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La Chanson de Roland

La Chanson de Roland

de Joseph Bedier

I

LE roi Charles, notre empereur, le Grand, sept ans tous pleins est resté dans l’Espagne : jusqu’à la mer il a conquis la terre hautaine. Plus un château qui devant lui résiste,plus une muraille à forcer, plus une cité, hormis Saragosse, qui est sur une montagne. Le roi Marsile la tient, qui n’aime pas Dieu.C’est Mahomet qu’il sert, Apollin qu’il prie. Il ne peut pas s’en garder : le malheur l’atteindra.

II

LE roi Marsile est à Saragosse. Il s’en est allé dans un verger, sous l’ombre. Sur un perron de marbre bleu il se couche ; autour de lui, ils sont plus de vingt mille. Il appelle et ses ducs et ses comtes : « Entendez,seigneurs, quel fléau nous opprime. L’empereur Charles de douce France est venu dans ce pays pour nous confondre. Je n’ai point d’armée qui lui donne bataille ; ma gent n’est pas de force à rompre la sienne. Conseillez-moi, vous, mes hommes sages, et gardez-moi et de mort et de honte ! » Il n’est païen qui réponde un seul mot, sinon Blancandrin, du château de Val-Fonde.

III

ENTRE les païens Blancandrin était sage :par sa vaillance, bon chevalier ; par sa prud’homie, bon conseiller de son seigneur. Il dit au roi : « Ne vous effrayez pas ! Mandez à Charles, à l’orgueilleux, au fier, des paroles de fidèle service et de très grande amitié. Vous lui donnerez des ours et des lions et des chiens, sept cents chameaux et mille autours sortis de mue, quatre cents mulets, d’or et d’argent chargés, cinquante chars dont il formera un charroi :il en pourra largement payer ses soudoyers. Mandez-lui qu’en cette terre assez longtemps il guerroya ; qu’en France, à Aix, il devrait bien s’en retourner ; que vous y suivrez à la fête de saint Michel ; que vous y recevrez la loi des chrétiens ;que vous deviendrez son vassal en tout honneur et tout bien.Veut-il des otages, or bien, envoyez-en, ou dix ou vingt, pour le mettre en confiance. Envoyons-y les fils de nos femmes :dût-il périr, j’y enverrai le mien. Bien mieux vaut qu’ils y perdent leurs têtes et que nous ne perdions pas, nous, franchise et seigneurie, et ne soyons pas conduits à mendier. »

IV

BLANCANDRIN dit. « Par cette miennedextre, et par la barbe qui flotte au vent sur ma poitrine, surl’heure vous verrez l’armée des Français se défaire. Les Francss’en iront en France : c’est leur pays. Quand ils serontrentrés chacun dans son plus cher domaine, et Charles dans Aix, sachapelle, il tiendra, à la Saint-Michel, une très haute cour. Lafête viendra, le terme passera : le roi n’entendra de noussonner mot ni nouvelle. Il est orgueilleux et son cœur estcruel : il fera trancher les têtes de nos otages. Bien mieuxvaut qu’ils perdent leurs têtes, et que nous ne perdions pas, nous,claire Espagne la belle, et que nous n’endurions pas les maux et ladétresse ! » Les païens disent : « Peut-être ildit vrai ! »

V

 

LE roi Marsile a tenu son conseil. Il appelaClarin de Balaguer, Estamarin et son pair Eudropin, et Priamon etGuarlan le Barbu, et Machiner et son oncle Maheu, et Joüner etMalbien d’outre-mer, et Blancandrin, pour parler en son nom. Desplus félons, il en a pris dix à part : « VersCharlemagne, seigneurs barons, vous irez. Il est devant la cité deCordres, qu’il assiège. Vous porterez en vos mains des branchesd’olivier, ce qui signifie paix et humilité. Si par votre adressevous pouvez trouver pour moi un accord, je vous donnerai de l’or etde l’argent en masse, des terres et des fiefs, tant que vous envoudrez. » Les païens disent : « C’est nouscombler ! »

VI

 

LE roi Marsile a tenu son conseil. Il dit àses hommes : « Seigneurs, vous irez. Vous porterez desbranches d’olivier en vos mains, et vous direz au roi Charlemagneque pour son Dieu il me fasse merci ; qu’il ne verra point cepremier mois passer que je ne l’aie rejoint avec mille de mesfidèles ; que je recevrai la loi chrétienne et deviendrai sonhomme en tout amour et toute foi. Veut-il des otages, en vérité, ilen aura. » Blancandrin dit : « Par-là vousobtiendrez un bon accord. »

VII

 

MARSILE fit amener dix mules blanches, que luiavait envoyées le roi de Suatille. Leurs freins sont d’or ;les selles, serties d’argent. Les messagers montent ; en leursmains ils portent des branches d’olivier. Ils s’en vinrent versCharles, qui tient France en sa baillie. Charles ne peut s’engarder : ils le tromperont.

VIII

 

L’EMPEREUR s’est fait joyeux ; il est enbelle humeur : Cordres, il l’a prise. Il en a broyé lesmurailles, et de ses pierrières abattu les tours. Grand est lebutin qu’ont fait ses chevaliers, or, argent, précieuses armures.Dans la cité plus un païen n’est resté : tous furent occis oufaits chrétiens. L’empereur est dans un grand verger : près delui, Roland et Olivier, le duc Samson et Anseïs le fier, Geoffroid’Anjou, gonfalonier du roi, et là furent encore et Gerin etGerier, et avec eux tant d’autres de douce France, ils sont quinzemilliers. Sur de blancs tapis de soie sont assis leschevaliers ; pour se divertir, les plus sages et les vieuxjouent aux tables et aux échecs, et les légers bachelierss’escriment de l’épée. Sous un pin, près d’un églantier, un trôneest dressé, tout d’or pur : là est assis le roi qui tientdouce France. Sa barbe est blanche et tout fleuri son Chef ;son corps est beau, son maintien fier : à qui le cherche, pasn’est besoin qu’on le désigne. Et les messagers mirent pied à terreet le saluèrent en tout amour et tout bien.

IX

 

BLANCANDRIN parle, lui le premier. Il dit auroi : « Salut au nom de Dieu, le Glorieux, que nousdevons adorer ! Entendez ce que vous mande le roi Marsile, lepreux. Il s’est bien enquis de la loi qui sauve ; aussi vousveut-il donner de ses richesses à foison, ours et lions, et vautresmenés en laisse, sept cents chameaux et mille autours sortis demue, quatre cents mulets, d’or et d’argent troussés, cinquantechars dont vous ferez un charroi, comblés de tant de besants d’orfin que vous en pourrez largement payer vos soudoyers. En ce paysvous avez fait un assez long séjour. En France, à Aix, il vous siedde retourner. Là vous suivra, il vous l’assure, monseigneur. » L’empereur tend ses mains vers Dieu, baisse latête et se prend à songer.

X

 

L’EMPEREUR garde la tête baissée. Sa parolejamais ne fût hâtive : telle est sa coutume, il ne parle qu’àson loisir. Quand enfin il se redressa, son visage était plein defierté. Il dit aux messagers : « Vous avez très bienparlé. Mais le roi Marsile est mon grand ennemi. De ces paroles quevous venez de dire, comment pourrai-je avoir garantie ? – Pardes otages », dit le Sarrasin, « dont vous aurez ou dix,ou quinze, ou vingt. Dût-il périr, j’y mettrai un mien fils, etvous en recevrez, je crois, de mieux nés encore. Quand vous serezen votre palais souverain, à la haute fête de saint Michel duPéril, là vous suivra, il vous l’assure, mon seigneur. Là, en vosbains, que Dieu fit pour vous, il veut devenir chrétien. »Charles répond. « Il peut encore parvenir au salut. »

XI

 

LA vêprée était belle et le soleil clair.Charles fait établer les dix mulets. Dans le grand verger il faitdresser une tente. C’est là qu’il héberge les dix messagers ;douze sergents prennent grand soin de leur service. Ils y restentcette nuit tant que vint le jour clair. De grand matin l’empereurs’est levé ; il a écouté messe, et matines. Il s’en est allésous un pin ; il i mande ses barons pour tenir sonconseil : en toutes ses voies il veut pour guides ceux deFrance.

XII

 

L ‘EMPEREUR s’en va sous un pin ; pourtenir son conseil il mande ses barons : le duc Ogier etl’archevêque Turpin, Richard le Vieux et son neveu Henri, et lepreux comte de Gascogne Acelin, Thibaud de Reims et son cousinMilon. Vinrent aussi et Gerier et Gerin ; et avec eux le comteRoland et Olivier, le preux et le noble ; des Francs de Franceils sont plus d’un millier ; Ganelon y vint, qui fit latrahison. Alors commence le conseil d’où devait naître une grandeinfortune.

XIII

 

« SEIGNEURS barons », dit l’empereurCharles, « le roi Marsile m’a envoyé ses messagers. De sesrichesses il veut me donner à foison, ours et lions, et vautresdressés pour qu’on les mène en laisse, sept cents chameaux et milleautours bons à mettre en mue, quatre cents mulets chargés d’ord’Arabie, et en outre plus de cinquante chars. Mais il me mande queje m’en aille en France : il me suivra à Aix, en mon palais,et recevra notre loi, qu’il avoue la plus sainte ; il serachrétien, c’est de moi qu’il tiendra ses terres. Mais je ne saisquel est le fond de son cœur. » Les Français disent :« Méfions-nous ! »

XIV

 

L’EMPEREUR a dit sa pensée. Le comte Roland,qui ne s’y accorde point, tout droit se dresse et vient ycontredire. Il dit au roi : « Malheur si vous en croyezMarsile ! Voilà sept ans tous pleins que nous vînmes enEspagne. Je vous ai conquis et Noples et Commibles ; j’ai prisValterne et la terre de Pine et Balaguer et Tudèle et Sezille.Alors le roi Marsile fit une grande trahison : de ses païensil en envoya quinze, et chacun portait une branche d’olivier, etils vous disaient toutes ces mêmes paroles. Vous prîtes le conseilde vos Français. Ils vous conseillèrent assez follement : vousfîtes partir vers le païen deux de vos comtes, l’un était Basan etl’autre Basile ; dans la montagne, sous Haltilie, il prit leurtêtes. Faites la guerre comme vous l’avez commencée ! Menez àSaragosse le ban de votre armée ; mettez-y le siège, dût-ildurer toute votre vie, et vengez ceux que le félon fittuer. »

XV

 

L’EMPEREUR tient la tête baissée. Il lisse sabarbe, arrange sa moustache, ne fait à son neveu, bonne oumauvaise, nulle réponse. Les Français se taisent, hormis Ganelon.Il se dresse droit sur ses pieds, vient devant Charles. Trèsfièrement il commence. Il dit au roi : « Malheur, si vousen croyez le truand, moi ou tout autre, qui ne parlerait pas pourvotre bien ! Quand le roi Marsile vous mande que, mainsjointes, il deviendra votre homme, et qu’il tiendra toute l’Espagnecomme un don de votre grâce, et qu’il recevra la loi que nousgardons, celui-là qui vous conseille que nous rejetions un telaccord, peu lui chaut, sire, de quelle mort nous mourrons. Unconseil d’orgueil ne doit pas prévaloir. Laissons les fous,tenons-nous aux sages ! »

XVI

 

Alors Naimes s’avança ; il n’y avait enla cour nul meilleur vassal. Il dit au roi : « Vousl’avez bien entendue, la réponse que vous fit Ganelon ; elle adu sens, il n’y a qu’à la suivre. Le roi Marsile est vaincu dans saguerre : tous ses châteaux, vous les lui avez ravis ; devos pierrières vous avez brisé ses murailles ; vous avez brûléses cités, vaincu ses hommes. Aujourd’hui qu’il vous mande que vousle receviez à merci, lui en faire pis, ce serait péché. Puisqu’ilveut vous donner en garantie des otages, cette grande guerre nedoit pas aller plus avant. » Les Français disent :« Le duc a bien parlé ! »

XVII

 

« SEIGNEURS barons, qui y enverrons-nous,à Saragosse, vers le roi Marsile ? » Le duc Naimesrépond : « J’irai, par votre congé : livrez m’en surl’heure le gant et le bâton. » Le roi dit. « Vous êteshomme de grand conseil ; par cette mienne barbe, vous n’irezpas de sitôt si loin de moi. Retournez vous asseoir, car nul nevous a requis ! »

XVIII

 

« SEIGNEURS barons, qui pourrons-nousenvoyer au Sarrasin qui tient Saragosse ? » Rolandrépond : « J’y puis aller très bien. – Vous n’irez certespas », dit le comte Olivier. « Votre cœur est âpre etorgueilleux, vous en viendriez aux prises, j’en ai peur. Si le roiveut, j’y puis aller très bien. » Le roi répond :« Tous deux, taisez-vous ! Ni vous ni lui n’y porterezles pieds. Par cette barbe que vous voyez toute blanche, malheur àqui me nommerait l’un des douze pairs ! » Les Français setaisent, restent tout interdits.

XIX

 

TURPIN de Reims s’est levé, sort du rang, etdit au roi : « Laissez en repos vos Francs ! En cepays sept ans vous êtes resté : ils y ont beaucoup enduré depeines, beaucoup d’ahan. Mais donnez-moi, sire, le bâton et legant, et j’irai vers le Sarrasin d’Espagne : je vais voir unpeu comme il est fait. » L’empereur répond, irrité :« Allez vous rasseoir sur ce tapis blanc ! N’en parlezplus, si je ne vous l’ordonne ! »

XX

 

« FRANCS chevaliers », ditl’empereur Charles, « élisez-moi un baron de ma terre, quipuisse porter à Marsile mon message. » Roland dit :« Ce sera Ganelon, mon parâtre. » Les Françaisdisent : « Certes il est homme à le faire ; luiécarté, vous n’en verrez pas un plus sage. » Et le comteGanelon en fut pénétré d’angoisse. De son col il rejette sesgrandes peaux de martre ; il reste en son bliaut de soie. Il ales yeux vairs, le visage très fier ; son corps est noble, sapoitrine large : il est si beau que tous ses pairs lecontemplent. Il dit à Roland : « Fou ! pourquoi tafrénésie ? Je suis ton parâtre, chacun le sait, et pourtantvoici que tu m’as désigné pour aller vers Marsile. Si Dieu donneque je revienne de là-bas, je te ferai tel dommage qui durera aussilongtemps que tu vivras ! » Roland répond :« Ce sont propos d’orgueil et de folie. On le sait bien, jen’ai cure d’une menace ; mais pour un message il faut un hommede sens ; si le roi veut, je suis prêt : je le ferai àvotre place. »

XXI

 

GANELON répond. « Tu n’iras pas à maplace ! Tu n’est pas mon vassal, je ne suis pas ton seigneur.Charles commande que je fasse son service : j’irai àSaragosse, vers Marsile ; mais avant que j’apaise ce grandcourroux où tu me vois, j’aurai joué quelque jeu de mafaçon. » Quand Roland l’entend, il se prend à rire.

XXII

 

QUAND Ganelon voit que Roland s’en rit, il ena si grand deuil qu’il pense éclater de courroux ; peu s’enfaut qu’il ne perde le sens. Et il dit au comte : « Je nevous aime pas, vous qui avez fait tourner sur moi cet injustechoix. Droit empereur, me voici devant vous : je veuxaccomplir votre commandement.

XXIII

 

J’IRAI à Saragosse ! Il le faut, je lesais bien. Qui va là-bas n’en peut revenir. Sur toutes choses,rappelez-vous que j’ai pour femme votre sœur. J’ai d’elle un fils,le plus beau qui soit. C’est Baudoin », dit-il, « quisera un preux. C’est à lui que je lègue mes terres et mes fiefs.Prenez-le bien sous votre garde, je ne le reverrai de mesyeux. » Charles répond : « Vous avez le cœur troptendre. Puisque je le commande, il vous faut aller. »

XXIV

 

LE roi dit : « Ganelon, approchez etrecevez le bâton et le gant. Vous l’avez bien entendu : lesFrancs vous ont choisi. – Sire », dit Ganelon, « c’estRoland qui a tout fait ! Je ne l’aimerai de ma vie, niOlivier, parce qu’il est son compagnon. Les douze pairs, parcequ’ils l’aiment tant, je les défie, sire, ici, sous votreregard ! » Lé roi dit : « Vous avez trop decourroux. Vous irez certes, puisque je le commande. – J’y puisaller, mais sans nulle sauvegarde, tout comme Basile et son frèreBasant. »

XXV

 

L’EMPEREUR lui tend son gant, celui de sa maindroite. Mais le comte Ganelon eût voulu n’être pas là. Quand ilpensa le prendre, le gant tomba par terre. Les Françaisdisent : « Dieu ! quel signe est-ce là ? De cemessage nous viendra une grande perte. – Seigneurs », ditGanelon, « vous en entendrez des nouvelles ! »

XXVI

 

« SIRE », dit Ganelon,« donnez-moi votre congé. Puisqu’il me faut aller, je n’ai quefaire de plus m’attarder. » Et le roi dit : « Allez,par le congé de Jésus et par le mien ! » De sa dextre ill’a absous et signé du signe de la croix. Puis il lui délivra lebâton et le bref.

XXVII

 

LE comte Ganelon s’en va à son campement. Ilse pare des équipements les meilleurs qu’il peut trouver. A sespieds il a fixé des éperons d’or, il ceint à ses flancs Murgleis,son épée. Sur Tachebrun, son destrier, il monte ; son oncle,Guinemer, lui a tenu l’étrier. Là vous eussiez vu tant dechevaliers pleurer, qui tous lui disent : « C’estgrand’pitié de votre prouesse ! En la cour du roi vous fûtesun long temps, et l’on vous y tenait pour un noble vassal. Qui vousmarqua pour aller là-bas, Charles lui-même ne pourra le protéger nile sauver. Non, le comte Roland n’eût pas dû songer à vous :vous êtes issu d’un trop grand lignage. » Puis ils luidisent : « Sire, emmenez-nous ! » Ganelonrépond : « Ne plaise au Seigneur Dieu ! Mieux vautque je meure seul et que vivent tant de bons chevaliers. En douceFrance, seigneurs, vous rentrerez. De ma part saluez ma femme, etPinabel, mon ami et mon pair, et Baudoin, mon fils… Donnez-luivotre aide et tenez-le pour votre seigneur. » Il entre en saroute et s’achemine.

XXVIII

 

GANELON chevauche sous de hauts oliviers. Il arejoint les messagers sarrasins. Or voici que Blancandrin s’attardeà ses côtés : tous deux conversent par grande ruse.Blancandrin dit : « C’est un homme merveilleux queCharles ! Il a conquis la Pouille et toute la Calabre ;il a passé la mer salée et gagné à saint Pierre le tribut del’Angleterre : que vient-il encore chercher ici, dans notrepays ? » Ganelon répond : « Tel est son bonplaisir. Jamais homme ne le vaudra. »

XXIX

 

BLANCANDRIN dit : « Les Francs sontgens très nobles. Mais ils font grand mal à leur seigneur, ces ducset ces comtes qui le conseillent comme ils font : ilsl’épuisent et le perdent, lui et d’autres avec lui. » Ganelonrépond : « Ce n’est vrai, que je sache, de personne,sinon de Roland, lequel, un jour, en pâtira. L’autre matin,l’empereur était assis à l’ombre. Survint son neveu, la brogneendossée, qui des abords de Carcasoine ramenait du butin. A la mainil tenait une pomme vermeille : « Prenez, beau sire,dit-il à son oncle : de tous les rois je vous donne en présentles couronnes. » Son orgueil est bien fait pour le perdre, carchaque jour il s’offre en proie à la mort. Vienne qui le tue ;nous aurions paix plénière ! »

XXX

 

BLANCANDRIN dit ; « Roland est biendigne de haine, qui veut réduire à merci toute nation et quiprétend sur toutes les terres ! Pour tant faire, sur qui donccompte-t-il ? » Ganelon répond : « Sur lesFrançais ! Ils l’aiment tant que jamais ils ne voudront luifaillir. Il leur donne à profusion or et argent, mulets etdestriers, draps de soie, armures. A l’empereur même il donne toutce qu’il veut ( ?) : il lui conquerra les terres d’icijusqu’en Orient. »

XXXI

 

TANT chevauchèrent Ganelon et Blancandrinqu’ils ont échangé sur leur foi une promesse : ils chercherontcomment faire tuer Roland. Tant chevauchèrent-ils par voies et parchemins qu’à Saragosse ils mettent pied à terre, sous un if. Al’ombre d’un pin un trône était dressé, enveloppé de soied’Alexandrie. Là est le roi qui tient toute l’Espagne. Autour delui vingt mille Sarrasins. Pas un qui sonne mot, pour les nouvellesqu’ils voudraient ouïr. Voici que viennent Ganelon etBlancandrin.

XXXII

 

BLANCANDRIN est venu devant Marsile ; iltient par le poing le comte Ganelon. Il dit au roi :« Salut, au nom de Mahomet et d’Apollin, de qui nous gardonsles saintes lois ! Nous avons fait votre message à Charles.Vers le ciel il éleva ses deux mains, loua son Dieu, ne fit autreréponse. Il vous envoie, le voici, un sien noble baron, qui est deFrance et très haut homme. Par lui vous apprendrez si vous aurez lapaix ou non. » Marsile répond : « Qu’il parle, nousl’entendrons ! »

XXXIII

 

OR le comte Ganelon y avait fort songé. Pargrand art il commence, en homme qui sait parler bien. Il dit auroi : « Salut, au nom de Dieu, le Glorieux, que nousdevons adorer ! Voici ce que vous mande Charlemagne, lepreux : recevez la sainte loi chrétienne, il veut vous donnerla moitié de l’Espagne en fief. Si vous ne voulez pas accepter cetaccord, vous serez pris et lié de vive force ; à la cité d’Aixvous serez emmené ; là, par jugement, finira votre vie :vous mourrez de mort honteuse et vile. » Le roi Marsile afrémi. Il tenait un dard, empenné d’or : il veut frapper, maison l’a retenu.

XXXIV

 

LE roi Marsile a changé de couleur. Il secoueson javelot. Quand Ganelon le voit, il met la main à son épée. Ill’a tirée du fourreau la longueur de deux doigts. Il lui dit :« Vous êtes très belle et claire. Si longtemps en cour royaleje vous aurai portée ! Il n’aura point sujet, l’empereur deFrance, de dire que je suis mort, seul en la terre étrangère, sansque les plus vaillants vous aient achetée à votre prix. » Lespaïens disent : « Empêchons la mêlée ! »

XXXV

 

TANT l’ont prié les meilleurs Sarrasins quesur son trône Marsile s’est rassis. L’Algalife dit :« Vous nous mettiez en un mauvais pas, quand vous vouliezfrapper le Français : vous deviez écouter et entendre. –Sire », dit Ganelon, « ce sont choses qu’il convient quej’endure. Mais je ne laisserais pas, pour tout l’or que fit Dieu,ni pour toutes les richesses qui sont en ce pays, de lui dire, sij’en ai le loisir, ce que Charles, le roi puissant, lui mande parmoi, lui mande comme à son mortel ennemi. » Il portait unmanteau de zibeline, recouvert de soie d’Alexandrie. Il le rejette,et Blancandrin le reçoit ; mais son épée, il n’a garde de lalâcher. En son poing droit, par le pommeau doré, il la tient. Lespaïens disent : « C’est un noble baron ! »

XXXVI

 

GANELON s’est avancé vers le roi. Il luidit : « Vous vous irritez à tort, puisque Charles, quirègne sur la France, vous mande ceci : Recevez la loi deschrétiens, il vous donnera en fief la moitié de l’Espagne. L’autremoitié, Roland l’aura, son neveu : vous partagerez avec untrès orgueilleux co-seigneur. Si vous ne voulez pas accepter cetaccord, le roi viendra vous assiéger dans Saragosse : de viveforce vous serez pris et lié ; vous serez mené droit à la citéd’Aix ; vous n’aurez pour la route palefroi ni destrier, muletni mule, que vous puissiez chevaucher ; vous serez jeté surune mauvaise bête de somme ; là, par jugement, vous aurez latête tranchée. Notre empereur vous envoie ce bref. » Il l’aremis au païen, dans sa main droite.

XXXVII

 

MARSILE a pâli de courroux. Il rompt le sceau,en jette la cire, regarde le bref, voit ce qui est écrit :« Charles me mande, le roi qui tient la France en sa baillie,qu’il me souvienne de sa douleur et de sa colère pour Basan et sonfrère Basile, de qui j’ai pris les têtes aux monts deHaltoïe ; si je veux racheter ma vie, que je lui envoie mononcle l’Algalife ; sans quoi, jamais il ne m’aimera. »Alors le fils de Marsile prit la parole. Il dit au roi :« Ganelon a parlé en fou. Il en a trop fait : il n’a plusdroit à vivre. Livrez-le moi, je ferai justice. » QuandGanelon l’entend, il brandit son épée, va sous le pin, s’adosse autronc.

XXXVIII

 

MARSILE s’est retiré dans le verger. Il aemmené avec lui ses meilleurs vassaux. Et Blancandrin y vint, aupoil chenu, et Jurfaret, qui est son fils et son héritier, etl’Algalife, son oncle et son fidèle. Blancandrin dit :« Appelez le Français : il nous servira, il me l’a jurésur sa foi. » Le roi dit : « Amenez-le donc. »Et Blancandrin l’a pris par la main droite et le conduit par leverger jusqu’au roi. Là ils débattent la laide trahison.

XXXIX

 

« BEAUX sire Ganelon », lui ditMarsile, « je vous ai traité un peu légèrement quand, en macolère, je faillis vous frapper. Je vous le gage par ces peaux demartre zibeline, dont l’or vaut plus de cinq cents livres :avant demain soir je vous aurai payé une belle amende. »Ganelon répond : « Je ne refuse pas. Que Dieu, s’il luiplaît, vous en récompense ! »

XL

 

MARSILE dit : « Ganelon, sachez-le,en vérité, j’ai à cœur de beaucoup vous aimer. Je veux vousentendre parler de Charlemagne. Il est très vieux, il a usé sontemps ; à mon escient il a deux cents ans passés. Il a partant de terres mené son corps, il a sur son bouclier pris tant decoups, il a réduit tant de riches rois à mendier : quandsera-t-il las de guerroyer ? » Ganelon répond :« Charles n’est pas celui que vous pensez. Nul homme ne levoit et n’apprend à le connaître qui ne dise : l’empereur estun preux. Je ne saurais le louer et le vanter assez : il y aplus d’honneur de noblesse ! Il aimerait mieux la mort que defaillir à ses barons. »

XLI

 

LE païen dit : « Je m’émerveille, etj’en ai bien sujet. Charlemagne est vieux et chenu ; à monescient il a deux cents ans et mieux ; par tant de terres il amené son corps à la peine, il a pris tant de coups de lances etd’épieux, il a réduit à mendier tant de riches rois : quandsera-t-il recru de mener ses guerres ? – Jamais », ditGanelon, « tant que vivra son neveu. Il n’y a si vaillant queRoland sous la chape du ciel. Et c’est un preux aussi qu’Olivier,son compagnon. Et les douze pairs, que Charles aime tant, formentson avant-garde avec vingt mille chevaliers. Charles est en sûreté,il ne craint homme qui vive. »

XLII

 

LE Sarrasin dit : « Je m’émerveillegrandement. Charlemagne est chenu et blanc : à mon escient ila deux cents ans et plus ; par tant de terres il a passé enles conquérant, il a pris tant de coups de bonnes lancestranchantes, il a tué et vaincu en bataille tant de richesrois : quand sera-t-il enfin recru de guerroyer ? –Jamais », dit Ganelon, « tant que Roland vivra. Il n’y apas si vaillant d’ici jusqu’en Orient. Il est très preux aussi, soncompagnon Olivier. Et les douze pairs, que Charles aime tant,forment son avant-garde avec vingt mille Français. Charles est ensûreté ; il ne craint homme vivant. »

XLIII

 

« BEAU sire Ganelon », dit le roiMarsile, « j’ai une armée, jamais vous ne verrez plusbelle ; j’y puis avoir quatre cent mille chevaliers :puis-je combattre Charles et les Français ? » Ganelonrépond : « Pas de sitôt ! Vous y perdriez de vospaïens en masse. Laissez la folie ; tenez-vous à lasagesse ! Donnez à l’empereur tant de vos biens qu’il n’y aitFrançais qui ne s’en émerveille. Pour vingt otages que vous luienverrez, vers douce France le roi repartira. Derrière lui illaissera son arrière-garde. Son neveu en sera, je crois, le comteRoland, et aussi Olivier, le preux et le courtois : ils sontmorts, les deux comtes, si je trouve qui m’écoute. Charles verrason grand orgueil choir ; l’envie lui passera de jamaisguerroyer contre vous. »

XLIV

 

« BEAU sire Ganelon, [… ] commentpourrai-je faire périr Roland ? » Ganelon répond :« Je sais bien vous le dire. Le roi viendra aux meilleuresports de Cize : derrière lui il aura laissé son arrière-garde.Son neveu en sera, le puissant comte Roland, et Olivier, en quitant il se fie, et en leur compagnie vingt mille Français. De vospaïens envoyez-leur cent mille, et qu’ils leur livrent une premièrebataille. La gent de France y sera meurtrie et mise à mal, et il yaura aussi, je ne dis pas, grande tuerie des vôtres. Maislivrez-leur de même une seconde bataille : qu’il tombe dansl’une ou dans l’autre, Roland n’échappera pas. Alors vous aurezaccompli une belle chevalerie, et de toute votre vie vous n’aurezplus la guerre.

XLV

 

« QUI pourrait faire que Roland y fûttué, Charles perdrait le bras droit de son corps. C’en serait faitdes armées merveilleuses ; Charles n’assemblerait plus de sigrandes levées : la Terre des Aïeux resterait enrepos ! » Quand Marsile l’entend, il l’a baisé aucou ; puis… ( ?)

XLVI

 

MARSILE dit : « [… ] Un accord nevaut guère, si [… ] Vous me jurerez de trahir Roland. »Ganelon répond : « Qu’il en soit comme il vousplaît ! » Sur les reliques de son épée Murgleis, il jurala trahison ; et voilà qu’il a forfait.

XLVII

 

IL y avait là un siège, tout d’ivoire. Marsilefait apporter un livre : la loi de Mahomet et de Tervagan yest écrite. Il jure, le Sarrasin d’Espagne, que, s’il trouve Rolandà l’arrière-garde, il combattra avec toute sa gent, et, s’il peut,Roland mourra là. Ganelon répond : « Puisse votre volontés’accomplir ! »

XLVIII

 

ALORS vint un païen, Valdabron. Il s’approchedu roi Marsile. En riant clair il dit à Ganelon :« Prenez mon épée, nul n’en a de meilleure ; la garde, àelle seule, vaut plus de mille mangons. Par amitié, beau sire, jevous la donne, et vous nous aiderez en sorte que nous puissionstrouver à l’arrière-garde le preux Roland. – Ce sera fait »,répond le comte Ganelon. Puis ils se baisèrent au visage et aumenton.

XLIX

 

APRÈS s’en vint un païen, Climorin. En riantclair il dit à Ganelon : « Prenez mon heaume, jamais jene vis le meilleur [… ], et aidez-nous contre le marquis Roland, entelle guise que nous puissions le honnir. – Ce sera fait »,répondit Ganelon. Puis ils se baisèrent sur la bouche et auvisage.

L

 

ALORS s’en vint la reine Bramimonde :« Je vous aime fort, sire », dit-elle au comte,« car mon seigneur vous prise très haut ; ainsi font tousses hommes. A votre femme j’enverrai deux colliers : ils sonttout or, améthystes, hyacinthes ; ils valent plus que toutesles richesses de Rome ; votre empereur jamais n’en eut de sibeaux. » Il les a pris, il les boute en son houseau.

LI

 

LE roi appelle Malduit, son trésorier :« Le trésor de Charles est-il apprêté ? – Oui, sire, pourle mieux : sept cents chameaux, d’or et d’argent chargés, etvingt otages, des plus nobles qui soient sous le ciel. »

LII

 

MARSILE a pris Ganelon par l’épaule. Il luidit : « Vous êtes très preux et sage. Par cette loi quevous tenez pour la plus sainte, ne retirez plus de nous votrecœur ! Je veux vous donner de mes richesses en masse, dixmulets chargés de l’or le plus fin d’Arabie ; il ne passerapas d’année que je ne vous en fasse autant. Tenez, voici les clésde cette large cité ; ses grands trésors, présentez-les au roiCharles ; puis faites-moi mettre Roland à l’arrière-garde. Sije le puis trouver en quelque port ou passage, je lui livrerai unebataille à mort. » Ganelon répond : « Je m’attardetrop, je crois. » Il monte à cheval, entre en sa route.

LIII

 

L ‘EMPEREUR se rapproche des pays d’où ilvint. Il est venu à la cité de Galne : le comte Roland l’avaitprise et détruite ; de ce jour elle resta cent ans déserte. Leroi attend des nouvelles de Ganelon et le tribut d’Espagne, lagrande terre. A l’aube, comme le jour se lève, Ganelon le comtearrive au camp.

LIV

 

L’EMPEREUR s’est tôt levé. Il a écouté messeet matines. Devant sa tente, il se tient debout sur l’herbe verte.Roland est là, et Olivier le preux, Naimes le duc, et beaucoup desautres. Arrive Ganelon, le félon, le parjure. Avec toute sa ruse ilse met à parler : « Salut, de par Dieu ! »dit-il au roi. « Je vous apporte les clefs de Saragosse, lesvoici ; et voici un grand trésor que je vous amène, et vingtotages : faites-les mettre sous bonne garde. Et le roiMarsile, le vaillant, vous mande que, s’il ne vous livre pasl’Algalife, vous ne l’en devez pas blâmer, car de mes yeux j’ai vuquatre cent mille hommes en armes, revêtus du haubert, beaucoupportant lacé le heaume et ceints de leurs épées aux pommeaux d’orniellé, qui ont accompagné l’Algalife jusque sur la mer. Ilsfuyaient Marsile à cause de la loi chrétienne, qu’ils ne voulaientpas recevoir et garder. Ils n’avaient pas cinglé à quatre lieues aularge, quand la tempête et l’orage les saisirent : ils furentnoyés, jamais vous n’en verrez un seul. Si l’Algalife était en vie,je vous l’eusse amené. Quant au roi païen, sire, tenez pour vraique vous ne verrez point ce premier mois passer sans qu’il voussuive au royaume de France : il recevra la loi que vousgardez ; les mains jointes, il deviendra votre homme ;c’est de vous qu’il tiendra le royaume d’Espagne. » Le roidit : « Que Dieu soit remercié ! Vous m’avez bienservi, vous en aurez grande récompense. » Par l’armée, on faitsonner mille clairons. Les Francs lèvent le camp, troussent lesbêtes de somme. Vers douce France tous s’acheminent.

LV

 

CHARLEMAGNE a ravagé l’Espagne, pris leschâteaux, violé les cités. Sa guerre, dit-il, est achevée. Versdouce France l’empereur chevauche. Le comte Roland attache à salance le gonfanon ; du haut d’un tertre, il l’élève vers leciel : à ce signe, les Francs dressent leurs campements partoute la contrée. Or, par les larges vallées, les païenschevauchent, le haubert endossé, [… ] le heaume lacé, l’épéeceinte, l’écu au col, la lance appareillée. Dans une forêt, ausommet des monts, ils ont fait halte. Ils sont quatre cent mille,qui attendent l’aube. Dieu ! quelle douleur que les Françaisne le sachent pas !

LVI

 

LE jour s’en va, la nuit s’est faite noire.Charles dort, l’empereur puissant. Il eut un songe : il étaitaux plus grands ports de Cize ; entre ses poings il tenait salance de frêne. Ganelon le comte l’a saisie ; si rudement illa secoue que vers le ciel en volent des éclisses. Charlesdort ; il ne s’éveille pas.

LVII

 

APRÈS cette vision, une autre lui vint. Ilsongea qu’il était en France, en sa chapelle, à Aix. Une bête trèscruelle le mordait au bras droit. Devers l’Ardenne il vit venir unléopard, qui, très hardiment, s’attaque à son corps même. Du fondde la salle dévale un vautre ; il court vers Charles au galopet par bonds, tranche à la première bête l’oreille droite etfurieusement combat le léopard. Les Français disent :« Voilà une grande bataille ! » Lequel des deuxvaincra ? Ils ne savent. Charles dort, il ne s’est pasréveillé.

LVIII

 

LA nuit passe toute, l’aube se lève claire.Par les rangs de l’armée, [… ] l’empereur chevauche fièrement.« Seigneurs barons », dit l’empereur Charles,« voyez les ports et les étroits passages :choisissez-moi qui fera l’arrière-garde. » Ganelonrépond : « Ce sera Roland, mon fillâtre : vousn’avez baron d’aussi grande vaillance. » Le roi l’entend, leregarde durement. Puis il lui dit : « Vous êtes un démon.Au corps vous est entrée une mortelle frénésie. Et qui donc feradevant moi l’avant-garde ? » Ganelon répond :« Ogier de Danemark ; vous n’avez baron qui mieux que luila fasse. »

LIX

 

LE comte Roland s’est entendu nommer. Alors ilparla comme un chevalier doit faire : « Sire parâtre,j’ai bien lieu de vous chérir : vous m’avez élu pourl’arrière-garde. Charles, le roi qui tient la France, n’y perdra,je crois, palefroi ni destrier, mulet ni mule qu’il doivechevaucher, il n’y perdra cheval de selle ni cheval de charge qu’onne l’ait d’abord disputé par l’épée. » Ganelon répond :« Vous dites vrai, je le sais bien. »

LX

 

QUAND Roland entend qu’il sera à l’arrièregarde, il dit, irrité, à son parâtre : « Ah !truand, méchant homme de vile souche, l’avais-tu donc cru, que jelaisserais choir le gant par terre, comme toi le bâton, devantCharles ?

LXI

 

« DROIT empereur », dit Roland lebaron, « donnez-moi l’arc que vous tenez au poing. Nul ne mereprochera, je crois, de l’avoir laissé choir, comme fit Ganelon dubâton qu’avait reçu sa main droite. » L’empereur tient la têtebaissée. Il lisse sa barbe, tord sa moustache. Il pleure, il nepeut s’en tenir.

LXII

 

Alors vint Naimes : en la cour il n’y apas meilleur vassal. Il dit au roi : « Vous l’avezentendu, le comte Roland est rempli de colère. Le voilà marqué pourl’arrière-garde : vous n’avez pas un baron qui puisse rien ychanger. Donnez-lui l’arc que vous avez tendu, et trouvez-lui quibien l’assiste ! » Le roi donne l’arc et Roland l’areçu.

LXIII

 

L’EMPEREUR dit à son neveu Roland :« Beau sire neveu, vous le savez bien, c’est la moitié de mesarmées que je vous offre et vous laisserai. Gardez avec vous cestroupes, c’est votre salut. » Le comte dit : « Jen’en ferai rien. Dieu me confonde, si je démens mon lignage !Je garderai avec moi vingt mille Français bien vaillants. En touteassurance passez les ports. Vous auriez tort de craindre personne,moi vivant. »

LXIV

 

LE comte Roland est monté sur son destrier.Vers lui vient son compagnon, Olivier. Gerin vient et le preuxcomte Gerier, et Oton vient et Bérengier vient, et Astor vient, etAnseïs le fier, et Gérard de Roussillon le vieux, et le riche ducGaifier est venu. L’archevêque dit : « Par mon chef,j’irai ! – Et moi avec vous », dit le comteGautier ; « je suis homme de Roland, je ne dois pas luifaillir. » Ils choisissent entre eux vingt millechevaliers.

LXV

 

LE comte Roland appelle Gautier del’Hum : « Prenez mille Français de France, notre terre,et tenez les défilés et les hauteurs, afin que l’empereur ne perdepas un seul des hommes qui sont avec lui. » Gautierrépond : « Pour vous je le dois bien faire. » Avecmille Français de France, qui est leur terre, Gautier sort desrangs et va par les défilés et les hauteurs. Pour les piresnouvelles il n’en redescendra pas avant que des épées sans nombreaient été dégainées. Ce jour-là même, le roi Almaris, du pays deBelferne, leur livra une bataille dure.

LXVI

 

HAUTS sont les monts et ténébreux les vaux,les roches bises, sinistres les défilés. Ce jour-là même, lesFrançais les passent à grande douleur. De quinze lieues on entendleur marche. Quand ils parviennent à la terre des Aïeux et voientla Gascogne, domaine de leur seigneur, il leur souvient de leursfiefs, et des filles de chez eux, et de leurs nobles femmes. Pas unqui n’en pleure de tendresse. Sur tous les autres Charles est pleind’angoisse : aux ports d’Espagne, il a laissé son neveu. Pitiélui en prend ; il pleure, il ne peut s’en tenir.

LXVII

 

LES douze pairs sont restés en Espagne ;en leur compagnie, vingt mille Français, tous sans peur et qui necraignent pas la mort. L’empereur s’en retourne en France ;sous son manteau il cache son angoisse. Auprès de lui le duc Naimeschevauche, qui lui dit : « Qu’est-ce donc qui voustourmente ? » Charles répond : « Qui le demandem’offense. Ma douleur est si grande que je ne puis la taire. ParGanelon France sera détruite. Cette nuit une vision me vint, de parun ange : entre mes poings, Ganelon brisait ma lance, et voiciqu’il a marqué mon neveu pour l’arrière-garde. Je l’ai laissé dansune marche étrangère. Dieu ! si je le perds, jamais je n’auraiqui le remplace. »

LXVIII

 

CHARLEMAGNE pleure, il ne peut s’en défendre.Cent mille Français s’attendrissent sur lui et tremblent pourRoland, remplis d’une étrange peur. Ganelon le félon l’atrahi : il a reçu du roi païen de grands dons, or et argent,ciclatons et draps de soie, mulets et chevaux, et chameaux etlions. Or Marsile a mandé par l’Espagne les barons, comtes,vicomtes et ducs et almaçours, les amirafles et les fils descomtors. Il en rassemble en trois jours quatre cent mille, et parSaragosse fait retentir ses tambours. On dresse sur la plus hautetour Mahomet, et chaque païen le prie et l’adore. Puis, à marchesforcées, par la Terre Certaine, tous chevauchent, passent les vaux,passent les monts : enfin ils ont vu les gonfanons de ceux deFrance. L’arrière-garde des douze compagnons ne laissera pasd’accepter la bataille.

LXIX

 

LE neveu de Marsile, sur un mulet qu’il touched’un bâton, s’est avancé. Il dit à son oncle, en riantbellement : « Beau sire roi, je vous ai si longuementservi ; j’ai reçu pour tout salaire des peines et destourments ! Tant de batailles livrées et gagnées !Donnez-moi un fief : le don de frapper contre Roland lepremier coup ! Je le tuerai de mon épieu tranchant. Si Mahometme veut prendre en sa garde, j’affranchirai toutes les contrées del’Espagne, depuis les ports d’Espagne jusqu’ à Durestant. Charlessera las, les Français se rendront ; vous n’aurez plus deguerre de toute votre vie. » Le roi Marsile lui en donne legant.

LXX

 

LE neveu de Marsile tient le gant dans sonpoing. Il dit à son oncle une parole fière : « Beau sireroi, vous m’avez fait un grand don. Or, choisissez-moi douze de vosbarons ; avec eux je combattrai les douze pairs. » Toutle premier, Falsaron répond, qui était frère du roi Marsile :« Beau sire neveu, nous irons, vous et moi ; certes, nousla livrerons, cette bataille, à l’arrière-garde de la grande ost deCharles. C’est jugé : nous les tuerons ! »

LXXI

 

VIENT d’autre part le roi Corsalis. Il est deBarbarie et sait les arts maléfiques. Il parle en vrai baron :pour tout l’or de Dieu il ne voudrait faire une couardise [… ].Vient au galop Malprimis de Brigant : à la course, il est plusvite qu’un cheval. Devant Marsile il s’écrie à voix trèshaute : « je mènerai mon corps à Roncevaux. Si j’y trouveRoland, je saurai le mater. »

LXXII

 

UN amurafle est là, de Balaguer. Son corps esttrès beau, sa face hardie et claire. Quand une fois il s’est mis enselle, il se fait fier sous l’armure. Pour le courage il a bonnerenommée : vrai baron, s’il était chrétien. Devant Marsile, ils’est écrié : « A Roncevaux, j’irai jouer mon corps. Sij’y trouve Roland, il est mort, et morts Olivier et tous les douzepairs, et morts tous les Français, à grand deuil, à grand’honte.Charles le Grand est vieux, il radote ; il en aura assez demener sa guerre ; l’Espagne nous restera, affranchie. »Le roi Marsile lui rend maintes grâces.

LXXIII

 

UN almaçour est là, de Moriane : il n’y apas plus félon sur la terre d’Espagne. Devant Marsile il fait savanterie : « A Roncevaux je conduirai ma gent, vingtmille hommes, portant écus et lances. Si je trouve Roland, il estmort, je lui en jure ma foi : chaque jour Charles en dira saplainte. »

LXXIV

 

D’AUTRE part, voici Turgis de Tortelose :il est comte et la cité de Tortelose est sienne. Aux chrétiens ilsouhaite male mort. Il se range devant Marsile près des autres etdit au roi : « Ne craignez rien ! Plus vaut Mahometque saint Pierre de Rome : si vous le servez, l’honneur duchamp nous restera. A Roncevaux j’irai joindre Roland : nul nele garantira contre la mort. Voyez mon épée, qui est bonne etlongue. Contre Durendal je veux l’essayer. Laquelle aura ledessus ? Vous l’entendrez bien dire. Les Français périront, sicontre nous ils s’aventurent. Charles le Vieux en aura douleur ethonte. Jamais plus sur terre il ne portera la couronne. »

LXXV

 

D’AUTRE part voici Escremiz de Valterne. Ilest Sarrasin et Valterne est son fief. Devant Marsile il s’écriedans la foule : « A Roncevaux j’irai, pour abattrel’orgueil. Si j’y trouve Roland, il n’en remportera pas sa tête, niOlivier, celui qui commande les autres. Les douze pairs sont tousmarqués pour périr. Les Français mourront, la France en sera vidée.Charles aura disette de bons vassaux. »

LXXVI

 

D ‘AUTRE part voici un païen, Esturgant ;avec lui Estramariz, un sien compagnon : tous deux félons,traîtres prouvés. Marsile dit : « Seigneurs,avancez ! A Roncevaux vous irez au passage des ports, et vousaiderez à conduire ma gent. » Et ils répondent : « Avotre commandement ! Nous attaquerons Olivier et Roland ;contre la mort les douze pairs n’auront pas de garant. Nos épéessont bonnes et tranchantes : nous les ferons vermeilles desang chaud. Les Français mourront, Charles en pleurera ; laTerre des Aïeux, nous vous la donnerons. Venez-y, roi ; envérité, vous le verrez : nous vous donnerons l’empereurlui-même. »

LXXVII

 

TOUT courant vient Margariz de Séville.Celui-là tient la terre jusqu’aux Cazmarines. Pour sa beauté lesdames lui sont amies : pas une qui, à le voir, ne s’épanouisseet ne lui rie. Nul païen n’est si bon chevalier. Il vient dans lafoule et par-dessus les autres crie au roi : « N’ayeznulle crainte ! A Roncevaux j’irai tuer Roland ; non plusque lui Olivier ne sauvera sa vie ; les douze pairs sontrestés pour leur martyre. Voyez mon épée, dont la garde estd’or : c’est l’émir de Primes qui me l’envoya. En un sangvermeil, je vous le jure, elle plongera. Les Français mourront,France en sera honnie. Charles le Vieux, à la barbe fleurie, àchaque jour qu’il vivra, en aura deuil et courroux. Avant un an,nous aurons la France pour butin ; nous pourrons coucher aubourg de Saint-Denis. » Le roi païen s’incline devant luiprofondément.

LXXVIII

 

D’AUTRE part voici Chernuble de Munigre. Sachevelure qui flotte descend jusqu’à terre. Il peut en se jouant,quand l’humeur lui en prend, porter, et au delà, la charge dequatre mulets bâtés. Au pays dont il est, le soleil, dit-on( ?), ne luit pas, le blé ne peut pas croître, la pluie netombe pas, la rosée ne se forme pas ; il n’y a pierre qui nesoit toute noire. Plusieurs disent que c’est la demeure desdiables. Chernuble dit : « J’ai ceint ma bonneépée ; à Roncevaux, je la teindrai en rouge. Si je trouveRoland le preux sur ma voie sans que je l’assaille, jamais ne mecroyez plus. Et de mon épée je conquerrai Durendal. Les Françaismourront, France en sera déserte. » A ces mots les douze pairss’assemblent. Avec eux ils emmènent cent mille Sarrasins, quibrûlent de combattre et se hâtent. Ils vont sous une sapinière pours’armer.

LXXIX

 

LES païens s’arment de hauberts sarrasins,presque tous à triple épaisseur de mailles, lacent leurs très bonsheaumes de Saragosse, ceignent des épées d’acier viennois. Ils ontde riches écus, des épieux de Valence et des gonfanons blancs etbleus et vermeils. Ils ont laissé mulets et palefrois, ils montentsur les destriers et chevauchent en rangs serrés. Clair est le jouret beau le soleil : pas une armure qui toute ne flamboie.Mille clairons sonnent, pour que ce soit plus beau. Le bruit estgrand : les Français l’entendirent. Olivier dit :« Sire compagnon, il se peut, je crois, que nous ayons affaireaux Sarrasins. » Roland répond : « Ah ! queDieu nous l’octroie ! Nous devons tenir ici, pour notre roi.Pour son seigneur on doit souffrir toute détresse, et endurer lesgrands chauds et les grands froids, et perdre du cuir et du poil.Que chacun veille à y employer de grands coups, afin qu’on nechante pas de nous une mauvaise chanson ! Le tort est auxpaïens, aux chrétiens le droit. Jamais on ne dira rien de moi quine soit exemplaire. »

LXXX

 

OLIVIER est monté sur une hauteur [… ]. Ilregarde à droite par un val herbeux : il voit venir la gentdes païens. Il appelle Roland, son compagnon : « Du côtéde l’Espagne, je vois venir une telle rumeur, tant de hauberts quibrillent, tant de heaumes qui flamboient ! Ceux-là mettrontnos Français en grande angoisse. Ganelon le savait, le félon, letraître, qui devant l’empereur nous désigna. – Tais-toi,Olivier », répond Roland ; « il est monparâtre ; je ne veux pas que tu en sonnesmot ! »

LXXXI

 

OLIVIER est monté sur une hauteur. Il voit àplein le royaume d’Espagne et les Sarrasins, qui sont assemblés ensi grande masse. Les heaumes aux gemmes serties d’or brillent, etles écus, et les hauberts safrés, et les épieux et les gonfanonsfixés aux hampes. Il ne peut dénombrer même les corps debataille : ils sont tant qu’il n’en sait pas le compte. Audedans de lui-même il en est grandement troublé. Le plus vite qu’ilpeut, il dévale de la hauteur, vient aux Français, leur racontetout.

LXXXII

 

OLIVIER dit : « J’ai vu les païens.Jamais homme sur terre n’en vit plus. Devant nous ils sont biencent mille, l’écu au bras, le heaume lacé, le blanc haubertrevêtu ; et leurs épieux bruns luisent, hampe dressée. Vousaurez une bataille, telle qu’il n’en fut jamais. SeigneursFrançais, que Dieu vous donne sa force ! Tenez fermement, pourque nous ne soyons pas vaincus ! » Les Françaisdisent : « Honni soit qui s’enfuit ! Jusqu’à lamort, pas un ne voudra vous faillir. »

LXXXIII

 

OLIVIER dit : « Les païens sont trèsforts ; et nos Français, ce me semble, sont bien peu. Roland,mon compagnon, sonnez donc votre cor : Charles l’entendra, etl’armée reviendra. » Roland répond : « Ce seraitfaire comme un fou. En douce France j’y perdrais mon renom. Surl’heure je frapperai de Durendal, de grands coups. Sa lame saignerajusqu’à l’or de la garde. Les félons païens sont venus aux portspour leur malheur. Je vous le jure, tous sont marqués pour lamort. »

LXXXIV

 

« ROLAND, mon compagnon, sonnezl’olifant ! Charles l’entendra, ramènera l’armée ; ilnous secourra avec tous ses barons. » Roland répond :« Ne plaise à Dieu que pour moi mes parents soient blâmés etque douce France tombe dans le mépris ! Mais je frapperai deDurendal à force, ma bonne épée que j’ai ceinte au côté ! Vousen verrez la lame tout ensanglantée. Les félons païens se sontassemblés pour leur malheur. Je vous le jure, ils sont tous livrésà la mort. »

LXXXV

 

« ROLAND, mon compagnon, sonnez votreolifant ! Charles l’entendra, qui est au passage des ports. Jevous le jure, les Français reviendront. – Ne plaise à Dieu »,lui répond Roland, « qu’il soit jamais dit par nul hommevivant que pour des païens j’aie sonné mon cor ! Jamais mesparents n’en auront le reproche. Quand je serai en la grandebataille, je frapperai mille coups et sept cents, et vous verrezl’acier de Durendal sanglant. Les Français sont hardis etfrapperont vaillamment ; ceux d’Espagne n’échapperont pas à lamort. »

LXXXVI

 

OLIVIER dit : « Pourquoi vousblâmerait-on ? J’ai vu les Sarrasins d’Espagne : les vauxet les monts en sont couverts et les collines et toutes lesplaines. Grandes sont les armées de cette engeance étrangère etbien petite notre troupe ! » Roland répond :« Mon ardeur s’en accroît. Ne plaise au Seigneur Dieu ni à sesanges qu’à cause de moi France perde son prix ! J’aime mieuxmourir que choir dans la honte ! Mieux nous frappons, mieuxl’empereur nous aime. »

LXXXVII

 

ROLAND est preux et Olivier sage. Tous deuxsont de courage merveilleux. Une fois à cheval et en armes, jamaispar peur de la mort ils n’esquiveront une bataille. Les deux comtessont bons et leurs paroles hautes. Les païens félons chevauchentfurieusement. Olivier dit : « Roland, voyez : ilssont en nombre. Ceux-ci sont près de nous, mais Charles est troploin ! Votre olifant, vous n’avez pas daigné le sonner. Si leroi était là, nous ne serions pas en péril. Regardez en amont versles ports d’Espagne ; vous pourrez voir une troupe digne depitié : qui aura fait aujourd’hui l’arrière-garde ne la feraplus jamais. » Roland répond : « Ne parlez pas sifollement ! Honni le cœur qui dans la poitrines’accouardit ! Nous tiendrons fermement, sur place :C’est nous qui mènerons joutes et mêlées. »

LXXXVIII

 

QUAND Roland voit qu’il y aura bataille, il sefait plus fier que lion ou léopard. Il appelle les Français etOlivier : « Sire compagnon, ami, ne parlez plusainsi ! L’empereur, qui nous laissa des Français, a trié cesvingt mille : il savait que pas un n’est un couard. Pour sonseigneur on doit souffrir de grands maux et endurer les grandschauds et les grands froids, et on doit perdre du sang et de lachair. Frappe de ta lance, et moi de Durendal, ma bonne épée, queme donna le roi. Si je meurs, qui l’aura pourra dire : “Ce futl’épée d’un noble vassal.” »

LXXXIX

 

D’AUTRE part voici l’archevêque Turpin. Iléperonne et monte la pente d’un tertre. Il appelle les Français etles sermonne : « Seigneurs barons, Charles nous a laissésici : pour notre roi nous devons bien mourir. Aidez à soutenirla chrétienté ! Vous aurez une bataille, vous en êtes biensûrs, car de vos yeux vous voyez les Sarrasins. Battez votrecoulpe, demandez à Dieu sa merci ; je vous absoudrai poursauver vos âmes. Si vous mourez, vous serez de saints martyrs, vousaurez des sièges au plus haut paradis. » Les Françaisdescendent de cheval, se prosternent contre terre, et l’archevêque,au nom de Dieu, les a bénis. Pour pénitence, il leur ordonne defrapper.

XC

 

LES Français se redressent et se mettent surpieds. Ils sont bien absous, quittes de leurs péchés, etl’archevêque, au nom de Dieu, les a bénis. Puis ils sont remontéssur leurs destriers bien courants. Ils sont armés comme il convientà des chevaliers, et tous bien appareillés pour la bataille. Lecomte Roland appelle Olivier : « Sire compagnon, vousdisiez bien, Ganelon nous a tous trahis. Il en a pris pour sonsalaire de l’or, des richesses, des deniers. Puisse l’empereur nousvenger ! Le roi Marsile nous a achetés par marché ; maisla marchandise, il ne l’aura que par l’épée ! »

XCI

 

Aux ports d’Espagne Roland passe surVeillantif, son cheval bien courant. Il a revêtu ses armes, quibien le parent. Et voici qu’il brandit sa lance, le vaillant. Versle ciel il en tourne la pointe ; au fer est lacé un gonfanontout blanc ; les franges [ ?] battent jusqu’à ses mains.Noble est son corps, son visage clair et riant. Après lui vient soncompagnon, et ceux de France l’appellent leur garant. Il regardemenaçant vers les Sarrasins, puis, humble et doux, vers lesFrançais, et leur dit ces mots, courtoisement :« Seigneurs barons, doucement, au pas ! Ces païens vonten quête de leur martyre. Avant ce soir nous aurons gagné un beauet riche butin : nul roi de France n’eut jamais lepareil. » Comme il parlait, les armées se joignirent.

XCII

 

OLIVIER dit : « Je n’ai pas le cœuraux paroles. Votre olifant, vous n’avez pas daigné le sonner, etCharles, vous ne l’avez pas. Il ne sait mot de ces choses, lepreux, et la faute n’est pas sienne, et les vaillants que voici neméritent, eux non plus, aucun blâme. Or donc, chevauchez contreceux-là de tout votre courage ! Seigneurs barons, tenezfermement en bataille ! Je vous en prie pour Dieu, soyezrésolus à bien frapper, coup rendu pour coup reçu ! Etn’oublions pas le cri d’armes de Charles. » A ces mots lesFrançais poussent le cri d’armes. Qui les eût ouïs crier :« Montjoie ! » aurait le souvenir d’une bellevaillance. Puis ils chevauchent Dieu ! si fièrement, et, pouraller au plus vite, enfoncent les éperons, et s’en vont frapper,qu’ont-ils à faire d’autre ? et les Sarrasins les reçoiventsans trembler. Francs et païens, voilà qu’ils se sont joints.

XCIII

 

LE neveu de Marsile – il a nom Aelroth – toutle premier chevauche devant l’armée. Il va disant sur nos Françaisde laides paroles : « Félons Français, aujourd’hui vousjouterez contre les nôtres. Il vous a trahis, celui qui vous avaiten sa garde. Bien fou le roi qui vous laissa aux ports ! En cejour, douce France perdra sa louange, et Charles, le Magne, le brasdroit de son corps. » Quand Roland l’entend, Dieu ! il ena une si grande douleur ! Il éperonne son cheval, le laissecourir à plein élan, va frapper Aelroth le plus fort qu’il peut. Illui brise l’écu et lui déclôt le haubert, lui ouvre la poitrine,lui rompt les os, lui fend toute l’échine. De son épieu, il jettel’âme dehors. Il enfonce le fer fortement, ébranle le corps, àpleine hampe l’abat mort du cheval, et la nuque se brise en deuxmoitiés. Il ne laissera point, pourtant, de lui parler :« Non, fils de serf, Charles n’est pas fou, et jamais iln’aima trahir. Nous laisser aux ports, ce fut agir en preux. En cejour douce France ne perdra point sa louange. Frappez, Français, lepremier coup est nôtre. Le droit est devers nous, et sur ces félonsle tort. »

XCIV

 

UN duc est là, qui a nom Falsaron. Celui-làétait le frère du roi Marsile ; il tenait la terre de Dathanet d’Abiron. Sous le ciel il n’y a pire truand. Si large est sonfront qu’entre les deux yeux on peut mesurer un bon demi-pied. Il agrand deuil quand il voit son neveu mort. Il sort de la presse,s’offre à tout venant, pousse le cri d’armes des païens, lance auxFrançais une injure : « En ce jour, France douce perdrason honneur ! » Olivier l’entend, s’irrite. Il éperonnede ses éperons dorés, en vrai baron va le frapper. Il lui brisel’écu, lui déchire le haubert, lui enfonce au corps les pans de songonfanon, à pleine hampe le soulève des arçons et l’abat mort. Ilregarde à terre, voit le traître qui gît. Alors il lui ditfièrement : « De vos menaces, fils de serf, je n’aicure ! Frappez, Français, car nous les vaincrons trèsbien ! » Il crie : « Montjoie ! » –c’est l’enseigne de Charles.

XCV

 

UN roi est là, qui a nom Corsablix. Il est deBarbarie, une terre lointaine. Il crie aux autres Sarrasins :« Nous pouvons bien soutenir cette bataille : lesFrançais sont si peu et nous avons droit de les mépriser : cen’est pas Charles qui en sauvera un seul. Voici le jour où il leurfaut mourir. » L’archevêque Turpin l’a bien entendu. Sous leciel il n’est homme qu’il haïsse plus. Il pique de ses éperons d’orfin, et vigoureusement va le frapper. Il lui a brisé l’écu, défaitle haubert, enfoncé au corps son grand épieu ; il appuiefortement, le secoue et l’ébranle ; à pleine hampe, il l’abatmort sur le chemin. Il regarde en arrière, voit le félon gisant. Ilne laissera pas de lui parler un peu : « Païen, fils deserf, vous en avez menti ! Charles, mon seigneur, peuttoujours nous sauver ; nos Français n’ont pas le cœur àfuir ; vos compagnons, nous les ferons tous rétifs. Je vousdis une nouvelle : il vous faut endurer la mort. Frappez,Français ! Que pas un ne s’oublie ! Ce premier coup estnôtre, Dieu merci ! » Il crie :« Montjoie ! » pour rester maître du champ.

XCVI

 

ET Gerin frappe Malprimis de Brigal. Le bonécu du païen ne lui vaut pas un denier. Gerin en brise la boucle decristal ; la moitié tombe par terre ; il lui rompt lehaubert jusqu’à la chair, lui enfonce son bon épieu au corps. Lepaïen choit comme une masse. Son âme, Satan l’emporte.

XCVII

 

ET son compagnon Gerier frappe l’amirafle. Illui brise l’écu, lui démaille le haubert, lui plonge aux entraillesson bon épieu ; il appuie fortement, lui passe le fer àtravers le corps, et à pleine hampe l’abat mort dans le champ.Olivier dit : « Notre bataille estbelle ! »

XCVIII

 

LE duc Samson va frapper l’almaçour. Il briseson écu, qui est paré d’or et de fleurons. Son bon haubert ne legarantit guère. Il lui perce le cœur, le foie et le poumon, et, lepleure qui veut ! l’abat mort. L’archevêque dit :« Ce coup est d’un vaillant ! »

XCIX

 

ET Anseïs laisse aller son cheval, et vafrapper Turgis de Tortelose. Il lui brise son écu sous la boucledorée, déchire de part en part son haubert double, lui met au corpsle fer de son bon épieu. Il enfonce, la pointe ressort par ledos ; à pleine hampe il le renverse mort dans le champ. Rolanddit : « Ce coup est d’un preux ! »

C

 

ET Englier le Gascon de Bordeaux éperonne soncheval, lâche la rêne et va frapper Escremiz de Valterne. Il brisel’écu qu’il porte au cou, en disjoint les chanteaux, rompt laventaille du haubert et atteint la poitrine, sous la gorge ; àpleine hampe il l’abat mort de sa selle. Puis il lui dit :« Vous voilà donc en perdition ! »

CI

 

ET Oton frappe un païen, Estorgans, sur lebord supérieur de son écu, en telle guise qu’il déchire lesquartiers de vermeil et de blanc ; il a rompu les pans de sonhaubert, il lui met au corps son épieu qui bien tranche et l’abatmort de son cheval rapide. Puis il lui dit : « Cherchezqui vous sauve ! »

CII

 

ET Bérengier frappe Astramariz. Il lui brisel’écu, lui défait le haubert, à travers le corps lui plonge sonfort épieu ; entre mille Sarrasins il l’abat mort. Des douzepairs en voilà dix de tués ; il n’en reste que deuxvivants : c’est Chernuble et c’est le comte Margariz.

CIII

 

MARGARIZ est chevalier très vaillant, et beau,et fort, et agile, et léger. Il éperonne, va frapper Olivier. Illui brise son écu sous la boucle d’or pur. Au long des côtes il aconduit son épieu. Dieu garde Olivier : son corps n’a pas ététouché. La hampe se brise, il n’est pas renversé. Margariz passeoutre, sans encombre ; il sonne sa trompe pour rallier lessiens.

CIV

 

LA bataille est merveilleuse ; elletourne à la mêlée. Le comte Roland ne se ménage pas. Il frappe deson épieu tant que dure la hampe ; après quinze coups il l’abrisée et détruite. Il tire Durendal, sa bonne épée, toute nue. Iléperonne, et va frapper Chernuble. Il lui brise le heaume oùluisent des escarboucles, tranche la coiffe ( ?) avec le cuirdu crâne, tranche la face entre les yeux, et le haubert blanc auxmailles menues et tout le corps jusqu’à l’enfourchure. A travers laselle, qui est incrustée d’or, l’épée atteint le cheval ets’enfonce. Il lui tranche l’échine sans chercher le joint, il abatle tout mort dans le pré, sur l’herbe drue. Puis il dit :« Fils de serf, vous vous mîtes en route à la malheure !Mahomet ne vous donnera pas son aide. Un truand tel que vous negagnera point de sitôt une bataille ! »

CV

 

LE comte Roland chevauche par le champ. Iltient Durendal, qui bien tranche et bien taille. Des Sarrasins ilfait grand carnage. Si vous eussiez vu comme il jette le mort surle mort, et le sang clair s’étaler par flaques ! Il en a sonhaubert ensanglanté, et ses deux bras et son bon cheval, del’encolure jusqu’aux épaules. Et Olivier n’est pas en reste, ni lesdouze pairs, ni les Français, qui frappent et redoublent. Lespaïens meurent, d’autres défaillent. L’archevêque dit :« Béni soit notre baronnage ! Montjoie ! »crie-t-il, c’est le cri d’armes de Charles.

CVI

 

ET Olivier chevauche à travers la mêlée. Sahampe s’est brisée, il n’en a plus qu’un tronçon. Il va frapper unpaïen, Malon. Il lui brise son écu, couvert d’or et de fleurons,hors de la tête fait sauter ses deux yeux, et la cervelle coulejusqu’à ses pieds. Parmi les autres qui gisent sans nombre, ill’abat mort. Puis il a tué Turgis et Esturgoz. Mais la hampe sebrise et se fend jusqu’à ses poings. Roland lui dit :« Compagnon, que faites-vous ? En une telle bataille, jen’ai cure d’un bâton. Il n’y a que le fer qui vaille, et l’acier.Où donc est votre épée, qui a nom Hauteclaire ? La garde enest d’or, le pommeau de cristal, – Je n’ai pu la tirer », luirépond Olivier, « j’avais tant de besogne ! »

CVII

 

MON seigneur Olivier a tiré sa bonne épée,celle qu’a tant réclamée son compagnon Roland, et il lui montre, envrai chevalier, comme il s’en sert. Il frappe un païen, Justin deVal Ferrée. Il lui fend par le milieu toute la tête et tranche lecorps et la brogne safrée, et la bonne selle, dont les gemmes sontserties d’or, et à son cheval il a fendu l’échine. Il abat le toutdevant lui sur le pré. Roland dit : « Je vous reconnais,frère ! Si l’empereur nous aime, c’est pour de telscoups ! » De toutes parts « Montjoie ! »retentit.

CVIII

 

LE comte Gerin monte le cheval Sorel, et soncompagnon Gerier, Passecerf. Ils lâchent les rênes, donnent tousdeux de l’éperon et vont frapper un païen, Timozel, l’un sur l’écu,l’autre sur le haubert. Les deux épieux se brisent dans le corps.Ils le jettent mort à la renverse dans un guéret. Lequel des deuxfut le plus vite ? Je ne l’ai pas ouï dire et je ne sais [… ].Et l’archevêque leur a tué Siglorel, l’enchanteur, celui qui déjàétait descendu en enfer : par sortilège, Jupiter l’y avaitconduit. Turpin dit : « Celui-là avait mal mérité denous ! » Roland répond : « Il est vaincu, lefils de serf. Olivier, frère, voilà les coups quej’aime ! »

CIX

 

LA bataille s’est faite plus acharnée. Francset païens frappent des coups merveilleux. L’un attaque, l’autre sedéfend. Tant de hampes brisées et sanglantes ! Tant degonfanons arrachés et tant d’enseignes ! Tant de bons Françaisqui perdent leur jeune vie ! Ils ne verront plus leurs mèresni leurs femmes, ni ceux de France qui aux ports les attendent.Charles le Grand en pleure et se lamente ; mais de quoi sertsa plainte ? Ils n’auront pas son secours. Ganelon l’a servimalement, au jour où il s’en fut à Saragosse vendre sesfidèles ; pour l’avoir fait, il perdit la vie et les membrespar jugement à Aix, où il fut condamné à être pendu ; avec luitrente de ses parents, qui n’attendaient pas cette mort.

CX

 

LA bataille est merveilleuse et pesante.Roland y frappe bien, et Olivier ; et l’archevêque y rend plusde mille coups et les douze pairs ne sont pas en reste, ni lesFrançais, qui frappent tous ensemble. Par centaines et parmilliers, les païens meurent. Qui ne s’enfuit ne trouve nulrefuge ; bon gré mal gré, il y laisse sa vie. Les Français yperdent leurs meilleurs soutiens. Ils ne reverront plus leurs pèresni leurs parents, ni Charlemagne qui les attend aux ports. EnFrance s’élève une tourmente étrange, un orage chargé de tonnerreet de vent, de pluie et de grêle, démesurément. La foudre tombe àcoups serrés et pressés, la terre tremble. De Saint-Michel-du-Périljusqu’aux Saints, de Besançon jusqu’au port de Wissant, il n’y amaison dont un mur ne crève. En plein midi, il y a de grandesténèbres ; aucune clarté, sauf quand le ciel se fend. Nul nele voit qui ne s’épouvante. Plusieurs disent : « C’est laconsommation des temps, la fin du monde que voilà venue. » Ilsne savent pas, ils ne disent pas vrai : c’est la grandedouleur pour la mort de Roland.

CXI

 

LES Français ont frappé de plein cœur,fortement. Les païens sont morts en foule, par milliers. Sur lescent mille, il ne s’en est pas sauvé deux. L’archevêque dit :« Nos hommes sont très preux ; sous le ciel nul n’en a demeilleurs. Il est écrit aux Annales des Frances que [… ]. »Ils vont par le champ et recherchent les leurs ; ils pleurentde deuil et de pitié sur leurs parents, du fond du cœur, en leuramour. Vient contre eux, avec sa grande armée, le roi Marsile.

CXII

 

MARSILE vient le long d’une vallée, avec lagrande armée qu’il amassa. Il a formé et compté vingt corps debataille. Les heaumes aux pierreries serties dans l’or brillent, etles écus, et les brognes safrées. Sept mille clairons sonnent lacharge, grand est le bruit par toute la contrée. Roland dit :« Olivier, compagnon, frère, Ganelon le félon a juré notremort. La trahison ne peut rester cachée ; l’empereur enprendra forte vengeance. Nous aurons une bataille âpre etdure ; jamais homme n’aura vu pareille rencontre. J’yfrapperai de Durendal, mon épée, et vous, compagnon, vous frapperezde Hauteclaire. Par tant de terres nous les avons portées !Nous avons gagné par elles tant de batailles ! Il ne faut pasque l’on chante d’elles une mauvaise chanson. »

CXIII

 

MARSILE Voit le martyre des siens. Il faitsonner ses cors et ses buccines, puis chevauche avec le ban de sagrande armée. En avant, chevauche un Sarrasin, Abisme : il n’ya plus félon dans sa troupe. Il est plein de vices et de grandscrimes, il ne croit pas en Dieu, le fils de sainte Marie. Il estaussi noir que poix fondue ; mieux que tout l’or de Galice, ilaime le meurtre et la traîtrise. Jamais nul ne le vit jouer nirire. Mais il est vaillant et très téméraire, et c’est pourquoi ilest cher au félon roi Marsile. Il porte son dragon, auquel serallie la gent sarrasine. L’archevêque ne saurait guèrel’aimer ; dès qu’il le voit, il désire le frapper. Tout bas ilse dit à lui-même : « Ce Sarrasin me semble forthérétique. Le mieux de beaucoup est que j’aille l’occire :jamais je n’aimai couard ni couardise. »

CXIV

 

L’ARCHEVÊQUE commence la bataille. Il monte lecheval qu’il prit à Grossaille, un roi qu’il avait tué en Danemark.Le destrier est bien allant, rapide ; il a les fers dégagés,les jambes plates, la cuisse courte et la croupe large, les flancsallongés et l’échine bien haute, la queue blanche et le toupetjaune, les oreilles petites, la tête toute fauve ; il n’estnulle bête qui l’égale à la course. L’archevêque éperonne, avecquelle vaillance ! Il attaque Abisme, rien ne l’en détournera.Il va le frapper sur son écu [… ], que des pierreries chargent,améthystes et topazes [… ], escarboucles qui flambent : au ValMétas un démon l’avait donné à l’émir Galafe, et l’émir à Abisme.Turpin frappe, il ne le ménage pas ; après qu’il a frappé,l’écu, je crois, ne vaut plus un denier. Il transperce le Sarrasind’un flanc à l’autre et l’abat mort sur la terre nue. Les Françaisdisent : « Voilà une belle vaillance ! Aux mains del’archevêque la crosse ne sera pas honnie ! »

CXV

 

LES Français voient que les païens sonttant : les champs en sont couverts de toutes parts. Souventils appellent Olivier et Roland et les douze pairs, pour qu’ils lesdéfendent. Et l’archevêque leur dit sa pensée :« Seigneurs barons, ne songez à rien qui soit mal. Je vous enprie par Dieu, ne fuyez pas, afin que nul vaillant ne chante devous une mauvaise chanson. Bien mieux vaut que nous mourions encombattant. Bientôt, nous en avons la promesse, nous viendrons ànotre fin ; nous ne vivrons pas au-delà de ce jour ; maisil est une chose dont je vous suis garant : le saint paradisvous est grand ouvert, vous y serez assis près desInnocents. » A ces paroles les Francs sont remplis de tant deréconfort qu’il n’en est pas un qui ne crie« Montjoie ! ».

CXVI

 

UN Sarrasin était là, de Saragosse, – unemoitié de la cité est à lui, – Climborin, qui point n’estprud’homme. C’est lui qui, ayant reçu le serment du comte Ganelon,par amitié l’avait baisé sur la bouche et lui avait donné sonheaume et son escarboucle. Il honnira, dit-il, la Terre desAïeux ; à l’empereur il enlèvera sa couronne. Il monte lecheval qu’il appelle Barbamousche, lequel est plus rapidequ’épervier ou hirondelle. Il l’éperonne bien, lui abandonne lefrein et va frapper Engelier de Gascogne. Ni l’écu ni la brogne nele peuvent garantir. Le païen lui plonge au corps la pointe de sonépieu ; il appuie, tout le fer traverse d’outre enoutre ; à pleine hampe, dans le champ, il l’abat à larenverse, puis s’écrie : « Cette engeance est bonne àdétruire ! Frappez, païens, pour rompre lapresse ! » Les Français disent : « Dieu !quel preux nous perdons ! »

CXVII

 

LE comte Roland appelle Olivier :« Seigneur compagnon, voilà Engelier mort, nous n’avions pasun chevalier plus vaillant. » Le comte répond :« Que Dieu me donne de le venger ! » Il broche soncheval de ses éperons d’or pur. Il dresse Hauteclaire, l’acier enest sanglant ; de toute sa force il va frapper le païen. Ilsecoue la lame dans la plaie et le Sarrasin choit ; les démonsemportent son âme. Puis il tue le duc Alphaïen, tranche à Escababila tête et désarçonne sept Arabes : ceux-là désormais nevaudront plus guère en bataille. Roland dit : « Moncompagnon se fâche ! Auprès de moi il vaut bien son prix. Pourde tels coups Charles nous chérit mieux. » Très haut, ilcrie : « Frappez, chevaliers ! »

CXVIII

 

D’AUTRE part voici un païen, Valdabron :il avait armé chevalier [ ?] le roi Marsile. Il est seigneursur mer de quatre cents dromonts ; pas un marinier qui ne seréclame de lui. Il avait pris Jérusalem par traîtrise, et violé letemple de Salomon, et devant les fonts tué le patriarche. C’est luiqui, ayant reçu le serment du comte Ganelon, lui avait donné sonépée et mille mangons. Il monte le cheval qu’il appelleGramimond : un faucon est moins rapide. Il l’éperonne bien deséperons aigus et va frapper Samson, le riche duc. Il lui brisel’écu, lui rompt le haubert, lui met au corps les pans de sonenseigne, à pleine hampe le désarçonne et l’abat mort :« Frappez, païens, car nous le vaincrons trèsbien ! » Les Français disent : « Dieu !quel deuil d’un tel baron ! »

CXIX

 

LE comte Roland, quand il voit Samson mort,sachez qu’il en eut une très grande douleur. Il pique son cheval,court sus au païen à toute force. Il tient Durendal, qui vaut mieuxque l’or pur. Il va, le preux, et le frappe tant qu’il peut sur sonheaume dont les pierreries sont serties d’or. Il fend la tête, etla brogne, et le tronc, et la bonne selle gemmée, et au cheval ilfend l’échine profondément ; et, le blâme, le loue quivoudra ! les tue tous deux. Les païens disent : « Cecoup nous est cruel ! » Roland répond : « Je nepuis aimer les vôtres. L’orgeuil est devers vous et letort. »

CXX

 

UN Africain est là, venu d’Afrique :c’est Malquiant, le fils du roi Malcud. Ses armes sont toutincrustées d’or ; au soleil sur tous les autres il resplendit.Il monte le cheval qu’il appelle Saut-Perdu : il n’y a bêtequi puisse l’égaler à la course. Il va frapper sur l’écuAnseïs : il en tranche les quartiers de vermeil et d’azur. Illui a rompu les pans de son haubert, il lui enfonce au corpsl’épieu, fer et bois. Le comte est mort, son temps est fini. LesFrançais disent : « Baron, c’est grand’pitié detoi ! »

CXXI

 

PAR le champ va Turpin, l’archevêque. Jamaistel tonsuré ne chanta la messe, qui de sa personne ait fait autantd’exploits. Il dit au païen : « Que Dieu t’envoie tousles maux ! Tu en as tué un que mon cœur regrette. » Illance en avant son bon cheval et frappe le païen sur son écu deTolède d’un tel coup qu’il l’abat mort sur l’herbe verte.

CXXII

 

D’AUTRE part est un païen, Grandoine, fils deCapuel, le roi de Cappadoce. Il monte le cheval qu’il appelleMarmoire, lequel est plus rapide que nul oiseau qui vole. Il lâchela rêne, pique des éperons et va frapper Gerin de toute sa force.Il brise son écu vermeil, le lui fait choir du cou. Après, il luidéclôt sa brogne, lui plonge toute au corps son enseigne bleue etl’abat mort sur une haute roche. Il tue encore Gerier soncompagnon, et Bérengier, et Gui de Saint-Antoine, puis va frapperun riche duc, Austorge, qui tenait en sa seigneurie Valeri[ ?] et Envers [ ?] sur le Rhône. Il l’abat mort ;les païens se réjouissent. Les Français disent : « Queldéclin des nôtres ! »

CXXIII

 

LE comte Roland tient son épée sanglante. Il abien entendu que les Français se découragent. Il en a si granddeuil qu’il croit que son cœur va se fendre. Il dit au païen :« Que Dieu t’octroie tous les maux ! Tu en as tué un queje compte te vendre très cher ! » Il éperonne son cheval[… ]. Lequel vaincra ? Les voilà aux prises.

CXXIV

 

GRANDOINE était preux et vaillant, puissant ethardi au combat. Au travers de sa voie, il a rencontré Roland.Jamais il ne l’a vu : il le reconnaît pourtant, à son fiervisage, à son beau corps, à son regard, à son allure ; il apeur, il ne peut s’en défendre. Il veut fuir, mais vainement. Lecomte le frappe d’un coup si merveilleux qu’il lui fend tout leheaume jusqu’au nasal, lui tranche le nez et la bouche et lesdents, et tout le tronc, et le haubert aux bonnes mailles, et lepommeau et le troussequin d’argent de sa selle dorée, etprofondément le dos de son cheval. Point de remède : il les atués tous deux, et ceux d’Espagne gémissent tous. Les Françaisdisent : « Notre garant frappe bien ! »

CXXV

 

LA bataille est merveilleuse ; elle sefait plus précipitée. Les Français y frappent avec vigueur et rage.Ils tranchent les poings, les flancs, les échines, transpercent lesvêtements jusqu’aux chairs vives, et le sang coule en filets clairssur l’herbe verte. « Terre des Aïeux, Mahomet temaudisse ! Sur tous les peuples ton peuple esthardi ! » Pas un Sarrasin qui ne crie :« Marsile ! Chevauche, roi ! Nous avons besoind’aide ! »

CXXVI

 

LA bataille est merveilleuse et grande. LesFrançais y frappent des épieux brunis. Si vous eussiez vu tant desouffrance, tant d’hommes morts, blessés, ensanglantés ! Ilsgisent l’un sur l’autre, face au ciel, face contre terre. LesSarrasins ne peuvent l’endurer davantage : bon gré mal gré ilsvident le champ. Et les Francs, de vive force, leur ont donné lachasse.

CXXVII

 

LE comte Roland appelle Olivier :« Seigneur compagnon, avouez-le, l’archevêque est très bonchevalier ; il n’y a meilleur sous le ciel ; il sait bienfrapper de la lance et de l’épieu. » Le comte répond :« Donc, allons lui aider ! » A ces mots les Francsont recommencé. Durs sont les coups, lourde est la mêlée. Leschrétiens sont en grande détresse. Il eût fait beau voir Roland etOlivier frapper, tailler de l’épée ! L’archevêque frappe deson épieu. De ceux qu’ils ont tués, on peut estimer lenombre ; il est écrit, dit la Geste, dans les chartes et lesbrefs : ils en tuèrent plus de quatre milliers. Aux quatrepremiers assauts, ils ont bien tenu coup ; le cinquième leurpesa lourdement. Ils sont tous tués, les chevaliers français,hormis soixante que Dieu a épargnés. Avant qu’ils meurent, ils sevendront très cher.

CXXVIII

 

LE comte Roland voit le grand massacre dessiens. Il appelle Olivier, son compagnon : « Beauseigneur, cher compagnon, par Dieu ! que vous en semble ?Voyez tant de vaillants qui gisent là contre terre ! Nousavons bien sujet de plaindre douce France, la belle ! Vidée detels barons, comme elle reste déserte ! Ah ! roi, ami,que n’êtes-vous ici ? Olivier, frère, comment pourrons-nousfaire ? Comment lui mandrons-nous des nouvelles ? »Olivier dit : « Comment ? Je ne sais pas. On enpourrait parler à notre honte, et j’aime mieuxmourir ! »

CXXIX

 

ROLAND dit : « Je sonnerail’olifant. Charles l’entendra, qui passe les ports. Je vous lejure, les Francs reviendront. » Olivier dit : « Ceserait pour tous vos parents un grand déshonneur et un opprobre etcette honte serait sur eux toute leur vie ! Quand je vousdemandais de le faire, vous n’en fîtes rien. Faites-lemaintenant : ce ne sera plus par mon conseil. Sonner votrecor, ce ne serait pas d’un vaillant ! Mais comme vos deux brassont sanglants ! » Le comte répond : « J’aifrappé de beaux coups. »

CXXX

 

ROLAND dit : « Notre bataille estdure ! Je sonnerai mon cor, le roi Charles l’entendra. »Olivier dit : « Ce ne serait pas d’un preux ! Quandje vous disais de le faire, compagnon, vous n’avez pas daigné. Sile roi avait été avec nous, nous n’eussions rien souffert. Ceux quigisent là ne méritent aucun blâme. Par cette mienne barbe, si jepuis revoir ma gente sœur Aude, vous ne coucherez jamais entre sesbras ! »

CXXXI

 

ROLAND dit : « Pourquoi, contre moi,de la colère ? » Et Olivier répond :« Compagnon, c’est votre faute, car vaillance sensée et foliesont deux choses, et mesure vaut mieux qu’outrecuidance. Si lesFrançais sont morts, c’est par votre légèreté. Jamais plus nous neferons le service de Charles. Si vous m’aviez cru, mon seigneurserait revenu ; cette bataille nous l’aurions gagnée ; leroi Marsile eût été tué ou pris. Votre prouesse, Roland, c’est lamalheure que nous l’avons vue. Charles le Grand – jamais il n’yaura un tel homme jusqu’au dernier jugement ! – ne recevraplus notre aide. Vous allez mourir et France en sera honnie.Aujourd’hui prend fin notre loyal compagnonnage : avant cesoir nous nous séparerons, et ce sera dur. »

CXXXII

 

L’ARCHEVÊQUE les entend qui se querellent. Iléperonne de ses éperons d’or pur, vient jusqu’à eux, et les reprendtous deux : « Sire Roland, et vous, sire Olivier, je vousen prie de par Dieu, ne vous querellez point ! Sonner du corne nous sauverait plus. Et pourtant, sonnez, ce sera bien mieux.Vienne le roi, il pourra nous venger : il ne faut pas que ceuxd’Espagne s’en retournent joyeux. Nos Français descendront ici decheval ; ils nous trouveront tués et démembrés ; ils nousmettront en bière, nous emporteront sur des bêtes de somme et nouspleureront, pleins de douleur et de pitié. Ils nous enterreront endes aîtres d’églises ; nous ne serons pas mangés par lesloups, les porcs et les chiens. » Roland répond :Seigneur, vous avez bien dit. »

CXXXIII

 

ROLAND a mis l’olifant à ses lèvres. Ill’embouche bien, sonne à pleine force. Hauts sont les monts, etlongue la voix du cor ; à trente grandes lieues on l’entendqui se prolonge. Charles l’entend et l’entendent tous ses corps detroupe. Le roi dit : « Nos hommes livrentbataille ! » Et Ganelon lui répond à l’encontre :« Qu’un autre l’eût dit, certes on y verrait un grandmensonge. »

CXXXIV

 

LE comte Roland, à grand effort, à grand ahan,très douloureusement, sonne son olifant. Par sa bouche le sangjaillit clair. Sa tempe se rompt. La voix de son cor se répand auloin. Charles l’entend, au passage des ports. Le duc Naimes écoute,les Francs écoutent. Le roi dit : « C’est le cor deRoland ! Il n’en sonnerait pas s’il ne livrait unebataille. » Ganelon répond : « Il n’y a pas debataille ! Vous êtes vieux, votre chef est blanc etfleuri ; par de telles paroles vous semblez un enfant. Vousconnaissez bien le grand orgueil de Roland : c’est merveilleque Dieu si longtemps l’endure. N’a-t-il pas été jusqu’à prendreNoples sans votre ordre ? Les Sarrasins firent une sortie etcombattirent le bon vassal Roland ; pour effacer les traces[ ?], il inonda les prés ensanglantés. Pour un seul lièvre, ilva tout un jour sonnant du cor. Aujourd’hui, c’est quelque jeuqu’il fait devant ses pairs. Qui donc sous le ciel oserait luioffrir la bataille ? Chevauchez donc ! Pourquoi vousarrêter ? La Terre des Aïeux est encore loin là-bas devantnous. »

CXXXV

 

LE comte Roland a la bouche sanglante. Satempe s’est rompue. Il sonne l’olifant douloureusement, avecangoisse. Charles l’entend, et ses Français l’entendent. Le roidit : « Ce cor a longue haleine ! » Le ducNaimes répond : « C’est qu’un vaillant y prend peine. Illivre bataille, j’en suis sûr. Celui-là même l’a trahi quimaintenant vous demande de faillir à votre tâche. Armez-vous, criezvotre cri d’armes et secourez votre belle mesnie. Vous l’entendezassez : c’est Roland qui désespère. »

CXXXVI

 

L’EMPEREUR a fait sonner ses cors. LesFrançais mettent pied à terre et s’arment de hauberts, de heaumeset d’épées parées d’or. Ils ont des écus bien ouvrés, et des épieuxforts et grands, et des gonfanons blancs, vermeils et bleus. Tousles barons de l’armée montent sur les destriers. Ils donnent del’éperon tant que durent les défilés. Pas un qui ne dise àl’autre : « Si nous revoyions Roland encore vivant, aveclui nous frapperions de grands coups ! » A quoi bon lesparoles ? Ils ont trop tardé.

CXXXVII

 

LE jour avance, la vêprée brille. Contre lesoleil resplendissent les armures. Hauberts et heaumes flamboient,et les écus où sont peintes des fleurs, et les épieux et lesgonfanons dorés. L’empereur chevauche plein de colère, et lesFrançais marris et courroucés. Pas un qui ne pleuredouloureusement ; pour Roland, tous sont transis d’angoisse.Le roi a fait saisir le comte Ganelon. Il l’a remis aux cuisiniersde sa maison. Il appelle Besgon, leur chef :« Garde-le-moi bien, comme on doit faire d’un félonpareil : il a livré ma mesnie par traîtrise. » Besgon lereçoit en sa garde, et met après lui cent garçons de la cuisine,des meilleurs et des pires. Ils lui arrachent les poils de la barbeet des moustaches, le frappent chacun par quatre fois du poing, lebattent à coups de triques et de bâtons et lui mettent au cou unechaîne comme à un ours. Honteusement ils le hissent sur une bête desomme. Ainsi le gardent-ils jusqu’au jour de le rendre àCharles.

CXXXVIII

 

HAUTS sont les monts, et ténébreux et grandsles vaux profonds, les eaux violentes. A l’arrière, à l’avant, lesclairons sonnent et tous ensemble répondent à l’olifant. L’empereurchevauche irrité, et les Français courroucés et marris. Pas un quine pleure et ne se lamente. Ils prient Dieu qu’il préserve Rolandjusqu’à ce qu’ils parviennent au champ de bataille, tousensemble : alors, tous avec lui, ils frapperont. A quoi bonles prières ? Elles ne leur servent de rien. Ils tardent trop,ils ne peuvent arriver à temps.

CXXXIX

 

PLEIN de courroux, le roi Charles chevauche.Sur sa brogne s’étale sa barbe blanche. Tous les barons de Francedonnent fortement de l’éperon. Pas un qui ne se lamente de n’êtrepas avec Roland le capitaine, quand il combat les Sarrasinsd’Espagne. Il est dans une telle détresse qu’il n’y survivra pas,je crois. Dieu ! quels barons, les soixante qui restent en sacompagnie ! Jamais roi ni capitaine n’en eut de meilleurs.

CXL

 

ROLAND regarde par les monts, par lescollines. De ceux de France, il en voit tant qui gisent morts, etil les pleure en gentil chevalier : « Seigneurs barons,que Dieu vous fasse merci ! Qu’il octroie â toutes vos âmes leparadis ! Qu’il les couche parmi les saintes fleurs !Jamais je ne vis vassaux meilleurs que vous. Vous avez silonguement, sans répit, fait mon service, conquis pour Charles desi grands pays ! L’empereur vous a nourris pour son malheur.Terre de France, vous êtes un doux pays ; en ce jour le pirefléau ( ?) vous a désolée ! Barons français, je vous voismourir pour moi, et je ne puis vous défendre ni vous sauver :que Dieu vous aide, qui jamais ne mentit ! Olivier, frère, jene dois pas vous faillir. Je mourrai de douleur, si rien d’autre neme tue. Sire compagnon, remettons-nous â frapper ! »

CXLI

 

LE comte Roland est retourné â la bataille. Iltient Durendal : il frappe en vaillant. Il a taillé en piècesFaldrun de Pui et vingt quatre autres, des mieux prisés. Jamaishomme ne désirera tant se venger. Comme le cerf devant les chiens,ainsi devant Roland les païens fuient. L’archevêque dit :« Voilà qui est bien ! Ainsi doit se montrer un chevalierqui porte de bonnes armes et monte un bon cheval ; il doit enbataille être fort et fier, ou autrement il ne vaut pas quatredeniers : qu’il se fasse plutôt moine dans un moutier et qu’ily prie chaque jour pour nos péchés ! » Rolandrépond : « Frappez, ne les épargnez pas ! » Aces mots les Francs recommencent. Les chrétiens y souffrirentgrandement.

CXLII

 

QUAND on sait qu’il ne sera pas faitprisonniers, on se défend fortement dans une telle bataille. C’estpourquoi les Francs se font hardis comme des lions. Voici que vientcontre eux, en vrai baron, Marsile. Il monte le cheval qu’ilappelle Gaignon. Il l’éperonne bien et va frapper Bevon :celui-là était sire de Dijon et de Beaune ; il brise son écu,rompt son haubert et, sans redoubler le coup, l’abat mort. Puis iltue Ivod et Ivoire ; avec eux Gérard de Roussillon. Le comteRoland n’est guère loin. Il dit au païen : « Dieu temaudisse ! A si grand tort tu m’occis mes compagnons ! Tule paieras avant que nous nous séparions et tu vas apprendre le nomde mon épée. » En vrai baron, il va le frapper ; il luitranche le poing droit. Puis il prend la tête à Jurfaleu leBlond : celui-là était fils du roi Marsile. Les païenss’écrient : « Aide-nous, Mahomet ! Vous, nos dieux,vengez-nous de Charles ! En cette terre il nous a mis de telsfélons que, dussent-ils mourir, ils ne videront pas lechamp. » L’un dit à l’autre : « Or doncfuyons ! » Et cent mille s’en vont : les rappellequi veut, ils ne reviendront pas.

CXLIII

 

DE quoi sert leur déroute ? Si Marsiles’est enfui, son oncle est resté, Marganice, qui tient Carthage,Alfrere ( ?) et Garmalie et l’Éthiopie, une terremaudite : Il a en sa seigneurie l’engeance des Noirs. Leursnez. sont grands, leurs oreilles larges ; ils sont là plus decinquante mille ensemble. Ils lancent leurs chevaux hardiment, avecfureur, puis crient le cri d’armes des païens. Alors Rolanddit : « Ici nous recevrons le martyre, et je sais bienmaintenant que nous n’avons plus guère à vivre. Mais honte à quid’abord ne se sera vendu cher ! Frappez, seigneurs, des épéesfourbies, et disputez et vos morts et vos vies afin que douceFrance ne soit pas honnie par nous ! Quand en ce champ viendraCharles, mon seigneur, et qu’il verra quelle justice nous auronsfaite des Sarrasins, et que, pour un des nôtres, il en trouveraquinze de morts, il ne laissera pas, certes, de nousbénir. »

CXLIV

 

QUAND Roland voit la gent maudite, qui estplus noire que l’encre et qui n’a rien de blanc que les dents, ildit : « Je le sais maintenant, en vérité, c’estaujourd’hui que nous mourrons. Frappez, Français, car jerecommence ! » Olivier dit : « Honni soit leplus lent ! » A ces mots les Français foncent dans leurmasse.

CXLV

 

QUAND les païens voient que les Français sontpeu, ils s’enorgueillissent entre eux et se réconfortent. Ils sedisent l’un à l’autre : « C’est que le tort est deversl’empereur ! » Le Marganice monte un cheval saure :Il l’éperonne fortement des éperons dorés, frappe Olivier parderrière, en plein dos. Le choc contre le corps a fendu [ ?]le haubert brillant ; l’épieu traverse la poitrine et ressort.Puis il dit : « Vous avez pris un rude coup !Charles, le roi Magne, vous laissa aux ports pour votre malheur.S’il nous a fait du mal, il n’a pas sujet de s’en louer : car,rien que sur vous, j’ai bien vengé les nôtres. »

CXLVI

 

OLIVIER sent qu’il est frappé â mort. Il tientHauteclaire, dont l’acier est bruni. Il frappe Marganice sur 1eheaume aigu, tout doré. Il en fait sauter par terre les fleurons etles cristaux, lui fend la tête jusqu’aux dents de devant. Il secouesa lame dans la plaie et I’abat mort. Il dit ensuite :« Païen, maudit sois-tu ! Je ne dis pas que Charles n’aitrien perdu ; du moins, tu n’iras pas, au royaume dont tu fus,te vanter à aucune femme, à aucune dame, de m’avoir pris un deniervaillant ni d’avoir fait tort soit à moi, soit à personne aumonde. » Puis il appelle Roland pour qu’il l’aide.

CXLVII

 

OLIVIER sent qu’il est blessé à mort. Jamaisil ne se vengera tout son saoul. Au plus épais de la masse, ilfrappe en vrai baron. Il taille en pièces épieux et boucliers, lespieds et les poings, les selles, les échines. Qui l’aurait vudémembrer les païens, jeter le mort sur le mort, pourrait sesouvenir d’un bon chevalier. L’enseigne de Charles, il n’a garde del’oublier : « Montjoie ! » crie-t-il, haut etclair. Il appelle Roland, son pair et son ami : « Sirecompagnon, venez vers moi, tout près ; à grande douleur, en cejour, nous serons séparés. »

CXLVIII

 

ROLAND regarde Olivier au visage : il levoit terni, blêmi, tout pâle, décoloré. Son sang coule clair aulong de son corps ; sur la terre tombent les caillots.« Dieu ! dit le comte, je ne sais plus quoi faire. Sirecompagnon, c’est grand’pitié de votre vaillance ! Jamais nulne te vaudra. Ah ! France douce, comme tu resteras aujourd’huidépeuplée de bons vassaux, humiliée et déchue ! L’empereur enaura grand dommage. » A ces mots, sur son cheval il sepâme.

CXLIX

 

VOILA sur son cheval Roland pâmé, et Olivierqui est blessé à mort. Il a tant saigné, ses yeux se sonttroublés : il n’y voit plus assez clair pour reconnaître, loinou près, homme qui vive. Comme il aborde son compagnon, il lefrappe sur son heaume couvert d’or et de gemmes, qu’il fend toutjusqu’au nasal ; mais il n’a pas atteint la tête. A ce coupRoland l’a regardé et lui demande doucement, par amour :« Sire compagnon, le faites-vous de votre gré ? C’estmoi, Roland, celui qui vous aime tant ! Vous ne m’aviez portéaucun défi ! » Olivier dit : « Maintenantj’entends votre voix. Je ne vous vois pas ; veuille leSeigneur Dieu vous voir ! Je vous ai frappé,pardonnez-le-moi. » Roland répond : « Je n’ai aucunmal. Je vous pardonne, ici et devant Dieu. » A ces mots, l’unvers l’autre ils s’inclinèrent. C’est ainsi, à grand amour, qu’ilsse sont séparés.

CL

 

OLIVIER sent que la mort l’angoisse. Les deuxyeux lui virent dans la tête, il perd l’ouïe et tout à fait la vue.Il descend â pied, se couche contre terre. A haute voix il dit sacoulpe, les deux mains jointes et levées vers le ciel, et prie Dieuqu’il lui donne le paradis et qu’il bénisse Charles et douce Franceet, par-dessus tous les hommes, Roland, son compagnon. Le cœur luimanque, son heaume retombe, tout son corps s’affaisse contre terre.Le comte est mort, il n’a pas fait plus longue demeure ; lepreux Roland le pleure et gémit. Jamais vous n’entendrez sur terreun homme plus douloureux.

CLI

 

ROLAND voit que son ami est mort, et qu’ilgît, la face contre terre. Très doucement il dit sur luil’adieu : « Sire compagnon, c’est pitié de votrehardiesse ! Nous fûmes ensemble et des ans et des jours :jamais tu ne me fis de mal, jamais je ne t’en fis. Quand te voilàmort, ce m’est douleur de vivre. » A ces mots, le marquis sepâme sur son cheval, qu’il nomme Veillantif. Ses étriers d’or finle maintiennent droit en selle : par où qu’il penche, il nepeut choir.

CLII

 

AVANT que Roland se fût reconnu, ranimé etremis de sa pâmoison, un grand dommage lui vint : les Françaissont morts, il les a tous perdus, hormis l’archevêque et Gautier del’Hum. Gautier est redescendu des montagnes. Contre ceux d’Espagneil a combattu fortement. Ses hommes sont morts, les païens les ontvaincus. Bon gré mal gré, il fuit vers les vallées ; ilinvoque Roland pour qu’il l’aide : « Ah ! gentilcomte, vaillant homme, où es-tu ? Jamais je n’eus peur, quandtu étais là. C’est moi, Gautier, celui qui conquit Maelgut, moi, leneveu de Droon, le vieux et le chenu. Pour ma prouesse tu mechérissais entre tes hommes. Ma lance est brisée et mon écu percé,et mon haubert démaillé et déchiré… Je vais mourir, mais je me suisvendu cher. » A ces derniers mots, Roland l’a entendu. Iléperonne et, poussant son cheval, vient vers lui [… ].

CLIII

 

ROLAND est rempli de douleur et de colère. Auplus épais de la presse il se met à frapper. De ceux d’Espagne, ilen jette morts vingt, et Gautier six, et l’archevêque cinq. Lespaïens disent : « Les félons que voilà ! Gardez,seigneurs, qu’ils ne s’en aillent vivants ! Traître qui ne vapas les attaquer, et couard qui les laissera échapper ! »Alors recommencent leurs huées et leurs cris. De toutes parts ilsreviennent à l’assaut.

CLIV

 

LE comte Roland est un noble guerrier, Gautierde l’Hum un chevalier très bon, l’archevêque un prud’homme éprouvé.Pas un des trois ne veut faillir aux autres. Au plus fort de lapresse ils frappent sur les païens. Mille Sarrasins mettent pied àterre ; à cheval, ils sont quarante milliers. Voyez-les quin’osent approcher ! De loin ils jettent contre eux lances etépieux, guivres et dards, et des museraz, et des agiers… Auxpremiers coups ils ont tué Gautier. A Turpin de Reims ils ont toutpercé l’écu, brisé le heaume et ils l’ont navré à la tête ;ils ont rompu et démaillé son haubert, transpercé son corps dequatre épieux. Ils tuent sous lui son destrier. C’est grand deuilquand l’archevêque tombe.

CLV

 

TURPIN de Reims, quand il se voit abattu decheval, le corps percé de quatre épieux, rapidement il se redressedebout, le vaillant. Il cherche Roland du regard, court à lui, etne dit qu’une parole : « Je ne suis pas vaincu. Unvaillant, tant qu’il vit, ne se rend pas ! » Il dégaineAlmace, son épée d’acier brun ; au plus fort de la presse, ilfrappe mille coups et plus. Bientôt, Charles dira qu’il ne ménageapersonne, car il trouvera autour de lui quatre cents Sarrasins, lesuns blessés, d’autres transpercés d’outre en outre et d’autres dontla tête est tranchée. Ainsi le rapporte la Geste ; ainsi lerapporte celui-là qui fut présent à la bataille : le baronGilles, pour qui Dieu fait des miracles, en fit jadis la charte aumoutier de Laon. Qui ne sait pas ces choses n’entend rien à cettehistoire.

CLVI

 

LE comte Roland combat noblement, mais soncorps est trempé de sueur et brûle ; et dans sa tête il sentun grand mal : parce qu’il a sonné son cor, sa tempe s’estrompue. Mais il veut savoir si Charles viendra. Il prend l’olifant,sonne, mais faiblement. L’empereur s’arrête, écoute :« Seigneurs », dit-il, « malheur à nous !Roland, mon neveu, en ce jour, nous quitte. A la voix de son corj’entends qu’il ne vivra plus guère. Qui veut le joindre, qu’ilpresse son cheval ! Sonnez vos clairons, tant qu’il y en adans cette armée ! » Soixante mille clairons sonnent, etsi haut que les monts retentissent et que répondent les vallées.Les païens l’entendent, ils n’ont garde d’en rire. L’un dit àl’autre : « Bientôt Charles sera sur nous. »

CLVII

 

LES païens disent : « L’empereurrevient : de ceux de France entendez sonner les clairons. SiCharles vient, il y aura parmi nous du dommage. Si Roland survit,notre guerre recommence ; l’Espagne, notre terre, estperdue. » Quatre cents se rassemblent, portant le heaume, deceux qui s’estiment les meilleurs en bataille. Ils livrent à Rolandun assaut dur et âpre. Le comte a de quoi besogner pour sapart.

CLVIII

 

LE comte Roland, quand il les voit venir, sefait plus fort, plus fier, plus ardent. Il ne leur cédera pas tantqu’il sera en vie. Il monte le cheval qu’on appelle Veillantif. Ill’éperonne bien de ses éperons d’or fin ; au plus fort de lapresse, il va tous les assaillir. Avec lui, l’archevêque Turpin.Les païens l’un à l’autre se disent : « Ami,venez-vous-en ! De ceux de France nous avons entendu lescors : Charles revient, le roi puissant. »

CLIX

 

LE comte Roland jamais n’aima un couard, ni unorgueilleux, ni un méchant, ni un chevalier qui ne fût bonguerrier. Il appela l’archevêque Turpin : « Sire, vousêtes à pied et je suis à cheval. Pour l’amour de vous je tiendraiferme en ce lieu. Ensemble nous y recevrons et le bien et lemal ; je ne vous laisserai pour nul homme fait de chair. Nousallons rendre aux païens cet assaut. Les meilleurs coups sont ceuxde Durendal. » L’archevêque dit – Honni qui bien nefrappe ! Charles revient, qui bien nousvengera ! »

CLX

 

LES païens disent : « Nous sommesnés à la malheure ! Quel douloureux jour s’est levé pournous ! Nous avons perdu nos seigneurs et nos pairs. Charlesrevient, le vaillant, avec sa grande armée. De ceux de France, nousentendons les clairons sonner clair ; ils crient« Montjoie ! » à grand bruit. Le comte Roland est desi fière hardiesse que nul homme fait de chair ne le vaincrajamais. Lançons contre lui nos traits, puis laissons-lui lechamp. » Et ils lancèrent contre lui des dards et des guivressans nombre, des épieux, des lances, des museraz empennés. Ils ontbrisé et troué son écu, rompu et démaillé son haubert ; maisson corps, ils ne l’ont pas atteint. Pourtant, ils lui ont blesséVeillantif de trente blessures ; sous le comte ils l’ontabattu mort. Les païens s’enfuient, ils lui laissent le champ. Lecomte Roland est resté, démonté.

CLXI

 

LES païens s’enfuient, marris et courroucés.Vers l’Espagne, ils se hâtent, à grand effort. Le comte Roland nepeut leur donner la chasse : il a perdu Veillantif, sondestrier ; bon gré mal gré, il reste, démonté. Versl’archevêque Turpin, il va, pour lui porter son aide. Il lui délaçadu chef son heaume paré d’or et lui retira son blanc haubert léger.Il prit son bliaut et le découpa tout ; dans ses grandesplaies il en a bouté les pans. Puis il l’a pris dans ses bras,serré contre sa poitrine ; sur l’herbe verte il l’a mollementcouché. Très doucement il lui fit une prière :« Ah ! gentil seigneur, donnez-m’en le congé : noscompagnons, qui nous furent si chers, les voilà morts, nous nedevons pas les laisser. Je veux aller les chercher et lesreconnaître, et devant vous les déposer sur un rang, côte àcôte. » L’archevêque dit : « Allez et revenez !Ce champ est vôtre, Dieu merci ! vôtre et mien. »

CLXII

 

ROLAND part. Il va à travers le champ, toutseul. Il cherche par les vaux, il cherche par les monts. [Là iltrouva Ivoire et Ivon, et puis il trouva le Gascon Engelier.] Là iltrouva Gerin et Gerier son compagnon, et puis il trouva Bérengieret Aton. Là il trouva Anseïs et Samson, et puis il trouva Gérard leVieux, de Roussillon. Un par un il les a pris, le vaillant, et ilrevient avec, vers l’archevêque. Devant ses genoux il les a mis surun rang. L’archevêque pleure, il ne peut s’en tenir. Il lève lamain, fait sa bénédiction. Après il dit : « C’est pitiéde vous, seigneurs ! Que Dieu reçoive toutes vos âmes, leGlorieux ! En paradis qu’il les mette dans les saintesfleurs ! A mon tour, combien la mort m’angoisse ! Je nereverrai plus l’empereur puissant. »

CLXIII

 

ROLAND repart ; à nouveau il va chercherpar le champ. Il retrouve son compagnon, Olivier. Contre sapoitrine il le presse, étroitement embrassé. Comme il peut, ilrevient vers l’archevêque. Sur un écu il couche Olivier auprès desautres, et l’archevêque l’a absous et signé du signe de la croix.Alors redoublent la douleur et la pitié. Et Roland dit :« Olivier, beau compagnon, vous étiez fils du duc Renier, quitenait la marche du Val de Runers. Pour rompre une lance et pourbriser des écus, pour vaincre et abattre les orgueilleux, poursoutenir et conseiller les prud’hommes [… ], en nulle terre il n’ya chevalier meilleur que vous ne fûtes ! »

CLXIV

 

LE comte Roland, quand il voit morts sespairs, et Olivier qu’il aimait tant, s’attendrit : il se met àpleurer. Son visage a perdu sa couleur. Si grand est son deuil, ilne peut plus rester debout ; qu’il le veuille ou non, il choitcontre terre, pâmé. L’archevêque dit : « Baron, c’estpitié de vous ! »

CLXV

 

L’ARCHEVÊQUE, quand il vit se pâmer Roland, enressentit une douleur, la plus grande douleur qu’il eût ressentie.Il étendit la main : il a pris l’olifant. A Roncevaux il y aune eau courante : il veut y aller, il en donnera à Roland. Apetits pas, il s’éloigne, chancelant. Il est si faible qu’il nepeut avancer. Il n’en a pas la force, il a perdu trop desang ; en moins de temps qu’il n’en faut pour traverser unseul arpent, le cœur lui manque, il tombe, la tête en avant. Lamort l’étreint durement.

CLXVI

 

LE comte Roland revient de pâmoison. Il sedresse sur ses pieds, mais il souffre d’une grande souffrance. Ilregarde en aval, il regarde en amont : sur l’herbe verte, pardelà ses compagnons, il voit gisant le noble baron, l’archevêque,que Dieu avait placé en son nom parmi les hommes. L’archevêque ditsa coulpe, il a tourné ses yeux vers le ciel, il a joint ses deuxmains et les élève : il prie Dieu pour qu’il lui donne leparadis. Puis il meurt, le guerrier de Charles. Par de grandesbatailles et par de très beaux sermons, il fut contre les païens,toute sa vie, son champion. Que Dieu lui octroie sa saintebénédiction !

CLXVII

 

LE comte Roland voit l’archevêque contreterre. Hors de son corps il voit ses entrailles qui gisent :la cervelle dégoutte de son front. Sur sa poitrine, bien au milieu,il a croisé ses blanches mains, si belles. Roland dit sur lui saplainte, selon la loi de sa terre : « Ah ! gentilseigneur, chevalier de bonne souche, je te recommande à cette heureau Glorieux du ciel. Jamais nul ne fera plus volontiers sonservice. Jamais, depuis les apôtres, il n’y eut tel prophète pourmaintenir la loi et pour y attirer les hommes. Puisse votre âmen’endurer nulle privation ! Que la porte du paradis lui soitouverte ! »

CLXVIII

 

ROLAND sent que sa mort est prochaine. Par lesoreilles sa cervelle se répand. Il prie Dieu pour ses pairs, afinqu’il les appelle ; puis, pour lui-même, il prie l’angeGabriel. Il prend l’olifant, pour que personne ne lui fassereproche, et Durendal, son épée, en l’autre main. Un peu plus loinqu’une portée d’arbalète, vers l’Espagne, il va dans un guéret. Ilmonte sur un tertre. Là, sous deux beaux arbres, il y a quatreperrons, faits de marbre. Sur l’herbe verte, il est tombé à larenverse. Il se pâme, car sa mort approche.

CLXIX

 

HAUTS sont les monts, hauts sont les arbres.Il y a là quatre perrons, faits de marbre, qui luisent. Sur l’herbeverte, le comte Roland se pâme. Or un Sarrasin ne cesse de leguetter : il a contrefait le mort et gît parmi les autres,ayant souillé son corps et son visage de sang. Il se redressedebout, accourt. Il était beau et fort, et de grandevaillance ; en son orgueil il fait la folie dont ilmourra ; il se saisit de Roland, de son corps et de ses armes,et dit une parole : « Il est vaincu, le neveu deCharles ! Cette épée, je l’emporterai en Arabie ! »Comme il tirait, le comte reprit un peu ses sens.

CLXX

 

ROLAND sent qu’il lui prend son épée. Il ouvreles yeux et lui dit un mot : « Tu n’es pas des nôtres,que je sache ! » Il tenait l’olifant, qu’il n’a pas vouluperdre. Il l’en frappe sur son heaume gemmé, paré d’or ; ilbrise l’acier, et le crâne, et les os, lui fait jaillir du chef lesdeux yeux et devant ses pieds le renverse mort. Après il luidit : « Païen, fils de serf, comment fus-tu si osé que dete saisir de moi, soit à droit, soit à tort ? Nul nel’entendra dire qui ne te tienne pour un fou ! Voilà fendu lepavillon de mon olifant ; l’or en est tombé, et lecristal. »

CLXXI

 

ROLAND sent que sa vue se perd. Il se met surpieds, tant qu’il peut s’évertue. Son visage a perdu sa couleur.Devant lui est une pierre bise. Il y frappe dix coups, plein dedeuil et de rancœur. L’acier grince, il ne se brise, ni nes’ébrèche. « Ah ! » dit le comte, « sainteMarie, à mon aide ! Ah ! Durendal, bonne Durendal, c’estpitié de vous ! Puisque je meurs, je n’ai plus charge de vous.Par vous j’ai gagné en rase campagne tant de batailles, et par vousdompté tant de larges terres, que Charles tient, qui a la barbechenue ! Ne venez jamais aux mains d’un homme qui puisse fuirdevant un autre ! Un bon vassal vous a longtemps tenue ;il n’y aura jamais votre pareille en France la Sainte. »

CLXXII

 

ROLAND frappe au perron de sardoine. L’aciergrince, il n’éclate pas, il ne s’ébrèche pas. Quand il voit qu’ilne peut la briser, il commence en lui-même à la plaindre :« Ah ! Durendal, comme tu es belle, et claire, etbrillante ! Contre le soleil comme tu luis et flambes !Charles était aux vaux de Maurienne, quand du ciel Dieu lui mandapar son ange qu’il te donnât à l’un de ses comtes capitaines :alors il m’en ceignit, le gentil roi, le Magne. Par elle je luiconquis l’Anjou et la Bretagne, par elle je lui conquis le Poitouet le Maine. Je lui conquis Normandie la franche, et par elle jelui conquis la Provence et l’Aquitaine, et la Lombardie et toute laRomagne. Je lui conquis la Bavière et toute la Flandre, laBourgogne et [… ], Constantinople, dont il avait reçu l’hommage, etla Saxe, où il fait ce qu’il veut. Par elle je lui conquis l’Écosse[… ] et l’Angleterre, sa chambre, comme il l’appelait. Par elle jeconquis tant et tant de contrées, que Charles tient, qui a la barbeblanche. Pour cette épée j’ai douleur et peine. Plutôt mourir quela laisser aux païens ! Dieu, notre Père, ne souffrez pas quela France ait cette honte ! »

CLXXIII

 

ROLAND frappa contre une pierre bise. Il enabat plus que je ne sais vous dire. L’épée grince, elle n’éclate nine se rompt. Vers le ciel elle rebondit. Quand le comte voit qu’ilne la brisera point, il la plaint en lui-même, trèsdoucement : « Ah ! Durendal, que tu es belle etsainte ! Ton pommeau d’or est plein de reliques : unedent de saint Pierre, du sang de saint Basile, et des cheveux demonseigneur saint Denis, et du vêtement de sainte Marie. Il n’estpas juste que des païens te possèdent : des chrétiens doiventfaire votre service. Puissiez-vous ne jamais tomber aux mains d’uncouard ! Par vous j’aurai conquis tant de larges terres, quetient Charles, qui a la barbe fleurie ! L’empereur en estpuissant et riche. »

CLXXIV

 

ROLAND sent que la mort le prend tout :de sa tête elle descend vers son cœur. Jusque sous un pin il vacourant ; il s’est couché sur l’herbe verte, face contreterre. Sous lui il met son épée et l’olifant. Il a tourné sa têtedu côté de la gent païenne : il a fait ainsi, voulant queCharles dise, et tous les siens, qu’il est mort en vainqueur, legentil comte. A faibles coups et souvent, il bat sa coulpe. Pourses péchés il tend vers Dieu son gant.

CLXXV

 

ROLAND sent que son temps est fini. Il estcouché sur un tertre escarpé, le visage tourné vers l’Espagne. Del’une de ses mains il frappe sa poitrine : « Dieu, par tagrâce, mea culpa, pour mes péchés, les grands et les menus, quej’ai faits depuis l’heure où je naquis jusqu’à ce jour où me voiciabattu ! » Il a tendu vers Dieu son gant droit. Les angesdu ciel descendent à lui.

CLXXVI

 

LE comte Roland est couché sous un pin. Versl’Espagne il a tourné son visage. De maintes choses il lui vientsouvenance : de tant de terres qu’il a conquises, le vaillant,de douce France, des hommes de son lignage, de Charlemagne, sonseigneur, qui l’a nourri. Il en pleure et soupire, il ne peut s’enempêcher. Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli ; ilbat sa coulpe et implore la merci de Dieu : « Vrai Père,qui jamais ne mentis, toi qui rappelas saint Lazare d’entre lesmorts, toi qui sauvas Daniel des lions, sauve mon âme de touspérils, pour les péchés que j’ai faits dans ma vie ! » Ila offert à Dieu son gant droit : saint Gabriel l’a pris de samain. Sur son bras il a laissé retomber sa tête ; il est allé,les mains jointes, à sa fin. Dieu lui envoie son ange Chérubin etsaint Michel du Péril ; avec eux y vint saint Gabriel. Ilsportent l’âme du comte en paradis.

CLXXVII

 

ROLAND est mort ; Dieu a son âme dans lescieux. L’empereur parvient à Roncevaux. Il n’y a route ni sentier,pas une aune, pas un pied de terrain libre où ne gise un Françaisou un païen. Charles s’écrie : « Où êtes-vous, beauneveu ? Où est l’archevêque ? Où, le comte Olivier ?Où est Gerin ? et Gerier, son compagnon ? Où estOton ? et le comte Bérengier ? Ivon et Ivoire, que jechérissais tant ? Qu’est devenu le Gascon Engelier ? leduc Samson ? et le preux Anseïs ? Où est Gérard deRoussillon, le Vieux ? Où sont-ils, les douze pairs, qu’icij’avais laissés ? » De quoi sert qu’il appelle, quand pasun ne répond ? » « Dieu ! » dit le roi,« j’ai bien sujet de me désoler. Que ne fus-je au commencementde la bataille ! » Il tourmente sa barbe en homme remplid’angoisse ; ses barons chevaliers pleurent ; contreterre, vingt mille se pâment. Le duc Naimes en a grande pitié.

CLXXVIII

 

IL n’y a chevalier ni baron qui de pitié nepleure, douloureusement. Ils pleurent leurs fils, leurs frères,leurs neveux et leurs amis et leurs seigneurs liges ; contreterre, beaucoup se sont pâmés. Le duc Naimes a fait en homme sage,qui, le premier, dit à l’empereur : « Regardez en avant,à deux lieues de nous ; vous pourrez voir les grands cheminspoudroyer, tant il y a de l’engeance sarrasine. Or donc,chevauchez ! Vengez cette douleur ! – Ah !Dieu », dit Charles, « déjà ils sont si loin !Accordez-moi mon droit, faites-moi quelque grâce ! C’est lafleur de douce France qu’ils m’ont ravie ! » Il appelaOton et Geboin, Tedbalt de Reims et le comte Milon :« Gardez le champ de bataille, par les monts, par les vaux.Laissez les morts couchés, tout comme ils sont. Que bête ni lionn’y touche ! Que n’y touche écuyer ni valet ! Que nul n’ytouche, je vous l’ordonne, jusqu’à ce que Dieu nous permette derevenir dans ce champ ! » Et ils répondent avec douceur,en leur amour : « Droit empereur, cher seigneur, ainsiferons-nous ! » Ils retiennent auprès d’eux mille deleurs chevaliers.

CLXXIX

 

L’EMPEREUR fait sonner ses clairons ;puis il chevauche, le preux, avec sa grande armée. Ils ont forcéceux d’Espagne à tourner le dos ( ?) ; ils tiennent lapoursuite d’un même cœur, tous ensemble. Quand l’empereur voitdécliner la vêprée, il descend de cheval sur l’herbe verte, dans unpré : il se prosterne contre terre et prie le Seigneur Dieu defaire que pour lui le soleil s’arrête, que la nuit tarde et que lejour dure. Alors vient à lui un ange, celui qui a coutume de luiparler. Rapide, il lui donne ce commandement : « Charles,chevauche ; la clarté ne te manque pas. C’est la fleur deFrance que tu as perdue, Dieu le sait. Tu peux te venger del’engeance criminelle ! » Il dit, et l’empereur remonte àcheval.

CLXXX

 

POUR Charlemagne Dieu fit un grand miracle,car le soleil s’arrête, immobile. Les païens fuient, les Francsleur donnent fortement la chasse. Au Val Ténébreux ils lesatteignent, les poussent vivement vers Saragosse, les tuent à coupsfrappés de plein cœur. Ils les ont coupés des routes et des cheminsles plus larges. L’Èbre est devant eux : l’eau en estprofonde, redoutable, violente ; il n’y a ni barge, nidromont, ni chaland. Les païens supplient un de leurs dieux,Tervagant, puis se précipitent ; mais nul ne les protégera.Ceux qui portent le heaume et le haubert sont les pluspesants : ils coulent à fond, nombreux ; les autres s’envont flottant à la dérive ; les plus heureux boivent à foison,tant qu’enfin tous se noient, à grande angoisse. Les Françaiss’écrient : « Roland, c’est grand’pitié de votremort ! »

CLXXXI

 

QUAND Charles voit que les païens sont tousmorts, les uns tués par le fer, et la plupart noyés, et quel grandbutin ont fait ses chevaliers, il descend à pied, le gentil roi, secouche contre terre et rend grâces à Dieu. Quand il se relève, lesoleil est couché. L’empereur dit : « C’est l’heure decamper ; pour retourner à Roncevaux, il est tard. Nos chevauxsont las et recrus. Enlevez-leur les selles, ôtez-leur de la têteles freins et par ces prés laissez-les se rafraîchir. » LesFrancs répondent : « Sire, vous dites bien. »

CLXXXII

 

L’EMPEREUR a établi son campement. LesFrançais mettent pied à terre dans le pays désert. Ils enlèvent àleurs chevaux les selles, leur ôtent de la tête les freinsdorés ; ils leur livrent les prés ; ils y trouventbeaucoup d’herbe fraîche : on ne peut leur donner d’autressoins. Qui est très las dort contre terre. Cette nuit-là, on ne fitpoint garder le camp.

CLXXXIII

 

L’EMPEREUR s’est couché dans un pré. Le preuxmet près de sa tête son grand épieu. Cette nuit il n’a pas voulu sedésarmer ; il garde son blanc haubert safré ; il gardelacé son heaume aux pierres serties d’or, et Joyeuse ceinte ;jamais elle n’eut sa pareille : chaque jour sa couleur changetrente fois. Nous savons bien ce qu’il en fut de la lance dontNotre Seigneur fut blessé sur la Croix : Charles, par la grâcede Dieu, en possède la pointe et l’a fait enchâsser dans le pommeaud’or : à cause de cet honneur et de cette grâce, l’épée a reçule nom de Joyeuse. Les barons de France ne doivent pasl’oublier : c’est de là qu’ils ont pris leur crid’armes : « Montjoie ! » et c’est pourquoi nulpeuple ne peut tenir contre eux.

CLXXXIV

 

CLAIRE est la nuit, et la lune brillante.Charles est couché, mais il est plein de deuil pour Roland, et soncœur est lourd à cause d’Olivier, et des douze pairs, et desFrançais : à Roncevaux, il les a laissés morts, toutsanglants. Il pleure et se lamente, il ne peut s’en tenir, et prieDieu qu’il sauve les âmes. Il est las, car sa peine est trèsgrande. Il s’endort, il n’en peut plus. Par tous les prés, lesFrancs se sont endormis. Pas un cheval qui puisse se tenirdebout ; s’ils veulent de l’herbe, ils la broutent couchés. Ila beaucoup appris, celui qui a souffert.

CLXXXV

 

CHARLES dort en homme qu’un tourmenttravaille. Dieu lui a envoyé saint Gabriel ; il lui commandede garder l’empereur. L’ange se tient toute la nuit à son chevet.Par une vision, il lui annonce une bataille qui lui sera livrée. Illa lui montre par des signes funestes. Charles a levé son regardvers le ciel : il y voit les tonnerres et les vents et lesgelées, et les orages et les tempêtes prodigieuses, un appareil defeux et de flammes, qui soudainement choit sur toute son armée. Leslances de frêne et de pommier s’embrasent, et les écus jusqu’àleurs boucles d’or pur. Les hampes des épieux tranchants éclatent,les hauberts et les heaumes d’acier se tordent ; Charles voitses chevaliers en grande détresse. Puis des ours et des léopardsveulent les dévorer, des serpents et des guivres, des dragons etdes démons. Et plus de trente milliers de griffons sont là, quitous fondent sur les Français. Et les Français crient :« Charlemagne, à notre aide ! » Le roi est ému dedouleur et de pitié ; il veut y aller, mais il est empêché.D’une forêt vient contre lui un grand lion, plein de rage,d’orgueil et de hardiesse. Le lion s’en prend à sa personne même etl’attaque : tous deux pour lutter se prennent corps à corps.Mais Charles ne sait qui est dessus, qui est dessous. L’empereur nes’est pas réveillé.

CLXXXVI

 

APRÈS cette vision, une autre lui vint :qu’il était en France, à Aix, sur un perron, et tenait un oursenchaîné par deux chaînes. Du côté de l’Ardenne il voyait venirtrente ours. Chacun parlait comme un homme. Ils lui disaient :« Sire, rendez-le-nous ! Il n’est pas juste que vous lereteniez plus longtemps. Il est notre parent, nous lui devons notresecours. » De son palais accourt un lévrier. Sur l’herbeverte, au delà des autres, il attaque l’ours le plus grand. Là leroi regarde un merveilleux combat ; mais il ne sait qui vainc,qui est vaincu. Voilà ce que l’ange de Dieu a montré au baron.Charles dort jusqu’au lendemain, au jour clair.

CLXXXVII

 

LE roi Marsile s’enfuit à Saragosse. Sous unolivier il a mis pied à terre, à l’ombre. Il rend à ses hommes sonépée, son heaume et sa brogne ; sur l’herbe verte il se couchemisérablement. Il a perdu sa main droite, tranchée net ; pourle sang qu’il perd, il se pâme d’angoisse. Devant lui sa femme,Bramimonde, pleure et crie, hautement se lamente. Avec elle plus devingt mille hommes, qui maudissent Charles et douce France. VersApollin ils courent, dans une crypte, le querellent, l’outragentlaidement : « Ah ! mauvais dieu ! Pourquoi nousfais-tu pareille honte ? Pourquoi as-tu souffert la ruine denotre roi ? Qui te sert bien, tu lui donnes un mauvaissalaire ! » Puis ils lui enlèvent son sceptre et sacouronne [… ], le renversent par terre à leurs pieds, le battent etle brisent à coups de forts bâtons. Puis à Tervagan, ils arrachentson escarboucle ; Mahomet, ils le jettent dans un fossé, etporcs et chiens le mordent et le foulent.

CLXXXVIII

 

MARSILE est revenu de pâmoison. Il se faitporter dans sa chambre voûtée : des signes de diversescouleurs y sont peints et tracés. Et la reine Bramimonde pleure surlui, s’arrache les cheveux : « Chétive ! »dit-elle, puis à haute voix elle s’écrie : « Ah !Saragosse, comme te voilà déparée, quand tu perds le gentil roi quit’avait en sa baillie ! Nos dieux furent félons, qui ce matinlui faillirent en bataille. L’émir fera une couardise, s’il nevient pas combattre l’engeance hardie, ces preux si fiers qu’ilsn’ont cure de leurs vies. L’empereur à la barbe fleurie estvaillant et plein d’outrecuidance : si l’émir lui offre labataille, il ne fuira pas. Quel deuil qu’il n’y ait personne qui letue ! »

CLXXXIX

 

L’EMPEREUR, par vive force, sept ans touspleins est resté dans l’Espagne. Il y conquiert des châteaux, descités nombreuses. Le roi Marsile s’évertue à lui résister. Dès lapremière année il a fait sceller ses brefs : à Babylone il arequis Baligant : c’est l’émir, le vieillard chargé de jours,qui vécut plus que Virgile et Homère. Qu’il vienne à Saragosse lesecourir : s’il ne le fait, Marsile reniera ses dieux ettoutes les idoles qu’il adore ; il recevra la loichrétienne ; il cherchera la paix avec Charlemagne. Et l’émirest loin, il a longuement tardé. De quarante royaumes il appelleses peuples ; il a fait apprêter ses grands dromonts, desvaisseaux légers et des barges, des galles et des nefs. SousAlexandrie, il y a un port près de la mer ; il assemble làtoute sa flotte. C’est en mai, au premier jour de l’été : illance sur la mer toutes ses armées.

CXC

 

GRANDES sont les armées de cette engeancehaïe. Les païens cinglent à force de voiles, rament, gouvernent. Ala pointe des mâts et sur les hautes proues, escarboucles etlanternes brillent, nombreuses : d’en haut elles jettent enavant une telle clarté que par la nuit la mer en est plus belle.Et, comme ils approchent de la terre d’Espagne, la côte s’éclairetoute et resplendit. La nouvelle en vient jusqu’à Marsile.

CXCI

 

LA gent des païens n’a cure de faire relâche.Ils laissent la mer, entrent dans les eaux douces. Ils passentMarbrise et passent Marbrose, remontent l’Èbre avec toutes leursnefs. Lanternes et escarboucles brillent sans nombre et toute lanuit leur donnent grande clarté. Au jour, ils parviennent àSaragosse.

CXCII

 

LE jour est clair et le soleil brillant.L’émir est descendu de son vaisseau. A sa droite s’avanceEspaneliz ; dix-sept rois marchent :à sa suite ;puis viennent des comtes et des ducs dont je ne sais le nombre.Sous un laurier, au milieu d’un champ, on jette sur l’herbe verteun tapis de soie blanche : un trône y est dressé, toutd’ivoire. Là s’assied le païen Baligant ; tous les autres sontrestés debout. Leur seigneur, le premier, parla :« Écoutez, francs chevaliers vaillants ! Le roi Charles,l’empereur des Francs, n’a droit de manger que si je le commande.Par toute l’Espagne il m’a fait une grande guerre ; en douceFrance je veux aller le requérir. Je n’aurai de relâche en toute mavie qu’il ne soit tué ou ne s’avoue vaincu. » En gage de saparole, il frappe son genou de son gant droit.

CXCIII

 

PUISQU’IL l’a dit, il se promet fermementqu’il ne laissera pas, pour tout l’or qui est sous le ciel, d’allerà Aix, là où Charles tient ses plaids. Ses hommes l’en louent, luidonnent même conseil. Alors il appela deux de ses chevaliers ;l’un est Clarifan et l’autre Clarien : « Vous êtes filsdu roi Maltraien, qui avait coutume de porter volontiers desmessages. Je vous commande que vous alliez à Saragosse. De ma partannoncez-le à Marsile : contre les Français je suis venul’aider. Si j’en trouve occasion, il y aura une grande bataille. Engage, donnez-lui ployé ce gant paré d’or et qu’il en gante sonpoing droit ! Et portez-lui ce bâtonnet d’or pur, et qu’ilvienne à moi pour reconnaître son fief ! J’irai en France pourguerroyer Charles. S’il n’implore pas ma merci, couché à mes pieds,et s’il ne renie point la loi des chrétiens, je lui enlèverai de latête la couronne. » Les païens répondent : « Sire,vous avez bien dit. »

CXCIV

 

BALIGANT dit : « Barons, àcheval ! que l’un porte le gant, l’autre lebâton ! » Ils répondent : « Cher seigneur,ainsi ferons-nous ! » Tant chevauchent-ils qu’ilsparviennent à Saragosse. Ils passent dix portes, traversent quatreponts, longent les rues où se tiennent les bourgeois. Comme ilsapprochent, au haut de la cité, ils entendent une grande rumeur,qui vient du palais. Là s’est amassée l’engeance des païens, quipleurent, crient, mènent grand deuil : ils regrettent leursdieux, Tervagan, et Mahomet, et Apollin, qu’ils n’ont plus. Ilsdisent l’un à l’autre : « Malheureux ! quedeviendrons-nous ? Sur nous a fondu un grand fléau : nousavons perdu le roi Marsile ; hier le comte Roland lui tranchale poing droit ; et Jurfaleu le blond, nous ne l’avons plus.Toute l’Espagne sera désormais à leur merci ! » Les deuxmessagers mettent pied à terre au perron.

CXCV

 

ILS laissent leurs chevaux sous unolivier : deux Sarrasins les ont saisis par les rênes. Et lesmessagers se prennent par leurs manteaux, puis montent au plus hautdu palais. Quand ils entrèrent dans la chambre voûtée, ils firentpar amitié un salut malencontreux : « Que Mahomet, quinous a en sa baillie, et Tervagan, et Apollin, notre seigneur,sauvent le roi et gardent la reine ! » Bramimondedit : « J’entends de très folles paroles ! Ces dieuxque vous nommez, nos dieux, ils nous ont failli. A Roncevaux, ilsont fait de laids miracles : ils ont laissé massacrer noschevaliers ; mon seigneur que voici, ils l’ont abandonné dansla bataille. Il a perdu le poing droit : c’est Roland qui l’atranché, le comte puissant. Charles tiendra en sa seigneurie toutel’Espagne ! Que deviendrai-je, douloureuse, chétive ?Hélas ! n’y aura-t-il personne pour me tuer ? »

CXCVI

 

CLARIEN dit : « Dame, ne parlez passans fin ! Nous sommes messagers de Baligant, le païen. Ildéfendra Marsile, il le promet ; comme gages, il lui envoieson gant et son bâton. Sur l’Èbre nous avons quatre mille chalands,des vaisseaux, des barges et de rapides galées, et tant de dromontsque je n’en sais le compte. L’émir est fort et puissant ; enFrance il s’en ira, en quête de Charlemagne ; il se fait fortde le tuer ou de le réduire à merci. » Bramimonde dit :« Pourquoi irait-il si loin ? Plus près d’ici vouspourrez trouver les Francs. Voilà sept ans que l’empereur est en cepays ; il est hardi, bon combattant ; il mourrait plutôtque de fuir d’un champ de bataille ; sous le ciel il n’y a roiqu’il craigne plus qu’on craindrait un enfant. Charles ne redoutehomme qui vive ! »

CXCVII

 

« LAISSEZ ! » dit le roiMarsile ; et, aux messagers : « Seigneurs, c’est àmoi qu’il faut parler. Vous le voyez, la mort m’étreint, et je n’aini fils, ni fille, ni héritier. J’en avais un : il fut tuéhier soir. Dites à mon seigneur qu’il me vienne voir. L’émir adroit sur la terre d’Espagne. Je la lui rends en franchise, s’il laveut, mais qu’il la défende contre les Français ! Je luidonnerai, quant à Charlemagne, un bon conseil : de ce jour enun mois il le tiendra prisonnier. Vous lui porterez les clefs deSaragosse. Puis dites-lui qu’il ne s’en ira pas, s’il mecroit. » Ils répondent : « Seigneur, vous ditesbien. »

CXCVIII

 

MARSILE dit : « Charles l’empereurm’a tué mes hommes ; il a ravagé ma terre ; mes cités, illes a forcées et violées. Cette nuit il a couché aux rives del’Èbre : ce n’est qu’à sept lieues d’ici, je les ai comptées.Dites à l’émir qu’il y mène son armée. Je le lui mande parvous : qu’il livre là une bataille ! » Il leur aremis les clefs de Saragosse. Les messagers s’inclinent tousdeux ; ils prennent congé, puis s’en retournent.

CXCIX

 

LES deux messagers sont montés à cheval. Ilssortent en hâte de la cité, vers l’émir s’en vont en granddésarroi. Ils lui présentent les clefs de Saragosse. Baligantdit : « Qu’avezvous appris ? Où est Marsile, quej’avais mandé ? » Clarien répond : « Il estblessé à mort. L’empereur était hier au passage des ports, ilvoulait retourner en douce France. Il avait formé unearrière-garde, bien propre à lui faire honneur, car le comte Rolandy était resté, son neveu, et Olivier, et tous les douze pairs, etvingt milliers de ceux de France, tous chevaliers. Le roi Marsileleur livra bataille, le vaillant. Roland et lui se rencontrèrent.Roland lui donna de Durendal un tel coup qu’il lui a séparé ducorps le poing droit. Il a tué son fils, qu’il aimait tant, et lesbarons qu’il avait amenés. Marsile s’en revint, fuyant, il nepouvait tenir. L’empereur lui a violemment donné la poursuite. Leroi vous mande que vous le secouriez ; il vous rend enfranchise le royaume d’Espagne. » Et Baligant se prend àsonger. Il a si grand deuil qu’il en est presque fou.

CC

 

« SEIGNEUR émir », dit Clarien,« à Roncevaux, hier, une bataille fut livrée. Roland est tuéet le comte Olivier, et les douze pairs, que Charles aimaittant ; de leurs Français vingt mille sont tués. Le roi Marsiley a perdu le poing droit et l’empereur l’a violemmentpoursuivi : en cette terre il ne reste pas un chevalier quin’ait été tué par le fer ou noyé dans l’Èbre. Les Français sontcampés sur la rive : ils sont si proches de nous en ce paysque, si vous le voulez, la retraite leur sera dure. » Et leregard de Baligant redevient fier ; son cœur s’emplit de joieet d’ardeur. De son trône il se lève tout droit et s’écrie :« Barons, ne tardez pas ! Sortez des nefs ; enselle, et chevauchez ! S’il ne s’enfuit pas, le vieuxCharlemagne, le roi Marsile sera tôt vengé : pour son poingperdu, je lui livrerai la tête de l’empereur. »

CCI

 

LES païens d’Arabie sont sortis des nefs, puissont montés sur les chevaux et les mulets. Ils commencent leurchevauchée, qu’ont-ils à faire d’autre ? Et l’émir, qui les atous mis en branle, appelle Gemalfin, l’un de ses fidèles :« Je te confie toutes mes armées. » Puis il se met enselle sur un sien destrier bai. Avec lui il emmène quatre ducs. Ila tant chevauché qu’il arrive à Saragosse. A un perron de marbre ilmet pied à terre, et quatre comtes lui ont tenu l’étrier. Par lesdegrés il monte au palais. Et Bramimonde accourt à sa rencontre etlui dit : « Chétive, et née à la malheure, sire, j’aiperdu mon seigneur, et si honteusement ! » Elle choit àses pieds, l’émir l’a relevée, et tous deux vers la chambremontent, pleins de douleur.

CCII

 

LE roi Marsile, comme il voit Baligant,appelle deux Sarrasins d’Espagne : « Prenez-moi dans vosbras, et me redressez. » De son poing gauche il a pris un deses gants : « Seigneur roi, émir, dit-il, je vous rends( ?) toutes mes terres, et Saragosse, et le fief qui endépend. Je me suis perdu et j’ai perdu tout mon peuple. » Etl’émir répond : « J’en ai grande douleur ; mais jene puis longtemps converser avec vous : je sais que Charles nem’attend pas. Et toutefois je reçois votre gant. » Plein deson affliction, il s’éloigne en pleurant. Il descend les degrés dupalais, monte à cheval, retourne vers ses troupes à forced’éperons. Il chevauche si vivement qu’il dépasse les autres. Parinstants il s’écrie : « Venez, païens, car déjà ilspressent leur fuite ! »

CCIII

 

Au matin, à la première pointe de l’aube,s’est réveillé l’empereur Charles. Saint Gabriel, qui de par Dieule garde, lève la main, sur lui fait son signe. Le roi se metdebout, dépose ses armes, et, comme lui, par toute l’armée, lesautres se désarment. Puis ils se mettent en selle et par leslongues voies et par les chemins larges chevauchent à grandeallure. Ils s’en vont voir le prodigieux dommage, à Roncevaux, làoù fut la bataille.

CCIV

 

A Roncevaux Charlemagne est parvenu. Pour lesmorts qu’il trouve, il se met à pleurer. Il dit aux Français :« Seigneurs, allez au pas, car il faut que j’aille moi-même enavant de vous, pour mon neveu, que je voudrais retrouver. J’étais àAix, au jour d’une fête solennelle, quand mes vaillants chevaliersse vantèrent de grandes batailles, de forts assauts qu’ilslivreraient. J’entendis Roland dire une chose : que, s’ildevait mourir en royaume étranger, il y aurait pénétré plus avantque ses hommes et ses pairs, qu’on le trouverait la tête tournéevers le pays ennemi, et qu’ainsi, le vaillant, il finirait envainqueur. » Un peu plus loin qu’on peut lancer un bâton, audelà des autres, l’empereur est monté sur un tertre.

CCV

 

TANDIS qu’il va cherchant son neveu, il trouvadans le pré tant d’herbes, dont les fleurs sont vermeilles du sangde nos barons ! Pitié lui prend, il ne peut se tenir depleurer. Il arrive en un lieu qu’ombragent deux arbres. Ilreconnaît sur trois perrons les coups de Roland ; sur l’herbeverte il voit son neveu, qui gît. Qui s’étonnerait, s’il frémit dedouleur ? Il descend de cheval, il y va en courant. Entre sesdeux mains… Il se pâme sur lui, tant son angoisse l’étreint.

CCVI

 

L’EMPEREUR est revenu de pâmoison. Le ducNaimes et le comte Acelin, Geoffroi d’Anjou et son frère Thierry leprennent, le redressent sous un pin. Il regarde à terre, voit sonneveu gisant. Si doucement il dit sur lui l’adieu : « AmiRoland, que Dieu te fasse merci ! Nul homme jamais ne vitchevalier tel que toi pour engager les grandes batailles et lesgagner. Mon honneur a tourné vers le déclin. » Charles ne peuts’en tenir, il se pâme.

CCVII

 

LE roi Charles est revenu de pâmoison. Par lesmains le tiennent quatre de ses barons. Il regarde à terre, voitgisant son neveu. Son corps est resté beau, mais il a perdu sacouleur ; ses yeux sont virés et tout pleins de ténèbres. Paramour et par foi Charles dit sur lui sa plainte : « AmiRoland, que Dieu mette ton âme dans les fleurs, en paradis, entreles glorieux ! Quel mauvais seigneur tu suivis enEspagne ! ( ?) Plus un jour ne se lèvera que pour toi jene souffre. Comme ma force va déchoir, et mon ardeur ! Jen’aurai plus personne qui soutienne mon honneur : il me semblen’avoir plus un seul ami sous le ciel ; j’ai des parents, maispas un aussi preux. » A pleines mains il arrache ses cheveux.Cent mille Français en ont une douleur si grande qu’il n’en estaucun qui ne fonde en larmes.

CCVIII

 

« Ami Roland, je m’en irai en France.Quand je serai à Laon, mon domaine privé, de maints royaumesviendront les vassaux étrangers. Ils demanderont : « Oùest-il, le comte capitaine ? » Je leur dirai qu’il estmort en Espagne, et je ne régnerai plus que dans la douleur et jene vivrai plus un jour sans pleurer et sans gémir.

CCIX

 

« AMI Roland, vaillant, belle jeunesse,quand je serai à Aix, en ma chapelle, les vassaux viendront,demanderont les nouvelles. Je les leur dirai, étranges etrudes : « Il est mort, mon neveu, celui qui me fitconquérir tant de terres. » Contre moi se rebelleront lesSaxons et les Hongrois et les Bulgares et tant de peuples maudits,les Romains et ceux de la Pouille et tous ceux de Palerne, ceuxd’Afrique et ceux de Califerne [… ] Qui conduira aussi puissammentmes armées, quand il est mort, celui qui toujours nousguidait ? Ah ! France, comme tu restes dépeuplée !Mon deuil est si grand, je voudrais ne plus être ! » Iltire sa barbe blanche, de ses deux mains arrache les cheveux de satête. Cent mille Français se pâment contre terre.

CCX

 

« AMI Roland, que Dieu te fassemerci ! Que ton âme soit mise en paradis ! Celui qui t’atué, c’est la France qu’il a jetée dans la détresse ! J’ai sigrand deuil, je voudrais ne plus vivre ! O mes chevaliers, quiêtes morts pour moi ! Puisse Dieu, le fils de sainte Marie,accorder que mon âme, avant que j’atteigne les maîtres ports deCize, se sépare en ce jour même de mon corps et qu’elle soit placéeauprès de leurs âmes et que ma chair soit enterrée auprèsd’eux ! » II pleure, tire sa barbe blanche. Et le ducNaimes dit : « Grande est l’angoisse deCharles ! »

CCXI

 

« SIRE empereur », dit Geoffroid’Anjou, « ne vous livrez pas si entièrement â cettedouleur ! Par tout le champ faites rechercher les nôtres, queceux d’Espagne ont tués dans la bataille. Commandez qu’on les portedans une même fosse. » Le roi dit : « Sonnez votrecor pour en donner l’ordre. »

CCXII

 

GEOFFROI d’Anjou a sonné son cor. Les Françaisdescendent de cheval, Charles l’a commandé. Tous leurs amis qu’ilsretrouvent morts, ils les portent aussitôt à une même fosse. Il y adans l’armée des évêques et des abbés en nombre, des moines, deschanoines, des prêtres tonsurés : ils leur donnent de par Dieul’absoute et la bénédiction. Ils allument la myrrhe et le thimiame,ils les encensent tous avec zèle, puis les enterrent à grandhonneur. Après, ils les laissent : que peuvent-ils pour eux,désormais ?

CCXIII

 

L ‘EMPEREUR fait appareiller pourl’ensevelissement Roland, et Olivier, et l’archevêque Turpin.Devant ses yeux il les a fait ouvrir tous trois. Il fait recueillirleurs cœurs dans un linceul de soie ; on les enferme dans unblanc cercueil de marbre ( ?). Puis on a pris les corps destrois barons et on les a mis, bien lavés d’aromates et de vin, endes peaux de cerf. Le roi appelle Tedbalt et Geboin, le comte Milonet Oton le marquis : « Emmenez-les sur trois chars… » Ils sont bien recouverts d’un drap de soie de Galaza.

CCXIV

 

L’EMPEREUR Charles veut s’en retourner :or devant lui surgissent les avant-gardes des païens. De leurtroupe la plus proche viennent deux messagers. Au nom de l’émir,ils lui annoncent la bataille : « Roi orgueilleux, iln’est pas question de repartir. Vois Baligant qui chevauche aprèstoi ! Grandes sont les armées qu’il amène d’Arabie. Avant cesoir nous verrons si tu as de la vaillance. » Charles le roi aporté la main à sa barbe ; il se remémore son deuil et cequ’il a perdu. Il jette sur toute sa gent un regard fier, puiss’écrie de sa voix forte et haute : « Barons français, àcheval et aux armes ! »

CCXV

 

L ‘EMPEREUR, lui le premier, s’arme.Rapidement il a revêtu sa brogne. Il lace son heaume, il a ceintJoyeuse, dont le soleil même n’éteint pas la clarté. Il pend à soncou un écu de Biterne. Il saisit son épieu et le brandit. Puis, surTencendur, son bon cheval, il monte : il l’a conquis aux guésqui sont sous Marsonne, quand il jeta hors des arçons Malpalin deNerbone et le renversa mort. Il lâche au destrier la rêne,l’éperonne à coups pressés, prend son galop sous le regard de centmille hommes. Il invoque Dieu et l’apôtre de Rome.

CCXVI

 

PAR tout le champ ceux de France mettent piedà terre : plus de cent mille s’adoubent à la fois. Ils ont deséquipements à leur gré, des chevaux vifs, et leurs armes sontbelles. Puis, ils se mettent en selle [… ] Si l’heure en vient, ilscomptent soutenir la bataille. Leurs gonfanons pendent jusqu’àtoucher les heaumes. Quand Charles voit leur contenance si belle,il appelle Jozeran de Provence, Naimes le duc, Antelme deMayence : « Sur de tels vaillants on doit se reposer.Bien fou qui, au milieu d’eux, se tourmente ! Si les Arabes nerenoncent pas à venir, je leur vendrai cher, je crois, la mort deRoland. » Le duc Naimes répond : « Que Dieu nousl’accorde ! »

CCXVII

 

CHARLES appelle Rabel et Guinemant. Le roileur dit : « Seigneurs, je vous le commande, soyez auxpostes de Roland et d’Olivier : que l’un porte l’épée, l’autrel’olifant, et chevauchez en avant, les premiers : avec vous,quinze milliers de Français, tous bacheliers et vaillants entre nosvaillants. Après ceux-là il y en aura autant : Giboin etLorant les guideront. » Naimes le duc et Jozeran le comterangent en bel arroi ces deux corps de bataille. Si l’heure envient, la lutte sera grande.

CCXVIII

 

LES deux premiers corps de bataille sont faitsde Français. Après, on établit le troisième. En celui-là sont lesvassaux de Bavière : on estime leur nombre à vingt millechevaliers. Jamais de leur côté une ligne de combat ne fléchira. Iln’est pas sous le ciel de gent que Charles aime mieux, hormis ceuxde France, qui conquièrent les royaumes. Le comte Ogier le Danois,le bon guerrier, les mènera, car c’est une fière troupe.

CCXIX

 

L’EMPEREUR Charles a déjà trois corps debataille. Naimes le duc forme alors le quatrième, de barons quisont pleins de vaillance : ils sont d’Allemagne, et tous lesestiment à vingt milliers. Ils sont pourvus de bons chevaux, debonnes armes. Jamais, par peur de mourir, ceux-là ne lâcherontpied. Herman, le duc de Trace, les mènera : il mourrait plutôtque de faire une couardise.

CCXX

 

NAIMES le duc et Jozeran le comte ont formé deNormands le cinquième corps de bataille. Tous les Français estimentqu’ils sont vingt mille. Ils ont de belles armes et de bons chevauxrapides ; ils mourront plutôt que de se rendre. Sous le cielil n’y a pas de peuple qui puisse plus faire au combat. Richard leVieux les mènera. Celui-là frappera bien de son épieutranchant.

CCXXI

 

LE sixième corps de bataille, ils l’ont faitde Bretons. Ils ont là trente mille chevaliers. Ceux-là chevauchenten vrais barons : ils portent des lances dont la hampe estpeinte ; leurs gonfanons y sont fixés. Leur seigneur se nommeEudon. Il appelle le comte Nevelon, Tedbalt de Reims et Oton lemarquis : « Guidez ma gent, je vous remets cethonneur. »

CCXXII

 

L’EMPEREUR a six corps de bataille formés. Leduc Naimes établit alors le septième. Il est fait des Poitevins etdes barons d’Auvergne. Ils peuvent être quarante mille chevaliers.Ils ont de bons chevaux et leurs armes sont très belles. Ils seforment à part dans un val au pied d’un tertre, et de sa maindroite Charles les bénit. Jozeran et Godselme mèneront ceux-là.

CCXXIII

 

ET le huitième corps de bataille, Naimes l’aformé de Flamands et de barons de Frise ; ils ont plus dequarante mille chevaliers. Là où ils seront, jamais bataille nefléchira. Le roi dit : « Ceux-là feront bien monservice. » A eux deux, Rembalt et Hamon de Galice lesguideront en bons chevaliers.

CCXXIV

 

NAIMES et Jozeran le comte ont formé devaillants le neuvième corps de bataille. Ce sont les Lorrains etceux de Bourgogne : ils ont cinquante mille chevaliers biencomptés, le heaume lacé, la brogne endossée. Ils ont des épieuxforts, aux hampes courtes. Si les Arabes ne refusent pas le combat,ceux-là frapperont bien, une fois lancés contre eux. Thierry lesmènera, le duc d’Argonne.

CCXXV

 

LE dixième corps de bataille est fait desbarons de France. Ils sont cent mille, de nos meilleurs capitaines.Leurs corps sont gaillards, leur contenance fière, leurs chefsfleuris, leurs barbes blanches. Ils ont revêtu des hauberts et desbrognes à double tissu de mailles, ceint des épées de France etd’Espagne ; et leurs écus bien ouvrés sont parés de maintesconnaissances. Puis, ils sont montés à cheval et demandent labataille. Ils crient : « Montjoie ! » C’estavec eux que Charlemagne se tient. Geoffroi d’Anjou portel’oriflamme. Elle avait été à Saint-Pierre et se nommaitRomaine : mais à Montjoie elle avait changé de nom( ?).

CCXXVI

 

L’EMPEREUR descend de son cheval. Sur l’herbeverte il s’est couché, face contre terre. Il tourne son visage versle soleil levant, et de tout son cœur invoque Dieu :« Vrai Père, en ce jour, défends-moi, toi qui sauvas Jonas etle retiras du corps de la baleine, toi qui épargnas le roi deNinive et qui délivras Daniel de l’horrible supplice dans la fosseoù il était avec les lions, toi qui protégeas les trois enfantsdans la fournaise ardente ! En ce jour, que ton amourm’assiste ! Par ta grâce, s’il te plaît ainsi, accorde-moi queje puisse venger mon neveu Roland ! » Quand il eut faitoraison, il se redressa debout et signa son chef du signe puissant.Il se remet en selle sur son cheval rapide : Naimes et Jozeranlui ont tenu l’étrier. Il prend son écu et son épieu tranchant. Soncorps est noble, gaillard et de belle prestance ; son visage,clair et assuré. Puis il chevauche, ferme sur l’étrier. A l’avant,à l’arrière, les clairons sonnent ; plus haut que tous lesautres, l’olifant a retenti. Par pitié de Roland, les Françaispleurent.

CCXXVII

 

TRÈS noblement l’empereur chevauche. Sur sapoitrine, hors de la brogne, il a étalé sa barbe. Pour l’amour delui, les autres font de même ; par là se reconnaîtront lescent mille Français de son corps de bataille. Ils passent les montset les hauteurs rocheuses, les vaux profonds, les défilés pleinsd’angoisse. Ils sortent des ports et de la région inculte. Ils ontpénétré en Espagne et s’établissent au milieu d’une plaine. VersBaligant reviennent ses avant-gardes. Et voici qu’un Syrien lui ditson message : « Nous avons vu l’orgueilleux roi Charles.Ses hommes sont fiers ; ils ne sauraient lui faillir.Armez-vous, sur l’heure vous aurez la bataille. » Baligantdit : « Elle s’annonce belle. Sonnez vos clairons, pourque mes païens le sachent ! »

CCXXVIII

 

PAR toute l’armée ils font retentir leurstambours et les buccines et les cors haut et clair : lespaïens mettent pied à terre pour revêtir leurs armes. L’émirn’entend pas se montrer le plus lent. Il endosse une brogne dontles pans sont safrés, il lace son heaume paré d’or et depierreries. Puis, à son flanc gauche il ceint son épée ; enson orgueil il lui a trouvé un nom : à cause de l’épée deCharles, dont il a entendu parler, [il nomme la sienne Précieuse],et « Précieuse ! » est son cri d’armes en bataille.Il le fait crier par ses chevaliers, puis il pend à son cou un siengrand écu large : la boucle en est d’or, parée d’une bordurede cristal ; la courroie est d’un bon drap de soie où descercles sont brodés. Il saisit son épieu, qu’il appelleMaltet : la hampe en est grosse comme une massue ; sonfer suffirait à la charge d’un mulet. Sur son destrier Baligant estmonté ; Marcules d’outremer lui a tenu l’étrier. Le preux al’enfourchure très grande, les flancs étroits et les côtés larges,la poitrine vaste et bien moulée, les épaules fortes, le teint trèsclair, le visage fier ; son chef bouclé est aussi blanc quefleur de printemps, et, sa vaillance, il l’a souvent prouvée.Dieu ! quel baron, s’il était chrétien ! Il pique soncheval : le sang sous l’éperon jaillit tout clair. Il prend legalop, saute un fossé : on y peut bien mesurer cinquante piedsde large. Les païens s’écrient : « Celui-là est fait pourdéfendre les marches ! Il n’est pas un Français, s’il vientjouter contre lui, qui n’y perde, bon gré mal gré, sa vie !Charles est bien fou qui ne s’en est allé ! »

CCXXIX

 

L ‘EMIR est semblable à un vrai baron. Sabarbe est blanche comme fleur. Il est très sage clerc en saloi ; dans la bataille il est fier et hardi. Son filsMalpramis est de grande chevalerie. Il est de haute taille, etfort ; il ressemble à ses ancêtres. Il dit à son père :« Or donc, sire, en avant ! Si nous voyons Charles, j’enserai fort surpris. » Baligant dit : « Nous leverrons, car il est très preux. Maintes annales disent de lui degrandes louanges. Mais il n’a plus son neveu, Roland : il nesera pas de force à tenir contre nous. »

CCXXX

 

« BEAU fils Malpramis », lui a ditBaligant, « l’autre hier fut tué Roland, le bon vassal, etOlivier, le vaillant et le preux, et les douze pairs, que Charlesaimait tant ; vingt mille combattants furent tués, de ceux deFrance. Tous les autres, je ne les prise pas la valeur d’un gant.En vérité, l’empereur revient : le Syrien, mon messager, mel’annonça. Dix grands corps de bataille approchent. Celui-là esttrès preux, qui sonne l’olifant. D’un cor au son clair soncompagnon lui répond, et tous deux chevauchent les premiers, enavant : avec eux, quinze mille Français, de ces bacheliers queCharles appelle ses enfants ; après, il en vient toutautant : ceux-là combattront très orgueilleusement. »Malpramis dit : « Je vous demande un don : que jefrappe le premier coup ! »

CCXXXI

 

« FILS Malpramis », lui a ditBaligant, « ce que vous m’avez demandé, je vous l’octroie.Contre les Français, sur l’heure, vous irez frapper. Vous y mènerezTorleu, le roi persan, et Dapamort, le roi leutice. Si vous pouvezmater leur grand orgueil, je vous donnerai un pan de mon pays,depuis Cheriant jusqu’au Val Marchis. » Il répond :« Sire, soyez remercié ! » Il s’avance, recueille ledon, la terre qui était celle du roi Flurit. Il la reçoit à la maleheure : jamais il ne devait la voir ; jamais de ce fiefil ne fut ni vêtu ni saisi.

CCXXXII

 

L ‘EMIR chevauche par les rangs de sestroupes. Son fils le suit, à la haute stature. Le roi Torleu et leroi Dapamort établissent sur l’heure trente corps debataille ; ils ont des chevaliers en nombre merveilleux :le moindre corps en compte cinquante mille. Le premier est formé deceux de Butentrot, et le second de Misnes aux grosses têtes :sur leurs échines, au long du dos, ils ont des soies, tout commeles porcs. Et le troisième est formé de Nubles et de Blos, et lequatrième de Bruns et d’Esclavons, et le cinquième de Sorbres et deSors, et le sixième d’Arméniens et de Maures, et le septième deceux de Jéricho, et le huitième de Nigres, et le neuvième de Gros,et le dixième de ceux de Balide la Forte ; c’est une engeancequi jamais ne voulut le bien. L’amiral jure par tous les sermentsqu’il peut, par les miracles de Mahomet et par son corps :« Bien fou Charles de France, qui chevauche vers nous !Il y aura bataille, s’il ne se dérobe pas. Jamais plus il neportera la couronne d’or. »

CCXXXIII

 

APRÈS ils établissent dix autres corps debataille. Le premier est formé des laids Chananéens : ils sontvenus de Val-Fuit en prenant par la traverse ; le second deTurcs, et le troisième de Persans, et le quatrième de Petchenègueset de [… ], et le cinquième de Solteras et d’Avers, et le sixièmed’Ormaleus et d’Eugiez, et le septième du peuple de Samuel, et lehuitième de ceux de Bruise, et le neuvième de Clavers, et ledixième de ceux d’Occian le Désert : c’est une engeance qui nesert pas Dieu. Jamais vous n’entendrez parler de piresfêlons : ils ont le cuir aussi dur que fer ; c’estpourquoi ils n’ont cure de haubert ni de heaume : à labataille ils sont rudes et obstinés.

CCXXXIV

 

L’EMIR a ordonné dix autres corps de bataille.Le premier est formé des géants de Malprose, le second de Huns etle troisième de Hongrois, et le quatrième de ceux de Baldise laLongue, et le cinquième de ceux de Val Peneuse, et le sixième deceux de Marose, et le septième de Leus et d’Astrimoines, et lehuitième de ceux d’Argoilles, et le neuvième de ceux de Clarbonne,et le dixième de ceux de Fronde aux longues barbes ; c’est uneengeance qui jamais n’aima Dieu. Les Annales tics Francs dénombrentainsi trente corps de bataille. Grandes sont leurs armées où lesbuccines sonnent. Les païens chevauchent en vaillants.

CCXXXV

 

L’ÉMIR est un très puissant seigneur. Pardevant lui il fait porter son dragon, et l’étendard de Tervagan etde Mahomet, et une image du félon Apollin. Dix Chananéenschevauchent à l’entour : ils vont sermonnant à voix trèshaute : « Celui qui par nos dieux veut être sauvé, qu’illes prie et les serve en toute humilité ! » Les païensbaissent la tête, leurs heaumes brillants se penchent contre terre.Les Français disent : « Bientôt, truands, vousmourrez ! Puisse ce jour vous confondre ! Vous, notreDieu, défendez Charles ! Que cette bataille soit livrée( ?) en son nom ! »

CCXXXVI

 

L’ÉMIR est un chef très sage. Il appelle à luison fils et les deux rois : « Seigneurs barons, vouschevaucherez devant. Mes corps de bataille, vous les guidereztous ; mais j’en veux retenir trois, des meilleurs : lepremier de Turcs, le second d’Ormaleis, et le troisième des géantsde Malprose. Avec moi seront ceux d’Occiant : ce sont eux quicombattront Charles et les Français. Si l’empereur joute contremoi, sur ses épaules je prendrai sa tête. Il ne lui sera fait,qu’il le sache bien ! nul autre droit. »

CCXXXVII

 

GRANDES sont les armées, beaux les corps debataille. Entre païens et Français, il n’y a ni mont, ni val, nitertre, ni forêt, ni bois qui puisse cacher une troupe : ilsse voient à plein par la terre découverte. Baligant dit :« Or donc, mes païens, chevauchez, pour chercher labataille ! » Amborre d’Oluferne porte l’enseigne. A lavoir, les païens crient son nom « Précieuse ! »,leur cri d’armes. Les Français disent : « Que ce joursoit votre perte ! » Ils crient à nouveau« Montjoie ! » puissamment. L’empereur fait sonnerses clairons, et l’olifant, qui à tous leur donne du cœur. Lespaïens disent : « La gent de Charles est belle. Nousaurons une bataille âpre et forcenée. »

CCXXXVIII

 

LARGE est la plaine et le pays au loin sedécouvre. Les heaumes aux pierreries serties d’or brillent, et lesécus et les brognes safrées et les épieux et les enseignes fixéesaux fers. Les clairons retentissent, et leurs voix sont trèsclaires, et hautes sont les tenues de l’olifant. L’émir appelle sonfrère, Canabeu, le roi de Floredée : celui-là tenait la terrejusqu’à la Val Sevrée. Il lui montre les corps de bataille deCharles : « Voyez l’orgueil de France la louée !L’empereur chevauche très fièrement. Il est en arrière avec cesvieux qui sur leurs brognes ont jeté leurs barbes, aussi blanchesque neige sur glace. Ceux-là frapperont bien des épées et deslances. Nous aurons une bataille dure et acharnée ; jamais nuln’aura vu la pareille. » Loin en avant de sa troupe, plus loinqu’on lancerait une verge pelée, Baligant chevauche. Ils’écrie : « Venez, païens, car je me mets enroute. » Il brandit son épieu ; il en a tourné la pointecontre Charles.

CCXXXIX

 

CHARLES le Grand, quand il a vu l’émir, et ledragon, l’enseigne et l’étendard, et combien est grande la forcedes Arabes, et comme ils couvrent toute la contrée, hormis leterrain qu’il tient, le roi de France s’écrie, à voix trèshaute : « Barons français, vous êtes de bons vassaux.Vous avez soutenu tant de larges batailles ! Voyez lespaïens : ils sont félons et couards. Toute leur loi ne vautpas un denier. Si leur engeance est nombreuse, seigneurs,qu’importe ? Qui ne veut à l’instant venir avec moi, qu’ils’en aille ! » Puis il pique son cheval deséperons : Tencendur par quatre fois bondit. Les Françaisdisent : « Ce roi est un vaillant ! Chevauchez,barons ! Pas un de nous ne vous fait défaut. »

CCXL

 

LE jour était clair, le soleil éclatant.Belles sont les armées, puissants les corps de bataille. Ceux del’avant s’affrontent. Le comte Rabel et le comte Guinemant lâchentles rênes à leurs chevaux rapides, donnent vivement de l’éperon.Alors les Francs laissent courre ; ils vont frapper de leursépieux qui bien tranchent.

CCXLI

 

LE comte Rabel est chevalier hardi. Il piqueson cheval de ses éperons d’or fin et va frapper Torleu, le roipersan : ni l’écu ni la brogne ne résistent au coup. Il lui aenfoncé au corps son épieu doré, et l’abat mort sur un petitbuisson. Les Français disent : « Que Dieu nousaide ! Charles a pour lui le droit, nous ne devons pas luifaillir. »

CCXLII

 

ET Guinemant joute contre un roi leutice. Illui a toute brisé sa targe, où sont peintes des fleurs ; puisil déchire sa brogne et lui plonge au corps tout son gonfanon, et,qu’on en pleure ou qu’on en rie, l’abat mort. A ce coup, ceux deFrance s’écrient : « Frappez, barons, ne tardezpas ! Le droit est à Charles contre la gent haïe( ?) : Dieu nous a choisis pour dire le vraijugement. »

CCXLIII

 

MALPRAMIS monte un cheval tout blanc. Il sejette dans la presse des Français. De l’un à l’autre il va,frappant de grands coups, et renverse le mort sur le mort. Tout lepremier, Baligant s’écrie : « O mes barons, je vous ailongtemps nourris ! Voyez mon fils : c’est Charles qu’ilcherche à joindre ! Combien de barons il requiert de sesarmes ! Un plus vaillant que lui, je ne le cherche pas !Secourez-le de vos épieux tranchants ! » A ces mots lespaïens s’élancent. Ils frappent des coups durs ; grand est lecarnage. La bataille est merveilleuse et lourde : ni avant nidepuis, jamais on n’en vit une aussi rude.

CCXLIV

 

GRANDES sont les armées, les troupes hardies.Les corps de bataille sont tous engagés. Et les païens frappentmerveilleusement. Dieu ! tant de hampes rompues en deux, tantd’écus brisés, tant de brognes démaillées ! La terre en esttoute jonchée : ah ! l’herbe du champ, si verte, sidélicate !… L’émir invoque ses fidèles : « Frappez,barons, sur l’engeance chrétienne ! » La bataille estdure et obstinée. Ni avant ni depuis on n’en vit une aussi âpre.Jusqu’à la nuit, elle durera sans trêve.

CCXLV

 

L’EMIR requiert les siens :« Frappez, païens ; vous n’êtes venus que pourfrapper ! Je vous donnerai des femmes nobles et belles, jevous donnerai des fiefs, des domaines, des terres. » Lespaïens répondent : « Ainsi devons-nousfaire ! » A force de frapper à toute volée, nombre deleurs épieux se brisent ; alors ils dégainent plus de centmille épées. Voici la mêlée douloureuse et horrible : qui estau milieu d’eux voit ce qu’est une bataille.

CCXLVI

 

L’EMPEREUR invoque ses Français :« Seigneurs barons, je vous aime, j’ai foi en vous. Pour moivous avez livré tant de batailles, conquis des royaumes, détrônédes rois ; je le reconnais bien, je vous en dois lesalaire : mon corps, des terres, des richesses. Vengez vosfils, vos frères et vos héritiers, qui a Roncevaux furent tuésl’autre soir. Vous le savez, contre les païens, j’ai le droitdevers moi. » Les Francs répondent : « Sire, vousdites vrai. » Et vingt mille sont autour de lui, qui d’unevoix lui jurent leur foi de ne lui faillir pour mort ni pourangoisse : ils y emploieront bien chacun sa lance. Aussitôtils frappent des épées. La bataille est merveilleusementacharnée.

CCXLVII

 

ET Malpramis par le champ chevauche. De ceuxde France il fait grand carnage. Naimes le duc le regarde d’unregard fier, et va le frapper en vaillant. Il brise la bordure deson écu ; il lui rompt ( ?) les deux pans de sonhaubert ; il lui enfonce toute dans le corps son enseignejaune et l’abat mort, entre les autres, qui gisent sans nombre.

CCXLVIII

 

LE roi Canabeu, le frère de l’émir, piquefortement des éperons son cheval. Il a tiré son épée : lepommeau en est de cristal. Il frappe Naimes sur son heaume [… ], lebrise en deux moitiés, en tranche cinq des lacs de son épéed’acier, – le capelier ne lui sert de rien, – en fend la coiffejusqu’à la chair, en jette par terre une pièce. Le coup fut rude,le duc est comme foudroyé. Il va tomber, mais Dieu l’aide. Ilsaisit de ses deux bras le col de son destrier. Si le païenredouble, le noble vassal est mort. Charles de France vient, qui lesecourra.

CCXLIX

 

LE duc Naimes est en grande détresse. Et lepaïen presse Charles de frapper vite. Le roi lui dit.« Truand, c’est pour ton malheur que tu t’en es pris àcelui-là ! » En sa hardiesse il va le frapper. Il brisel’écu du païen, le lui écrase contre le cœur. Il rompt la ventaillede son haubert et l’abat mort : la selle reste vide.

CCL

 

CHARLEMAGNE le roi est rempli de douleur,quand devant lui il voit Naimes blessé et son sang qui tombe clairsur l’herbe verte. Il lui dit, penché sur lui : « Beausire Naimes, chevauchez à mon côté. Il est mort, le truand qui vouspressait ; je lui ai mis au corps mon épieu pour cettefois. » Le duc répond : « Sire, je me repose envous ; si je survis, vous n’y perdrez pas. » Puis, entout amour, en toute foi, ils vont côte à côte ; avec eux,vingt mille Français : il n’en est pas un qui ne tranche et netaille.

CCLI

 

L ‘ÉMIR chevauche par le champ. Il s’en vafrapper le comte Guinemant. Il lui écrase son écu blanc contre lecœur, déchire les pans de son haubert, lui ouvre en deux lapoitrine et l’abat mort de son cheval rapide. Puis il a tué Geboinet Lorant, et Richard le Vieux, le seigneur des Normands. Lespaïens s’écrient : « Précieuse vaut son prix. Frappez,païens, nous avons un garant ! »

CCLII

 

IL fait beau voir les chevaliers d’Arabie,ceux d’Occiant, d’Argoille et de Bascle, comme ils frappent deleurs épieux ! Et, de leur part, les Français ne songent pas àrompre. Des Français, des païens, beaucoup meurent. Jusqu’au soir,la bataille fait rage. Combien sont morts, des barons deFrance ! Que de deuils encore avant qu’elles’achève !

CCLIII

 

FRANCAIS et Arabes frappent à l’envi. Tant dehampes se brisent, tant d’épieux fourbis ! Qui aurait vu cesécus fracassés, qui aurait ouï ces blancs hauberts retentir, cesécus grincer contre les heaumes, qui aurait vu ces chevaliers choiret tant d’hommes hurler et mourir contre terre, il lui souviendraitd’une grande douleur. Cette bataille est lourde à soutenir. L’émirinvoque Apollin et Tervagan et aussi Mahomet : « Messeigneurs dieux, je vous ai longuement servis. Toutes tes images,je les ferai d’or pur !…  » Devant lui vient un sienfidèle, Gemalfin ; il lui apporte de males nouvelles. Ildit : « Baligant, sire, un grand malheur est venu survous. Malpramis, votre fils, vous l’avez perdu. Et Canabeu, votrefrère, est tué. Deux Français ont eu l’heur de les vaincre.L’empereur est l’un des deux, je crois : c’est un baron dehaute taille, dont l’allure est bien celle d’un chef ; il a labarbe blanche comme fleur en avril. » L’émir baisse sa tête,que le heaume charge ; son visage s’assombrit, sa douleur estsi forte qu’il en pense mourir. Il appela Jangleu d’Outremer.

CCLIV

L’EMIR dit : « Jangleu, avancez.Vous êtes preux et de grande sagesse : toujours j’ai pris( ?) votre conseil. Que vous en semble, des Arabes et desFrancs ? Aurons-nous la victoire dans cettebataille ? » Et il répond : « Vous êtes mort,Baligant ; vos dieux ne vous défendront pas. Charles est fier,ses hommes sont vaillants. Jamais je ne vis engeance si hardie aucombat. Mais appelez à votre aide les barons d’Occiant, Turcs,Enfruns, Arabes et Géants. Advienne que pourra, ne tardezpas ! »

CCLV

 

L’EMIR a étalé sur sa brogne sa barbe, aussiblanche que fleur d’épine. Quoi qu’il doive arriver, il ne veut passe cacher. Il embouche une buccine au timbre clair, en sonne sihaut que ses païens l’entendirent : par tout le champ sestroupes se reforment au ralliement. Ceux d’Occiant braient ethennissent, ceux d’Argoille glapissent comme des chiens. Ilsrequièrent les Français, avec quelle témérité ! se jettent auplus épais, les rompent et les séparent. Du coup ils en jettentmorts sept milliers.

CCLVI

 

LE comte Ogier ne connut jamais lacouardise ; jamais meilleur baron ne vêtit la brogne. Quand ilvit se rompre les corps de bataille des Français, il appelaThierry, le duc d’Argonne, Geoffroi d’Anjou et le comte Joseran.Très fièrement il exhorte Charles : « Voyez les païens,comme ils tuent vos hommes ! Ne plaise à Dieu que votre têteporte la couronne, si vous ne frappez sur l’heure pour venger votrehonte ! » Il n’est personne qui réponde un seul mot. Tousdonnent fortement de l’éperon, lancent à fond leurs chevaux, vontles frapper, où qu’ils les rencontrent.

CCLVII

 

CHARLEMAGNE le roi frappe merveilleusement, etNaimes le duc, et Ogier le Danois, et Geoffroi d’Anjou, lui quitenait l’enseigne. Et monseigneur Ogier le Danois est preux entretous. Il broche son cheval, le lance à toute force et va frappercelui qui tenait le dragon, d’un tel coup qu’il renverse sur placedevant lui Amboire et le dragon et l’enseigne du roi. Baligant voitson gonfanon choir et l’étendard de Mahomet qui s’abat : alorsl’émir commence à entrevoir qu’il a tort et que Charlemagne adroit. Les païens d’Arabie [… ] L’empereur invoque sesFrançais : « Dites, barons, pour Dieu, si vousm’aiderez ! » Les Français répondent :« Pourquoi le demander ? Félon qui ne frappera àoutrance ! »

CCLVIII

 

LE jour passe, la vêprée approche. Francs etpaïens frappent des épées. Ceux qui ont mis aux prises ces arméessont des preux l’un et l’autre. Ils n’oublient pas leur crid’armes. L’émir crie : « Précieuse ! »,Charles : « Montjoie ! », l’enseigne renommée.A leurs voix hautes et claires, ils se sont reconnus. Au milieu duchamp ils se joignent, se requièrent, s’entre-donnent de grandscoups d’épieu sur leurs targes ornées de cercles. Ils les brisenttoutes deux au-dessous des larges boucles ; les pans des deuxhauberts se déchirent, mais les combattants ne se sont pas atteintsdans leur chair. Les sangles se rompent, les selles versent, lesdeux rois tombent. Par terre, ils se retournent et, vite, seredressent debout. Ils dégainent hardiment leurs épées. Cette luttene sera pas entravée : sans mort d’homme elle ne peuts’achever.

CCLIX

 

IL est très vaillant, Charles de douce France,et l’émir ne le craint ni ne tremble. Ils dressent leurs épéestoutes nues, et sur leurs écus s’entre-donnent de grands coups. Ilsen tranchent les cuirs et les airs, qui sont doubles ; lesclous tombent, les boucles volent en pièces. Puis, à corpsdécouvert, ils se frappent sur leurs brognes ; de leursheaumes clairs des étincelles jaillissent. Cette lutte ne peutcesser que l’un des deux n’ait reconnu son tort.

CCLX

 

L’EMIR dit : « Charles, rentre entoi-même : résous-toi à me montrer que tu te repens ! Envérité, tu m’as tué mon fils et c’est à très grand tort que tu medisputes mon pays. Deviens mon vassal [… ] Viens-t’en jusqu’enOrient, comme mon serviteur. » Charles répond : « Ceserait, à mon sens, faire une grande vilenie. A un païen je ne doisaccorder ni paix ni amour. Reçois la loi que Dieu nous révèle, laloi chrétienne : aussitôt je t’aimerai ; puis sers etconfesse le roi tout-puissant. » Baligant dit : « Tuprêches là un mauvais sermon ! » Alors ils recommencent àfrapper de l’épée.

CCLXI

 

L ‘ÉMIR est d’une grande vigueur. Il frappeCharlemagne sur son heaume d’acier brun, le lui brise sur la têteet le fend ; la lame descend jusqu’à la chevelure, prend de lachair une pleine paume et davantage ; l’os reste à nu. Charleschancelle, il a failli tomber. Mais Dieu ne veut pas qu’il soit tuéni vaincu. Saint Gabriel est revenu vers lui, qui luidemande : « Roi Magne, que fais-tu ? »

CCLXII

 

QUAND Charles a entendu la sainte voix del’ange, il ne craint plus, il sait qu’il ne mourra pas. Il reprendvigueur et connaissance. De l’épée de France il frappe l’émir. Illui brise son heaume où flambent les gemmes, lui ouvre le crâne, etla cervelle s’épand, lui fend toute la tête jusqu’à la barbeblanche, et sans nul recours l’abat mort. Il crie :« Montjoie ! » pour qu’on se rallie à lui. Au cri leduc Naimes est venu ; il prend Tencendur, le roi Magne yremonte. Les païens s’enfuient, Dieu ne veut pas qu’ils résistent.Les Français sont parvenus au terme tant désiré.

CCLXIII

 

LES païens s’enfuient, car Dieu le veut. LesFrancs, et l’empereur avec eux, les pourchassent. Le roi dit :« Seigneurs, vengez vos deuils, passez votre colère et que voscœurs s’éclairent, car j’ai vu ce matin vos yeux pleurer. »Les Francs répondent : « Sire, il nous faut ainsifaire ! » Chacun frappe à grands coups, tant qu’il peut.Des païens qui sont là, bien peu échappèrent.

CCLXIV

 

LA chaleur est forte, la poussière s’élève.Les païens fuient et les Français les harcèlent. La chasse durejusqu’à Saragosse. Au haut de sa tour Bramidoine est montée ;avec elle ses clercs et ses chanoines de la fausse loi, que jamaisDieu n’aima : ils ne sont ni ordonnés ni tonsurés. Quand ellevit les Arabes en telle déroute, à haute voix elle s’écrie :« Mahomet, à l’aide ! Ah ! gentil roi, les voilàvaincus, nos hommes ! L’émir est tué, sihonteusement ! » Quand Marsile l’entend, il se tournevers la paroi, ses yeux versent des larmes, sa tête retombe. Il estmort de douleur, chargé de son péché. Il donne son âme auxdémons.

CCLXV

 

LES païens sont morts… Et Charles a gagné labataille. Il a abattu la porte de Saragosse : il sait qu’ellene sera pas défendue. Il se saisit de la cité ; ses troupes ypénètrent : par droit de conquête, elles y couchèrent cettenuit-là. Le roi à la barbe chenue en est rempli de fierté. EtBramidoine lui a rendu les tours, les dix grandes, les cinquantepetites. Qui obtient l’aide de Dieu achève bien ses tâches.

CCLXVI

 

LE jour passe, la nuit est tombée. La lune estclaire, les étoiles brillent. L’empereur a pris Saragosse :par mille Français on fait fouiller à fond la ville, les synagogueset les mahommeries. A coups de mails de fer et de cognées ilsbrisent les images et toutes les idoles : il n’y demeureramaléfice ni sortilège. Le roi croit en Dieu, il veut faire sonservice ; et ses évêques bénissent les eaux. On mène lespaïens jusqu’au baptistère ; s’il en est un qui résiste àCharles, le roi le fait pendre, ou brûler ou tuer par le fer. Bienplus de cent mille sont baptisés vrais chrétiens, mais non lareine. Elle sera menée en douce France, captive : le roi veutqu’elle se convertisse par amour.

CCLXVII

 

LA nuit passe, le jour se lève clair. Dans lestours de Saragosse Charles met une garnison. Il y laissa millechevaliers bien éprouvés : ils gardent la ville au nom del’empereur. Le roi monte à cheval ; ainsi font tous ses hommeset Bramidoine, qu’il emmène captive ; mais il ne veut rien luifaire, que du bien. Ils s’en retournent, pleins de joie et defierté. Ils occupent Nerbone de vive force et passent. Charlesparvient à Bordeaux, la cité [… ] : sur l’autel du baron saintSeurin, il dépose l’olifant, rempli d’or et de mangons ; lespèlerins qui vont là l’y voient encore. Il passe la Gironde sur lesgrandes nefs qu’il y trouve. jusqu’à Blaye il a conduit son neveu,et Olivier, son noble compagnon, et l’archevêque, qui fut sage etpreux. En de blancs cercueils il fait mettre les troisseigneurs : c’est à Saint-Romain qu’ils gisent, les vaillants.Les Français les remettent à Dieu et à ses Noms. Par les vaux, parles monts, Charles chevauche : jusqu’à Aix, il ne veut passéjourner aux étapes. Tant chevauche-t-il qu’il descend au perron.Quand il est arrivé dans son palais souverain, il mande parmessagers ses jugeurs, Bavarois et Saxons, Lorrains etFrisons ; il mande les Allemands, il mande les Bourguignons,et les Poitevins et les Normands et les Bretons, et ceux de France,qui entre tous sont sages. Alors commence le plaid de Ganelon.

CCLXVIII

 

L’EMPEREUR est revenu d’Espagne. Il vient àAix, le meilleur siège de France. Il monte au palais, il est entrédans la salle. Voici que vient à lui Aude, une belle damoiselle.Elle dit au roi : « Où est-il, Roland le capitaine, quime jura de me prendre pour sa femme ? » Charles en adouleur et peine. Il pleure, tire sa barbe blanche :« Sœur, chère amie, de qui t’enquiers- tu ? D’un mort. Jete ferai le meilleur échange : ce sera Louis, je ne sais pasmieux te dire. Il est mon fils, c’est lui qui tiendra mesmarches. » Aude répond : « Cette parole m’estétrange. A Dieu ne plaise, à ses saints, à ses anges, après Roland,que je reste vivante ! » Elle perd sa couleur, choit auxpieds de Charlemagne. Elle est morte aussitôt : que Dieu aitpitié de son âme ! Les barons français en pleurent et laplaignent.

CCLXIX

 

AUDE la Belle est allée à sa fin. Le roi croitqu’elle est évanouie, il a pitié d’elle, il pleure. Il la prend parles mains, la relève ; sur les épaules, la tête retombe. QuandCharles voit qu’elle est morte, il mande aussitôt quatre comtesses.A un moutier de nonnes on la porte ; toute la nuit, jusqu’àl’aube, on la veille ; au long d’un autel bellement onl’enterre. Le roi l’a hautement honorée.

CCLXX

 

L ‘EMPEREUR est rentré à Aix. Ganelon lefélon, en des chaînes de fer, est dans la cité, devant le palais.Des serfs l’ont attaché à un poteau ; ils entravent ses mainspar des courroies de cuir de cerf, ils le battent fortement à coupsde triques et de bâtons. Il n’a point mérité d’autres bienfaits. Agrande douleur il attend là son jugement.

CCLXXI

 

IL est écrit dans la Geste ancienne que demaints pays Charles manda ses vassaux. Ils sont assemblés à Aix, àla chapelle. C’est le haut jour d’une fête solennelle, celle,disent plusieurs, du baron saint Sylvestre. Alors commence leplaid, et voici ce qu’il advint de Ganelon, qui a trahi. L’empereurdevant lui l’a fait traîner.

CCLXXII

 

« SEIGNEURS barons », ditCharlemagne, le roi, « Jugez-moi Ganelon selon le droit. Ilvint dans l’armée jusqu’en Espagne avec moi : il m’a ravivingt mille de mes Français, et mon neveu, que vous ne reverrezplus, et Olivier, le preux et le courtois : les douze pairs,il les a trahis pour de l’argent. » Ganelon dit :« Honte sur moi, si j’en fais mystère ! Roland m’avaitfait tort dans mon or, dans mes biens, et c’est pourquoi j’aicherché sa mort et sa ruine. Mais qu’il y ait là la moindretrahison, je ne l’accorde pas. » Les Francs répondent :« Nous en tiendrons conseil. »

CCLXXIII

 

DEVANT le roi, Ganelon se tient debout. Il ale corps gaillard, le visage bien coloré : s’il était loyal,on croirait voir un preux. Il regarde ceux de France, et tous lesjugeurs, et trente de ses parents qui tiennent pour lui, puis ils’écrie à voix haute et forte : « Pour l’amour de Dieu,barons, entendez-moi ! Seigneurs, je fus à l’armée avecl’empereur. Je le servais en toute foi, en tout amour. Roland, sonneveu, me prit en haine et me condamna à la mort et à la douleur.Je fus envoyé comme messager au roi Marsile : par mon adresse,je parvins à me sauver. Je défiai le preux Roland et Olivier, ettous leurs compagnons : Charles et ses nobles baronsentendirent mon défi. Je me suis vengé, mais ce ne fut pastrahison. » Les Francs répondent : « Nous irons entenir conseil. »

CCLXXIV

 

GANELON voit que commence son grand plaid.Trente de ses parents sont là, avec lui. Il en est un à qui s’enremettent les autres, c’est Pinabel, du château de Sorence. Il saitbien parler et dire ses raisons comme il convient. Il est vaillant,quand il s’agit de défendre ses armes. Ganelon lui dit :« Am… reprenez-moi à la mort ! retirez-moi de ceplaid ! » Pinabel dit : « Bientôt vous serezsauvé. S’il se trouve un Français pour juger que vous devez êtrependu, que l’empereur nous mette aux prises tous deux, corps contrecorps : mon épée d’acier lui donnera le démenti. »Ganelon le comte s’incline à ses pieds.

CCLXXV

 

BAVAROIS et Saxons sont entrés en conseil, etles Poitevins, les Normands, les Français, Allemands et Thiois sontlà en nombre ; ceux d’Auvergne y sont les plus courtois. Ilsbaissent le ton à cause de Pinabel. L’un dit à l’autre :« Il convient d’en rester là. Laissons le plaid, et prions leroi qu’il proclame Ganelon quitte pour cette fois ; queGanelon le serve désormais en toute foi, en tout amour. Roland estmort, vous ne le reverrez plus ; ni or ni argent ne lerendrait. Bien fou qui combattrait [… ] ! » Il n’en estpas un qui n’approuve, hormis Thierry, le frère de monseigneurGeoffroy.

CCLXXVI

 

VERS Charlemagne ses barons s’en reviennent.Ils disent au roi : « Sire, nous vous en prions,proclamez quitte le comte Ganelon ; puis, qu’il vous serve entout amour et toute foi ! Laissez-le vivre, car il est trèshaut seigneur [… ] Ni or ni argent ne vous rendrait Roland. »Le roi dit : « Vous êtes des félons. »

CCLXXVII

 

QUAND Charles voit que tous lui ont failli, ilbaisse la tête douloureusement. « Malheureux que jesuis ! » dit-il. Or voici venir devant lui un chevalier,Thierry, frère de Geoffroy, un duc angevin. Il a le corps maigre,grêle, élancé, les cheveux noirs, le visage assez brun. Il n’estpas très grand, mais non plus trop petit. Il dit à l’empereur,courtoisement : « Beau sire roi, ne vous désolez pasainsi. Je vous ai longtemps servi, vous le savez. Fidèle àl’exemple de mes ancêtres, je dois, dans un tel plaid, soutenirl’accusation. Si même Roland eut des torts envers Ganelon, Rolandétait à votre service : c’en devait être assez pour legarantir. Ganelon est félon, en tant qu’il a trahi : c’estenvers vous qu’il s’est parjuré et qu’il a forfait. C’est pourquoije juge qu’il soit pendu et qu’il meure, et que son corps… soittraité comme celui d’un félon qui fit une félonie. S’il a un parentqui veuille m’en donner le démenti, je veux, de cette épée que j’aiceinte, soutenir sur l’heure mon jugement. » Les Francsrépondent : « Vous avez bien dit. »

CCLXXVIII

 

DEVANT le roi, Pinabel s’est avancé. Il estgrand et fort, vaillant et agile ; celui qu’un de ses coupsatteint a fini son temps. Il dit au roi : « Sire, c’estici votre plaid : commandez donc qu’on n’y fasse pas tant debruit ! Je vois céans Thierry, qui a jugé. Je fausse sonjugement et je combattrai contre lui. » Il remet au roi, enson poing, un gant de peau de cerf, le gant de sa main droite.L’empereur dit : « Je demande de bons garants. »Trente parents s’offrent en loyaux otages. Le roi dit :« Et je vous le mettrai donc en liberté sous caution. »Il les place sous bonne garde, jusqu’à ce qu’il soit faitdroit.

CCLXXIX

 

QUAND Thierry voit qu’il y aura bataille, ilprésente à Charles son gant droit. L’empereur le met en libertésous caution, puis il fait porter quatre bancs sur la place. Làceux qui doivent combattre vont s’asseoir. Au jugement de tous, ilsse sont provoqués selon les règles. C’est Ogier de Danemark qui aporté le double défi. Puis ils demandent leurs chevaux et leursarmes.

CCLXXX

 

PUISQU’ILS sont prêts à s’affronter enbataille, ils se confessent ; ils sont absous et bénis. Ilsentendent leurs messes et reçoivent la communion. Ils laissent auxéglises de très grandes offrandes. Puis, tous deux reviennentdevant Charles. Ils ont chaussé leurs éperons, ils revêtent deshauberts blancs, forts et légers, lacent sur leurs têtes leursheaumes clairs, ceignent des épées dont la garde est d’or pur,suspendent à leurs cous leurs écus à quartiers, saisissent de leurspoings droits leurs épieux tranchants, puis se mettent en selle surleurs destriers rapides. Alors pleurèrent cent mille chevaliers,qui, pour l’amour de Roland, ont pitié de Thierry. Quelle sera lafin, Dieu le sait bien.

CCLXXXI

 

SOUS Aix la prairie est très large : làsont mis aux prises les deux barons. Ils sont preux et de grandevaillance, et leurs chevaux sont rapides et ardents. Ils leséperonnent bien, lâchent à fond les rênes. De toute leur vigueur,ils vont s’attaquer l’un l’autre. Les écus se brisent, volent enpièces, les hauberts se déchirent, les sangles éclatent, lestroussequins versent, les selles tombent à terre. Cent mille hommespleurent, qui les regardent.

CCLXXXII

 

LES deux chevaliers sont tombés contre terre.Rapidement, ils se redressent debout. Pinabel est fort, agile etléger. Ils se requièrent l’un l’autre ; ils n’ont plus leursdestriers. De leurs épées aux gardes d’or pur, ils frappent etrefrappent sur leurs heaumes d’acier : les coups sont forts,jusqu’à fendre les heaumes. Grande est l’angoisse des chevaliersfrançais : « Ah ! Dieu », dit Charles,« faites resplendir le droit ! »

CCLXXXIII

 

PINABEL dit : « Thierry,reconnais-toi vaincu ! Je serai ton vassal en toute foi, entout amour ; à ton plaisir je te donnerai de mesrichesses ; mais trouve pour Ganelon un accord avec leroi ! » Thierry répond : « Je ne tiendrai paslong conseil. Honte sur moi si j’y consens en rien ! Qu’entrenous deux, en ce jour, Dieu montre le droit ! »

CCLXXXIV

 

THIERRY dit : « Pinabel, tu es trèspreux, tu es grand et fort, tes membres sont bien moulés, et tespairs te connaissent pour ta vaillance : renonce donc à cettebataille ! Je te trouverai un accord avec Charlemagne. Quant àGanelon, justice sera faite de lui, et telle qu’à jamais, chaquejour, il en sera parlé. » Pinabel dit : « Neplaise au Seigneur Dieu ! Je veux soutenir toute ma parenté.Je ne me rendrai pour nul homme qui vive. J’aime mieux mourir qu’ensubir le reproche. » Ils recommencent à frapper des épées surleurs heaumes, qui sont incrustés d’or. Contre le ciel volent,claires, les étincelles. Les séparer, nul ne pourrait. Ce combat nepeut finir sans qu’un homme meure.

CCLXXXV

 

PINABEL de Sorence est de très grandeprouesse. Sur le heaume de Provence, il frappe Thierry : lefeu jaillit, l’herbe s’enflamme. Il lui présente la pointe de salame d’acier. Elle descend sur son front [… ] Il en a la jouedroite toute sanglante. Il lui fend son haubert jusqu’au-dessus duventre. Dieu le protège, Pinabel ne l’a pas renversé mort.

CCLXXXVI

 

THIERRY voit qu’il est blessé au visage. Sonsang tombe clair sur l’herbe du pré. Il frappe Pinabel sur sonheaume d’acier brun, le brise et le fend jusqu’au nasal, faitcouler du crâne la cervelle ; il secoue sa lame dans la plaieet l’abat mort. Par ce coup sa bataille est gagnée. Les Francss’écrient : « Dieu y a fait miracle ! Il est biendroit que Ganelon soit pendu, et ses parents qui ont répondu pourlui. »

CCLXXXVII

 

QUAND Thierry eut gagné sa bataille,l’empereur Charles vint à lui. Quatre de ses barons l’accompagnent,le duc Naimes, Ogier de Danemark, Geoffroi d’Anjou et Guillaume deBlaye. Le roi a pris Thierry dans ses bras ; des grandes peauxde son manteau de martre, il lui essuie la face, puis rejette lemanteau : on lui en met un autre. Très tendrement on désarmele chevalier, on le monte sur une mule arabe ; on le ramèneavec joie et en bel arroi. Les barons rentrent dans Aix, mettentpied à terre sur la place. Alors commence mise à mort desautres.

CCLXXXVIII

 

CHARLES appelle ses ducs et ses comtes :« Que me conseillez-vous à l’égard de ceux que j’airetenus ? Ils étaient venus au plaid pour Ganelon ; ilsse sont rendus à moi comme otages de Pinabel. » Les Francsrépondent : « Pas un n’a le droit de vivre. » Le roiappelle Basbrun un sien voyer : « Va, et pends-les tous àl’arbre au bois maudit. Par cette barbe dont les poils sont chenus,s’il en échappe un seul, tu es mort et venu à ta perte. » Ilrépond : « Que puis-je faire d’autre ? » Aveccent sergents il les emmène de vive force : ils sont trente,qui furent tous pendus. Qui trahit perd les autres avec soi.

CCLXXXIX

 

ALORS s’en furent Bavarois et Allemands etPoitevins et Bretons et Normands. Tous sont tombés d’accord, et lesFrançais les premiers, que Ganelon doit mourir en merveilleuseangoisse. On amène quatre destriers, puis on lui attache les piedset les mains. Les chevaux sont ardents et rapides : devanteux, quatre sergents les poussent vers un cours d’eau qui traverseun champ, prêts à les saisir. Ganelon est venu à sa perdition. Tousses nerfs se distendent, tous les membres de son corps sebrisent ; sur l’herbe verte son sang se répand clair. Ganelonest mort de la mort qui sied à un félon prouvé. Quand un homme entrahit un autre, il n’est pas juste qu’il s’en puisse vanter.

CCXC

 

QUAND l’empereur eut prit sa vengeance, ilappela ses évêques de France, ceux de Bavière et ceuxd’Allemagne : « En ma maison j’ai une noble prisonnière.Elle a entendu tant de sermons et de paraboles qu’elle veut croireen Dieu et demande à se faire chrétienne. Baptisez-la, pour queDieu ait son âme. » Ils répondent : « Qu’on luidonne des marraines ! » [… ] Aux bains d’Aix… ilsbaptisèrent la reine d’Espagne ; ils lui ont trouvé pour nomJulienne. Elle s’est faite chrétienne par vraie connaissance de lasainte loi.

 

CCXCI

 

QUAND l’empereur eut fait justice et apaiséson grand courroux, il a fait chrétienne Bramidoine. Le jour s’enva, la nuit s’est faite noire. Le roi s’est couché dans sa chambrevoûtée. De par Dieu, saint Gabriel vient lui dire :« Charles, par tout ton empire, lève tes armées ! Parvive force tu iras en la terre de Bire, tu secourras le roi Viviendans sa cité d’Imphe, où les païens ont mis le siège. Là leschrétiens t’appellent et te réclament ! » L’empereurvoudrait ne pas y aller : « Dieu ! » dit-il,« que de peines en ma vie ! » Ses yeux versent deslarmes, il tire sa barbe blanche.

Ci falt la geste que Turoldus declinet.

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