Categories: Romans

La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

de Gustave Le Rouge

Chapitre 1 Le mariage d’une milliardaire

– Crois-tu que je puisse jamais accepter pour toi un tel mariage ? s’écria William Boltyn, en abattant son poing fermé sur la table du salon dans lequel il prenait le thé avec sa fille, miss Aurora… Un Européen ! continua-t-il, et le pire de tous, l’espion de Mercury’s Park ! Voilà l’homme que tu veux épouser !… Tes prétentions sont par trop insensées. Je crois avoir assez fait, vraiment, pour ce Coronal, en lui sauvant la vie, en lui rendant la liberté, alors que je pouvais le faire exécuter sommairement… Cette folie me coûtera cher sans doute… Mais je trouve que cela suffit.

Un silence glacial suivit les paroles du milliardaire yankee.

Miss Aurora ne semblait pas disposée à répondre.

Affaissée, plutôt qu’assise, dans un fauteuil de velours incarnadin, elle réfléchissait.

Un pli dur barrait son front.

Le léger frémissement de ses narines indiquait son trouble intérieur.

Quelques minutes se passèrent.

William Boltyn s’était levé, arpentaitmaintenant le salon avec des gestes saccadés.

– Vous savez bien, mon père, prononçaenfin la jeune fille, que M. Coronal m’a fait la promesse dene jamais dévoiler à personne le secret de l’existence de Mercury’sPark et de Skytown.

– C’est bien heureux, murmuraironiquement le Yankee. Et c’est en reconnaissance de cette bonneaction que tu veux l’épouser ?

– Vous êtes cruel, mon père, pour dessentiments que vous ne comprenez pas. J’aime Olivier Coronal. Monamour est partagé. C’est le seul motif qui me pousse à devenir safemme.

– Ah ! fit Boltyn amèrement,j’espérais mieux de toi. J’aurais attendu, ainsi que je te l’airépété bien des fois, autre chose de l’éducation que je t’aidonnée. Je te croyais plus pratique. Il paraît que les bellesparoles de ce Français, de cet espion devrais-je dire, t’ont faitoublier les sages préceptes que tu as suivis jusqu’à présent. Desphrases que tout cela ! Je les connais par cœur. L’amour del’humanité ! Est-ce que ça existe dans la vie ? Est-ceavec cela qu’on gagne des millions comme je le fais, moi !

« Tu devrais le comprendre, Aurora,insista-t-il, en s’animant de nouveau, et ne pas m’infligerl’humiliation de t’entendre parler de mariage avec unEuropéen ! Moi qui ai passé ma vie à combattre les barbaresd’Europe, qui suis à la veille de démolir leur édifice social, deleur imposer la loi du plus fort, crois-tu donc que je ne t’enveuille pas de me tenir un pareil langage ?

« Ce n’est pas en vain que j’ai, depuisdeux ans, dépensé plus de cent millions de dollars à bâtirMercury’s Park et Skytown, à créer, avec l’aide de l’ingénieurHattison, les plus formidables arsenaux du monde entier.

« Voyons, Aurora, cette entreprise net’enthousiasme donc plus ? Où sont tes beaux mouvementsd’autrefois ? Tu te décourages alors que notre œuvre estpresque terminée.

« Dans quelques mois peut-être, nousmettrons entre les mains du gouvernement américain les moyens dedestruction les plus foudroyants, les engins les plus terribles quela science humaine ait jamais créés. Une armée d’automatesinvincibles sera prête à se mettre en marche, à terroriser lesennemis, à les décimer sans merci et sans risques. Nos bateauxsous-marins, au premier signal, pourront détruire des flottesentières, avant que les équipages ennemis aient eu même le temps dese préparer à la défense.

« Par la voie des journaux, nousentraînerons l’opinion publique. Le peuple américain tout entiersera avec nous. Nous aurons notre guerre. C’en sera fait del’orgueilleuse Europe. Les États de l’Union prendront la premièreplace parmi les nations…

Le milliardaire avait parlé par phrasesentrecoupées.

D’une voix dont il essayait de modérer leséclats, il reprit :

– Mes fabriques de conserves, déjà aussivastes qu’une ville, s’agrandiront encore, lorsque nous auronsimposé nos tarifs commerciaux. Je doublerai ma fortune. Je ladécuplerai si je veux. Mais à quoi bon, si tes actes sont endésaccord avec les miens, s’il me faut voir passer mon or entre lesmains d’un Européen, d’un homme qui est mon ennemi, qui devraitêtre le tien. Cela, non, jamais.

– Vous êtes le maître de votre fortune,fit Aurora en se levant à son tour. Vous admettrez bien que je soislibre de mes actions et de ma personne. La loi ne vous donne pas ledroit d’empêcher mon union. Ma décision est prise. Je vais vousquitter. Ne m’avez-vous pas enseigné vous-même à considérerl’énergie comme la première des qualités ?

– Comment ! Tu vas me quitter !s’écria William Boltyn, le cœur serré d’une angoisse.

– C’est vous qui l’aurez voulu. Je nevois pas d’autre solution, fit-elle avec un calme glacial.J’épouserai Olivier Coronal. Ce n’est pas pour mes millions qu’ilm’aime. J’ai dû lui promettre que son traitement seul nousservirait à vivre. Chez l’ingénieur Strauss, dans l’usine duquel ilvient de rentrer de nouveau, il gagne environ trois cents dollarspar mois. Nous nous installerons dans une modeste maisonnette.

– Voyons, ce n’est pas sérieux,interrompit Boltyn, avec un gros rire qui dissimulait mal soninquiétude. Trois cents dollars par mois ! Rien que pour testoilettes tu en dépenses sept ou huit fois plus, au basmot !

– J’en conviens. C’est qu’aussi vousm’avez habituée à l’idée que rien n’était trop beau ni trop cher,du moment que cela me ferait plaisir. Vous me répétiez sans cesseque vous n’aviez qu’un but : assurer mon bonheur. J’auraiexpérimenté la valeur de votre affection… en dollars, je vaisdonner l’ordre de préparer mes malles, d’empaqueter les objets quim’appartiennent. Nous allons nous séparer.

Le visage du milliardaire s’était tout à faitdécomposé. Ses mains étaient agitées d’un tremblement nerveux. Lajeune fille se dirigeait vers la porte du salon.

Il la rejoignit, la prit dans ses brasrobustes, la porta comme un enfant.

– Tu veux donc me faire mourir,gronda-t-il. Nous séparer ! Tu sais bien que je ne pourraisvivre loin de toi.

Il l’avait déposée sur un grand sofa,l’entourait de ses bras, la berçait, couvrait son front debaisers.

– Aussi est-ce raisonnable, fit-il enadoucissant sa voix. Que diront de ce mariage Hattison et lesautres ? Je passerai pour n’avoir aucune volonté, pour être unmauvais Yankee, une girouette.

– Que vous importe l’opinion de cesgens ? Avez-vous besoin d’eux ? N’êtes-vous pas assezriche pour pouvoir donner à votre fille l’époux qu’elle achoisi ?

William Boltyn ne répondit pas tout desuite.

Il était désarmé.

Perdre sa fille, son idole, la seule créaturequ’il aimât !

– Fais donc selon ta volonté, finit-ilpar dire à mi-voix. La moitié de ma fortune me coûterait moins àdonner qu’un pareil consentement.

Le milliardaire sortit en faisant claquer laporte, et fut s’enfermer dans son cabinet de travail.

Restée seule, Aurora ouvrit un petitsecrétaire en bois des îles, et griffonna quelques lignes, qu’ellemit sous une enveloppe, à l’adresse d’Olivier Coronal.

– Portez cela tout de suite,commanda-t-elle à un lad qui était accouru à son coup detimbre.

Elle vint ensuite s’accouder à une desfenêtres du salon, donnant sur la Septième Avenue.

– Comme je l’aime, murmura-t-elle. Commeje vais être heureuse !…

*

**

Un mois après, le mariage d’Olivier,l’inventeur français de la torpille terrestre, et de miss AuroraBoltyn avait lieu, sans aucune pompe, dans la plus stricteintimité.

Il était inutile d’exciter la curiosité desAméricains.

Les deux jeunes gens s’étaient trouvésd’accord sur ce point.

Quant à William Boltyn, ilmaugréait :

– Moi qui comptais organiser unecérémonie comme on n’en aurait jamais vu, et dont on aurait parlédans toute l’Union !

Il ne disait pas toute sa pensée.

Mais son air bourru, les regards méprisantsqu’il jetait sur le modeste attelage qui les avait amenés devant lemagistrat indiquaient assez son mécontentement.

– Cela ne signifie rien, père, disaitAurora. Je suis très heureuse.

La jeune milliardaire avait revêtu une robe desoie blanche, garnie de dentelles.

Grande, svelte, la masse de ses cheveux blondsdorés encadrant son visage d’un ovale parfait, ses grands yeuxlimpides éclairés par une joie intense, elle était vraiment belle,au bras d’Olivier Coronal, grand aussi et bien découplé, dans sonhabit d’une élégance sobre et discrète, le regard énergique,l’attitude calme et sérieuse.

Aurora avait eu raison en disant à son pèreque le jeune Français ne l’épousait pas pour ses millions.

Un amour sincère emplissait le cœur des deuxjeunes gens.

Ils s’abandonnaient à la joie d’aimer, segrisaient d’illusions.

C’était toute leur jeunesse à laquelle ilsdonnaient libre cours.

Aurora surtout se laissait aller à la violencede sa nature volontaire et indisciplinée.

Lorsque ses regards se croisaient avec ceuxd’Olivier, une flamme comme sauvage, un éclair métallique lesilluminaient.

C’était au charme étrange de ces regards que,dès le premier jour qu’il avait vu la jeune fille, s’était trouvépris l’inventeur.

La froide et mesquine cérémonie du mariageterminée, tout le monde avait regagné l’hôtel Boltyn, où un lunchattendait les nouveaux époux et leurs témoins, parmi lesquelsl’ingénieur Strauss.

Le repas fut morne.

Chacun se trouvait gêné.

L’ingénieur Strauss lui-même, doux vieillardaffable et souriant, ne réussit pas à dérider les visages soucieuxdes convives.

Le maître de la maison, William Boltyn,donnait du reste l’exemple de la morosité.

De temps à autre, il lançait, sur celui qui,depuis quelques instants, était son gendre, des regards de colèreet de haine.

Les deux hommes étaient mal à l’aise enprésence l’un de l’autre.

La scène violente de Mercury’s Park n’étaitpas encore effacée de leur mémoire.

Ils avaient hâte de se séparer.

De race, d’opinions, ils étaient tropdifférents pour pouvoir s’entendre, s’accoutumer l’un àl’autre.

Malgré toute sa diplomatie et son instinctféminin, Aurora n’était pas entre eux un trait d’unionsuffisant.

Le lunch ne se prolongea pas.

Les deux époux se retirèrent.

Le milliardaire, malgré tout, avait mis sonpoint d’honneur à fournir à sa fille une dot somptueuse ; etç’avait été un sujet de discussion entre Olivier Coronal et WilliamBoltyn, dans la seule entrevue qu’ils avaient eue relativement aumariage.

Tous deux, au cours de cette entrevue,s’étaient bornés à parler d’affaires.

Aucune autre question n’avait étésoulevée.

– Ma fille aime le luxe, avait ditbrutalement le milliardaire. Elle est habituée à dépenser sanscompter. Ce n’est pas avec vos trois cents dollars mensuels qu’ellepourra le faire. J’exige absolument qu’elle accepte la dotation decinquante millions que je lui fais. Au surplus, ma bourse lui seratoujours ouverte.

Il n’avait pas voulu en démordre.

Après une longue discussion, Olivier Coronalavait dû céder.

Aurora lui en était reconnaissante.

Pendant le mois qui avait précédé le mariage,la jeune fille avait dépensé une activité incroyable.

Sur la Septième Avenue, presque en face duluxueux palais de son père, elle avait fait construire un petithôtel, d’après les indications de son fiancé.

Tout d’abord, Olivier s’était insurgé contrele goût déplorable des constructions américaines, contre cet excèsqui consiste à surcharger les plafonds et les boiseries dedorures.

Il avait réclamé plus de discrétion et plusd’art.

Aurora, hélas ! semblable en cela à laplupart de ses compatriotes, n’avait aucun sens artistique.

Pourvu qu’un objet ou un meuble coûtât cher,fût voyant, attirât l’attention, elle le trouvait à son goût.

Cette science qui consiste à meubler unappartement en établissant une harmonie entre les couleurs desétoffes, des tentures, lui était inconnue.

Malgré tout cela, elle eut vite conscience deson infériorité sur ce point. Après quelques révoltes, elle selaissa guider, en tout, par Olivier.

Cependant elle n’avait pu cacher l’étonnementque lui causait la manière dont le jeune Français comprenait leschoses de la vie.

– Il y a une façon intelligente dedépenser l’argent, lui disait-il en la grondant amicalement de sesachats inconsidérés. La beauté d’un objet n’est pas dans le prixqu’il coûte. La simplicité est encore ce qu’il y a depréférable.

En moins de deux mois, le petit hôtel avaitété terminé. On y avait travaillé nuit et jour.

Les tapissiers se mirent ensuite àl’œuvre.

Toujours d’après les conseils d’OlivierCoronal, le mobilier des chambres à coucher fut de laqueblanche.

– C’est bien plus joli, disait le jeunehomme, que tous ces meubles incrustés d’or, et même de pierresprécieuses dont vous avez le goût ici.

Pendant une semaine, ils avaient couruensemble les magasins de Chicago, heureux d’être libres, dediscuter l’organisation de leur home, de prévoir les mille petiteschoses indispensables qui concourent au charme et au confortabled’un intérieur.

Le jeune homme avait glané, chez quelquesantiquaires, une collection d’art dont il orna le salon.

– Regarde donc, Aurora, s’écriait-il, enposant une coupe de vieux saxe sur une console. Avec quelquesfleurs, ne sera-ce pas charmant ?

Une autre fois, ce fut un service entier envieux sèvres qu’il découvrit.

– C’est une famille française qui me l’avendu, lui dit le marchand.

Les précieuses porcelaines furent mises à laplace d’honneur dans la salle à manger.

Aurora avait manifesté à son père le désird’avoir une galerie de tableaux.

– Choisis ici ceux qui te plairont, luiavait dit son père. Mais laisse-moi l’Apothéose del’Amérique. C’est le seul auquel je tienne.

Cette Apothéose était une vastecomposition, mesurant au moins quatre mètres de hauteur.

En costume de vestale, l’Amérique, symboliséepar une jeune femme un peu forte, tenait les rênes d’un char quiavait la prétention de représenter, toujours symboliquement, lamarche en avant du Progrès.

La Fortune sur sa roue, la Gloire, embouchantune trompette, lui faisaient cortège.

Le tout de couleurs criardes, et dessiné avecune désinvolture toute américaine.

William Boltyn n’aurait cependant pas donnécette toile pour le plus beau tableau de Raphaël.

Un jour donc, Aurora avait prié son fiancé del’accompagner pour faire son choix.

Il y avait là des Téniers, des Van Dyck, desGreuze, des Nicolas Poussin, à côté de Corrège, de Primatice, deVéronèse, et même d’un Léonard de Vinci.

Tant de noms illustres rassemblés là côte àcôte, cela avait bien un peu excité la méfiance d’OlivierCoronal.

Ce fut bien autre chose lorsqu’il eut examinéd’un peu près les tableaux que William Boltyn avait uniformémentdotés de cadres en aluminium doré.

Les Van Dyck, les Véronèse et autres étaientsimplement de mauvaises copies, des croûtes, comme on dit en jargond’atelier, exécutées probablement par des élèves de la rue de Seineou de la rue des Beaux-Arts, et que des industriels peu scrupuleuxavaient baptisés chefs-d’œuvre authentiques pour les exporter enAmérique.

Olivier en avait ri de bon cœur, aux dépens dela crédulité du milliardaire.

Il s’était contenté de décorer très simplementles appartements de leur hôtel avec des eaux-fortes modernes.

Au rez-de-chaussée, il s’était installé uncabinet de travail et un petit laboratoire dont les fenêtresdonnaient sur un jardin couvert entourant la maison d’une ceintureverdoyante.

Il continuerait là ses travaux pourl’ingénieur Strauss, en même temps qu’il se livrerait à sesrecherches personnelles.

Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls dans le logissouriant et parfumé, Olivier et Aurora se contemplèrentfervemment.

Ils allaient être l’un à l’autre unis pourl’existence.

Des paroles d’amour leur montaient auxlèvres.

– Aurora ! prononça le jeune homme,en posant un tendre baiser sur le front de celle qu’il pouvaitappeler maintenant sa femme.

– Olivier ! fit-elle, la voixtremblante d’émotion, ses grands yeux pers rayonnants debonheur.

Ils restèrent de longues minutes sansparler.

Mais, dans le regard dont ils s’enveloppaientmutuellement, il y avait toute la profondeur de leur amour.

Ils ne doutaient plus alors de l’avenir.

La route à parcourir leur semblait belle,puisqu’ils allaient y marcher côte à côte, la main dans lamain.

Pendant ce temps, dans son cabinet de travail,William Boltyn, le père de la jeune épouse d’Olivier Coronal,donnait libre cours à sa mauvaise humeur, et prononçait contrel’Europe et les Européens, les plus redoutables menaces.

Chapitre 2Le Bellevillois chez ses hôtes

À quelques kilomètres de la petite ville, nonloin de Salt Lake City, chez les braves fermiers canadiens quil’avaient recueilli blessé sur là route, Léon Goupit, l’anciendomestique d’Olivier Coronal, achevait de se rétablir.

La généreuse hospitalité des Tavernier nes’était pas démentie un seul instant.

Ils avaient soigné Léon avec dévouement, commeils l’eussent fait pour un de leurs enfants.

Lorsque le Bellevillois avait enfin pus’asseoir à la table familiale dans la grande salle durez-de-chaussée, on l’avait douillettement installé dans l’uniquefauteuil de la maison, à la droite du maître.

Les premiers jours de sa convalescence, il lesvécut dans cette grande salle à manger. Mais bientôt il put sortir,et passa la plus grande partie de son temps en plein air et au bonsoleil.

En peu de temps, Léon Goupit avait retrouvéson appétit.

Son visage, pâli par les souffrances, avaitrepris ses couleurs naturelles.

Avec la santé, son humeur insouciante, salibre gaieté de gamin de Paris lui étaient revenues.

Il y avait à peine huit jours qu’il avaitquitté le lit lorsqu’il parla de s’en aller.

– Maintenant que me voilà remplumé, commevous dites, m’sieur Tavernier, il va falloir que j’m’en aille, quej’retrouve mon maître, s’était-il écrié.

La fermière était accourue.

– S’en aller ! Si ce n’est pasmalheureux, avait-elle dit en se croisant les bras. Il peut à peinemettre un pied devant l’autre.

Elle ne revenait pas de son étonnement.

– Tu vas rester avec nous encore unecouple de semaines pour le moins, mon petit gars, avait-elle conclusentencieusement. M. Coronal n’est pas inquiet de toi. Il nousa bien recommandé de ne pas te laisser partir avant que tu ne soistout à fait guéri.

Léon dut céder, et promettre qu’il resteraitencore quinze jours chez ses hôtes.

Cette solution ne satisfaisait pas leBellevillois.

Pendant les longues après-midi qu’il passaitau coin du feu, il se sentait dévoré d’impatience.

– Satané Bob Weld, maugréait-il à partlui, jamais je n’aurais cru qu’il me flanquerait un pareil coup decouteau, entre les deux épaules, quand nous avons dîné ensemble àChicago pour la première fois ! C’est égal, il paraît que jelui ai rendu la monnaie de sa pièce et que je l’ai envoyé mangerles pissenlits par la racine. Eh bien ! il ne l’a pas volé,concluait-il avec sa philosophie insouciante. C’est égal, je l’aiéchappé belle !

Ce qui tourmentait Léon plus que tout, c’étaitde n’avoir pas reçu de lettres de son maître.

Olivier Coronal était venu le visiter, luiavait demandé des renseignements au sujet des papiers que portaitle détective Bob Weld.

Léon lui avait appris tout ce qu’il savait,tout ce qu’il avait pu surprendre, c’est-à-dire qu’à cent vingtcinq milles environ d’Ottega, petite station du Pacific Railway, ilexistait une ville nommée Mercury’s Park, fondée, selon touteapparence, par le milliardaire William Boltyn.

« M’sieur Olivier m’a remercié, et il estparti. Que peut-il être devenu ? se demandait avec anxiété leBellevillois. Paraît qu’il se passe là-bas des choses curieuses, etque les Américains veulent entrer en lutte avec nous. »

Le plan de Léon était arrêté depuislongtemps.

Il partirait à la recherche de son maître, ense dirigeant vers Mercury’s Park.

En attendant, malgré toute l’affection dontl’entouraient les Tavernier, il s’ennuyait et comptait les joursqui le séparaient de la date fixée pour son départ.

Enfin la date qu’il s’était fixée arriva.

La veille, la brave fermière lui avait préparéun sac garni de provisions.

Tavernier y avait glissé une bouteillepoudreuse de vieille eau-de-vie.

Les braves gens éprouvaient un réel chagrin devoir s’en aller de chez eux celui que leurs soins avaient arraché àla mort.

Malgré toute son impatience de partir, deretrouver son maître, Léon lui-même avait le cœur gros.

Les Tavernier insistaient pour qu’il restâtquelque temps encore parmi eux. Mais il fut inflexible.

Cependant, il ne voulait pas les quitter sanslaisser au moins un souvenir d’amitié. Le pauvre garçon ne savaitcomment s’y prendre.

Il se souvint tout à coup de l’argentqu’Olivier Coronal lui avait donné, et il pensa à le laisser enpartie entre les mains de ses hôtes. Cette solution lui parut laplus satisfaisante.

– Tenez, mam’ Tavernier, ajouta-t-il, enlui tendant un billet plié qu’il venait de sortir de sonportefeuille, ce sera pour acheter un souvenir à vos deuxdemoiselles. C’est bien la moindre des choses.

La brave femme prit un air indigné :

– Tu vas me faire le plaisir de remettrecela dans ta poche ! s’écria-t-elle. Est-ce que nous avonsbesoin de tes écus pour nous souvenir de toi ? Parexemple ! Tu nous la bailles bonne ! D’abord,conclut-elle, M. Coronal a voulu à toute force que nousacceptions de l’argent de lui. Il nous a mis dans la main toute unepetite fortune que nous n’avons pu refuser. Garde tes dollars, mongars. Ils te feront peut-être défaut plus tôt que tu ne penses.

Léon dut se résigner, et n’insista plus, dansla crainte de déplaire à la fermière.

– Allons, à table, dit cette dernièrepour couper court à toute nouvelle protestation.

Ce repas, le dernier que Léon prit avec lesTavernier, fut animé d’une gaieté un peu forcée.

Mais quand le café eut été servi, et que lepère Tavernier, ayant rempli les verres de vieille eau-de-vie, eutvidé le sien à la santé du jeune Parisien et à la bonne réussite deses affaires, personne ne put contenir son émotion.

Tous se levèrent les larmes aux yeux. Chacuntenait à serrer, une dernière fois, la main du Bellevillois qui lesavait tant divertis par sa bonne humeur et sa gaietécommunicative.

Léon embrassait tout le monde, et cherchaitautant que possible à cacher son émotion. Mais quoi qu’il pûtfaire, de grosses larmes coulaient de ses yeux. Il fallut cependantse séparer. Il dit adieu à tous, encore une fois, assurant lesTavernier de sa reconnaissance.

– Mon pauv’ petit gars, s’écria lafermière, pour sûr qu’on se souviendra de toi ici. Va avec Dieu etqu’il ne t’arrive pas malheur.

Léon devait prendre le railway. Lefermier avait attelé sa jument pour le conduire à la ville.

Tous deux montèrent dans le cabriolet.

Tavernier enleva la bête d’un coup de fouet etla voiture s’éloigna rapidement.

De temps à autre, Léon se retournait et jetaitun coup d’œil sur cette ferme où il avait passé de si calmesjournées.

Il aperçut longtemps encore ses anciens amisgroupés devant la porte, répondant aux signes d’adieu qu’il leurfaisait en agitant leurs chapeaux ou leurs mouchoirs.

Tavernier, pour cacher son émotion, faisaitclaquer son fouet, excitait sa jument par ses cris ou affectait deregarder, d’un air indifférent, les cultures qui bordaient laroute.

Le trajet s’acheva presquesilencieusement.

Bientôt les premières maisons de la villeapparurent. La route se transformait en rue.

Tavernier fit stopper son cheval devant lastation, un grand bâtiment rectangulaire surmonté d’une énormehorloge électrique.

– À quelle heure le train del’Ouest ? demanda le Bellevillois lorsqu’ils eurent sauté àterre et déposé leurs colis sur un banc.

– Est-ce que je sais, moi ! grommelal’employé. Il n’est pas encore signalé. En tout cas, s’il faitcomme celui d’hier, vous avez le temps d’attendre.

– Pas possible, fit Léon goguenard. Etpourquoi donc ?

– Parce qu’il est arrivé avec douzeheures de retard, toutes ses vitres cassées, et la moitié desvoyageurs blessés.

– Il avait déraillé ?

– Non. Cela arrive quelquefois. Mais cen’était pas le cas hier, répondit l’employé. Le train avait étéattaqué par une bande de coureurs de prairies qui avaient enlevéles rails. Les voyageurs en ont été quittes pour se barricader dansleurs wagons et faire le coup de feu. Mais il paraît qu’ils n’ontpas été les plus forts. Ils ont dû payer une rançon et reconstruireeux-mêmes la voie.

– Eh bien, ça, c’est trop fort, parexemple ! s’écria Léon. Et vous vous dites civilisés enAmérique ! À la bonne heure, je comprends ça, des brigands quirançonnent les voyageurs ! Mais c’est pire que dans laForêt-Noire, qu’en Turquie, que chez les Zoulous ! Les a-t-onarrêtés au moins ?

– Pourquoi voulez-vous qu’on lesarrête ? demanda l’employé. D’abord il faudrait le pouvoir. Etpuis ce n’est pas l’affaire du gouvernement ! Ces gens-là fontleur métier comme vous faites le vôtre. C’est l’affaire desvoyageurs qui prennent le train.

Et l’employé tourna les talons, trouvant sansdoute qu’il en avait assez dit à des gentlemen qui s’étonnaient desi peu de chose.

Léon n’en revenait pas.

Malgré tout, l’idée qu’il allait peut-être luiarriver semblable aventure n’était pas pour lui déplaire.

Faire le coup de feu contre des brigands avaittoujours été son rêve à Paris.

– Ben, vous voyez, m’sieu Tavernier,fit-il. Paraît que les trains arrivent quand ça leur fait plaisir.Vous avez du travail à la ferme. C’est déjà bien gentil de m’avoiraccompagné. Je ne veux pas vous retarder plus longtemps.

– Mais non, protesta le fermier. J’aibien le temps. Je suis content d’être avec toi.

Une heure après, le train n’était pas encoresignalé.

 

Tavernier finit par se laisser convaincrequ’il était temps de regagner la ferme.

Léon Goupit regarda Tavernier s’éloigner dansson cabriolet et disparaître au détour d’une rue.

– Y en a pas beaucoup commecelui-là ! murmura-t-il avec émotion.

Et cette simple phrase résumait bien toute sonadmiration, toute sa reconnaissance pour les braves gens qui luiavaient sauvé la vie, qui l’avaient recueilli, blessé, sous leurtoit, et l’avaient soigné avec autant de sollicitude que s’il eûtété un de leurs propres enfants.

Chapitre 3Pacific Railway

Le trainavait décidément du retard.

Depuis plus d’une heure, le Bellevillois,revenu dans la salle d’attente, se promène de long en large, enjetant des regards impatients sur le cadran de l’horlogepneumatique.

L’éternel écriteau : Beware ofpickpockets, se balance aux guichets et le long desmurailles.

« Au moins, pense-t-il, voilà des gensqui ont le courage de se montrer tels qu’ils sont. C’est bienaimable à eux. On sait à quoi s’en tenir. »

Instinctivement, Léon s’assura que ses dollarsétaient toujours dans son portefeuille.

Et il boutonna son veston.

Le train ne paraissait toujours pas.

Léon commençait à ne plus pouvoir secontenir.

Il pestait contre la Compagnie du PacificRailway et protestait, à haute voix, contre le mépris qu’on affecteà l’égard du public en Amérique, plus que dans tous les pays dumonde.

– Sûr que des bandits ont encore arrêtéle train, criait-il. Ah ! si j’étais le gouvernement.

– Vous êtes pressé ? lui demanda ungentleman qui, comme lui, faisait les cent pas dans la salled’attente.

– Qu’est-ce que cela peut bien vousfaire ? répondit Léon en tournant les talons auquestionneur.

Il continua sa promenade, se dressant sur sestalons et roulant des yeux furieux.

Les jeunes misses et les ladies regardaientavec curiosité ce petit bonhomme, coiffé d’une casquette, et quifumait sa cigarette en lançant de côté des jets de salive, avec uneexpression d’indicible mépris.

Pour se distraire, le Bellevillois finit paracheter un numéro du New York Herald qui s’étalait à ladevanture d’un kiosque de journaux.

Et il s’installa, pour le lire, sur le banc,entre sa valise et sa musette à provisions.

– Rien d’intéressant dans cesjournaux-là, prononça-t-il d’un air dégoûté, après avoir jeté uncoup d’œil sur les colonnes serrées. Pas seulement de feuilletons.La Chambre des représentants… le prix du coton et du sucre ;les mines d’or… la question d’Orient, continua-t-il en parcourantdistraitement la feuille qu’il tenait grande ouverte devant lui. Çane vaut pas Le Petit Parisien tout cela !…Tiens ! Le mariage d’une milliardaire. Voyons cela.

Mais à peine Léon eut-il commencé la lecturede l’information qu’il sursauta sur son banc.

Sa figure exprimait l’étonnement le plus vifet le plus profond.

– C’est bien de lui qu’il s’agitpourtant, murmura-t-il. Ah ! bien, ça, c’est tropfort !

Et, pour se convaincre, il relut :

« Le mariage de miss Aurora Boltyn, lafille du milliardaire William Boltyn, dont le monde entier connaîtles immenses usines de conserves à Chicago, et de M. OlivierCoronal, inventeur français, célèbre par sa découverte d’unetorpille terrestre, a eu lieu hier à Chicago dans la plus stricteintimité. L’ingénieur Strauss, le propriétaire des usinesélectriques qui portent son nom, était au nombre destémoins. »

« Mais qu’est-ce que cela signifie ?se demanda le Bellevillois de plus en plus intrigué. M’sieurOlivier qui vient d’épouser la fille de William Boltyn ! Sûrque j’y perds mon latin ! »

Cette dernière affirmation était tout au plusune manière de parler, Léon n’ayant jamais pâli sur la grammaire deLhomond et le De viris illustribus.

Mais cette phrase avait du moins ce mérite debien rendre son effarement.

Il renonça à comprendre.

Soudain, un timbre électrique grésilla sur lequai.

Léon remit à plus tard le soin de chercher uneexplication à l’événement surprenant qu’il venait d’apprendre parle New York Herald.

Dans la salle d’attente, tous les voyageursavaient saisi leurs plaids et leurs menus colis, et s’étaientélancés vers le train.

Le Bellevillois en fit autant.

Sa couverture en bandoulière, sa musette d’unemain, sa valise de l’autre, il monte, ou plutôt il pénètre dans unwagon – puisque ces voitures sont de plain-pied avec le quai –avantage, il faut bien le reconnaître, que les gares américainesont sur celles de nos villes françaises.

Les portières claquèrent tout le long duconvoi.

La locomotive siffla.

On se mettait en marche.

Aussitôt installé dans un coin resté libre,sans même jeter un regard sur ses compagnons de voyage, le Parisientira de nouveau de sa poche le numéro du New YorkHerald.

La chose lui paraissait tellementextraordinaire, tellement impossible, qu’il fut tenté de croire àun de ces canards, une de ces informations burlesques, queles journaux les plus sérieux reproduisent parfois, quitte à lesdémentir le lendemain.

« Voyons, se disait-il, m’sieur Olivierne peut pas avoir fait ça. Il est parti pour Mercury’s Park dansl’intention d’y pénétrer de n’importe quelle façon et de s’y faireembaucher comme ouvrier électricien par l’ingénieur Hattison.D’après ce qu’il m’a dit, William Boltyn serait à la tête d’unesociété de milliardaires yankees qui en veulent auxEuropéens ; et ce Mercury’s Park serait un vaste arsenal danslequel ils entassent des engins de destruction, pour nous réduireen capilotade et s’emparer de notre argent.

« Expliquez-moi ça que m’sieur Coronalait épousé la fille de cet homme-là ! Ma parole ! Si cen’était pas imprimé tout au long, je ne voudrais pas le croire. Ildoit y avoir là-dessous quelque chose qui m’échappe… Sûrement… Etpuis, après tout, on ne sait jamais, c’est peut-être par amourqu’il a épousé miss Aurora. Ned Hattison est bien tombé subitementamoureux de Lucienne Golbert.

« Mais alors, conclut Léon, c’est àChicago qu’il faut que j’aille pour retrouver m’sieurCoronal !… »

Cette idée ne lui était pas encore venue.

Pendant quelques minutes, le Bellevilloisréfléchit.

« Ma foi, finit-il par se dire, puisqueje suis en route pour Mercury’s Park, j’irai jusqu’au bout. Cela mefera voir du pays. J’aurai toujours le temps de revenir àChicago. »

Léon était curieux, lui aussi, de se rendrecompte de ce qui se passait là-bas, dans les montagnes Rocheuses,d’aller visiter Mercury’s Park, et depuis si longtemps qu’ilentendait parler de lui, de voir l’ingénieur Hattison.

Léon avait pris du reste son billet pourOttega.

Les neuf cents dollars qu’il avait dans sapoche lui donnaient de l’assurance.

C’est presque un petit voyage d’agrément qu’ils’offrait.

Et, prenant au sérieux son rôle de touriste,il se promit d’acheter un appareil photographique.

Pour le moment, il s’occupait à regarder lepaysage.

Le train filait à toute vitesse pour rattraperson retard.

Léon s’accouda à la portière et alluma unecigarette.

Jusqu’à l’horizon, la plaine était couverte demaïs doré. Les paysans faisaient la moisson.

Cela lui rappelait les fermiers qu’il venaitde quitter, et les bonnes journées de convalescence qu’il avaitpassées chez eux.

Puis, ce furent des pâturages que le convoitraversa en ligne droite.

Des troupeaux de bœufs paissaient enliberté.

Ils levaient, dans la direction du train quipassait en sifflant, leurs gros mufles humides, comme poursaluer.

La silhouette d’un cavalier, sans doutequelque coureur de prairie, se profilait de temps à autre au milieudes hautes herbes.

Ces bœufs, à demi sauvages, ne sont pastoujours aussi paisibles.

Il leur arrive parfois d’envahir la voieferrée et de se précipiter à la rencontre des trains, qu’ils fontmême quelquefois dérailler.

Les wagons du train sont à couloir central etcommuniquent tous entre eux.

Assis de nouveau dans son coin, sur labanquette mobile qui, le soir venu, se transforme en couchette, leBellevillois regardait défiler les Yankees qui se promenaientgravement.

Il s’amusait à les critiquer, à deviner leurprofession, d’après leur mise.

En lui-même, il gratifiait les ladies et lesgentlemen d’épithètes peu charitables.

Du salon de lecture ou du fumoir, après avoirpris connaissance des feuilles, savouré leur havane, ou tiré ladernière bouffée de leur pipe, les honorables gentlemen quivoyagent sur le Pacific Railway, peuvent aller se rafraîchir auwagon-bar ; et si l’ennui les prend, gagner le wagon-théâtrepour y faire leur digestion.

La Compagnie des wagons-théâtres attache unede ses voitures à chaque convoi.

Tout le long du parcours, une troupe d’acteursdonne des représentations sous la direction d’un imprésario.

Dans chaque compartiment, une affiche indiquele programme du spectacle.

Léon Goupit, qui ne pouvait rester assis,avait pris le parti d’aller faire un petit voyage dereconnaissance, de se dégourdir un peu les jambes.

« Ma foi, se dit-il, après avoir arpentéune dizaine de fois le couloir central, un pareil événement, lemariage de m’sieur Olivier, ça vaut bien la peine d’être arrosétout de même. Je n’ai pas été à sa noce, faut au moins que j’boiveà sa santé. »

Il pénétra dans le wagon-bar où, derrière uncomptoir d’étain, trônaient deux boys en veste blanche, peignés etpommadés avec soin.

Une demi-douzaine de gentlemen étaient déjàinstallés sur de hauts tabourets, les pieds recroquevillés sur lesbarreaux.

Ils vidaient coup sur coup, avec une dignitésans égale, des pintes de stout, ou bien dégustaient, avec deschalumeaux, les mélanges bizarres que le garçon confectionnaitdevant eux dans un gobelet d’un quart de litre.

Les boissons américaines sont aussi variéesque possible.

Il y en a pour tous les goûts, pour toutes lesheures de la journée depuis le morning ball (l’appel dumatin), qu’on prépare avec du sucre, du curaçao, de l’angostura, durhum, du citron et de la glace, jusqu’au night cap (lebonnet de nuit), et le last drink (la dernière boisson)qui s’obtient en mélangeant ensemble dans un gobelet à demi pleinde glace du cognac, de la chartreuse jaune, du sherry-brandy, duginger-brandy, du kummel et du sucre. Certaines de ces boissons, àdéfaut d’autres qualités, sont affublées de noms bizarres : letonnerre, l’huître des prairies, sans compter la collection descocktails de toute sorte.

Des œufs, du poivre, de la framboise, de lamenthe, du champagne, du lait, de l’anisette, il entre une infinitéde substances hétéroclites dans la composition de cesbreuvages.

L’alcool, malgré tout, domine.

Les Yankees de toutes classes en font uneeffrayante consommation.

Ils boivent comme ils mangent ; et cen’est pas peu dire.

Nos voisins d’outre-Atlantique ne sont plusles seuls, malheureusement, depuis quelques années, às’intoxiquer.

De même que la brasserie, le bar américain aconquis, chez nous, son droit de cité, s’est installé sur nosboulevards.

Les vieux cafés, pleins de souvenirsartistiques et littéraires, et qui faisaient l’orgueil du Parisien,disparaissent un à un, cédant la place au nouveau débit depoison.

La mode, le bon ton exigent, maintenant, quede cinq à sept, et après le dîner, tout ce qui, dans la capitale,prétend à l’élégance, se hisse sur le tabouret d’un bar, s’y tienneimpassible et roide, et se gorge consciencieusement de brandyand soda, de whisky ou d’un quelconque cocktail.

Il est vrai que, même en France, il y aparfois de l’intelligence à ne pas suivre la mode.

En matière de boissons américaines, leBellevillois, quoiqu’il n’eût guère passé plus d’un an à New Yorkou à Chicago, aurait pu tenir tête au barman le plus compétent.

Il les connaissait toutes, et en avait mêmeinventé une nouvelle : « la Bellevilloise », commeil l’avait patriotiquement dénommée.

À vrai dire, c’était tout simplement unerecette qu’il avait empruntée à Tom Punch, l’interprétant à safaçon, augmentant ou diminuant la quantité des substances liquides– il y en avait au moins une quinzaine – qui concouraient à formercette boisson, une des plus étranges, assurément, qu’on ait jamaisbues.

Léon avait escaladé un tabouret resté libreentre deux buveurs.

Il méditait une bien bonne farce.

– Que buvez-vous, lui demanda le boy àveste blanche. Une pinte de stout ? Il est très bon.

– Non, fit Léon, avec un aird’importance. Préparez-moi une « Bellevilloise ».

– Une Bellevilloise ! répéta legarçon abasourdi. Nous ne connaissons pas ça.

– Comment, vous ne connaissez pas laBellevilloise ? Que connaissez-vous, alors ! s’écria legavroche en feignant de s’emporter.

Ce colloque avait attiré l’attention desbuveurs qui, eux aussi, se demandaient ce que voulait dire, avec saBellevilloise, le jeune homme d’allure malicieuse qui setrémoussait sur son tabouret.

– Tenez, fit alors Léon en tendant unpapier avec un sérieux comique, voilà la recette, puisque vous nela connaissez pas. Dépêchez-vous, j’ai soif.

Les gentlemen du wagon-bar paraissaient fortintrigués.

Leur étonnement ne fit que s’accroîtrelorsqu’ils furent témoins des manipulations compliquées quenécessita la préparation du breuvage.

Léon ne s’était, depuis longtemps, amusé detelle façon.

Imperturbable, il soutenait, sans broncher,tous les regards curieux que lui lançaient ses voisins.

Après avoir passé dans une demi-douzaine derécipients, s’augmentant à chaque transvasement d’un nouvelingrédient, sa Bellevilloise, une sorte de limonade glacée etaromatisée, lui fut enfin servie.

– Excellent ! Voilà ce que j’appellequelque chose de bon, s’écria-t-il en faisant claquer salangue.

Il y eut un moment de silence etd’hésitation.

Triomphalement, Léon avait replacé dans sonportefeuille le papier sur lequel sa recette était inscrite, etavant de laisser la curiosité des Yankees se manifester par unequestion qu’il sentait déjà sur toutes les lèvres, il paya, sautade son tabouret et sortit dignement.

Cette espièglerie l’avait mis en bellehumeur.

La cloche du train sonnait pour annoncer ledîner.

Léon se dirigea gaiement vers lewagon-restaurant.

– Après ça, s’écria-t-il au moment d’ypénétrer, que je vais laisser perdre le poulet de mam’Tavernier !

Il fit demi-tour, se rendit dans soncompartiment, ouvrit sa musette et prit les provisions qui s’ytrouvaient.

Une bouteille de cidre dans chaque main, unpaquet sous le bras, il regagna le dining-car.

Son entrée fit sensation.

Mais lui, sans s’inquiéter autrement de lastupéfaction générale, développa son paquet, en tira un superbepoulet rôti qu’il installa sur une assiette, et repoussant avec unair méprisant la pinte de bière qui se trouvait devant lui, il fitprestement sauter le bouchon d’une bouteille qu’il avait emportéeet se versa majestueusement une rasade de cidre mousseux.

Chapitre 4Un pickpocket qui joue de malheur

Ilfaisait nuit lorsque le Bellevillois débarqua à Ottega.

Sa légère valise à la main, son plaid et samusette en bandoulière, il s’en alla lui-même à la recherche d’unhôtel pour y passer la nuit.

« Demain, se disait-il, je verrai àprendre mes renseignements, à savoir de quel côté je dois mediriger. D’après les notes de cet animal de Bob Weld, Mercury’sPark est à cent vingt milles d’ici. Je trouverai bien quelqu’un quim’indiquera le chemin. »

Léon Goupit, en somme, était content du petitvoyage qu’il avait combiné.

Sa gaieté, son insouciance lui revenaient.

– J’avais besoin de cela pour me remettretout à fait, s’écriait-il. Mais quelle nouvelle tout de même…Jamais je n’aurais pensé que m’sieur Coronal épouse la fille deWilliam Boltyn.

Il ne pouvait pas s’habituer à cette idée.

« Mais, comment cela s’est-ilfait ? » se demandait-il sans cesse.

L’information du journal de New York ne luidonnait aucun détail.

Léon en était réduit aux conjectures.

« Bah ! tout s’expliquera,finissait-il par se dire. Toujours est-il que la chose est faite.Sapristi, ce n’est pas d’la petite bière, maintenant, que m’sieurOlivier : le voilà le gendre d’un milliardaire. Mais c’estégal, ça me chiffonne qu’il se soit marié avec une Américaine,tandis qu’il y a tant de jolies Parisiennes qui n’auraient demandéqu’à dire oui avec lui devant monsieur le maire. »

Lorsqu’il eut déposé sa valise dans le premierhôtel qu’il rencontra, une vaste bâtisse carrée, dont l’entrées’ornait de statues en zinc doré, quand il eut retenu une chambre àraison de deux dollars par jour, le Bellevillois, qui ne perdaitpas facilement ses habitudes, alluma une cigarette et, les mainsdans ses poches, s’en alla visiter la ville, en flâneur.

Son premier soin fut d’acheter un appareilphotographique, ainsi qu’il se l’était promis.

– Au moins, comme ça, j’ai l’air d’unAnglais, s’écria-t-il, en sortant du magasin, le Kodak enbandoulière.

Il continua sa promenade.

Inondée de lumière électrique, la rue danslaquelle il se trouvait devait être la principale de la petiteville. La foule s’y pressait, sans cesse renouvelée.

Un car aérien passait en sifflant à de courtsintervalles, prenant des voyageurs, en déversant d’autres, à chaqueintersection des rues.

Au bout d’une centaine de pas, Léon fut arrêtépar un groupe compact d’individus vociférant à qui mieux mieux,devant la façade d’une maison brillamment illuminée.

Il allait continuer son chemin lorsque, ayantlevé la tête, il aperçut une grande inscription se détachant enlettres de feu :

GREAT EVENT ! ! !

Aujourd’hui

Rencontre sensationnelle

FLIPPS BERWING,

Champion de l’Union

JOHN BRACKSTON,

Champion australien

Entrée un dollar

Au-dessous, sur un transparent lumineux, onvoyait les portraits des deux boxeurs en tenue de combat.

Le flot populaire grossissait à chaqueminute.

En attendant l’ouverture des portes, onéchangeait ses pronostics, on discutait les chances des deuxchampions.

– Brackston ne vaut pas un dollar,criaient les uns. Hurrah ! pour Berwing.

– Berwing ! il sombrera au premiercoup de poing, hurlaient les autres. Hurrah ! pourBrackston !

– Oh ! paraît que ça chauffe,s’écria le Bellevillois, que ces colloques amusaienténormément.

Ça chauffait tellement, pour parler le langageimagé de Léon Goupit, qu’une mêlée générale s’engagea entre lespartisans de Berwing et ceux de Brackston.

Les coups de poing pleuvaient dru comme grêle,les yeux se pochaient, les nez s’aplatissaient.

On s’arrachait les cheveux avec un parfaitensemble.

Le sol était taché de sang.

Des vêtements en loques, des chapeaux bossués,des débris de cannes et de parapluies jonchaient la rue.

À Paris, la police serait accourue pourrétablir l’ordre, pour séparer les combattants.

Celle des villes américaines se garde biend’intervenir.

Les policemen laissent les énergumèness’apaiser d’eux-mêmes, et pourrait-on dire, en parodiant Corneille,« le combat cesse faute de combattants ».

Peu soucieux de recevoir quelque horion, Léons’était prudemment mis à l’écart.

– Kiss !kiss ! criait-il en riant à gorge déployée.Approchez, ladies et gentlemen. Pas besoin de payer un dollar pourvoir ça. C’est gratuit. Approchez, approchez voir.

Il contrefaisait à ravir le camelot.

Tout à coup il interrompit le boniment qu’ilvenait de commencer.

Une inspiration subite venait de traverser soncerveau.

Il sortit vivement de sa poche un petit paquetqu’il avait acheté avec son appareil photographique.

C’était du magnésium.

Il en prit une lamelle, craqua uneallumette.

Un flot de lumière éblouissante l’environnaaussitôt.

Il braqua son Kodak sur le spectacle desYankees, qui continuaient leur argumentation à coups de poing.

– En avant la musique, criait à tue-têtele Bellevillois, en agitant au-dessus de sa tête la lamelle demagnésium qui achevait de se consumer. C’est comme à la loterie. Àtous les coups l’on gagne ! Hip ! hip !hurrah !

La victoire se décidait en faveur despartisans de Brackston.

Ceux de Berwing perdaient du terrain.

Mais des deux côtés, le nombre des visagestuméfiés, des nez écrasés, des yeux disparaissant sous laboursouflure des chairs était sensiblement égal.

Tout à coup, les portes du hall, dans lequeldevait avoir lieu le match de boxe, dont ce public n’était quel’avant-propos, s’ouvrirent toutes grandes.

Dans la rue, le combat s’arrêta comme parenchantement.

Les plus contusionnés allèrent se fairepanser.

La foule s’engouffra sous le portail, aussiplacidement que si rien ne s’était passé.

« Faut-il tout de même qu’ils soientabrutis, se disait Léon en s’éloignant, pour n’avoir rien à fairede mieux que de se distraire au spectacle de deux hommes s’écrasantle visage et se défonçant les côtes !

« En voilà une drôle de passion ! Sic’est là qu’ils en sont arrivés avec tous leurs dollars, toutesleurs machines, ils n’ont vraiment pas de quoi être fiers. À Parison s’amuse d’une autre façon. Il y a des théâtres, des concerts… Ony joue La Dame aux camélias, Les TroisMousquetaires, Le Tour du monde d’un gamin de Paris,Michel Strogoff, Les Deux Gosses, des piècesépatantes, quoi ! »

Tout en philosophant de la sorte, leBellevillois reprit le chemin de son hôtel.

La soirée s’avançait.

Les rues devenaient presque désertes.

« Enfin, se disait Léon, je n’ai pas toutperdu. Il me reste l’instantané. Je ferai voir ça à m’sieurOlivier. »

Peu expert en matière de photographie, Léon nesavait comment s’y prendre pour développer la plaque, pour tirerles épreuves.

Mais dans le magasin où il avait acheté sonappareil, un écriteau lui avait appris qu’on se chargeait de tousles travaux.

Il s’y rendit donc de nouveau.

– Je compte l’avoir pour demain matin,fit-il à l’employé.

Comme il voulait payer, il s’aperçut que sonportefeuille, contenant toute sa fortune, n’était plus dans lapoche de son veston.

L’avait-il perdu en gesticulant ?

Lui avait-il été subtilisé par un adroitpickpocket ?

Mystère !

– Ah ! ben, elle n’est pas mauvaise,s’écria-t-il, tellement surpris qu’il ne pensait pas à se mettre encolère. Me voilà dans une belle situation… sans le sou !Qu’est-ce que je vais devenir ? Si seulement j’avais eu l’idéede payer ma chambre d’avance, je saurais où coucher cette nuit.Décidément je n’ai pas de chance !…

Vainement, dans l’espoir d’y retrouver sonportefeuille, il se rendit à l’endroit où s’était passée la scènedu pugilat entre les partisans de l’Américain et del’Australien.

Il eut beau explorer les abords du hall, seremémorer tout ce qu’il avait fait : rien n’y fit.

À visiter les moindres recoins, il brûlapresque son paquet de lamelles de magnésium, sans riendécouvrir.

Consterné, tête basse, d’un pas traînard, LéonGoupit se remit à se promener, sans but, puisqu’il n’avait pasmieux à faire pour le moment.

Plus de vingt fois il fouilla ses poches lesunes après les autres.

Peine inutile. Le portefeuille n’y étaitpas.

Dans sa blague à tabac, pourtant, le jeunehomme retrouva un shilling qui s’y était glissé.

Cette découverte lui fit un plaisirénorme.

– Ah ! ça va mieux. Je ne peuxtoujours pas dire que j’suis sans l’ sou ! fit-il. Si j’allaisboire un verre de gin !… Les nuits sont fraîches. Ça medonnera du cœur au ventre.

Comme il allait, en effet, passer la ported’un bar, la seule boutique qui fut encore ouverte et qui projetâtsa lumière parmi l’ombre de la rue déserte, le Bellevilloisentendit tout à coup un bruit de pas et des éclats de voix.

Un homme courait, poursuivi par une jeunefille qui criait : « Au voleur ! » avec desintonations désespérées.

« Bon. Encore un ! Il n’y a donc queça dans cette sale ville, pensa Léon. Attends un peu, mon gaillard,tu vas payer pour celui qui m’a joué le tour tout àl’heure. »

Essoufflée, la jeune fille avait cessé sapoursuite.

L’homme galopait toujours, venant droit auBellevillois.

D’un magistral coup de tête en pleinepoitrine, accompagné d’un croc-en-jambe, Léon l’arrêta net etl’envoya rouler sur la chaussée.

Malgré sa petite taille et son air quelque peumalingre, le gavroche possédait ce qu’on appelle une « joliepoigne ».

Il eut vite fait de réduire le pickpocket àl’impuissance.

Esquivant les coups de pied et les coups depoing, il était parvenu à s’asseoir sur la poitrine de l’homme, ungrand diable roux et déguenillé, et il le tenait en respect avecson revolver.

La jeune fille s’était approchée.

Elle était petite, blonde, avec des grandsyeux bleus, simplement vêtue d’une robe de laine noire, et coifféed’un petit chapeau de paille.

– Alors, comme ça, miss, demanda LéonGoupit, ce malandrin sur lequel je suis assis vous a dévalisée.

– Il m’a volé un petit sac que je tenaisà la main, dit-elle. Il y a dedans une centaine de dollars. Combienje serais heureuse si vous pouviez me le rendre.

– Eh bien, j’peux dire que j’suis logé àla même enseigne que vous. Seulement, moi, je ne tiens pas monvoleur. Tout près de mille dollars, miss, toute ma fortune, et leportefeuille avec. Enfin, nous allons toujours voir pour votrepetit sac.

« Eh bien, mon vieux, tu sais,continua-t-il en s’adressant au pickpocket dont les yeuxexprimaient l’épouvante, ce n’est pas la galanterie qui tegêne ! C’est égal, tu ne t’attendais pas à celle-là ! Çat’apprendra, une autre fois, à te frotter aux Bellevillois. Enattendant, nous allons procéder à la visite. Ayez pas peur, miss,je le tiens bien. Il n’y a pas d’ danger qu’il se sauve !

Voyant qu’en effet son voleur était réduit àl’immobilité, la jeune fille s’enhardit jusqu’à prêter main-forte àLéon.

– Prenez le revolver, miss, fit celuici ; et si le malotru fait mine de bouger, logez-lui une balledans la tête. Puisqu’il n’y a pas de police dans ce pays desauvages, nous allons la faire nous-mêmes.

Sans attendre davantage, il se mit à fouillerl’homme. La jeune fille avait pris l’arme, et le tenait en joue.Dans une des poches, le Bellevillois trouva tout d’abord deuxmontres.

– Ah ! fit-il, il paraît que lajournée a été bonne. Nous ne perdrons toujours pas tout. Il ne l’apas mangé, votre sac. Nous allons le retrouver, quediable !

Tout en parlant, Léon continuait gravement soninspection.

Plusieurs porte-monnaie étaient dans une autrepoche avec un portefeuille.

Ce dernier objet attira tout de suitel’attention du gavroche.

Un cri de surprise et de joie lui échappaaussitôt qu’il l’eut examiné.

– Ma parole, c’est le mien, s’écria-t-il.Du moins il lui ressemble énormément. Mais oui, y a pas d’erreur,c’est le mien… Voilà ma recette pour préparer la Bellevilloise, mesbank-notes, tous mes papiers.

Léon ne pouvait contenir sa joie.

– Ça, c’est trop fort, répétait-il surtous les tons, ne trouvant pas autre chose à dire, tant étaitgrande sa joie.

– C’est le portefeuille qui vous a étévolé ? lui demanda la jeune fille.

– Mais oui. C’est drôle tout de même dele retrouver en cherchant votre sac. Tenez, la preuve, voilà monpasseport : Léon Goupit, né à Paris, et cætera…

– Vous êtes français, monsieur ?

– Et même, comme vous voyez, plus quefrançais, si on peut dire, parisien ! Mais nous verrons çatout à l’heure. Ne perdons pas trop notre temps. Il s’agit deretrouver vos dollars.

Le pickpocket semblait avoir pris son parti del’aventure.

Toujours étendu sur le dos, il ne faisait pasun mouvement, ne disait pas une parole.

Voyant qu’on allait le fouiller de nouveau, ilse décida à parler.

– Je veux bien vous rendre le sac,fit-il, à la condition que vous me laisserez partir, en me rendanttout ce qui n’est pas à vous, et que vous ne me dénoncerez pas.

– Pour sûr, que je te laisserai aller tefaire pendre ailleurs, s’écria Léon… Pourvu que miss rentre enpossession de ses dollars… J’ai les miens. Le reste m’est bienégal.

– Eh bien, alors, laissez-moi me relever.Je vous donne ma parole que je vais vous donner satisfaction.

– Entendu, fit le Bellevillois.Seulement, tu sais, mon vieux, ajouta-t-il en prenant le revolverdes mains de la jeune fille, gare à toi si tu ne tiens pas tapromesse.

En un clin d’œil le pickpocket fut debout.

– Voilà, fit-il en tendant le petit sacen maroquin rouge qu’il avait caché sous ses vêtements. Je n’y aipas touché. Rendez-moi les porte-monnaie, nous serons quittes.

Après s’être assuré que le contenu du sacétait intact, le Bellevillois s’exécuta.

– Maintenant, bonsoir, l’ami, fit-il. Etpas de rancune. Ne recommençons pas, par exemple, parce que çapourrait te coûter plus cher qu’aujourd’hui.

Sans demander autre chose, l’homme s’éloignaet disparut bientôt au coin d’une ruelle.

Les deux jeunes gens restèrent seuls.

Léon Goupit éclata de rire.

– Voilà ce qu’on peut appeler avoir de lachance, fit-il. Je veux bien être pendu si je comptais retrouvermon portefeuille de cette façon. Enfin, tout est réparé. Ce n’estpas trop tôt. J’avais toutes les chances de coucher dehors.

– Laissez-moi vous remercier, fit à sontour la jeune fille, et vous féliciter de votre courage. J’étaisbien ennuyée, moi aussi. Ces cent dollars représentent toute mafortune.

– Mais c’est moi, ma parole, qui remerciele hasard qui m’a fait vous rencontrer, répondit galammentLéon.

Tous deux s’étaient mis en marche.

Le Bellevillois offrit son bras à sacompagne.

– Je suis d’avis, fit-il, qu’un verre dequelque chose ne nous ferait pas de mal, après toutes cesémotions-là. Voulez-vous qu’on entre dans le bar qu’on aperçoitlà-bas ? On ne peut pas se séparer comme ça !

– Si vous voulez, acquiesça la jeunefille.

Le Bellevillois tenait à se montrergalant.

Il s’était aperçu avec plaisir qu’il était àpeu près de la même taille que sa compagne, et que cette dernière,sans être tout à fait jolie, était jeune, fraîche, et qu’elle leregardait avec une expression de reconnaissance.

Quelques instants après, ils étaient installésdevant des grogs.

– Vous me direz bien votre nom ?interrogea Léon.

– Mais oui. Je me nomme Betty. Ma familleest irlandaise.

– Vous n’êtes pas américaine !s’écria le Bellevillois. Ah ! bien, j’en suis content !Il faut vous dire que les Yankees et moi n’avons jamais été bonsamis. Tous ces mangeurs de jambon me font l’effet de vilainspantins articulés.

– Oh ! je les déteste aussi, fitBetty avec une intonation grave. Mon père ne serait peut-être pasmort si nous n’étions pas venus ici. Je ne serais pas seule dans lavie.

– Le mien aussi est mort, il y a bienlongtemps. Mais j’ai encore ma brave femme de mère, à Paris.

Tous deux éprouvaient un plaisir à se fairedes confidences, à se raconter leur vie.

– Je me souviens bien, reprit Betty, dutemps où nous habitions une cabane dans un petit village del’Irlande ; mon père était laboureur. Quand ma mère mourut, jen’avais pas encore dix ans. J’étais l’aînée de trois autresenfants ; et mon père se donnait beaucoup de mal pour nousfaire vivre misérablement. Nous ne mangions que des pommes de terregâtées. Le pain noir était un luxe pour nous. Les impôts de toutessortes ne nous laissaient pas un sou lorsque nous avions vendu lesrécoltes.

« Une année, il ne cessa de pleuvoir.Tout fut pourri dans les champs. Mon père ne put payer le fisc. Onvendit ce que nous possédions.

« On nous expulsa de notre cabane. Uneépidémie ravagea le pays. Mes trois frères moururent. Je restaiseule avec mon père, et nous allâmes à la ville.

« C’est alors que mon père s’expatria,vint ici. Le malheur semblait nous poursuivre. Au bout de quelquesannées, nous nous retrouvâmes sur la route, sans abri, après avoirfait nombre de métiers, sans avoir réussi dans aucun.

« Comme nous traversions ce pays, monpère entendit dire qu’on venait de construire une grande fabriquedans les environs.

« Il réussit à s’y faire embaucher commemanœuvre. Le pauvre homme ne se doutait guère du triste sort quil’attendait. Il fut victime d’un accident : un marteau-pilonl’écrasa, par suite d’une fausse manœuvre, et j’ai dû quitterMercury’s Park.

– Mercury’s Park, interrompit Léon. C’estlà que vous étiez !

– Mais oui, fit Betty. Qu’y a-t-il ?Vous connaissez cette ville ?

– Non, pas précisément. Mais j’en aientendu parler.

– Je disais donc, reprit Betty, que j’aidû quitter Mercury’s Park et venir ici pour chercher une place.Malheureusement, depuis deux mois, je n’ai encore rien trouvé. Maisl’ingénieur Hattison, directeur des usines, m’a fait obtenir unepension à la suite de l’accident qui coûta la vie à mon père. Ilest vrai que c’est lui-même qui a commis la fausse manœuvre ;et je ne sais pourquoi j’ai toujours soupçonné qu’il y avaitquelque chose d’extraordinaire là-dessous, et qu’on avait voulu sedébarrasser de mon père…

Accoudé sur la table du bar, Léon n’écoutaitplus que distraitement.

Sa surprise était grande.

Comment, cette Betty, qu’un hasard lui faisaitrencontrer, était la fille d’un ouvrier tué à Mercury’s Park !Décidément l’aventure devenait intéressante.

Malgré tout, le Bellevillois étaitperplexe.

Devait-il s’abandonner à la sympathie quil’entraînait vers Betty, lui raconter comment il se trouvaitlui-même à Ottega et le but de son voyage ?

La jeune fille lui paraissait loyale etfranche.

Pourtant il hésitait à lui confier cela.

Il serait toujours temps de le faire s’il lejugeait à propos.

La conversation continua, amicalement, entreles deux jeunes gens.

– Vous me permettrez bien de vousaccompagner jusqu’à votre domicile ? fit Léon lorsqu’ilseurent quitté le bar. Ce ne serait pas la peine que j’aie arrachévos dollars des griffes d’un pickpocket, pour qu’un autre vousdévalisât de nouveau.

Pour toute réponse, la jeune fille prit lebras de son compagnon.

Dans les rues désertes, ils marchaientsilencieusement, ne trouvant plus rien à se dire, mais profondémentheureux de s’être rencontrés.

– Savez-vous, miss Betty, déclara leBellevillois, que je compte bien vous revoir. Les Irlandais, c’estcomme qui dirait des Français du Nord. On est de la même race, dumoment qu’on n’est pas américain.

Sous son petit chapeau de paille, miss Bettyavait un doux visage qu’éclairait un regard intelligent etdécidé.

Ses lèvres n’étaient pas minces et pincéescomme le sont ordinairement celles des Anglaises.

Fortement accusées, elles étaient l’indiced’une grande bonté naturelle, d’un tempérament affectueux.

Quoique jeune, l’ensemble de sa physionomieavait un certain air de gravité.

On sentait que Betty était réfléchie, que lesdures épreuves qu’elle avait traversées avaient mûri de bonne heureson intelligence et son jugement.

Elle accepta le rendez-vous que lui proposaLéon.

La nuit était trop avancée pour qu’ils pussentcontinuer leur entretien.

Ils se rencontreraient, le lendemain, dans unpetit jardin public que désigna la jeune fille.

– C’est ça, approuva le Bellevillois.Nous pourrons causer à notre aise. Je ne sais pas si je pourrairester ici plus de quelques jours ; mais d’ici là…

Il n’acheva pas sa pensée.

« Pour le moment, conclut-il, je vaisregagner mon hôtel. Ça vaut mieux que de passer la nuit dans larue, comme j’ai été en danger de le faire. C’est égal, pour unedrôle d’aventure, c’en est une. Mais tout est pour le mieux,puisque j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance.

– Je suis moi-même enchantée de vousavoir rencontré, dit Betty en rougissant un peu.

Les jeunes gens échangèrent un cordialshake-hand, et se séparèrent en se souhaitant mutuellement unebonne nuit.

– Ce que c’est tout de même que lehasard, monologuait Léon, tout en se dirigeant vers la grandebâtisse dans laquelle il avait retenu une chambre. Tout à l’heurej’étais sur le pavé, sans le sou, et je n’en menais pas large. Mevoilà rentré en possession de mes dollars, et j’ai fait unerencontre extraordinaire, il faut l’avouer. Miss Betty connaîtMercury’s Park. Elle y est restée pendant plus d’un an. Ellepourrait certainement me fournir des renseignements sur ce qui s’ypasse. Pourtant, je crois que j’ai bien fait de ne pas lui diretout de suite le but de mon voyage. J’attendrai de la connaîtredavantage.

Le Bellevillois augurait bien de sa rencontre.L’avenir lui apparaissait sous de riantes couleurs.

Il avait allumé une cigarette ; et sonappareil photographique en bandoulière, les mains dans les poches,il s’avançait en sifflotant allègrement.

– Avec ça qu’elle est jolie !murmurait-il, répondant sans doute à une pensée intime. On voitbien qu’elle n’est pas américaine ! Elle est bien tropaimable, pour sûr, quoique sérieuse. Faut bien qu’elle le soit,pour vivre seule, depuis que son père a été tué à Mercury’s Park.C’est moi qui ne serai pas en retard, demain, à monrendez-vous !

Et Léon sourit à cette idée, en appuyant avecfrénésie sur la sonnerie du Grand Hôtel d’Ottega, où il étaitdescendu.

Chapitre 5Irlandaise et gamin de Paris

Lelendemain, c’est avec plus de soin qu’à l’ordinaire que Léon Goupitprocéda à sa toilette.

Quoique avec son scepticisme gouailleur il nevoulût pas en convenir, le brave Léon était amoureux de la petiteIrlandaise.

« Après tout, se disait-il, en gagnantd’un pas allègre, une demi-heure au moins avant l’heure fixée, lesombrages du parc d’Ottega, pourquoi donc ne ferais-je pas unmariage en Amérique, comme mon patron ? Je demanderail’autorisation à maman par téléphone. Voilà qui sera diablementrigolo !

« Dans le fond, conclut philosophiquementle jeune homme, je crois que maman s’en fiche. Je lui présenteraila petite plus tard. Mais, par exemple, quelqu’un que jepréviendrai, c’est mon ancien patron, m’sieur Olivier… »

L’imagination de Léon allait grand train.

Quand il arriva à la grille du jardin public,il était déjà devenu, par la pensée, père d’une nombreuse famille,grand propriétaire foncier et chevalier du Mérite agricole.

Il n’y avait qu’une seule chose dont il nes’était pas préoccupé, c’était de savoir si la jeune Irlandaiseaccepterait ainsi ce mariage impromptu.

Il n’allait pas tarder à être renseigné.

Betty, arrivée justement une demi-heure àl’avance, comme Léon, s’avançait au-devant de lui, fraîche etsouriante, dans sa petite toilette de laine noire. Elle tenait à lamain le fameux sac aux bank-notes.

– Bonjour, monsieur Léon, fit-ellegaiement. Avez-vous bien dormi ?

– J’ai ronflé comme un chantre. Et vous,miss Betty ?

– Eh bien, moi, j’ai été moins favoriséeque vous. J’ai rêvé toute la nuit de pickpockets, d’explosions, demachines infernales. J’ai revu la figure de mon pauvre père, ce quim’arrive quelquefois, et me trouble toujours profondément. Une foisréveillée par le cauchemar, je n’ai pu me rendormir.

Une larme perlait au coin des yeux de la jeunefille.

– Vous rêvez quelquefois de votrepère ? dit Léon, apitoyé du chagrin de sa petite amie.

– Oui. Cela m’arrive très souvent depuissa mort, ou peut-être son assassinat, dans les ateliers deMercury’s Park.

– Son assassinat ! répéta Léon, enfrissonnant malgré lui au souvenir de ce qu’il avait entenduraconter de la cruauté du vieil Hattison. Mais, ajouta-t-il,j’espère que vous avez été demander justice, qu’on a ordonné uneenquête ?

– Non. Hattison est trop puissant. Tousceux auxquels je me suis adressée pour cela m’ont envoyée promener,en me disant que s’il fallait regarder comme des assassinats tousles accidents de travail, il faudrait doubler le nombre des juges.Seulement, comme je vous le disais hier soir, la Société desmilliardaires qui est propriétaire de Mercury’s Park m’a fait unepension de cent dollars par mois, que je toucherai pendant dixans.

– Mais quelle est cette Société demilliardaires ? interrompit Léon vivement intéressé.

– Je ne les connais pas. Je saisseulement que ce sont des gens choisis parmi les plus riches del’Union. C’était pour leur compte qu’on fabriquait toutes sortes demachines. Autrefois, ils venaient de temps en temps inspecter lesateliers et voir si tout était en ordre.

– Autrefois ? dit Léon. Ils n’yviennent donc plus maintenant ?

– Non. Mercury’s Park n’est plus àeux.

– Mais à qui donc ?

– Au gouvernement de l’Union.

Léon marchait de surprise en surprise.

Une horrible pensée, qu’il ne pouvait chasser,venait de lui traverser l’esprit.

Olivier Coronal, son maître, parti naguère enexpédition à Mercury’s Park, se serait-il laissé gagner ?

Aurait-il accepté d’entrer au service desAméricains contre l’Europe ?

La main d’Aurora serait-elle le prix d’unetrahison ?

– Expliquez-moi, dit-il avecprécipitation, comment le gouvernement a pu acquérir Mercury’sPark, qui était une propriété particulière.

– Mais vous n’avez donc pas lu lesjournaux ? s’écria la petite Betty avec surprise. Lesmilliardaires à qui appartenait Mercury’s Park ont fait une grossespéculation. Ils avaient été prévenus, paraît-il, que legouvernement américain voulait établir une grande manufactured’armes. Ils s’y sont pris à l’avance ; ils ont fait agir depuissantes influences ; et c’est leur usine qui a été achetéepar le Congrès. On dit que l’affaire leur a rapporté cent pourcent.

– Le gouvernement a tout acheté ?demanda Léon, rêveur, en songeant aux mystérieux engins dontparlaient les notes de Bob Weld.

– Oh ! pas tout, dit Betty, qui seprêtait complaisamment à l’interrogatoire. On a dirigé versSkytown, pendant la nuit, trois trains composés de wagons nombreux,hermétiquement fermés. Ce sont, paraît-il, des inventions secrètes,que les gentlemen milliardaires ont voulu garder pour eux.

« Puis, ajouta-t-elle, d’un air indécis,et en regardant peureusement autour d’eux, les ouvriers ont racontéqu’il y avait encore une autre histoire. Il y a un Français quis’est introduit, pendant la nuit, dans les ateliers secrets, et quiaurait été immédiatement assassiné, si la fille d’un desmilliardaires n’était devenue amoureuse de lui. On lui a fait grâcede la vie, à la condition qu’il l’épouserait. C’est bieninvraisemblable, n’est-ce pas, cette histoire ?

– Peut-être, répondit Léon évasivement.Et savez-vous comment se nomme cette jeune fille ?

– Je ne sais pas.

– Et bien, je vais vous le dire. Elle senomme miss Aurora Boltyn ; et le Français, qui s’est introduitdans les ateliers secrets, est un ingénieur nommé OlivierCoronal.

– Mais qui vous a dit tout cela ?fit Betty effrayée. Vous savez qu’il est défendu d’en parler. Si onsavait que je vous l’ai raconté, on supprimerait ma pension.

– N’ayez aucune crainte, miss. Je vaisvous expliquer pourquoi j’ai été si ému en apprenant ces détails,que je ne connaissais qu’imparfaitement. J’ai été longtemps l’amiet le serviteur d’Olivier Coronal. C’est un homme noble etgénéreux, un ami de l’humanité, un adversaire de la guerre. Sonmariage m’a beaucoup surpris. Mais j’ai la conviction qu’il a dûcéder à d’impérieux motifs pour agir ainsi.

Il continua :

– Et que sont donc devenus ses fameuxwagons dont vous parliez tout à l’heure ?

– Ils ont été dirigés vers Skytown.

– Ah ! oui, Skytown. Je me souviensaussi de ce nom. C’est l’autre ville infernale des milliardaires,le pendant de Mercury’s Park. Mais vous savez où se trouveSkytown ?

– Oui, fit la jeune fille en riant, je lesais puisque j’y demeure.

– Vous demeurez à Skytown ? C’estloin d’ici ?

– À une centaine de milles, à peu près,sur la côte du Pacifique. C’est une ville située dans un véritabledésert, entre les forêts et la mer. Elle n’a pour habitants que lesouvriers des usines, jalousement surveillés par l’ingénieur enchef, le vieil Hattison. On m’avait permis d’ouvrir, dans levoisinage des ateliers, une petite buvette. Une vieille Irlandaise,qui m’aidait dans ce commerce, est morte ; et j’en ai pristant d’ennui que je me suis décidée à faire le voyage d’Ottega pourtrouver une place.

– Ce n’est pas la peine d’en chercherune, interrompit Léon qui venait de prendre brusquement sonparti.

– Et pourquoi donc, monsieurLéon ?

– Parce que j’ai une… combinaison à vousproposer. Vous avez besoin de quelqu’un pour diriger votrebuvette ? Que diriez-vous de moi ?

– De vous ? dit Betty en rougissantun peu. Mais je crois qu’il ne serait pas très convenable que j’aieun employé du sexe masculin sous mon toit… Surtout étant donné quevous n’êtes même pas mon parent.

– Eh bien, quand on n’est pas parent, onle devient !

Betty avait relevé la tête d’un petit airdécidé.

– Monsieur le Français, je croiscomprendre ce que vous voulez dire, fit-elle avec un souriremalicieux. Mais il me semble que vous allez un peu vite en besogne.J’éprouve beaucoup de sympathie pour vous, surtout après le serviceque vous m’avez rendu…

– Eh bien, alors ? s’exclama Léon,en affectant une mine conquérante et tant soit peuprétentieuse.

– Vous m’êtes sympathique ; maismalgré toute ma bonne volonté, je vous connais vraiment depuis troppeu de temps pour prendre à votre égard une décision si grave.

Il y eut un moment de silence.

Léon était devenu tout triste et se creusaitvainement la cervelle pour découvrir un moyen de vaincre larésistance de la petite Irlandaise.

« Pourtant, se disait-il en lui-même,j’aurais, je crois, été véritablement heureux avec cette Betty.Elle est gaie, douce, sérieuse. Elle m’eût rendu plus sérieuxmoi-même. Nous aurions réuni nos deux petits magots, et j’auraistravaillé de bon cœur. Elle n’a pas de famille ; elle détestecomme moi l’Amérique et le vieil Hattison. J’aurais pu l’emmener enFrance plus tard ; en attendant j’aurais habité avec elle auxportes de Skytown, ce qui m’eût sans doute permis de connaître lesfameux secrets de ces milliardaires, avec qui je ne croirai jamaisque ce pauvre M. Olivier Coronal ait fait alliance pour debon. »

Betty, de son côté, réfléchissait.

Au bout de quelques instants, elle pritdoucement la main de Léon, et prononça d’une voix grave :

– Mon cher ami, je ne vous cacherai pasque votre air de franchise et d’honnêteté, votre bravoure et votrebonne humeur m’ont beaucoup plu. Mais véritablement je veux vousconnaître un peu mieux, je veux étudier, au moins pendant quelquesjours, vos qualités et vos défauts. Si au bout de ce temps, jem’aperçois que nous ne nous convenons pas, nous nous quitteronsbons amis ; et je vous garderai une reconnaissance éternelledu service que vous m’avez rendu hier soir.

Léon, sans attendre la fin de la phrase,s’était levé, le visage rayonnant de joie, et frappait avecenthousiasme dans ses mains.

– Mais alors, ça va, mam’zelle Betty.C’est entendu ! Puis, vous savez, je ne crains pas pour lesrenseignements. J’en ai, des références ! Et descertificats !… Et même un petit paquet de bank-notes,ajouta-t-il en brandissant triomphalement son portefeuille… Voilàqui nous permettra d’entrer en ménage sans craindre pourl’avenir.

– Encore une fois, monsieur Léon, pastant de hâte. Rien n’est encore conclu. Vous me paraissez bienpressé pour un fiancé du Vieux Continent ! Je crois qu’à forcede voyager, vous avez fini par gagner quelques-uns des vicesaméricains.

– Je ne suis pas encore à la hauteur,sourit-il. Savez-vous ce que j’ai lu, hier, dans le New YorkHerald ! Un habitant de San Francisco a épousé, enrevenant du cimetière, dans l’église même où il venait d’assisteraux obsèques de sa première femme, une jeune veuve… dont il avaitfait la connaissance derrière le corbillard.

– Voilà qui est monstrueux ! Maisvous n’auriez pas eu le cœur d’agir de la sorte, monsieurLéon !

– Pour sûr.

Et le Bellevillois roulait des yeux féroces àl’adresse de l’habitant de San Francisco, désormais célèbre danstoute l’Amérique par la rapidité avec laquelle il s’étaitconsolé.

Cette conversation se fût longtemps continuéeentre les deux amoureux, sans l’approche de la nuit qui les surpriten train de se livrer à l’étude réciproque de leurs caractères,ainsi que cela avait été convenu.

– Vous savez, avait dit Betty, que c’estaussi bien dans votre intérêt que dans le mien que j’ai fait cetteconvention.

« Vous verrez qu’au bout de deux ou troisjours, vous m’aurez découvert des quantités de défauts. Je suisbabillarde, étourdie et coquette.

– C’est ça qui m’est égal.

Et Léon, offrant son bras à sa prétendue avecune élégance toute mondaine, l’entraîna du côté d’undining-room, ou restaurant, qu’il appelait plaisamment unboulotting-room.

Après dîner, il conduisit Betty dans unmusic-hall, où une troupe de nègres violonistes, coiffés d’énormeshauts-de-forme gris, et des comiques en larges pantalons à grandscarreaux leur arrachèrent de longs éclats de rire.

Le soir, Léon reconduisit cérémonieusement lajeune fille jusqu’à la porte de l’hôtel où elle était descendue, etprit congé avec une profonde révérence.

Il était sûr d’avoir fait un grand pas dansl’estime de Betty ; et c’est d’un cœur plein d’allégressequ’il regagna le Grand Hôtel d’Ottega, en sifflant LaMarseillaise. Le lendemain, Léon qui, comme tous les enfantsdu peuple, était un sentimental voulut régaler Betty d’unepromenade dans les superbes forêts qui environnent la villed’Ottega.

– Si nous étions à Paris, dit-il, je vousaurais menée au bois de Boulogne, au bois de Vincennes ou bien aujardin des Plantes. Voilà des endroits épatants ! Mais nousirons visiter tout cela un beau jour ensemble. En attendant,contentons-nous de ce que nous avons. Allons voir leur bois, bienqu’il n’y ait pas seulement une route pour les promeneurs.

Ils en revinrent avec un superbe bouquet defleurs sauvages, et des photographies que Léon, qui ne quittaitplus son appareil, se promettait bien d’envoyer à sa mère.

Betty, enchantée des façons galantes de sonadorateur, semblait définitivement conquise.

Le surlendemain, après une promenade enbateau, elle se décida à donner le consentement attendu.

– Vous savez, ajouta-t-elle d’un petitton résolu de ménagère sérieuse, il faut nous marier bienvite ; car si je mettais plus longtemps à me décider, vousdépenseriez toutes vos économies à me faire la cour.

Les formalités du mariage, en Amérique, nesont ni longues ni compliquées.

Le lendemain, Léon Goupit et miss Bettyétaient dûment unis par le ministère d’un vieil abbé catholique,unique desservant d’une petite chapelle, dorée et peinturluréecomme une salle de concert ou la boutique d’un marchand decouleurs.

Le jour suivant, après un repas de nocestrictement intime, car il n’y eut pour convives que le vieil abbéet le commis du photographe qui avait vendu à Léon son appareil,les deux nouveaux mariés prirent le train pour se rendre àSkytown.

Le chemin de fer n’allait pas jusque-là ;mais ils devaient gagner la côte du Pacifique à l’aide d’un servicede voitures, assez semblables aux anciennes diligences que l’onrencontre encore dans certaines provinces de France.

Chapitre 6L’auberge de Skytown

Léonavait eu un moment la pensée de prévenir Olivier Coronal de sonmariage.

Puis je ne sais quel sentiment l’avaitarrêté.

« Je ne veux pas, s’était-il dit, queWilliam Boltyn et sa fille, qui surveillent sans doute lacorrespondance de mon maître, sachent que je suis à Skytown, ni ceque j’y suis venu faire. Voilà qui dérangerait tous mes plans.J’irai voir m’sieur Olivier moi-même plus tard. »

Léon expédia cependant quelques lettres.

Une d’abord à sa mère, dans laquelle il luiadressait la photographie de Betty exécutée par lui-même avec sonfameux appareil ; une autre aux Tavernier pour leur annoncersa visite et celle de sa jeune femme pour le printemps suivant.

Il n’oublia pas non plus, comme on le pense,les amis qu’il avait laissés en France.

Une énorme lettre de douze pages, illustrée dephotographies collées, et qui demanda bien huit jours de travail àLéon, fut envoyée à Paris.

Elle était collectivement destinée à LucienneGolbert, à son père, à Ned Hattison lui-même, sans oublierl’excellent Tom Punch.

Dans cette lettre Léon, tout en racontant sesaventures, exposait ses découvertes au sujet de Skytown, etdemandait conseil à ses amis.

Il eut soin d’ailleurs de mettre ses lettres àla poste à Ottega : car Betty lui avait appris que toutes lescorrespondances qui partaient de Skytown étaient décachetées etlues par les soins de l’ingénieur Hattison lui-même.

Après huit jours d’un voyage qui fut unvéritable enchantement, car M. et Mme LéonGoupit étaient étourdis et naïfs comme deux enfants, ils arrivèrentà Skytown, où Léon put visiter les propriétés que sa femme luiapportait en dot.

Ces propriétés se composaient essentiellementd’une petite maison de bois, recouverte de planches protégéeselles-mêmes par des plaques de carton bitumé.

Cette chaumière, située à quelques centainesde mètres de la muraille de troncs d’arbres qui formait lapalissade des ateliers, parut à Léon un véritable palais.

Suivant les conseils de sa femme, et pouréviter toute complication, il avait été convenu qu’il se donneraitcomme irlandais.

Betty dirait que c’était un de ses cousinséloignés, et que son mariage avec lui avait été résolu depuislongtemps.

Ces précautions prises pour assurer leurtranquillité, les époux s’installèrent gaiement.

Léon peignit, sur une planche, un portraitfantaisiste de son bon ami Tom Punch.

Et cela servit d’enseigne.

Comme le terrain, tout autour de la maison,n’appartenait à personne, Léon défricha quelques acres, les entourad’une haie de saules sauvages, et s’organisa un potager à la modeeuropéenne.

Il fit venir des graines d’Ottega, et en peude temps il eut de l’oseille, des choux, des petits pois précoceset des radis roses.

De place en place, des rosiers géantsfleurissaient les murailles de la maisonnette.

Léon planta même, à l’abri du toit, un grandpied de jasmin de la Virginie, dont les corolles répandaient unparfum délicieux. Betty était enchantée.

De jour en jour, la maisonnette prenait un airde fête, de gaieté et de confortable qu’elle n’avait jamais eu àl’époque où Betty était seule avec sa vieille compatriote.

Mais c’est qu’aussi Léon ne demeurait pasinactif.

Levé dès l’aube, tantôt il partait pour laforêt, la carabine en bandoulière, et ne rentrait jamais à lamaison que chargé d’un chapelet de perdrix, de pluviers, de dindonssauvages, et d’une foule d’autres oiseaux qui pullulent dans cesforêts, et dont il ne connaissait pas les noms.

Tantôt il allait relever les filets et lesnasses qu’il avait tendus la veille, dans les rochers duPacifique.

Il prenait en abondance d’énormes homards, destourteaux, et de ces crevettes géantes que l’on appelle caranquesdans les pays chauds.

Les poissons, à cette latitude, étaient à peuprès les mêmes que ceux des mers d’Europe, et abondaient.

Quand il n’était ni à la chasse ni à la pêche,Léon travaillait au jardin ou dans la maison.

C’est ainsi qu’il adjoignit à leur maison unepièce supplémentaire, destinée à servir de salle à manger et delieu de réunion aux ouvriers de Skytown.

Léon s’improvisa pour la circonstancebûcheron, charpentier et menuisier.

Il abattit, équarrit, scia et transporta toutle bois nécessaire, planta des pieux dont il brûla l’extrémité,afin de les rendre moins putrescibles.

Enfin il recouvrit la construction, une foisterminée, d’une toiture en écorce de bouleau, à la manière desPeaux-Rouges.

Il fut si content de cette petite bâtisse,qu’il en orna le toit d’un gros bouquet et d’un petit drapeau,comme il l’avait vu faire à Belleville aux ouvriers qui terminaientla construction d’une maison de rapport.

Après tant d’aventures, Léon semblait avoirtrouvé le repos définitif.

Cette vie entre ces grands bois aux arbresmerveilleux et inconnus, entre cet Océan désert et majestueux,offrait des éléments de bonheur que l’on n’eût pu trouver nullepart ailleurs.

Aussi Léon se laissait vivre, s’abandonnait àce courant de prospérité.

La vie au grand air lui avait admirablementprofité.

Ce n’était plus le faubourien malingre etchétif que nous connaissons.

C’était maintenant un beau garçon, au teintbronzé, au visage plein, aux muscles solides, et qui, en quelquesmois, avait acquis un léger embonpoint.

– Est-ce que je vais bâtir sur le devant,disait-il, moitié riant, moitié stupéfait, en constatant sonaugmentation de tour de taille. Ah ! non, alors ! Sijamais on m’avait dit que je deviendrais comme Tompunch !…

– Tu n’en es pas encore là, heureusement,répliquait Betty qui, tout à fait embellie maintenant par la vieheureuse qu’elle menait avec son cher Léon, était devenue unepetite commère rondelette et proprette, affable avec tout le monde,et considérée, par tous ceux qui la connaissaient, comme la perledes ménagères.

Est-il besoin de le dire ? L’auberge desGoupit – car la maisonnette avait bien plutôt l’aspect d’uneauberge du bon vieux temps que d’un débit de boissons – étaitfréquentée par tous les ouvriers de l’usine.

La salle neuve, que Léon avait construite, nedésemplissait pas.

Chaque fois que les ouvriers avaient uninstant de liberté, c’était pour courir chez mistress Goupit,qu’ils adoraient.

Mais Betty était sévère pour les ivrognes.

Elle ne se gênait pas pour dire à ceux quiavaient trop bu :

– Allons, mon garçon, va te coucher. Tuen as assez pour ce soir. Quant à moi, je ne te verserai pas unepinte de bière de plus, quand même tu me donnerais dix dollars.

Le plus comique, c’est qu’il arrivait souventque Léon prenait parti pour les ivrognes, ce qui donnait lieu auxdiscussions les plus amusantes.

Quelquefois, pour mettre tout le monded’accord, on prenait pour arbitre un vieil ajusteur à longue barbeblanche, qu’on appelait le père Paddy. Quand il avait prononcé, sonjugement était sans appel.

Alors Léon prenait le buveur par-dessous lebras, et allait le reconduire, en causant amicalement avec lui,jusqu’à la grille de l’usine.

Cette tactique avait un but.

Léon, d’accord en cela avec Betty,interrogeait habilement sur Skytown tous ceux qui fréquentaientl’auberge ; et il avait l’air si bon diable, que personnen’aurait soupçonné qu’il cachât tant de subtilité et de diplomatie,sous ses airs d’insouciance.

Petit à petit, il apprit tout ce qu’il voulaitsavoir.

Au dire de ceux qui l’approchaient, le vieilHattison, depuis l’aventure d’Olivier Coronal et la vente deMercury’s Park, était devenu plus misanthrope et plus sombre quejamais.

C’est qu’en somme, presque tous ses projetsavaient échoué.

La mort de Bob Weld et l’achat de Mercury’sPark par le gouvernement américain avaient donné l’éveil auxnations européennes.

En Angleterre, en France, en Italie, enAllemagne, en Russie, on construisait des cuirassés, on édifiaitdes manufactures d’armes et des parcs d’artillerie.

Le coup était manqué pour cette fois.

Le Vieux Monde était sur ses gardes, au moinspour quelques années.

Hattison était d’autant plus furieux queWilliam Boltyn et les autres milliardaires avaient très bien priscet échec, à cause du prix rémunérateur qu’ils avaient reçu de leurusine.

En véritables gens pratiques, ils s’étaientdit qu’en outre de la bonne affaire qu’ils avaient faite, leur paysse trouvait doté de la plus belle fabrique d’armes du monde, queles hommes de fer, Skytown et ses secrets restaient encore inconnusdu public, et qu’en somme on pourrait recommencer la tentative quin’avait qu’imparfaitement réussi à Mercury’s Park.

Le vieil Hattison avait reçu double part dansla distribution des bénéfices.

De plus, l’association continuait à mettre àsa disposition une somme de dollars à peu près illimitée.

Les milliardaires ne renonçaient à aucun deleurs projets, bien au contraire.

La plupart d’entre eux avaient eu trop de foisà lutter contre les difficultés matérielles de la vie, pour ne passavoir que l’on ne réussit pas toujours du premier coup.

Plus que jamais, ils étaient résolus à mener àbien leur gigantesque projet de spoliation de l’Europe.

Seul, Hattison enrageait.

D’abord le mariage d’Olivier Coronal etd’Aurora Boltyn l’avait atteint au cœur.

Il se disait que, malgré tout, ce Françaismaudit qui avait pris la place de son fils à lui, après l’avoirconverti aux idées européennes, serait toujours plus ou moinsinformé de ce qui se dirait dans les conseils secrets desmilliardaires.

Hattison n’avait pas la patience de sescommanditaires.

Il tremblait que quelque découverte d’unsavant européen ne vînt mettre à néant toutes les siennes, etassurer la défaite de l’Amérique en même temps que le triomphe desamis de son fils et de tous les Européens.

Son mécontentement se traduisait par unredoublement de mauvaise humeur et de sévérité.

Hattison était d’un tempérament bilieux.

Avec ses yeux d’or et son teint couleur devieux cuir de Cordoue, il avait quelquefois des accès de colèresilencieuse qui épouvantaient son seul domestique, Joë le vieuxnègre muet.

De plus en plus maigre, si desséché qu’onl’eût pris pour un automate découpé dans le tronc rugueux etrougeâtre d’un vieux gaïac, l’ingénieur était irrité, mais nondécouragé.

Il s’était remis au travail avec une ardeurque doublait sa haine.

La leçon qu’il avait reçue à Mercury’s Parklui avait profité.

Il avait cédé au gouvernement américain, enmême temps que les bâtiments et le matériel, tous les ouvriers dontil n’était pas sûr, tous ceux qui ne connaissaient pas quelquepartie de ses secrets.

En outre, quoique disposant de capitaux aussiconsidérables que par le passé, il avait restreint de beaucoup lagrandeur des bâtiments et le nombre des travailleurs.

C’était le grand nombre d’ouvriers employésqui avait permis à un audacieux aventurier de se glisser parmi eux.À tout prix, il fallait éviter cet écueil dans l’avenir.

En vertu de cette nouvelle manière de voir,Hattison avait abandonné, à Skytown, toute la grossefabrication.

Désormais, il ne s’occuperait plus que desrecherches délicates.

Une fois de nouveaux appareils découverts,l’or des milliardaires aurait vite fait de les multiplier à ungrand nombre d’exemplaires.

Hattison n’occupait donc plus, à Skytown,qu’une centaine d’ouvriers, choisis parmi les plus intelligents etles plus fidèles.

Le train de glissement qui reliait Mercury’sPark à Skytown avait été en partie détruit après le transport enwagons clos des appareils les plus importants, de ceux que lepublic ignorait encore, et qu’Hattison gardait comme une réservesuprême.

Des deux sortes de fabrication qui faisaientla spécialité de Skytown, les ballons et les sous-marins, Hattisonen avait abandonné une.

L’aérostation lui avait d’abord donné desrésultats merveilleux. L’ingénieur était presque arrivé à combinerles deux principes de la navigation aérienne.

Celui en vertu duquel un corps se soutientdans l’air, grâce à la différence de densité du gaz atmosphériqueet du gaz que contient l’enveloppe de l’appareil ; et leprincipe de l’aéroplane, qui permet à un corps pesant de sesoutenir dans un milieu de densité moindre, en prenant un pointd’appui dans ce milieu même, grâce à des appareils spéciaux, telsque des ailes et des hélices, mis en mouvement avec une granderapidité.

L’aérostation remonte comme on le sait à lafin du XVIIIe siècle, et tout le monde connaît les nomsdes frères Montgolfier qui construisirent le premier ballon gonfléà l’aide de l’air chaud, de Pilâtre de Roziers qui fit la premièreascension, de Blanchard qui traversa le premier la Manche en ballonet de tant d’autres.

Les célébrités de l’aviation sont moinsconnues. Nadar, de la Landelle, Ponton d’Amécourt, Bright, Penauxsont presque ignorés du grand public.

On conserve encore l’hélicoptère à vapeur enaluminium, que construisit Ponton d’Amécourt, ainsi que la machined’un mécanisme à peu près semblable, qu’imagina l’ItalienForlanini.

Et les spécialistes connaissent tousl’appareil imaginé par le Russe Philips, qui avait joint à uneboule métallique très solide et rempli d’eau une hélice à quatrebranches horizontales. Sous l’influence de la chaleur, l’eaucontenue dans la boule se vaporisait, s’échappait par de petitesouvertures symétriquement pratiquées dans les bras de l’hélice, quise mettait à tourner à peu près de la même façon que l’appareilconnu dans tous les laboratoires sous le nom de tourniquethydraulique, mais avec une vitesse bien supérieure. La rapidité dumouvement permettait à l’hélice de prendre un point d’appui surl’air et de s’élever à une certaine hauteur.

Une expérience publique de cet appareil futfaite en 1845, à Varsovie, et réussit parfaitement.

Malheureusement, jamais l’inventeur ne putréunir les capitaux qui lui eussent permis de réaliser en grand sonappareil.

Malgré de récentes expériences, le principe del’aviation est demeuré encore presque inutilisable dans lapratique.

L’aérostation a fait de plus sérieuxprogrès.

Les capitaines Krebs et Renard ont construitdes dirigeables qui, sans être l’idéal de la perfection, sontappelés à rendre dans les guerres futures de grands services.

En 1885, l’Allemagne expérimenta un dirigeableentièrement construit en aluminium, et que mettait en mouvement unmoteur à pétrole. Mais après s’être élevé à une hauteur d’environcinquante mètres, le ballon métallique chavira et ceux qui lemontaient ne durent leur salut qu’au hasard.

L’ingénieur Hattison, en combinant ces diverssystèmes, était, après de longs tâtonnements, arrivé à créer unappareil qui tenait à la fois du ballon, du cerf-volant et del’aéronef.

Imité, mais avec de grands perfectionnements,de la machine de l’Américain Meyets, il avait une forme aplatie quilui permettait d’agir comme voilure. Un guide-rope aérien,c’est-à-dire terminé par un châssis à balancier construit de façonà occuper toujours une position horizontale, permettait àl’aérostat de faire angle avec le vent et de se diriger vers unpoint donné quel que fût l’état de l’atmosphère.

Un système de plans inclinés et d’hélicesassurait la stabilité de la machine.

Ce superbe dirigeable, dont les plans avaientété autrefois commencés par Ned Hattison, avait, comme on dit, jouéde malchance.

Au jour fixé pour l’expérience, Hattison avaitréuni quelques-uns de ses ingénieurs dans l’enceinte intérieure deMercury’s Park.

Au milieu d’une vaste cour, l’aérostat, auquelle vieil ingénieur avait donné son nom, dressait son énormecarcasse de taffetas et d’acier.

On eût dit un immense oiseau de proie, sur lepoint de prendre son vol vers les régions encore inexplorées de lahaute atmosphère.

Hattison, silencieux, contemplait fièrementson œuvre.

Il pensait au bruit qu’allait faire sadécouverte dans le monde entier. Il se représentait l’effarementdes nations européennes incapables d’opposer avant longtemps desmoyens de défense efficaces au formidable engin de guerre qu’ilvenait de créer.

Un sourire de joie passait de temps en tempssur ses lèvres minces.

Sur un signe qu’il fit, les ingénieurs chargésde la manœuvre prirent place dans la nacelle et attendirent lesignal de départ.

Cependant Hattison était inquiet.

Depuis quelques instants le vent soufflaitavec violence.

Des nuages noirs, lourds de pluie, couraientdans le ciel.

Une tempête s’annonçait.

Comment allait se comporter ledirigeable ?

Parfaitement équilibré, l’aérostat reposaitsur le sol ; aucun câble ne le retenait.

Hattison hésitait à commander la manœuvre.Cependant il fit le geste que les ingénieurs attendaient.

Lentement, le ballon s’éleva dans l’air,jusqu’à la hauteur du mur d’enceinte.

Mais là, avant qu’aucun des aéronautes eût letemps de ramener la manette du commandement de marche au cran de ladescente, le ballon fut saisi par une rafale, projeté sur la crêtedu mur avec une violence inouïe.

Le choc fut terrible. Une partie du murs’écroula ; les aéronautes furent jetés hors de la nacelle etvinrent s’abîmer aux pieds de l’ingénieur, pendant que le ballon,qu’aucune volonté ne dirigeait plus maintenant, fuyait dans latourmente, vers le nord, emportant sur ses ailes étendues unepartie des rêves d’Hattison.

Découragé par cet échec, l’inventeur avaitabandonné momentanément des recherches sur l’aviation, et reprisses travaux sur la navigation sous-marine, et tout en continuantses recherches personnelles, il avait dès lors employé sestravailleurs à l’achèvement d’un immense submersible, une sorte decuirassé sous-marin : giant plunger.

Des précautions, plus minutieuses que jamais,avaient été prises pour que rien ne transpirât des détails deconstruction de ce formidable engin de guerre.

Les plans en avaient été tracés en caractèrescryptographiques, absolument privés de sens pour qui n’en possédaitpas la clef.

Des ouvriers spéciaux, choisis parmi les plusillettrés, avaient fondu et forgé séparément, sans savoir à quellesorte d’ouvrage ils travaillaient, les différentes pièces de lacoque de la machine.

Ces pièces avaient été boulonnées, non par desouvriers, mais par trois ingénieurs à la solde d’Hattison depuisplus de dix ans.

Les ingénieurs avaient seuls procédé auxessais du submersible, dans lequel ils avaient chacun un logement,et qu’ils ne quittaient guère.

Le giant plunger, amarré à fleurd’eau dans le bassin le plus secret de Skytown, n’avait encore étévu par aucun des autres travailleurs des ateliers.

La façon dont il était aménagé intérieurement,les machines qui le faisaient mouvoir, les formidables engins dontil était armé en faisaient une merveille de construction etd’ingéniosité.

Le giant plunger était le necplus ultra de la mécanique moderne. Il laissait bien loinderrière le Goubet, le Narval et les autres submersibles construitspar les Européens.

Par ses dimensions, le perfectionnement de sesorganes d’acier, il dépassait de beaucoup l’Aurora, cepremier sous-marin de moyenne grandeur, autrefois construit par NedHattison.

Le giant plunger n’était mû ni par lavapeur, ni par l’électricité.

Hattison l’avait pourvu d’un moteur-torpillelogé à l’arrière, dans une chambre à explosion, et qui permettaitde lui imprimer une vitesse à peu près illimitée.

C’était en somme une énorme torpille, unprodigieux boulet sous-marin que l’expansion des gaz azotéschassait sous les vagues, entre deux eaux, avec une rapidité quitenait du prodige.

L’emploi de ce genre de moteur constituait àlui seul un immense perfectionnement.

Avec la dynamite, plus de provisions decharbon, plus d’accumulateurs, plus de machines délicates etcompliquées qu’un rien peut fausser.

Quelques bonbonnes d’air liquéfié, quelqueskilogrammes d’explosif, quelques caisses de viande comprimées, etle giant plunger était approvisionné pour plus d’uneannée, et pouvait faire le tour du monde sans donner l’éveil àpersonne.

À lui seul, cet engin devait assurer lavictoire au peuple qui l’emploierait contre ses ennemis.

Il était d’ailleurs abondamment muni decisailles, propres à couper les câbles des plus gros navires, àtrancher les mailles des filets protecteurs, et pourvu aussi detubes lance-torpilles et de bombes sous-marines de tout genre.

Il devenait de la plus extrême facilité pourl’équipage de poser des torpilles à l’entrée de tous les portseuropéens, de détruire d’un seul coup des flottes entières, et mêmed’incendier, de bombarder sans risques toutes les villes d’unlittoral ennemi.

Hattison avait même conçu un projetdiabolique.

Une partie de la cale du giantplunger avait été aménagée de façon à pouvoir loger unecentaine des fameux hommes de fer, dont la construction lui avaitautrefois demandé tant de peine à Mercury’s Park.

Ces automates, encore simplifiés etperfectionnés, devaient être débarqués secrètement sur un pointquelconque de la côte européenne.

À la faveur de l’effroi que causerait leur vuesur les populations, il serait facile, à une compagnie dedébarquement, d’occuper un point stratégique important, de détruireun port militaire, ou de faire sauter un arsenal.

Pour rendre ce plan facilement réalisable,Hattison avait fait établir un passage en pente douce, etentièrement recouvert, au moyen duquel l’embarquement des automateset leur arrimage dans les cales du giant plungerpourraient s’effectuer sans que personne les soupçonnât.

Le chemin couvert, dont la pente avait étésoigneusement calculée, se prolongeait sous la mer, jusqu’àl’entrée même de la passe qui faisait communiquer les bassins deSkytown avec le large.

De cette façon Hattison pouvait, en casd’alerte, effectuer l’embarquement, sans même avoir besoin de fairerentrer le giant plunger à son mouillage habituel.

Ce n’étaient pas là les seules trouvailles duvieil ingénieur.

Il préparait encore dans ses laboratoires desbombes remplies de gaz vénéneux, liquéfiés, et capables d’asphyxiertous les habitants d’une ville ou tous les soldats d’une armée.

Reprenant une ancienne idée de Léonard deVinci, qui l’a notée dans ses Mémoires, il avait aussi jeté lesplans de chariots de guerre, destinés à hacher et à perforer lestroupes ennemies.

Ajoutons qu’il avait notablement perfectionnél’idée du vieux maître italien.

Les chars de guerre d’Hattison, mus parl’électricité, ou la détente de gaz comprimés, étaient pourvus devastes faux d’acier chromé, et de roues perpétuellement tournantes,aux rebords aiguisés.

Ceux qui devaient diriger l’appareil, dérobésà la vue des ennemis et à leur approche par des brumesartificielles de gaz noirâtre et vénéneux, se trouveraient dans unetourelle d’acier munie d’énormes verres lenticulaires, et où ilsrespireraient par des moyens chimiques.

Une invention encore plus redoutable était àl’étude.

Mais Hattison n’en avait encore que l’idéepremière.

Il voulait, à l’aide de piles géantes etd’appareils spéciaux, condenser, pour les projeter au loin surl’ennemi, des décharges électriques assez puissantes pour coucher,d’un seul coup, sur le sol, des milliers d’hommes.

Léon Goupit, on peut le croire, n’était pas aucourant de tous ces détails ; mais le peu qu’il en avaitappris lui faisait deviner des choses terrifiantes.

Hattison et Skytown faisaient ombre au bonheurde Léon.

Certains jours, il demeurait plongé dans deprofondes rêveries dont sa chère Betty avait grand-peine à le fairesortir.

Les semaines et les mois passaient, et Léonsentait bien qu’il ne pourrait jamais rien contre Hattison.

Ce vieillard bilieux, à la face crispée d’unperpétuel rictus de haine, lui apparaissait comme un êtrevéritablement diabolique, comme l’incarnation de la guerre et de ladestruction, comme la véritable personnification de l’intelligencehumaine vouée au mal.

Léon parlait rarement de ses idées àBetty.

Il savait que le seul nom d’Hattison avait ledon de la rendre triste, et il n’avait jamais osé lui dire ce queles propos des ouvriers et ses propres observations lui avaientrévélé au sujet de la mort de son père.

Personne, parmi les ouvriers qui avaienttravaillé à Mercury’s Park, ne mettait la chose en doute.

Le vieil Irlandais, qu’un mouvement decuriosité avait un jour poussé à essayer de franchir une enceintedéfendue, avait été froidement assassiné par l’ingénieur.

Cette anecdote ne contribuait pas peu àmaintenir, dans les rangs des travailleurs, une disciplinesévère.

Hattison avait trouvé le moyen, dans un paysqui, comme l’Amérique du Nord, affiche les principes d’une libertéabsolue, de réaliser ce qu’on raconte de plus sinistre et de plusodieux sur les tyrans de l’Antiquité.

Aucun des ouvriers de Skytown n’aurait osé seretirer. Néanmoins, tous craignaient de rester, sachant bien qu’ilsseraient sacrifiés impitoyablement, le jour où l’on voudraits’assurer de leur discrétion, ou simplement se débarrasserd’eux.

« Il faudra pourtant, se disait Léon, queje règle mon compte avec cette vieille crapule. Je n’ai pas oubliécomment il a fait sauter la voie du chemin de fer subatlantique, nicomment il a tenté d’assassiner tous mes amis. »

Léon ruminait chaque jour ses projets devengeance ; mais moins que jamais il voyait approcher le jouroù il pourrait les réaliser.

Hattison, rendu plus prudent par son échec àMercury’s Park, avait multiplié, contre les indiscrets, lesprécautions minutieuses.

Il était absolument impossible de pénétrerdans certaines parties de Skytown.

Hattison, délaissant l’ancien cottageautrefois habité par son fils Ned, avait perché son laboratoire ausommet de la falaise qui s’élevait à gauche des bassins deradoub.

La dynamite, en faisant disparaître touteaspérité, avait rendu absolument accores les parois de ce roc dedeux cents pieds de haut.

Du côté de la terre, de hauts murs, deschemins de ronde, de formidables courants d’induction protégeaientle laboratoire.

Hattison avait tant de confiance dans lesprécautions prises, qu’il ne s’était même pas inquiété de laprésence d’un étranger, tel que Léon, aux abords des ateliers.

Les renseignements superficiels qu’il avaitpris lui avaient seulement fait connaître que le mari de Bettyétait un Irlandais, tout jeune, sans malice, et chantant toute lajournée.

Il s’en était tenu là.

D’ailleurs, par un sentiment que nousn’essaierons pas d’expliquer, Hattison n’aimait pas entendre parlerde Betty ni s’occuper d’elle.

Chapitre 7Le dirigeable le « Hattison »

Par unclair et froid matin de janvier, Léon Goupit se sentit desvelléités d’aller à la chasse.

Il était tombé de la neige quelques joursauparavant, et les grands arbres de la forêt, qui s’étendait aunord de Skytown, étaient couverts d’étincelantes stalactites.

Le sol résonnait sous les pas.

Les buissons, où luisaient de petites baiesgivrées par la gelée, avaient mis leur parure d’hiver.

Sous le ciel, ouaté de grands nuages blancs,qui présageaient pour les jours suivants de nouvelles averses deneige, les hautes cheminées des ateliers de Skytown déversaient destorrents de fumée rousse qui s’épandaient lentement en longsfleuves monotones, et donnaient, quelque idée qu’on eût de ladestination meurtrière de ces usines, un désir de chez soi, debien-être et de feu clair.

– Quel temps merveilleux, dit Léon enrecevant des mains de sa chère Betty un grand bol de grog augenièvre. Je vais tâcher d’abattre un ou deux lièvres, quelquesperdrix canadiennes, et peut-être un daim ou un ours gris.

– Pas d’ours gris, cria Betty. Tu saisque le froid les rend féroces. Et je ne veux pas que tu t’exposesinutilement.

– Eh bien, soit. Pas d’ours gris, ditdocilement Léon, qui n’était pas entêté, et qui eût été désolé decontrarier, même d’une façon insignifiante, sa chère petite femme.Léon avait déjà le rifle en bandoulière, le bonnet de loutrerabattu jusqu’aux oreilles, et les mollets serrés dans des guêtresde drap.

Comme on le voit, il était presque devenu unesorte de gentleman-farmer.

La prudente Betty l’accompagna jusqu’au seuilde la maisonnette, non sans avoir fourré dans son carnier, en femmeavisée qu’elle était, un notable tronçon de saucisson, la moitiéd’une volaille froide, et un raisonnable flacon de vieuxwhisky.

Après avoir embrassé sa femme, Léon se dirigeaallégrement vers les grands bois du nord, en contournant l’enceintepalissadée de Skytown.

Vers midi, Léon avait abattu une oie sauvageet deux grands lièvres lorsqu’il songea qu’il serait peut-êtretemps de regagner Skytown.

Il s’assit auprès d’un de ces magnifiquesérables qui sont une des richesses de l’Amérique, et se mit endevoir de se restaurer légèrement avant de se mettre en route.

Il tira ses provisions de son carnier, lesétala sur un banc de mousse roussie par la gelée, vidasommairement, pour alléger son fardeau, les animaux qu’il avaittués, alluma une bonne pipe et se mit en chemin.

Après avoir marché une demi-heure, ils’aperçut qu’il était victime d’un accident qui arrive fréquemmentaux coureurs des bois : Léon s’était égaré.

Trompé par la ressemblance des cèdrescentenaires dont il s’était servi comme points de repère, il avaitfait à tort deux ou trois lieues.

Perdu dans le majestueux silence de la forêtoù s’entendaient seulement des cris lointains d’oiseaux, ou bien,parfois, la chute d’une masse de neige du haut d’un grand arbre,Léon eut un moment d’émotion.

Mais il se reprit vite.

Ce n’était pas la première fois que semblablemésaventure lui arrivait.

Il n’avait qu’une chose à faire :s’orienter en observant certains troncs des arbres dont la facenord n’est jamais couverte de mousse, et regagner lentement Skytownoù il ne pourrait manquer d’arriver dans la soirée.

Mais, ce jour-là, Léon jouait de malheur.

Il s’embrouilla dans un réseau de sentiers,prit à droite puis à gauche, et finalement se trouva au centre d’unhallier inextricable qu’entouraient des sapins de cinquante mètresde haut.

La nuit allait venir.

Léon vit qu’il serait, sans doute, obligé decoucher à la belle étoile, ce qui l’ennuyait beaucoup, à cause del’inquiétude qu’il allait donner à sa chère Betty.

« Tant pis, se dit-il, toujoursphilosophe. Je vais faire contre fortune bon cœur. J’allumerai unfeu de bois mort. Je m’installerai une couchette de feuillessèches, et je finirai mes provisions. »

Léon en était là de ses réflexions, lorsqu’ilaperçut, se détachant en noir sur la blancheur de la neige, unobjet dont la vue le fit demeurer béant de surprise.

C’était, dépassant un peu la cime des hautssapins, la forme d’un immense ballon.

Léon s’approcha, déposa son carnier et sonrifle au pied d’un sapin, et tenta de grimper jusqu’à lanacelle.

Ce n’était pas chose commode.

Le ballon, dont le grappin s’était enfoncéprofondément dans le tronc d’un des sapins, dépassait de quelquesmètres la cime de l’arbre qui l’avait arrêté.

Comment l’atteindre, jusque-là ?

Heureusement Léon n’avait pas perdu, dans laprospérité, ses anciennes qualités de gymnaste et mêmed’acrobate.

Il défit ses guêtres et ses souliers, lesenvoya rejoindre son carnier, et commença à grimper délibérément lelong de la corde du grappin qui retenait l’aérostat.

Après quelques minutes d’une ascensionpénible, Léon parvint à se hisser jusqu’aux rebords de la nacelle,dans laquelle il tomba tout essoufflé.

Mais là, une autre surprise l’attendait.

Il venait de lire le nom de l’aérostat,inscrit en caractères dorés.

C’était le« Hattison ».

Léon ne revenait pas de sa stupeur.

« Ah ! par exemple, elle est bienbonne ! Mais alors, ce ballon ! Ce serait leur fameuxdirigeable de Skytown, celui qui rompit son câble dans unetempête !… Comment se trouve-t-il si près, à quelques lieues àpeine ? Voilà ce que je ne m’explique guère.

« Et encore si, réfléchit-il, je mel’explique. La trombe qui l’a enlevé n’a dû évoluer que dans untrès faible rayon, autour de son point de départ. Voilà qui estbien fait pour ce vieux bandit d’ingénieur… Il croyait sa machine àdes centaines de lieues, et elle n’a fait que tourner autour delui. »

Léon éclata d’un franc rire.

« Ce qui est drôle, par exemple, c’estqu’il ne soit pas plus détérioré, et qu’il se soit juste échouédans cette petite vallée qu’un contrefort des montagnes Rocheusesdéfend contre le vent. Et puis, il faut dire aussi que ces coquinsde milliardaires n’emploient que des matériaux de première qualité.Je parie qu’il y a une triple ou quadruple enveloppe. Ça doit êtretout à fait indéchirable. »

Léon disait vrai.

Le Hattison, construit suivant lesdonnées des plus récentes découvertes scientifiques, était unaérostat d’une solidité à toute épreuve, bien supérieur, commerésistance, à celui qu’avait employé jadis l’explorateur Andréedans son expédition au pôle Nord.

Le froid, qui devenait plus vif avec la nuit,vint interrompre les réflexions de Léon Goupit sur la solidité desballons, en le forçant à s’occuper un peu de sa proprepersonne.

« C’est superbe, tout ça, sedit-il ; mais moi je suis un rude imbécile, un véritableétourneau, d’être monté là-dedans sans savoir comment jedescendrai.

« Et de plus, j’ai eu la sottise delaisser en bas mon rifle, mes guêtres et mon carnier.

« Que diable vais-je devenir ? Ilfait trop nuit maintenant pour que je me hasarde à suivre la cordejusqu’au sommet du sapin… »

Furieux et désappointé, Léon tomba plutôtqu’il ne s’assit sur la banquette pneumatique qui faisait le tourde la nacelle.

Il se plongea dans de profondesréflexions.

« Ma foi, conclut-il, le mieux que j’aieà faire, c’est de me rouler dans une des couvertures qui sont là,et de faire un somme dans la nacelle de messieurs lesmilliardaires, en attendant que je puisse y voir clair dans masituation. Mais, au fait, il y a peut-être des provisions dans leurnacelle ! »

Léon se mit à fouiller à tâtons, sans avoir latentation de craquer une allumette, car il connaissait le danger dufeu dans le voisinage d’un réservoir d’hydrogène, gaz inflammablepar excellence.

En tâtonnant dans l’obscurité, ses doigtsrencontrèrent un bouton de métal.

Instinctivement il le pressa.

Une ampoule électrique s’alluma aussitôt,éclairant la nacelle, et bien au-dessous de Léon, les grands sapinscouverts de neige.

– Çà, par exemple, fit le Bellevillois,qui commençait à ne plus s’étonner de rien. Ça, c’estépatant ! Au moins je vais y voir clair, et tâcher de trouvermon souper.

Il força la serrure d’un coffre quirenfermait, au lieu de provisions qu’il s’attendait à y trouver,des piles électriques et des instruments d’une forme inconnue. Tousces appareils, protégés par un emballage pneumatique, étaient enparfait état de conservation.

« Ah çà ! se dit-il. Mais ça doitencore marcher ! Ça doit fonctionner, toutça ! »

Il était furieux de ne savoir comment s’yprendre pour faire fonctionner les moteurs.

Tout d’un coup il poussa un cri de joie.

Il venait d’apercevoir, dans un angle, unesérie de manettes en aluminium, au-dessus desquelles étaientinscrits de brefs avis en langue anglaise.

Les poignées étaient au nombre de trois.

La première portait : Monter –Descendre.

La seconde : Nord – Sud.

La troisième : Est – Ouest.

Une petite roue, placée à côté, parut être àLéon la roue de mise en train de tout le mécanisme.

Il la fit tourner.

Des dynamos, dissimulées sous la banquette, semirent à ronfler.

Le hardi jeune homme toucha du doigt lapoignée de descente.

L’aérostat s’abaissa doucement, et le fond dela nacelle vint érafler les dernières branches des sapins.

Léon se hâta de repousser la manette à saplace, pour ne pas s’exposer à une chute ou à un accrochage.

Mais cette expérience lui avait suffi.

Maintenant il se croyait sûr de la directionde l’appareil.

Il était comme fou d’enthousiasme.

– Mais oui, s’écria-t-il. Ce n’est pasmalin. Je dirigerai maintenant leur machine à ma guise.

« Et puis, qu’est-ce que je risque ?Moi je n’ai jamais fait de promenade en ballon. Je veux voirl’effet que ça produit.

Résolument, Léon tira son couteau et se mit endevoir de scier le câble qui retenait le Hattison.

Le travail n’avançait pas vite.

Léon était à peine arrivé à la moitié,lorsqu’il poussa une exclamation.

– Mais oui, s’écria-t-il, je le savaisbien qu’il y avait au fond de moi une raison sérieuse de me déciderà cette folle aventure. Le ballon dirigeable, mais c’est le seulmoyen de pénétrer dans Skytown, de venger les victimes d’Hattison,ou plutôt – car à quoi bon la vengeance ? – de l’empêcher decommettre d’autres crimes. Tout à l’heure j’hésitais en songeant àma chère petite Betty. Maintenant, il n’y a plus moyen de reculer.Et je ne le veux plus. C’est un devoir qu’il faut quej’accomplisse.

Sans perdre de temps, Léon acheva de couper lecâble, mit en mouvement la roue de mise en train et donna un coupde pouce du coté du mot « ascension ».

L’effet de ces différentes manœuvres futinstantané.

Le Hattison s’enleva d’un élanvigoureux, au milieu d’un ciel éblouissant d’étoiles, que la puretéde l’atmosphère glaciale rendait encore plus brillantes.

Mais Léon n’avait envie de monter ni si viteni si haut.

Derechef, il se précipita sur la poignéed’aluminium.

Mais il tombait de Charybde en Scylla.

L’appareil commença à dégringoler avec unerapidité vertigineuse.

Léon dut faire fonctionner de nouveau lapoignée d’ascension.

Après deux ou trois expériences, il put enfinmaintenir l’aérostat à la distance qu’il voulait, c’est-à-dire prèsde la terre.

À chacune de ces manœuvres, il entendait leshélices tourner avec un bruit de bourdonnement d’ailes, descontrepoids se déplacer en glissant sur des tringles, et le centrede gravité de la machine varier suivant un certain axe.

De cette hauteur, le spectacle étaitmerveilleux.

Le Pacifique, dont on entendait battre lesvagues contre la falaise, la grande tache sombre des forêts, l’azurvelouté du ciel, tout donnait à Léon une impression de majestégrandiose qu’il ne croyait avoir encore jamais ressentie.

« Mais où est Skytown, se demanda-t-ilenfin, anxieusement. Je ne l’aperçois pas. »

À la fin, il crut distinguer une lueur àtravers la brume bleuâtre et nacrée qui s’étendait au-dessus dudôme des forêts.

Il manœuvra tous ses leviers et toutes sesroues, et la lueur se rapprocha.

C’était sur l’horizon un grand cercle delumière blanche.

Tout près, un petit point rouge, à peine de lagrosseur d’une étincelle, indiquait à Léon la maisonnette où sachère Betty l’attendait, sans doute pleine d’angoisse.

« Ah ! mais, se dit Léon à cettepensée, je veux bien risquer ma peau pour tordre le cou au vieuxbrigand des usines, mais je n’entends pas du tout me sacrifierinutilement.

« Je vais descendre de ma machine,assommer l’ingénieur et mettre le feu à ses hangars si je puis.Après quoi, je remonte dans les airs… Et ni vu ni connu. »

Malheureusement pour Léon, l’exécution de sonprojet n’était pas aussi facile qu’il le disait.

Et il le savait bien.

Comment, en effet, descendre du ballon sanséveiller l’attention ?

Où l’amarrer pendant qu’il serait àterre ?

Comment y remonter ensuite ?

Autant de problèmes qui se posaient à l’espritdu Bellevillois.

Il fallait cependant prendre une décision.

Maintenant, le Hattison, évoluantcomme un grand oiseau silencieux, se rapprochait de plus en plusdes usines.

Léon, qui craignait d’être vu, poussal’appareil vers l’ouest, dans la direction du Pacifique, et s’élevad’une centaine de mètres.

Penché sur le rebord de la nacelle, il pouvaitdistinguer nettement les bâtiments des usines, les bassins, et toutprès de lui, la falaise, au sommet de laquelle se trouvait lelaboratoire de Hattison.

L’enceinte secrète de Skytown, celle danslaquelle personne n’avait jamais pénétré, était brillammentéclairée par de puissants fanaux électriques.

C’était une vaste cour, à peu prèsrectangulaire, limitée de trois côtés par des hangars, et du côtédu Pacifique, par la falaise, dont les parois, lissées par ladynamite, n’offraient aucun point d’appui à qui eût tenté del’escalader.

De la hauteur où il se trouvait, Léon, bienqu’il regardât fixement, ne distinguait autre chose qu’une largetache lumineuse, dans laquelle semblaient se mouvoir des êtresfantastiques.

Plus docile que le cheval le mieux dressé, leHattison obéissait à la moindre pression, au moindre coupde pouce sur les manettes directrices.

Très intrigué, Léon le fit descendre un peu ets’approcher davantage de la falaise.

Ce qu’il distingua mit le comble à sastupéfaction.

Immobile au milieu de la cour, l’ingénieurHattison surveillait la manœuvre d’un bataillon de soldats d’acier,dont les semelles de plomb frappaient le sol en cadence et quis’avançaient, le fusil sur l’épaule, noirs et rigides, effrayants,avec, à la place de la tête, un casque rond sans aucune ouvertureapparente.

De temps à autre – Léon le distinguaitparfaitement maintenant et l’entendait –, Hattison donnait un ouplusieurs coups de sifflet stridents.

À chaque signal, les soldats effectuaient unmouvement, s’arrêtaient, s’agenouillaient avec un ensemblemathématique. Puis se relevaient et se remettaient en marche.

– Ah ! le gredin ! murmuraitLéon, qui ne perdait pas un détail de cet étrange spectacle, c’estdonc vrai, tout ce qu’on raconte sur les inventions diaboliquesqu’il a faites. Alors, c’est pour nous exterminer, tous cesmonstres d’acier. C’est pour écraser la France et l’Europe !Je comprends qu’il cache cela si soigneusement dans sa tanière, levieux tigre !

Le jeune homme vibrait d’indignation ;mais il ne perdait pas cependant son sang-froid.

Et tout en faisant décrire à l’aérostat descourbes savantes autour des bâtiments de Skytown, il songeait aumoyen d’aborder sur la falaise et d’aller, comme il le disait,tordre le cou au vieil Hattison.

La chose ne paraissait pas aisée.

Le granit, nous l’avons dit, avait été renduabsolument accore par la dynamite.

Pas la moindre saillie, la plus petiteaspérité.

Pourtant, à force de fouiller du regard lepanorama qui s’étendait au-dessous de lui, Léon finit parapercevoir une sorte de garde-fou qui longeait la falaise, fixé auroc par des crampons.

– C’est là qu’il faut atterrir,murmura-t-il. Je pourrai y attacher l’aérostat de messieurs lesmilliardaires, sans que personne ne voie ni n’entende rien. Et unefois mon compte réglé avec le vieux chenapan, je n’aurai qu’àremonter dans la nacelle, à détacher le câble. Bien malin celui quipourra me rejoindre.

Le coup d’œil de Léon Goupit ne manquait pasde justesse.

Hattison, du reste, tellement il était certaind’être bien seul, ne portait jamais ses regards de ce côté.

Attentif aux mouvements de ses hommes de fer,il semblait chercher un moyen de les perfectionner encore,d’augmenter leur puissance destructive.

Tout à fait habitué maintenant au maniementdes poignées d’aluminium, Léon n’eut pas de peine à faire descendrele dirigeable, de manière à ce que la nacelle effleurât la barred’acier qui devait lui servir à l’amarrer.

Il n’eut pas non plus de difficulté à glisserle câble par-dessous la barre et à le reprendre de l’autre côtépour l’assujettir fortement au moyen d’un nœud marin.

Cela fait, il sauta lestement à terre, nonsans s’être assuré qu’il avait bien dans sa poche le large couteaude chasse qu’il emportait toujours dans ses excursions enforêt.

Pour faciliter, en cas d’alerte,l’embarquement de ses automates à bord du giant plunger,Hattison – nous l’avons dit – avait fait établir un chemin en pentedouce qui, du sommet de la falaise, aboutissait à l’extrémité de lapasse, à l’endroit même où était mouillé le sous-marin.

C’est sur ce chemin, large de plus de trentepieds, que, pour le moment, il faisait manœuvrer ses automates, lesarrêtant, leur faisant faire volte-face, comme s’il voulait serendre compte des défectuosités, et du degré d’utilité pratique dunouveau mode d’embarquement qu’il avait imaginé.

À son extrémité, le chemin en pente douce secontinuait sous la mer, ce qui était nécessaire pour aller jusqu’augiant plunger, puisque celui-ci, dépassant à peine lasurface de l’eau, ne pouvait être amené jusqu’au rivage.

Agile comme un chat, Léon, par petits bonds,se rapprochait de plus en plus de Hattison et des automates.

Profitant des moindres recoins d’ombre pour sedissimuler, étouffant le bruit de ses pas, retenant sa respiration,pieds nus, puisque ses souliers et ses guêtres étaient restés dansla forêt avec son rifle et son carnier, l’audacieux Bellevillois nesentait pourtant pas le froid glacial de cette nuit de janvier.

Lorsqu’il croyait que le regard de Hattisonallait se porter de son côté, il s’allongeait à plat ventre ;et son cœur bondissait alors dans sa poitrine.

L’émotion l’étreignait à la gorge.

Hattison ne se doutait cependant de rien.

On n’entendait que le bruit cadencé,accompagné d’un cliquetis métallique, que faisaient, en marchant aupas, les automates.

Puis, de temps à autre, un coup de siffletdéchirait l’air.

Et c’était pour Léon l’occasion de bondir denouveau en avant, de se rapprocher de Hattison.

Chapitre 8Léon Goupit réalise ses projets

Tapidans une encoignure sombre, Léon ne perdait pas de vue un seul desmouvements du vieil ingénieur.

Sous le rayonnement des arcs électriques,Hattison, le dos légèrement voûté, les vêtements constellés detaches d’acide, l’œil féroce et la lèvre haineuse, avait l’air,entouré de ses noirs soldats de métal, d’un nécromancien des tempspassés au milieu d’une troupe de mauvais esprits soumis à sonpouvoir.

Il paraissait d’ailleurs satisfait.

Il avait doté ses automates d’un nouveauperfectionnement.

Grâce à une savante répartition des diversespesanteurs de la cuirasse et du mécanisme, les hommes de fer nepouvaient tomber que d’une façon : sur le dos.

Or, le fait même du choc produit par leurchute mettait en mouvement les éléments d’une pile spéciale qui, enmoins d’une demi-minute replaçait les appareils dans la stationverticale.

De plus, après l’épreuve qu’il venait d’enfaire, le savant était sûr qu’à condition de ne pas descendre à degrandes profondeurs, ils se comporteraient aussi bien dans l’eauque sur la terre.

À ce moment, les automates, partis de lamuraille qui faisait face au passage conduisant à la mer,s’avançaient au petit pas dans la direction de ce même passage.

Hattison, qui les contemplait en silence, eutun sourire de paternel orgueil.

Entre tant d’inventions, celle des hommesd’acier était sa préférée.

Il en était presque venu à chérir cesmannequins de métal.

Quelquefois même, dans la solitude de sonlaboratoire, perché comme une aire d’oiseau de proie au sommet durocher, il se plaisait à les interpeller, par des nomsimaginaires : Tom ! John ! Joë !…

« Ce n’est pas mal, se dit-il à lui-même.Mais il est temps de leur donner leur ration quotidienne d’acide etde les faire rentrer à la caserne… Comme ils sont biendisciplinés ! Si je ne les arrêtais pas, ils retourneraientd’eux-mêmes à la mer ! »

Et Hattison porta à ses lèvres le siffletd’argent autrefois dérobé à Olivier Coronal.

À ce moment précis, les mains nerveuses deLéon Goupit enserrèrent le cou du vieil inventeur.

Il laissa échapper le sifflet en poussant unrugissement étouffé.

Une lutte terrible s’engagea entre les deuxhommes.

Hattison était vigoureux.

Tout en cherchant à se dégager de sonétreinte, il tâchait de pousser Léon du coté d’une barre de métalchargée d’un formidable courant électrique.

Il n’y réussit pas.

Léon, dont un furieux désir de vengeancedoublait les forces, souleva dans ses bras le maigre corpsd’Hattison, le porta jusqu’au bord de la falaise, et le lâchabrusquement dans le vide.

Un grand cri traversa l’espace.

Léon entendit le bruit mat d’un corps quirebondissait de roc en roc et le bruit d’un plongeon sourd dans lesvagues du Pacifique.

Puis ce fut tout.

Un grand silence régna, que troublaientseulement la vague rumeur de la ville et le pas cadencé des hommesde fer qui continuaient à descendre impassiblement la pente duchemin voûté.

Léon Goupit s’était arrêté, glacé deterreur.

Il avait la sensation de se trouver perdu dansune sorte d’enfer de la mécanique, dans un monde d’horreur quin’avait rien à voir avec l’humanité ordinaire, et dont il nesortirait jamais.

Il fut tiré de cette espèce de stupeur par lebruit d’une détonation formidable.

L’aérostat dirigeable dans lequel il comptaitopérer sa fuite, l’Hattison, venait de faireexplosion.

Était-ce l’électricité dont la rampe de métalétait chargée qui avait enflammé l’hydrogène en suivant le chanvredu câble ?

Était-ce, comme Léon le crut plus tard, Joë,le vieux nègre muet, qui y avait mis le feu ?

C’est ce qu’il ne s’amusa pas à discuter.

Le péril devenait de plus en plusimminent.

Des lumières apparaissaient aux fenêtres deslogements ouvriers.

Une rumeur continue et croissante montait detoute la cité industrielle.

Au-devant de Léon, grimaçant un hideux sourirequi montrait le tronçon noirâtre de sa langue coupée, le nègre Joë,l’âme damnée d’Hattison, s’avançait, un large poignard à lamain.

Léon ne lui laissa pas le temps del’attaquer.

Exercé, dès le plus jeune âge, à la boxe et àla savate, il détacha sur la main du nègre un coup de pied sec quifit sauter l’arme à dix pas.

En même temps, un formidable coup de poing surle nez camus de Joë, et un croc-en-jambe, le mettaient à la mercide Léon.

Le jeune homme ramassa le couteau tombé parterre, et l’appuya sur la gorge du nègre.

– Si tu bouges, tu es mort… Fais-moisortir d’ici, et le plus vite possible. Ton patron n’existeplus ; et le moindre geste de révolte ou de résistance que tuferas sera immédiatement puni d’un coup de ton propre poignardentre les deux épaules.

Ce disant, Léon fit relever Joë en le tirantpar sa cravate ; et sans le lâcher, lui ordonna de le conduirejusqu’à la grille qui menait à l’enceinte suivante.

Joë exprima par des gestes d’acquiescementqu’il était tout prêt à faire ce qu’on lui disait.

Au fond, il n’en était rien.

Le vieil esclave, pour qui la vie n’était plusrien, puisque son maître était mort, n’avait plus qu’uneidée : venger Hattison !

À peine avait-il dépassé la grille de laseconde enceinte que le vieux Noir, se retournant brusquement,saisit à pleine main la tige de métal du blocus électrique.

Il savait qu’il allait être immédiatementfoudroyé.

Mais son ennemi le serait en même temps quelui.

Par bonheur, Léon avait vu le geste.

Il lâcha précipitamment le cou du vieillard,et fit un bond en arrière.

Au même instant, le cadavre de Joë roulait àses pieds, les yeux blancs et révulsés, et déjà à demi carbonisépar la puissance du courant.

Léon enjamba le cadavre et continua saroute.

Il n’y avait pas de temps à perdre.

Les cloches des ateliers tintaient.

La population entière des ouvriers de Skytownse levait en masse.

Léon se vit perdu.

Il se trouvait alors tout près de l’atelier deproduction centrale de la force électrique.

Il se glissa sous un hangar avoisinant, s’armaà tout hasard d’un marteau qu’il venait d’apercevoir, etattendit.

L’espèce d’appentis, où il s’était caché,n’était séparé de la chambre des machines à vapeur qui actionnaientde puissantes dynamos que par un mince mur de briques.

Léon écouta.

Puis, il se hasarda à desceller avec sonpoignard une des briques de la muraille.

Il n’y avait personne dans la chambre desmachines.

Accourus aux sons de la cloche, lesmécaniciens et les chauffeurs avaient déserté leur poste pour voirquel événement imprévu jetait ainsi le trouble dans l’immenseusine.

Léon réfléchit un instant.

Un espoir venait de briller à ses yeux.

Sortant précipitamment de sa retraite,toujours armé de son marteau, il se rua, plutôt qu’il n’entra, dansla chambre des machines.

En un clin d’œil, il eut éparpillé et éteintles feux, ouvert les robinets d’échappement de la vapeur.

Les immenses volants, après avoir tournéencore quelques instants en vertu de la force acquise,s’arrêtèrent.

Léon acheva son œuvre en démolissant, à grandscoups de marteau les organes délicats des machines électriques.

Une minute après, tout Skytown était plongédans une profonde obscurité.

– Il y a du bon, s’écria Léon. Maintenantles blocus électriques ne peuvent plus arrêter personne. La voieest libre. C’est à moi de profiter de la bagarre pour filer.

Dans Skytown, l’affolement était à son comble.Tout le monde croyait à une catastrophe.

Sauf quelques chefs d’ateliers, quicontinuaient à sonner la cloche dans l’obscurité, sans se douterqu’ils augmentaient ainsi la panique, la plupart des ouvrierss’étaient figurés que Hattison était en train de les anéantir tous,pour les empêcher de divulguer ses secrets.

Ils se précipitaient vers les issues, etgagnaient la campagne environnante.

Léon n’eut donc aucune peine à se mêler auxfuyards, et à franchir la dernière enceinte de Skytown.

Pâle, haletant, défait, nu-pieds, car on serappelle qu’il avait abandonné ses chaussures pour monter dansl’aérostat dirigeable, Léon ne tarda pas à s’approcher de samaisonnette. Une faible lumière qu’il aperçut à la fenêtre de Bettyle fit songer à l’inquiétude dans laquelle devait être la pauvrefemme.

– Mais, s’écria-t-il tout d’un coup, etles hommes de fer, où sont-ils allés ? Voilà ce que je medemande. S’ils ont continué sans s’arrêter, ils doivent être àl’heure qu’il est loin d’ici, dans le fond de la mer !…

Comme si quelque puissance invisible eût voulurépondre à la phrase que venait de prononcer Léon, une explosionénorme et sourde retentit dans la direction de l’Océan.

Le giant plunger et les autressubmersibles, avec leurs immenses réserves de nitroglycérine etd’air liquéfié, venaient d’être anéantis.

Les ingénieurs, qui formaient l’équipage dessous-marins, devaient avoir trouvé une mort affreuse dans lacatastrophe.

Malgré l’enquête très soigneuse que fit plustard la justice américaine, on n’expliqua jamais entièrement lescauses du sinistre.

L’explication la plus logique qu’en donnèrentles savants, c’est que le bataillon des hommes de fer, dans samarche que personne n’était plus là pour diriger, avait dû heurterles détonateurs de quelques-unes des puissantes torpillesdormantes, disséminées par Hattison dans toute la baie.

Léon rentra chez lui plus mort que vif.

Après avoir mis, en deux mots, Betty aucourant des événements, il tomba sur son lit, brisé de fatigue etd’émotions.

Peu d’instants après, une bande de fuyards,parmi lesquels se trouvait Paddy, le vieil ajusteur, pénétra dansla salle du cabaret.

– Vous savez ce qui se passe ?s’écria l’un d’eux. Le vieil Hattison, sans doute devenu fou, esten train de faire tout sauter dans Skytown.

– Oui, dit un autre, nous croyons tousqu’il a voulu se débarrasser de nous pour éviter lesindiscrétions.

– Moi, dit le vieux Paddy, superstitieux,je ne suis pas éloigné de croire que le diable lui a tordu le couavant de l’emporter. Car ce ne pouvait être que Satan en personnequi l’aidait dans ses inventions, sous la figure du vieux Joë.

Un autre ouvrier affirma qu’il avait aperçu lecadavre du nègre, déjà tombé en putréfaction, à côté de la grillede la dernière enceinte.

Betty, glacée de crainte, écoutait tous cesdétails sans oser ouvrir la bouche.

Cependant le nombre des fuyards augmentait deminute en minute.

Bientôt la maisonnette de Léon Goupit fut troppetite pour les contenir.

Ils délibéraient bruyamment sur la conduite àtenir en présence des événements.

Un des plus hardis, qui avait fait autrefoispartie d’une bande de détrousseurs de chemins de fer dans le FarWest, prit la parole.

– Gentlemen, dit-il, le vieil Hattisonest mort. Son vieux nègre et ses ingénieurs aussi, probablement.Nous sommes les maîtres. Vengeons-nous de toutes les persécutionsque nous avons subies ici. Retournons à Skytown. Nous commenceronspar goûter le gin des cantines. Après quoi, nous chercherons lemagot des milliardaires, sans oublier de visiter les ateliers quele vieux singe nous cachait si soigneusement.

– À Skytown ! dit un autre.

– À Skytown ! répéta toute la banded’un accord unanime.

Quelques instants après, les amples provisionsde vivres, de vins et de spiritueux des réfectoires étaient misesau pillage.

Ivres, et ne respectant plus aucune autorité,les ouvriers se répandaient en chantant et en hurlant à travers lesenceintes jusque-là interdites.

Ils brisaient les machines à coups de masse,démolissaient les vitres, et, pour s’amuser en même temps que pours’éclairer, ils mettaient le feu aux petites constructions debois.

C’est en vain que les plus sages et les plushonnêtes, tels que le vieux Paddy, essayaient de les arrêter.

En peu d’instants, Skytown fut la proie dedeux ou trois incendies partiels.

Les incendiaires furent d’ailleurs victimes deleur imprudence.

Ils ne s’étaient plus souvenus, dans la joiedu pillage et du triomphe, qu’il existait, dans la troisièmeenceinte, un énorme magasin de substances explosives.

Au moment où ils se réjouissaient sottement devoir flamber l’usine, une colonne de flamme jaillit en brasier,jusqu’à une prodigieuse hauteur, avec un grondement comparable àcelui d’une cataracte ou d’une trombe.

Presque tous périrent.

Et le lendemain, quand Léon et Betty, quiavaient recueilli le vieux Paddy, blessé dangereusement, voulurentjuger par eux-mêmes de l’étendue du désastre, ils constatèrent que,de la florissante ville créée par le génie d’Hattison et lescapitaux des milliardaires, il ne restait plus rien, qu’une plainenoirâtre, semée de pans de murs ruinés et de pièces d’acier torduespar la violence de l’explosion.

Léon avait fait à Betty un récit circonstanciédes événements de la veille.

Tous deux regardaient tristement ce paysagedésolé, semé de cadavres noircis, et qui semblait encore plusfunèbre sous le ciel d’hiver.

– Qu’allons-nous faire ? sedirent-ils.

– Il faut partir, dit Léon.

– Mais où aller ?

– Je ne sais. Aller retrouver OlivierCoronal, mon ancien maître, maintenant l’allié et le parent desmilliardaires, cela me semble inutile. Il ne nous reste qu’unechose à faire : retourner dans mon pays, en France. Là, j’aide nombreux amis. Je trouverai facilement un emploi qui, joint ànos petites économies, nous permettra de vivre.

– Je te suivrai partout où tu voudras,fit Betty avec résignation. Mais pourtant quel dommage ! Nousavons été si heureux dans cette petite maison ! J’ai le cœurgros, rien qu’à la pensée de la quitter.

– On ne peut faire autrement, reprit Léonpensif. Il est fort probable que je vais être poursuivi.D’ailleurs, je ne voudrais pas passer huit jours de plus dans celieu d’horreur et de désolation.

– Écoute, je suis la première à approuverce que tu as fait. Tu as vengé mon père et rempli ton devoir. Maisil faut te mettre promptement en sûreté. Je te gênerais dans tafuite. Pour moi, je resterai ici quelques jours encore, jusqu’à ceque le vieux Paddy, qui a eu la jambe atrocement brûlée, soit enétat de marcher. Aussitôt que possible je gagnerai Ottega, où jetâcherai de trouver un acquéreur pour notre maison et les jardinsque tu as défrichés alentour. Puis, je te rejoindrai à New York, àun endroit convenu ; et de là nous pourrons partir pourl’Europe.

– Cela me peine de t’abandonner ainsi,fit Léon. Mais je crois que tu as raison. Ne sois pas triste, machère femme. Tu connaîtras le pays de France, qui est le plus douxà vivre. Et nous visiterons aussi ton Irlande. Il y a encore dubonheur pour nous dans l’avenir.

Après une journée passée en préparatifs et enrecommandations, Léon partit à la pointe du jour, muni deprovisions et de quelques bank-notes.

Presque à la même heure, à plusieurs centainesde lieues de là, au moment où William Boltyn, le milliardaire,terminait sa toilette dans la salle de bains en marbre rose de sonpalais de Chicago, Stephen, le majordome qui avait succédé à TomPunch, lui présentait un télégramme sur un plateau de vermeil.

Boltyn brisa l’enveloppe, jeta un coup d’œilsur ce qu’elle contenait, et poussa un effrayant juron.

Voici le texte de la dépêche qui avait motivécette colère :

Hattison mort. Skytown détruitpar explosion. Arrive de suite.

Nicolas Broad,

Contremaître.

Chapitre 9Un directeur de journal avisé

Lemilliardaire était en proie à un véritable accès de fureur.

Les yeux lui sortaient de la tête ; lesveines de son cou se gonflaient.

Il crut qu’il allait succomber à une attaqued’apoplexie, et s’empressa de se faire apporter un grand verred’eau glacée.

Dans sa colère, il fracassa d’un coup de poingune délicieuse statuette de Saxe, achetée par Aurora sur le conseild’Olivier Coronal.

Il criait d’une voix entrecoupée :

– Vraiment, ces canailles d’Européens onttrop de chance ! Après Mercury’s Park, Skytown ! Nousaurons donc vainement, mes compatriotes et moi, prodigué lesmillions ? Mais tout n’est pas fini ; et dussé-jesacrifier ma fortune jusqu’au dernier dollar, il ne sera pas ditque William Boltyn a échoué dans une entreprise, si gigantesquefût-elle. On va recommencer, voilà tout.

La mort de l’ingénieur Hattison mettait lecomble à la rage du milliardaire.

– On va recommencer, répétait-il ;mais sans l’aide du puissant cerveau, de l’organisateur génial, del’inventeur merveilleux, dont la collaboration mettait toutes leschances en notre faveur… Ah ! si ma fille avait épousé NedHattison, au lieu de ce Français !

La fureur de William Boltyn redoublait, ensongeant à la joie secrète d’Olivier Coronal lorsqu’il apprendraitla destruction de la deuxième ville infernale.

– Cet homme finira par me faire détesterma fille, s’écria-t-il avec une exaltation croissante.

Il n’était pas encore remis de sa colère,lorsque Stephen lui annonça qu’un gentleman très mal habillédemandait à le voir.

Sur un signe du milliardaire, le contremaîtreNicolas Broad – car c’était lui – fut introduit dans le cabinet detravail.

En homme pratique, Nicolas Broad avait flairéune situation à conquérir, peut-être une fortune à gagner, en seprésentant pour prévenir William Boltyn, qu’il connaissait de nomet de réputation.

Le contremaître était un petit homme trapu, àla mine sournoise, au regard pétillant de ruse et d’astuce.

Très entendu aux affaires, excellent ouvrierajusteur, c’était au total un personnage un peu quelconque.

Le trait saillant de son caractère étaitplutôt l’hypocrisie.

– Parle vite, dit William Boltyn d’unevoix saccadée. Tu es sans doute l’homme qui m’a envoyé une dépêcheet qui a été témoin du désastre de Skytown ?

D’une voix pleurarde, le contremaître racontace qu’il avait vu.

William Boltyn arpentait le cabinet de travaildans un état d’exaspération impossible à décrire.

À chaque nouveau détail, il poussait desexclamations.

– Ainsi, tout, tout est détruit !Les forges, les laboratoires, les sous-marins, les hommes de fer et– ce qui est plus affligeant que tout le reste – les nouvellesdécouvertes de l’ingénieur Hattison !

À la fin du récit, le milliardaire avaitcependant recouvré son sang-froid ; et c’est d’une voixempreinte de la morgue glaciale qui lui était habituelle, qu’ilcontinua l’entretien en disant :

– Je suis assez riche pour ne me soucierque médiocrement des pertes d’argent. Je ne regrette qu’une chosedans tout ceci : la mort de l’illustre Hattison. Je donne icima parole qu’une statue lui sera élevée sur la grande place deChicago, plus haute et plus chère qu’aucune de celles qu’on voit enEurope dans les musées.

Nicolas Broad, cependant, affectait l’attitudetimide de quelqu’un qui a une demande à formuler.

– Vous savez, finit-il par dire, que j’aiperdu tout ce que je possédais dans la catastrophe. Je suis sanssituation et sans abri.

– Bon ! dit le milliardaire. Tu asbien fait de réclamer. Voici un chèque de mille dollars pour ce quetu as perdu. De plus, tu peux te rendre de ma part à l’atelier del’aluminium, à ma fabrique de conserves. Tu y recevras les mêmesappointements qu’à Skytown.

Nicolas Broad allait se retirer en seconfondant en remerciements, lorsque William Boltyn le rappela.

– Avant de t’en aller, dit-il, jevoudrais savoir ton opinion sur les causes de la destruction deSkytown.

– Il n’y a pas de doute possible, dit lecontremaître : Skytown a été détruit par des malfaiteurs, desennemis de M. Hattison.

– Et tu crois qu’on pourrait lesretrouver ? interrompit le milliardaire en frissonnant, lecœur envahi par une implacable soif de vengeance.

– Je ne sais pas, repartit Nicolas Broadprudemment. Mais une trentaine d’ouvriers à peu près ont échappé àl’explosion et à l’incendie. Ils pourraient, sans nul doute,fournir d’utiles renseignements.

– Évidemment. Je les retrouverai,d’ailleurs. Mais pour ton propre compte, ne soupçonnes-tupersonne ?

– Non, fit Nicolas Broad enréfléchissant. Tous les travailleurs de Skytown avaient été triésparmi l’élite de ceux de Mercury’s Park. M. Hattison lesoccupait tous depuis plusieurs années. Il serait très difficile, àl’heure qu’il est, de reconstituer un corps de travailleurs aussibien disciplinés.

– Ils ne l’ont guère prouvé, fit Boltynavec une moue dédaigneuse. Mais tu n’as jamais remarqué, autour desenceintes, des figures étrangères ?

– Non. Skytown est situé dans une tellesolitude que nous n’avons jamais vu que quelques coureurs des bois.Encore était-ce à de rares intervalles. Il n’y avait d’autreétranger autour des ateliers qu’un Irlandais, ou un Français, je nesais plus au juste, qui dirigeait une buvette.

– Un Français ! dit Boltyn renduclairvoyant par la haine. Ce doit être lui.

– Peut-être.

– C’est bien. Va-t’en. Je te demanderaides renseignements plus complets quand le moment sera venu.

En sortant du palais de William Boltyn,Nicolas Broad se garda bien de se rendre directement à l’usine deconserves.

Il fit un léger crochet dans la direction duquartier des affaires, et pénétra délibérément dans les bureaux dujournal le Chicago Life.

Au moment où il entrait dans le cabinet dusecrétaire de rédaction, ce dernier était en grande conférence avecun individu de haute taille, vêtu d’un complet à carreaux enloques.

Celui-ci se tut, en voyant entrer NicolasBroad, et se retira modestement dans un coin.

Le contremaître expliqua que, si on voulaitlui promettre le secret, il donnerait la primeur d’un événementsensationnel, dont le récit était capable de faire quintupler letirage du journal.

Après quelques minutes de discussion,M. Horst prit dans un tiroir une liasse de chèques, en signaun, et le remit à Nicolas, sous la dictée duquel il commençad’écrire fiévreusement.

Un plateau, mû par l’air comprimé,transmettait instantanément et automatiquement les feuilles àl’imprimerie, à mesure qu’elles étaient écrites.

– Vous me promettez le secret ? ditNicolas en se retirant. Vous vous engagez à ne pas révéler d’oùvous vient cette information ?

– Bien entendu, fit M. Horst. Maisqui me prouve que vous n’exagérez pas, que tout ce que vous ditesest vrai ?

– Tenez, répondit le contremaître enentrouvrant sous les yeux du directeur subjugué un portefeuillecrasseux, plein de papiers, où se voyaient, entre autres, diversautographes de l’ingénieur Hattison.

– Cent dollars pour chaque autographe,proposa froidement M. Horst. Ils paraîtront ce soir enfac-similé dans mon journal.

– Accepté, répondit non moins froidementNicolas Broad.

Après avoir touché le montant de ses chèques,le contremaître se décida de gagner les usines de conserves.

À peine était-il sorti, que l’individu enhaillons et à la barbe rousse se rapprocha du directeur.

– Sir, fit-il d’une voix suppliante, j’aiété pickpocket à Ottega, coureur des bois dans les montagnesRocheuses. De plus, j’ai appris le latin chez un clergyman et lefrançais chez les missionnaires du Canada. Je pourrais, sans doute,rendre des services.

– Comment t’appelles-tu ? ditnégligemment M. Horst.

– Thomas Borton, sir.

– Eh bien, tu vas passer à la caissetoucher ces cent dollars, et tu prendras immédiatement le rapided’Ottega. Il faut, tu l’entends, que je possède, d’ici quatrejours, des détails absolument circonstanciés sur la catastrophe deSkytown, et d’ici une semaine le nom et la photographie del’incendiaire.

On sait qu’en Amérique le journaliste, lereporter plutôt, est fort peu scrupuleux.

Le lecteur nous permettra de lui raconter, àce sujet, une anecdote populaire de l’autre côté del’Atlantique.

J. L. Smith, le roi des reporters yankees, sevit refuser une carte pour assister aux obsèques du généralBarker.

La cérémonie promettait d’être splendide.

Ce refus était pour Smith un échecprofessionnel des plus graves, sans compter l’occasion perdue d’uneinformation sensationnelle et lucrative.

Loin de perdre courage, notre reporter méditeune vengeance.

Il attend la nuit, escalade la toiture de lamaison du général, et n’hésite pas à se laisser glisser dans letuyau de la cheminée.

C’est ainsi qu’il parvient, étrangementbarbouillé de suie et de plâtras, jusqu’à la chambre où se trouvaitle cercueil.

Les Américains, pleins d’insouciance pour lavie future, sont assez négligents du respect qu’on doit auxmorts.

La chambre mortuaire n’était gardée parpersonne.

Smith, profitant de cette chance inespérée,furette partout, et découvre sur une commode, dans un chapeau hautde forme, un rouleau de papier.

Par un heureux hasard, ce rouleau de papiern’était autre chose que le texte de l’oraison funèbre que leministre devait prononcer au cimetière, devant la tombe du bravemilitaire.

Mettant à profit cette aubaine, Smith fourrele précieux discours dans sa poche, recommence l’ascension de lacheminée, descend du toit, et court à l’imprimerie.

Un quart d’heure plus tard, il avait leplaisir d’offrir au clergyman, qui bafouillait lamentablement,n’ayant pas eu le temps de composer un autre discours, unexemplaire du journal, encore humide d’encre d’imprimerie, et oùl’honnête ministre put enfin lire l’oraison funèbre qu’il avaittant cherchée.

Thomas Borton, le même qui avait autrefoisdérobé à Ottega, dans une cohue, le portefeuille de Léon Goupit,avait été poussé par sa bonne étoile vers les bureaux deM. Horst.

Ce dernier, de son côté, était enchantéd’avoir recruté un gaillard aussi actif et aussi énergique.

Les gigantesques rotatives où s’imprimaient àdes centaines de mille d’exemplaires le récit de Nicolas Broadroulaient encore, que déjà Borton, le reporter improvisé, filait àtoute vitesse, par le railway, dans la directiond’Ottega.

À peu près à la même heure, William Boltynréunissait, dans le grand salon de son palais, ses amis lesmilliardaires, les commanditaires de Mercury’s Park et de Skytown,qu’il avait convoqués d’urgence.

À part le spirite Harry Madge, la réunionétait au grand complet.

Fred Wikilson, le fondeur ; Staps-Barker,l’entrepreneur de voies ferrées ; Wood-Waller,l’électricien ; Slips-Rothson, le distillateur ; PhilipsAdam, le marchand de forêts ; Samson Myr et Juan Herald, lesdeux propriétaires du Far West, étaient venus, très intrigués parle ton alarmant de la convocation de leur président.

L’absence de Harry Madge n’étonnapersonne.

Depuis fort longtemps, il ne venait plus auxréunions des milliardaires, se contentait d’envoyer chaque mois,ponctuellement, la cotisation convenue.

Il connaissait à peine Mercury’s Park etn’avait jamais été à Skytown.

Au dire de ses amis, le spirite avaittransformé son immense hôtel en un laboratoire de magie, despiritisme et d’alchimie.

Il ne sortait que rarement, et ne fréquentaitqu’un petit groupe d’amis fidèles.

Étant donné ces circonstances, William Boltynne jugea même pas à propos de notifier son absence.

Sans préambule, sans circonlocutions, ilexposa en quelques mots à ses associés la catastrophe qui, encoreune fois, mettait à néant leur commun projet de dominationuniverselle.

– Voilà les faits, conclut-il. Je vous aiconvoqués pour savoir quel est votre avis, et pour me concerteravec vous sur les mesures indispensables à prendre. D’abord,êtes-vous d’avis de continuer notre entreprise. Pour moi, je nevous cacherai pas que j’y suis résolu. Je recommencerai autant defois qu’il le faudra. Une preuve, ajouta-t-il, de l’intérêtpuissant que présente notre tentative et des craintes qu’elleexcite, n’est-ce pas les efforts désespérés de nos ennemis pournous perdre ? Ils savent que leur destruction approche,qu’elle est sûre, immanquable, inévitable, mathématique !Aussi emploient-ils leurs suprêmes ressources à retarder le momentfatal où notre organisation sera assez complète pour nous permettred’engager la lutte. Gentlemen, j’attends votre avis.

– Je pense comme vous, ditflegmatiquement Staps-Barker.

– Et moi, appuya Fred Wikilson.

– Et moi, s’écrièrent, chacun à son tour,tous les autres.

– Je vois, dit William Boltyn avecsatisfaction, que vous êtes tous de bons, fidèles et véritablesYankees. Je n’attendais pas moins de vous. J’étais sûr d’avance devotre opinion. Dans une prochaine réunion qui aura lieu le plus tôtpossible, je vous soumettrai un plan de réorganisation que je vaisétudier d’ici là. Maintenant, je passe à d’autres questions.D’après les renseignements que j’ai recueillis, la catastrophe deSkytown est certainement due à la malveillance, probablement même àla perfide intervention de quelque gouvernement européen. Jepropose de tirer des meurtriers de l’illustre Hattison, desincendiaires de Skytown, la plus éclatante vengeance ; et jedemande l’ouverture d’un premier crédit de dix mille dollars quipermette des investigations complètes et minutieuses. Je prendraimoi-même la direction de ces recherches.

Le crédit fut voté à l’unanimité, de mêmequ’une autre somme de trente mille dollars, premiers fonds d’unecaisse de souscription destinée à payer les frais d’une statuemonumentale en l’honneur du célèbre inventeur.

– Je pense, dit William Boltyn en prenantcongé de ses associés, qu’il vaut mieux ne fournir à la presseaucun renseignement sur Skytown. Il n’y a eu que tropd’indiscrétions commises lors de la vente de Mercury’s Park. Sansles bavardages des journaux, les gouvernements européens neseraient peut-être pas, ainsi que cela me paraît trop évident, aucourant de certains de nos projets.

Le conseil parut fort sensé, et l’assemblée sesépara.

William Boltyn avait repris courage.

Avec son tempérament de lutteur, il se faisaitune véritable joie d’entamer une seconde campagne contrel’Europe.

Le milliardaire était tout entier à denouvelles combinaisons, lorsque Stephen lui apporta la carte deM. Horst, directeur du Chicago Life, un des plusgrands journaux d’information de toute l’Amérique.

Après quelques politesses banales – ilconnaissait le journaliste –, William Boltyn s’informa du sujet desa visite.

– Oh ! fit l’autre, un simpleservice que je veux vous rendre.

– Et comment cela ? riposta lemilliardaire qui admettait difficilement qu’on pût lui rendre desservices.

– C’est fort simple, continuaM. Horst avec aplomb. Je possède des détails extrêmementcomplets sur l’explosion qui vient de détruire la grande usined’inventions de Skytown dont vous étiez un des principauxcommanditaires, et que dirigeait l’illustre Hattison qui a,paraît-il, victime de son dévouement pour la science, trouvé lamort dans la catastrophe.

– Et alors ? fit Boltynmécontent.

– Et alors, mon journal publie là-dessusun grand article ce soir. Je compte sur une vente sérieuse. Deplus, j’ai réussi à me procurer plusieurs autographes inédits dugrand savant, parmi lesquels un plan d’automate et un plan denavire sous-marin. Voilà qui sera un véritable régal pour lelecteur.

À ces dernières paroles, William Boltyn avaitbondi.

D’un seul coup de poing, il fracassa unepetite table en bois des îles.

– Mais c’est scandaleux, hurlait-il. Cesdocuments m’appartiennent. Ils intéressent même le salut de tousles États de l’Union. Je vous défends de les publier.

– Vous pouvez me le défendre si vousvoulez, répondit froidement M. Horst. Mais je les publieraitout de même. Ils vont être sous presse dans les deux heures.

– C’est ce que nous verrons, rugit lemilliardaire. Je ferai plutôt démolir l’imprimerie où se fabriquevotre journal par les bouchers de mes abattoirs et les forgerons demes usines.

– Vous ne parlez pas sérieusement,continua M. Horst de plus en plus calme. Vous savez bien queje saurais me défendre. De plus, permettez-moi de vous dire quevous n’avez aucun droit sur ces documents que j’ai dûment payés enbons dollars. D’ailleurs, ne les eussé-je pas payés qu’ilsreviendraient de droit, avant vous, à une autre personne que vousoubliez, l’ingénieur Ned Hattison.

– Voilà qui serait trop fort, parexemple, dit William Boltyn tout à fait vaincu. Eh bien alors,parlez ! Que faut-il faire pour rentrer en possession de cesplans et de ces autographes, et pour en empêcher lapublication ?

– Mais la chose la plus simple du monde.Me les acheter, comme je les ai achetés moi-même.

– Votre prix ?

– Cinquante mille dollars pour chaqueplan.

William Boltyn tendit à M. Horst,silencieusement, une liasse de bank-notes, en échangedesquelles il rentra en possession des fameux plans.

Le directeur du journal Chicago Lifese dirigeait vers la porte lorsqu’il s’entendit rappeler.

– Si d’autres documents de cette naturevous tombent encore entre les mains, dit le milliardaire, je vousles achèterai, au même prix.

Le soir, d’énormes transparents électriquesannonçaient aux lecteurs du Chicago Life un tiragesupplémentaire :

VOYEZ

LA MORT DE L’ILLUSTRE INVENTEUR HATTISON

EXPLOSION D’UNE USINE

UNE RÉVOLTE DES TRAVAILLEURS

LA STATUE DE HATTISON

LE CONGRÈS EN DEUIL

NOUVEAUX DÉTAILS

Olivier Coronal, qui flânait en sortant del’usine Strauss où il était toujours occupé, acheta un numéro dujournal.

Bien qu’il se méfiât des fausses nouvelles, etdes inventions plus ou moins habiles dont sont remplies lesfeuilles américaines, il avait été intéressé par le nom deHattison.

La lecture de l’article sensationnel, quioccupait toute une page du journal, le laissa rêveur.

Évidemment, le vieil ingénieur était mort, ledeuxième arsenal des milliardaires était détruit.

Les détails circonstanciés que fournissaientle journal ne laissaient aucun doute à cet égard.

Mais alors quel était l’auteur de cesinistre ? Il était impossible que le hasard seul eût accomplitout cela !

Olivier Coronal ne put s’empêcher de songer àLéon Goupit dont il n’avait, depuis longtemps, reçu aucunenouvelle.

Il regagna le petit hôtel qu’il occupait avecAurora.

La préoccupation de l’ingénieur était visible.Il marchait en baissant la tête, indifférent à l’animation desavenues.

Il aurait beaucoup donné pour connaître lavérité : et il se proposait d’écrire aux Tavernier dans leplus bref délai.

L’air absorbé de son mari n’échappa pas àAurora.

Après plusieurs mois d’un bonheur sansmélange, une sourde mésintelligence avait commencé de se produireentre les deux époux.

Malgré l’amour sincère qu’ils avaient eu l’unpour l’autre, la confiance n’avait jamais pu régner entièremententre eux.

Olivier entrevoyait toujours, derrière l’imagede sa femme, la physionomie sombre et rechignée de WilliamBoltyn.

Aurora, de son côté, ne pouvait oublier queson mari était demeuré l’ami de Ned Hattison, à qui elle gardaitune profonde rancune.

De plus, avec le temps et la cohabitationperpétuelle, leurs différences de tempérament et de caractères’étaient accusées.

Aurora ne pouvait comprendre qu’Olivier eût lemépris du luxe et des dollars.

Elle trouvait cette opinion à la foismonstrueuse et mesquine.

Elle gardait aussi un certain dédain de femmepratique à Olivier, pour son goût des bibelots d’art, pourl’importance qu’il attachait aux formes et aux nuances.

Elle trouvait sa manière de vivrepuérile ; et quoiqu’elle l’eût essayé, elle n’avait jamais puse faire aux larges théories humanitaires, à la passion des idées,à l’amour des faibles et des humbles, sans lesquelles OlivierCoronal ne concevait pas l’existence d’un homme supérieur, ousimplement intelligent.

Malgré tous ses efforts pour ressembler à sonmari, elle était demeurée la Yankee égoïste, cupide etvaniteuse.

Elle s’en apercevait elle-même, à certainsmoments, et elle en pleurait de dépit.

Elle sentait pourtant qu’Olivier avait opéréen elle d’heureux changements ; et elle lui gardait unerancune secrète de s’être montré supérieur à elle et de le luiavoir prouvé.

Elle en voulait encore à son mari, à cause dela froideur qu’il témoignait à William Boltyn.

« Depuis mon mariage, se disait-ellequelquefois, mon père ne m’aime plus. »

En effet, le milliardaire, tout ensatisfaisant, comme par le passé, aux moindres caprices de safille, lui avait retiré un peu de cette confiance absolue dont elleétait si fière autrefois.

Maintenant il ne lui parlait jamais de sesaffaires, et gardait un profond silence au sujet de Mercury’s Parket de Skytown.

Trop fière pour demander des explications lapremière, Aurora souffrait beaucoup de cette nouvelle manièred’agir de son père, et en rendait Olivier responsable.

Quant au jeune inventeur, qui avait tenu àconserver sa place à l’usine Strauss, il commençait à croire qu’illui faudrait beaucoup de temps avant d’arriver à transformer, dansun sens favorable, le caractère de la jeune femme.

Il lui découvrait, chaque jour, des naïvetéset des vanités de jeune sauvage.

Cependant il ne se décourageait pas.

Avec une douceur et une patience angéliques,il s’attaquait aux défauts et au manque d’éducation d’Aurora.

Ce travail sourd et tenace dont elle sesentait l’objet l’humiliait profondément.

Ce soir-là, elle s’était fait coiffer à lamode française par sa femme de chambre.

Elle aurait voulu qu’Olivier s’en aperçût toutd’abord.

Préoccupé comme il l’était par l’article duChicago Life, son mari ne songea à la féliciter qu’au boutd’une demi-heure.

Elle en fut vexée.

Mais son mécontentement était presque dissipélorsqu’elle aperçut le numéro du journal qu’elle pritmachinalement.

Après avoir lu l’article, elle s’expliqua lapréoccupation d’Olivier.

– C’est sans doute la lecture de cejournal qui vous absorbe tant, fit-elle d’une voix incisive. Vousêtes ravi, sans doute, de la mort de l’ingénieur Hattison et del’incendie des ateliers de mon père.

– Je vous dirai, répondit Olivier sansaucune animosité, que je suis plutôt satisfait d’un événement quis’accorde avec mes espoirs de paix universelle.

– Votre espoir est bien lointain et bienaventuré, repartit railleusement Aurora. La destruction de cetteusine n’a pas d’ailleurs de grandes conséquences. Mon père auravite fait de rebâtir une usine plus belle et plus vaste que cellequi a été détruite ; et il retrouvera facilement un ingénieurde talent pour la diriger.

– Ma chère amie, fit Olivier, je croyaisqu’il était convenu que nous éviterions de pareils sujets deconversation. Ils ne sont propres qu’à amener entre nous dessentiments de discorde et de méfiance, dont je serais absolumentdésolé. Quel dommage que vous ne partagiez pas certaines de mesidées !

– Quel dommage aussi que vous nepartagiez pas certaines des miennes.

– Cela est véritablement fâcheux. Mais ilen est que je ne partagerai jamais.

– Moi de même pour les vôtres, répliquaAurora.

Au bout de quelques instants de silence,Aurora dont le caractère avait, au fond, beaucoup de loyauté,convint la première qu’elle avait eu tort.

Olivier s’accusa à son tour d’impatience et devivacité ; et la soirée se termina assez gaiement pour lesdeux époux.

Par malheur, ces scènes se renouvelaientfréquemment.

Ces petites querelles, qui s’envenimaientquelquefois, gâtaient la pureté de l’affection que les deux jeunesgens nourrissaient l’un pour l’autre.

William Boltyn, qui détestait Olivier Coronaldu fond du cœur, s’était vite rendu compte de cette situation.

Il n’attendait qu’une occasion d’enprofiter.

Chapitre 10Les tribulations d’un reporter

Troisdétectives, stimulés par l’appât d’une forte prime, étaient partispour Skytown.

Ils opéraient pour le compte desmilliardaires.

Mais, quand ils arrivèrent près des ruines,devenues plus sinistres encore par la présence d’une trouped’oiseaux de proie occupés à déchiqueter les cadavres à demicarbonisés des ouvriers, ils avaient été devancés de vingt-quatreheures pas Thomas Borton, l’envoyé du Chicago Life,l’ancien voleur de Léon Goupit à Ottega.

Borton eut la chance de rencontrer, à huitlieues de Skytown, dans un village de bûcherons, une demi-douzainedes anciens ouvriers de l’usine, qui avaient trouvé de l’ouvrageaux scieries mécaniques installées dans la clairière.

Il les interrogea adroitement, leur expliquasa véritable situation de reporter, et leur affirma qu’ilsn’avaient rien à craindre puisque lui, Borton, avait tout intérêt àgarder leurs révélations sans les communiquer à d’autres.

Tout à fait rassurés par la faconde etl’apparente bonhomie de l’ancien pickpocket, les ouvriers ne sefirent pas faute de rejeter la responsabilité de l’explosion surdes espions payés par les ennemis de l’ingénieur Hattison.

D’autres avouèrent naïvement qu’ils croyaientl’ingénieur lui-même coupable de tout le mal.

Il avait voulu, disaient-ils, se débarrasserdes travailleurs qui connaissaient trop bien ses secrets.

Cette version ne plut guère à ThomasBorton.

Il pensa que son journal, dont les lecteursétaient tous industriels, ou notables commerçants, rejetteraittoutes les informations qui ne tourneraient pas à la glorificationde Hattison, une des célébrités nationales de l’Amérique.

Il allait se retirer mal satisfait de cecommencement d’enquête, pour gagner Skytown et y continuer sesrecherches, lorsqu’une nouvelle idée lui vint à l’esprit :

Puisqu’il était si difficile de trouver lecoupable, pourquoi ne pas en inventer un ?

Avec un peu d’imagination, il serait facile debâtir une histoire très vraisemblable.

Restait la question du choix de cecoupable ; et elle semblait, au reporter improvisé, assezdifficile à résoudre.

Borton se ressouvint heureusement del’Irlandais installé dans un voisinage de Skytown, et dontl’article du Chicago Life parlait incidemment.

– Pardieu, s’écria-t-il ; mais levoilà mon coupable, le voilà bien !

Il ne croyait pas dire si vrai.

Un hasard venait de le mettre sur la seulepiste intéressante.

De nouveau, il interrogea les ouvriers desscieries, sans ménager le gin et les belles paroles.

Le résultat de cette seconde enquête fut desplus satisfaisant.

Après le pillage des magasins et l’incendiedes ateliers, aucun des ouvriers ne se sentait la consciencenette.

Ils étaient ravis de détourner les soupçonssur un autre.

– Oui, dit l’un, cet Irlandais, ou ceFrançais – on n’a jamais pu savoir au juste – avait de singulièresfaçons. Il disparaissait quelquefois des journées entières, sousprétexte d’aller à la chasse.

– C’est vrai, ajouta un autre. Le jourmême de la catastrophe, il est parti dès le matin, ce qui est unindice grave.

– Il a sans doute attendu la nuit pourfaire son coup ; et il a dû se dissimuler tout le jour dansquelque recoin des ateliers.

– Il y a un fait plus grave que toutcela, dit un vieil ouvrier qui n’avait pas encore pris laparole.

– Et quoi donc ? interrompitvivement Borton, enchanté de la tournure que prenaient sesaffaires.

– Parbleu ! Tout le monde savait àSkytown que ce soi-disant Irlandais avait épousé la fille d’unouvrier tué l’année dernière à Mercury’s Park de la propre main deHattison.

– Comment, de la propre main deHattison ?

– Oui. C’était un Irlandais, qui avait laréputation de rôder sans cesse autour des ateliers de l’ingénieur.Un beau jour, celui-ci l’a écrasé de sa propre main sous le grandmarteau-pilon de l’usine.

– Et c’est bien vrai, cettehistoire ? fit Borton, puissamment intéressé.

– Si c’est vrai ! Mais tout le mondepourrait vous dire que je n’invente rien. Plus de trente ouvriersont vu !… On n’a pas osé en parler du vivant du vieilHattison, dont tout le monde avait peur. Maintenant, ça n’a plusd’importance. On ne m’ôtera plus de l’idée que cet Irlandais aassommé l’ingénieur et mis le feu à l’usine pour venger la mort deson beau-père.

Pour Borton, il n’y avait plus de doute.

Il se voyait à la veille de mettre la main surle criminel avant tous les détectives ; et, conséquemment, detoucher une forte prime de son journal.

Il était radieux.

Déjà, d’ailleurs, ce n’était plus lepersonnage dépenaillé que nous avons vu dans les bureaux duChicago Life.

Grâce aux dollars de M. Horst, il étaitconvenablement habillé d’un complet à carreaux gris et verts etd’un ulster à pèlerine.

Il portait en sautoir un appareilphotographique.

Son chapeau melon, à bords étroits, sa barberousse bien taillée, et son binocle à monture d’écaille, luidonnaient l’apparence de n’importe quel parfait gentleman.

Au fond, les ouvriers de la scierie leprenaient pour un détective.

Il n’était que reporter.

Mais, en Amérique, la différence entre cesdeux professions est si minime qu’on peut aisément s’y tromper.

– Savez-vous le nom de cetIrlandais ? demanda Borton.

– Oui. On l’appelait Léon Goupit.

– Bien ! fit-il en inscrivantsoigneusement le nom sur un carnet… Son signalement ?…

Lorsqu’il fut en possession de toutes lesindications nécessaires, Thomas Borton demanda aux ouvriers quelétait le chemin le plus direct pour se rendre à Skytown.

Un d’entre eux, ancien électricien, irlandaislui aussi, et qui avait été l’ami du père de Betty, se tenait àl’écart depuis le commencement de l’interrogatoire qu’il semblaitsuivre avec colère.

Voyant que ses compagnons hésitaient sur ladirection à indiquer à Borton, leur lâcheté n’allant cependant pasjusqu’à mettre d’eux-mêmes Betty entre les mains de celui qu’ilsprenaient pour un détective au service des milliardaires, il pritla parole.

– Il y a deux routes pour aller àSkytown, dit-il. Mais je crois que vous ferez bien de prendre parcelle de gauche. Vous arriverez plus vite.

La vérité, c’est que la route qu’il indiquait,passant par un autre petit village de bûcherons, était au moinsdeux fois plus longue que l’autre, qui coupait à travers bois.

– Oui, il a raison, s’écrièrent pourtanttous les ouvriers. C’est beaucoup plus court de ce côté et vous nerisquerez pas de vous égarer.

Thomas Borton s’éloigna promptement, heureuxde la bonne tournure que semblait prendre sa mission.

Il comptait bien, en intimidant Betty, qu’onlui avait représentée comme douce, craintive, obtenir lesrenseignements dont il avait besoin, et même la photographie deLéon Goupit.

Il enverrait le tout au directeur duChicago Life.

Il se voyait déjà reporter attitré du grandjournal yankee.

– Ce n’est tout de même pas bien ce quevous venez de faire, s’écria l’ouvrier électricien, qui avaitindiqué son chemin au reporter, lorsque celui-ci eut disparu. Vousn’auriez pas dû accuser Léon Goupit, ni donner son nom et sonsignalement. C’est un brave garçon, incapable de faire du mal, etqui nous a souvent rendu des services.

– Tu n’as donc pas vu que le particulieravait l’air de nous accuser s’écria l’un des ouvriers. Et puis,nous n’avons pas parlé les premiers de Léon Goupit. Nous n’avonsfait que donner raison au détective.

L’ouvrier qui venait de riposter était un deceux qui avaient allumé l’incendie à Skytown, et qui s’étaientmontrés les plus acharnés au pillage des cantines.

Tous les autres furent de son avis.

– Puisque tu lui as indiqué le plus longchemin, eh bien, ça suffit, dirent-ils.

Sans répondre, l’ancien ami du père de Bettyse dirigea du côté de la forêt, prenant la route de droite, la pluscourte pour aller à Skytown.

– Certainement, que je ne vais paslaisser Betty toute seule avec le détective, dit-il. J’ai pour lemoins deux heures d’avance sur lui. Je trouverai bien un moyen pourla faire filer avant son arrivée.

Quelques heures après, le brave ouvrier, quin’avait pas pris une minute de repos, frappait à la porte de lamaisonnette.

Betty elle-même ouvrit.

Le visage de la jeune femme n’avait plusl’expression riante qu’on était accoutumé de lui voir.

Elle fit entrer l’ouvrier dans la salle quiservait autrefois de lieu de réunion.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

L’électricien raconta comment un homme, sedisant reporter, mais paraissant plutôt être un détective envoyépar la société des milliardaires, avait questionné les ouvriers desusines, et comment ceux-ci avaient confirmé les soupçons qu’ilavait émis sur la conduite de Léon Goupit.

Betty tremblait de tous ses membres.

Elle ne savait quelle résolution prendre.

– Alors, continua l’électricien, j’aiindiqué au détective la route la plus longue, celle qui passe parle village. Les autres n’ont point osé me contredire, et je suisaccouru pour vous prévenir… Il faut que vous quittiez au plus vitecette maison, autrement je ne réponds pas de votre salut ni devotre liberté. L’envoyé des milliardaires a l’air d’un hommecapable de toutes les violences.

– Mais, je ne suis pas seule, s’écriaBetty. Le vieux Paddy est là. Il peut à peine se lever. Je ne puisl’abandonner. Comment faire ?

– Allons donc le voir, fit l’ouvrier.S’il pouvait seulement marcher jusqu’à la ferme qui se trouve àmi-chemin des scieries, nous le laisserions là. Les fermiers sontde braves gens. Il ne serait pas mal soigné.

– Vous avez raison. Il faut absolumentfuir, fut le premier à s’écrier le vieux Paddy. Quoique bienendommagées, mes jambes me porteront bien jusqu’à la ferme. Bettypourra continuer seule jusqu’à Ottega, où elle sera en sûreté.

Moins d’un quart d’heure après, les troispersonnes quittaient la maisonnette.

Betty avait fait un petit paquet des quelquesobjets auxquels elle tenait le plus, avait pris lesbank-notes que lui avait laissées Léon, et avait fermé laporte de l’auberge.

Son cœur était rempli de chagrin, et deslarmes perlaient à ses cils.

Cette fuite précipitée, cet abandon de sonintérieur, de tout ce qui lui rappelait les jours heureux etprospères, lui coûtaient plus que toute autre chose.

De gros soupirs gonflaient sa poitrine ;et lorsqu’elle fut parvenue à un détour du chemin, elle se retournaune dernière fois pour contempler encore la paisible maisonnettequi avait abrité son bonheur.

Quelques instants s’étaient à peine écoulésdepuis que Betty, Paddy et l’ouvrier électricien étaient partis,lorsque Thomas Borton arriva à son tour à Skytown.

Le reporter du Chicago Life était unhomme pratique.

Sans perdre de temps, devant le désolantspectacle qu’offraient les usines avec leurs pans de mur émergeantd’amas de décombres, avec leurs cheminées tronquées presque au rasdu sol, il braqua son appareil, et prit une demi-douzaine devues.

– Cela fera très bien intercalé dans monarticle, dit-il. Décidément, je crois qu’il y a en moi l’étoffed’un reporter de premier ordre. M. Horst ne regrettera pas sespremiers dollars, et il me couvrira d’or.

Après avoir fait le tour des bâtiments, etnoté sur son carnet les détails les plus intéressants, Borton sehâta vers la maisonnette de Léon Goupit.

D’après ce qu’on lui avait dit de Betty, ilétait à peu près sûr d’obtenir, sans trop de peine, lesrenseignements sur Léon et la photographie dont il avaitbesoin.

Peu scrupuleux d’ailleurs quant aux moyens àemployer, il n’hésiterait pas à faire respecter les droits del’information, à user même de violence pour arriver à ses fins.

Après avoir frappé à plusieurs reprises à laporte de l’auberge, il finit par s’apercevoir que personne ne s’ytrouvait.

– Ah ! fit-il, les oiseaux se sontenvolés ! Aurais-je donc, sans le savoir, mis la main sur levrai coupable ? Voilà qui arrangerait mes affaires.

Puis, il pensa que Betty pouvait bien n’êtresortie que pour quelques instants.

Et cette idée l’empêcha de pénétrer pareffraction dans la maisonnette, comme il en avait eu l’idée toutd’abord.

Il s’assit sur un banc rustique, au-dessusduquel des glycines formaient un petit bouquet de verdure, bourrasa pipe, l’alluma et attendit philosophiquement.

Au bout d’une heure cependant, il finit parperdre patience.

Il se leva et interrogea l’horizon.

Tout était silencieux et désert.

– Je crois que je pourrais attendrelongtemps, fit-il. J’aurais plus vite fait d’inspecter les lieuxmoi-même.

Tout sert dans la vie, même d’avoir étépickpocket.

Thomas Borton n’avait point encore oublié lesprincipes de la profession qu’il avait exercée, avant de devenir ungentleman correct, le correspondant d’un grand journal.

Il eut vite fait de fracturer la serrure de laporte d’entrée.

– Tiens, mais ce n’est pas trop mal ici,fit-il en pénétrant dans la salle à manger de l’auberge. Lesgaillards n’étaient pas malheureux à ce que je vois.

Sans s’attarder à ces réflexions, le reporterse mit en devoir de visiter la maisonnette.

Il ouvrit, l’un après l’autre, tous lesmeubles, faisant sauter prestement la serrure de ceux qui étaientfermés.

Mais ses investigations ne semblaient pasdonner beaucoup de résultats.

Il avait trouvé du linge, des journaux, desvêtements, des chiffons et toutes sortes d’autres objets, mais depapiers présentant un intérêt quelconque, point.

La déception, la colère de Borton setrahissaient par ses mouvements nerveux et brusques. Il fourrageaitdans les armoires et éparpillait leur contenu au milieu despièces.

Tout à coup, il eut un cri de joie, en mêmetemps qu’il retirait une photographie de dessous une pile dedraps.

C’était celle de Léon Goupit.

Obligée de fuir précipitamment, Betty, dansson trouble, n’y avait pas songé.

Elle était partie sans l’emporter.

Pourtant, elle y tenait beaucoup.

Léon la lui avait donnée à Ottega, alors quetous deux n’étaient que fiancés.

À l’envers de la photographie, Thomas Bortonlut : À miss Betty. Souvenir affectueux.

Cette dédicace, écrite en français, étaitsignée « Léon Goupit ».

– Enfin, s’écria le reporter, en glissantla photographie dans sa poche, voilà qui me servira.

« Décidément, la chance m’estfavorable.

« M. Horst m’a demandé un coupable.Je vais lui en donner un, avec non seulement son signalement, maissa photographie et des vues de Skytown pour agrémenter le tout.J’espère qu’il sera content.

Il effaça, du mieux qu’il put, les traces deson passage et sortit de l’auberge en refermant la porte derrièrelui, non sans s’être préalablement restauré avec la moitié d’unevolaille froide, avec des tranches de jambon et quelques bouteillesde bière qu’il avait trouvées dans la cuisine.

– Maintenant, s’écria-t-il en s’éloignantd’un pas rapide, il me faut retrouver Léon Goupit. L’affaire esttrop belle pour que je l’abandonne.

« Si je sais gouverner ma barque, j’ai dequoi me faire d’un seul coup une renommée universelle et de grandeschances de toucher la prime que ne manqueront pas de donner lesmilliardaires à celui qui leur livrera l’auteur de la catastrophede Skytown.

Il fallait tout d’abord savoir dans quelledirection s’était éloigné Léon.

De Skytown, il était plus que probable qu’ilavait dû se diriger vers Ottega.

Néanmoins, il fallait s’en assurer.

Muni du signalement exact que lui avaientdonné les ouvriers des scieries, le lendemain matin, Thomas Bortonlança des télégrammes dans toutes les directions.

En même temps, il continuait ses recherchespersonnelles, interrogeant adroitement tous ceux qu’il croyaitcapables de lui fournir des détails inédits, des anecdotes surl’ingénieur Hattison et les usines de Skytown.

Il eut bientôt rédigé son article.

Il le télégraphia au directeur du ChicagoLife.

Quant à la photographie, après en avoir prisun double, il l’adressa de même au bureau du journal.

Quelques heures après, il recevait deuxtélégrammes.

Le premier émanait de M. Horst.

En voici la teneur :

Suis satisfait article. Toucherez primepromise. Filez Goupit. Avez tout intérêt. Boltyn promet par voie dejournal 10 000 dollars à qui arrêtera Goupit.

– Je ne m’étais pas trompé, s’écriaThomas Borton. Sapristi, dix mille dollars ! Quand je devraisremuer ciel et terre, il faut que je retrouve LéonGoupit !

Mais sa surprise fut bien plus grande encore,quand il eut pris connaissance du second télégramme, dontl’expéditeur – il le vit tout de suite – était le chef de gared’une petite station sur la ligne d’Ottega à Skytown.

Voici ce que télégraphiait cefonctionnaire :

Individu correspondant à signalement donnéest descendu ici à l’arrivée du train de ce matin, s’est dirigévers forêts en longeant Pacific Railway.

– Quelle chance, s’exclama le reporter.En avant donc ! Je crois que décidément, les dix mille dollarsseront pour moi. Il s’agit de ruser, de filer l’Irlandais – ou leFrançais, peu m’importe – sans qu’il s’en aperçoive, de lerejoindre et de lui tenir compagnie jusqu’à ce que je puisse leremettre entre les mains d’un constable.

La première chose que fit Borton, ce futd’échanger son costume de gentleman contre des loques.

– Bah ! fit-il, en se contemplantdans son nouvel accoutrement, les dix mille dollars valent bien queje reprenne pour quelques jours l’habit que j’ai porté pendant desannées.

Dans un vieux sac de toile, il fourra toute sagarde-robe et la mit en paquet sur son épaule, ainsi qu’ont coutumede faire les vagabonds.

Transformé, méconnaissable, il sauta dans unwagon pour se rendre à Persépolis, la petite station d’où lui avaittélégraphié le chef de gare.

Là, Borton crut un moment que ses recherchesétaient terminées, qu’il avait atteint son but.

L’individu, débarqué le matin même, venaitd’être arrêté pour un vol qu’il avait commis dans une ferme desenvirons.

Le reporter courut chez le constable, déclinases titres et demanda à voir le prisonnier.

Une déception l’attendait.

L’individu arrêté n’était qu’un simple coureurdes bois.

Son signalement n’offrait qu’une vagueressemblance avec celui que les ouvriers de la scierie avaientfourni à Borton comme étant le mari de Betty.

C’est ce qui avait donné lieu à la méprise duchef de gare.

– Tant pis, dit philosophiquement ThomasBorton. Cherchons ailleurs. Je suis bien naïf, en effet, de croireque mon gaillard a pris le chemin de fer. J’aurais dû deviner qu’ila craint d’être reconnu et arrêté. Il doit, à l’heure qu’il est, sediriger vers Ottega.

Plus il réfléchit, plus le reporter seconvainquit de la justesse de son raisonnement.

Tout en maugréant contre ce retard, il repritle train dans la direction de Skytown.

Mais quoi qu’il fît, quelque ruse, quelqueactivité qu’il déployât, trois jours s’écoulèrent, et il n’avaitpas encore retrouvé la trace de Léon.

Personne, parmi les centaines d’individusqu’il interrogea, ne put fournir une indication sérieuse aureporter.

Et cependant des télégrammes successifs luiarrivaient de Chicago.

Les articles du Chicago Life avaientpassionné l’opinion publique.

Le peuple américain tout entier suivait lesévénements et réclamait l’arrestation du coupable dont laphotographie, tirée à plusieurs millions d’exemplaires, étaitmaintenant partout.

Mr. Horst perdait patience.

Thomas Borton était désespéré.

Chapitre 11Le chef de gare philosophe

Enquittant sa maisonnette de Skytown, Léon Goupit s’était enfoncédans les bois dans la direction du nord.

Il avait bien pensé tout d’abord à gagnerOttega, mais il avait vite rejeté cette idée.

« C’est pas la peine de m’exposer à mefaire mettre la main dessus par un détective, s’était-il dit. J’aide bonnes jambes. Il est beaucoup plus prudent de faire le chemin àpied. »

Pour plus de sûreté, il ne prit point lagrande route, celle que suivaient les voitures publiques.

Connaissant admirablement les environs deSkytown qu’il avait maintes fois parcourus le fusil en bandoulière,Léon suivit des sentiers qui serpentaient à travers lesfourrés.

– Tiens ! s’écria-t-il tout à coup,mais si j’allais rechercher mon rifle et mon carnier que j’aidéposés au pied des sapins pour monter dans le dirigeable ! Jeserais bien bête de les abandonner, d’autant plus qu’ils pourrontme servir à l’occasion.

Il eut vite fait de s’orienter, de retrouverla trace de ses pas sur la neige.

En moins d’une heure il gagna la clairièredans laquelle l’aérostat lui était apparu.

Malgré ses préoccupations, le souvenir de sonascension le fit sourire.

– C’est égal, fit-il, celui qui m’auraitdit que tant d’événements se passeraient, quand la curiosité m’afait grimper dans l’Hattison !… Ce que c’est tout demême que le hasard !

Et Léon, s’arrêtant quelques minutes, se prità réfléchir.

Les catastrophes s’étaient succédé avec unetelle rapidité, un tel enchaînement quasi miraculeux, que le jeunehomme n’avait pas encore eu le temps de se reprendre, d’examiner saconscience.

Lorsqu’il avait entendu le corps de Hattisonrebondir de roc en roc, un soupir de soulagement avait gonflé sapoitrine, une immense satisfaction s’était emparée de lui.

Lorsqu’il avait vu l’incendie s’allumer auxquatre coins de Skytown, les cheminées s’écrouler avec fracas, lesapprovisionnements de dynamite faire explosion avec un bruit detonnerre, il n’avait pu maîtriser sa satisfaction. Malheureusementl’acte qu’il avait accompli avait causé, indirectement, il estvrai, la mort d’un grand nombre d’hommes.

D’une nature honnête et loyale, Léon souffraità l’idée qu’il était maintenant un meurtrier.

La joie qu’il avait de voir détruire la villeinfernale des milliardaires eût été plus complète si sa consciencene lui avait pas reproché la mort des travailleurs des usines.

« Pourtant, comment fallait-ilfaire ? se disait-il. Pouvais-je laisser Hattison entasser lesengins de destruction à Skytown ? Mais dans quelques années,dans quelques mois peut-être, c’eût été l’Europe tout entière qu’onaurait égorgée ! Mieux vaut encore que quelques personnesaient péri, plutôt que les millions d’hommes dont le sang auraitcoulé dans les tueries prochaines. Et je puis me dire que j’ai faitquelque chose pour le salut de l’humanité, puisque je l’aidébarrassée d’un Hattison !

« Ah ! oui, la science, continuaitLéon, elle est bonne ou mauvaise, utile ou néfaste, selon les mainsqui l’emploient ! Mon ancien maître, Olivier Coronal, c’est unsavant lui aussi, mais il n’a pour but que de rendre les hommesplus heureux. S’il fait des découvertes, s’il réalise desinventions, c’est parce qu’il a l’espoir que le bonheur universels’augmentera d’autant.

« Tandis que cet Hattison, qui n’a jamaisrêvé que de meurtres et de carnages, dont toute l’intelligences’est concentrée vers un seul but de destruction, n’est, malgrétoute sa science, qu’un de ces génies malfaisants dont l’humanitén’a que faire. Je n’ai pas à me reprocher de l’avoirtué. »

Léon Goupit s’exaltait lui-même.

Son imagination s’échauffait.

Il se morigéna d’oublier par trop lesnécessités de l’heure présente.

Son rifle, son carnier étaient toujours à lamême place, au pied d’un sapin.

Tout autour de l’arbre, la neige avait étépiétinée.

De nombreux os jonchaient le sol.

Léon s’expliqua ce qui s’était produit.

Des loups, ou peut-être tout simplement desrenards, étaient venus dévorer le gibier qu’il avait abandonné.

– Oh ! fit-il en voyant que sacartouchière était intacte ; cela m’est égal, j’ai de quoituer d’autres pièces.

Il se chargea du carnier, dans lequel il plaçales provisions qu’il avait prises en partant.

Son plaid en bandoulière, son rifle surl’épaule, il reprit hâtivement sa marche.

Le paysage du sous-bois était imposant.

Chargés de neige, les chênes gigantesques, lessapins altiers, les bouleaux sanguinolents avaient un aspectféerique avec les mille scintillantes stalactites qui pendaient àleurs branches.

Le sol disparaissait sous un blanc tapis deneige.

Seulement, çà et là, quelques souches,quelques racines émergeaient.

Entre les arbres qu’elles festonnaient, leslianes, avec leur enchevêtrement compliqué, donnaient l’illusion deportraits fantastiques.

Le silence était profond.

Léon n’entendait d’autre bruit que celui de laneige durcie craquant sous ses pas, ou bien, dans le lointain, lescris rauquement modulés de corbeaux se répondant à tour derôle.

Léon marcha toute la journée du lendemain.

Il lui tardait d’être loin de Skytown.

Pourtant, il ne pouvait s’avancer qu’aveclenteur.

Le soir venu, il n’avait encore rencontrépersonne.

Dans une clairière qu’il choisit abritée duvent, il s’arrêta un peu avant la nuit, gratta la neige sur unespace de plusieurs pieds carrés, et alluma tout d’abord un feu debranches sèches.

Le combustible ne manquait pas.

Il en réunit plusieurs brassées, pour n’avoirpas à se déranger, amoncela le plus qu’il put de feuilles mortes,et tous ces préparatifs terminés, se mit en devoir de souper. Sonfeu pétillait.

Très expérimenté dans les choses de la vieerrante, Léon l’avait établi sur deux grosses pierres qu’il avaittrouvées près de là.

Il ne craignait pas de l’alimenterlargement.

En plus de la chaleur qu’il lui procureraitpendant son sommeil, le foyer incandescent éloignerait les bêtesfauves qui pullulent dans la forêt.

Son repas de viande froide terminé, Léonl’arrosa d’une gorgée de vieux whisky, dont il avait pris laprécaution d’emporter une fiole.

Il chargea son brasier de toute la provisionde bois qu’il avait ramassée, s’enroula dans son plaid et, lespieds au feu, s’endormit bientôt profondément.

Le lendemain, le froid vif du matin vintréveiller Léon, et le rendre brusquement au sentiment de sasituation.

Son feu était presque éteint, ses provisionsseraient terminées le soir ; il n’avait donc qu’une chose àfaire, c’était de continuer à marcher, le plus vite possible.

En évitant les gros villages et les routesfréquentées, il avait calculé qu’il lui faudrait au moins quatrejours avant d’atteindre une station de chemin de fer.

Une fois en wagon, il pourrait à peu près seconsidérer comme sauvé.

Les Yankees, en voyage, sont peu curieux. Ils’installerait dans quelque coin, et passerait certainementinaperçu.

D’ailleurs, Léon avait abandonné son projetprimitif, et avait résolu d’éviter New York, ville trop surveillée,et où les voyageurs en partance pour l’Europe, par les grandspaquebots, sont soigneusement examinés.

Il jugeait plus prudent de se rendre au Canadapar le chemin de fer, ou même par le bateau, en suivant la régiondes Grands Lacs.

Du Canada, où sa connaissance du français luiserait d’un grand secours, il lui serait facile de s’embarquer pourLe Havre, avant que les soupçons ne fussent portés sur lui.

Quant à Betty, qui devait l’attendre à NewYork, il s’arrangerait pour la faire prévenir par quelqu’un desnombreux amis qu’il avait laissés dans cette ville, lors de sonpremier séjour.

Il écrirait, par exemple, à la brave dame chezqui il avait pris pension avec l’ingénieur Golbert et sa famille,et chez laquelle il avait recommandé à Betty de descendre.

En somme, Léon était assez rassuré surl’avenir.

Sa conduite à Skytown était difficile àincriminer, puisque personne ne l’avait vu que Joë, qui étaitmort.

Il s’était dit qu’il pourrait toujours excusersa fuite inopinée en prétextant la ruine des usines, la mort ou ledépart des ouvriers, l’anéantissement de son commerce.

Léon se dirigeait, sans trop de peine, àtravers d’épais massifs de cèdres, de mélèzes et de cyprès, parmilesquels il eût été impossible à un civilisé de reconnaître saroute.

C’est que Léon avait appris, dans ses chasses,l’art des coureurs des bois et des Peaux-Rouges pour s’orienter, enpleine forêt, à l’aide d’indices presque imperceptibles.

Il distinguait de loin les essences d’arbres,saules, trembles, ou osiers des prairies, qui indiquent levoisinage d’une source.

Le vent et le soleil lui donnaient ladirection générale ; et il était sûr, à quelques kilomètresprès, de ne pas s’écarter de sa route.

L’après-midi de ce jour-là, Léon tua, dans unsapin, un couple d’écureuils gris.

Ces animaux, presque exclusivement nourris denoisettes, de graines et de fruits sauvages sont d’une chairdélicieuse et parfumée.

C’est un gibier de haut goût.

Léon les fit cuire à la flamme d’un feu debroussailles et s’en régala.

Vers le soir, il arriva proche d’une de cesscieries que l’on rencontre dans toutes les forêts américaines.

Celle-là était peu considérable. Une dizained’hommes, presque tous allemands ou belges d’origine, l’avaientconstruite d’une façon tout à fait sommaire, à cheval sur le coursd’une petite rivière.

Léon souhaita le bonsoir à celui quiparaissait être le patron de l’établissement, et lui demanda lapermission de coucher dans un de ses hangars.

– Mais volontiers, fit l’homme avec ungros rire. Et vous mangerez la soupe avec nous, savez-vous.

– Vous, s’écria Léon, vous êtesbelge !

L’homme, un grand blond aux yeux de faïence,au sourire enfantin, paraissait tout ébahi de la perspicacité deLéon.

– Mais ce n’est pas malin, réponditcelui-ci à son interrogation muette. C’est comme si vous vous étiezaperçu que j’étais français. Rien n’est si facile à voir. Votre« Savez-vous » m’a tout de suite révélé votrenationalité.

La soirée se passa, dans la grande cuisine dela scierie, à boire de la bière à la santé de l’Europe absente.

Un grand feu de copeaux dont la flamme viveilluminait la pièce, les bons visages naïfs et les pipes enporcelaine de ses compagnons rappelaient à Léon les soirées de samaisonnette de Skytown ; et il était véritablementheureux.

Le lendemain matin, après avoir serré la mainde ces amis qu’il ne devait sans doute jamais revoir, il partit,s’étant fait indiquer la route qu’il avait à suivre ce jour-là.

Le paysage était devenu plus âpre.

À la forêt d’arbres géants, aussi mystérieusequ’une cathédrale gothique, avaient succédé des collinespierreuses, couronnées de lambrusques et d’autres arbustesépineux.

Ce matin-là, Léon eut la chance de tirer unsuperbe dindon sauvage, qu’il offrit le soir à des fermiers chezqui il coucha.

Léon avait tout à fait pris son parti de sonvoyage à travers les solitudes.

Sans l’inquiétude où il se trouvait au sujetde sa femme, il aurait presque oublié sa situation critique et ledanger, peut-être imminent, qu’il courait, d’être pendu haut etcourt.

Il s’enivrait de grand air.

La beauté des sites, le parfum puissant desherbes et des buissons le pénétraient d’un sentiment nouveau.

Il admirait naïvement, en homme qui s’enaperçoit pour la première fois, toutes les magnificences de lanature.

« C’est tout de même épatant ! sedisait-il. Je n’aurais pas ma femme et mes bons amis de Paris,m’sieur Olivier, ma pauv’ maman, mam’ Lucienne, Tom Punch et lesautres, que je deviendrais un vieux coureur des bois comme leBas-de-Cuir ou l’Œil-de-Faucon !… Sans compter que çaépaterait rudement les amis de Belleville ! Ça serait pluschic un peu que leurs sociétés de gymnastique. »

Comme on le voit, le jeune homme, avec sonétourderie naïve et son tempérament jovial, ne ressemblait que fortpeu au sombre criminel traqué par la police de tout un continent,que dépeignaient les journaux de l’Union.

Plusieurs jours se passèrent ainsi.

Chassant, marchant, couchant, suivantl’occasion, en plein bois ou dans quelque métairie, Léon continuaitsa route dans la plus parfaite allégresse. Il parvint enfin prèsd’une ligne de chemin de fer.

Après avoir suivi quelque temps les rails quis’allongeaient à travers la plaine, sans être protégés par aucunebarrière, par aucun treillage, il arriva près d’une chétivebâtisse, construite entièrement en bois et qui était une gare, peuimportante à en juger par son apparence et où les grands rapides nedevaient guère s’arrêter.

« Voilà une bicoque, pensa-t-il, qui nedoit sans doute servir qu’à embarquer du bois de construction oudes sacs de minerai. Ce doit être une gare de marchandises. Je vaistoujours me renseigner auprès de l’employé. »

Ce fonctionnaire, qui devait certainementposséder toutes les vertus d’un ermite, car le bourg le plus procheétait à dix milles de là, était un petit vieillard replet, auxfavoris poivre et sel, à l’œil malicieux et qui passait la plusgrande partie de son temps à la chasse.

La gare, dont il était le principal etl’unique employé, avait été construite autrefois à l’occasion del’abattage d’une forêt.

Elle ne servait plus que rarementmaintenant ; et le bonhomme pouvait se vanter de posséder unedes rares sinécures que l’on trouve en Amérique.

Il en était intérieurement fier ; et cen’est pas sans une certaine dose de raillerie qu’il répondit auxdemandes de Léon.

– Non, mon garçon. Il ne passera pas detrain aujourd’hui, ou plutôt il en passera, beaucoup même. Mais ilsne s’arrêteront pas.

– Et demain ? dit Léon.

– Demain non plus.

– Et après-demain ?

– Pas davantage.

Et le bonhomme se mit à rire.

– Vous m’avez l’air d’un joyeuxcompagnon, fit Léon sans se mettre en colère. Vous m’étonnez, maparole. Je croyais qu’il n’y avait qu’en Europe où l’on payât lesgens pour ne rien faire.

– Voyez, voyez, il faut croire que vousvous êtes trompé.

– Mais, à part ça, fit Léon, est-ce queje ne pourrais pas, avec un peu de protection, savoir de vous àquelle distance se trouve la gare la plus proche.

– C’est bien facile, mon garçon. Vousn’avez qu’à suivre les rails pendant une quinzaine de milles. Voustrouverez la station et vous pourrez prendre le train pour telledestination qu’il vous plaira.

– J’pense bien.

Après une demi-heure de bavardage, Léon quittale vieux chef de gare honoraire auquel il avait offert un verre dugin de son carnier.

– Vous devez vous trouver bien isolé ici,demanda Léon.

– Isolé, oui, répondit le chef de gare.Mais je ne suis pas supprimé totalement de la vie pour cela. Jereçois des journaux…

– Mais par quel moyen ?

– Un chauffeur, qui passe sur la lignetous les jours, me les jette en passant. C’est un de mes vieux amiset son service est plus régulier que celui d’un facteur.

– C’est une consolation, en effet, ditLéon en contemplant la pile de journaux qui s’étalait sur un boutde table.

Il en prit un.

C’était un des derniers numéros du ChicagoLife.

– Emportez-le, si ça vous amuse, dit lechef de gare. Je l’ai lu.

– Ce n’est pas de refus, répondit Léonqui mit le journal dans sa poche.

Il salua le chef de gare et partit.

À quelque distance de là, le jeune homme eutla curiosité de regarder les nouvelles.

Il demeura stupide d’étonnement.

À la première page s’étalait son portrait lereprésentant tel qu’il était deux ou trois ans auparavant, lacasquette sur l’oreille, la cravate nouée en ficelle, la cigaretteau coin de la bouche.

« Ah ! ça, se dit-il, je crois qu’ilne fait pas bon pour moi m’attarder dans les villes. Ils ont toutdécouvert. On a dû me voir faire mon coup à Skytown ; et àl’heure qu’il est, les milliardaires ont mis ma tête à prix. Mais,par exemple, du diable s’ils me rattrapent ! C’est moi quivais éviter toute espèce de ville ou de village. Comme on dit, unhomme averti en vaut deux. Dussé-je mettre trois mois pour aller auCanada, désormais, je ne quitte plus les bois. Je me terre dans lefeuillage et bien malin qui m’attrapera ! »

Au lieu de continuer à suivre la ligne duchemin de fer, Léon obliqua brusquement dans la direction de laforêt et ne tarda pas à disparaître aux regards du vieux chef degare qui, du seuil de sa bicoque, avait suivi tout ce manège avecsurprise.

– Bah ! fit le sceptiquefonctionnaire, voilà encore une espèce de coureur de bois qui nesait pas ce qu’il veut. Combien y a-t-il de gens dans le même casdans cette vallée de misère !

Et il rentra philosophiquement dansl’intérieur de la maison, pour s’y livrer à la confection decartouches de gros plomb, car il comptait aller chasser le renardle lendemain, de grand matin.

Une heure s’était à peine écoulée depuis ledépart de Léon, lorsqu’un personnage en haillons, qui paraissaitessoufflé par une longue course pénétra comme un forcené dans lamaisonnette de la station.

L’employé, toujours occupé à son travail decartoucherie, fut quelque peu alarmé des manières brusques dunouvel arrivant.

Mais il devait être habitué, dans ce désert, àtoute espèce d’incursions car il ne s’en émut pasextraordinairement.

– Au large ! fit-il en présentant lecanon de son revolver à la hauteur du visage de l’intrus.

– Mais je n’ai pas de mauvaisesintentions, fit l’autre, en se reculant précipitamment. Je vais àla recherche d’un criminel.

– Vous êtes bien mal mis pour unconstable, dit le chef de gare sans abaisser le canon de son arme.D’ailleurs, il n’y a pas de criminel ici. Il n’y a même jamais devoyageurs.

– Il ne s’agit pas de cela, ditl’étranger impatienté. Vous ne savez pas qu’on a tué l’illustreinventeur Hattison, qu’on a fait sauter son usine ! Il y amême une prime de dix mille dollars pour qui livrera lecoupable.

– Ce que vous dites est fort possible.Mais cela peut aussi ne pas être vrai. Et, d’ailleurs, cela ne meregarde pas. Je ne vous connais nullement ; et je n’admets pasqu’on pénètre ainsi chez un honnête citoyen de l’Union.

– Je viens au fait, s’écria soninterlocuteur qui bouillait d’impatience. Vous avez de la méfiancecontre moi parce que je suis mal mis et que je suis entrébrusquement. Je suis entré brusquement parce que je suis pressé. Jesuis mal mis parce que j’ai revêtu un déguisement pour surprendremon homme. Comprenez-vous ?

– Oui, dit le chef de gare, en continuantà le tenir en joue.

– Tenez, reprit l’étranger qui n’étaitautre que Borton, serez-vous convaincu quand je vous aurai montréma carte de rédacteur au Chicago Life, quand je vous auraifait voir plus de dollars qu’on n’en pourrait, sans doute, voler,en trente ans, dans une cahute comme la vôtre ! D’ailleurs, jene veux rien autre chose de vous que de savoir si un inconnu, quisemblait poursuivi, n’est pas venu prendre le train à cettegare.

– Oh ! pour cela non. Vous pouvezêtre entièrement rassuré. Depuis plus de deux ans, personne n’apris le train ici.

– Personne n’est venu depuis cematin ?

– Si. Il est venu une sorte de coureurdes bois ou de chasseur qui, il y a plus d’une heure, m’a demandéle chemin d’ici la plus proche station.

– Il n’y a pas de doute, s’écria Borton,c’est lui ! Mais comment est-il ?

– Petit, barbu, blond, le nez en l’air,le rifle sur l’épaule, et le carnier et le plaid enbandoulière.

– C’est bien lui. Il y a des jours que jesuis sur sa piste, que je le file de forêt en forêt, de scierie enscierie, de ferme en ferme. Cette fois, il m’échappera pas. Maisquelle direction a-t-il prise ?

– Il a remonté la voie dans la directionde l’est.

– Mais alors, je n’ai pas un moment àperdre. Pourvu qu’il n’ait pas le temps de gagner la station et deprendre le train.

– Vous ne me laissez pas parler, hommeimpatient. J’ai dit qu’il avait remonté la voie dans la directionde l’est. C’est ce qu’il a fait pendant quelque temps.

– Et alors ?

– Alors, après avoir lu un numéro duChicago Life, que je lui ai donné, il est partibrusquement dans la direction des bois.

– Parbleu ! Mais c’est clair !Le gaillard a vu sa photographie dans le journal. Il juge prudentd’éviter les endroits habités.

Et, sans avoir attendu la réponse du chef degare qui, non sans avoir haussé les épaules, s’était remis à sontravail, Thomas Borton fila comme un trait dans la direction qu’onvenait de lui indiquer.

Chapitre 12L’enseveli

Aprèsavoir perdu une journée à suivre une fausse piste, celle del’individu arrêté pour vol à Persépolis, Thomas Borton, nousl’avons vu, avait repris le train dans la direction de Skytown, enpestant contre sa naïveté.

Plusieurs jours s’étaient écoulés sansqu’aucun indice, si léger fût-il, vînt le mettre sur la trace deLéon Goupit.

L’irritation du reporter croissait d’heure enheure, à mesure qu’il s’embrouillait davantage dans le flotd’indications contradictoires qui lui parvenaient sans cesse par letélégraphe.

« Et pourtant, se disait-il avecdésespoir, il a bien fallu qu’il passe quelque part. Sonsignalement, sa photographie sont partout. Il devrait déjà êtrearrêté. »

À Skytown, Borton rencontra l’un des troisdétectives envoyés par la société des milliardaires.

C’était un vieux professionnel, connu danstoute l’Amérique sous le sobriquet significatif de« Furet ».

Les deux hommes se toisèrent, non sans dédain,et finirent par s’adresser la parole.

– Eh bien, fit Borton, comment vont lesdix mille dollars de William Boltyn ?

– Mais, fort bien, répliqua l’autre. J’enai déjà combiné l’emploi.

– Ah ! Vous avez peut-être été tropvite en besogne, mon compère.

– Possible, répondit laconiquement leFuret. On fait ce qu’on peut.

Ils se tournèrent les talons.

Le reporter de Chicago Life étaitfurieux.

Il n’était pas seul à rechercher LéonGoupit.

Il fallait à tout prix qu’il se hâtât, qu’ilretrouvât le premier la trace du fugitif, sans quoi la prime desmilliardaires lui échapperait ; et M. Horst mécontent,pourrait fort bien le congédier.

« Voyons, se dit-il, en faisant surlui-même un puissant effort de réflexion, qu’aurais-je fait si jem’étais trouvé dans le même cas que celui que je cherche ? Ilme semble que j’aurais fait mon possible pour éviter les grandesvilles, et même les agglomérations d’habitations. J’aurais pris parles bois… Dans quelle direction ? Voilà ce qu’il s’agit desavoir. Ou je me trompe fort, ou mon homme, qui parle le français,a dû se diriger vers le nord-est, du côté du Canada, à moins qu’iln’ait déjà pris le train… Auquel cas je puis considérer ma primecomme perdue. En attendant, je vais toujours chercher dans ladirection du nord-est. »

Et Borton continua patiemment son enquête,décrivant une sorte de demi-cercle autour de Skytown, et n’oubliantpas la moindre ferme perdue au fond des bois, la moindre cahute debûcheron.

Partout il demandait si on n’avait pas vupasser un chasseur ou un homme en fuite.

Mais nulle part il ne recueillit derenseignements.

Cependant, vers le soir, Borton, qui étaitforcé, à mesure qu’il s’éloignait de Skytown, d’élargir le cerclede ses recherches, parvint à la scierie de la clairière, où Léonavait passé la nuit avec ses bons amis les Belges.

Le chef des ouvriers, ce naïf jeune homme auxyeux bleus et à la pipe de porcelaine dont Léon s’était amusé,fournit ingénument à Borton le renseignement espéré.

– Oui, dit-il, un bien gai jeune homme,savez-vous… Il a dormi dans le hangar, et il est parti de bonmatin.

– Ah ! dit Borton, qui jugea inutilede raconter à ces braves gens qu’il était à la recherche d’uncriminel. Et quelle direction a-t-il prise ? C’est unbeau-frère à moi que je voudrais bien retrouver !

– Mais, dit l’homme, il est parti en nousdemandant la route vers une ferme qui se trouve à quinze millesdans le nord.

– Pourriez-vous me rendre le mêmeservice, et m’indiquer aussi la route de cette ferme ?J’espère y arriver à temps.

– Vous ne pouvez pas partir de nuit àtravers la forêt ! Faites comme votre beau-frère, dormezpaisiblement sur un sac de copeaux, et je vous indiquerai la routedemain matin.

Le reporter, qui était fourbu, acceptal’hospitalité des bûcherons, et dormit à poings fermés jusqu’aulendemain matin.

Il fit, le jour suivant, une telle diligence,qu’il parvint à la ferme où Léon avait passé la troisième nuit desa fuite, un peu après midi.

Maintenant il était sûr d’être dans la bonnevoie.

Ce n’était plus pour lui qu’une question derapidité.

C’est ainsi que, de ferme en ferme, il suivit,comme un limier acharné sur sa proie, les traces de Léon Goupitjusqu’à la petite gare d’où nous l’avons vu s’enfoncer dans laforêt, à la suite de celui qu’il poursuivait.

Mais là, Borton éprouva une difficulté.

Il ne savait pas exactement la direction prisepar le fugitif, puisque celui-ci avait brusquement changé deroute.

Il retombait dans ses incertitudes du début,avec cette différence qu’il savait que Léon ne pouvait pas êtreallé très loin.

« Un peu de flair et de promptitude, sedisait-il pour se donner du courage, et je pince mongaillard. »

Avec une ardeur fébrile, appelant à son aidetoute son ancienne habileté de coureur des bois et de pickpocket,Thomas Borton se mit à étudier l’orientation des sentiers, et àexaminer les traces que pouvait avoir laissées Léon Goupit.

Mais ce dernier semblait s’être évanoui commeun flocon de fumée dans la profondeur des bois.

Borton passa inutilement tout ce jour-là àbattre les halliers.

La nuit vint, et il fut obligé de renoncer àses recherches.

Il était furieux, car il voyait les dix milledollars fort aventurés.

Cependant il n’était nullement décidé àabandonner la partie.

« Demain, se disait-il, je recommenceraimes recherches. En attendant, je vais passer la nuit, tant bien quemal, avec mon sac pour oreiller. Je suis maintenant à plus d’unedemi-journée de la petite gare, et ce serait du temps perdu que deretourner jusque-là. »

Le reporter se livrait à de sommairespréparatifs de coucher, lorsqu’il lui sembla voir briller, entreles branches, une lumière lointaine.

« J’ai de la chance, pensa-t-il. Cettelumière, ou je me trompe fort, doit indiquer une métairie où jepasserai la nuit un peu plus confortablement que sous cesbuissons. »

Joyeusement, il reboucla son sac et se dirigeadu côté de la lumière qui grandissait rapidement.

Mais en approchant, Borton perdit de sasatisfaction.

Ce ne pouvait être la lueur tranquille d’unefenêtre de ferme, qui jetait ainsi de grands éclats rougeâtres,illuminant brusquement les futaies pour s’effacer l’instantd’après.

« Diable ! pensa-t-il, on dû allumerlà-bas un immense brasier ; et je dois être tombé sur unebande de coureurs de bois ou de voleurs de chemins de fer.

« Je ferais bien de veiller sur mesdollars !… »

Thomas Borton s’assura que la poche secrètedoublée de cuir où se trouvaient ses valeurs était boutonnée avecsoin, tira son revolver de la poche de derrière de son pantalon ets’avança, l’œil aux aguets, faisant le moins de bruit possible, etse dissimulant derrière les troncs d’arbres.

Soudain le reporter se trouva à quelquesmètres du brasier. Accroupi près des charbons ardents, un hommeétait occupé à vider une pièce de gibier.

Borton ne put étouffer une exclamation dejoyeuse surprise.

À en juger par la description qu’on lui enavait faite, cet homme devait être ce Léon Goupit, à qui ildonnait, depuis huit jours, une si âpre chasse.

Mais Léon avait pris l’alarme au bruit desbranchages froissés ; et déjà, le rifle en main, retranchéderrière son feu, il criait, en visant Borton :

– Qui êtes-vous ? Ne faites pas unpas de plus, je tire !

Le pickpocket, chez qui la bravoure n’étaitpas une qualité dominante, jugea bon d’obéir à l’ordre qui luiétait intimé.

Il recula même de quelques pas en arrière,tout en réfléchissant à la ligne de conduite qu’il serait le plushabile de suivre.

« Ici, se dit-il, nous sommes en pleinesolitude. Je crois qu’il sera prudent de faire le bon apôtre,jusqu’à ce que je puisse m’emparer de lui durant son sommeil, ou metrouver assez près d’un village pour aller cherchermain-forte. »

En conséquence, Borton s’écriahypocritement :

– Je ne suis qu’un pauvre coureur desbois qui n’a aucune mauvaise intention. J’ai aperçu la lueur devotre feu ; et j’ai pensé que vous ne me refuseriez pas lapermission de me chauffer.

– Chauffez-vous si bon vous semble, ditbrusquement Léon. Mais je n’aime pas beaucoup les façons des gensqui arrivent sournoisement, au moment où on les attend le moins.Faites bien attention à ceci, d’abord de demeurer de l’autre côtédu feu, ensuite de ne pas faire le moindre mouvement dans madirection, sans quoi je vous tire comme un daim.

Borton vit qu’il avait affaire à un hommeénergique, avec qui il n’était pas bon de plaisanter.

Il redoubla d’humilité et se mit à se plaindrede tous les malheurs qui l’accablaient.

– Je n’ai vraiment pas de chance,gémit-il. Je n’ai pas mangé de la journée. J’espérais trouverautour de ce feu quelques coureurs des bois qui m’eussent offert àsouper, et je trouve, au lieu de cela, un homme qui veut me casserla tête.

Et en parlant ainsi il dévorait du regard,avec une avidité bien jouée, le coq d’Inde que Léon était en trainde plumer.

« Bah ! se dit Léon, dont le boncœur l’emportait sur la méfiance, ce qu’il dit est peut-être vrai,après tout. Je puis bien lui offrir la moitié de mon souper. C’està moi de me méfier et de l’observer. »

Et il fit signe au prétendu vagabond d’acheverd’apprêter le coq d’Inde, pendant que lui-même entassait dans levoisinage du brasier une nouvelle provision de bois mort.

Les deux hommes mangèrent silencieusement à lalueur du grand feu.

Quand Borton eut repoussé dans lesbroussailles les débris de la carcasse du coq d’Inde, Léon luipassa son tabac, puis sa gourde de gin.

– Ça réchauffe toujours, dit-il. Allez,prenez ça. Voilà qui ne fait pas de mal.

À ce moment il fut frappé du regard del’étranger.

Il était sûr d’avoir vu quelque part ces yeuxfaux et cette barbe rousse.

« Je ne sais pas où j’ai connu ceparticulier-là, se dit-il ; mais à coup sûr, j’ai dû avoiraffaire à lui. Où ? Quand et comment ? Voilà ce que je neme rappelle pas. »

Borton, de son côté, se livrait à desréflexions à peu près semblables, avec cette différence toutefoisqu’il reconnaissait admirablement Léon pour ce Français qui l’avaitempêché, un soir, à Ottega, de dépouiller une Irlandaise.

« Il me le paiera », pensait-il.

Le reporter s’enroula dans son manteau, en sepromettant d’épier le sommeil de Léon.

Mais celui-ci était trop inquiet de laprésence de Borton pour pouvoir dormir ; et il surveillaitattentivement les moindres mouvements du vagabond.

Vers le milieu de la nuit, Borton crut Léontout à fait endormi, et il se leva doucement.

Mais le jeune homme se trouva debout aussivite que lui.

– Vous avez besoin de quelquechose ? demanda-t-il.

– Oui, répondit le reporter piteusement,je voulais remettre un peu de bois sur le feu qui vas’éteindre.

– Bon, fit Léon. Mais ne vous occupez pasde cela. J’en ai soin.

Tout à fait décontenancé, Borton retournas’enrouler dans sa couverture.

Il n’osa bouger de tout le restant de lanuit.

Le lendemain, Léon se réveilla, suivant sacoutume, d’excellente humeur.

Il alla secouer son compagnon improvisé, enlui demandant s’il payait la goutte.

Borton, qui sommeillait à moitié après lesterreurs de la nuit, se dressa en sursaut, pâle et hagard, ensentant la poigne énergique du jeune homme.

Cependant le reporter se remettait peu à peude ses premières craintes.

Très lâche, mais très rusé, il avait deviné dupremier coup le moyen de triompher du jeune Français.

C’était en s’adressant à ses sentiments depitié.

Il lui raconta qu’après avoir fait demauvaises affaires comme homme de loi à Boston, puis àPhiladelphie, il s’était établi squatter, ce qui avait été pour luil’occasion d’une ruine totale.

Maintenant il vivait en vagabond, courant lesbois pendant la belle saison, offrant son travail dans les fermeset faisant les défrichements pendant l’hiver.

Il demanda à Léon la permission del’accompagner ce jour-là, et feignit d’éprouver une grandereconnaissance pour l’amabilité avec laquelle le Bellevilloisl’avait recueilli.

Pour donner une explication vraisemblable desa manière de vivre dans les bois, Léon raconta qu’il se rendait àMontréal, comptant se faire engager dans quelque troupe canadiennede chasseurs de fourrures.

Il affecta d’être ravi d’avoir un compagnon deroute.

Cependant, quoique un peu revenu de sespremières préventions, il ne cessait de se tenir sur sesgardes.

Les deux hommes traversèrent, ce jour-là, despaysages absolument désolés.

C’étaient des amoncellements de rocs, grès ougranit, entre les interstices desquels poussaient de maigresarbrisseaux.

C’étaient des ravins, profondémentdéchiquetés, des combes au fond desquelles on entendait mugir destorrents.

Involontairement Léon, très sensible àl’influence du décor, s’attristait et demeurait silencieux.

Ce pays, où l’on n’apercevait d’autres êtresvivants que des aigles et des vautours, lui inspirait de funèbrespressentiments.

Vers le coucher du soleil, la brise aigre etglaciale, qui avait soufflé pendant toute la journée, cessa.

Une grosse pluie se mit à tomber.

Les éclats de la foudre retentirent dans lesgorges lointaines de la montagne.

Ruisselants de pluie et glacés, Léon Goupit etBorton furent tout heureux de trouver un abri dans une sorte decaverne naturelle, dont l’entrée était protégée, comme par unauvent, par un énorme rocher qui s’avançait en surplomb.

Léon s’endormit, brisé par la fatigue, et parson insomnie de la nuit précédente.

Quant à Borton, la préoccupation des dix milledollars à gagner lui enlevait tout sommeil.

L’occasion lui semblait belle de s’emparer dela personne de son compagnon.

L’attacher pendant son sommeil, il ne l’osait,sachant bien que le Bellevillois ne dormait que d’un œil et avaitla poigne solide.

Ah ! s’il pouvait l’enfermer dans cettecaverne, et l’y retenir assez longtemps prisonnier pour qu’il eûtle temps d’aller chercher de l’aide.

Mais le moyen ?…

À force de se creuser la tête, Borton finitpar le découvrir.

L’entrée de l’espèce de grotte naturelle oùils s’étaient réfugiés était assez étroite.

Borton se dit qu’en faisant écrouler, si lachose était possible, le rocher qui dominait cette entrée et quiparaissait à peine en équilibre, Léon se trouverait absolument murédans la grotte.

S’armant d’un jeune pin qu’il aiguisa en formede levier, le détective se mit à l’œuvre.

Comme toujours, il jouait de bonheur.

La roche, effritée par les infiltrations, selaissait facilement entamer.

Après deux heures d’un travail acharné, il eutla joie d’arriver à un succès complet.

Le rocher craqua, céda, et finit pars’écrouler avec le bruit d’un coup de canon, obstruant entièrementl’entrée de la caverne.

Léon Goupit était muré tout vivant dans lamontagne, plus solidement enfermé que dans la mieux défendue desprisons de l’Amérique.

Chapitre 13Nouveaux projets de William Boltyn

WilliamBoltyn n’avait jamais déployé autant d’activité. Même aux époquesles plus troublées de sa vie aventureuse, dans les momentscritiques où il avait vu sa fortune chavirer et la chance luitourner le dos, où il avait dû vaincre des difficultés quiparaissaient insurmontables, jamais le milliardaire n’avait étéaussi totalement absorbé.

En son palais de la Septième Avenue deChicago, il s’enfermait des journées entières dans son cabinet detravail ; et le majordome Stephen avait l’ordre formel de nerecevoir personne, de ne déranger son maître sous aucunprétexte.

Lorsque Boltyn sortait, c’était pour se rendreen autocar à ses usines de conserves, grandes à elles seules commeune ville et qui occupaient tout un quartier, à l’ouest deChicago.

Là seulement, au milieu de l’immense usine oùdes milliers d’ouvriers travaillaient nuit et jour à transformer enconserves et en salaisons les troupeaux entiers de bœufs et deporcs que des trains amenaient sans relâche des pâturages du FarWest, en écoutant le bourdonnement des innombrables machines, lesifflement des convois qui traversaient les cours, les appels desbouchers, William Boltyn se déridait un peu, abandonnant pourquelques instants son masque impassible et sombre.

Son orgueil exultait. Le sentiment qu’il avaitde sa puissance s’augmentait encore lorsqu’il parcourait sesusines.

Il s’abandonnait à contempler le spectacle desvastes bâtiments qui s’étendaient à perte de vue, pleins de rumeursactives.

Il se plaisait à interroger les ouvriers etles contremaîtres, à indiquer d’incessants perfectionnements aumatériel des abattoirs.

C’était sa ville, à lui.

Il l’avait fondée, en était le maître.

Elle était à ses yeux le signe matériel de sacolossale fortune, le symbole de la force qu’il détenait ; etchaque fois que, sa visite terminée, le milliardaire regagnait soncabinet de travail, il sentait une vigueur nouvelle monter en lui,en même temps que se fortifiaient son ambition et sa haine.

– Ah ! s’écriait-il en se remettantau travail, les Européens ne connaissent pas encore la mesure de mavolonté. Ils ont cru m’échapper en assassinant l’ingénieurHattison, en faisant détruire Skytown par leurs espions ; maisle coup n’a pas porté, continuait-il avec une intonationdédaigneuse. Ils ne sont pas de force à lutter contremoi !

William Boltyn avait déjà dressé les plansd’une ville plus formidable encore que Skytown.

Cette fois il prendrait ses précautions.

Il projetait de la construire dans un îlotabsolument désert dont il avait déjà proposé l’achat augouvernement américain.

L’îlot en question n’avait que deux ou troismilles de circonférence.

Il serait facile à fortifier.

« Et je défie bien qui que ce soit d’ypénétrer, se disait Boltyn. Les engins qu’on y fabriquera, lesinventions qui s’y élaboreront seront bien en sûreté. Si nousavions pris ces précautions lorsque nous avons bâti Skytown, cemaudit Français n’aurait pu accomplir son acte criminel. Hattisonserait encore vivant. »

Tout en parlant, le milliardaire prit sur satable de travail une photographie qu’il regarda attentivement.C’était celle de Léon Goupit.

– C’est bien la physionomie d’unFrançais, murmura-t-il au bout d’un instant. Comme j’avais raisonde haïr les hommes du Vieux Monde ! C’est un Européen qui m’avolé ma fille. C’est un Européen qui a tué Hattison et incendiéSkytown ! Mais celui-ci ne m’échappera pas, je le jure !…Aurora ne l’arrachera pas à ma vengeance, comme elle l’a fait pourcet Olivier Coronal dont je suis obligé de supporter la présence etl’allure méprisante et vaine.

Le milliardaire se leva pour serrer laphotographie dans un cartonnier.

– Nous verrons quelle figure le gaillardfera au bout d’une corde, fit-il avec un éclat de rire sinistre. Àmoins qu’il ne s’envole comme un oiseau, le bandit ne tardera pas àêtre arrêté.

Il venait à peine de se rasseoir que Stephense présenta, et tendit à son maître une carte de visite.

– Bien ! Fais entrer, grommelaBoltyn.

M. Horst, le directeur du ChicagoLife, pénétra dans le cabinet de travail.

William Boltyn le reçut très froidement.

Il était mécontent de la campagned’informations qu’avait menée le Chicago Life au sujet dela catastrophe de Skytown.

– Que désirez-vous encore ?s’écria-t-il.

– Mais, répondit M. Horst ens’inclinant, non sans une certaine raillerie, je viens, comme ladernière fois, pour vous rendre un service.

Le visage de Boltyn se rembrunit.

– Qu’est-ce à dire ? fit-il. Vousserait-il tombé de nouveau entre les mains des plans de l’ingénieurHattison ?

– Non. Et malheureusement. Maispermettez-moi une question à mon tour. Les trois détectives quevous avez mis en marche vous ont-ils livré le coupable ?

– Pas encore ; mais cela ne sauraittarder. Sa photographie est partout, dans toutes les gares, danstoutes les public-houses.

– Je sais tout cela, interrompitM. Horst. Je sais aussi que vos détectives sont des nigauds.Vous avez dépensé des dollars bien inutilement. Que ne vousêtes-vous fié à moi ? Vous auriez, à l’heure qu’il est, lacertitude que Léon Goupit est arrêté.

– Il est arrêté ! s’exclama lemilliardaire. Mais qu’en savez-vous ?

– Il ne tient qu’à vous d’être fixé surce point, répondit le directeur dont le calme imperturbableachevait d’exaspérer Boltyn.

– Je crois que vous vous jouez demoi !…

– Oh ! pas le moins du monde. Jesuis toujours sérieux en affaires. Vous-même, au lieu de vousemporter, seriez beaucoup plus sage de m’aider à conclure celle-ci…Voici les faits. Le reporter que, de mon côté, j’ai chargé d’uneenquête à Skytown, a réussi à retrouver les traces de Léon Goupit.Il l’a filé pendant plusieurs jours ; et je viens de recevoirde lui un télégramme m’apprenant qu’il est parvenu à murerl’incendiaire dans une caverne pendant son sommeil. L’arrestationest donc maintenant un fait accompli. Maintenant, comme je vous ledisais tout à l’heure, il ne tient qu’à vous d’être tout à faitrenseigné, et, par mon intermédiaire, d’entrer promptement enpossession de la personne de l’assassin. Mon reporter attend mesordres pour agir, c’est-à-dire pour amener le prisonnier à Chicagodans le plus bref délai, ou bien… pour lui rendre la liberté.

– Lui rendre la liberté ! Mais vousn’y pensez pas, s’écria Boltyn qui s’était levé d’un bond.

– Cependant, repartit fort tranquillementM. Horst, c’est ce que je ferai si vous ne consentez pas àm’indemniser des frais que m’a causés le voyage de mon reporter àSkytown.

– Que ne le disiez-vous alors !Combien vous faut-il ?

– Cent mille dollars.

Malgré l’énormité de la somme, le milliardairene protesta pas.

Il eût donné le double, le triple plutôt quede renoncer à sa vengeance.

Il ouvrit son coffre-fort, prit une liasse debank-notes, et les tendit au directeur.

– Non pas, fit celui-ci qui avait suivide l’œil tous les mouvements de Boltyn. Votre parole me suffit. Ilsera temps, lorsque je vous aurai livré le prisonnier.

Et sans rien ajouter, le directeur duChicago Life sortit du cabinet de travail.

Retombé dans son fauteuil, Boltyn eut uneminute d’hésitation. Les allures de M. Horst lui semblaientbizarres.

– Bah ! finit-il par dire, attendonsles événements.

Et il se remit à son travail.

Ce n’était pas tout que d’avoir conçu le pland’un nouveau laboratoire de guerre, d’une ville qui dépasseraitSkytown par la perfection de l’agencement.

Il fallait un homme pour la construire, pourla gouverner.

Hattison n’était plus là ; et saufquelques-unes dont Boltyn avait recueilli les plans – les hommes defer, entre autres –, toutes ses inventions semblaient avoir étéanéanties avec lui.

William Boltyn se demandait vainement à quelhomme, à quel savant il pourrait confier la direction de sagigantesque entreprise.

Il prit à côté de lui un volumineux annuairedes sciences et de l’industrie, et se mit à feuilleter la tablealphabétique qui réunissait les noms de tous les inventeurs,ingénieurs et savants de l’Union.

Deux heures après, il n’avait pas encoreinterrompu cette besogne.

Son irritation semblait croître à mesure qu’ilavançait dans sa lecture.

Il finit par refermer violemment le livre.

C’était au moins la vingtième fois qu’il selivrait à cet examen. Chaque fois, c’était pour lui l’occasiond’une indescriptible fureur.

– Ah ! les bandits savaient bien cequ’ils faisaient en assassinant Hattison, s’écria-t-il. Il étaitl’âme de Skytown. Son merveilleux génie organisateur nous était unsûr garant de victoire. Où retrouver une pareille intelligence auservice d’une volonté aussi tenace ? Il incarnait bien notrehaine commune de l’Europe. Avec lui nous eussions réalisé nosprojets. L’Europe aurait été vaincue, le génie américain se seraitaffirmé. Notre commerce, notre industrie seraient devenus lespremiers du monde, c’eût été pour nous la domination universelle etindiscutée.

Involontairement, la pensée de Boltyn allaitvers Ned Hattison.

– N’est-ce pas lui, se disait-il, quiaurait dû continuer l’œuvre de son père ? N’est-ce pas lui quidevrait recueillir son héritage de gloire, et prendre à présent ladirection de notre entreprise ? Mais non, il semble que cesoit une fatalité. Ce faux Yankee est passé à l’ennemi, il s’estfait européen.

La voix du milliardaire se faisait sourde.

La tête dans les mains, il s’abîmait dans sesréflexions.

– Mais quoi, fit-il tout à coup en seredressant dans une attitude de lutte, vais-je me laisser abattrepar la moindre difficulté ! Ne suis-je plus William Boltyn,l’empereur des dollars ! N’ai-je plus mes milliards, pourm’alarmer de telle façon !

Les poings serrés, comme s’il allait bondirsur un ennemi, son corps trapu ramassé tout entier, le milliardaireétait vraiment terrible d’expression volontaire et haineuse.Brusquement, il appuya sur un bouton électrique.

Le majordome accourut.

– Mets-toi là, Stephen, ordonna-t-il endésignant une table sur laquelle se trouvait une machine àécrire.

Quelques minutes après, sur les indications deson maître, Stephen avait rédigé des lettres de convocation queBoltyn envoya, séance tenante, à chacun des membres de la sociétédes milliardaires.

Il les convoquait tous, pour le lendemain,dans le grand salon de son hôtel.

Lorsque tout fut fini, le majordome seretira.

Boltyn était énervé. Les tempes lui battaient.Il ouvrit la fenêtre de son cabinet de travail qui donnait sur laSeptième Avenue, et il sortit prendre l’air sur le balcon.

Un petit hôtel, de deux étages seulement, bâtiavec élégance, mais sans le luxe criard ni les couleurs voyantesqui déparent ordinairement les constructions américaines, faisaitface au palais de William Boltyn.

Un jardin couvert, sorte de serre, dans lequelon apercevait des massifs de fleurs et de verdure, entourait lepavillon, qu’on eût pris plutôt pour la demeure de quelquetranquille famille européenne, que pour celle de la fille d’unmilliardaire yankee.

C’était là en effet qu’habitaient OlivierCoronal et sa jeune femme.

Accoudé à la balustrade du balcon, lemilliardaire regardait la demeure de sa fille.

De ses fenêtres, il voyait quelquefois lajeune femme se promener dans la serre et dans le cabinet de travailde son mari, lisant les journaux ou travaillant à quelque ouvragede broderie – comme une petite bourgeoise – pendant qu’Olivier,penché sur ses plans, s’absorbait dans ses recherchesscientifiques.

Jamais William Boltyn n’avait pu se résoudre àappeler sa fille Mme Coronal. Elle était toujourspour lui miss Aurora.

Ce mariage qu’il avait dû subir, sous peine devoir la jeune fille se séparer de lui, ne lui avait jamais parudurable.

Déjà, il avait deviné qu’entre les deux époux,l’entente n’était pas toujours parfaite.

Aurora se plaignait souvent de la manière devoir d’Olivier, et du dédain qu’il montrait pour les mœurs et lesidées américaines.

Il entrait bien dans le plan de Boltynd’encourager, de susciter même l’éclosion de nouveaux éléments dediscorde. C’est ce à quoi il réfléchissait tout en cherchant, maisinutilement, la silhouette d’Aurora dans le jardin couvert du petithôtel.

Mais la pensée de William Boltyn revenait sanscesse à l’entrevue qu’il venait d’avoir avec le directeur duChicago Life.

« S’est-il joué de moi ?… LéonGoupit est-il vraiment arrêté ? se demandait-il. Il a dûparler sérieusement ce M. Horst, sans cela il aurait empochétout de suite les cent mille dollars. Enfin, je ne saispas… »

Et puis, le lendemain, les milliardaires sescollègues se trouveraient tous réunis dans le grand salon del’hôtel.

Boltyn enrageait de n’avoir pas trouvé l’hommequ’il lui fallait pour succéder à Hattison, de n’avoir que desplans à soumettre à ses associés, sans personne pour lesréaliser.

Aucun des ingénieurs et des savants, sur lesnoms desquels son attention s’était un moment arrêtée, neremplissait entièrement les conditions indispensables. Aucunsurtout n’offrait assez de garanties de discrétion et n’étaitsusceptible de se consacrer exclusivement à l’entreprise, d’yapporter tout son temps, toute son énergie.

Ce n’étaient, pour la plupart, que des chefsd’exploitation n’ayant à peu près jamais rien découvert et quiavaient trouvé un facile moyen de s’enrichir en lançant de nouveauxproduits, en attachant leurs noms à des appareils dont ils avaientacheté les brevets en Europe.

Ce n’étaient que des utilisateurs, desquels onne pouvait attendre rien d’intéressant ni de personnel. Nul d’entreeux ne possédait le génie de nouveaux principes, qui crée et quigénéralise sa création.

Ils ne feraient que perfectionner les moyensde destruction existant déjà et ce n’était pas ce que voulaitWilliam Boltyn.

Il lui fallait un organisateur de premièreforce, en même temps qu’un chercheur infatigable, qu’un inventeuraudacieux qui ne s’embarrassât d’aucun obstacle.

Tout à coup, Boltyn aperçut Olivier Coronaldans la Septième Avenue.

L’inventeur marchait lentement, en lisant unjournal.

Il se dirigeait vers sa demeure, revenant desusines Strauss où, malgré son mariage avec Aurora, il continuaittoujours à travailler.

Voulant à tout prix garder son indépendance,Olivier vivait très modestement.

Les trois cents dollars mensuels qu’il gagnaitlui suffisaient amplement ; et jamais il n’avait voulu rienaccepter d’Aurora, en dehors du don qu’elle lui avait faitd’elle-même et de l’amour qu’elle lui portait.

Il la laissait, du reste, absolument libre dese livrer à ses prodigalités, à sa manie de s’entourer d’objetscoûteux et de n’estimer les choses que d’après le nombre de dollarsqu’elles représentaient.

Depuis longtemps, il avait renoncé à laconvaincre, à lui faire considérer sa vie sous un autre aspect.

La froideur des deux époux à l’égard l’un del’autre augmentait de jour en jour.

Ils le sentaient bien, mais ne pouvaientapporter à cette situation aucun remède.

Il y avait dans leurs caractères trop dedifférences. Leur manière de voir, leurs aspirations étaient tropdissemblables pour qu’ils pussent s’accorder.

Depuis une semaine surtout, c’est-à-diredepuis qu’Olivier avait appris la catastrophe de Skytown et le rôleque semblait y avoir joué Léon Goupit, leurs relations quotidiennesétaient devenues beaucoup plus difficiles.

Ils se parlaient à peine et de chosesindifférentes.

Chacun d’eux avait ses préoccupationspersonnelles.

Ils jugeaient inutile de se mettre dans le casd’avoir à se dire des choses désagréables.

Olivier surtout répugnait à cela. Il gardaitpour lui seul ses ennuis, chaque jour plus cuisants.

Lorsqu’il avait vu le Chicago Lifepublier le portrait de Léon Goupit et mettre pour ainsi dire satête à prix, Olivier n’avait pu dissimuler sa colère et sonchagrin.

Cette chasse à l’homme lui avait soulevé lecœur de dégoût.

Pourtant, il ne pouvait rien faire en faveurde son ancien domestique. Il ignorait même où il se trouvait ;et ce n’était pas là sa moindre contrariété.

Était-il même bien certain que Léon fûtl’auteur de la catastrophe de Skytown ?

Par moments, Olivier Coronal en doutait.

En tout cas, il craignait que le jeune hommepayât de sa vie son acte généreux.

Il s’attendait à apprendre, d’un moment àl’autre, la nouvelle de son arrestation.

De son côté, dévouée aux idées américainescomme elle l’était, Aurora, dans cette circonstance, était tout àfait disposée à prendre le parti de son père et de la société desmilliardaires.

Tout en ignorant que Léon Goupit eût étéautrefois au service de son mari, elle souhaitait, dans son forintérieur, que son père triomphât du malfaiteur – c’est ainsiqu’elle aussi l’appelait – qui avait détruit Skytown.

Rentré dans son cabinet de travail, WilliamBoltyn ne parvint pas à retrouver son calme.

Le fait seul d’avoir aperçu Olivier Coronaldans la Septième Avenue avait fourni un nouvel élément à safureur.

« Faut-il que cet homme soit stupide, sedisait-il. Il a en main tout ce qu’il faut pour se créer unesituation merveilleuse. Il est mon gendre, à moi qui possède desmilliards, qui me suis mis à la tête de la plus gigantesqueentreprise qu’un homme ait jamais conçue ; et il ne sait pasen profiter. Il s’entête dans ses idées ridicules d’Européen, alorsqu’il aurait pu devenir mon associé, m’aider dans mes travaux,couvrir son nom de gloire et participer aux bénéfices quirécompenseront mes efforts. Mais non, cet homme semble vouloir menarguer, et m’écraser de sa suprématie.

« J’admets qu’il soit un savant depremière force, continua le milliardaire, tout en semblant suivreune idée. L’ingénieur Strauss se connaît en hommes et n’eût pasintéressé Coronal à ses affaires, comme il vient de le fairedernièrement, s’il n’avait découvert en lui un talent supérieur.Et, justement, il n’en est que plus à craindre. Sa présence à côtéde moi, l’influence qu’il exerce sur Aurora sont un véritabledanger. Je suis obligé de me méfier de ma propre fille, de ne plusrien lui dire de ce qui concerne mes affaires, de peur qu’un jourCoronal ne retourne en Europe et n’entame la lutte avec nous en seservant de tous les secrets qu’il aura réussi àdécouvrir. »

Pour William Boltyn, la conduite d’OlivierCoronal ne pouvait s’expliquer autrement.

Totalement ignorant de l’amour, n’ayant jamaiséprouvé aucun sentiment désintéressé, William Boltyn jugeait lesautres hommes d’après lui-même.

Irrité, comme il l’était en ce moment, de nepouvoir trouver un successeur à l’ingénieur Hattison, Boltyn envint même à penser que l’attitude d’Olivier Coronal pouvait bienn’être qu’une ruse, un stratagème pour dissimuler sa penséevéritable et pour donner plus de prix à sa conversion, en un mot,que l’adhésion de son gendre aux projets des milliardaires n’étaitqu’une question de dollars.

Cette conclusion à laquelle Boltyn arriva,insensiblement, le satisfit, d’autant plus qu’elle avait le méritede changer totalement pour lui la face des choses.

S’il ne se trompait pas dans ses calculs, si,comme il le croyait, Olivier Coronal ne manœuvrait que dans le butde faire acheter très cher son concours, Boltyn se disait que lesuccès de son entreprise était enfin assuré et que le mariage de safille, considéré jusque-là comme une mésalliance, devenait unévénement heureux.

En y réfléchissant bien, le milliardaire sedit qu’en effet Coronal possédait toutes les qualités d’undirecteur de laboratoire de guerre.

Il avait déjà donné, dans maintescirconstances, la mesure de ses capacités. N’avait-il pas inventéla torpille terrestre ? Et l’ingénieur Strauss ne disait-ilpas de lui qu’il était appelé à de grandes destinées ?

Certes, il serait un allié puissant, autantqu’en ce moment il était un adversaire redoutable.

Tout serait donc pour le mieux.

Avec sa brusquerie de décision habituelle,Boltyn résolut d’en avoir le cœur net sur-le-champ.

Il prit son chapeau et sa canne et sortit.

En apercevant son père qui traversait lejardin couvert, Aurora ne put retenir un cri de surprise.

Il était tout à fait en dehors des habitudesde William Boltyn de se déranger pour venir chez sa fille, mêmequand il savait la trouver seule.

Depuis plus d’un mois, en effet, pareillevisite ne s’était produite.

La jeune femme courut au-devant de sonpère.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle enl’embrassant. Un nouvel accident est-il survenu dans tesentreprises ?

– Mais pas le moins du monde, repartitBoltyn ironiquement, à moins que tu n’appelles un malheur le faitque je vienne te visiter.

Pendant plus d’une demi-heure, ilss’entretinrent dans le petit salon d’Aurora.

Quoique meublée avec une grande sûreté degoût, cette pièce ne plaisait pas beaucoup à la jeune femme. Ellela trouvait trop terne, disait-elle, trop dépourvued’originalité.

Boltyn, que toutes ces choses laissaient bienindifférent, fut de l’avis de sa fille.

– Ton mari n’est-il donc pas là ?finit-il par demander, après qu’ils eurent épuisé tous les sujetsde conversation. Il me semble pourtant l’avoir vu rentrer.

– Tu ne t’étais pas trompé. Il travaille,à ce que je crois.

– Veux-tu m’annoncer auprès delui ?

Aurora regarda son père avec étonnement.

– Tu désires le voir ?demanda-t-elle.

– Mais oui. Qu’y a-t-il d’étonnant àcela ?

– Oh ! rien du tout, répliquaAurora. Mais tiens, le voici justement.

Olivier Coronal, en effet, sortait de soncabinet de travail.

En apercevant William Boltyn, il le saluacorrectement et se contraignit même jusqu’à prendre part à laconversation pendant quelques minutes.

Aurora s’était tue subitement.

Entre ces deux hommes, son père et son mari,elle se trouvait mal à l’aise.

Derrière leur attitude polie, mais glaciale,elle sentait bien que la haine couvait et elle craignait toujoursque quelque scène de violence, dans laquelle elle ne pourrait pasintervenir, n’eût lieu en sa présence.

Elle prit le parti de s’esquiver, enprétextant une occupation urgente.

Chapitre 14Un discours de Harry Madge

Unmoment de silence régna entre Olivier Coronal et son beau-père.

Ce fut William Boltyn qui parla lepremier.

– Je suis venu pour m’entretenirsérieusement avec vous, fit-il. J’ai une communication importante àvous faire.

– Allez, dit simplement Olivier.

Sans se laisser déconcerter par ce laconisme,le milliardaire reprit :

– Je n’ai pas l’intention de vous faireinutilement des éloges. Vous êtes un homme de valeur, je lesais.

– Où voulez-vous en venir ? demandaOlivier très attentif.

– Je vais avec vous droit au but. Vousconnaissez mes projets. Vous avez été assez habile pour lessurprendre, ajouta-t-il amèrement. Vous connaissez aussi ladéception qui m’atteint en ce moment. L’ingénieur Hattison estmort. Je viens simplement vous proposer de prendre sa place dans ladirection de mes laboratoires de guerre.

– Monsieur ! fit Olivier sedressant, les bras croisés, dans une attitude de défi, en face dumilliardaire qui continuait froidement.

– Ma proposition est bien faite pour voussurprendre. Mais avant de vous mettre en colère, attendez que jevous explique entièrement ma pensée.

– Quelle qu’elle soit, je lui feraimauvais accueil.

– Attendez, vous dis-je. Je vous ai ditque j’avais une haute opinion de votre talent. J’ai une estime nonmoins haute pour votre caractère. Je ne vous ferai pas l’injure devous offrir une somme de dollars – si considérable soit-elle – pourque vous abandonniez vos convictions. Votre éducation d’Européen,inaccoutumé à estimer les choses pratiques à leur juste valeur,vous ferait envisager votre conduite comme une trahison. Je veux,au contraire, servir vos projets.

– Servir mes projets ! reprit enécho Olivier Coronal, avec ébahissement.

– Oui, monsieur. Si je ne me trompe, vousvous êtes déjà signalé par plusieurs inventions militaires de laplus haute valeur, entre autres par votre torpille terrestre ;et vous n’avez fait cela, paraît-il, que dans le but d’arriver àproduire, grâce à la puissance exagérée des engins, la suppressioncomplète des guerres dans l’humanité.

– C’est exact, fit l’ingénieur, de plusen plus étonné.

– Eh bien ! monsieur, je viens toutsimplement vous proposer de continuer ici l’œuvre que vous avezcommencée en Europe. Vous aurez des millions et des laboratoires àvotre disposition. Vous pourrez réaliser vos plus follesimaginations, vos projets les plus osés… Découvrez des enginstellement meurtriers, des machines tellement redoutables, quel’Amérique elle-même n’ose s’en servir, dans la crainte d’amenerune destruction générale des peuples… Comme tous les grands hommes,vous devez négliger le détail pour ne voir que l’ensemble, vousdevez avoir des vues assez larges pour préférer le salut desgénérations futures au salut de la génération présente. Que vousimporte que ce soit l’Amérique ou l’Europe qui rendent, par votremoyen, la guerre prochaine impossible ! Votre pays ne vousfournirait jamais la possibilité de réaliser vos conceptions. Vouspouvez le faire ici en toute sécurité ; et si mesraisonnements sont exacts, votre conscience même vous ordonne de lefaire. Acceptez mes propositions. C’est l’occasion, uniquepeut-être, qui s’offre à vous de réaliser vos plus chersprojets.

Olivier réfléchit quelques instants.

– Monsieur, dit-il, votre proposition metouche. Je ne croyais pas que vous vinssiez jamais à considérer leschoses de la même façon que nous autres, Européens, gens inférieurspuisque nous aimons l’humanité. Mais, malgré tout, il m’estimpossible d’accepter votre offre.

– Par exemple ! sursauta lemilliardaire. Et pourquoi, s’il vous plaît ?

– Lorsque j’ai inventé la torpilleterrestre, j’ai failli causer une guerre européenne, dit Olivier,et si elle n’a pas eu lieu, c’est que les nations déploient toutesun tel acharnement à découvrir de nouveaux engins, de nouvellesarmes, qu’à peu de chose près, elles en sont toutes au mêmepoint.

– Ce ne peut pas être là la raison devotre refus, dit William Boltyn, en arrêtant sur Olivier son regarddur, métallique.

– En effet, j’en ai une autre, repartitfroidement l’inventeur… Admettons que lorsque j’aurai fait unedécouverte capitale, il vous plaise de changer d’avis et de mecongédier. Je laisserais donc mon pays désarmé contre lesinventions meurtrières que j’aurais mises entre vos mains !…Je vous avoue que j’ai une trop grande expérience des mœursaméricaines pour croire beaucoup à votre générosité, à votredésintéressement.

– Comme il vous plaira, monsieur, ditBoltyn, furieux de se voir deviné. J’ai eu tort de descendrejusqu’à vous faire des concessions, jusqu’à entrer dans vos idées.J’aurais dû deviner mieux votre caractère et m’épargner à moi-mêmela démarche que je viens de faire.

Et William Boltyn se retira, en fermant avecviolence la porte du petit salon.

Comme il traversait l’avenue, il regardal’heure à son chronomètre électrique – mû par une pile minusculeque l’on rechargeait tous les trois mois – et il s’aperçut qu’iln’avait que juste le temps de remonter chez lui pour expédier soncourrier.

Depuis longtemps déjà, le milliardaire nedécolérait plus.

Ainsi ses associés allaient se réunir, et iln’aurait pas un homme à leur proposer.

Il était d’autant plus vexé que le spiriteHarry Madge, son adversaire dans une foule de questions, avait, parextraordinaire, annoncé sa visite pour ce jour-là.

Aurora, qui vint saluer son père, fut presquemal reçue ; et le milliardaire ne lui cacha pas les nouveauxgriefs qu’il avait contre Olivier.

– Cet homme m’a bravé, dit-il. J’ai eubeau dissimuler, renier devant lui les idées qui me sont chères,entrer dans ses projets insensés de paix universelle, mettre à sespieds mes millions et jusqu’à mes convictions, il a refuséfroidement mes offres, avec la sotte vanité des gens de sa race.Vraiment, c’est un grand malheur que tu aies épousé cethomme ! Si tu veux que nous restions amis, fais en sorte queje ne me trouve jamais devant lui.

Aurora essaya timidement de défendre sonmari ; mais son père lui coupa la parole.

– Je t’ai dit à l’instant même que je nevoulais plus voir cet homme. Je ne veux pas davantage en entendreparler. Il devrait être moins fier et se souvenir qu’il me doit lavie… Ah ! si je ne lui avais pas fait grâce, à taconsidération, après sa tentative d’espionnage, je n’aurais pasaujourd’hui l’humiliation d’être bravé par le mari de ma fille, etd’être obligé de supporter sa présence.

Aurora n’insista pas.

En elle-même elle donnait tort à Olivier.

Elle trouvait sa conduite injuste, et ellel’accusait tout bas de n’avoir pas cédé à son père, puisquecelui-ci avait fait les premières avances.

Elle rentra chez elle plus tard que decoutume, et ce fut pour faire sentir à Olivier le poids de samauvaise humeur.

Après quelques tentatives de réconciliationqui furent mal accueillies, le jeune homme se décida à garder lesilence ; et la soirée se passa le plus tristement du mondeentre les deux époux.

Désormais la discorde allait régner dans leménage.

William Boltyn ne dormit pas de la nuit.

Il se tournait et se retournait dans son litsomptueux, décoré, comme par une ironie du sort, de merveilleuxbas-reliefs représentant des faunes et des bacchantes qui sedisputaient des grappes de raisins.

Le lendemain matin, il reçut encore unemauvaise nouvelle.

Les sondages qu’il avait fait opérer dans labaie de Skytown, pour tâcher de retrouver l’un des sous-marins,n’avaient amené que la découverte de pièces d’acier émiettées ettordues comme par l’action d’un explosif formidable ; ontrouva aussi quelques masses métalliques qu’il reconnut, à ladescription qu’on lui en faisait, pour être les têtes dequelques-uns des fameux hommes de fer.

Comment se trouvaient-elles là ?Mystère !

L’exploration minutieuse des décombres n’avaitpas donné de bien meilleurs résultats.

Quelques machines à vapeur, quelques dynamos,une partie de l’attirail de la fonderie étaient seuls demeurés àpeu près intacts.

Les plans, si chèrement payés à M. Horst,lui avaient été l’occasion d’une autre déconvenue.

Ils ne contenaient que des épures relatives aupremier submersible construit par Ned Hattison au début del’entreprise.

Malgré l’énergie de son caractère, WilliamBoltyn passa toute cette journée dans un désappointement quitouchait au découragement.

Qu’allait-il dire, le soir, à sescollègues ?

Après mûres réflexions, il se promit de neleur exposer que ses projets ayant trait à l’installation desateliers dans une île isolée, et défendue par une ceinture detorpilles.

Il remettrait à plus tard le choix d’undirecteur capable de remplacer le vieil Hattison.

À huit heures, dans le grand salon doré quesupportaient des colonnes ornées de gigantesques têtes de bœuf, laréunion était au complet.

Harry Madge était venu, dans une singulièrevoiture aux parois de cristal, qu’il disait être mue par la seuleforce de la volonté.

Cette voiture attirait tous les regards.

Le spirite milliardaire semblait encore plusmaigre et plus desséché que de coutume.

Son corps, ratatiné comme celui d’une momie,flottait à l’aise dans un ample pardessus qui lui descendaitjusqu’aux pieds, et dont la coupe extravagante rappelait plutôtquelque robe de magicien qu’un honnête cover-coat fabriquépar un tailleur yankee.

Sa calvitie, si prononcée qu’on distinguait àtravers la peau, sèche comme une pellicule de colle de poisson, lespoints de suture de la boîte crânienne, son nez crochu, quirejoignait presque le menton par-dessus une bouche mince comme unfil, ses larges yeux, semés de paillettes d’or, et qu’on devinaitphosphorescents dans l’obscurité, tout achevait de donner à HarryMadge un aspect étrange et impressionnant.

Ses oreilles sèches et longues étaient ornéesd’un bouquet de poils blancs, et ses doigts osseux, pareils à desgriffes d’oiseau de proie, s’avançaient avec des mouvementsfébriles, couverts d’une infinité de bagues.

Dès le début de la réunion, le spirite demandala parole. Sa voix, comme effacée, sans timbre, semblait venir dequelque endroit très éloigné.

Cette voix, qui paraissait dépouillée de toutéclat et de toute force, commandait l’attention, et donnait l’idéed’un organe spécial, qui n’aurait été créé que pour exprimer deschoses de pure logique.

Un grand silence s’était fait, comme si lesmilliardaires eussent pressenti qu’ils se trouvaient en face d’unepuissance supérieure.

– Gentlemen, dit Harry Madge, malgré mesfréquentes absences de vos réunions, je ne m’en suis pointdésintéressé, comme vous auriez pu le croire… Du fond de laretraite où me confinent mes études sur l’invisible, j’ai suiviavec attention tous vos efforts. J’ai vu avec peine que, fauted’avoir voulu suivre mes conseils, vous aviez encouru plusieurséchecs. Par suite d’un enchaînement de circonstances qu’il étaitfacile de prévoir, la puissante organisation de force matérielleque vous aviez créée a péri.

« Il en sera de même chaque fois que vousessaierez de triompher de vos ennemis dans des conditions aussidéfectueuses.

« Pour vaincre ses ennemis, en effet, ilne faut pas suivre la même voie qu’eux. Du côté des canons, desexplosifs, des sous-marins et des engins de guerre de toute sorte,nous ne pouvons songer à devancer et à surprendre du premier coupnos ennemis du vieux continent. La France, l’Allemagne,l’Angleterre, la Russie possèdent des milliers d’ingénieurs. C’estentre eux un concours perpétuel pour découvrir, ou perfectionnerles engins destructeurs.

« Si nous obtenions un premier succès,grâce à l’imprévu de notre attaque, à l’inattendu de quelques-unesde nos découvertes, les chances s’égaliseraient vite dans un secondcombat. Après une longue et ruineuse guerre, nous nousretrouverions probablement dans la même situation…

Pendant ce préambule, le front desmilliardaires s’était obscurci.

William Boltyn, les sourcils froncés, sesentait blessé, plus que tout autre, dans son orgueil.

Il méditait une réponse foudroyante.

Ainsi donc, cet Harry Madge venait froidementproclamer l’impuissance de l’Amérique, l’inutilité de lagigantesque entreprise des milliardaires !

Harry Madge, dont les yeux pétillaient, commes’ils eussent dégagé des étincelles électriques, continua sanss’émouvoir, et, comme s’il eût deviné la pensée de sesinterlocuteurs.

– J’ai dit que, dans cette lutte del’Amérique avec l’Europe, nos chances seraient égales. Je n’ai pasdit qu’elles seraient défavorables pour nous. Mais ce n’est pasassez. Il faut triompher sûrement, immanquablement. Je suis venuici pour vous en offrir les moyens.

– Et comment cela ? s’écria enhaussant les épaules William Boltyn, incapable de se contenir pluslongtemps. Par les esprits, sans doute ?

– Avant de vous moquer de moi, répliquasévèrement Harry Madge, en arrêtant ses prunelles magnétiques surcelles du fabricant de conserves, savez-vous ce que c’est que lespiritisme ? Vous faites-vous une simple idée, homme plongédans la matière, des forces mystérieuses qui voltigent autour denous, qui nous coudoient, qui nous enserrent, et qui dirigent nosactions la plupart du temps, que nous le voulions ounon ?…

Chacun se demandait où l’orateur voulait envenir.

Tous étaient fortement impressionnés.

– Gentlemen, poursuivit le milliardairespirite, sans paraître remarquer l’effet produit par ses paroles,je vais vous demander la permission de citer ici quelques anecdotesdont je vous certifie l’exacte véracité.

« Apprenez les merveilles que peuvent lavolonté et la méditation.

« Il y a à peine une cinquantained’années, dans les possessions anglaises de l’Inde, un homme sefaisait enterrer vivant. Un mois entier, il demeurait à six piedssous terre dans son cercueil. Puis il revenait à la vie, sansparaître avoir éprouvé aucun inconvénient… Voilà un résultat qu’ilest impossible d’obtenir avec des dollars !…

Comme William Boltyn souriait, HarryMadge ajouta :

– Le fait que j’avance est absolumentexact. Il est certifié par un procès-verbal dressé par unmagistrat, et contresigné par trente honorables officiers del’armée anglaise dont on ne peut suspecter le témoignage.

« Du reste, pour éloigner de votre esprittout soupçon de charlatanisme, permettez-moi de vous donner desdétails sur cette merveilleuse inhumation.

« Quelques jours avant la date fixée pourl’expérience, le sujet – c’était un fakir – s’enferma dans unecahute avec un de ses disciples. Ils passèrent plusieurs journées àjeûner, à dire des prières et à respirer des parfums.

« À l’heure dite – le magistrat quidevait dresser le procès-verbal, et les trente officiers étantprésents –, le fakir, dont l’immobilité était déjà presque absolue,commanda qu’on lui retournât la langue, de manière à ce qu’ellevînt s’appliquer sur l’orifice du larynx.

« Cette première opération accomplie, onlui ferma les yeux, on lui boucha le nez et les oreilles avec de lacire, et, sur la bouche, on lui appliqua un bandeau. Tous cespréparatifs terminés, on enferma le fakir dans un sac de cuir, quifut fermé et plombé, en présence des témoins. On le mit ensuitedans un cercueil muni d’une serrure qui fut fermée, et dont lesassistants prirent la clef. Après quoi, le cercueil fut enfindescendu dans une fosse maçonnée dont les parois avaient undemi-mètre d’épaisseur.

« Toutes les précautions étaient prises,pour que personne ne pût s’approcher du fakir inhumé. La fosseavait deux mètres de profondeur. Le cercueil fut recouvert deterre, et, pour comble de précautions, on sema de l’orge sur lafosse et dans tout le terrain avoisinant. On cerna le champ avecune palissade, et, pendant un mois, trois sentinelles montèrent lagarde nuit et jour.

« Est-il possible, dans ces conditions,qu’une supercherie se soit produite ?

« Non, évidemment… Eh bien, pourtant,gentlemen, le fakir ne mourut pas.

« Lorsque les trente jours furentécoulés, le magistrat et les trente officiers pénétrèrent dans lechamp, accompagnés d’ouvriers et de médecins.

« En leur présence, on retira le cercueilde la fosse. Avec la clef, qu’ils avaient toujours conservée, ilsl’ouvrirent… Le plombage du sac de cuir était intact.

« Immobile, le corps glacé comme celuid’un reptile, le fakir s’offrit à leurs regards. Ses narines, sesoreilles étaient toujours bouchées par de la cire. On retira lebandeau qu’il avait sur la bouche, on desserra ses lèvres.

« La langue était toujours dans sa mêmeposition, retournée et bouchant l’orifice du larynx.

« On se mit en devoir de frictionner lecorps.

« Au bout de quelques heures, le fakirdonnait de légers signes de vie. Enfin le cœur se remit àbattre !…

Malgré leurs convictions nettementmatérialistes, et le dédain qu’ils avaient toujours professé pources sortes de choses, le discours de Harry Madge fit passer unfrisson dans l’âme des milliardaires.

C’est qu’aussi leur collègue spirite, avec satête d’oiseau de proie, dans laquelle brillaient ses yeuxphosphorescents et comme pailletés de mica, avec sa voix sans âmequi semblait sortir on ne savait d’où, avec sa manière de parler,sans un geste, eût impressionné les gens les plus endurcis et lesplus incrédules.

De temps à autre seulement, il jetait unregard sur son auditoire.

Le reste du temps, les yeux au plafond, ilsemblait suivre un rêve intérieur.

Voyant que tous les milliardaires – WilliamBoltyn lui-même – restaient bouche bée, et ne trouvaient pas unephrase pour lui répondre, il continua :

– Le fait que je viens de vous raconter,poursuivit il en laissant tomber ses paroles lentement, une à une,n’est pas le seul qui se soit produit dans l’Inde. Les phénomènesde lévitation n’y sont pas rares.

« Rien que par la puissance de leurvolonté, des fakirs arrivent à s’enlever dans les airs à plusieursmètres de hauteur, et à s’y tenir immobiles durant quelquesinstants.

« Qu’y a-t-il d’invraisemblable aprèscela, gentlemen, à ce que le même agent – la volonté – puisseactionner un véhicule ?

« Quelques fakirs même, après des annéesd’études et de méditation, parviennent à un état supérieur qui leurpermet de se séparer de leur corps, ou, si vous préférez, d’isolerleur âme.

« Sur le flanc d’une montagne, dans uneanfractuosité de rocher, ils abandonnent leurs enveloppesterrestres, et leurs âmes s’en vont parcourir d’autres cycles, dansdes régions éthérées. Dans une attitude de prière, les bras levéscomme pour une évocation, leurs corps demeurent, pendant ce temps,immobiles et insensibles, leurs ongles croissent démesurément,pénètrent dans les chairs, leurs yeux demeurent grandsouverts ; et les oiseaux de la plaine viennent se nicher dansleur chevelure.

« Ne sont-ce pas là des résultatsmerveilleux ? continua Harry Madge. Les sciences matériellesont-elles jamais produit rien de semblable ? Le chimiste leplus génial, le physicien le plus subtil peuvent-ils lesreproduire ?…

L’étonnement des milliardaires croissait deminute en minute.

Il y eut quelques secondes d’un silencepoignant.

– Ce n’est pas seulement dans l’Indequ’on est arrivé à de tels résultats, reprit le spirite après avoirposé, sur son crâne dénudé, un bonnet de cuir que surmontait uneboule de métal. En Europe, au Moyen Âge, une des pratiques les plusterribles et les plus répandues était celle de l’envoûtement.

« L’envoûtement, gentlemen, rien ne peutêtre comparé à cette chose terrifiante. C’est l’apothéose de lavolonté. Voici comment on procède.

« On se procure quelques objets ayanttouché de très près la personne que l’on a choisie pour victime,des parcelles d’ongles ou des mèches de cheveux de préférence,qu’on mélange, qu’on pétrit avec de la cire. Avec cette cire, onmodèle une petite statuette. C’est l’image de la personne que l’onveut faire périr.

« On prend une longue aiguille d’acier eton l’enfonce à la place du cœur, en même temps qu’on concentre savolonté et qu’on la projette en effluves, dont on sature en quelquesorte la statuette.

« Il faut que la personnemeure !

« Et chaque jour on répète l’opération,on enfonce l’aiguille davantage, en prononçant certaines formulesd’incantation, en couvrant la statuette de malédictions.

« Fût-ce à mille lieues de distance,l’envoûté a commencé de dépérir depuis le moment où l’aiguilled’acier s’est enfoncée dans la cire.

« Son état s’aggrave à mesure que, chaquejour, la pointe de métal poursuit implacablement son chemin. Etlorsque cette pointe est parvenue à la place du cœur, aucun remèdene saurait empêcher l’envoûté de mourir !

« Dans les temps modernes, ces pratiquesn’ont point disparu, continua Harry Madge, sans qu’aucun muscle deson visage trahît une émotion quelconque.

« Un savant européen a reconstituél’envoûtement.

« Voici comment il a procédé. Il aphotographié un médium, et pendant quelques instants il a soumisl’image photographique aux regards de celui-ci, en le priant deconcentrer toute sa volonté et de la projeter puissamment surl’épreuve. Cela fait, on éloigna le médium, on l’enferma dans uneautre chambre, en compagnie de personnes chargées de surveiller sesmoindres mouvements. Puis, sur la photographie chargée de fluide,le savant fit, avec une pointe d’acier, une croix sur l’une desmains.

« Sur la main correspondante du médium onretrouva la même croix. La peau était égratignée ; etcependant le médium n’avait pas fait un seul mouvement. Ses mainsétaient restées bien en évidence, à plat sur une table.

« Je pourrais, gentlemen, vous citer desmilliers de faits analogues, qui tous proclament le néant dessciences matérielles.

« Un autre savant est parvenu àphotographier l’esprit qui, depuis quelques années, vit avec lui.Vous avouerez que les plaques photographiques ne peuvent êtreaccusées de complicité ou de mensonge.

« Des centaines d’expériences, faitesdevant témoins, sont là pour confirmer mon dire, pour proclamer lapuissance du spiritisme, cette science dont William Crookes a jetéles bases, et qu’on ne saurait plus mettre en doute maintenant.

« Les liseurs de pensée vous sont assezconnus pour que je n’entre pas dans des détails complémentaires.Les phénomènes d’hypnotisme, de magnétisme, d’extériorisation, detélépathie sont chaque jour étudiés davantage, notés, classés,approfondis par une armée de chercheurs, de penseurs et desavants.

– Mais, interrompit William Boltyn qui,le premier entre tous ses collègues, s’était remis de la sorte destupeur qu’avait produite le discours du milliardaire spirite, jene vois pas bien le rapport qui peut exister entre tout cela et laréalisation de nos projets.

– Vous avez raison, fit Harry Madge.Aussi viendrai-je tout de suite au fait.

« Je n’ai pas l’intention de vousconvaincre par des paroles.

« J’ai dit tout à l’heure que, pourvaincre nos ennemis, il nous fallait chercher une autre voiequ’eux-mêmes. Laissons-les fondre des canons, construire desmitrailleuses, inventer des fusils, mettre sur pied des cuirassés.De ce côté, les chances de victoire seraient par trop égales.

« Ce qu’il nous faut, c’est être les plusforts indiscutablement ; c’est pouvoir écraser les Européensen bloc, avec des armes qu’ils ne connaissent pas, contrelesquelles ils ne pourront pas se défendre.

« Une force mystérieuse et terribleexiste. C’est elle qui permet à deux individus qui éprouvent l’unpour l’autre de la sympathie, de correspondre à des milliers delieues sans le secours d’aucun télégraphe. C’est elle qui peutsoulever de terre des blocs pesant des milliers de kilogrammes,sans qu’il soit besoin pour cela d’aucune machine.

« Eh bien ! gentlemen, cette forceinvisible et illimitée, je l’ai canalisée en partie, et c’est elleque je viens vous proposer aujourd’hui d’employer contre nosennemis… Cette force, d’ailleurs, sera décuplée par la puissance denos dollars !…

La stupéfaction des milliardaires étaitimmense.

Ils se regardaient entre eux, comme pour sedemander s’ils devaient applaudir ou se fâcher.

L’assurance de Harry Madge était telle qu’elleleur imposait ; mais ce qu’il disait était si extraordinairequ’ils ne savaient plus que penser.

– Gentlemen, continua le spirite, voussavez que je me suis fait bâtir, il y a quelques années, un palaisdans les environs de Chicago, au bord du lac. Je ne puis, ni neveux, vous donner ici les explications que vous attendez de moi.Mais tout est préparé, dans les salles souterraines de mon palais,en vue d’une série d’expériences qui doivent achever de vousconvaincre. Je vous demanderai donc de vouloir bien accepter dedevenir mes hôtes pendant quelques heures, de suspendre cetteréunion et d’ajourner le jugement que vous pourriez porter sur mesthéories. Tous les faits, toutes les anecdotes que je vous airacontés sont bien au-dessous de ce que j’ai réalisé. Il ne tientqu’à vous-mêmes d’en juger…

Bien qu’intérieurement plus d’un milliardaireeût la conviction que Harry Madge ne jouissait pas de toute saraison, personne cependant n’éleva d’objection.

La curiosité générale était éveillée par lediscours du spirite.

Tous les assistants furent d’avisd’accompagner Harry Madge chez lui.

Même s’il n’eût pas été question du succès del’entreprise, un autre motif les y aurait décidés.

Beaucoup de légendes, en effet, couraient surle palais de Harry Madge.

On le disait plein de choses fantastiques, etparfois, assurait-on, on y avait entendu des bruits inexplicablesqui semblaient sortir des profondeurs de la terre.

Le milliardaire vivait à peu près enreclus.

Les rares fois où il recevait quelqu’un,c’était toujours dans une même pièce, très simplement meublée.Personne n’avait visité l’hôtel entièrement.

Aucun des assistants n’eût voulu laisseréchapper l’occasion qui s’offrait de satisfaire sa curiosité.

Tout le monde sortit du grand salon doré.

Au moment de prendre place avec ses collèguesdans l’ascenseur, William Boltyn fut rejoint par son majordomeStephen, qui lui tendit un télégramme.

Il ne put étouffer tout à fait un juronlorsqu’il en eut pris connaissance.

C’était le directeur du Chicago Lifequi lui télégraphiait :

L’assassin de Skytown, qui était pris dansla caverne, s’est suicidé.

Si Boltyn eût été seul en ce moment, il se fûtcertainement livré à un débordement de fureur.

Pendant quelques secondes, il ne distinguaplus rien autour de lui.

Son sang bouillonna dans ses veines.

Ses mains se crispèrent, comme pour étreindreun ennemi imaginaire.

Depuis une heure, depuis que Harry Madge avaitpris la parole, il avait fait des efforts inouïs pour dissimuler sacolère.

Il se voyait supplanté dans son rôle, dans sonautorité, par le président du club spirite.

Sa vanité en souffrait cruellement.

Ce dernier coup de massue l’atteignait enpleine poitrine.

Lui fallait-il aussi renoncer à savengeance ?

– Malédiction ! murmura-t-il, lesdents serrées, le visage convulsé, par le dépit et la rage.

Il ne se sentait plus aussi solide sur sesjarrets.

Son énergie semblait l’abandonner.

Il commençait à douter de lui-même et de sesmilliards.

Pourtant il se raidit, et se composa un visageimpassible.

Il ne voulait pas que ses collèguess’aperçussent de son trouble.

Il fallait qu’il restât pour eux le dominateurorgueilleux qu’il avait été jusqu’alors.

D’un pas ferme, il rejoignit sescompagnons.

On n’attendait plus que lui pour partir.

Quelques instants après, une processiond’autocars de toute nature parcourait les rues de Chicago à uneallure désordonnée. Une sorte de match s’était engagé entre lescochers.

Graves sur leurs sièges, avec leurs longsfavoris et leur livrée boutonnée jusqu’au col, les yeux fixés surl’horizon, la main sur la poignée d’argent des moteurs, ilsluttaient de vitesse, parcouraient les avenues, traversaient lesplaces avec une rapidité vertigineuse.

Autocars à pétrole, à vapeur, landausélectriques se suivaient à quelques mètres de distance, passaientles uns devant les autres.

Les trompes sonnaient sans discontinuer, lesmachines trépidaient.

Dans Chicago, presque désert à cette heure dela nuit, le long des avenues rectilignes, le cortège dévalait àtoute vitesse.

Les rares passants se demandaient quelle étaitcette cavalcade échevelée.

– Les milliardaires !…murmurait-on.

Dans la campagne rase et plate, la course secontinua.

Les uns après les autres, les autocarstraversaient les passages à niveau d’une vingtaine descinquante-deux lignes de chemins de fer qui aboutissent àChicago.

On n’apercevait plus que les lumièrestremblotantes des lanternes électriques, s’enfonçant dans la nuitopaque.

Dans son chariot aux parois de cristal, HarryMadge, bien en avant des autres, apparaissait comme dans uneauréole phosphorescente. Par moments, les roues de son étrangevéhicule semblaient former une solution de continuité avec lesol.

Immobile, les yeux fixés sur un cadran demétal qui paraissait actionner une roue tournant avec furieau-dessus de sa tête, le milliardaire spirite, avec son bizarrebonnet à boule de cuivre, volait à ras de terre, comme unbrouillard lumineux emporté dans un coup de vent.

Chapitre 15Léon s’échappera-t-il ?

Il yavait à peine quelques heures que Léon Goupit, brisé de fatigue,s’était endormi dans une sorte de caverne naturelle, aux côtés d’unvagabond que le hasard lui avait donné comme compagnon de route,lorsqu’un bruit formidable le tira de son sommeil.

Ce bruit lui semblait à la fois proche etlointain.

Léon crut, un moment, que la montagnes’écroulait.

Puis il pensa qu’il avait peut-être entendul’explosion d’une mine, un coup de tonnerre répercuté par l’écho,ou tout autre bruit semblable.

Tout en faisant ses réflexions, il s’étaitinstinctivement précipité vers l’orifice de l’excavation qui luiservait d’abri.

L’obscurité était profonde.

Il étendit les mains en avant, et palpa lesparois du rocher.

À son extrême étonnement, ses mains netrouvèrent point l’ouverture.

En une seconde il entrevit la vérité.

Le bruit qu’il avait entendu était celui d’unéboulement causé dans la montagne par quelque tremblement deterre.

Il devait être muré au sein du rocher, commeces mineurs dont les faits divers lui avaient apprisl’histoire.

Le Bellevillois frissonna d’horreur à cettepensée.

« Mais, pensa-t-il brusquement, et lecamarade qui était avec moi ? Il ne bouge pas ! Il estpeut-être écrasé sous les décombres. »

Léon appela, cria.

Personne ne répondit tout d’abord.

Au bout de quelque temps, pourtant, Léondistingua, à travers la paroi du rocher, les éclats d’un ricanementdiabolique.

Léon comprit tout.

Il était bien muré, tout vivant, dans lacaverne, mais l’éboulement qui s’était produit n’était pas dû auhasard d’un cataclysme.

Quelque détective, sans doute !…

« En tout cas, réfléchit-il, je suispincé et bien pincé. Me voilà pris comme un rat dans une ratière.Aussi, quel naïf je suis d’accueillir ainsi les gens que je neconnais pas. C’est bien fait ! »

Léon n’avait plus aucune envie de dormir.

Il s’assit mélancoliquement sur un quartier deroc, en songeant au sort qui l’attendait.

« De toute façon, se dit-il, je suisperdu. Si on vient m’en retirer, ce sera pour me mener à lapotence. Tout ça n’est pas drôle. »

Instinctivement, sans trop savoir ce qu’ilfaisait, Léon chercha sa pipe dans la poche de son veston, labourra d’un excellent tabac de Virginie, et prit ses allumettesbougies dans la poche de son gilet.

Mais à peine ses doigts avaient-ils touché lapetite boîte de carton, qu’il poussa une exclamation de joie.

– Des allumettes !… Et dire que jen’ai pas songé à cela du premier coup !… Faut-il que je soissimple !… Mais je vais peut-être découvrir quelque crevassepar laquelle je pourrai m’échapper comme un renard… On ne saitjamais.

Au fond, le Bellevillois ne conservait pasgrand espoir.

Mais il était ravi, néanmoins, d’avoir songé àses allumettes.

Cette découverte lui donnait l’illusion d’undernier espoir.

Sa joie ne connut plus de bornes quand ildécouvrit dans un coin de son carnier le reste d’une chandelle, quilui avait servi à graisser ses bottes le matin de son départ.

– Du coup, j’illumine ! s’écria-t-ilavec cette bonne humeur dont les plus graves catastrophes neparvenaient pas à le guérir.

Avec mille précautions, Léon craqua uneallumette-bougie, alluma d’abord son bout de chandelle et sapipe.

Il écrasa soigneusement sous son talon lesdébris de l’allumette.

– Voyez-vous, que je mette le feu,dit-il, moitié sérieux, moitié plaisant. Avec les broussaillesqu’il y a là-dedans, je serais fumé de la belle sorte.

Mais le temps était précieux.

Le bout de chandelle ne devait pas durerindéfiniment.

Avec méthode et lenteur, Léon commençal’inspection de sa prison.

C’était une anfractuosité tout en longueur,une sorte de corridor naturel, dont la voûte allait en s’abaissantà mesure que l’on pénétrait plus avant.

Une circonstance qui ne donna pas peu defrayeur au Bellevillois, c’est qu’à quelques mètres de l’endroit oùil s’était assis, tout d’abord, s’ouvrait la bouche d’une sorte depuits, aux parois verticales, et dont il n’apercevait pas lefond.

Il y jeta une pierre, et une longue minute sepassa avant qu’il cessât d’entendre le bruit qu’elle faisait enrebondissant le long des parois granitiques.

« Je l’ai échappé belle, pensa-t-il. Si,par malheur, j’avais fait dans l’obscurité trois pas de plus danscette direction, j’étais un homme mort. »

Contournant avec prudence l’orifice de cetespèce de gouffre, Léon, obligé de se courber à cause de la hauteurde la voûte, parvint jusqu’au fond de la caverne.

À sa grande joie, le passage, quoique trèsétroit, ne semblait pas s’arrêter là.

Il paraissait obstrué par un amas debroussailles.

Léon les écarta de la crosse de sa carabine,et vit un étroit couloir, où il était possible de se glisser enrampant.

Ce passage, brillant de lamelles cristallinesqui scintillaient aux reflets de la chandelle, paraissaits’enfoncer en pente douce jusque dans les entrailles de lamontagne.

– Pourvu, s’écria le jeune homme, quecela conduise quelque part ! Mais, je n’ai pas le choix de laroute à suivre.

Au moment de s’engager à plat ventre dansl’aventureux défilé, Léon eut une inspiration soudaine.

Déposant sa chandelle dans une anfractuositédu rocher, il déchira une page de son carnet et y écrivitrapidement, au crayon :

Je préfère mourir librement que de servirde risée à la populace yankee. Je lègue à tous les détectives del’univers la mission d’aller rechercher ma carcasse au fond de cegouffre.

L’Incendiaire de Skytown.

Il plaça soigneusement ce billet, à demi cachépar une grosse pierre, au bord du gouffre.

Pour achever de faire croire à son suicide, ilarracha la doublure de son gilet, et en accrocha les débris à despointes de rochers qui saillaient à l’intérieur de l’abîme.

– Comme ça, dit-il, ni vu ni connu…Heureusement que les Yankees n’ont jamais vu jouer Latudeou Trente-Cinq Ans de captivité… Après tout, si moncorridor souterrain ne conduit à rien, ce qui est bien possible,j’essaierai de trouver un passage en descendant dans le puits, oùl’on va croire que je me suis précipité.

Toutes ces précautions prises, Léon rattachasolidement son carnier, roula son plaid autour de ses reins, pritd’une main sa carabine pour tâter le terrain en avant de lui, et del’autre sa chandelle qu’il avait collée sur une ardoise plate, cequi faisait une sorte de bougeoir. Et, délibérément, il s’engagea,en rampant, dans la ténébreuse ouverture.

Les broussailles ne faisaient guère quemasquer l’entrée du couloir.

Lorsqu’il les eut franchies, en y laissant leslambeaux de ses vêtements et en s’égratignant quelque peu les mainset le visage, Léon vit que la paroi du chenal, dans lequel ils’était engagé, était humide et tapissée de salpêtre.

Il aurait bien voulu pouvoir effacer lestraces de son passage et rajuster un peu le rideau d’épines ;mais il ne fallait pas songer à se retourner.

Il avait à peine assez de place pour seglisser à plat ventre.

Il continua donc à s’avancer et parcourutainsi une trentaine de mètres.

Le salpêtre se détachait, s’émiettait, luitombait dans le cou et dans les oreilles.

Les parois suintaient d’humidité.

Il pataugeait, par moments, dans de véritablesflaques d’eau.

– Sapristi, s’écria-t-il, si je n’attrapepas de rhumatismes, j’aurai de la chance !

Tout en grommelant entre ses dents, ilcontinuait toujours de marcher en avant.

Il était soutenu par l’espoir que cet étroitpassage devait conduire à quelque issue par laquelle il pourraitéchapper aux poursuites, et recouvrer sa liberté.

La galerie souterraine allait toujours en serétrécissant.

Léon eut bientôt de la peine à s’ymouvoir.

Les bras en avant, les jambes allongées, illui fallait faire des efforts inouïs pour continuer às’avancer.

– Parbleu ! Ce n’est pas malin,fit-il tout à coup. J’ai roulé mon plaid autour de moi. C’est pourça que je suis gros.

Et il se mit en devoir de le retirer.

Ce n’était pas chose facile, comprimé comme ill’était dans ce boyau humide et visqueux.

Heureusement Léon ne manquait pas desouplesse.

Il exécuta un renversement de bras, au risquede se les disloquer, et parvint non sans peine, à défaire le nœudpar lequel il avait assujetti son plaid autour des reins.

Cette manœuvre terminée, il fit glisserl’étoffe le long de son corps et l’enroula autour de sa carabine.De cette façon il put encore avancer de quelques mètres.

Mais le corridor se rétrécissaitgraduellement.

Malgré tous ses efforts, Léon dut s’arrêter denouveau.

Les parois le comprimaient avec force,l’empêchant presque de respirer.

Il était haletant. La sueur coulait le long deson visage.

– Eh bien ! me voilà dans une jolieposition, marmonnait-il. Plus moyen de faire un mouvement, ni enavant ni en arrière… Bloqué, quoi !

Tout autre que le Bellevillois se fûtdésespéré.

Mais lui s’arma de philosophie.

« Reposons-nous toujours quelquesminutes, se dit-il. J’ai le cœur qui bat comme un moulin. Nousverrons après s’il n’y a pas moyen de sortir de là. »

Ce qui ranima son courage, ce fut, lorsqu’ileut exploré le boyau avec sa carabine, de constater que l’endroitoù il se trouvait n’était qu’une sorte de goulot.

Quelques pieds en avant, la galerie étaitbeaucoup plus large.

– Allons ! Oust ! fit-il… Machandelle va bientôt s’éteindre. Je n’ai pas de temps à perdre. Ilfaut aller de l’avant. Ça doit bien conduire quelque part, cettemachine-là, quand le diable y serait.

Et, se roulant sur lui-même, en arc-boutantses genoux contre les parois visqueuses, se prenant à vingt foispour glisser de quelques centimètres en avant, Léon se démenaiteffroyablement.

Dans les efforts qu’il faisait, il sentait seshabits se déchirer.

Les aspérités de la muraille lui labouraientles chairs.

Tous ses muscles se contractaient.

Au bout de quelques instants de cet exerciceeffrayant, au moment où il croyait que ses forces allaientl’abandonner, il sentit s’atténuer la pression des parois.

Ses mouvements devinrent insensiblement pluslibres.

Quoique avec encore beaucoup de difficultés,il continuait à ramper ; mais le boyau s’élargissait àmesure.

Il put bientôt se soulever sur sespoignets.

– Ah bien ! c’est pas malheureux,fit-il. Ce qui m’étonne c’est que je ne me sois pas allongé de dixcentimètres.

Léon prit dans son carnier sa bouteille de ginencore à demi pleine, et en absorba quelques gorgées.

Il avait besoin de cela pour se remettre.

Une sorte de fièvre s’était emparée de lui.Ses dents claquaient.

Malgré tout, le jeune homme n’abandonnait pastout espoir de salut.

– Je pourrai peut-être battre la semelletout à l’heure pour me réchauffer, disait-il… C’est égal, si jeparviens à m’échapper, je ne l’aurai vraiment pas volé.

Toujours à plat ventre, mais avec beaucoupplus de facilité maintenant, le Bellevillois reprit sa marche,rampant en avant.

Au-devant de lui, sa chandelle éclairait lesparois du couloir souterrain.

Le salpêtre laissait filtrer de mincesgouttelettes d’eau qui, tombant toujours à la même place, avaientformé des dépôts, des agglutinements effilés, hérissés de pointesd’aiguilles de salpêtre, qui finissaient presque par rejoindre lesstalactites de la voûte.

Mais ce n’était pas là un obstaclesérieux.

Léon brisait à coups de crosse ces sortesd’arceaux naturels. Lorsqu’il avait déblayé le passage, il seremettait à ramper, jusqu’à ce qu’un nouvel enchevêtrement entravâtsa marche.

Il déployait une activité fébrile à cettebesogne.

L’espoir qu’il avait d’échapper auxmilliardaires soutenait ses forces.

Il se disait que cette galerie souterraineaboutissait peut-être, de l’autre côté de la montagne, à une grottesemblable à celle où il s’était endormi, et que ses effortspourraient bien aboutir à lui rendre la liberté.

Le couloir devenait de plus en plus large.

Léon s’y serait presque tenu à genoux.

Pour aller plus vite, il s’était de nouveaurechargé de son plaid et de son carnier.

Son rifle en bandoulière, il marchaitaccroupi.

Tout à coup, il sentit le sol se dérober sousses pieds.

Il essaya de se retenir, mais en vain.

La tête la première, il venait de tomber dansune ouverture béante qu’il n’avait pas remarquée.

Pendant plusieurs secondes, il demeura sansconnaissance.

Une peur horrible glaça son sang.

Il poussa un grand cri, en battant l’air deses deux bras.

Puis il se sentit rouler et rebondir comme surun tremplin, le long d’une muraille inclinée.

Sa tête heurta violemment un rocher.

Il s’évanouit de nouveau.

Quand Léon revint à lui, il eut la sensationde se trouver étendu dans une sorte de boue ou d’argile molle quiavait dû amortir sa chute.

Des bouffées d’un air humide et tiède lefrappaient au visage.

Un parfum vague de moisissure, à la foismusqué et sucré, montait à ses narines.

Hébété, comme un homme ivre, le Bellevilloisporta la main à son front.

Il se sentait très faible, et tout endolori,comme si on l’eût battu à coup de verges.

Il poussa un profond soupir. Des voixdouloureuses semblèrent lui répondre, avec un accent silamentablement déchirant qu’une sueur froide mouilla ses tempes etson dos.

À plat ventre dans l’argile molle, en proie àune terreur inexprimable, il n’osait ni remuer, ni parler, ni mêmerespirer.

Il sentait la folie l’envahir.

Par un surhumain effort, il essaya derassembler son énergie.

Sa première pensée fut pour sa chandelle etses allumettes.

Ses allumettes, il les avait bien ; mais,où était sa bougie ?

Avec mille précautions, il essaya de selever.

À sa grande joie, il s’aperçut que, même enlevant le bras, il ne pouvait, à présent, toucher la voûte, quidevait s’étendre au-dessus de lui.

Il craqua une allumette, ralluma sa chandelle,qu’il avait facilement retrouvée dans la glaise, et il constataqu’il se trouvait sous une sorte de voûte très spacieuse dont lesparois scintillaient de mille cristaux, et qui se prolongeaitindéfiniment.

L’air était épais et chargé de lourdesvapeurs.

Léon voyait son haleine flotter devant lui,sous forme de petits nuages blancs qui, au lieu de se dissiper,ainsi que cela a lieu à l’air libre, s’élevaient lentement,attardés près du sol.

Pour se donner un peu de courage, car il avaitperdu toute notion du réel, et ressentait cette horreurindéfinissable qu’inspire, même aux âmes les plus fortes, laprésence du mystère, il eut recours à son gin.

Un peu rasséréné, mais encore tout tremblant,et persuadé, par moments, qu’il se trouvait dans le royaume desfées ou des génies, il continua d’avancer.

Le bruit de ses pas, étouffé cependant parl’argile qui recouvrait le sol, se répercutait au loin, éveillaitd’interminables échos, et revenait à ses oreilles en grondementspareils à d’étranges chuchotements.

Au bout de quelques minutes de marche, Léons’aperçut que sa chandelle était presque entièrement consumée.

Le couloir dans lequel il se trouvaits’élargissait de plus en plus, finissait par aboutir à un immenseespace vide, dont la faible lueur de sa chandelle ne parvenait pasà éclairer la profondeur.

Il fit encore quelques pas.

Il n’y avait plus, sur sa plaque d’ardoise,qu’une mèche à demi carbonisée, grésillant sur une flaque desuif.

Avant qu’il eût pu distinguer autre chosequ’un horizon nuageux et blanchâtre qui semblait s’étendre àl’infini, qu’un panorama de montagnes déchiquetées couronnéesd’immenses banderoles flottantes, qu’une vision de gigantesquesglaciers, Léon Goupit se trouva dans l’obscurité.

Une terreur folle, comme il n’en avait jamaiséprouvé, s’empara de lui.

Sa gorge se serrait. Il était cloué surplace.

Il avait beau se retourner de tous côtés,plonger son regard dans toutes les directions, il ne distinguaitabsolument rien.

C’était partout les ténèbres, et partout lesilence absolu.

Le jeune homme respirait avec difficulté,comme s’il se fût trouvé au milieu d’un épais brouillard.

Il était enveloppé comme d’un suaire par cetteatmosphère humide et tiède qui n’avait pas un frémissement, quisemblait stagner lourdement.

Peu à peu, cependant, il se remit.

Dans son cerveau, la curiosité l’emporta surla terreur.

– Je ne peux pas cependant rester danscette situation, murmura-t-il. Grands dieux, dans quel endroitsuis-je ? Il fouilla dans sa poche pour y prendre sa boîted’allumettes.

La première chose indispensable, c’était d’yvoir clair.

Il en craqua une.

Tout autour de lui, des ombres fantastiques semirent à danser.

C’étaient comme des végétationsextraordinaires, des troncs énormes, des feuillages bizarrementdécoupés et recouverts, on aurait dit, d’une couche de givre.

Il éleva son allumette à bout de bras pouressayer de se rendre compte du lieu singulier dans lequel il venaitde pénétrer.

Il dut y renoncer.

« Voyons si je ne trouverai pas quelquechose à allumer », se dit-il.

Tout en explorant le sol, il fit quelques pasdans la direction de la sorte de forêt qu’il venaitd’entrevoir.

Il ne trouva rien. Son allumette s’éteignit.De nouveau les ténèbres l’environnèrent.

Dans l’obscurité, Léon compta ses allumettes.Il ne lui en restait qu’une douzaine.

– Bigre, fit-il, si je les use toutescomme cela, qu’est-ce que je deviendrai ensuite !… Sij’allumais un morceau de papier ! Je dois bien en avoir surmoi. Cela durera plus longtemps.

– Tiens, qu’est-ce que c’est,s’écria-t-il tout à coup en mettant la main dans une de ses pochesoù se trouvait un petit paquet.

À tâtons, il déchira l’enveloppe.

– Du magnésium ! s’écria-t-il, ensentant sous ses doigts une petite boîte en carton.

À Skytown, en effet, Léon, grand amateur dephotographie, avait toujours dans sa poche des lamelles demagnésium.

Précipitamment, il en incendia une, qu’ilavait eu soin de fixer à l’extrémité d’un papier tortillé, pourpouvoir la tenir sans se brûler les doigts.

Aussitôt, dans le flot de lumière quil’environna, ce fut comme une apparition stupéfiante de grandioseet d’imprévu.

L’endroit dans lequel il se trouvait étaitimmense. On n’en apercevait l’extrémité.

La voûte, à plusieurs centaines de mètres dehauteur, se fondait, se noyait dans des fumées blanchâtres que lalumière du magnésium ne parvenait pas à traverser complètement.

Et jusque à l’horizon, de tous les côtés,c’était un spectacle magique, une apothéose de marbre, d’albâtre,de givre et de pierreries.

Des colonnes gigantesques que surmontaient descariatides découpées en plein rocher, les unes verticales, lesautres obliques, unissaient leurs lignes audacieuses, au moyen deportails en arceaux, dont les ciselures semblaient une transparentedentelle de pierre.

De colossales statues, aux formes grimaçantesou nobles, avaient pour niches naturelles de profondes chapellesdont la perspective de piliers s’enfonçait dans la montagne, àtravers un nuage qu’on eût pris pour des vapeurs d’encens.

Bas-reliefs, fûts de colonne, portiquesajourés, balcons enguirlandés de végétations merveilleuses, cirquesdont les gradins se succédaient avec une régularité mathématique,ogives, festons, chefs-d’œuvre que n’eût pas désavoués l’histoire,cathédrales entières avec leurs tours, leurs flèches et leursjambes de force, tout cela se dessinait nettement, s’illuminait dereflets et de scintillements.

On eût dit quelque temple grandiose d’unereligion disparue.

Des voûtes au sol, c’était un déploiement desplendeurs.

Les yeux agrandis par l’étonnement, Léonessaya d’embrasser, d’un coup d’œil, le magique panorama.

Mais tous les objets dansaient devant lui dansune brume de clarté, et leurs couleurs chatoyantes l’éblouissaient.Cependant, un détail, plus surprenant que les autres, lefrappa.

Il apercevait, un peu à sa gauche, unevéritable forêt, dont les arbres, d’une blancheur éblouissante,paraissaient chargés de neige.

À ce moment, le fragment de magnésiums’éteignit, plongeant de nouveau le fugitif dans une profondeobscurité.

Il craqua une nouvelle allumette, ralluma uneautre lamelle de magnésium.

Le fantastique paysage reparut ;l’extraordinaire forêt était toujours là, à sa gauche.

Délibérément, Léon se dirigea de ce côté.

– Mais, ce sont des sapins, s’écria-t-iltout à coup. Ça, par exemple c’est trop fort.

La forêt s’étendait à l’infini, entremêlée decolonnades d’albâtre et de jaspe, toute blanche depuis la racinedes arbres jusqu’aux plus hautes branches.

Par quel phénomène cette forêt setrouvait-elle là, dans ce merveilleux décor hivernal ?

Léon ne chercha pas à se l’expliquer.

Très intrigué, il s’approcha, en enjambant desblocs de rochers. Puis montant sur l’un d’entre eux, il mit la mainsur une branche, et l’attira à lui.

La branche se cassa net ; et Léonconstata avec surprise que le bois était noir comme de l’ébène,avec des reflets bleutés à l’endroit de la cassure.

Il essaya de la rompre de nouveau, enl’appuyant sur ses genoux, mais il ne put y parvenir.

Il la posa alors sur une pierre, et frappadessus avec son talon.

La branche se brisa en plusieurs morceaux, etle choc la fit se dépouiller de sa couche de givre.

Léon se trouvait en présence d’une matièrenoire, dure et brillante.

Depuis des milliers d’années qu’elle avait étéamenée là, sans doute par un tremblement de terre, un cataclysmequelconque, toute d’une pièce, avec la terre qui nourrissait sesracines, la forêt semblait n’avoir pas changé de forme.

À son grand étonnement, Léon distingua, aumilieu des branches, des nids d’oiseaux merveilleusementconservés.

Le bois s’était simplement desséché, carbonisésur place.

Ce n’était plus du bois ; ce n’était pasencore de la houille.

Léon Goupit n’était pas assez savant pours’intéresser plus que de raison à tout cela.

Il ne voyait qu’une chose, c’est que, nepossédant plus qu’une dizaine d’allumettes et quelques lamelles demagnésium, c’est-à-dire de quoi y voir clair pendant dix minutes, àpeu près, il allait peut-être, avec ce bois inespéré, pouvoir fairedu feu, sécher ses vêtements, et tâcher de découvrir ensuite uneissue.

Il cassa sans difficulté la partie la plusmenue de la branche qu’il venait d’arracher, et, sous cesbrindilles, il mit un morceau de papier qu’il enflamma.

Le jais – car ce n’était pas autre chose –brûlait admirablement bien.

Il abattit d’autres branches. Quelques minutesaprès, il avait devant lui un foyer pétillant, dégageant unechaleur intense.

– Victoire ! s’écria-t-il. J’avaisbien raison de ne pas me désespérer. Sapristi ! ce n’esttoujours pas le combustible qui me manquera !…

Mouillé jusqu’aux os comme il l’était, par sonpassage dans l’étroit boyau tapissé de salpêtre et rempli deflaques d’eau, le fugitif se hâta de planter quelques piquets toutauprès du foyer, et d’étendre ses vêtements dessus.

Le bois fossile, en brûlant, dégageait unefumée noirâtre qui s’élevait en tourbillonnant sous les hautesvoûtes.

Le crépitement du feu se répercutait auloin.

Et toujours les mêmes voix, gémissantes etdouloureuses, semblaient se répondre par intervalles, dans lesprofondeurs mystérieuses ; et toujours la même odeur musquéeet le même parfum de moisissure prenaient Léon à la gorge.

– Ah ! ça va tout de même un peumieux, fit-il lorsqu’il eut repris ses habits séchés en un clind’œil.

À la suite de toutes ces fatigues, de toutesces émotions, maintenant qu’il était un peu plus calme, Léon sesentait l’estomac délabré.

Machinalement, il ouvrit son carnier.

– C’est vraiment dommage, dit-ilmélancoliquement. Je me sens une faim canine. Il me semble que jedévorerais la moitié d’un bœuf.

Il dut se contenter de boire ce qui restait degin dans sa gourde, en se faisant à lui-même ses réflexions.

« C’est égal, se disait-il, trouvantencore le courage d’être gai malgré l’horreur de sa situation, jedonnerais bien dix dollars pour voir la tête de mon détective quandil va revenir pour me chercher dans l’excavation où il se figureque je suis encore à me morfondre… Tout est bien disposé pour qu’ilcroie que je me suis suicidé afin de ne pas tomber entre ses mains.Il n’aura pas un seul instant l’idée que j’aie pum’échapper. »

« Oh ! m’échapper, reprenait-il,c’est une manière de parler. Je n’ai fait que changer de prison, etj’ai conquis le droit de mourir tout seul.

Pendant quelques minutes, la tête dans sesmains, Léon s’abandonna à la tristesse.

Mais il était trop vaillant pour s’avouerainsi vaincu.

– Allons ! de l’énergie,s’écria-t-il en se secouant. Plutôt que de m’apitoyer sur le sortqui m’attend, je ferais mieux de chercher le moyen de sortir d’ici.D’abord, ce n’est rien moins que confortable. De la terre glaisecomme matelas, des pierres pour oreiller ! Et puis, quandmême, il y aurait tout le luxe et tout le confort désirables, celane m’empêcherait pas de mourir de faim à bref délai. Commentfaire ?

Il commença par se confectionner tant bien quemal une torche, en réunissant de menues brindilles qu’il attachaavec ce qui lui restait de la doublure de son gilet.

Sa décision était prise. Il allait partir à ladécouverte.

« Je vais longer cette forêt, s’était-ildit. Comme cela, j’aurai toujours de quoi confectionner une autretorche lorsque la mienne sera consumée. »

Pendant plus d’une heure, il s’avança dans lamême direction.

Ses bottes enfonçaient dans la glaise humidequi recouvrait le sol. Il marchait avec peine.

À droite, à gauche, devant lui, le paysage serenouvelait, sans perdre son caractère primitif.

Les colonnes géantes se succédaient. Lesarceaux, les ogives fuyaient à perte de vue. D’immenses draperies,éblouissantes de blancheur pendaient aux voûtes, comme soulevéespar une brise.

Léon, dans sa marche, avait soin de ne pass’écarter de la forêt fossile.

Plusieurs fois il dut renouveler satorche.

Tout à coup, il s’arrêta et prêtal’oreille.

Il venait d’entendre comme un murmure lointaind’eau courante.

– Je ne me suis pas trompé, s’écria-t-ilquelques pas plus loin. Il doit y avoir une source, un ruisseau,là, devant moi.

Il pressa le pas, dans la direction où ilavait entendu le bruit.

Un cri de surprise lui échappa.

Il se trouvait sur le bord d’un large fleuvedont les eaux, d’une limpidité de cristal, si pures, sitransparentes qu’elles donnaient l’illusion d’un miroir, couraientpresque à ras du sol.

Sans le léger clapotement qui le lui avaitsignalé, Léon fût certainement tombé dans le courant sans s’enapercevoir. Pas un atome de poussière, pas une vague n’enternissaient, n’en ridaient la surface.

Pas une plante, pas un brin d’herbe n’enégayaient les rives.

Alentour, le paysage était morne etdésolé.

– Un fleuve ici ! s’écria le jeunehomme. Voilà ce qui dépasse tout ce que je me serais imaginé.

Coupée en deux par le cours d’eau, la forêtfossile continuait à étendre le long des rives l’inextricable lacisde ses arbres poudrerizés.

Elle obstruait complètement le passage.

De nouveau, le fugitif cassa des branches etfit du feu.

Malgré la douceur de la température, ilgrelottait de froid dans ses vêtements imbibés de vapeur d’eau. Sonestomac criait de plus en plus famine.

Assis sur un fragment de rocher, il réfléchitau parti qu’il devait prendre.

« Pas moyen de continuer à marcher lelong des rives, se disait-il. Un singe seul pourrait tenter cetexercice… Pourtant, il me semble que la meilleure solution seraitde suivre le cours du fleuve. Ce serait bien extraordinaire, si, decette façon, je ne trouvais pas d’issue.

« Oui, mais comment faire ? S’il n’yavait qu’un kilomètre ou deux à franchir, je me risquerais à fairele plongeon. Mais, dame ! je ne suis pas de force à nagerpendant des lieues. »

Debout au bord de la nappe liquide, Léonscrutait l’horizon.

Mais son feu n’éclairait guère que dans unrayon d’une centaine de mètres.

Au-delà, c’étaient toujours les ténèbres et lemystère.

Le fleuve continuait en ligne droite sa coursesilencieuse.

« Eh ! qui sait ? se disait lejeune homme. Je suis peut-être à deux pas d’une issue. Seulement,je ne la vois pas. »

À force de se creuser la tête, Léon eut tout àcoup une idée, qui fit renaître un peu d’espoir dans son cœur.

– Comment se fait-il que je n’y aie passongé plus tôt, s’écria-t-il. C’est bien simple pourtant… Je vaisassembler quelques branches solides, de manière à former unradeau ; je dresserai dessus un bûcher, j’y mettrai le feu etj’abandonnerai le tout au courant du fleuve. Comme cela, je verraibien s’il n’y a pas quelque issue dans les environs.

Sans perdre une minute, il se mit àl’œuvre.

Quoique dégageant beaucoup de fumée, son feuéclairait assez pour qu’il pût s’en éloigner de quelques mètressans cesser d’y voir clair.

Les lueurs du brasier animaient le paysaged’ombres fantastiques et grimaçantes, s’allongeant, serecroquevillant, affectant des formes de cauchemar, des aspects demonstres dansant une sarabande effrénée.

Dans une attitude d’invocation et de prière,des statues colossales se profilaient au loin, soulevant leurlinceul immaculé, avec un geste solennel et terrifiant.

Et toujours les mêmes chuchotements étouffés,les mêmes plaintes douloureuses, les mêmes râles d’agonisantspassaient dans l’air humide et tiède.

Le jeune homme avait pénétré dans laforêt.

Sans autre instrument que son couteau dechasse, il s’attaqua aux troncs qui lui paraissaient les moinssolides, les plus faciles à déraciner.

Il se rendit bientôt compte qu’il n’arriveraità rien de cette façon. La lame de son couteau s’ébréchait sur lejais, sans l’entamer.

« Agissons autrement, se dit-il alors. Jeperdrais mon temps et ma peine à vouloir couper et jeter par terrede pareils troncs. Mon couteau se brise dessus. Eh bien, je vais ymettre le feu. »

Bientôt un nouveau brasier crépita à la basedes arbres que Léon voulait abattre.

Il ne s’était pas trompé dans sesprévisions.

Le bois s’enflamma avec rapidité, dégageantune chaleur intense. Il eut bientôt devant lui un cercle de feu,dont les flammes s’élevaient à plusieurs mètres de hauteur.

Des craquements se firent entendre.

Ébranlés sur leur base, les arbres oscillaientet tombaient sur le sol les uns après les autres, avec un bruitsourd.

D’interminables échos répondaient au loin.

Des voix semblaient rugir sinistrement, commepour protester contre la présence d’un être humain dans cet endroitde mystère et de désolation.

Par le même procédé, Léon sépara des troncsles grosses branches dont il avait besoin pour construire sonradeau.

Il avait brisé son couteau sur le bois, sansparvenir à l’entamer ; en revanche, il observa que lesbranches, très cassantes, s’éclataient facilement, rien qu’en lesfrappant avec une pierre.

Il put donc réunir les matériaux dont il avaitbesoin.

N’ayant aucun des outils nécessaires à laconstruction d’un radeau Léon dut y suppléer à force d’ingéniositéet de patience.

Il commença par aligner sur le sol un certainnombre de branches, de manière à former une sorte de plancher. Puisil choisit d’autres branches plus petites, ayant à leur extrémitéun crochet naturel, et les disposa, en dessus et en dessous, enentremêlant les branches principales.

En ajustant les crochets, en les faisants’ancrer les uns dans les autres, se consolider mutuellement, ilréussit, en moins d’une heure de travail, à assujettir les partiesprincipales d’un radeau, à le rendre assez solide pour pouvoirtransporter le bûcher dont il voulait le charger.

Léon essaya alors de faire glisser son radeaujusqu’à la rivière et de l’y lancer.

À son grand désappointement, la machine quilui avait coûté tant de peine à construire s’enfonça, et coula àpic.

Léon n’avait pas réfléchi que ce boisminéralisé, devenu fossile, était incapable de surnager.

Le jeune homme tomba dans un profonddésespoir. Les larmes lui vinrent aux yeux. Il ne se sentait plusle courage de continuer la lutte.

Il se coucha près de ce fleuve glacial, résolude ne plus faire aucun effort pour éviter la destinée.

Ses yeux se fermèrent dans une sorte detorpeur où la fatigue avait autant de part que ledécouragement.

Combien de temps demeura-t-il dans cetétat ? Il lui fut impossible de s’en rendre compte ; maisil en fut tiré d’une façon tout à fait violente.

Une aveuglante clarté, une rouge aurored’incendie illuminait maintenant l’horizon.

Léon avait eu l’imprudence de ne pas éteindrele feu qui lui avait servi à abattre des arbres.

Maintenant tout un coin de la forêtflambait.

Le crépitement du brasier, qui allait toujourss’élargissant, le bruit sourd des troncs s’écroulant un à un dansla flamme devenaient effrayants, répercutés par les échos.

Une fumée âcre s’entassait en nuages rouxau-dessus des arbres.

Léon se mit à fuir éperdument, en suivant,autant qu’il le pouvait, le cours de la rivière.

Haletant, ruisselant de sueur, il constatait,à la lueur de l’incendie, que le paysage de pierre s’étendait àl’infini.

Des salles se succédaient sans interruption,tantôt longues et étroites comme des chapelles, tantôt circulairescomme des amphithéâtres ; et les stalactites de la voûtecouvraient tout cela de leurs penditifs géométriques.

À mesure que Léon Goupit s’éloignait, le feuilluminait de nouveaux horizons toujours semblables aux précédents,aussi mornes, aussi désolés, aussi funèbrement grandioses.

Les colonnades d’albâtre et de jaspe, lesportiques et les arceaux évoquaient l’intérieur d’immensescathédrales gothiques.

Des tourelles, des pignons, des beffroisentiers émergeaient subitement des ténèbres.

C’étaient ailleurs des visions pétrifiées demonstres inconnus se ruant à l’assaut du ciel, l’escaladant dansune galopade effrénée.

Le fleuve, semblable à un grand serpent deverre, roulait toujours silencieusement la masse de ses eauxlimpides et froides entre ses rives désolées. Bientôt les lueurss’atténuèrent, se fondirent, dans un nuage opaque et tiède.

À l’horizon, si loin qu’on ne pouvait pasapprécier la distance, l’incendie disparaissait petit à petit.

Immobile, Léon s’obstinait toujours à lecontempler, glacé d’épouvante, le cerveau hanté par une terreurfolle, écrasé, stupéfié par le mystère des chosesenvironnantes.

Il ne distinguait plus à l’horizon qu’un pointrouge s’enfonçant dans les ténèbres, et qu’on eût pris pour unsoleil couchant.

Chapitre 16La caverne

Surtoute la surface du globe terrestre, il arrive assez fréquemmentqu’en fouillant la terre soit pour y rechercher des gisements deminerai, soit pour y établir les fondements d’un édifice, ondécouvre des souterrains, des grottes ou des cavernes, dont onn’avait pas jusqu’alors soupçonné l’existence.

Quelquefois ces excavations communiquentdirectement avec l’air libre au moyen d’un corridor plus ou moinslarge.

Le plus souvent elles sont absolument isolées,encloses de tous côtés ; et il est permis de supposer qu’il enexiste en réalité bien plus que l’on n’en connaît.

C’est dans une de ces excavations que setrouvait Léon Goupit.

La configuration, la superficie des cavernesconnues varient à l’infini.

Tantôt on se trouve en présence d’une vastegalerie toute d’une pièce ; tantôt c’est une enfilade desalles de toutes formes et de toutes dimensions.

D’un passage étroit dans lequel on est obligéde ramper on accède tout à coup dans une immense nef dont onaperçoit à peine la voûte ; et ce n’est souvent que pourretomber ensuite dans une étroite galerie dont le plafond bas donnel’illusion d’une de ces salles funéraires dans lesquelles lesÉgyptiens déposaient les corps embaumés de leurs morts.

Dans une des îles de la Grèce, la célèbregrotte d’Antiparos, longue de soixante-dix mètres, large dequarante, était connue dès la plus haute Antiquité.

En France, les cavernes d’Osselles, celles deHan-sur-Lesse en Belgique, atteignent huit cents mètres desuperficie.

En Amérique, dans le Kentucky, les Mammouth’sCaves s’étendent sur une surface de quarante kilomètres carrés. Unesoixantaine de salles les composent. On y trouve des rivières, descascades, et des gouffres sans fond.

Toujours pratiques, les Yankees les ontaménagés, y ont installé l’électricité, et s’en font une source derevenus en faisant payer un fort droit d’entrée aux visiteursattirés par cette curiosité géologique.

La question de savoir comment ces cavernes sesont formées a donné lieu, pendant longtemps, à de nombreusescontroverses.

De nos jours, l’opinion la plus généralementadmise, c’est qu’elles sont le résultat du long travail des eauxs’infiltrant à travers la couche terrestre, se frayant un cheminentre les blocs de rochers, désagrégeant la masse des dolomitesargileuses et les entraînant.

Des milliers de siècles sans doute ont éténécessaires pour arriver à créer ces gigantesques excavations.

Quant aux stalactites et aux stalagmites quidécorent ces cavernes et leur donnent un aspect féerique, leurformation peut s’expliquer aussi, très simplement.

Ces mêmes eaux, qui avaient désagrégé toutesles matières argileuses, étaient saturées d’acide carbonique, ettenaient en dissolution du carbonate de chaux et de magnésie.Pendant des milliers de siècles, elles ont continué à s’infiltrerlentement, à tomber goutte à goutte sur le sol. L’eau s’estévaporée, les molécules solides se sont agglutinées, se sontsuperposées, en haut comme en bas, et ont fini par se rejoindre,pour former ces colonnes qui, disposées géométriquement, donnentaux cavernes des aspects de cathédrales. Tout cela ne fut qu’unequestion de temps.

Même les chatoyantes couleurs, les refletsdiaprés, les tons éblouissants dont la nature a paré son œuvre ontune explication chimique. Ils ne sont dus qu’à la présence dequelques oxydes de fer ou de manganèse.

Ces colonnes délicatement veinées de rouge, devert ou de noir, ces draperies de pierre qu’on dirait peintes parun artiste de génie doivent leur éclat à la présence de quelquessels et de quelques oxydes.

Mais le plus étrange, c’est cette impressiond’horreur à la fois et de respect que l’homme éprouve lorsqu’ilpénètre dans ces sanctuaires du silence et de l’immobilité.

Il ose à peine parler, comme si sa voix allaitréveiller quelque génie ou quelque monstre endormi. Le bruit de sespas l’effraye comme une chose mystérieuse, et ce n’est qu’aprèsbien longtemps qu’il parvient à s’accoutumer à ces mélancoliquespaysages.

Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis quel’incendie allumé par Léon Goupit s’était éteint dansl’éloignement ; et le jeune homme ne parvenait pas à détacherses yeux de l’horizon. L’admiration, la stupeur, l’épouvante leclouaient sur place.

Il se secoua pourtant, et reprit conscience desa situation.

Sur la berge, les ténèbres l’entouraient denouveau.

Avec plus de prudence que la première fois, ilramassa des branches et alluma du feu.

Un grand accablement s’emparait de lui. Lafièvre agitait ses membres endoloris. Il souffrait horriblement dela faim.

Son désespoir était sans bornes.

Affaissé sur son plaid qu’il avait étendudevant le feu, les yeux fixés sur le fleuve qui coulait à quelquespas de lui, il n’avait même plus le courage de faire unmouvement.

Il se voyait condamné à périr d’inanition danscette caverne, seul, au milieu de cette immensité silencieuse, àdes centaines de pieds sous terre, loin de sa chère Betty, loin desa mère, de tous ceux qu’il aimait, sans que jamais personne sût cequ’il était devenu.

Une infinie tristesse gonflait son cœur.

– Mon pauvre Léon, murmurait-il, tu peuxen faire ton deuil, tu ne reverras jamais la lumière du jour.

La seule satisfaction qu’il éprouvât, c’étaitd’avoir échappé aux milliardaires américains, de ne pas mourir deleurs mains, et d’avoir conservé sa liberté jusqu’au bout.

Puis il se disait que sa mort n’aurait pas étéinutile, qu’en détruisant Skytown, qu’en précipitant l’ingénieurHattison du haut de la falaise, il avait peut-être sauvél’humanité.

Cette pensée lui était douce, le consolait unpeu de son horrible souffrance.

Il avait fini par s’enrouler tout à fait dansson plaid, et la tête sur son carnier, les yeux grands ouverts etdilatés par la fièvre, le corps secoué de tremblements convulsifs,il s’abandonnait entièrement, sentant sa raison chanceler et ledélire s’emparer de son cerveau.

Tout à coup, devant lui, il entendit le bruitd’un corps tombant dans l’eau, puis un second bruit, puis untroisième.

D’un bond il se releva.

Tout d’abord il crut être le jouet d’unehallucination.

Sur la berge du fleuve, une dizaine d’animauxhideux, repoussants s’offraient à sa vue.

C’étaient de monstrueuses grenouilles, la têtenoire et tachetée de lueurs phosphorescentes, et dont le corpsnoirâtre et visqueux rappelait par sa forme celui du merlan.

Ces animaux mesuraient environ cinquantecentimètres de long.

Léon crut tomber à la renverse.

– Des grenouilles ! s’écria-t-il enbondissant, les mains tendues.

Il n’y avait plus chez lui qu’unsentiment : il avait faim !… Il allait peut-être pouvoirmanger.

Le dégoût, l’horreur que lui eussent inspiréces animaux monstrueux en temps ordinaire, tout cela disparaissaitdevant cette seule idée : manger !

L’instinct de conservation est plus fort quel’éducation et que la morale. Il fait taire toutes lesrépugnances.

Les unes après les autres, les monstrueusesgrenouilles antédiluviennes avaient sauté dans le fleuve. Léon,désespéré de n’en pas avoir attrapé une, les vit disparaître dansle courant.

Il allait s’abandonner de nouveau à sondésespoir, et retourner s’étendre auprès de son feu, lorsque, toutprès de la berge, et presque à fleur d’eau, il distingua soudainune sorte de poisson dont la tête, grosse à elle seule comme lamoitié du corps, était dépourvue d’yeux.

Entièrement noir, l’animal se tenait immobile.Par moments seulement ses nageoires s’agitaient. Il s’avançait dequelques centimètres, puis de nouveau demeurait immobile.

La joie de Léon ne connut plus de bornes,lorsque derrière celui-là il en aperçut un autre, puis untroisième, enfin un groupe entier qui s’avançait de la même façonlente et intermittente. Tous étaient privés d’yeux.

« Comment m’y prendrai-je bien pour encapturer quelques-uns, se demandait Léon en trépignantd’impatience. Je n’ai rien, ni filet, ni ligne, niappât. »

Il revint auprès du feu, et fouilla dans soncarnier.

– Rien du tout, répétait-il en remuant sacartouchière, la gourde qui avait contenu son gin, et quelquesautres menus ustensiles… Si, pourtant, fit-il tout à coup ensentant sous ses doigts des débris, ou plus exactement des miettesde viande. Il ne me manque plus qu’une ligne. Avec quoi en ferai-jebien une ?…

L’espoir qu’entrevoyait Léon de satisfaire safaim avait réveillé toute son ingéniosité. Il avait déjà employé, àconfectionner des torches, toute la doublure de son gilet. Ilarracha celle de son veston, en déchira deux bandes étroites qu’ilattacha l’une au bout de l’autre. En guise d’hameçon, il prit laboucle de sa ceinture, la cassa, et en recourba une des extrémitésà coups de pierre.

« Pourvu que je réussisse, murmurait-ilen pétrissant entre ses doigts les parcelles de viande qui devaientservir d’appât. »

Il n’avait pas pensé, dans sa hâte, à donnerdu poids à sa ligne. Il avait beau agiter la branche de boisfossile à laquelle il l’avait attachée, la doublure flottait surl’eau, ne descendait pas jusqu’aux poissons aveugles. Il dut yfixer une petite pierre. Tous ces retards l’exaspéraient. Sesforces étaient à bout.

Pendant plus d’un quart d’heure, allongé àplat ventre dans l’argile, il fit de vains efforts pour capturer undes cyprinodons.

Tout à coup Léon releva vivement sa ligneimprovisée.

Un des poissons se débattait, la gueulerefermée sur l’hameçon.

Léon poussa un véritable rugissement detriomphe, et serrant entre ses bras l’horrible animal, gambadantcomme un insensé, prononçant des paroles incohérentes, il courutvers son brasier.

Attendre que l’animal fût vidé pour le fairecuire, c’était au-dessus des forces de Léon.

Immédiatement le cyprinodon fut mis à rôtirdevant le feu.

Accroupi sur ses talons, les yeux effrayantsde désir et de convoitise, Léon Goupit en surveilla la cuisson. Uneodeur huileuse se dégageait de l’animal, dont la peau gluante serecroquevillait, découvrant une chair jaunâtre.

Mais c’était pour l’affamé un parfumdélicieux, qui le grisait, qu’il aspirait avec délices.

Combien y avait-il de temps qu’il n’avaitmangé ? Il n’en savait rien.

Son évanouissement, à la suite de sa chutedans la caverne, avait-il duré quelques heures ou bien une journéeentière ? Rien ne pouvait le lui indiquer.

Mais lorsque à pleines dents il mordit dans lachair à demi cuite du poisson, lorsque les premières bouchéespénétrèrent dans son estomac, il éprouva comme une sensation derésurrection.

Il dut bientôt s’interrompre.

Non pas qu’il n’eût plus faim ; maisaprès le long jeûne qu’il venait de subir, Léon sentait qu’ilallait étouffer s’il continuait à manger.

Malgré tout, ses jambes flageolaient déjàmoins sous lui. Il se sentait renaître.

Il prit sa gourde, la remplit d’eau qu’ilpuisa dans le fleuve, et but à longs traits.

Au bout de quelques instants, son malaise sedissipa.

Néanmoins, instruit par l’expérience, il secontraignit à laisser s’écouler un certain laps de temps avant desatisfaire complètement son appétit.

Cette seconde fois il dévora la moitié dupoisson. Alors seulement il commença à s’apercevoir de son goûthuileux et de son odeur nauséabonde.

Il mangea encore quelques bouchées, et rejetace qui restait avec un geste de dégoût.

Il éprouva même le besoin de se lever, demarcher un peu, se sentant alourdi et près de céder au sommeil.

– Ah ! fit-il en retournant boire aufleuve, qui m’aurait dit que je ferais mon régal d’un pareilfricot ?… Allons, poursuivit-il, du moment que je recommence àplaisanter, il y a du bon. Je crois bien, ma parole que j’allaisdevenir fou !

Involontairement, il reprenait de l’intérêtpour les choses environnantes.

Son feu menaçait de s’éteindre, il jeta dessusune brassée de bois fossile, et se prit à chercher par quels moyensil sortirait bien de la caverne.

C’était toujours le même problème, insolubleen apparence. Léon avait beau jeter ses regards de tous les côtés,il n’apercevait partout que l’immensité silencieuse. L’incendie,qui s’était produit quelques heures auparavant, n’avait éclairé quele même paysage fantasmagorique. Sa prison ne semblait pas avoird’issue.

« Si je pouvais encore m’avancer à ladécouverte, au hasard, droit devant moi, se disait-il, jerencontrerais peut-être une ouverture, un boyau quelconque quicommunique avec l’air libre… Mais non, une forêt inextricable d’uncôté, un fleuve de l’autre… Je suis cloué sur place, et à moins deme lancer dans le courant… »

Le jeune homme s’interrompit tout à coup. Ilavait dit cette dernière phrase en manière de plaisanterie, pourbien se convaincre de son impuissance ; mais voilà qu’il sefrappait le front, maintenant, comme éclairé par une idéesubite.

« Pourquoi, pensait-il, puisqu’il y abien ici des arbres fossiles, sans doute amenés là par uncataclysme, n’y aurait-il pas aussi de vrais arbres transportésplus récemment par des tremblements de terre, et parfaitementflottables. Voilà ce qu’il faut que je découvre, et je ledécouvrirai. »

Léon se mit aussitôt en quête.

Par un bonheur extraordinaire, au bout detrois heures de courses dans la forêt fossile, il se trouva en faced’une sorte de ravin d’une grande profondeur, où semblait avoirglissé, et cela depuis peu, tout un pan de montagne, avec le boisqui le couvrait.

Les feuillages presque intacts, mais desséchéscomme à l’automne, montraient que ces bois n’étaient pas là depuisplus de cinquante ou soixante ans. Ils n’avaient pas encore eu letemps de se noircir et de se minéraliser.

– Victoire ! s’écria joyeusementLéon Goupit. Ce bois ne coulera pas à pic, j’espère. En abattantquelques troncs, en les attachant les uns aux autres, en lesrecouvrant de branchages et même au besoin de glaise, j’aurai unplancher assez solide pour me porter sur l’eau… Fallait-il que jesois simple pour m’amuser tout à l’heure à construire un radeauavec des pierres ! Il est vrai que je ne savais plus bien ceque je faisais avec la faim qui me tenaillait. Il est certain quema seule chance de salut est de ce côté. Peut-être bien que j’ylaisserai ma vie, mais en tout cas, mourir pour mourir, il vautmieux que ce soit en essayant de recouvrer ma liberté.

Sans tarder, Léon Goupit se mit à l’œuvre.

Le bois volait en éclats sous la pierretranchante dont il se servait comme d’une hache. Les branches,presque vermoulues, ne lui offraient que peu de résistance.

Il arrivait à les rompre à peu près au justeendroit où il voulait.

Lorsqu’il eut réuni une assez grande quantitéde branches terminées par des crochets – ce qui lui était facile,puisqu’il n’avait qu’à laisser subsister un tronçon d’une petitebranche à chaque branche plus grosse –, il commença parentrecroiser les troncs de manière à entrelacer les angles aigusdes crochets. Mais il fallait calculer la longueur des branches,recommencer vingt fois la même besogne, pour enfin tomber juste etobtenir la solidité nécessaire.

Léon déployait une activité fébrile. Soningéniosité avait raison de toutes les difficultés.

De temps à autre, il s’interrompait pouralimenter le foyer qui l’éclairait.

Pendant plusieurs heures, il travailla ainsisans prendre une minute de repos.

Il avait l’espoir ; la pensée qu’ilparviendrait peut-être à sortir de la caverne, à revoir la lumièredu soleil, la belle nature, à retrouver des êtres humains soutenaitsa volonté, lui communiquait une indomptable énergie.

Lorsqu’il eut terminé sa besogne, Léon eûtvolontiers pleuré de joie.

– À la bonne heure, s’écria-t-il, j’aibien fait d’apprendre pour mon compte le métier de charpentier àSkytown ! Ce n’est, ma foi, pas trop mal pour undébutant !… Allons ! si je ne laisse pas ma vie dans celieu maudit, je crois que je serai désormais à l’épreuve del’adversité.

Pour rendre plus solide encore le radeau qu’ilvenait de construire – plus confortable aussi, disait Léon avec samanie de toujours plaisanter –, il entrecroisa, par-dessus lestroncs, de solides branches, entre les interstices desquelles ilempila de menues brindilles, de façon à former une sorte dematelas, sur lequel il serait mieux que sur les troncseux-mêmes.

Il répéta même une seconde fois cetteopération.

Lorsqu’il fut entièrement terminé, le radeaune mesurait pas moins de deux pieds de hauteur.

En admettant qu’il s’enfonçât dans l’eau d’unpied, il émergerait encore assez pour que Léon fût à l’abri del’humidité.

Tout en se félicitant d’avoir si bien réussison travail, Léon reprit dans son carnier ce qui restait de ladoublure de son veston, et l’utilisa parcimonieusement à seconfectionner une provision de torches.

Puis, lorsque tous ces préparatifs furentterminés, il se mit en devoir de mettre son radeau à flot.

Mais les troncs d’arbres s’étaient enfoncésdans la glaise molle.

Il dut s’aider d’un levier pour les soulever,et glisser en dessous des morceaux de jais à peu près ronds.

Il avait vu faire la même chose aux maçonslorsqu’ils avaient à transporter un lourd bloc de pierre.

En le poussant de toutes ses forces, enchangeant alternativement de place les rouleaux qu’il s’étaitimprovisés, il parvint à mener son radeau, à le faire glisserjusqu’au bord de l’eau.

Il embarqua dessus sa provision de torches, enalluma une, prit son plaid, sa carabine et son carnier, puis ils’installa à l’arrière du radeau qu’il fit démarrer avec une longueperche, et qu’il dirigea vers le milieu du courant.

Les eaux du fleuve souterrain ne couraient pascomme celles des cours d’eau ordinaires. Elles semblaient glisserpar nappes, sans faire aucun bruit, sans produire aucun remous,aucune vague ; mais la vitesse de leur marche était néanmoinsconsidérable.

Le cœur du fugitif bondissait dans sapoitrine.

Courait-il vers la liberté ? Ou bien versla mort ? Qu’allait-il advenir de lui et de son radeau ?Il se le demandait avec angoisse.

– N’importe, fit-il, que je réussisse ounon, le principal c’est d’avoir fait tout mon devoir, de ne pasm’être laissé abattre par la souffrance.

Léon s’était assis, du mieux qu’il avait pu,sur son plaid.

Sa torche à la main il observaitl’horizon.

Doucement d’abord, puis insensiblement plusvite, le radeau avait été emporté par le courant.

La vitesse qui l’animait grandissait à chaqueminute.

Il finit par filer avec une rapiditévertigineuse.

Le fugitif distinguait à peine les arbres dela forêt fossile qui continuait à s’étendre le long des rives.

« Je vais être projeté contre un rocher,se disait-il avec frayeur. Le radeau, que j’ai eu tant de peine àconstruire, va se briser en mille pièces, et je serai englouti oubroyé. »

Il finit pourtant par se rassurer. Le courantoccupait exactement le milieu du fleuve. Sur les bords l’eau étaitpresque immobile. Il ne courait donc pas le risque d’être jeté à larive.

Cependant, plus d’une fois, le fugitif crutbien sa dernière heure venue.

Il apercevait au loin d’énormes blocs derochers qui semblaient barrer complètement le passage.

Des ponts massifs ou bien des passerelles, quiparaissaient ne tenir que par miracle, enjambaient çà et là lecours d’eau.

Penché à l’avant du radeau, à la faible lueurde sa torche, il se voyait emporté à toute vitesse,irrésistiblement, vers une mort certaine.

En se couchant à plat ventre, il eut la chancede sortir sain et sauf de ces passes difficiles.

Il y avait plusieurs heures déjà que cettecourse folle, ce glissement vertigineux sur un fleuve d’unelimpidité de cristal continuait, et la caverne n’avait pas changéd’aspect. Les horizons succédaient aux horizons, uniformémentpareils et majestueux.

Par-delà la forêt fossile, toute blanche commeune étrange végétation de nickel, aussi loin que Léon pouvaitporter ses regards, c’était toujours la même splendeur terrifiante,le même enchevêtrement de colonnades et d’arcades, sur lesquellesles stalactites descendaient, ainsi que des milliers d’aiguillesgigantesques.

Mais Léon ne prêtait plus aucune attention auxfantasmagoriques paysages souterrains. Sa dépense d’énergie et deforces avait été trop considérable. L’excitation nerveuse quil’avait soutenu jusque-là, et sous l’influence de laquelle il avaitconstruit son radeau, l’avait abandonné tout à coup.

Exténué de fatigue, il luttait péniblementcontre le sommeil.

Par moments sa tête se penchait sur sapoitrine, ses yeux se fermaient malgré lui.

– Il ne faut pas que je m’endorme, fit-iltout à coup, en se secouant énergiquement. Ma torches’éteindrait ; et pis que cela, sur une aussi étroite surface,à la moindre secousse de mon radeau, je serais précipité dans lefleuve.

Par un prodige de volonté, il réussit à setenir éveillé pendant plus d’une heure encore.

La lueur de sa torche se reflétait sur l’eau,y traçait un sillon lumineux ; et le jeune homme terrifiévoyait accourir des bandes d’animaux inconnus, que son imaginationsurchauffée lui faisait voir plus monstrueux encore qu’ilsn’étaient.

Mais la fatigue de Léon eut cette fois raisonde sa volonté.

Après s’être plusieurs fois assoupi pendant decourts instants, il finit par tomber comme une masse sur soncarnier, sa torche allumée à la main. Ses forces étaient àbout.

Le fracas de l’explosion la plus violente nel’eût pas tiré de son sommeil de mort…

Lorsque Léon Goupit se réveilla, grelottant defroid et de fièvre, il se sentit mouillé jusqu’aux os, en mêmetemps que secoué rudement.

Mais il ne parvint pas tout de suite àrassembler ses idées, à se rendre compte de l’endroit où il setrouvait.

Il était encore sous l’impression d’unhorrible cauchemar.

Il avait rêvé qu’il était tombé entre lesmains des milliardaires américains, et que ceux-ci, pour se vengerde la destruction de Skytown et du meurtre d’Hattison, l’avaientcondamné à un supplice épouvantable.

On l’avait tout d’abord enfermé dans un cachotobscur que peuplaient des milliers de rats affamés. Pendant unenuit entière il avait dû se défendre contre l’assaut sans cesserenouvelé des sauvages animaux. Au moment où il allait être dévorétout vivant, la porte du cachot s’était ouverte, et la lumièreavait jailli de toutes parts. Un à un tous les milliardairesavaient pénétré dans le cachot.

Le dernier, drapé dans un suaire quidécouvrait seulement son visage décharné, dans lequel ses yeuxbrillaient comme des charbons ardents, Hattison, avait fait sonentrée.

Mais, chose étrange, Léon Goupit, lui seul,semblait s’apercevoir de la présence du fantôme qui était venu seplacer en face de lui, les bras croisés, et s’était tenuimmobile.

– Le voilà donc, l’assassin d’Hattison,l’incendiaire de Skytown ! avait rugi William Boltyn. Nousallons enfin pouvoir satisfaire notre vengeance. La mort est tropdouce pour un pareil crime ! Qu’on le torture !…

– Qu’on le torture ! s’étaientécriés tous les autres. Vengeons Hattison !…

Aussitôt la porte du cachot s’était ouverte.Des automates, pareils à ceux qu’avaient construits Hattison,étaient entrés lourdement. À la place de leurs yeux brillaient desampoules électriques. Ils n’avaient pas de bouche, pas de nez, etleur crâne de cristal était rempli de rouleaux d’or et de liassesde bank-notes.

Ils s’étaient rangés sur deux files. Léonavait remarqué que leurs doigts de nickel se terminaient par despointes effilées et dégageaient des étincelles électriques.

Cloué sur place par une force invisible, Léonsentait les regards haineux du spectre fixé sur lui.

Un diabolique sourire éclairait le visaged’Hattison. Il avait fait un signe. Les automates s’étaientavancés.

Le jeune homme s’était senti perdu.

Il avait poussé un grand cri, et s’étaitréveillé !…

Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’ileût repris conscience de sa situation.

Il éprouvait de violentes secousses qui lerejetaient à droite et à gauche, sans interruption.

Des lames, qui lui parurent énormes, passaientau-dessus de sa tête avec un bruit de torrent, l’inondant, collantses vêtements sur sa peau.

L’obscurité profonde dans laquelle il setrouvait augmentait encore l’horreur de sa situation.

Ses deux jambes, prises comme dans un étau,baignaient complètement dans une eau glaciale qu’elles fendaientavec rapidité.

– Mon radeau ! s’écria-t-il d’unevoix étranglée… Je suis perdu !

Le jeune homme était engagé jusqu’à mi-corpsdans l’interstice de deux des troncs d’arbre qui formaient leplancher de son radeau.

Des remous furieux soulevaient le frêleesquif.

Tout l’édifice de branchages que Léon avaitempilé sur les troncs avait été emporté ; et ceux-cimenaçaient eux-mêmes de se disjoindre sous l’assaut sans cesserenouvelé de vagues énormes, qui maintenant ballottaientl’embarcation et la soulevaient à plusieurs mètres de hauteur.

En faisant des efforts inouïs, Léon parvint àdégager ses jambes, à reprendre la liberté de ses mouvements.

Sa première pensée fut de faire de lalumière ; mais sa boîte d’allumettes était en bouillie, sapoche remplie d’eau.

Le fugitif fut pris d’un violentdésespoir.

Le courant semblait augmenter d’intensité àchaque instant. Le radeau tournoyait sur lui-même avec violence,s’élevait au sommet d’une montagne d’eau, puis retombait au fondd’un gouffre. Les uns après les autres les troncs sedisjoignaient.

Bientôt, une secousse encore plus formidableque les précédentes, acheva de désagréger le plancher de bois, Léonn’eut que le temps de se cramponner de toutes ses forces à l’un destroncs.

Il eut la sensation de glisser, en tournoyant,le long des parois d’un immense entonnoir.

L’air passait devant sa bouche sans qu’ilparvînt à respirer ; le sang affluait à sa tête ; sestempes battaient avec furie.

Cela dura plusieurs minutes.

La vertigineuse descente semblaitinterminable.

Puis, tout à coup, Léon se sentit comme happéau passage comme par la gueule d’un monstre sous-marin. Il futentraîné à des profondeurs incommensurables.

Il lui sembla que ses membres allaient êtrearrachés.

À demi asphyxié, le cerveau halluciné par uneangoisse folle, meurtri de tous côtés par des arêtes de rocher surlesquels il était roulé par une véritable trombe, Léon eut enfin lanotion d’être repris par mouvement ascensionnel.

Sa tête émergea de l’eau ; mais ce ne futqu’un éclair.

En ligne droite, maintenant, le courantl’entraînait avec furie.

Ses pieds par instants frôlaient une surfaceplane. Il pouvait se croire dans une sorte de vasque peuprofonde.

Puis, de nouveau, les vagues le reprenaient,le ballottaient inerte, les yeux clos, les mains crispées sur letronc d’arbre.

Brusquement, la violence du courants’atténua.

Il y eut encore quelques secoussesintermittentes, quelques tourbillonnements, mais ce n’était plusque comme des répercussions affaiblies du gouffre que le fleuvevenait de franchir.

Emporté par un courant rapide, mais sansheurts, sans secousses, Léon n’éprouvait plus qu’un engourdissementgénéral de ses membres et de violentes douleurs de tête.

À mesure qu’il continuait sa course, le fleuves’apaisait. Les ondes redevenaient tranquilles, et finissaient parcouler doucement. La vitesse du courant n’était presque plussensible.

En ouvrant les yeux, Léon aperçut le cielconstellé d’étoiles !…

Dans son pauvre cerveau meurtri, terrifié, àtravers son engourdissement, ce fut comme une vision merveilleuse,et qu’il n’espérait plus.

Malgré sa lassitude, il continua de nager,soulevant sa tête hors de l’eau, autant que sa faiblesse le luipermettait.

Il doutait encore de la réalité du spectaclequi s’offrait à ses yeux.

Le fleuve courait maintenant au milieu d’unparc somptueux, planté d’arbres géants.

Sur chaque rive, des saules au feuillageargenté apparaissaient, aux tranquilles lueurs de la lune, baignantdans l’eau les extrémités de leurs branches inférieures.

Le cœur débordant d’une joie immense, Léon sedirigea vers le rivage, qu’il atteignit en quelques brassées ;et saisissant une des branches il s’y cramponna, se souleva à laforce des bras, et se hissa sur la berge.

– Sauvé ! Je suis sauvé !répétait-il en trépignant sur place, et sans prendre garde à l’étatpitoyable dans lequel étaient ses vêtements.

Il avait perdu son bonnet de loutre.

Ruisselant d’eau, les cheveux collés sur lefront et sur les tempes, son veston et son pantalon en loques, sesbottes détrempées et remplies de vase, pâle comme un spectre, etgrelottant de froid au point que ses dents s’entrechoquaientconvulsivement, le fugitif, dans la clarté lunaire, avait plutôtl’apparence d’un être fantastique que d’un homme civilisé.

Il ôta ses haillons, les nettoya rapidement dumieux qu’il put, quitta son veston, le tordit, et le remit sur sesépaules.

Des frissons de fièvre lui parcouraientl’épiderme.

Son regard fixe et comme hébété fouillaitl’horizon.

Le froid s’emparait de lui de plus en plus.Des contractions nerveuses serraient son estomac, lui causant uneintolérable douleur.

Instinctivement, il se mit à marcher pourrétablir la circulation du sang.

Au bout de quelques minutes de cet exercice,il sentit se dissiper un peu son malaise.

Sa robuste constitution triomphait encore unefois des dures épreuves qu’il venait de traverser.

La lancinante douleur qu’il ressentait aucreux de la poitrine disparut petit à petit ; et quoiquemouillé encore des pieds jusqu’à la tête, il reprenait possessionde lui-même, il parvenait à assembler ses pensées.

Il regardait le ciel constellé d’étoiles, lesarbres qui l’entouraient, sans arriver à se rassasier du spectaclede la nature.

– Je suis donc enfin sorti de la caverne,faisait-il d’une voix entrecoupée par l’émotion… De vrais arbresavec des feuilles… Le ciel !… Je suis sauvé, répétait-il sansse lasser… Dans quel gouffre suis-je passé ! Et dire que j’ensuis sorti vivant !… J’ai bien cru que je ne reverrais jamaisle ciel !… Quelles terribles aventures !

Tout à la joie de se retrouver libre, d’êtresorti – sans savoir comment, il est vrai – de la caverne, Léon nepensait même pas à se demander dans quel endroit il venaitd’aborder.

Il s’était mis à marcher, il s’enfonçait dansune vaste allée qui commençait au bord du fleuve.

Des massifs de cyprès et de sycomoresalternaient avec des tertres de lys et d’iris noirs.

De place en place, Léon apercevait uneclairière au milieu de laquelle, sur un piédestal gigantesque, sedressait un sarcophage égyptien dont les hiéroglyphes dorés sedétachaient sur la teinte violâtre du granit.

L’aspect général du parc était à la foisimposant et funèbre.

Très intrigué par tout ce qu’il voyait,convaincu maintenant qu’il se trouvait dans une propriétéparticulière, Léon s’avançait toujours, en jetant des regards detous côtés.

« Pauvre Betty, se disait-il. Il a tenu àbien peu de chose que je ne te revoie jamais !… J’ai vu lamort de près, je puis le dire… Pourvu, ajouta-t-il, que de nouveauxobstacles ne viennent pas se dresser devant moi !… Ce seraitdommage vraiment, après avoir enduré tant de souffrances, de ne pasréussir à m’échapper !… Les milliardaires seraient tropcontents… C’est égal, je pourrai me vanter de les avoir roulés dela belle façon, eux et leur détective. »

Il avait déjà fait plusieurs centaines de pas,sans rien apercevoir que des arbres et des massifs de fleurs,lorsqu’il crut distinguer, presque à ras du sol, une lueur à peineperceptible, et qu’il attribua tout d’abord à un reflet de lune surune feuille.

Pourtant, à mesure qu’il s’approchait, lalueur devenait plus distincte. Tout à coup, au détour d’une allée,Léon se trouva en présence d’une immense construction, massive etsévère, qu’entourait une vaste cour pavée de mosaïque violette.

Toutes les fenêtres du bâtiment étaientplongées dans l’obscurité.

Seulement, dans un recoin de la muraille, unsoupirail éclairé laissait échapper un étrange rayonnement delumière bleue.

« Qu’est-ce encore que ce bizarrejardin ? se dit Léon. Peut-être celui de quelque milliardaireyankee. Seul un individu de ce genre peut s’être commandé un palaisd’une architecture aussi fantastique que celle-ci. »

Tout en faisant ses réflexions, Léon s’étaitapproché du soupirail, et plongeait ses regards dans l’intérieur dumystérieux palais.

Il écouta d’abord distraitement, puis avecplus d’attention.

Ce qu’il voyait et ce qu’il entendaitl’intéressait à un tel point que malgré le froid et la faim, malgréle danger qu’il courait à chaque minute, il ne pouvait se décider àquitter son poste d’observation.

Chapitre 17Un palais fantastique

Lepalais de Harry Madge, bâti dans une sorte de presqu’île formée parune des rivières qui se jettent dans le grand lac Ontario, étaitconstruit dans un style à la fois magnifique et bizarre.

Le plan semblait en avoir été dressé parquelque architecte nourri de la lecture des livres cabalistes.

Les murailles du palais et celles quifermaient une vaste cour en face de la principale porte d’entréeétaient bâties en marbre noir. Les angles et les frontons desfenêtres et des portes étaient décorés d’ornements en bronze.

À peine le spirite fut-il arrivé devant lahaute porte de son palais que celle-ci s’ouvrit automatiquement etsans bruit.

Harry Madge et les milliardaires quil’accompagnaient s’arrêtèrent au pied d’un immense perron d’uncaractère architectural un peu lourd, imposant et sévère comme untombeau.

Le vestibule, très haut de plafond, étaitéclairé par sept encensoirs de vermeil, où l’on avait dissimulé depetites lampes Edison. Ils pendaient de la voûte par de longueschaînes d’argent.

La lumière bleue que répandaient ces lampesprêtait à l’immense escalier qui s’élevait au fond du vestibule uneapparence fantastique.

Les marches étaient d’ébène, et la rampe,d’une grosseur démesurée, se terminait par d’énormes reptilesantédiluviens en bronze noir, hiératiquement campés sur les blocsde basalte.

Au premier palier, que l’on entrevoyait d’enbas, des statues entièrement voilées ajoutaient à l’impression dece décor fantasmagorique.

Les invités d’Harry Madge, déjà surpris d’unluxe aussi étrange, si peu dans leurs habitudes, n’eurent point letemps de satisfaire leur curiosité.

Par un long corridor, orné seulement de placeen place de bustes de philosophes, de saints et d’alchimistescélèbres, le spirite les conduisit jusqu’à un autre vestibule pluspetit, éclairé de la même lueur bleue, et où s’ouvrait un escalierqui paraissait descendre, par des pentes très douces, à quelquesalle souterraine.

Un grand silence s’était fait. La curiositédes milliardaires était portée à son comble. Malgré leur secreteffroi, aucun d’eux n’eût cédé sa place pour cent milledollars.

Après avoir descendu pendant quelques minutes,toujours suivi de ses hôtes, Harry Madge entrouvrit une portière develours noir et or. Tous pénétrèrent dans une vaste salle oblonguequ’éclairaient, de place en place, des lampes posées sur des stèlesde granit.

Il fit signe à chacun d’eux de prendre placedans des stalles de chêne massif disposées en demi-cercle, leurrecommanda de garder le silence et d’être attentifs.

Sur un geste de lui, l’autre extrémité de lasalle, presque invisible, jusqu’alors dans une sorte de pénombreazurée, s’éclaira vivement.

Les milliardaires aperçurent alors une grandetable, chargée d’instruments et d’appareils dont ils ignoraientl’usage, autour de laquelle quatre hommes semblaient lire ouréfléchir profondément.

Le premier, d’une maigreur squelettique, etdont les petits yeux, d’un bleu de pierre précieuse, paraissaientne pas réfléchir la lumière, était enveloppé d’une sorte demanteau. À en juger par l’apparence, ce devait être un de cesfameux fakirs indiens dont Harry Madge avait conté tant demerveilles.

Un autre, à son accoutrement bizarre,mi-partie sauvage, mi-partie européen, à son chapeau haut de formeorné de deux grandes plumes rouges, se reconnaissait aisément pourun de ces sorciers peaux-rouges, qui trouvent encore une clientèledans certaines villes américaines.

Les deux autres avaient l’allure de parfaitsYankees. Ils se ressemblaient tellement l’un et l’autre, qu’ilétait impossible qu’ils ne fussent pas frères jumeaux.

Même taille, mêmes cheveux roux et abondants,même regard fulgurant sous d’épais sourcils, mêmes épaules carrées,même barbe en forme de pinceau, il eût été difficile de trouver unesimilitude plus parfaite.

Aucun de ces quatre personnages d’ailleurs neparut s’apercevoir de la présence des invités d’Harry Madge.

Le milliardaire spirite parut jouir un instantde l’intérêt profond dont il était l’objet.

La boule de cuivre qui surmontait son étrangecoiffure s’auréola d’une fluorescence. Ses petits yeux grispétillèrent ; et c’est avec l’assurance d’un homme qui neredoute point les conséquences de ses paroles qu’il dit :

– Gentlemen, la salle où nous noustrouvons actuellement a été spécialement aménagée par moi pour lesexpériences auxquelles j’ai consacré une partie de ma fortune. Jene veux point vous vanter ici les merveilleux résultats que j’aiobtenus. Vous allez pouvoir en juger par vous-mêmes. Vous êtes desindustriels et des gens pratiques, vous ne croirez que ce que vousaurez vu… Les quatre personnes ici présentes sont des savants, desphilosophes de l’âme, que j’ai découverts à grand-peine, qui ontbien voulu m’aider de leur collaboration, et chercher avec moi àtriompher de la force mystérieuse – jusqu’ici inconnue – qui créeles univers et produit les phénomènes de la pensée.

Aucune réponse ne suivit ces paroles.

Les milliardaires, suggestionnés,s’attendaient à toutes les merveilles, aux plus impossiblesmiracles.

William Boltyn lui-même avait oublié,d’étonnement, tous ses ennuis.

Tout entier à la curiosité, c’était peut-êtrela première fois depuis dix ans qu’il perdait de vue aussicomplètement sa fabrique de conserves, ses soucis financiers et sesprojets de vengeance. L’image même d’Aurora s’était entièrementeffacée de son esprit.

Harry Madge continua :

– Nous allons commencer immédiatement lesexpériences les plus simples.

Comme s’il eût deviné la pensée dumilliardaire, le fakir s’était levé et s’était avancé vers lemilieu de la salle.

Il y porta une petite table de bois blanc,déposa sur cette table un simple pot de grès, une carafe pleined’eau, et une boîte contenant du terreau en poudre.

Lentement, en écartant les bras du corps, ilprit à pleines mains du terreau qu’il laissa tomber dans le pot degrès, de manière à le remplir sans tasser la terre.

Puis, dans un sachet suspendu à son cou, ilprit une graine, l’enterra soigneusement, et jeta par-dessus unenouvelle poignée de terreau.

Debout, à quelques pas du fakir, Harry Madgesemblait s’absorber dans une méditation intérieure.

Dans leurs stalles de chêne, les milliardairesrestaient immobiles. On n’entendait aucun bruit.

Élevant alors la carafe à la hauteur de sabouche, le fakir aspira une longue gorgée, et se penchant sur lepot plein de terre, entrouvrit les lèvres et l’y déversa goutteà goutte.

Il répéta plusieurs fois cette opération, enmurmurant des phrases inintelligibles.

Le terreau s’était affaissé. À peineremplissait-il maintenant la moitié du pot de grès.

Le fakir posa ses deux mains sur la table desapin, et s’agenouilla.

Ses petits yeux bleus s’animèrentétrangement.

Il se mit à fixer le récipient placé devantlui à la hauteur de son visage.

Pendant quelques minutes, on eût pu le croirepétrifié sur place, tant son immobilité était absolue.

Au bout de quelques instants, une petitepousse verdâtre commença de sortir du terreau.

Sous les regards chargés de volonté du fakir,dont les yeux semblaient maintenant resplendir d’un éclat qui leurétait propre, la plante grandit et, littéralement à vue d’œil, secouvrit de petites feuilles qui s’élargirent d’elles-mêmes.

Bientôt le sommet de la plante arriva presquejusqu’au niveau de la tête de l’Indien.

Les milliardaires contemplaient toujours cettescène avec une immense stupeur. On eût dit, tant était grande leurattention, qu’eux aussi dardaient leur volonté vers le végétalmiraculeux.

Bientôt de petites fleurs roses se montrèrentà l’aisselle des feuilles.

Comme flétries par un souffle embrasé, lespétales se détachèrent et tombèrent.

Le fakir demeurait dans la mêmeimmobilité.

Au bout d’un quart d’heure qui parut un siècleaux milliardaires, les petites pommes verdâtres qui avaientremplacé la fleur grossirent et se colorèrent des nuances de lamaturité.

Le fakir alors cessa de regarder la plante,dont le feuillage se dessécha presque instantanément.

Il cueillit un des fruits et l’offrit àWilliam Boltyn qui se trouvait placé au premier rang.

Le milliardaire y mordit consciencieusement,en bon Yankee qui n’entend pas être trompé.

Il trouva à ce fruit un goût à la fois acideet parfumé, mais délicieux.

Quoique émerveillés, les assistants n’étaientpoint satisfaits. Ils trouvaient que, malgré tout, cette expérienceressemblait un peu trop aux séances de prestidigitationordinaires.

Harry Madge, qui devinait ce qui se passaitdans l’esprit de ses hôtes les engagea à être plus patients.

Maintenant, le fakir avait enlevé de son vasela plante entièrement fanée. Il avait écarté la table, et il setenait droit et immobile au centre de la salle.

Les bras repliés en croix au milieu de lapoitrine, les pieds joints, les yeux à demi fermés, il semblaitconcentrer en lui-même toutes ses forces psychiques.

Un long moment se passa sans qu’il modifiâtson attitude.

Les milliardaires commençaient à s’impatienterlorsque, le premier, Sips-Rothson, le distillateur, remarqua entrele sol et les pieds de l’Indien un léger espace qui ne tarda pas às’accroître.

Toujours immobile en apparence, le fakirs’élevait lentement dans l’air.

Personne n’eut d’observation à faire, tant lachose paraissait incroyable.

Seul William Boltyn, toujours incrédule, seleva sans mot dire, et allongea ses mains entre la terre et lespieds du fakir.

Il fut bien obligé de convenir en lui-mêmequ’aucun support ne maintenait l’Indien dans son état de stationaérienne.

Il avait cru pouvoir expliquer le phénomènepar un jeu de miroirs.

Il dut reconnaître qu’il s’était grossièrementtrompé.

– Messieurs, dit alors Harry Madge de savoix lente et sourde, les expériences auxquelles vous assistez ontété vérifiées soigneusement par moi. Aucune supercherie n’estpossible… Quelqu’un de vous aurait-il par hasard un couteausolide ?

William Boltyn, qui avait été autrefoischercheur d’or et pêcheur, présenta un superbe bowie-knifequ’il portait toujours sur lui.

Pendant ce temps, l’Indien, après avoir planéquelques minutes, était redescendu doucement et insensiblement surle parquet de mosaïque.

Harry Madge lui présenta le coutelas.

Il le prit et releva brusquement son manteau.Son geste dévoila un torse décharné et maigre, aussi desséché quecelui d’une momie.

Puis, délibérément, il s’enfonça le couteau àpeu près à l’endroit du creux de l’estomac, et il se fendit leventre dans toute sa longueur.

Le sang coula ; l’horrible plaie qu’ilvenait d’ouvrir laissait voir un paquet d’entrailles bleuâtres.

Quelques-uns des milliardaires devinrentpâles.

Harry Madge, que cet incident semblait n’avoirnullement ému, engagea les incrédules, s’il s’en trouvait, àvérifier la réalité de la blessure.

Personne ne bougea. Tous étaient parfaitementconvaincus.

Alors le fakir, dont les yeux étaientredevenus fixes, se renversa légèrement en arrière, et rapprochaavec les mains les lèvres de la plaie.

Quelques minutes s’écoulèrent, encore pleinesd’anxiété pour les spectateurs.

Quand le fakir releva les mains, son ventre neportait plus qu’une longue cicatrice rosâtre.

Il y eut comme un soupir de soulagement dansle clan des milliardaires.

– Ce phénomène, dit Harry Madge, quoiqueassez extraordinaire, se voit communément dans certains pays. Tousles missionnaires, catholiques ou protestants, de la Chine et duTibet, le mentionnent dans leurs relations.

Le fakir, qui semblait accablé de lassitude,était allé se reposer au fond de la salle, et avait repris sapremière attitude de méditation silencieuse.

Déposant son chapeau haut de forme orné deplumes, le médecin peau-rouge s’avança à son tour.

Il était assez étrangement vêtu d’une longuesouquenille de clergyman et chaussé de mocassins en cuircolorié.

Son nez long et mince, aux ailes vibrantes,ses pommettes saillantes, ses yeux gris pétillants de malice luiconféraient une physionomie pleine d’intelligence.

Il n’avait rien du silence et de l’immobilitéhiératique de son collègue des bords du Gange.

– Gentlemen, dit Harry Madge, l’illustresachem Hava-Hi-Va que vous voyez possède le don de voir à distanceet même dans l’avenir, et de lire dans les pensées des hommes. Sivous voulez lui poser quelques questions, il les résoudrafacilement, soit qu’elles aient trait aux choses passées, soitqu’elles se rapportent à celles du présent ou de l’avenir.

– Que faisais-je, il y a vingt-cinqans ? demanda aussitôt William Boltyn.

Le sachem s’accroupit sur ses talons, etsembla regarder comme en dedans de lui-même.

D’une voix gutturale et creuse, ilrépondit :

– Je vois un grand bar, dans un pays quime paraît être un pays de chercheurs d’or. C’est peut-être bien SanFrancisco. Vous vous promenez dans une ville de bois, vous êtesarmé jusqu’aux dents, comme la plupart des passants qui circulentdans ces rues. Vous semblez fort pauvre, vos habits sont déchirés.La large ceinture de cuir autour de vos reins ne renferme pas uneparcelle de poudre d’or. Vous réfléchissez pour savoir si vous neferiez pas bien de vous embusquer, le soir, dans quelque angle dufaubourg, pour dévaliser les mineurs assommés par l’alcool. Mais cen’est qu’une pensée qui traverse votre esprit. Vous vous dirigezvers le bar que j’ai vu tout à l’heure, et vous discutez avec lepatron… Je ne pourrais vous dire quelle heure il est de la journée.Les choses du passé ont perdu de leur lumière à travers le temps.Je les vois comme se mouvoir dans un brouillard très épais… Lecomptoir du bar est défendu par un grillage de gros barreaux defer. La poudre d’or s’échange contre l’alcool à travers un guichetsolide. Le patron et les garçons ont tous le revolver à laceinture.

– C’est merveilleux, dit William Boltyn,cette fois franchement satisfait. Et ensuite ?

– Après avoir longuement parlementé, lepatron vous fait déposer vos armes et vous engage comme garçon auxappointements de dix dollars par jour.

– Comment est-il, ce patron ?questionna de nouveau William Boltyn.

– C’est un homme d’une tailleherculéenne, avec un cou énorme, des mains velues et une chevelurerousse en broussaille.

– Cela suffit, s’écria William Boltyn. Jepuis vous certifier, gentlemen, que tous les détails que vient dedonner cet homme sont de la plus exacte vérité. J’ai été, il y avingt-cinq ans, garçon de bar à San Francisco, au temps de la belleépoque des mines d’or. C’est même là où j’ai commencé mafortune.

À son tour, Sips-Rothson, le distillateur,voulut poser une question.

– Pouvez-vous deviner, demanda-t-il avecun gros rire, ce que j’ai maintenant dans monportefeuille ?

Sans une minute d’hésitation, le Peau-Rougeénuméra un carnet de chèques, une liasse de bank-notesdont il annonça le chiffre exact, deux lettres et une mèche decheveux.

– Je vais vous demander quelque chose deplus difficile, dit tout à coup William Boltyn, à qui une idée toutà fait originale venait à l’esprit. Vous pourrez sans douteapercevoir facilement ce qu’il y a dans le second tiroir à gauchede mon bureau, dans mon hôtel de Chicago.

– Il y a, lui fut-il répondu après uninstant de réflexion, une liasse de papier blanc très fort, où sonttracées des lignes noires. Ce sont des cartes ou des plans.

– Eh bien, continua Boltyn d’un airahuri, seriez-vous capable maintenant de me tracer vous-même lareproduction d’un de ces plans ?

Le sachem hésita une minute et réponditaffirmativement.

On lui apporta de l’encre et du papier ;et, les yeux mi-clos, il commença de tracer lentement une série delignes compliquées.

Le dessin terminé fut présenté aumilliardaire.

C’était, à peu de chose près, l’épure exactedu navire sous-marin autrefois construit par Ned Hattison, cettemême épure que William Boltyn, il y a quelques semaines, avaitpayée si cher au directeur du Chicago Life.

Les milliardaires étaient tellement stupéfiésde ce qu’ils venaient de voir, qu’ils étaient incapables deproférer autre chose que des exclamations admiratives.

Quant à William Boltyn, il exultait.

Il broya presque la main d’Harry Madge de sapoigne vigoureuse.

– Très bien, très bien, dit-il. Jecomprends tout à fait votre idée maintenant. Et je suis persuadéque ces gentlemen vont devenir absolument de votre avis… Maisvoyons vite les autres expériences.

Le Peau-Rouge, qui paraissait à son tourextrêmement las, regagna sa place à côté du fakir, et ce fut letour des deux frères yankees.

Ceux-ci, qui semblaient de véritablesgentlemen, s’avancèrent jusqu’auprès des milliardaires et lessaluèrent avec une raideur glaciale qui produisit une excellenteimpression.

– Ces gentlemen, dit Harry Madge, quisemblait jouer dans cette séance fabuleuse le rôle de barnummystique, ces gentlemen vont avoir l’honneur de lire dans vospensées les plus intimes et même de forcer n’importe lequel d’entrevous à exécuter tout ce qu’ils voudront.

Il y eut un mouvement de vagueprotestation.

– Qui veut commencer ? demanda HarryMadge, pour couper court à toute discussion.

Staps-Barker, l’entrepreneur de voies ferrées,s’offrit le premier.

– Oui, dit-il en fixant son regard surles deux frères, dites-moi à quoi je pense en ce moment.

D’un mouvement simultané, les deux frèreslevèrent la tête et arrêtèrent sur l’entrepreneur le rayon de leurregard aigu.

Il se sentit aussitôt très troublé, avec unevague sensation de chaleur à l’estomac. L’entrepreneur eut uneimpression étrange. Il lui sembla que sa personnalité le quittaitet s’écoulait comme par une blessure invisible.

– Vous pensez, dit l’un des frères, quesi vous possédiez les facultés dont nous disposons, vousdécupleriez votre fortune déjà immense, en lisant à travers lesmurailles les secrètes inventions de vos concurrents.

Staps-Barker, décontenancé, avoua que leliseur avait deviné juste.

Ceux des milliardaires qui tentèrent l’épreuvene furent pas plus habiles à cacher leurs projets.

Presque tous avaient l’esprit entièrementpréoccupé de questions d’argent ou de détails de la viematérielle.

L’un songeait à accaparer tout l’acier del’Amérique, l’autre tout le coton. Un troisième rêvait de seconstruire un palais qui dépassât en richesse tout ce qu’on avaitvu, et fit pâlir de jalousie tout le clan des milliardaires.

– Cela suffit, sans doute, dit HarryMadge. Nous ne pouvons tout voir en une seule soirée. Je veuxcependant vous faire assister à quelque chose de tout à faitdécisif… Que quelqu’un de vous se lève, prenne son revolver et visecelui des deux gentlemen qu’il voudra.

Les liseurs de pensées s’étaient reculés à unedizaine de pas. William Boltyn s’avança, brandissant un excellentrevolver de fabrication française, dont il vérifia la charge.

Il visa longuement ; et, au commandementd’Harry Madge, tira.

Mais, de même que Staps-Barker,l’entrepreneur, il eut à ce moment la sensation d’une étrange fuitede sa personnalité, qui était comme aspirée par une volontésupérieure.

La balle était retombée, inerte, à quelquespas de ceux qu’elle devait atteindre.

Harry Madge la ramassa et elle fit le tour del’assistance émerveillée.

– Tirez une seconde fois, dit l’aîné desfrères.

– Jamais de la vie, répondit WilliamBoltyn. Cela m’a produit une secousse trop singulière. Qu’un autreme remplace.

Sips-Rothson s’avança et mit soigneusement enjoue.

– Tirez, dit Harry Madge.

Mais le coup ne partit pas.

Le distillateur n’avait pas fait unmouvement.

– Mais tirez donc ! cria Boltyn.

– Ce gentlemen ne peut pas tirer, ditl’aîné des frères, sans cesser de tenir son regard attaché sur ledistillateur. Il ne peut pas tirer et ne tirera pas, parce que nousle lui défendons.

– Essayez encore, dit Harry Madge.

Malgré tous ses efforts, Sips-Rothson ne putarticuler un mouvement. Son épaule et son bras semblaient commefrappés d’immobilité et de paralysie.

– C’est effrayant, dit-il. Laissez-moialler m’asseoir. Je ne recommencerai jamais pareilleexpérience.

– Asseyez-vous, dit le jeune frère.

Comme magiquement délié de la force quil’avait paralysé, Rothson regagna sa place après avoir remis sonarme à William Boltyn.

Un profond silence régna.

Les deux frères, après le même salut glacialque celui de leur entrée en scène, regagnaient leur place à côté dufakir et du Peau-Rouge.

Toutes ces scènes avaient fait sur lesmilliardaires une impression profonde.

Quelques-uns même auraient fort souhaité de seretrouver dans leur hôtel, loin de cet Harry Madge, qui prenait deplus en plus à leurs yeux un aspect surnaturel et diabolique.

Mais le milliardaire spirite ne les avaitpoint réunis pour les effrayer ou les décourager.

– Gentlemen, fit-il, vous venez de voirles merveilleux collaborateurs que j’ai réussi à découvrir. J’aimis sous vos yeux quelques-uns des effets que peut produire lepouvoir de la volonté bien dirigée. Je pense vous avoir convaincus.Il ne doit plus y avoir aucun doute dans votre esprit. Lesexpériences auxquelles vous venez d’assister sont une preuveindiscutable de la valeur de mes théories. Je vous ai montré que laforce matérielle n’existe pas en réalité, que les sciencespositives sont un leurre, qu’elles ne conduisent à rien. Lavéritable force, celle qu’il nous faut employer pour vaincre nosennemis, c’est celle de la volonté suggestive. L’hypnotisme, lespiritisme, autant d’armes entre nos mains. Laissons les Européensfondre des canons, armer des cuirassés et des torpilleurs. Que nousimporte qu’il aient à leur disposition des milliers d’hommesarmés ? Ils n’en seront pas moins vaincus, et par des armesqu’ils ne connaissent pas, contre lesquelles ils ne pourront pas sedéfendre. Vous avez vu tout à l’heure qu’un de mes savants a lu, etmême copié, à une très grande distance, des documents secretsécrits par nous-mêmes et soigneusement enfermés. Par le mêmeprocédé, nous pourrons connaître tous les secrets de nosadversaires, les plans de leurs forteresses, les devis de leursinventions, leurs dispositions de mobilisation et leurs graphiquesde concentration en cas de guerre. Nous saurons d’avance tout cequ’il nous importe de savoir. Toutes les combinaisons des Européensseront déjouées ; leur tactique sera percée au jour. N’est-cepas un résultat merveilleux, gentlemen ?

Il y eut un murmure d’approbation parmi lesassistants.

– Mais la lecture à distance n’est pas laseule arme que nous ayons en main, reprenait Harry Madge, enpromenant un regard de triomphe sur son auditoire. Non seulementnous connaîtrons les secrets de nos adversaires, mais notre volontésuffira pour les réduire à l’impuissance, pour les immobiliser,pour leur enlever la faculté de faire un mouvement. Ne vous enai-je pas donné la preuve tout à l’heure ? Vous avez vu celuid’entre vous qui figurait l’ennemi ne pouvoir seulement mettre sonrevolver en joue, parce que, devant, lui, j’avais posté deux de messavants. La lutte, dans de telles conditions, ne sera plus unelutte. Toutes les chances seront de notre côté. Les Européensauront beau faire, ils ne pourront nous empêcher d’être victorieux.La destruction de Skytown, gentlemen, se réduit donc, pour nous, àune perte matérielle sans importance aucune. Les plus puissantsengins de destruction inventés par l’ingénieur Hattison ne sontrien auprès des armes invisibles et sûres que je mets aujourd’hui àvotre disposition.

Harry Madge se tut.

La fin de son discours fut saluée par deretentissants hurrahs !

Tous les milliardaires étaient d’accord pouracclamer le génie du savant spirite.

L’enthousiasme était général.

Même ceux qui, comme le gros Philipps-Adam,n’avaient pas compris entièrement l’importance capitale desexpériences d’Harry Madge n’élevèrent aucune objection.

Ils se laissaient guider par les autres. Lesmoyens qu’on emploierait leur importaient peu, pourvu qu’on arrivâtau but.

Du reste, la personne du spirite leurimposait.

Après l’avoir longtemps pris pour un fou, ilsétaient maintenant tout disposés à le considérer comme un grandhomme.

Chapitre 18Sauvé

Par sonair sombre, William Boltyn seul faisait tache, parmi lasatisfaction unanime des milliardaires.

Depuis quelques instants, il semblaitpréoccupé.

Son enthousiasme, son admiration avaientdisparu tout à coup.

À peine avait-il écouté le discours que venaitde prononcer Harry Madge.

Dans sa stalle de chêne massif, le menton dansla main, mordillant nerveusement sa moustache rousse, il laissaitses compagnons échanger leurs impressions ; et le front barrépar une ride profonde, il semblait suivre un enchaînement depensées intimes.

– Vous me permettrez bien une question,mon cher Harry Madge ? fit-il tout à coup en se levant.

– Faites-la, répondit simplement lespirite. Je suis à votre disposition.

– Des expériences auxquelles vous venezde nous faire assister, il découle logiquement qu’il est possible,par le seul moyen de la volonté, de connaître, de deviner plutôt,l’endroit où se trouve une personne, les actes auxquels elle s’estlivrée, le chemin qu’elle a parcouru. C’est bien cela ? Je neme trompe pas ?

– Vous ne vous trompez pas. C’est fortpossible, répondit Harry Madge. Le sachem vous en a donné tout àl’heure une preuve tangible.

Tous les regards s’étaient dirigés sur WilliamBoltyn.

On se demandait avec curiosité où il voulaiten venir.

Aussi froidement en apparence que s’il avaitdiscuté les clauses d’un traité financier, le milliardairecontinua :

– Cette puissance de divination dont vousnous avez fait voir les effets sur nous-mêmes, pourriez-vousl’appliquer à une autre personne ? Pourriez-vous dire, parexemple, ce qu’est devenu mon ancien majordome Tom Punch, etl’endroit où il se trouve actuellement ?

– Sans aucun doute, fit Harry Madge, lefakir vous le dirait.

– Eh bien, s’écria William Boltyn dont leregard métallique prit une acuité extraordinaire, un homme existe,bien que l’on ait prétendu qu’il soit suicidé ; et cet homme,il me tient à cœur de savoir ce qu’il est devenu. Je n’ai pasrenoncé à venger la mort de Hattison.

– Léon Goupit ! s’écrièrent à lafois tous les milliardaires.

– Lui-même, gentlemen. Nos détectives ontété impuissants à retrouver sa trace. Il semble que, son actecriminel une fois accompli, il se soit évanoui en fumée.

– Il est peut-être mort, quoi que vous enpensiez, dit Harry Madge. En tout cas, c’est une question que jeveux tirer au clair immédiatement… Je ne puis employer à cettetâche mes « suggesteurs » accoutumés, que vous voyezbrisés de fatigue ; mais je m’y emploierai moi-même… Avez-vousquelque objet lui ayant appartenu ?

– Non, répondit William Boltyn. Maisvoici sa photographie.

– Cela suffit.

Harry Madge prit le mince carton, le tint dansses mains, et concentra sur lui toute la puissance de sa volonté.De nouveau, le bouton de cuivre qui terminait sa coiffures’auréola.

Au bout d’un certain temps d’une attentivecontemplation, les yeux du spirite cessèrent de briller ; etc’est d’une voix plus basse et plus effacée encore que de coutumequ’il murmura :

– Non, l’assassin n’est pas mort… Il aréussi à fuir de l’endroit où il était enfermé. Je le voisdistinctement… Mais quelle aventure étrange, quels paysages de rêvese présentent à mes yeux !… Cet homme a pénétré dans uneimmense caverne antédiluvienne, d’une étendue aussi vaste que celled’un des États de l’Union… Il se débat dans les ténèbres… Il a faimet il a froid. Il a peur… Il va mourir… Non ! Le voici sur unradeau… Le courant furieux du fleuve souterrain l’entraîne… Je levois de seconde en seconde plus distinctement… Il approche de nous…Il est dans ce jardin… Il est ici… derrière ce mur !…

Harry Madge prononça ces dernières parolesd’une voix rauque.

Il s’était avancé jusqu’auprès du soupirail oùse tenait Léon.

Mais celui-ci, qui avait tout entendu, fuyaitdéjà, de toute sa vitesse, à travers les bosquets du jardin.

Harry Madge le sentait parfaitements’éloigner, devenir moins distinct.

S’arrachant violemment à l’état de visionpsychique où il se trouvait, le spirite fit vibrer des timbresmagnétiques, donna des ordres.

Une armée de serviteurs, auxquels s’étaientjoints les milliardaires, se précipita à travers les jardins.

Seuls, impassibles au milieu du désordre, lesquatre voyants étaient demeurés immobiles dans le brouillard azurédes lampes électriques.

Harry Madge calma l’impatience de ses hôtes,les rappela auprès de lui.

– Laissez mes serviteurs se charger decette besogne, leur dit-il. Les murailles qui enclosent mon parcsont hautes. Il ne pourra pas s’échapper.

– Mais comment a-t-il pu pénétrerjusqu’ici ? Dans quel état se trouve-t-il ? questionnaavidement William Boltyn qui, lorsqu’il s’agissait du criminel deSkytown, ne parvenait pas à rester maître de lui.

– Je commence à soupçonner bien desdétails curieux relativement à la situation topographique de mapropriété, répondit le spirite. Ce serait trop long à vousexpliquer maintenant. Sachez seulement que Léon Goupit a échappé àla mort d’une façon miraculeuse. Mais, continua-t-il en semblantévoquer de nouveau sa vision, il ne pourrait aller bien loin ;il est exténué de fatigue. Un torrent furieux l’a roulé dans sesondes. Vêtu de loques, ruisselant d’eau, boueux, ensanglanté, labarbe inculte, les yeux caves, il grelotte de froid et de fièvre.On dirait un spectre.

Dans l’immense parc, des lumièresapparaissaient entre les arbres.

Les serviteurs de Harry Madge exploraient tousles fourrés, scrutaient les moindres massifs avec leurs lampesélectriques.

C’était une véritable chasse à l’homme.

Malgré les exhortations du spirite, WilliamBoltyn ne pouvait plus contenir son impatience. Il se rongeait lesongles avec fureur, et poussait des jurons entrecoupés.

Il avait abandonné ses compagnons dans uneclairière d’où ils surveillaient les poursuites.

Fiévreusement, il s’était rué en avant etavait rejoint les domestiques.

– Dix mille dollars, criait-il. Je donnedix mille dollars à celui qui le prendra.

Excités par la perspective de gagner une aussiforte somme, les serviteurs parcouraient au galop les allées duparc, le revolver au poing.

Leurs lanternes électriques inondaient delumière blanche les massifs de cyprès et les halliers de jeunesarbrisseaux exotiques.

De temps en temps, ils se rejoignaient auxclairières, s’interrogeaient mutuellement sur la direction prisepar le fugitif, et puis recommençaient leurs recherches.

Le parc de Harry Madge était enclos de hautsmurs.

William Boltyn le savait, et cela letranquillisait un peu.

« Quoi qu’il fasse, se disait-il, LéonGoupit ne pourra pas nous échapper cette fois. Il est bien à nous.Nous tenons notre vengeance. »

Mais tout à coup, assez près de l’endroit oùil se trouvait, le milliardaire entendit plusieurs détonations.

Il se précipita dans la direction d’où ellespartaient.

– Ah ! le brigand ! criait undes domestiques. Je l’ai manqué ! Il a escaladé le mur. Il asauté de l’autre côté.

Le milliardaire se livra à un véritabledébordement de fureur. Il invectiva le serviteur.

Sa rage, sa déception ne connaissaient plus debornes.

Harry Madge et les autres Yankees accouraientà leur tour, attirés par les coups de revolver.

Boltyn, qui ne se contenait plus, ne parlaitde rien moins que d’organiser une battue dans la campagneenvironnante.

Harry Madge l’en dissuada.

– Il est bien inutile, dit-il, de donnerl’éveil sur nos projets de vengeance. Le criminel est à notremerci. Exténué et à demi mort de froid comme il l’est, il n’ira pasbien loin. Nous n’aurons, du reste, qu’à renouveler l’expérience detout à l’heure, pour connaître l’endroit où il se trouve.

– À l’instant même, s’écria WilliamBoltyn. Il ne faut pas lui laisser le temps de s’éloigner.

– Non, gentlemen, pas ce soir, réponditgravement le spirite. Malgré toute la puissance de ma volonté, ilme serait impossible de répéter actuellement l’expérience ; etle sachem indien n’est pas plus que moi en état de le faire… Mapuissance de vision est limitée. Je me sens affaibli. J’ai besoinde fortifier de nouveau ma volonté par le repos et la méditation…Avant quarante-huit heures, je ne pourrai vous donner aucunrenseignement sur Léon Goupit.

William Boltyn ne cacha pas sondésappointement.

– Je n’attendrai pas quarante-huit heurespour faire jouer le télégraphe, dit-il. Je vais lancer lesignalement du bandit dans toute la région.

– C’est certainement une excellente idée,appuya Harry Madge non sans une intonation railleuse.

Harry Madge semblait vouloir dire que,jusqu’ici, le télégraphe n’avait pas servi à grand-chose dans cetteaffaire, puisque, bien que son signalement et sa photographiefussent partout, Léon Goupit avait échappé à toutes lesrecherches.

– Je vous donne donc rendez-vous ici mêmedans deux jours, ajouta-t-il, si toutefois vos détectives n’ont pasà ce moment mis la main sur le fugitif. Je renouvellerail’expérience de ce soir.

Tout en parlant, les milliardaires avaientrepris le chemin du palais de marbre noir.

Mais Harry Madge ne reconduisit pas ses hôtesdans la grande salle oblongue où avait eu lieu la séance. Il lesmena le long d’une terrasse qui dominait une sorte de ravin, danslequel apparaissaient les ruines d’un temple hindou.

Il leur fit traverser la grande cour demosaïque violette, et les arrêta devant le monumental perron quifaisait vis-à-vis à la porte d’entrée.

Immobiles sur leurs sièges, lescochers-chauffeurs des autocars semblaient n’avoir pas fait unmouvement depuis les cinq longues heures que leurs maîtres avaientpénétré dans le palais.

Les milliardaires prirent place, chacun dansson véhicule.

Automatiquement, la porte s’ouvrit pour leurlivrer passage.

Les voitures s’ébranlèrent et se mirent enmarche.

La lourde porte se referma sans bruit.

Debout sur le perron de son palais, HarryMadge resta longtemps les bras croisés, dans une attitudeméditative.

Ses prunelles, noyées d’ombre, embrassaienttout le paysage nocturne.

Ses lèvres s’agitèrent, comme pour prononcerune incantation.

Puis, lentement, à travers le dédale descorridors somptueux et funèbres, il regagna la salle oblongue oùl’attendaient les quatre voyants.

Pendant ce temps, Léon Goupit, après êtreresté plusieurs minutes étendu sur le sol sans pouvoir se relever,avait repris péniblement sa course.

En escaladant la muraille, il s’était fait,aux mains et aux genoux, de profondes écorchures. Il était tombé simalheureusement, qu’une de ses jambes lui causait maintenant unedouleur intolérable.

Défaillant de faim, brisé de fatigue et defièvre, ses vêtements mouillés collés sur la peau, il lui fallaitfaire des efforts inouïs pour continuer sa marche, pour ne pas selaisser choir, demi-mort, dans quelque coin.

Mais il y allait de sa vie.

Léon ne se faisait, à ce sujet, aucuneillusion.

S’il tombait entre les mains desmilliardaires, ceux-ci l’exécuteraient sommairement.

Après ce qu’il venait d’entendre, l’attitudede Harry Madge et de ses compagnons, lorsqu’il avait été questionde lui, ne lui laissait aucun doute.

D’innombrables pensées se heurtaient dans lecerveau du fugitif. Il ne parvenait pas à les assembler.

Ce qu’il voyait de plus clair, c’était que lesYankees organisaient une nouvelle entreprise.

L’étrange personnage, dont la coiffure seterminait par une boule de cuivre, l’avait dit.

Celui-ci proposait d’employer une armenouvelle contre les Européens. Et sans avoir compris totalement lanature des expériences auxquelles il avait assisté d’une façonprovidentielle, Léon sentait bien qu’il y avait là quelque chose deterrible.

Cette pensée l’absorbait tellement, qu’il envenait même à oublier la douleur cuisante de sa jambe, et la faimqui lui tenaillait l’estomac.

Il ne pensait pas non plus à se demander dansquel endroit il se trouvait, et quelle était la ville dont ilapercevait au loin les mille lumières électriques.

À l’orient, derrière un immense parc dont ilcôtoyait maintenant la grille, Léon voyait maintenant les étoiless’éteindre.

Une lueur diaphane grandissait de minute enminute. C’était le jour naissant.

Pourtant, à mesure qu’il s’avançait vers laville, il semblait à Léon que le paysage ne lui était pasinconnu.

– Ma parole, fit-il tout à coup ens’arrêtant, c’est drôle comme il y a des villes qui se ressemblent.Ne dirait-on pas, là-bas, les usines de conserves de WilliamBoltyn ! C’est à se croire à Chicago !

La route que Léon avait suivie dans lacampagne aboutissait à une large avenue bordée de cottages, quedesservait un car électrique dont le jeune homme côtoyaitmaintenant les rails.

Il marchait, la tête baissée, traînant lajambe, luttant contre la fatigue.

Tout à coup, derrière lui, un roulement demachine, un appel de trompe le firent sursauter.

Il s’écarta, pour laisser le passage libre aucar qui s’avançait à toute vitesse, et il releva la tête pour levoir passer.

Il n’eut pas plutôt jeté les yeux sur laplaque indicatrice qu’il poussa une exclamation de surprise.

– Chicago ! s’écria-t-il… Voyons, jene rêve pas, je ne suis pas devenu fou !

Léon ne trouvait pas de mots pour exprimer sonébahissement.

– J’ai bien lu Chicago, répétait-il… Ehbien, par exemple, voilà qui est encore plus surprenant que tout lereste… Combien de temps s’est-il donc passé depuis mon entrée dansla caverne ?… Il me semble que, hier encore, j’étais dans lesmontagnes Rocheuses.

Les derniers doutes qu’il conservaits’évanouirent bientôt.

À mesure qu’il pénétrait dans les faubourgs dela ville, il reconnaissait tantôt un bar, tantôt un magasin où ilétait venu jadis, lors de son séjour à Chicago avec OlivierCoronal, avant de partir en voyage en compagnie du pseudo-touristeanglais, le détective Bob Weld.

« Après tout, finit par se dire Léon, sije ne peux pas expliquer comment il se fait que je sois à Chicago,je constate que j’y suis, c’est le principal. Ce n’est pas plusextraordinaire que toutes les autres aventures qui me sont arrivéesdepuis que j’ai quitté Skytown. »

Le brouillard de rêve dans lequel il croyaitmarcher se dissipait un peu.

Il comprenait maintenant que les milliardairess’étaient réunis dans le palais de Harry Madge. Il était àChicago !…

Une à une, les boutiques du faubourgs’ouvraient.

Il faisait maintenant tout à fait jour ;et les commis et garçons de bar regardaient Léon avec mépris, leprenant pour un de ces vagabonds qui pullulent en Amérique.

Le jeune homme, en effet, offrait un aspectlamentable.

Nu-tête et couvert de boue jusqu’aux oreilles,ses vêtements humides déchirés en vingt endroits, les yeux hagardset brillants de fièvre, le visage encadré par une barbe inculte, ilavait l’air d’un coureur des bois dans le plus completdénuement.

Dans tous les regards qui s’arrêtaient surlui, Léon croyait lire une menace.

Il tremblait d’être reconnu et arrêté.

Pourtant, la faim le torturait tellement que,s’armant de courage, il pénétra dans un bar et s’affaissa, plutôtqu’il ne s’assit, devant une longue table de marbre qu’occupaientdéjà des égorgeurs de porcs et des mécaniciens.

– Que voulez-vous ? demanda rudementle patron, qui s’était avancé, d’un air presque menaçant, en levoyant entrer.

– Donnez-moi à manger, dit Léon.N’importe quoi.

– Parbleu, je sais bien, n’importe quoi,ricana l’homme. Les vagabonds comme vous ne sont pas difficiles.Mais payez d’avance l’ami. Nous verrons après.

Il n’y avait pas à répliquer.

Avec la pointe d’un couteau, Léon décousit ladoublure de son gilet, et tira d’une petite poche secrète lesquelques bank-notes que la prudente Betty avait eu l’idéede mettre ainsi à couvert des pickpockets.

Le patron du bar se radoucit aussitôt.

– Voulez-vous du rosbif avec des pommesde terre ? demanda-t-il. Je n’ai pas autre chose.

– Oui, dit le jeune homme. Une pinte debière avec. Cela me suffira.

Tout en grommelant, le patron le servit et luirendit sa monnaie. Les égorgeurs et les mécaniciens n’avaient pasperdu un détail de cette scène.

– Il semble que vous avez bon appétit,fit l’un deux. D’où venez-vous, de ce pas ?

Pour satisfaire la curiosité générale, Léonraconta qu’il avait été dévalisé par des coureurs de bois qui luiavaient volé son cheval et tous ses bagages.

– J’ai dû m’enfuir à travers la campagne,dit-il. Je suis tombé dans un fossé plein d’eau. Cela vous expliquele désordre de mes vêtements.

Cette aventure est tellement fréquente enAmérique, que personne ne mit en doute les paroles du jeunehomme.

– Je voudrais bien aussi, ajouta-t-il,acheter quelques vêtements d’occasion. Peut-être pourriez-vousm’indiquer un fripier avec lequel je puisse m’entendre.

Les ouvriers se concertèrent un moment entreeux.

– Venez avec nous, l’ami, dirent-ils ense levant, après avoir avalé d’un trait une rasade de gin. Nousallons vous indiquer où vous trouverez votre affaire.

Léon avait terminé son repas.

Il se sentait un peu ragaillardi par larespectable tranche de rosbif entourée de pommes de terre bouilliesqu’il avait fait disparaître en un clin d’œil.

Il suivit les ouvriers.

– Nous n’avons guère le temps de vousconduire, dirent ceux-ci. Il faut que nous allions à notre travail.Mais suivez le faubourg ; et prenez la deuxième rue sur votredroite, vous trouverez, à quelques pas, la boutique d’un vieux juifqui vend des habits d’occasion. Vous vous arrangerez avec lui.

Léon remercia les ouvriers, et se dirigea ducôté qu’ils venaient de lui indiquer.

Quelques instants après, il ressortait de chezle juif, vêtu d’un complet à carreaux, chaussé desnow-boots, et coiffé d’un chapeau de feutre mou.

Pour six dollars, il avait eu toutl’habillement, y compris une chemise blanche et une cravate.

Mais Léon gardait toujours la trace dessouffrances qu’il avait endurées.

Ses traits bouleversés, ses yeux fiévreux, sabarbe inculte attiraient sur lui l’attention des passants.

Sa jambe le faisait horriblement souffrir. Ilse raidissait contre la douleur.

Il lui fallait gagner le centre de la ville.Son projet était arrêté.

– Pourriez-vous m’indiquer où demeureM. William Boltyn, le fabricant de conserves ?demanda-t-il à un policeman.

– William Boltyn, le milliardaire qui amarié sa fille à un ingénieur français !… Je pense bien, toutle monde à Chicago connaît son hôtel. C’est au numéro C de laSeptième Avenue.

– Ah ! sa fille s’est mariée avec unFrançais, fit Léon en affectant un air étonné. C’est justement elleque je voudrais voir.

– En ce cas, repartit le policeman, sademeure fait face à celle de son père. C’est un petit hôtel entouréd’un jardin. Vous ne pouvez pas vous tromper.

Dans les rues, la foule grossissait à chaqueinstant.

Il pouvait être maintenant huit heures dumatin.

Les ouvriers, les employés se rendaient à leurtravail, en courant, ainsi que les hommes d’affaires, les banquierset les commerçants qui se dirigeaient vers leuroffice.

Léon héla un cab, et se fit conduire jusqu’aucommencement de la Septième Avenue.

– Va-t-il être surpris de me voir arriverchez lui, ce pauvre monsieur Olivier, murmurait-il. Il me croitsans doute mort, ou tombé dans les mains des milliardaires, ce qui,au fond, est à peu près la même chose… Ah ! comme j’avaisraison de ne pas douter de lui… J’ai bien compris, cette nuit,qu’il ne s’est pas allié aux milliardaires yankees. Il aurait étéavec eux, tandis que son nom n’a pas même été prononcé.

Cette constatation causait à Léon unevéritable joie.

« Je vais me confier à lui, se disait-il,lui raconter ce qui m’est arrivé et le mettre au courant dessecrets que j’ai surpris cette nuit. Il saura bien me fournir lesmoyens d’échapper aux milliardaires. »

Lorsque, après avoir remonté à pied laSeptième Avenue pendant une centaine de mètres, Léon se trouva enprésence de l’hôtel Boltyn, il se sentit pâlir malgré lui.

Ne courait-il pas au-devant d’un dangercertain ? N’allait-il pas être arrêté immédiatement par lesdomestiques ?

Il se décida pourtant à traverserl’avenue.

Il avait cru reconnaître la maison d’OlivierCoronal.

Il appuya sur le timbre de la ported’entrée.

– Que désirez-vous ? lui demanda unlad d’une voix arrogante.

– C’est bien ici qu’habiteM. Olivier Coronal ?

– Parfaitement. Mais il n’est pasvisible, répondit le domestique qui, l’ayant toisé dédaigneusement,prenait sans doute Léon pour un solliciteur.

Le Bellevillois ne savait comment faire.

Il ne voulait pas dire son nom. C’eût étédonner l’éveil ; et d’autre part, il avait besoin de voir sonancien maître immédiatement.

Le hasard le servit à souhait.

Comme il continuait d’insister auprès du ladpour être introduit, Olivier Coronal lui-même apparut dans levestibule.

Il sortait pour se rendre aux usinesStrauss.

En voyant un homme parlementer avec ledomestique, il s’informa de quoi il s’agissait.

– Laissez entrer cet homme, dit-il aulad… Je n’avais pas consigné ma porte ce matin…

Il ne veut pas me reconnaître en public, pensaLéon. Il attend que nous soyons seuls.

– Que désirez-vous, mon ami ? luidemanda l’ingénieur en le regardant à peine.

– Je voudrais…, balbutia Léon interloqué…Je voudrais vous parler confidentiellement.

– Est-ce long ? continua Olivierdont le visage paraissait soucieux. Je suis assez pressé.

Le domestique s’était éloigné.

– Vous ne me reconnaissez donc pas ?fit Léon à mi-voix.

L’ingénieur le regarda en face.

Il étouffa une exclamation de surprise.

– Comment, c’est toi ! mon pauvreLéon, fit-il en baissant la voix… Viens, suis-moi, ajouta-t-ilprécipitamment.

Et il se dirigea vers son cabinet detravail.

Lorsqu’ils y eurent pénétré, quand la portefut bien close, les deux hommes s’étreignirent avec effusion.

– Comme tu es changé ! fit OlivierCoronal en se reculant de deux pas pour le mieux examiner… Je ne tereconnaissais pas… Mais qu’as-tu donc ? Tu semblés exténué etgrelottant de fièvre. As-tu faim ?

– Oh ! non, m’sieur Olivier, j’ai del’argent et je viens de manger tout à l’heure, dit Léon qui sentaitperler à ses cils des larmes d’émotion. Mais je suis brisé defatigue. Il me semble que je vais tomber…

Et, de fait, l’inventeur n’eut que le tempsd’allonger les bras pour y recevoir le jeune homme.

Il le conduisit à sa propre chambre, et le fits’étendre sur un divan en plaçant des coussins sous sa tête.

– Es-tu mieux ? Te sens-tu quelquedouleur ? interrogeait-il, en lui prodiguant ses soins.

Léon le remerciait faiblement.

Ses yeux se fermaient.

Au bout de quelques minutes, il finit pars’endormir d’un sommeil lourd et agité.

Chapitre 19Querelles de ménage

Cematin-là, à peine réveillée, Aurora avait sonné sa femme dechambre, s’était fait vêtir à la hâte ; et sans même prendrele temps de jeter un regard sur sa toilette, elle s’était renduechez son père.

Elle savait que, la veille au soir, il y avaiteu une réunion des milliardaires dans le grand salon de l’hôtel, etelle brûlait du désir d’apprendre ce qui s’y était passé, quellesdécisions on y avait prises.

Par les fenêtres de son cabinet de travail,Olivier Coronal l’avait vue sortir, traverser l’avenue, et pénétrerdans le grand vestibule du palais de son beau-père.

Olivier, lui aussi, savait que William Boltynavait convoqué la veille ses associés.

Il l’avait appris à la suite de l’entrevuequ’était venu lui demander le père de sa femme, entrevue où il luiavait proposé de succéder à Hattison comme directeur de leurentreprise.

« Aurora ne devrait pas agir de la sorteà mon égard, s’était dit tristement Olivier en voyant la jeunefemme disparaître dans le vestibule. Elle me garde rancune den’avoir pas accepté l’offre de son père. Mes convictions ne sontrien pour elle ; et c’est pour cela qu’elle s’empresse d’allerle voir ce matin. »

Cette mesquinerie de sentiments désolaitOlivier.

Il avait espéré, dans les premiers temps deson mariage, qu’il finirait par modifier le caractère et la manièrede voir d’Aurora, qu’il la rendrait sensible à d’autressatisfactions que celles procurées par l’or et le luxe, qu’il laferait s’intéresser à son idéal de paix et de bonheur universels.Mais il sentait bien qu’il se heurtait à des préjugés tropprofondément enracinés, et que, chaque jour, la différence de raceet de sentiments s’accuserait entre sa femme et lui.

Maintenant, assis au chevet de Léon Goupit, ilse félicitait de ce qu’Aurora fût absente.

Un peu auparavant, elle lui avait faitparvenir un mot, l’avertissant qu’elle déjeunerait avec son père.Olivier avait donc plusieurs heures devant lui pour s’occuperlibrement de Léon Goupit, dont l’état réclamait des soinsimmédiats.

Sur le divan où il était étendu, le jeunehomme entrouvrit les yeux.

– Je me suis endormi, fit-il en essayantbrusquement de se lever. Je vous demande pardon, m’sieurOlivier.

– Il ne s’agit pas de cela, fitl’inventeur en lui replaçant doucement la tête sur les coussins…Comment te trouves-tu ?

– Mais à part ma jambe qui me fait encoreun peu mal, je n’ai plus rien du tout, m’sieur Olivier, s’écriaLéon dont la mine tirée et les yeux fiévreux démentaient lesparoles. Je vais me lever.

– Non pas. Tu vas encore attendre un peu,fit Olivier. Pour le moment, tu vas boire ce verre de bordeaux, etfaire honneur à cette collation que je t’ai préparée pendant tonsommeil.

– Comme vous êtes bon, m’sieurOlivier ! Vous ne vous attendiez pas à me voir arriver !Vous me croyiez mort, n’est-ce pas ?… Il est vrai que, si jesuis encore vivant, c’est bien par miracle. Vous dire ce qu’ilm’est arrivé d’aventures incroyables !…

Malgré sa curiosité, Olivier Coronal imposasilence à son ancien serviteur.

– Mange et bois d’abord, fit-il. Cebordeaux va te remonter un peu. Tu parleras ensuite.

– Vous savez que c’est moi qui ait faitsauter Skytown et tué le vieil Hattison, commença Léon aussitôtqu’il eut pris la collation et en baissant instinctivement la voix.Vous l’avez bien appris par les journaux ?

– En effet ; et même j’ignorais ceque tu étais devenu. J’étais fort inquiet à ton sujet. Sais-tubien, malheureux, que ta tête est mise à prix par le syndicat desmilliardaires, et que ta photographie est reproduite par tous lesjournaux ?

– Je sais tout cela ; et c’estprécisément pourquoi je suis venu me réfugier ici. Je vais vousdemander les moyens de me déguiser le mieux possible ; puis jevous prierai de faire venir un cab qui me transportera à la gare,où je prendrai mon billet pour New York… Ce n’est que lorsque jeserai sur le pont du navire, en pleine mer, que je me considéreraicomme sauvé.

– Tout cela sera fait. Je suis à tadisposition, dit l’ingénieur. Mais explique-moi, de grâce, par quelcoup d’audace miraculeux tu as réussi à pénétrer dans l’arsenal deSkytown et à le détruire sans perdre la vie et sans donnerl’éveil.

– Le hasard m’a beaucoup servi, dit Léon,dont la physionomie hâve et fiévreuse s’illumina d’un sourire detriomphe.

Et il raconta sommairement à Olivier Coronalla découverte du ballon dirigeable, la mort du vieil Hattison, ladisparition des hommes de fer, le pillage et l’incendie desateliers par les ouvriers révoltés, la fuite de sa femme avec levieil Irlandais, enfin ses propres aventures à travers les bois etla rencontre du reporter-détective qui avait réussi à le murer toutvivant dans une excavation des montagnes Rocheuses. Il termina parle récit, plus merveilleux encore, de son séjour dans l’immensecaverne antédiluvienne et de son arrivée dans les jardins duspirite milliardaire.

L’ingénieur ne pressa point Léon de luiconter, par le menu, les péripéties de ses aventures.

Le temps était précieux.

En un clin d’œil, le Bellevillois eut rasé sabarbe, ne conservant que des favoris, qui lui donnaient unephysionomie très américaine.

Il fut ensuite conduit, par son ancien maître,à la salle de bains.

L’eau tiède détendit ses nerfs et diminua safièvre.

Ensuite Olivier Coronal voulut, lui-même, luicouper les cheveux.

Ainsi transformé, coiffé d’un chapeau melon àlarges bords, vêtu d’un costume d’Olivier, Léon était absolumentméconnaissable.

La blessure de sa jambe, recouverte d’untampon de ouate imbibée d’un liquide antiseptique, ne lui faisaitpresque plus mal.

Il ne restait, de son ancienne fatigue, qu’uninvincible besoin de sommeil.

Dans la crainte qu’il ne s’endormît pendant letrajet de l’hôtel à la gare, Olivier voulut monter avec lui dans lecab qu’il avait envoyé chercher et qui attendait à la petite portede l’hôtel.

À la gare, l’embarquement du fugitifs’accomplit sans encombre.

Léon remercia chaleureusement l’ingénieur dudévouement dont il venait de faire preuve à son égard, et pritplace dans un confortable sleeping-car. Quelques minutes après, ilronflait à poings fermés ; et telle était sa fatigue, qu’il nese réveilla qu’un peu avant New York.

Il trouva à l’endroit convenu, en arrivantdans cette ville, une lettre de sa chère Betty.

La bonne hôtesse qui lui remit ce message,Mme Buisson – la même qui avait logé autrefois lapetite troupe des ingénieurs français venus pour construire lesubatlantique –, assura Léon qu’elle avait, elle-même, assisté àl’embarquement de la jeune Irlandaise sur un des paquebots de laCompagnie Transatlantique.

Léon, maintenant tout à fait rentré enpossession de son énergie et de sa vigueur, se mit aussitôt enquête d’un navire en partance.

Il eut la chance de trouver un navire decommerce français qui retournait à Bordeaux avec une cargaison deblé et de cuir brut.

Il s’entendit sans difficulté avec lecapitaine du paquebot, La Ville de Bordeaux, qui devaitprendre la mer le lendemain même.

Léon s’était fait porter sur les livres dubord sous un pseudonyme bien américain.

Il put ainsi s’embarquer sans avoir étéinquiété ni même soupçonné de personne.

Quand La Ville de Bordeaux fut aularge de la gigantesque statue de la Liberté qui éclaire la rade deNew York, il ne put s’empêcher d’adresser aux Américains engénéral, et en particulier aux milliardaires un de ces gestesirrévérencieux que le langage familier dénomme« pied-de-nez ».

Le capitaine, un gros homme au nez vermeil, àl’air réjoui, fut quelque peu étonné de cette manifestation.

– Est-ce à moi que vous adressez cesgracieusetés ? demanda-t-il, moitié riant, moitié fâché.

– Ma foi non, dit Léon de son airgouailleur. C’est à des gens de New York qui ont essayé de merouler et qui n’y ont pas réussi… Je ne sais pas si vous êtes commemoi, mais les Américains je ne les aime pas du tout, mais là pas dutout !

– Ce sont pourtant vos compatriotes.

– Pensez-vous !… scanda Léon de sonaccent le plus faubourien. Non, mais voyons, vous ne m’avez doncpas regardé !

Cette idée d’être pris pour un Américainamusait tellement le jeune homme, qu’il éclata de rire, au grandébahissement du capitaine qui, du reste, finit par n’avoir plusaucun doute sur la nationalité de son passager.

Commencé sur ce ton, l’entretien ne pouvait seterminer que très cordialement.

Au bout d’un quart d’heure, Léon et lecapitaine étaient devenus de vieux amis.

La Ville de Bordeaux semblait être unexcellent marcheur et s’éloignait rapidement de la côte américainesous l’impulsion d’un bon vent d’est.

Léon était désormais à l’abri de sesennemis.

Ajoutons qu’il avait eu soin, quelquesinstants avant son départ, de faire adresser à Olivier Coronal, parl’excellente Mme Buisson, une dépêcherassurante.

L’ingénieur avait été très troublé du récitque lui avait fait Léon.

Tout un monde de réflexions s’agitait dans sonesprit pendant qu’il gagnait pédestrement, après avoir dit adieu auBellevillois, le petit pavillon qui lui servait de laboratoire àl’usine Strauss.

« Ainsi donc, se disait-il, lesmilliardaires, après l’explosion de leur arsenal, n’ont pas renoncéà leur monstrueux projet, et cette fois ils ajoutent aux engins dedestruction matériels tout l’effort de sciences mal connues, de cessciences dont l’intelligence moderne a peine à distinguer encoreles éléments, et qui pourtant sont capables de produire les plusredoutables catastrophes… L’Europe et la civilisation ne sont pointpréservées par la mort d’Hattison et l’anéantissement de sesengins… Le péril peut avoir pris une autre forme, mais il n’en estpas moins imminent, pas moins terrible.

« Ah ! pourquoi suis-je lié par cemariage, que j’ai dû accepter par reconnaissance ! Ma placen’était pas aux côtés de la fille d’un milliardaire américain… Jedevrais être maintenant auprès de mes amis, là-bas, à Paris, où ilscombattent le bon combat. »

De toute la journée, Olivier ne puttravailler.

Comme un malade en proie à l’insomnie, iltournait et retournait dans son cerveau toutes sortes d’idées et derésolutions, sans pouvoir se résoudre à en adopter aucune.

Il rentra, le soir, à son hôtel, en proie auxmêmes perplexités.

Aurora avait passé toute la journée chez sonpère.

À la grande surprise de la jeune femme, lemilliardaire lui avait semblé beaucoup plus gai que de coutume.

Il avait reçu sa fille avec quelque peu de labonne humeur de jadis.

De nouveau, l’ancienne confiance, qu’ilsavaient eue l’un pour l’autre, semblait régner.

– Quoi de nouveau, père ? demandaAurora toute souriante. Est-ce que votre réunion d’hier s’est bienpassée ?

– Admirablement.

– Tant mieux. Vous tenez de nouvellesinventions ? Vous avez découvert un nouveaudirecteur ?

– Mieux que cela.

– Des explosifs étonnants ?

– Mieux encore.

– Je ne sais pas… Un canon qui envoie desboulets jusqu’en Europe ?

– Tu es folle ! Mais ce que nousavons à notre disposition est tout aussi surprenant. Je vais te ledire, si tu me promets d’être discrète.

– Oh ! père, protesta Aurora, commeblessée d’un tel soupçon.

– Eh bien, continua le milliardaire,voici… Harry Madge, qui est véritablement un homme étonnant, adécouvert des espèces de magnétiseurs, des sorciers, appelle-lescomme tu voudras, qui lisent à des centaines de lieues de distanceles choses les plus cachées. Ils devinent même la pensée,guérissent les blessures d’un seul regard, et font pousser etfleurir des plantes en quelques minutes. Enfin, ils exécutent toutesorte de miracles.

– C’est vraiment incroyable, fitAurora.

– C’est pourtant vrai. Tu comprendsqu’avec de pareils alliés, les Européens n’ont qu’à se bien tenir.Nos voyants liront à travers les murs des ministères les documentsles plus confidentiels. Ils s’approprieront les inventions quel’Europe garde jalousement. Ils connaîtront d’avance le plan desvilles et des forts, les ressources des États, la pensée desgénéraux et des diplomates.

– Pourrai-je assister à ces expériencesmerveilleuses ? demanda timidement la jeune femme.

– Certes oui. Mais à condition, bienentendu, que tu me donnes ta parole de Yankee que ton mari n’ensaura jamais rien… Mais ce n’est pas tout. Je ne t’ai pas toutraconté.

– Il y a encore d’autres merveilles.

– Oui. Grâce à nos voyants, je vaispouvoir, avant peu, mettre la main sur l’assassin de l’ingénieurHattison. Nous avons failli l’attraper hier soir… Harry Madge l’avu, caché derrière un mur épais ; et il m’a promis de medonner demain des renseignements exacts… Léon Goupit ne peutd’ailleurs échapper d’aucune façon. Il est exténué, blessé, mourantde faim, et il doit errer dans les environs de Chicago. J’ai déjàfait télégraphier son signalement dans toutes les directions. Lesplus fins détectives sont à ses trousses. Il sera peut-être pris cesoir ou demain. Dans tous les cas, son arrestation estimminente.

– Mais, dit Aurora, dont l’intelligencetrès logique voulait à toutes choses des explications complètes,comment se fait-il que ce fugitif se trouvât si près devous ?

– Ah ! voilà ce qu’il y a demystérieux ! Nous n’avons encore pu expliquer tout à faitcomment cet homme, qui doit être extrêmement rusé, a pu connaîtrenotre réunion et pénétrer dans une propriété si bien gardée. HarryMadge prétend qu’il a été porté par le courant d’un fleuvesouterrain.

– Voilà qui est aussi surprenant que toutle reste, dit Aurora.

Le père et la fille continuèrent ainsi àcommenter les événements de la veille jusqu’à l’heure du déjeunerauquel son père voulut qu’elle assistât.

Elle ne rentra qu’assez avant dansl’après-midi, tout heureuse d’avoir reconquis en partie laconfiance paternelle.

En pénétrant dans son salon, elle y trouvaKate, sa femme de chambre, grande Yankee jaune et sèche, auxlongues et larges dents, qui, tout en feignant d’épousseter lesmeubles, affectait les mines discrètes d’une bavarde qui grilled’envie d’être interrogée.

– Mon mari est-il rentré déjeuner ?demanda Aurora.

– Non, madame, répondit perfidement lacamériste. Il est sorti en voiture avec un de ses amis.

– Ah ! dit la jeune femme, assezsurprise, car Olivier ne fréquentait personne. Qui était-ce ?Sans doute M. Strauss.

– Oh ! non madame, ce n’était pasM. Strauss… C’était un personnage fort mal mis, vêtu comme unhomme du peuple et qui avait bien la mine d’un gibier depotence.

En prononçant ces paroles, le visage de lafemme de chambre avait pris l’expression du plus profondmépris.

– Comment ! un gibier depotence ! dit Aurora, froissée. Tâchez de veiller un peu survos paroles, et sachez que votre maître ne reçoit que des personnesde toute respectabilité.

– Je n’ai pas eu l’intention d’offensermadame, fit Kate humblement.

– Que je n’aie pas l’occasion de vousadresser deux fois ce reproche. Votre maître reçoit qui il veut.Cela ne vous regarde pas. C’était sans doute quelque compatriote deM. Coronal, quelque Français tombé dans la misère, et à quimon mari a dû remettre un secours.

– Madame doit avoir raison, ditsournoisement Kate. M. Coronal est d’une générositéinépuisable. Ainsi, ce matin, il a conduit lui-même l’homme qui estvenu le voir dans la salle de bains, puis ensuite, dans son proprecabinet de toilette, où il lui a fait revêtir un de ses costumes.L’individu, qui était entré ici la barbe inculte et l’air exténuéde fatigue, en est ressorti rasé de frais, n’ayant gardé que desfavoris à la yankee et complètement transformé. Ils sont ensuitemystérieusement partis en cab en passant par la petite porte del’hôtel.

Aurora était de plus en plus étonnée.

Elle eût voulu imposer silence à sacamériste : mais le récit l’intéressait malgré elle.

Quel pouvait bien être cet individu envers quison mari avait usé de tant de familiarité ?

Cela l’intriguait.

Jamais pareil fait ne s’était produit depuisson mariage.

– Vous dites que mon mari a conduit cethomme dans la salle de bains ? demanda-t-elle.

– Oui, madame. Et même l’homme devaitêtre blessé ; car Monsieur est venu chercher la pharmaciecomme pour faire un pansement.

Aurora se tut pendant quelques minutes.

Elle marchait, à pas lents, dans le salon,sans pouvoir se décider à s’asseoir ou à sortir de la pièce.

– Et savez-vous où mon mari est alléensuite avec cet homme ? fit-elle de nouveau.

– Je n’en sais rien, répondit Kate. Simadame le désire, je pourrai le demander au lad qui est alléchercher le cab. Il le sait peut-être.

– Vous êtes stupide. Vous ai-je parlé decela ? s’écria Aurora avec colère.

La camériste venait de lui faire sentir lerôle indigne qu’elle jouait en ce moment.

Son orgueil se révoltait à l’idée d’interrogerles domestiques.

– Sortez, dit-elle. Et ne me reparlezplus de cela, si vous tenez à rester à mon service.

Kate se retira en s’excusant.

Aurora s’approcha d’un guéridon et prit unerevue qu’elle se mit à feuilleter.

Mais son esprit était ailleurs.

Elle finit par poser la brochure avec un gested’énervement.

– C’est extraordinaire, fit-elle à mivoix… Un homme exténué de fatigue et blessé… Ce sont exactement lesmêmes expressions dont mon père s’est servi tantôt en parlant del’assassin d’Hattison. Et pourquoi cette transformation complète,ce départ précipité ?

Un rapprochement se faisait dans l’esprit dela jeune femme, entre le récit que lui avait fait son père et lesévénements qui s’étaient passés durant son absence. Elle avait beause dire que ce n’était sans doute qu’une coïncidence, et – n’ayantjamais su que Léon Goupit avait été le domestique d’Olivier –penser qu’il n’y avait aucun rapport entre son mari et l’assassind’Hattison, elle ne parvenait pas à se convaincre.

Elle avait été sur le point de prévenir sonpère de ce qu’elle venait d’apprendre ; mais un dernierscrupule la retint.

Elle pouvait se tromper ; et son mari nelui pardonnerait jamais cette fausse dénonciation.

« Je vais attendre le retour d’Olivier,se dit-elle, et, sans avoir l’air d’y attacher de l’importance, jelui demanderai des explications… Si je me trompe vraiment, si cen’est pas Léon Goupit qui est venu ici, il ne se refusera pas àsatisfaire ma curiosité. Du reste, pour ne pas lui laissersoupçonner que je tiens ces renseignements de Kate, je lui diraique, des fenêtres de mon père, je l’ai vu sortir envoiture. »

Chapitre 20Le retour à la maison paternelle

Toute lapremière partie du repas du soir fut silencieuse. Olivier, toujoursplongé dans ses réflexions, mangeait du bout des dents.

Aurora ne savait comment s’y prendre pourengager l’entretien sur le sujet qui lui tenait tant au cœur.

Enfin Olivier rompit le premier le silenceglacial qui pesait sur la petite salle à manger.

– Je vous demande pardon, Aurora,fit-il ; mais j’ai été si fort occupé aujourd’hui que je n’aipu venir déjeuner.

– La chose tombait d’autant mieux, ditAurora du ton cassant qu’elle prenait les jours de brouille, que jevous avais fait prévenir que je déjeunais chez mon père.

– Oui, cela s’est arrangé à merveille,repartit Olivier distraitement.

Et il sembla retomber de nouveau dans sonsilence.

Mais cela ne faisait pas le compted’Aurora.

Aiguillonnée par la curiosité, elle voulaitsavoir, dût-elle pour cela mettre son mari en colère.

Olivier se fâcherait, puis reviendrait ;et elle connaîtrait la vérité sur le mendiant.

– Puis-je savoir, dit-elle en souriant,si ce sont des recherches scientifiques ou des bonnes œuvres quivous ont tant occupé aujourd’hui ?

– Les unes et les autres.

– C’est qu’aussi, repartit la jeunefemme, il me semble que vous ne sachiez pas être maître devous-même. Votre temps, votre peine et même vos dollarsappartiennent à tous ceux qui veulent en faire usage. On abuse devous, mon ami ; et si je ne vous connaissais pas comme unhomme qui ne sait rien refuser, je pourrais parfois me froisser desprocédés que vous employez pour soulager les infortunes de voscompatriotes.

– Qu’est-ce à dire ? fit Olivier enfronçant les sourcils.

– Il paraît, dit avec un certain embarrasAurora qui regrettait déjà un peu sa sortie, il paraît qu’il estvenu, pendant mon absence, un étranger – sans doute un de voscompatriotes –, que vous l’avez mené dans votre propre chambre,servi et habillé vous-même, et qu’ensuite vous êtes partis ensembleen voiture.

– Eh bien, fit le jeune homme dont lacolère allait croissant, voyez-vous donc quelque inconvénient à ceque je reçoive et secoure ceux de mes compatriotes qu’il me plaîtd’assister ?

– Aucun. Cela ne me regarde pas. Maisvous êtes trop bon.

– C’est possible, mais c’est un principechez moi. Tout le monde a besoin d’indulgence. Il m’en faut àmoi-même en ce moment, pour ne pas me fâcher du manque dedélicatesse dont vous faites preuve en faisant espionner mesactions par vos domestiques, et en vous permettant de critiquer mesactes.

Jamais Olivier n’avait dit à Aurora desemblables paroles.

Ce langage, dont la sévérité était due engrande partie à ses préoccupations de la journée, fit bondir decolère la jeune milliardaire, accoutumée à voir tout plier devantson caprice.

– Vraiment ? s’écria-t-elle en selevant d’un brusque mouvement. Avant de vous poser en redresseur detorts, il serait plus urgent d’examiner votre propre conduite, etde la modifier dans un sens moins hostile. Vous devriez respecterdavantage mes convictions et celles de mon père. Votre conduite decet après-midi n’est pas explicable. Elle autorise toutes lessuppositions.

L’ingénieur ne répondit pas.

Il commençait à s’apercevoir du but d’Auroraen engageant cet entretien.

Il sentait que bientôt il n’allait plus êtremaître de sa colère, et il faisait des efforts inouïs pour restercalme.

– Je vous le disais tout à l’heure, quevous étiez trop bon ! continua railleusement le jeune femmedont les lèvres pincées et le léger frémissement des narinesdévoilaient l’exaspération ; mais, dans de semblablesconditions, votre bonté peut paraître suspecte… Il est des gensqu’on ne reçoit pas chez soi, lorsque, comme vous, on se pique dedélicatesse. Vous auriez dû comprendre que les obligations que vousavez à mon père vous interdisaient de prendre parti contre lui, enfacilitant la fuite du criminel dont il est en droit de réclamerune juste vengeance.

– Mais vous êtes, folle, Aurora !s’écria Olivier. Votre orgueil, votre vanité vous aveuglent…L’homme dont vous parlez est mort, vous le savez aussi bien quemoi, puisque les journaux ont annoncé son suicide.

– Les journaux ont menti. Hier soir,l’assassin d’Hattison a été vu par mon père lui-même, dans lesenvirons de Chicago… Comment m’expliqueriez-vous votre départprécipité par la petite porte de l’hôtel, et la transformationcomplète, le déguisement que vous avez fait subir à l’individu avecqui vous êtes parti en cab. Vous voyez que je ne me trompe pas.Vous ne pouvez me donner de raison plausible. C’est donc bien deLéon Goupit qu’il s’agit.

Olivier s’était levé, lui aussi.

– Je vous prie de mettre un terme à vosquestions, fit-il en regardant fixement Aurora. Pensez et supposeztout ce que vous voudrez. Je ne vous dois aucune explication.

En prononçant ces paroles, l’ingénieur sedirigea vers la porte de la salle à manger.

– Et vous croyez que je toléreraicela ! s’exclama la fille de William Boltyn… Vous aurezfacilité la fuite d’un criminel pour l’arrestation duquel mon pèredonnerait cent mille dollars ; et j’assisterais sans rien direà de tels agissements ! Vous vous méprenez étrangement sur messentiments… Je vais informer mon père, à l’instant même, de ce quis’est passé, ici, en mon absence. Demain, Léon Goupit seraarrêté.

Olivier s’était retourné, livide defureur.

Il revint sur ses pas, et s’arrêta en faced’Aurora.

– Vous êtes bien décidée à fairecela ? interrogea-t-il d’une voix toute changée. Vous avezréfléchi, avant de prononcer ces paroles ?

– Je n’ai pas à réfléchir, mais seulementà agir. Vous attaquez mon père ; vous intervenez dans unequestion qui ne vous concerne nullement… Il est de mon devoir de lemettre en garde contre vos menées.

Aurora se préparait à se diriger du côté de laporte.

La colère barrait son front de rides. Elleparaissait décidée à tout.

– Vous ne sortirez pas, dit froidementOlivier Coronal.

Les bras croisés, le dos appuyé contre laporte, l’ingénieur se tenait en face de la jeune femme, le regardplein d’une énergique résolution.

– Je ne sortirai pas ! dit Aurora entrépignant. C’est ce que nous verrons. Laissez-moi passer.

– C’est inutile, vous dis-je.

– C’est indigne ! On n’a jamais vufaire pareille violence à une dame américaine.

– Je ne vous fais point violence, ditOlivier.

– Tant pis, je passerai quand même.

La jeune femme se précipita donc contrel’ingénieur ; et sans réfléchir aux conséquences de l’actionqu’elle commettait, elle le prit par les épaules et essaya del’arracher de la porte à laquelle il était adossé.

Mais Olivier était aussi ferme qu’un roc.

Aurora ne put réussir même à le faire changerde place.

Elle finit par renoncer à sa tentative, etalla se réfugier, sanglotante, dans l’angle le plus éloigné de lapièce.

– Aucun gentleman n’approuverait lamanière dont vous vous êtes conduit ce soir, dit-elle à travers seslarmes.

– Je suis seul juge de ma conduite,répondit froidement Olivier.

Pourtant il ne pouvait s’empêcher d’être émudes larmes d’Aurora.

C’était la première fois depuis leur mariagequ’il la contredisait sérieusement, qu’il la voyait pleurer.

– Voyons, dit-il d’une voix qu’ilessayait de rendre digne, mais où son apitoiement perçait malgrélui, vous êtes une enfant. Pourquoi vous êtes-vous mêlée d’épier maconduite et de contrecarrer mes projets ?

– C’est vous qui contrecarrez ceux de monpère… Pourquoi vous faites-vous complice de l’assassin del’ingénieur Hattison ?

– Pourquoi votre père, lui, veut-ilanéantir toutes les nations européennes ? Et cela dans le butle plus vil, pour gagner un argent dont il ne sait que faire, qu’ilest incapable d’employer à un noble usage.

– Voilà maintenant que vous insultez monpère !… Vous aviez moins d’orgueil lorsque, après votretentative d’espionnage à Mercury’s Park, il vous a fait grâce de lavie, et qu’il vous a couvert de son autorité auprès de sesamis !

– Taisez-vous, Aurora. Il y a desbienfaits dont on perd tout le mérite en les reprochant avec autantd’amertume.

– Oh ! non, je ne me tairaipas ! s’écria Aurora en s’avançant au milieu de la pièce, etje vous crierai, pour que vous soyez bien convaincu de votreingratitude : « Vous me devez la vie, monsieur ; etlorsque l’on a, envers une femme, une telle obligation, on montrepour elle plus d’amour et moins de brutalité !… » Il estvrai, ajouta-t-elle avec un rire nerveux, que, pour vous acquitterenvers moi, vous m’avez épousée ! Ah ! tenez, vous nem’avez jamais aimée.

– Mon amie, dit gravement Olivier,arrêtez-vous. Il en est encore temps. Ne mettez pas entre nous desparoles irréparables.

– D’abord, je ne suis pas votreamie ; et je veux mettre entre nous autant de parolesirréparables que je pourrai. Tenez, je vous hais !…

Et la jeune femme prononça ces mots d’une voixrauque.

Elle était devenue presque laide defureur.

Sa bouche crispée, son front barré de ridesvolontaires, sa face empourprée la faisaient ressembler à quelquefurie.

Olivier gardait le silence, le cœur serréd’une immense douleur.

Dans toute autre occasion, il eût cédé. Maisil fût mort plutôt que de sacrifier le salut de son ami à la colèred’une femme.

Aurora continuait, cependant, incapabled’arrêter le flot débordant d’invectives qui montait à seslèvres.

– Oui, je vous hais ; et je maudisle jour où je vous ai confié le soin de mon honneur et de monbonheur. Vous n’êtes capable d’assurer ni l’un ni l’autre.Ah ! pourquoi donc ai-je eu la sottise de me remettre auxmains d’un Européen sans cœur, qui préfère à la femme qu’il ditaimer de sottes idées humanitaires.

– Aurora, dit Olivier avec tristesse, lavie commune sera désormais bien difficile entre nous. Je crois quejamais nos deux caractères ne s’entendront.

– Oh ! non, jamais. Jamais plus,s’écria la jeune femme d’une voix mordante, corrosive et rauque. Jevous ai dit que je vous détestais ; je vous le répète encore.Vous êtes le plus lâche et le plus vil des hommes… Voulez-vous melaisser sortir, maintenant ! Je veux me retirer chez mon père.Lui seul m’aime véritablement.

– Vous vous retirerez chez votre père sivous voulez, mais pas toutefois avant que mon ami ne soit ensûreté. Je vous déclare que ma résolution est inébranlable ;et je ferai, en dépit de vous, tout ce qu’il faudra pour en assurerl’effet.

Aurora se promenait de long en large dans lapièce, comme une bête féroce dans sa cage.

Soudain, d’un mouvement brusque, elle seprécipita du côté de la fenêtre, l’ouvrit, et s’élança pourl’enjamber.

Mais Olivier avait deviné son intention.

Prompt comme l’éclair, il avait saisi la jeunefemme par la taille, et l’avait déposée sur un fauteuil. Puis ilavait refermé la fenêtre.

Aurora gardait maintenant un silencefarouche.

L’altération de son visage et la crispation deses traits dévoilaient seules son agitation intérieure.

Olivier, pâle comme un mort, le cœurprofondément torturé, ne perdait pas des yeux la jeune femme.

Celle-ci, de nouveau, éclatait ensanglots.

Un fleuve de larmes coulait le long de sesjoues.

– Ah ! dit-elle d’une voix quiremuait Olivier jusqu’au plus profond de l’âme, je n’aurais jamaiscru subir chez moi, à deux pas de la maison de mon père, unsemblable affront. Lui, qui peut tout avec ses milliards, n’atrouvé qu’une chose d’impossible : me rendre heureuse… Mais,continua-t-elle d’une voix moins irritée, espérez-vous donc megarder ainsi à vue pendant longtemps ?… Allez-vous continuer,devant vos domestiques, l’injure de votre surveillance et de votreséquestration ?

– Aurora, dit Olivier, si vous voulez medonner votre parole d’honneur de ne pas aller voir votre père, dene faire aucune démarche pour le prévenir, je vous rendrai votreliberté.

– C’est bien, fit-elle d’un air sombre.Je vous donne la parole d’honneur que vous me demandez, et je vaisme retirer dans ma chambre.

Marchant avec la dignité d’une reine offensée,elle gagna, suivie d’Olivier, sa chambre, située à l’étagesupérieur, et qui n’était séparée de celle de son mari que par unvaste cabinet de toilette.

– Bonsoir, Aurora, dit gravementOlivier.

– Bonsoir, monsieur, répondit-elle d’unevoix sourde.

Et elle ajouta :

– Je vous ai donné ma parole de neprévenir mon père d’aucune façon, avant demain soir. Je latiendrai. Quoiqu’il me soit facile de lui téléphoner, je n’en ferairien, puisque nous en sommes convenus. Mais ne croyez pas quel’assassin que vous protégez échappe pour cela à notre vengeance.Mon père possède des moyens d’investigation plus rapides et plussûrs que tous ceux que l’argent et la science ordinaires peuventdonner. Je ferai, d’ailleurs, de cette arrestation une affairepersonnelle. Ce sera ma revanche contre vos brutalités.

Olivier ne répondit pas, et s’en allas’étendre sur son lit.

Il se passa plusieurs heures avant qu’il pûttrouver le sommeil. Longtemps, à travers le silence de la maisonendormie, il lui sembla distinguer le bruit affaibli de sanglotslointains.

Pendant toute la journée du lendemain, Aurorane sortit pas de sa chambre.

Elle s’y fit servir son déjeuner et son dîner,laissant Olivier prendre seul ses repas dans la salle à manger.

Vers huit heures du soir seulement, elledescendit dans le salon du rez-de-chaussée.

Son mari s’y trouvait lorsqu’elle ypénétra.

Il tenait à la main un télégramme qu’il venaitde recevoir.

– Je crois pouvoir sortir sans vous endemander l’autorisation, dit-elle sèchement. Vous aurez au moins laloyauté de respecter les termes de la promesse que vous m’avezimposée.

– J’allais moi-même vous délier de votreparole, répondit l’ingénieur. Vous êtes libre d’aller où il vousplaira.

Et tout en parlant ainsi, il avait froissé letélégramme qu’il tenait à la main, et l’avait jeté au milieu du feude bois dans la cheminée du salon.

Le visage de l’ingénieur exprimait unesatisfaction profonde.

Ses traits s’étaient détendus, son regardétait moins sombre. Il semblait soulagé d’un grand poids.

– Il paraît que vous avez réussi dansvotre entreprise, fit Aurora. Votre ami est maintenant en sûreté.C’est bien. Je vous laisse vos illusions à ce sujet. Souhaitez dene pas les perdre avant qu’il soit longtemps.

Et sur ces paroles menaçantes qui traduisaientbien sa rancune, elle sortit du salon et gagna rapidement la portequi donnait sur la Septième Avenue.

Elle trouva son père installé devant lesappareils télégraphiques de son cabinet de travail.

Le milliardaire semblait de bonne humeur.

– J’allais te téléphoner, dit-il. As-tudonc été malade, pour n’être pas venue me voir de toute lajournée ?… Mais tu sais que j’ai de bonnes nouvelles,ajouta-t-il aussitôt.

– Ah ! fit Aurora avec passion. Tantmieux. Est-ce que l’on aurait arrêté l’incendiaire ?

– Non, pas encore. Nos détectives leserrent de très près. Il sera peut-être entre mes mains dansquelques heures.

– Et comment cela ?

– On a suivi sa piste depuis le palaisd’Harry Madge jusqu’à Chicago. Des ouvriers de mes abattoirs l’ontvu dans un bar des faubourgs. De là il s’est rendu chez un juif oùil a dû changer d’habits. Ensuite on perd sa trace. Mais ce nesaurait être pour longtemps ! J’ai promis de fortesrécompenses. Je ferai fouiller toute la ville s’il le faut.

– Eh bien, moi je sais où il est, ouplutôt où il était.

– Toi ? dit William Boltyn au comblede la surprise.

– Oui, mon père. Et tu chercheraisvainement où il s’était caché… Chez moi !… Dans mon hôtel.

– Voilà qui dépasse tout ce que j’auraispu imaginer.

– Mais ce n’est pas tout. Il a réussi àprendre la fuite, et il est maintenant, autant que je puis croire,en sûreté, hors des États de l’Union.

William Boltyn, comme assommé par la nouvellequ’il apprenait, était tombé sur son siège, et ne trouvait pas unseul mot à dire.

– Oui, continua Aurora, il s’est échappé.Et ce qu’il y a de plus vexant pour moi dans cette aventure, c’estque c’est mon mari qui, en mon absence, l’a accueilli, secouru,hébergé, et probablement conduit jusqu’à la gare.

– Je récolte ce que j’ai semé, ditamèrement le milliardaire… Voilà le résultat de tonmariage !

La jeune femme continua, baissant la têtedevant le reproche.

– Quand j’ai appris ce qui s’était passé,j’ai voulu venir te prévenir. Mais mon mari me l’a défendu. Il aemployé la force pour m’empêcher de sortir. Il s’est vantéhautement de son dévouement pour l’assassin. Il vient seulement deme relâcher, il y a quelques instants. Et encore ne l’a-t-il fait,à ce que j’ai deviné, qu’une fois bien certain que le fugitif étaiten sûreté.

– Je vais faire arrêter ton mari, ditWilliam Boltyn avec un sang-froid effrayant.

– Non, mon père. Ne fais pas cela. Songedonc au scandale qui rejaillirait sur moi.

– Il sera arrêté, dit inflexiblementWilliam Boltyn.

– Mon père, il ne faut pas agir de lasorte. Il serait d’ailleurs impossible d’établir nettement sacomplicité. Pour moi-même, tu ne dois pas prendre une semblablerésolution. Écoute ce que je te propose : après l’humiliationque j’ai reçue hier, je ne veux plus habiter avec Olivier. Je vaisrevenir prendre ma place près de toi. Je ne dis pas pour toujours,mais au moins pour longtemps.

– Pourquoi pas pour toujours ? Tudois cependant être désabusée tout à fait maintenant. Tu ne doisplus conserver d’illusions sur le caractère du misérable que j’aieu la faiblesse de te laisser épouser.

– Vous avouerai-je ce que j’éprouve, monpère ? Je ne puis me faire à l’idée de me séparer entièrementde l’homme que j’ai aimé… Je sais qu’il va souffrir atrocement demon absence. Mais je serai très dure avec lui. Pour que je consenteà ne pas demander le divorce, il faudra qu’il s’agenouille devantmoi, qu’il fasse tout ce que je voudrai, et même tout ce que tuvoudras.

– Tu es une enfant, dit William Boltynavec dédain. À tes paroles, je vois que tu l’aimes plus que jamais.Mais je suis trop heureux de te voir revenir habiter près de moipour ne pas en passer encore par ce caprice. Rédige une note, etStephen ira chercher, immédiatement, chez ton mari les objetspersonnels que tu veux réclamer.

Aurora passa une nuit de douloureuse insomniedans sa luxueuse chambre de jeune fille où elle s’était de nouveauréinstallée.

Vingt fois, avec son autoritaire violenced’enfant gâtée, elle fut sur le point de se lever, de s’habiller etde courir se jeter dans les bras d’Olivier. Mais sa rancune tintbon.

– Il me mépriserait trop, pensait-elle.Je serais à sa merci en toutes choses, si je faisais preuve d’unetelle platitude.

Elle ne put s’endormir qu’au moment où uneaurore blafarde commençait de monter dans le ciel, derrière lestoits et les colonnes rouges de la ville fumeuse.

Chapitre 21Le Collège des sciences psychiques

Auroradormait encore lorsque William Boltyn, véritablement admirabled’obstination, d’énergie et de sang-froid dans sa lutte contre lesdifficultés, s’installa dans son confortable car électrique, aprèsavoir jeté au cocher l’adresse du palais de Harry Madge.

Le spirite, coiffé de son bonnet à boule demétal, et vêtu de son éternel pardessus-robe, reçut William Boltynavec la politesse un peu taciturne qui lui était habituelle. Pourpouvoir parler plus librement, il le mena dans sa bibliothèque,qu’il avait machinée avec une baroque ingéniosité.

Cette bibliothèque occupait à elle seule unetour fort large et d’une prodigieuse hauteur.

Du haut en bas de cette tour, qu’éclairait unecoupole vitrée, les volumes étaient disposés circulairement ;et le plancher, qui supportait les lecteurs et le mobilier de lasalle, était mobile et disposé, au point de vue mécanique, comme unimmense ascenseur.

Il suffisait de presser un bouton de métalpour se trouver transporté à la hauteur d’un sixième étage ou pourredescendre au rez-de-chaussée.

Ainsi, la hauteur du plafond de labibliothèque était variable à volonté, et l’on pouvait commodémentchoisir les volumes dont on avait besoin.

Lorsque William Boltyn fut installé dans unconfortable fauteuil à oreillettes, en face du spirite, celui-cifit jouer son mécanisme, et les deux milliardaires s’enlevèrentrapidement jusqu’au niveau de la coupole vitrée d’où l’ondécouvrait un merveilleux paysage de forêts et de lacs, avec, audernier plan, la ville de Chicago, sur qui planait un dôme debrouillards chatoyants.

– Vous savez que l’assassin est ensûreté, dit sans préambule William Boltyn.

– Je le sais, répondit Harry Madge. Ilvogue maintenant sur l’Atlantique, et arrivera probablement enFrance sain et sauf. Mais, ma foi, cela n’a pas grandeimportance.

– Comment, pas d’importance, dit lemilliardaire en bondissant.

Et son poing atteignit par inadvertance lebouton métallique qui commandait l’appareil.

Les deux interlocuteurs descendirent avec unevitesse vertigineuse, jusqu’aux derniers rayons de labibliothèque.

William Boltyn s’était arrêté tout net.

– Vous voulez voir mes in-quarto ?dit ironiquement le spirite. Vous avez le goût des livrescurieux ?

– Comme un poisson d’une pomme, réponditWilliam Boltyn qui ne s’était pas déridé… Mais pourquoi disiez-vousque la fuite de l’assassin n’avait pas d’importance ?

– Elle n’en a aucune. Je vais vousexpliquer pourquoi.

Tout en parlant, le spirite faisait remonterlentement la plate-forme, jusqu’au niveau de la coupole decristal.

– Que peut nous faire, continua-t-il, lafuite d’un pareil misérable. Par la fatalité des choses et lesmoyens dont nous sommes armés, il doit immanquablement tomber unjour entre nos mains. De plus, je vois la question plus largement,et j’estime que c’est perdre son temps que de vouloir vengerHattison. C’est de l’enfantillage. Il sera beaucoup mieux vengé sinous réussissons dans nos projets.

– Vous avez raison, dit William Boltynsérieusement. Je veux comme vous, désormais, sacrifier les pointsde détail au résultat capital. J’ai perdu beaucoup de temps àsatisfaire des rancunes personnelles. Désormais nous les laisseronsde côté.

– Oui, dit Harry Madge, et nous nousoccuperons immédiatement de l’organisation de notre grand projet.Nous n’avons pas de temps à perdre.

– Je vois cette organisation d’une façontrès simple, dit William Boltyn. Il s’agit de concentrer, àproximité de ce palais, tous les voyants suggesteurs, magnétiseursque nous pourrons trouver dans l’Union. Certaines conditions, quenous exigerons d’eux, nous garantiront leur fidélité. Il faudraitpouvoir, d’ici deux ou trois mois, lâcher sur l’Europe unecinquantaine des plus habiles. Ils y feraient une première récoltede documents, de plans. Six mois plus tard le nombre de ces agentsserait triplé.

– L’idée me paraît bonne, d’autant que maréputation bien connue d’amateur de l’occulte me permettra dedissimuler entièrement notre véritable but par la construction d’un« Collège des sciences psychiques » où nos médiums serontsoumis à un entraînement méthodique. Ils ne connaîtront de nossecrets que ce qu’il sera indispensable de leur en dire, et ilsn’arriveront à notre entière confiance qu’après un certain tempsd’épreuves et d’initiation… Les quatre initiés qui habitent en cemoment mon palais seront placés chacun à la tête d’une chaire decette faculté d’un nouveau genre.

– Alors, c’est entendu. Je ne pense pasque nos associés fassent obstacle à une proposition aussi sage. Jeme charge d’ailleurs de les informer de nos desseins et de vousfaire connaître leur réponse.

– Quant à cela, dit Harry Madge, c’estune chose absolument mutile. Je connaîtrai leur réponse sansfatigue pour moi et sans dérangement pour vous. Ne suis-je pasoutillé pour cela ?

– C’est vrai, dit Boltyn, j’oubliais quevous êtes un homme merveilleux, un homme qu’il ne serait pas bond’avoir pour ennemi, conclut-il en manière de compliment.

Le spirite sourit.

– Vous savez, dit-il d’un tonconfidentiel, que je ne vous ai encore fait voir que la moitié demes expériences. Je réserve pour moi, jusqu’à nouvel ordre, toutela partie spéciale du spiritisme.

Une lueur d’orgueil éclaira le visage de HarryMadge, et se traduisit, au sommet de son bonnet, par une légèreaigrette phosphorescente.

Les deux hommes se séparèrent, enchantés de latournure que prenaient les choses.

Quelques semaines après, la Société desmilliardaires avait acheté, non loin du palais de Harry Madge, lesomptueux château d’un spéculateur qui s’était brûlé la cervelleaprès une infructueuse tentative d’accaparement de tous les cotonsdu monde entier.

C’était une immense construction, d’un aspectsévère et triste, pleine de longs corridors de granit, de sallesvoûtées, de larges escaliers de pierre.

Toutes les murailles étaient blanches. Danschaque salle, d’étroites fenêtres, grillées de gros barreaux defer, mesuraient le jour, et ne contribuaient pas peu à constituerun aspect d’ensemble tout à fait conventuel.

La Société des milliardaires avait visité lapropriété.

Tout le monde s’était montré enchanté del’acquisition.

– C’est tout à fait ce qu’il nous faut,avait dit Harry Madge. Ces salles dénudées et d’un aspect sévèresont très propices à la méditation, à l’exercice de la volonté.Nous allons pouvoir commencer en installant, ici, les quatrevoyants qui habitent dans mon palais. Ensuite nous y enverrons nospensionnaires, au fur et à mesure que nous les aurons engagés.

Mais ce jour-là, en rentrant chez lui, HarryMadge eut une grande déception. Deux seulement des voyantsacceptèrent la proposition qu’il leur fit de les mettre à la têted’un Collège des sciences psychiques et de former, d’exercer plutôtdes suggesteurs destinés à surprendre les secrets armements despuissances européennes.

Le fakir, ennemi de toute vie active, presquearrivé au bienheureux nirvâna, grâce à plusieurs années decontemplation, n’eût voulu, pour rien au monde, s’assujettir auxluttes de la vie pratique, s’exposer à perdre de sa volonté et desa personnalité, en se soumettant au contact des foules brutalesd’Occident.

Au grand regret de Harry Madge, il repartitaux Indes, d’où il était venu pour se mettre en rapport avecquelques initiés du Nouveau Monde.

Harry Madge dut même se fâcher pour lui faireaccepter quelques bank-notes.

– Je prendrai juste ce qui est nécessairepour payer mon voyage, dit-il fièrement. J’ai pour amis des radjahsqui sont aussi riches que toi et qui me donneraient autant d’or etde pierres précieuses que je voudrais si je le désirais. Adieu.Cultive l’arbre de la justice, si tu veux goûter les fruits de lasérénité.

Le sachem Hava-Hi-Va tint à peu près unsemblable langage.

Il considérait comme perdu tout le temps quin’était point consacré à scruter le monde invisible.

Il partit, mais ne refusa point lesbank-notes qu’on lui offrait.

– Ce n’est point pour moi, dit-il. Je lesdonnerai à mes frères rouges, qui sont pauvres, depuis que ceux deta race leur ont volé leur territoire et leur richesse.

Saluant gravement, en soulevant son chapeauhaut de forme orné de deux longues plumes rouges, le sachemretourna vers ses forêts.

Restaient les deux liseurs de pensée Smith etJonas Altidor.

Ils n’avaient point eu les mêmes réserves queleurs collègues, et s’étaient mis avec ardeur à la tâche.

Jeunes et énergiques, ils possédaient au plushaut point l’esprit d’organisation.

Ils s’engagèrent formellement à réussir dansce qu’on leur demandait, pourvu que l’on suivît exactement leursprescriptions, et qu’on ne leur ménageât point les dollars.

Ainsi que des imprésarios, à la recherche desujets d’élite, ils explorèrent les villes et même les bourgs, enquête de médiums hors ligne.

Chaque semaine, ils ramenaient au Collège dessciences psychiques une petite troupe de nouvelles recrues.

Leur arrivée constituait un spectacle curieux,auquel les milliardaires ne manquaient jamais d’assister.

Aurora, maintenant tout à fait réconciliéeavec son père, s’y rendait quelquefois.

Il y avait là des types étranges. Lorsqu’onles avait vus une fois, leur image restait obstinément gravée dansla mémoire.

Les uns étaient chauves et obèses, les autresmaigres et brûlés de consomption, tous vêtus de costumes singulierset comme Aurora n’en avait jamais vu ailleurs.

– Tiens, disait-elle à son père, un matinqu’elle s’était rendue au fameux collège, regarde ce grand, aussimaigre qu’un squelette. Il a presque six pieds de haut ; ondirait qu’il n’a pas du tout de menton !… Il n’a qu’un nez enforme d’oiseau de proie, un front et des yeux.

– Tu oublies, repartit en plaisantantWilliam Boltyn, ses oreilles qui sont immenses et garnies debouquets de poils. Mais il est certain qu’il doit être effrayant àrencontrer le soir, avec son long pardessus blanc et le pyramidalhaut-de-forme dont il grandit encore sa taille. De loin il doitressembler à quelque tuyau d’usine.

– Et cet autre, observa Aurora, il a lesmoustaches si démesurées et les sourcils si broussailleux, que sesyeux luisent comme ceux d’un chat-tigre au fond d’un buisson.

– En revanche son voisin, qui doit êtrecertainement atteint de tuberculose, semble pâle et décoloré commeun poisson sec.

– Je remarque, chez tous, un pointcommun. Ils ont des yeux d’une grandeur démesurée. Chez eux, leregard mange la face.

– Il faudra, conclut William Boltyn quipensait aux choses pratiques, leur donner une apparence pluscorrecte. Ainsi réunis, les uns près des autres, ils sont par tropdisparates et par trop étranges.

– La force mystérieuse qu’il y a en eux,dit Harry Madge qui s’était approché, les pénètre et rayonne detoutes parts. Mais nous les déguiserons en gentlemencorrects ; cela, en effet, vaudra mieux.

– De plus, ajouta William Boltyn, il fautleur faire donner, à tous, des leçons de français, d’anglais etd’allemand.

– Leur ignorance ne nous causera pasbeaucoup d’ennuis, repartit Harry Madge. La plupart d’entre euxconnaissent l’Europe pour l’avoir visitée à la suite deprestidigitateurs et d’exhibitionnistes. Beaucoup parlent trois ouquatre langues.

Harry Madge prévoyait et résolvait toutes lesdifficultés.

C’est ainsi que, trois mois après l’achat duCollège des sciences psychiques, les milliardaires furent conviés àune solennelle expérience.

La démonstration eut lieu dans l’immense courintérieure du collège.

On y répéta, sur une plus vaste échelle, laplupart des expériences que les assistants connaissaient pour lesavoir vues, une fois, chez Harry Madge.

Ainsi répétées, elles étaient véritablementstupéfiantes.

Les deux frères Smith et Jonas Altidorfaisaient manœuvrer, avec un entrain et une discipline admirables,leur petite armée de médiums.

Le pouvoir de toutes ces volontés concentréesvers un même but apparaissait formidable.

Ils affrontèrent, sans être touchés, unedécharge de carabines, forcèrent deux des milliardaires às’agenouiller, et donnèrent à William Boltyn, émerveillé, desdétails circonstanciés sur sa dernière opération financière.

– Mais, s’écria-t-il joyeusement, c’estun vrai régiment d’hypnotiseurs que nous avons là. Hurrah !pour le régiment des hypnotiseurs !…

Tout le monde répéta d’une seulevoix :

– Hurrah ! pour le régiment deshypnotiseurs !

Chapitre 22Divorce et départ

Labrouille entre Olivier et Aurora durait toujours, sournoisemententretenue par les insinuations de William Boltyn, tout heureuxd’avoir reconquis sa fille.

Cependant la jeune femme, quoique troporgueilleuse pour faire les premiers pas, demeurait mortellementtriste.

Elle souffrait beaucoup dans son affectionpour Olivier.

Malgré toutes les distractions que son pèrecherchait à lui procurer, elle était retombée dans cet état despleen dont elle avait tant souffert quelque temps avant sonmariage.

Olivier, bien que vivement blessé par ledépart de sa femme, avait supporté mieux qu’elle ce choc moral. Ilavait trouvé un remède dans un travail acharné.

Outre le perfectionnement des appareils detélégraphie à distance dont il s’occupait toujours, il s’adonnaitmaintenant, lui aussi, à l’étude des sciences psychiques.

– Pourquoi, se disait-il, n’essaierais-jepas de défricher ce coin dédaigné du domaine de lascience ?

Il avait écrit, pour exposer ses projets etraconter les derniers événements qui s’étaient produits, une longuelettre à l’inventeur du chemin de fer subatlantique, le vénérableArsène Golbert.

Au fond, il s’ennuyait beaucoup.

Ses amis de France lui manquaient.

L’Amérique et les mœurs américaines luiétaient devenues absolument odieuses.

De plus, il éprouvait un agacement biencompréhensible du voisinage d’Aurora.

Chaque jour il était exposé à la rencontrer, àcroiser son autocar, à voir s’arrêter sur lui son regard chargé dehaine.

La jeune femme, qui souffrait encore plus quelui de cette situation, se décida à tenter une démarche.

Elle fit mander, chez son père, l’ingénieurStrauss, et le pria de négocier sa réconciliation avec Olivier.

Le vieux savant, qui aimait le jeune hommepresque comme un fils, accepta cette mission avec joie.

Olivier demanda vingt-quatre heures pourréfléchir.

Au bout de ce temps, il fit parvenir à Aurora,par l’ingénieur Strauss, la lettre suivante :

Madame,

Je vous ai aimée et je vous aime encoresincèrement. J’avais fondé loyalement sur notre union tout monespoir de bonheur pour l’avenir, et je vous dois les seules heuresde tendresse, les seules joies d’amour que j’aie jamaisgoûtées.

Pourquoi faut-il que des questions derace, de fortune, d’éducation, élèvent entre nous des barrièresinfranchissables ! Vous êtes riche et je suis pauvre. Vousêtes fastueuse et je suis simple. Vous êtes américaine et je suiseuropéen. Autant d’abîmes entre nous.

Après la scène qui a eu lieu entre nous,après les reproches et les paroles sanglantes que vous m’avezdites, je suis d’avis – quoiqu’il m’en coûte de prendre unepareille décision – que toute nouvelle tentative de vie communeentre nous est impossible.

Il vaut mieux nous séparer. L’un près del’autre, nous souffrirons mutuellement, sans pouvoir arriver jamaisà nous entendre.

Malgré toute votre bonne volonté, malgrétoute la mienne, il y a des mots que nous n’oublierons pas. Et jesens que je n’arriverai jamais à modifier votre caractère.

Une autre raison, plus grave que toutesles autres, m’empêche d’entrer en arrangement, me force de fuirtoute conciliation. Vous êtes dominée par l’influence de votre pèrede telle façon que je trouve toujours son image ou ses idées entrenous deux.

Voilà la grande raison de notreséparation.

Je vais sans doute regagner la France. Cesera avec l’impérissable regret de vous avoir aimée sans avoirréussi à me faire assez aimer de vous pour obtenir votre entièreconfiance, le total abandon de vos préjugés de race etd’éducation.

Permettez-moi de vous le rappeler, jen’oublierai jamais que je vous dois la vie et je vous en garde uneprofonde reconnaissance. Vous n’avez eu que le tort de m’en faireressouvenir un peu trop cruellement.

Soyez heureuse. Refaites-vous un intérieurplus conforme à vos goûts, à vos aspirations. Vous me saurez gréplus tard de n’avoir pas profité de vos avances, de vous avoirrendu votre entière liberté. Je ne veux garder pour moi qu’unsouvenir et l’impossibilité d’être heureux désormais.

Aurora fondit en larmes lorsqu’elle eut prisconnaissance de cette lettre. Pendant plusieurs heures, elle restaplongée dans une affliction sincère.

Son cœur saignait.

Elle sentait que quelque chose d’irréparablevenait de s’accomplir. L’avenir lui apparaissait sous les funèbrescouleurs du spleen et de la mélancolie.

Elle connaissait assez Olivier pour savoirqu’il ne reviendrait pas sur sa décision. Tout bas, elle sereprochait sa dureté et son manque de délicatesse.

Elle repoussa violemment son père quis’empressait pour la consoler.

– Laissez-moi, fit-elle. Si je souffre,c’est bien de votre faute. Je n’ai pas su résister à votreinfluence, repousser vos conseils. C’est pour cela qu’Olivier nem’aime plus.

Son désespoir, ses crises de nerfs, où elle setordait les mains, où ses yeux prenaient tout à coup une fixitéétrange, épouvantaient William Boltyn.

Le milliardaire, lorsqu’il voyait souffrir safille, eût donné tout ce qu’il possédait pour l’arracher à sadouleur et pour la voir sourire.

– Mais, dis-moi ce que tu veux. Quefaut-il que je fasse ? finit-il par lui dire avec un accent detendresse poignante qu’on n’eût pas soupçonnée chez cet homme duret égoïste… Va le retrouver ! Laisse-moi seul !… Toutplutôt que de te voir souffrir de la sorte.

– Non, mon père, fit Aurora. Même dansces conditions il ne voudrait pas de moi. Il est trop orgueilleuxpour revenir sur ses paroles.

Le regard de la jeune femme était devenu toutà coup dur et volontaire.

Encore humides de pleurs, ses prunellesprenaient un éclat dur, son visage une expression farouche etpresque sauvage.

– Croit-il donc que je vais m’humilier denouveau ? s’écria-t-elle. Il demande la rançon de sa victoire.Eh bien, il ne l’aura pas. Moi aussi je suis orgueilleuse. J’enmourrai peut-être, mais je ne céderai pas.

Malgré les conseils de l’ingénieur Strauss,profondément affligé du peu de succès qu’avait eu son intervention,Aurora remplit les formalités du divorce, formalités qui sontextrêmement simples en Amérique.

Du moment où les conjoints sont d’accord pourse séparer, le magistrat les désunit le plus rapidement du monde,avec la même désinvolture qu’il avait apportée à les unir.

Olivier n’avait pas attendu cet événement pourpréparer son départ.

Confiant ses intérêts à un sollicitordont l’ingénieur Strauss lui promit de surveiller les agissements,il avait renvoyé à Aurora tout ce qui lui appartenait.

Ce ne fut pas sans chagrin qu’il quitta sonami Strauss, en lui promettant de venir le revoir avant qu’uneannée se fût écoulée.

Ce dernier eut autant de peine que lui decette séparation.

Il avait pour le jeune ingénieur autantd’amitié que d’estime.

Il voulut l’accompagner jusqu’à la gare, et neput dissimuler son émotion, lorsque Olivier eut pris place dans lewagon-salon qui l’emportait à New York.

Chose étrange, mais explicable, lorsque lalocomotive eut sifflé et que le train s’ébranla, Olivier eut lesentiment d’un immense soulagement. Il lui sembla qu’on retirait dedessus ses épaules un manteau de plomb.

Il en avait donc fini avec l’Amérique et lesAméricains ; il était donc enfin en route pour l’Europe.

Il éprouvait une grande joie à la pensée delaisser derrière lui tous ces gens de chiffre et d’or.

Il connaissait en partie leurs projets ;il allait pouvoir maintenant lutter avec eux sans contrainte.

Jamais il ne s’était senti plus lucide, plusintelligent et mieux armé pour le combat.

Il avait la sensation d’un véritablerajeunissement de tout son être lorsqu’il débarqua à New York. Ilse sentait des envies de faire des farces aux graves businessmenqui passaient au petit trot dans la crotte des rues. Il auraitvoulu décorer leurs dos d’inscriptions ridicules tracées d’une mainlégère.

Il fit des visites, lut des journaux, écrivitdes lettres, le tout avec un contentement intérieur qu’il avaitrarement goûté.

Il prit place sur le paquebot avec la mêmeallégresse, liant conversation sur le pont avec tous lescompatriotes qu’il apercevait, au risque de se faire passer pour unbavard ou un homme mal éduqué.

De même que Léon, il vit disparaître les côtesde l’Amérique avec un inexprimable sentiment de satisfaction.

Il revenait en Europe !…

 

À quelques jours de là, un cortège degentlemen, mis avec une élégance un peu prétentieuse, comme le fontles Yankees lorsqu’ils veulent afficher leur bien-être et leurrespectabilité, quittait le palais de Harry Madge, et prenait placedans un vaste omnibus qui se dirigeait vers Chicago.

William Boltyn et sa fille n’eussent certespas reconnu, dans ces gentlemen corrects et guindés, les médiums,dont l’accoutrement bizarre et les figures étranges avaient excitéleurs railleries quelques mois auparavant.

Aurora et son père, du reste, n’étaient pas làpour assister au départ des hypnotiseurs.

La jeune femme s’ennuyait mortellement.

Des idées de suicide la hantaient. Pour ladistraire, pour essayer de lui faire oublier son chagrin, Boltynl’avait décidée à voyager.

Ils étaient partis tous deux à bord de leuryacht ; et lorsque l’omnibus passa devant l’hôtel Boltyn,Harry Madge ne put s’empêcher de remarquer l’air de tristesse etd’abandon de la vaste et luxueuse demeure dont toutes les fenêtresétaient closes.

L’omnibus traversa Chicago, et ne fit haltequ’à la gare de l’« Atlantic Railway ».

Un train spécial attendait leshypnotiseurs.

Ils étaient là une cinquantaine de médiums,tous yankees, choisis parmi les plus intelligents et les mieuxdoués.

Les deux frères Altidor étaient parvenus à desrésultats vraiment étonnants.

Nulle part ailleurs on n’eût trouvé un pareilbataillon de liseurs de pensée.

Harry Madge, il est vrai, n’avait épargné niles dollars ni les promesses. La Société des milliardaires pouvaitcompter sur le dévouement et l’activité de ses agents secrets.

Pour mieux donner le change sur le véritablebut du voyage, le spirite avait imaginé de les faire passer pourles membres d’une société artistique allant faire une tournée enEurope.

Sous le couvert de ce titre, ils passeraientinaperçus.

D’un commun accord, les milliardaires avaientdécidé que les hypnotiseurs choisiraient tout d’abord la Francecomme premier théâtre de leurs opérations.

Ils exerceraient leurs facultés de lecture àdistance sur les arsenaux, les forts, les ministères, et lesateliers, surprendraient le secret des inventions nouvelles ;en un mot réuniraient tous les renseignements nécessaires sur lesressources du pays en cas de guerre.

Quelques mois plus tard, le Collège dessciences psychiques serait en état de fournir un nouveau contingentde médiums qu’on dirigerait sur l’Allemagne, l’Angleterre, laRussie et les autres États européens.

Ce n’était là que la première partie duprogramme que s’étaient tracé les milliardaires.

Ils voulaient, avant d’entamer la lutte,connaître la force des adversaires.

Immobile sur le quai de la gare, les brascroisés sur sa poitrine, Harry Madge avait en face de lui les deuxfrères yankees Smith et Jonas Altidor.

Les regards de ces trois hommes secroisaient.

Le vieux spirite, bien qu’il ne prononçât pasune parole, donnait ses dernières instructions aux directeurs de lapetite caravane.

Ils communiquaient entre eux télépathiquement,et leur allure, comme extasiée, ne laissait pas que d’intriguerfortement les employés de la gare qui passaient à côté d’eux,roulant des chariots chargés de bagages.

Un énigmatique sourire éclairait le visage dumilliardaire spirite, et ses yeux, effrayants de fixité,s’animaient de lueurs étranges.

Il semblait savourer d’avance la joie duprochain triomphe.

Quelques minutes après, le train s’ébranladans la direction de New York.

Le régiment des hypnotiseurs allait fondre surl’Europe sans défense.

La lutte allait s’engager de nouveau entre lesdeux continents.

Share