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La Cousine Bette

La Cousine Bette

d’ Honoré de Balzac

Chapitre 1 Où la passion va-t-elle se nicher ?

Vers le milieu du mois de juillet de l’année 1838, une de ces voitures nouvellement mises en circulation sur les places de Paris et nommées des milords cheminait, rue de l’Université, portant un gros homme de taille moyenne, en uniforme de capitaine de la garde nationale.

Dans le nombre de ces Parisiens accusés d’être si spirituels, il s’en trouve qui se croient infiniment mieux en uniforme que dans leurs habits ordinaires, et qui supposent chez les femmes des goûts assez dépravés pour imaginer qu’elles seront favorablement impressionnées à l’aspect d’un bonnet à poil et par le harnais militaire.

La physionomie de ce capitaine appartenant à la 2e légion respirait un contentement de lui-même qui faisait resplendir son teint rougeaud et sa figure passablement joufflue. À cette auréole que la richesse acquise dans le commerce met au front des boutiquiers retirés, on devinait l’un des élus de Paris, au moins ancien adjoint de son arrondissement. Aussi, croyez que le ruban de la Légion d’honneur ne manquait pas sur la poitrine, crânement bombée à la prussienne. Campé fièrement dans le coin du milord, cet homme décoré laissait errer son regard sur les passants, qui souvent, à Paris, recueillent ainsi d’agréables sourires adressés à de beaux yeux absents.

Le milord arrêta dans la partie de la rue comprise entre la rue de Bellechasse et la rue de Bourgogne, à la porte d’une grande maison nouvellement bâtie sur une portion de la cour d’un vieilhôtel à jardin. On avait respecté l’hôtel, qui demeurait dans saforme primitive au fond de la cour diminuée de moitié.

À la manière seulement dont le capitaine accepta les services ducocher pour descendre du milord, on eût reconnu le quinquagénaire.Il y a des gestes dont la franche lourdeur a toute l’indiscrétiond’un acte de naissance. Le capitaine remit son gant jaune à sa maindroite, et, sans rien demander au concierge, se dirigea vers leperron du rez-de-chaussée de l’hôtel d’un air qui disait : « Elleest à moi ! » Les portiers de Paris ont le coup d’œil savant,ils n’arrêtent point les gens décorés, vêtus de bleu, à démarchepesante ; enfin ils connaissent les riches.

Ce rez-de-chaussée était occupé tout entier par M. le baronHulot d’Ervy, commissaire ordonnateur sous la République, ancienintendant général d’armée, et alors directeur d’une des plusimportantes administrations du ministère de la guerre, conseillerd’Etat, grand officier de la Légion d’honneur, etc., etc.

Ce baron Hulot s’était nommé lui-même d’Ervy, lieu de sanaissance, pour se distinguer de son frère, le célèbre généralHulot, colonel des grenadiers de la garde impériale, que l’empereuravait créé comte de Forzheim, après la campagne de 1809. Le frèreaîné, le comte, chargé de prendre soin de son frère cadet, l’avait,par prudence paternelle, placé dans l’administration militaire où,grâce à leurs doubles services, le baron obtint et mérita la faveurde Napoléon. Dès 1807, le baron Hulot était intendant général desarmées en Espagne.

Après avoir sonné, le capitaine bourgeois fit de grands effortspour remettre en place son habit, qui s’était autant retroussé parderrière que par devant, poussé par l’action d’un ventre piriforme.Admis aussitôt qu’un domestique en livrée l’eut aperçu, cet hommeimportant et imposant suivit le domestique, qui dit en ouvrant laporte du salon :

– M. Crevel !

En entendant ce nom, admirablement approprié à la tournure decelui qui le portait, une grande femme blonde, très bien conservée,parut avoir reçu comme une commotion électrique et se leva.

– Hortense, mon ange, va dans le jardin avec ta cousine Bette,dit-elle vivement à sa fille, qui brodait à quelques pasd’elle.

Après avoir gracieusement salué le capitaine, Mlle HortenseHulot sortit par une porte-fenêtre, en emmenant avec elle unevieille fille sèche qui paraissait plus âgée que la baronne,quoiqu’elle eût cinq ans de moins.

– Il s’agit de ton mariage, dit la cousine Bette à l’oreille desa petite cousine Hortense, sans paraître offensée de la façon dontla baronne s’y prenait pour les renvoyer, en la comptant pourpresque rien.

La mise de cette cousine eût, au besoin, expliqué cesans-gêne.

Cette vieille fille portait une robe de mérinos, couleur raisinde Corinthe, dont la coupe et les lisérés dataient de laRestauration, une collerette brodée qui pouvait valoir troisfrancs, un chapeau de paille cousue à coques de satin bleu bordéesde paille comme on en voit aux revendeuses de la Halle. À l’aspectde souliers en peau de chèvre dont la façon annonçait un cordonnierdu dernier ordre, un étranger aurait hésité à saluer la cousineBette comme une parente de la maison, car elle ressemblait tout àfait à une couturière en journée. Néanmoins, la vieille fille nesortit pas sans faire un petit salut affectueux à M. Crevel, salutauquel ce personnage répondit par un signe d’intelligence.

– Vous viendrez demain, n’est-ce pas, mademoiselleFischer ? dit-il.

– Vous n’avez pas de monde ? demanda la cousine Bette.

– Mes enfants et vous, voilà tout, répliqua le visiteur.

– Bien, répondit-elle, comptez alors sur moi.

– Me voici, madame, à vos ordres, dit le capitaine de la milicebourgeoise en saluant de nouveau la baronne Hulot.

Et il jeta sur Mme Hulot un regard comme Tartuffe en jette àElmire, quand un acteur de province croit nécessaire de marquer lesintentions de ce rôle, à Poitiers ou à Coutances.

– Si vous voulez me suivre par ici, monsieur, nous seronsbeaucoup mieux que dans ce salon pour causer d’affaires, dit MmeHulot en désignant une pièce voisine qui, dans l’ordonnance del’appartement formait un salon de jeu.

Cette pièce n’était séparée que par une légère cloison duboudoir dont la croisée donnait sur le jardin, et Mme Hulot laissaM. Crevel seul pendant un moment, car elle jugea nécessaire defermer la croisée et la porte du boudoir, afin que personne ne pûty venir écouter. Elle eut même la précaution de fermer également laporte-fenêtre du grand salon, en souriant à sa fille et à sacousine, qu’elle vit établies dans un vieux kiosque au fond dujardin. Elle revint en laissant ouverte la porte du salon de jeu,afin d’entendre ouvrir celle du grand salon, si quelqu’un yentrait. En allant et venant ainsi, la baronne, n’étant observéepar personne, laissait dire à sa physionomie toute sa pensée ;et qui l’aurait vue eût été presque épouvanté de son agitation.Mais, en revenant de la porte d’entrée du grand salon au salon dejeu, sa figure se voila sous cette réserve impénétrable que toutesles femmes, même les plus franches, semblent avoir àcommandement.

Pendant ces préparatifs au moins singuliers, le garde nationalexaminait l’ameublement du salon où il se trouvait. En voyant lesrideaux de soie, anciennement rouges, déteints en violet parl’action du soleil, et limés sur les plis par un long usage, untapis d’où les couleurs avaient disparu, des meubles dédorés etdont la soie marbrée de taches était usée par bandes, desexpressions de dédain, de contentement et d’espérance sesuccédèrent naïvement sur sa plate figure de commerçant parvenu. Ilse regardait dans la glace, par-dessus une vieille pendule Empire,en se passant lui-même en revue, quand le frou-frou de la robe desoie lui annonça la baronne. Et il se remit aussitôt enposition.

Après s’être jetée sur un petit canapé, qui certes avait étéfort beau vers 1809, la baronne, indiquant à Crevel un fauteuildont les bras étaient terminés par des têtes de sphinx bronzéesdont la peinture s’en allait par écailles en laissant voir le boispar places, lui fit signe de s’asseoir.

– Ces précautions que vous prenez, madame, seraient d’uncharmant augure pour un…

– Un amant, répliqua-t-elle en interrompant le gardenational.

– Le mot est faible, dit-il en plaçant sa main droite sur soncœur et roulant des yeux qui font presque toujours rire une femmequand elle leur voit froidement une pareille expression ;amant ! amant ! dites ensorcelé…

Chapitre 2De beau-père à belle-mère

– Écoutez, monsieur Crevel, reprit la baronne, trop sérieusepour pouvoir rire, vous avez cinquante ans, c’est dix de moins queM. Hulot, je le sais ; mais, à mon âge, les folies d’une femmedoivent être justifiées par la beauté, par la jeunesse, par lacélébrité, par le mérite, par quelques-unes des splendeurs qui nouséblouissent au point de nous faire tout oublier, même notre âge. Sivous avez cinquante mille livres de rente, votre âge contre-balancebien votre fortune ; ainsi de tout ce qu’une femme exige, vousne possédez rien…

– Et l’amour ? dit le garde national en se levant ets’avançant, un amour qui…

– Non, monsieur, de l’entêtement ! dit la baronne enl’interrompant pour en finir avec cette ridiculité.

– Oui, de l’entêtement et de l’amour, reprit-il, mais aussiquelque chose de mieux, des droits…

– Des droits ? s’écria Mme Hulot, qui devint sublime demépris, de défi, d’indignation. Mais, reprit-elle, sur ce ton, nousne finirons jamais, et je ne vous ai pas demandé de venir ici pourcauser de ce qui vous a fait bannir malgré l’alliance de nos deuxfamilles…

– Je l’ai cru…

– Encore ! reprit-elle. Ne voyez-vous pas, monsieur, à lamanière leste et dégagée dont je parle d’amant, d’amour, de tout cequ’il y a de plus scabreux pour une femme, que je suis parfaitementsûre de rester vertueuse ? Je ne crains rien, pas même d’êtresoupçonnée en m’enfermant avec vous. Est-ce là la conduite d’unefemme faible ? Vous savez bien pourquoi je vous ai prié devenir !…

– Non, madame, répliqua Crevel en prenant un air froid.

Il se pinça les lèvres et se remit en position.

– Eh bien, je serai brève pour abréger notre mutuel supplice,dit la baronne Hulot en regardant Crevel.

Crevel fit un salut ironique dans lequel un homme du métier eûtreconnu les grâces d’un ancien commis voyageur.

– Notre fils a épousé votre fille…

– Et si c’était à refaire !… dit Crevel.

– Ce mariage ne se ferait pas, répondit vivement la baronne, jem’en doute. Néanmoins, vous n’avez pas à vous plaindre. Mon filsest non seulement un des premiers avocats de Paris, mais encore levoici député depuis un an, et son début à la Chambre est assezéclatant pour faire supposer qu’avant peu de temps il seraministre. Victorin a été nommé deux fois rapporteur de loisimportantes, et il pourrait déjà devenir, s’il le voulait, avocatgénéral à la cour de cassation. Si donc vous me donnez à entendreque vous avez un gendre sans fortune…

– Un gendre que je suis obligé de soutenir, reprit Crevel, cequi me semble pis, madame. Des cinq cent mille francs constitués endot à ma file, deux cent ont passé Dieu sait à quoi !… à payerles dettes de monsieur votre fils, à meubler mirobolamment samaison, une maison de cinq cent mille francs qui rapporte à peinequinze mille francs, puisqu’il en occupe la plus belle partie, etsur laquelle il redoit deux cent soixante mille francs. Le produitcouvre à peine les intérêts de la dette. Cette année, je donne à mafille une vingtaine de mille francs pour qu’elle puisse nouer lesdeux bouts. Et mon gendre, qui gagnait trente mille francs auPalais, disait-on, va négliger le Palais pour la Chambre…

– Ceci, monsieur Crevel, est encore un hors-d’œuvre, et nouséloigne du sujet. Mais, pour en finir là-dessus, si mon filsdevient ministre, s’il vous fait nommer officier de la Légiond’honneur et conseiller de préfecture à Paris, pour un ancienparfumeur, vous n’aurez pas à vous plaindre…

– Ah ! nous y voici, madame. Je suis un épicier, unboutiquier, un ancien débitant de pâte d’amande, d’eau de Portugal,d’huile céphalique, on doit me trouver bien honoré d’avoir marié mafille unique au fils de M. le baron Hulot d’Ervy, ma fille serabaronne. C’est régence, c’est Louis XV, Oeil-de-bœuf ! c’esttrès bien… J’aime Célestine comme on aime une fille unique, jel’aime tant, que, pour ne lui donner ni frère ni sœur, j’ai acceptétous les inconvénients du veuvage à Paris (et dans la force del’âge, madame !), mais sachez bien que, malgré cet amourinsensé pour ma fille, je n’entamerai pas ma fortune pour votrefils, dont les dépenses ne me paraissent pas claires, à moi, anciennégociant…

– Monsieur, vous voyez en ce moment même, au ministère duCommerce, M. Popinot, un ancien droguiste de la rue desLombards…

– Mon ami, madame !… dit le parfumeur retiré; car, moi,Célestin Crevel, ancien premier commis du père César Birotteau,j’ai acheté le fonds dudit Birotteau, beau-père de Popinot, lequelPopinot était simple commis dans cet établissement, et c’est luiqui me le rappelle, car il n’est pas fier (c’est une justice à luirendre) avec les gens bien posés et qui possèdent soixante millefrancs de rente.

– Eh bien, monsieur, les idées que vous qualifiez par le motrégence ne sont donc plus de mise à une époque où l’on accepte leshommes pour leur valeur personnelle ; et c’est ce que vousavez fait en mariant votre fille à mon fils…

– Vous ne savez pas comment s’est conclu ce mariage !…s’écria Crevel. Ah ! maudite vie de garçon ! Sans mesdéportements, ma Célestine serait aujourd’hui la vicomtessePopinot !

– Mais, encore une fois, ne récriminons pas sur des faitsaccomplis, reprit énergiquement la baronne. Parlons du sujet deplainte que me donne votre étrange conduite. Ma fille Hortense a puse marier, le mariage dépendait entièrement de vous, j’ai cru à dessentiments généreux chez vous, j’ai pensé que vous auriez rendujustice à une femme qui n’a jamais eu dans le cœur d’autre imageque celle de son mari, que vous auriez reconnu la nécessité pourelle de ne pas recevoir un homme capable de la compromettre, et quevous vous seriez empressé, par honneur pour la famille à laquellevous vous êtes allié, de favoriser l’établissement d’Hortense avecM. le conseiller Lebas… Et vous, monsieur, vous avez fait manquerce mariage…

– Madame, répondit l’ancien parfumeur, j’ai agi en honnêtehomme. On est venu me demander si les deux cent mille francs de dotattribués à Mlle Hortense seraient payés. J’ai répondutextuellement ceci : « Je ne le garantirais pas. Mon gendre, à quila famille Hulot a constitué cette somme en dot, avait des dettes,et je crois que, si M. Hulot d’Ervy mourait demain, sa veuve seraitsans pain. » Voilà, belle dame.

– Auriez-vous tenu ce langage, monsieur, demanda Mme Hulot enregardant fixement Crevel, si pour vous j’eusse manqué à mesdevoirs ?

– Je n’aurais pas eu le droit de le dire, chère Adeline, s’écriace singulier amant en coupant la parole à la baronne, car voustrouveriez la dot dans mon portefeuille…

Et, joignant la preuve à la parole, le gros Crevel mit un genouen terre et baisa la main de Mme Hulot, en la voyant plongée parces paroles dans une muette horreur qu’il prit pour del’hésitation.

– Acheter le bonheur de ma fille au prix de ?… Oh !levez-vous, monsieur, ou je sonne…

L’ancien parfumeur se releva très difficilement. Cettecirconstance le rendit si furieux, qu’il se remit en position.Presque tous les hommes affectionnent une posture par laquelle ilscroient faire ressortir tous les avantages dont les a doués lanature. Cette attitude, chez Crevel, consistait à se croiser lesbras à la Napoléon, en mettant sa tête de trois quarts, et jetantson regard comme le peintre le lui faisait lancer dans sonportrait, c’est-à-dire à l’horizon.

– Conserver, dit-il avec une fureur bien jouée, conserver sa foià un libert…

– À un mari, monsieur, qui en est digne, reprit Mme Hulot eninterrompant Crevel pour ne pas lui laisser prononcer un motqu’elle ne voulait point entendre.

– Tenez, madame, vous m’avez écrit de venir, vous voulez savoirles raisons de ma conduite, vous me poussez à bout avec vos airsd’impératrice, avec votre dédain et votre… mépris ! Nedirait-on pas que je suis un nègre ? Je vous le répète,croyez-moi ! j’ai le droit de vous… de vous faire la cour…car… Mais non, je vous aime assez pour me taire…

– Parlez, monsieur, j’ai dans quelques jours quarante-huit ans,je ne suis pas sottement prude, je puis tout écouter…

– Voyons, me donnez-vous votre parole d’honnête femme, car vousêtes, malheureusement pour moi, une honnête femme, de ne jamais menommer, de ne pas dire que je vous livre ce secret.

– Si c’est la condition de la révélation, je jure de ne nommer àpersonne, pas même à mon mari, la personne de qui j’aurai su lesénormités que vous allez me confier.

– Je le crois bien, car il ne s’agit que de vous et de lui…

Mme Hulot pâlit.

– Ah ! si vous aimez encore Hulot, vous allezsouffrir ! Voulez-vous que je me taise ?

– Parlez, monsieur, car il s’agit, selon vous, de justifier àmes yeux les étranges déclarations que vous m’avez faites, et votrepersistance à tourmenter une femme de mon âge, qui voudrait mariersa fille et puis… mourir en paix !

– Vous le voyez, vous êtes malheureuse…

– Moi, monsieur ?

– Oui, belle et noble créature ! s’écria Crevel, tu n’asque trop souffert…

– Monsieur, taisez-vous et sortez ! ou parlez-moiconvenablement.

– Savez-vous, madame, comment, le sieur Hulot et moi, nous noussommes connus ?… Chez nos maîtresses, madame.

– Oh ! monsieur…

– Chez nos maîtresses, madame, répéta Crevel d’un tonmélodramatique et en rompant sa position pour faire un geste de lamain droite.

– Eh bien, après, monsieur ?… dit tranquillement la baronneau grand ébahissement de Crevel.

Les séducteurs à petits motifs ne comprennent jamais les grandesâmes.

Chapitre 3Josépha

– Moi, veuf depuis cinq ans, reprit Crevel en parlant comme unhomme qui va raconter une histoire, ne voulant pas me remarier,dans l’intérêt de ma fille que j’idolâtre, ne voulant pas non plusavoir d’accointances chez moi, quoique j’eusse alors une très joliedame de comptoir, j’ai mis, comme on dit, dans ses meubles unepetite ouvrière de quinze ans, d’une beauté miraculeuse et de qui,je l’avoue, je devins amoureux à en perdre la tête. Aussi, madame,ai-je prié ma propre tante, que j’ai fait venir de mon pays (lasœur de ma mère !), de vivre avec cette charmante créature etde la surveiller pour qu’elle restât aussi sage que possible danscette situation, comment dire ?… chocnoso… non,illicite !… La petite, dont la vocation pour la musique étaitvisible, a eu des maîtres, elle a reçu de l’éducation (il fallaitbien l’occuper !). Et d’ailleurs, je voulais être à la foisson père, son bienfaiteur et, lâchons le mot, son amant ;faire d’une pierre deux coups, une bonne action et une bonne amie.J’ai été heureux cinq ans. La petite a l’une de ces voix qui sontla fortune d’un théâtre, et je ne peux la qualifier autrement qu’endisant que c’est Duprez en jupons. Elle m’a coûté deux mille francspar an, uniquement pour lui donner son talent de cantatrice. Ellem’a rendu fou de la musique, j’ai eu pour elle et pour ma fille uneloge aux Italiens. J’y allais alternativement un jour avecCélestine, un jour avec Josépha…

– Comment cette illustre cantatrice ?…

– Oui, madame, reprit Crevel avec orgueil, cette fameuse Joséphame doit tout… Enfin, quand la petite eut vingt ans, en 1834,croyant l’avoir attachée à moi pour toujours, et devenu très faibleavec elle, je voulus lui donner quelques distractions, je luilaissai voir une jolie petite actrice, Jenny Cadine, dont ladestinée avait quelque similitude avec la sienne. Cette actricedevait aussi tout à un protecteur, qui l’avait élevée à labrochette. Ce protecteur était le baron Hulot…

– Je le sais, monsieur, dit la baronne d’une voix calme et sansmoindre altération.

– Ah bah ! s’écria Crevel, de plus en plus ébahi.Bien ! Mais savez-vous que votre monstre d’homme a protégéJenny Cadine à l’âge de treize ans ?

– Eh bien, monsieur, après ? dit la baronne.

– Comme Jenny Cadine, reprit l’ancien négociant, en avait vingt,ainsi que Josépha, lorsqu’elles se sont connues, le baron jouait lerôle de Louis XV vis-à-vis de mademoiselle de Romans, dès 1826, etvous aviez alors douze ans de moins…

– Monsieur, j’ai eu des raisons pour laisser à M. Hulot saliberté.

– Ce mensonge-là, madame, suffira sans doute à effacer tous lespéchés que vous avez commis, et vous ouvrira la porte du paradis,répliqua Crevel d’un air fin qui fit rougir la baronne. Dites cela,femme sublime et adorée, à d’autres ; mais pas au père Crevel,qui, sachez-le bien, a trop souvent banqueté dans des partiescarrées avec votre scélérat de mari, pour ne pas savoir tout ce quevous valez ! Il s’adressait parfois des reproches, entre deuxvins, en me détaillant vos perfections. Oh ! je vous connaisbien : vous êtes un ange. Entre une jeune fille de vingt ans etvous, un libertin hésiterait ; moi, je n’hésite pas.

– Monsieur !…

– Bien, je m’arrête… Mais apprenez, sainte et digne femme, queles maris, une fois gris, racontent bien des choses de leursépouses chez leurs maîtresses, qui en rient comme des crevées.

Des larmes de pudeur, qui roulèrent entre les beaux cils de MmeHulot, arrêtèrent net le garde national, et il ne pensa plus à seremettre en position.

– Je reprends, dit-il. Nous nous sommes liés, le baron et moi,par nos coquines. Le baron, comme tous les gens vicieux, est trèsaimable, et vraiment bon enfant. Oh ! m’a-t-il plu, cedrôle-là! Non, il avait des inventions… Enfin laissons là cessouvenirs… Nous sommes devenus comme deux frères… Le scélérat, toutà fait régence, essayait bien de me dépraver, de me prêcher lesaint-simonisme en fait de femmes, de me donner des idées de grandseigneur, de justaucorps bleu ; mais, voyez-vous, j’aimais mapetite à l’épouser, si je n’avais pas craint d’avoir des enfants.Entre deux vieux papas, amis comme… , comme nous l’étions, commentvoulez-vous que nous n’ayons pas pensé à marier nos enfants ?Trois mois après le mariage de son fils avec ma Célestine, Hulot(je ne sais pas comment je prononce son nom, l’infâme ! car ilnous a trompés tous les deux, madame !… ), eh bien, l’infâmem’a soufflé ma petite Josépha. Ce scélérat se savait supplanté parun jeune conseiller d’Etat et par un artiste (excusez dupeu !) dans le cœur de Jenny Cadine, dont les succès étaientde plus en plus esbrouffants, et il m’a pris ma pauvre petitemaîtresse, un amour de femme ; mais vous l’avez vue assurémentaux Italiens, où il l’a fait entrer par son crédit. Votre hommen’est pas aussi sage que moi, qui suis réglé comme un papier demusique (il avait été déjà pas mal entamé par Jenny Cadine, qui luicoûtait bien près de trente mille francs par an). Eh bien,sachez-le il achève de se ruiner pour Josépha. Josépha, madame, estjuive, elle se nomme Mirah (c’est l’anagramme de Hiram), un chiffreisraélite pour pouvoir la reconnaître, car c’est une enfantabandonnée en Allemagne (les recherches que j’ai faites prouventqu’elle est la fille naturelle d’un riche banquier juif). Lethéâtre, et surtout les instructions que Jenny Cadine, Mme Schontz,Malaga, Carabine, ont données, sur la manière de traiter lesvieillards, à cette petite que je tenais dans une voie honnête etpeu coûteuse, ont développé chez elle l’instinct des premiersHébreux pour l’or et les bijoux, pour le veau d’or ! Lacantatrice célèbre, devenue âpre à la curée, veut être riche, trèsriche. Aussi ne dissipe-t-elle rien de ce qu’on dissipe pour elle.Elle s’est essayée sur le sieur Hulot, qu’elle a plumé net,oh ! plumé, ce qui s’appelle rasé! Ce malheureux, après avoirlutté contre un des Keller et le marquis d’Esgrignon, fous tousdeux de Josépha, sans compter les idolâtres inconnus, va se la voirenlever par ce duc si puissamment riche qui protège les arts.Comment l’appelez-vous ?… un nain ?… ah ! le ducd’Hérouville. Ce grand seigneur a la prétention d’avoir à lui seulJosépha, tout le monde courtisanesque en parle, et le baron n’ensait rien ; car il en est au treizième arrondissement commedans tous les autres : l’amant est, comme les maris, le dernierinstruit. Comprenez-vous mes droits, maintenant ? Votre époux,belle dame, m’a privé de mon bonheur, de la seule joie que j’aieeue depuis mon veuvage. Oui, si je n’avais pas eu le malheur derencontrer ce vieux roquentin, je posséderais encore Josépha ;car, moi, voyez-vous, je ne l’aurais jamais mise au théâtre, elleserait restée obscure, sage, et à moi. Oh ! si vous l’aviezvue il y a huit ans : mince et nerveuse, le teint doré d’uneAndalouse, comme on dit, les cheveux noirs et luisants comme dusatin, un œil à longs cils bruns qui jetait des éclairs, unedistinction de duchesse dans les gestes, la modestie de lapauvreté, de la grâce honnête, de la gentillesse comme une bichesauvage. Par la faute du sieur Hulot, ces charmes, cette pureté,tout est devenu piège à loups, chatière à pièces de cent sous. Lapetite est la reine des impures, comme on dit. Enfin elle blague,aujourd’hui, elle qui ne connaissait rien de rien, pas même cemot-là!

En ce moment, l’ancien parfumeur s’essuya les yeux où roulaientquelques larmes. La sincérité de cette douleur agit sur Mme Hulot,qui sortit de la rêverie où elle était tombée.

Chapitre 4Attendrissement subit du parfumeur

– Eh bien, madame, est-ce à cinquante-deux ans qu’on retrouve unpareil trésor ? À cet âge, l’amour coûte trente mille francspar an ; j’en ai su le chiffre par votre mari, et, moi, j’aimetrop Célestine pour la ruiner. Quand je vous ai vue, à la premièresoirée que vous nous avez donnée, je n’ai pas compris que cescélérat de Hulot entretînt une Jenny Cadine… Vous aviez l’aird’une impératrice… Vous n’avez pas trente ans, madame, reprit-il,vous me paraissez jeune, vous êtes belle. Ma parole d’honneur, cejour-là, j’ai été touché à fond, je me disais : « Si je n’avais pasma Josépha, puisque le père Hulot délaisse sa femme, elle m’iraitcomme un gant. » Ah ! pardon ! c’est un mot de mon ancienétat. Le parfumeur revient de temps en temps, c’est ce quim’empêche d’aspirer à la députation. Aussi, lorsque j’ai été silâchement trompé par le baron, car, entre vieux drôles comme nous,les maîtresses de nos amis devraient être sacrées, me suis-je juréde lui prendre sa femme. C’est justice. Le baron n’aurait rien àdire, et l’impunité nous est acquise. Vous m’avez mis à la portecomme un chien galeux aux premiers mots que je vous ai touchés del’état de mon cœur ; vous avez redoublé par là mon amour, monentêtement, si vous voulez, et vous serez à moi.

– Et comment ?

– Je ne sais pas, mais ce sera. Voyez-vous, madame, un imbécilede parfumeur (retiré!) qui n’a qu’une idée en tête est plus fortqu’un homme d’esprit qui en a des milliers. Je suis toqué de vous,et vous êtes ma vengeance ! c’est comme si j’aimais deux fois.Je vous parle à cœur ouvert, en homme résolu. De même que vous medites : « Je ne serai pas à vous, » je cause froidement avec vous.Enfin, selon le proverbe, je joue cartes sur table. Oui, vous serezà moi, dans un temps donné… Oh ! vous auriez cinquante ans,vous seriez encore ma maîtresse. Et ce sera, car, moi, j’attendstout de votre mari…

Mme Hulot jeta sur ce bourgeois calculateur un regard si fixe deterreur, qu’il la crut devenue folle, et il s’arrêta.

– Vous l’avez voulu, vous m’avez couvert de votre mépris, vousm’avez défié, j’ai parlé! dit-il en éprouvant le besoin dejustifier la sauvagerie de ses dernières paroles.

– Oh ! ma fille, ma fille ! s’écria la baronne d’unevoix de mourante.

– Ah ! je ne connais plus rien ! reprit Crevel. Lejour où Josépha m’a été prise, j’étais comme une tigresse à quil’on a enlevé ses petits… Enfin, j’étais comme je vous vois en cemoment. Votre fille ! c’est, pour moi, le moyen de vousobtenir. Oui, j’ai fait manquer le mariage de votre fille !…et vous ne la marierez point sans mon secours ! Quelque belleque soit Mlle Hortense, il lui faut une dot…

– Hélas ! oui, dit la baronne en s’essuyant les yeux.

– Eh bien, essayez de demander dix mille francs au baron, repritCrevel, qui se remit en position.

Il attendit pendant un moment, comme un acteur qui marque untemps.

– S’il les avait, il les donnerait à celle qui remplaceraJosépha ! dit-il en forçant son médium. Dans la voie où ilest, s’arrête-t-on ? Il aime d’abord trop les femmes !(Il y a en tout un juste milieu, comme a dit notre roi). Et puis lavanité s’en mêle ! C’est un bel homme ! Il vous mettratous sur la paille pour son plaisir. Vous êtes déjà, d’ailleurs,sur le chemin de l’hôpital. Tenez, depuis que je n’ai mis les piedschez vous, vous n’avez pas pu renouveler le meuble de votre salon.Le mot Gêne est vomi par toutes les lézardes de ces étoffes. Quelest le gendre qui ne sortira pas épouvanté des preuves maldéguisées de la plus horrible des misères, celle des gens comme ilfaut ? J’ai été boutiquier, je m’y connais. Il n’y a rien detel que le coup d’œil du marchand de Paris pour savoir découvrir larichesse réelle et la richesse apparente… Vous êtes sans le sou,dit-il à voix basse. Cela se voit en tout, même sur l’habit devotre domestique. Voulez-vous que je vous révèle d’affreux mystèresqui vous sont cachés ?…

– Monsieur, dit Mme Hulot qui pleurait à mouiller son mouchoir,assez ! assez !

– Eh bien, mon gendre donne de l’argent à son père, et voilà ceque je voulais vous dire, en débutant, sur le train de votre fils.Mais je veille aux intérêts de ma fille,… soyez tranquille.

– Oh ! marier ma fille et mourir !… dit la malheureusefemme qui perdit la tête.

– Eh bien, en voici le moyen ! reprit Crevel.

Mme Hulot regarda Crevel avec un air d’espérance qui changea sirapidement sa physionomie, que ce seul mouvement aurait dûattendrir Crevel et lui faire abandonner son projet ridicule.

Chapitre 5Comment on peut marier les belles filles sans fortune

– Vous serez belle encore dix ans, reprit Crevel en position,ayez des bontés pour moi, et Mlle Hortense est mariée. Hulot m’adonné le droit, comme je vous disais, de poser le marché toutcrûment, et il ne se fâchera pas. Depuis trois ans, j’ai faitvaloir mes capitaux, car mes fredaines ont été restreintes. J’aitrois cent mille francs de gain en dehors de ma fortune, ils sont àvous…

– Sortez, monsieur, dit Mme Hulot, sortez, et ne reparaissezjamais devant moi. Sans la nécessité où vous m’avez mise de savoirle secret de votre lâche conduite dans l’affaire du mariage projetépour Hortense… Oui, lâche… reprit-elle à un geste de Crevel.Comment faire peser de pareilles inimitiés sur une pauvre fille,sur une belle et innocente créature ?… Sans cette nécessitéqui poignait mon cœur de mère, vous ne m’auriez jamais reparlé,vous ne seriez plus rentré chez moi. Trente-deux ans d’honneur, deloyauté de femme ne périront pas sous les coups de M. Crevel…

– Ancien parfumeur, successeur de César Birotteau, à la Reinedes roses, rue Saint-Honoré, dit railleusement Crevel, ancienadjoint au maire, capitaine de la garde nationale, chevalier de laLégion d’honneur, absolument comme mon prédécesseur.

– Monsieur, reprit la baronne, M. Hulot, après vingt ans deconstance, a pu se lasser de sa femme, ceci ne regarde quemoi ; mais vous voyez, monsieur, qu’il a mis bien du mystère àses infidélités, car j’ignorais qu’il vous eût succédé dans le cœurde Mlle Josépha…

– Oh ! s’écria Crevel, à prix d’or, madame !… Cettefauvette lui coûte plus de cent mille francs depuis deux ans.Ah ! ah ! vous n’êtes pas au bout…

– Trêve à tout ceci, monsieur Crevel. Je ne renoncerai pas pourvous au bonheur qu’une mère éprouve à pouvoir embrasser ses enfantssans se sentir un remords au cœur, à se voir respectée, aimée parsa famille, et je rendrai mon âme à Dieu sans souillure…

– Amen ! dit Crevel avec cette amertume diabolique qui serépand sur la figure des gens à prétentions quand ils ont échoué denouveau dans de pareilles entreprises. Vous ne connaissez pas lamisère à son dernier période, la honte,… le déshonneur… J’ai tentéde vous éclairer, je voulais vous sauver, vous et votrefille !… eh bien, vous épellerez la parabole moderne du pèreprodigue, depuis la première jusqu’à la dernière lettre. Vos larmeset votre fierté me touchent, car voir pleurer une femme qu’on aime,c’est affreux !… dit Crevel en s’asseyant. Tout ce que je puisvous promettre, chère Adeline, c’est de ne rien faire contre vous,ni contre votre mari ; mais n’envoyez jamais auxrenseignements chez moi. Voilà tout !

– Que faire, donc ? s’écria Mme Hulot.

Jusque-là, la baronne avait soutenu courageusement les triplestortures que cette explication imposait à son cœur, car ellesouffrait comme femme, comme mère et comme épouse. En effet, tantque le beau-père de son fils s’était montré rogue et agressif, elleavait trouvé de la force dans la résistance qu’elle opposait à labrutalité du boutiquier ; mais la bonhomie qu’il manifestaitau milieu de son exaspération d’amant rebuté, de beau gardenational humilié, détendit ses fibres montées à se briser ;elle se tordit les mains, elle fondit en larmes, et elle était danun tel état d’abattement stupide, qu’elle se laissa baiser lesmains par Crevel à genoux.

– Mon Dieu ! que devenir ? reprit-elle en s’essuyantles yeux. Une mère peut-elle voir froidement sa fille dépérir sousses yeux ? Quel sera le sort d’une si magnifique créature,aussi forte de sa vie chaste auprès de sa mère que de sa natureprivilégiée ? Par certains jours, elle se promène dans lejardin, triste, sans savoir pourquoi ; je la trouve avec deslarmes dans les yeux…

– Elle a vingt et un ans, dit Crevel.

– Faut-il la mettre au couvent ? demanda la baronne, car,dans de pareilles crises, la religion est souvent impuissantecontre la nature, et les filles les plus pieusement élevées perdentla tête !… – Mais levez-vous donc, monsieur, ne voyez-vous pasque maintenant tout est fini entre nous, que vous me faiteshorreur, que vous avez renversé la dernière espérance d’unemère !…

– Et si je la relevais ?… dit-il

Mme Hulot regarda Crevel avec une expression délirante qui letoucha ; mais il refoula la pitié dans son cœur, à cause de cemot : Vous me faites horreur ! La vertu est toujours un peutrop tout d’une pièce, elle ignore les nuances et les tempéramentsà l’aide desquels on louvoie dans une fausse position.

– On ne marie pas aujourd’hui, sans dot, une fille aussi belleque l’est Mlle Hortense, reprit Crevel en reprenant son air pincé.Votre fille est une de ces beautés effrayantes pour lesmaris ; c’est comme un cheval de luxe qui exige trop de soinscoûteux, pour avoir beaucoup d’acquéreurs. Allez donc à pied avecune pareille femme au bras ? tout le monde vous regardera,vous suivra, désirera votre épouse. Ce succès inquiète beaucoup degens qui ne veulent pas avoir des amants à tuer ; car, aprèstout, on n’en tue jamais qu’un. Vous ne pouvez, dans la situationoù vous êtes, marier votre fille que de trois manières : par monsecours, vous n’en voulez pas ! Et d’un ; en trouvant unvieillard de soixante ans, très riche, sans enfants, et quivoudrait en avoir, c’est difficile, mais cela se rencontre ;il y a tant de vieux qui prennent des Josépha, des Jenny Cadine,pourquoi n’en rencontrerait-on pas un qui ferait la même bêtiselégitimement ?… Si je n’avais pas ma Célestine et nos deuxpetits-enfants, j’épouserais Hortense. Et de deux ! Ladernière manière est la plus facile…

Mme Hulot leva la tête et regarda l’ancien parfumeur avecanxiété.

– Paris est une ville où tous les gens d’énergie, qui poussentcomme des sauvageons sur le territoire français, se donnentrendez-vous, et il y grouille bien des talents, sans feu ni lieu,des courages capables de tout, même de faire fortune… Eh bien, cesgarçons-là… (Votre serviteur en était dans son temps, et il en aconnu !… Qu’avait du Tillet, qu’avait Popinot, il y a vingtans ?… ils pataugeaient tous les deux dans la boutique du papaBirotteau, sans autre capital que l’envie de parvenir, qui, selonmoi, vaut le plus beau capital !… On mange des capitaux, etl’on ne se mange pas le moral !… Qu’avais-je, moi ?l’envie de parvenir, du courage. Du Tillet est l’égal aujourd’huides plus grands personnages. Le petit Popinot, le plus richedroguiste de la rue des Lombards, est devenu député, le voilàministre… ) Eh bien, l’un de ces condottieri, comme on dit, de lacommandite, de la plume ou de la brosse, est le seul être, à Paris,capable d’épouser une belle fille sans le sou, car ils ont tous lesgenres de courage. M. Popinot a épousé Mlle Birotteau sans espérerun liard de dot. Ces gens-là sont fous ! ils croient àl’amour, comme ils croient à leur fortune et à leursfacultés !… Cherchez un homme d’énergie qui devienne amoureuxde votre fille, et il l’épousera sans regarder au présent. Vousm’avouerez que, pour un ennemi, je ne manque pas de générosité, carce conseil est contre moi.

– Ah ! monsieur Crevel, si vous vouliez être mon ami,quitter vos idées ridicules !…

– Ridicules ? madame, ne vous démolissez pas ainsi,regardez-vous… Je vous aime et vous viendrez à moi ! Je veuxdire un jour à Hulot : « Tu m’a pris Josépha, j’ai ta femme !…» C’est la vieille loi du talion ! Et je poursuivrail’accomplissement de mon projet, à moins que vous ne deveniezexcessivement laide. Je réussirai, voici pourquoi, dit-il en semettant en position et regardant Mme Hulot.

Chapitre 6Le capitaine perd la bataille

– Vous ne rencontrerez ni un vieillard ni un jeune hommeamoureux, reprit-il après une pause, parce que vous aimez tropvotre fille pour la livrer aux manœuvres d’un vieux libertin, etque vous ne vous résignerez pas, vous, baronne Hulot, sœur du vieuxlieutenant général qui commandait les vieux grenadiers de lavieille garde, à prendre l’homme d’énergie là où il sera ; caril peut se trouver simple ouvrier, comme tel millionnaired’aujourd’hui se trouvait simple mécanicien il y a dix ans, simpleconducteur de travaux, simple contremaître de fabrique. Et alors,en voyant votre fille, poussée par ses vingt ans, capable de vousdéshonorer, vous vous direz : « Il vaut mieux que ce soit moi quime déshonore ; et, si M. Crevel veut me garder le secret, jevais gagner la dot de ma fille, deux cent mille francs pour dix ansd’attachement à cet ancien marchand de gants,… le pèreCrevel !… » Je vous ennuie, et ce que je dis est profondémentimmoral, n’est-ce pas ? Mais, si vous étiez mordue par unepassion irrésistible, vous vous feriez, pour me céder, desraisonnements comme s’en font les femmes qui aiment… Eh bien,l’intérêt d’Hortense vous les mettra dans le cœur, cescapitulations de conscience…

– Il reste à Hortense un oncle.

– Qui ? le père Fischer ?… Il arrange ses affaires, etpar la faute du baron encore, dont le râteau passe sur toutes lescaisses qui sont à sa portée.

– Le comte Hulot…

– Oh ! votre mari, madame, a déjà fricassé les économies duvieux lieutenant général, il en a meublé la maison de sacantatrice… Voyons, me laisserez-vous partir sansespérance ?

– Adieu, monsieur. On guérit facilement d’une passion pour unefemme de mon âge, et vous prendrez des idées chrétiennes. Dieuprotège les malheureux…

La baronne se leva pour forcer le capitaine à la retraite, etelle le repoussa dans le grand salon.

– Est-ce au milieu de pareilles guenilles que devrait vivre labelle Mme Hulot ? dit-il.

Et il montrait une vieille lampe, un lustre dédoré, les cordesdu tapis, enfin les haillons de l’opulence qui faisaient de cegrand salon blanc, rouge et or, un cadavre des fêtesimpériales.

– La vertu, monsieur, reluit sur tout cela. Je n’ai pas envie dedevoir un magnifique mobilier en faisant de cette beauté, que vousme prêtez, des pièges à loups, des chatières à pièces de centsous !

Le capitaine se mordit les lèvres en reconnaissant lesexpressions par lesquelles il venait de flétrir l’avidité deJosépha.

– Et pour qui cette persévérance ? dit-il.

En ce moment, la baronne avait éconduit l’ancien parfumeurjusqu’à la porte.

– Pour un libertin !… ajouta-t-il en faisant une moued’homme vertueux et millionnaire.

– Si vous aviez raison, monsieur, ma constance aurait alorsquelque mérite, voilà tout.

Elle laissa le capitaine après l’avoir salué comme on salue pourse débarrasser d’un importun, et se retourna trop lestement pour levoir une dernière fois en position. Elle alla rouvrir les portesqu’elle avait fermées, et ne put remarquer le geste menaçant parlequel Crevel lui dit adieu. Elle marchait fièrement, noblement,comme une martyre au Colisée. Elle avait néanmoins épuisé sesforces, car elle se laissa tomber sur le divan de son boudoir bleu,comme une femme près de se trouver mal, et elle resta les yeuxattachés sur le kiosque en ruine où sa fille babillait avec lacousine Bette.

Depuis les premiers jours de son mariage jusqu’à ce moment, labaronne avait aimé son mari, comme Joséphine a fini par aimerNapoléon, d’un amour admiratif, d’un amour maternel, d’un amourlâche. Si elle ignorait les détails que Crevel venait de luidonner, elle savait cependant fort bien que, depuis vingt ans, lebaron Hulot lui faisait des infidélités ; mais elle s’étaitmis sur les yeux un voile de plomb, elle avait pleurésilencieusement, et jamais une parole de reproche ne lui étaitéchappée. En retour de cette angélique douceur, elle avait obtenula vénération de son mari et comme un culte divin autourd’elle.

L’affection qu’une femme porte à son mari, le respect dont ellel’entoure sont contagieux dans la famille. Hortense croyait sonpère un modèle accompli d’amour conjugal. Quant à Hulot fils, élevédans l’admiration du baron, en qui chacun voyait un des géants quisecondèrent Napoléon, il savait devoir sa position au nom, à laplace et à la considération paternelle ; d’ailleurs, lesimpressions de l’enfance exercent une longue influence, et ilcraignait encore son père ; aussi eût-il soupçonné lesirrégularités révélées par Crevel, déjà trop respectueux pour s’enplaindre, il les aurait excusées par des raisons tirées de lamanière de voir des hommes à ce sujet.

Maintenant, il est nécessaire d’expliquer le dévouementextraordinaire de cette belle et noble femme, et voici l’histoirede sa vie en peu de mots.

Chapitre 7Une belle vie de femme

Dans un village situé sur les extrêmes frontières de laLorraine, au pied des Vosges, trois frères, du nom de Fischer,simples laboureurs, partirent, par suite des réquisitionsrépublicaines, à l’armée dite du Rhin.

En 1799, le second des frères, André, veuf, et père de MmeHulot, laissa sa fille aux soins de son frère aîné, Pierre Fischer,qu’une blessure reçue en 1797 avait rendu incapable de servir, etfit quelques entreprises partielles dans les transports militaires,service qu’il dut à la protection de l’ordonnateur Hulot d’Ervy.Par un hasard assez naturel, Hulot, qui vint à Strasbourg, vit lafamille Fischer. Le père d’Adeline et son jeune frère étaient alorssoumissionnaires des fourrages en Alsace.

Adeline, alors âgée de seize ans, pouvait être comparée à lafameuse Mme du Barry, comme elle fille de la Lorraine. C’était unede ces beautés complètes, foudroyantes, une de ces femmessemblables à Mme Tallien, que la nature fabrique avec un soinparticulier ; elle leur dispense ses plus précieux dons : ladistinction, la noblesse, la grâce, la finesse, l’élégance, unechair à part, un teint broyé dans cet atelier inconnu où travaillele hasard. Ces belles femmes-là se ressemblent toutes entre elles.Bianca Capella dont le portrait est un des chefs-d’œuvre deBronzino, la Vénus de Jean Goujon dont l’original est la fameuseDiane de Poitiers, la signora Olympia dont le portrait est à lagalerie Doria, enfin Ninon, Mme du Barry, Mme Tallien, MlleGeorges, Mme Récamier, toutes ces femmes, restées belles en dépitdes années, de leurs passions ou de leur vie à plaisirs excessifs,ont, dans la taille, dans la charpente, dans le caractère de labeauté, des similitudes frappantes, et à faire croire qu’il existedans l’océan des générations un courant aphrodisien d’où sortenttoutes ces Vénus, filles de la même onde salée.

Adeline Fischer, une des plus belles de cette tribu divine,possédait les caractères sublimes, les lignes serpentines, le tissuvénéneux de ces femmes nées reines. La chevelure blonde que notremère Eve a tenue de la main de Dieu, une taille d’impératrice, unair de grandeur, des contours augustes dans le profil, une modestievillageoise, arrêtaient sur son passage tous les hommes, charméscomme le sont les amateurs devant un Raphaël ; aussi, lavoyant, l’ordonnateur fit-il de Mlle Adeline Fischer sa femme, dansle temps légal, au grand étonnement des Fischer, tous nourris dansl’admiration de leurs supérieurs.

L’aîné, soldat de 1792, blessé grièvement à l’attaque des lignesde Wissembourg, adorait l’empereur Napoléon et tout ce qui tenait àla grande armée. André et Johann parlaient avec respect del’ordonnateur Hulot, ce protégé de l’empereur, à qui, d’ailleurs,ils devaient leur sort, car Hulot d’Ervy, leur trouvant del’intelligence et de la probité, les avait tirés des charrois del’armée pour les mettre à la tête d’une régie d’urgence. Les frèresFischer avaient rendu des services pendant la campagne de 1804.Hulot, à la paix, leur avait obtenu cette fourniture des fourragesen Alsace, sans savoir qu’il serait envoyé plus tard à Strasbourgpour y préparer la campagne de 1806.

Ce mariage fut, pour la jeune paysanne, comme une assomption. Labelle Adeline passa sans transition des boues de son village dansle paradis de la cour impériale. En effet, dans ce temps-là,l’ordonnateur, l’un des travailleurs les plus probes, les plusactifs de son corps, fut nommé baron, appelé près de l’empereur, etattaché à la garde impériale. Cette belle villageoise eut lecourage de faire son éducation par amour pour son mari, de qui ellefut exactement folle.

L’ordonnateur en chef était d’ailleurs, en homme, une répliqued’Adeline en femme. Il appartenait au corps d’élite des beauxhommes. Grand, bien fait, blond, l’œil bleu et d’un feu, d’un jeu,d’une nuance irrésistibles, la taille élégante, il était remarquéparmi les d’Orsay, les Forbin, les Ouvrard, enfin dans le bataillondes beaux de l’Empire. Homme à conquêtes et imbu des idées duDirectoire en fait de femmes, sa carrière galante fut alorsinterrompue pendant assez longtemps par son attachementconjugal.

Pour Adeline, le baron fut donc, dès l’origine, une espèce dedieu qui ne pouvait faillir ; elle lui devait tout : lafortune, elle eut voiture, hôtel, et tout le luxe du temps ;le bonheur, elle était aimée publiquement ; un titre, elleétait baronne ; la célébrité, on l’appela la belle Mme Hulot,à Paris ; enfin, elle eut l’honneur de refuser les hommages del’empereur, qui lui fit présent d’une rivière en diamants, et quila distingua toujours, car il demandait de temps en temps : « Et labelle Mme Hulot, est-elle toujours sage ? » en homme capablede se venger de celui qui aurait triomphé là où il avaitéchoué.

Il n’est donc pas besoin de beaucoup d’intelligence pourreconnaître, dans une âme simple, naïve et belle, les motifs dufanatisme que Mme Hulot mêlait à son amour. Après s’être bien ditque son mari ne saurait jamais avoir de torts envers elle, elle sefit, dans son for intérieur, la servante humble, dévouée et aveuglede son créateur. Remarquez d’ailleurs qu’elle était douée d’ungrand bon sens, de ce bon sens du peuple qui rendit son éducationsolide. Dans le monde, elle parlait peu, ne disait de mal depersonne, ne cherchait pas à briller ; elle réfléchissait surtoute chose, elle écoutait, et se modelait sur les plus honnêtesfemmes, sur les mieux nées.

En 1815, Hulot suivit la ligne de conduite du prince deWissembourg, l’un de ses amis intimes, et fut l’un desorganisateurs de cette armée improvisée dont la déroute termina lecycle napoléonien à Waterloo. En 1816, le baron devint une desbêtes noires du ministère Feltre, et ne fut réintégré dans le corpsde l’intendance qu’en 1823, car on eut besoin de lui pour la guerred’Espagne.

En 1830, il reparut dans l’administration comme quart deministre, lors de cette espèce de conscription levée parLouis-Philippe dans les vieilles bandes napoléoniennes. Depuisl’avènement au trône de la branche cadette, dont il fut un actifcoopérateur, il restait directeur indispensable au ministère de laguerre. Il avait d’ailleurs obtenu son bâton de maréchal, et le roine pouvait rien de plus pour lui, à moins de le faire ou ministreou pair de France.

Inoccupé de 1818 à 1823, le baron Hulot s’était mis en serviceactif auprès des femmes. Mme Hulot faisait remonter les premièresinfidélités de son Hector au grand finale de l’Empire. La baronneavait donc tenu, pendant douze ans, dans son ménage, le rôle deprima donna assoluta, sans partage. Elle jouissait toujours decette vieille affection invétérée que les maris portent à leursfemmes quand elles se sont résignées au rôle de douces etvertueuses compagnes, elle savait qu’aucune rivale ne tiendraitdeux heures contre un mot de reproche, mais elle fermait les yeux,elle se bouchait les oreilles, elle voulait ignorer la conduite deson mari au dehors. Elle traitait enfin son Hector comme une mèretraite un enfant gâté. Trois ans avant la conversation qui venaitd’avoir lieu, Hortense reconnut son père aux Variétés, dans uneloge d’avant-scène du rez-de-chaussée, en compagnie de JennyCadine, et s’écria :

– Voilà papa !

– Tu te trompes, mon ange, il est chez le maréchal, répondit labaronne.

La baronne avait bien vu Jenny Cadine ; mais, au lieud’éprouver un serrement au cœur en la voyant si jolie, elle se diten elle-même : « Ce mauvais sujet d’Hector doit être bien heureux.» Elle souffrait néanmoins, elle s’abandonnait secrètement à desrages affreuses ; mais, en revoyant son Hector, elle revoyaittoujours ses douze années de bonheur pur, et perdait la forced’articuler une seule plainte. Elle aurait bien voulu que le baronla prît pour sa confidente ; mais elle n’avait jamais osé luidonner à entendre qu’elle connaissait ses fredaines, par respectpour lui. Ces excès de délicatesse ne se rencontrent que chez cesbelles filles du peuple qui savent recevoir des coups sans enrendre ; elles ont dans les veines les restes du sang despremiers martyrs. Les filles bien nées, étant les égales de leursmaris, éprouvent le besoin de les tourmenter et de marquer, commeon marque les points au billard, leurs tolérances par des motspiquants, dans un esprit de vengeance diabolique, et pour s’assurersoit une supériorité, soit un droit de revanche.

Chapitre 8Hortense

La baronne avait un admirateur passionné dans son beau-frère, lelieutenant général Hulot, le vénérable commandant des grenadiers àpied de la garde impériale, à qui l’on devait donner le bâton demaréchal pour ses derniers jours. Ce vieillard, après avoir, de1830 à 1834, commandé la division militaire où se trouvaient lesdépartements bretons, théâtre de ses exploits en 1799 et 1800,était venu fixer ses jours à Paris près de son frère, auquel ilportait toujours une affection de père. Ce cœur de vieux soldatsympathisait avec celui de sa belle-sœur ; il l’admirait,comme la plus noble, la plus sainte créature de son sexe. Il nes’était pas marié, parce qu’il avait voulu rencontrer une secondeAdeline, inutilement cherchée à travers vingt pays et vingtcampagnes. Pour ne pas déchoir dans cette âme de vieux républicainsans reproche et sans tache, de qui Napoléon disait : « Ce braveHulot est le plus entêté des républicains, mais il ne me trahirajamais, » Adeline eût supporté des souffrances encore plus cruellesque celles qui venaient de l’assaillir. Mais ce vieillard, âgé desoixante et douze ans, brisé par trente campagnes, blessé pour lavingt-septième fois à Waterloo, était pour Adeline une admirationet non une protection. Le pauvre comte, entre autres infirmités,n’entendait qu’à l’aide d’un cornet !

Tant que le baron Hulot d’Ervy fut bel homme, les amourettesn’eurent aucune influence sur sa fortune ; mais, à cinquanteans, il fallut compter avec les Grâces. À cet âge, l’amour, chezles vieux hommes, se change en vice ; il s’y mêle des vanitésinsensées. Aussi, vers ce temps, Adeline vit-elle son mari devenud’une exigence incroyable pour sa toilette, se teignant les cheveuxet les favoris, portant des ceintures et des corsets. Il voulutrester beau à tout prix. Ce culte pour sa personne, défaut qu’ilpoursuivait jadis de ses railleries, il le poussa jusqu’à laminutie. Enfin, Adeline s’aperçut que le Pactole qui coulait chezles maîtresses du baron prenait sa source chez elle. Depuis huitans, une fortune considérable avait été dissipée, et siradicalement, que lors de l’établissement du jeune Hulot, deux ansauparavant, le baron avait été forcé d’avouer à sa femme que sestraitements constituaient toute leur fortune.

– Où cela nous mènera-t-il ? fut la remarque d’Adeline.

– Sois tranquille, répondit le conseiller d’Etat, je vous laisseles émoluments de ma place, et je pourvoirai à l’établissementd’Hortense et à notre avenir en faisant des affaires.

La foi profonde de cette femme dans la puissance et la hautevaleur, dans les capacités et le caractère de son mari, avait calmécette inquiétude momentanée.

Maintenant, la nature des réflexions de la baronne et sespleurs, après le départ de Crevel, doivent se concevoirparfaitement. La pauvre femme se savait depuis deux ans au fondd’un abîme, mais elle s’y croyait seule. Elle ignorait comment lemariage de son fils s’était fait, elle ignorait la liaison d’Hectoravec l’avide Josépha ; enfin, elle espérait que personne aumonde ne connaissait ses douleurs. Or, si Crevel parlait silestement des dissipations du baron, Hector allait perdre saconsidération. Elle entrevoyait dans les grossiers discours del’ancien parfumeur irrité le compérage odieux auquel était dû lemariage du jeune avocat. Deux filles perdues avaient été lesprêtresses de cet hymen, proposé dans quelque orgie, au milieu desdégradantes familiarités de deux vieillards ivres !

– Il oublie donc Hortense ! se dit-elle, il la voitcependant tous les jours ; lui cherchera-t-il donc un marichez ses vauriennes ?

La mère, plus forte que la femme, parlait en ce moment touteseule, car elle voyait Hortense riant, avec sa cousine Bette, de cefou rire de la jeunesse insouciante, et elle savait que ces riresnerveux étaient des indices tout aussi terribles que les rêverieslarmoyantes d’une promenade solitaire dans le jardin.

Hortense ressemblait à sa mère, mais elle avait des cheveuxd’or, ondés naturellement et abondants à étonner. Son éclat tenaitde celui de la nacre. On voyait bien en elle le fruit d’un honnêtemariage, d’un amour noble et pur dans toute sa force. C’était unmouvement passionné dans la physionomie, une gaieté dans lestraits, un entrain de jeunesse, une fraîcheur de vie, une richessede santé qui vibraient en dehors d’elle et produisaient des rayonsélectriques. Hortense appelait le regard. Quand ses yeux d’un bleud’outre-mer, nageant dans ce fluide qu’y verse l’innocence,s’arrêtaient sur un passant, il tressaillait involontairement.D’ailleurs, pas une seule de ces taches de rousseur qui font payerà ces blondes dorées leur blancheur lactée n’altérait son teint.Grande, potelée sans être grasse, d’une taille svelte dont lanoblesse égalait celle de sa mère, elle méritait ce titre de déessesi prodigué dans les anciens auteurs. Aussi, quiconque voyaitHortense dans la rue ne pouvait-il retenir cette exclamation : «Mon Dieu ! la belle fille ! » Elle était si vraimentinnocente, qu’elle disait en rentrant :

– Mais qu’ont-ils donc tous, maman, à crier : « La bellefille ! » quand tu es avec moi ? N’es-tu pas plus belleque moi ?…

Et, en effet, à quarante-sept ans passés, la baronne pouvaitêtre préférée à sa fille par les amateurs de couchers desoleil ; car elle n’avait encore, comme disent les femmes,rien perdu de ses avantages, par un de ces phénomènes rares, àParis surtout, où, dans ce genre, Ninon a fait scandale, tant ellea paru voler la part des laides au XVIIe siècle.

En pensant à sa fille, la baronne revint au père, elle le vit,tombant de jour en jour, par degrés, jusque dans la boue sociale,et renvoyé peut-être un jour du ministère. L’idée de la chute deson idole, accompagnée d’une vision indistincte des malheurs queCrevel avait prophétisés, fut si cruelle pour la pauvre femmequ’elle perdit connaissance à la façon des extatiques.

Chapitre 9Un caractère de vieille fille

La cousine Bette, avec qui causait Hortense, regardait de tempsen temps pour savoir quand elles pourraient rentrer au salon ;mais sa jeune cousine la lutinait si bien de ses questions aumoment où la baronne rouvrit la porte-fenêtre, qu’elle ne s’enaperçut pas.

Lisbeth Fischer, de cinq ans moins âgée que Mme Hulot, etnéanmoins fille de l’aîné des Fischer, était loin d’être bellecomme sa cousine ; aussi avait-elle été prodigieusementjalouse d’Adeline. La jalousie formait la base de ce caractèreplein d’excentricités, mot trouvé par les Anglais pour les foliesnon pas des petites, mais des grandes maisons. Paysanne des Vosges,dans toute l’extension du mot, maigre, brune, les cheveux d’un noirluisant, les sourcils épais et réunis par un bouquet, les braslongs et forts, les pieds épais, quelques verrues dans sa facelongue et simiesque, tel est le portrait concis de cettevierge.

La famille, qui vivait en commun, avait immolé la fille vulgaireà la jolie fille, le fruit âpre à la fleur éclatante. Lisbethtravaillait à la terre, quand sa cousine était dorlotée ;aussi lui arriva-t-il un jour, trouvant Adeline seule, de vouloirlui arracher le nez, un vrai nez grec que les vieilles femmesadmiraient. Quoique battue pour ce méfait, elle n’en continua pasmoins à déchirer les robes et à gâter les collerettes de laprivilégiée.

Lors du mariage fantastique de sa cousine, Lisbeth avait pliédevant cette destinée, comme les frères et les sœurs de Napoléonplièrent devant l’éclat du trône et la puissance du commandement.Adeline, excessivement bonne et douce, se souvint à Paris deLisbeth, et l’y fit venir, vers 1809, dans l’intention del’arracher à la misère en l’établissant. Dans l’impossibilité demarier aussitôt qu’Adeline l’eût voulu cette fille aux yeux noirs,aux sourcils charbonnés, et qui ne savait ni lire ni écrire, lebaron commença par lui donner un état ; il mit Lisbeth enapprentissage chez les brodeurs de la cour impériale, les fameuxPons frères.

La cousine, nommée Bette par abréviation, devenue ouvrière enpassementerie d’or et d’argent, énergique à la manière desmontagnards, eut le courage d’apprendre à lire, à compter et àécrire ; car son cousin, le baron, lui avait démontré lanécessité de posséder ces connaissances pour tenir un établissementde broderie. Elle voulait faire fortune : en deux ans, elle semétamorphosa. En 1811, la paysanne fut une assez gentille, uneassez adroite et intelligente première demoiselle.

Cette partie, appelée passementerie d’or et d’argent, comprenaitles épaulettes, les dragonnes, les aiguillettes, enfin cetteimmense quantité de choses brillantes qui scintillaient sur lesriches uniformes de l’armée française et sur les habits civils.L’empereur, en Italien très ami du costume, avait brodé de l’or etde l’argent sur toutes les coutures de ses serviteurs, et sonempire comprenait cent trente-trois départements. Ces fournitures,assez habituellement faites aux tailleurs, gens riches et solides,ou directement aux grands dignitaires, constituaient un commercesûr.

Au moment où la cousine Bette, la plus habile ouvrière de lamaison Pons, où elle dirigeait la fabrication, aurait pu s’établir,la déroute de l’Empire éclata. L’olivier de la paix que tenaient àla main des Bourbons effraya Lisbeth, elle eut peur d’une baissedans ce commerce, qui n’allait plus avoir que quatre-vingt-six aulieu de cent trente-trois départements à exploiter, sans compterl’énorme réduction de l’armée. Epouvantée enfin par les diverseschances de l’industrie, elle refusa les offres du baron, qui lacrut folle. Elle justifia cette opinion en se brouillant avec M.Rivet, acquéreur de la maison Pons, à qui le baron voulaitl’associer, et elle redevint simple ouvrière.

La famille Fischer était alors retombée dans la situationprécaire d’où le baron Hulot l’avait tirée.

Ruinés par la catastrophe de Fontainebleau, les trois frèresFischer servirent en désespérés dans les corps francs de 1815.L’aîné, père de Lisbeth, fut tué. Le père d’Adeline, condamné àmort par un conseil de guerre, s’enfuit en Allemagne, et mourut àTrèves, en 1820. Le cadet, Johann, vint à Paris implorer la reinede la famille, qui, disait-on, mangeait dans l’or et l’argent, quine paraissait jamais aux réunions qu’avec des diamants sur la têteet au cou, gros comme des noisettes et donnés par l’empereur JohannFischer, alors âgé de quarante-trois ans reçut du baron Hulot unesomme de dix mille francs pour commencer une petite entreprise defourrages à Versailles, obtenue au ministère de la Guerre parl’influence secrète des amis que l’ancien intendant général yconservait.

Ces malheurs de famille, la disgrâce du baron Hulot, unecertitude d’être peu de chose dans cet immense mouvement d’hommes,d’intérêts et d’affaires, qui fait de Paris un enfer et un paradis,domptèrent la Bette. Cette fille perdit alors toute idée de lutteet de comparaison avec sa cousine, après en avoir senti lesdiverses supériorités ; mais l’envie resta caché dans le fonddu cœur, comme un germe de peste qui peut éclore et ravager uneville, si l’on ouvre le fatal ballot de laine où il est comprimé.De temps en temps, elle se disait bien :

– Adeline et moi, nous sommes du même sang, nos pères étaientfrères, elle est dans un hôtel, et je suis dans une mansarde.

Mais, tous les ans, à sa fête et au jour de l’an, Lisbethrecevait des cadeaux de la baronne et du baron ; le baron,excellent pour elle, lui payait son bois pour l’hiver ; levieux général Hulot la recevait un jour à dîner, son couvert étaittoujours mis chez sa cousine. On se moquait bien d’elle, mais onn’en rougissait jamais. On lui avait enfin procuré son indépendanceà Paris, où elle vivait à sa guise.

Cette fille avait, en effet, peur de toute espèce de joug. Sacousine lui offrait-elle de la loger chez elle… Bette apercevait lelicou de la domesticité; maintes fois, le baron avait résolu ledifficile problème de la marier ; mais, séduite au premierabord, elle refusait bientôt en tremblant de se voir reprocher sonmanque d’éducation, son ignorance et son défaut de fortune ;enfin, si la baronne lui parlait de vivre avec leur oncle et d’entenir la maison à la place d’une servante-maîtresse qui devaitcoûter cher, elle répondait qu’elle se marierait encore bien moinsde cette façon-là.

La cousine Bette présentait dans les idées cette singularitéqu’on remarque chez les natures qui se sont développées fort tard,chez les sauvages, qui pensent beaucoup et parlent peu. Sonintelligence paysanne avait d’ailleurs acquis, dans les causeriesde l’atelier, par la fréquentation des ouvriers et des ouvrières,une dose du mordant parisien. Cette fille, dont le caractèreressemblait prodigieusement à celui des Corses, travailléeinutilement par les instincts des natures fortes, eût aimé àprotéger un homme faible ; mais, à force de vivre dans lacapitale, la capitale l’avait changée à la surface. Le poliparisien faisait rouille sur cette âme vigoureusement trempée.Douée d’une finesse devenue profonde, comme chez tous les gensvoués à un célibat réel, avec le tour piquant qu’elle imprimait àses idées, elle eût paru redoutable dans toute autre situation.Méchante, elle eût brouillé la famille la plus unie.

Pendant les premiers temps, quand elle eut quelques espérancesdans le secret desquelles elle ne mit personne, elle s’étaitdécidée à porter des corsets, à suivre les modes, et obtint alorsun moment de splendeur pendant lequel le baron la trouva mariable.Lisbeth fut alors la brune piquante de l’ancien roman français. Sonregard perçant, son teint olivâtre, sa taille de roseau pouvaienttenter un major en demi-solde ; mais elle se contenta,disait-elle en riant, de sa propre admiration. Elle finitd’ailleurs par trouver sa vie heureuse, après en avoir élagué lessoucis matériels, car elle allait dîner tous les jours en ville,après avoir travaillé depuis le lever du soleil. Elle n’avait doncqu’à pourvoir à son déjeuner et à son loyer ; puis onl’habillait et on lui donnait beaucoup de ces provisionsacceptables, comme le sucre, le café, le vin, etc.

En 1837 après vingt-sept ans de vie, à moitié payée par lafamille Hulot et par son oncle Fischer, la cousine Bette, résignéeà ne rien être, se laissait traiter sans façon ; elle serefusait elle-même à venir aux grands dîners, en préférantl’intimité qui lui permettait d’avoir sa valeur et d’éviter dessouffrances d’amour-propre. Partout, chez le général Hulot, chezCrevel, chez le jeune Hulot, chez Rivet, successeur des Pons, avecqui elle s’était raccommodée et qui la fêtait, chez la baronne,elle semblait être de la maison. Enfin, partout elle savaitamadouer les domestiques en leur payant de petits pourboires detemps en temps, en causant toujours avec eux pendant quelquesinstants avant d’entrer au salon. Cette familiarité, par laquelleelle se mettait franchement au niveau des gens, lui conciliait leurbienveillance subalterne ; très essentielle aux parasites. «C’est une bonne et brave fille ! » était le mot de tout lemonde sur elle. Sa complaisance, sans bornes quand on ne l’exigeaitpas, était d’ailleurs, ainsi que sa fausse bonhomie, une nécessitéde sa position. Elle avait fini par comprendre la vie en se voyantà la merci de tout le monde ; et, voulant plaire à tout lemonde, elle riait avec les jeunes gens à qui elle était sympathiquepar une espèce de patelinage qui les séduit toujours, elle devinaitet épousait leurs désirs, elle se rendait leur interprète, elleleur paraissait être une bonne confidente, car elle n’avait pas ledroit de les gronder. Sa discrétion absolue lui méritait laconfiance des gens d’un âge mûr, car elle possédait, comme Ninon,des qualités d’homme. En général, les confidences vont plutôt enbas qu’en haut. On emploie beaucoup plus ses inférieurs que sessupérieurs dans les affaires secrètes ; ils deviennent doncles complices de nos pensées réservées, ils assistent auxdélibérations ; or, Richelieu se regarda comme arrivé quand ileut le droit d’assistance au conseil. On croyait cette pauvre filledans une telle dépendance de tout le monde, qu’elle semblaitcondamnée à un mutisme absolu. La cousine se surnommait elle-mêmele confessionnal de la famille. La baronne seule, à qui les mauvaistraitements qu’elle avait reçus, pendant son enfance, de sa cousineplus forte qu’elle, quoique moins âgée, gardait une espèce dedéfiance. Puis, par pudeur, elle n’eût confié qu’à Dieu seschagrins domestiques.

Ici, peut-être est-il nécessaire de faire observer que la maisonde la baronne conservait toute sa splendeur aux yeux de la cousineBette, qui n’était pas frappée, comme le marchand parfumeurparvenu, de la détresse écrite sur les fauteuils rongés, sur lesdraperies noircies et sur la soie balafrée. Il en est du mobilieravec lequel on vit comme de nous-mêmes. En s’examinant tous lesjours, on finit, à l’exemple du baron, par se croire peu changé,jeune, alors que les autres voient sur nos têtes une cheveluretournant au chinchilla, des accents circonflexes à notre front, etde grosses citrouilles dans notre abdomen. Cet appartement,toujours éclairé pour la cousine Bette par les feux du Bengale desvictoires impériales, resplendissait donc toujours.

Avec le temps, la cousine Bette avait contracté des manies devieille fille, assez singulières. Ainsi, par exemple, elle voulait,au lieu d’obéir à la mode, que la mode s’appliquât à ses habitudeset se pliât à ses fantaisies toujours arriérées. Si la baronne luidonnait un joli chapeau nouveau, quelque robe taillée au goût dujour, aussitôt la cousine Bette retravaillait chez elle, à safaçon, chaque chose, et la gâtait en s’en faisant un costume quitenait des modes impériales et de ses anciens costumes lorrains. Lechapeau de trente francs devenait une loque, et la robe un haillon.La Bette était, à cet égard, d’un entêtement de mule ; ellevoulait se plaire à elle seule et se croyait charmante ainsi ;tandis que cette assimilation, harmonieuse en ce qu’elle la faisaitvieille fille de la tête aux pieds, la rendait si ridicule, qu’avecle meilleur vouloir personne ne pouvait l’admettre chez soi lesjours de gala.

Cet esprit rétif, capricieux, indépendant, l’inexplicablesauvagerie de cette fille, à qui le baron avait par quatre foistrouvé des partis (un employé de son administration, un major, unentrepreneur des vivres, un capitaine en retraite), et qui s’étaitrefusée à un passementier, devenu riche depuis, lui méritait lesurnom de Chèvre que le baron lui donnait en riant. Mais ce surnomne répondait qu’aux bizarreries de la surface, à ces variations quenous nous offrons tous les uns aux autres en état de société. Cettefille, qui, bien observée, eût présenté le côté féroce de la classepaysanne, était toujours l’enfant qui voulait arracher le nez de sacousine, et qui peut-être, si elle n’était devenue raisonnable,l’aurait tuée en un paroxysme de jalousie. Elle ne domptait que parla connaissance des lois et du monde cette rapidité naturelle aveclaquelle les gens de la campagne, de même que les sauvages, passentdu sentiment à l’action. En ceci peut-être consiste toute ladifférence qui sépare l’homme naturel de l’homme civilisé. Lesauvage n’a que des sentiments, l’homme civilisé a des sentimentset des idées. Aussi, chez les sauvages, le cerveau reçoit-il, pourainsi dire, peu d’empreintes, il appartient alors tout entier ausentiment qui l’envahit, tandis que, chez l’homme civilisé, lesidées descendent sur le cœur qu’elles transforment ; celui-ciest à mille intérêts, à plusieurs sentiments, tandis que le sauvagen’admet qu’une idée à la fois. C’est la cause de la supérioritémomentanée de l’enfant sur les parents et qui cesse avec le désirsatisfait ; tandis que, chez l’homme voisin de la nature,cette cause est continue. La cousine Bette, la sauvage Lorraine,quelque peu traîtresse, appartenait à cette catégorie decaractères, plus communs chez le peuple qu’on ne pense, et qui peuten expliquer la conduite pendant les révolutions.

Au moment où cette Scène commence, si la cousine Bette avaitvoulu se laisser habiller à la mode ; si elle s’était, commeles Parisiennes, habituée à porter chaque nouvelle mode, elle eûtété présentable et acceptable ; mais elle gardait la raideurd’un bâton. Or, sans grâces, la femme n’existe point à Paris.Ainsi, la chevelure noire, les beaux yeux durs, la rigidité deslignes du visage, la sécheresse calabraise du teint qui faisaientde la cousine Bette une figure du Giotto, et desquels une vraieParisienne eût tiré parti, sa mise étrange surtout, lui donnaientune si bizarre apparence, que parfois elle ressemblait aux singeshabillés en femmes, promenés par les petits Savoyards. Comme elleétait bien connue dans les maisons unies par les liens de familleoù elle vivait, qu’elle restreignait ses évolutions sociales à cecercle, qu’elle aimait son chez soi, ses singularités n’étonnaientplus personne, et disparaissaient au dehors dans l’immensemouvement parisien de la rue, où l’on ne regarde que les joliesfemmes.

Chapitre 10L’amoureux de Bette

Les rires d’Hortense étaient en ce moment causés par un triompheremporté sur l’obstination de la cousine Bette, elle venait de luisurprendre un aveu demandé depuis trois ans. Quelque dissimulée quesoit une vieille fille, il est un sentiment qui lui fera toujoursrompre le jeûne de la parole, c’est la vanité! Depuis trois ans,Hortense, devenue excessivement curieuse en certaine matière,assaillait sa cousine de questions où respirait d’ailleurs uneinnocence parfaite : elle voulait savoir pourquoi sa cousine nes’était pas mariée. Hortense, qui connaissait l’histoire des cinqprétendus refusés, avait bâti son petit roman, elle croyait à lacousine Bette une passion au cœur, et il en résultait une guerre deplaisanteries. Hortense disait : « Nous autres jeunes filles !» en parlant d’elle et de sa cousine. La cousine Bette avait, àplusieurs reprises, répondu d’un ton plaisant : « Qui vous dit queje n’ai pas un amoureux ? » L’amoureux de la cousine Bette,faux ou vrai, devint alors un sujet de douces railleries. Enfin,après deux ans de cette petite guerre, la dernière fois que lacousine Bette était venue, le premier mot d’Hortense avait été:

– Comment va ton amoureux ?

– Mais bien, avait-elle répondu ; il souffre un peu, cepauvre jeune homme.

– Ah ! il est délicat ? avait demandé la baronne enriant.

– Je crois bien, il est blond… Une fille charbonnée comme je lesuis ne peut aimer qu’un blondin, couleur de la lune.

– Mais qu’est-il ? que fait-il ? dit Hortense. Est-ceun prince ?

– Prince de l’outil, comme je suis reine de la bobine. Unepauvre fille comme moi peut-elle être aimée d’un propriétaire ayantpignon sur la rue et des rentes sur l’Etat, ou d’un duc et pair, oude quelque prince Charmant de tes contes de fées ?

– Oh ! je voudrais bien le voir !… s’était écriéeHortense en souriant.

– Pour savoir comment est tourné celui qui peut aimer unevieille chèvre ? avait répondu la cousine Bette.

– Ce doit être un monstre de vieil employé à barbe debouc ! avait dit Hortense en regardant sa mère.

– Eh bien, c’est ce qui vous trompe, mademoiselle.

– Mais tu as donc un amoureux ? avait demandé Hortense d’unair de triomphe.

– Aussi vrai que tu n’en as pas ! avait répondu la cousined’un air piqué.

– Eh bien, si tu as un amoureux, Bette, pourquoi ne l’épouses-tupas ?… avait dit la baronne en faisant un signe à sa fille.Voilà trois ans qu’il est question de lui, tu as eu le temps del’étudier, et, s’il t’est resté fidèle, tu ne devrais pas prolongerune situation fatigante pour lui. C’est, d’ailleurs, une affaire deconscience ; et puis, s’il est jeune, il est temps de prendreun bâton de vieillesse.

La cousine Bette avait regardé fixement la baronne, et, voyantqu’elle riait, elle avait répondu :

– Ce serait marier la faim et la soif ; il est ouvrier, jesuis ouvrière ; si nous avions des enfants, ils seraient desouvriers… Non, non ; nous nous aimons d’âme… c’est moinscher !

– Pourquoi le caches-tu ? avait demandé Hortense.

– Il est en veste, avait répliqué la vieille fille en riant.

– L’aimes-tu ? avait demandé la baronne.

– Ah ! je crois bien ! je l’aime pour lui-même, cechérubin. Voilà quatre ans que je le porte dans mon cœur.

– Eh bien, si tu l’aimes pour lui-même avait dit gravement labaronne, et s’il existe, tu serais bien criminelle envers lui. Tune sais pas ce que c’est que d’aimer.

– Nous savons toutes ce métier-là en naissant ! dit lacousine.

– Non ; il y a des femmes qui aiment et qui restentégoïstes, et c’est ton cas !…

La cousine avait baissé la tête, et son regard eût fait frémircelui qui l’aurait reçu, mais elle avait regardé sa bobine.

– En nous présentant ton amoureux prétendu, Hector pourrait leplacer, et le mettre dans une situation à faire fortune.

– Ça ne se peut pas, avait dit la cousine Bette.

– Et pourquoi ?

– C’est une manière de Polonais, un réfugié…

– Un conspirateur ?… s’était écriée Hortense. Es-tuheureuse !… A-t-il eu des aventures ?…

– Mais il s’est battu pour la Pologne. Il était professeur dansle gymnase dont le élèves ont commencé la révolte, et, comme ilétait placé là par le grand-duc Constantin, il n’a pas de grâce àespérer…

– Professeur de quoi ?

– De beaux-arts !

– Et il est arrivé à Paris après la déroute ?

– En 1833, il avait fait l’Allemagne à pied…

– Pauvre jeune homme ! Et il a ?…

– Il avait à peine vingt-quatre ans lors de l’insurrection, il avingt-neuf ans aujourd’hui…

– Quinze ans de moins que toi, avait dit alors la baronne.

– De quoi vit-il ?… avait demandé Hortense.

– De son talent…

– Ah ! il donne des leçons ?…

– Non, avait dit la cousine Bette, il en reçoit et dedures !…

– Et son petit nom, est-il joli ?…

– Wenceslas !

– Quelle imagination ont le vieilles filles ! s’étaitécriée la baronne. À la manière dont tu parles, on te croirait,Lisbeth.

– Ne vois-tu pas, maman, que c’est un Polonais tellement fait auknout, que Bette lui rappelle cette petite douceur de sapatrie.

Toutes trois, elles s’étaient mises à rire, et Hortense avaitchanté: Wenceslas ! idole de mon âme ! au lieu de : ÔMathilde… Et il y avait eu comme un armistice pendant quelquesinstants.

– Ces petites filles, avait dit la cousine Bette en regardantHortense quand elle était revenue près d’elle, ça croit qu’on nepeut aimer qu’elles.

– Tiens, avait répondu Hortense en se trouvant seule avec sacousine, prouve-moi que Wenceslas n’est pas un conte, et je tedonne mon châle de cachemire jaune.

– Mais il est comte !…

– Tous les Polonais sont comtes !

– Mais il n’est pas Polonais, il est de Li… va… , Lith…

– Lithuanie ?

– Non…

– Livonie ?

– C’est cela !

– Mais comment se nomme-t-il ?

– Voyons, je veux savoir si tu es capable de garder unsecret…

– Oh ! cousine, je serai muette…

– Comme un poisson ?

– Comme un poisson ?

– Par ta vie éternelle ?

– Par ma vie éternelle !

– Non, par ton bonheur sur cette terre ?

– Oui.

– Eh bien, il se nomme le comte Wenceslas Steinbock !

– Il y avait un des généraux de Charles XII qui portait cenom-là.

– C’était son grand-oncle ! Son père, à lui, s’est établien Livonie après la mort du roi de Suède ; mais il a perdu safortune lors de la campagne de 1812, et il est mort, laissant lepauvre enfant, à l’âge de huit ans, sans ressource. Le grand-ducConstantin, à cause du nom de Stéinbock, l’a pris sous saprotection et l’a mis dans une école…

– Je ne me dédis pas, avait répondu Hortense, donne-moi unepreuve de son existence, et tu as mon châle jaune ! Ah !cette couleur est le fard des brunes.

– Tu me garderas le secret ?

– Tu auras les miens.

– Eh bien, la prochaine fois que je viendrai, j’aurai lapreuve.

– Mais la preuve, c’est l’amoureux, avait dit Hortense.

Chapitre 11Entre vieille et jeune fille

La cousine Bette, en proie depuis son arrivée à Paris àl’admiration des cachemires, avait été fascinée par l’idée deposséder ce cachemire jaune donné par le baron à sa femme en 1808,et qui, selon l’usage de quelques familles, avait passé de la mèreà la fille en 1830. Depuis dix ans, le châle s’était bien usé; maisce précieux tissu, toujours serré dans une boîte en bois de sandal,semblait, comme le mobilier de la baronne, toujours neuf à lavieille fille. Donc, elle avait apporté dans son ridicule un cadeauqu’elle comptait faire à la baronne pour le jour de sa naissance,et qui, selon elle, devait prouver l’existence du fantastiqueamoureux.

Ce cadeau consistait en un cachet d’argent, composé de troisfigurines adossées, enveloppées de feuillages et soutenant leglobe. Ces trois personnages représentaient la Foi, l’Espérance etla Charité. Les pieds reposaient sur des monstres quis’entre-déchiraient, et parmi lesquels s’agitait le serpentsymbolique. En 1846, après le pas immense que Mlle de Fauveau, lesWagner, les Jeanest, les Froment Meurice, et des sculpteurs en boiscomme Liénard, ont fait faire à l’art de Benvenuto Cellini, cechef-d’œuvre ne surprendrait personne ; mais, en ce moment,une jeune fille experte en bijouterie dut rester ébahie en maniantce cachet quand la cousine Bette le lui eut présenté en lui disant:

– Tiens, comment trouves-tu cela ?

Les figures, par leur dessin, par leurs draperies et par leurmouvement, appartenaient à l’école de Raphaël ; parl’exécution, elles rappelaient l’école des bronzier florentins quecréèrent les Donatello, Brunelleschi, Ghiberti, Benvenuto Cellini,Jean de Bologne, etc. La renaissance, en France, n’avait pas tordude monstres plus capricieux que ceux qui symbolisaient lesmauvaises passions. Les palmes, les fougères, les joncs, lesroseaux qui enveloppaient les Vertus étaient d’un effet, d’un goût,d’un agencement à désespérer les gens du métier. Un ruban reliaitles trois têtes entre elles, et sur les champs qu’il présentaitdans chaque entre-deux des têtes on voyait un W, un chamois et lemot fecit.

– Qui donc a sculpté cela ? demanda Hortense.

– Eh bien, mon amoureux, répondit la cousine Bette. Il y a làdix mois de travail ; aussi gagné-je davantage à faire desdragonnes… Il m’a dit que Steinbock signifiait, en allemand, animaldes rochers, ou chamois. Il compte signer ainsi ses ouvrages… Ahj’aurai ton châle…

– Et pourquoi ?

– Puis-je acheter un pareil bijou ? le commander ?c’est impossible ; donc, il m’est donné. Qui peut faire depareils cadeaux ? un amoureux !

Hortense, par une dissimulation dont se serait effrayée LisbethFischer si elle s’en était aperçue, se garda bien d’exprimer touteson admiration, quoiqu’elle éprouvât ce saisissement que ressententles gens dont l’âme est ouverte au beau, quand ils voient unchef-d’œuvre sans défaut, complet, inattendu.

– Ma foi, dit-elle, c’est bien gentil.

– Oui, c’est gentil, reprit la vieille fille ; mais j’aimemieux un cachemire orange. Eh bien, ma petite, mon amoureux passeson temps à travailler dans ce goût-là. Depuis son arrivée à Paris,il a fait trois ou quatre petites bêtises de ce genre, et voilà lefruit de quatre ans d’études et de travaux. Il s’est mis apprentichez les fondeurs, les mouleurs, les bijoutiers… bah ! desmille et des cents y ont passé. Monsieur me dit qu’en quelquesmois, maintenant, il deviendra célèbre et riche…

– Mais tu le vois donc ?

– Tiens ! crois-tu que ce soit une fable ? Je t’ai ditla vérité en riant.

– Et il t’aime ? demanda vivement Hortense.

– Il m’adore ! répondit la cousine en prenant un airsérieux. Vois-tu, ma petite, il n’a connu que des femmes pâles,fadasses, comme elles sont toutes dans le Nord ; une fillebrune, svelte, jeune comme moi, ça lui a réchauffé le cœur. Maismotus ! tu me l’as promis.

– Il en sera de celui-là comme des cinq autres, dit d’un airrailleur la jeune fille en regardant le cachet.

– Six, mademoiselle, j’en ai laissé un en Lorraine qui, pourmoi, décrocherait la lune, encore aujourd’hui.

– Celui-là fait mieux, répondit Hortense, il t’apporte lesoleil.

– Où ça peut-il se monnayer ? demanda la cousine Bette. Ilfaut beaucoup de terre pour profiter du soleil.

Ces plaisanteries dites coup sur coup, et suivies de foliesqu’on peut deviner, engendraient ces rires qui avaient redoublé lesangoisses de la baronne en lui faisant comparer l’avenir de safille au présent, où elle la voyait s’abandonnant à toute la gaietéde son âge.

– Mais, pour t’offrir des bijoux qui exigent six mois detravail, il doit t’avoir de bien grandes obligations ? demandaHortense, que ce bijou faisait réfléchir profondément.

– Ah ! tu veux en savoir trop d’une seule fois !répondit la cousine Bette. Mais, écoute,… tiens, je vais te mettredans un complot.

– Y serai-je avec ton amoureux ?

– Ah ! tu voudrais bien le voir ! Mais, tu comprends,une vieille fille comme votre Bette, qui a su garder pendant cinqans un amoureux, le cache bien… Ainsi, laisse-moi tranquille. Moi,vois-tu, je n’ai ni chat, ni serin, ni chien, ni perroquet ;il faut qu’une vieille bique comme moi ait quelque petite chose àaimer, à tracasser ; eh bien, je me donne un Polonais.

– A-t-il des moustaches ?

– Longues comme cela, dit la Bette en lui montrant une navettechargée de fils d’or.

Elle emportait toujours son ouvrage en ville, et travaillait enattendant le dîner.

– Si tu me fais toujours des questions, tu ne sauras rien,reprit-elle. Tu n’as que vingt-deux ans, et tu es plus bavarde quemoi qui en ai quarante-deux, et même quarante-trois.

– J’écoute, je suis de bois, dit Hortense.

– Mon amoureux a fait un groupe en bronze de dix pouces dehauteur, reprit la cousine Bette. Ça représente Samson déchirant unlion, et il l’a enterré, rouillé, de manière à faire croiremaintenant qu’il est aussi vieux que Samson. Ce chef-d’œuvre estexposé chez un des marchands de bric-à-brac dont les boutiques sontsur la place du Carrousel, près de ma maison. Si ton père, quiconnaît M. Popinot, le ministre du Commerce et de l’Agriculture, oule comte de Rastignac, pouvait leur parler de ce groupe comme d’unebelle œuvre ancienne qu’il aurait vue en passant ! il paraîtque ces grands personnages donnent dans cet article au lieu des’occuper de nos dragonnes, et que la fortune de mon amoureuxserait faite s’ils achetaient ou même venaient examiner ce méchantmorceau de cuivre. Ce pauvre garçon prétend qu’on prendrait cettebêtise-là pour de l’antique, et qu’on la payerait bien cher. Pourlors, si c’est un des ministres qui prend le groupe, il ira s’yprésenter, prouver qu’il est l’auteur, et il sera porté entriomphe ! Oh ! il se croit sur le pinacle ; il a del’orgueil, le jeune homme, autant que deux comtes nouveaux.

– C’est renouvelé de Michel-Ange ; mais, pour un amoureux,il n’a pas perdu l’esprit… dit Hortense. Et combien enveut-il ?

– Quinze cents francs ?… Le marchand ne doit pas donner lebronze à moins, car il lui faut une commission.

– Papa, dit Hortense, est commissaire du roi pour lemoment ; il voit tous les jours les deux ministres à laChambre, et il fera ton affaire, je m’en charge. Vous deviendrezriche, madame la comtesse Steinbock !

– Non, mon homme est trop paresseux, il reste des semainesentières à tracasser de la cire rouge, et rien n’avance. Ah !bah ! il passe sa vie au Louvre, à la Bibliothèque, à regarderdes estampes et à les dessiner. C’est un flâneur.

Et les deux cousines continuèrent à plaisanter. Hortense riaitcomme lorsqu’on s’efforce de rire, car elle était envahie par unamour que toutes les jeunes filles ont subi, l’amour de l’inconnu,l’amour à l’état vague et dont les pensées se concrètent autourd’une figure qui leur est jetée par hasard, comme les floraisons dela gelée se prennent à des brins de paille suspendus par le vent àla marge d’une fenêtre. Depuis dix mois, elle avait fait un êtreréel du fantastique amoureux de sa cousine, par la raison qu’ellecroyait, comme sa mère, au célibat perpétuel de sa cousine ;et, depuis huit jours, ce fantôme était devenu le comte WenceslasSteinbock, le rêve avait un acte de naissance, la vapeur sesolidifiait en un jeune homme de trente ans. Le cachet qu’elletenait à la main, espèce d’Annonciation où le génie éclatait commeune lumière, eut la puissance d’un talisman. Hortense se sentait siheureuse, qu’elle se prit à douter que ce conte fût del’histoire ; son sang fermentait, elle riait comme une follepour donner le change à sa cousine.

Chapitre 12M. Le Baron Hector Hulot d’Ervy

– Mais il me semble que la porte du salon est ouverte, dit lacousine Bette ; allons donc voir si M. Crevel est parti…

– Maman est bien triste depuis deux jours, le mariage dont ilétait question est sans doute rompu…

– Bah ! ça peut se raccommoder ; il s’agit (je puis tedire cela) d’un conseiller à la cour royale. Aimerais-tu être Mmela présidente ? Va, si cela dépend de M. Crevel, il me dirabien quelque chose, et je saurai demain s’il y a del’espoir !…

– Cousine, laisse-moi le cachet, demanda Hortense, je ne lemontrerai pas… La fête de maman est dans un mois, je te leremettrai le matin…

– Non, rends-le-moi… il y faut un écrin.

– Mais je le ferai voir à papa, pour qu’il puisse parler auministre en connaissance de cause, car les autorités ne doivent passe compromettre, dit-elle.

– Eh bien, ne le montre pas à ta mère, voilà tout ce que je tedemande ; car, si elle me connaissait un amoureux, elle semoquerait de moi…

– Je te le promets…

Les deux cousines arrivèrent sur la porte du boudoir au momentoù la baronne venait de s’évanouir, et le cri poussé par Hortensesuffit à la ranimer. La Bette alla chercher des sels. Quand ellerevint, elle trouva la fille et la mère dans les bras l’une del’autre, la mère apaisant les craintes de sa fille, et lui disant:

– Ce n’est rien, c’est une crise nerveuse. – Voici ton père,ajouta-t-elle en reconnaissant la manière de sonner du baron ;surtout ne lui parle pas de ceci…

Adeline se leva pour aller au-devant de son mari, dansl’intention de l’emmener au jardin, en attendant le dîner, de luiparler du mariage rompu, de le faire expliquer sur l’avenir, etd’essayer de lui donner quelques avis.

Le baron Hector Hulot se montra dans une tenue parlementaire etnapoléonienne, car on distingue facilement les impériaux (gensattachés à l’Empire) à leur cambrure militaire, à leurs habitsbleus à boutons d’or, boutonnés jusqu’en haut, à leurs cravates entaffetas noir, à la démarche pleine d’autorité qu’ils ontcontractée dans l’habitude du commandement despotique exigé par lesrapides circonstances où ils se sont trouvés. Chez le baron, rien,il faut en convenir, ne sentait le vieillard : sa vue était encoresi bonne, qu’il lisait sans lunettes ; sa belle figureoblongue, encadrée de favoris trop noirs, hélas ! offrait unecarnation animée par les marbrures qui signalent les tempéramentssanguins ; et son ventre, contenu par une ceinture, semaintenait, comme dit Brillat-Savarin, au majestueux. Un grand aird’aristocratie et beaucoup d’affabilité servaient d’enveloppe aulibertin avec qui Crevel avait fait tant de parties fines. C’étaitbien là un de ces hommes dont les yeux s’animent à la vue d’unejolie femme, et qui sourient à toutes les belles, même à celles quipassent et qu’ils ne reverront plus.

– As-tu parlé, mon ami ? dit Adeline en lui voyant un frontsoucieux.

– Non, répondit Hector ; mais je suis assommé d’avoirentendu parler pendant deux heures sans arriver à un vote… Ils fontdes combats de paroles où les discours sont comme des charges decavalerie qui ne dissipent point l’ennemi ! On a substitué laparole à l’action, ce qui réjouit peu les gens habitués à marcher,comme je le disais au maréchal en le quittant. Mais c’est bienassez de s’être ennuyé sur les bancs des ministres, amusons-nousici… – Bonjour, la Chèvre !… bonjour, Chevrette !

Et il prit sa fille par le cou, l’embrassa, la lutina, l’assitsur ses genoux, et lui mit la tête sur son épaule pour sentir cettebelle chevelure d’or sur son visage.

– Il est ennuyé, fatigué, se dit Mme Hulot, je vais l’ennuyerencore, attendons. – Nous restes-tu ce soir ? demanda-t-elle àhaute voix.

– Non, mes enfants. Après le dîner, je vous quitte, et, si cen’était pas le jour de la Chèvre, de mes enfants et de mon frère,vous ne m’auriez pas vu…

La baronne prit le journal, regarda les théâtres et posa lafeuille, où elle avait lu Robert le Diable à la rubrique del’Opéra. Josépha, que l’Opéra italien avait cédée depuis six mois àl’Opéra français, chantait le rôle d’Alice. Cette pantomimen’échappa point au baron, qui regarda fixement sa femme. Adelinebaissa les yeux, sortit dans le jardin, et il l’y suivit.

– Voyons, qu’y a-t-il, Adeline ? dit-il en la prenant parla taille, l’attirant à lui et la pressant. Ne sais-tu pas que jet’aime plus que… ?

– Plus que Jenny Cadine et que Josépha ! répondit-elle avechardiesse et en l’interrompant.

– Et qui t’a dit cela ? demanda le baron, qui, lâchant safemme, recula de deux pas.

– On m’a écrit une lettre anonyme que j’ai brûlée, et où l’on medisait, mon ami, que le mariage d’Hortense a manqué par suite de lagêne où nous sommes. Ta femme, mon cher Hector, n’aurait jamais ditune parole ; elle a su tes liaisons avec Jenny Cadine,s’est-elle jamais plainte ? Mais la mère d’Hortense te doit lavérité…

Hulot, après un moment de silence terrible pour sa femme, dontles battements de cœur s’entendaient, se décroisa les bras, lasaisit, la pressa sur son cœur, l’embrassa sur le front et lui ditavec cette force exaltée que prête l’enthousiasme :

– Adeline, tu es un ange, et je suis un misérable…

– Non ! non ! répondit la baronne en lui mettantbrusquement sa main sur les lèvres pour l’empêcher de dire du malde lui-même.

– Oui, je n’ai pas un sou dans ce moment à donner à Hortense, etje suis bien malheureux ; mais, puisque tu m’ouvres ainsi toncœur, j’y puis verser des chagrins qui m’étouffaient… Si ton oncleFischer est dans l’embarras, c’est moi qui l’y ai mis, il m’asouscrit pour vingt-cinq mille francs de lettres de change !Et tout cela pour une femme qui me trompe, qui se moque de moiquand je ne suis pas là, qui m’appelle un vieux chat teint !…Oh ! c’est affreux qu’un vice coûte plus cher à satisfairequ’une famille à nourrir !… Et c’est irrésistible… Je tepromettrais à l’instant de ne jamais retourner chez cetteabominable israélite, et, si elle m’écrit deux lignes, j’irai,comme on allait au feu sous l’empereur.

– Ne te tourmente pas, Hector, dit la pauvre femme au désespoiret oubliant sa fille à la vue des larmes qui roulaient dans lesyeux de son mari. Tiens, j’ai mes diamants ; sauve, avanttout, mon oncle !

– Tes diamants valent à peine vingt mille francs, aujourd’hui.Cela ne suffirait pas au père Fischer ; ainsi, garde-les pourHortense. Je verrai demain le maréchal.

– Pauvre ami ! s’écria la baronne en prenant les mains deson Hector et les lui baisant.

Ce fut toute la mercuriale. Adeline offrait ses diamants, lepère les donnait à Hortense, elle regarda cet effort comme sublime,et elle fut sans force.

– Il est le maître, il peut tout prendre ici, il me laisse mesdiamants, c’est un dieu !

Telle fut la pensée de cette femme, qui certes avait plus obtenupar sa douceur qu’une autre par quelque colère jalouse.

Le moraliste ne saurait nier que, généralement, les gens bienélevés et très vicieux ne soient beaucoup plus aimables que lesgens vertueux ; ayant des crimes à racheter, ils sollicitentpar provision l’indulgence en se montrant faciles avec les défautsde leurs juges, et ils passent pour être excellents. Quoiqu’il yait des gens charmants parmi les gens vertueux, la vertu se croitassez belle par elle-même pour se dispenser de faire desfrais ; puis les gens réellement vertueux, car il fautretrancher les hypocrites, ont presque tous de légers soupçons surleur situation ; ils se croient dupés au grand marché de lavie, et ils ont des paroles aigrelettes à la façon des gens qui seprétendent méconnus. Ainsi le baron, qui se reprochait la ruine desa famille, déploya toutes les ressources de son esprit et de sesgrâces de séducteur pour sa femme, pour ses enfants et sa cousineBette. En voyant venir son fils et Célestine Crevel, quinourrissait un petit Hulot, il fut charmant pour sa belle-fille, ill’accabla de compliments, nourriture à laquelle la vanité deCélestine n’était pas accoutumée, car jamais fille d’argent ne futsi vulgaire ni si parfaitement insignifiante. Le grand-père prit lemarmot, il le baisa, le trouva délicieux et ravissant ; il luiparla le parler des nourrices, prophétisa que ce pouparddeviendrait plus grand que lui, glissa des flatteries à l’adressede son fils Hulot, et rendit l’enfant à la grosse Normande chargéede le tenir. Aussi Célestine échangea-t-elle avec la baronne unregard qui voulait dire : « Quel homme adorable ! »Naturellement, elle défendait son beau-père contre les attaques deson propre père.

Après s’être montré beau-père agréable et grand-père gâteau, lebaron emmena son fils dans le jardin pour lui présenter desobservations pleines de sens sur l’attitude à prendre à la Chambredans une circonstance délicate, surgie le matin. Il pénétra lejeune avocat d’admiration par la profondeur de ses vues, ill’attendrit par son ton amical, et surtout par l’espèce dedéférence avec laquelle il paraissait désormais vouloir le mettre àson niveau.

M. Hulot fils était bien le jeune homme tel que l’a fabriqué larévolution de 1830: l’esprit infatué de politique, respectueuxenvers ses espérances, les contenant sous une fausse gravité, trèsenvieux des réputations faites, lâchant des phrases au lieu de cesmots incisifs, les diamants de la conversation française, maisplein de tenue et prenant la morgue pour la dignité. Ces gens sontdes cercueils ambulants qui contiennent un Françaisd’autrefois ; le Français s’agite par moments, et donne descoups contre son enveloppe anglaise ; mais l’ambition leretient, et il consent à y étouffer. Ce cercueil est toujours vêtude drap noir.

– Ah ! voici mon frère ! dit le baron Hulot en allantrecevoir le comte à la porte du salon.

Après avoir embrassé le successeur probable du feu maréchalMontcornet, il l’amena en lui prenant le bras avec desdémonstrations d’affection et de respect.

Ce pair de France, dispensé d’aller aux séances à cause de sasurdité, montrait une belle tête froidie par les années, à cheveuxgris encore assez abondants pour être comme collés par la pressiondu chapeau. Petit, trapu, devenu sec, il portait sa vertevieillesse d’un air guilleret ; et, comme il conservait uneexcessive activité condamnée au repos, il partageait son tempsentre la lecture et la promenade. Ses mœurs douces se voyaient sursa figure blanche, dans son maintien, dans son honnête discoursplein de choses sensées. Il ne parlait jamais guerre nicampagnes ; il savait être trop grand pour avoir besoin defaire de la grandeur. Dans un salon, il bornait son rôle à uneobservation continuelle des désirs des femmes.

– Vous êtes tous gais, dit-il en voyant l’animation que le baronrépandait dans cette petite réunion de famille. Hortense n’estcependant pas mariée, ajouta-t-il en reconnaissant sur le visage desa belle-sœur des traces de mélancolie.

– Ça viendra toujours assez tôt, lui cria dans l’oreille laBette d’une voix formidable.

– Vous voilà bien, mauvaise graine qui n’a pas voulufleurir ! répondit-il en riant.

Le héros de Forzheim aimait assez la cousine Bette, car il setrouvait entre eux des ressemblances. Sans éducation, sorti dupeuple, son courage avait été l’unique artisan de sa fortunemilitaire, et son bon sens lui tenait lieu d’esprit. Pleind’honneur, les mains pures, il finissait radieusement sa belle vie,au milieu de cette famille où se trouvaient toutes ses affections,sans soupçonner les égarements, encore secrets, de son frère. Nulplus que lui ne jouissait du beau spectacle de cette réunion, oùjamais il ne s’élevait le moindre sujet de discorde, où frères etsœurs s’aimaient également, car Célestine avait été considérée toutde suite comme de la famille. Aussi le brave petit comte Hulotdemandait-il de temps en temps pourquoi le père Crevel ne venaitpas. « Mon père est à la campagne ! » lui criait Célestine.Cette fois, on lui dit que l’ancien parfumeur voyageait.

Cette union si vraie de sa famille fit penser à Mme Hulot :

– Voilà le plus sûr des bonheurs, et celui-là, qui pourrait nousl’ôter ?

En voyant sa favorite Adeline l’objet des attentions du baron,le général en plaisanta si bien, que le baron, craignant leridicule, reporta sa galanterie sur sa belle-fille, qui, dans cesdîners de famille, était toujours l’objet de ses flatteries et deses soins, car il espérait par elle ramener le père Crevel et luifaire abjurer tout ressentiment. Quiconque eût vu cet intérieur defamille aurait eu de la peine à croire que le père était aux abois,la mère au désespoir, le fils au dernier degré de l’inquiétude surl’avenir de son père, et la fille occupée à voler un amoureux à sacousine.

Chapitre 13Le Louvre

A sept heures, le baron, voyant son frère, son fils, la baronneet Hortense occupés tous à faire le whist, partit pour allerapplaudir sa maîtresse à l’Opéra en emmenant la cousine Bette, quidemeurait rue du Doyenné, et qui prétextait de la solitude de cequartier désert pour toujours s’en aller après le dîner. LesParisiens avoueront tous que la prudence de la vieille fille étaitrationnelle.

L’existence du pâté de maisons qui se trouvent le long du vieuxLouvre est une de ces protestations que les Français aiment à fairecontre le bon sens, pour que l’Europe se rassure sur la dosed’esprit qu’on leur accorde et ne les craigne plus. Peut-êtreavons-nous là, sans le savoir, quelque grande pensée politique. Cene sera certes pas un hors-d’œuvre que de décrire ce coin du Parisactuel, plus tard on ne pourrait pas l’imaginer ; et nosneveux, qui verront sans doute le Louvre achevé, se refuseraient àcroire qu’une pareille barbarie ait subsisté pendant trente-sixans, au cœur de Paris, en face du palais où trois dynasties ontreçu, pendant ces dernières trente-six années, l’élite de la Franceet celle de l’Europe.

Depuis le guichet qui mène au pont du Carrousel jusqu’à la ruedu Musée, tout homme venu, ne fût-ce que pour quelques jours, àParis, remarque une dizaine de maisons à façades ruinées, où lespropriétaires découragés ne font aucune réparation, et qui sont lerésidu d’un ancien quartier en démolition depuis le jour oùNapoléon résolut de terminer le Louvre. La rue et l’impasse duDoyenné, voilà les seules voies intérieures de ce pâté sombre etdésert où les habitants sont probablement des fantômes, car on n’yvoit jamais personne. Le pavé, beaucoup plus bas que celui de lachaussée de la rue du Musée, se trouve au niveau de celui de la rueFroidmanteau. Enterrées déjà par l’exhaussement de la place, cesmaisons sont enveloppées de l’ombre éternelle que projettent leshautes galeries du Louvre, noircies de ce côté par le souffle dunord. Les ténèbres, le silence, l’air glacial, la profondeurcaverneuse du sol concourent à faire de ces maisons des espèces decryptes, des tombeaux vivants.

Lorsqu’on passe en cabriolet le long de ce demi-quartier mort,et que le regard s’engage dans la ruelle du Doyenné, l’âme a froid,l’on se demande qui peut demeurer là, ce qui doit s’y passer lesoir, à l’heure où cette ruelle se change en coupe-gorge, et où lesvices de Paris, enveloppés du manteau de la nuit, se donnent pleinecarrière. Ce problème, effrayant par lui-même, devient horriblequand on voit que ces prétendues maisons ont pour ceinture unmarais du côté de la rue de Richelieu, un océan de pavésmoutonnants du côté des Tuileries, de petits jardins, des baraquessinistres du côté des galeries, et des steppes de pierres de tailleet de démolitions du côté du vieux Louvre. Henri III et ses mignonsqui cherchent leurs chausses, les amants de Marguerite quicherchent leurs têtes doivent danser des sarabandes au clair de lalune dans ces déserts dominés par la voûte d’une chapelle encoredebout, comme pour prouver que la religion catholique, si vivace enFrance, survit à tout. Voici bientôt quarante ans que le Louvrecrie par toutes les gueules de ces murs éventrés, de ces fenêtresbéantes : « Extirpez ces verrues de ma face ! » On a sans doutereconnu l’utilité de ce coupe-gorge, et la nécessité de symboliserau cœur de Paris l’alliance intime de la misère et de la splendeurqui caractérise la reine des capitales. Aussi ces ruines froides,au sein desquelles le journal des légitimistes a commencé lamaladie dont il meurt, les infâmes baraques de la rue du Musée,l’enceinte en planches des étalagistes qui la garnissentauront-elles la vie plus longue et plus prospère que celle de troisdynasties peut-être !

Dès 1823, la modicité du loyer dans des maisons condamnées àdisparaître avait engagé la cousine Bette à se loger là, malgrél’obligation que l’état du quartier lui faisait de se retirer avantla nuit close. Cette nécessité s’accordait, d’ailleurs, avecl’habitude villageoise qu’elle avait conservée de se coucher et dese lever avec le soleil, ce qui procure aux gens de la campagne denotables économies sur l’éclairage et le chauffage. Elle demeuraitdonc dans une des maisons auxquelles la démolition du fameux hôteloccupé par Cambacérès a rendu la vue de la place.

Chapitre 14Où l’on voit que les jolies femmes se trouvent sous les pas deslibertins comme les dupes vont au-devant des fripons

Au moment où le baron Hulot mit la cousine de sa femme à laporte de cette maison, en lui disant : « Adieu, cousine ! » unejeune femme, petite, svelte, jolie, mise avec une grande élégance,exhalant un parfum choisi, passait entre la voiture et la muraillepour entrer aussi dans la maison. Cette dame échangea, sans aucuneespèce de préméditation, un regard avec le baron, uniquement pourvoir le cousin de la locataire ; mais le libertin ressentitcette vive impression qu’éprouvent tous les Parisiens quand ilsrencontrent une jolie femme qui réalise, comme disent lesentomologistes, leurs desiderata, et il mit avec une sage lenteurun de ses gants avant de remonter en voiture, pour se donner unecontenance et pouvoir suivre de l’oeil la jeune femme, dont la robeétait agréablement balancée par autre chose que ces affreuses etfrauduleuses sous-jupes en crinoline.

– Voilà, se disait-il, une gentille petite femme de qui jeferais volontiers le bonheur, car elle ferait le mien.

Quand l’inconnue eut atteint le palier de l’escalier quidesservait le corps de logis situé sur la rue, elle regarda laporte cochère du coin de l’oeil, sans se retourner positivement, etvit le baron cloué sur place par l’admiration, dévoré de désir etde curiosité. C’est comme une fleur que toutes les Parisiennesrespirent avec plaisir, en la trouvant sur leur passage. Certainesfemmes attachées à leurs devoirs, vertueuses et jolies, reviennentau logis assez maussades, lorsqu’elles n’ont pas fait leur petitbouquet pendant la promenade.

La jeune femme monta rapidement l’escalier. Bientôt une fenêtrede l’appartement du deuxième étage s’ouvrit, et elle s’y montra,mais en compagnie d’un monsieur dont le crâne pelé, dont l’oeil peucourroucé, révélaient un mari.

– Sont-elles fines et spirituelles, ces créatures-là!… se dit lebaron, elle m’indique ainsi sa demeure. C’est un peu trop vif,surtout dans ce quartier-ci. Prenons garde.

Le directeur leva la tête quand il fut monté dans le milord, etalors la femme et le mari se retirèrent vivement, comme si lafigure du baron eût produit sur eux l’effet mythologique de la têtede Méduse.

– On dirait qu’ils me connaissent, pensa le baron. Alors, touts’expliquerait.

En effet, quand la voiture eut remonté la chaussée de la rue duMusée, il se pencha pour revoir l’inconnue et il la trouva revenueà la fenêtre. Honteuse d’être prise à contempler la capote souslaquelle était son admirateur, la jeune femme se rejeta vivement enarrière.

– Je saurai qui c’est par la Chèvre, se dit le baron.

L’aspect du conseiller d’Etat avait produit, comme on va levoir, une sensation profonde sur le couple.

– Mais c’est le baron Hulot, dans la direction de qui se trouvemon bureau ! s’écria le mari en quittant le balcon de lafenêtre.

– Eh bien, Marneffe, la vieille fille du troisième au fond de lacour, qui vit avec ce jeune homme, est sa cousine ? Est-cedrôle que nous n’apprenions cela qu’aujourd’hui, et parhasard !

– Mlle Fischer vivre avec un jeune homme !… répétal’employé. C’est des cancans de portière, ne parlons pas silégèrement de la cousine d’un conseiller d’Etat qui fait la pluieet le beau temps au ministère. Tiens, viens dîner, je t’attendsdepuis quatre heures !

Chapitre 15Le ménage Marneffe

La très jolie Mme Marneffe, fille naturelle du comte Montcornet,l’un des plus célèbres lieutenants de Napoléon, avait été mariée,au moyen d’une dot de vingt mille francs, à un employé subalternedu ministère de la guerre. Par le crédit de l’illustre lieutenantgénéral, maréchal de France dans les six derniers mois de sa vie,ce plumigère était arrivé à la place inespérée de premier commisdans son bureau ; mais, au moment d’être nommé sous-chef, lamort du maréchal avait coupé par le pied les espérances de Marneffeet de sa femme.

L’exiguïté de la fortune du sieur Marneffe, chez qui s’étaitdéjà fondue la dot de Mlle Valérie Fortin, soit au payement desdettes de l’employé, soit en acquisitions nécessaires à un garçonqui se monte une maison, mais surtout les exigences d’une joliefemme habituée chez sa mère à des jouissances auxquelles elle nevoulut pas renoncer, avaient obligé le ménage à réaliser deséconomies sur le loyer. La position de la rue du Doyenné, peuéloignée du ministère de la guerre et du centre parisien, sourit àM. et à Mme Marneffe, qui, depuis environ quatre ans, habitaient lamaison de Mlle Fischer.

Le sieur Jean-Paul-Stanislas Marneffe appartenait à cette natured’employés qui résistent à l’abrutissement par l’espèce depuissance que donne la dépravation. Ce petit homme maigre, àcheveux et à barbe grêles, à figure étiolée, pâlotte, plus fatiguéeque ridée, les yeux à paupières légèrement rougies et harnachées delunettes, de piètre allure et de plus piètre maintien, réalisait letype que chacun se dessine d’un homme traduit aux assises pourattentat aux mœurs.

L’appartement occupé par ce ménage, type de beaucoup de ménagesparisiens, offrait les trompeuses apparences de ce faux luxe quirègne dans tant d’intérieurs. Dans le salon, les meubles recouvertsen velours de coton passé, les statuettes de plâtre jouant lebronze florentin, le lustre mal ciselé, simplement mis en couleur,à bobèches en cristal fondu ; le tapis dont le bon marchés’expliquait tardivement par la quantité de coton introduite par lefabricant, et devenue visible à l’oeil nu ; tout, jusqu’auxrideaux qui vous eussent appris que le damas de laine n’a pas troisans de splendeur, tout chantait misère comme un pauvre en haillonsà la porte d’une église.

La salle à manger, mal soignée par une seule servante,présentait l’aspect nauséabond des salles à manger d’hôtel deprovince : tout y était encrassé, mal entretenu.

La chambre de monsieur, assez semblable à la chambre d’unétudiant, meublée de son lit de garçon, de son mobilier de garçon,flétri, usé comme lui-même, et faite une fois par semaine ;cette horrible chambre, où tout traînait, où de vieilleschaussettes pendaient sur des chaises foncées de crin dont lesfleurs reparaissaient dessinées par la poussière, annonçait bienl’homme à qui son ménage est indifférent, qui vit au dehors, aujeu, dans les cafés ou ailleurs.

La chambre de madame faisait exception à la dégradante incuriequi déshonorait l’appartement officiel, où les rideaux étaientpartout jaunes de fumée et de poussière, où l’enfant, évidemmentabandonné à lui-même, laissait traîner ses joujoux partout. Situésdans l’aile qui réunissait, d’un seul côté seulement, la maisonbâtie sur le devant de la rue, au corps de logis adossé au fond dela cour à la propriété voisine, la chambre et le cabinet detoilette de Valérie, élégamment tendus en perse, à meubles en boisde palissandre, à tapis en moquette, sentaient la jolie femme, et,disons-le, presque la femme entretenue. Sur le manteau de veloursde la cheminée s’élevait la pendule alors à la mode. On voyait unpetit dunkerque assez bien garni, des jardinières en porcelainechinoise luxueusement montées. Le lit, la toilette, l’armoire àglace, le tête-à-tête, les colifichets obligés signalaient lesrecherches ou les fantaisies du jour.

Quoique ce fût du troisième ordre en fait de richesse etd’élégance, que tout y datât de trois ans, un dandy n’eût rientrouvé à redire, sinon que ce luxe était entaché de bourgeoisie.L’art, la distinction qui résulte des choses que le goût saits’approprier, manquaient là totalement. Un docteur ès sciencessociales eût reconnu l’amant à quelques-unes de ces futilités deriche bijouterie qui ne peuvent venir que de ce demi-dieu, toujoursabsent, toujours présent chez une femme mariée.

Le dîner que firent le mari, la femme et l’enfant, ce dînerretardé de quatre heures, eût expliqué la crise financière quesubissait cette famille, car la table est le plus sûr thermomètrede la fortune dans les ménages parisiens. Une soupe aux herbes et àl’eau de haricots, un morceau de veau aux pommes de terre, inondéd’eau rousse en guise de jus, un plat de haricots et des cerisesd’une qualité inférieure, le tout servi et mangé dans des assietteset des plats écornés, avec l’argenterie peu sonore et triste dumaillechort, était-ce un menu digne de cette jolie femme ? Lebaron en eût pleuré s’il en avait été témoin. Les carafes terniesne sauvaient pas la vilaine couleur du vin pris au litre chez lemarchand de vin du coin. Les serviettes servaient depuis unesemaine. Enfin, tout trahissait une misère sans dignité,l’insouciance de la femme et celle du mari pour la famille.L’observateur le plus vulgaire se serait dit, en les voyant, queces deux êtres étaient arrivés à ce funeste moment où la nécessitéde vivre fait chercher une friponnerie heureuse.

La première phrase dite par Valérie à son mari va d’ailleursexpliquer le retard qu’avait éprouvé le dîner, dû probablement audévouement intéressé de la cuisinière.

– Samanon ne veut prendre tes lettres de change qu’à cinquantepour cent, et demande en garantie une délégation sur tesappointements.

La misère, secrète encore chez le directeur de la guerre et quiavait pour paravent un traitement de vingt-quatre mille francs,sans compter les gratifications, était donc arrivée à son dernierpériode chez l’employé.

– Tu as fait mon directeur, dit le mari en regardant safemme.

– Je le crois, répondit-elle sans s’épouvanter de ce mot pris àl’argot des coulisses.

– Qu’allons-nous devenir ? reprit Marneffe. Le propriétairenous saisira demain. Et ton père qui s’avise de mourir sans fairede testament ! Ma parole d’honneur, ces gens de l’Empire secroient tous immortels comme leur empereur.

– Pauvre père, dit-elle, il n’a eu que moi d’enfant, il m’aimaitbien ! La comtesse aura brûlé le testament. Commentm’aurait-il oubliée, lui qui nous donnait de temps en temps detrois ou quatre billets de mille francs à la fois ?

– Nous devons quatre termes, quinze cents francs ! notremobilier les vaut-il ? That is the question ! a ditShakspeare.

– Tiens, adieu, mon chat, dit Valérie, qui n’avait pris quequelques bouchées de veau d’où la domestique avait extrait le juspour un brave soldat revenu d’Alger. Aux grands maux, les grandsremèdes !

– Valérie, où vas-tu ? s’écria Marneffe en coupant à safemme le chemin de la porte.

– Je vais voir notre propriétaire, répondit-elle en arrangeantses anglaises sous son joli chapeau. Toi, tu devrais tâcher de tebien mettre avec cette vieille fille, si toutefois elle est cousinedu directeur.

Chapitre 16La mansarde des artistes

L’ignorance où sont les locataires d’une même maison de leurssituations sociales réciproques est un des faits constants quipeuvent le plus peindre l’entraînement de la vie parisienne ;mais il est facile de comprendre qu’un employé qui va tous lesjours de grand matin à son bureau, qui revient chez lui pour dîner,qui sort tous les soirs, et qu’une femme adonnée aux plaisirs deParis, puissent ne rien savoir de l’existence d’une vieille fillelogée au troisième étage au fond de la cour de leur maison, surtoutquand cette fille a les habitudes de Mlle Fischer.

La première de la maison, Lisbeth allait chercher son lait, sonpain, sa braise, sans parler à personne, et se couchait avec lesoleil ; elle ne recevait jamais de lettres ni de visites,elle ne voisinait point. C’était une de ces existences anonymes,entomologiques, comme il y en a dans certaines maisons, où l’onapprend au bout de quatre ans qu’il existe un vieux monsieur auquatrième qui a connu Voltaire, Pilastre du Rozier, Beaujon,Marcel, Molé, Sophie Arnould, Franklin et Robespierre. Ce que M. etMme Marneffe venaient de dire sur Lisbeth Fischer, ils l’avaientappris à cause de l’isolement du quartier et des rapports que leurdétresse avait établis entre eux et les portiers, dont labienveillance leur était trop nécessaire pour ne pas avoir étésoigneusement entretenue. Or, la fierté, le mutisme, la réserve dela vieille fille, avaient engendré chez les portiers ce respectexagéré, ces rapports froids qui dénotent le mécontentement inavouéde l’inférieur. Les portiers se croyaient d’ailleurs, dansl’espèce, comme on dit au Palais, les égaux d’une locataire dont leloyer était de deux cent cinquante francs. Les confidences de lacousine Bette à sa petite-cousine Hortense étant vraies, chacuncomprendra que la portière avait pu, dans quelque conversationintime avec les Marneffe, calomnier Mlle Fischer en croyantsimplement médire d’elle.

Lorsque la vieille fille reçut son bougeoir des mains de larespectable Mme Olivier, la portière, elle s’avança pour voir siles fenêtres de la mansarde au-dessus de son appartement étaientéclairées. A cette heure, en juillet, il faisait si sombre au fondde la cour, que la vieille fille ne pouvait pas se coucher sanslumière.

– Oh ! soyez tranquille, M. Steinbock est chez lui, iln’est même pas sorti, dit malicieusement Mme Olivier à MlleFischer.

La vieille fille ne répondit rien. Elle était encore restéepaysanne en ceci, qu’elle se moquait du qu’en dira-t-on des gensplacés loin d’elle ; et, de même que les paysans ne voient queleur village, elle ne tenait qu’à l’opinion du petit cercle aumilieu duquel elle vivait. Elle monta donc résolûment, non pas chezelle, mais à cette mansarde. Voici pourquoi. Au dessert, elle avaitmis dans son sac des fruits et des sucreries pour son amoureux, etelle venait les lui donner, absolument comme une vieille fillerapporte une friandise à son chien.

Elle trouva, travaillant à la lueur d’une petite lampe dont laclarté s’augmentait en passant à travers un globe plein d’eau, lehéros des rêves d’Hortense, un pâle jeune homme blond, assis à uneespèce d’établi couvert des outils du ciseleur, de cire rouge,d’ébauchoirs, de socles dégrossis, de cuivres fondus sur modèle,vêtu d’une blouse, et tenant un petit groupe en cire à modelerqu’il contemplait avec l’attention d’un poète au travail.

– Tenez, Wenceslas, voilà ce que je vous apporte, dit-elle enplaçant son mouchoir sur un coin de l’établi.

Puis elle tira de son cabas avec précaution les friandises etles fruits.

– Vous êtes bien bonne, mademoiselle, répondit le pauvre exiléd’une voix triste.

– Ça vous rafraîchira, mon pauvre enfant. Vous vous échauffez lesang à travailler ainsi, vous n’étiez pas né pour un si rudemétier…

Wenceslas Steinbock regarda la vieille fille d’un airétonné.

– Mangez donc, reprit-elle brusquement, au lieu de me contemplercomme une de vos figures quand elles vous plaisent.

En recevant cette espèce de gourmande en paroles, l’étonnementdu jeune homme cessa, car il reconnut alors son mentor femelle dontla tendresse le surprenait toujours, tant il avait l’habituded’être rudoyé. Quoique Steinbock eût vingt-neuf ans, il paraissait,comme certains blonds, avoir cinq ou six ans de moins ; et, àvoir cette jeunesse, dont la fraîcheur avait cédé sous les fatigueset les misères de l’exil, unie à cette figure sèche et dure, onaurait pensé que la nature s’était trompée en leur donnant leurssexes. Il se leva, s’alla jeter dans une vieille bergère Louis XVcouverte en velours d’Utrecht jaune, et parut vouloir s’y reposer.La vieille fille prit alors une prune de reine-claude et laprésenta doucement à son ami.

– Merci, dit-il en prenant le fruit.

– Etes-vous fatigué? demanda-t-elle en lui donnant un autrefruit.

– Je ne suis pas fatigué par le travail, mais fatigué de la vie,répondit-il.

– En voilà, des idées ! reprit-elle avec une sorted’aigreur. N’avez-vous pas un bon génie qui veille sur vous ?dit-elle en lui présentant les sucreries et lui voyant manger toutavec plaisir. Voyez, en dînant chez ma cousine, j’ai pensé àvous…

– Je sais, dit-il en lançant sur Lisbeth un regard à la foiscaressant et plaintif, que, sans vous, je ne vivrais plus depuislongtemps ; mais, ma chère demoiselle, les artistes ont besoinde distractions…

– Ah ! nous y voilà!… s’écria-t-elle en l’interrompant, ense mettant les poings sur les hanches et arrêtant sur lui des yeuxflamboyants. Vous voulez aller perdre votre santé dans les infamiesde Paris, comme tant d’ouvriers qui finissent par aller mourir àl’hôpital ! Non, non, faites-vous une fortune, et, quand vousaurez des rentes, vous vous amuserez, mon enfant, vous aurez alorsde quoi payer les médecins et les plaisirs, libertin que vousêtes.

Wenceslas Steinbock, en recevant cette bordée accompagnée deregards qui le pénétraient d’une flamme magnétique, baissa la tête.Si le médisant le plus mordant eût pu voir le début de cette scène,il aurait déjà reconnu la fausseté des calomnies lancées par lesépoux Olivier sur la demoiselle Fischer. Tout, dans l’accent, dansles gestes et dans les regards de ces deux êtres, accusait lapureté de leur vie secrète. La vieille fille déployait la tendressed’une brutale mais réelle maternité. Le jeune homme subissait commeun fils respectueux la tyrannie d’une mère. Cette alliance bizarreparaissait être le résultat d’une volonté puissante agissantincessamment sur un caractère faible, sur cette inconsistanceparticulière aux Slaves, qui, tout en leur laissant un couragehéroïque sur les champs de bataille, leur donne un incroyabledécousu dans la conduite, une mollesse morale dont les causesdevraient occuper les physiologistes, car les physiologistes sont àla politique ce que les entomologistes sont à l’agriculture.

– Et si je meurs avant d’être riche ? demandamélancoliquement Wenceslas.

– Mourir ?… s’écria la vieille fille. Oh ! je ne vouslaisserai point mourir. J’ai de la vie pour deux, et je vousinfuserais mon sang, s’il le fallait.

En entendant cette exclamation violente et naïve, des larmesmouillèrent les paupières de Steinbock.

– Ne vous attristez pas, mon petit Wenceslas, reprit Lisbethémue. Tenez, ma cousine Hortense a trouvé, je crois, votre cachetassez gentil. Allez, je vous ferai bien vendre votre groupe enbronze, vous serez quitte avec moi vous ferez ce que vous voudrez,vous deviendrez libre ! Allons, riez donc !…

– Je ne serai jamais quitte avec vous, mademoiselle, répondit lepauvre exilé.

– Et pourquoi donc ?… demanda la paysanne des Vosges enprenant le parti du Livonien contre elle-même.

– Parce que vous ne m’avez pas seulement nourri, logé, soignédans la misère ; mais encore vous m’avez donné de laforce ! Vous m’avez créé ce que je suis, vous avez été souventdure, vous m’avez fait souffrir…

– Moi ? dit la vieille fille. Allez-vous recommencer vosbêtises sur la poésie, sur les arts, et faire craquer vos doigts,vous détirer les bras en parlant du beau idéal, de vos folies duNord. Le beau ne vaut pas le solide, et le solide, c’est moi !Vous avez des idées dans la cervelle ? la belle affaire !et moi aussi, j’ai des idées… A quoi sert ce qu’on a dans l’âme, sil’on n’en tire aucun parti ? Ceux qui ont des idées ne sontpas alors si avancés que ceux qui n’en ont pas, si ceux-là saventse remuer… Au lieu de penser à vos rêveries, il faut travailler.Qu’avez-vous fait depuis que je suis partie ?…

– Qu’a dit votre jolie cousine ?

– Qui vous a dit qu’elle fût jolie ? demanda vivementLisbeth avec un accent où rugissait une jalousie de tigre.

– Mais vous-même.

– C’était pour voir la grimace que vous feriez ! Avez-vousenvie de courir après les jupes ? Vous aimez les femmes, ehbien, fondez-en, mettez vos désirs en bronze ; car vous vousen passerez encore pendant quelque temps, d’amourettes, et surtoutde ma cousine, cher ami. Ce n’est pas du gibier pour votrenez ; il faut à cette fille-là un homme de soixante millefrancs de rente,… et il est trouvé… Tiens, le lit n’est pasfait ! dit-elle en regardant à travers l’autre chambre ;oh ! pauvre chat ! je vous ai oublié…

Aussitôt la vigoureuse fille se débarrassa de son mantelet, deson chapeau, de ses gants, et, comme une servante, elle arrangealestement le petit lit de pensionnaire où couchait l’artiste. Cemélange de brusquerie, de rudesse même et de bonté peut expliquel’empire que Lisbeth avait acquis sur cet homme, de qui ellefaisait une chose à elle. La vie ne nous attache-t-elle pas par sesalternatives de bon et de mauvais ? Si le Livonien avaitrencontré Mme Marneffe, au lieu de rencontrer Lisbeth Fischer, ilaurait trouvé, dans sa protectrice, une complaisance qui l’eûtconduit à quelque route bourbeuse et déshonorante où il se seraitperdu. Il n’aurait certes pas travaillé, l’artiste ne serait paséclos. Aussi, tout en déplorant l’âpre cupidité de la vieillefille, sa raison lui disait-elle de préférer ce bras de fer à laparesseuse existence que menaient quelques-uns de sescompatriotes.

Voici l’événement auquel était dû le mariage de cette énergiefemelle et de cette faiblesse masculine, espèce de contre-sensassez fréquent, dit-on, en Pologne.

Chapitre 17Histoire d’un exilé

En 1833, Mlle Fischer, qui travaillait parfois la nuit quandelle avait beaucoup d’ouvrage, sentit, vers une heure du matin, uneforte odeur d’acide carbonique, et entendit les plaintes d’unmourant. L’odeur du charbon et le râle provenaient d’une mansardesituée au-dessus des deux pièces dont se composait sonappartement ; elle supposa qu’un jeune homme nouvellement venudans la maison, et logé dans cette mansarde à louer depuis troisans, se suicidait. Elle monta rapidement, enfonça la porte avec saforce de Lorraine en y pratiquant une pesée, et trouva le locatairese roulant sur un lit de sangle dans les convulsions de l’agonie.Elle éteignit le réchaud. La porte ouverte, l’air afflua, l’exiléfut sauvé; puis, quand Lisbeth l’eut couché comme un malade, qu’ilfut endormi, elle put reconnaître les causes du suicide dans ledénûment absolu des deux chambres de cette mansarde, où iln’existait qu’une méchante table, le lit de sangle et deuxchaises.

Sur la table était cet écrit, qu’elle lut :

Je suis le comte Wenceslas Steinbock, né à Prelie, enLivonie.

Qu’on n’accuse personne de ma mort, les raisons de mon suicidesont dans ces mots de Kosciusko : Finis Poloniae !

Le petit-neveu d’un valeureux général de Charles XII n’a pasvoulu mendier. Ma faible constitution m’interdisait le servicemilitaire, et j’ai vu hier la fin des cent thalers avec lesquels jesuis venu de Dresde à Paris. Je laisse vingt-cinq francs dans letiroir de cette table pour payer le terme que je dois aupropriétaire.

N’ayant plus de parents, ma mort n’intéresse personne. Je priemes compatriotes de ne pas accuser le gouvernement français. Je neme suis pas fait connaître comme réfugié, je n’ai rien demandé, jen’ai rencontré aucun exilé, personne ne sait à Paris quej’existe.

Je serai mort dans des pensées chrétiennes. Que Dieu pardonne audernier des Steinbock !

« Wenceslas. »

Mlle Fischer, excessivement touchée de la probité du moribond,qui payait son terme, ouvrit le tiroir et vit en effet cinq piècesde cent sous.

– Pauvre jeune homme ! s’écria-t-elle. Et personne au mondepour s’intéresser à lui !

Elle descendit chez elle, y prit son ouvrage, et vint travaillerdans cette mansarde, en veillant le gentilhomme livonien. A sonréveil, on peut juger de l’étonnement de l’exilé quand il vit unefemme à son chevet ; il crut continuer un rêve. Tout enfaisant des aiguillettes en or pour un uniforme, la vieille filles’était promis de protéger ce pauvre enfant, qu’elle avait admirédormant. Lorsque le jeune comte fut tout à fait éveillé, Lisbethlui donna du courage, et le questionna pour savoir comment luifaire gagner sa vie.

Wenceslas, après avoir raconté son histoire, ajouta qu’il avaitdû sa place à sa vocation reconnue pour les arts ; il s’étaittoujours senti des dispositions pour la sculpture ; mais letemps nécessaire aux études lui paraissait trop long pour un hommesans argent, et il se sentait beaucoup trop faible en ce momentpour s’adonner à un état manuel ou entreprendre la grandesculpture. Ces paroles furent du grec pour Lisbeth Fischer. Ellerépondit à ce malheureux que Paris offrait tant de ressources,qu’un homme de bonne volonté devait y vivre. Jamais les gens decœur n’y périssaient quand ils apportaient un certain fonds depatience.

– Je ne suis qu’une pauvre fille, moi, une paysanne, et j’aibien su m’y créer une indépendance, ajouta-t-elle en terminant.Ecoutez-moi. Si vous voulez bien sérieusement travailler, j’aiquelques économies, je vous prêterai mois par mois l’argentnécessaire pour vivre, mais pour vivre strictement et non pourbambocher, pour courailler ! On peut dîner à Paris àvingt-cinq sous par jour, et je vous ferai votre déjeuner avec lemien tous les matins. Enfin je meublerai votre chambre, et jepayerai les apprentissages qui vous sembleront nécessaires. Vous medonnerez des reconnaissances en bonne forme de l’argent que jedépenserai pour vous ; et, quand vous serez riche, vous merendrez le tout. Mais, si vous ne travaillez pas, je ne meregarderai plus comme engagée à rien et je vous abandonnerai.

– Ah ! s’écria le malheureux, qui sentait encore l’amertumede sa première étreinte avec la mort, les exilés de tous les paysont bien raison de tendre vers la France, comme font les âmes dupurgatoire vers le paradis. Quelle nation que celle où il se trouvedes secours, des cœurs généreux partout, même dans une mansardecomme celle-ci ! Vous serez tout pour moi, ma chèrebienfaitrice, je serai votre esclave ! Soyez mon amie, dit-ilavec une de ces démonstrations caressantes si familières auxPolonais, et qui les font accuser assez injustement deservilité.

– Oh ! non, je suis trop jalouse, je vous rendraismalheureux ; mais je serai volontiers quelque chose commevotre camarade, reprit Lisbeth.

– Oh ! si vous saviez avec quelle ardeur j’appelais unecréature, fût-ce un tyran, qui voulût de moi, quand je me débattaisdans le vide de Paris ! reprit Wenceslas. Je regrettais laSibérie, où l’empereur m’enverrait, si je rentrais !… Devenezma providence… Je travaillerai, je deviendrai meilleur que je nesuis, quoique je ne sois pas un mauvais garçon.

– Ferez-vous tout ce que je vous dirai de faire ?demanda-t-elle.

– Oui !…

– Eh bien, je vous prends pour mon enfant, dit-elle gaiement. Mevoilà avec un garçon qui se relève du cercueil. Allons ! nouscommençons. Je vais descendre faire mes provisions, habillez-vous,vous viendrez partager mon déjeuner quand j’aurai cogné au plafondavec le manche de mon balai.

Chapitre 18Aventure d’une araignée qui trouve dans sa toile une belle mouchetrop grosse pour elle

Le lendemain, chez les fabricants où Mlle Fischer porta sonouvrage, elle prit des renseignements sur l’état de sculpteur. Aforce de demander, elle réussit à découvrir l’atelier des Florentet Chanor, maison spéciale où l’on fondait, où l’on ciselait lesbronzes riches et les services d’argenterie luxueux. Elle yconduisit Steinbock en qualité d’apprenti sculpteur, propositionqui parut bizarre. On exécutait là les modèles des plus fameuxartistes, on n’y montrait pas à sculpter. La persistance etl’entêtement de la vieille fille arrivèrent à placer son protégécomme dessinateur d’ornements. Steinbock sut promptement modelerles ornements, il en inventa de nouveaux, il avait la vocation.

Cinq mois après avoir achevé son apprentissage de ciseleur, ilfit la connaissance du fameux Stidmann, le principal sculpteur dela maison Florent. Au bout de vingt mois, Wenceslas en savait plusque son maître ; mais, en trente mois, les économies amasséespar la vieille fille pendant seize ans, pièce à pièce, furententièrement dissipées. Deux mille cinq cents francs en or !une somme qu’elle comptait placer en viager, et représentée parquoi ? par la lettre de change d’un Polonais. Aussi Lisbethtravaillait-elle en ce moment comme dans sa jeunesse, afin desubvenir aux dépenses du Livonien.

Quand elle se vit entre les mains un papier au lieu d’avoir sespièces d’or, elle perdit la tête, et alla consulter M. Rivet,devenu depuis quinze ans le conseil, l’ami de sa première et plushabile ouvrière. En apprenant cette aventure, M. et Mme Rivetgrondèrent Lisbeth, la traitèrent de folle, honnirent les réfugiés,dont les menées pour redevenir une nation compromettaient laprospérité du commerce, la paix à tout prix, et ils poussèrent lavieille fille à prendre ce qu’on appelle, en commerce, dessûretés.

– La seule sûreté que ce gaillard-là peut vous offrir, c’est saliberté, dit alors M. Rivet.

M. Achille Rivet était juge au tribunal de commerce.

– Et ce n’est pas une plaisanterie pour les étrangers,reprit-il. Un Français reste cinq ans en prison, et après il ensort sans avoir payé ses dettes, il est vrai, car il n’est pluscontraignable que par sa conscience, qui le laisse toujours enrepos ; mais un étranger ne sort jamais de prison. Donnez-moivotre lettre de change, vous allez la passer au nom de mon teneurde livres, il la fera protester, vous poursuivra tous les deux,obtiendra contradictoirement un jugement qui prononcera lacontrainte par corps, et, quand tout sera bien en règle, il voussignera une contre-lettre. En agissant ainsi, vos intérêtscourront, et vous aurez un pistolet toujours chargé contre votrePolonais !

La vieille fille se laissa mettre en règle, et dit à son protégéde ne pas s’inquiéter de cette procédure, uniquement faite pourdonner des garanties à un usurier qui consentait à leur avancerquelque argent. Cette défaite était due au génie inventif du jugeau tribunal de commerce. L’innocent artiste, aveugle dans saconfiance en sa bienfaitrice, alluma sa pipe avec les papierstimbrés, car il fumait, comme tous les gens qui ont ou des chagrinsou de l’énergie à endormir. Un beau jour, M. Rivet fit voir à MlleFischer un dossier et lui dit :

– Vous avez à vous Wenceslas Steinbock, pieds et poings liés, etsi bien, qu’en vingt-quatre heures vous pouvez le loger à Clichypour le reste de ses jours.

Ce digne et honnête juge au tribunal de commerce éprouva cejour-là la satisfaction que doit causer la certitude d’avoir commisune mauvaise bonne action. La bienfaisance a tant de manièresd’être à Paris, que cette expression singulière répond à l’une deses variations. Une fois le Livonien entortillé dans les cordes dela procédure commerciale, il s’agissait d’arriver au payement, carle notable commerçant regardait Wenceslas Steinbock comme unescroc. Le cœur, la probité, la poésie, étaient à ses yeux, enaffaires, des sinistres. Rivet alla voir, dans l’intérêt de cettepauvre Mlle Fischer, qui, selon son expression, avait été dindonnéepar un Polonais, les riches fabricants de chez qui Steinbocksortait. Or, secondé par les remarquables artistes de l’orfèvrerieparisienne déjà cités, Stidmann, qui faisait arriver l’art françaisà la perfection où il est maintenant et qui permet de lutter avecles Florentins de la renaissance, se trouvait dans le cabinet deChanor, lorsque le brodeur y vint prendre des renseignements sur lenommé Steinbock, un réfugié polonais.

– Qu’appelez-vous le nommé Steinbock ? s’écriarailleusement Stidmann. Serait-ce par hasard un jeune Livonien quej’ai eu pour élève ? Apprenez, monsieur, que c’est un grandartiste. On dit que je me crois le diable ; eh bien, ce pauvregarçon ne sait pas, lui, qu’il peut devenir un dieu…

– Quoique vous parliez bien cavalièrement à un homme qui al’honneur d’être juge au tribunal de la Seine…

– Excusez, consul !… interrompit Stidmann en se mettant lerevers de la main au front.

– Je suis bien heureux de ce que vous venez de dire. Ainsi, cejeune homme pourra gagner de l’argent ?…

– Certes, dit le vieux Chanor, mais il lui fauttravailler ; il en aurait déjà bien amassé, s’il était restéchez nous. Que voulez-vous ! les artistes ont horreur de ladépendance.

– Ils ont la conscience de leur valeur et de leur dignité,répondit Stidmann. Je ne blâme pas Wenceslas d’aller seul, detâcher de se faire un nom et de devenir un grand homme, c’est sondroit ! Et j’ai cependant bien perdu quand il m’a quitté!

– Voilà, s’écria Rivet, voilà les prétentions des jeunes gens,au sortir de leur œuf universitaire… Mais commencez donc par vousfaire des rentes, et cherchez la gloire après !

– On se gâte la main à ramasser des écus ! réponditStidmann. C’est à la gloire de nous apporter la fortune.

– Que voulez-vous ! dit Chanor à Rivet, on ne peut pas lesattacher…

– Ils mangeraient le licou ! répliqua Stidmann.

– Tous ces messieurs, dit Chanor en regardant Stidmann, ontautant de fantaisies que de talent. Ils dépensent énormément, ilsont des lorettes, ils jettent l’argent par les fenêtres, ils netrouvent plus le temps de faire leurs travaux ; ils négligentalors leurs commandes ; nous allons chez des ouvriers qui neles valent pas et qui s’enrichissent ; puis ils se plaignentde la dureté des temps, tandis que, s’ils s’étaient appliqués, ilsauraient des monts d’or…

– Vous me faites l’effet, vieux père Lumignon, dit Stidmann, dece libraire d’avant la Révolution qui disait : « Ah ! si jepouvais tenir Montesquieu, Voltaire et Rousseau, bien gueux, dansma soupente et garder leurs culottes dans une commode, comme ilsm’écriraient de bons petits livres avec lesquels je me ferais unefortune ! » Si l’on pouvait forger de belles œuvres comme desclous, les commissionnaires en feraient… Donnez-moi mille francs,et taisez-vous !

Le bonhomme Rivet revint enchanté pour la pauvre demoiselleFischer, qui dînait chez lui tous les lundis et qu’il allait ytrouver.

– Si vous pouvez le faire bien travailler, dit-il, vous serezplus heureuse que sage, vous serez remboursée, intérêts, frais etcapital. Ce Polonais a du talent, il peut gagner sa vie ; maisenfermez ses pantalons et ses souliers, empêchez-le d’aller à laChaumière et dans le quartier Notre-Dame de Lorette, tenez-le enlaisse. Sans ces précautions, votre sculpteur flânera, et si voussaviez ce que les artistes appellent flâner ! des horreurs,quoi ! Je viens d’apprendre qu’un billet de mille francs ypasse dans une journée.

Cet épisode eut une influence terrible sur la vie intérieure deWenceslas et de Lisbeth. La bienfaitrice trempa le pain de l’exilédans l’absinthe des reproches, lorsqu’elle crut ses fondscompromis, et elle les crut bien souvent perdus. La bonne mèredevint une marâtre, elle morigéna ce pauvre enfant, elle letracassa, lui reprocha de ne pas travailler assez promptement, etd’avoir pris un état difficile. Elle ne pouvait pas croire que desmodèles en cire rouge, des figurines, des projets d’ornements, desessais pussent avoir du prix. Bientôt, fâchée de ses duretés, elleessayait d’en effacer les traces par des soins, par des douceurs etpar des attentions. Le pauvre jeune homme, après avoir gémi de setrouver dans la dépendance de cette mégère et sous la dominationd’une paysanne des Vosges, était ravi des câlineries et de cettesollicitude maternelle éprise seulement du physique, du matériel dela vie. Il fut comme une femme qui pardonne les mauvais traitementsd’une semaine à cause des caresses d’un fugitif raccommodement.

Mlle Fischer prit ainsi sur cette âme un empire absolu. L’amourde la domination, resté dans ce cœur de vieille fille à l’état degerme, se développa rapidement. Elle put satisfaire son orgueil etson besoin d’action : n’avait-elle pas une créature à elle, àgronder, à diriger, à flatter, à rendre heureuse, sans avoir àcraindre aucune rivalité? Le bon et le mauvais de son caractères’exercèrent donc également. Si parfois elle martyrisait le pauvreartiste, elle avait, en revanche, des délicatesses semblables à lagrâce des fleurs champêtres ; elle jouissait de le voir nemanquant de rien, elle eût donné sa vie pour lui ; Wenceslasen avait la certitude. Comme toutes les belles âmes, le pauvregarçon oubliait le mal, les défauts de cette fille, qui,d’ailleurs, lui avait raconté sa vie comme excuse de sa sauvagerie,et il ne se souvenait jamais que des bienfaits. Un jour, la vieillefille, exaspérée de ce que Wenceslas était allé flâner au lieu detravailler, lui fit une scène.

– Vous m’appartenez ! lui dit-elle. Si vous êtes honnêtehomme, vous devriez tâcher de me rendre le plus tôt possible ce quevous me devez…

Le gentilhomme, en qui le sang des Steinbock s’alluma, devintpâle.

– Mon Dieu ! dit-elle, bientôt nous n’aurons plus pourvivre que les trente sous que je gagne, moi, pauvre fille…

Les deux indigents, irrités dans le duel de la parole,s’animèrent l’un contre l’autre ; et alors le pauvre artistereprocha pour la première fois à sa bienfaitrice de l’avoir arrachéà la mort, pour lui faire une vie de forçat pire que le néant, oùdu moins on se reposait, dit-il. Et il parla de fuir.

– Fuir !… s’écria la vieille fille… Ah ! M. Rivetavait raison !

Et elle expliqua catégoriquement au Polonais comment on pouvaiten vingt-quatre heures le mettre pour le reste de ses jours enprison. Ce fut un coup de massue. Steinbock tomba dans unemélancolie noire et dans un mutisme absolu. Le lendemain, dans lanuit, Lisbeth, ayant entendu des préparatifs de suicide, monta chezson pensionnaire, lui présenta le dossier et une quittance enrègle.

– Tenez, mon enfant, pardonnez-moi ! dit-elle les yeuxhumides. Soyez heureux, quittez-moi, je vous tourmente trop ;mais dites-moi que vous penserez quelquefois à la pauvre fille quivous a mis à même de gagner votre vie. Que voulez-vous ! vousêtes la cause de mes méchancetés : je puis mourir, quedeviendrez-vous sans moi ?… Voilà la raison de l’impatienceque j’ai de vous voir en état de fabriquer des objets qui puissentse vendre. Je ne vous redemande pas mon argent pour moi,allez !… J’ai peur de votre paresse que vous nommez rêverie,de vos conceptions qui mangent tant d’heures pendant lesquellesvous regardez le ciel, et je voudrais que vous eussiez contractél’habitude du travail.

Ce fut dit avec un accent, un regard, des larmes, une attitude,qui pénétrèrent le noble artiste ; il saisit sa bienfaitrice,la pressa sur son cœur et l’embrassa au front.

– Gardez ces pièces, répondit-il avec une sorte de gaieté.Pourquoi me mettriez-vous à Clichy ? Ne suis-je pas emprisonnéici par la reconnaissance ?

Cet épisode de leur vie commune et secrète, arrivé six moisauparavant, avait fait produire à Wenceslas trois choses : lecachet que gardait Hortense, le groupe mis chez le marchand decuriosités, et une admirable pendule qu’il achevait en ce moment,car il vissait les derniers écrous du modèle.

Cette pendule représentait les douze Heures, admirablementcaractérisées par douze figures de femmes entraînées dans une dansesi folle et si rapide, que trois Amours, grimpés sur un tas defleurs et de fruits, ne pouvaient arrêter au passage que l’Heure deminuit, dont la chlamyde déchirée restait aux mains de l’Amour leplus hardi. Ce sujet reposait sur un socle rond d’une admirableornementation, où s’agitaient des animaux fantastiques. L’Heureétait indiquée dans une bouche monstrueuse ouverte par unbâillement. Chaque Heure offrait des symboles heureusement imaginésqui en caractérisaient les occupations habituelles.

Il est facile maintenant de comprendre l’espèce d’attachementextraordinaire que Mlle Fischer avait conçu pour son Livonien :elle le voulait heureux, et elle le voyait dépérissant, s’étiolantdans sa mansarde. On conçoit la raison de cette situation affreuse.La Lorraine surveillait cet enfant du Nord avec la tendresse d’unemère, avec la jalousie d’une femme et l’esprit d’un dragon ;ainsi elle s’arrangeait pour lui rendre toute folie, toute débaucheimpossible, en le laissant toujours sans argent. Elle aurait voulugarder sa victime et son compagnon pour elle, sage comme il étaitpar force, et elle ne comprenait pas la barbarie de ce désirinsensé, car elle avait pris, elle, l’habitude de toutes lesprivations. Elle aimait assez Steinbock pour ne pas l’épouser, etl’aimait trop pour le céder à une autre femme ; elle ne savaitpas se résigner à n’en être que la mère, et se regardait comme unefolle quand elle pensait à l’autre rôle.

Ces contradictions, cette féroce jalousie, ce bonheur deposséder un homme à elle, tout agitait démesurément le cœur decette fille. Eprise réellement depuis quatre ans, elle caressait lefol espoir de faire durer cette vie inconséquente et sans issue, oùsa persistance devait causer la perte de celui qu’elle appelait sonenfant. Ce combat de ses instincts et de sa raison la rendaitinjuste et tyrannique. Elle se vengeait sur ce jeune homme de cequ’elle n’était ni jeune, ni riche, ni belle puis, après chaquevengeance, elle arrivait, en reconnaissant ses torts en elle-même,à des humilités, à des tendresses infinies. Elle ne concevait lesacrifice à faire à son idole qu’après y avoir écrit sa puissance àcoups de hache. C’était enfin la Tempête de Shakespeare renversée,Caliban maître d’Ariel et de Prospero.

Quant à ce malheureux jeune homme à pensées élevées, méditatif,enclin à la paresse, il offrait dans les yeux, comme ces lionsencagés au Jardin des plantes, le désert que sa protectrice faisaiten son âme. Le travail forcé que Lisbeth exigeait de lui nedéfrayait pas les besoins de son cœur. Son ennui devenait unemaladie physique, et il mourait sans pouvoir demander, sans savoirse procurer l’argent d’une folie souvent nécessaire. Par certainesjournées d’énergie, où le sentiment de son malheur accroissait sonexaspération, il regardait Lisbeth, comme un voyageur altéré, qui,traversant une côte aride, doit regarder une eau saumâtre.

Ces fruits amers de l’indigence et de cette réclusion dans Parisétaient savourés comme des plaisirs par Lisbeth. Aussiprévoyait-elle avec terreur que la moindre passion allait luienlever son esclave. Parfois elle se reprochait, en contraignantpar sa tyrannie et ses reproches ce poète à devenir un grandsculpteur de petites choses, de lui avoir donné les moyens de sepasser d’elle.

Le lendemain, ces trois existences, si diversement et siréellement misérables, celle d’une mère au désespoir, celle duménage Marneffe et celle du pauvre exilé, devaient toutes êtreaffectées par la passion naïve d’Hortense et par le singulierdénoûment que le baron allait trouver à sa passion malheureuse pourJosépha.

Chapitre 19Comment on se quitte au treizième arrondissement

Au moment d’entrer à l’Opéra, le conseiller d’Etat fut arrêtépar l’aspect un peu sombre du temple de la rue Le Peletier, où ilne vit ni gendarmes, ni lumières, ni gens de service, ni barrièrespour contenir la foule. Il regarda l’affiche, y vit une bandeblanche au milieu de laquelle brillait ce mot sacramentel :

Relâche par indisposition

Aussitôt il s’élança chez Josépha, qui demeurait dans lesenvirons, comme tous les artistes attachés à l’Opéra, rueChauchat.

– Monsieur, que demandez-vous ? lui dit le portier, à songrand étonnement.

– Vous ne me connaissez donc plus ? répondit le baron avecinquiétude.

– Au contraire, monsieur, c’est parce que j’ai l’honneur deremettre Monsieur, que je lui dis : Où allez-vous ?

Un frisson mortel glaça le baron.

– Qu’est-il arrivé? demanda-t-il.

– Si M. le baron entrait dans l’appartement de Mlle Mirah, il ytrouverait Mlle Héloïse Brisetout, M. Bixiou, M. Léon de Lora, M.Lousteau, M. de Vernisset, M. Stidmann, et des femmes pleines depatchouly, qui pendent la crémaillère…

– Eh bien, où donc est… ?

– Mlle Mirah ?… Je ne sais pas trop si je fais bien de vousle dire.

Le baron glissa deux pièces de cent sous dans la main duportier.

– Eh bien, elle reste maintenant rue de la Ville-l’Evêque, dansun hôtel que lui a donné, dit-on, le duc d’Hérouville, répondit àvoix basse le portier.

Après avoir demandé le numéro de cet hôtel, le baron prit unmilord et arriva devant une de ces jolies maisons modernes àdoubles portes, où, dès la lanterne à gaz, le luxe semanifeste.

Le baron, vêtu de son habit de drap bleu, à cravate blanche,gilet blanc, pantalon de nankin, bottes vernies, beaucoup d’empoisdans le jabot, passa pour un invité retardataire aux yeux duportier de ce nouvel Eden. Sa prestance, sa manière de marcher,tout en lui justifiait cette opinion.

Au coup de cloche sonné par le portier, un valet parut aupéristyle. Ce valet, nouveau comme l’hôtel, laissa pénétrer lebaron, qui lui dit d’un ton de voix accompagné d’un geste impérial:

– Fais passer cette carte à Mlle Josépha…

Le patito regarda machinalement la pièce où il se trouvait, etse vit dans un salon d’attente, plein de fleurs rares, dontl’ameublement devait coûter quatre mille écus de cent sous. Levalet, revenu, pria monsieur d’entrer au salon en attendant qu’onsortît de table pour prendre le café.

Quoique le baron eût connu le luxe de l’Empire, qui certes futun des plus prodigieux et dont les créations, si elles ne furentpas durables, n’en coûtèrent pas moins des sommes folles, il restacomme ébloui, abasourdi, dans ce salon dont les trois fenêtresdonnaient sur un jardin féerique, un de ces jardins fabriqués en unmois avec des terrains rapportés, avec des fleurs transplantées, etdont les gazons semblent obtenus par des procédés chimiques. Iladmira non seulement les recherches, les dorures, les sculpturesles plus coûteuses du style dit Pompadour, des étoffesmerveilleuses que le premier épicier venu aurait pu commander etobtenir à flots d’or, mais encore ce que des princes seuls ont lafaculté de choisir, de trouver, de payer et d’offrir : deuxtableaux de Greuze et deux de Watteau, deux têtes de Van Dyck, deuxpaysages de Ruysdael, deux du Guaspre, un Rembrandt et un Holbein,un Murillo et un Titien, deux Teniers et deux Metzu, un Van Huysumet un Abraham Mignon, enfin deux cent mille francs de tableauxadmirablement encadrés. Les bordures valaient presque lestoiles.

– Ah ! tu comprends maintenant, mon bonhomme ? ditJosépha.

Venue sur la pointe du pied par une porte muette, sur des tapisde Perse, elle saisit son adorateur dans une de ces stupéfactionsoù les oreilles tintent si bien, qu’on n’entend rien que le glas dudésastre.

Ce mot de bonhomme, dit à ce personnage si haut placé dansl’administration, et qui peint admirablement l’audace avec laquelleces créatures ravalent les plus grandes existences, laissa le baroncloué par les pieds. Josépha, tout en blanc et jaune, était si bienparée pour cette fête, qu’elle pouvait encore briller au milieu dece luxe insensé, comme le bijou le plus rare.

– N’est-ce pas que c’est beau ? reprit-elle. Le duc a mislà tous les bénéfices d’une affaire en commandite dont les actionsont été vendues en hausse. Pas bête, mon petit duc ? Il n’y aque les grands seigneurs d’autrefois pour savoir changer du charbonde terre en or. Le notaire, avant le dîner, m’a apporté le contratd’acquisition à signer, et qui contient quittance du prix. Commeils sont là tous grands seigneurs : d’Esgrignon, Rastignac, Maxime,Lenoncourt, Verneuil, Laginski, Rochefide, la Palférine, et, enfait de banquiers, Nucingen et du Tillet, avec Antonia, Malaga,Carabine et la Schontz, ils ont tous compati à ton malheur. Oui,mon vieux, tu est invité, mais à la condition de boire tout desuite la valeur de deux bouteilles en vins de Hongrie, de Champagneet du Cap pour te mettre à leur niveau. Nous sommes, mon cher, toustrop tendus ici pour qu’il n’y ait pas relâche à l’Opéra, mondirecteur est soûl comme un cornet à pistons, il en est auxcouacs !

– O Josépha !… s’écria le baron.

– Comme c’est bête, une explication ! répondit-elle ensouriant. Voyons, vaux-tu les six cent mille francs que coûtel’hôtel et le mobilier ? Peux-tu m’apporter une inscription detrente mille francs de rente que le duc m’a donnée dans un cornetde papier blanc à dragées d’épicier ?… C’est là une jolieidée !

– Quelle perversité! dit le conseiller d’Etat, qui dans cemoment de rage aurait troqué les diamants de sa femme pourremplacer le duc d’Hérouville pendant vingt-quatre heures.

– C’est mon état d’être perverse ! répliqua-t-elle.Ah ! voilà comment tu prends la chose ! Pourquoi n’as-tupas inventé de commandite ? Mon Dieu, mon pauvre chat teint,tu devrais me remercier : je te quitte au moment où tu pourraismanger avec moi l’avenir de ta femme, la dot de ta fille, et…Ah ! tu pleures. L’Empire s’en va !… je vais saluerl’Empire.

Elle se posa tragiquement et dit :

On vous appelle Hulot ! Je ne vous connais plus !…

Et elle rentra.

La porte entr’ouverte laissa passer, comme un éclair, un jet delumière accompagné d’un éclat du crescendo de l’orgie et chargé desodeurs d’un festin du premier ordre.

La cantatrice revint voir par la porte entre-bâillée, et,trouvant Hulot planté sur ses pieds comme s’il eût été de bronze,elle fit un pas en avant et reparut.

– Monsieur, dit-elle, j’ai cédé les guenilles de la rue Chauchatà la petite Héloïse Brisetout de Bixiou ; si vous voulez yréclamer votre bonnet de coton, votre tire-botte, votre ceinture etvotre cire à favoris, j’ai stipulé qu’on vous les rendrait.

Cette horrible raillerie eut pour effet de faire sortir le baroncomme Loth dut sortir de Gomorrhe, mais sans se retourner, commemadame.

Chapitre 20Une de perdue, une de retrouvée

Hulot revint chez lui, marchant en furieux, se parlant àlui-même, et trouva sa famille faisant avec calme le whist à deuxsous la fiche qu’il avait vu commencer. En voyant son mari, lapauvre Adeline crut à quelque affreux désastre, à undéshonneur ; elle donna ses cartes à Hortense et entraînaHector dans ce même petit salon où, cinq heures auparavant, Crevellui prédisait les plus honteuses agonies de la misère.

– Qu’as-tu ? dit-elle effrayée.

– Oh ! pardonne-moi ; mais laisse-moi te raconter cesinfamies.

Il exhala sa rage pendant dix minutes.

– Mais, mon ami, répondit héroïquement cette pauvre femme, depareilles créatures ne connaissent pas l’amour ! cet amour puret dévoué que tu mérites ; comment pourrais-tu, toi siperspicace, avoir la prétention de lutter avec unmillion ?

– Chère Adeline ! s’écria le baron en saisissant sa femmeet la pressant sur son cœur.

La baronne venait de jeter du baume sur les plaies saignantes del’amour-propre.

– Certes, ôtez la fortune au duc d’Hérouville, entre nous deux,elle n’hésiterait pas ! dit le baron.

– Mon ami, reprit Adeline en faisant un dernier effort, s’il tefaut absolument des maîtresses, pourquoi ne prends-tu pas, commeCrevel, des femmes qui ne soient pas chères et dans une classe à setrouver longtemps heureuses de peu ? Nous y gagnerions tous.Je conçois le besoin, mais je ne comprends rien à la vanité…

– Oh ! quelle bonne et excellente femme tu es !s’écria-t-il. Je suis un vieux fou, je ne mérite pas d’avoir unange comme toi pour compagne.

– Je suis tout bonnement la Joséphine de mon Napoléon,répondit-elle avec une teinte de mélancolie.

– Joséphine ne te valait pas, dit-il. Viens, je vais jouer lewhist avec mon frère et mes enfants ; il faut que je me metteà mon métier de père de famille, que je marie mon Hortense et quej’enterre le libertin…

Cette bonhomie toucha si fort la pauvre Adeline, qu’elle dit:

– Cette créature a bien mauvais goût de préférer qui que ce soità mon Hector. Ah ! je ne te céderais pas pour tout l’or de laterre. Comment peut-on te laisser, quand on a le bonheur d’êtreaimée par toi !…

Le regard par lequel le baron récompensa le fanatisme de safemme la confirma dans l’opinion que la douceur et la soumissionétaient les plus puissantes armes de la femme. Elle se trompait enceci. Les sentiments nobles poussés à l’absolu produisent desrésultats semblables à ceux des plus grands vices. Bonaparte estdevenu l’empereur pour avoir mitraillé le peuple à deux pas del’endroit où Louis XVI a perdu la monarchie et la tête pour n’avoirpas laissé verser le sang d’un M. Sauce…

Le lendemain, Hortense, qui mit le cachet de Wenceslas sous sonoreiller pour ne pas s’en séparer pendant son sommeil, fut habilléede bonne heure, et fit prier son père de venir au jardin dès qu’ilserait levé.

Vers neuf heures et demie, le père, condescendant à une demandede sa fille, lui donnait le bras, et ils allaient ensemble le longdes quais, par le pont Royal, sur la place du Carrousel.

– Ayons l’air de flâner, papa, dit Hortense en débouchant par leguichet pour traverser cette immense place.

– Flâner ici ?… demanda railleusement le père.

– Nous sommes censés aller au Musée, et, là-bas, dit-elle enmontrant les baraques adossées aux murailles des maisons quitombent à angle droit sur la rue du Doyenné, tiens, il y a desmarchands de bric-à-brac, de tableaux…

– Ta cousine demeure là…

– Je le sais bien ; mais il ne faut pas qu’elle nousvoie…

– Et que veux-tu faire ? dit le baron en se trouvant àtrente pas environ des fenêtres de Mme Marneffe, à laquelle ilpensa soudain.

Hortense avait conduit son père devant le vitrage d’une desboutiques situées à l’angle du pâté de maisons qui longent lesgaleries du vieux Louvre et qui font face à l’hôtel de Nantes. Elleentra dans cette boutique en laissant son père occupé à regarderles fenêtres de la jolie petite dame qui, la veille, avait laisséson image au cœur du vieux beau, comme pour y calmer la blessurequ’il allait recevoir, et il ne put s’empêcher de mettre enpratique le conseil de sa femme.

– Rabattons-nous sur les petites bourgeoises, se dit-il en serappelant les adorables perfections de Mme Marneffe. Cette petitefemme-là me fera promptement oublier l’avide Josépha.

Or, voici ce qui se passa simultanément dans la boutique et horsde la boutique.

En examinant les fenêtres de sa nouvelle belle, le baron aperçutle mari qui, tout en brossant sa redingote lui-même, faisaitévidemment le guet et semblait attendre quelqu’un sur la place.Craignant d’être aperçu, puis reconnu plus tard, l’amoureux barontourna le dos à la rue du Doyenné, mais en se mettant de troisquarts afin de pouvoir y donner un coup d’oeil de temps en temps.Ce mouvement le fit rencontrer presque face à face avec MmeMarneffe, qui, venant des quais, doublait le promontoire desmaisons pour retourner chez elle. Valérie éprouva comme unecommotion en recevant le regard étonné du baron, et elle y réponditpar une oeillade de prude.

– Jolie femme, s’écria le baron, et pour qui l’on ferait biendes folies !

– Eh ! monsieur, répondit-elle en se retournant comme unefemme qui prend un parti violent, vous êtes M. le baron Hulot,n’est-ce pas ?

Le baron, de plus en plus stupéfait, fit un gested’affirmation.

– Eh bien, puisque le hasard a marié deux fois nos yeux, et quej’ai le bonheur de vous avoir intrigué ou intéressé, je vous diraiqu’au lieu de faire des folies vous devriez bien faire justice… Lesort de mon mari dépend de vous.

– Comment l’entendez-vous ? demanda galamment le baron.

– C’est un employé de votre direction, à la guerre, division deM. Lebrun, bureau de M. Coquet, répondit-elle en souriant.

– Je me sens disposé, madame… madame… ?

– Mme Marneffe.

– Ma petite madame Marneffe, à faire des injustices pour vosbeaux yeux… J’ai dans votre maison une cousine, et j’irai la voirun de ces jours, le plus tôt possible, venez m’y présenter votrerequête.

– Excusez mon audace, monsieur le baron ; mais vouscomprendrez comment j’ai pu oser parler ainsi, je suis sansprotection.

– Ah ! ah !

– Oh ! monsieur, vous vous méprenez, dit-elle en baissantles yeux.

Le baron crut que le soleil venait de disparaître.

– Je suis au désespoir, mais je suis une honnête femme,reprit-elle. J’ai perdu, il y a six mois, mon seul protecteur, lemaréchal Montcornet.

– Ah ! vous êtes sa fille ?

– Oui, monsieur, mais il ne m’a jamais reconnue.

– Afin de pouvoir vous laisser une partie de sa fortune.

– Il ne m’a rien laissé, monsieur, car on n’a pas trouvé detestament.

– Oh ! pauvre petite, le maréchal a été surpris parl’apoplexie… Allons, espérez, madame ; on doit quelque chose àla fille d’un des chevaliers Bayard de l’Empire.

Mme Marneffe salua gracieusement, et fut aussi fière de sonsuccès que le baron l’était du sien.

– D’où diable vient-elle si matin ? se demanda-t-il enanalysant le mouvement onduleux de la robe auquel elle imprimaitune grâce peut-être exagérée. Elle a la figure trop fatiguée pourrevenir du bain, et son mari l’attend. C’est inexplicable, et celadonne beaucoup à penser.

Chapitre 21Le roman de la fille

Mme Marneffe une fois rentrée, le baron voulut savoir ce quefaisait sa fille dans la boutique. En y entrant, comme il regardaittoujours les fenêtres de Mme Marneffe, il faillit heurter un jeunehomme au front pâle, aux yeux gris pétillants, vêtu d’un paletotd’été en mérinos noir, d’un pantalon de gros coutil et de souliersà guêtres en cuir jaune, qui sortait comme un braque ; et ille vit courir vers la maison de Mme Marneffe, où il entra. En seglissant dans la boutique, Hortense y avait distingué tout aussitôtle fameux groupe mis en évidence sur une table placée au centredans le champ de la porte.

Sans les circonstances auxquelles elle en devait laconnaissance, ce chef-d’œuvre eût vraisemblablement frappé la jeunefille par ce qu’il faut appeler le brio des grandes choses, ellequi certes aurait pu poser, en Italie, pour la statue du Brio.

Toutes les œuvres des gens de génie n’ont pas au même degré cebrillant, cette splendeur visible à tous les yeux, même à ceux designorants. Ainsi certains tableaux de Raphaël, tels que la célèbreTransfiguration, la Madone de Foligno, les fresques des Stanze, auVatican, ne commanderont pas soudain l’admiration, comme le Joueurde violon de la galerie Sciarra, les portraits des Doni et laVision d’Ezéchiel de la galerie Pitti, le Portement de croix de lagalerie Borghèse, le Mariage de la Vierge du musée Bréra, à Milan.Le Saint Jean-Baptiste, de la tribune ; Saint Luc peignant laVierge, à l’Académie de Rome, n’ont pas le charme du portrait deLéon X et de la Vierge de Dresde. Néanmoins, tout est de la mêmevaleur. Il y a plus ! les Stanze, la Transfiguration, lesCamaïeux et les trois tableaux de chevalet du Vatican sont ledernier degré du sublime et de la perfection. Mais ceschefs-d’œuvre exigent de l’admirateur le plus instruit une sorte detension, une étude pour être compris dans toutes leursparties ; tandis que le Violoniste, le Mariage de la Vierge,la Vision d’Ezéchiel, entrent d’eux-mêmes dans votre cœur par ladouble porte des yeux, et s’y font leur place ; vous aimez àles recevoir ainsi sans aucune peine ; ce n’est pas le comblede l’art, c’en est le bonheur. Ce fait prouve qu’il se rencontredans la génération des œuvres artistiques les mêmes hasards denaissance que dans les familles où il y a des enfants heureusementdoués, qui viennent beaux et sans faire de mal à leurs mères, à quitout sourit, à qui tout réussit ; il y a enfin les fleurs dugénie comme les fleurs de l’amour.

Ce brio, mot italien intraduisible et que nous commençons àemployer, est le caractère des premières œuvres. C’est le fruit dela pétulance et de la fougue intrépide du talent jeune, pétulancequi se retrouve plus tard dans certaines heures heureuses ;mais ce brio ne sort plus alors du cœur de l’artiste ; et, aulieu de le jeter dans ses œuvres comme un volcan lance ses feux, ille subit, il le doit à des circonstances, à l’amour, à la rivalité,souvent à la haine, et plus encore aux commandements d’une gloire àsoutenir.

Le groupe de Wenceslas était à ses œuvres à venir ce qu’est leMariage de la Vierge à l’œuvre total de Raphaël, le premier pas dutalent fait dans une grâce inimitable, avec l’entrain de l’enfanceet son aimable plénitude, avec sa force cachée sous des chairsroses et blanches trouées par des fossettes qui font comme deséchos aux rires de la mère. Le prince Eugène a, dit-on, payé quatrecent mille francs ce tableau, qui vaudrait un million pour un paysprivé de tableaux de Raphaël, et l’on ne donnerait pas cette sommepour la plus belle des fresques, dont cependant la valeur est biensupérieure comme art.

Hortense contint son admiration en pensant à la somme de seséconomies de jeune fille, elle prit un petit air indifférent et ditau marchand :

– Quel est le prix de ça ?

– Quinze cents francs, répondit le marchand en jetant uneoeillade à un jeune homme assis sur un tabouret dans un coin.

Ce jeune homme devint stupide en voyant le vivant chef-d’œuvredu baron Hulot. Hortense, ainsi prévenue, reconnut alors l’artisteà la rougeur qui nuança son visage pâli par la souffrance, elle vitreluire dans deux yeux gris une étincelle allumée par saquestion ; elle regarda cette figure maigre et tirée commecelle d’un moine plongé dans l’ascétisme ; elle adora cettebouche rosée et bien dessinée, un petit menton fin, et les cheveuxchâtains à filaments soyeux du Slave.

– Si c’était douze cents francs, répondit-elle, je vous diraisde me l’envoyer.

– C’est antique, mademoiselle, fit observer le marchand, qui,semblable à tous ses confrères, croyait avoir tout dit avec ce necplus ultra du bric-à-brac.

– Excusez-moi, monsieur, c’est fait de cette année,répondit-elle tout doucement, et je viens précisément pour vousprier, si l’on consent à ce prix, de nous envoyer l’artiste, car onpourrait lui procurer des commandes assez importantes.

– Si les douze cent francs sont pour lui, qu’aurai-je pourmoi ? Je suis marchand, dit le boutiquier avec bonhomie.

– Ah ! c’est vrai, répliqua la jeune fille en laissantéchapper une expression de dédain.

– Ah ! mademoiselle, prenez ! je m’entendrai avec lemarchand, s’écria le Livonien hors de lui.

Fasciné par la sublime beauté d’Hortense et par l’amour pour lesarts qui se manifestait en elle, il ajouta :

– Je suis l’auteur de ce groupe, voici dix jours que je viensvoir trois fois par jour si quelqu’un en connaîtra la valeur et lemarchandera. Vous êtes ma première admiratrice, prenez !

– Venez, monsieur, avec le marchand, dans une heure d’ici… Voicila carte de mon père, répondit Hortense.

Puis, en voyant le marchand aller dans une pièce pour yenvelopper le groupe dans du linge, elle ajouta tout bas, au grandétonnement de l’artiste, qui crut rêver :

– Dans l’intérêt de votre avenir, monsieur Wenceslas, ne montrezpas cette carte, ne dites pas le nom de votre acquéreur à MlleFischer, car c’est notre cousine.

Ce mot « notre cousine » produisit un éblouissement à l’artiste,il entrevit le paradis en en voyant une des Eves tombées. Il rêvaitde la belle cousine dont lui avait parlé Lisbeth, autantqu’Hortense rêvait de l’amoureux de sa cousine, et, quand elleétait entrée :

– Ah ! pensait-il, si elle pouvait être ainsi !

On comprendra le regard que les deux amants échangèrent, ce futde la flamme, car les amoureux vertueux n’ont pas la moindrehypocrisie.

Chapitre 22Laissez faire les jeunes filles

– Eh bien, que diable fais-tu là dedans ? demanda le père àsa fille.

– J’ai dépensé mes douze cents francs d’économies, viens.

Elle reprit le bras de son père, qui répéta :

– Douze cents francs !

– Treize cents même !… mais tu me prêteras bien ladifférence.

– Et à quoi, dans cette boutique, as-tu pu dépenser cettesomme ?

– Ah ! voilà! répondit l’heureuse jeune fille ; sij’ai trouvé un mari, ce ne sera pas cher.

– Un mari, ma fille, dans cette boutique ?

– Ecoute, mon petit père, me défendrais-tu d’épouser un grandartiste ?

– Non, mon enfant. Un grand artiste, aujourd’hui, c’est unprince qui n’est pas titré; c’est la gloire et la fortune, les deuxplus grands avantages sociaux, après la vertu, ajouta-t-il d’unpetit ton cafard.

– Bien entendu, répondit Hortense. Et que penses-tu de lasculpture ?

– C’est une bien mauvaise partie, dit Hulot en hochant la tête.Il faut de grandes protections, outre un grand talent, car legouvernement est le seul consommateur. C’est un art sans débouchés,aujourd’hui qu’il n’y a plus ni grandes existences, ni grandesfortunes, ni palais substitués, ni majorats. Nous ne pouvons logerque de petits tableaux, de petites figures ; aussi les artssont-ils menacés par le petit.

– Mais un grand artiste qui trouverait des débouchés ?…reprit Hortense.

– C’est la solution du problème.

– Et qui serait appuyé?

– Encore mieux !

– Et noble ?

– Bah !

– Comte ?

– Et il sculpte !

– Il est sans fortune.

– Et il compte sur celle de Mlle Hortense Hulot ? ditrailleusement le baron en plongeant un regard d’inquisiteur dansles yeux de sa fille.

– Ce grand artiste, comte, et qui sculpte, vient de voir votrefille pour la première fois de sa vie, et, pendant cinq minutes,monsieur le baron, répondit Hortense d’un air calme à son père.Hier, vois-tu, mon cher bon petit père, pendant que tu étais à laChambre, maman s’est évanouie. Cet évanouissement, qu’elle a missur le compte de ses nerfs, venait de quelque chagrin relatif à monmariage manqué, car elle m’a dit que, pour vous débarrasser demoi…

– Elle t’aime trop pour avoir employé une expression…

– Peu parlementaire, reprit Hortense en riant ; non, ellene s’est pas servie de ce mot-là; mais, moi, je sais qu’une fille àmarier qui ne se marie pas est une croix très lourde à porter pourdes parents honnêtes. Eh bien, elle pense que, s’il se présentaitun homme d’énergie et de talent, à qui une dot de trente millefrancs suffirait, nous serions tous heureux ! Enfin ellejugeait convenable de me préparer à la modestie de mon futur sort,et de m’empêcher de m’abandonner à de trop beaux rêves… Ce quisignifiait la rupture de mon mariage, et pas de dot.

– Ta mère est une bien bonne, une bien noble et excellentefemme, répondit le père, profondément humilié, quoique assezheureux de cette confidence.

– Hier, elle m’a dit que vous l’autorisiez à vendre ses diamantspour me marier ; mais je voudrais qu’elle gardât ses diamants,et je voudrais trouver un mari. Je crois avoir trouvé l’homme, leprétendu qui répond au programme de maman…

– Là!… sur la place du Carrousel !… en unematinée ?

– Oh ! papa, le mal vient de plus loin, répondit-ellemalicieusement.

– Eh bien, voyons, ma petite fille, disons tout à notre bonpère, demanda-t-il d’un air câlin en cachant ses inquiétudes.

Sous la promesse d’un secret absolu, Hortense raconta le résuméde ses conversations avec la cousine Bette. Puis, en rentrant, ellemontra le fameux cachet à son père comme preuve de la sagacité deses conjectures. Le père admira, dans son for intérieur, laprofonde adresse des jeunes filles agitées par l’instinct, enreconnaissant la simplicité du plan que cet amour idéal avaitsuggéré, dans une seule nuit, à cette innocente fille.

– Tu vas voir le chef-d’œuvre que je viens d’acheter, on val’apporter, et le cher Wenceslas accompagnera le marchand… L’auteurd’un pareil groupe doit faire fortune ; mais obtiens-lui, parton crédit, une statue, et puis un logement à l’Institut…

– Comme tu vas ! s’écria le père. Mais, si on vous laissaitfaire, vous seriez mariés dans les délais légaux, dans onzejours…

– On attend onze jours ? répondit-elle en riant. Mais, encinq minutes, je l’ai aimé, comme tu as aimé maman en lavoyant ! et il m’aime, comme si nous nous connaissions depuisdeux ans. Oui, dit-elle à un geste que fit son père, j’ai lu dixvolumes d’amour dans ses yeux. Et ne sera-t-il pas accepté par vouset par maman pour mon mari, quand il vous sera démontré que c’estun homme de génie ? La sculpture est le premier desarts ! s’écria-t-elle en battant des mains et sautant. Tiens,je vais tout te dire…

– Il y a donc encore quelque chose ?… demanda le père ensouriant.

Cette innocence complète et bavarde avait tout à fait rassuré lebaron.

– Un aveu de la dernière importance, répondit- elle. Je l’aimaissans le connaître, mais j’en suis folle depuis une heure que jel’ai vu.

– Un peu trop folle, fit le baron, que le spectacle de cettenaïve passion réjouissait.

– Ne me punis pas de ma confiance, reprit-elle. C’est si bon decrier dans le cœur de son père : « J’aime, je suis heureused’aimer ! » répliqua-t-elle. Tu vas voir mon Wenceslas !Quel front plein de mélancolie !… des yeux gris où brille lesoleil du génie !… et comme il est distingué! Qu’en penses-tu,est-ce un beau pays, la Livonie ?… Ma cousine Bette épouser cejeune homme-là, elle qui serait sa mère !… Mais ce serait unmeurtre ! Comme je suis jalouse de ce qu’elle a dû faire pourlui ! Je me figure qu’elle ne verra pas mon mariage avecplaisir.

– Tiens, mon ange, ne cachons rien à ta mère, dit le baron.

– Il faudrait lui montrer ce cachet, et j’ai promis de ne pastrahir la cousine, qui a, dit-elle, peur des plaisanteries demaman, répondit Hortense.

– Tu as de la délicatesse pour le cachet, et tu voles à lacousine Bette son amoureux !

– J’ai fait une promesse pour le cachet, et je n’ai rien promispour l’auteur.

Cette aventure, d’une simplicité patriarcale, convenaitsingulièrement à la situation secrète de cette famille ; aussile baron, en louant sa fille de sa confiance, lui dit-il quedésormais elle devait s’en remettre à la prudence de sesparents.

– Tu comprends, ma petite fille, que ce n’est pas à toi det’assurer si l’amoureux de ta cousine est comte, s’il a des papiersen règle, et si sa conduite offre des garanties… Quant à tacousine, elle a refusé cinq partis quand elle avait vingt ans demoins, ce ne sera pas un obstacle, et je m’en charge.

– Ecoutez, mon père ; si vous voulez me voir mariée, neparlez à ma cousine de notre amoureux qu’au moment de signer moncontrat de mariage… Depuis six mois, je la questionne à cesujet !… Eh bien, il y a quelque chose d’inexplicable enelle…

– Quoi ? dit le père intrigué.

– Enfin ses regards ne sont pas bons, quand je vais trop loin,fût-ce en riant, à propos de son amoureux. Prenez vosrenseignements ; mais laissez-moi conduire ma barque. Maconfiance doit vous rassurer.

Le Seigneur a dit : « Laissez venir les enfants à moi ! » tues un de ceux qui reviennent, répondit le baron avec une légèreteinte de raillerie.

Chapitre 23Une entrevue

Après le déjeuner, on annonça le marchand, l’artiste et legroupe. La rougeur subite qui colora sa fille rendit la baronned’abord inquiète, puis attentive, et la confusion d’Hortense, lefeu de son regard, lui révélèrent bientôt le mystère, si peucontenu dans ce jeune cœur.

Le comte Steinbock, habillé tout en noir, parut au baron être unjeune homme fort distingué.

– Feriez-vous une statue en bronze ? lui demanda-t-il entenant le groupe.

Après avoir admiré de confiance, il passa le bronze à sa femme,qui ne se connaissait pas en sculpture.

– N’est-ce pas, maman, que c’est bien beau ? dit Hortense àl’oreille de sa mère.

– Une statue ! monsieur le baron, ce n’est pas si difficileà faire que d’agencer une pendule comme celle que voici, et quemonsieur a eu la complaisance d’apporter, répondit l’artiste à laquestion du baron.

Le marchand était occupé à déposer sur le buffet de la salle àmanger le modèle en cire des douze Heures que les Amours essayentd’arrêter.

– Laissez-moi cette pendule, dit le baron stupéfait de la beautéde cette œuvre, je veux la montrer aux ministres de l’intérieur etdu commerce.

– Quel est ce jeune homme qui t’intéresse tant ? demanda labaronne à sa fille.

– Un artiste assez riche pour exploiter ce modèle pourrait ygagner cent mille francs, dit le marchand de curiosités, qui pritun air capable et mystérieux en voyant l’accord des yeux entre lajeune fille et l’artiste. Il suffit de vendre vingt exemplaires àhuit mille francs, car chaque exemplaire coûterait environ milleécus à établir ; mais, en numérotant chaque exemplaire etdétruisant le modèle, on trouverait bien vingt amateurs, satisfaitsd’être les seuls à posséder cette œuvre-là.

– Cent mille francs ! s’écria Steinbock en regardant tour àtour le marchand, Hortense, le baron et la baronne.

– Oui, cent mille francs ! répéta le marchand, et, sij’étais assez riche, je vous l’achèterais, moi, vingt millefrancs ; car, en détruisant le modèle, cela devient unepropriété… Mais un des princes devrait payer ce chef-d’œuvre trenteou quarante mille francs, et en orner son salon. On n’a jamaisfait, dans les arts, de pendule qui contente à la fois lesbourgeois et les connaisseurs, et celle-là, monsieur, est lasolution de cette difficulté…

– Voici pour vous, monsieur, dit Hortense en donnant six piècesd’or au marchand, qui se retira.

– Ne parlez à personne au monde de cette visite, alla direl’artiste au marchand sur le seuil de la porte. Si l’on vousdemande où nous avons porté le groupe, nommez le duc d’Hérouville,le célèbre amateur qui demeure rue de Varenne.

Le marchand hocha la tête en signe d’assentiment.

– Vous vous nommez ? demanda le baron à l’artiste quand ilrevint.

– Le comte Steinbock.

– Avez-vous des papiers qui prouvent ce que vousêtes ?…

– Oui, monsieur le baron, ils sont en langue russe et en langueallemande, mais sans légalisation…

– Vous sentez-vous la force de faire une statue de neufpieds ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, si les personnes que je vais consulter sont contentesde vos ouvrages, je puis vous obtenir la statue du maréchalMontcornet, que l’on veut ériger au Père-Lachaise, sur son tombeau.Le ministère de la guerre et les anciens officiers de la gardeimpériale donnent une somme assez importante pour que nous ayons ledroit de choisir l’artiste.

– Oh ! monsieur, ce serait ma fortune !… ditSteinbock, qui resta stupéfait de tant de bonheurs à la fois.

– Soyez tranquille, répondit gracieusement le baron, si les deuxministres, à qui je vais montrer votre groupe et ce modèle, sontémerveillés de ces deux œuvres, votre fortune est en bonchemin…

Hortense serrait le bras de son père à lui faire mal.

– Apportez-moi vos papiers, et ne dites rien de vos espérances àpersonne, pas même à notre vieille cousine Bette.

– Lisbeth ? s’écria Mme Hulot, achevant de comprendre lafin sans deviner les moyens.

– Je puis vous donner des preuves de mon savoir en faisant lebuste de madame,… ajouta Wenceslas.

Frappé de la beauté de Mme Hulot, depuis un moment l’artistecomparait la mère et la fille.

– Allons, monsieur, la vie peut devenir belle pour vous, dit lebaron, tout à fait séduit par l’extérieur fin et distingué du comteSteinbock. Vous saurez bientôt que personne, à Paris, n’a longtempsimpunément du talent, et que tout travail constant y trouve sarécompense.

Hortense tendit au jeune homme en rougissant une jolie boursealgérienne qui contenait soixante pièces d’or. L’artiste, toujoursun peu gentilhomme, répondit à la rougeur d’Hortense par un colorisde pudeur assez facile à interpréter.

– Serait-ce, par hasard, le premier argent que vous recevez devos travaux ? demanda la baronne.

– Oui, madame, de mes travaux d’art, mais non de mes peines, carj’ai travaillé comme ouvrier…

– Eh bien, espérons que l’argent de ma fille vous porterabonheur ! répondit Mme Hulot.

– Et prenez-le sans scrupule, ajouta le baron en voyantWenceslas qui tenait toujours la bourse à la main sans la serrer.Cette somme sera remboursée par quelque grand seigneur, par unprince peut-être, qui nous la rendra certes avec usure pourposséder cette belle œuvre.

– Oh ! j’y tiens trop, papa, pour la céder à qui que cesoit, même au prince royal !

– Je puis faire pour mademoiselle un autre groupe plus joli quece…

– Ce ne serait pas celui-là, répondit-elle.

Et, comme honteuse d’en avoir trop dit, elle alla dans lejardin.

– Je vais donc briser le moule et le modèle en rentrant !dit Steinbock.

– Allons, apportez-moi vos papiers, et vous entendrez bientôtparler de moi, si vous répondez à tout ce que je conçois de vous,monsieur.

En entendant cette phrase, l’artiste fut obligé de sortir. Aprèsavoir salué Mme Hulot et Hortense, qui revint du jardin exprès pourrecevoir ce salut, il alla se promener dans les Tuileries sanspouvoir, sans oser rentrer dans sa mansarde, où son tyran l’allaitassommer de questions et lui arracher son secret.

L’amoureux d’Hortense imaginait des groupes et des statues parcentaines ; il se sentait une puissance à tailler lui-même lemarbre, comme Canova, qui, faible comme lui, faillit en périr. Ilétait transfiguré par Hortense, devenue pour lui l’inspirationvisible.

– Ah çà! dit la baronne à sa fille, qu’est-ce que celasignifie ?

– Eh bien, chère maman, tu viens de voir l’amoureux de notrecousine Bette, qui, j’espère, est maintenant le mien… Mais fermeles yeux, fais l’ignorante. Mon Dieu ! moi qui voulais tout tecacher, je vais tout te dire…

– Allons, adieu, mes enfants, s’écria le baron en embrassant safille et sa femme ; je vais aller peut-être voir la Chèvre, etje saurai d’elle bien des choses sur le jeune homme.

– Papa, sois prudent, répéta Hortense.

– Oh ! petite fille ! s’écria la baronne quandHortense eut fini de lui raconter son poème, dont le dernier chantétait l’aventure de cette matinée, chère petite fille, la plusgrande rouée de la terre sera toujours la Naïveté!

Les passions vraies ont leur instinct. Mettez un gourmand à mêmede prendre un fruit dans un plat, il ne se trompera pas et saisira,même sans voir, le meilleur. De même, laissez aux jeunes fillesbien élevées le choix absolu de leurs maris, si elles sont enposition d’avoir ceux qu’elles désigneront, elles se tromperontrarement. La nature est infaillible. L’œuvre de la nature, en cegenre, s’appelle : aimer à la première vue. En amour, la premièrevue est tout bonnement la seconde vue.

Le contentement de la baronne, quoique caché sous la dignitématernelle, égalait celui de sa fille ; car, des troismanières de marier Hortense dont avait parlé Crevel, la meilleure,à son gré, paraissait devoir réussir. Elle vit dans cette aventureune réponse de la Providence à ses ferventes prières.

Chapitre 24Où le hasard, qui se permet souvent des romans vrais, mène tropbien les choses pour qu’elles aillent longtemps ainsi

Le forçat de Mlle Fischer, obligé néanmoins de rentrer au logis,eut l’idée de cacher la joie de l’amoureux sous la joie del’artiste, heureux de son premier succès.

– Victoire ! mon groupe est vendu au duc d’Hérouville, quiva me donner des travaux, dit-il en jetant les douze cents francsen or sur la table de la vieille fille.

Il avait, comme on le pense bien, serré la bourse d’Hortense, illa tenait sur son cœur.

– Eh bien, répondit Lisbeth, c’est heureux, car je m’exterminaisà travailler. Vous voyez, mon enfant, que l’argent vient bienlentement dans le métier que vous avez pris, car voici le premierque vous recevez, et voilà bientôt cinq ans que vous piochez !Cette somme suffit à peine à rembourser ce que vous m’avez coûtédepuis la lettre de change qui me tient lieu de mes économies. Maissoyez tranquille, ajouta-t-elle après avoir compté, cet argent seratout employé pour vous. Nous avons là de la sécurité pour un an. Enun an, vous pouvez maintenant vous acquitter et avoir une bonnesomme à vous, si vous allez toujours de ce train-là.

En voyant le succès de sa ruse, Wenceslas fit des contes à lavieille fille sur le duc d’Hérouville.

– Je veux vous faire habiller tout en noir, à la mode, etrenouveler votre linge, car vous devez vous présenter bien mis chezvos protecteurs, répondit Bette. Et puis il vous faudra maintenantun appartement plus grand et plus convenable que votre horriblemansarde, et le bien meubler… Comme vous voilà gai ! vousn’êtes plus le même, ajouta-t-elle en examinant Wenceslas.

– Mais on a dit que mon groupe était un chef-d’œuvre.

– Eh bien, tant mieux ! Faites-en d’autres, répliqua cettesèche fille, toute positive et incapable de comprendre la joie dutriomphe ou la beauté dans les arts. Ne vous occupez plus de ce quiest vendu, fabriquez quelque autre chose à vendre. Vous avezdépensé deux cents francs d’argent, sans compter votre travail etvotre temps, à ce diable de Samson. Votre pendule vous coûtera plusde deux mille francs à faire exécuter. Tenez, si vous m’en croyez,vous devriez achever ces deux petits garçons couronnant la petitefille avec des bluets, ça séduira les Parisiens ! Moi, je vaispasser chez M. Graff, le tailleur, avant d’aller chez M. Crevel…Remontez chez vous, et laissez-moi m’habiller.

Le lendemain, le baron, devenu fou de Mme Marneffe, alla voir lacousine Bette, assez stupéfaite en ouvrant la porte de le trouverdevant elle, car il n’était jamais venu lui faire une visite. Aussise dit-elle en elle-même : « Hortense aurait-elle envie de monamoureux ?…  » car, la veille, elle avait appris, chez M.Crevel, la rupture du mariage avec le conseiller à la courroyale.

– Comment, mon cousin, vous ici ? Vous me venez voir pourla première fois de votre vie, assurément ce n’est pas pour mesbeaux yeux ?

– Beaux ! c’est vrai, répondit le baron, tu as les plusbeaux yeux que j’aie vus…

– Pourquoi venez-vous ? Tenez, me voilà honteuse de vousrecevoir dans un pareil taudis.

La première des deux pièces dont se composait l’appartement dela cousine Bette lui servait à la fois de salon, de salle à manger,de cuisine et d’atelier. Les meubles étaient ceux des ménagesd’ouvriers aisés : des chaises en noyer foncées de paille, unepetite table à manger en noyer, une table à travailler, desgravures enluminées dans des cadres en bois noirci, de petitsrideaux de mousseline aux fenêtres, une grande armoire en noyer, lecarreau bien frotté, bien reluisant de propreté, tout cela sans ungrain de poussière, mais plein de tons froids, un vrai tableau deTerburg où rien ne manquait, pas même sa teinte grise, représentépar un papier jadis bleuâtre et passé au ton de lin. Quant à lachambre personne n’y avait jamais pénétré.

Le baron embrassa tout d’un coup d’oeil, vit la signature de lamédiocrité dans chaque chose, depuis le poêle en fonte jusqu’auxustensiles de ménage, et il fut pris d’une nausée en se disant àlui-même :

– Voilà donc la vertu ! – Pourquoi je viens ?répondit-il à haute voix. Tu es une fille trop rusée pour ne pasfinir par le deviner, et il vaut mieux te le dire, s’écria-t-il ens’asseyant et regardant à travers la cour en entr’ouvrant le rideaude mousseline plissée. Il y a dans la maison une très joliefemme…

– Mme Marneffe ! Oh ! j’y suis ! dit-elle encomprenant tout. Et Josépha ?

– Hélas ! cousine, il n’y a plus de Josépha… J’ai été mis àla porte comme un laquais.

– Et vous voudriez ?… demanda la cousine en regardant lebaron avec la dignité d’une prude qui s’offense un quart d’heuretrop tôt.

– Comme Mme Marneffe est une femme très comme il faut, la femmed’un employé, que tu peux la voir sans te compromettre, reprit lebaron, je voudrais te voir voisiner avec elle. Oh ! soistranquille, elle aura les lus grands égards pour la cousine de M.le directeur.

En ce moment, on entendit le frôlement d’une robe dansl’escalier, accompagné par le bruit des pas d’une femme àbrodequins superfins. Le bruit cessa sur le palier. Après deuxcoups frappés à la porte, Mme Marneffe se montra.

– Pardonnez-moi, mademoiselle, cette irruption chez vous ;mais je ne vous ai point trouvée hier quand je suis venue vousfaire une visite ; nous sommes voisines, et, si j’avait su quevous étiez la cousine de M. le conseiller d’Etat, il y a longtempsque je vous aurais demandé votre protection auprès de lui. J’ai vuentrer M. le directeur, et alors j’ai pris la liberté devenir ; car mon mari, monsieur le baron, m’a parlé d’untravail sur le personnel qui sera soumis demain au ministre.

Elle avait l’air d’être émue, de palpiter ; mais elle avaittout bonnement monté l’escalier en courant.

– Vous n’avez pas besoin de faire la solliciteuse, belle dame,répondit le baron ; c’est à moi de vous demander la grâce devous voir.

– Eh bien, si mademoiselle le trouve bon, venez ! dit MmeMarneffe.

– Allez, mon cousin, je vais vous rejoindre, dit prudemment lacousine Bette.

La Parisienne comptait tellement sur la visite et surl’intelligence de M. le directeur, qu’elle avait fait non seulementune toilette appropriée à une pareille entrevue, mais encore unetoilette à son appartement. Dès le matin, on y avait mis des fleursachetées à crédit. Marneffe avait aidé sa femme à nettoyer lesmeubles, à rendre du lustre aux plus petits objets, en savonnant,en brossant, en époussetant tout. Valérie voulait se trouver dansun milieu plein de fraîcheur afin de plaire à M. le directeur, etplaire assez pour avoir le droit d’être cruelle, de lui tenir ladragée haute, comme à un enfant, en employant les ressources de latactique moderne. Elle avait jugé Hulot. Laissez vingt-quatreheures à une Parisienne aux abois, elle bouleverserait unministère.

Cet homme de l’Empire, habitué au genre Empire, devait ignorerabsolument les façons de l’amour moderne, les nouveaux scrupules,les différentes conversations inventées depuis 1830, et où lapauvre faible femme finit par se faire considérer comme la victimedes désirs de son amant, comme une sœur de charité qui panse desblessures, comme un ange qui se dévoue. Ce nouvel art d’aimerconsomme énormément de paroles évangéliques à l’œuvre du diable. Lapassion est un martyre. On aspire à l’idéal, à l’infini, de part etd’autre on veut devenir meilleurs par l’amour. Toutes ces bellesphrases sont un prétexte à mettre encore plus d’ardeur dans lapratique, plus de rage dans les chutes que par le passé. Cettehypocrisie, le caractère de notre temps, a gangrené la galanterie.On est deux anges, et l’on se comporte comme deux démons, si l’onpeut. L’amour n’avait pas le temps de s’analyser ainsi lui-mêmeentre deux campagnes, et, en 1809, il allait aussi vite quel’Empire, en succès. Or, sous la Restauration, le bel Hulot, enredevenant homme à femmes, avait d’abord consolé quelques anciennesamies alors tombées, comme des astres éteints, du firmamentpolitique, et, de là, vieillard, il s’était laissé capturer par lesJenny Cadine et les Josépha.

Mme Marneffe avait dressé ses batteries en apprenant lesantécédents du directeur, que son mari lui raconta longuement,après quelques renseignements pris dans les bureaux. La comédie dusentiment moderne pouvant voir pour le baron le charme de lanouveauté, le parti de Valérie était pris, et, disons-le, l’essaiqu’elle fit de sa puissance pendant cette matinée répondit à toutesses espérances. Grâce à ces manœuvres sentimentales, romanesques etromantiques, Valérie obtint, sans avoir rien promis, la place desous-chef et la croix de la Légion d’honneur pour son mari.

Cette petite guerre n’alla pas sans des dîners au Rocher deCancale, sans des parties de spectacle, sans beaucoup de cadeaux enmantilles, en écharpes, en robes, en bijoux. L’appartement de larue du Doyenné déplaisait ; le baron complota d’en meubler unmagnifiquement, rue Vanneau, dans une charmante maison moderne.

M. Marneffe obtint un congé de quinze jours, à prendre dans unmois, pour aller régler des affaires d’intérêt dans son pays, etune gratification. Il se promit de faire un petit voyage en Suissepour y étudier le beau sexe.

Si le baron Hulot s’occupa de sa protégée, il n’oublia pas sonprotégé. Le ministre du commerce, le comte Popinot, aimait les arts: il donna deux mille francs d’un exemplaire du groupe de Samson, àla condition que le moule serait brisé, pour qu’il n’existât queson Samson et celui de Mlle Hulot. Ce groupe excita l’admirationd’un prince à qui on porta le modèle de la pendule, et qui lacommanda ; mais elle devait être unique, et il en offrittrente mille francs. Les artistes consultés, au nombre desquels futStidmann, déclarèrent que l’auteur de ces deux œuvres pouvait faireune statue. Aussitôt, le maréchal prince de Wissembourg, ministrede la Guerre et président du comité de souscription pour lemonument du maréchal Montcornet, fit prendre une délibération parlaquelle l’exécution en était confiée à Steinbock. Le comte deRastignac, alors sous-secrétaire d’Etat, voulut une œuvre del’artiste dont la gloire surgissait aux acclamations de ses rivaux.Il obtint de Steinbock le délicieux groupe des deux petits garçonscouronnant une petite fille, et il lui promit un atelier au Dépôtdes marbres du gouvernement, situé, comme on sait, auGros-Caillou.

Ce fut le succès, mais le succès comme il vient à Paris,c’est-à-dire fou, le succès à écraser les gens qui n’ont pas desépaules et des reins à le porter, ce qui, par parenthèse, arrivesouvent. On parlait dans les journaux et dans les revues du comteWenceslas Steinbock, sans que lui ni Mlle Fischer en eussent lemoindre soupçon. Tous les jours, dès que Mlle Fischer sortait pourdîner, Wenceslas allait chez la baronne. Il y passait une ou deuxheures, excepté le jour où la Bette venait chez sa cousine Hulot.Cet état de choses dura pendant quelques jours.

Le baron, sûr des qualités et de l’état civil du comteSteinbock ; la baronne, heureuse de son caractère et de sesmœurs ; Hortense, fière de son amour approuvé, de la gloire deson prétendu, n’hésitaient plus à parler de ce mariage ;enfin, l’artiste était au comble du bonheur, quand une indiscrétionde Mme Marneffe mit tout en péril. Voici comment.

Chapitre 25Stratégie de Marneffe

Lisbeth, que le baron Hulot désirait lier avec Mme Marneffe pouravoir un oeil dans ce ménage, avait déjà dîné chez Valérie, qui, deson côté, voulant avoir une oreille dans la famille Hulot,caressait beaucoup la vieille fille. Valérie eut donc l’idéed’engager Mlle Fischer à pendre la crémaillère du nouvelappartement où elle devait s’installer. La vieille fille, heureusede trouver une maison de plus où aller dîner et captée par MmeMarneffe, l’avait prise en affection. De toutes les personnes aveclesquelles elle s’était liée, aucune n’avait fait autant de fraispour elle. En effet, Mme Marneffe, toute aux petits soins pour MlleFischer, se trouvait, pour ainsi dire, vis-à-vis d’elle ce qu’étaitla cousine Bette vis-à-vis de la baronne, de M. Rivet, de Crevel,de tous ceux enfin qui la recevaient à dîner. Les Marneffe avaientsurtout excité la commisération de la cousine Bette en lui laissantvoir la profonde détresse de leur ménage, et la vernissant commetoujours, des plus belles couleurs : des amis obligés et ingrats,des maladies ; une mère, Mme Fortin, à qui l’on avait caché sadétresse, et morte en se croyant toujours dans l’opulence, grâce àdes sacrifices plus qu’humains, etc.

– Pauvres gens ! disait-elle à son cousin Hulot, vous avezbien raison de vous intéresser à eux, ils le méritent bien, car ilssont si courageux, si bons ! Ils peuvent à peine vivre avecmille écus de leur place de sous-chef, car ils ont fait des dettesdepuis la mort du maréchal Montcornet ! C’est barbarie augouvernement de vouloir qu’un employé qui a femme et enfants vive,dans Paris, avec deux mille quatre cents francsd’appointements.

Une jeune femme qui, pour elle, avait des semblants d’amitié,qui lui disait tout en la consultant, la flattant et paraissantvouloir se laisser conduire par elle, devint donc en peu de tempsplus chère à l’excentrique cousine Bette que tous ses parents.

De son côté, le baron, admirant dans Mme Marneffe une décence,une éducation, des manières que ni Jenny Cadine, ni Josépha, nileurs amies ne lui avaient offertes, s’était épris pour elle, en unmois, d’une passion de vieillard, passion insensée qui semblaitraisonnable. En effet, il n’apercevait là ni moqueries, ni orgies,ni dépenses folles, ni dépravation, ni mépris des choses sociales,ni cette indépendance absolue qui, chez l’actrice et chez lacantatrice, avaient causé tous ses malheurs. Il échappait égalementà cette rapacité de courtisane, comparable à la soif du sable.

Mme Marneffe, devenue son amie et sa confidente, faisaitd’étranges façons pour accepter la moindre chose de lui.

– Bon pour les places, les gratifications, tout ce que vouspouvez nous obtenir du gouvernement ; mais ne commencez paspar déshonorer la femme que vous dites aimer, disait Valérie ;autrement, je ne vous croirai pas… Et j’aime à vous croire,ajoutait-elle avec une oeillade à la sainte Thérèse guignant leciel.

A chaque présent, c’était un fort à emporter, une conscience àvioler. Le pauvre baron employait des stratagèmes pour offrir unebagatelle, fort chère d’ailleurs, en s’applaudissant de rencontrerenfin une vertu, de trouver la réalisation de ses rêves. Dans ceménage primitif (disait-il), le baron était aussi dieu que chezlui. M. Marneffe paraissait être à mille lieues de croire que leJupiter de son ministère eût l’intention de descendre en pluie d’orchez sa femme, et il se faisait le valet de son auguste chef.

Mme Marneffe, âgée de vingt-trois ans, bourgeoise pure ettimorée, fleur cachée dans la rue du Doyenné, devait ignorer lesdépravations et la démoralisation courtisanesques qui maintenantcausaient d’affreux dégoûts au baron, car il n’avait pas encoreconnu les charmes de la vertu qui combat, et la craintive Valérieles lui faisait savourer, comme dit la chanson, tout le long de larivière.

Une fois la question ainsi posée entre Hector et Valérie,personne ne s’étonnera d’apprendre que Valérie ait su d’Hector lesecret du prochain mariage du grand artiste Steinbock avecHortense. Entre un amant sans droits et une femme qui ne se décidepas facilement à devenir une maîtresse, il se passe des luttesorales et morales où la parole trahit souvent la pensée, de mêmeque, dans un assaut, le fleuret prend l’animation de l’épée duduel. L’homme le plus prudent imite alors M. de Turenne. Le baronavait donc laissé entrevoir toute la liberté d’action que lemariage de sa fille lui donnerait, pour répondre à l’aimanteValérie, qui s’était plus d’une fois écriée :

– Je ne conçois pas qu’on fasse une faute pour un homme qui neserait pas tout à nous !

Déjà le baron avait mille fois juré que, depuis vingt-cinq ans,tout était fini entre Mme Hulot et lui.

– On la dit si belle ! répliquait Mme Marneffe, je veux despreuves.

– Vous en aurez, dit le baron, heureux de ce vouloir par lequelsa Valérie se compromettait.

– Et comment ? il faudrait ne jamais me quitter, avaitrépondu Valérie.

Hector avait alors été forcé de révéler ses projets en exécutionrue Vanneau pour démontrer à sa Valérie qu’il songeait à lui donnercette moitié de la vie qui appartient à une femme légitime, ensupposant que le jour et la nuit partagent également l’existencedes gens civilisés. Il parla de quitter décemment sa femme en lalaissant seule, une fois que sa fille serait mariée. La baronnepasserait alors tout son temps chez Hortense et chez les jeunesHulot, il était sûr de l’obéissance de sa femme.

– Dès lors, mon petit ange, ma véritable vie, mon vrai ménagesera rue Vanneau.

– Mon Dieu, comme vous disposez de moi !… dit alors MmeMarneffe. Et mon mari ?…

– Cette guenille !

– Le fait est qu’auprès de vous, c’est cela… , répondit-elle enriant.

Chapitre 26Terrible indiscrétion

Mme Marneffe eut une furieuse envie de voir le jeune comteSteinbock après en avoir appris l’histoire ; peut-être envoulait-elle obtenir quelque bijou, pendant qu’elle vivait encoresous le même toit. Cette curiosité déplut tant au baron, queValérie jura de ne jamais regarder Wenceslas. Mais, après avoirfait récompenser l’abandon de cette fantaisie par un petit servicede thé complet en vieux Sèvres, pâte tendre, elle garda son désirau fond de son cœur, écrit comme sur un agenda. Donc, un jourqu’elle avait prié sa cousine Bette de venir prendre ensemble leurcafé dans sa chambre, elle la mit sur le chapitre de son amoureux,afin de savoir si elle pourrait le voir sans danger.

– Ma petite, dit-elle, car elles se traitaient mutuellement dema petite, pourquoi ne m’avez-vous pas encore présenté votreamoureux ?… Savez-vous qu’il est en peu de temps devenucélèbre ?

– Lui, célèbre ?

– Mais on ne parle que de lui !…

– Ah ! bah ! s’écria Lisbeth.

– Il va faire la statue de mon père, et je lui serai bien utilepour la réussite de son œuvre, car Mme Montcornet ne peut pas,comme moi, lui prêter une miniature de Sain, un chef-d’œuvre faiten 1809, avant la campagne de Wagram, et donné à ma pauvre mère,enfin un Montcornet jeune et beau…

Sain et Augustin tenaient à eux deux le sceptre de la peintureen miniature sous l’Empire.

– Il va, dites-vous, ma petite, faire une statue ?… demandaLisbeth.

– De neuf pieds, commandée par le ministère de la Guerre. Ah çà!d’où sortez-vous ? je vous apprends ces nouvelles-là! Mais legouvernement va donner au comte Steinbock un atelier et un logementau Gros-Caillou, au Dépôt des marbres ; votre Polonais en serapeut-être le directeur, une place de deux mille francs, une bagueau doigt…

– Comment savez-vous tout cela, quand, moi, je ne le saispas ? dit enfin Lisbeth en sortant de sa stupeur.

– Voyons, ma chère petite cousine Bette, dit gracieusement MmeMarneffe, êtes-vous susceptible d’une amitié dévouée, à touteépreuve ? Voulez-vous que nous soyons comme deux sœurs ?Voulez-vous me jurer de n’avoir pas plus de secrets pour moi que jen’en aurai pour vous, d’être mon espion comme je serai levôtre ?… Voulez-vous surtout me jurer que vous ne me vendrezjamais, ni à mon mari, ni à M. Hulot, et que vous n’avouerez jamaisque c’est moi qui vous ai dit…

Mme Marneffe s’arrêta dans cette œuvre de picador, la cousineBette l’effraya. La physionomie de la Lorraine était devenueterrible. Ses yeux noirs et pénétrants avaient la fixité de ceuxdes tigres. Sa figure ressemblait à celles que nous supposons auxpythonisses, elle serrait les dents pour les empêcher de claquer,et une affreuse convulsion faisait trembler ses membres. Elle avaitglissé sa main crochue entre son bonnet et ses cheveux pour lesempoigner et soutenir sa tête, devenue trop lourde ; ellebrûlait ! La fumée de l’incendie qui la ravageait semblaitpasser par ses rides comme par autant de crevasses labourées parune éruption volcanique. Ce fut un spectacle sublime.

– Eh bien, pourquoi vous arrêtez-vous ? dit-elle d’une voixcreuse ; je serai pour vous tout ce que j’étais pour lui.Oh ! je lui aurais donné mon sang !…

– Vous l’aimez donc ?…

– Comme s’il était mon enfant !…

– Eh bien, reprit Mme Marneffe en respirant plus à l’aise,puisque vous ne l’aimez que comme ça, vous allez être bienheureuse, car vous le voulez heureux ?

Lisbeth répondit par un signe de tête rapide comme celui d’unefolle.

– Il épouse dans un mois votre petite-cousine.

– Hortense ? cria la vieille fille en se frappant le frontet en se levant.

– Ah çà! vous l’aimez donc, ce jeune homme ? demanda MmeMarneffe.

– Ma petite, c’est entre nous à la vie, à la mort, dit MlleFischer. Oui, si vous avez des attachements, ils me seront sacrés.Enfin, vos vices deviendront pour moi des vertus, car j’en auraibesoin, moi, de vos vices !

– Vous viviez donc avec lui ? s’écria Valérie.

– Non, je voulais être sa mère…

– Ah ! je n’y comprends plus rien, reprit Valérie ;car alors vous n’êtes pas jouée ni trompée, et vous devez être bienheureuse de lui voir faire un beau mariage, le voilà lancé.D’ailleurs, tout est bien fini pour vous, allez. Notre artiste vatous les jours chez Mme Hulot, dès que vous sortez pour dîner…

– Adeline !… se dit Lisbeth, ô Adeline, tu me le payeras,je te rendrai plus laide que moi !…

– Mais vous voilà pâle comme une morte ! reprit Valérie. Ily a donc quelque chose ?… Oh ! suis-je bête ! lamère et la fille doivent se douter que vous mettriez des obstaclesà cet amour, puisqu’elles se cachent de vous, s’écria MmeMarneffe ; mais, si vous ne viviez pas avec le jeune homme,tout cela, ma petite, est pour moi plus obscur que le cœur de monmari…

– Oh ! vous ne savez pas, vous, reprit Lisbeth, vous nesavez pas ce que c’est que cette manigance-là! c’est le derniercoup qui tue ! En ai-je reçu, des meurtrissures à l’âme !Vous ignorez que, depuis l’âge où l’on sent, j’ai été immolée àAdeline ! On me donnait des coups, et on lui faisait descaresses ! J’allais mise comme une souillon, et elle étaitvêtue comme une dame. Je piochais le jardin, j’épluchais leslégumes ; et, elle, ses dix doigts ne se remuaient que pourarranger des chiffons !… Elle a épousé le baron, elle estvenue briller à la cour de l’empereur, et je suis restée jusqu’en1809 dans mon village, attendant un parti sortable, pendant quatreans ; ils m’en ont tirée, mais pour me faire ouvrière et pourme proposer des employés, des capitaines qui ressemblaient à desportiers !… J’ai eu pendant vingt-six ans tous leurs restes…Et voilà que, comme dans l’Ancien Testament, le pauvre possède unseul agneau qui fait son bonheur, et le riche qui a des troupeauxenvie la brebis du pauvre et la lui dérobe… sans le prévenir, sansla lui demander. Adeline me filoute mon bonheur !…Adeline ! Adeline ! je te verrai dans la boue et plus basque moi !… Hortense, que j’aimais, m’a trompée… Le baron… Non,cela n’est pas possible. Voyons, redites-moi les choses qui làdedans peuvent être vraies ?

– Calmez-vous, ma petite…

– Valérie, mon cher ange, je vais me calmer, répondit cettefille bizarre en s’asseyant. Une seule chose peut me rendre laraison : donnez-moi une preuve !…

– Mais votre cousine Hortense possède le groupe de Samson, dontvoici la lithographie publiée par une revue ; elle l’a payé deses économies ; et c’est le baron qui, dans l’intérêt de sonfutur gendre, le lance et obtient tout.

– De l’eau !… de l’eau ! demanda Lisbeth après avoirjeté les yeux sur la lithographie, au bas de laquelle elle lut :Groupe appartenant à Mlle Hulot d’Ervy. De l’eau ! ma têtebrûle, je deviens folle !

Mme Marneffe apporta de l’eau ; la vieille fille ôta sonbonnet, défit ses noirs cheveux, et se mit la tête dans la cuvetteque lui tint sa nouvelle amie ; elle s’y trempa le front àplusieurs reprises, et arrêta l’inflammation commencée. Après cetteimmersion, elle retrouva tout son empire sur elle-même.

– Pas un mot, dit-elle à Mme Marneffe en s’essuyant, pas un motde tout ceci… Voyez !… je suis tranquille, et tout est oublié,je pense à bien autre chose !

– Elle sera demain à Charenton, c’est sûr, se dit Mme Marneffeen regardant la Lorraine.

– Que faire ? reprit Lisbeth. Voyez-vous, mon petit ange,il faut se taire, courber la tête, et aller à la tombe, comme l’eauva droit à la rivière. Que tenterais-je ? Je voudrais réduiretout ce monde, Adeline, sa fille, le baron, en poussière !Mais que peut une parente pauvre contre toute une familleriche ?… Ce serait l’histoire du pot de terre contre le pot defer.

– Oui, vous avez raison, répondit Valérie ; il fautseulement s’occuper de tirer le plus de foin à soi du râtelier.Voilà la vie à Paris.

– Et, dit Lisbeth, je mourrai promptement, allez, si je perdscet enfant, à qui je croyais toujours servir de mère, avec qui jecomptais vivre toute ma vie…

Elle eut des larmes dans les yeux, et s’arrêta. Cettesensibilité chez cette fille de soufre et de feu fit frissonner MmeMarneffe.

– Eh bien, je vous trouve, dit-elle en prenant la main deValérie, c’est une consolation dans ce grand malheur… Nous nousaimerons bien ; et pourquoi nous quitterions-nous ? jen’irai jamais sur vos brisées. On ne m’aimera jamais, moi !…tous ceux qui voulaient de moi m’épousaient à cause de laprotection de mon cousin… Avoir de l’énergie à escalader leparadis, et l’employer à se procurer du pain, de l’eau, desguenilles et une mansarde ! Ah ! c’est là, ma petite, unmartyre ! J’y ai séché.

Elle s’arrêta brusquement et plongea dans les yeux bleus de MmeMarneffe un regard noir qui traversa l’âme de cette jolie femme,comme la lame d’un poignard lui eût traversé le cœur.

– Et pourquoi parler ? s’écria-t-elle en s’adressant unreproche à elle-même. Ah ! je n’en ai jamais tant dit,allez !… La triche en reviendra à son maître !…ajouta-t-elle après une pause, en employant une expression dulangage enfantin. Comme vous dites sagement : aiguisons nos dentset tirons du râtelier le plus de foin possible.

– Vous avez raison, dit Mme Marneffe, que cette crise effrayaitet qui ne se souvenait plus d’avoir émis cet apophtegme. Je vouscrois dans le vrai, ma petite. Allez, la vie n’est déjà pas silongue, il faut en tirer parti tant qu’on peut, et employer lesautres à son plaisir !… J’en suis arrivée là, moi, sijeune ! J’ai été élevée en enfant gâtée, mon père s’est mariépar ambition et m’a presque oubliée, après avoir fait de moi sonidole, après m’avoir élevée comme la fille d’une reine ! Mapauvre mère, qui me berçait des plus beaux rêves, est morte dechagrin en me voyant épouser un petit employé à douze cents francs,vieux et froid libertin à trente-neuf ans, corrompu comme un bagne,et qui ne voyait en moi que ce qu’on voyait en vous, un instrumentde fortune !… Eh bien, j’ai fini par trouver que cet hommeinfâme est le meilleur des maris. En me préférant les sales guenonsdu coin de la rue, il me laisse libre. S’il prend tous sesappointements pour lui, jamais il ne me demande compte de lamanière dont je me fais des revenus…

A son tour, elle s’arrêta, comme une femme qui se sent entraînéepar le torrent de la confidence, et, frappée de l’attention que luiprêtait Lisbeth, elle jugea nécessaire de s’assurer d’elle avant delui livrer ses derniers secrets.

– Voyez, ma petite, quelle est ma confiance en vous !…reprit Mme Marneffe, à qui Lisbeth répondit par un signeexcessivement rassurant.

On jure souvent par les yeux et par un mouvement de tête plussolennellement qu’à la cour d’assises.

Chapitre 27Confidences suprêmes

– J’ai tous les dehors de l’honnêteté, reprit Mme Marneffe enposant sa main sur la main de Lisbeth comme pour en accepter lafoi, je suis une femme mariée et je suis ma maîtresse, à tel pointque, le matin, en partant pour le ministère, s’il prend fantaisie àMarneffe de me dire adieu et qu’il trouve la porte de ma chambrefermée, il s’en va tout tranquillement. Il aime son enfant moinsque je n’aime un des enfants en marbre qui jouent au pied d’un desdeux Fleuves, aux Tuileries. Si je ne viens pas dîner, il dîne trèsbien avec la bonne, car la bonne est toute à monsieur, et, tous lessoirs, après le dîner, il sort pour ne rentrer qu’à minuit ou uneheure. Malheureusement, depuis un an, me voilà sans femme dechambre, ce qui veut dire que, depuis un an, je suis veuve… Je n’aieu qu’une passion, un bonheur… c’était un riche Brésilien partidepuis un an, ma seule faute ! Il est allé vendre ses biens,tout réaliser pour pouvoir s’établir en France. Que trouvera-t-ilde sa Valérie ? un fumier. Bah ! ce sera sa faute et nonla mienne, pourquoi tarde-t-il tant à revenir ? Peut-êtreaussi aura-t-il fait naufrage, comme ma vertu.

– Adieu, ma petite, dit brusquement Lisbeth ; nous ne nousquitterons plus jamais. Je vous aime, je vous estime, je suis àvous ! Mon cousin me tourmente pour que j’aille loger dansvotre future maison, rue Vanneau, je ne le voulais pas, car j’aibien deviné la raison de cette nouvelle bonté…

– Tiens, vous m’auriez surveillée, je le sais bien, dit MmeMarneffe.

– C’est bien là la raison de sa générosité, répliqua Lisbeth. AParis la plupart des bienfaits sont des spéculations, comme lamoitié des ingratitudes sont des vengeances !… Avec uneparente pauvre, on agit comme avec les rats à qui l’on présente unmorceau de lard. J’accepterai l’offre du baron, car cette maisonm’est devenue odieuse. Ah çà! nous avons assez d’esprit toutes lesdeux pour savoir taire ce qui nous nuirait, et dire ce qui doitêtre dit ; ainsi, pas d’indiscrétion, et une amitié…

– A toute épreuve !… s’écria joyeusement Mme Marneffe,heureuse d’avoir un porte-respect, une confidente, une espèce detante honnête. Ecoutez ! le baron fait bien les choses, rueVanneau…

– Je crois bien, reprit Lisbeth, il en est à trente millefrancs ! je ne sais où il les a pris, par exemple, carJosépha, la cantatrice, l’avait saigné à blanc. Oh ! vous êtesbien tombée, ajouta-t-elle. Le baron volerait pour celle qui tientson cœur entre deux petites mains blanches et satinées comme lesvôtres.

– Eh bien, reprit Mme Marneffe avec la sécurité des filles quin’est que l’insouciance, ma petite, dites donc, prenez de ceménage-ci tout ce qui pourra vous aller pour votre nouveaulogement… cette commode, cette armoire à glace, ce tapis, latenture…

Les yeux de Lisbeth se dilatèrent par l’effet d’une joieinsensée, elle n’osait croire un pareil cadeau.

– Vous faites plus pour moi dans un moment que mes parentsriches en trente ans !… s’écria-t-elle. Ils ne se sont jamaisdemandé si j’avais des meubles ! A sa première visite, il y aquelques semaines, le baron a fait une grimace de riche à l’aspectde ma misère… Eh bien, merci, ma petite, je vous revaudrai cela,vous verrez plus tard comment !

Valérie accompagna sa cousine Bette jusque sur le palier, où lesdeux femmes s’embrassèrent.

– Comme elle pue la fourmi !… se dit la jolie femme quandelle fut seule ; je ne l’embrasserai pas souvent, macousine ! Cependant, prenons garde, il faut la ménager, elleme sera bien utile, elle me fera faire fortune.

En vraie créole de Paris, Mme Marneffe abhorrait la peine, elleavait la nonchalance des chattes, qui ne courent et ne s’élancentque forcées par la nécessité. Pour elle, la vie devait être toutplaisir, et le plaisir devait être sans difficultés. Elle aimaitles fleurs, pourvu qu’on les lui fît venir chez elle. Elle neconcevait pas une partie de spectacle sans une bonne loge tout àelle, et une voiture pour s’y rendre.

Ces goûts de courtisane, Valérie les tenait de sa mère, combléepar le général Montcornet pendant les séjours qu’il faisait àParis, et qui, pendant vingt ans, avait vu tout le monde à sespieds ; qui, gaspilleuse, avait tout dissipé, tout mangé danscette vie luxueuse dont le programme est perdu depuis la chute deNapoléon. Les grands de l’Empire ont égalé, dans leurs folies, lesgrands seigneurs d’autrefois. Sous la Restauration, la noblesses’est toujours souvenue d’avoir été battue et volée ; aussi,mettant à part deux ou trois exceptions, est-elle devenue économe,sage, prévoyante, enfin bourgeoise et sans grandeur. Depuis, 1830 aconsommé l’œuvre de 1793. En France, désormais, on aura de grandsnoms, mais plus de grandes maisons, à moins de changementspolitiques, difficiles à prévoir. Tout y prend le cachet de lapersonnalité. La fortune des plus sages est viagère. On y a détruitla famille.

La puissante étreinte de la misère qui mordait au sang Valériele jour où, selon l’expression de Marneffe, elle avait fait Hulot,avait décidé cette jeune femme à prendre sa beauté pour moyen defortune. Aussi, depuis quelques jours éprouvait-elle le besoind’avoir auprès d’elle, à l’instar de sa mère, une amie dévouée àqui l’on confie ce qu’on doit cacher à une femme de chambre, et quipeut agir, aller, venir, penser pour nous, une âme damnée enfin,consentant à un partage inégal de la vie. Or, elle avait deviné,tout aussi bien que Lisbeth, les intentions dans lesquelles lebaron voulait la lier avec la cousine Bette. Conseillée par laredoutable intelligence de la créole parisienne qui passe sesheures étendue sur un divan, à promener la lanterne de sonobservation dans tous les coins obscurs des âmes, des sentiments etdes intrigues, elle avait inventé de se faire un complice del’espion. Probablement cette terrible indiscrétion étaitpréméditée ; elle avait reconnu le vrai caractère de cetteardente fille, passionnée à vide, et voulait se l’attacher. Aussicette conversation ressemblait-elle à la pierre que le voyageurjette dans un gouffre pour s’en démontrer physiquement laprofondeur. Et Mme Marneffe avait eu peur en trouvant tout à lafois un Iago et un Richard III dans cette fille, en apparence sifaible, si humble et si peu redoutable.

Chapitre 28Transformation de la Bette

En un instant, la cousine Bette était redevenue elle-même ;en un instant, ce caractère de Corse et de sauvage, ayant brisé lesfaibles attaches qui le courbaient, avait repris sa menaçantehauteur, comme un arbre s’échappe des mains de l’enfant qui l’aplié jusqu’à lui pour y voler des fruits verts.

Pour quiconque observe le monde social, ce sera toujours unobjet d’admiration que la plénitude, la perfection et la rapiditédes conceptions chez les natures vierges.

La virginité, comme toutes les monstruosités, a des richessesspéciales, des grandeurs absorbantes. La vie, dont les forces sontéconomisées, a pris chez l’individu vierge une qualité derésistance et de durée incalculable. Le cerveau s’est enrichi dansl’ensemble de ses facultés réservées. Lorsque les gens chastes ontbesoin de leur corps ou de leur âme, qu’ils recourent à l’action ouà la pensée, ils trouvent alors de l’acier dans leurs muscles ou dela science infuse dans leur intelligence, une force diabolique oula magie noire de la volonté.

Sous ce rapport, la vierge Marie, en ne la considérant pour unmoment que comme un symbole, efface par sa grandeur tous les typesindous, égyptiens et grecs. La Virginité, mère des grandes choses,magna parens rerum, tient dans ses belles mains blanches la clefdes mondes supérieurs. Enfin, cette grandiose et terrible exceptionmérite tous les honneurs que lui décerne l’Eglise catholique.

En un moment donc, la cousine Bette devint le Mohican dont lespièges sont inévitables, dont la dissimulation est impénétrable,dont la décision rapide est fondée sur la perfection inouïe desorganes. Elle fut la haine et la vengeance sans transaction, commeelles sont en Italie, en Espagne et en Orient. Ces deux sentiments,qui sont doublés de l’amitié, de l’amour poussés jusqu’à l’absolu,ne sont connus que dans les pays baignés de soleil. Mais Lisbethfut surtout fille de la Lorraine, c’est-à-dire résolue àtromper.

Elle ne prit pas volontiers cette dernière partie de sonrôle ; elle fit une singulière tentative, due à son ignoranceprofonde. Elle imagina que la prison était ce que les enfantsl’imaginent tous, elle confondit la mise au secret avecl’emprisonnement. La mise au secret est le superlatif del’emprisonnement, et ce superlatif est le privilège de la justicecriminelle.

En sortant de chez Mme Marneffe, Lisbeth courut chez M. Rivet etle trouva dans son cabinet.

-Eh bien, mon bon monsieur Rivet, lui dit-elle après avoir misle verrou à la porte du cabinet, vous aviez raison, lesPolonais !… c’est de la canaille… tous gens sans foi niloi.

– Des gens qui veulent mettre l’Europe en feu, dit le pacifiqueRivet, ruiner tous les commerces et les commerçants pour une patriequi, dit-on, est tout marais, pleine d’affreux Juifs, sans compterles Cosaques et les paysans, espèces de bêtes féroces classées àtort dans le genre humain. Ces Polonais méconnaissent le tempsactuel. Nous ne sommes plus des barbares ! La guerre s’en va,ma chère demoiselle, elle s’en est allée avec les rois. Notre tempsest le triomphe du commerce, de l’industrie et de la sagessebourgeoise qui ont créé la Hollande. Oui, dit-il en s’animant, noussommes dans une époque où les peuples doivent tout obtenir par ledéveloppement légal de leurs libertés, et par le jeu pacifique desinstitutions constitutionnelles ; voilà ce que les Polonaisignorent, et j’espère… Vous dites, ma belle ? ajouta-t-il ens’interrompant et voyant, à l’air de son ouvrière, que la hautepolitique était hors de sa compréhension.

– Voici le dossier, répliqua Bette ; si je ne veux pasperdre mes trois mille deux cent dix francs, il faut mettre cescélérat en prison…

– Ah ! je vous l’avais bien dit ! s’écria l’oracle duquartier Saint-Denis.

La maison Rivet, successeur de Pons frères, était toujoursrestée rue des Mauvaises-Paroles, dans l’ancien hôtel Langeais,bâti par cette illustre maison au temps où les grands seigneurs segroupaient autour du Louvre.

– Aussi, vous ai-je donné des bénédictions en venant ici !…répondit Lisbeth.

– S’il peut ne se douter de rien, il sera coffré dès quatreheures du matin, dit le juge en consultant son almanach pourvérifier le lever du soleil ; mais après-demain seulement, caron ne peut pas l’emprisonner sans l’avoir prévenu qu’on veutl’arrêter par un commandement avec dénonciation de la contraintepar corps. Ainsi…

– Quelle bête de loi, dit la cousine Bette, car le débiteur sesauve.

– Il en a bien le droit, répliqua le juge en souriant. Aussi,tenez, voici comment…

– Quant à cela, je prendrai le papier, dit la Bette eninterrompant le consul, je le lui remettrai en lui disant que j’aiété forcée de faire de l’argent et que mon prêteur a exigé cetteformalité. Je connais mon Polonais, il ne dépliera seulement pas lepapier, il en allumera sa pipe !

– Ah ! pas mal ! pas mal, mademoiselle Fischer !Eh bien, soyez tranquille, l’affaire sera bâclée. Mais, uninstant ! ce n’est pas le tout que de coffrer un homme, on nese passe ce luxe judiciaire que pour toucher son argent. Par quiserez-vous payée ?

– Par ceux qui lui donnent de l’argent.

– Ah ! oui, j’oubliais que le ministre de la Guerre l’achargé du monument érigé à l’un de nos clients. Ah ! la maisona fourni bien des uniformes au général Montcornet, il lesnoircissait promptement à la fumée des canons, celui-là! Quelbrave ! et il payait recta !

Un maréchal de France a pu sauver l’empereur ou son pays, ilpayait recta sera toujours son plus bel éloge dans la bouche d’uncommerçant.

– Eh bien, à samedi, monsieur Rivet, vous aurez vos glandsplats. A propos, je quitte la rue du Doyenné, je vais demeurer rueVanneau.

– Vous faites bien, je vos voyais avec peine dans ce trou qui,malgré ma répugnance pour tout ce qui ressemble à de l’opposition,déshonore, j’ose le dire, oui ! déshonore le Louvre et laplace du Carrousel. J’adore Louis-Philippe, c’est mon idole, il estla représentation auguste, exacte de la classe sur laquelle il afondé sa dynastie, et je n’oublierai jamais ce qu’il a fait pour lapassementerie en rétablissant la garde nationale…

– Quand je vous entends parler ainsi, dit Lisbeth, je me demandepourquoi vous n’êtes pas député.

– On craint mon attachement à la dynastie, répondit Rivet, mesennemis politiques sont ceux du roi. Ah ! c’est un noblecaractère, une belle famille ; enfin, reprit-il en continuantson argumentation, c’est notre idéal : des mœurs, de l’économie,tout ! Mais la finition du Louvre est une des conditionsauxquelles nous avons donné la couronne, et la liste civile, àlaquelle on n’a pas fixé de terme, j’en conviens, nous laisse lecœur de Paris dans un état navrant… C’est parce que je suis justemilieu que je voudrais voir le juste milieu de Paris dans un autreétat. Votre quartier fait frémir. On vous y aurait assassinée unjour ou l’autre… Eh bien, voilà votre M. Crevel nommé chef debataillon de sa légion, j’espère que c’est nous qui lui fournironssa grosse épaulette.

– J’y dîne aujourd’hui ; je vous l’enverrai.

Lisbeth crut avoir à elle son Livonien en se flattant de coupertoutes les communications entre le monde et lui. Ne travaillantplus, l’artiste serait oublié comme un homme enterré dans uncaveau, où seule elle irait le voir. Elle eut ainsi deux jours debonheur, car elle espéra donner des coups mortels à la baronne et àsa fille.

Pour se rendre chez M. Crevel, qui demeurait rue des Saussayes,elle prit par le pont du Carrousel, le quai Voltaire, le quaid’Orsay, la rue Bellechasse, la rue de l’Université, le pont de laConcorde et l’avenue de Marigny. Cette route illogique était tracéepar la logique des passions, toujours excessivement ennemie desjambes.

La cousine Bette, tant qu’elle fut sur les quais, regarda larive droite de la Seine en allant avec une grande lenteur. Soncalcul était juste. Elle avait laissé Wenceslas s’habillant, ellepensait qu’aussitôt délivré d’elle l’amoureux irait chez la baronnepar le chemin le plus court. En effet, au moment où elle longeaitle parapet du quai Voltaire en dévorant la rivière, et marchant enidée sur l’autre rive, elle reconnut l’artiste dès qu’il débouchapar le guichet des Tuileries pour gagner le pont Royal. Ellerejoignit là son infidèle et put le suivre sans être vue par lui,car les amoureux se retournent rarement ; elle l’accompagnajusqu’à la maison de Mme Hulot, où elle le vit entrer comme unhomme habitué d’y venir.

Cette dernière preuve, qui confirmait les confidences de MmeMarneffe, mit Lisbeth hors d’elle-même.

Elle arriva chez le chef de bataillon nouvellement élu dans cetétat d’irritation mentale qui fait commettre les meurtres, ettrouva le père Crevel attendant ses enfants, M. et Mme Hulotjeunes, dans son salon.

Mais Célestin Crevel est le représentant si naïf et si vrai duparvenu parisien, qu’il est difficile d’entrer sans cérémonie chezcet heureux successeur de César Birotteau. Célestin Crevel est àlui seul tout un monde ; aussi mérite-t-il, plus que Rivet,les honneurs de la palette, à cause de son importance dans ce dramedomestique.

Chapitre 29De la vie et des opinions de M. Crevel

Avez-vous remarqué comme, dans l’enfance, ou dans lescommencements de la vie sociale, nous nous créons de nos propresmains un modèle, à notre insu, souvent ? Ainsi le commis d’unemaison de banque rêve, en entrant dans le salon de son patron, deposséder un salon pareil. S’il fait fortune, ce ne sera pas, vingtans plus tard, le luxe alors à la mode qu’il intronisera chez lui,mais le luxe arriéré qui le fascinait jadis. On ne sait pas toutesles sottises qui sont dues à cette jalousie rétrospective, de mêmequ’on ignore toutes les folies dues à ces rivalités secrètes quipoussent les hommes à imiter le type qu’ils se sont donné, àconsumer leurs forces pour être un clair de lune.

Crevel fut adjoint parce que son patron avait été adjoint, ilétait chef de bataillon parce qu’il avait eu envie des épaulettesde César Birotteau. Aussi, frappé des merveilles réalisées parl’architecte Grindot, au moment où la fortune avait mis son patronau haut de la roue, Crevel, comme il le disait dans son langage,n’en avait fait ni eune ni deusse, quand il s’était agi de décorerson appartement : il s’était adressé, les yeux fermés et la bourseouverte, à Grindot, architecte alors tout à fait oublié. On ne saitpas combien de temps vont encore les gloires éteintes, soutenuespar les admirations arriérées.

Grindot avait recommencé là pour la millième fois son salonblanc et or, tendu de damas rouge. Le meuble en bois de palissandresculpté comme on sculpte les ouvrages courants, sans finesse, avaitdonné pour la fabrique parisienne un juste orgueil à la province,lors de l’Exposition des produits de l’industrie. Les flambeaux,les bras, le garde-cendre, le lustre, la pendule, appartenaient augenre rocaille. La table ronde, immobile au milieu du salon,offrait un marbre incrusté de tous les marbres italiens et antiquesvenus de Rome, où se fabriquent ces espèces de cartesminéralogiques semblables à des échantillons de tailleurs quifaisait périodiquement l’admiration de tous les bourgeois querecevait Crevel.

Les portraits de feu Mme Crevel, de Crevel, de sa fille et deson gendre, dus au pinceau de Pierre Grassou, le peintre en renomdans la bourgeoisie, à qui Crevel devait le ridicule de sonattitude byronienne, garnissaient les parois, mis tous les quatreen pendants. Les bordures, payées mille francs pièce,s’harmonisaient bien avec toute cette richesse de café, qui certeseût fait hausser les épaules à un véritable artiste.

Jamais l’or n’a perdu la plus petite occasion de se montrerstupide. On compterait aujourd’hui dix Venises dans Paris, si lescommerçants retirés avaient eu cet instinct des grandes choses quidistingue les Italiens. De nos jours encore, un négociant milanaislègue très bien cinq cent mille francs au Duomo pour la dorure dela Vierge colossale qui en couronne la coupole. Canova ordonne,dans son testament, à son frère, de bâtir une église de quatremillions, et le frère y ajoute quelque chose du sien. Un bourgeoisde Paris (et tous ont, comme Rivet, un amour au cœur pour leurParis) penserait-il jamais à faire élever les clochers qui manquentaux tours de Notre-Dame ? Or, comptez les sommes recueilliespar l’Etat en successions sans héritiers. On aurait achevé tous lesembellissements de Paris avec le prix des sottises encarton-papier, en pâtes dorées, en fausses sculptures consomméesdepuis quinze ans par les individus du genre Crevel.

Au bout de ce salon se trouvait un magnifique cabinet meublé detables et d’armoires en imitation de Boulle.

La chambre à coucher, tout en perse, donnait également dans lesalon. L’acajou dans toute sa gloire infestait la salle à manger,où des vues de la Suisse, richement encadrées, ornaient despanneaux. Le père Crevel, qui rêvait un voyage en Suisse, tenait àposséder ce pays en peinture, jusqu’au moment où il irait le voiren réalité.

Crevel, ancien adjoint, décoré, garde national, avait, comme onle voit reproduit fidèlement toutes les grandeurs, même mobilières,de son infortuné prédécesseur. Là où, sous la Restauration, l’unétait tombé, celui-ci tout à fait oublié s’était levé, non par unsingulier jeu de fortune, mais par la force des choses. Dans lesrévolutions comme dans les tempêtes maritimes, les valeurs solidesvont à fond, le flot met les choses légères à fleur d’eau. CésarBirotteau, royaliste et en faveur, envié, devint le point de mirede l’opposition bourgeoise, tandis que la triomphante bourgeoisiese représentait elle-même dans Crevel.

Cet appartement, de mille écus de loyer, qui regorgeait detoutes les belles choses vulgaires que procure l’argent, prenait lepremier étage d’un ancien hôtel, entre cour et jardin. Tout s’ytrouvait conservé comme des coléoptères chez un entomologiste, carCrevel y demeurait très peu.

Ce local somptueux constituait le domicile légal de l’ambitieuxbourgeois. Servi là par une cuisinière et par un valet de chambre,il louait deux domestiques de supplément et faisait venir son dînerd’apparat de chez Chevet, quand il festoyait des amis politiques,des gens à éblouir, ou quand il recevait sa famille. Le siège de lavéritable existence de Crevel, autrefois rue Notre-Dame de Lorette,chez Mlle Héloïse Brise-tout, était transféré, comme on l’a vu, rueChauchat. Tous les matins, l’ancien négociant (tous les bourgeoisretirés s’intitulent anciens négociants) passait deux heures ruedes Saussayes pour y vaquer à ses affaires, et donnait le reste dutemps à Zaïre, ce qui tourmentait beaucoup Zaïre. Orosmane-Crevelavait un marché ferme avec Mlle Héloïse ; elle lui devait pourcinq cents francs de bonheur tous les mois, sans reports. Crevelpayait d’ailleurs son dîner et tous les extra. Ce contrat à primes,car il faisait beaucoup de présents, paraissait économique àl’ex-amant de la célèbre cantatrice. Il disait à ce sujet auxnégociants veufs, aimant trop leurs filles, qu’il valait mieuxavoir des chevaux loués au mois qu’une écurie à soi. Néanmoins, sil’on se rappelle la confidence du portier de la rue Chauchat aubaron, Crevel n’évitait ni le cocher ni le groom.

Crevel avait, comme on le voit, fait tourner son amour excessifpour sa fille au profit de ses plaisirs. L’immoralité de sasituation était justifiée par des raisons de haute morale. Puisl’ancien parfumeur tirait de cette vie (vie nécessaire, viedébraillée, régence, Pompadour, maréchal de Richelieu, etc.) unvernis de supériorité. Crevel se posait en homme à vues larges, engrand seigneur au petit pied, en homme généreux, sans étroitessedans les idées, le tout à raison d’environ douze à quinze centsfrancs par mois. Ce n’était pas l’effet d’une hypocrisie politique,mais un effet de vanité bourgeoise, qui néanmoins arrivait au mêmerésultat. A la Bourse, Crevel passait pour être supérieur à sonépoque, et surtout pour un bon vivant.

En ceci, Crevel croyait avoir dépassé son bonhomme Birotteau decent coudées.

Chapitre 30Suite du précédent

– Eh bien, s’écria Crevel en entrant en colère à l’aspect de lacousine Bette, c’est donc vous qui mariez Mlle Hulot avec un jeunecomte que vous avez élevé pour elle à la brochette ?…

– On dirait que cela vous contraire ? répondit Lisbeth enarrêtant sur Crevel un oeil pénétrant. Quel intérêt avez-vous doncà empêcher ma cousine de se marier ? car vous avez faitmanquer, m’a-t-on dit, son mariage avec le fils de M.Lebas ?…

– Vous êtes une bonne fille, bien discrète, reprit le pèreCrevel. Eh bien, croyez-vous que je pardonnerai jamais à monsieurHulot le crime de m’avoir enlevé Josépha,… surtout pour faire d’unehonnête créature, que j’aurais fini par épouser dans mes vieuxjours, une vaurienne, une saltimbanque, une fille d’Opéra ?…Non, non, jamais !

– C’est un bon homme cependant, M. Hulot, dit la cousineBette.

– Aimable, très aimable, trop aimable ! reprit Crevel je nelui veux pas de mal ; mais je désire prendre ma revanche, etje la prendrai. C’est mon idée fixe !

– Serait-ce à cause de cette envie-la que vous ne venez pluschez Mme Hulot ?

– Peut-être…

– Ah ! vous faisiez donc la cour à ma cousine ? ditLisbeth en souriant. Je m’en doutais.

– Et elle m’a traité comme un chien ; pis que cela, commeun laquais ; je dirai mieux, comme un détenu politique !Mais je réussirai, dit-il en fermant le poing et en s’en frappantle front.

– Pauvre homme, ce serait affreux de trouver sa femme en fraude,après avoir été renvoyé par sa maîtresse !…

– Josépha ! s’écria Crevel, Josépha l’aurait quitté,renvoyé, chassé?… Bravo, Josépha ! Josépha, tu m’as vengé! jet’enverrai deux perles pour mettre à tes oreilles, monex-biche !… Je ne sais rien de cela, car, après vous avoir vuele lendemain du jour où la belle Adeline m’a prié encore une foisde passer la porte, je suis allé chez les Lebas, à Corbeil, d’où jereviens. Héloïse a fait le diable pour m’envoyer à la campagne, etj’ai su la raison de ses menées : elle voulait pendre, et sans moi,la crémaillère rue Chauchat, avec des artistes, des cabotins, desgens de lettres… J’ai été joué! Je pardonnerai, car Héloïsem’amuse. C’est une Déjazet inédite. Comme elle est drôle, cettefille-là voici le billet que j’ai trouvé hier au soir :

« Mon bon vieux, j’ai dressé ma tente rue Chauchat. J’ai pris laprécaution de faire essuyer les plâtres par des amis. Tout va bien.Venez quand vous voudrez, monsieur. Agar attend son Abraham. »

Héloïse me dira des nouvelles, car elle sait sa bohème sur lebout du doigt.

– Mais mon cousin a très bien pris ce désagrément, répondit lacousine.

– Pas possible ! dit Crevel en s’arrêtant dans sa marchesemblable à celle d’un balancier de pendule.

– M. Hulot est d’un certain âge, fit malicieusement observerLisbeth.

– Je le connais, reprit Crevel ; mais nous nous ressemblonssous un certain rapport : Hulot ne pourra pas se passer d’unattachement. Il est capable de revenir à sa femme, se dit-il. Ceserait de la nouveauté pour lui, mais adieu ma vengeance. Voussouriez, mademoiselle Fischer… ah ! vous savez quelquechose ?…

– Je ris de vos idées, répondit Lisbeth. Oui, ma cousine estencore assez belle pour inspirer des passions ; moi, jel’aimerais, si j’étais homme.

– Qui a bu, boira ! s’écria Crevel ; vous vous moquezde moi ! Le baron aura trouvé quelque consolation.

Lisbeth inclina la tête par un geste affirmatif.

– Ah ! il est bien heureux de remplacer du jour aulendemain Josépha ! dit Crevel en continuant. Mais je n’ensuis pas étonné, car il me disait, un soir, à souper, que, dans sajeunesse, pour n’être pas au dépourvu, il avait toujours troismaîtresses, celle qu’il était en train de quitter, la régnante etcelle à laquelle il faisait la cour pour l’avenir. Il devait teniren réserve quelque grisette dans son vivier ! dans sonParc-aux-cerfs ! Il est très Louis XV, le gaillard !Oh ! est-il heureux d’être bel homme ! Néanmoins, ilvieillit, il est marqué… il aura donné dans quelque petiteouvrière.

– Oh ! non, répondit Lisbeth.

– Ah ! dit Crevel, que ne ferais-je pas pour l’empêcher depouvoir mettre son chapeau ! Il m’était impossible de luiprendre Josépha, les femmes de cette espèce ne reviennent jamais àleur premier amour. D’ailleurs, comme on dit, un retour n’estjamais de l’amour. Mais, cousine Bette, je donnerais bien,c’est-à-dire je dépenserais bien cinquante mille francs pourenlever à ce grand bel homme sa maîtresse, et lui prouver qu’ungros père à ventre de chef de bataillon et à crâne de futur mairede Paris ne se laisse pas souffler sa dame sans damer le pion…

– Ma situation, répondit Bette, m’oblige à tout entendre et à nerien savoir. Vous pouvez causer avec moi sans crainte, je ne répètejamais un mot de ce qu’on veut bien me confier. Pourquoivoulez-vous que je manque à cette loi de ma conduite ?personne n’aurait plus de confiance en moi.

– Je le sais, répliqua Crevel, vous êtes la perle des vieillesfilles… Voyons ! sacristie, il y a des exceptions. Tenez, ilsne vous ont jamais fait de rentes dans la famille…

– Mais j’ai ma fierté, je ne veux rien coûter à personne, ditBette.

– Ah ! si vous vouliez m’aider à me venger, reprit l’anciennégociant, je placerais dix mille francs en viager sur votre tête.Dites-moi, belle cousine, dites-moi quelle est la remplaçante deJosépha, et vous aurez de quoi payer votre loyer, votre petitdéjeuner le matin, ce bon café que vous aimez tant, vous pourrezvous donner du moka pur… hein ? Oh ! comme c’est bon, dumoka pur !

– Je ne tiens pas tant aux dix mille francs en viager, quiferaient près de cinq cents francs de rente, qu’à la plus entièrediscrétion, dit Lisbeth ; car, voyez-vous, mon bon monsieurCrevel, il est bien excellent pour moi, le baron, il va me payermon loyer…

– Oui, pendant longtemps ! comptez là-dessus ! s’écriaCrevel. Où le baron prendrait-il de l’argent ?

– Ah ! je ne sais pas. Cependant, il dépense plus de trentemille francs dans l’appartement qu’il destine à cette petitedame…

– Une dame ! Comment, ce serait une femme de la société? Lescélérat, est-il heureux ! il n’y en a que pour lui !

– Une femme mariée, bien comme il faut, reprit la cousine.

– Vraiment ? s’écria Crevel ouvrant des yeux animés autantpar le désir que par ce mot magique : une femme comme il faut.

– Oui, répondit Bette ; des talents, musicienne,vingt-trois ans, une jolie figure candide, une peau d’une blancheuréblouissante, des dents de jeune chien, des yeux comme des étoiles,un front superbe,… et des petits pieds, je n’en ai jamais vu depareils, ils ne sont pas plus larges que son busc.

– Et les oreilles ? demanda Crevel, vivement émoustillé parce signalement d’amour.

– Des oreilles à mouler, répondit-elle.

– De petites mains ?…

– Je vous dis, en un seul mot, que c’est un bijou de femme, etd’une honnêteté, d’une pudeur, d’une délicatesse !… une belleâme, un ange, toutes les distinctions, car elle a pour père unmaréchal de France…

– Un maréchal de France ! s’écria Crevel, qui fit un bondprodigieux sur lui-même. Mon Dieu ! saperlotte ! crénom ! nom d’un petit bonhomme !… Ah ! legredin ! – Pardon, cousine, je deviens fou !… Jedonnerais cent mille francs, je crois…

– Ah bien, oui ! je vous dis que c’est une femme honnête,une femme vertueuse. Aussi le baron a-t-il bien fait leschoses.

– Il est sans le sou,… vous dis-je.

– Il y a un mari qu’il a poussé…

– Par où? dit Crevel avec un rire amer.

– Déjà nommé sous-chef, ce mari, qui sera sans doutecomplaisant,… est porté pour avoir la croix.

– Le gouvernement devrait prendre garde, et respecter ceux qu’ila décorés en ne prodiguant pas la croix, dit Crevel d’un airpolitiquement piqué. Mais qu’a-t-il donc tant pour lui, ce grandmâtin de vieux baron ? reprit-il. Il me semble que je le vauxbien, ajouta-t-il en se mirant dans une glace et se mettant enposition. Héloïse m’a souvent dit, dans le moment où les femmes nementent pas, que j’étais étonnant.

– Oh ! répliqua la cousine, les femmes aiment les hommesgros, ils sont presque tous bons ; et, entre vous et le baron,moi, je vous choisirais. M. Hulot est spirituel, bel homme, il a dela tournure ; mais vous, vous êtes solide, et puis, tenez,…vous paraissez encore plus mauvais sujet que lui !

– C’est incroyable comme toutes les femmes, même les dévotes,aiment les gens qui ont cet air-là! s’écria Crevel en venantprendre la Bette par la taille, tant il jubilait.

– La difficulté n’est pas là, dit la Bette en continuant. Vouscomprenez qu’une femme qui trouve tant d’avantages ne fera pasd’infidélités à son protecteur pour des bagatelles, et celacoûterait plus de cent et quelques mille francs, car la petite damevoit son mari chef de bureau dans deux ans d’ici… C’est la misèrequi pousse ce pauvre petit ange dans le gouffre.

Crevel se promenait de long en large, comme un furieux, dans sonsalon.

– Il doit tenir à cette femme-là? demanda-t-il après un momentpendant lequel son désir ainsi fouetté par Lisbeth devint uneespèce de rage.

– Jugez-en ! reprit Lisbeth. Je ne crois pas encore qu’ilait obtenu ça ! dit-elle en faisant claquer l’ongle de sonpouce sous l’une de ses énormes palettes blanches, et il a déjàfait pour dix mille francs de cadeaux.

– Oh ! la bonne farce ! s’écria Crevel, si j’arrivaisavant lui !

– Mon Dieu, j’ai bien tort de vous faire ces cancans-là, repritLisbeth en paraissant éprouver un remords.

– Non. Je veux faire rougir votre famille. Demain, je place enviager, sur votre tête, une somme en cinq pour cent, de manière àvous faire six cents francs de rente, mais vous me direz tout : lenom, la demeure de la Dulcinée. Je puis vous l’avouer, je n’aijamais eu de femme comme il faut, et la plus grande de mesambitions, c’est d’en connaître une. Les houris de Mahomet ne sontrien en comparaison de ce que je me figure des femmes du monde.Enfin c’est mon idéal, c’est ma folie, et tellement que,voyez-vous, la baronne Hulot n’aura jamais cinquante ans pour moi,dit-il en se rencontrant sans le savoir avec un des esprits lesplus fins du dernier siècle. Tenez, ma bonne Lisbeth, je suisdécidé à sacrifier cent, deux cent… Chut ! voici mes enfants,je les vois qui traversent la cour. Je n’aurai jamais rien su parvous, je vous en donne ma parole d’honneur, car je ne veux pas quevous perdiez la confiance du baron, bien au contraire… Il doitjoliment aimer cette femme, mon compère !

– Oh ! il en est fou ! dit la cousine. Il n’a pas sutrouver quarante mille francs pour établir sa fille, et il les adénichés pour cette nouvelle passion.

– Et le croyez-vous aimé? demanda Crevel.

– A son âge !… répondit la vieille fille.

– Oh ! suis-je bête ! s’écria Crevel. Moi qui tolèreun artiste à Héloïse, absolument comme Henri IV permettaitBellegarde à Gabrielle. Oh ! la vieillesse ! lavieillesse ! – Bonjour, Célestine, bonjour, mon bijou ;et ton moutard ? Ah ! le voilà! Parole d’honneur, ilcommence à me ressembler. – Bonjour, Hulot, mon ami, cela vabien ?… Nous aurons bientôt un mariage de plus dans lafamille.

Célestine et son mari firent un signe en montrant Lisbeth, et lafille répondit effrontément à son père :

– Lequel donc ?

Crevel prit un air fin qui voulait dire que son indiscrétionallait être réparée.

– Celui d’Hortense, reprit-il ; mais ce n’est pas encoretout à fait décidé. Je viens de chez Lebas, et l’on parlait de MllePopinot pour notre jeune conseiller à la cour royale de Paris, quivoudrait bien devenir premier président en province… Allonsdîner.

Chapitre 31Dernière tentative de Caliban sur Ariel

A sept heures, Lisbeth revenait déjà chez elle en omnibus, caril lui tardait de revoir Wenceslas, de qui, depuis une vingtaine dejours, elle était la dupe, et à qui elle apportait son cabas pleinde fruits empilés par Crevel lui-même, dont la tendresse avaitredoublé pour sa cousine Bette. Elle monta dans la mansarde d’unevitesse à perdre la respiration, et trouva l’artiste occupé àterminer les ornements d’une boîte qu’il voulait offrir à sa chèreHortense. La bordure du couvercle représentait des hortensias danslesquels se jouaient des Amours. Le pauvre amant, pour subvenir auxfrais de cette boîte qui devait être en malachite, avait fait pourFlorent et Chanor deux torchères, en leur en abandonnant lapropriété, deux chefs-d’œuvre.

– Vous travaillez trop depuis quelques jours, mon bon ami, ditLisbeth en lui essuyant le front couvert de sueur et le baisant.Une pareille activité me paraît dangereuse au mois d’août.Vraiment, votre santé peut en souffrir… Tenez, voici des pêches,des prunes de chez M. Crevel… Ne vous tracassez pas tant, j’aiemprunté deux mille francs, et, à moins de malheur, nous pourronsles rendre si vous vendez votre pendule !… Cependant, j’aiquelques doutes sur mon prêteur, car il vient d’envoyer ce papiertimbré.

Elle plaça la dénonciation de la contrainte par corps sousl’esquisse du maréchal Montcornet.

– Pour qui faites-vous ces belles choses-là? demanda-t-elle enprenant les branches d’hortensias en cire rouge que Wenceslas avaitposées pour manger les fruits.

– Pour un bijoutier.

– Quel bijoutier ?

– Je ne sais pas, c’est Stidmann qui m’a prié de tortiller celapour lui, car il est pressé.

– Mais voilà des hortensias, dit-elle d’une voix creuse. Commentse fait-il que vous n’ayez jamais manié la cire pour moi ?Etait-ce donc si difficile d’inventer une bague, un coffret,n’importe quoi, un souvenir ! dit-elle en lançant un affreuxregard sur l’artiste, dont heureusement les yeux étaient baissés.Et vous dites que vous m’aimez !

– En doutez-vous,… mademoiselle ?

– Oh ! que voilà un mademoiselle bien chaud !… Tenez,vous avez été mon unique pensée depuis que je vous ai vu mourant,là… Quand je vous ai sauvé, vous vous êtes donné à moi, je ne vousai jamais parlé de cet engagement, mais je me suis engagée enversmoi-même, moi ! Je me suis dit : « Puisque ce garçon se donne àmoi, je veux le rendre heureux et riche ! » Eh bien, j’airéussi à faire votre fortune !

– Et comment ? demanda le pauvre artiste, au comble dubonheur et trop naïf pour soupçonner un piège.

– Voici comment, reprit la Lorraine.

Lisbeth ne put se refuser le plaisir sauvage de regarderWenceslas, qui la contemplait avec un amour filial où débordait sonamour pour Hortense, ce qui trompa la vieille fille. En apercevantpour la première fois de sa vie les torches de la passion dans lesyeux d’un homme, elle crut les y avoir allumées.

– M. Crevel nous commandite de cent mille francs pour fonder unemaison de commerce, si, dit-il, vous voulez m’épouser ; il ade singulières idées, ce gros bonhomme-là… Qu’en pensez-vous ?demanda-t-elle.

L’artiste, devenu pâle comme un mort, regarda sa bienfaitriced’un oeil sans lueur et qui laissait passer toute sa pensée. Ilresta béant et hébété.

– On ne m’a jamais si bien dit, reprit-elle avec un rire amer,que j’étais affreusement laide !

– Mademoiselle, répondit Steinbock, ma bienfaitrice ne serajamais laide pour moi ; j’ai pour vous une bien viveaffection, mais je n’ai pas trente ans, et…

– Et j’en ai quarante-trois ! dit Bette. Ma cousine Hulot,qui en a quarante-huit, fait encore des passions frénétiques ;mais elle est belle, elle !

– Quinze ans de différence entre nous, mademoiselle ! quelménage ferions-nous ? Pour nous-mêmes, je crois que nousdevons bien réfléchir. Ma reconnaissance sera certainement égale àvos bienfaits. D’ailleurs, votre argent vous sera rendu sous peu dejours.

– Mon argent ! cria-t-elle. Oh ! vous me traitez commesi j’étais un usurier sans cœur.

– Pardon, reprit Wenceslas, mais vous m’en parlez si souvent…Enfin, vous m’avez créé, ne me détruisez pas.

– Vous voulez me quitter, je le vois, dit-elle en hochant latête. Qui donc vous a donné la force de l’ingratitude, vous quiêtes comme un homme de papier mâché? Manqueriez-vous de confianceen moi, moi votre bon génie ?… moi qui si souvent ai passé lanuit à travailler pour vous ! moi qui vous ai livré leséconomies de toute ma vie ! moi qui, pendant quatre ans, aipartagé mon pain, le pain d’une pauvre ouvrière, avec vous, et quivous prêtais tout, jusqu’à mon courage !

– Mademoiselle, assez ! assez ! dit-il en se mettant àses genoux et lui tendant les mains. N’ajoutez pas un mot !Dans trois jours, je parlerai, je vous dirai tout ;laissez-moi, dit-il en lui baisant les mains, laissez-moi êtreheureux, j’aime et je suis aimé.

– Eh bien, sois heureux, mon enfant, dit-elle en lerelevant.

Puis elle l’embrassa sur le front et dans les cheveux avec lafrénésie que doit avoir le condamné à mort en savourant sa dernièrematinée.

– Ah ! vous êtes la plus noble et la meilleure descréatures, vous êtes l’égale de celle que j’aime, dit le pauvreartiste.

– Je vous aime assez encore pour trembler de votre avenir,reprit-elle d’un air sombre. Judas s’est pendu !… tous lesingrats finissent mal ! Vous me quittez, vous ne ferez plusrien qui vaille ! Songez que, sans nous marier, car je suisune vieille fille, je le sais, je ne veux pas étouffer la fleur devotre jeunesse, votre poésie, comme vous le dites, dans mes brasqui sont comme des sarments de vigne ; mais, sans nous marier,ne pouvons-nous pas rester ensemble ? Ecoutez, j’ai l’espritdu commerce, je puis vous amasser une fortune en dix ans detravail, car je m’appelle l’Economie, moi ; tandis qu’avec unejeune femme, qui sera tout dépense, vous dissiperez tout, vous netravaillerez qu’à la rendre heureuse. Le bonheur ne crée rien quedes souvenirs. Quand je pense à vous, moi, je reste les brasballants pendant des heures entières… Eh bien, Wenceslas, resteavec moi… Tiens, je comprends tout : tu auras des maîtresses, dejolies femmes semblables à cette petite Marneffe qui veut te voir,et qui te donnera le bonheur que tu ne peux pas trouver avec moi.Puis tu te marieras quand je t’aurai fait trente mille francs derente.

– Vous êtes un ange, mademoiselle, et je n’oublierai jamais cemoment-ci, répondit Wenceslas en essuyant ses larmes.

– Vous voilà comme je vous veux, mon enfant, dit-elle en leregardant avec ivresse.

La vanité chez nous tous est si forte, que Lisbeth crut à sontriomphe. Elle avait fait une si grande concession en offrant MmeMarneffe ! Elle éprouva la plus vive émotion de sa vie, ellesentit pour la première fois la joie inondant son cœur. Pourretrouver une seconde heure pareille, elle eût vendu son âme audiable.

– Je suis engagé, répondit-il, et j’aime une femme contrelaquelle aucune autre ne peut prévaloir. Mais vous êtes et vousserez toujours la mère que j’ai perdue.

Ce mot versa comme une avalanche de neige sur ce cratèreflamboyant. Lisbeth s’assit, contempla d’un air sombre cettejeunesse, cette beauté distinguée, ce front d’artiste, cette bellechevelure, tout ce qui sollicitait en elle les instincts comprimésde la femme, et de petites larmes aussitôt séchées mouillèrent pourun moment ses yeux. Elle ressemblait à ces grêles statues que lestailleurs d’images du moyen âge ont assises sur des tombeaux.

– Je ne te maudis pas, toi, dit-elle en se levant brusquement,tu n’es qu’un enfant. Que Dieu te protège !

Elle descendit et s’enferma dans son appartement.

– Elle m’aime, se dit Wenceslas, la pauvre créature. A-t-elleété chaudement éloquente ! Elle est folle.

Ce dernier effort de la nature sèche et positive, pour garderavec elle cette image de la beauté, de la poésie, avait eu tant deviolence, qu’il ne peut se comparer qu’à la sauvage énergie dunaufragé, essayant sa dernière tentative pour atteindre à lagrève.

Chapitre 32La vengeance manquée

Le surlendemain, à quatre heures et demie du matin, au moment oùle comte Steinbock dormait du plus profond sommeil, il entenditfrapper à la porte de sa mansarde ; il alla ouvrir, et vitentrer deux hommes mal vêtus, accompagnés d’un troisième, dontl’habillement annonçait un huissier malheureux.

– Vous êtes M. Wenceslas, comte Steinbock ? lui dit cedernier.

– Oui, monsieur.

– Je me nomme Grasset, monsieur, successeur de M. Louchard,garde du commerce…

– Eh bien ?

– Vous êtes arrêté, monsieur, il faut nous suivre à la prison deClichy… Veuillez vous habiller… Nous y avons mis des formes, commevous voyez : je n’ai point pris de garde municipal, il y a unfiacre en bas.

– Vous êtes emballé proprement… dit un des recors ; aussicomptons-nous sur votre générosité.

Steinbock s’habilla, descendit l’escalier, tenu sous chaque braspar un recors ; quand il fut mis en fiacre, le cocher partitsans ordre, et en homme qui sait où aller ; en une demi-heure,le pauvre étranger se trouva bien et dûment écroué, sans avoir faitune réclamation, tant était grande sa surprise.

A dix heures, il fut demandé au greffe de la prison, et il ytrouva Lisbeth, qui, tout en pleurs, lui donna de l’argent afin debien vivre et de se procurer une chambre assez vaste pour pouvoir ytravailler.

– Mon enfant, lui dit-elle, ne parlez de votre arrestation àpersonne, n’écrivez à âme qui vive, cela tuerait votre avenir, ilfaut cacher cette flétrissure, je vous aurai bientôt délivré, jevais réunir la somme… soyez tranquille. Ecrivez-moi ce que je doisvous apporter pour vos travaux. Je mourrai ou vous serez bientôtlibre.

– Oh ! je vous devrai deux fois la vie ! s’écria-t-il,car je perdrais plus que la vie, si l’on me croyait un mauvaissujet.

Lisbeth sortit la joie dans le cœur ; elle espéraitpouvoir, en tenant son artiste sous clef, faire manquer son mariageavec Hortense en le disant marié, gracié par les efforts de safemme, et parti pour la Russie. Aussi, pour exécuter ce plan, serendit-elle vers trois heures chez la baronne, quoique ce ne fûtpas le jour où elle y dînait habituellement ; mais ellevoulait jouir des tortures auxquelles sa petite-cousine allait êtreen proie au moment où Wenceslas avait coutume de venir.

– Tu viens dîner, Bette ? demanda la baronne en cachant sondésappointement.

– Mais oui.

– Bien ! répondit Hortense, je vais aller dire qu’on soitexact, car tu n’aimes pas à attendre.

Hortense fit un signe à sa mère pour la rassurer ; car ellese proposait de dire au valet de chambre de renvoyer M. Steinbockquand il se présenterait ; mais, le valet de chambre étantsorti, Hortense fut obligée de faire sa recommandation à la femmede chambre, et la femme de chambre monta chez elle pour y prendreson ouvrage afin de rester dans l’antichambre.

– Et mon amoureux ? dit la cousine Bette à Hortense quandelle fut revenue, vous ne m’en parlez plus.

– A propos, que devient-il ? dit Hortense, car il estcélèbre. Tu dois être contente, ajouta-t-elle à l’oreille de sacousine, on ne parle que de M. Wenceslas Steinbock.

– Beaucoup trop, répondit-elle à haute voix. Monsieur sedérange. S’il ne s’agissait que de le charmer au point del’emporter sur les plaisirs de Paris, je connais mon pouvoir ;mais on dit que, pour s’attacher un pareil artiste, l’empereurNicolas lui fait grâce…

– Ah bah ! fit la baronne.

– Comment sais-tu cela ? demanda Hortense, qui fut prisecomme d’une crampe au cœur.

– Mais, reprit l’atroce Bette, une personne à qui il appartientpar les liens les plus sacrés, sa femme, le lui a écrit hier. Ilveut partir ; ah ! il serait bien bête de quitter laFrance pour la Russie…

Hortense regarda sa mère en laissant sa tête aller de côté; labaronne n’eut que le temps de prendre sa fille évanouie, blanchecomme la dentelle de son fichu.

– Lisbeth ! tu m’a tué ma fille !… cria la baronne. Tues née pour notre malheur.

– Ah ! çà! quelle est ma faute en ceci, Adeline ?demanda la Lorraine en se levant et prenant une attitude menaçanteà laquelle, dans son trouble, la baronne ne fit aucuneattention.

– J’ai tort, répondit Adeline en soutenant Hortense.Sonne !

En ce moment, la porte s’ouvrit, les deux femmes tournèrent latête ensemble et virent Wenceslas Steinbock, à qui la cuisinière,en l’absence de la femme de chambre, avait ouvert la porte.

– Hortense ! cria l’artiste, qui bondit jusqu’au groupeformé par les trois femmes.

Et il embrassa sa prétendue au front sous les yeux de la mère,mais si pieusement, que la baronne ne s’en fâcha point. C’était,contre l’évanouissement, un sel meilleur que tous les sels anglais.Hortense ouvrit les yeux, vit Wenceslas, et ses couleurs revinrent.Un instant après, elle se trouva tout à fait remise.

– Voilà donc ce que vous me cachiez ? dit la cousine Betteen souriant à Wenceslas et en paraissant deviner la vérité d’aprèsla confusion des deux cousines. – Comment m’as-tu volé monamoureux ? dit-elle à Hortense en l’emmenant dans lejardin.

Hortense raconta naïvement le roman de son amour à sa cousine.Sa mère et son père, persuadés que la Bette ne se marierait jamais,avaient, dit-elle, autorisé les visites du comte Steinbock.Seulement, Hortense, en Agnès de haute futaie, mit sur le compte duhasard l’acquisition du groupe et l’arrivée de l’auteur, qui, selonelle, avait voulu savoir le nom de son premier acquéreur.

Steinbock vint aussitôt retrouver les deux cousines pourremercier avec effusion la vieille fille de sa prompte délivrance.Lisbeth répondit jésuitiquement à Wenceslas que, le créancier nelui ayant fait que de vagues promesses, elle ne comptait l’allerdélivrer que le lendemain, et que leur prêteur, honteux d’uneignoble persécution, avait sans doute pris les devants. La vieillefille d’ailleurs parut heureuse, et félicita Wenceslas sur sonbonheur.

– Méchant enfant ! lui dit-elle devant Hortense et sa mère,si vous m’aviez, avant-hier soir, avoué que vous aimiez ma cousineHortense et que vous en étiez aimé, vous m’auriez épargné bien deslarmes. Je croyais que vous abandonniez votre vieille amie, votreinstitutrice, tandis qu’au contraire vous allez être moncousin ; désormais vous m’appartiendrez par des liens faibles,il est vrai, mais qui suffisent aux sentiments que je vous aivoués…

Et elle embrassa Wenceslas au front. Hortense se jeta dans lesbras de sa cousine et fondit en larmes.

– Je te dois mon bonheur, lui dit-elle, je ne l’oublieraijamais…

– Cousine Bette, reprit la baronne en embrassant Lisbeth pendantl’ivresse où elle était de voir les choses si bien arrangées, lebaron et moi nous avons une dette envers toi, nousl’acquitterons ; viens causer d’affaires dans le jardin,dit-elle en l’emmenant.

Lisbeth joua donc en apparence le rôle du bon ange de lafamille ; elle se voyait adorée de Crevel, de Hulot, d’Adelineet d’Hortense.

– Nous voulons que tu ne travailles plus, dit la baronne. Ensupposant que tu puisses gagner quarante sous par jour, lesdimanches exceptés, cela fait six cents francs par an. Eh bien, àquelle somme montent tes économies ?

– Quatre mille cinq cent francs.

– Pauvre cousine ! dit la baronne.

Elle leva les yeux au ciel, tant elle se sentait attendrie enpensant à toutes les peines et aux privations que supposait cettesomme, amassée en trente ans. Lisbeth, qui se méprit au sens decette exclamation, y vit le dédain moqueur de la parvenue, et sahaine acquit une dose formidable de fiel, au moment même où sacousine abandonnait toutes ses défiances envers le tyran de sonenfance.

– Nous augmenterons cette somme de dix mille cinq cents francs,reprit Adeline, nous placerons le tout en ton nom commeusufruitière, et au nom d’Hortense comme nue propriétaire ; tuposséderas ainsi six cents francs de rente…

Lisbeth parut être au comble du bonheur. Quand elle revint, sonmouchoir sur les yeux et occupée à étancher des larmes de joie,Hortense lui raconta toutes les faveurs qui pleuvaient surWenceslas, le bien-aimé de toute la famille.

Chapitre 33Comment se font beaucoup de contrats de mariage

Au moment où le baron rentra, il trouva donc sa famille aucomplet, car la baronne avait officiellement salué le comteSteinbock du nom de fils, et fixé, sous la réserve de l’approbationde son mari, le mariage à quinzaine. Aussi, dès qu’il se montradans le salon, le conseiller d’Etat fut-il entouré par sa femme etpar sa fille, qui coururent au-devant de lui, l’une pour lui parlerà l’oreille et l’autre pour l’embrasser.

– Vous êtes allée trop loin en m’engageant ainsi, madame, ditsévèrement le baron. Ce mariage n’est pas fait, dit-il en jetant unregard sur Steinbock, qu’il vit pâlir.

Le malheureux artiste se dit :

– Il connaît mon arrestation.

– Venez, enfants, ajouta le père en emmenant sa fille et lefutur dans le jardin.

Et il alla s’asseoir avec eux sur un des bancs du kiosque, rongéde mousse.

– Monsieur le comte, aimez-vous ma fille autant que j’aimais samère ? demanda le baron à Wenceslas.

– Plus, monsieur, dit l’artiste.

– La mère était la fille d’un paysan et n’avait pas un liard defortune.

– Donnez-moi Mlle Hortense telle que la voilà, sans trousseaumême…

– Je vous crois bien ! dit le baron en souriant ;Hortense est la fille du baron Hulot d’Ervy, conseiller d’Etat,directeur à la guerre, grand officier de la Légion d’honneur, frèredu comte Hulot, dont la gloire est immortelle et qui sera sous peumaréchal de France. Et… elle a une dot !…

– C’est vrai, dit l’amoureux artiste, je parais avoir del’ambition ; mais ma chère Hortense serait la fille d’unouvrier, que je l’épouserais…

– Voilà ce que je voulais savoir, reprit le baron. Va-t’en,Hortense, laisse-moi causer avec M. le comte, tu vois qu’il t’aimebien sincèrement.

– O mon père, je savais bien que vous plaisantiez, réponditl’heureuse fille.

– Mon cher Steinbock, dit le baron avec une grâce infinie dediction et un grand charme de manières, quand il fut seul avecl’artiste, j’ai constitué à mon fils deux cent mille francs de dot,desquels le pauvre garçon n’a pas touché deux liards ; il n’enaura jamais rien. La dot de ma fille sera de deux cent mille francsque vous reconnaîtrez avoir reçus…

– Oui, monsieur le baron…

– Comme vous y allez, dit le conseiller d’Etat. Veuillezm’écouter. On ne peut pas demander à un gendre le dévouement qu’onest en droit d’attendre d’un fils. Mon fils savait tout ce que jepouvais faire et ce que je ferai pour son avenir : il seraministre, il trouvera facilement ses deux cent mille francs. Quantà vous, jeune homme, c’est autre chose ! Vous recevrezsoixante mille francs en une inscription cinq pour cent sur legrand-livre, au nom de votre femme. Cet avoir sera grevé d’unepetite rente à faire à Lisbeth, mais elle ne vivra pas longtemps,elle est poitrinaire, je le sais. Ne dites ce secret àpersonne ; que la pauvre fille meure en paix. Ma fille aura untrousseau de vingt mille francs ; sa mère y met pour six millefrancs de ses diamants…

– Monsieur, vous me comblez !… dit Steinbock stupéfait.

– Quant aux cent vingt mille francs restants…

– Cessez, monsieur, dit l’artiste, je ne veux que ma chèreHortense…

– Voulez-vous m’écouter, bouillant jeune homme ? Quant auxcent vingt mille francs, je ne les ai pas ; mais vous lesrecevrez…

– Monsieur !…

– Vous les recevrez du gouvernement, en commandes que je vousobtiendrai, je vous en donne ma parole d’honneur. Vous voyez, vousallez avoir un atelier au Dépôt des marbres. Exposez quelquesbelles statues, je vous ferai entrer à l’Institut. On a, en hautlieu, de la bienveillance pour mon frère et pour moi, j’espère doncréussir en demandant pour vous des travaux de sculpture àVersailles pour un quart de la somme. Enfin, vous recevrez quelquescommandes de la ville de Paris, vous en aurez de la Chambre despairs ; vous en aurez, mon cher, tant et tant, que vous serezobligé de prendre des aides. C’est ainsi que je m’acquitterai.Voyez si la dot ainsi payée vous convient, consultez vosforces…

– Je me sens la force de faire la fortune de ma femme à moiseul, si tout cela manquait ! dit le noble artiste.

– Voilà ce que j’aime ! s’écria le baron, la belle jeunessene doutant de rien ! J’aurais culbuté des armées pour unefemme ! Allons, dit-il en prenant la main du jeune sculpteuret y frappant, vous avez mon consentement. Dimanche prochain lecontrat, et le samedi suivant, à l’autel, c’est le jour de la fêtede ma femme !

– Tout va bien, dit la baronne à sa fille collée à la fenêtre,ton futur et ton père s’embrassent.

En rentrant chez lui, le soir, Wenceslas eut l’explication del’énigme que présentait sa délivrance ; il trouva chez leportier un gros paquet cacheté qui contenait le dossier de sacréance avec une quittance régulière, libellée au bas du jugement,et accompagné de la lettre suivante :

« Mon cher Wenceslas,

Je suis venu te voir ce matin, à dix heures, pour te présenter àune altesse royale qui désirait te connaître. Là, j’ai su que lesAnglais t’avaient emmené dans une de leurs petites îles dont lacapitale s’appelle Clichy’s Castle.

Je suis aussitôt allé voir Léon de Lora, à qui j’ai dit en riantque tu ne pouvais pas quitter la campagne où tu étais faute dequatre mille francs, et que tu allais compromettre ton avenir si tune te montrais pas à ton royal protecteur. Bridau, cet homme degénie qui a connu la misère et qui sait ton histoire, était là parbonheur. Mon fils, à eux deux, ils ont fait la somme, et je suisallé payer pour toi le bédouin qui a commis un crime de lèse-génieen te coffrant. Comme je devais être aux Tuileries à midi, je n’aipas pu te voir humant l’air libre. Je te sais gentilhomme, j’airépondu de toi à mes deux amis ; mais va les voir demain.

Léon et Bridau ne voudront pas de ton argent ; ils tedemanderont chacun un groupe, et ils auront raison. C’est ce quepense celui qui voudrait pouvoir se dire ton rival, et qui n’estque ton camarade,

Stidmann.

P.-S. – J’ai dit au prince que tu ne revenais de voyage quedemain, et il a dit : « Eh bien, demain ! »

Le comte Wenceslas se coucha dans les draps de pourpre que nousfait, sans un pli de rose, la Faveur, cette céleste boiteuse qui,pour les gens de génie, marche plus lentement encore que la Justiceet la Fortune, parce que Jupiter a voulu qu’elle n’eût pas debandeau sur les yeux. Facilement trompée par les étalages descharlatans, attirée par leurs costumes et leurs trompettes, elledépense à voir et à payer leurs parades le temps pendant lequelelle devrait chercher les gens de mérite dans les coins où ils secachent.

Maintenant, il est nécessaire d’expliquer comment M. le baronHulot était arrivé à grouper les chiffres de la dot d’Hortense, età satisfaire aux dépenses effrayantes du délicieux appartement oùdevrait s’installer Mme Marneffe. Sa conception financière portaitle cachet du talent qui guide les dissipateurs et les genspassionnés dans les fondrières, où tant d’accidents les font périr.Rien ne démontrera mieux la singulière puissance que communiquentles vices, et à laquelle on doit les tours de forcequ’accomplissent de temps en temps les ambitieux, les voluptueux,enfin tous les sujets du diable.

Chapitre 34Un magnifique exemplaire de séide

La veille, au matin, un vieillard, Johann Fischer, faute depayer trente mille francs encaissés par son neveu, se voyait dansla nécessité de déposer son bilan si le baron ne les lui remettaitpas.

Ce digne vieillard, en cheveux blancs, âgé de soixante et dixans, avait une confiance tellement aveugle en Hulot, qui, pour cebonapartiste, était une émanation du soleil napoléonien, qu’il sepromenait tranquillement avec le garçon de la Banque dansl’antichambre du petit rez-de-chaussée de huit cents francs deloyer où il dirigeait ses diverses entreprises de grains et defourrages.

– Marguerite est allée prendre les fonds à deux pas d’ici, luidisait-il.

L’homme vêtu de gris et galonné d’argent connaissait si bien laprobité du vieil Alsacien, qu’il voulait lui laisser ses trentemille francs de billets ; mais le vieillard le forçait derester, en lui objectant que huit heures n’étaient pas sonnées. Uncabriolet arrêta, le vieillard s’élança dans la rue et tendit lamain avec une sublime certitude au baron, qui lui donna trentebillets de banque.

– Allez à trois portes plus loin, je vous dirai pourquoi, dit levieux Fischer. – Voici, jeune homme, dit le vieillard en revenantcompter le papier au représentant de la Banque, qu’il escortajusqu’à la porte.

Quand l’homme de la Banque fut hors de vue, Fischer fitretourner le cabriolet où attendait son auguste neveu, le brasdroit de Napoléon, et lui dit en le ramenant chez lui :

– Voulez-vous que l’on sache à la Banque de France que vousm’avez versé les trente mille francs dont vous êtesendosseur ?… C’est déjà beaucoup trop d’y avoir mis lasignature d’un homme comme vous !…

– Allons au fond de votre jardinet, père Fischer, dit le hautfonctionnaire. Vous êtes solide, reprit-il en s’asseyant sous unberceau de vigne et toisant le vieillard comme un marchand de chairhumaine toise un remplaçant.

– Solide à placer en viager, répondit gaiement le petitvieillard sec, maigre, nerveux et à l’oeil vif.

– La chaleur vous fait-elle mal ?…

– Au contraire.

– Que dites-vous de l’Afrique ?

– Un joli pays !… Les Français y sont allés avec le petitcaporal.

– Il s’agit, pour nous sauver tous, dit le baron, d’aller enAlgérie…

– Et mes affaires ?…

– Un employé de la guerre, qui prend sa retraite et qui n’a pasde quoi vivre, vous achète votre maison de commerce.

– Que faire en Algérie ?

– Fournir les vivres de la guerre, grains et fourrages, j’aivotre commission signée. Vous trouverez vos fournitures dans lepays à soixante et dix pour cent au-dessous des prix auxquels nousvous en tiendrons compte.

– Qui me les livrera ?…

– Les razzias, l’achour, les khalifas. Il y a dans l’Algérie(pays encore peu connu, quoique nous y soyons depuis huit ans)énormément de grains et de fourrages. Or, quand ces denréesappartiennent aux Arabes, nous les leur prenons sous une foule deprétextes ; puis, quand elles sont à nous, les Arabess’efforcent de les reprendre. On combat beaucoup pour legrain ; mais on ne sait jamais au juste les quantités qu’on avolées de part et d’autre. On n’a pas le temps, en rase campagne,de compter les blés par hectolitre comme à la Halle et les foinscomme à la rue d’Enfer. Les chefs arabes, aussi bien que nosspahis, préférant l’argent, vendent alors ces denrées à de très basprix. L’administration de la guerre, elle, a des besoinsfixes ; elle passe des marchés à des prix exorbitants,calculés sur la difficulté de se procurer des vivres, sur lesdangers que courent les transports. Voilà l’Algérie au point de vuevivrier. C’est un gâchis tempéré par la bouteille à l’encre detoute administration naissante. Nous ne pouvons pas y voir clairavant une dizaine d’années, nous autres administrateurs, mais lesparticuliers ont de bons yeux. Donc, je vous envoie y faire votrefortune ; je vous y mets, comme Napoléon mettait un maréchalpauvre à la tête d’un royaume où l’on pouvait protéger secrètementla contrebande. Je suis ruiné, mon cher Fischer. Il me faut centmille francs dans un an d’ici…

– Je ne vois pas de mal à les prendre aux Bédouins, répliquatranquillement l’Alsacien. Cela se faisait ainsi sous l’Empire…

– L’acquéreur de votre établissement viendra vous voir ce matinet vous comptera dix mille francs, reprit le baron Hulot. N’est-cepas tout ce qu’il vous faut pour aller en Afrique ?

Le vieillard fit un signe d’assentiment.

– Quant aux fonds, là-bas, soyez tranquille, reprit le baron. Jetoucherai le reste du prix de votre établissement d’ici, j’en aibesoin.

– Tout est à vous, même mon sang, dit le vieillard.

– Oh ! ne craignez rien, reprit le baron en croyant à sononcle plus de perspicacité qu’il n’en avait ; quant à nosaffaires d’achour, votre probité n’en souffrira pas ; toutdépend de l’autorité; or, c’est moi qui ai placé là-bas l’autorité,je suis sûr d’elle. Ceci, papa Fischer, est un secret de vie et demort ; je vous connais, je vous ai parlé sans détours nicirconlocutions.

– On ira, dit le vieillard. Et cela durera ?…

– Deux ans ! Vous aurez cent mille francs à vous pour vivreheureux dans les Vosges.

– Il sera fait comme vous voulez, mon honneur est le vôtre, dittranquillement le petit vieillard.

– Voilà comment j’aime les hommes. Cependant, vous ne partirezpas sans avoir vu votre petite-nièce heureuse et mariée, elle seracomtesse.

L’achour, la razzia des razzias et le prix donné par l’employépour la maison Fischer ne pouvaient pas fournir immédiatementsoixante mille francs pour la dot d’Hortense, y compris letrousseau, qui coûterait environ cinq mille francs, et les quarantemille francs dépensés ou à dépenser pour Mme Marneffe. Enfin, où lebaron avait-il pris les trente mille francs qu’il venaitd’apporter ? Voici comment. Quelques jours auparavant, Hulotétait allé se faire assurer, pour une somme de cent cinquante millefrancs et pour trois ans, par deux compagnies d’assurances sur lavie. Muni de la police d’assurance dont la prime était payée, ilavait tenu ce langage à M. le baron de Nucingen, pair de France,dans la voiture duquel il se trouvait, au sortir d’une séance de laChambre des pairs, en retournant dîner avec lui.

– Baron, j’ai besoin de soixante dix mille francs, et je vousles demande. Vous prendrez un prête-nom à qui je déléguerai pourtrois ans la quotité engageable de mes appointements, elle monte àvingt-cinq mille francs par an, c’est soixante et quinze millefrancs. Vous me direz : « Vous pouvez mourir. »

Le baron fit un signe d’assentiment.

– Voici une police d’assurance de cent cinquante mille francsqui vous sera transférée jusqu’à concurrence de quatre-vingt millefrancs, répondit le baron en tirant un papier de sa poche.

– Et si fus êdes tesdidué!… dit le baron millionnaire enriant.

L’autre baron, antimillionnaire, devint soucieux.

– Rassirez-fus, cheu né fus ai vait l’opjection que bir fusvaire abercevoir que ch’ai quelque méride à fus tonner la somme.Fus édes tonc pien chêné, gar la Panque a fôdre zignadire.

– Je marie ma fille, dit le baron Hulot, et je suis sansfortune, comme tous ceux qui continuent à faire del’administration, par une ingrate époque où jamais cinq centsbourgeois assis sur des banquettes ne sauront récompenser largementles gens dévoués comme le faisait l’empereur.

– Allons, fus affez ei Chosèpha ! reprit le pair de France,ce qui egsblique dut ! Endre nus, la tuc t’Hèrufille fus arenti ein vier zerfice en fus ôdant cedde zangsielà te tessis fodrepirse.

Ch’ai gonni ce malhir, et ch’y zai gombadir.

ajouta-t-il en croyant citer un vers français. Egoudez eingonzèle t’ami : Vermez fôdre pudique, u fis serez tègomè…

Cette véreuse affaire se fit par l’entremise d’un petit usuriernommé Vauvinet, un de ces faiseurs qui se tiennent en avant desgrosses maisons de banque comme ce petit poisson qui semble être levalet du requin. Cet apprenti loup-cervier promit à M. le baronHulot, tant il était jaloux de se concilier la protection de cegrand personnage, de lui négocier trente mille francs de lettres dechange, à quatre-vingt-dix jours, en s’engageant à les renouvelerquatre fois et à ne pas les mettre en circulation.

Le successeur de Fischer devait donner quarante mille francspour obtenir cette maison, mais avec la promesse de la fournituredes fourrages dans un département voisin de Paris.

Tel était le dédale effroyable où les passions engageaient undes hommes les plus probes jusqu’alors, un des plus habilestravailleurs de l’administration napoléonienne : la concussion poursolder l’usure, l’usure pour fournir à ses passions et pour mariersa fille. Cette science de prodigalité, tous ces efforts étaientdépensés pour paraître grand à Mme Marneffe, pour être le Jupiterde cette Danaé bourgeoise. On ne déploie pas plus d’activité, plusd’intelligence, plus d’audace pour faire honnêtement sa fortune quele baron en déployait pour se plonger la tête la première dans unguêpier : il suffisait aux affaires de sa division, il pressait lestapissiers, il voyait les ouvriers, il vérifiait minutieusement lesplus petits détails du ménage de la rue Vanneau. Tout entier à MmeMarneffe, il allait encore aux séances des Chambres, il semultipliait, et sa famille, ni personne, ne s’apercevait de sespréoccupations.

Chapitre 35Où la queue des romans ordinaires se trouve au milieu de cettehistoire trop véridique, assez anacréontique et terriblementmorale

Adeline, stupéfaite de savoir son oncle sauvé, de voir une dotfigurée au contrat, éprouvait une sorte d’inquiétude au milieu dubonheur que lui causait le mariage d’Hortense accompli dans desconditions si honorables ; mais, la veille du mariage de safille, combiné par le baron pour coïncider avec le jour où MmeMarneffe prenait possession de son appartement rue Vanneau, Hectorfit cesser l’étonnement de sa femme par cette communicationministérielle :

– Adeline, voici notre fille mariée, ainsi toutes nos angoissesà ce sujet sont terminées. Le moment est venu pour nous de nousretirer du monde ; car, maintenant, à peine resterai-je troisannées en place, j’achèverai le temps voulu pour prendre maretraite. Pourquoi continuerions-nous des dépenses désormaisinutiles : notre appartement nous coûte six mille francs de loyer,nous avons quatre domestiques, nous mangeons trente mille francspar an. Si tu veux que je remplisse mes engagements, car j’aidélégué mes appointements pour trois années en échange des sommesnécessaires à l’établissement d’Hortense et à l’échéance de tononcle…

– Ah ! tu as bien fait, mon ami, dit-elle en interrompantson mari et lui baisant les mains.

Cet aveu mettait fin aux craintes d’Adeline.

– J’ai quelques petits sacrifices à te demander, reprit-il endégageant ses mains et déposant un baiser au front de sa femme. Onm’a trouvé, rue Plumet, au premier étage, un fort bel appartement,digne, orné de magnifiques boiseries, qui ne coûte que quinze centsfrancs, où tu n’auras besoin que d’une femme de chambre pour toi,et où je me contenterai, moi, d’un petit domestique.

– Oui, mon ami.

– En tenant notre maison avec simplicité, tout en conservant lesapparences, tu ne dépenseras guère que six mille francs par an, madépense particulière exceptée, dont je me charge…

La généreuse femme sauta tout heureuse au cou de son mari.

– Quel bonheur, de pouvoir te montrer de nouveau combien jet’aime ! s’écria-t-elle, et quel homme de ressources tues !…

– Nous recevrons notre famille une fois par semaine, et je dîne,comme tu sais, rarement chez moi… Tu peux, sans te compromettre,aller dîner deux fois par semaine chez Victorin, et deux fois chezHortense ; or, comme je crois pouvoir opérer un completraccommodement entre Crevel et nous, nous dînerons une fois parsemaine chez lui, ces cinq dîners et le nôtre rempliront lasemaine, en supposant quelques invitations en dehors de lafamille.

– Je te ferai des économies, dit Adeline.

– Ah ! s’écria-t-il, tu es la perle des femmes.

– Mon bon et divin Hector ! je te bénirai jusqu’à mondernier soupir, répondit-elle, car tu as bien marié notre chèreHortense.

Ce fut ainsi que commença l’amoindrissement de la maison de labelle Mme Hulot, et, disons-le, son abandon solennellement promis àMme Marneffe.

Le gros petit père Crevel, invité naturellement à la signaturedu contrat de mariage, s’y comporta comme si la scène par laquellece récit commence n’avait pas eu lieu, comme s’il n’avait aucungrief contre le baron Hulot. Célestin Crevel fut aimable ; ilfut toujours un peu trop ancien parfumeur, mais il commençait às’élever au majestueux à force d’être chef de bataillon. Il parlade danser à la noce.

– Belle dame, dit-il gracieusement à la baronne Hulot, des genscomme nous savent tout oublier ; ne me bannissez pas de votreintérieur, et daignez embellir quelquefois ma maison en y venantavec vos enfants. Soyez calme, je ne vous dirai jamais rien de cequi gît au fond de mon cœur. Je m’y suis pris comme un imbécile,car je perdrais trop à ne plus vous voir…

– Monsieur, une honnête femme n’a pas d’oreilles pour lesdiscours auxquels vous faites allusion ; et, si vous tenezvotre parole, vous ne devez pas douter du plaisir que j’aurai àvoir cesser une division toujours affligeante dans lesfamilles…

– Eh bien, gros boudeur, dit le baron Hulot en emmenant de forceCrevel dans le jardin, tu m’évites partout, même dans ma maison.Est-ce que deux vieux amateurs du beau sexe doivent se brouillerpour un jupon ? Allons, vraiment, c’est épicier.

– Monsieur, je ne suis pas aussi bel homme que vous, et mon peude moyens de séduction m’empêche de réparer mes pertes aussifacilement que vous le faites…

– De l’ironie ! répondit le baron.

– Elle est permise contre les vainqueurs quand on estvaincu.

Commencée sur ce ton, la conversation se termina par uneréconciliation complète, mais Crevel tint à bien constater sondroit de prendre une revanche.

Mme Marneffe voulut être invitée au mariage de Mlle Hulot. Pourvoir sa future maîtresse dans son salon, le conseiller d’Etat futobligé de prier les employés de sa division, jusqu’aux sous-chefsinclusivement. Un grand bal devint alors nécessaire. En bonneménagère, la baronne calcula qu’une soirée coûterait moins cherqu’un dîner, et permettrait de recevoir plus de monde. Le mariaged’Hortense fit donc grand tapage.

Le maréchal prince de Wissembourg et le baron de Nucingen ducôté de la future, les comtes de Rastignac et Popinot du côté deSteinbock furent les témoins. Enfin, depuis la célébrité du comteSteinbock, les plus illustres membres de l’émigration polonaisel’ayant recherché, l’artiste crut devoir les inviter. Le conseild’Etat, l’administration, dont faisait partie le baron ;l’armée, qui voulait honorer le comte de Forzheim, allaient êtrereprésentés par leurs sommités. On compta sur deux centsinvitations obligées. Qui ne comprendra pas dès lors l’intérêt dela petite Mme Marneffe à paraître dans toute sa gloire au milieud’une pareille assemblée ?

Depuis un mois, la baronne consacrait le prix de ses diamants auménage de sa fille, après en avoir gardé les plus beaux pour letrousseau. Cette vente produisit quinze mille francs, dont cinqmille furent absorbés par le trousseau d’Hortense. Qu’était-ce quedix mille francs pour meubler l’appartement des jeunes mariés, sil’on songe aux exigences du luxe moderne ? Mais M. et MmeHulot jeunes, le père Crevel et le comte de Forzheim firentd’importants cadeaux, car le vieil oncle tenait en réserve unesomme pour l’argenterie. Grâce à tant de secours, une Parisienneexigeante eût été satisfaite de l’installation du jeune ménage dansl’appartement qu’il avait choisi, rue Saint-Dominique, près del’esplanade des Invalides. Tout y était en harmonie avec leuramour, si pur, si franc, si sincère de part et d’autre.

Enfin le grand jour arriva, car ce devait être un aussi grandjour pour le père que pour Hortense et Wenceslas : Mme Marneffeavait décidé de pendre la crémaillère chez elle le lendemain de safaute et du mariage des deux amoureux.

Qui n’a pas, une fois en sa vie, assisté à un bal denoces ? Chacun peut faire un appel à ses souvenirs, etsourira, certes, en évoquant devant soi toutes ces personnesendimanchées, aussi bien par la physionomie que par la toilette derigueur. Si jamais fait social a prouvé l’influence des milieux,n’est-ce pas celui-là? En effet, l’endimanchement des uns réagit sibien sur les autres, que les gens les plus habitués à porter deshabits convenables ont l’air d’appartenir à la catégorie de ceuxpour qui la noce est une fête comptée dans leur vie. Enfin,rappelez-vous ces gens graves, ces vieillards à qui tout esttellement indifférent, qu’ils ont gardé leurs habits noirs de tousles jours ; et les vieux mariés, dont la figure annonce latriste expérience de la vie que les jeunes commencent ; et lesplaisirs, qui sont là comme le gaz acide carbonique dans le vin deChampagne ; et les jeunes filles envieuses, les femmesoccupées du succès de leur toilette, et les parents pauvres dont lamise étriquée contraste avec les gens in fiocchi, et les gourmandsqui ne pensent qu’au souper, et les joueurs à jouer. Tout est là,riches et pauvres, envieux et enviés, les philosophes et les gens àillusions, tous groupés comme les plantes d’une corbeille autourd’une fleur rare, la mariée. Un bal de noces, c’est le monde enraccourci.

Chapitre 36Les deux nouvelles mariées

Au moment le plus animé, Crevel prit le baron par le bras et luidit à l’oreille de l’air le plus naturel du monde :

– Tudieu ! quelle jolie femme que cette petite dame en rosequi te fusille de ses regards !…

– Qui ?

– La femme de ce sous-chef que tu pousses, Dieu saitcomme ! Mme Marneffe.

– Comment sais-tu cela ?

– Tiens, Hulot, je tâcherai de te pardonner tes torts envers moisi tu veux me présenter chez elle, et moi je te recevrai chezHéloïse. Tout le monde demande qui est cette charmantecréature ? Es-tu sûr que personne de tes bureaux n’expliquerade quelle façon la nomination de son mari a été signée ?…Oh ! heureux coquin, elle vaut mieux qu’un bureau… Ah !je passerais bien à son bureau… Voyons, soyons amis,Cinna !…

– Plus que jamais, dit le baron au parfumeur, et je te prometsd’être bon enfant. Dans un mois, je te ferai dîner avec ce petitange-là… Car nous en sommes aux anges, mon vieux camarade. Je teconseille de faire comme moi, de renoncer aux démons…

La cousine Bette, installée rue Vanneau, dans un joli petitappartement, au troisième étage, quitta le bal à dix heures, pourrevenir voir les titres des douze cents francs de rente en deuxinscriptions ; la nue propriété de l’une appartenait à lacomtesse Steinbock, et celle de l’autre à Mme Hulot jeune. Oncomprend alors comment M. Crevel avait pu parler à son ami Hulot deMme Marneffe et connaître un secret ignoré de tout le monde ;car M. Marneffe absent, la cousine Bette, le baron et Valérieétaient les seuls à savoir ce mystère.

Le baron avait commis l’imprudence de faire présent à MmeMarneffe d’une toilette beaucoup trop luxueuse pour la femme d’unsous-chef ; les autres femmes furent jalouses et de latoilette et de la beauté de Valérie. Il y eut des chuchotementssous les éventails, car la détresse des Marneffe avait occupé ladivision ; l’employé sollicitait des secours au moment où lebaron s’était amouraché de madame. D’ailleurs, Hector ne sut pascacher son ivresse en voyant le succès de Valérie, qui, décente,pleine de distinction, enviée, fut soumise à cet examen attentifque redoutent tant les femmes en entrant pour la première fois dansun monde nouveau.

Après avoir mis sa femme, sa fille et son gendre en voiture, lebaron trouva moyen de s’évader sans être aperçu, laissant à sonfils et à sa belle-fille le soin de jouer le rôle des maîtres de lamaison. Il monta dans la voiture de Mme Marneffe et la reconduisitchez elle ; mais il la trouva muette et songeuse, presquemélancolique.

– Mon bonheur vous rend bien triste, Valérie, dit-il enl’attirant à lui au fond de la voiture.

– Comment, mon ami, ne voulez-vous pas qu’une pauvre femme nesoit pas toujours pensive en commettant sa première faute, mêmequand l’infamie de son mari lui rend la liberté?… Croyez-vous queje sois sans âme, sans croyance, sans religion ? Vous avez euce soir la joie la plus indiscrète, et vous m’avez odieusementaffichée. Vraiment, un collégien aurait été moins fat que vous.Aussi toutes ces dames m’ont-elles déchirée à grand renfortd’oeillades et de mots piquants ! Quelle est la femme qui netient pas à sa réputation ? Vous m’avez perdue. Ah ! jesuis bien à vous, allez ! et je n’ai plus pour excuser cettefaute d’autre ressource que de vous être fidèle… Monstre !dit-elle en riant et se laissant embrasser, vous saviez bien ce quevous faisiez. Mme Coquet, la femme de notre chef de bureau, estvenue s’asseoir près de moi pour admirer mes dentelles. « C’est del’angleterre, a-t-elle dit. Cela vous coûte-t-il cher,madame ? – Je n’en sais rien, lui ai-je répliqué. Cesdentelles me viennent de ma mère, je ne suis pas assez riche pouren acheter de pareilles ! »

Mme Marneffe avait fini, comme on voit, par tellement fascinerle vieux beau de l’Empire, qu’il croyait lui faire commettre sapremière faute, et lui avoir inspiré assez de passion pour luifaire oublier tous ses devoirs. Elle se disait abandonné parl’infâme Marneffe, après trois jours de mariage, et pard’épouvantables motifs. Depuis, elle était restée la plus sagejeune fille, et très heureuse, car le mariage lui paraissait unehorrible chose. De là venait sa tristesse actuelle.

– S’il en était de l’amour comme du mariage !… dit-elle enpleurant.

Ces coquets mensonges, que débitent presque toutes les femmesdans la situation où se trouvait Valérie, faisaient entrevoir aubaron les roses du septième ciel. Aussi, Valérie fit-elle desfaçons, tandis que l’amoureux artiste et Hortense attendaientpeut-être impatiemment que la baronne eût donné sa dernièrebénédiction et son dernier baiser à la jeune fille.

A sept heures du matin, le baron, au comble du bonheur, car ilavait trouvé la jeune fille la plus innocente et le diable le plusconsommé dans sa Valérie, revint relever M. et Mme Hulot jeunes deleur corvée. Ces danseurs et ces danseuses, presque étrangers à lamaison, et qui finissent par s’emparer du terrain à toutes lesnoces, se livraient à ces interminables dernières contredansesnommées des cotillons, les joueurs de bouillotte étaient acharnés àleurs tables, le père Crevel gagnait six mille francs.

Les journaux, distribués par les porteurs, contenaient auxfaits-Paris ce petit article :

« La célébration du mariage de M. le comte Steinbock et de MlleHortense Hulot, fille du baron Hulot d’Ervy, conseiller d’Etat etdirecteur au ministère de la guerre, nièce de l’illustre comte deForzheim, a eu lieu ce matin à Saint-Thomas-d’Aquin. Cettesolennité avait attiré beaucoup de monde. On remarquait dansl’assistance quelques-unes de nos célébrités artistiques : Léon deLora, Joseph Bridau, Stidmann, Bixiou ; les notabilités del’administration de la Guerre, du conseil d’Etat, et plusieursmembres des deux Chambres ; enfin les sommités de l’émigrationpolonaise, les comte Paz, Laginski, etc.

« M. le comte Wenceslas Steinbock est le petit-neveu du célèbregénéral de Charles XII, roi de Suède. Le jeune comte, ayant prispart à l’insurrection polonaise, est venu chercher un asile enFrance, où la juste célébrité de son talent lui a valu des lettresde petite naturalité. »

Ainsi, malgré la détresse effroyable du baron Hulot d’Ervy, riende ce qu’exige l’opinion publique ne manqua, pas même la célébritédonnée par les journaux au mariage de sa fille, dont la célébrationfut en tout point semblable à celui de Hulot fils avec Mlle Crevel.Cette fête atténua les propos qui se tenaient sur la situationfinancière du directeur, de même que la dot donnée à sa filleexpliqua la nécessité où il s’était trouvé de recourir aucrédit.

Ici se termine, en quelque sorte, l’introduction de cettehistoire. Ce récit est au drame qui le complète ce que sont lesprémisses à une proposition, ce qu’est tout exposition à toutetragédie classique.

Chapitre 37Réflexions morales sur l’immoralité

Quand, à Paris, une femme a résolu de faire métier etmarchandise de sa beauté, ce n’est pas une raison pour qu’ellefasse fortune. On y rencontre d’admirables créatures, trèsspirituelles, dans une affreuse médiocrité, finissant très mal unevie commencée par les plaisirs. Voici pourquoi : se destiner à lacarrière honteuse des courtisanes, avec l’intention d’en palper lesavantages, tout en gardant la robe d’une honnête bourgeoise mariée,ne suffit pas. Le vice n’obtient pas facilement sestriomphes ; il a cette similitude avec le génie, qu’ilsexigent tous deux un concours de circonstances heureuses pouropérer le cumul de la fortune et du talent. Supprimez les phasesétranges de la Révolution, l’empereur n’existe plus, il n’auraitplus été qu’une seconde édition de Fabert. La beauté vénale sansamateurs, sans célébrité, sans la croix déshonneur que lui valentdes fortunes dissipées, c’est un Corrége dans un grenier, c’est legénie expirant dans sa mansarde. Une Laïs à Paris doit donc, avanttout, trouver un homme riche qui se passionne assez pour lui donnerson prix. Elle doit surtout conserver une grande élégance, qui,pour elle, est une enseigne, avoir d’assez bonnes manières pourflatter l’amour-propre des hommes, posséder cet esprit à la SophieArnould qui réveille l’apathie des riches ; enfin elle doit sefaire désirer par les libertins en paraissant être fidèle à unseul, dont le bonheur est alors envié.

Ces conditions, que ces sortes de femmes appellent la chance, seréalisent assez difficilement à Paris, quoique ce soit une villepleine de millionnaires, de désœuvrés, de gens blasés et àfantaisies. La Providence a sans doute protégé fortement en ceciles ménages d’employés et la petite bourgeoisie, pour qui cesobstacles sont au moins doublés par le milieu dans lequel ilsaccomplissent leurs évolutions.

Néanmoins, il se trouve encore assez de Mme Marneffe à Parispour que Valérie doive figurer comme un type dans cette histoire demœurs. De ces femmes, les unes obéissent à la fois à des passionsvraies et à la nécessité, comme Mme Colleville, qui fut pendant silongtemps attachée à l’un des plus célèbres orateurs du côtégauche, le banquier Keller ; les autres sont poussées par lavanité, comme Mme de la Baudraye, restée à peu près honnête malgrésa fuite avec Lousteau ; celle-ci sont entraînées par lesexigences de la toilette, et celles-là par l’impossibilité de fairevivre un ménage avec des appointements évidemment trop faibles. Laparcimonie de l’Etat ou des Chambres, si vous voulez, cause biendes malheurs, engendre bien des corruptions. On s’apitoie en cemoment beaucoup sur le sort des classes ouvrières, on les présentecomme égorgées par les fabricants ; mais l’Etat est plus durcent fois que l’industriel le plus avide ; il pousse, en faitde traitements, l’économie jusqu’au non-sens. Travaillez beaucoup,l’industrie vous paye en raison de votre travail ; mais quedonne l’Etat à tant d’obscurs et dévoués travailleurs ?

Dévier du sentier de l’honneur est, pour la femme mariée, uncrime inexcusable ; mais il est des degrés dans cettesituation. Quelques femmes, loin d’être dépravées, cachent leursfautes et demeurent d’honnêtes femmes en apparence, comme les deuxdont les aventures viennent d’être rappelées ; tandis quecertaines d’entre elle joignent à leurs fautes les ignominies de laspéculation. Mme Marneffe est donc en quelque sorte le type de cesambitieuses courtisanes mariées qui, de prime abord, acceptent ladépravation dans toutes ses conséquences, et qui sont décidées àfaire fortune en s’amusant, sans scrupule sur les moyens ;mais elles ont presque toujours, comme Mme Marneffe, leurs marispour embaucheurs et pour complices.

Ces Machiavels en jupons sont les femmes les plusdangereuses ; et, de toutes les mauvaises espèces deParisiennes, c’est la pire. Une vraie courtisane, comme lesJosépha, les Schontz, les Malaga, les Jenny Cadine, etc., portedans la franchise de sa situation un avertissement aussi lumineuxque la lanterne rouge de la prostitution, ou que les quinquets dutrente-et-quarante. Un homme sait alors qu’il s’en va là de saruine. Mais la doucereuse honnêteté, mais les semblants de vertu,mais les façons hypocrites d’une femme mariée qui ne laisse jamaisvoir que les besoins vulgaires d’un ménage, et qui se refuse enapparence aux folies, entraîne à des ruines sans éclat, et qui sontd’autant plus singulières qu’on les excuse en ne se les expliquantpoint. C’est l’ignoble livre de dépense et non la joyeuse fantaisiequi dévore des fortunes. Un père de famille se ruine sans gloire,et la grande consolation de la vanité satisfaite lui manque dans lamisère.

Cette tirade ira comme une flèche au cœur de bien des familles.On voit des Mme Marneffe à tous les étages de l’état social, etmême au milieu des cours ; car Valérie est une triste réalité,moulée sur le vif dans ses plus légers détails. Malheureusement, ceportrait ne corrigera personne de la manie d’aimer de anges au douxsourire, à l’air rêveur, à figure candide, dont le cœur est uncoffre-fort.

Chapitre 38Où l’on voit l’effet des opinions de Crevel

Environ trois ans après le mariage d’Hortense, en 1841, le baronHulot d’Ervy passait pour s’être rangé, pour avoir dételé, selonl’expression du premier chirurgien de Louis XV, et Mme Marneffe luicoûtait cependant deux fois plus que ne lui avait coûté Josépha.Mais Valérie, quoique toujours bien mise, affectait la simplicitéd’une femme mariée à un sous-chef ; elle gardait son luxe pourses robes de chambre, pour sa tenue à la maison. Elle faisait ainsile sacrifice de ses vanités de Parisienne à son Hector chéri.Néanmoins, quand elle allait au spectacle, elle s’y montraittoujours avec un joli chapeau, dans une toilette de la dernièreélégance ; le baron l’y conduisait en voiture, dans une logechoisie.

L’appartement, qui occupait, rue Vanneau, tout le second étaged’un hôtel moderne sis entre cour et jardin, respirait l’honnêteté.Le luxe consistait en perses tendues, en beaux meubles biencommodes. La chambre à coucher, par exception, offrait lesprofusions étalées par les Jenny Cadine et les Schontz. C’étaientdes rideaux en dentelle, des cachemires, des portières en brocart,une garniture de cheminée dont les modèles avaient été fait parStidmann, un petit dunkerque encombré de merveilles. Hulot n’avaitpas voulu voir sa Valérie dans un nid inférieur en magnificence aubourbier d’or et de perles d’une Josépha. Les deux piècesprincipales, le salon et la salle à manger, avaient été meubléesl’une en damas rouge, et l’autre en bois de chêne sculpté. Mais,entraîné par le désir de mettre tout en harmonie, au bout de sixmois, le baron avait ajouté le luxe solide au luxe éphémère, enoffrant de grandes valeurs mobilières, comme, par exemple uneargenterie, dont la facture dépassait vingt-quatre millefrancs.

La maison de Mme Marneffe acquit en deux ans la réputationd’être très agréable. On y jouait. Valérie elle-même futpromptement signalée comme une femme aimable et spirituelle. Onrépandit le bruit, pour justifier son changement de situation, d’unimmense legs que son père naturel, le maréchal Montcornet, luiavait transmis par un fidéicommis. Dans une pensée d’avenir,Valérie avait ajouté l’hypocrisie religieuse à son hypocrisiesociale. Exacte aux offices le dimanche, elle eut tous les honneursde la piété. Elle quêta, devint dame de charité, rendit le painbénit, et fit quelque bien dans le quartier, le tout aux dépensd’Hector. Tout chez elle se passait donc convenablement. Aussi,beaucoup de gens affirmaient-ils la pureté de ses relations avec lebaron, en objectant l’âge du conseiller d’Etat, à qui l’on prêtaitun goût platonique pour la gentillesse d’esprit, le charme desmanières, la conversation de Mme Marneffe, à peu près pareil àcelui de feu Louis XVIII pour les billets bien tournés.

Le baron se retirait vers minuit avec tout le monde, et rentraitun quart d’heure après. Le secret de ce secret profond, le voici:

Les portiers de la maison étaient M. et Mme Olivier, qui, par laprotection du baron, ami du propriétaire en quête d’un concierge,avaient passé de leur loge obscure et peu lucrative de la rue duDoyenné dans la productive et magnifique loge de la rue Vanneau.Or, Mme Olivier, ancienne lingère de la maison de Charles X, ettombée de cette position avec la monarchie légitime, avait troisenfants. L’aîné, déjà petit clerc de notaire, était l’objet del’adoration des époux Olivier. Ce Benjamin, menacé d’être soldatpendant six ans, allait voir sa brillante carrière interrompue,lorsque Mme Marneffe le fit exempter du service militaire pour unde ces vices de conformation que les conseils de révision saventdécouvrir quand ils en sont priés à l’oreille par quelque puissanceministérielle. Olivier, ancien piqueur de Charles X, et son épouseauraient donc remis Jésus en croix pour le baron Hulot et pour MmeMarneffe.

Que pouvait dire le monde, à qui l’antécédent du Brésilien, M.Montès de Montejanos, était inconnu ? Rien. Le monde est,d’ailleurs, plein d’indulgence pour la maîtresse d’un salon où l’ons’amuse. Mme Marneffe ajoutait enfin à tous ses agrémentsl’avantage bien prisé d’être une puissance occulte. Ainsi ClaudeVignon, devenu secrétaire du maréchal prince de Wissembourg, et quirêvait d’appartenir au conseil d’Etat en qualité de maître desrequêtes, était un habitué de ce salon, où vinrent quelques députésbons enfants et joueurs. La société de Mme Marneffe s’étaitcomposée avec une sage lenteur ; les agrégations ne s’yformaient qu’entre gens d’opinions et de mœurs conformes,intéressés à se soutenir, à proclamer les mérites infinis de lamaîtresse de la maison. Le compérage, retenez cet axiome, est lavraie Sainte-Alliance, à Paris. Les intérêts finissent toujours parse diviser, les gens vicieux s’entendent toujours.

Dès le troisième mois de son installation rue Vanneau, MmeMarneffe avait reçu M. Crevel, devenu tout aussitôt maire de sonarrondissement et officier de la Légion d’honneur. Crevel hésitalongtemps : il s’agissait de quitter ce célèbre uniforme de gardenational dans lequel il se pavanait aux Tuileries, en se croyantaussi militaire que l’empereur ; mais l’ambition, conseilléepar Mme Marneffe, fut plus forte que la vanité. M. le maire avaitjugé ses liaisons avec Mlle Héloïse Brisetout comme tout à faitincompatibles avec son attitude politique. Longtemps avant sonavènement au trône bourgeois de la mairie, ses galanteries furentenveloppées d’un profond mystère. Mais Crevel, comme on le devine,avait payé le droit de prendre, aussi souvent qu’il le pourrait, sarevanche de l’enlèvement de Josépha, par une inscription de sixmille francs de rente, au nom de Valérie Fortin, épouse séparée debiens du sieur Marneffe. Valérie, douée peut-être par sa mère dugénie particulier à la femme entretenue, devina d’un seul coupd’oeil le caractère de cet adorateur grotesque. Ce mot : « Je n’aijamais eu de femme du monde ! » dit par Crevel à Lisbeth etrapporté par Lisbeth à sa chère Valérie, avait été largementescompté dans la transaction à laquelle elle dut ses six millefrancs de rente en cinq pour cent. Depuis, elle n’avait jamaislaissé diminuer son prestige aux yeux de l’ancien commis voyageurde César Birotteau.

Crevel avait fait un mariage d’argent en épousant la fille d’unmeunier de la Brie, fille unique d’ailleurs et dont les héritagesentraient pour les trois quarts dans sa fortune, car lesdétaillants s’enrichissent, la plupart du temps, moins par lesaffaires que par l’alliance de la boutique et de l’économie rurale.Un grand nombre des fermiers, des meuniers, des nourrisseurs, descultivateurs aux environs de Paris rêvent pour leurs filles lesgloires du comptoir, et voient dans un détaillant, dans unbijoutier, dans un changeur, un gendre beaucoup plus selon leurcœur qu’un notaire ou qu’un avoué, dont l’élévation sociale lesinquiète ; ils ont peur d’être méprisés plus tard par cessommités de la bourgeoisie. Mme Crevel, femme assez laide, trèsvulgaire et sotte, morte à temps, n’avait pas donné d’autresplaisirs à son mari que ceux de la paternité. Or, au début de sacarrière commerciale, ce libertin, enchaîné par les devoirs de sonétat et contenu par l’indigence, avait joué le rôle de Tantale. Enrapport, selon son expression, avec les femmes les plus comme ilfaut de Paris, il les reconduisait avec des salutations deboutiquier en admirant leur grâce, leur façon de porter les modes,et tous les effets innomés de ce qu’on appelle la race. S’éleverjusqu’à l’une de ces fées de salon était un désir conçu depuis sajeunesse et comprimé dans son cœur. Obtenir les faveurs de MmeMarneffe fut donc non seulement pour lui l’animation de sa chimère,mais encore une affaire d’orgueil, de vanité, d’amour-propre, commeon l’a vu. Son ambition s’accrut par le succès. Il éprouvad’énormes jouissances de tête, et, lorsque la tête est prise, lecœur s’en ressent, le bonheur décuple. Mme Marneffe présentad’ailleurs à Crevel des recherches qu’il ne soupçonnait pas, car niJosépha ni Héloïse ne l’avaient aimé; tandis que Mme Marneffe jugeanécessaire de bien tromper cet homme, en qui elle voyait une caisseéternelle.

Les tromperies de l’amour vénal sont plus charmantes que laréalité. L’amour vrai comporte des querelles de moineaux où l’on seblesse au vif ; mais la querelle pour rire est, au contraire,une caresse faite à l’amour-propre de la dupe. Ainsi, la rareté desentrevues maintenait chez Crevel le désir à l’état de passion. Ils’y heurtait toujours contre la dureté vertueuse de Valérie, quijouait le remords, qui parlait de ce que son père devait penserd’elle dans le paradis des braves. Il avait à vaincre une espèce defroideur de laquelle la fine commère lui faisait croire qu’iltriomphait, elle paraissait céder à la passion folle de cebourgeois ; mais elle reprenait, comme honteuse, son orgueilde femme décente et ses airs de vertu, ni plus ni moins qu’uneAnglaise, et aplatissait toujours son Crevel sous le poids de sadignité, car Crevel l’avait de prime abord avalée vertueuse. Enfin,Valérie possédait des spécialités de tendresse qui la rendaientindispensable à Crevel aussi bien qu’au baron.

En présence du monde, elle offrait la réunion enchanteresse dela candeur pudique et rêveuse, de la décence irréprochable, et del’esprit rehaussé par la gentillesse, par la grâce, par lesmanières de la créole ; mais, dans le tête-à-tête, elledépassait les courtisanes, elle y était drôle, amusante, fertile eninventions nouvelles. Ce contraste plaît énormément à l’individu dugenre Crevel ; il est flatté d’être l’unique auteur de cettecomédie, il la croit jouée à son seul profit, et il rit de cettedélicieuse hypocrisie, en admirant la comédienne.

Chapitre 39Le bel Hulot démantelé

Valérie s’était merveilleusement approprié le baron Hulot, ellel’avait obligé à vieillir par une de ces flatteries fines quipeuvent servir à peindre l’esprit diabolique de ces sortes defemmes. Chez les organisations privilégiées, il arrive un momentoù, comme une place assiégée qui fait longtemps bonne contenance,la situation vraie se déclare. En prévoyant la dissolutionprochaine du beau de l’Empire, Valérie jugea nécessaire de lahâter.

– Pourquoi te gênes-tu, mon vieux grognard ? lui dit-ellesix mois après leur mariage clandestin et doublement adultère.Aurais-tu donc des prétentions ? voudrais-tu m’êtreinfidèle ? Moi, je te trouverai bien mieux si tu ne te fardesplus. Fais-moi le sacrifice de tes grâces postiches. Crois-tu quec’est deux sous de vernis mis à tes bottes, ta ceinture encaoutchouc, ton gilet de force et ton faux toupet que j’aime entoi ? D’ailleurs, plus tu seras vieux, moins j’aurai peur deme voir enlever mon Hulot par une rivale !

Croyant donc à l’amitié divine autant qu’à l’amour de MmeMarneffe, avec laquelle il comptait finir sa vie, le conseillerd’Etat avait suivi ce conseil privé en cessant de se teindre lesfavoris et les cheveux. Après avoir reçu de Valérie cette touchantedéclaration, le grand et bel Hector se montra tout blanc un beaumatin. Mme Marneffe prouva facilement à son cher Hector qu’elleavait cent fois vu la ligne blanche formée par la pousse descheveux.

– Les cheveux blancs vont admirablement à votre figure, dit-elleen le voyant, ils l’adoucissent ; vous êtes infiniment mieux,vous êtes charmant.

Enfin le baron, une fois lancé dans ce chemin, ôta son gilet depeau, son corset ; il se débarrassa de toutes ses bricoles. Leventre tomba, l’obésité se déclara. Le chêne devint une tour, et lapesanteur des mouvements fut d’autant plus effrayante, que le baronvieillissait prodigieusement en jouant le rôle de Louis XII. Lessourcils restèrent noirs et rappelèrent vaguement le bel Hulot,comme dans quelques pans de murs féodaux un léger détail desculpture demeure pour faire apercevoir ce que fut le château dansson beau temps. Cette discordance rendait le regard, vif et jeuneencore, d’autant plus singulier dans ce visage bistré, que, là oùpendant si longtemps fleurirent des tons de chair à la Rubens, onvoyait, par certaines meurtrissures et dans le sillon tendu de laride, les efforts d’une passion en rébellion avec la nature. Hulotfut alors une de ces belles ruines humaines où la virilité ressortpar des espèces de buissons aux oreilles, au nez, aux doigts, enproduisant l’effet des mousses poussées sur les monuments presqueéternels de l’empire romain.

Comment Valérie avait-elle pu maintenir Crevel et Hulot côte àcôte chez elle, alors que le vindicatif chef de bataillon voulaittriompher bruyamment de Hulot ? Sans répondre immédiatement àcette question, qui sera résolue par le drame, on peut faireobserver que Lisbeth et Valérie avaient inventé à elles deux uneprodigieuse machine dont le jeu puissant aidait à ce résultat.Marneffe, en voyant sa femme embellie par le milieu dans lequelelle trônait, comme le soleil d’un système sidéral, paraissait, auxyeux du monde, avoir senti ses feux se rallumer pour elle, il enétait devenu fou. Si cette jalousie faisait du sieur Marneffe untrouble-fête, elle donnait un prix extraordinaire aux faveurs deValérie. Marneffe témoignait néanmoins une confiance en sondirecteur, qui dégénérait en une débonnaireté presque ridicule. Leseul personnage qui l’offusquât était précisément Crevel.

Marneffe, détruit par ces débauches particulières aux grandescapitales, décrites par les poètes romains, et pour lesquellesnotre pudeur moderne n’a point de nom, était devenu hideux commeune figure anatomique en cire. Mais cette maladie ambulante, vêtuede beau drap, balançait ses jambes en échalas dans un élégantpantalon. Cette poitrine desséchée se parfumait de linge blanc, etle musc éteignait les fétides senteurs de la pourriture humaine.Cette laideur du vice expirant et chaussé en talons rouges, carValérie avait mis Marneffe en harmonie avec sa fortune, avec sacroix, avec sa place, épouvantait Crevel, qui ne soutenait pasfacilement le regard des yeux blancs du sous-chef. Marneffe étaitle cauchemar du maire. En s’apercevant du singulier pouvoir queLisbeth et sa femme lui avaient conféré, ce mauvais drôle s’enamusait, il en jouait comme d’un instrument ; et, les cartesde salon étant la dernière ressource de cette âme aussi usée que lecorps, il plumait Crevel, qui se croyait obligé de filer doux avecle respectable fonctionnaire qu’il trompait !

En voyant Crevel si petit garçon avec cette hideuse et infâmemomie, dont la corruption était pour le maire lettres closes, en levoyant surtout si profondément méprisé par Valérie, qui riait deCrevel comme on rit d’un bouffon, vraisemblablement le baron secroyait tellement à l’abri de toute rivalité, qu’il l’invitaitconstamment à dîner.

Valérie, protégée par ces deux passions en sentinelle à sescôtés et par un mari jaloux, attirait tous les regards, excitaittous les désirs, dans le cercle où elle rayonnait. Ainsi, tout engardant les apparences, elle était arrivée, en trois ans environ, àréaliser les conditions les plus difficiles du succès que cherchentles courtisanes, et qu’elles accomplissent si rarement, aidées parle scandale, par leur audace et par l’éclat de leur vie au soleil.Comme un diamant bien taillé que Chanor aurait délicieusementserti, la beauté de Valérie, naguère enfouie dans la mine de la ruedu Doyenné, valait plus que sa valeur, elle faisait desmalheureux !… Claude Vignon aimait Valérie en secret.

Cette explication rétrospective, assez nécessaire quand onrevoit les gens à trois ans d’intervalle, est comme le bilan deValérie. Voici maintenant celui de son associée Lisbeth.

Chapitre 40Une des sept plaies de Paris

La cousine Bette occupait dans la maison Marneffe la positiond’une parente qui aurait cumulé les fonctions de dame de compagnieet de femme de charge ; mais elle ignorait les doubleshumiliations qui, la plupart du temps, affligent les créaturesassez malheureuses pour accepter ces positions ambiguës. Lisbeth etValérie offraient le touchant spectacle d’une de ces amitiés sivives et si peu probables entre femmes, que les Parisiens, toujourstrop spirituels, les calomnient aussitôt. Le contraste de la mâleet sèche nature de la Lorraine avec la jolie nature créole deValérie servit la calomnie. Mme Marneffe avait d’ailleurs, sans lesavoir, donné du poids aux commérages par le soin qu’elle prit deson amie, dans un intérêt matrimonial qui devait, comme on va levoir, rendre complète la vengeance de Lisbeth.

Une immense révolution s’était accomplie chez la cousineBette ; Valérie, qui voulut l’habiller, en avait tiré le plusgrand parti. Cette singulière fille, maintenant soumise au corset,faisait fine taille, consommait de la bandoline pour sa chevelurelissée, acceptait ses robes telles que les lui livrait lacouturière, portait des brodequins de choix et des bas de soiegris, d’ailleurs compris par les fournisseurs dans les mémoires deValérie, et payés par qui de droit. Ainsi restaurée, toujours encachemire jaune, Bette eût été méconnaissable à qui l’eût revueaprès ces trois années. Cet autre diamant noir, le plus rare desdiamants, taillé par une main habile et monté dans le chaton quilui convenait, était apprécié par quelques employés ambitieux àtoute sa valeur. Qui voyait la Bette pour la première foisfrémissait involontairement à l’aspect de la sauvage poésie quel’habile Valérie avait su mettre en relief en cultivant par latoilette cette Nonne sanglante, en encadrant avec art par desbandeaux épais cette sèche figure olivâtre où brillaient des yeuxd’un noir assorti à celui de la chevelure, en faisant valoir cettetaille inflexible. Bette, comme une Vierge de Cranach et de VanEyck, comme une Vierge byzantine, sorties de leurs cadres, gardaitla raideur, la correction de ces figures mystérieuses, cousinesgermaines de Isis et des divinités mises en gaine par lessculpteurs égyptiens. C’était du granit, du basalte, du porphyrequi marchait. A l’abri du besoin pour le reste de ses jours, laBette était d’une humeur charmante, elle apportait avec elle lagaieté partout où elle allait dîner. Le baron payait d’ailleurs leloyer du petit appartement, meublé, comme on le sait, de ladéfroque du boudoir et de la chambre de son amie Valérie.

– Après avoir commencé, disait-elle, la vie en vraie chèvreaffamée, je la finis en lionne.

Elle continuait à confectionner les ouvrages les plus difficilesde la passementerie pour M. Rivet, seulement afin, disait-elle, dene pas perdre son temps. Et cependant, sa vie était, comme on va levoir, excessivement occupée ; mais il est dans l’esprit desgens venus de la campagne de ne jamais abandonner le gagne-pain,ils ressemblent aux juifs en ceci.

Tous les matins, la cousine Bette allait elle-même à la grandeHalle, au petit jour, avec la cuisinière. Dans le plan de la Bette,le livre de dépense, qui ruinait le baron Hulot, devait enrichir sachère Valérie, et l’enrichissait effectivement.

Quelle est la maîtresse de maison qui n’a pas, depuis 1838,éprouvé les funestes résultats des doctrines antisociales répanduesdans les classes inférieures par des écrivains incendiaires ?Dans tous les ménages, la plaie des domestiques est aujourd’hui laplus vive de toutes les plaies financières. A de très raresexceptions près, et qui mériteraient le prix Montyon, un cuisinieret une cuisinière sont des voleurs domestiques, des voleurs gagés,effrontés, de qui le gouvernement s’est complaisamment fait lerecéleur, en développant ainsi la pente au vol, presque autoriséechez les cuisinières par l’antique plaisanterie sur l’anse dupanier. Là où ces femmes cherchaient autrefois quarante sous pourleur mise à la loterie, elles prennent aujourd’hui cinquante francspour la caisse d’épargne. Et les froids puritains qui s’amusent àfaire en France des expériences philanthropiques croient avoirmoralisé le peuple !

Entre la table des maîtres et le marché, les gens ont établileur octroi secret, et la ville de Paris n’est pas si habile àpercevoir ses droits d’entrée qu’ils le sont à prélever les leurssur toute chose. Outre les cinquante pour cent dont ils grèvent lesprovisions de bouche, ils exigent de fortes étrennes desfournisseurs. Les marchands les plus haut placés tremblent devantcette puissance occulte ; ils la soldent sans mot dire, tous :carrossiers, bijoutiers, tailleurs, etc. A qui tente de lessurveiller, les domestiques répondent par des insolences, ou pardes bêtises coûteuses d’une feinte maladresse ; ils prennentaujourd’hui des renseignements sur les maîtres, comme autrefois lesmaîtres en prenaient sur eux. Le mal, arrivé véritablement aucomble, et contre lequel les tribunaux commencent à sévir, mais envain, ne peut disparaître que par une loi qui astreindra lesdomestiques à gages au livret de l’ouvrier. Le mal cesserait alorscomme par enchantement. Tout domestique étant tenu de produire sonlivret, et les maîtres étant obligés d’y consigner les causes durenvoi, la démoralisation rencontrerait certainement un freinpuissant.

Les gens occupés de la haute politique du moment ignorentjusqu’où va la dépravation des classes inférieures à Paris : elleest égale à la jalousie qui les dévore. La statistique est muettesur le nombre effrayant d’ouvriers de vingt ans qui épousent descuisinières de quarante et de cinquante ans enrichies par le vol.On frémit en pensant aux suites d’unions pareilles au triple pointde vue de la criminalité, de l’abâtardissement de la race et desmauvais ménages. Quant au mal purement financier produit par lesvols domestiques, il est énorme au point de vue politique. La vie,ainsi renchérie du double, interdit le superflu dans beaucoup deménages. Le superflu !… c’est la moitié du commerce des Etats,comme il est l’élégance de la vie. Les livres, les fleurs sontaussi nécessaires que le pain à beaucoup de gens.

Lisbeth, à qui cette affreuse plaie des maisons parisiennesétait connue, pensait à diriger le ménage de Valérie, en luipromettant son appui dans la scène terrible où toutes deux elless’étaient juré d’être comme deux sœurs. Donc, elle avait attiré, dufond des Vosges, une parente du côté maternel, ancienne cuisinièrede l’évêque de Nancy, vieille fille pieuse et d’une excessiveprobité. Craignant néanmoins son inexpérience à Paris, et surtoutles mauvais conseils, qui gâtent tant de ces loyautés si fragiles,Lisbeth accompagnait Mathurine à la grande Halle, et tâchait del’habituer à savoir acheter. Connaître le véritable prix des chosespour obtenir le respect du vendeur, manger des mets sans actualité,comme le poisson, par exemple, quand ils ne sont pas chers, être aucourant de la valeur des comestibles et en pressentir la haussepour acheter en baisse, cet esprit de ménagère est, à Paris, leplus nécessaire à l’économie domestique. Comme Mathurine touchaitde bons gages, qu’on l’accablait de cadeaux, elle aimait assez lamaison pour être heureuse des bons marchés. Aussi depuis quelquetemps rivalisait-elle avec Lisbeth, qui la trouvait assez formée,assez sûre, pour ne plus aller à la Halle que les jours où Valérieavait du monde, ce qui, par parenthèse, arrivait assez souvent.Voici pourquoi.

Le baron avait commencé par garder le plus strict décorum ;mais sa passion pour Mme Marneffe était en peu de temps devenue sivive, si avide, qu’il désira la quitter le moins possible. Après yavoir dîné quatre fois par semaine, il trouva charmant d’y mangertous les jours. Six mois après le mariage de sa fille, il donnadeux mille francs par mois à titre de pension. Mme Marneffeinvitait les personnes que son cher baron désirait traiter.D’ailleurs, le dîner était toujours fait pour six personnes, lebaron pouvait en amener trois à l’improviste. Lisbeth réalisa parson économie le problème extraordinaire d’entretenir splendidementcette table pour la somme de mille francs, et donner mille francspar mois à Mme Marneffe.

Chapitre 41Espérances de la cousine Bette

La toilette de Valérie étant payée largement par Crevel et parle baron, les deux amies trouvaient encore un billet de millefrancs par mois sur cette dépense. Aussi cette femme si pure, sicandide, possédait-elle alors environ cent cinquante mille francsd’économies. Elle avait accumulé ses rentes et ses bénéficesmensuels en les capitalisant et les grossissant de gains énormesdus à la générosité avec laquelle Crevel faisait participer lecapital de sa petite duchesse au bonheur de ses opérationsfinancières. Crevel avait initié Valérie à l’argot et auxspéculations de la Bourse ; et, comme toutes les Parisiennes,elle était promptement devenue plus forte que son maître. Lisbeth,qui ne dépensait pas un liard de ses douze cents francs, dont leloyer et la toilette étaient payés, qui ne sortait pas un sou de sapoche, possédait également un petit capital de cinq à six millefrancs que Crevel lui faisait paternellement valoir.

L’amour du baron et celui de Crevel étaient néanmoins une rudecharge pour Valérie. Le jour où le récit de ce drame recommence,excitée par l’un de ces événements qui font dans la vie l’office dela cloche aux coups de laquelle s’amassent les essaims, Valérieétait montée chez Lisbeth pour s’y livrer à ces bonnes élégies,longuement parlées, espèces de cigarettes fumées à coups de langue,par lesquelles les femmes endorment les petites misères de leurvie.

– Lisbeth, mon amour, ce matin, deux heures de Crevel à faire,c’est bien assommant ! Oh ! comme je voudrais pouvoir t’yenvoyer à ma place !

– Malheureusement, cela ne se peut pas, dit Lisbeth en souriant.Je mourrai vierge.

– Etre à ces deux vieillards ! Il y a des moments où j’aihonte de moi ! Ah ! si ma pauvre mère mevoyait !

– Tu me prends pour Crevel, répondit Lisbeth.

– Dis-moi, ma chère petite Bette, que tu ne me méprisespas ?…

– Ah ! si j’avais été jolie, en aurais-je eu… desaventures ! s’écria Lisbeth. Te voilà justifiée.

– Mais tu n’aurais écouté que ton cœur, dit Mme Marneffe ensoupirant.

– Bah ! répondit Lisbeth, Marneffe est un mort qu’on aoublié d’enterrer, le baron est comme ton mari, Crevel est tonadorateur ; je te vois, comme toutes les femmes, parfaitementen règle.

– Non ! ce n’est pas là, chère adorable fille, d’où vientla douleur, tu ne veux pas m’entendre…

– Oh ! si !… s’écria la Lorraine, car le sous-entendufait partie de ma vengeance. Que veux-tu !… j’y travaille.

– Aimer Wenceslas à en maigrir, et ne pouvoir réussir à levoir ! dit Valérie en se détirant les bras.

Hulot lui propose de venir dîner ici, mon artiste refuse !Il ne se sait pas idolâtré, ce monstre d’homme ! Qu’est-ce quesa femme ? de la jolie chair ! oui, elle est belle, mais,moi, je me sens : je suis pire !

– Sois tranquille, ma petite fille, il viendra, dit Lisbeth duton dont parlent les nourrices aux enfants qui s’impatientent, jele veux…

– Mais quand ?

– Peut-être cette semaine.

– Laisse-moi t’embrasser.

Comme on le voit, ces deux femmes n’en faisaient qu’une ;toutes les actions de Valérie, même les plus étourdies, sesplaisirs, ses bouderies, se décidaient après de mûres délibérationsentre elles.

Lisbeth, étrangement émue de cette vie de courtisane,conseillait Valérie en tout, et poursuivait le cours de sesvengeances avec une impitoyable logique. Elle adorait d’ailleursValérie, elle en avait fait sa fille, son amie, son amour ;elle trouvait en elle l’obéissance des créoles, la mollesse de lavoluptueuse ; elle babillait avec elle tous les matins avecbien plus de plaisir qu’avec Wenceslas, elles pouvaient rire deleurs communes malices, de la sottise des hommes, et recompterensemble les intérêts grossissants de leurs trésors respectifs.Lisbeth avait d’ailleurs rencontré, dans son entreprise et dans sonamitié nouvelle, une pâture à son activité bien autrement abondanteque dans son amour insensé pour Wenceslas. Les jouissances de lahaine satisfaite sont les plus ardentes, les plus fortes au cœur.L’amour est en quelque sorte l’or, et la haine est le fer de cettemine à sentiments qui gît en nous. Enfin Valérie offrait dans toutesa gloire, à Lisbeth, cette beauté qu’elle adorait, comme on adoretout ce qu’on ne possède pas, beauté bien plus maniable que cellede Wenceslas, qui, pour elle, avait toujours été froid etinsensible.

Après bientôt trois ans, Lisbeth commençait à voir les progrèsde la sape souterraine à laquelle elle consumait sa vie et dévouaitson intelligence. Lisbeth pensait, Mme Marneffe agissait. MmeMarneffe était la hache, Lisbeth était la main qui la manie, et lamain qui démolissait à coups pressés cette famille qui, de jour enjour, lui devenait plus odieuse, car on hait de plus en plus, commeon aime tous les jours davantage, quand on aime. L’amour et lahaine sont des sentiments qui s’alimentent par eux-mêmes ;mais, des deux, la haine a la vie la plus longue. L’amour a pourbornes des forces limitées, il tient ses pouvoirs de la vie et dela prodigalité; la haine ressemble à la mort, à l’avarice, elle esten quelque sorte une abstraction active, au-dessus des êtres et deschoses. Lisbeth, entrée dans l’existence qui lui était propre, ydéployait toutes ses facultés ; elle régnait à la manière desjésuites, en puissance occulte. Aussi la régénérescence de sapersonne était-elle complète. Sa figure resplendissait. Lisbethrêvait d’être Mme la maréchale Hulot.

Cette scène, où les deux amies se disaient crûment leursmoindres pensées sans prendre de détours dans l’expression, avaitlieu précisément au retour de la Halle, où Lisbeth était alléepréparer les éléments d’un dîner fin. Marneffe, qui convoitait laplace de M. Coquet, le recevait avec la vertueuse Mme Coquet, etValérie espérait faire traiter de la démission du chef de bureaupar Hulot le soir même. Lisbeth s’habillait pour se rendre chez labaronne, où elle dînait.

– Tu nous reviendras pour servir le thé, ma Bette ? ditValérie.

– Je l’espère…

– Comment, tu l’espères ? En serais-tu venue à coucher avecAdeline pour boire ses larmes pendant qu’elle dort ?

– Si cela se pouvait ! répondit Lisbeth en riant, je nedirais pas non. Elle expie son bonheur, je suis heureuse, je mesouviens de mon enfance. Chacun son tour. Elle sera dans la boue,et, moi, je serai comtesse de Forzheim !…

Chapitre 42A quelles extrémités les libertins réduisent leurs femmeslégitimes

Lisbeth se dirigea vers la rue Plumet, où elle allait depuisquelque temps, comme on va au spectacle, pour s’y repaîtred’émotions.

L’appartement choisi par Hulot pour sa femme consistait en unegrande et vaste antichambre, un salon et une chambre à coucher aveccabinet de toilette. La salle à manger était latéralement contiguëau salon. Deux chambres de domestique et une cuisine, situées autroisième étage, complétaient ce logement, digne encore d’unconseiller d’Etat, directeur à la guerre. L’hôtel, la cour etl’escalier étaient majestueux. La baronne, obligée de meubler sonsalon, sa chambre et la salle à manger avec les reliques de sasplendeur, avait pris le meilleur dans les débris de l’hôtel, ruede l’Université. La pauvre femme aimait d’ailleurs ces muetstémoins de son bonheur qui, pour elle, avaient une éloquence quasiconsolante. Elle entrevoyait dans ses souvenirs des fleurs, commeelle voyait sur ses tapis des rosaces à peine visibles pour lesautres.

En entrant dans la vaste antichambre où douze chaises, unbaromètre et un grand poêle, de longs rideaux en calicot blancbordé de rouge rappelaient les affreuses antichambres desministères, le cœur se serrait ; on pressentait la solitudedans laquelle vivait cette femme. La douleur, de même que leplaisir, se fait une atmosphère. Au premier coup d’oeil jeté sur unintérieur, on sait qui y règne, de l’amour ou du désespoir. Ontrouvait Adeline dans une immense chambre à coucher, meublée desbeaux meubles de Jacob Desmalters, en acajou moucheté garni desornements de l’Empire, ces bronzes qui ont trouvé le moyen d’êtreplus froids que les cuivres de Louis XVI! Et l’on frissonnait envoyant cette femme assise sur un fauteuil romain, devant les sphinxd’une travailleuse, ayant perdu ses couleurs, affectant une gaietémenteuse, conservant son air impérial, comme elle savait conserverla robe de velours bleu qu’elle mettait chez elle. Cette âme fièresoutenait le corps et maintenait la beauté. La baronne, à la fin dela première année de son exil dans cet appartement, avait mesuré lemalheur dans toute son étendue.

– En me reléguant là, mon Hector m’a fait la vie encore plusbelle qu’elle ne devait l’être pour une simple paysanne, sedit-elle. Il me veut ainsi : que sa volonté soit faite ! Jesuis la baronne Hulot, la belle-sœur d’un maréchal de France, jen’ai pas commis la moindre faute, mes deux enfants sont établis, jepuis attendre la mort, enveloppée dans les voiles immaculés de mapureté d’épouse, dans le crêpe de mon bonheur évanoui.

Le portrait de Hulot, peint par Robert Lefebvre en 1810, dansl’uniforme de commissaire ordonnateur de la garde impériale,s’étalait au-dessus de la travailleuse, où, à l’annonce d’unevisite, Adeline serrait une Imitation de Jésus-Christ, sa lecturehabituelle. Cette Madeleine irréprochable écoutait aussi la voix del’Esprit-Saint dans son désert.

– Mariette, ma fille, dit Lisbeth à la cuisinière qui vint luiouvrir la porte, comment va ma bonne Adeline ?

– Oh ! bien, en apparence, Mademoiselle ; mais, entrenous, si elle persiste dans ses idées, elle se tuera, dit Marietteà l’oreille de Lisbeth. Vraiment, vous devriez l’engager à vivremieux. D’hier, Madame m’a dit de lui donner le matin pour deux sousde lait et un petit pain d’un sou ; de lui servir à dîner soitun hareng, soit un peu de veau froid, en en faisant cuire une livrepour la semaine, bien entendu lorsqu’elle dînera seule, ici… Elleveut ne dépenser que dix sous par jour pour sa nourriture. Celan’est pas raisonnable. Si je parlais de ce beau projet à M. lemaréchal, il pourrait se brouiller avec M. le baron et ledéshériter ; au lieu que vous, qui êtes si bonne et si fine,vous saurez arranger les choses…

– Eh bien, pourquoi ne vous adressez-vous pas à moncousin ? dit Lisbeth.

– Ah ! ma chère demoiselle, il y a bien environ vingt àvingt-cinq jours qu’il n’est venu, enfin tout le temps que noussommes restées sans vous voir ! D’ailleurs, Madame m’adéfendu, sous peine de renvoi, de jamais demander de l’argent àMonsieur. Mais quant à de la peine… ah ! la pauvre Madame en aeu ! C’est la première fois que monsieur l’oublie silongtemps… Chaque fois qu’on sonnait, elle s’élançait à lafenêtre ;… mais, depuis cinq jours, elle ne quitte plus sonfauteuil. Elle lit ! Chaque fois qu’elle va chez madame lacomtesse, elle me dit : « Mariette, qu’elle dit, si Monsieur vient,dites que je suis dans la maison, et envoyez-moi le portier ;il aura sa course bien payée ! »

– Pauvre cousine ! dit Bette, cela me fend le cœur. Jeparle d’elle à mon cousin tous les jours. Que voulez-vous ! Ildit : « Tu as raison, Bette, je suis un misérable ; ma femmeest un ange, et je suis un monstre ! J’irai demain…  » Et ilreste chez Mme Marneffe ; cette femme le ruine et ill’adore ; il ne vit que près d’elle. Moi, je fais ce que jepeux ! Si je n’étais pas là, si je n’avais pas avec moiMathurine, le baron aurait dépensé le double ; et, comme iln’a presque plus rien, il se serait déjà peut-être brûlé lacervelle. Eh bien, Mariette, voyez-vous, Adeline mourrait de lamort de son mari, j’en suis sûre. Au moins, je tâche de nouer làles deux bouts, et d’empêcher que mon cousin ne mange tropd’argent…

– Ah ! c’est ce que dit la pauvre Madame ; elleconnaît bien ses obligations envers vous, répondit Mariette ;elle disait vous avoir pendant longtemps mal jugée…

– Ah ! fit Lisbeth. Elle ne vous a pas dit autrechose ?

– Non, Mademoiselle. Si vous voulez lui faire plaisir,parlez-lui de Monsieur ; elle vous trouve heureuse de le voirtous les jours.

– Est-elle seule ?

– Faites excuse, le maréchal y est. Oh ! il vient tous lesjours, et elle lui dit toujours qu’elle a vu Monsieur le matin,qu’il rentre la nuit fort tard.

– Et y a-t-il un bon dîner, aujourd’hui ? demandaBette.

Mariette hésitait à répondre, elle soutenait mal le regard de laLorraine, quand la porte du salon s’ouvrit et le maréchal Hulotsortit si précipitamment, qu’il salua Bette sans la regarder, etlaissa tomber un papier. Bette ramassa ce papier et courut dansl’escalier, car il était inutile de crier après un sourd ;mais elle s’y prit de manière à ne pas pouvoir rejoindre lemaréchal, elle revint et lut furtivement ce qui suit, écrit aucrayon :

« Mon cher frère, mon mari m’a donné l’argent de la dépense pourle trimestre ; mais ma fille Hortense en a eu si grand besoin,que je lui ai prêté la somme entière, qui suffisait à peine àsortir d’embarras. Pouvez-vous me prêter quelques centsfrancs ? car je ne veux pas redemander de l’argent àHector ; un reproche de lui me ferait trop de peine. »

– Ah ! pensa Lisbeth, pour qu’elle ait fait plier à cepoint son orgueil, dans quelle extrémité se trouve-t-elledonc ?

Chapitre 43La famille attristée

Lisbeth entra, surprit Adeline en pleurs et lui sauta aucou.

– Adeline, ma chère enfant, je sais tout ! dit la cousineBette. Tiens, le maréchal a laissé tomber ce papier, tant il étaittroublé, car il courait comme un lévrier… Cet affreux Hector ne t’apas donné d’argent depuis ?…

– Il m’en donne fort exactement, répondit la baronne, maisHortense en a eu besoin, et…

– Et tu n’avais pas de quoi nous donner à dîner, dit Bette eninterrompant sa cousine. Maintenant, je comprends l’air embarrasséde Mariette, à qui je parlais de la soupe. Tu fais l’enfant,Adeline ! tiens, laisse-moi te donner mes économies.

– Merci, ma bonne Bette, répondit Adeline en essuyant une larme.Cette petite gêne n’est que momentanée, et j’ai pourvu à l’avenir.Mes dépenses seront désormais de deux mille quatre cents francs paran, y compris le loyer, et je les aurai. Surtout, Bette, pas un motà Hector. Va-t-il bien ?

– Oh ! comme le pont Neuf ! il est gai comme unpinson, il ne pense qu’à sa sorcière de Valérie.

Mme Hulot regardait un grand pin argenté qui se trouvait dans lechamp de sa fenêtre, et Lisbeth ne put rien lire de ce quepouvaient exprimer les yeux de sa cousine.

– Lui as-tu dit que c’était le jour où nous dînions tousici ?

– Oui ; mais, bah ! Mme Marneffe donne un grand dîner,elle espère traiter de la démission de M. Coquet ! et celapasse avant tout ! Tiens, Adeline, écoute-moi : tu connais moncaractère féroce à l’endroit de l’indépendance. Ton mari, ma chère,te ruinera certainement. J’ai cru pouvoir vous être utile à touschez cette femme, mais c’est une créature d’une dépravation sansbornes, elle obtiendra de ton mari des choses à le mettre dans lecas de vous déshonorer tous.

Adeline fit le mouvement d’une personne qui reçoit un coup depoignard dans le cœur.

– Mais, ma chère Adeline, j’en suis sûre. Il faut bien quej’essaye de t’éclairer. Eh bien, songeons à l’avenir ! Lemaréchal est vieux, mais il ira loin, il a un beautraitement ; sa veuve, s’il mourait, aurait une pension de sixmille francs. Avec cette somme, moi, je me chargerais de vous fairevivre tous ! Use de ton influence sur le bonhomme pour nousmarier. Ce n’est pas pour être Mme la maréchale, je me soucie deces sornettes comme de la conscience de Mme Marneffe ; maisvous aurez tous du pain. Je vois qu’Hortense en manque, puisque tului donnes le tien.

Le maréchal se montra, le vieux soldat avait fait si rapidementla course, qu’il s’essuyait le front avec son foulard.

– J’ai remis deux mille francs à Mariette, dit-il à l’oreille desa belle-sœur.

Adeline rougit jusque dans la racine de ses cheveux. Deux larmesbordèrent ses cils encore longs, et elle pressa silencieusement lamain du vieillard, dont la physionomie exprimait le bonheur d’unamant heureux.

– Je voulais, Adeline, vous faire avec cette somme un cadeau,dit-il en continuant ; au lieu de me la rendre, vous vouschoisirez vous-même ce qui vous plaira le mieux.

Il vint prendre la main que lui tendit Lisbeth, et il la baisatant il était distrait par son plaisir.

– Cela promet, dit Adeline à Lisbeth en souriant autant qu’ellepouvait sourire.

En ce moment, Hulot jeune et sa femme arrivèrent.

– Mon frère dîne avec nous ? demanda le maréchal d’un tonbref.

Adeline prit un crayon et mit sur un petit carré de papier cesmots :

« Je l’attends, il m’a promis ce matin de dîner ici ; mais,s’il ne venait pas, le maréchal l’aurait retenu, car il est accabléd’affaires. »

Et elle présenta le papier. Elle avait inventé ce mode deconversation pour le maréchal, et une provision de petits carrés depapier étaient placés, avec un crayon, sur sa travailleuse.

– Je sais, répondit le maréchal, qu’il est accablé de travail àcause de l’Algérie.

Hortense et Wenceslas entrèrent en ce moment, et, en voyant safamille autour d’elle, la baronne reporta sur le maréchal un regarddont la signification ne fut comprise que par Lisbeth.

Le bonheur avait considérablement embelli l’artiste, adoré parsa femme et cajolé par le monde.

Sa figure était devenue presque pleine, sa taille élégantefaisait ressortir les avantages que le sang donne à tous les vraisgentilshommes. Sa gloire prématurée, son importance, les élogestrompeurs que le monde jette aux artistes, comme on se dit bonjourou comme on parle du temps, lui donnaient cette conscience de savaleur qui dégénère en fatuité quand le talent s’en va. La croix dela Légion d’honneur complétait à ses propres yeux le grand hommequ’il croyait être.

Après trois ans de mariage, Hortense était avec son mari commeun chien avec son maître, elle répondait à tous ses mouvements parun regard qui ressemblait à une interrogation, elle tenait toujoursles yeux sur lui, comme un avare sur son trésor, elle attendrissaitpar son abnégation admiratrice. On reconnaissait en elle le génieet les conseils de sa mère. Sa beauté, toujours la même, étaitalors altérée, poétiquement d’ailleurs, par les ombres douces d’unemélancolie cachée.

En voyant entrer sa cousine, Lisbeth pensa que la plainte,contenue pendant longtemps, allait rompre la faible enveloppe de ladiscrétion. Lisbeth, dès les premiers jours de la lune de miel,avait jugé que le jeune ménage avait de trop petits revenus pourune si grande passion.

Hortense, en embrassant sa mère, échangea de bouche à oreille etde cœur à cœur quelques phrases, dont le secret fut trahi, pourBette, par leurs hochements de tête.

– Adeline va, comme moi, travailler pour vivre, pensa la cousineBette. Je veux qu’elle me mette au courant de ce qu’elle fera… Cesjolis doigts sauront donc enfin, comme les miens, ce que c’est quele travail forcé.

A six heures, la famille passa dans la salle à manger. Lecouvert d’Hector était mis.

– Laissez-le ! dit la baronne à Mariette ; Monsieurvient quelquefois tard.

– Oh ! mon père viendra, dit Hulot fils à sa mère ; ilme l’a promis à la Chambre en nous quittant.

Chapitre 44Le dîner

Lisbeth, de même qu’une araignée au centre de sa toile,observait toutes les physionomies. Après avoir vu naître Hortenseet Victorin, leurs figures étaient pour elle comme des glaces àtravers lesquelles elle lisait dans ces jeunes âmes. Or, à certainsregards jetés à la dérobée par Victorin sur sa mère, elle reconnutquelque malheur près de fondre sur Adeline, et que Victorinhésitait à révéler. Le jeune et célèbre avocat était triste endedans. Sa profonde vénération pour sa mère éclatait dans ladouleur avec laquelle il la contemplait. Hortense, elle, étaitévidemment occupée de ses propres chagrins ; et, depuis quinzejours, Lisbeth savait qu’elle éprouvait les premières inquiétudesque le manque d’argent cause aux gens probes, aux jeunes femmes àqui la vie a toujours souri et qui déguisent leurs angoisses.Aussi, dès le premier moment, la cousine Bette devina-t-elle que lamère n’avait rien donné à sa fille. La délicate Adeline était doncdescendue aux fallacieuses paroles que le besoin suggère auxemprunteurs. La préoccupation d’Hortense, celle de son frère, laprofonde mélancolie de la baronne rendirent le dîner triste,surtout si l’on se représente le froid que jetait déjà la surditédu vieux maréchal. Trois personnes animaient la scène, Lisbeth,Célestine et Wenceslas. L’amour d’Hortense avait développé chezl’artiste l’animation polonaise, cette vivacité d’esprit gascon,cette aimable turbulence qui distingue ces Français du Nord. Sasituation d’esprit, sa physionomie, disaient assez qu’il croyait enlui-même, et que la pauvre Hortense, fidèle aux conseils de samère, lui cachait tous les tourments domestiques.

– Tu dois être bien heureuse, dit Lisbeth à sa petite cousine ensortant de table, ta maman t’a tirée d’affaire en te donnant sonargent.

– Maman ! répondit Hortense étonnée. Oh ! pauvremaman, moi qui pour elle voudrais en faire, de l’argent ! Tune sais pas, Lisbeth, eh bien, j’ai le soupçon affreux qu’elletravaille en secret.

On traversait alors le grand salon obscur, sans flambeaux, ensuivant Mariette qui portait la lampe de la salle à manger dans lachambre à coucher d’Adeline. En ce moment, Victorin toucha le brasde Lisbeth et d’Hortense ; toutes deux, comprenant lasignification de ce geste, laissèrent Wenceslas, Célestine, lemaréchal et la baronne aller dans la chambre à coucher, etrestèrent groupés à l’embrasure d’une fenêtre.

– Qu’y a-t-il, Victorin ? dit Lisbeth. Je parie que c’estquelque désastre causé par ton père.

– Hélas ! oui, répondit Victorin. Un usurier, nomméVauvinet, a pour soixante mille francs de lettres de change de monpère, et veut le poursuivre ! J’ai voulu parler de cettedéplorable affaire à mon père à la Chambre, il n’a pas voulu mecomprendre, il m’a presque évité. Faut-il prévenir notremère ?

– Non, non, dit Lisbeth, elle a trop de chagrins, tu luidonnerais le coup de la mort, il faut la ménager. Vous ne savez pasoù elle en est ; sans votre oncle, vous n’eussiez pas trouvéde dîner ici aujourd’hui.

– Ah ! mon Dieu, Victorin, nous sommes des monstres, ditHortense à son frère ; Lisbeth nous apprend ce que nousaurions dû deviner. Mon dîner m’étouffe !

Hortense n’acheva pas, elle mit son mouchoir sur sa bouche pourprévenir l’éclat d’un sanglot, elle pleurait.

– J’ai dit à ce Vauvinet de venir me voir demain, repritVictorin en continuant ; mais se contentera-t-il de magarantie hypothécaire ? Je ne le crois pas. Ces gens-làveulent de l’argent comptant pour en faire suer des escomptesusuraires.

– Vendons notre rente ! dit Lisbeth à Hortense.

– Qu’est-ce que ce serait ? quinze ou seize mille francs,répliqua Victorin, il en faut soixante.

– Chère cousine ! s’écria Hortense en embrassant Lisbethavec l’enthousiasme d’un cœur pur.

– Non, Lisbeth, gardez votre petite fortune, dit Victorin aprèsavoir serré la main de la Lorraine. Je verrai demain ce que cethomme a dans son sac. Si ma femme y consent, je saurai empêcher,retarder les poursuites ; car voir attaquer la considérationde mon père !… ce serait affreux. Que dirait le ministre de laGuerre ? Les appointements de mon père, engagés depuis troisans, ne seront libres qu’au mois de décembre ; on ne peut doncpas les offrir en garantie. Ce Vauvinet a renouvelé onze fois leslettres de change ; ainsi jugez des sommes que mon père apayées en intérêts ! Il faut fermer ce gouffre.

– Si Mme Marneffe pouvait le quitter… dit Hortense avecamertume.

– Ah ! Dieu nous en préserve ! dit Victorin. Mon pèreirait peut-être ailleurs ; et, là, les frais les plusdispendieux sont déjà faits.

Quel changement chez ces enfants naguère si respectueux, et quela mère avait maintenus si longtemps dans une adoration absolue deleur père ! ils l’avaient déjà jugé.

– Sans moi, reprit Lisbeth, votre père serait encore plus ruinéqu’il ne l’est.

– Rentrons, dit Hortense, maman est fine, elle se douterait dequelque chose, et, comme dit notre bonne Lisbeth, cachons-lui tout…soyons gais !

– Victorin, vous ne savez pas où vous conduira votre père avecson goût pour les femmes, dit Lisbeth. Pensez à vous assurer desrevenus en me mariant avec le maréchal ; vous devriez lui enparler tous ce soir, je partirai de bonne heure exprès.

Victorin entra dans la chambre.

– Eh bien, ma pauvre petite, dit Lisbeth tout bas à sapetite-cousine, et toi, comment feras-tu ?

– Viens dîner avec nous demain, nous causerons, réponditHortense. Je ne sais où donner de la tête ; toi, tu te connaisaux difficultés de la vie, tu me conseilleras.

Pendant que toute la famille réunie essayait de prêcher lemariage au maréchal, et que Lisbeth revenait rue Vanneau, il yarrivait un de ces événements qui stimulent chez les femmes commeMme Marneffe l’énergie du vice en les obligeant à déployer toutesles ressources de la perversité. Reconnaissons au moins ce faitconstant : à Paris, la vie est trop occupée pour que les gensvicieux fassent le mal par instinct, ils se défendent à l’aide duvice contre les agressions, voilà tout.

Chapitre 45Un revenant à revenu

Mme Marneffe, dont le salon était rempli de ses fidèles, avaitmis les parties de whist en train, lorsque le valet de chambre, unmilitaire retraité racolé par le baron, annonça :

– M. le baron Montès de Montejanos.

Valérie reçut au cœur une violente commotion, mais elle s’élançavivement vers la porte en criant :

– Mon cousin !…

Et, arrivée au Brésilien, elle lui glissa dans l’oreille ce mot:

– Sois mon parent, ou tout est fini entre nous ! – Eh bien,reprit-elle à haute voix en amenant le Brésilien à la cheminée,Henri, tu n’as donc pas fait naufrage, comme on me l’a dit ?Je t’ai pleuré trois ans…

– Bonjour, mon ami, dit M. Marneffe en tendant la main auBrésilien, dont la tenue était celle d’un vrai Brésilienmillionnaire.

M. le baron Henri Montès de Montejanos, doué par le climatéquatorial du physique et de la couleur que nous prêtons tous àl’Othello du théâtre, effrayait par un air sombre, effet purementplastique ; car son caractère, plein de douceur et detendresse, le prédestinait à l’exploitation que les faibles femmespratiquent sur les hommes forts. Le dédain qu’exprimait sa figure,la puissance musculaire dont témoignait sa taille bien prise,toutes ses forces ne se déployaient qu’envers les hommes, flatterieadressée aux femmes et qu’elles savourent avec tant d’ivresse, queles gens qui donnent le bras à leurs maîtresses ont tous des airsde matamore tout à fait réjouissants.

Superbement dessiné par un habit bleu à boutons en or massif,par son pantalon noir, chaussé de bottes fines d’un vernisirréprochable, ganté selon l’ordonnance, le baron n’avait debrésilien qu’un gros diamant d’environ cent mille francs quibrillait comme une étoile sur une somptueuse cravate de soie bleue,encadrée par un gilet blanc entr’ouvert de manière à laisser voirune chemise de toile d’une finesse fabuleuse. Le front, busquécomme celui d’un satyre, signe d’entêtement dans la passion, étaitsurmonté d’une chevelure de jais touffue comme une forêt vierge,sous laquelle scintillaient deux yeux clairs, fauves à faire croireque la mère du baron avait eu peur, étant grosse de lui, de quelquejaguar.

Ce magnifique exemplaire de la race portugaise au Brésil secampa le dos à la cheminée, dans une pose qui décelait deshabitudes parisiennes ; et, le chapeau d’une main, le brasappuyé sur le velours de la tablette, il se pencha vers MmeMarneffe pour causer à voix basse avec elle, en se souciant fortpeu des affreux bourgeois qui, dans son idée, encombraient mal àpropos le salon.

Cette entrée en scène, cette pose et l’air du Brésiliendéterminèrent deux mouvements de curiosité mêlée d’angoisse,identiquement pareils chez Crevel et chez le baron. Ce fut cheztous deux la même expression, le même pressentiment. Aussi lamanœuvre inspirée à ces deux passions réelles devint-elle sicomique, par la simultanéité de cette gymnastique, qu’elle fitsourire les gens d’assez d’esprit pour y voir une révélation.Crevel, toujours bourgeois et boutiquier en diable, quoique mairede Paris, resta malheureusement en position plus longtemps que soncollaborateur, et le baron put saisir au passage la révélationinvolontaire de Crevel. Ce fut un trait de plus dans le cœur duvieillard amoureux, qui résolut d’avoir une explication avecValérie.

– Ce soir, se dit également Crevel en arrangeant ses cartes, ilfaut en finir…

– Vous avez du cœur !… lui cria Marneffe, et vous venez d’yrenoncer.

– Ah ! pardon, répondit Crevel en voulant reprendre sacarte. – Ce baron-là me semble de trop, continuait-il en se parlantà lui-même. Que Valérie vive avec mon baron à moi, c’est mavengeance, et je sais le moyen de m’en débarrasser ; mais cecousin-là!… c’est un baron de trop, je ne veux pas être jobardé, jeveux savoir de quelle manière il est son parent !

Ce soir-là, par un de ces bonheurs qui n’arrivent qu’aux joliesfemmes, Valérie était délicieusement mise. Sa blanche poitrineétincelait serrée dans une guipure dont les tons roux faisaientvaloir le satin mat de ces belles épaules des Parisiennes quisavent (par quels procédés, on l’ignore !) avoir de belleschairs et rester sveltes. Vêtue d’une robe de velours noir quisemblait à chaque instant près de quitter ses épaules, elle étaitcoiffée en dentelle mêlée à des fleurs à grappes. Ses bras, à lafois mignons et potelés, sortaient de manches à sabot fourrées dedentelles. Elle ressemblait à ces beaux fruits coquettementarrangés dans une belle assiette et qui donnent des démangeaisons àl’acier du couteau.

– Valérie, disait le Brésilien à l’oreille de la jeune femme, jete reviens fidèle ; mon oncle est mort, et je suis deux foisplus riche que je ne l’étais à mon départ. Je veux vivre et mourirà Paris, près de toi et pour toi.

– Plus bas, Henri ! de grâce !…

– Ah ! bah ! dussé-je jeter tout ce monde par lacroisée, je veux te parler ce soir, surtout après avoir passé deuxjours à te chercher. Je resterai le dernier, n’est-cepas ?

Valérie sourit à son prétendu cousin et lui dit :

– Songez que vous devez être le fils d’une sœur de ma mère, qui,pendant la campagne de Junot en Portugal, aurait épousé votrepère.

– Moi, Montès de Montejanos, arrière-petit-fils d’un desconquérants du Brésil, mentir !

– Plus bas, ou nous ne nous reverrons jamais…

– Et pourquoi ?

– Marneffe a pris, comme les mourants qui chaussent tous undernier désir, une passion pour moi…

– Ce laquais ?… dit le Brésilien, qui connaissait sonMarneffe, je le payerai…

– Quelle violence !

– Ah ! çà! d’où te vient ce luxe ?… dit le Brésilienqui finit par percevoir les somptuosités du salon.

Elle se mit à rire.

– Quel mauvais ton, Henri ! dit-elle.

Elle venait de recevoir deux regards enflammés de jalousie quil’avaient atteinte au point de l’obliger à regarder les deux âmesen peine. Crevel, qui jouait contre le baron et M. Coquet, avaitpour partner M. Marneffe. La partie fut égale à cause desdistractions respectives de Crevel et du baron, qui accumulèrentfautes sur fautes. Ces deux vieillards amoureux avouèrent, en unmoment, la passion que Valérie avait réussi à leur faire cacherdepuis trois ans ; mais elle n’avait pas su non plus éteindredans ses yeux le bonheur de revoir l’homme qui, le premier, luiavait fait battre le cœur, l’objet de son premier amour. Les droitsde ces heureux mortels vivent autant que la femme sur laquelle ilsles ont pris.

Entre ces trois passions absolues, l’une appuyée sur l’insolencede l’argent, l’autre sur le droit de possession, la dernière sur lajeunesse, la force, la fortune et la primauté, Mme Marneffe restacalme et l’esprit libre, comme le fut le général Bonapartelorsqu’au siège de Mantoue il eut à répondre à deux armées envoulant continuer le blocus de la place.

Chapitre 46A quel âge les hommes à bonnes fortunes deviennent jaloux

La jalousie, en jouant dans la figure de Hulot, le rendit aussiterrible que feu le maréchal Montcornet partant pour une charge decavalerie sur un carré russe. En sa qualité de bel homme, leconseiller d’Etat n’avait jamais connu la jalousie, de même queMurat ignorait le sentiment de la peur. Il s’était toujours crucertain du triomphe. Son échec auprès de Josépha, le premier de savie, il l’attribuait à la soif de l’argent ; il se disaitvaincu par un million, et non par un avorton, en parlant du ducd’Hérouville. Les philtres et les vertiges que verse à torrents cesentiment fou venaient de couler dans son cœur en un instant. Il seretournait de sa table de whist vers la cheminée par des mouvementsà la Mirabeau, et, quand il laissait ses cartes pour embrasser parun regard provocateur le Brésilien et Valérie, les habitués dusalon éprouvaient cette crainte mêlée de curiosité qu’inspire uneviolence menaçant d’éclater de moment en moment. Le faux cousinregardait le conseiller d’Etat comme il eût examiné quelque grossepotiche chinoise. Cette situation ne pouvait durer, sans aboutir àun éclat affreux. Marneffe craignait le baron Hulot, autant queCrevel redoutait Marneffe, car il ne se souciait pas de mourirsous-chef. Les moribonds croient à la vie comme les forçats à laliberté. Cet homme voulait être chef de bureau à tout prix.Justement effrayé de la pantomime de Crevel et du conseillerd’Etat, il se leva, dit un mot à l’oreille de sa femme ; et,au grand étonnement de l’assemblée, Valérie passa dans sa chambre àcoucher avec le Brésilien et son mari.

– Mme Marneffe vous a-t-elle jamais parlé de ce cousin-là?demanda Crevel au baron Hulot.

– Jamais ! répondit le baron en se levant. Assez pour cesoir, ajouta-t-il, je perds deux louis, les voici.

Il jeta deux pièces d’or sur la table et alla s’asseoir sur ledivan d’un air que tout le monde interpréta comme un avis de s’enaller. M. et Mme Coquet, après avoir échangé deux mots, quittèrentle salon, et Claude Vignon, au désespoir, les imita. Ces deuxsorties entraînèrent les personnes intelligentes, qui se virent detrop. Le baron et Crevel restèrent seuls, sans se dire un mot.Hulot, qui finit par ne plus apercevoir Crevel, alla sur la pointedu pied écouter à la porte de la chambre, et il fit un bondprodigieux en arrière, car M. Marneffe ouvrit la porte, se montrale front serein et parut étonné de ne trouver que deuxpersonnes.

– Et le thé! dit-il.

– Où donc est Valérie ? répondit le baron furieux.

– Ma femme, répliqua Marneffe ; mais elle est montée chezmademoiselle votre cousine, elle va revenir.

– Et pourquoi nous a-t-elle plantés là pour cette stupidechèvre ?

– Mais, dit Marneffe, Mlle Lisbeth est arrivée de chez madame labaronne, votre femme, avec une espèce d’indigestion, et Mathurine ademandé du thé à Valérie, qui vient d’aller voir ce qu’amademoiselle votre cousine.

– Et le cousin ?…

– Il est parti !

– Vous croyez cela ? dit le baron.

– Je l’ai mis en voiture ! répondit Marneffe avec unaffreux sourire.

Le roulement d’une voiture se fit entendre dans la rue Vanneau.Le baron, comptant Marneffe pour zéro, sortit et monta chezLisbeth. Il lui passait dans la cervelle une de ces idées qu’yenvoie le cœur quand il est incendié par la jalousie. La bassessede Marneffe lui était si connue, qu’il supposa d’ignoblesconnivences entre la femme et le mari.

– Que sont donc devenus ces messieurs et ces dames ?demanda Marneffe en se voyant seul avec Crevel.

– Quand le soleil se couche, la basse-cour en fait autant,répondit Crevel : Mme Marneffe a disparu, ses adorateurs sontpartis. Je vous propose un piquet, ajouta Crevel, qui voulaitrester.

Lui aussi, il croyait le Brésilien dans la maison. M. Marneffeaccepta. Le maire était aussi fin que le baron ; il pouvaitdemeurer au logis indéfiniment en jouant avec le mari, qui, depuisla suppression des jeux publics, se contentait du jeu rétréci,mesquin du monde.

Le baron Hulot monta rapidement chez sa cousine Bette ;mais il trouva la porte fermée, et les demandes d’usage à traversla porte employèrent assez de temps pour permettre à des femmesalertes et rusées de disposer le spectacle d’une indigestion gorgéede thé. Lisbeth souffrait tant, qu’elle inspirait les craintes lesplus vives à Valérie ; aussi Valérie fit-elle à peineattention à la rageuse entrée du baron. La maladie est un desparavents que les femmes mettent le plus souvent entre elles etl’orage d’une querelle. Hulot regarda partout à la dérobée, et iln’aperçut dans la chambre à coucher de la cousine Bette aucunendroit propre à cacher un Brésilien.

– Ton indigestion, Bette, fait honneur au dîner de ma femme,dit-il en examinant la vieille fille, qui se portait à merveille etqui tâchait d’imiter le râle des convulsions d’estomac en buvant duthé.

– Voyez comme il est heureux que notre chère Bette soit logéedans ma maison ! Sans moi, la pauvre fille expirait,… dit MmeMarneffe.

– Vous avez l’air de me croire au mieux, ajouta Lisbeth ens’adressant au baron, et ce serait une infamie…

– Pourquoi ? demanda le baron ; vous savez donc laraison de ma visite ?

Et il guigna la porte d’un cabinet de toilette d’où la clefétait retirée.

– Parlez-vous grec ?… répondit Mme Marneffe avec uneexpression déchirante de tendresse et de fidélité méconnues.

– Mais c’est pour vous, mon cher cousin ; oui, c’est parvotre faute que je suis dans l’état où vous me voyez, dit Lisbethavec énergie.

Ce cri détourna l’attention du baron, qui regarda la vieillefille dans un étonnement profond.

– Vous savez si je vous aime, reprit Lisbeth, je suis ici, c’esttout dire. J’y use les dernières forces de ma vie à veiller à vosintérêts en veillant à ceux de notre chère Valérie. Sa maison luicoûte dix fois moins cher qu’une autre maison qu’on voudrait tenircomme la sienne. Sans moi, mon cousin, au lieu de deux mille francspar mois, vous seriez forcé d’en donner trois ou quatre mille.

– Je sais tout cela, répondit le baron impatienté; vous nousprotégez de bien des manières, ajouta-t-il en revenant auprès deMme Marneffe et la prenant par le cou, n’est-ce pas, ma chèrepetite belle ?…

– Ma parole, dit Valérie, je vous crois fou !…

– Eh bien, vous ne doutez pas de mon attachement, repritLisbeth ; mais j’aime aussi ma cousine Adeline, et je l’aitrouvée en larmes. Elle ne vous a pas vu depuis un mois ! Non,cela n’est pas permis. Vous laissez ma pauvre Adeline sans argent.Votre fille Hortense a failli mourir en apprenant que c’est grâce àvotre frère que nous avons pu dîner ! Il n’y avait pas de painchez vous aujourd’hui ! Adeline a pris la résolution héroïquede se suffire à elle-même. Elle m’a dit : « Je ferai commetoi ! » Ce mot m’a si fort serré le cœur, après le dîner, qu’enpensant à ce que ma cousine était en 1811 et ce qu’elle est en1841, trente ans après ! j’ai eu ma digestion arrêtée… J’aivoulu vaincre le mal ; mais, arrivée ici, j’ai cru mourir…

– Vous voyez, Valérie, dit le baron, jusqu’où me mène monadoration pour vous !… à commettre des crimes domestiques…

– Oh ! j’ai eu raison de rester fille ! s’écriaLisbeth avec une joie sauvage. Vous êtes un bon et excellent homme,Adeline est un ange, et voilà la récompense d’un dévouementaveugle.

– Un vieil ange ! dit doucement Mme Marneffe en jetant unregard moitié tendre, moitié rieur à son Hector, qui la contemplaitcomme un juge d’instruction examine un prévenu.

– Pauvre femme ! dit le baron. Voilà plus de neuf mois queje ne lui ai remis d’argent, et j’en trouve pour vous, Valérie, età quel prix ! Vous ne serez jamais aimée ainsi par personne,et quels chagrins vous me donnez en retour !

– Des chagrins ? reprit-elle. Qu’appelez-vous donc lebonheur ?

– Je ne sais pas encore quelles ont été vos relations avec ceprétendu cousin, de qui vous ne m’avez jamais parlé, continua lebaron sans faire attention aux mots jetés par Valérie. Mais, quandil est entré, j’ai reçu comme un coup de canif dans le cœur.Quelque aveuglé que je sois, je ne suis pas aveugle. J’ai lu dansvos yeux et dans les siens. Enfin, il s’échappait par les paupièresde ce singe des étincelles qui rejaillissaient sur vous, dont leregard… Oh ! vous ne m’avez jamais regardé ainsi,jamais ! Quant à ce mystère, Valérie, il se dévoilera… Vousêtes la seule femme qui m’ayez fait connaître le sentiment de lajalousie, ainsi ne vous étonnez pas de ce que je vous dis… Mais unautre mystère qui a crevé son nuage, et qui me semble uneinfamie…

– Allez ! allez ! dit Valérie.

– C’est que Crevel, ce cube de chair et de bêtise, vous aime, etque vous accueillez ses galanteries assez bien pour que ce niaisait laissé voir sa passion à tout le monde…

– Et de trois ! Vous n’en apercevez pas d’autres ?demanda Mme Marneffe.

– Peut-être y en a-t-il ! dit le baron.

– Que M. Crevel m’aime, il est dans son droit d’homme ; queje sois favorable à sa passion, ce serait le fait d’une coquette oud’une femme à qui vous laisseriez beaucoup de choses à désirer… Ehbien aimez-moi avec mes défauts, ou laissez-moi. Si vous me rendezma liberté, ni vous, ni M. Crevel, vous ne reviendrez ici ; jeprendrai mon cousin, pour ne pas perdre les charmantes habitudesque vous me supposez. Adieu, monsieur le baron Hulot.

Et elle se leva, mais le conseiller d’Etat la saisit par le braset la fit asseoir. Le vieillard ne pouvait plus remplacer Valérie,elle était devenue un besoin plus impérieux pour lui que lesnécessités de la vie, et il aima mieux rester dans l’incertitudeque d’acquérir la plus légère preuve de l’infidélité deValérie.

– Ma chère Valérie, dit-il, ne vois-tu pas ce que jesouffre ? Je ne te demande que de te justifier… Donne-moi debonnes raisons…

– Eh bien, allez m’attendre en bas, car vous ne voulez pasassister, je crois, aux différentes cérémonies que nécessite l’étatde votre cousine.

Hulot se retira lentement.

– Vieux libertin, s’écria la cousine Bette, vous ne me demandezdonc pas des nouvelles de vos enfants ?…

Que ferez-vous pour Adeline ? Moi, d’abord, je lui portedemain mes économies.

– On doit au moins le pain de froment à sa femme, dit ensouriant Mme Marneffe.

Le baron, sans s’offenser du ton de Lisbeth, qui le régentaitaussi durement que Josépha, s’en alla comme un homme enchantéd’éviter une question importune.

Une fois le verrou mis, le Brésilien quitta le cabinet detoilette où il attendait, et il parut les yeux pleins de larmes,dans un état à faire pitié. Montès avait évidemment toutentendu.

Chapitre 47Une première scène de haute comédie féminine

– Tu ne m’aimes plus, Henri ! je le vois, dit Mme Marneffeen se cachant le front dans son mouchoir et fondant en larmes.

C’était le cri de l’amour vrai. La clameur du désespoir de lafemme est si persuasive, qu’elle arrache le pardon qui se trouve aufond du cœur de tous les amoureux, quand la femme est jeune, jolieet décolletée à sortir par le haut de sa robe en costume d’Eve.

– Mais pourquoi ne quittez-vous pas tout pour moi, si vousm’aimez ? demanda le Brésilien.

Ce naturel de l’Amérique, logique comme le sont tous les hommesnés dans la nature, reprit aussitôt la conversation au point où ill’avait laissée, en reprenant la taille de Valérie.

– Pourquoi ?… dit-elle en relevant la tête et regardantHenri qu’elle domina par un regard chargé d’amour. Mais, mon petitchat, je suis mariée ; mais nous sommes à Paris, et non dansles savanes, dans les pampas, dans les solitudes de l’Amérique. Monbon Henri, mon premier et mon seul amour, écoute-moi donc. Ce mari,simple sous-chef au ministère de la guerre, veut être chef debureau et officier de la Légion d’honneur, puis-je l’empêcherd’avoir de l’ambition ? Or, pour la même raison qu’il nouslaissait entièrement libres tous les deux (il y a bientôt quatreans, t’en souviens-tu, méchant ?… ), aujourd’hui, Marneffem’impose M. Hulot. Je ne puis me défaire de cet affreuxadministrateur qui souffle comme un phoque, qui a des nageoiresdans les narines, qui a soixante-trois ans, qui depuis trois anss’est vieilli de dix ans à vouloir être jeune ; qui m’est siodieux, que, le lendemain du jour où Marneffe sera chef de bureauet officier de la Légion d’honneur…

– Qu’est-ce qu’il aura de plus, ton mari ?

– Mille écus.

– Je les lui donnerai viagèrement, reprit le baron Montès ;quittons Paris et allons…

– Où? dit Valérie en faisant une de ces jolies moues parlesquelles les femmes narguent les hommes dont elles sont sûres.Paris est la seule ville où nous puissions vivre heureux. Je tienstrop à ton amour pour le voir s’affaiblir en nous trouvant seulsdans un désert ; écoute, Henri, tu es le seul homme aimé demoi dans l’univers, écris cela sur ton crâne de tigre.

Les femmes persuadent toujours aux hommes de qui elles ont faitdes moutons qu’ils sont des lions, et qu’ils ont un caractère defer.

– Maintenant, écoute-moi bien ! M. Marneffe n’a pas cinqans à vivre, il est gangrené jusque dans la moelle de ses os ;sur douze mois de l’année, il en passe sept à boire des drogues,des tisanes, il vit dans la flanelle ; enfin, il est, dit lemédecin, sous le coup de la faux à tout moment ; la maladie laplus innocente pour un homme sain sera mortelle pour lui, le sangest corrompu, la vie est attaquée dans son principe. Depuis cinqans, je n’ai pas voulu qu’il m’embrassât une seule fois, car cethomme, c’est la peste ! Un jour, et ce jour n’est pas éloigné,je serai veuve ; eh bien, moi, déjà demandée par un homme quipossède soixante mille francs de rente, moi qui suis maîtresse decet homme comme de ce morceau de sucre, je te déclare que tu seraispauvre comme Hulot, lépreux comme Marneffe, et que si tu mebattais, c’est toi que je veux pour mari, toi seul que j’aime, dequi je veuille porter le nom. Et je suis prête à te donner tous lesgages d’amour que tu voudras…

– Eh bien, ce soir…

– Mais, enfant de Rio, mon beau jaguar sorti pour moi des forêtsvierges du Brésil, dit-elle en lui prenant la main, et la baisant,et la caressant, respecte donc un peu la créature de qui tu veuxfaire ta femme… Serai-je ta femme, Henri ?…

– Oui, dit le Brésilien vaincu par le bavardage effréné de lapassion.

Et il se mit à genoux.

– Voyons, Henri, dit Valérie en lui prenant les deux mains et leregardant au fond des yeux avec fixité, tu me jures ici, enprésence de Lisbeth, ma meilleure et ma seule amie, ma sœur, de meprendre pour femme au bout de mon année de veuvage ?

– Je le jure.

– Ce n’est pas assez ! jure par les cendres et le salutéternel de ta mère, jure-le par la vierge Marie et par tesespérances de catholique !

Valérie savait que le Brésilien tiendrait ce serment, quand mêmeelle serait tombée au fond du plus sale bourbier social. LeBrésilien fit ce serment solennel, le nez presque touchant à lablanche poitrine de Valérie et les yeux fascinés ; il étaitivre, comme on est ivre en revoyant une femme aimée, après unetraversée de cent vingt jours !

– Eh bien, maintenant, sois tranquille. Respecte bien, dans MmeMarneffe, la future baronne de Montejanos. Ne dépense pas un liardpour moi, je te le défends. Reste ici, dans la première pièce,couché sur le petit canapé, je viendrai moi-même t’avertir quand tupourras quitter ton poste… Demain matin, nous déjeunerons ensemble,et tu t’en iras sur les une heure, comme si tu étais venu me faireune visite à midi. Ne crains rien, les portiers m’appartiennentcomme s’ils étaient mon père et ma mère… Je vais descendre chez moiservir le thé.

Elle fit un signe à Lisbeth, qui l’accompagna jusque sur lepalier. Là, Valérie dit à l’oreille de la vieille fille :

– Ce moricaud est revenu un peu trop tôt ! car je meurs sije ne te venge d’Hortense !…

– Sois tranquille, mon cher gentil petit démon, dit la vieillefille en l’embrassant au front, l’amour et la vengeance, chassantde compagnie, n’auront jamais le dessous. Hortense m’attend demain,elle est dans la misère. Pour avoir mille francs, Wenceslast’embrassera mille fois.

Chapitre 48Scène digne des loges

En quittant Valérie, Hulot était descendu jusqu’à la loge ets’était montré subitement à Mme Olivier.

– Mme Olivier ?…

En entendant cette interrogation impérieuse et voyant le gestepar lequel le baron la commenta, Mme Olivier sortit de sa loge etalla jusque dans la cour, à l’endroit où le baron l’emmena.

– Vous savez que, si quelqu’un peut un jour faciliter à votrefils l’acquisition d’une étude, c’est moi ; c’est grâce à moique le voici troisième clerc de notaire, et qu’il achève sondroit.

– Oui, monsieur le baron ; aussi, M. le baron peut-ilcompter sur notre reconnaissance. Il n’y a pas de jour que je neprie Dieu pour le bonheur de M. le baron.

– Pas tant de paroles, ma bonne femme, dit Hulot, mais despreuves…

– Que faut-il faire ? demanda Mme Olivier.

– Un homme en équipage est venu ce soir, leconnaissez-vous ?

Mme Olivier avait bien reconnu le Montès ; commentl’aurait-elle oublié? Montès lui glissait, rue du Doyenné, centsous dans la main toutes les fois qu’il sortait, le matin, de lamaison, un peu trop tôt. Si le baron s’était adressé à M. Olivier,peut-être aurait-il appris tout. Mais Olivier dormait. Dans lesclasses inférieures, la femme est non seulement supérieure àl’homme, mais encore elle le gouverne presque toujours. Depuislongtemps, Mme Olivier avait pris son parti dans le cas d’unecollision entre ses deux bienfaiteurs, elle regardait Mme Marneffecomme la plus forte de ces deux puissances :

– Si je le connais ?… répondit-elle ; non, ma foi,non, je ne l’ai jamais vu !…

– Comment ! le cousin de Mme Marneffe ne venait jamais lavoir quand elle demeurait rue du Doyenné?

– Ah ! c’est son cousin !… s’écria Mme Olivier. Il estpeut-être venu, mais je ne l’ai pas reconnu. La première fois,monsieur, je ferai bien attention…

– Il va descendre, dit Hulot vivement en coupant la parole à MmeOlivier.

– Mais il est parti, répliqua Mme Olivier, qui comprit tout. Lavoiture n’est plus là…

– Vous l’avez vu partir ?

– Comme je vous vois. Il a dit à son domestique : « Al’ambassade ! »

Ce ton, cette assurance, arrachèrent un soupir de bonheur aubaron, il prit la main à Mme Olivier et la lui serra.

– Merci, ma chère Mme Olivier ; mais ce n’est pastout !… Et M. Crevel ?

– M. Crevel ? que voulez-vous dire ? Je ne comprendspas, dit Mme Olivier.

– Ecoutez-moi bien ! Il aime Mme Marneffe…

– Pas possible, monsieur le baron ! pas possible !dit-elle en joignant les mains.

– Il aime Mme Marneffe ! répéta fort impérativement lebaron. Comment font-ils ? je ne sais rien ; mais je veuxle savoir et vous le saurez. Si vous pouvez me mettre sur lestraces de cette intrigue, votre fils sera notaire.

– Monsieur le baron, ne vous mangez pas les sangs comme ça, ditMme Olivier. Madame vous aime et n’aime que vous ; sa femme dechambre le sait bien, et nous disons comme cela que vous êtesl’homme le plus heureux de la terre, car vous savez tout ce quevaut madame… Ah ! c’est une perfection… Elle se lève à dixheures tous les jours ; pour lors, elle déjeune, bon. Eh bien,elle en a pour une heure à faire sa toilette, et tout ça la mène àdeux heures ; pour lors, elle va se promener aux Tuileries auvu et n’au su de tout le monde, elle est toujours rentrée à quatreheures, pour l’heure de votre arrivée… Oh ! c’est réglé commen’une pendule. Elle n’a pas de secrets pour sa femme de chambre,Reine n’en a pas pour moi, allez ! Reine ne peut pas n’enn’avoir, rapport à mon fils, pour qui n’elle a des bontés… Vousvoyez bien que, si Madame avait des rapports avec M. Crevel, nousle saurerions.

Le baron remonta chez Mme Marneffe le visage rayonnant, etconvaincu d’être le seul homme aimé de cette affreuse courtisane,aussi décevante, mais aussi belle, aussi gracieuse qu’unesirène.

Crevel et Marneffe commençaient un second piquet. Crevelperdait, comme perdent tous les gens qui ne sont pas à leur jeu.Marneffe, qui savait la cause des distractions du maire, enprofitait sans scrupule : il regardait les cartes à prendre, ilécartait en conséquence ; puis, voyant dans le jeu de sonadversaire, il jouait à coup sûr. Le prix de la fiche étant devingt sous, il avait déjà volé trente francs au maire au moment oùle baron rentrait.

– Eh bien, dit le conseiller d’Etat, étonné de ne trouverpersonne, vous êtes seuls ! où sont-ils tous ?

– Votre belle humeur a mis tout le monde en fuite, réponditCrevel.

– Non, c’est l’arrivée du cousin de ma femme, répliqua Marneffe.Ces dames et ces messieurs ont pensé que Valérie et Henri devaientavoir quelque chose à se dire, après une séparation de troisannées, et ils se sont discrètement retirés… Si j’avais été là, jeles aurais retenus ; mais, par aventure, j’aurais mal fait,car l’indisposition de Lisbeth, qui sert toujours le thé sur lesdix heures et demie, a mis tout en déroute…

– Lisbeth est donc réellement indisposée ? demanda Crevelfurieux.

– On me l’a dit, répliqua Marneffe avec l’immorale insouciancedes hommes pour qui les femmes n’existent plus.

Le maire avait regardé la pendule ; et, à cette estime, lebaron paraissait avoir passé quarante minutes chez Lisbeth. L’airjoyeux de Hulot incriminait gravement Hector, Valérie etLisbeth.

– Je viens de la voir, elle souffre horriblement, la pauvrefille, dit le baron.

– La souffrance des autres fait donc votre joie, mon cher ami,reprit aigrement Crevel, car vous nous revenez avec une figure oùla jubilation rayonne ? Est-ce que Lisbeth est en danger demort ? Votre fille hérite d’elle, dit-on. Vous ne vousressemblez plus, vous êtes parti avec la physionomie du More deVenise, et vous revenez avec celle de Saint-Preux !… Jevoudrais bien voir la figure de Mme Marneffe…

– Qu’entendez-vous par ces paroles ? demanda M. Marneffe àCrevel en rassemblant ses cartes et les posant devant lui.

Les yeux éteints de cet homme décrépit à quarante-sept anss’animèrent, de pâles couleurs nuancèrent ses joues flasques etfroides, il entr’ouvrit sa bouche démeublée, aux lèvres noires, surlesquelles il vint une espèce d’écume blanche comme de la craie, etcaséiforme. Cette rage d’un homme impuissant, dont la vie tenait àun fil, et qui, dans un duel, n’eût rien risqué là où Crevel eût eutout à perdre, effraya le maire.

– Je dis, répondit Crevel, que j’aimerais à voir la figure deMme Marneffe, et j’ai d’autant plus raison, que la vôtre en cemoment est fort désagréable. Parole d’honneur, vous êteshorriblement laid, mon cher Marneffe…

– Savez-vous que vous n’êtes pas poli !

– Un homme qui me gagne trente francs en quarante-cinq minutesne me paraît jamais beau.

– Ah ! si vous m’aviez vu, reprit le sous-chef, il y adix-sept ans…

– Vous étiez gentil ? répliqua Crevel.

– C’est ce qui m’a perdu ; si j’avais été comme vous, jeserais pair et maire.

– Oui, dit en souriant Crevel, vous avez trop fait la guerre,et, des deux métaux que l’on gagne à cultiver le dieu du commerce,vous avez pris le mauvais, la drogue !

Et Crevel éclata de rire. Si Marneffe se fâchait à propos de sonhonneur en péril, il prenait toujours bien ces vulgaires etignobles plaisanteries ; elles étaient comme la petite monnaiede la conversation entre Crevel et lui.

– Eve me coûte cher, c’est vrai ; mais, ma foi, courte etbonne, voilà ma devise.

– J’aime mieux longue et heureuse, répliqua Crevel.

Chapitre 49Deuxième scène de haute comédie féminine

Mme Marneffe entra, vit son mari jouant avec Crevel, et lebaron, tous trois seuls dans le salon ; elle comprit, au seulaspect de la figure du dignitaire municipal, toutes les pensées quil’avaient agité, son parti fut aussitôt pris.

– Marneffe, mon chat ! dit-elle en venant s’appuyer surl’épaule de son mari et passant ses jolis doigts dans des cheveuxd’un vilain gris sans pouvoir couvrir la tête en les ramenant, ilest bien tard pour toi, tu devrais t’aller coucher. Tu sais quedemain il faut te purger, le docteur l’a dit, et Reine te feraprendre du bouillon aux herbes dès sept heures… Si tu veux vivre,laisse là ton piquet…

– Faisons-le en cinq marques ? demanda Marneffe àCrevel.

– Bien… , j’en ai déjà deux, répondit Crevel.

– Combien cela durera-t-il ? demanda Valérie.

– Dix minutes, répliqua Marneffe.

– Il est déjà onze heures, répondit Valérie. Et vraiment,monsieur Crevel, on dirait que vous voulez tuer mon mari.Dépêchez-vous au moins.

Cette rédaction à double sens fit sourire Crevel, Hulot etMarneffe lui-même. Valérie alla causer avec son Hector.

– Sors, mon chéri, dit Valérie à l’oreille d’Hector, promène-toidans la rue Vanneau, tu reviendras lorsque tu verras sortirCrevel.

– J’aimerais mieux sortir de l’appartement et rentrer dans tachambre par la porte du cabinet de toilette ; tu pourrais direà Reine de me l’ouvrir.

– Reine est là-haut à soigner Lisbeth.

– Eh bien, si je remontais chez Lisbeth ?

Tout était péril pour Valérie, qui, prévoyant une explicationavec Crevel, ne voulait pas Hulot dans sa chambre, où il pourraittout entendre… Et le Brésilien attendait chez Lisbeth.

– Vraiment, vous autres hommes, dit Valérie à Hulot, quand vousavez une fantaisie, vous brûleriez les maisons pour y entrer.Lisbeth est dans un état à ne pas vous recevoir… Craignez-vousd’attraper un rhume dans la rue ?… Allez-y… oubonsoir !…

– Adieu, messieurs, dit le baron à haute voix.

Une fois attaqué dans son amour-propre de vieillard, Hulot tintà prouver qu’il pouvait faire le jeune homme en attendant l’heuredu berger dans la rue, et il sortit.

Marneffe dit bonsoir à sa femme, à qui, par une démonstration detendresse apparente, il prit les mains. Valérie serra d’une façonsignificative la main de son mari, ce qui voulait dire :

– Débarrasse-moi donc de Crevel.

– Bonne nuit, Crevel, dit alors Marneffe ; j’espère quevous ne resterez pas longtemps avec Valérie. Ah ! je suisjaloux… ça m’a pris tard, mais ça me tient,… et je viendrai voir sivous êtes parti.

– Nous avons à causer d’affaires, mais je ne resterai paslongtemps, dit Crevel.

– Parlez bas ! Que me voulez-vous ? dit Valérie surdeux tons en regardant Crevel avec un air où la hauteur se mêlaitau mépris.

En recevant ce regard hautain, Crevel, qui rendait d’immensesservices à Valérie et qui voulait s’en targuer, redevint humble etsoumis.

– Ce Brésilien…

Crevel, épouvanté par le regard fixe et méprisant de Valérie,s’arrêta.

– Après ? dit-elle.

– Ce cousin…

– Ce n’est pas mon cousin, reprit-elle. C’est mon cousin pour lemonde et pour M. Marneffe. Ce serait mon amant, que vous n’auriezpas un mot à dire. Un boutiquier qui achète une femme pour sevenger d’un homme est au-dessous, dans mon estime, de celui quil’achète par amour. Vous n’étiez pas épris de moi, vous avez vu enmoi la maîtresse de M. Hulot, et vous m’avez acquise comme onachète un pistolet pour tuer son adversaire. J’avais faim, j’aiconsenti !

– Vous n’avez pas exécuté le marché, répondit Crevel redevenantcommerçant.

– Ah ! vous voulez que le baron Hulot sache bien que vouslui prenez sa maîtresse pour avoir votre revanche de l’enlèvementde Josépha ?… Rien ne prouve mieux votre bassesse. Vous ditesaimer une femme, vous la traitez de duchesse, et vous voulez ladéshonorer ! Tenez, mon cher, vous avez raison : cette femmene vaut pas Josépha. Cette demoiselle a le courage de son infamie,tandis que, moi, je suis une hypocrite qui devrait être fouettée enplace publique. Hélas ! Josépha se protège par son talent etpar sa fortune. Mon seul rempart, à moi, c’est mon honnêteté; jesuis encore une digne et vertueuse bourgeoise ; mais, si vousfaites un éclat, que deviendrai-je ? Si j’avais la fortune,encore passe ! Mais j’ai maintenant tout au plus quinze millefrancs de rente, n’est-ce pas ?

– Beaucoup plus, dit Crevel ; je vous ai doublé depuis deuxmois vos économies dans l’Orléans.

– Eh bien, la considération à Paris commence à cinquante millefrancs de rente, vous n’avez pas à me donner la monnaie de laposition que je perdrai. Que voulais-je ? faire nommerMarneffe chef de bureau ; il aurait six mille francsd’appointements ; il a vingt-sept ans de service : dans troisans, j’aurais droit à quinze cents francs de pension, s’il mourait.Vous, comblé de bontés par moi, gorgé de bonheur, vous ne savez pasattendre !… Et cela dit aimer ! s’écria-t-elle.

– Si j’ai commencé par un calcul, dit Crevel, depuis je suisdevenu votre toutou. Vous me mettez les pieds sur le cœur, vousm’écrasez, vous m’abasourdissez, et je vous aime comme je n’aijamais aimé. Valérie, je vous aime autant que j’aimeCélestine ! Pour vous, je suis capable de tout… Tenez !au lieu de venir deux fois par semaine rue du Dauphin.

– Rien que cela ! Vous rajeunissez, mon cher…

– Laissez-moi renvoyer Hulot, l’humilier, vous en débarrasser,dit Crevel sans répondre à cette insolence ; n’admettez plusce Brésilien, soyez toute à moi, vous ne vous en repentirez pas.D’abord, je vous donnerai une inscription de huit mille francs derente, mais viagère ; je ne vous en joindrai la nue propriétéqu’après cinq ans de constance…

– Toujours des marchés ! les bourgeois n’apprendront jamaisà donner ! Vous voulez vous faire des relais d’amour dans lavie avec des inscriptions de rente ?… Ah ! boutiquier,marchand de pommade ! tu étiquètes tout ! Hector medisait que le duc d’Hérouville avait apporté trente mille livres derente à Josépha dans un cornet à dragées d’épicier ! je vauxsix fois mieux que Josépha ! Ah ! être aimée !dit-elle en refrisant ses anglaises et allant se regarder dans laglace. Henri m’aime, il vous tuerait comme une mouche à un signe demes yeux ! Hulot m’aime, il met sa femme sur la paille !Allez, soyez bon père de famille, mon cher. Oh ! vous avez,pour faire vos fredaines, trois cent mille francs en dehors devotre fortune, un magot enfin, et vous ne pensez qu’àl’augmenter…

– Pour toi, Valérie, car je t’en offre la moitié! dit-il entombant à genoux.

– Eh bien, vous êtes encore là! s’écria le hideux Marneffe enrobe de chambre. Que faites-vous ?

– Il me demande pardon, mon ami, d’une proposition insultantequ’il vient de m’adresser. Ne pouvant rien obtenir de moi, monsieurinventait de m’acheter…

Crevel aurait voulu descendre dans la cave par une trappe, commecela se fait au théâtre.

– Relevez-vous, mon cher Crevel, dit en souriant Marneffe, vousêtes ridicule. Je vois à l’air de Valérie qu’il n’y a pas de dangerpour moi.

– Va te coucher et dors tranquille, dit Mme Marneffe.

– Est-elle spirituelle ! pensait Crevel ; elle estadorable ! elle me sauve !

Quand Marneffe fut rentré chez lui, le maire prit les mains deValérie et les lui baisa en y laissant la trace de quelqueslarmes.

– Tout en ton nom ! dit-il.

– Voilà aimer, lui répondit-elle bas à l’oreille. Eh bien, amourpour amour. Hulot est en bas, dans la rue. Ce pauvre vieux attend,pour venir ici, que je place une bougie à l’une des fenêtres de machambre à coucher ; je vous permets de lui dire que vous êtesle seul aimé; jamais il ne voudra vous croire, emmenez-le rue duDauphin, donnez-lui des preuves, accablez-le ; je vous lepermets, je vous l’ordonne. Ce phoque m’ennuie, il m’excède. Tenezbien votre homme rue du Dauphin pendant toute la nuit,assassinez-le à petit feu, vengez-vous de l’enlèvement de Josépha.Hulot en mourra peut-être ; mais nous sauverons sa femme etses enfants d’une ruine effroyable. Mme Hulot travaille pourvivre !…

– Oh ! la pauvre dame ! ma foi, c’est atroce !s’écria Crevel, chez qui les bons sentiments naturelsrevinrent.

– Si tu m’aimes, Célestin, dit-elle tout bas à l’oreille deCrevel qu’elle effleura de ses lèvres, retiens-le, ou je suisperdue. Marneffe a des soupçons, Hector a la clef de la portecochère et compte revenir !

Crevel serra Mme Marneffe dans ses bras, et sortit au comble dubonheur ; Valérie l’accompagna tendrement jusqu’aupalier ; puis, comme une femme magnétisée, elle descenditjusqu’au premier étage et elle alla jusqu’au bas de la rampe.

– Ma Valérie ! remonte, ne te compromets pas aux yeux desportiers… Va, ma vie et ma fortune, tout est à toi… Rentre, maduchesse !

– Madame Olivier ! cria doucement Valérie lorsque la portefut refermée.

– Comment ! madame, vous ici ? dit Mme Olivierstupéfaite.

– Mettez les verrous en haut et en bas à la grande porte, etn’ouvrez plus.

– Bien Madame.

Une fois les verrous tirés, Mme Olivier raconta la tentative decorruption que s’était permise le haut fonctionnaire à sonégard.

– Vous vous êtes conduite comme un ange, ma chère Olivier ;mais nous causerons de cela demain.

Valérie atteignit le troisième étage avec la rapidité d’uneflèche, frappa trois petits coups à la porte de Lisbeth et revintchez elle, où elle donna ses ordres à Mlle Reine ; car jamaisune femme ne manque l’occasion d’un Montès arrivant du Brésil.

Chapitre 50Crevel se venge

– Non ! saperlotte, il n’y a que les femmes du monde poursavoir aimer ainsi ! se disait Crevel. Comme elle descendaitl’escalier en l’éclairant de ses regards, je l’entraînais !Jamais Josépha !… Josépha, c’est de la gnognote ! crial’ancien commis voyageur. Qu’ai-je dit ? gnognote… MonDieu ! je suis capable de lâcher cela quelque jour auxTuileries… Non, si Valérie ne fait pas mon éducation, je ne puisrien être… Moi qui tiens tant à paraître grand seigneur… Ah !quelle femme ! elle me remue autant qu’une colique, quand elleme regarde froidement… Quelle grâce ! quel esprit !Jamais Josépha ne m’a donné de pareilles émotions. Et quellesperfections inconnues ! Ah ! bien, voilà mon homme.

Il apercevait, dans les ténèbres de la rue de Babylone, le grandHulot, un peu voûté, se glissant le long des planches d’une maisonen construction, et il alla droit à lui.

– Bonjour, baron, car il est plus de minuit, mon cher ! Quediable faites-vous là?… Vous vous promenez par une jolie petitepluie fine. A notre âge, c’est mauvais. Voulez-vous que je vousdonne un bon conseil ? revenons chacun chez nous ; car,entre nous, vous ne verrez pas de lumière à la croisée…

En entendant cette dernière phrase, le baron sentit qu’il avaitsoixante-trois ans et que son manteau était mouillé.

– Qui donc a pu vous dire… ? demanda-t-il.

– Valérie, parbleu ! notre Valérie, qui veut êtreuniquement ma Valérie. Nous sommes manche à manche, baron ;nous jouerons la belle quand vous voudrez. Vous ne pouvez pas vousfâcher, vous savez que le droit de prendre ma revanche a toujoursété stipulé; vous avez mis trois mois à m’enlever Josépha ;moi, je vous ai pris Valérie en… Ne parlons pas de cela, reprit-il.Maintenant, je la veux toute à moi. Mais nous n’en resterons pasmoins bons amis.

– Crevel, ne plaisante pas, répondit le baron d’une voixétouffée par la rage, c’est une affaire de vie ou de mort.

– Tiens, comme vous prenez cela !… Baron, ne vousrappelez-vous plus ce que vous m’avez dit le jour du mariaged’Hortense : « Est-ce que deux roquentins comme nous doivent sebrouiller pour une jupe ? C’est épicier, c’est petites gens… « Nous sommes, c’est convenu, régence, justaucorps bleu, Pompadour,dix-huitième siècle, tout ce qu’il y a de plus maréchal deRichelieu, rocaille et, j’ose le dire, Liaisonsdangereuses !…

Crevel aurait pu entasser ses mots littéraires pendantlongtemps, le baron écoutait comme écoutent les sourds dans lecommencement de leur surdité. Voyant, à la lueur du gaz, le visagede son ennemi devenu blanc, le vainqueur s’arrêta. C’était un coupde foudre pour le baron, après les déclarations de Mme Olivier,après le dernier regard de Valérie.

– Mon Dieu ! il y avait tant d’autres femmes dansParis !… s’écria-t-il enfin.

– C’est ce que je t’ai dit quand tu m’as pris Josépha, répliquaCrevel.

– Tenez, Crevel, c’est impossible… Donnez-moi despreuves !… Avez-vous une clef, comme moi, pourentrer ?

Et le baron, arrivé devant la maison, fourra une clef dans laserrure ; mais il trouva la porte immobile, et il essayavainement de l’ébranler.

– Ne faites pas de tapage nocturne, dit tranquillement Crevel.Tenez, baron, j’ai, moi, de bien meilleures clefs que lesvôtres.

– Des preuves ! des preuves ! répéta le baron exaspérépar une douleur à devenir fou.

– Venez, je vais vous en donner, répondit Crevel.

Et, selon les instructions de Valérie, il entraîna le baron versle quai, par la rue Hillerin-Bertin. L’infortuné conseiller d’Etatallait, comme vont les négociants la veille du jour où ils doiventdéposer leur bilan ; il se perdait en conjectures sur lesraisons de la dépravation cachée au fond du cœur de Valérie, et ilse croyait la dupe de quelque mystification. En passant sur le pontRoyal, il vit son existence si vide, si bien finie, si embrouilléepar ses affaires financières, qu’il fut sur le point de céder à lamauvaise pensée qui lui vint de jeter Crevel à la rivière, et des’y jeter après lui.

Chapitre 51La petite maison du sieur Crevel

Arrivé rue du Dauphin, qui, dans ce temps-là n’était pas encoreélargie, Crevel s’arrêta devant une porte bâtarde. Cette porteouvrait sur un long corridor pavé en dallés blanches et noires,formant péristyle, et au bout duquel se trouvait un escalier et uneloge de concierge éclairés par une petite cour intérieure comme ily en a tant à Paris. Cette cour, mitoyenne avec la propriétévoisine, offrait la singulière particularité d’un partage inégal.La petite maison de Crevel, car il en était propriétaire, avait unappendice à toiture vitrée, bâti sur le terrain voisin, et grevé del’interdiction d’élever cette construction, entièrement cachée à lavue par la loge et par l’encorbellement de l’escalier.

Ce local avait longtemps servi de magasin, d’arrière-boutique etde cuisine à l’une des deux boutiques situées sur la rue. Crevelavait détaché de la location ces trois pièces du rez-de-chaussée,et Grindot les avait transformées en une petite maison économique.On y pénétrait de deux manières, d’abord par la boutique d’unmarchand de meubles à qui Crevel la louait à bas prix et au mois,afin de pouvoir le punir en cas d’indiscrétion, puis par une portecachée dans le mur du corridor assez habilement pour être presqueinvisible.

Ce petit appartement, composé d’une salle à manger, d’un salonet d’une chambre à coucher, éclairé par en haut, partie chez levoisin, partie chez Crevel, était donc à peu près introuvable. Al’exception du marchand de meubles d’occasion, les locatairesignoraient l’existence de ce petit paradis. La portière, payée pourêtre la complice de Crevel, était une excellente cuisinière. M. lemaire pouvait donc entrer dans sa petite maison économique et ensortir à toute heure de nuit, sans craindre aucun espionnage. Lejour, une femme mise comme se mettent les Parisiennes pour allerfaire des emplettes, et munie d’une clef, ne risquait rien à venirchez Crevel ; elle observait les marchandises d’occasion, elleen marchandait, elle entrait dans la boutique, et la quittait sansexciter le moindre soupçon si quelqu’un la rencontrait.

Lorsque Crevel eut allumé les candélabres dans le boudoir, lebaron fut tout étonné du luxe intelligent et coquet déployé là.L’ancien parfumeur avait donné carte blanche à Grindot, et le vieilarchitecte s’était distingué par une création du genre Pompadourqui, d’ailleurs, coûtait soixante mille francs.

– Je veux, avait dit Crevel à Grindot, qu’une duchesse entrantlà soit surprise…

Il avait voulu le plus bel Eden parisien pour y posséder sonEve, sa femme du monde, sa Valérie, sa duchesse.

– Il y a deux lits, dit Crevel à Hulot en montrant un divan d’oùl’on tirait un lit comme on tire le tiroir d’une commode. En voiciun, l’autre est dans la chambre. Ainsi nous pouvons passer ici lanuit tous les deux.

– Les preuves ! dit le baron.

Crevel prit un bougeoir et mena son ami dans la chambre àcoucher, où, sur une causeuse, Hulot vit une robe de chambremagnifique appartenant à Valérie, et qu’elle avait portée rueVanneau, pour s’en faire honneur avant de l’employer à la petitemaison Crevel. Le maire fit jouer le secret d’un joli petit meubleen marqueterie appelé bonheur-du-jour, y fouilla, saisit une lettreet la tendit au baron :

– Tiens, lis.

Le conseiller d’Etat lut ce petit billet écrit au crayon :

« Je t’ai vainement attendu, vieux rat ! Une femme comme moin’attend jamais un ancien parfumeur. Il n’y avait ni dînercommandé, ni cigarettes. Tu me payeras tout cela. »

– Est-ce bien son écriture ?

– Mon Dieu ! dit Hulot en s’asseyant accablé. Je reconnaistout ce qui lui a servi, voilà ses bonnets et ses pantoufles. Ahçà! voyons, depuis quand… ?

Crevel fit signe qu’il comprenait, et empoigna une liasse demémoires dans le petit secrétaire en marqueterie.

– Vois, mon vieux ! j’ai payé les entrepreneurs en décembre1838. En octobre, deux mois auparavant, cette délicieuse petitemaison était étrennée.

Le conseiller d’Etat baissa la tête.

– Comment diable faites-vous ? car je connais l’emploi deson temps, heure par heure.

– Et la promenade aux Tuileries,… dit Crevel en se frottant lesmains et jubilant.

– Eh bien ?… reprit Hulot hébété.

– Ta soi-disant maîtresse vient aux Tuileries, elle est censées’y promener de une heure à quatre heures ; mais crac !en deux temps elle est ici. Tu connais Molière ? Eh bien,baron, il n’y a rien d’imaginaire dans ton intitulé.

Hulot, ne pouvant plus douter de rien, resta dans un silencesinistre. Les catastrophes poussent tous les hommes forts etintelligents à la philosophie. Le baron était, moralement, comme unhomme qui cherche son chemin la nuit dans une forêt. Ce silencemorne, le changement qui se fit sur cette physionomie affaissée,tout inquiéta Crevel, qui ne voulait pas la mort de soncollaborateur.

– Comme je te disais, mon vieux, nous sommes manche à manche,jouons la belle. Veux-tu jouer la belle, voyons ? au plusfin !

– Pourquoi, se dit Hulot en se parlant à lui-même, sur dixbelles femmes, y en a-t-il au moins sept de perverses ?

Chapitre 52Deux confrères de la grande confrérie des confrères

Le baron était trop en désarroi pour trouver la solution de ceproblème. La beauté, c’est le plus grand des pouvoirs humains. Toutpouvoir sans contre-poids, sans entraves autocratiques, mène àl’abus, à la folie. L’arbitraire, c’est la démence du pouvoir. Chezla femme, l’arbitraire, c’est la fantaisie.

– Tu n’as pas à te plaindre, mon cher confrère, tu as la plusbelle des femmes, et elle est vertueuse.

– Je mérite mon sort, se dit Hulot, j’ai méconnu ma femme, je lafais souffrir, et c’est un ange ! O ma pauvre Adeline, tu esbien vengée ! Elle souffre, seule, en silence, elle est digned’adoration, elle mérite mon amour, je devrais… car elle estadmirable encore, blanche et redevenue jeune fille… Mais a-t-onjamais vu femme plus ignoble, plus infâme, plus scélérate que cetteValérie ?

– C’est une vaurienne, dit Crevel, une coquine à fouetter sur laplace du Châtelet ; mais, mon cher Canillac, si nous sommesjustaucorps bleu, maréchal de Richelieu, Trumeau, Pompadour, duBarry, roués et tout ce qu’il y a de plus XVIIIe siècle, nousn’avons plus de lieutenant de police.

– Comment se faire aimer ?… se demandait Hulot sans écouterCrevel.

– C’est une bêtise, à nous autres, de vouloir être aimés, moncher, dit Crevel ; nous ne pouvons être que supportés, car MmeMarneffe est cent fois plus rouée que Josépha…

– Et avide ! elle me coûte cent quatre-vingt-douze millefrancs ! s’écria Hulot.

– Et combien de centimes ? demanda Crevel avec l’insolencedu financier, en trouvant la somme minime.

– On voit bien que tu ne l’aimes pas, dit mélancoliquement lebaron.

– Moi, j’en ai assez, répliqua Crevel, car elle a plus de troiscent mille francs à moi !…

– Où est-ce ? où tout cela passe-t-il ? dit le baronen se prenant la tête dans les mains.

– Si nous nous étions entendus, comme ces petits jeunes gens quise cotisent pour entretenir une lorette de deux sous, elle nousaurait coûté moins cher…

– C’est une idée ! repartit le baron ; mais elle noustromperait toujours, car, mon gros père, que penses-tu de ceBrésilien ?…

– Ah ! vieux lapin, tu as raison, nous sommes joués commedes… des actionnaires !… dit Crevel. Toutes ces femmes-là sontdes commandites !

– C’est donc elle, dit le baron, qui t’a parlé de la lumière surla fenêtre ?…

– Mon bonhomme, reprit Crevel en se mettant en position, noussommes floués ! Valérie est une… Elle m’a dit de te tenir ici…J’y vois clair… Elle a son Brésilien… Ah ! je renonce à elle,car, si vous lui teniez les mains, elle trouverait moyen de voustromper avec ses pieds ! Tiens, c’est une infâme ! unerouée !

– Elle est au-dessous des prostituées, dit le baron. Josépha,Jenny Cadine, étaient dans leur droit en nous trompant, elles fontmétier de leurs charmes, elles !

– Mais elle, qui fait la sainte, la prude ! dit Crevel.Tiens, Hulot, retourne à ta femme, car tu n’es pas bien dans tesaffaires, on commence à causer de certaines lettres de changesouscrites à un petit usurier dont la spécialité consiste à prêteraux lorettes, un certain Vauvinet. Quant à moi, me voilà guéri desfemmes comme il faut. D’ailleurs, à nos âges, quel besoinavons-nous de ces drôlesses, qui, je suis franc, ne peuvent pas nepoint nous tromper ? Tu as des cheveux blancs, de faussesdents, baron. Moi, j’ai l’air de Silène. Je vais me mettre àamasser. L’argent ne trompe point. Si le Trésor s’ouvre tous lessix mois pour tout le monde, il vous donne au moins des intérêts,et cette femme en coûte… Avec toi, mon cher confrère, Gubetta, monvieux complice, je pourrais accepter une situation chocnoso… , non,philosophique ; mais un Brésilien qui, peut-être, apporte deson pays des denrées coloniales suspectes…

– La femme, dit Hulot, est un être inexplicable !

– Je l’explique, dit Crevel : nous sommes vieux, le Brésilienest jeune et beau…

– Oui, c’est vrai, dit Hulot, je l’avoue, nous vieillissons.Mais, mon ami, comment renoncer à voir ces belles créatures sedéshabillant, roulant leurs cheveux, nous regardant avec un finsourire à travers leurs doigts quand elles mettent leurspapillotes, faisant toutes leurs mines, débitant leurs mensonges,et se disant peu aimées, quand elles nous voient harassés par lesaffaires, et nous distrayant malgré tout ?

– Oui, ma foi ! c’est la seule chose agréable de la vie…s’écria Crevel. Ah ! quand un minois vous sourit, et qu’onvous dit : « Mon bon chéri, sais-tu combien tu es aimable !Moi, je suis sans doute autrement faite que les autres femmes, quise passionnent pour de petits jeunes gens à barbe de bouc, desdrôles qui fument, et grossiers comme des laquais ! car leurjeunesse leur donne une insolence !… Enfin, ils viennent, ilsvous disent bonjour et ils s’en vont… Moi, que tu soupçonnes decoquetterie, je préfère à ces moutards les gens de cinquante ans,on garde ça longtemps ; c’est dévoué, ça sait qu’une femme seretrouve difficilement, et ils nous apprécient… Voilà pourquoi jet’aime, grand scélérat !…  » Et elles accompagnent ces espècesd’aveux de minauderies, de gentillesses, de… Ah ! c’est fauxcomme des programmes d’hôtel de ville…

– Le mensonge vaut souvent mieux que la vérité, dit Hulot en serappelant quelques scènes charmantes évoquées par la pantomime deCrevel qui singeait Valérie. On est forcé de travailler lemensonge, de coudre des paillettes à ses habits de théâtre…

– Et puis enfin, on les a, ces menteuses ! dit brutalementCrevel.

– Valérie est une fée, cria le baron, elle vous métamorphose unvieillard en jeune homme…

– Ah ! oui, reprit Crevel, c’est une anguille qui vouscoule entre les mains ; mais c’est la plus jolie desanguilles… blanche et douce comme du sucre !… drôle commeArnal, et des inventions ! ah !

– Oh ! oui, elle est bien spirituelle ! s’écria lebaron, ne pensant plus à sa femme.

Les deux confrères se couchèrent les meilleurs amis du monde, ense rappelant une à une les perfections de Valérie, les intonationsde sa voix, ses chatteries, ses gestes, ses drôleries, les sailliesde son esprit, celles de son cœur ; car cette artiste en amouravait des élans admirables, comme les ténors qui chantent un airmieux un jour que l’autre. Et tous les deux ils s’endormirent,bercés par ces réminiscences tentatrices et diaboliques, éclairéespar les feux de l’enfer.

Le lendemain, à neuf heures, Hulot parla d’aller au ministère,Crevel avait affaire à la campagne. Ils sortirent ensemble, etCrevel tendit la main au baron en lui disant :

– Sans rancune, n’est-ce pas ? car nous ne pensons plus nil’un ni l’autre à Mme Marneffe.

– Oh ! c’est bien fini ! répondit Hulot en exprimantune sorte d’horreur.

Chapitre 53Deux vrais enragés buveurs

A dix heures et demie, Crevel grimpait quatre à quatrel’escalier de Mme Marneffe. Il trouva l’infâme créature, l’adorableenchanteresse, dans le déshabillé le plus coquet du monde, mangeantun joli petit déjeuner fin en compagnie du baron Henri Montès deMontejanos et de Lisbeth. Malgré le coup que lui porta la vue duBrésilien, Crevel pria Mme Marneffe de lui donner deux minutesd’audience. Valérie passa dans le salon avec Crevel.

– Valérie, mon ange, dit l’amoureux Crevel, M. Marneffe n’a paslongtemps à vivre ; si tu veux m’être fidèle, à sa mort, nousnous marierons. Songes-y. Je t’ai débarrassée de Hulot… Ainsi, voissi ce Brésilien peut valoir un maire de Paris, un homme qui, pourtoi, voudra parvenir aux plus hautes dignités, et qui, déjà,possède quatre-vingt et quelques mille livres de rente.

– On y songera, dit-elle. Je serai rue du Dauphin à deux heures,et nous en causerons ; mais soyez sage ! et n’oubliez pasle transfert que vous m’avez promis hier.

Elle revint dans la salle à manger, suivie de Crevel, qui seflattait d’avoir trouvé le moyen de posséder à lui seulValérie ; mais il aperçut le baron Hulot qui, pendant cettecourte conférence, était entré pour réaliser le même dessein. Leconseiller d’Etat demanda, comme Crevel, un moment d’audience. MmeMarneffe se leva pour retourner au salon, en souriant au Brésilien,comme pour lui dire : « Ils sont fous ! ils ne te voient doncpas ? »

– Valérie, dit le conseiller d’Etat, mon enfant, ce cousin estun cousin d’Amérique…

– Oh ! assez ! s’écria-t-elle en interrompant lebaron. Marneffe n’a jamais été, ne sera plus, ne peut plus être monmari. Le premier, le seul homme que j’aie aimé est revenu, sansêtre attendu… Ce n’est pas ma faute ! Mais regardez bien Henriet regardez-vous. Puis demandez-vous si une femme, surtout quandelle aime, peut hésiter. Mon cher, je ne suis pas une femmeentretenue. A compter d’aujourd’hui, je ne veux plus être commeSuzanne entre deux vieillards. Si vous tenez à moi, vous serez,vous et Crevel, nos amis ; mais tout est fini, car j’aivingt-six ans, je veux être à l’avenir une sainte, une excellenteet digne femme… comme la vôtre.

– C’est ainsi ? dit Hulot. Ah ! voilà comment vousm’accueillez, lorsque je venais, comme un pape, les mains pleinesd’indulgences !… Eh bien, votre mari ne sera jamais chef debureau ni officier de la Légion d’honneur…

– C’est ce que nous verrons ! dit Mme Marneffe en regardantHulot d’une certaine manière.

– Ne nous fâchons pas, reprit Hulot au désespoir, je viendrai cesoir, et nous nous entendrons.

– Chez Lisbeth, oui !…

– Eh bien, dit le vieillard amoureux, chez Lisbeth !

Hulot et Crevel descendirent ensemble sans se dire un mot jusquedans la rue ; mais, sur le trottoir, ils se regardèrent et semirent à rire tristement.

– Nous sommes deux vieux fous !… dit Crevel.

– Je les ai congédiés, dit Mme Marneffe à Lisbeth en seremettant à table. Je n’ai jamais aimé, je n’aime et n’aimeraijamais que mon jaguar, ajouta-t-elle en souriant à Henri Montès.Lisbeth, ma fille, tu ne sais pas ?… Henri m’a pardonné lesinfamies auxquelles la misère m’a réduite.

– C’est ma faute, dit le Brésilien, j’aurais dû t’envoyer centmille francs…

– Pauvre enfant ! s’écria Valérie, j’aurais dû travaillerpour vivre, mais je n’ai pas les doigts faits pour cela… demande àLisbeth.

Le Brésilien s’en alla l’homme le plus heureux de toutParis.

Vers le midi, Valérie et Lisbeth causaient dans la magnifiquechambre à coucher où cette dangereuse Parisienne donnait à satoilette ces dernières façons qu’une femme tient à donnerelle-même. Les verrous mis, les portières tirées, Valérie racontadans leurs moindres détails tous les événements de la soirée, de lanuit et de la matinée.

– Es-tu contente, mon bijou ? dit-elle à Lisbeth enterminant. Que dois-je être un jour, madame Crevel ou madameMontès ? Quel est ton avis ?

– Crevel n’a pas plus de dix ans à vivre, libertin comme ill’est, répondit Lisbeth, et Montès est jeune. Crevel te laisseratrente mille francs de rente, environ. Que Montès attende, il serabien assez heureux en restant le Benjamin. Ainsi, vers trente-troisans, tu peux, ma chère enfant, en te conservant belle, épouser tonBrésilien et jouer un grand rôle avec soixante mille francs derente à toi, surtout protégée par une maréchale…

– Oui, mais Montès est Brésilien, il n’arrivera jamais à rien,fit observer Valérie.

– Nous sommes, dit Lisbeth, dans un temps de chemins de fer, oùles étrangers finissent en France par occuper de grandespositions.

– Nous verrons, reprit Valérie, quand Marneffe sera mort, et iln’a pas longtemps à souffrir.

– Ces maladies qui lui reviennent, dit Lisbeth, sont comme lesremords du physique… Allons, je vais chez Hortense.

– Eh bien, va, mon ange, répondit Valérie, et amène-moi monartiste ! En trois ans, n’avoir pas encore gagné seulement unpouce de terrain ! C’est notre honte à toutes deux !Wenceslas et Henri, voilà mes deux seules passions. L’un, c’estl’amour ; l’autre, c’est la fantaisie.

– Es-tu belle, ce matin ! dit Lisbeth en venant prendreValérie par la taille et la baisant au front. Je jouis de tous tesplaisirs, de ta fortune, de ta toilette… Je n’ai vécu que depuis lejour où nous nous sommes faites sœurs…

– Attends, ma tigresse ! dit en riant Valérie, ton châleest de travers… Tu ne sais pas encore porter un châle, malgré mesleçons, au bout de trois ans, et tu veux être madame la maréchaleHulot…

Chapitre 54Autre vue d’un ménage légitime

Chaussée de brodequins en prunelle, de bas de soie gris, arméed’une robe en magnifique levantine, les cheveux en bandeau sous unetrès jolie capote en velours noir doublée de satin jaune, Lisbethalla rue Saint-Dominique par le boulevard des Invalides, en sedemandant si le découragement d’Hortense lui livrerait enfin cetteâme forte, et si l’inconstance sarmate, prise à l’heure où tout estpossible à ces caractères, ferait fléchir l’amour de Wenceslas.

Hortense et Wenceslas occupaient le rez-de-chaussée d’une maisonsituée à l’endroit où la rue Saint-Dominique aboutit à l’esplanadedes Invalides. Cet appartement, jadis en harmonie avec la lune demiel, offrait en ce moment un aspect à moitié frais, à moitié fané,qu’il faudrait appeler l’automne du mobilier. Les nouveaux mariéssont gâcheurs, ils gaspillent sans le savoir, sans le vouloir, leschoses autour d’eux, comme ils abusent de l’amour. Pleinsd’eux-mêmes, ils se soucient peu de l’avenir, qui, plus tard,préoccupe la mère de famille.

Lisbeth trouva sa cousine Hortense ayant achevé d’habillerelle-même un petit Wenceslas qui venait d’être exporté dans lejardin.

– Bonjour, Bette, dit Hortense, qui vint ouvrir elle-même laporte à sa cousine.

La cuisinière était allée au marché; la femme de chambre, à lafois bonne d’enfants, faisait un savonnage.

– Bonjour, ma chère enfant, répondit Lisbeth en embrassantHortense. Eh bien, lui dit-elle à l’oreille, Wenceslas est-il à sonatelier ?

– Non, il cause avec Stidmann et Chanor dans le salon.

– Pourrions-nous être seules ? demanda Lisbeth.

– Viens dans ma chambre.

Cette chambre, tendue de perse à fleurs roses et à feuillagesverts sur un fond blanc, sans cesse frappée par le soleil, ainsique le tapis, avait passé. Depuis longtemps, les rideaux n’avaientpas été blanchis. On y sentait la fumée du cigare de Wenceslas qui,devenu grand seigneur de l’art et né gentilhomme, déposait lescendres du tabac sur les bras des fauteuils, sur les plus jolieschoses, en homme aimé de qui l’on souffre tout, en homme riche quine prend pas de soins bourgeois.

– Eh bien, parlons de tes affaires, demanda Lisbeth en voyant sabelle cousine muette dans le fauteuil où elle s’était plongée. Maisqu’as-tu ? je te trouve pâlotte, ma chère.

– Il a paru deux nouveaux articles où mon pauvre Wenceslas estabîmé; je les ai lus, je les lui cache, car il se décourageraittout à fait. Le marbre du maréchal Montcornet est regardé commetout à fait mauvais. On fait grâce aux bas-reliefs pour vanter avecune atroce perfidie le talent d’ornemaniste de Wenceslas, et afinde donner plus de poids à cette opinion, que l’art sévère nous estinterdit ! Stidmann, supplié par moi de dire la vérité, m’adésespérée en m’avouant que son opinion, à lui, s’accordait aveccelle de tous les artistes, des critiques et du public. « SiWenceslas, m’a-t-il dit, là, dans le jardin avant le déjeuner,n’expose pas, l’année prochaine, un chef-d’œuvre, il doitabandonner la grande sculpture et s’en tenir aux idylles, auxfigurines, aux œuvres de bijouterie et de haute orfèvrerie ! »Cet arrêt m’a causé la plus vive peine, car Wenceslas n’y voudrajamais souscrire, il se sent, il a tant de belles idées…

– Ce n’est pas avec des idées qu’on paye ses fournisseurs, fitobserver Lisbeth, je me tuais à lui dire cela… C’est avec del’argent. L’argent ne s’obtient que par des choses faites, et quiplaisent assez aux bourgeois pour être achetées. Quand il s’agit devivre, il vaut mieux que le sculpteur ait sur son établi le modèled’un flambeau, d’un garde-cendres, d’une table, qu’un groupe etqu’une statue ; car tout le monde a besoin de cela, tandis quel’amateur de groupe et son argent se font attendre pendant des moisentiers…

– Tu as raison, ma bonne Lisbeth ! dis-lui donc cela ;moi, je n’en ai pas le courage… D’ailleurs, comme il le disait àStidmann, s’il se remet à l’ornement, à la petite sculpture, ilfaudra renoncer à l’Institut, aux grandes créations de l’art, etnous n’aurons plus les trois cent mille francs de travaux queVersailles, la ville de Paris, le ministère, nous tenaient enréserve. Voilà ce que nous ôtent ces affreux articles dictés pardes concurrents qui voudraient hériter de nos commandes.

– Et ce n’est pas là ce que tu rêvais, pauvre petitechatte ! dit Bette en baisant Hortense au front ; tuvoulais un gentilhomme dominant l’art, à la tête des sculpteurs…Mais c’est de la poésie, vois-tu… Ce rêve exige cinquante millefrancs de rente, et vous n’en avez que deux mille quatre cents,tant que je vivrai ; trois mille après ma mort.

Quelques larmes vinrent dans les yeux d’Hortense, et Bette leslapa du regard comme une chatte boit du lait.

Chapitre 55Ce qui fait les grands artistes

Voici l’histoire succincte de cette lune de miel, le récit n’ensera peut-être pas perdu pour les artistes.

Le travail moral, la chasse dans les hautes régions del’intelligence, est un des plus grands efforts de l’homme. Ce quidoit mériter la gloire dans l’art, car il faut comprendre sous cemot toutes les créations de la pensée, c’est surtout le courage, uncourage dont le vulgaire ne se doute pas, et qui peut-être estexpliqué pour la première fois ici.

Poussé par la terrible pression de la misère, maintenu par Bettedans la situation de ces chevaux à qui l’on met des oeillères pourles empêcher de voir à droite et à gauche du chemin, fouetté parcette dure fille, image de la Nécessité, cette espèce de Destinsubalterne, Wenceslas, né poète et rêveur, avait passé de laconception à l’exécution, en franchissant sans les mesurer lesabîmes qui séparent ces deux hémisphères de l’art.

Penser, rêver, concevoir de belles œuvres est une occupationdélicieuse. C’est fumer des cigares enchantés, c’est mener la viede la courtisane occupée à sa fantaisie. L’œuvre apparaît alorsdans la grâce de l’enfance, dans la joie folle de la génération,avec les couleurs embaumées de la fleur et les sucs rapides dufruit dégusté par avance. Telle est la conception et sesplaisirs.

Celui qui peut dessiner son plan par la parole passe déjà pourun homme extraordinaire. Cette faculté, tous les artistes et lesécrivains la possèdent. Mais produire ! mais accoucher !mais élever laborieusement l’enfant, le coucher gorgé de lait tousles soirs, l’embrasser tous les matins avec le cœur inépuisé de lamère, le lécher sale, le vêtir cent fois des plus belles jaquettesqu’il déchire incessamment ; mais ne pas se rebuter desconvulsions de cette folle vie et en faire le chef-d’œuvre animéqui parle à tous les regards en sculpture, à toutes lesintelligences en littérature, à tous les souvenirs en peinture, àtous les cœurs en musique, c’est l’exécution et ses travaux. Lamain doit s’avancer à tout moment, prête à tout moment à obéir à latête. Or, la tête n’a pas plus les dispositions créatrices àcommandement, que l’amour n’est continu.

Cette habitude de la création, cet amour infatigable de lamaternité qui fait la mère (ce chef-d’œuvre naturel si bien comprisde Raphaël !), enfin, cette maternité cérébrale si difficile àconquérir, se perd avec une facilité prodigieuse. L’inspiration,c’est l’occasion du génie. Elle court, non pas sur un rasoir, elleest dans les airs et s’envole avec la défiance des corbeaux, ellen’a pas d’écharpe par où le poète la puisse prendre, sa chevelureest une flamme, elle se sauve comme ces beaux flamants blancs etroses, le désespoir des chasseurs. Aussi le travail est-il unelutte lassante que redoutent et que chérissent les belles etpuissantes organisations, qui souvent s’y brisent. Un grand poètede ce temps-ci disait en parlant de ce labeur effrayant : « Je m’ymets avec désespoir et je le quitte avec chagrin. »

Que les ignorants le sachent ! Si l’artiste ne se précipitepas dans son œuvre, comme Curtius dans le gouffre, comme le soldatdans la redoute, sans réfléchir ; et si, dans ce cratère, ilne travaille pas comme le mineur enfoui sous un éboulement ;s’il contemple, enfin, les difficultés au lieu de les vaincre une àune, à l’exemple de ces amoureux des féeries, qui, pour obtenirleurs princesses, combattaient des enchantements renaissants,l’œuvre reste inachevée, elle périt au fond de l’atelier, où laproduction devient impossible, et l’artiste assiste au suicide deson talent. Rossini, ce génie frère de Raphaël en offre un exemplefrappant, dans sa jeunesse indigente superposée à son âge mûropulent. Telle est la raison de la récompense pareille, du pareiltriomphe, du même laurier accordé aux grands poètes et aux grandsgénéraux.

Wenceslas, nature rêveuse, avait dépensé tant d’énergie, àproduire, à s’instruire, à travailler sous la direction despotiquede Lisbeth, que l’amour et le bonheur amenèrent une réaction. Levrai caractère reparut. La paresse et la nonchalance, la mollessedu Sarmate, revinrent occuper dans son âme les sillons complaisantsd’où la verge du maître d’école les avait chassées.

Chapitre 56Effet de la lune de miel dans les arts

L’artiste pendant les premiers mois aima sa femme. Hortense etWenceslas se livrèrent aux adorables enfantillages de la passionlégitime, heureuse, insensée. Hortense fut alors la première àdispenser Wenceslas de tout travail, orgueilleuse de triompherainsi de sa rivale, la sculpture. Les caresses d’une femme,d’ailleurs, font évanouir la muse, et fléchir la féroce, la brutalefermeté du travailleur. Six à sept mois passèrent, les doigts dusculpteur désapprirent à tenir l’ébauchoir. Quand la nécessité detravailler se fit sentir, quand le prince de Wissembourg, présidentdu comité de souscription, voulut voir la statue, Wenceslasprononça le mot suprême des flâneurs : « Je vais m’y mettre ! »Et il berça sa chère Hortense de fallacieuses paroles, desmagnifiques plans de l’artiste fumeur. Hortense redoubla d’amourpour son poète, elle entrevoyait une sublime statue du maréchalMontcornet. Montcornet devait être l’idéalisation de l’intrépidité,le type de la cavalerie, le courage à la Murat. Ah bah ! l’ondevait, à l’aspect de cette statue, concevoir toutes les victoiresde l’empereur. Et quelle exécution ! Le crayon était biencomplaisant, il suivait la parole.

En fait de statue, il vint un petit Wenceslas ravissant.

Dès qu’il s’agissait d’aller à l’atelier du Gros-Caillou manierla glaise et réaliser la maquette, tantôt la pendule du princeexigeait la présence de Wenceslas l’atelier de Florent et Chanor,où les figures se ciselaient ; tantôt le jour était gris etsombre ; aujourd’hui des courses d’affaires, demain un dînerde famille, sans compter les malaises du talent et ceux du corps,et enfin les jours où l’on batifole avec une femme adorée. Lemaréchal prince de Wissembourg fut obligé de se fâcher pour obtenirle modèle, et de dire qu’il reviendrait sur sa décision. Ce futaprès mille reproches et force grosses paroles que le comité dessouscripteurs put voir le plâtre. Chaque jour de travail, Steinbockrevenait visiblement fatigué, se plaignant de ce labeur de maçon,de sa faiblesse physique.

Durant cette première année, le ménage jouissait d’une certaineaisance. La comtesse Steinbock, folle de son mari, dans les joiesde l’amour satisfait, maudissait le ministre de la guerre ;elle alla le voir, et lui dit que les grandes œuvres ne sefabriquaient pas comme des canons, et que l’Etat devait être, commeLouis XIV, François Ier et Léon X, aux ordres du génie. La pauvreHortense, croyant tenir un Phidias dans ses bras, avait pour sonWenceslas la lâcheté maternelle d’une femme qui pousse l’amourjusqu’à l’idôlatrie.

– Ne te presse pas, dit-elle à son mari, tout notre avenir estdans cette statue, prends ton temps, fais un chef-d’œuvre.

Elle venait à l’atelier. Steinbock, amoureux, perdait avec safemme cinq heures sur sept à lui décrire sa statue au lieu de lafaire. Il mit ainsi dix-huit mois à terminer cette œuvre, pour lui,capitale.

Quand le plâtre fut coulé, que le modèle exista, la pauvreHortense, après avoir assisté aux énormes efforts de son mari, dontla santé souffrit de ces lassitudes qui brisent le corps, les braset la main des sculpteurs, Hortense trouva l’œuvre admirable. Sonpère, ignorant en sculpture, la baronne non moins ignorante,crièrent au chef-d’œuvre ; le ministre de la guerre vint alorsamené par eux, et, séduit par eux, il fut content de ce plâtreisolé, mis dans son jour, et bien présenté devant une toile verte.Hélas ! à l’exposition de 1841, le blâme unanime dégénéra,dans la bouche des gens irrités d’une idole si promptement élevéesur son piédestal, en huées et en moqueries. Stidmann voulutéclairer son ami Wenceslas, il fut accusé de jalousie. Les articlesde journaux furent pour Hortense les cris de l’envie. Stidmann, cedigne garçon, obtint des articles où les critiques furentcombattues, où l’on fit observer que les sculpteurs modifiaienttellement leurs œuvres entre le plâtre et le marbre, qu’on exposaitle marbre. « Entre le projet en plâtre et la statue exécutée enmarbre, on pouvait, disait Claude Vignon, défigurer un chef-d’œuvreou faire une grande chose d’une mauvaise. Le plâtre est lemanuscrit, le marbre est le livre. »

En deux ans et demi, Steinbock fit une statue et un enfant.L’enfant était sublime de beauté, la statue fut détestable.

La pendule du prince et la statue payèrent les dettes du jeuneménage. Steinbock avait alors contracté l’habitude d’aller dans lemonde, au spectacle, aux Italiens ; il parlait admirablementsur l’art, il se maintenait, aux yeux des gens du monde, grandartiste, par la parole, par ses explications critiques. Il y a desgens de génie à Paris qui passent leur vie à se parler, et qui secontentent d’une espèce de gloire de salon. Steinbock, en imitantces charmants eunuques, contractait une aversion croissante de jouren jour pour le travail. Il apercevait toutes les difficultés del’œuvre en voulant la commencer, et le découragement quis’ensuivait faisait mollir chez lui la volonté. L’inspiration,cette folie de la génération intellectuelle, s’enfuyait àtire-d’aile à l’aspect de cet amant malade.

Chapitre 57De la sculpture

La sculpture est comme l’art dramatique, à la fois le plusdifficile et le plus facile de tous les arts. Copiez un modèle, etl’œuvre est accomplie ; mais y imprimer une âme, faire un typeen représentant un homme ou une femme, c’est le péché de Prométhée.On compte ce succès dans les annales de la sculpture, comme oncompte les poètes dans l’humanité, Michel-Ange, Michel Columb, JeanGoujon, Phidias, Praxitèle, Polyclète, Puget, Canova, Albert Durer,sont les frères de Milton, de Virgile, de Dante, de Shakspeare, duTasse, d’Homère et de Molière. Cette œuvre est si grandiose qu’unestatue suffit à l’immortalité d’un homme, comme celles de Figaro,de Lovelace, de Manon Lescaut suffirent à immortaliserBeaumarchais, Richardson et l’abbé Prévost. Les gens superficiels(les artistes en comptent beaucoup trop dans leur sein) ont dit quela sculpture existait par le nu seulement, qu’elle était morte avecla Grèce et que le vêtement moderne la rendait impossible. D’abord,les anciens ont fait de sublimes statues entièrement voilées, commela Polymnie, la Julie, etc., et nous n’avons pas trouvé la dixièmepartie de leurs œuvres. Puis, que les vrais amants de l’art aillentvoir, à Florence, le Penseur de Michel-Ange, et, dans la cathédralede Mayence, la Vierge d’Albert Durer, qui a fait, en ébène, unefemme vivante sous ses triples robes, et la chevelure la plusondoyante, la plus maniable que jamais femme de chambre aitpeignée ; que les ignorants y courent, et tous reconnaîtrontque le génie peut imprégner l’habit, l’armure, la robe, d’unepensée et y mettre un corps, tout aussi bien que l’homme imprimeson caractère et les habitudes de sa vie à son enveloppe.

La sculpture est la réalisation continuelle du fait qui s’estappelé pour la seule et unique fois dans la peinture :Raphaël ! La solution de ce terrible problème ne se trouve quedans un travail constant, soutenu, car les difficultés matériellesdoivent être tellement vaincues, la main doit être si châtiée, siprête et obéissante, que le sculpteur puisse lutter âme à âme aveccette insaisissable nature morale, qu’il faut transfigurer en lamatérialisant. Si Paganini, qui faisait raconter son âme par lescordes de son violon, avait passé trois jours sans étudier, ilaurait perdu, avec son expression, le registre de son instrument :il désignait ainsi le mariage existant entre le bois, l’archet, lescordes et lui ; cet accord dissous, il serait soudain devenuun violoniste ordinaire.

Le travail constant est la loi de l’art comme celle de lavie ; car l’art, c’est la création idéalisée. Aussi les grandsartistes, les poètes complets n’attendent-ils ni les commandes niles chalands ; ils enfantent aujourd’hui, demain, toujours. Ilen résulte cette habitude du labeur, cette perpétuelle connaissancedes difficultés qui les maintient en concubinage avec la muse, avecses forces créatrices. Canova vivait dans son atelier, commeVoltaire a vécu dans son cabinet, Homère et Phidias ont dû vivreainsi.

Wenceslas Steinbock était sur la route aride parcourue par cesgrands hommes, et qui mène aux Alpes de la Gloire, quand Lisbethl’avait enchaîné dans sa mansarde. Le bonheur, sous la figured’Hortense, avait rendu le poète à la paresse, état normal de tousles artistes, car leur paresse, à eux, est occupée. C’est leplaisir des pachas au sérail : ils caressent des idées, ilss’enivrent aux sources de l’intelligence. De grands artistes, telsque Steinbock, dévorés par la rêverie, ont été justement nommés desrêveurs. Ces mangeurs d’opium tombent tous dans la misère ;tandis que, maintenus par l’inflexibilité des circonstances, ilseussent été de grands hommes. Ces demi-artistes sont d’ailleurscharmants, les hommes les aiment et les enivrent de louanges ;ils paraissent supérieurs aux véritables artistes, taxés depersonnalité, de sauvagerie, de rébellion aux lois du monde. Voicipourquoi :

Les grands hommes appartiennent à leurs œuvres. Leur détachementde toutes choses, leur dévouement au travail, les constituentégoïstes aux yeux des niais, car on les veut vêtus des mêmes habitsque le dandy accomplissant les évolutions sociales appelées devoirsdu monde. On voudrait les lions de l’Atlas peignés et parfuméscomme des bichons de marquise. Ces hommes, qui comptent peu depairs et qui les rencontrent rarement, tombent dans l’exclusivitéde la solitude ; ils deviennent inexplicables pour lamajorité, composée, comme on le sait, de sots, d’envieux,d’ignorants et de gens superficiels. Comprenez-vous maintenant lerôle d’une femme auprès de ces grandioses exceptions ? Unefemme doit être à la fois ce qu’avait été Lisbeth pendant cinq ans,et offrir de plus l’amour, l’amour humble, discret, toujours prêt,toujours souriant.

Hortense, éclairée par ses souffrances de mère, pressée pard’affreuses nécessités, s’apercevait trop tard des fautes que sonexcessif amour lui avait fait involontairement commettre ;mais, en digne fille de sa mère, son cœur se brisait à l’idée detourmenter Wenceslas ; elle aimait trop pour se faire lebourreau de son cher poète, et elle voyait arriver le moment où lamisère allait l’atteindre, elle, son fils et son mari.

Chapitre 58Où l’on voit la puissance de ce grand dissolvant social, lamisère

– Ah çà! voyons, ma petite dit Bette en voyant rouler des larmesdans les beaux yeux de sa petite-cousine, il ne faut pasdésespérer. Un verre plein de tes larmes ne payerait pas uneassiettée de soupe ! Que vous faut-il ?

– Mais cinq à six mille francs.

– Je n’ai que trois mille francs au plus, dit Lisbeth. Et quefait en ce moment Wenceslas ?

– On lui propose d’entreprendre pour six mille francs, decompagnie avec Stidmann, un dessert pour le duc d’Hérouville. M.Chanor se chargerait alors de payer quatre mille francs dus à MM.Léon de Lora et Bridau, une dette d’honneur.

– Comment, vous avez reçu le prix de la statue et desbas-reliefs du monument élevé au maréchal Montcornet, et vousn’avez pas payé cela !

– Mais, dit Hortense, depuis trois ans nous dépensons douzemille francs par an, et j’ai cent louis de revenu. Le monument dumaréchal, tous frais payés, n’a pas donné plus de seize millefrancs. En vérité, si Wenceslas ne travaille pas, je ne sais ce quenous allons devenir. Ah ! si je pouvais apprendre à faire desstatues, comme je remuerais la glaise ! dit-elle en tendantses beaux bras.

On voyait que la femme tenait les promesses de la jeune fille.L’oeil d’Hortense étincelait ; il coulait dans ses veines unsang chargé de fer, impétueux ; elle déplorait d’employer sonénergie à tenir son enfant.

– Ah ! ma chère petite bichette, une fille sage ne doitépouser un artiste qu’au moment où il a sa fortune faite et nonquand elle est à faire.

En ce moment, on entendit le bruit des pas et des voix deStidmann et de Wenceslas, qui reconduisaient Chanor ; puisbientôt Wenceslas vint avec Stidmann. Stidmann, artiste lancé dansle monde des journalistes et des illustres actrices, des lorettescélèbres, était un jeune homme élégant que Valérie voulait avoirchez elle, et que Claude Vignon lui avait déjà présenté. Stidmannvenait de voir finir ses relations avec la fameuse Mme Schontz,mariée depuis quelques mois et partie en province. Valérie etLisbeth, qui avaient su cette rupture par Claude Vignon, jugèrentnécessaire d’attirer rue Vanneau l’ami de Wenceslas. CommeStidmann, par discrétion, visitait peu les Steinbock, et queLisbeth n’avait pas été témoin de sa présentation récente parClaude Vignon, elle le voyait pour la première fois. En examinantce célèbre artiste, elle surprit quelques regards jetés par lui surHortense, qui lui firent entrevoir la possibilité de le donnercomme consolation à la comtesse Steinbock, si Wenceslas latrahissait. Stidmann pensait en effet que, si Wenceslas n’était passon camarade, Hortense, cette jeune et magnifique comtesse, feraitune adorable maîtresse ; mais ce désir, contenu par l’honneur,l’éloignait de cette maison. Lisbeth remarqua cet embarrassignificatif qui gêne les hommes en présence d’une femme aveclaquelle ils se sont interdit de coqueter.

– Il est très bien, ce jeune homme, dit-elle à l’oreilled’Hortense.

– Ah ! tu trouves ? répondit-elle, je ne l’ai jamaisremarqué…

– Stidmann, mon brave, dit Wenceslas à l’oreille de soncamarade, nous ne nous gênons point entre nous, eh bien, nous avonsà causer d’affaires avec cette vieille fille.

Stidmann salua les deux cousines et partit.

– C’est fini, dit Wenceslas en revenant après avoir reconduitStidmann ; mais ce travail-là demandera six mois, et il fautpouvoir vivre pendant tout ce temps-là.

– J’ai mes diamants, s’écria la jeune comtesse Steinbock avec lesublime élan des femmes qui aiment.

Une larme vint aux yeux de Wenceslas.

– Oh ! je vais travailler, répondit-il en venant s’asseoirauprès de sa femme, qu’il prit sur ses genoux. Je vais faire desbrocantes, une corbeille de mariage, des groupes en bronze…

– Mais, mes chers enfants, dit Lisbeth – car vous savez que vousêtes mes héritiers, et je vous laisserai, croyez-le, un joli magot,surtout si vous m’aidez à épouser le maréchal, – si nousréussissions promptement, je vous prendrais en pension chez moi,vous et Adeline. Ah ! nous pourrions vivre bien heureuxensemble. Pour le moment, écoutez ma vieille expérience. Nerecourez pas au mont-de-piété, c’est la perte de l’emprunteur. J’aitoujours vu les nécessiteux manquant, lors du renouvellement, del’argent nécessaire au service de l’intérêt, et tout est perdu. Jepuis vous faire prêter de l’argent à cinq pour cent seulement surbillet.

– Ah ! nous serions sauvés ! dit Hortense.

– Eh bien, ma petite, que Wenceslas vienne chez la personne quil’obligerait à ma prière. C’est Mme Marneffe ; en la flattant,car elle est vaniteuse comme une parvenue, elle vous tirerad’embarras de la façon la plus obligeante. Viens dans cettemaison-là, ma chère Hortense.

Hortense regarda Wenceslas de l’air que doivent avoir lescondamnés à mort en montant à l’échafaud.

– Claude Vignon a présenté là Stidmann, répondit Wenceslas.C’est une maison très agréable.

Hortense baissa la tête. Ce qu’elle éprouvait, un seul mot peutle faire comprendre : ce n’était pas une douleur, c’était unemaladie.

– Mais, ma chère Hortense, apprends donc la vie ! s’écriaLisbeth en comprenant l’éloquence du mouvement d’Hortense. Sinon,tu seras comme ta mère, déportée dans une chambre déserte où tupleureras comme Calypso après le départ d’Ulysse, à un âge où iln’y a plus de Télémaque !… ajouta-t-elle en répétant uneraillerie de Mme Marneffe. Il faut considérer les gens dans lemonde comme des ustensiles dont on se sert, qu’on prend, qu’onlaisse selon leur utilité. Servez-vous, mes chers enfants, de MmeMarneffe, et quittez-la plus tard. As-tu peur que Wenceslas, quit’adore, se prenne de passion pour une femme de quatre ou cinq ansplus âgée que toi, fanée comme une botte de luzerne, et…

– J’aime mieux mettre mes diamants en gage, dit Hortense.Oh ! ne va jamais là, Wenceslas !… c’estl’enfer !

– Hortense a raison ! dit Wenceslas en embrassant safemme.

– Merci, mon ami, répondit la jeune femme au comble du bonheur.- Vois-tu, Lisbeth, mon mari est un ange : il ne joue pas, nousallons partout ensemble, et, s’il pouvait se mettre au travail,non, je serais trop heureuse. Pourquoi nous montrer chez lamaîtresse de notre père, chez une femme qui le ruine et qui causeles chagrins dont se meurt notre héroïque maman ?

– Mon enfant, la ruine de ton père ne vient pas de là; c’est sacantatrice qui l’a ruiné, puis ton mariage ! répondit lacousine Bette. Mon Dieu ! Mme Marneffe lui est bien utile,va !… mais je ne dois rien dire…

– Tu défends tout le monde, chère Bette…

Hortense fut appelée au jardin par les cris de son enfant, etLisbeth resta seule avec Wenceslas.

– Vous avez un ange pour femme, Wenceslas ! dit la cousineBette ; aimez-la bien, ne lui faites jamais de chagrin.

– Oui, je l’aime tant, que je lui cache notre situation,répondit Wenceslas ; mais à vous, Lisbeth, je puis vous enparler… Eh bien, en mettant les diamants de ma femme aumont-de-piété, nous ne serions pas plus avancés.

– Eh bien empruntez à Mme Marneffe… dit Lisbeth. DécidezHortense, Wenceslas, à vous y laisser venir, ou, ma foi, allez-ysans qu’elle s’en doute !

– C’est à quoi je pensais, répondit Wenceslas, au moment où jerefusais d’y aller pour ne pas affliger Hortense.

– Ecoutez, Wenceslas, je vous aime trop tous les deux pour nepas vous prévenir du danger. Si vous venez-là, tenez votre cœur àdeux mains, car cette femme est un démon ; tous ceux qui lavoient l’adorent ; elle est si vicieuse, siaffriolante !… Elle fascine comme un chef-d’œuvre.Empruntez-lui son argent, et ne laissez pas votre âme en gage. Jene me consolerais pas si ma cousine devait être trahie… Lavoici ! s’écria Lisbeth ; ne disons plus rien,j’arrangerai votre affaire.

– Embrasse Lisbeth, mon ange, dit Wenceslas à sa femme, ellenous tirera d’embarras en nous prêtant ses économies.

Et il fit un signe à Lisbeth, que Lisbeth comprit.

– J’espère alors que tu travailleras, mon chérubin ? ditHortense.

– Ah ! répondit l’artiste, dès demain.

– C’est ce demain qui nous ruine, dit Hortense en luisouriant.

– Ah ! ma chère enfant, dis toi-même si chaque jour il nes’est pas rencontré des empêchements, des obstacles, desaffaires ?

– Oui, tu as raison, mon amour.

– J’ai là, reprit Steinbock en se frappant le front, desidées !… oh ! mais je veux étonner tous mes ennemis. Jeveux faire un service de table dans le genre allemand du XVIesiècle, le genre rêveur ! Je tortillerai des feuilles pleinesd’insectes ; j’y coucherai des enfants, j’y mêlerai deschimères nouvelles, de vraies chimères, les corps de nosrêves !… je les tiens ! Ce sera fouillé, léger et touffutout à la fois. Chanor est sorti tout émerveillé… J’avais besoind’être encouragé, car le dernier article fait sur le monument deMontcornet m’avait bien effondré.

Pendant un moment de la journée où Lisbeth et Wenceslas furentseuls, l’artiste convient avec la vieille fille de venir lelendemain voir Mme Marneffe, car ou sa femme le lui aurait permis,ou il irait secrètement.

Chapitre 59Considérations sur les mouches

Valérie, instruite le soir même de ce triomphe, exigea du baronHulot qu’il allât inviter à dîner Stidmann, Claude Vignon etSteinbock ; car elle commençait à le tyranniser comme cessortes de femmes savent tyranniser les vieillards, qui trottent parla ville et vont supplier quiconque est nécessaire aux intérêts,aux vanités de ces dures maîtresses.

Le lendemain, Valérie se mit sous les armes en faisant une deces toilettes que les Parisiennes inventent quand elles veulentjouir de tous leurs avantages. Elle s’étudia dans cette œuvre,comme un homme qui va se battre repasse ses feintes et ses rompus.Pas un pli, pas une ride. Valérie avait sa plus belle blancheur, samollesse, sa finesse. Enfin ses mouches attiraient insensiblementle regard. On croit les mouches du XVIIIe siècle perdues ousupprimées ; on se trompe. Aujourd’hui, les femmes plushabiles que celles du temps passé, mendient le coup de lorgnettepar d’audacieux stratagèmes. Telle découvre, la première, cettecocarde de rubans au centre de laquelle on met un diamant, et elleaccapare les regards pendant toute une soirée ; telle autreressuscite la résille, ou se plante un poignard dans les cheveuxpour faire penser à sa jarretière ; celle-ci se met despoignets en velours noir ; celle-là reparaît avec des barbes.Ces sublimes efforts, ces Austerlitz de la coquetterie ou del’amour deviennent alors des modes pour les sphères inférieures, aumoment où les heureuses créatrices en cherchent d’autres. Pourcette soirée, où Valérie voulait réussir, elle se posa troismouches. Elle s’était fait peigner avec une eau qui changea, pourquelques jours, ses cheveux blonds en cheveux cendrés. MmeSteinbock étant d’un blond ardent, elle voulut ne lui ressembler enrien. Cette couleur nouvelle donna quelque chose de piquant etd’étrange à Valérie, qui préoccupa ses fidèles à tel point, queMontès lui dit : « Qu’avez-vous donc ce soir ?…  » Puis elle semit un collier de velours noir assez large qui fit ressortir lablancheur de sa poitrine. La troisième mouche pouvait se comparer àl’ex-assassine de nos grand’mères. Valérie se planta le plus jolibouton de rose au milieu de son corsage, en haut du busc, dans lecreux le plus mignon. C’était à faire baisser les regards de tousles hommes au-dessous de trente ans.

– Je suis à croquer ! se dit-elle en repassant sesattitudes dans la glace, absolument comme une danseuse fait sespliés.

Lisbeth était allée à la Halle, et le dîner devait être un deces dîners superfins que Mathurine cuisinait pour son évêque quandil traitait le prélat du diocèse voisin.

Chapitre 60Une belle entrée

Stidmann, Claude Vignon et le comte Steinbock arrivèrent presqueà la fois, vers six heures. Une femme vulgaire ou naturelle, sivous voulez, serait accourue au nom de l’être si ardemment désiré;mais Valérie, qui, depuis cinq heures, attendait dans sa chambre,laissa ses trois convives ensemble, certaine d’être l’objet de leurconversation ou de leurs pensées secrètes. Elle-même, en dirigeantl’arrangement de son salon, elle avait mis en évidence cesdélicieuses babioles que produit Paris, et que nulle autre ville nepourra produire, qui révèlent la femme et l’annoncent, pour ainsidire : des souvenirs reliés en émail et brodés de perles, descoupes pleines de bagues charmantes, des chefs-d’œuvre de Sèvres oude Saxe montés avec un goût exquis par Florent et Chanor, enfin desstatuettes et des albums, tous ces colifichets qui valent dessommes folles, et que commande aux fabricants la passion dans sonpremier délire ou pour son dernier raccommodement.

Valérie se trouvait d’ailleurs sous le coup de l’ivresse quecause le succès. Elle avait promis à Crevel d’être sa femme, siMarneffe mourait : or, l’amoureux Crevel avait fait opérer au nomde Valérie Fortin le transfert de dix mille francs de rente, sommede ses gains dans les affaires de chemins de fer depuis trois ans,tout ce que lui avait rapporté ce capital de cent mille écus offertà la baronne Hulot. Ainsi Valérie possédait trente-deux millefrancs de rente. Crevel venait de lâcher une promesse bienautrement importante que le don de ses profits. Dans le paroxysmede passion où sa duchesse l’avait plongé de deux heures à quatre(il donnait ce surnom à Mme de Marneffe pour compléter sesillusions), car Valérie s’était surpassée rue du Dauphin, il crutdevoir encourager la fidélité promise en offrant la perspectived’un joli petit hôtel qu’un imprudent entrepreneur s’était bâti rueBarbette et qu’on allait vendre. Valérie se voyait dans cettecharmante maison entre cour et jardin, avec voiture !

– Quelle est la vie honnête qui peut donner tout cela en si peude temps et si facilement ? avait-elle dit à Lisbeth enachevant sa toilette.

Lisbeth dînait ce jour-là chez Valérie, afin d’en pouvoir dire àSteinbock ce que personne ne peut dire soi-même de soi. MmeMarneffe, la figure radieuse de bonheur, fit son entrée dans lesalon avec une grâce modeste, suivie de Bette, qui, mise tout ennoir et jaune, lui servait de repoussoir, en termes d’atelier.

– Bonjour, Claude, dit-elle en tendant la main à l’anciencritique si célèbre.

Claude Vignon était devenu, comme tant d’autres, un hommepolitique, nouveau mot pris pour désigner un ambitieux à lapremière étape de son chemin. L’homme politique de 1840 est, enquelque sorte, l’abbé du XVIIIe siècle. Aucun salon ne seraitcomplet sans son homme politique.

– Ma chère, voilà mon petit-cousin le comte Steinbock, ditLisbeth en présentant Wenceslas, que Valérie paraissait ne pasapercevoir.

– J’ai bien reconnu M. le comte, répondit Valérie en faisant ungracieux salut de tête à l’artiste. Je vous voyais souvent rue duDoyenné; j’ai eu le plaisir d’assister à votre mariage. – Ma chère,dit-elle à Lisbeth, il est difficile d’oublier ton ex-enfant, nel’eût-on vu qu’une fois. – M. Stidmann est bien bon, reprit-elle ensaluant le sculpteur, d’avoir accepté mon invitation à si courtdélai ; mais nécessité n’a pas de loi ! Je vous savaisl’ami de ces deux messieurs. Rien n’est plus froid, plus maussadequ’un dîner où le convives sont inconnus les uns aux autres, et jevous ai racolé pour leur compte ; mais vous viendrez une autrefois pour le mien, n’est-ce pas ?… dites oui !…

Et elle se promena pendant quelques instants avec Stidmann, enparaissant uniquement occupée de lui. On annonça successivementCrevel, le baron Hulot, et un député nommé Beauvisage. Cepersonnage, un Crevel de province, un de ces gens mis au monde pourfaire foule, votait sous la bannière de Giraud, conseiller d’Etat,et de Victorin Hulot. Ces deux hommes politiques voulaient faire unnoyau de progressistes dans la grande phalange des conservateurs.Giraud venait quelquefois le soir chez Mme Marneffe, qui seflattait d’avoir aussi Victorin Hulot ; mais l’avocat puritainavait jusqu’alors trouvé des prétextes pour résister à son père età son beau-père. Se montrer chez la femme qui faisait couler leslarmes de sa mère lui paraissait un crime. Victorin Hulot était auxpuritains de la politique ce qu’une femme pieuse est aux dévotes.Beauvisage, ancien bonnetier d’Arcis, voulait prendre le genre deParis. Cet homme, une des bornes de la Chambre, se formait chez ladélicieuse, la ravissante Mme Marneffe, où, séduit par Crevel, ill’avait accepté de Valérie pour modèle et pour maître ; il leconsultait en tout, il lui demandait l’adresse de son tailleur, ill’imitait, il essayait de se mettre en position comme lui ;enfin Crevel était son grand homme. Valérie, entourée de cespersonnages et des trois artistes, bien accompagnée par Lisbeth,apparut d’autant plus à Wenceslas comme une femme supérieure, queClaude Vignon lui fit l’éloge de Mme Marneffe en homme épris.

– C’est Mme de Maintenon dans la jupe de Ninon ! ditl’ancien critique. Lui plaire, c’est l’affaire d’une soirée où l’ona de l’esprit ; mais être aimé d’elle, c’est un triomphe quipeut suffire à l’orgueil d’un homme et en remplir la vie.

Valérie, en apparence froide et insouciante pour son ancienvoisin, en attaqua la vanité, sans le savoir d’ailleurs, car elleignorait le caractère polonais.

Chapitre 61Des Polonais en général et de Steinbock en particulier

Il y a chez le Slave un côté enfant, comme chez tous les peuplesprimitivement sauvages, et qui ont plutôt fait irruption chez lesnations civilisées qu’ils ne se sont réellement civilisés. Cetterace s’est répandue comme une inondation, et a couvert une immensesurface du globe. Elle y habite des déserts où les espaces sont sivastes, qu’elle s’y trouve à l’aise ; on ne s’y coudoie pas,comme en Europe, et la civilisation est impossible sans lefrottement continuel des esprits et des intérêts. L’Ukraine, laRussie, les plaines du Danube, le peuple slave enfin, c’est untrait d’union entre l’Europe et l’Asie, entre la civilisation et labarbarie. Aussi le Polonais, la plus riche fraction du peupleslave, a-t-il dans le caractère les enfantillages et l’inconstancedes nations imberbes. Il possède le courage, l’esprit et laforce ; mais, frappés d’inconsistance, ce courage et cetteforce, cet esprit, n’ont ni méthode ni esprit, car le Polonaisoffre une mobilité semblable à celle du vent qui règne sur cetteimmense plaine coupée de marécages : s’il a l’impétuosité deschasse-neiges, qui tordent et emportent des maisons, de même queces terribles avalanches aériennes, il va se perdre dans le premierétang venu, dissous en eau. L’homme prend toujours quelque chosedes milieux où il vit. Sans cesse en lutte avec les Turcs, lesPolonais en ont reçu le goût des magnificences orientales ;ils sacrifient souvent le nécessaire pour briller, ils se parentcomme des femmes, et cependant le climat leur a donné la dureconstitution des Arabes. Aussi, le Polonais, sublime dans ladouleur, a-t-il fatigué les bras de ses oppresseurs à force de sefaire assommer, en recommençant ainsi, au XIXe siècle, le spectaclequ’ont offert les premiers chrétiens. Introduisez dix pour cent desournoiserie anglaise dans le caractère polonais, si franc, siouvert, et le généreux aigle blanc régnerait aujourd’hui partout oùse glisse l’aigle à deux têtes. Un peu de machiavélisme eût empêchéla Pologne de sauver l’Autriche, qui l’a partagée ;d’emprunter à la Prusse, son usurière, qui l’a minée, et de sediviser au moment du premier partage. Au baptême de la Pologne, unefée Carabosse, oubliée par les génies qui dotaient cette séduisantenation des plus brillantes qualités, est sans doute venue dire : »Garde tous les dons que mes sœurs t’ont dispensés, mais tu nesauras jamais ce que tu voudras ! » Si, dans son duel héroïqueavec la Russie, la Pologne avait triomphé, les Polonais sebattraient entre eux aujourd’hui comme autrefois dans leurs diètespour s’empêcher les uns les autres d’être roi. Le jour où cettenation, uniquement composée de courages sanguins, aura le bon sensde chercher un Louis XI dans ses entrailles, d’en accepter latyrannie et la dynastie, elle sera sauvée.

Ce que la Pologne fut en politique, la plupart des Polonais lesont dans leur vie privée, surtout lorsque les désastres arrivent.Ainsi, Wenceslas Steinbock, qui depuis trois ans adorait sa femme,et qui se savait un dieu pour elle, fut tellement piqué de se voirà peine remarqué par Mme Marneffe, qu’il se fit un point d’honneuren lui-même d’en obtenir quelque attention. En comparant Valérie àsa femme, il donna l’avantage à la première. Hortense était unebelle chair, comme le disait Valérie à Lisbeth ; mais il yavait en Mme Marneffe l’esprit dans la forme et le piquant du vice.Le dévouement d’Hortense est un sentiment qui, pour un mari, luisemble dû; la conscience de l’immense valeur d’un amour absolu seperd bientôt, comme le débiteur se figure, au bout de quelquetemps, que le prêt est à lui. Cette loyauté sublime devient enquelque sorte le pain quotidien de l’âme, et l’infidélité séduitcomme une friandise. La femme dédaigneuse, une femme dangereusesurtout, irrite la curiosité, comme les épices relèvent la bonnechère. Le mépris, si bien joué par Valérie, était d’ailleurs unenouveauté pour Wenceslas, après trois ans de plaisirs faciles.Hortense fut la femme et Valérie fut la maîtresse.

Beaucoup d’hommes veulent avoir ces deux éditions du mêmeouvrage, quoique ce soit une immense preuve d’infériorité chez unhomme que de ne pas savoir faire de sa femme sa maîtresse. Lavariété dans ce genre est un signe d’impuissance. La constance seratoujours le génie de l’amour, l’indice d’une force immense, cellequi constitue le poète ! On doit avoir toutes les femmes dansla sienne, comme les poètes crottés du XVIIe siècle faisaient deleurs Manons des Iris et des Chloés !

– Eh bien, dit Lisbeth à son petit-cousin au moment où elle levit fasciné, comment trouvez-vous Valérie ?

– Trop charmante ! répondit Wenceslas.

– Vous n’avez pas voulu m’écouter, repartit la cousine Bette.Ah ! mon petit Wenceslas, si nous étions restés ensemble, vousauriez été l’amant de cette sirène-là, vous l’auriez épousée dèsqu’elle serait devenue veuve, et vous auriez eu les quarante millelivres de rente qu’elle a !

– Vraiment ?…

– Mais oui, répondit Lisbeth. Allons, prenez garde à vous, jevous ai bien prévenu du danger, ne vous brûlez pas à labougie ! Donnez-moi le bras, on a servi.

Aucun discours n’était plus démoralisant que celui-là, car,montrez un précipice à un Polonais, il s’y jette aussitôt. Cepeuple a surtout le génie de la cavalerie, il croit pouvoirenfoncer tous les obstacles et en sortir victorieux. Ce coupd’éperon par lequel Lisbeth labourait la vanité de son cousin futappuyé par le spectacle de la salle à manger, où brillait unemagnifique argenterie, où Steinbock aperçut toutes les délicatesseset les recherches du luxe parisien.

– J’aurais mieux fait, se dit-il en lui-même, d’épouserCélimène.

Chapitre 62Commentaires sur l’histoire de Dalila

Pendant ce dîner, Hulot, content de voir là son gendre, et plussatisfait encore de la certitude d’un raccommodement avec Valérie,qu’il se flattait de rendre fidèle par la promesse de la successionCoquet, fut charmant. Stidmann répondit à l’amabilité du baron parles gerbes de la plaisanterie parisienne et par sa verve d’artiste.Steinbock ne voulut pas se laisser éclipser par son camarade, ildéploya son esprit, il eut des saillies, il fit de l’effet, il futcontent de lui ; Mme Marneffe lui sourit à plusieurs reprisesen lui montrant qu’elle le comprenait bien. La bonne chère, lesvins capiteux achevèrent de plonger Wenceslas dans ce qu’il fautappeler le bourbier du plaisir. Animé par une pointe de vin, ils’étendit, après le dîner, sur un divan, en proie à un bonheur à lafois physique et spirituel, que Mme Marneffe mit au comble envenant se poser près de lui, légère, parfumée, belle à damner lesanges. Elle s’inclina vers Wenceslas, elle effleura presque sonoreille pour lui parler tout bas.

– Ce n’est pas ce soir que nous pouvons causer d’affaires, àmoins que vous ne vouliez rester le dernier. Entre vous, Lisbeth etmoi, nous arrangerions les choses à votre convenance…

– Ah ! vous êtes un ange, madame ! dit Wenceslas enlui répondant de la même manière. J’ai fait une fameuse sottise dene point écouter Lisbeth…

– Que vous disait-elle ?

– Elle prétendait, rue du Doyenné, que vous m’aimiez !…

Mme Marneffe regarda Wenceslas, eut l’air d’être confuse et seleva brusquement. Une femme, jeune et jolie, n’a jamais impunémentéveillé chez un homme l’idée d’un succès immédiat. Ce mouvement defemme vertueuse, réprimant une passion gardée au fond du cœur,était plus éloquent mille fois que la déclaration la pluspassionnée.

Aussi le désir fut-il si vivement irrité chez Wenceslas, qu’ilredoubla d’attentions pour Valérie. Femme en vue, femmesouhaitée ! De là vient la terrible puissance des actrices.Mme Marneffe, se sachant étudiée, se comporta comme une actriceapplaudie. Elle fut charmante et obtint un triomphe complet.

– Les folies de mon beau-père ne m’étonnent plus, dit Wenceslasà Lisbeth.

– Si vous parlez ainsi, Wenceslas, répondit la cousine, je merepentirai toute ma vie de vous avoir fait prêter ces dix millefrancs. Seriez-vous donc comme eux tous, dit-elle en montrant lesconvives, amoureux fou de cette créature ? Songez donc quevous seriez le rival de votre beau-père. Enfin pensez à tout lechagrin que vous causeriez à Hortense.

– C’est vrai, dit Wenceslas, Hortense est un ange, je serais unmonstre !

– Il y en a bien assez d’un dans la famille, répliquaLisbeth.

– Les artistes ne devraient jamais se marier : s’écriaSteinbock.

– Ah ! c’est ce que je vous disais rue du Doyenné. Vosenfants, à vous, ce sont vos groupes, vos statues, voschefs-d’œuvre.

– Que dites-vous donc là? vint demander Valérie en se joignant àLisbeth. – Sers le thé, cousine.

Steinbock, par une forfanterie polonaise, voulut paraîtrefamilier avec cette fée du salon. Après avoir insulté Stidmann,Claude Vignon, Crevel, par un regard, il prit Valérie par la mainet la força de s’asseoir à côté de lui sur le divan.

– Vous êtes par trop grand seigneur, comte Steinbock !dit-elle en résistant un peu.

Et elle se mit à rire en tombant près de lui, non sans luimontrer le petit bouton de rose qui parait son corsage.

– Hélas ! si j’étais grand seigneur, dit-il, je neviendrais pas ici en emprunteur.

– Pauvre enfant ! Je me souviens de vos nuits de travail àla rue du Doyenné. Vous avez été un peu bêta. Vous vous êtes marié,comme un affamé se jette sur du pain. Vous ne connaissez pointParis ! Voyez où vous en êtes ! Mais vous avez fait lasourde oreille au dévouement de la Bette comme à l’amour de laParisienne, qui savait son Paris par cœur.

– Ne me dites plus rien, s’écria Steinbock, je suis bâté.

– Vous aurez vos dix mille francs, mon cher Wenceslas ;mais à une condition, dit-elle en jouant avec ses admirablesrouleaux de cheveux.

– Laquelle ?

– Eh bien, je ne veux pas d’intérêts…

– Madame !…

– Oh ! ne vous fâchez pas ; vous me les remplacerezpar un groupe en bronze. Vous avez commencé l’histoire de Samson,achevez-la… Faites Dalila coupant les cheveux à l’Herculejuif !… Mais vous qui serez, si vous voulez m’écouter, ungrand artiste, j’espère que vous comprendrez le sujet. Il s’agitd’exprimer la puissance de la femme. Samson n’est rien, là. C’estle cadavre de la force. Dalila, c’est la passion qui ruine tout.Comme cette réplique… – Est-ce comme cela que vous dites ?…ajouta-t-elle finement en voyant Claude Vignon et Stidmann quis’approchèrent d’eux en entendant qu’il s’agissait desculpture ; comme cette réplique d’Hercule aux pieds d’Omphaleest bien plus belle que le mythe grec ! Est-ce la Grèce qui acopié la Judée ? est-ce la Judée qui a pris à la Grèce cesymbole ?

– Ah ! vous soulevez là, madame, une grave question !celle des époques auxquelles auraient été composés les différentslivres de la Bible. Le grand et immortel Spinosa, si niaisementrangé parmi les athées, et qui a mathématiquement prouvé Dieu,prétendait que la Genèse et la partie politique, pour ainsi dire,de la Bible est du temps de Moïse, et il démontrait lesinterpolations par des preuves philologiques. Aussi a-t-il reçutrois coups de couteau à l’entrée de la synagogue.

– Je ne me savais pas si savante, dit Valérie ennuyée de voirson tête-à-tête interrompu.

– Les femmes savent tout par instinct, répliqua ClaudeVignon.

– Eh bien, me promettez-vous ? dit-elle à Steinbock en luiprenant la main avec une précaution de jeune fille amoureuse.

– Vous êtes assez heureux, mon cher, s’écria Stidmann, pour quemadame vous demande quelque chose ?…

– Qu’est-ce ? dit Claude Vignon.

– Un petit groupe en bronze, répondit Steinbock, Dalila coupantles cheveux à Samson.

– C’est difficile, fit observer Claude Vignon, à cause dulit…

– C’est au contraire excessivement facile, répliqua Valérie ensouriant.

– Ah ! faites-nous de la sculpture !… ditStidmann.

– Madame est la chose à sculpter ! répliqua Claude Vignonen jetant un regard fin à Valérie.

– Eh bien, reprit-elle, voici comment je comprends lacomposition. Samson s’est réveillé sans cheveux, comme beaucoup dedandys à faux toupet. Le héros est là sur le bord du lit ;vous n’avez donc qu’à en figurer la base, cachée par des linges,par des draperies. Il est là comme Marius sur les ruines deCarthage, les bras croisés, la tête rasée, Napoléon àSainte-Hélène, quoi ! Dalila est à genoux, à peu près comme laMadeleine de Canova. Quand une fille a ruiné son homme, ellel’adore. Selon moi, la Juive a eu peur de Samson, terrible,puissant, mais elle a dû aimer Samson devenu petit garçon. Donc,Dalila déplore sa faute, elle voudrait rendre à son amant sescheveux, elle n’ose pas le regarder, et elle le regarde ensouriant, car elle aperçoit son pardon dans la faiblesse de Samson.Ce groupe et celui de la farouche Judith seraient la femmeexpliquée. La vertu coupe la tête, le Vice ne vous coupe que lescheveux. Prenez garde à vos toupets, messieurs !

Et elle laissa les deux artistes confondus, qui firent, avec lecritique, un concert de louanges en son honneur.

– On n’est pas plus délicieuse ! s’écria Stidmann.

– Oh ! c’est, dit Claude Vignon, la femme la plusintelligente et la plus désirable que j’aie vue. Réunir l’esprit etla beauté, c’est si rare !

– Si vous, qui avez eu l’honneur de connaître intimement CamilleMaupin, vous lancez de pareils arrêts, répondit Stidmann, quedevons-nous penser ?

– Si vous voulez faire de Dalila, mon cher comte, un portrait deValérie, dit Crevel, qui venait de quitter le jeu pour un moment etqui avait tout entendu, je vous paye un exemplaire de ce groupemille écus. Oh ! oui, sapristi ! mille écus, je mefends !

– Je me fends ! qu’est-ce que cela veut dire ? demandaBeauvisage à Claude Vignon…

– Il faudrait que madame daignât poser… dit Steinbock enmontrant Valérie à Crevel. Demandez-lui.

Chapitre 63Jeune, artiste et Polonais que vouliez-vous qu’il fit ?

En ce moment, Valérie apportait elle-même à Steinbock une tassede thé. C’était plus qu’une distinction, c’était une faveur. Il ya, dans la manière dont une femme s’acquitte de cette fonction,tout un langage ; mais les femmes le savent bien ; aussiest-ce une étude curieuse à faire que celle de leurs mouvements, deleurs gestes, de leurs regards, de leur ton, de leur accent, quandelles accomplissent cet acte de politesse en apparence sisimple.

Depuis la demande : « Prenez-vous du thé? – Voulez-vous du thé? -Une tasse de thé? » froidement formulée, et l’ordre d’en apporterdonné à la nymphe qui tient l’urne, jusqu’à l’énorme poème del’odalisque venant de la table à thé, la tasse à la main, jusqu’aupacha du cœur et la lui présentant d’un air soumis, l’offrant d’unevoix caressante, avec un regard plein de promesses voluptueuses, unphysiologiste peut observer tous les sentiments féminins, depuisl’aversion, depuis l’indifférence, jusqu’à la déclaration de Phèdreà Hippolyte. Les femmes peuvent là se faire, à volonté, méprisantesjusqu’à l’insulte, humbles jusqu’à l’esclavage de l’Orient. Valériefut plus qu’une femme, elle fut le serpent fait femme, elle achevason œuvre diabolique en marchant jusqu’à Steinbock, une tasse dethé à la main.

– Je prendrai, dit l’artiste à l’oreille de Valérie en se levantet effleurant de ses doigts les doigts de Valérie, autant de tassesde thé que vous voudrez m’en offrir, pour me les voir présenterainsi !…

– Que parlez-vous de poser ? demanda-t-elle sans paraîtreavoir reçu en plein cœur cette explosion si rageusementattendue.

– Le père Crevel m’achète un exemplaire de votre groupe milleécus.

– Mille écus, lui, un groupe ?

– Oui, si vous voulez poser en Dalila, dit Steinbock.

– Il n’y sera pas, j’espère, reprit-elle ; le groupevaudrait alors plus que sa fortune, car Dalila doit être un peudécolletée…

De même que Crevel se mettait en position, toutes les femmes ontune attitude victorieuse, une pose étudiée, où elles se fontirrésistiblement admirer. On en voit qui, dans les salons, passentleur vie à regarder la dentelle de leurs chemisettes et à remettreen place les épaulettes de leurs robes, ou bien à faire jouer lesbrillants de leur prunelle en contemplant les corniches. MmeMarneffe, elle, ne triomphait pas en face comme toutes les autres.Elle se retourna brusquement pour aller à la table à thé retrouverLisbeth. Ce mouvement de danseuse agitant sa robe, par lequel elleavait conquis Hulot, fascina Steinbock.

– Ta vengeance est complète, dit Valérie à l’oreille de Lisbeth.Hortense pleurera toutes ses larmes et maudira le jour où elle t’apris Wenceslas.

– Tant que je ne serai pas Mme la maréchale, je n’aurai rienfait, répondit la Lorraine ; mais ils commencent à le vouloirtous… Ce matin, je suis allée chez Victorin. J’ai oublié de teraconter cela. Les Hulot jeunes ont racheté les lettres de changedu baron à Vauvinet, ils souscrivent demain une obligation desoixante-douze mille francs à cinq pour cent d’intérêt,remboursables en trois ans, avec hypothèque sur leur maison. Voilàles Hulot jeunes dans la gêne pour trois ans, il leur seraitimpossible de trouver maintenant de l’argent sur cette propriété.Victorin est d’une tristesse affreuse, il a compris son père. EnfinCrevel est capable de ne plus voir ses enfants, tant il seracourroucé de ce dévouement.

– Le baron doit maintenant être sans ressources ? ditValérie à l’oreille de Lisbeth en souriant à Hulot.

– Je ne lui vois plus rien ; mais il rentre dans sontraitement au mois de septembre.

– Et il a sa police d’assurance, il l’a renouvelée !Allons, il est temps qu’il fasse Marneffe chef de bureau, je vaisl’assassiner ce soir.

– Mon petit cousin, alla dire Lisbeth à Wenceslas, retirez-vous,je vous en prie. Vous êtes ridicule, vous regardez Valérie de façonà la compromettre, et son mari est d’une jalousie effrénée.N’imitez pas votre beau-père, et retournez chez vous, je suis sûrequ’Hortense vous attend…

– Mme Marneffe m’a dit de rester le dernier, pour arranger notrepetite affaire entre nous trois, répondit Wenceslas.

– Non, dit Lisbeth ; je vais vous remettre les dix millefrancs, car son mari a les yeux sur vous, il serait imprudent àvous de rester. Demain, à neuf heures, apportez la lettre dechange ; à cette heure-là, ce Chinois de Marneffe est à sonbureau. Valérie est tranquille… Vous lui avez donc demandé de poserpour un groupe ?… Entrez d’abord chez moi… Ah ! je savaisbien, dit Lisbeth en surprenant le regard par lequel Steinbocksalua Valérie, que vous étiez un libertin en herbe. Valérie estbien belle, mais tâchez de ne pas faire de chagrin àHortense ?

Rien n’irrite les gens mariés autant que de rencontrer, à toutpropos, leur femme entre eux et un désir, fût-il passager.

Chapitre 64Retour au logis

Wenceslas revint chez lui vers une heure du matin ;Hortense l’attendait depuis environ neuf heures et demie. De neufheures et demie à dix heures, elle écouta le bruit des voitures, ense disant que jamais Wenceslas, quand il dînait sans elle chezChanor et Florent, n’était rentré si tard. Elle cousait auprès duberceau de son fils, car elle commençait à épargner la journéed’une ouvrière en faisant elle-même certains raccommodages. De dixheures à dix heures et demie, elle eut une pensée de défiance, ellese demanda :

– Mais est-il allé dîner, comme il me l’a dit, chez Chanor etFlorent ? Il a voulu, pour s’habiller, sa plus belle cravate,sa plus belle épingle. Il a mis à sa toilette autant de tempsqu’une femme qui veut paraître encore mieux qu’elle n’est… Je suisfolle ! il m’aime. Le voici d’ailleurs.

Au lieu d’arrêter, la voiture que la jeune femme entendait,passa. De onze heures à minuit, Hortense fut livrée à des terreursinouïes, causées par la solitude de son quartier.

– S’il est revenu à pied, se dit-elle, il peut lui arriverquelque accident !… On se tue en rencontrant un bout detrottoir ou en ne s’attendant pas à des lacunes. Les artistes sontsi distraits !… Si des voleurs l’avaient arrêté!… Voici lapremière fois qu’il me laisse seule ici, pendant six heures etdemie… Pourquoi me tourmenter ? il n’aime que moi.

Les hommes devraient être fidèles aux femmes qui les aiment, nefût-ce qu’à cause des miracles perpétuels produits par le véritableamour dans le monde sublime appelé le monde spirituel. Une femmeaimante est, par rapport à l’homme aimé, dans la situation d’unesomnambule à qui le magnétiseur donnerait le triste pouvoir, encessant d’être le miroir du monde, d’avoir conscience, comme femme,de ce qu’elle aperçoit comme somnambule. La passion fait arriverles forces nerveuses de la femme à cet état extatique où lepressentiment équivaut à la vision des voyants. Une femme se saittrahie, elle ne s’écoute pas, elle doute, tant elle aime ! etelle dément le cri de sa puissance de pythonisse. Ce paroxysme del’amour devrait obtenir un culte. Chez les esprits nobles,l’admiration de ce divin phénomène sera toujours une barrière quiles séparera de l’infidélité. Comment ne pas adorer une belle, unespirituelle créature dont l’âme arrive à de pareillesmanifestations ?… A une heure du matin, Hortense avait atteintà un tel degré d’angoisse, qu’elle se précipita vers la porte enreconnaissant Wenceslas à sa manière de sonner ; elle le pritdans ses bras, en l’y serrant maternellement.

– Enfin, te voilà!… dit-elle en recouvrant l’usage de la parole.Mon ami, désormais j’irai partout où tu iras, car je ne veux paséprouver une seconde fois la torture d’une pareille attente… Jet’ai vu heurtant contre un trottoir et la tête fracassée ! tuépar des voleurs !… Non, une autre fois je sens que jedeviendrais folle… Tu t’es donc bien amusé… sans moi ?vilain !

– Que veux-tu, mon petit bon ange ! il y avait là Bixiou,qui nous a fait de nouvelles charges ; Léon de Lora, dontl’esprit n’a pas tari ; Claude Vignon, à qui je dois le seularticle consolant qu’on ait écrit sur le monument du maréchalMontcornet. Il y avait…

– Il n’y avait pas de femmes ?… demanda vivementHortense.

– La respectable Mme Florent…

– Tu m’avais dit que c’était au Rocher de Cancale… , c’étaitdonc chez eux ?

– Oui, chez eux, je me suis trompé…

– Tu n’es pas revenu en voiture ?

– Non.

– Et tu arrives à pied de la rue des Tournelles ?

– Stidmann et Bixiou m’ont reconduit par les boulevards jusqu’àla Madeleine, tout en causant.

– Il fait donc bien sec sur les boulevards, sur la place de laConcorde et la rue de Bourgogne, tu n’es pas crotté, dit Hortenseen examinant les bottes vernies de son mari.

Il avait plu ; mais de la rue Vanneau à la rueSaint-Dominique, Wenceslas n’avait pu souiller ses bottes.

– Tiens, voilà cinq mille francs que Chanor m’a généreusementprêtés, dit Wenceslas pour couper court à ses interrogations quasijudiciaires.

Il avait fait deux paquets de ses dix billets de mille francs,un pour Hortense et un pour lui-même, car il avait pour cinq millefrancs de dettes ignorées d’Hortense. Il devait à son praticien età ses ouvriers.

– Te voilà sans inquiétude, ma chère, dit-il en embrassant safemme. Je vais, dès demain, me mettre à l’ouvrage ! Oh !demain, je décampe à huit heures et demie, et je vais à l’atelier.Ainsi, je me couche tout de suite pour être levé de bonne heure, tume le permets, ma minette ?

Le soupçon entré dans le cœur d’Hortense disparut ; ellefut à mille lieues de la vérité. Mme Marneffe ! elle n’ypensait pas. Elle craignait pour son Wenceslas la société deslorettes. Les noms de Bixiou, de Léon de Lora, deux artistes connuspour leur vie effrénée, l’avaient inquiétée.

Le lendemain, elle vit partir Wenceslas à neuf heures,entièrement rassurée.

– Le voilà maintenant à l’ouvrage, se disait-elle en procédant àl’habillement de son enfant. Oh ! je le vois, il est entrain ! Eh bien, si nous n’avons pas la gloire de Michel-Ange,nous aurons celle de Benvenuto Cellini !

Chapitre 65Le premier coup de poignard

Bercée elle-même par ses propres espérances, Hortense croyait àun heureux avenir ; et elle parlait à son fils, âgé de vingtmois, ce langage tout en onomatopées qui fait sourire les enfants,quand, vers onze heures, la cuisinière, qui n’avait pas vu sortirWenceslas, introduisit Stidmann.

– Pardon, madame, dit l’artiste. Comment, Wenceslas est déjàparti ?

– Il est à son atelier.

– Je venais m’entendre avec lui pour nos travaux.

– Je vais l’envoyer chercher, dit Hortense en faisant signe àStidmann de s’asseoir.

La jeune femme, rendant grâces en elle-même au ciel de cehasard, voulut garder Stidmann afin d’avoir des détails sur lasoirée de la veille. Stidmann s’inclina pour remercier la comtessede cette faveur. Mme Steinbock sonna, la cuisinière vint, elle luidonna l’ordre d’aller chercher monsieur à l’atelier.

– Vous êtes-vous bien amusé hier ? dit Hortense, carWenceslas n’est revenu qu’après une heure du matin.

– Amusé?… Pas précisément, répondit l’artiste, qui, la veille,avait voulu faire Mme Marneffe. On ne s’amuse dans le monde quelorsqu’on y a des intérêts. Cette petite Mme Marneffe estexcessivement spirituelle, mais elle est coquette…

– Et comment Wenceslas l’a-t-il trouvée ?… demanda lapauvre Hortense en essayant de rester calme. Il ne m’en a riendit.

– Je ne vous en dirai qu’une seule chose, répondit Stidmann,c’est que je la crois bien dangereuse.

Hortense devint pâle comme une accouchée.

– Ainsi, c’est bien… chez Mme Marneffe… et non pas… chez Chanorque vous avez dîné… , dit-elle, hier… avec Wenceslas, et il… ?

Stidmann, sans savoir quel malheur il faisait, devina qu’il encausait un. La comtesse n’acheva pas sa phrase, elle s’évanouitcomplètement. L’artiste sonna, la femme de chambre vint. QuandLouise essaya d’emporter la comtesse Steinbock dans sa chambre, uneattaque nerveuse de la plus grande gravité se déclara pard’horribles convulsions. Stidmann, comme tous ceux dont uneinvolontaire indiscrétion détruit l’échafaudage élevé par lemensonge d’un mari dans son intérieur, ne pouvait croire à saparole une pareille portée ; il pensa que la comtesse setrouvait dans cet état maladif où la plus légère contrariétédevient un danger. La cuisinière vint annoncer malheureusement, àhaute voix, que monsieur n’était pas à son atelier. Au milieu de sacrise, la comtesse entendit cette réponse, les convulsionsrecommencèrent.

– Allez chercher la mère de madame !… dit Louise à lacuisinière ; courez !

– Si je savais où se trouve Wenceslas, j’irais l’avertir, ditStidmann au désespoir.

– Il est chez cette femme !… cria la pauvre Hortense. Ils’est habillé bien autrement que pour aller à son atelier.

Stidmann courut chez Mme Marneffe en reconnaissant la vérité decet aperçu, dû à la seconde vue des passions. En ce moment, Valérieposait en Dalila. Trop fin pour demander Mme Marneffe, Stidmannpassa raide devant la loge, monta rapidement au second, en sefaisant ce raisonnement : « Si je demande Mme Marneffe, elle n’ysera pas. Si je demande bêtement Steinbock, on me rira au nez…Cassons les vitres ! » Au coup de sonnette, Reine arriva.

– Dites à M. le comte Steinbock de venir, sa femme semeurt !…

Reine, aussi spirituelle que Stidmann, le regarda d’un airpassablement stupide.

– Mais, monsieur, je ne sais pas… ce que vous…

– Je vous dis que mon ami Steinbock est ici, sa femme se meurt,la chose vaut bien la peine que vous dérangiez votre maîtresse.

Et Stidmann s’en alla.

– Oh ! il y est, se dit-il.

En effet, Stidmann, qui resta quelques instants rue Vanneau, vitsortir Wenceslas, et lui fit signe de venir promptement. Aprèsavoir raconté la tragédie qui se jouait rue Saint-Dominique,Stidmann gronda Steinbock de ne l’avoir pas prévenu de garder lesecret sur le dîner de la veille.

– Je suis perdu, lui répondit Wenceslas, mais je te pardonne.J’ai tout à fait oublié notre rendez-vous ce matin, et j’ai commisla faute de ne pas te dire que nous devions avoir dîné chezFlorent. Que veux-tu ! cette Valérie m’a rendu fou ;mais, mon cher, elle vaut la gloire, elle vaut le malheur…Ah ! c’est… Mon Dieu ! me voilà dans un terribleembarras ! Conseille-moi. Que dire ? comment mejustifier ?

– Te conseiller ? Je ne sais rien, répondit Stidmann. Maistu es aimé de ta femme, n’est-ce pas ? Eh bien, elle croiratout. Dis-lui surtout que tu venais chez moi, pendant que j’allaischez toi ; tu sauveras toujours ainsi ta pose de ce matin.Adieu !

Au coin de la rue Hillerin-Bertin, Lisbeth, avertie par Reine etqui courait après Steinbock, le rejoignit ; car elle craignaitsa naïveté polonaise. Ne voulant pas être compromise, elle ditquelques mots à Wenceslas, qui, dans sa joie, l’embrassa en pleinerue. Elle avait tendu sans doute à l’artiste une planche pourpasser ce détroit de la vie conjugale.

Chapitre 66La première querelle de la vie conjugale

A la vue de sa mère, arrivée en toute hâte, Hortense avait versédes torrents de larmes. Aussi, la crise nerveuse changea fortheureusement d’aspect.

– Trahie, ma chère maman ! lui dit-elle. Wenceslas, aprèsm’avoir donné sa parole d’honneur de ne pas aller chez MmeMarneffe, y a dîné hier, et n’est rentré qu’à une heure un quart dumatin !… Si tu savais, la veille, nous avions eu, non pas unequerelle, mais une explication. Je lui avais dit des choses sitouchantes : « J’étais jalouse, une infidélité me feraitmourir ; j’étais ombrageuse, il devait respecter mesfaiblesses, puisqu’elles venaient de mon amour pour lui ;j’avais dans les veines autant du sang de mon père que dutien ; dans le premier moment d’une trahison, je serais folleà faire des folies, à me venger, à nous déshonorer tous, lui, sonfils et moi ; qu’enfin je pourrais le tuer et me tueraprès ! » etc. Et il y est allé, et il y est ! Cette femmea entrepris de nous désoler tous ! Hier, mon frère et Célestinse sont engagés pour retirer soixante-douze mille francs de lettresde change souscrites pour cette vaurienne… Oui, maman, on allaitpoursuivre mon père et le mettre en prison. Cette horrible femmen’a-t-elle pas assez de mon père et de tes larmes ? Pourquoime prendre Wenceslas ?… J’irai chez elle, je lapoignarderai !

Mme Hulot, atteinte au cœur par l’affreuse confidence que danssa rage Hortense lui faisait sans le savoir, dompta sa douleur parun de ces héroïques efforts dont sont capables les grandes mères,et elle prit la tête de sa fille sur son sein pour la couvrir debaisers.

– Attends Wenceslas, mon enfant, et tout s’expliquera. Le mal nedoit pas être aussi grand que tu le penses ! J’ai été trahieaussi, moi, ma chère Hortense. Tu me trouves belle, je suisvertueuse, et je suis cependant abandonnée depuis vingt-trois ans,pour des Jenny Cadine, des Josépha, des Marneffe !… lesavais-tu ?…

– Toi, maman, toi !… tu souffres cela depuisvingt ?…

Elle s’arrêta devant ses propres idées.

– Imite-moi, mon enfant, reprit la mère. Sois douce et bonne, ettu auras la conscience paisible. Au lit de mort, un homme se dit : »Ma femme ne m’a jamais causé la moindre peine !…  » Et Dieu,qui entend ces derniers soupirs-là, nous les compte. Si je m’étaislivrée à des fureurs, comme toi, que serait-il arrivé?… Ton père seserait aigri, peut-être m’aurait-il quittée, et il n’aurait pas étéretenu par la crainte de m’affliger ; notre ruine, aujourd’huiconsommée, l’eût été de dix ans plus tôt, nous aurions offert lespectacle d’un mari et d’une femme vivant chacun de son côté,scandale affreux, désolant, car c’est la mort de la famille. Ni tonfrère ni toi, vous n’eussiez pu vous établir… Je me suis sacrifiée,et si courageusement, que, sans cette dernière liaison de ton père,le monde me croirait encore heureuse. Mon officieux et biencourageux mensonge a jusqu’à présent protégé Hector ; il estencore considéré; seulement, cette passion de vieillard l’entraînetrop loin, je le vois. Sa folie, je le crains, crèvera le paraventque je mettais entre le monde et nous… Mais je l’ai tenu pendantvingt-trois ans, ce rideau derrière lequel je pleurais, sans mère,sans confident, sans autre secours que celui de la religion, etj’ai procuré vingt-trois ans d’honneur à la famille…

Hortense écoutait sa mère, les yeux fixes. La voix calme et larésignation de cette suprême douleur firent taire l’irritation dela première blessure chez la jeune femme ; les larmes lagagnèrent, elles revinrent à torrents. Dans un accès de piétéfiliale, écrasée par la sublimité de sa mère, elle se mit à genouxdevant elle, saisit le bas de sa robe et la baisa, comme de pieuxcatholiques baisent les saintes reliques d’un martyr.

– Lève-toi, mon Hortense, dit la baronne ; un pareiltémoignage de ma fille efface de bien mauvais souvenirs !Viens sur mon cœur, oppressé de ton chagrin seulement. Le désespoirde ma pauvre petite fille, dont la joie était ma seule joie, abrisé le cachet sépulcral que rien ne devait lever de ma lèvre.Oui, je voulais emporter mes douleurs au tombeau, comme un suairede plus. Pour calmer ta fureur, j’ai parlé… Dieu mepardonnera ! Oh ! si ma vie devait être ta vie, que neferais-je pas !… Les hommes, le monde, le hasard, la nature,Dieu, je crois, nous vendent l’amour au prix des plus cruellestortures. Je payerai de vingt-quatre années de désespoir, dechagrins incessants, d’amertumes, dix années heureuses…

– Tu as eu dix ans, chère maman, et moi trois ansseulement !… dit l’égoïste amoureuse.

– Rien n’est perdu, ma petite, attends Wenceslas.

– Ma mère, dit-elle, il a menti ! il m’a trompée… il m’adit : « Je n’irai pas, » et il est allé. Et cela, devant le berceaude son enfant !…

– Pour leur plaisir, les hommes, mon ange, commettent les plusgrandes lâchetés, des infamies, des crimes ; c’est, à ce qu’ilparaît, dans leur nature. Nous autres femmes, nous sommes vouées ausacrifice. Je croyais mes malheurs achevés, et ils commencent, carje ne m’attendais pas à souffrir doublement en souffrant dans mafille. Courage et silence !… Mon Hortense, jure-moi de neparler qu’à moi de tes chagrins, de n’en rien laisser voir devantdes tiers… Oh ! sois aussi fière que ta mère !

En ce moment, Hortense tressaillit, elle entendit le pas de sonmari.

– Il paraît, dit Wenceslas en entrant, que Stidmann est venupendant que j’étais allé chez lui.

– Vraiment ?… s’écria la pauvre Hortense avec la sauvageironie d’une femme offensée qui se sert de la parole comme d’unpoignard.

– Mais oui, nous venons de nous rencontrer, répondit Wenceslasen jouant l’étonnement.

– Mais hier ?… reprit Hortense.

– Eh bien, je t’ai trompée, mon cher amour, et ta mère va nousjuger…

Cette franchise desserra le cœur d’Hortense. Toutes les femmesvraiment nobles préfèrent la vérité au mensonge. Elles ne veulentpas voir leur idole dégradée, elles veulent être fières de ladomination qu’elles acceptent.

Il y a de ce sentiment chez les Russes, à propos de leurczar.

– Ecoutez, chère mère,… dit Wenceslas, j’aime tant ma bonne etdouce Hortense, que je lui ai caché l’étendue de notre détresse.Que voulez-vous ! elle nourrissait encore, et des chagrins luiauraient fait bien du mal. Vous savez tout ce que risque alors unefemme. Sa beauté, sa fraîcheur, sa santé, sont en danger. Est-ce untort ?… Elle croit que nous ne devons que cinq mille francs,mais j’en dois cinq mille autres… Avant-hier, nous étions audésespoir !… Personne au monde ne prête aux artistes. On sedéfie de nos talents tout autant que de nos fantaisies. J’ai frappévainement à toutes les portes. Lisbeth nous a offert seséconomies.

– Pauvre fille, dit Hortense.

– Pauvre fille ! dit la baronne.

– Mais les deux mille francs de Lisbeth, qu’est-ce ? toutpour elle, rien pour nous. Alors, la cousine nous a parlé, tu sais,Hortense, de Mme Marneffe, qui, par amour-propre, devant tant aubaron, ne prendrait pas le moindre intérêt… Hortense a voulu mettreses diamants au mont-de-piété. Nous aurions eu quelques milliers defrancs, et il nous en fallait dix mille. Ces dix mille francs setrouvaient là, sans intérêts, pour un an !… Je me suis dit : »Hortense n’en saura rien, allons les prendre. » Cette femme m’afait inviter par mon beau-père à dîner hier, en me donnant àentendre que Lisbeth avait parlé, que j’aurais de l’argent. Entrele désespoir d’Hortense et ce dîner, je n’ai pas hésité. Voilàtout. Comment, Hortense, à vingt-quatre ans, fraîche, pure etvertueuse, elle qui est tout mon bonheur et ma gloire, que je n’aipas quittée depuis notre mariage, peut-elle imaginer que je luipréférerai, quoi ?… une femme tannée, fanée, panée, dit-il enemployant une atroce expression de l’argot des ateliers pour fairecroire à son mépris par une de ces exagérations qui plaisent auxfemmes.

– Ah ! si ton père m’avait parlé comme cela ! s’écriala baronne.

Hortense se jeta gracieusement au cou de son mari.

– Oui, voilà ce que j’aurais fait, dit Adeline. – Wenceslas, monami, votre femme a failli mourir, reprit-elle gravement. Vous voyezcombien elle vous aime. Elle est à vous, hélas !

Et elle soupira profondément.

– Il peut en faire une martyre ou une femme heureuse, sedit-elle à elle-même en pensant ce que pensent toutes les mèreslors du mariage de leurs filles. – Il me semble, ajouta-t-elle àhaute voix, que je souffre assez pour voir mes enfants heureux.

– Soyez tranquille, chère maman, dit Wenceslas au comble dubonheur de voir cette crise heureusement terminée. Dans deux mois,j’aurai rendu l’argent à cette horrible femme. Quevoulez-vous ! reprit-il en répétant ce mot essentiellementpolonais avec la grâce polonaise, il y a des moments où l’onemprunterait au diable. C’est, après tout, l’argent de la famille.Et, une fois invité, l’aurais-je eu, cet argent qui nous coûte sicher, si j’avais répondu par des grossièretés à unepolitesse ?

– Oh ! maman, quel mal nous fait papa ! s’écriaHortense.

La baronne mit un doigt sur ses lèvres, et Hortense regrettacette plainte, le premier blâme qu’elle laissait échapper sur unpère si héroïquement protégé par un sublime silence.

– Adieu, mes enfants, dit Mme Hulot, voilà le beau temps revenu.Mais ne vous fâchez plus.

Chapitre 67Un soupçon suit toujours le premier coup de poignard

Quand, après avoir reconduit la baronne, Wenceslas et sa femmefurent revenus dans leur chambre, Hortense dit à son mari :

– Raconte-moi ta soirée !

Et elle épia le visage de Wenceslas pendant ce récit, entrecoupéde ces questions qui se pressent sur les lèvres d’une femme enpareil cas. Ce récit rendit Hortense songeuse, elle entrevoyait lesdiaboliques amusements que des artistes devaient trouver dans cettevicieuse société.

– Sois franc, mon Wenceslas !… il y avait là Stidmann,Claude Vignon, Vernisset, qui encore ?… Enfin tu t’esamusé!…

– Moi ?… je ne pensais qu’à nos dix mille francs, et je medisais : « Mon Hortense sera sans inquiétude ! »

Cet interrogatoire fatiguait énormément le Livonien, et ilsaisit un moment de gaieté pour dire à Hortense :

– Et toi, mon ange, qu’aurais-tu fait si ton artiste s’étaittrouvé coupable ?…

– Moi, dit-elle d’un petit air décidé, j’aurais pris Stidmann,mais sans l’aimer, bien entendu !

– Hortense ! s’écria Steinbock en se levant avec brusquerieet par un mouvement théâtral, tu n’en aurais pas eu le temps, jet’aurais tuée.

Hortense se jeta sur son mari, l’embrassa à l’étouffer, lecouvrit de caresses et lui dit :

– Ah ! tu m’aimes, Wenceslas ! va, je ne crainsrien ! Mais plus de Marneffe. Ne te plonge plus jamais dans desemblables bourbiers…

– Je te jure, ma chère Hortense, que je n’y retournerai que pourretirer mon billet… .

Elle bouda, mais comme boudent les femmes aimantes qui veulentles bénéfices d’une bouderie. Wenceslas, fatigué d’une pareillematinée, laissa bouder sa femme et partit pour son atelier y fairela maquette du groupe de Samson et Dalila, dont le dessin étaitdans sa poche. Hortense, inquiète de sa bouderie et croyantWenceslas fâché, vint à l’atelier au moment où son mari finissaitde fouiller sa glaise avec cette rage qui pousse les artistes enpuissance de fantaisie. A l’aspect de sa femme, il jeta vivement unlinge mouillé sur le groupe ébauché, et prit Hortense dans ses deuxbras en lui disant :

– Ah ! nous ne sommes pas fâchés, n’est-ce pas, maminette ?

Hortense avait vu le groupe, le linge jeté dessus, elle ne ditrien ; mais, avant de quitter l’atelier, elle se retourna,saisit le chiffon, regarda l’esquisse et demanda :

– Qu’est-ce que cela ?

– Un groupe dont l’idée m’est venue.

– Et pourquoi me l’as-tu caché?

– Je voulais ne te le montrer que fini.

– La femme est bien jolie ! dit Hortense.

Et mille soupçons poussèrent dans son âme comme poussent, dansles Indes, ces végétations, grandes et touffues, du jour aulendemain.

Chapitre 68Un enfant trouvé

Au bout de trois semaines environ, Mme Marneffe fut profondémentirritée contre Hortense. Les femmes de cette espèce ont leuramour-propre, elles veulent qu’on baise l’ergot du diable, elles nepardonnent jamais à la vertu qui ne redoute pas leur puissance ouqui lutte avec elles. Or, Wenceslas n’avait pas fait une seulevisite rue Vanneau, pas même celle qu’exigeait la politesse aprèsla pose d’une femme en Dalila.

Chaque fois que Lisbeth était allée chez les Steinbock, ellen’avait trouvé personne au logis. Monsieur et Madame vivaient àl’atelier. Lisbeth, qui relança les deux tourtereaux jusque dansleur nid du Gros-Caillou, vit Wenceslas travaillant avec ardeur, etapprit par la cuisinière que Madame ne quittait jamais Monsieur.Wenceslas subissait le despotisme de l’amour. Valérie épousa doncpour son compte la haine de Lisbeth envers Hortense. Les femmestiennent autant aux amants qu’on leur dispute que les hommestiennent aux femmes qui sont désirées par plusieurs fats. Aussi,les réflexions faites à propos de Mme Marneffe s’appliquent-ellesparfaitement aux hommes à bonnes fortunes, qui sont des espèces decourtisanes-hommes. Le caprice de Valérie fut une rage, ellevoulait avoir surtout son groupe ; et elle se proposait, unmatin, d’aller à l’atelier voir Wenceslas, quand survint un de cesévénements graves qui peuvent s’appeler, pour ces sortes de femmes,fructus belli. Voici comment Valérie donna la nouvelle de ce fait,entièrement personnel. Elle déjeunait avec Lisbeth et M.Marneffe.

– Dis donc, Marneffe, te doutes-tu d’être père pour la secondefois ?

– Vraiment, tu serais grosse ?… Oh ! laisse-moit’embrasser…

Il se leva, fit le tour de la table, et sa femme lui tendit lefront de manière que le baiser glissât sur les cheveux.

– De ce coup-là, reprit-il, je suis chef de bureau et officierde la Légion d’honneur ! Ah çà! ma petite, je ne veux pas queStanislas soit ruiné! Pauvre petit !…

– Pauvre petit ?… s’écria Lisbeth. Il y a sept mois quevous ne l’avez vu ; je passe à la pension pour être sa mère,car je suis la seule de la maison qui s’occupe de lui !…

– Un enfant qui nous coûte cent écus tous les trois mois !…dit Valérie. D’ailleurs, c’est ton enfant, celui-là,Marneffe ! tu devrais bien payer sa pension sur tesappointements… Le nouveau, loin de produire des mémoires demarchands de soupe, nous sauvera de la misère…

– Valérie, répondit Marneffe, en imitant Crevel en position,j’espère que M. le baron Hulot aura soin de son fils, et qu’il n’enchargera pas un pauvre employé; je compte me montrer très exigeantavec lui. Aussi, prenez vos sûretés, Madame ! tâchez d’avoirde lui des lettres où il vous parle de son bonheur, car il se faitun peu trop tirer l’oreille pour ma nomination…

Et Marneffe partit pour le ministère, où la précieuse amitié deson directeur lui permettait d’aller à son bureau vers onzeheures ; il y faisait d’ailleurs peu de besogne, vu sonincapacité notoire et son aversion pour le travail.

Une fois seules, Lisbeth et Valérie se regardèrent pendant unmoment comme des augures, et partirent ensemble d’un immense éclatde rire.

– Voyons, Valérie, est-ce vrai ? dit Lisbeth, ou n’est-cequ’une comédie ?

– C’est une vérité physique ! répondit Valérie. Hortensem’embête ! Et, cette nuit, je pensais à lancer cet enfantcomme une bombe dans le ménage de Wenceslas.

Valérie rentra dans sa chambre, suivie de Lisbeth, et lui montratout écrite la lettre suivante :

« Wenceslas, mon ami, je crois encore à ton amour, quoique je net’aie pas vu depuis bientôt vingt jours. Est-ce du dédain ?Dalila ne le saurait penser. N’est-ce pas plutôt un effet de latyrannie d’une femme que tu m’as dit ne pouvoir plus aimer ?Wenceslas, tu es un trop grand artiste pour te laisser ainsidominer. Le ménage est le tombeau de la gloire… Vois si turessembles au Wenceslas de la rue du Doyenné? Tu as raté lemonument de mon père ; mais chez toi l’amant est biensupérieur à l’artiste, tu es plus heureux avec la fille : tu espère, mon adoré Wenceslas. Si tu ne venais pas me voir dans l’étatoù je suis, tu passerais pour un bien mauvais homme aux yeux de tesamis ; mais, je le sens, je t’aime si follement, que jen’aurais jamais la force de te maudire. Puis-je me diretoujours

« Ta Valérie »

– Que dis-tu de mon projet d’envoyer cette lettre à l’atelier aumoment où notre chère Hortense y sera seule ? demanda Valérieà Lisbeth. Hier au soir, j’ai su par Stidmann que Wenceslas doitl’aller prendre à onze heures pour une affaire chez Chanor ;ainsi cette gaupe d’Hortense sera seule.

– Après un tour semblable, répondit Lisbeth, je ne pourrai plusrester ostensiblement ton amie, et il faudra que je te donne congé,que je sois censée ne plus te voir, ni même te parler.

– Evidemment, dit Valérie ; mais…

– Oh ! sois tranquille, interrompit Lisbeth. Nous nousreverrons quand je serai madame la maréchale ; ils le veulentmaintenant tous ; le baron seul ignore ce projet, mais tu ledécideras.

– Mais, répondit Valérie, il est possible que je sois bientôt endélicatesse avec le baron.

– Mme Olivier est la seule qui puisse se faire bien surprendrela lettre par Hortense, dit Lisbeth ; il faut l’envoyerd’abord rue Saint-Dominique avant d’aller à l’atelier.

– Oh ! notre petite bellotte sera chez elle, répondit MmeMarneffe en sonnant Reine pour faire demander Mme Olivier.

Chapitre 69Second père de la chambre Marneffe

Dix minutes après l’envoi de cette fatale lettre, le baron Hulotvint. Mme Marneffe s’élança, par un mouvement de chatte, au cou duvieillard.

– Hector, tu es père ! lui dit-elle à l’oreille. Voilà ceque c’est que de se brouiller et de se raccommoder…

En voyant un certain étonnement que le baron ne dissimula pasassez promptement, Valérie prit un air froid qui désespéra leconseiller d’Etat. Elle se fit arracher les preuves les plusdécisives, une à une. Lorsque la conviction, que la vanité pritdoucement par la main, fut entrée dans l’esprit du vieillard, ellelui parla de la fureur de M. Marneffe.

– Mon vieux grognard, lui dit-elle, il t’est bien difficile dene pas faire nommer ton éditeur responsable, notre gérant, si tuveux, chef de bureau et officier de la Légion d’honneur, car tul’as ruiné, cet homme ; il adore son Stanislas, ce petitmonstrico qui tient de lui, et que je ne puis souffrir. A moins quetu ne préfères donner une rente de douze cents francs à Stanislas,en nue propriété, bien entendu, l’usufruit en mon nom.

– Mais si je fais des rentes, je préfère que ce soit au nom demon fils, et non au monstrico ! dit le baron.

Cette phrase imprudente, où le mot mon fils passa gros comme unfleuve débordant, fut transformée, au bout d’une heure deconversation, en une promesse formelle de faire douze cents francsde rente à l’enfant à venir. Puis cette promesse fut, sur la langueet la physionomie de Valérie, ce qu’est un tambour entre les mainsd’un marmot, elle devait en jouer pendant vingt jours.

Chapitre 70Différence entre la mère et la fille

Au moment où le baron Hulot, heureux comme le marié d’un an quidésire un héritier, sortait de la rue Vanneau, Mme Olivier s’étaitfait arracher, par Hortense, la lettre qu’elle devait remettre à M.le comte en main propre. La jeune femme paya cette lettre d’unepièce de vingt francs. Le suicide paye son opium, son pistolet, soncharbon. Hortense lut la lettre, elle la relut ; elle nevoyait que ce papier blanc bariolé de lignes noires, il n’y avaitque ce papier dans la nature, tout était noir autour d’elle. Lalueur de l’incendie qui dévorait l’édifice de son bonheur éclairaitle papier, car la nuit la plus profonde régnait autour d’elle. Lescris de son petit Wenceslas, qui jouait, parvenaient à son oreillecomme s’il eût été dans le fond d’un vallon et qu’elle eût été surun sommet. Outragée à vingt-quatre ans, dans tout l’éclat de labeauté, parée d’un amour pur et dévoué, c’était non pas un coup depoignard, mais la mort. La première attaque avait été purementnerveuse, le corps s’était tordu sous l’étreinte de lajalousie ; mais la certitude attaqua l’âme, le corps futanéanti. Hortense demeura pendant dix minutes environ sous cetteoppression. Le fantôme de sa mère lui apparut et lui fit unerévolution ; elle devint calme et froide, elle recouvra saraison. Elle sonna.

– Que Louise, ma chère, dit-elle à la cuisinière, vous aide.Vous allez faire, le plus tôt possible, des paquets de tout ce quiest à moi ici, et de tout ce qui regarde mon fils. Je vous donneune heure. Quand tout sera prêt, allez chercher sur la place unevoiture, et prévenez-moi. Pas d’observations ! Je quitte lamaison et j’emmène Louise. Vous resterez, vous, avecmonsieur ; ayez bien soin de lui…

Elle passa dans sa chambre, se mit à sa table et écrivit lalettre suivante :

« Monsieur le comte,

La lettre jointe à la mienne vous expliquera la cause de larésolution que j’ai prise.

Quand vous lirez ces lignes, j’aurai quitté votre maison, et jeme serai retirée auprès de ma mère, avec notre enfant.

Ne comptez pas que je revienne jamais sur ce parti. Ne croyezpas à l’emportement de la jeunesse, à son irréflexion, à lavivacité de l’amour jeune offensé, vous vous tromperiezétrangement.

J’ai prodigieusement pensé, depuis quinze jours, à la vie, àl’amour, à notre union, à nos devoirs mutuels. J’ai connu dans sonentier le dévouement de ma mère, elle m’a dit ses douleurs !Elle est héroïque tous les jours, depuis vingt-trois ans ;mais je ne me sens pas la force de l’imiter, non que je vous aieaimé moins qu’elle aime mon père, mais par des raisons tirées demon caractère. Notre intérieur deviendrait un enfer, et je pourraisperdre la tête au point de vous déshonorer, de déshonorer notreenfant. Je ne veux pas être une Mme Marneffe ; et, dans cettecarrière, une femme de ma trempe ne s’arrêterait peut-être pas. Jesuis, malheureusement pour moi, une Hulot et non pas uneFischer.

Seule et loin du spectacle de vos désordres, je réponds de moi,surtout occupée de notre enfant, près de ma forte et sublime mère,dont la vie agira sur les mouvements tumultueux de mon cœur. Là, jepuis être une bonne mère, bien élever notre fils et vivre. Chezvous, la femme tuerait la mère, et des querelles incessantesaigriraient mon caractère.

J’accepterais la mort d’un coup ; mais je ne veux pas êtremalade pendant vingt-cinq ans, comme ma mère. Si vous m’avez trahieaprès trois ans d’un amour absolu, continu, pour la maîtresse devotre beau-père, quelles rivales ne me donneriez-vous pas plustard ? Ah ! monsieur, vous commencez bien plus tôt quemon père cette carrière de libertinage, de prodigalité quidéshonore un père de famille, qui diminue le respect des enfants,et au bout de laquelle se trouvent la honte et le désespoir.

Je ne suis point implacable. Des sentiments inflexibles neconviennent point à des êtres faibles qui vivent sous l’oeil deDieu. Si vous conquérez gloire et fortune par des travaux soutenus,si vous renoncez aux courtisanes, aux sentiers ignobles etbourbeux, vous retrouverez une femme digne de vous.

Je vous crois trop gentilhomme pour recourir à la loi. Vousrespecterez ma volonté, monsieur le comte, en me laissant chez mamère ; et, surtout, ne vous y présentez jamais. Je vous ailaissé tout l’argent que vous a prêté cette odieuse femme.Adieu !

« Hortense Hulot. »

Cette lettre fut péniblement écrite, Hortense s’abandonnait auxpleurs, aux cris de la passion égorgée. Elle quittait et reprenaitla plume pour exprimer simplement ce que l’amour déclameordinairement dans ces lettres testamentaires. Le cœur s’exhalaiten interjections, en plaintes, en pleurs ; mais la raisondictait.

La jeune femme, avertie par Louise que tout était prêt,parcourut lentement le jardinet, la chambre, le salon, y regardatout pour la dernière fois. Puis elle fit à la cuisinière lesrecommandations les plus vives pour qu’elle veillât au bien-être demonsieur, en lui promettant de la récompenser si elle voulait êtrehonnête. Enfin, elle monta dans la voiture pour se rendre chez samère, le cœur brisé, pleurant à faire peine à sa femme de chambre,et couvrant le petit Wenceslas de baisers avec une joie délirantequi trahissait encore bien de l’amour pour le père.

La baronne savait déjà par Lisbeth que le beau-père était pourbeaucoup dans la faute de son gendre, elle ne fut pas surprise devoir arriver sa fille, elle l’approuva et consentit à la garderprès d’elle. Adeline, en voyant que la douceur et le dévouementn’avaient jamais arrêté son Hector, pour qui son estime commençaità diminuer, trouva que sa fille avait raison de prendre une autrevoie.

En vingt jours, la pauvre mère venait de recevoir deux blessuresdont les souffrances surpassaient toutes ses tortures passées. Lebaron avait mis Victorin et sa femme dans la gêne ; puis ilétait la cause, suivant Lisbeth, du dérangement de Wenceslas, ilavait dépravé son gendre. La majesté de ce père de famille,maintenue pendant si longtemps par des sacrifices insensés, étaitdégradée. Sans regretter leur argent, les Hulot jeunes concevaientà la fois de la défiance et des inquiétudes à l’égard du baron. Cesentiment assez visible affligeait profondément Adeline, ellepressentait la dissolution de la famille.

Chapitre 71Troisième père de la chambre Marneffe

La baronne logea sa fille dans la salle à manger, qui futpromptement transformée en chambre à coucher, grâce à l’argent dumaréchal ; et l’antichambre devint, comme dans beaucoup deménages, la salle à manger.

Quand Wenceslas revint chez lui, quand il eut achevé de lire lesdeux lettres, il éprouva comme un sentiment de joie mêlé detristesse. Gardé pour ainsi dire à vue par sa femme, il s’étaitintérieurement rebellé contre ce nouvel emprisonnement à laLisbeth. Gorgé d’amour depuis trois ans, il avait, lui aussi,réfléchi pendant ces derniers quinze jours ; et il trouvait lafamille lourde à porter. Il venait de s’entendre féliciter parStidmann sur la passion qu’il inspirait à Valérie ; carStidmann, dans une arrière-pensée assez concevable, jugeait àpropos de flatter la vanité du mari d’Hortense en espérant consolerla victime. Wenceslas fut donc heureux de pouvoir retourner chezMme Marneffe. Mais il se rappela le bonheur entier et pur dont ilavait joui, les perfections d’Hortense, sa sagesse, son innocent etnaïf amour, et il la regretta vivement. Il voulut courir chez sabelle-mère y obtenir son pardon, mais il fit comme Hulot et Crevel,il alla voir Mme Marneffe, à laquelle il apporta la lettre de safemme pour lui montrer le désastre dont elle était la cause, et,pour ainsi dire, escompter ce malheur en demandant en retour desplaisirs à sa maîtresse. Il trouva Crevel chez Valérie. Le maire,bouffi d’orgueil, allait et venait dans le salon, comme un hommeagité par des sentiments tumultueux. Il se mettait en positioncomme s’il voulait parler, et il n’osait. Sa physionomieresplendissait, et il courait à la croisée tambouriner de sesdoigts sur les vitres. Il regardait Valérie d’un air touché,attendri. Heureusement pour Crevel, Lisbeth entra.

– Cousine, lui dit-il à l’oreille, vous savez la nouvelle ?je suis père ! Il me semble que j’aime moins ma pauvreCélestine. Oh ! ce que c’est que d’avoir un enfant d’une femmequ’on idolâtre ! Joindre la paternité du cœur à la paternitédu sang ! Oh ! voyez-vous, dites-le à Valérie ! jevais travailler pour cet enfant, je le veux riche ! Elle m’adit qu’elle croyait, à certains indices, que ce serait ungarçon ! Si c’est un garçon, je veux qu’il se nomme Crevel :je consulterai mon notaire.

– Je sais combien elle vous aime, dit Lisbeth ; mais, aunom de votre avenir et du sien, contenez-vous, ne vous frottez pasles mains à tout moment.

Pendant que Lisbeth faisait cet aparté avec Crevel, Valérieavait redemandé sa lettre à Wenceslas, et elle lui tenait àl’oreille des propos qui dissipaient sa tristesse.

– Te voilà libre, mon ami, dit-elle. Est-ce que les grandsartistes devraient se marier ? Vous n’existez que par lafantaisie et par la liberté! Va, je t’aimerai tant, mon cher poète,que tu ne regretteras jamais ta femme. Cependant, si, commebeaucoup de gens, tu veux garder le décorum, je me charge de fairerevenir Hortense chez toi, dans peu de temps…

– Oh ! si c’était possible !

– J’en suis sûre, dit Valérie piquée. Ton pauvre beau-père estun homme fini sous tous les rapports, qui par amour-propre veutavoir l’air d’être aimé, veut faire croire qu’il a une maîtresse,et il a tant de vanité sur cet article, que je le gouverneentièrement. La baronne aime encore tant son vieil Hector (il mesemble toujours parler de l’Iliade), que les deux vieux obtiendrontd’Hortense ton raccommodement. Seulement, si tu ne veux pas avoirdes orages chez toi, ne reste pas vingt jours sans venir voir tamaîtresse… Je me mourais. Mon petit, on doit des égards, quand onest gentilhomme, à une femme qu’on a compromise au point où je lesuis, surtout quand cette femme a bien des ménagements à prendrepour sa réputation… Reste à dîner, mon ange… et songe que je doisêtre d’autant plus froide avec toi, que tu es l’auteur de cettetrop visible faute.

Chapitre 72Les cinq pères de l’église Marneffe

On annonça le baron Montès ; Valérie se leva, courut à sarencontre, lui parla pendant quelques instants à l’oreille, et fitavec lui les mêmes réserves pour son maintien qu’elle venait defaire avec Wenceslas ; car le Brésilien eut une contenancediplomatique appropriée à la grande nouvelle qui le comblait dejoie, il était certain de sa paternité, lui !…

Grâce à cette stratégie basée sur l’amour-propre de l’homme àl’état d’amant, Valérie eut à sa table, tous joyeux, animés,charmés, quatre hommes se croyant adorés, et que Marneffe nommaplaisamment à Lisbeth, en s’y comprenant, les cinq Pères del’Eglise.

Le baron Hulot seul montra d’abord une figure soucieuse. Voicipourquoi : au moment de quitter son cabinet, il était venu voir ledirecteur du personnel, un général, son camarade depuis trente ans,et il lui avait parlé de nommer Marneffe à la place de Coquet, quiconsentait à donner sa démission.

– Mon cher ami, lui dit-il, je ne voudrais pas demander cettefaveur au maréchal sans que nous soyons d’accord et que j’aie euvotre agrément.

– Mon cher ami, répondit le directeur du personnel,permettez-moi de vous faire observer que, pour vous-même, vous nedevriez pas insister sur cette nomination. Je vous ai déjà dit monopinion. Ce serait un scandale dans les bureaux, où l’on s’occupedéjà beaucoup trop de vous et de Mme Marneffe. Ceci bien entrenous. Je ne veux pas attaquer votre endroit sensible, ni vousdésobliger en quoi que ce soit, je vais vous en donner la preuve.Si vous y tenez absolument, si vous voulez demander la place de M.Coquet, qui sera vraiment une perte pour les bureaux de la guerre(il y est depuis 1809), je partirai pour quinze jours à lacampagne, afin de vous laisser le champ libre auprès du maréchal,qui vous aime comme son fils. Je ne serai donc ni pour ni contre,et je n’aurai rien fait contre ma conscience d’administrateur.

– Je vous remercie, répondit le baron, je réfléchirai à ce quevous venez de me dire.

– Si je me permets cette observation, mon cher ami, c’est qu’ily va beaucoup plus de votre intérêt personnel que de mon affaire oude mon amour-propre. Le maréchal est le maître, d’abord. Puis, moncher, on nous reproche tant de choses, qu’une de plus ou demoins ! nous n’en sommes pas à notre virginité en fait decritiques. Sous la Restauration, on a nommé des gens pour leurdonner des appointements et sans s’embarrasser du service… Noussommes de vieux camarades…

– Oui, répondit le baron, et c’est bien pour ne pas altérernotre vieille et précieuse amitié que je…

– Allons, reprit le directeur du personnel en voyant l’embarraspeint sur la figure de Hulot, je voyagerai, mon vieux… Mais prenezgarde ! vous avez des ennemis, c’est-à-dire des gens quiconvoitent votre magnifique traitement, et vous n’êtes amarré quesur une ancre. Ah ! si vous étiez député comme moi, vous necraindriez rien ; aussi tenez-vous bien…

Ce discours, plein d’amitié, fit une vive impression sur leconseiller d’Etat.

– Mais enfin, Roger, qu’y a-t-il ? Ne faites pas lemystérieux avec moi !

Le personnage que Hulot nommait Roger regarda Hulot, lui prit lamain, la lui serra.

– Nous sommes de trop vieux amis pour que je ne vous donne pasun avis. Si vous voulez rester, il faudrait vous faire votre lit derepos vous-même. Ainsi, dans votre position, au lieu de demander aumaréchal la place de M. Coquet pour M. Marneffe, je le prieraisd’user de son influence pour me réserver le conseil d’Etat enservice ordinaire, où je mourrais tranquille ; et, comme lecastor, j’abandonnerais ma direction générale aux chasseurs.

– Comment ! le maréchal oublierait… ?

– Mon vieux, le maréchal vous a si bien défendu en plein conseildes ministres, qu’on ne songe plus à vous dégommer ; mais ilen a été question !… Ainsi ne donnez pas de prétextes… Je neveux pas vous en dire davantage. En ce moment, vous pouvez fairevos conditions, être conseiller d’Etat et pair de France. Si vousattendez trop, si vous donnez prise sur vous, je ne réponds derien… Dois-je voyager ?

– Attendez, je verrai le maréchal, répondit Hulot, et j’enverraimon frère sonder le terrain près du patron.

On peut comprendre en quelle humeur revint le baron chez MmeMarneffe ; il avait presque oublié qu’il était père, car Rogervenait de faire acte de vraie et bonne camaraderie en lui éclairantsa position. Néanmoins, telle était l’influence de Valérie, qu’aumilieu du dîner le baron se mit à l’unisson et devint d’autant plusgai, qu’il avait plus de soucis à étouffer ; mais lemalheureux ne se doutait pas que, dans cette soirée, il allait setrouver entre son bonheur et le danger signalé par le directeur dupersonnel, c’est-à-dire forcé d’opter entre Mme Marneffe et saposition.

Chapitre 73Exploitation au père

Vers onze heures, au moment où la soirée atteignait à son apogéed’animation, car le salon était plein de monde, Valérie prit avecelle Hector dans un coin de son divan.

– Mon bon vieux, lui dit-elle à l’oreille, ta fille s’est sifort irritée de ce que Wenceslas vient ici, qu’elle l’a planté là.C’est une mauvaise tête qu’Hortense. Demande à Wenceslas de voir lalettre que cette petite sotte lui a écrite. Cette séparation dedeux amoureux, dont on veut que je sois la cause, peut me faire untort inouï, car voilà la manière dont s’attaquent entre elles lesfemmes vertueuses. C’est un scandale que de jouer à la victime,pour jeter le blâme sur une femme qui n’a d’autres torts qued’avoir une maison agréable. Si tu m’aimes, tu me disculperas enrapatriant les deux tourtereaux. Je ne tiens pas du tout,d’ailleurs, à recevoir ton gendre, c’est toi qui me l’as amené,remporte-le ! Si tu as de l’autorité dans ta famille, il mesemble que tu pourrais bien exiger de ta femme qu’elle fît ceraccommodement. Dis-lui de ma part, à cette bonne vieille, que, sil’on me donne injustement le tort d’avoir brouillé un jeune ménage,de troubler l’union d’une famille, et de prendre à la fois le pèreet le gendre, je mériterai ma réputation en les tracassant à mafaçon ! Ne voilà-t-il pas Lisbeth qui parle de mequitter ?… Elle me préfère sa famille, je ne veux pas l’enblâmer. Elle ne restera ici, m’a-t-elle dit, que si les jeunes gensse raccommodent. Nous voilà propres, la dépense sera tripléeici !…

– Oh ! quant à cela, dit le baron en apprenant l’esclandrede sa fille, j’y mettrai bon ordre.

– Eh bien, reprit Valérie, à autre chose… Et la place deCoquet ?

– Ceci, répondit Hector en baissant les yeux, est plusdifficile, pour ne pas dire impossible !…

– Impossible, mon cher Hector, dit Mme Marneffe à l’oreille dubaron ; mais tu ne sais pas à quelles extrémités va se porterMarneffe. Je suis en son pouvoir ; il est immoral, dans sonintérêt, comme la plupart des hommes, mais il est excessivementvindicatif à la façon des petits esprits, des impuissants. Dans lasituation où tu m’as mise, je suis à sa discrétion. Obligée de meremettre avec lui pour quelques jours, il est capable de ne plusquitter ma chambre.

Hulot fit un prodigieux haut-le-corps.

– Il me laissait tranquille à la condition d’être chef debureau. C’est infâme, mais c’est logique.

– Valérie, m’aimes-tu ?

– Cette question, dans l’état où je suis, est, mon cher, uneinjustice de laquais…

– Eh bien, si je veux tenter, seulement tenter de demander aumaréchal une place pour Marneffe, je ne suis plus rien et Marneffeest destitué.

– Je croyais que le prince et toi, vous étiez deux amisintimes !

– Certes, il me l’a bien prouvé; mais, mon enfant, au-dessus dumaréchal, il y a quelqu’un… il y a encore tout le conseil desministres, par exemple… Avec un peu de temps, en louvoyant, nousarriverons. Pour réussir, il faut attendre le moment où l’on medemandera quelque service, à moi. Je pourrai dire alors : « Je vouspasse la casse, passez-moi le séné…  »

– Si je dis cela, mon pauvre Hector, à Marneffe, il nous joueraquelque méchant tour. Tiens, dis-lui toi-même qu’il faut attendre,je ne m’en charge pas. Oh ! je connais mon sort, il saitcomment me punir, il ne quittera pas ma chambre… N’oublie pas lesdouze cents francs de rente pour le petit.

Hulot prit M. Marneffe à part, en se sentant menacé dans sonplaisir ; et, pour la première fois, il quitta le ton hautainqu’il avait gardé jusqu’alors, tant il était épouvanté par laperspective de cet agonisant dans la chambre de cette joliefemme.

– Marneffe, mon cher ami, dit-il, il a été question de vousaujourd’hui ! Mais vous ne serez pas chef de bureau d’emblée…Il nous faut du temps.

– Je le serai, monsieur le baron, répliqua nettementMarneffe.

– Mais, mon cher…

– Je le serai, monsieur le baron, répéta froidement Marneffe enregardant alternativement le baron et Valérie. Vous avez mis mafemme dans la nécessité de se raccommoder avec moi, je lagarde ; car, mon cher ami, elle est charmante, ajouta-t-ilavec une épouvantable ironie. Je suis le maître ici, plus que vousne l’êtes au ministère.

Le baron sentit en lui-même une de ces douleurs qui produisent,dans le cœur, l’effet d’une rage de dents, et il faillit laisservoir des larmes dans ses yeux. Pendant cette courte scène, Valérienotifiait à l’oreille de Henri Montès la prétendue volonté deMarneffe, et se débarrassait ainsi de lui pour quelque temps.

Des quatre fidèles, Crevel seul, possesseur de sa petite maisonéconomique, était excepté de cette mesure ; aussi montrait-ilsur sa physionomie un air de béatitude vraiment insolent, malgréles espèces de réprimandes que lui adressait Valérie par desfroncements de sourcils et des mines significatives ; mais saradieuse paternité se jouait dans tous ses traits. A un mot dereproche que Valérie alla lui jeter à l’oreille, il la saisit parla main et lui répondit :

– Demain, ma duchesse, tu auras ton petit hôtel !… c’estdemain l’adjudication définitive.

– Et le mobilier ? répondit-elle en souriant.

– J’ai mille actions de Versailles, rive gauche, achetées à centvingt-cinq francs, et elles iront à trois cents à cause d’unefusion des deux chemins, dans le secret de laquelle j’ai été mis.Tu seras meublée comme une reine !… Mais tu ne seras plus qu’àmoi, n’est-ce pas ?…

– Oui, gros maire, dit en souriant cette Mme de Merteuilbourgeoise ; mais de la tenue ! respecte la future MmeCrevel.

– Mon cher cousin, disait Lisbeth au baron, je serai demain chezAdeline de bonne heure, car, vous comprenez, je ne peux décemmentrester ici. J’irai tenir le ménage de votre frère le maréchal.

– Je retourne ce soir chez moi, dit le baron.

– Eh bien, j’y viendrai déjeuner demain, répondit Lisbeth ensouriant.

Chapitre 74Un triste bonheur

Elle comprit combien sa présence était nécessaire à la scène defamille qui devait avoir lieu le lendemain. Aussi, dès le matin,alla-t-elle chez Victorin, à qui elle apprit la séparationd’Hortense et de Wenceslas.

Lorsque le baron entra chez lui, vers dix heures et demie dusoir, Mariette et Louise, dont la journée avait été laborieuse,fermaient la porte de l’appartement, Hulot n’eut donc pas besoin desonner. Le mari, très contrarié d’être vertueux, alla droit à lachambre de sa femme ; et, par la porte entr’ouverte, il la vitprosternée devant son crucifix, abîmée dans la prière, et dans unede ces poses expressives qui font la gloire des peintres ou dessculpteurs assez heureux pour les bien rendre après les avoirtrouvées. Adeline, emportée par l’exaltation, disait à haute voix:

– Mon Dieu, faites-nous la grâce de l’éclairer !…

Ainsi la baronne priait pour son Hector. A ce spectacle, sidifférent de celui qu’il quittait, en entendant cette phrase dictéepar l’événement de cette journée, le baron attendri laissa partirun soupir. Adeline se retourna, le visage couvert de larmes. Ellecrut si bien sa prière exaucée, qu’elle fit un bond et saisit sonHector avec la force que donne la passion heureuse. Adeline avaitdépouillé tout intérêt de femme, la douleur éteignait jusqu’ausouvenir. Il n’y avait plus en elle que maternité, honneur defamille, et l’attachement le plus pur d’une épouse chrétienne pourun mari fourvoyé, cette sainte tendresse qui survit à tout dans lecœur de la femme. Tout cela se devinait.

– Hector ! dit-elle enfin, nous reviendrais-tu ? Dieuprendrait-il en pitié notre famille ?

– Chère Adeline ! répondit le baron en entrant et asseyantsa femme sur un fauteuil à côté de lui, tu es la plus saintecréature que je connaisse, et il y a longtemps que je ne me trouveplus digne de toi.

– Tu aurais peu de chose à faire, mon ami, dit-elle en tenant lamain de Hulot et tremblant si fort, qu’elle semblait avoir un ticnerveux, bien peu de chose pour rétablir l’ordre…

Elle n’osa poursuivre, elle sentit que chaque mot serait unblâme, et elle ne voulait pas troubler le bonheur que cetteentrevue lui versait à torrents dans l’âme.

– Hortense m’amène ici, reprit Hulot. Cette petite fille peutnous faire plus de mal par sa démarche précipitée que ne nous en afait mon absurde passion pour Valérie. Mais nous causerons de toutcela demain matin. Hortense dort, m’a dit Mariette, laissons-latranquille.

– Oui, dit Mme Hulot, envahie soudain par une profondetristesse.

Elle devina que le baron revenait chez lui, ramené moins par ledésir de voir sa famille que par un intérêt étranger.

– Laissons-la tranquille encore demain, car la pauvre enfant estdans un état déplorable, elle a pleuré pendant toute la journée,dit la baronne.

Chapitre 75Quels ravages font les madame Marneffe au sein des familles

Le lendemain, à neuf heures du matin, le baron, en attendant safille, à laquelle il avait fait dire de venir, se promenait dansl’immense salon inhabité, cherchant des raisons à donner pourvaincre l’entêtement le plus difficile à dompter, celui d’une jeunefemme offensée et implacable, comme l’est la jeunesseirréprochable, à qui les honteux ménagements du monde sontinconnus, parce qu’elle en ignore les passions et les intérêts.

– Me voici, papa ! dit d’une voix tremblante Hortense, queses souffrances avaient pâlie.

Hulot, assis sur une chaise, prit sa fille par la taille et laforça de se mettre sur ses genoux.

– Eh bien, mon enfant, dit-il en l’embrassant au front, il y adonc de la brouille dans le ménage, et nous avons fait un coup detête ?… Ce n’est pas d’une fille bien élevée. Mon Hortense nedevait pas prendre à elle seule un parti décisif, comme celui dequitter sa maison, d’abandonner son mari, sans consulter sesparents. Si ma chère Hortense était venue voir sa bonne etexcellente mère, elle ne m’aurait pas causé le violent chagrin queje ressens !… Tu ne connais pas le monde, il est bien méchant.On peut dire que c’est ton mari qui t’a renvoyée à tes parents. Lesenfants élevés, comme vous, dans le giron maternel restent pluslongtemps enfants que les autres, ils ne savent pas la vie !La passion naïve et fraîche, comme celle que tu as pour Wenceslas,ne calcule malheureusement rien, elle est toute à ses premiersmouvements. Notre petit cœur part, la tête suit. On brûlerait Parispour se venger, sans penser à la cour d’assises ! Quand tonvieux père vient te dire que tu n’as pas gardé le convenances, tupeux le croire ; et je ne te parle pas encore de la profondedouleur que j’ai ressentie, elle est bien amère, car tu jettes leblâme sur une femme dont le cœur ne t’est pas connu, dontl’inimitié peut devenir terrible… Hélas ! toi, si pleine decandeur, d’innocence, de pureté, tu ne doutes de rien : tu peuxêtre salie, calomniée. D’ailleurs, mon cher petit ange, tu as prisau sérieux une plaisanterie, et je puis, moi, te garantirl’innocence de ton mari. Mme Marneffe…

Jusque-là, le baron, comme un artiste en diplomatie, modulaitadmirablement bien ses remontrances. Il avait, comme on le voit,supérieurement ménagé l’introduction de ce nom ; mais, enl’entendant, Hortense fit le geste d’une personne blessée auvif.

– Ecoutez-moi, j’ai de l’expérience et j’ai tout observé, repritle père en empêchant sa fille de parler. Cette dame traite ton maritrès froidement. Oui, tu as été l’objet d’une mystification, jevais t’en donner les preuves. Tiens, hier, Wenceslas était àdîner…

– Il y dînait ?… demanda la jeune femme en se dressant surses pieds et regardant son père avec l’horreur peinte sur levisage. Hier ! après avoir lu ma lettre ?… Oh ! monDieu !… Pourquoi ne suis-je pas entrée dans un couvent, aulieu de me marier ? Ma vie n’est plus à moi, j’ai unenfant ! ajouta-t-elle en sanglotant.

Ces larmes atteignirent Mme Hulot au cœur, elle sortit de sachambre, elle courut à sa fille, la prit dans ses bras et lui fitde ces questions stupides de douleur, les premières qui viennentsur les lèvres.

– Voilà les larmes !… se disait le baron, tout allait sibien ! Maintenant, que faire avec des femmes quipleurent ?

– Mon enfant, dit la baronne à Hortense, écoute ton père !il nous aime, va…

– Voyons, Hortense, ma chère petite fille, ne pleure pas, tudeviens trop laide, dit le baron. Voyons, un peu de raison. Revienssagement dans ton ménage, et je te promets que Wenceslas ne mettrajamais les pieds dans cette maison. Je te demande ce sacrifice, sic’est un sacrifice que de pardonner la plus légère des fautes à unmari qu’on aime ! je te le demande par mes cheveux blancs, parl’amour que tu portes à ta mère… Tu ne veux pas remplir mes vieuxjours d’amertume et de chagrin ?…

Hortense se jeta, comme une folle, aux pieds de son père par unmouvement si désespéré, que ses cheveux mal attachés se dénouèrent,et elle lui tendit les mains avec un geste où se peignait sondésespoir.

– Mon père, vous me demandez ma vie ! dit-elle ;prenez-la si vous voulez, mais au moins prenez-la pure et sanstache, je vous l’abandonnerai certes avec plaisir. Ne me demandezpas de mourir déshonorée, criminelle ! Je ne ressemble pas àma mère ! je ne dévorerai pas d’outrages ! Si je rentresous le toit conjugal, je puis étouffer Wenceslas dans un accès dejalousie, ou faire pis encore. N’exigez pas de moi des chosesau-dessus de mes forces. Ne me pleurez pas vivante ! car lemoins, pour moi, c’est de devenir folle… Je sens la folie à deuxpas de moi ! Hier ! hier ! il dînait chez cettefemme après avoir lu ma lettre !… Les autres hommes sont-ilsainsi faits ?… Je vous donne ma vie, mais que la mort ne soitpas ignominieuse !… Sa faute ?… légère !… Avoir unenfant de cette femme !

– Un enfant ? dit Hulot en faisant deux pas en arrière.Allons ! c’est bien certainement une plaisanterie.

En ce moment, Victorin et la cousine Bette entrèrent etrestèrent hébétés de ce spectacle. La fille était prosternée auxpieds de son père. La baronne, muette et prise entre le sentimentmaternel et le sentiment conjugal, offrait un visage bouleversé,couvert de larmes.

– Lisbeth, dit le baron en saisissant la vieille fille par lamain et lui montrant Hortense, tu peux me venir en aide. Ma pauvreHortense a la tête tournée, elle croit son Wenceslas aimé de MmeMarneffe, tandis qu’elle a voulu tout bonnement avoir un groupe delui.

– Dalila ! cria la jeune femme, la seule chose qu’il aitfaite en un moment depuis notre mariage. Ce monsieur ne pouvait pastravailler pour moi, pour son fils, et il a travaillé pour cettevaurienne avec une ardeur… Oh ! achevez-moi, mon père, carchacune de vos paroles est un coup de poignard.

En s’adressant à la baronne et à Victorin, Lisbeth haussa lesépaules par un geste de pitié en leur montrant le baron, qui nepouvait pas la voir.

– Ecoutez, mon cousin, dit Lisbeth, je ne savais pas ce qu’étaitMme Marneffe quand vous m’avez priée d’aller me loger au-dessus dechez elle et de tenir sa maison ; mais, en trois ans, onapprend bien des choses. Cette créature est une fille ! et unefille d’une dépravation qui ne peut se comparer qu’à celle de soninfâme et hideux mari. Vous êtes la dupe, le milord Pot-au-feu deces gens-là, vous serez mené par eux plus loin que vous ne lepensez ! Il faut vous parler clairement, car vous êtes au fondd’un abîme…

En entendant parler ainsi Lisbeth la baronne et sa fille luijetèrent des regards semblables à ceux des dévots remerciant unemadone de leur avoir sauvé la vie.

– Elle a voulu, cette horrible femme, brouiller le ménage devotre gendre ; dans quel intérêt ? je n’en sais rien, carmon intelligence est trop faible pour que je puisse voir clair dansces ténébreuses intrigues, si perverses, ignobles, infâmes. VotreMme Marneffe n’aime pas votre gendre, mais elle le veut à sesgenoux par vengeance. Je viens de traiter cette misérable commeelle le méritait. C’est une courtisane sans pudeur, je lui aidéclaré que je quittais sa maison, que je voulais dégager monhonneur de ce bourbier… Je suis de ma famille avant tout. J’ai suque ma petite-cousine avait quitté Wenceslas, et je viens !Votre Valérie, que vous prenez pour une sainte, est la cause decette cruelle séparation ; puis-je rester chez une pareillefemme ? Notre petite chère Hortense, dit-elle en touchant lebras au baron d’une manière significative, est peut-être la duped’un désir de ces sortes de femmes qui, pour avoir un bijou,sacrifieraient toute une famille. Je ne crois pas Wenceslascoupable, mais je le crois faible et je ne dis pas qu’il nesuccomberait point à des coquetteries si raffinées. Ma résolutionest prise. Cette femme vous est funeste, elle vous mettra sur lapaille. Je ne veux pas avoir l’air de tremper dans la ruine de mafamille, moi qui ne suis là depuis trois ans que pour l’empêcher.Vous êtes trompé, mon cousin. Dites bien fermement que vous ne vousmêlerez pas de la nomination de cet ignoble M. Marneffe, et vousverrez ce qui arrivera ! On vous taille de fameuses étrivièrespour ce cas-là.

Lisbeth releva sa petite-cousine et l’embrassapassionnément.

– Ma chère Hortense, tiens bon, lui dit-elle à l’oreille.

La baronne embrassa sa cousine Bette avec l’enthousiasme d’unefemme qui se voit vengée. La famille tout entière gardait unsilence profond autour de ce père, assez spirituel pour savoir ceque dénotait ce silence. Une formidable colère passa sur son frontet sur son visage en signes évidents ; toutes les veinesgrossirent, les yeux s’injectèrent de sang, le teint se marbra.Adeline se jeta vivement à genoux devant lui, lui prit les mains:

– Mon ami, mon ami, grâce !

– Je vous suis odieux ! dit le baron en laissant échapperle cri de sa conscience.

Nous sommes tous dans le secret de nos torts. Nous supposonspresque toujours à nos victimes les sentiments haineux que lavengeance doit leur inspirer ; et, malgré les efforts del’hypocrisie, notre langage ou notre figure avouent au milieu d’unetorture imprévue, comme avouait jadis le criminel entre les mainsdu bourreau.

– Nos enfants, dit-il pour revenir sur son aveu, finissent pardevenir nos ennemis.

– Mon père… , dit Victorin.

– Vous interrompez votre père !… reprit d’une voixfoudroyante le baron en regardant son fils.

– Mon père, écoutez, dit Victorin d’une voix ferme et nette, lavoix d’un député puritain. Je connais trop le respect que je vousdois pour en manquer jamais, et vous aurez certainement toujours enmoi le fils le plus soumis et le plus obéissant.

Tous ceux qui assistent aux séances des Chambres reconnaîtrontles habitudes de la lutte parlementaire dans ces phrasesfilandreuses avec lesquelles on calme les irritations en gagnant dutemps.

– Nous sommes loin d’être vos ennemis, dit Victorin ; je mesuis brouillé avec mon beau-père, M. Crevel, pour avoir retiré lessoixante mille francs de lettres de change de Vauvinet, et, certes,cet argent est dans les mains de Mme Marneffe. Oh ! je ne vousblâme point, mon père, ajouta-t-il à un geste du baron ; maisje veux seulement joindre ma voix à celle de la cousine Lisbeth, etvous faire observer que, si mon dévouement pour vous est aveugle,mon père, et sans bornes, mon bon père, malheureusement nosressources pécuniaires sont bornées.

– De l’argent ! dit en tombant sur une chaise le passionnévieillard écrasé par ce raisonnement. Et c’est mon fils !… -On vous le rendra, monsieur, votre argent, dit-il en se levant.

Il marcha vers la porte.

– Hector !

Ce cri fit retourner le baron, et il montra soudain un visageinondé de larmes à sa femme, qui l’entoura de ses bras avec laforce du désespoir.

– Ne t’en va pas ainsi,… ne nous quitte pas en colère. Je net’ai rien dit, moi !…

A ce cri sublime, les enfants se jetèrent aux genoux de leurpère.

– Nous vous aimons tous, dit Hortense.

Lisbeth, immobile comme une statue, observait ce groupe avec unsourire superbe sur les lèvres. En ce moment, le maréchal Hulotentra dans l’antichambre et sa voix se fit entendre. La famillecomprit l’importance du secret, et la scène changea subitementd’aspect. Les deux enfants se relevèrent, et chacun essaya decacher son émotion.

Chapitre 76Résumé de l’histoire des favorites

Une querelle s’élevait à la porte entre Mariette et un soldatqui devint si pressant, que la cuisinière entra au salon.

– Monsieur, un fourrier de régiment qui revient de l’Algère veutabsolument vous parler.

– Qu’il attende.

– Monsieur, dit Mariette à l’oreille de son maître, il m’a ditde vous dire tout bas qu’il s’agissait de monsieur votre oncle.

Le baron tressaillit, il crut à l’envoi des fonds qu’il avaitsecrètement demandés depuis deux mois pour payer ses lettres dechange, il laissa sa famille, et courut dans l’antichambre. Ilaperçut une figure alsacienne.

– Est-ce à mennesir la paron Hilotte… ?

– Oui…

– Lui-même ?

– Lui-même.

Le fourrier, qui fouillait dans la doublure de son képi pendantce colloque, en tira une lettre que le baron décacheta vivement, etil lut ce qui suit :

« Mon neveu, loin de pouvoir vous envoyer les cent mille francsque vous me demandez, ma position n’est pas tenable, si vous neprenez pas des mesures énergiques pour me sauver. Nous avons sur ledos un procureur du roi, qui parle morale et baragouine des bêtisessur l’administration. Impossible de faire taire ce pékin-là. Si leministère de la guerre se laisse manger dans la main par les habitsnoirs, je suis mort. Je suis sûr du porteur, tâchez de l’avancer,car il nous a rendu service. Ne me laissez pas auxcorbeaux ! »

Cette lettre fut un coup de foudre, le baron y voyait éclore lesdéchirements intestins qui tiraillent encore aujourd’hui legouvernement de l’Algérie entre le civil et le militaire, et ildevait inventer sur-le-champ des palliatifs à la plaie qui sedéclarait. Il dit au soldat de revenir le lendemain ; et,après l’avoir congédié, non sans de belles promesses d’avancement,il rentra dans le salon.

– Bonjour et adieu, mon frère ! dit-il au maréchal.

– Adieu, mes enfants ; adieu, ma bonne Adeline. Et quevas-tu devenir, Lisbeth ? dit-il.

– Moi, je vais tenir le ménage du maréchal, car il faut quej’achève ma carrière en vous rendant toujours service aux uns ouaux autres.

– Ne quitte pas Valérie sans que je t’aie vue, dit Hulot àl’oreille de sa cousine. – Adieu, Hortense, ma petiteinsubordonnée, tâche d’être bien raisonnable ; il me survientdes affaires graves, nous reprendrons la question de tonraccommodement. Penses-y, ma bonne petite chatte, dit-il enl’embrassant.

Il quitta sa femme et ses enfants, si manifestement troublé,qu’ils demeurèrent en proie aux plus vives appréhensions.

– Lisbeth, dit la baronne, il faut savoir ce que peut avoirHector, jamais je ne l’ai vu dans un pareil état ; resteencore deux ou trois jours chez cette femme ; il lui dit tout,à elle, et nous apprendrons ainsi ce qui l’a si subitement changé.Sois tranquille, nous allons arranger ton mariage avec le maréchal,car ce mariage est bien nécessaire.

– Je n’oublierai jamais le courage que tu as eu dans cettematinée, dit Hortense en embrassant Lisbeth.

– Tu as vengé notre pauvre mère, dit Victorin.

Le maréchal observait d’un air curieux les témoignagesd’affection prodigués à Lisbeth, qui revint raconter cette scène àValérie.

Cette esquisse permet aux âmes innocentes de deviner lesdifférents ravages que les madame Marneffe exercent dans lesfamilles, et par quels moyens elles atteignent de pauvres femmesvertueuses, en apparence si loin d’elles. Mais si l’on veuttransporter par la pensée ces troubles à l’étage supérieur de lasociété, près du trône ; en voyant ce que doivent avoir coûtéles maîtresses des rois, on mesure l’étendue des obligations dupeuple envers ses souverains quand ils donnent l’exemple des bonnesmœurs et de la vie de famille.

Chapitre 77Audace d’un des cinq pères

A Paris, chaque ministère est une petite ville d’où les femmessont bannies ; mais il s’y fait des commérages et desnoirceurs comme si la population féminine s’y trouvait. Après troisans, la position de M. Marneffe avait été pour ainsi dire éclairée,mise à jour, et l’on se demandait dans les bureaux : « M. Marneffesera-t-il ou ne sera-t-il pas le successeur de M. Coquet ? »absolument comme à la Chambre on se demandait naguère : « ladotation passera-t-elle ou ne passera-t-elle pas ? » Onobservait les moindres mouvements à la direction du personnel, onscrutait tout dans la division du baron Hulot. Le fin conseillerd’Etat avait mis dans son parti la victime de la promotion deMarneffe, un travailleur capable, en lui disant que, s’il voulaitfaire la besogne de Marneffe, il en serait infailliblement lesuccesseur, il le lui avait montré mourant. Cet employé cabalaitpour Marneffe.

Quand Hulot traversa son salon d’audience, rempli de visiteurs,il y vit dans un coin la figure blême de Marneffe, et Marneffe futle premier appelé.

– Qu’avez-vous à me demander, mon cher ? dit le baron encachant son inquiétude.

– Monsieur le directeur, on se moque de moi dans les bureaux,car on vient d’apprendre que M. le directeur du personnel est partice matin en congé pour raison de santé, son voyage sera d’environun mois. Attendre un mois, on sait ce que cela veut dire. Vous melivrez à la risée de mes ennemis, et c’est assez d’être tambourinéd’un côté; des deux à la fois, monsieur le directeur, la caissepeut crever.

– Mon cher Marneffe, il faut beaucoup de patience pour arriver àson but. Vous ne pouvez pas être chef de bureau, si vous l’êtesjamais, avant deux mois d’ici. Ce n’est pas au moment où je vaisêtre obligé de consolider ma position, que je puis demander unavancement scandaleux.

– Si vous sautez, je ne serai jamais chef de bureau, ditfroidement M. Marneffe ; faites-moi nommer, il n’en sera niplus ni moins.

– Ainsi je dois me sacrifier à vous ? demanda le baron.

– S’il en était autrement, je perdrais bien des illusions survous.

– Vous êtes par trop Marneffe, monsieur Marneffe ! dit lebaron en se levant et montrant la porte au sous-chef.

– J’ai l’honneur de vous saluer, monsieur le baron, répondithumblement Marneffe.

– Quel infâme drôle ! se dit le baron. Ceci ressemble assezà une sommation de payer dans les vingt-quatre heures, sous peined’expropriation.

Chapitre 78Autre sommation

Deux heures après, au moment où le baron achevait d’endoctrinerClaude Vignon, qu’il voulait envoyer au ministère de la justiceprendre des renseignements sur les autorités judiciaires dans lacirconscription desquelles se trouvait Johann Fischer, René ouvritle cabinet de M. le directeur et vint lui remettre une petitelettre, en en demandant la réponse.

– Envoyer Reine ! se dit le baron. Valérie est folle, ellenous compromet tous, et compromet la nomination de cet abominableMarneffe !

Il congédia le secrétaire particulier du ministre et lut ce quisuit :

« Ah ! mon ami, quelle scène je viens de subir ; si tum’as donné le bonheur depuis trois ans, je l’ai bien payé! Il estrentré de son bureau dans un état de fureur à faire frissonner. Jele connaissais bien laid, je l’ai vu monstrueux. Ses quatrevéritables dents tremblaient, et il m’a menacée de son odieusecompagnie, si je continuais à te recevoir. Mon pauvre chat,hélas ! notre porte sera fermée pour toi désormais. Tu voismes larmes, elles tombent sur mon papier, elles le trempent !pourras-tu me lire, mon cher Hector ? Ah ! ne plus tevoir, renoncer à toi, quand j’ai en moi un peu de ta vie comme jecrois avoir ton cœur, c’est à en mourir. Songe à notre petitHector ! ne m’abandonne pas : mais ne te déshonore pas pourMarneffe, ne cède pas à ses menaces ! Ah ! je t’aimecomme je n’ai jamais aimé! Je me suis rappelé tous les sacrificesque tu as faits pour ta Valérie, elle n’est pas et ne sera jamaisingrate : tu es, tu seras mon seul mari. Ne pense plus aux douzecents francs de rente que je te demande pour ce cher petit Hectorqui viendra dans quelques mois… je ne veux plus rien te coûter.D’ailleurs, ma fortune sera toujours la tienne.

« Ah ! si tu m’aimais autant que je t’aime, mon Hector, tuprendrais ta retraite, nous laisserions là chacun nos familles, nosennuis, nos entourages où il y a tant de haine, et nous irionsvivre, avec Lisbeth, dans un joli pays, en Bretagne, où tu voudras.Là, nous ne verrions personne, et nous serions heureux, loin detout ce monde. Ta pension de retraite, et le peu que j’ai, en monnom, nous suffira. Tu deviens jaloux, eh bien, tu verrais taValérie occupé uniquement de son Hector, et tu n’aurais jamais àfaire ta grosse voix comme l’autre jour. Je n’aurai jamais qu’unenfant, ce sera le nôtre, sois-en bien sûr, mon vieux grognardaimé.

« Non, tu ne peux pas te figurer ma rage, car il faut savoircomment il m’a traitée, et les grossièretés qu’il a vomies sur taValérie ! ces mots-là saliraient ce papier ; mais unefemme comme moi, la fille de Montcornet, n’aurait jamais dû danstoute sa vie en entendre un seul. Oh ! je t’aurais voulu làpour le punir par le spectacle de la passion insensée qui meprenait pour toi. Mon père aurait sabré ce misérable ; moi jene peux que ce que peut une femme : t’aimer avec frénésie !Aussi, mon amour, dans l’état d’exaspération où je suis, m’est-ilimpossible de renoncer à te voir. Oui ! je veux te voir ensecret, tous les jours ! Nous sommes ainsi, nous autres femmes: j’épouse ton ressentiment. De grâce, si tu m’aimes, ne le faispas chef de bureau, qu’il crève sous-chef !… En ce moment, jen’ai plus la tête à moi, j’entends encore ses injures. Bette, quivoulait me quitter, a eu pitié de moi, elle reste pour quelquesjours.

Mon bon chéri, je ne sais encore que faire. Je ne vois que lafuite. J’ai toujours adoré la campagne, la Bretagne, le Languedoc,tout ce que tu voudras, pourvu que je puisse t’aimer en liberté.Pauvre chat, comme je te plains ! te voilà forcé de revenir àta vieille Adeline, à cette urne lacrymale, car il a dû te le dire,le monstre, il veillera jour et nuit sur moi ; il a parlé decommissaire de police ! Ne viens pas ! je comprends qu’ilest capable de tout, du moment où il faisait de moi la plus ignobledes spéculations. Aussi voudrais-je pouvoir te rendre tout ce queje tiens de tes générosités. Ah ! mon bon Hector, j’ai pucoqueter, te paraître légère, mais tu ne connaissais pas taValérie ; elle aimait à te tourmenter, mais elle te préfère àtout au monde. On ne peut pas t’empêcher de venir voir ta cousine,je vais combiner avec elle les moyens de nous parler. Mon bon chat,écris-moi de grâce un petit mot pour me rassurer, à défaut de tachère présence… (oh ! je donnerais une main pour te tenir surnotre divan). Une lettre me fera l’effet d’un talisman ;écris-moi quelque chose où soit toute ta belle âme ; je terendrai ta lettre, car il faut être prudent, je ne saurais où lacacher, il fouille partout. Enfin, rassure ta Valérie, ta femme, lamère de ton enfant. Être obligée de t’écrire, moi qui te voyaistous les jours. Aussi dis-je à Lisbeth : « Je ne connaissais pas monbonheur. » Mille caresses, mon chat. Aime bien

« Ta Valérie. »

– Et des larmes !… se dit Hulot en achevant cette lettre,des larmes qui rendent son nom indéchiffrable.

– Comment va-t-elle ? dit-il à Reine.

– Madame est au lit, elle a des convulsions, répondit Reine.L’attaque de nerfs a tordu Madame comme un lien de fagot, ça l’aprise après avoir écrit. Oh ! c’est d’avoir pleuré… Onentendait la voix de monsieur dans l’escalier.

Le baron, dans son trouble, écrivit la lettre suivante sur sonpapier officiel, à tête imprimée :

« Sois tranquille, mon ange, il crèvera sous-chef ! Ton idéeest excellente, nous nous en irons vite loin de Paris, nous seronsheureux avec notre petit Hector ; je prendrai ma retraite, jesaurai trouver une belle place dans quelque chemin de fer.Ah ! mon aimable amie, je me sens rajeuni par ta lettre !Oh ! je recommencerai la vie, et je ferai, tu le verras, unefortune à notre cher petit. En lisant ta lettre, mille fois plusbrûlante que celles de la Nouvelle Héloïse, elle a fait unmiracle ! je ne croyais pas que mon amour pour toi pûtaugmenter. Tu verras ce soir chez Lisbeth

« Ton Hector pour la vie ! »

Reine emporta cette réponse, la première lettre que le baronécrivait à son aimable amie ! De semblables émotions formaientun contrepoids aux désastres qui grondaient à l’horizon ;mais, en ce moment, le baron, se croyant sûr de parer les coupsportés à son oncle Johann Fischer, ne se préoccupait que dudéficit.

Une des particularités du caractère bonapartiste, c’est la foidans la puissance du sabre, la certitude de la prééminence dumilitaire sur le civil. Hulot se moquait du procureur du roi del’Algérie, où règne le ministère de la guerre. L’homme reste cequ’il a été. Comment les officiers de la garde impérialepeuvent-ils oublier d’avoir vu les maires des bonnes villes del’Empire, les préfets de l’empereur, ces empereurs au petit pied,venant recevoir la garde impériale, la complimenter à la limite desdépartements qu’elle traversait, et lui rendre enfin des honneurssouverains ?

Chapitre 79La porte au nez

A quatre heures et demie, le baron alla droit chez MmeMarneffe ; le cœur lui battait en montant l’escalier comme àun jeune homme, car il s’adressait cette question mentale : « Laverrai-je ? ne la verrai-je pas ? » Comment pouvait-il sesouvenir de la scène du matin, où sa famille en larmes gisait à sespieds ? La lettre de Valérie, mise pour toujours dans un minceportefeuille sur son cœur, ne lui prouvait-elle pas qu’il étaitplus aimé que le plus aimable des jeunes gens ? Après avoirsonné, l’infortuné baron entendit la traînerie des chaussons etl’exécrable tousserie de l’invalide Marneffe. Marneffe ouvrit laporte, mais pour se mettre en position et pour indiquer l’escalierà Hulot par un geste exactement semblable à celui par lequel Hulotlui avait montré la porte de son cabinet.

– Vous êtes par trop Hulot,… monsieur Hulot ! dit-il.

Le baron voulut passer, Marneffe tira un pistolet de sa poche etl’arma.

– Monsieur le conseiller d’État, quand un homme est aussi vilque moi, car vous me croyez vil, n’est-ce pas ? ce serait ledernier des forçats, s’il n’avait pas tous les bénéfices de sonhonneur vendu. Vous voulez la guerre, elle sera vive et sansquartier. Ne revenez plus, et n’essayez point de passer : j’aiprévenu le commissaire de police de ma situation envers vous.

Et, profitant de la stupéfaction de Hulot, il le poussa dehorset ferma la porte.

– Quel profond scélérat ! se dit Hulot en montant chezLisbeth. Oh ! je comprends maintenant la lettre. Valérie etmoi, nous quitterons Paris. Valérie est à moi pour le reste de mesjours ; elle me fermera les yeux.

Lisbeth n’était pas chez elle. Mme Olivier apprit à Hulotqu’elle était allée chez Mme la baronne, en pensant y trouver M. lebaron.

– Pauvre fille ! je ne l’aurais pas crue si fine qu’ellel’a été ce matin, se dit le baron, qui se rappela la conduite deLisbeth en faisant le chemin de la rue Vanneau à la rue Plumet.

Au détour de la rue Vanneau et de la rue de Babylone, il regardal’Eden d’où l’hymen le bannissait l’épée de la loi à la main.Valérie, à sa fenêtre, suivait Hulot des yeux : quand il leva latête, elle agita son mouchoir ; mais l’infâme Marneffesouffleta le bonnet de sa femme, et la retira violemment de lafenêtre. Une larme vint aux yeux du conseiller d’Etat.

– Être aimé ainsi ! voir maltraiter une femme et avoirbientôt soixante et dix ans ! se dit-il.

Lisbeth était venue annoncer à la famille la bonne nouvelle.Adeline et Hortense savaient déjà que le baron, ne voulant pas sedéshonorer aux yeux de toute l’administration en nommant Marneffechef de bureau, serait congédié par ce mari devenu Hulot-phobe.Aussi l’heureuse Adeline avait-elle commandé son dîner de manièreque son Hector le trouvât meilleur que chez Valérie, et la dévouéeLisbeth aida Mariette à obtenir ce difficile résultat. La cousineBette était à l’état d’idole : la mère et la fille lui baisaientles mains, et lui avaient appris avec une joie touchante que lemaréchal consentait à faire d’elle sa ménagère.

– Et de là, ma chère, à devenir sa femme, il n’y a qu’un

pas, dit Adeline.

– Enfin, il n’a pas dit non quand Victorin lui en a parlé,ajouta la comtesse Steinbock.

Le baron fut accueilli dans sa famille avec des témoignagesd’affection si gracieux, si touchants et où débordait tant d’amour,qu’il fut obligé de dissimuler son chagrin. Le maréchal vint dîner.Après le dîner, Hulot ne s’en alla pas. Victorin et sa femmevinrent. On fit un whist.

– Il y a longtemps, Hector, dit gravement le maréchal, que tu nenous as donné pareille soirée !…

Ce mot, chez le vieux soldat, qui gâtait son frère et qui leblâmait implicitement ainsi, fit une impression profonde. On yreconnut les larges et longues lésions d’un cœur où toutes lesdouleurs devinées avaient eu leur écho. A huit heures, le baronvoulut reconduire Lisbeth lui-même, en promettant de revenir.

– Eh bien, Lisbeth, il la maltraite ! lui dit-il dans larue. Ah ! je ne l’ai jamais tant aimée !

– Ah ! je n’aurais pas cru que Valérie vous aimâttant ! répondit Lisbeth. Elle est légère, elle est coquette,elle aime à se voir courtisée, à ce qu’on lui joue la comédie del’amour, comme elle dit ; mais vous êtes son seulattachement.

– Que t’a-t-elle dit pour moi ?

– Voilà, reprit Lisbeth. Elle a, vous le savez, eu des bontéspour Crevel ; il ne faut pas lui en vouloir, car c’est ce quil’a mise à l’abri de la misère pour le reste de ses jours, maiselle le déteste, et c’est à peu près fini. Eh bien, elle a gardé laclef d’un appartement…

– Rue du Dauphin ! s’écria le bienheureux Hulot. Rien quepour cela, je lui passerais Crevel… J’y suis allé, je sais…

– Cette clef, la voici, dit Lisbeth, faites-en faire unepareille demain dans la journée, deux si vous pouvez.

– Après ?… dit avidement Hulot.

– Eh bien, je reviendrai dîner encore demain avec vous, vous merendrez la clef de Valérie (car le père Crevel peut lui redemandercelle qu’il a donnée), et vous irez vous voir après-demain ;là, vous conviendrez de vos faits. Vous serez bien en sûreté, caril existe deux sorties. Si, par hasard, Crevel, qui sans doute ades mœurs de Régence, comme il dit, entrait par l’allée, voussortiriez par la boutique, et réciproquement. Eh bien, vieuxscélérat, c’est à moi que vous devez cela. Que ferez-vous pourmoi ?…

– Tout ce que tu voudras !

– Eh bien, ne vous opposez pas à mon mariage avec votrefrère !

– Toi, la maréchale Hulot ! toi, comtesse deForzheim ! s’écria Hector surpris.

– Adeline est bien baronne !… répliqua d’un ton aigre etformidable la Bette. Ecoutez, vieux libertin, vous savez où en sontvos affaires ! votre famille peut se voir sans pain et dan laboue…

– C’est ma terreur ! dit Hulot saisi.

– Si votre frère meurt, qui soutiendra votre femme, votrefille ? La veuve d’un maréchal de France peut obtenir au moinssix mille francs de pension, n’est-ce pas ? Eh bien, je ne memarie que pour assurer du pain à votre fille et à votre femme,vieil insensé!

– Je n’apercevais pas ce résultat ! dit le baron. Jeprêcherai mon frère, car nous sommes sûrs de toi… Dis à mon angeque ma vie est à elle !…

Et le baron, après avoir vu entrer Lisbeth rue Vanneau, revintfaire le whist et resta chez lui. La baronne fut au comble dubonheur, son mari paraissait revenir à la vie de famille ;car, pendant quinze jours environ, il alla le matin au ministère àneuf heures, il était de retour à six heures pour dîner, et ildemeurait le soir au milieu de sa famille. Il mena deux foisAdeline et Hortense au spectacle. La mère et la fille firent diretrois messes d’actions de grâces, et prièrent Dieu de leurconserver le mari, le père qu’il leur avait rendu.

Chapitre 80Un réveil

Un soir, Victorin Hulot, en voyant son père aller se coucher,dit à sa mère :

– Eh bien, nous sommes heureux, mon père nous est revenu ;aussi ne regretterons-nous pas, ma femme et moi, nos capitaux, sicela tient…

– Votre père a soixante et dix ans bientôt, répondit la baronne,il pense encore à Mme Marneffe, je m’en suis aperçue ; maisbientôt il n’y pensera plus : la passion des femmes n’est pas commele jeu, comme la spéculation, ou comme l’avarice, on y voit unterme.

La belle Adeline, car cette femme était toujours belle en dépitde ses cinquante ans et de ses chagrins, se trompait en ceci. Leslibertins, ces gens que la nature a doués de la faculté précieused’aimer au delà des limites qu’elle fixe à l’amour, n’ont presquejamais leur âge. Pendant ce laps de vertu, le baron était allétrois fois rue du Dauphin, et il n’y avait jamais eu soixante etdix ans. La passion ranimée le rajeunissait et il eût livré sonhonneur à Valérie, sa famille, tout, sans un regret. Mais Valérie,entièrement changée, ne lui parlait jamais ni d’argent, ni desdouze cents francs de rente à faire à leur fils ; aucontraire, elle lui offrait de l’or, elle aimait Hulot comme unefemme de trente-six ans aime un bel étudiant en droit, bien pauvre,bien poétique, bien amoureux. Et la pauvre Adeline croyait avoirreconquis son cher Hector ! Le quatrième rendez-vous des deuxamants avait été pris, au dernier moment du troisième, absolumentcomme autrefois la Comédie-Italienne annonçait à la fin de lareprésentation le spectacle du lendemain. L’heure dite était neufheures du matin. Au jour de l’échéance de ce bonheur dontl’espérance faisait accepter au passionné vieillard la vie defamille, vers huit heures, Reine fit demander le baron. Hulot,craignant une catastrophe, alla parler à Reine, qui ne voulait pasentrer dans l’appartement. La fidèle femme de chambre remit lalettre suivante au baron :

« Mon vieux grognard, ne va pas rue du Dauphin, notre cauchemarest malade, et je dois le soigner ; mais sois là ce soir, àneuf heures. Crevel est à Corbeil, chez M. Lebas, je suis certainequ’il n’amènera pas de princesse à sa petite maison. Moi, je mesuis arrangée ici pour avoir ma nuit, je puis être de retour avantque Marneffe s’éveille. Réponds-moi sur tout cela ; carpeut-être ta grande élégie de femme ne te laisse-t-elle plus taliberté comme autrefois. On la dit si belle encore, que tu escapable de me trahir, tu es un si grand libertin ! Brûle malettre, je me défie de tout. »

Hulot écrivit ce petit bout de réponse :

« Mon amour, jamais ma femme, comme je te l’ai dit, n’a, depuisvingt-cinq ans, gêné mes plaisirs. Je te sacrifierais centAdeline ! Je serai ce soir, à neuf heures, dans le templeCrevel, attendant ma divinité. Puisse le sous-chef creverbientôt ! nous ne serions plus séparés, voilà le plus cher desvœux de

Ton Hector. »

Le soir, le baron dit à sa femme qu’il irait travailler avec leministre à Saint-Cloud, qu’il reviendrait à quatre ou cinq heuresdu matin, et il alla rue du Dauphin. On était alors à la fin dumois de juin.

Peu d’hommes ont éprouvé réellement dans leur vie la sensationterrible d’aller à la mort, ceux qui reviennent de l’échafaud secomptent ; mais quelques rêveurs ont vigoureusement senticette agonie en rêve, ils en ont tout ressenti, jusqu’au couteauqui s’applique sur le cou dans le moment où le réveil arrive, avecle jour, pour les délivrer… Eh bien, la sensation à laquelle leconseiller d’Etat fut en proie à cinq heures du matin, dans le litélégant et coquet de Crevel, surpassa de beaucoup celle de sesentir appliqué sur la fatale bascule, en présence de dix millespectateurs qui vous regardent par vingt mille rayons de flamme.Valérie dormait dans une pose charmante. Elle était belle commesont belles les femmes assez belles pour être belles en dormant.C’est l’art faisant invasion dans la nature, c’est enfin le tableauréalisé. Dans sa position horizontale, le baron avait les yeux àtrois pieds du sol ; ses yeux, égarés au hasard, comme ceux detout homme qui s’éveille et qui rappelle ses idées, tombèrent surla porte couverte de fleurs peintes par Jan, un artiste qui fait fide la gloire. Le baron ne vit pas, comme le condamné à mort, vingtmille rayons visuels, il n’en vit qu’un seul dont le regard estvéritablement plus poignant que les dix mille de la place publique.Cette sensation, en plein plaisir, beaucoup plus rare que celle descondamnés à mort, certes un grand nombre d’Anglais splénétiques lapayeraient fort cher. Le baron resta, toujours horizontalement,exactement baigné dans une sueur froide. Il voulait douter ;mais cet oeil assassin babillait. Un murmure de voix susurraitderrière la porte.

– Si ce n’était que Crevel voulant me faire uneplaisanterie ! se dit le baron en ne pouvant plus douter de laprésence d’une personne dans le temple.

La porte s’ouvrit. La majestueuse loi française, qui passe surles affiches après la royauté, se manifesta sous la forme d’un bonpetit commissaire de police, accompagné d’un long juge de paix,amenés tous deux par le sieur Marneffe.

Chapitre 81Son, recoupe et recoupette

Le commissaire de police, planté sur des souliers dont lesoreilles étaient attachées avec des rubans à nœuds barbotants, seterminait par un crâne jaune, pauvre en cheveux, qui dénotait unmatois égrillard, rieur, et pour qui la vie de Paris n’avait plusde secrets. Ses yeux, doublés de lunettes, perçaient le verre pardes regards fins et moqueurs. Le juge de paix, ancien avoué, vieiladorateur du beau sexe, enviait le justiciable.

– Veuillez excuser la rigueur de notre ministère, monsieur lebaron ! dit le commissaire, nous sommes requis par unplaignant. M. le juge de paix assiste à l’ouverture du domicile. Jesais qui vous êtes, et qui est la délinquante.

Valérie ouvrit des yeux étonnés, jeta le cri perçant que lesactrices ont inventé pour annoncer la folie au théâtre, elle setordit en convulsions sur le lit, comme une démoniaque au moyen âgedans sa chemise de soufre, sur un lit de fagots.

– La mort !… mon cher Hector, mais la policecorrectionnelle ? oh ! jamais !

Elle bondit, elle passa comme un nuage blanc entre les troisspectateurs, et alla se blottir sous le bonheur-du-jour, en secachant la tête dans ses mains.

– Perdue ! morte !… cria-t-elle.

– Monsieur, dit Marneffe à Hulot, si Mme Marneffe devenaitfolle, vous seriez plus qu’un libertin, vous seriez unassassin…

Que peut faire, que peut dire un homme surpris dans un lit quine lui appartient pas, même à titre de location, avec une femme quine lui appartient pas davantage ? Voici :

– Monsieur le juge de paix, monsieur le commissaire de police,dit le baron avec dignité, veuillez prendre soin de la malheureusefemme dont la raison me semble en danger… , et vous verbaliserezaprès. Les portes sont sans doute fermées, vous n’avez pasd’évasion à craindre ni de sa part, ni de la mienne, vu l’état oùnous sommes…

Les deux fonctionnaires obtempérèrent à l’injonction duconseiller d’Etat.

– Viens me parler, misérable laquais !… dit Hulot tout basà Marneffe en lui prenant le bras et l’amenant à lui. Ce n’est pasmoi qui serais l’assassin, c’est toi ! Tu veux être chef debureau et officier de la Légion d’honneur ?

– Surtout, mon directeur, répondit Marneffe en inclinant latête.

– Tu seras tout cela, rassure ta femme, renvoie cesmessieurs.

– Nenni, répliqua spirituellement Marneffe. Il faut que cesmessieurs dressent le procès-verbal de flagrant délit, car, sanscette pièce, la base de ma plainte, que deviendrais-je ? Lahaute administration regorge de filouteries. Vous m’avez volé mafemme et ne m’avez pas fait chef de bureau, monsieur le baron, jene vous donne que deux jours pour vous exécuter. Voici deslettres…

– Des lettres !… cria le baron en interrompantMarneffe.

– Oui, des lettres qui prouvent que l’enfant que ma femme porteen ce moment dans son sein est de vous… Vous comprenez ? vousdevrez constituer à mon fils une rente égale à la portion que cebâtard lui prend. Mais je serai modeste, cela ne me regarde point,je ne suis pas ivre de paternité, moi ! Cent louis de rentesuffiront. Je serai demain matin successeur de M. Coquet, et portésur la liste de ceux qui vont être promus officiers, à propos desfêtes de Juillet, ou… le procès-verbal sera déposé avec ma plainteau parquet. Je suis bon prince, n’est-ce pas ?

– Mon Dieu ! la jolie femme ! disait le juge de paixau commissaire de police. Quelle perte pour le monde si elle devaitfolle !

– Elle n’est point folle, répondit sentencieusement lecommissaire de police.

La police est toujours le doute incarné.

– M. le bron Hulot a donné dans un piège, ajouta le commissairede police assez haut pour être entendu de Valérie.

Valérie lança sur le commissaire une oeillade qui l’eût tué, siles regards pouvaient communiquer la rage qu’ils expriment. Lecommissaire sourit, il avait tendu son piège aussi, la femme ytombait. Marneffe invita sa femme à rentrer dans la chambre et às’y vêtir décemment, car il s’était entendu sur tous les pointsavec le baron, qui prit une robe de chambre et revint dans lapremière pièce.

– Messieurs, dit-il aux deux fonctionnaires, je n’ai pas besoinde vous demander le secret.

Les deux magistrats s’inclinèrent. Le commissaire de policefrappa deux petits coups à la porte, son secrétaire entra, s’assitdevant le bonheur-du-jour, et se mit à écrire sous la dictée ducommissaire de police, qui lui parlait à voix basse. Valériecontinuait de pleurer à chaudes larmes. Quand elle eut fini satoilette, Hulot passa dans la chambre et s’habilla. Pendant cetemps, le procès-verbal se fit. Marneffe voulut alors emmener safemme ; mais Hulot, en croyant la voir pour la dernière fois,implora par un geste la faveur de lui parler.

– Monsieur, madame me coûte assez cher pour que vous mepermettiez de lui dire adieu… , bien entendu, en présence detous.

Valérie vint, et Hulot lui dit à l’oreille :

– Il ne nous reste plus qu’à fuir ; mais commentcorrespondre ? nous avons été trahis…

– Par Reine ! répondit-elle. Mais, mon bon ami, après cetéclat, nous ne devons plus nous revoir. Je suis déshonorée.D’ailleurs, on te dira des infamies de moi, et tu les croiras…

Le baron fit un mouvement de dénégation.

– Tu les croiras, et j’en rends grâces au ciel, car tu ne meregretteras peut-être pas.

– Il ne crèvera pas sous-chef ! dit Marneffe à l’oreille duconseiller d’Etat en revenant prendre sa femme, à laquelle il ditbrutalement : – Assez, madame ; si je suis faible pour vous,je ne veux pas être un sot pour les autres.

Valérie quitta la petite maison Crevel en jetant au baron undernier regard si coquin, qu’il se crut adoré. Le juge de paixdonna galamment la main à Mme Marneffe, en la conduisant envoiture.

Chapitre 82Opération chirurgicale

Le baron qui devait signer le procès-verbal, restait là touthébété, seul avec le commissaire de police. Quand le conseillerd’Etat eut signé, le commissaire de police le regarda d’un air fin,par-dessus ses lunettes.

– Vous aimez beaucoup cette petite dame, monsieur lebaron ?

– Pour mon malheur, vous le voyez…

– Si elle ne vous aimait pas ? reprit le commissaire, sielle vous trompait ?…

– Je l’ai déjà su, là, monsieur, à cette place… Nous nous lesommes dit, M. Crevel et moi…

– Ah ! vous savez que vous êtes ici dans la petite maisonde M. le maire ?

– Parfaitement.

Le commissaire souleva légèrement son chapeau pour saluer levieillard.

– Vous êtes bien amoureux, je me tais, dit-il. Je respecte lespassions invétérées, autant que les médecins respectent lesmaladies invé… J’ai vu M. de Nucingen, le banquier, atteint d’unepassion de ce genre-là…

– C’est un des mes amis, reprit le baron. J’ai soupé biensouvent avec la belle Esther, elle valait les deux millions qu’ellelui a coûté.

– Plus, dit le commissaire. Cette fantaisie du vieux financier acoûté la vie à quatre personnes. Oh ! ces passions-là, c’estcomme le choléra.

– Qu’aviez-vous à me dire ? demanda le conseiller d’Etat,qui prit mal cet avis indirect.

– Pourquoi vous ôterais-je vos illusions ? répliqua lecommissaire de police ; il est si rare d’en conserver à votreâge.

– Débarrassez-m’en ! s’écria le conseiller d’Etat.

– On maudit le médecin plus tard, répondit le commissaire ensouriant.

– De grâce, monsieur le commissaire ?…

– Eh bien, cette femme était d’accord avec son mari.

– Oh !…

– Cela, monsieur, arrive deux fois sur dix. Oh ! nous nousy connaissons.

– Quelle preuve avez-vous de cette complicité?

– Oh ! d’abord le mari !… dit le fin commissaire depolice avec le calme d’un chirurgien habitué à débrider des plaies.La spéculation est écrite sur cette plate et atroce figure. Mais nedeviez-vous pas beaucoup tenir à certaine lettre écrite par cettefemme et où il est question de l’enfant ?

– Je tiens tant à cette lettre que je la porte toujours sur moi,répondit le baron Hulot au commissaire de police en fouillant danssa poche de côté pour prendre le petit portefeuille qui ne lequittait jamais.

– Laissez le portefeuille où il est, dit le commissaire,foudroyant comme un réquisitoire, voici la lettre. Je saismaintenant tout ce que je voulais savoir. Mme Marneffe devait êtredans la confidence de ce que contenait ce portefeuille.

– Elle seule au monde.

– C’est ce que je pensais… Maintenant, voici la preuve que vousme demandez de la complicité de cette petite femme.

– Voyons ! dit le baron encore incrédule.

– Quand nous sommes arrivés, monsieur le baron, reprit lecommissaire, ce misérable Marneffe a passé le premier, et il a priscette lettre, que sa femme avait sans doute posée sur ce meuble,dit-il en montrant le bonheur-du-jour. Evidemment, cette placeavait été convenue entre la femme et le mari, si toutefois elleparvenait à vous dérober la lettre pendant votre sommeil ; carla lettre que cette dame vous a écrite est, avec celles que vouslui avez adressées, décisive au procès correctionnel.

Le commissaire fit voir à Hulot la lettre que le baron avaitreçue par Reine dans son cabinet au ministère.

– Elle fait partie du dossier, dit le commissaire,rendez-la-moi, monsieur.

– Eh bien, monsieur, dit Hulot, dont la figure se décomposa,cette femme, c’est le libertinage en coupes réglées, je suiscertain maintenant qu’elle a trois amants !

– Ça se voit, dit le commissaire de police. Ah ! elles nesont pas toutes sur le trottoir. Quand on fait ce métier-là,monsieur le baron, en équipage, dans les salons, ou dans sonménage, il ne s’agit plus de francs ni de centimes. Mlle Esther,dont vous parlez, et qui s’est empoisonnée, a dévoré des millions…Si vous m’en croyez, vous détellerez, monsieur le baron. Cettedernière partie vous coûtera cher. Ce gredin de mari a pour lui laloi… Enfin, sans moi, la petite femme vous repinçait !

– Merci, monsieur, dit le conseiller d’Etat, qui tâcha de garderune contenance digne.

– Monsieur, nous allons fermer l’appartement, la farce estjouée, et vous remettrez la clef à M. le maire.

Chapitre 83Réflexions morales

Hulot revint chez lui dans un état d’abattement voisin de ladéfaillance, et perdu dans les pensées les plus sombres. Ilréveilla sa noble, sa sainte et pure femme, et il lui jetal’histoire de ces trois années dans le cœur, en sanglotant comme unenfant à qui l’on ôte un jouet. Cette confession d’un vieillardjeune de cœur, cette affreuse et navrante épopée, tout enattendrissant intérieurement Adeline, lui causa la joie intérieurela plus vive, elle remercia le ciel de ce dernier coup, car ellevit son mari fixé toujours au sein de la famille.

– Lisbeth avait raison ! dit Mme Hulot d’une voix douce etsans faire de remontrances inutiles, elle nous a dit celad’avance.

– Oui ! Ah ! si je l’avais écoutée, au lieu de memettre en colère, le jour où je voulais que la pauvre Hortenserentrât dans son ménage pour ne pas compromettre la réputation decette… Oh ! chère Adeline, il faut sauver Wenceslas ! ilest dans cette fange jusqu’au menton !

– Mon pauvre ami, la petite bourgeoise ne t’a pas mieux réussique les actrices, dit Adeline en souriant.

La baronne était effrayée du changement que présentait sonHector ; quand elle le voyait malheureux, souffrant, courbésous le poids des peines, elle était tout cœur, tout pitié, toutamour, elle eût donné son sang pour rendre Hulot heureux.

– Reste avec nous, mon cher Hector. Dis-moi comment elles font,ces femmes, pour t’attacher ainsi ; je tâcherai… Pourquoi nem’as-tu pas formée à ton usage ? est-ce que je manqued’intelligence ? on me trouve encore assez belle pour me fairela cour.

Beaucoup de femmes mariées, attachées à leurs devoirs et à leursmaris, pourront ici se demander pourquoi ces hommes si forts et sibons, si pitoyables à des madame Marneffe, ne prennent pas leursfemmes, surtout quand elles ressemblent à la baronne Adeline Hulot,pour l’objet de leur fantaisie et de leurs passions. Ceci tient auxplus profonds mystères de l’organisation humaine. L’amour, cetteimmense débauche de la raison, ce mâle et sévère plaisir desgrandes âmes, et le plaisir, cette vulgarité vendue sur la place,sont deux faces différentes d’un même fait. La femme qui satisfaitces deux vastes appétits des deux natures est aussi rare, dans lesexe, que le grand général, le grand écrivain, le grand artiste, legrand inventeur le sont dans une nation. L’homme supérieur commel’imbécile, un Hulot comme un Crevel ressentent également le besoinde l’idéal et celui du plaisir ; tous vont cherchant cemystérieux androgyne, cette rareté, qui, la plupart du temps, setrouve être un ouvrage en deux volumes. Cette recherche est unedépravation due à la société. Certes, le mariage doit être acceptécomme une tâche, il est la vie avec ses travaux et ses durssacrifices également faits des deux côtés. Les libertins, ceschercheurs de trésors, sont aussi coupables que d’autresmalfaiteurs plus sévèrement punis qu’eux. Cette réflexion n’est pasun placage de morale, elle donne la raison de bien des malheursincompris. Cette Scène porte d’ailleurs avec elle ses moralités,qui sont de plus d’un genre.

Chapitre 84Fructus Belli, tout retombe sur le ministère de la guerre

Le baron alla promptement chez le maréchal prince deWissembourg, dont la haute protection était sa dernière ressource.Protégé par le vieux guerrier depuis trente-cinq ans, il avait lesentrées grandes et petites, il put pénétrer dans les appartements àl’heure du lever.

– Eh ! bonjour, mon cher Hector, dit ce grand et boncapitaine. Qu’avez-vous ? vous paraissez soucieux. La sessionest finie, cependant. Encore une de passée ! je parle de celamaintenant, comme autrefois de nos campagnes. Je crois, ma foi, queles journaux appellent aussi les sessions : des campagnesparlementaires.

– Nous avons eu du mal, en effet, maréchal ; mais c’est lamisère du temps ! dit Hulot. Que voulez-vous ! le mondeest ainsi fait. Chaque époque a ses inconvénients. Le plus grandmalheur de l’an 1841, c’est que ni la royauté ni les ministres nesont libres dans leur action, comme l’était l’empereur.

Le maréchal jeta sur Hulot un de ces regards d’aigle dont lafierté, la lucidité, la perspicacité montraient que, malgré lesannées, cette grande âme restait toujours ferme et vigoureuse.

– Tu veux quelque chose de moi ? dit-il en prenant un airenjoué.

– Je me trouve dans la nécessité de vous demander, comme unegrâce personnelle, la promotion d’un de mes sous-chefs au grade dechef de bureau, et sa nomination d’officier dans la Légion…

– Comment se nomme-t-il ? dit le maréchal en lançant aubaron un regard qui fut comme un éclair.

– Marneffe !

– Il a une jolie femme, je l’ai vue au mariage de ta fille… SiRoger… , mais Roger n’est plus ici. Hector, mon fils, il s’agit deton plaisir. Comment ! tu t’en donnes encore ? Ah !tu fais honneur à la garde impériale ! voilà ce que c’est qued’avoir appartenu à l’intendance, tu as des réserves !… Laisselà cette affaire, mon cher garçon, elle est trop galante pourdevenir administrative.

– Non, maréchal, c’est une mauvaise affaire, car il s’agit de lapolice correctionnelle ; voulez-vous m’y voir ?

– Ah ! diantre ! s’écria le maréchal devenantsoucieux. Continue.

– Mais vous me voyez dans l’état d’un renard pris au piège… Vousavez toujours été si bon pour moi, que vous daignerez me tirer dela situation honteuse où je suis.

Hulot raconta le plus spirituellement et plus gaiement possiblesa mésaventure.

– Voulez-vous, prince, dit-il en terminant, faire mourir dechagrin mon frère, que vous aimez tant, et laisser déshonorer un devos directeurs, un conseiller d’Etat ? Mon Marneffe est unmisérable, nous le mettrons à la retraite dans deux ou troisans.

– Comme tu parles de deux ou trois ans, mon cher ami ! ditle maréchal.

– Mais, prince, la garde impériale est immortelle.

– Je suis maintenant le seul maréchal de la première promotion,dit le ministre. Ecoute, Hector. Tu ne sais pas à quel point je tesuis attaché; tu vas le voir ! Le jour où je quitterai leministère, nous le quitterons ensemble. Ah ! tu n’es pasdéputé, mon ami. Beaucoup de gens veulent ta place ; et, sansmoi, tu n’y serais plus. Oui, j’ai rompu bien des lances pour tegarder… Eh bien, je t’accorde tes deux requêtes, car il serait partrop dur de te voir assis sur la sellette, à ton âge et dans laposition que tu occupes. Mais tu fais trop de brèches à ton crédit.Si cette nomination donne lieu à quelque tapage, on nous en voudra.Moi, je m’en moque, mais c’est une épine de plus sous ton pied. Ala prochaine session, tu sauteras. Ta succession est présentéecomme un appât à cinq ou six personnes influentes, et tu n’as étéconservé que par la subtilité de mon raisonnement. J’ai dit que, lejour où tu prendrais ta retraite, et que ta place serait donnée,nous aurions cinq mécontents et un heureux ; tandis qu’en telaissant branlant dans le manche pendant deux ou trois ans, nousaurions nos six voix. On s’est mis à rire au conseil, et l’on atrouvé que le vieux de la vieille, comme on dit, devenait assezfort en tactique parlementaire… Je te dis cela nettement.D’ailleurs tu grisonnes… Es-tu heureux de pouvoir encore te mettredans des embarras pareils ! Où est le temps où lesous-lieutenant Cottin avait des maîtresses !

Le maréchal sonna.

– Il faut faire déchirer ce procès-verbal !ajouta-t-il.

– Vous agissez, monseigneur, comme un père ! je n’osaisvous parler de mon anxiété.

– Je veux toujours que Roger soit ici, s’écria le maréchal envoyant entrer Mitouflet, son huissier, et j’allais le fairedemander. – Allez-vous-en, Mitouflet. – Et toi, va, mon vieuxcamarade, va faire préparer cette nomination, je la signerai. Maiscet infâme intrigant ne jouira pas pendant longtemps du fruit deses crimes, il sera surveillé et cassé en tête de la compagnie, àla moindre faute. Maintenant que te voilà sauvé, mon cher Hector,prends garde à toi. Ne lasse pas tes amis. On t’enverra tanomination ce matin, et ton homme sera officier !… Quel âgeas-tu maintenant ?

– Soixante et dix ans dans trois mois.

– Quel gaillard tu fais ! dit le maréchal en souriant.C’est toi qui mériterais une promotion ; mais, milleboulets ! nous ne sommes pas sous Louis XV!

Tel est l’effet de la camaraderie qui lie entre eux les glorieuxrestes de la phalange napoléonienne, ils se croient toujours aubivac, obligés de se protéger envers et contre tous.

– Encore une faveur comme celle-là, se dit Hulot en traversantla cour, et je suis perdu.

Le malheureux fonctionnaire alla chez le baron de Nucingen,auquel il ne devait plus qu’une somme insignifiante ; ilréussit à lui emprunter quarante mille francs en engageant sontraitement pour deux années de plus ; mais le baron stipulaque, dans le cas de la mise à la retraite de Hulot, la quotitésaisissable de sa pension serait affectée au remboursement de cettesomme, jusqu’à épuisement des intérêts et du capital. Cettenouvelle affaire fut faite, comme la première sous le nom deVauvinet, à qui le baron souscrivit pour douze mille francs delettres de change. Le lendemain, le fatal procès-verbal, la plaintedu mari, les lettres, tout fut anéanti. Les scandaleuses promotionsdu sieur Marneffe, à peine remarquées dans le mouvement des fêtesde Juillet, ne donnèrent lieu à aucun article de journal.

Chapitre 85Autre désastre

Lisbeth, en apparence brouillée avec Mme Marneffe, s’installachez le maréchal Hulot. Dix jours après ces événements, on publiale premier ban du mariage de la vieille fille avec l’illustrevieillard, à qui, pour obtenir un consentement, Adeline raconta lacatastrophe financière arrivée à son Hector en le priant de nejamais en parler au baron, qui, dit-elle, était sombre, trèsabattu, tout affaissé…

– Hélas ! il a son âge ! ajouta-t-elle.

Lisbeth triomphait donc ! Elle allait atteindre au but deson ambition, elle allait voir son plan accompli, sa hainesatisfaite. Elle jouissait par avance du bonheur de régner sur lafamille qui l’avait si longtemps méprisée. Elle se promettaitd’être la protectrice de ses protecteurs, l’ange sauveur qui feraitvivre la famille ruinée ; elle s’appelait elle-même madame lacomtesse ou madame la maréchale ! en se saluant dans la glace.Adeline et Hortense achèveraient leurs jours dans la détresse, encombattant la misère, tandis que la cousine Bette, admise auxTuileries, trônerait dans le monde.

Un événement terrible renversa la vieille fille du sommet socialoù elle se posait si fièrement.

Le jour même où ce premier ban fut publié, le baron reçut unautre message d’Afrique. Un second Alsacien se présenta, remit unelettre en s’assurant qu’il la donnait au baron Hulot, et, après luiavoir laissé l’adresse de son logement, il quitta le hautfonctionnaire, qu’il laissa foudroyé à la lecture des premièreslignes de cette lettre :

« Mon neveu, vous recevrez cette lettre, d’après mon calcul, le 7août. En supposant que vous employiez trois jours pour nous envoyerle secours que nous réclamons, et qu’il mette quinze jours à venirici, nous atteignons au 1er septembre.

Si l’exécution répond à ces délais, vous aurez sauvé l’honneuret la vie à notre dévoué Johann Fischer.

« Voici ce que demande l’employé que vous m’avez donné pourcomplice ; car je suis, à ce qu’il paraît, susceptible d’alleren cour d’assises ou devant un conseil de guerre. Vous comprenezque jamais on ne traînera Johann Fischer devant aucun tribunal, ilira de lui-même à celui de Dieu.

Votre employé me semble être un mauvais gars, très capable devous compromettre ; mais il est intelligent comme un fripon.Il prétend que vous devez crier plus fort que les autres, et nousenvoyer un inspecteur, un commissaire spécial chargé de découvrirles coupables, de chercher les abus, de sévir enfin ; mais quis’interposera entre nous et les tribunaux, en élevant unconflit ?

Si votre commissaire arrive ici le 1er septembre et qu’il ait devous le mot d’ordre, si vous nous envoyez deux cent mille francspour rétablir en magasin les quantités que nous disons avoir dansles localités éloignées, nous serons regardés comme des comptablespurs et sans tache.

Vous pouvez confier au soldat qui vous remettra cette lettre unmandat à mon ordre sur une maison d’Alger. C’est un homme solide,un parent, incapable de chercher à savoir ce qu’il porte. J’ai prisdes mesures pour assurer le retour de ce garçon. Si vous ne pouvezrien, je mourrai volontiers pour celui à qui nous devons le bonheurde notre Adeline. »

Les angoisses et les plaisirs de la passion, la catastrophe quivenait de terminer sa carrière galante, avaient empêché le baronHulot de penser au pauvre Johann Fischer, dont la première lettreannonçait cependant positivement le danger, devenu maintenant sipressant. Le baron quitta la salle à manger dans un tel trouble,qu’il se laissa tomber sur le canapé du salon. Il était anéanti,perdu dans l’engourdissement que cause une chute violente. Ilregardait fixement une rosace du tapis sans s’apercevoir qu’iltenait à la main la fatale lettre de Johann. Adeline entendit de sachambre son mari se jetant sur le canapé comme une masse. Ce bruitfut si singulier, qu’elle crut à quelque attaque d’apoplexie. Elleregarda par la porte dans la glace, en proie à cette peur qui coupela respiration, qui fait rester immobile, et elle vit son Hectordans la posture d’un homme terrassé. La baronne vint sur la pointedu pied, Hector n’entendit rien, elle put s’approcher, elle aperçutla lettre, elle la prit, la lut, et trembla de tous ses membres.Elle éprouva l’une de ces révolutions nerveuses si violentes, quele corps en garde éternellement la trace. Elle devint, quelquesjours après, sujette à un tressaillement continuel ; car, cepremier moment passé, la nécessité d’agir lui donna cette force quine se prend qu’aux sources mêmes de la puissance vitale.

– Hector ! viens dans ma chambre, dit-elle d’une voix quiressemblait à un souffle. Que ta fille ne te voie pas ainsi !Viens, mon ami, viens.

– Où trouver deux cent mille francs ? Je puis obtenirl’envoi de Claude Vignon comme commissaire. C’est un garçonspirituel, intelligent… C’est l’affaire de deux jours… Mais deuxcent mille francs, mon fils ne les a pas, sa maison est grevée detrois cent mille francs d’hypothèques. Mon frère a tout au plustrente mille francs d’économies. Nucingen se moquerait demoi !… Vauvinet ?… il m’a peu gracieusement accordé dixmille francs pour compléter la somme donnée pour le fils del’infâme Marneffe. Non, tout est dit, il faut que j’aille me jeteraux pieds du maréchal, lui avouer l’état des choses, m’entendredire que je suis une canaille, accepter sa bordée afin de sombrerdécemment.

– Mais Hector, ce n’est plus seulement la ruine, c’est ledéshonneur ! dit Adeline. Mon pauvre oncle se tuera. Ne tueque nous, tu en as le droit, mais ne sois pas un assassin !Reprends courage, il y a de la ressource.

– Aucune ! dit le baron. Personne, dans le gouvernement, nepeut trouver deux cent mille francs, quand même il s’agirait desauver un ministère !… O Napoléon, où es-tu ?

– Mon oncle ! pauvre homme ! Hector, on ne peut pas lelaisser se tuer déshonoré!

– Il y aurait bien une ressource, dit-il ; mais… c’est bienchanceux… Oui, Crevel est à couteaux tirés avec sa fille… Ah !il a bien de l’argent, lui seul pourrait…

– Tiens, Hector, il vaut mieux que ta femme périsse que delaisser périr notre oncle, ton frère, et l’honneur de lafamille ! dit la baronne frappée d’un trait de lumière. Oui,je puis vous sauver tous… O mon Dieu ! quelle ignoblepensée ! comment a-t-elle pu me venir ?

Elle joignit les mains, tomba sur ses genoux et fit une prière.En se relevant, elle vit une si folle expression de joie sur lafigure de son mari, que la pensée diabolique revint, et alorsAdeline tomba dans la tristesse des idiots.

– Va, mon ami, cours au ministère, s’écria-t-elle en seréveillant de cette torpeur, tâche d’envoyer un commissaire, il lefaut. Entortille le maréchal ! Et, à ton retour, à cinqheures, tu trouveras peut-être… oui ! tu trouveras deux centmille francs. Ta famille, ton honneur d’homme, de conseillerd’Etat, d’administrateur, ta probité, ton fils, tout sera sauvé;mais ton Adeline sera perdue, et tu ne la reverras jamais. Hector,mon ami, dit-elle en s’agenouillant, lui serrant la main et labaisant, bénis-moi, dis-moi adieu !

Ce fut si déchirant, qu’en prenant sa femme, la relevant etl’embrassant, Hulot lui dit :

– Je ne te comprends pas !

– Si tu comprenais, reprit-elle, je mourrais de honte, ou jen’aurais plus la force d’accomplir ce dernier sacrifice.

– Madame est servie, vint dire Mariette.

Hortense vint souhaiter le bonjour à son père et à sa mère. Ilfallut aller déjeuner et montrer des visages menteurs.

– Allez déjeuner sans moi, je vous rejoindrai ! dit labaronne. Elle se mit à sa table et écrivit la lettre suivante :

« Mon cher Monsieur Crevel, j’ai un service à vous demander, jevous attends ce matin, et je compte sur votre galanterie, qui m’estconnue, pour que vous ne fassiez pas attendre trop longtemps.

Votre dévouée servante,

Adeline Hulot. »

– Louise, dit-elle à la femme de chambre de sa fille quiservait, descendez cette lettre au concierge, dites-lui de laporter sur-le-champ à son adresse et de demander une réponse.

Le baron, qui lisait les journaux, tendit un journal républicainà sa femme en lui désignant un article, et lui disant :

– Sera-t-il temps ?

Voici l’article, un de ces terribles entrefilets avec lesquelsles journaux nuancent leurs tartines politiques :

« Un de nos correspondants nous écrit d’Alger qu’il s’est révéléde tels abus dans le service des vivres de la province d’Oran, quela justice informe. Les malversations sont évidentes, les coupablessont connus. Si la répression n’est pas sévère, nous continuerons àperdre plus d’hommes par le fait des concussions qui frappent surleur nourriture que par le fer des Arabes et le feu du climat. Nousattendrons de nouveaux renseignements avant de continuer cedéplorable sujet. Nous ne nous étonnons plus de la peur que causel’établissement en Algérie de la presse comme l’a entendue laCharte de 1830. »

– Je vais m’habiller et aller au ministère, dit le baron enquittant la table ; le temps est trop précieux, il y a la vied’un homme dans chaque minute.

– O maman, je n’ai plus d’espoir ! dit Hortense.

Et, sans pouvoir retenir ses larmes, elle tendit à sa mère uneRevue des beaux-arts. Mme Hulot aperçut une gravure du groupe deDalila par le comte Steinbock, au-dessous de laquelle étaitimprimé: Appartenant à Madame Marneffe. Dès le premières lignes,l’article, signé d’un V, révélait le talent et la complaisance deClaude Vignon.

– Pauvre petite !… dit la baronne.

Effrayée de l’accent presque indifférent de sa mère, Hortense laregarda, reconnut l’expression d’une douleur auprès de laquelle lasienne devait pâlir, et elle vint embrasser sa mère, à qui elle dit:

– Qu’as-tu, maman ? qu’arrive-t-il ? pouvons-nous êtreplus malheureuses que nous ne le sommes ?

– Mon enfant, il me semble, en comparaison de ce que je souffreaujourd’hui, que mes horribles souffrances passées ne sont rien.Quand ne souffrirai-je plus ?

– Au ciel, ma mère ! dit gravement Hortense.

– Viens, mon ange, tu m’aideras à m’habiller… Mais non… , je neveux pas que tu t’occupes de cette toilette. Envoie-moi Louise.

Chapitre 86Autre toilette

Adeline, rentrée dans sa chambre, alla s’examiner au miroir.Elle se contempla tristement et curieusement, en se demandant àelle-même :

– Suis-je encore belle ?… Peut-on me désirer encore ?…Ai-je des rides ?…

Elle souleva ses beaux cheveux blonds et se découvrit lestempes… là, tout était frais comme chez une jeune fille. Adelinealla plus loin, elle se découvrit les épaules et fut satisfaite,elle eut un mouvement d’orgueil. La beauté des épaules qui sontbelles est celle qui s’en va la dernière chez la femme, surtoutquand la vie a été pure. Adeline choisit avec soin les éléments desa toilette ; mais la femme pieuse et chaste resta chastementmise, malgré ses petites inventions de coquetterie. A quoi bon desbas de soie gris tout neufs, des souliers en satin à cothurnes,puisqu’elle ignorait totalement l’art d’avancer, au moment décisif,un joli pied en le faisant dépasser de quelques lignes une robe àdemi soulevée pour ouvrir des horizons au désir ! Elle mitbien sa plus jolie robe de mousseline à fleurs peintes, décolletéeet à manches courtes ; mais, épouvantée de ses nudités, ellecouvrit ses beaux bras de manches en gaze claire, elle voila sapoitrine et ses épaules d’un fichu brodé. Sa coiffure à l’anglaiselui parut être trop significative, elle en éteignit l’entrain parun très joli bonnet ; mais, avec ou sans bonnet, eût-elle sujouer avec ses rouleaux dorés pour exhiber, pour faire admirer sesmains en fuseau ?… Voici quel fut son fard. La certitude de sacriminalité, les préparatifs d’une faute délibérée causèrent àcette sainte femme une violente fièvre qui lui rendit l’éclat de lajeunesse pour un moment. Ses yeux brillèrent, son teint resplendit.Au lieu de se donner un air séduisant, elle se vit en quelque sorteun air dévergondé qui lui fit horreur. Lisbeth avait, à la prièred’Adeline, raconté les circonstances de l’infidélité de Wenceslas,et la baronne avait alors appris, à son grand étonnement, qu’en unesoirée, en un moment, Mme Marneffe s’était rendue maîtresse del’artiste ensorcelé.

– Comment font ces femmes ? avait demandé la baronne àLisbeth.

Rien n’égale la curiosité des femmes vertueuses à ce sujet,elles voudraient posséder les séductions du vice et resterpures.

– Mais elles séduisent, c’est leur état, avait répondu lacousine Bette. Valérie était, ce soir-là, vois-tu ma chère, à fairedamner un ange.

– Raconte-moi donc comment elle s’y est prise.

– Il n’y a pas de théorie, il n’y a que la pratique dans cemétier, avait dit railleusement Lisbeth.

La baronne, en se rappelant cette conversation, aurait vouluconsulter la cousine Bette ; mais le temps manquait. La pauvreAdeline, incapable d’inventer une mouche, de se poser un bouton derose dans le beau milieu du corsage, de trouver les stratagèmes detoilette destinés à réveiller chez les hommes des désirs amortis,ne fut que soigneusement habillée. N’est pas courtisane quiveut ! « La femme est le potage de l’homme », a dit plaisammentMolière par la bouche du judicieux Gros-René. Cette comparaisonsuppose une sorte de science culinaire en amour. La femme vertueuseet digne serait alors le repas homérique, la chair jetée sur lescharbons ardents. La courtisane, au contraire, serait l’œuvre deCarême avec ses condiments, avec ses épices et ses recherches. Labaronne ne pouvait pas, ne savait pas servir sa blanche poitrinedans un magnifique plat de guipure, à l’instar de Mme Marneffe.Elle ignorait le secret de certaines attitudes, l’effet de certainsregards. Enfin, elle n’avait pas sa botte secrète. La noble femmese serait bien retournée cent fois, elle n’aurait rien su offrir àl’oeil savant du libertin.

Etre une honnête et prude femme pour le monde, et se fairecourtisane pour son mari, c’est être une femme de génie, et il y ena peu. Là est le secret des longs attachements, inexplicables pourles femmes qui sont déshéritées de ces doubles et magnifiquesfacultés. Supposez Mme Marneffe vertueuse !… vous avez lamarquise de Pescaire ! Ces grandes et illustres femmes, cesbelles Diane de Poitiers vertueuses, on les compte.

La scène par laquelle commence cette sérieuse et terrible Etudede mœurs parisiennes allait donc se reproduire, avec cettesingulière différence que les misères prophétisées par le capitainede la milice bourgeoise y changeaient les rôles. Mme Hulotattendait Crevel dans les intentions qui le faisaient venir ensouriant aux Parisiens du haut de son milord, trois ans auparavant.Enfin, chose étrange ! la baronne était fidèle à elle-même, àson amour, en se livrant à la plus grossière des infidélités, celleque l’entraînement d’une passion ne justifie pas aux yeux decertains juges.

– Comment faire pour être une Mme Marneffe ? se dit-elle enentendant sonner.

Elle comprima ses larmes, la fièvre anima ses traits, elle sepromit d’être bien courtisane, la pauvre et noblecréature !

– Que diable me veut cette brave baronne Hulot ? se disaitCrevel en montant le grand escalier. Ah bah ! elle va meparler de ma querelle avec Célestine et Victorin ; mais je neplierai pas !…

En entrant dans le salon, où il suivait Louise, il se dit enregardant la nudité du local (style Crevel):

– Pauvre femme !… la voilà comme ces beaux tableaux mis augrenier par un homme qui ne se connaît pas en peinture.

Crevel, qui voyait le comte Popinot, ministre du commerce,achetant des tableaux et des statues, voulait se rendre célèbreparmi les Mécènes parisiens dont l’amour pour les arts consiste àchercher des pièces de vingt francs pour des pièces de vingtsous.

Chapitre 87Une courtisane sublime

Adeline sourit gracieusement à Crevel en lui montrant une chaisedevant elle.

– Me voici, belle dame, à vos ordres, dit Crevel.

M. le maire, devenu homme politique, avait adopté le drap noir.Sa figure apparaissait au-dessus de ce vêtement comme une pleinelune dominant un rideau de nuages bruns. Sa chemise, étoilée detrois grosses perles de cinq cents francs chacune, donnait unehaute idée de ses capacités… thoraciques, et il disait : « On voiten moi le futur athlète de la tribune ! » Ses larges mainsroturières portaient le gant jaune dès le matin. Ses bottes verniesaccusaient le petit coupé brun à un cheval qui l’avait amené.Depuis trois ans, l’ambition avait modifié la pose de Crevel. Commeles grands peintres, il en était à sa seconde manière. Dans legrand monde, quand il allait chez le prince de Wissembourg, à lapréfecture, chez le comte Popinot, etc., il gardait son chapeau àla main d’une façon dégagée que Valérie lui avait apprise, et ilinsérait le pouce de l’autre main dans l’entournure de son giletd’un air coquet, en minaudant de la tête et des yeux. Cette autremise en position était due à la railleuse Valérie, qui, sousprétexte de rajeunir son maire, l’avait doté d’un ridicule deplus.

– Je vous ai prié de venir, mon bon et cher monsieur Crevel, ditla baronne d’une voix troublée, pour une affaire de la plus hauteimportance…

– Je la devine, madame, dit Crevel d’un air fin ; mais vousdemandez l’impossible… Oh ! je ne suis pas un père barbare, unhomme, selon le mot de Napoléon, carré de base comme de hauteurdans son avarice. Ecoutez-moi, belle dame. Si mes enfants seruinaient pour eux, je viendrais à leur secours ; maisgarantir votre mari, madame ?… c’est vouloir remplir letonneau des Danaïdes ! Une maison hypothéquée de trois centmille francs pour un père incorrigible ! Ils n’ont plus rien,les misérables ! et ils ne se sont pas amusés ! Ilsauront maintenant pour vivre ce que gagnera Victorin au Palais.Qu’il jabote, monsieur votre fils !… Ah ! il devait êtreministre, ce petit docteur ! notre espérance à tous. Joliremorqueur qui s’engrave bêtement, car, s’il empruntait pourparvenir, s’il s’endettait pour avoir festoyé des députés, pourobtenir des voix et augmenter son influence, je lui dirais : « Voilàma bourse, puise, mon ami ! » Mais payer les folies du papa,des folies que je vous ai prédites ! Ah ! son père l’arejeté loin du pouvoir… C’est moi qui serai ministre…

– Hélas ! cher Crevel, il ne s’agit pas de nos enfants,pauvres dévoués… Si votre cœur se ferme pour Victorin et Célestine,je les aimerai tant, que peut-être pourrai-je adoucir l’amertumeque met dans leurs belles âmes votre colère. Vous punissez vosenfants d’une bonne action !

– Oui, d’une bonne action mal faite ! C’est undemi-crime ! dit Crevel, très content de ce mot.

– Faire le bien, mon cher Crevel, reprit la baronne, ce n’estpas prendre l’argent dans une bourse qui en regorge ! c’estendurer des privations à cause de sa générosité, c’est souffrir deson bienfait ! c’est s’attendre à l’ingratitude ! Lacharité qui ne coûte rien, le Ciel l’ignore…

– Il est permis, madame, aux saints d’aller à l’hôpital, ilssavent que c’est, pour eux, la porte du ciel. Moi, je suis unmondain, je crains Dieu, mais je crains encore plus l’enfer de lamisère. Etre sans le sou, c’est le dernier degré du malheur dansnotre ordre social actuel. Je suis de mon temps, j’honorel’argent !…

– Vous avez raison, dit Adeline, au point de vue du monde.

Elle se trouvait à cent lieues de la question, et elle sesentait, comme saint Laurent, sur un gril, en pensant à sononcle ; car elle le voyait se tirant un coup depistolet ! Elle baissa les yeux, puis elle les releva surCrevel pleins d’une angélique douceur, et non de cette provoquanteluxure, si spirituelle chez Valérie. Trois ans auparavant, elle eûtfasciné Crevel par cet adorable regard.

– Je vous ai connu, dit-elle, plus généreux… Vous parliez detrois cent mille francs comme en parlent les grands seigneurs…

Crevel regarda Mme Hulot, il la vit comme un lys sur la fin desa floraison, il eut de vagues idées ; mais il honorait tantcette sainte créature, qu’il refoula ces soupçons dans le côtélibertin de son cœur.

– Madame, je suis toujours le même, mais un ancien négociant estet doit être grand seigneur avec méthode, avec économie, il porteen tout ses idées d’ordre. On ouvre un compte aux fredaines, on lescrédite, on consacre à ce chapitre certains bénéfices ; maisentamer son capital !… ce serait une folie. Mes enfants auronttout leur bien : celui de leur mère et le mien ; mais ils neveulent sans doute pas que leur père s’ennuie, se moinifie et semomifie !… Ma vie est joyeuse ! Je descends gaiement lefleuve. Je remplis tous les devoirs que m’imposent la loi, le cœuret la famille, de même que j’acquittais scrupuleusement mes billetsà l’échéance. Que mes enfants se comportent comme moi dans monménage, je serai content ; et, quant au présent, pourvu quemes folies, car j’en fais, ne coûtent rien à personne qu’aux gogos…(pardon ! vous ne connaissez pas ce mot de Bourse), ilsn’auront rien à me reprocher, et trouveront encore une bellefortune, à ma mort. Vos enfants n’en diront pas autant de leurpère, qui carambole en ruinant son fils et ma fille…

Plus elle allait, plus la baronne s’éloignait de son but…

– Vous en voulez beaucoup à mon mari, mon cher Crevel, et vousseriez cependant son meilleur ami si vous aviez trouvé sa femmefaible…

Elle lança sur Crevel une oeillade brûlante. Mais alors elle fitcomme Dubois, qui donnait trop de coups de pied au régent, elle sedéguisa trop, et les idées libertines revinrent si bien auparfumeur-régence, qu’il se dit :

– Voudrait-elle se venger de Hulot ?… Me trouverait-ellemieux en maire qu’en garde national ?… Les femmes sont sibizarres !

Et il se mit en position dans sa seconde manière en regardant labaronne d’un air Régence.

– On dirait, dit-elle en continuant, que vous vous vengez surlui d’une vertu qui vous a résisté, d’une femme que vous aimiezassez… pour… l’acheter, ajouta-t-elle tout bas.

– D’une femme divine, reprit Crevel en souriantsignificativement à la baronne, qui baissait les yeux et dont lescils se mouillèrent ; car en avez-vous avalé, descouleuvres !… depuis trois ans… hein, ma belle ?

– Ne parlons pas de mes souffrances, cher Crevel ; ellessont au-dessus des forces de la créature. Ah ! si vousm’aimiez encore, vous pourriez me retirer du gouffre où jesuis ! Oui, je suis dans l’enfer ! Les régicides qu’ontenaillait, qu’on tirait à quatre chevaux, étaient sur des roses,comparés à moi, car on ne leur démembrait que le corps et j’ai lecœur tiré à quatre chevaux !…

La main de Crevel quitta l’entournure du gilet, il posa sonchapeau sur la travailleuse, il rompit sa position, ilsouriait ! Ce sourire fut si niais, que la baronne s’y méprit,elle crut à une expression de bonté.

– Vous voyez une femme, non pas au désespoir, mais à l’agonie del’honneur, et déterminée à tout, mon ami, pour empêcher descrimes…

Craignant qu’Hortense ne vînt, elle poussa le verrou de saporte ; puis, par le même élan, elle se mit aux pieds deCrevel, lui prit la main et la baisa.

– Soyez, dit-elle, mon sauveur !

Elle supposa des fibres généreuses dans ce cœur de négociant, etfut saisie par un espoir qui brilla soudain d’obtenir les deux centmille francs sans se déshonorer.

– Achetez une âme, vous qui vouliez acheter une vertu !…reprit-elle en lui jetant un regard fou. Fiez-vous à ma probité defemme, à mon honneur, dont la solidité vous est connue ! Soyezmon ami ! Sauvez une famille entière de la ruine, de la honte,du désespoir, empêchez-la de rouler dans un bourbier où la fange sefera avec du sang ! Oh ! ne me demandez pasd’explication !… fit-elle à un mouvement de Crevel, qui voulutparler. Surtout, ne me dites pas : « Je vous l’avais prédit ! »comme les amis heureux d’un malheur. Voyons !… obéissez àcelle que vous aimiez, à une femme dont l’abaissement à vos piedsest peut-être le comble de la noblesse ; ne lui demandez rien,attendez tout de sa reconnaissance !… Non, ne donnezrien ; mais prêtez-moi, prêtez à celle que vous nommiezAdeline !…

Ici, les larmes arrivèrent avec une telle abondance, Adelinesanglota tellement, qu’elle mouilla les gants de Crevel. Ces mots : »Il me faut deux cent mille francs !…  » furent à peinedistinctibles dans le torrent des pleurs, de même que les pierres,quelque grosses qu’elles soient, ne marquent point dans lescascades alpestres enflées à la fonte des neiges.

Telle est l’inexpérience de la vertu ! Le vice ne demanderien, comme on l’a vu par Mme Marneffe, il se fait tout offrir. Cessortes de femmes ne deviennent exigeantes qu’au moment où elles sesont rendues indispensables, ou quand il s’agit d’exploiter unhomme comme on exploite une carrière où le plâtre devient rare, enruine, disent les carriers. En entendant ces mots : « Deux centmille francs ! » Crevel comprit tout. Il releva galamment labaronne en lui disant cette insolente phrase : « Allons, soyonscalme, ma petite mère », que dans son égarement Adeline n’entenditpas. La scène changeait de face, Crevel devenait, selon son mot,maître de la position.

Chapitre 88Crevel professe

L’énormité de la somme agit si fortement sur Crevel, que sa viveémotion, en voyant à ses pieds cette belle femme en pleurs, sedissipa. Puis, quelque angélique et sainte que soit une femme,quand elle pleure à chaudes larmes, sa beauté disparaît. Les madameMarneffe, comme on l’a vu, pleurnichent quelquefois, laissent unelarme glisser le long de leurs joues ; mais fondre en larmes,se rougir les yeux et le nez !… elles ne commettent jamaiscette faute.

– Voyons, mon enfant, du calme, sapristi ! reprit Crevel enprenant les mains de la belle Mme Hulot dans ses mains et les ytapotant. Pourquoi me demandez-vous deux cent mille francs ?qu’en voulez-vous faire ? pour qui est-ce ?

– N’exigez de moi, répondit-elle, aucune explication,donnez-les-moi !… Vous aurez sauvé la vie à trois personnes etl’honneur à nos enfants.

– Et vous croyez, ma petite mère, dit Crevel, que vous trouverezdans Paris un homme qui, sur la parole d’une femme à peu prèsfolle, ira chercher, hic et nunc, dans un tiroir, n’importe où,deux cent mille francs qui mijotent là, tout doucement, enattendant qu’elle daigne les écumer ? Voilà comment vousconnaissez la vie, les affaires, ma belle ?… Vos gens sontbien malades, envoyez-leur les sacrements ; car personne dansParis, excepté Son Altesse divine Madame la Banque, l’illustreNucingen ou des avares insensés amoureux de l’or, comme nous autresnous le sommes d’une femme, ne peut accomplir un pareilmiracle ! la liste civile, quelque civile qu’elle soit, laliste civile elle-même vous prierait de repasser demain. Tout lemonde fait valoir son argent et le tripote de son mieux. Vous vousabusez, cher ange, si vous croyez que c’est le roi Louis-Philippequi règne, et il ne s’abuse pas là-dessus. Il sait, comme noustous, qu’au-dessus de la Charte il y a la sainte, la vénérée, lasolide, l’aimable, la gracieuse, la belle, la noble, la jeune, latoute-puissante pièce de cent sous ! Or, mon bel ange,l’argent exige des intérêts, et il est toujours occupé à lespercevoir ! « Dieu des Juifs, tu l’emportes ! » a dit legrand Racine. Enfin, l’éternelle allégorie du veau d’or !… Dutemps de Moïse, on agiotait dans le désert ! Nous sommesrevenus aux temps bibliques ! Le veau d’or a été le premiergrand-livre connu, reprit-il. Vous vivez par trop, mon Adeline, ruePlumet ! Les Egyptiens devaient des emprunts énormes auxHébreux, et ils ne couraient pas après le peuple de Dieu, maisaprès des capitaux.

Il regarda la baronne d’un air qui voulait dire : « Ai-je del’esprit ! »

– Vous ignorez l’amour de tous les citoyens pour leursaint-frusquin ! reprit-il après cette pause. Pardon.Ecoutez-moi bien ! Saisissez ce raisonnement. Vous voulez deuxcent mille francs ?… Personne ne peut les donner sans changerdes placements faits. Comptez !… Pour avoir deux cent millefrancs d’argent vivant, il faut vendre environ sept mille francs derente trois pour cent. Eh bien, vous n’avez votre argent qu’au boutde deux jours. Voilà la voie la plus prompte. Pour déciderquelqu’un à se dessaisir d’une fortune, car c’est toute la fortunede bien des gens, deux cent mille francs ! encore doit-on luidire où tout cela va, pour quel motif…

– Il s’agit, mon bon et cher Crevel, de la vie de deux hommes,dont l’un mourra de chagrin, dont l’autre se tuera ! Enfin, ils’agit de moi, qui deviendrai folle ! Ne le suis-je pas un peudéjà?

– Pas si folle ! dit-il en prenant Mme Hulot par lesgenoux ; le père Crevel a son prix, puisque tu as daignépenser à lui, mon ange.

– Il paraît qu’il faut se laisser prendre les genoux !pensa la sainte et noble femme en se cachant la figure dans lesmains. – Vous m’offriez jadis une fortune ! dit-elle enrougissant.

– Ah ! ma petite mère, il y a trois ans !… repritCrevel. Oh ! vous êtes plus belle que je ne vous ai jamaisvue !… s’écria-t-il en saisissant le bras de la baronne et leserrant contre son cœur. Vous avez de la mémoire, chère enfant,sapristi !… Eh bien, voyez comme vous avez eu tort de faire labégueule ! car les trois cent mille francs que vous aveznoblement refusés sont dans l’escarcelle d’une autre. Je vousaimais et je vous aime encore ; mais reportons-nous à troisans d’ici. Quand je vous disais : « Je vous aurai ! » quel étaitmon dessein ? Je voulais me venger de ce scélérat de Hulot.Or, votre mari, ma belle, a pris pour maîtresse un bijou de femme,une perle, une petite finaude alors âgée de vingt-trois ans, carelle en a vingt-six aujourd’hui. J’a trouvé plus drôle, pluscomplet, plus Louis XV, plus maréchal de Richelieu, plus corsé delui souffler cette charmante créature, qui, d’ailleurs, n’a jamaisaimé Hulot, et qui, depuis trois ans, est folle de votreserviteur…

En disant cela, Crevel, des mains de qui la baronne avait retiréses mains, s’était remis en position. Il tenait ses entournures etbattait son torse de ses deux mains, comme par deux ailes, encroyant se rendre désirable et charmant. Il semblait dire : « Voilàl’homme que vous avez mis à la porte ! »

– Voilà, ma chère enfant ; je suis vengé, votre mari l’asu ! Je lui ai catégoriquement démontré qu’il était dindonné,ce que nous appelons refait au même… Mme Marneffe est ma maîtresse,et, si le sieur Marneffe crève, elle sera ma femme…

Mme Hulot regardait Crevel d’un oeil fixe et presque égaré.

– Hector a su cela ! dit-elle.

– Et il y est retourné! répondit Crevel, et je l’ai souffert,parce que Valérie voulait être la femme d’un chef de bureau ;mais elle m’a juré d’arranger les choses de manière que notre baronsoit si bien roulé, qu’il ne reparaisse plus. Et ma petite duchesse(car elle est née duchesse, cette femme-là, paroled’honneur !) a tenu parole. Elle vous a rendu, madame, commeelle le dit si spirituellement, votre Hector vertueux àperpétuité!… La leçon a été bonne, allez ! le baron en a vu desévères ; il n’entretiendra plus ni danseuses ni femmes commeil faut ; il est guéri radicalement, car il est rincé comme unverre à bière. Si vous aviez écouté Crevel au lieu de l’humilier,de le jeter à la porte, vous auriez quatre cent mille francs, carma vengeance me coûte bien cette somme-là. Mais je retrouverai mamonnaie, je l’espère, à la mort de Marneffe… J’ai placé sur mafuture. C’est là le secret de mes prodigalités. J’ai résolu leproblème d’être grand seigneur à bon marché.

– Vous donnerez une pareille belle-mère à votre fille ?…s’écria Mme Hulot.

Chapitre 89Où la fausse courtisane se révèle une sainte

– Vous ne connaissez pas Valérie, madame, répondit gravementCrevel, qui se mit en position dans sa première manière. C’est à lafois une femme bien née, une femme comme il faut et une femme quijouit de la plus haute considération. Tenez, hier, le vicaire de laparoisse dînait chez elle. Nous avons donné, car elle est pieuse,un superbe ostensoir à l’église. Oh ! elle est habile, elleest spirituelle, elle est délicieuse, instruite, elle a tout pourelle. Quant à moi, chère Adeline, je dois tout à cette charmantefemme : elle a dégourdi mon esprit, épuré, comme vous voyez, monlangage ; elle corrige mes saillies, elle me donne des mots etdes idées. Je ne dis plus rien d’inconvenant. On voit de grandschangements en moi, vous devez les avoir remarqués. Enfin, elle aréveillé mon ambition. Je serais député, je ne ferais point deboulettes, car je consulterais mon Egérie dans les moindres choses.Ces grands politiques, Numa, notre illustre ministre actuel, onttous eu leur sibylle d’écume. Valérie reçoit une vingtaine dedéputés, elle devient très influente, et, maintenant qu’elle va setrouver dans un charmant hôtel, avec voiture, elle sera l’une dessouveraines occultes de Paris. C’est une fière locomotive qu’unepareille femme ! Ah ! je vous ai bien souvent remerciéede votre rigueur !…

– Ceci ferait douter de la vertu de Dieu, dit Adeline, chez quil’indignation avait séché les larmes. Mais non, la justice divinedoit planer sur cette tête-là!…

– Vous ignorez le monde, belle dame, reprit le grand politiqueCrevel, profondément blessé. Le monde, mon Adeline, aime lesuccès ! Voyons, vient-il chercher votre sublime vertu, dontle tarif est de deux cent mille francs ?

Ce mot fit frissonner Mme Hulot, qui fut surprise de sontremblement nerveux. Elle comprit que le parfumeur retiré sevengeait d’elle ignoblement, comme il s’était vengé de Hulot ;le dégoût lui souleva le cœur, et le lui crispa si bien, qu’elleeut le gosier serré à ne pouvoir parler.

– L’agent !… toujours l’argent ! dit-elle enfin.

– Vous m’avez bien ému, reprit Crevel, ramené par ce mot àl’abaissement de cette femme, quand je vous ai vue, là, pleurant àmes pieds !… Tenez, vous ne me croirez peut-être pas, eh bien,si j’avais eu mon portefeuille, il était à vous. Voyons, il vousfaut cette somme ?…

En entendant cette phrase grosse de deux cent mille francs,Adeline oublia les abominables injures de grand seigneur à bonmarché, devant cet allèchement du succès si machiavéliquementprésenté par Crevel, qui voulait seulement pénétrer les secretsd’Adeline pour en rire avec Valérie.

– Ah ! je ferai tout ! s’écria la malheureuse femme.Monsieur, je me vendrai… je deviendrai, s’il le faut, uneValérie.

– Cela vous serait difficile, répondit Crevel. Valérie est lesublime du genre. Ma petite mère, vingt-cinq ans de vertu, çarepousse toujours, comme une maladie mal soignée. Et votre vertu abien mois ici, ma chère enfant. Mais vous allez voir à quel pointje vous aime. Je vais vous faire avoir vos deux cent millefrancs.

Adeline saisit la main de Crevel, la prit, la mit sur son cœur,sans pouvoir articuler un mot, et une larme de joie mouilla sespaupières.

– Oh ! attendez ! il y aura du tirage ! Moi, jesuis un bon vivant, un bon enfant, sans préjugés, et je vais vousdire tout bonifacement les choses. Vous voulez faire comme Valérie,bon. Cela ne suffit pas, il faut un gogo, un actionnaire, un Hulot.Je connais un gros épicier retiré, c’est même un bonnetier. C’estlourd, épais, sans idées, je le forme, et je ne sais pas quand ilpourra me faire honneur. Mon homme est député, bête etvaniteux ; conservé, par la tyrannie d’une espèce de femme àturban, au fond de la province, dans une entière virginité sous lerapport du luxe et des plaisirs de la vie parisienne ; maisBeauvisage (il se nomme Beauvisage) est millionnaire, et ildonnerait, comme moi, ma chère petite, il y a trois ans, cent milleécus pour être aimé d’une femme comme il faut… Oui, dit-il encroyant avoir bien interprété le geste que fit Adeline, il estjaloux de moi, voyez-vous !… oui, jaloux de mon bonheur avecMme Marneffe, et le gars est homme à vendre une propriété pour êtrepropriétaire d’une…

– Assez, monsieur Crevel ! dit Mme Hulot en ne déguisantplus son dégoût et laissant paraître toute sa honte sur son visage.Je suis punie maintenant au delà de mon péché. Ma conscience, siviolemment contenue par la main de fer de la nécessité, me crie àcette dernière insulte que de tels sacrifices sont impossibles. Jen’ai plus de fierté, je ne me courrouce point comme jadis, je nevous dirai pas : « Sortez ! » après avoir reçu ce coup mortel.J’en ai perdu le droit : je me suis offerte à vous, comme uneprostituée… Oui, reprit-elle en répondant à un geste de dénégation,j’ai sali ma vie, jusqu’ici pure, par une intention ignoble ;et… je suis sans excuse, je le savais !… Je mérite toutes lesinjures dont vous m’accablez ! Que la volonté de Dieus’accomplisse ! S’il veut la mort de deux êtres dignes d’allerà lui, qu’ils meurent, je les pleurerai, je prierai pour eux !S’il veut l’humiliation de notre famille, courbons-nous sous l’épéevengeresse, et baisons-la, chrétiens que nous sommes ! Je saiscomment expier cette honte d’un moment qui sera le tourment de tousmes derniers jours. Ce n’est plus Mme Hulot, monsieur, qui vousparle, c’est la pauvre, l’humble pécheresse, la chrétienne dont lecœur n’aura plus qu’un seul sentiment, le repentir, et qui seratoute à la prière et à la charité. Je ne puis être que la dernièredes femmes et la première des repenties par la puissance de mafaute. Vous avez été l’instrument de mon retour à la raison, à lavoix de Dieu qui maintenant parle en moi, je vousremercie !…

Elle tremblait de ce tremblement qui, depuis ce moment, ne laquitta plus. Sa voix pleine de douceur contrastait avec lafiévreuse parole de la femme décidée au déshonneur pour sauver unefamille. Le sang abandonna ses joues, elle devint blanche et sesyeux furent secs.

– Je jouais, d’ailleurs, bien mal mon rôle, n’est-ce pas ?reprit-elle en regardant Crevel avec la douceur que les martyrsdevaient mettre en jetant les yeux sur le proconsul. L’amour vrai,l’amour saint et dévoué d’une femme a d’autres plaisirs que ceuxqui s’achètent au marché de la prostitution !… Pourquoi cesparoles ? dit-elle en faisant un retour sur elle-même et unpas de plus dans la voie de la perfection, elles ressemblent à del’ironie, et je n’en ai point ! pardonnez-les-moi. D’ailleurs,monsieur, peut-être n’est-ce que moi que j’ai voulu blesser…

La majesté de la vertu, sa céleste lumière, avaient balayél’impureté passagère de cette femme, qui, resplendissante de labeauté qui lui était propre, parut grandie à Crevel. Adeline fut ence moment sublime comme ces figures de la Religion, soutenues parune croix, que les vieux Vénitiens ont peintes ; mais elleexprimait toute la grandeur de son infortune et celle de l’Eglisecatholique, où elle se réfugiait par un vol de colombe blessée.Crevel fut ébloui, abasourdi.

– Madame, je suis à vous sans condition ! dit-il dans unélan de générosité. Nous allons examiner l’affaire, et… Quevoulez-vous ?… tenez ! l’impossible ?… je le ferai.Je déposerai des rentes à la Banque, et, dans deux heures, vousaurez votre argent…

– Mon Dieu, quel miracle ! dit la pauvre Adeline en sejetant à genoux.

Elle récita une prière avec une onction qui toucha siprofondément Crevel, que Mme Hulot lui vit des larmes aux yeux,quand elle se releva, sa prière finie.

– Soyez mon ami, monsieur !… lui dit-elle. Vous avez l’âmemeilleure que la conduite et que la parole. Dieu vous a donné votreâme, et vous tenez vos idées du monde et de vos passions !Oh ! je vous aimerai bien ! s’écria-t-elle avec uneardeur angélique dont l’expression contrastait singulièrement avecses méchantes petites coquetteries.

– Ne tremblez plus ainsi, dit Crevel.

– Est-ce que je tremble ? demanda la baronne, qui nes’apercevait pas de cette infirmité si rapidement venue.

– Oui, tenez, voyez, dit Crevel en prenant le bras d’Adeline etlui démontrant qu’elle avait un tremblement nerveux. Allons,madame, reprit-il avec respect, calmez-vous, je vais à laBanque…

– Revenez promptement ! Songez, mon ami, dit-elle enlivrant ses secrets, qu’il s’agit d’empêcher le suicide de monpauvre oncle Fischer, compromis par mon mari, car j’ai confiance envous maintenant et je vous dit tout ! Ah ! si nousn’arrivons pas à temps, je connais le maréchal, il a l’âme sidélicate, qu’il mourrait en quelques jours.

– Je pars alors, dit Crevel en baisant la main de la baronne.Mais qu’a donc fait ce pauvre Hulot ?

– Il a volé l’Etat !

– Ah ! mon Dieu… Je cours, madame, je vous comprends, jevous admire.

Crevel fléchit un genou, baisa la robe de Mme Hulot, et disparuten disant :

– A bientôt !

Chapitre 90Autre guitare

Malheureusement, de la rue Plumet pour aller chez lui prendredes inscriptions, Crevel passa par la rue Vanneau, et il ne putrésister au plaisir d’aller voir sa petite duchesse. Il arriva lafigure encore bouleversée. Il entra dans la chambre de Valérie,qu’il trouva se faisant coiffer. Elle examina Crevel dans la glace,et fut, comme toutes ces sortes de femmes, choquée, sans riensavoir encore, de lui voir une émotion forte de laquelle ellen’était pas la cause.

– Qu’as-tu, ma biche ? dit-elle à Crevel. Est-ce qu’onentre ainsi chez sa petite duchesse ? Je ne serais plus uneduchesse pour vous, monsieur, que je suis toujours ta petitelouloute, vieux monstre !

Crevel répondit par un sourire triste, et montra Reine.

– Reine, ma fille, assez pour aujourd’hui, j’achèverai macoiffure moi-même. Donne-moi ma robe de chambre en étoffe chinoise,car mon monsieur me paraît joliment chinoisé…

Reine, fille dont la figure était trouée comme une écumoire etqui semblait avoir été faite exprès pour Valérie, échangea unsourire avec sa maîtresse, et apporta la robe de chambre. Valérieôta son peignoir, elle était en chemise, elle se trouva dans sarobe de chambre comme une couleuvre sous sa touffe d’herbe.

– Madame n’y est pour personne ?

– Cette question ! dit Valérie. – Allons, dis, mon grosminet, la rive gauche a baissé?

– Non.

– L’hôtel est frappé de surenchère ?

– Non.

– Tu ne te crois pas le père de ton petit Crevel ?

– C’te bêtise ! répliqua l’homme sûr d’être aimé.

– Ma foi, je n’y suis plus ! dit Mme Marneffe. Quand jedois tirer les peines d’un ami comme on tire les bouchons auxbouteilles de vin de Champagne, je laisse tout là… Va-t’en, tum’em…

– Ce n’est rien, dit Crevel. Il me faut deux cent mille francsdans deux heures.

– Oh ! tu les trouveras ! Tiens, je n’ai pas employéles cinquante mille francs du procès-verbal Hulot, et je puisdemander cinquante mille francs à Henri !

– Henri ! toujours Henri !… s’écria Crevel.

– Crois-tu, gros Machiavel en herbe, que je congédieraiHenri ? La France désarme-t-elle sa flotte ?… Henri, maisc’est le poignard pendu dans sa gaine à un clou. Ce garçon,dit-elle, me sert à savoir si tu m’aimes… Et tu ne m’aimes pas cematin.

– Je ne t’aime pas, Valérie ! dit Crevel, je t’aime commeun million !

– Ce n’est pas assez !… reprit-elle en sautant sur lesgenoux de Crevel en lui passant ses deux bras au cou comme autourd’une patère pour s’y accrocher. Je veux être aimée comme dixmillions, comme tout l’or de la terre, et plus que cela. JamaisHenri ne resterait cinq minutes sans me dire ce qu’il a sur lecœur ! Voyons, qu’as-tu, gros chéri ? Faisons notre petitdéballage… Disons tout et vivement à votre petitelouloute !

Et elle frôla le visage de Crevel avec ses cheveux en luitortillant le nez.

– Peut-on avoir un nez comme ça, reprit-elle, et garder unsecret pour sa Vava – lélé – ririe !…

Vava, le nez allait à droite ; lélé, il était àgauche ; ririe, elle le remit en place.

– Eh bien, je viens de voir…

Crevel s’interrompit, regarda Mme Marneffe.

– Valérie, mon bijou, tu me promets sur ton honneur… , tu sais,le nôtre ? de ne pas répéter un mot de ce que je vais tedire…

– Connu, maire ! On lève la main, tiens !… et lepied !

Elle se posa de manière à rendre Crevel, comme a dit Rabelais,déchaussé de sa cervelle jusqu’aux talons, tant elle fut drôle etsublime de nu visible à travers le brouillard de la batiste.

– Je viens de voir le désespoir de la vertu !…

– Ça a de la vertu, le désespoir ? dit-elle en hochant latête et se croisant les bras à la Napoléon.

– C’est la pauvre Mme Hulot : il lui faut deux cent millefrancs ! sinon, le maréchal et le père Fischer se brûlent lacervelle ; et, comme tu es un peu la cause de tout cela, mapetite duchesse, je vais réparer le mal. Oh ! c’est une saintefemme, je la connais, elle me rendra tout.

Au mot Hulot, et aux deux cent mille francs, Valérie eut unregard qui passa, comme la lueur du canon dans sa fumée, entre seslongues paupières.

– Qu’a-t-elle donc fait pour t’apitoyer, la vieille ? Ellet’a montré, quoi ? sa… sa religion !…

– Ne te moque pas d’elle, mon cœur, c’est une bien sainte, unebien noble et pieuse femme, digne de respect !…

– Je ne suis donc pas digne de respect, moi ? dit Valérieen regardant Crevel d’un air sinistre.

– Je ne dis pas cela, répondit Crevel en comprenant combienl’éloge de la vertu devait blesser Mme Marneffe.

– Moi aussi, je suis pieuse, dit Valérie en allant s’asseoir surun fauteuil ; mais je ne fais pas métier de ma religion, je mecache pour aller à l’église.

Elle resta silencieuse et ne fit plus attention à Crevel.Crevel, excessivement inquiet, vint se poser devant le fauteuil oùs’était plongée Valérie et la trouva perdue dans les pensées qu’ilavait si niaisement réveillées.

– Valérie, mon petit ange !…

Profond silence. Une larme assez problématique fut essuyéefurtivement.

– Un mot, ma louloute…

– Monsieur !

– A quoi penses-tu, mon amour ?

– Ah ! monsieur Crevel, je pense au jour de ma premièrecommunion ! Etais-je belle ! étais-je pure !étais-je sainte !… immaculée !… Ah ! si quelqu’unétait venu dire à ma mère : « Votre fille sera une traînée, elletrompera son mari. Un jour, un commissaire de police la trouveradans une petite maison, elle se vendra à un Crevel pour trahir unHulot, deux atroces vieillards…  » Pouah !… fi ! elleserait morte avant la fin de la phrase, tant elle m’aimait, lapauvre femme…

– Calme-toi !

– Tu ne sais pas combien il faut aimer un homme pour imposersilence à ces remords qui viennent vous pincer le cœur d’une femmeadultère. Je suis fâchée que Reine soit partie ; elle t’auraitdit que, ce matin, elle m’a trouvée les larmes aux yeux et priantDieu. Moi, voyez-vous, Monsieur Crevel, je ne me moque point de lareligion. M’avez-vous jamais entendue dire un mot de mal à cesujet ?…

Crevel fit un geste négatif.

– Je défends qu’on en parle devant moi… Je blague sur tout cequ’on voudra : les rois, la politique, la finance, tout ce qu’il ya de sacré pour le monde, les juges, le mariage, l’amour, lesjeunes filles, les vieillards !… Mais l’Eglise,… maisDieu !… Oh ! là, moi, je m’arrête ! Je sais bien queje fais mal, que je vous sacrifie mon avenir… Et vous ne vousdoutez pas de l’étendue de mon amour !

Crevel joignit les mains.

– Ah ! il faudrait pénétrer dans mon cœur, y mesurerl’étendue de mes convictions, pour savoir tout ce que je voussacrifie !… Je sens en moi l’étoffe d’une Madeleine. Aussi,voyez de quel respect j’entoure les prêtres ! Comptez lesprésents que je fais à l’église ! Ma mère m’a élevée dans lafoi catholique, et je comprends Dieu ! C’est à nous autresperverties qu’il parle le plus terriblement.

Valérie essuya deux larmes qui roulèrent sur ses joues. Crevelfut épouvanté; Mme Marneffe se leva, s’exalta.

– Calme-toi, ma louloute !… tu m’effrayes !

Mme Marneffe tomba sur ses genoux.

– Mon Dieu ! je ne suis pas mauvaise ! dit-elle enjoignant les mains. Daignez ramasser votre brebis égare,frappez-la, meurtrissez-la, pour la reprendre aux mains qui la fontinfâme et adultère, elle se blottira joyeusement sur votreépaule ! elle reviendra tout heureuse au bercail !

Elle se leva, regarda Crevel, et Crevel eut peur des yeux blancsde Valérie.

– Et puis, Crevel, sais-tu ? moi, j’ai peur, par moments…La justice de Dieu s’exerce aussi bien dans ce bas monde que dansl’autre. Qu’est-ce que je peux attendre de bon de Dieu ? Savengeance fond sur le coupable de toutes les manières ; elleemprunte tous les caractères du malheur. Tous les malheurs que nes’expliquent pas les imbéciles sont des expiations. Voilà ce que medisait ma mère à son lit de mort, en me parlant de sa vieillesse.Et si je te perdais !… ajouta-t-elle en saisissant Crevel parune étreinte d’une sauvage énergie,… ah ! j’enmourrais !

Mme Marneffe lâcha Crevel, s’agenouilla de nouveau devant sonfauteuil, joignit les mains (et dans quelle poseravissante !), et dit avec une incroyable onction la prièresuivante :

– Et vous, sainte Valérie, ma bonne patronne, pourquoi nevisitez-vous pas plus souvent le chevet de celle qui vous estconfiée ? Oh ! venez ce soir, comme vous êtes venue cematin, m’inspirer de bonnes pensées, et je quitterai le mauvaissentier ; je renoncerai, comme Madeleine, aux joiestrompeuses, à l’éclat menteur du monde, même à celui que j’aimetant !

– Ma louloute ! dit Crevel.

– Il n’y a plus de louloute, monsieur !

Elle se retourna fière comme une femme vertueuse ; et, lesyeux humides de larmes, elle se montra digne, froide,indifférente.

– Laissez-moi, dit-elle en repoussant Crevel. Quel est mondevoir ?… d’être à mon mari. Cet homme est mourant, et quefais-je ? je le trompe au bord de la tombe ! Il croitvotre fils à lui… Je vais lui dire la vérité, commencer par acheterson pardon, avant de demander celui de Dieu. Quittons-nous !…Adieu, Monsieur Crevel !… reprit-elle debout en tendant àCrevel une main glacée. Adieu, mon ami, nous ne nous verrons plusque dans un monde meilleur… Vous m’avez dû quelques plaisirs, biencriminels ; maintenant, je veux… , oui, j’aurai votreestime…

Crevel pleurait à chaudes larmes.

– Gros cornichon ! s’écria-t-elle en poussant un infernaléclat de rire, voilà la manière dont les femmes pieuses s’yprennent pour vous tirer une carotte de deux cent millefrancs ! Et toi qui parles du maréchal de Richelieu, cetoriginal de Lovelace, tu te laisses prendre à ce poncif-là! commedit Steinbock. Je t’en arracherais, des deux cent mille francs,moi, si je voulais, gros imbécile !… Garde donc tonargent ! Si tu en a de trop, ce trop m’appartient ! Si tudonnes deux sous à cette femme respectable qui fait de la piétéparce qu’elle a cinquante-sept ans, nous ne nous reverrons jamais,et tu la prendras pour maîtresse ; tu me reviendras lelendemain tout meurtri de ses caresses anguleuses et soûl de seslarmes, de ses petits bonnets ginguets, de ses pleurnicheries quidoivent faire de ses faveurs des averses !…

– Le fait est, dit Crevel, que deux cent mille francs, c’est del’argent…

– Elles ont bon appétit, les femmes pieuses !… ah !microscope ! elles vendent mieux leurs sermons que nous nevendons ce qu’il y a de plus rare et de plus certain sur la terre,le plaisir… Et elles font des romans ! Non… ah ! je lesconnais, j’en ai vu chez ma mère ! Elles se croient toutpermis pour l’Eglise, pour !… Tiens, tu devrais être honteux,ma biche ! toi, si peu donnant… car, tu ne m’as pas donné deuxcent mille francs en tout, à moi !

– Ah ! si, reprit Crevel ; rien que le petit hôtelcoûtera cela…

– Tu as donc alors quatre cent mille francs ? dit-elle d’unair rêveur.

– Non.

– Eh bien, monsieur, vous vouliez prêter à cette vieille horreurles deux cent mille francs de mon hôtel ? En voilà un crime delèse-louloute !…

– Mais écoute-moi donc !

– Si tu donnais cet argent à quelque bête d’inventionphilanthropique, tu passerais pour être un homme d’avenir, dit-elleen s’animant, et je serais la première à te le conseiller ;car tu as trop d’innocence pour écrire de gros livres politiquesqui vous font une réputation ; tu n’as pas assez de style pourtartiner des brochures : tu pourrais te poser comme tous ceux quisont dans ton cas, et qui dorent de gloire leur nom en se mettant àla tête d’une chose, sociale, morale, nationale ou générale. On t’avolé la bienfaisance, elle est maintenant trop mal portée… Lespetits repris de justice, à qui l’on fait un sort meilleur quecelui des pauvres diables honnêtes, c’est usé. Je te voudrais voirinventer, pour deux cent mille francs, une chose plus difficile,une chose vraiment utile. On parlerai de toi, comme d’un petitmanteau bleu, d’un Montyon, et je serais fière de toi ! Maisjeter deux cent mille francs dans un bénitier, les prêter à unedévote abandonnée de son mari par une raison quelconque, va !il y a toujours une raison (me quitte-t-on, moi ?), c’est unestupidité qui, dans notre époque, ne peut germer que dans le crâned’un ancien parfumeur ! Cela sent son comptoir. Tu n’oseraisplus, deux jours après, te regarder dans ton miroir ! Vadéposer ton prix à la caisse d’amortissement, cours, car je ne tereçois plus sans le récépissé de la somme. Va ! et vite, ettôt !

Elle poussa Crevel par les épaules hors de sa chambre en voyantsur sa figure l’avarice refleurie. Quand la porte de l’appartementse ferma, elle dit :

– Voilà Lisbeth outre-vengée !… Quel dommage qu’elle soitchez son vieux maréchal, aurions-nous ri ! Ah ! lavieille veut m’ôter le pain de la bouche !… je vais te lasecouer, moi !

Chapitre 91Un trait du maréchal Hulot

Obligé de prendre un appartement en harmonie avec la premièredignité militaire, le maréchal Hulot s’était logé dans unmagnifique hôtel, situé rue du Mont-Parnasse, où il se trouve deuxou trois maisons princières. Quoiqu’il eût loué tout l’hôtel, iln’en occupait que le rez-de-chaussée. Lorsque Lisbeth vint tenir lamaison, elle voulut aussitôt sous-louer le premier étage, qui,disait-elle, payerait toute la location, le comte serait alors logépour presque rien ; mais le vieux soldat s’y refusa. Depuisquelques mois, le maréchal était travaillé par de tristes pensées.Il avait deviné la gêne de sa belle-sœur, il en soupçonnait lesmalheurs sans en pénétrer la cause. Ce vieillard, d’une surdité sijoyeuse, devenait taciturne, il pensait qu’un jour sa maison seraitl’asile de la baronne Hulot et de sa fille, et il leur réservait cepremier étage. La médiocrité de fortune du compte de Forzheim étaitsi connue, que le ministre de la guerre, le prince de Wissembourg,avait exigé de son vieux camarade qu’il acceptât une indemnitéd’installation. Hulot employa cette indemnité à meubler lerez-de-chaussée, où tout était convenable, car il ne voulait pas,selon son expression, du bâton de maréchal pour le porter à pied.L’hôtel ayant appartenu sous l’Empire à un sénateur, les salons durez-de-chaussée avaient été établis avec une grande magnificence,tout blanc et or, sculptés, et se trouvaient bien conservés. Lemaréchal y avait mis de beaux vieux meubles analogues. Il gardaitsous la remise une voiture sur les panneaux de laquelle étaientpeints les deux bâtons en sautoir, et il louait des chevaux quandil devait aller in flocchi, soit au ministère, soit au château,dans une cérémonie ou à quelque fête. Ayant pour domestique, depuistrente ans, un ancien soldat âgé de soixante ans, dont la sœurétait sa cuisinière, il pouvait économiser une dizaine de millefrancs qu’il joignait à un petit trésor destiné à Hortense. Tousles jours, le vieillard venait à pied de la rue du Mont-Parnasse àla rue Plumet par le boulevard ; chaque invalide, en le voyantvenir, ne manquait jamais à se mettre en ligne, à le saluer, et lemaréchal récompensait le vieux soldat par un sourire.

– Qu’est-ce que c’est que celui-là pour qui vous vousalignez ? disait un jour un jeune ouvrier à un vieux capitainedes Invalides.

– Je vais te le dire, gamin, répondit l’officier.

Le gamin se posa comme un homme qui se résigne à écouter unbavard.

– En 1809, dit l’invalide, nous protégions le flanc de la grandearmée, commandée par l’empereur, qui marchait sur Vienne. Nousarrivons à un pont défendu par une triple batterie de canons étagéssur une manière de rocher, trois redoutes l’une sur l’autre, et quienfilaient le pont. Nous étions sous les ordres du maréchalMasséna. Celui que tu vois était alors colonel des grenadiers de lagarde, et je marchais avec… Nos colonnes occupaient un côté dufleuve, les redoutes étaient de l’autre. On a trois fois attaqué lepont, et trois fois on a boudé. « Qu’on aille chercher Hulot !a dit le maréchal, il n’y a que lui et ses hommes qui puissentavaler ce morceau-là. » Nous arrivons. Le dernier général qui seretirait de devant ce pont arrête Hulot sous le feu pour lui direla manière de s’y prendre et il embarrassait le chemin. « Il ne mefaut pas de conseils, mais de la place pour passer, » a dittranquillement le général en franchissant le pont en tête de sacolonne. Et puis, rrrran ! une décharge de trente canons surnous…

– Ah ! nom d’un petit bonhomme ! s’écria l’ouvrier, çaa dû en faire de ces béquilles !

– Si tu avais entendu dire paisiblement ce mot-là, comme moi,petit, tu saluerais cet homme jusqu’à terre ! Ce n’est pas siconnu que le pont d’Arcole, c’est peut-être plus beau. Et noussommes arrivés avec Hulot à la course dans les batteries. Honneur àceux qui y sont restés ! fit l’officier en ôtant son chapeau.Les kaiserlicks ont été étourdis du coup. Aussi l’empereur a-t-ilnommé comte le vieux que tu vois ; il nous a honorés tous dansnotre chef, et ceux-ci ont eu grandement raison de le fairemaréchal.

– Vive le maréchal ! dit l’ouvrier.

– Oh ! tu peux crier, va ! le maréchal est sourd àforce d’avoir entendu le canon.

Cette anecdote peut donner la mesure du respect avec lequel lesinvalides traitaient le maréchal Hulot, à qui ses opinionsrépublicaines invariables conciliaient les sympathies populairesdans tout le quartier.

L’affliction, entrée dans cette âme si calme, si pure, si noble,était un spectacle désolant. La baronne ne pouvait que mentir etcacher à son beau-frère, avec l’adresse des femmes, toutel’affreuse vérité. Pendant cette désastreuse matinée, le maréchal,qui dormait peu, comme tous les vieillards, avait obtenu de Lisbethdes aveux sur la situation de son frère, en lui promettant del’épouser pour prix de son indiscrétion. Chacun comprendra leplaisir qu’eut la vieille fille à se laisser arracher desconfidences que, depuis son entrée au logis, elle voulait faire àson futur ; car elle consolidait ainsi son mariage.

– Votre frère est incurable ! criait Lisbeth dans la bonneoreille du maréchal.

La voix forte et claire de la Lorraine lui permettait de causeravec le vieillard. Elle fatiguait ses poumons, tant elle tenait àdémontrer à son futur qu’il ne serait jamais sourd avec elle.

– Il a eu trois maîtresses, disait le vieillard, et il avait uneAdeline !… Pauvre Adeline !

– Si vous voulez m’écouter, cria Lisbeth, vous profiterez devotre influence auprès du prince de Wissembourg pour obtenir à macousine une place honorable ; elle en aura besoin, car letraitement du baron est engagé pour trois ans.

-Je vais aller au ministère, répondit-il, voir le maréchal,savoir ce qu’il pense de mon frère, et lui demander son activeprotection pour ma sœur. Trouvez une place digne d’elle !…

– Les dames de charité de Paris ont formé des associations debienfaisance, d’accord avec l’archevêque ; elles ont besoind’inspectrices honorablement rétribuées, employées à reconnaîtreles vrais besoins. De telles fonctions conviendraient à ma chèreAdeline, elles seraient selon son cœur.

– Envoyez demander les chevaux, dit le maréchal ; je vaism’habiller. J’irai, s’il le faut, à Neuilly !

– Comme il l’aime ! Je la trouverai donc toujours, etpartout ! dit la Lorraine.

Lisbeth trônait déjà dans la maison, mais loin des regards dumaréchal. Elle avait imprimé la crainte aux trois serviteurs. Elles’était donné une femme de chambre et déployait son activité devieille fille en se faisant rendre compte de tout, examinant toutet cherchant, en toute chose, le bien-être de son cher maréchal.Aussi républicaine que son futur, Lisbeth lui plaisait beaucoup parses côtés démocratiques, elle le flattait d’ailleurs avec unehabileté prodigieuse ; et, depuis deux semaines, le maréchal,qui vivait mieux, qui se trouvait soigné comme l’est un enfant parsa mère, avait fini par apercevoir en Lisbeth une partie de sonrêve.

– Mon cher maréchal ! cria-t-elle en l’accompagnant auperron, levez les glaces, ne vous mettez pas entre deux airs,faites cela pour moi !…

Le maréchal, ce vieux garçon qui n’avait jamais été dorloté,partit en souriant à Lisbeth, quoiqu’il eût le cœur navré.

Chapitre 92La mercuriale du prince

En ce moment même, le baron Hulot quittait les bureaux de laguerre et se rendait au cabinet du maréchal prince de Wissembourg,qui l’avait fait demander. Quoiqu’il n’y eût rien d’extraordinaireà ce que le ministre mandât un de ses directeurs généraux, laconscience de Hulot était si malade, qu’il trouva je ne sais quoide sinistre et de froid dans la figure de Mitouflet.

– Mitouflet, comment va le prince ? demanda-t-il en fermantson cabinet et rejoignant l’huissier qui s’en allait en avant.

– Il doit avoir une dent contre vous, monsieur le baron,répondit l’huissier, car sa voix, son regard, sa figure, sont àl’orage…

Hulot devint blême et garda le silence, il traversal’antichambre, les salons, et arriva, les pulsations du cœurtroublées, à la porte du cabinet. Le maréchal, alors âgé desoixante et dix ans, les cheveux entièrement blancs, la figuretannée comme celle des vieillards de cet âge, se recommandait parun front d’une ampleur telle, que l’imagination y voyait un champde bataille. Sous cette coupole grise, chargée de neige,brillaient, assombris par la saillie très prononcée des deuxarcades sourcilières, des yeux d’un bleu napoléonien, ordinairementtristes, pleins de pensées amères et de regrets. Ce rival deBernadotte avait espéré se reposer sur un trône. Mais ces yeuxdevenaient deux formidables éclairs lorsqu’un grand sentiment s’ypeignait. La voix, presque toujours caverneuse, jetait alors deséclats stridents. En colère, le prince redevenait soldat, ilparlait le langage du sous-lieutenant Cottin, il ne ménageait plusrien. Hulot d’Ervy aperçut ce vieux lion, les cheveux épars commeune crinière, debout à la cheminée, les sourcils contractés, le dosappuyé au chambranle et les yeux distraits en apparence.

– Me voici à l’ordre, mon prince ! dit Hulot gracieusementet d’un air dégagé.

Le maréchal regarda fixement le directeur sans mot dire pendanttout le temps qu’il mit à venir du seuil de la porte à quelques pasde lui. Ce regard de plomb fut comme le regard de Dieu, Hulot ne lesupporta pas, il baisa les yeux d’un air confus.

– Il sait tout, pensa-t-il.

– Votre conscience ne vous dit-elle rien ? demanda lemaréchal de sa voix sourde et grave.

– Elle me dit, mon prince, que j’ai probablement tort de faire,sans vous en parler, des razzias en Algérie. A mon âge et avec mesgoûts, après quarante-cinq ans de service, je suis sans fortune.Vous connaissez les principes des quatre cents élus de la France.Ces messieurs envient toutes les positions, ils ont rogné letraitement des ministres, c’est tout dire !… allez donc leurdemander de l’argent pour un vieux serviteur !… Qu’attendre degens qui payent aussi mal qu’elle l’est la magistrature ? quidonnent trente sous par jour aux ouvriers du port de Toulon, quandil y a impossibilité matérielle d’y vivre à moins de quarante souspour une famille ? qui ne réfléchissent pas à l’atrocité destraitements d’employés à six cents, à mille et à douze cents francsdans Paris, et qui pour eux veulent nos places quand lesappointements sont de quarante mille francs ?… enfin, quirefusent à la couronne un bien de la couronne confisqué en 1830 àla couronne, et un acquêt fait des deniers de Louis XVIencore ! quand on le leur demandait pour un prince pauvre… Sivous n’aviez pas de fortune, on vous laisserait très bien, monprince, comme mon frère, avec votre traitement tout sec, sans sesouvenir que vous avez sauvé la grande armée, avec moi, dans lesplaines marécageuses de la Pologne.

– Vous avez volé l’Etat ! vous vous êtes mis dans le casd’aller en cour d’assises, dit le maréchal, comme ce caissier duTrésor ! et vous prenez cela, monsieur, avec cettelégèreté?…

– Quelle différence, monseigneur ! s’écria le baron Hulot.Ai-je plongé les mains dans une caisse qui m’étaitconfiée ?…

– Quand on commet de pareilles infamies, dit le maréchal, on estdeux fois coupable, dans votre position, de faire les choses avecmaladresse. Vous avez compromis ignoblement notre hauteadministration, qui jusqu’à présent est la plus pure del’Europe !… Et cela, monsieur, pour deux cent mille francs etpour une gueuse !… dit le maréchal d’une voix terrible. Vousêtes conseiller d’Etat, et l’on punit de mort le simple soldat quivend les effets du régiment. Voici ce que m’a dit un jour lecolonel Pourin, du deuxième lanciers. A Saverne, un de ses hommesaimait une petite Alsacienne qui désirait un châle ; ladrôlesse fit tant, que ce pauvre diable de lancier, qui devait êtrepromu maréchal des logis chef, après vingt ans de service,l’honneur du régiment, a vendu, pour donner ce châle, des effets desa compagnie. Savez-vous ce qu’il a fait, le lancier, barond’Ervy ? il a mangé les vitres d’une fenêtre après les avoirpilées, et il est mort de maladie, en onze heures, à l’hôpital…Tâchez, vous, de mourir d’une apoplexie, pour que nous puissionsvous sauver l’honneur…

Le baron regarda le vieux guerrier d’un oeil hagard ; et lemaréchal, voyant cette expression qui révélait un lâche, eutquelque rougeur aux joues, ses yeux s’allumèrent.

– M’abandonneriez-vous ?… dit Hulot en balbutiant.

Chapitre 93Très court duel entre le maréchal Hulot, comte de Forzheim, et SonExcellence monseigneur le maréchal Cottin, prince de Wissembourg,duc d’Orfano, ministre de la guerre.

En ce moment, le maréchal Hulot, ayant appris que son frère etle ministre étaient seuls, se permit d’entrer ; et il alla,comme les sourds, droit au prince.

– Oh ! cria le héros de la campagne de Pologne, je sais ceque tu viens faire, mon vieux camarde !… Mais tout estinutile…

– Inutile ?… répéta le maréchal Hulot, qui n’entendit quece mot.

– Oui, tu viens me parler pour ton frère ; mais sais-tu cequ’est ton frère ?

– Mon frère ?… demanda le sourd.

– Eh bien, cria le maréchal, c’est un j… -f… indigne detoi !…

Et la colère du maréchal lui fit jeter par les yeux ces regardsfulgurants qui, semblables à ceux de Napoléon, brisaient lesvolontés et les cerveaux.

– Tu en as menti, Cottin ! répliqua le maréchal Hulotdevenu blême. Jette ton bâton comme je jette le mien !… jesuis à tes ordres.

Le prince alla droit à son vieux camarade, le regarda fixementet lui dit dans l’oreille, en lui serrant la main :

– Es-tu un homme ?

– Tu le verras…

– Eh bien, tiens-toi ferme ! Il s’agit de porter le plusgrand malheur qui pût t’arriver.

Le prince se retourna, prit sur sa table un dossier, le mitentre les mains du maréchal Hulot en lui criant :

– Lis !

Le comte de Forzheim lut la lettre suivante, qui se trouvait surle dossier :

A son excellence le président du conseil

Confidentielle.

« Alger, le…

Mon cher prince, nous avons sur les bras une bien mauvaiseaffaire, comme vous le verrez par la procédure que je vousenvoie.

En résumé, le baron Hulot d’Ervy a envoyé dans la provinced’Oran un de ses oncles pour tripoter sur les grains et sur lesfourrages, en lui donnant pour complice un garde-magasin. Cegarde-magasin a fait des aveux pour se rendre intéressant et a finipar s’évader. Le procureur du roi a mené rudement l’affaire en nevoyant que deux subalternes en cause ; mais Johann Fischer,oncle de votre directeur général, se voyant sur le point d’êtretraduit en cour d’assises, s’est poignardé dans sa prison avec unclou.

Tout aurait été fini là, si ce digne et honnête homme, trompévraisemblablement et par son complice et par son neveu, ne s’étaitpas avisé d’écrire au baron Hulot. Cette lettre, saisie par leparquet, a tellement étonné le procureur du roi, qu’il est venu mevoir. Ce serait un coup si terrible que l’arrestation et la mise enaccusation d’un conseiller d’Etat, d’un directeur général quicompte tant de bons et loyaux services, car il nous a sauvés tousaprès la Bérésina en réorganisant l’administration, que je me suisfait communiquer les pièces.

Faut-il que l’affaire suive son cours ? Faut-il, leprincipal coupable visible étant mort, étouffer ce procès enfaisant condamner le garde-magasin par contumace ?

Le procureur général consent à ce que les pièces vous soienttransmises ; et, le baron d’Ervy étant domicilié à Paris, leprocès sera du ressort de votre cour royale. Nous avons trouvé cemoyen, assez louche, de nous débarrasser momentanément de ladifficulté.

Seulement, mon cher maréchal, prenez un parti promptement. Onparle déjà beaucoup trop de cette déplorable affaire, qui nousferait autant de mal qu’elle en causera, si la complicité du grandcoupable, qui n’est encore connue que du procureur du roi, du juged’instruction, du procureur général et de moi, venait às’ébruiter. »

Là, ce papier tomba des mains du maréchal Hulot, il regarda sonfrère, il vit qu’il était inutile de compulser le dossier ;mais il chercha la lettre de Johann Fischer, et la lui tendit aprèsl’avoir lue en deux regards.

« De la prison d’Oran.

Mon neveu, quand vous lirez cette lettre, je n’existeraiplus.

Soyez tranquille, on ne trouvera pas de preuves contre vous. Moimort, votre jésuite de Chardin en fuite, le procès s’arrêtera. Lafigure de notre Adeline, si heureuse par vous, m’a rendu la morttrès douce. Vous n’avez plus besoin d’envoyer les deux cent millefrancs. Adieu.

Cette lettre vous sera remise par un détenu sur qui je croispouvoir compter.

« Johann Fischer. »

– Je vous demande pardon, dit avec une touchante fierté lemaréchal Hulot au prince de Wissembourg.

– Allons, tutoie-moi toujours, Hulot ! répliqua le ministreen serrant la main de son vieil ami. – Le pauvre lancier n’a tuéque lui, dit-il en foudroyant Hulot d’Ervy d’un regard.

– Combien avez-vous pris ? dit sévèrement le comte deForzheim à son frère.

– Deux cent mille francs.

– Mon cher ami, dit le comte en s’adressant au ministre, vousaurez les deux cent mille francs sous quarante-huit heures. On nepourra jamais dire qu’un homme portant le nom de Hulot a fait tortd’un denier à la chose publique…

– Quel enfantillage ! dit le maréchal. Je sais où sont lesdeux cent mille francs et je vais les faire restituer. – Donnez vosdémissions et demandez votre retraite ! reprit-il en faisantvoler une double feuille de papier tellière jusqu’à l’endroit oùs’était assis à la table le conseiller d’Etat, dont les jambesflageolaient. Ce serait une honte pour nous tous que votreprocès ; aussi ai-je obtenu du conseil des ministres laliberté d’agir comme je le fais. Puisque vous acceptez la vie sansl’honneur, sans mon estime, une vie dégradée, vous aurez laretraite qui vous est due. Seulement, faites-vous bien oublier.

Le maréchal sonna.

– L’employé Marneffe est-il là?

– Oui, monseigneur, dit l’huissier.

– Qu’il entre.

– Vous, s’écria le ministre en voyant Marneffe, et votre femme,vous avez sciemment ruiné le baron d’Ervy que voici.

– Monsieur le ministre, je vous demande pardon, nous sommes trèspauvres, je n’ai que ma place pour vivre, et j’ai deux enfants,dont le petit dernier aura été mis dans ma famille par M. lebaron.

– Quelle figure de coquin ! dit le prince en montrantMarneffe au maréchal Hulot. – Trêve de discours à la Sganarelle,reprit-il ; vous rendrez deux cent mille francs, ou vous irezen Algérie.

– Mais, monsieur le ministre, vous ne connaissez pas ma femme,elle a tout mangé. M. le baron invitait tous les jours sixpersonnes à dîner… On dépensait chez moi cinquante mille francs paran.

– Retirez-vous, dit le ministre de la voix formidable quisonnait la charge au fort des batailles ; vous recevrez avisde votre changement dans deux heures… Allez.

– Je préfère donner ma démission, dit insolemmentMarneffe ; car c’est trop d’être ce que je suis, etbattu ; je ne serais pas content, moi !

Et il sortit.

– Quel impudent drôle ! dit le prince.

Le maréchal Hulot, qui pendant cette scène était resté debout,immobile, pâle comme un cadavre, examinant son frère à la dérobée,alla prendre la main du prince et lui répéta :

– Dans quarante-huit heures, le tort matériel sera réparé; maisl’honneur !… Adieu, maréchal ! c’est le dernier coup quitue… Oui, j’en mourrai, lui dit-il à l’oreille.

– Pourquoi diantre es-tu venu ce matin ? répondit le princeému.

– Je venais pour sa femme, répliqua le comte en montrantHector ; elle est sans pain… , surtout maintenant.

– Il a sa retraite !

– Elle est engagée !

– Il faut avoir le diable au corps ! dit le prince enhaussant les épaules. Quel philtre vous font donc avaler cesfemmes-là pour vous ôter l’esprit ? demanda-t-il à Hulotd’Ervy. Comment pouviez-vous, vous qui connaissez la minutieuseexactitude avec laquelle l’administration française écrit tout,verbalise sur tout, consomme des rames de papier pour constaterl’entrée et la sortie de quelques centimes, vous qui déploriezqu’il fallût des centaines de signatures pour des riens, pourlibérer un soldat, pour acheter des étrilles, comment pouviez-vousdonc espérer de cacher un vol pendant longtemps ? Et lesjournaux ! et les envieux ! et les gens qui voudraientvoler ! Ces femmes-là vous ôtent donc le bon sens ? ellesvous mettent donc des coquilles de noix sur les yeux ? ou vousêtes donc fait autrement que nous autres ? Il fallait quitterl’administration, du moment que vous n’étiez plus un homme, mais untempérament ! Si vous avez joint tant de sottises à votrecrime, vous finirez… , je ne veux pas vous dire où…

– Promets-moi de t’occuper d’elle, Cottin ?… demanda lecomte de Forzheim, qui n’entendait rien et qui ne pensait qu’à sabelle-sœur.

– Sois tranquille ! dit le ministre.

– Eh bien, merci, et adieu ! – Venez, monsieur, dit-il àson frère.

Le prince regarda d’un oeil en apparence calme les deux frères,si différents d’attitude, de conformation et de caractère, le braveet le lâche, le voluptueux et le rigide, l’honnête et leconcussionnaire, et il se dit :

– Ce lâche ne saura pas mourir ! et mon pauvre Hulot, siprobe, a la mort dans son sac, lui !

Il s’assit dans son fauteuil et reprit la lecture des dépêchesd’Afrique par un mouvement qui peignait à la fois le sang-froid ducapitaine et la pitié profonde que donne le spectacle des champs debataille ! car il n’y a rien de plus humain en réalité que lesmilitaires, si rudes en apparence, et à qui l’habitude de la guerrecommunique cet absolu glacial, si nécessaire sur les champs debataille.

Chapitre 94Théorie des canards

Le lendemain, quelques journaux contenaient, sous des rubriquesdifférentes, ces différents articles :

« M. le baron Hulot d’Ervy vient de demander sa retraite. Lesdésordres de la comptabilité de l’administration algérienne qui ontété signalés par la mort et par la fuite de deux employés ontinflué sur la détermination prise par ce haut fonctionnaire. Enapprenant les fautes commises par des employés en quimalheureusement il avait placé sa confiance, M. le baron Hulot aéprouvé dans le cabinet même du ministre une attaque deparalysie.

M. Hulot d’Ervy, frère du maréchal, compte quarante-cinq ans deservice. Cette résolution, vainement combattue, a été vue avecregret par tous ceux qui connaissent M. Hulot, dont les qualitésprivées égalent les talents administratifs. Personne n’a oublié ledévouement de l’ordonnateur en chef de la garde impériale àVarsovie, ni l’activité merveilleuse avec laquelle il a suorganiser les différents services de l’armée improvisée en 1815 parNapoléon.

C’est encore une des gloires de l’époque impériale qui vaquitter la scène. Depuis 1830, M. le baron Hulot n’a cessé d’êtreune des lumières nécessaires au conseil d’Etat et au ministère dela guerre. »

« Alger. – L’affaire dite des fourrages, à laquelle quelquesjournaux ont donné des proportions ridicules, est terminée par lamort du principal coupable. Le sieur Johann Wisch s’est tué dans saprison, et son complice est en fuite ; mais il sera jugé parcontumace.

Wisch, ancien fournisseur des armées, était un honnête homme,très estimé, qui n’a pas supporté l’idée d’avoir été la dupe dusieur Chardin, le garde-magasin en fuite. »

Et aux faits-Paris, on lisait ceci :

« M. le maréchal ministre de la guerre, pour éviter à l’avenirtout désordre, a résolu de créer un bureau des subsistances enAfrique. On désigne un chef de bureau, M. Marneffe, comme devantêtre chargé de cette organisation. »

« La succession du baron Hulot excite toutes les ambitions. Cettedirection est, dit-on, promise à M. le comte Martial de laRoche-Hugon, député, beau-frère de M. le comte de Rastignac. M.Massol, maître des requêtes, serait nommé conseiller d’Etat, et M.Claude Vignon maître des requêtes. »

De toutes les espèces de canards, la plus dangereuse pour lesjournaux de l’opposition, c’est le canard officiel. Quelque rusésque soient les journalistes, ils sont parfois les dupes,volontaires ou involontaires, de l’habileté de ceux d’entre euxqui, de la presse, ont passé, comme Claude Vignon, dans les hautesrégions du pouvoir. Le journal ne peut être vaincu que par lejournaliste. Aussi doit-on se dire, en travestissant Voltaire :

Le fait-Paris n’est pas ce qu’un vain peuple pense.

Chapitre 95La mercuriale du frère

Le maréchal Hulot ramena son frère, qui se tint sur le devant dela voiture, en laissant respectueusement son aîné dans le fond. Lesdeux frères n’échangèrent pas une parole. Hector était anéanti. Lemaréchal resta concentré, comme un homme qui rassemble ses forceset qui les bande pour soutenir un poids écrasant. Rentré dans sonhôtel, il amena, sans dire un mot et par des gestes impératifs, sonfrère dans son cabinet. Le comte avait reçu de l’empereur Napoléonune magnifique paire de pistolets de la manufacture deVersailles ; il tira la boîte, sur laquelle était gravéel’inscription : Donnée par l’empereur Napoléon au général Hulot, dusecrétaire où il la mettait, et, la montrant à son frère, il luidit :

– Voilà ton médecin.

Lisbeth qui regardait par la porte entre-bâillée, courut à lavoiture, et donna l’ordre d’aller au grand trot rue Plumet. Envingt minutes à peu près, elle amena la baronne, instruite de lamenace du maréchal à son frère.

Le comte, sans regarder son frère, sonna pour demander sonfactotum, le vieux soldat qui le servait depuis trente ans.

– Beau-Pied, lui dit-il, amène-moi mon notaire, le comteSteinbock, ma nièce Hortense et l’agent de change du Trésor. Il estdix heures et demie, il me faut tout ce monde à midi. Prends desvoitures… et va plus vite que ça !… dit-il en retrouvant unelocution républicaine qu’il avait souvent à la bouche jadis.

Et il fit la moue terrible qui rendait ses soldats attentifsquand il examinait les genêts de la Bretagne en 1799. (Voir lesChouans.)

– Vous serez obéi, maréchal, dit Beau-Pied en mettant le reversde sa main à son front.

Sans s’occuper de son frère, le vieillard revint dans soncabinet, prit une clef cachée dans un secrétaire, et ouvrit unecassette en malachite plaquée sur acier, présent de l’empereurAlexandre. Par ordre de l’empereur Napoléon, il tait venu rendre àl’empereur russe des effets particuliers pris à la bataille deDresde, et contre lesquels Napoléon espérait obtenir Vandamme. Leczar récompensa magnifiquement le général Hulot en lui donnantcette cassette, et lui dit qu’il espérait pouvoir un jour avoir lamême courtoisie pour l’empereur des Français ; mais il gardaVandamme. Les armes impériales de Russie étaient en or sur lecouvercle de cette boîte garnie tout en or. Le maréchal compta lesbillets de banque et l’or qui s’y trouvaient ; il possédaitcent cinquante-deux mille francs ! Il laissa échapper unmouvement de satisfaction. En ce moment, Mme Hulot entra dans unétat à attendrir des juges politiques. Elle se jeta sur Hector, enregardant la boîte de pistolets et le maréchal, alternativement,d’un air fou.

– Qu’avez-vous contre votre frère ? Que vous a fait monmari ? dit-elle d’une voix si vibrante, que le maréchall’entendit.

– Il nous a déshonorés tous ! répondit le vieux soldat dela République, qui rouvrit par cet effort une de ses blessures. Ila volé l’Etat ! Il m’a rendu mon nom odieux ; il me faitsouhaiter de mourir, il m’a tué… Je n’ai de force que pouraccomplir la restitution !… J’ai été humilié devant le Condéde la République, devant l’homme que j’estime le plus, et à quij’ai donné injustement un démenti, le prince de Wissembourg !…Est-ce rien, cela ? Voilà son compte avec la patrie !

Il essuya une larme.

– A sa famille maintenant ! reprit-il. Il vous arrache lepain que je vous gardais, le fruit de trente années d’économie, letrésor des privations du vieux soldat ! Voilà ce que je vousdestinais ! dit-il en montrant les billets de banque. Il a tuéson oncle Fischer, noble et digne enfant de l’Alsace, qui n’a pas,comme lui, pu soutenir l’idée d’une tache à son nom de paysan.Enfin, Dieu, par une clémence adorable, lui avait permis de choisirun ange entre toutes les femmes ! Il a eu le bonheur inouï deprendre pour épouse une Adeline ! et il l’a trahie, il l’aabreuvée de chagrins, il l’a quittée pour des catins, pour desgourgandines, pour des sauteuses, des actrices, des Cadine, desJosépha, des Marneffe !… Et voilà l’homme de qui j’ai fait monenfant, mon orgueil !… Va, malheureux, si tu acceptes la vieinfâme que tu t’es faite, sors ! Moi, je n’ai pas la force demaudire un frère que j’ai tant aimé; je suis aussi faible pour luique vous l’êtes, Adeline ; mais qu’il ne reparaisse plusdevant moi. Je lui défends d’assister à mon convoi, de suivre moncercueil. Qu’il ait la pudeur du crime, s’il n’en a pas leremords…

Le maréchal, devenu blême, se laissa tomber sur le divan de soncabinet, épuisé par ces solennelles paroles. Et, pour la premièrefois de sa vie peut-être, deux larmes roulèrent de ses yeux etsillonnèrent ses joues.

– Mon pauvre oncle Fischer ! s’écria Lisbeth, qui se mit unmouchoir sur les yeux.

– Mon frère ! dit Adeline en venant s’agenouiller devant lemaréchal, vivez pour moi ! Aidez-moi dans l’œuvre quej’entreprendrai de réconcilier Hector avec la vie, de lui faireracheter ses fautes !…

– Lui ! dit le maréchal, s’il vit, il n’est pas au bout deses crimes ! Un homme qui a méconnu une Adeline, et qui aéteint en lui les sentiments du vrai républicain, cet amour dupays, de la famille et du pauvre que je m’efforçais de luiinculquer, cet homme est un monstre, un pourceau… Emmenez-le, sivous l’aimez encore, car je sens en moi une voix qui me crie decharger mes pistolets et de lui faire sauter la cervelle ! Enle tuant, je vous sauverais tous, et je le sauverais delui-même.

Le vieux maréchal se leva par un mouvement si redoutable, que lapauvre Adeline s’écria :

– Viens, Hector !

Elle saisit son mari, l’emmena, quitta la maison, entraînant lebaron, si défait, qu’elle fut obligée de le mettre en voiture pourle transporter rue Plumet, où il prit le lit. Cet homme, quasidissous, y resta plusieurs jours, refusant toute nourriture sansdire un mot. Adeline obtenait à force de larmes qu’il avalât desbouillons ; elle le gardait, assise à son chevet, et nesentant plus, de tous les sentiments qui naguère lui remplissaientle cœur, qu’une pitié profonde.

Chapitre 96Un bel enterrement

A midi et demi, Lisbeth introduisit dans le cabinet de son chermaréchal, qu’elle ne quittait pas, tant elle fut effrayée deschangements qui s’opéraient en lui, le notaire et le comteSteinbock.

– Monsieur le comte, dit le maréchal, je vous prie de signerl’autorisation nécessaire à ma nièce, votre femme, pour vendre uneinscription de rente dont elle ne possède encore que la nuepropriété. – Mademoiselle Fischer, vous acquiescerez à cette venteen abandonnant votre usufruit.

– Oui, cher comte, dit Lisbeth sans hésiter.

– Bien, ma chère, répondit le vieux soldat. J’espère vivre assezpour vous récompenser. Je ne doutais pas de vous : vous êtes unevraie républicaine, une fille du peuple.

Il prit la main de la vieille fille et y mit un baiser.

– Monsieur Hannequin, dit-il au notaire, faites l’actenécessaire sous forme de procuration, que je l’aie d’ici à deuxheures, afin de pouvoir vendre la rente à la Bourse d’aujourd’hui.Ma nièce, la comtesse, a le titre ; elle va venir, ellesignera l’acte quand vous l’apporterez, ainsi que mademoiselle. M.le comte vous accompagnera chez vous pour vous donner sasignature.

L’artiste, sur un signe de Lisbeth, salua respectueusement lemaréchal et sortit.

Le lendemain, à dix heures du matin, le comte de Forzheim se fitannoncer chez le prince de Wissembourg et fut aussitôt admis.

– Eh bien, mon cher Hulot, dit le maréchal Cottin en présentantles journaux à son vieil ami, nous avons, vous le voyez, sauvé lesapparences… Lisez.

Le maréchal Hulot posa les journaux sur le bureau de son vieuxcamarade et lui tendit deux cent mille francs.

– Voici ce que mon frère a pris à l’Etat, dit-il.

– Quelle folie ! s’écria le ministre. Il nous estimpossible, ajouta-t-il en prenant le cornet que lui présenta lemaréchal et lui parlant dans l’oreille, d’opérer cette restitution.Nous serions obligés d’avouer les concussions de votre frère, etnous avons tout fait pour les cacher…

– Faites-en ce que vous voudrez ; mais je ne veux pas qu’ily ait dans la fortune de la famille Hulot un liard de volé dans lesdeniers de l’Etat, dit le comte.

– Je prendrai les ordres du roi à ce sujet. N’en parlons plus,répondit le ministre en reconnaissant l’impossibilité de vaincre lesublime entêtement du vieillard.

– Adieu, Cottin, dit le vieillard en prenant la main du princede Wissembourg, je me sens l’âme gelée…

Puis, après avoir fait un pas, il se retourna, regarda le princequ’il vit ému fortement, il ouvrit les bras pour l’y serrer, et leprince embrassa le maréchal.

– Il me semble que je dis adieu, dit-il à toute la grande arméeen ta personne…

– Adieu donc, mon bon et vieux camarade ! dit leministre.

– Oui, adieu, car je vais où sont tous ceux de nos soldats quenous avons pleurés…

En ce moment, Claude Vignon entra. Les deux vieux débris desphalanges napoléoniennes se saluèrent gravement en faisantdisparaître toute trace d’émotion.

– Vous avez dû, mon prince, être content des journaux ? ditle futur maître des requêtes. J’ai manœuvré de manière à fairecroire aux feuilles de l’opposition qu’elles publiaient nossecrets…

– Malheureusement, tout est inutile, répliqua le ministre quiregarda le maréchal s’en allant par le salon. Je viens de dire undernier adieu qui m’a fait bien du mal. Le maréchal Hulot n’a pastrois jours à vivre, je l’ai bien vu d’ailleurs, hier. Cet homme,une de ces probités divines, un soldat respecté par les bouletsmalgré sa bravoure… tenez… là, sur ce fauteuil !… a reçu lecoup mortel, et de ma main, par un papier !… Sonnez etdemandez ma voiture. Je vais à Neuilly, dit-il en serrant les deuxcent mille francs dans son portefeuille ministériel.

Malgré les soins de Lisbeth, trois jours après, le maréchalHulot était mort. De tels hommes sont l’honneur des partis qu’ilsont embrassés. Pour les républicains, le maréchal était l’idéal dupatriotisme ; aussi se trouvèrent-ils tous à son convoi, quifut suivi d’une foule immense. L’armée, l’administration, la cour,le peuple, tout le monde vint rendre hommage à cette haute vertu, àcette intacte probité, à cette gloire si pure. N’a pas, qui veut,le peuple à son convoi. Ces obsèques furent marquées par un de cestémoignages pleins de délicatesse, de bon goût et de cœur, qui, deloin en loin, rappellent les mérites et la gloire de la noblessefrançaise. Derrière le cercueil du maréchal, on vit le vieuxmarquis de Montauran, le frère de celui qui, dans la levée deboucliers des chouans en 1799, avait été l’adversaire etl’adversaire malheureux de Hulot. Le marquis, en mourant sous lesballes des bleus, avait confié les intérêts de son jeune frère ausoldat de la République. (Voir les Chouans.) Hulot avait si bienaccepté le testament verbal du noble, qu’il réussit à sauver lesbiens de ce jeune homme, alors émigré. Ainsi, l’hommage de lavieille noblesse française ne manqua pas au soldat qui, neuf ansauparavant, avait vaincu Madame.

Cette mort, arrivée quatre jours avant la dernière publicationde son mariage, fut pour Lisbeth le coup de foudre qui brûle lamoisson engrangée avec la grange. La Lorraine, comme il arrivesouvent, avait trop réussi. Le maréchal était mort des coups portésà cette famille par elle et par Mme Marneffe. La haine de lavieille fille, qui semblait assouvie par le succès, s’accrut detoutes ses espérances trompées. Lisbeth alla pleurer de rage chezMme Marneffe ; car elle fut sans domicile, le maréchal ayantsubordonné la durée de son bail à celle de sa vie. Crevel, pourconsoler l’amie de sa Valérie, en prit les économies, les doublalargement, et plaça ce capital en cinq pour cent, en lui donnantl’usufruit et mettant la propriété au nom de Célestine. Grâce àcette opération, Lisbeth posséda deux mille francs de renteviagère. On trouva, lors de l’inventaire, un mot du maréchal à sabelle-sœur, à sa nièce Hortense et à son neveu Victorin, qui leschargeait de payer, à eux trois, douze cents francs de renteviagère à celle qui devait être sa femme Mlle Lisbeth Fischer.

Chapitre 97Départ du père prodigue

Adeline, voyant le baron entre la vie et la mort, réussit à luicacher pendant quelques jours le décès du maréchal ; maisLisbeth vint en deuil, et la fatale vérité lui fut révélée onzejours après les funérailles. Ce coup terrible rendit de l’énergieau malade, il se leva, trouva toute sa famille réunie au salon,habillée de noir, et elle devint silencieuse à son aspect. Enquinze jours, Hulot, devenu maigre comme un spectre, offrit à safamille une ombre de lui-même.

– Il faut prendre un parti, dit-il d’une voix éteinte ens’asseyant sur un fauteuil et regardant cette réunion où manquaientCrevel et Steinbock.

– Nous ne pouvons plus rester ici, faisait observer Hortense aumoment où son père se montra, le loyer est trop cher…

– Quant à la question du logement, dit Victorin en rompant cepénible silence, j’offre à ma mère…

En entendant ces mots, qui semblaient l’exclure, le baron relevasa tête inclinée vers le tapis où il contemplait les fleurs sansles voir, et jeta sur l’avocat un déplorable regard. Les droits dupère sont toujours si sacrés, même lorsqu’il est infâme etdépouillé d’honneur, que Victorin s’arrêta.

– A votre mère… , reprit le baron. Vous avez raison, monfils !

– L’appartement au-dessus du nôtre, dans notre pavillon, ditCélestine achevant la phrase de son mari.

– Je vous gêne, mes enfants ?… dit le baron avec la douceurdes gens qui se sont condamnés eux-mêmes. Oh ! soyez sansinquiétude pour l’avenir, vous n’aurez plus à vous plaindre devotre père, et vous ne le reverrez qu’au moment où vous n’aurezplus à rougir de lui.

Il alla prendre Hortense et la baisa au front. Il ouvrit sesbras à son fils, qui s’y jeta désespérément en devinant lesintentions de son père. Le baron fit un signe à Lisbeth, qui vint,et il l’embrassa au front. Puis il se retira dans sa chambre, oùAdeline, dont l’inquiétude était poignante, le suivit.

– Mon frère avait raison, Adeline, lui dit-il en la prenant parla main. Je suis indigne de la vie de famille. Je n’ai pas osébénir autrement que dans mon cœur, mes pauvres enfants, dont laconduite a été sublime ; dis-leur que je n’ai pu que lesembrasser ; car, d’un homme infâme, d’un père qui devientl’assassin, le fléau de la famille, au lieu d’en être le protecteuret la gloire, une bénédiction pourrait être funeste ; mais jeles bénirai de loin, tous les jours. Quant à toi, Dieu seul, car ilest tout-puissant, peut te donner des récompenses proportionnées àtes mérites !… Je te demande pardon, dit-il en s’agenouillantdevant sa femme, lui prenant les mains et les mouillant delarmes.

– Hector ! Hector ! tes fautes sont grandes ;mais la miséricorde divine est infinie, et tu peux tout réparer enrestant avec moi… Relève-toi dans des sentiments chrétiens, monami… Je suis ta femme et non ton juge. Je suis ta chose, fais demoi tout ce que tu voudras, mène-moi où tu iras, je me sens laforce de te consoler, de te rendre la vie supportable, à forced’amour, de soins et de respect !… Nos enfants sont établis,ils n’ont plus besoin de moi. Laisse-moi tâcher d’être tonamusement, ta distraction. Permets-moi de partager les peines deton exil, de ta misère, pour les adoucir. Je te serai toujoursbonne à quelque chose, ne fût-ce qu’à t’épargner la dépense d’uneservante…

– Me pardonnes-tu, ma chère et bien-aimée Adeline ?

– Oui ; mais, mon ami, relève-toi !

– Eh bien, avec ce pardon, je pourrai vivre ! reprit-il ense relevant. Je suis rentré dans notre chambre pour que nos enfantsne fussent pas témoins de l’abaissement de leur père. Ah !voir tous les jours devant soi un père, criminel comme je le suis,il y a quelque chose d’épouvantable qui ravale le pouvoir paternelet qui dissout la famille. Je ne puis donc rester au milieu devous, je vous quitte pour vous épargner l’odieux spectacle d’unpère sans dignité. Ne t’oppose pas à ma fuite, Adeline. Ce seraitarmer toi-même le pistolet avec lequel je me ferais sauter lacervelle… Enfin, ne me suis pas dans ma retraite, tu me priveraisde la seule force qui me reste, celle du remords.

L’énergie d’Hector imposa silence à la mourante Adeline. Cettefemme, si grande au milieu de tant de ruines, puisait son couragedans son intime union avec son mari ; car elle le voyait àelle, elle apercevait la mission sublime de le consoler, de lerendre à la vie de famille, et de le réconcilier avec lui-même.

– Hector, tu veux donc me laisser mourir de désespoir,d’anxiétés, d’inquiétudes !… dit-elle en se voyant enlever leprincipe de sa force.

– Je te reviendrai, ange descendu du ciel, je crois, exprès pourmoi ; je vous reviendrai, sinon riche, du moins dansl’aisance. Ecoute, ma bonne Adeline, je ne puis rester ici par unefoule de raisons. D’abord, ma pension, qui sera de six millefrancs, est engagée pour quatre ans, je n’ai donc rien. Ce n’estpas tout ! je vais être sous le coup de la contrainte parcorps dans quelques jours, à cause des lettres de change souscritesà Vauvinet… Ainsi, je dois m’absenter, jusqu’à ce que mon fils, àqui je vais laisser des instructions précises, ait racheté cestitres. Ma disparition aidera puissamment cette opération. Lorsquema pension de retraite sera libre, lorsque Vauvinet sera payé, jevous reviendrai… Tu décèlerais le secret de mon exil. Soistranquille, ne pleure pas, Adeline… Il ne s’agit que d’un mois…

– Où iras-tu ? que feras-tu ? que deviendras-tu ?qui te soignera, toi qui n’es plus jeune ? Laisse-moidisparaître avec toi, nous irons à l’étranger, dit-elle.

– Eh bien, nous allons voir, répondit-il.

Le baron sonna, donna l’ordre à Mariette de rassembler tous seseffets, de les mettre secrètement et promptement dans des malles.Puis il pria sa femme, après l’avoir embrassée, avec une effusionde tendresse à laquelle elle n’était pas habituée, de le laisser unmoment seul pour écrire les instructions dont avait besoinVictorin, en lui promettant de ne quitter la maison qu’à la nuit etavec elle. Dès que la baronne fut rentrée au salon, le finvieillard passa par le cabinet de toilette, gagna l’antichambre etsortit en remettant à Mariette un carré de papier sur lequel ilavait écrit : « Adressez mes malles par le chemin de fer de Corbeil,à M. Hector, bureau restant, à Corbeil. » Le baron, monté dans unfiacre, courait déjà dans Paris lorsque Mariette vint montrer à labaronne ce mot, en lui disant que monsieur venait de sortir.Adeline s’élança dans la chambre, en tremblant plus fortement quejamais ; ses enfants, effrayés, l’y suivirent en entendant uncri perçant. On releva la baronne évanouie ; il fallut lamettre au lit, car elle fut prise d’une fièvre nerveuse qui la tintentre la vie et la mort pendant un mois.

– Où est-il ? était la seule parole qu’on obtenaitd’elle.

Les recherches de Victorin furent infructueuses. Voicipourquoi.

Chapitre 98Où Josépha disparaît

Le baron s’était fait conduire à la place du Palais-Royal. Là,cet homme, qui retrouva tout son esprit pour accomplir un desseinprémédité pendant les jours où il était resté dans son lit, anéantide douleur et de chagrin, traversa le Palais-Royal et alla prendreune magnifique voiture de remise, rue Joquelet. D’après l’ordrereçu, le cocher entra rue de la Ville-l’Evêque, au fond de l’hôtelde Josépha, dont les portes s’ouvrirent, au cri du cocher, pourcette splendide voiture. Josépha vint, amenée par la curiosité; sonvalet de chambre lui avait dit qu’un vieillard impotent, incapablede quitter sa voiture, la priait de descendre pour un instant.

– Josépha ! c’est moi !…

L’illustre cantatrice ne reconnut son Hulot qu’à la voix.

– Comment, c’est toi, mon pauvre vieux !… Ma paroled’honneur, tu ressembles aux pièces de vingt francs que les juifsd’Allemagne ont lavées et que les changeurs refusent.

– Hélas ! oui, répondit Hulot, je sors des bras de lamort ! Mais tu es toujours belle, toi ! seras-tubonne ?

– C’est selon, tout est relatif ! dit-elle.

– Écoute-moi, reprit Hulot. Peux-tu me loger dans une chambre dedomestique, sous les toits, pendant quelques jours ? Je suissans un liard, sans espérance, sans pain, sans pension, sans femme,sans enfants, sans asile, sans honneur, sans courage, sans ami, etpis que tout cela ! sous le coup de lettres de change…

– Pauvre vieux ! c’est bien des sans ! Es-tu aussisans culotte ?

– Tu ris, je suis perdu ! s’écria le baron. Je comptaiscependant sur toi, comme Gourville sur Ninon.

– C’est, m’a-t-on dit, demanda Josépha, une femme du monde quit’a mis dans cet état-là? Les farceuses s’entendent mieux que nousà la plumaison du dinde !… Oh ! te voilà comme unecarcasse abandonnée par les corbeaux… on voit le jour àtravers !

– Le temps presse, Josépha !

– Entre, mon vieux ! je suis seule, et mes gens ne teconnaissent pas. Renvoie ta voiture. Est-elle payée ?

– Oui, dit le baron en descendant appuyé sur le bras deJosépha.

– Tu passeras, si tu veux, pour mon père, dit la cantatriceprise de pitié.

Elle fit asseoir Hulot dans le magnifique salon où il l’avaitvue la dernière fois.

– Est-ce vrai, vieux, reprit-elle, que tu as tué ton frère etton oncle, ruiné ta famille, surhypothéqué la maison de tes enfantset mangé la grenouille du gouvernement en Afrique avec laprincesse ?

Le baron inclina tristement la tête.

– Eh bien, j’aime cela ! s’écria Josépha, qui se levapleine d’enthousiasme. C’est un brûlage général ! C’estsardanapale ! c’est grand ! c’est complet ! On estune canaille, mais on a du cœur. Eh bien, moi, j’aime mieux unmange-tout, passionné comme toi pour les femmes, que ces froidsbanquiers sans âme qu’on dit vertueux et qui ruinent des milliersde familles avec leurs rails qui sont de l’or pour eux et du ferpour les gogos ! Toi, tu n’as ruiné que les tiens, tu n’asdisposé que de toi ! et puis tu as une excuse, et physique etmorale…

Elle se posa tragiquement et dit :

– C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

Et voilà! ajouta-t-elle en pirouettant.

Hulot se trouvait absous par le vice, le vice lui souriait aumilieu de son luxe effréné. La grandeur des crimes était là, commepour les jurés, une circonstance atténuante.

– Est-elle jolie, ta femme du monde, au moins ? demanda lacantatrice en essayant pour première aumône de distraire Hulot,dont la douleur la navrait.

– Ma foi, presque autant que toi ! répondit finement lebaron.

– Et… bien farce ? m’a-t-on dit. Que te faisait-elledonc ? Est-elle plus drôle que moi ?

– N’en parlons plus, dit Hulot.

– On dit qu’elle a enguirlandé mon Crevel, le petit Steinbock etun magnifique Brésilien ?

– C’est bien possible…

– Elle est dans un hôtel aussi joli que celui-ci, donné parCrevel. Cette gueuse-là, c’est mon prévôt, elle achève les gens quej’ai entamés ! Voilà, vieux, pourquoi je suis si curieuse desavoir comment elle est, je l’ai entrevue en calèche au Bois, maisde loin… C’est, m’a dit Carabine, une voleuse finie ! Elleessaye de manger Crevel ! mais elle ne pourra que legrignoter. Crevel est un rat ! un rat bonhomme qui dittoujours oui, et qui n’en fait qu’à sa tête. Il est vaniteux, ilest passionné, mais son argent est froid. On n’a rien de cescadets-là que mille à trois mille francs par mois, et ilss’arrêtent devant la grosse dépense, comme des ânes devant unerivière. Ce n’est pas comme toi, mon vieux, tu es un homme àpassions, on te ferait vendre ta patrie ! Aussi, vois-tu jesuis prête à tout faire pour toi ! Tu es mon père, tu m’aslancée ! c’est sacré. Que te faut-il ? Veux-tu cent millefrancs ? on s’exterminera le tempérament pour te les gagner.Quant à te donner la pâtée et la niche, ce n’est rien. Tu auras toncouvert mis ici tous les jours, tu peux prendre une belle chambreau second, et tu auras cent écus par mois pour ta poche.

Le baron, touché de cette réception, eut un dernier accès denoblesse.

– Non, ma petite, non, je ne suis pas venu pour me faireentretenir, dit-il.

– A ton âge, c’est un fier triomphe ! dit-elle.

– Voici ce que je désire, mon enfant. Ton duc d’Hérouville ad’immenses propriétés en Normandie, et je voudrais être sonrégisseur sous le nom de Thoul. J’ai la capacité, l’honnêteté, caron prend à son gouvernement, on ne vole pas pour cela dans unecaisse…

– Eh ! eh ! fit Josépha, qui a bu boira !

– Enfin, je ne demande qu’à vivre inconnu pendant trois ans…

– Ça, c’est l’affaire d’un instant ; ce soir, après dîner,dit Josépha, je n’ai qu’à parler. Le duc m’épouserait, si je levoulais ; mais j’ai sa fortune, je veux plus !… sonestime. C’est un duc de la haute école. C’est noble, c’estdistingué, c’est grand comme Louis XIV et comme Napoléon mis l’unsur l’autre, quoique nain. Et puis j’ai fait comme la Schontz avecRochefide : par mes conseils, il vient de gagner deux millions.Mais écoute-moi, mon vieux pistolet… Je te connais, tu aimes lesfemmes, et tu courras là-bas après les petites Normandes, qui sontdes filles superbes, tu te feras casser les os par les gars ou parles pères, et le duc sera forcé de te dégommer. Est-ce que je nevois pas, à la manière dont tu me regardes, que le jeune hommen’est pas encore tué chez toi, comme a dit Fénelon ! Cetterégie n’est pas ton affaire. On ne rompt pas comme on veut,vois-tu, vieux, avec Paris, avec nous autres ! Tu crèveraisd’ennui à Hérouville !

– Que devenir ? demanda le baron, car je ne veux resterchez toi que le temps de prendre un parti.

– Voyons, veux-tu que je te case à mon idée ?

Écoute, vieux chauffeur !…

Chapitre 99Une agrafe

Il te faut des femmes. Ça console de tout. Écoute-moi bien. Aubas de la Courtille, rue Saint-Maur-du-Temple, je connais unepauvre famille qui possède un trésor : une petite fille, plus jolieque je ne l’étais à seize ans !… Ah ! ton oeil flambedéjà! Ça travaille seize heures par jour à broder des étoffesprécieuses pour les marchands de soieries et ça gagne seize souspar jour, un sou par heure, une misère !… Et ça mange, commeles Irlandais, des pommes de terre, mais frites dans de la graissede rat, du pain cinq fois la semaine, ça boit de l’eau de l’Ourcqaux tuyaux de la ville, parce que l’eau de la Seine est tropchère ; et ça ne peut pas avoir d’établissement à son compte,faute de six ou sept mille francs. Ça ferait les cent horreurs pouravoir sept ou huit mille francs. Ta famille et ta femme t’embêtent,n’est-ce pas ?… D’ailleurs, on ne peut pas se voir rien là oùl’on était dieu. Un père sans argent et sans honneur, ça s’empailleet ça se met derrière un vitrage…

Le baron ne put s’empêcher de sourire à ces atrocesplaisanteries.

– Eh bien, la petite Bijou vient demain m’apporter une robe dechambre brodée, un amour ; ils y ont passé six mois, personnen’aura pareille étoffe ! Bijou m’aime, car je lui donne desfriandises et mes vieilles robes. Puis j’envoie des bons de pain,des bons de bois et de viande à la famille, qui casserait pour moiles deux tibias à un premier sujet, si je le voulais. Je tâche defaire un peu de bien ! Ah ! je sais ce que j’ai souffertquand j’avais faim ! Bijou m’a versé dans le cœur ses petitesconfidences. Il y a chez cette petite fille l’étoffe d’unefigurante de l’Ambigu-Comique. Bijou rêve de porter de belles robescomme les miennes, et surtout d’aller en voiture. Je lui dirai : »Ma petite, veux-tu d’un monsieur de… ? »

– Qu’êque-t’as ?… demanda-t-elle en s’interrompant,soixante et douze ?…

– Je n’ai plus d’âge !

– « Veux-tu, lui dirai-je, d’un monsieur de soixante et douzeans, bien propret, qui ne prend pas de tabac, sain comme mon oeil,qui vaut un jeune homme ? tu te marieras avec lui autreizième ; il vivra bien gentiment avec vous, il vous donnerasept mille francs pour être à votre compte, il te meublera unappartement tout en acajou ; puis, si tu es sage, il te mèneraquelquefois au spectacle. Il te donnera cent francs par mois pourtoi, et cinquante francs pour la dépense ! »

Je connais Bijou, c’est moi-même à quatorze ans ! J’aisauté de joie quand cet abominable Crevel m’a fait ces atrocespropositions-là! Eh bien, vieux, tu seras emballé là pour troisans. C’est sage, c’est honnête, et ça aura d’ailleurs des illusionspour trois ou quatre ans, pas plus.

Hulot n’hésitait pas, son parti de refuser était pris ;mais, pour remercier la bonne et excellente cantatrice qui faisaitle bien à sa manière, il eut l’air de balancer entre le vice et lavertu.

– Ah ! çà! tu restes froid comme un pavé en décembre !reprit-elle étonnée. Voyons ! tu fais le bonheur d’une famillecomposée d’un grand-père qui trotte, d’une mère qui s’use àtravailler, et de deux sœurs, dont une fort laide, qui gagnent àelles deux trente-deux sous en se tuant les yeux. Ça compense lemalheur dont tu es la cause chez toi, tu rachètes tes fautes ent’amusant comme une lorette à Mabille.

Hulot, pour mettre un terme à cette séduction, fit le geste decompter de l’argent.

– Sois tranquille sur les voies et moyens, reprit Josépha. Monduc te prêtera dix mille francs : sept mille pour un établissementde broderie au nom de Bijou, trois mille pour te meubler, et, tousles trois mois, tu trouveras six cent cinquante francs ici sur unbillet. Quand tu recouvreras ta pension, tu rendras au duc cesdix-sept mille francs-là. En attendant, tu seras heureux comme uncoq en pâte, et perdu dans un trou à ne pas pouvoir être trouvé parla police ! Tu te mettras en grosse redingote de castorine, tuauras l’air d’être un propriétaire aisé du quartier. Nomme-toiThoul, si c’est ta fantaisie. Moi, je te donne à Bijou comme un demes oncles, venu d’Allemagne en faillite, et tu seras chouchoutécomme un dieu. Voilà papa !… Qui sait ? peut-être neregretteras-tu rien ? Si par hasard tu t’ennuyais, garde unede tes belles pelures, tu viendras ici me demander à dîner etpasser la soirée.

– Moi qui voulais devenir vertueux, rangé!… Tiens, fais-moiprêter vingt mille francs, et je pars faire fortune en Amérique, àl’exemple de mon ami d’Aiglemont quand Nucingen l’a ruiné…

– Toi ! s’écria Josépha ; laisse donc les mœurs auxépiciers, aux simples tourlourous, aux citoyens français, qui n’ontque la vertu pour se faire valoir ! Toi ! tu es né pourêtre autre chose qu’un jobard, tu es en homme ce que je suis enfemme : un génie gouapeur !

– La nuit porte conseil, nous causerons de tout cela demain.

– Tu vas dîner avec le duc. Mon d’Hérouville te recevrapoliment, comme si tu avais sauvé l’État ! et, demain, tuprendras un parti. Allons, de la gaieté, mon vieux ! La vieest un vêtement : quand il est sale, on le brosse ; quand ilest troué, on le raccommode ; mais on reste vêtu tant qu’onpeut !

Cette philosophie du vice et son entrain dissipèrent leschagrins cuisants de Hulot.

Le lendemain, à midi, après un succulent déjeuner, Hulot vitentrer un de ces vivants chefs-d’œuvre que Paris, seul au monde,peut fabriquer à cause de l’incessant concubinage du luxe et de lamisère, du vice et de l’honnêteté, du désir réprimé et de latentation renaissante, qui rend cette ville l’héritière des Ninive,des Babylone et de la Rome impériale. Mlle Olympe Bijou, petitefille de seize ans, montra le visage sublime que Raphaël a trouvépour ses Vierges, des yeux d’une innocence attristée par destravaux excessifs, des yeux noirs rêveurs, armés de longs cils, etdont l’humidité se desséchait sous le feu de la nuit laborieuse,des yeux assombris par la fatigue ; mais un teint deporcelaine et presque maladif ; mais une bouche comme unegrenade entr’ouverte, un sein tumultueux, des formes pleines, dejolies mains, des dents d’un émail distingué, des cheveux noirsabondants, le tout ficelé d’indienne à soixante-quinze centimes lemètre, orné d’une collerette brodée, monté sur des souliers de peausans clous, et décoré de gants à vingt-neuf sous. L’enfant, qui neconnaissait pas sa valeur, avait fait sa plus belle toilette pourvenir chez la grande dame. Le baron, repris par la main griffue dela volupté, sentit toute sa vie s’échapper par ses yeux. Il oubliatout devant cette sublime créature. Il fut comme le chasseurapercevant le gibier : devant un empereur, on le met enjoue !

– Et, lui dit Josépha dans l’oreille, c’est garanti neuf, c’esthonnête ! et pas de pain. Voilà Paris ! J’ai étéça !

– C’est dit, répliqua le vieillard en se levant et se frottantles mains.

Quand Olympe Bijou fut partie, Josépha regarda le baron d’un airmalicieux.

– Si tu ne veux pas avoir du désagrément, papa, dit-elle, soissévère comme un procureur général sur son siège. Tiens la petite enbride, sois Bartholo ! Gare aux Auguste, aux Hippolyte, auxNestor, aux Victor, à tous les or !… Dame, une fois que çasera vêtu, nourri, si ça lève la tête, tu seras mené comme unRusse… Je vais voir à t’emménager. Le duc fait bien leschoses ; il te prête, c’est-à-dire il te donne dix millefrancs, et il en met huit chez son notaire, qui sera chargé de tecompter six cents francs tous les trimestres, car je te crains…Suis-je gentille ?

– Adorable !

Dix jours après avoir abandonné sa famille, au moment où, touten larmes, elle était groupée autour du lit d’Adeline mourante, etqui disait d’une voix faible : « Que fait-il ? » Hector, sous lenom de Thoul, rue Saint-Maur, se trouvait avec Olympe à la têted’un établissement de broderie, sous la déraison sociale Thoul etBijou.

Chapitre 100Le legs du Maréchal

Victorin Hulot reçut, du malheur acharné sur sa famille, cettedernière façon qui perfectionne ou qui démoralise l’homme. Ildevint parfait. Dans les grandes tempêtes de la vie, on imite lescapitaines qui, par les ouragans, allègent le navire des grossesmarchandises. L’avocat perdit son orgueil intérieur, son assurancevisible, sa morgue d’orateur et ses prétentions politiques. Enfinil fut en homme ce que sa mère était en femme. Il résolutd’accepter sa Célestine, qui, certes, ne réalisait pas sonrêve ; et jugea sainement la vie en voyant que la loi communeoblige à se contenter en toutes choses d’à peu près. Il se juradonc à lui-même d’accomplir ses devoirs, tant la conduite de sonpère lui fit horreur. Ces sentiments se fortifièrent au chevet dulit de sa mère, le jour où elle fut sauvée. Ce premier bonheur nevint pas seul. Claude Vignon, qui, tous les jours, prenait de lapart du prince de Wissembourg le bulletin de la santé de Mme Hulot,pria le député réélu de l’accompagner chez le ministre.

– Son Excellence, lui dit-il, désire avoir une conférence avecvous sur vos affaires de famille. Victorin Hulot et le ministre seconnaissaient depuis longtemps ; aussi le maréchal le reçut-ilavec une affabilité caractéristique et de bon augure.

– Mon ami, dit le vieux guerrier, j’ai juré, dans ce cabinet, àvotre oncle le maréchal, de prendre soin de votre mère. Cettesainte femme va recouvrer la santé, m’a-t-on dit, le moment estvenu de panser vos plaies. J’ai là deux cent mille francs pourvous, je vais vous les remettre.

L’avocat fit un geste digne de son oncle le maréchal.

– Rassurez-vous, dit le prince en souriant. C’est unfidéicommis. Mes jours sont comptés, je ne serai pas toujours là,prenez donc cette somme, et remplacez-moi dans le sein de votrefamille. Vous pouvez vous servir de cet argent pour payer leshypothèques qui grèvent votre maison. Ces deux cent mille francsappartiennent à votre mère et à votre sœur. Si je donnais cettesomme à Mme Hulot, son dévouement à son mari me ferait craindre dela voir dissipée ; et l’intention de ceux qui la rendent estque ce soit le pain de Mme Hulot et celui de sa fille, la comtesseSteinbock. Vous êtes un homme sage, le digne fils de votre noblemère, le vrai neveu de mon ami le maréchal, vous êtes bien appréciéici, mon cher ami, comme ailleurs. Soyez donc l’ange tutélaire devotre famille, acceptez le legs de votre oncle et le mien.

– Monseigneur, dit Hulot en prenant la main du ministre et lalui serrant, des hommes comme vous savent que les remercîments enparoles ne signifient rien, la reconnaissance se prouve.

– Prouvez-moi la vôtre ! dit le vieux soldat.

– Que faut-il faire ?

– Accepter mes propositions, dit le ministre. On veut vousnommer avocat du contentieux de la guerre, qui, dans la partie dugénie, se trouve surchargée d’affaires litigieuses à cause desfortifications de Paris ; puis avocat consultant de lapréfecture de police, et conseil de la liste civile. Ces troisfonctions vous constitueront dix-huit mille francs de traitement etne vous enlèveront point votre indépendance. Vous voterez à laChambre selon vos opinions politiques et votre conscience… Agissezen toute liberté, allez ! nous serions bien embarrassés sinous n’avions pas une opposition nationale ! Enfin, un mot devotre oncle, écrit quelques heures avant qu’il rendît le derniersoupir, m’a tracé ma conduite envers votre mère, que le maréchalaimait bien !… Mmes Popinot, de Rastignac, de Navarreins,d’Espard, de Grandlieu, de Carigliano, de Lenoncourt et de la Bâtieont créé pour votre chère mère une place d’inspectrice debienfaisance. Ces présidentes de sociétés de bonnes œuvres nepeuvent pas tout faire, elles ont besoin d’une dame probe quipuisse les suppléer activement, aller visiter les malheureux,savoir si la charité n’est pas trompée, vérifier si les secourssont bien remis à ceux qui les ont demandés, pénétrer chez lespauvres honteux, etc. Votre mère remplira la mission d’un ange,elle n’aura de rapports qu’avec MM. les curés et les dames decharité; on lui donnera six mille francs par an, et ses voituresseront payées. Vous voyez, jeune homme, que, du fond de sontombeau, l’homme pur, l’homme noblement vertueux protège encore safamille. Des noms tels que celui de votre oncle sont et doiventêtre une égide contre le malheur, dans les sociétés bienorganisées. Suivez donc les traces de votre oncle,persistez-y ; car vous y êtes ! je le sais.

– Tant de délicatesse, prince, ne m’étonne pas chez l’ami de mononcle, dit Victorin. Je tâcherai de répondre à toutes vosespérances.

– Allez promptement consoler votre famille !… Ah dites-moi,reprit le prince en échangeant une poignée de main avec Victorin,votre père a disparu ?

– Hélas ! oui.

– Tant mieux. Ce malheureux a eu, ce qui ne lui manque pasd’ailleurs, de l’esprit.

– Il a des lettres de change à craindre.

– Ah ! vous recevrez, dit le maréchal, six moisd’honoraires de vos trois places. Ce payement anticipé vous aiderasans doute à retirer ces titres des mains de l’usurier. Je verraid’ailleurs Nucigen, et peut-être pourrai-je dégager la pension devotre père, sans qu’il en coûte un liard ni à vous ni à monministère. Le pair de France n’a pas tué le banquier, Nucingen estinsatiable, et il demande une concession de je ne sais quoi…

A son retour rue Plumet, Victorin put donc accomplir son projetde prendre chez lui sa mère et sa sœur.

Chapitre 101Grands changements

Le jeune et célèbre avocat possédait, pour toute fortune, un desplus beaux immeubles de Paris, une maison achetée en 1834, enprévision de son mariage, et située sur le boulevard entre la ruede la Paix et la rue Louis-le-Grand. Un spéculateur avait bâti surla rue et sur le boulevard deux maisons, au milieu desquelles setrouvait, entre deux jardinets et des cours, un magnifiquepavillon, débris des splendeurs du grand hôtel de Verneuil. Hulotfils, sûr de la dot de Mlle Crevel, acheta pour un million, auxcriées, cette superbe propriété, sur laquelle il paya cinq centmille francs. Il se logea dans le rez-de-chaussée du pavillon, encroyant pouvoir achever le payement de son prix avec les loyersmais, si les spéculations en maisons à Paris sont sûres, elles sontlentes ou capricieuses, car elles dépendent de circonstancesimprévisibles. Ainsi que les flâneurs parisiens ont pu leremarquer, le boulevard entre la rue Louis-le-Grand et la rue de laPaix fructifia tardivement ; il se nettoya, s’embellit avectant de peine, que le commerce ne vint étaler là qu’en 1840 sessplendides devantures, l’or des changeurs, les féeries de la modeet le luxe effréné de ses boutiques. Malgré deux cent mille francsofferts à sa fille par Crevel dans le temps où son amour-propreétait flatté de ce mariage et lorsque le baron ne lui avait pasencore pris Josépha ; malgré deux cent mille francs payés parVictorin en sept ans, la dette qui pesait sur l’immeuble s’élevaitencore à cinq cent mille francs, à cause du dévouement du fils pourle père. Heureusement, l’élévation continue des loyers, la beautéde la situation, donnaient en ce moment toute leur valeur aux deuxmaisons. La spéculation se réalisait à huit ans d’échéance, pendantlesquels l’avocat s’était épuisé à payer des intérêts et des sommesinsignifiantes sur le capital dû. Les marchands proposaienteux-mêmes des loyers avantageux pour les boutiques, à condition deporter les baux à dix-huit années de jouissance. Les appartementsacquéraient du prix par le changement du centre des affaires, quise fixait alors entre la Bourse et la Madeleine, désormais le siègedu pouvoir politique et de la finance à Paris. La somme remise parle ministre, jointe à l’année payée d’avance et aux pots-de-vinconsentis par les locataires, allaient réduire la dette de Victorinà deux cent mille francs. Les deux immeubles de produit,entièrement loués, devaient donner cent mille francs par an. Encoredeux années, pendant lesquelles Hulot fils allait vivre de seshonoraires doublés par les places du maréchal, il se trouveraitdans une position superbe. C’était la manne tombée du ciel.Victorin pouvait donner à sa mère tout le premier étage dupavillon, et à sa sœur le deuxième, où Lisbeth aurait deuxchambres. Enfin, tenue par la cousine Bette, cette triple maisonsupporterait toutes ses charges et présenterait une surfacehonorable, comme il convenait au célèbre avocat. Les astres duPalais s’éclipsaient rapidement ; et Hulot fils, doué d’uneparole sage, d’une probité sévère, était écouté par les juges etpar les conseillers ; il étudiait ses affaires, il ne disaitrien qu’il ne pût prouver, il ne plaidait pas indifféremment toutesles causes, il faisait enfin honneur au barreau.

Son habitation, rue Plumet, était tellement odieuse à labaronne, qu’elle se laissa transporter rue Louis-le-Grand. Par lessoins de son fils, Adeline occupa donc un magnifiqueappartement ; on lui sauva tous les détails matériels del’existence, car Lisbeth accepta la charge de recommencer les toursde force économiques accomplis chez Mme Marneffe, en voyant unmoyen de faire peser sa sourde vengeance sur ces trois si noblesexistences, objet d’une haine attisée par le renversement de toutesses espérances. Une fois par mois, elle alla voir Valérie, chez quielle fut envoyée par Hortense, qui voulait avoir des nouvelles deWenceslas, et par Célestine, excessivement inquiète de la liaisonavouée et reconnue de son père avec une femme à qui sa belle-mèreet sa belle-sœur devaient leur ruine et leur malheur. Comme on lesuppose, Lisbeth profita de cette curiosité pour voir Valérie aussisouvent qu’elle le voulait.

Vingt mois environ se passèrent, pendant lesquels la santé de labaronne se raffermit, sans que néanmoins son tremblement nerveuxcessât. Elle se mit au courant de ses fonctions, qui présentaientde nobles distractions à sa douleur et un aliment aux divinesfacultés de son âme. Elle y vit, d’ailleurs, un moyen de retrouverson mari, par suite des hasards qui la conduisaient dans tous lesquartiers de Paris. Pendant ce temps, les lettres de change deVauvinet furent payées, et la pension de six mille francs, liquidéeau profit du baron Hulot, fut presque libérée. Victorin acquittaittoutes les dépenses de sa mère, ainsi que celles d’Hortense, avecles dix mille francs d’intérêt du capital remis par le maréchal enfidéicommis. Or, les appointements d’Adeline étant de six millefrancs, cette somme, jointe aux six mille francs de la pension dubaron, devait bientôt produire un revenu de douze mille francs paran, quittes de toute charge, à la mère et à la fille. La pauvrefemme aurait eu presque le bonheur, sans ses perpétuellesinquiétudes sur le sort du baron, qu’elle aurait voulu faire jouirde la fortune qui commençait à sourire à la famille ; sans lespectacle de sa fille abandonnée, et sans les coups terribles quelui portait innocemment Lisbeth, dont le caractère infernal sedonnait pleine carrière.

Une scène qui se passa dans le commencement du mois de mars 1843va d’ailleurs expliquer les effets produits par la hainepersistante et latente de Lisbeth, toujours aidée par Mme Marneffe.Deux grands événements s’étaient accomplis chez Mme Marneffe.D’abord, elle avait mis au monde un enfant non viable, dont lecercueil lui valait deux mille francs de rente. Puis, quant ausieur Marneffe, onze mois auparavant, voici la nouvelle que Lisbethavait donnée à la famille au retour d’une exploration à l’hôtelMarneffe :

– Ce matin, cette affreuse Valérie, avait-elle dit, a faitdemander le docteur Bianchon, pour savoir si les médecins qui, laveille, ont condamné son mari, ne se trompaient point. Ce docteur adit que, cette nuit même, cet homme immonde appartiendrait àl’enfer qui l’attend. Le père Crevel et Mme Marneffe ont reconduitle médecin, à qui votre père, ma chère Célestine, a donné cinqpièces d’or pour cette bonne nouvelle. Rentré dans le salon, Crevela battu des entrechats comme un danseur ; il a embrassé cettefemme, et il criait : « Tu seras donc enfin Mme Crevel !…  » Età moi, quand elle nous a laissés seuls en allant reprendre sa placeau chevet de son mari qui râlait, votre honorable père m’a dit : »Avec Valérie pour femme, je deviendrai pair de France !J’achète une terre, que je guette, la terre de Presles, que veutvendre Mme de Sérizy. Je serai Crevel de Presles, je deviendraimembre du conseil général de Seine-et-Oise et député. J’aurai unfils ! Je serai tout ce que je voudrai être. – Eh bien, luiai-je dit, et votre fille ? – Bah ! c’est une fille,a-t-il répondu, et elle est devenue par trop une Hulot, et Valériea ces gens-là en horreur… Mon gendre n’a jamais voulu venirici ; pourquoi fait-il le mentor, le Spartiate, le puritain,le philanthrope ? D’ailleurs, j’ai rendu mes comptes à mafille, et elle a reçu toute la fortune de sa mère et deux centmille francs de plus ! Aussi suis-je maître de me conduire àma guise. Je jugerai mon gendre et ma fille lors de monmariage ; comme ils feront, je ferai. S’ils sont bons pourleur belle-mère, je verrai ! je suis un homme, moi ! »Enfin toutes ses bêtises ! et il se posait comme Napoléon surla colonne !

Les dix mois du veuvage officiel, ordonnés par le Code Napoléon,étaient expirés depuis quelques jours. La terre de Presles avaitété achetée. Victorin et Célestine avaient envoyé le matin mêmeLisbeth chercher des nouvelles chez Mme Marneffe sur le mariage decette charmante veuve avec le maire de Paris, devenu membre duconseil général de Seine-et-Oise.

Chapitre 102L’Epée de Damoclès

Célestine et Hortense, dont les liens d’affection s’étaientresserrés par l’habitation sous le même toit, vivaient presqueensemble. La baronne, entraînée par un sentiment de probité qui luifaisait exagérer les devoirs de sa place, se sacrifiait aux œuvresde bienfaisance dont elle était l’intermédiaire, elle sortaitpresque tous les jours de onze heures à cinq heures. Les deuxbelles-sœurs, réunies par les soins à donner à leurs enfants,qu’elles surveillaient en commun, restaient et travaillaient doncensemble au logis.

Elles en étaient arrivées à penser tout haut, en offrant letouchant accord de deux sœurs, l’une heureuse, l’autremélancolique. Belle, pleine de vie débordante, animée, rieuse etspirituelle, la sœur malheureuse semblait démentir sa situationréelle par son extérieur ; de même que la mélancolique, douceet calme, égale comme la raison, habituellement pensive etréfléchie, eût fait croire à des peines secrètes. Peut-être cecontraste contribuait-il à leur vive amitié. Ces deux femmes seprêtaient l’une à l’autre ce qui leur manquait. Assises dans unpetit kiosque, au milieu du jardinet que la truelle de laspéculation avait respecté par un caprice du constructeur, quicroyait conserver ces cent pieds carrés pour lui-même, ellesjouissaient de ces premières pousses des lilas, fête printanièrequi n’est savourée dans toute son étendue qu’à Paris, où, durantsix mois, les Parisiens ont vécu dans l’oubli de la végétation,entre les falaises de pierre où s’agite leur océan humain.

– Célestine, disait Hortense en répondant à une observation desa belle-sœur, qui se plaignait de savoir son mari par un si beautemps à la Chambre, je trouve que tu n’apprécies pas assez tonbonheur. Victorin est un ange, et tu le tourments parfois.

– Ma chère, les hommes aiment à être tourmentés ! Certainestracasseries sont une preuve d’affection. Si ta pauvre mère avaitété non pas exigeante, mais toujours près de l’être, vous n’eussiezsans doute pas eu tant de malheurs à déplorer.

– Lisbeth ne revient pas ! Je vais chanter la chanson deMalbrouck ! dit Hortense. Comme il me tarde d’avoir desnouvelles de Wenceslas !… De quoi vit-il ? il n’a rienfait depuis deux ans.

– Victorin l’a, m’a-t-il dit, aperçu l’autre jour avec cetteodieuse femme, et il suppose qu’elle l’entretient dans la paresse…Ah ! si tu voulais, chère sœur, tu pourrais encore ramener tonmari.

Hortense fit un signe de tête négatif.

– Crois-moi, ta situation deviendra bientôt intolérable, ditCélestine en continuant. Dans le premier moment, la colère et ledésespoir, l’indignation, t’ont prêté des forces. Les malheursinouïs qui depuis ont accablé notre famille : deux morts, la ruine,la catastrophe du baron Hulot, ont occupé ton esprit et toncœur ; mais, maintenant que tu vis dans le calme et lesilence, tu ne supporteras pas facilement le vide de ta vie ;et, comme tu ne peux pas, que tu ne veux pas sortir du sentier del’honneur, il faudra bien se réconcilier avec Wenceslas. Victorin,qui t’aime tant, est de cet avis. Il y a quelque chose de plus fortque nos sentiments, c’est la nature !

– Un homme si lâche ! s’écria la fière Hortense. Il aimecette femme parce qu’elle le nourrit… Elle a donc payé ses dettes,elle ?… Mon Dieu ! je pense nuit et jour à la situationde cet homme ! Il est le père de mon enfant, et il sedéshonore…

– Vois ta mère, ma petite,… reprit Célestine.

Célestine appartenait à ce genre de femmes qui, lorsqu’on leur adonné des raisons assez fortes pour convaincre des paysans bretons,recommencent pour la centième fois leur raisonnement primitif. Lecaractère de sa figure un peu plate, froide et commune, ses cheveuxchâtain clair disposés en bandeaux raides, la couleur de son teint,tout indiquait en elle la femme raisonnable, sans charme, maisaussi sans faiblesse.

– La baronne voudrait bien être près de son mari déshonoré, leconsoler, le cacher dans son cœur à tous les regards, dit Célestineen continuant. Elle a fait arranger là-haut la chambre de M. Hulot,comme si, d’un jour à l’autre, elle allait le retrouver et l’yinstaller.

– Oh ! ma mère est sublime ! répondit Hortense, elleest sublime, à chaque instant, tous les jours, depuis vingt-sixans ; mais je n’ai pas ce tempérament-là… Que veux-tu !je m’emporte quelquefois contre moi-même. Ah ! tu ne sais pasce que c’est, Célestine, que d’avoir à pactiser avecl’infamie !

– Et mon père !… reprit tranquillement Célestine. Il estcertainement dans la voie où le tien a péri ! Mon père a dixans de moins que le baron, et il a été commerçant, c’estvrai ; mais comment cela finira-t-il ? Cette Mme Marneffea fait de mon père son chien, elle dispose de sa fortune, de sesidées, et rien ne peut éclairer mon père. Enfin, je trembled’apprendre que les bans de son mariage sont publiés ! Monmari tente un effort, il regarde comme un devoir de venger lasociété, la famille, et de demander compte à cette femme de tousses crimes. Ah ! chère Hortense, de nobles esprits comme celuide Victorin, des cœurs comme les nôtres comprennent trop tard lemonde et ses moyens ! Ceci, chère sœur, est un secret, je tele confie, car il t’intéresse ; mais que pas une parole, pasun geste, ne le révèlent ni à Lisbeth, ni à ta mère, ni à personne,car…

– Voici Lisbeth ! dit Hortense. – Eh bien, cousine, commentva l’enfer de la rue Barbet ?

– Mal pour vous, mes enfants. – Ton mari, ma bonne Hortense, estplus ivre que jamais de cette femme, qui, j’en conviens, éprouvepour lui une passion folle. – Votre père, chère Célestine, est d’unaveuglement royal. Ceci n’est rien, c’est ce que je vais observertous les quinze jours, et vraiment je suis heureuse de n’avoirjamais su ce qu’est un homme… C’est de vrais animaux ! Danscinq jours d’ici, Victorin et vous, chère petite, vous aurez perdula fortune de votre père !

– Les bans sont publiés ?… dit Célestine.

– Oui, répondit Lisbeth. Je viens de plaider votre cause. J’aidit à ce monstre, qui marche sur les traces de l’autre, que, s’ilvoulait vous sortir de l’embarras où vous étiez, en libérant votremaison, vous en seriez reconnaissants, que vous recevriez votrebelle-mère…

Hortense fit un geste d’effroi.

– Victorin avisera… , répondit Célestine froidement.

– Savez-vous ce que M. le maire m’a répondu ? repritLisbeth : « Je veux les laisser dans l’embarras ; on ne dompteles chevaux que par la faim, le défaut de sommeil et lesucre ! » Le baron Hulot valait mieux que M. Crevel… Ainsi, mespauvres enfants, faites votre deuil de la succession. Et quellefortune ! Votre père a payé les trois millions de la terre dePresles, et il lui reste trente mille francs de rente !Oh ! il n’a pas de secrets pour moi ! Il parle d’acheterl’hôtel de Navarreins, rue du Bac. Mme Marneffe possède, elle,quarante mille francs de rente. – Ah ! voilà notre angegardien, voici ta mère !… s’écria-t-elle en entendant leroulement d’une voiture.

La baronne, en effet, descendit bientôt le perron et vint sejoindre au groupe de la famille. A cinquante-cinq ans, éprouvée partant de douleurs, tressaillant sans cesse comme si elle étaitsaisie d’un frisson de fièvre, Adeline, devenue pâle et ridée,conservait une belle taille, des lignes magnifiques et sa noblessenaturelle. On disait en la voyant : « Elle a dû être bienbelle ! » Dévorée par le chagrin d’ignorer le sort de son mari,de ne pouvoir lui faire partager dans cette oasis parisienne, dansla retraite et le silence, le bien-être dont la famille allaitjouir, elle offrait la suave majesté des ruines. A chaque lueurd’espoir évanouie, à chaque recherche inutile, Adeline tombait dansdes mélancolies noires qui désespéraient ses enfants. La baronne,partie le matin avec une espérance, était impatiemment attendue. Unintendant général, l’obligé de Hulot, à qui ce fonctionnaire devaitsa fortune administrative, disait avoir aperçu le baron dans uneloge, au théâtre de l’Ambigu-Comique, avec une femme d’une beautésplendide. Adeline était allée chez le baron Vernier. Ce hautfonctionnaire, tout en affirmant avoir vu son vieux protecteur, etprétendant que sa manière d’être avec cette femme pendant lareprésentation accusait un mariage clandestin, venait de dire à MmeHulot que son mari, pour éviter de le rencontrer, était sorti bienavant la fin du spectacle.

– Il était comme un homme en famille, et sa mise annonçait unegêne cachée, ajouta-t-il en terminant.

– Eh bien ? dirent les trois femmes à la baronne.

– Eh bien, M. Hulot est à Paris : et c’est déjà pour moi,répondit Adeline, un éclair de bonheur que de le savoir près denous.

– Il ne paraît pas s’être amendé! dit Lisbeth quand Adeline eutfini de raconter son entrevue avec le baron Vernier, il se sera misavec une petite ouvrière. Mais où peut-il prendre del’argent ? Je parie qu’il en demande à ses anciennesmaîtresses, à Mlle Jenny Cadine ou à Josépha.

La baronne eut un redoublement dans le jeu constant de sesnerfs ; elle essuya les larmes qui lui vinrent aux yeux, etles leva douloureusement vers le ciel.

– Je ne crois pas qu’un grand-officier de la Légion d’honneursoit descendu si bas, dit-elle.

– Pour son plaisir, reprit Lisbeth, que ne ferait-il pas ?il a volé l’Etat, il volera les particuliers, il assassinerapeut-être…

– Oh ! Lisbeth ! s’écria la baronne, garde cespensées-là pour toi.

Chapitre 103L’ami du baron Hulot

En ce moment, Louise vint jusqu’au groupe formé par la famille,auquel s’étaient joints les deux petits Hulot et le petit Wenceslaspour voir si les poches de leur grand’mère contentaient desfriandises.

– Qu’y a-t-il, Louise ?… demanda-t-on.

– C’est un homme qui demande Mlle Fischer.

– Quel homme est-ce ? dit Lisbeth.

– Mademoiselle, il est en haillons, il a du duvet sur lui commeun matelassier, il a le nez rouge, il sent le vin et l’eau-de-vie…C’est un de ces ouvriers qui travaillent à peine la moitié de lasemaine.

Cette description peu engageante eut pour effet de faire allervivement Lisbeth dans la cour de la maison de la rueLouis-le-Grand, où elle trouva l’homme fumant une pipe dont leculotage annonçait un artiste en fumerie.

– Pourquoi venez-vous ici, père Chardin ? lui dit-elle. Ilest convenu que vous serez tous les premiers samedis de chaque moisà la porte de l’hôtel Marneffe, rue Barbet-de-Jouy ; j’enarrive après y être restée cinq heures, et vous n’y êtes pasvenu !…

– J’y suis été, ma respectable et charitable demoiselle !répondit le matelassier ; maiz-i-le y avait une pouled’honneur au café des Savants, rue du Cœur-Volant et chacun a sespassions. Moi, c’est le billard. Sans le billard, je mangerais dansl’argent ; car saisissez bien ceci ! dit-il en cherchantun papier dans le gousset de son pantalon déchiré, le billardentraîne le petit verre et la prune à l’eau-de-vie… C’est ruineux,comme toutes les belles choses, par les accessoires. Je connais laconsigne, mais le vieux est dans un si grand embarras, que je suisvenu sur le terrain défendu… Si notre crin était tout crin, on selaisserait dormir dessus ; maiz-i-le y a du mélange !Dieu n’est pas pour tout le monde, comme on dit, il a despréférences ; c’est son droit. Voici l’écriture de votreparent estimable et très ami de matelas… C’est là son opinionpolitique.

Le père Chardin essaya de tracer dans l’atmosphère des zigzagsavec l’index de sa main droite.

Lisbeth, sans écouter, lisait ces deux lignes :

« Chère cousine, soyez ma providence ! Donnez-moi troiscents francs aujourd’hui.

« HECTOR »

– Pourquoi veut-il tant d’argent ?

– Le propriétaire ! dit le père Chardin, qui tâchaittoujours de dessiner des arabesques. Et puis mon fils est revenu del’Algérie par l’Espagne, Bayonne, et… il n’a rien pris, contre sonhabitude ; car c’est un guerdin fini, sous votre respect, monfils. Que voulez-vous ! il a faim ; mais il va vousrendre ce que nous lui prêterons, car il veut faire une comme ondite ; il a des idée qui peuvent mener loin…

– En police correctionnelle ! reprit Lisbeth. C’estl’assassin de mon oncle ! et je ne l’oublierai pas.

– Lui ! saigner un poulet, il ne le pourrait pas,respectable demoiselle !

– Tenez, voilà trois cents francs, dit Lisbeth en tirant quinzepièces d’or de sa bourse. Allez-vous-en, et ne revenez jamaisici…

Elle accompagna le père du garde-magasin des vivres d’Oranjusqu’à la porte, où elle désigna le vieillard ivre auconcierge.

-Toutes les fois que cet homme-là viendra, si par hasard ilrevient, vous ne le laisserez pas entrer, et vous lui direz que jen’y suis pas. S’il cherchait à savoir si M. Hulot fils, si Mme labaronne Hulot, demeurent ici, vous lui répondriez que vous neconnaissez pas ces personnes-là…

– C’est bien, mademoiselle.

– Il y va de votre place, en cas d’une sottise, mêmeinvolontaire, dit la vieille fille à l’oreille de la portière. -Mon cousin, dit-elle à l’avocat qui rentrait, vous êtes menacé d’ungrand malheur.

– Lequel ?

– Votre femme aura, dans quelques jours d’ici, Mme Marneffe pourbelle-mère.

– C’est ce que nous verrons ! répondit Victorin.

Depuis six mois, Lisbeth payait exactement une petite pension àson protecteur, le baron Hulot, de qui elle était laprotectrice ; elle connaissait le secret de sa demeure, etelle savourait les larmes d’Adeline, à qui, lorsqu’elle la voyaitgaie et pleine d’espoir, elle disait, comme on vient de le voir : »Attendez-vous à lire quelque jour le nom de mon pauvre cousin àl’article Tribunaux. » En ceci, comme précédemment, elle allait troploin dans sa vengeance. Elle avait éveillé la prudence de Victorin.Victorin avait résolu d’en finir avec cette épée de Damoclèsincessamment montrée par Lisbeth, et avec le démon femelle à qui samère et la famille devaient tant de malheurs. Le prince deWissembourg, qui connaissait la conduite de Mme Marneffe, appuyaitl’entreprise secrète de l’avocat ; il lui avait promis, commepromet un président du conseil, l’intervention cachée de la policepour éclairer Crevel, et pour sauver toute une fortune des griffesde la diabolique courtisane, à laquelle il ne pardonnait ni la mortdu maréchal Hulot ni la ruine totale du conseiller d’Etat.

Chapitre 104Le vice et la vertu

Ces mots : « Il en demande à ses anciennes maîtresse ! » ditspar Lisbeth, occupèrent pendant toute la nuit la baronne. Semblableaux malades condamnés qui se livrent aux charlatans, semblable auxgens arrivés dans la dernière sphère dantesque du désespoir, ou auxnoyés qui prennent des bâtons flottants pour des amarres, ellefinit par croire à la bassesse dont le seul soupçon l’avaitindignée, et elle eut l’idée d’appeler à son secours une de cesodieuses femmes. Le lendemain matin, sans consulter ses enfants,sans dire un mot à personne, elle alla chez Mlle Josépha Mirah,prima donna de l’Académie royale de musique, y chercher ou y perdrel’espoir qui venait de luire comme un feu follet. A midi, la femmede chambre de la célèbre cantatrice lui remettait la carte de labaronne Hulot, en lui disant que cette personne attendait à saporte après avoir fait demander si mademoiselle pouvait larecevoir.

– L’appartement est-il fait ?

– Oui, mademoiselle.

– Les fleurs sont-elles renouvelées ?

– Oui, mademoiselle.

– Dis à Jean d’y donner un coup d’œil, que rien n’y cloche,avant d’y introduire cette dame, et qu’on ait pour elle les plusgrands respects. Va, reviens m’habiller, car je veux être crânementbelle !

Elle alla se regarder dans sa psyché.

– Ficelons-nous ! se dit-elle. Il faut que le vice soitsous les armes devant la vertu ! Pauvre femme ! que meveut-elle ?… Ça me trouble, moi ! de voir

Du malheur auguste victime !…

Elle achevait de chanter cet air célèbre, quand sa femme dechambre entra.

– Madame, dit la femme de chambre, cette dame est prise d’untremblement nerveux…

– Offrez de la fleur d’oranger, du rhum, un potage !

– C’est fait, mademoiselle ; mais elle a tout refusé, endisant que c’était une petite infirmité, des nerfs agacés…

– Où l’avez-vous fait entrer ?

– Dans le grand salon.

– Dépêche-toi, ma fille ! Allons, mes plus bellespantoufles, ma robe de chambre en fleurs par Bijou, tout letremblement des dentelles. Fais-moi une coiffure à étonner unefemme… Cette femme tient le rôle opposé au mien ! Et qu’ondise à cette dame… (car c’est une grande dame, ma fille !c’est encore mieux, c’est ce que tu ne seras jamais : une femmedont les prières délivrent des âmes de votre purgatoire !),qu’on lui dise que je suis au lit, que j’ai joué hier, que je melève…

La baronne, introduite dans le grand salon de l’appartement deJosépha, ne s’aperçut pas du temps qu’elle y passa, quoiqu’elle yattendît une grande demi-heure. Ce salon, déjà renouvelé depuisl’installation de Josépha dans ce petit hôtel, était en soieriescouleur massaca et or. Le luxe que jadis les grands seigneursdéployaient dans leurs petites maisons, et dont tant de restesmagnifiques témoignent de ces folies qui justifiaient si bien leurnom, éclatait avec la perfection due aux moyens modernes dans lesquatre pièces ouvertes, dont la température douce était entretenuepar un calorifère à bouches invisibles. La baronne, étourdie,examinait chaque objet d’art dans un étonnement profond. Elle ytrouvait l’explication de ces fortunes fondues au creuset souslequel le plaisir et la vanité attisent un feu dévorant. Cettefemme qui, depuis vingt-six ans, vivait au milieu des froidesreliques du luxe impérial, dont les yeux contemplaient des tapis àfleurs éteintes, des bronzes dédorés des soieries flétries commeson cœur, entrevit la puissance des séductions du vice en en voyantles résultats. On ne pouvait point ne pas envier ces belles choses,ces admirables créations auxquelles les grands artistes inconnusqui font le Paris actuel et sa production européenne avaient touscontribué. Là, tout surprenait par la perfection de la choseunique. Les modèles étant brisés, les formes, les figurines, lessculptures étaient toutes originales. C’est là le dernier mot duluxe d’aujourd’hui. Posséder des choses qui ne soient pasvulgarisées par deux mille bourgeois opulents qui se croientluxueux quand ils étaient des richesses dont sont encombrés lesmagasins, c’est le cachet du vrai luxe, le luxe des grandsseigneurs modernes, étoiles éphémères du firmament parisien. Enexaminant des jardinières pleines de fleurs exotiques les plusrares, garnies de bronzes ciselés et faits dans le genre dit deBoulle, la baronne fut effrayée de ce que cet appartement contenaitde richesses. Nécessairement, ce sentiment dut réagir sur lapersonne autour de qui ces profusions ruisselaient. Adeline pensaque Josépha Mirah, dont le portrait, dû au pinceau de JosephBridap, brillait dans le boudoir voisin, était une cantatrice degénie, une Malibran, et elle s’attendait à voir une vraie lionne.Elle regretta d’être venue. Mais elle était poussée par unsentiment si puissant, si naturel, par un dévouement si peucalculateur, qu’elle rassembla son courage pour soutenir cetteentrevue. Puis elle allait satisfaire cette curiosité, qui lapoignait, d’étudier le charme que possédaient ces sortes de femmes,pour extraire tant d’or des gisements avares du sol parisien. Labaronne se regarda pour savoir si elle ne faisait pas tache dans celuxe ; mais elle portait bien sa robe en velours à guimpe, surlaquelle s’étalait une belle collerette en magnifiquedentelle ; son chapeau de velours en même couleur lui seyait.En se voyant encore imposante comme une reine, toujours reine mêmequand elle est détruite, elle pensa que la noblesse du malheurvalait la noblesse du talent. Après avoir entendu ouvrir et fermerdes portes, elle aperçut enfin Josépha. La cantatrice ressemblait àla Judith d’Alloris, gravée dans le souvenir de tous ceux qui l’ontvue dans le palais Pitti, auprès de la porte d’un grand salon :même fierté de pose, même visage sublime, des cheveux noirs tordussans apprêt, et une robe de chambre jaune à mille fleurs brodées,absolument semblable au brocat dont est habillée l’immortellehomicide créée par le neveu de Bronzino.

– Madame la baronne, vous me voyez confondue de l’honneur quevous me faites en venant ici, dit la cantatrice, qui s’était promisde bien jouer son rôle de grande dame.

Elle avança elle-même un fauteuil ganache à la baronne, et pritpour elle un pliant. Elle reconnut la beauté disparue de cettefemme et fut saisie d’une pitié profonde en la voyant agitée par cetremblement nerveux que la moindre émotion rendait convulsif. Ellelut d’un seul regard cette vie sainte que jadis Hulot et Crevel luidépeignaient ; et non seulement elle perdit alors l’idée delutter avec cette femme, mais encore elle s’humilia devant cettegrandeur qu’elle comprit. La sublime artiste admira ce dont semoquait la courtisane.

-Mademoiselle, je viens amenée par le désespoir, qui faitrecourir à tous les moyens…

Un geste de Josépha fit comprendre à la baronne qu’elle venaitde blesser celle de qui elle attendait tant, et elle regardal’artiste. Ce regard plein de supplication éteignit la flamme desyeux de Josépha, qui finit par sourire. Ce fut entre ces deuxfemmes un jeu muet d’une horrible éloquence.

– Voici deux ans et demi que M. Hulot a quitté sa famille, etj’ignore où il est, quoique je sache qu’il habite à Paris, repritla baronne d’une voix émue. Un rêve m’a donné l’idée, absurdepeut-être, que vous avez dû vous intéresser à M. Hulot. Si vouspouviez me mettre à même de revoir M. Hulot, oh !mademoiselle, je prierais Dieu pour vous, tous les jours, pendantle temps que je resterai sur cette terre…

Deux grosses larmes qui roulèrent dans les yeux de la cantatriceen annoncèrent la réponse.

– Madame, dit-elle avec l’accent d’une profonde humilité, jevous ai fait du mal sans vous connaître ; mais, maintenant quej’ai le bonheur, en vous voyant, d’avoir entrevu la plus grandeimage de la vertu sur la terre, croyez que je sens la portée de mafaute, j’en conçois un sincère repentir ; aussi comptez que jesuis capable de tout pour la réparer !…

Elle prit la main de la baronne, sans que la baronne eût pus’opposer à ce mouvement, elle la baisa de la façon la plusrespectueuse, et alla jusqu’à l’ abaissement en pliant un genou.Puis elle se releva fière comme lorsqu’elle entrait en scène dansle rôle de Mathilde, et sonna.

– Allez, dit-elle à son valet de chambre, allez à cheval etcrevez le cheval s’il le faut, trouvez- moi la petite Bijou, rueSaint-Maur-du-Temple, amenez-la-moi, faites-la monter en voiture,et payez le cocher pour qu’il arrive au galop. Ne perdez pas uneminute… ou je vous renvoie. – Madame, dit-elle en revenant à labaronne et lui parlant d’une voix pleine de respect, vous devez mepardonner Aussitôt que j’ai eu le duc d’Hérouville pour protecteur,je vous ai renvoyé le baron, en apprenant qu’il ruinait pour moi safamille. Que pouvais-je faire de plus ? Dans la carrière duthéâtre, une protection nous est nécessaire à toutes au moment oùnous y débutons. Nos appointements ne soldent pas la moitié de nosdépense, nous nous donnons donc des maris temporaires… Je ne tenaispas à M. Hulot, qui m’a fait quitter un homme riche, une bêtevaniteuse. Le père Crevel m’aurait certainement épousée…

– Il me l’a dit, fit la baronne en interrompant lacantatrice.

– Eh bien, voyez-vous, madame ! je serais une honnête femmeaujourd’hui, n’ayant eu qu’un mari légal !

– Vous avez des excuses, mademoiselle, dit la baronne, Dieu lesappréciera. Mais, moi, loin de vous faire des reproches, je suisvenue au contraire contacter envers vous un dette dereconnaissance.

– Madame, j’ai pourvu, voici bientôt trois ans, aux besoins deM. le baron…

– Vous ! s’écria la baronne, à qui des larmes vinrent auxyeux. Ah ! que puis-je pour vous ? je ne puis queprier…

– Moi et M. le duc d’Hérouville, reprit la cantatrice, un noblecœur, un vrai gentilhomme…

Et Josépha raconta l’emménagement et le mariage du pèreThoul.

– Ainsi, mademoiselle, dit la baronne, mon mari, grâce à vousn’a manqué de rien ?

– Nous avons tout fait pour cela, madame.

– Et où se trouve-t-il ?

– M. le duc m’a dit, il y a six mois environ, que le baron,connu de son notaire sous le nom de Thoul, avait épuisé les huitmille francs qui devaient n’être remis que par parties égales detrois en trois mois, répondit Josépha. Ni moi ni M. d’Hérouville,nous n’avons entendu parler du baron. Notre vie, à nous autres estsi occupée, si remplie, que je n’ai pu courir après le père Thoul.Par aventure, depuis six mois, Bijou, ma brodeuse, sa… , commentdirais-je ?

– Sa maîtresse, dit Mme Hulot.

– Sa maîtresse, répéta Josépha, n’est pas venue ici. Mlle OlympeBijou pourrait fort bien avoir divorcé. Le divorce est fréquentdans notre arrondissement.

Chapitre 105Liquidation de la maison Thoul et Bijou

Josépha se leva, fourragea les fleurs rares de ses jardinières,et fit un charmant, un délicieux bouquet pour la baronne, dontl’attente était, disons-le, entièrement trompée. Semblable à cesbons bourgeois qui prennent les gens de génie pour des espèces demonstres mangeant, buvant, marchant, parlant tout autrement que lesautre hommes, la baronne espérait voir Josépha la fascinatrice,Josépha la cantatrice, la courtisane spirituelle etamoureuse ; et elle trouvait une femme calme et posée, ayantla noblesse de son talent, la simplicité d’une actrice qui se saitreine le soir, et enfin, mieux que cela, une fille qui rendait parses regards, par son attitude et ses façons, un plein et entierhommage à la femme vertueuse, à la Mater dolorosa de l’hymnesainte, et qui en fleurissait les plaies, comme en Italie onfleurit la madone.

– Madame, vint dire le valet, revenu au bout d’un demi-heure, lamère Bijou est en route ; mais il ne faut pas compter sur lapetite Olympe. La brodeuse de madame est devenue bourgeoise, elleest mariée…

– En détrempe ?… demanda Josépha.

– Non, madame, vraiment mariée. Elle est à la tête d’unmagnifique établissement, elle a épousé le propriétaire d’un grandmagasin de nouveautés où l’on a dépensé des millions, sur leboulevard des Italiens, et elle a laissé son établissement debroderie à sa sœur et à sa mère. Elle est Mme Grenouville. Ce grosnégociant…

– Un Crevel !

– Oui, madame, dit le valet. Il a reconnu trente mille francs derente au contra de Mlle Bijou. Sa sœur aînée va, dit-on, aussiépouser un riche boucher.

– Votre affaire me semble aller bien mal, dit la cantatrice à labaronne. M. le baron n’est plus où je l’avais casé.

Dix minutes après, on annonça Mme Bijou. Josépha, par prudence,fit passer la baronne dans son boudoir, en en tirant laportière.

– Vous l’intimideriez, dit-elle à la baronne, elle ne lâcheraitrien en devinant que vous êtes intéressée à ses confidences,laissez-moi la confesser ! Cachez-vous là, vous entendreztout. Cette scène se joue aussi souvent dans la vie qu’au théâtre.- Eh bien, mère Bijou, dit la cantatrice à une vieille femmeenveloppée d’étoffe dite tartan, et qui ressemblait à une portièreendimanchée, vous voilà tous heureux ? votre fille a eu de lachance !

– Oh ! heureux !… ma fille nous donne cent francs parmois, et elle va en voiture, et elle mange dans de l’argent, elleest miyonaire !… Olympe aurait bien pu me mettre hors depeine. A mon âge, travailler !… Est-ce bienfait ?

– Elle a tort d’être ingrate, car elle vous doit sa beauté,reprit Josépha ; mais pourquoi n’est-elle pas venue mevoir ? C’est moi qui l’ai tirée de peine en la mariant à mononcle…

– Oui, madame, le père Thoul !… Mais il est ben vieux, bencassé…

– Qu’en avez-vous donc fait ? Est-il chez vous ?… Ellea eu bien tort de s’en séparer, le voilà riche à millions…

– Ah ! Dieu de Dieu, fit la mère Bijou ;… c’est cequ’on lui disait quand elle se comportait mal avec lui, qu’était ladouceur même, pauvre vieux ! Ah ! le faisait-elletrimer ! Olympe a été pervertie, madame !

– Et comment ?

– Elle a connu, sous votre respect, madame, un claqueur,petit-neveu d’un vieux matelassier du faubourg Saint-Marceau. Cefaigniant, comme tous les jolis garçons, un souteneur de pièces,quoi ! est la coqueluche du boulevard du Temple, où iltravaille aux pièces nouvelles, et soigne les entrées des actrices,comme il dit. Dans la matinée, il déjeune ; avant lespectacle, il dîne pour se monter la tête ; enfin il aime lesliqueurs et le billard de naissance. « C’est pas un étatcela ! » que je disais à Olympe.

– C’est malheureusement un état, dit Josépha.

– Enfin, Olympe avait la tête perdue pour ce gars-là, qui,madame, ne voyait pas bonne compagnie, à preuve qu’il a failli êtrearrêté dans l’estaminet où sont les voleurs ; mais, pour lors,M. Braulard, le chef de la claque, l’a réclamé. Ça porte desboucles d’oreilles en or, et ça vit de ne rien faire, aux crochetsdes femmes qui sont folles de ces bels hommes-là! Il a mangé toutl’argent que M. Thoul donnait à la petite. L’établissement allaitfort mal. Ce qui venait de la broderie allait au billard. Pourlors, ce gars-là, madame, avait une sœur jolie, qui faisait le mêmeétat que son frère, une pas grand’chose, dans le quartier desétudiants.

– Une lorette de la Chaumière, dit Josépha.

– Oui, madame, dit la mère Bijou. Donc, Idamore, il se nommeIdamore, c’est son nom de guerre, car il s’appelle Chardin, Idamorea supposé que votre oncle devait avoir bien plus d’argent qu’il nele disait, et il a trouvé moyen d’envoyer, sans que ma fille s’endoutât, Elodie, sa sœur (il lui a donné un nom de théâtre), cheznous, comme ouvrière ; Dieu de Dieu ! qu’elle y a mistout sens dessus dessous, elle a débauché toutes ces pauvresfilles, qui sont devenues indécrottables, sous votre respect… Etelle a tant fait, qu’elle a pris pour elle le père Thoul, et ellel’a emmené, que nous ne savons pas où, que ça nous a mis dans unembarras, rapport à tous les billets. Nous sommes encoreaujor-d’ojord’hui sans pouvoir payer ; mais ma fille, qu’estlà dedans, veille aux échéances… Quand Idamore à évu le vieux àlui, rapport à sa sœur, il a laissé là ma pauvre fille, et il estmaintenant avec une jeune promière des Funambules… Et de là lemariage de ma fille, comme vous allez voir…

– Mais vous savez où demeure le matelassier ?… demandaJosépha.

– Le vieux père Chardin ? Est-ce que ça demeure çà!… Il estivre dès six heures du matin, il fait un matelas tous les mois, ilest toute la journée dans les estaminets borgnes, il fait lespoules…

– Comment, il fait les poules ?… c’est un fiercoq !

– Vous ne comprenez pas, madame ; c’est la poule aubillard, il en gagne trois ou quatre tous les jours, et ilboit…

– Des laits de poule ! dit Josépha. Mais Idamore fonctionneau boulevard, et, en s’adressant à mon ami Braulard, on letrouvera.

– Je ne sais pas, madame, vu que ces événements-là se sontpassés il y a six mois. Idamore est un de ces gens qui doiventaller à la correctionnelle, de là à Melun, et puis… ,dame !…

– Au pré! dit Josépha.

– Ah ! madame sait tout, dit en souriant la mère Bijou. Sima fille n’avait pas connu cet être-là, elle, elle serait… Maiselle a eu bien de la chance, tout de même, vous me direz ; carM. Grenouville en est devenu amoureux au point qu’il l’aépousée…

– Et comment ce mariage-là s’est-il fait ?

– Par le désespoir d’Olympe, madame. Quand elle s’est vueabandonnée pour la jeune première, à qui elle a trempé unesoupe ! ah ! l’a-t-elle giroflettée !… et qu’elle aeu le père Thoul qui l’adorait, elle a voulu renoncer aux hommes.Pour lors, M. Grenouville, qui venait acheter beaucoup chez nous,deux cents écharpes de Chine brodées par trimestre, l’a vouluconsoler ; mais, vrai ou non, elle n’a voulu entendre à rienqu’avec la mairie et l’église. « Je veux être honnête !…disait-elle toujours, ou je me péris ! » Et elle a tenu bon. M.Grenouville a consenti à l’épouser, à la condition qu’ellerenoncerait à nous, et nous avons consenti…

– Moyennant finance ?… dit la perspicace Josépha.

– Oui, madame, dix mille francs, et une rente à mon père, qui nepeut plus travailler…

– J’avais prié votre fille de rendre le père Thoul heureux, etelle me l’a jeté dans la crotte ! Ce n’est pas bien. Je nem’intéresserai plus à personne ! Voilà ce que c’est que de selivrer à la bienfaisance !… La bienfaisance n’est décidémentbonne que comme spéculation. Olympe devait au moins m’avertir de cetripotage-là! Si vous retrouvez le père Thoul, d’ici à quinzejours, je vous donnerai mille francs…

– C’est bien difficile, ma bonne dame, mais il y a bien despièces de cent sous dans mille francs, et je vais tâcher de gagnervotre argent…

– Adieu, madame Bijou.

Chapitre 106L’ange et le démon chassant de compagnie

En entrant dans son boudoir, la cantatrice y trouva Mme Hulotcomplètement évanouie ; mais, malgré la perte de ses sens, sontremblement nerveux la faisait toujours tressaillir, de même queles tronçons d’une couleuvre coupée s’agitent encore. Des selsviolents, de l’eau fraîche, tous les moyens ordinaires prodiguésrappelèrent la baronne à la vie, ou, si l’on veut, au sentiment deses douleurs.

– Ah ! mademoiselle, jusqu’où est-il tombé!… dit-elle enreconnaissant la cantatrice et se voyant seule avec elle.

– Ayez du courage, madame, répondit Josépha, qui s’était misesur un coussin aux pieds de la baronne et qui lui baisait lesmains, nous le retrouverons ; et, s’il est dans la fange, ehbien, il se lavera. Croyez-moi, pour les personnes bien élevées,c’est une question d’habits… Laissez-moi réparer mes torts enversvous, car je vois combien vous êtes attachée à votre mari, malgrésa conduite, puisque vous êtes venue ici !… Dame, ce pauvrehomme ! il aime les femmes… Eh bien, si vous aviez eu,voyez-vous, un peu de notre chique, vous l’auriez empêché decourailler ; car vous auriez été ce que nous savons être :toutes les femmes pour un homme. Le gouvernement devait créer uneécole de gymnastique pour les honnêtes femmes ! Mais lesgouvernements sont si bégueules !… ils sont menés par leshommes que nous menons ! Moi, je plains les peuples !…Mais il s’agit de travailler pour vous, et non de rire… Eh bien,soyez tranquille, madame, rentrez chez vous, ne vous tourmentezplus. Je vous ramènerai votre Hector, comme il était il y a trenteans.

– Oh ! mademoiselle, allons chez cette MmeGrenouville ! dit la baronne ; elle doit savoir quelquechose ; peut-être verrai-je M. Hulot aujourd’hui, etpourrai-je l’arracher immédiatement à la misère, à la honte…

– Madame, je vous témoignerai par avance la reconnaissanceprofonde que je vous garderai de l’honneur que vous m’avez fait, enne montrant pas la cantatrice Josépha, la maîtresse du ducd’Hérouville, à côté de la plus belle, de la plus sainte image dela vertu. Je vous respecte trop pour me faire voir auprès de vous.Ce n’est pas une humilité de comédienne, c’est un hommage que jevous rends. Vous me faites regretter, madame, de ne pas suivrevotre sentier, malgré les épines qui vous ensanglantent les piedset les mains ! Mais, que voulez-vous ! j’appartiens l’artcomme vous appartenez à la vertu…

– Pauvre fille ! dit la baronne émue au milieu de sesdouleurs par un singulier sentiment de sympathie commisérative, jeprierai Dieu pour vous, car vous êtes la victime de la société, quia besoin de spectacles. Quand la vieillesse viendra, faitespénitence… vous serez exaucée, si Dieu daigne entendre les prièresd’une…

– D’une martyre, madame, dit Josépha, qui baisa respectueusementla robe de la baronne.

Mis Adeline prit la main de la cantatrice, l’attira vers elle etla baisa au front. Rouge de plaisir, la cantatrice reconduisitAdeline jusqu’à sa voiture, avec les démonstrations les plusserviles.

– C’est quelque dame de charité, dit le valet de chambre à lafemme de chambre, car elle n’est ainsi pour personne, pas même poursa bonne amie, Mme Jenny Cadine !

– Attendez quelques jours, dit-elle, madame, et vous le verrez,ou je renierai le Dieu de mes pères ; et, pour une juive,voyez-vous, c’est promettre la réussite.

Chapitre 107Autre démon

Au moment où la baronne entrait chez Josépha, Victorin recevaitdans son cabinet une vieille femme âgée de soixante et quinze ansenviron, qui, pour parvenir jusqu’à l’avocat célèbre, mit en avantle nom terrible du chef de la police de sûreté. Le valet de chambreannonça :

– Mme de Saint-Estève !

– J’ai pris un de mes noms de guerre, dit-elle ens’asseyant.

Victorin fut saisi d’un frisson intérieur, pour ainsi dire, àl’aspect de cette affreuse vieille. Quoique richement mise, elleépouvantait par les signes de méchanceté froide que présentait saplate figure horriblement ridée, blanche et musculeuse. Marat, enfemme et à cet âge, eût été, comme la Saint-Estève, une imagevivante de la Terreur. Cette vieille sinistre offrait dans sespetits yeux clairs la cupidité sanguinaire des tigres. Son nezépaté, dont les narines agrandies en trous ovales soufflaient lefeu de l’enfer, rappelait le bec des plus mauvais oiseaux de proie.Le génie de l’intrigue siégeait sur son front bas et cruel. Seslongs poils de barbe, poussés au hasard dans tous les creux de sonvisage, annonçaient la virilité de ses projets. Quiconque eût vucette femme aurait pensé que tous les peintres avaient manqué lafigure de Méphistophélès…

– Mon cher monsieur, dit-elle d’un ton de protection, je ne memêle plus de rien depuis longtemps. Ce que je vais faire pour vous,c’est par considération pour mon cher neveu, que j’aime mieux queje n’aimerais mon fils… Or, le préfet de police, à qui le présidentdu conseil a dit deux mots dans le tuyau de l’oreille, rapport àvous, en conférant avec M. Chapuzot, a pensé que la police nedevait paraître en rien dans une affaire de ce genre-là. On a donnécarte blanche à mon neveu ; mais mon neveu ne sera là dedansque pour le conseil, il ne doit pas se compromettre…

– Vous êtes la tante de…  ?

– Vous y êtes, et j’en suis un peu orgueilleuse, répondit-elleen coupant la parole à l’avocat, car il est mon élève, un élèvedevenu promptement le maître… Nous avons étudié votre affaire, etnous avons jaugé ça ! Donnez-vous trente mille francs si l’onvous débarrasse de tout ceci ? je vous liquide la chose !et vous ne payez que l’affaire faite…

– Vous connaissez les personnes ?

– Non, mon cher monsieur, j’attends vos renseignements. On nousa dit : « Il y a un benêt de vieillard qui est entre les mains d’uneveuve. Cette veuve de vingt-neuf ans a si bien fait son métier devoleuse, qu’elle a quarante mille francs de rente pris à deux pèresde famille. Elle est sur le point d’engloutir quatre-vingt millefrancs de rente en épousant un bonhomme de soixante et unans ; elle ruinera toute une honnête famille, et donnera cetteimmense fortune à l’enfant de quelque amant, en se débarrassantpromptement de son vieux mari…  » Voilà le problème.

– C’est exact ! dit Victorin. Mon beau-père, M. Crevel…

– Ancien parfumeur, un maire ; je suis dans sonarrondissement sous le nom de mame Nourrisson, répondit-elle.

– L’autre personne est Mme Marneffe.

– Je ne la connais pas, dit Mme de Saint-Estève ; mais, entrois jours, je serai à même de compter ses chemises.

– Pourriez-vous empêcher le mariage ?… demandal’avocat.

– Où en est-il ?

– A la seconde publication.

– Il faudrait enlever la femme. Nous sommes aujourd’huidimanche, il n’y a que trois jours, car ils se marieront mercredi,c’est impossible ! Mais on peut vous la tuer…

Victorin Hulot fit un bond d’honnête homme en entendant ces sixmots dits de sang-froid.

– Assassiner !… dit-il. Et comment ferez-vous ?

– Voici quarante ans, monsieur, que nous remplaçons le destin,répondit-elle avec un orgueil formidable, et que nous faisons toutce que nous voulons dans Paris. Plus d’une famille, et du faubourgSaint-Germain, m’a dit ses secrets, allez ! J’ai conclu, rompubien des mariages, j’ai déchiré bien des testaments, j’ai sauvébien des honneurs ! Je parque là, dit-elle en montrant satête, un troupeau de secrets qui me vaut trente-six mille francs derente ; et, vous, vous serez un de mes agneaux, quoi !Une femme comme moi serait-elle ce que je suis, si elle parlait deses moyens ! J’agis ! Tout ce qui se fera, mon chermaître, sera l’œuvre du hasard, et vous n’aurez pas le plus légerremords. Vous serez comme les gens guéris par les somnambules, ilscroient au bout d’un mois que la nature a tout fait.

Victorin eut une sueur froide. L’aspect du bourreau l’auraitmoins ému que cette sœur sentencieuse et prétentieuse dubagne ; en voyant sa robe lie de vin, il la crut vêtue desang.

– Madame, je n’accepte pas le secours de votre expérience et devotre activité, si le succès doit coûter la vie à quelqu’un, et sile moindre fait criminel s’ensuit.

– Vous êtes un grand enfant, monsieur ! répondit Mme deSaint-Estève. Vous voulez rester probe à vos propres yeux, tout ensouhaitant que votre ennemi succombe.

Victorin fit un signe de dénégation.

– Oui, reprit-elle, vous voulez que cette Mme Marneffe abandonnela proie qu’elle a dans la gueule ! Et comment feriez-vouslâcher à un tigre son morceau de bœuf ? Est-ce en lui posantla main sur le dos et lui disant : Minet !… Minet !… Vousn’êtes pas logique. Vous ordonnez un combat, et vous n’y voulez pasde blessures ! Eh bien, je vais vous faire cadeau de cetteinnocence qui vous tient tant au cœur. J’ai toujours vu dansl’honnêteté de l’étoffe à hypocrisie ! Un jour, dans troismois, un pauvre prêtre viendra vous demander quarante mille francspour une œuvre pie, un couvent ruiné dans le Levant, dans ledésert ! Si vous êtes content de votre sort, donnez lesquarante mille francs au bonhomme ! vous en verserez biend’autres au fisc ! Ce sera peu de chose, allez ! encomparaison de ce que vous récolterez.

Elle se dressa sur ses larges pieds à peine contenus dans dessouliers de satin que la chair débordait, elle sourit en saluant etse retira.

– Le diable a une sœur, dit Victorin en se levant.

Il reconduisit cette horrible inconnue, évoquée des antres del’espionnage, comme du troisième dessous de l’Opéra se dresse unmonstre au coup de baguette d’une fée dans un ballet-féerie. Aprèsavoir fini ses affaires au Palais, Victorin alla chez M. Chapuzot,le chef d’un des plus importants services à la préfecture depolice, pour y prendre des renseignements sur cette inconnue.

Chapitre 108La police

En voyant M. Chapuzot seul dans son cabinet, Victorin Hulot leremercia de son assistance.

– Vous m’avez envoyé, dit-il, une vieille qui pourrait servir àpersonnifier Paris, vu du côté criminel.

M. Chapuzot déposa ses lunettes sur ses papiers, et regardal’avocat d’un air étonné.

– Je ne me serais pas permis de vous adresser qui que ce soitsans vous en avoir prévenu, sans donner un mot d’introduction,répondit-il.

– Ce sera donc M. le préfet…

– Je ne le pense pas, dit Chapuzot. La dernière fois que leprince de Wissembourg a dîné chez le ministre de l’Intérieur, il avu M. le préfet et il lui a parlé de la situation où vous étiez,une situation déplorable, en lui demandant si l’on pouvaitamiablement venir à votre secours. M. le préfet, vivement intéressépar la peine que Son Excellence a montrée au sujet de cette affairede famille, a eu la complaisance de me consulter à ce sujet. Depuisque M. le préfet a pris les rênes de cette administration, sicalomniée et si utile, il s’est, de prime abord, interdit depénétrer dans la famille. Il a eu raison, et en principe et commemorale ; mais il a eu tort en fait. La police, depuisquarante-cinq ans que j’y suis, a rendu d’immenses services auxfamilles, de 1799 à 1815. Depuis 1820, la presse et le gouvernementconstitutionnel ont totalement changé les conditions de notreexistence. Aussi, mon avis a-t-il été de ne pas s’occuper d’unesemblable affaire, et M. le préfet a eu la bonté de se rendre à mesobservations. Le chef de la police de sûreté a reçu devant moil’ordre de ne pas s’avancer ; et, si, par hasard, vous avezreçu quelqu’un de sa part, je le réprimanderai. Ce serait un cas dedestitution. On a bientôt dit : « La police fera cela ! » Lapolice ! la police ! Mais, mon cher maître, le maréchal,le conseil des ministres, ignorent ce que c’est que la police. Iln’y a que la police qui se connaisse elle-même. Les rois, Napoléon,Louis XVIII, savaient les affaires de la leur ; mais la nôtre,il n’y a eu que Fouché, que M. Lenoir, M. de Sartines et quelquespréfets, hommes d’esprit, qui s’en sont doutés… Aujourd’hui, toutest changé. Nous sommes amoindris, désarmés ! J’ai vu germerbien des malheurs privés que j’aurais empêchés avec cinq scrupulesd’arbitraire !… Nous serons regrettés par ceux-là mêmes quinous ont démolis quand ils seront, comme vous, devant certainesmonstruosités morales qu’il faudrait pouvoir enlever comme nousenlevons les boues ! En politique, la police est tenue de toutprévenir, quand il s’agit du salut public ; mais la famille,c’est sacré. Je ferais tout pour découvrir et empêcher un attentatcontre les jours du roi ! je rendrais les murs d’une maisontransparents ; mais aller mettre nos griffes dans les ménages,dans les intérêts privés !… jamais, tant que je siégerai dansce cabinet, car j’ai peur…

– De quoi ?

– De la presse, monsieur le député du centre gauche !

– Que dois-je faire ? dit Hulot fils après une pause.

– Eh ! vous vous appelez la famille ! reprit le chefde division, tout est dit, agissez comme vous l’entendrez ;mais vous venir en aide, mais faire de la police un instrument despassions et des intérêts privés, est-ce possible ?… Là,voyez-vous, est le secret de la persécution nécessaire, que lesmagistrats ont trouvée illégale, dirigée contre le prédécesseur denotre chef actuel de la sûreté. Bibi-Lupin faisait la police pourle compte des particuliers. Ceci cachait un immense dangersocial ! Avec les moyens dont il disposait, cet homme eût étéformidable, il eût été une sous-fatalité…

– Mais, à ma place ?… dit Hulot.

– Oh ! vous me demandez une consultation, vous qui envendez ! répliqua M. Chapuzot. Allons donc, mon cher maître,vous vous moquez de moi.

Hulot salua le chef de division, et s’en alla sans voirl’imperceptible mouvement d’épaules qui échappa au fonctionnaire,quand il se leva pour le reconduire.

– Et ça veut être un homme d’Etat ! se dit M. Chapuzot enreprenant ses rapports.

Chapitre 109Changement du père Thoul en père Thorec

Victorin revint chez lui, gardant ses perplexités, et ne pouvantles communiquer à personne. A dîner, la baronne annonça joyeusementà ses enfants que, sous un mois, leur père pourrait partager leuraisance et achever paisiblement ses jours en famille.

– Ah ! je donnerais bien mes trois mille six cents francsde rente pour voir le baron ici ! s’écria Lisbeth. Mais, mabonne Adeline, ne conçois pas de pareilles joies par avance, jet’en prie !

– Lisbeth a raison, dit Célestine. Ma chère mère, attendezl’événement.

La baronne, tout cœur, tout espérance, raconta sa visite àJosépha, trouva ces pauvres filles malheureuses dans leur bonheur,et parla de Chardin, le matelassier, le père du garde-magasind’Oran, en montrant ainsi qu’elle ne se livrait pas à un fauxespoir.

Lisbeth, le lendemain matin, était à sept heures, dans unfiacre, sur le quai de la Tournelle, où elle fit arrêter à l’anglede la rue de Poissy.

– Allez, dit-elle au cocher, rue des Bernardins, au numéro 7,c’est une maison à allée et sans portier. Vous monterez auquatrième étage, vous sonnerez à la porte de gauche, sur laquelled’ailleurs vous lirez : « Mlle Chardin, repriseuse de dentelles etde cachemires. » On viendra. Vous demanderez le chevalier. On vousrépondra : « Il est sorti. » Vous direz : « Je le sais bien, maistrouvez-le, car sa bonne est là sur le quai, dans un fiacre, etveut le voir…  »

Vingt minutes après, un vieillard, qui paraissait âgé dequatre-vingts ans, aux cheveux entièrement blancs, le nez rougi parle froid dans une figure pâle et ridée comme celle d’une vieillefemme, allant d’un pas traînant, les pieds dans des pantoufles delisière, le dos voûté, vêtu d’une redingote d’alpaga chauve, neportant pas de décoration, laissant passer à ses poignets lesmanches d’un gilet tricoté, et la chemise d’un jaune inquiétant, semontra timidement, regarda le fiacre, reconnut Lisbeth, et vint àla portière.

– Ah ! mon cher cousin, dit-elle, dans quel état vousêtes !

– Elodie prend tout pour elle ! dit le baron Hulot. CesChardin sont des canailles puantes…

– Voulez-vous revenir avec nous ?

– Oh ! non, non, dit le vieillard ; je voudrais passeren Amérique…

– Adeline est sur vos traces…

– Ah ! si l’on pouvait payer mes dettes, demanda le barond’un air défiant, car Samanon me poursuit.

– Nous n’avons pas encore payé votre arriéré, votre fils doitencore cent mille francs…

– Pauvre garçon !

– Et votre pension ne sera libre que dans sept à huit mois… Sivous voulez attendre, j’ai là deux mille francs !

Le baron tendit la main par un geste avide, effrayant.

– Donne ! Lisbeth ! Que Dieu te récompense !Donne ! je sais où aller !

– Mais vous me le direz, vieux monstre ?

– Oui. Je puis attendre ces huit mois, car j’ai découvert unpetit ange, une bonne créature, une innocente, et qui n’est pasassez âgée pour être encore dépravée.

– Songez à la cour d’assises, dit Lisbeth, qui se flattait d’yvoir un jour Hulot.

– Eh ! c’est rue de Charonne ! dit le baron Hulot, unquartier où tout arrive sans esclandre. Va, l’on ne me trouverajamais. Je me suis déguisé, Lisbeth, en père Thorec, on me prendrapour un ancien ébéniste, la petite m’aime, et je ne me laisseraiplus manger la laine sur le dos.

– Non, c’est fait ! dit Lisbeth en regardant la redingote.Si je vous y conduisais, cousin ?…

Le baron Hulot monta dans la voiture, en abandonnant Mlle Elodiesans lui dire adieu, comme on jette un roman lu.

En une demi-heure, pendant laquelle le baron Hulot ne parla quede la petite Atala Judici à Lisbeth, car il était arrivé par degrésaux affreuses passions qui ruinent les vieillards, sa cousine ledéposa, muni de deux mille francs, rue de Charonne, dans lefaubourg Saint-Antoine, à la porte d’une maison à façade suspecteet menaçante.

– Adieu, cousin ; tu seras maintenant le père Thorec,n’est-ce pas ? Ne m’envoie que des commissionnaires, et en lesprenant toujours à des endroits différents.

– C’est dit. Oh ! je suis bien heureux ! dit le baron,dont la figure fut éclairée par la joie d’un futur et tout nouveaubonheur.

– On ne le trouvera pas là, se dit Lisbeth, qui fit arrêter sonfiacre au boulevard Beaumarchais, d’où elle revint, en omnibus, rueLouis-le-Grand.

Chapitre 110Une scène de famille

Le lendemain, Crevel fut annoncé chez ses enfants, au moment oùtoute la famille était réunie au salon après le déjeuner. Célestinecourut se jeter au cou de son père, et se conduisit comme s’ilétait venu la veille, quoique, depuis deux ans, ce fût sa premièrevisite.

– Bonjour, mon père ! dit Victorin en lui tendant lamain.

– Bonjour, mes enfants ! dit l’important Crevel. – Madamela baronne, je mets mes hommages à vos pieds. Dieu ! comme cesenfants grandissent ! ça nous chasse ! ça nous dit : »Grand-papa, je veux ma place au soleil ! » – Madame lacomtesse, vous êtes toujours admirablement belle ! ajouta-t-ilen regardant Hortense. – Eh ! voilà le reste de nosécus ! ma cousine Bette, la vierge sage. Mais vous êtes toustrès bien ici… dit-il après avoir distribué ces phrases à chacun eten les accompagnant de gros rires qui remuaient difficilement lesmasses rubicondes de sa large figure. Et il regarda le salon de safille avec une sorte de dédain.

– Ma chère Célestine, je te donne tout mon mobilier de la ruedes Saussayes, il fera très bien ici. Ton salon a besoin d’êtrerenouvelé… – Ah ! voilà ce petit drôle de Wenceslas ! Ehbien, sommes-nous sages, mes petits enfants ? il faut avoirdes mœurs.

– Pour ceux qui n’en ont pas, dit Lisbeth.

– Ce sarcasme, ma chère Lisbeth, ne me concerne plus. Je vais,mes enfants, mettre un terme à la fausse position où je me trouvaisdepuis si longtemps ; et, en bon père de famille, je viensvous annoncer mon mariage, là, tout bonifacement.

– Vous avez le droit de vous marier, dit Victorin, et, pour moncompte, je vous rends la parole que vous m’avez donnée enm’accordant la main de ma chère Célestine…

– Quelle parole ? demanda Crevel.

– Celle de ne pas vous marier, répondit l’avocat. Vous merendrez la justice d’avouer que je ne vous demandais pas cetengagement, que vous l’avez bien volontairement pris malgré moi,car je vous ai, dans ce temps, fait observer que vous ne deviez pasvous lier ainsi.

– Oui, je m’en souviens, mon cher ami, dit Crevel honteux. Et,ma foi, tenez !… mes chers enfants, si vous vouliez bien vivreavec Mme Crevel, vous n’auriez pas à vous repentir… Votredélicatesse, Victorin, me touche… On n’est pas impunément généreuxavec moi… Voyons, sapristi ! accueillez bien votre belle-mère,venez à mon mariage !

– Vous ne nous dites pas, mon père, quelle est votrefiancée ? dit Célestine.

– Mais c’est le secret de la comédie, reprit Crevel. Ne jouonspas à cache-cache ! Lisbeth a dû vous dire…

– Mon cher monsieur Crevel, répliqua la Lorraine, il est desnoms qu’on ne prononce pas ici…

– Eh bien, c’est Mme Marneffe !

– Monsieur Crevel, répondit sévèrement l’avocat, ni moi ni mafemme, nous n’assisterons à ce mariage, non par des motifsd’intérêt, car je vous ai parlé tout à l’heure avec sincérité. Oui,je serais très heureux de savoir que vous trouverez le bonheur danscette union ; mais je suis mû par des considérations d’honneuret de délicatesse que vous devez comprendre, et que je ne puisexprimer, car elles raviveraient des blessures encore saignantesici…

La baronne fit un signe à la comtesse, qui, prenant son enfantdans ses bras, lui dit :

– Allons, viens prendre ton bain, Wenceslas !

– Adieu, monsieur Crevel.

La baronne salua Crevel en silence, et Crevel ne put s’empêcherde sourire en voyant l’étonnement de l’enfant quand il se vitmenacé de ce bain improvisé.

– Vous épousez, monsieur, s’écria l’avocat, quand il se trouvaseul avec Lisbeth, avec sa femme et son beau-père, une femmechargée des dépouilles de mon père, et qui l’a froidement conduitoù il est ; une femme qui vit avec le gendre, après avoirruiné le beau-père ; qui cause les chagrins mortels de masœur… Et vous croyez qu’on nous verra sanctionnant votre folie parma présence ? Je vous plains sincèrement, mon cher monsieurCrevel ! vous n’avez pas le sens de la famille, vous necomprenez pas la solidarité d’honneur qui en lie les différentsmembres. On ne raisonne pas (je l’ai trop sumalheureusement !) les passions. Les gens passionnés sontsourds comme ils sont aveugles. Votre fille Célestine a trop lesentiment de ses devoirs pour vous dire un seul mot de blâme.

– Ce serait joli ! dit Crevel, qui tenta de couper court àcette mercuriale.

– Célestine ne serait pas ma femme, si elle vous faisait uneseule observation, reprit l’avocat ; mais, moi, je puisessayer de vous arrêter avant que vous mettiez le pied dans legouffre, surtout après vous avoir donné la preuve de mondésintéressement. Ce n’est certes pas votre fortune, c’estvous-même dont je me préoccupe… Et, pour vous éclairer sur messentiments, je puis ajouter, ne fût-ce que pour vous tranquilliserrelativement à votre futur contrat de mariage, que ma situation defortune est telle, que nous n’avons rien à désirer…

– Grâce à moi ! s’écria Crevel, dont la figure étaitdevenue violette.

– Grâce à la fortune de Célestine, répondit l’avocat ; et,si vous regrettez d’avoir donné, comme une dot venant de vous, àvotre fille des sommes qui ne représentent pas la moitié de ce quelui a laissé sa mère, nous sommes tout prêts à vous les rendre…

– Savez-vous, monsieur mon gendre, dit Crevel, qui se mit enposition, qu’en couvrant de mon nom Mme Marneffe, elle ne doit plusrépondre au monde de sa conduite qu’en qualité de MmeCrevel ?

– C’est peut-être très gentilhomme, dit l’avocat, c’est généreuxquant aux choses de cœur, aux écarts de la passion ; mais jene connais pas de nom, ni de lois, ni de titre, qui puissentcouvrir le vol des trois cent mille francs ignoblement arrachés àmon père !… Je vous dis nettement, mon cher beau-père, quevotre future est indigne de vous, qu’elle vous trompe et qu’elleest amoureuse folle de mon beau-frère Steinbock, dont elle a payéles dettes…

– C’est moi qui les ai payées !

– Bien, reprit l’avocat, j’en suis bien aise pour le comteSteinbock, qui pourra s’acquitter un jour ; mais il est aimé,très aimé, souvent aimé…

– Il est aimé!… dit Crevel, dont la figure annonçait unbouleversement général. C’est lâche, c’est sale, et petit, etcommun de calomnier une femme !… Quand on avance ces sortes dechoses-là, monsieur, on les prouve…

– Je vous donnerai des preuves.

– Je les attends !

– Après-demain, mon cher monsieur Crevel, je vous dirai le jouret l’heure, le moment où je serai en mesure de dévoilerl’épouvantable dépravation de votre future épouse…

– Très bien, je serai charmé, dit Crevel, qui reprit sonsang-froid. – Adieu, mes enfants, au revoir.

– Adieu, Lisbeth…

– Suis-le donc, Lisbeth, dit Célestine à l’oreille de la cousineBette.

– Eh bien, voilà comme vous vous en allez ?… cria Lisbeth àCrevel.

– Ah ! lui dit Crevel, il est devenu très fort, mon gendre,il s’est formé. Le Palais, la Chambre, la rouerie judiciaire et larouerie politique en font un gaillard. Ah ! ah ! il saitque je me marie mercredi prochain, et, dimanche, ce monsieur mepropose de me dire, dans trois jours, l’époque à laquelle il medémontrera que ma femme est indigne de moi… Ce n’est pas maladroit…Je retourne signer le contrat. Allons, viens avec moi, Lisbeth,viens !… Ils n’en sauront rien ! Je voulais laisserquarante mille francs de rente à Célestine ; mais Hulot vientde se conduire de manière à s’aliéner mon cœur à tout jamais.

– Donnez-moi dix minutes, père Crevel, attendez-moi dans votrevoiture, à la porte, je vais trouver un prétexte pour sortir.

– Eh bien, c’est convenu…

– Mes amis, dit Lisbeth, qui retrouva la famille au salon, jevais avec Crevel ; on signe le contrat ce soir, et je pourraivous en dire les dispositions. Ce sera probablement ma dernièrevisite à cette femme. Votre père est furieux. Il va vousdéshériter…

– Sa vanité l’en empêchera, répondit l’avocat. Il a vouluposséder la terre de Presles, il la gardera, je le connais. Eût-ildes enfants, Célestine recueillera toujours la moitié de ce qu’illaissera, la loi l’empêche de donner toute sa fortune… Mais cesquestions ne sont rien pour moi, je ne pense qu’à notre honneur…Allez, cousine, dit-il en serrant la main de Lisbeth, écoutez bienle contrat.

Chapitre 111Une autre scène de famille

Vingt minutes après, Lisbeth et Crevel entraient à l’hôtel de larue Barbet, où Mme Marneffe attendait dans une douce impatience lerésultat de la démarche qu’elle avait ordonnée. Valérie avait étéprise, à la longue, pour Wenceslas de ce prodigieux amour qui, unefois dans la vie, étreint le cœur des femmes. Cet artiste manquédevint, entre les mains de Mme Marneffe, un amant si parfait, qu’ilétait pour elle ce qu’elle avait été pour le baron Hulot. Valérietenait des pantoufles d’une main, et l’autre était à Steinbock, surl’épaule de qui elle reposait sa tête. Il en est de la conversationà propos interrompus, dans laquelle ils étaient lancés depuis ledépart de Crevel, comme de ces longues œuvres littéraires de notretemps, au fronton desquelles on lit : La reproduction en estinterdite. Ce chef-d’œuvre de poésie intime amena naturellement surles lèvres de l’artiste un regret qu’il exprima non sans amertume:

– Ah ! quel malheur que je me sois marié, dit Wenceslas,car, si j’avais attendu, comme le disait Lisbeth, aujourd’hui jepourrais t’épouser.

– Il faut être Polonais pour souhaiter faire sa femme d’unemaîtresse dévouée ! s’écria Valérie. Echanger l’amour contrele devoir ! le plaisir contre l’ennui !

– Je te connais si capricieuse ! répondit Steinbock. Net’ai-je pas entendue causant avec Lisbeth du baron Montès, ceBrésilien ?…

– Veux-tu m’en débarrasser ? dit Valérie.

– Ce serait, répondit l’ex-sculpteur, le seul moyen det’empêcher de le voir.

– Apprends, mon chéri, répondit Valérie, que je le ménageaispour en faire un mari, car je te dis tout à toi !… Lespromesses que j’ai faites à ce Brésilien… (Oh ! bien avant dete connaître, dit-elle en répondant à un geste de Wenceslas.) Ehbien, ces promesses, dont il s’arme pour me tourmenter, m’obligentà me marier presque secrètement ; car, s’il apprend quej’épouse Crevel, il est homme à… , à me tuer !…

– Oh ! quant à cette crainte !… dit Steinbock enfaisant un geste de dédain qui signifiait que ce danger-là devaitêtre insignifiant pour une femme aimée par un Polonais.

Remarquez qu’en fait de bravoure il n’y a plus la moindreforfanterie chez les Polonais, tant ils sont réellement etsérieusement braves.

– Et cet imbécile de Crevel, qui veut donner une fête et qui selivre à ses goûts de faste économique à propos de mon mariage, memet dans un embarras d’où je ne sais comment sortir !

Valérie pouvait-elle avouer à celui qu’elle adorait que le baronHenri Montès avait, depuis le renvoi du baron Hulot, hérité duprivilège de venir chez elle à toute heure de nuit, et que, malgréson adresse, elle en était encore à trouver une cause de brouilleoù le Brésilien croirait avoir tous les torts ? Elleconnaissait trop bien le caractère quasi sauvage du baron, qui serapprochait beaucoup de celui de Lisbeth, pour ne pas trembler enpensant à ce More de Rio de Janeiro. Au roulement de la voiture,Steinbock quitta Valérie, qu’il tenait par la taille, et il prit unjournal dans la lecture duquel on le trouva tout absorbé. Valériebrodait, avec une attention minutieuse, des pantoufles à sonfutur.

– Comme on la calomnie ! dit Lisbeth à l’oreille de Crevel,sur le seuil de la porte, en lui montrant ce tableau… Voyez sacoiffure ! est-elle dérangée ? A entendre Victorin, vousauriez pu surprendre deux tourtereaux au nid.

– Ma chère Lisbeth, répondit Crevel en position, vois-tu, pourfaire d’une Aspasie une Lucrèce, il suffit de lui inspirer unepassion !…

– Ne vous ai-je pas toujours dit, reprit Lisbeth, que les femmesaiment les gros libertins comme vous ?

– Elle serait d’ailleurs bien ingrate, reprit Crevel, carcombien d’argent ai-je mis ici ? Grindot et moi seuls nous lesavons !

Et il montrait l’escalier. Dans l’arrangement de cet hôtel, queCrevel regardait comme le sien, Grindot avait essayé de lutter avecCleretti, l’architecte à la mode, à qui le duc d’Hérouville avaitconfié la maison de Josépha. Mais Crevel, incapable de comprendreles arts, avait voulu, comme tous les bourgeois, dépenser une sommefixe, connue à l’avance. Maintenu par un devis, il fut impossible àGrindot de réaliser son rêve d’architecte. La différence quidistinguait l’hôtel de Josépha de celui de la rue Barbet étaitcelle qui se trouve entre la personnalité des choses et leurvulgarité. Ce qu’on admirait chez Josépha ne se voyait nullepart ; ce qui reluisait chez Crevel pouvait s’acheter partout.Ces deux luxes sont séparés l’un de l’autre par le fleuve dumillion. Un miroir unique vaut six mille francs, le miroir inventépar un fabricant qui l’exploite coûte cinq cents francs. Un lustreauthentique de Boulle monte en vente publique à trois millefrancs ; le même lustre surmoulé pourra être fabriqué pourmille ou douze cents francs ; l’un est en archéologie ce qu’untableau de Raphaël est en peinture, l’autre en est la copie.Qu’estimez-vous une copie de Raphaël ? L’hôtel de Crevel étaitdonc un magnifique spécimen du luxe des sots, comme l’hôtel deJosépha le plus beau modèle d’une habitation d’artiste.

– Nous avons la guerre, dit Crevel en allant vers sa future.

Mme Marneffe sonna.

– Allez chercher M. Berthier, dit-elle au valet de chambre, etne revenez pas sans lui. – Si tu avais réussi, dit-elle en enlaçantCrevel, mon petit père, nous aurions retardé mon bonheur, et nousaurions donné une fête à étourdir ; mais, quand toute unefamille s’oppose à un mariage, mon ami, la décence veut qu’il sefasse sans éclat, surtout lorsque la mariée est veuve.

– Moi, je veux au contraire afficher un luxe à la Louis XIV, ditCrevel, qui depuis quelque temps trouvait le XVIIIe siècle petit.J’ai commandé des voitures neuves : il y a la voiture de monsieuret celle de madame, deux jolis coupés, une calèche, une berlined’apparat avec un siège superbe qui tressaille comme Mme Hulot.

– Ah ! je veux ?… Tu ne serais donc plus monagneau ? Non, non. Ma biche, tu feras à ma volonté. Nousallons signer notre contrat entre nous, ce soir. Puis, mercredi,nous nous marierons officiellement, comme on se marie réellement,en catimini, selon le mot de ma pauvre mère. Nous irons à piedvêtus simplement à l’église, où nous aurons une messe basse. Nostémoins sont Stidmann, Steinbock, Vignon et Massol, tous gensd’esprit qui se trouveront à la mairie comme par hasard, et quinous feront le sacrifice d’entendre une messe. Ton collègue nousmariera, par exception, à neuf heures du matin. La messe est à dixheures, nous serons ici à déjeuner à onze heures et demie. J’aipromis à nos convives que l’on ne se lèverait de table que le soir…Nous aurons Bixiou, ton ancien camarade de birotterie du Tillet,Lousteau, Vernisset, Léon de Lora, Vernou, la fleur des gensd’esprit, qui ne nous sauront pas mariés ; nous lesmystifierons, nous nous griserons un petit brin, et Lisbeth ensera ; je veux qu’elle apprenne le mariage, Bixiou doit luifaire des propositions et la… la déniaiser.

Pendant deux heures, Mme Marneffe débita des folies qui firentfaire à Crevel cette réflexion judicieuse :

– Comment une femme si gaie pourrait-elle être dépravée ?Folichonne, oui ! mais perverse,… allons donc !

– Qu’est-ce que tes enfants ont dit de moi ? demandaValérie à Crevel dans un moment où elle le tint près d’elle sur sacauseuse ; bien des horreurs !

– Ils prétendent, répondit Crevel, que tu aimes Wenceslas d’unefaçon criminelle, toi, la vertu même !…

– Je le crois bien que je l’aime, mon petit Wenceslas !s’écria Valérie en appelant l’artiste, le prenant par la tête etl’embrassant au front. Pauvre garçon sans appui, sansfortune ! dédaigné par une girafe couleur carotte ! Queveux-tu, Crevel ! Wenceslas, c’est mon poète, et je l’aime augrand jour comme si c’était mon enfant ! Ces femmesvertueuses, ça voit du mal partout et en tout. Ah çà! elles nepourraient donc pas rester sans mal faire auprès d’un homme ?Moi, je suis comme les enfants gâtés à qui l’on n’a jamais rienrefusé: les bonbons ne me causent plus aucune émotion. Pauvresfemmes, je les plains !… Et qu’est-ce qui me détériorait commecela ?

– Victorin, dit Crevel.

– Eh bien, pourquoi ne lui as-tu pas fermé le bec, à ceperroquet judiciaire, avec les deux cent mille francs de lamaman ?

– Ah ! la baronne avait fui, dit Lisbeth.

– Qu’ils y prennent garde, Lisbeth,! dit Mme Marneffe. enfronçant les sourcils ; ou ils me recevront chez eux, et trèsbien, et viendront chez leur belle-mère, tous ! ou je leslogerai (dis-le-leur de ma part) plus bas que ne se trouve lebaron… Je veux devenir méchante, à la fin ! Ma paroled’honneur, je crois que le mal est la faux avec laquelle on met lebien en coupe.

Chapitre 112Effet de chantage

A trois heures, maître Berthier, successeur de Cardot, lut lecontrat de mariage, après une courte conférence entre Crevel etlui, car certains articles dépendaient de la résolution queprendraient M. et Mme Hulot jeunes. Crevel reconnaissait à safuture épouse une fortune composée : 1° de quarante mille francs derente dont les titres étaient désignés ; 2° de l’hôtel et detout le mobilier qu’il contenait, et 3° de trois millions enargent. En outre, il faisait à sa future épouse toutes lesdonations permises par la loi ; il la dispensait de toutinventaire ; et, dans le cas où, lors de leur décès, lesconjoints se trouveraient sans enfants, ils se donnaientrespectivement l’un à l’autre l’universalité de leurs biens,meubles et immeubles. Ce contrat réduisait la fortune de Crevel àdeux millions de capital. S’il avait des enfants de sa nouvellefemme, il restreignait la part de Célestine à cinq cent millefrancs, à cause de l’usufruit de la fortune accordé à Valérie.C’était la neuvième partie environ de sa fortune actuelle.

Lisbeth revint dîner rue Louis-le-Grand, le désespoir peint surla figure. Elle expliqua, commenta le contrat de mariage, et trouvaCélestine insensible, autant que Victorin, à cette désastreusenouvelle.

– Vous avez irrité votre père, mes enfants ! Mme Marneffe ajuré que vous recevriez chez vous la femme de M. Crevel, et quevous viendriez chez elle, dit-elle.

– Jamais ! dit Célestine.

– Jamais ! dit Hulot.

– Jamais ! s’écria Hortense.

Lisbeth fut saisie du désir de vaincre l’attitude superbe detous les Hulot.

– Elle paraît avoir des armes contre vous !… répondit-elle.Je ne sais pas encore de quoi il s’agit, mais je le saurai… Elle aparlé vaguement d’une histoire de deux cent mille francs quiregarde Adeline.

La baronne Hulot se renversa doucement sur le divan où elle setrouvait, et d’affreuses convulsions se déclarèrent.

– Allez-y, mes enfants !… cria la baronne. Recevez cettefemme ! M. Crevel est un homme infâme ! il mérite ledernier supplice… Obéissez à cette femme… Ah ! c’est unmonstre ! Elle sait tout !

Après ces mots mêlés à des larmes, à des sanglots, Mme Hulottrouva la force de monter chez elle, appuyée sur le bras de safille et sur celui de Célestine.

– Qu’est-ce que tout ceci veut dire ? s’écria Lisbeth,restée seule avec Victorin.

L’avocat, planté sur ses jambes, dans une stupéfaction trèsconcevable, n’entendit pas Lisbeth.

– Qu’as-tu, mon Victorin ?

– Je suis épouvanté! dit l’avocat, dont la figure devintmenaçante. Malheur à qui touche à ma mère, je n’ai plus alors descrupules ! Si je le pouvais, j’écraserais cette femme commeon écrase une vipère… Ah ! elle attaque la vie et l’honneur dema mère !…

– Elle a dit, ne répète pas ceci, mon cher Victorin, elle a ditqu’elle vous logerait tous encore plus bas que votre père… Elle areproché vertement à Crevel de ne pas vous avoir fermé la boucheavec ce secret qui paraît tant épouvanter Adeline.

On envoya chercher un médecin, car l’état de la baronneempirait. Le médecin ordonna une potion pleine d’opium, et Adelinetomba, la potion prise, dans un profond sommeil ; mais toutecette famille était en proie à la plus vive terreur. Le lendemain,l’avocat partit de bonne heure pour le Palais, et il passa par lapréfecture de police, où il supplia Vautrin, le chef de la sûreté,de lui envoyer Mme de Saint-Estève.

– On nous a défendu, monsieur, de nous occuper de vous, mais Mmede Saint-Estève est marchande, elle est à vos ordres, répondit lecélèbre chef.

De retour chez lui, le pauvre avocat apprit que l’on craignaitpour la raison de sa mère. Le docteur Bianchon, le docteur Larabit,le professeur Angard, réunis en consultation, venaient de déciderl’emploi des moyens héroïques pour détourner le sang qui se portaità la tête. Au moment où Victorin écoutait le docteur Bianchon, quilui détaillait les raisons qu’il avait espérer l’apaisement decette crise, quoique ses confrères en désespérassent, le valet dechambre vint annoncer à l’avocat sa cliente, Mme de Saint-Estève.Victorin laissa Bianchon au milieu d’une période et descenditl’escalier avec une rapidité de fou.

– Y aurait-il dans la maison un principe de foliecontagieux ? dit Bianchon en se retournant vers Larabit.

Les médecins s’en allèrent, en laissant un interne chargé pareux de veiller Mme Hulot.

– Toute une vie de vertu !… était la seule phrase que lamalade prononçât depuis la catastrophe.

Lisbeth ne quittait pas le chevet d’Adeline, elle l’avaitveillée ; elle était admirée par les deux jeunes femmes.

– Eh bien, ma chère madame Saint-Estève ! dit l’avocat enintroduisant l’horrible vieille dans son cabinet et en fermantsoigneusement les portes, où en sommes-nous ?

– Eh bien, mon cher ami, dit-elle en regardant Victorin d’unoeil froidement ironique, vous avez fait vos petitesréflexions ?

– Avez-vous agi ?

– Donnez-vous cinquante mille francs ?

– Oui, répondit Hulot fils, car il faut marcher.

Savez-vous que, par une seule phrase, cette femme a mis la vieet la raison de ma mère en danger ? Ainsi, marchez !

– On a marché! répliqua la vieille.

– Eh bien ?… dit Victorin convulsivement.

– Eh bien, vous n’arrêtez pas les frais ?

– Au contraire.

– C’est qu’il y a déjà vingt-trois mille francs de frais.

Hulot fils regarda la Saint-Estève d’un air imbécile.

– Ah çà! seriez-vous un jobard, vous l’une des lumières duPalais ? dit la vieille. Nous avons pour cette somme uneconscience de femme de chambre et un tableau de Raphaël, ce n’estpas cher…

Hulot restait stupide, il ouvrait de grands yeux.

– Eh bien, reprit la Saint-Estève, nous avons acheté Mlle ReineTousard, celle pour qui Mme Marneffe n’a pas de secrets…

– Je comprends…

– Mais, si vous lésinez, dites-le !

– Je payerai de confiance, répondit-il, allez ! Ma mère m’adit que ces gens-là méritaient les plus grands supplices…

– On ne roue plus, dit la vieille.

– Vous me répondez du succès ?

– Laissez-moi faire, dit la Saint-Estève. Votre vengeancemijote.

Elle regarda la pendule, la pendule marquait six heures.

– Votre vengeance s’habille, les fourneaux du Rocher de Cancalesont allumés, les chevaux des voitures piaffent, mes ferschauffent. Ah ! je sais votre Mme Marneffe par cœur. Tout estparé, quoi ! Il y a des boulettes dans la ratière, je vousdirai demain si la souris s’empoisonnera. Je le crois ! Adieu,mon fils.

– Adieu, madame.

– Savez-vous l’anglais ?

– Oui.

Avez-vous vu jouer Macbeth, en anglais ?

– Oui.

– Eh bien, mon fils, tu seras roi ! c’est-à-dire tuhériteras ! dit cette affreuse sorcière, devinée parShakspeare et qui paraissait connaître Shakspeare.

Elle laissa Hulot hébété sur le seuil de son cabinet.

– N’oubliez pas que le référé est pour demain ! dit-ellegracieusement en plaideuse consommée.

Elle voyait venir deux personnes, et voulait passer à leurs yeuxpour une comtesse de Pimbèche.

– Quel aplomb ! se dit Hulot en saluant sa prétenduecliente.

Chapitre 113Combabus

Le baron Montès de Montejanos était un lion, mais un lioninexpliqué. Le Paris de la fashion, celui du turf et des lorettes,admiraient les gilets ineffables de ce seigneur étranger, sesbottes d’un vernis irréprochable, ses sticks incomparables, seschevaux enviés, sa voiture menée par des nègres parfaitementesclaves et très bien battus. Sa fortune était connue, il avait uncrédit de sept cent mille francs chez le célèbre banquier duTillet ; mais on le voyait toujours seul. S’il allait auxpremières représentations, il était dans une stalle d’orchestre. Ilne hantait aucun salon. Il n’avait jamais donné le bras à unelorette ! On ne pouvait unir son nom à celui d’aucune joliefemme du monde. Pour passe-temps, il jouait au whist auJockey-Club. On en était réduit à calomnier ses mœurs, ou, ce quiparaissait infiniment plus drôle, sa personne : on l’appelaitCombabus !… Bixiou, Léon de Lora, Lousteau, Florine, MlleHéloïse Brisetout et Nathan, soupant un soir chez l’illustreCarabine avec beaucoup de lions et de lionnes, avaient inventécette explication, excessivement burlesque. Massol, en sa qualitéde conseiller d’Etat, Claude Vignon, en sa qualité d’ancienprofesseur de grec, avaient raconté aux ignorantes lorettes lafameuse anecdote, rapportée dans l’Histoire ancienne de Rollin,concernant Combabus, cet Abélard volontaire chargé de garder lafemme d’un roi d’Assyrie, de Perse, Bactriane, Mésopotamie etautres départements de la géographie particulière au vieuxprofesseur du Bocage qui continua d’Anville, le créateur del’ancien Orient. Ce surnom, qui fit rire pendant un quart d’heureles convives de Carabine, fut le sujet d’une foule de plaisanteriestrop lestes dans un ouvrage auquel l’Académie pourrait ne pasdonner le prix Montyon, mais parmi lesquelles on remarqua le nomqui resta sur la crinière touffue du beau baron, que Joséphanommait un magnifique Brésilien, comme on dit un magnifiquecatoxantha ! Carabine, la plus illustre des lorettes, celledont la beauté fine et les saillies avaient arraché le sceptre dutreizième arrondissement aux mains de Mlle Turquet, plus connuesous le nom de Malaga, Mlle Séraphine Sinet (tel était son vrainom) était au banquier du Tillet ce que Josépha Mirah était au ducd’Hérouville.

Or, le matin même du jour où la Saint-Estève prophétisait lesuccès à Victorin, Carabine avait dit à du Tillet, sur les septheures du matin :

– Si tu étais gentil, tu me donnerais à dîner au Rocher deCancale, et tu m’amènerais Combabus ; nous voulons savoirenfin s’il a une maîtresse… J’ai parié pour… je veux gagner…

– Il est toujours à l’hôtel des Princes, j’y passerai, réponditdu Tillet ; nous nous amuserons. Aie tous nos gars : le garsBixiou, le gars Lora, enfin toute notre séquelle !

A sept heures et demie, dans le plus beau salon del’établissement où l’Europe entière a dîné, brillait sur la tableun magnifique service d’argenterie fait exprès pour les dîners oùla vanité soldait l’addition en billets de banque. Des torrents delumière produisaient des cascades au bord des ciselures. Desgarçons, qu’un provincial aurait pris pour des diplomates, n’étaitl’âge, se tenaient sérieux comme des gens qui se savent ultrapayés.

Cinq personnes arrivées en attendaient neuf autres. C’étaitd’abord Bixiou, le sel de toute cuisine intellectuelle, encoredebout en 1843, avec une armure de plaisanteries toujours neuves,phénomène aussi rare à Paris que la vertu. Puis Léon de Lora, leplus grand peintre de paysage et de marine existant, qui gardaitsur tous ses rivaux l’avantage de ne jamais se trouver au-dessousde ses débuts. Les lorettes ne pouvaient pas se passer de ces deuxrois du bon mot. Pas de souper, pas de dîner, pas de partie sanseux. Séraphine Sinet, dite Carabine, en sa qualité de maîtresse entitre de l’amphitryon, était venue l’une des premières, et faisaitresplendir sous les nappes de lumière ses épaules sans rivales àParis, un cou tourné comme par un tourneur, sans un pli ! sonvisage mutin et sa robe de satin broché, bleu sur bleu, ornée dedentelles d’Angleterre en quantité suffisante à nourrir un villagependant un mois. La jolie Jenny Cadine, qui ne jouait pas à sonthéâtre, et dont le portrait est trop connu pour en dire quoi quece soit, arriva dans une toilette d’une richesse fabuleuse. Unepartie est toujours pour ces dames un Longchamp de toilettes, oùchacune d’elles veut faire obtenir le prix à son millionnaire, endisant ainsi à ses rivales : – Voilà le prix que je vaux !

Une troisième femme, sans doute au début de la carrière,regardait, presque honteuse, le luxe des deux commères posées etriches. Simplement habillée en cachemire blanc orné depassementeries bleues, elle avait été coiffée en fleurs par uncoiffeur du genre merlan, dont la main malhabile avait donné, sansle savoir, les grâces de la niaiserie, à des cheveux blondsadorables. Encore gênée dans sa robe, elle avait la timidité, selonla phrase consacrée, inséparable d’un premier début. Elle arrivaitde Valognes pour placer à Paris une fraîcheur désespérante, unecandeur à irriter le désir chez un mourant, et une beauté digne detoutes celles que la Normandie a déjà fournies aux différentsthéâtres de la capitale. Les lignes de cette figure intacteoffraient l’idéal de la pureté des anges. Sa blancheur lactéerenvoyait si bien la lumière, que vous eussiez dit d’un miroir. Sescouleurs fines avaient été mises sur les joues comme avec unpinceau. Elle se nommait Cydalise. C’était, comme on va le voir, unpion nécessaire dans la partie que jouait mame Nourrisson contreMme Marneffe.

– Tu n’as pas le bras de ton nom, ma petite, avait dit JennyCadine, à qui Carabine avait présenté ce chef-d’œuvre âgé de seizeans et amené par elle.

Cydalise, en effet, offrait à l’admiration publique de beauxbras d’un tissu serré, grenu, mais rougi par un sangmagnifique.

– Combien vaut-elle ? demanda Jenny Cadine tout bas àCarabine.

– Un héritage.

– Qu’en veux-tu faire ?

– Tiens, Mme Combabus !

– Et l’on te donne pour faire ce métier-là!

– Devine !

– Une belle argenterie ?

– J’en ai trois !

– Des diamants ?

– J’en vends…

– Un singe vert ?

– Non, un tableau de Raphaël !

– Quel rat te passe dans la cervelle ?

– Josépha me scie l’omoplate avec ses tableaux, réponditCarabine, et j’en veux avoir de plus beaux que les siens…

Du Tillet amena le héros du dîner, le Brésilien ; le ducd’Hérouville les suivait avec Josépha. La cantatrice avait mis unesimple robe de velours ; mais autour de son cou brillait uncollier de cent vingt mille francs, des perles à peinedistinctibles sur sa peau de camélia blanc. Elle s’était fourrédans ses nattes noires un seul camélia rouge (une mouche)! d’uneffet étourdissant, et elle s’était amusée à étager onze braceletsde perles sur chacun de ses bras. Elle vint serrer la main à JennyCadine, qui lui dit :

– Prête-moi donc tes mitaines ?

Josépha détacha ses bracelets et les offrit, sur une assiette, àson amie.

– Quel genre ! dit Carabine ; faut êtreduchesse ! Plus que cela de perles ! Vous avez dévaliséla mer pour orner la fille, monsieur le duc ? ajouta-t-elle ense tournant vers le petit duc d’Hérouville.

L’actrice prit un seul bracelet, rattacha les vingt autres auxbeaux bras de la cantatrice et y mit un baiser.

Lousteau, le pique-assiette littéraire, La Palférine et Malaga,Massol et Vauvinet, Théodore Gaillard, l’un des propriétaires d’undes plus importants journaux politiques, complétaient les invités.Le duc d’Hérouville, poli comme un grand seigneur avec tout lemonde, eut pour le comte de La Palférine ce salut particulier qui,sans accuser l’estime ou l’intimité, dit à tout le monde : « Noussommes de la même famille, de la même race, nous nousvalons ! » Ce salut, le shiboleth de l’aristocratie, a été créépour le désespoir des gens d’esprit de la haute bourgeoisie.

Carabine prit Combabus à sa gauche et le duc d’Hérouville à sadroite. Cydalise flanqua le Brésilien, et Bixiou fut mis à côté dela Normande, Malaga prit place à côté du duc.

Chapitre 114Un dîner de lorettes

A sept heures, on attaqua les huîtres. A huit heures, entre lesdeux services, on dégusta le punch glacé. Tout le monde connaît lemenu de ces festins. A neuf heures, on babillait comme on babilleaprès quarante-deux bouteilles de vins différents, bues entrequatorze personnes. Le dessert, cet affreux dessert du moisd’avril, était servi. Cette atmosphère capiteuse n’avait grisé quela Normande, qui chantonnait un noël. Cette pauvre fille exceptée,personne n’avait perdu la raison, les buveurs, les femmes étaientl’élite du Paris soupant. Les esprits riaient, les yeux, quoiquebrillantés, restaient pleins d’intelligence, mais les lèvrestournaient à la satire, à l’anecdote, à l’indiscrétion. Laconversation, qui jusqu’alors avait roulé dans le cercle vicieuxdes courses et des chevaux, des exécutions à la Bourse, desdifférents mérites des lions comparés les uns aux autres, et deshistoires scandaleuses connues, menaçait de devenir intime, de sefractionner par groupes de deux cœurs.

Ce fut en ce moment que, sur des oeillades distribuées parCarabine à Léon de Lora, Bixiou, La Palférine et du Tillet, onparla d’amour.

– Les médecins comme il faut ne parlent jamais médecine, lesvrais nobles ne parlent jamais ancêtres, les gens de talent neparlent pas de leurs œuvres, dit Josépha ; pourquoi parler denotre état ?… J’ai fait faire relâche à l’Opéra pour venir, cen’est pas certes pour travailler ici. Ainsi ne posons point, meschères amies.

– On te parle du véritable amour, ma petite ! dit Malaga,de cet amour qui fait qu’on s’enfonce, qu’on enfonce père et mère,qu’on vend femmes et enfants, et qu’on va dà Clichy…

– Causez, alors ! reprit la cantatrice. Connaispas !

Connais pas !… Ce mot, passé de l’argot des gamins de Parisdans le vocabulaire de la lorette, est, à l’aide des yeux et de laphysionomie de ces femmes, tout un poème sur leurs lèvres.

– Je ne vous aime donc point, Josépha ? dit tout bas leduc.

– Vous pouvez m’aimer véritablement, dit à l’oreille du duc lacantatrice en souriant ; mais, je ne vous aime pas de l’amourdont on parle, de cet amour qui fait que l’univers est tout noirsans l’homme aimé. Vous m’êtes agréable, utile, mais vous ne m’êtespas indispensable ; et, si demain vous m’abandonniez, j’auraistrois ducs pour un…

– Est-ce que l’amour existe à Paris ? dit Léon de Lora.Personne n’y a le temps de faire sa fortune, comment selivrerait-on à l’amour vrai qui s’empare d’un homme comme l’eaus’empare du sucre ? Il faut être excessivement riche pouraimer, car l’amour annule un homme, à peu près comme notre cherbaron brésilien que voilà. Il y a longtemps que je l’ai déjà dit,les extrêmes se bouchent ! Un véritable amoureux ressemble àun eunuque, car il n’y a plus de femmes pour lui sur laterre ! Il est mystérieux, il est comme le vrai chrétien,solitaire dans sa thébaïde ! Voyez-moi ce braveBrésilien !…

Toute la table examina Henri Montès de Montejanos, qui futhonteux de se trouver le centre de tous les regards.

– Il pâture là depuis une heure, sans plus savoir que ne lesaurait un bœuf qu’il a pour voisine la femme la plus… je ne diraipas ici la plus belle, mais la plus fraîche de Paris.

– Tout est frais ici, même le poisson, c’est la renommée de lamaison, dit Carabine.

Le baron Montès de Montejanos regarda le paysagiste d’un airaimable et dit :

– Très bien ! je bois à vous !

Et il salua Léon de Lora d’un signe de tête, inclina son verreplein de vin de Porto et but magistralement.

– Vous aimez donc ? dit Carabine à son voisin, eninterprétant ainsi le toast.

Le baron brésilien fit encore remplir son verre, salua Carabineet répéta le toast.

– A la santé de madame ! dit alors la lorette d’un ton siplaisant, que le paysagiste, du Tillet et Bixiou partirent d’unéclat de rire.

Le Brésilien resta grave comme un home de bronze. Ce sang-froidirrita Carabine. Elle savait parfaitement que Montès aimait MmeMarneffe ; mais elle ne s’attendait pas à cette foi brutale, àce silence obstiné de l’homme convaincu. On juge aussi souvent unefemme d’après l’attitude de son amant, qu’on juge un amant sur lemaintien de sa maîtresse. Fier d’aimer Valérie et d’être aiméd’elle, le sourire du baron offrait à ces connaisseurs émérites uneteinte d’ironie, et il était d’ailleurs superbe à voir : les vinsn’avaient pas altéré sa coloration, et ses yeux, brillant del’éclat particulier à l’or bruni, gardaient les secrets de l’âme.Aussi Carabine se dit-elle en elle-même :

– Quelle femme ! comme elle vous a cacheté ce cœur-là!

– C’est un roc ! dit à demi-voix Bixiou, qui ne voyait làqu’une charge et qui ne soupçonnait pas l’importance attachée parCarabine à la démolition de cette forteresse.

Pendant que ces discours, en apparence si frivoles, se disaientà la droite de Carabine, la discussion sur l’amour continuait à sagauche entre le duc d’Hérouville, Lousteau, Josépha, Jenny Cadineet Massol. On en était à chercher si ces rares phénomènes étaientproduits par la passion, par l’entêtement ou par l’amour. Josépha,très ennuyée de ces théories, voulut changer de conversation.

– Vous parlez de ce que vous ignorez complètement ! Ya-t-il un de vous qui ait assez aimé une femme, et une femmeindigne de lui, pour manger sa fortune, celle de ses enfants, pourvendre son avenir, pour ternir son passé, pour encourir les galèresen volant l’Etat, pour tuer un oncle et un frère, pour se laissersi bien bander les yeux qu’il n’ait pas pensé qu’on les luibouchait afin de l’empêcher de voir le gouffre où, pour dernièreplaisanterie, on l’a lancé? Du Tillet a sous la mamelle gauche unecaisse, Léon de Lora y a son esprit, Bixiou rirait de lui-même s’ilaimait une autre personne que lui, Massol a un portefeuilleministériel à la place d’un cœur ! Lousteau n’a là qu’unviscère, lui qui a pu se laisser quitter par Mme de laBaudraye ; M. le duc est trop riche pour pouvoir prouver sonamour par sa ruine ; Vauvinet ne compte pas, je retranchel’escompteur du genre humain. Ainsi, vous n’avez jamais aimé, nimoi non plus, ni Jenny, ni Carabine… Quant à moi, je n’ai vu qu’uneseule fois le phénomène que je viens de décrire. C’est, dit-elle àJenny Cadine, notre pauvre baron Hulot, que je vais faire affichercomme un chien perdu, car je veux le retrouver.

– Ah çà! se dit en elle-même Carabine en regardant Josépha d’unecertaine manière, Mme Nourrisson a donc deux tableaux de Raphaël,que Josépha joue mon jeu ?

– Pauvre homme ! dit Vauvinet, il était bien grand, bienmagnifique. Que style ! quelle tournure ! Il avait l’airde François Ier. Quel volcan ! et quelle habileté, quel génieil déployait pour trouver de l’argent ! Là où il est, il encherche, et il doit en extraire de ces murs faits avec des os qu’onvoit dans les faubourgs de Paris, près des barrières, où sans douteil s’est caché…

– Et cela, dit Bixiou, pour cette petite Mme Marneffe ! Envoilà-t-il une rouée !

– Elle épouse mon ami Crevel ! observa du Tillet.

– Et elle est folle de mon ami Steinbock ! dit Léon deLora.

Ces trois phrase furent trois coups de pistolet que Montès reçuten pleine poitrine. Il devint blême et souffrit tant, qu’il se levapéniblement.

– Vous êtes des canailles ! dit-il. Vous ne devriez pasmêler le nom d’une honnête femme aux noms de toutes vos femmesperdues ! ni surtout en faire une cible pour vos lazzis.

Montès fut interrompu par des bravos et des applaudissementsunanimes. Bixiou, Léon de Lora, Vauvinet, du Tillet, Massol,donnèrent le signal. Ce fut un chœur.

– Vive l’empereur ! dit Bixiou.

– Qu’on le couronne ! s’écria Vauvinet.

– Un grognement pour Médor ! hourra pour le Brésil !cria Lousteau.

– Ah ! baron cuivré, tu aimes notre Valérie ? dit Léonde Lora, tu n’est pas dégoûté!

– Ce n’est pas parlementaire, ce qu’il a dit ; mais c’estmagnifique !… fit observer Massol.

– Mais, mon amour de client, tu m’es recommandé, je suis tonbanquier, ton innocence va me faire du tort.

– Ah ! dites-moi, vous qui êtes un homme sérieux… , demandale Brésilien à du Tillet.

– Merci pour nous tous, fit Bixiou, qui salua.

– Dites-moi quelque chose de positif ?… ajouta Montès sansprendre garde au mot de Bixiou.

– Ah çà! reprit du Tillet, j’ai l’honneur de te dire que je suisinvité à la noce de Crevel.

– Ah ! Combabus prend la défense de Mme Marneffe ! ditJosépha, qui se leva solennellement.

Elle alla d’un air tragique jusqu’à Montès, elle lui donna surla tête une petite tape amicale, elle le regarda pendant un instanten laissant voir sur sa figure une admiration comique, et hocha latête.

– Hulot est le premier exemple de l’amour quand même, voilà lesecond, dit-elle ; mais il ne devrait pas compter, car ilvient des tropiques.

Au moment où Josépha frappa doucement le front du Brésilien,Montès retomba sur sa chaise, et s’adressa, par un regard, à duTillet :

– Si je suis le jouet d’une de vos plaisanteries parisiennes,lui dit-il, si vous avez voulu m’arracher mon secret…

Et il enveloppa la table entière d’une ceinture de feu,embrassant tous les convives d’un coup d’oeil où flamba le soleildu Brésil.

– Par grâce, avouez-le-moi, reprit-il d’un air suppliant etpresque enfantin ; mais ne calomniez pas une femme quej’aime…

– Ah çà! lui répondit Carabine à l’oreille, mais, si vous étiezindignement trahi, trompé, joué par Valérie, et que je vous endonnasse les preuves, dans une heure, chez moi, queferiez-vous ?

– Je ne puis pas vous le dire ici, devant tous ces Iagos… , ditle baron brésilien.

Carabine entendit magots.

– Eh bien, taisez-vous ! lui répondit-elle en souriant, neprêtez pas à rire aux hommes les plus spirituels de Paris, et venezchez moi, nous causerons…

Montès était anéanti.

– Des preuves !… dit-il en balbutiant ; songez…

– Tu en auras trop, répondit Carabine, et, puisque le soupçon teporte tant à la tête, j’ai peur pour ta raison…

– Est-il entêté, cet être-là, c’est pis que le feu roi deHollande !

– Voyons, Lousteau, Bixiou, Massol, ohé! les autres !n’êtes-vous pas invités tous à déjeuner par Mme Marneffe,après-demain ? demanda Léon de Lora.

– Ya, répondit du Tillet. J’ai l’honneur de vous répéter, baron,que, si vous aviez, par hasard, l’intention d’épouser Mme Marneffe,vous êtes rejeté comme un projet de loi par une boule du nom deCrevel. Mon ami, mon ancien camarade Crevel, a quatre-vingt millelivres de rente, et vous n’en avez pas probablement fait voirautant, car alors vous eussiez été, je crois, préféré.

Montès écouta d’un air à demi rêveur, à demi souriant, qui parutterrible à tout ce monde. Le premier garçon vint dire en ce momentà l’oreille de Carabine qu’une de ses parentes était dans le salonet désirait lui parler. La lorette se leva, sortit, et trouva MmeNourrisson sous voile de dentelle noire.

– Eh bien, dois-je aller chez toi, ma fille ? A-t-ilmordu ?

– Oui, ma petite mère, le pistolet est si bien chargé, que j’aipeur qu’il n’éclate, répondit Carabine.

Chapitre 115Où l’on voit Mme Nourrisson à l’ouvrage

Une heure après, Montès, Cydalise et Carabine, revenus du Rocherde Cancale, entraient rue Saint- Georges, dans le petit salon deCarabine. La lorette vit Mme Nourrisson assise dans une bergère, aucoin du feu.

– Tiens, voilà ma respectable tante ! dit-elle.

– Oui, ma fille, c’est moi qui viens chercher moi-même ma petiterente. Tu m’oublierais, quoique tu aies bon cœur, et j’ai demaindes billets à payer. Une marchande à la toilette, c’est toujoursgêné. Qu’est-ce que tu traînes donc après toi ?… Ce monsieur al’air d’avoir bien du désagrément…

L’affreuse Mme Nourrisson, dont en ce moment la métamorphoseétait complète et qui semblait être une bonne vieille femme, seleva pour embrasser Carabine, une des cent et quelques lorettesqu’elle avait lancées dans l’horrible carrière du vice.

– C’est un Othello qui ne se trompe pas, et que j’ai l’honneurde te présenter : M. le baron Montès de Montejanos…

– Oh ! je connais monsieur pour en avoir beaucoup entenduparler ; on vous appelle Combabus, parce que vous n’aimezqu’une femme ; c’est, à Paris, comme si l’on n’en avait pas dutout. Eh bien, s’agirait-il par hasard de votre objet ? de MmeMarneffe, la femme à Crevel ?… Tenez, mon cher monsieur,bénissez votre sort au lieur de l’accuser… C’est une rien du tout,cette petite femme-là. Je connais ses allures !…

– Ah bah ! dit Carabine, à qui Mme Nourrisson avait glissédans la main une lettre en l’embrassant, tu ne connais pas lesBrésiliens. C’est des crânes qui tiennent à s’empaler par lecœur !… Tant plus ils sont jaloux, tant plus ils veulentl’être. Môsieur parle de tout massacrer, et il ne massacrera rien,parce qu’il aime. Enfin, je ramène ici M. le baron pour lui donnerles preuves de son malheur, que j’ai obtenues de ce petitSteinbock.

Montès était ivre, il écoutait comme s’il ne s’agissait pas delui-même. Carabine alla se débarrasser de son crispin de velours,et lut le fac-simile du billet suivant :

« Mon chat, il va ce soir dîner chez Popinot, et viendra mechercher à l’Opéra sur les onze heures. Je partirai sur les cinqheures et demie, et compte te trouver à notre paradis, où tu feravenir à dîner de la Maison d’or. Habille-toi de manière à pouvoirme ramener à l’Opéra. Nous aurons quatre heures à nous. Tu merendras ce petit mot, non pas que ta Valérie se défie de toi, je tedonnerais ma vie, ma fortune et mon honneur, mais je crains lesfarces du hasard. »

– Tiens, baron, voilà le poulet envoyé ce matin au comteSteinbock ; lis l’adresse ! L’original vient d’êtrebrûlé.

Montès tourna, retourna le papier, reconnut l’écriture, et futfrappé d’une idée juste, ce qui prouve combien sa tête étaitdérangée.

– Ah çà! dans quel intérêt me déchirez-vous le cœur, car vousavez acheté bien cher le droit d’avoir ce billet pendant quelquetemps entre les mains pour le faire lithographier ? dit-il enregardant Carabine.

– Grand imbécile ! dit Carabine à un signe de MmeNourrisson, ne vois-tu pas cette pauvre Cydalise… une enfant deseize ans qui t’aime depuis trois mois à en perdre le boire et lemanger, et qui se désole de n’avoir pas encore obtenu le plusdistrait de tes regards.

Cydalise se mit un mouchoir sur les yeux et eut l’air depleurer.

– Elle est furieuse, malgré son air de sainte-nitouche, de voirque l’homme dont elle est folle est la dupe d’une scélérate, ditCarabine en poursuivant, et elle tuerait Valérie…

– Oh ! ça, dit le Brésilien, ça me regarda !

– Tuer !… toi, mon petit ? dit la Nourrisson. Ça ne sefait plus ici.

– Oh ! reprit Montès, je ne suis pas de ce pays-ci,moi ! Je vis dans une capitainerie où je me moque de voslois ; et, si vous me donnez des preuves…

– Ah çà! ce billet, ce n’est donc rien ?…

– Non, dit le Brésilien. Je ne crois pas à l’écriture, je veuxvoir…

– Oh ! voir ! dit Carabine, qui comprit à merveille unnouveau geste de sa fausse tante ; mais on te fera tout voir,mon cher tigre, à une condition…

– Laquelle ?

– Regardez Cydalise.

Sur un signe de Mme Nourrisson, Cydalise regarda tendrement leBrésilien.

– L’aimeras-tu ? lui feras-tu son sort ? demandaCarabine. Une femme de cette beauté-là, ça vaut un hôtel et unéquipage ? Ce serait une monstruosité que de la laisser àpied. Et elle a… des dettes… Que dois-tu ? fit Carabine enpinçant le bras de Cydalise.

– Elle vaut ce qu’elle vaut, dit la Nourrisson. Suffit qu’il y amarchand !

– Ecoutez ! s’écria Montès en apercevant enfin cetadmirable chef-d’œuvre féminin, vous me ferez voirValérie ?…

– Et le comte Steinbock, parbleu ! dit Mme Nourrisson.

Depuis dix minutes, la vieille observait le Brésilien, elle viten lui l’instrument monté au diapason du meurtre dont elle avaitbesoin, elle le vit surtout assez aveuglé pour ne plus prendregarde à ceux qui le menaient, et elle intervint.

– Cydalise, mon chéri du Brésil, est ma nièce, et l’affaire meregarde un peu. Toute cette débâcle, c’est l’affaire de dixminutes ; car c’est une de mes amies qui loue au comteSteinbock la chambre garnie où ta Valérie prend en ce moment soncafé, un drôle de café, mais elle appelle cela son café. Donc,entendons-nous, Brésil ! J’aime le Brésil, c’est un payschaud. Quel sera le sort de ma nièce ?

– Vieille autruche ! dit Montès, frappé des plumes que laNourrisson avait sur son chapeau, tu m’as interrompu. Si tu me faisvoir… , voir Valérie et cet artiste ensemble…

– Comme tu voudrais être avec elle, dit Carabine, c’estentendu.

– Eh bien, je prends cette Normande et je l’emmène…

– Où?… demanda Carabine.

– Au Brésil ! répondit le baron ; j’en ferai ma femme.Mon oncle m’a laissé dix lieues carrées de pays invendables ;voilà pourquoi je possède encore cette habitation ; j’y aicent nègres, rien que des nègres, des négresses et des négrillonsachetés par mon oncle…

– Le neveu d’un négrier !… dit Carabine en faisant la moue,c’est à considérer. – Cydalise, mon enfant, es-tunégrophile ?

– Ah çà! ne blaguons plus, Carabine, dit la Nourrisson. Quediable ! nous sommes en affaires, monsieur et moi.

– Si je me redonne une Française, je la veux toute à moi, repritle Brésilien. Je vous en préviens, mademoiselle, je suis un roi,mais pas un roi constitutionnel ; je suis un czar, j’ai achetétous les sujets, et personne ne sort de mon royaume, qui se trouveà cent lieues de toute habitation, il est bordé de sauvages du côtéde l’intérieur, et séparé de la côte par un désert grand commevotre France…

– J’aime mieux une mansarde ici ! dit Carabine.

– C’est ce que je pensais, répliqua le Brésilien, puisque j’aivendu toutes mes terres et tout ce que je possédais à Rio deJaneiro pour venir retrouver Mme Marneffe.

– On ne fait pas ces voyages-là pour rien, dit Mme Nourrisson.Vous avez le droit d’être aimé pour vous-même, étant surtout trèsbeau… Oh ! il est beau, dit-elle à Carabine.

– Très beau ! plus beau que le postillon de Longjumeau,répondit la lorette.

Cydalise prit la main du Brésilien, qui se débarrassa d’elle leplus honnêtement possible.

– J’étais revenu pour enlever Mme Marneffe ! reprit leBrésilien en reprenant son argumentation, et vous ne savez paspourquoi j’ai mis trois ans à revenir ?

– Non, sauvage, dit Carabine.

– Eh bien, elle m’avait tant dit qu’elle voulait vivre avec moi,seule, dans un désert !…

– Ce n’est plus un sauvage, dit Carabine en partant d’un éclatde rire, il est de la tribu des jobards civilisés.

– Elle me l’avait tant répété, reprit le baron, insensible auxrailleries de la lorette, que j’ai fait arranger une habitationdélicieuse au centre de cette immense propriété. Je reviens enFrance chercher Valérie, et, la nuit où je l’ai revue…

– Revue est décent, dit Carabine, je retiens le mot !

– Elle m’a dit d’attendre la mort de ce misérable Marneffe, etj’ai consenti, tout en lui pardonnant d’avoir accepté les hommagesde Hulot. Je ne sais pas si le diable a pris des jupes, mais cettefemme, depuis ce moment, a satisfait à tous mes caprices, à toutesmes exigences ; enfin, elle ne m’a pas donné lieu de lasuspecter pendant une minute !…

– Ça, c’est très fort, dit Carabine à Mme Nourrisson.

Mme Nourrisson hocha la tête en signe d’assentiment.

– Ma foi en cette femme, dit Montès en laissant couler seslarmes, égale mon amour. J’ai failli souffleter tout ce monde àtable, tout à l’heure…

– Je l’ai bien vu ! dit Carabine.

– Si je suis trompé, si elle se marie, et si elle est en cemoment dans les bras de Steinbock, cette femme a mérité millemorts, et je la tuerai comme on écrase une mouche…

– Et les gendarmes, mon petit ?… dit Mme Nourrisson avec unsourire de vieille qui donnait la chair de poule.

– Et le commissaire de police, et les juges, et la courd’assises, et tout le tremblement ?… dit Carabine.

– Vous êtes un fat ! mon cher, reprit Mme Nourrisson, quivoulait connaître les projets de vengeance du Brésilien.

– Je la tuerai ! répéta froidement le Brésilien. Ah çà!vous m’avez appelé sauvage… Est-ce que vous croyez que je vaisimiter la sottise de vos compatriotes qui vont acheter du poisonchez les pharmaciens ?… J’ai pensé, pendant le temps que vousavez mis à venir chez vous, à ma vengeance, dans le cas où vousauriez raison contre Valérie. L’un de mes nègres porte avec lui leplus sûr des poisons animaux, une terrible maladie qui vaut mieuxqu’un poison végétal et qui ne se guérit qu’au Brésil : je la faisprendre à Cydalise, qui me la donnera ; puis, quand la mortsera dans les veines de Crevel et de sa femme, je serai par delàles Açores avec votre cousine, que je ferai guérir et que jeprendrai pour femme. Nous autres sauvages, nous avons nosprocédés !… Cydalise, dit-il en regardant la Normande, est labête qu’il me faut. Que doit-elle ?…

– Cent mille francs ! dit Cydalise.

– Elle parle peu, mais bien, dit à voix basse Carabine à MmeNourrisson.

– Je deviens fou ! s’écria d’une voix creuse le Brésilienen retombant sur une causeuse. J’en mourrai ! Mais je veuxvoir, car c’est impossible ! Un billet lithographié!… qui medit que ce n’est pas l’œuvre d’un faussaire ?… Le baron Hulotaimer Valérie !… dit-il en se rappelant le discours deJosépha ; mais la preuve qu’il ne l’aimait pas, c’est qu’elleexiste !… Moi, je ne la laisserai vivante à personne, si ellen’est pas toute à moi !…

Montès était effrayant à voir, et plus effrayant àentendre ! Il rugissait, il se tordait ; tout ce qu’iltouchait était brisé, le bois de palissandre semblait être duverre.

– Comme il casse ! dit Carabine en regardant la Nourrisson.- Mon petit, reprit-elle en donnant une tape au Brésilien, Rolandfurieux fait très bien dans un poème ; mais, dans unappartement, c’est prosaïque et cher.

– Mon fils, dit la Nourrisson en se levant et allant se poser enface du Brésilien abattu, je suis de ta religion ! Quand onaime d’une certaine façon, qu’on s’est agrafé à mort, la vie répondde l’amour. Celui qui s’en va arrache tout, quoi ! c’est unedémolition générale. Tu as mon estime, mon admiration, monconsentement, surtout pour ton procédé qui va me rendre négrophile.Mais tu aimes ! tu reculeras ?…

– Moi !… si c’est une infâme, je…

– Voyons, tu causes trop, à la fin des fins ! reprit laNourrisson redevenant elle-même. Un homme qui veut se venger et quise dit sauvage à procédés se conduit autrement. Pour qu’on te fassevoir ton objet dans son paradis, il faut prendre Cydalise et avoirl’air d’entrer là, par suite d’une erreur de bonne, avec taparticulière ; mais pas d’esclandre ! Si tu veux tevenger, il faut caponner, avoir l’air d’être au désespoir et tefaire rouler par ta maîtresse ?… Ça y est-il ? dit MmeNourrisson en voyant le Brésilien surpris d’une machination sisubtile.

– Allons, l’autruche, répondit-il, allons !… jecomprends.

– Adieu, mon bichon, dit Mme Nourrisson à Carabine.

Elle fit signe à Cydalise de descendre avec Montès, et restaseule avec Carabine.

– Maintenant, ma mignonne, je n’ai peur que d’une chose, c’estqu’il l’étrangle ! Je serais dans de mauvais draps, il ne nousfaut que des affaires en douceur. Oh ! je crois que tu asgagné ton tableau de Raphaël, mais on dit que c’est un Mignard.Sois tranquille, c’est beaucoup plus beau ; on m’a dit que lesRaphaël étaient tout noirs, tandis que celui-là, c’est gentil commeun Girodet.

– Je ne tiens qu’à l’emporter sur Josépha ! s’écriaCarabine, et ça m’est égal que ça soit avec un Mignard ou avec unRaphaël… Non, cette voleuse avait des perles ce soir… , on sedamnerait pour !

Chapitre 116Ce qu’est une petite maison en 1840

Cydalise, Montès et Mme Nourrisson montèrent dans un fiacre quistationnait à la porte de Carabine. Mme Nourrisson indiqua tout basau cocher une maison du pâté des Italiens où l’on serait arrivédans quelques instants, car, de la rue Saint-Georges, la distanceest de sept à huit minutes ; mais Mme Nourrisson ordonna deprendre par la rue le Peletier, et d’aller très lentement, demanière à passer en revue les équipages stationnés.

– Brésilien ! dit la Nourrisson, vois à reconnaître lesgens et la voiture de ton ange.

Le baron montra du doigt l’équipage de Valérie au moment où lefiacre passa devant.

– Elle a dit à ses gens de venir à dix heures, et elle s’estfait conduire en fiacre à la maison où elle est avec le comteSteinbock, elle y a dîné, et elle viendra dans une demi-heure àl’Opéra. C’est bien travaillé! dit Mme Nourrisson. Cela t’expliquecomment elle peut t’avoir attrapé si longtemps.

Le Brésilien ne répondit pas. Métamorphosé en tigre, il avaitrepris le sang-froid imperturbable tant admiré pendant le dîner.Enfin, il était calme comme un failli le lendemain du bilandéposé.

A la porte de la fatale maison stationnait une citadine à deuxchevaux, de celles qui s’appellent Compagnie générale, du nom del’entreprise.

– Reste dans ta boîte, dit Mme Nourrisson à Montès. On n’entrepas ici comme dans un estaminet, on viendra vous chercher.

Le paradis de Mme Marneffe et de Wenceslas ne ressemblait guèreà la petite maison Crevel, que Crevel avait vendue au comte Maximede Trailles ; car, dans son opinion, elle devenait inutile. Ceparadis, le paradis de bien du monde, consistait en une chambresituée au quatrième étage, et donnant sur l’escalier, dans unemaison sise au pâté des Italiens. A chaque étage, il se trouvaitdans cette maison, sur chaque palier, une chambre, autrefoisdisposée pour servir de cuisine à chaque appartement. Mais lamaison étant devenue une espèce d’auberge louée aux amoursclandestins à des prix exorbitants, la principale locataire, lavraie Mme Nourrisson, marchande à la toilette rue Neuve-Saint-Marc,avait jugé sainement de la valeur immense de ces cuisines, en enfaisant des espèces de salles à manger. Chacune de ces pièces,flanquée de deux gros murs mitoyens, éclairée sur la rue, setrouvait totalement isolée au moyen de portes battantes trèsépaisses qui faisaient une double fermeture sur le palier. Onpouvait donc causer de secrets importants, en dînant, sans courirle risque d’être entendu. Pour plus de sûreté, les fenêtres étaientpourvues de persiennes au dehors et de volets en dedans. Ceschambres, à cause de cette particularité, coûtaient trois centsfrancs par mois. Cette maison, grosse de paradis et de mystères,était louée vingt-quatre mille francs à Mme Nourrisson Ire qui engagnait vingt mille, bon an, mal an, sa gérante (Mme NourrissonIIe) payée, car elle n’administrait point par elle-même.

Le paradis loué au comte Steinbock avait été tapissé de perse.La froideur et la dureté d’un ignoble carreau rougi d’encaustiquene se sentait plus aux pieds sous un moelleux tapis. Le mobilierconsistait en deux jolies chaises et un lit dans une alcôve, alorsà demi caché par une table chargée des restes d’un dîner fin, et oùdeux bouteilles à longs bouchons et une bouteille de vin deChampagne éteinte dans sa glace jalonnaient les champs de Bacchuscultivés par Vénus. On voyait, envoyés sans doute par Valérie, unbon fauteuil ganache à côté d’une chauffeuse, et une jolie commodeen bois de rose avec sa glace bien encadrée en style Pompadour. Unelampe au plafond donnait un demi-jour accru par les bougies de latable et par celles qui décoraient la cheminée.

Ce croquis peindra, urbi et orbi, l’amour clandestin dans lesmesquines proportions qu’y imprime le Paris de 1840. A quelledistance est-on, hélas ! de l’amour adultère symbolisé par lesfilets de Vulcain, il y a trois mille ans !

Au moment où Cydalise et le baron montaient, Valérie, deboutdevant la cheminée, où brûlait une falourde, se faisait lacer parWenceslas. C’est le moment où la femme qui n’est ni trop grasse nitrop maigre, comme était la fine, l’élégante Valérie, offre desbeautés surnaturelles. La chair rosée, à teintes moites, solliciteun regard des yeux les plus endormis. Les lignes du corps, alors sipeu voilé, sont si nettement accusées par les plis éclatants dujupon et par le basin du corset, que la femme est irrésistible,comme tout ce qu’on est obligé de quitter. Le visage heureux etsouriant dans le miroir, le pied qui s’impatiente, la main qui varéparant le désordre des boucles de la coiffure mal reconstruite,les yeux où déborde la reconnaissance ; puis le feu ducontentement qui, semblable à un coucher de soleil, embrase lesplus menus détails de la physionomie, tout, de cette heure, faitune mine à souvenirs !… Certes, quiconque, jetant un regardsur les premières erreurs de sa vie, y reprendra quelques-uns deces délicieux détails, comprendra peut-être, sans les excuser, lesfolies des Hulot et des Crevel. Les femmes connaissent si bien leurpuissance en ce moment, qu’elles y trouvent toujours ce qu’on peutappeler le regain du rendez-vous.

Chapitre 117Dernière scène de haute comédie féminine

– Allons donc ! après deux ans, tu ne sais pas encore lacerune femme ! Tu es aussi par trop Polonais ! Voilà dixheures, mon Wences… las ! dit Valérie en riant.

En ce moment, une méchante bonne fit adroitement sauter avec lalame d’un couteau le crochet de la porte battante qui faisait toutela sécurité d’Adam et d’Eve. Elle ouvrit brusquement la porte, carles locataires de ces Edens ont tous peu de temps à eux, etdécouvrit un de ces charmants tableaux de genre, si souvent exposésau Salon, d’après Gavarni.

– Ici, madame ! dit la fille.

Et Cydalise entra suivie du baron Montès.

– Mais il y a du monde !… Excusez, madame, dit la Normandeeffrayée.

– Comment ! mais c’est Valérie ! s’écria Montès, quiferma la porte violemment.

Mme Marneffe, en proie à une émotion trop vive pour êtredissimulée, se laissa tomber sur une chauffeuse au coin de lacheminée. Deux larmes roulèrent dans ses yeux et se séchèrentaussitôt. Elle regarda Montès, aperçut la Normande et partit d’unéclat de rire forcé. La dignité de la femme offensée effaçal’incorrection de sa toilette inachevée : elle vint au Brésilien etle regarda si fièrement, que ses yeux étincelèrent comme desarmes.

– Voilà donc, dit-elle en venant se poser devant le Brésilien etlui montrant Cydalise, de quoi est doublée votre fidélité? Vous quim’avez fait des promesses à convaincre une athée en amour !vous pour qui je faisais tant de choses et même des crimes !…Vous avez raison, monsieur, je ne suis rien auprès d’une fille decet âge et de cette beauté!… Je sais ce que vous allez me dire,reprit-elle en montrant Wenceslas, dont le désordre était unepreuve trop évidente pour être niée. Ceci me regarde. Si je pouvaisvous aimer, après cette trahison infâme, car vous m’avez espionnée,vous avez acheté chaque marche de cet escalier, et la maîtresse dela maison, et la servante, et Reine peut-être… – Oh ! que toutcela est beau ! – si j’avais un reste d’affection pour unhomme si lâche, je lui donnerais des raisons de nature à redoublerl’amour !… Mais je vous laisse, monsieur, avec tous vos doutesqui deviendront des remords… – Wenceslas, ma robe !

Elle prit sa robe, la passa, s’examina dans le miroir, et achevatranquillement de s’habiller sans regarder le Brésilien, absolumentcomme si elle était seule.

– Wenceslas, êtes-vous prêt ? Allez devant.

Elle avait du coin de l’oeil et dans la glace espionné laphysionomie de Montès, elle crut retrouver dans sa pâleur lesindices de cette faiblesse qui livre ces hommes si forts à lafascination de la femme, elle le prit par la main en s’approchantassez près de lui pour qu’il pût respirer ces terribles parfumsaimés dont se grisent les amoureux ; et, le sentant palpiter,elle le regarda d’un air de reproche :

– Je vous permets d’aller raconter votre expédition à M. Crevel,il ne vous croira jamais, aussi ai-je le droit de l’épouser ;il sera mon mari après-demain… et je le rendrai bienheureux !… Adieu ! tâchez de m’oublier…

– Ah ! Valérie, s’écria Henri Montès en la serrant dans sesbras, c’est impossible !… Viens au Brésil !

Valérie regarda le baron et retrouva son esclave.

– Ah ! si tu m’aimais toujours, Henri ! dans deux ans,je serais ta femme ; mais ta figure en ce moment me paraîtbien sournoise…

– Je te jure qu’on m’a grisé, que de faux amis m’ont jeté cettefemme sur les bras, et que tout ceci est l’œuvre du hasard !dit Montès.

– Je pourrais donc encore te pardonner ? dit-elle ensouriant.

– Et te marierais-tu toujours ? demanda le baron en proie àune navrante anxiété.

– Quatre-vingt mille francs de rente ! dit-elle avec unenthousiasme à demi comique. Et Crevel m’aime tant, qu’il enmourra !

– Ah ! je te comprends, dit le Brésilien.

– Eh bien, dans quelques jours, nous nous entendrons,dit-elle.

Et elle descendit triomphante.

– Je n’ai plus de scrupules ! pensa le baron, qui restaplanté sur ses jambes pendant un moment. Comment ! cette femmepense à se servir de son amour pour se débarrasser de cet imbécile,comme elle comptait sur la destruction de Marneffe !… Je serail’instrument de la colère divine !

Chapitre 118La vengeance tombe sur Valérie

Deux jours après, ceux des convives de du Tillet qui déchiraientMme Marneffe à belles dents, se trouvaient attablés chez elle, uneheure après qu’elle venait de faire peau neuve en changeant son nompour le glorieux nom d’un maire de Paris. Cette trahison de langueest une des légèretés les plus ordinaires de la vie parisienne.Valérie avait eu le plaisir de voir à l’église le baron brésilien,que Crevel, devenu mari complet, invita par forfanterie. Laprésence de Montès au déjeuner n’étonna personne. Tous ces gensd’esprit étaient depuis longtemps familiarisés avec les lâchetés dela passion, avec les transactions du plaisir. La profondemélancolie de Steinbock, qui commençait à mépriser celle dont ilavait fait un ange, parut être d’excellent goût. Le Polonaissemblait dire ainsi que tout était fini entre Valérie et lui.Lisbeth vint embrasser sa chère Mme Crevel, en s’excusant de ne pasassister au déjeuner, sur le douloureux état de santéd’Adeline.

– Sois tranquille, dit-elle à Valérie en la quittant, ils terecevront chez eux et tu les recevras chez toi. Pour avoirseulement entendu ces quatre mots : deux cent mille francs, labaronne est à la mort ! Oh ! tu les tiens tous par cettehistoire ; mais tu me la diras ?…

Un mois après son mariage, Valérie en était à sa dixièmequerelle avec Steinbock, qui voulait d’elle des explications surHenri Montès, qui lui rappelait ses phrases pendant la scène duparadis, et qui, non content de flétrir Valérie par des termes demépris, la surveillait tellement, qu’elle ne trouvait plus uninstant de liberté, tant elle était pressée entre la jalousie deWenceslas et l’empressement de Crevel. N’ayant plus auprès d’elleLisbeth, qui la conseillait admirablement bien, elle s’emportajusqu’à reprocher durement à Wenceslas l’argent qu’elle luiprêtait. La fierté de Steinbock se réveilla si bien, qu’il nerevint plus à l’hôtel Crevel. Valérie avait atteint son but, ellevoulait éloigner Wenceslas pendant quelque temps pour recouvrer saliberté. Valérie attendit un voyage à la campagne que Crevel devaitfaire chez le comte Popinot afin d’y négocier la présentation deMme Crevel, et put ainsi donner un rendez-vous au baron, qu’elledésirait avoir toute une journée à elle pour lui donner des raisonsqui devaient redoubler l’amour du Brésilien. Le matin de cejour-là, Reine, jugeant de son crime par la grosseur de la sommereçue, essaya d’avertir sa maîtresse, à qui naturellement elles’intéressait plus qu’à des inconnus ; mais, comme on l’avaitmenacée de la rendre folle et de l’enfermer à la Salpêtrière, encas d’indiscrétion, elle fut timide.

– Madame est si heureuse maintenant, dit-elle ; pourquois’embarrasserait-elle encore de ce Brésilien ?… Je m’en défie,moi !

– C’est vrai, Reine, répondit-elle ; aussi vais-je lecongédier.

– Ah ! madame, j’en suis bien aise, il m’effraye, cemoricaud ! Je le crois capable de tout…

– Es-tu sotte ! C’est pour lui qu’il faut craindre, quandil est avec moi.

En ce moment, Lisbeth entra.

– Ma chère gentille chevrette, il y a longtemps que nous ne noussommes vues ! dit Valérie. Je suis bien malheureuse… Crevelm’assomme, et je n’ai plus de Wenceslas, nous sommes brouillés.

– Je le sais, répondit Lisbeth, et c’est à cause de lui que jeviens : Victorin l’a rencontré, sur les cinq heures du soir, aumoment où il entrait dans un restaurant à vingt-cinq sous, rue deValois ; il l’a pris à jeun par les sentiments et l’a ramenérue Louis-le-Grand… Hortense, en revoyant Wenceslas maigre,souffrant, mal vêtu, lui a tendu la main… Voilà comment tu metrahis !

– M. Henri, madame ! vint dire le valet de chambre àl’oreille de Valérie.

– Laisse-moi, Lisbeth ; je t’expliquerai tout celademain !…

Mais, comme on va le voir, Valérie ne devait bientôt pluspouvoir rien expliquer à personne.

Chapitre 119Le frère quêteur

Vers la fin du mois de mai, la pension du baron Hulot futentièrement dégagée par les payements que Victorin avaitsuccessivement faits au baron de Nucingen. Chacun sait que lessemestres des pensions ne sont acquittés que par la présentationd’un certificat de vie, et, comme on ignorait la demeure du baronHulot, les semestres frappés d’opposition au profit de Vauvinetrestaient accumulés au Trésor. Vauvinet ayant signé sa mainlevée,désormais il était indispensable de trouver le titulaire pourtoucher l’arriéré. La baronne avait, grâce aux soins du docteurBianchon, recouvré la santé. La bonne Josépha contribua par unelettre, dont l’orthographe trahissait la collaboration du ducd’Hérouville, à l’entier rétablissement d’Adeline. Voici ce que lacantatrice écrivit à la baronne, après quarante jours de recherchesactives :

« Madame la baronne,

M. Hulot vivait, il y a deux mois, rue des Bernardins, avecÉlodie Chardin, la repriseuse de dentelle, qui l’avait enlevé àMlle Bijou ; mais il est parti, laissant là tout ce qu’ilpossédait, sans dire un mot, sans qu’on puisse savoir où il estallé. Je ne me suis pas découragée, et j’ai mis à sa poursuite unhomme qui déjà croit l’avoir rencontré sur le boulevardBourdon.

La pauvre juive tiendra la promesse faite à la chrétienne. Quel’ange prie pour le démon ! c’est ce qui doit arriverquelquefois dans le ciel.

Je suis, avec un profond respect et pour toujours, votre humbleservante,

Josépha Mirah. »

Maître Hulot d’Ervy n’entendant plus parler de la terrible MmeNourrisson, voyant son beau-père marié, ayant reconquis sonbeau-frère revenu sous le toit de la famille, n’éprouvant aucunecontrariété de sa nouvelle belle-mère, et trouvant sa mère mieux dejour en jour, se laissait aller à ses travaux politiques etjudiciaires, emporté par le courant rapide de la vie parisienne, oùles heures comptent pour des journées. Chargé d’un rapport à laChambre des députés, il fut obligé, vers la fin de la session, depasser toute une nuit à travailler. Rentré dans son cabinet versneuf heures, il attendait que son valet de chambre apportât sesflambeaux garnis d’abat-jour, et il pensait à son père. Il sereprochait de laisser la cantatrice occupée de cette recherche, etil se proposait de voir à ce sujet le lendemain M. Chapuzot,lorsqu’il aperçut à sa fenêtre, dans la lueur du crépuscule, unesublime tête de vieillard, à crâne jaune bordé de cheveuxblancs.

– Dites, mon cher monsieur, qu’on laisse arriver jusqu’à vous unpauvre ermite venu du désert, et chargé de quêter pour lareconstruction d’un saint asile.

Cette vision, qui prenait une voix et qui rappela soudain àl’avocat une prophétie de l’horrible Nourrisson, le fittressaillir.

– Introduisez ce vieillard, dit-il à son valet de chambre.

– Il empestera le cabinet de monsieur, répondit le domestique,il porte une robe brune qu’il n’a pas renouvelée depuis son départde Syrie, et il n’a pas de chemise…

– Introduisez ce vieillard, répéta l’avocat.

Le vieillard entra. Victorin examina d’un oeil défiant cesoi-disant ermite en pèlerinage, et vit un superbe modèle de cesmoines napolitains dont les robes sont sœurs des guenilles dulazzarone, dont les sandales sont les haillons du cuir, comme lemoine est lui-même un haillon humain. C’était d’une vérité sicomplète, que, tout en gardant sa défiance, l’avocat se gourmandad’avoir cru aux sortilèges de Mme Nourrisson.

– Que me demandez-vous ?

– Ce que vous croirez devoir me donner.

Victorin prit cent sous à une pile d’écus et tendit la pièce àl’étranger.

– A compte de cinquante mille francs, c’est peu, dit le mendiantdu désert.

Cette phrase dissipa toutes les incertitudes de Victorin.

– Et le ciel a-t-il tenu ses promesses ? dit l’avocat enfronçant le sourcil.

– Le doute est une offense, mon fils ! répliqua lesolitaire. Si vous voulez ne payer qu’après les pompes funèbresaccomplies, vous êtes dans votre droit ; je reviendrai danshuit jours.

– Les pompes funèbres ! s’écria l’avocat en se levant.

– On a marché, dit le vieillard en se retirant, et les mortsvont vite à Paris !

Quand Hulot, qui baissa la tête, voulut répondre, l’agilevieillard avait disparu.

– Je n’y comprends pas un mot, se dit Hulot fils à lui-même.Mais, dans huit jours, je lui redemanderai mon père, si nous nel’avons pas trouvé. Où Mme Nourrisson (oui, elle se nomme ainsi)prend-elle de pareils acteurs ?

Chapitre 120Propos de médecin

Le lendemain, Crevel fut annoncé chez ses enfants, au moment oùtoute la famille était réunie au salon après le déjeuner. Célestinecourut se jeter au cou de son père, et se conduisit comme s’ilétait venu la veille, quoique, depuis deux ans, ce fût sa premièrevisite.

– Bonjour, mon père ! dit Victorin en lui tendant lamain.

– Bonjour, mes enfants ! dit l’important Crevel. – Madamela baronne, je mets mes hommages à vos pieds. Dieu ! comme cesenfants grandissent ! ça nous chasse ! ça nous dit : »Grand-papa, je veux ma place au soleil ! » – Madame lacomtesse, vous êtes toujours admirablement belle ! ajouta-t-ilen regardant Hortense. – Eh ! voilà le reste de nosécus ! ma cousine Bette, la vierge sage. Mais vous êtes toustrès bien ici… dit-il après avoir distribué ces phrases à chacun eten les accompagnant de gros rires qui remuaient difficilement lesmasses rubicondes de sa large figure. Et il regarda le salon de safille avec une sorte de dédain.

– Ma chère Célestine, je te donne tout mon mobilier de la ruedes Saussayes, il fera très bien ici. Ton salon a besoin d’êtrerenouvelé… – Ah ! voilà ce petit drôle de Wenceslas ! Ehbien, sommes-nous sages, mes petits enfants ? il faut avoirdes mœurs.

– Pour ceux qui n’en ont pas, dit Lisbeth.

– Ce sarcasme, ma chère Lisbeth, ne me concerne plus. Je vais,mes enfants, mettre un terme à la fausse position où je me trouvaisdepuis si longtemps ; et, en bon père de famille, je viensvous annoncer mon mariage, là, tout bonifacement.

– Vous avez le droit de vous marier, dit Victorin, et, pour moncompte, je vous rends la parole que vous m’avez donnée enm’accordant la main de ma chère Célestine…

– Quelle parole ? demanda Crevel.

– Celle de ne pas vous marier, répondit l’avocat. Vous merendrez la justice d’avouer que je ne vous demandais pas cetengagement, que vous l’avez bien volontairement pris malgré moi,car je vous ai, dans ce temps, fait observer que vous ne deviez pasvous lier ainsi.

– Oui, je m’en souviens, mon cher ami, dit Crevel honteux. Et,ma foi, tenez !… mes chers enfants, si vous vouliez bien vivreavec Mme Crevel, vous n’auriez pas à vous repentir… Votredélicatesse, Victorin, me touche… On n’est pas impunément généreuxavec moi… Voyons, sapristi ! accueillez bien votre belle-mère,venez à mon mariage !

– Vous ne nous dites pas, mon père, quelle est votrefiancée ? dit Célestine.

– Mais c’est le secret de la comédie, reprit Crevel. Ne jouonspas à cache-cache ! Lisbeth a dû vous dire…

– Mon cher monsieur Crevel, répliqua la Lorraine, il est desnoms qu’on ne prononce pas ici…

– Eh bien, c’est Mme Marneffe !

– Monsieur Crevel, répondit sévèrement l’avocat, ni moi ni mafemme, nous n’assisterons à ce mariage, non par des motifsd’intérêt, car je vous ai parlé tout à l’heure avec sincérité. Oui,je serais très heureux de savoir que vous trouverez le bonheur danscette union ; mais je suis mû par des considérations d’honneuret de délicatesse que vous devez comprendre, et que je ne puisexprimer, car elles raviveraient des blessures encore saignantesici…

La baronne fit un signe à la comtesse, qui, prenant son enfantdans ses bras, lui dit :

– Allons, viens prendre ton bain, Wenceslas !

– Adieu, monsieur Crevel.

La baronne salua Crevel en silence, et Crevel ne put s’empêcherde sourire en voyant l’étonnement de l’enfant quand il se vitmenacé de ce bain improvisé.

– Vous épousez, monsieur, s’écria l’avocat, quand il se trouvaseul avec Lisbeth, avec sa femme et son beau-père, une femmechargée des dépouilles de mon père, et qui l’a froidement conduitoù il est ; une femme qui vit avec le gendre, après avoirruiné le beau-père ; qui cause les chagrins mortels de masœur… Et vous croyez qu’on nous verra sanctionnant votre folie parma présence ? Je vous plains sincèrement, mon cher monsieurCrevel ! vous n’avez pas le sens de la famille, vous necomprenez pas la solidarité d’honneur qui en lie les différentsmembres. On ne raisonne pas (je l’ai trop sumalheureusement !) les passions. Les gens passionnés sontsourds comme ils sont aveugles. Votre fille Célestine a trop lesentiment de ses devoirs pour vous dire un seul mot de blâme.

– Ce serait joli ! dit Crevel, qui tenta de couper court àcette mercuriale.

– Célestine ne serait pas ma femme, si elle vous faisait uneseule observation, reprit l’avocat ; mais, moi, je puisessayer de vous arrêter avant que vous mettiez le pied dans legouffre, surtout après vous avoir donné la preuve de mondésintéressement. Ce n’est certes pas votre fortune, c’estvous-même dont je me préoccupe… Et, pour vous éclairer sur messentiments, je puis ajouter, ne fût-ce que pour vous tranquilliserrelativement à votre futur contrat de mariage, que ma situation defortune est telle, que nous n’avons rien à désirer…

– Grâce à moi ! s’écria Crevel, dont la figure étaitdevenue violette.

– Grâce à la fortune de Célestine, répondit l’avocat ; et,si vous regrettez d’avoir donné, comme une dot venant de vous, àvotre fille des sommes qui ne représentent pas la moitié de ce quelui a laissé sa mère, nous sommes tout prêts à vous les rendre…

– Savez-vous, monsieur mon gendre, dit Crevel, qui se mit enposition, qu’en couvrant de mon nom Mme Marneffe, elle ne doit plusrépondre au monde de sa conduite qu’en qualité de MmeCrevel ?

– C’est peut-être très gentilhomme, dit l’avocat, c’est généreuxquant aux choses de cœur, aux écarts de la passion ; mais jene connais pas de nom, ni de lois, ni de titre, qui puissentcouvrir le vol des trois cent mille francs ignoblement arrachés àmon père !… Je vous dis nettement, mon cher beau-père, quevotre future est indigne de vous, qu’elle vous trompe et qu’elleest amoureuse folle de mon beau-frère Steinbock, dont elle a payéles dettes…

– C’est moi qui les ai payées !

– Bien, reprit l’avocat, j’en suis bien aise pour le comteSteinbock, qui pourra s’acquitter un jour ; mais il est aimé,très aimé, souvent aimé…

– Il est aimé!… dit Crevel, dont la figure annonçait unbouleversement général. C’est lâche, c’est sale, et petit, etcommun de calomnier une femme !… Quand on avance ces sortes dechoses-là, monsieur, on les prouve…

– Je vous donnerai des preuves.

– Je les attends !

– Après-demain, mon cher monsieur Crevel, je vous dirai le jouret l’heure, le moment où je serai en mesure de dévoilerl’épouvantable dépravation de votre future épouse…

– Très bien, je serai charmé, dit Crevel, qui reprit sonsang-froid. – Adieu, mes enfants, au revoir.

– Adieu, Lisbeth…

– Suis-le donc, Lisbeth, dit Célestine à l’oreille de la cousineBette.

– Eh bien, voilà comme vous vous en allez ?… cria Lisbeth àCrevel.

– Ah ! lui dit Crevel, il est devenu très fort, mon gendre,il s’est formé. Le Palais, la Chambre, la rouerie judiciaire et larouerie politique en font un gaillard. Ah ! ah ! il saitque je me marie mercredi prochain, et, dimanche, ce monsieur mepropose de me dire, dans trois jours, l’époque à laquelle il medémontrera que ma femme est indigne de moi… Ce n’est pas maladroit…Je retourne signer le contrat. Allons, viens avec moi, Lisbeth,viens !… Ils n’en sauront rien ! Je voulais laisserquarante mille francs de rente à Célestine ; mais Hulot vientde se conduire de manière à s’aliéner mon cœur à tout jamais.

– Donnez-moi dix minutes, père Crevel, attendez-moi dans votrevoiture, à la porte, je vais trouver un prétexte pour sortir.

– Eh bien, c’est convenu…

– Mes amis, dit Lisbeth, qui retrouva la famille au salon, jevais avec Crevel ; on signe le contrat ce soir, et je pourraivous en dire les dispositions. Ce sera probablement ma dernièrevisite à cette femme. Votre père est furieux. Il va vousdéshériter…

– Sa vanité l’en empêchera, répondit l’avocat. Il a vouluposséder la terre de Presles, il la gardera, je le connais. Eût-ildes enfants, Célestine recueillera toujours la moitié de ce qu’illaissera, la loi l’empêche de donner toute sa fortune… Mais cesquestions ne sont rien pour moi, je ne pense qu’à notre honneur…Allez, cousine, dit-il en serrant la main de Lisbeth, écoutez bienle contrat.

Chapitre 121Le doigt de Dieu et celui du Brésilien

– Monsieur, dit Victorin à Bianchon, espérez-vous sauver M. etMme Crevel ?

– Je l’espère sans le croire, répondit Bianchon. Le fait estinexplicable pour moi… Cette maladie est une maladie propre auxnègres et aux peuplades américaines, dont le système cutané diffèrede celui des races blanches. Or, je ne peux établir aucunecommunication entre les noirs, les cuivrés, les métis et M. ou MmeCrevel. Si c’est d’ailleurs une maladie fort belle pour nous, elleest affreuse pour tout le monde. La pauvre créature, qui, dit-on,était jolie, est bien punie par où elle a péché, car elle estaujourd’hui d’une ignoble laideur, si toutefois elle est quelquechose !… Ses dents et ses cheveux tombent, elle a l’aspect deslépreux, elle se fait horreur à elle-même ; ses mains,épouvantables à voir, sont enflées et couvertes de pustulesverdâtres ; les ongles déchaussés restent dans les plaiesqu’elle gratte ; enfin, toutes les extrémités se détruisentdans la sanie qui les ronge.

– Mais la cause de ces désordres ? demanda l’avocat.

– Oh ! dit Bianchon, la cause est dans une altérationrapide du sang, il se décompose avec une effrayante rapidité.J’espère attaquer le sang, je l’ai fait analyser : je rentreprendre chez moi le résultat du travail de mon ami le professeurDuval, le fameux chimiste, pour entreprendre un de ces coupsdésespérés que nous jouons quelquefois contre la mort.

– Le doigt de Dieu est là! dit la baronne d’une voixprofondément émue. Quoique cette femme m’ait causé des maux quim’ont fait appeler, dans des moments de folie, la justice divinesur sa tête, je souhaite, mon Dieu ! que vous réussissiez,monsieur le docteur.

Hulot fils avait le vertige, il regardait sa mère, sa sœur et ledocteur alternativement, en tremblant qu’on ne devinât ses pensées.Il se considérait comme un assassin. Hortense, elle, trouvait Dieutrès juste. Célestine reparut pour prier son mari del’accompagner.

– Si vous y allez, madame, et vous, monsieur, restez à un piedde distance du lit des malades, voilà toute la précaution. Ni vousni votre femme, ne vous avisez d’embrasser le moribond ! Aussidevez-vous accompagner votre femme, monsieur Hulot, pour l’empêcherde transgresser cette ordonnance.

Adeline et Hortense, restées seules, allèrent tenir compagnie àLisbeth. La haine d’Hortense contre Valérie était si violente,qu’elle ne put en contenir l’explosion.

– Cousine ! ma mère et moi, nous sommes vengées !…s’écria-t-elle. Cette venimeuse créature se sera mordue, elle esten décomposition !

– Hortense, dit la baronne, tu n’es pas chrétienne en ce moment.Tu devrais prier Dieu de daigner inspirer le repentir à cettemalheureuse.

– Que dites-vous ! s’écria la Bette en se levant de sachaise, parlez-vous de Valérie ?

– Oui, répondit Adeline, elle est condamnée, elle va mourird’une horrible maladie, dont la description seule donne lefrisson.

Les dents de la cousine Bette claquèrent, elle fut prise d’unesueur froide, elle eut une secousse terrible qui révéla laprofondeur de son amitié passionnée pour Valérie.

– J’y vais ! dit-elle.

– Mais le docteur t’a défendu de sortir ?

– N’importe ! j’y vais !… Ce pauvre Crevel, dans quelétat il doit être, car il aime sa femme !

– Il meurt aussi, répliqua la comtesse Steinbock. Ah ! tousnos ennemis sont entre les mains du diable…

– De Dieu ! ma fille…

Lisbeth s’habilla, prit son fameux cachemire jaune, sa capote develours noir, mit ses brodequins ; et, rebelle auxremontrances d’Adeline et d’Hortense, elle partit comme poussée parune force despotique.

Chapitre 122Le dernier mot de Valérie

Arrivée rue Barbet quelques instants après M. et Mme Hulot,Lisbeth trouva sept médecins que Bianchon avait mandés pourobserver ce cas unique, et auxquels il venait de se joindre. Cesdocteurs, debout dans le salon, discutaient sur la maladie : tantôtl’un, tantôt l’autre, allait soit dans la chambre de Valérie, soitdans celle de Crevel, pour observer, et revenait avec un argumentbasé sur cette rapide observation.

Deux graves opinions partageaient ces princes de la science.L’un, seul de son opinion, tenait pour un empoisonnement et parlaitde vengeance particulière, en niant qu’on eût retrouvé la maladiedécrite au moyen âge. Trois autres voulaient voir une décompositionde la lymphe et des humeurs. Le second parti, celui de Bianchon,soutenait que cette maladie était causée par une viciation du sangque corrompait un principe morbifique inconnu. Bianchon apportaitle résultat de l’analyse du sang faite par le professeur Duval. Lesmoyens curatifs, quoique désespérés et tout à fait empiriques,dépendaient de la solution de ce problème médical.

Lisbeth resta pétrifiée à trois pas du lit où mourait Valérie,en voyant un vicaire de Saint-Thomas-d’Aquin au chevet de son amie,et une sœur de charité la soignant. La religion trouvait une âme àsauver dans un amas de pourriture qui, des cinq sens de créature,n’avait gardé que la vue. La sœur de charité, qui seule avaitaccepté la tâche de garder Valérie, se tenait à distance. Ainsil’Eglise catholique, ce corps divin, toujours animé parl’inspiration du sacrifice en toute chose, assistait, sous sadouble forme d’esprit et de chair, cette infâme et infectemoribonde en lui prodiguant sa mansuétude infinie et sesinépuisables trésors de miséricorde.

Les domestiques, épouvantés, refusaient d’entrer dans la chambrede monsieur ou de madame ; ils ne songeaient qu’à eux ettrouvaient leurs maîtres justement frappés. L’infection était sigrande, que, malgré les fenêtres ouvertes et les plus puissantsparfums, personne ne pouvait rester longtemps dans la chambre deValérie. La religion seule y veillait. Comment une femme d’unesprit aussi supérieur que Valérie ne se serait-elle pas demandéquel intérêt faisait rester là ces deux représentants del’Eglise ? Aussi la mourante avait-elle écouté la voix duprêtre. Le repentir avait entamé cette âme perverse en proportiondes ravages que la dévorante maladie faisait à la beauté. Ladélicate Valérie avait offert à la maladie beaucoup moins derésistance que Crevel, et elle devait mourir la première, ayantd’ailleurs été la première attaquée.

– Si je n’avais pas été malade, je serais venue te soigner, ditenfin Lisbeth, après avoir échangé un regard avec les yeux abattusde son amie. Voici quinze ou vingt jours que je garde lachambre ; mais, en apprenant ta situation par le docteur, jesuis accourue.

– Pauvre Lisbeth, tu m’aimes encore, toi ! je le vois, ditValérie. Ecoute ! je n’ai plus qu’un jour ou deux à penser,car je ne puis pas dire vivre. Tu le vois, je n’ai plus de corps,je suis un tas de boue… On ne me permet pas de me regarder dans unmiroir… Je n’ai que ce que je mérite. Ah ! je voudrais, pourêtre reçue à merci, réparer tout le mal que j’ai fait.

– Oh ! dit Lisbeth, si tu parles ainsi, tu es bienmorte !

– N’empêchez pas cette femme de se repentir, laissez-la dans sespensées chrétiennes, dit le prêtre.

– Plus rien ! se dit Lisbeth épouvantée. Je ne reconnais nises yeux ni sa bouche ! Il ne reste pas un seul traitd’elle ! Et l’esprit a déménagé! Oh ! c’esteffrayant !…

– Tu ne sais pas, reprit Valérie, ce que c’est que la mort, ceque c’est que de penser forcément au lendemain de son dernier jour,à ce que l’on doit trouver dans le cercueil : des vers pour lecorps, mais quoi pour l’âme ?… Ah ! Lisbeth, je sensqu’il y a une autre vie !… et je suis toute à une terreur quim’empêche de sentir les douleurs de ma chair décomposée !… Moiqui disais en riant à Crevel, en me moquant d’une sainte, que lavengeance de Dieu prenait toutes les formes du malheur… Eh bien,j’étais prophète !… Ne joue pas avec les choses sacrées,Lisbeth ! Si tu m’aimes, imite-moi, repens-toi !

– Moi ! dit la Lorraine ; j’ai vu la vengeance partoutdans la nature, les insectes périssent pour satisfaire le besoin dese venger quand on les attaque ! Et ces messieurs, dit-elle enmontrant le prêtre, ne nous disent-ils pas que Dieu se venge, etque sa vengeance dure l’éternité!…

Le prêtre jeta sur Lisbeth un regard plein de douceur et lui dit:

– Vous êtes athée, madame.

– Mais vois donc où j’en suis ! lui dit Valérie.

– Et d’où te vient cette gangrène ? demanda la vieillefille, qui resta dans son incrédulité villageoise.

– Oh ! j’ai reçu de Henri un billet qui ne me laisse aucundoute sur mon sort… Il m’a tuée. Mourir au moment où je voulaisvivre honnêtement, et mourir un objet d’horreur… Lisbeth, abandonnetoute idée de vengeance ! Sois bonne pour cette famille, à quij’ai déjà, par un testament, donné tout ce dont la loi me permet dedisposer ! Va, ma fille, quoique tu sois le seul êtreaujourd’hui qui ne s’éloigne pas de moi avec horreur, je t’ensupplie, va-t’en, laisse-moi ;… je n’ai plus le temps que deme livrer à Dieu !…

– Elle bat la campagne, se dit Lisbeth sur le seuil de lachambre.

Le sentiment le plus violent que l’on connaisse, l’amitié d’unefemme pour une femme, n’eut pas l’héroïque constance de l’Eglise.Lisbeth, suffoquée par les miasmes délétères, quitta la chambre.Elle vit les médecins continuant à discuter. Mais l’opinion deBianchon l’emportait et l’on ne débattait plus que la manièred’entreprendre l’expérience.

– Ce sera toujours une magnifique autopsie, disait un desopposants, et nous aurons deux sujets pour pouvoir établir descomparaisons.

Lisbeth accompagna Bianchon, qui vint au lit de la malade sansavoir l’air de s’apercevoir de la fétidité qui s’en exhalait.

– Madame, dit-il, nous allons essayer sur vous une médicationpuissante et qui peut vous sauver…

– Si vous me sauvez, dit-elle, serai-je belle commeauparavant ?…

– Peut-être ! dit le savant médecin.

– Votre peut-être est connu ! dit Valérie. Je serais commeces femmes tombées dans le feu ! Laissez-moi toute àl’Eglise ! je ne puis maintenant plaire qu’à Dieu ! jevais tâcher de me réconcilier avec lui, ce sera ma dernièrecoquetterie ! Oui, il faut que je fasse le bon Dieu !

– Voilà le dernier mot de ma pauvre Valérie, je laretrouve ! dit Lisbeth en pleurant.

Chapitre 123Les derniers mots de Crevel

La Lorraine crut devoir passer dans la chambre de Crevel, oùelle trouva Victorin et sa femme assis à trois pieds de distance dulit du pestiféré.

– Lisbeth, dit-il, on me cache l’état dans lequel est ma femme,tu viens de la voir, comment va-t-elle ?

– Elle est mieux, elle se dit sauvée ! répondit Lisbeth ense permettant ce calembour afin de tranquilliser Crevel.

– Ah ! bon, reprit le maire, car j’avais peur d’être lacause de sa maladie… On n’a pas été commis voyageur pour laparfumerie impunément. Je me fais des reproches, mes enfants,j’adore cette femme-là.

Crevel essaya de se mettre en position, en se mettant sur sonséant.

– Oh ! papa, dit Célestine, si vous pouviez être bienportant, je recevrais ma belle-mère, j’en fais le vœu !

– Pauvre petite Célestine ! reprit Crevel, viensm’embrasser !

Victorin retint sa femme, qui s’élançait.

– Vous ignorez, monsieur, dit avec douceur l’avocat, que votremaladie est contagieuse…

– C’est vrai, répondit Crevel ; les médecinss’applaudissent d’avoir retrouvé sur moi je ne sais quelle peste dumoyen âge qu’on croyait perdue, et qu’ils faisaient tambourinerdans leurs Facultés… C’est fort drôle !

– Papa, dit Célestine, soyez courageux et vous triompherez decette maladie.

– Soyez calmes, mes enfants, la mort regarde à deux fois avantde frapper un maire de Paris ! dit-il avec un sang-froidcomique. Et puis, si mon arrondissement est assez malheureux pourse voir enlever l’homme qu’il a deux fois honoré de sessuffrages…

(Hein ! voyez comme je m’exprime avec facilité!), eh bien,je saurai faire mes paquets. Je suis un ancien commis voyageur,j’ai l’habitude des départs. Ah ! mes enfants, je suis unesprit fort.

– Papa, promets-moi de laisser venir l’Eglise à ton chevet.

– Jamais ! répondit Crevel. Que voulez-vous ! j’aisucé le lait de la Révolution, je n’ai pas l’esprit du barond’Holbach, mais j’ai sa force d’âme. Je suis plus que jamaisrégence, mousquetaire gris, abbé Dubois et maréchal deRichelieu ! Sacrebleu ! ma pauvre femme, qui perd latête, vient de m’envoyer un homme à soutane, à moi, l’admirateur deBéranger, l’ami de Lisette, l’enfant de Voltaire et de Rousseau… Lemédecin m’a dit, pour me tâter, pour savoir si la maladiem’abattait : « Vous avez vu M. l’abbé?…  » Eh bien, j’ai imité legrand Montesquieu. Oui, j’ai regardé le médecin, tenez, comme cela,fit-il en se mettant de trois quarts comme dans son portrait ettendant la main avec autorité, et j’ai dit :

… Cet esclave est venu,

Il a montré son ordre, et n’a rien obtenu.

Son ordre est un joli calembour, qui prouve qu’à l’agonie M. leprésident de Montesquieu conservait toute la grâce de son génie,car on lui avait envoyé un jésuite !… J’aime ce passage… on nepeut pas dire de sa vie, mais de sa mort. Ah ! lepassage ! encore un calembour ! le passageMontesquieu.

Hulot fils contemplait tristement son beau-père, en se demandantsi la bêtise et la vanité ne possédaient pas une force égale :celle de la vraie grandeur d’âme. Les causes qui font mouvoir lesressorts de l’âme semblent être tout à fait étrangères auxrésultats. La force que déploie un grand criminel serait-elle doncla même que celle dont s’enorgueillit un Champcenetz allant ausupplice ?

A la fin de la semaine, Mme Crevel était enterrée, après dessouffrances inouïes, et Crevel suivit sa femme à deux jours dedistance. Ainsi, les effets du contrat de mariage furent annulés,et Crevel hérita de Valérie.

Le lendemain même de l’enterrement, l’avocat revit le vieuxmoine, et il le reçut sans mot dire. Le moine tenditsilencieusement la main, et silencieusement aussi maître VictorinHulot lui remit quatre-vingts billets de banque de mille francs,pris sur la somme que l’on trouva dans le secrétaire de Crevel. MmeHulot jeune hérita de la terre de Presles et de trente mille francsde rente. Mme Crevel avait légué trois cent mille francs au baronHulot. Le scrofuleux Stanislas devait avoir, à sa majorité, l’hôtelCrevel et vingt-quatre mille francs de rente.

Chapitre 124Un des cotés de la spéculation

Parmi les nombreuses et sublimes associations instituées par lacharité catholique dans Paris, il en est une, fondée par Mme de laChanterie, dont le but est de marier civilement et religieusementles gens du peuple qui se sont unis de bonne volonté. Leslégislateurs, qui tiennent beaucoup aux produits del’enregistrement, la bourgeoisie régnante, qui tient aux honorairesdu notariat, feignent d’ignorer que les trois quarts des gens dupeuple ne peuvent pas payer quinze francs pour leur contrat demariage. La chambre des notaires est au-dessous, en ceci, de lachambre des avoués de Paris. Les avoués de Paris, compagnie assezcalomniée, entreprennent gratuitement la poursuite des procès desindigents, tandis que les notaires n’ont pas encore décidé de fairegratis le contrats de mariage des pauvres gens. Quant au fisc, ilfaudrait remuer toute la machine gouvernementale pour obtenir qu’ilse relâchât de sa rigueur à cet égard. L’enregistrement est sourdet muet. L’Eglise, de son côté, perçoit des droits sur lesmariages. L’Eglise est, en France, excessivement fiscale ;elle se livre, dans la maison de Dieu, à d’ignobles trafics depetits bancs et de chaises dont s’indignent les étrangers,quoiqu’elle ne puisse avoir oublié la colère du Sauveur chassantles vendeurs du Temple. Si l’Eglise se relâche difficilement de sesdroits, il faut croire que ses droits, dits de fabrique,constituent aujourd’hui l’une de ses ressources, et la faute deséglises serait alors celle de l’Etat. La réunion de cescirconstances, par un temps où l’on s’inquiète beaucoup trop desnègres, des petits condamnés de la police correctionnelle pours’occuper des honnêtes gens qui souffrent, fait qu’un grand nombrede ménages honnêtes restent dans le concubinage, faute de trentefrancs, dernier prix auquel le notariat, l’enregistrement, lamairie et l’Eglise puissent unir deux Parisiens. L’institution deMme de la Chanterie, fondée pour remettre les pauvres ménages dansla voie religieuse et légale, est à la poursuite de ces couples,qu’elle trouve d’autant mieux, qu’elle les secourt comme indigentsavant de vérifier leur état incivil.

Lorsque Mme la baronne Hulot fut tout à fait rétablie, ellereprit ses occupations. Ce fut alors que la respectable Mme de laChanterie vint prier Adeline de joindre la légalisation desmariages naturels aux bonnes œuvres dont elle étaitl’intermédiaire.

Une des premières tentatives de la baronne en ce genre eu lieudans le quartier sinistre nommé autrefois la Petite-Pologne, et quecirconscrivent la rue du Rocher, la rue de la Pépinière et la ruede Miroménil. Il existe là comme une succursale du faubourgSaint-Marceau. Pour peindre ce quartier, il suffira de dire que lespropriétaires de certaines maisons habitées par des industrielssans industries, par de dangereux ferrailleurs, par des indigentslivrés à des métiers périlleux n’osent pas y réclamer leurs loyers,et ne trouvent pas d’huissiers qui veuillent expulser leslocataires insolvables. En ce moment, la spéculation, qui tend àchanger la face de ce coin de Paris et à bâtir l’espace en frichequi sépare la rue d’Amsterdam de la rue du Faubourg-du-Roule, enmodifiera sans doute la population, car la truelle est, à Paris,plus civilisatrice qu’on ne le pense ! En bâtissant de belleset d’élégantes maisons à concierge, les bordant de trottoirs et ypratiquant des boutiques, la spéculation écarte, par le prix duloyer, les gens sans aveu, les ménages sans mobilier et les mauvaislocataires. Ainsi les quartiers se débarrassent de ces populationssinistres et de ces bouges où la police ne met le pied que quand lajustice l’ordonne.

En juin 1844, l’aspect de la place de Laborde et de ses environsétait encore peu rassurant. Le fantassin élégant qui, de la rue dela Pépinière, remontait par hasard dans ces rues épouvantables,s’étonnait de voir l’aristocratie coudoyée là par une infimebohème. Dans ces quartiers, où végètent l’indigence ignorante et lamisère aux abois, florissent les derniers écrivains publics qui sevoient dans Paris. Là où vous voyez écrits ces deux mots : Ecrivainpublic, en grosse coulée, sur un papier blanc affiché à la vitre dequelque entresol ou d’un fangeux rez-de-chaussée, vous pouvezhardiment penser que le quartier recèle beaucoup de gens ignares,et partant des malheurs, des vices et des criminels. L’ignoranceest la mère de tous les crimes. Un crime est, avant tout, un manquede raisonnement.

Chapitre 125Où l’on ne dit pas pourquoi tous les fumistes de Paris sontItaliens

Or, pendant la maladie de la baronne, ce quartier, pour lequelelle était une seconde providence, avait acquis un écrivain publicétabli dans le passage du Soleil, dont le nom est une de cesantithèses familières aux Parisiens, car ce passage est doublementobscur. Cet écrivain, soupçonné d’être Allemand, se nommait Vyder,et vivait maritalement avec une jeune fille, de laquelle il étaitsi jaloux, qu’il ne la laissait aller que chez d’honnêtes fumistesde la rue Saint-Lazare, Italiens comme tous les fumistes, et àParis depuis de longues années. Ces fumistes avaient été sauvésd’une faillite inévitable, et qui les aurait réduits à la misère,par la baronne Hulot, agissant pour le compte de Mme de laChanterie. En quelques mois, l’aisance avait remplacé la misère, etla religion était entrée en des cœurs qui naguère maudissaient laProvidence, avec l’énergie particulière aux Italiens fumistes. Unedes premières visites de la baronne fut donc pour cette famille.Elle fut heureuse du spectacle qui s’offrit à ses regards, au fondde la maison où demeuraient ces braves gens, rue Saint-Lazare,auprès de la rue du Rocher. Au-dessus des magasins et de l’atelier,maintenant bien fournis, et où grouillaient des apprentis et desouvriers, tous Italiens de la vallée de Domo d’Ossola, la familleoccupait un petit appartement où le travail avait apportél’abondance. La baronne fut reçue comme si c’eût été la sainteVierge apparue. Après un quart d’heure d’examen, forcée d’attendrele mari pour savoir comment allaient les affaires, Adelines’acquitta de son saint espionnage en s’enquérant des malheureuxque pouvait connaître la famille du fumiste.

– Ah ! ma bonne dame, vous qui sauveriez les damnés del’enfer, dit l’Italienne, il y a bien près d’ici une jeune fille àretirer de la perdition.

– La connaissez-vous bien ? demanda la baronne.

– C’est la petite-fille d’un ancien patron de mon mari, venu enFrance dès la Révolution, en 1798, nommé Judici. Le père Judici aété, sous l’empereur Napoléon, l’un des premiers fumistes deParis ; il est mort en 1819, laissant une belle fortune à sonfils. Mais le fils Judici a tout mangé avec de mauvaises femmes, etil a fini par en épouser une plus rusée que les autres, celle dontil a eu cette pauvre petite fille, qui sort d’avoir quinze ans.

– Que lui est-il arrivé? dit la baronne, vivement impressionnéepar la ressemblance du caractère de ce Judici avec celui de sonmari.

– Eh bien, madame, cette petite, nommée Atala, a quitté père etmère pour venir vivre ici à côté, avec un vieil Allemand dequatre-vingts ans, au moins, nommé Vyder, qui fait toutes lesaffaires des gens qui ne savent ni lire ni écrire. Si au moins cevieux libertin, qui, dit-on, aurait acheté la petite à sa mère pourquinze cents francs, épousait cette jeunesse, comme il a sans doutepeu de temps à vivre, et qu’on le dit susceptible d’avoir quelquesmilliers de francs de rente, eh bien, la pauvre enfant, qui est unpetit ange, échapperait au mal, et surtout à la misère, qui lapervertira.

– Je vous remercie de m’avoir indiqué cette bonne action àfaire, dit Adeline ; mais il faut agir avec prudence. Quel estce vieillard ?

– Oh ! madame, c’est un brave homme, il rend la petiteheureuse, et il ne manque pas de bon sens ; car, voyez-vous,il a quitté le quartier des Judici, je crois, pour sauver cetteenfant des griffes de sa mère. La mère était jalouse de sa fille,et peut-être rêvait-elle de tirer parti de cette beauté, de fairede cette enfant une mademoiselle !… Atala s’est souvenue denous, elle a conseillé à son monsieur de s’établir auprès de notremaison ; et, comme le bonhomme a vu qui nous étions, il lalaisse venir ici ; mais mariez-les, madame, et vous ferez uneaction bien digne de vous… Une fois mariée, la petite sera libre,elle échappera par ce moyen à sa mère, qui la guette et quivoudrait, pour tirer parti d’elle, la voir au théâtre ou réussirdans l’affreuse carrière où elle l’a lancée.

– Pourquoi ce vieillard ne l’a-t-il pas épousée ?

– Ce n’était pas nécessaire, dit l’Italienne, et, quoique lebonhomme Vyder ne soit pas un homme absolument méchant, je croisqu’il est assez rusé pour vouloir être maître de la petite, tandisque, marié, dame ! il craint, ce pauvre vieux, ce qui pend aunez de tous les vieux…

– Pouvez-vous envoyer chercher la jeune fille ? dit labaronne ; je la verrais ici, je saurais s’il y a de laressource…

La femme du fumiste fit un signe à sa fille aînée, qui partitaussitôt. Dix minutes après, cette jeune personne revint, tenantpar la main une fille de quinze ans et demi, d’une beauté toutitalienne.

Chapitre 126La nouvelle Atala tout aussi sauvage que l’autre et pas aussicatholique

Mlle Judici tenait du sang paternel cette peau jaunâtre au jour,qui, le soir, aux lumières, devient d’une blancheur éclatante, desyeux d’une grandeur, d’une forme, d’un éclat oriental, des cilsfournis et recourbés qui ressemblaient à de petites plumes noires,une chevelure d’ébène, et cette majesté native de la Lombardie quifait croire à l’étranger, quand il se promène le dimanche à Milan,que les filles des portiers sont autant de reines. Atala, prévenuepar la fille du fumiste de la visite de cette grande dame, dontelle avait entendu parler, avait mis à la hâte une jolie robe desoie, des brodequins et un mantelet élégant. Un bonnet à rubanscouleur cerise décuplait l’effet de la tête. Cette petite se tenaitdans une pose de curiosité naïve, en examinant du coin de l’oeil labaronne, dont le tremblement nerveux l’étonnait beaucoup. Labaronne poussa un profond soupir en voyant ce chef-d’œuvre féminindans la boue de la prostitution, et jura de la ramener à lavertu.

– Comment te nommes-tu, mon enfant ?

– Atala, madame.

– Sais-tu lire, écrire ?

– Non, madame ; mais cela ne fait rien, puisque monsieur lesait…

– Tes parents t’ont-ils menée à l’église ? As-tu fait tapremière communion ? Sais-tu ton catéchisme ?

– Madame, papa voulait me faire faire des choses qui ressemblentà ce que vous dites, mais maman s’y est opposée…

– Ta mère !… s’écria la baronne. Elle est donc bienméchante, ta mère ?

– Elle me battait toujours ! Je ne sais pourquoi, maisj’étais le sujet de disputes continuelles entre mon père et mamère…

– On ne t’a donc jamais parlé de Dieu ? s’écria labaronne.

L’enfant ouvrit de grands yeux.

– Ah ! maman et papa disaient souvent : « S… n… deDieu ! Tonnerre de Dieu ! Sacre Dieu !…  » dit-elleavec une délicieuse naïveté.

– N’as-tu jamais vu d’églises ? ne t’est-il pas venu dansl’idée d’y entrer ?

– Des églises ?… Ah ! Notre-Dame, le Panthéon, j’ai vucela de loin, quand papa m’emmenait dans Paris ; mais celan’arrivait pas souvent. Il n’y a pas de ces églises-là dans lefaubourg.

– Dans quel faubourg étiez-vous ?

– Dans le faubourg…

– Quel faubourg ?

– Mais rue de Charonne, madame…

Les gens du faubourg Saint-Antoine n’appellent jamais autrementce quartier célèbre que le faubourg. C’est pour eux le faubourg parexcellence, le souverain faubourg, et les fabricants eux-mêmesentendent par ce mot spécialement le faubourg Saint-Antoine.

– On ne t’a jamais dit ce qui était bien, ce qui étaitmal ?

– Maman me battait quand je ne faisais pas les choses à sonidée…

– Mais ne savais-tu pas que tu commettais une mauvaise action enquittant ton père et ta mère pour aller vivre avec unvieillard ?

Atala Judici regarda d’un air superbe la baronne, et ne luirépondit pas.

– C’est une fille tout à fait sauvage ! se dit Adeline.

– Oh ! madame, il y en a beaucoup comme elle aufaubourg ! dit la femme du fumiste.

– Mais elle ignore tout, même le mal, mon Dieu !

– Pourquoi ne me réponds-tu pas ? demanda la baronne enessayant de prendre Atala par la main.

Atala, courroucée, recula d’un pas.

– Vous êtes une vieille folle ! dit-elle. Mon père et mamère étaient à jeun depuis une semaine ! Ma mère voulait fairede moi quelque chose de bien mauvais, puisque mon père l’a battueen l’appelant voleuse ! Pour lors, M. Vyder a payé toutes lesdettes de mon père et de ma mère, et leur a donné de l’argent…oh ! plein un sac !… Et il m’a emmenée, que mon pauvrepapa pleurait… Mais il fallait nous quitter !… Eh bien, est-cemal ? demanda-t-elle.

Chapitre 127Continuation du précédent

– Et aimez-vous bien ce M. Vyder ?

– Si je l’aime ?… dit-elle. Je crois bien, madame ! Ilme raconte de belles histoires tous les soirs !… et il m’adonné de belles robes, du linge, un châle. Mais c’est que je suisnippée comme une princesse, et je ne porte plus de sabots !Enfin, depuis deux mois, je ne sais plus ce que c’est que d’avoirfaim. Je ne mange plus de pommes de terre ! Il m’apporte desbonbons, des pralines ! Oh ! que c’est bon, le chocolatpraliné!… Je fais tout ce qu’il veut pour un sac de chocolat !Et puis, mon gros père Vyder est bien bon, il me soigne si bien, sigentiment, que ça me fait voir comment aurait dû être ma mère… Ilva prendre une vieille bonne pour me soigner, car il ne veut pasque je me salisse les mains à faire la cuisine. Depuis un mois, ilcommence à gagner pas mal d’argent ; il m’apporte trois francstous les soirs, que je mets dans une tirelire ! Seulement, ilne veut pas que je sorte, excepté pour venir ici… C’est ça un amourd’homme ! aussi fait-il de moi ce qu’il veut… Il m’appelle sapetite chatte ! et ma mère ne m’appelait que petite b… , oubien f… p… ! voleuse, vermine ! Est-ce que je sais !

– Eh bien, pourquoi, mon enfant, ne ferais-tu pas ton mari dupère Vyder ?

– Mais c’est fait, madame ! dit la jeune fille en regardantla baronne d’un air plein de fierté, sans rougir, le front pur, lesyeux calmes. Il m’a dit que j’étais sa petite femme ; maisc’est bien embêtant d’être la femme d’un homme !… Allez, sansles pralines !…

– Mon Dieu ! se dit à voix basse la baronne, quel est lemonstre qui a pu abuser d’une si complète et si sainteinnocence ? Remettre cette enfant dans le bon sentier,n’est-ce pas racheter bien des fautes ! Moi, je savais ce queje faisais ! se dit-elle en pensant à sa scène avec Crevel.Elle, elle ignore tout !

– Connaissez-vous M. Samanon ?… demanda la petite Atalad’un air câlin.

– Non, ma petite ; mais pourquoi me demandes-tucela ?

– Bien vrai ? dit l’innocente créature.

– Ne crains rien de madame, Atala… dit la femme du fumiste,c’est un ange !

– C’est que mon gros chat a peur d’être trouvé par ce Samanon,il se cache… et que je voudrais bien qu’il pût être libre…

– Et pourquoi ?

– Dame, il me mènerait à Bobino ! peut-être àl’Ambigu !

– Quelle ravissante créature ! dit la baronne en embrassantcette petite fille.

– Etes-vous riche ?… demanda Atala, qui jouait avec lesmanchettes de la baronne.

– Oui et non, répondit la baronne. Je suis riche pour les bonnespetites filles comme toi, quand elles veulent se laisser instruiredes devoirs du chrétien par un prêtre, et aller dans le bonchemin.

– Dans quel chemin ? dit Atala. Je vais bien sur mesjambes.

– Le chemin de la vertu !

Atala regarda la baronne d’un air matois et rieur.

– Vois madame, elle est heureuse depuis qu’elle est rentrée dansle sein de l’Eglise, dit la baronne en montrant la femme dufumiste. Tu t’es mariée comme les bêtes s’accouplent !

– Moi ? répondit Atala ; mais, si vous voulez medonner ce que me donne le père Vyder, je serai bien contente de nepas me marier. C’est une scie ! savez-vous ce quec’est ?…

– Une fois qu’on s’est unie à un homme, comme toi, reprit labaronne, la vertu veut qu’on lui soit fidèle.

– Jusqu’à ce qu’il meure ?… dit Atala d’un air fin. Je n’enaurai pas pour longtemps. Si vous saviez comme le père Vyder tousseet souffle !… Peuh ! peuh ! fit-elle en imitant levieillard.

– La vertu, la morale, veulent, reprit la baronne, que l’Eglise,qui représente Dieu, et la mairie, qui représente la loi,consacrent votre mariage. Vois madame, elle s’est mariéelégitimement…

– Est-ce que ça sera plus amusant ? demanda l’enfant.

– Tu seras plus heureuse, dit la baronne, car personne ne pourrate reprocher ce mariage. Tu plairas à Dieu ! Demande à madamesi elle s’est mariée sans avoir reçu le sacrement du mariage.

Atala regarda la femme du fumiste.

– Qu’a-t-elle de plus que moi ? demanda-t-elle. Je suisplus jolie qu’elle.

– Oui, mais je suis une honnête femme, objecta l’Italienne et,toi, l’on peut te donner un vilain nom…

– Comment veux-tu que Dieu te protège, si tu foules aux piedsles lois divines et humaines ? dit la baronne. Sais-tu queDieu tient en réserve un paradis pour ceux qui suivent lescommandements de son Eglise ?

– Quéqu’il y a dans le paradis ? Y a-t-il desspectacles ? dit Atala.

– Oh ! le paradis, c’est, dit la baronne, toutes lesjouissances que tu peux imaginer. Il est plein d’anges, dont lesailes sont blanches. On y voit Dieu dans sa gloire, on partage sapuissance, on est heureux à tout moment et dans l’éternité!…

Atala Judici écoutait la baronne comme elle eût écouté de lamusique ; et la voyant hors d’état de comprendre, Adelinepensa qu’il fallait prendre une autre voie en s’adressant auvieillard.

– Retourne chez toi, ma petite, et j’irai parler à ce M. Vyder.Est-il Français ?

– Il est Alsacien, madame ; mais il sera riche,allez ! Si vous vouliez payer ce qu’il doit à ce vilainSamanon, il vous rendrait votre argent ! car il aura dansquelques mois, dit-il, six mille francs de rente, et nous ironsalors vivre à la campagne, bien loin, dans les Vosges…

Ce mot les Vosges fit tomber la baronne dans une rêverieprofonde. Elle revit son village.

Chapitre 128Une reconnaissance

La baronne fut tirée de cette douloureuse méditation par lessalutations du fumiste, qui venait lui donner les preuves de saprospérité.

– Dans un an, madame, je pourrai vous rendre les sommes que vousnous avez prêtées, car c’est l’argent du bon Dieu, c’est celui despauvres et des malheureux ! Si je fais fortune, vous puiserezun jour dans notre bourse, je rendrai par vos mains aux autres lesecours que vous nous avez apporté.

– En ce moment, dit la baronne, je ne vous demande pas d’argent,je vous demande votre coopération à une bonne œuvre. Je viens devoir la petite Judici qui vit avec un vieillard, et je veux lesmarier religieusement, légalement.

– Ah ! le père Vyder, c’est un bien brave et digne homme,il est de bon conseil. Ce pauvre vieux s’est déjà fait des amisdans le quartier, depuis deux mois qu’il y est venu. Il me met mesmémoires au net. C’est un brave colonel, je crois, qui a bien servil’empereur… Ah ! comme il aime Napoléon ! Il est décoré,mais il ne porte jamais de décoration. Il attend qu’il se soitrefait, car il a des dettes, le pauvre cher homme !… Je croismême qu’il se cache, il est sous le coup des huissiers…

– Dites que je payerai ses dettes, s’il veut épouser lapetite…

– Ah bien, ce sera bientôt fait ! Tenez, madame, allons-y :c’est à deux pas, dans le passage du Soleil.

La baronne et le fumiste sortirent pour aller au passage duSoleil.

– Par ici, madame, dit le fumiste en montrant la rue de laPépinière.

Le passage du Soleil est, en effet, au commencement de la rue dela Pépinière et débouche rue du Rocher. Au milieu de ce passage, decréation récente et dont les boutiques sont d’un prix très modique,la baronne aperçut, au-dessus d’un vitrage garni de taffetas vert àune hauteur qui ne permettait pas aux passants de jeter des regardsindiscrets : Ecrivain public, et sur la porte :

Cabinet d’affaires

Ici l’on rédige les pétitions,

on met les mémoires au net, etc.

Discrétion, célérité.

L’intérieur ressemblait à ces bureaux de transit où les omnibusde Paris font attendre les places de correspondance aux voyageurs.Un escalier intérieur menait sans doute à l’appartement enentre-sol éclairé par la galerie et qui dépendait de la boutique.La baronne aperçut un bureau de bois blanc noirci, des cartons, etun ignoble fauteuil acheté d’occasion. Une casquette et unabat-jour en taffetas vert à fil d’archal tout crasseux annonçaientsoit des précautions prises pour se déguiser, soit une faiblessed’yeux assez concevable chez un vieillard.

– Il est là-haut, dit le fumiste, je vais monter le prévenir etle faire descendre.

La baronne baissa son voile et s’assit. Un pas pesant ébranla lepetit escalier de bois, et Adeline ne put retenir un cri perçant envoyant son mari, le baron Hulot, en veste grise tricotée, enpantalon de vieux molleton gris et en pantoufles.

– Que voulez-vous, madame ? dit Hulot galamment.

Adeline se leva, saisit Hulot, et lui dit d’une voix brisée parl’émotion :

– Enfin, je te retrouve !…

– Adeline !… s’écria le baron stupéfait, qui ferma la portede la boutique. – Joseph ! cria-t-il au fumiste, allez-vous-enpar l’allée.

– Mon ami, dit-elle, oubliant tout dans l’excès de sa joie, tupeux revenir au sein de ta famille, nous sommes riches ! tonfils a cent soixante mille francs de rente ! ta pension estlibre, tu as un arriéré de quinze mille francs à toucher sur tonsimple certificat de vie ! Valérie est morte en te léguanttrois cent mille francs. On a bien oublié ton nom, va ! tupeux rentrer dans le monde, et tu trouveras d’abord chez ton filsune fortune. Viens, notre bonheur sera complet. Voici bientôt troisans que je te cherche, et j’espérais si bien te rencontrer, que tuas un appartement tout prêt à te recevoir. Oh ! sors d’ici,sors de l’affreuse situation où je te vois !

– Je le veux bien, dit le baron étourdi ; mais pourrai-jeemmener la petite ?

– Hector, renonce à elle ! fais cela pour ton Adeline, quine t’a jamais demandé le moindre sacrifice ! Je te promets dedoter cette enfant, de la bien marier, de la faire instruire. Qu’ilsoit dit qu’une de celles qui t’ont rendu heureux soit heureuse, etne tombe plus ni dans le vice, ni dans la fange !

– C’est donc toi, reprit le baron avec un sourire, qui voulaisme marier ?… Reste un instant là, dit-il, je vais allerm’habiller là-haut, où j’ai dans une malle des vêtementsconvenables…

Quand Adeline fut seule, et qu’elle regarda de nouveau cetteaffreuse boutique, elle fondit en larmes.

– Il vivait là, se dit-elle, et nous sommes dansl’opulence !… Pauvre homme ! a-t-il été puni, lui quiétait l’élégance même !

Chapitre 129Le dernier mot d’Atala

Le fumiste vint saluer sa bienfaitrice, qui lui dit de faireavancer une voiture. Quand le fumiste revint, la baronne le pria deprendre chez lui la petite Atala Judici, de l’emmenersur-le-champ.

– Vous lui direz, ajouta-t-elle, que, si elle veut se mettresous la direction de M. le curé de la Madeleine, le jour où ellefera sa première communion, je lui donnerai trente mille francs dedot et un bon mari, quelque brave jeune homme !

– Mon fils aîné, madame ! Il a vingt-deux ans, et il adorecette enfant !

Le baron descendit en ce moment, il avait les yeux humides.

– Tu me fais quitter, dit-il à l’oreille de sa femme, la seulecréature qui ait approché de l’amour que tu as pour moi !Cette petite fond en larmes, et je ne puis pas l’abandonnerainsi…

– Sois tranquille, Hector ! Elle va se trouver au milieud’une honnête famille, et je réponds de ses mœurs.

– Ah ! je puis te suivre alors, dit le baron en conduisantsa femme à la citadine.

Hector, redevenu baron d’Ervy, avait mis un pantalon et uneredingote en drap bleu, un gilet blanc, une cravate noire et desgants. Lorsque la baronne fut assise au fond de la voiture, Atalas’y fourra par un mouvement de couleuvre.

– Ah ! madame, dit-elle, laissez-moi vous accompagner etaller avec vous. Tenez, je serai bien gentille, bien obéissante, jeferai tout ce que vous voudrez ; mais ne me séparez pas dupère Vyder, de mon bienfaiteur qui me donne de si bonnes choses. Jevais être battue !…

– Allons, Atala, dit le baron, cette dame est ma femme, et ilfaut nous quitter…

– Elle ! si vieille que ça ! répondit l’innocente, etqui tremble comme une feuille ! Oh ! c’te tête !

Et elle imita railleusement le tressaillement de la baronne. Lefumiste qui courait après la petite Judici, vint à la portière dela voiture.

– Emportez-la ! dit la baronne.

Le fumiste prit Atala dans ses bras et l’emmena chez lui deforce.

– Merci de ce sacrifice, mon ami ! dit Adeline en prenantla main du baron et la serrant avec une joie délirante. Es-tuchangé! Comme tu dois avoir souffert ! Quelle surprise pour tafille ! pour ton fils !

Adeline parlait comme parlent les amants qui se revoient aprèsune longue absence, de mille choses à la fois.

Chapitre 130Retour du père prodigue

En dix minutes, le baron et sa femme arrivèrent rueLouis-le-Grand, où Adeline trouva la lettre suivante :

« Madame la baronne,

M. le baron d’Ervy est resté un mois rue de Charonne, sous lenom de Thorec, anagramme d’Hector. Il est maintenant passage duSoleil, sous le nom de Vyder. Il se dit Alsacien, fait desécritures, et vit avec une jeune fille nommée Atala Judici. Prenezbien des précautions, madame, car on cherche activement le baron,je ne sais dans quel intérêt.

La comédienne a tenu sa parole, et se dit, comme toujours,

Madame la baronne,

Votre humble servante,

J. M. »

Le retour du baron excita des transports de joie qui leconvertirent à la vie de famille. Il oublia la petite Atala Judici,car les excès de la passion l’avaient fait arriver à la mobilité desensations qui distingue l’enfance. Le bonheur de la famille futtroublé par le changement survenu chez le baron. Après avoir quittéses enfants encore valide, il revenait presque centenaire, cassé,voûté, la physionomie dégradée. Un dîner splendide, improvisé parCélestine, rappela les dîners de la cantatrice au vieillard qui futétourdi des splendeurs de sa famille.

– Vous fêtez le retour du père prodigue ! dit-il àl’oreille d’Adeline.

– Chut !… tout est oublié, répondit-elle.

– Et Lisbeth ? demanda le baron qui ne vit pas la vieillefille.

– Hélas ! répondit Hortense, elle est au lit, elle ne selève plus, et nous aurons le chagrin de la perdre bientôt. Ellecompte te voir après dîner.

Le lendemain matin, au lever du soleil, Hulot fils fut avertipar son concierge que des soldats de la garde municipale cernaienttoute sa propriété. Des gens de justice cherchaient le baron Hulot.Le garde du commerce, qui suivait la portière, présenta desjugements en règle à l’avocat, en lui demandant s’il voulait payerpour son père. Il s’agissait de dix mille francs de lettres dechange souscrites au profit d’un usurier nommé Samanon, et quiprobablement avait donné deux ou trois mille francs au barond’Evry. Hulot fils pria le garde du commerce de renvoyer son monde,et il paya.

– Sera-ce là tout ? se dit-il avec inquiétude.

Chapitre 131Eloge de l’oubli

Lisbeth, déjà bien malheureuse du bonheur qui luisait sur lafamille, ne put soutenir cet événement heureux. Elle empira sibien, qu’elle fut condamnée par Bianchon à mourir une semaineaprès, vaincue au bout de cette longue lutte marquée pour elle partant de victoires. Elle garda le secret de sa haine au milieu del’affreuse agonie d’une phtisie pulmonaire. Elle eut d’ailleurs lasatisfaction suprême de voir Adeline, Hortense, Hulot, Victorin,Steinbock, Célestin et leurs enfants tous en larmes autour de sonlit, et la regrettant comme l’ange de la famille. Le baron Hulot,mis à un régime substantiel qu’il ignorait depuis bientôt troisans, reprit de la force, et il se ressembla presque à lui-même.Cette restauration rendit Adeline heureuse à un tel point quel’intensité de son tressaillement nerveux diminua.

– Elle finira par être heureuse ! se dit Lisbeth la veillede sa mort en voyant l’espèce de vénération que le baron témoignaità sa femme, dont les souffrances lui avaient été racontées parHortense et par Victorin.

Ce sentiment hâta la fin de la cousine Bette, dont le convoi futmené par toute une famille en larmes.

Le baron et la baronne Hulot, se voyant arrivés à l’âge du reposabsolu, donnèrent au comte et à la comtesse Steinbock lesmagnifiques appartements du premier étage, et se logèrent ausecond. Le baron, par les soins de son fils, obtint une place dansun chemin de fer, au commencement de l’année 1845, avec six millefrancs d’appointements, qui, joints aux six mille francs de pensionde sa retraite et à la fortune léguée par Mme Crevel, luicomposèrent vingt-quatre mille francs de rente. Hortense ayant étéséparée de biens avec son mari pendant les trois années debrouille, Victorin n’hésita plus à placer au nom de sa sœur lesdeux cent mille francs du fidéicommis, et il fit à Hortense unepension de douze mille francs. Wenceslas, mari d’une femme riche,ne lui faisait aucune infidélité; mais il flânait, sans pouvoir serésoudre à entreprendre une œuvre, si petite qu’elle fût. Redevenuartiste in partibus, il avait beaucoup de succès dans les salons,il était consulté par beaucoup d’amateurs ; enfin il passacritique, comme tous les impuissants qui mentent à leursdébuts.

Chacun de ces ménages jouissait donc d’une fortune particulière,quoique vivant en famille. Eclairée par tant de malheurs, labaronne laissait à son fils le soin de gérer les affaires, etréduisait ainsi le baron à ses appointements, espérant quel’exiguïté de ce revenu l’empêcherait de retomber dans sesanciennes erreurs. Mais, par un bonheur étrange, et sur lequel nila mère ni le fils ne comptaient, le baron semblait avoir renoncéau beau sexe. Sa tranquillité, mise sur le compte de la nature,avait fini par tellement rassurer la famille, qu’on jouissaitentièrement de l’amabilité revenue et des charmantes qualités dubaron d’Ervy. Plein d’attention pour sa femme et pour ses enfants,il les accompagnait au spectacle, dans le monde où il reparut, etil faisait avec une grâce exquise les honneurs du salon de sonfils. Enfin, ce père prodigue reconquis donnait la plus grandesatisfaction à sa famille. C’était un agréable vieillard,complètement détruit, mais spirituel, n’ayant gardé de son vice quece qui pouvait en faire une vertu sociale. On arriva naturellementà une sécurité complète. Les enfants et la baronne portaient auxnues le père de famille, oubliant la mort des deux oncles ! Lavie ne va pas sans de grands oublis !

Chapitre 132Un dénouement atroce, réel et vrai

Mme Victorin, qui menait avec un grand talent de ménagère, dûd’ailleurs aux leçons de Lisbeth, cette maison énorme, avait étéforcée de prendre un cuisinier. Le cuisinier rendit nécessaire unefille de cuisine. Les filles de cuisine sont aujourd’hui descréatures ambitieuses, occupées à surprendre les secrets du chef,et qui deviennent des cuisinières dès qu’elles savent faire tournerles sauces. Donc, on change très souvent de filles de cuisine. Aucommencement du mois de décembre 1845, Célestine prit pour fille decuisine une grosse Normande d’Isigny, à taille courte, à bons brasrouges, munie d’un visage commun, bête comme une pièce decirconstance, et qui se décida difficilement à quitter le bonnet decoton classique dont se coiffent les filles de la base Normandie.Cette fille, douée d’un embonpoint de nourrice, semblait près defaire éclater la cotonnade dont elle entourait son corsage. On eûtdit que sa figure rougeaude avait été taillée dans du caillou, tantles jaunes contours en étaient fermes. On ne fit naturellementaucune attention dans la maison à l’entrée de cette fille appeléeAgathe, la vraie fille délurée que la province envoie journellementà Paris. Agathe tenta médiocrement le cuisinier, tant elle étaitgrossière dans son langage, car elle avait servi les rouliers, ellesortait d’une auberge de faubourg, et, au lieu de faire la conquêtedu chef et d’obtenir de lui qu’il lui montrât le grand art de lacuisine, elle fut l’objet de son mépris. Le cuisinier courtisaitLouise, la femme de chambre de la comtesse Steinbock. Aussi laNormande, se voyant maltraitée, se plaignit-elle de son sort ;elle était toujours envoyée dehors, sous un prétexte quelconque,quand le chef finissait un plat ou parachevait une sauce.

– Décidément, je n’ai pas de chance, disait-elle, j’irai dansune autre maison.

Néanmoins, elle resta, quoiqu’elle eût demandé déjà deux fois àsortir.

Une nuit, Adeline, réveillée par un bruit étrange, ne trouvaplus Hector dans le lit qu’il occupait auprès du sien, car ilscouchaient dans des lits jumeaux, ainsi qu’il convient à desvieillards. Elle attendit une heure sans voir revenir le baron.Prise de peur, croyant à une catastrophe tragique, à l’apoplexie,elle monta d’abord à l’étage supérieur occupé par les mansardes oùcouchaient les domestiques, et fut attirée vers la chambred’Agathe, autant par la vive lumière qui sortait par la porteentre-bâillée, que par le murmure de deux voix. Elle s’arrêta toutépouvantée en reconnaissant la voix du baron, qui, séduit par lescharmes d’Agathe, en était arrivé, par la résistance calculée decette atroce maritorne, à lui dire ces odieuses paroles :

– Ma femme n’a pas longtemps à vivre, et, si tu veux, tu pourrasêtre baronne.

Adeline jeta un cri, laissa tomber son bougeoir et s’enfuit.

Trois jours après, la baronne, administrée la veille, était àl’agonie et se voyait entourée de sa famille en larmes. Un momentavant d’expirer, elle prit la main de son mari, la pressa et luidit à l’oreille :

– Mon ami, je n’avais plus que ma vie à te donner : dans unmoment, tu seras libre, et tu pourras faire une baronne Hulot.

Et l’on vit, ce qui doit être rare, des larmes sortir des yeuxd’une morte. La férocité du vice avait vaincu la patience del’ange, à qui, sur le bord de l’éternité, il échappa le seul mot dereproche qu’elle eût fait entendre de toute sa vie.

Le baron Hulot quitta Paris trois jours après l’enterrement desa femme. Onze mois après, Victorin apprit indirectement le mariagede son père avec Mlle Agathe Piquetard, qui s’était célébré àIsigny, le 1er février 1846.

– Les ancêtres peuvent s’opposer au mariage de leurs enfants,mais les enfants ne peuvent pas empêcher la folie des ancêtres enenfance, dit maître Hulot à maître Popinot, le second fils del’ancien ministre du commerce, qui lui parlait de ce mariage.

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