant le Moyen Age, pour laguérison des enfants langoureux et aussi contre la cécité et lapeste.

Au reste, les Saints ne furent-ils pas les vrais thérapeutes deces temps? toutes les maladies que les médecins, que les mires, nepouvaient soulager leur étaient confiées; d’aucuns même étaientréputés tels que des spécialistes et les maux qu’ils traitaientétaient désignés par leurs noms. La goutte s’appelait mal de saintMaur; la lèpre mal de saint Job; le cancer mal de saint Gilles; lachorée mal de saint Guy; le rhume mal de saint Aventin; le flux desang mal de saint Fiacre; et j’en oublie.

D’autres sont encore demeurés célèbres pour la délivrance decertaines affections dont la cure leur était dévolue. SainteGeneviève pour le mal des Ardents et les ophtalmies; sainteCatherine d’Alexandrie pour les migraines; sainte Reine pour lesmaladies secrètes; saint Barthélémy pour les convulsions; saintFirmin pour les crampes; saint Benoît pour les érésypèles et pourla pierre; saint Loup pour les douleurs d’entrailles; saint Hubertpour la rage; sainte Appoline dont une statue existe dans lachapelle de l’hôpital Saint-Jean, à Bruges, ornée, en guised’ex-voto, de chapelets de molaires et de chicots de cire, pour lesnévralgies faciales et les maux de dents; et combien d’autres!

Etant donné, conclut Durtal, qu’à l’heure actuelle la médecineest devenue plus que jamais un leurre, je ne vois pas pourquoi l’onn’en reviendrait point aux spécifiques des oraisons, aux panacéesmystiques d’antan. Si les Saints intercesseurs se refusent, encertains cas, à nous guérir, ils n’aggraveront pas au moins notreétat, en se trompant de diagnostic et en nous faisant ingérer depérilleux remèdes; et, d’ailleurs, quand bien même les praticiensde notre temps ne seraient pas ignares, à quoi cela servirait-il,puisque les médicaments qu’ils pourraient utilement prescrire sontfrelatés?

Chapitre 16

 

Le jour était venu de boucler sa valise et de prendre, encompagnie de l’abbé Plomb, le train.

Durtal s’énerva dans l’attente des heures; ne tenant plus enplace, il sortit pour tuer le temps, mais la pluie qui commençait àtomber le rabattit dans la cathédrale.

Il s’installa, après avoir visité la Madone du Pilier, au fondde la nef, dans un camp de chaises vides et il songea :

Avant de rompre par un voyage le monotone train-train de ma vieà Chartres, ne serait-il pas utile de m’asseoir, ne fût-ce quependant une minute, en moi-même, et de recenser les acquisitionsque j’ai faites avant et depuis mon arrivée dans cette ville?

Celles de mon âme? hélas! elles sont moins des acquisitions quedes échanges; j’ai simplement troqué mes indolences contre dessécheresses et les résultats de cette brocante, je ne les connaisque trop; à quoi bon les énumérer encore? — celles de mon esprit?elles me semblent moins affligeantes et plus sûres et je puis enétablir un rapide inventaire disposé en trois colonnes : Passé,Présent et Avenir.

Passé. — Alors que je n’y pensais guère, à Paris, Dieu m’asubitement saisi et il m’a ramené vers l’Eglise, en utilisant pourme capter mon amour de l’art, de la mystique, de la liturgie, duplain-chant.

Seulement, durant le travail de cette conversion, je n’ai puétudier la mystique que dans des livres. je ne la possédais doncqu’en théorie et nullement en pratique; d’autre part, je n’aiécouté à Paris qu’une musique plane, affadie, délayée dans desgosiers de femmes ou complètement défigurées par des maîtrises : jen’ai assisté dans la majeure partie des églises qu’à des déteintesde cérémonies, qu’à des décomptes d’offices.

Telle était la situation lorsque je suis parti pour la Trappe;en cet ascétère, je vis alors non plus simplement la mystique,racontée, écrite, formulée en un corps de doctrine, mais bienencore la mystique expérimentale, mise en action, vécue naïvementpar des moines. Je pus me certifier que la science de la Perfectionde l’âme n’était pas un leurre, que les assertions de sainte Térèseet de saint Jean de la Croix étaient exactes et il me fut égalementpermis dans ce cloître de me familiariser avec les délices d’unrite authentique et d’un réel plain-chant.

Présent. — A Chartres, je suis passé à de nouveaux exercices,j’ai suivi d’autres pistes. Hanté par l’inégalable splendeur decette cathédrale, j’ai, sous l’impulsion d’un vicaire trèsintelligent et très instruit, abordé la symbolique religieuse,commenté cette grande science du Moyen Age qui constitue undialecte spécial de l’Eglise, qui divulgue par des images, par dessignes, ce que la liturgie exprime par des mots.

Pour être plus juste, il conviendrait plutôt de dire, de cettepartie de la liturgie qui s’occupe plus spécialement des prières,car l’autre, qui a trait aux formes et aux ordonnances du culte,appartient au symbolisme surtout, car c’est lui qui en est l’âme;la vérité est que la démarcation des deux sciences n’est pastoujours facile à tracer tant parfois elles se greffent l’une surl’autre, s’inspirent mutuellement, s’entremêlent, finissent presquepar se confondre.

Avenir. — En me rendant à Solesmes, j’achèverai mon éducation,je verrai et j’entendrai l’expression la plus parfaite de cetteliturgie et de ce chant grégorien dont le petit monastère deNotre-Dame de l’Atre n’a pu, à cause même du nombre restreint deses officiants et de ses voix, que me donner une réduction, trèsfidèle, il est vrai, mais enfin une réduction.

En y joignant mes études personnelles sur la peinturereligieuse, enlevée des sanctuaires et maintenant réunie dans desmusées; en y ajoutant mes remarques sur les diverses cathédralesque j’explorai, j’aurai ainsi parcouru tout le cycle du domainemystique, extrait l’essence du Moyen Age, réuni en une sorte degerbe ces tiges séparées, éparses depuis tant de siècles, observéplus à fond l’une d’elles, la symbolique, dont certaines partiessont, à force de les avoir négligées,presque perdues.

La Symbolique! elle a été l’attrait décidé de ma vie à Chartres;elle m’a allégé et consolé lorsque je souffrais de me sentir l’âmesi importune et si basse. Et il tenta de se la remémorer, del’embrasser en son ensemble.

Elle jaillissait comme un arbre touffu, dont la racine plongeaitdans le sol même de la Bible; elle y puisait en effet sa substanceet en tirait son suc; le tronc était la symbolique des Ecritures,la préfiguration des Evangiles par l’Ancien Testament; les branches: les allégories de l’architecture, des couleurs, des gemmes, de laflore, de la faune, les hiéroglyphes des nombres, les emblèmes desobjets et des vêtements de l’Eglise; un petit rameau déterminaitles odeurs liturgiques et une brindille, desséchée dès sa naissanceet quasi-morte, la danse.

Car la danse religieuse a existé, reprit Durtal; elle a été,dans l’Antiquité, l’offrande de l’adoration, la dîme des liesses;David sautant devant l’arche en est une preuve.

Dans les premiers temps du Christianisme, les fidèles et lesprêtres se trémoussent pour honorer le Seigneur, croient, enclunagitant ,imiter l’allégresse des Bienheureux, la joie de cesAnges que saint Basile nous montre, exécutant des pas dans lesredoutes parées du ciel.

L’on en arrive bientôt, ainsi qu’à Tolède, à tolérer des messesdites Mussarabes pendant lesquelles les ouailles gambadent enpleine cathédrale; mais ces cabrioles ne tardent pas à exclure lecaractère pieux qu’on veut bien leur prêter; elles deviennent unpiment pour le ragoût des sens et plusieurs conciles lesinterdisent.

Au XVIIe siècle, les ballets dévots survivent cependant danscertaines provinces; on les découvre à Limoges où le curé deSaint-Léonard et ses paroissiens pirouettent dans le choeur del’église. Au XVIIIe siècle, l’on discerne leurs traces dans leRoussillon. A l’heure actuelle, la danse liturgique persisteencore, mais c’est en Espagne surtout que la tradition de cessaintes fariboles s’est conservée.

Il n’y a pas très longtemps, lors de la fête du Corpus Christi,à Compostelle, la procession était précédée dans les rues par unindividu de haute taille qui se démenait en portant un autre hommesur ses épaules. Actuellement encore, à Séville, le jour de la fêtedu Saint-Sacrement des enfants de choeur se dandinent en une sortede valse lente et chantent des cantiques devant le maître autel dela cathédrale. Dans d’autres villes, aux fêtes de la Vierge, l’ondéroule une sarabande autour de sa statue, l’on entrechoque desbâtons, l’on joue des castagnettes et, pour clore la cérémonie, lesassistants font, en guise d’amen, crépiter des pétards.

Mais tout cela est médiocrement intéressant et je me demande, entout cas, quels sens peuvent bien être attribués à des entrechatset à des ronds de jambes? je m’imagine difficilement que desfarandoles et des boléros puissent feindre des prières; je mepersuade mal que l’on récite des actions de grâces, en pilant dupoivre avec ses pieds et en virant une illusoire manivelle demoulin à café avec ses bras.

La vérité est que le symbolisme de la danse est ignoré,qu’aucune règle ne nous est parvenue des acceptions que les ancienslui assignèrent. Au fond, la danse liturgique est une joiegrossière des gens du Midi. Bornons-nous donc à la citer pourmémoire, et voilà tout.

Quel a été maintenant, au point de vue pratique, l’influence dusymbolisme sur les âmes?

Et Durtal se répondit : le Moyen Age qui savait que sur cetteterre tout est signe, tout est figure, que le visible ne vaut quepar ce qu’il recouvre d’invisible, le Moyen Age n’était pas, parconséquent, dupe, comme nous le sommes, des apparences, étudia detrès près cette science et il fit d’elle la pourvoyeuse et laservante de la mystique.

Convaincu que le seul but qu’il importait à l’homme depoursuivre, que la seule fin qu’il lui était nécessaire, ici-bas,d’atteindre, c’était d’entrer en relations directes avec le ciel etde devancer la mort, en se versant, en se fondant autant quepossible en Dieu, il entraîna les âmes, les soumit à un régimetempéré de cloître, les émonda de leurs préoccupations terrestres,de leurs visées charnelles, les orienta toujours vers les mêmespensées de renoncement et de pénitence, vers les mêmes idées dejustice et d’amour, et, pour les contenir, pour les préserverd’elles-mêmes, il les cerna d’une barrière, mit autour d’elles Dieuen permanence, sous tous les aspects, sous toutes les formes.

Jésus surgit de partout, s’attesta dans la faune, dans la flore,dans les contours des monuments, dans les parures, dans lesteintes; de quelque côté qu’il se tourna, l’homme le vit.

Et il vit aussi, de même qu’en un miroir qui la reflétait, sapropre âme; il put reconnaître, dans certaines plantes, lesqualités qu’il devait acquérir, les vices contre lesquels il luifallait se défendre.

Puis il eut encore devant les yeux d’autres exemples, car lessymbolistes ne se bornèrent point à convertir en des cours decatéchisme des traités de botanique, de minéralogie, d’histoirenaturelle, d’autres sciences; quelques uns, au nombre desquelssaint Méliton, finirent par appliquer leur procédé d’interprétationà tout ce qu’ils rencontrèrent; une cithare se mua pour eux en lapoitrine des hommes dévots; les membres du corps humain semétamorphosèrent en des emblèmes; ainsi, la tête signifia leChrist; les cheveux, les Saints; le nez, la discrétion; lesnarines, l’esprit de foi; l’oeil, la contemplation; la bouche, latentation; la salive, la suavité de la vie intérieure; lesoreilles, l’obéissance; les bras, l’amour de Jésus; les mains, lesoeuvres; les ongles, la perfection des vertus; les genoux, lesacrement de pénitence; les jambes, les Apôtres; les épaules, lejoug du Fils; les mamelles, la doctrine évangélique; le ventre,l’avarice; les entrailles, les préceptes mystérieux de NotreSeigneur; le buste et les reins, les pensées de luxure; les os,l’endurcissement; la moelle, la componction; les cartilages, lesmembres infirmes de l’Antechrist;… et ces écrivains étendirent leurmode d’exégèse aux objets les plus usuels, aux outils, auxinstruments mêmes qui se trouvaient à la portée de tous.

Ce fut une succession ininterrompue de leçons pieuses. Yves deChartres nous l’affirme, les prêtres enseignaient la symbolique aupeuple et il résulte également des recherches de Dom Pitra, qu’auMoyen Age, l’oeuvre de saint Méliton était populaire et connue detous. Le paysan savait donc que sa charrue était l’image de lacroix, que les sillons qu’elle traçait étaient les coeurs labourésdes Saints; il n’ignorait pas que les gerbes étaient les fruits dela contrition; la farine, la multitude des fidèles; la grange, leroyaume des cieux; et il en était de même pour bien des métiers;bref, cette méthode des analogies fut pour chacun une constanteinvite à se mieux observer et à mieux prier.

Ainsi maniée, la symbolique servit de garde-frein pour enrayerla marche en avant du péché et de levier pour soulever les âmes etles aider à franchir les étapes de la vie mystique.

Sans doute,cette science, traduite dans tant de langues, ne futaccessible que dans ses principales lignes aux masses et parfoisquand elle se tréfila dans des esprits chantournés tels que celuidu bon Durand de Mende, elle eut l’air d’être décousue, pleine devolte-faces d’acceptions et d’aléas de sens. Il semble alors que lesymboliste se complaise à découper avec de petits ciseaux à broderun cil; mais, en dépit de ces exagérations qu’elle tolérait, ensouriant, l’Eglise n’en réussit pas moins, par cette tactique del’insistance, à sauver les âmes, à pratiquer en grand la culturedes Saints.

Puis vint la Renaissance et la symbolique sombra en même tempsque l’architecture religieuse.

Plus heureuse que ses vassales, la mystique, proprement dite, asurvécu à cette époque de joyeux opprobres, car l’on peut assurerque si elle a franchi cette période sans rien produire, elle aensuite épanoui dans l’Espagne ses plus magnifiques touffes avecsaint Jean de la Croix et sainte Térèse.

Depuis lors, la mystique doctrinale paraît tarie; mais il n’enest pas de même de la mystique expérimentale qui continue às’acclimater, à se développer dans les cloîtres.

Quant à la liturgie et au plain-chant, ils ont passé par lesphases les plus diverses. Après s’être éparpillée et décomposéedans les bréviaires les plus variés des provinces, la liturgie aété ramenée à l’unité romaine, par les efforts de Dom Guéranger etl’on peut espérer que les Bénédictins finiront aussi par rappelertoutes les églises à la pleine observance du vrai plain-chant.

Celle-ci surtout, soupira Durtal. Il la regardait sa cathédrale,l’aimait davantage encore, maintenant qu’il devait pour quelquesjours s’éloigner d’elle; il essayait, pour mieux graver sonsouvenir en lui, de la récapituler, de la condenser, et il sedisait :

Elle est un résumé du ciel et de la terre; du ciel dont ellenous montre la phalange serrée des habitants, Prophètes,Patriarches, Anges et Saints éclairant avec leurs corps diaphanesl’intérieur de l’église, chantant la gloire de la Mère et du Fils;de la terre, car elle prêche la montée de l’âme, l’ascension del’homme; elle indique nettement, en effet, aux chrétiens,l’itinéraire de la vie parfaite. Ils doivent, pour comprendre lesymbole, entrer par le portail Royal, franchir la nef, le transept,le choeur, les trois degrés successifs de l’ascèse, gagner le hautde la croix, là, où repose, ceinte d’une couronne par les chapellesde l’abside, la tête et le col penché du Christ que simulentl’autel et l’axe infléchi du choeur.

Et ils sont alors arrivés à la voie unitive, tout près de laVierge qui ne gémit plus, ainsi que dans la scène douloureuse duCalvaire, au pied de l’arbre, mais qui se tient, voilée sousl’apparence de la sacristie, à côté du visage de son Fils, serapprochant de lui pour le mieux consoler, pour le mieux voir.

Et cette allégorie de la vie mystique, décelée par l’intérieurde la cathédrale, se complète au dehors par l’aspect suppliant del’édifice. Affolée par la joie de l’union, l’âme, désespérée devivre, n’aspire plus qu’à s’évader pour toujours de la géhenne desa chair; aussi adjure-t-elle l’Epoux avec les bras levés de sestours, d’avoir pitié d’elle, de venir la chercher, de la prendrepar les mains jointes de ses clochers pour l’arracher de terre etl’emmener avec lui, au ciel.

Elle est enfin, cette basilique, la plus magnifique expressionde l’art que le Moyen Age nous ait léguée. Sa façade n’a nil’effrayante majesté de la façade ajourée de Reims, ni la lenteur,ni la tristesse de Notre-Dame de Paris, ni la grâce géanted’Amiens, ni la massive solennité de Bourges; mais elle révèle uneimposante simplicité, une sveltesse, un élan, qu’aucune autrecathédrale ne peut atteindre.

Seule, la nef d’Amiens se lamine, s’écharne, s’effile, sefilise, fuse aussi ardemment que la sienne, du sol; mais levaisseau d’Amiens est clair, et morne et celui de Chartres estmystérieux et intime et il est, de tous, celui qui évoque le mieuxl’idée d’un corps délicat de Sainte, émaciée par les prières,rendue par les jeûnes presque lucide. Puis ses verrières sont sanspareilles, supérieures même à celles de Bourges dont le sanctuaireest cependant fleuri de somptueux bouquets de Déicoles!

— Enfin, sa sculpture du porche Royal est la plus belle, la plusextraterrestre qui ait jamais été façonnée par la main del’homme.

Elle est encore presque unique, car elle n’a rien de l’aspectdouloureux et menaçant de ses grandes soeurs. C’est à peine siquelques démons grimacent aux aguets sur ses portails, pourtourmenter les âmes; la liste de ses châtiments est courte; elle seborne à énumérer en quelques statuettes, la variété des peines; audedans, la Vierge reste surtout la Vierge de Bethléem, la jeunemère, et Jésus est toujours un peu enfant avec Elle et Il lui obéitlorsqu’Elle l’implore.

Elle avère, du reste, l’ampleur de sa patience, de sa charité,par le symbole de la longueur de sa crypte et de la largeur de sanef qui surpassent celles des autres basiliques.

Elle est, en somme, la cathédrale mystique, par excellence,celle où la Madone accueille avec le plus de mansuétude lespécheurs.

Voyons, fit Durtal, en consultant sa montre, l’abbé Gévresindoit avoir terminé son déjeuner; c’est le moment de lui faire mesadieux, avant que de rejoindre l’abbé Plomb à la gare.

Il traversa la cour de l’évêché et sonna chez le prêtre.

— Vous voici sur votre départ, dit Mme Bavoil qui ouvrit laporte et le conduisit près de son maître.

— Mais oui…

— Je vous envie, soupira l’abbé, car vous allez assister à demerveilleux offices et entendre d’admirables chants.

— Je l’espère; si seulement, cela pouvait me coordonner et mepermettre de me retrouver chez moi, dans mon âme, et non plus dansje ne sais quel logis ouvert à tous les vents.

— Elle manque de serrures et de loquets, votre âme, fit MmeBavoil, en riant.

— Elle est un lieu public où toutes les distractions s’accostentet jasent; je suis constamment sorti et quand je veux rentrer chezmoi, la place est prise.

— Dame, ça se conçoit; vous n’ignorez pas le proverbe : qui va àla chasse, perd sa place.

— C’est très joli à dire, mais…

— Mais, notre ami, le Seigneur a prévu le cas, lorsqu’à proposde ces diversions qui voltigent dans l’esprit comme des mouches, ila répondu aux plaintes de Jeanne de Matel désolée par ces noises,d’imiter le chasseur dont le carnier n’est jamais vide parce qu’àdéfaut d’une grosse proie, il s’empare, en chemin, de la petitequ’il rencontre.

— Encore faudrait-il en rencontrer une!

— Vivez en paix, là-bas, dit l’abbé; ne vous occupez pasd’examiner si, oui ou non, votre domaine est clos et écoutez ceconseil. Vous avez coutume, n’est-ce pas, de débiter des oraisonsque vous savez par coeur; et c’est surtout pendant ce temps que lesévagations se produisent; eh bien, laissez de côté ces oraisons etsuivez très régulièrement, dans la chapelle du cloître, les prièresdes offices. Vous les connaissez moins, vous serez obligé, nefût-ce que pour bien les comprendre, de les lire avec soin; vousaurez donc moins de chance de vous désunir.

— Sans doute, répliqua Durtal, mais quand l’on n’a pas dévidéles prières que l’on a pris l’habitude de réciter, il semble quel’on n’a pas prié. Je conviens que ce que j’avance est absurde,mais il n’est point de fidèle qui ne la perçoive cette impression,lorsqu’on lui change le texte de ses patenôtres.

L’abbé sourit.

— Les vraies exorations, reprit-il, sont celles de la liturgie,celles que Dieu nous a enseignées, lui-même, les seules qui seservent d’une langue digne de lui, de sa propre langue. Elles sontcomplètes et elles sont souveraines, car tous nos désirs, tous nosregrets, toutes nos plaintes sont fixés dans les psaumes. LeProphète a tout prévu et tout dit; laissez-le donc parler pour vouset vous prêter ainsi, par son intermédiaire auprès de Dieu, sonassistance.

Quant aux suppliques que vous pouvez éprouver le besoind’adresser à Dieu, en dehors des heures réservées à leur usage,faites-les courtes. Imitez les solitaires de l’Egypte, les Pères duDésert, qui étaient des maîtres en l’art d’orer. Voici ce quedéclare à Cassien, le vieil Isaac : priez peu à la fois et souvent,de peur que si vos oraisons ne sont longues, l’Ennemi ne vienne àles troubler. Conformez-vous à ces deux règles, elles voussauveront des émeutes intimes. Allez donc en paix et n’hésitez pasd’ailleurs, si quelque embarras vous survient, à consulter l’abbéPlomb.

— Hé, notre ami, s’exclama en riant Mme Bavoil, vous pourriezencore enrayer vos dissipations, en usant du moyen qu’employaitl’abbesses sainte Aure, pour psalmodier le psautier; elles’asseyait dans une chaire dont le dos était percé de cent longsclous et quand elle se sentait s’évaporer, elle s’appuyaitfortement les épaules sur leurs pointes; rien de tel, je vous enréponds, pour rallier les gens et ranimer l’attention quis’endort…

— Merci bien…

— Autre chose, reprit-elle, cessant de rire, vous devriezdifférer votre départ de quelques jours, car après-demain secélèbre une fête en l’honneur de la Vierge; l’on attend despèlerinages de Paris et l’on portera en procession dans les rues lachâsse qui contient le voile de notre Mère.

— Ah! s’écria Durtal, je n’aime guère les dévotions en commun;quand Notre-Dame tient ses assises solennelles, je m’absente etj’attends pour la visiter qu’Elle soit seule. Les multitudesbramant des cantiques, avec des yeux qui rampent ou cherchent desépingles à terre sous prétexte d’onction, m’excèdent. Je suis pourles Reines délaissées, pour les églises désertes, pour leschapelles noires. Je suis de l’avis de saint Jean de la Croix quiavoue ne pas aimer les pèlerinages des foules, parce que l’on enrevient encore plus distrait qu’on n’y est allé.

Non, ce qu’il me coûte un peu de quitter, en m’éloignant deChartres, c’est jsutement ce silence, cette solitude de lacathédrale, ces entretiens dans la nuit de la crypte et lecrépuscule de la nef avec la Vierge. Ah! c’est ici, seulement qu’onest auprès d’Elle et qu’on la voit!

Au fait, reprit-il, après un moment de réflexion, on la voit,dans le sens exact du mot, ou, du moins, l’on peut s’imaginer lavoir. S’il est un endroit où je me représente son visage, sonattitude, son portrait, en un mot, c’est à Chartres.

— Comment cela?

— Mais, Monsieur l’abbé, nous ne possédons, en somme, aucunrenseignement sérieux sur la physionomie, sur l’allure de notreMère. Ses traits demeurent donc incertains, exprès j’en suis sûr,afin que chacun puisse la contempler sous l’aspect qui lui plaît lemieux, l’incarner dans l’idéal qu’il rêve.

Tenez, saint Epiphane; il nous la décrit grande, les yeuxolivâtres, les sourcils arqués, très noirs, le nez aquilin, labouche rose et la peau dorée, c’est une vision d’homme del’Orient.

Prenez, d’autre part, Marie d’Agréda. Pour elle, la Vierge estélancée, a les cheveux et les sourcils noirs, les yeux tirant surle vert obscur, le nez droit, les lèvres vermeilles, et le teintbrun. Vous reconnaissez là l’idéal de grâce espagnole que concevaitcette abbesse.

Consultez enfin la soeur Emmerich. Suivant elle, Marie estblonde, a de grands yeux, le nez assez long, le menton un peupointu, le teint clair et sa taille n’est pas très élevée. Ici,nous avons affaire à une allemande que ne contente point la beautébrune.

Et l’une et l’autre de ces deux femmes sont des voyantesauquelles la Madone est apparue, empruntant justement la seuleforme qui pouvait les séduire, de même qu’Elle se montra, sous unmodèle de joliesse fade, le seul qu’elles pouvaient comprendre, àMélanie de La Salette et à Bernadette de Lourdes.

Eh bien, moi, qui ne suis point un visionnaire et qui dois avoirrecours à mon imagination pour me la figurer, il me semble que jel’aperçois dans les contours, dans l’expression même de lacathédrale; les traits sont un peu brouillés dans le pâleéblouissement de la grande rose qui flamboie derrière sa tête,telle qu’un nimbe. Elle sourit et ses yeux, tout en lumière, ontl’incomparable éclat de ces clairs saphirs qui éclairent l’entréede la nef. Son corps fluide s’effuse en une robe candide deflammes, rayée de cannelures, côtelée, ainsi que la jupe de lafausse Berthe. Son visage a une blancheur qui se nacre et lachevelure, comme tissée par un rouet de soleil, vole en des filsd’or; Elle est l’Epouse du Cantique :  » Pulchra ut luna, electa utsol .  » La basilique où Elle réside et qui se confond avec Elle,s’illumine de ses grâces; les gemmes des verrières chantent sesvertus; les colonnes minces et frêles qui s’élancent d’un jet, desdalles jusques aux combles, décèlent ses aspirations et ses désirs;le pavé raconte son humilité; les voûtes qui se réunissent, de mêmequ’un dais, au-dessus d’Elle, narrent sa charité; les pierres etles vitres répètent ses antiennes; et il n’est pas jusqu’à l’aspectbelliqueux de quelques détails du sanctuaire, jusqu’à cettetournure chevaleresque rappelant les Croisades, avec les lamesd’épées et les boucliers des fenêtres et des roses, le casque desogives, les cottes de maille du clocher vieux, les treillis de ferde certains carreaux, qui n’évoquent le souvenir du capitule dePrime et de l’antienne de Laudes de son petit office, qui netraduise le  » terribilis ut castrorum acies ordinata « , qui nerelate cette privauté qu’Elle possède, quand Elle le veut, d’être « ainsi qu’une armée rangée en bataille, terrible « .

Mais Elle ne le veut pas souvent ici, je crois; aussi cettecathédrale est-elle surtout le reflet de son inépuisablemansuétude, l’écho de son impartible gloire!

— Ah! vous, il vous sera beaucoup pardonné, parce que vousL’aurez beaucoup aimée, s’écria Mme Bavoil.

Et, Durtal se levant pour prendre congé, elle l’embrassaaffectueusement, maternellement, et dit :

— Nous prierons de toutes nos forces, notre ami, afin que Dieuvous instruise, vous indique votre vocation, vous guide, lui-même,dans la voie que vous devez suivre.

— J’espère, Monsieur l’abbé, que, pendant mon absence, vosrhumatismes vous laisseront un peu de répit, fit Durtal, en serrantla main du vieux prêtre.

— Oh! il ne faut pas souhaiter de ne plus du tout souffrir,répliqua l’abbé, car il n’est si lourde croix que de n’en pointavoir. Aussi, faites comme moi ou plutôt mieux que moi qui geinsencore; prenez gaiement votre parti de vos sécheresses, de vosépreuves. Adieu, que le Seigneur vous bénisse!

— Et que l’Aïeule des Madones de France, que la Dame de Chartresvous protège! ajouta Mme Bavoil qui, lorsque la porte fut fermée,soupira :

— Certainement, j’aurai bien gros coeur s’il quitte pour jamaisnotre ville, car il est un peu notre enfant, cet ami-là; mais ceque je serais tout de même heureuse, s’il devenait un vraimoine!

Et elle se mit soudain à rire.

— Père, fit-elle, est-ce qu’on lui coupera la moustache, s’ilentre dans un cloître?

— N’en doutez pas.

Elle tenta un effort pour se préciser Durtal glabre et elleconclut, en riant :

— J’ai idée que cette rasure ne l’avantagera guère.

— Ces femmes, dit l’abbé, en haussant doucement les épaules.

— Enfin, reprit-elle, que devons-nous augurer de ce voyage?

— Ce n’est pas à moi qu’il convient de le demander, MadameBavoil.

— C’est juste; et elle joignit les mains, murmurant :

Cela dépend de Vous, assistez-le dans sa pénurie, pensez qu’ilne peut rien sans votre aide, bonne Tentatrice, Notre-Dame duPilier, Vierge de Sous-Terre!

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