Désirée battit des mains. C’était une enfant de quatorze ans,forte pour son âge, et qui avait un rire de petite fille de cinq ans.
« Maman, maman ! cria-t-elle, vois ma poupée ! »
Elle avait pris à sa mère un chiffon, dont elle travaillait depuis un quart d’heure à faire une poupée, en le roulant et en l’étranglant par un bout, à l’aide d’un brin de fil. Marthe leva les yeux du bas qu’elle raccommodait avec des délicatesses de broderie. Elle sourit à Désirée.
« C’est un poupon, ça ! dit-elle. Tiens, fais une poupée. Tu sais, il faut qu’elle ait une jupe, comme une dame. »
Elle lui donna une rognure d’indienne qu’elle trouva dans sa table à ouvrage ; puis elle se remit à son bas, soigneusement.Elles étaient toutes deux assises, à un bout de l’étroite terrasse,la fille sur un tabouret, aux pieds de la mère. Le soleil couchant,un soleil de septembre, chaud encore, les baignait d’une lumière tranquille ; tandis que, devant elles, le jardin, déjà dans une ombre grise, s’endormait. Pas un bruit, au-dehors, ne montait de ce coin désert de la ville.
Cependant, elles travaillèrent dix grandes minutes en silence.Désirée se donnait une peine infinie pour faire une jupe à sapoupée. Par moments, Marthe levait la tête, regardait l’enfant avecune tendresse un peu triste. Comme elle la voyait trèsembarrassée :
« Attends, reprit-elle ; je vais lui mettre les bras,moi. »
Elle prenait la poupée, lorsque deux grands garçons de dix-septet dix-huit ans descendirent le perron. Ils vinrent embrasserMarthe.
« Ne nous gronde pas, maman, dit gaiement Octave. C’est moiqui ai mené Serge à la musique… Il y avait un monde, sur le coursSauvaire !
– Je vous ai crus retenus au collège, murmura la mère, sanscela, j’aurais été bien inquiète. »
Mais Désirée, sans plus songer à la poupée, s’était jetée au coude Serge, en lui criant :
« J’ai un oiseau qui s’est envolé, le bleu, celui dont tum’avais fait cadeau. »
Elle avait une grosse envie de pleurer. Sa mère, qui croyait cechagrin oublié, eut beau lui montrer la poupée. Elle tenait le brasde son frère, elle répétait, en l’entraînant vers lejardin :
« Viens voir. »
Serge, avec sa douceur complaisante, la suivit, cherchant à laconsoler. Elle le conduisit à une petite serre, devant laquelle setrouvait une cage posée sur un pied. Là, elle lui expliqua quel’oiseau s’était sauvé au moment où elle avait ouvert la porte pourl’empêcher de se battre avec un autre.
« Pardi ! ce n’est pas étonnant, cria Octave, quis’était assis sur la rampe de la terrasse : elle est toujoursà les toucher, elle regarde comment ils sont faits et ce qu’ils ontdans le gosier pour chanter. L’autre jour, elle les a promenés toutune après-midi dans ses poches, afin qu’ils aient bien chaud.
– Octave !… dit Marthe d’un ton de reproche ; nela tourmente pas, la pauvre enfant. »
Désirée n’avait pas entendu. Elle racontait à Serge, avec delongs détails, de quelle façon l’oiseau s’était envolé.
« Vois-tu, il a glissé comme ça, il est allé se poser àcôté, sur le grand poirier de M. Rastoil. De là, il a sautésur le prunier, au fond. Puis, il a repassé sur ma tête, et il estentré dans les grands arbres de la sous-préfecture, où je ne l’aiplus vu, non, plus du tout. » Des larmes parurent au bord deses yeux.
« Il reviendra peut-être, hasarda Serge.
– Tu crois ?… J’ai envie de mettre les autres dans uneboîte et de laisser la cage ouverte toute la nuit. »
Octave ne put s’empêcher de rire ; mais Marthe rappelaDésirée.
« Viens donc voir, viens donc voir ! »
Et elle lui présenta la poupée. La poupée était superbe ;elle avait une jupe roide, une tête formée d’un tampon d’étoffe,des bras faits d’une lisière cousue aux épaules. Le visage deDésirée s’éclaira d’une joie subite. Elle se rassit sur letabouret, ne pensant plus à l’oiseau, baisant la poupée, la berçantdans sa main, avec une puérilité de gamine.
Serge était venu s’accouder près de son frère. Marthe avaitrepris son bas.
« Alors, demanda-t-elle, la musique a joué ?
– Elle joue tous les jeudis, répondit Octave. Tu as tort,maman, de ne pas venir. Toute la ville est là, les demoisellesRastoil, Mme de Condamin, M. Paloque, lafemme et la fille du maire !… Pourquoi ne viens-tupas ? »
Marthe ne leva pas les yeux ; elle murmura, en achevant unereprise :
« Vous savez bien, mes enfants, que je n’aime pas sortir.Je suis si tranquille, ici. Puis, il faut que quelqu’un reste avecDésirée. »
Octave ouvrait les lèvres, mais il regarda sa sœur et se tut. Ildemeura là, sifflant doucement, levant les yeux sur les arbres dela préfecture, pleins du tapage des pierrots qui se couchaient,examinant les poiriers de M. Rastoil, derrière lesquelsdescendait le soleil. Serge avait sorti de sa poche un livre qu’illisait attentivement. Il y eut un silence recueilli, chaud d’unetendresse muette, dans la bonne lumière jaune qui pâlissait peu àpeu sur la terrasse. Marthe, couvant du regard ses trois enfants,au milieu de cette paix du soir, tirait de grandes aiguilléesrégulières.
« Tout le monde est donc en retard aujourd’hui ?reprit-elle au bout d’un instant. Il est près de six heures, etvotre père ne rentre pas… Je crois qu’il est allé du côté desTulettes.
– Ah bien ! dit Octave, ce n’est pas étonnant, alors…Les paysans des Tulettes ne le lâchent plus, quand ils le tiennent…Est-ce pour un achat de vin ?
– Je l’ignore, répondit Marthe ; vous savez qu’iln’aime pas à parler de ses affaires. »
Un silence se fit de nouveau. Dans la salle à manger, dont lafenêtre était grande ouverte sur la terrasse, la vieille Rose,depuis un moment, mettait le couvert, avec des bruits irrités devaisselle et d’argenterie. Elle paraissait de fort méchante humeur,bousculant les meubles, grommelant des paroles entrecoupées. Puis,elle alla se planter à la porte de la rue, allongeant le cou,regardant au loin la place de la Sous-Préfecture. Après quelquesminutes d’attente, elle vint sur le perron, criant :
« Alors, M. Mouret ne rentrera pas dîner ?
– Si, Rose, attendez, répondit Marthe paisiblement.
– C’est que tout brûle. Il n’y a pas de bon sens. QuandMonsieur fait de ces tours-là, il devrait bien prévenir… Moi, çam’est égal, après tout. Le dîner ne sera pas mangeable.
– Tu crois, Rose ? dit derrière elle une voixtranquille. Nous le mangerons tout de même, ton dîner. »
C’était Mouret qui rentrait. Rose se tourna, regarda son maîtreen face, comme sur le point d’éclater ; mais, devant le calmeabsolu de ce visage où perçait une pointe de goguenarderiebourgeoise, elle ne trouva pas une parole, elle s’en alla. Mouretdescendit sur la terrasse, où il piétina, sans s’asseoir. Il secontenta de donner, du bout des doigts, une petite tape sur la jouede Désirée, qui lui sourit. Marthe avait levé les yeux ; puis,après avoir regardé son mari, elle s’était mise à ranger sonouvrage dans sa table.
« Vous n’êtes pas fatigué ? demanda Octave, quiregardait les souliers de son père, blancs de poussière.
– Si, un peu », répondit Mouret, sans parler autrementde la longue course qu’il venait de faire à pied.
Mais il aperçut, au milieu du jardin, une bêche et un râteau queles enfants avaient dû oublier là.
« Pourquoi ne rentre-t-on pas les outils ?s’écria-t-il. Je l’ai dit cent fois. S’il venait à pleuvoir, ilsseraient rouillés. »
Il ne se fâcha pas davantage. Il descendit dans le jardin, allalui-même chercher la bêche et le râteau, qu’il revint accrochersoigneusement au fond de la petite serre. En remontant sur laterrasse, il furetait des yeux dans tous les coins des allées pourvoir si chaque chose était bien en ordre.
« Tu apprends tes leçons, toi ? demanda-t-il enpassant à côté de Serge, qui n’avait pas quitté son livre.
– Non, mon père, répondit l’enfant. C’est un livre quel’abbé Bourrette m’a prêté, la relation des Missions enChine. »
Mouret s’arrêta net devant sa femme.
« À propos, reprit-il, il n’est venu personne ?
– Non, personne, mon ami », dit Marthe d’un airsurpris.
Il allait continuer, mais il parut se raviser ; il piétinaencore un instant, sans rien dire ; puis, s’avançant vers leperron :
« Eh bien ! Rose, et ce dîner qui brûlait ?
– Pardi ! cria du fond du corridor la voix furieuse dela cuisinière, il n’y a plus rien de prêt maintenant ; toutest froid. Vous attendrez, monsieur. »
Mouret eut un rire silencieux ; il cligna l’œil gauche, enregardant sa femme et ses enfants. La colère de Rose semblaitl’amuser fort. Il s’absorba ensuite dans le spectacle des arbresfruitiers de son voisin.
« C’est surprenant, murmura-t-il, M. Rastoil a despoires magnifiques, cette année. »
Marthe, inquiète depuis un instant, semblait avoir une questionsur les lèvres. Elle se décida, elle dit timidement :
« Est-ce que tu attendais quelqu’un aujourd’hui, monami ?
– Oui et non, répondit-il, en se mettant à marcher de longen large.
– Tu as loué le second étage, peut-être ?
– J’ai loué, en effet. »
Et, comme un silence embarrassé se faisait, il continua de savoix paisible :
« Ce matin, avant de partir pour les Tulettes, je suismonté chez l’abbé Bourrette ; il a été très pressant, et, mafoi ! j’ai conclu… Je sais bien que cela te contrarie.Seulement, songe un peu, tu n’es pas raisonnable, ma bonne. Cesecond étage ne nous servait à rien ; il se délabrait. Lesfruits que nous conservions dans les chambres entretenaient là unehumidité qui décollait les papiers… Pendant que j’y songe, n’oubliepas de faire enlever les fruits, dès demain : notre locatairepeut arriver d’un moment à l’autre.
– Nous étions pourtant si à l’aise, seuls dans notremaison ! laissa échapper Marthe à demi-voix.
– Bah ! reprit Mouret, un prêtre, ce n’est pas biengênant. Il vivra chez lui, et nous chez nous. Ces robes noires, çase cache pour avaler un verre d’eau… Tu sais si je les aime,moi ! Des fainéants, la plupart… Eh bien ! ce qui m’adécidé à louer, c’est que justement j’ai trouvé un prêtre. Il n’y arien à craindre pour l’argent avec eux, et on ne les entend pasmême mettre leur clef dans la serrure. »
Marthe restait désolée. Elle regardait, autour d’elle, la maisonheureuse, baignant dans l’adieu du soleil le jardin, où l’ombredevenait plus grise ; elle regardait ses enfants, son bonheurendormi qui tenait là, dans ce coin étroit.
« Et sais-tu quel est ce prêtre ? reprit-elle.
– Non, mais l’abbé Bourrette a loué en son nom, celasuffit. L’abbé Bourrette est un brave homme… Je sais que notrelocataire s’appelle Faujas, l’abbé Faujas, et qu’il vient dudiocèse de Besançon. Il n’aura pas pu s’entendre avec soncuré ; on l’aura nommé vicaire ici, à Saint-Saturnin.Peut-être qu’il connaît notre évêque,Mgr Rousselot. Enfin, ce ne sont pas nos affaires,tu comprends… Moi, dans tout ceci, je me fie à l’abbéBourrette. »
Cependant, Marthe ne se rassurait pas. Elle tenait tête à sonmari, ce qui lui arrivait rarement.
« Tu as raison, dit-elle, après un court silence, l’abbéest un digne homme. Seulement, je me souviens que, lorsqu’il estvenu pour visiter l’appartement, il m’a dit ne pas connaître lapersonne au nom de laquelle il était chargé de louer. C’est une deces commissions comme on s’en donne entre prêtres, d’une ville àune autre… Il me semble que tu aurais pu écrire à Besançon, terenseigner, savoir enfin qui tu vas introduire chez toi. »
Mouret ne voulait point s’emporter ; il eut un rire decomplaisance.
« Ce n’est pas le diable, peut-être… Te voilà toutetremblante. Je ne te savais pas si superstitieuse que ça. Tu necrois pas au moins que les prêtres portent malheur, comme on dit.Ils ne portent pas bonheur non plus, c’est vrai. Ils sont comme lesautres hommes… Ah bien ! tu verras, lorsque cet abbé sera là,si sa soutane me fait peur !
– Non, je ne suis pas superstitieuse, tu le sais, murmuraMarthe. J’ai comme un gros chagrin, voilà tout. »
Il se planta devant elle, il l’interrompit d’un gestebrusque.
« C’est assez, n’est-ce pas ? dit-il. J’ai loué, n’enparlons plus. »
Et il ajouta, du ton railleur d’un bourgeois qui croit avoirconclu une bonne affaire :
« Le plus clair, c’est que j’ai loué cent cinquantefrancs : ce sont cent cinquante francs qui entreront chaqueannée dans la maison. »
Marthe avait baissé la tête, ne protestant plus que par unbalancement vague des mains, fermant doucement les yeux, comme pourne pas laisser tomber les larmes dont ses paupières étaient toutesgonflées. Elle jeta un regard furtif sur ses enfants, qui, pendantl’explication qu’elle venait d’avoir avec leur père, n’avaient pasparu entendre, habitués sans doute à ces sortes de scènes où secomplaisait la verve moqueuse de Mouret.
« Si vous voulez manger maintenant, vous pouvez venir, ditRose de sa voix maussade, en s’avançant sur le perron.
– C’est cela. Les enfants, à la soupe ! » criagaiement Mouret, sans paraître garder la moindre méchantehumeur.
La famille se leva. Alors Désirée, qui avait gardé sa gravité depauvre innocente, eut comme un réveil de douleur, en voyant tout lemonde se remuer. Elle se jeta au cou de son père, ellebalbutia :
« Papa, j’ai un oiseau qui s’est envolé.
– Un oiseau, ma chérie ? Nous lerattraperons. »
Et il la caressait, il se faisait très câlin. Mais il fallutqu’il allât, lui aussi, voir la cage. Quand il ramena l’enfant,Marthe et ses deux fils se trouvaient déjà dans la salle à manger.Le soleil couchant, qui entrait par la fenêtre, rendait toutesgaies les assiettes de porcelaine, les timbales des enfants, lanappe blanche. La pièce était tiède, recueillie, avec l’enfoncementverdâtre du jardin.
Comme Marthe, calmée par cette paix, ôtait en souriant lecouvercle de la soupière, un bruit se fit dans le corridor. Rose,effarée, accourut, en balbutiant :
« M. l’abbé Faujas est là. »
Mouret fit un geste de contrariété. Il n’attendait réellementson locataire que le surlendemain, au plus tôt. Il se levaitvivement, lorsque l’abbé Faujas parut à la porte, dans le corridor.C’était un homme grand et fort, une face carrée, aux traits larges,au teint terreux. Derrière lui, dans son ombre, se tenait une femmeâgée qui lui ressemblait étonnamment, plus petite, l’air plus rude.En voyant la table mise, ils eurent tous les deux un mouvementd’hésitation ; ils reculèrent discrètement, sans se retirer.La haute figure noire du prêtre faisait une tache de deuil sur lagaieté du mur blanchi à la chaux.
« Nous vous demandons pardon de vous déranger, dit-il àMouret. Nous venons de chez M. l’abbé Bourrette ; il a dûvous prévenir…
– Mais pas du tout ! s’écria Mouret. L’abbé n’en faitjamais d’autres ; il a toujours l’air de descendre du paradis…Ce matin encore, monsieur, il m’affirmait que vous ne seriez pasici avant deux jours… Enfin, il va falloir vous installer tout demême. »
L’abbé Faujas s’excusa. Il avait une voix grave, d’une grandedouceur dans la chute des phrases. Vraiment, il était désoléd’arriver à un pareil moment. Quand il eut exprimé ses regrets,sans bavardage, en dix paroles nettement choisies, il se tournapour payer le commissionnaire qui avait apporté sa malle. Sesgrosses mains bien faites tirèrent d’un pli de sa soutane unebourse, dont on n’aperçut que les anneaux d’acier ; il fouillaun instant, palpant du bout des doigts, avec précaution, la têtebaissée. Puis, sans qu’on eût vu la pièce de monnaie, lecommissionnaire s’en alla. Lui, reprit de sa voix polie :
« Je vous en prie, monsieur, remettez-vous à table… Votredomestique nous indiquera l’appartement. Elle m’aidera à monterceci. »
Il se baissait déjà pour prendre une poignée de la malle.C’était une petite malle de bois, garantie par des coins et desbandes de tôle ; elle paraissait avoir été réparée, sur un desflancs, à l’aide d’une traverse de sapin. Mouret resta surpris,cherchant des yeux les autres bagages du prêtre ; mais iln’aperçut qu’un grand panier, que la dame âgée tenait à deux mains,devant ses jupes, s’entêtant, malgré la fatigue, à ne pas le poserà terre. Sous le couvercle soulevé, parmi des paquets de linge,passaient le coin d’un peigne enveloppé dans du papier, et le coud’un litre mal bouché.
« Non, non, laissez cela, dit Mouret en poussant légèrementla malle du pied. Elle ne doit pas être lourde ; Rose lamontera bien toute seule. »
Il n’eut sans doute pas conscience du secret dédain qui perçaitdans ses paroles. La dame âgée le regarda fixement de ses yeuxnoirs ; puis, elle revint à la salle à manger, à la tableservie, qu’elle examinait depuis qu’elle était là. Elle passaitd’un objet à l’autre, les lèvres pincées. Elle n’avait pas prononcéune parole. Cependant, l’abbé Faujas consentit à laisser la malle.Dans la poussière jaune du soleil qui entrait par la porte dujardin, sa soutane râpée semblait toute rouge ; des reprisesen brodaient les bords ; elle était très propre, mais simince, si lamentable, que Marthe, restée assise jusque-là avec unesorte de réserve inquiète, se leva à son tour. L’abbé, qui n’avaitjeté sur elle qu’un coup d’œil rapide, aussitôt détourné, la vitquitter sa chaise, bien qu’il ne parût nullement la regarder.
« Je vous en prie, répéta-t-il, ne vous dérangez pas ;nous serions désolés de troubler votre dîner.
– Eh bien ! c’est cela, dit Mouret, qui avait faim.Rose va vous conduire. Demandez-lui tout ce dont vous aurez besoin…Installez-vous, installez-vous à votre aise. »
L’abbé Faujas, après avoir salué, se dirigeait déjà versl’escalier, lorsque Marthe s’approcha de son mari, enmurmurant :
« Mais, mon ami, tu ne songes pas…
– Quoi donc ? demanda-t-il, voyant qu’ellehésitait.
– Les fruits, tu sais bien.
– Ah ! diantre ! c’est vrai, il y a lesfruits », dit-il d’un ton consterné.
Et, comme l’abbé Faujas revenait, l’interrogeant duregard :
« Je suis vraiment bien contrarié, monsieur, reprit-il. Lepère Bourrette est sûrement un digne homme, seulement il estfâcheux que vous l’ayez chargé de votre affaire… Il n’a pas pourdeux liards de tête… Si nous avions su, nous aurions tout préparé.Au lieu que nous voilà maintenant avec un déménagement à faire…Vous comprenez, nous utilisions les chambres. Il y a là-haut, surle plancher, toute notre récolte de fruits, des figues, des pommes,du raisin… »
Le prêtre l’écoutait avec une surprise que sa grande politessene réussissait plus à cacher.
« Oh ! mais ça ne sera pas long, continua Mouret. Endix minutes, si vous voulez bien prendre la peine d’attendre, Roseva débarrasser vos chambres. »
Une vive inquiétude grandissait sur le visage terreux del’abbé.
« Le logement est meublé, n’est-ce pas ?demanda-t-il.
– Du tout, il n’y a pas un meuble ; nous ne l’avonsjamais habité. » Alors, le prêtre perdit son calme ; unelueur passa dans ses yeux gris. Il s’écria avec une violencecontenue :
« Comment ! mais j’avais formellement recommandé dansma lettre de louer un logement meublé. Je ne pouvais pas apporterdes meubles dans ma malle, bien sûr.
– Hein ! qu’est-ce que je disais ? cria Mouretd’un ton plus haut. Ce Bourrette est incroyable… Il est venu,monsieur, et il a vu certainement les pommes, puisqu’il en a mêmepris une dans la main, en déclarant qu’il avait rarement admiré uneaussi belle pomme. Il a dit que tout lui semblait très bien, quec’était ça qu’il fallait, et qu’il louait. »
L’abbé Faujas n’écoutait plus ; tout un flot de colèreétait monté à ses joues. Il se tourna, il balbutia, d’une voixanxieuse :
« Mère, vous entendez ? il n’y a pas demeubles. »
La vieille dame, serrée dans son mince châle noir, venait devisiter le rez-de-chaussée, à petits pas furtifs, sans lâcher sonpanier. Elle s’était avancée jusqu’à la porte de la cuisine, enavait inspecté les quatre murs ; puis, revenant sur le perron,elle avait lentement, d’un regard, pris possession du jardin. Maisla salle à manger surtout l’intéressait ; elle se tenait denouveau debout, en face de la table servie, regardant fumer lasoupe, lorsque son fils lui répéta :
« Entendez-vous, mère ? il va falloir aller àl’hôtel. »
Elle leva la tête sans répondre ; toute sa face refusait dequitter cette maison, dont elle connaissait déjà les moindrescoins. Elle eut un imperceptible haussement d’épaules, les yeuxvagues, allant de la cuisine au jardin et du jardin à la salle àmanger.
Mouret, cependant, s’impatientait. Voyant que ni la mère ni lefils ne paraissaient décidés à quitter la place, ilreprit :
« C’est que nous n’avons pas de lits, malheureusement… Il ya bien, au grenier, un lit de sangle, dont madame, à la rigueur,pourrait s’accommoder jusqu’à demain ; seulement, je ne voispas trop sur quoi coucherait monsieur l’abbé. »
Alors Mme Faujas ouvrit enfin les lèvres ;elle dit d’une voix brève, au timbre un peu rauque :
« Mon fils prendra le lit de sangle… Moi, je n’ai besoinque d’un matelas par terre, dans un coin. »
L’abbé approuva cet arrangement d’un signe de tête. Mouretallait se récrier, chercher autre chose ; mais, devant l’airsatisfait de ses nouveaux locataires, il se tut, se contentantd’échanger avec sa femme un regard d’étonnement.
« Demain il fera jour, dit-il avec sa pointe de moqueriebourgeoise ; vous pourrez vous meubler comme vous l’entendrez.Rose va monter enlever les fruits et faire les lits. Si vous voulezattendre un instant sur la terrasse… Allons, donnez deux chaises,mes enfants. »
Les enfants, depuis l’arrivée du prêtre et de sa mère, étaientdemeurés tranquillement assis devant la table. Ils les examinaientcurieusement.
L’abbé n’avait pas semblé les apercevoir ; maisMme Faujas s’était arrêtée un instant à chacund’eux, les dévisageant, comme pour pénétrer d’un coup dans cesjeunes têtes. En entendant les paroles de leur père, ilss’empressèrent tous trois et sortirent des chaises.
La vieille dame ne s’assit pas. Comme Mouret se tournait, nel’apercevant plus, il la vit plantée devant une des fenêtresentrebâillées du salon ; elle allongeait le cou, elle achevaitson inspection, avec l’aisance tranquille d’une personne qui visiteune propriété à vendre. Au moment où Rose soulevait la petitemalle, elle rentra dans le vestibule, en disantsimplement :
« Je monte l’aider. »
Et elle monta derrière la domestique. Le prêtre ne tourna pasmême la tête ; il souriait aux trois enfants, restés deboutdevant lui. Son visage avait une expression de grande douceur,quand il voulait, malgré la dureté du front et les plis rudes de labouche.
« C’est toute votre famille, madame ? demanda-t-il àMarthe, qui s’était approchée.
– Oui, monsieur », répondit-elle, gênée par le regardclair qu’il fixait sur elle.
Mais il regarda de nouveau les enfants, il continua :
« Voilà deux grands garçons qui seront bientôt des hommes…Vous avez fini vos études, mon ami ? »
Il s’adressait à Serge. Mouret coupa la parole à l’enfant.
« Celui-ci a fini, bien qu’il soit le cadet. Quand je disqu’il a fini, je veux dire qu’il est bachelier, car il est rentréau collège pour faire une année de philosophie : c’est lesavant de la famille… L’autre, l’aîné, ce grand dadais ne vaut pasgrand-chose, allez. Il s’est déjà fait refuser deux fois aubaccalauréat, et vaurien avec cela, toujours le nez en l’air,toujours polissonnant. »
Octave écoutait ces reproches en souriant, tandis que Sergeavait baissé la tête sous les éloges. Faujas parut un instantencore les étudier en silence ; puis, passant à Désirée,retrouvant son air tendre :
« Mademoiselle, demanda-t-il, me permettrez-vous d’êtrevotre ami ? »
Elle ne répondit pas ; elle vint, presque effrayée, secacher le visage contre l’épaule de sa mère. Celle-ci, au lieu delui dégager la face, la serra davantage, en lui passant un bras àla taille.
« Excusez-la, dit-elle avec quelque tristesse ; ellen’a pas la tête forte, elle est restée petite fille… C’est uneinnocente… Nous ne la tourmentons pas pour apprendre. Elle aquatorze ans, et elle ne sait encore qu’aimer les bêtes. »
Désirée, sous les caresses de sa mère, s’était rassurée ;elle avait tourné la tête, elle souriait. Puis, d’un airhardi :
« Je veux bien que vous soyez mon ami… Seulement vous nefaites jamais de mal aux mouches, dites ? »
Et, comme tout le monde s’égayait autour d’elle :
« Octave les écrase, les mouches, continua-t-ellegravement. C’est très mal. »
L’abbé Faujas s’était assis. Il semblait très las. Ils’abandonna un moment à la paix tiède de la terrasse, promenant sesregards ralentis sur le jardin, sur les arbres des propriétésvoisines. Ce grand calme, ce coin désert de petite ville, luicausaient une sorte de surprise. Son visage se tacha de plaquessombres.
« On est très bien ici », murmura-t-il.
Puis il garda le silence, comme absorbé et perdu. Il eut unléger sursaut, lorsque Mouret lui dit avec un rire :
« Si vous le permettez, maintenant, monsieur, nous allonsnous mettre à table. »
Et, sur le regard de sa femme :
« Vous devriez faire comme nous, accepter une assiette desoupe. Cela vous éviterait d’aller dîner à l’hôtel… Ne vous gênezpas, je vous en prie.
– Je vous remercie mille fois, nous n’avons besoin derien », répondit l’abbé d’un ton d’extrême politesse, quin’admettait pas une seconde invitation.
Alors, les Mouret retournèrent dans la salle à manger, où ilss’attablèrent. Marthe servit la soupe. Il y eut bientôt un tapageréjouissant de cuillers. Les enfants jasaient. Désirée eut desrires clairs, en écoutant une histoire que son père racontait,enchanté d’être enfin à table. Cependant, l’abbé Faujas, qu’ilsavaient oublié, restait assis sur la terrasse, immobile, en face dusoleil couchant. Il ne tournait pas la tête ; il semblait nepas entendre. Comme le soleil allait disparaître, il se découvrit,étouffant sans doute. Marthe, placée devant la fenêtre, aperçut sagrosse tête nue, aux cheveux courts, grisonnant déjà vers lestempes. Une dernière lueur rouge alluma ce crâne rude de soldat, oùla tonsure était comme la cicatrice d’un coup de massue ;puis, la lueur s’éteignit, le prêtre, entrant dans l’ombre, ne futplus qu’un profil noir sur la cendre grise du crépuscule.
Ne voulant pas appeler Rose, Marthe alla chercher elle-même unelampe et servit le premier plat. Comme elle revenait de la cuisine,elle rencontra, au pied de l’escalier, une femme qu’elle nereconnut pas d’abord. C’était Mme Faujas. Elleavait mis un bonnet de linge ; elle ressemblait à uneservante, avec sa robe de cotonnade, serrée au corsage par un fichujaune, noué derrière la taille ; et, les poignets nus, encoretoute soufflante de la besogne qu’elle venait de faire, elle tapaitses gros souliers lacés sur le dallage du corridor.
« Voilà qui est fait, n’est-ce pas, madame ? lui ditMarthe en souriant.
– Oh ! une misère, répondit-elle ; en deux coupsde poing, l’affaire a été bâclée. »
Elle descendit le perron, elle radoucit sa voix :
« Ovide, mon enfant, veux-tu monter ? Tout est prêtlà-haut. »
Elle dut toucher son fils à l’épaule pour le tirer de sarêverie. L’air fraîchissait. Il frissonna, il la suivit sansparler. Comme il passait devant la porte de la salle à manger,toute blanche de la clarté vive de la lampe, toute bruyante dubavardage des enfants, il allongea la tête, disant de sa voixsouple :
« Permettez-moi de vous remercier encore et de nous excuserde tout ce dérangement… Nous sommes confus…
– Mais non, mais non ! cria Mouret ; c’est nousautres qui sommes désolés de n’avoir pas mieux à vous offrir pourcette nuit. »
Le prêtre salua, et Marthe rencontra de nouveau ce regard clair,ce regard d’aigle qui l’avait émotionnée. Il semblait qu’au fond del’œil, d’un gris morne d’ordinaire, une flamme passât brusquement,comme ces lampes qu’on promène derrière les façades endormies desmaisons.
« Il a l’air de ne pas avoir froid aux yeux, le curé, ditrailleusement Mouret, quand la mère et le fils ne furent pluslà.
– Je les crois peu heureux, murmura Marthe.
– Pour ça, il n’apporte certainement pas le Pérou dans samalle… Elle est lourde, sa malle ! Je l’aurais soulevée dubout de mon petit doigt. »
Mais il fut interrompu dans son bavardage par Rose, qui venaitde descendre l’escalier en courant, afin de raconter les chosessurprenantes qu’elle avait vues.
« Ah ! bien, dit-elle en se plantant devant la tableoù mangeaient ses maîtres, en voilà une gaillarde ! Cette damea au moins soixante-cinq ans, et ça ne paraît guère, allez !Elle vous bouscule, elle travaille comme un cheval.
– Elle t’a aidée à déménager les fruits ? demandacurieusement Mouret.
– Je crois bien, monsieur. Elle emportait les fruits commeça, dans son tablier ; des charges à tout casser. Je medisais : « Bien sûr, la robe va y rester. » Mais pasdu tout ; c’est de l’étoffe solide, de l’étoffe comme j’enporte moi-même. Nous avons dû faire plus de dix voyages. Moi,j’avais les bras rompus. Elle bougonnait, disant que ça ne marchaitpas. Je crois que je l’ai entendue jurer, sauf votrerespect. »
Mouret semblait s’amuser beaucoup.
« Et les lits ? reprit-il.
– Les lits, c’est elle qui les a faits… Il faut la voirretourner un matelas. Ça ne pèse pas lourd, je vous enréponds ; elle le prend par un bout, le jette en l’air commeune plume… Avec ça, très soigneuse. Elle a bordé le lit de sangle,comme un dodo d’enfant. Elle aurait eu à coucher l’enfant Jésus,qu’elle n’aurait pas tiré les draps avec plus de dévotion… Desquatre couvertures, elle en a mis trois sur le lit de sangle. C’estcomme des oreillers : elle n’en a pas voulu pour elle ;son fils a les deux.
– Alors elle va coucher par terre ?
– Dans un coin, comme un chien. Elle a jeté un matelas surle plancher de l’autre chambre, en disant qu’elle allait dormir là,mieux que dans le paradis. Jamais je n’ai pu la décider às’arranger plus proprement. Elle prétend qu’elle n’a jamais froidet que sa tête est trop dure pour craindre le carreau… Je leur aidonné de l’eau et du sucre, comme madame me l’avait recommandé, etvoilà… N’importe, ce sont de drôles de gens. »
Rose acheva de servir le dîner. Les Mouret, ce soir-là, firenttraîner le repas. Ils causèrent longuement des nouveaux locataires.Dans leur vie d’une régularité d’horloge, l’arrivée de ces deuxpersonnes étrangères était un gros événement. Ils en parlaientcomme d’une catastrophe, avec ces minuties de détails qui aident àtuer les longues soirées de province. Mouret, particulièrement, seplaisait aux commérages de petite ville. Au dessert, les coudes surla table, dans la tiédeur de la salle à manger, il répéta pour ladixième fois, de l’air satisfait d’un homme heureux :
« Ce n’est pas un beau cadeau que Besançon fait à Plassans…Avez-vous vu le derrière de sa soutane, quand il s’esttourné ?… Ça m’étonnerait beaucoup, si les dévotes couraientaprès celui-là. Il est trop râpé ; les dévotes aiment lesjolis curés.
– Sa voix a de la douceur, dit Marthe, qui étaitindulgente.
– Pas lorsqu’il est en colère, toujours, reprit Mouret.Vous ne l’avez donc pas entendu se fâcher, quand il a su quel’appartement n’était pas meublé ? C’est un rude homme ;il ne doit pas flâner dans les confessionnaux, allez ! Je suisbien curieux de savoir comment il va se meubler, demain. Pourvuqu’il me paye, au moins. Tant pis ! je m’adresserai à l’abbéBourrette ; je ne connais que lui. »
On était peu dévot dans la famille. Les enfants eux-mêmes semoquèrent de l’abbé et de sa mère. Octave imita la vieille dame,lorsqu’elle allongeait le cou pour voir au fond des pièces, ce quifit rire Désirée.
Serge, plus grave, défendit « ces pauvres gens ».D’ordinaire, à dix heures précises, lorsqu’il ne faisait pas sapartie de piquet, Mouret prenait un bougeoir et allait secoucher ; mais, ce soir-là, à onze heures, il tenait encorebon contre le sommeil. Désirée avait fini par s’endormir, la têtesur les genoux de Marthe. Les deux garçons étaient montés dans leurchambre. Mouret bavardait toujours, seul en face de sa femme.
« Quel âge lui donnes-tu ? demanda-t-ilbrusquement.
– À qui ? dit Marthe, qui commençait, elle aussi, às’assoupir.
– À l’abbé, parbleu ! Hein ? entre quarante etquarante-cinq ans, n’est-ce pas ? C’est un beau gaillard. Sice n’est pas dommage que ça porte la soutane ! Il aurait faitun fameux carabinier. »
Puis, au bout d’un silence, parlant seul, continuant à voixhaute des réflexions qui le rendaient tout songeur :
« Ils sont arrivés par le train de six heures trois quarts.Ils n’ont donc eu que le temps de passer chez l’abbé Bourrette etde venir ici… Je parie qu’ils n’ont pas dîné. C’est clair. Nous lesaurions bien vus sortir pour aller à l’hôtel… Ah ! parexemple, ça me ferait plaisir de savoir où ils ont pumanger. »
Rose, depuis un instant, rôdait dans la salle à manger,attendant que ses maîtres allassent se coucher, pour fermer lesportes et les fenêtres.
« Moi je le sais, où ils ont mangé », dit-elle.
Et comme Mouret se tournait vivement :
« Oui, j’étais remontée pour voir s’ils ne manquaient derien. N’entendant pas de bruit, je n’ai point osé frapper ;j’ai regardé par la serrure.
– Mais c’est mal, très mal, interrompit Marthe sévèrement.Vous savez bien, Rose, que je n’aime point cela.
– Laisse donc, laisse donc ! s’écria Mouret, qui, dansd’autres circonstances, se serait emporté contre la curieuse. Vousavez regardé par la serrure ?
– Oui, monsieur, c’était pour le bien.
– Évidemment… Qu’est-ce qu’ils faisaient ?
– Eh bien ! donc, monsieur, ils mangeaient… Je les aivus qui mangeaient sur le coin du lit de sangle. La vieille avaitétalé une serviette. Chaque fois qu’ils se servaient du vin, ilsrecouchaient le litre bouché contre l’oreiller.
– Mais que mangeaient-ils ?
– Je ne sais pas au juste, monsieur. Ça m’a paru un restede pâté, dans un journal. Ils avaient aussi des pommes, des petitespommes de rien du tout.
– Et ils causaient, n’est-ce pas ? Vous avez entenduce qu’ils disaient ?
– Non, monsieur, ils ne causaient pas… Je suis restée unbon quart d’heure à les regarder. Ils ne disaient rien, pas ça,tenez ! Ils mangeaient, ils mangeaient ! »
Marthe s’était levée, réveillant Désirée, faisant mine demonter ; la curiosité de son mari la blessait. Celui-ci sedécida enfin à se lever également ; tandis que la vieilleRose, qui était dévote, continuait d’une voix plus basse :
« Le pauvre cher homme devait avoir joliment faim… Sa mèrelui passait les plus gros morceaux et le regardait avaler avec unplaisir… Enfin, il va dormir dans des draps bien blancs. À moinsque l’odeur des fruits ne l’incommode. C’est que ça ne sent pas bondans la chambre ; vous savez, cette odeur aigre des poires etdes pommes. Et pas un meuble, rien que le lit dans un coin. Moi,j’aurais peur, je garderais la lumière toute la nuit. »
Mouret avait pris son bougeoir. Il resta un instant deboutdevant Rose, résumant la soirée dans ce mot de bourgeois tiré deses idées accoutumées :
« C’est extraordinaire. »
Puis, il rejoignit sa femme au pied de l’escalier. Elle étaitcouchée, elle dormait déjà, qu’il écoutait encore les bruits légersqui venaient de l’étage supérieur. La chambre de l’abbé était justeau-dessus de la sienne. Il l’entendit ouvrir doucement la fenêtre,ce qui l’intrigua beaucoup. Il leva la tête de l’oreiller, luttantdésespérément contre le sommeil, voulant savoir combien de temps leprêtre resterait à la fenêtre. Mais le sommeil fut le plusfort ; Mouret ronflait à poings fermés, avant d’avoir pusaisir de nouveau le sourd grincement de l’espagnolette.
En haut, à la fenêtre, l’abbé Faujas, tête nue, regardait lanuit noire. Il demeura longtemps là, heureux d’être enfin seul,s’absorbant dans ces pensées qui lui mettaient tant de dureté aufront. Sous lui, il sentait le sommeil tranquille de cette maisonoù il était depuis quelques heures, l’haleine pure des enfants, lesouffle honnête de Marthe, la respiration grosse et régulière deMouret. Et il y avait un mépris dans le redressement de son cou delutteur, tandis qu’il levait la tête comme pour voir au loin,jusqu’au fond de la petite ville endormie. Les grands arbres dujardin de la sous-préfecture faisaient une masse sombre, lespoiriers de M. Rastoil allongeaient des membres maigres ettordus ; puis, ce n’était plus qu’une mer de ténèbres, unnéant, dont pas un bruit ne montait. La ville avait une innocencede fille au berceau.
L’abbé Faujas tendit les bras d’un air de défi ironique, commes’il voulait prendre Plassans pour l’étouffer d’un effort contre sapoitrine robuste. Il murmura :
« Et ces imbéciles qui souriaient, ce soir, en me voyanttraverser leurs rues ! »
Le lendemain, Mouret passa la matinée à épier son nouveaulocataire. Cet espionnage allait emplir les heures vides qu’ilpassait au logis à tatillonner, à ranger les objets qui traînaient,à chercher des querelles à sa femme et à ses enfants. Désormais, ilaurait une occupation, un amusement, qui le tirerait de sa vie detous les jours. Il n’aimait pas les curés, comme il le disait, etle premier prêtre qui tombait dans son existence l’intéressait à unpoint extraordinaire. Ce prêtre apportait chez lui une odeurmystérieuse, un inconnu presque inquiétant. Bien qu’il fit l’espritfort, qu’il se déclarât voltairien, il avait en face de l’abbé toutun étonnement, un frisson de bourgeois, où perçait une pointe decuriosité gaillarde.
Pas un bruit ne venait du second étage. Mouret écoutaattentivement dans l’escalier, il se hasarda même à monter augrenier. Comme il ralentissait le pas en longeant le corridor, unfrôlement de pantoufles qu’il crut entendre derrière la portel’émotionna extrêmement. N’ayant rien pu surprendre de net, ildescendit au jardin, se promena sous la tonnelle du fond, levantles yeux, cherchant à voir par les fenêtres ce qui se passait dansles pièces.
Mais il n’aperçut pas même l’ombre de l’abbé.Mme Faujas, qui n’avait sans doute point derideaux, avait tendu, en attendant, des draps de lit derrière lesvitres.
Au déjeuner, Mouret parut très vexé.
« Est-ce qu’ils sont morts, là-haut ? dit-il encoupant du pain aux enfants. Tu ne les as pas entendus remuer, toi,Marthe ?
– Non, mon ami ; je n’ai pas faitattention. »
Rose cria de la cuisine :
« Il y a beau temps qu’ils ne sont plus là ; s’ilscourent toujours, ils sont loin. »
Mouret appela la cuisinière et la questionna minutieusement.
« Ils sont sortis, monsieur : la mère d’abord, le curéensuite. Je ne les aurais pas vus, tant ils marchent doucement, sileurs ombres n’avaient passé sur le carreau de ma cuisine, quandils ont ouvert la porte… J’ai regardé dans la rue, pour voir ;mais ils avaient filé, et raide, je vous en réponds.
– C’est bien surprenant… Mais où étais-je donc ?
– Je crois que monsieur était au fond du jardin, à voir lesraisins de la tonnelle. »
Cela acheva de mettre Mouret d’une exécrable humeur. Ildéblatéra contre les prêtres : c’étaient tous descachottiers ; ils étaient dans un tas de manigances,auxquelles le diable ne reconnaîtrait rien ; ils affectaientune pruderie ridicule, à ce point que personne n’avait jamais vu unprêtre se débarbouiller. Il finit par se repentir d’avoir loué àcet abbé qu’il ne connaissait pas.
« C’est ta faute, aussi ! » dit-il à sa femme, ense levant de table.
Marthe allait protester, lui rappeler leur discussion de laveille ; mais elle leva les yeux, le regarda et ne dit rien.Lui, cependant, ne se décidait pas à sortir, comme il en avaitl’habitude. Il allait et venait, de la salle à manger au jardin,furetant, prétendant que tout traînait, que la maison était aupillage ; puis, il se fâcha contre Serge et Octave, qui,disait-il, étaient partis une demi-heure trop tôt pour lecollège.
« Est-ce que papa ne sort pas ? demanda Désirée àl’oreille de sa mère. Il va bien nous ennuyer, s’ilreste. »
Marthe la fit taire. Mouret parla enfin d’une affaire qu’ildevait terminer dans la journée. Il n’avait pas un moment, il nepouvait pas même se reposer un jour chez lui, lorsqu’il enéprouvait le besoin. Il partit, désolé de ne pas demeurer là, auxaguets.
Le soir, quand il rentra, il avait toute une fièvre decuriosité.
« Et l’abbé ? » demanda-t-il, avant même d’ôterson chapeau.
Marthe travaillait à sa place ordinaire, sur la terrasse.« L’abbé ? répéta-t-elle avec quelque surprise. Ah !oui, l’abbé… Je ne l’ai pas vu, je crois qu’il s’est installé. Rosem’a dit qu’on avait apporté des meubles.
– Voilà ce que je craignais, s’écria Mouret. J’aurais vouluêtre là ; car, enfin, les meubles sont ma garantie… Je savaisbien que tu ne bougerais pas de ta chaise. Tu es une pauvre tête,ma bonne… Rose ! Rose ! »
Et lorsque la cuisinière fut là :
« On a apporté des meubles pour les gens dusecond ?
– Oui, monsieur, dans une petite carriole. J’ai reconnu lacarriole de Bergasse, le revendeur du marché. Allez, il n’y enavait pas lourd. Mme Faujas suivait. En montant larue Balande, elle a même donné un coup de main à l’homme quipoussait.
– Vous avez vu les meubles, au moins ; vous les avezcomptés ?
– Certainement, monsieur ; je m’étais mise sur laporte. Ils ont tous passé devant moi, ce qui même n’a pas parufaire plaisir à Mme Faujas. Attendez… On a d’abordmonté un lit de fer, puis une commode, deux tables, quatre chaises…Ma foi, c’est tout… Et des meubles pas neufs. Je n’en donnerais pastrente écus.
– Mais il fallait avertir madame ; nous ne pouvons paslouer dans des conditions pareilles… Je vais de ce pas m’expliqueravec l’abbé Bourrette. »
Il se fâchait, il sortait, lorsque Marthe réussit à l’arrêternet, en disant :
« Écoute donc, j’oubliais… Ils ont payé six mois àl’avance.
– Ah ! ils ont payé ? balbutia-t-il d’un tonpresque fâché.
– Oui, c’est la vieille dame qui est descendue et qui m’aremis ceci. »
Elle fouilla dans sa table à ouvrage, elle donna à son marisoixante-quinze francs en pièces de cent sous, enveloppéessoigneusement dans un morceau de journal. Mouret compta l’argent,en murmurant.
« S’ils payent, ils sont bien libres… N’importe, ce sont dedrôles de gens. Tout le monde ne peut pas être riche, c’estsûr ; seulement, ce n’est pas une raison, quand on n’a pas lesou, pour se donner ainsi des allures suspectes.
– Je voulais te dire aussi, reprit Marthe en le voyantcalmé : la vieille dame m’a demandé si nous étions disposés àlui céder le lit de sangle ; je lui ai répondu que nous n’enfaisions rien, qu’elle pouvait le garder tant qu’elle voudrait.
– Tu as bien fait, il faut les obliger… Moi, je te l’aidit, ce qui me contrarie avec ces diables de curés, c’est qu’on nesait jamais ce qu’ils pensent ni ce qu’ils font. À part cela, il ya souvent des hommes très honorables parmi eux. »
L’argent paraissait l’avoir consolé. Il plaisanta, tourmentaSerge sur la relation des Missions en Chine, qu’il lisait dans cemoment. Pendant le dîner, il affecta de ne plus s’occuper des gensdu second. Mais, Octave ayant raconté qu’il avait vu l’abbé Faujassortir de l’évêché, Mouret ne put se tenir davantage. Au dessert,il reprit la conversation de la veille. Puis, il eut quelque honte.Il était d’esprit fin, sous son épaisseur de commerçantretiré ; il avait surtout un grand bon sens, une droiture dejugement qui lui faisait, le plus souvent, trouver le mot juste, aumilieu des commérages de la province.
« Après tout, dit-il en allant se coucher, ce n’est pasbien de mettre son nez dans les affaires des autres… L’abbé peutfaire ce qu’il lui plaît. C’est ennuyeux de toujours causer de cesgens ; moi, je m’en lave les mains maintenant. »
Huit jours se passèrent. Mouret avait repris ses occupationshabituelles ; il rôdait dans la maison, discutait avec lesenfants, passait ses après-midi au-dehors à conclure pour leplaisir des affaires dont il ne parlait jamais, mangeait et dormaiten homme pour qui l’existence est une pente douce, sans secoussesni surprises d’aucune sorte. Le logis semblait mort de nouveau.Marthe était à sa place accoutumée, sur la terrasse, devant lapetite table à ouvrage. Désirée jouait, à son côté. Les deuxgarçons ramenaient aux mêmes heures la même turbulence. Et Rose, lacuisinière, se fâchait, grondait contre tout le monde ; tandisque le jardin et la salle à manger gardaient leur paixendormie.
« Ce n’est pas pour dire, répétait Mouret à sa femme, maistu vois bien que tu te trompais en croyant que cela dérangeraitnotre existence, de louer le second. Nous sommes plus tranquillesqu’auparavant, la maison est plus petite et plusheureuse. »
Et il levait parfois les yeux vers les fenêtres du second étage,que Mme Faujas, dès le deuxième jour, avait garniesde gros rideaux de coton. Pas un pli de ces rideaux ne bougeait.Ils avaient un air béat, une de ces pudeurs de sacristie, rigideset froides. Derrière eux, semblaient s’épaissir un silence, uneimmobilité de cloître. De loin en loin, les fenêtres étaiententrouvertes, laissant voir, entre les blancheurs des rideaux,l’ombre des hauts plafonds. Mais Mouret avait beau se mettre auxaguets, jamais il n’apercevait la main qui ouvrait et quifermait ; il n’entendait même pas le grincement del’espagnolette. Aucun bruit humain ne descendait del’appartement.
Au bout de la première semaine, Mouret n’avait pas encore revul’abbé Faujas. Cet homme qui vivait à côté de lui, sans qu’il pûtseulement apercevoir son ombre, finissait par lui donner une sorted’inquiétude nerveuse. Malgré les efforts qu’il faisait pourparaître indifférent, il retomba dans ses interrogations, ilcommença une enquête.
« Tu ne le vois donc pas, toi ? demanda-t-il à safemme.
– J’ai cru l’apercevoir hier, quand il est rentré ;mais je ne suis pas bien sûre… Sa mère porte toujours une robenoire ; c’était peut-être elle. »
Et comme il la pressait de questions, elle lui dit ce qu’ellesavait.
« Rose assure qu’il sort tous les jours ; il restemême longtemps dehors… Quant à la mère, elle est réglée comme unehorloge ; elle descend le matin, à sept heures, pour faire sesprovisions. Elle a un grand panier, toujours fermé, dans lequelelle doit tout apporter : le charbon, le pain, le vin, lanourriture, car on ne voit jamais aucun fournisseur venir chez eux…Ils sont très polis, d’ailleurs. Rose dit qu’ils la saluent,lorsqu’ils la rencontrent. Mais, le plus souvent, elle ne lesentend seulement pas descendre l’escalier. »
« Ils doivent faire une drôle de cuisine, là-haut »,murmura Mouret, auquel ces renseignements n’apprenaient rien.
Un autre soir, Octave ayant dit qu’il avait vu l’abbé Faujasentrer à Saint-Saturnin, son père lui demanda quelle tournure ilavait, comment les passants le regardaient, ce qu’il devait allerfaire à l’église.
« Ah ! vous êtes trop curieux, s’écria le jeune hommeen riant… Il n’était pas beau au soleil, avec sa soutane touterouge, voilà ce que je sais. J’ai même remarqué qu’il marchait lelong des maisons, dans le filet d’ombre, où la soutane semblaitplus noire. Allez, il n’a pas l’air fier, il baisse la tête, iltrotte vite… Il y a deux filles qui se sont mises à rire, quand ila traversé la place. Lui, levant la tête, les a regardées avecbeaucoup de douceur, n’est-ce pas, Serge ? »
Serge raconta à son tour que plusieurs fois, en rentrant ducollège, il avait accompagné de loin l’abbé Faujas, qui revenait deSaint-Saturnin. Il traversait les rues sans parler àpersonne ; il semblait ne pas connaître âme qui vive, et avoirquelque honte de la sourde moquerie qu’il sentait autour delui.
« Mais on cause donc de lui dans la ville ? demandaMouret, au comble de l’intérêt.
– Moi, personne ne m’a parlé de l’abbé, réponditOctave.
– Si, reprit Serge, on cause de lui. Le neveu de l’abbéBourrette m’a dit qu’il n’était pas très bien vu à l’église ;on n’aime pas ces prêtres qui viennent de loin. Puis, il a l’air simalheureux… Quand on sera habitué à lui, on le laissera tranquille,ce pauvre homme. Dans les premiers temps, il faut bien qu’onsache. »
Alors, Marthe recommanda aux deux jeunes gens de ne pasrépondre, si on les interrogeait au-dehors sur le compte del’abbé.
« Ah ! ils peuvent répondre, s’écria Mouret. Ce n’estbien sûr pas ce que nous savons sur lui qui lecompromettra. »
À partir de ce moment, avec la meilleure foi du monde et sanssonger à mal, il fit de ses enfants des espions qu’il attacha auxtalons de l’abbé. Octave et Serge durent lui répéter tout ce qui sedisait dans la ville, ils reçurent aussi l’ordre de suivre leprêtre, quand ils le rencontreraient. Mais cette source derenseignements fut vite tarie. La sourde rumeur occasionnée par lavenue d’un vicaire étranger au diocèse s’était apaisée. La villesemblait avoir fait grâce « au pauvre homme », à cettesoutane râpée qui se glissait dans l’ombre de ses ruelles ;elle ne gardait pour lui qu’un grand dédain. D’autre part, leprêtre se rendait directement à la cathédrale, et en revenait, enpassant toujours par les mêmes rues. Octave disait en riant qu’ilcomptait les pavés.
À la maison, Mouret voulut utiliser Désirée, qui ne sortaitjamais. Il l’emmenait, le soir, au fond du jardin, l’écoutantbavarder sur ce qu’elle avait fait, sur ce qu’elle avait vu, dansla journée ; il tâchait de la mettre sur le chapitre des gensdu second.
« Écoute, lui dit-il un jour, demain, quand la fenêtre seraouverte, tu jetteras ta balle dans la chambre, et tu monteras lademander. »
Le lendemain, elle jeta sa balle ; mais elle n’était pas auperron que la balle, renvoyée par une main invisible, vint rebondirsur la terrasse. Son père, qui avait compté sur la gentillesse del’enfant pour renouer des relations rompues dès le premier jour,désespéra alors de la partie ; il se heurtait évidemment à unevolonté bien nette prise par l’abbé de se tenir barricadé chez lui.Cette lutte ne faisait que rendre sa curiosité plus ardente. Il envint à commérer dans les coins avec la cuisinière, au vif déplaisirde Marthe, qui lui fit des reproches sur son peu de dignité ;mais il s’emporta, il mentit. Comme il se sentait dans son tort, ilne causa plus des Faujas avec Rose qu’en cachette.
Un matin, Rose lui fit signe de la suivre dans sa cuisine.
« Ah bien ! monsieur, dit-elle en fermant la porte, ily a plus d’une heure que je vous guette descendre de votrechambre.
– Est-ce que tu as appris quelque chose ?
– Vous allez voir… Hier soir, j’ai causé plus d’une heureavec Mme Faujas. »
Mouret eut un tressaillement de joie. Il s’assit sur une chaisedépaillée de la cuisine, au milieu des torchons et des épluchuresde la veille.
« Dis vite, dis vite, murmura-t-il.
– Donc, reprit la cuisinière, j’étais sur la porte de larue à dire bonsoir à la bonne de M. Rastoil, lorsqueMme Faujas est descendue pour vider un seau d’eausale dans le ruisseau. Au lieu de remonter tout de suite sanstourner la tête, comme elle fait d’habitude, elle est restée là, uninstant, à me regarder. Alors j’ai cru comprendre qu’elle voulaitcauser ; je lui ai dit qu’il avait fait beau dans la journée,que le vin serait bon… Elle répondait : « Oui,oui », sans se presser, de la voix indifférente d’une femmequi n’a pas de terre et que ces choses-là n’intéressent point. Maiselle avait posé son seau, elle ne s’en allait point ; elles’était même adossée contre le mur, à côté de moi…
– Enfin, qu’est-ce qu’elle t’a conté ? demanda Mouret,que l’impatience torturait.
– Vous comprenez, je n’ai pas été assez bête pourl’interroger ; elle aurait filé… Sans en avoir l’air, je l’aimise sur les choses qui pouvaient la toucher. Comme le curé deSaint-Saturnin, ce brave M. Compan, est venu à passer, je luiai dit qu’il était bien malade, qu’il n’en avait pas pourlongtemps, qu’on le remplacerait difficilement à la cathédrale.Elle était devenue tout oreilles, je vous assure. Elle m’a mêmedemandé quelle maladie avait M. Compan. Puis, de fil enaiguille, je lui ai parlé de notre évêque. C’est un bien bravehomme que Mgr Rousselot. Elle ignorait son âge. Jelui ai dit qu’il a soixante ans, qu’il est bien douillet, luiaussi, qu’il se laisse un peu mener par le bout du nez. On causeassez de M. Fenil, le grand vicaire, qui fait tout ce qu’ilveut à l’évêché !… Elle était prise, la vieille ; elleserait restée là, dans la rue, jusqu’au lendemain matin. »
Mouret eut un geste désespéré.
« Dans tout cela, s’écria-t-il, je vois que tu causaistoute seule… Mais elle, elle, que t’a-t-elle dit ?
– Attendez donc, laissez-moi achever, continua Rosetranquillement. J’arrivais à mon but… Pour l’inviter à se confier,j’ai fini par lui parler de nous. J’ai dit que vous étiez monsieurFrançois Mouret, un ancien négociant de Marseille, qui, en quinzeans, a su gagner une fortune dans le commerce des vins, des huileset des amandes. J’ai ajouté que vous aviez préféré venir manger vosrentes à Plassans, une ville tranquille, où demeurent les parentsde votre femme. J’ai même trouvé moyen de lui apprendre que madameétait votre cousine ; que vous aviez quarante ans et elletrente-sept ; que vous faisiez très bon ménage ; que,d’ailleurs, ce n’était pas vous autres qu’on rencontrait souventsur le cours Sauvaire. Enfin, toute votre histoire… Elle a parutrès intéressée. Elle répondait toujours : « Oui,oui », sans se presser. Quand je m’arrêtais, elle faisait unsigne de tête, comme ça, pour me dire qu’elle entendait, que jepouvais continuer… Et, jusqu’à la nuit tombée, nous avons causéainsi, en bonnes amies, le dos contre le mur. »
Mouret s’était levé, pris de colère.
« Comment ! s’écria-t-il, c’est tout !… Elle vousa fait bavarder pendant une heure, et elle ne vous a riendit !
– Elle m’a dit, lorsqu’il a fait nuit : « Voilàl’air qui devient frais. » Et elle a repris son seau, elle estremontée…
– Tenez, vous n’êtes qu’une bête ! Cette vieille-là envendrait dix de votre espèce. Ah bien ! ils doivent rire,maintenant qu’ils savent sur nous tout ce qu’ils voulaient savoir…Entendez-vous Rose, vous n’êtes qu’une bête ! »
La vieille cuisinière n’était pas patiente ; elle se mit àmarcher violemment, bousculant les poêlons et les casseroles,roulant et jetant les torchons.
« Vous savez, monsieur, bégayait-elle, si c’est pour medire des gros mots que vous êtes venu dans ma cuisine, ce n’étaitpas la peine. Vous pouvez vous en aller… Moi, ce que j’en ai fait,c’était uniquement pour vous contenter. Madame nous trouverait làensemble, à faire ce que nous faisons, qu’elle me gronderait, etelle aurait raison, parce que ce n’est pas bien… Après tout, je nepouvais pas lui arracher les paroles des lèvres, à cette dame. Jem’y suis prise comme tout le monde s’y prend. J’ai causé, j’ai ditvos affaires. Tant pis pour vous, si elle n’a pas dit les siennes.Allez les lui demander, du moment où ça vous tient tant au cœur.Peut-être que vous ne serez pas si bête que moi,monsieur… »
Elle avait élevé la voix. Mouret crut prudent de s’échapper, enrefermant la porte de la cuisine, pour que sa femme n’entendit pas.Mais Rose rouvrit la porte derrière son dos, lui criant, dans levestibule :
« Vous savez, je ne m’occupe plus de rien ; vouschargerez qui vous voudrez de vos vilaines commissions. »
Mouret était battu. Il garda quelque aigreur de sa défaite. Parrancune, il se plut à dire que ces gens du second étaient des genstrès insignifiants. Peu à peu, il répandit parmi ses connaissancesune opinion qui devint celle de toute la ville. L’abbé Faujas futregardé comme un prêtre sans moyens, sans ambition aucune, tout àfait en dehors des intrigues du diocèse ; on le crut honteuxde sa pauvreté, acceptant les mauvaises besognes de la cathédrale,s’effaçant le plus possible dans l’ombre où il semblait se plaire.Une seule curiosité resta, celle de savoir pourquoi il était venude Besançon à Plassans. Des histoires délicates circulaient. Maisles suppositions parurent hasardées. Mouret lui-même, qui avaitespionné ses locataires par agrément, pour passer le temps,uniquement comme il aurait joué aux cartes ou aux boules,commençait à oublier qu’il logeait un prêtre chez lui, lorsqu’unévénement vint de nouveau occuper sa vie.
Une après-midi, comme il rentrait, il aperçut devant lui l’abbéFaujas, qui montait la rue Balande. Il ralentit le pas. Ill’examina à loisir. Depuis un mois que le prêtre logeait dans samaison, c’était la première fois qu’il le tenait ainsi en pleinjour. L’abbé avait toujours sa vieille soutane ; il marchaitlentement, son tricorne à la main, la tête nue, malgré le vent quiétait vif. La rue, dont la montée est fort raide, restait déserte,avec ses grandes maisons nues, aux persiennes closes. Mouret, quihâtait le pas, finit par marcher sur la pointe des pieds, de peurque le prêtre ne l’entendît et ne se sauvât. Mais, comme ilsapprochaient tous deux de la maison de M. Rastoil, un groupede personnes, débouchant de la place de la Sous-Préfecture,entrèrent dans cette maison. L’abbé Faujas avait fait un légerdétour pour éviter ces messieurs. Il regarda la porte se fermer.Puis, s’arrêtant brusquement, il se tourna vers son propriétaire,qui arrivait sur lui.
« Que je suis heureux de vous rencontrer ainsi, dit-il avecsa grande politesse. Je me serais permis de vous déranger ce soir…Le jour de la dernière pluie, il s’est produit, dans le plafond dema chambre, des infiltrations que je désire vousmontrer. »
Mouret se tenait planté devant lui, balbutiant, disant qu’ilétait à sa disposition. Et, comme ils rentraient ensemble, il finitpar lui demander à quelle heure il pourrait se présenter pour voirle plafond.
« Mais tout de suite, je vous prie, répondit l’abbé, àmoins que cela ne vous gêne par trop. »
Mouret monta derrière lui, suffoqué, tandis que Rose, sur leseuil de la cuisine, les suivait des yeux de marche en marche,stupide d’étonnement.
Arrivé au second étage, Mouret était plus ému qu’un écolier quiva entrer pour la première fois dans la chambre d’une femme. Lasatisfaction inespérée d’un désir longtemps contenu, l’espoir devoir des choses tout à fait extraordinaires, lui coupaient larespiration. Cependant, l’abbé Faujas, cachant la clef entre sesgros doigts, l’avait glissée dans la serrure, sans qu’on entenditle bruit du fer. La porte tourna comme sur des gonds de velours.L’abbé, reculant, invita silencieusement Mouret à entrer.
Les rideaux de coton pendus aux deux fenêtres étaient si épais,que la chambre avait une pâleur crayeuse, un demi-jour de cellulemurée. Cette chambre était immense, haute de plafond, avec unpapier déteint et propre, d’un jaune effacé. Mouret se hasarda,marchant à petits pas sur le carreau, net comme une glace, dont illui semblait sentir le froid sous la semelle de ses souliers. Iltourna sournoisement les yeux, examina le lit de fer, sans rideaux,aux draps si bien tendus qu’on eût dit un banc de pierre blancheposé dans un coin. La commode, perdue à l’autre bout de la pièce,une petite table placée au milieu, avec deux chaises, une devantchaque fenêtre, complétaient le mobilier. Pas un papier sur latable, pas un objet sur la commode, pas un vêtement aux murs :le bois nu, le marbre nu, le mur nu. Au-dessus de la commode, ungrand christ de bois noir coupait seul d’une croix sombre cettenudité grise.
« Tenez, monsieur, venez par ici, dit l’abbé ; c’estdans ce coin que s’est produite une tache au plafond. »
Mais Mouret ne se pressait pas, il jouissait. Bien qu’il ne vitpas les choses singulières qu’il s’était vaguement promis de voir,la chambre avait pour lui, esprit fort, une odeur particulière.Elle sentait le prêtre, pensait-il ; elle sentait un hommeautrement fait que les autres, qui souffle sa bougie pour changerde chemise, qui ne laisse traîner ni ses caleçons ni ses rasoirs.Ce qui le contrariait, c’était de ne rien trouver d’oublié sur lesmeubles ni dans les coins, qui pût lui donner matière à hypothèses.La pièce était, comme ce diable d’homme, muette, froide, polie,impénétrable. Sa vive surprise fut de ne pas y éprouver, ainsiqu’il s’y attendait, une impression de misère ; au contraire,elle lui produisait un effet qu’il avait ressenti autrefois, unjour qu’il était entré dans le salon très richement meublé d’unpréfet de Marseille. Le grand christ semblait l’emplir de ses brasnoirs.
Il fallut pourtant qu’il se décidât à s’approcher del’encoignure où l’abbé Faujas l’appelait.
« Vous voyez la tache, n’est-ce pas ? reprit celui-ci.Elle s’est un peu effacée depuis hier. »
Mouret se haussait sur les pieds, clignait les yeux, sans rienvoir. Le prêtre ayant tiré les rideaux, il finit par apercevoir unelégère teinte de rouille.
« Ce n’est pas bien grave, murmura-t-il.
– Sans doute ; mais j’ai cru devoir vous prévenir…L’infiltration a dû avoir lieu au bord du toit.
– Oui, vous avez raison, au bord du toit. »
Mouret ne répondait plus ; il regardait la chambre,éclairée par la lumière crue du plein jour. Elle était moinssolennelle, mais elle gardait son silence absolu. Décidément, pasun grain de poussière n’y contait la vie de l’abbé.
« D’ailleurs, continuait ce dernier, nous pourrionspeut-être voir par la fenêtre… Attendez. »
Et il ouvrit la fenêtre. Mais Mouret s’écria qu’il n’entendaitpas le déranger davantage, que c’était une misère, que les ouvrierssauraient bien trouver le trou.
« Vous ne me dérangez nullement, je vous assure, dit l’abbéen insistant d’une façon aimable. Je sais que les propriétairesaiment à se rendre compte… Je vous en prie, examinez tout endétail… La maison est à vous. »
Il sourit même en prononçant cette dernière phrase, ce qui luiarrivait rarement ; puis, quand Mouret se fut penché avec luisur la barre d’appui, levant tous deux les yeux vers la gouttière,il entra dans des explications d’architecte, disant comment latache avait pu se produire.
« Voyez-vous, je crois à un léger affaissement des tuiles,peut-être même y en a-t-il une de brisée ; à moins que ce nesoit cette lézarde que vous apercevez là, le long de la corniche,qui se prolonge dans le mur de soutènement.
– Oui, c’est bien possible, répondit Mouret. Je vous avoue,monsieur l’abbé, que je n’y entends rien. Le maçonverra. »
Alors, le prêtre ne causa plus réparations. Il resta là,tranquillement, regardant les jardins, au-dessous de lui. Mouret,accoudé à son côté, n’osa se retirer, par politesse. Il fut tout àfait gagné, lorsque son locataire lui dit de sa voix douce, au boutd’un silence :
« Vous avez un joli jardin, monsieur.
– Oh ! bien ordinaire, répondit-il. Il y avaitquelques beaux arbres que j’ai dû faire couper, car rien nepoussait à leur ombre. Que voulez-vous ? il faut songer àl’utile. Ce coin nous suffit, nous avons des légumes pour toute lasaison. »
L’abbé s’étonna, se fit donner des détails. Le jardin était unde ces vieux jardins de province, entourés de tonnelles, divisés enquatre carrés réguliers par de grands buis. Au milieu, se trouvaitun étroit bassin sans eau. Un seul carré était réservé aux fleurs.Dans les trois autres, plantés à leurs angles d’arbres fruitiers,poussaient des choux magnifiques, des salades superbes. Les allées,sablées de jaune, étaient tenues bourgeoisement.
« C’est un petit paradis, répétait l’abbé Faujas.
– Il y a bien des inconvénients, allez, dit Mouret,plaidant contre la vive satisfaction qu’il éprouvait à entendre sibien parler de sa propriété. Par exemple, vous avez dû remarquerque nous sommes ici sur une côte. Les jardins sont étagés. Ainsicelui de M. Rastoil est plus bas que le mien, qui estégalement plus bas que celui de la sous-préfecture. Souvent, leseaux de pluie font des dégâts. Puis, ce qui est encore moinsagréable, les gens de la sous-préfecture voient chez moi, d’autantplus qu’ils ont établi cette terrasse qui domine mon mur. Il estvrai que je vois chez M. Rastoil, un pauvre dédommagement, jevous assure, car je ne m’occupe jamais de ce que font lesautres. »
Le prêtre semblait écouter par complaisance, hochant la tête,n’adressant aucune question. Il suivait des yeux les explicationsque son propriétaire lui donnait de la main.
« Tenez, il y a encore un ennui, continua ce dernier, enmontrant une ruelle longeant le fond du jardin. Vous voyez ce petitchemin pris entre deux murailles ? C’est l’impasse desChevillottes, qui aboutit à une porte charretière ouvrant sur lesterrains de la sous-préfecture. Toutes les propriétés voisines ontune petite porte de sortie sur l’impasse, et il y a sans cesse desallées et venues mystérieuses… Moi qui ai des enfants, j’ai faitcondamner ma porte avec deux bons clous. »
Il cligna les yeux en regardant l’abbé, espérant peut-être quecelui-ci allait lui demander quelles étaient ces allées et venuesmystérieuses. Mais l’abbé ne broncha pas ; il examinal’impasse des Chevillottes, sans plus de curiosité ; il ramenapaisiblement ses regards dans le jardin des Mouret. En bas, au bordde la terrasse, à sa place ordinaire, Marthe ourlait desserviettes. Elle avait d’abord brusquement levé la tête enentendant les voix ; puis, étonnée de reconnaître son mari encompagnie du prêtre, à une fenêtre du second étage, elle s’étaitremise au travail. Elle semblait ne plus savoir qu’ils étaient là.Mouret avait pourtant haussé le ton, par une sorte de vantardiseinconsciente, heureux de montrer qu’il venait enfin de pénétrerdans cet appartement obstinément fermé. Et le prêtre par instantsarrêtait ses yeux tranquilles sur elle, sur cette femme dont il nevoyait que la nuque baissée, avec la masse noire du chignon.
Il y eut un silence. L’abbé Faujas ne semblait toujours pasdisposé à quitter la fenêtre. Il paraissait maintenant étudier lesplates-bandes du voisin. Le jardin de M. Rastoil était disposéà l’anglaise, avec de petites allées, de petites pelouses, coupéesde petites corbeilles. Au fond, il y avait une rotonde d’arbres, oùse trouvaient une table et des chaises rustiques.
« M. Rastoil est fort riche, reprit Mouret, qui avaitsuivi la direction des yeux de l’abbé. Son jardin lui coûtebon ; la cascade que vous ne voyez pas, là-bas, derrière lesarbres, lui est revenue à plus de trois cents francs. Et pas unlégume, rien que des fleurs. Un moment, les dames avaient mêmeparlé de faire couper les arbres fruitiers ; c’eût été unvéritable meurtre, car les poiriers sont superbes. Bah ! il araison d’arranger son jardin à sa convenance. Quand on a lesmoyens ! »
Et comme l’abbé se taisait toujours :
« Vous connaissez M. Rastoil, n’est-ce pas ?continua-t-il en se tournant vers lui. Tous les matins, il sepromène sous ses arbres, de huit à neuf heures. Un gros homme, unpeu court, chauve, sans barbe, la tête ronde comme une boule. Il aatteint la soixantaine dans les premiers jours d’août, je crois.Voilà près de vingt ans qu’il est président de notre tribunalcivil. On le dit bonhomme. Moi, je ne le fréquente pas. Bonjour,bonsoir, et c’est tout. »
Il s’arrêta, en voyant plusieurs personnes descendre le perronde la maison voisine et se diriger vers la rotonde.
« Eh ! mais, dit-il en baissant la voix, c’est mardi,aujourd’hui… On dîne, chez les Rastoil. »
L’abbé n’avait pu retenir un léger mouvement. Il s’était penché,pour mieux voir. Deux prêtres, qui marchaient aux côtés de deuxgrandes filles, paraissaient particulièrement l’intéresser.
« Vous savez qui sont ces messieurs ? » demandaMouret.
Et, sur un geste vague de Faujas :
« Ils traversaient la rue Balande, au moment où nous noussommes rencontrés… Le grand, le jeune, celui qui est entre les deuxdemoiselles Rastoil, est l’abbé Surin, le secrétaire de notreévêque. Un garçon bien aimable, dit-on. L’été, je le vois qui joueau volant, avec ces demoiselles… Le vieux, que vous apercevez unpeu en arrière, est un de nos grands vicaires, M. l’abbéFenil. C’est lui qui dirige le séminaire. Un terrible homme, platet pointu comme un sabre. Je regrette qu’il ne se tourne pas ;vous verriez ses yeux… Il est surprenant que vous ne connaissiezpas ces messieurs.
– Je sors peu, répondit l’abbé ; je ne fréquentepersonne dans la ville.
– Et vous avez tort ! Vous devez vous ennuyer souvent…Ah ! monsieur l’abbé, il faut vous rendre une justice :vous n’êtes pas curieux. Comment ! depuis un mois que vousêtes ici, vous ne savez seulement pas que M. Rastoil donne àdîner tous les mardis ! Mais ça crève les yeux, de cettefenêtre ! »
Mouret eut un léger rire. Il se moquait de l’abbé. Puis, d’unton de voix confidentiel :
« Vous voyez, ce grand vieillard qui accompagneMme Rastoil ; oui, le maigre, l’homme auchapeau à larges bords. C’est M. de Bourdeu, l’ancienpréfet de la Drôme, un préfet que la révolution de 1848 a mis àpied. Encore un que vous ne connaissiez pas, je parie ?… EtM. Maffre, le juge de paix ? ce monsieur tout blanc, avecde gros yeux à fleur de tête, qui arrive le dernier avecM. Rastoil. Que diable ! pour celui-là vous n’êtes paspardonnable. Il est chanoine honoraire de Saint-Saturnin… Entrenous, on l’accuse d’avoir tué sa femme par sa dureté et sonavarice. »
Il s’arrêta, regarda l’abbé en face et lui dit avec unebrusquerie goguenarde :
« Je vous demande pardon, mais je ne suis pas dévot,monsieur l’abbé. »
L’abbé fit de nouveau un geste vague de la main, ce geste quirépondait à tout en le dispensant de s’expliquer plusnettement.
« Non, je ne suis pas dévot, répéta railleusement Mouret.Il faut laisser tout le monde libre, n’est-ce pas ?… Chez lesRastoil, on pratique. Vous avez dû voir la mère et les filles àSaint-Saturnin. Elles sont vos paroissiennes… Ces pauvresdemoiselles ! L’aînée, Angéline, a bien vingt-six ans ;l’autre, Aurélie, va en avoir vingt-quatre. Et pas belles avecça ; toutes jaunes, l’air maussade. Le pis est qu’il fautmarier la plus vieille d’abord. Elles finiront par trouver, à causede la dot… Quant à la mère, cette petite femme grasse qui marcheavec une douceur de mouton, elle en a fait voir de rudes à cepauvre Rastoil. »
Il cligna l’œil gauche, tic qui lui était habituel, quand illançait une plaisanterie un peu risquée. L’abbé avait baissé lespaupières, attendant la suite ; puis, l’autre se taisant, illes rouvrit et regarda la société d’à côté s’installer sous lesarbres, autour de la table ronde.
Mouret reprit ses explications.
« Ils vont rester là jusqu’au dîner, à prendre le frais.C’est tous les mardis la même chose… Cet abbé Surin a beaucoup desuccès. Le voilà qui rit aux éclats avec mademoiselle Aurélie…Ah ! le grand vicaire nous a aperçus. Hein ? quelsyeux ! Il ne m’aime guère, parce que j’ai eu une contestationavec un de ses parents… Mais où donc est l’abbé Bourrette ?Nous ne l’avons pas vu, n’est-ce pas ? C’est bien surprenant.Il ne manque pas un des mardis de M. Rastoil. Il faut qu’ilsoit indisposé… Vous le connaissez, celui-là. Et quel dignehomme ! La bête du bon Dieu. »
Mais l’abbé Faujas n’écoutait plus. Son regard se croisait àtout instant avec celui de l’abbé Fenil. Il ne détournait pas latête, il soutenait l’examen du grand vicaire avec une froideurparfaite. Il s’était installé plus carrément sur la barre d’appui,et ses yeux semblaient être devenus plus grands.
« Voilà la jeunesse, continua Mouret, en voyant arrivertrois jeunes gens. Le plus âgé est le fils Rastoil ; il vientd’être reçu avocat. Les deux autres sont les enfants du juge depaix, qui sont encore au collège… Tiens, pourquoi donc mes deuxpolissons ne sont-ils pas rentrés ? » À ce moment, Octaveet Serge parurent justement sur la terrasse. Ils s’adossèrent à larampe, taquinant Désirée, qui venait de s’asseoir auprès de samère. Les enfants, ayant vu leur père au second étage, baissaientla voix, riant à rires étouffés.
« Toute ma petite famille, murmura Mouret aveccomplaisance. Nous restons chez nous, nous autres ; nous nerecevons personne. Notre jardin est un paradis fermé, où je défiebien le diable de venir nous tenter. »
Il riait, en disant cela, parce qu’au fond de lui il continuaitde s’amuser aux dépens de l’abbé. Celui-ci avait lentement ramenéles yeux sur le groupe que formait, juste au-dessous de la fenêtre,la famille de son propriétaire. Il s’y arrêta un instant, considérale vieux jardin aux carrés de légumes entourés de grandsbuis ; puis, il regarda encore les allées prétentieuses deM. Rastoil ; et, comme s’il eût voulu lever un plan deslieux, il passa au jardin de la sous-préfecture. Là, il n’y avaitqu’une large pelouse centrale, un tapis d’herbe aux ondulationsmolles ; des arbustes à feuillage persistant formaient desmassifs ; de hauts marronniers très touffus changeaient enparc ce bout de terrain étranglé entre les maisons voisines.
Cependant, l’abbé Faujas regardait avec affectation sous lesmarronniers. Il se décida à murmurer :
« C’est très gai, ces jardins… Il y a aussi du monde danscelui de gauche. »
Mouret leva les yeux.
« Comme toutes les après-midi, dit-il tranquillement :ce sont les intimes de M. Péqueur des Saulaies, notresous-préfet… L’été, ils se réunissent également le soir, autour dubassin que vous ne pouvez voir, à gauche… Ah !M. de Condamin est de retour. Ce beau vieillard, l’airconservé, fort de teint ; c’est notre conservateur des Eaux etForêts, un gaillard qu’on rencontre toujours à cheval, ganté, lesculottes collantes. Et menteur avec ça ! Il n’est pas dupays ; il a épousé dernièrement une toute jeune femme… Enfin,ce ne sont pas mes affaires, heureusement. »
Il baissa de nouveau la tête, en entendant Désirée, qui jouaitavec Serge, rire de son rire de gamine. Mais l’abbé, dont le visagese colorait légèrement, le ramena d’un mot :
« Est-ce le sous-préfet, demanda-t-il, le gros monsieur encravate blanche ? »
Cette question amusa Mouret extrêmement.
« Ah ! non, répondit-il en riant. On voit bien quevous ne connaissez pas M. Péqueur des Saulaies. Il n’a pasquarante ans. Il est grand, joli garçon, très distingué… Ce grosmonsieur est le docteur Porquier, le médecin qui soigne la sociétéde Plassans. Un homme heureux, je vous assure. Il n’a qu’unchagrin, son fils Guillaume… Maintenant, vous voyez les deuxpersonnes qui sont assises sur le banc, et qui nous tournent ledos. C’est M. Paloque, le juge, et sa femme. Le ménage le pluslaid du pays. On ne sait lequel est le plus abominable de la femmeou du mari. Heureusement qu’ils n’ont pas d’enfants. »
Et Mouret se mit à rire plus haut. Il s’échauffait, se démenait,frappant de la main la barre d’appui.
« Non, reprit-il, montrant d’un double mouvement de tête lejardin des Rastoil et le jardin de la sous-préfecture, je ne puisregarder ces deux sociétés, sans que cela me fasse faire du bonsang… Vous ne vous occupez pas de politique, monsieur l’abbé,autrement je vous ferais bien rire… Imaginez-vous qu’à tort ou àraison je passe pour un républicain. Je cours beaucoup lescampagnes, à cause de mes affaires ; je suis l’ami despaysans ; on a même parlé de moi pour le conseilgénéral ; enfin, mon nom est connu… Eh bien ! j’ai là, àdroite, chez les Rastoil, la fine fleur de la légitimité, et là, àgauche, chez le sous-préfet, les gros bonnets de l’Empire.Hein ! est-ce assez drôle ? mon pauvre vieux jardin sitranquille, mon petit coin de bonheur, entre ces deux campsennemis. J’ai toujours peur qu’ils ne se jettent des pierrespar-dessus mes murs… Vous comprenez, leurs pierres pourraienttomber dans mon jardin. »
Cette plaisanterie acheva d’enchanter Mouret. Il se rapprocha del’abbé, de l’air d’une commère qui va en dire long.
« Plassans est fort curieux, au point de vue politique. Lecoup d’État a réussi ici, parce que la ville est conservatrice.Mais, avant tout, elle est légitimiste et orléaniste, si bien que,dès le lendemain de l’Empire, elle a voulu dicter ses conditions.Comme on ne l’a pas écoutée, elle s’est fâchée, elle est passée àl’opposition. Oui, monsieur l’abbé, à l’opposition. L’annéedernière, nous avons nommé député le marquis de Lagrifoul, un vieuxgentilhomme d’une intelligence médiocre, mais dont l’élection ajoliment embêté la sous-préfecture… Et regardez, le voilà,M. Péqueur des Saulaies ; il est avec le maire,M. Delangre. » L’abbé regarda vivement. Le sous-préfet,très brun, souriait, sous ses moustaches cirées ; il étaitd’une correction irréprochable ; son allure tenait du belofficier et du diplomate aimable. À côté de lui, le maires’expliquait, avec toute une fièvre de gestes et de paroles. Ilparaissait petit, les épaules carrées, le masque fouillé, tournantau Polichinelle. Il devait parler trop.
« M. Péqueur des Saulaies, continua Mouret, a faillien tomber malade. Il croyait l’élection du candidat officielassurée… Je me suis bien amusé. Le soir de l’élection, le jardin dela sous-préfecture est resté noir et sinistre comme uncimetière ; tandis que chez les Rastoil, il y avait desbougies sous les arbres, et des rires, et tout un vacarme detriomphe. Sur la rue, on ne laisse rien voir ; dans lesjardins, au contraire, on ne se gêne pas, on se déboutonne… Allez,j’assiste à de singulières choses, sans rien dire. »
Il se tint un instant, comme ne voulant pas en conterdavantage ; mais la démangeaison de parler fut trop forte.
« Maintenant, reprit-il, je me demande ce qu’ils vontfaire, à la sous-préfecture. Jamais plus leur candidat ne passera.Ils ne connaissent pas le pays, ils ne sont pas de force. On m’aassuré que M. Péqueur des Saulaies devait avoir unepréfecture, si l’élection avait bien marché. Va-t’en voir s’ilsviennent, Jean ! Le voilà sous-préfet pour longtemps…Hein ! que vont-ils inventer pour jeter par terre lemarquis ? car ils inventeront quelque chose, ils tâcheront,d’une façon ou d’une autre, de faire la conquête dePlassans. »
Il avait levé les yeux sur l’abbé, qu’il ne regardait plusdepuis un instant. La vue du visage du prêtre, attentif, les yeuxluisants, les oreilles comme élargies, l’arrêta net. Toute saprudence de bourgeois paisible se réveilla ; il sentit qu’ilvenait d’en dire beaucoup trop. Aussi murmura-t-il d’une voixfâchée :
« Après tout, je ne sais rien. On répète tant de chosesridicules… Je demande seulement qu’on me laisse vivre tranquillechez moi. »
Il aurait bien voulu quitter la fenêtre, mais il n’osait pass’en aller brusquement, après avoir bavardé d’une façon si intime.Il commençait à soupçonner que, si l’un des deux s’était moqué del’autre, il n’avait certainement pas joué le beau rôle. L’abbé,avec son grand calme, continuait à jeter des regards à droite et àgauche, dans les deux jardins. Il ne fit pas la moindre tentativepour encourager Mouret à continuer. Celui-ci, qui souhaitait avecimpatience que sa femme ou un de ses enfants eût la bonne idée del’appeler, fut soulagé, lorsqu’il vit Rose paraître sur le perron.Elle leva la tête.
« Eh bien ! monsieur, cria-t-elle, ce n’est donc paspour aujourd’hui ?… Il y a un quart d’heure que la soupe estsur la table.
– Bien ! Rose, je descends », répondit-il.
Il quitta la fenêtre, s’excusant. La froideur de la chambre,qu’il avait oubliée derrière son dos, acheva de le troubler. Ellelui parut être un grand confessionnal, avec son terrible christnoir, qui devait avoir tout entendu. Comme l’abbé Faujas prenaitcongé de lui, en lui faisant un court salut silencieux, il ne putsupporter cette chute brusque de la conversation, il revint, levantles yeux vers le plafond.
« Alors, dit-il, c’est bien dans cetteencoignure-là ?
– Quoi donc ? demanda l’abbé, très surpris.
– La tache dont vous m’avez parlé. »
Le prêtre ne put cacher un sourire. De nouveau, il s’efforça defaire voir la tache à Mouret.
« Oh ! je l’aperçois très bien, maintenant, ditcelui-ci. C’est convenu ; dès demain, je ferai venir lesouvriers. »
Il sortit enfin. Il était encore sur le palier, que la portes’était refermée derrière lui, sans bruit. Le silence de l’escalierl’irrita profondément. Il descendit en murmurant :
« Ce diable d’homme ! il ne demande rien et on lui dittout ! »
Le lendemain, la vieille Mme Rougon, la mère deMarthe, vint rendre visite aux Mouret. C’était là tout un grosévénement, car il y avait un peu de brouille entre le gendre et lesparents de sa femme, surtout depuis l’élection du marquis deLagrifoul, que ceux-ci l’accusaient d’avoir fait réussir par soninfluence dans les campagnes. Marthe allait seule chez ses parents.Sa mère, « cette noiraude de Félicité », comme on lanommait, était restée, à soixante-six ans, d’une maigreur et d’unevivacité de jeune fille. Elle ne portait plus que des robes desoie, très chargées de volants, et affectionnait particulièrementle jaune et le marron.
Ce jour-là, quand elle se présenta, il n’y avait que Marthe etMouret dans la salle à manger.
« Tiens ! dit ce dernier très surpris, c’est ta mère…Qu’est-ce qu’elle nous veut donc ? Il n’y a pas un moisqu’elle est venue… Encore quelque manigance, c’est sûr. »
Les Rougon, dont il avait été le commis, avant son mariage,lorsque leur étroite boutique du vieux quartier sentait lafaillite, étaient le sujet de ses éternelles défiances. Ils luirendaient d’ailleurs une solide et profonde rancune, détestantsurtout en lui le commerçant qui avait fait promptement de bonnesaffaires. Quand leur gendre disait : « Moi, je ne dois mafortune qu’à mon travail », ils pinçaient les lèvres, ilscomprenaient parfaitement qu’il les accusait d’avoir gagné la leurdans des trafics inavouables. Félicité, malgré sa belle maison dela place de la Sous-Préfecture, enviait sourdement le petit logistranquille des Mouret, avec la jalousie féroce d’une anciennemarchande qui ne doit pas son aisance à ses économies decomptoir.
Félicité baisa Marthe au front, comme si celle-ci avait toujourseu seize ans. Elle tendit ensuite la main à Mouret. Tous deuxcausaient d’ordinaire sur un ton aigre-doux de moquerie.
« Eh bien ! lui demanda-t-elle en souriant, lesgendarmes ne sont donc pas encore venus vous chercher,révolutionnaire ?
– Mais non, pas encore, répondit-il en riant également. Ilsattendent pour ça que votre mari leur donne des ordres.
– Ah ! c’est très joli, ce que vous dites là »,répliqua Félicité, dont les yeux flambèrent.
Marthe adressa un regard suppliant à Mouret ; il venaitd’aller vraiment trop loin. Mais il était lancé, ilreprit :
« Véritablement, nous ne songeons à rien ; nous vousrecevons là, dans la salle à manger. Passons au salon, je vous enprie. »
C’était une de ses plaisanteries habituelles. Il affectait lesgrands airs de Félicité, lorsqu’il la recevait chez lui. Marthe eutbeau dire qu’on était bien là, il fallut qu’elle et sa mère lesuivissent dans le salon. Et il s’y donna beaucoup de peine,ouvrant les volets, poussant des fauteuils. Le salon, où l’onn’entrait jamais, et dont les fenêtres restaient le plus souventfermées, était une grande pièce abandonnée, dans laquelle traînaitun meuble à housses blanches, jaunies par l’humidité du jardin.
« C’est insupportable, murmura Mouret, en essuyant lapoussière d’une petite console, cette Rose laisse tout àl’abandon. »
Et, se tournant vers sa belle-mère, d’une voix où l’ironieperçait :
« Vous nous excusez de vous recevoir ainsi dans notrepauvre demeure… Tout le monde ne peut pas être riche. »
Félicité suffoquait. Elle regarda un instant Mouret fixementprès d’éclater ; puis, faisant effort, elle baissa lentementles paupières ; quand elle les releva, elle dit d’une voixaimable :
« Je viens de souhaiter le bonjour àMme de Condamin, et je suis entrée pour savoircomment va la petite famille… Les enfants se portent bien, n’est-cepas ? et vous aussi, mon cher Mouret ?
– Oui, tout le monde se porte à merveille »,répondit-il, étonné de cette grande amabilité.
Mais la vieille dame ne lui laissa pas le temps de remettre laconversation sur un ton hostile. Elle questionna affectueusementMarthe sur une foule de riens, elle se fit bonne grand-maman,grondant son gendre de ne pas lui envoyer plus souvent « lespetits et la petite ». Elle était si heureuse de lesvoir !
« Ah ! vous savez, dit-elle enfin négligemment, voicioctobre ; je vais reprendre mon jour, le jeudi, comme lesautres saisons… Je compte sur toi, n’est-ce pas, ma chèreMarthe ?… Et vous, Mouret, ne vous verra-t-on pas quelquefois,nous bouderez-vous toujours ? »
Mouret, que le caquetage attendri de sa belle-mère finissait partroubler, resta court sur la riposte. Il ne s’attendait pas à cecoup, il ne trouva rien de méchant, se contentant derépondre :
« Vous savez bien que je ne puis pas aller chez vous… Vousrecevez un tas de personnages qui seraient enchantés de m’êtredésagréables. Puis, je ne veux pas me fourrer dans lapolitique.
– Mais vous vous trompez, répliqua Félicité, vous voustrompez, entendez-vous, Mouret ! Ne dirait-on pas que monsalon est un club ? C’est ce que je n’ai pas voulu. Toute laville sait que je tâche de rendre ma maison aimable. Si l’on causepolitique chez moi, c’est dans les coins, je vous assure. Ahbien ! la politique, elle m’a assez ennuyée, autrefois…Pourquoi dites-vous cela ?
– Vous recevez toute la bande de la sous-préfecture,murmura Mouret d’un air maussade.
– La bande de la sous-préfecture ?répéta-t-elle ; la bande de la sous-préfecture… Sans doute, jereçois ces messieurs. Je ne crois pourtant pas qu’on rencontresouvent chez moi M. Péqueur des Saulaies, cet hiver ; monmari lui a dit son fait, à propos des dernières élections. Il s’estlaissé jouer comme un niais… Quant à ses amis, ce sont des hommesde bonne compagnie. M. Delangre, M. de Condamin sonttrès aimables, ce brave Paloque est la bonté même, et vous n’avezrien à dire, je pense, contre le docteur Porquier. »
Mouret haussa les épaules.
« D’ailleurs, continua-t-elle en appuyant ironiquement surses paroles, je reçois aussi la bande de M. Rastoil, le digneM. Maffre et notre savant ami M. de Bourdeu,l’ancien préfet… Vous voyez bien que nous ne sommes pas exclusifs,toutes les opinions sont accueillies chez nous. Mais comprenez doncque je n’aurais pas quatre chats, si je choisissais mes invitésdans un parti ! Puis nous aimons l’esprit partout où il setrouve, nous avons la prétention d’avoir à nos soirées tout ce quePlassans renferme de personnes distinguées… Mon salon est unterrain neutre ; retenez bien cela, Mouret ; oui, unterrain neutre, c’est le mot propre. »
Elle s’était animée en parlant. Chaque fois qu’on la mettait surce sujet, elle finissait par se fâcher. Son salon était sa grandegloire ; comme elle le disait, elle voulait y trôner, non enchef de parti, mais en femme du monde. Il est vrai que les intimesprétendaient qu’elle obéissait à une tactique de conciliation,conseillée par son fils Eugène, le ministre, qui la chargeait depersonnifier, à Plassans, les douceurs et les amabilités del’Empire.
« Vous direz ce que vous voudrez, mâcha sourdement Mouret,votre Maffre est un calotin, votre Bourdeu, un imbécile, et lesautres sont des gredins, pour la plupart. Voilà ce que je pense… Jevous remercie de votre invitation, mais ça me dérangerait trop.J’ai l’habitude de me coucher de bonne heure. Je reste chezmoi. »
Félicité se leva, tourna le dos à Mouret, disant à safille :
« Je compte toujours sur toi, n’est-ce pas, machérie ?
– Certainement », répondit Marthe, qui voulait adoucirle refus brutal de son mari.
La vieille dame s’en allait, lorsqu’elle parut se raviser. Elledemanda à embrasser Désirée, qu’elle avait aperçue dans le jardin.Elle ne voulut pas même qu’on appelât l’enfant ; elledescendit sur la terrasse, encore toute mouillée d’une légère pluietombée le matin. Là, elle fut pleine de caresses pour sapetite-fille, qui restait un peu effarouchée devant elle ;puis, levant la tête comme par hasard, regardant les rideaux dusecond, elle s’écria :
« Tiens ! vous avez loué ?… Ah ! oui, je mesouviens, à un prêtre, je crois. J’ai entendu parler de ça… Quelhomme est-ce, ce prêtre ? »
Mouret la regarda fixement. Il eut comme un rapide soupçon, ilpensa qu’elle était venue uniquement pour l’abbé Faujas.
« Ma foi, dit-il sans la quitter des yeux, je n’en saisrien… Mais vous allez peut-être pouvoir me donner desrenseignements, vous ?
– Moi ? s’écria-t-elle d’un grand air de surprise.Eh ! je ne l’ai jamais vu… Attendez, je sais qu’il est vicaireà Saint-Saturnin ; c’est le père Bourrette qui m’a dit ça. Ettenez, cela me fait penser que je devrais l’inviter à mes jeudis.Je reçois déjà le directeur du grand séminaire et le secrétaire deMonseigneur. »
Puis, se tournant vers Marthe :
« Tu ne sais pas, quand tu verras ton locataire, tu devraisle sonder, de façon à me dire si une invitation lui seraitagréable.
– Nous ne le voyons presque pas, se hâta de répondreMouret. Il entre et il sort sans ouvrir la bouche… Puis, ce ne sontpas mes affaires. »
Et il continuait à l’examiner d’un air défiant. Certainementelle en savait plus long sur l’abbé Faujas qu’elle ne voulait enconter. D’ailleurs, elle ne bronchait pas sous l’examen attentif deson gendre.
« Ça m’est égal, après tout, reprit-elle avec une aisanceparfaite. Si c’est un homme convenable, je trouverai toujours unemanière de l’inviter… Au revoir, mes enfants. »
Elle remontait le perron, lorsqu’un grand vieillard se montrasur le seuil du vestibule. Il avait un paletot et un pantalon dedrap bleu très propres, avec une casquette de fourrure rabattue surles yeux. Il tenait un fouet à la main.
« Eh ! c’est l’oncle Macquart ! » criaMouret, en jetant un coup d’œil curieux sur sa belle-mère.
Félicité avait fait un geste de vive contrariété. Macquart,frère bâtard de Rougon, était rentré en France, grâce à celui-ci,après s’être compromis dans le soulèvement des campagnes, en 1851.Depuis son retour du Piémont, il menait une vie de bourgeois graset renté. Il avait acheté, on ne savait avec quel argent, unepetite maison située au village des Tulettes, à trois lieues dePlassans. Peu à peu, il s’était nippé ; il avait même fini parfaire l’emplette d’une carriole et d’un cheval, si bien qu’on nerencontrait plus que lui sur les routes, fumant sa pipe, buvant lesoleil, ricanant d’un air de loup rangé. Les ennemis des Rougondisaient tout bas que les deux frères avaient commis quelquemauvais coup ensemble, et que Pierre Rougon entretenait AntoineMacquart.
« Bonjour, l’oncle, répétait Mouret avec affectation ;vous venez donc nous faire une petite visite ?
– Mais oui, répondit Macquart d’un ton bon enfant. Tu sais,chaque fois que je passe à Plassans… Ah ! par exemple,Félicité, si je m’attendais à vous trouver ici ! J’étais venupour voir Rougon, j’avais quelque chose à lui dire…
– Il était à la maison, n’est-ce pas ?interrompit-elle avec une vivacité inquiète. C’est bien, c’estbien, Macquart.
– Oui, il était à la maison, continua tranquillementl’oncle ; je l’ai vu, et nous avons causé. C’est un bonenfant, Rougon. »
Il eut un léger rire. Et tandis que Félicité piétinaitd’anxiété, il reprit de sa voix traînante, si étrangement brisée,qu’il semblait toujours se moquer du monde :
« Mouret, mon garçon, je t’ai apporté deux lapins ;ils sont là dans un panier. Je les ai donnés à Rose… J’en avaisaussi deux pour Rougon ; vous les trouverez chez vous,Félicité, et vous m’en direz des nouvelles. Ah ! les gredins,sont-ils gras ! Je les ai engraissés pour vous… Quevoulez-vous, mes enfants ? moi, ça me fait plaisir, de fairedes cadeaux. »
Félicité était toute pâle, les lèvres serrées, tandis que Mouretcontinuait à la regarder avec un rire en dessous. Elle aurait bienvoulu se retirer ; mais elle craignait les bavardages, si ellelaissait Macquart derrière elle.
« Merci, l’oncle, dit Mouret. La dernière fois, vos prunesétaient joliment bonnes… Vous boirez bien un coup ?
– Mais ça n’est pas de refus. »
Et, quand Rose lui eut apporté un verre de vin, il s’assit surla rampe de la terrasse. Il but le verre avec lenteur, faisantclaquer sa langue, regardant le vin au jour.
« Ça vient du quartier de Saint-Eutrope, ce vin-là,murmura-t-il. Ce n’est pas moi qu’on tromperait. Je connaisdrôlement le pays. »
Il branlait la tête, ricanant.
Alors, brusquement, Mouret lui demanda, avec une intentionparticulière dans la voix :
« Et aux Tulettes, comment va-t-on ? »
Il leva les yeux, regarda tout le monde ; puis, faisant unedernière fois claquer la langue, posant le verre à côté de lui, surla pierre, il répondit négligemment :
« Pas mal… J’ai eu de ses nouvelles avant-hier. Elle seporte toujours la même chose. »
Félicité avait tourné la tête. Il y eut un silence. Mouretvenait de mettre le doigt sur une des plaies vives de la famille,en faisant allusion à la mère de Rougon et de Macquart, enferméedepuis plusieurs années comme folle, à la maison des aliénés desTulettes. La petite propriété de Macquart était voisine, et ilsemblait que Rougon eût posté là le vieux drôle pour veiller surl’aïeule.
« Il se fait tard, finit par dire ce dernier en selevant ; il faut que je sois rentré avant la nuit… Dis donc,Mouret, mon garçon, je compte sur toi pour un de ces jours. Tum’avais bien promis de venir.
– J’irai, l’oncle, j’irai.
– Ce n’est pas ça, je veux que tout le monde vienne ;entends-tu ? tout le monde… Je m’ennuie là-bas tout seul. Jevous ferai la cuisine. »
Et, se tournant vers Félicité :
« Dites à Rougon que je compte aussi sur lui et sur vous.Ce n’est pas parce que la vieille mère est là, à côté, que ça doitvous empêcher de venir ; alors, il n’y aurait plus moyen de sedistraire… Je vous dis qu’elle va bien, qu’on la soigne bien. Vouspouvez vous fier à moi… Vous goûterez d’un petit vin que j’aitrouvé sur un coteau de la Seille ; un petit vin qui vousgrise, vous verrez ! »
Tout en partant, il se dirigeait vers la porte. Félicité lesuivait de si près, qu’elle semblait le pousser dehors. Tout lemonde l’accompagna jusqu’à la rue. Il détachait son cheval, dont ilavait noué les guides à une persienne, lorsque l’abbé Faujas, quirentrait, passa au milieu du groupe, avec un léger salut. On eûtdit une ombre noire filant sans bruit. Félicité se tournalestement, le poursuivit du regard jusque dans l’escalier, n’ayantpas eu le temps de le dévisager. Macquart, muet de surprise,hochait la tête, murmurant :
« Comment, mon garçon, tu loges des curés chez toi,maintenant ? Et il a un singulier œil, cet homme. Prendsgarde : les soutanes, ça porte malheur ! »
Il s’assit sur le banc de la carriole, sifflant doucement, etdescendit la rue Balande, au petit trot de son cheval. Son dosrond, avec sa casquette de fourrure, disparurent au coude de la rueTaravelle. Quand Mouret se retourna, il entendit sa belle-mère quidisait à Marthe :
« J’aimerais mieux que ce fût toi, pour que l’invitationparût moins solennelle. Si tu trouvais moyen de lui en parler, tume ferais plaisir. »
Elle se tut, se sentant surprise. Enfin, après avoir embrasséDésirée avec effusion, elle partit, jetant un dernier coup d’œil,pour s’assurer que Macquart n’allait pas revenir, derrière elle,bavarder sur son compte.
« Tu sais que je te défends absolument de te mêler desaffaires de ta mère, dit Mouret à sa femme, en rentrant ; elleest toujours dans un tas d’histoires où personne ne voit goutte.Que diable peut-elle vouloir faire de l’abbé ? Elle nel’inviterait pas pour ses beaux yeux, si elle n’avait point unintérêt caché. Ce curé-là n’est pas venu pour rien de Besançon àPlassans. Il y a quelque manigance là-dessous. »
Marthe s’était remise à cet éternel raccommodage du linge de lafamille qui lui prenait des journées entières. Il tourna un instantencore autour d’elle, murmurant :
« Ils m’amusent, le vieux Macquart et ta mère. Ah !pour ça, ils se détestent ferme ! Tu as vu comme ellesuffoquait, de le sentir ici. On dirait qu’elle a toujours peur delui entendre raconter des choses qu’on ne doit pas savoir. Ce n’estpas l’embarras, il en raconterait de drôles… Mais ce n’est pas moiqu’on prendra chez lui. J’ai juré de ne pas me fourrer dans cegâchis… Vois-tu, mon père avait raison de dire que la famille de mamère, ces Rougon, ces Macquart, ne valaient pas la corde pour lespendre. J’ai de leur sang comme toi, ça ne peut pas te blesser queje dise cela. Je le dis, parce que c’est vrai. Ils ont fait fortuneaujourd’hui, mais ça ne les a pas décrottés, aucontraire. »
Il finit par aller faire un tour sur le cours Sauvaire, où ilrencontrait des amis, avec lesquels il causait du temps, desrécoltes, des événements de la veille. Une grosse commissiond’amandes, dont il se chargea le lendemain, le tint pendant plusd’une semaine en allées et venues continuelles, ce qui lui fitpresque oublier l’abbé Faujas. D’ailleurs, l’abbé commençait àl’ennuyer ; il ne causait pas assez, il était trop cachottier.Il l’évita à deux reprises, croyant comprendre que l’autre lecherchait uniquement pour apprendre la fin des histoires sur labande de la sous-préfecture et la bande des Rastoil. Rose lui ayantraconté que Mme Faujas avait essayé de la fairecauser, il s’était promis de ne plus ouvrir les lèvres. C’était unautre amusement qui occupait ses heures vides. Maintenant, quand ilregardait les rideaux si bien fermés du second étage, ilgrommelait :
« Cache-toi, va, mon bon… Je sais que tu me guettes,derrière tes rideaux ; ça ne t’avance toujours pas àgrand-chose. Si c’est par moi que tu comptes connaître lesvoisins ! »
Cette pensée que l’abbé Faujas était à l’affût le réjouitextrêmement. Il se donna beaucoup de peine pour ne pas tomber dansquelque piège. Mais, un soir, comme il rentrait, il aperçut, àcinquante pas devant lui, l’abbé Bourrette et l’abbé Faujas arrêtésdevant la porte de M. Rastoil. Il se cacha dans l’encoignured’une maison. Les deux prêtres le tinrent là un grand quartd’heure. Ils causaient vivement, se séparaient, puis revenaient.Mouret crut comprendre que l’abbé Bourrette suppliait l’abbé Faujasde l’accompagner chez le président. Celui-ci s’excusait, finissaitpar refuser avec quelque impatience. C’était un mardi, un jour dedîner. Enfin, Bourrette entra chez M. Rastoil ; Faujas secoula chez lui, de son allure humble. Mouret resta songeur. Eneffet, pourquoi l’abbé n’allait-il pas chez M. Rastoil ?Tout Saint-Saturnin y dînait, l’abbé Fenil, l’abbé Surin et lesautres. Il n’y avait pas une robe noire à Plassans qui n’eût prisle frais dans le jardin, devant la cascade. Ce refus du nouveauvicaire était une chose vraiment extraordinaire.
Lorsque Mouret fut rentré, il alla vite au fond de son jardin,pour examiner les fenêtres du second étage. Au bout d’un instant,il vit remuer le rideau de la deuxième fenêtre, à droite. Pour sûr,l’abbé Faujas était là, à espionner ce qui se passait chezM. Rastoil. À certains mouvements du rideau, Mouret crutcomprendre qu’il regardait également du côté de lasous-préfecture.
Le lendemain, un mercredi, comme il sortait, Rose lui apprit quel’abbé Bourrette était chez les gens du second, depuis une heure aumoins. Alors il rentra, fureta dans la salle à manger. Comme Marthelui demandait ce qu’il cherchait ainsi, il devint furieux, parlantd’un papier sans lequel il ne pouvait sortir. Il monta voir s’il nel’avait pas laissé au premier. Puis, lorsque, après une longueattente derrière la porte de sa chambre, il crut surprendre, ausecond étage, un remuement de chaises, il descendit lentement,s’arrêtant un instant dans le vestibule, pour donner à l’abbéBourrette le temps de le rejoindre.
« Tiens ! vous voilà, monsieur l’abbé ? Quelleheureuse rencontre !… Vous retournez à Saint-Saturnin ?Cela tombe à merveille. Je vais de ce côté. Nous vousaccompagnerons, si ça ne vous dérange pas. »
L’abbé Bourrette répondit qu’il serait enchanté. Tous deuxmontèrent lentement la rue Balande, se dirigeant vers la place dela Sous-Préfecture. L’abbé était un gros homme, au bon visage naïf,avec de grands yeux bleus d’enfant. Sa large ceinture de soie,fortement tendue, lui dessinait un ventre d’une rondeur douce etluisante, et il marchait, la tête un peu en arrière, les bras tropcourts, les jambes déjà lourdes.
« Eh bien ! dit Mouret sans chercher de transition,vous venez de voir cet excellent M. Faujas… J’ai à vousremercier, vous m’avez trouvé là un locataire comme il y en apeu.
– Oui, oui, murmura le prêtre ; c’est un dignehomme.
– Oh ! pas le moindre bruit. Nous ne nous apercevonspas même qu’il y a un étranger chez nous. Et très poli, très bienélevé, avec cela… Vous ne savez pas, on m’a affirmé que c’était unesprit supérieur, un cadeau qu’on avait voulu faire audiocèse. »
Et, comme ils se trouvaient au milieu de la place de laSous-Préfecture, Mouret s’arrêta net, regardant fixement l’abbéBourrette.
« Ah ! vraiment, se contenta de répondre celui-ci,d’un air étonné.
– On me l’a affirmé… Notre évêque aurait des vues sur luipour plus tard. En attendant, le nouveau vicaire se tiendrait dansl’ombre, pour ne pas exciter des jalousies. »
L’abbé Bourrette avait repris sa marche, tournant le coin de larue de la Banne. Il dit tranquillement :
« Vous me surprenez beaucoup… Faujas est un homme simple,il a même trop d’humilité. Ainsi, à l’église, il se charge despetites besognes que nous abandonnons d’ordinaire aux prêtreshabitués. C’est un saint, mais ce n’est pas un garçon habile. Jel’ai à peine entrevu chez Monseigneur. Dès le premier jour, il aété en froid avec l’abbé Fenil. Je lui avais pourtant expliquéqu’il fallait devenir l’ami du grand vicaire, si l’on voulait êtrebien reçu à l’évêché. Il n’a pas compris ; il est de jugementun peu étroit, je le crains… Tenez, c’est comme ses continuellesvisites à l’abbé Compan, notre pauvre curé, qui a pris le litdepuis quinze jours, et que nous allons sûrement perdre. Ehbien ! elles sont hors de saison, elles lui feront un tortimmense. Compan n’a jamais pu s’entendre avec Fenil ; il fautvraiment arriver de Besançon pour ignorer une chose qui est connuedu diocèse entier. »
Il s’animait. Il s’arrêta à son tour à l’entrée de la rueCanquoin, se plantant devant Mouret.
« Non, mon cher monsieur, on vous a trompé : Faujasest innocent comme l’enfant qui vient de naître… Moi, je n’ai pasd’ambition, n’est-ce pas ? Et Dieu sait si j’aime Compan, uncœur d’or ! Ça n’empêche pas que je vais lui serrer la main encachette. Lui-même me l’a dit : « Bourrette, je n’en aiplus pour longtemps, mon vieil ami. Si tu veux être curé après moi,tâche qu’on ne te voie pas trop souvent sonner à ma porte. Viens lanuit et frappe trois coups, ma sœur t’ouvrira. » Maintenant,j’attends la nuit, vous comprenez… C’est inutile de déranger savie. On a déjà tant de chagrins ! »
La voix s’était attendrie. Il joignit les deux mains sur sonventre, il reprit sa marche, ému d’un égoïsme naïf qui le faisaitpleurer sur lui-même, tandis qu’il murmurait :
« Ce pauvre Compan, ce pauvre Compan… »
Mouret restait perplexe. L’abbé Faujas finissait par luiéchapper tout à fait.
« On m’avait pourtant donné des détails bien précis,essaya-t-il de dire encore. Ainsi, il était question de lui trouverune grande situation.
– Eh ! non, je vous assure que non ! s’écria leprêtre ; Faujas n’a pas d’avenir… Un autre fait. Vous savezque je dîne tous les mardis chez M. le président. L’autresemaine, il m’avait prié instamment de lui amener Faujas. Ilvoulait le connaître, le juger sans doute… Eh bien ! vous nedevineriez jamais ce que Faujas a fait. Il a refusé l’invitation,mon cher monsieur, il a refusé carrément. J’ai eu beau lui direqu’il allait se rendre l’existence impossible à Plassans, qu’ilachevait de se brouiller avec Fenil, en faisant une pareilleimpolitesse à M. Rastoil ; il s’est entêté, il n’a rienvoulu entendre… Je crois même, Dieu me pardonne ! qu’il m’adit, dans un moment de colère, qu’il n’avait pas besoin des’engager en acceptant un dîner de la sorte. »
L’abbé Bourrette se mit à rire. Il était arrivé devantSaint-Saturnin ; il retint un instant Mouret à la petite portede l’église.
« C’est un enfant, un grand enfant, continua-t-il. Je vousdemande un peu, croire qu’un dîner de M. Rastoil pouvait lecompromettre !… Aussi votre belle-mère, la bonne madameRougon, m’ayant chargé hier d’une invitation pour Faujas, ne luiavais-je pas caché que je craignais fort d’être malreçu. »
Mouret dressa l’oreille.
« Ah ! ma belle-mère vous avait chargé d’uneinvitation ?
– Oui, elle était venue hier à la sacristie… Comme je tiensà lui être agréable, je lui avais promis d’aller voir aujourd’huice diable d’homme… Moi, j’étais certain qu’il refuserait.
– Et il a refusé ?
– Non, j’ai été bien surpris, il a accepté. »
Mouret ouvrit la bouche, puis la referma. Le prêtre clignait lesyeux d’un air extrêmement satisfait.
« Il faut confesser que j’ai été bien habile… Il y avaitplus d’une heure que j’expliquais à Faujas la situation de madamevotre belle-mère. Il hochait la tête, ne se décidait pas, parlaitde son amour de la retraite… Enfin j’étais à bout, lorsque je mesuis souvenu d’une recommandation de cette chère dame. Elle m’avaitprié d’insister sur le caractère de son salon, qui est, comme toutela ville le sait, un terrain neutre… C’est alors qu’il a sembléfaire un effort et qu’il a consenti. Il a formellement promis pourdemain… Je vais écrire deux lignes à l’excellenteMme Rougon pour lui annoncer notrevictoire. »
Il resta encore là un moment, se parlant à lui-même, roulant sesgros yeux bleus.
« M. Rastoil sera bien vexé, mais ce n’est pas mafaute… Au revoir, cher monsieur Mouret, bien au revoir ; tousmes compliments chez vous. »
Et il entra dans l’église, en laissant retomber doucementderrière lui la double porte rembourrée. Mouret regarda cette porteavec un léger haussement d’épaules.
« Encore un bavard, grommela-t-il ; encore un de ceshommes qui ne vous laissent pas placer dix paroles, et qui parlenttoujours pour ne rien dire… Ah ! le Faujas va demain chez lanoiraude ; c’est bien fâcheux que je sois brouillé avec cetimbécile de Rougon. »
Puis, il courut tout l’après-midi pour ses affaires. Le soir, ense couchant, il demanda négligemment à sa femme :
« Est-ce que tu vas chez ta mère demain soir ?
– Non, répondit Marthe ; j’ai trop de choses àterminer. J’irai sans doute jeudi prochain. »
Il n’insista pas. Mais, avant de souffler la bougie :
« Tu as tort de ne pas sortir plus souvent, reprit-il. Vadonc chez ta mère, demain soir ; tu t’amuseras un peu. Moi, jegarderai les enfants. »
Marthe le regarda, étonnée. D’ordinaire, il la tenait au logis,ayant besoin d’elle pour mille petits services, grognant quand elles’absentait pendant une heure.
« J’irai, si tu le désires », dit-elle.
Il souffla la bougie, il mit la tête sur l’oreiller, enmurmurant :
« C’est cela, et tu nous raconteras la soirée. Ça amuserales enfants. »
Le lendemain soir, vers neuf heures, l’abbé Bourrette vintprendre l’abbé Faujas ; il lui avait promis d’être sonintroducteur, de le présenter dans le salon des Rougon. Comme il letrouva prêt, debout au milieu de sa grande chambre nue, mettant desgants noirs blanchis au bout de chaque doigt, il le regarda avecune légère grimace.
« Est-ce que vous n’avez pas une autre soutane ?demanda-t-il.
– Non, répondit tranquillement l’abbé Faujas ;celle-ci est encore convenable, je crois.
– Sans doute, sans doute, balbutia le vieux prêtre. Il faitun froid très vif. Vous ne mettez rien sur vos épaules ?…Alors partons. »
On était aux premières gelées. L’abbé Bourrette, chaudementenveloppé dans une douillette de soie, s’essouffla à suivre l’abbéFaujas, qui n’avait sur les épaules que sa mince soutane usée. Ilss’arrêtèrent au coin de la place de la Sous-Préfecture et de la ruede la Banne devant une maison toute de pierres blanches, une desbelles bâtisses de la ville neuve, avec des rosaces sculptées àchaque étage. Un domestique en habit bleu les reçut dans levestibule ; il sourit à l’abbé Bourrette en lui enlevant ladouillette, et parut très surpris à la vue de l’autre abbé, de cegrand diable taillé à coups de hache, sorti sans manteau par unfroid pareil. Le salon était au premier étage.
L’abbé Faujas entra, la tête haute, avec une aisancegrave ; tandis que l’abbé Bourrette, très ému lorsqu’il venaitchez les Rougon, bien qu’il ne manquât pas une de leurs soirées, setirait d’affaire en s’échappant dans une pièce voisine. Lui,traversa lentement tout le salon pour aller saluer la maîtresse dela maison, qu’il avait devinée au milieu d’un groupe de cinq ou sixdames. Il dut se présenter lui-même ; il le fit en troisparoles. Félicité s’était levée vivement. Elle l’examinait despieds à la tête, d’un œil prompt, revenant au visage, lui fouillantles yeux de son regard de fouine, tout en murmurant avec unsourire :
« Je suis charmée, monsieur l’abbé, je suis vraimentcharmée… » Cependant le passage du prêtre, au milieu du salon,avait causé un étonnement. Une jeune femme, ayant levé brusquementla tête, eut même un geste contenu de terreur, en apercevant cettemasse noire devant elle. L’impression fut défavorable : ilétait trop grand, trop carré des épaules ; il avait la facetrop dure, les mains trop grosses. Sous la lumière crue du lustre,sa soutane apparut si lamentable, que les dames eurent une sorte dehonte à voir un abbé si mal vêtu. Elles ramenèrent leurs éventails,elles se remirent à chuchoter, en affectant de tourner le dos. Leshommes avaient échangé des coups d’œil, avec une mouesignificative.
Félicité sentit le peu de bienveillance de cet accueil. Elle ensembla irritée ; elle resta debout au milieu du salon,haussant le ton, forçant ses invités à entendre les complimentsqu’elle adressait à l’abbé Faujas.
« Ce cher Bourrette, disait-elle avec des cajoleries dansla voix, m’a conté le mal qu’il avait eu à vous décider… Je vous engarde rancune, monsieur. Vous n’avez pas le droit de vous déroberainsi au monde. » Le prêtre s’inclinait sans répondre. Lavieille dame continua en riant, avec une intention particulièredans certains mots :
« Je vous connais plus que vous ne croyez, malgré vos soinsà nous cacher vos vertus. On m’a parlé de vous ; vous êtes unsaint, et je veux être votre amie… Nous causerons de tout ceci,n’est-ce pas ? car maintenant vous êtes des nôtres. »
L’abbé Faujas la regarda fixement, comme s’il avait reconnu dansla façon dont elle manœuvrait son éventail quelque signemaçonnique. Il répondit en baissant la voix :
« Madame, je suis à votre entière disposition.
– C’est bien ainsi que je l’entends, reprit-elle en riantplus haut. Vous verrez que nous voulons ici le bien de tout lemonde… Mais venez, je vous présenterai à M. Rougon. »
Elle traversa le salon, dérangea plusieurs personnes pour ouvrirun chemin à l’abbé Faujas, lui donna une importance qui acheva demettre contre lui toutes les personnes présentes. Dans la piècevoisine, des tables de whist étaient dressées. Elle alla droit àson mari, qui jouait avec la mine grave d’un diplomate. Il fit ungeste d’impatience, lorsqu’elle se pencha à son oreille ;mais, dès qu’elle lui eut dit quelques mots, il se leva avecvivacité.
« Très bien ! très bien ! »murmura-t-il.
Et, s’étant excusé auprès de ses partenaires, il vint serrer lamain de l’abbé Faujas. Rougon était alors un gros homme blême, desoixante-dix ans ; il avait pris une mine solennelle demillionnaire. On trouvait généralement, à Plassans, qu’il avait unebelle tête, une tête blanche et muette de personnage politique.Après avoir échangé avec le prêtre quelques politesses, il repritsa place à la table de jeu. Félicité, toujours souriante, venait derentrer dans le salon.
Quand l’abbé Faujas fut enfin seul, il ne parut pas embarrasséle moins du monde. Il resta un instant debout, à regarder lesjoueurs ; en réalité, il examinait les tentures, le tapis, lemeuble. C’était un petit salon couleur bois, avec trois corps debibliothèque en poirier noirci, ornés de baguettes de cuivre, quioccupaient les trois grands panneaux de la pièce. On eût dit lecabinet d’un magistrat. Le prêtre, qui tenait sans doute à faireune inspection complète, traversa de nouveau le grand salon. Ilétait vert, très sérieux également, mais plus chargé de dorures,tenant à la fois de la gravité administrative d’un ministère et duluxe tapageur d’un grand restaurant. De l’autre côté, se trouvaitencore une sorte de boudoir, où Félicité recevait dans lajournée ; un boudoir paille, avec un meuble brodé de ramagesviolets, si encombré de fauteuils, de poufs, de canapés, qu’onpouvait à peine y circuler.
L’abbé Faujas s’assit au coin de la cheminée, faisant mine de sechauffer les pieds. Il était placé de façon à voir, par une portegrande ouverte, une bonne moitié du salon vert. L’accueil sigracieux de Mme Rougon le préoccupait ; ilfermait les yeux à demi, s’appliquant à quelque problème dont lasolution lui échappait. Au bout d’un instant, dans sa rêverie, ilentendit derrière lui un bruit de voix ; son fauteuil, àdossier énorme, le cachait entièrement, et il baissa les paupièresdavantage. Il écouta, comme ensommeillé par la forte chaleur dufeu.
« Je suis allé une seule fois chez eux, dans ce temps-là,continuait une voix grasse ; ils demeuraient en face, del’autre côté de la rue de la Banne. Vous deviez être à Paris, cartout Plassans a connu le salon jaune des Rougon, à cetteépoque : un salon lamentable, avec du papier citron à quinzesous le rouleau, et un meuble recouvert de velours d’Utrecht, dontles fauteuils boitaient… Regardez-la donc maintenant, cettenoiraude, en satin marron, là-bas, sur ce pouf. Voyez comme elletend la main au petit Delangre. Ma parole ! elle va la luidonner à baiser. »
Une voix plus jeune ricana, en murmurant :
« Ils ont dû joliment voler pour avoir un si beau salonvert, car vous savez que c’est le plus beau salon de la ville.
– La dame, reprit l’autre, a toujours eu la passion derecevoir. Quand elle n’avait pas le sou, elle buvait de l’eau, pouroffrir le soir des verres de limonade à ses invités… Oh ! jeles connais sur le bout du doigt, les Rougon ; je les aisuivis. Ce sont des gens très forts. Ils avaient une raged’appétits à jouer du couteau au coin d’un bois. Le coup d’État lesa aidés à satisfaire un rêve de jouissances qui les torturaitdepuis quarante ans. Aussi quelle gloutonnerie, quelle indigestionde bonnes choses !… Tenez, cette maison qu’ils habitentaujourd’hui appartenait alors à un M. Peirotte, receveurparticulier, qui fut tué à l’affaire de Sainte-Roure, lors del’insurrection de 51. Oui, ma foi ! ils ont eu toutes leschances : une balle égarée les a débarrassés de cet hommegênant, dont ils ont hérité… Eh bien ! entre la maison et lacharge du receveur, Félicité aurait certainement choisi la maison.Elle la couvait des yeux depuis près de dix ans, prise d’une enviefurieuse de femme grosse, se rendant malade à regarder les rideauxriches qui pendaient derrière les glaces des fenêtres. C’étaientses Tuileries, à elle, selon le mot qui courut à Plassans, après le2 Décembre.
– Mais où ont-ils pris l’argent pour acheter lamaison ?
– Ah ! ceci, mon brave, c’est la bouteille à l’encre…Leur fils Eugène, celui qui a fait à Paris une fortune politique siétonnante, député, ministre, conseiller familier des Tuileries,obtint facilement une recette particulière et la croix pour sonpère, qui avait joué ici une bien jolie farce. Quant à la maison,elle aura été payée à l’aide d’arrangements. Ils auront emprunté àquelque banquier… En tout cas, aujourd’hui, ils sont riches, ilstripotent, ils rattrapent le temps perdu. J’imagine que leur filsest resté en correspondance avec eux, car ils n’ont pas encorecommis une seule bêtise. »
La voix se tut, pour reprendre presque aussitôt avec un rireétouffé :
« Non, je ris malgré moi, lorsque je lui vois faire sesmines de duchesse, cette sacrée cigale de Félicité !… Je merappelle toujours le salon jaune, avec son tapis usé, ses consolessales, la mousseline de son petit lustre couverte de chiures demouches… La voilà qui reçoit les demoiselles Rastoil à présent.Hein ! comme elle manœuvre la queue de sa robe… Cettevieille-là, mon brave, crèvera un soir de triomphe, au milieu deson salon vert. »
L’abbé Faujas avait roulé doucement la tête, de façon à voir cequi se passait dans le grand salon. Il y aperçutMme Rougon, vraiment superbe, au milieu du cerclequi l’entourait ; elle semblait grandir sur ses pieds denaine, et courber toutes les échines autour d’elle, d’un regard dereine victorieuse. Par instants, une courte pâmoison faisait battreses paupières, dans les reflets d’or du plafond, dans la douceurgrave des tentures.
« Ah ! voici votre père, dit la voix grasse ;voici ce bon docteur qui entre… C’est bien surprenant que ledocteur ne vous ait pas raconté ces choses. Il en sait plus longque moi.
– Eh ! mon père a peur que je ne le compromette,reprit l’autre gaiement. Vous savez qu’il m’a maudit, en jurant queje lui ferai perdre sa clientèle… Je vous demande pardon,j’aperçois les fils Maffre, je vais leur serrer la main. »
Il y eut un bruit de chaises, et l’abbé Faujas vit un grandjeune homme, au visage déjà fatigué, traverser le petit salon.L’autre personnage, celui qui accommodait si allègrement lesRougon, se leva également. Une dame qui passait se laissa dire parlui des choses fort douces ; elle riait, elle l’appelait« ce cher monsieur de Condamin ». Le prêtre reconnutalors le bel homme de soixante ans que Mouret lui avait montré dansle jardin de la sous-préfecture. M. de Condamin vints’asseoir à l’autre coin de la cheminée. Là, il fut tout surprisd’apercevoir l’abbé Faujas, que le dossier du fauteuil lui avaitcaché ; mais il ne se déconcerta nullement, il sourit, et avecun aplomb d’homme aimable :
« Monsieur l’abbé, dit-il, je crois que nous venons de nousconfesser sans le vouloir… C’est un gros péché, n’est-ce pas, quede médire du prochain ? Heureusement que vous étiez là pournous absoudre. » L’abbé, si maître qu’il fût de son visage, neput s’empêcher de rougir légèrement. Il entendit à merveille queM. de Condamin lui reprochait d’avoir retenu son soufflepour écouter. Mais celui-ci n’était pas homme à garder rancune à uncurieux, au contraire. Il fut ravi de cette pointe de complicitéqu’il venait de mettre entre le prêtre et lui. Cela l’autorisait àcauser librement, à tuer la soirée en racontant l’histoirescandaleuse des personnes qui étaient là. C’était son meilleurrégal. Cet abbé nouvellement arrivé à Plassans lui semblait unexcellent auditeur ; d’autant plus qu’il avait une vilainemine, une mine d’homme bon à tout entendre, et qu’il portait unesoutane vraiment trop usée pour que les confidences qu’on sepermettrait avec lui pussent tirer à conséquence.
Au bout d’un quart d’heure, M. de Condamin s’était mistout à l’aise. Il expliquait Plassans à l’abbé Faujas, avec sagrande politesse d’homme du monde.
« Vous êtes étranger parmi nous, monsieur l’abbé,disait-il ; je serais enchanté, si je vous étais bon à quelquechose… Plassans est une petite ville où l’on s’accommode un trou àla longue. Moi, je suis des environs de Dijon. Eh bien !lorsqu’on m’a nommé ici conservateur des Eaux et Forêts, jedétestais le pays, je m’y ennuyais à mourir. C’était à la veille del’Empire. Après 51 surtout, la province n’a rien eu de gai, je vousassure. Dans ce département, les habitants avaient une peur dechien. La vue d’un gendarme les aurait fait rentrer sous terre…Cela s’est calmé peu à peu, ils ont repris leur train-trainhabituel, et, ma foi, j’ai fini par me résigner. Je vis au-dehors,je fais de longues promenades à cheval, je me suis créé quelquesrelations. »
Il baissa la voix, il continua d’un ton confidentiel :
« Si vous m’en croyez, monsieur l’abbé, vous serez prudent.Vous ne vous imaginez pas dans quel guêpier j’ai failli tomber…Plassans est divisé en trois quartiers absolument distincts :le vieux quartier, où vous n’aurez que des consolations et desaumônes à porter ; le quartier Saint-Marc, habité par lanoblesse du pays, un lieu d’ennui et de rancune dont vous nesauriez trop vous méfier ; et la ville neuve, le quartier quise bâtit en ce moment encore autour de la sous-préfecture, le seulpossible, le seul convenable… Moi, j’avais commis la sottise dedescendre dans le quartier Saint-Marc, où je pensais que mesrelations devaient m’appeler. Ah bien ! oui, je n’ai trouvéque des douairières sèches comme des échalas et des marquisconservés sur de la paille. Tout ce monde pleure le temps où Berthefilait. Pas la moindre réunion, pas un bout de fête ; uneconspiration sourde contre l’heureuse paix dans laquelle nousvivons… J’ai manqué me compromettre, ma parole d’honneur. Péqueurs’est moqué de moi… M. Péqueur des Saulaies, notresous-préfet, vous le connaissez ?… Alors j’ai passé le coursSauvaire, j’ai pris un appartement là, sur la place. Voyez-vous, àPlassans, le peuple n’existe pas, la noblesse estindécrottable ; il n’y a de tolérable que quelques parvenus,des gens charmants qui font beaucoup de frais pour les hommes enplace. Notre petit monde de fonctionnaires est très heureux. Nousvivons entre nous, à notre guise, sans nous soucier des habitants,comme si nous avions planté notre tente en pays conquis. »
Il eut un rire de satisfaction, s’allongeant davantage,présentant ses semelles à la flamme ; puis, il prit un verrede punch sur le plateau d’un domestique qui passait, but lentement,tout en continuant à regarder l’abbé Faujas du coin de l’œil.Celui-ci sentit que la politesse exigeait qu’il trouvât unephrase.
« Cette maison paraît fort agréable, dit-il en se tournantà demi vers le salon vert, où les conversations s’animaient.
– Oui, oui, répondit M. de Condamin, quis’arrêtait de temps à autre pour avaler une petite gorgée depunch ; les Rougon nous font oublier Paris. On ne se croiraitjamais à Plassans, ici. C’est le seul salon où l’on s’amuse, parceque c’est le seul où toutes les opinions se coudoient… Péqueur aégalement des réunions fort aimables… Ça doit leur coûter bon, auxRougon, et ils ne touchent pas des frais de bureau commePéqueur ; mais ils ont mieux que ça, ils ont les poches descontribuables. »
Cette plaisanterie l’enchanta. Il posa sur la cheminée le verrevide qu’il tenait à la main ; et, se rapprochant, sepenchant :
« Ce qu’il y a d’amusant, ce sont les comédies continuellesqui se jouent. Si vous connaissiez les personnages !… Vousvoyez Mme Rastoil là-bas, au milieu de ses deuxfilles, cette dame de quarante-cinq ans environ, celle qui a cettetête de brebis bêlante… Eh bien ! avez-vous remarqué lebattement de ses paupières, lorsque Delangre est venu s’asseoir enface d’elle ? ce monsieur qui a l’air d’un polichinelle, ici,à gauche… Ils se sont connus intimement, il y a quelque dix ans. Ondit qu’une des deux demoiselles est de lui, mais on ne sait plusbien laquelle… Le plus drôle est que Delangre, vers la même époque,a eu de petits ennuis avec sa femme ; on raconte que sa filleest d’un peintre que tout Plassans connaît. »
L’abbé Faujas avait cru devoir prendre une mine grave pourrecevoir de pareilles confidences ; il fermait complètementles paupières ; il semblait ne plus entendre.M. de Condamin reprit, comme pour se justifier :
« Si je me permets de parler ainsi de Delangre, c’est queje le connais beaucoup. Il est diantrement fort, ce diabled’homme ! Je crois que son père était maçon. Il y a unequinzaine d’années, il plaidait les petits procès dont les autresavocats ne voulaient pas. Mme Rastoil l’apositivement tiré de la misère ; elle lui envoyait jusqu’à dubois l’hiver, pour qu’il eût bien chaud. C’est par elle qu’il agagné ses premières causes… Remarquez que Delangre avait alorsl’habileté de ne montrer aucune opinion politique. Aussi, en 52,lorsqu’on a cherché un maire, a-t-on immédiatement songé àlui ; lui seul pouvait accepter une pareille situation sanseffrayer aucun des trois quartiers de la ville. Depuis ce temps,tout lui a réussi. Il a le plus bel avenir. Le malheur est qu’il nes’entend guère avec Péqueur ; ils discutent toujours ensemblesur des bêtises. »
Il s’arrêta, en voyant revenir le grand jeune homme avec lequelil causait un instant auparavant.
« Monsieur Guillaume Porquier, dit-il en le présentant àl’abbé, le fils du docteur Porquier. »
Puis, lorsque Guillaume se fut assis, il lui demanda enricanant :
« Eh bien ! qu’avez-vous vu de beau là, àcôté ?
– Rien assurément, répondit le jeune homme d’un tonplaisant. J’ai vu les Paloque. Mme Rougon tâchetoujours de les mettre derrière un rideau, pour éviter desmalheurs. Une femme grosse qui les a aperçus un jour, sur le cours,a failli avorter… Paloque ne quitte pas des yeux le présidentRastoil, espérant sans doute le tuer d’une peur rentrée. Vous savezque ce monstre de Paloque compte mourir président. »
Tous deux s’égayèrent. La laideur des Paloque était un sujetd’éternelles moqueries, dans le petit monde des fonctionnaires. Lefils Porquier continua, en baissant la voix :
« J’ai vu aussi M. de Bourdeu. Ne trouvez-vouspas que le personnage a encore maigri, depuis l’élection du marquisde Lagrifoul ? Jamais Bourdeu ne se consolera de n’être pluspréfet ; il a mis sa rancune d’orléaniste au service deslégitimistes, dans l’espoir que cela le mènerait droit à laChambre, où il rattraperait la préfecture tant regrettée… Aussiest-il horriblement blessé de ce qu’on lui a préféré le marquis, unsot, un âne bâté, qui ne sait pas trois mots de politique ;tandis que lui, Bourdeu, est très fort, tout à fait fort.
– Il est assommant, Bourdeu, avec sa redingote boutonnée etson chapeau plat de doctrinaire, dit M. de Condamin enhaussant les épaules. Si on les laissait aller, ces gens-làferaient de la France une Sorbonne d’avocats et de diplomates, oùl’on s’ennuierait ferme, je vous assure… Ah ! je voulais vousdire, Guillaume ; on m’a parlé de vous, il paraît que vousmenez une jolie vie.
– Moi ! s’écria le jeune homme en riant.
– Vous-même, mon brave ; et remarquez que je tiens leschoses de votre père. Il est désolé, il vous accuse de jouer, depasser la nuit au cercle et ailleurs… Est-il vrai que vous ayezdécouvert un café borgne, derrière les prisons, où vous allez, avectoute une bande de chenapans, faire un train d’enfer ? On m’amême raconté… »
M. de Condamin, voyant entrer deux dames, continuatout bas à l’oreille de Guillaume, qui faisait des signesaffirmatifs, en pouffant de rire. Celui-ci, pour ajouter sans doutequelques détails, se pencha à son tour. Et tous deux, serapprochant, les yeux allumés, se régalèrent longtemps de cetteanecdote, qu’on ne pouvait risquer devant les dames.
Cependant, l’abbé Faujas était resté là. Il n’écoutaitplus ; il suivait les mouvements de M. Delangre, quis’agitait fort dans le salon vert, prodiguant les amabilités. Cespectacle l’absorbait au point qu’il ne vit pas l’abbé Bourrettel’appelant de la main. L’abbé dut venir le toucher au bras, en lepriant de le suivre. Il le mena jusque dans la pièce où l’onjouait, avec les précautions d’un homme qui a quelque chose dedélicat à dire.
« Mon ami, murmura-t-il, quand ils furent seuls dans uncoin, vous êtes excusable, c’est la première fois que vous venezici ; mais je dois vous avertir, vous vous êtes compromisbeaucoup en causant si longtemps avec les personnes que vousquittez. »
Et, comme l’abbé Faujas le regardait, très surpris :
« Ces personnes ne sont pas bien vues… Certes, je n’entendspas les juger, je ne veux entrer dans aucune médisance. Par amitiépour vous, je vous avertis, voilà tout. »
Il voulait s’éloigner, mais l’autre le retint, en lui disantvivement :
« Vous m’inquiétez, cher monsieur Bourrette ;expliquez-vous, je vous en prie. Il me semble que, sans médire,vous pouvez me fournir des éclaircissements.
– Eh bien ! reprit le vieux prêtre après unehésitation, le jeune homme, le fils du docteur Porquier, fait ladésolation de son honorable père et donne les plus mauvais exemplesà la jeunesse studieuse de Plassans. Il n’a laissé que des dettes àParis, il met ici la ville sens dessus dessous… Quant àM. de Condamin… »
Il s’arrêta de nouveau, embarrassé par les choses énormes qu’ilavait à raconter ; puis, baissant les paupières :
« M. de Condamin est leste en paroles, et jecrains qu’il n’ait pas de sens moral. Il ne ménage personne, ilscandalise toutes les âmes honnêtes… Enfin, je ne sais trop commentvous apprendre cela, il aurait fait, dit-on, un mariage peuhonorable. Vous voyez cette jeune femme qui n’a pas trente ans,celle qui est si entourée. Eh bien ! il nous l’a ramenée unjour à Plassans, on ne sait trop d’où. Dès le lendemain de sonarrivée, elle était toute-puissante ici. C’est elle qui a faitdécorer son mari et le docteur Porquier. Elle a des amis, à Paris…Je vous en prie, ne répétez point ces choses.Mme de Condamin est très aimable, trèscharitable. Je vais quelquefois chez elle, je serais désolé qu’elleme crût son ennemi. Si elle a des fautes à se faire pardonner,notre devoir, n’est-ce pas ? est de l’aider à revenir au bien.Quant au mari, entre nous, c’est un vilain homme. Soyez froid aveclui. »
L’abbé Faujas regardait le digne Bourrette dans les yeux. Ilvenait de remarquer que Mme Rougon suivait de loinleur entretien, d’un air préoccupé.
« Est-ce que ce n’est pas Mme Rougon quivous a prié de me donner un bon avis ? demanda-t-ilbrusquement au vieux prêtre.
– Tiens ! comment savez-vous cela ? s’écriacelui-ci, très étonné. Elle m’avait prié de ne pas parlerd’elle ; mais, puisque vous avez deviné… C’est une bonnepersonne, qui serait bien chagrine de voir un prêtre faire mauvaisefigure chez elle. Elle est malheureusement forcée de recevoirtoutes sortes de gens. »
L’abbé Faujas remercia, en promettant d’être prudent. Lesjoueurs, autour d’eux, n’avaient pas levé la tête. Il rentra dansle grand salon, où il se sentit de nouveau dans un milieuhostile ; il constata même plus de froideur, plus de méprismuet. Les jupes s’écartaient sur son passage, comme s’il avait dûles salir ; les habits noirs se détournaient, avec de légersricanements. Lui, garda une sérénité superbe. Ayant cru entendreprononcer avec affectation le mot de Besançon, dans le coin de lapièce où trônait Mme de Condamin, il marchadroit au groupe formé autour d’elle ; mais, à son approche, laconversation tomba net, et tous les yeux le dévisagèrent, luisantd’une curiosité méchante. On parlait sûrement de lui, on racontaitquelque vilaine histoire. Alors, comme il se tenait debout,derrière les demoiselles Rastoil, qui ne l’avaient point aperçu, ilentendit la plus jeune demander à l’autre :
« Qu’a-t-il donc fait, à Besançon, ce prêtre dont tout lemonde parle ?
– Je ne sais trop, répondit l’aînée. Je crois qu’il afailli étrangler son curé dans une querelle. Papa dit aussi qu’ils’est mêlé d’une grande affaire industrielle qui a mal tourné.
– Mais il est là, n’est-ce pas ? dans le petit salon…On vient de le voir rire avec M. de Condamin.
– Alors, s’il rit avec M. de Condamin, on araison de se méfier de lui. »
Ce bavardage des deux demoiselles mit une sueur aux tempes del’abbé Faujas. Il ne sourcilla pas ; sa bouche s’amincit, sesjoues prirent une teinte terreuse. Maintenant, il entendait lesalon entier parler du curé qu’il avait étranglé, des affairesvéreuses dont il s’était mêlé.
En face de lui, M. Delangre et le docteur Porquierrestaient sévères ; M. de Bourdeu avait une moue dedédain, en causant bas avec une dame ; M. Maffre, le jugede paix, le regardait en dessous, dévotement, le flairant de loin,avant de se décider à mordre ; et, à l’autre bout de la pièce,le ménage Paloque, les deux monstres, allongeaient leurs visagescouturés par le fiel, où s’allumait la joie mauvaise de toutes lescruautés colportées à voix basse. L’abbé Faujas recula lentement,en voyant Mme Rastoil, debout à quelques pas,revenir s’asseoir entre ses deux filles, comme pour les mettre sousson aile et les protéger de son contact. Il s’accouda au pianoqu’il trouva derrière lui, il demeura là, le front haut, la facedure et muette comme une face de pierre. Décidément, il y avaitcomplot, on le traitait en paria.
Dans son immobilité, le prêtre dont les regards fouillaient lesalon, sous ses paupières à demi closes, eut un geste aussitôtréprimé. Il venait d’apercevoir, derrière une véritable barricadede jupes, l’abbé Fenil, allongé dans un fauteuil, souriantdiscrètement. Leurs yeux s’étant rencontrés, ils se regardèrentpendant quelques secondes, de l’air terrible de deux duellistesengageant un combat à mort. Puis, il se fit un bruit d’étoffe, etle grand vicaire disparut de nouveau dans les dentelles desdames.
Cependant, Félicité avait manœuvré habilement pour s’approcherdu piano. Elle y installa l’aînée des demoiselles Rastoil, quichantait agréablement la romance. Puis, lorsqu’elle put parler sansêtre entendue, attirant l’abbé Faujas dans l’embrasure d’unefenêtre :
« Qu’avez-vous donc fait à l’abbé Fenil ? » luidemanda-t-elle.
Ils continuèrent à voix très basse. Le prêtre d’abord avaitfeint la surprise ; mais, lorsque Mme Rougoneut murmuré quelques paroles qu’elle accompagnait de haussementsd’épaules, il parut se livrer, il causa. Ils souriaient tous lesdeux, semblaient échanger des politesses, tandis que l’éclat deleurs yeux démentait cette banalité jouée. Le piano se tut, et ilfallut que l’aînée des demoiselles Rastoil chantât la Colombe dusoldat, qui avait alors un grand succès.
« Votre début est tout à fait malheureux, murmuraitFélicité ; vous vous êtes rendu impossible, je vous conseillede ne pas revenir ici de quelque temps… Il faut vous faire aimer,entendez-vous ? Les coups de force vous perdraient. »
L’abbé Faujas restait songeur.
« Vous dites que ces vilaines histoires ont dû êtreracontées par l’abbé Fenil ? demanda-t-il.
– Oh ! il est trop fin pour se mettre ainsi enavant ; il aura soufflé ces choses dans l’oreille de sespénitentes. Je ne sais s’il vous a deviné, mais il a peur de vous,cela est certain ; il va vous combattre par toutes les armesimaginables… Le pis est qu’il confesse les personnes le plus commeil faut de la ville. C’est lui qui a fait nommer le marquis deLagrifoul.
– J’ai eu tort de venir à cette soirée », laissaéchapper le prêtre.
Félicité pinça les lèvres. Elle reprit vivement :
« Vous avez eu tort de vous compromettre avec un homme telque ce Condamin. Moi, j’ai fait pour le mieux. Lorsque la personneque vous savez m’a écrit de Paris, j’ai cru vous être utile en vousinvitant. Je m’imaginais que vous sauriez vous faire ici des amis.C’était un premier pas. Mais, au lieu de chercher à plaire, vousfâchez tout le monde contre vous… Tenez, excusez ma franchise, jetrouve que vous tournez le dos au succès. Vous n’avez commis quedes fautes, en allant vous loger chez mon gendre, en vousclaquemurant chez vous, en portant une soutane qui fait la joie desgamins dans les rues. »
L’abbé Faujas ne put retenir un geste d’impatience. Il secontenta de répondre :
« Je profiterai de vos bons conseils. Seulement, ne m’aidezpas, cela gâterait tout.
– Oui, cette tactique est prudente, dit la vieille dame. Nerentrez dans ce salon que triomphant… Un dernier mot, chermonsieur. La personne de Paris tient beaucoup à votre succès, etc’est pourquoi je m’intéresse à vous. Eh bien ! croyez-moi, nevous faites pas terrible ; soyez aimable, plaisez aux femmes.Retenez bien ceci, plaisez aux femmes, si vous voulez que Plassanssoit à vous. »
L’aînée des demoiselles Rastoil achevait sa romance, en plaquantun dernier accord. On applaudit discrètement.Mme Rougon avait quitté l’abbé Faujas pourféliciter la chanteuse. Elle se tint ensuite au milieu du salon,donnant des poignées de main aux invités qui commençaient à seretirer. Il était onze heures. L’abbé fut très contrarié, lorsqu’ils’aperçut que le digne Bourrette avait profité de la musique pourdisparaître. Il comptait s’en aller avec lui, ce qui devait luiménager une sortie convenable. Maintenant, s’il partait seul,c’était un échec absolu ; on raconterait le lendemain dans laville qu’on l’avait jeté à la porte. Il se réfugia de nouveau dansl’embrasure d’une fenêtre, épiant une occasion, cherchant un moyende faire une retraite honorable.
Cependant, le salon se vidait, il n’y avait plus que quelquesdames. Alors, il remarqua une personne fort simplement mise.C’était Mme Mouret, rajeunie par des bandeauxlégèrement ondulés. Elle le surprit beaucoup par son tranquillevisage, où deux grands yeux noirs semblaient dormir. Il ne l’avaitpas aperçue de la soirée ; elle était sans doute restée dansson coin, sans bouger, contrariée de perdre ainsi le temps, lesmains sur les genoux, à ne rien faire. Comme il l’examinait, ellese leva pour prendre congé de sa mère.
Celle-ci goûtait une de ses joies les plus aiguës, à voir lebeau monde de Plassans s’en aller avec des révérences, laremerciant de son punch, de son salon vert, des heures agréablesqu’il venait de passer chez elle ; et elle pensaitqu’autrefois le beau monde lui marchait sur la chair, selon sa rudeexpression, tandis que, à cette heure, les plus riches netrouvaient pas de sourires assez tendres pour cette chèreMme Rougon.
« Ah ! madame, murmurait le juge de paix Maffre, onoublie ici la marche des heures.
– Vous seule savez recevoir, dans ce pays de loups,chuchotait la jolie Mme de Condamin.
– Nous vous attendons à dîner demain, disaitM. Delangre ; mais à la fortune du pot, nous ne faisonspas de façons comme vous. »
Marthe dut traverser cette ovation pour arriver près de sa mère.Elle l’embrassa, et se retirait, lorsque Félicité la retint,cherchant quelqu’un des yeux, autour d’elle. Puis, ayant aperçul’abbé Faujas :
« Monsieur l’abbé, dit-elle en riant, êtes-vous un hommegalant ? »
L’abbé s’inclina.
« Alors, ayez donc l’obligeance d’accompagner ma fille,vous qui demeurez dans la maison ; cela ne vous dérangera pas,et il y a un bout de ruelle noire qui n’est vraiment pasrassurant. »
Marthe, de son air paisible, répondit qu’elle n’était pas unepetite fille, qu’elle n’avait pas peur ; mais sa mère ayantinsisté, disant qu’elle serait plus tranquille, elle accepta lesbons soins de l’abbé. Et, comme celui-ci s’en allait avec elle,Félicité, qui les avait accompagnés jusqu’au palier, répéta àl’oreille du prêtre avec un sourire :
« Rappelez-vous ce que j’ai dit… Plaisez aux femmes, sivous voulez que Plassans soit à vous. »
Le soir même, Mouret, qui ne dormait pas, pressa Marthe dequestions, voulant connaître les événements de la soirée. Ellerépondit que tout s’était passé comme à l’habitude, qu’elle n’avaitrien remarqué d’extraordinaire. Elle ajouta simplement que l’abbéFaujas l’avait accompagnée, en causant avec elle de chosesinsignifiantes. Mouret fut très contrarié de ce qu’il appelait« l’indolence » de sa femme.
« On pourrait bien s’assassiner chez ta mère, dit-il ens’enfonçant la tête dans l’oreiller d’un air furieux ; cen’est certainement pas toi qui m’en apporterais lanouvelle. »
Le lendemain, lorsqu’il rentra pour le dîner, il cria à Marthe,du plus loin qu’il l’aperçut :
« Je le savais bien, tu as des yeux pour ne pas voir, mabonne… Ah ! que je te reconnais là ! Rester la soiréeentière dans un salon, sans seulement te douter de ce qu’on a ditet fait autour de toi !… Mais toute la ville en cause,entends-tu ! Je n’ai pu faire un pas sans rencontrer quelqu’unqui m’en parlât.
– De quoi donc, mon ami ? demanda Marthe étonnée.
– Du beau succès de l’abbé Faujas, pardieu ! On l’amis à la porte du salon vert.
– Mais non, je t’assure ; je n’ai rien vu desemblable.
– Eh ! je te l’ai dit, tu ne vois rien !… Sais-tuce qu’il a fait à Besançon, l’abbé ? Il a étranglé un curé ouil a commis des faux. On ne peut pas affirmer au juste… N’importe,il paraît qu’on l’a joliment arrangé. Il était vert. C’est un hommefini. »
Marthe avait baissé la tête, laissant son mari triompher del’échec du prêtre. Mouret était enchanté.
« Je garde ma première idée, continua-t-il ; ta mèredoit manigancer quelque chose avec lui. On m’a raconté qu’elles’était montrée très aimable. C’est elle, n’est-ce pas, qui a priél’abbé de t’accompagner ? Pourquoi ne m’as-tu pas ditcela ? »
Elle haussa doucement les épaules, sans répondre.
« Tu es étonnante, vraiment ! s’écria-t-il. Tous cesdétails-là ont beaucoup d’importance… Ainsi,Mme Paloque, que je viens de rencontrer, m’a ditqu’elle était restée avec plusieurs dames, pour voir comment l’abbésortirait. Ta mère s’est servie de toi pour protéger la retraite ducalotin, tu ne comprends donc pas !… Voyons, tâche de tesouvenir ; que t’a-t-il dit, en te ramenantici ? »
Il s’était assis devant sa femme, il la tenait sousl’interrogation aiguë de ses petits yeux.
« Mon Dieu, répondit-elle patiemment, il m’a dit des chosessans importance, des choses comme tout le monde peut en dire… Il aparlé du froid, qui était très vif ; de la tranquillité de laville pendant la nuit ; puis, je crois, de l’agréable soiréequ’il venait de passer.
– Ah ! le tartufe !… Et il ne t’a pas questionnéesur ta mère, sur les gens qu’elle reçoit ?
– Non. D’ailleurs, le chemin n’est pas long, de la rue dela Banne à ici ; nous n’avons pas mis trois minutes. Ilmarchait à côté de moi, sans me donner le bras ; il faisait desi grandes enjambées, que j’étais presque forcée de courir… Je nesais ce qu’on a à s’acharner ainsi après lui. Il n’a pas l’airheureux. Il grelottait, le pauvre homme, dans sa vieillesoutane. »
Mouret n’était pas méchant.
« Ça, c’est vrai, murmura-t-il ; il ne doit pas avoirchaud, depuis qu’il gèle.
– Puis, continua Marthe, nous n’avons pas à nous plaindrede lui : il paye exactement, il ne fait pas de tapage… Oùtrouverais-tu un aussi bon locataire ?
– Nulle part, je le sais… Ce que j’en disais, tout àl’heure, c’était pour te montrer combien peu tu fais attention,quand tu vas quelque part. Autrement, je connais trop la clique queta mère reçoit, pour m’arrêter à ce qui sort du fameux salon vert.Toujours des cancans, des menteries, des histoires bonnes à fairebattre les montagnes. L’abbé n’a sans doute étranglé personne, pasplus qu’il ne doit avoir fait banqueroute… Je le disais àMme Paloque : « Avant de déshabiller lesautres, on ferait bien de laver son propre linge sale. » Tantmieux, si elle a pris cela pour elle ! »
Mouret mentait, il n’avait pas dit cela àMme Paloque. Mais la douceur de Marthe lui faisaitquelque honte de la joie qu’il venait de témoigner, au sujet desmalheurs de l’abbé. Les jours suivants, il se mit nettement du côtédu prêtre. Ayant rencontré plusieurs personnages qu’il détestait,M. de Bourdeu, M. Delangre, le docteur Porquier, illeur fit un magnifique éloge de l’abbé Faujas, pour ne pas direcomme eux, pour les contrarier et les étonner. C’était, àl’entendre, un homme tout à fait remarquable, d’un grand courage,d’une grande simplicité dans la pauvreté. Il fallait qu’il y eûtvraiment des gens bien méchants. Et il glissait des allusions surles personnes que recevaient les Rougon, un tas d’hypocrites, decafards, de sots vaniteux, qui craignaient l’éclat de la véritablevertu. Au bout de quelque temps, il avait fait absolument sienne laquerelle de l’abbé ; il se servait de lui pour assommer labande des Rastoil et la bande de la sous-préfecture.
« Si cela n’est pas pitoyable ! disait-il parfois à safemme, oubliant que Marthe avait entendu un autre langage dans sabouche ; voir des gens qui ont volé leur fortune on ne saitoù, s’acharner ainsi après un pauvre homme qui n’a pas seulementvingt francs pour s’acheter une charretée de bois !… Non,vois-tu, ces choses-là me révoltent. Moi, que diable ! je puisme porter garant pour lui. Je sais ce qu’il fait, je sais commentil est, puisqu’il habite chez moi. Aussi je ne leur mâche pas lavérité, je les traite comme ils le méritent, lorsque je lesrencontre… Et je ne m’en tiendrai pas là. Je veux que l’abbédevienne mon ami. Je veux le promener à mon bras, sur le cours,pour montrer que je ne crains pas d’être vu avec lui, tout honnêtehomme et tout riche que je suis… D’abord, je te recommande d’êtretrès aimable pour ces pauvres gens. »
Marthe souriait discrètement. Elle était heureuse des bonnesdispositions de son mari à l’égard de leurs locataires. Rose reçutl’ordre de se montrer complaisante. Le matin, quand il pleuvait,elle pouvait s’offrir pour faire les commissions deMme Faujas. Mais celle-ci refusa toujours l’aide dela cuisinière. Cependant, elle n’avait plus la raideur muette despremiers temps. Un matin, ayant rencontré Marthe, qui descendait dugrenier où l’on conservait les fruits, elle causa un instant, elles’humanisa même jusqu’à accepter deux superbes poires. Ce furentces deux poires qui devinrent l’occasion d’une liaison plusétroite.
L’abbé Faujas, de son côté, ne filait plus si rapidement le longde la rampe. Le frôlement de sa soutane sur les marches avertissaitMouret, qui, presque chaque jour maintenant, se trouvait au bas del’escalier, heureux de faire, comme il le disait, un bout de cheminavec lui. Il l’avait remercié du petit service rendu à sa femme,tout en le questionnant habilement pour savoir s’il retourneraitchez les Rougon. L’abbé s’était mis à sourire ; il avouaitsans embarras ne pas être fait pour le monde. Mouret fut charmé,s’imaginant entrer pour quelque chose dans la détermination de sonlocataire. Alors, il rêva de l’enlever complètement au salon vert,de le garder pour lui. Aussi, le soir où Marthe lui raconta queMme Faujas avait accepté deux poires, vit-il là uneheureuse circonstance qui allait faciliter ses projets.
« Est-ce que réellement ils n’allument pas de feu, ausecond, par le froid qu’il fait ? demanda-t-il devantRose.
– Dame ! monsieur, répondit la cuisinière, qui compritque la question s’adressait à elle, ça serait difficile, puisque jen’ai jamais vu apporter le moindre fagot. À moins qu’ils ne brûlentleurs quatre chaises ou que Mme Faujas ne monte dubois dans son panier.
– Vous avez tort de rire, Rose, dit Marthe. Ces malheureuxdoivent grelotter dans ces grandes chambres.
– Je crois bien, reprit Mouret : il y a eu dix degrés,la nuit dernière, et l’on craint pour les oliviers. Notre pot à eaua gelé, en haut… Ici, la pièce est petite ; on a chaud tout desuite. »
En effet, la salle à manger était soigneusement garnie debourrelets, de façon que pas un souffle d’air ne passait par lesfentes des boiseries. Un grand poêle de faïence entretenait là unechaleur de baignoire. L’hiver, les enfants lisaient ou jouaientautour de la table ; tandis que Mouret, en attendant l’heuredu coucher, forçait sa femme à faire un piquet, ce qui était unvéritable supplice pour elle. Longtemps elle avait refusé detoucher aux cartes, disant qu’elle ne savait aucun jeu ; maisil lui avait appris le piquet, et dès lors elle s’étaitrésignée.
« Tu ne sais pas, continua-t-il, il faut inviter les Faujasà venir passer la soirée ici. Comme cela, ils se chaufferont aumoins pendant deux ou trois heures. Puis, ça nous fera unecompagnie, nous nous ennuierons moins… Invite-les, toi ; ilsn’oseront pas refuser. »
Le lendemain, Marthe, ayant rencontré Mme Faujasdans le vestibule, fit l’invitation. La vieille dame acceptasur-le-champ, au nom de son fils, sans le moindre embarras.
« C’est bien étonnant qu’elle n’ait pas fait de grimaces,dit Mouret. Je croyais qu’il aurait fallu les prier davantage.L’abbé commence à comprendre qu’il a tort de vivre enloup. »
Le soir, Mouret voulut que la table fût desservie de bonneheure. Il avait sorti une bouteille de vin cuit et fait acheter uneassiettée de petits gâteaux. Bien qu’il ne fût pas large, il tenaità montrer qu’il n’y avait pas que les Rougon qui sussent faire leschoses. Les gens du second descendirent, vers huit heures. L’abbéFaujas avait une soutane neuve. Cela surprit Mouret si fort, qu’ilne put que balbutier quelques mots, en réponse aux compliments duprêtre.
« Vraiment, monsieur l’abbé, tout l’honneur est pour nous…Voyons, mes enfants, donnez donc des chaises. »
On s’assit autour de la table. Il faisait trop chaud, Mouretayant bourré le poêle outre mesure, pour prouver qu’il ne regardaitpas à une bûche de plus. L’abbé Faujas se montra très doux ;il caressa Désirée, interrogea les deux garçons sur leurs études.Marthe, qui tricotait des bas, levait par instants les yeux,étonnée des inflexions souples de cette voix étrangère, qu’ellen’était pas habituée à entendre dans la paix lourde de la salle àmanger. Elle regardait en face le visage fort du prêtre, ses traitscarrés ; puis, elle baissait de nouveau la tête, sans chercherà cacher l’intérêt qu’elle prenait à cet homme si robuste et sitendre, qu’elle savait très pauvre. Mouret, maladroitement,dévorait la soutane neuve du regard ; il ne put s’empêcher dedire avec un rire sournois :
« Monsieur l’abbé, vous avez eu tort de faire toilette pourvenir ici. Nous sommes sans façon, vous le savez bien. »
Marthe rougit. Mais le prêtre raconta gaiement qu’il avaitacheté cette soutane dans la journée. Il la gardait pour faireplaisir à sa mère, qui le trouvait plus beau qu’un roi, ainsi vêtude neuf.
« N’est-ce pas, mère ? »
Mme Faujas fit un signe affirmatif, sans quitterson fils des yeux. Elle s’était assise en face de lui, elle leregardait sous la clarté crue de la lampe, d’un air d’extase.
Puis, on causa de toutes sortes de choses. Il semblait quel’abbé Faujas eût perdu sa froideur triste. Il restait grave, maisd’une gravité obligeante, pleine de bonhomie. Il écouta Mouret, luirépondit sur les sujets les plus insignifiants, parut s’intéresserà ses commérages. Celui-ci en était venu à lui expliquer la façondont il vivait :
« Ainsi, finit-il par dire, nous passons la soirée commevous le voyez là ; jamais plus d’embarras. Nous n’invitonspersonne, parce qu’on est toujours mieux en famille. Chaque soir,je fais un piquet avec ma femme. C’est une vieille habitude,j’aurais de la peine à m’endormir autrement.
– Mais nous ne voulons pas vous déranger, s’écria l’abbéFaujas. Je vous prie en grâce de ne pas vous gêner pour nous.
– Non, non, que diable ! je ne suis pas unmaniaque ; je n’en mourrai pas, pour une fois. »
Le prêtre insista. Voyant que Marthe se défendait avec plus devivacité encore que son mari, il se tourna vers sa mère, quirestait silencieuse, les deux mains croisées devant elle.
« Mère, lui dit-il, faites donc un piquet avec monsieurMouret. »
Elle le regarda attentivement dans les yeux. Mouret continuait às’agiter, refusant, déclarant qu’il ne voulait pas troubler lasoirée ; mais, quand le prêtre lui eut dit que sa mère étaitd’une jolie force, il faiblit, il murmura :
« Vraiment ?… Alors, si madame le veut absolument, sicela ne contrarie personne…
– Allons, mère, faites une partie, répéta l’abbé Faujasd’une voix plus nette.
– Certainement, répondit-elle enfin, ça me fera plaisir…Seulement, il faut que je change de place.
– Pardieu ! ce n’est pas difficile, reprit Mouretenchanté. Vous allez changer de place avec votre fils… Monsieurl’abbé, ayez donc l’obligeance de vous mettre à côté de mafemme ; madame va s’asseoir là, à côté de moi… Vous voyez,c’est parfait, maintenant. »
Le prêtre, qui s’était d’abord assis en face de Marthe, del’autre côté de la table, se trouva ainsi poussé auprès d’elle. Ilsfurent même comme isolés à un bout, les joueurs ayant rapprochéleurs chaises pour engager la lutte. Octave et Serge venaient demonter dans leur chambre. Désirée, comme à son habitude, dormaitsur la table. Quand dix heures sonnèrent, Mouret, qui avait perduune première partie, ne voulut absolument pas aller secoucher ; il exigea une revanche. Mme Faujasconsulta son fils d’un regard ; puis, de son air tranquille,elle se mit à battre les cartes. Cependant, l’abbé échangeait àpeine quelques mots avec Marthe. Ce premier soir, il parla dechoses indifférentes, du ménage, du prix des vivres à Plassans, dessoucis que les enfants causent. Marthe répondait obligeamment,levant de temps à autre son regard clair, donnant à la conversationun peu de sa lenteur sage.
Il était près de onze heures, lorsque Mouret jeta ses cartesavec quelque dépit.
« Allons, j’ai encore perdu, dit-il. Je n’ai pas eu unebelle carte de la soirée. Demain, j’aurai peut-être plus de chance…À demain, n’est-ce pas, madame ? »
Et comme l’abbé Faujas s’excusait, disant qu’ils ne voulaientpas abuser, qu’ils ne pouvaient les déranger ainsi chaquesoir :
« Mais vous ne nous dérangez pas ! s’écria-t-il ;vous nous faites plaisir… D’ailleurs, que diable ! je perds,madame ne peut me refuser une partie. »
Quand ils eurent accepté et qu’ils furent remontés, Mouretbougonna, se défendit d’avoir perdu. Il était furieux.
« La vieille est moins forte que moi, j’en suis sûr, dit-ilà sa femme. Seulement elle a des yeux ! C’est à croire qu’elletriche, ma parole d’honneur !… Demain, il faudravoir. »
Dès lors, chaque jour, régulièrement, les Faujas descendirentpasser la soirée avec les Mouret. Il s’était engagé une batailleformidable entre la vieille dame et son propriétaire. Elle semblaitse jouer de lui, le laisser gagner juste assez pour ne pas ledécourager ; ce qui l’entretenait dans une rage sourde,d’autant plus qu’il se piquait de jouer fort joliment le piquet.Lui, rêvait de la battre pendant des semaines entières, sans luilaisser prendre une partie. Elle gardait un sang-froidmerveilleux ; son visage carré de paysanne restait muet, sesgrosses mains abattaient les cartes avec une force et unerégularité de machine. Dès huit heures, ils s’asseyaient tous deuxà leur bout de table, s’enfonçant dans leur jeu, ne bougeantplus.
À l’autre bout, aux deux côtés du poêle, l’abbé Faujas et Martheétaient comme seuls. L’abbé avait un mépris d’homme et de prêtrepour la femme ; il l’écartait, ainsi qu’un obstacle honteux,indigne des forts. Malgré lui, ce mépris perçait souvent dans uneparole plus rude. Et Marthe, alors, prise d’une anxiété étrange,levait les yeux, avec une de ces peurs brusques qui font regarderderrière soi si quelque ennemi caché ne va pas lever le bras.D’autres fois, au milieu d’un rire, elle s’arrêtait brusquement, enapercevant sa soutane ; elle s’arrêtait, embarrassée, étonnéede parler ainsi avec un homme qui n’était pas comme les autres.L’intimité fut longue à s’établir entre eux.
Jamais l’abbé Faujas n’interrogea nettement Marthe sur son mari,ses enfants, sa maison. Peu à peu, il n’en pénétra pas moins dansles plus minces détails de leur histoire et de leur existenceactuelle. Chaque soir, pendant que Mouret etMme Faujas se battaient rageusement, il apprenaitquelque fait nouveau. Une fois, il fit la remarque que les deuxépoux se ressemblaient étonnamment.
« Oui, répondit Marthe avec un sourire ; quand nousavions vingt ans, on nous prenait pour le frère et la sœur. C’estmême un peu ce qui a décidé notre mariage ; on plaisantait, onnous mettait toujours à côté l’un de l’autre, on disait que nousferions un joli couple. La ressemblance était si frappante que ledigne monsieur Compan, qui pourtant nous connaissait, hésitait ànous marier.
– Mais vous êtes cousin et cousine ? demanda leprêtre.
– En effet, dit-elle en rougissant légèrement, mon mari estun Macquart, moi je suis une Rougon. »
Elle se tut un instant, gênée, devinant que le prêtreconnaissait l’histoire de sa famille, célèbre à Plassans. LesMacquart étaient une branche bâtarde des Rougon.
« Le plus singulier, reprit-elle pour cacher son embarras,c’est que nous ressemblons tous les deux à notre grand-mère. Lamère de mon mari lui a transmis cette ressemblance, tandis que,chez moi, elle s’est reproduite à distance. On dirait qu’elle asauté par-dessus mon père. »
Alors l’abbé cita un exemple semblable dans sa famille. Il avaitune sœur qui était, paraissait-il, le vivant portrait du grand-pèrede sa mère. La ressemblance, dans ce cas, avait sauté deuxgénérations. Et sa sœur rappelait en tout le bonhomme par soncaractère, les habitudes, jusqu’aux gestes et au son de lavoix.
« C’est comme moi, dit Marthe, j’entendais dire, quandj’étais petite : « C’est tante Dide tout craché. »La pauvre femme est aujourd’hui aux Tulettes ; elle n’avaitjamais eu la tête bien forte… Avec l’âge, je suis devenue tout àfait calme, je me suis mieux portée ; mais, je me souviens, àvingt ans, je n’étais guère solide, j’avais des vertiges, des idéesbaroques. Tenez, je ris encore, quand je pense quelle étrangegamine je faisais.
– Et votre mari ?
– Oh ! lui tient de son père, un ouvrier chapelier,une nature sage et méthodique… Nous nous ressemblions devisage ; mais pour le dedans, c’était autre chose… À lalongue, nous sommes devenus tout à fait semblables. Nous étions sitranquilles, dans nos magasins de Marseille ! J’ai passé làquinze années qui m’ont appris à être heureuse, chez moi, au milieude mes enfants. »
L’abbé Faujas, chaque fois qu’il la mettait sur ce sujet,sentait en elle une légère amertume. Elle était certainementheureuse, comme elle le disait ; mais il croyait devinerd’anciens combats dans cette nature nerveuse, apaisée aux approchesde la quarantaine. Et il s’imaginait ce drame, cette femme et cemari, parents de visage, que toutes leurs connaissances jugeaientfaits l’un pour l’autre, tandis que, au fond de leur être, lelevain de la bâtardise, la querelle des sangs mêlés et toujoursrévoltés, irritaient l’antagonisme de deux tempéraments différents.Puis, il s’expliquait les détentes fatales d’une vie réglée,l’usure des caractères par les soucis quotidiens du commerce,l’assoupissement de ces deux natures dans cette fortune gagnée enquinze années, mangée modestement au fond d’un quartier désert depetite ville. Aujourd’hui, bien qu’ils fussent encore jeunes tousles deux, il ne semblait plus y avoir en eux que des cendres.L’abbé essaya habilement de savoir si Marthe était résignée. Il latrouvait très raisonnable.
« Non, disait-elle, je me plais chez moi ; mes enfantsme suffisent. Je n’ai jamais été très gaie. Je m’ennuyais un peu,voilà tout ; il m’aurait fallu une occupation d’esprit que jen’ai pas trouvée… Mais à quoi bon ? Je me serais peut-êtrecassé la tête. Je ne pouvais seulement pas lire un roman, sansavoir des migraines affreuses ; pendant trois nuits, tous lespersonnages me dansaient dans la cervelle… Il n’y a que la couturequi ne m’a jamais fatiguée. Je reste chez moi, pour éviter tous cesbruits du dehors, ces commérages, ces niaiseries qui mefatiguent. »
Elle s’arrêtait parfois, regardait Désirée endormie sur latable, souriant dans son sommeil de son sourire d’innocente.
« Pauvre enfant ! murmurait-elle, elle ne peut pasmême coudre, elle a des vertiges tout de suite… Elle n’aime que lesbêtes. Quand elle va passer un mois chez sa nourrice, elle vit dansla basse-cour, et elle me revient les joues roses, toute bienportante. »
Et elle reparlait souvent des Tulettes, avec une peur sourde dela folie. L’abbé Faujas sentit ainsi un étrange effarement, au fondde cette maison si paisible. Marthe aimait certainement son marid’une bonne amitié ; seulement, il entrait dans son affectionune crainte des plaisanteries de Mouret, de ses taquineriescontinuelles. Elle était aussi blessée de son égoïsme, de l’abandonoù il la laissait ; elle lui gardait une vague rancune de lapaix qu’il avait faite autour d’elle, de ce bonheur dont elle sedisait heureuse. Quand elle parlait de son mari, ellerépétait :
« Il est très bon pour nous… Vous devez l’entendre crierquelquefois ; c’est qu’il aime l’ordre en toutes choses,voyez-vous, jusqu’à en être ridicule, souvent ; il se fâchepour un pot de fleurs dérangé dans le jardin, pour un jouet quitraîne sur le parquet… Autrement, il a bien raison de n’en fairequ’à sa tête. Je sais qu’on lui en veut, parce qu’il a amasséquelque argent, et qu’il continue à faire, de temps à autre, debons coups, tout en se moquant des bavardages… On le plaisanteaussi à cause de moi. On dit qu’il est avare, qu’il me tient à lamaison, qu’il me refuse jusqu’à des bottines. Ce n’est pas vrai. Jesuis absolument libre. Sans doute, il préfère me trouver ici, quandil rentre, au lieu de me savoir toujours par les rues, à mepromener ou à rendre des visites. D’ailleurs, il connaît mes goûts.Qu’irais-je chercher au-dehors ? »
Lorsqu’elle défendait Mouret contre les bavardages de Plassans,elle mettait dans ses paroles une vivacité soudaine, comme si elleavait eu le besoin de le défendre également contre des accusationssecrètes qui montaient d’elle-même ; et elle revenait avec uneinquiétude nerveuse à cette vie du dehors. Elle semblait seréfugier dans l’étroite salle à manger, dans le vieux jardin auxgrands buis, prise de la peur de l’inconnu, doutant de ses forces,redoutant quelque catastrophe. Puis, elle souriait de cetteépouvante d’enfant ; elle haussait les épaules, se remettaitlentement à tricoter son bas ou à raccommoder quelque vieillechemise. Alors, l’abbé Faujas n’avait plus devant lui qu’unebourgeoise froide, au teint reposé, aux yeux pâles, qui mettaitdans la maison une odeur de linge frais et de bouquet cueilli àl’ombre.
Deux mois se passèrent ainsi. L’abbé Faujas et sa mère étaiententrés dans les habitudes des Mouret. Le soir, chacun avait saplace marquée autour de la table ; la lampe était à la mêmeplace, les mêmes mots des joueurs tombaient dans les mêmessilences, dans les mêmes paroles adoucies du prêtre et de Marthe.Mouret, lorsque Mme Faujas ne l’avait pas tropbrutalement battu, trouvait ses locataires « des gens trèscomme il faut ».
Toute sa curiosité de bourgeois inoccupé s’était calmée dans lesouci des parties de la soirée ; il n’épiait plus l’abbé,disant que maintenant il le connaissait bien, qu’il le tenait pourun brave homme.
« Eh ! laissez-moi donc tranquille ! criait-il àceux qui attaquaient l’abbé Faujas devant lui. Vous faites un tasd’histoires, vous allez chercher midi à quatorze heures, lorsqu’ilest si aisé d’expliquer les choses simplement… Que diable ! jele sais sur le bout du doigt. Il me fait l’amitié de venir passertoutes ses soirées avec nous… Ah ! ce n’est pas un homme quise prodigue, je comprends qu’on lui en veuille et qu’on l’accuse defierté. »
Mouret jouissait d’être le seul dans Plassans qui pût se vanterde connaître l’abbé Faujas ; il abusait même un peu de cetavantage. Chaque fois qu’il rencontrait Mme Rougon,il triomphait, il lui donnait à entendre qu’il lui avait volé soninvité. Celle-ci se contentait de sourire finement. Avec sesintimes, Mouret poussait les confidences plus loin : ilmurmurait que ces diables de prêtres ne peuvent rien faire de lamême façon que les autres hommes ; il racontait alors despetits détails, la façon dont l’abbé buvait, dont il parlait auxfemmes, dont il tenait les genoux écartés sans jamais croiser lesjambes ; légères anecdotes où il mettait son effarementinquiet de libre penseur en face de cette mystérieuse soutanetombant jusqu’aux talons de son hôte.
Les soirées se succédant, on était arrivé aux premiers jours defévrier. Dans leur tête-à-tête, il semblait que l’abbé Faujasévitât soigneusement de causer religion avec Marthe. Elle lui avaitdit une fois, presque gaiement :
« Non, monsieur l’abbé, je ne suis pas dévote, je ne vaispas souvent à l’église… Que voulez-vous ? À Marseille, j’étaistoujours très occupée ; maintenant, j’ai la paresse de sortir.Puis, je dois vous l’avouer, je n’ai pas été élevée dans des idéesreligieuses. Ma mère disait que le bon Dieu venait cheznous. »
Le prêtre s’était incliné sans répondre, voulant faire entendrepar là qu’il préférait ne pas causer de ces choses, en de tellescirconstances. Cependant, un soir, il traça le tableau du secoursinespéré que les âmes souffrantes trouvent dans la religion. Ilétait question d’une pauvre femme que des revers de toute sortevenaient de conduire au suicide.
« Elle a eu tort de désespérer, dit le prêtre de sa voixprofonde. Elle ignorait sans doute les consolations de la prière.J’en ai vu souvent venir à nous, pleurantes, brisées, et elles s’enallaient avec une résignation vainement cherchée ailleurs, une joiede vivre. C’est qu’elles s’étaient agenouillées, qu’elles avaientgoûté le bonheur de s’humilier dans un coin perdu de l’église.Elles revenaient, elles oubliaient tout, elles étaient àDieu. »
Marthe avait écouté d’un air rêveur ces paroles, dont lesderniers mots s’alanguirent sur un ton de félicitéextra-humaine.
« Oui, ce doit être un bonheur, murmura-t-elle comme separlant à elle-même ; j’y ai songé parfois, mais j’ai toujourseu peur. »
L’abbé ne touchait que très rarement à de tels sujets ; aucontraire, il parlait souvent charité. Marthe était trèsbonne ; les larmes montaient à ses yeux, au récit de lamoindre infortune. Lui, paraissait se plaire à la voir ainsifrissonnante de pitié ; il avait chaque soir quelque nouvellehistoire touchante, il la brisait d’une compassion continue qui lafaisait s’abandonner. Elle laissait tomber son ouvrage, joignaitles mains, la face toute douloureuse, le regardant, pendant qu’ilentrait dans des détails navrants sur les gens qui meurent de faim,sur les malheureux que la misère pousse aux méchantes actions.Alors elle lui appartenait, il aurait fait d’elle ce qu’il auraitvoulu. Et souvent, à l’autre bout de la salle, une querelleéclatait, entre Mouret et Mme Faujas, sur unquatorze de rois annoncé à tort ou sur une carte reprise dans unécart.
Ce fut vers le milieu de février qu’une déplorable aventure vintconsterner Plassans. On découvrit qu’une bande de toutes jeunesfilles, presque des enfants, avaient glissé à la débauche engalopinant dans les rues ; et l’affaire n’était pas seulemententre gamins du même âge, on disait que des personnages bien posésallaient se trouver compromis. Pendant huit jours, Marthe fut trèsfrappée de cette histoire, qui faisait un bruit énorme ; elleconnaissait une des malheureuses, une blondine qu’elle avaitsouvent caressée et qui était la nièce de sa cuisinière Rose ;elle ne pouvait plus penser à cette pauvre petite, disait-elle,sans avoir un frisson par tout le corps.
« Il est fâcheux, lui dit un soir l’abbé Faujas, qu’il n’yait pas à Plassans une maison pieuse, sur le modèle de celle quiexiste à Besançon. » Et, pressé de questions par Marthe, illui dit ce qu’était cette maison pieuse. Il s’agissait d’une sortede crèche pour les filles d’ouvriers, pour celles qui ont de huit àquinze ans, et que les parents sont obligés de laisser seules aulogis, en se rendant à leur ouvrage. On les occupait, dans lajournée, à des travaux de couture ; puis, le soir, on lesrendait aux parents, lorsque ceux-ci rentraient chez eux. De cettefaçon, les pauvres enfants grandissaient loin du vice, au milieudes meilleurs exemples. Marthe trouva l’idée généreuse. Peu à peu,elle en fut envahie au point qu’elle ne parlait plus que de lanécessité de créer à Plassans une maison semblable.
« On la placerait sous le patronage de la Vierge, insinuaitl’abbé Faujas. Mais que de difficultés à vaincre ! Vous nesavez pas les peines que coûte la moindre bonne œuvre. Il faudrait,pour conduire à bien une telle œuvre, un cœur maternel, chaud, toutdévoué. »
Marthe baissait la tête, regardait Désirée endormie à son côté,sentait des larmes au bord de ses paupières. Elle s’informait desdémarches à faire, des frais d’établissement, des dépensesannuelles.
« Voulez-vous m’aider ? » demanda-t-elle un soirbrusquement au prêtre.
L’abbé Faujas, gravement, lui prit une main, qu’il garda uninstant dans la sienne, en murmurant qu’elle avait une des plusbelles âmes qu’il eût encore rencontrées. Il acceptait, mais ilcomptait absolument sur elle ; lui, pouvait bien peu. C’étaitelle qui trouverait dans la ville des dames pour former un comité,qui réunirait les souscriptions, qui se chargerait, en un mot, desdétails si délicats, si laborieux d’un appel à la charité publique.Et il lui donna un rendez-vous dès le lendemain, à Saint-Saturnin,pour la mettre en rapport avec l’architecte du diocèse, quipourrait, beaucoup mieux que lui, la renseigner sur lesdépenses.
Ce soir-là, en se couchant, Mouret était fort gai. Il n’avaitpas laissé prendre une partie à Mme Faujas.
« Tu as l’air tout heureux, ma bonne, dit-il à sa femme.Hein ! tu as vu comme je lui ai flanqué sa quinte parterre ? Elle en était retournée, la vieille ! »
Et, comme Marthe sortait d’une armoire une robe de soie, il luidemanda avec surprise si elle comptait sortir le lendemain. Iln’avait rien entendu, en bas.
« Oui, répondit-elle, j’ai des courses ; j’ai unrendez-vous à l’église, avec l’abbé Faujas, pour des choses que jete dirai. »
Il resta planté devant elle, stupéfait, la regardant, pour voirsi elle ne se moquait pas de lui. Puis, sans se fâcher, de son airgoguenard :
« Tiens, tiens, murmura-t-il, je n’avais pas vu ça. Voilàque tu donnes dans la calotte, maintenant. »
Marthe, le lendemain, alla d’abord chez sa mère. Elle luiexpliqua la bonne œuvre dont elle rêvait. Comme la vieille damehochait la tête en souriant, elle se fâcha presque ; elle luifit entendre qu’elle avait peu de charité.
« C’est une idée de l’abbé Faujas, ça, dit brusquementFélicité.
– En effet, murmura Marthe, surprise : nous en avonslonguement causé ensemble. Comment le savez-vous ? »
Mme Rougon eut un léger haussement d’épaules,sans répondre plus nettement. Elle reprit avec vivacité :
« Eh bien ! ma chérie, tu as raison ! il fautt’occuper, et ce que tu as trouvé là est très bien. Ça me chagrinevraiment de te voir toujours enfermée dans cette maison retirée,qui sent la mort. Seulement, ne compte pas sur moi, je ne veux êtrepour rien dans ton affaire. On dirait que c’est moi qui fais tout,que nous nous sommes entendues pour imposer nos idées à la ville.Je désire, au contraire, que tu aies tout le bénéfice de ta bonnepensée. Je t’aiderai de mes conseils, si tu y consens, mais pasdavantage.
– J’avais pourtant compté sur vous pour faire partie ducomité fondateur, dit Marthe, que la pensée d’être seule, dans unesi grosse aventure, effrayait un peu.
– Non, non, ma présence gâterait les choses, je t’assure.Dis au contraire bien haut que je ne puis être du comité, que jet’ai refusé, en prétextant des occupations. Laisse entendre mêmeque je n’ai pas foi dans ton projet… Cela décidera ces dames, tuverras… Elles seront enchantées d’être d’une bonne œuvre dont je neserai pas. Vois Mme Rastoil,Mme de Condamin,Mme Delangre ; vois égalementMme Paloque, mais la dernière ; elle seraflattée, elle te servira plus que toutes les autres… Et si tu tetrouvais embarrassée, viens me consulter. »
Elle reconduisit sa fille jusque sur l’escalier. Puis, laregardant en face, avec son sourire pointu de vieille :
« Il se porte bien, ce cher abbé ? demanda-t-elle.
– Très bien, répondit Marthe tranquillement. Je vais àSaint-Saturnin, où je dois voir l’architecte du diocèse. »
Marthe et le prêtre avaient pensé que les choses étaient encoretrop en l’air pour déranger l’architecte. Ils comptaient se ménagersimplement une rencontre avec ce dernier, qui se rendait chaquejour à Saint-Saturnin, où l’on réparait justement une chapelle. Ilspourraient l’y consulter comme par hasard. Marthe, ayant traversél’église, aperçut l’abbé Faujas et M. Lieutaud, causant sur unéchafaudage, d’où ils se hâtèrent de descendre. Une des épaules del’abbé était toute blanche de plâtre ; il s’intéressait auxtravaux.
À cette heure de l’après-midi, il n’y avait pas une dévote, lanef et les bas-côtés étaient déserts, encombrés d’une débandade dechaises que deux bedeaux rangeaient bruyamment. Des maçonss’appelaient du haut des échelles, au milieu d’un bruit de truellesgrattant les murs. Saint-Saturnin n’avait rien de religieux, sibien que Marthe ne s’était pas même signée. Elle s’assit devant lachapelle en réparation, entre l’abbé Faujas et M. Lieutaud,comme elle l’aurait fait dans le cabinet de travail de celui-ci, sielle était allée prendre son avis chez lui.
L’entretien dura une bonne demi-heure. L’architecte se montratrès complaisant ; son opinion fut qu’il ne fallait pas bâtirun local pour l’œuvre de la Vierge, ainsi que l’abbé appelaitl’établissement projeté. Cela reviendrait bien trop cher. Il étaitpréférable d’acheter une bâtisse toute faite, qu’on approprieraitaux besoins de l’œuvre. Et il indiqua même, dans le faubourg, unancien pensionnat, où s’était ensuite établi un marchand defourrages, et qui était à vendre. Avec quelques milliers de francs,il se faisait fort de transformer complètement cette ruine ;il promettait même des merveilles, une entrée élégante, de vastessalles, une cour plantée d’arbres. Peu à peu, Marthe et le prêtreavaient élevé la voix, ils discutaient les détails sous la voûtesonore de la nef, tandis que M. Lieutaud, du bout de sa canne,égratignait les dalles, pour leur donner une idée de la façade.
« Alors, c’est convenu, monsieur, dit Marthe en prenantcongé de l’architecte ; vous ferez un petit devis, de façonque nous sachions à quoi nous en tenir… Et veuillez nous garder lesecret, n’est-ce pas ? »
L’abbé Faujas voulut l’accompagner jusqu’à la petite porte del’église. Comme ils passaient ensemble devant le maître-autel, etqu’elle continuait à s’entretenir vivement avec lui, elle fut toutesurprise de ne plus le trouver à son côté ; elle le chercha,elle l’aperçut, plié en deux, en face de la grande croix cachéedans son étui de mousseline. Ce prêtre, qui s’inclinait ainsi,couvert de plâtre, lui causa une singulière sensation. Elle serappela où elle était, regardant autour d’elle d’un air inquiet,étouffant le bruit de ses pas. À la porte, l’abbé, devenu trèsgrave, lui tendit silencieusement son doigt mouillé d’eau bénite.Elle se signa, toute troublée. Le double battant rembourré retombaderrière elle doucement, avec un soupir étouffé.
De là, Marthe alla chez Mme de Condamin.Elle était heureuse de marcher au grand air dans les rues ;les quelques courses qui lui restaient à faire lui semblaient unepartie de plaisir. Mme de Condamin la reçutavec des étonnements d’amitié. Cette chèreMme Mouret venait si rarement ! Lorsqu’ellesut de quoi il s’agissait, elle se déclara enchantée, prête à tousles dévouements. Elle était vêtue d’une délicieuse robe mauve ànœuds de ruban gris perle, dans un boudoir où elle jouait à laParisienne exilée en province.
« Que vous avez bien fait de compter sur moi !dit-elle en serrant les mains de Marthe. Ces pauvres filles, quileur viendra donc en aide, si ce n’est nous autres, qu’on accuse deleur donner le mauvais exemple du luxe… Puis c’est affreux depenser que l’enfance est exposée à toutes ces vilaines choses. J’enai été malade… Disposez absolument de moi. »
Et, quand Marthe lui eut appris que sa mère ne pouvait fairepartie du comité, elle redoubla encore de bon vouloir.
« C’est bien fâcheux qu’elle ait tant d’occupations,reprit-elle avec une pointe d’ironie ; elle nous aurait étéd’un grand secours… Mais que voulez-vous ? nous ferons ce quenous pourrons. J’ai quelques amis. J’irais voir Monseigneur ;je remuerai ciel et terre, s’il le faut… Nous réussirons, je vousle promets. »
Elle ne voulut écouter aucun détail d’aménagement ni de dépense.On trouverait toujours l’argent nécessaire. Elle entendait quel’œuvre fit honneur au comité, que tout y fût beau et confortable.Elle ajouta en riant qu’elle perdait la tête au milieu deschiffres, qu’elle se chargeait particulièrement des premièresdémarches, de la conduite générale du projet. Cette chèreMme Mouret n’était pas habituée à solliciter ;elle l’accompagnerait dans ses courses, elle pourrait même lui enépargner plusieurs. Au bout d’un quart d’heure, l’œuvre fut sachose propre, et c’était elle qui donnait des instructions àMarthe. Celle-ci allait se retirer, lorsqueM. de Condamin entra ; elle resta, gênée, n’osantplus parler de l’objet de sa visite, devant le conservateur desEaux et Forêts, qui était, disait-on, compromis dans l’affaire deces pauvres filles, dont la honte occupait la ville.
Ce fut Mme Condamin qui expliqua la grande idéeà son mari, qui se montra parfait de tranquillité et de bonssentiments. Il trouva la chose excessivement morale.
« C’est une idée qui ne pouvait venir qu’à une mère, dit-ilgravement, sans qu’il fût possible de deviner s’il ne se moquaitpas ; Plassans vous devra de bonnes mœurs, madame.
– Je vous avoue que j’ai simplement ramassé l’idée,répondit Marthe, gênée par ces éloges ; elle m’a été inspiréepar une personne que j’estime beaucoup.
– Quelle personne ? demanda curieusementMme de Condamin.
– Monsieur l’abbé Faujas. »
Et Marthe, avec une grande simplicité, dit tout le bien qu’ellepensait du prêtre. Elle ne fit d’ailleurs aucune allusion auxmauvais bruits qui avaient couru ; elle le donna comme unhomme digne de tous les respects, auquel elle était heureused’ouvrir sa maison. Mme de Condamin écoutaiten faisant des petits signes de tête.
« Je l’ai toujours dit, s’écria-t-elle, l’abbé Faujas estun prêtre très distingué… Si vous saviez comme il y a de méchantesgens ! Mais depuis que vous le recevez, on n’ose plus parler.Cela a coupé court à toutes les mauvaises suppositions… Alors, vousdites que l’idée est de lui ? Il faudra le décider à se mettreen avant. Jusque-là, il est entendu que nous serons discrètes… Jevous assure, je l’ai toujours aimé et défendu, ce prêtre…
– J’ai causé avec lui, il m’a semblé tout à fait bonenfant », interrompit le conservateur des Eaux et Forêts.
Mais sa femme le fit taire d’un geste ; elle le traitait envalet, souvent. Dans le mariage louche que l’on reprochait àM. de Condamin, il était arrivé que lui seul portait lahonte ; la jeune femme, qu’il avait amenée on ne savait d’où,s’était fait pardonner et aimer de toute la ville, par une bonnegrâce, par une beauté aimable, auxquelles les provinciaux sont plussensibles qu’on ne le pense. Il comprit qu’il était de trop danscet entretien vertueux.
« Je vous laisse avec le bon Dieu, dit-il d’un airlégèrement ironique. Je vais fumer un cigare… Octavie, n’oublie pasde t’habiller de bonne heure ; nous allons à lasous-préfecture, ce soir. »
Quand il ne fut plus là, les deux femmes causèrent encore uninstant, revenant sur ce qu’elles avaient déjà dit, s’apitoyant surles pauvres jeunes filles qui tournent mal, s’excitant de plus enplus à les mettre à l’abri de toutes les séductions.Mme de Condamin parlait très éloquemmentcontre la débauche.
« Eh bien ! c’est convenu, dit-elle en serrant unedernière fois la main de Marthe, je suis à vous au premier appel…Si vous allez voir Mme Rastoil etMme Delangre, dites-leur que je me charge detout ; elles n’auront qu’à nous apporter leurs noms… Mon idéeest bonne, n’est-ce pas ? Nous ne nous en écarterons pas d’uneligne… Mes compliments à l’abbé Faujas. »
Marthe se rendit immédiatement chezMme Delangre, puis chezMme Rastoil. Elle les trouva polies, mais plusfroides que Mme de Condamin. Toutes deuxdiscutèrent le côté pécuniaire du projet ; il faudraitbeaucoup d’argent, jamais la charité publique ne fournirait lessommes nécessaires, on risquait d’aboutir à quelque dénouementridicule. Marthe les rassura, leur donna des chiffres. Alors, ellesvoulurent savoir quelles dames avaient déjà consenti à faire partiedu comité. Le nom de Mme de Condamin leslaissa muettes. Puis, quand elles surent queMme Rougon s’était excusée, elles se firent plusaimables.
Mme Delangre avait reçu Marthe dans le cabinetde son mari. C’était une petite femme pâle, d’une douceur deservante, dont les débordements étaient restés légendaires àPlassans.
« Mon Dieu, murmura-t-elle enfin, je ne demande pas mieux.Ce serait une école de vertu pour la jeunesse ouvrière. Onsauverait bien de faibles âmes. Je ne puis refuser, car je sens queje vous serai très utile par mon mari que ses fonctions de mairemettent en continuel rapport avec tous les gens influents.Seulement je vous demande jusqu’à demain pour vous donner uneréponse définitive. Notre situation nous engage à beaucoup deprudence, et je veux consulter monsieur Delangre. »
Chez Mme Rastoil, Marthe trouva une femme toutaussi molle, très prude, cherchant des mots purs pour parler desmalheureuses qui oublient leurs devoirs. Elle était grasse,celle-ci, et elle brodait une aube très riche, entre ses deuxfilles. Elle les avait fait sortir, dès les premiers mots.
« Je vous remercie d’avoir songé à moi, dit-elle ;mais, vraiment, je suis bien embarrassée. Je fais partie déjà deplusieurs comités, je ne sais si j’aurais le temps… J’avais eu lamême pensée que vous ; seulement mon projet était plus large,plus complet peut-être. Il y a un grand mois que je me promets d’enaller parler à Monseigneur, sans jamais trouver une minute. Enfin,nous pourrons unir nos efforts. Je vous dirai ma façon de voir, carje crois que vous êtes dans l’erreur sur beaucoup de points…Puisqu’il le faut, je me dévouerai encore. Mon mari me le disaithier :
« Vraiment vous n’êtes plus à vos affaires, vous êtes touteà celles des autres. »
Marthe la regardait curieusement, en songeant à son ancienneliaison avec M. Delangre, dont on faisait encore des gorgeschaudes dans les cafés du cours Sauvaire. La femme du maire et lafemme du président avaient accueilli le nom de l’abbé Faujas avecune grande circonspection ; la seconde surtout. Marthe s’étaitmême un peu piquée de cette méfiance, au sujet d’une personne dontelle répondait ; aussi avait-elle insisté sur les bellesqualités de l’abbé, ce qui avait obligé les deux femmes à convenirdu mérite de ce prêtre, vivant dans la retraite et soutenant samère.
En sortant de chez Mme Rastoil, Marthe n’eutqu’à traverser la chaussée pour se rendre chezMme Paloque, qui demeurait de l’autre côté de larue Balande. Il était sept heures ; mais elle désirait sedébarrasser de cette dernière course, quitte à faire attendreMouret et à être grondée par lui. Les Paloque allaient se mettre àtable, dans une salle à manger froide, où se sentait la gêne deprovince, une gêne propre, soigneusement cachée.Mme Paloque se hâta de couvrir la soupe qu’elleallait servir, contrariée d’être ainsi trouvée à table. Elle futtrès polie, presque humble, inquiète au fond d’une visite qu’ellen’attendait guère. Son mari, le juge, resta devant son assiettevide, les mains sur les genoux.
« Des petites coquines ! s’écria-t-il, lorsque Martheeut parlé des filles du vieux quartier. J’ai eu de jolis détails,aujourd’hui, au Palais. Ce sont elles qui ont provoqué à ladébauche des gens très honorables… Vous avez tort, madame, de vousintéresser à cette vermine-là.
– D’ailleurs, dit à son tour Mme Paloque,j’ai grand peur de ne vous être d’aucune utilité. Je ne connaispersonne. Mon mari se ferait plutôt couper une main que desolliciter la moindre chose. Nous nous sommes mis à l’écart, pardégoût de toutes les injustices que nous avons vues. Nous vivonsmodestement, ici, bien heureux qu’on nous oublie… Tenez, onoffrirait de l’avancement à mon mari qu’il refuserait, maintenant.N’est-ce pas, mon ami ? »
Le juge branla la tête d’un air d’assentiment. Tous deuxéchangeaient un mince sourire, et Marthe resta embarrassée, en facede ces deux affreux visages, couturés, livides de bile, quis’entendaient si bien dans cette comédie d’une résignationmenteuse. Elle se rappela heureusement les conseils de sa mère.
« J’avais cependant compté sur vous, dit-elle en se faisanttrès aimable. Nous aurons toutes ces dames,Mme Delangre, Mme Rastoil,Mme de Condamin ; mais, entre nous, cesdames ne donneront guère que leurs noms. J’aurais voulu trouver unepersonne très respectable, très dévouée, qui prit la chose plus àcœur, et j’avais pensé que vous voudriez bien être cette personne…Songez quelle reconnaissance Plassans nous devra, si nous menons àbien un tel projet !
– Certainement, certainement, murmuraMme Paloque, ravie de ces bonnes paroles.
– Puis, vous avez tort de vous croire sans aucun pouvoir.On sait que monsieur Paloque est très bien vu à la sous-préfecture.Entre nous, on lui réserve la succession de M. Rastoil. Nevous défendez pas, vos mérites sont connus, vous avez beau vouscacher. Et, tenez, voilà une excellente occasion pour madamePaloque de sortir un peu de l’ombre où elle se tient, de faire voirquelle femme de tête et de cœur il y a en elle. »
Le juge s’agitait beaucoup. Il regardait sa femme de ses yeuxclignotants.
« Madame Paloque n’a pas refusé, dit-il.
– Non, sans doute, reprit celle-ci. Puisque vous avezvéritablement besoin de moi, cela suffit. Je vais peut-êtrecommettre encore une bêtise, me donner bien du mal, pour ne jamaisen être récompensée. Demandez à monsieur Paloque tout le bien quenous avons fait, sans rien dire. Vous voyez où cela nous a menés…N’importe, on ne peut pas se changer, n’est-ce pas ? Nousserons des dupes jusqu’à la fin… Comptez sur moi, chèremadame. »
Les Paloque se levèrent, et Marthe prit congé d’eux, en lesremerciant de leur dévouement. Comme elle restait un instant sur lepalier, pour retirer le volant de sa robe pris entre la rampe etles marches, elle les entendit causer vivement, derrière laporte.
« Ils viennent te chercher parce qu’ils ont besoin de toi,disait le juge d’une voix aigre. Tu serais leur bête de somme.
– Parbleu ! répondait sa femme ; mais si tu croisqu’ils ne payeront pas ça avec le reste ! »
Lorsque Marthe rentra enfin chez elle, il était près de huitheures. Mouret l’attendait depuis une grande demi-heure pour semettre à table. Elle redoutait quelque scène affreuse. Mais,lorsqu’elle fut déshabillée et qu’elle descendit, elle trouva sonmari assis à califourchon sur une chaise retournée, jouanttranquillement à la retraite du bout des doigts sur la nappe. Ilfut terrible de moqueries, de taquineries de toutes sortes.
« Moi, dit-il, je croyais que tu coucherais dans unconfessionnal, cette nuit… Maintenant que tu vas à l’église, ilfaudra m’avertir, pour que je soupe dehors, quand tu seras invitéepar les curés. »
Pendant tout le dîner, il trouva des plaisanteries de ce goût.Marthe souffrait beaucoup plus que s’il l’avait querellée. À deuxou trois reprises elle l’implora du regard, elle le supplia de lalaisser tranquille. Mais cela ne fit que fouetter sa verve. Octaveet Désirée riaient. Serge se taisait, prenant le parti de sa mère.Au dessert, Rose vint dire, tout effarée, que M. Delangreétait là, et qu’il demandait à parler à madame.
« Ah ! tu es aussi avec les autorités ? »ricana Mouret de son air goguenard.
Marthe alla recevoir le maire au salon. Celui-ci, très aimable,presque galant, lui dit qu’il n’avait pas voulu attendre lelendemain pour la féliciter de son idée généreuse.Mme Delangre était un peu timide ; elle avaiteu tort de ne pas accepter sur-le-champ, et il venait répondre enson nom qu’elle serait très flattée de faire partie du comité desdames patronnesses de l’œuvre de la Vierge. Quant à lui, ilentendait contribuer le plus possible à la réussite d’un projet siutile, si moral.
Marthe le reconduisit jusqu’à la porte de la rue. Là, pendantque Rose levait la lampe pour éclairer le trottoir, le maireajouta :
« Dites à monsieur l’abbé Faujas que je serais très heureuxde causer avec lui, s’il voulait prendre la peine de passer chezmoi. Puisqu’il a vu un établissement de ce genre à Besançon, ilpourrait me donner des renseignements précieux. Je veux que laville paie au moins le local. Au revoir, chère dame ; tous mescompliments à monsieur Mouret, que je ne veux pasdéranger. »
À huit heures, quand l’abbé Faujas descendit avec sa mère,Mouret se contenta de lui dire en riant :
« Vous m’avez donc pris ma femme, aujourd’hui ? Ne mela gâtez pas trop au moins, n’en faites pas une sainte. »
Puis, il s’enfonça dans les cartes ; il avait à prendre surMme Faujas une terrible revanche, grossie par troisjours de perte. Marthe fut libre de raconter ses démarches auprêtre. Elle avait une joie d’enfant, encore toute vibrante decette après-midi passée hors de chez elle. L’abbé lui fit répétercertains détails ; il promit d’aller chez M. Delangre,bien qu’il eût préféré rester complètement dans l’ombre.
« Vous avez eu tort de me nommer tout de suite, lui dit-ilrudement en la voyant si émue, si abandonnée devant lui. Mais vousêtes comme toutes les femmes, les meilleures causes se gâtent dansvos mains. » Elle le regarda, surprise de cette sortiebrutale, reculant, éprouvant cette sensation d’épouvante qu’elleressentait parfois encore en face de sa soutane. Il lui semblaitque des mains de fer se posaient sur ses épaules et la pliaient.Pour tout prêtre, la femme, c’est l’ennemie. Lorsqu’il la vitrévoltée sous cette correction trop sévère, il se radoucit,murmurant :
« Je ne pense qu’au succès de votre noble projet… J’ai peurd’en compromettre le succès, si je m’en occupe. Vous savez qu’on nem’aime guère dans la ville. »
Marthe, en voyant son humilité, l’assura qu’il se trompait, quetoutes ces dames avaient parlé de lui dans les meilleurs termes. Onsavait qu’il soutenait sa mère, qu’il menait une vie retirée, dignede tous les éloges. Puis, jusqu’à onze heures, ils causèrent dugrand projet, revenant sur les moindres détails. Ce fut une soiréecharmante.
Mouret avait saisi quelques mots, entre deux coups de carte.
« Alors, dit-il, lorsqu’on alla se coucher, vous supprimezle vice à vous deux… C’est une belle invention. »
Trois jours plus tard, le comité des dames patronnesses setrouvait constitué. Ces dames ayant nommé Marthe présidente,celle-ci, sur les recommandations de sa mère, qu’elle consultait ensecret, s’était empressée de désigner Mme Paloquecomme trésorière. Toutes deux se donnaient beaucoup de mal,rédigeant des circulaires, s’occupant de mille détails intérieurs.Pendant ce temps, Mme de Condamin allait de lasous-préfecture à l’évêché, et de l’évêché chez les personnagesinfluents, expliquant avec sa bonne grâce « l’heureux projetqu’elle avait conçu », promenant des toilettes adorables,récoltant des aumônes et des promesses d’appui ; de son côté,Mme Rastoil, dévotement, racontait aux prêtresqu’elle recevait le mardi, comment lui était venue la pensée desauver du vice tant de malheureuses enfants, tout en se contentantde charger l’abbé Bourrette de faire des démarches auprès des sœursde Saint-Joseph, pour obtenir qu’elles voulussent bien desservirl’établissement projeté ; tandis queMme Delangre faisait au petit monde desfonctionnaires la confidence que la ville devrait cet établissementà son mari, à la gracieuseté duquel le comité était déjà redevabled’une salle de la mairie, où il se réunissait et se concertait àl’aise. Plassans était tout remué par ce vacarme pieux. Bientôt iln’y fut plus question que de l’œuvre de la Vierge. Il y eut alorsune explosion d’éloges, les intimes de chaque dame patronnesse semettant de la partie, chaque cercle travaillant au succès del’entreprise. Des listes de souscription, qui coururent dans lestrois quartiers, furent couvertes en une semaine. Comme laGazette de Plassans publiait ces listes, avec le chiffredes versements, l’amour-propre s’éveilla, les familles les plus envue rivalisèrent entre elles de générosité.
Cependant, au milieu du tapage, le nom de l’abbé Faujas revenaitsouvent. Bien que chaque dame patronnesse réclamât l’idée premièrecomme sienne, on croyait savoir que l’abbé avait apporté cette idéefameuse de Besançon. M. Delangre le déclara nettement auconseil municipal, dans la séance où fut voté l’achat de l’immeubledésigné par l’architecte du diocèse comme très propre àl’installation de l’œuvre de la Vierge. La veille, le maire avaiteu avec le prêtre un très long entretien, et ils s’étaient séparésen échangeant de longues poignées de main. Le secrétaire de mairieles avait même entendus se traiter de « cher monsieur ».Cela opéra une révolution en faveur de l’abbé. Il eut, dès lors,des partisans qui le défendirent contre les attaques de sesennemis.
Les Mouret, d’ailleurs, étaient devenus l’honorabilité de l’abbéFaujas. Patronné par Marthe, désigné comme le promoteur d’une bonneœuvre dont il refusait modestement la paternité, il n’avait plus,dans les rues, cette allure humble qui lui faisait raser les murs.Il étalait sa soutane neuve au soleil, marchait au milieu de lachaussée. De la rue Balande à Saint-Saturnin, il lui fallait déjàrépondre à un grand nombre de coup de chapeau. Un dimanche,Mme de Condamin l’avait arrêté à la sortie desvêpres, sur la place de l’Évêché, où elle s’était entretenue aveclui pendant une bonne demi-heure.
« Eh bien ! monsieur l’abbé, lui disait Mouret enriant, vous voilà en odeur de sainteté, maintenant… Et dire quej’étais le seul à vous défendre, il n’y a pas six mois !…Cependant, à votre place, je me méfierais. Vous avez toujoursl’évêché contre vous. »
Le prêtre haussait légèrement les épaules. Il n’ignorait pas quel’hostilité qu’il rencontrait encore venait du clergé. L’abbé Feniltenait Mgr Rousselot tremblant sous la rudesse desa volonté. Vers la fin du mois de mars, comme le grand vicairealla faire un petit voyage, l’abbé Faujas parut profiter de cetteabsence pour rendre plusieurs visites à l’évêque. L’abbé Surin, lesecrétaire particulier, racontait que « ce diabled’homme » restait enfermé pendant des heures entières avecMonseigneur, et que celui-ci était d’une humeur atroce, après ceslongs entretiens. Lorsque l’abbé Fenil revint, l’abbé Faujas cessases visites, s’effaçant de nouveau devant lui. Mais l’évêque restainquiet ; il fut évident que quelque catastrophe s’étaitproduite dans son bien-être de prélat insouciant. À un dîner qu’ildonna à son clergé, il fut particulièrement aimable pour l’abbéFaujas, qui n’était pourtant toujours qu’un humble vicaire deSaint-Saturnin. Les lèvres minces de l’abbé Fenil se pinçaientdavantage ; ses pénitentes lui donnaient des colèrescontenues, en lui demandant obligeamment des nouvelles de sasanté.
Alors, l’abbé Faujas entra en pleine sérénité. Il continuait savie sévère ; seulement, il prenait une aisance aimable. Ce futun mardi soir qu’il triompha définitivement. Il était chez lui, àune fenêtre, jouissant des premières tiédeurs du printemps, lorsquela société de M. Péqueur de Saulaies descendit au jardin et lesalua de loin ; il y avait làMme de Condamin, qui poussa la familiaritéjusqu’à agiter son mouchoir. Mais au même moment, de l’autre côté,la société de M. Rastoil s’asseyait devant la cascade, sur dessièges rustiques. M. Delangre, appuyé à la terrasse de lasous-préfecture, guettait ce qui se passait chez le juge,par-dessus le jardin des Mouret, grâce à la pente des terrains.
« Vous verrez qu’ils ne daigneront pas mêmel’apercevoir », murmura-t-il.
Il se trompait. L’abbé Fenil, ayant tourné la tête, comme parhasard, ôta son chapeau. Alors tous les prêtres qui étaient là enfirent autant, et l’abbé Faujas rendit le salut. Puis, après avoirlentement promené son regard, à droite et à gauche, sur les deuxsociétés, il quitta la fenêtre, il ferma ses rideaux blancs d’unediscrétion religieuse.
Le mois d’avril fut très doux. Le soir, après le dîner, lesenfants quittaient la salle à manger, pour aller jouer dans lejardin. Comme on étouffait au fond de l’étroite pièce, Marthe et leprêtre finirent, eux aussi, par descendre sur la terrasse. Ilss’asseyaient à quelques pas de la fenêtre, grande ouverte, endehors du rayon cru dont la lampe rayait les grands buis. Là, ilsparlaient, dans la nuit tombante, des mille soins de l’œuvre de laVierge. Cette continuelle préoccupation de la charité mettait dansleur causerie une douceur de plus. En face d’eux, entre les énormespoiriers de M. Rastoil et les marronniers noirs de lasous-préfecture, un large morceau de ciel montait. Les enfantscouraient sous les tonnelles, à l’autre bout du jardin ;tandis que de courtes querelles, dans la salle à manger, haussaientbrusquement les voix de Mouret et de Mme Faujas,restés seuls, s’acharnant au jeu.
Et parfois Marthe, attendrie, pénétrée d’une langueur quiralentissait les paroles sur ses lèvres, s’arrêtait, en voyant lafusée d’or de quelque étoile filante. Elle souriait, la tête un peurenversée, regardant le ciel.
« Encore une âme du purgatoire qui entre au paradis »,murmurait-elle.
Puis, le prêtre restant silencieux, elle ajoutait :
« Ce sont de charmantes croyances, toutes ces naïvetés… Ondevrait rester petite fille, monsieur l’abbé. »
Maintenant, le soir, elle ne raccommodait plus le linge de lafamille. Il aurait fallu allumer une lampe sur la terrasse, et ellepréférait cette ombre, cette nuit tiède, au fond de laquelle ellese trouvait bien. D’ailleurs, elle sortait presque tous les jours,ce qui la fatiguait beaucoup. Après le dîner, elle n’avait pas mêmele courage de prendre une aiguille. Il fallut que Rose se mît àraccommoder le linge, Mouret s’étant plaint que toutes seschaussettes étaient percées.
À la vérité, Marthe était très occupée. Outre les séances ducomité, qu’elle présidait, elle avait une foule de soucis, lesvisites à faire, les surveillances à exercer. Elle se déchargeaitbien sur Mme Paloque des écritures et des menussoins ; mais elle éprouvait une telle fièvre de voir enfinl’œuvre fonctionner, qu’elle allait au faubourg jusqu’à trois foispar semaine, pour s’assurer du zèle des ouvriers. Comme les choseslui semblaient toujours marcher trop lentement, elle accourait àSaint-Saturnin, en quête de l’architecte, le grondant, le suppliantde ne pas abandonner ses hommes, jalouse même des travaux qu’ilexécutait là, trouvant que la réparation de la chapelle avançaitbeaucoup plus vite. M. Lieutaud souriait, en lui affirmant quetout serait terminé à l’époque convenue.
L’abbé Faujas déclarait, lui aussi, que rien ne marchait. Il lapoussait à ne pas laisser une minute de répit à l’architecte.Alors, Marthe finit par venir tous les jours à Saint-Saturnin. Elley entrait, la tête pleine de chiffres, préoccupée de murs à abattreet à reconstruire. Le froid de l’église la calmait un peu. Elleprenait de l’eau bénite, se signait machinalement, pour faire commetout le monde. Cependant, les bedeaux finissaient par la connaîtreet la saluaient ; elle-même se familiarisait avec lesdifférentes chapelles, la sacristie, où elle allait parfoischercher l’abbé Faujas, les grands corridors, les petites cours ducloître, qu’on lui faisait traverser. Au bout d’un mois,Saint-Saturnin n’avait plus un coin qu’elle ignorât. Parfois, illui fallait attendre l’architecte ; elle s’asseyait, dans unechapelle écartée, se reposant de sa course trop rapide, repassantau fond de sa mémoire les mille recommandations qu’elle sepromettait de faire à M. Lieutaud ; puis, ce grandsilence frissonnant qui l’enveloppait, cette ombre religieuse desvitraux, la jetaient dans une sorte de rêverie vague et très douce.Elle commençait à aimer les hautes voûtes, la nudité solennelle desmurs, des autels garnis de leurs housses, des chaises rangéesrégulièrement à la file. C’était, dès que la double porterembourrée retombait mollement derrière elle, comme une sensationde repos suprême, d’oubli des tracasseries du monde,d’anéantissement de tout son être dans la paix de la terre.
« C’est à Saint-Saturnin qu’il fait bon !laissa-t-elle échapper un soir devant son mari, après une chaudejournée d’orage.
– Veux-tu que nous allions y coucher ? » ditMouret en riant.
Marthe fut blessée. Cette pensée du bien-être purement physiquequ’elle éprouvait dans l’église la choqua comme une choseinconvenante. Elle n’alla plus à Saint-Saturnin qu’avec un légertrouble, s’efforçant de rester indifférente, d’entrer là, de mêmequ’elle entrait dans les grandes salles de la mairie, et malgréelle remuée jusqu’aux entrailles par un frisson. Elle en souffrait,elle revenait volontiers à cette souffrance.
L’abbé Faujas semblait ne pas s’apercevoir du lent réveil quil’animait chaque jour davantage. Il restait pour elle un hommeaffairé, obligeant, laissant le ciel de côté. Jamais le prêtre neperçait. Parfois, pourtant, elle le dérangeait d’unenterrement ; il venait en surplis, causait un instant entredeux piliers, apportant avec lui une vague odeur d’encens et decire. C’était souvent pour un mémoire de maçon, une exigence dumenuisier. Il indiquait des chiffres précis, et s’en allaitaccompagner son mort, tandis qu’elle demeurait là, s’attardait dansla nef vide, où un bedeau éteignait les cierges. Quand l’abbéFaujas, traversant l’église avec elle, s’inclinait devant lemaître-autel, elle avait pris l’habitude de s’incliner de même,d’abord par simple convenance ; puis, ce salut était devenumachinal, et elle saluait même lorsqu’elle se trouvait seule.Jusque-là, cette révérence était toute sa dévotion. Deux ou troisfois, elle vint sans savoir, des jours de grande cérémonie ;mais en entendant le bruit des orgues, en voyant l’église pleine,elle s’était sauvée, prise de peur, n’osant franchir la porte.
« Eh bien ! lui demandait souvent Mouret avec sonricanement, à quand ta première communion ? »
Il continuait à la cribler de ses plaisanteries. Elle nerépondait jamais ; elle arrêtait sur lui des yeux fixes, oùune flamme courte s’allumait, lorsqu’il allait trop loin. Peu àpeu, il devint plus amer, il n’eut plus le cœur à se moquer. Puis,au bout d’un mois, il se fâcha.
« Est-ce qu’il y a du bon sens à se fourrer avec laprêtraille ! grondait-il, les jours où il ne trouvait pas sondîner prêt. Tu es toujours dehors maintenant, on ne peut pas tegarder une heure à la maison… Ça me serait encore égal, si toutn’en souffrait pas ici. Mais je n’ai plus de linge raccommodé, latable n’est seulement pas mise à sept heures, on ne peut plus venirà bout de Rose, la maison est au pillage. »
Et il ramassait un torchon qui traînait, serrait une bouteillede vin oubliée, essuyait la poussière des meubles du bout desdoigts, fouettant sa colère de plus en plus, criant :
« Je n’ai plus qu’à prendre un balai, n’est-ce pas, et àpasser un tablier de cuisine !… Tu tolérerais cela, ma paroled’honneur ! tu me laisserais faire le ménage, sans seulementt’en apercevoir. Sais-tu que j’ai passé deux heures ce matin àmettre cette armoire en ordre ? Non, ma bonne, ça ne peut pascontinuer ainsi. »
D’autres fois, la querelle éclatait à propos des enfants.Mouret, en rentrant, avait trouvé Désirée « faite comme unpetit cochon », toute seule dans le jardin, à plat ventredevant un trou de fourmis, pour voir ce que les fourmis faisaientdans la terre.
« C’est bien heureux que tu ne couches pas dehors !criait-il à sa femme, dès qu’il l’apercevait. Viens donc voir tafille. Je n’ai pas voulu qu’elle changeât de robe, pour que tujouisses de ce beau spectacle. »
La petite fille pleurait à chaudes larmes, pendant que son pèrela tournait sur tous les sens.
« Hein ! est-elle jolie ?… Voilà comments’arrangent les enfants, quand on les laisse seuls. Ce n’est pas safaute, à cette innocente. Tu ne voulais pas la quitter cinqminutes, tu disais qu’elle mettrait le feu… Oui, elle mettra lefeu, tout brûlera, et ce sera bien fait. »
Puis, quand Rose avait emmené Désirée, il continuait pendant desheures :
« Tu vis pour les enfants des autres, maintenant. Tu nepeux plus prendre soin des tiens. Ça s’explique… Ah ! tu esbien bête ! t’éreinter pour un tas de gueuses qui se moquentde toi, qui ont des rendez-vous dans tous les coins desremparts ! Va donc te promener, un soir, du côté du Mail, tules verras avec leur jupon sur la tête, ces coquines que tu metssous la protection de la Vierge… »
Il reprenait haleine, il continuait :
« Veille au moins sur Désirée, avant d’aller ramasser desfilles dans le ruisseau. Elle a des trous comme le poing dans sarobe. Un de ces jours, nous la trouverons avec quelque membrecassé, dans le jardin… Je ne te parle pas d’Octave ni de Serge,bien que j’aimerais te savoir à la maison, lorsqu’ils rentrent ducollège. Ils ont des inventions diaboliques. Hier, ils ont fendudeux dalles de la terrasse en tirant des pétards… Je te dis que, situ ne te tiens pas chez toi, nous trouverons la maison par terre,un de ces jours. »
Marthe s’excusait en quelques paroles. Elle avait dû sortir.Mouret, avec son bon sens taquin, disait vrai : la maisontournait mal. Ce coin tranquille, où le soleil se couchait siheureusement, devenait criard, abandonné, empli de la débandade desenfants, des méchantes humeurs du père, des lassitudesindifférentes de la mère. À table, le soir, tout ce monde mangeaitmal et se querellait. Rose n’en faisait qu’à sa tête. D’ailleurs,la cuisinière donnait raison à madame.
Les choses allèrent à ce point que Mouret, ayant rencontré sabelle-mère, se plaignit amèrement de Marthe, bien qu’il sentît leplaisir qu’il faisait à la vieille dame, en lui racontant lesennuis de son ménage.
« Vous m’étonnez beaucoup, dit Félicité avec un sourire.Marthe paraissait vous craindre ; je la trouvais même tropfaible, trop obéissante. Une femme ne doit pas trembler devant sonmari.
– Eh ! oui, s’écria Mouret, désespéré. Pour éviter unequerelle, elle serait rentrée sous terre. Un seul regardsuffisait ; elle faisait tout ce que je voulais… Maintenant,pas du tout ; j’ai beau crier, elle n’en agit pas moins à saguise. Elle ne répond pas, c’est vrai ; elle ne me tient pastête, mais ça viendra… »
Félicité répondit hypocritement :
« Si vous voulez, je parlerai à Marthe. Seulement, celapourrait la blesser. Ces sortes de choses doivent rester entre mariet femme… Je ne suis pas inquiète : vous saurez bien retrouvercette paix dont vous étiez si fier. »
Mouret hochait la tête, les yeux à terre. Il reprit :
« Non, non, je me connais ; je crie, mais ça n’avanceà rien. Je suis faible comme un enfant, au fond… On a tort decroire que j’ai toujours conduit ma femme à la baguette. Si elle asouvent fait ce que j’ai voulu, c’était parce qu’elle s’en moquait,que cela lui était indifférent de faire une chose ou une autre.Avec son air doux, elle est très entêtée… Enfin je tâcherai de labien prendre. »
Puis, relevant la tête :
« J’aurais mieux fait de ne pas vous raconter toutça ; n’en parlez à personne, n’est-ce pas ? »
Le lendemain, Marthe étant allée voir sa mère, celle-ci prit unair pincé, en lui disant :
« Tu as tort, ma fille, de te mal conduire à l’égard de tonmari… Je l’ai vu hier, il est exaspéré. Je sais bien qu’il abeaucoup de ridicules, mais ce n’est pas une raison pour délaisserton ménage. »
Marthe regarda fixement sa mère.
« Ah ! il se plaint de moi, dit-elle d’une voix brève.Il devrait se taire, au moins ; moi, je ne me plains pas delui. »
Et elle parla d’autre chose ; maisMme Rougon la ramena à son mari, en lui demandantdes nouvelles de l’abbé Faujas.
« Dis-moi, peut-être que Mouret ne l’aime guère, l’abbé, etqu’il te boude à cause de lui ? »
Marthe resta toute surprise.
« Quelle idée ! murmura-t-elle. Pourquoi voulez-vousque mon mari n’aime pas l’abbé Faujas ? Du moins, il ne m’ajamais rien dit qui puisse me faire supposer cela. Il ne vous arien dit non plus, n’est-ce pas ?… Non, vous vous trompez. Ilirait les chercher dans leur chambre, si la mère ne descendait pasfaire sa partie. »
En effet, Mouret n’ouvrait pas la bouche sur l’abbé Faujas. Ille plaisantait un peu rudement parfois. Il le mêlait auxtaquineries dont il torturait sa femme, à propos de la religion.Mais c’était tout.
Un matin, il cria à Marthe, en se faisant la barbe :
« Dis donc, ma bonne, si tu vas jamais à confesse, prendsdonc l’abbé pour directeur. Tes péchés resteront entre nous, aumoins. »
L’abbé Faujas confessait les mardis et les vendredis. Cesjours-là, Marthe évitait de se rendre à Saint-Saturnin, elle disaitqu’elle ne voulait pas le déranger ; mais elle obéissait plusencore à cette sorte de pudeur effrayée qui la gênait, lorsqu’ellele trouvait en surplis, apportant dans la mousseline les odeursdiscrètes de la sacristie. Un vendredi, elle alla avecMme de Condamin voir où en étaient les travauxde l’œuvre de la Vierge. Les ouvriers achevaient la façade.Mme de Condamin se récria, trouvant ladécoration mesquine, sans caractère ; il aurait fallu deuxlégères colonnes avec une ogive, quelque chose de jeune et dereligieux à la fois, un bout d’architecture qui fît honneur aucomité des dames patronnesses. Marthe, hésitante, peu à peuébranlée, finit par avouer que ce serait bien pauvre en effet.Puis, comme l’autre la poussait, elle promit de parler le jour mêmeà M. Lieutaud. Avant de rentrer, pour tenir parole, elle passapar la cathédrale. Il était quatre heures, l’architecte venait departir. Quand elle demanda l’abbé Faujas, un sacristain luirépondit qu’il confessait dans la chapelle Sainte-Aurélie. Alorsseulement elle se souvint du jour, elle murmura qu’elle ne pouvaitattendre. Mais en se retirant, lorsqu’elle passa devant la chapelleSainte-Aurélie, elle pensa que l’abbé l’avait peut-être vue. Lavérité était qu’elle se sentait prise d’une faiblesse singulière.Elle s’assit en dehors de la chapelle, contre la grille. Elle restalà.
Le ciel était gris, l’église s’emplissait d’un lent crépuscule.Dans les bas-côtés, déjà noirs, luisaient l’étoile d’une veilleuse,le pied doré d’un chandelier, la robe d’argent d’une Vierge ;et, enfilant la grande nef, un rayon pâle se mourait sur le chênepoli des bancs et des stalles. Marthe n’avait point encore éprouvélà un tel abandon d’elle-même ; ses jambes lui semblaientcomme cassées, ses mains étaient si lourdes, qu’elle les joignaitsur ses genoux, pour ne pas avoir la peine de les porter. Elle selaissait aller à un sommeil, dans lequel elle continuait de voir etd’entendre, mais d’une façon très douce. Les légers bruits quiroulaient sous la voûte, la chute d’une chaise, le pas attardéd’une dévote, l’attendrissaient, prenaient une sonorité musicalequi la charmait jusqu’au cœur ; tandis que les derniersreflets du jour, les ombres, montant le long des piliers comme deshousses de serge, prenaient pour elle des délicatesses de soiechangeante, tout un évanouissement exquis qui la gagnait, au fondduquel elle sentait son être se fondre et mourir. Puis, touts’éteignit autour d’elle. Elle fut parfaitement heureuse dansquelque chose d’innomé.
Le bruit d’une voix la tira de cette extase.
« Je suis bien fâché, disait l’abbé Faujas. Je vous avaisaperçue, mais je ne pouvais quitter… »
Alors, elle parut s’éveiller en sursaut. Elle le regarda. Ilétait en surplis, debout, dans le jour mourant. Sa dernièrepénitente venait de partir, et l’église vide s’enfonçait plussolennelle.
« Vous aviez à me parler ? » demanda-t-il.
Elle fit un effort, chercha à se souvenir.
« Oui, murmura-t-elle, je ne sais plus… Ah ! c’est lafaçade que Mme de Condamin trouve tropmesquine. Il faudrait deux colonnes, au lieu de cette porte platequi ne dit rien. On mettrait une ogive avec des vitraux. Ce seraittrès joli… Vous comprenez, n’est-ce pas ? »
Il la contemplait d’un air profond, les mains nouées sur sonsurplis, la dominant, baissant vers elle sa face grave ; etelle, toujours assise, n’ayant pas la force de se mettre debout,balbutiait davantage, comme surprise dans un sommeil de sa volonté,qu’elle ne pouvait secouer.
« Ce serait encore de la dépense, c’est vrai… On pourraitse contenter de colonnes en pierre tendre, avec une simple moulure…Nous en parlerons au maître maçon, si vous voulez ; il nousdira les prix. Seulement il serait bon de lui régler auparavant sondernier mémoire. C’est deux mille cent et quelques francs, jecrois. Nous avons les fonds, Mme Paloque me l’a ditce matin… Tout cela peut s’arranger, monsieur l’abbé. »
Elle avait baissé la tête, comme oppressée par le regard qu’ellesentait sur elle. Quand elle la releva et qu’elle rencontra lesyeux du prêtre, elle joignit les mains avec le geste d’un enfantqui demande grâce, elle éclata en sanglots. Le prêtre la laissapleurer, toujours debout, silencieux. Alors, elle tomba à genouxdevant lui, pleurant dans ses mains fermées, dont elle se couvraitle visage.
« Je vous en prie, relevez-vous, dit doucement l’abbéFaujas ; c’est devant Dieu que vous vousagenouillerez. »
Il l’aida à se relever, il s’assit à côté d’elle. Puis, à voixbasse, ils causèrent longuement. La nuit était tout à fait venue,les veilleuses piquaient de leurs pointes d’or les profondeursnoires de l’église. Seul, le murmure de leurs voix mettait unfrisson devant la chapelle Sainte-Aurélie. On entendait la paroleabondante du prêtre couler longuement, sans arrêt, après chaqueréponse faible et brisée de Marthe. Quand ils se levèrent enfin, ilparut refuser une grâce qu’elle réclamait avec instance, il la menadu côté de la porte, élevant le ton :
« Non, je ne puis, je vous assure, dit-il ; il estpréférable que vous preniez l’abbé Bourrette.
– J’aurais pourtant grand besoin de vos conseils, murmuraMarthe suppliante. Il me semble qu’avec vous tout me deviendraitfacile.
– Vous vous trompez, reprit-il d’une voix plus rude. J’aipeur, au contraire, que ma direction ne vous soit mauvaise, dansles commencements. L’abbé Bourrette est le prêtre qu’il vous faut,croyez-moi… Plus tard, je vous donnerai peut-être une autreréponse. »
Marthe obéit. Le lendemain, les dévotes de Saint-Saturnin furentgrandement surprises en voyant Mme Mouret venirs’agenouiller devant le confessionnal de l’abbé Bourrette. Deuxjours après, il n’était bruit dans Plassans que de cetteconversion. Le nom de l’abbé Faujas fut prononcé avec de finssourires, par certaines gens ; mais, en somme, l’impressionfut excellente, toute au profit de l’abbé.Mme Rastoil complimenta Mme Mouret,en plein comité ; Mme Delangre voulut voir làune première bénédiction de Dieu, récompensant les damespatronnesses de leur bonne œuvre, en touchant le cœur de la seuled’entre elles qui ne pratiquât pas ; tandis queMme de Condamin dit à Marthe, en la prenant àl’écart :
« Allez, ma chère, vous avez eu raison ; cela estnécessaire pour une femme. Puis, vraiment, dès qu’on sort un peu,il faut bien aller à l’église. »
On s’étonna seulement du choix de l’abbé Bourrette. Le dignehomme ne confessait guère que les petites filles. Ces dames letrouvaient « si peu amusant » ! Au jeudi des Rougon,comme Marthe n’était pas encore arrivée, on en causa dans un coindu salon vert, et ce fut Mme Paloque qui, de salangue de vipère, trouva le dernier mot de ces commérages.
« L’abbé Faujas a bien fait de ne pas la garder pour lui,dit-elle avec une moue qui la rendit plus affreuse ; l’abbéBourrette sauve tout et n’a rien de choquant. »
Quand Marthe arriva, ce jour-là, sa mère alla à sa rencontre,mettant quelque affectation à l’embrasser tendrement devant tout lemonde. Elle s’était elle-même réconciliée avec Dieu, au lendemaindu coup d’État. Il lui sembla que l’abbé Faujas pouvait se hasarderdésormais dans le salon vert ; mais il se fit excuser, enparlant de ses occupations, de son amour de la solitude. Elle crutcomprendre qu’il se ménageait une rentrée triomphale pour l’hiversuivant. D’ailleurs, les succès de l’abbé grandissaient. Dans lespremiers mois, il n’avait eu pour pénitentes que les dévotes dumarché aux herbes qui se tient derrière la cathédrale, desmarchandes de salades, dont il écoutait tranquillement le patois,sans toujours les comprendre ; tandis que, maintenant, surtoutdepuis le bruit occasionné par l’œuvre de la Vierge, il voyait, lesmardis et les vendredis, tout un cercle de bourgeoises en robes desoie agenouillées autour de son confessionnal. Lorsque Marthe eutnaïvement raconté qu’il n’avait pas voulu d’elle,Mme de Condamin fit un coup de tête ;elle quitta son directeur, le premier vicaire de Saint-Saturnin,que cet abandon désespéra, et passa bruyamment à l’abbé Faujas. Untel éclat posa définitivement ce dernier dans la société dePlassans.
Quand Mouret apprit que sa femme allait à confesse, il lui ditsimplement :
« Tu fais donc quelque chose de mal à présent, que tuéprouves le besoin de raconter tes affaires à unesoutane ? »
D’ailleurs, au milieu de toute cette agitation pieuse, il paruts’isoler, se renfermer davantage dans ses habitudes, dans sa vieétroite. Sa femme lui avait reproché de s’être plaint.
« Tu as raison, j’ai eu tort, avait-il répondu. Il ne fautpas faire plaisir aux autres, en leur racontant ses ennuis… Je tepromets de ne pas donner à ta mère cette joie une seconde fois.J’ai réfléchi. La maison peut bien me tomber sur la tête, du diablesi je pleurniche devant quelqu’un ! »
Et, depuis ce moment, en effet, il avait eu le respect de sonménage, ne querellant sa femme devant personne, se disant commeautrefois le plus heureux des hommes. Cet effort de bon sens luicoûta peu, il entrait dans le calcul constant de son bien-être. Ilexagéra même son rôle de bourgeois méthodique, satisfait de vivre.Marthe ne sentait ses impatiences qu’à ses piétinements plus vifs.Il la respectait des semaines entières, criblant ses enfants etRose de ses moqueries, criant contre eux, du matin au soir, pourles moindres peccadilles. S’il la blessait, c’était le plus souventpar des méchancetés qu’elle seule pouvait comprendre.
Il n’était qu’économe, il devint avare.
« Il n’y a pas de bon sens, grondait-il, à dépenser del’argent comme nous le faisons. Je parie que tu donnes tout à tespetites gueuses. C’est bien assez déjà de perdre ton temps… Écoute,ma bonne, je te remettrai cent francs par mois pour la nourriture.Si tu veux faire absolument des aumônes à des filles qui ne leméritent pas, tu prendras l’argent sur ta toilette. »
Il tint bon : il refusa, le mois suivant, une paire debottines à Marthe, sous prétexte que cela dérangerait ses compteset qu’il l’avait prévenue. Un soir, pourtant, sa femme le trouvapleurant à chaudes larmes, dans leur chambre à coucher. Toute sabonté s’émut ; elle le prit entre les bras, le supplia de luiconfier son chagrin. Mais lui se dégagea brutalement, dit qu’il nepleurait pas, qu’il avait la migraine, et que c’était cela qui luidonnait les yeux rouges.
« Est-ce que tu crois, cria-t-il, que je suis une bêtecomme toi, pour sangloter ! »
Elle fut blessée. Le lendemain, il affecta une grande gaieté.Puis, à quelques jours de là, après le dîner, comme l’abbé Faujaset sa mère étaient descendus, il refusa de faire sa partie depiquet. Il n’avait pas la tête au jeu, disait-il. Les jourssuivants, il trouva d’autres prétextes, si bien que les partiescessèrent. Tout le monde descendait sur la terrasse, Mourets’asseyait en face de sa femme et de l’abbé, causant, cherchant lesoccasions de prendre la parole, qu’il gardait le plus longtempspossible ; tandis que Mme Faujas, à quelquespas, se tenait dans l’ombre, muette, immobile, les mains sur lesgenoux, pareille à une de ces figures légendaires gardant un trésoravec la fidélité rogue d’une chienne accroupie.
« Hein ! la belle soirée, disait Mouret chaque soir.Il fait meilleur ici que dans la salle à manger. Vous aviez bienraison de venir prendre le frais… Tiens ! une étoilefilante ! avez-vous vu, monsieur l’abbé ? Je me suislaissé dire que c’est saint Pierre qui allume sa pipe,là-haut. » Il riait. Marthe restait grave, gênée par lesplaisanteries dont il gâtait le large ciel qui s’étendait devantelle, entre les poiriers de M. Rastoil et les marronniers dela sous-préfecture. Il affectait parfois d’ignorer qu’ellepratiquait, maintenant ; il prenait l’abbé à partie, en luidéclarant qu’il comptait sur lui pour faire le salut de toute lamaison. D’autres fois, il ne commençait pas une phrase sans diresur un ton de bonne humeur : « À présent que ma femme vaà confesse… » Puis, lorsqu’il était las de cet éternel sujet,il écoutait ce qu’on disait dans les jardins voisins ; ilreconnaissait les voix légères qui s’élevaient, portées par l’airtranquille de la nuit, pendant que les derniers bruits de Plassanss’éteignaient au loin.
« Ça, murmurait-il, l’oreille tendue du côté de lasous-préfecture, ce sont les voix de M. de Condamin et dudocteur Porquier. Ils doivent se moquer des Paloque… Avez-vousentendu le fausset de M. Delangre, qui a dit :« Mesdames, vous devriez rentrer ; l’air devientfrais. » Vous ne trouvez pas qu’il a toujours l’air d’avoiravalé un mirliton, le petit Delangre ? »
Et il se tournait du côté du jardin des Rastoil.
« Il n’y a personne chez eux, reprenait-il ; jen’entends rien… Ah ! si, les grandes dindes de filles sontdevant la cascade. On dirait que l’aînée mâche des cailloux enparlant. Tous les soirs, elles en ont pour une bonne heure àjaboter. Si elles se confient les déclarations qu’on leur fait, çane doit pourtant pas être long… Eh ! ils y sont tous. Voilàl’abbé Surin, qui a une voix de flûte, et l’abbé Fenil, quipourrait servir de crécelle, le vendredi saint. Dans ce jardin, ilss’entassent quelquefois une vingtaine, sans remuer seulement undoigt. Je crois qu’ils se mettent là pour écouter ce que nousdisons. »
À tous ces bavardages, l’abbé Faujas et Marthe répondaient parde courtes phrases, lorsqu’il les interrogeait directement.D’ordinaire, le visage levé, les yeux perdus, ils étaient ensemble,ailleurs, plus loin, plus haut. Un soir, Mouret s’endormit. Alors,lentement, ils se mirent à causer ; ils baissaient la voix,ils approchaient leur tête. Et, à quelques pas,Mme Faujas, les mains sur les genoux, les oreillesélargies, les yeux ouverts, sans entendre, sans voir, semblait lesgarder.
L’été se passa. L’abbé Faujas ne semblait nullement pressé detirer les bénéfices de sa popularité naissante. Il continua às’enfermer chez les Mouret, heureux de la solitude du jardin, où ilavait fini par descendre même dans la journée. Il lisait sonbréviaire sous la tonnelle du fond, marchant lentement, la têtebaissée, tout le long du mur de clôture. Parfois, il fermait lelivre, il ralentissait encore le pas, comme absorbé dans unerêverie profonde ; et Mouret, qui l’épiait, finissait par êtrepris d’une impatience sourde, à voir, pendant des heures, cettefigure noire aller et venir, derrière ses arbres fruitiers.
« On n’est plus chez soi, murmurait-il. Je ne puis leverles yeux, maintenant, sans apercevoir cette soutane… Il est commeles corbeaux, ce gaillard-là ; il a un œil rond qui sembleguetter et attendre quelque chose. Je ne me fie pas à ses grandsairs de désintéressement. »
Vers les premiers jours de septembre seulement, le local del’œuvre de la Vierge fut prêt. Les travaux s’éternisent enprovince. Il faut dire que les dames patronnesses, à deux reprises,avaient bouleversé les plans de M. Lieutaud par des idées àelles. Lorsque le comité prit possession de l’établissement, ellesrécompensèrent l’architecte de sa complaisance par les éloges lesplus aimables. Tout leur parut convenable : vastes salles,dégagements excellents, cour plantée d’arbres et ornée de deuxpetites fontaines. Mme de Condamin fut charméede la façade, une de ses idées. Au-dessus de la porte, sur uneplaque de marbre noir, les mots : Œuvre de la Viergeétaient gravés en lettres d’or.
L’inauguration donna lieu à une fête très touchante. L’évêque enpersonne, avec le chapitre, vint installer les sœurs deSaint-Joseph, qui étaient autorisées à desservir l’établissement.On avait réuni une cinquantaine de filles de huit à quinze ans,ramassées dans les rues du vieux quartier. Les parents, pour lesfaire admettre, avaient eu simplement à déclarer que leursoccupations les forçaient à s’absenter de chez eux la journéeentière. M. Delangre prononça un discours très applaudi ;il expliqua longuement, en style noble, cette crèche d’un nouveaugenre ; il l’appela « l’école des bonnes mœurs et dutravail, où de jeunes et intéressantes créatures allaient échapperaux tentations mauvaises ». On remarqua beaucoup, vers la findu discours, une délicate allusion au véritable auteur de l’œuvre,à l’abbé Faujas. Il était là, mêlé aux autres prêtres. Il restapaisible, avec sa belle face grave, lorsque tous les yeux setournèrent vers lui. Marthe avait rougi, sur l’estrade où ellesiégeait, au milieu des dames patronnesses.
Quand la cérémonie fut terminée, l’évêque voulut visiter lamaison dans ses moindres détails. Malgré la mauvaise humeurévidente de l’abbé Fenil, il fit appeler l’abbé Faujas, dont lesgrands yeux noirs ne l’avaient pas quitté un seul instant, et lepria de vouloir bien l’accompagner, en ajoutant tout haut, avec unsourire, qu’il ne pouvait certainement choisir un guide mieuxrenseigné. Le mot courut parmi les assistants qui seretiraient ; le soir, tout Plassans commentait l’attitude deMonseigneur.
Le comité des dames patronnesses s’était réservé une salle dansla maison. Elles y offrirent une collation à l’évêque, qui acceptaun biscuit et deux doigts de malaga, en trouvant le moyen d’êtreaimable pour chacune d’elles. Cela termina heureusement cette fêtepieuse ; car il y avait eu, avant et pendant la cérémonie, desfroissements d’amour propre entre ces dames, que les louangesdélicates de Mgr Rousselot remirent en bellehumeur. Lorsqu’elles se retrouvèrent seules, elles déclarèrent quetout s’était très bien passé ; elles ne tarissaient pas sur labonne grâce du prélat. Seule, Mme Paloque restablême. L’évêque, dans sa distribution de compliments, l’avaitoubliée.
« Tu avais raison, dit-elle rageusement à son mari,lorsqu’elle rentra, j’ai été le chien, dans leurs bêtises !Une belle idée, que de mettre ensemble ces gaminescorrompues !… Enfin, je leur ai donné tout mon temps, et cegrand innocent d’évêque qui tremble devant son clergé n’a passeulement trouvé un merci pour moi !… Comme siMme de Condamin avait fait quelquechose ! Elle est bien trop occupée à montrer ses toilettes,cette ancienne… Nous savons ce que nous savons, n’est-ce pas ?on finira par nous faire raconter des histoires que tout le mondene trouvera pas drôles. Nous n’avons rien à cacher, nous autres… EtMme Delangre, et Mme Rastoil !ce serait facile de les faire rougir jusqu’au blanc des yeux.Est-ce qu’elles ont seulement bougé de leurs salons ? Est-cequ’elles ont pris la moitié de la peine que j’ai eue ? Etcette Mme Mouret, qui avait l’air de mener labarque, et qui n’était occupée qu’à se pendre à la soutane de sonabbé Faujas ! Encore une hypocrite, celle-là, qui va nous enfaire voir de belles… Eh bien ! toutes, toutes ont eu un motcharmant ; moi, rien. Je suis le chien… Ça ne peut pas durer,vois-tu, Paloque. Le chien finira par mordre. »
À partir de ce jour, Mme Paloque se montrabeaucoup moins complaisante. Elle ne tint plus les écritures quetrès irrégulièrement, elle refusa les besognes qui luidéplaisaient, à ce point que les dames patronnesses parlèrent deprendre un employé. Marthe conta ces ennuis à l’abbé Faujas, auquelelle demanda s’il n’avait pas un bon sujet à lui recommander.
« Ne cherchez personne, lui répondit-il : j’auraipeut-être quelqu’un… Laissez-moi deux ou trois jours. »
Depuis quelque temps, il recevait des lettres fréquentes,timbrées de Besançon. Elles étaient toutes de la même écriture, unegrosse écriture laide. Rose, qui les lui montait, prétendait qu’ilse fâchait, rien qu’à voir les enveloppes.
« Sa figure devient toute chose, disait-elle. Bien sûrqu’il n’aime guère la personne qui lui écrit si souvent. »
L’ancienne curiosité de Mouret se réveilla un instant, à proposde cette correspondance. Un jour, il monta lui-même une deslettres, avec un aimable sourire, en s’excusant, en disant que Rosen’était pas là. L’abbé se méfiait sans doute, car il fit l’hommeenchanté, comme s’il avait attendu cette lettre impatiemment. MaisMouret ne se laissa pas prendre à cette comédie ; il resta surle palier, collant son oreille contre la serrure.
« Encore de ta sœur, n’est-ce pas ? disait la voixrude de madame Faujas. Qu’a-t-elle donc à te poursuivre commeça ? »
Il y eut un silence ; puis un papier fut froisséviolemment, et la voix de l’abbé gronda :
« Parbleu ! toujours la même chanson. Elle veut venirnous retrouver et nous amener son mari, pour qu’on le lui place.Elle croit que nous nageons dans l’or… J’ai peur qu’ils ne fassentun coup de tête, qu’ils ne nous tombent ici, un beau matin.
– Non, non, nous n’avons pas besoin d’eux, entends-tu,Ovide ! reprit la voix de la mère. Ils ne t’ont jamais aimé,ils ont toujours été jaloux de toi… Trouche est un garnement, etOlympe, une sans-cœur. Tu verrais qu’ils voudraient tout le profitpour eux. Ils te compromettraient, ils te dérangeraient dans tesaffaires. »
Mouret entendait mal, très ému par la vilaine action qu’ilcommettait. Il crut qu’on touchait à la porte, il se sauva.D’ailleurs, il n’eut garde de se vanter de cette expédition. Ce futquelques jours plus tard, en sa présence, sur la terrasse, quel’abbé Faujas rendit une réponse définitive à Marthe.
« J’ai un employé à vous proposer, dit-il de son grand airtranquille ; c’est un de mes parents, mon beau-frère, qui vaarriver de Besançon dans quelques jours. »
Mouret tendit l’oreille. Marthe parut charmée.
« Ah ! tant mieux ! s’écria-t-elle. J’étais bienembarrassée pour faire un bon choix. Vous comprenez, il faut unhomme d’une moralité parfaite, avec toutes ces jeunes filles… Maisdu moment qu’il s’agit d’un de vos parents…
– Oui, reprit le prêtre. Ma sœur avait un petit commerce delingerie, à Besançon ; elle a dû liquider pour des raisons desanté ; maintenant, elle désire nous rejoindre, les médecinslui ayant ordonné l’air du Midi… Ma mère est bien heureuse.
– Sans doute, dit Marthe, vous ne vous étiez peut-êtrejamais quittés, cela va vous paraître bon, de vous retrouver enfamille… Et vous ne savez pas ce qu’il faut faire ? Il y adeux chambres dont vous ne vous servez pas, en haut. Pourquoi votresœur et son mari ne logeraient-ils pas là ?… Ils n’ont pointd’enfants ?
– Non, ils ne sont que tous les deux… J’avais en effetpensé un instant à leur donner ces deux chambres ; seulement,j’ai eu peur de vous contrarier, en introduisant tout ce monde chezvous.
– Mais nullement, je vous assure ; vous êtes des genspaisibles… »
Elle s’arrêta. Mouret tirait violemment un coin de sa robe. Ilne voulait pas de la famille de l’abbé dans sa maison, il serappelait la belle façon dont Mme Faujas traitaitsa fille et son gendre.
« Les chambres sont bien petites, dit-il à son tour ;monsieur l’abbé serait gêné… Il vaudrait mieux, pour tout le monde,que la sœur de monsieur l’abbé louât à côté ; il y a justementun logement libre, dans la maison des Paloque, en face. »
La conversation tomba net. Le prêtre ne répondit rien, regardaen l’air. Marthe le crut blessé et souffrit beaucoup de labrutalité de son mari. Aussi, au bout d’un instant, ne put-ellesupporter davantage ce silence embarrassé.
« C’est convenu, reprit-elle, sans chercher à renouer plushabilement la conversation ; Rose aidera votre mère à nettoyerles deux chambres… Mon mari ne songeait qu’à vos commoditéspersonnelles ; mais, du moment que vous le désirez, ce n’estpas nous qui vous empêcherons de disposer de l’appartement à votreguise. »
Quand Mouret fut seul avec sa femme, il s’emporta.
« Je ne te comprends pas, vraiment. Lorsque j’ai loué àl’abbé, tu boudais, tu ne voulais pas laisser entrer un chat cheztoi ; maintenant, l’abbé t’amènerait toute sa famille, toutela séquelle, jusqu’aux arrière-petits-cousins, que tu lui diraismerci… Je t’ai pourtant assez tirée par la robe. Tu ne le sentaisdonc pas ? C’était bien clair, je ne voulais pas de ces gens…Ce ne sont pas d’honnêtes gens.
– Comment peux-tu le savoir ? s’écria Marthe, quel’injustice irritait. Qui te l’a dit ?
– Eh ! l’abbé Faujas lui-même… Oui, je l’ai entendu,un jour ; il causait avec sa mère. »
Elle le regarda fixement. Alors, il rougit un peu, ilbalbutia :
« Enfin, je le sais, cela suffit… La sœur est unesans-cœur, et le mari, un garnement. Tu as beau prendre tes airs dereine offensée : ce sont leurs paroles, je n’invente rien. Tucomprends, je n’ai pas besoin de cette clique chez moi. La vieilleétait la première à ne pas vouloir entendre parler de sa fille.Maintenant, l’abbé dit autrement. J’ignore ce qui a pu leretourner. Quelque nouvelle cachotterie de sa part. Il doit avoirbesoin d’eux. »
Marthe haussa les épaules et le laissa crier. Il donna ordre àRose de ne pas nettoyer les chambres ; mais Rose n’obéissaitplus qu’à madame. Pendant cinq jours, sa colère s’usa en parolesamères, en récriminations terribles. Quand l’abbé Faujas était là,il se contentait de bouder, il n’osait l’attaquer en face. Puis,comme toujours, il se fit une raison. Il ne trouva plus que desmoqueries contre ces gens qui allaient venir. Il serra davantageles cordons de sa bourse, s’isola encore, s’enfonça tout à faitdans le cercle égoïste où il tournait. Quand les Trouche seprésentèrent, un soir d’octobre, il murmura simplement :
« Diable ! ils ne sentent pas bon, ils ont de fichuesmines. »
L’abbé Faujas parut peu désireux de laisser voir sa sœur et sonbeau-frère, le jour de leur arrivée. La mère s’était postée sur leseuil de la porte. Dès qu’elle les aperçut débouchant de la placede la Sous-Préfecture, elle guetta, jetant des coups d’œil inquietsderrière elle, dans le corridor et dans la cuisine. Mais elle jouade malheur. Comme les Trouche entraient, Marthe, qui allait sortir,monta du jardin, suivie des enfants.
« Ah ! voilà toute la famille », dit-elle avec unsourire obligeant.
Mme Faujas, si maîtresse d’elle-mêmed’ordinaire, se troubla légèrement, balbutiant un mot de réponse.Pendant quelques minutes, on resta là, face à face, au milieu duvestibule, à s’examiner. Mouret avait prestement enjambé lesmarches du perron. Rose s’était plantée sur le seuil de sacuisine.
« Vous devez être bien heureuse ? » repritMarthe, en s’adressant à Mme Faujas.
Puis, ayant conscience de l’embarras qui tenait tout le mondemuet, voulant se montrer aimable pour les nouveaux venus, elle setourna vers Trouche, en ajoutant :
– Vous êtes arrivés par le train de cinq heures, n’est-cepas ?… Et combien y a-t-il de Besançon ici ?
– Dix-sept heures de chemin de fer, répondit Trouche, enmontrant sa bouche vide de dents. En troisième, je vous réponds quec’est raide… On a le ventre rudement secoué. »
Il se mit à rire, avec un singulier bruit de mâchoires.Mme Faujas lui jeta un coup d’œil terrible. Alors,machinalement, il essaya de remettre un bouton crevé de saredingote graisseuse, ramenant sur ses cuisses, sans doute pourcacher des taches, deux cartons à chapeau qu’il portait, l’un vert,l’autre jaune. Son cou rougeâtre avait un gloussement continu, sousun lambeau de cravate noire tordue, ne laissant passer qu’un boutde chemise sale. Sa face, toute couturée, suant le vice, étaitcomme allumée par deux petits yeux noirs, qui roulaient sans cessesur les gens, sur les choses, d’un air de convoitise etd’effarement ; des yeux de voleur étudiant la maison où ilreviendra, la nuit, faire un coup.
Mouret crut que Trouche regardait les serrures.
« C’est qu’il a des yeux à prendre des empreintes, cegaillard-là », pensa-t-il.
Cependant, Olympe comprit que son mari venait de dire unebêtise. C’était une grande femme mince, blonde, fanée, à la figureplate et ingrate. Elle portait une petite caisse de bois blanc etun gros paquet noué dans une nappe.
« Nous avions emporté des oreillers, dit-elle en montrantd’un regard le gros paquet. On n’est pas mal, en troisième, avecdes oreillers. On est aussi bien qu’en première… Dame ! c’estune fière économie. On a beau avoir de l’argent, c’est inutile dele jeter par les fenêtres, n’est-ce pas, madame ?
– Certainement », répondit Marthe, un peu surprise despersonnages.
Olympe s’avança, se mit en pleine lumière, entrant enconversation, d’un ton engageant.
« C’est comme les habits ; moi, je mets tout ce quej’ai de plus mauvais, quand je pars en voyage. J’ai dit àHonoré : « Va, ta vieille redingote est bien assezbonne. » Il a aussi son pantalon de travail, un pantalon qu’ilest las de traîner… Vous voyez, j’ai choisi ma plus vilainerobe ; elle a même des trous, je crois. Ce châle me vient demaman ; je repassais dessus, à la maison. Et mon bonnetdonc ! un vieux bonnet dont je ne me servais plus que pouraller au lavoir… Tout ça, c’est encore trop bon pour la poussière,n’est-ce pas, madame ?
– Certainement, certainement », répéta Marthe, quitâchait de sourire.
À ce moment, une voix irritée se fit entendre au haut del’escalier, jetant cette brève exclamation :
« Eh bien, mère ? »
Mouret, levant la tête, aperçut l’abbé Faujas, appuyé à la rampedu second étage, le visage terrible, se penchant, au risque detomber, pour mieux voir ce qui se passait dans le vestibule. Ilavait entendu le bruit des voix, il devait être là depuis uninstant à s’impatienter.
« Eh bien, mère ? cria-t-il de nouveau.
– Oui, oui, nous montons », réponditMme Faujas, que l’accent furieux de son fils parutfaire trembler.
Et, se tournant vers les Trouche :
« Allons, mes enfants, il faut monter… Laissons madamealler à ses affaires. »
Mais les Trouche semblèrent ne pas entendre. Ils étaient biendans le vestibule ; ils regardaient autour d’eux, d’un airravi, comme si on leur eût fait cadeau de la maison.
« C’est très gentil, très gentil, murmura Olympe, n’est-cepas, Honoré ? D’après les lettres d’Ovide, nous ne pensionspas que cela fût si gentil. Je te le disais : « Il fautaller là-bas, nous serons mieux, je me porterai mieux… »Hein ! j’avais raison.
– Oui, oui, on doit être très à son aise, dit Trouche entreses dents… Et le jardin est assez grand, je crois. »
Puis, s’adressant à Mouret :
« Monsieur, est-ce que vous permettez à vos locataires dese promener dans le jardin ? »
Mouret n’eut pas le temps de répondre. L’abbé Faujas, qui étaitdescendu, cria d’une voix tonnante :
« Eh bien ! Trouche ? Eh bien !Olympe ? »
Ils se tournèrent. Lorsqu’ils le virent debout sur une marche,formidable de colère, ils se firent tout petits, ils le suivirent,en baissant l’échine. Lui, monta devant eux, sans ajouter uneparole, sans même paraître s’apercevoir que les Mouret étaient là,qui regardaient ce singulier défilé. Mme Faujas,pour arranger les choses, sourit à Marthe, en fermant le cortège.Mais, quand celle-ci fut sortie, et que Mouret se trouva seul, ilresta un instant dans le vestibule. En haut, au second étage, lesportes claquaient avec violence. Il y eut des éclats de voix, puisun silence de mort régna.
« Est-ce qu’il les a mis au cachot ? dit-il en riant.N’importe, c’est une sale famille. »
Dès le lendemain, Trouche, habillé convenablement, tout en noir,rasé, ses rares cheveux ramenés soigneusement sur les tempes, futprésenté par l’abbé Faujas à Marthe et aux dames patronnesses. Ilavait quarante-cinq ans, possédait une fort belle écriture, disaitavoir tenu longtemps les livres dans une maison de commerce. Cesdames l’installèrent immédiatement. Il devait représenter lecomité, s’occuper des détails matériels, de dix à quatre heures,dans un bureau qui se trouvait au premier étage de l’œuvre de laVierge. Ses appointements étaient de quinze cents francs.
« Tu vois qu’ils sont très tranquilles, ces bravesgens », dit Marthe à son mari, au bout de quelques jours.
En effet, les Trouche ne faisaient pas plus de bruit que lesFaujas. À deux ou trois reprises, Rose prétendait bien avoirentendu des querelles entre la mère et la fille ; maisaussitôt la voix grave de l’abbé s’élevait, mettant la paix.Trouche, régulièrement, partait à dix heures moins un quart etrentrait à quatre heures un quart ; le soir, il ne sortaitjamais. Olympe, parfois, allait faire les commissions avecMme Faujas ; personne ne l’avait encore vuedescendre seule.
La fenêtre de la chambre où les Trouche couchaient donnait surle jardin ; elle était la dernière, à droite, en face desarbres de la sous-préfecture. De grands rideaux de calicot rouge,bordés d’une bande jaune, pendaient derrière les vitres, tranchantsur la façade, à côté des rideaux blancs du prêtre. D’ailleurs, lafenêtre restait constamment fermée. Un soir, comme l’abbé Faujasétait avec sa mère, sur la terrasse, en compagnie des Mouret, unepetite toux involontaire se fit entendre. L’abbé, levant vivementla tête, d’un air irrité, aperçut les ombres d’Olympe et de sonmari qui se penchaient, accoudés, immobiles. Il demeura un instant,les yeux en l’air, coupant la conversation qu’il avait avec Marthe.Les Trouche disparurent. On entendit le grincement étouffé del’espagnolette.
« Mère, dit le prêtre, tu devrais monter ; j’ai peurque tu ne prennes mal. »
Mme Faujas souhaita le bonsoir à la compagnie.Lorsqu’elle se fut retirée, Marthe reprit l’entretien, en demandantde sa voix obligeante :
« Est-ce que votre sœur est plus malade ? Il y a huitjours que je ne l’ai vue.
– Elle a grand besoin de repos », répondit sèchementle prêtre.
Mais elle insista par bonté.
« Elle se renferme trop, l’air lui ferait du bien… Cessoirées d’octobre sont encore tièdes… Pourquoi ne descend-ellejamais au jardin ? Elle n’y a pas mis les pieds. Vous savezpourtant que le jardin est à votre entière disposition. »
Il s’excusa en mâchant de sourdes paroles ; tandis queMouret, pour l’embarrasser davantage, se faisait plus aimable quesa femme.
« Eh ! c’est ce que je disais, ce matin. La sœur demonsieur l’abbé pourrait bien venir coudre au soleil, l’après-midi,au lieu de rester claquemurée, en haut. On croirait qu’elle n’osepas même paraître à la fenêtre. Est-ce que nous lui faisons peur,par hasard ? Nous ne sommes pourtant pas si terribles quecela… C’est comme monsieur Trouche, il monte l’escalier quatre àquatre. Dites-leur donc de venir, de temps à autre, passer unesoirée avec nous. Ils doivent s’ennuyer à périr, tout seuls, dansleur chambre. »
L’abbé, ce soir-là, n’était pas d’humeur à tolérer les moqueriesde son propriétaire. Il le regarda en face, et trèscarrément :
« Je vous remercie, mais il est peu probable qu’ilsacceptent. Ils sont las, le soir, ils se couchent. D’ailleurs,c’est ce qu’ils ont de mieux à faire.
– À leur aise, mon cher monsieur », répondit Mouret,piqué du ton rude de l’abbé.
Et, quand il fut seul avec Marthe :
« Ah çà ! est-ce qu’il croit qu’il me fera prendre desvessies pour des lanternes, l’abbé ! C’est clair, il trembleque les gueux qu’il a recueillis chez lui ne lui jouent quelquemauvais tour… Tu as vu, ce soir, comme il a fait le pion, lorsqu’illes a aperçus à la fenêtre. Ils étaient là à nous espionner. Toutcela finira mal. »
Marthe vivait dans une grande douceur. Elle n’entendait plus lescriailleries de Mouret. Les approches de la foi étaient pour elleune jouissance exquise ; elle glissait à la dévotion,lentement, sans secousse ; elle s’y berçait, s’y endormait.L’abbé Faujas évitait toujours de lui parler de Dieu ; ilrestait son ami, ne la charmait que par sa gravité, par cette vagueodeur d’encens qui se dégageait de sa soutane. À deux ou troisreprises, seule avec lui, elle avait de nouveau éclaté en sanglotsnerveux, sans savoir pourquoi, ayant du bonheur à pleurer ainsi.Chaque fois, il s’était contenté de lui prendre les mains,silencieux, la calmant de son regard tranquille et puissant. Quandelle voulait lui parler de ses tristesses sans cause, de sessecrètes joies, de ses besoins d’être guidée, il la faisait taireen souriant ; il disait que ces choses ne le regardaientpoint, qu’il fallait en parler à l’abbé Bourrette. Alors ellegardait tout en elle, elle demeurait frissonnante. Et lui, prenaitune hauteur plus grande, se mettait hors de sa portée, comme undieu aux pieds duquel elle finissait par agenouiller son âme.
Les grosses occupations de Marthe, maintenant, étaient lesmesses et les exercices religieux auxquels elle assistait. Elle setrouvait bien, dans la vaste nef de Saint-Saturnin ; elle ygoûtait plus parfaitement ce repos tout physique qu’elle cherchait.Quand elle était là, elle oubliait tout ; c’était comme unefenêtre immense ouverte sur une autre vie, une vie large, infinie,pleine d’une émotion qui l’emplissait et lui suffisait. Mais elleavait encore peur de l’église ; elle y venait avec une pudeurinquiète, une honte qui instinctivement lui faisait jeter un regardderrière elle, lorsqu’elle poussait la porte, pour voir si personnen’était là, à la regarder entrer. Puis, elle s’abandonnait, touts’attendrissait, jusqu’à cette voix grasse de l’abbé Bourrette qui,après l’avoir confessée, la tenait parfois agenouillée encorependant quelques minutes, à lui parler des dîners deMme Rastoil ou de la dernière soirée desRougon.
Marthe, souvent, rentrait accablée. La religion la brisait. Roseétait devenue toute-puissante au logis. Elle bousculait Mouret, legrondait, parce qu’il salissait trop de linge, le faisait mangerquand le dîner était prêt. Elle entreprit même de travailler à sonsalut.
« Madame a bien raison de vivre en chrétienne, luidisait-elle. Vous serez damné, vous, monsieur, et ce sera bienfait, parce qu’au fond vous n’êtes pas bon ; non, vous n’êtespas bon !… Vous devriez la conduire à la messe, dimancheprochain. »
Mouret haussait les épaules. Il laissait les choses aller, semettant lui-même au ménage, donnant un coup de balai, quand lasalle à manger lui paraissait trop sale. Les enfants l’inquiétaientdavantage. Pendant les vacances, la mère n’étant presque jamais là,Désirée et Octave, qui avait encore échoué aux examens dubaccalauréat, bouleversèrent la maison ; Serge fut souffrant,garda le lit, resta des journées entières à lire dans sa chambre.Il était devenu le préféré de l’abbé Faujas, qui lui prêtait deslivres. Mouret passa deux mois abominables, ne sachant commentguider ce petit monde ; Octave particulièrement le rendaitfou. Il ne voulut pas attendre la rentrée, il décida que l’enfantne retournerait plus au collège, qu’on le placerait dans une maisonde commerce de Marseille.
« Puisque tu ne veux plus veiller sur eux, dit-il à Marthe,il faut bien que je les case quelque part… Moi, je suis à bout, jepréfère les flanquer à la porte. Tant pis, si tu ensouffres !… D’abord, Octave est insupportable. Jamais il nesera bachelier. Il vaut mieux lui apprendre tout de suite à gagnersa vie que de le laisser flâner avec un tas de gueux. On nerencontre que lui, dans la ville. »
Marthe fut très émue ; elle s’éveilla comme d’un rêve, enapprenant qu’un de ses enfants allait se séparer d’elle. Pendanthuit jours, elle obtint que le départ serait différé. Elle restamême davantage à la maison, elle reprit sa vie active d’autrefois.Puis, elle s’alanguit de nouveau ; et, le jour où Octavel’embrassa, en lui apprenant qu’il partait le soir pour Marseille,elle fut sans force, elle se contenta de lui donner de bonsconseils.
Mouret, quand il revint du chemin de fer, avait le cœur gros. Ilchercha sa femme, la trouva dans le jardin, sous une tonnelle oùelle pleurait. Là, il se soulagea.
« En voilà un de moins ! cria-t-il. Ça doit te faireplaisir. Tu pourras rôder dans les églises à ton aise… Va, soistranquille, les deux autres ne resteront pas longtemps. Je gardeSerge, parce qu’il est très doux, et que je le trouve un peu jeunepour aller faire son droit ; mais, s’il te gêne, tu le diras,je t’en débarrasserai aussi… Quant à Désirée, elle ira chez sanourrice. »
Marthe continuait à pleurer silencieusement.
« Que veux-tu ? on ne peut pas être dehors et chezsoi. Tu as choisi le dehors, tes enfants ne sont plus rien pourtoi, c’est logique… D’ailleurs, maintenant, n’est-ce pas ? ilfaut faire de la place pour tout ce monde qui vit dans notremaison. Elle n’est plus assez grande, notre maison. Ce seraheureux, si l’on ne nous met pas à la porte nous-mêmes. »
Il avait levé la tête, il examinait les fenêtres du secondétage. Puis, baissant la voix :
« Ne pleure donc pas comme une bête ; on te regarde.Tu n’aperçois pas cette paire d’yeux entre les rideauxrouges ? Ce sont les yeux de la sœur de l’abbé, je les connaisbien. On est sûr de les trouver là, pendant toute la journée…vois-tu, l’abbé est peut-être un brave homme ; mais cesTrouche, je les sens accroupis derrière leurs rideaux comme desloups à l’affût. Je parie que si l’abbé ne les empêchait pas, ilsdescendraient la nuit par la fenêtre pour me voler mes poires…Essuie tes yeux, ma bonne ; sois sûre qu’ils se régalent denos querelles. Ce n’est pas une raison, parce qu’ils sont la causedu départ de l’enfant, pour leur montrer le mal que ce départ nousfait à tous les deux. »
Sa voix s’attendrissait, il était près lui-même de sangloter.Marthe, navrée, touchée au cœur par ses dernières paroles, allaitse jeter dans ses bras. Mais ils eurent peur d’être vus, ilssentirent comme un obstacle entre eux. Alors, ils seséparèrent ; tandis que les yeux d’Olympe luisaient toujours,entre les deux rideaux rouges.
Un matin, l’abbé Bourrette arriva, la face bouleversée. Ilaperçut Marthe sur le perron, il vint lui serrer les mains, enbalbutiant :
« Ce pauvre Compan, c’est fini, il se meurt… Je vaismonter, il faut que je voie Faujas tout de suite. »
Et quand Marthe lui eut montré le prêtre, qui, selon sonhabitude, se promenait au fond du jardin, en lisant son bréviaire,il courut à lui, fléchissant sur ses jambes courtes. Il voulutparler, lui apprendre la fâcheuse nouvelle ; mais la douleurl’étrangla, il ne put que se jeter à son cou, la gorge pleine desanglots.
« Eh bien ! qu’ont-ils donc, les deux abbés ?demanda Mouret, qui se hâta de sortir de la salle à manger.
– Il paraît que le curé de Saint-Saturnin est à lamort », répondit Marthe très émue.
Mouret fit une moue de surprise. Il rentra, murmurant :
« Bah ! ce brave Bourrette se consolera demain,lorsqu’on le nommera curé, en remplacement de l’autre… Il comptesur la place ; il me l’a dit. »
Cependant, l’abbé Faujas s’était dégagé de l’étreinte du vieuxprêtre. Il reçut la mauvaise nouvelle avec gravité et fermaposément son bréviaire.
« Compan veut vous voir, bégayait Bourrette ; il nepassera pas la matinée… Ah ! c’était un ami bien cher. Nousavions fait nos études ensemble… Il veut vous dire adieu ; ilm’a répété toute la nuit que vous seul aviez du courage dans lediocèse. Depuis plus d’un an qu’il languissait, pas un prêtre dePlassans n’osait aller lui serrer la main. Et vous qui leconnaissiez à peine, vous lui donniez toutes les semaines uneaprès-midi. Il pleurait tout à l’heure, en parlant de vous… Il fautvous hâter, mon ami. »
L’abbé Faujas monta un instant à son appartement, pendant quel’abbé Bourrette piétinait d’impatience et de désespoir dans levestibule ; enfin, au bout d’un quart d’heure, tous deuxpartirent. Le vieux prêtre s’essuyait le front, roulait sur lepavé, en laissant échapper des phrases décousues.
« Il serait mort sans une prière, comme un chien, si sasœur n’était venue me prévenir, hier soir, vers onze heures. Elle abien fait, la chère demoiselle… Il ne voulait compromettre aucun denous, il n’aurait pas même reçu les derniers sacrements… Oui, monami, il était en train de mourir dans un coin, seul, abandonné, luiqui a eu une si belle intelligence et qui n’a vécu que pour lebien. »
Il se tut ; puis, au bout d’un silence, d’une voixchangée :
« Croyez-vous que Fenil me pardonne ça ? Non, jamais,n’est-ce pas ?… Lorsque Compan m’a vu arriver avec les sainteshuiles, il ne voulait pas, il me criait de m’en aller. Ehbien ! c’est fait ! Je ne serai jamais curé. J’aime mieuxça. Je n’aurai pas laissé mourir Compan comme un chien… Il y avaittrente ans qu’il était en guerre avec Fenil. Quand il s’est mis aulit, il me l’a dit : « Allons, c’est Fenil quil’emporte ; maintenant que je suis par terre, il vam’assommer… » Ah ! ce pauvre Compan, lui que j’ai vu sifier, si énergique, à Saint-Saturnin !… Le petit Eusèbe,l’enfant de chœur que j’ai emmené pour sonner le viatique, estresté tout embarrassé, lorsqu’il a vu où nous allions ; ilregardait derrière lui, à chaque coup de sonnette, comme s’il avaitcraint que Fenil pût l’entendre. »
L’abbé Faujas, marchant vite, la tête basse, l’air préoccupé,continuait à garder le silence ; il semblait ne pas écouterson compagnon.
« Monseigneur est-il prévenu ? » demanda-t-ilbrusquement.
Mais l’abbé Bourrette, à son tour, paraissait songeur. Il nerépondit pas ; puis, en arrivant devant la porte de l’abbéCompan, il murmura : « Dites-lui que nous venons derencontrer Fenil et qu’il nous a salués. Cela lui fera plaisir… Ilcroira que je suis curé. »
Ils montèrent silencieusement. La sœur du moribond vint leurouvrir. En voyant les deux prêtres, elle éclata en sanglots,balbutiant au milieu de ses larmes :
« Tout est fini. Il vient de passer entre mes bras… J’étaisseule. Il a regardé autour de lui en mourant, il a murmuré :« J’ai donc la peste, qu’on m’a abandonné… » Ah !messieurs, il est mort avec des larmes plein les yeux. »
Ils entrèrent dans la petite chambre où le curé Compan, la têtesur un oreiller, paraissait dormir. Ses yeux étaient restésouverts, et cette face blanche, profondément triste, pleuraitencore ; les larmes coulaient le long des joues. Alors, l’abbéBourrette tomba à genoux, sanglotant, priant, le front contre lescouvertures qui pendaient. L’abbé Faujas resta debout, regardant lepauvre mort ; puis, après s’être agenouillé un instant, ilsortit discrètement. L’abbé Bourrette, perdu dans sa douleur, nel’entendit même pas refermer la porte.
L’abbé Faujas alla droit à l’évêché. Dans l’antichambre deMgr Rousselot, il rencontra l’abbé Surin, chargé depapiers.
« Est-ce que vous désiriez parler à Monseigneur ? luidemanda le secrétaire avec son éternel sourire. Vous tomberiez mal.Monseigneur est tellement occupé qu’il a fait condamner saporte.
– C’est pour une affaire très pressante, dit tranquillementl’abbé Faujas. On peut toujours le prévenir, lui faire savoir queje suis là. J’attendrai, s’il le faut.
– Je crains que ce ne soit inutile, Monseigneur a plusieurspersonnes avec lui. Revenez demain, cela vaudra mieux. »
Mais l’abbé prenait une chaise, lorsque l’évêque ouvrit la portede son cabinet. Il parut très contrarié en apercevant le visiteur,qu’il feignit d’abord de ne pas reconnaître.
« Mon enfant, dit-il à Surin, quand vous aurez classé cespapiers, vous reviendrez tout de suite ; j’ai une lettre àvous dicter. »
Puis, se tournant vers le prêtre, qui se tenait respectueusementdebout :
« Ah ! c’est vous, monsieur Faujas ? J’ai bien duplaisir à vous voir… Vous avez quelque chose à me direpeut-être ? Entrez, entrez dans mon cabinet ; vous ne medérangez jamais. »
Le cabinet de Mgr Rousselot était une vastepièce, un peu sombre, où un grand feu de bois brûlaitcontinuellement, été comme hiver. Le tapis, les rideaux très épaisétouffaient l’air. Il semblait qu’on entrât dans une eau tiède.L’évêque vivait là, frileusement, dans un fauteuil, en douairièreretirée du monde, ayant horreur du bruit, se déchargeant sur l’abbéFenil du soin de son diocèse. Il adorait les littératuresanciennes. On racontait qu’il traduisait Horace en secret ;les petits vers de l’Anthologie grecque l’enthousiasmaientégalement, et il lui échappait des citations scabreuses, qu’ilgoûtait avec une naïveté de lettré insensible aux pudeurs duvulgaire.
« Vous voyez, je n’ai personne, dit-il en s’installantdevant le feu ; mais je suis un peu souffrant, j’avais faitdéfendre ma porte. Vous pouvez parler, je me mets à votredisposition. »
Il y avait, dans son amabilité ordinaire, une vague inquiétude,une sorte de soumission résignée. Quand l’abbé Faujas lui eutappris la mort du curé Compan, il se leva, effaré,irrité :
« Comment ! s’écria-t-il, mon brave Compan est mort,et je n’ai pu lui dire adieu !… Personne ne m’a averti !…Ah ! tenez, mon ami, vous aviez raison, lorsque vous mefaisiez entendre que je n’étais plus le maître ici ; on abusede ma bonté.
– Monseigneur, dit l’abbé Faujas, sait combien je lui suisdévoué ; je n’attends qu’un signe de lui. »
L’évêque hocha la tête, murmurant :
« Oui, oui, je me rappelle ce que vous m’avez offert ;vous êtes un excellent cœur. Seulement quel vacarme, si je rompaisavec Fenil ! j’aurais les oreilles cassées pendant huit jours.Et pourtant si j’étais bien sûr que vous me débarrassiez d’un coupdu personnage, si je n’avais pas peur qu’au bout d’une semaine ilrevint vous mettre un pied sur la gorge… »
L’abbé Faujas ne put réprimer un sourire. Des larmes montèrentaux yeux de l’évêque.
« J’ai peur, c’est vrai, reprit-il en se laissant tomber denouveau dans son fauteuil ; j’en suis à ce point. C’est cemalheureux qui a tué Compan et qui m’a fait cacher son agonie, pourque je ne puisse aller lui fermer les yeux ; il a desinventions terribles… Mais, voyez-vous, j’aime mieux vivre en paix.Fenil est très actif, il me rend de grands services dans lediocèse. Quand je ne serai plus là, les choses s’arrangerontpeut-être plus sagement. »
Il se calmait, il retrouvait son sourire.
« D’ailleurs, tout va bien en ce moment, je ne vois aucunedifficulté… On peut attendre. »
L’abbé Faujas s’assit, et tranquillement :
« Sans doute… Pourtant il va falloir que vous nommiez uncuré à Saint-Saturnin, en remplacement de monsieur l’abbéCompan. »
Mgr Rousselot porta ses mains à ses tempes, d’unair désespéré.
« Mon Dieu ! vous avez raison, balbutia-t-il. Je nepensais plus à cela… Le brave Compan ne sait pas dans quel souci ilme met, en mourant si brusquement, sans que je sois prévenu. Jevous avais promis la place, n’est-ce pas ? »
L’abbé s’inclina.
« Eh bien ! mon ami, vous allez me sauver ; vousme laisserez reprendre ma parole. Vous savez combien Fenil vousdéteste ; le succès de l’œuvre de la Vierge l’a rendu tout àfait furieux ; il jure qu’il vous empêchera de conquérirPlassans. Vous voyez que je vous parle à cœur ouvert. Or, ces joursderniers, comme on causait de la cure de Saint-Saturnin, j’aiprononcé votre nom. Fenil est entré dans une colère affreuse, etj’ai dû jurer que je donnerais la cure à un de ses protégés, l’abbéChardon, que vous connaissez, un homme très digne d’ailleurs… Monami, faites cela pour moi, renoncez à cette idée. Je vous donneraitel dédommagement qu’il vous plaira. »
Le prêtre resta grave. Après un silence, comme s’il s’étaitconsulté : « Vous n’ignorez pas, Monseigneur, dit-il, queje n’ai aucune ambition personnelle ; je désire vivre dans laretraite, ce serait pour moi une grande joie de renoncer à cettecure. Seulement je ne suis pas mon maître, je tiens à satisfaireles protecteurs qui s’intéressent à moi… Pour vous-même,Monseigneur, réfléchissez avant de prendre une détermination quevous pourriez regretter plus tard. »
Bien que l’abbé Faujas eût parlé très humblement, l’évêquesentit la menace cachée que contenaient ces paroles. Il se leva,fit quelques pas, en proie à une perplexité pleine d’angoisse.Puis, levant les mains :
« Allons, voilà du tourment pour longtemps… J’aurais vouluéviter toutes ces explications ; mais, puisque vous insistez,il faut parler franchement… Eh bien ! cher monsieur, l’abbéFenil vous reproche beaucoup de choses. Comme je crois vous l’avoirdéjà dit, il a dû écrire à Besançon, d’où il aura appris lesfâcheuses histoires que vous savez… Certes, vous m’avez expliquétout cela, je connais vos mérites, votre vie de repentir et deretraite ; mais que voulez-vous ? le grand vicaire a desarmes contre vous, il en use terriblement. Souvent je ne saiscomment vous défendre… Quand le ministre m’a prié de vous accepterdans mon diocèse, je ne lui ai pas caché que votre situation seraitdifficile. Il s’est montré plus pressant, il m’a dit que cela vousregardait, et j’ai fini par consentir. Seulement, il ne faut pasaujourd’hui me demander l’impossible. »
L’abbé Faujas n’avait pas baissé la tête ; il la relevamême, il regarda l’évêque en face, disant de sa voixbrève :
« Vous m’avez donné votre parole, Monseigneur.
– Certainement, certainement… Le pauvre Compan baissaittous les jours, vous êtes venu me confier certaines choses ;alors, j’ai promis, je ne le nie pas… Écoutez, je veux vous toutdire, pour que vous ne puissiez m’accuser de tourner comme unegirouette. Vous prétendiez que le ministre désirait vivement votrenomination à la cure de Saint-Saturnin. Eh bien ! j’ai écrit,je me suis informé, un de mes amis est allé au ministère. On lui apresque ri au nez, on lui a dit qu’on ne vous connaissait même pas.Le ministre se défend absolument d’être votre protecteur,entendez-vous ! Si vous le souhaitez, je vais vous faire lireune lettre où il se montre bien sévère à votre égard. »
Et il tendait le bras pour fouiller dans un tiroir ; maisl’abbé Faujas s’était mis debout, sans le quitter des yeux, avec unsourire où perçait une pointe d’ironie et de pitié.
« Ah ! Monseigneur, Monseigneur ! »murmura-t-il.
Puis, au bout d’un silence, comme ne voulant pas s’expliquerdavantage :
« Je vous rends votre parole, Monseigneur, reprit-il.Croyez que, dans tout ceci, je travaillais plus encore pour vousque pour moi. Plus tard, quand il ne sera plus temps, vous voussouviendrez de mes avertissements. »
Il se dirigeait vers la porte ; mais l’évêque le retint, leramena, en murmurant d’un air inquiet :
« Voyons, que voulez-vous dire ? Expliquez-vous, chermonsieur Faujas. Je sais bien qu’on me boude à Paris, depuisl’élection du marquis de Lagrifoul. On me connaît vraiment bienpeu, si l’on s’imagine que j’ai trempé là-dedans ; je ne sorspas de ce cabinet deux fois par mois… Alors vous croyez qu’onm’accuse d’avoir fait nommer le marquis ?
– Oui, je le crains, dit nettement le prêtre.
– Eh ! c’est absurde, je n’ai jamais mis le nez dansla politique, je vis avec mes chers livres. C’est Fenil qui a toutfait. Je lui ai dit vingt fois qu’il finirait par me causer desembarras à Paris. »
Il s’arrêta, rougit légèrement d’avoir laissé échapper cesdernières paroles. L’abbé Faujas s’assit de nouveau devant lui, etd’une voix profonde :
« Monseigneur, vous venez de condamner votre grand vicaire…Je ne vous ai point dit autre chose. Ne continuez pas à faire causecommune avec lui, ou il vous causera des soucis très graves. J’aides amis à Paris, quoi que vous puissiez croire. Je sais quel’élection du marquis de Lagrifoul a fortement indisposé legouvernement contre vous. À tort ou à raison, on vous croit lacause unique du mouvement d’opposition qui se manifeste à Plassans,où le ministre, pour des motifs particuliers, tient absolument àobtenir la majorité. Si, aux élections prochaines, le candidatlégitimiste passait encore, ce serait extrêmement fâcheux, jecraindrais pour votre tranquillité.
– Mais c’est abominable ! s’écria le malheureuxévêque, en s’agitant dans son fauteuil ; je ne puis pasempêcher le candidat légitimiste de passer, moi ! Est-ce quej’ai la moindre influence, est-ce que je me suis jamais mêlé de ceschoses ?… Ah ! tenez, il y a des jours où j’ai envied’aller m’enfermer au fond d’un couvent. J’emporterais mabibliothèque, je vivrais bien tranquille… C’est Fenil qui devraitêtre évêque à ma place. Si j’écoutais Fenil, je me mettrais tout àfait en travers du gouvernement, je n’écouterais que Rome,j’enverrais promener Paris. Mais ce n’est pas mon tempérament, jeveux mourir tranquille… Alors, vous dites que le ministre estfurieux contre moi ? »
Le prêtre ne répondit pas ; deux plis qui se creusaient auxcoins de sa bouche donnaient à sa face un mépris muet.
« Mon Dieu, continua l’évêque, si je pensais lui êtreagréable en vous nommant curé de Saint-Saturnin, je tâcheraisd’arranger cela… Seulement, je vous assure, vous voustrompez ; vous êtes peu en odeur de sainteté. »
L’abbé Faujas eut un geste brusque. Il se livra, dans une courteimpatience :
« Eh ! dit-il, oubliez-vous que des infamies courentsur mon compte et que je suis arrivé à Plassans avec une soutanepercée ! Lorsqu’on envoie un homme perdu à un poste dangereux,on le renie jusqu’au jour du triomphe… Aidez-moi à réussir,Monseigneur, vous verrez que j’ai des amis à Paris. »
Puis, comme l’évêque, surpris de cette figure d’aventurierénergique qui venait de se dresser devant lui, continuait à leregarder silencieusement, il redevint souple ; ilreprit :
« Ce sont des suppositions, je veux dire que j’ai beaucoupà me faire pardonner. Mes amis attendent, pour vous remercier, quema situation soit complètement assise. »
Mgr Rousselot resta muet un instant encore.C’était une nature très fine, ayant appris le vice humain dans leslivres. Il avait conscience de sa grande faiblesse, il en étaitmême un peu honteux ; mais il se consolait, en jugeant leshommes pour ce qu’ils valaient. Dans sa vie d’épicurien lettré, ily avait, par instants, une profonde moquerie des ambitieux quil’entouraient en se disputant les lambeaux de son pouvoir.
« Allons, dit-il en souriant, vous êtes un homme tenace,cher monsieur Faujas. Puisque je vous ai fait une promesse, je latiendrai… Il y a six mois, je l’avoue, j’aurais eu peur de soulevertout Plassans contre moi ; mais vous avez su vous faire aimer,les dames de la ville me parlent souvent de vous avec de grandséloges. En vous donnant la cure de Saint-Saturnin, je paye la dettede l’œuvre de la Vierge. »
L’évêque avait retrouvé son amabilité enjouée, ses manièresexquises de prélat charmant. L’abbé Surin, à ce moment, passa sajolie tête dans l’entrebâillement de la porte.
« Non, mon enfant, dit l’évêque, je ne vous dicterai pascette lettre… Je n’ai plus besoin de vous. Vous pouvez vousretirer.
– Monsieur l’abbé Fenil est là, murmura le jeuneprêtre.
– Ah ! bien, qu’il attende. »
Mgr Rousselot avait eu un légertressaillement ; mais il fit un geste de décision presqueplaisant, il regarda l’abbé Faujas d’un air d’intelligence.
« Tenez, sortez par ici », lui dit-il en ouvrant uneporte cachée sous une portière.
Il l’arrêta sur le seuil, il continua à le regarder enriant.
« Fenil va être furieux… Vous me promettez de me défendrecontre lui, s’il crie trop fort ? Je vous le mets sur lesbras, je vous en avertis. Je compte bien aussi que vous nelaisserez pas réélire le marquis de Lagrifoul… Dame ! c’estsur vous que je m’appuie maintenant, cher monsieurFaujas. »
Il le salua du bout de sa main blanche, puis rentranonchalamment dans la tiédeur de son cabinet. L’abbé était restécourbé, surpris de l’aisance toute féminine avec laquelleMgr Rousselot changeait de maître et se livrait auplus fort. Alors seulement il sentit que l’évêque venait de semoquer de lui, comme il devait se moquer de l’abbé Fenil, dufauteuil moelleux où il traduisait Horace.
Le jeudi suivant, vers dix heures, au moment où la belle sociétéde Plassans s’écrasait dans le salon vert des Rougon, l’abbé Faujasparut sur le seuil. Il était superbe, grand, rose, vêtu d’unesoutane fine qui luisait comme un satin. Il resta grave avec unléger sourire, à peine un pli aimable des lèvres, tout juste cequ’il fallait pour éclairer sa face austère d’un rayon debonhomie.
« Ah ! c’est ce cher curé ! » cria gaiementMme de Condamin.
Mais la maîtresse de maison se précipita ; elle prit dansses deux mains une des mains de l’abbé, l’amenant au milieu dusalon, le cajolant du regard, avec un doux balancement de tête.
« Quelle surprise, quelle bonne surprise !répéta-t-elle. Voilà un siècle qu’on ne vous a vu. Il faut donc quele bonheur tombe chez vous, pour que vous vous souveniez de vosamis ? »
Lui, saluait avec aisance. Autour de lui, c’était une ovationflatteuse, un chuchotement de femmes ravies.Mme Delangre, et Mme Rastoiln’attendirent pas qu’il vint les saluer ; elles s’avancèrentpour le complimenter de sa nomination qui était officielle depuisle matin. Le maire, le juge de paix, jusqu’àM. de Bourdeu, lui donnèrent des poignées de mainvigoureuses.
« Hein ! quel gaillard ! murmuraM. de Condamin à l’oreille du docteur Porquier ; ilira loin. Je l’ai flairé dès le premier jour… Vous savez qu’ilsmentent comme des arracheurs de dents, la vieille Rougon et lui,avec leurs simagrées. Je l’ai vu se glisser ici plus de dix fois, àla nuit tombante. Ils doivent tremper dans de jolies histoires,tous les deux ! »
Mais le docteur Porquier eut une peur atroce queM. de Condamin ne le compromît ; il se hâta de lequitter pour serrer, comme les autres, la main de l’abbé Faujas,bien qu’il ne lui eût jamais adressé la parole.
Cette entrée triomphale fut le grand événement de la soirée.L’abbé s’étant assis, un triple cercle de jupes l’entoura. Il causaavec une charmante bonhomie, parla de toutes choses, évitantsoigneusement de répondre aux allusions. Félicité l’ayantquestionné directement, il se contenta de dire qu’il n’habiteraitpas la cure, qu’il préférait le logement où il vivait sitranquille, depuis près de trois ans. Marthe était là, parmi lesdames, très réservée, ainsi qu’à son ordinaire. Elle avaitsimplement souri à l’abbé, le regardant de loin, un peu pâle, l’airlas et inquiet. Mais, lorsqu’il eut fait connaître son intention dene pas quitter la rue Balande, elle rougit beaucoup, elle se levapour passer dans le petit salon, comme suffoquée par la chaleur.Mme Paloque, auprès de laquelleM. de Condamin était allé s’asseoir, ricana en lui disantassez haut pour être entendue :
« C’est propre, n’est-ce pas ?… Elle devrait au moinsne pas lui donner des rendez-vous ici, puisqu’ils ont toute lajournée chez eux. »
Seul, M. de Condamin se mit à rire. Les autrespersonnes prirent un air froid. Mme Paloque,comprenant qu’elle venait de se faire du tort, essaya de tourner lachose en plaisanterie. Cependant, dans les coins, on causait del’abbé Fenil. La grande curiosité était de savoir s’il allaitvenir. M. de Bourdeu, un des amis du grand vicaire,raconta doctement qu’il était souffrant. La nouvelle de cetteindisposition fut accueillie par des sourires discrets. Tout lemonde était au courant de la révolution qui avait eu lieu àl’évêché. L’abbé Surin donnait à ces dames des détails très curieuxsur l’horrible scène survenue entre Monseigneur et le grandvicaire. Ce dernier, battu par Monseigneur, faisait raconter qu’uneattaque de goutte le clouait chez lui. Mais ce n’était pas là undénouement, et l’abbé Surin ajoutait que « l’on en verraitbien d’autres ». Cela se répétait à l’oreille avec de petitesexclamations, des hochements de tête, des moues de surprise et dedoute. Pour l’instant, du moins, c’était l’abbé Faujas quil’emportait. Aussi les belles dévotes se chauffaient-ellesdoucement à ce soleil levant.
Vers le milieu de la soirée, l’abbé Bourrette entra. Lesconversations se turent, on le regarda curieusement. Personnen’ignorait que, la veille encore, il comptait sur la cure deSaint-Saturnin ; il avait suppléé l’abbé Compan pendant salongue maladie ; la place était à lui. Il resta un instant surle seuil, sans remarquer le mouvement que son arrivée produisait,un peu essoufflé, les paupières battantes. Puis, ayant aperçul’abbé Faujas, il se précipita, lui serra les deux mains aveceffusion, en s’écriant.
« Ah ! mon bon ami, laissez-moi vous féliciter… Jeviens de chez vous, où j’ai appris par votre mère que vous étiezici… Je suis bien heureux de vous rencontrer. »
L’abbé Faujas s’était levé, gêné, malgré son grand sang-froid,surpris par ces tendresses qu’il n’attendait point.
« Oui, murmura-t-il, j’ai dû accepter, malgré mon peu demérite… J’avais d’abord refusé, citant à Monseigneur des prêtresplus dignes, vous citant vous-même… »
L’abbé Bourrette cligna les yeux ; et, l’emmenant àl’écart, baissant la voix :
« Monseigneur m’a tout conté !… Il paraît que Fenil nevoulait absolument pas entendre parler de moi. Il aurait mis le feuau diocèse, si j’avais été nommé : ce sont ses propresparoles. Mon crime est d’avoir fermé les yeux à ce pauvre Compan…Et il exigeait, comme vous le savez, la nomination de l’abbéChardon. Un homme pieux sans doute, mais d’une insuffisancenotoire. Le grand vicaire comptait régner sous son nom àSaint-Saturnin… C’est alors que Monseigneur vous a donné la placepour lui échapper et lui faire pièce. Cela me venge. Je suisenchanté, mon cher ami… Est-ce que vous connaissiezl’histoire ?
– Non, pas dans les détails.
– Eh bien ! les choses se sont passées ainsi, je vousl’affirme. Je tiens les faits de la bouche même de Monseigneur…Entre nous, il m’a laissé entrevoir un beau dédommagement. Lesecond grand vicaire, l’abbé Vial, a depuis longtemps le désird’aller se fixer à Rome ; la place serait libre, vousentendez. Enfin, silence sur tout ceci… Je ne donnerais pas majournée pour beaucoup d’argent. »
Et il continuait à serrer les mains de l’abbé Faujas, tandis quesa large face jubilait d’aise. Autour d’eux, les dames seregardaient d’un air étonné, avec des sourires. Mais la joie dubonhomme était si franche, qu’elle finit par se communiquer à toutle salon vert, où l’ovation faite au nouveau curé prit un caractèreplus intime et plus attendri. Les jupes se rapprochèrent ; onparla des orgues de la cathédrale, qui avaient besoin d’êtreréparées ; Mme de Condamin promit unreposoir superbe pour la procession de la prochaine Fête-Dieu.
L’abbé Bourrette prenait sa part du triomphe, lorsqueMme Paloque, allongeant sa face de monstre, luitoucha l’épaule, en lui murmurant à l’oreille :
« Alors, monsieur l’abbé, demain, vous ne confesserez pasdans la chapelle Saint-Michel ? »
Le prêtre, depuis qu’il suppléait l’abbé Compan, avait pris leconfessionnal de la chapelle Saint-Michel, le plus grand, le pluscommode de l’église, qui était réservé particulièrement au curé. Ilne comprit pas d’abord ; il cligna les yeux, en regardantMme Paloque.
« Je vous demande, reprit-elle, si vous reprendrez demainvotre ancien confessionnal dans la chapelle desSaints-Anges. »
Il devint un peu pâle et garda le silence un instant encore. Ilbaissait les yeux sur le tapis, éprouvant une légère douleur à lanuque, comme s’il venait d’être frappé par-derrière. Puis, sentantque Mme Paloque restait là, à le dévisager.
« Certainement, balbutia-t-il, je reprends mon ancienconfessionnal… Venez à la chapelle des Saints-Anges, la première àgauche, du côté du cloître… Elle est très humide. Couvrez-vousbien, chère dame, couvrez-vous bien. »
Il avait des larmes au bord des paupières. Il s’était pris detendresse pour le beau confessionnal de la chapelle Saint-Michel,où le soleil entrait, l’après-midi, juste à l’heure de laconfession. Jusque-là, il n’avait éprouvé aucun regret à remettrela cathédrale aux mains de l’abbé Faujas ; mais ce petit fait,ce déménagement d’une chapelle à une autre, lui parut horriblementpénible ; il lui sembla que le but de toute sa vie étaitmanqué. Mme Paloque fit remarquer à voix hautequ’il était devenu triste tout d’un coup ; mais lui sedéfendit, essaya de sourire encore. Il quitta le salon de bonneheure.
L’abbé Faujas resta un des derniers. Rougon était venu lecomplimenter, causant gravement, assis tous deux aux deux coinsd’un canapé. Ils parlaient de la nécessité des sentiments religieuxdans un État sagement administré ; tandis que chaque dame quise retirait avait devant eux une longue révérence.
« Monsieur l’abbé, dit gracieusement Félicité, vous savezque vous êtes le cavalier de ma fille. »
Il se leva. Marthe l’attendait, près de la porte. La nuit étaittrès noire. Dans la rue, ils furent comme aveuglés par l’obscurité.Ils traversèrent la place de la Sous-Préfecture, sans prononcer uneparole ; mais, rue Balande, devant la maison, Marthe luitoucha le bras, au moment où il allait mettre la clef dans laserrure.
« Je suis bien heureuse du bonheur qui vous arrive, luidit-elle d’une voix très émue… Soyez bon, aujourd’hui, faites-moila grâce que vous m’avez refusée jusqu’à présent. Je vous assure,l’abbé Bourrette ne m’entend pas. Vous seul pouvez me diriger et mesauver. »
Il l’écarta d’un geste. Puis, quand il eut ouvert la porte etallumé la petite lampe que Rose laissait au bas de l’escalier, ilmonta, en lui disant doucement :
« Vous m’avez promis d’être raisonnable… Je songerai à ceque vous demandez. Nous en causerons. »
Elle lui aurait baisé les mains. Elle n’entra chez elle quelorsqu’elle l’eut entendu refermer sa porte, à l’étage supérieur.Et, pendant qu’elle se déshabillait et qu’elle se couchait, ellen’écouta pas Mouret, à moitié endormi, qui lui racontait longuementles cancans qui couraient la ville. Il était allé à son cercle, lecercle du Commerce, où il mettait rarement les pieds.
« L’abbé Faujas a roulé l’abbé Bourrette, répétait-il pourla dixième fois, en tournant lentement la tête sur l’oreiller. Cetabbé Bourrette, quel pauvre homme ! N’importe, c’est amusantde voir les calotins se manger entre eux. L’autre jour, tu tesouviens, lorsqu’ils s’embrassaient, au fond du jardin, est-cequ’on n’aurait pas dit deux frères ? Ah ! bien, oui, ilsse volent jusqu’à leurs dévotes… Pourquoi ne réponds-tu pas, mabonne ? Tu crois que ce n’est pas vrai ?… Non, tu dors,n’est-ce pas ? Alors bonsoir, à demain. »
Il se rendormit, mâchant des lambeaux de phrases. Marthe, lesyeux grands ouverts, regardait en l’air, suivait au plafond,éclairé par la veilleuse, le frôlement des pantoufles de l’abbéFaujas, qui se mettait au lit.
Quand l’été revint, l’abbé et sa mère descendirent de nouveauchaque soir prendre le frais sur la terrasse. Mouret devenaitmorose. Il refusait les parties de piquet que la vieille dame luioffrait ; il restait là, à se dandiner, sur une chaise. Commeil bâillait, sans même chercher à cacher son ennui, Marthe luidisait :
« Mon ami, pourquoi ne vas-tu pas à toncercle ? »
Il y allait plus souvent qu’autrefois. Lorsqu’il rentrait, ilretrouvait sa femme et l’abbé à la même place, sur laterrasse ; tandis que Mme Faujas, à quelquespas, avait toujours son attitude de gardienne muette etaveugle.
Dans la ville, lorsqu’on parlait à Mouret du nouveau curé, ilcontinuait à en faire le plus grand éloge. C’était décidément unhomme supérieur. Lui, Mouret, n’avait jamais douté de ses bellesfacultés. Jamais Mme Paloque ne put tirer de lui unmot d’aigreur, malgré la méchanceté qu’elle mettait à lui demanderdes nouvelles de sa femme, au beau milieu d’une phrase sur l’abbéFaujas. La vieille Mme Rougon ne réussissait pasmieux à lire les chagrins secrets qu’elle croyait deviner sous sabonhomie ; elle le dévisageait en souriant finement, luitendait des pièges ; mais ce bavard incorrigible, par lalangue duquel toute la ville passait, était maintenant pris d’unepudeur, lorsqu’il s’agissait des choses de son ménage.
« Ton mari a donc fini par être raisonnable ? demandaun jour Félicité à sa fille. Il te laisse libre. »
Marthe la regarda d’un air de surprise.
« J’ai toujours été libre, dit-elle.
– Chère enfant, tu ne veux pas l’accuser… Tu m’avais ditqu’il voyait l’abbé Faujas d’un mauvais œil.
– Mais non, je vous assure. C’est vous, au contraire, quivous étiez imaginé cela… Mon mari est au mieux avec M. l’abbéFaujas. Ils n’ont aucune raison pour être mal ensemble. »
Marthe s’étonnait de la persistance que tout le monde mettait àvouloir que son mari et l’abbé ne fussent pas bons amis. Souvent,au comité de l’œuvre de la Vierge, ces dames lui posaient desquestions qui l’impatientaient. La vérité était qu’elle se trouvaittrès heureuse, très calme ; jamais la maison de la rue Balandene lui avait paru plus tiède. L’abbé Faujas lui ayant laisséentendre qu’il se chargerait de sa conscience, lorsqu’il jugeraitque l’abbé Bourrette deviendrait insuffisant, elle vivait danscette espérance, avec des joies naïves de première communiante àlaquelle on a promis des images de sainteté, si elle est sage. Ellecroyait, par instants, redevenir enfant ; elle avait desfraîcheurs de sensation, des puérilités de désir, quil’attendrissaient. Au printemps, Mouret, qui taillait ses grandsbuis, la surprit, les yeux baignés de larmes, sous la tonnelle dufond, au milieu des jeunes pousses, dans l’air chaud.
« Qu’as-tu donc, ma bonne ? lui demanda-t-il avecinquiétude.
– Rien, je t’assure, lui dit-elle en souriant. Je suiscontente, bien contente. »
Il haussa les épaules, tout en donnant de délicats coups deciseaux pour bien égaliser la ligne des buis ; il mettait ungrand amour-propre, chaque année, à avoir les buis les pluscorrects du quartier. Marthe, qui avait essuyé ses yeux, pleura denouveau, à grosses larmes chaudes, serrée à la gorge, touchéejusqu’au cœur par l’odeur de toute cette verdure coupée. Elle avaitalors quarante ans, et c’était sa jeunesse qui pleurait.
Cependant, l’abbé Faujas, depuis qu’il était curé deSaint-Saturnin, avait une dignité douce, qui semblait le grandirencore. Il portait son bréviaire et son chapeau magistralement. Àla cathédrale, il s’était révélé par des coups de force, qui luiassurèrent le respect du clergé. L’abbé Fenil, vaincu de nouveausur deux ou trois questions de détail, paraissait laisser la placelibre à son adversaire. Mais celui-ci ne commettait pas la sottisede triompher brutalement. Il avait une fierté à lui, d’unesouplesse et d’une humilité surprenantes. Il sentait parfaitementque Plassans était loin de lui appartenir encore. Ainsi, ils’arrêtait parfois dans la rue pour serrer la main deM. Delangre, il échangeait simplement de courts saluts avecM. de Bourdeu, M. Maffre et les autres invités duprésident Rastoil. Toute une partie de la société de la villegardait à son égard une grande méfiance. On l’accusait d’avoir desopinions politiques fort louches. Il fallait qu’il s’expliquât,qu’il se déclarât pour un parti. Mais lui, souriait, disait qu’ilétait du parti des honnêtes gens, ce qui le dispensait de répondreplus nettement. D’ailleurs, il ne montrait aucune hâte, ilcontinuait de rester à l’écart, attendant que les portess’ouvrissent d’elles-mêmes.
« Non, mon ami, plus tard, nous verrons », disait-il àl’abbé Bourrette, qui le pressait de faire une visite àM. Rastoil.
Et l’on sut qu’il avait refusé deux invitations à dîner de lasous-préfecture. Il ne fréquentait toujours que les Mouret. Ilrestait là, comme en observation, entre les deux camps ennemis. Lemardi, lorsque les deux sociétés étaient réunies dans les jardins,à droite et à gauche, il se mettait à la fenêtre, regardait lesoleil se coucher au loin, derrière les forêts de la Seille ;puis, avant de se retirer, il baissait les yeux, il répondait d’unefaçon également aimable aux saluts des Rastoil et aux saluts de lasous-préfecture. C’étaient là tous les rapports qu’il eût encoreavec les voisins.
Un mardi, pourtant, il descendit au jardin. Le jardin de Mouretlui appartenait maintenant. Il ne se contentait plus de se réserverla tonnelle du fond, aux heures de son bréviaire ; toutes lesallées, toutes les plates-bandes étaient à lui ; sa soutanetachait de noir toutes les verdures. Ce mardi-là, il fit le tour,salua M. Maffre et Mme Rastoil, qu’il aperçuten contrebas ; puis il vint passer sous la terrasse de lasous-préfecture, où se trouvait accoudé M. de Condamin,en compagnie du docteur Porquier. Ces messieurs l’ayant salué, ilremontait l’allée, lorsque le docteur l’appela.
« Monsieur l’abbé, un mot, je vous prie ? »
Et il lui demanda à quelle heure il pourrait le voir, lelendemain. C’était la première fois qu’une des deux sociétésadressait ainsi la parole au prêtre, d’un jardin à l’autre. Ledocteur était dans un grand souci : son garnement de filsvenait d’être surpris, avec une bande d’autres vauriens, dans unemaison suspecté, derrière les prisons. Le pis était qu’on accusaitGuillaume d’être le chef de la bande et d’avoir corrompu les filsMaffre, beaucoup plus jeunes que lui.
« Bah ! dit M. de Condamin avec son riresceptique, il faut bien que jeunesse se passe. Voilà une belleaffaire ! Toute la ville est en révolution, parce que cesjeunes gens jouaient au baccarat et qu’on a trouvé une dame aveceux. »
Le docteur se montra très choqué.
« Je veux vous demander conseil, dit-il en s’adressant auprêtre. M. Maffre est venu comme un furieux chez moi ; ilm’a fait les plus sanglants reproches, en criant que c’est mafaute, que j’ai mal élevé mon fils… Ma position est vraiment bienpénible. On devrait pourtant mieux me connaître. J’ai soixante ansde vie sans tache derrière moi. »
Et il continua à gémir, disant les sacrifices qu’il avait faitspour son fils, parlant de sa clientèle, qu’il craignait de perdre.L’abbé Faujas, debout au milieu de l’allée, levait la tête,écoutait gravement.
« Je ne demande pas mieux que de vous être utile, dit-ilavec obligeance. Je verrai M. Maffre, je lui ferai comprendrequ’une juste indignation l’a emporté trop loin ; je vais mêmele prier de m’accorder rendez-vous pour demain. Il est là, àcôté. »
Il traversa le jardin, se pencha vers M. Maffre, qui, eneffet, était toujours là, en compagnie deMme Rastoil. Mais, quand le juge de paix sut que lecuré désirait avoir un entretien avec lui, il ne voulut pas qu’ilse dérangeât, il se mit à sa disposition, en lui disant qu’ilaurait l’honneur de lui rendre visite le lendemain.
« Ah ! monsieur le curé, ajoutaMme Rastoil, mes compliments pour votre prône dedimanche. Toutes ces dames étaient bien émues, je vousassure. »
Il salua, il traversa de nouveau le jardin, pour venir rassurerle docteur Porquier. Puis, lentement, il se promena jusqu’à la nuitdans les allées, sans se mêler davantage aux conversations,écoutant les rires des deux sociétés, à droite et à gauche.
Le lendemain, lorsque M. Maffre se présenta, l’abbé Faujassurveillait les travaux de deux ouvriers qui réparaient le bassin.Il avait témoigné le désir de voir le jet d’eau marcher ; cebassin sans eau était triste, disait-il. Mouret ne voulait pas,prétendait qu’il pouvait arriver des accidents ; mais Martheavait arrangé les choses, en décidant qu’on entourerait le bassind’un grillage.
« Monsieur le curé, cria Rose, il y a là monsieur le jugede paix qui vous demande. »
L’abbé Faujas se hâta. Il voulait faire monter M. Maffre ausecond, à son appartement ; mais Rose avait déjà ouvert laporte du salon.
« Entrez donc, disait-elle. Est-ce que vous n’êtes pas chezvous ici ! Il est inutile de faire monter deux étages àmonsieur le juge de paix… Seulement, si vous m’aviez prévenue cematin, j’aurais épousseté le salon. »
Comme elle refermait la porte sur eux, après avoir ouvert lesvolets, Mouret l’appela dans la salle à manger.
« C’est ça, Rose, dit-il, tu lui donneras mon dîner, cesoir, à ton curé, et, s’il n’a pas assez de couvertures en haut, tul’apporteras dans mon lit n’est-ce pas ? »
La cuisinière échangea un regard d’intelligence avec Marthe, quitravaillait devant la fenêtre, en attendant que le soleil eûtquitté la terrasse. Puis, haussant les épaules :
« Tenez, monsieur, murmurait-elle, vous n’avez jamais eubon cœur. »
Et elle s’en alla. Marthe continua à travailler sans lever latête. Depuis quelques jours, elle s’était remise au travail avecune sorte de fièvre. Elle brodait une nappe d’autel ; c’étaitun cadeau pour la cathédrale. Ces dames voulaient donner un auteltout entier. Mmes Rastoil et Delangre s’étaient chargéesdes candélabres, Mme de Condamin faisait venirde Paris un superbe christ d’argent.
Cependant, dans le salon, l’abbé Faujas adressait de doucesremontrances à M. Maffre, en lui disant que le docteurPorquier était un homme religieux, d’une grande honorabilité, etqu’il souffrait le premier de la déplorable conduite de son fils.Le juge de paix l’écoutait béatement ; sa face épaisse, sesgros yeux à fleur de tête, prenaient un air d’extase, à certainsmots pieux que le prêtre prononçait d’une façon plus pénétrante. Ilconvint qu’il s’était montré un peu vif, il dit être prêt à toutesles excuses, du moment que monsieur le curé pensait qu’il avaitpéché.
« Et vos fils ? demanda l’abbé ; il faudra me lesenvoyer, je leur parlerai. »
M. Maffre secoua la tête avec un léger ricanement.
« N’ayez pas peur, monsieur le curé : les gredins nerecommenceront pas… Il y a trois jours qu’ils sont enfermés dansleur chambre, au pain et à l’eau. Voyez-vous, quand j’ai apprisl’affaire, si j’avais eu un bâton, je le leur aurais cassé surl’échine. »
L’abbé le regarda, en se souvenant que Mouret l’accusait d’avoirtué sa femme par sa dureté et son avarice ; puis, avec ungeste de protestation :
« Non, non, dit-il, ce n’est pas ainsi qu’il faut prendreles jeunes gens. Votre aîné, Ambroise, a une vingtaine d’années, etle cadet va sur ses dix-huit ans, n’est-ce pas ? Songez que cene sont plus des bambins ; il faut leur tolérer quelquesamusements. »
Le juge de paix restait muet de surprise.
« Alors, vous les laisseriez fumer, vous leur permettriezd’aller au café ? murmura-t-il.
– Sans doute, reprit le prêtre en souriant. Je vous répèteque les jeunes gens doivent pouvoir se réunir pour causer ensemble,fumer des cigarettes, jouer même une partie de billard ou d’échecs…Ils se permettront tout, si vous ne leur tolérez rien… Seulement,vous devez bien penser que je ne les enverrais pas dans tous lescafés. Je voudrais pour eux un établissement particulier, uncercle, comme j’en ai vu dans plusieurs villes. »
Et il développa tout un plan. M. Maffre, peu à peu,comprenait, hochait la tête, disant :
« Parfait, parfait… Ce serait le digne pendant de l’œuvrede la Vierge. Ah ! monsieur le curé, il faut mettre àexécution un si beau projet.
– Eh bien ! conclut le prêtre en le reconduisantjusque dans la rue, puisque l’idée vous semble bonne, dites-en unmot à vos amis. Je verrai M. Delangre, je lui en parleraiégalement… Dimanche, après les vêpres, nous pourrions nous réunir àla cathédrale, pour prendre une décision. »
Le dimanche, M. Maffre amena M. Rastoil. Ilstrouvèrent l’abbé Faujas et M. Delangre dans une petite pièceattenante à la sacristie. Ces messieurs se montraient trèsenthousiastes. En principe, la création d’un cercle de jeunes gensfut résolue, seulement, on batailla quelque temps sur le nom que cecercle porterait. M. Maffre voulait absolument qu’on le nommâtle cercle de Jésus.
« Eh non ! finit par s’écrier le prêtreimpatienté ; vous n’aurez personne, on se moquera des raresadhérents. Comprenez donc qu’il ne s’agit pas de mettre quand mêmela religion dans l’affaire ; au contraire, je compte bienlaisser la religion à la porte. Nous voulons distraire honnêtementla jeunesse, la gagner à notre cause, rien de plus. »
Le juge de paix regardait le président d’un air si étonné, sianxieux, que M. Delangre dut baisser le nez pour cacher unsourire. Il tira sournoisement la soutane de l’abbé. Celui-ci, secalmant, reprit avec plus de douceur :
« J’imagine que vous ne doutez pas de moi, messieurs.Laissez-moi, je vous en prie, la conduite de cette affaire. Jepropose de choisir un nom tout simple, par exemple celui-ci :le cercle de la Jeunesse, qui dit bien ce qu’il veutdire. »
M. Rastoil et M. Maffre s’inclinèrent, bien que celaleur parût un peu fade. Ils parlèrent ensuite de nommer monsieur lecuré président d’un comité provisoire.
« Je crois, murmura M. Delangre en jetant un coupd’œil à l’abbé Faujas, que cela n’entre pas dans les idées demonsieur le curé.
– Sans doute, je refuse, dit l’abbé en haussant légèrementles épaules ; ma soutane effrayerait les timides, les tièdes.Nous n’aurions que les jeunes gens pieux, et ce n’est pas pourceux-là que nous ouvrons le cercle. Nous désirons ramener à nousles égarés ; en un mot, faire des disciples, n’est-cepas ?
– Évidemment, répondit le président.
– Eh bien ! Il est préférable que nous nous tenionsdans l’ombre, moi surtout. Voici ce que je vous propose. Votrefils, monsieur Rastoil, et le vôtre, monsieur Delangre, vont seulsse mettre en avant. Ce seront eux qui auront eu l’idée du cercle.Envoyez-les-moi demain, je m’entendrai tout au long avec eux. J’aidéjà un local en vue, avec un projet de statuts tout prêt… Quant àvos deux fils, monsieur Maffre, ils seront naturellement inscritsen tête de la liste des adhérents. »
Le président parut flatté du rôle destiné à son fils. Aussi leschoses furent-elles ainsi convenues, malgré la résistance du jugede paix, qui avait espéré tirer quelque gloire de la fondation ducercle. Dès le lendemain, Séverin Rastoil et Lucien Delangre semirent en rapport avec l’abbé Faujas. Séverin était un grand jeunehomme de vingt-cinq ans, le crâne mal fait, la cervelle obtuse, quivenait d’être reçu avocat, grâce à la position occupée par sonpère ; celui-ci rêvait anxieusement d’en faire un substitut,désespérant de lui voir se créer une clientèle. Lucien, aucontraire, petit de taille, l’œil vif, la tête futée, plaidait avecl’aplomb d’un vieux praticien, bien que plus jeune d’uneannée ; la Gazette de Plassans l’annonçait comme unelumière future du barreau. Ce fut surtout à ce dernier que l’abbédonna les instructions les plus minutieuses ; le fils duprésident faisait les courses, crevait d’importance. En troissemaines, le cercle de la Jeunesse fut créé et installé.
Il y avait alors, sous l’église des Minimes, située au bout ducours Sauvaire, de vastes offices et un ancien réfectoire ducouvent, dont on ne se servait plus. C’était là le local que l’abbéFaujas avait en vue. Le clergé de la paroisse le céda trèsvolontiers. Un matin, le comité provisoire du cercle de la Jeunesseayant mis les ouvriers dans ces sortes de caves, les bourgeois dePlassans restèrent stupéfaits en constatant qu’on installait uncafé sous l’église. Dès le cinquième jour, le doute ne fut pluspermis. Il s’agissait bel et bien d’un café. On apportait desdivans, des tables de marbre, des chaises, deux billards, troiscaisses de vaisselle et de verrerie. Une porte fut percée, àl’extrémité du bâtiment, le plus loin possible du portail desMinimes ; de grands rideaux rouges, des rideaux de restaurant,pendaient derrière la porte vitrée, que l’on poussait, après avoirdescendu cinq marches de pierre. Là se trouvait d’abord une grandesalle ; puis, à droite, s’ouvraient une salle plus étroite etun salon de lecture ; enfin, dans une pièce carrée, au fond,on avait placé les deux billards. Ils étaient juste sous lemaître-autel.
« Ah ! mes pauvres petits, dit un jour GuillaumePorquier aux fils Maffre, qu’il rencontra sur le cours, on va doncvous faire servir la messe, maintenant, entre deux parties debésigue. »
Ambroise et Alphonse le supplièrent de ne plus leur parler enplein jour, parce que leur père les avait menacés de les engagerdans la marine, s’ils le fréquentaient encore. La vérité était que,le premier étonnement passé, le cercle de la Jeunesse obtenait ungrand succès. Mgr Rousselot en avait accepté laprésidence honoraire ; il y vint même un soir, en compagnie deson secrétaire, l’abbé Surin ; ils burent chacun un verre desirop de groseille, dans le petit salon ; et l’on garda avecrespect, sur un dressoir, le verre dont s’était servi Monseigneur.On raconte encore cette anecdote avec émotion à Plassans. Celadétermina l’adhésion de tous les jeunes gens de la société. Il futtrès mauvais genre de ne pas faire partie du cercle de laJeunesse.
Cependant, Guillaume Porquier rôdait autour du cercle, avec desrires de jeune loup rêvant d’entrer dans la bergerie. Les filsMaffre, malgré la peur affreuse qu’ils avaient de leur père,adoraient ce grand garçon éhonté, qui leur racontait des histoiresde Paris, et leur ménageait des parties fines, dans les campagnesdes environs. Aussi finirent-ils par lui donner un rendez-vouschaque samedi, à neuf heures, sur un banc de la promenade du Mail.Ils s’échappaient du cercle, bavardaient jusqu’à onze heures,cachés dans l’ombre noire des platanes. Guillaume revenait avecinsistance aux soirées qu’ils passaient sous l’église desMinimes.
« Vous êtes encore bons, vous autres, disait-il, de vouslaisser mener par le bout du nez… C’est le bedeau, n’est-ce pas,qui vous sert des verres d’eau sucrée, comme s’il vous donnait lacommunion ?
– Mais non, tu te trompes, je t’assure, affirmait Ambroise.On se croirait absolument dans un des cafés du Cours, le café deFrance ou le café des Voyageurs… On boit de la bière, du punch, dumadère, ce qu’on veut enfin, tout ce qu’on boitailleurs. »
Guillaume continuait de ricaner.
« N’importe, murmurait-il ; moi, je ne voudrais pasboire de toutes leurs saletés ; j’aurais trop peur qu’ilsn’eussent mis dedans quelque drogue pour me faire aller à confesse.Je parie que vous jouez la consommation à la main chaude ou àpigeon vole ? »
Les fils Maffre riaient beaucoup de ces plaisanteries. Ils ledétrompaient pourtant, lui racontaient que les cartes elles-mêmesétaient permises. Ça ne sentait pas du tout l’église. Et l’on étaittrès bien, les divans étaient bons, il y avait des glacespartout.
« Voyons, reprenait Guillaume, vous ne me ferez pas croirequ’on n’entend pas les orgues, lorsqu’il y a une cérémonie, lesoir, aux Minimes… J’avalerais mon café de travers, rien que desavoir qu’on baptise, qu’on marie et qu’on enterre au-dessus de mademi-tasse.
– Ça, c’est un peu vrai, disait Alphonse ; l’autrejour, pendant que je faisais une partie de billard avec Séverin,dans la journée, nous avons parfaitement entendu qu’on enterraitquelqu’un. C’était la petite du boucher qui est au coin de la ruede la Banne… Ce Séverin est bête comme tout ; il croyait mefaire peur, en me racontant que l’enterrement allait me tomber surla tête.
– Ah bien ! il est joli, votre cercle ! s’écriaitGuillaume. Je n’y mettrais pas les pieds pour tout l’or du monde.Autant vaut-il prendre son café dans une sacristie. »
Guillaume se trouvait très blessé de ne pas faire partie ducercle de la Jeunesse. Son père lui avait défendu de se présenter,craignant qu’il ne fût pas admis. Mais l’irritation qu’il éprouvaitdevint trop forte ; il lança une demande, sans avertirpersonne. Cela fit toute une grosse affaire. La commission chargéede se prononcer sur les admissions comptait alors les fils Maffreparmi ses membres. Lucien Delangre était président, et SéverinRastoil, secrétaire. L’embarras de ces jeunes gens fut terrible.Tout en n’osant appuyer la demande, ils ne voulaient pas êtredésagréables au docteur Porquier, cet homme si digne, si biencravaté, qui avait l’absolue confiance des dames de la société.Ambroise et Alphonse conjurèrent Guillaume de ne pas pousser leschoses plus loin, en lui donnant à entendre qu’il n’avait aucunechance.
« Laissez donc ! leur répondit-il ; vous êtes deslâches tous les deux… Est-ce que vous croyez que je tiens à entrerdans votre confrérie ? C’est une farce que je fais. Je veuxvoir si vous aurez le courage de voter contre moi… Je rirai bien,le jour où ces cagots me fermeront la porte au nez. Quant à vous,mes petits, vous pourrez aller vous amuser où vous voudrez ;je ne vous reparlerai de la vie. »
Les fils Maffre, consternés, supplièrent Lucien Delangred’arranger les choses de façon à éviter un éclat. Lucien soumit ladifficulté à son conseiller ordinaire, l’abbé Faujas, pour lequelil s’était pris d’une admiration de disciple. L’abbé, tous lesaprès-midi, de cinq à six heures, venait au cercle de la Jeunesse.Il traversait la grande salle d’un air affable, saluant, s’arrêtantparfois, debout devant une table, à causer quelques minutes avec ungroupe de jeunes gens. Jamais il n’acceptait rien, pas même unverre d’eau pure. Puis, il entrait dans le salon de lecture,s’asseyait devant la grande table couverte d’un tapis vert, lisaitattentivement tous les journaux que recevait le cercle, lesfeuilles légitimistes de Paris et des départements voisins.Parfois, il prenait une note rapide, sur un petit carnet. Aprèsquoi, il se retirait discrètement, souriant de nouveau auxhabitués, leur donnant des poignées de main. Certains jours,pourtant, il demeurait plus longtemps, s’intéressait à une partied’échecs, parlait avec gaieté de toutes choses. Les jeunes gens,qui l’aimaient beaucoup, disaient de lui :
« Quand il cause, on ne croirait jamais que c’est unprêtre. »
Lorsque le fils du maire lui eut parlé de l’embarras où lademande de Guillaume mettait la commission, l’abbé Faujas promit des’interposer. En effet, dès le lendemain, il vit le docteurPorquier, auquel il conta l’affaire. Le docteur fut atterré. Sonfils voulait donc le faire mourir de chagrin, en déshonorant sescheveux blancs. Et que résoudre, à cette heure ? Si la demandeétait retirée, la honte n’en serait pas moins grande. Le prêtre luiconseilla d’exiler Guillaume, pendant deux ou trois mois, dans unepropriété qu’il possédait à quelques lieues ; lui, sechargeait du reste. Le dénouement fut des plus simples. Dès queGuillaume fut parti, la commission mit la demande de côté, endéclarant que rien ne pressait et qu’une décision serait priseultérieurement.
Le docteur Porquier apprit cette solution par Lucien Delangre,une après-midi, comme il se trouvait dans le jardin de lasous-préfecture. Il courut à la terrasse. C’était l’heure dubréviaire de l’abbé Faujas ; il était là, sous la tonnelle desMouret.
« Ah ! monsieur le curé, que de remerciements !dit le docteur en se penchant. Je serais bien heureux de vousserrer la main.
– C’est un peu haut », répondit le prêtre, quiregardait le mur avec un sourire.
Mais le docteur Porquier était un homme plein d’effusion, queles obstacles ne décourageaient pas.
« Attendez ! s’écria-t-il. Si vous le permettez,monsieur le curé, je vais faire le tour. »
Et il disparut. L’abbé, toujours souriant, se dirigea lentementvers la petite porte qui s’ouvrait sur l’impasse des Chevillottes.Le docteur donnait déjà contre le bois de petits coupsdiscrets.
« C’est que cette porte est condamnée, murmura le prêtre…Il y a un des clous qui est cassé… Si l’on avait un outil, ça neserait pas difficile d’enlever l’autre. »
Il regarda autour de lui, aperçut une bêche. Alors, d’un légereffort, il ouvrit la porte, dont il avait tiré les verrous. Puis,il sortit dans l’impasse des Chevillottes, où le docteur Porquierl’accabla de bonnes paroles. Comme ils se promenaient en causant lelong de l’impasse, M. Maffre, qui se trouvait justement dansle jardin de M. Rastoil, ouvrit de son côté la petite portecachée derrière la cascade. Et ces messieurs rirent beaucoup de setrouver ainsi tous les trois dans cette ruelle déserte.
Ils restèrent là un instant. Lorsqu’ils prirent congé de l’abbé,le juge de paix et le docteur allongèrent la tête dans le jardindes Mouret, regardant curieusement autour d’eux.
Cependant, Mouret, qui mettait des tuteurs à des pieds detomates, les aperçut en levant les yeux. Il resta muet desurprise.
« Eh bien ! les voilà chez moi maintenant,murmura-t-il. Il ne manque plus que le curé amène ici les deuxbandes ! »
Serge avait alors dix-neuf ans. Il occupait au second étage unepetite chambre, en face de l’appartement du prêtre, où il vivaitpresque cloîtré, lisant beaucoup.
« Il faudra que je jette tes bouquins au feu, lui disaitMouret avec colère. Tu verras que tu finiras par te mettre aulit. »
En effet, le jeune homme était d’un tempérament si nerveux,qu’il avait, à la moindre imprudence, des indispositions de fille,des bobos qui le retenaient dans sa chambre pendant deux ou troisjours. Rose le noyait alors de tisane et, lorsque Mouret montaitpour le secouer un peu, comme il le disait, si la cuisinière étaitlà, elle mettait son maître à la porte, en lui criant :
« Laissez-le donc tranquille, ce mignon ! vous voyezbien que vous le tuez avec vos brutalités… Allez, il ne tient guèrede vous, il est tout le portrait de sa mère. Vous ne les comprenezjamais, ni l’un ni l’autre. » Serge souriait. Son père, en levoyant si délicat, hésitait, depuis sa sortie du collège, àl’envoyer faire son droit à Paris. Il ne voulait pas entendreparler d’une faculté de province ; Paris, selon lui, étaitnécessaire à un garçon qui voulait aller loin. Il mettait dans sonfils une grande ambition, disant que de plus bêtes – ses cousinsRougon, par exemple – avaient fait un joli chemin. Chaque fois quele jeune homme lui semblait gaillard, il fixait son départ auxpremiers jours du mois suivant ; puis, la malle n’était jamaisprête, le jeune homme toussait un peu, le départ se trouvait denouveau renvoyé.
Marthe, avec sa douceur indifférente, se contentait de murmurerchaque fois :
« Il n’a pas encore vingt ans. Ce n’est guère prudentd’envoyer un enfant si jeune à Paris… D’ailleurs il ne perd pas sontemps ici. Tu trouves toi-même qu’il travaille trop. »
Serge accompagnait sa mère à la messe. Il était d’espritreligieux, très tendre et très grave. Le docteur Porquier lui ayantrecommandé beaucoup d’exercice, il s’était pris de passion pour labotanique, faisant des excursions, passant ensuite ses après-midi àdessécher les herbes qu’il avait cueillies, à les coller, à lesclasser, à les étiqueter. Ce fut alors que l’abbé Faujas devint songrand ami. L’abbé avait herborisé autrefois ; il lui donnacertains conseils pratiques dont le jeune homme se montra trèsreconnaissant. Ils se prêtèrent quelques livres, ils allèrent unjour ensemble à la recherche d’une plante que le prêtre disaitdevoir pousser dans le pays. Quand Serge était souffrant, chaquematin, il recevait la visite de son voisin, qui causait longuementau chevet de son lit. Les autres jours, lorsqu’il se retrouvait surpied, c’était lui qui frappait à la porte de l’abbé Faujas, dèsqu’il l’entendait marcher dans sa chambre. Ils n’étaient séparésque par l’étroit palier, ils finissaient par vivre l’un chezl’autre.
Souvent Mouret s’emportait encore, malgré la tranquillitéimpassible de Marthe et les yeux irrités de Rose.
« Qu’est-ce qu’il peut faire là-haut, ce garnement ?grondait-il. Je passe des journées entières sans seulementl’apercevoir. Il ne sort plus de chez le curé ; ils sonttoujours à causer dans les coins… D’abord il va partir pour Paris.Il est fort comme un Turc. Tous ces bobos-là sont des frimes pourse faire dorloter. Vous avez beau me regarder toutes les deux, jene veux pas que le curé fasse un cagot du petit. »
Alors, il guetta son fils. Lorsqu’il le croyait chez l’abbé, ill’appelait rudement.
« J’aimerais mieux qu’il allât voir les femmes !cria-t-il un jour, exaspéré.
– Oh ! monsieur, dit Rose, c’est abominable, des idéespareilles.
– Oui, les femmes ! Et je l’y mènerai moi-même, sivous me poussez à bout avec votre prêtraille ! »
Serge fit naturellement partie du cercle de la Jeunesse. Il yallait peu, d’ailleurs, préférant sa solitude. Sans la présence del’abbé Faujas, avec lequel il s’y rencontrait parfois, il n’yaurait sans doute jamais mis les pieds. L’abbé, dans le salon delecture, lui apprit à jouer aux échecs. Mouret, qui sut que« le petit » se retrouvait avec le curé, même au café,jura qu’il le conduirait au chemin de fer, dès le lundi suivant. Lamalle était faite, et sérieusement cette fois, lorsque Serge, quiavait voulu passer une dernière matinée en pleins champs, rentra,trempé par une averse brusque. Il dut se mettre au lit, les dentsclaquant de fièvre. Pendant trois semaines, il fut entre la vie etla mort. La convalescence dura deux grands mois. Les premiers jourssurtout, il était si faible, qu’il restait la tête soulevée sur desoreillers, les bras étendus le long des draps, pareil à une figurede cire.
« C’est votre faute, monsieur ! criait la cuisinière àMouret. Si l’enfant meurt, vous aurez ça sur laconscience. »
Tant que son fils fut en danger, Mouret, assombri, les yeuxrouges de larmes, rôda silencieusement dans la maison. Il montaitrarement, piétinait dans le vestibule, à attendre le médecin à sasortie. Quand il sut que Serge était sauvé, il se glissa dans lachambre, offrant ses services. Mais Rose le mit à la porte. Onn’avait pas besoin de lui ; l’enfant n’était pas encore assezfort pour supporter ses brutalités ; il ferait bien mieuxd’aller à ses affaires, que d’encombrer ainsi le plancher. Alors,Mouret resta tout seul au rez-de-chaussée, plus triste et plusdésœuvré ; il n’avait de goût à rien, disait-il. Quand iltraversait le vestibule, il entendait souvent, au second, la voixde l’abbé Faujas, qui passait les après-midi entières au chevet deSerge convalescent.
« Comment va-t-il aujourd’hui, monsieur le curé ?demandait Mouret au prêtre timidement, lorsque de dernierdescendait au jardin.
– Assez bien ; ce sera long, il faut de grandsménagements. »
Et il lisait tranquillement son bréviaire, tandis que le père,un sécateur à la main, le suivait dans les allées, cherchant àrenouer la conversation, pour avoir des nouvelles plus détailléessur « le petit ». Lorsque la convalescence s’avança, ilremarqua que le prêtre ne quittait plus la chambre de Serge. Étantmonté à plusieurs reprises, pendant que les femmes n’étaient paslà, il l’avait toujours trouvé assis auprès du jeune homme, causantdoucement avec lui, lui rendant les petits services de sucrer satisane, de relever ses couvertures, de lui donner les objets qu’ildésirait. Et c’était dans la maison tout un murmure adouci, desparoles échangées à voix basse entre Marthe et Rose, unrecueillement particulier qui transformait le second étage en uncoin de couvent. Mouret sentait comme une odeur d’encens chezlui ; il lui semblait parfois, au balbutiement des voix, qu’ondisait la messe, en haut.
« Que font-ils donc ? pensait-il. Le petit est sauvé,pourtant ; ils ne lui donnent pasl’extrême-onction. »
Serge lui-même l’inquiétait. Il ressemblait à une fille, dansses linges blancs. Ses yeux s’étaient agrandis ; son sourireétait une extase douce des lèvres, qu’il gardait même au milieu desplus cruelles souffrances. Mouret n’osait plus parler de Paris,tant le cher malade lui paraissait féminin et pudique.
Une après-midi, il était monté en étouffant le bruit de ses pas.Par la porte entrebâillée, il aperçut Serge au soleil, dans unfauteuil. Le jeune homme pleurait, les yeux au ciel, tandis que samère, devant lui, sanglotait également. Ils se tournèrent tous lesdeux au bruit de la porte, sans essuyer leurs larmes. Et, tout desuite, de sa voix faible de convalescent :
« Mon père, dit Serge, j’ai une grâce à vous demander. Mamère prétend que vous vous fâcherez, que vous me refuserez uneautorisation qui me comblerait de joie… Je voudrais entrer auséminaire. » Il avait joint les mains avec une sorte dedévotion fiévreuse.
« Toi ! toi ! » murmura Mouret.
Et il regarda Marthe qui détournait la tête. Il n’ajouta rien,alla à la fenêtre, revint s’asseoir au pied du lit, machinalement,comme assommé sous le coup.
« Mon père, reprit Serge au bout d’un long silence, j’ai vuDieu, si près de la mort ; j’ai juré d’être à lui. Je vousassure que toute ma joie est là. Croyez-moi, ne me désolezpoint. »
Mouret, la face morne, les yeux à terre, ne prononçait toujourspas une parole. Il fit un geste de suprême découragement, enmurmurant :
« Si j’avais le moindre courage, je mettrais deux chemisesdans un mouchoir et je m’en irais. »
Puis il se leva, vint battre contre les vitres du bout desdoigts. Comme Serge allait l’implorer de nouveau :
« Non, non ; c’est entendu, dit-il simplement.Fais-toi curé, mon garçon. »
Et il sortit. Le lendemain, sans avertir personne, il partitpour Marseille, où il passa huit jours avec son fils Octave. Maisil revint soucieux, vieilli. Octave lui donnait peu de consolation.Il l’avait trouvé menant joyeuse vie, criblé de dettes, cachant desmaîtresses dans ses armoires ; d’ailleurs, il n’ouvrit pas leslèvres sur ces choses. Il devenait tout à fait sédentaire, nefaisait plus un seul de ces bons coups, un de ces achats de récoltesur pied, dont il était si glorieux autrefois. Rose remarqua qu’ilaffectait un silence presque absolu, qu’il évitait même de saluerl’abbé Faujas.
« Savez-vous que vous n’êtes guère poli ? lui dit-elleun jour hardiment ; monsieur le curé vient de passer, et vouslui avez tourné le dos… Si c’est à cause de l’enfant que vousfaites ça, vous avez bien tort. Monsieur le curé ne voulait pasqu’il entrât au séminaire ; il l’a assez chapitrélà-dessus ; je l’ai entendu… Ah ! la maison est gaie,maintenant ; vous ne causez plus, même avec madame ;quand vous vous mettez à table, on dirait un enterrement… Moi, jecommence à en avoir assez, monsieur. »
Mouret quittait la pièce, mais la cuisinière le poursuivait dansle jardin.
« Est-ce que vous ne devriez pas être heureux de voirl’enfant sur ses pieds ? Il a mangé une côtelette hier, lechérubin, et avec bon appétit encore… Ça vous est bien égal,n’est-ce pas ? Vous vouliez en faire un païen comme vous…Allez, vous avez trop besoin de prières ; c’est le bon Dieuqui veut notre salut à tous. À votre place, je pleurerais de joie,en pensant que ce pauvre petit cœur va prier pour moi. Mais vousêtes de pierre, vous, monsieur… Et comme il sera gentil, le mignon,en soutane ! »
Alors, Mouret montait au premier étage. Là, il s’enfermait dansune chambre, qu’il appelait son bureau, une grande pièce nue,meublée d’une table et de deux chaises. Cette pièce devint sonrefuge, aux heures où la cuisinière le traquait. Il s’y ennuyait,redescendait au jardin, qu’il cultivait avec une sollicitude plusgrande. Marthe ne semblait pas avoir conscience des bouderies deson mari ; il restait parfois une semaine silencieux, sansqu’elle s’inquiétât ni se fâchât. Elle se détachait chaque jourdavantage de ce qui l’entourait ; elle crut même, tant lamaison lui parut paisible, lorsqu’elle n’entendit plus, à touteheure, la voix grondeuse de Mouret, que celui-ci s’était raisonné,qu’il s’était arrangé comme elle un coin de bonheur. Cela latranquillisa, l’autorisa à s’enfoncer plus avant dans son rêve.Quand il la regardait, les yeux troubles, ne la reconnaissant plus,elle lui souriait, elle ne voyait pas les larmes qui lui gonflaientles paupières.
Le jour où Serge, complètement guéri, entra au séminaire, Mouretresta seul à la maison avec Désirée. Maintenant, il la gardaitsouvent. Cette grande enfant, qui touchait à sa seizième année,aurait pu tomber dans le bassin, ou mettre le feu à la maison, enjouant avec des allumettes, comme une gamine de six ans. LorsqueMarthe rentra, elle trouva les portes ouvertes, les pièces vides.La maison lui sembla toute nue. Elle descendit sur la terrasse, etaperçut, au fond d’une allée, son mari qui jouait avec la jeunefille. Il était assis par terre, sur le sable ; il emplissaitgravement, à l’aide d’une petite pelle de bois, un chariot queDésirée tenait par une ficelle.
« Hue ! hue ! criait l’enfant.
– Mais attends donc, disait patiemment le bonhomme ;il n’est pas plein… Puisque tu veux faire le cheval, il fautattendre qu’il soit plein. »
Alors, elle battit des pieds en faisant le cheval quis’impatiente ; puis, ne pouvant rester en place, elle partit,riant aux éclats. Le chariot sautait, se vidait. Quand elle eutfait le tour du jardin, elle revint, criant :
« Remplis-le, remplis-le encore ! »
Mouret le remplit de nouveau, à petites pelletées. Marthe étaitrestée sur la terrasse, regardant, émue, mal à l’aise ; cesportes ouvertes, cet homme jouant avec cette enfant, au fond de lamaison vide, l’attristaient, sans qu’elle eût une conscience nettede ce qui se passait en elle. Elle monta se déshabiller, entendantRose, qui était rentrée également, dire du haut duperron :
« Mon Dieu ! que monsieur est bête ! »
Selon l’expression de ses amis du cours Sauvaire, des petitsrentiers avec lesquels il faisait tous les jours son tour depromenade, Mouret « était touché ». Ses cheveux avaientgrisonné en quelques mois, il fléchissait sur les jambes, iln’était plus le terrible moqueur que toute la ville redoutait. Oncrut un instant qu’il s’était lancé dans des spéculationshasardeuses et qu’il pliait sous quelque grosse perte d’argent.
Mme Paloque, accoudée à la fenêtre de sa salle àmanger, qui donnait sur la rue Balande, disait même « qu’ilfilait un vilain coton », chaque fois qu’elle le voyaitsortir. Et si l’abbé Faujas traversait la rue, quelques minutesplus tard, elle prenait plaisir à s’écrier, surtout lorsqu’elleavait du monde chez elle :
« Voyez donc monsieur le curé ; en voilà un quiengraisse… S’il mangeait dans la même assiette que M. Mouret,on croirait qu’il ne lui laisse que les os. »
Elle riait, et l’on riait avec elle. L’abbé Faujas, en effet,devenait superbe, toujours ganté de noir, la soutane luisante. Ilavait un sourire particulier, un plissement ironique des lèvres,lorsque Mme de Condamin le complimentait sursa bonne mine. Ces dames l’aimaient bien mis, vêtu d’une façoncossue et douillette. Lui, devait rêver la lutte à poings fermés,les bras nus, sans souci du haillon. Mais, lorsqu’il se négligeait,le moindre reproche de la vieille Mme Rougon letirait de son abandon ; il souriait, il allait acheter des basde soie, un chapeau, une ceinture neuve. Il usait beaucoup, songrand corps faisait tout craquer.
Depuis la fondation de l’œuvre de la Vierge, toutes les femmesétaient pour lui ; elles le défendaient contre les vilaineshistoires qui couraient encore parfois, sans qu’on pût en devinernettement la source. Elles le trouvaient bien un peu rude parmoments ; mais cette brutalité ne leur déplaisait pas, surtoutdans le confessionnal, où elles aimaient à sentir cette main de fers’abattre sur leur nuque.
« Ma chère, dit un jourMme de Condamin à Marthe, il m’a grondée hier.Je crois qu’il m’aurait battue, s’il n’y avait pas eu une plancheentre nous… Ah ! il n’est pas toujourscommode ! »
Et elle eut un petit rire, jouissant encore de cette querelleavec son directeur. Il faut dire queMme de Condamin avait cru remarquer la pâleurde Marthe, quand elle lui faisait certaines confidences sur lafaçon dont l’abbé Faujas confessait ; elle devinait sajalousie, elle prenait un méchant plaisir à la torturer, enredoublant de détails intimes.
Lorsque l’abbé Faujas eut créé le cercle de la Jeunesse, il sefit bon enfant ; ce fut comme une nouvelle incarnation. Sousl’effort de la volonté, sa nature sévère se pliait ainsi qu’unecire molle. Il laissa conter la part qu’il avait prise àl’ouverture du cercle, il devint l’ami de tous les jeunes gens dela ville, se surveillant davantage, sachant que les collégienséchappés n’ont pas le goût des femmes pour les brutalités. Ilfaillit se fâcher avec le fils Rastoil, dont il menaça de tirer lesoreilles, à propos d’une altercation sur le règlement intérieur ducercle ; mais, avec un empire surprenant sur lui-même, il luitendit la main presque aussitôt, s’humiliant, mettant lesassistants de son côté par sa bonne grâce à offrir des excuses« à cette grande bête de Saturnin », comme on lenommait.
Si l’abbé avait conquis les femmes et les enfants, il restaitsur un pied de simple politesse avec les pères et les maris. Lespersonnages graves continuaient à se méfier de lui, en le voyantrester à l’écart de tout groupe politique. À la sous-préfecture,M. Péqueur des Saulaies le discutait vivement ; tandisque M. Delangre, sans le défendre d’une façon nette, disaitavec de fins sourires qu’il fallait attendre pour juger. ChezM. Rastoil, il était devenu un véritable trouble-ménage.Séverin et sa mère ne cessaient de fatiguer le président des élogesdu prêtre.
« Bien ! Bien ! il a toutes les qualités que vousvoudrez, criait le malheureux. C’est convenu, laissez-moitranquille. Je l’ai fait inviter à dîner ; il n’est pas venu.Je ne puis pourtant pas aller le prendre par le bras pourl’amener.
– Mais, mon ami, disait Mme Rastoil, quandtu le rencontres, tu le salues à peine. C’est cela qui a dû lefroisser.
– Sans doute, ajoutait Séverin ; il s’aperçoit bienque vous n’êtes pas avec lui comme vous devriez être. »
M. Rastoil haussait les épaules. LorsqueM. de Bourdeu était là, tous deux accusaient l’abbéFaujas de pencher vers la sous-préfecture.Mme Rastoil faisait remarquer qu’il n’y dînait pas,qu’il n’y avait même jamais mis les pieds.
« Certainement, répondait le président, je ne l’accuse pasd’être bonapartiste… Je dis qu’il penche, voilà tout. Il a eu desrapports avec M. Delangre.
– Eh ! vous aussi, s’écriait Séverin, vous avez eu desrapports avec le maire ! On y est bien forcé, dans certainescirconstances… Dites que vous ne pouvez pas souffrir l’abbé Faujas,cela vaudra mieux. »
Et tout le monde se boudait dans la maison Rastoil pendant desjournées entières. L’abbé Fenil n’y venait plus que rarement, sedisant cloué chez lui par la goutte. D’ailleurs, à deux reprises,mis en demeure de se prononcer sur le curé de Saint-Saturnin, ilavait fait son éloge, en quelques paroles brèves. L’abbé Surin etl’abbé Bourrette, ainsi que M. Maffre, étaient toujours dumême avis que la maîtresse de maison. L’opposition venait doncuniquement du président, soutenu par M. de Bourdeu, tousdeux déclarant gravement ne pouvoir compromettre leur situationpolitique en accueillant un homme qui cachait ses opinions.
Séverin, par taquinerie, inventa alors d’aller frapper à lapetite porte de l’impasse des Chevillottes, lorsqu’il voulait direquelque chose au prêtre. Peu à peu, l’impasse devint un terrainneutre. Le docteur Porquier, qui avait le premier usé de ce chemin,le fils Delangre, le juge de paix, indistinctement, y vinrentcauser avec l’abbé Faujas. Parfois, pendant toute une après-midi,les petites portes des deux jardins, ainsi que la porte charretièrede la sous-préfecture, restaient grandes ouvertes. L’abbé était là,au fond de ce cul-de-sac, appuyé au mur, souriant, donnant despoignées de main aux personnes des deux sociétés qui voulaient bienle venir saluer. Mais M. Péqueur des Saulaies affectait de nepas vouloir mettre les pieds hors du jardin de lasous-préfecture ; tandis que M. Rastoil etM. de Bourdeu, s’obstinant également à ne point semontrer dans l’impasse, restaient assis sous les arbres, devant lacascade. Rarement la petite cour du prêtre envahissait la tonnelledes Mouret. De temps à autre, seulement une tête s’allongeait,jetait un coup d’œil, disparaissait.
D’ailleurs, l’abbé Faujas ne se gênait point ; il nesurveillait guère avec inquiétude que la fenêtre des Trouche, oùluisaient à toute heure les yeux d’Olympe. Les Trouche se tenaientlà en embuscade, derrière les rideaux rouges, rongés par une envierageuse de descendre, eux aussi, de goûter aux fruits, de causeravec le beau monde. Ils tapaient les persiennes, s’accoudaient uninstant, se retiraient, furieux, sous les regards dompteurs duprêtre ; puis, ils revenaient, à pas de loup, coller leursfaces blêmes à un coin des vitres, espionnant chacun de sesmouvements, torturés de le voir jouir si à l’aise de ce paradisqu’il leur défendait.
« C’est trop bête ! dit un jour Olympe à sonmari ; il nous mettrait dans une armoire, s’il pouvait, pourgarder tout le plaisir… Nous allons descendre, si tu veux. Nousverrons ce qu’il dira. »
Trouche venait de rentrer de son bureau. Il changea de faux col,épousseta ses souliers, voulant être tout à fait bien. Olympe mitune robe claire. Puis, ils descendirent bravement dans le jardin,marchant à petits pas le long des grands buis, s’arrêtant devantles fleurs. Justement, l’abbé Faujas tournait le dos, causant avecM. Maffre, sur le seuil de la petite porte de l’impasse.Lorsqu’il entendit crier le sable, les Trouche étaient derrière sondos, sous la tonnelle. Il se tourna, s’arrêta net au milieu d’unephrase, stupéfait de les trouver là. M. Maffre, qui ne lesconnaissait pas, les regardait curieusement.
« Un bien joli temps, n’est-ce pas, messieurs ? »dit Olympe, qui avait pâli sous le regard de son frère.
L’abbé, brusquement, entraîna le juge de paix dans l’impasse, oùil se débarrassa de lui.
« Il est furieux, murmura Olympe. Tant pis ! il fautrester. Si nous remontons, il croira que nous avons peur… J’en aiassez. Tu vas voir comme je vais lui parler. »
Et elle fit asseoir Trouche sur une des chaises que Rose avaitapportées, quelques instants auparavant. Quand l’abbé rentra, illes aperçut tranquillement installés. Il poussa les verrous de lapetite porte, s’assura d’un coup d’œil que les feuilles lescachaient suffisamment ; puis s’approchant, à voixétouffée :
« Vous oubliez nos conventions, dit-il : vous m’aviezpromis de rester chez vous.
– Il fait trop chaud, là-haut, répondit Olympe. Nous necommettons pas un crime, en venant respirer le fraisici. »
Le prêtre allait s’emporter ; mais sa sœur, toute blême del’effort qu’elle faisait en lui résistant, ajouta d’un tonsingulier :
« Ne crie pas ; il y a du monde à côté, tu pourrais tefaire du tort. »
Les Trouche eurent un petit rire. Il les regarda, il se prit lefront, d’un geste silencieux et terrible.
« Assieds-toi, dit Olympe. Tu veux une explication,n’est-ce pas ? Eh bien ! la voici… Nous sommes las denous claquemurer. Toi, tu vis ici comme un coq en pâte ; lamaison est à toi, le jardin est à toi. C’est tant mieux, ça nousfait plaisir de voir que tes affaires marchent bien ; mais ilne faut pas pour cela nous traiter en va-nu-pieds. Jamais tu n’aseu l’attention de me monter une grappe de raisin ; tu nous asdonné la plus vilaine chambre ; tu nous caches, tu as honte denous, tu nous enfermes, comme si nous avions la peste…Comprends-tu, ça ne peut plus durer !
– Je ne suis pas le maître, dit l’abbé Faujas.Adressez-vous à M. Mouret, si vous voulez dévaster lapropriété. »
Les Trouche échangèrent un nouveau sourire.
« Nous ne te demandons pas tes affaires, poursuivitOlympe ; nous savons ce que nous savons, cela suffit… Toutceci prouve que tu as un mauvais cœur. Crois-tu que, si nous étionsdans ta position, nous ne te dirions pas de prendre tapart ?
– Mais enfin que voulez-vous de moi ? demanda l’abbé.Est-ce que vous vous imaginez que je nage dans l’or ? Vousconnaissez ma chambre, je suis plus mal meublé que vous. Je ne puispourtant pas vous donner cette maison, qui ne m’appartientpas. »
Olympe haussa les épaules ; elle fit taire son mari quiallait répondre, et tranquillement :
« Chacun entend la vie à sa façon. Tu aurais des millionsque tu n’achèterais pas une descente de lit ; tu dépenseraiston argent à quelque grande affaire bête. Nous autres, nous aimonsà être à notre aise chez nous… Ose donc dire que, si tu voulais lesplus beaux meubles de la maison, et le linge, et les provisions, ettout, tu ne l’aurais pas ce soir ?… Eh bien ! un bonfrère, dans ce cas-là, aurait déjà songé à ses parents ; il neles laisserait pas dans la crotte, comme tu nous y laisses. »L’abbé Faujas regarda profondément les Trouche. Ils se dandinaienttous les deux sur leurs chaises.
« Vous êtes ingrats, leur dit-il au bout d’un silence. J’aidéjà fait beaucoup pour vous. Si vous mangez du pain aujourd’hui,c’est à moi que vous le devez ; car j’ai encore tes lettres,Olympe, ces lettres où tu me suppliais de vous sauver de la misère,en vous faisant venir à Plassans. Maintenant que vous voilà auprèsde moi, avec votre vie assurée, ce sont de nouvelles exigences…
– Bah ! interrompit brutalement Trouche, si vous nousavez fait venir, c’était que vous aviez besoin de nous. Je suispayé pour ne croire aux beaux sentiments de personne… Je laissaisparler ma femme tout à l’heure ; mais les femmes n’arriventjamais au fait… En deux mots, mon cher ami, vous avez tort de noustenir en cage, comme des dogues fidèles, qu’on sort seulement lesjours de danger. Nous nous ennuyons, nous finirons par faire desbêtises. Laissez-nous un peu de liberté, que diable ! Puisquela maison n’est pas à vous et que vous dédaignez les douceurs,qu’est-ce que cela peut vous faire, si nous nous installons à notreguise ? Nous ne mangerons pas les murs, peut-être !
– Sans doute, insista Olympe ; on deviendrait enragé,toujours sous clef… Nous serons bien gentils pour toi. Tu sais quemon mari n’attend qu’un signe… Va ton chemin, compte surnous ; mais nous voulons notre part… N’est-ce pas, c’estentendu ? »
L’abbé Faujas avait baissé la tête ; il resta un momentsilencieux ; puis, se levant :
« Écoutez, dit-il, sans répondre directement, si vousdevenez jamais un empêchement pour moi, je vous jure que je vousrenvoie dans un coin crever sur la paille. »
Et il remonta, les laissant sous la tonnelle. À partir de cemoment, les Trouche descendirent presque chaque jour aujardin ; mais ils y mettaient quelque discrétion, ilsévitaient de s’y trouver aux heures où le prêtre causait avec lessociétés des jardins voisins.
La semaine suivante, Olympe se plaignait tellement de la chambrequ’elle occupait, que Marthe, obligeamment, lui offrit celle deSerge, restée libre. Les Trouche gardèrent les deux pièces. Ilscouchèrent dans l’ancienne chambre du jeune homme, dont pas unmeuble d’ailleurs ne fut enlevé, et ils firent de l’autre pièce unesorte de salon, pour lequel Rose leur trouva dans le grenier unancien meuble de velours. Olympe, ravie, se commanda un peignoirrose chez la meilleure couturière de Plassans.
Mouret, oubliant un soir que Marthe lui avait demandé de prêterla chambre de Serge, fut tout surpris d’y trouver les Trouche. Ilmontait pour prendre un couteau que le jeune homme avait dû laisserau fond de quelque tiroir. Justement, Trouche taillait avec cecouteau une canne de poirier, qu’il venait de couper dans lejardin. Alors, Mouret redescendit, en s’excusant.
À la procession générale de la Fête-Dieu, sur la place de laSous-Préfecture, lorsque Mgr Rousselot descenditles marches du magnifique reposoir dressé par les soins deMme de Condamin, contre la porte même du petithôtel qu’elle habitait, on remarqua avec surprise dans l’assistanceque le prélat tournait brusquement le dos à l’abbé Faujas.
« Tiens ! dit Mme Rougon, qui setrouvait à la fenêtre de son salon, il y a donc de labrouille ?
– Vous ne le saviez pas ? réponditMme Paloque, accoudée à côté de la vieilledame ; on en parle depuis hier. L’abbé Fenil est rentré engrâce. »
M. de Condamin, debout derrière ces dames, se mit àrire. Il s’était sauvé de chez lui, en disant que « ça puaitl’église ».
« Ah, bien ! murmura-t-il, si vous vous arrêtez à ceshistoires !… L’évêque est une girouette, qui tourne dès que leFaujas ou le Fenil souffle sur lui ; aujourd’hui l’un, demainl’autre. Ils se sont fâchés et remis plus de dix fois. Vous verrezqu’avant trois jours ce sera le Faujas qui sera l’enfant gâté.
– Je ne crois pas, repritMme Paloque ; cette fois, c’est sérieux… Ilparaît que l’abbé Faujas attire de gros désagréments à Monseigneur.Il aurait fait anciennement des sermons qui ont beaucoup déplu àRome. Je ne puis pas vous expliquer ça tout au long, moi. Enfin jesais que Monseigneur a reçu de Rome des lettres de reproches, danslesquelles on lui dit de se tenir sur ses gardes… On prétend quel’abbé Faujas est un agent politique.
– Qui prétend cela ? demandaMme Rougon, en clignant les yeux comme pour suivrela procession, qui s’allongeait dans la rue de la Banne.
– Je l’ai entendu dire, je ne sais plus », dit lafemme du juge d’un air indifférent.
Et elle se retira, assurant qu’on devait mieux voir de lafenêtre d’à côté. M. de Condamin prit sa place auprès deMme Rougon, à laquelle il dit àl’oreille :
« Je l’ai vue entrer déjà deux fois chez l’abbéFenil ; elle complote certainement quelque chose avec lui…L’abbé Faujas a dû marcher sur cette vipère, et elle cherche à lemordre… Si elle n’était pas si laide, je lui rendrais le service del’avertir que jamais son mari ne sera président.
– Pourquoi ? Je ne comprends pas », murmura lavieille dame d’un air naïf.
M. de Condamin la regarda curieusement ; puis ilse mit à rire.
Les deux derniers gendarmes de la procession venaient dedisparaître au coin du cours Sauvaire. Alors, les quelquespersonnes que Mme Rougon avaient invitées à venirvoir bénir le reposoir, rentrèrent dans le salon, causant uninstant de la bonne grâce de Monseigneur, des bannières neuves descongrégations, surtout des jeunes filles de l’œuvre de la Vierge,dont le passage venait d’être remarqué. Les dames ne tarissaientpas, et le nom de l’abbé Faujas était prononcé à chaque instantavec de vifs éloges.
« C’est un saint, décidément, dit en ricanantMme Paloque à M. de Condamin, qui étaitallé s’asseoir près d’elle. »
Puis, se penchant :
« Je n’ai pas pu parler librement devant la mère… On causebeaucoup trop de l’abbé Faujas et de Mme Mouret.Ces vilains bruits ont dû arriver aux oreilles deMonseigneur. »
M. de Condamin se contenta de répondre :
« Mme Mouret est une femme charmante, trèsdésirable encore malgré ses quarante ans.
– Oh ! charmante, charmante, murmuraMme Paloque, dont un flot de bile verdit laface.
– Tout à fait charmante, insista le conservateur des Eauxet Forêts ; elle est à l’âge des grandes passions et desgrands bonheurs… Vous vous jugez très mal entre femmes. »
Et il quitta le salon, heureux de la rage contenue deMme Paloque. La ville, en effet, s’occupaitpassionnément de la lutte continue que l’abbé Faujas soutenaitcontre l’abbé Fenil, pour conquérir sur luiMgr Rousselot. C’était un combat de chaque heure,un assaut de servantes-maîtresses se disputant les tendresses d’unvieillard. L’évêque souriait finement ; il avait trouvé unesorte d’équilibre entre ces deux volontés contraires, il lesbattait l’un par l’autre, s’amusait de les voir à terre tour àtour, quitte à toujours accepter les soins du plus fort, pour avoirla paix. Quant aux médisances qu’on lui rapportait sur ses favoris,elles le laissaient plein d’indulgence ; il les savaitcapables de s’accuser mutuellement d’assassinat.
« Vois-tu, mon enfant, disait-il à l’abbé Surin, dans sesheures de confidences, ils sont pires tous les deux… Je crois queParis l’emportera et que Rome sera battue ; mais je n’en suispas assez sûr, je les laisse se détruire, en attendant. Quand l’unaura achevé l’autre, nous le saurons bien… Tiens, lis-moi latroisième ode d’Horace : il y a là un vers que je crainsd’avoir mal traduit. »
Le mardi qui suivit la procession générale, le temps étaitsuperbe. Des rires venaient du jardin des Rastoil et du jardin dela sous-préfecture. Il y avait là, des deux côtés, nombreusesociété sous les arbres. Dans le jardin des Mouret, l’abbé Faujas,à son habitude, lisait son bréviaire, en se promenant doucement lelong des grands buis. Depuis quelques jours, il tenait la porte del’impasse fermée ; il coquetait avec les voisins, semblait secacher pour qu’on le désirât. Peut-être avait-il remarqué un légerrefroidissement, à la suite de sa dernière brouille avecMonseigneur et des histoires abominables que ses ennemis faisaientcourir.
Vers cinq heures, comme le soleil baissait, l’abbé Surin proposaaux demoiselles Rastoil une partie de volant. Il était de premièreforce. Malgré l’approche de la trentaine, Angéline et Aurélieadoraient les petits jeux ; leur mère leur aurait encore faitporter des robes courtes, si elle avait osé. Quand la bonne eutapporté les raquettes, l’abbé Surin, qui cherchait des yeux uneplace dans le jardin, tout ensoleillé par les derniers rayons, eutune idée que ces demoiselles approuvèrent vivement.
« Si nous allions nous mettre dans l’impasse desChevillottes ? dit-il, nous serions à l’ombre desmarronniers ; puis, nous aurions bien plus derecul. »
Ils sortirent, et la partie la plus agréable du monde s’engagea.Les deux demoiselles commencèrent. Ce fut Angéline qui manqua lapremière le volant. L’abbé Surin l’ayant remplacée tint la raquetteavec une adresse et une ampleur vraiment magistrales. Il avaitramené sa soutane entre ses jambes ; il bondissait en avant,en arrière, sur les côtés, ramassait le volant au ras du sol, lesaisissait d’un revers à des hauteurs surprenantes, le lançaitroide comme une balle ou lui faisait décrire des courbes élégantes,calculées avec une science parfaite. D’ordinaire, il préférait lesmauvais joueurs, qui, en jetant le volant au hasard, sans aucunrythme, selon son expression, l’obligeaient à déployer toute lasouplesse de son jeu. Mlle Aurélie était d’unejolie force ; elle poussait un cri d’hirondelle à chaque coupde raquette, riant comme une folle quand le volant s’en allaitdroit sur le nez du jeune abbé ; puis, elle se ramassait dansses jupes pour l’attendre ou reculait par petits sauts, avec unbruit terrible d’étoffe froissée, lorsqu’il lui faisait la niche detaper plus fort. Enfin, le volant étant venu se planter dans sescheveux, elle faillit tomber à la renverse, ce qui les égayabeaucoup tous les trois. Angéline prit la place. Dans le jardin desMouret, chaque fois que l’abbé Faujas levait les yeux de sonbréviaire, il apercevait le vol blanc du volant au-dessus de lamuraille, pareil à un gros papillon.
« Monsieur le curé, êtes-vous là ? cria Angéline, envenant frapper à la petite porte ; notre volant est entré chezvous. »
L’abbé, ayant ramassé le volant tombé à ses pieds, se décida àouvrir.
« Ah ! merci, monsieur le curé, dit Aurélie, quitenait déjà la raquette. Il n’y a qu’Angéline pour un coup pareil…L’autre jour, papa nous regardait ; elle lui a envoyé ça dansl’oreille, et si fort, qu’il en est resté sourd jusqu’aulendemain. »
Les rires éclatèrent de nouveau. L’abbé Surin, rose comme unefille, s’essuyait délicatement le front, à petites tapes, avec unfin mouchoir. Il rejetait ses cheveux blonds derrière les oreilles,les yeux luisants, la taille souple, se servant de sa raquettecomme d’un éventail. Dans le feu du plaisir, son rabat avaitlégèrement tourné.
« Monsieur le curé, dit-il en se remettant en position,vous allez juger les coups. »
L’abbé Faujas, son bréviaire sous le bras, souriant d’un airpaternel, resta sur le seuil de la petite porte. Cependant, par laporte charretière de la sous-préfecture entrouverte, le prêtreavait dû apercevoir M. Péqueur des Saulaies assis devant lapièce d’eau, au milieu de ses familiers. Il ne tourna pourtant pasla tête ; il marquait les points, complimentait l’abbé Surin,consolait les demoiselles Rastoil.
« Dites donc, Péqueur, vint murmurer plaisammentM. de Condamin à l’oreille du sous-préfet, vous avez tortde ne pas inviter ce petit abbé à vos soirées ; il est bienagréable avec les dames, il doit valser à ravir. »
Mais M. Péqueur des Saulaies, qui causait vivement avecM. Delangre, parut ne pas entendre. Il continua, s’adressantau maire :
« Vraiment, mon cher ami, je ne sais où vous voyez en luiles belles choses dont vous me parlez. L’abbé Faujas est aucontraire très compromettant. Son passé est fort louche, oncolporte ici certaines choses… Je ne vois pas pourquoi je memettrais aux genoux de ce curé-là, d’autant plus que le clergé dePlassans nous est hostile… D’abord ça ne me servirait àrien. »
M. Delangre et M. de Condamin, qui avaientéchangé un regard, se contentèrent de hocher la tête, sansrépondre.
« À rien du tout, reprit le sous-préfet. Vous n’avez pasbesoin de faire les mystérieux. Tenez, j’ai écrit à Paris, moi.J’avais la tête cassée ; je voulais avoir le cœur net sur leFaujas, que vous semblez traiter en prince déguisé. Eh bien !savez-vous ce qu’on m’a répondu ? On m’a répondu qu’on ne leconnaissait pas, qu’on n’avait rien à me dire, que je devais,d’ailleurs, éviter avec soin de me mêler des affaires du clergé… Onest déjà assez mécontent à Paris, depuis que cet imbécile deLagrifoul a passé. Je suis prudent, vous comprenez. »
Le maire échangea un nouveau regard avec le conservateur desEaux et Forêts. Il haussa même légèrement les épaules devant lesmoustaches correctes de M. Péqueur des Saulaies.
« Écoutez-moi bien, lui dit-il au bout d’un silence ;vous voulez être préfet, n’est-ce pas ? »
Le sous-préfet sourit en se dandinant sur sa chaise.
« Alors, allez donner tout de suite une poignée de main àl’abbé Faujas, qui vous attend là-bas en regardant jouer auvolant. »
M. Péqueur des Saulaies resta muet, très surpris, necomprenant pas. Il leva les yeux sur M. de Condamin,auquel il demanda avec une certaine inquiétude :
« Est-ce aussi votre avis ?
– Mais sans doute ; allez lui donner une poignée demain », répondit le conservateur des Eaux et Forêts.
Puis, il ajouta avec une pointe de moquerie :
« Interrogez ma femme, en qui vous avez touteconfiance. »
Mme de Condamin arrivait. Elle avait unedélicieuse toilette rose et grise. Quand on lui eut parlé del’abbé :
« Ah ! vous avez tort de manquer de religion, dit-ellegracieusement au sous-préfet ; c’est à peine si l’on vous voità l’église, les jours de cérémonies officielles. Vraiment, cela mefait trop de chagrin ; il faut que je vous convertisse. Quevoulez-vous qu’on pense du gouvernement que vous représentez, sivous n’êtes pas bien avec le bon Dieu ?… Laissez-nous,messieurs ; je vais confesser monsieur Péqueur. »
Elle s’était assise, plaisantant, souriant.
« Octavie, murmura le sous-préfet, lorsqu’ils furent seuls,ne vous moquez pas de moi. Vous n’étiez pas dévote, à Paris, rue duHelder. Vous savez que je me tiens à quatre, pour ne pas éclater,quand je vous vois donner le pain bénit, à Saint-Saturnin.
– Vous n’êtes point sérieux, mon cher, répondit-elle sur lemême ton ; cela vous jouera quelque mauvais tour. Réellement,vous m’inquiétez, je vous ai connu plus intelligent. Êtes-vousassez aveugle pour ne pas voir que vous branlez dans lemanche ? Comprenez donc que si l’on ne vous a point encorefait sauter, c’est qu’on ne veut pas donner l’éveil auxlégitimistes de Plassans. Le jour où ils verront arriver un autresous-préfet, ils se méfieront ; tandis qu’avec vous, ilss’endorment, ils se croient certains de la victoire, aux prochainesélections. Ce n’est pas flatteur, je le sais, d’autant plus quej’ai la certitude absolue qu’on agit sans vous…Entendez-vous ? mon cher, vous êtes perdu, si vous ne devinezcertaines choses. »
Il la regardait avec une véritable épouvante.
« Est-ce que « le grand homme » vous aécrit ? demanda-t-il, faisant allusion à un personnage qu’ilsdésignaient ainsi entre eux.
– Non, il a rompu entièrement avec moi. Je ne suis pas unesotte, j’ai compris la première la nécessité de cette séparation.D’ailleurs, je n’ai pas à me plaindre : il s’est montré trèsbon, il m’a mariée, il m’a donné d’excellents conseils, dont je metrouve bien… Mais j’ai gardé des amis à Paris. Je vous jure quevous n’avez que juste le temps de vous raccrocher aux branches. Nefaites plus le païen, allez vite donner une poignée de main àl’abbé Faujas… Vous comprendrez plus tard, si vous ne devinez pasaujourd’hui. »
M. Péqueur des Saulaies restait le nez baissé, un peuhonteux de la leçon. Il était très fat, il montra ses dentsblanches, chercha à se tirer du ridicule, en murmuranttendrement :
« Si vous aviez voulu, Octavie, nous aurions gouvernéPlassans à nous deux. Je vous avais offert de reprendre cette viesi douce…
– Décidément, vous êtes un sot, interrompit-elle d’une voixfâchée. Vous m’agacez avec votre « Octavie ». Je suisMme de Condamin pour tout le monde, mon cher…Vous ne comprenez donc rien ? J’ai trente mille francs derente ; je règne sur toute une sous-préfecture ; je vaispartout, je suis partout respectée, saluée, aimée. Ceux quisoupçonneraient le passé, n’auraient que plus d’amabilité pour moi…Qu’est-ce que je ferais de vous, bon Dieu ! Vous me gêneriez.Je suis une honnête femme, mon cher. »
Elle s’était levée. Elle s’approcha du docteur Porquier, qui,selon son habitude, venait après ses visites passer une heure dansle jardin de la sous-préfecture, pour entretenir sa belleclientèle.
« Oh ! docteur, j’ai une migraine, mais unemigraine ! dit-elle avec des mines charmantes. Ça me tient là,dans le sourcil gauche.
– C’est le côté du cœur, madame », répondit galammentle docteur.
Mme de Condamin sourit, sans pousser plusloin la consultation. Mme Paloque se pencha àl’oreille de son mari, qu’elle amenait chaque jour, afin de lerecommander constamment à l’influence du sous-préfet :
« Il ne les guérit pas autrement »,murmura-t-elle.
Cependant, M. Péqueur des Saulaies, après avoir rejointM. de Condamin et M. Delangre, manœuvrait habilementpour les conduire du côté de la porte charretière. Quand il n’enfut plus qu’à quelques pas, il s’arrêta, comme intéressé par lapartie de volant qui continuait dans l’impasse. L’abbé Surin, lescheveux au vent, les manches de la soutane retroussées, montrantses poignets blancs et minces comme ceux d’une femme, venait dereculer la distance, en plaçant mademoiselle Aurélie à vingt pas.Il se sentait regardé, il se surpassait vraiment.Mlle Aurélie était, elle aussi, dans un de ses bonsjours, au contact d’un tel maître. Le volant, lancé du poignet,décrivait une courbe molle, très allongée ; et cela avec unetelle régularité, qu’il semblait tomber de lui-même sur lesraquettes, voler de l’une à l’autre, du même vol souple, sans queles joueurs bougeassent de place. L’abbé Surin, la taille un peurenversée, développait les grâces de son buste.
« Très bien, très bien ! cria le sous-préfet ravi.Ah ! monsieur l’abbé, je vous fais mes compliments. »
Puis, se tournant vers Mme de Condamin, ledocteur Porquier et les Paloque :
« Venez donc, je n’ai jamais rien vu de pareil… Vouspermettez que nous vous admirions, monsieurl’abbé ? »
Toute la société de la sous-préfecture forma alors un groupe, aufond de l’impasse. L’abbé Faujas n’avait pas bougé ; ilrépondit, par un léger signe de tête, aux saluts deM. Delangre et de M. de Condamin. Il marquaittoujours les points. Quand Aurélie manqua le volant, il dit avecbonhomie :
« Cela vous fait trois cent dix points, depuis qu’on achangé la distance ; votre sœur n’en a quequarante-sept. »
Tout en ayant l’air de suivre le volant avec un vif intérêt, iljetait de rapides coups d’œil sur la porte du jardin des Rastoil,restée grande ouverte. M. Maffre seul s’y était montréjusque-là. Il fut appelé de l’intérieur du jardin.
« Qu’ont-ils donc à rire si fort ? lui demandaM. Rastoil, qui causait avec M. de Bourdeu, devantla table rustique.
– C’est le secrétaire de Monseigneur qui joue, réponditM. Maffre. Il fait des choses étonnantes, tout le quartier leregarde… Monsieur le curé, qui est là, en estémerveillé. »
M. de Bourdeu prit une large prise, enmurmurant :
« Ah ! monsieur l’abbé Faujas est là ? »
Il rencontra le regard de M. Rastoil. Tous deux semblèrentgênés.
« On m’a raconté, hasarda le président, que l’abbé estrentré en faveur auprès de Monseigneur.
– Oui, ce matin même, dit M. Maffre. Oh ! uneréconciliation complète. J’ai eu des détails très touchants.Monseigneur a pleuré… Vraiment, l’abbé Fenil a eu quelquestorts.
– Je vous croyais l’ami du grand vicaire, fit remarquerM. de Bourdeu.
– Sans doute, mais je suis aussi l’ami de monsieur le curé,répliqua vivement le juge de paix. Dieu merci ! il est d’unepiété qui défie les calomnies. N’est-on pas allé jusqu’à attaquersa moralité ? C’est une honte ! »
L’ancien préfet regarda de nouveau le président d’un airsingulier.
« Et n’a-t-on pas cherché à compromettre monsieur le curédans les affaires politiques ! continua M. Maffre. Ondisait qu’il venait tout bouleverser ici, donner des places àdroite et à gauche, faire triompher la clique de Paris. On n’auraitpas plus mal parlé d’un chef de brigands… Un tas de mensonges,enfin ! »
M. de Bourdeu, du bout de sa canne, dessinait unprofil sur le sable de l’allée.
« Oui, j’ai entendu parler de ces choses, dit-ilnégligemment ; il est bien peu croyable qu’un ministre de lareligion accepte un tel rôle… D’ailleurs, pour l’honneur dePlassans, je veux croire qu’il échouerait complètement. Il n’y aici personne à acheter.
– Des cancans ! s’écria le président, en haussant lesépaules. Est-ce qu’on retourne une ville comme une vieilleveste ? Paris peut nous envoyer tous ses mouchards, Plassansrestera légitimiste. Voyez le petit Péqueur ! Nous n’en avonsfait qu’une bouchée… Il faut que le monde soit bien bête ! Ons’imagine alors que des personnages mystérieux parcourent lesprovinces, offrant des places. Je vous avoue que je serais biencurieux de voir un de ces messieurs. »
Il se fâchait. M. Maffre, inquiet, crut devoir sedéfendre :
« Permettez, interrompit-il, je n’ai pas affirmé quemonsieur l’abbé Faujas fût un agent bonapartiste ; aucontraire, j’ai trouvé cette accusation absurde.
– Eh ! il n’est plus question de l’abbé Faujas ;je parle en général. On ne se vend pas comme cela, quediable !… L’abbé Faujas est au-dessus de tous lessoupçons. »
Il y eut un silence. M. de Bourdeu achevait le profil,sur le sable, par une grande barbe en pointe.
« L’abbé Faujas n’a pas d’opinion politique, dit-il de savoix sèche.
– Évidemment, reprit M. Rastoil ; nous luireprochions son indifférence ; mais, aujourd’hui, jel’approuve. Avec tous ces bavardages, la religion se trouveraitcompromise… Vous le savez comme moi, Bourdeu, on ne peut l’accuserde la moindre démarche louche. Jamais on ne l’a vu à lasous-préfecture, n’est-ce pas ? Il est resté très dignement àsa place… S’il était bonapartiste, il ne s’en cacherait pas,parbleu !
– Sans doute.
– Ajoutez qu’il mène une vie exemplaire. Ma femme et monfils m’ont donné sur son compte des détails qui m’ont vivementému. »
À ce moment, les rires redoublèrent, dans l’impasse. La voix del’abbé Faujas s’éleva, complimentant Mlle Auréliesur un coup de raquette vraiment remarquable. M. Rastoil, quis’était interrompu, reprit avec un sourire :
« Vous entendez ? Qu’ont-ils donc à s’amuserainsi ? Cela donne envie d’être jeune. »
Puis, de sa voix grave :
« Oui, ma femme et mon fils m’ont fait aimer l’abbé Faujas.Nous regrettons vivement que sa discrétion l’empêche d’être desnôtres. »
M. de Bourdeu approuvait de la tête, lorsque desapplaudissements s’élevèrent dans l’impasse. Il y eut un tohu-bohude piétinements, de rires, de cris, toute une bouffée de gaietéd’écoliers en récréation.
M. Rastoil quitta son siège rustique.
« Ma foi ! dit-il avec bonhomie, allons voir ; jefinis par avoir des démangeaisons dans les jambes. »
Les deux autres le suivirent. Tous trois restèrent devant lapetite porte. C’était la première fois que le président et l’ancienpréfet s’aventuraient jusque-là. Quand ils aperçurent, au fond del’impasse, le groupe formé par la société de la sous-préfecture,ils prirent des mines graves. M. Péqueur des Saulaies, de soncôté, se redressa, se campa dans une attitude officielle ;tandis que Mme de Condamin, très rieuse, seglissait le long des murs, emplissant l’impasse du frôlement de satoilette rose. Les deux sociétés s’épiaient par des coups d’œil decôté, ne voulant céder la place ni l’une ni l’autre ; et,entre elles, l’abbé Faujas, toujours sur la porte des Mouret,tenant son bréviaire sous le bras, s’égayait doucement, sansparaître le moins du monde comprendre la délicatesse de lasituation.
Cependant, tous les assistants retenaient leur haleine. L’abbéSurin, voyant grossir son public, voulut enlever lesapplaudissements par un dernier tour d’adresse. Il s’ingénia, seproposa des difficultés, se tournant, jouant sans regarder venir levolant, le devinant en quelque sorte, le renvoyant àMlle Aurélie, par-dessus sa tête, avec uneprécision mathématique. Il était très rouge, suant, décoiffé ;son rabat, qui avait complètement tourné, lui pendait maintenantsur l’épaule droite. Mais il restait vainqueur, l’air riant,charmant toujours. Les deux sociétés s’oubliaient àl’admirer ; Mme de Condamin réprimait lesbravos, qui éclataient trop tôt, en agitant son mouchoir dedentelle. Alors, le jeune abbé, raffinant encore, se mit à faire depetits sauts sur lui-même, à droite, à gauche, les calculant defaçon à recevoir chaque fois le volant dans une nouvelle position.C’était le grand exercice final. Il accélérait le mouvement,lorsque, en sautant, le pied lui manqua ; il faillit tombersur la poitrine de Mme de Condamin, qui avaittendu les bras en poussant un cri. Les assistants, le croyantblessé, se précipitèrent ; mais lui, chancelant, se rattrapantà terre sur les genoux et sur les mains, se releva d’un bondsuprême, ramassa, renvoya à Mlle Aurélie le volant,qui n’avait pas encore touché le sol. Et la raquette haute, iltriompha.
« Bravo ! bravo ! » cria M. Péqueur desSaulaies en s’approchant.
« Bravo ! le coup est superbe ! » répétaM. Rastoil, qui s’avança également.
La partie fut interrompue. Les deux sociétés avaient envahil’impasse ; elles se mêlaient, entouraient l’abbé Surin, qui,hors d’haleine, s’appuyait au mur, à côté de l’abbé Faujas. Tout lemonde parlait à la fois.
« J’ai cru qu’il avait la tête cassée en deux, disait ledocteur Porquier à M. Maffre d’une voix pleine d’émotion.
– Vraiment, tous ces jeux finissent mal », murmuraM. de Bourdeu en s’adressant à M. Delangre et auxPaloque, tout en acceptant une poignée de main deM. de Condamin, qu’il évitait dans les rues, pour ne pasavoir à le saluer.
Mme de Condamin allait du sous-préfet auprésident, les mettait en face l’un de l’autre, répétait :
« Mon Dieu ! je suis plus malade que lui, j’ai cru quenous allions tomber tous les deux. Vous avez vu, c’est une grossepierre.
– Elle est là, tenez, dit M. Rastoil ; il a dû larencontrer sous son talon.
– C’est cette pierre ronde, vous croyez ? »demanda M. Péqueur des Saulaies en ramassant le caillou.
Jamais ils ne s’étaient parlé en dehors des cérémoniesofficielles. Tous deux se mirent à examiner la pierre ; ils sela passaient, se faisaient remarquer qu’elle était tranchante etqu’elle aurait pu couper le soulier de l’abbé.Mme de Condamin, entre eux, leur souriait,leur assurait qu’elle commençait à se remettre.
« Monsieur l’abbé se trouve mal ! » s’écrièrentles demoiselles Rastoil. L’abbé Surin, en effet, était devenu trèspâle, en entendant parler du danger qu’il avait couru. Ilfléchissait, lorsque l’abbé Faujas, qui s’était tenu à l’écart, leprit entre ses bras puissants et le porta dans le jardin desMouret, où il l’assit sur une chaise. Les deux sociétés envahirentla tonnelle. Là, le jeune abbé s’évanouit complètement.
« Rose, de l’eau, du vinaigre ! » cria l’abbéFaujas en s’élançant vers le perron.
Mouret, qui était dans la salle à manger, parut à lafenêtre ; mais, en voyant tout ce monde au fond de son jardin,il recula comme pris de peur ; il se cacha, ne se montra plus.Cependant, Rose arrivait avec toute une pharmacie. Elle se hâtait,elle grognait :
« Si madame était là, au moins ; elle est auséminaire, pour le petit… Je suis toute seule, je ne peux pas fairel’impossible, n’est-ce pas ?… Allez, ce n’est pas monsieur quibougerait. On pourrait mourir avec lui. Il est dans la salle àmanger, à se cacher comme un sournois. Non, un verre d’eau, il nevous le donnerait pas ; il vous laisserait crever. »
Tout en mâchant ses paroles, elle était arrivée devant l’abbéSurin évanoui.
« Oh ! le Jésus ! » dit-elle avec unetendresse apitoyée de commère.
L’abbé Surin, les yeux fermés, la face pâle entre ses longscheveux blonds, ressemblait à un de ces martyrs aimables qui sepâment sur les images de sainteté. L’aînée des demoiselles Rastoillui soutenait la tête, renversée mollement, découvrant le cou blancet délicat. On s’empressa. Mme de Condamin, àlégers coups, lui tamponna les tempes avec un linge trempé dans del’eau vinaigrée. Les deux sociétés attendaient, anxieuses. Enfin ilouvrit les yeux, mais il les referma. Il s’évanouit encore deuxfois.
« Vous m’avez fait une belle peur ! » lui ditpoliment le docteur Porquier, qui avait gardé sa main dans lasienne.
L’abbé restait assis, confus, remerciant, assurant que cen’était rien. Puis, il vit qu’on lui avait déboutonné sa soutane etqu’il avait le cou nu ; il sourit, il remit son rabat. Et,comme on lui conseillait de se tenir tranquille, il voulut montrerqu’il était solide ; il retourna dans l’impasse avec lesdemoiselles Rastoil, pour finir la partie.
« Vous êtes très bien ici, dit M. Rastoil à l’abbéFaujas, qu’il n’avait pas quitté.
– L’air est excellent sur cette côte », ajoutaM. Péqueur des Saulaies de son air charmant.
Les deux sociétés regardaient curieusement la maison desMouret.
« Si ces dames et ces messieurs, dit Rose, veulent resterun instant dans le jardin… Monsieur le curé est chez lui… Attendez,je vais aller chercher des chaises. »
Et elle fit trois voyages, malgré les protestations. Alors,après s’être regardées un instant, les deux sociétés s’assirent parpolitesse. Le sous-préfet s’était mis à la droite de l’abbé Faujas,tandis que le président se plaçait à sa gauche. La conversation futtrès amicale.
« Vous n’êtes pas un voisin tapageur, monsieur le curé,répétait gracieusement M. Péqueur des Saulaies. Vous nesauriez croire le plaisir que j’ai à vous apercevoir, tous lesjours, aux mêmes heures, dans ce petit paradis. Cela me repose demes tracas.
– Un bon voisin, c’est chose si rare ! reprenaitM. Rastoil.
– Sans doute, interrompait M. de Bourdeu ;monsieur le curé a mis ici une heureuse tranquillité decloître. »
Pendant que l’abbé Faujas souriait et saluait,M. de Condamin, qui ne s’était pas assis, vint se pencherà l’oreille de M. Delangre, en murmurant :
« Voilà Rastoil qui rêve une place de substitut pour sonflandrin de fils. »
M. Delangre lui lança un regard terrible, tremblant àl’idée que ce bavard incorrigible pouvait tout gâter ; ce quin’empêcha pas le conservateur des Eaux et Forêtsd’ajouter :
« Et Bourdeu qui croit déjà avoir rattrapé sapréfecture ! »
Mais Mme de Condamin venait de produire unesensation, en disant d’un air fin :
« Ce que j’aime dans ce jardin, c’est ce charme intime quisemble en faire un petit coin fermé à toutes les misères de cemonde. Caïn et Abel s’y seraient réconciliés. »
Et elle avait souligné sa phrase en l’accompagnant de deux coupsd’œil, à droite et à gauche, vers les jardins voisins.M. Maffre et le docteur Porquier hochèrent la tête d’un aird’approbation ; tandis que les Paloque s’interrogeaient,inquiets, ne comprenant pas, craignant de se compromettre d’un côtéou d’un autre, s’ils ouvraient la bouche.
Au bout d’un quart d’heure, M. Rastoil se leva.
« Ma femme ne va plus savoir où nous sommes passés »,murmura-t-il.
Tout le monde s’était mis debout, un peu embarrassé pour prendrecongé. Mais l’abbé Faujas tendit les mains :
« Mon paradis reste ouvert », dit-il de son air leplus souriant.
Alors, le président promit de rendre, de temps à autre, unevisite à monsieur le curé. Le sous-préfet s’engagea de même, avecplus d’effusion. Et les deux sociétés restèrent encore là cinqgrandes minutes à se complimenter, pendant que, dans l’impasse, lesrires des demoiselles Rastoil et de l’abbé Surin s’élevaient denouveau. La partie avait repris tout son feu ; le volantallait et venait, d’un vol régulier, au-dessus de la muraille.
Un vendredi, Mme Paloque, qui entrait àSaint-Saturnin, fut toute surprise d’apercevoir Marthe agenouilléedevant la chapelle Saint-Michel. L’abbé Faujas confessait.
« Tiens ! pensa-t-elle, est-ce qu’elle aurait fini partoucher le cœur de l’abbé ? Il faut que je reste. SiMme de Condamin venait, ce seraitdrôle. »
Elle prit une chaise, un peu en arrière, s’agenouillant à demi,la face entre les mains, comme abîmée dans une prièreardente ; elle écarta les doigts, elle regarda. L’église étaittrès sombre. Marthe, la tête tombée sur son livre de messe,semblait dormir ; elle faisait une masse noire contre lablancheur d’un pilier ; et, de tout son être, ses épaulesseules vivaient, soulevées par de gros soupirs. Elle était siprofondément abattue, qu’elle laissait passer son tour, à chaquenouvelle pénitente que l’abbé Faujas expédiait. L’abbé attendaitune minute, s’impatientait, frappait de petits coups secs contre lebois du confessionnal. Alors, une des femmes qui se trouvaient là,voyant que Marthe ne bougeait pas, se décidait à prendre sa place.La chapelle se vidait, Marthe restait immobile et pâmée.
« Elle est joliment prise, se dit la Paloque ; c’estindécent, de s’étaler comme ça dans une église… Ah ! voiciMme de Condamin. »
En effet, Mme de Condamin entrait. Elles’arrêta un instant devant le bénitier, ôtant son gant, se signantd’un geste joli. Sa robe de soie eut un murmure dans l’étroitchemin ménagé entre les chaises. Quand elle s’agenouilla, elleemplit la haute voûte du frisson de ses jupes. Elle avait son airaffable, elle souriait aux ténèbres de l’église. Bientôt, il neresta plus qu’elle et Marthe. L’abbé se fâchait, tapait plus fortcontre le bois du confessionnal.
« Madame, c’est à vous, je suis la dernière », murmuraobligeamment Mme de Condamin, en se penchantvers Marthe, qu’elle n’avait pas reconnue.
Celle-ci tourna la face, une face nerveusement amincie, pâled’une émotion extraordinaire ; elle ne parut pas comprendre.Elle sortait comme d’un sommeil extatique, les paupièresbattantes.
« Eh bien ! mesdames, eh bien ? » ditl’abbé, qui entrouvrit la porte du confessionnal.
Mme de Condamin se leva, souriante,obéissant à l’appel du prêtre. Mais, l’ayant reconnue, Marthe entrabrusquement dans la chapelle ; puis elle tomba de nouveau surles genoux, demeura là, à trois pas.
La Paloque s’amusait beaucoup ; elle espérait que les deuxfemmes allaient se prendre aux cheveux. Marthe devait toutentendre, car Mme de Condamin avait une voixde flûte ; elle bavardait ses péchés, elle animait leconfessionnal d’un commérage adorable. À un moment, elle eut mêmeun rire, un petit rire étouffé, qui fit lever la face souffrante deMarthe. D’ailleurs elle eut promptement fini. Elle s’en allait,lorsqu’elle revint, se courbant, causant toujours, mais sanss’agenouiller.
« Cette grande diablesse se moque deMme Mouret et de l’abbé, pensait la femme dujuge ; elle est trop fine pour déranger sa vie. »
Enfin, Mme de Condamin se retira. Marthe lasuivit des yeux, paraissant attendre qu’elle ne fût plus là. Alors,elle s’appuya au confessionnal, se laissa aller, heurta rudement lebois de ses genoux. Mme Paloque s’était rapprochée,allongeant le cou ; mais elle ne vit que la robe sombre de lapénitente qui débordait et s’étalait. Pendant près d’unedemi-heure, rien ne bougea. Elle crut un moment surprendre dessanglots étouffés dans le silence frissonnant, que coupait parfoisun craquement sec du confessionnal. Cet espionnage finissait parl’ennuyer ; elle ne restait que pour dévisager Marthe à sasortie.
L’abbé Faujas quitta le confessionnal le premier, fermant laporte d’une main irritée. Mme Mouret demeuralongtemps encore, immobile, courbée, dans l’étroite caisse. Quandelle se retira, la voilette baissée, elle paraissait brisée. Elleoublia de se signer.
« Il y a de la brouille, l’abbé n’a pas été gentil »,murmura la Paloque, qui la suivit jusque sur la place del’Archevêché.
Elle s’arrêta, hésita un instant ; puis, après s’êtreassurée que personne ne l’épiait, elle fila sournoisement dans lamaison qu’occupait l’abbé Fenil, à un des angles de la place.
Maintenant, Marthe vivait à Saint-Saturnin. Elle remplissait sesdevoirs religieux avec une grande ferveur. Même l’abbé Faujas lagrondait souvent de la passion qu’elle mettait dans la pratique. Ilne lui permettait de communier qu’une fois par mois, réglait sesheures d’exercices pieux, exigeait d’elle qu’elle ne s’enfermât pasdans la dévotion. Elle l’avait longtemps supplié, avant qu’il luiaccordât d’assister chaque matin à une messe basse. Un jour, commeelle lui racontait qu’elle s’était couchée pendant une heure sur lecarreau glacé de sa chambre, pour se punir d’une faute, ils’emporta, il lui dit que le confesseur avait seul le droitd’imposer des pénitences. Il la menait très durement, la menaçaitde la renvoyer à l’abbé Bourrette, si elle ne s’humiliait pas.
« J’ai eu tort de vous accepter, répétait-il souvent ;je ne veux que des âmes obéissantes. »
Elle était heureuse de ces coups. La main de fer qui la pliait,la main qui la retenait au bord de cette adoration continue, aufond de laquelle elle aurait voulu s’anéantir, la fouettait d’undésir sans cesse renaissant. Elle restait néophyte, elle nedescendait que peu à peu dans l’amour, arrêtée brusquement,devinant d’autres profondeurs, ayant le ravissement de ce lentvoyage vers des joies qu’elle ignorait. Ce grand repos qu’elleavait d’abord goûté dans l’église, cet oubli du dehors etd’elle-même, se changeait en une jouissance active, en un bonheurqu’elle évoquait, qu’elle touchait. C’était le bonheur dont elleavait vaguement senti le désir depuis sa jeunesse, et qu’elletrouvait enfin à quarante ans ; un bonheur qui lui suffisait,qui l’emplissait de ses belles années mortes, qui la faisait vivreen égoïste, occupée à toutes les sensations nouvelles s’éveillanten elle comme des caresses.
« Soyez bon, murmurait-elle à l’abbé Faujas ; soyezbon, car j’ai besoin de bonté. »
Et lorsqu’il était bon, elle l’aurait remercié à deux genoux. Ilse montrait souple alors, lui parlait paternellement, luiexpliquait qu’elle était trop vive d’imagination. Dieu, disait-il,n’aimait pas qu’on l’adorât ainsi, par coups de tête. Ellesouriait, elle redevenait belle, et jeune, et rougissante. Ellepromettait d’être sage. Puis, dans quelque coin noir, elle avaitdes actes de foi qui l’écrasaient sur les dalles ; ellen’était plus agenouillée, elle glissait, presque assise à terre,balbutiant des paroles ardentes ; et, quand les paroles semouraient, elle continuait sa prière par un élan de tout son être,par un appel à ce baiser divin qui passait sur ses cheveux, sans seposer jamais.
Marthe, au logis, devint querelleuse. Jusque-là elle s’étaittraînée, indifférente, lasse, heureuse, lorsque son mari lalaissait tranquille ; mais, depuis qu’il passait les journéesà la maison, ayant perdu son bavardage taquin, maigrissant etjaunissant, il l’impatientait.
« Il est toujours dans nos jambes, disait-elle à lacuisinière.
– Pardi, c’est par méchanceté, répondait celle-ci. Au fond,il n’est pas bon homme. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’enaperçois. C’est comme la mine sournoise qu’il fait, lui qui aimetant à parler, croyez-vous qu’il ne joue pas la comédie pour nousapitoyer ? Il enrage de bouder, mais il tient bon, afin qu’onle plaigne et qu’on en passe par ses volontés. Allez, madame, vousavez joliment raison de ne pas vous arrêter à cessimagrées-là. »
Mouret tenait les deux femmes par l’argent. Il ne voulait pointse disputer, de peur de troubler davantage sa vie. S’il ne grondaitplus, tatillonnant, piétinant, il occupait encore les tristessesqui le prenaient en refusant une pièce de cent sous à Marthe ou àRose. Il donnait par mois cent francs à cette dernière pour lanourriture ; le vin, l’huile, les conserves étaient dans lamaison. Mais il fallait quand même que la cuisinière arrivât aubout du mois, quitte à y mettre du sien. Quant à Marthe, ellen’avait rien ; il la laissait absolument sans un sou. Elle enétait réduite à s’entendre avec Rose, à tâcher d’économiser dixfrancs sur les cent francs du mois. Souvent elle n’avait pas debottines à se mettre. Elle était obligée d’aller chez sa mère pourlui emprunter l’argent d’une robe ou d’un chapeau.
« Mais Mouret devient fou ! criaitMme Rougon ; tu ne peux pourtant pas allertoute nue. Je lui parlerai.
– Je vous en supplie, ma mère, n’en faites rien,répondait-elle. Il vous déteste. Il me traiterait encore plus mal,s’il savait que je vous raconte ces choses. »
Elle pleurait, elle ajoutait :
« Je l’ai longtemps défendu, mais aujourd’hui je n’ai plusla force de me taire… Vous vous rappelez, lorsqu’il ne voulait pasque je misse seulement le pied dans la rue. Il m’enfermait, ilusait de moi comme d’une chose. Maintenant, s’il se montre si dur,c’est qu’il voit bien que je lui ai échappé, et que je neconsentirai jamais plus à être sa bonne. C’est un homme sansreligion, un égoïste, un mauvais cœur.
– Il ne te bat pas, au moins ?
– Non, mais cela viendra. Il n’en est qu’à tout me refuser.Voilà cinq ans que je n’ai pas acheté de chemises. Hier, je luimontrais celles que j’ai ; elles sont usées, et si pleines dereprises, que j’ai honte de les porter. Il les a regardées, les atâtées, en disant qu’elles pouvaient parfaitement aller jusqu’àl’année prochaine… Je n’ai pas un centime à moi ; il faut queje pleure pour une pièce de vingt sous. L’autre jour, j’ai dûemprunter deux sous à Rose pour acheter du fil. J’ai recousu mesgants, qui s’ouvraient de tous les côtés. »
Et elle racontait vingt autres détails : les points qu’ellefaisait elle-même à ses bottines avec du fil poissé ; lesrubans qu’elle lavait dans du thé, pour rafraîchir seschapeaux ; l’encre qu’elle étalait sur les plis limés de sonunique robe de soie, afin d’en cacher l’usure.Mme Rougon s’apitoyait, l’encourageait à larévolte. Mouret était un monstre. Il poussait l’avarice, disaitRose, jusqu’à compter les poires du grenier et les morceaux desucre des armoires, surveillant les conserves, mangeant lui-mêmeles croûtes de pain de la veille.
Marthe souffrait surtout de ne pouvoir donner aux quêtes deSaint-Saturnin ; elle cachait des pièces de dix sous dans desmorceaux de papier, qu’elle gardait précieusement pour lesgrand-messes des dimanches. Maintenant, quand les damespatronnesses de l’œuvre de la Vierge offraient quelque cadeau à lacathédrale, un saint ciboire, une croix d’argent, une bannière,elle était toute honteuse ; elle les évitait, feignantd’ignorer leur projet. Ces dames la plaignaient beaucoup. Elleaurait volé son mari, si elle avait trouvé la clef sur lesecrétaire, tant le besoin d’orner cette église qu’elle aimait latorturait. Une jalousie de femme trompée la prenait aux entrailles,lorsque l’abbé Faujas se servait d’un calice donné parMme de Condamin ; tandis que, les joursoù il disait la messe sur la nappe d’autel qu’elle avait brodée,elle éprouvait une joie profonde, priant avec des frissons, commesi quelque chose d’elle-même se trouvait sous les mains élargies duprêtre. Elle aurait voulu qu’une chapelle tout entière luiappartînt ; elle rêvait d’y mettre une fortune, de s’yenfermer, de recevoir Dieu chez elle, pour elle seule.
Rose, qui recevait ses confidences, s’ingéniait pour luiprocurer de l’argent. Cette année-là, elle fit disparaître les plusbeaux fruits du jardin et les vendit ; elle débarrassaégalement le grenier d’un tas de vieux meubles, si bien qu’ellefinit par réunir une somme de trois cents francs, qu’elle remittriomphalement à Marthe. Celle-ci embrassa la vieillecuisinière.
« Ah ! que tu es bonne ! dit-elle en la tutoyant.Tu es sûre au moins qu’il n’a rien vu ?… J’ai regardé, l’autrejour, rue des Orfèvres, des petites burettes d’argent ciselé,toutes mignonnes ; elles sont de deux cents francs… Tu vas merendre un service, n’est-ce pas ? Je ne veux pas les achetermoi-même, parce qu’on pourrait me voir entrer. Dis à ta sœurd’aller les prendre ; elle les apportera à la nuit, elle teles remettra par la fenêtre de ta cuisine. »
Cet achat des burettes fut pour elle toute une intriguedéfendue, où elle goûta de vives jouissances. Elle les garda,pendant trois jours, au fond d’une armoire, cachées derrière despaquets de linge ; et, lorsqu’elle les donna à l’abbé Faujas,dans la sacristie de Saint-Saturnin, elle tremblait, ellebalbutiait. Lui, la gronda amicalement. Il n’aimait point lescadeaux ; il parlait de l’argent avec le dédain d’un hommefort, qui n’a que des besoins de puissance et de domination.Pendant ses deux premières années de misère, même les jours où samère et lui vivaient de pain et d’eau, il n’avait jamais songé àemprunter dix francs aux Mouret.
Marthe trouva une cachette sûre pour les cent francs qui luirestaient.
Elle devenait avare, elle aussi ; elle calculait l’emploide cet argent, achetait chaque matin une chose nouvelle. Comme ellerestait très hésitante, Rose lui apprit queMme Trouche voulait lui parler en particulier.Olympe, qui s’arrêtait pendant des heures dans la cuisine, étaitdevenue l’amie intime de Rose, à laquelle elle empruntait souventquarante sous, pour ne pas avoir à remonter les deux étages, lesjours où elle disait avoir oublié son porte-monnaie.
« Montez la voir, ajouta la cuisinière ; vous serezmieux pour causer… Ce sont de braves gens, et qui aiment beaucoupmonsieur le curé. Ils ont eu bien des tourments, allez. Ça fend lecœur, tout ce que madame Olympe m’a raconté. »
Marthe trouva Olympe en larmes. Ils étaient trop bons, on avaittoujours abusé d’eux ; et elle entra dans des explications surleurs affaires de Besançon, où la coquinerie d’un associé leuravait mis de lourdes dettes sur le dos. Le pis était que lescréanciers se fâchaient. Elle venait de recevoir une lettred’injures, dans laquelle on la menaçait d’écrire au maire et àl’évêque de Plassans.
« Je suis prête à tout souffrir, ajouta-t-elle ensanglotant ; mais je donnerais ma tête, pour que mon frère nefût pas compromis… Il a déjà trop fait pour nous ; je ne veuxlui parler de rien, car il n’est pas riche, il se tourmenteraitinutilement… Mon Dieu ! comment faire pour empêcher cet hommed’écrire ? Ce serait à mourir de honte, si une pareille lettrearrivait à la mairie et à l’évêché. Oui, je connais mon frère, ilen mourrait. »
Alors, les larmes montèrent aussi aux yeux de Marthe. Elle étaittoute pâle, elle serrait les mains d’Olympe. Puis, sans quecelle-ci lui eût rien demandé, elle offrit ses cent francs.
« C’est peu sans doute ; mais, si cela pouvaitconjurer le péril ? demanda-t-elle avec anxiété.
– Cent francs, cent francs, répétait Olympe ; non,non, il ne se contentera jamais de cent francs. »
Marthe fut désespérée. Elle jurait qu’elle ne possédait pasdavantage. Elle s’oublia jusqu’à parler des burettes. Si elle neles avait pas achetées, elle aurait pu donner les trois centsfrancs. Les yeux de Mme Trouche s’étaientallumés.
« Trois cents francs, c’est juste ce qu’il demande,dit-elle. Allez, vous auriez rendu un plus grand service à monfrère, en ne lui faisant pas ce cadeau, qui restera à l’église,d’ailleurs. Que de belles choses les dames de Besançon lui ontapportées ! Aujourd’hui, il n’en est pas plus riche pour cela.Ne donnez plus rien, c’est une volerie. Consultez-moi. Il y a tantde misères cachées ! Non, cent francs ne suffirontjamais. »
Au bout d’une grande demi-heure de lamentations, lorsqu’elle vitque Marthe n’avait réellement que cent francs, elle finit cependantpar les accepter.
« Je vais les envoyer pour faire patienter cet homme,murmura-t-elle, mais il ne nous laissera pas la paix longtemps… Etsurtout, je vous en supplie, ne parlez pas de cela à monfrère ; vous le tueriez… Il vaut mieux aussi que mon mariignore nos petites affaires ; il est si fier, qu’il ferait desbêtises pour s’acquitter envers vous. Entre femmes, on s’entendtoujours. »
Marthe fut très heureuse de ce prêt. Dès lors, elle eut unnouveau souci : écarter de l’abbé Faujas, sans qu’il s’endoutât, le danger qui le menaçait. Elle montait souvent chez lesTrouche, passait là des heures, à chercher avec Olympe le moyen depayer les créances. Celle-ci lui avait raconté que de nombreuxbillets en souffrance étaient endossés par le prêtre, et que lescandale serait énorme, si jamais ces billets étaient envoyés àquelque huissier de Plassans. Le chiffre des créances était sigros, selon elle, que longtemps elle refusa de le dire, pleurantplus fort, lorsque Marthe la pressait. Un jour enfin, elle parla devingt mille francs. Marthe resta glacée. Jamais elle ne trouveraitvingt mille francs. Les yeux fixes, elle pensait qu’il lui faudraitattendre la mort de Mouret, pour disposer d’une pareille somme.
« Je dis vingt mille francs en gros, se hâta d’ajouterOlympe, que sa mine grave inquiéta ; mais nous serions biencontents de pouvoir les payer en dix ans, par petits acomptes. Lescréanciers attendraient tout le temps qu’on voudrait, s’ilssavaient toucher régulièrement… C’est bien fâcheux que nous netrouvions pas une personne qui ait confiance en nous et qui nousfasse les quelques avances nécessaires. »
C’était là le sujet habituel de leur conversation. Olympeparlait souvent aussi de l’abbé Faujas, qu’elle paraissait adorer.Elle racontait à Marthe des particularités intimes sur leprêtre : il craignait les chatouilles ; il ne pouvait pasdormir sur le côté gauche ; il avait une fraise à l’épauledroite, qui rougissait en mai, comme un fruit naturel. Marthesouriait, ne se lassait jamais de ces détails ; ellequestionnait la jeune femme sur son enfance, sur celle de sonfrère. Puis, quand la question d’argent revenait, elle était commefolle de son impuissance ; elle se laissait aller à seplaindre amèrement de Mouret, qu’Olympe, enhardie, finit par neplus nommer devant elle que « le vieux grigou ». Parfois,lorsque Trouche rentrait de son bureau, les deux femmes étaientencore là, à causer ; elles se taisaient, changeaient deconversation. Trouche gardait une attitude digne. Les damespatronnesses de l’œuvre de la Vierge étaient très contentes de lui.On ne le voyait dans aucun café de la ville.
Cependant, Marthe, pour venir en aide à Olympe, qui parlaitcertains jours de se jeter par la fenêtre, poussa Rose à porterchez un brocanteur du marché toutes les vieilleries inutiles jetéesdans les coins. Les deux femmes furent d’abord timides ; ellesne firent enlever, pendant l’absence de Mouret, que les chaises etles tables éclopées ; puis, elles s’attaquèrent aux objetssérieux, vendirent des porcelaines, des bijoux, tout ce qui pouvaitdisparaître sans produire un trop grand vide. Elles étaient sur unepente fatale ; elles auraient fini par enlever les grosmeubles et ne laisser que les quatre murs, si Mouret n’avait traitéRose un jour de voleuse, en la menaçant du commissaire.
« Moi, une voleuse ! monsieur ! s’était-elleécriée. Faites bien attention à ce que vous dites !… Parce quevous m’avez vue vendre une bague de madame. Elle était à moi, cettebague ; madame me l’avait donnée, madame n’est pas chiennecomme vous… Vous n’avez pas honte, de laisser votre pauvre femmesans un sou ! Elle n’a pas de souliers à se mettre. L’autrejour, j’ai payé la laitière… Eh bien ! oui, j’ai vendu sabague. Après ? Est-ce que sa bague n’est pas à elle ?Elle peut bien en faire de l’argent, puisque vous lui refusez tout…Je vendrais la maison, vous entendez ? La maison tout entière.Cela me fait trop de peine de la voir aller nue comme un saintJean. »
Mouret alors exerça une surveillance de toutes les heures ;il ferma les armoires et prit les clefs. Quand Rose sortait, il luiregardait les mains d’un air défiant ; il tâtait ses poches,s’il croyait remarquer quelque gonflement suspect sous sa jupe. Ilracheta chez le brocanteur du marché certains objets qu’il posa àleur place, les essuyant, les soignant avec affection, devantMarthe, pour lui rappeler ce qu’il nommait « les vols deRose ». Jamais il ne la mettait directement en cause. Il latortura surtout avec une carafe en cristal taillé, vendue pourvingt sous par la cuisinière. Celle-ci, qui avait prétendu l’avoircassée, devait la lui apporter sur la table, à chaque repas. Unmatin, au déjeuner, exaspérée, elle la laissa tomber devantlui.
« Maintenant, monsieur, elle est bien cassée, n’est-cepas ? » dit-elle en lui riant au nez.
Et, comme il la chassait :
« Essayez donc !… Il y a vingt-cinq ans que je voussers, monsieur. Madame s’en irait avec moi. »
Marthe, poussée à bout, conseillée par Rose et par Olympe, serévolta enfin. Il lui fallait absolument cinq cents francs. Depuishuit jours, Olympe sanglotait, en prétendant que si elle n’avaitpas cinq cents francs à la fin du mois, un des billets endossés parl’abbé Faujas « allait être publié dans un journal dePlassans ». Ce billet publié, cette menace effrayante qu’ellene s’expliquait pas nettement, épouvanta Marthe et la décida à toutoser. Le soir, en se couchant, elle demanda les cinq cents francs àMouret ; puis, comme il la regardait, ahuri, elle parla de sesquinze années d’abnégation, des quinze années passées par elle àMarseille, derrière un comptoir, la plume à l’oreille, ainsi qu’uncommis.
« Nous avons gagné l’argent ensemble, dit-elle ; ilest à nous deux. Je veux cinq cents francs. »
Mouret sortit de son mutisme avec une violence extrême. Tout sonemportement bavard reparut.
« Cinq cents francs ! cria-t-il. Est-ce pour toncuré ?… Je fais l’imbécile, maintenant, je me tais, parce quej’en aurais trop à dire. Mais il ne faut pas croire que vous vousmoquerez de moi jusqu’à la fin… Cinq cents francs ! Pourquoipas la maison ! Il est vrai qu’elle est à lui, lamaison ! Et il veut l’argent, n’est-ce pas ? Il t’a ditde me demander l’argent ?… Quand je pense que je suis chez moicomme dans un bois ! On finira par me voler mon mouchoir dansma poche. Je parie que, si je montais fouiller sa chambre, jetrouverais toutes mes pauvres affaires au fond de ses tiroirs. Ilme manque trois caleçons, sept paires de chaussettes, quatre oucinq chemises ; j’ai fait le compte hier. Plus rien n’est àmoi, tout disparaît, tout s’en va… Non, pas un sou, pas un sou,entends-tu !
– Je veux cinq cents francs, la moitié de l’argentm’appartient », répéta-t-elle tranquillement.
Pendant une heure, Mouret tempêta, se fouettant, se laissant àcrier vingt fois le même reproche. Il ne reconnaissait plus safemme ; elle l’aimait avant l’arrivée du curé, ellel’écoutait, elle prenait les intérêts de la maison. Il fallaitvraiment que les gens qui la poussaient contre lui fussent de bienméchantes gens. Puis, sa voix s’embarrassa ; il se laissaaller dans un fauteuil, rompu, aussi faible qu’un enfant.
« Donne-moi la clef du secrétaire », demandaMarthe.
Il se releva, mit ses dernières forces dans un cri suprême.
« Tu veux tout prendre, n’est-ce pas ? laisser tesenfants sur la paille, ne pas nous garder un morceau depain ?… Eh bien ! prends tout, appelle Rose pour qu’elleemplisse son tablier. Tiens, voici la clef. »
Et il jeta la clef, que Marthe cacha sous son oreiller. Elleétait toute pâle de cette querelle, la première querelle violentequ’elle eût avec son mari. Elle se coucha ; lui, passa la nuitdans le fauteuil. Vers le matin, elle l’entendit sangloter. Ellelui aurait rendu la clef, s’il n’était descendu au jardin comme unfou, bien qu’il fît encore nuit noire.
La paix parut se rétablir. La clef du secrétaire restait pendueà un clou, près de la glace. Marthe, qui n’était pas habituée àvoir de grosses sommes à la fois, avait une sorte de peur del’argent. Elle se montra d’abord très discrète, honteuse, chaquefois qu’elle ouvrait le tiroir, où Mouret gardait toujours enespèces une dizaine de mille francs pour ses achats de vin. Elleprenait strictement ce dont elle avait besoin. Olympe, d’ailleurs,lui donnait d’excellents conseils : puisqu’elle avait la clefmaintenant, elle devait se montrer économe. Même, en la voyanttoute tremblante devant « le magot », elle cessa pendantquelque temps de lui parler des dettes de Besançon.
Mouret retomba dans son silence morne. Il avait reçu un nouveaucoup, plus violent encore que le premier, lors de l’entrée de Sergeau séminaire. Ses amis du cours Sauvaire, les petits rentiers quifaisaient régulièrement un tour de promenade, de quatre à sixheures, commençaient à s’inquiéter sérieusement, lorsqu’ils levoyaient arriver, les bras ballants, l’air hébété, répondant àpeine, comme envahi par un mal incurable.
« Il baisse, il baisse, murmuraient-ils. À quarante-quatreans, c’est inconcevable. La tête finira par déménager. »
Il semblait ne plus entendre les allusions qu’on risquaitméchamment devant lui. Si on le questionnait d’une façon directesur l’abbé Faujas, il rougissait légèrement, en répondant quec’était un bon locataire, qu’il payait son terme avec une grandeexactitude. Derrière son dos, les petits rentiers ricanaient, assissur quelque banc du cours, au soleil.
« Il n’a que ce qu’il mérite, après tout, disait un ancienmarchand d’amandes. Vous vous rappelez comme il était chaud pour lecuré ; c’est lui qui allait faire son éloge aux quatre coinsde Plassans. Aujourd’hui, quand on le remet sur ce sujet-là, il aune drôle de mine. »
Ces messieurs répétaient alors certains cancans scandaleuxqu’ils se confiaient à l’oreille, d’un bout du banc à l’autre.
« N’importe, reprenait à demi-voix un maître tanneurretiré, Mouret n’est pas crâne ; moi, je flanquerais le curé àla porte. »
Et tous déclaraient, en effet, que Mouret n’était pas crâne, luiqui s’était tant moqué des maris que leurs femmes menaient par lebout du nez.
Dans la ville, ces calomnies, malgré la persistance quecertaines personnes semblaient mettre à les répandre, nedépassaient pas un certain monde d’oisifs et de bavards. Si l’abbé,refusant d’aller occuper la maison curiale, était resté chez lesMouret, ce ne pouvait être, comme il le disait lui-même, que partendresse pour ce beau jardin, où il lisait si tranquillement sonbréviaire. Sa haute piété, sa vie rigide, son dédain descoquetteries que les prêtres se permettent, le mettaient au-dessusde tous les soupçons. Les membres du cercle de la Jeunesseaccusaient l’abbé Fenil de chercher à le perdre. Toute la villeneuve, d’ailleurs, lui appartenait. Il n’avait plus contre lui quele quartier Saint-Marc, dont les nobles habitants se tenaient surla réserve, lorsqu’ils le rencontraient dans les salons deMgr Rousselot. Cependant, il hochait la tête, lesjours où la vieille Mme Rougon lui disait qu’ilpouvait tout oser.
« Rien n’est solide encore, murmurait-il ; je ne tienspersonne. Il ne faudrait qu’une paille pour faire croulerl’édifice. »
Marthe l’inquiétait depuis quelque temps. Il se sentaitimpuissant à calmer cette fièvre de dévotion qui la brûlait. Ellelui échappait, désobéissait, se jetait plus avant qu’il n’auraitvoulu. Cette femme si utile, cette patronne respectée, pouvait leperdre. Il y avait en elle une flamme intérieure qui brisait sataille, lui bistrait la peau, lui meurtrissait les yeux. C’étaitcomme un mal grandissant, un affolement de l’être entier, gagnantde proche en proche le cerveau et le cœur. Sa face se noyaitd’extase, ses mains se tendaient avec des tremblements nerveux. Unetoux sèche parfois la secouait de la tête aux pieds, sans qu’elleparût en sentir le déchirement. Et lui, se faisait plus dur,repoussait cet amour qui s’offrait, lui défendait de venir àSaint-Saturnin.
« L’église est glacée, disait-il ; vous toussez trop.Je ne veux pas que vous aggraviez votre mal. »
Elle assurait que ce n’était rien, une simple irritation de lagorge. Puis, elle pliait, elle acceptait cette défense d’aller àl’église, comme un châtiment mérité, qui lui fermait la porte duciel. Elle sanglotait, se croyait damnée, traînait des journéesvides ; et malgré elle, comme une femme qui retourne à latendresse défendue, lorsque arrivait le vendredi, elle se glissaithumblement dans la chapelle Saint-Michel, venait appuyer son frontbrûlant contre le bois du confessionnal. Elle ne parlait pas, ellerestait là, écrasée ; tandis que l’abbé Faujas, irrité, latraitait brutalement en fille indigne. Il la renvoyait. Alors, elles’en allait, soulagée, heureuse.
Le prêtre eut peur des ténèbres de la chapelle Saint-Michel. Ilfit intervenir le docteur Porquier, qui décida Marthe à seconfesser dans le petit oratoire de l’œuvre de la Vierge, aufaubourg. L’abbé Faujas promit de l’y attendre toutes lesquinzaines, le samedi. Cet oratoire, établi dans une grande pièceblanchie à la chaux, avec quatre immenses fenêtres, était d’unegaieté sur laquelle il comptait pour calmer l’imaginationsurexcitée de sa pénitente. Là, il la dominerait, il en ferait uneesclave soumise, sans avoir à craindre un scandale possible.D’ailleurs, pour couper court à tous les mauvais bruits, il voulutque sa mère accompagnât Marthe. Pendant qu’il confessait cettedernière, Mme Faujas restait à la porte. La vieilledame, n’aimant pas à perdre son temps, apportait un bas, qu’elletricotait.
« Ma chère enfant, lui disait-elle souvent, lorsqu’ellesrevenaient ensemble à la rue Balande, j’ai encore entendu Ovideparler bien fort aujourd’hui. Vous ne pouvez donc pas lecontenter ? Vous ne l’aimez donc pas ? Ah ! que jevoudrais être à votre place, pour lui baiser les pieds… Je finiraipar vous détester, si vous ne savez que lui faire duchagrin. »
Marthe baissait la tête. Elle avait une grande honte devantMme Faujas. Elle ne l’aimait pas, la jalousait, enla trouvant toujours entre elle et le prêtre. Puis, elle souffraitsous les regards noirs de la vieille dame, qu’elle rencontrait sanscesse, pleins de recommandations étranges et inquiétantes.
Le mauvais état de la santé de Marthe suffit pour expliquer sesrendez-vous avec l’abbé Faujas, dans l’oratoire de l’œuvre de laVierge. Le docteur Porquier assurait qu’elle suivait simplement làune de ses ordonnances. Ce mot fit beaucoup rire les promeneurs ducours.
« N’importe, dit Mme Paloque à son mari, unjour qu’elle regardait Marthe descendre la rue Balande, encompagnie de Mme Faujas, je serais bien curieused’être dans un petit coin, pour voir ce que le curé fait avec sonamoureuse… Elle est amusante, lorsqu’elle parle de son grosrhume ! Comme si un gros rhume empêchait de se confesser dansune église ! J’ai été enrhumée, moi ; je ne suis pasallée pour cela me cacher dans les chapelles avec les abbés.
– Tu as tort de t’occuper des affaires de l’abbé Faujas,répondit le juge. On m’a averti. C’est un homme qu’il fautménager ; tu es trop rancunière, tu nous empêcherasd’arriver.
– Tiens ! reprit-elle aigrement, ils m’ont marché surle ventre ; ils auront de mes nouvelles… Ton abbé Faujas estun grand imbécile. Est-ce que tu crois que l’abbé Fenil ne seraitpas reconnaissant, si je surprenais le curé et sa belle se disantdes douceurs ! Va, il payerait bien cher un pareil scandale…Laisse-moi faire, tu n’entends rien à ces choses-là. »
Quinze jours plus tard, le samedi, Mme Paloqueguetta la sortie de Marthe. Elle était tout habillée derrière sesrideaux, cachant sa figure de monstre, surveillant la rue par untrou de la mousseline. Quand les deux femmes eurent disparu au coinde la rue Taravelle, elle ricana, la bouche fendue. Elle ne sepressa pas, mit des gants, s’en alla tout doucement par la place dela Sous-Préfecture, faisant le grand tour, s’attardant sur le pavépointu. En passant devant le petit hôtel deMme de Condamin, elle eut un instant l’idée demonter la prendre ; mais celle-ci aurait peut-être desscrupules. Somme toute, il valait mieux se passer d’un témoin etconduire l’expédition rondement.
« Je leur ai laissé le temps d’arriver aux gros péchés, jecrois que je puis me présenter maintenant », pensa-t-elle, aubout d’un quart d’heure de promenade.
Alors, elle hâta le pas. Elle venait souvent à l’œuvre de laVierge pour s’entendre avec Trouche sur des détails decomptabilité. Ce jour-là, au lieu d’entrer dans le cabinet del’employé, elle longea le corridor, redescendit, alla directement àl’oratoire. Devant la porte, sur une chaise,Mme Faujas tricotait tranquillement. La femme dujuge avait prévu cet obstacle ; elle arriva droit dans laporte, de l’air brusque d’une personne affairée. Mais, avant mêmequ’elle eût allongé le bras pour tourner le bouton, la vieilledame, qui s’était levée, l’avait jetée de côté avec une vigueurextraordinaire.
« Où allez-vous ? lui demanda-t-elle de sa voix rudede paysanne.
– Je vais où j’ai besoin, réponditMme Paloque, le bras meurtri, la face touteconvulsée de colère. Vous êtes une insolente et une brutale…Laissez-moi passer. Je suis trésorière de l’œuvre de la Vierge,j’ai le droit d’entrer partout ici. »
Mme Faujas, debout, appuyée contre la porte,avait rajusté ses lunettes sur son nez. Elle se remit à son tricotavec le plus beau sang-froid du monde.
« Non, dit-elle carrément, vous n’entrerez pas.
– Ah !… Et pourquoi, je vous prie ?
– Parce que je ne veux pas. »
La femme du juge sentit que son coup était manqué ; la bilel’étouffait. Elle devint effrayante, répétant, bégayant :
« Je ne vous connais pas, je ne sais pas ce que vous faiteslà, je pourrais crier et vous faire arrêter ; car vous m’avezbattue. Il faut qu’il se passe de bien vilaines choses, derrièrecette porte, pour que vous soyez chargée d’empêcher les gens de lamaison d’entrer. Je suis de la maison, entendez-vous ?…Laissez-moi passer, ou je vais appeler tout le monde.
– Appelez qui vous voudrez, répondit la vieille dame enhaussant les épaules. Je vous ai dit que vous n’entreriezpas ; je ne veux pas, c’est clair… Est-ce que je sais si vousêtes de la maison ? D’ailleurs, vous en seriez, que celaserait tout comme. Personne ne peut entrer… C’est monaffaire. »
Alors, Mme Paloque perdit toute mesure ;elle éleva le ton, elle cria :
« Je n’ai pas besoin d’entrer. Ça me suffit. Je suisédifiée. Vous êtes la mère de l’abbé Faujas, n’est-ce pas ? Ehbien ! c’est du propre, vous faites là un joli métier !…Certes non, je n’entrerai pas ; je ne veux pas me mêler detoutes ces saletés. »
Mme Faujas, posant son tricot sur la chaise, laregardait à travers ses lunettes avec des yeux luisants, un peucourbée, les mains en avant, comme près de se jeter sur elle, pourla faire taire. Elle allait s’élancer, lorsque la porte s’ouvritbrusquement et que l’abbé Faujas parut sur le seuil. Il était ensurplis, l’air sévère.
« Eh bien ! mère, demanda-t-il, que se passe-t-ildonc ? »
La vieille dame baissa la tête, recula comme un dogue qui se metderrière les jambes de son maître.
« C’est vous, chère madame Paloque, continua le prêtre.Vous désiriez me parler ? »
La femme du juge, par un effort suprême de volonté, s’étaitfaite souriante. Elle répondit d’un ton terriblement aimable, avecune raillerie aiguë :
« Comment ! vous étiez là, monsieur le curé ?Ah ! si je l’avais su, je n’aurais point insisté. Je voulaisvoir la nappe de notre autel, qui ne doit plus être en bon état.Vous savez, je suis la bonne ménagère, ici ; je veille auxpetits détails. Mais du moment que vous êtes occupé, je ne veux pasvous déranger. Faites, faites vos affaires, la maison est à vous.Madame n’avait qu’un mot à dire, je l’aurais laissée veiller àvotre tranquillité. »
Mme Faujas laissa échapper un grondement. Unregard de son fils la calma.
« Entrez, je vous en prie, reprit-il ; vous ne medérangez nullement. Je confessais Mme Mouret, quiest un peu souffrante… Entrez donc. La nappe de l’autel pourraitêtre changée, en effet.
– Non, non, je reviendrai, répéta-t-elle ; je suisconfuse de vous avoir interrompu. Continuez, continuez, monsieur lecuré. »
Elle entra cependant. Pendant qu’elle regardait avec Marthe lanappe de l’autel, le prêtre gronda sa mère, à voix basse :
« Pourquoi l’avez-vous arrêtée, mère ? Je ne vous aipas dit de garder la porte. »
Elle regardait fixement devant elle, de son air de bêtetêtue.
« Elle m’aurait passé sur le ventre avant d’entrer,murmura-t-elle.
– Mais pourquoi ?
– Parce que… Écoute, Ovide, ne te fâche pas ; tu saisque tu me tues, lorsque tu te fâches… Tu m’avais dit d’accompagnerla propriétaire ici, n’est-ce pas ? Eh bien ! j’ai cruque tu avais besoin de moi, à cause des curieux. Alors je me suisassise là. Va, je te réponds que vous étiez libres de faire ce quevous auriez voulu ; personne n’y aurait mis le nez. »
Il comprit, il lui saisit les mains, la secouant, luidisant :
« Comment, mère, c’est vous qui avez pusupposer… ?
– Eh ! je n’ai rien supposé, répondit-elle avec uneinsouciance sublime. Tu es maître de faire ce qu’il te plaît, ettout ce que tu fais est bien fait, vois-tu ; tu es mon enfant…J’irais voler pour toi, c’est clair. »
Mais lui, n’écoutait plus. Il avait lâché les mains de sa mère,il la regardait, comme perdu dans les réflexions qui rendaient saface plus austère et plus dure.
« Non, jamais, jamais, dit-il avec un orgueil âpre. Vousvous trompez, mère… Les hommes chastes sont les seulsforts. »
À dix-sept ans, Désirée riait toujours de son rire d’innocente.Elle était devenue une grande belle enfant, toute grasse, avec desbras et des épaules de femme faite. Elle poussait comme une forteplante, heureuse de croître, insouciante du malheur qui vidait etassombrissait la maison.
« Tu ne ris pas, disait-elle à son père. Veux-tu jouer à lacorde ? C’est ça qui est amusant ! »
Elle s’était emparée de tout un carré du jardin ; ellebêchait, plantait des légumes, arrosait. Les gros travaux étaientsa joie. Puis, elle avait voulu avoir des poules, qui luimangeaient ses légumes, des poules qu’elle grondait avec destendresses de mère. À ces jeux, dans la terre, au milieu des bêtes,elle se salissait terriblement.
« C’est un vrai torchon ! criait Rose. D’abord, je neveux plus qu’elle entre dans ma cuisine, elle met de la bouepartout… Allez, madame, vous êtes bien bonne de la pomponner ;à votre place, je la laisserais patauger à son aise. »
Marthe, dans l’envahissement de son être, ne veilla même plus àce que Désirée changeât de linge. L’enfant gardait parfois la mêmechemise pendant trois semaines ; ses bas, qui tombaient surses souliers éculés, n’avaient plus de talons ; ses jupeslamentables pendaient comme des loques de mendiante. Mouret, unjour, dut prendre une aiguille ; la robe fendue par-derrière,du haut en bas, montrait sa peau. Elle riait d’être à moitié nue,les cheveux tombés sur les épaules, les mains noires, la figuretoute barbouillée.
Marthe finit par avoir une sorte de dégoût. Lorsqu’elle revenaitde la messe, gardant dans ses cheveux les vagues parfums del’église, elle était choquée de l’odeur puissante de terre que safille portait sur elle. Elle la renvoyait au jardin, dès la fin dudéjeuner ; elle ne pouvait la tolérer à côté d’elle, inquiétéepar cette santé robuste, ce rire clair qui s’amusait de tout.
« Mon Dieu ! que cette enfant estfatigante ! » murmurait-elle parfois, d’un air delassitude énervée.
Mouret, l’entendant se plaindre, lui dit dans un mouvement decolère :
« Si elle te gêne, on peut la mettre à la porte, comme lesdeux autres.
– Ma foi ! je serais bien tranquille, si elle n’étaitplus là », répondit-elle nettement.
Vers la fin de l’été, une après-midi, Mouret s’effraya de neplus entendre Désirée, qui faisait, quelques minutes auparavant, untapage affreux dans le fond du jardin. Il courut, il la trouva parterre, tombée d’une échelle sur laquelle elle était montée pourcueillir des figues ; les buis avaient heureusement amorti sachute. Mouret, épouvanté, la prit dans ses bras, en appelant ausecours. Il la croyait morte ; mais elle revint à elle, assuraqu’elle ne s’était pas fait de mal, et voulut remonter surl’échelle.
Cependant, Marthe avait descendu le perron. Quand elle entenditDésirée rire, elle se fâcha.
« Cette enfant me fera mourir, dit-elle ; elle ne saitqu’inventer pour me donner des secousses. Je suis sûre qu’elles’est jetée par terre exprès. Ce n’est plus tenable. Jem’enfermerai dans ma chambre, je partirai le matin pour ne rentrerque le soir… Oui, ris donc, grande bête ! Est-ce possibled’avoir mis au monde une pareille bête ! Va, tu me coûterascher.
– Ça, c’est sûr, ajouta Rose qui était accourue de lacuisine, c’est un gros embarras, et il n’y a pas de danger qu’onpuisse jamais la marier. »
Mouret, frappé au cœur, les écoutait, les regardait. Il nerépondit rien, il resta au fond du jardin avec la jeune fille.Jusqu’à la tombée de la nuit, ils parurent causer doucementensemble. Le lendemain, Marthe et Rose devaient s’absenter toute lamatinée ; elles allaient, à une lieue de Plassans, entendre lamesse dans une chapelle dédiée à saint Janvier, où toutes lesdévotes de la ville se rendaient ce jour-là en pèlerinage.Lorsqu’elles rentrèrent, la cuisinière se hâta de servir undéjeuner froid. Marthe mangeait depuis quelques minutes,lorsqu’elle s’aperçut que sa fille n’était pas à table.
« Désirée n’a donc pas faim ? demanda-t-elle ;pourquoi ne déjeune-t-elle pas avec nous ?
– Désirée n’est plus ici, dit Mouret, qui laissait lesmorceaux sur son assiette ; je l’ai menée ce matin àSaint-Eutrope, chez sa nourrice. »
Elle posa sa fourchette, un peu pâle, surprise et blessée.
« Tu aurais pu me consulter », reprit-elle.
Mais lui, continua, sans répondre directement :
« Elle est bien chez sa nourrice. Cette brave femme, quil’aime beaucoup, veillera sur elle… De cette façon, l’enfant ne tetourmentera plus, tout le monde sera content. »
Et, comme elle restait muette, il ajouta :
« Si la maison ne te semble pas assez tranquille, tu me lediras, et je m’en irai. »
Elle se leva à demi, une lueur passa dans ses yeux. Il venait dela frapper si cruellement, qu’elle avança la main, comme pour luijeter la bouteille à la tête. Dans cette nature si longtempssoumise, des colères inconnues soufflaient ; une hainegrandissait contre cet homme qui rôdait sans cesse autour d’elle,pareil à un remords. Elle se remit à manger avec affectation, sansparler davantage de sa fille. Mouret avait plié sa serviette ;il restait assis devant elle, écoutant le bruit de sa fourchette,jetant de lents regards autour de cette salle à manger, si joyeuseautrefois du tapage des enfants, si vide et si triste aujourd’hui.La pièce lui semblait glacée. Des larmes lui montaient aux yeux,lorsque Marthe appela Rose pour le dessert.
« Vous avez bon appétit, n’est-ce pas, madame ? ditcelle-ci en apportant une assiette de fruits. C’est que nous avonsjoliment marché !… Si monsieur, au lieu de faire le païen,était venu avec nous, il ne vous aurait pas laissé manger le restedu gigot à vous toute seule. »
Elle changea les assiettes, bavardant toujours.
« Elle est bien jolie, la chapelle de saint Janvier, maiselle est trop petite… Vous avez vu les dames qui sont arrivées enretard ; elles ont dû s’agenouiller dehors, sur l’herbe, enplein soleil… Ce que je ne comprends pas, c’est queMme de Condamin soit venue en voiture ;il n’y a plus de mérite alors, à faire le pèlerinage… Nous avonspassé une bonne matinée tout de même, n’est-ce pas,madame ?
– Oui, une bonne matinée, répéta Marthe. L’abbé Mousseau,qui a prêché, a été très touchant. »
Lorsque Rose s’aperçut à son tour de l’absence de Désirée, etqu’elle connut le départ de l’enfant, elle s’écria :
« Ma foi, monsieur a eu une bonne idée !… Elle meprenait toutes mes casseroles pour arroser ses salades… On vapouvoir respirer un peu.
– Sans doute », dit Marthe, qui entamait unepoire.
Mouret étouffait. Il quitta la salle à manger, sans écouterRose, qui lui criait que le café allait être prêt tout de suite.Marthe, restée seule dans la salle à manger, acheva tranquillementsa poire.
Mme Faujas descendait, lorsque la cuisinièreapporta le café.
« Entrez donc, lui dit cette dernière ; vous tiendrezcompagnie à madame, et vous prendrez la tasse de monsieur, quis’est sauvé comme un fou. »
La vieille dame s’assit à la place de Mouret.
« Je croyais que vous ne preniez jamais de café, fit-elleremarquer en se sucrant.
– Oui, autrefois, répondit Rose, lorsque monsieur tenait labourse… Maintenant, madame serait bien bête de se priver de cequ’elle aime. »
Elles causèrent une bonne heure. Marthe, attendrie, finit parconter ses chagrins à Mme Faujas ; son marivenait de lui faire une scène affreuse, à propos de sa fille, qu’ilavait conduite chez sa nourrice, dans un coup de tête. Et elle sedéfendait ; elle assurait qu’elle aimait beaucoup l’enfant,qu’elle irait la chercher un jour.
« Elle était un peu bruyante, insinuaMme Faujas. Je vous ai plainte bien souvent… Monfils aurait renoncé à venir lire son bréviaire dans lejardin ; elle lui cassait la tête. »
À partir de ce jour, les repas de Marthe et de Mouret furentsilencieux. L’automne était très humide ; la salle à mangerrestait mélancolique, avec les deux couverts isolés, séparés partoute la largeur de la grande table. L’ombre emplissait les coins,le froid tombait du plafond. On aurait dit un enterrement, selonl’expression de Rose.
« Ah bien ! disait-elle souvent en apportant lesplats, il ne faut pas faire tant de bruit… De ce train-là, il n’y apas de danger que vous vous écorchiez la langue… Soyez donc plusgai, monsieur ; vous avez l’air de suivre un mort. Vousfinirez par mettre madame au lit. Ce n’est pas bon pour la santé,de manger sans parler. »
Quand vinrent les premiers froids, Rose, qui cherchait à obligerMme Faujas, lui offrit son fourneau pour faire lacuisine. Cela commença par des bouillottes d’eau que la vieilledame descendit faire chauffer ; elle n’avait pas de feu, etl’abbé était pressé de se raser. Elle emprunta ensuite des fers àrepasser, se servit de quelques casseroles, demanda la rôtissoirepour mettre un gigot à la broche ; puis, comme elle n’avaitpas, en haut, une cheminée disposée d’une façon convenable, ellefinit par accepter les offres de Rose, qui alluma un feu desarments, à rôtir un mouton tout entier.
« Ne vous gênez donc pas, répétait-elle en tournantelle-même le gigot. La cuisine est grande, n’est-ce pas ? Il ya bien de la place pour deux… Je ne sais pas comment vous avez putenir jusqu’à présent à faire votre cuisine par terre, devant lacheminée de votre chambre, sur un méchant fourneau de tôle. Moi,j’aurais eu peur des coups de sang… Aussi monsieur Mouret estridicule ; on ne loue pas un appartement sans cuisine. Il fautque vous soyez de braves gens, pas fiers, commodes àvivre. »
Peu à peu, Mme Faujas fit son déjeuner et sondîner dans la cuisine des Mouret. Les premiers temps, elle fournitson charbon, son huile, ses épices. Dans la suite, lorsqu’elleoublia quelque provision, la cuisinière ne voulut pas qu’elleremontât chez elle ; elle la forçait à prendre dans l’armoirece qui lui manquait.
« Tenez, le beurre est là. Ce n’est pas ce que vous allezprendre sur le bout de votre couteau qui nous ruinera. Vous savezbien que tout est à votre disposition, ici… Madame me gronderait,si vous ne vous mettiez pas à votre aise. »
Alors, une grande intimité s’établit entre Rose etMme Faujas ; la cuisinière était ravie d’avoirtoujours là une personne qui consentît à l’écouter, pendant qu’elletournait ses sauces. Elle s’entendait à merveille, d’ailleurs, avecla mère du prêtre, dont les robes d’indienne, le masque rude, labrutalité populacière la mettaient presque sur un pied d’égalité.Pendant des heures, elles s’attardaient ensemble devant leursfourneaux éteints. Mme Faujas eut bientôt un empireabsolu dans la cuisine ; elle gardait son attitudeimpénétrable, ne disait que ce qu’elle voulait bien dire, sefaisait conter ce qu’elle désirait savoir. Elle décida du dîner desMouret, goûta avant eux aux plats qu’elle leur envoyait ;souvent même Rose faisait à part des friandises destinéesparticulièrement à l’abbé, des pommes au sucre, des gâteaux de riz,des beignets soufflés. Les provisions se mêlaient, les casserolesallaient à la débandade, les deux dîners se confondaient, à cepoint que la cuisinière s’écriait en riant, au moment deservir :
« Dites, madame, est-ce que les œufs sur le plat sont àvous ? Je ne sais plus, moi !… Ma parole ! Ilvaudrait mieux qu’on mangeât ensemble. »
Ce fut le jour de la Toussaint que l’abbé Faujas déjeuna pour lapremière fois dans la salle à manger des Mouret. Il était trèspressé, il devait retourner à Saint-Saturnin. Marthe, pour qu’ilperdît moins de temps, le fit asseoir devant la table, en luidisant que sa mère n’aurait pas deux étages à monter. Une semaineplus tard, l’habitude était prise, les Faujas descendaient à chaquerepas, s’attablaient, allaient jusqu’au café. Les premiers jours,les deux cuisines restèrent différentes ; puis, Rose trouva ça« très bête », disant qu’elle pouvait bien faire de lacuisine pour quatre personnes, et qu’elle s’entendrait avecMme Faujas.
« Ne me remerciez pas, ajouta-t-elle. C’est vous qui êtesbien gentils de descendre tenir compagnie à madame ; vousallez apporter un peu de gaieté… Je n’osais plus entrer dans lasalle à manger ; il me semblait que j’entrais chez un mort.C’était vide à faire peur… Si monsieur boude à présent, tant pispour lui ! Il boudera tout seul. »
Le poêle ronflait, la pièce était toute tiède. Ce fut un hivercharmant. Jamais Rose n’avait mis le couvert avec du linge plusnet ; elle plaçait la chaise de monsieur le curé près dupoêle, de façon qu’il eût le dos au feu. Elle soignaitparticulièrement son verre, son couteau, sa fourchette ; elleveillait, dès que la nappe avait la moindre tache, à ce que latache ne fût pas de son côté. Puis, c’étaient mille attentionsdélicates.
Quand elle lui ménageait un plat qu’il aimait, ellel’avertissait pour qu’il réservât son appétit. Parfois, aucontraire, elle lui faisait une surprise ; elle apportait leplat couvert, riait en dessous des regards interrogateurs, disait,d’un air de triomphe contenu :
« C’est pour monsieur le curé, une macreuse farcie auxolives, comme il les aime… Madame, donnez un filet à monsieur lecuré, n’est-ce pas ? Le plat est pour lui. »
Marthe servait. Elle insistait, avec des yeux suppliants, pourqu’il acceptât les bons morceaux. Elle commençait toujours par lui,fouillait le plat, tandis que Rose, penchée au-dessus d’elle, luiindiquait du doigt ce qu’elle croyait le meilleur. Et elles avaientmême de courtes querelles sur l’excellence de telles ou tellesparties d’un poulet ou d’un lapin. Rose poussait un coussin detapisserie sous les pieds du prêtre. Marthe exigeait qu’il eût sabouteille de bordeaux et son pain, un petit pain doré qu’ellecommandait tous les jours chez le boulanger.
« Eh ! rien n’est trop bon, répétait Rose, quandl’abbé les remerciait. Qui donc vivrait bien, si les braves cœurscomme vous n’avaient pas leurs aises ? Laissez-nous faire, lebon Dieu payera cette dette. »
Mme Faujas, assise à table en face de son fils,souriait de toutes ces cajoleries. Elle se prenait à aimer Martheet Rose ; elle trouvait, d’ailleurs, leur adoration naturelle,les regardait comme très heureuses d’être ainsi à genoux devant sondieu. La tête carrée, mangeant lentement et beaucoup, en paysannequi va loin en besogne, elle présidait réellement les repas, voyanttout sans perdre un coup de fourchette, veillant à ce que Martherestât dans son rôle de servante, couvant son fils d’un regard dejouissance satisfaite. Elle ne parlait que pour dire en trois motsles goûts de l’abbé ou pour couper court aux refus polis qu’ilhasardait encore. Parfois, elle haussait les épaules, lui poussaitle pied. Est-ce que la table n’était pas à lui ? Il pouvaitbien manger le plat tout entier, si cela lui faisait plaisir ;les autres se seraient contentés de mordre à leur pain sec en leregardant.
Quant à l’abbé Faujas, il restait indifférent aux soins tendresdont il était l’objet ; très frugal, mangeant vite, l’espritoccupé ailleurs, il ne s’apercevait souvent pas des gâteries qu’onlui réservait. Il avait cédé aux instances de sa mère, en acceptantla compagnie des Mouret ; il ne goûtait, dans la salle àmanger du rez-de-chaussée, que la joie d’être absolument débarrassédes soucis de la vie matérielle. Aussi gardait-il une tranquillitésuperbe, peu à peu habitué à voir ses moindres désirs devinés, nes’étonnant plus, ne remerciant plus, régnant dédaigneusement entrela maîtresse de la maison et la cuisinière, qui épiaient avecanxiété les moindres plis de son visage grave.
Et Mouret, assis en face de sa femme, restait oublié. Il setenait, les poignets au bord de la table, comme un enfant, enattendant que Marthe voulût bien songer à lui. Elle le servait ledernier, au hasard, maigrement. Rose, debout derrière elle,l’avertissait, lorsqu’elle se trompait et qu’elle tombait sur unbon morceau.
« Non, non, pas ce morceau-là… Vous savez que monsieur aimela tête ; il suce les petits os. »
Mouret, diminué, mangeait avec des hontes de pique-assiette. Ilsentait que Mme Faujas le regardait lorsqu’il secoupait du pain. Il réfléchissait une grande minute, les yeux surla bouteille, avant d’oser se servir à boire. Une fois, il setrompa, prit trois doigts du bordeaux de monsieur le curé. Ce futune belle affaire ! Pendant un mois, Rose lui reprocha cestrois doigts de vin. Quand elle faisait quelque plat de sucrerie,elle s’écriait :
« Je ne veux pas que monsieur y goûte… Il ne m’a jamaisfait un compliment. Une fois, il m’a dit que mon omelette au rhumétait brûlée. Alors, je lui ai répondu : « Elles seronttoujours brûlées pour vous. » Entendez-vous, madame, n’endonnez pas à monsieur. »
Puis c’étaient des taquineries. Elle lui passait les assiettesfêlées, lui mettait un pied de la table entre les jambes, laissaità son verre les peluches du torchon, posait le pain, le vin, lesel, à l’autre bout de la table. Mouret seul aimait lamoutarde ; il allait lui-même chez l’épicier en acheter despots, que la cuisinière faisait régulièrement disparaître, sousprétexte que « ça puait ». La privation de moutardesuffisait à lui gâter ses repas. Ce qui le désespérait plus encore,ce qui lui coupait absolument l’appétit, c’était d’avoir été chasséde sa place, de la place qu’il avait occupée de tout temps, devantla fenêtre, et qu’on donnait au prêtre comme étant la plusagréable. Maintenant, il faisait face à la porte ; il luisemblait manger chez des étrangers, depuis qu’à chaque bouchée ilne pouvait jeter un coup d’œil sur ses arbres fruitiers.
Marthe n’avait pas les aigreurs de Rose ; elle le traitaiten parent pauvre, qu’on tolère ; elle finissait par ignorerqu’il fût là, ne lui adressant presque jamais la parole, agissantcomme si l’abbé Faujas eût seul donné des ordres dans la maison.D’ailleurs, Mouret ne se révoltait pas ; il échangeaitquelques mots de politesse avec le prêtre, mangeait en silence,répondait par de lents regards aux attaques de la cuisinière. Puis,comme il avait toujours fini le premier, il pliait sa servietteméthodiquement, et se retirait, souvent avant le dessert.
Rose prétendait qu’il enrageait. Quand elle causait avecMme Faujas dans la cuisine, elle lui expliquait sonmaître tout au long.
« Je le connais bien, il ne m’a jamais bien effrayée… Avantque vous veniez ici, madame tremblait devant lui, parce qu’il étaittoujours à criailler, à faire l’homme terrible. Il nous embêtaittous d’une jolie manière, sans cesse sur notre dos, ne trouvantrien de bien, fourrant son nez partout, voulant montrer qu’il étaitle maître… Maintenant, il est doux comme un mouton, n’est-cepas ? C’est que madame a pris le dessus. Ah ! s’il étaitbrave, s’il ne craignait pas toutes sortes d’ennuis, vousentendriez une jolie chanson. Mais il a trop peur de votrefils ; oui, il a peur de monsieur le curé… On dirait qu’ildevient imbécile, par moments. Après tout, puisqu’il ne nous gêneplus, il peut bien être comme il lui plaît, n’est-ce pas,madame ? »
Mme Faujas répondait que M. Mouret luiparaissait un très digne homme ; il avait le seul tort de nepas être religieux. Mais il reviendrait certainement au bien, plustard. Et la vieille dame s’emparait lentement du rez-de-chaussée,allant de la cuisine à la salle à manger, trottant dans levestibule et dans le corridor. Mouret, quand il la rencontrait, serappelait le jour de l’arrivée des Faujas, lorsque, vêtue d’uneloque noire, ne lâchant pas le panier qu’elle tenait à deux mains,elle allongeait le cou dans chaque pièce, avec l’aisance tranquilled’une personne qui visite une maison à vendre.
Depuis que les Faujas mangeaient au rez-de-chaussée, le secondétage appartenait aux Trouche. Ils y devenaient bruyants ; desbruits de meubles roulés, des piétinements, des éclats de voix,descendaient par les portes ouvertes et violemment refermées.Mme Faujas, en train de causer dans la cuisine,levait la tête d’un air inquiet. Rose, pour arranger les choses,disait que cette pauvre Mme Trouche avait bien dumal. Une nuit, l’abbé, qui n’était point encore couché, entenditdans l’escalier un tapage étrange. Étant sorti avec son bougeoir,il aperçut Trouche abominablement gris, qui montait les marches surles genoux. Il le souleva de son bras robuste, le jeta chez lui.Olympe, couchée, lisait tranquillement un roman, en buvant à petitscoups un grog posé sur la table de nuit.
« Écoutez, dit l’abbé Faujas, livide de colère, vous ferezvos malles demain matin, et vous partirez.
– Tiens, pourquoi donc ? demanda Olympe sans setroubler ; nous sommes bien ici. »
Mais le prêtre l’interrompit rudement.
« Tais-toi ! Tu es une malheureuse, tu n’as jamaischerché qu’à me nuire. Notre mère avait raison, je n’aurais pas dûvous tirer de votre misère… Voilà qu’il me faut ramasser ton maridans l’escalier, maintenant ! C’est une honte. Et pense auscandale, si on le voyait dans cet état… Vous partirezdemain. »
Olympe s’était assise pour boire une gorgée de grog.
« Ah ! non, par exemple ! »murmura-t-elle.
Trouche riait. Il avait l’ivresse gaie. Il était tombé dans unfauteuil, épanoui, ravi.
« Ne nous fâchons pas, bégaya-t-il. Ce n’est rien, un petitétourdissement, à cause de l’air, qui est très vif. Avec ça, lesrues sont drôles dans cette sacrée ville… Je vais vous dire,Faujas, ce sont des jeunes gens très convenables. Il y a là le filsdu docteur Porquier. Vous connaissez bien, le docteurPorquier ?… Alors, nous nous voyons dans un café, derrière lesprisons. Il est tenu par une Arlésienne, une belle femme, unebrune… »
Le prêtre, les bras croisés, le regardait d’un air terrible.
« Non, je vous assure, Faujas, vous avez tort de m’envouloir… Vous savez que je suis un homme bien élevé ; jeconnais les convenances. Dans le jour, je ne prendrais pas un verrede sirop, de peur de vous compromettre… Enfin, depuis que je suisici, je vais à mon bureau comme si j’allais à l’école, avec destartines de confiture dans un panier ; c’est même bête, cemétier-là. Je me trouve bête, oui, parole d’honneur ; et si cen’était pas pour vous rendre service… Mais, la nuit, on ne me voitpas, peut-être. Je puis me promener la nuit. Ça me fait du bien, jefinirais par crever à rester sous clef. D’abord, il n’y a personnedans les rues, elles sont si drôles !…
– Ivrogne ! dit le prêtre entre ses dents serrées.
– Vous ne faites pas la paix ?… Tant pis ! moncher. Moi, je suis bon enfant ; je n’aime pas les fichuesmines. Si ça vous déplaît, je vous plante là avec vos béguines. Iln’y a guère que la petite Condamin qui soit gentille, et encorel’Arlésienne est mieux… Vous avez beau rouler vos yeux, je n’ai pasbesoin de vous. Tenez, voulez-vous que je vous prête centfrancs ? »
Et il tira des billets de banque, qu’il étala sur ses genoux, enriant aux éclats ; puis, il les fit voltiger, les passa sousle nez de l’abbé, les jeta en l’air. Olympe, d’un bond, se leva àmoitié nue ; elle ramassa les billets, qu’elle cacha sous letraversin, d’un air contrarié. Cependant, l’abbé Faujas regardaitautour de lui, très surpris ; il voyait des bouteilles deliqueur rangées le long de la commode, un pâté presque entier surla cheminée, des dragées dans une vieille boîte crevée. La chambreétait remplie d’achats récents : des robes jetées sur leschaises ; un paquet de dentelle déplié ; une superberedingote toute neuve, pendue à l’espagnolette de la fenêtre ;une peau d’ours étalée devant le lit. À côté du grog, sur la tablede nuit, une petite montre de femme, en or, luisait, dans une coupede porcelaine.
« Qui donc ont-ils dévalisé ? » pensa leprêtre.
Alors, il se souvint d’avoir vu Olympe baisant les mains deMarthe.
« Mais, malheureux, s’écria-t-il, vousvolez ! »
Trouche se leva. Sa femme l’envoya tomber sur le canapé.
« Tiens-toi tranquille, lui dit-elle ; dors, tu en asbesoin. »
Et, se tournant vers son frère :
« Et il est une heure, tu peux nous laisser dormir, si tun’as que des choses désagréables à nous dire… Mon mari a eu tort dese soûler, c’est vrai ; mais ce n’est pas une raison pour lemaltraiter… Nous avons eu déjà plusieurs explications ; ilfaut que celle-ci soit la dernière, entends-tu ? Ovide… Noussommes frère et sœur, n’est-ce pas ? Eh bien ! je te l’aidit, nous devons partager… Tu te goberges en bas, tu te fais fairedes petits plats, tu vis comme un bienheureux entre la propriétaireet la cuisinière. Ça te regarde. Nous n’allons pas, nous autres,regarder dans ton assiette ni te retirer les morceaux de la bouche.Nous te laissons conduire ta barque comme tu l’entends. Alors, nenous tourmente pas, accorde-nous la même liberté… Il me semble queje suis bien raisonnable… »
Et comme le prêtre faisait un geste :
« Oui, je comprends, continua-t-elle, tu as toujours peurque nous ne gâtions tes affaires… La meilleure façon pour que nousne les gâtions pas, c’est de ne point nous taquiner. Quand turépéteras : « Ah ! si j’avais su, je vous auraislaissés où vous étiez ! » Tiens ! tu n’es pas fort,malgré tes grands airs. Nous avons les mêmes intérêts quetoi ; nous sommes en famille, nous pouvons faire notre troutous ensemble. Ce serait tout à fait gentil, si tu voulais… Va tecoucher. Je gronderai Trouche demain ; je te l’enverrai, tului donneras tes ordres.
– Sans doute, murmura l’ivrogne, qui s’endormait. Faujasest drôle… Je ne veux pas de la propriétaire, j’aime mieux sesécus. » Alors, Olympe se mit à rire effrontément, en regardantson frère. Elle s’était recouchée, s’arrangeant commodément, le doscontre l’oreiller. Le prêtre, un peu pâle, réfléchissait ;puis, il s’en alla, sans dire un mot, tandis qu’elle reprenait sonroman et que Trouche ronflait sur le canapé.
Le lendemain, Trouche dégrisé eut un long entretien avec l’abbéFaujas. Lorsqu’il revint auprès de sa femme, il lui apprit àquelles conditions la paix était faite.
« Écoute, mon chéri, lui dit-elle, contente-le, fais bience qu’il demande ; tâche surtout de lui être utile, puisqu’ilt’en donne les moyens… J’ai l’air brave, quand il est là ;mais, au fond, je sais qu’il nous mettrait à la rue, comme deschiens, si nous le poussions à bout. Et je ne veux pas m’en aller…Es-tu sûr qu’il nous gardera ?
– Oui, ne crains rien, répondit l’employé. Il a besoin demoi, il nous laissera faire notre pelote. »
À partir de ce moment, Trouche sortit tous les soirs, vers neufheures, lorsque les rues étaient désertes. Il racontait à sa femmequ’il allait dans le vieux quartier faire de la propagande pourl’abbé. D’ailleurs, Olympe n’était pas jalouse ; elle riait,lorsqu’il lui rapportait quelque histoire risquée ; ellepréférait les chatteries solitaires, les petits verres pris touteseule, les gâteaux mangés en cachette, les longues soirées passéeschaudement dans le lit, à dévorer un vieux fonds de cabinet delecture, découvert par elle rue Canquoin. Trouche rentrait grisraisonnablement ; il ôtait ses souliers dans le vestibule pourmonter l’escalier sans bruit. Quand il avait trop bu, quand ilempoisonnait la pipe et l’eau-de-vie, sa femme ne le voulait pas àcôté d’elle ; elle le forçait à coucher sur le canapé. C’étaitalors une lutte sourde, silencieuse. Il revenait avec l’entêtementde l’ivresse, s’accrochait aux couvertures ; mais ilchancelait, glissait, tombait sur les mains, et elle finissait parle rouler comme une masse. S’il commençait à crier, elle le serraità la gorge, le regardant fixement, murmurant :
« Ovide t’entend, Ovide va venir. »
Il était alors pris de peur, ainsi qu’un enfant auquel on parledu loup ; puis, il s’endormait en mâchant des excuses.D’ailleurs, dès le soleil levé, il faisait sa toilette d’hommegrave, essuyait de son visage marbré les hontes de la nuit, mettaitune certaine cravate qui, selon son expression, lui donnait« l’air calotin ». Il passait devant les cafés enbaissant les yeux. À l’œuvre de la Vierge, on le respectait.Parfois, lorsque les jeunes filles jouaient dans la cour, il levaitun coin du rideau, les regardait d’un air paterne, avec des flammescourtes qui flambaient sous ses paupières à demi baissées.
Les Trouche étaient encore tenus en respect parMme Faujas. La fille et la mère restaient encontinuelle querelle, l’une se plaignant d’avoir toujours étésacrifiée à son frère, l’autre la traitant de mauvaise bête qu’elleaurait dû écraser au berceau. Mordant à la même proie, elles sesurveillaient, sans lâcher le morceau, furieuses, inquiètes desavoir laquelle des deux taillerait la plus grosse part.Mme Faujas voulait toute la maison ; elle endéfendait jusqu’aux balayures contre les doigts crochus d’Olympe.Lorsqu’elle s’aperçut des grosses sommes que celle-ci tirait despoches de Marthe, elle devint terrible. Son fils ayant haussé lesépaules en homme qui dédaigne ces misères, et qui se trouve forcéde fermer les yeux, elle eut à son tour une explicationépouvantable avec sa fille, qu’elle appela voleuse, comme si elleeût pris l’argent dans sa propre poche.
« Hein ? maman, c’est assez, n’est-ce pas ? ditOlympe, impatientée. Ce n’est pas votre bourse qui danse peut-être…Moi, je n’emprunte encore que de l’argent, je ne me fais pasnourrir.
– Que veux-tu dire, méchante gale ? balbutiaMme Faujas, au comble de l’exaspération. Est-ce quenous ne payons pas nos repas ? Demande à la cuisinière, ellete montrera notre livre de compte. »
Olympe éclata de rire.
« Ah ! très joli ! reprit-elle. Je le connais, lelivre de compte. Vous payez les radis et le beurre, n’est-cepas ?… Tenez, maman, restez au rez-de-chaussée ; je nevais pas vous y déranger, moi. Mais ne montez plus me tourmenter,ou je crie. Vous savez qu’Ovide a défendu qu’on fît dubruit. »
Mme Faujas redescendait en grondant. Cettemenace de tapage la forçait à battre en retraite. Olympe, pour semoquer, chantonnait derrière son dos. Mais, lorsqu’elle allait aujardin, sa mère se vengeait, sans cesse sur ses talons, regardantses mains, la guettant. Elle ne la tolérait ni dans la cuisine nidans la salle à manger. Elle l’avait fâchée avec Rose, à proposd’une casserole prêtée et non rendue. Cependant, elle n’osaitl’attaquer dans l’amitié de Marthe, de peur de quelque esclandre,dont l’abbé aurait souffert.
« Puisque tu es si peu soucieux de tes intérêts, dit-elleun jour à son fils, je saurai bien les défendre à ta place ;n’aie pas peur, je serai prudente… Si je n’étais pas là, vois-tu,ta sœur te retirerait le pain des mains. »
Marthe n’avait pas conscience du drame qui se nouait autourd’elle. La maison lui semblait simplement plus vivante, depuis quetout ce monde emplissait le vestibule, l’escalier, les corridors.On eût dit le vacarme d’un hôtel garni, avec le bruit étouffé desquerelles, les portes battantes, la vie sans gêne et personnelle dechaque locataire, la cuisine flambante, où Rose semblait avoirtoute une table d’hôte à traiter. Puis, c’était une processioncontinuelle de fournisseurs. Olympe, se soignant les mains, nevoulant plus laver la vaisselle, se faisait tout apporter dudehors, de chez un pâtissier de la rue de la Banne, qui préparaitdes repas pour la ville. Et Marthe souriait, se disait heureuse dece branle de la maison entière ; elle n’aimait plus resterseule, avait besoin d’occuper la fièvre dont elle était brûlée.
Cependant, Mouret, comme pour fuir ce vacarme, s’enfermait dansla pièce du premier étage, qu’il appelait son bureau ; ilavait vaincu sa répugnance de la solitude ; il ne descendaitpresque plus au jardin, disparaissait souvent du matin au soir.
« Je voudrais bien savoir ce qu’il peut faire, là-dedans,disait Rose à Mme Faujas. On ne l’entend pasremuer. On le croirait mort. S’il se cache, n’est-ce pas ?c’est qu’il n’a rien de propre à faire. »
Quand l’été vint, la maison s’anima encore. L’abbé Faujasrecevait les sociétés du sous-préfet et du président, au fond dujardin, sous la tonnelle. Rose, sur l’ordre de Marthe, avait achetéune douzaine de chaises rustiques, afin qu’on pût prendre le frais,sans toujours déménager les sièges de la salle à manger. L’habitudeétait prise. Chaque mardi, dans l’après-midi, les portes del’impasse restaient ouvertes ; ces messieurs et ces damesvenaient saluer monsieur le curé, en voisins, coiffés de chapeauxde paille, chaussés de pantoufles, les redingotes déboutonnées, lesjupes relevées par des épingles. Les visiteurs arrivaient un àun ; puis, les deux sociétés finissaient par se trouver aucomplet, mêlées, confondues, s’égayant, commérant dans la plusgrande intimité.
« Vous ne craignez pas, dit un jour M. de Bourdeuà M. Rastoil, que ces rencontres avec la bande de lasous-préfecture ne soient mal jugées ?… Voici les électionsgénérales qui approchent.
– Pourquoi seraient-elles mal jugées ? réponditM. Rastoil. Nous n’allons pas à la sous-préfecture, noussommes sur un terrain neutre… Puis, mon cher ami, il n’y a aucunecérémonie là-dedans. Je garde ma veste de toile. C’est de la vieprivée. Personne n’a le droit de juger ce que je fais sur lederrière de ma maison… Sur le devant, c’est autre chose ; nousappartenons au public, sur le devant… Nous ne nous saluonsseulement pas, monsieur Péqueur et moi dans les rues.
– Monsieur Péqueur des Saulaies est un homme qui gagnebeaucoup à être connu, hasarda l’ancien préfet, après unsilence.
– Sans doute, répliqua le président, je suis enchantéd’avoir fait sa connaissance… Et quel digne homme que l’abbéFaujas !… Non, certes, je ne crains pas les médisances, enallant saluer notre excellent voisin. »
M. de Bourdeu, depuis qu’il était question desélections générales, devenait inquiet ; il disait que lespremières chaleurs le fatiguaient beaucoup. Souvent, il avait desscrupules, il témoignait des doutes à M. Rastoil, pour quecelui-ci le rassurât. Jamais, d’ailleurs, on n’abordait lapolitique dans le jardin des Mouret. Une après-midi,M. de Bourdeu, après avoir vainement cherché unetransition, s’écria, en s’adressant au docteur Porquier :
« Dites donc, docteur, avez-vous lu le Moniteur,ce matin ? Le marquis a enfin parlé ; il a prononcétreize mots, je les ai comptés… Ce pauvre Lagrifoul ! Il a euun succès de fou rire. »
L’abbé Faujas avait levé un doigt, d’un air de finebonhomie.
« Pas de politique, messieurs, pas depolitique ! » murmura-t-il.
M. Péqueur des Saulaies causait avec M. Rastoil ;ils feignirent tous deux de n’avoir rien entendu.Mme de Condamin eut un sourire. Elle continua,en interpellant l’abbé Surin :
« N’est-ce pas, monsieur l’abbé, que l’on empèse vossurplis avec une eau gommée très faible ?
– Oui, madame, avec de l’eau gommée, répondit le jeuneprêtre. Il y a des blanchisseuses qui se servent d’empoiscuit ; mais ça coupe la mousseline, ça ne vaut rien.
– Eh bien ! reprit la jeune femme, je ne puis pasobtenir de ma blanchisseuse qu’elle emploie de la gomme pour mesjupons. »
Alors, l’abbé Surin lui donna obligeamment le nom et l’adressede sa blanchisseuse, sur le revers d’une de ses cartes de visite.On causait ainsi de toilette, du temps, des récoltes, desévénements de la semaine. On passait là une heure charmante. Desparties de raquettes, dans l’impasse, coupaient les conversations.L’abbé Bourrette venait très souvent, racontant de son air ravi depetites histoires de sainteté, que M. Maffre écoutait jusqu’aubout. Une seule fois Mme Delangre s’étaitrencontrée avec Mme Rastoil, toutes deux trèspolies, très cérémonieuses, gardant dans leurs yeux éteints laflamme brusque de leur ancienne rivalité. M. Delangre ne seprodiguait pas. Quant aux Paloque, s’ils fréquentaient toujours lasous-préfecture, ils évitaient de se trouver là, lorsqueM. Péqueur des Saulaies allait voisiner avec l’abbéFaujas ; la femme du juge restait perplexe, depuis sonexpédition malheureuse à l’oratoire de l’œuvre de la Vierge. Maisle personnage qui se montrait le plus assidu était certainementM. de Condamin, toujours admirablement ganté, venant làpour se moquer du monde, mentant, risquant des ordures avec unaplomb extraordinaire, s’amusant la semaine entière des intriguesqu’il avait flairées. Ce grand vieillard, si droit dans saredingote pincée à la taille, avait la passion de lajeunesse ; il se moquait des « vieux », s’isolaitavec les demoiselles de la bande, pouffait de rire dans lescoins.
« Par ici, la marmaille ! disait-il avec unsourire ; laissons les vieux ensemble. »
Un jour, il avait failli battre l’abbé Surin dans une formidablepartie de volant. La vérité était qu’il taquinait tout ce petitmonde. Il avait surtout pris pour victime le fils Rastoil, garçoninnocent auquel il contait des choses énormes. Il finit parl’accuser de faire la cour à sa femme, et il roulait des yeuxterribles, qui donnaient des sueurs d’angoisse au malheureuxSéverin. Le pis fut que celui-ci se crut réellement amoureux deMme de Condamin, devant laquelle il seplantait avec des mines attendries et effrayées, dont le maris’amusait extrêmement.
Les demoiselles Rastoil, pour lesquelles le conservateur desEaux et Forêts se montrait d’une galanterie de jeune veuf, étaientaussi le sujet de ses plaisanteries les plus cruelles. Bienqu’elles touchassent à la trentaine, il les poussait à des jeuxd’enfant, leur parlait comme à des pensionnaires. Son grand régalétait de les étudier, lorsque Lucien Delangre, le fils du maire, setrouvait là. Il prenait à part le docteur Porquier, un homme bon àtout entendre, il lui murmurait à l’oreille, en faisant allusion àl’ancienne liaison de M. Delangre avecMme Rastoil :
« Dites donc, Porquier, voilà un garçon bien embarrassé…Est-ce Angéline, est-ce Aurélie qui est de Delangre ?… Devine,si tu peux, et choisis, si tu l’oses. »
Cependant, l’abbé Faujas était aimable pour tous les visiteurs,même pour ce terrible Condamin, si inquiétant. Il s’effaçait leplus possible, parlait peu, laissait les deux sociétés se fondre,semblait n’avoir que la joie discrète d’un maître de maison,heureux d’être un trait d’union entre des personnes distinguées,faites pour se comprendre. Marthe, à deux reprises, avait crudevoir mettre les visiteurs à leur aise, en se montrant. Mais ellesouffrait de voir l’abbé au milieu de tout ce monde ; elleattendait qu’il fût seul, elle le préférait grave, marchantlentement, sous la paix de la tonnelle. Les Trouche, eux, le mardi,reprenaient leur espionnage envieux, derrière les rideaux ;tandis que Mme Faujas et Rose, du fond duvestibule, allongeaient la tête, admiraient avec des ravissementsla bonne grâce que monsieur le curé mettait à recevoir les gens lesmieux posés de Plassans.
« Allez, madame, disait la cuisinière, on voit bien tout desuite que c’est un homme distingué… Tenez, le voilà qui salue lesous-préfet. Moi, j’aime mieux monsieur le curé, quoique lesous-préfet soit un joli homme… Pourquoi donc n’allez-vous pas dansle jardin ? Si j’étais à votre place, je mettrais une robe desoie, et j’irais. Vous êtes sa mère, après tout. »
Mais la vieille paysanne haussait les épaules.
« Il n’a pas honte de moi, répondait-elle ; maisj’aurais peur de le gêner… J’aime mieux le regarder d’ici. Ça mefait davantage de plaisir.
– Ah ! je comprends ça. Vous devez être bienfière !… Ce n’est pas comme monsieur Mouret, qui avait clouéla porte pour que personne n’entrât. Jamais une visite, pas undîner à faire, le jardin vide à donner peur le soir. Nous vivionsen loups. Il est vrai que monsieur Mouret n’aurait pas surecevoir ; il avait une mine, quand il venait quelqu’un, parhasard !… Je vous demande un peu s’il ne devrait pas prendreexemple sur monsieur le curé. Au lieu de m’enfermer, je descendraisau jardin, je m’amuserais avec les autres ; je tiendrais monrang, enfin… Non, il est là-haut, caché comme s’il craignait qu’onlui donnât la gale… À propos, voulez-vous que nous montions voir cequ’il fait, là-haut ? »
Un mardi, elles montèrent. Ce jour-là, les deux sociétés étaienttrès bruyantes ; les rires montaient dans la maison par lesfenêtres ouvertes, pendant qu’un fournisseur, qui apportait auxTrouche un panier de vin, faisait au second étage un bruit devaisselle cassée, en reprenant les bouteilles vides. Mouret étaitenfermé à double tour dans son bureau.
« La clef m’empêche de voir, dit Rose, après avoir mis unœil à la serrure.
– Attendez », murmura Mme Faujas. Elletourna délicatement le bout de la clef, qui dépassait un peu.Mouret était assis au milieu de la pièce, devant la grande tablevide, couverte d’une épaisse couche de poussière, sans un livre,sans un papier ; il se renversait contre le dossier de sachaise, les bras ballants, la tête blanche et fixe, le regardperdu. Il ne bougeait pas. Les deux femmes, silencieusement,l’examinèrent l’une après l’autre.
« Il m’a donné froid aux os, dit Rose en redescendant.Avez-vous remarqué ses yeux ? Et quelle saleté ! Il y abien deux mois qu’il n’a posé une plume sur le bureau. Moi quim’imaginais qu’il écrivait là-dedans !… Quand on pense que lamaison est si gaie, et qu’il s’amuse à faire le mort, toutseul ! »
La santé de Marthe causait des inquiétudes au docteur Porquier.Il gardait son sourire affable, la traitait en médecin de la bellesociété, pour lequel la maladie n’existait jamais, et qui donnaitune consultation comme une couturière essaye une robe ; maiscertain pli de ses lèvres disait que « la chère madame »n’avait pas seulement une légère toux de sang, ainsi qu’il le luipersuadait. Dans les beaux jours, il lui conseilla de se distraire,de faire des promenades en voiture, sans se fatiguer pourtant.Alors, Marthe, qui était prise de plus en plus d’une angoissevague, d’un besoin d’occuper ses impatiences nerveuses, organisades promenades aux villages voisins. Deux fois par semaine, ellepartait après le déjeuner, dans une vieille calèche repeinte, quelui louait un carrossier de Plassans ; elle allait à deux outrois lieues, de façon à être de retour vers six heures. Son rêvecaressé était d’emmener avec elle l’abbé Faujas ; elle n’avaitmême consenti à suivre l’ordonnance du docteur que dans cetespoir ; mais l’abbé, sans refuser nettement, se prétendaittoujours trop occupé. Elle devait se contenter de la compagnied’Olympe ou de Mme Faujas.
Une après-midi, comme elle passait avec Olympe au village desTulettes, le long de la petite propriété de l’oncle Macquart,celui-ci l’ayant aperçue lui cria, du haut de sa terrasse plantéede deux mûriers :
« Et Mouret ? Pourquoi Mouret n’est-il pasvenu ? »
Elle dut s’arrêter un instant chez l’oncle, auquel il fallutexpliquer longuement qu’elle était souffrante et qu’elle ne pouvaitdîner avec lui. Il voulait absolument tuer un poulet.
« Ça ne fait rien, dit-il enfin. Je le tuerai tout de même.Tu l’emporteras. »
Et il alla le tuer tout de suite. Quand il eut rapporté lepoulet, il l’étendit sur la table de pierre, devant la maison, enmurmurant d’un air ravi :
« Hein ? est-il gras, ce gaillard-là ! »
L’oncle était justement en train de boire une bouteille de vin,sous ses mûriers, en compagnie d’un grand garçon maigre, touthabillé de gris. Il avait décidé les deux femmes à s’asseoir,apportant des chaises, faisant les honneurs de chez lui avec unricanement de satisfaction.
« Je suis bien ici, n’est-ce pas ?… Mes mûriers sontjoliment beaux. L’été, je fume ma pipe au frais. L’hiver, jem’asseois là-bas, contre le mur, au soleil… Tu vois meslégumes ? Le poulailler est au fond. J’ai encore une pièce deterre, derrière la maison, où il y a des pommes de terre et de laluzerne… Ah ! dame, je me fais vieux ; c’est bien letemps que je jouisse un peu. »
Il se frottait les mains, roulant doucement la tête, couvant sapropriété d’un regard attendri. Mais une pensée parutl’assombrir.
« Est-ce qu’il y a longtemps que tu as vu ton père ?demanda-t-il brusquement. Rougon n’est pas gentil… Là, à gauche, lechamp de blé est à vendre. S’il avait voulu, nous l’aurions acheté.Un homme qui dort sur les pièces de cent sous, qu’est-ce que çapouvait lui faire ? une méchante somme de trois mille francs,je crois… Il a refusé. La dernière fois, il m’a même fait dire parta mère qu’il n’y était pas… Tu verras, ça ne leur portera pasbonheur. »
Et il répéta plusieurs fois, hochant la tête, retrouvant sonrire mauvais :
« Non, ça ne leur portera pas bonheur. »
Puis, il alla chercher des verres, voulant absolument fairegoûter son vin aux deux femmes. C’était le petit vin deSaint-Eutrope, un vin qu’il avait découvert ; il le buvaitavec religion. Marthe trempa à peine ses lèvres. Olympe acheva devider la bouteille. Elle accepta ensuite un verre de sirop. Le vinétait bien fort, disait-elle.
« Et ton curé, qu’est-ce que tu en fais ? »demanda tout à coup l’oncle à sa nièce.
Marthe, surprise, choquée, le regarda sans répondre.
« On m’a dit qu’il te serrait de près, continua l’onclebruyamment. Ces soutanes n’aiment qu’à godailler. Quand on m’araconté ça, j’ai répondu que c’était bien fait pour Mouret. Jel’avais averti… Ah ! c’est moi qui te flanquerais le curé à laporte. Mouret n’a qu’à venir me demander conseil ; je luidonnerai même un coup de main, s’il veut. Je n’ai jamais pu lessouffrir, ces animaux-là… J’en connais un, l’abbé Fenil, qui a unemaison de l’autre côté de la route. Il n’est pas meilleur que lesautres ; mais il est malin comme un singe, il m’amuse. Jecrois qu’il ne s’entend pas très bien avec ton curé, n’est-cepas ? »
Marthe était devenue toute pâle.
« Madame est la sœur de monsieur l’abbé Faujas, dit-elle enmontrant Olympe, qui écoutait curieusement.
– Ça ne touche pas madame, ce que je dis, reprit l’onclesans se déconcerter. Madame n’est pas fâchée… Elle va reprendre unpeu de sirop. »
Olympe se laissa verser trois doigts de sirop. Mais Marthe, quis’était levée, voulait partir. L’oncle la força à visiter sapropriété. Au bout du jardin, elle s’arrêta, regardant une grandemaison blanche, bâtie sur la pente, à quelques centaines de mètresdes Tulettes. Les cours intérieures ressemblaient aux préaux d’uneprison ; les étroites fenêtres, régulières, qui marquaient lesfaçades de barres noires, donnaient au corps de logis central unenudité blafarde d’hôpital.
« C’est la maison des aliénés, murmura l’oncle, qui avaitsuivi la direction des yeux de Marthe. Le garçon qui est là est undes gardiens. Nous sommes très bien ensemble, il vient boire unebouteille de temps à autre. »
Et se tournant vers l’homme vêtu de gris, qui achevait son verresous les mûriers :
« Hé ! Alexandre, cria-t-il, viens donc dire à manièce où est la fenêtre de notre pauvre vieille. »
Alexandre s’avança obligeamment.
« Voyez-vous ces trois arbres ? dit-il, le doigttendu, comme s’il eût tracé un plan dans l’air. Eh bien ! unpeu au-dessus de celui de gauche, vous devez apercevoir unefontaine, dans le coin d’une cour… Suivez les fenêtres durez-de-chaussée, à droite : c’est la cinquièmefenêtre. »
Marthe restait silencieuse, les lèvres blanches, les yeux clouésmalgré elle sur cette fenêtre qu’on lui montrait. L’oncle Macquartregardait aussi, mais avec une complaisance qui lui faisait clignerles yeux.
« Quelquefois, je la vois, reprit-il, le matin, lorsque lesoleil est de l’autre côté. Elle se porte très bien, n’est-ce pas,Alexandre ? C’est ce que je leur dis toujours, lorsque je vaisà Plassans… Je suis bien placé ici pour veiller sur elle. On nepeut pas être mieux placé. »
Il laissa échapper son ricanement de satisfaction.
« Vois-tu, ma fille, la tête n’est pas plus solide chez lesRougon que chez les Macquart. Quand je m’assois à cette place, enface de cette grande coquine de maison, je me dis souvent que toutela clique y viendra peut-être un jour, puisque la maman y est… Dieumerci ! je n’ai pas peur pour moi, j’ai la caboche à sa place.Mais j’en connais qui ont un joli coup de marteau… Eh bien !je serai là pour les recevoir, je les verrai de mon trou, je lesrecommanderai à Alexandre, bien qu’on n’ait pas toujours été gentilpour moi dans la famille. »
Et il ajouta avec son effrayant sourire de loup rangé :« C’est une fameuse chance pour vous tous que je sois auxTulettes. »
Marthe fut prise d’un tremblement. Bien qu’elle connût le goûtde l’oncle pour les plaisanteries féroces et la joie qu’il goûtaità torturer les gens auxquels il portait des lapins, il lui semblaqu’il disait vrai, que toute la famille viendrait se loger là, dansces files grises de cabanons. Elle ne voulut pas rester une minutede plus, malgré les instances de Macquart, qui parlait de déboucherune autre bouteille.
« Eh bien ! et le poulet ? » cria-t-il, aumoment où elle montait en voiture.
Il courut le chercher, il le lui mit sur les genoux.
« C’est pour Mouret, entends-tu ? répétait-il avec uneintention méchante ; pour Mouret, pas pour un autre, n’est-cepas ? D’ailleurs, quand j’irai vous voir, je lui demanderaicomment il l’a trouvé. »
Il clignait les yeux, en regardant Olympe. Le cocher allaitfouetter, lorsqu’il se cramponna de nouveau à la voiture,continuant :
« Va chez ton père, parle-lui du champ de blé… Tiens, c’estle champ qui est là devant nous… Rougon a tort. Nous sommes de tropvieux compères pour nous fâcher. Ça serait tant pis pour lui, il lesait bien… Fais-lui comprendre qu’il a tort. »
La calèche partit. Olympe, en se tournant, vit Macquart sous sesmûriers, ricanant avec Alexandre, débouchant cette secondebouteille dont il avait parlé. Marthe recommanda expressément aucocher de ne plus passer aux Tulettes. D’ailleurs, elle sefatiguait de ces promenades ; elle les fit de plus en plusrares, les abandonna tout à fait, lorsqu’elle comprit que jamaisl’abbé Faujas ne consentirait à l’accompagner.
Toute une nouvelle femme grandissait en Marthe. Elle étaitaffinée par la vie nerveuse qu’elle menait. Son épaisseurbourgeoise, cette paix lourde acquise par quinze années desomnolence derrière un comptoir, semblait se fondre dans la flammede sa dévotion. Elle s’habillait mieux, causait chez les Rougon, lejeudi.
« Mme Mouret redevient jeune fille, disaitMme de Condamin, émerveillée.
– Oui, murmurait le docteur Porquier en hochant la tête,elle descend la vie à reculons. »
Marthe, plus mince, les joues rosées, les yeux superbes, ardentset noirs, eut alors pendant quelques mois une beauté singulière. Laface rayonnait ; une dépense extraordinaire de vie sortait detout son être, l’enveloppait d’une vibration chaude. Il semblaitque sa jeunesse oubliée brûlât en elle, à quarante ans, avec unesplendeur d’incendie. Maintenant, lâchée dans la prière, emportéepar un besoin de toutes les heures, elle désobéissait à l’abbéFaujas. Elle usait ses genoux sur les dalles de Saint-Saturnin,vivait dans les cantiques, dans les adorations, se soulageait enface des ostensoirs rayonnants, des chapelles flambantes, desautels et des prêtres luisants avec des lueurs d’astres sur le fondnoir de la nef. Il y avait, chez elle, une sorte d’appétit physiquede ces gloires, un appétit qui la torturait, qui lui creusait lapoitrine, lui vidait le crâne, lorsqu’elle ne le contentait pas.Elle souffrait trop, elle se mourait, et il lui fallait venirprendre la nourriture de sa passion, se blottir dans leschuchotements des confessionnaux, se courber sous le frissonpuissant des orgues, s’évanouir dans le spasme de la communion.Alors, elle ne sentait plus rien, son corps ne lui faisait plusmal. Elle était ravie à la terre, agonisant sans souffrance,devenant une pure flamme qui se consumait d’amour.
L’abbé Faujas redoublait de sévérité, la contenait encore en larudoyant. Elle l’étonnait par ce réveil passionné, par cette ardeurà aimer et à mourir. Souvent, il la questionnait de nouveau sur sonenfance. Il alla chez Mme Rougon, resta quelquetemps perplexe, mécontent de lui.
« La propriétaire se plaint de toi, lui disait sa mère.Pourquoi ne la laisses-tu pas aller à l’église quand ça luiplaît ?… Tu as tort de la contrarier ; elle est trèsbonne pour nous.
– Elle se tue », murmurait le prêtre.
Mme Faujas avait alors le haussement d’épaulesqui lui était habituel.
« Ça la regarde. Chacun prend son plaisir où il le trouve.Il vaut mieux se tuer à prier qu’à se donner des indigestions,comme cette coquine d’Olympe… Sois moins sévère pourMme Mouret. Ça finirait par rendre la maisonimpossible. »
Un jour qu’elle lui donnait ces conseils, il dit d’une voixsombre :
« Mère, cette femme sera l’obstacle.
– Elle ! s’écria la vieille paysanne, mais ellet’adore, Ovide !… Tu feras d’elle tout ce que tu voudras,lorsque tu ne la gronderas plus. Les jours de pluie, elle teporterait d’ici à la cathédrale, pour que tu ne te mouilles pas lespieds. »
L’abbé Faujas comprit lui-même la nécessité de ne pas employerla rudesse davantage. Il redoutait un éclat. Peu à peu, il laissaune plus grande liberté à Marthe, lui permettant les retraites, leslongs chapelets, les prières répétées devant chaque station duchemin de la croix ; il lui permit même de venir deux fois parsemaine, à son confessionnal de Saint-Saturnin. Marthe, n’entendantplus cette voix terrible qui l’accusait de sa piété comme d’un vicehonteusement satisfait, pensa que Dieu lui avait fait grâce. Elleentra enfin dans les délices du paradis. Elle eut desattendrissements, des larmes intarissables qu’elle pleurait sansles sentir couler ; crises nerveuses, d’où elle sortaitaffaiblie, évanouie, comme si toute sa vie s’en était allée le longde ses joues. Rose la portait alors sur son lit, où elle restaitpendant des heures avec les lèvres minces, les yeux entrouvertsd’une morte.
Une après-midi, la cuisinière, effrayée de son immobilité, crutqu’elle expirait. Elle ne songea pas à frapper à la porte de lapièce où Mouret était enfermé ; elle monta au second étage,supplia l’abbé Faujas de descendre auprès de sa maîtresse. Quand ilfut là, dans la chambre à coucher, elle courut chercher de l’éther,le laissant seul, en face de cette femme évanouie, jetée en traversdu lit. Lui, se contenta de prendre les mains de Marthe entre lessiennes. Alors, elle s’agita, répétant des mots sans suite. Puis,lorsqu’elle le reconnut, debout au seuil de l’alcôve, un flot desang lui monta à la face, elle ramena sa tête sur l’oreiller, fitun geste comme pour tirer les couvertures à elle.
« Allez-vous mieux, ma chère enfant ? luidemanda-t-il. Vous me donnez bien de l’inquiétude. »
La gorge serrée, ne pouvant répondre, elle éclata en sanglots,elle laissa rouler sa tête entre les bras du prêtre.
« Je ne souffre pas, je suis trop heureuse, murmura-t-elled’une voix faible comme un souffle. Laissez-moi pleurer, les larmessont ma joie. Ah ! que vous êtes bon d’être venu ! Il y alongtemps que je vous attendais, que je vous appelais. »
Sa voix faiblissait de plus en plus, n’était plus qu’un murmurede prière ardente.
« Qui me donnera des ailes pour voler vers vous ? Monâme, éloignée de vous, impatiente d’être remplie de vous, languitsans vous, vous souhaite avec ardeur, et soupire après vous, ô monDieu, ô mon unique bien, ma consolation, ma douceur, mon trésor,mon bonheur et ma vie, mon Dieu et mon tout… »
Elle souriait, en balbutiant ce lambeau de l’acte de désir. Ellejoignait les mains, semblait voir la tête grave de l’abbé Faujasdans une auréole. Celui-ci avait toujours réussi à arrêter un aveusur les lèvres de Marthe ; il eut peur un instant, dégageavivement ses bras. Et, se tenant debout :
« Soyez raisonnable, je le veux, dit-il avec autorité. Dieurefusera vos hommages, si vous ne les lui adressez pas dans lecalme de votre raison… Il s’agit de vous soigner en cemoment. »
Rose revenait, désespérée de n’avoir pas trouvé de l’éther. Ill’installa auprès du lit, répétant à Marthe d’une voixdouce :
« Ne vous tourmentez pas. Dieu sera touché de votre amour.Quand l’heure viendra, il descendra en vous, il vous emplira d’uneéternelle félicité. »
Quand il quitta la chambre, il laissa Marthe rayonnante, commeressuscitée. À partir de ce jour, il la mania ainsi qu’une ciremolle. Elle lui devint très utile, dans certaines missionsdélicates auprès de Mme de Condamin ;elle fréquenta aussi assidûment Mme Rastoil, sur unsimple désir qu’il exprima. Elle était d’une obéissance absolue, necherchant pas à comprendre, répétant ce qu’il la priait de répéter.Il ne prenait même plus aucune précaution avec elle, lui faisaitcrûment sa leçon, se servait d’elle comme d’une pure machine. Elleaurait mendié dans les rues, s’il lui en avait donné l’ordre. Etquand elle devenait inquiète, qu’elle tendait les mains vers lui,le cœur crevé, les lèvres gonflées de passion, il la jetait à terred’un mot, il l’écrasait sous la volonté du ciel. Jamais elle n’osaparler. Il y avait entre elle et cet homme un mur de colère et dedégoût. Quand il sortait des courtes luttes qu’il avait à souteniravec elle, il haussait les épaules, plein du mépris d’un lutteurarrêté par un enfant. Il se lavait, il se brossait, comme s’il eûttouché malgré lui à une bête impure.
« Pourquoi ne te sers-tu pas de la douzaine de mouchoirsque Mme Mouret t’a donnée ? lui demandait samère. La pauvre femme serait si heureuse de les voir dans tesmains. Elle a passé un mois à les broder à ton chiffre. »
Il avait un geste rude, il répondait :
« Non, usez-les, mère. Ce sont des mouchoirs de femme. Ilsont une odeur qui m’est insupportable. »
Si Marthe pliait devant le prêtre, si elle n’était plus que sachose, elle s’aigrissait chaque jour davantage, devenaitquerelleuse dans les mille petits soucis de la vie. Rose disaitqu’elle ne l’avait jamais vue « si chipotière ». Mais sahaine grandissait surtout contre son mari. Le vieux levain derancune des Rougon s’éveillait en face de ce fils d’une Macquart,de cet homme qu’elle accusait d’être le tourment de sa vie. En bas,dans la salle à manger, lorsque Mme Faujas ouOlympe venait lui tenir compagnie, elle ne se gênait plus, elleaccablait Mouret.
« Quand on pense qu’il m’a tenue vingt ans, comme unemployé, la plume à l’oreille, entre une jarre d’huile et un sacd’amandes ! Jamais un plaisir, jamais un cadeau… Il m’a enlevémes enfants. Il est capable de se sauver, un de ces matins, pourfaire croire que je lui rends la vie impossible. Heureusement quevous êtes là. Vous diriez partout la vérité. »
Elle se jetait ainsi sur Mouret sans provocation aucune. Tout cequ’il faisait, ses regards, ses gestes, les rares paroles qu’ilprononçait la mettaient hors d’elle-même. Elle ne pouvait même plusl’apercevoir, sans être comme soulevée par une fureur inconsciente.Les querelles éclataient surtout à la fin des repas, lorsqueMouret, sans attendre le dessert, pliait sa serviette et se levaitsilencieusement.
« Vous pourriez bien quitter la table en même temps quetout le monde, lui disait-elle aigrement ; ce n’est guèrepoli, ce que vous faites là !
– J’ai fini, je m’en vais », répondait-il de sa voixlente.
Mais elle voyait dans cette retraite de chaque jour une tactiqueimaginée par son mari pour blesser l’abbé Faujas. Alors, elleperdait toute mesure :
« Vous êtes un mal élevé, vous me faites honte,tenez !… Ah ! je serais heureuse avec vous, si je n’avaispas rencontré des amis qui veulent bien me consoler de vosbrutalités. Vous ne savez pas même vous tenir à table ; vousm’empêchez de faire un seul repas paisible… Restez,entendez-vous ! Si vous ne mangez pas, vous nousregarderez. »
Il achevait de plier sa serviette en toute tranquillité, commes’il n’avait pas entendu ; puis, à petits pas, il s’en allait.On l’entendait monter l’escalier et s’enfermer à double tour.Alors, elle étouffait, balbutiait :
« Oh ! le monstre… Il me tue, il metue ! »
Il fallait que Mme Faujas la consolât. Rosecourait au bas de l’escalier, criant de toutes ses forces, pour queMouret entendit à travers la porte :
« Vous êtes un monstre, monsieur ; madame a bienraison de dire que vous êtes un monstre ! »
Certaines querelles furent particulièrement violentes. Marthe,dont la raison chancelait, s’imagina que son mari voulait labattre : ce fut une idée fixe. Elle prétendait qu’il laguettait, qu’il attendait une occasion. Il n’osait pas,disait-elle, parce qu’il ne la trouvait jamais seule ; lanuit, il avait peur qu’elle ne criât, qu’elle n’appelât à sonsecours. Rose jura qu’elle avait vu monsieur cacher un gros bâtondans son bureau. Mme Faujas et Olympe ne firentaucune difficulté de croire ces histoires ; elles plaignaientbeaucoup leur propriétaire, elles se la disputaient, seconstituaient ses gardiennes. « Ce sauvage », comme ellesnommaient à présent Mouret, ne la brutaliserait peut-être pas enleur présence. Le soir, elles lui recommandaient bien de les venirchercher s’il bougeait. La maison ne vécut plus que dans lesalarmes.
« Il est capable d’un mauvais coup », affirmait lacuisinière.
Cette année-là, Marthe suivit les cérémonies religieuses de lasemaine sainte avec une grande ferveur. Le vendredi, dans l’églisenoire, elle agonisa, pendant que les cierges, un à un,s’éteignaient sous la tempête lamentable des voix qui roulait aufond des ténèbres de la nef. Il lui semblait que son souffle s’enallait avec ces lueurs. Quand le dernier cierge expira, que le murd’ombre, en face d’elle, fut implacable et fermé, elle s’évanouit,les flancs serrés, la poitrine vide. Elle resta une heure pliée sursa chaise, dans l’attitude de la prière, sans que les femmesagenouillées autour d’elle s’aperçussent de cette crise. L’égliseétait déserte, lorsqu’elle revint à elle. Elle rêvait qu’on labattait de verges, que le sang coulait de ses membres ; elleéprouvait à la tête de si intolérables douleurs qu’elle y portaitles mains, comme pour arracher les épines dont elle sentait lespointes dans son crâne. Le soir, au dîner, elle fut singulière.L’ébranlement nerveux persistait ; elle revoyait, en fermantles yeux, les âmes mourantes des cierges s’envolant dans lenoir ; elle examinait machinalement ses mains, cherchant lestrous par lesquels son sang avait coulé. Toute la Passion saignaiten elle.
Mme Faujas, la voyant souffrante, voulut qu’ellese couchât de bonne heure. Elle l’accompagna, la mit au lit.Mouret, qui avait une clef de la chambre à coucher, s’était déjàretiré dans son bureau, où il passait les soirées. Quand Marthe,les couvertures au menton, dit qu’elle avait chaud, qu’elle setrouvait mieux, Mme Faujas parla de souffler labougie, pour qu’elle dormit tranquillement ; mais la malade sesouleva effarée, suppliante :
« Non, n’éteignez pas la lumière ; mettez-la sur lacommode, que je puisse la voir… Je mourrais dans cesténèbres. »
Et, les yeux agrandis, comme frissonnant au souvenir de quelquedrame affreux :
« C’est horrible, horrible ! » murmura-t-elleplus bas avec une pitié épouvantée.
Elle retomba sur l’oreiller, elle parut s’assoupir, etMme Faujas quitta la chambre doucement. Ce soir-là,toute la maison fut couchée à dix heures. Rose, en montant,remarqua que Mouret était encore dans son bureau. Elle regarda parla serrure, elle le vit endormi sur la table, à côté d’unechandelle de la cuisine dont la mèche lugubre charbonnait.
« Ma foi, tant pis ! je ne le réveille pas, dit-elleen continuant à monter. Qu’il prenne un torticolis, si ça lui faitplaisir. »
Vers minuit, la maison dormait profondément, lorsque des cris sefirent entendre au premier étage. Ce furent d’abord des plaintessourdes, qui devinrent bientôt de véritables hurlements, des appelsétranglés et rauques de victime qu’on égorge. L’abbé Faujas,éveillé en sursaut, appela sa mère. Celle-ci prit à peine le tempsde passer un jupon. Elle alla frapper à la porte de Rose,disant :
« Descendez vite, je crois qu’on assassine madameMouret. »
Cependant, les cris redoublaient. La maison fut bientôt debout.Olympe se montra, les épaules couvertes d’un simple fichu, suiviede Trouche, qui rentrait à peine, légèrement gris. Rose descendit,suivie des autres locataires.
« Ouvrez, ouvrez, madame ! » cria-t-elle, la têteperdue, tapant du poing contre la porte.
De grands soupirs répondirent seuls ; puis, un corps tomba,une lutte atroce parut s’engager sur le parquet, au milieu desmeubles renversés. Des coups sourds ébranlaient les murs ; unrâle passait sous la porte, si terrible que les Faujas et lesTrouche se regardèrent en pâlissant.
« C’est son mari qui l’assomme, murmura Olympe.
– Vous avez raison, c’est ce sauvage ! dit lacuisinière. Je l’ai vu, en montant, qui faisait semblant de dormir.Il préparait son coup. »
Et heurtant de nouveau la porte des deux poings, à la briser,elle reprit :
« Ouvrez, monsieur. Nous allons faire venir la garde, sivous n’ouvrez pas… Oh ! le gueux, il finira surl’échafaud ! »
Alors, les hurlements recommencèrent. Trouche prétendait que legaillard devait saigner la pauvre dame comme un poulet.
« On ne peut pourtant pas se contenter de frapper, ditl’abbé Faujas en s’avançant. Attendez. »
Il mit une de ses fortes épaules contre la porte, qu’il enfonça,d’un effort lent et continu. Les femmes se précipitèrent dans lachambre, où le plus étrange des spectacles s’offrit à leursyeux.
Au milieu de la pièce, sur le carreau, Marthe gisait, haletante,la chemise déchirée, la peau saignante d’écorchures, bleuie decoups. Ses cheveux dénoués s’étaient enroulés au pied d’unechaise ; ses mains avaient dû se cramponner à la commode avecune telle force, que le meuble se trouvait en travers de la porte.Dans un coin, Mouret debout, tenant le bougeoir, la regardait setordre à terre, d’un air hébété.
Il fallut que l’abbé Faujas repoussât la commode.
« Vous êtes un monstre ! s’écria Rose en allantmontrer le poing à Mouret. Mettre une femme dans un étatpareil !… Il l’aurait achevée, si nous n’étions pas arrivés àtemps. »
Mme Faujas et Olympe s’empressaient autour deMarthe.
« Pauvre amie ! murmurait la première. Elle avait unpressentiment ce soir, elle était tout effrayée.
– Où avez-vous mal ? demandait l’autre. Vous n’avezrien de cassé, n’est-ce pas ?… Voilà une épaule toutenoire ; le genou a une grande écorchure… Calmez-vous. Noussommes avec vous, nous vous défendrons. »
Marthe ne geignait plus que comme un enfant. Tandis que les deuxfemmes l’examinaient, oubliant qu’il y avait là des hommes, Troucheallongeait la tête en jetant des regards sournois à l’abbé, qui,sans affectation, achevait de ranger les meubles. Rose vint aider àla recoucher. Quand elle fut dans le lit, les cheveux noués, ilsrestèrent tous là un instant, étudiant curieusement la chambre,attendant des détails. Mouret était demeuré debout dans le mêmecoin, sans lâcher le bougeoir, comme pétrifié par ce qu’il avaitvu.
« Je vous assure, balbutia-t-il, je ne lui ai pas fait demal, je ne l’ai pas touchée du bout du doigt.
– Eh ! il y a un mois que vous guettez une occasion,cria Rose exaspérée ; nous le savons bien, nous vous avonsassez surveillé. La chère femme s’attendait à vos mauvaistraitements. Tenez, ne mentez pas ; cela me met hors demoi ! »
Les deux autres femmes, si elles ne se croyaient pas autoriséesà lui parler de la sorte, lui jetaient des regards menaçants.
« Je vous assure, répéta Mouret d’une voix douce, je nel’ai pas battue. Je venais me coucher, j’avais mis mon foulard.C’est lorsque j’ai touché à la bougie, qui était sur la commode,qu’elle s’est éveillée en sursaut : elle a étendu les bras enpoussant un cri, elle s’est mise à se taper le front avec lespoings, à se déchirer le corps avec les ongles. »
La cuisinière branla terriblement la tête.
« Pourquoi n’avez-vous pas ouvert ?demanda-t-elle ; nous avons cogné assez fort.
– Je vous assure, ce n’est pas moi, dit-il de nouveau avecplus de douceur encore. Je ne savais pas ce qu’elle avait. Elles’est jetée par terre, elle se mordait, elle faisait des bonds àcrever les meubles. Je n’ai pas osé passer ; j’étais imbécile.Je vous ai crié deux fois d’entrer, mais vous n’avez pas dûm’entendre parce qu’elle criait trop fort. J’ai eu bien peur. Cen’est pas moi, je vous assure.
– Oui, c’est elle qui s’est battue, n’est-cepas ? » reprit Rose en ricanant.
Et elle ajouta, en s’adressant àMme Faujas :
« Il aura jeté son bâton par la fenêtre, lorsqu’il nousaura entendu arriver. »
Mouret, reposant enfin le bougeoir sur la commode, s’étaitassis, les mains aux genoux. Il ne se défendait plus ; ilregardait stupidement ces femmes, à moitié vêtues, agitant leursbras maigres devant le lit. Trouche avait échangé un coup d’œilavec l’abbé Faujas. Le pauvre homme leur paraissait peu féroce, enbras de chemise, un foulard jaune noué sur son crâne chauve. Ils serapprochèrent, examinèrent Marthe, qui, la face convulsée, semblaitsortir d’un rêve.
« Qu’y a-t-il, Rose ? demanda-t-elle. Pourquoi tout cemonde est-il là ? Je suis brisée. Je t’en prie, dis qu’on melaisse tranquille. »
Rose hésita un moment.
« Votre mari est dans la chambre, madame, murmura-t-elle.Vous ne craignez pas de rester seule avec lui ? »
Marthe la regarda, étonnée.
« Non, non, répondit-elle. Allez-vous-en, j’ai biensommeil. »
Alors, les cinq personnes quittèrent la chambre, laissant Mouretassis, les yeux perdus, fixés sur l’alcôve.
« Il ne pourra pas refermer la porte, dit la cuisinière enremontant. Au premier cri, je dégringole, je lui tombe sur lacarcasse. Je vais me coucher habillée… Avez-vous entendu, la chèrefemme, comme elle mentait, pour qu’on ne fît pas un mauvais parti àce sauvage ? Elle se laisserait tuer sans l’accuser. Quellemine d’hypocrite il avait, hein ? »
Les trois femmes causèrent un instant, sur le palier du secondétage, tenant leurs bougeoirs, montrant les sécheresses de leurs ossous les fichus mal attachés ; elles conclurent qu’il n’yavait pas de supplice assez fort pour un tel homme. Trouche, quiétait monté le dernier, murmura en ricanant, derrière la soutane del’abbé Faujas :
« Elle est encore grassouillette, la propriétaire ;seulement ça ne doit pas être toujours agréable, une femme quigigote comme un ver sur le carreau. »
Ils se séparèrent. La maison rentra dans son grand silence, lanuit s’acheva paisiblement. Le lendemain, lorsque les trois femmesvoulurent revenir sur l’épouvantable scène, elles trouvèrent Marthesurprise, comme honteuse et embarrassée ; elle ne répondaitpas, coupait court à la conversation. Elle attendit que personne nefût là pour faire venir un ouvrier qui répara la porte.Mme Faujas et Olympe en conclurent queMme Mouret voulait éviter le scandale en ne parlantpas.
Le surlendemain, le jour de Pâques, Marthe goûta, àSaint-Saturnin, tout un réveil ardent, dans les joies triomphantesde la résurrection. Les ténèbres du vendredi étaient balayées parune aurore ; l’église s’enfonçait, blanche, embaumée,illuminée, comme pour des noces divines ; les voix des enfantsde chœur avaient des sons filés de flûte ; et elle, au milieude ce cantique d’allégresse, se sentait soulevée par une jouissanceplus terrible encore que ses angoisses du crucifiement. Ellerentra, les yeux brûlants, la voix sèche ; elle fit traîner lasoirée, causant avec une gaieté qui ne lui était pas ordinaire.Lorsqu’elle monta se coucher, Mouret était déjà au lit. Et, versminuit, des cris terrifiants réveillèrent de nouveau la maison.
La scène de l’avant-veille se renouvela ; seulement, aupremier coup de poing donné dans la porte, Mouret vint ouvrir, enchemise, le visage bouleversé. Marthe, toute vêtue, pleurait à grossanglots, allongée sur le ventre, se cognant la tête contre le pieddu lit. Le corsage de sa robe semblait arraché ; deuxmeurtrissures se voyaient sur son cou mis à nu.
« Il aura voulu l’étrangler cette fois », murmuraRose.
Les femmes la déshabillèrent. Mouret, après avoir ouvert laporte, s’était remis au lit, frissonnant, pâle comme un linge. Ilne se défendit pas, ne parut même pas entendre les mauvaisesparoles, disparaissant, s’enfonçant dans la ruelle.
Dès lors, de semblables scènes eurent lieu à des intervallesirréguliers. La maison ne vivait plus que dans la peur de quelquecrime ; au moindre bruit, les locataires du second étaient surpied. Marthe évitait toujours les allusions ; elle ne voulaitabsolument pas que Rose dressât un lit de sangle pour Mouret dansle bureau. Lorsque le jour se levait, il semblait qu’il emportâtjusqu’au souvenir du drame de la nuit.
Cependant, peu à peu, dans le quartier, le bruit se répandaitqu’il se passait d’étranges choses chez les Mouret. On racontaitque le mari assommait la femme, toutes les nuits, à coups detrique. Rose avait fait jurer à Mme Faujas et àOlympe de ne rien dire, puisque sa maîtresse paraissait vouloir setaire ; mais elle-même, par ses apitoiements, par sesallusions et ses restrictions, avait contribué à former chez lesfournisseurs la légende qui circulait. Le boucher, un farceur,prétendait que Mouret tapait sur sa femme parce qu’il l’avaittrouvée avec le curé ; mais la fruitière défendait « lapauvre dame », un véritable agneau, incapable de maltourner ; tandis que la boulangère voyait dans le mari« un de ces hommes qui brutalisent leur femme pour leplaisir ». Au marché, on ne nommait plus Marthe que les yeuxau ciel, avec ces cajoleries de paroles qu’on a pour les enfantsmalades. Lorsque Olympe allait acheter une livre de cerises ou unpot de fraises, la conversation tombait inévitablement sur lesMouret. C’était pendant un quart d’heure un flot de parolesattendries.
« Eh bien ! et chez vous ?
– Ne m’en parlez pas. Elle pleure toutes les larmes de soncorps… Ça fait pitié. On voudrait la savoir morte.
– Elle m’a acheté des artichauts, l’autre jour ; elleavait la joue déchirée.
– Pardi ! il la massacre… Et si vous voyiez son corpscomme je l’ai vu !… Ce n’est plus qu’une plaie… Il lui donnedes coups de talon, lorsqu’elle est par terre. J’ai toujours peurde lui trouver la tête écrasée, la nuit, quand nous descendons.
– Ça ne doit pas être amusant pour vous, de demeurer danscette maison-là. Moi, je déménagerais ; je tomberais malade, àassister toutes les nuits à de pareilles horreurs.
– Et cette malheureuse, qu’est-ce qu’elledeviendrait ? Elle est si distinguée, si douce ! Nousrestons pour elle… C’est cinq sous, n’est-ce pas, la livre decerises ?
– Oui, cinq sous… N’importe, vous avez de la constance,vous êtes une bonne âme. »
Cette histoire d’un mari qui attendait minuit pour tomber sur safemme avec un bâton était surtout destinée à passionner lescommères du marché. Des détails effrayants grossissaient l’histoirede jour en jour. Une dévote affirmait que Mouret était possédé,qu’il prenait sa femme au cou avec les dents, si rudement quel’abbé Faujas devait faire du pouce gauche trois croix en l’airpour l’obliger à lâcher prise. Alors, ajouta-t-elle, Mouret tombaitcomme une masse sur le carreau, et un gros rat noir sautait de sabouche et disparaissait, sans que jamais on pût découvrir lemoindre trou dans le plancher. Le tripier du coin de la rueTaravelle terrifia le quartier en émettant l’opinion que « cebrigand avait peut-être été mordu par un chien enragé ».
Mais l’histoire trouvait des incrédules parmi les personnescomme il faut de Plassans. Lorsqu’elle parvint sur le coursSauvaire, elle amusa beaucoup les petits rentiers, alignés en filesur les bancs, au tiède soleil de mai.
« Mouret est incapable de battre sa femme, disaient lesmarchands d’amandes retirés ; il a l’air d’avoir reçu lefouet, il ne fait même plus son tour de promenade… C’est sa femmequi doit le mettre au pain sec.
– On ne peut pas savoir, reprenait un capitaine enretraite. J’ai connu un officier de mon régiment que sa femmesouffletait pour un oui, pour un non. Cela durait depuis dix ans.Un jour, elle s’avisa de lui donner des coups de pied ; ildevint furieux et faillit l’étrangler… Peut-être que Mouret n’aimepas non plus les coups de pied.
– Il aime encore moins les curés, sans doute »,concluait une voix en ricanant.
Mme Rougon parut ignorer quelque temps lescandale qui occupait la ville. Elle restait souriante, évitait decomprendre les allusions qu’on faisait devant elle. Mais un jour,après une longue visite que lui avait rendue M. Delangre, ellearriva chez sa fille, l’air effaré, les larmes aux yeux.
« Ah ! ma bonne chérie, dit-elle en prenant Martheentre ses bras, que vient-on de m’apprendre ? Ton maris’oublierait jusqu’à lever la main sur toi !… Ce sont desmensonges, n’est-ce pas ?… J’ai donné le démenti le plusformel. Je connais Mouret. Il est mal élevé, mais il n’est pasméchant. »
Marthe rougit ; elle eut cet embarras, cette honte qu’elleéprouvait, chaque fois qu’on abordait ce sujet en sa présence.
« Allez, madame ne se plaindra pas ! s’écria Rose avecsa hardiesse ordinaire. Il y a longtemps que je serais allée vousavertir, si je n’avais pas eu peur d’être grondée parmadame. »
La vieille dame laissa tomber ses mains, d’un air d’immense etdouloureuse surprise.
« C’est donc vrai, murmura-t-elle, il te bat ?…Oh ! le malheureux ! »
Elle se mit à pleurer.
« Être arrivée à mon âge pour voir des chosespareilles !… Un homme que nous avons comblé de bienfaits, à lamort de son père, lorsqu’il n’était que petit employé cheznous !… C’est Rougon qui a voulu votre mariage. Je lui disaisbien que Mouret avait l’œil faux. D’ailleurs, jamais il ne s’estbien conduit à notre égard ; il n’est venu se retirer àPlassans que pour nous narguer avec les quatre sous qu’il avaitamassés. Dieu merci ! nous n’avions pas besoin de lui, nousétions plus riches que lui, et c’est bien ce qui l’a fâché. Il al’esprit petit ; il est tellement jaloux, qu’il s’est toujoursrefusé comme un malotru à mettre les pieds dans mon salon ; ily serait crevé d’envie… Mais je ne te laisserai pas avec un telmonstre, ma fille. Il y a des lois, heureusement.
– Calmez-vous ; on exagère beaucoup, je vous assure,murmura Marthe de plus en plus gênée.
– Vous allez voir qu’elle va le défendre ! » ditla cuisinière.
À ce moment, l’abbé Faujas et Trouche, qui étaient en grandeconférence au fond du jardin, s’avancèrent, attirés par lebruit.
« Monsieur le curé, je suis une bien malheureuse mère,reprit Mme Rougon en se lamentant plus haut ;je n’ai plus qu’une fille auprès de moi, et j’apprends qu’elle n’apas assez de ses yeux pour pleurer… Je vous en supplie, vous quivivez auprès d’elle, consolez-la, protégez-la. »
L’abbé la regardait, comme pour pénétrer le mot de cette douleursubite.
« Je viens de voir une personne que je ne veux pas nommer,continua-t-elle, fixant à son tour ses regards sur le prêtre. Cettepersonne m’a effrayée… Dieu sait si je cherche à accabler mongendre ! Mais j’ai le devoir, n’est-ce pas, de défendre lesintérêts de ma fille ?… Eh bien ! mon gendre est unmalheureux ; il maltraite sa femme, il scandalise la ville, ilse met de toutes les sales affaires. Vous verrez qu’il secompromettra encore dans la politique, lorsque les élections vontvenir. La dernière fois, c’était lui qui conduisait la crapule desfaubourgs… J’en mourrai, monsieur le curé.
– Monsieur Mouret ne permettrait pas qu’on lui fît desobservations, hasarda l’abbé.
– Pourtant je ne puis abandonner ma fille à un telhomme ! s’écria Mme Rougon. Je ne nouslaisserai pas déshonorer… La justice n’est pas faite pour leschiens. »
Trouche se dandinait. Il profita d’un silence.
« Monsieur Mouret est fou », déclara-t-ilbrusquement.
Le mot tomba comme un coup de massue, tout le monde seregarda.
« Je veux dire qu’il n’a pas la tête solide, continuaTrouche. Vous n’avez qu’à étudier ses yeux… Moi, je vous avoue queje ne suis pas tranquille. Il y avait un homme à Besançon quiadorait sa fille et qui l’a assassinée une nuit, sans savoir cequ’il faisait.
– Il y a beau temps que monsieur est fêlé, murmuraRose.
– Mais c’est épouvantable ! ditMme Rougon. Vous avez raison, il m’a eu l’air toutextraordinaire, la dernière fois que je l’ai vu. Il n’a jamais eul’intelligence bien nette… Ah ! ma pauvre chérie, promets-moide tout me confier. Je ne vais plus dormir en paix maintenant.Entends-tu, à la première extravagance de ton mari, n’hésite pas,ne t’expose pas davantage… Les fous, on lesenferme ! »
Elle partit sur ce mot. Quand Trouche fut seul avec l’abbéFaujas, il ricana de son mauvais rire, qui montrait ses dentsnoires.
« C’est la propriétaire qui me devra un beau cierge !murmura-t-il. Elle pourra gigoter tant qu’elle voudra, lanuit. »
Le prêtre, le visage terreux, les yeux à terre, ne répondit pas.Puis, il haussa les épaules, il alla lire son bréviaire, sous latonnelle, au fond du jardin.
Le dimanche, par une habitude d’ancien commerçant, Mouretsortait, faisait un tour en ville. Il ne quittait plus que cejour-là la solitude étroite où il s’enfermait avec une sorte dehonte. C’était machinal. Dès le matin, il se rasait, passait unechemise blanche, brossait sa redingote et son chapeau ; puis,après le déjeuner, sans qu’il sût comment, il se trouvait dans larue, marchant à petits pas, l’air propre, les mains derrière ledos.
Un dimanche, comme il mettait le pied hors de chez lui, ilaperçut, sur le trottoir de la rue Balande, Rose, qui causaitvivement avec la bonne de M. Rastoil. Les deux cuisinières seturent en le voyant. Elles l’examinaient d’un air tellementsingulier, qu’il s’assura si un bout de son mouchoir ne pendait pasd’une de ses poches de derrière. Lorsqu’il fut arrivé à la place dela Sous-Préfecture, il tourna la tête, il les retrouva plantées àla même place : Rose imitait le balancement d’un homme ivre,tandis que la bonne du président riait aux éclats.
« Je marche trop vite, elles se moquent de moi »,pensa Mouret.
Il ralentit encore le pas. Dans la rue de la Banne, à mesurequ’il avançait vers le marché, les boutiquiers accouraient sur lesportes, le suivaient curieusement des yeux. Il fit un petit signede tête au boucher, qui resta ahuri, sans lui rendre son salut. Laboulangère, à laquelle il adressa un coup de chapeau, parut sieffrayée qu’elle se rejeta en arrière. La fruitière, l’épicier, lepâtissier se le montraient du doigt, d’un trottoir à l’autre.Derrière lui, il laissait toute une agitation ; des groupes seformaient, des bruits de voix s’élevaient, mêlés dericanements.
« Avez-vous vu comme il marche raide ?
– Oui… Quand il a voulu enjamber le ruisseau, il a faillifaire la cabriole.
– On dit qu’ils sont tous comme ça.
– N’importe, j’ai eu bien peur… Pourquoi le laisse-t-onsortir ? Ça devrait être défendu. »
Mouret, intimidé, n’osait plus se retourner ; il était prisd’une vague inquiétude, tout en ne comprenant pas nettement qu’onparlait de lui. Il marcha plus vite, fit aller les bras d’un airaisé. Il regretta d’avoir mis sa vieille redingote, une redingotenoisette, qui n’était plus à la mode. Arrivé au marché, il hésitaun moment, puis s’engagea résolument au milieu des marchandes delégumes. Mais là sa vue produisit une véritable révolution.
Les ménagères de tout Plassans firent la haie sur son passage.Les marchandes, debout à leurs bancs, les poings aux côtés, ledévisagèrent. Il y eut des poussées, des femmes montèrent sur lesbornes de la halle au blé. Lui, hâtait toujours le pas, cherchant àse dégager, ne pouvant croire décidément qu’il était la cause de cevacarme.
« Ah ! bien, on dirait que ses bras sont des ailes demoulin à vent, dit une paysanne qui vendait des fruits.
– Il marche comme un dératé ; il a failli renversermon étalage, ajouta une marchande de salades.
– Arrêtez-le ! arrêtez-le ! » crièrentplaisamment les meuniers.
Mouret, pris de curiosité, s’arrêta net, se haussa vivement surla pointe des pieds, pour voir ce qui se passait : il croyaitqu’on venait de surprendre un voleur. Un immense éclat de rirecourut dans la foule ; des huées, des sifflets, des crisd’animaux se firent entendre.
« Il n’est pas méchant, ne lui faites pas de mal.
– Tiens ! je ne m’y fierais pas… Il se lève la nuitpour étrangler les gens.
– Le fait est qu’il a de vilains yeux.
– Alors ça lui a pris tout d’un coup ?
– Oui, tout d’un coup… Ce que c’est que de nous,pourtant ! Un homme qui était si doux !… Je m’envais ; ça me fait du mal… Voici trois sous pour lesnavets. »
Mouret venait de reconnaître Olympe au milieu d’un groupe defemmes. Elle avait acheté des pêches superbes, qu’elle portait dansun petit sac à ouvrage de dame comme il faut. Elle devait raconterquelque histoire émouvante, car les commères qui l’entouraientpoussaient des exclamations étouffées, en joignant les mains d’unefaçon lamentable.
« Alors, achevait-elle, il l’a saisie par les cheveux etlui aurait coupé la gorge avec un rasoir qui était sur la commode,si nous n’étions pas arrivés à temps pour empêcher le crime… Ne luidites rien, il ferait un malheur.
– Hein ? quel malheur ? demanda Mouret effaré àOlympe. Les femmes s’étaient écartées, Olympe avait l’air de setenir sur ses gardes ; elle s’esquiva prudemment,murmurant :
« Ne vous fâchez pas, monsieur Mouret… Vous feriez mieux derentrer à la maison. »
Mouret se réfugia dans une ruelle qui menait au cours Sauvaire.Les cris redoublaient, il fut poursuivi un instant par la rumeurgrondante du marché.
« Qu’ont-ils donc aujourd’hui ? pensa-t-il. C’étaitpeut-être de moi qu’ils se moquaient ; pourtant je n’ai pasentendu mon nom… Il y aura eu quelque accident. »
Il ôta son chapeau, le regarda, craignant que quelque gamin nelui eût jeté une poignée de plâtre ; il n’avait non plus nicerf-volant ni queue de rat pendu dans le dos. Cette inspection lecalma. Il reprit sa marche de bourgeois en promenade, dans lesilence de la ruelle ; il déboucha tranquillement sur le coursSauvaire. Les petits rentiers étaient à leur place, sur un banc, ausoleil.
« Tiens ! c’est Mouret », dit le capitaine enretraite, d’un air de profond étonnement.
La plus vive curiosité se peignit sur les visages endormis deces messieurs. Ils allongèrent le cou, sans se lever, laissantMouret debout devant eux ; ils l’étudiaient, des pieds à latête, minutieusement.
« Alors, vous faites un petit tour ? reprit lecapitaine, qui paraissait le plus hardi.
– Oui, un petit tour, répéta Mouret, d’une façondistraite ; le temps est très beau. »
Ces messieurs échangèrent des sourires d’intelligence. Ilsavaient froid, et le ciel venait de se couvrir.
« Très beau, murmura l’ancien tanneur, vous n’êtes pasdifficile… Il est vrai que vous voilà déjà habillé en hiver. Vousavez une drôle de redingote. »
Les sourires se changèrent en ricanements. Mouret sembla prisd’une idée subite.
« Regardez donc, demanda-t-il en se tournant brusquement,si je n’ai pas un soleil dans le dos. »
Les marchands d’amandes retirés ne purent tenir leur sérieuxdavantage, ils éclatèrent. Le farceur de la bande, le capitaine,cligna les yeux.
« Où donc, un soleil ? demanda-t-il. Je ne vois qu’unelune. »
Les autres pouffaient, trouvaient cela extrêmementspirituel.
« Une lune ? dit Mouret. Rendez-moi le service del’effacer ; elle m’a causé des ennuis. »
Le capitaine lui donna trois ou quatre tapes, enajoutant :
« Là ! mon brave, vous voilà débarrassé. Ça ne doitpas être commode d’avoir une lune dans le dos… Vous avez l’airsouffrant ?
– Je ne me porte pas très bien », répondit-il de savoix indifférente.
Et, croyant surprendre des chuchotements sur le banc :
« Oh ! je suis joliment soigné à la maison. Ma femmeest très bonne, elle me gâte… Mais j’ai besoin de beaucoup derepos. C’est pour cela que je ne sors plus, qu’on ne me voit pluscomme autrefois. Quand je serai guéri, je reprendrai lesaffaires.
– Tiens ! interrompit brutalement l’ancien maîtretanneur, on prétend que c’est votre femme qui ne se porte pasbien.
– Ma femme ! Elle n’est pas malade, ce sont desmensonges ! s’écria-t-il en s’animant. Elle n’a rien, rien dutout… On nous en veut, parce que nous nous tenons tranquilles cheznous… Ah bien ! malade, ma femme ! Elle est très forte,elle n’a seulement jamais mal à la tête. »
Et il continua par phrases courtes, balbutiant avec des yeuxinquiets d’homme qui ment et une langue embarrassée de bavarddevenu silencieux. Les petits rentiers avaient des hochements detête apitoyés, tandis que le capitaine se frappait le front del’index. Un ancien chapelier du faubourg, qui avait examiné Mouretdepuis son nœud de cravate jusqu’au dernier bouton de sa redingote,s’était finalement absorbé dans le spectacle de ses souliers. Lelacet du soulier gauche se trouvait dénoué, ce qui paraissaitexorbitant au chapelier ; il poussait du coude ses voisins,leur montrant, d’un clignement d’yeux, ce lacet dont les boutspendaient. Bientôt tout le banc n’eut plus de regards que pour lelacet. Ce fut le comble. Ces messieurs haussèrent les épaules, defaçon à montrer qu’ils ne gardaient plus le moindre espoir.
« Mouret, dit paternellement le capitaine, nouez donc lescordons de votre soulier. »
Mouret regarda ses pieds ; mais il ne sembla pascomprendre, il se remit à parler. Puis, comme on ne lui répondaitplus, il se tut, resta là encore un instant, finit par continuerdoucement sa promenade.
« Il va tomber, c’est sûr, déclara le maître tanneur en selevant pour le voir plus longtemps. Hein ! est-il drôle ?A-t-il assez déménagé ? »
Au bout du cours Sauvaire, lorsque Mouret passa devant le cerclede la Jeunesse, il retrouva les rires étouffés qui l’accompagnaientdepuis qu’il avait mis les pieds dans la rue. Il vit parfaitement,sur le seuil du cercle, Séverin Rastoil qui le désignait à ungroupe de jeunes gens. Décidément, c’était de lui que la villeriait ainsi. Il baissa la tête, pris d’une sorte de peur, nes’expliquant pas cet acharnement, filant le long des maisons. Commeil allait entrer dans la rue Canquoin, il entendit un bruitderrière lui ; il tourna la tête, il aperçut trois gamins quile suivaient : deux grands, l’air effronté, et un tout petit,très sérieux, tenant à la main une vieille orange ramassée dans unruisseau. Alors, il suivit la rue Canquoin, coupa par la place desRécollets, se trouva dans la rue de la Banne. Les gamins lesuivaient toujours.
« Voulez-vous que j’aille vous tirer lesoreilles ? » leur cria-t-il en marchant sur euxbrusquement.
Ils se jetèrent de côté, riant, hurlant, s’échappant à quatrepattes. Mouret, très rouge, se sentit ridicule. Il fit un effortpour se calmer, il reprit son pas de promenade. Ce quil’épouvantait, c’était de traverser la place de la Sous-Préfecture,de passer sous les fenêtres des Rougon, avec cette suite devauriens qu’il entendait grossir et s’enhardir derrière son dos.Comme il avançait, il fut justement obligé de faire un détour pouréviter sa belle-mère qui rentrait des vêpres en compagnie deMme de Condamin.
« Au loup, au loup ! » criaient les gamins.
Mouret, la sueur au front, les pieds butant contre les pavés,entendit la vieille Mme Rougon dire à la femme duconservateur des Eaux et Forêts :
« Oh ! voyez donc, le malheureux ! C’est unehonte. Nous ne pouvons tolérer cela plus longtemps. »
Alors, irrésistiblement, Mouret se mit à courir. Les brastendus, la tête perdue, il se précipita dans la rue Balande, oùs’engouffra avec lui la bande des gamins, au nombre de dix à douze.Il lui semblait que les boutiquiers de la rue de la Banne, lesfemmes du marché, les promeneurs du cours, les jeunes messieurs ducercle, les Rougon, les Condamin, tout Plassans, avec ses riresétouffés, roulaient derrière son dos, le long de la pente raide dela rue. Les enfants tapaient des pieds, glissaient sur les pavéspointus, faisaient un vacarme de meute lâchée dans le quartiertranquille.
« Attrape-le ! hurlaient-ils.
– Houp ! houp ! il est rien cocasse, avec saredingote !
– Ohé ! vous autres, prenez par la rueTaravelle ; vous le pincerez.
– Au galop ! au galop ! »
Mouret, affolé, prit un élan désespéré pour atteindre saporte ; mais le pied lui manqua, il roula sur le trottoir, oùil resta quelques secondes, abattu. Les gamins, craignant lesruades, firent le cercle en poussant des cris de triomphe ;tandis que le tout petit, s’avançant gravement, lui jeta l’orangepourrie, qui s’écrasa sur son œil gauche. Il se releva péniblement,rentra chez lui, sans s’essuyer. Rose dut prendre un balai pourchasser les vauriens.
À partir de ce dimanche, tout Plassans fut convaincu que Mouretétait fou à lier. On citait des faits surprenants. Par exemple, ils’enfermait des journées entières dans une pièce nue, où l’onn’avait pas balayé depuis un an ; et la chose n’était pasinventée à plaisir, puisque les personnes qui la contaient latenaient de la bonne même de la maison. Que pouvait-il faire danscette pièce nue ? Les versions différaient ; la bonnedisait qu’il faisait le mort, ce qui épouvantait tout le quartier.Au marché, on croyait fermement qu’il cachait une bière, danslaquelle il s’étendait tout de son long, les yeux ouverts, lesmains sur la poitrine ; et cela du matin au soir, parplaisir.
« Il y a longtemps que la crise le menaçait, répétaitOlympe dans toutes les boutiques. Ça couvait ; il devenaittriste, il cherchait les coins pour se cacher, vous savez, commeles bêtes qui tombent malades. Moi, dès le jour où j’ai mis le pieddans la maison, j’ai dit à mon mari : « Le propriétairefile un vilain coton. » Il avait les yeux jaunes, la minesournoise. Et depuis lors la maison a été en l’air… Il a eu toutessortes de lubies. Il comptait les morceaux de sucre, enfermaitjusqu’au pain. Il était d’une avarice tellement crasse, que sapauvre femme n’avait plus de chaussures à se mettre… En voilà unemalheureuse, que je plains de tout mon cœur ! Elle en a passé,allez ! Vous figurez-vous sa vie avec ce maniaque, qui ne saitplus même se tenir proprement à table ; il jette sa servietteau milieu du dîner, il s’en va comme un hébété, après avoir pataugédans son assiette… Et taquin avec cela ! Il faisait des scènespour un pot de moutarde dérangé. Maintenant il ne dit plusrien ; il a des regards de bête sauvage, il saute à la gorgedes gens sans pousser un cri… J’en vois de drôles. Si je voulaisparler… »
Lorsqu’elle avait éveillé d’ardentes curiosités et qu’on lapressait de questions, elle murmurait :
« Non, non, ça ne me regarde pas… Madame Mouret est unesainte femme, qui souffre en vraie chrétienne ; elle a sesidées là-dessus, il faut les respecter… Croyez-vous qu’il a voulului couper le cou avec un rasoir ! »
C’était toujours la même histoire, mais elle obtenait un effetcertain : les poings se fermaient, les femmes parlaientd’étrangler Mouret. Quand un incrédule hochait la tête, onl’embarrassait tout net en lui demandant d’expliquer lesépouvantables scènes de chaque nuit ; un fou seul étaitcapable de sauter ainsi à la gorge de sa femme, dès qu’elle secouchait. Il y avait là une pointe de mystère qui aidasingulièrement à répandre l’histoire dans la ville. Pendant prèsd’un mois, la rumeur grossit. Rue Balande, malgré les comméragestragiques colportés par Olympe, le calme s’était fait, les nuits sepassaient tranquillement. Marthe avait des impatiences nerveuses,lorsque, sans parler clairement, ses intimes lui recommandaientd’être très prudente.
« Vous voulez n’en faire qu’à votre tête, n’est-cepas ? disait Rose. Vous verrez… Il recommencera. Nous voustrouverons assassinée, un de ces quatre matins. »
Mme Rougon affectait maintenant d’accourir tousles deux jours. Elle entrait d’un air plein d’angoisse, elledemandait à Rose, dès le vestibule :
« Eh bien ! aucun accident,aujourd’hui ? »
Puis, quand elle voyait sa fille, elle l’embrassait avec unefureur de tendresse, comme si elle avait eu peur de ne plus latrouver là. Elle passait des nuits affreuses, disait-elle ;elle tremblait à chaque coup de sonnette, s’imaginant toujoursqu’on venait lui apprendre quelque malheur ; elle ne vivaitplus. Et, lorsque Marthe lui affirmait qu’elle ne courait aucundanger, elle la regardait avec admiration, elles’écriait :
« Tu es un ange ! Si je n’étais pas là, tu telaisserais tuer sans pousser un soupir. Mais, sois tranquille, jeveille sur toi, je prends mes précautions. Le jour où ton marilèvera le petit doigt, il aura de mes nouvelles. »
Elle ne s’expliquait pas davantage. La vérité était qu’ellerendait visite à toutes les autorités de Plassans. Elle avait ainsiraconté les malheurs de sa fille au maire, au sous-préfet, auprésident du tribunal, d’une façon confidentielle, en leur faisantjurer une discrétion absolue.
« C’est une mère au désespoir qui s’adresse à vous,murmurait-elle avec une larme ; je vous livre l’honneur, ladignité de ma pauvre enfant. Mon mari tomberait malade, si unscandale public avait lieu, et pourtant je ne puis attendre quelquefatale catastrophe… Conseillez-moi, dites-moi ce que je doisfaire. »
Ces messieurs furent charmants. Ils la tranquillisèrent, luipromirent de veiller sur Mme Mouret, tout en setenant à l’écart ; d’ailleurs, au moindre danger, ilsagiraient. Elle insista particulièrement auprès de M. Péqueurdes Saulaies et de M. Rastoil, tous les deux voisins de songendre, pouvant intervenir sur-le-champ, si quelque malheurarrivait.
Cette histoire de fou raisonnable, attendant le coup de minuitpour devenir furieux, donna un vif intérêt aux réunions des deuxsociétés dans le jardin des Mouret. On se montra très empressé devenir saluer l’abbé Faujas. Dès quatre heures, celui-ci descendait,faisant avec bonhomie les honneurs de la tonnelle ; ilcontinuait à s’effacer, répondant par des hochements de tête. Lespremiers jours, on ne fit que des allusions détournées au drame quise passait dans la maison ; mais, un mardi, M. Maffre,qui regardait la façade d’un air inquiet, se hasarda à demander, endésignant d’un coup d’œil une fenêtre du premier étage :
« C’est la chambre, n’est-ce pas ? »
Alors, en baissant la voix, les deux sociétés causèrent del’étrange aventure qui bouleversait le quartier. Le prêtre donnaquelques vagues explications : c’était bien fâcheux, bientriste, et il plaignait tout le monde, sans s’aventurerdavantage.
« Mais vous, docteur, demandaMme de Condamin à M. Porquier, vous quiêtes le médecin de la maison, qu’est-ce que vous pensez de toutcela ? »
Le docteur Porquier hocha longtemps la tête avant de répondre.Il se posa d’abord en homme discret.
« C’est bien délicat, murmura-t-il. Madame Mouret n’est pasd’une forte santé. Quant à monsieur Mouret…
– J’ai vu madame Rougon, dit le sous-préfet. Elle est trèsinquiète.
– Son gendre l’a toujours gênée, interrompit brutalementM. de Condamin. Moi, j’ai rencontré Mouret, l’autre jour,au cercle. Il m’a battu au piquet. Je l’ai trouvé aussi intelligentqu’à l’ordinaire… Le digne homme n’a jamais été un aigle.
– Je n’ai point dit qu’il fût fou, comme le vulgairel’entend, reprit le docteur, qui se crut attaqué ; seulement,je ne dis pas non plus qu’il soit prudent de le laisser enliberté. »
Cette déclaration produisit une certaine émotion.M. Rastoil regarda instinctivement le mur qui séparait lesdeux jardins. Tous les visages se tendaient vers le docteur.
« J’ai connu, continuait-il, une dame charmante, qui tenaitgrand train, donnant à dîner, recevant les personnes les plusdistinguées, causant elle-même avec beaucoup d’esprit. Ehbien ! dès que cette dame était rentrée dans sa chambre, elles’enfermait et passait une partie de la nuit à marcher à quatrepattes autour de la pièce, en aboyant comme une chienne. Ses genscrurent longtemps qu’elle cachait une chienne chez elle… Cette dameoffrait un cas de ce que nous autres médecins nous nommons la folielucide. »
L’abbé Surin retenait des petits rires en regardant lesdemoiselles Rastoil, qu’égayait cette histoire d’une personne commeil faut faisant le chien. Le docteur Porquier se mouchagravement.
« Je pourrais citer vingt histoires semblables,ajouta-t-il ; des gens qui paraissent avoir toute leur raisonet qui se livrent aux extravagances les plus surprenantes, dèsqu’ils se trouvent seuls. M. de Bourdeu a parfaitementconnu un marquis, que je ne veux pas nommer, à Valence…
– Il a été mon ami intime, ditM. de Bourdeu ; il dînait souvent à la préfecture.Son histoire a fait un bruit énorme.
– Quelle histoire ? demandaMme de Condamin, en voyant que le docteur etl’ancien préfet se taisaient.
– L’histoire n’est pas très propre, repritM. de Bourdeu, qui se mit à rire. Le marquis, d’uneintelligence faible, d’ailleurs, passait les journées entières dansson cabinet, où il se disait occupé à un grand ouvrage d’économiepolitique… Au bout de dix ans, on découvrit qu’il y faisait, dumatin au soir, de petites boulettes d’égale grosseur avec…
– Avec ses excréments, acheva le docteur d’une voix sigrave que le mot passa et ne fit pas même rougir les dames.
– Moi, dit l’abbé Bourrette, que ces anecdotes amusaientcomme des contes de fées, j’ai eu une pénitente bien singulière…Elle avait la passion de tuer les mouches ; elle ne pouvait envoir une, sans éprouver l’irrésistible envie de la prendre. Chezelle, elle les enfilait dans des aiguilles à tricoter. Puis,lorsqu’elle se confessait, elle pleurait à chaudes larmes ;elle s’accusait de la mort des pauvres bêtes, elle se croyaitdamnée… Jamais je n’ai pu la corriger. »
L’histoire de l’abbé eut du succès. M. Péqueur des Saulaieset M. Rastoil eux-mêmes daignèrent sourire.
« Il n’y a pas grand mal, lorsqu’on ne tue que des mouches,fit remarquer le docteur. Mais les fous lucides n’ont pas touscette innocence. Il en est qui torturent leur famille par quelquevice caché, passé à l’état de manie : des misérables quiboivent, qui se livrent à des débauches secrètes, qui volent parbesoin de voler, qui agonisent d’orgueil, de jalousie, d’ambition.Et ils ont l’hypocrisie de leur folie, à ce point qu’ilsparviennent à se surveiller, à mener jusqu’au bout les projets lesplus compliqués, à répondre raisonnablement, sans que personnepuisse se douter de leurs lésions cérébrales ; puis, dèsqu’ils rentrent dans l’intimité, dès qu’ils sont seuls avec leursvictimes, ils s’abandonnent à leurs conceptions délirantes, ils sechangent en bourreaux… S’ils n’assassinent pas, ils tuent endétail.
– Alors M. Mouret ? demandaMme de Condamin.
– M. Mouret a toujours été taquin, inquiet,despotique. La lésion paraît s’être aggravée avec l’âge.Aujourd’hui, je n’hésite pas à le placer parmi les fous méchants…J’ai eu une cliente qui s’enfermait comme lui dans une pièceécartée, où elle passait les journées entières à combiner lesactions les plus abominables.
– Mais, docteur, si tel est votre avis, il fautaviser ! s’écria M. Rastoil. Vous devriez faire unrapport à qui de droit. »
Le docteur Porquier resta légèrement embarrassé.
« Nous causons, dit-il, en reprenant son sourire de médecindes dames. Si je suis requis, si les choses deviennent graves, jeferai mon devoir.
– Bah ! conclut méchamment M. de Condamin,les plus fous ne sont pas ceux qu’on pense… Il n’y a pas decervelle saine, pour un médecin aliéniste… Le docteur vient de nousréciter là une page d’un livre sur la folle lucide, que j’ai lu, etqui est intéressant comme un roman. »
L’abbé Faujas avait écouté curieusement, sans prendre part à laconversation. Puis, comme on se taisait, il fit entendre que ceshistoires de fou attristaient les dames ; il voulut qu’onparlât d’autre chose. Mais la curiosité était éveillée, les deuxsociétés se mirent à épier les moindres actes de Mouret. Celui-cine descendait plus qu’une heure par jour au jardin, après ledéjeuner, pendant que les Faujas restaient à table avec sa femme.Dès qu’il y avait mis les pieds, il tombait sous la surveillanceactive de la famille Rastoil et des familiers de lasous-préfecture. Il ne pouvait s’arrêter devant un carré delégumes, s’intéresser à une salade, hasarder un geste, sans donnerlieu, à droite et à gauche, dans les deux jardins, aux commentairesles plus désobligeants. Tout le monde se tournait contre lui.M. de Condamin seul le défendait encore. Mais, un jour,la belle Octavie lui dit, en déjeunant :
« Qu’est-ce que cela peut vous faire que ce Mouret soitfou ?
– À moi ? chère amie, absolument rien, répondit-il,étonné.
– Eh bien ! alors, laissez-le fou, puisque tout lemonde vous dit qu’il est fou… Je ne sais quelle rage vous avezd’être d’un autre avis que votre femme. Cela ne vous portera pasbonheur, mon cher… Ayez donc l’esprit, à Plassans, de n’être passpirituel. »
M. de Condamin sourit.
« Vous avez raison comme toujours, dit-il galamment ;vous savez que j’ai mis ma fortune entre vos mains… Ne m’attendezpas pour dîner. Je vais à cheval jusqu’à Saint-Eutrope, pour donnerun coup d’œil à une coupe de bois. »
Il partit, mâchonnant un cigare.
Mme de Condamin n’ignorait pas qu’il avaitdes tendresses pour une petite fille, du côté de Saint-Eutrope.Mais elle était tolérante, elle l’avait même sauvé deux fois desconséquences de très vilaines histoires. Quant à lui, il était bientranquille sur la vertu de sa femme ; il la savait trop finepour avoir une intrigue à Plassans.
« Vous n’imagineriez jamais à quoi Mouret passe son tempsdans la pièce où il s’enferme ? dit le lendemain leconservateur des Eaux et Forêts, lorsqu’il se rendit à lasous-préfecture. Eh bien ! il compte les s qui setrouvent dans la Bible. Il a craint de s’être trompé, et il a déjàrecommencé trois fois son calcul… Ma foi ! vous aviez raison,il est fêlé du haut en bas, ce farceur-là ! »
Et, à partir de ce moment, M. de Condamin chargeaterriblement Mouret. Il poussait même les choses un peu loin,mettant toute sa hâblerie à inventer des histoires saugrenues quiahurissaient la famille Rastoil. Il prit surtout pour victimeM. Maffre. Un jour, il lui racontait qu’il avait aperçu Mouretà une des fenêtres de la rue, tout nu, coiffé seulement d’un bonnetde femme, faisant des révérences dans le vide. Un autre jour, ilaffirmait avec un aplomb étonnant qu’il était certain d’avoirrencontré à trois heures Mouret, dansant au fond d’un petit bois,comme un homme sauvage ; puis, comme le juge de paix semblaitdouter, il se fâchait, il disait que Mouret pouvait bien s’en allerpar les tuyaux de descente, sans qu’on s’en aperçût. Les familiersde la sous-préfecture souriaient ; mais, dès le lendemain, labonne des Rastoil répandait ces récits extraordinaires dans laville, où la légende de l’homme qui battait sa femme prenait desproportions extraordinaires.
Une après-midi, l’aînée des demoiselles Rastoil, Aurélie,raconta en rougissant que, la veille, s’étant mise à la fenêtre,vers minuit, elle avait aperçu le voisin qui se promenait dans sonjardin avec un grand cierge. M. de Condamin crut que lajeune fille se moquait de lui ; mais elle donnait des détailsprécis.
« Il tenait le cierge de la main gauche. Il s’estagenouillé par terre ; puis, il s’est traîné sur les genoux ensanglotant.
– Peut-être qu’il a commis un crime et qu’il a enterré lecadavre dans son jardin », dit M. Maffre, devenublême.
Alors, les deux sociétés convinrent de veiller un soir, jusqu’àminuit, s’il le fallait, pour avoir le cœur net de cette aventure.La nuit suivante, elles se tinrent aux aguets dans les deuxjardins ; mais Mouret ne parut pas. Trois soirées furent ainsiperdues. La sous-préfecture abandonnait la partie ;Mme de Condamin refusait de rester sous lesmarronniers, où il faisait un noir terrible, lorsque, la quatrièmenuit, par un ciel d’encre, une lumière tremblota au rez-de-chausséedes Mouret. M. Péqueur des Saulaies, averti, se glissalui-même dans l’impasse des Chevillottes, pour inviter la familleRastoil à venir sur la terrasse de son hôtel, d’où l’on dominait lejardin voisin. Le président, à l’affût avec ses demoisellesderrière sa cascade, eut une courte hésitation, réfléchissant que,politiquement, il s’engageait beaucoup en allant ainsi chez lesous-préfet ; mais la nuit était si sombre, sa fille Aurélietenait tellement à prouver la réalité de son histoire, qu’il suivitM. Péqueur des Saulaies, à pas étouffés, dans l’ombre. Ce futde la sorte que la légitimité, à Plassans, pénétra pour la premièrefois chez un fonctionnaire bonapartiste.
« Ne faites pas de bruit, recommanda le sous-préfet ;penchez-vous sur la terrasse. »
M. Rastoil et ses demoiselles trouvèrent là le docteurPorquier, Mme de Condamin et son mari. Lesténèbres étaient si épaisses, qu’on se salua sans se voir.Cependant, toutes les respirations restaient suspendues. Mouretvenait de se montrer sur le perron, avec une bougie plantée dans ungrand chandelier de cuisine.
« Vous voyez qu’il tient un cierge », murmuraAurélie.
Personne ne protesta. Le fait fut acquis, Mouret tenait uncierge. Il descendit lentement le perron, tourna à gauche, demeuraimmobile devant un carré de laitue. Il levait la bougie pouréclairer les salades ; sa face apparaissait toute jaune sur lefond noir de la nuit.
« Quelle figure ! ditMme de Condamin ; j’en rêverai, c’estcertain… Est-ce qu’il dort, docteur ?
– Non, non, répondit M. Porquier, il n’est passomnambule, il est bien éveillé… Vous distinguez la fixité de sesregards ; je vous prie aussi de remarquer la sécheresse de sesmouvements…
– Taisez-vous donc, nous n’avons pas besoin d’uneconférence », interrompit M. Péqueur des Saulaies.
Alors, le silence le plus profond régna. Mouret, ayant enjambéles buis, s’était agenouillé au milieu des salades. Il baissait labougie, il cherchait le long des rigoles, sous les feuilles vertesétalées. De temps à autre, il avait un petit grognement ; ilsemblait écraser, enfoncer quelque chose en terre. Cela dura prèsd’une demi-heure.
« Il pleure, je vous le disais bien, répétaitcomplaisamment Aurélie.
– C’est réellement très effrayant, balbutiaitMme de Condamin. Rentrons, je vous enprie. »
Mouret laissa tomber sa bougie, qui s’éteignit. On l’entendit sefâcher et remonter le perron en butant contre les marches. Lesdemoiselles Rastoil avaient poussé un léger cri de terreur. Ellesne se rassurèrent que dans le petit salon éclairé, oùM. Péqueur des Saulaies voulut absolument que la sociétéacceptât une tasse de thé et des biscuits.Mme de Condamin continuait à être toutetremblante ; elle se pelotonnait dans le coin d’unecauseuse ; elle assurait, avec un sourire attendri, que jamaiselle ne s’était sentie si impressionnée, même un matin où elleavait eu la vilaine curiosité d’aller voir une exécutioncapitale.
« C’est singulier, dit M. Rastoil, qui réfléchissaitprofondément depuis un instant, Mouret avait l’air de chercher deslimaces sous ses salades. Les jardins en sont empoisonnés, et je mesuis laissé dire qu’on ne les détruit bien que la nuit.
– Les limaces ! s’écriaM. de Condamin ; allez, il s’inquiète bien deslimaces ! Est-ce qu’on va chercher des limaces avec uncierge ? Je crois plutôt, comme M. Maffre, qu’il y aquelque crime là-dessous… Ce Mouret n’a-t-il jamais eu unedomestique qui ait disparu ? Il faudrait faire uneenquête. »
M. Péqueur des Saulaies comprit que son ami le conservateurdes Eaux et Forêts allait un peu loin. Il murmura, en buvant unegorgée de thé :
« Non, non, mon cher. Il est fou, il a des imaginationsextraordinaires, voilà tout… C’est déjà bien assezterrifiant. »
Il prit l’assiette de biscuits, qu’il présenta aux demoisellesRastoil en cambrant sa taille de bel officier ; puis, reposantl’assiette, il continua :
« Quand on pense que ce malheureux s’est occupé depolitique ! Je ne veux pas vous reprocher votre alliance avecles républicains, monsieur le président ; mais avouez que lemarquis de Lagrifoul avait là un partisan bien étrange. »
M. Rastoil était devenu très grave. Il fit un geste vague,sans répondre.
« Et il s’en occupe toujours ; c’est peut-être lapolitique qui lui tourne la tête, dit la belle Octavie ens’essuyant délicatement les lèvres. On le donne comme très ardentpour les prochaines élections, n’est-ce pas, monami ? »
Elle s’adressait à son mari, auquel elle jeta un regard.
« Il en crèvera ! s’écriaM. de Condamin ; il répète partout qu’il est lemaître du scrutin, qu’il fera nommer un cordonnier, si cela luiplaît.
– Vous exagérez, dit le docteur Porquier ; il n’a plusautant d’influence, la ville entière se moque de lui.
– Eh ! c’est ce qui vous trompe ! S’il le veut,il mènera aux urnes tout le vieux quartier et un grand nombre devillages… Il est fou, c’est vrai, mais c’est une recommandation… Jele trouve encore très raisonnable, pour un républicain. »
Cette plaisanterie médiocre obtint un vif succès. Lesdemoiselles Rastoil eurent elles-mêmes de petits rires depensionnaire. Le président voulut bien approuver de la tête ;il sortit de sa gravité, il dit en évitant de regarder lesous-préfet :
« Lagrifoul ne nous a peut-être pas rendu les services quenous étions en droit d’attendre ; mais un cordonnier, ceserait vraiment honteux pour Plassans ! »
Et il ajouta vivement, comme pour couper court sur ladéclaration qu’il venait de faire :
« Il est une heure et demie ; c’est une débauche…Monsieur le sous-préfet, tous nos remerciements. »
Ce fut Mme de Condamin, qui, en jetant unchâle sur ses épaules, trouva moyen de conclure.
« Enfin, dit-elle, on ne peut pas laisser conduire lesélections par un homme qui va s’agenouiller au milieu de sessalades, à minuit passé. » Cette nuit devint légendaire.M. de Condamin eut beau jeu, lorsqu’il raconta l’aventureà M. de Bourdeu, à M. Maffre et aux abbés, quin’avaient pas vu le voisin avec un cierge. Trois jours plus tard,le quartier jurait avoir aperçu le fou qui battait sa femme sepromenant la tête couverte d’un drap de lit. Sous la tonnelle, auxréunions de l’après-midi, on se préoccupait surtout de lacandidature possible du cordonnier de Mouret. On riait, tout ens’étudiant les uns les autres. C’était une façon de se tâterpolitiquement. M. de Bourdeu, à certaines confidences deson ami le président, croyait comprendre qu’une entente tacitepourrait se faire sur son nom entre la sous-préfecture etl’opposition modérée, de façon à battre honteusement lesrépublicains. Aussi se montrait-il de plus en plus sarcastiquecontre le marquis de Lagrifoul, dont il relevait scrupuleusementles moindres bévues à la Chambre. M. Delangre, qui ne venaitque de loin en loin, en alléguant les soucis de son administrationmunicipale, souriait finement, à chaque nouvelle moquerie del’ancien préfet.
« Vous n’avez plus qu’à enterrer le marquis, monsieur lecuré », dit-il un jour à l’oreille de l’abbé Faujas.
Mme de Condamin, qui l’entendit, tourna latête, posant un doigt sur ses lèvres avec une moue d’une maliceexquise.
L’abbé Faujas, maintenant, laissait parler politique devant lui.Il donnait même parfois un avis, était pour l’union des espritshonnêtes et religieux. Alors, tous renchérissaient, M. Péqueurdes Saulaies, M. Rastoil, M. de Bourdeu, jusqu’àM. Maffre. Il devait être si facile de s’entendre entre gensde bien, de travailler en commun à la consolidation des grandsprincipes, sans lesquels aucune société ne saurait exister !Et la conversation tournait sur la propriété, sur la famille, surla religion. Parfois le nom de Mouret revenait, etM. de Condamin murmurait :
« Je ne laisse venir ma femme ici qu’en tremblant. J’aipeur, que voulez-vous !… Vous verrez de drôles de choses, auxélections, s’il est encore libre ! »
Cependant, tous les matins, Trouche tâchait d’effrayer l’abbéFaujas, dans l’entretien qu’il avait régulièrement avec lui. Il luidonnait les nouvelles les plus alarmantes : les ouvriers duvieux quartier s’occupaient beaucoup trop de la maisonMouret ; ils parlaient de voir le bonhomme, de juger son état,de prendre son avis.
Le prêtre, d’ordinaire, haussait les épaules. Mais, un jour,Trouche sortit de chez lui, l’air enchanté. Il vint embrasserOlympe en s’écriant :
« Cette fois, ma fille, c’est fait.
– Il te permet d’agir ? demanda-t-elle.
– Oui, en toute liberté… Nous allons être jolimenttranquilles, quand l’autre ne sera plus là. »
Elle était encore couchée ; elle se renfonça sous lacouverture, faisant des sauts de carpe, riant comme une enfant.
« Ah bien ! tout va être à nous, n’est-ce pas ?…Je prendrai une autre chambre. Et je veux aller dans le jardin, jeveux faire ma cuisine en bas… Tiens ! mon frère nous doit biença. Tu lui auras donné un fier coup de main ! »
Le soir, Trouche arriva vers dix heures seulement au café borgnedans lequel il se rencontrait avec Guillaume Porquier et d’autresjeunes gens comme il faut de la ville. On le plaisanta sur sonretard, on l’accusa d’être allé aux remparts avec une des jeunescoquines de l’œuvre de la Vierge. Cette plaisanterie, d’habitude,le flattait ; mais il resta grave. Il dit qu’il avait eu desaffaires, des affaires sérieuses. Ce ne fut que vers minuit, quandil eut vidé les carafons du comptoir, qu’il devint tendre etexpansif. Il tutoya Guillaume, il balbutia, le dos contre le mur,rallumant sa pipe à chaque phrase :
« J’ai vu ton père, ce soir. C’est un brave homme… J’avaisbesoin d’un papier. Il a été très gentil, très gentil. Il me l’adonné. Je l’ai là, dans ma poche… Ah ! il ne voulait pasd’abord. Il disait que ça regardait la famille. Je lui aidit : « Moi, je suis la famille, j’ai l’ordre de lamaman… » Tu la connais, la maman ; tu vas chez elle. Unebrave femme. Elle avait paru très contente, lorsque j’étais allélui conter l’affaire, auparavant… Alors, il m’a donné le papier. Tupeux le toucher, tu le sentiras dans ma poche… »
Guillaume le regardait fixement, cachant sa vive curiosité sousun rire de doute.
« Je ne mens pas, continua l’ivrogne ; le papier estdans ma poche… Tu l’as senti ?
– C’est un journal », dit le jeune homme.
Trouche, en ricanant, tira de sa redingote une grande enveloppe,qu’il posa sur la table au milieu des tasses et des verres. Il ladéfendit un instant contre Guillaume, qui avait allongé lamain ; puis, il la lui laissa prendre, riant plus fort, commesi on l’avait chatouillé. C’était une déclaration du docteurPorquier, fort détaillée, sur l’état mental du sieur FrançoisMouret, propriétaire, à Plassans.
« Alors on va le coffrer ? demanda Guillaume enrendant le papier.
– Ça ne te regarde pas, mon petit, répondit Trouche,redevenu méfiant. C’est pour sa femme, ce papier-là. Moi, je nesuis qu’un ami qui aime à rendre service. Elle fera ce qu’ellevoudra… Elle ne peut pas non plus se laisser massacrer, cettepauvre dame. »
Il était si gris, que, lorsqu’on les mit à la porte du café,Guillaume dut l’accompagner jusqu’à la rue Balande. Il voulait secoucher sur tous les bancs du cours Sauvaire. Arrivé à la place dela Sous-Préfecture, il sanglota, il répéta :
« Il n’y a plus d’amis, c’est parce que je suis pauvrequ’on me méprise… Toi, tu es un bon garçon. Tu viendras prendre lecafé avec nous, quand nous serons les maîtres. Si l’abbé nous gêne,nous l’enverrons rejoindre l’autre… Il n’est pas fort, l’abbé,malgré ses grands airs ; je lui fais voir les étoiles en pleinmidi… Tu es un ami, un vrai, n’est-ce pas ? Le Mouret estenfoncé, nous boirons son vin. »
Lorsqu’il eut mit Trouche à sa porte, Guillaume traversaPlassans endormi et vint siffler doucement devant la maison du jugede paix. C’était un signal. Les fils Maffre, que leur pèreenfermait de sa main dans leur chambre, ouvrirent une croisée dupremier étage, d’où ils descendirent en s’aidant des barreaux dontles fenêtres du rez-de-chaussée étaient barricadées. Chaque nuit,ils allaient ainsi au vice, en compagnie du fils Porquier.
« Ah bien ! leur dit celui-ci, lorsqu’ils eurent gagnéen silence les ruelles noires des remparts, nous aurions tort denous gêner… Si mon père parle encore de m’envoyer faire pénitencedans quelque trou, j’ai de quoi lui répondre… Voulez-vous parierque je me fais recevoir du cercle de la Jeunesse, quand jevoudrai ? »
Les fils Maffre tinrent le pari. Tous trois se glissèrent dansune maison jaune, à persiennes vertes, adossée dans un angle desremparts, au fond d’un cul-de-sac.
La nuit suivante, Marthe eut une crise épouvantable. Elle avaitassisté, le matin, à une longue cérémonie religieuse, qu’Olympeavait tenu à voir jusqu’au bout. Lorsque Rose et les locatairesaccoururent aux cris déchirants qu’elle jetait, ils la trouvèrentétendue au pied du lit, le front fendu. Mouret, à genoux au milieudes couvertures, frissonnait.
« Cette fois, il l’a tuée ! » cria lacuisinière.
Et elle le prit entre ses bras, bien qu’il fût en chemise, lepoussa à travers la chambre, jusque dans son bureau, dont la portese trouvait de l’autre côté du palier ; elle retourna luijeter un matelas et des couvertures. Trouche était parti en courantchercher le docteur Porquier. Le docteur pansa la plaie deMarthe ; deux lignes plus bas, dit-il, le coup était mortel.En bas, dans le vestibule, devant tout le monde, il déclara qu’ilfallait agir, qu’on ne pouvait laisser plus longtemps la vie deMme Mouret à la merci d’un fou furieux.
Marthe dut garder le lit, le lendemain. Elle avait encore un peude délire ; elle voyait une main de fer qui lui ouvrait lecrâne avec une épée flamboyante. Rose refusa absolument à Mouret dele laisser entrer. Elle lui servit à déjeuner dans le bureau, surla table poussiéreuse. Il ne mangea pas. Il regardait stupidementson assiette, lorsque la cuisinière introduisit auprès de lui troismessieurs vêtus de noir.
« Vous êtes les médecins ? demanda-t-il. Commentva-t-elle ?
– Elle va mieux », répondit un des messieurs.
Mouret coupa machinalement du pain, comme s’il allait se mettreà manger.
« J’aurais voulu que les enfants fussent là,murmura-t-il ; ils la soigneraient, nous serions moins seuls…C’est depuis que les enfants sont partis qu’elle est malade… Je nesuis pas bien, moi non plus. »
Il avait porté une bouchée de pain à sa bouche, et de grosseslarmes coulaient sur ses joues. Le personnage qui avait déjà parlélui dit alors, en jetant un regard sur ses deuxcompagnons :
« Voulez-vous que nous allions les chercher, vosenfants ?
– Je veux bien ! s’écria Mouret, qui se leva. Partonstout de suite. »
Dans l’escalier, il ne vit pas Trouche et sa femme, penchésau-dessus de la rampe du second étage, qui le suivaient à chaquemarche, de leurs yeux ardents. Olympe descendit rapidement derrièrelui, se jeta dans la cuisine, où Rose guettait par la fenêtre, trèsémotionnée. Et quand une voiture, qui attendait à la porte, eutemmené Mouret, elle remonta quatre à quatre les deux étages, pritTrouche par les épaules, le fit danser autour du palier, crevant dejoie.
« Emballé ! » cria-t-elle.
Marthe resta huit jours couchée. Sa mère la venait voir chaqueaprès-midi, se montrait d’une tendresse extraordinaire. Les Faujas,les Trouche, se succédaient autour de son lit.Mme de Condamin elle-même lui rendit plusieursvisites. Il n’était plus question de Mouret. Rose répondait à samaîtresse que monsieur avait dû aller à Marseille ; mais,lorsque Marthe put descendre pour la première fois et se mettre àtable dans la salle à manger, elle s’étonna, elle demanda son mariavec un commencement d’inquiétude.
« Voyons, chère dame, ne vous faites pas de mal, ditMme Faujas ; vous retomberez au lit. Il afallu prendre un parti. Vos amis ont dû se consulter et agir dansvos intérêts.
– Vous n’avez pas à le regretter, s’écria brutalement Rose,après le coup de bâton qu’il vous a donné sur la tête. Le quartierrespire depuis qu’il n’est plus là. On craignait toujours qu’il nemît le feu ou qu’il ne sortit dans la rue avec un couteau. Moi, jecachais tous les couteaux de ma cuisine ; la bonne deM. Rastoil aussi… Et votre pauvre mère qui ne vivaitplus !… Allez, le monde qui venait vous voir pendant votremaladie, toutes ces dames, tous ces messieurs, me le disaient bien,lorsque je les reconduisais : « C’est un bon débarraspour Plassans. Une ville est toujours sur le qui-vive quand unhomme comme ça va et vient en liberté. »
Marthe écoutait ce flux de paroles, les yeux agrandis,horriblement pâle. Elle avait laissé retomber sa cuiller ;elle regardait en face d’elle, par la fenêtre ouverte, comme siquelque vision, montant derrière les arbres fruitiers du jardin,l’avait terrifiée.
« Les Tulettes, les Tulettes ! » bégaya-t-elle ense cachant les yeux sous ses mains frémissantes.
Elle se renversait, se raidissait déjà dans une attaque denerfs, lorsque l’abbé Faujas, qui avait achevé son potage, lui pritles mains, qu’il serra fortement, et en murmurant de sa voix laplus souple :
« Soyez forte devant cette épreuve que Dieu vous envoie. Ilvous accordera des consolations, si vous ne vous révoltezpas ; il saura vous ménager le bonheur que vousméritez. »
Sous la pression des mains du prêtre, sous la tendre inflexionde ses paroles, Marthe se redressa, comme ressuscitée, les jouesardentes.
« Oh ! oui, dit-elle en sanglotant, j’ai besoin debeaucoup de bonheur, promettez-moi beaucoup de bonheur. »
Les élections générales devaient avoir lieu en octobre. Vers lemilieu de septembre, Mgr Rousselot partitbrusquement pour Paris, après avoir eu un long entretien avecl’abbé Faujas. On parla d’une maladie grave d’une de ses sœurs, quihabitait Versailles. Cinq jours plus tard, il était deretour ; il se faisait faire une lecture par l’abbé Surin,dans son cabinet. Renversé au fond d’un fauteuil, frileusementenveloppé dans une douillette de soie violette, bien que la saisonfût encore très chaude, il écoutait avec un sourire la voixféminine du jeune abbé qui scandait amoureusement des strophesd’Anacréon.
« Bien, bien, murmurait-il, vous avez la musique de cettebelle langue. »
Puis, regardant la pendule, le visage inquiet, ilreprit :
« Est-ce que l’abbé Faujas est déjà venu ce matin ?…Ah ! mon enfant, que de tracas ! J’ai encore dans lesoreilles cet abominable tapage du chemin de fer… À Paris, il a plutout le temps ! J’avais des courses aux quatre coins de laville, je n’ai vu que de la boue. » L’abbé Surin posa sonlivre sur le coin d’une console.
« Monseigneur est-il satisfait des résultats de sonvoyage ? demanda-t-il avec la familiarité d’un enfantgâté.
– Je sais ce que je voulais savoir, répondit l’évêque enretrouvant son fin sourire. J’aurais dû vous emmener. Vous auriezappris des choses utiles à connaître, quand on a votre âge, etqu’on est destiné à l’épiscopat par sa naissance et sesrelations.
– Je vous écoute, monseigneur », dit le jeune prêtred’un air suppliant.
Mais le prélat hocha la tête.
« Non, non, ces choses-là ne se disent pas… Soyez l’ami del’abbé Faujas, il pourra peut-être beaucoup pour vous un jour. J’aieu des renseignements très complets. »
L’abbé Surin joignit les mains, d’un geste de curiosité sicâline, que Mgr Rousselot continua :
« Il avait eu des difficultés à Besançon… Il était à Paris,très pauvre, dans un hôtel garni. C’est lui qui est allé s’offrir.Le ministre cherchait justement des prêtres dévoués augouvernement. J’ai compris que Faujas l’avait d’abord effrayé, avecsa mine noire et sa vieille soutane. C’est à tout hasard qu’il l’aenvoyé ici… Le ministre s’est montré très aimable pourmoi. »
L’évêque achevait ses phrases par un léger balancement de lamain, cherchant les mots, craignant d’en trop dire. Puis,l’affection qu’il portait à son secrétaire l’emporta ; ilajouta vivement :
« Enfin, croyez-moi, soyez utile au curé deSaint-Saturnin ; il va avoir besoin de tout le monde, il meparaît homme à n’oublier ni une injure ni un bienfait. Mais ne vousliez pas avec lui. Il finira mal. Ceci est une impressionpersonnelle.
– Il finira mal ? répéta le jeune abbé avecsurprise.
– Oh ! en ce moment, il est en plein triomphe… C’estsa figure qui m’inquiète, mon enfant ; il a un masqueterrible. Cet homme-là ne mourra pas dans son lit… N’allez pas mecompromettre ; je ne demande qu’à vivre tranquille, je n’aiplus besoin que de repos. »
L’abbé Surin reprenait son livre, lorsque l’abbé Faujas se fitannoncer. Mgr Rousselot, l’air riant, les mainstendues, s’avança à sa rencontre, en l’appelant « mon chercuré ».
« Laissez-nous, mon enfant », dit-il à son secrétaire,qui se retira.
Il parla de son voyage. Sa sœur allait mieux ; il avait puserrer la main à de vieux amis.
« Et avez-vous vu le ministre ? demanda l’abbé Faujasen le regardant fixement.
– Oui, j’ai cru devoir lui faire une visite, réponditl’évêque, qui se sentit rougir. Il m’a dit un grand bien devous.
– Alors vous ne doutez plus, vous vous confiez àmoi ?
– Absolument, mon cher curé. D’ailleurs je n’entends rien àla politique, je vous laisse le maître. »
Ils causèrent ensemble toute la matinée. L’abbé Faujas obtint delui qu’il ferait une tournée dans le diocèse ; ill’accompagnerait, lui soufflerait ses moindres paroles. Il étaitnécessaire, en outre, de mander tous les doyens, de façon que lescurés des plus petites communes pussent recevoir des instructions.Cela ne présentait aucune difficulté, le clergé obéirait. Labesogne la plus délicate était dans Plassans même, dans le quartierSaint-Marc. La noblesse, claquemurée au fond de ses hôtels,échappait entièrement à l’action du prêtre ; il n’avait puagir jusqu’alors que sur les royalistes ambitieux, les Rastoil, lesMaffre, les Bourdeu. L’évêque lui promit de sonder certains salonsdu quartier Saint-Marc où il était reçu. D’ailleurs, en admettantmême que la noblesse votât mal, elle ne réunirait qu’une minoritéridicule, si la bourgeoisie cléricale l’abandonnait.
« Maintenant, dit Mgr Rousselot en selevant, il serait peut-être bon que je connusse le nom de votrecandidat, afin de le recommander en toutes lettres. »
L’abbé Faujas sourit.
« Un nom est dangereux, répondit-il. Dans huit jours, il neresterait plus un morceau de notre candidat, si nous le nommionsaujourd’hui…
Le marquis de Lagrifoul est devenu impossible.M. de Bourdeu, qui compte se mettre sur les rangs, estplus impossible encore. Nous les laisserons se détruire l’un parl’autre, nous n’interviendrons qu’au dernier moment… Ditessimplement qu’une élection purement politique serait regrettable,qu’il faudrait, dans l’intérêt de Plassans, un homme choisi endehors des partis, connaissant à fond les besoins de la ville et dudépartement. Donnez même à entendre que cet homme est trouvé ;mais n’allez pas plus loin. »
L’évêque sourit à son tour. Il retint le prêtre, au moment oùcelui-ci prenait congé.
« Et l’abbé Fenil ? lui demanda-t-il en baissant lavoix. Ne craignez-vous pas qu’il se jette en travers de vosprojets ? »
L’abbé Faujas haussa les épaules.
« Il n’a plus bougé, dit-il.
– Justement, reprit le prélat, cette tranquillitém’inquiète. Je connais Fenil, c’est le prêtre le plus haineux demon diocèse. Il a peut-être abandonné la vanité de vous battre surle terrain politique ; mais soyez sûr qu’il se vengera d’hommeà homme… Il doit vous guetter du fond de sa retraite.
– Bah ! dit l’abbé Faujas, qui montra ses dentsblanches, il ne me mangera pas tout vivant, peut-être. »
L’abbé Surin venait d’entrer. Quand le curé de Saint-Saturninfut parti, il égaya beaucoup Mgr Rousselot, enmurmurant :
« S’ils pouvaient se dévorer l’un l’autre, comme les deuxrenards dont il ne resta que les deux queues ! »
La période électorale allait s’ouvrir. Plassans, que lesquestions politiques laissent parfaitement calme d’ordinaire, avaitun commencement de légère fièvre. Une bouche invisible semblaitsouffler la guerre dans les rues paisibles. Le marquis deLagrifoul, qui habitait la Palud, une grosse bourgade voisine,était descendu, depuis quinze jours, chez un de ses parents, lecomte de Valqueyras, dont l’hôtel occupait tout un coin du quartierSaint-Marc. Il se faisait voir, se promenait sur le cours Sauvaire,allait à Saint-Saturnin, saluait les personnes influentes, sanssortir cependant de sa maussaderie de gentilhomme. Mais ces effortsd’amabilité, qui avaient suffi une première fois, ne paraissaientpas avoir un grand succès. Des accusations couraient, grossieschaque jour, venues on ne savait de quelle source : le marquisétait d’une nullité déplorable ; avec un autre homme que lemarquis, Plassans aurait eu depuis longtemps un embranchement dechemin de fer, le reliant à la ligne de Nice ; enfin, quand unenfant du pays allait voir le marquis à Paris, il devait fairetrois ou quatre visites avant d’obtenir le moindre service.Cependant, bien que la candidature du député sortant fût trèscompromise par ces reproches, aucun autre candidat ne s’étaitencore mis sur les rangs d’une façon nette. On parlait deM. de Bourdeu, tout en disant qu’il serait très difficilede réunir une majorité sur le nom de cet ancien préfet deLouis-Philippe, qui n’avait nulle part des attaches solides. Lavérité était qu’une influence inconnue venait, à Plassans, dedéranger absolument les chances prévues des différentescandidatures, en rompant l’alliance des légitimistes et desrépublicains. Ce qui dominait, c’était une perplexité générale, uneconfusion pleine d’ennui, un besoin de bâcler au plus vitel’élection.
« La majorité est déplacée, répétaient les fins politiquesdu cours Sauvaire. La question est de savoir comment elle sefixera. »
Dans cette fièvre de division qui passait sur la ville, lesrépublicains voulurent avoir leur candidat. Ils choisirent unmaître chapelier, un sieur Maurin, bonhomme très aimé des ouvriers.Trouche, dans les cafés, le soir, trouvait Maurin bien pâle ;il proposait un proscrit de Décembre, un charron des Tulettes, quiavait le bon sens de refuser. Il faut dire que Trouche se donnaitcomme un républicain des plus ardents. Il se serait mis lui-même enavant, disait-il, s’il n’avait pas eu le frère de sa femme dans lacalotte ; à son grand regret, il se voyait forcé de manger lepain des cagots, ce qui l’obligeait à rester dans l’ombre. Il futun des premiers à répandre de vilains bruits sur le marquisLagrifoul ; il conseilla également la rupture avec leslégitimistes. Les républicains, à Plassans, qui étaient fort peunombreux, devaient être forcément battus. Mais le triomphe deTrouche fut d’accuser la bande de la sous-préfecture et la bandedes Rastoil d’avoir fait disparaître le pauvre Mouret, dans le butde priver le parti démocratique d’un de ses chefs les plushonorables. Le soir où il lança cette accusation, chez unliquoriste de la rue Canquoin, les gens qui se trouvaient là seregardèrent d’un air singulier. Les commérages du vieux quartier,s’attendrissant sur « le fou qui battait sa femme »,maintenant qu’il était enfermé, racontaient que l’abbé Faujas avaitvoulu se débarrasser d’un mari gênant. Trouche alors, chaque soir,répéta son histoire, en tapant du poing sur les tables des cafés,avec une telle conviction, qu’il finit par imposer une légende danslaquelle M. Péqueur des Saulaies jouait le rôle le plusétrange du monde. Il y eut un retour absolu en faveur de Mouret. Ildevint une victime politique, un homme dont on avait craintl’influence, au point de le loger dans un cabanon des Tulettes.
« Laissez-moi arranger mes affaires, disait Trouche d’unair confidentiel. Je planterai là toutes ces sacrées dévotes, etj’en raconterai de belles sur leur œuvre de la Vierge… Une joliemaison, où ces dames donnent des rendez-vous ! »
Cependant, l’abbé Faujas se multipliait ; on ne voyait quelui dans les rues, depuis quelque temps. Il se soignait davantage,faisait effort pour garder un sourire aimable aux lèvres. Lespaupières, par instants, se baissaient, éteignant la flamme sombrede son regard. Souvent, à bout de patience, las de ces luttesmesquines de chaque jour, il rentrait dans sa chambre nue, lespoings serrés, les épaules gonflées de sa force inutile, souhaitantquelque colosse à étouffer pour se soulager. La vieilleMme Rougon, qu’il continuait à voir en secret,était son bon génie ; elle le chapitrait d’importance, tenaitson grand corps plié devant elle sur une chaise basse, lui répétaitqu’il devrait plaire, qu’il gâterait tout en montrant bêtement sesbras nus de lutteur. Plus tard, quand il serait le maître, ilprendrait Plassans à la gorge, il l’étranglerait, si cela pouvaitle contenter. Certes, elle n’était pas tendre pour Plassans, contrelequel elle avait une rancune de quarante années de misère, etqu’elle faisait crever de dépit depuis le coup d’État.
« C’est moi qui porte la soutane, lui disait-elle parfoisen souriant ; vous avez des allures de gendarme, mon chercuré. »
Le prêtre se montrait surtout très assidu à la salle de lecturedu cercle de la Jeunesse. Il y écoutait d’une façon indulgente lesjeunes gens parler politique, hochant la tête, répétant quel’honnêteté suffisait. Sa popularité grandissait. Il avait consentiun soir à jouer au billard, s’y montrant d’une forceremarquable ; en petit comité, il acceptait des cigarettes.Aussi le cercle prenait-il son avis en toutes choses. Ce qui achevade le poser comme un homme tolérant, ce fut la façon pleine debonhomie dont il plaida la réception de Guillaume Porquier, quiavait renouvelé sa demande.
« J’ai vu ce jeune homme, dit-il ; il est venu mefaire sa confession générale, et, ma foi ! je lui ai donnél’absolution. À tout péché, miséricorde… Ce n’est pas parce qu’il adécroché quelques enseignes à Plassans et fait des dettes à Paris,qu’il faut le traiter en lépreux. »
Lorsque Guillaume eut été reçu, il dit en ricanant aux filsMaffre :
« Eh bien ! vous me devez deux bouteilles dechampagne… Vous voyez que le curé fait tout ce que je veux. J’aiune petite machine pour le chatouiller à l’endroit sensible, etalors il rit, mes enfants, il n’a plus rien à me refuser.
– Il n’a pas l’air de beaucoup t’aimer pourtant, fitremarquer Alphonse ; il te regarde joliment de travers.
– Bah ! c’est que je l’aurai chatouillé trop fort…Vous verrez que nous serons bientôt les meilleurs amis dumonde. »
En effet, l’abbé Faujas parut se prendre d’affection pour lefils du docteur ; il disait que ce pauvre jeune homme avaitbesoin d’être conduit par une main très douce. Guillaume, en peu detemps, devint le boute-en-train du cercle ; il inventa desjeux, fit connaître la recette d’un punch au kirsch, débaucha lestout jeunes gens échappés du collège. Ses vices aimables luidonnèrent une influence énorme. Pendant que les orgues ronflaientau-dessus de la salle de billard, il buvait des chopes, entouré desfils de tous les personnages comme il faut de Plassans, leurracontant des indécences qui les faisaient pouffer de rire. Lecercle glissa ainsi aux polissonneries complotées dans les coins.Mais l’abbé Faujas n’entendait rien. Guillaume le donnait« comme une forte caboche », qui roulait de grandespensées.
« L’abbé sera évêque quand il voudra, racontait-il. Il adéjà refusé une cure à Paris. Il désire rester à Plassans, il s’estpris de tendresse pour la ville… Moi, je le nommerais député. C’estlui qui ferait nos affaires à la Chambre ! Mais iln’accepterait pas, il est trop modeste… On pourra le consulter,quand viendront les élections. Il ne mettra personne dedans,celui-là ! »
Lucien Delangre restait l’homme grave du cercle. Il montrait unegrande déférence pour l’abbé Faujas, il lui conquérait le groupedes jeunes gens studieux. Souvent il se rendait avec lui au cercle,causant vivement, se taisant dès qu’ils entraient dans la sallecommune.
L’abbé, régulièrement, en sortant du café établi dans les cavesdes Minimes, se rendait à l’œuvre de la Vierge. Il arrivait aumilieu de la récréation, se montrait en souriant sur le perron dela cour. Alors toutes les galopines accouraient, se disputant sespoches, où traînaient toujours des images de sainteté, deschapelets, des médailles bénites. Il s’était fait adorer de cesgrandes filles en leur donnant de petites tapes sur les joues et enleur recommandant d’être bien sages, ce qui mettait des riressournois sur leurs mines effrontées. Souvent les religieuses seplaignaient à lui ; les enfants confiés à leur garde étaientindisciplinables, elles se battaient à s’arracher les cheveux,elles faisaient pis encore. Lui, ne voyait que despeccadilles ; il sermonnait les plus turbulentes, dans lachapelle, d’où elles sortaient soumises. Parfois, il prenaitprétexte d’une faute plus grave pour faire appeler les parents, etles renvoyait, touchés de sa bonhomie. Les galopines de l’œuvre dela Vierge lui avaient ainsi gagné le cœur des familles pauvres dePlassans. Le soir, en rentrant chez elles, elles racontaient deschoses extraordinaires sur monsieur le curé. Il n’était pas rared’en rencontrer deux, dans les coins sombres des remparts, en trainde se gifler, sur la question de décider laquelle des deux monsieurle curé aimait le mieux.
« Ces petites coquines représentent bien deux à troismilliers de voix », pensait Trouche en regardant, de lafenêtre de son bureau, les amabilités de l’abbé Faujas.
Il s’était offert pour conquérir « ces petits cœurs »,comme il nommait les jeunes filles ; mais le prêtre, inquietde ses regards luisants, lui avait formellement interdit de mettreles pieds dans la cour. Il se contentait, lorsque les religieusestournaient le dos, de jeter des friandises aux « petitscœurs », comme on jette des miettes de pain aux moineaux. Ilemplissait surtout de dragées le tablier d’une grande blonde, lafille d’un tanneur, qui avait, à treize ans, des épaules de femmefaite.
La journée de l’abbé Faujas n’était point finie ; ilrendait ensuite de courtes visites aux dames de la société.Mme Rastoil, Mme Delangre, lerecevaient avec des mines ravies ; elles répétaient sesmoindres mots, se faisaient avec lui un fonds de conversation pourtoute une semaine. Mais sa grande amie étaitMme de Condamin. Celle-là gardait unefamiliarité souriante, une supériorité de jolie femme qui se saittoute-puissante. Elle avait des bouts de conversation à voix basse,des coups d’œil, des sourires particuliers, témoignant d’unealliance tenue secrète. Lorsque le prêtre se présentait chez elle,elle mettait d’un regard son mari à la porte. « Legouvernement entrait en séance », comme disait plaisamment leconservateur des Eaux et Forêts, qui montait à cheval en toutephilosophie. C’était Mme Rougon qui avait désignéMme de Condamin au prêtre.
« Elle n’est point encore tout à fait acceptée, luiexpliqua-t-elle ; c’est une femme très forte, sous son airjoli de coquette. Vous pouvez vous ouvrir à elle ; elle verradans votre triomphe une façon de s’imposer complètement ; ellevous sera de la plus sérieuse utilité, si vous avez des places etdes croix à distribuer… Elle a gardé un bon ami à Paris, qui luienvoie du ruban rouge autant qu’elle en demande. »
Mme Rougon se tenant à l’écart par une manœuvrede haute habileté, la belle Octavie était ainsi devenue l’alliée laplus active de l’abbé Faujas. Elle lui conquit ses amis et les amisde ses amis. Elle partait en campagne chaque matin, faisant uneétonnante propagande, rien qu’à l’aide des petits saluts qu’ellejetait du bout de ses doigts gantés. Elle agissait surtout sur lesbourgeoises, elle décuplait l’influence féminine, dont le prêtreavait senti l’absolue nécessité, dès ses premiers pas dans le mondeétroit de Plassans. Ce fut elle qui ferma la bouche aux Paloque,qui s’acharnaient sur la maison des Mouret ; elle jeta ungâteau de miel à ces deux monstres.
« Vous nous tenez donc rancune, chère dame ? dit-elleun jour à la femme du juge, qu’elle rencontra. Vous avez grandtort ; vos amis ne vous oublient pas, ils s’occupent de vous,ils vous ménagent une surprise.
– Une belle surprise ! quelque casse-cou !s’écria aigrement Mme Paloque. Allez, on ne semoquera plus de nous ; j’ai bien juré de rester dans moncoin. »
Mme de Condamin souriait.
« Que diriez-vous, demanda-t-elle, si M. Paloque étaitdécoré ? »
La femme du juge resta muette. Un flot de sang lui bleuit laface et la rendit affreuse.
« Vous plaisantez, bégaya-t-elle ; c’est encore uncoup monté contre nous… Si ce n’était pas vrai, je ne vouspardonnerais de la vie. »
La belle Octavie dut lui jurer que rien n’était plus vrai. Lanomination était sûre ; seulement, elle ne paraîtrait auMoniteur qu’après les élections, parce que le gouvernementne voulait pas avoir l’air d’acheter les voix de la magistrature.Et elle laissa entendre que l’abbé Faujas n’était pas étranger àcette récompense attendue depuis si longtemps ; il en avaitcausé avec le sous-préfet.
« Alors, mon mari avait raison, ditMme Paloque, effarée. Voilà longtemps qu’il me faitdes scènes abominables pour que j’aille offrir des excuses àl’abbé. Moi, je suis entêtée, je me serais plutôt laissé tuer… Maisdu moment que l’abbé veut bien faire le premier pas… Certainement,nous ne demandons pas mieux que de vivre en paix avec tout lemonde. Nous irons demain à la sous-préfecture. »
Le lendemain, les Paloque furent très humbles. La femme dit unmal affreux de l’abbé Fenil. Avec une impudence parfaite, elleraconta même qu’elle était allée le voir, un jour ; il avaitparlé en sa présence de jeter à la porte de Plassans « toutela clique de l’abbé Faujas ».
« Si vous voulez, dit-elle au prêtre en le prenant àl’écart, je vous donnerai une note écrite sous la dictée du grandvicaire. Il y est question de vous. Ce sont, je crois, de vilaineshistoires qu’il cherchait à faire imprimer dans la Gazette dePlassans.
– Comment cette note est-elle entre vos mains ?demanda l’abbé.
– Elle y est, cela suffit », répondit-elle sans sedéconcerter.
Puis, se mettant à sourire :
« Je l’ai trouvée, reprit-elle. Et je me rappellemaintenant qu’il y a, au-dessus d’une rature, deux ou trois motsajoutés de la main même du grand vicaire… Je confierai tout cela àvotre honneur, n’est-ce pas ? Nous sommes de braves gens, nousdésirons ne pas être compromis. »
Avant d’apporter la note, pendant trois jours, elle feignitd’avoir des scrupules. Il fallut queMme de Condamin lui jurât en particulier quela mise à la retraite de M. Rastoil serait demandéeprochainement, de façon que M. Paloque pût enfin hériter de laprésidence. Alors, elle livra le papier. L’abbé Faujas ne voulutpas le garder ; il le porta à Mme Rougon, enla chargeant d’en faire usage, tout en restant elle-même dansl’ombre, si le grand vicaire paraissait se mêler le moins du mondedes élections.
Mme de Condamin laissa aussi entrevoir àM. Maffre que l’empereur songeait à le décorer, et promitformellement au docteur Porquier de trouver une place possible pourson garnement de fils. Elle était surtout exquise d’obligeance dansles jardins, aux réunions intimes de l’après-midi. L’été tirait sursa fin ; elle arrivait avec des toilettes légères, un peufrissonnante, risquant des rhumes pour montrer ses bras et vaincreles derniers scrupules de la société Rastoil. Ce fut réellementsous la tonnelle des Mouret que l’élection se décida.
« Eh bien ! monsieur le sous-préfet, dit l’abbé Faujasen souriant, un jour que les deux sociétés étaient réunies, voicila grande bataille qui approche. »
On en était venu à rire en petit comité des luttes politiques.On se serrait la main, sur le derrière des maisons, dans lesjardins, tout en se dévorant, sur les façades.Mme de Condamin jeta un vif regard àM. Péqueur des Saulaies, qui s’inclina avec sa correctionaccoutumée, en récitant tout d’une haleine :
« Je resterai sous ma tente, monsieur le curé. J’ai étéassez heureux pour faire entendre à Son Excellence que legouvernement devait s’abstenir, dans l’intérêt immédiat dePlassans. Il n’y aura pas de candidat officiel. »
M. de Bourdeu devint pâle. Ses paupières battaient,ses mains avaient un tressaillement de joie.
« Il n’y aura pas de candidat officiel ! » répétaM. Rastoil, très remué par cette nouvelle inattendue, sortantde la réserve où il s’était tenu jusque-là.
« Non, reprit M. Péqueur des Saulaies, la ville compteassez d’hommes honorables et elle est assez grande fille pour faireelle-même le choix de son représentant. »
Il s’était légèrement incliné du côté deM. de Bourdeu, qui se leva, en balbutiant :
« Sans doute, sans doute. »
Cependant, l’abbé Surin avait organisé une partie de« torchon brûlé ». Les demoiselles Rastoil, les filsMaffre, Séverin étaient justement en train de chercher le torchon,le mouchoir même de l’abbé, roulé en tampon, qu’il venait decacher. Toute la jeunesse tournait autour du groupe des personnesgraves, tandis que le prêtre, de sa voix de fausset,criait :
« Il brûle ! il brûle ! »
Ce fut Angéline qui trouva le torchon, dans la poche béante dudocteur Porquier, où l’abbé Surin l’avait adroitement glissé. Onrit beaucoup, on regarda le choix de cette cachette comme uneplaisanterie très ingénieuse.
« Bourdeu a des chances maintenant, dit M. Rastoil enprenant l’abbé Faujas à part. C’est très fâcheux. Je ne puis luidire cela, mais nous ne voterons pas pour lui ; il est tropcompromis comme orléaniste.
– Voyez donc votre fils Séverin, s’écriaMme de Condamin, qui vint se jeter au traversde la conversation, Quel grand enfant ! Il avait mis lemouchoir sous le chapeau de l’abbé Bourrette. »
Puis, elle baissa la voix.
« À propos, je vous félicite, monsieur Rastoil. J’ai reçuune lettre de Paris, où l’on m’assure avoir vu le nom de votre filssur une liste du garde des Sceaux ; il sera, je crois, nommésubstitut à Faverolles. »
Le président s’inclina, le sang au visage. Le ministère ne luiavait jamais pardonné l’élection du marquis de Lagrifoul. C’étaitdepuis ce temps que, par une sorte de fatalité, il n’avait pu nicaser son fils, ni marier ses filles. Il ne se plaignait pas, maisil avait des pincements de lèvres qui en disaient long.
« Je vous faisais donc remarquer, reprit-il, pour cacherson émotion, que Bourdeu est dangereux ; d’autre part, iln’est pas de Plassans, il ne connaît pas nos besoins. Autantvaudrait-il réélire le marquis.
– Si monsieur de Bourdeu maintient sa candidature, déclaral’abbé Faujas, les républicains réuniront une minorité imposante,ce qui sera du plus détestable effet. »
Mme de Condamin souriait. Elle prétendit nerien entendre à la politique ; elle se sauva, tandis quel’abbé emmenait le président jusqu’au fond de la tonnelle, où ilcontinua l’entretien à voix basse. Quand ils revinrent à petitspas, M. Rastoil répondait :
« Vous avez raison, ce serait un candidat convenable ;il n’est d’aucun parti, l’entente se ferait sur son nom… Je n’aimepas plus que vous l’Empire, n’est-ce pas ? Mais cela finit pardevenir puéril d’envoyer à la Chambre des députés qui n’ont pourmandat que de taquiner le gouvernement. Plassans souffre ; illui faut un homme d’affaires, un enfant du pays en situation dedéfendre ses intérêts. »
« Il brûle ! il brûle ! » criait la voixfluette d’Aurélie.
L’abbé Surin, qui conduisait la bande, traversa la tonnelle enfuretant.
« Dans l’eau ! dans l’eau ! » répétaitmaintenant la demoiselle, égayée par l’inutilité desrecherches.
Mais un des fils Maffre, ayant soulevé un pot de fleurs,découvrit le mouchoir plié en quatre.
« Cette grande perche d’Aurélie aurait pu se le fourrerdans la bouche, dit Mme Paloque : il y a de laplace, et personne ne serait allé le chercher là. »
Son mari la fit taire d’un regard furieux. Il ne lui toléraitplus la moindre parole aigre. Craignant queM. de Condamin eût entendu, il murmura :
« Quelle belle jeunesse ! »
« Cher monsieur, disait le conservateur des Eaux et Forêtsà M. de Bourdeu, votre succès est certain ;seulement, prenez vos précautions, lorsque vous serez à Paris. Jesais de bonne source que le gouvernement est décidé à un coup deforce, si l’opposition devient gênante. »
L’ancien préfet le regarda, très inquiet, se demandant s’il semoquait de lui. M. Péqueur des Saulaies se contenta de sourireen caressant ses moustaches. Puis, la conversation redevintgénérale, et M. de Bourdeu crut remarquer que tout lemonde le félicitait de son prochain triomphe avec une discrétionpleine de tact. Il goûta une heure de popularité exquise.
« C’est surprenant comme le raisin mûrit plus vite ausoleil, fit remarquer l’abbé Bourrette, qui n’avait pas bougé de sachaise, les yeux levés sur la tonnelle.
– Dans le Nord, expliqua le docteur Porquier, la maturiténe s’obtient souvent qu’en dégageant les grappes des feuillesenvironnantes. »
Une discussion sur ce point s’engageait, lorsque Séverin jeta àson tour le cri :
« Il brûle ! il brûle ! »
Mais il avait pendu le mouchoir si naïvement derrière la portedu jardin, que l’abbé Surin le trouva tout de suite. Lorsque cedernier l’eut caché, la bande fouilla inutilement le jardin,pendant près d’une demi-heure ; elle dut donner sa langue auxchiens. Alors, l’abbé le montra au beau milieu d’une plate-bande,roulé si artistement qu’il ressemblait à une pierre blanche. Ce futle plus joli coup de l’après-midi.
La nouvelle que le gouvernement renonçait à patronner uncandidat courut la ville, où elle produisit une grande émotion.Cette abstention eut le résultat logique d’inquiéter les différentsgroupes politiques qui comptaient chacun sur la diversion d’unecandidature officielle pour l’emporter. Le marquis de Lagrifoul,M. de Bourdeu, le chapelier Maurin, semblaient devoir separtager les voix en trois tiers à peu près égaux ; il yaurait certainement ballottage, et Dieu savait quel nom sortiraitau second tour ! À la vérité, on parlait d’un quatrièmecandidat dont personne ne pouvait dire au juste le nom, un homme debonne volonté qui consentirait peut-être à mettre tout le monded’accord. Les électeurs de Plassans, pris de peur, depuis qu’ils sesentaient la bride sur le cou, ne demandaient pas mieux que des’entendre, en choisissant un de leurs concitoyens agréable auxdivers partis.
« Le gouvernement a tort de nous traiter en enfantsterribles, disaient d’un ton piqué les fins politiques du cercle duCommerce. Ne dirait-on pas que la ville est un foyerrévolutionnaire ! Si l’administration avait eu le tact depatronner un candidat possible, nous aurions tous voté pour lui… Lesous-préfet a parlé d’une leçon. Eh bien ! nous ne l’acceptonspas, la leçon. Nous saurons trouver notre candidat nous-mêmes, nousmontrerons que Plassans est une ville de bons sens et de véritableliberté. »
Et l’on cherchait. Mais les noms mis en avant par des amis oudes intéressés ne faisaient que redoubler la confusion. Plassans,en une semaine, eut plus de vingt candidats.Mme Rougon, inquiète, ne comprenant plus, allatrouver l’abbé Faujas, furieuse contre le sous-préfet. Ce Péqueurétait un âne, un bellâtre, un mannequin, bon à décorer un salonofficiel ; il avait déjà laissé battre le gouvernement, ilallait achever de le compromettre par une attitude d’indifférenceridicule.
« Calmez-vous, dit le prêtre qui souriait ; cettefois, M. Péqueur des Saulaies se contente d’obéir… La victoireest certaine.
– Eh ! vous n’avez point de candidat !s’écria-t-elle. Où est votre candidat ? »
Alors, il développa son plan. Elle l’approuva en femmeintelligente ; mais elle accueillit avec la plus grandesurprise le nom qu’il lui confia.
« Comment ! dit-elle, c’est lui que vous avezchoisi ?… Personne n’a jamais songé à lui, je vous assure.
– Je l’espère bien, reprit le prêtre en souriant denouveau. Nous avions besoin d’un candidat auquel personne nesongeât, de façon que tout le monde pût l’accepter sans se croirecompromis. »
Puis, avec l’abandon d’un homme fort qui consent à expliquer saconduite :
« J’ai beaucoup de remerciements à vous adresser,continua-t-il ; vous m’avez évité bien des fautes. Jeregardais le but, je ne voyais point les ficelles tendues quiauraient peut-être suffi pour me faire casser les membres… Dieumerci ! toute cette petite guerre puérile est finie ; jevais pouvoir me remuer à l’aise… Quant à mon choix, il est bon,soyez-en persuadée. Dès le lendemain de mon arrivée à Plassans,j’ai cherché un homme, et je n’ai trouvé que celui-là. Il estsouple, très capable, très actif ; il a su ne se fâcher avecpersonne jusqu’ici, ce qui n’est pas d’un ambitieux vulgaire. Jen’ignore pas que vous n’êtes guère de ses amies ; c’est mêmepour cela que je ne vous ai point mise dans la confidence. Maisvous avez tort, vous verrez le chemin que le personnage fera, dèsqu’il aura le pied à l’étrier ; il mourra dans l’habit d’unsénateur… Ce qui m’a décidé, enfin, ce sont les histoires qu’on m’acontées de sa fortune. Il aurait repris trois fois sa femme,trouvée en flagrant délit, après s’être fait donner cent millefrancs chaque fois par son bonhomme de beau-père. S’il a réellementbattu monnaie de cette façon, c’est un gaillard qui sera très utileà Paris pour certaines besognes… Oh ! vous pouvez chercher. Sivous le mettez à part, il n’y a plus que des imbéciles àPlassans.
– Alors, c’est un cadeau que vous faites augouvernement », dit en riant Félicité.
Elle se laissa convaincre. Et ce fut le lendemain que le nom deDelangre courut d’un bout à l’autre de la ville. Des amis,disait-on, à force d’insistance, l’avaient décidé à accepter lacandidature. Il s’y était longtemps refusé, se jugeant indigne,répétant qu’il n’était pas un homme politique, queMM. de Lagrifoul et de Bourdeu, au contraire, avaient lalongue expérience des affaires publiques. Puis, comme on lui juraitque Plassans avait justement besoin d’un député en dehors despartis, il s’était laissé toucher, mais en faisant les professionsde foi les plus expresses. Il était bien entendu qu’il n’irait à laChambre ni pour vexer, ni pour soutenir quand même legouvernement ; qu’il se considérait uniquement comme lereprésentant des intérêts de la ville ; que, d’ailleurs, ilvoterait toujours pour la liberté dans l’ordre et pour l’ordre dansla liberté ; enfin qu’il resterait maire de Plassans, de façonà bien montrer le rôle tout conciliant, tout administratif, dont ilconsentait à se charger. De telles paroles parurent singulièrementsages. Les fins politiques du cercle du Commerce répétaient, lesoir même, à l’envi :
« Je l’avais dit, Delangre est l’homme qu’il nous faut… Jesuis curieux de savoir ce que le sous-préfet pourra répondre, quandle nom du maire sortira de l’urne. On ne nous accusera peut-êtrepas d’avoir voté en écoliers boudeurs ; pas plus qu’on nepourra nous reprocher de nous être mis à genoux devant legouvernement… Si l’Empire recevait quelques leçons de ce genre, lesaffaires iraient mieux. »
Ce fut une traînée de poudre. La mine était prête, une étincelleavait suffi. De toutes parts à la fois, des trois quartiers de laville, dans chaque maison, dans chaque famille, le nom deM. Delangre monta au milieu d’un concert d’éloges. Il devenaitle Messie attendu, le sauveur ignoré la veille, révélé le matin etadoré le soir.
Au fond des sacristies, au fond des confessionnaux, le nom deM. Delangre était balbutié ; il roulait dans l’écho desnefs, tombait des chaires de la banlieue, s’administrait d’oreilleà oreille, comme un sacrement, s’élargissait jusqu’au fond desdernières maisons dévotes. Les prêtres le portaient entre les plisde leur soutane ; l’abbé Bourrette lui donnait la bonhomierespectable de son ventre ; l’abbé Surin, la grâce de sonsourire ; Mgr Rousselot, le charme toutféminin de sa bénédiction pastorale. Les dames de la société netarissaient pas sur M. Delangre, elles lui trouvaient un sibeau caractère, une figure si fine, si spirituelle !Mme Rastoil rougissait encore ;Mme Paloque était presque belle ens’enthousiasmant ; quant àMme de Condamin, elle se serait battue à coupsd’éventail pour lui, elle lui gagnait les cœurs par la façon dontelle serrait tendrement la main aux électeurs qui promettaientleurs voix. Enfin, M. Delangre passionnait le cercle de laJeunesse. Séverin l’avait pris pour héros, tandis que Guillaume etles fils Maffre allaient lui conquérir des sympathies dans lesmauvais lieux de la ville. Et il n’était pas jusqu’aux jeunescoquines de l’œuvre de la Vierge qui, au fond des ruelles désertesdes remparts, ne jouassent au bouchon avec les apprentis tanneursdu quartier, en célébrant les mérites de M. Delangre.
Au jour du scrutin, la majorité fut écrasante. Toute la villeétait complice. Le marquis de Lagrifoul, puisM. de Bourdeu, furibonds tous deux, criant à la trahison,avaient retiré leurs candidatures. M. Delangre était doncresté seul en présence du chapelier Maurin. Ce dernier obtint lesvoix des quinze cents républicains intraitables du faubourg. Lemaire eut pour lui les campagnes, la colonie bonapartiste, lesbourgeois cléricaux de la ville neuve, les petits détaillantspoltrons du vieux quartier, même quelques royalistes naïfs duquartier Saint-Marc, dont les nobles habitants s’abstinrent. Ilréunit ainsi trente-trois mille voix. L’affaire fut menée sirondement, le succès emporté avec une telle gaillardise, quePlassans demeura tout surpris, le soir de l’élection, d’avoir euune volonté si unanime. La ville crut qu’elle venait de faire unrêve héroïque, qu’une main puissante avait dû frapper le sol pouren tirer ces trente-trois mille électeurs, cette armée légèrementeffrayante, dont personne jusque-là n’avait soupçonné la force. Lespolitiques du cercle du Commerce se regardaient d’un air perplexe,en hommes que la victoire confond.
Le soir, la société de M. Rastoil se réunit à la société deM. Péqueur des Saulaies, pour se réjouir discrètement dans unpetit salon de la sous-préfecture, donnant sur les jardins. On pritle thé. Le grand triomphe de la journée achevait de fondre les deuxgroupes en un seul. Tous les habitués étaient là.
« Je n’ai fait de l’opposition systématique à aucungouvernement, finit par déclarer M. Rastoil en acceptant despetits fours que lui passait M. Péqueur des Saulaies. Lamagistrature doit se désintéresser des luttes politiques. Jeconfesse même volontiers que l’Empire a déjà accompli de grandeschoses et qu’il est appelé à en réaliser de plus grandes, s’ilpersiste dans la voie de la justice et de la liberté. »
Le sous-préfet s’inclina, comme si ces éloges se fussentadressés personnellement à lui. La veille, M. Rastoil avait luau Moniteur le décret nommant son fils Séverin substitut àFaverolles. On causait beaucoup aussi d’un mariage, arrêté entreLucien Delangre et l’aînée des demoiselles Rastoil.
« Oui, c’est une affaire faite, répondit tout basM. de Condamin à Mme Paloque, qui venaitde le questionner à ce sujet. Il a choisi Angéline. Je crois qu’ilaurait préféré Aurélie. Mais on lui aura fait comprendre qu’on nepouvait décemment marier la cadette avant l’aînée.
– Angéline, vous êtes sûr ? murmura méchammentMme Paloque ; je croyais qu’Angéline avait uneressemblance… »
Le conservateur des Eaux et Forêts mit un doigt sur ses lèvres,en souriant.
« Enfin, c’est au petit bonheur, n’est-ce pas ?continua-t-elle. Les liens seront plus forts entre les deuxfamilles… On est ami, maintenant. Paloque attend la croix. Moi, jetrouve tout bien. »
M. Delangre n’arriva que très tard. On lui fit unevéritable ovation. Mme de Condamin venaitd’apprendre au docteur Porquier que son fils Guillaume était nommécommis principal à la poste. Elle distribuait de bonnes nouvelles,disait que l’abbé Bourrette serait grand vicaire de Monseigneur,l’année suivante, donnait un évêché à l’abbé Surin, avant quaranteans, annonçait la croix pour M. Maffre.
« Ce pauvre Bourdeu ! dit M. Rastoil avec undernier regret.
– Eh ! il n’est pas à plaindre, s’écria-t-ellegaiement. Je me charge de le consoler. La Chambre n’était pas sonaffaire. Il lui faut une préfecture… Dites-lui qu’on finira par luitrouver une préfecture. »
Les rires montèrent. L’humeur aimable de la belle Octavie, lesoin qu’elle mettait à contenter tout le monde, enchantaient lasociété. Elle faisait réellement les honneurs de lasous-préfecture. Elle régnait. Et ce fut elle qui, tout enplaisantant, donna à M. Delangre les conseils les pluspratiques sur la place qu’il devait occuper au Corps législatif.Elle le prit à part, lui offrit de l’introduire chez despersonnages considérables, ce qu’il accepta avec reconnaissance.Vers onze heures, M. de Condamin parla d’illuminer lejardin. Mais elle calma l’enthousiasme de ces messieurs, en disantque ce ne serait pas convenable, qu’il ne fallait pas avoir l’airde se moquer de la ville.
« Et l’abbé Fenil ? demanda-t-elle brusquement àl’abbé Faujas, en le menant dans une embrasure de fenêtre. Je songeà lui, maintenant… Il n’a donc pas bougé ?
– L’abbé Fenil est un homme de sens, répondit le prêtreavec un mince sourire. On lui a fait comprendre qu’il aurait tortde s’occuper de politique désormais. »
L’abbé Faujas, au milieu de cette joie triomphante, restaitgrave. Il avait la victoire rude. Le caquetage deMme de Condamin le fatiguait ; lasatisfaction de ces ambitieux vulgaires l’emplissait de mépris.Debout, appuyé contre la cheminée, il semblait rêver, les yeux auloin. Il était le maître, il n’avait plus besoin de mentir à sesinstincts ; il pouvait allonger la main, prendre la ville, lafaire trembler. Cette haute figure noire emplissait le salon. Peu àpeu, les fauteuils s’étaient rapprochés, formant le cercle autourde lui. Les hommes attendaient qu’il eût un mot de satisfaction,les femmes le sollicitaient des yeux en esclaves soumises. Maislui, brutalement, rompant le cercle, s’en alla le premier, enprenant congé d’une parole brève.
Quand il rentra chez les Mouret, par l’impasse des Chevillotteset par le jardin, il trouva Marthe seule dans la salle à manger,s’oubliant sur une chaise, contre le mur, très pâle, regardant deses yeux vagues la lampe qui charbonnait. En haut, Troucherecevait, chantant une polissonnerie aimable, qu’Olympe et lesinvités accompagnaient, en tapant les verres du manche descouteaux.
L’abbé Faujas posa la main sur l’épaule de Marthe.
« Que faites-vous là ? demanda-t-il. Pourquoin’êtes-vous pas allée vous coucher ?… Je vous avais défendu dem’attendre. »
Elle s’éveilla comme en sursaut. Elle balbutia :
« Je croyais que vous rentreriez de meilleure heure. Je mesuis endormie… Rose a dû faire du thé. »
Mais le prêtre, appelant la cuisinière, la gronda de ne pasavoir forcé sa maîtresse à se coucher. Il lui parlait sur un ton decommandement, ne souffrant pas de réplique.
« Rose, donnez le thé à monsieur le curé, dit Marthe.
– Eh ! je n’ai pas besoin de thé ! s’écria-t-ilen se fâchant. Couchez-vous tout de suite. C’est ridicule. Je nesuis plus mon maître… Rose, éclairez-moi. »
La cuisinière l’accompagna jusqu’au pied de l’escalier.
« Monsieur le curé sait bien qu’il n’y a pas de ma faute,disait-elle. Madame est bien drôle. Toute malade qu’elle est, ellene peut pas rester une heure dans sa chambre. Il faut qu’elleaille, qu’elle vienne, qu’elle s’essouffle, qu’elle tourne pour leplaisir de tourner, sans rien faire… Allez, j’en souffre lapremière ; elle est toujours dans mes jambes, à me gêner…Puis, lorsqu’elle tombe sur une chaise, c’est pour longtemps. Ellereste là, à regarder devant elle, d’un air effrayé, comme si ellevoyait des choses abominables… Je lui ai dit plus de dix fois, cesoir, qu’elle vous fâcherait en ne montant pas. Elle n’a passeulement fait mine d’entendre. »
Le prêtre prit la rampe, sans répondre. En haut, devant lachambre des Trouche, il allongea le bras, comme pour heurter laporte du poing. Mais les chants avaient cessé ; il comprit, aubruit des chaises, que les convives se retiraient ; il se hâtade rentrer chez lui. Trouche, en effet, descendit presque aussitôtavec deux camarades ramassés sous les tables de quelque caféborgne ; il criait dans l’escalier qu’il savait vivre et qu’ilallait les reconduire. Olympe se pencha sur la rampe.
« Vous pouvez mettre les verrous, dit-elle à Rose. Il nerentrera encore que demain matin. »
Rose, à laquelle elle n’avait pu cacher l’inconduite de sonmari, la plaignait beaucoup. Elle poussa les verrous,grommelant :
« Mariez-vous donc ! Les hommes vous battent ou vontcourir la gueuse… Ah bien ! j’aime encore mieux être comme jesuis. »
Quand elle revint, elle trouva de nouveau sa maîtresse assise,retombée dans une sorte de stupeur douloureuse, les regards sur lalampe. Elle la bouscula, la fit monter se mettre au lit. Martheétait devenue très peureuse. La nuit, disait-elle, elle voyait degrandes clartés sur les murs de sa chambre, elle entendait descoups violents à son chevet. Rose, maintenant, couchait à côtéd’elle, dans un cabinet, d’où elle accourait la rassurer, aumoindre gémissement. Cette nuit-là, elle se déshabillait encore,lorsqu’elle l’entendit râler ; elle la trouva au milieu descouvertures arrachées, les yeux agrandis par une horreur muette,les poings sur la bouche, pour ne pas crier. Elle dut lui parlerainsi qu’à un enfant, écartant les rideaux, regardant sous lesmeubles, lui jurant qu’elle s’était trompée, que personne n’étaitlà. Ces peurs se terminaient par des crises de catalepsie, qui latenaient comme morte, la tête sur les oreillers, les paupièreslevées.
« C’est monsieur qui la tourmente », murmura lacuisinière, en se mettant enfin au lit.
Le lendemain était un des jours de visite du docteur Porquier.Il venait voir Mme Mouret deux fois par semaine,régulièrement. Il lui tapota dans les mains, lui répéta avec sonoptimisme aimable :
« Allons, chère dame, ce ne sera rien… Vous tousseztoujours un peu, n’est-ce pas ? Un simple rhume négligé quenous guérirons avec des sirops. »
Alors, elle se plaignit de douleurs intolérables dans le dos etdans la poitrine, sans le quitter du regard, cherchant sur sonvisage, sur toute sa personne, les choses qu’il ne disait pas.
« J’ai peur de devenir folle ! » laissa-t-elleéchapper dans un sanglot.
Il la rassura en souriant. La vue du docteur lui causaittoujours une vive anxiété ; elle avait une épouvante de cethomme si poli et si doux. Souvent, elle défendait à Rose de lelaisser entrer, disant qu’elle n’était pas malade, qu’elle n’avaitpas besoin de voir constamment un médecin chez elle. Rose haussaitles épaules, introduisait le docteur quand même. D’ailleurs, ilfinissait par ne plus lui parler de son mal, il semblait lui fairede simples visites de politesse.
Quand il sortit, il rencontra l’abbé Faujas, qui se rendait àSaint-Saturnin. Le prêtre l’ayant questionné sur l’état deMme Mouret :
« La science est parfois impuissante, répondit-ilgravement ; mais la Providence reste inépuisable en bontés… Lapauvre dame a été bien ébranlée. Je ne la condamne pas absolument.La poitrine n’est encore que faiblement attaquée, et le climat estbon, ici. »
Il entama alors une dissertation sur le traitement des maladiesde poitrine, dans l’arrondissement de Plassans. Il préparait unebrochure sur ce sujet, non pas pour la publier, car il avaitl’adresse de n’être point un savant, mais pour la lire à quelquesamis intimes.
« Et voilà les raisons, dit-il en terminant, qui me fontcroire que la température égale, la flore aromatique, les eauxsalubres de nos coteaux sont d’une excellence absolue pour laguérison des affections de poitrine. »
Le prêtre l’avait écouté de son air dur et silencieux.
« Vous avez tort, répliqua-t-il lentement.Mme Mouret est fort mal à Plassans… Pourquoi nel’envoyez-vous pas passer l’hiver à Nice ?
– À Nice ! » répéta le docteur, inquiet.
Il regarda le prêtre un instant ; puis, de sa voixcomplaisante :
« Elle serait, en effet, très bien à Nice. Dans l’état desurexcitation nerveuse où elle se trouve, un déplacement aurait debons résultats. Il faudra que je lui conseille ce voyage… Vous avezlà une excellente idée, monsieur le curé. »
Il salua, il entra chez Mme de Condamin,dont les moindres migraines lui causaient des soucisextraordinaires. Le lendemain, au dîner, Marthe parla du docteur entermes presque violents. Elle jurait de ne plus le recevoir.
« C’est lui qui me rend malade, dit-elle. N’est-il pas venume conseiller de voyager, cette après-midi ?
– Et je l’approuve fort », déclara l’abbé Faujas, quipliait sa serviette.
Elle le regarda fixement, très pâle, murmurant à voix plusbasse :
« Alors, vous aussi, vous me renvoyez de Plassans ?Mais je mourrais, dans un pays inconnu, loin de mes habitudes, loinde ceux que j’aime ! »
Le prêtre était debout, près de quitter la salle à manger. Ils’approcha, il reprit avec un sourire :
« Vos amis ne désirent que votre santé. Pourquoi vousrévoltez-vous ainsi ?
– Non, je ne veux pas, je ne veux pas,entendez-vous ! » s’écria-t-elle en reculant.
Il y eut une courte lutte. Le sang était monté aux joues del’abbé ; il avait croisé les bras, comme pour résister à latentation de la battre. Elle, adossée au mur, s’était redressée,avec le désespoir de sa faiblesse. Puis, vaincue, elle tendit lesmains, elle balbutia :
« Je vous en supplie, laissez-moi ici… Je vousobéirai. »
Et, comme elle éclatait en sanglots, il s’en alla, en haussantles épaules, de l’air d’un mari qui redoute les crises de larmes.Mme Faujas, qui achevait tranquillement de dîner,avait assisté à cette scène, la bouche pleine. Elle laissa pleurerMarthe tout à son aise.
« Vous n’êtes pas raisonnable, ma chère enfant, dit-elleenfin en reprenant des confitures. Vous finirez par vous fairedétester d’Ovide. Vous ne savez pas le prendre… Pourquoirefusez-vous de voyager, si cela doit vous faire du bien ?Nous garderions votre maison. Vous retrouveriez tout à sa place,allez ! »
Marthe sanglotait toujours, sans paraître entendre.
« Ovide a tant de soucis, continua la vieille dame.Savez-vous qu’il travaille souvent jusqu’à quatre heures du matin…Quand vous toussez la nuit, cela l’affecte beaucoup et lui ôtetoutes ses idées. Il ne peut plus travailler, il souffre plus quevous… Faites-le pour Ovide, ma chère enfant ; allez-vous-en,revenez-nous bien portante. »
Mais, relevant sa face rouge de larmes, mettant dans un critoute son angoisse, Marthe cria :
« Ah ! tenez, le ciel ment ! »
Les jours suivants, il ne fut plus question du voyage à Nice.Mme Mouret s’affolait à la moindre allusion. Ellerefusait de quitter Plassans, avec une énergie si désespérée, quele prêtre lui-même comprit le danger d’insister sur ce projet. Ellecommençait à l’embarrasser terriblement dans son triomphe. Comme ledisait Trouche en ricanant, c’était elle qu’on aurait dû envoyeraux Tulettes la première. Depuis l’enlèvement de Mouret, elles’enfermait dans les pratiques religieuses les plus rigides,évitant de prononcer le nom de son mari, demandant à la prière unengourdissement de tout son être. Mais elle restait inquiète,revenant de Saint-Saturnin, avec un besoin plus âpre d’oubli.
« La propriétaire tourne joliment de l’œil, racontaitchaque soir Olympe à son mari. Aujourd’hui je l’ai accompagnée àl’église ; j’ai dû la ramasser par terre… Tu rirais, si je terépétais tout ce qu’elle vomit contre Ovide ; elle estfurieuse, elle dit qu’il n’a pas de cœur, qu’il l’a trompée en luipromettant un tas de consolations. Et contre le bon Dieu,donc ! Il faut l’entendre ! Il n’y a qu’une dévote poursi mal parler de la religion. On croirait que le bon Dieu lui afait tort d’une grosse somme d’argent… Veux-tu que je tedise ? Je crois que son mari vient lui tirer les pieds, lanuit. »
Trouche s’amusait beaucoup de toutes ces histoires.
« Tant pis pour elle, répondait-il. Si ce farceur de Mouretest là-bas, c’est qu’elle l’a bien voulu. À la place de Faujas, jesais comment j’arrangerais les choses ; je la rendraiscontente et douce comme un mouton. Mais il est bête, Faujas ;il y laissera sa peau, tu verras… Écoute, ma fille, ton frère n’estpas assez gentil avec nous pour qu’on le tire d’embarras. Moi, jerirai le jour où la propriétaire lui fera faire le plongeon. Quediable, quand on est bâti comme ça, on ne met pas une femme dansson jeu !
– Oui, Ovide nous méprise trop », murmuraitOlympe.
Alors Trouche baissait la voix.
« Dis donc, si la propriétaire se jetait dans quelque puitsavec ton bêta de frère, nous resterions les maîtres ; lamaison serait à nous. Il y aurait une jolie pelote à faire… Ceserait un vrai dénouement, celui-là. »
Les Trouche, d’ailleurs, avaient envahi le rez-de-chaussée,depuis le départ de Mouret. Olympe s’était plainte d’abord que lescheminées fumaient, en haut ; puis, elle avait fini parpersuader à Marthe que le salon, abandonné jusque-là, était lapièce la plus saine de la maison. Rose ayant reçu l’ordre d’y faireun grand feu, les deux femmes passèrent là les journées, dans descauseries sans fin, en face des bûches énormes qui flambaient. Undes rêves d’Olympe était de vivre ainsi, bien habillée, allongéesur un canapé, au milieu du luxe d’un bel appartement. Elle décidaMarthe à changer le papier du salon, à acheter des meubles et untapis. Alors, elle fut une dame. Elle descendait en pantoufles eten peignoir, elle parlait en maîtresse de maison.
« Cette pauvre madame Mouret, disait-elle, a tant detracas, qu’elle m’a suppliée de l’aider. Je m’occupe un peu de sesaffaires. Que voulez-vous ? c’est une bonne œuvre. »
Elle avait, en effet, su gagner la confiance de Marthe, qui, parlassitude, se déchargeait sur elle des menus soins de la maison.C’était elle qui tenait les clefs de la cave et des armoires ;en outre, elle payait les fournisseurs. Longtemps elle se consultapour savoir si elle manœuvrerait de façon à s’installer égalementdans la salle à manger. Mais Trouche l’en dissuada : ils neseraient plus libres de manger ni de boire à leur gré ; ilsn’oseraient seulement pas boire leur vin pur ni inviter un ami àvenir prendre le café. Seulement, Olympe promit à son mari de luimonter sa portion des desserts. Elle s’emplissait les poches desucre, elle apportait jusqu’à des bouts de bougie. À cet effet,elle avait cousu de grandes poches de toile, qu’elle attachait soussa jupe et qu’elle mettait un bon quart d’heure à vider chaquesoir.
« Vois-tu, c’est une poire pour la soif, murmurait-elle enentassant les provisions pêle-mêle dans une malle, qu’elle poussaitensuite sous son lit. Si nous venions à nous fâcher avec lapropriétaire, nous trouverions là de quoi aller un bout de temps…Il faudra que je monte des pots de confitures et du petit salé.
– Tu es bien bonne de te cacher, répondait Trouche. À taplace, je me ferais apporter tout ça par Rose, puisque tu es lamaîtresse. »
Lui, s’était donné le jardin. Longtemps il avait jalousé Moureten le voyant tailler ses arbres, sabler ses allées, arroser seslaitues ; il caressait le rêve d’avoir à son tour un coin deterre, où il bêcherait et planterait à son aise. Aussi, lorsqueMouret ne fut plus là, envahit-il le jardin avec des projets debouleversements, de transformations complètes. Il commença parcondamner les légumes. Il se disait d’âme tendre et aimait lesfleurs. Mais le travail de la bêche le fatigua dès le secondjour ; un jardinier fut appelé, qui défonça les carrés sousses ordres, jeta au fumier les salades, prépara le sol à recevoirau printemps des pivoines, des rosiers, des lis, des graines depied-d’alouette et de volubilis, des boutures d’œillets et degéraniums. Puis, une idée lui poussa : il crut comprendre quele deuil, l’air noir des plates-bandes, leur venait de ces grandsbuis sombres qui les bordaient, et il médita longuement d’arracherles buis.
« Tu as bien raison, déclara Olympe consultée ; çaressemble à un cimetière. Moi, j’aimerais pour bordure des branchesde fonte imitant des bois rustiques… Je déciderai la propriétaire.Fais toujours arracher les buis. »
Les buis furent arrachés. Huit jours plus tard, le jardinierposait les bois rustiques. Trouche déplaça encore plusieurs arbresfruitiers qui gênaient la vue, fit repeindre les tonnelles en vertclair, orna le jet d’eau de rocailles. La cascade deM. Rastoil le tentait furieusement ; mais il se contentade choisir la place où il en établirait une semblable, « siles affaires marchaient bien ».
« Ce sont les voisins qui doivent ouvrir des yeux !disait-il le soir à sa femme. Ils voient bien qu’un homme de goûtest là maintenant… Au moins, cet été, quand nous nous mettrons à lafenêtre, ça sentira bon, et nous aurons une jolie vue. »
Marthe laissait faire, approuvait tous les projets qu’on luisoumettait ; d’ailleurs, on finissait par ne plus même laconsulter. Les Trouche n’avaient à lutter que contreMme Faujas, qui continuait à leur disputer lamaison pied à pied. Lorsque Olympe s’était emparée du salon, elleavait dû livrer une bataille en règle à sa mère. Peu s’en étaitfallu que celle-ci ne l’emportât. Ce fut le prêtre qui dérangea lavictoire.
« Ta gueuse de sœur dit pis que pendre de nous à lapropriétaire, se plaignait sans cesse Mme Faujas.Je vois dans son jeu, elle veut nous supplanter, avoir toutl’agrément pour elle… Est-ce qu’elle ne s’établit pas maintenantdans le salon, comme une dame, cette vaurienne ! »
Le prêtre n’écoutait pas, avait des gestes brusquesd’impatience. Un jour, il se fâcha, il cria :
« Je vous en prie, mère, laissez-moi tranquille. Ne meparlez plus d’Olympe ni de Trouche… Qu’ils se fassent pendre, s’ilsveulent !
– Ils prennent la maison, Ovide, ils ont des dents de rat.Quand tu voudras ta part, ils auront tout rongé… Il n’y a que toiqui puisses les faire tenir tranquilles. »
Il regarda sa mère avec son sourire mince.
« Mère, vous m’aimez bien, murmura-t-il ; je vouspardonne… Rassurez-vous, je veux autre chose que la maison ;elle n’est pas à moi, et je ne garde que ce que je gagne. Vousserez glorieuse, lorsque vous verrez ma part… Trouche m’a étéutile. Il faut bien fermer un peu les yeux. »
Mme Faujas dut alors battre en retraite. Elle lefit de très mauvaise grâce, en grondant sous les rires de triomphedont Olympe la poursuivait. Le désintéressement absolu de son filsla désespérait dans ses rudes appétits, dans ses économiesprudentes de paysanne. Elle aurait voulu mettre la maison ensûreté, vide et propre, pour qu’Ovide la trouvât, le jour où il enaurait besoin. Aussi les Trouche, avec leurs dents longues, luicausaient-ils un désespoir d’avare dépouillé par desétrangers ; il lui semblait qu’ils dévoraient son bien, qu’ilslui mangeaient la chair, qu’ils les mettaient sur la paille, elleet son enfant préféré. Quand l’abbé lui eut défendu de s’opposer aulent envahissement des Trouche, elle résolut tout au moins desauver du pillage ce qu’elle pourrait. Alors, elle se prit à volerdans les armoires, comme Olympe ; elle s’attacha aussi degrandes poches sous les jupes ; elle eut un coffre qu’elleemplit de tout ce qu’elle ramassa, provisions, linge, petitsobjets.
« Que cachez-vous donc là, mère ? » lui demandaun soir l’abbé en entrant dans sa chambre, attiré par le bruitqu’elle faisait en remuant le coffre.
Elle balbutia. Mais lui, comprenant, s’abandonna à une colèreépouvantable.
« Quelle honte ! cria-t-il. Vous voilà voleuse,maintenant ! Et qu’arriverait-il, si l’on voussurprenait ? Je serais la fable de la ville.
– C’est pour toi, Ovide, murmurait-elle.
– Voleuse, ma mère est voleuse ! Vous croyez peut-êtreque je vole aussi, moi, que je suis venu ici pour voler, que maseule ambition est d’allonger les mains et de voler ! MonDieu ! quelle idée avez-vous donc de moi ?… Il faudranous séparer, mère, si nous ne nous entendons pasdavantage. »
Cette parole terrassa la vieille femme. Elle était restéeagenouillée devant le coffre ; elle se trouva assise sur lecarreau, toute pâle, étranglant, les mains tendues. Puis, quandelle put parler :
« C’est pour toi, mon enfant, pour toi seul, je te jure… Jete l’ai dit, ils prennent tout ; elle emporte tout dans sespoches. Toi, tu n’auras rien, pas un morceau de sucre… Non, non, jene prendrai plus rien, puisque cela te contrarie ; mais tu megarderas avec toi, n’est-ce pas ? tu me garderas avectoi… »
L’abbé Faujas ne voulut rien lui promettre, tant qu’ellen’aurait pas remis en place tout ce qu’elle avait enlevé. Ilprésida lui-même, pendant près d’une semaine, au déménagementsecret du coffre ; il lui regardait emplir ses poches etattendait qu’elle remontât pour faire un nouveau voyage. Parprudence, il ne lui laissait faire que deux voyages, le soir. Lavieille femme avait le cœur crevé, à chaque objet qu’ellerendait ; elle n’osait pleurer, mais des larmes de regret luigonflaient les paupières ; ses mains étaient plus tremblantesque lorsqu’elle avait vidé les armoires. Ce qui l’acheva, ce fut deconstater, dès le second jour, que sa fille Olympe, à chaque chosequ’elle replaçait, venait derrière elle et s’en emparait. Le linge,les provisions, les bouts de bougie ne faisaient que changer depoche.
« Je ne descends plus rien, dit-elle à son fils en serévoltant sous ce coup imprévu. C’est inutile, ta sœur ramasse toutderrière mon dos. Ah ! la coquine ! Autant valait-il luidonner le coffre. Elle doit avoir un joli magot, là-haut… Je t’ensupplie, Ovide, laisse-moi garder ce qui reste. Ça ne fait pas detort à la propriétaire, puisque, de toutes les façons, c’est perdupour elle.
– Ma sœur est ce qu’elle est, répondit tranquillement leprêtre ; mais je veux que ma mère soit une honnête femme. Vousm’aiderez davantage en ne commettant pas de pareillesactions. »
Elle dut tout rendre, et elle vécut dès lors dans une hainefarouche des Trouche, de Marthe, de la maison entière. Elle disaitque le jour viendrait où il lui faudrait défendre Ovide contre toutce monde.
Les Trouche alors régnèrent en maîtres. Ils achevèrent laconquête de la maison, ils pénétrèrent dans les coins les plusétroits. L’appartement de l’abbé fut seul respecté. Ils netremblaient que devant lui. Ce qui ne les empêchait pas d’inviterdes amis, de faire des « gueuletons » qui duraientjusqu’à deux heures du matin. Guillaume Porquier vint avec desbandes de tout jeunes gens. Olympe, malgré ses trente-sept ans,minaudait, et plus d’un collégien échappé la serra de fort près, cequi lui donnait des rires de femme chatouillée et heureuse. Lamaison devint pour elle un paradis. Trouche ricanait, laplaisantait, lorsqu’il était seul avec elle ; il prétendaitavoir trouvé un cartable d’écolier sous ses jupons.
« Tiens ! disait-elle sans se fâcher, est-ce que tu net’amuses pas, toi ?… Tu sais bien que nous sommeslibres. »
La vérité était que Trouche avait failli compromettre cette viede cocagne par une escapade trop forte. Une religieuse l’avaitsurpris en compagnie de la fille d’un tanneur, de cette grandegamine blonde qu’il couvait des yeux depuis longtemps. La petiteraconta qu’elle n’était pas la seule, que d’autres aussi avaientreçu des bonbons. La religieuse, connaissant la parenté de Troucheavec le curé de Saint-Saturnin, eut la prudence de ne pas ébruiterl’aventure, avant d’avoir vu ce dernier. Il la remercia, lui fitentendre que la religion serait la première à souffrir d’un pareilscandale. L’affaire fut étouffée, les dames patronnesses de l’œuvrene soupçonnèrent rien. Mais l’abbé Faujas eut avec son beau-frèreune explication terrible, qu’il provoqua devant Olympe, pour que lafemme possédât une arme contre le mari et pût le tenir en respect.Aussi depuis cette histoire, chaque fois que Trouche lacontrariait, Olympe lui disait-elle sèchement :
« Va donc donner des bonbons aux petitesfilles ! »
Ils eurent longtemps une autre épouvante. Malgré la vie grassequ’ils menaient, bien que fournis de tout par les armoires de lapropriétaire, ils étaient criblés de dettes dans le quartier.Trouche mangeait ses appointements au café ; Olympe employaità des fantaisies l’argent qu’elle tirait des poches de Marthe, enlui racontant des histoires extraordinaires. Quant aux chosesnécessaires à la vie, elles étaient prises religieusement à créditpar le ménage. Une note qui les inquiéta beaucoup fut surtout celledu pâtissier de la rue de la Banne – elle montait à plus de centfrancs – d’autant plus que ce pâtissier était un homme brutal quiles menaçait de tout dire à l’abbé Faujas. Les Trouche vivaientdans les transes, redoutant quelque scène épouvantable ; maisle jour où la note lui fut présentée, l’abbé Faujas paya sansdiscussion, oubliant même de leur adresser des reproches. Le prêtresemblait au-dessus de ces misères ; il continuait à vivre,noir et rigide, dans cette maison livrée au pillage, sanss’apercevoir des dents féroces qui mangeaient les murs, de la ruinelente qui peu à peu faisait craquer les plafonds. Tout s’abîmaitautour de lui, pendant qu’il allait droit à son rêve d’ambition. Ilcampait toujours en soldat dans sa grande chambre nue, nes’accordant aucun bien-être, se fâchant quand on voulait le gâter.Depuis qu’il était le maître de Plassans, il redevenait sale :son chapeau était rouge, ses bas se crottaient ; sa soutane,reprisée chaque matin par sa mère, ressemblait à la loquelamentable, usée, blanchie, qu’il portait dans les premierstemps.
« Bah ! elle est encore très bonne »,répondait-il, lorsqu’on hasardait autour de lui quelques timidesobservations.
Et il l’étalait, la promenait dans les rues, la tête haute, sanss’inquiéter des étranges regards qu’on lui jetait. Il n’y avait pasde bravade dans son cas ; c’était une pente naturelle.Maintenant qu’il croyait ne plus avoir besoin de plaire, ilretournait à son dédain de toute grâce. Son triomphe était des’asseoir tel qu’il était, avec son grand corps mal taillé, sarudesse, ses vêtements crevés, au milieu de Plassans conquis.
Mme de Condamin blessée de cette odeur âcrede combattant qui montait de sa soutane, voulut un jour le grondermaternellement.
« Savez-vous que ces dames commencent à vousdétester ? lui dit-elle en riant. Elles vous accusent de neplus faire le moindre frais de toilette… Auparavant, lorsque voustiriez votre mouchoir, il semblait qu’un enfant de chœur balançâtun encensoir derrière vous. »
Il parut très étonné. Il n’avait pas changé, croyait-il. Maiselle se rapprocha, et d’une voix amicale :
« Voyons, mon cher curé, vous me permettrez de vous parlerà cœur ouvert. Eh bien ! vous avez tort de vous négliger.C’est à peine si votre barbe est faite, vous ne vous peignez plus,vos cheveux sont ébouriffés comme si vous veniez de vous battre àcoups de poing. Je vous assure, cela produit un très mauvais effet…Madame Rastoil et madame Delangre me disaient hier qu’elles ne vousreconnaissaient plus. Vous compromettez vos succès. »
Il se mit à rire, d’un rire de défi, en branlant sa tête inculteet puissante.
« Maintenant c’est fait, se contenta-t-il derépondre ; il faudra bien qu’elles me prennent malpeigné. »
Plassans, en effet, dut le prendre mal peigné. Du prêtre souplese dégageait une figure sombre, despotique, pliant toutes lesvolontés. Sa face redevenue terreuse avait des regardsd’aigle ; ses grosses mains se levaient, pleines de menaces etde châtiments. La ville fut positivement terrifiée, en voyant lemaître qu’elle s’était donné grandir ainsi démesurément, avec ladéfroque immonde, l’odeur forte, le poil roussi d’un diable. Lapeur sourde des femmes affermit encore son pouvoir. Il fut cruelpour ses pénitentes, et pas une n’osa le quitter ; ellesvenaient à lui avec des frissons dont elles goûtaient lafièvre.
« Ma chère, avouait Mme de Condamin àMarthe, j’avais tort en voulant qu’il se parfumât ; jem’habitue, je trouve même qu’il est beaucoup mieux… Voilà unhomme ! »
L’abbé Faujas régnait surtout à l’évêché. Depuis les élections,il avait fait à Mgr Rousselot une vie de prélatfainéant. L’évêque vivait avec ses chers bouquins, dans soncabinet, où l’abbé, qui dirigeait le diocèse de la pièce voisine,le tenait réellement sous clef, le laissant voir seulement auxpersonnes dont il ne se défiait pas. Le clergé tremblait sous cemaître absolu ; les vieux prêtres en cheveux blancs secourbaient avec leur humilité ecclésiastique, leur abandon de toutevolonté. Souvent, Mgr Rousselot, enfermé avecl’abbé Surin, pleurait de grosses larmes silencieuses ; ilregrettait la main sèche de l’abbé Fenil, qui avait des heures decaresse, tandis que, maintenant, il se sentait comme écrasé sousune pression implacable et continue. Puis, il souriait, il serésignait, murmurant avec son égoïsme aimable :
« Allons, mon enfant, mettons-nous au travail… Je nedevrais pas me plaindre, j’ai la vie que j’ai toujours rêvée :une solitude absolue et des livres. »
Il soupirait, il ajoutait à voix basse :
« Je serais heureux, si je ne craignais de vous perdre, moncher Surin… Il finira par ne plus vous tolérer ici. Hier, il m’aparu vous regarder avec des yeux soupçonneux. Je vous en conjure,dites toujours comme lui, mettez-vous de son côté, ne m’épargnezpas. Hélas ! je n’ai plus que vous. »
Deux mois après les élections, l’abbé Vial, un des grandsvicaires de Monseigneur, alla s’installer à Rome. Naturellementl’abbé Faujas se donna la place, bien qu’elle fût promise depuislongtemps à l’abbé Bourrette. Il ne nomma pas même ce dernier à lacure de Saint-Saturnin, qu’il quittait ; il mit là un jeuneprêtre ambitieux, dont il avait fait sa créature.
« Monseigneur n’a pas voulu entendre parler de vous »,dit-il sèchement à l’abbé Bourrette, lorsqu’il le rencontra.
Et comme le vieux prêtre balbutiait qu’il verrait Monseigneur,qu’il lui demanderait une explication, il ajouta plusdoucement :
« Monseigneur est trop souffrant pour vous recevoir.Reposez-vous sur moi, je plaiderai votre cause. »
Dès son entrée à la Chambre, M. Delangre avait voté avec lamajorité. Plassans était conquis ouvertement à l’Empire. Ilsemblait même que l’abbé mit quelque vengeance à brutaliser cesbourgeois prudents, condamnant de nouveau les petites portes del’impasse des Chevillottes, forçant M. Rastoil et ses amis àentrer chez le sous-préfet par la place, par la porte officielle.Quand il se montrait aux réunions intimes, ces messieurs restaienttrès humbles devant lui. Et telle était la fascination, la terreursourde de son grand corps débraillé, que, même lorsqu’il n’étaitpas là, personne n’osait risquer le moindre mot équivoque sur soncompte.
« C’est un homme du plus grand mérite, déclaraitM. Péqueur des Saulaies, qui comptait sur une préfecture.
– Un homme bien remarquable », répétait le docteurPorquier.
Tous hochaient la tête. M. de Condamin, que ce concertd’éloges finissait par agacer, se donnait parfois la joie de lesmettre dans l’embarras.
« Il n’a pas un bon caractère, en tout cas »,murmurait-il.
Cette phrase glaçait la société. Chacun de ces messieurssoupçonnait son voisin d’être vendu au terrible abbé.
« Le grand vicaire a le cœur excellent, hasardaitM. Rastoil prudemment ; seulement, comme tous les grandsesprits, il est peut-être d’un abord un peu sévère.
– C’est absolument comme moi, je suis très facile à vivreet j’ai toujours passé pour un homme dur », s’écriaitM. de Bourdeu, réconcilié avec la société depuis qu’ilavait eu un long entretien particulier avec l’abbé Faujas.
Et, voulant remettre tout le monde à son aise, le présidentreprenait :
« Savez-vous qu’il est question d’un évêché pour le grandvicaire ? » Alors, c’était un épanouissement.M. Maffre comptait bien que ce serait à Plassans même quel’abbé Faujas deviendrait évêque, après le départ deMgr Rousselot, dont la santé était chancelante.
« Chacun y gagnerait, disait naïvement l’abbé Bourrette. Lamaladie a aigri Monseigneur, et je sais que notre excellent Faujasfait les plus grands efforts pour détruire dans son espritcertaines préventions injustes.
– Il vous aime beaucoup, assurait le juge Paloque, quivenait d’être décoré ; ma femme l’a entendu se plaindre del’oubli dans lequel on vous laisse. »
Lorsque l’abbé Surin était là, il faisait chorus ; mais,bien qu’il eût la mitre dans la poche, selon l’expression desprêtres du diocèse, le succès de l’abbé Faujas l’inquiétait. Il leregardait de son air joli, blessé de sa rudesse, se souvenant de laprédiction de Monseigneur, cherchant la fente qui ferait tomber enpoudre le colosse.
Cependant, ces messieurs étaient satisfaits, saufM. de Bourdeu et M. Péqueur des Saulaies, quiattendaient encore les bonnes grâces du gouvernement. Aussi cesdeux-là étaient-ils les plus chauds partisans de l’abbé Faujas. Lesautres, à la vérité, se seraient révoltés volontiers, s’ils avaientosé ; ils étaient las de la reconnaissance continue exigée parle maître, ils souhaitaient ardemment qu’une main courageuse lesdélivrât. Aussi échangèrent-ils d’étranges regards, aussitôtdétournés, le jour où Mme Paloque demanda, enaffectant une grande indifférence :
« Et l’abbé Fenil, que devient-il donc ? Il y a unsiècle que je n’ai entendu parler de lui. »
Un profond silence s’était fait. M. de Condamin étaitseul capable de se hasarder sur un terrain aussi brûlant ; onle regarda.
« Mais, répondit-il tranquillement, je le crois claquemurédans sa propriété des Tulettes. »
Et Mme de Condamin ajouta avec un rired’ironie :
« On peut dormir en paix : c’est un homme fini, qui nese mêlera plus des affaires de Plassans. »
Marthe seule restait un obstacle. L’abbé Faujas la sentait luiéchapper chaque jour davantage ; il raidissait sa volonté,appelait ses forces de prêtre et d’homme pour la plier, sansparvenir à modérer en elle l’ardeur qu’il lui avait soufflée. Elleallait au but logique de toute passion, exigeait d’entrer plusavant à chaque heure dans la paix, dans l’extase, dans le néantparfait du bonheur divin. Et c’était en elle une angoisse mortelled’être comme murée au fond de sa chair, de ne pouvoir se hausser àce seuil de lumière, qu’elle croyait apercevoir, toujours plusloin, toujours plus haut. Maintenant, elle grelottait, àSaint-Saturnin, dans cette ombre froide où elle avait goûté desapproches si pleines d’ardentes délices ; les ronflements desorgues passaient sur sa nuque inclinée, sans soulever ses poilsfollets d’un frisson de volupté ; les fumées blanches del’encens ne l’assoupissaient plus au milieu d’un rêvemystique ; les chapelles flambantes, les saints ciboiresrayonnant comme des astres, les chasubles d’or et d’argent,pâlissaient, se noyaient, sous ses regards obscurcis de larmes.Alors, ainsi qu’une damnée, brûlée des feux du paradis, elle levaitles bras désespérément, elle réclamait l’amant qui se refusait àelle, balbutiant, criant :
« Mon Dieu, mon Dieu ! pourquoi vous êtes-vous retiréde moi ? » Honteuse, comme blessée de la froideur muettedes voûtes, Marthe quittait l’église avec la colère d’une femmedédaignée. Elle rêvait des supplices pour offrir son sang ;elle se débattait furieusement dans cette impuissance à aller plusloin que la prière, à ne pas se jeter d’un bond entre les bras deDieu. Puis, rentrée chez elle, elle n’avait d’espoir qu’en l’abbéFaujas. Lui seul pouvait la donner à Dieu ; il lui avaitouvert les joies de l’initiation, il devait maintenant déchirer levoile entier. Et elle imaginait une suite de pratiques aboutissantà la satisfaction complète de son être. Mais le prêtre s’emportait,s’oubliait jusqu’à la traiter grossièrement, refusait del’entendre, tant qu’elle ne serait point à genoux, humiliée,inerte, ainsi qu’un cadavre. Elle l’écoutait, debout, soulevée parune révolte de tout son corps, tournant contre lui la rancune deses désirs trompés, l’accusant de la lâche trahison dont elleagonisait.
Souvent, la vieille Mme Rougon crut devoirintervenir entre l’abbé et sa fille, comme elle le faisaitautrefois entre celle-ci et Mouret. Marthe lui ayant conté seschagrins, elle parla au prêtre en belle-mère voulant le bonheur deses enfants, passant le temps à mettre la paix dans leurménage.
« Voyons, lui dit-elle en souriant, vous ne pouvez doncvivre tranquilles ! Marthe se plaint toujours, et vous semblezcontinuellement la bouder… Je sais bien que les femmes sontexigeantes, mais avouez aussi que vous manquez un peu decomplaisance… Je suis vraiment peinée de ce qui se passe ; ilserait si facile de vous entendre ! Je vous en prie, mon cherabbé, soyez plus doux. »
Elle le grondait aussi amicalement de sa mauvaise tenue. Ellesentait, de son flair de femme adroite, qu’il abusait de lavictoire. Puis elle excusait sa fille ; la chère enfant avaitbeaucoup souffert, sa sensibilité nerveuse demandait de grandsménagements ; d’ailleurs, elle possédait un excellentcaractère, un naturel aimant, dont un homme habile devait disposerà sa guise. Mais, un jour qu’elle lui enseignait ainsi la façon defaire de Marthe tout ce qu’il voudrait, l’abbé Faujas se lassa deces éternels conseils.
« Eh non ! cria-t-il brutalement, votre fille estfolle, elle m’assomme, je ne veux plus m’occuper d’elle… Jepayerais cher le garçon qui m’en débarrasserait. »
Mme Rougon le regarda fixement, les lèvrespincées.
« Écoutez, mon cher, lui répondit-elle au bout d’unsilence, vous manquez de tact ; cela vous perdra. Faites laculbute, si ça vous amuse. Moi, en somme, je m’en lave les mains.Je vous ai aidé, non pas pour vos beaux yeux, mais pour êtreagréable à nos amis de Paris. On m’écrivait de vous piloter, jevous pilotais… Seulement, retenez bien ceci : je ne souffriraipas que vous veniez faire le maître chez moi. Que le petit Péqueur,que le bonhomme Rastoil tremblent à la vue de votre soutane, celaest bon. Nous autres, nous n’avons pas peur, nous entendons resterles maîtres. Mon mari a conquis Plassans avant vous, et nousgarderons Plassans, je vous en préviens. »
À partir de ce jour, il y eut un grand froid entre les Rougon etl’abbé Faujas. Lorsque Marthe vint se plaindre de nouveau, sa mèrelui dit nettement.
« Ton abbé se moque de toi. Tu n’auras jamais la moindresatisfaction avec cet homme… À ta place, je ne me gênerais pas pourlui jeter à la figure ses quatre vérités. D’abord, il est salecomme un peigne depuis quelque temps ; je ne comprends pascomment tu peux manger à côté de lui. »
La vérité était que Mme Rougon avait soufflé àson mari un plan fort ingénieux. Il s’agissait d’évincer l’abbépour bénéficier de son succès. Maintenant que la ville votaitcorrectement, Rougon, qui n’avait point voulu risquer une campagneouverte, devait suffire à la maintenir dans le bon chemin. Le salonvert n’en serait que plus puissant. Félicité, dès lors, attenditavec cette ruse patiente à laquelle elle devait sa fortune.
Le jour où sa mère lui jura que l’abbé « se moquaitd’elle », Marthe se rendit à Saint-Saturnin, le cœur saignant,résolue à un appel suprême. Elle demeura là deux heures, dansl’église déserte, épuisant les prières, attendant l’extase, setorturant à chercher le soulagement. Des humilités l’aplatissaientsur les dalles, des révoltes la redressaient les dents serrées,tandis que tout son être, tendu follement, se brisait à ne saisir,à ne baiser que le vide de sa passion. Quand elle se leva, quandelle sortit, le ciel lui parut noir ; elle ne sentait pas lepavé sous ses pieds, et les rues étroites lui laissaientl’impression d’une immense solitude. Elle jeta son chapeau et sonchâle sur la table de la salle à manger, elle monta droit à lachambre de l’abbé Faujas.
L’abbé, assis devant sa petite table, songeait, la plume tombéedes doigts. Il lui ouvrit, préoccupé ; mais, lorsqu’ill’aperçut toute pâle devant lui, avec une résolution ardente dansles yeux, il eut un geste de colère.
« Que voulez-vous ? demanda-t-il, pourquoi êtes-vousmontée ?… Redescendez et attendez-moi, si vous avez quelquechose à me dire. »
Elle le poussa, elle entra sans prononcer une parole.
Lui, hésita un instant, luttant contre la brutalité qui luifaisait déjà lever la main. Il restait debout, en face d’elle, sansrefermer la porte grande ouverte.
« Que voulez-vous ? répéta-t-il ; je suisoccupé. »
Alors, elle alla fermer la porte. Puis, seule avec lui, elles’approcha. Elle dit enfin :
« J’ai à vous parler. »
Elle s’était assise, regardant la chambre, le lit étroit, lacommode pauvre, le grand christ de bois noir, dont la brusqueapparition sur la nudité du mur lui donna un court frisson. Unepaix glaciale tombait du plafond. Le foyer de la cheminée étaitvide, sans une pincée de cendre.
« Vous allez prendre froid, dit le prêtre d’une voixcalmée. Je vous en prie, descendons.
– Non, j’ai à vous parler », dit-elle de nouveau.
Et, les mains jointes, en pénitente qui se confesse « Jevous dois beaucoup… Avant votre venue, j’étais sans âme. C’est vousqui avez voulu mon salut. C’est par vous que j’ai connu les seulesjoies de mon existence. Vous êtes mon sauveur et mon père. Depuiscinq ans, je ne vis que par vous et pour vous. »
Sa voix se brisait, elle glissait sur les genoux. Il l’arrêtad’un geste.
« Eh bien ! cria-t-elle, aujourd’hui je souffre, j’aibesoin de votre aide… Écoutez-moi, mon père. Ne vous retirez pas demoi. Vous ne pouvez m’abandonner ainsi… Je vous dis que Dieu nem’entend plus. Je ne le sens plus… Ayez pitié, je vous en prie.Conseillez-moi, menez-moi à ces grâces divines dont vous m’avezfait connaître les premiers bonheurs ; apprenez-moi ce que jedois faire pour guérir, pour aller toujours plus avant dans l’amourde Dieu.
– Il faut prier, dit gravement le prêtre.
– J’ai prié, j’ai prié pendant des heures, la tête dans lesmains, cherchant à m’anéantir au fond de chaque mot d’adoration, etje n’ai pas été soulagée, et je n’ai pas senti Dieu.
– Il faut prier, prier encore, prier toujours, prierjusqu’à ce que Dieu soit touché et qu’il descende envous. »
Elle le regardait avec angoisse.
« Alors, demanda-t-elle, il n’y a que la prière ? Vousne pouvez rien pour moi ?
– Non, rien », déclara-t-il rudement.
Elle leva ses mains tremblantes, dans un élan désespéré, lagorge gonflée de colère. Mais elle se contint. Ellebalbutia :
« Votre ciel est fermé. Vous m’avez menée jusque-là pour meheurter contre ce mur… J’étais bien tranquille, vous vous souvenez,quand vous êtes venu. Je vivais dans mon coin, sans un désir, sansune curiosité. Et c’est vous qui m’avez réveillée avec des parolesqui me retournaient le cœur. C’est vous qui m’avez fait entrer dansune autre jeunesse… Ah ! vous ne savez pas quelles jouissancesvous me donniez, dans les commencements ! C’était une chaleuren moi, douce, qui allait jusqu’au bout de mon être. J’entendaismon cœur. J’avais une espérance immense. À quarante ans, cela mesemblait ridicule parfois, et je souriais ; puis, je mepardonnais, tant je me trouvais heureuse… Mais, maintenant, je veuxle reste du bonheur promis. Ça ne peut pas être tout. Il y a autrechose, n’est-ce pas ? Comprenez donc que je suis lasse de cedésir toujours en éveil, que ce désir m’a brûlée, que ce désir memet en agonie. Il faut que je me dépêche, à présent que je n’aiplus de santé ; je ne veux pas être dupe… Il y a autre chose,dites-moi qu’il y a autre chose. »
L’abbé Faujas restait impassible, laissant passer ce flot deparoles ardentes.
« Il n’y a rien, il n’y a rien ! continua-t-elle avecemportement ; alors vous m’avez trompée… Vous m’avez promis leciel, en bas, sur la terrasse, par ces soirées pleines d’étoiles.Moi, j’ai accepté. Je me suis vendue, je me suis livrée. J’étaisfolle, dans ces premières tendresses de la prière… Aujourd’hui, lemarché ne tient plus ; j’entends rentrer dans mon coin,retrouver ma vie calme. Je mettrai tout le monde à la porte,j’arrangerai la maison, je raccommoderai le linge à ma placeaccoutumée, sur la terrasse… Oui, j’aimais à raccommoder le linge.La couture ne me fatiguait pas… Et je veux que Désirée soit à côtéde moi, sur son petit banc ; elle riait, elle faisait despoupées, la chère innocente… »
Elle éclata en sanglots.
« Je veux mes enfants !… C’étaient eux qui meprotégeaient. Lorsqu’ils n’ont plus été là, j’ai perdu la tête,j’ai commencé à mal vivre… Pourquoi me les avez-vous pris ?…Ils s’en sont allés un à un, et la maison m’est devenue commeétrangère. Je n’y avais plus le cœur. J’étais contente, lorsque jela quittais pour une après-midi ; puis, le soir, quand jerentrais, il me semblait descendre chez des inconnus. Jusqu’auxmeubles qui me paraissaient hostiles et glacés. Je haïssais lamaison… Mais j’irai les reprendre, les pauvres petits. Ilschangeront tout ici, dès leur arrivée… Ah ! si je pouvais merendormir de mon bon sommeil ! »
Elle s’exaltait de plus en plus. Le prêtre tenta de la calmerpar un moyen qui lui avait souvent réussi.
« Voyons, soyez raisonnable, chère dame, dit-il encherchant à s’emparer de ses mains pour les tenir serrées entre lessiennes.
– Ne me touchez pas ! cria-t-elle en reculant. Je neveux pas… Quand vous me tenez, je suis faible comme un enfant. Lachaleur de vos mains m’emplit de lâcheté… Ce serait à recommencerdemain ; car je ne puis plus vivre, voyez-vous, et vous nem’apaisez que pour une heure. »
Elle était devenue sombre. Elle murmura :
« Non, je suis damnée à présent. Jamais je n’aimerai plusla maison. Et si les enfants venaient, ils demanderaient leur père…Ah ! tenez, c’est cela qui m’étouffe… Je ne serai pardonnéeque lorsque j’aurai dit mon crime à un prêtre. »
Et tombant à genoux :
« Je suis coupable. C’est pourquoi la face de Dieu sedétourne de moi. »
Mais l’abbé Faujas voulut la relever.
« Taisez-vous, dit-il avec éclat. Je ne puis recevoir icivotre aveu. Venez demain à Saint-Saturnin.
– Mon père, reprit-elle en se faisant suppliante, ayezpitié ! Demain, je n’aurai plus la force.
– Je vous défends de parler, cria-t-il plusviolemment ; je ne veux rien savoir, je détournerai la tête,je fermerai les oreilles. »
Il reculait, les bras tendus, comme pour arrêter l’aveu sur leslèvres de Marthe. Tous deux se regardèrent un instant en silence,avec la sourde colère de leur complicité.
« Ce n’est pas un prêtre qui vous entendrait, ajouta-t-ild’une voix plus étouffée. Il n’y a ici qu’un homme pour vous jugeret vous condamner.
– Un homme ! répéta-t-elle affolée. Eh bien !cela vaut mieux. Je préfère un homme. »
Elle se releva, continua dans sa fièvre :
« Je ne me confesse pas, je vous dis ma faute. Après lesenfants, j’ai laissé partir le père. Jamais il ne m’a battue, lemalheureux ! C’était moi qui étais folle. Je sentais desbrûlures par tout le corps, et je m’égratignais, j’avais besoin dufroid des carreaux pour me calmer. Puis, c’était une telle honteaprès la crise, de me voir ainsi toute nue devant le monde, que jen’osais parler. Si vous saviez quels effroyables cauchemars mejetaient par terre ! Tout l’enfer me tournait dans la tête.Lui, le pauvre homme, me faisait pitié, à claquer des dents. Ilavait peur de moi. Quand vous n’étiez plus là, il n’osaitapprocher, il passait la nuit sur une chaise. »
L’abbé Faujas essaya de l’interrompre.
« Vous vous tuez, dit-il. Ne remuez pas ces souvenirs. Dieuvous tiendra compte de vos souffrances.
– C’est moi qui l’ai envoyé aux Tulettes, reprit-elle, enlui imposant silence d’un geste énergique. Vous tous, vous medisiez qu’il était fou… Ah ! quelle vie intolérable !Toujours, j’ai eu l’épouvante de la folie. Quand j’étais jeune, ilme semblait qu’on m’enlevait le crâne et que ma tête se vidait.J’avais comme un bloc de glace dans le front. Eh bien ! cettesensation de froid mortel, je l’ai retrouvée, j’ai eu peur dedevenir folle, toujours, toujours… Lui, on l’a emmené. J’ai laisséfaire. Je ne savais plus. Mais, depuis ce temps, je ne peux fermerles yeux, sans le voir, là. C’est ce qui me rend singulière, ce quime cloue pendant des heures à la même place, les yeux ouverts… Etje connais la maison, je l’ai dans les yeux. L’oncle Macquart mel’a montrée. Elle est toute grise comme une prison, avec desfenêtres noires. »
Elle étouffait. Elle porta à ses lèvres un mouchoir, qu’elleretira taché de quelques gouttes de sang. Le prêtre, les brascroisés fortement, attendait la fin de la crise.
« Vous savez tout, n’est-ce pas ? acheva-t-elle enbalbutiant. Je suis une misérable, j’ai péché pour vous… Maisdonnez-moi la vie, donnez-moi la joie, et j’entre sans remords dansce bonheur surhumain que vous m’avez promis.
– Vous mentez, dit lentement le prêtre, je ne sais rien,j’ignorais que vous eussiez commis ce crime. »
Elle recula à son tour, les mains jointes, bégayant, fixant surlui des regards terrifiés. Puis, emportée, perdant conscience, sefaisant familière :
« Écoutez, Ovide, murmura-t-elle, je vous aime, et vous lesavez, n’est-ce pas ? Je vous ai aimé, Ovide, le jour où vousêtes entré ici… Je ne vous le disais pas. Je voyais que cela vousdéplaisait. Mais je sentais bien que vous deviniez mon cœur.J’étais satisfaite, j’espérais que nous pourrions être heureux unjour, dans une union toute divine… Alors, c’est pour vous que j’aividé la maison. Je me suis traînée sur les genoux, j’ai été votreservante… Vous ne pouvez pourtant pas être cruel jusqu’au bout.Vous avez consenti à tout, vous m’avez permis d’être à vous seul,d’écarter les obstacles qui nous séparaient. Souvenez-vous, je vousen supplie. Maintenant que me voilà malade, abandonnée, le cœurmeurtri, la tête vide, il est impossible que vous me repoussiez…Nous n’avons rien dit tout haut, c’est vrai. Mais mon amour parlaitet votre silence répondait. C’est à l’homme que je m’adresse, cen’est pas au prêtre. Vous m’avez dit qu’il n’y avait qu’un hommeici. L’homme m’entendra… Je vous aime, Ovide, je vous aime, et j’enmeurs. »
Elle sanglotait. L’abbé Faujas avait redressé sa haute taille.Il s’approcha de Marthe, laissa tomber sur elle son mépris de lafemme.
« Ah ! misérable chair ! dit-il. Je comptais quevous seriez raisonnable, que jamais vous n’en viendriez à cettehonte de dire tout haut ces ordures… Oui, c’est l’éternelle luttedu mal contre les volontés fortes. Vous êtes la tentation d’en bas,la lâcheté, la chute finale. Le prêtre n’a pas d’autre adversaireque vous, et l’on devrait vous chasser des églises, comme impureset maudites.
– Je vous aime, Ovide, balbutia-t-elle encore ; jevous aime, secourez-moi.
– Je vous ai déjà trop approchée, continua-t-il. Sij’échoue, ce sera vous, femme, qui m’aurez ôté de ma force parvotre seul désir. Retirez-vous, allez-vous-en, vous êtesSatan ! Je vous battrai pour faire sortir le mauvais ange devotre corps. »
Elle s’était laissé glisser, assise à demi contre le mur, muettede terreur, devant le poing dont le prêtre la menaçait. Ses cheveuxse dénouaient, une grande mèche blanche lui barrait le front.Lorsque, cherchant un secours dans la chambre nue, elle aperçut lechrist de bois noir, elle eut encore la force de tendre les mainsvers lui, d’un geste passionné.
« N’implorez pas la croix, s’écria le prêtre au comble del’emportement. Jésus a vécu chaste, et c’est pour cela qu’il a sumourir. »
Mme Faujas rentrait, tenant au bras un grospanier de provisions. Elle se débarrassa vite, en voyant son filsdans cette épouvantable colère. Elle lui prit les bras :
« Ovide, calme-toi, mon enfant », murmura-t-elle en lecaressant.
Et, se tournant vers Marthe écrasée, la foudroyant duregard :
« Vous ne pouvez donc pas le laisser tranquille !…Puisqu’il ne veut pas de vous, ne le rendez pas malade, au moins.Allons, descendez, il est impossible que vous restiezlà. »
Marthe ne bougeait pas. Mme Faujas dut larelever et la pousser vers la porte ; elle grondait,l’accusait d’avoir attendu qu’elle fût sortie, lui faisaitpromettre de ne plus remonter pour bouleverser la maison par depareilles scènes. Puis, elle ferma violemment la porte surelle.
Marthe descendit en chancelant. Elle ne pleurait plus. Ellerépétait :
« François reviendra, François les mettra tous à larue. »
La voiture de Toulon, qui passait aux Tulettes, où se trouvaitun relais, partait de Plassans à trois heures. Marthe, redresséepar le coup de fouet d’une idée fixe, ne voulut pas perdre uninstant ; elle remit son châle et son chapeau, ordonna à Rosede s’habiller tout de suite.
« Je ne sais ce que madame peut avoir, dit la cuisinière àOlympe ; je crois que nous partons pour un voyage de quelquesjours. »
Marthe laissa les clefs aux portes. Elle avait hâte d’être dansla rue. Olympe, qui l’accompagnait, essayait vainement de savoir oùelle allait et combien de jours elle resterait absente.
« Enfin, soyez tranquille, lui dit-elle sur le seuil, de savoix aimable ; je soignerai bien tout, vous retrouverez touten ordre… Prenez votre temps, faites vos affaires. Si vous allez àMarseille, rapportez-nous des coquillages frais. »
Et Marthe n’avait pas tourné le coin de la rue Taravellequ’Olympe prenait possession de la maison entière. Quand Troucherentra, il trouva sa femme en train de faire battre les portes, defouiller les meubles, furetant, chantonnant, emplissant les piècesdu vol de ses jupes.
« Elle est partie, et sa rosse de bonne avec elle !lui cria-t-elle, en s’étalant dans un fauteuil. Hein ? ceserait une fameuse chance, si elles restaient toutes les deux aufond d’un fossé !… N’importe, nous allons être joliment ànotre aise pendant quelque temps. Ouf ! c’est bon d’êtreseuls, n’est-ce pas, Honoré ? Tiens, viens m’embrasser pour lapeine ! Nous sommes chez nous, nous pouvons nous mettre enchemise, si nous voulons. »
Cependant, Marthe et Rose arrivèrent juste sur le cours Sauvairecomme la voiture de Toulon partait. Le coupé était libre. Quand ladomestique entendit sa maîtresse dire au conducteur qu’elles’arrêterait aux Tulettes, elle ne s’installa qu’en rechignant. Lavoiture n’avait pas encore quitté la ville qu’elle grognait déjà,répétant de son air revêche :
« Moi qui croyais que vous étiez enfin raisonnable !Je m’imaginais que nous partions pour Marseille voirM. Octave. Nous aurions rapporté une langouste et desclovisses… Ah bien ! je me suis trop pressée. Vous êtestoujours la même, vous allez toujours au chagrin, vous ne savezqu’inventer pour vous mettre la tête à l’envers. »
Marthe, dans le coin du coupé, à demi évanouie, s’abandonnait.Une faiblesse mortelle s’emparait d’elle, maintenant qu’elle ne seraidissait plus contre la douleur qui lui brisait la poitrine. Maisla cuisinière ne la regardait même pas.
« Si ce n’est pas une invention baroque d’aller voirmonsieur ! reprenait-elle. Un joli spectacle, et qui va vouségayer ! Nous en aurons pour huit jours à ne pas dormir. Vouspourrez bien avoir peur la nuit, du diable si je me lève pourregarder sous les meubles !… Encore, si votre visite faisaitdu bien à monsieur ; mais il est capable de vous dévisager etd’en crever lui-même. J’espère bien qu’on ne vous laissera pasentrer. C’est défendu d’abord… Voyez-vous, je n’aurais pas dûmonter dans la voiture, quand vous avez parlé des Tulettes ;vous n’auriez peut-être pas osé faire la bêtise touteseule. »
Un soupir de Marthe l’interrompit. Elle se tourna, la vit touteblême qui étouffait, et se fâcha plus fort, en baissant un carreaupour donner de l’air.
« C’est cela, passez-moi entre les bras maintenant,n’est-ce pas ? Est-ce que vous ne seriez pas mieux dans votrelit, à vous soigner ? Quand on pense que vous avez eu lachance de ne rencontrer autour de vous que des gens dévoués, sansseulement dire merci au bon Dieu ! Vous savez bien que c’estla vérité. M. le curé, sa mère, sa sœur, jusqu’àM. Trouche, sont aux petits soins pour vous ; ils sejetteraient dans le feu, ils sont debout à toute heure du jour etde la nuit. J’ai vu Mme Olympe pleurer, ouipleurer, lorsque vous étiez malade, la dernière fois. Ehbien ! comment reconnaissez-vous leurs bontés ? Vous lesmettez dans la peine, vous partez comme une sournoise pour voirmonsieur, tout en sachant que cela leur fera beaucoup dechagrin ; car ils ne peuvent pas aimer monsieur, qui était sidur pour vous… Tenez, voulez-vous que je vous le dise,madame ? le mariage ne vous a rien valu, vous avez pris laméchanceté de monsieur. Entendez-vous, il y a des jours où vousêtes aussi méchante que lui. »
Elle continua ainsi jusqu’aux Tulettes, défendant les Faujas etles Trouche, accusant sa maîtresse de toutes sortes de vilenies.Elle finit par dire :
« Ce sont ces gens-là qui seraient de braves maîtres, s’ilsavaient assez d’argent pour avoir des domestiques ! Mais lafortune ne tombe jamais qu’aux mauvais cœurs. »
Marthe, plus calme, ne répondait pas. Elle regardait vaguementles arbres maigres filer le long de la route, les vastes champs sedéplier comme des pièces d’étoffe brune. Les grondements de Rose seperdaient dans les cahots de la voiture.
Aux Tulettes, Marthe se dirigea vivement vers la maison del’oncle Macquart, suivie de la cuisinière, qui se taisaitmaintenant, haussant les épaules, les lèvres pincées.
« Comment ! c’est toi ! s’écria l’oncle, trèssurpris. Je te croyais dans ton lit. On m’avait raconté que tuétais malade… Eh ! eh ! petite, tu n’as pas l’air fort…Est-ce que tu viens me demander à dîner ?
– Je voudrais voir François, mon oncle, dit Marthe.
– François ? répéta Macquart en la regardant en face,tu voudrais voir François ? C’est l’idée d’une bonne femme. Lepauvre garçon a assez crié après toi. Je l’apercevais du bout demon jardin, qui donnait des coups de poing dans les murs ent’appelant… Ah ! tu viens le voir ? Je croyais que vousl’aviez tous oublié là-bas. »
De grosses larmes étaient montées aux yeux de Marthe.
« Ce ne sera pas facile de le voir aujourd’hui, continuaMacquart. Il va être quatre heures. Puis, je ne sais trop si ledirecteur voudra te donner la permission. Mouret n’est pas sagedepuis quelque temps ; il casse tout, il parle de mettre lefeu à la boutique. Dame ! les fous ne sont pas aimables tousles jours. »
Elle écoutait, toute frissonnante. Elle allait questionnerl’oncle, mais elle se contenta de tendre les mains vers lui.
« Je vous en supplie, dit-elle. J’ai fait le voyageexprès ; il faut absolument que je parle à Françoisaujourd’hui, à l’instant… Vous avez des amis dans la maison, vouspouvez m’ouvrir les portes.
– Sans doute, sans doute », murmura-t-il, sans seprononcer plus nettement.
Il semblait pris d’une grande perplexité, ne pénétrant pasclairement la cause de ce voyage brusque, paraissant discuter lecas à un point de vue personnel, connu de lui seul. Il interrogeadu regard la cuisinière, qui tourna le dos. Un mince sourire finitpar paraître sur ses lèvres.
« Enfin, puisque tu le veux, murmura-t-il, je vais tenterl’affaire. Seulement, souviens-toi que, si ta mère se fâchait, tului expliquerais que je n’ai pas pu te résister… J’ai peur que tune te fasses du mal. Ça n’a rien de gai, je t’assure. »
Lorsqu’ils partirent, Rose refusa absolument de les accompagner.Elle s’était assise devant un feu de souches de vigne, qui brûlaitdans la grande cheminée.
« Je n’ai pas besoin d’aller me faire arracher les yeux,dit-elle aigrement. Monsieur ne m’aimait pas assez… Je reste ici,je préfère me chauffer.
– Vous seriez bien gentille alors de nous préparer un potde vin chaud, lui glissa l’oncle à l’oreille ; le vin et lesucre sont là, dans l’armoire. Nous aurons besoin de ça, quand nousreviendrons. »
Macquart ne fit pas entrer sa nièce par la grille principale dela maison des aliénés. Il tourna à gauche, demanda à une petiteporte basse le gardien Alexandre, avec lequel il échangea quelquesparoles à demi-voix. Puis, silencieusement, ils s’engagèrent toustrois dans des corridors interminables. Le gardien, marchait lepremier.
« Je vais t’attendre ici, dit Macquart en s’arrêtant dansune petite cour ; Alexandre restera avec toi.
– J’aurais voulu être seule, murmura Marthe.
– Madame ne serait pas à la noce, répondit le gardien avecun sourire tranquille ; je risque déjà beaucoup. »
Il lui fit traverser une seconde cour et s’arrêta devant unepetite porte. Comme il tournait doucement la clef, il reprit enbaissant la voix :
« N’ayez pas peur… Il est plus calme depuis ce matin ;on a pu lui retirer la camisole… S’il se fâchait, vous sortiriez àreculons, n’est-ce pas ? et vous me laisseriez seul aveclui. »
Marthe entra, tremblante, la gorge sèche. Elle ne vit d’abordqu’une masse repliée contre le mur, dans un coin. Le jourpâlissait, le cabanon n’était éclairé que par une lueur de cave,tombant d’une fenêtre grillée, garnie d’un tablier de planches.
« Eh ! mon brave, cria familièrement Alexandre, enallant taper sur l’épaule de Mouret, je vous amène une visite… Vousallez être gentil, j’espère. »
Il revint s’adosser contre la porte, les bras ballants, nequittant pas le fou des yeux. Mouret s’était lentement relevé. Ilne parut pas surpris le moins du monde.
« C’est toi, ma bonne ? dit-il de sa voixpaisible ; je t’attendais, j’étais inquiet desenfants. »
Marthe, dont les genoux fléchissaient, le regardait avecanxiété, rendue muette par cet accueil attendri. D’ailleurs, iln’avait point changé ; il se portait même mieux, gros et gras,la barbe faite, les yeux clairs. Ses tics de bourgeois satisfaitavaient reparu ; il se frotta les mains, cligna la paupièredroite, piétina, en bavardant de son air goguenard des bonsjours.
« Je suis tout à fait bien, ma bonne. Nous allons pouvoirretourner à la maison… Tu viens me chercher, n’est-ce pas ?…Est-ce qu’on a pris soin de mes salades ? Les limaces aimentdiantrement les laitues, le jardin en était rongé ; mais jesais un moyen pour les détruire… J’ai des projets, tu verras. Noussommes assez riches, nous pouvons nous payer nos fantaisies… Dis,tu n’as pas vu le père Gautier, de Saint-Eutrope, pendant monabsence ? Je lui avais acheté trente millerolles de gros vinpour des coupages. Il faudra que j’aille le voir… Toi tu n’as pasde mémoire pour deux sous. »
Il se moquait, il la menaçait amicalement du doigt.
« Je parie que je vais trouver tout en désordre,continua-t-il. Vous ne faites attention à rien ; les outilstraînent, les armoires restent ouvertes, Rose salit les pièces avecson balai… Et Rose, pourquoi n’est-elle pas venue ? Ah !quelle tête ! En voilà une dont nous ne ferons jamaisrien ! Tu ne sais pas, elle a voulu me mettre à la porte, unjour. Parfaitement… La maison est à elle, c’est à mourir de rire…Mais tu ne me parles pas des enfants ? Désirée est toujourschez sa nourrice, n’est-ce pas ? Nous irons l’embrasser, nouslui demanderons si elle s’ennuie. Je veux aussi aller à Marseille,car Octave me donne de l’inquiétude ; la dernière fois que jel’ai vu, je l’ai trouvé bien dissipé. Je ne parle pas deSerge : celui-là est trop sage, il sanctifiera toute lafamille… Tiens, cela me fait plaisir de parler de lamaison. »
Et il parla, parla toujours, demandant des nouvelles de chaquearbre de son jardin, s’arrêtant aux détails les plus minimes duménage, montrant une mémoire extraordinaire, à propos d’une foulede petits faits. Marthe, profondément touchée de l’affectiontatillonne qu’il lui témoignait, croyait voir une délicatessesuprême dans le soin qu’il prenait de ne lui adresser aucunreproche, de ne pas même faire la moindre allusion à sessouffrances. Elle était pardonnée ; elle jurait de racheterson crime en devenant la servante soumise de cet homme, si granddans sa bonhomie ; et de grosses larmes silencieuses coulaientsur ses joues, pendant que ses genoux se pliaient pour lui criermerci.
« Méfiez-vous, lui dit le gardien à l’oreille ; il ades yeux qui m’inquiètent.
– Mais il n’est pas fou ! balbutia-t-elle ; jevous jure qu’il n’est pas fou !… Il faut que je parle audirecteur. Je veux l’emmener tout de suite.
– Méfiez-vous », répéta rudement le gardien, en latirant par le bras.
Mouret, au milieu de son bavardage, venait de tourner surlui-même, comme une bête assommée. Il s’aplatit par terre ;puis, lestement, il marcha à quatre pattes, le long du mur.
« Hou ! hou ! » hurlait-il d’une voix rauqueet prolongée.
Il s’enleva d’un bond, il retomba sur le flanc. Alors, ce futune épouvantable scène : il se tordait comme un ver, sebleuissait la face à coups de poing, s’arrachait la peau avec lesongles. Bientôt il se trouva à demi nu, les vêtements en lambeaux,écrasé, meurtri, râlant.
« Sortez donc, madame ! » criait le gardien.
Marthe était clouée. Elle se reconnaissait par terre ; ellese jetait ainsi sur le carreau, dans la chambre, s’égratignaitainsi, se battait ainsi. Et jusqu’à sa voix qu’elleretrouvait ; Mouret avait exactement son râle. C’était ellequi avait fait ce misérable.
« Il n’est pas fou ! bégayait-elle ; il ne peutpas être fou !… Ce serait horrible. J’aimerais mieuxmourir. »
Le gardien, la prenant à bras-le-corps, la mit à la porte ;mais elle resta là, collée au bois. Elle entendit, dans le cabanon,un bruit de lutte, des cris de cochon qu’on égorge ; puis, ily eut une chute sourde, pareille à celle d’un paquet de lingemouillé ; et un silence de mort régna. Quand le gardienressortit, la nuit était presque tombée. Elle n’aperçut qu’un trounoir, par la porte entrebâillée.
« Fichtre ! dit le gardien encore furieux, vous êtesdrôle, vous, madame, à crier qu’il n’est pas fou ! J’ai failliy laisser mon pouce, qu’il tenait entre ses dents… Le voilàtranquille pour quelques heures. » Et, tout en lareconduisant, il continuait :
« Vous ne savez pas comme ils sont tous malins ici !…Ils font les gentils pendant des heures entières, ils vousracontent des histoires qui ont l’air raisonnable ; puis,crac, sans crier gare, ils vous sautent à la gorge… Je voyais bientout à l’heure qu’il manigançait quelque chose, pendant qu’ilparlait de ses enfants ; il avait les yeux tout àl’envers. » Quand Marthe retrouva l’oncle Macquart dans lapetite cour, elle répéta fiévreusement, sans pouvoir pleurer, d’unevoix lente et cassée :
« Il est fou ! il est fou !
– Sans doute, il est fou, dit l’oncle en ricanant. Est-ceque tu comptais le trouver faisant le jeune homme ? On ne l’apas mis ici pour des prunes, peut-être… D’ailleurs, la maison n’estpas saine. Au bout de deux heures, eh ! eh ! j’ydeviendrais enragé, moi. »
Il l’étudiait du coin de l’œil, surveillant ses moindrestressaillements nerveux. Puis, de son ton bonhomme :
« Tu veux peut-être voir la grand-mère ? »
Marthe eut un geste d’effroi, en se cachant le visage entre sesmains.
« Ça n’aurait dérangé personne, reprit-il. Alexandre nousaurait fait ce plaisir… Elle est là, à côté, et il n’y a rien àcraindre avec elle ; elle est bien douce. N’est-ce pas,Alexandre, qu’elle n’a jamais donné de l’ennui à la maison ?Elle reste assise, à regarder devant elle. Depuis douze ans, ellen’a pas bougé… Enfin, puisque tu ne veux pas la voir… »
Comme le gardien prenait congé d’eux, il l’invita à venir boireun verre de vin chaud, en clignant les yeux d’une certaine façon,ce qui parut décider Alexandre à accepter. Ils durent soutenirMarthe, dont les jambes se dérobaient à chaque pas. Quand ilsarrivèrent, ils la portaient, la face convulsée, les yeux ouverts,roidie par une de ces crises nerveuses qui la tenaient comme mortependant des heures.
« Là, qu’est-ce que j’avais dit ? cria Rose en lesapercevant. Elle est dans un joli état, et nous voilà propres pourretourner ! Est-il permis, mon Dieu ! d’avoir une tête sidrôlement bâtie ? Monsieur aurait dû l’étrangler, ça luiaurait donné une leçon.
– Bah ! dit l’oncle, je vais l’allonger sur mon lit.Nous n’en mourrons pas pour passer la nuit autour dufeu. »
Il tira un rideau de cotonnade, qui masquait une alcôve. Rosealla déshabiller sa maîtresse en grondant. Il n’y avait rien àfaire, disait-elle, qu’à lui mettre une brique chaude auxpieds.
« Maintenant qu’elle est dans le dodo, nous allons boire uncoup, reprit l’oncle avec son ricanement de loup rangé. Il sentdiablement bon, votre vin chaud, la mère !
– J’ai trouvé un citron sur la cheminée, je l’ai pris, ditRose.
– Et vous avez bien fait. Il y a de tout, ici. Quand jefais un lapin, rien n’y manque, je vous en réponds. »
Il avait avancé la table devant la cheminée. Il s’assit entre lacuisinière et Alexandre, versant le vin chaud dans de grandestasses jaunes. Quand il eut avalé deux gorgées,religieusement :
« Bigre ! s’écria-t-il en faisant claquer la langue,voilà du bon vin chaud ! Eh ! eh ! vous vous yentendez ; il est meilleur que le mien. Il faudra que vous melaissiez votre recette. »
Rose, calmée, chatouillée par ces compliments, se mit à rire. Lefeu de souches de vigne étalait un grand brasier rouge. Les tassesfurent remplies de nouveau.
« Alors, dit Macquart en s’accoudant pour regarder lacuisinière en face, ma nièce est venue comme ça, par un coup detête ?
– Ne m’en parlez pas, répondit-elle, cela me remettrait encolère… Madame devient folle comme monsieur ; elle ne saitplus qui elle aime ni qui elle n’aime pas… Je crois qu’elle a euune dispute avec monsieur le curé, avant de partir ; j’aientendu leurs voix qui criaient. »
L’oncle eut un gros rire.
« Ils étaient pourtant bien d’accord, murmura-t-il.
– Sans doute, mais rien ne dure avec une cervelle commecelle de madame… Je parie qu’elle regrette les volées que monsieurlui administrait la nuit. Nous avons retrouvé le bâton dans lejardin. »
Il la regarda plus attentivement, en disant entre deux gorgéesde vin chaud :
« Peut-être qu’elle venait chercher François.
– Ah ! Dieu nous en garde ! cria Rose d’un aird’effroi. Monsieur ferait un beau ravage, à la maison ; ilnous tuerait tous… Tenez, c’est là ma grande peur. Je trembletoujours qu’il n’arrive une de ces nuits pour nous assassiner.Quand je songe à cela, dans mon lit, je ne puis m’endormir. Il mesemble que je le vois entrer par la fenêtre, avec des cheveuxhérissés et des yeux luisants comme des allumettes. »
Macquart s’égayait bruyamment, tapant sa tasse sur la table.
« Ça serait drôle, ça serait drôle ! répéta-t-il. Ilne doit pas vous aimer, le curé surtout, qui a pris sa place. Iln’en ferait qu’une bouchée, du curé, tout gaillard qu’il est, carles fous sont rudement forts, à ce qu’on assure… Dis, Alexandre,vois-tu le pauvre François tomber chez lui ? Il nettoierait leplancher proprement. Moi, ça m’amuserait. »
Et il jetait des coups d’œil au gardien, qui buvait le vin chaudd’un air tranquille, se contentant d’approuver de la tête.
« C’est une supposition, c’est pour rire », repritMacquart en voyant les regards épouvantés que Rose fixait surlui.
À ce moment, Marthe se tordit furieusement derrière le rideau decotonnade ; il fallut la maintenir pendant quelques minutes,pour qu’elle ne tombât pas. Lorsqu’elle se fut allongée de nouveaudans sa rigidité de cadavre, l’oncle revint se chauffer les cuissesdevant le brasier, réfléchissant, murmurant sans songer à ce qu’ildisait :
« Elle n’est pas commode, la petite. »
Puis, brusquement, il demanda :
« Et les Rougon, qu’est-ce qu’ils disent de toutes ceshistoires ? Ils sont du parti de l’abbé, n’est-cepas ?
– Monsieur n’était pas assez aimable pour qu’ils leregrettent, répondit Rose ; il ne savait quelle maliceinventer contre eux.
– Ça, il n’avait pas tort, reprit l’oncle. Les Rougon sontdes pingres. Quand on pense qu’ils n’ont jamais voulu acheter lechamp de blé, là, en face ; une magnifique opération dont jeme chargeais… C’est Félicité qui ferait un drôle de nez, si ellevoyait revenir François ! »
Il ricana encore, tourna autour de la table. Et rallumant sapipe avec un geste de résolution.
« Il ne faut pas oublier l’heure, mon garçon, dit-il àAlexandre avec un nouveau clignement d’yeux. Je vais t’accompagner…Marthe a l’air tranquille, maintenant. Rose mettra la table enm’attendant… Vous devez avoir faim, n’est-ce pas, Rose ?Puisque vous voilà forcée de passer la nuit ici, vous mangerez unmorceau avec moi. »
Il emmena le gardien. Au bout d’une demi-heure, il n’était pasencore rentré. La cuisinière, qui s’ennuyait d’être seule, ouvritla porte, se pencha sur la terrasse, regardant la route vide, dansla nuit claire. Comme elle rentrait, elle crut apercevoir, del’autre côté du chemin, deux ombres noires plantées au milieu d’unsentier, derrière une haie.
« On dirait l’oncle, pensa-t-elle ; il a l’air decauser avec un prêtre. »
Quelques minutes plus tard, l’oncle arriva. Il disait que cediable d’Alexandre lui avait raconté des histoires à n’en plusfinir.
« Est-ce que ce n’était pas vous qui étiez là tout àl’heure avec un prêtre ? demanda Rose.
– Moi, avec un prêtre ! s’écria-t-il ; où diableavez-vous rêvé cela ! Il n’y a pas de prêtre dans lepays. »
Il roulait ses petits yeux ardents. Puis, il parut mécontent deson mensonge, il reprit :
« Il y a l’abbé Fenil, mais c’est comme s’il n’y étaitpas ; il ne sort jamais.
– L’abbé Fenil est un pas grand-chose », dit lacuisinière.
Alors, l’oncle se fâcha.
« Pourquoi ça, un pas grand-chose ? Il fait beaucoupde bien ici ; il est très fort, le gaillard… Il vaut mieuxqu’un tas de prêtres qui font des embarras. »
Mais sa colère tomba tout d’un coup. Il se prit à rire, envoyant que Rose le regardait d’un air surpris.
« Je m’en moque, après tout, murmura-t-il. Vous avezraison, tous les curés, ça se vaut, c’est hypocrite et compagnie…Je sais maintenant avec qui vous avez pu me voir. J’ai rencontrél’épicière ; elle avait une robe noire, vous aurez pris çapour une soutane. »
Rose fit une omelette, l’oncle posa sur la table un morceau defromage. Ils n’avaient pas fini de manger, que Marthe se dressa surson séant, de l’air étonné d’une personne qui s’éveille dans unlieu inconnu. Quand elle eut écarté ses cheveux, et que la mémoirelui revint, elle sauta à terre, disant qu’elle voulait partir,partir sur-le-champ. Macquart parut très contrarié de ceréveil.
« C’est impossible, tu ne peux pas retourner à Plassans cesoir, dit-il. Tu grelottes de fièvre, tu tomberas malade en chemin.Repose-toi. Demain, nous verrons… D’abord, il n’y a pas devoiture.
– Vous allez me conduire dans votre carriole,répondit-elle.
– Non, je ne veux pas, je ne peux pas. »
Marthe, qui s’habillait avec une hâte fébrile, déclara qu’elleirait à Plassans à pied, plutôt que de passer la nuit aux Tulettes.L’oncle délibérait ; il avait fermé la porte, et glissé laclef dans sa poche. Il supplia sa nièce, la menaça, inventa deshistoires, pendant que, sans l’écouter, elle achevait de mettre sonchapeau.
« Si vous croyez que vous la ferez céder ! dit Rose,qui finissait paisiblement son morceau de fromage ; ellepréférerait passer par la fenêtre. Attelez votre cheval, ça vaudramieux. »
L’oncle, après un court silence, haussa les épaules, s’écriantavec colère :
« Ça m’est égal, en somme ! Qu’elle prenne mal, sielle y tient ! Moi, je voulais éviter un accident… Va comme jete pousse. Il n’arrivera jamais que ce qui doit arriver, je vaisvous conduire. »
Il fallut porter Marthe dans la carriole ; une grossefièvre la secouait. L’oncle lui jeta un vieux manteau sur lesépaules. Il fit entendre un léger claquement de langue, et l’onpartit.
« Moi, dit-il, ça ne me fait pas de peine d’aller ce soir àPlassans ; au contraire !… On s’amuse, àPlassans. »
Il était environ dix heures, le ciel, chargé de pluie, avait unelueur rousse qui éclairait faiblement le chemin. Tout le long de laroute, Macquart se pencha, regardant dans les fossés, derrière leshaies. Rose lui ayant demandé ce qu’il cherchait, il répondit qu’ilétait descendu des loups des gorges de la Seille. Il avait retrouvétoute sa belle humeur. À une lieue de Plassans, la pluie se mit àtomber, une pluie d’averse, drue et froide. Alors, l’oncle jura.Rose aurait battu sa maîtresse, qui agonisait sous le manteau.Quand ils arrivèrent enfin, le ciel était redevenu bleu.
« Est-ce que vous allez rue Balande ? demandaMacquart.
– Certainement », dit Rose étonnée.
Il lui expliqua alors que Marthe lui semblait très malade, etqu’il vaudrait peut-être mieux la mener chez sa mère. Il consentitpourtant, après une longue hésitation, à arrêter son cheval devantla maison des Mouret. Marthe n’avait pas même emporté depasse-partout. Rose, heureusement, trouva le sien dans sapoche ; mais, quand elle voulut ouvrir, la porte ne cédapas ; les Trouche devaient avoir poussé les verrous. Ellefrappa du poing, sans éveiller d’autre bruit que l’écho sourd dugrand vestibule.
« Vous avez tort de vous entêter, dit l’oncle, qui riaitentre ses dents ; ils ne descendront pas, ça les dérangerait…Vous voilà bel et bien à la porte de chez vous, mes enfants. Mapremière idée est bonne, voyez-vous. Il faut mener la chère enfantchez Rougon ; elle sera mieux là que dans sa propre chambre,c’est moi qui l’affirme. »
Félicité entra dans un désespoir bruyant, lorsqu’elle aperçut safille à une pareille heure, trempée de pluie, à demi morte. Elle lacoucha au second étage, bouleversa la maison, mit tous lesdomestiques sur pied. Quand elle fut un peu calmée, et qu’elle setrouva assise au chevet de Marthe, elle demanda desexplications.
« Mais qu’est-il arrivé ? Comment se fait-il que vousla rameniez dans un tel état ? »
Macquart, d’un ton de grande bonhomie, raconta le voyage de« la chère enfant ». Il se défendait, il disait qu’ilavait tout fait pour l’empêcher de se rendre auprès de François. Ilfinit par invoquer le témoignage de Rose, en voyant Félicitél’examiner attentivement d’un air soupçonneux. Mais celle-cicontinua à branler la tête.
« C’est bien louche, cette histoire !murmura-t-elle ; il y a quelque chose que je ne comprendspas. »
Elle connaissait Macquart, elle flairait une coquinerie, dans lajoie secrète qui lui pinçait le coin des paupières.
« Vous êtes singulière, dit-il en se fâchant pour échapperà son examen ; vous vous imaginez toujours des choses del’autre monde. Je ne puis pas vous dire ce que je ne sais pas…J’aime Marthe plus que vous, je n’ai jamais agi que dans sonintérêt. Tenez, je vais courir chercher le médecin, si vousvoulez. »
Mme Rougon le suivit des yeux. Elle questionnaRose longuement, sans rien apprendre. D’ailleurs, elle semblaittrès heureuse d’avoir sa fille chez elle ; elle parlaitamèrement des gens qui vous laisseraient crever à la porte de votremaison, sans seulement vous ouvrir. Marthe, la tête renversée surl’oreiller, se mourait.
Dans le cabanon des Tulettes, il faisait nuit noire. Un souffleglacial tira Mouret de la stupeur cataleptique où l’avait jeté lacrise de la soirée. Accroupi contre le mur, il resta un momentimmobile, les yeux ouverts, roulant doucement la tête sur le froidde la pierre, geignant comme un enfant qui s’éveille. Mais il avaitles jambes coupées par un courant d’air si humide, qu’il se leva etregarda. En face de lui, il aperçut la porte du cabanon grandeouverte.
« Elle a laissé la porte ouverte, dit le fou à voixhaute ; elle doit m’attendre, il faut que je parte. »
Il sortit, revint en tâtant ses vêtements, de l’air minutieuxd’un homme rangé qui craint d’oublier quelque chose ; puis, ilreferma la porte, soigneusement. Il traversa la première cour, deson petit pas tranquille de bourgeois flâneur. Comme il entraitdans la seconde, il vit un gardien qui semblait guetter. Ils’arrêta, se consulta un moment. Mais, le gardien ayant disparu, ilse trouva à l’autre bout de la cour, devant une nouvelle porteouverte donnant sur la campagne. Il la referma derrière lui, sanss’étonner, sans se presser.
« C’est une bonne femme tout de même, murmura-t-il ;elle aura entendu que je l’appelais… Il doit être tard. Je vaisrentrer, pour qu’ils ne soient pas inquiets à la maison. »
Il prit un chemin. Cela lui semblait naturel d’être en pleinschamps. Au bout de cent pas, il oublia les Tulettes derrièrelui ; il s’imagina qu’il venait de chez un vigneron auquel ilavait acheté cinquante millerolles de vin. Comme il arrivait à uncarrefour où se croisaient cinq routes, il reconnut le pays. Il semit à rire, en disant :
« Que je suis bête ! j’allais monter sur le plateau,du côté de Saint-Eutrope ; c’est à gauche que je dois prendre…Dans une bonne heure et demie, je serai à Plassans. »
Alors, il suivit la grand-route, gaillardement, regardant commeune vieille connaissance chaque borne kilométrique. Il s’arrêtaitdevant certains champs, devant certaines maisons de campagne, d’unair d’intérêt. Le ciel était couleur de cendre, avec de grandestraînées rosâtres, éclairant la nuit d’un pâle reflet de brasieragonisant. De fortes gouttes commençaient à tomber ; le ventsoufflait de l’est, trempé de pluie.
« Diable ! il ne faut pas que je m’amuse, dit Moureten examinant le ciel avec inquiétude ; le vent est à l’est, ilva en tomber une jolie décoction ! Jamais je n’aurai le tempsd’arriver à Plassans avant la pluie. Avec ça, je suis peucouvert. »
Et il ramena sur sa poitrine la veste de grosse laine grisequ’il avait mise en lambeaux aux Tulettes. Il avait à la mâchoireune profonde meurtrissure, à laquelle il portait la main, sans serendre compte de la vive douleur qu’il éprouvait là. La grand-routerestait déserte ; il ne rencontra qu’une charrette, descendantune côte, d’une allure paresseuse. Le charretier, qui dormait, nerépondit pas au bonsoir amical qu’il lui jeta. Ce fut au pont de laViorne que la pluie le surprit. L’eau lui étant très désagréable,il descendit sous le pont se mettre à l’abri, en grondant quec’était insupportable, que rien n’abîmait les vêtements comme cela,que s’il avait su, il aurait emporté un parapluie. Il patienta unebonne demi-heure, s’amusant à écouter le ruissellement del’eau ; puis, quand l’averse fut passée, il remonta sur laroute, il entra enfin à Plassans. Il mettait un soin extrême àéviter les flaques de boue.
Il était alors près de minuit. Mouret calculait que huit heuresne devaient pas encore avoir sonné. Il traversa les rues vides,tout à l’ennui d’avoir fait attendre sa femme si longtemps.
« Elle ne doit plus savoir ce que cela veut dire,pensait-il. Le dîner sera froid… Ah ! bien, c’est Rose qui vajoliment me recevoir ! »
Il était arrivé rue Balande ; il se tenait debout devant saporte.
« Tiens ! dit-il, je n’ai pas monpasse-partout. »
Cependant, il ne frappait pas. La fenêtre de la cuisine restaitsombre, les autres fenêtres de la façade semblaient égalementmortes. Une grande défiance s’empara du fou ; avec un instincttout animal, il flaira un danger. Il recula dans l’ombre desmaisons voisines, examina encore la façade ; puis, il parutprendre un parti, fit le tour par l’impasse des Chevillottes. Maisla petite porte du jardin était fermée au verrou. Alors, avec uneforce prodigieuse, emporté par une rage brusque, il se jeta danscette porte, qui se fendit en deux, rongée d’humidité. La violencedu choc le laissa étourdi, ne sachant plus pourquoi il venait debriser la porte, qu’il essayait de raccommoder en rapprochant lesmorceaux.
« Voilà un beau coup, lorsqu’il était si facile defrapper ! murmura-t-il avec un regret subit. Une porte neuveme coûtera au moins trente francs. »
Il était dans le jardin. Ayant levé la tête, apercevant, aupremier étage, la chambre à coucher vivement éclairée, il crut quesa femme se mettait au lit. Cela lui causa un grand étonnement.Sans doute il avait dormi sous le pont en attendant la fin del’averse. Il devait être très tard. En effet, les fenêtresvoisines, celles de M. Rastoil aussi bien que celles de lasous-préfecture, étaient noires. Et il ramenait les yeux, lorsqu’ilvit une lueur de lampe, au second étage, derrière les rideaux épaisde l’abbé Faujas. Ce fut comme un œil flamboyant, allumé au frontde la façade, qui le brûlait. Il se serra les tempes entre sesmains brûlantes, la tête perdue, roulant dans un souvenirabominable, dans un cauchemar évanoui, où rien de net ne seformulait, où s’agitait, pour lui et les siens, la menace d’unpéril ancien, grandi lentement, devenu terrible, au fond duquel lamaison allait s’engloutir, s’il ne la sauvait.
« Marthe, Marthe, où es-tu ? balbutia-t-il àdemi-voix. Viens, emmène les enfants. »
Il chercha Marthe dans le jardin. Mais il ne reconnaissait plusle jardin. Il lui semblait plus grand, et vide, et gris, et pareilà un cimetière. Les buis avaient disparu, les laitues n’étaientplus là, les arbres fruitiers semblaient avoir marché. Il revintsur ses pas, se mit à genoux pour voir si ce n’était pas leslimaces qui avaient tout mangé. Les buis surtout, la mort de cettehaute verdure lui serrait le cœur, comme la mort d’un coin vivantde la maison. Qui donc avait tué les buis ? Quelle faux avaitpassé là, rasant tout, bouleversant jusqu’aux touffes de violettesqu’il avait plantées au pied de la terrasse ? Un sourdgrondement montait en lui, en face de cette ruine.
« Marthe, Marthe, où es-tu ? » appela-t-il denouveau.
Il la chercha dans la petite serre, à droite de la terrasse. Lapetite serre était encombrée des cadavres séchés des grandsbuis ; ils s’empilaient, en fascines, au milieu de tronçonsd’arbres fruitiers, épars comme des membres coupés. Dans un coin,la cage qui avait servi aux oiseaux de Désirée pendait à un clou,lamentable, la porte crevée, avec des bouts de fil de fer qui sehérissaient. Le fou recula, pris de peur, comme s’il avait ouvertla porte d’un caveau. Bégayant, le sang à la gorge, il monta sur laterrasse, rôda devant la porte et les fenêtres closes. La colère,qui grandissait en lui, donnait à ses membres une souplesse debête ; il se ramassait, marchait sans bruit, cherchait unefissure. Un soupirail de la cave lui suffit. Il s’amincit, seglissa avec une habileté de chat, égratignant le mur de ses ongles.Enfin il était dans la maison.
La cave ne fermait qu’au loquet. Il s’avança au milieu desténèbres épaisses du vestibule, tâtant les murs, poussant la portede la cuisine. Les allumettes étaient à gauche, sur une planche. Ilalla droit à cette planche, frotta une allumette, s’éclaira pourprendre une lampe sur le manteau de la cheminée, sans rien casser.Puis, il regarda. Il devait y avoir eu, le soir, quelque grosrepas. La cuisine était dans un désordre de bombance : lesassiettes, les plats, les verres sales, encombraient latable ; une débandade de casseroles, tièdes encore, traînaientsur l’évier, sur les chaises, sur le carreau ; une cafetière,oubliée au bord d’un fourneau allumé, bouillait, le ventre roulé enavant comme une personne soûle. Mouret redressa la cafetière,rangea les casseroles ; il les sentait, flairait les restes deliqueur dans les verres, comptait les plats et les assiettes avecun grondement plus irrité. Ce n’était pas sa cuisine propre etfroide de commerçant retiré ; on avait gâché là la nourriturede toute une auberge ; cette malpropreté goulue suaitl’indigestion.
« Marthe ! Marthe ! reprit-il en revenant dans levestibule, la lampe à la main ; réponds-moi, dis-moi où ilst’ont enfermée ? Il faut partir, partir tout desuite. »
Il la chercha dans la salle à manger. Les deux armoires à droiteet à gauche du poêle étaient ouvertes ; au bord d’une planche,un sac de papier gris, crevé, laissait couler des morceaux de sucrejusque sur le plancher. Plus haut, il aperçut une bouteille decognac sans goulot bouchée avec un tampon de linge. Et il monta surune chaise pour visiter les armoires. Elles étaient à moitiévides : les bocaux de fruits à l’eau-de-vie tous entamés à lafois, les pots de confiture ouverts et sucés, les fruits mordus,les provisions de toutes sortes rongées, salies comme par lepassage d’une armée de rats. Ne trouvant pas Marthe dans lesarmoires, il regarda partout, derrière les rideaux, sous latable ; des os y roulaient, parmi des mies de paingâchées ; sur la toile cirée, les culs des verres avaientlaissé des ronds de sirop. Alors, il traversa le corridor, il lachercha dans le salon. Mais, dès le seuil, il s’arrêta : iln’était plus chez lui. Le papier mauve clair du salon, le tapis àfleurs rouges, les nouveaux fauteuils recouverts de damas cerise,l’étonnèrent profondément. Il craignit d’entrer chez un autre, ilreferma la porte.
« Marthe ! Marthe ! » bégaya-t-il encoreavec désespoir.
Il était revenu au milieu du vestibule, réfléchissant, nepouvant apaiser ce souffle rauque qui s’enflait dans sa gorge. Oùse trouvait-il donc, qu’il ne reconnaissait aucune pièce ? Quidonc lui avait ainsi changé sa maison ? Et les souvenirs senoyaient. Il ne voyait que des ombres se glisser le long ducorridor : deux ombres noires d’abord, pauvres, polies,s’effaçant ; puis deux ombres grises et louches, quiricanaient. Il leva la lampe dont la mèche s’effarait ; lesombres grandissaient, s’allongeaient contre les murs, montaientdans la cage de l’escalier, emplissaient, dévoraient la maisonentière. Quelque ordure mauvaise, quelque ferment de décompositionintroduit là, avait pourri les boiseries, rouillé le fer, fendu lesmurailles. Alors, il entendit la maison s’émietter comme un plâtrastombé de moisissure, se fondre comme un morceau de sel jeté dansune eau tiède.
En haut, des rires clairs sonnaient, qui lui hérissaient lepoil. Posant la lampe à terre, il monta pour chercher Marthe ;il monta à quatre pattes, sans bruit, avec une légèreté et unedouceur de loup. Quand il fut sur le palier du premier étage, ils’accroupit devant la porte de la chambre à coucher. Une raie delumière passait sous la porte. Marthe devait se mettre au lit.
« Ah bien ! dit la voix d’Olympe, il est joliment bonleur lit ! Vois donc comme on enfonce, Honoré ; j’ai dela plume jusqu’aux yeux. »
Elle riait, elle s’étalait, sautait au milieu descouvertures.
« Veux-tu que je te dise ? reprit-elle. Eh bien !depuis que je suis ici, j’ai envie de coucher dans ce dodo-là…C’était une maladie, quoi ! Je ne pouvais pas voir cettebringue de propriétaire se carrer là-dedans, sans avoir une enviefurieuse de la jeter par terre pour me mettre à sa place… C’estqu’on a chaud tout de suite ! Il me semble que je suis dans ducoton. »
Trouche, qui n’était pas couché, remuait les flacons de latoilette.
« Elle a toutes sortes d’odeurs, murmurait-il.
– Tiens ! continua Olympe, puisqu’elle n’y est pas,nous pouvons bien nous payer la belle chambre ! Il n’y a pasde danger qu’elle vienne nous déranger ; j’ai poussé lesverrous… Tu vas prendre froid, Honoré. »
Il ouvrait les tiroirs de la commode, fouillait dans lelinge.
« Mets donc cela, dit-il en jetant une chemise de nuit àOlympe ; c’est plein de dentelles. J’ai toujours rêvé decoucher avec une femme qui aurait de la dentelle… Moi, je vaisprendre ce foulard rouge… Est-ce que tu as changé lesdraps ?
– Ma foi ! non, répondit-elle ; je n’y ai paspensé ; ils sont encore propres… Elle est très soigneuse de sapersonne, elle ne me dégoûte pas. »
Et, comme Trouche se couchait enfin, elle lui cria :
« Apporte les grogs sur la table de nuit ! Nousn’allons pas nous relever pour les boire à l’autre bout de lachambre… Là, mon gros chéri, nous sommes comme de vraispropriétaires. »
Ils s’étaient allongés côte à côte, l’édredon au menton, cuisantdans une chaleur douce.
« J’ai bien mangé ce soir, murmura Trouche au bout d’unsilence.
– Et bien bu ! ajouta Olympe en riant. Moi, je suistrès chic ; je vois tout tourner… Ce qui est embêtant, c’estque maman est toujours sur notre dos ; aujourd’hui, elle a étéassommante. Je ne puis plus faire un pas dans la maison… Ce n’estpas la peine que la propriétaire s’en aille si maman reste ici àfaire le gendarme. Ça m’a gâté ma journée.
– Est-ce que l’abbé ne songe pas à s’en aller ?demanda Trouche, après un nouveau silence. Si on le nomme évêque,il faudra bien qu’il nous lâche la maison.
– On ne sait pas, répondit-elle, de méchante humeur. Mamanpense peut-être à la garder… On serait si bien, tout seuls !Je ferais coucher la propriétaire dans la chambre de mon frère, enhaut ; je lui dirais qu’elle est plus saine… Passe-moi donc leverre, Honoré. »
Ils burent tous les deux, ils se renfoncèrent sous lescouvertures.
« Bah ! reprit Trouche, ce ne serait pas facile de lesfaire déguerpir ; mais on pourrait toujours essayer… Je croisque l’abbé aurait déjà changé de logement, s’il ne craignait que lapropriétaire fit un scandale, en se voyant lâchée… J’ai envie detravailler la propriétaire ; je lui conterai des histoires,pour les faire flanquer à la porte. »
Il but de nouveau.
« Si je lui faisais la cour, hein ! ma chérie ?dit-il plus bas.
– Ah ! non, s’écria Olympe, qui se mit à rire comme sion la chatouillait. Tu es trop vieux, tu n’es pas assez beau. Ça meserait bien égal, mais elle ne voudrait pas de toi, c’est sûr…Laisse-moi faire, je lui monterai la tête. C’est moi qui donneraicongé à maman et à Ovide, puisqu’ils sont si peu gentils avecnous.
– D’ailleurs, si tu ne réussis pas, murmura-t-il, j’iraidire partout qu’on a trouvé l’abbé couché avec la propriétaire.Cela fera un tel bruit, qu’il sera bien forcé dedéménager. »
Olympe s’était assise sur son séant.
« Tiens, dit-elle, mais c’est une bonne idée, ça ! Dèsdemain, il faut commencer. Avant un mois la cambuse est à nous… Jevais t’embrasser pour la peine. »
Cela les égaya beaucoup. Ils dirent comment ils arrangeraient lachambre ; ils changeraient la commode de place, ilsmonteraient deux fauteuils du salon. Leur langue s’embarrassait deplus en plus. Un silence se fit.
« Allons, bon ! te voilà parti, bégaya Olympe ;tu ronfles les yeux ouverts. Laisse-moi me mettre sur ledevant ; au moins, je finirai mon roman. Je n’ai pas sommeil,moi. »
Elle se leva, le roula comme une masse vers la ruelle, et se mità lire. Mais, dès la première page, elle tourna la tête avecinquiétude du côté de la porte. Elle croyait entendre un singuliergrondement dans le corridor. Puis, elle se fâcha.
« Tu sais bien que je n’aime pas ces plaisanteries-là,dit-elle en donnant un coup de coude à son mari. Ne fais pas leloup… On dirait qu’il y a un loup à la porte. Continue, si çat’amuse. Va, tu es bien agaçant. »
Et elle se replongea dans son roman, furieuse, après avoir sucéla tranche de citron de son grog.
Mouret, de son allure souple, quitta la porte où il était restéblotti. Il monta au second étage, s’agenouiller devant la chambrede l’abbé Faujas, se haussant jusqu’au trou de la serrure. Ilétouffait le nom de Marthe dans sa gorge, l’œil ardent, fouillantles coins de la chambre, s’assurant qu’on ne la cachait point là.La grande pièce nue était pleine d’ombre, une petite lampe posée aubord de la table laissait tomber sur le carreau un rond étroit declarté ; le prêtre, qui écrivait, ne faisait lui-même qu’unetache noire, au milieu de cette lueur jaune. Après avoir cherchéderrière la commode, derrière les rideaux, Mouret s’était arrêté aulit de fer, sur lequel le chapeau du prêtre étalait comme unechevelure de femme. Marthe sans doute était dans le lit. LesTrouche l’avaient dit, elle couchait là, maintenant. Mais il vit lelit froid, aux draps bien tirés, qui ressemblait à une pierretombale ; il s’habituait à l’ombre. L’abbé Faujas dut entendrequelque bruit, car il regarda la porte. Lorsque le fou aperçut levisage calme du prêtre, ses yeux rougirent, une légère écume parutaux coins de ses lèvres ; il retint un hurlement, il s’en allaà quatre pattes par l’escalier, par les corridors, répétant à voixbasse :
« Marthe ! Marthe ! »
Il la chercha dans toute la maison : dans la chambre deRose, qu’il trouva vide ; dans le logement des Trouche, emplidu déménagement des autres pièces ; dans les ancienneschambres des enfants, où il sanglota en rencontrant sous sa mainune paire de petites bottines éculées que Désirée avait portées. Ilmontait, descendait, s’accrochait à la rampe, se glissait le longdes murs, faisait le tour des pièces à tâtons, sans se cogner, avecson agilité extraordinaire de fou prudent. Bientôt, il n’y eut pasun coin, de la cave au grenier, qu’il n’eût flairé. Marthe n’étaitpas dans la maison, les enfants non plus, Rose non plus. La maisonétait vide, la maison pouvait crouler.
Mouret s’assit sur une marche de l’escalier, entre le premier etle second étage. Il étouffait ce souffle puissant qui, malgré lui,gonflait sa poitrine. Il attendait, les mains croisées, le dosappuyé à la rampe, les yeux ouverts dans la nuit, tout à l’idéefixe qu’il mûrissait patiemment. Ses sens prenaient une finessetelle, qu’il surprenait les plus petits bruits de la maison. Enbas, Trouche ronflait ; Olympe tournait les pages de sonroman, avec le léger froissement du doigt contre le papier. Ausecond étage, la plume de l’abbé Faujas avait un bruissement depattes d’insecte ; tandis que, dans la chambre voisine,Mme Faujas endormie semblait accompagner cetteaigre musique de sa respiration forte. Mouret passa une heure, lesoreilles aux aguets. Ce fut Olympe qui succomba la première ausommeil ; il entendit le roman tomber sur le tapis. Puisl’abbé Faujas posa sa plume, se déshabilla avec des frôlementsdiscrets de pantoufles ; les vêtements glissaient mollement,le lit ne craqua même pas. Toute la maison était couchée. Mais lefou sentait, à l’haleine trop grêle de l’abbé, qu’il ne dormaitpas. Peu à peu, cette haleine grossit. Toute la maison dormait.
Mouret attendit encore une demi-heure. Il écoutait toujours avecun grand soin, comme s’il eût entendu les quatre personnes couchéeslà, descendre, d’un pas de plus en plus lourd, dansl’engourdissement du profond sommeil. La maison, écrasée dans lesténèbres, s’abandonnait. Alors il se leva, gagna lentement levestibule. Il grondait :
« Marthe n’y est plus, la maison n’y est plus, rien n’y estplus. »
Il ouvrit la porte donnant sur le jardin, il descendit à lapetite serre. Là, il déménagea méthodiquement les grands buisséchés ; il en emportait des brassées énormes, qu’il montait,qu’il empilait devant les portes des Trouche et des Faujas. Commeil était pris d’un besoin de grande clarté, il alla allumer dans lacuisine toutes les lampes, qu’il revint poser sur les tables despièces, sur les paliers de l’escalier, le long des corridors. Puis,il transporta le reste des fascines de buis. Les tas s’élevaientplus haut que les portes. Mais, en faisant un dernier voyage, ilaperçut les fenêtres. Alors, il retourna chercher les arbresfruitiers et dressa un bûcher sous les fenêtres, en ménageant forthabilement les courants d’air pour que la flamme fût belle. Lebûcher lui parut petit.
« Il n’y a plus rien, répétait-il ; il faut qu’il n’yait plus rien. »
Il se souvint, il descendit à la cave, recommença ses voyages.Maintenant, il remontait la provision de chauffage pourl’hiver : le charbon, les sarments, le bois. Le bûcher, sousles fenêtres, grandissait. À chaque paquet de sarments qu’ilrangeait proprement, il était secoué d’une satisfaction plus vive.Il distribua ensuite le combustible dans les pièces durez-de-chaussée, en laissa un tas dans le vestibule, un autre dansla cuisine. Il finit par renverser les meubles, par les pousser surles tas. Une heure lui avait suffi pour cette rude besogne. Sanssouliers, courant les bras chargés, il s’était glissé partout,avait tout charrié avec une telle adresse qu’il n’avait pas laissétomber une seule bûche trop rudement. Il semblait doué d’une vienouvelle, d’une logique de mouvements extraordinaires. Il était,dans l’idée fixe, très fort, très intelligent.
Quand tout fut prêt, il jouit un instant de son œuvre. Il allaitde tas en tas, se plaisait à la forme carrée des bûchers, faisaitle tour de chacun d’eux, en frappant doucement dans ses mains d’unair de satisfaction extrême. Quelques morceaux de charbon étanttombés le long de l’escalier, il courut chercher un balai, enlevaproprement la poussière noire des marches. Il acheva ainsi soninspection, en bourgeois soigneux qui entend faire les choses commeelles doivent être faites, d’une façon réfléchie. La jouissancel’effarait peu à peu ; il se courbait, se retrouvait à quatrepattes, courant sur les mains, soufflant plus fort, avec unronflement de joie terrible.
Alors, il prit un sarment. Il alluma les tas. Il commença parles tas de la terrasse, sous les fenêtres. D’un bond, il rentra,enflamma les tas du salon et de la salle à manger, de la cuisine etdu vestibule. Puis il sauta d’étage en étage, jetant les débrisembrasés de son sarment sur les tas barrant les portes des Troucheet des Faujas. Une fureur croissante le secouait, la grande clartéde l’incendie achevait de l’affoler. Il descendit à deux reprisesavec des sauts prodigieux, tournant sur lui-même, traversantl’épaisse fumée, activant de son souffle les brasiers, danslesquels il rejetait des poignées de charbons ardents. La vue desflammes s’écrasant déjà aux plafonds des pièces le faisait asseoirpar moments sur le derrière, riant, applaudissant de toute la forcede ses mains.
Cependant, la maison ronflait comme un poêle trop bourré.L’incendie éclatait sur tous les points à la fois, avec uneviolence qui fendait les planchers. Le fou remonta, au milieu desnappes de feu, les cheveux grillés, les vêtements noircis. Il seposta au second étage, accroupi sur les poings, avançant sa têtegrondante de bête. Il gardait le passage, il ne quittait pas duregard la porte du prêtre.
« Ovide ! Ovide ! » appela une voixterrible.
Au fond du corridor, la porte de Mme Faujass’étant brusquement ouverte, la flamme s’engouffra dans la chambreavec le roulement d’une tempête. La vieille femme parut au milieudu feu. Les mains en avant, elle écarta les fascines quiflambaient, sauta dans le corridor, rejeta à coups de pied, à coupsde poing, les tisons qui masquaient la porte de son fils, qu’ellecontinuait à appeler désespérément. Le fou s’était aplatidavantage, les yeux ardents, se plaignant toujours.
« Attends-moi, ne descends pas par la fenêtre »,criait-elle, en frappant à la porte.
Elle dut l’enfoncer ; la porte, qui brûlait, cédafacilement. Elle reparut, tenant son fils entre les bras. Il avaitpris le temps de mettre sa soutane ; il étouffait, suffoquépar la fumée.
« Écoute, Ovide, je vais t’emporter, dit-elle avec unerudesse énergique. Tiens-toi bien à mes épaules ;cramponne-toi à mes cheveux, si tu te sens glisser… Va, j’iraijusqu’au bout. »
Elle le chargea sur ses épaules comme un enfant, et cette mèresublime, cette vieille paysanne, dévouée jusqu’à la mort, nechancela point sous le poids écrasant de ce grand corps évanoui quis’abandonnait. Elle éteignait les charbons sous ses pieds nus,s’ouvrait un passage en repoussant les flammes de sa main ouverte,pour que son fils n’en fût pas même effleuré. Mais, au moment oùelle allait descendre, le fou, qu’elle n’avait pas vu, sauta surl’abbé Faujas, qu’il lui arracha des épaules. Sa plainte lugubres’achevait dans un hurlement tandis qu’une crise le tordait au bordde l’escalier. Il meurtrissait le prêtre, l’égratignait,l’étranglait.
« Marthe ! Marthe ! » cria-t-il.
Et il roula avec le corps le long des marches embrasées ;pendant que Mme Faujas, qui lui avait enfoncé lesdents en pleine gorge, buvait son sang. Les Trouche flambaient dansleur ivresse, sans un soupir. La maison, dévastée et minée,s’abattait au milieu d’une poussière d’étincelles.
Macquart ne trouva pas chez lui le docteur Porquier, quiaccourut seulement vers minuit et demi. Toute la maison étaitencore sur pied. Rougon seul n’avait pas bougé de son lit :les émotions le tuaient, disait-il. Félicité assise sur la mêmechaise, au chevet de Marthe, se leva pour aller à la rencontre dumédecin.
« Ah ! cher docteur, nous sommes bien inquiets,murmura-t-elle. La pauvre enfant n’a pas fait un mouvement depuisque nous l’avons couchée là… Ses mains sont déjà froides ; jeles ai gardées dans les miennes, inutilement. »
Le docteur Porquier regarda attentivement le visage deMarthe ; puis, sans l’examiner autrement, il resta debout,pinçant les lèvres, faisant de la main un geste vague.
« Ma bonne madame Rougon, dit-il, il vous faut bien ducourage. »
Félicité éclata en sanglots.
« C’est la fin, continua-t-il à voix plus basse. Il y alongtemps que j’attends ce triste dénouement, je dois vous leconfesser aujourd’hui. La pauvre madame Mouret avait les deuxpoumons attaqués, et la phtisie chez elle se compliquait d’unemaladie nerveuse. »
Il s’était assis, gardant aux coins des lèvres son sourire demédecin bien élevé, qui se montrait poli même à l’égard de lamort.
« Ne vous désespérez pas, ne vous rendez pas malade, chèredame. La catastrophe était prévue, une circonstance pouvait lahâter tous les jours… La pauvre Mme Mouret devaittousser, étant jeune, n’est-ce pas ? J’estime qu’elle a couvépendant des années les germes du mal. Dans ces derniers temps,depuis trois ans surtout, la phtisie faisait en elle des progrèseffrayants. Et quelle piété ! quelle ferveur ! J’étaistouché à la voir s’en aller si saintement… Que voulez-vous ?les décrets de Dieu sont insondables, la science est bien souventimpuissante. »
Et, comme Mme Rougon pleurait toujours, il luiprodigua les plus tendres consolations, il voulut absolumentqu’elle prît une tasse de tilleul pour se calmer.
« Ne vous tourmentez pas, je vous en conjure, répétait-il.Je vous assure qu’elle ne sent déjà plus son mal ; elle vas’endormir ainsi tranquillement, elle ne reprendra connaissancequ’au moment de l’agonie… Je ne vous abandonne pas,d’ailleurs ; je reste là, bien que tous mes soins soientinutiles à présent. Je reste, en ami, chère dame, en ami,entendez-vous ? »
Il s’installa commodément pour la nuit, dans un fauteuil.Félicité s’apaisait un peu. Le docteur Porquier lui ayant faitentendre que Marthe n’avait plus que quelques heures à vivre, elleeut l’idée d’envoyer chercher Serge au séminaire, qui était voisin.Quand elle pria Rose de se rendre au séminaire, celle-ci refusad’abord.
« Vous voulez donc le tuer aussi, ce pauvre petit !dit-elle. Ça lui porterait un coup trop rude, d’être réveillé aumilieu de la nuit, pour venir voir une morte… Je ne veux pas êtreson bourreau. »
Rose gardait rancune à sa maîtresse. Depuis que celle-ciagonisait, elle tournait autour du lit, furieuse, bousculant lestasses et les bouteilles d’eau chaude.
« Est-ce qu’il y a du bon sens à faire ce que madame afait ? ajouta-t-elle. Ce n’est la faute à personne, si elleest allée prendre la mort auprès de monsieur. Et, maintenant, ilfaut que tout soit en l’air, elle nous fait tous pleurer… Non,certes, je ne veux pas qu’on force le petit à se lever ensursaut. »
Cependant, elle finit par se rendre au séminaire. Le docteurPorquier s’était allongé devant le feu ; les yeux à demifermés, il continuait à prodiguer de bonnes paroles àMme Rougon. Un léger râle commençait à soulever lesflancs de Marthe. L’oncle Macquart, qui n’avait point reparu depuisdeux grandes heures, poussa doucement la porte.
« D’où venez-vous donc ? » lui demanda Félicité,qui l’emmena dans un coin.
Il répondit qu’il était allé remiser sa carriole et son cheval àl’auberge des Trois-Pigeons. Mais il avait des yeux si vifs, un airde sournoiserie si diabolique, qu’elle était reprise de millesoupçons. Elle oublia sa fille mourante, flairant une coquineriequ’elle devait avoir intérêt à connaître.
« On dirait que vous avez suivi et guetté quelqu’un,reprit-elle, en remarquant son pantalon boueux. Vous me cachezquelque chose, Macquart. Cela n’est pas bien. Nous avons toujoursété gentils pour vous.
– Oh ! gentils ! murmura l’oncle en ricanant,c’est vous qui le dites. Rougon est un cancre ; dans l’affairedu champ de blé, il s’est méfié de moi, il m’a traité comme ledernier des derniers… Où donc est-il, Rougon ? Il se dorlote,lui ; il ne se moque pas mal de la peine qu’on prend pour lafamille. »
Le sourire dont il accompagna ces dernières paroles inquiétavivement Félicité. Elle le regardait en face.
« Quelle peine avez-vous prise pour la famille ?dit-elle. Vous n’allez peut-être pas me reprocher d’avoir ramené mapauvre Marthe des Tulettes… D’ailleurs, je vous le répète, toutceci m’a l’air bien louche. J’ai questionné Rose, il paraît quevous aviez l’idée de venir droit ici… Je m’étonne aussi que vousn’ayez pas frappé plus fort, rue Balande ; on vous auraitouvert… Ce n’est pas que je sois fâchée d’avoir la chère enfantchez moi ; elle mourra au moins parmi les siens, elle n’auraque des visages amis autour d’elle… »
L’oncle parut très surpris ; il l’interrompit d’un airinquiet.
« Je vous croyais au mieux avec l’abbéFaujas ? »
Elle ne répondit pas ; elle s’approcha de Marthe, dont lesouffle devenait plus douloureux. Quand elle revint, elle vitMacquart qui, soulevant le rideau, semblait interroger la nuit, enfrottant la vitre humide de la main.
« Ne partez pas demain avant de causer avec moi, luirecommanda-t-elle ; je veux éclaircir tout ceci.
– Comme vous voudrez, répondit-il. On serait bienembarrassé pour vous faire plaisir. Vous aimez les gens, vous neles aimez plus… moi, je m’en moque ; je vais toujours monpetit bonhomme de chemin. »
Il était évidemment très contrarié d’apprendre que les Rougon nefaisaient plus cause commune avec l’abbé Faujas. Il tapait la vitredu bout des doigts, sans quitter des yeux la nuit noire. À cemoment, une grande lueur rougit le ciel.
« Qu’est-ce donc ? » demanda Félicité.
Il ouvrit la croisée, il regarda.
« On dirait un incendie, murmura-t-il, d’un ton paisible.Ça brûle derrière la sous-préfecture. »
La place s’emplissait de bruit. Un domestique entra tout effaré,racontant que le feu venait de prendre chez la fille de Madame. Oncroyait avoir vu le gendre de Madame, celui qu’on avait dûenfermer, se promener dans le jardin avec un sarment allumé. Le pisétait qu’on désespérait de sauver les locataires. Félicité setourna vivement, réfléchit une minute encore, les yeux fixés surMacquart. Elle comprenait enfin.
« Vous nous aviez bien promis, dit-elle à voix basse, devous tenir tranquille, lorsque nous vous avons installé dans votrepetite maison des Tulettes. Rien ne vous manque pourtant, vous êteslà comme un vrai rentier… C’est honteux, entendez-vous !…Combien l’abbé Fenil vous a-t-il donné pour ouvrir la porte àFrançois ? »
Il se fâcha, mais elle le fit taire. Elle semblait beaucoup plusinquiète des suites de l’affaire qu’indignée par le crimelui-même.
« Et quel abominable scandale, si l’on venait àsavoir ! murmura-t-elle encore. Est-ce que nous vous avonsjamais rien refusé ? Nous causerons demain, nous reparleronsde ce champ dont vous nous cassez les oreilles… Si Rougon apprenaitune pareille chose, il en mourrait de chagrin. »
L’oncle ne put s’empêcher de sourire. Il se défendit plusviolemment, jura qu’il ne savait rien, qu’il n’avait trempé dansrien. Puis, comme le ciel s’embrasait de plus en plus, et que ledocteur Porquier était déjà descendu, l’oncle quitta la chambre, endisant d’un air pressé de curieux :
« Je vais voir. »
C’était M. Péqueur des Saulaies qui avait donné l’alarme.Il y avait eu soirée à la sous-préfecture. Il se couchait, lorsque,vers une heure moins quelques minutes, il aperçut un singulierreflet rouge sur le plafond de sa chambre. S’étant approché de lafenêtre, il était resté très surpris en voyant un grand feu brûlerdans le jardin des Mouret, tandis qu’une ombre, qu’il ne reconnutpas d’abord, dansait au milieu de la fumée en brandissant unsarment allumé. Presque aussitôt des flammes s’échappèrent partoutes les ouvertures du rez-de-chaussée. Le sous-préfet s’empressade remettre son pantalon ; il appela son domestique, lança leconcierge à la recherche des pompiers et des autorités. Puis, avantde se rendre sur le lieu du sinistre, il acheva de s’habiller,s’assurant devant une glace de la correction de sa moustache. Ilarriva le premier rue Balande. La rue était absolumentdéserte ; deux chats la traversaient en courant.
« Ils vont se laisser griller comme des côtelettes,là-dedans ! pensa M. Péqueur des Saulaies, étonné dusommeil paisible de la maison, sur la rue, où pas une flamme ne semontrait encore. »
Il frappa violemment, mais il n’entendit que le ronflement del’incendie, dans la cage de l’escalier. Il frappa alors à la portede M. Rastoil. Là, des cris perçants s’élevaient, accompagnésde piétinements, de claquements de portes, d’appels étouffés.
« Aurélie, couvre-toi les épaules ! » criait lavoix du président.
M. Rastoil se précipita sur le trottoir, suivi deMme Rastoil et de la cadette de ses demoiselles,celle qui n’était pas encore mariée. Aurélie, dans saprécipitation, avait jeté sur ses épaules un paletot de son père,qui lui laissait les bras nus ; elle devint toute rouge,lorsqu’elle aperçut M. Péqueur des Saulaies.
« Quel épouvantable malheur ! balbutiait le président.Tout va brûler. Le mur de ma chambre est déjà chaud. Les deuxmaisons n’en font qu’une, si j’ose dire… Ah ! monsieur lesous-préfet, je n’ai pas même pris le temps d’enlever les pendules.Il faut organiser les secours. On ne peut pas perdre son mobilieren quelques heures. »
Mme Rastoil, à demi vêtue d’un peignoir,pleurait le meuble de son salon, qu’elle venait justement de fairerecouvrir. Cependant, quelques voisins s’étaient montrés auxfenêtres. Le président les appela et commença le déménagement de samaison ; il se chargeait particulièrement des pendules, qu’ildéposait sur le trottoir d’en face. Lorsqu’on eut sorti lesfauteuils du salon, il fit asseoir sa femme et sa fille, tandis quele sous-préfet restait auprès d’elles, pour les rassurer.
« Tranquillisez-vous, mesdames, disait-il. La pompe vaarriver, le feu sera attaqué vigoureusement… Je crois pouvoir vouspromettre qu’on sauvera votre maison. »
Les croisées des Mouret éclatèrent, les flammes parurent aupremier étage. Brusquement, la rue fut éclairée par une grandelueur ; il faisait clair comme en plein jour. Un tambour, auloin, passait sur la place de la Sous-Préfecture, en battant lerappel. Des hommes accouraient, une chaîne s’organisait, mais lesseaux manquaient, la pompe n’arrivait pas. Au milieu del’effarement général, M. Péqueur des Saulaies, sans quitterles dames Rastoil, criait des ordres à pleine voix :
« Laissez le passage libre ! La chaîne est tropserrée, là-bas ! Mettez-vous à deux pieds les uns desautres ! »
Puis, se tournant vers Aurélie, d’une voix douce :
« Je suis bien surpris que la pompe ne soit pas encore là…C’est une pompe neuve ; on va justement l’étrenner… J’aipourtant envoyé le concierge tout de suite ; il a dû passeraussi à la gendarmerie. »
Les gendarmes se montrèrent les premiers ; ils continrentles curieux, dont le nombre augmentait, malgré l’heure avancée. Lesous-préfet était allé en personne rectifier la chaîne, qui sebossuait au milieu des poussées de certains farceurs accourus dufaubourg. La petite cloche de Saint-Saturnin sonnait le tocsin desa voix fêlée ; un second tambour battait le rappel, pluslanguissamment, vers le bas de la rue, du côté du Mail. Enfin lapompe arriva, avec un tapage de ferraille secouée. Les groupess’écartèrent ; les quinze pompiers de Plassans parurent,courant et soufflant ; mais, malgré l’intervention deM. Péqueur des Saulaies, il fallut encore un grand quartd’heure pour mettre la pompe en état.
« Je vous dis que le piston ne glisse pas ! »criait furieusement le capitaine au sous-préfet, qui prétendait queles écrous étaient trop serrés.
Lorsqu’un jet d’eau s’éleva, la foule eut un soupir desatisfaction. La maison flambait alors, du rez-de-chaussée ausecond étage, comme une immense torche. L’eau entrait dans lebrasier avec un sifflement ; tandis que les flammes, sedéchirant en nappes jaunes, s’élevaient plus haut. Des pompiersétaient montés sur le toit de la maison du président, dont ilsenfonçaient les tuiles, à coups de pic, pour faire la part dufeu.
« La baraque est perdue », murmura Macquart, les mainsdans les poches, planté tranquillement sur le trottoir d’en face,d’où il suivait les progrès de l’incendie avec un vif intérêt.
Il s’était formé là, au bord du ruisseau, un salon en plein air.Les fauteuils se trouvaient rangés en demi-cercle, comme pourpermettre d’assister à l’aise au spectacle.Mme de Condamin et son mari venaientd’arriver ; ils rentraient à peine de la sous-préfecture,disaient-ils, lorsqu’ils avaient entendu battre le rappel.M. de Bourdeu, M. Maffre, le docteur Porquier,M. Delangre, accompagné de plusieurs membres du conseilmunicipal, s’étaient également empressés d’accourir. Tousentouraient ces pauvres dames Rastoil, les réconfortaient,s’abordaient avec des exclamations apitoyées. La société finit pars’asseoir sur les fauteuils. Et la conversation s’engagea, pendantque la pompe soufflait à dix pas et que les poutres embraséescraquaient.
« As-tu pris ma montre, mon ami ? demandaMme Rastoil ; elle était sur la cheminée, avecla chaîne.
– Oui, oui, je l’ai dans ma poche, répondit le président,la face gonflée, chancelant d’émotion. J’ai aussi l’argenterie…J’aurais tout emporté ; mais les pompiers ne veulent pas, ilsdisent que c’est ridicule. »
M. Péqueur des Saulaies se montrait toujours très calme ettrès obligeant.
« Je vous assure que votre maison ne court plus aucunrisque, affirma-t-il ; la part du feu est faite. Vous pouvezaller remettre vos couverts dans votre salle à manger. »
Mais M. Rastoil ne consentit pas à se séparer de sonargenterie, qu’il tenait sous le bras, pliée dans un journal.
« Toutes les portes sont ouvertes, balbutia-t-il ; lamaison est pleine de gens que je ne connais pas… Ils ont fait dansmon toit un trou qui me coûtera cher à boucher. »
Mme de Condamin interrogeait lesous-préfet. Elle s’écria :
« Mais c’est horrible ! mais je croyais que leslocataires avaient eu le temps de se sauver !… Alors, on n’apas de nouvelles de l’abbé Faujas ?
– J’ai frappé moi-même, dit M. Péqueur desSaulaies ; personne n’a répondu. Quand les pompiers sontarrivés, j’ai fait enfoncer la porte, j’ai ordonné d’appliquer deséchelles aux fenêtres… Tout a été inutile. Un de nos bravesgendarmes, qui s’est aventuré dans le vestibule, a failli êtreasphyxié par la fumée.
– Ainsi, l’abbé Faujas ?… Quelle abominablemort ! » reprit la belle Octavie avec un frisson.
Ces messieurs et ces dames se regardèrent, blêmes dans lesclartés vacillantes de l’incendie. Le docteur Porquier expliqua quela mort par le feu n’était peut-être pas aussi douloureuse qu’on sel’imaginait.
« On est saisi, dit-il en terminant ; ça doit êtrel’affaire de quelques secondes. Il faut dire aussi que cela dépendde la violence du brasier. »
M. de Condamin comptait sur ses doigts.
« Si Mme Mouret est chez ses parents, commeon le prétend, cela fait toujours quatre : l’abbé Faujas, samère, sa sœur et son beau-frère… C’est joli ! »
À ce moment, Mme Rastoil se pencha à l’oreillede son mari.
« Donne-moi ma montre, murmura-t-elle. Je ne suis pastranquille. Tu te remues. Tu vas t’asseoir dessus. »
Une voix ayant crié que le vent poussait les flammèches du côtéde la sous-préfecture, M. Péqueur des Saulaies s’excusa,s’élança, afin de parer à ce nouveau danger. Cependant,M. Delangre voulait qu’on tentât un dernier effort pour portersecours aux victimes. Le capitaine des pompiers lui réponditbrutalement de monter aux échelles lui-même, s’il croyait la chosepossible ; il disait n’avoir jamais vu un feu pareil. C’étaitle diable qui avait dû allumer ce feu-là, pour que la maisonbrûlât, comme un fagot, par tous les bouts à la fois. Le maire,suivi de quelques hommes de bonne volonté, fit alors le tour parl’impasse des Chevillottes. Du côté du jardin, peut-êtrepourrait-on monter.
« Ce serait très beau, si ce n’était pas si triste »,remarqua Mme de Condamin, qui se calmait.
En effet, l’incendie devenait superbe. Des fusées d’étincellesmontaient dans de larges flammes bleues ; des trous d’un rougeardent se creusaient au fond de chaque fenêtre béante ; tandisque la fumée roulait doucement, s’en allait en un gros nuageviolâtre, pareille à la fumée des feux de Bengale, pendant les feuxd’artifice. Ces dames et ces messieurs s’étaient pelotonnés dansles fauteuils ; ils s’accoudaient, s’allongeaient, levaient lementon ; puis, des silences se faisaient, coupés de remarques,lorsqu’un tourbillon de flammes plus violent s’élevait. Au loin,dans les clartés dansantes qui illuminaient brusquement desprofondeurs de têtes moutonnantes, grossissaient un brouhaha defoule, un bruit d’eau courante, tout un tapage noyé. Et la pompe, àdix pas, gardait son haleine régulière, son crachement de gosier demétal écorché.
« Regardez donc la troisième fenêtre, au second étage,s’écria tout à coup M. Maffre émerveillé ; on voit trèsbien à gauche, un lit qui brûle. Les rideaux sont jaunes ; ilsflambent comme du papier. »
M. Péqueur des Saulaies revenait au petit trottranquilliser la société. C’était une panique.
« Les flammèches, dit-il, sont bien portées par le vent ducôté de la sous-préfecture ; mais elles s’éteignent en l’air.Il n’y a aucun danger, on est maître du feu.
– Mais, demanda Mme de Condamin,sait-on comment le feu à pris ? »
M. de Bourdeu assura qu’il avait d’abord vu une grossefumée sortir de la cuisine. M. Maffre prétendait, aucontraire, que les flammes avaient d’abord paru dans une chambre dupremier étage. Le sous-préfet hochait la tête d’un air de prudenceofficielle ; il finit par dire à demi-voix :
« Je crois que la malveillance n’est pas étrangère ausinistre. J’ai déjà ordonné une enquête. »
Et il raconta qu’il avait vu un homme allumer le feu avec unsarment.
« Oui, je l’ai vu aussi, interrompit Aurélie Rastoil. C’estM. Mouret. »
Ce fut une surprise extraordinaire. La chose était impossible.M. Mouret s’échappant et brûlant sa maison, quel épouvantabledrame ! Et l’on accablait Aurélie de questions. Ellerougissait, tandis que sa mère la regardait sévèrement. Il n’étaitpas convenable qu’une jeune fille fût ainsi toutes les nuits à lafenêtre.
« Je vous assure, j’ai bien reconnu M. Mouret,reprit-elle. Je ne dormais pas, je me suis levée, en voyant unegrande lumière… M. Mouret dansait au milieu du feu. »
Le sous-préfet se prononça.
« Parfaitement, mademoiselle a raison… Je reconnais cemalheureux, maintenant. Il était si effrayant, que je restaisperplexe, bien que sa figure ne me fût pas inconnue… Je vousdemande pardon, ceci est très grave ; il faut que j’ailledonner quelques ordres. »
Il s’en alla de nouveau, pendant que la société commentait cetteaventure terrible, un propriétaire brûlant ses locataires.M. de Bourdeu s’emporta contre les maisonsd’aliénés ; la surveillance y était faite d’une façon tout àfait insuffisante. À la vérité, M. de Bourdeu tremblaitde voir flamber dans l’incendie la préfecture que l’abbé Faujas luiavait promise.
« Les fous sont pleins de rancune », dit simplementM. de Condamin.
Ce mot embarrassa tout le monde. La conversation tomba nette.Les dames eurent de légers frissons, tandis que ces messieurséchangeaient des regards singuliers. La maison en flammes devenaitbeaucoup plus intéressante, depuis que la société connaissait lamain qui avait mis le feu. Les yeux, clignant d’une terreurdélicieuse, se fixaient sur le brasier, avec le rêve du drame quiavait dû se passer là.
« Si le papa Mouret est là-dedans, ça fait cinq », ditencore M. de Condamin, que les dames firent taire, enl’accusant d’être un homme atroce.
Depuis le commencement de l’incendie, les Paloque, accoudés à lafenêtre de leur salle à manger, regardaient. Ils étaient justeau-dessus du salon improvisé sur le trottoir. La femme du jugefinit par descendre pour offrir gracieusement l’hospitalité auxdames Rastoil, ainsi qu’aux personnes qui les entouraient.
« On voit bien de nos fenêtres, je vous assure »,dit-elle. Et, comme ces dames refusaient :
« Mais vous allez prendre froid, continua-t-elle ; lanuit est très fraîche. »
Mme de Condamin eut un sourire, enallongeant sur le pavé ses petits pieds, qu’elle montra au bord desa jupe.
« Ah bien ! oui, nous n’avons pas froid !répondit-elle. Moi, j’ai les pieds brûlants. Je suis très bien…Est-ce que vous avez froid, mademoiselle ?
– J’ai trop chaud, assura Aurélie. On dirait une nuitd’été. Ce feu-là chauffe joliment. »
Tout le monde déclara qu’il faisait bon, etMme Paloque se décida alors à rester, à s’asseoir,elle aussi, dans un fauteuil. M. Maffre venait departir ; il avait aperçu, au milieu de la foule, ses deuxfils, en compagnie de Guillaume Porquier, accourus tous les trois,sans cravate, d’une maison des remparts, pour voir le feu. Le jugede paix, qui était certain de les avoir enfermés à double tour dansleur chambre, emmena Alphonse et Ambroise par les oreilles.
« Si nous allions nous coucher ? » ditM. de Bourdeu, de plus en plus maussade.
M. Péqueur des Saulaies avait reparu, infatigable,n’oubliant pas les dames, malgré les soins de toutes sortes dont ilétait accablé. Il alla vivement au-devant de M. Delangre, quirevenait de l’impasse des Chevillottes. Ils causèrent à voix basse.Le maire avait dû assister à quelque scène épouvantable ; ilse passait la main sur la face, comme pour chasser de ses yeuxl’image atroce qui le poursuivait. Les dames l’entendirentseulement murmurer : « Nous sommes arrivés troptard ! C’est horrible, horrible !… » Il ne voulutrépondre à aucune question.
« Il n’y a que Bourdeu et Delangre qui regrettent l’abbé,murmura M. de Condamin à l’oreille deMme Paloque.
– Ils avaient des affaires avec lui, répondittranquillement celle-ci. Voyez donc, voici l’abbé Bourrette.Celui-là pleure pour de bon. »
L’abbé Bourrette, qui avait fait la chaîne, sanglotait à chaudeslarmes. Le pauvre homme n’entendait pas les consolations. Jamais ilne voulut s’asseoir dans un fauteuil ; il resta debout, lesyeux troubles, regardant brûler les dernières poutres. On avaitaussi vu l’abbé Surin ; mais il avait disparu, après avoirécouté, de groupe en groupe, les renseignements qui couraient.
« Allons nous coucher, répéta M. de Bourdeu.C’est bête à la fin de rester là. »
Toute la société se leva. Il fut décidé que M. Rastoil, sadame et sa demoiselle, passeraient la nuit chez les Paloque.Mme de Condamin donnait de petites tapes sursa jupe, légèrement froissée. On recula les fauteuils, on se tintun instant debout à se souhaiter une bonne nuit. La pompe ronflaittoujours, l’incendie pâlissait, au milieu d’une fumée noire ;on n’entendait plus que le piétinement affaibli de la foule et lahache attardée d’un pompier abattant une charpente.
« C’est fini », pensa Macquart, qui n’avait pas quittéle trottoir d’en face.
Il resta pourtant encore un instant, à écouter les dernièresparoles que M. de Condamin échangeait à demi-voix avecMme Paloque.
« Bah ! disait la femme du juge, personne ne lepleurera, si ce n’est cette grosse bête de Bourrette. Il étaitdevenu insupportable, nous étions tous esclaves. Monseigneur doitrire à l’heure qu’il est… Enfin, Plassans est délivré !
– Et les Rougon ! fit remarquerM. de Condamin, ils doivent être enchantés.
– Pardieu ! les Rougon sont aux anges. Ils vonthériter de la conquête de l’abbé… Allez, ils auraient payé biencher celui qui se serait risqué à mettre le feu à labaraque. »
Macquart s’en alla, mécontent. Il finissait par craindre d’avoirété dupe. La joie des Rougon le consternait. Les Rougon étaient desmalins qui jouaient toujours un double jeu, et avec lesquels onfinissait quand même par être volé. En traversant la place de laSous-Préfecture, il se jurait de ne plus travailler comme cela, àl’aveuglette.
Comme il remontait à la chambre où Marthe agonisait, il trouvaRose assise sur une marche de l’escalier. Elle était dans unecolère bleue, elle grondait :
« Non, certes, je ne resterai pas dans la chambre ; jene veux pas voir des choses pareilles. Qu’elle crève sansmoi ! qu’elle crève comme un chien ! Je ne l’aime plus,je n’aime plus personne… Aller chercher le petit, pour le faireassister à ça ! Et j’ai consenti ! Je m’en voudrai toutela vie… Il était pâle comme sa chemise, le chérubin. J’ai dû leporter du séminaire ici. J’ai cru qu’il allait rendre l’âme enroute, tant il pleurait. C’est une pitié !… Et il est là,maintenant, à l’embrasser. Moi, ça me donne la chair de poule. Jevoudrais que la maison nous tombât sur la tête, pour que ça fûtfini d’un coup… J’irai dans un trou, je vivrai toute seule, je neverrai jamais personne, jamais, jamais. La vie entière, c’est faitpour pleurer et pour se mettre en colère. »
Macquart entra dans la chambre. Mme Rougon, àgenoux, se cachait la face entre les mains ; tandis que Serge,debout devant le lit, les joues ruisselantes de larmes, soutenaitla tête de la mourante. Elle n’avait point encore reprisconnaissance. Les dernières lueurs de l’incendie éclairaient lachambre d’un reflet rouge.
Un hoquet secoua Marthe. Elle ouvrit des yeux surpris, se mitsur son séant pour regarder autour d’elle. Puis, elle joignit lesmains avec une épouvante indicible, elle expira, en apercevant,dans la clarté rouge, la soutane de Serge.