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La Dame aux Camélias

La Dame aux Camélias

d’ Alexandre Dumas fils
Chapitre 1

Mon avis est qu’on ne peut créer des personnages que lorsque l’on a beaucoup étudié les hommes, comme on ne peut parler une langue qu’à la condition de l’avoir sérieusement apprise.

N’ayant pas encore l’âge où l’on invente, je me contente de raconter.

J’engage donc le lecteur à être convaincu de la réalité de cette histoire, dont tous les personnages, à l’exception de l’héroïne,vivent encore.

D’ailleurs, il y a à Paris des témoins de la plupart des faits que je recueille ici, et qui pourraient les confirmer, si mon témoignage ne suffisait pas. Par une circonstance particulière,seul je pouvais les écrire, car seul j’ai été le confident des derniers détails sans lesquels il eût été impossible de faire un récit intéressant et complet.

Or, voici comment ces détails sont parvenus à ma connaissance. –Le 12 du mois de mars 1847, je lus, dans la rue Laffitte, une grande affiche jaune annonçant une vente de meubles et de riches objets de curiosité. Cette vente avait lieu après décès. L’affiche ne nommait pas la personne morte, mais la vente devait se faire rued’Antin, n° 9, le 16, de midi à cinq heures.

L’affiche portait en outre que l’on pourrait, le 13 et le 14,visiter l’appartement et les meubles.

J’ai toujours été amateur de curiosités. Je me promis de ne pas manquer cette occasion, sinon d’en acheter, du moins d’en voir.

Le lendemain, je me rendis rue d’Antin, n° 9.

Il était de bonne heure, et cependant il y avait déjà dansl’appartement des visiteurs et même des visiteuses, qui, quoiquevêtues de velours, couvertes de cachemires et attendues à la portepar leurs élégants coupés, regardaient avec étonnement, avecadmiration même, le luxe qui s’étalait sous leurs yeux.

Plus tard, je compris cette admiration et cet étonnement, car,m’étant mis aussi à examiner, je reconnus aisément que j’étais dansl’appartement d’une femme entretenue. Or, s’il y a une chose queles femmes du monde désirent voir, et il y avait là des femmes dumonde, c’est l’intérieur de ces femmes, dont les équipageséclaboussent chaque jour le leur, qui ont, comme elles et à côtéd’elles, leur loge à l’Opéra et aux Italiens, et qui étalent, àParis, l’insolente opulence de leur beauté, de leurs bijoux et deleurs scandales.

Celle chez qui je me trouvais était morte : les femmes les plusvertueuses pouvaient donc pénétrer jusque dans sa chambre. La mortavait purifié l’air de ce cloaque splendide, et d’ailleurs ellesavaient pour excuse, s’il en était besoin, qu’elles venaient à unevente sans savoir chez qui elles venaient. Elles avaient lu desaffiches, elles voulaient visiter ce que ces affiches promettaientet faire leur choix à l’avance ; rien de plus simple ; cequi ne les empêchait pas de chercher, au milieu de toutes cesmerveilles, les traces de cette vie de courtisane dont on leuravait fait, sans doute, de si étranges récits.

Malheureusement les mystères étaient morts avec la déesse, et,malgré toute leur bonne volonté, ces dames ne surprirent que ce quiétait à vendre depuis le décès, et rien de ce qui se vendait duvivant de la locataire.

Du reste, il y avait de quoi faire des emplettes. Le mobilierétait superbe. Meubles de bois de rose et de Boule, vases de Sèvreset de Chine, statuettes de Saxe, satin, velours et dentelle, rienn’y manquait.

Je me promenai dans l’appartement et je suivis les noblescurieuses qui m’y avaient précédé. Elles entrèrent dans une chambretendue d’étoffe perse, et j’allais y entrer aussi, quand elles ensortirent presque aussitôt en souriant et comme si elles eussent euhonte de cette nouvelle curiosité. Je n’en désirai que plusvivement pénétrer dans cette chambre. C’était le cabinet detoilette, revêtu de ses plus minutieux détails, dans lesquelsparaissait s’être développée au plus haut point la prodigalité dela morte.

Sur une grande table, adossée au mur, table de trois pieds delarge sur six de long, brillaient tous les trésors d’Aucoc etd’Odiot. C’était là une magnifique collection, et pas un de cesmille objets, si nécessaires à la toilette d’une femme comme cellechez qui nous étions, n’était en autre métal qu’or ou argent.Cependant cette collection n’avait pu se faire que peu à peu, et cen’était pas le même amour qui l’avait complétée.

Moi qui ne m’effarouchais pas à la vue du cabinet de toiletted’une femme entretenue, je m’amusais à en examiner les détails,quels qu’ils fussent, et je m’aperçus que tous ces ustensilesmagnifiquement ciselés portaient des initiales variées et descouronnes différentes.

Je regardais toutes ces choses dont chacune me représentait uneprostitution de la pauvre fille, et je me disais que Dieu avait étéclément pour elle, puisqu’il n’avait pas permis qu’elle en arrivâtau châtiment ordinaire, et qu’il l’avait laissée mourir dans sonluxe et sa beauté, avant la vieillesse, cette première mort descourtisanes.

En effet, quoi de plus triste à voir que la vieillesse du vice,surtout chez la femme ? Elle ne renferme aucune dignité etn’inspire aucun intérêt. Ce repentir éternel, non pas de lamauvaise route suivie, mais des calculs mal faits et de l’argentmal employé, est une des plus attristantes choses que l’on puisseentendre. J’ai connu une ancienne femme galante à qui il ne restaitplus de son passé qu’une fille presque aussi belle que, au dire deses contemporains, avait été sa mère. Cette pauvre enfant à qui samère n’avait jamais dit : tu es ma fille, que pour lui ordonner denourrir sa vieillesse comme elle-même avait nourri son enfance,cette pauvre créature se nommait Louise, et, obéissant à sa mère,elle se livrait sans volonté, sans passion, sans plaisir, commeelle eût fait un métier si l’on eût songé à lui en apprendreun.

La vue continuelle de la débauche, une débauche précoce,alimentée par l’état continuellement maladif de cette fille, avaitéteint en elle l’intelligence du mal et du bien que Dieu lui avaitdonnée peut-être, mais qu’il n’était venu à l’idée de personne dedévelopper.

Je me rappellerai toujours cette jeune fille, qui passait surles boulevards presque tous les jours à la même heure. Sa mèrel’accompagnait sans cesse, aussi assidûment qu’une vraie mère eûtaccompagné sa vraie fille. J’étais bien jeune alors, et prêt àaccepter pour moi la facile morale de mon siècle. Je me souvienscependant que la vue de cette surveillance scandaleuse m’inspiraitle mépris et le dégoût.

Joignez à cela que jamais visage de vierge n’eut un pareilsentiment d’innocence, une pareille expression de souffrancemélancolique.

On eût dit une figure de la Résignation.

Un jour, le visage de cette fille s’éclaira. Au milieu desdébauches dont sa mère tenait le programme, il sembla à lapécheresse que Dieu lui permettait un bonheur. Et pourquoi, aprèstout, Dieu, qui l’avait faite sans force, l’aurait-il laissée sansconsolation, sous le poids douloureux de sa vie ? Un jourdonc, elle s’aperçut qu’elle était enceinte, et ce qu’il y avait enelle de chaste encore tressaillit de joie. L’âme a d’étrangesrefuges. Louise courut annoncer à sa mère cette nouvelle qui larendait si joyeuse. C’est honteux à dire, cependant nous ne faisonspas ici de l’immoralité à plaisir, nous racontons un fait vrai, quenous ferions peut-être mieux de taire, si nous ne croyions qu’ilfaut de temps en temps révéler les martyres de ces êtres, que l’oncondamne sans les entendre, que l’on méprise sans les juger ;c’est honteux, disons-nous, mais la mère répondit à sa fillequ’elles n’avaient déjà pas trop pour deux et qu’elles n’auraientpas assez pour trois ; que de pareils enfants sont inutiles etqu’une grossesse est du temps perdu.

Le lendemain, une sage-femme, que nous signalons seulement commel’amie de la mère, vint voir Louise, qui resta quelques jours aulit, et s’en releva plus pâle et plus faible qu’autrefois.

Trois mois après, un homme se prit de pitié pour elle etentreprit sa guérison morale et physique ; mais la dernièresecousse avait été trop violente, et Louise mourut des suites de lafausse couche qu’elle avait faite.

La mère vit encore : comment ? Dieu le sait.

Cette histoire m’était revenue à l’esprit pendant que jecontemplais les nécessaires d’argent, et un certain temps s’étaitécoulé, à ce qu’il paraît, dans ces réflexions, car il n’y avaitplus dans l’appartement que moi et un gardien qui, de la porte,examinait avec attention si je ne dérobais rien.

Je m’approchai de ce brave homme à qui j’inspirais de si gravesinquiétudes.

– Monsieur, lui dis-je, pourriez-vous me dire le nom de lapersonne qui demeurait ici ?

– Mademoiselle Marguerite Gautier.

Je connaissais cette fille de nom et de vue.

– Comment ! Dis-je au gardien, Marguerite Gautier estmorte ?

– Oui, monsieur.

– Et quand cela ?

– Il y a trois semaines, je crois.

– Et pourquoi laisse-t-on visiter l’appartement ?

– Les créanciers ont pensé que cela ne pouvait que faire monterla vente. Les personnes peuvent voir d’avance l’effet que font lesétoffes et les meubles ; vous comprenez, cela encourage àacheter.

– Elle avait donc des dettes ?

– Oh ! Monsieur, en quantité.

– Mais la vente les couvrira sans doute ?

– Et au-delà.

– À qui reviendra le surplus, alors ?

– À sa famille.

– Elle a donc une famille ?

– À ce qu’il paraît.

– Merci, monsieur.

Le gardien, rassuré sur mes intentions, me salua, et jesortis.

– Pauvre fille ! me disais-je en rentrant chez moi, elle adû mourir bien tristement, car, dans son monde, on n’a d’amis qu’àla condition qu’on se portera bien. Et malgré moi je m’apitoyaissur le sort de Marguerite Gautier.

Cela paraîtra peut-être ridicule à bien des gens, mais j’ai uneindulgence inépuisable pour les courtisanes, et je ne me donne mêmepas la peine de discuter cette indulgence.

Un jour, en allant prendre un passeport à la préfecture, je visdans une des rues adjacentes une fille que deux gendarmesemmenaient. J’ignore ce qu’avait fait cette fille ; tout ceque je puis dire, c’est qu’elle pleurait à chaudes larmes enembrassant un enfant de quelques mois dont son arrestation laséparait. Depuis ce jour, je n’ai plus su mépriser une femme àpremière vue.

Chapitre 2

 

La vente était pour le 16.

Un jour d’intervalle avait été laissé entre les visites et lavente pour donner aux tapissiers le temps de déclouer les tentures,rideaux, etc.

À cette époque, je revenais de voyage. Il était assez naturelque l’on ne m’eût pas appris la mort de Marguerite comme une de cesgrandes nouvelles que ses amis apprennent toujours à celui quirevient dans la capitale des nouvelles. Marguerite était jolie,mais autant la vie recherchée de ces femmes fait de bruit, autantleur mort en fait peu. Ce sont de ces soleils qui se couchent commeils se sont levés, sans éclat. Leur mort, quand elles meurentjeunes, est apprise de tous leurs amants en même temps, car, àParis presque tous les amants d’une fille connue vivent enintimité. Quelques souvenirs s’échangent à son sujet, et la vie desuns et des autres continue sans que cet incident la trouble mêmed’une larme.

Aujourd’hui, quand on a vingt-cinq ans, les larmes deviennentune chose si rare qu’on ne peut les donner à la première venue.C’est tout au plus si les parents qui payent pour être pleurés lesont en raison du prix qu’ils y mettent.

Quant à moi, quoique mon chiffre ne se retrouvât sur aucun desnécessaires de Marguerite, cette indulgence instinctive, cettepitié naturelle que je viens d’avouer tout à l’heure me faisaientsonger à sa mort plus longtemps qu’elle ne méritait peut-être quej’y songeasse.

Je me rappelais avoir rencontré Marguerite très souvent auxChamps-Elysées, où elle venait assidûment, tous les jours, dans unpetit coupé bleu attelé de deux magnifiques chevaux bais, et avoiralors remarqué en elle une distinction peu commune à sessemblables, distinction que rehaussait encore une beauté vraimentexceptionnelle.

Ces malheureuses créatures sont toujours, quand elles sortent,accompagnées on ne sait de qui.

Comme aucun homme ne consent à afficher publiquement l’amournocturne qu’il a pour elles, comme elles ont horreur de lasolitude, elles emmènent ou celles qui, moins heureuses, n’ont pasde voiture, ou quelques-unes de ces vieilles élégantes dont rien nemotive l’élégance, et à qui l’on peut s’adresser sans crainte,quand on veut avoir quelques détails que ce soient sur la femmequ’elles accompagnent.

Il n’en était pas ainsi pour Marguerite. Elle arrivait auxChamps-Elysées toujours seule, dans sa voiture, où elle s’effaçaitle plus possible, l’hiver enveloppée d’un grand cachemire, l’étévêtue de robes fort simples ; et, quoiqu’il y eût sur sapromenade favorite bien des gens qu’elle connût, quand par hasardelle leur souriait, le sourire était visible pour eux seuls, et uneduchesse eût pu sourire ainsi.

Elle ne se promenait pas du rond-point à l’entrée desChamps-Elysées, comme le font et le faisaient toutes ses collègues.Ses deux chevaux l’emportaient rapidement au Bois. Là, elledescendait de voiture, marchait pendant une heure, remontait dansson coupé, et rentrait chez elle au grand trot de son attelage.

Toutes ces circonstances, dont j’avais quelquefois été letémoin, repassaient devant moi, et je regrettais la mort de cettefille comme on regrette la destruction totale d’une belleœuvre.

Or, il était impossible de voir une plus charmante beauté quecelle de Marguerite.

Grande et mince jusqu’à l’exagération, elle possédait au suprêmedegré l’art de faire disparaître cet oubli de la nature par lesimple arrangement des choses qu’elle revêtait. Son cachemire, dontla pointe touchait à terre, laissait échapper de chaque côté leslarges volants d’une robe de soie, et l’épais manchon qui cachaitses mains et qu’elle appuyait contre sa poitrine, était entouré deplis si habilement ménagés, que l’œil n’avait rien à redire, siexigeant qu’il fut, au contour des lignes.

La tête, une merveille, était l’objet d’une coquetterieparticulière. Elle était toute petite, et sa mère, comme dirait deMusset, semblait l’avoir faite ainsi pour la faire avec soin.

Dans un ovale d’une grâce indescriptible, mettez des yeux noirssurmontés de sourcils d’un arc si pur qu’il semblait peint ;voilez ces yeux de grands cils qui, lorsqu’ils s’abaissaient,jetaient de l’ombre sur la teinte rose des joues ; tracez unnez fin, droit, spirituel, aux narines un peu ouvertes par uneaspiration ardente vers la vie sensuelle ; dessinez une boucherégulière, dont les lèvres s’ouvraient gracieusement sur des dentsblanches comme du lait ; colorez la peau de ce velouté quicouvre les pêches qu’aucune main n’a touchées, et vous aurezl’ensemble de cette charmante tête.

Les cheveux, noirs comme du jais, ondés naturellement ou non,s’ouvraient sur le front en deux larges bandeaux, et se perdaientderrière la tête, en laissant voir un bout des oreilles, auxquellesbrillaient deux diamants d’une valeur de quatre à cinq mille francschacun.

Comment sa vie ardente laissait-elle au visage de Margueritel’expression virginale, enfantine même qui le caractérisait ?C’est ce que nous sommes forcés de constater sans lecomprendre.

Marguerite avait d’elle un merveilleux portrait fait par Vidal,le seul homme dont le crayon pouvait la reproduire. J’ai eu depuissa mort ce portrait pendant quelques jours à ma disposition, et ilétait d’une si étonnante ressemblance qu’il m’a servi à donner lesrenseignements pour lesquels ma mémoire ne m’eût peut-être passuffi.

Parmi les détails de ce chapitre, quelques-uns ne me sontparvenus que plus tard ; mais je les écris tout de suite pourn’avoir pas à y revenir, lorsque commencera l’histoire anecdotiquede cette femme.

Marguerite assistait à toutes les premières représentations etpassait toutes ses soirées au spectacle ou au bal. Chaque fois quel’on jouait une pièce nouvelle, on était sûr de l’y voir, avectrois choses qui ne la quittaient jamais, et qui occupaienttoujours le devant de sa loge de rez-de-chaussée : sa lorgnette, unsac de bonbons et un bouquet de camélias.

Pendant vingt-cinq jours du mois, les camélias étaient blancs,et pendant cinq ils étaient rouges ; on n’a jamais su laraison de cette variété de couleurs, que je signale sans pouvoirl’expliquer, et que les habitués des théâtres où elle allait leplus fréquemment et ses amis avaient remarquée comme moi.

On n’avait jamais vu à Marguerite d’autres fleurs que descamélias. Aussi chez madame Barjon, sa fleuriste, avait-on fini parla surnommer la Dame aux Camélias, et ce surnom lui étaitresté.

Je savais, en outre, comme tous ceux qui vivent dans un certainmonde, à Paris, que Marguerite avait été la maîtresse des jeunesgens les plus élégants, qu’elle le disait hautement, etqu’eux-mêmes s’en vantaient, ce qui prouvait qu’amants et maîtresseétaient contents l’un de l’autre.

Cependant, depuis trois ans environ, depuis un voyage àBagnères, elle ne vivait plus, disait-on, qu’avec un vieux ducétranger, énormément riche et qui avait essayé de la détacher leplus possible de sa vie passée, ce que, du reste, elle avait paruse laisser faire d’assez bonne grâce.

Voici ce qu’on m’a raconté à ce sujet.

Au printemps de 1842, Marguerite était si faible, si changée queles médecins lui ordonnèrent les eaux, et qu’elle partit pourBagnères.

Là, parmi les malades, se trouvait la fille de ce duc, laquelleavait non seulement la même maladie, mais encore le même visage queMarguerite, au point qu’on eût pu les prendre pour les deux sœurs.Seulement la jeune duchesse était au troisième degré de la phtisie,et peu de jours après l’arrivée de Marguerite elle succombait.

Un matin, le duc, resté à Bagnères comme on reste sur le sol quiensevelit une partie du cœur, aperçut Marguerite au détour d’uneallée.

Il lui sembla voir passer l’ombre de son enfant et, marchantvers elle, il lui prit les mains, l’embrassa en pleurant, et, sanslui demander qui elle était, implora la permission de la voir etd’aimer en elle l’image vivante de sa fille morte.

Marguerite, seule à Bagnères avec sa femme de chambre, etd’ailleurs n’ayant aucune crainte de se compromettre, accorda auduc ce qu’il lui demandait.

Il se trouvait à Bagnères des gens qui la connaissaient, et quivinrent officiellement avertir le duc de la véritable position demademoiselle Gautier. Ce fut un coup pour le vieillard, car làcessait la ressemblance avec sa fille ; mais il était troptard. La jeune femme était devenue un besoin de son cœur et sonseul prétexte, sa seule excuse de vivre encore.

Il ne lui fit aucun reproche, il n’avait pas le droit de lui enfaire, mais il lui demanda si elle se sentait capable de changer savie, lui offrant en échange de ce sacrifice toutes lescompensations qu’elle pourrait désirer. Elle promit.

Il faut dire qu’à cette époque, Marguerite, nature enthousiaste,était malade. Le passé lui apparaissait comme une des causesprincipales de sa maladie, et une sorte de superstition lui fitespérer que Dieu lui laisserait la beauté et la santé, en échangede son repentir et de sa conversion.

En effet, les eaux, les promenades, la fatigue naturelle et lesommeil l’avaient à peu près rétablie quand vint la fin del’été.

Le duc accompagna Marguerite à Paris, où il continua de venir lavoir comme à Bagnères.

Cette liaison, dont on ne connaissait ni la véritable origine,ni le véritable motif, causa une grande sensation ici, car le duc,connu par sa grande fortune, se faisait connaître maintenant par saprodigalité.

On attribua au libertinage, fréquent chez les vieillards riches,ce rapprochement du vieux duc et de la jeune femme. On supposatout, excepté ce qui était.

Cependant le sentiment de ce père pour Marguerite avait unecause si chaste, que tout autre rapport que des rapports de cœuravec elle lui eût semblé un inceste, et jamais il ne lui avait ditun mot que sa fille n’eût pu entendre.

Loin de nous la pensée de faire de notre héroïne autre chose quece qu’elle était. Nous dirons donc que tant qu’elle était restée àBagnères, la promesse faite au duc n’avait pas été difficile àtenir, et qu’elle avait été tenue ; mais une fois de retour àParis, il avait semblé à cette fille habituée à la vie dissipée,aux bals, aux orgies même, que sa solitude, troublée seulement parles visites périodiques du duc, la ferait mourir d’ennui, et lessouffles brûlants de sa vie d’autrefois passaient à la fois sur satête et sur son cœur.

Ajoutez que Marguerite était revenue de ce voyage plus bellequ’elle n’avait jamais été, qu’elle avait vingt ans, et que lamaladie endormie, mais non vaincue, continuait à lui donner cesdésirs fiévreux qui sont presque toujours le résultat desaffections de poitrine.

Le duc eut donc une grande douleur le jour où ses amis, sanscesse aux aguets pour surprendre un scandale de la part de la jeunefemme avec laquelle il se compromettait, disaient-ils, vinrent luidire et lui prouver qu’à l’heure où elle était sûre de ne pas levoir venir, elle recevait des visites, et que ces visites seprolongeaient souvent jusqu’au lendemain.

Interrogée, Marguerite avoua tout au duc, lui conseillant, sansarrière-pensée, de cesser de s’occuper d’elle, car elle ne sesentait pas la force de tenir les engagements pris, et ne voulaitpas recevoir plus longtemps les bienfaits d’un homme qu’elletrompait.

Le duc resta huit jours sans paraître ; ce fut tout cequ’il put faire, et, le huitième jour, il vint supplier Margueritede l’admettre encore, lui promettant de l’accepter telle qu’elleserait, pourvu qu’il la vît, et lui jurant que, dût-il mourir, ilne lui ferait jamais un reproche.

Voilà où en étaient les choses trois mois après le retour deMarguerite, c’est-à-dire en novembre ou décembre 1842.

Chapitre 3

 

Le 16, à une heure, je me rendis rue d’Antin.

De la porte cochère on entendait crier lescommissaires-priseurs.

L’appartement était plein de curieux.

Il y avait là toutes les célébrités du vice élégant,sournoisement examinées par quelques grandes dames qui avaient prisencore une fois le prétexte de la vente, pour avoir le droit devoir de près des femmes avec qui elles n’auraient jamais euoccasion de se retrouver, et dont elles enviaient peut-être ensecret les faciles plaisirs.

Madame la duchesse de F… coudoyait Mademoiselle A…, une des plustristes épreuves de nos courtisanes modernes ; madame lamarquise de T… hésitait pour acheter un meuble sur lequelenchérissait madame D…, la femme adultère la plus élégante et laplus connue de notre époque ; le duc d’Y… qui passe à Madridpour se ruiner à Paris, à Paris pour se ruiner à Madrid, et qui,somme toute, ne dépense même pas son revenu, tout en causant avecmadame M…, une de nos plus spirituelles conteuses qui veut bien detemps en temps écrire ce qu’elle dit et signer ce qu’elle écrit,échangeait des regards confidentiels avec madame de N…, cette bellepromeneuse des Champs-Elysées, presque toujours vêtue de rose ou debleu et qui fait traîner sa voiture par deux grands chevaux noirs,que Tony lui a vendus dix mille francs et… qu’elle lui apayés ; enfin mademoiselle R… qui se fait avec son seul talentle double de ce que les femmes du monde se font avec leur dot, etle triple de ce que les autres se font avec leurs amours, était,malgré le froid, venue faire quelques emplettes, et ce n’était paselle qu’on regardait le moins.

Nous pourrions citer encore les initiales de bien des gensréunis dans ce salon, et bien étonnés de se trouver ensemble ;mais nous craindrions de lasser le lecteur.

Disons seulement que tout le monde était d’une gaieté folle, etque parmi toutes celles qui se trouvaient là beaucoup avaient connula morte, et ne paraissaient pas s’en souvenir.

On riait fort ; les commissaires criaient à tue-tête ;les marchands qui avaient envahi les bancs disposés devant lestables de vente essayaient en vain d’imposer silence, pour faireleurs affaires tranquillement. Jamais réunion ne fut plus variée,plus bruyante.

Je me glissai humblement au milieu de ce tumulte attristant,quand je songeais qu’il avait lieu près de la chambre où avaitexpiré la pauvre créature dont on vendait les meubles pour payerles dettes. Venu pour examiner plus que pour acheter, je regardaisles figures des fournisseurs qui faisaient vendre, et dont lestraits s’épanouissaient chaque fois qu’un objet arrivait à un prixqu’ils n’eussent pas espéré.

Honnêtes gens qui avaient spéculé sur la prostitution de cettefemme, qui avaient gagné cent pour cent sur elle, qui avaientpoursuivi de papiers timbrés les derniers moments de sa vie, et quivenaient après sa mort recueillir les fruits de leurs honorablescalculs en même temps que les intérêts de leur honteux crédit.

Combien avaient raison les anciens qui n’avaient qu’un même dieupour les marchands et pour les voleurs !

Robes, cachemires, bijoux se vendaient avec une rapiditéincroyable. Rien de tout cela ne me convenait, et j’attendaistoujours.

Tout à coup j’entendis crier :

– Un volume, parfaitement relié, doré sur tranche, intitulé :Manon Lescaut. Il y a quelque chose d’écrit sur la première page :dix francs.

– Douze, dit une voix après un silence assez long.

– Quinze, dis-je.

Pourquoi ? Je n’en savais rien. Sans doute pour ce quelquechose d’écrit.

– Quinze, répéta le commissaire-priseur.

– Trente, fit le premier enchérisseur d’un ton qui semblaitdéfier qu’on mît davantage.

Cela devenait une lutte.

– Trente-cinq ! Criai-je alors du même ton.

– Quarante.

– Cinquante.

– Soixante.

– Cent.

J’avoue que si j’avais voulu faire de l’effet, j’auraiscomplètement réussi, car à cette enchère un grand silence se fit,et l’on me regarda pour savoir quel était ce monsieur quiparaissait si résolu à posséder ce volume.

Il paraît que l’accent donné à mon dernier mot avait convaincumon antagoniste : il préféra donc abandonner un combat qui n’eûtservi qu’à me faire payer ce volume dix fois sa valeur, et,s’inclinant, il me dit fort gracieusement, quoique un peu tard:

– Je cède, monsieur.

Personne n’ayant plus rien dit, le livre me fut adjugé.

Comme je redoutais un nouvel entêtement que mon amour-propre eûtpeut-être soutenu, mais dont ma bourse se fût certainement trouvéetrès mal, je fis inscrire mon nom, mettre de côté le volume, et jedescendis. Je dus donner beaucoup à penser aux gens qui, témoins decette scène, se demandèrent sans doute dans quel but j’étais venupayer cent francs un livre que je pouvais avoir partout pour dix ouquinze francs au plus.

Une heure après j’avais envoyé chercher mon achat.

Sur la première page était écrite à la plume, et d’une écritureélégante, la dédicace du donataire de ce livre. Cette dédicaceportait ces seuls mots :

MANON A MARGUERITE,

HUMILITE.

Elle était signée : Armand Duval.

Que voulait dire ce mot : humilité ?

Manon reconnaissait-elle dans Marguerite, par l’opinion de ce M.Armand Duval, une supériorité de débauche ou de cœur ?

La seconde interprétation était la plus vraisemblable, car lapremière n’eût été qu’une impertinente franchise que n’eût pasacceptée Marguerite, malgré son opinion sur elle-même.

Je sortis de nouveau et je ne m’occupai plus de ce livre que lesoir lorsque je me couchai.

Certes, Manon Lescaut est une touchante histoire dont pas undétail ne m’est inconnu, et cependant lorsque je trouve ce volumesous ma main, ma sympathie pour lui m’attire toujours, je l’ouvreet pour la centième fois je revis avec l’héroïne de l’abbé Prévost.Or, cette héroïne est tellement vraie, qu’il me semble l’avoirconnue. Dans ces circonstances nouvelles, l’espèce de comparaisonfaite entre elle et Marguerite donnait pour moi un attraitinattendu à cette lecture, et mon indulgence s’augmenta de pitié,presque d’amour pour la pauvre fille à l’héritage de laquelle jedevais ce volume. Manon était morte dans un désert, il est vrai,mais dans les bras de l’homme qui l’aimait avec toutes les énergiesde l’âme, qui, morte, lui creusa une fosse, l’arrosa de ses larmeset y ensevelit son cœur ; tandis que Marguerite, pécheressecomme Manon, et peut-être convertie comme elle, était morte au seind’un luxe somptueux, s’il fallait en croire ce que j’avais vu, dansle lit de son passé, mais aussi au milieu de ce désert du cœur,bien plus aride, bien plus vaste, bien plus impitoyable que celuidans lequel avait été enterrée Manon.

Marguerite, en effet, comme je l’avais appris de quelques amisinformés des dernières circonstances de sa vie, n’avait pas vus’asseoir une réelle consolation à son chevet, pendant les deuxmois qu’avait duré sa lente et douloureuse agonie.

Puis de Manon et de Marguerite ma pensée se reportait sur cellesque je connaissais et que je voyais s’acheminer en chantant versune mort presque toujours invariable.

Pauvres créatures ! Si c’est un tort de les aimer, c’estbien le moins qu’on les plaigne. Vous plaignez l’aveugle qui n’ajamais vu les rayons du jour, le sourd qui n’a jamais entendu lesaccords de la nature, le muet qui n’a jamais pu rendre la voix deson âme, et, sous un faux prétexte de pudeur, vous ne voulez pasplaindre cette cécité du cœur, cette surdité de l’âme, ce mutismede la conscience qui rendent folle la malheureuse affligée et quila font malgré elle incapable de voir le bien, d’entendre leSeigneur et de parler la langue pure de l’amour et de la foi.

Hugo a fait Marion Delorme, Musset a fait Bernerette, AlexandreDumas a fait Fernande, les penseurs et les poètes de tous les tempsont apporté à la courtisane l’offrande de leur miséricorde, etquelquefois un grand homme les a réhabilitées de son amour et mêmede son nom. Si j’insiste ainsi sur ce point, c’est que, parmi ceuxqui vont me lire, beaucoup peut-être sont déjà prêts à rejeter celivre, dans lequel ils craignent de ne voir qu’une apologie du viceet de la prostitution, et l’âge de l’auteur contribue sans douteencore à motiver cette crainte. Que ceux qui penseraient ainsi sedétrompent, et qu’ils continuent, si cette crainte seule lesretenait.

Je suis tout simplement convaincu d’un principe qui est que :pour la femme à qui l’éducation n’a pas enseigné le bien, Dieuouvre presque toujours deux sentiers qui l’y ramènent ; cessentiers sont la douleur et l’amour. Ils sont difficiles ;celles qui s’y engagent s’y ensanglantent les pieds, s’y déchirentles mains, mais elles laissent en même temps aux ronces de la routeles parures du vice et arrivent au but avec cette nudité dont on nerougit pas devant le Seigneur.

Ceux qui rencontrent ces voyageuses hardies doivent les souteniret dire à tous qu’ils les ont rencontrées, car, en le publiant ilsmontrent la voie.

Il ne s’agit pas de mettre tout bonnement à l’entrée de la viedeux poteaux, portant l’un cette inscription : Route du bien,l’autre cet avertissement : Route du mal, et de dire à ceux qui seprésentent : Choisissez ; il faut, comme le Christ, montrerdes chemins qui ramènent de la seconde route à la première ceux quis’étaient laissé tenter par les abords ; et il ne faut passurtout que le commencement de ces chemins soit trop douloureux, niparaisse trop impénétrable.

Le christianisme est là avec sa merveilleuse parabole del’enfant prodigue pour nous conseiller l’indulgence et le pardon.Jésus était plein d’amour pour ces âmes blessées par les passionsdes hommes, et dont il aimait à panser les plaies en tirant lebaume qui devait les guérir des plaies elles-mêmes. Ainsi, ildisait à Madeleine : « Il te sera beaucoup remis parce que tu asbeaucoup aimé », sublime pardon qui devait éveiller une foisublime.

Pourquoi nous ferions-nous plus rigides que le Christ ?Pourquoi, nous en tenant obstinément aux opinions de ce monde quise fait dur pour qu’on le croie fort, rejetterions-nous avec luides âmes saignantes souvent de blessures par où, comme le mauvaissang d’un malade, s’épanche le mal de leur passé, et n’attendantqu’une main amie qui les panse et leur rende la convalescence ducœur ?

C’est à ma génération que je m’adresse, à ceux pour qui lesthéories de M. de Voltaire n’existent heureusement plus, à ceuxqui, comme moi, comprennent que l’humanité est depuis quinze ansdans un de ses plus audacieux élans. La science du bien et du malest à jamais acquise ; la foi se reconstruit, le respect deschoses saintes nous est rendu, et si le monde ne se fait pas tout àfait bon, il se fait du moins meilleur. Les efforts de tous leshommes intelligents tendent au même but, et toutes les grandesvolontés s’attellent au même principe : soyons bons, soyons jeunes,soyons vrais ! Le mal n’est qu’une vanité, ayons l’orgueil dubien, et surtout ne désespérons pas. Ne méprisons pas la femme quin’est ni mère, ni sœur, ni fille, ni épouse. Ne réduisons pasl’estime à la famille, l’indulgence à l’égoïsme. Puisque le cielest plus en joie pour le repentir d’un pécheur que pour cent justesqui n’ont jamais péché, essayons de réjouir le ciel. Il peut nousle rendre avec usure. Laissons sur notre chemin l’aumône de notrepardon à ceux que les désirs terrestres ont perdus, que sauverapeut-être une espérance divine, et, comme disent les bonnesvieilles femmes quand elles conseillent un remède de leur façon, sicela ne fait pas de bien, cela ne peut pas faire de mal.

Certes, il doit paraître bien hardi à moi de vouloir fairesortir ces grands résultats du mince sujet que je traite ;mais je suis de ceux qui croient que tout est dans peu. L’enfantest petit, et il renferme l’homme ; le cerveau est étroit, etil abrite la pensée ; l’œil n’est qu’un point, et il embrassedes lieues.

Chapitre 4

 

Deux jours après, la vente était complètement terminée. Elleavait produit cent cinquante mille francs.

Les créanciers s’en étaient partagés les deux tiers, et lafamille, composée d’une sœur et d’un petit-neveu, avait hérité dureste.

Cette sœur avait ouvert de grands yeux quand l’homme d’affaireslui avait écrit qu’elle héritait de cinquante mille francs.

Il y avait six ou sept ans que cette jeune fille n’avait vu sasœur, laquelle avait disparu un jour sans que l’on sût, ni par elleni par d’autres, le moindre détail sur sa vie depuis le moment desa disparition.

Elle était donc arrivée en toute hâte à Paris, et l’étonnementde ceux qui connaissaient Marguerite avait été grand quand ilsavaient vu que son unique héritière était une grosse et belle fillede campagne qui jusqu’alors n’avait jamais quitté son village.

Sa fortune se trouva faite d’un seul coup, sans qu’elle sût mêmede quelle source lui venait cette fortune inespérée.

Elle retourna, m’a-t-on dit depuis, à sa campagne, emportant dela mort de sa sœur une grande tristesse que compensait néanmoins leplacement à quatre et demi qu’elle venait de faire.

Toutes ces circonstances répétées dans Paris, la ville mère duscandale, commençaient à être oubliées, et j’oubliais même à peuprès en quoi j’avais pris part à ces événements, quand un nouvelincident me fit connaître toute la vie de Marguerite et m’appritdes détails si touchants, que l’envie me prit d’écrire cettehistoire et que je l’écris.

Depuis trois ou quatre jours, l’appartement, vide de tous sesmeubles vendus, était à louer, quand on sonna un matin chezmoi.

Mon domestique, ou plutôt mon portier qui me servait dedomestique, alla ouvrir et me rapporta une carte, en me disant quela personne qui la lui avait remise désirait me parler.

Je jetai les yeux sur cette carte et j’y lus ces deux mots :Armand Duval.

Je cherchai où j’avais déjà vu ce nom, et je me rappelai lapremière feuille du volume de Manon Lescaut.

Que pouvait me vouloir la personne qui avait donné ce livre àMarguerite ? Je dis de faire entrer tout de suite celui quiattendait.

Je vis alors un jeune homme blond, grand, pâle, vêtu d’uncostume de voyage qu’il semblait ne pas avoir quitté depuisquelques jours et ne s’être même pas donné la peine de brosser enarrivant à Paris, car il était couvert de poussière.

M Duval, fortement ému, ne fit aucun effort pour cacher sonémotion, et ce fut des larmes dans les yeux et un tremblement dansla voix qu’il me dit :

– Monsieur, vous excuserez, je vous prie, ma visite et moncostume ; mais, outre qu’entre jeunes gens on ne se gêne pasbeaucoup, je désirais tant vous voir aujourd’hui, que je n’ai pasmême pris le temps de descendre à l’hôtel où j’ai envoyé mes malleset je suis accouru chez vous craignant encore, quoiqu’il soit debonne heure, de ne pas vous rencontrer.

Je priai M. Duval de s’asseoir auprès du feu, ce qu’il fit, touten tirant de sa poche un mouchoir avec lequel il cacha un moment safigure.

– Vous ne devez pas comprendre, reprit-il en soupiranttristement, ce que vous veut ce visiteur inconnu, à pareille heure,dans une pareille tenue et pleurant comme il le fait. Je viens toutsimplement, monsieur, vous demander un grand service.

– Parlez, monsieur, je suis tout à votre disposition ?

– Vous avez assisté à la vente de Marguerite Gautier ?

A ce mot, l’émotion dont ce jeune homme avait triomphé uninstant fut plus forte que lui, et il fut forcé de porter les mainsà ses yeux.

– Je dois vous paraître bien ridicule, ajouta-t-il, excusez-moiencore pour cela, et croyez que je n’oublierai jamais la patienceavec laquelle vous voulez bien m’écouter.

– Monsieur, répliquai-je, si le service que je parais pouvoirvous rendre doit calmer un peu le chagrin que vous éprouvez,dites-moi vite à quoi je puis vous être bon, et vous trouverez enmoi un homme heureux de vous obliger.

La douleur de M. Duval était sympathique, et malgré moi j’auraisvoulu lui être agréable.

Il me dit alors :

– Vous avez acheté quelque chose à la vente deMarguerite ?

– Oui, monsieur, un livre.

– Manon Lescaut ?

– Justement.

– Avez-vous encore ce livre ?

– Il est dans ma chambre à coucher.

Armand Duval, à cette nouvelle, parut soulagé d’un grand poidset me remercia comme si j’avais déjà commencé à lui rendre unservice en gardant ce volume.

Je me levai alors, j’allai dans ma chambre prendre le livre etje le lui remis.

– C’est bien cela, fit-il en regardant la dédicace de lapremière page et en feuilletant, c’est bien cela.

Et deux grosses larmes tombèrent sur les pages.

– Eh bien, monsieur, dit-il en relevant la tête sur moi, enn’essayant même plus de me cacher qu’il avait pleuré et qu’il étaitprès de pleurer encore, tenez-vous beaucoup à ce livre ?

– Pourquoi, monsieur ?

– Parce que je viens vous demander de me le céder.

– Pardonnez-moi ma curiosité, dis-je alors ; mais c’estdonc vous qui l’avez donné à Marguerite Gautier ?

– C’est moi-même.

– Ce livre est à vous, monsieur, reprenez-le, je suis heureux depouvoir vous le rendre.

– Mais, reprit M. Duval avec embarras, c’est bien le moins queje vous en donne le prix que vous l’avez payé.

– Permettez-moi de vous l’offrir. Le prix d’un seul volume dansune vente pareille est une bagatelle, et je ne me rappelle pluscombien j’ai payé celui-ci.

– Vous l’avez payé cent francs.

– C’est vrai, fis-je embarrassé à mon tour, comment lesavez-vous ?

– C’est bien simple, j’espérais arriver à Paris à temps pour lavente de Marguerite, et je ne suis arrivé que ce matin. Je voulaisabsolument avoir un objet qui vînt d’elle, et je courus chez lecommissaire-priseur lui demander la permission de visiter la listedes objets vendus et des noms des acheteurs. Je vis que ce volumeavait été acheté par vous, je me résolus à vous prier de me lecéder, quoique le prix que vous y aviez mis me fît craindre quevous n’eussiez attaché vous-même un souvenir quelconque à lapossession de ce volume.

En parlant ainsi, Armand paraissait évidemment craindre que jen’eusse connu Marguerite comme lui l’avait connue.

Je m’empressai de le rassurer.

– Je n’ai connu Mademoiselle Gautier que de vue, luidis-je ; sa mort m’a fait l’impression que fait toujours surun jeune homme la mort d’une jolie femme qu’il avait du plaisir àrencontrer. J’ai voulu acheter quelque chose à sa vente et je mesuis entêté à renchérir sur ce volume, je ne sais pourquoi, pour leplaisir de faire enrager un monsieur qui s’acharnait dessus etsemblait me défier de l’avoir. Je vous le répète donc, monsieur, celivre est à votre disposition et je vous prie de nouveau del’accepter pour que vous ne le teniez pas de moi comme je le tiensd’un commissaire-priseur, et pour qu’il soit entre nousl’engagement d’une connaissance plus longue et de relations plusintimes.

– C’est bien, monsieur, me dit Armand en me tendant la main eten serrant la mienne, j’accepte et je vous serai reconnaissanttoute ma vie.

J’avais bien envie de questionner Armand sur Marguerite, car ladédicace du livre, le voyage du jeune homme, son désir de posséderce volume piquaient ma curiosité ; mais je craignais enquestionnant mon visiteur de paraître n’avoir refusé son argent quepour avoir le droit de me mêler de ses affaires.

On eût dit qu’il devinait mon désir, car il me dit :

– Vous avez lu ce volume ?

– En entier.

– Qu’avez-vous pensé des deux lignes que j’ai écrites ?

– J’ai compris tout de suite qu’à vos yeux la pauvre fille à quivous aviez donné ce volume sortait de la catégorie ordinaire, carje ne voulais pas ne voir dans ces lignes qu’un complimentbanal.

– Et vous aviez raison, monsieur. Cette fille était un ange.Tenez, me dit-il, lisez cette lettre.

Et il me tendit un papier qui paraissait avoir été relu bien desfois.

Je l’ouvris, voici ce qu’il contenait :

« Mon cher Armand, j’ai reçu votre lettre, vous êtes resté bonet j’en remercie Dieu. Oui, mon ami, je suis malade, et d’une deces maladies qui ne pardonnent pas ; mais l’intérêt que vousvoulez bien prendre encore à moi diminue beaucoup ce que jesouffre. Je ne vivrai sans doute pas assez longtemps pour avoir lebonheur de serrer la main qui a écrit la bonne lettre que je viensde recevoir et dont les paroles me guériraient, si quelque chosepouvait me guérir. Je ne vous verrai pas, car je suis tout près dela mort, et des centaines de lieues vous séparent de moi. Pauvreami ! Votre Marguerite d’autrefois est bien changée, et ilvaut peut-être mieux que vous ne la revoyiez plus que de la voirtelle qu’elle est. Vous me demandez si je vous pardonne ?Oh ! de grand cœur, ami, car le mal que vous avez voulu mefaire n’était qu’une preuve de l’amour que vous aviez pour moi. Ily a un mois que je suis au lit, et je tiens tant à votre estime quechaque jour j’écris le journal de ma vie, depuis le moment où nousnous sommes quittés jusqu’au moment où je n’aurai plus la forced’écrire.

« Si l’intérêt que vous prenez à moi est réel, Armand, à votreretour, allez chez Julie Duprat. Elle vous remettra ce journal.Vous y trouverez la raison et l’excuse de ce qui s’est passé entrenous. Julie est bien bonne pour moi ; nous causons souvent devous ensemble. Elle était là quand votre lettre est arrivée, nousavons pleuré en la lisant.

« Dans le cas où vous ne m’auriez pas donné de vos nouvelles,elle était chargée de vous remettre ces papiers à votre arrivée enFrance. Ne m’en soyez pas reconnaissant. Ce retour quotidien surles seuls moments heureux de ma vie me fait un bien énorme, et, sivous devez trouver dans cette lecture l’excuse du passé, j’ytrouve, moi, un continuel soulagement.

« Je voudrais vous laisser quelque chose qui me rappelâttoujours à votre esprit, mais tout est saisi chez moi, et rien nem’appartient.

« Comprenez-vous, mon ami ? Je vais mourir, et de machambre à coucher j’entends marcher dans le salon le gardien quemes créanciers ont mis là pour qu’on n’emporte rien et qu’il ne mereste rien dans le cas où je ne mourrais pas. Il faut espérerqu’ils attendront la fin pour vendre.

« Oh ! Les hommes sont impitoyables ! ou plutôt, je metrompe, c’est Dieu qui est juste et inflexible.

« Eh bien, cher aimé, vous viendrez à ma vente, et vousachèterez quelque chose, car si je mettais de côté le moindre objetpour vous et qu’on l’apprît, on serait capable de vous attaquer endétournement d’objets saisis.

« Triste vie que celle que je quitte !

« Que Dieu serait bon, s’il permettait que je vous revisse avantde mourir ! Selon toutes probabilités, adieu, mon ami ;pardonnez-moi si je ne vous en écris pas plus long, mais ceux quidisent qu’ils me guériront m’épuisent de saignées, et ma main serefuse à écrire davantage.

« MARGUERITE GAUTIER. »

En effet, les derniers mots étaient à peine lisibles.

Je rendis cette lettre à Armand, qui venait de la relire sansdoute dans sa pensée comme moi je l’avais lue sur le papier, car ilme dit en la reprenant :

– Qui croirait jamais que c’est une fille entretenue qui a écritcela ! Et tout ému de ses souvenirs, il considéra quelquetemps l’écriture de cette lettre qu’il finit par porter à seslèvres.

– Et quand je pense, reprit-il, que celle-ci est morte sans quej’aie pu la revoir et que je ne la reverrai jamais ; quand jepense qu’elle a fait pour moi ce qu’une sœur n’eût pas fait, je neme pardonne pas de l’avoir laissée mourir ainsi. Morte !Morte ! En pensant à moi, en écrivant et en disant mon nom,pauvre chère Marguerite !

Et Armand, donnant un libre cours à ses pensées et à ses larmes,me tendait la main et continuait :

– On me trouverait bien enfant, si l’on me voyait me lamenterainsi sur une pareille morte ; c’est que l’on ne saurait pasce que je lui ai fait souffrir à cette femme, combien j’ai étécruel, combien elle a été bonne et résignée. Je croyais qu’ilm’appartenait de lui pardonner, et aujourd’hui, je me trouveindigne du pardon qu’elle m’accorde. Oh ! je donnerais dix ansde ma vie pour pleurer une heure à ses pieds.

Il est toujours difficile de consoler une douleur que l’on neconnaît pas, et cependant j’étais pris d’une si vive sympathie pource jeune homme, il me faisait avec tant de franchise le confidentde son chagrin, que je crus que ma parole ne lui serait pasindifférente, et je lui dis :

– N’avez-vous pas des parents, des amis ? Espérez,voyez-les, et ils vous consoleront, car moi je ne puis que vousplaindre.

– C’est juste, dit-il en se levant et en se promenant à grandspas dans ma chambre, je vous ennuie. Excusez-moi, je neréfléchissais pas que ma douleur doit vous importer peu, et que jevous importune d’une chose qui ne peut et ne doit vous intéresseren rien.

– Vous vous trompez au sens de mes paroles, je suis tout à votreservice ; seulement je regrette mon insuffisance à calmervotre chagrin. Si ma société et celle de mes amis peuvent vousdistraire, si enfin vous avez besoin de moi en quoi que ce soit, jeveux que vous sachiez bien tout le plaisir que j’aurai à vous êtreagréable.

– Pardon, pardon, me dit-il, la douleur exagère les sensations.Laissez-moi rester quelques minutes encore, le temps de m’essuyerles yeux, pour que les badauds de la rue ne regardent pas comme unecuriosité ce grand garçon qui pleure. Vous venez de me rendre bienheureux en me donnant ce livre ; je ne saurai jamais commentreconnaître ce que je vous dois.

– En m’accordant un peu de votre amitié, dis-je à Armand, et enme disant la cause de votre chagrin. On se console en racontant cequ’on souffre.

– Vous avez raison ; mais aujourd’hui j’ai trop besoin depleurer, et je ne vous dirais que des paroles sans suite. Un jour,je vous ferai part de cette histoire, et vous verrez si j’ai raisonde regretter la pauvre fille. Et maintenant, ajouta-t-il en sefrottant une dernière fois les yeux et en se regardant dans laglace, dites-moi que vous ne me trouvez pas trop niais, etpermettez-moi de revenir vous voir.

Le regard de ce jeune homme était bon et doux ; je fus aumoment de l’embrasser.

Quant à lui, ses yeux commençaient de nouveau à se voiler delarmes ; il vit que je m’en apercevais, et il détourna sonregard de moi.

– Voyons, lui dis-je, du courage.

– Adieu, me dit-il alors.

Et, faisant un effort inouï pour ne pas pleurer, il se sauva dechez moi plutôt qu’il n’en sortit.

Je soulevai le rideau de ma fenêtre, et je le vis remonter dansle cabriolet qui l’attendait à la porte ; mais à peine yétait-il qu’il fondit en larmes et cacha son visage dans sonmouchoir.

Chapitre 5

 

Un assez long temps s’écoula sans que j’entendisse parlerd’Armand ; mais, en revanche, il avait souvent été question deMarguerite.

Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, il suffit que le nomd’une personne qui paraissait devoir vous rester inconnue ou toutau moins indifférente soit prononcé une fois devant vous, pour quedes détails viennent peu à peu se grouper autour de ce nom, et pourque vous entendiez alors tous vos amis vous parler d’une chose dontils ne vous avaient jamais entretenu auparavant. Vous découvrezalors que cette personne vous touchait presque, vous vous apercevezqu’elle a passé bien des fois dans votre vie sans êtreremarquée ; vous trouvez dans les événements que l’on vousraconte une coïncidence, une affinité réelles avec certainsévénements de votre propre existence. Je n’en étais paspositivement là avec Marguerite, puisque je l’avais vue,rencontrée, et que je la connaissais de visage etd’habitudes ; cependant, depuis cette vente, son nom étaitrevenu si fréquemment à mes oreilles, et dans la circonstance quej’ai dite au dernier chapitre, ce nom s’était trouvé mêlé à unchagrin si profond, que mon étonnement en avait grandi, enaugmentant ma curiosité.

Il en était résulté que je n’abordais plus mes amis auxquels jen’avais jamais parlé de Marguerite, qu’en disant :

– Avez-vous connu une nommée Marguerite Gautier ?

– La Dame aux Camélias ?

– Justement.

– Beaucoup ! Ces « beaucoup ! » étaient quelquefoisaccompagnés de sourires incapables de laisser aucun doute sur leursignification.

– Eh bien, qu’est-ce que c’était que cette fille-là ?continuais-je.

– Une bonne fille.

– Voilà tout ?

– Mon Dieu ! oui, plus d’esprit et peut-être un peu plus decœur que les autres.

– Et vous ne savez rien de particulier sur elle ?

– Elle a ruiné le baron de G…

– Seulement ?

– Elle a été la maîtresse du vieux duc de…

– Etait-elle bien sa maîtresse ?

– On le dit : en tous cas, il lui donnait beaucoup d’argent.

Toujours les mêmes détails généraux.

Cependant j’aurais été curieux d’apprendre quelque chose sur laliaison de Marguerite et d’Armand.

Je rencontrai un jour un de ceux qui vivent continuellement dansl’intimité des femmes connues. Je le questionnai.

– Avez-vous connu Marguerite Gautier ?

Le même beaucoup me fut répondu.

– Quelle fille était-ce ?

– Belle et bonne fille. Sa mort m’a fait une grande peine.

– N’a-t-elle pas eu un amant nommé Armand Duval ?

– Un grand blond ?

– Oui.

– C’est vrai.

– Qu’est-ce que c’était que cet Armand ?

– Un garçon qui a mangé avec elle le peu qu’il avait, je crois,et qui a été forcé de la quitter. On dit qu’il en a été fou.

– Et elle ?

– Elle l’aimait beaucoup aussi, dit-on toujours, mais comme cesfilles-là aiment. Il ne faut pas leur demander plus qu’elles nepeuvent donner.

– Qu’est devenu Armand ?

– Je l’ignore. Nous l’avons très peu connu. Il est resté cinq ousix mois avec Marguerite, mais à la campagne. Quand elle estrevenue, il est parti.

– Et vous ne l’avez pas revu depuis ?

– Jamais.

Moi non plus je n’avais pas revu Armand. J’en étais arrivé à medemander si, lorsqu’il s’était présenté chez moi, la nouvellerécente de la mort de Marguerite n’avait pas exagéré son amourd’autrefois et par conséquent sa douleur, et je me disais quepeut-être il avait déjà oublié avec la morte la promesse faite derevenir me voir.

Cette supposition eût été assez vraisemblable à l’égard d’unautre, mais il y avait eu dans le désespoir d’Armand des accentssincères, et passant d’un extrême à l’autre, je me figurai que lechagrin s’était changé en maladie, et que, si je n’avais pas de sesnouvelles, c’est qu’il était malade et peut-être bien mort.

Je m’intéressais malgré moi à ce jeune homme. Peut-être dans cetintérêt y avait-il de l’égoïsme ; peut-être avais-je entrevusous cette douleur une touchante histoire de cœur, peut-être enfinmon désir de la connaître était-il pour beaucoup dans le souci queje prenais du silence d’Armand.

Puisque M. Duval ne revenait pas chez moi, je résolus d’allerchez lui. Le prétexte n’était pas difficile à trouver ;malheureusement je ne savais pas son adresse, et, parmi tous ceuxque j’avais questionnés, personne n’avait pu me la dire.

Je me rendis rue d’Antin. Le portier de Marguerite savaitpeut-être où demeurait Armand. C’était un nouveau portier. Ill’ignorait comme moi. Je m’informai alors du cimetière où avait étéenterrée Mademoiselle Gautier. C’était le cimetière Montmartre.

Avril avait reparu, le temps était beau, les tombes ne devaientplus avoir cet aspect douloureux et désolé que leur donnel’hiver ; enfin, il faisait déjà assez chaud pour que lesvivants se souvinssent des morts et les visitassent. Je me rendisau cimetière, en me disant : à la seule inspection de la tombe deMarguerite, je verrai bien si la douleur d’Armand existe encore, etj’apprendrai peut-être ce qu’il est devenu.

J’entrai dans la loge du gardien, et je lui demandai si, le 22du mois de février, une femme nommée Marguerite Gautier n’avait pasété enterrée au cimetière Montmartre.

Cet homme feuilleta un gros livre où sont inscrits et numérotéstous ceux qui entrent dans ce dernier asile, et me répondit qu’eneffet le 22 février, à midi, une femme de ce nom avait étéinhumée.

Je le priai de me faire conduire à la tombe, car il n’y a pasmoyen de se reconnaître, sans cicérone, dans cette ville des mortsqui a ses rues comme la ville des vivants. Le gardien appela unjardinier à qui il donna les indications nécessaires et quil’interrompit en disant :

– Je sais, je sais… Oh ! la tombe est bien facile àreconnaître, continua-t-il en se tournant vers moi.

– Pourquoi ? lui dis-je.

– Parce qu’elle a des fleurs bien différentes des autres.

– C’est vous qui en prenez soin ?

– Oui, monsieur, et je voudrais que tous les parents eussentsoin des décédés comme le jeune homme qui m’a recommandécelle-là.

Après quelques détours, le jardinier s’arrêta et me dit :

– Nous y voici.

En effet, j’avais sous les yeux un carré de fleurs qu’on n’eûtjamais pris pour une tombe, si un marbre blanc portant un nom nel’eût constaté.

Ce marbre était posé droit, un treillage de fer limitait leterrain acheté, et ce terrain était couvert de camélias blancs.

– Que dites-vous de cela ? me dit le jardinier.

– C’est très beau.

– Et chaque fois qu’un camélia se fane, j’ai ordre de lerenouveler.

– Et qui vous a donné cet ordre ?

– Un jeune homme qui a bien pleuré, la première fois qu’il estvenu ; un ancien à la morte, sans doute, car il paraît quec’était une gaillarde, celle-là. On dit qu’elle était très jolie.Monsieur l’a-t-il connue ?

– Oui.

– Comme l’autre ? me dit le jardinier avec un souriremalin.

– Non, je ne lui ai jamais parlé.

– Et vous venez la voir ici ; c’est bien gentil de votrepart, car ceux qui viennent voir la pauvre fille n’encombrent pasle cimetière.

– Personne ne vient donc ?

– Personne, excepté ce jeune monsieur qui est venu une fois.

– Une seule fois ?

– Oui, monsieur.

– Et il n’est pas revenu depuis ?

– Non, mais il reviendra à son retour.

– Il est donc en voyage ?

– Oui.

– Et vous savez où il est ?

– Il est, je crois, chez la sœur de mademoiselle Gautier.

– Et que fait-il là ?

– Il va lui demander l’autorisation de faire exhumer la morte,pour la faire mettre autre part.

– Pourquoi ne la laisserait-il pas ici ?

– Vous savez, monsieur, que pour les morts on a des idées. Nousvoyons cela tous les jours, nous autres. Ce terrain n’est achetéque pour cinq ans, et ce jeune homme veut une concession àperpétuité et un terrain plus grand ; dans le quartier neuf cesera mieux.

– Qu’appelez-vous le quartier neuf ?

– Les terrains nouveaux que l’on vend maintenant, à gauche. Sile cimetière avait toujours été tenu comme maintenant, il n’y enaurait pas un pareil au monde ; mais il y a encore bien àfaire avant que ce soit tout à fait comme ce doit être. Et puis lesgens sont si drôles.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire qu’il y a des gens qui sont fiers jusqu’ici.Ainsi, cette demoiselle Gautier, il paraît qu’elle a fait un peu lavie, passez-moi l’expression. Maintenant, la pauvre demoiselle,elle est morte ; et il en reste autant que de celles dont onn’a rien à dire et que nous arrosons tous les jours ; eh bien,quand les parents des personnes qui sont enterrées à côté d’elleont appris qui elle était, ne se sont-ils pas imaginé de direqu’ils s’opposeraient à ce qu’on la mît ici, et qu’il devait yavoir des terrains à part pour ces sortes de femmes comme pour lespauvres. A-t-on jamais vu cela ? Je les ai joliment relevés,moi ; des gros rentiers qui ne viennent pas quatre fois l’anvisiter leurs défunts, qui apportent leurs fleurs eux-mêmes, etvoyez quelles fleurs ! Qui regardent à un entretien pour ceuxqu’ils disent pleurer, qui écrivent sur leurs tombes des larmesqu’ils n’ont jamais versées, et qui viennent faire les difficilespour le voisinage. Vous me croirez si vous voulez, monsieur, je neconnaissais pas cette demoiselle, je ne sais pas ce qu’elle afait ; eh bien, je l’aime, cette pauvre petite, et j’ai soind’elle, et je lui passe les camélias au plus juste prix. C’est mamorte de prédilection. Nous autres, monsieur, nous sommes bienforcés d’aimer les morts, car nous sommes si occupés, que nousn’avons presque pas le temps d’aimer autre chose.

Je regardais cet homme, et quelques-uns de mes lecteurscomprendront, sans que j’aie besoin de le leur expliquer, l’émotionque j’éprouvais à l’entendre.

Il s’en aperçut sans doute, car il continua :

– On dit qu’il y avait des gens qui se ruinaient pour cettefille-là, et qu’elle avait des amants qui l’adoraient ; ehbien, quand je pense qu’il n’y en a pas un qui vienne lui acheterune fleur seulement, c’est cela qui est curieux et triste. Etencore, celle-ci n’a pas à se plaindre, car elle a sa tombe, ets’il n’y en a qu’un qui se souvienne d’elle, il fait les chosespour les autres. Mais nous avons ici de pauvres filles du mêmegenre et du même âge qu’on jette dans la fosse commune, et cela mefend le cœur quand j’entends tomber leurs pauvres corps dans laterre. Et pas un être ne s’occupe d’elles, une fois qu’elles sontmortes ! Ce n’est pas toujours gai, le métier que nousfaisons, surtout tant qu’il nous reste un peu de cœur. Quevoulez-vous ? C’est plus fort que moi. J’ai une belle grandefille de vingt ans, et, quand on apporte ici une morte de son âge,je pense à elle, et, que ce soit une grande dame ou une vagabonde,je ne peux pas m’empêcher d’être ému.

« Mais je vous ennuie sans doute avec mes histoires et ce n’estpas pour les écouter que vous voilà ici. On m’a dit de vous amenerà la tombe de mademoiselle Gautier, vous y voilà ; puis-jevous être bon encore à quelque chose ?

– Savez-vous l’adresse de M. Armand Duval ? demandai-je àcet homme.

– Oui, il demeure rue de… c’est là du moins que je suis allétoucher le prix de toutes les fleurs que vous voyez.

– Merci, mon ami.

Je jetai un dernier regard sur cette tombe fleurie, dont malgrémoi j’eusse voulu sonder les profondeurs pour voir ce que la terreavait fait de la belle créature qu’on lui avait jetée, et jem’éloignai tout triste.

– Est-ce que monsieur veut voir M. Duval ? reprit lejardinier qui marchait à côté de moi.

– Oui.

– C’est que je suis bien sûr qu’il n’est pas encore de retour,sans quoi je l’aurais déjà vu ici.

– Vous êtes donc convaincu qu’il n’a pas oubliéMarguerite ?

– Non seulement j’en suis convaincu, mais je parierais que sondésir de la changer de tombe n’est que le désir de la revoir.

– Comment cela ?

– Le premier mot qu’il m’a dit en venant au cimetière a été : «Comment faire pour la voir encore ? » Cela ne pouvait avoirlieu que par le changement de tombe, et je l’ai renseigné surtoutes les formalités à remplir pour obtenir ce changement, carvous savez que pour transférer les morts d’un tombeau dans unautre, il faut les reconnaître, et la famille seule peut autorisercette opération, à laquelle doit présider un commissaire de police.C’est pour avoir cette autorisation que M. Duval est allé chez lasœur de mademoiselle Gautier, et sa première visite sera évidemmentpour nous.

Nous étions arrivés à la porte du cimetière ; je remerciaide nouveau le jardinier en lui mettant quelques pièces de monnaiedans la main et je me rendis à l’adresse qu’il m’avait donnée.

Armand n’était pas de retour.

Je laissai un mot chez lui, le priant de me venir voir dès sonarrivée, ou de me faire dire où je pourrais le trouver.

Le lendemain, au matin, je reçus une lettre de Duval, quim’informait de son retour, et me priait de passer chez lui,ajoutant qu’épuisé de fatigue, il lui était impossible desortir.

Chapitre 6

 

Je trouvai Armand dans son lit.

En me voyant, il me tendit sa main brûlante.

– Vous avez la fièvre, lui dis-je.

– Ce ne sera rien, la fatigue d’un voyage rapide, voilàtout.

– Vous venez de chez la sœur de Marguerite ?

– Oui, qui vous l’a dit ?

– Je le sais, et vous avez obtenu ce que vous vouliez ?

– Oui encore ; mais qui vous a informé du voyage et du butque j’avais en le faisant ?

– Le jardinier du cimetière.

– Vous avez vu la tombe ?

C’est à peine si j’osais répondre, car le ton de cette phrase meprouvait que celui qui me l’avait dite était toujours en proie àl’émotion dont j’avais été le témoin, et que chaque fois que sapensée ou la parole d’un autre le reporterait sur ce douloureuxsujet, pendant longtemps encore cette émotion trahirait savolonté.

Je me contentai donc de répondre par un signe de tête.

– Il en a eu bien soin ? continua Armand.

Deux grosses larmes roulèrent sur les joues du malade quidétourna la tête pour me les cacher. J’eus l’air de ne pas les voiret j’essayai de changer la conversation.

– Voilà trois semaines que vous êtes parti ? luidis-je.

Armand passa la main sur ses yeux et me répondit :

– Trois semaines juste.

– Votre voyage a été long.

– Oh ! je n’ai pas toujours voyagé, j’ai été malade quinzejours, sans quoi je fusse revenu depuis longtemps ; mais, àpeine arrivé là-bas, la fièvre m’a pris, et j’ai été forcé degarder la chambre.

– Et vous êtes reparti sans être bien guéri ?

– Si j’étais resté huit jours de plus dans ce pays, j’y seraismort.

– Mais maintenant que vous voilà de retour, il faut voussoigner ; vos amis viendront vous voir. Moi, tout le premier,si vous me le permettez.

– Dans deux heures je me lèverai.

– Quelle imprudence !

– Il le faut.

– Qu’avez-vous donc à faire de si pressé ?

– Il faut que j’aille chez le commissaire de police.

– Pourquoi ne chargez-vous pas quelqu’un de cette mission quipeut vous rendre plus malade encore ?

– C’est la seule chose qui puisse me guérir. Il faut que je lavoie. Depuis que j’ai appris sa mort, et surtout depuis que j’ai vusa tombe, je ne dors plus. Je ne peux pas me figurer que cettefemme que j’ai quittée si jeune et si belle est morte. Il faut queje m’en assure par moi-même. Il faut que je voie ce que Dieu a faitde cet être que j’ai tant aimé, et peut-être le dégoût du spectacleremplacera-t-il le désespoir du souvenir ; vousm’accompagnerez, n’est-ce pas… si cela ne vous ennuie pastrop ?

– Que vous a dit sa sœur ?

– Rien. Elle a paru fort étonnée qu’un étranger voulût acheterun terrain et faire faire une tombe à Marguerite, et elle m’a signétout de suite l’autorisation que je lui demandais.

– Croyez-moi, attendez pour cette translation que vous soyezbien guéri.

– Oh ! Je serai fort, soyez tranquille. D’ailleurs jedeviendrais fou, si je n’en finissais au plus vite avec cetterésolution dont l’accomplissement est devenu un besoin de madouleur. Je vous jure que je ne puis être calme que lorsque j’auraivu Marguerite. C’est peut-être une soif de la fièvre qui me brûle,un rêve de mes insomnies, un résultat de mon délire ; maisdussé-je me faire trappiste, comme M. de Rancé, après avoir vu, jeverrai.

– Je comprends cela, dis-je à Armand, et je suis tout àvous ; avez-vous vu Julie Duprat ?

– Oui. Oh ! je l’ai vue le jour même de mon premierretour.

– Vous a-t-elle remis les papiers que Marguerite lui avaitlaissés pour vous ?

– Les voici.

Armand tira un rouleau de dessous son oreiller, et l’y replaçaimmédiatement.

– Je sais par cœur ce que ces papiers renferment, me dit-il.Depuis trois semaines je les ai relus dix fois par jour. Vous leslirez aussi, mais plus tard, quand je serai plus calme et quand jepourrai vous faire comprendre tout ce que cette confession révèlede cœur et d’amour. Pour le moment, j’ai un service à réclamer devous.

– Lequel ?

– Vous avez une voiture en bas ?

– Oui.

– Eh bien, voulez-vous prendre mon passeport et aller demander àla poste restante s’il y a des lettres pour moi ? Mon père etma sœur ont dû m’écrire à Paris, et je suis parti avec une telleprécipitation que je n’ai pas pris le temps de m’en informer avantmon départ. Lorsque vous reviendrez, nous irons ensemble prévenirle commissaire de police de la cérémonie de demain.

Armand me remit son passeport, et je me rendis rue Jean-JacquesRousseau.

Il y avait deux lettres au nom de Duval, je les pris et jerevins.

Quand je reparus, Armand était tout habillé et prêt àsortir.

– Merci, me dit-il en prenant ses lettres. Oui, ajouta-t-ilaprès avoir regardé les adresses, oui, c’est de mon père et de masœur. Ils ont dû ne rien comprendre à mon silence.

Il ouvrit les lettres, et les devina plutôt qu’il ne les lut,car elles étaient de quatre pages chacune, et au bout d’un instantil les avait repliées.

– Partons, me dit-il, je répondrai demain.

Nous allâmes chez le commissaire de police, à qui Armand remitla procuration de la sœur de Marguerite.

Le commissaire lui donna en échange une lettre d’avis pour legardien du cimetière ; il fut convenu que la translationaurait lieu le lendemain, à dix heures du matin, que je viendraisle prendre une heure auparavant, et que nous nous rendrionsensemble au cimetière.

Moi aussi, j’étais curieux d’assister à ce spectacle, et j’avoueque la nuit je ne dormis pas.

À en juger par les pensées qui m’assaillirent, ce dut être unelongue nuit pour Armand.

Quand le lendemain, à neuf heures, j’entrai chez lui, il étaithorriblement pâle, mais il paraissait calme.

Il me sourit et me tendit la main.

Ses bougies étaient brûlées jusqu’au bout, et, avant de sortir,Armand prit une lettre fort épaisse, adressée à son père, etconfidente sans doute de ses impressions de la nuit.

Une demi-heure après nous arrivions à Montmartre.

Le commissaire nous attendait déjà.

On s’achemina lentement dans la direction de la tombe deMarguerite. Le commissaire marchait le premier, Armand et moi nousle suivions à quelques pas.

De temps en temps, je sentais tressaillir convulsivement le brasde mon compagnon, comme si des frissons l’eussent parcouru tout àcoup. Alors, je le regardais ; il comprenait mon regard et mesouriait, mais, depuis que nous étions sortis de chez lui, nousn’avions pas échangé une parole.

Un peu avant la tombe, Armand s’arrêta pour essuyer son visagequ’inondaient de grosses gouttes de sueur.

Je profitai de cette halte pour respirer, car moi-même j’avaisle cœur comprimé comme dans un étau.

D’où vient le douloureux plaisir qu’on prend à ces sortes despectacles ! Quand nous arrivâmes à la tombe, le jardinieravait retiré tous les pots de fleurs, le treillage de fer avait étéenlevé, et deux hommes piochaient la terre.

Armand s’appuya contre un arbre et regarda.

Toute sa vie semblait être passée dans ses yeux.

Tout à coup une des deux pioches grinça contre une pierre.

À ce bruit, Armand recula comme à une commotion électrique, etme serra la main avec une telle force qu’il me fit mal.

Un fossoyeur prit une large pelle et vida peu à peu lafosse ; puis, quand il n’y eut plus que les pierres dont oncouvre la bière, il les jeta dehors une à une.

J’observais Armand, car je craignais à chaque minute que sessensations qu’il concentrait visiblement ne le brisassent ;mais il regardait toujours, les yeux fixes et ouverts comme dans lafolie, et un léger tremblement des joues et des lèvres prouvaitseul qu’il était en proie à une violente crise nerveuse.

Quant à moi, je ne puis dire qu’une chose, c’est que jeregrettais d’être venu.

Quand la bière fut tout à fait découverte, le commissaire ditaux fossoyeurs :

– Ouvrez.

Ces hommes obéirent, comme si c’eût été la chose du monde laplus simple.

La bière était en chêne, et ils se mirent à dévisser la paroisupérieure qui faisait couvercle. L’humidité de la terre avaitrouillé les vis, et ce ne fut pas sans efforts que la bières’ouvrit. Une odeur infecte s’en exhala, malgré les plantesaromatiques dont elle était semée.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Armand, et il pâlitencore.

Les fossoyeurs eux-mêmes se reculèrent.

Un grand linceul blanc couvrait le cadavre, dont il dessinaitquelques sinuosités. Ce linceul était presque complètement mangé àl’un des bouts, et laissait passer un pied de la morte.

J’étais bien près de me trouver mal, et, à l’heure où j’écrisces lignes, le souvenir de cette scène m’apparaît encore dans sonimposante réalité.

– Hâtons-nous, dit le commissaire.

Alors un des deux hommes étendit la main, se mit à découdre lelinceul, et, le prenant par le bout, découvrit brusquement levisage de Marguerite.

C’était terrible à voir, c’est horrible à raconter.

Les yeux ne faisaient plus que deux trous, les lèvres avaientdisparu, et les dents blanches étaient serrées les unes contre lesautres. Les longs cheveux noirs et secs étaient collés sur lestempes et voilaient un peu les cavités vertes des joues, etcependant je reconnaissais dans ce visage le visage blanc, rose etjoyeux que j’avais vu si souvent.

Armand, sans pouvoir détourner son regard de cette figure, avaitporté son mouchoir à sa bouche et le mordait.

Pour moi, il me sembla qu’un cercle de fer m’étreignait la tête,un voile couvrit mes yeux, des bourdonnements m’emplirent lesoreilles, et tout ce que je pus faire fut d’ouvrir un flacon quej’avais apporté à tout hasard et de respirer fortement les selsqu’il renfermait.

Au milieu de cet éblouissement, j’entendis le commissaire dire àM. Duval :

– Reconnaissez-vous ?

– Oui, répondit sourdement le jeune homme.

– Alors fermez et emportez, dit le commissaire.

Les fossoyeurs rejetèrent le linceul sur le visage de la morte,fermèrent la bière, la prirent chacun par un bout et se dirigèrentvers l’endroit qui leur avait été désigné.

Armand ne bougeait pas. Ses yeux étaient rivés à cette fossevide ; il était pâle comme le cadavre que nous venions devoir… On l’eût dit pétrifié.

Je compris ce qui allait arriver lorsque la douleur diminueraitpar l’absence du spectacle, et par conséquent ne le soutiendraitplus.

Je m’approchai du commissaire.

– La présence de monsieur, lui dis-je en montrant Armand,est-elle nécessaire encore ?

– Non, me dit-il, et même je vous conseille de l’emmener, car ilparaît malade.

– Venez, dis-je alors à Armand en lui prenant le bras.

– Quoi ? fit-il en me regardant, comme s’il ne m’eût pasreconnu.

– C’est fini, ajoutai-je, il faut vous en aller, mon ami, vousêtes pâle, vous avez froid, vous vous tuerez avec cesémotions-là.

– Vous avez raison, allons-nous-en, répondit-il machinalement,mais sans faire un pas.

Alors je le saisis par le bras et je l’entraînai.

Il se laissait conduire comme un enfant, murmurant seulement detemps à autre :

– Avez-vous vu les yeux ?

Et il se retournait comme si cette vision l’eût rappelé.

Cependant sa marche devint saccadée ; il semblait ne plusavancer que par secousses ; ses dents claquaient, ses mainsétaient froides, une violente agitation nerveuse s’emparait detoute sa personne.

Je lui parlai, il ne me répondit pas.

Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de se laisser conduire.

À la porte nous retrouvâmes une voiture. Il était temps.

À peine y eut-il pris place, que le frisson augmenta et qu’ileut une véritable attaque de nerfs, au milieu de laquelle lacrainte de m’effrayer lui faisait murmurer en me pressant la main:

– Ce n’est rien, ce n’est rien, je voudrais pleurer.

Et j’entendais sa poitrine se gonfler, et le sang se portait àses yeux, mais les larmes n’y venaient pas.

Je lui fis respirer le flacon qui m’avait servi, et, quand nousarrivâmes chez lui, le frisson seul se manifestait encore.

Avec l’aide du domestique, je le couchai, je fis allumer ungrand feu dans sa chambre, et je courus chercher mon médecin à quije racontai ce qui venait de se passer.

Il accourut.

Armand était pourpre, il avait le délire et bégayait des motssans suite, à travers lesquels le nom seul de Marguerite se faisaitentendre distinctement.

– Eh bien ? dis-je au docteur quand il eut examiné lemalade.

– Eh bien, il a une fièvre cérébrale, ni plus ni moins, et c’estbien heureux, car je crois, Dieu me pardonne, qu’il serait devenufou. Heureusement la maladie physique tuera la maladie morale, etdans un mois il sera sauvé de l’une et de l’autre peut-être.

Chapitre 7

 

Les maladies comme celle dont Armand avait été atteint ont celad’agréable qu’elles tuent sur le coup ou se laissent vaincre trèsvite.

Quinze jours après les événements que je viens de raconter,Armand était en pleine convalescence, et nous étions liés d’uneétroite amitié. À peine si j’avais quitté sa chambre tout le tempsqu’avait duré sa maladie.

Le printemps avait semé à profusion ses fleurs, ses feuilles,ses oiseaux, ses chansons, et la fenêtre de mon ami s’ouvraitgaiement sur son jardin dont les saines exhalaisons montaientjusqu’à lui.

Le médecin avait permis qu’il se levât, et nous restions souventà causer, assis auprès de la fenêtre ouverte à l’heure où le soleilest le plus chaud, de midi à deux heures.

Je me gardais bien de l’entretenir de Marguerite, craignanttoujours que ce nom ne réveillât un triste souvenir endormi sous lecalme apparent du malade ; mais Armand, au contraire, semblaitprendre plaisir à parler d’elle, non plus comme autrefois, avec deslarmes dans les yeux, mais avec un doux sourire qui me rassuraitsur l’état de son âme.

J’avais remarqué que, depuis sa dernière visite au cimetière,depuis le spectacle qui avait déterminé en lui cette criseviolente, la mesure de la douleur morale semblait avoir été combléepar la maladie, et que la mort de Marguerite ne lui apparaissaitplus sous l’aspect du passé. Une sorte de consolation étaitrésultée de la certitude acquise, et pour chasser l’image sombrequi se représentait souvent à lui, il s’enfonçait dans lessouvenirs heureux de sa liaison avec Marguerite, et ne semblaitplus vouloir accepter que ceux-là.

Le corps était trop épuisé par l’atteinte et même par laguérison de la fièvre pour permettre à l’esprit une émotionviolente, et la joie printanière et universelle dont Armand étaitentouré reportait malgré lui sa pensée aux images riantes.

Il s’était toujours obstinément refusé à informer sa famille dudanger qu’il courait, et, lorsqu’il avait été sauvé, son pèreignorait encore sa maladie.

Un soir, nous étions restés à la fenêtre plus tard que decoutume ; le temps avait été magnifique et le soleils’endormait dans un crépuscule éclatant d’azur et d’or. Quoiquenous fussions dans Paris, la verdure qui nous entourait semblaitnous isoler du monde, et à peine si, de temps en temps, le bruitd’une voiture troublait notre conversation.

– C’est à peu près à cette époque de l’année et le soir d’unjour comme celui-ci que je connus Marguerite, me dit Armand,écoutant ses propres pensées et non ce que je lui disais.

Je ne répondis rien. Alors, il se retourna vers moi, et me dit:

– Il faut pourtant que je vous raconte cette histoire ;vous en ferez un livre auquel on ne croira pas, mais qui serapeut-être intéressant à faire.

– Vous me conterez cela plus tard, mon ami, lui dis-je ;vous n’êtes pas encore assez bien rétabli.

– La soirée est chaude, j’ai mangé mon blanc de poulet, medit-il en souriant ; je n’ai pas la fièvre, nous n’avons rienà faire, je vais tout vous dire.

– Puisque vous le voulez absolument, j’écoute.

– C’est une bien simple histoire, ajouta-t-il alors, et que jevous raconterai en suivant l’ordre des événements. Si vous enfaites quelque chose plus tard, libre à vous de la conterautrement.

Voici ce qu’il me raconta, et c’est à peine si j’ai changéquelques mots à ce touchant récit.

– Oui, reprit Armand, en laissant retomber sa tête sur le dos deson fauteuil, oui, c’était par une soirée comme celle-ci !J’avais passé ma journée à la campagne avec un de mes amis, GastonR… Le soir, nous étions revenus à Paris, et, ne sachant que faire,nous étions entrés au théâtre des Variétés.

Pendant un entr’acte nous sortîmes, et, dans le corridor, nousvîmes passer une grande femme que mon ami salua.

– Qui saluez-vous donc là ? lui demandai-je.

– Marguerite Gautier, me dit-il.

– Il me semble qu’elle est bien changée, car je ne l’ai pasreconnue, dis-je avec une émotion que vous comprendrez tout àl’heure.

– Elle a été malade ; la pauvre fille n’ira pas loin.

Je me rappelle ces paroles comme si elles m’avaient été diteshier.

Il faut que vous sachiez, mon ami, que depuis deux ans la vue decette fille, lorsque je la rencontrais, me causait une impressionétrange.

Sans que je susse pourquoi, je devenais pâle et mon cœur battaitviolemment. J’ai un de mes amis qui s’occupe de sciences occultes,et qui appellerait ce que j’éprouvais l’affinité des fluides ;moi, je crois tout simplement que j’étais destiné à deveniramoureux de Marguerite, et que je le pressentais.

Toujours est-il qu’elle me causait une impression réelle, queplusieurs de mes amis en avaient été témoins, et qu’ils avaientbeaucoup ri en reconnaissant de qui cette impression me venait.

La première fois que je l’avais vue, c’était place de la Bourse,à la porte de Susse. Une calèche découverte y stationnait, et unefemme vêtue de blanc en était descendue. Un murmure d’admirationavait accueilli son entrée dans le magasin. Quant à moi, je restaicloué à ma place, depuis le moment où elle entra jusqu’au moment oùelle sortit. À travers les vitres, je la regardai choisir dans laboutique ce qu’elle venait y acheter. J’aurais pu entrer, mais jen’osais. Je ne savais quelle était cette femme, et je craignaisqu’elle ne devinât la cause de mon entrée dans le magasin et nes’en offensât. Cependant je ne me croyais pas appelé à larevoir.

Elle était élégamment vêtue ; elle portait une robe demousseline tout entourée de volants, un châle de l’Inde carré auxcoins brodés d’or et de fleurs de soie, un chapeau de pailled’Italie et un unique bracelet, grosse chaîne d’or dont la modecommençait à cette époque.

Elle remonta dans sa calèche et partit.

Un des garçons du magasin resta sur la porte, suivant des yeuxla voiture de l’élégante acheteuse. Je m’approchai de lui et lepriai de me dire le nom de cette femme.

– C’est mademoiselle Marguerite Gautier, me répondit-il.

Je n’osai pas lui demander l’adresse, et je m’éloignai.

Le souvenir de cette vision, car c’en était une véritable, ne mesortit pas de l’esprit, comme bien des visions que j’avais euesdéjà, et je cherchais partout cette femme blanche si royalementbelle.

À quelques jours de là, une grande représentation eut lieu àl’Opéra-Comique. J’y allai. La première personne que j’aperçus dansune loge d’avant-scène de la galerie fut Marguerite Gautier.

Le jeune homme avec qui j’étais la reconnut aussi, car il medit, en me la nommant :

– Voyez donc cette jolie fille.

En ce moment, Marguerite lorgnait de notre côté ; elleaperçut mon ami, lui sourit et lui fit signe de venir lui fairevisite.

– Je vais lui dire bonsoir, me dit-il, et je reviens dans uninstant.

Je ne pus m’empêcher de lui dire :

– Vous êtes bien heureux !

– De quoi ?

– D’aller voir cette femme.

– Est-ce que vous en êtes amoureux ?

– Non, dis-je en rougissant, car je ne savais vraiment pas àquoi m’en tenir là-dessus ; mais je voudrais bien laconnaître.

– Venez avec moi, je vous présenterai.

– Demandez-lui-en d’abord la permission.

– Ah ! Pardieu, il n’y a pas besoin de se gêner avecelle ; venez.

Ce qu’il disait là me faisait peine. Je tremblais d’acquérir lacertitude que Marguerite ne méritait pas ce que j’éprouvais pourelle.

Il y a dans un livre d’Alphonse Karr, intitulé : Am Rauchen, unhomme qui suit, le soir, une femme très élégante, et dont, à lapremière vue, il est devenu amoureux, tant elle est belle. Pourbaiser la main de cette femme, il se sent la force de toutentreprendre, la volonté de tout conquérir, le courage de toutfaire. À peine s’il ose regarder le bas de jambe coquet qu’elledévoile pour ne pas souiller sa robe au contact de la terre.Pendant qu’il rêve à tout ce qu’il ferait pour posséder cettefemme, elle l’arrête au coin d’une rue et lui demande s’il veutmonter chez elle.

Il détourne la tête, traverse la rue et rentre tout triste chezlui.

Je me rappelais cette étude, et moi qui aurais voulu souffrirpour cette femme, je craignais qu’elle ne m’acceptât trop vite etne me donnât trop promptement un amour que j’eusse voulu payerd’une longue attente ou d’un grand sacrifice. Nous sommes ainsi,nous autres hommes ; et il est bien heureux que l’imaginationlaisse cette poésie aux sens, et que les désirs du corps fassentcette concession aux rêves de l’âme.

Enfin, on m’eût dit : vous aurez cette femme ce soir, et vousserez tué demain, j’eusse accepté. On m’eût dit : donnez dix louis,et vous serez son amant, j’eusse refusé et pleuré, comme un enfantqui voit s’évanouir au réveil le château entrevu la nuit.

Cependant, je voulais la connaître ; c’était un moyen, etmême le seul, de savoir à quoi m’en tenir sur son compte.

Je dis donc à mon ami que je tenais à ce qu’elle lui accordât lapermission de me présenter, et je rôdai dans les corridors, mefigurant qu’à partir de ce moment elle allait me voir, et que je nesaurais quelle contenance prendre sous son regard.

Je tâchais de lier à l’avance les paroles que j’allais luidire.

Quel sublime enfantillage que l’amour !

Un instant après mon ami redescendit.

– Elle nous attend, me dit-il.

– Est-elle seule ? Demandai-je.

– Avec une autre femme.

– Il n’y a pas d’hommes ?

– Non.

– Allons.

Mon ami se dirigea vers la porte du théâtre.

– Eh bien, ce n’est pas par là, lui dis-je.

– Nous allons chercher des bonbons. Elle m’en a demandé.

Nous entrâmes chez un confiseur du passage de l’Opéra.

J’aurais voulu acheter toute la boutique, et je regardais mêmede quoi l’on pouvait composer le sac, quand mon ami demanda :

– Une livre de raisins glacés.

– Savez-vous si elle les aime ?

– Elle ne mange jamais d’autres bonbons, c’est connu.

« Ah ! continua-t-il quand nous fûmes sortis, savez-vous àquelle femme je vous présente ? Ne vous figurez pas que c’està une duchesse, c’est tout simplement à une femme entretenue, toutce qu’il y a de plus entretenue, mon cher ; ne vous gênez doncpas, et dites tout ce qui vous passera par la tête.

– Bien, bien, balbutiai-je, et je le suivis, en me disant quej’allais me guérir de ma passion.

Quand j’entrai dans la loge, Marguerite riait aux éclats.

J’aurais voulu qu’elle fût triste.

Mon ami me présenta. Marguerite me fit une légère inclination detête, et dit :

– Et mes bonbons ?

– Les voici.

En les prenant, elle me regarda. Je baissai les yeux, jerougis.

Elle se pencha à l’oreille de sa voisine, lui dit quelques motstout bas, et toutes deux éclatèrent de rire.

Bien certainement j’étais la cause de cette hilarité ; monembarras en redoubla. À cette époque, j’avais pour maîtresse unepetite bourgeoise fort tendre et fort sentimentale, dont lesentiment et les lettres mélancoliques me faisaient rire. Jecompris le mal que j’avais dû lui faire par celui que j’éprouvais,et, pendant cinq minutes, je l’aimai comme jamais on n’aima unefemme.

Marguerite mangeait ses raisins sans plus s’occuper de moi.

Mon introducteur ne voulut pas me laisser dans cette positionridicule.

– Marguerite, fit-il, il ne faut pas vous étonner si M. Duval nevous dit rien, vous le bouleversez tellement qu’il ne trouve pas unmot.

– Je crois plutôt que monsieur vous a accompagné ici parce quecela vous ennuyait d’y venir seul.

– Si cela était vrai, dis-je à mon tour, je n’aurais pas priéErnest de vous demander la permission de me présenter.

– Ce n’était peut-être qu’un moyen de retarder le momentfatal.

Pour peu que l’on ait vécu avec les filles du genre deMarguerite, on sait le plaisir qu’elles prennent à faire del’esprit à faux et à taquiner les gens qu’elles voient pour lapremière fois. C’est sans doute une revanche des humiliationsqu’elles sont souvent forcées de subir de la part de ceux qu’ellesvoient tous les jours.

Aussi faut-il pour leur répondre une certaine habitude de leurmonde, habitude que je n’avais pas ; puis, l’idée que jem’étais faite de Marguerite m’exagéra sa plaisanterie. Rien nem’était indifférent de la part de cette femme. Aussi je me levai enlui disant, avec une altération de voix qu’il me fut impossible decacher complètement :

– Si c’est là ce que vous pensez de moi, madame, il ne me resteplus qu’à vous demander pardon de mon indiscrétion, et à prendrecongé de vous en vous assurant qu’elle ne se renouvellera pas.

Là-dessus, je saluai et je sortis.

À peine eus-je fermé la porte, que j’entendis un troisième éclatde rire. J’aurais bien voulu que quelqu’un me coudoyât en cemoment.

Je retournai à ma stalle.

On frappa le lever de la toile.

Ernest revint auprès de moi.

– Comme vous y allez ! me dit-il en s’asseyant ; ellesvous croient fou.

– Qu’a dit Marguerite, quand j’ai été parti ?

– Elle a ri et m’a assuré qu’elle n’avait jamais rien vu d’aussidrôle que vous. Mais il ne faut pas vous tenir pour battu ;seulement ne faites pas à ces filles-là l’honneur de les prendre ausérieux. Elles ne savent pas ce que c’est que l’élégance et lapolitesse ; c’est comme les chiens auxquels on met desparfums, ils trouvent que cela sent mauvais et vont se rouler dansle ruisseau.

– Après tout, que m’importe ? dis-je en essayant de prendreun ton dégagé, je ne reverrai jamais cette femme, et si elle meplaisait avant que je la connusse, c’est bien changé maintenant queje la connais.

– Bah ! je ne désespère pas de vous voir un jour dans lefond de sa loge, et d’entendre dire que vous vous ruinez pour elle.Du reste, vous aurez raison, elle est mal élevée, mais c’est unejolie maîtresse à avoir.

Heureusement, on leva le rideau et mon ami se tut. Vous dire ceque l’on jouait me serait impossible. Tout ce que je me rappelle,c’est que de temps en temps je levais les yeux sur la loge quej’avais si brusquement quittée, et que des figures de visiteursnouveaux s’y succédaient à chaque instant.

Cependant, j’étais loin de ne plus penser à Marguerite. Un autresentiment s’emparait de moi. Il me semblait que j’avais son insulteet mon ridicule à faire oublier ; je me disais que, dussé-je ydépenser ce que je possédais, j’aurais cette fille et prendrais dedroit la place que j’avais abandonnée si vite.

Avant que le spectacle fût terminé, Marguerite et son amiequittèrent leur loge.

Malgré moi, je quittai ma stalle.

– Vous vous en allez ? me dit Ernest.

– Oui.

– Pourquoi ?

En ce moment, il s’aperçut que la loge était vide.

– Allez, allez, dit-il, et bonne chance, ou plutôt meilleurechance.

Je sortis.

J’entendis dans l’escalier des frôlements de robes et des bruitsde voix. Je me mis à l’écart et je vis passer, sans être vu, lesdeux femmes et les deux jeunes gens qui les accompagnaient.

Sous le péristyle du théâtre se présenta à elles un petitdomestique.

– Va dire au cocher d’attendre à la porte du café Anglais, ditMarguerite ; nous irons à pied jusque-là.

Quelques minutes après, en rôdant sur le boulevard, je vis, àune fenêtre d’un des grands cabinets du restaurant, Marguerite,appuyée sur le balcon, effeuillant un à un les camélias de sonbouquet.

Un des deux hommes était penché sur son épaule et lui parlaittout bas.

J’allai m’installer à la Maison d’Or, dans les salons du premierétage, et je ne perdis pas de vue la fenêtre en question.

À une heure du matin, Marguerite remontait dans sa voiture avecses trois amis.

Je pris un cabriolet et je la suivis.

La voiture s’arrêta rue d’Antin, n° 9.

Marguerite en descendit et rentra seule chez elle.

C’était sans doute un hasard, mais ce hasard me rendit bienheureux.

À partir de ce jour, je rencontrai souvent Marguerite auspectacle, aux Champs-Elysées. Toujours même gaieté chez elle,toujours même émotion chez moi.

Quinze jours se passèrent cependant sans que je la revisse nullepart. Je me trouvai avec Gaston, à qui je demandai de sesnouvelles.

– La pauvre fille est bien malade, me répondit-il.

– Qu’a-t-elle donc ?

– Elle a qu’elle est poitrinaire, et que, comme elle a fait unevie qui n’est pas destinée à la guérir, elle est dans son lit etqu’elle se meurt.

Le cœur est étrange ; je fus presque content de cettemaladie.

J’allai tous les jours savoir des nouvelles de la malade, sanscependant m’inscrire, ni laisser ma carte. J’appris ainsi saconvalescence et son départ pour Bagnères.

Puis, le temps s’écoula, l’impression, sinon le souvenir, paruts’effacer peu à peu de mon esprit. Je voyageai ; des liaisons,des habitudes, des travaux prirent la place de cette pensée, et,lorsque je songeais à cette première aventure, je ne voulais voirici qu’une de ces passions comme on en a lorsque l’on est toutjeune, et dont on rit peu de temps après.

Du reste, il n’y aurait pas eu de mérite à triompher de cesouvenir, car j’avais perdu Marguerite de vue depuis son départ,et, comme je vous l’ai dit, quand elle passa près de moi, dans lecorridor des Variétés, je ne la reconnus pas.

Elle était voilée, il est vrai ; mais si voilée qu’elle eûtété, deux ans plus tôt, je n’aurais pas eu besoin de la voir pourla reconnaître : je l’aurais devinée.

Ce qui n’empêcha pas mon cœur de battre quand je sus que c’étaitelle ; et les deux années passées sans la voir et lesrésultats que cette séparation avait paru amener s’évanouirent dansla même fumée au seul toucher de sa robe.

Chapitre 8

 

Cependant, continua Armand après une pause, tout en comprenantque j’étais encore amoureux, je me sentais plus fort qu’autrefois,et, dans mon désir de me retrouver avec Marguerite, il y avaitaussi la volonté de lui faire voir que je lui étais devenusupérieur.

Que de routes prend et que de raisons se donne le cœur pour enarriver à ce qu’il veut ! Aussi, je ne pus rester longtempsdans les corridors, et je retournai prendre ma place à l’orchestre,en jetant un coup d’œil rapide dans la salle, pour voir dans quelleloge elle était.

Elle était dans l’avant-scène du rez-de-chaussée, et touteseule. Elle était changée, comme je vous l’ai dit, je ne retrouvaisplus sur sa bouche son sourire indifférent. Elle avait souffert,elle souffrait encore.

Quoiqu’on fût déjà en avril, elle était encore vêtue comme enhiver et toute couverte de velours.

Je la regardais si obstinément que mon regard attira lesien.

Elle me considéra quelques instants, prit sa lorgnette pourmieux me voir, et crut sans doute me reconnaître, sans pouvoirpositivement dire qui j’étais, car lorsqu’elle reposa sa lorgnette,un sourire, ce charmant salut des femmes, erra sur ses lèvres, pourrépondre au salut qu’elle avait l’air d’attendre de moi ; maisje n’y répondis point, comme pour prendre barres sur elle etparaître avoir oublié, quand elle se souvenait.

Elle crut s’être trompée et détourna la tête.

On leva le rideau.

J’ai vu bien des fois Marguerite au spectacle, je ne l’ai jamaisvue prêter la moindre attention à ce qu’on jouait.

Quant à moi, le spectacle m’intéressait aussi fort peu, et je nem’occupais que d’elle, mais en faisant tous mes efforts pourqu’elle ne s’en aperçût pas.

Je la vis ainsi échanger des regards avec la personne occupantla loge en face de la sienne ; je portai mes yeux sur cetteloge, et je reconnus dedans une femme avec qui j’étais assezfamilier.

Cette femme était une ancienne femme entretenue, qui avaitessayé d’entrer au théâtre, qui n’y avait pas réussi, et qui,comptant sur ses relations avec les élégantes de Paris, s’étaitmise dans le commerce et avait pris un magasin de modes.

Je vis en elle un moyen de me rencontrer avec Marguerite, et jeprofitai d’un moment où elle regardait de mon côté pour lui direbonsoir de la main et des yeux.

Ce que j’avais prévu arriva, elle m’appela dans sa loge.

Prudence Duvernoy, c’était l’heureux nom de la modiste, étaitune de ces grosses femmes de quarante ans avec lesquelles il n’y apas besoin d’une grande diplomatie pour leur faire dire ce que l’onveut savoir, surtout quand ce que l’on veut savoir est aussi simpleque ce que j’avais à lui demander.

Je profitai d’un moment où elle recommençait ses correspondancesavec Marguerite pour lui dire :

– Qui regardez-vous ainsi ?

– Marguerite Gautier.

– Vous la connaissez ?

– Oui ; je suis sa modiste, et elle est ma voisine.

– Vous demeurez donc rue d’Antin ?

– N° 7. La fenêtre de son cabinet de toilette donne sur lafenêtre du mien.

– On dit que c’est une charmante fille.

– Vous ne la connaissez pas ?

– Non, mais je voudrais bien la connaître.

– Voulez-vous que je lui dise de venir dans notreloge ?

– Non, j’aime mieux que vous me présentiez à elle.

– Chez elle ?

– Oui.

– C’est plus difficile.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle est protégée par un vieux duc très jaloux.

– Protégée est charmant.

– Oui, protégée, reprit Prudence. Le pauvre vieux, il seraitbien embarrassé d’être son amant.

Prudence me raconta alors comment Marguerite avait faitconnaissance du duc à Bagnères.

– C’est pour cela, continuai-je, qu’elle est seuleici ?

– Justement.

– Mais, qui la reconduira ?

– Lui.

– Il va donc venir la prendre ?

– Dans un instant.

– Et vous, qui vous reconduit ?

– Personne.

– Je m’offre.

– Mais vous êtes avec un ami, je crois.

– Nous nous offrons alors.

– Qu’est-ce que c’est que votre ami ?

– C’est un charmant garçon, fort spirituel, et qui sera enchantéde faire votre connaissance.

– Eh bien, c’est convenu, nous partirons tous les quatre aprèscette pièce, car je connais la dernière.

– Volontiers, je vais prévenir mon ami.

– Allez.

– Ah ! me dit Prudence au moment où j’allais sortir, voilàle duc qui entre dans la loge de Marguerite.

Je regardai.

Un homme de soixante-dix ans, en effet, venait de s’asseoirderrière la jeune femme et lui remettait un sac de bonbons danslequel elle puisa aussitôt en souriant, puis elle l’avança sur ledevant de sa loge en faisant à Prudence un signe qui pouvait setraduire par :

– En voulez-vous ?

– Non, fit Prudence.

Marguerite reprit le sac et, se retournant, se mit à causer avecle duc.

Le récit de tous ces détails ressemble à de l’enfantillage, maistout ce qui avait rapport à cette fille est si présent à mamémoire, que je ne puis m’empêcher de le rappeler aujourd’hui.

Je descendis prévenir Gaston de ce que je venais d’arranger pourlui et pour moi.

Il accepta.

Nous quittâmes nos stalles pour monter dans la loge de MadameDuvernoy.

À peine avions-nous ouvert la porte des orchestres que nousfûmes forcés de nous arrêter pour laisser passer Marguerite et leduc qui s’en allaient.

J’aurais donné dix ans de ma vie pour être à la place de cevieux bonhomme.

Arrivé sur le boulevard, il lui fit prendre place dans unphaéton qu’il conduisait lui-même, et ils disparurent emportés autrot de deux superbes chevaux.

Nous entrâmes dans la loge de Prudence.

Quand la pièce fut finie, nous descendîmes prendre un simplefiacre qui nous conduisit rue d’Antin, n° 7. A la porte de samaison, Prudence nous offrit de monter chez elle pour nous fairevoir ses magasins que nous ne connaissions pas et dont elleparaissait être très fière. Vous jugez avec quel empressementj’acceptai.

Il me semblait que je me rapprochais peu à peu de Marguerite.J’eus bientôt fait retomber la conversation sur elle.

– Le vieux duc est chez votre voisine ? dis-je àPrudence.

– Non pas ; elle doit être seule.

– Mais elle va s’ennuyer horriblement, dit Gaston.

– Nous passons presque toutes nos soirées ensemble, ou,lorsqu’elle rentre, elle m’appelle. Elle ne se couche jamais avantdeux heures du matin. Elle ne peut pas dormir plus tôt.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle est malade de la poitrine et qu’elle a presquetoujours la fièvre.

– Elle n’a pas d’amants ? demandai-je.

– Je ne vois jamais personne rester quand je m’en vais ;mais je ne réponds pas qu’il ne vient personne quand je suispartie ; souvent je rencontre chez elle, le soir, un certaincomte de N… qui croit avancer ses affaires en faisant ses visites àonze heures, en lui envoyant des bijoux tant qu’elle en veut ;mais elle ne peut pas le voir en peinture. Elle a tort, c’est ungarçon très riche. J’ai beau lui dire de temps en temps : ma chèreenfant, c’est l’homme qu’il vous faut ! Elle qui m’écouteassez ordinairement, elle me tourne le dos et me répond qu’il esttrop bête. Qu’il soit bête, j’en conviens ; mais ce seraitpour elle une position, tandis que ce vieux duc peut mourir d’unjour à l’autre. Les vieillards sont égoïstes ; sa famille luireproche sans cesse son affection pour Marguerite : voilà deuxraisons pour qu’il ne lui laisse rien. Je lui fais de la morale, àlaquelle elle répond qu’il sera toujours temps de prendre le comteà la mort du duc.

« Cela n’est pas toujours drôle, continua Prudence, de vivrecomme elle vit. Je sais bien, moi, que cela ne m’irait pas et quej’enverrais bien vite promener le bonhomme. Il est insipide, cevieux ; il l’appelle sa fille, il a soin d’elle comme d’unenfant, il est toujours sur son dos. Je suis sûre qu’à cette heureun de ses domestiques rôde dans la rue pour voir qui sort, etsurtout qui entre.

– Ah ! cette pauvre Marguerite ! dit Gaston en semettant au piano et en jouant une valse, je ne savais pas cela,moi. Cependant je lui trouvais l’air moins gai depuis quelquetemps.

– Chut ! dit Prudence en prêtant l’oreille.

Gaston s’arrêta.

– Elle m’appelle, je crois.

Nous écoutâmes.

En effet, une voix appelait Prudence.

– Allons, messieurs, allez-vous-en, nous dit madameDuvernoy.

– Ah ! c’est comme cela que vous entendez l’hospitalité,dit Gaston en riant, nous nous en irons quand bon noussemblera.

– Pourquoi nous en irions-nous ?

– Je vais chez Marguerite.

– Nous attendrons ici.

– Cela ne se peut pas.

– Alors, nous irons avec vous.

– Encore moins.

– Je connais Marguerite, moi, fit Gaston, je puis bien aller luifaire une visite.

– Mais Armand ne la connaît pas.

– Je le présenterai.

– C’est impossible.

Nous entendîmes de nouveau la voix de Marguerite appelanttoujours Prudence. Celle-ci courut à son cabinet de toilette. Jel’y suivis avec Gaston. Elle ouvrit la fenêtre.

Nous nous cachâmes de façon à ne pas être vus du dehors.

– Il y a dix minutes que je vous appelle, dit Marguerite de safenêtre et d’un ton presque impérieux.

– Que me voulez-vous ?

– Je veux que vous veniez tout de suite.

– Pourquoi ?

– Parce que le comte de N… est encore là et qu’il m’ennuie àpérir.

– Je ne peux pas maintenant.

– Qui vous en empêche ?

– J’ai chez moi deux jeunes gens qui ne veulent pas s’enaller.

– Dites-leur qu’il faut que vous sortiez.

– Je le leur ai dit.

– Eh bien, laissez-les chez vous ; quand ils vous verrontsortie, ils s’en iront.

– Après avoir mis tout sens dessus dessous !

– Mais qu’est-ce qu’ils veulent ?

– Ils veulent vous voir.

– Comment se nomment-ils ?

– Vous en connaissez un, M. Gaston R…

– Ah ! oui, je le connais ; et l’autre ?

– M Armand Duval. Vous ne le connaissez pas ?

– Non ; mais amenez-les toujours, j’aime mieux tout que lecomte. Je vous attends, venez vite.

Marguerite referma sa fenêtre, Prudence la sienne.

Marguerite, qui s’était un instant rappelé mon visage, ne serappelait pas mon nom. J’aurais mieux aimé un souvenir à mondésavantage que cet oubli.

– Je savais bien, dit Gaston, qu’elle serait enchantée de nousvoir.

– Enchantée n’est pas le mot, répondit Prudence en mettant sonchâle et son chapeau, elle vous reçoit pour faire partir le comte.Tâchez d’être plus aimables que lui, ou, je connais Marguerite,elle se brouillera avec moi.

Nous suivîmes Prudence qui descendait.

Je tremblais ; il me semblait que cette visite allait avoirune grande influence sur ma vie.

J’étais encore plus ému que le soir de ma présentation dans laloge de l’Opéra-Comique.

En arrivant à la porte de l’appartement que vous connaissez, lecœur me battait si fort que la pensée m’échappait.

Quelques accords de piano arrivaient jusqu’à nous.

Prudence sonna.

Le piano se tut.

Une femme qui avait plutôt l’air d’une dame de compagnie qued’une femme de chambre vint nous ouvrir.

Nous passâmes dans le salon, du salon dans le boudoir, qui étaità cette époque ce que vous l’avez vu depuis.

Un jeune homme était appuyé contre la cheminée.

Marguerite, assise devant son piano, laissait courir ses doigtssur les touches, et commençait des morceaux qu’elle n’achevaitpas.

L’aspect de cette scène était l’ennui, résultant pour l’homme del’embarras de sa nullité, pour la femme de la visite de ce lugubrepersonnage.

À la voix de Prudence, Marguerite se leva, et, venant à nousaprès avoir échangé un regard de remerciements avec madameDuvernoy, elle nous dit :

– Entrez, messieurs, et soyez les bienvenus.

Chapitre 9

 

– Bonsoir, mon cher Gaston, dit Marguerite à mon compagnon, jesuis bien aise de vous voir. Pourquoi n’êtes-vous pas entré dans maloge aux Variétés ?

– Je craignais d’être indiscret.

– Les amis, et Marguerite appuya sur ce mot, comme si elle eûtvoulu faire comprendre à ceux qui étaient là que, malgré la façonfamilière dont elle l’accueillait, Gaston n’était et n’avaittoujours été qu’un ami, les amis ne sont jamais indiscrets.

– Alors, vous me permettez de vous présenter M. ArmandDuval !

– J’avais déjà autorisé Prudence à le faire.

– Du reste, madame, dis-je alors en m’inclinant et en parvenantà rendre des sons à peu près intelligibles, j’ai déjà eu l’honneurde vous être présenté.

L’œil charmant de Marguerite sembla chercher dans son souvenir,mais elle ne se souvint point, ou parut ne point se souvenir.

– Madame, repris-je alors, je vous suis reconnaissant d’avoiroublié cette première présentation, car j’y fus très ridicule etdus vous paraître très ennuyeux. C’était, il y a deux ans, àl’Opéra-Comique ; j’étais avec Ernest de ***…

– Ah ! je me rappelle ! reprit Marguerite avec unsourire. Ce n’est pas vous qui étiez ridicule, c’est moi qui étaistaquine, comme je le suis encore un peu, mais moins cependant. Vousm’avez pardonné, monsieur ?

Et elle me tendit sa main que je baisai.

– C’est vrai, reprit-elle. Figurez-vous que j’ai la mauvaisehabitude de vouloir embarrasser les gens que je vois pour lapremière fois. C’est très sot. Mon médecin dit que c’est parce queje suis nerveuse et toujours souffrante : croyez mon médecin.

– Mais vous paraissez très bien portante.

– Oh ! j’ai été bien malade.

– Je le sais.

– Qui vous l’a dit ?

– Tout le monde le savait ; je suis venu souvent savoir devos nouvelles, et j’ai appris avec plaisir votre convalescence.

– On ne m’a jamais remis votre carte.

– Je ne l’ai jamais laissée.

– Serait-ce vous, ce jeune homme qui venait tous les jourss’informer de moi pendant ma maladie, et qui n’a jamais voulu direson nom ?

– C’est moi.

– Alors, vous êtes plus qu’indulgent, vous êtes généreux. Cen’est pas vous, comte, qui auriez fait cela, ajouta-t-elle en setournant vers M. de N…, et après avoir jeté sur moi un de cesregards par lesquels les femmes complètent leur opinion sur unhomme.

– Je ne vous connais que depuis deux mois, répliqua lecomte.

– Et monsieur qui ne me connaît que depuis cinq minutes !Vous répondez toujours des niaiseries.

Les femmes sont impitoyables avec les gens qu’elles n’aimentpas.

Le comte rougit et se mordit les lèvres.

J’eus pitié de lui, car il paraissait être amoureux comme moi,et la dure franchise de Marguerite devait le rendre bienmalheureux, surtout en présence de deux étrangers.

– Vous faisiez de la musique quand nous sommes entrés, dis-jealors pour changer la conversation, ne me ferez-vous pas le plaisirde me traiter en vieille connaissance, et ne continuerez-vouspas ?

– Oh ! fit-elle en se jetant sur le canapé et en nousfaisant signe de nous y asseoir, Gaston sait bien quel genre demusique je fais. C’est bon quand je suis seule avec le comte, maisje ne voudrais pas vous faire endurer pareil supplice.

– Vous avez cette préférence pour moi ? Répliqua M. de N…avec un sourire qu’il essaya de rendre fin et ironique.

– Vous avez tort de me la reprocher ; c’est la seule.

Il était décidé que ce pauvre garçon ne dirait pas un mot. Iljeta sur la jeune femme un regard vraiment suppliant.

– Dites donc, Prudence, continua-t-elle, avez-vous fait ce queje vous avais priée de faire ?

– Oui.

– C’est bien, vous me conterez cela plus tard. Nous avons àcauser, vous ne vous en irez pas sans que je vous parle.

– Nous sommes sans doute indiscrets, dis-je alors, et,maintenant que nous avons ou plutôt que j’ai obtenu une secondeprésentation pour faire oublier la première, nous allons nousretirer, Gaston et moi.

– Pas le moins du monde ; ce n’est pas pour vous que je discela. Je veux au contraire que vous restiez.

Le comte tira une montre fort élégante, à laquelle il regardal’heure :

– Il est temps que j’aille au club, dit-il.

Marguerite ne répondit rien.

Le comte quitta alors la cheminée, et venant à elle :

– Adieu, madame.

Marguerite se leva.

– Adieu, mon cher comte, vous vous en allez déjà ?

– Oui, je crains de vous ennuyer.

– Vous ne m’ennuyez pas plus aujourd’hui que les autres jours.Quand vous verra-t-on ?

– Quand vous le permettrez.

– Adieu, alors !

C’était cruel, vous l’avouerez.

Le comte avait heureusement une fort bonne éducation et unexcellent caractère. Il se contenta de baiser la main queMarguerite lui tendait assez nonchalamment, et de sortir après nousavoir salués.

Au moment où il franchissait la porte, il regarda Prudence.

Celle-ci leva les épaules d’un air qui signifiait :

– Que voulez-vous, j’ai fait tout ce que j’ai pu.

– Nanine ! cria Marguerite, éclaire M. le comte.

Nous entendîmes ouvrir et fermer la porte.

– Enfin ! s’écria Marguerite en reparaissant, le voilàparti ; ce garçon-là me porte horriblement sur les nerfs.

– Ma chère enfant, dit Prudence, vous êtes vraiment tropméchante avec lui, lui qui est si bon et si prévenant pour vous.Voilà encore sur votre cheminée une montre qu’il vous a donnée, etqui lui a coûté au moins mille écus, j’en suis sûre.

Et madame Duvernoy, qui s’était approchée de la cheminée, jouaitavec le bijou dont elle parlait, et jetait dessus des regards deconvoitise.

– Ma chère, dit Marguerite en s’asseyant à son piano quand jepèse d’un côté ce qu’il me donne et de l’autre ce qu’il me dit, jetrouve que je lui passe ses visites bon marché.

– Ce pauvre garçon est amoureux de vous.

– S’il fallait que j’écoutasse tous ceux qui sont amoureux demoi, je n’aurais seulement pas le temps de dîner.

Et elle fit courir ses doigts sur le piano, après quoi seretournant elle nous dit :

– Voulez-vous prendre quelque chose ? Moi, je boirais bienun peu de punch.

– Et moi, je mangerais bien un peu de poulet, ditPrudence ; si nous soupions ?

– C’est cela, allons souper, dit Gaston.

– Non, nous allons souper ici.

Elle sonna. Nanine parut.

– Envoie chercher à souper.

– Que faut-il prendre ?

– Ce que tu voudras, mais tout de suite, tout de suite.

Nanine sortit.

– C’est cela, dit Marguerite en sautant comme une enfant, nousallons souper. Que cet imbécile de comte est ennuyeux !

Plus je voyais cette femme, plus elle m’enchantait. Elle étaitbelle à ravir. Sa maigreur même était une grâce.

J’étais en contemplation.

Ce qui se passait en moi, j’aurais peine à l’expliquer. J’étaisplein d’indulgence pour sa vie, plein d’admiration pour sa beauté.Cette preuve de désintéressement qu’elle donnait en n’acceptant pasun homme jeune, élégant et riche, tout prêt à se ruiner pour elle,excusait à mes yeux toutes ses fautes passées.

Il y avait dans cette femme quelque chose comme de lacandeur.

On voyait qu’elle en était encore à la virginité du vice. Samarche assurée, sa taille souple, ses narines roses et ouvertes,ses grands yeux légèrement cerclés de bleu, dénotaient une de cesnatures ardentes qui répandent autour d’elles un parfum de volupté,comme ces flacons d’Orient qui, si bien fermés qu’ils soient,laissent échapper le parfum de la liqueur qu’ils renferment.

Enfin, soit nature, soit conséquence de son état maladif, ilpassait de temps en temps dans les yeux de cette femme des éclairsde désirs dont l’expansion eût été une révélation du ciel pourcelui qu’elle eût aimé. Mais ceux qui avaient aimé Marguerite ne secomptaient plus, et ceux qu’elle avait aimés ne se comptaient pasencore.

Bref, on reconnaissait dans cette fille la vierge qu’un rienavait faite courtisane, et la courtisane dont un rien eût fait lavierge la plus amoureuse et la plus pure. Il y avait encore chezMarguerite de la fierté et de l’indépendance : deux sentiments qui,blessés, sont capables de faire ce que fait la pudeur. Je ne disaisrien, mon âme semblait être passée toute dans mon cœur et mon cœurdans mes yeux.

– Ainsi, reprit-elle tout à coup, c’est vous qui veniez savoirde mes nouvelles quand j’étais malade ?

– Oui.

– Savez-vous que c’est très beau, cela ! Et que puis-jefaire pour vous remercier ?

– Me permettre de venir de temps en temps vous voir.

– Tant que vous voudrez, de cinq heures à six, de onze heures àminuit. Dites donc, Gaston, jouez-moi l’Invitation à la valse.

– Pourquoi ?

– Pour me faire plaisir d’abord, et ensuite parce que je ne puispas arriver à la jouer seule.

– Qu’est-ce qui vous embarrasse donc ?

– La troisième partie, le passage en dièse.

Gaston se leva, se mit au piano et commença cette merveilleusemélodie de Weber, dont la musique était ouverte sur le pupitre.

Marguerite, une main appuyée sur le piano, regardait le cahier,suivait des yeux chaque note qu’elle accompagnait tout bas de lavoix, et, quand Gaston en arriva au passage qu’elle lui avaitindiqué, elle chantonna en faisant aller ses doigts sur le dos dupiano :

– Ré, mi, ré, do, ré, fa, mi, ré, voilà ce que je ne puis faire.Recommencez.

Gaston recommença, après quoi Marguerite lui dit :

– Maintenant laissez-moi essayer.

Elle prit sa place et joua à son tour ; mais ses doigtsrebelles se trompaient toujours sur l’une des notes que nous venonsde dire.

– Est-ce incroyable, dit-elle avec une véritable intonationd’enfant, que je ne puisse pas arriver à jouer ce passage !Croiriez-vous que je reste quelquefois jusqu’à deux heures du matindessus ! Et quand je pense que cet imbécile de comte le jouesans musique et admirablement, c’est cela qui me rend furieusecontre lui, je crois.

Et elle recommença, toujours avec les mêmes résultats.

– Que le diable emporte Weber, la musique et les pianos !dit-elle en jetant le cahier à l’autre bout de la chambre ;comprend-on que je ne puisse pas faire huit dièses desuite ?

Et elle se croisait les bras en nous regardant et en frappant dupied.

Le sang lui monta aux joues et une toux légère entr’ouvrit seslèvres.

– Voyons, voyons, dit Prudence, qui avait ôté son chapeau et quilissait ses bandeaux devant la glace, vous allez encore vous mettreen colère et vous faire mal ; allons souper, cela vaudramieux ; moi, je meurs de faim.

Marguerite sonna de nouveau, puis elle se remit au piano etcommença à demi-voix une chanson libertine, dans l’accompagnementde laquelle elle ne s’embrouilla point.

Gaston savait cette chanson, et ils en firent une espèce deduo.

– Ne chantez donc pas ces saletés-là, dis-je familièrement àMarguerite et avec un ton de prière.

– Oh ! comme vous êtes chaste ! me dit-elle ensouriant et en me tendant la main.

– Ce n’est pas pour moi, c’est pour vous.

Marguerite fit un geste qui voulait dire : oh ! il y alongtemps que j’en ai fini, moi, avec la chasteté.

En ce moment Nanine parut.

– Le souper est-il prêt ? demanda Marguerite.

– Oui, madame, dans un instant.

– À propos, me dit Prudence, vous n’avez pas vul’appartement ; venez, que je vous le montre.

Vous le savez, le salon était une merveille.

Marguerite nous accompagna un peu, puis elle appela Gaston etpassa avec lui dans la salle à manger pour voir si le souper étaitprêt.

– Tiens, dit tout haut Prudence en regardant sur une étagère eten y prenant une figure de Saxe, je ne vous connaissais pas cepetit bonhomme-là !

– Lequel ?

– Un petit berger qui tient une cage avec un oiseau.

– Prenez-le, s’il vous fait plaisir.

– Ah ! Mais je crains de vous en priver.

– Je voulais le donner à ma femme de chambre, je le trouvehideux ; mais puisqu’il vous plaît, prenez-le.

Prudence ne vit que le cadeau et non la manière dont il étaitfait. Elle mit son bonhomme de côté, et m’emmena dans le cabinet detoilette, où, me montrant deux miniatures qui se faisaient pendant,elle me dit :

– Voilà le comte de G… qui a été très amoureux deMarguerite ; c’est lui qui l’a lancée. Leconnaissez-vous ?

– Non. Et celui-ci ? demandai-je en montrant l’autreminiature.

– C’est le petit vicomte de L… il a été forcé de partir.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il était à peu près ruiné. En voilà un qui aimaitMarguerite !

– Et elle l’aimait beaucoup sans doute ?

– C’est une si drôle de fille, on ne sait jamais à quoi s’entenir. Le soir du jour où il est parti, elle était au spectacle,comme d’habitude, et cependant elle avait pleuré au moment dudépart.

En ce moment, Nanine parut, nous annonçant que le souper étaitservi.

Quand nous entrâmes dans la salle à manger, Marguerite étaitappuyée contre le mur, et Gaston, lui tenant les mains, lui parlaittout bas.

– Vous êtes fou, lui répondait Marguerite, vous savez bien queje ne veux pas de vous. Ce n’est pas au bout de deux ans que l’onconnaît une femme comme moi, qu’on lui demande à être son amant.Nous autres, nous nous donnons tout de suite ou jamais. Allons,messieurs, à table.

Et, s’échappant des mains de Gaston, Marguerite le fit asseoir àsa droite, moi à sa gauche, puis elle dit à Nanine :

– Avant de t’asseoir, recommande à la cuisine que l’on n’ouvrepas si l’on vient sonner.

Cette recommandation était faite à une heure du matin.

On rit, on but et l’on mangea beaucoup à ce souper. Au bout dequelques instants, la gaieté était descendue aux dernières limites,et ces mots qu’un certain monde trouve plaisants et qui salissenttoujours la bouche qui les dit éclataient de temps à autre, auxgrandes acclamations de Nanine, de Prudence et de Marguerite.Gaston s’amusait franchement ; c’était un garçon plein decœur, mais dont l’esprit avait été un peu faussé par les premièreshabitudes. Un moment, j’avais voulu m’étourdir, faire mon cœur etma pensée indifférents au spectacle que j’avais sous les yeux etprendre ma part de cette gaieté qui semblait un des mets durepas ; mais peu à peu, je m’étais isolé de ce bruit, monverre était resté plein, et j’étais devenu presque triste en voyantcette belle créature de vingt ans boire, parler comme un portefaix,et rire d’autant plus que ce que l’on disait était plusscandaleux.

Cependant cette gaieté, cette façon de parler et de boire, quime paraissaient chez les autres convives les résultats de ladébauche, de l’habitude ou de la force, me semblaient chezMarguerite un besoin d’oublier, une fièvre, une irritabiliténerveuse. À chaque verre de vin de Champagne, ses joues secouvraient d’un rouge fiévreux, et une toux, légère au commencementdu souper, était devenue à la longue assez forte pour la forcer àrenverser sa tête sur le dos de sa chaise et à comprimer sapoitrine dans ses mains toutes les fois qu’elle toussait.

Je souffrais du mal que devaient faire à cette frêleorganisation ces excès de tous les jours.

Enfin arriva une chose que j’avais prévue et que je redoutais.Vers la fin du souper, Marguerite fut prise d’un accès de toux plusfort que tous ceux qu’elle avait eus depuis que j’étais là. Il mesembla que sa poitrine se déchirait intérieurement. La pauvre filledevint pourpre, ferma les yeux sous la douleur et porta à seslèvres sa serviette qu’une goutte de sang rougit. Alors elle seleva et courut dans son cabinet de toilette.

– Qu’a donc Marguerite ? demanda Gaston.

– Elle a qu’elle a trop ri et qu’elle crache le sang, fitPrudence. Oh ! ce ne sera rien, cela lui arrive tous lesjours. Elle va revenir. Laissons-la seule, elle aime mieuxcela.

Quant à moi, je ne pus y tenir, et, au grand ébahissement dePrudence et de Nanine qui me rappelaient, j’allai rejoindreMarguerite.

Chapitre 10

 

La chambre où elle s’était réfugiée n’était éclairée que par uneseule bougie posée sur une table. Renversée sur un grand canapé, sarobe défaite, elle tenait une main sur son cœur et laissait pendrel’autre. Sur la table il y avait une cuvette d’argent à moitiépleine d’eau ; cette eau était marbrée de filets de sang.

Marguerite, très pâle et la bouche entr’ouverte, essayait dereprendre haleine. Par moments, sa poitrine se gonflait d’un longsoupir qui, exhalé, paraissait la soulager un peu, et la laissaitpendant quelques secondes dans un sentiment de bien-être.

Je m’approchai d’elle, sans qu’elle fît un mouvement, je m’assiset pris celle de ses mains qui reposait sur le canapé.

– Ah ! c’est vous ? me dit-elle avec un sourire.

Il paraît que j’avais la figure bouleversée, car elle ajouta:

– Est-ce que vous êtes malade aussi ?

– Non ; mais vous, souffrez-vous encore ?

– Très peu ; et elle essuya avec son mouchoir les larmesque la toux avait fait venir à ses yeux ; je suis habituée àcela maintenant.

– Vous vous tuez, madame, lui dis-je alors d’une voixémue ; je voudrais être votre ami, votre parent, pour vousempêcher de vous faire mal ainsi.

– Ah ! cela ne vaut vraiment pas la peine que vous vousalarmiez, répliqua-t-elle d’un ton un peu amer ; voyez si lesautres s’occupent de moi : c’est qu’ils savent bien qu’il n’y arien à faire à ce mal-là.

Après quoi elle se leva et, prenant la bougie, elle la mit surla cheminée et se regarda dans la glace.

– Comme je suis pâle ! dit-elle en rattachant sa robe et enpassant ses doigts sur ses cheveux délissés. Ah ! bah !allons nous remettre à table. Venez-vous ?

Mais j’étais assis et je ne bougeais pas.

Elle comprit l’émotion que cette scène m’avait causée, car elles’approcha de moi et, me tendant la main, elle me dit :

– Voyons, venez.

Je pris sa main, je la portai à mes lèvres en la mouillantmalgré moi de deux larmes longtemps contenues.

– Eh bien, mais êtes-vous enfant ! dit-elle en se rasseyantauprès de moi ; voilà que vous pleurez !Qu’avez-vous ?

– Je dois vous paraître bien niais, mais ce que je viens de voirm’a fait un mal affreux.

– Vous êtes bien bon ! Que voulez-vous ? Je ne puispas dormir, il faut bien que je me distraie un peu. Et puis desfilles comme moi, une de plus ou de moins, qu’est-ce que celafait ? Les médecins me disent que le sang que je crache vientdes bronches ; j’ai l’air de les croire, c’est tout ce que jepuis faire pour eux.

– Écoutez, Marguerite, dis-je alors avec une expansion que je nepus retenir, je ne sais pas l’influence que vous devez prendre surma vie, mais ce que je sais, c’est qu’à l’heure qu’il est, il n’y apersonne, pas même ma sœur, à qui je m’intéresse comme à vous.C’est ainsi depuis que je vous ai vue. Eh bien, au nom du ciel,soignez-vous, et ne vivez plus comme vous le faites.

– Si je me soignais, je mourrais. Ce qui me soutient, c’est lavie fiévreuse que je mène. Puis, se soigner, c’est bon pour lesfemmes du monde qui ont une famille et des amis ; mais nous,dès que nous ne pouvons plus servir à la vanité ou au plaisir denos amants, ils nous abandonnent, et les longues soirées succèdentaux longs jours. Je le sais bien, allez, j’ai été deux mois dansmon lit ; au bout de trois semaines, personne ne venait plusme voir.

– Il est vrai que je ne vous suis rien, repris-je ; mais sivous le vouliez je vous soignerais comme un frère, je ne vousquitterais pas, et je vous guérirais. Alors, quand vous en auriezla force, vous reprendriez la vie que vous menez, si bon voussemblait ; mais j’en suis sûr, vous aimeriez mieux uneexistence tranquille qui vous ferait plus heureuse et vousgarderait jolie.

– Vous pensez comme cela ce soir, parce que vous avez le vintriste, mais vous n’auriez pas la patience dont vous vousvantez.

– Permettez-moi de vous dire, Marguerite, que vous avez étémalade pendant deux mois, et que, pendant ces deux mois, je suisvenu tous les jours savoir de vos nouvelles.

– C’est vrai ; mais pourquoi ne montiez-vous pas ?

– Parce que je ne vous connaissais pas alors.

– Est-ce qu’on se gêne avec une fille comme moi ?

– On se gêne toujours avec une femme ; c’est mon avis dumoins.

– Ainsi, vous me soigneriez ?

– Oui.

– Vous resteriez tous les jours auprès de moi ?

– Oui.

– Et même toutes les nuits ?

– Tout le temps que je ne vous ennuierais pas.

– Comment appelez-vous cela ?

– Du dévouement.

– Et d’où vient ce dévouement ?

– D’une sympathie irrésistible que j’ai pour vous.

– Ainsi vous êtes amoureux de moi ? dites-le tout de suite,c’est bien plus simple.

– C’est possible ; mais si je dois vous le dire un jour, cen’est pas aujourd’hui.

– Vous ferez mieux de ne me le dire jamais.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il ne peut résulter que deux choses de cet aveu.

– Lesquelles ?

– Ou que je ne vous accepte pas, alors vous m’en voudrez, ou queje vous accepte, alors vous aurez une triste maîtresse ; unefemme nerveuse, malade, triste, ou gaie d’une gaieté plus tristeque le chagrin, une femme qui crache le sang et qui dépense centmille francs par an, c’est bon pour un vieux richard comme leduc ; mais c’est bien ennuyeux pour un jeune homme comme vous,et la preuve, c’est que tous les jeunes amants que j’ai eus m’ontbien vite quittée.

Je ne répondais rien : j’écoutais. Cette franchise qui tenaitpresque de la confession, cette vie douloureuse que j’entrevoyaissous le voile doré qui la couvrait, et dont la pauvre fille fuyaitla réalité dans la débauche, l’ivresse et l’insomnie, tout celam’impressionnait tellement que je ne trouvais pas une seuleparole.

– Allons, continua Marguerite, nous disons là des enfantillages.Donnez-moi la main et rentrons dans la salle à manger. On ne doitpas savoir ce que notre absence veut dire.

– Rentrez, si bon vous semble, mais je vous demande lapermission de rester ici.

– Pourquoi ?

– Parce que votre gaieté me fait trop de mal.

– Eh bien, je serai triste.

– Tenez, Marguerite, laissez-moi vous dire une chose que l’onvous a dite souvent sans doute, et à laquelle l’habitude del’entendre vous empêchera peut-être d’ajouter foi, mais qui n’enest pas moins réelle, et que je ne vous répéterai jamais.

– C’est ? … dit-elle avec le sourire que prennent lesjeunes mères pour écouter une folie de leur enfant.

– C’est que, depuis que je vous ai vue, je ne sais comment nipourquoi, vous avez pris une place dans ma vie ; c’est quej’ai eu beau chasser votre image de ma pensée, elle y est toujoursrevenue ; c’est qu’aujourd’hui, quand je vous ai rencontrée,après être resté deux ans sans vous voir, vous avez pris sur moncœur et mon esprit un ascendant plus grand encore ; c’estqu’enfin, maintenant que vous m’avez reçu, que je vous connais, queje sais tout ce qu’il y a d’étrange en vous, vous m’êtes devenueindispensable, et que je deviendrai fou, non pas seulement si vousne m’aimez pas, mais si vous ne me laissez pas vous aimer.

– Mais, malheureux que vous êtes, je vous dirai ce que disaitmadame D… : vous êtes donc bien riche ! Mais vous ne savezdonc pas que je dépense six ou sept mille francs par mois, et quecette dépense est devenue nécessaire à ma vie ? mais vous nesavez donc pas, mon pauvre ami, que je vous ruinerais en un rien detemps, et que votre famille vous ferait interdire pour vousapprendre à vivre avec une créature comme moi ? Aimez-moibien, comme un bon ami, mais pas autrement. Venez me voir, nousrirons, nous causerons ; mais ne vous exagérez pas ce que jevaux, car je ne vaux pas grand-chose. Vous avez un bon cœur, vousavez besoin d’être aimé, vous êtes trop jeune et trop sensible pourvivre dans notre monde. Prenez une femme mariée. Vous voyez que jesuis une bonne fille et que je vous parle franchement.

– Ah çà ! que diable faites-vous là ? cria Prudence,que nous n’avions pas entendue venir, et qui apparaissait sur leseuil de la chambre avec ses cheveux à moitié défaits et sa robeouverte. Je reconnaissais dans ce désordre la main de Gaston.

– Nous parlons raison, dit Marguerite, laissez-nous unpeu ; nous vous rejoindrons tout à l’heure.

– Bien, bien, causez, mes enfants, dit Prudence en s’en allantet en fermant la porte comme pour ajouter encore au ton dont elleavait prononcé ces dernières paroles.

– Ainsi, c’est convenu, reprit Marguerite, quand nous fûmesseuls, vous ne m’aimerez plus ?

– Je partirai.

– C’est à ce point-là ?

J’étais trop avancé pour reculer, et d’ailleurs cette fille mebouleversait. Ce mélange de gaieté, de tristesse, de candeur, deprostitution, cette maladie même qui devait développer chez elle lasensibilité des impressions comme l’irritabilité des nerfs, tout mefaisait comprendre que si, dès la première fois, je ne prenais pasd’empire sur cette nature oublieuse et légère, elle était perduepour moi.

– Voyons, c’est donc sérieux ce que vous dites ?fit-elle.

– Très sérieux.

– Mais pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt ?

– Quand vous l’aurais-je dit ?

– Le lendemain du jour où vous m’avez été présenté àl’Opéra-Comique.

– Je crois que vous m’auriez fort mal reçu, si j’étais venu vousvoir.

– Pourquoi ?

– Parce que j’avais été stupide la veille.

– Cela, c’est vrai. Mais cependant vous m’aimiez déjà à cetteépoque ?

– Oui.

– Ce qui ne vous a pas empêché d’aller vous coucher et de dormirbien tranquillement après le spectacle. Nous savons ce que sont cesgrands amours-là.

– Eh bien, c’est ce qui vous trompe. Savez-vous ce que j’ai faitle soir de l’Opéra-Comique ?

– Non.

– Je vous ai attendue à la porte du café Anglais. J’ai suivi lavoiture qui vous a emmenés, vous et vos trois amis, et, quand jevous ai vue descendre seule et rentrer seule chez vous, j’ai étébien heureux.

Marguerite se mit à rire.

– De quoi riez-vous ?

– De rien.

– Dites-le-moi, je vous en supplie, ou je vais croire que vousvous moquez encore de moi.

– Vous ne vous fâcherez pas ?

– De quel droit me fâcherais-je ?

– Eh bien, il y avait une bonne raison pour que je rentrasseseule.

– Laquelle ?

– On m’attendait ici.

Elle m’eût donné un coup de couteau qu’elle ne m’eût pas faitplus de mal. Je me levai, et, lui tendant la main :

– Adieu, lui dis-je.

– Je savais bien que vous vous fâcheriez, dit-elle. Les hommesont la rage de vouloir apprendre ce qui doit leur faire de lapeine.

– Mais je vous assure, ajoutai-je d’un ton froid, comme sij’avais voulu prouver que j’étais à jamais guéri de ma passion, jevous assure que je ne suis pas fâché. Il était tout naturel quequelqu’un vous attendît, comme il est tout naturel que je m’enaille à trois heures du matin.

– Est-ce que vous avez aussi quelqu’un qui vous attend chezvous ?

– Non, mais il faut que je parte.

– Adieu, alors.

– Vous me renvoyez ?

– Pas le moins du monde.

– Pourquoi me faites-vous de la peine ?

– Quelle peine vous ai-je faite ?

– Vous me dites que quelqu’un vous attendait.

– Je n’ai pas pu m’empêcher de rire à l’idée que vous aviez étési heureux de me voir rentrer seule, quand il y avait une si bonneraison pour cela.

– On se fait souvent une joie d’un enfantillage, et il estméchant de détruire cette joie, quand, en la laissant subsister, onpeut rendre plus heureux encore celui qui la trouve.

– Mais à qui croyez-vous donc avoir affaire ? Je ne suis niune vierge ni une duchesse. Je ne vous connais que d’aujourd’hui etne vous dois pas compte de mes actions. En admettant que jedevienne un jour votre maîtresse, il faut que vous sachiez bien quej’ai eu d’autres amants que vous. Si vous me faites déjà des scènesde jalousie avant, qu’est-ce que ce sera donc après, si jamaisl’après existe ! Je n’ai jamais vu un homme comme vous.

– C’est que personne ne vous a jamais aimée comme je vousaime.

– Voyons, franchement, vous m’aimez donc bien ?

– Autant qu’il est possible d’aimer, je crois.

– Et cela dure depuis… ?

– Depuis un jour que je vous ai vue descendre de calèche etentrer chez Susse, il y a trois ans.

– Savez-vous que c’est très beau ? Eh bien, que faut-il queje fasse pour reconnaître ce grand amour ?

– Il faut m’aimer un peu, dis-je avec un battement de cœur quim’empêchait presque de parler ; car, malgré les souriresdemi-moqueurs dont elle avait accompagné toute cette conversation,il me semblait que Marguerite commençait à partager mon trouble, etque j’approchais de l’heure attendue depuis si longtemps.

– Eh bien, et le duc ?

– Quel duc ?

– Mon vieux jaloux.

– Il n’en saura rien.

– Et s’il le sait ?

– Il vous pardonnera.

– Hé non ! Il m’abandonnera, et qu’est-ce que jedeviendrai ?

– Vous risquez bien cet abandon pour un autre.

– Comment le savez-vous ?

– Par la recommandation que vous avez faite de ne laisser entrerpersonne cette nuit.

– C’est vrai ; mais celui-là est un ami sérieux.

– Auquel vous ne tenez guère, puisque vous lui faites défendrevotre porte à pareille heure.

– Ce n’est pas à vous de me le reprocher, puisque c’était pourvous recevoir, vous et votre ami.

Peu à peu je m’étais rapproché de Marguerite, j’avais passé mesmains autour de sa taille et je sentais son corps souple peserlégèrement sur mes mains jointes.

– Si vous saviez comme je vous aime ! lui disais-je toutbas.

– Bien vrai ?

– Je vous jure.

– Eh bien, si vous me promettez de faire toutes mes volontéssans dire un mot, sans me faire une observation, sans mequestionner, je vous aimerai peut-être.

– Tout ce que vous voudrez !

– Mais je vous en préviens, je veux être libre de faire ce quebon me semblera, sans vous donner le moindre détail sur ma vie. Ily a longtemps que je cherche un amant jeune, sans volonté, amoureuxsans défiance, aimé sans droits. Je n’ai jamais pu en trouver un.Les hommes, au lieu d’être satisfaits qu’on leur accorde longtempsce qu’ils eussent à peine espéré obtenir une fois, demandent à leurmaîtresse compte du présent, du passé et de l’avenir même. À mesurequ’ils s’habituent à elle, ils veulent la dominer, et ilsdeviennent d’autant plus exigeants qu’on leur donne tout ce qu’ilsveulent. Si je me décide à prendre un nouvel amant maintenant, jeveux qu’il ait trois qualités bien rares, qu’il soit confiant,soumis et discret.

– Eh bien, je serai tout ce que vous voudrez.

– Nous verrons.

– Et quand verrons-nous ?

– Plus tard.

– Pourquoi ?

– Parce que, dit Marguerite en se dégageant de mes bras et enprenant dans un gros bouquet de camélias rouges apporté le matin uncamélia qu’elle passa à ma boutonnière, parce qu’on ne peut pastoujours exécuter les traités le jour où on les signe. C’est facileà comprendre.

– Et quand vous reverrai-je ? dis-je en la pressant dansmes bras.

– Quand ce camélia changera de couleur.

– Et quand changera-t-il de couleur ?

– Demain, de onze heures à minuit. Êtes-vous content ?

– Vous me le demandez ?

– Pas un mot de tout cela ni à votre ami, ni à Prudence, ni àqui que ce soit.

– Je vous le promets.

– Maintenant, embrassez-moi et rentrons dans la salle àmanger.

Elle me tendit ses lèvres, lissa de nouveau ses cheveux, et noussortîmes de cette chambre, elle en chantant, moi à moitié fou.

Dans le salon elle me dit tout bas, en s’arrêtant :

– Cela doit vous paraître étrange que j’aie l’air d’être prête àvous accepter ainsi tout de suite ; savez-vous d’où celavient ? Cela vient, continua-t-elle en prenant ma main et enla posant contre son cœur, dont je sentis les palpitationsviolentes et répétées, cela vient de ce que, devant vivre moinslongtemps que les autres, je me suis promis de vivre plus vite.

– Ne me parlez plus de la sorte, je vous en supplie.

– Oh ! consolez-vous, continua-t-elle en riant. Si peu detemps que j’aie à vivre, je vivrai plus longtemps que vous nem’aimerez.

Et elle entra en chantant dans la salle à manger.

– Où est Nanine ? dit-elle en voyant Gaston et Prudenceseuls.

– Elle dort dans votre chambre, en attendant que vous vouscouchiez, répondit Prudence.

– La malheureuse ! Je la tue ! Allons, messieurs,retirez-vous ; il est temps.

Dix minutes après, Gaston et moi nous sortions. Marguerite meserrait la main en me disant adieu et restait avec Prudence.

– Eh bien, me demanda Gaston, quand nous fûmes dehors, quedites-vous de Marguerite ?

– C’est un ange, et j’en suis fou.

– Je m’en doutais ; le lui avez-vous dit ?

– Oui.

– Et vous a-t-elle promis de vous croire.

– Non.

– Ce n’est pas comme Prudence.

– Elle vous l’a promis ?

– Elle a fait mieux, mon cher ! On ne le croirait pas, elleest encore très bien, cette grosse Duvernoy !

Chapitre 11

 

En cet endroit de son récit, Armand s’arrêta.

– Voulez-vous fermer la fenêtre ? me dit-il, je commence àavoir froid. Pendant ce temps, je vais me coucher.

Je fermai la fenêtre. Armand, qui était très faible encore, ôtasa robe de chambre et se mit au lit, laissant pendant quelquesinstants reposer sa tête sur l’oreiller comme un homme fatiguéd’une longue course ou agité de pénibles souvenirs.

– Vous avez peut-être trop parlé, lui dis-je ; voulez-vousque je m’en aille et que je vous laisse dormir ? Vous meraconterez un autre jour la fin de cette histoire.

– Est-ce qu’elle vous ennuie ?

– Au contraire.

– Je vais continuer alors ; si vous me laissiez seul, je nedormirais pas.

– Quand je rentrai chez moi, reprit-il, sans avoir besoin de serecueillir, tant tous ces détails étaient encore présents à sapensée, je ne me couchai pas ; je me mis à réfléchir surl’aventure de la journée. La rencontre, la présentation,l’engagement de Marguerite vis-à-vis de moi, tout avait été sirapide, si inespéré, qu’il y avait des moments où je croyais avoirrêvé. Cependant ce n’était pas la première fois qu’une fille commeMarguerite se promettait à un homme pour le lendemain du jour où ille lui demandait.

J’avais beau me faire cette réflexion, la première impressionproduite par ma future maîtresse sur moi avait été si forte qu’ellesubsistait toujours. Je m’entêtais encore à ne pas voir en elle unefille semblable aux autres, et, avec la vanité si commune à tousles hommes, j’étais prêt à croire qu’elle partageait invinciblementpour moi l’attraction que j’avais pour elle.

Cependant j’avais sous les yeux des exemples biencontradictoires, et j’avais entendu dire souvent que l’amour deMarguerite était passé à l’état de denrée plus ou moins chère,selon la saison.

Mais comment aussi, d’un autre côté, concilier cette réputationavec les refus continuels faits au jeune comte que nous avionstrouvé chez elle ?

Vous me direz qu’il lui déplaisait et que, comme elle étaitsplendidement entretenue par le duc, pour faire tant que de prendreun autre amant, elle aimait mieux un homme qui lui plût. Alors,pourquoi ne voulait-elle pas de Gaston, charmant, spirituel, riche,et paraissait-elle vouloir de moi qu’elle avait trouvé si ridiculela première fois qu’elle m’avait vu ?

Il est vrai qu’il y a des incidents d’une minute qui font plusqu’une cour d’une année.

De ceux qui se trouvaient au souper, j’étais le seul qui se fûtinquiété en la voyant quitter la table. Je l’avais suivie, j’avaisété ému à ne pouvoir le cacher, j’avais pleuré en lui baisant lamain. Cette circonstance, réunie à mes visites quotidiennes pendantles deux mois de sa maladie, avait pu lui faire voir en moi unautre homme que ceux connus jusqu’alors, et peut-être s’était-elledit qu’elle pouvait bien faire pour un amour exprimé de cette façonce qu’elle avait fait tant de fois, que cela n’avait déjà plus deconséquence pour elle.

Toutes ces suppositions, comme vous le voyez, étaient assezvraisemblables ; mais quelle que fût la raison à sonconsentement, il y avait une chose certaine, c’est qu’elle avaitconsenti.

Or, j’étais amoureux de Marguerite, j’allais l’avoir, je nepouvais rien lui demander de plus. Cependant, je vous le répète,quoique ce fût une fille entretenue, je m’étais tellement,peut-être pour la poétiser, fait de cet amour un amour sans espoir,que plus le moment approchait où je n’aurais même plus besoind’espérer, plus je doutais.

Je ne fermai pas les yeux de la nuit.

Je ne me reconnaissais pas. J’étais à moitié fou. Tantôt je neme trouvais ni assez beau, ni assez riche, ni assez élégant pourposséder une pareille femme, tantôt je me sentais plein de vanité àl’idée de cette possession : puis je me mettais à craindre queMarguerite n’eût pour moi qu’un caprice de quelques jours, et,pressentant un malheur dans une rupture prompte, je feraispeut-être mieux, me disais-je, de ne pas aller le soir chez elle,et de partir en lui écrivant mes craintes. De là, je passais à desespérances sans limites, à une confiance sans bornes. Je faisaisdes rêves d’avenir incroyables ; je me disais que cette filleme devrait sa guérison physique et morale, que je passerais toutema vie avec elle, et que son amour me rendrait plus heureux que lesplus virginales amours.

Enfin, je ne pourrais vous répéter les mille pensées quimontaient de mon cœur à ma tête et qui s’éteignirent peu à peu dansle sommeil qui me gagna au jour.

Quand je me réveillai, il était deux heures. Le temps étaitmagnifique. Je ne me rappelle pas que la vie m’ait jamais paruaussi belle et aussi pleine. Les souvenirs de la veille sereprésentaient à mon esprit, sans ombres, sans obstacles etgaiement escortés des espérances du soir. Je m’habillai à la hâte.J’étais content et capable des meilleures actions. De temps entemps mon cœur bondissait de joie et d’amour dans ma poitrine. Unedouce fièvre m’agitait. Je ne m’inquiétais plus des raisons quim’avaient préoccupé avant que je m’endormisse. Je ne voyais que lerésultat, je ne songeais qu’à l’heure où je devais revoirMarguerite.

Il me fut impossible de rester chez moi. Ma chambre me semblaittrop petite pour contenir mon bonheur ; j’avais besoin de lanature entière pour m’épancher.

Je sortis.

Je passai par la rue d’Antin. Le coupé de Marguerite l’attendaità sa porte ; je me dirigeai du côté des Champs-Elysées.J’aimais, sans même les connaître, tous les gens que jerencontrais.

Comme l’amour rend bon !

Au bout d’une heure que je me promenais des chevaux de Marly aurond-point et du rond-point aux chevaux de Marly, je vis de loin lavoiture de Marguerite ; je ne la reconnus pas, je ladevinai.

Au moment de tourner l’angle des Champs-Elysées, elle se fitarrêter, et un grand jeune homme se détacha d’un groupe où ilcausait pour venir causer avec elle.

Ils causèrent quelques instants ; le jeune homme rejoignitses amis, les chevaux repartirent, et moi, qui m’étais approché dugroupe, je reconnus dans celui qui avait parlé à Marguerite cecomte de G… dont j’avais vu le portrait et que Prudence m’avaitsignalé comme celui à qui Marguerite devait sa position.

C’était à lui qu’elle avait fait défendre sa porte, laveille ; je supposai qu’elle avait fait arrêter sa voiturepour lui donner la raison de cette défense, et j’espérai qu’en mêmetemps elle avait trouvé quelque nouveau prétexte pour ne pas lerecevoir la nuit suivante.

Comment le reste de la journée se passa, je l’ignore ; jemarchai, je fumai, je causai, mais de ce que je dis, de ceux que jerencontrai, à dix heures du soir, je n’avais aucun souvenir.

Tout ce que je me rappelle, c’est que je rentrai chez moi, queje passai trois heures à ma toilette, et que je regardai cent foisma pendule et ma montre, qui malheureusement allaient l’une commel’autre.

Quand dix heures et demie sonnèrent, je me dis qu’il était tempsde partir.

Je demeurais à cette époque rue de Provence : je suivis la ruedu Mont-Blanc, je traversai le boulevard, pris la rueLouis-le-Grand, la rue de Port-Mahon, et la rue d’Antin. Jeregardai aux fenêtres de Marguerite.

Il y avait de la lumière.

Je sonnai.

Je demandai au portier si mademoiselle Gautier était chezelle.

Il me répondit qu’elle ne rentrait jamais avant onze heures ouonze heures un quart.

Je regardai ma montre.

J’avais cru venir tout doucement, je n’avais mis que cinqminutes pour venir de la rue de Provence chez Marguerite.

Alors, je me promenai dans cette rue sans boutiques, et déserteà cette heure.

Au bout d’une demi-heure Marguerite arriva. Elle descendit deson coupé en regardant autour d’elle, comme si elle eût cherchéquelqu’un.

La voiture repartit au pas, les écuries et la remise n’étant pasdans la maison. Au moment où Marguerite allait sonner, jem’approchai et lui dis :

– Bonsoir !

– Ah ! c’est vous ? me dit-elle d’un ton peu rassurantsur le plaisir qu’elle avait à me trouver là.

– Ne m’avez-vous pas permis de venir vous faire visiteaujourd’hui ?

– C’est juste ; je l’avais oublié.

Ce mot renversait toutes mes réflexions du matin, toutes mesespérances de la journée. Cependant, je commençais à m’habituer àces façons et je ne m’en allai pas, ce que j’eusse évidemment faitautrefois.

Nous entrâmes.

Nanine avait ouvert la porte d’avance.

– Prudence est-elle rentrée ? demanda Marguerite.

– Non, madame.

– Va dire que dès qu’elle rentrera elle vienne. Auparavant,éteins la lampe du salon, et, s’il vient quelqu’un, réponds que jene suis pas rentrée et que je ne rentrerai pas.

C’était bien là une femme préoccupée de quelque chose etpeut-être ennuyée d’un importun. Je ne savais quelle figure faireni que dire. Marguerite se dirigea du côté de sa chambre àcoucher ; je restai où j’étais.

– Venez, me dit-elle.

Elle ôta son chapeau, son manteau de velours et les jeta sur sonlit, puis se laissa tomber dans un grand fauteuil, auprès du feuqu’elle faisait faire jusqu’au commencement de l’été, et me dit enjouant avec la chaîne de sa montre :

– Eh bien, que me conterez-vous de neuf ?

– Rien, sinon que j’ai eu tort de venir ce soir.

– Pourquoi ?

– Parce que vous paraissez contrariée et que, sans doute, jevous ennuie.

– Vous ne m’ennuyez pas ; seulement je suis malade, j’aisouffert toute la journée, je n’ai pas dormi et j’ai une migraineaffreuse.

– Voulez-vous que je me retire pour vous laisser mettre aulit ?

– Oh ! vous pouvez rester ; si je veux me coucher, jeme coucherai bien devant vous.

En ce moment on sonna.

– Qui vient encore ? dit-elle avec un mouvementd’impatience.

Quelques instants après, on sonna de nouveau.

– Il n’y a donc personne pour ouvrir ? Il va falloir quej’ouvre moi-même.

En effet, elle se leva en me disant :

– Attendez ici.

Elle traversa l’appartement, et j’entendis ouvrir la ported’entrée.

– J’écoutai.

Celui à qui elle avait ouvert s’arrêta dans la salle à manger.Aux premiers mots, je reconnus la voix du jeune comte de N…

– Comment vous portez-vous ce soir ? disait-il.

– Mal, répondit sèchement Marguerite.

– Est-ce que je vous dérange ?

– Peut-être.

– Comme vous me recevez ! Que vous ai-je fait, ma chèreMarguerite ?

– Mon cher ami, vous ne m’avez rien fait. Je suis malade, ilfaut que je me couche ; ainsi vous allez me faire le plaisirde vous en aller. Cela m’assomme de ne pas pouvoir rentrer le soirsans vous voir apparaître cinq minutes après. Qu’est-ce que vousvoulez ? que je sois votre maîtresse ? Eh bien, je vousai déjà dit cent fois que non, que vous m’agacez horriblement, etque vous pouvez vous adresser autre part. Je vous le répèteaujourd’hui pour la dernière fois : je ne veux pas de vous, c’estbien convenu ; adieu. Tenez, voici Nanine qui rentre ;elle va vous éclairer. Bonsoir.

Et, sans ajouter un mot, sans écouter ce que balbutiait le jeunehomme, Marguerite revint dans sa chambre et referma violemment laporte, par laquelle Nanine, à son tour, rentra presqueimmédiatement.

– Tu m’entends, lui dit Marguerite, tu diras toujours à cetimbécile que je n’y suis pas ou que je ne veux pas le recevoir. Jesuis lasse, à la fin, de voir sans cesse des gens qui viennent medemander la même chose, qui me payent et qui se croient quittesavec moi. Si celles qui commencent notre honteux métier savaient ceque c’est, elles se feraient plutôt femmes de chambre. Maisnon ; la vanité d’avoir des robes, des voitures, des diamantsnous entraîne ; on croit à ce que l’on entend, car laprostitution a sa foi, et l’on use peu à peu son cœur, son corps,sa beauté ; on est redoutée comme une bête fauve, mépriséecomme un paria, on n’est entourée que de gens qui vous prennenttoujours plus qu’ils ne vous donnent, et on s’en va un beau jourcrever comme un chien, après avoir perdu les autres et s’êtreperdue soi-même.

– Voyons, madame, calmez-vous, dit Nanine ; vous avez malaux nerfs ce soir.

– Cette robe me gêne, reprit Marguerite en faisant sauter lesagrafes de son corsage ; donne-moi un peignoir. Eh bien, etPrudence ?

– Elle n’était pas rentrée, mais on l’enverra à madame dèsqu’elle rentrera.

– En voilà encore une, continua Marguerite en ôtant sa robe eten passant un peignoir blanc, en voilà encore une qui sait bien metrouver quand elle a besoin de moi, et qui ne peut pas me rendre unservice de bonne grâce. Elle sait que j’attends cette réponse cesoir, qu’il me la faut, que je suis inquiète, et je suis sûrequ’elle est allée courir sans s’occuper de moi.

– Peut-être a-t-elle été retenue ?

– Fais-nous donner le punch.

– Vous allez encore vous faire du mal, dit Nanine.

– Tant mieux ! Apporte-moi aussi des fruits, du pâté ou uneaile de poulet, quelque chose tout de suite, j’ai faim.

Vous dire l’impression que cette scène me causait, c’estinutile ; vous le devinez, n’est-ce pas ?

– Vous allez souper avec moi, me dit-elle ; en attendant,prenez un livre, je vais passer un instant dans mon cabinet detoilette.

Elle alluma les bougies d’un candélabre, ouvrit une porte aupied de son lit et disparut.

Pour moi, je me mis à réfléchir sur la vie de cette fille, etmon amour s’augmenta de pitié.

Je me promenais à grands pas dans cette chambre, tout ensongeant, quand Prudence entra.

– Tiens, vous voilà ? me dit-elle : où estMarguerite ?

– Dans son cabinet de toilette.

– Je vais l’attendre. Dites donc, elle vous trouvecharmant ; saviez-vous cela ?

– Non.

– Elle ne vous l’a pas dit un peu ?

– Pas du tout.

– Comment êtes-vous ici ?

– Je viens lui faire une visite.

– À minuit ?

– Pourquoi pas ?

– Farceur !

– Elle m’a même très mal reçu.

– Elle va mieux vous recevoir.

– Vous croyez ?

– Je lui apporte une bonne nouvelle.

– Il n’y a pas de mal ; ainsi elle vous a parlé demoi ?

– Hier au soir, ou plutôt cette nuit, quand vous avez été partiavec votre ami… à propos, comment va-t-il, votre ami ? C’estGaston R…, je crois, qu’on l’appelle ?

– Oui, dis-je, sans pouvoir m’empêcher de sourire en merappelant la confidence que Gaston m’avait faite, et en voyant quePrudence savait à peine son nom.

– Il est gentil, ce garçon-là ; qu’est-ce qu’ilfait ?

– Il a vingt-cinq mille francs de rente.

– Ah ! vraiment ! eh bien, pour en revenir à vous,Marguerite m’a questionnée sur votre compte ; elle m’a demandéqui vous étiez, ce que vous faisiez, quelles avaient été vosmaîtresses ; enfin tout ce qu’on peut demander sur un homme devotre âge. Je lui ai dit tout ce que je sais, en ajoutant que vousêtes un charmant garçon, et voilà.

– Je vous remercie ; maintenant, dites-moi donc de quellecommission elle vous avait chargée hier.

– D’aucune ; c’était pour faire partir le comte, ce qu’elledisait, mais elle m’en a chargée d’une pour aujourd’hui, et c’estla réponse que je lui apporte ce soir.

En ce moment, Marguerite sortit de son cabinet de toilette,coquettement coiffée de son bonnet de nuit orné de touffes derubans jaunes, appelées techniquement des choux.

Elle était ravissante ainsi.

Elle avait ses pieds nus dans des pantoufles de satin, etachevait la toilette de ses ongles.

– Eh bien, dit-elle en voyant Prudence, avez-vous vu leduc ?

– Parbleu !

– Et que vous a-t-il dit ?

– Il m’a donné.

– Combien ?

– Six mille.

– Vous les avez ?

– Oui.

– A-t-il eu l’air contrarié ?

– Non.

– Pauvre homme !

Ce pauvre homme ! fut dit d’un ton impossible à rendre.Marguerite prit les six billets de mille francs.

– Il était temps, dit-elle. Ma chère Prudence, avez-vous besoind’argent ?

– Vous savez, mon enfant, que c’est dans deux jours le 15, sivous pouviez me prêter trois ou quatre cents francs, vous merendriez service.

– Envoyez demain matin, il est trop tard pour faire changer.

– N’oubliez pas.

– Soyez tranquille. Soupez-vous avec nous ?

– Non, Charles m’attend chez moi.

– Vous en êtes donc toujours folle ?

– Toquée, ma chère ! A demain. Adieu, Armand.

Madame Duvernoy sortit.

Marguerite ouvrit son étagère et jeta dedans les billets debanque.

– Vous permettez que je me couche ! dit-elle en souriant eten se dirigeant vers son lit.

– Non seulement je vous le permets, mais encore je vous enprie.

Elle rejeta sur le pied de son lit la guipure qui le couvrait etse coucha.

– Maintenant, dit-elle, venez vous asseoir près de moi etcausons.

Prudence avait raison : la réponse qu’elle avait apportée àMarguerite l’égayait.

– Vous me pardonnez ma mauvaise humeur de ce soir ? medit-elle en me prenant la main.

– Je suis prêt à vous en pardonner bien d’autres.

– Et vous m’aimez ?

– À en devenir fou.

– Malgré mon mauvais caractère ?

– Malgré tout.

– Vous me le jurez !

– Oui, lui dis-je tout bas.

Nanine entra alors portant des assiettes, un poulet froid, unebouteille de bordeaux, des fraises et deux couverts.

– Je ne vous ai pas fait faire du punch, dit Nanine, le bordeauxest meilleur pour vous. N’est-ce pas, monsieur ?

– Certainement, répondis-je, tout ému encore des dernièresparoles de Marguerite et les yeux ardemment fixés sur elle.

– Bien, dit-elle, mets tout cela sur la petite table,approche-la du lit ; nous nous servirons nous-mêmes. Voilàtrois nuits que tu passes, tu dois avoir envie de dormir, va tecoucher ; je n’ai plus besoin de rien.

– Faut-il fermer la porte à double tour ?

– Je le crois bien ! Et surtout dis qu’on ne laisse entrerpersonne demain avant midi.

Chapitre 12

 

À cinq heures du matin, quand le jour commença à paraître àtravers les rideaux, Marguerite me dit :

– Pardonne-moi si je te chasse, mais il le faut. Le duc vienttous les matins ; on va lui répondre que je dors, quand il vavenir, et il attendra peut-être que je me réveille.

Je pris dans mes mains la tête de Marguerite, dont les cheveuxdéfaits ruisselaient autour d’elle, et je lui donnai un dernierbaiser, en lui disant :

– Quand te reverrai-je ?

– Écoute, reprit-elle, prends cette petite clef dorée qui estsur la cheminée, va ouvrir cette porte ; rapporte la clef iciet va-t’en. Dans la journée, tu recevras une lettre et mes ordres,car tu sais que tu dois obéir aveuglément.

– Oui, et si je demandais déjà quelque chose ?

– Quoi donc ?

– Que tu me laissasses cette clef.

– Je n’ai jamais fait pour personne ce que tu me demandeslà.

– Eh bien, fais-le pour moi, car je te jure que, moi, je net’aime pas comme les autres t’aimaient.

– Eh bien, garde-la ; mais je te préviens qu’il ne dépendque de moi que cette clef ne te serve à rien.

– Pourquoi ?

– Il y a des verrous en dedans de la porte.

– Méchante !

– Je les ferai ôter.

– Tu m’aimes donc un peu ?

– Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble queoui. Maintenant va-t’en ; je tombe de sommeil.

Nous restâmes quelques secondes dans les bras l’un de l’autre,et je partis.

Les rues étaient désertes, la grande ville dormait encore, unedouce fraîcheur courait dans ces quartiers que le bruit des hommesallait envahir quelques heures plus tard.

Il me sembla que cette ville endormie m’appartenait ; jecherchais dans mon souvenir les noms de ceux dont j’avaisjusqu’alors envié le bonheur ; et je ne m’en rappelais pas unsans me trouver plus heureux que lui.

Être aimé d’une jeune fille chaste, lui révéler le premier cetétrange mystère de l’amour, certes, c’est une grande félicité, maisc’est la chose du monde la plus simple. S’emparer d’un cœur qui n’apas l’habitude des attaques, c’est entrer dans une ville ouverte etsans garnison. L’éducation, le sentiment des devoirs et la famillesont de très fortes sentinelles ; mais il n’y a sentinelles sivigilantes que ne trompe une fille de seize ans, à qui, par la voixde l’homme qu’elle aime, la nature donne ses premiers conseilsd’amour qui sont d’autant plus ardents qu’ils paraissent pluspurs.

Plus la jeune fille croit au bien, plus elle s’abandonnefacilement, sinon à l’amant, du moins à l’amour, car étant sansdéfiance, elle est sans force, et se faire aimer d’elle est untriomphe que tout homme de vingt-cinq ans pourra se donner quand ilvoudra. Et cela est si vrai que voyez comme on entoure les jeunesfilles de surveillance et de remparts ! Les couvents n’ont pasde murs assez hauts, les mères de serrures assez fortes, lareligion de devoirs assez continus pour renfermer tous cescharmants oiseaux dans leur cage, sur laquelle on ne se donne mêmepas la peine de jeter des fleurs. Aussi comme elles doivent désirerce monde qu’on leur cache, comme elles doivent croire qu’il esttentant, comme elles doivent écouter la première voix qui, àtravers les barreaux, vient leur en raconter les secrets, et bénirla main qui lève, la première, un coin du voile mystérieux.

Mais être réellement aimé d’une courtisane, c’est une victoirebien autrement difficile. Chez elles, le corps a usé l’âme, lessens ont brûlé le cœur, la débauche a cuirassé les sentiments. Lesmots qu’on leur dit, elles les savent depuis longtemps ; lesmoyens que l’on emploie, elles les connaissent, l’amour mêmequ’elles inspirent, elles l’ont vendu. Elles aiment par métier etnon par entraînement. Elles sont mieux gardées par leurs calculsqu’une vierge par sa mère et son couvent ; aussi ont-ellesinventé le mot caprice pour ces amours sans trafic qu’elles sedonnent de temps en temps comme repos, comme excuse, ou commeconsolation ; semblables à ces usuriers qui rançonnent milleindividus, et qui croient tout racheter en prêtant un jour vingtfrancs à quelque pauvre diable qui meurt de faim, sans exigerd’intérêt et sans lui demander de reçu.

Puis, quand Dieu permet l’amour à une courtisane, cet amour, quisemble d’abord un pardon, devient presque toujours pour elle unchâtiment. Il n’y a pas d’absolution sans pénitence. Quand unecréature, qui a tout son passé à se reprocher, se sent tout à coupprise d’un amour profond, sincère, irrésistible, dont elle ne sefût jamais crue capable ; quand elle a avoué cet amour, commel’homme aimé ainsi la domine ! Comme il se sent fort avec cedroit cruel de lui dire : « vous ne faites pas plus pour de l’amourque vous n’avez fait pour de l’argent. »

Alors elles ne savent quelles preuves donner. Un enfant, racontela fable, après s’être longtemps amusé dans un champ à crier : « ausecours ! » Pour déranger des travailleurs, fut dévoré un jourpar un ours, sans que ceux qu’il avait trompés si souvent crussentcette fois aux cris réels qu’il poussait. Il en est de même de cesmalheureuses filles, quand elles aiment sérieusement. Elles ontmenti tant de fois qu’on ne veut plus les croire, et elles sont, aumilieu de leurs remords, dévorées par leur amour.

De là, ces grands dévouements, ces austères retraites dontquelques-unes ont donné l’exemple.

Mais, quand l’homme qui inspire cet amour rédempteur a l’âmeassez généreuse pour l’accepter sans se souvenir du passé, quand ils’y abandonne, quand il aime enfin, comme il est aimé, cet hommeépuise d’un coup toutes les émotions terrestres, et après cet amourson cœur sera fermé à tout autre.

Ces réflexions, je ne les faisais pas le matin où je rentraischez moi. Elles n’eussent pu être que le pressentiment de ce quiallait m’arriver, et malgré mon amour pour Marguerite, jen’entrevoyais pas de semblables conséquences ; aujourd’hui jeles fais. Tout étant irrévocablement fini, elles résultentnaturellement de ce qui a eu lieu.

Mais revenons au premier jour de cette liaison. Quand jerentrai, j’étais d’une gaieté folle. En songeant que les barrièresplacées par mon imagination entre Marguerite et moi avaientdisparu, que je la possédais, que j’occupais un peu sa pensée, quej’avais dans ma poche la clef de son appartement et le droit de meservir de cette clef, j’étais content de la vie, fier de moi, etj’aimais Dieu qui permettait tout cela.

Un jour, un jeune homme passe dans une rue, il y coudoie unefemme, il la regarde, il se retourne, il passe. Cette femme, il nela connaît pas, elle a des plaisirs, des chagrins, des amours où iln’a aucune part. Il n’existe pas pour elle, et peut-être, s’il luiparlait, se moquerait-elle de lui comme Marguerite avait fait demoi. Des semaines, des mois, des années s’écoulent, et tout à coup,quand ils ont suivi chacun leur destinée dans un ordre différent,la logique du hasard les ramène en face l’un de l’autre. Cettefemme devient la maîtresse de cet homme et l’aime. Comment ?Pourquoi ? Leurs deux existences n’en font plus qu’une ;à peine l’intimité existe-t-elle, qu’elle leur semble avoir existétoujours, et tout ce qui a précédé s’efface de la mémoire des deuxamants. C’est curieux, avouons-le.

Quant à moi, je ne me rappelais plus comment j’avais vécu avantla veille. Tout mon être s’exaltait en joie au souvenir des motséchangés pendant cette première nuit. Ou Marguerite était habile àtromper, ou elle avait pour moi une de ces passions subites qui serévèlent dès le premier baiser, et qui meurent quelquefois, dureste, comme elles sont nées.

Plus j’y réfléchissais, plus je me disais que Marguerite n’avaitaucune raison de feindre un amour qu’elle n’aurait pas ressenti, etje me disais aussi que les femmes ont deux façons d’aimer quipeuvent résulter l’une de l’autre : elles aiment avec le cœur ouavec les sens. Souvent une femme prend un amant pour obéir à laseule volonté de ses sens, et apprend, sans s’y être attendue, lemystère de l’amour immatériel et ne vit plus que par soncœur ; souvent une jeune fille, ne cherchant dans le mariageque la réunion de deux affections pures, reçoit cette soudainerévélation de l’amour physique, cette énergique conclusion des pluschastes impressions de l’âme.

Je m’endormis au milieu de ces pensées. Je fus réveillé par unelettre de Marguerite, lettre contenant ces mots :

« Voici mes ordres : ce soir au Vaudeville. Venez pendant letroisième entr’acte.

« M.G »

Je serrai ce billet dans un tiroir, afin d’avoir toujours laréalité sous la main, dans le cas où je douterais, comme celam’arrivait par moments.

Elle ne me disait pas de l’aller voir dans le jour, je n’osai meprésenter chez elle ; mais j’avais un si grand désir de larencontrer avant le soir que j’allai aux Champs-Elysées, où, commela veille, je la vis passer et redescendre.

À sept heures, j’étais au Vaudeville.

Jamais je n’étais entré si tôt dans un théâtre.

Toutes les loges s’emplirent les unes après les autres. Uneseule restait vide : l’avant-scène du rez-de-chaussée.

Au commencement du troisième acte, j’entendis ouvrir la porte decette loge, sur laquelle j’avais presque constamment les yeuxfixés, Marguerite parut.

Elle passa tout de suite sur le devant, chercha à l’orchestre,m’y vit et me remercia du regard.

Elle était merveilleusement belle ce soir-là.

Etais-je la cause de cette coquetterie ? M’aimait-elleassez pour croire que, plus je la trouverais belle, plus je seraisheureux ? Je l’ignorais encore ; mais si telle avait étéson intention, elle réussissait, car, lorsqu’elle se montra, lestêtes ondulèrent les unes vers les autres, et l’acteur alors enscène regarda lui-même celle qui troublait ainsi les spectateurspar sa seule apparition.

Et j’avais la clef de l’appartement de cette femme, et danstrois ou quatre heures elle allait de nouveau être à moi.

On blâme ceux qui se ruinent pour des actrices et des femmesentretenues ; ce qui m’étonne, c’est qu’ils ne fassent paspour elles vingt fois plus de folies. Il faut avoir vécu, commemoi, de cette vie-là, pour savoir combien les petites vanités detous les jours qu’elles donnent à leur amant soudent fortement dansle cœur, puisque nous n’avons pas d’autre mot, l’amour qu’il a pourelle.

Prudence prit place ensuite dans la loge, et un homme que jereconnus pour le comte de G… s’assit au fond.

À sa vue, un froid me passa sur le cœur.

Sans doute, Marguerite s’apercevait de l’impression produite surmoi par la présence de cet homme dans sa loge, car elle me souritde nouveau, et tournant le dos au comte, elle parut fort attentiveà la pièce. Au troisième entr’acte, elle se retourna, dit deuxmots ; le comte quitta la loge, et Marguerite me fit signe devenir la voir.

– Bonsoir ! me dit-elle quand j’entrai, et elle me tenditla main.

– Bonsoir ! répondis-je en m’adressant à Marguerite et àPrudence.

– Mais je prends la place de quelqu’un. Est-ce que M. le comtede G… ne va pas revenir ?

– Si ; je l’ai envoyé me chercher des bonbons pour que nouspuissions causer seuls un instant. Madame Duvernoy est dans laconfidence.

– Oui, mes enfants, dit celle-ci ; mais soyez tranquilles,je ne dirai rien.

– Qu’avez-vous donc ce soir ? dit Marguerite en se levantet en venant dans l’ombre de la loge m’embrasser sur le front.

– Je suis un peu souffrant.

– Il faut aller vous coucher, reprit-elle avec cet air ironiquesi bien fait pour sa tête fine et spirituelle.

– Où ?

– Chez vous.

– Vous savez bien que je n’y dormirai pas.

– Alors, il ne faut pas venir nous faire la moue ici parce quevous avez vu un homme dans ma loge.

– Ce n’est pas pour cette raison.

– Si fait, je m’y connais, et vous avez tort ; ainsi neparlons plus de cela. Vous viendrez après le spectacle chezPrudence, et vous y resterez jusqu’à ce que je vous appelle.Entendez-vous ?

– Oui.

Est-ce que je pouvais désobéir ?

– Vous m’aimez toujours ? reprit-elle.

– Vous me le demandez !

– Vous avez pensé à moi ?

– Tout le jour.

– Savez-vous que je crains décidément de devenir amoureuse devous ? demandez plutôt à Prudence.

– Ah ! répondit la grosse fille, c’en est assommant.

– Maintenant, vous allez retourner à votre stalle ; lecomte va rentrer, et il est inutile qu’il vous trouve ici.

– Pourquoi ?

– Parce que cela vous est désagréable de le voir.

– Non ; seulement si vous m’aviez dit désirer venir auVaudeville ce soir, j’aurais pu vous envoyer cette loge aussi bienque lui.

– Malheureusement, il me l’a apportée sans que je la luidemande, en m’offrant de m’accompagner. Vous le savez très bien, jene pouvais pas refuser. Tout ce que je pouvais faire, c’était devous écrire où j’allais pour que vous me vissiez, et parce quemoi-même j’avais du plaisir à vous revoir plus tôt ; mais,puisque c’est ainsi que vous me remerciez, je profite de laleçon.

– J’ai tort, pardonnez-moi.

– À la bonne heure, retournez gentiment à votre place, etsurtout ne faites plus le jaloux.

Elle m’embrassa de nouveau, et je sortis.

Dans le couloir, je rencontrai le comte qui revenait.

Je retournai à ma stalle.

Après tout, la présence de M. de G… dans la loge de Margueriteétait la chose la plus simple. Il avait été son amant, il luiapportait une loge, il l’accompagnait au spectacle, tout cela étaitfort naturel, et, du moment où j’avais pour maîtresse une fillecomme Marguerite, il me fallait bien accepter ses habitudes.

Je n’en fus pas moins très malheureux le reste de la soirée, etj’étais fort triste en m’en allant, après avoir vu Prudence, lecomte et Marguerite monter dans la calèche qui les attendait à laporte.

Et cependant, un quart d’heure après, j’étais chez Prudence.Elle rentrait à peine.

Chapitre 13

 

– Vous êtes venu presque aussi vite que nous, me ditPrudence.

– Oui, répondis-je machinalement. Où est Marguerite ?

– Chez elle.

– Toute seule ?

– Avec M. de G…

Je me promenai à grands pas dans le salon.

– Eh bien, qu’avez-vous ?

– Croyez-vous que je trouve drôle d’attendre ici que M. de G…sorte de chez Marguerite ?

– Vous n’êtes pas raisonnable non plus. Comprenez donc queMarguerite ne peut pas mettre le comte à la porte. M. de G… a étélongtemps avec elle, il lui a toujours donné beaucoupd’argent ; il lui en donne encore. Marguerite dépense plus decent mille francs par an ; elle a beaucoup de dettes. Le duclui envoie ce qu’elle lui demande, mais elle n’ose pas toujours luidemander tout ce dont elle a besoin. Il ne faut pas qu’elle sebrouille avec le comte qui lui fait une dizaine de mille francs paran au moins. Marguerite vous aime bien, mon cher ami, mais votreliaison avec elle, dans son intérêt et dans le vôtre, ne doit pasêtre sérieuse. Ce n’est pas avec vos sept ou huit mille francs depension que vous soutiendrez le luxe de cette fille-là ; ilsne suffiraient pas à l’entretien de sa voiture. Prenez Margueritepour ce qu’elle est, pour une bonne fille spirituelle etjolie ; soyez son amant pendant un mois, deux mois ;donnez-lui des bouquets, des bonbons et des loges ; mais nevous mettez rien de plus en tête, et ne lui faites pas des scènesde jalousie ridicule. Vous savez bien à qui vous avezaffaire ; Marguerite n’est pas une vertu. Vous lui plaisez,vous l’aimez bien, ne vous inquiétez pas du reste. Je vous trouvecharmant de faire le susceptible ! Vous avez la plus agréablemaîtresse de Paris ! Elle vous reçoit dans un appartementmagnifique, elle est couverte de diamants, elle ne vous coûtera pasun sou, si vous le voulez, et vous n’êtes pas content. Quediable ! Vous en demandez trop.

– Vous avez raison, mais c’est plus fort que moi, l’idée que cethomme est son amant me fait un mal affreux.

– D’abord, reprit Prudence, est-il encore son amant ? C’estun homme dont elle a besoin, voilà tout. Depuis deux jours, ellelui fait fermer sa porte ; il est venu ce matin, elle n’a paspu faire autrement que d’accepter sa loge et de le laisserl’accompagner. Il l’a reconduite, il monte un instant chez elle, iln’y reste pas, puisque vous attendez ici. Tout cela est biennaturel, il me semble. D’ailleurs vous acceptez bien leduc ?

– Oui, mais celui-là est un vieillard, et je suis sûr queMarguerite n’est pas sa maîtresse. Puis, on peut souvent accepterune liaison et n’en pas accepter deux. Cette facilité ressembletrop à un calcul et rapproche l’homme qui y consent, même paramour, de ceux qui, un étage plus bas, font un métier de ceconsentement et un profit de ce métier.

– Ah ! Mon cher, que vous êtes arriéré ! Combien enai-je vus, et des plus nobles, des plus élégants, des plus riches,faire ce que je vous conseille et cela, sans efforts, sans honte,sans remords ! Mais cela se voit tous les jours. Mais commentvoudriez-vous que les femmes entretenues de Paris fissent poursoutenir le train qu’elles mènent, si elles n’avaient pas trois ouquatre amants à la fois ? Il n’y a pas de fortune, siconsidérable qu’elle soit, qui puisse subvenir seule aux dépensesd’une femme comme Marguerite. Une fortune de cinq cent mille francsde rente est une fortune énorme en France ; eh bien, mon cherami, cinq cent mille francs de rente n’en viendraient pas à bout,et voici pourquoi : un homme qui a un pareil revenu a une maisonmontée, des chevaux, des domestiques, des voitures, des chasses,des amis ; souvent il est marié, il a des enfants, il faitcourir, il joue, il voyage, que sais-je, moi ! Toutes ceshabitudes sont prises de telle façon qu’il ne peut s’en défairesans passer pour être ruiné et sans faire scandale. Tout comptefait, avec cinq cent mille francs par an, il ne peut pas donner àune femme plus de quarante ou cinquante mille francs dans l’année,et encore c’est beaucoup. Eh bien, d’autres amours complètent ladépense annuelle de la femme. Avec Marguerite, c’est encore pluscommode ; elle est tombée par un miracle du ciel sur unvieillard riche à dix millions, dont la femme et la fille sontmortes, qui n’a plus que des neveux riches eux-mêmes, qui lui donnetout ce qu’elle veut sans rien lui demander en échange ; maiselle ne peut pas lui demander plus de soixante-dix mille francs paran, et je suis sûre que si elle lui en demandait davantage, malgrésa fortune et l’affection qu’il a pour elle, il le luirefuserait.

« Tous ces jeunes gens ayant vingt ou trente mille livres derente à Paris, c’est-à-dire à peine de quoi vivre dans le mondequ’ils fréquentent, savent très bien, quand ils sont les amantsd’une femme comme Marguerite, qu’elle ne pourrait pas seulementpayer son appartement et ses domestiques avec ce qu’ils luidonnent. Ils ne lui disent pas qu’ils le savent, ils ont l’air dene rien voir, et quand ils en ont assez ils s’en vont. S’ils ont lavanité de suffire à tout, ils se ruinent comme des sots et vont sefaire tuer en Afrique après avoir laissé cent mille francs dedettes à Paris. Croyez-vous que la femme leur en soitreconnaissante ? Pas le moins du monde. Au contraire, elle ditqu’elle leur a sacrifié sa position et que, pendant qu’elle étaitavec eux, elle perdait de l’argent. Ah ! vous trouvez tous cesdétails honteux, n’est-ce pas ? Ils sont vrais. Vous êtes uncharmant garçon, que j’aime de tout mon cœur ; je vis depuisvingt ans parmi les femmes entretenues, je sais ce qu’elles sont etce qu’elles valent, et je ne voudrais pas vous voir prendre ausérieux le caprice qu’une jolie fille a pour vous.

« Puis, outre cela, admettons, continua Prudence, que Margueritevous aime assez pour renoncer au comte et au duc, dans le cas oùcelui-ci s’apercevrait de votre liaison et lui dirait de choisirentre vous et lui, le sacrifice qu’elle vous ferait serait énorme,c’est incontestable. Quel sacrifice égal pourriez-vous lui faire,vous ? Quand la satiété serait venue, quand vous n’en voudriezplus enfin, que feriez-vous pour la dédommager de ce que vous luiauriez fait perdre ? Rien. Vous l’auriez isolée du monde danslequel étaient sa fortune et son avenir, elle vous aurait donné sesplus belles années, et elle serait oubliée. Ou vous seriez un hommeordinaire, alors, lui jetant son passé à la face, vous lui diriezqu’en la quittant vous ne faites qu’agir comme ses autres amants,et vous l’abandonneriez à une misère certaine ; ou vous seriezun honnête homme, et, vous croyant forcé de la garder auprès devous, vous vous livreriez vous-même à un malheur inévitable, carcette liaison, excusable chez le jeune homme, ne l’est plus chezl’homme mûr. Elle devient un obstacle à tout, elle ne permet ni lafamille, ni l’ambition, ces secondes et dernières amours del’homme. Croyez-m’en donc, mon ami, prenez les choses pour cequ’elles valent, les femmes pour ce qu’elles sont, et ne donnez pasà une fille entretenue le droit de se dire votre créancière en quoique ce soit.

C’était sagement raisonné et d’une logique dont j’aurais cruPrudence incapable. Je ne trouvai rien à lui répondre, sinonqu’elle avait raison ; je lui donnai la main et la remerciaide ses conseils.

– Allons, allons, me dit-elle, chassez-moi ces mauvaisesthéories, et riez ; la vie est charmante, mon cher, c’estselon le verre par lequel on la regarde. Tenez, consultez votre amiGaston, en voilà un qui me fait l’effet de comprendre l’amour commeje le comprends. Ce dont il faut que vous soyez convaincu, sansquoi vous deviendrez un garçon insipide, c’est qu’il y a à côtéd’ici une belle fille qui attend impatiemment que l’homme qui estchez elle s’en aille, qui pense à vous, qui vous garde sa nuit etqui vous aime, j’en suis certaine. Maintenant venez vous mettre àla fenêtre avec moi, et regardons partir le comte qui ne va pastarder à nous laisser la place.

Prudence ouvrit une fenêtre, et nous nous accoudâmes à côté l’unde l’autre sur le balcon.

Elle regardait les rares passants, moi je rêvais.

Tout ce qu’elle m’avait dit me bourdonnait dans la tête, et jene pouvais m’empêcher de convenir qu’elle avait raison ; maisl’amour réel que j’avais pour Marguerite avait peine à s’accommoderde cette raison-là. Aussi poussais-je de temps en temps des soupirsqui faisaient retourner Prudence, et lui faisaient hausser lesépaules comme un médecin qui désespère d’un malade.

« Comme on s’aperçoit que la vie doit être courte, disais-je enmoi-même, par la rapidité des sensations ! Je ne connaisMarguerite que depuis deux jours, elle n’est ma maîtresse quedepuis hier, et elle a déjà tellement envahi ma pensée, mon cœur etma vie, que la visite de ce comte de G… est un malheur pour moi.»

Enfin le comte sortit, remonta dans sa voiture et disparut.Prudence ferma sa fenêtre.

Au même moment Marguerite nous appelait.

– Venez vite, on met la table, disait-elle, nous allonssouper.

Quand j’entrai chez elle, Marguerite courut à moi, me sauta aucou et m’embrassa de toutes ses forces.

– Sommes-nous toujours maussade ? me dit-elle.

– Non, c’est fini, répondit Prudence, je lui ai fait de lamorale, et il a promis d’être sage.

– À la bonne heure !

Malgré moi, je jetai les yeux sur le lit, il n’était pasdéfait ; quant à Marguerite, elle était déjà en peignoirblanc.

On se mit à table.

Charme, douceur, expansion, Marguerite avait tout, et j’étaisbien forcé de temps en temps de reconnaître que je n’avais pas ledroit de lui demander autre chose ; que bien des gens seraientheureux à ma place, et que, comme le berger de Virgile, je n’avaisqu’à jouir des loisirs qu’un dieu ou plutôt qu’une déesse mefaisait.

J’essayai de mettre en pratique les théories de Prudence etd’être aussi gai que mes deux compagnes ; mais ce qui chezelles était nature, chez moi était effort, et le rire nerveux quej’avais, et auquel elles se trompèrent, touchait de bien près auxlarmes.

Enfin le souper cessa, et je restai seul avec Marguerite. Ellealla, comme elle en avait l’habitude, s’asseoir sur son tapisdevant le feu et regarder d’un air triste la flamme du foyer.

Elle songeait ! A quoi ? Je l’ignore ; moi, je laregardais avec amour et presque avec terreur en pensant à ce quej’étais prêt à souffrir pour elle.

– Sais-tu à quoi je pensais ?

– Non.

– À une combinaison que j’ai trouvée.

– Et quelle est cette combinaison ?

– Je ne puis pas encore te la confier, mais je puis te dire cequi en résulterait. Il en résulterait que dans un mois d’ici jeserais libre, je ne devrais plus rien, et nous irions passerensemble l’été à la campagne.

– Et vous ne pouvez pas me dire par quel moyen ?

– Non, il faut seulement que tu m’aimes comme je t’aime, et toutréussira.

– Et c’est vous seule qui avez trouvé cettecombinaison ?

– Oui.

– Et vous l’exécuterez seule ?

– Moi seule aurai les ennuis, me dit Marguerite avec un sourireque je n’oublierai jamais, mais nous partagerons les bénéfices.

Je ne pus m’empêcher de rougir à ce mot de bénéfices ; jeme rappelai Manon Lescaut mangeant avec Desgrieux l’argent de M. deB…

je répondis d’un ton un peu dur et en me levant :

– Vous me permettrez, ma chère Marguerite, de ne partager lesbénéfices que des entreprises que je conçois et que j’exploitemoi-même.

– Qu’est-ce que cela signifie ?

– Cela signifie que je soupçonne fort M. le comte de G… d’êtrevotre associé dans cette heureuse combinaison dont je n’accepte niles charges ni les bénéfices.

– Vous êtes un enfant. Je croyais que vous m’aimiez, je me suistrompée, c’est bien.

Et, en même temps, elle se leva, ouvrit son piano et se remit àjouer l’Invitation à la valse, jusqu’à ce fameux passage en majeurqui l’arrêtait toujours.

Etait-ce par habitude, ou pour me rappeler le jour où nous nousétions connus ? Tout ce que je sais, c’est qu’avec cettemélodie les souvenirs me revinrent, et, m’approchant d’elle, je luipris la tête entre mes mains et l’embrassai.

– Vous me pardonnez ? Lui dis-je.

– Vous le voyez bien, me répondit-elle ; mais remarquez quenous n’en sommes qu’au second jour, et que déjà j’ai quelque choseà vous pardonner. Vous tenez bien mal vos promesses d’obéissanceaveugle.

– Que voulez-vous, Marguerite, je vous aime trop, et je suisjaloux de la moindre de vos pensées. Ce que vous m’avez proposétout à l’heure me rendrait fou de joie, mais le mystère qui précèdel’exécution de ce projet me serre le cœur.

– Voyons, raisonnons un peu, reprit-elle en me prenant les deuxmains et en me regardant avec un charmant sourire auquel il m’étaitimpossible de résister ; vous m’aimez, n’est-ce pas ? etvous seriez heureux de passer trois ou quatre mois à la campagneavec moi seule ; moi aussi, je serais heureuse de cettesolitude à deux, non seulement j’en serais heureuse, mais j’en aibesoin pour ma santé. Je ne puis quitter Paris pour un si longtemps sans mettre ordre à mes affaires, et les affaires d’une femmecomme moi sont toujours très embrouillées ; eh bien, j’aitrouvé le moyen de tout concilier, mes affaires et mon amour pourvous, oui, pour vous, ne riez pas, j’ai la folie de vousaimer ! Et voilà que vous prenez vos grands airs et me ditesdes grands mots. Enfant, trois fois enfant, rappelez-vous seulementque je vous aime, et ne vous inquiétez de rien. – Est-ce convenu,voyons ?

– Tout ce que vous voulez est convenu, vous le savez bien.

– Alors, avant un mois, nous serons dans quelque village, à nouspromener au bord de l’eau et à boire du lait. Cela vous sembleétrange que je parle ainsi, moi, Marguerite Gautier ; celavient, mon ami, de ce que quand cette vie de Paris, qui semble merendre si heureuse, ne me brûle pas, elle m’ennuie, et alors j’aides aspirations soudaines vers une existence plus calme qui merappellerait mon enfance. On a toujours eu une enfance, quoi quel’on soit devenue. Oh ! soyez tranquille, je ne vais pas vousdire que je suis la fille d’un colonel en retraite et que j’ai étéélevée à Saint-Denis. Je suis une pauvre fille de la campagne, etje ne savais pas écrire mon nom il y a six ans. Vous voilà rassuré,n’est-ce pas ? Pourquoi est-ce à vous le premier à qui jem’adresse pour partager la joie du désir qui m’est venu ? Sansdoute parce que j’ai reconnu que vous m’aimiez pour moi et non pourvous, tandis que les autres ne m’ont jamais aimée que pour eux.

« J’ai été bien souvent à la campagne, mais jamais commej’aurais voulu y aller. C’est sur vous que je compte pour cebonheur facile, ne soyez donc pas méchant et accordez-le-moi.Dites-vous ceci : elle ne doit pas vivre vieille, et je merepentirais un jour de n’avoir pas fait pour elle la première chosequ’elle m’a demandée, et qu’il était si facile de faire.

Que répondre à de pareilles paroles, surtout avec le souvenird’une première nuit d’amour, et dans l’attente d’uneseconde ?

Une heure après, je tenais Marguerite dans mes bras, et ellem’eût demandé de commettre un crime que je lui eusse obéi.

À six heures du matin je partis, et avant de partir je lui dis:

– À ce soir ?

Elle m’embrassa plus fort, mais elle ne me répondit pas.

Dans la journée, je reçus une lettre qui contenait ces mots:

« Cher enfant, je suis un peu souffrante, et le médecinm’ordonne le repos. Je me coucherai de bonne heure ce soir et nevous verrai pas. Mais, pour vous récompenser, je vous attendraidemain à midi. Je vous aime. »

Mon premier mot fut : « elle me trompe ! »

Une sueur glacée passa sur mon front, car j’aimais déjà tropcette femme pour que ce soupçon ne me bouleversât point.

Et cependant je devais m’attendre à cet événement presque tousles jours avec Marguerite, et cela m’était arrivé souvent avec mesautres maîtresses, sans que je m’en préoccupasse fort. D’où venaitdonc l’empire que cette femme prenait sur ma vie ?

Alors je songeai, puisque j’avais la clef de chez elle, à allerla voir comme de coutume. De cette façon, je saurais bien vite lavérité, et, si je trouvais un homme, je le souffletterais.

En attendant, j’allai aux Champs-Elysées. J’y restai quatreheures. Elle ne parut pas. Le soir, j’entrai dans tous les théâtresoù elle avait l’habitude d’aller. Elle n’était dans aucun.

À onze heures, je me rendis rue d’Antin.

Il n’y avait pas de lumière aux fenêtres de Marguerite. Jesonnai néanmoins. Le portier me demanda où j’allais.

– Chez mademoiselle Gautier, lui dis-je.

– Elle n’est pas rentrée.

– Je vais monter l’attendre.

– Il n’y a personne chez elle.

Evidemment c’était là une consigne que je pouvais forcer puisquej’avais la clef, mais je craignis un esclandre ridicule, et jesortis.

Seulement, je ne rentrai pas chez moi, je ne pouvais quitter larue, et ne perdais pas des yeux la maison de Marguerite. Il mesemblait que j’avais encore quelque chose à apprendre, ou du moinsque mes soupçons allaient se confirmer.

Vers minuit, un coupé que je connaissais bien s’arrêta vers lenuméro 9.

Le comte de G… en descendit et entra dans la maison, après avoircongédié sa voiture.

Un moment j’espérai que, comme à moi, on allait lui dire queMarguerite n’était pas chez elle, et que j’allais le voirsortir ; mais à quatre heures du matin j’attendais encore.

J’ai bien souffert depuis trois semaines, mais ce n’est rien, jecrois, en comparaison de ce que je souffris cette nuit-là.

Chapitre 14

 

Rentré chez moi, je me mis à pleurer comme un enfant. Il n’y apas d’homme qui n’ait été trompé au moins une fois, et qui ne sachece que l’on souffre.

Je me dis, sous le poids de ces résolutions de la fièvre quel’on croit toujours avoir la force de tenir, qu’il fallait rompreimmédiatement avec cet amour, et j’attendis le jour avec impatiencepour aller retenir ma place, retourner auprès de mon père et de masœur, double amour dont j’étais certain, et qui ne me tromperaitpas, lui.

Cependant je ne voulais pas partir sans que Marguerite sût bienpourquoi je partais. Seul, un homme qui n’aime décidément plus samaîtresse la quitte sans lui écrire.

Je fis et refis vingt lettres dans ma tête.

J’avais eu affaire à une fille semblable à toutes les fillesentretenues, je l’avais beaucoup trop poétisée, elle m’avait traitéen écolier, en employant, pour me tromper, une ruse d’unesimplicité insultante, c’était clair. Mon amour-propre prit alorsle dessus. Il fallait quitter cette femme sans lui donner lasatisfaction de savoir ce que cette rupture me faisait souffrir, etvoici ce que je lui écrivis de mon écriture la plus élégante, etdes larmes de rage et de douleur dans les yeux :

« Ma chère Marguerite,

« J’espère que votre indisposition d’hier aura été peu de chose.J’ai été, à onze heures du soir, demander de vos nouvelles, et l’onm’a répondu que vous n’étiez pas rentrée. M. de G… a été plusheureux que moi, car il s’est présenté quelques instants après, età quatre heures du matin il était encore chez vous.

« Pardonnez-moi les quelques heures ennuyeuses que je vous aifait passer, et soyez sûre que je n’oublierai jamais les momentsheureux que je vous dois.

« Je serais bien allé savoir de vos nouvelles aujourd’hui, maisje compte retourner près de mon père.

« Adieu, ma chère Marguerite ; je ne suis ni assez richepour vous aimer comme je le voudrais, ni assez pauvre pour vousaimer comme vous le voudriez. Oublions donc, vous, un nom qui doitvous être à peu près indifférent, moi, un bonheur qui me devientimpossible.

« Je vous renvoie votre clef, qui ne m’a jamais servi et quipourra vous être utile, si vous êtes souvent malade comme vousl’étiez hier. »

Vous le voyez, je n’avais pas eu la force de finir cette lettresans une impertinente ironie, ce qui prouvait combien j’étaisencore amoureux.

Je lus et relus dix fois cette lettre, et l’idée qu’elle feraitde la peine à Marguerite me calma un peu. J’essayai de m’enhardirdans les sentiments qu’elle affectait, et quand, à huit heures, mondomestique entra chez moi, je la lui remis pour qu’il la portâttout de suite.

– Faudra-t-il attendre une réponse ? Me demanda Joseph (mondomestique s’appelait Joseph, comme tous les domestiques).

– Si l’on vous demande s’il y a une réponse, vous direz que vousn’en savez rien et vous attendrez.

Je me rattachais à cette espérance qu’elle allait merépondre.

Pauvres et faibles que nous sommes !

Tout le temps que mon domestique resta dehors, je fus dans uneagitation extrême. Tantôt me rappelant comment Marguerite s’étaitdonnée à moi, je me demandais de quel droit je lui écrivais unelettre impertinente, quand elle pouvait me répondre que ce n’étaitpas M. de G… qui me trompait, mais moi qui trompais M. de G… ;raisonnement qui permet à bien des femmes d’avoir plusieurs amants.Tantôt, me rappelant les serments de cette fille, je voulais meconvaincre que ma lettre était trop douce encore et qu’il n’y avaitpas d’expressions assez fortes pour flétrir une femme qui se riaitd’un amour aussi sincère que le mien. Puis, je me disais quej’aurais mieux fait de ne pas lui écrire, d’aller chez elle dans lajournée, et que, de cette façon, j’aurais joui des larmes que jelui aurais fait répandre.

Enfin, je me demandais ce qu’elle allait me répondre, déjà prêtà croire l’excuse qu’elle me donnerait.

Joseph revint.

– Eh bien ? Lui dis-je.

– Monsieur, me répondit-il, madame était couchée et dormaitencore, mais dès qu’elle sonnera, on lui remettra la lettre, ets’il y a une réponse on l’apportera.

Elle dormait !

Vingt fois je fus sur le point de renvoyer chercher cettelettre, mais je me disais toujours :

– On la lui a peut-être déjà remise, et j’aurais l’air de merepentir.

Plus l’heure à laquelle il était vraisemblable qu’elle merépondît approchait, plus je regrettais d’avoir écrit.

Dix heures, onze heures, midi sonnèrent.

À midi, je fus au moment d’aller au rendez-vous, comme si rienne s’était passé. Enfin, je ne savais qu’imaginer pour sortir ducercle de fer qui m’étreignait.

Alors, je crus, avec cette superstition des gens qui attendent,que, si je sortais un peu, à mon retour je trouverais une réponse.Les réponses impatiemment attendues arrivent toujours quand onn’est pas chez soi.

Je sortis sous prétexte d’aller déjeuner.

Au lieu de déjeuner au café Foy, au coin du boulevard, commej’avais l’habitude de le faire, je préférai aller déjeuner auPalais-Royal et passer par la rue d’Antin. Chaque fois que de loinj’apercevais une femme, je croyais voir Nanine m’apportant uneréponse. Je passai rue d’Antin sans avoir même rencontré uncommissionnaire. J’arrivai au Palais-Royal, j’entrai chez Véry. Legarçon me fit manger ou plutôt me servit ce qu’il voulut, car je nemangeai pas.

Malgré moi, mes yeux se fixaient toujours sur la pendule.

Je rentrai, convaincu que j’allais trouver une lettre deMarguerite.

Le portier n’avait rien reçu. J’espérais encore dans mondomestique. Celui-ci n’avait vu personne depuis mon départ.

Si Marguerite avait dû me répondre, elle m’eût répondu depuislongtemps.

Alors, je me mis à regretter les termes de ma lettre ;j’aurais dû me taire complètement, ce qui eût sans doute fait faireune démarche à son inquiétude ; car, ne me voyant pas venir aurendez-vous la veille, elle m’eût demandé les raisons de monabsence, et alors seulement j’eusse dû les lui donner. De cettefaçon, elle n’eût pu faire autrement que de se disculper, et ce queje voulais, c’était qu’elle se disculpât. Je sentais déjà que,quelques raisons qu’elle m’eût objectées, je les aurais crues, etque j’aurais mieux tout aimé que de ne plus la voir.

J’en arrivai à croire qu’elle allait venir elle-même chez moi,mais les heures se passèrent et elle ne vint pas.

Décidément, Marguerite n’était pas comme toutes les femmes, caril y en a bien peu qui, en recevant une lettre semblable à celleque je venais d’écrire, ne répondent pas quelque chose.

À cinq heures, je courus aux Champs-Elysées.

– Si je la rencontre, pensais-je, j’affecterai un airindifférent, et elle sera convaincue que je ne songe déjà plus àelle.

Au tournant de la rue Royale, je la vis passer dans savoiture ; la rencontre fut si brusque que je pâlis. J’ignoresi elle vit mon émotion ; moi, j’étais si troublé que je nevis que sa voiture.

Je ne continuai pas ma promenade aux Champs-Elysées. Je regardailes affiches des théâtres, car j’avais encore une chance de lavoir.

Il y avait une première représentation au Palais-Royal.Marguerite devait évidemment y assister.

J’étais au théâtre à sept heures.

Toutes les loges s’emplirent, mais Marguerite ne parut pas.

Alors, je quittai le Palais-Royal, et j’entrai dans tous lesthéâtres où elle allait le plus souvent, au Vaudeville, auxVariétés, à l’Opéra-Comique.

Elle n’était nulle part.

Ou ma lettre lui avait fait trop de peine pour qu’elle s’occupâtde spectacle, ou elle craignait de se trouver avec moi, et voulaitéviter une explication.

Voilà ce que ma vanité me soufflait sur le boulevard, quand jerencontrai Gaston qui me demanda d’où je venais.

– Du Palais-Royal.

– Et moi de l’Opéra, me dit-il ; je croyais même vous yvoir.

– Pourquoi ?

– Parce que Marguerite y était.

– Ah ! Elle y était ?

– Oui.

– Seule ?

– Non, avec une de ses amies.

– Voilà tout ?

– Le comte de G… est venu un instant dans sa loge ; maiselle s’en est allée avec le duc. À chaque instant, je croyais vousvoir paraître. Il y avait à côté de moi une stalle qui est restéevide toute la soirée, et j’étais convaincu qu’elle était louée parvous.

– Mais pourquoi irais-je où Marguerite va ?

– Parce que vous êtes son amant, pardieu !

– Et qui vous a dit cela ?

– Prudence, que j’ai rencontrée hier. Je vous en félicite, moncher ; c’est une jolie maîtresse que n’a pas qui veut.Gardez-la, elle vous fera honneur.

Cette simple réflexion de Gaston me montra combien messusceptibilités étaient ridicules.

Si je l’avais rencontré la veille et qu’il m’eût parlé ainsi, jen’eusse certainement pas écrit la sotte lettre du matin.

Je fus au moment d’aller chez Prudence et de l’envoyer dire àMarguerite que j’avais à lui parler ; mais je craignis quepour se venger elle ne me répondît qu’elle ne pouvait pas merecevoir, et je rentrai chez moi après être passé par la rued’Antin.

Je demandai de nouveau à mon portier s’il avait une lettre pourmoi.

Rien ! Elle aura voulu voir si je ferais quelque nouvelledémarche et si je rétracterais ma lettre aujourd’hui, me dis-je enme couchant ; mais, voyant que je ne lui écris pas, ellem’écrira demain.

Ce soir-là surtout je me repentis de ce que j’avais fait.J’étais seul chez moi, ne pouvant dormir, dévoré d’inquiétude et dejalousie quand, en laissant suivre aux choses leur véritable cours,j’aurais dû être auprès de Marguerite et m’entendre dire les motscharmants que je n’avais entendus que deux fois, et qui mebrûlaient les oreilles dans ma solitude.

Ce qu’il y avait d’affreux dans ma situation, c’est que leraisonnement me donnait tort ; en effet, tout me disait queMarguerite m’aimait. D’abord, ce projet de passer un été avec moiseul à la campagne, puis cette certitude que rien ne la forçait àêtre ma maîtresse, puisque ma fortune était insuffisante à sesbesoins et même à ses caprices. Il n’y avait donc eu chez elle quel’espérance de trouver en moi une affection sincère, capable de lareposer des amours mercenaires au milieu desquelles elle vivait, etdès le second jour je détruisais cette espérance, et je payais enironie impertinente l’amour accepté pendant deux nuits. Ce que jefaisais était donc plus que ridicule, c’était indélicat. Avais-jeseulement payé cette femme, pour avoir le droit de blâmer sa vie,et n’avais-je pas l’air, en me retirant dès le second jour, d’unparasite d’amour qui craint qu’on ne lui donne la carte de sondîner ? Comment ! Il y avait trente-six heures que jeconnaissais Marguerite ; il y en avait vingt-quatre quej’étais son amant, et je faisais le susceptible ; et au lieude me trouver trop heureux qu’elle partageât pour moi, je voulaisavoir tout à moi seul, et la contraindre à briser d’un coup lesrelations de son passé qui étaient les revenus de son avenir.Qu’avais-je à lui reprocher ? Rien. Elle m’avait écrit qu’elleétait souffrante, quand elle eût pu me dire tout crûment, avec lahideuse franchise de certaines femmes, qu’elle avait un amant àrecevoir ; et au lieu de croire à sa lettre, au lieu d’allerme promener dans toutes les rues de Paris, excepté dans la rued’Antin ; au lieu de passer ma soirée avec mes amis et de meprésenter le lendemain à l’heure qu’elle m’indiquait, je faisaisl’Othello, je l’espionnais, et je croyais la punir en ne la voyantplus. Mais elle devait être enchantée au contraire de cetteséparation ; mais elle devait me trouver souverainement sot,et son silence n’était pas même de la rancune ; c’était dudédain.

J’aurais dû alors faire à Marguerite un cadeau qui ne luilaissât aucun doute sur ma générosité, et qui m’eût permis, latraitant comme une fille entretenue, de me croire quitte avecelle ; mais j’eusse cru offenser par la moindre apparence detrafic, sinon l’amour qu’elle avait pour moi, du moins l’amour quej’avais pour elle, et puisque cet amour était si pur qu’iln’admettait pas le partage, il ne pouvait payer par un présent, sibeau qu’il fût, le bonheur qu’on lui avait donné, si court qu’eûtété ce bonheur.

Voilà ce que je me répétais la nuit, et ce qu’à chaque instantj’étais prêt à aller dire à Marguerite.

Quand le jour parut, je ne dormais pas encore, j’avais lafièvre ; il m’était impossible de penser à autre chose qu’àMarguerite.

Comme vous le comprenez, il fallait prendre un parti décisif, eten finir avec la femme ou avec mes scrupules, si toutefois elleconsentait encore à me recevoir.

Mais, vous le savez, on retarde toujours un parti décisif :aussi, ne pouvant rester chez moi, n’osant me présenter chezMarguerite, j’essayai un moyen de me rapprocher d’elle, moyen quemon amour-propre pourrait mettre sur le compte du hasard, dans lecas où il réussirait.

Il était neuf heures ; je courus chez Prudence, qui medemanda à quoi elle devait cette visite matinale.

Je n’osai pas lui dire franchement ce qui m’amenait. Je luirépondis que j’étais sorti de bonne heure pour retenir une place àla diligence de C…, où demeurait mon père.

– Vous êtes bien heureux, me dit-elle, de pouvoir quitter Parispar ce beau temps-là.

Je regardai Prudence, me demandant si elle se moquait demoi.

Mais son visage était sérieux.

– Irez-vous dire adieu à Marguerite ? reprit-elle toujourssérieusement.

– Non.

– Vous faites bien.

– Vous trouvez ?

– Naturellement. Puisque vous avez rompu avec elle, à quoi bonla revoir ?

– Vous savez donc notre rupture ?

– Elle m’a montré votre lettre.

– Et que vous a-t-elle dit ?

– Elle m’a dit : « Ma chère Prudence, votre protégé n’est paspoli : on pense ces lettres-là, mais on ne les écrit pas !»

– Et de quel ton vous a-t-elle dit cela ?

– En riant et elle a ajouté : « Il a soupé deux fois chez moi,et il ne me fait même pas de visite de digestion. »

Voilà l’effet que ma lettre et mes jalousies avaient produit. Jefus cruellement humilié dans la vanité de mon amour.

– Et qu’a-t-elle fait hier au soir ?

– Elle est allée à l’opéra.

– Je le sais. Et ensuite ?

– Elle a soupé chez elle.

– Seule ?

– Avec le comte de G…, je crois.

Ainsi ma rupture n’avait rien changé dans les habitudes deMarguerite.

C’est pour ces circonstances-là que certaines gens vous disent :« Il fallait ne plus penser à cette femme qui ne vous aimait pas.»

– Allons, je suis bien aise de voir que Marguerite ne se désolepas pour moi, repris-je avec un sourire forcé.

– Et elle a grandement raison. Vous avez fait ce que vous deviezfaire, vous avez été plus raisonnable qu’elle, car cette fille-làvous aimait, elle ne faisait que parler de vous, et aurait étécapable de quelque folie.

– Pourquoi ne m’a-t-elle pas répondu, puisqu’ellem’aime ?

– Parce qu’elle a compris qu’elle avait tort de vous aimer. Puisles femmes permettent quelquefois qu’on trompe leur amour, jamaisqu’on blesse leur amour-propre, et l’on blesse toujoursl’amour-propre d’une femme quand, deux jours après qu’on est sonamant, on la quitte, quelles que soient les raisons que l’on donneà cette rupture. Je connais Marguerite, elle mourrait plutôt que devous répondre.

– Que faut-il que je fasse alors ?

– Rien. Elle vous oubliera, vous l’oublierez, et vous n’aurezrien à vous reprocher l’un à l’autre.

– Mais si je lui écrivais pour lui demander pardon ?

– Gardez-vous-en bien, elle vous pardonnerait.

Je fus sur le point de sauter au cou de Prudence.

Un quart d’heure après, j’étais rentré chez moi et j’écrivais àMarguerite :

« Quelqu’un qui se repent d’une lettre qu’il a écrite hier, quipartira demain si vous ne lui pardonnez, voudrait savoir à quelleheure il pourra déposer son repentir à vos pieds.

« Quand vous trouvera-t-il seule ? Car, vous le savez, lesconfessions doivent être faites sans témoins. »

Je pliai cette espèce de madrigal en prose, et je l’envoyai parJoseph, qui remit la lettre à Marguerite elle-même, laquelle luirépondit qu’elle répondrait plus tard.

Je ne sortis qu’un instant pour aller dîner, et à onze heures dusoir je n’avais pas encore de réponse.

Je résolus alors de ne pas souffrir plus longtemps et de partirle lendemain.

En conséquence de cette résolution, convaincu que je nem’endormirais pas si je me couchais, je me mis à faire mesmalles.

Chapitre 15

 

Il y avait à peu près une heure que Joseph et moi nouspréparions tout pour mon départ, lorsqu’on sonna violemment à maporte.

– Faut-il ouvrir ? me dit Joseph.

– Ouvrez, lui dis-je, me demandant qui pouvait venir à pareilleheure chez moi, et n’osant croire que ce fût Marguerite.

– Monsieur, me dit Joseph en rentrant, ce sont deux dames.

– C’est nous, Armand, me cria une voix que je reconnus pourcelle de Prudence.

Je sortis de ma chambre.

Prudence, debout, regardait les quelques curiosités de monsalon ; Marguerite, assise sur le canapé, réfléchissait.

Quand j’entrai, j’allai à elle, je m’agenouillai, je lui prisles deux mains, et, tout ému, je lui dis : pardon.

Elle m’embrassa au front et me dit :

– Voilà déjà trois fois que je vous pardonne.

– J’allais partir demain.

– En quoi ma visite peut-elle changer votre résolution ? Jene viens pas pour vous empêcher de quitter Paris. Je viens parceque je n’ai pas eu dans la journée le temps de vous répondre, etque je n’ai pas voulu vous laisser croire que je fusse fâchéecontre vous. Encore Prudence ne voulait-elle pas que jevinsse ; elle disait que je vous dérangerais peut-être.

– Vous, me déranger, vous, Marguerite ! Etcomment ?

– Dame ! Vous pouviez avoir une femme chez vous, réponditPrudence, et cela n’aurait pas été amusant pour elle d’en voirarriver deux.

Pendant cette observation de Prudence, Marguerite me regardaitattentivement.

– Ma chère Prudence, répondis-je, vous ne savez pas ce que vousdites.

– C’est qu’il est très gentil votre appartement, répliquaPrudence ; peut-on voir la chambre à coucher !

– Oui.

Prudence passa dans ma chambre, moins pour la visiter que pourréparer la sottise qu’elle venait de dire, et nous laisser seuls,Marguerite et moi.

– Pourquoi avez-vous amené Prudence ? lui dis-je alors.

– Parce qu’elle était avec moi au spectacle, et qu’en partantd’ici je voulais avoir quelqu’un pour m’accompagner.

– N’étais-je pas là ?

– Oui ; mais outre que je ne voulais pas vous déranger,j’étais bien sûre qu’en venant jusqu’à ma porte, vous medemanderiez à monter chez moi, et, comme je ne pouvais pas vousl’accorder, je ne voulais pas que vous partissiez avec le droit deme reprocher un refus.

– Et pourquoi ne pouviez-vous pas me recevoir ?

– Parce que je suis très surveillée, et que le moindre soupçonpourrait me faire le plus grand tort.

– Est-ce bien la seule raison ?

– S’il y en avait une autre, je vous la dirais ; nous n’ensommes plus à avoir des secrets l’un pour l’autre.

– Voyons, Marguerite, je ne veux pas prendre plusieurs cheminspour en arriver à ce que je veux vous dire. Franchement,m’aimez-vous un peu ?

– Beaucoup.

– Alors, pourquoi m’avez-vous trompé ?

– Mon ami, si j’étais madame la duchesse telle ou telle, sij’avais deux cent mille livres de rente, que je fusse votremaîtresse et que j’eusse un autre amant que vous, vous auriez ledroit de me demander pourquoi je vous trompe ; mais je suismademoiselle Marguerite Gautier, j’ai quarante mille francs dedettes, pas un sou de fortune, et je dépense cent mille francs paran ; votre question devient oiseuse et ma réponse inutile.

– C’est juste, dis-je en laissant tomber ma tête sur les genouxde Marguerite ; mais moi je vous aime comme un fou.

– Eh bien, mon ami, il fallait m’aimer un peu moins ou mecomprendre un peu mieux. Votre lettre m’a fait beaucoup de peine.Si j’avais été libre, d’abord je n’aurais pas reçu le comteavant-hier, ou, l’ayant reçu, je serais venue vous demander lepardon que vous me demandiez tout à l’heure, et je n’aurais pas àl’avenir d’autre amant que vous. J’ai cru un moment que je pourraisme donner ce bonheur-là pendant six mois ; vous ne l’avez pasvoulu ; vous teniez à connaître les moyens, eh ! monDieu, les moyens étaient bien faciles à deviner. C’était unsacrifice plus grand que vous ne croyez que je faisais en lesemployant. J’aurais pu vous dire : j’ai besoin de vingt millefrancs ; vous étiez amoureux de moi, vous les eussiez trouvés,au risque de me les reprocher plus tard. J’ai mieux aimé ne rienvous devoir ; vous n’avez pas compris cette délicatesse, carc’en est une. Nous autres, quand nous avons encore un peu de cœur,nous donnons aux mots et aux choses une extension et undéveloppement inconnus aux autres femmes ; je vous répète doncque, de la part de Marguerite Gautier, le moyen qu’elle trouvait depayer ses dettes sans vous demander l’argent nécessaire pour celaétait une délicatesse dont vous devriez profiter sans rien dire. Sivous ne m’aviez connue qu’aujourd’hui, vous seriez trop heureux dece que je vous promettrais, et vous ne me demanderiez pas ce quej’ai fait avant-hier. Nous sommes quelquefois forcées d’acheter unesatisfaction pour notre âme aux dépens de notre corps, et noussouffrons bien davantage quand, après, cette satisfaction nouséchappe.

J’écoutais et je regardais Marguerite avec admiration. Quand jesongeais que cette merveilleuse créature, dont j’eusse enviéautrefois de baiser les pieds, consentait à me faire entrer pourquelque chose dans sa pensée, à me donner un rôle dans sa vie, etque je ne me contentais pas encore de ce qu’elle me donnait, je medemandais si le désir de l’homme a des bornes, quand, satisfaitaussi promptement que le mien l’avait été, il tend encore à autrechose.

– C’est vrai, reprit-elle ; nous autres créatures duhasard, nous avons des désirs fantasques et des amoursinconcevables. Nous nous donnons tantôt pour une chose, tantôt pourune autre. Il y a des gens qui se ruineraient sans rien obtenir denous, il y en a d’autres qui nous ont avec un bouquet. Notre cœur ades caprices ; c’est sa seule distraction et sa seule excuse.Je me suis donnée à toi plus vite qu’à aucun homme, je te lejure ; pourquoi ? parce que me, voyant cracher le sang,tu m’as pris la main, parce que tu as pleuré, parce que tu es laseule créature humaine qui ait bien voulu me plaindre. Je vais tedire une folie, mais j’avais autrefois un petit chien qui meregardait d’un air tout triste quand je toussais ; c’est leseul être que j’aie aimé.

« Quand il est mort, j’ai plus pleuré qu’à la mort de ma mère.Il est vrai qu’elle m’avait battue pendant douze ans de sa vie. Ehbien, je t’ai aimé tout de suite autant que mon chien. Si leshommes savaient ce qu’on peut avoir avec une larme, ils seraientplus aimés et nous serions moins ruineuses.

« Ta lettre t’a démenti, elle m’a révélé que tu n’avais pastoutes les intelligences du cœur, elle t’a fait plus de tort dansl’amour que j’avais pour toi que tout ce que tu aurais pu me faire.C’était de la jalousie, il est vrai, mais de la jalousie ironiqueet impertinente. J’étais déjà triste, quand j’ai reçu cette lettre,je comptais te voir à midi, déjeuner avec toi, effacer par ta vueune incessante pensée que j’avais, et qu’avant de te connaîtrej’admettais sans effort.

« Puis, continua Marguerite, tu étais la seule personne devantlaquelle j’avais cru comprendre tout de suite que je pouvais penseret parler librement. Tous ceux qui entourent les filles comme moiont intérêt à scruter leurs moindres paroles, à tirer uneconséquence de leurs plus insignifiantes actions. Nous n’avonsnaturellement pas d’amis. Nous avons des amants égoïstes quidépensent leur fortune non pas pour nous, comme ils le disent, maispour leur vanité.

« Pour ces gens-là, il faut que nous soyons gaies quand ils sontjoyeux, bien portantes quand ils veulent souper, sceptiques commeils le sont. Il nous est défendu d’avoir du cœur sous peine d’êtrehuées et de ruiner notre crédit.

« Nous ne nous appartenons plus. Nous ne sommes plus des êtres,mais des choses. Nous sommes les premières dans leur amour-propre,les dernières dans leur estime. Nous avons des amies, mais ce sontdes amies comme Prudence, des femmes jadis entretenues qui ontencore des goûts de dépense que leur âge ne leur permet plus. Alorselles deviennent nos amies ou plutôt nos commensales. Leur amitiéva jusqu’à la servitude, jamais jusqu’au désintéressement. Jamaiselles ne vous donneront qu’un conseil lucratif. Peu leur importeque nous ayons dix amants de plus, pourvu qu’elles y gagnent desrobes ou un bracelet, et qu’elles puissent de temps en temps sepromener dans notre voiture et venir au spectacle dans notre loge.Elles ont nos bouquets de la veille et nous empruntent noscachemires. Elles ne nous rendent jamais un service, si petit qu’ilsoit, sans se le faire payer le double de ce qu’il vaut. Tu l’as vutoi-même le soir où Prudence m’a apporté six mille francs que jel’avais priée d’aller demander pour moi au duc, elle m’a empruntécinq cents francs qu’elle ne me rendra jamais ou qu’elle me payeraen chapeaux qui ne sortiront pas de leurs cartons.

« Nous ne pouvons donc avoir, ou plutôt je ne pouvais donc avoirqu’un bonheur, c’était, triste comme je le suis quelquefois,souffrante comme je le suis toujours, de trouver un homme assezsupérieur pour ne pas me demander compte de ma vie, et pour êtrel’amant de mes impressions bien plus que de mon corps. Cet homme,je l’avais trouvé dans le duc, mais le duc est vieux, et lavieillesse ne protège ni ne console. J’avais cru pouvoir accepterla vie qu’il me faisait ; mais que veux-tu ? Je périssaisd’ennui et pour faire tant que d’être consumée, autant se jeterdans un incendie que de s’asphyxier avec du charbon.

« Alors je t’ai rencontré, toi, jeune, ardent, heureux, et j’aiessayé de faire de toi l’homme que j’avais appelé au milieu de mabruyante solitude. Ce que j’aimais en toi, ce n’était pas l’hommequi était, mais celui qui devait être. Tu n’acceptes pas ce rôle,tu le rejettes comme indigne de toi, tu es un amant vulgaire ;fais comme les autres, paie-moi et n’en parlons plus.

Marguerite, que cette longue confession avait fatiguée, serejeta sur le dos du canapé, et pour éteindre un faible accès detoux, porta son mouchoir à ses lèvres et jusqu’à ses yeux.

– Pardon, pardon, murmurai-je, j’avais compris tout cela, maisje voulais te l’entendre dire, ma Marguerite adorée. Oublions lereste et ne nous souvenons que d’une chose : c’est que nous sommesl’un à l’autre, que nous sommes jeunes et que nous nous aimons.

« Marguerite, fais de moi tout ce que tu voudras, je suis tonesclave, ton chien ; mais, au nom du ciel, déchire la lettreque je t’ai écrite et ne me laisse pas partir demain ; j’enmourrais.

Marguerite tira ma lettre du corsage de sa robe et, me laremettant, me dit avec un sourire d’une douceur ineffable :

– Tiens, je te la rapportais.

Je déchirai la lettre et je baisai avec des larmes la main quime la rendait.

En ce moment Prudence reparut.

– Dites donc, Prudence, savez-vous ce qu’il me demande ?fit Marguerite.

– Il vous demande pardon.

– Justement.

– Et vous pardonnez ?

– Il le faut bien, mais il veut encore autre chose.

– Quoi donc ?

– Il veut venir souper avec nous.

– Et vous y consentez ?

– Qu’en pensez-vous ?

– Je pense que vous êtes deux enfants, qui n’avez de tête nil’un ni l’autre. Mais je pense aussi que j’ai très faim et que plustôt vous consentirez, plus tôt nous souperons.

– Allons, dit Marguerite, nous tiendrons trois dans ma voiture.Tenez, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, Nanine sera couchée,vous ouvrirez la porte, prenez ma clef, et tâchez de ne plus laperdre.

J’embrassai Marguerite à l’étouffer.

Joseph entra là-dessus.

– Monsieur, me dit-il de l’air d’un homme enchanté de lui, lesmalles sont faites.

– Entièrement ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, défaites-les : je ne pars pas.

Chapitre 16

 

J’aurais pu, me dit Armand, vous raconter en quelques lignes lescommencements de cette liaison, mais je voulais que vous vissiezbien par quels événements et par quelle gradation nous en sommesarrivés, moi, à consentir à tout ce que voulait Marguerite,Marguerite, à ne plus pouvoir vivre qu’avec moi.

C’est le lendemain de la soirée où elle était venue me trouverque je lui envoyai Manon Lescaut.

À partir de ce moment, comme je ne pouvais changer la vie de mamaîtresse, je changeai la mienne. Je voulais avant toute chose nepas laisser à mon esprit le temps de réfléchir sur le rôle que jevenais d’accepter, car, malgré moi, j’en eusse conçu une grandetristesse. Aussi ma vie, d’ordinaire si calme, revêtit-elle tout àcoup une apparence de bruit et de désordre. N’allez pas croire que,si désintéressé qu’il soit, l’amour qu’une femme entretenue a pourvous ne coûte rien. Rien n’est cher comme les mille caprices defleurs, de loges, de soupers, de parties de campagne qu’on ne peutjamais refuser à sa maîtresse.

Comme je vous l’ai dit, je n’avais pas de fortune. Mon pèreétait et est encore receveur général à G… Il a une granderéputation de loyauté, grâce à laquelle il a trouvé lecautionnement qu’il lui fallait déposer pour entrer en fonction.Cette recette lui donne quarante mille francs par an, et depuis dixans qu’il l’a, il a remboursé son cautionnement et s’est occupé demettre de côté la dot de ma sœur. Mon père est l’homme le plushonorable qu’on puisse rencontrer. Ma mère, en mourant, a laissésix mille francs de rente qu’il a partagés entre ma sœur et moi lejour où il a obtenu la charge qu’il sollicitait ; puis,lorsque j’ai eu vingt et un ans, il a joint à ce petit revenu unepension annuelle de cinq mille francs, m’assurant qu’avec huitmille francs je pourrais être très heureux à Paris, si je voulais àcôté de cette rente me créer une position, soit dans le barreau,soit dans la médecine. Je suis donc venu à Paris, j’ai fait mondroit, j’ai été reçu avocat, et, comme beaucoup de jeunes gens,j’ai mis mon diplôme dans ma poche et me suis laissé aller un peu àla vie nonchalante de Paris. Mes dépenses étaient fortmodestes ; seulement je dépensais en huit mois mon revenu del’année, et je passais les quatre mois d’été chez mon père, ce quime faisait en somme douze mille livres de rente et me donnait laréputation d’un bon fils. Du reste pas un sou de dettes.

Voilà où j’en étais quand je fis la connaissance deMarguerite.

Vous comprenez que, malgré moi, mon train de vie augmenta.Marguerite était d’une nature fort capricieuse, et faisait partiede ces femmes qui n’ont jamais regardé comme une dépense sérieuseles mille distractions dont leur existence se compose. Il enrésultait que, voulant passer avec moi le plus de temps possible,elle m’écrivait le matin qu’elle dînerait avec moi, non pas chezelle, mais chez quelque restaurateur, soit de Paris, soit de lacampagne. J’allais la prendre, nous dînions, nous allions auspectacle, nous soupions souvent, et j’avais dépensé le soir quatreou cinq louis, ce qui faisait deux mille cinq cents ou trois millefrancs par mois, ce qui réduisait mon année à trois mois et demi,et me mettait dans la nécessité ou de faire des dettes, ou dequitter Marguerite.

Or, j’acceptais tout, excepté cette dernière éventualité.

Pardonnez-moi si je vous donne tous ces détails, mais vousverrez qu’ils furent la cause des événements qui vont suivre. Ceque je vous raconte est une histoire vraie, simple, et à laquelleje laisse toute la naïveté des détails et toute la simplicité desdéveloppements.

Je compris donc que, comme rien au monde n’aurait sur moil’influence de me faire oublier ma maîtresse, il me fallait trouverun moyen de soutenir les dépenses qu’elle me faisait faire. – Puis,cet amour me bouleversait au point que tous les moments que jepassais loin de Marguerite étaient des années, et que j’avaisressenti le besoin de brûler ces moments au feu d’une passionquelconque, et de les vivre tellement vite que je ne m’aperçussepas que je les vivais.

Je commençai à emprunter cinq ou six mille francs sur mon petitcapital, et je me mis à jouer, car depuis qu’on a détruit lesmaisons de jeu on joue partout. Autrefois, quand on entrait àFrascati, on avait la chance d’y faire sa fortune : on jouaitcontre de l’argent, et si l’on perdait, on avait la consolation dese dire qu’on aurait pu gagner ; tandis que maintenant,excepté dans les cercles, où il y a encore une certaine sévéritépour le paiement, on a presque la certitude, du moment que l’ongagne une somme importante, de ne pas la recevoir. On comprendrafacilement pourquoi.

Le jeu ne peut être pratiqué que par des jeunes gens ayant degrands besoins et manquant de la fortune nécessaire pour soutenirla vie qu’ils mènent ; ils jouent donc, et il en résultenaturellement ceci : ou ils gagnent, et alors les perdants serventà payer les chevaux et les maîtresses de ces messieurs, ce qui estfort désagréable. Des dettes se contractent, des relationscommencées autour d’un tapis vert finissent par des querelles oùl’honneur et la vie se déchirent toujours un peu ; et quand onest honnête homme, on se trouve ruiné par de très honnêtes jeunesgens qui n’avaient d’autre défaut que de ne pas avoir deux centmille livres de rente.

Je n’ai pas besoin de vous parler de ceux qui volent au jeu, etdont un jour on apprend le départ nécessaire et la condamnationtardive.

Je me lançai donc dans cette vie rapide, bruyante, volcanique,qui m’effrayait autrefois quand j’y songeais, et qui était devenuepour moi le complément inévitable de mon amour pour Marguerite.

Que vouliez-vous que je fisse ?

Les nuits que je ne passais pas rue d’Antin, si je les avaispassées seul chez moi, je n’aurais pas dormi. La jalousie m’eûttenu éveillé et m’eût brûlé la pensée et le sang ; tandis quele jeu détournait pour un moment la fièvre qui eût envahi mon cœuret le reportait sur une passion dont l’intérêt me saisissait malgrémoi, jusqu’à ce que sonnât l’heure où je devais me rendre auprès dema maîtresse. Alors, et c’est à cela que je reconnaissais laviolence de mon amour, que je gagnasse ou perdisse, je quittaisimpitoyablement la table, plaignant ceux que j’y laissais et quin’allaient pas trouver comme moi le bonheur en la quittant.

Pour la plupart, le jeu était une nécessité ; pour moic’était un remède.

Guéri de Marguerite, j’étais guéri du jeu.

Aussi, au milieu de tout cela, gardais-je un assez grandsang-froid ; je ne perdais que ce que je pouvais payer, et jene gagnais que ce que j’aurais pu perdre.

Du reste, la chance me favorisa. Je ne faisais pas de dettes, etje dépensais trois fois plus d’argent que lorsque je ne jouais pas.Il n’était pas facile de résister à une vie qui me permettait desatisfaire, sans me gêner, aux mille caprices de Marguerite. Quantà elle, elle m’aimait toujours autant et même davantage.

Comme je vous l’ai dit, j’avais commencé d’abord par n’être reçuque de minuit à six heures du matin, puis je fus admis de temps entemps dans les loges, puis elle vint dîner quelquefois avec moi. Unmatin je ne m’en allai qu’à huit heures, et il arriva un jour où jene m’en allai qu’à midi.

En attendant la métamorphose morale, une métamorphose physiques’était opérée chez Marguerite. J’avais entrepris sa guérison, etla pauvre fille, devinant mon but, m’obéissait pour me prouver sareconnaissance. J’étais parvenu sans secousses et sans effort àl’isoler presque de ses anciennes habitudes. Mon médecin, avec quije l’avais fait trouver, m’avait dit que le repos seul et le calmepouvaient lui conserver la santé, de sorte qu’aux soupers et auxinsomnies, j’étais arrivé à substituer un régime hygiénique et lesommeil régulier. Malgré elle, Marguerite s’habituait à cettenouvelle existence dont elle ressentait les effets salutaires. Déjàelle commençait à passer quelques soirées chez elle, ou bien, s’ilfaisait beau, elle s’enveloppait d’un cachemire, se couvrait d’unvoile, et nous allions à pied, comme deux enfants, courir le soirdans les allées sombres des Champs-Elysées. Elle rentrait fatiguée,soupait légèrement, se couchait après avoir fait un peu de musiqueou après avoir lu, ce qui ne lui était jamais arrivé. Les toux,qui, chaque fois que je les entendais, me déchiraient la poitrine,avaient disparu presque complètement.

Au bout de six semaines, il n’était plus question du comte,définitivement sacrifié ; le duc seul me forçait encore àcacher ma liaison avec Marguerite, et encore avait-il été congédiésouvent pendant que j’étais là, sous prétexte que madame dormait etavait défendu qu’on la réveillât.

Il résulta de l’habitude et même du besoin que Marguerite avaitcontractés de me voir que j’abandonnai le jeu juste au moment où unadroit joueur l’eût quitté. Tout compte fait, je me trouvais, parsuite de mes gains, à la tête d’une dizaine de mille francs qui meparaissaient un capital inépuisable.

L’époque à laquelle j’avais l’habitude d’aller rejoindre monpère et ma sœur était arrivée, et je ne partais pas ; aussirecevais-je fréquemment des lettres de l’un et de l’autre, lettresqui me priaient de me rendre auprès d’eux.

À toutes ces instances je répondais de mon mieux, en répétanttoujours que je me portais bien et que je n’avais pas besoind’argent, deux choses qui, je le croyais, consoleraient un peu monpère du retard que je mettais à ma visite annuelle.

Il arriva sur ces entrefaites, qu’un matin Marguerite, ayant étéréveillée par un soleil éclatant, sauta en bas de son lit, et medemanda si je voulais la mener toute la journée à la campagne.

On envoya chercher Prudence et nous partîmes tous trois, aprèsque Marguerite eut recommandé à Nanine de dire au duc qu’elle avaitvoulu profiter de ce beau jour, et qu’elle était allée à lacampagne avec madame Duvernoy.

Outre que la présence de la Duvernoy était nécessaire pourtranquilliser le vieux duc, Prudence était une de ces femmes quisemblent faites exprès pour ces parties de campagne. Avec sa gaietéinaltérable et son appétit éternel, elle ne pouvait pas laisser unmoment d’ennui à ceux qu’elle accompagnait, et devait s’entendreparfaitement à commander les œufs, les cerises, le lait, le lapinsauté, et tout ce qui compose enfin le déjeuner traditionnel desenvirons de Paris.

Il ne nous restait plus qu’à savoir où nous irions.

Ce fut encore Prudence qui nous tira d’embarras.

– Est-ce à une vraie campagne que vous voulez aller ?demanda-t-elle.

– Oui.

– Eh bien, allons à Bougival, au Point-du-Jour, chez la veuveArnould. Armand, allez louer une calèche.

Une heure et demie après nous étions chez la veuve Arnould.

Vous connaissez peut-être cette auberge, hôtel de semaine,guinguette le dimanche. Du jardin, qui est à la hauteur d’unpremier étage ordinaire, on découvre une vue magnifique. À gauche,l’aqueduc de Marly ferme l’horizon, à droite la vue s’étend sur uninfini de collines ; la rivière, presque sans courant dans cetendroit, se déroule comme un large ruban blanc moiré, entre laplaine des Gabillons et l’île de Croissy, éternellement bercée parle frémissement de ses hauts peupliers et le murmure de sessaules.

Au fond, dans un large rayon de soleil, s’élèvent de petitesmaisons blanches à toits rouges, et des manufactures qui, perdantpar la distance leur caractère dur et commercial, complètentadmirablement le paysage.

Au fond, Paris dans la brume !

Comme nous l’avait dit Prudence, c’était une vraie campagne, et,je dois le dire, ce fut un vrai déjeuner.

Ce n’est pas par reconnaissance pour le bonheur que je lui ai dûque je dis tout cela, mais Bougival, malgré son nom affreux, est undes plus jolis pays que l’on puisse imaginer. J’ai beaucoup voyagé,j’ai vu de plus grandes choses, mais non de plus charmantes que cepetit village gaiement couché au pied de la colline qui leprotège.

Madame Arnould nous offrit de nous faire faire une promenade enbateau, ce que Marguerite et Prudence acceptèrent avec joie.

On a toujours associé la campagne à l’amour et l’on a bien fait: rien n’encadre la femme que l’on aime comme le ciel bleu, lessenteurs, les fleurs, les brises, la solitude resplendissante deschamps ou des bois. Si fort que l’on aime une femme, quelqueconfiance que l’on ait en elle, quelque certitude sur l’avenir quevous donne son passé, on est toujours plus ou moins jaloux. Si vousavez été amoureux, sérieusement amoureux, vous avez dû éprouver cebesoin d’isoler du monde l’être dans lequel vous vouliez vivre toutentier. Il semble que, si indifférente qu’elle soit à ce quil’entoure, la femme aimée perde de son parfum et de son unité aucontact des hommes et des choses. Moi, j’éprouvais cela bien plusque tout autre. Mon amour n’était pas un amour ordinaire ;j’étais amoureux autant qu’une créature ordinaire peut l’être, maisde Marguerite Gautier, c’est-à-dire qu’à Paris, à chaque pas, jepouvais coudoyer un homme qui avait été l’amant de cette femme ouqui le serait le lendemain. Tandis qu’à la campagne, au milieu degens que nous n’avions jamais vus et qui ne s’occupaient pas denous, au sein d’une nature toute parée de son printemps, ce pardonannuel, et séparée du bruit de la ville, je pouvais cacher monamour et aimer sans honte et sans crainte.

La courtisane y disparaissait peu à peu. J’avais auprès de moiune femme jeune, belle, que j’aimais, dont j’étais aimé et quis’appelait Marguerite : le passé n’avait plus de formes, l’avenirplus de nuages. Le soleil éclairait ma maîtresse comme il eûtéclairé la plus chaste fiancée. Nous nous promenions tous deux dansces charmants endroits qui semblent faits exprès pour rappeler lesvers de Lamartine ou chanter les mélodies de Scudo. Margueriteavait une robe blanche, elle se penchait à mon bras, elle merépétait le soir sous le ciel étoilé les mots qu’elle m’avait ditsla veille, et le monde continuait au loin sa vie sans tacher de sonombre le riant tableau de notre jeunesse et de notre amour.

Voilà le rêve qu’à travers les feuilles m’apportait le soleilardent de cette journée, tandis que, couché tout au long surl’herbe de l’île où nous avions abordé, libre de tous les lienshumains qui la retenaient auparavant, je laissais ma pensée couriret cueillir toutes les espérances qu’elle rencontrait.

Ajoutez à cela que, de l’endroit où j’étais, je voyais sur larive une charmante petite maison à deux étages, avec une grille enhémicycle ; à travers la grille, devant la maison, une pelouseverte, unie comme du velours, et derrière le bâtiment un petit boisplein de mystérieuses retraites, et qui devait effacer chaque matinsous sa mousse le sentier fait la veille.

Des fleurs grimpantes cachaient le perron de cette maisoninhabitée qu’elles embrassaient jusqu’au premier étage.

À force de regarder cette maison, je finis par me convaincrequ’elle était à moi, tant elle résumait bien le rêve que jefaisais. J’y voyais Marguerite et moi, le jour dans le bois quicouvrait la colline, le soir assis sur la pelouse, et je medemandais si créatures terrestres auraient jamais été aussiheureuses que nous.

– Quelle jolie maison ! me dit Marguerite qui avait suivila direction de mon regard et peut-être de ma pensée.

– Où ? fit Prudence.

– Là-bas. Et Marguerite montrait du doigt la maison enquestion.

– Ah ! ravissante, répliqua Prudence, elle vousplaît ?

– Beaucoup.

– Eh bien ! Dites au duc de vous la louer ; il vous lalouera, j’en suis sûre. Je m’en charge, moi, si vous voulez.

Marguerite me regarda, comme pour me demander ce que je pensaisde cet avis.

Mon rêve s’était envolé avec les dernières paroles de Prudence,et m’avait rejeté si brutalement dans la réalité que j’étais encoretout étourdi de la chute.

– En effet, c’est une excellente idée, balbutiai-je, sans savoirce que je disais.

– Eh bien, j’arrangerai cela, dit en me serrant la mainMarguerite, qui interprétait mes paroles selon son désir. Allonsvoir tout de suite si elle est à louer.

La maison était vacante et à louer deux mille francs.

– Serez-vous heureux ici ? me dit-elle.

– Suis-je sûr d’y venir ?

– Et pour qui donc viendrais-je m’enterrer là, si ce n’est pourvous ?

– Eh bien, Marguerite, laissez-moi louer cette maisonmoi-même.

– Êtes-vous fou ? non seulement c’est inutile, mais ceserait dangereux ; vous savez bien que je n’ai le droitd’accepter que d’un seul homme, laissez-vous donc faire, grandenfant, et ne dites rien.

– Cela fait que, quand j’aurai deux jours libres, je viendrailes passer chez vous, dit Prudence.

Nous quittâmes la maison et reprîmes la route de Paris tout encausant de cette nouvelle résolution. Je tenais Marguerite dans mesbras, si bien qu’en descendant de voiture, je commençais déjà àenvisager la combinaison de ma maîtresse avec un esprit moinsscrupuleux.

Chapitre 17

 

Le lendemain, Marguerite me congédia de bonne heure, me disantque le duc devait venir de grand matin, et me promettant dem’écrire dès qu’il serait parti, pour me donner le rendez-vous dechaque soir.

En effet, dans la journée, je reçus ce mot :

« Je vais à Bougival avec le duc ; soyez chez Prudence, cesoir, à huit heures. »

À l’heure indiquée, Marguerite était de retour, et venait merejoindre chez madame Duvernoy.

– Et bien, tout est arrangé, dit-elle en entrant.

– La maison est louée ? demanda Prudence.

– Oui ; il a consenti tout de suite.

Je ne connaissais pas le duc, mais j’avais honte de le trompercomme je le faisais.

– Mais, ce n’est pas tout ! reprit Marguerite.

– Quoi donc encore ?

– Je me suis inquiétée du logement d’Armand.

– Dans la même maison ? demanda Prudence en riant.

– Non, mais au Point-du-Jour, où nous avons déjeuné, le duc etmoi. Pendant qu’il regardait la vue, j’ai demandé à madame Arnould,car c’est madame Arnould qu’elle s’appelle, n’est-ce pas ? jelui ai demandé si elle avait un appartement convenable. Elle en ajustement un, avec salon, antichambre et chambre à coucher. C’esttout ce qu’il faut, je pense. Soixante francs par mois. Le toutmeublé de façon à distraire un hypocondriaque. J’ai retenu lelogement. Ai-je bien fait ?

Je sautai au cou de Marguerite.

– Ce sera charmant, continua-t-elle, vous avez une clef de lapetite porte, et j’ai promis au duc une clef de la grille qu’il neprendra pas, puisqu’il ne viendra que dans le jour, quand ilviendra. Je crois, entre nous, qu’il est enchanté de ce caprice quim’éloigne de Paris pendant quelque temps, et fera taire un peu safamille. Cependant, il m’a demandé comment moi, qui aime tantParis, je pouvais me décider à m’enterrer dans cettecampagne ; je lui ai répondu que j’étais souffrante et quec’était pour me reposer. Il n’a paru me croire que trèsimparfaitement. Ce pauvre vieux est toujours aux abois. Nousprendrons donc beaucoup de précautions, mon cher Armand ; caril me ferait surveiller là-bas, et ce n’est pas le tout qu’il meloue une maison, il faut encore qu’il paye mes dettes, et j’en aimalheureusement quelques-unes. Tout cela vousconvient-il ?

– Oui, répondis-je en essayant de faire taire tous les scrupulesque cette façon de vivre réveillait de temps en temps en moi.

– Nous avons visité la maison dans tous ses détails, nous yserons à merveille. Le duc s’inquiétait de tout. Ah ! moncher, ajouta la folle en m’embrassant, vous n’êtes pas malheureux,c’est un millionnaire qui fait votre lit.

– Et quand emménagez-vous ? demanda Prudence.

– Le plus tôt possible.

– Vous emmenez votre voiture et vos chevaux ?

– J’emmènerai toute ma maison. Vous vous chargerez de monappartement pendant mon absence.

Huit jours après, Marguerite avait pris possession de la maisonde campagne, et moi j’étais installé au Point-du-Jour.

Alors commença une existence que j’aurais bien de la peine àvous décrire.

Dans les commencements de son séjour à Bougival, Marguerite neput rompre tout à fait avec ses habitudes, et comme la maison étaittoujours en fête, toutes ses amies venaient la voir ; pendantun mois, il ne se passa pas de jour que Marguerite n’eût huit oudix personnes à sa table. Prudence amenait de son côté tous lesgens qu’elle connaissait, et leur faisait tous les honneurs de lamaison, comme si cette maison lui eût appartenu.

L’argent du duc payait tout cela, comme vous le pensez bien, etcependant il arriva de temps en temps à Prudence de me demander unbillet de mille francs, soi-disant au nom de Marguerite. Vous savezque j’avais fait quelque gain au jeu ; je m’empressai donc deremettre à Prudence ce que Marguerite me faisait demander par elle,et dans la crainte qu’elle n’eût besoin de plus que je n’avais, jevins emprunter à Paris une somme égale à celle que j’avais déjàempruntée autrefois, et que j’avais rendue très exactement.

Je me trouvai donc de nouveau riche d’une dizaine de millefrancs, sans compter ma pension.

Cependant le plaisir qu’éprouvait Marguerite à recevoir sesamies se calma un peu devant les dépenses auxquelles ce plaisirl’entraînait, et surtout devant la nécessité où elle étaitquelquefois de me demander de l’argent. Le duc, qui avait louécette maison pour que Marguerite s’y reposât, n’y paraissait plus,craignant toujours d’y rencontrer une joyeuse et nombreusecompagnie de laquelle il ne voulait pas être vu. Cela tenaitsurtout à ce que, venant un jour pour dîner en tête-à-tête avecMarguerite, il était tombé au milieu d’un déjeuner de quinzepersonnes qui n’était pas encore fini à l’heure où il comptait semettre à table pour dîner. Quand, ne se doutant de rien, il avaitouvert la porte de la salle à manger, un rire général avaitaccueilli son entrée, et il avait été forcé de se retirerbrusquement devant l’impertinente gaieté des filles qui setrouvaient là.

Marguerite s’était levée de table, avait été retrouver le ducdans la chambre voisine, et avait essayé, autant que possible, delui faire oublier cette aventure ; mais le vieillard, blessédans son amour-propre, avait gardé rancune : il avait dit assezcruellement à la pauvre fille qu’il était las de payer les foliesd’une femme qui ne savait même pas le faire respecter chez elle, etil était parti fort courroucé.

Depuis ce jour on n’avait plus entendu parler de lui. Margueriteavait eu beau congédier ses convives, changer ses habitudes, le ducn’avait plus donné de ses nouvelles. J’y avais gagné que mamaîtresse m’appartenait plus complètement, et que mon rêve seréalisait enfin. Marguerite ne pouvait plus se passer de moi. Sanss’inquiéter de ce qui en résulterait, elle affichait publiquementnotre liaison, et j’en étais arrivé à ne plus sortir de chez elle.Les domestiques m’appelaient monsieur, et me regardaientofficiellement comme leur maître.

Prudence avait bien fait, à propos de cette nouvelle vie, forcemorale à Marguerite ; mais celle-ci avait répondu qu’ellem’aimait, qu’elle ne pouvait vivre sans moi, et quoi qu’il en dûtadvenir, elle ne renoncerait pas au bonheur de m’avoir sans cesseauprès d’elle, ajoutant que tous ceux à qui cela ne plairait pasétaient libres de ne pas revenir.

Voilà ce que j’avais entendu un jour où Prudence avait dit àMarguerite qu’elle avait quelque chose de très important à luicommuniquer, et où j’avais écouté à la porte de la chambre où elless’étaient renfermées.

Quelque temps après Prudence revint.

J’étais au fond du jardin quand elle entra ; elle ne me vitpas. Je me doutais, à la façon dont Marguerite était venueau-devant d’elle, qu’une conversation pareille à celle que j’avaisdéjà surprise allait avoir lieu de nouveau et je voulus l’entendrecomme l’autre.

Les deux femmes se renfermèrent dans un boudoir et je me mis auxécoutes.

– Eh bien ? demanda Marguerite.

– Eh bien ! j’ai vu le duc.

– Que vous a-t-il dit ?

– Qu’il vous pardonnait volontiers la première scène, mais qu’ilavait appris que vous viviez publiquement avec M. Armand Duval, etque cela il ne vous le pardonnait pas. Que Marguerite quitte cejeune homme, m’a-t-il dit, et comme par le passé je lui donneraitout ce qu’elle voudra, sinon, elle devra renoncer à me demanderquoi que ce soit.

– Vous avez répondu ?

– Que je vous communiquerais sa décision, et je lui ai promis devous faire entendre raison. Réfléchissez, ma chère enfant, à laposition que vous perdez et que ne pourra jamais vous rendreArmand. Il vous aime de toute son âme, mais il n’a pas assez defortune pour subvenir à tous vos besoins, et il faudra bien un jourvous quitter, quand il sera trop tard et que le duc ne voudra plusrien faire pour vous. Voulez-vous que je parle à Armand ?

Marguerite paraissait réfléchir, car elle ne répondit pas. Lecœur me battait violemment en attendant sa réponse.

– Non, reprit-elle, je ne quitterai pas Armand, et je ne mecacherai pas pour vivre avec lui. C’est peut-être une folie, maisje l’aime ! que voulez-vous ? Et puis, maintenant il apris l’habitude de m’aimer sans obstacle ; il souffrirait tropd’être forcé de me quitter ne fût-ce qu’une heure par jour.D’ailleurs, je n’ai pas tant de temps à vivre pour me rendremalheureuse et faire les volontés d’un vieillard dont la vue seuleme fait vieillir. Qu’il garde son argent ; je m’enpasserai.

– Mais comment ferez-vous ?

– Je n’en sais rien.

Prudence allait sans doute répondre quelque chose, mais j’entraibrusquement et je courus me jeter aux pieds de Marguerite, couvrantses mains des larmes que me faisait verser la joie d’être aiméainsi.

– Ma vie est à toi, Marguerite, tu n’as plus besoin de cethomme, ne suis-je pas là ? T’abandonnerais-je jamais etpourrais-je payer assez le bonheur que tu me donnes ? Plus decontrainte, ma Marguerite, nous nous aimons ! Que nous importele reste ?

– Oh ! oui, je t’aime, mon Armand ! murmura-t-elle enenlaçant ses deux bras autour de mon cou, je t’aime comme jen’aurais pas cru pouvoir aimer. Nous serons heureux, nous vivronstranquilles, et je dirai un éternel adieu à cette vie dont jerougis maintenant. Jamais tu ne me reprocheras le passé, n’est-cepas ?

Les larmes voilaient ma voix. Je ne pus répondre qu’en pressantMarguerite contre mon cœur.

– Allons, dit-elle en se retournant vers Prudence et d’une voixémue, vous rapporterez cette scène au duc, et vous ajouterez quenous n’avons pas besoin de lui.

À partir de ce jour il ne fut plus question du duc. Margueriten’était plus la fille que j’avais connue. Elle évitait tout ce quiaurait pu me rappeler la vie au milieu de laquelle je l’avaisrencontrée. Jamais femme, jamais sœur n’eut pour son époux ou sonfrère l’amour et les soins qu’elle avait pour moi. Cette naturemaladive était prête à toutes les impressions, accessible à tousles sentiments. Elle avait rompu avec ses amies comme avec seshabitudes, avec son langage comme avec les dépenses d’autrefois.Quand on nous voyait sortir de la maison pour aller faire unepromenade dans un charmant petit bateau que j’avais acheté, onn’eût jamais cru que cette femme vêtue d’une robe blanche, couverted’un grand chapeau de paille, et portant sur son bras la simplepelisse de soie qui devait la garantir de la fraîcheur de l’eau,était cette Marguerite Gautier qui, quatre mois auparavant, faisaitbruit de son luxe et de ses scandales.

Hélas ! nous nous hâtions d’être heureux, comme si nousavions deviné que nous ne pouvions pas l’être longtemps.

Depuis deux mois nous n’étions même pas allés à Paris. Personnen’était venu nous voir, excepté Prudence, et cette Julie Dupratdont je vous ai parlé, et à qui Marguerite devait remettre plustard le touchant récit que j’ai là.

Je passais des journées entières aux pieds de ma maîtresse. Nousouvrions les fenêtres qui donnaient sur le jardin, et regardantl’été s’abattre joyeusement dans les fleurs qu’il fait éclore etsous l’ombre des arbres, nous respirions à côté l’un de l’autrecette vie véritable que ni Marguerite ni moi n’avions comprisejusqu’alors.

Cette femme avait des étonnements d’enfant pour les moindreschoses. Il y avait des jours où elle courait dans le jardin, commeune fille de dix ans, après un papillon ou une demoiselle. Cettecourtisane, qui avait fait dépenser en bouquets plus d’argent qu’iln’en faudrait pour faire vivre dans la joie une famille entière,s’asseyait quelquefois sur la pelouse, pendant une heure, pourexaminer la simple fleur dont elle portait le nom.

Ce fut pendant ce temps-là qu’elle lut si souvent Manon Lescaut.Je la surpris bien des fois annotant ce livre : et elle me disaittoujours que lorsqu’une femme aime, elle ne peut pas faire ce quefaisait Manon.

Deux ou trois fois le duc lui écrivit. Elle reconnut l’écritureet me donna les lettres sans les lire.

Quelquefois les termes de ces lettres me faisaient venir leslarmes aux yeux.

Il avait cru, en fermant sa bourse à Marguerite, la ramener àlui ; mais quand il avait vu l’inutilité de ce moyen, iln’avait pas pu y tenir ; il avait écrit, redemandant, commeautrefois, la permission de revenir, quelles que fussent lesconditions mises à ce retour.

J’avais donc lu ces lettres pressantes et réitérées, et je lesavais déchirées, sans dire à Marguerite ce qu’elles contenaient, etsans lui conseiller de revoir le vieillard, quoiqu’un sentiment depitié pour la douleur du pauvre homme m’y portât : mais jecraignais qu’elle ne vit dans ce conseil le désir, en faisantreprendre au duc ses anciennes visites, de lui faire reprendre lescharges de la maison ; je redoutais par-dessus tout qu’elle mecrût capable de dénier la responsabilité de sa vie dans toutes lesconséquences où son amour pour moi pouvait l’entraîner.

Il en résulta que le duc, ne recevant pas de réponse, cessad’écrire, et que Marguerite et moi nous continuâmes à vivreensemble sans nous occuper de l’avenir.

Chapitre 18

 

Vous donner des détails sur notre nouvelle vie serait chosedifficile. Elle se composait d’une série d’enfantillages charmantspour nous, mais insignifiants pour ceux à qui je lesraconterais.

Vous savez ce que c’est que d’aimer une femme, vous savezcomment s’abrègent les journées, et avec quelle amoureuse paresseon se laisse porter au lendemain. Vous n’ignorez pas cet oubli detoutes choses, qui naît d’un amour violent, confiant et partagé.Tout être qui n’est pas la femme aimée semble un être inutile dansla création. On regrette d’avoir déjà jeté des parcelles de soncœur à d’autres femmes, et l’on n’entrevoit pas la possibilité depresser jamais une autre main que celle que l’on tient dans lessiennes. Le cerveau n’admet ni travail ni souvenir, rien enfin dece qui pourrait le distraire de l’unique pensée qu’on lui offresans cesse. Chaque jour on découvre dans sa maîtresse un charmenouveau, une volupté inconnue. L’existence n’est plus quel’accomplissement réitéré d’un désir continu, l’âme n’est plus quela vestale chargée d’entretenir le feu sacré de l’amour.

Souvent nous allions, la nuit venue, nous asseoir sous le petitbois qui dominait la maison. Là nous écoutions les gaies harmoniesdu soir, en songeant tous deux à l’heure prochaine qui allait nouslaisser jusqu’au lendemain dans les bras l’un de l’autre. D’autresfois nous restions couchés toute la journée, sans laisser même lesoleil pénétrer dans notre chambre. Les rideaux étaienthermétiquement fermés, et le monde extérieur s’arrêtait un momentpour nous. Nanine seule avait le droit d’ouvrir notre porte, maisseulement pour apporter nos repas ; encore les prenions-noussans nous lever, et en les interrompant sans cesse de rires et defolies. À cela succédait un sommeil de quelques instants, cardisparaissant dans notre amour, nous étions comme deux plongeursobstinés qui ne reviennent à la surface que pour reprendrehaleine.

Cependant je surprenais des moments de tristesse et quelquefoismême des larmes chez Marguerite ; je lui demandais d’où venaitce chagrin subit, et elle me répondait :

– Notre amour n’est pas un amour ordinaire, mon cher Armand. Tum’aimes comme si je n’avais jamais appartenu à personne, et jetremble que plus tard, te repentant de ton amour et me faisant uncrime de mon passé, tu ne me forces à me rejeter dans l’existenceau milieu de laquelle tu m’as prise. Songe que maintenant que j’aigoûté d’une nouvelle vie, je mourrais en reprenant l’autre. Dis-moidonc que tu ne me quitteras jamais.

– Je te le jure !

A ce mot, elle me regardait comme pour lire dans mes yeux si monserment était sincère, puis elle se jetait dans mes bras, etcachant sa tête dans ma poitrine, elle me disait :

– C’est que tu ne sais pas combien je t’aime !

Un soir, nous étions accoudés sur le balcon de la fenêtre, nousregardions la lune qui semblait sortir difficilement de son lit denuages, et nous écoutions le vent agitant bruyamment les arbres,nous nous tenions la main, et depuis un grand quart d’heure nous neparlions pas, quand Marguerite me dit :

– Voici l’hiver, veux-tu que nous partions ?

– Et pour quel endroit ?

– Pour l’Italie.

– Tu t’ennuies donc ?

– Je crains l’hiver, je crains surtout notre retour à Paris.

– Pourquoi ?

– Pour bien des choses.

Et elle reprit brusquement, sans me donner les raisons de sescraintes :

– Veux-tu partir ? Je vendrai tout ce que j’ai, nous nousen irons vivre là-bas, il ne me restera rien de ce que j’étais,personne ne saura qui je suis. Le veux-tu ?

– Partons, si cela te fait plaisir, Marguerite ; allonsfaire un voyage, lui disais-je ; mais où est la nécessité devendre des choses que tu seras heureuse de trouver au retour ?Je n’ai pas une assez grande fortune pour accepter un pareilsacrifice, mais j’en ai assez pour que nous puissions voyagergrandement pendant cinq ou six mois, si cela t’amuse le moins dumonde.

– Au fait, non, continua-t-elle en quittant la fenêtre et enallant s’asseoir sur le canapé dans l’ombre de la chambre ; àquoi bon aller dépenser de l’argent là-bas ? Je t’en coûtedéjà bien assez ici.

– Tu me le reproches, Marguerite, ce n’est pas généreux.

– Pardon, ami, fit-elle en me tendant la main, ce temps d’orageme fait mal aux nerfs ; je ne dis pas ce que je veux dire.

Et, après m’avoir embrassé, elle tomba dans une longuerêverie.

Plusieurs fois des scènes semblables eurent lieu, et sij’ignorais ce qui les faisait naître, je ne surprenais pas moinschez Marguerite un sentiment d’inquiétude pour l’avenir. Elle nepouvait douter de mon amour, car chaque jour il augmentait, etcependant je la voyais souvent triste sans qu’elle m’expliquâtjamais le sujet de ses tristesses, autrement que par une causephysique.

Craignant qu’elle ne se fatiguât d’une vie trop monotone, je luiproposais de retourner à Paris, mais elle rejetait toujours cetteproposition, et m’assurait ne pouvoir être heureuse nulle partcomme elle l’était à la campagne.

Prudence ne venait plus que rarement, mais en revanche, elleécrivait des lettres que je n’avais jamais demandé à voir, quoique,chaque fois, elles jetassent Marguerite dans une préoccupationprofonde. Je ne savais qu’imaginer.

Un jour Marguerite resta dans sa chambre.

J’entrai. Elle écrivait.

– À qui écris-tu ? lui demandai-je.

– À Prudence : veux-tu que je te lise ce que j’écris ?

J’avais horreur de tout ce qui pouvait paraître soupçon, jerépondis donc à Marguerite que je n’avais pas besoin de savoir cequ’elle écrivait, et cependant, j’en avais la certitude, cettelettre m’eût appris la véritable cause de ses tristesses.

Le lendemain, il faisait un temps superbe. Marguerite me proposad’aller faire une promenade en bateau, et de visiter l’île deCroissy. Elle semblait fort gaie ; il était cinq heures quandnous rentrâmes.

– Madame Duvernoy est venue, dit Nanine en nous voyantentrer.

– Elle est repartie ? demanda Marguerite.

– Oui, dans la voiture de madame ; elle a dit que c’étaitconvenu.

– Très bien, dit vivement Marguerite ; qu’on nousserve.

Deux jours après arriva une lettre de Prudence, et pendantquinze jours Marguerite parut avoir rompu avec ses mystérieusesmélancolies, dont elle ne cessait de me demander pardon depuisqu’elles n’existaient plus.

Cependant la voiture ne revenait pas.

– D’où vient que Prudence ne te renvoie pas ton coupé ?demandai-je un jour.

– Un des deux chevaux est malade, et il y a des réparations à lavoiture. Il vaut mieux que tout cela se fasse pendant que noussommes encore ici, où nous n’avons pas besoin de voiture, qued’attendre notre retour à Paris.

Prudence vint nous voir quelques jours après, et me confirma ceque Marguerite m’avait dit.

Les deux femmes se promenèrent seules dans le jardin, et quandje vins les rejoindre, elles changèrent de conversation.

Le soir, en s’en allant, Prudence se plaignit du froid et priaMarguerite de lui prêter un cachemire.

Un mois se passa ainsi, pendant lequel Marguerite fut plusjoyeuse et plus aimante qu’elle ne l’avait jamais été.

Cependant la voiture n’était pas revenue, le cachemire n’avaitpas été renvoyé, tout cela m’intriguait malgré moi, et comme jesavais dans quel tiroir Marguerite mettait les lettres de Prudence,je profitai d’un moment où elle était au fond du jardin, je courusà ce tiroir et j’essayai de l’ouvrir ; mais ce fut en vain, ilétait fermé au double tour.

Alors je fouillai ceux où se trouvaient d’ordinaire les bijouxet les diamants. Ceux-là s’ouvrirent sans résistance, mais lesécrins avaient disparu, avec ce qu’ils contenaient, bienentendu.

Une crainte poignante me serra le cœur.

J’allais réclamer de Marguerite la vérité sur ces disparitions,mais certainement elle ne me l’avouerait pas.

– Ma bonne Marguerite, lui dis-je alors, je viens te demander lapermission d’aller à Paris. On ne sait pas chez moi où je suis, etl’on doit avoir reçu des lettres de mon père ; il est inquiet,sans doute, il faut que je lui réponde.

– Va, mon ami, me dit-elle, mais sois ici de bonne heure.

Je partis. Je courus tout de suite chez Prudence.

– Voyons, lui dis-je sans autre préliminaire, répondez-moifranchement, où sont les chevaux de Marguerite ?

– Vendus.

– Le cachemire ?

– Vendu.

– Les diamants ?

– Engagés.

– Et qui a vendu et engagé ?

– Moi.

– Pourquoi ne m’en avez-vous pas averti ?

– Parce que Marguerite me l’avait défendu.

– Et pourquoi ne m’avez-vous pas demandé d’argent ?

– Parce qu’elle ne voulait pas.

– Et à quoi a passé cet argent ?

– À payer.

– Elle doit donc beaucoup ?

– Trente mille francs encore ou à peu près. Ah ! mon cher,je vous l’avais bien dit ? Vous n’avez pas voulu mecroire ; eh bien, maintenant, vous voilà convaincu. Letapissier vis-à-vis duquel le duc avait répondu a été mis à laporte quand il s’est présenté chez le duc, qui lui a écrit lelendemain qu’il ne ferait rien pour mademoiselle Gautier. Cet hommea voulu de l’argent, on lui a donné des acomptes, qui sont lesquelques mille francs que je vous ai demandés ; puis, des âmescharitables l’ont averti que sa débitrice, abandonnée par le duc,vivait avec un garçon sans fortune ; les autres créanciers ontété prévenus de même, ils ont demandé de l’argent et ont fait dessaisies. Marguerite a voulu tout vendre, mais il n’était plustemps, et d’ailleurs je m’y serais opposée. Il fallait bien payer,et pour ne pas vous demander d’argent, elle a vendu ses chevaux,ses cachemires et engagé ses bijoux. Voulez-vous les reçus desacheteurs et les reconnaissances du Mont-de-Piété ? EtPrudence, ouvrant un tiroir, me montrait ces papiers.

– Ah ! vous croyez, continua-t-elle avec cette persistancede la femme qui a le droit de dire : « J’avais raison ! »ah ! vous croyez qu’il suffit de s’aimer et d’aller vivre à lacampagne d’une vie pastorale et vaporeuse ? Non, mon ami, non.À côté de la vie idéale, il y a la vie matérielle, et lesrésolutions les plus chastes sont retenues à terre par des filsridicules, mais de fer, et que l’on ne brise pas facilement. SiMarguerite ne vous a pas trompé vingt fois, c’est qu’elle est d’unenature exceptionnelle. Ce n’est pas faute que je le lui aieconseillé, car cela me faisait peine de voir la pauvre fille sedépouiller de tout. Elle n’a pas voulu ! Elle m’a réponduqu’elle vous aimait et ne vous tromperait pour rien au monde. Toutcela est fort joli, fort poétique, mais ce n’est pas avec cettemonnaie qu’on paye les créanciers, et aujourd’hui elle ne peut pluss’en tirer, à moins d’une trentaine de mille francs, je vous lerépète.

– C’est bien, je donnerai cette somme.

– Vous allez l’emprunter ?

– Mon Dieu, oui.

– Vous allez faire là une belle chose ; vous brouiller avecvotre père, entraver vos ressources, et l’on ne trouve pas ainsitrente mille francs du jour au lendemain. Croyez-moi, mon cherArmand, je connais mieux les femmes que vous ; ne faites pascette folie, dont vous vous repentiriez un jour. Soyez raisonnable.Je ne vous dis pas de quitter Marguerite, mais vivez avec ellecomme vous viviez au commencement de l’été. Laissez-lui trouver lesmoyens de sortir d’embarras. Le duc reviendra peu à peu à elle. Lecomte de N…, si elle le prend, il me le disait encore hier, luipayera toutes ses dettes, et lui donnera quatre ou cinq millefrancs par mois. Il a deux cent mille livres de rente. Ce sera uneposition pour elle, tandis que vous, il faudra toujours que vous laquittiez ; n’attendez pas pour cela que vous soyez ruiné,d’autant plus que ce comte de N… est un imbécile, et que rien nevous empêchera d’être l’amant de Marguerite. Elle pleurera un peuau commencement, mais elle finira par s’y habituer, et vousremerciera un jour de ce que vous aurez fait. Supposez queMarguerite est mariée, et trompez le mari, voilà tout.

« Je vous ai déjà dit tout cela une fois ; seulement àcette époque, ce n’était encore qu’un conseil, et aujourd’hui,c’est presque une nécessité.

Prudence avait cruellement raison.

– Voilà ce que c’est, continua-t-elle en renfermant les papiersqu’elle venait de montrer, les femmes entretenues prévoienttoujours qu’on les aimera, jamais qu’elles aimeront, sans quoielles mettraient de l’argent de côté, et à trente ans ellespourraient se payer le luxe d’avoir un amant pour rien. Si j’avaissu ce que je sais, moi ! Enfin, ne dites rien à Marguerite etramenez-la à Paris. Vous avez vécu quatre ou cinq mois seul avecelle, c’est bien raisonnable ; fermez les yeux, c’est tout cequ’on vous demande. Au bout de quinze jours elle prendra le comtede N…, elle fera des économies cet hiver, et l’été prochain vousrecommencerez. Voilà comme on fait, mon cher !

Et Prudence paraissait enchantée de son conseil, que je rejetaiavec indignation.

Non seulement mon amour et ma dignité ne me permettaient pasd’agir ainsi, mais encore j’étais bien convaincu qu’au point oùelle en était arrivée, Marguerite mourrait plutôt que d’accepter cepartage.

– C’est assez plaisanté, dis-je à Prudence ; combienfaut-il définitivement à Marguerite ?

– Je vous l’ai dit, une trentaine de mille francs.

– Et quand faut-il cette somme ?

– Avant deux mois.

– Elle l’aura.

Prudence haussa les épaules.

– Je vous la remettrai, continuai-je, mais vous me jurez quevous ne direz pas à Marguerite que je vous l’ai remise.

– Soyez tranquille.

– Et si elle vous envoie autre chose à vendre ou à engager,prévenez-moi.

– Il n’y a pas de danger, elle n’a plus rien.

Je passai d’abord chez moi pour voir s’il y avait des lettres demon père.

Il y en avait quatre.

Chapitre 19

 

Dans les trois premières lettres, mon père s’inquiétait de monsilence et m’en demandait la cause ; dans la dernière, il melaissait voir qu’on l’avait informé de mon changement de vie, etm’annonçait son arrivée prochaine.

J’ai toujours eu un grand respect et une sincère affection pourmon père. Je lui répondis donc qu’un petit voyage avait été lacause de mon silence, et je le priai de me prévenir du jour de sonarrivée, afin que je pusse aller au-devant de lui.

Je donnai à mon domestique mon adresse à la campagne, en luirecommandant de m’apporter la première lettre qui serait timbrée dela ville de C…, puis je repartis aussitôt pour Bougival.

Marguerite m’attendait à la porte du jardin.

Son regard exprimait l’inquiétude. Elle me sauta au cou, et neput s’empêcher de me dire :

– As-tu vu Prudence ?

– Non.

– Tu as été bien longtemps à Paris ?

– J’ai trouvé des lettres de mon père auquel il m’a fallurépondre.

Quelques instants après, Nanine entra tout essoufflée.Marguerite se leva et alla lui parler bas.

Quand Nanine fut sortie, Marguerite me dit, en se rasseyant prèsde moi et en me prenant la main :

– Pourquoi m’as-tu trompée ? Tu es allé chez Prudence.

– Qui te l’a dit ?

– Nanine.

– Et d’où le sait-elle ?

– Elle t’a suivi.

– Tu lui avais donc dit de me suivre ?

– Oui. J’ai pensé qu’il fallait un motif puissant pour te fairealler ainsi à Paris, toi qui ne m’as pas quittée depuis quatremois. Je craignais qu’il ne te fût arrivé un malheur, ou quepeut-être tu n’allasses voir une autre femme.

– Enfant !

– Je suis rassurée maintenant, je sais ce que tu as fait, maisje ne sais pas encore ce que l’on t’a dit.

Je montrai à Marguerite les lettres de mon père.

– Ce n’est pas cela que je te demande : ce que je voudraissavoir, c’est pourquoi tu es allé chez Prudence.

– Pour la voir.

– Tu mens, mon ami.

– Eh bien, je suis allé lui demander si le cheval allait mieux,et si elle n’avait plus besoin de ton cachemire, ni de tesbijoux.

Marguerite rougit mais elle ne répondit pas.

– Et, continuai-je, j’ai appris l’usage que tu avais fait deschevaux, des cachemires et des diamants.

– Et tu m’en veux ?

– Je t’en veux de ne pas avoir eu l’idée de me demander ce donttu avais besoin.

– Dans une liaison comme la nôtre, si la femme a encore un peude dignité, elle doit s’imposer tous les sacrifices possiblesplutôt que de demander de l’argent à son amant et de donner un côtévénal à son amour. Tu m’aimes, j’en suis sûre, mais tu ne sais pascombien est léger le fil qui retient dans le cœur l’amour que l’ona pour des filles comme moi. Qui sait ? Peut-être dans un jourde gêne ou d’ennui, te serais-tu figuré voir dans notre liaison uncalcul habilement combiné ! Prudence est une bavarde.Qu’avais-je besoin de ces chevaux ! J’ai fait une économie enles vendant ; je puis bien m’en passer, et je ne dépense plusrien pour eux ; pourvu que tu m’aimes, c’est tout ce que jedemande, et tu m’aimeras autant sans chevaux, sans cachemires etsans diamants.

Tout cela était dit d’un ton si naturel, que j’avais les larmesdans les yeux en l’écoutant.

– Mais, ma bonne Marguerite, répondis-je en pressant avec amourles mains de ma maîtresse, tu savais bien qu’un jour j’apprendraisce sacrifice, et que, le jour où je l’apprendrais, je ne lesouffrirais pas.

– Pourquoi cela ?

– Parce que, chère enfant, je n’entends pas que l’affection quetu veux bien avoir pour moi te prive même d’un bijou. Je ne veuxpas, moi non plus, que dans un moment de gêne ou d’ennui, tupuisses réfléchir que si tu vivais avec un autre homme ces momentsn’existeraient pas, et que tu te repentes, ne fût-ce qu’une minute,de vivre avec moi. Dans quelques jours, tes chevaux, tes diamantset tes cachemires te seront rendus. Ils te sont aussi nécessairesque l’air à la vie, et c’est peut-être ridicule, mais je t’aimemieux somptueuse que simple.

– Alors c’est que tu ne m’aimes plus.

– Folle !

– Si tu m’aimais, tu me laisserais t’aimer à ma façon ; aucontraire, tu ne continues à voir en moi qu’une fille à qui ce luxeest indispensable, et que tu te crois toujours forcé de payer. Tuas honte d’accepter des preuves de mon amour. Malgré toi, tu pensesà me quitter un jour, et tu tiens à mettre ta délicatesse à l’abride tout soupçon. Tu as raison, mon ami, mais j’avais espérémieux.

Et Marguerite fit un mouvement pour se lever ; je la retinsen lui disant :

– Je veux que tu sois heureuse, et que tu n’aies rien à mereprocher, voilà tout.

– Et nous allons nous séparer !

– Pourquoi, Marguerite ? Qui peut nous séparer ?m’écriai-je.

– Toi, qui ne veux pas me permettre de comprendre ta position,et qui as la vanité de me garder la mienne ; toi, qui en meconservant le luxe au milieu duquel j’ai vécu, veux conserver ladistance morale qui nous sépare ; toi, enfin, qui ne crois pasmon affection assez désintéressée pour partager avec moi la fortuneque tu as, avec laquelle nous pourrions vivre heureux ensemble, etqui préfères te ruiner, esclave que tu es d’un préjugé ridicule.Crois-tu donc que je compare une voiture et des bijoux à tonamour ? Crois-tu que le bonheur consiste pour moi dans lesvanités dont on se contente quand on n’aime rien, mais quideviennent bien mesquines quand on aime ? Tu payeras mesdettes, tu escompteras ta fortune et tu m’entretiendrasenfin ! Combien de temps tout cela durera-t-il ? Deux outrois mois, et alors il sera trop tard pour prendre la vie que jete propose, car alors tu accepterais tout de moi, et c’est ce qu’unhomme d’honneur ne peut faire. Tandis que maintenant tu as huit oudix mille francs de rente avec lesquelles nous pouvons vivre. Jevendrai le superflu de ce que j’ai, et avec cette vente seule, jeme ferai deux mille livres par an. Nous louerons un joli petitappartement dans lequel nous resterons tous les deux. L’été, nousviendrons à la campagne, non pas dans une maison comme celle-ci,mais dans une petite maison suffisante pour deux personnes. Tu esindépendant, je suis libre, nous sommes jeunes, au nom du ciel,Armand, ne me rejette pas dans la vie que j’étais forcée de menerautrefois.

Je ne pouvais répondre, des larmes de reconnaissance et d’amourinondaient mes yeux, et je me précipitai dans les bras deMarguerite.

– Je voulais, reprit-elle, tout arranger sans t’en rien dire,payer toutes mes dettes et faire préparer mon nouvel appartement.Au mois d’octobre, nous serions retournés à Paris, et tout auraitété dit ; mais puisque Prudence t’a tout raconté, il faut quetu consentes avant, au lieu de consentir après.

– M’aimes-tu assez pour cela ? Il était impossible derésister à tant de dévouement. Je baisai les mains de Margueriteavec effusion, et je lui dis :

– Je ferai tout ce que tu voudras.

Ce qu’elle avait décidé fut donc convenu.

Alors elle devint d’une gaieté folle : elle dansait, ellechantait, elle se faisait une fête de la simplicité de son nouvelappartement, sur le quartier et la disposition duquel elle meconsultait déjà.

Je la voyais heureuse et fière de cette résolution qui semblaitdevoir nous rapprocher définitivement l’un de l’autre.

Aussi, je ne voulus pas être en reste avec elle.

En un instant je décidai de ma vie. J’établis la position de mafortune, et je fis à Marguerite l’abandon de la rente qui me venaitde ma mère, et qui me parut bien insuffisante pour récompenser lesacrifice que j’acceptais.

Il me restait les cinq mille francs de pension que me faisaitmon père, et, quoi qu’il arrivât, j’avais toujours assez de cettepension annuelle pour vivre.

Je ne dis pas à Marguerite ce que j’avais résolu, convaincu quej’étais qu’elle refuserait cette donation.

Cette rente provenait d’une hypothèque de soixante mille francssur une maison que je n’avais même jamais vue. Tout ce que jesavais, c’est qu’à chaque trimestre le notaire de mon père, vieilami de notre famille, me remettait sept cent cinquante francs surmon simple reçu.

Le jour où Marguerite et moi nous vînmes à Paris pour chercherdes appartements, j’allai chez ce notaire, et je lui demandai dequelle façon je devais m’y prendre pour faire à une autre personnele transfert de cette rente.

Le brave homme me crut ruiné et me questionna sur la cause decette décision. Or, comme il fallait bien tôt ou tard que je luidisse en faveur de qui je faisais cette donation, je préférai luiraconter tout de suite la vérité.

Il ne me fit aucune des objections que sa position de notaire etd’ami l’autorisait à me faire, et m’assura qu’il se chargeaitd’arranger tout pour le mieux.

Je lui recommandai naturellement la plus grande discrétionvis-à-vis de mon père, et j’allai rejoindre Marguerite quim’attendait chez Julie Duprat, où elle avait préféré descendreplutôt que d’aller écouter la morale de Prudence.

Nous nous mîmes en quête d’appartements. Tous ceux que nousvoyions, Marguerite les trouvait trop chers, et moi je les trouvaistrop simples.

Cependant nous finîmes par tomber d’accord, et nous arrêtâmesdans un des quartiers les plus tranquilles de Paris un petitpavillon, isolé de la maison principale.

Derrière ce petit pavillon s’étendait un jardin charmant, jardinqui en dépendait, entouré de murailles assez élevées pour nousséparer de nos voisins, et assez basses pour ne pas borner lavue.

C’était mieux que nous n’avions espéré.

Pendant que je me rendais chez moi pour donner congé de monappartement, Marguerite allait chez un homme d’affaires qui,disait-elle, avait déjà fait pour une de ses amies ce qu’elleallait lui demander de faire pour elle.

Elle vint me retrouver rue de Provence, enchantée.

Cet homme lui avait promis de payer toutes ses dettes, de lui endonner quittance, et de lui remettre une vingtaine de mille francsmoyennant l’abandon de tous ses meubles.

Vous avez vu par le prix auquel est montée la vente que cethonnête homme eût gagné plus de trente mille francs sur sacliente.

Nous repartîmes tout joyeux pour Bougival, et en continuant denous communiquer nos projets d’avenir, que, grâce à notreinsouciance et surtout à notre amour, nous voyions sous les teintesles plus dorées.

Huit jours après nous étions à déjeuner, quand Nanine vintm’avertir que mon domestique me demandait.

Je le fis entrer.

– Monsieur, me dit-il, votre père est arrivé à Paris, et vousprie de vous rendre tout de suite chez vous, où il vous attend.

Cette nouvelle était la chose du monde la plus simple, etcependant, en l’apprenant, Marguerite et moi nous nousregardâmes.

Nous devinions un malheur dans cet incident.

Aussi, sans qu’elle m’eût fait part de cette impression que jepartageais, j’y répondis en lui tendant la main :

– Ne crains rien.

– Reviens le plus tôt que tu pourras, murmura Marguerite enm’embrassant, je t’attendrai à la fenêtre.

J’envoyai Joseph dire à mon père que j’allais arriver.

En effet, deux heures après, j’étais rue de Provence.

Chapitre 20

 

Mon père, en robe de chambre, était assis dans mon salon et ilécrivait.

Je compris tout de suite, à la façon dont il leva les yeux surmoi quand j’entrai, qu’il allait être question de chosesgraves.

Je l’abordai cependant comme si je n’eusse rien deviné dans sonvisage, et je l’embrassai :

– Quand êtes-vous arrivé, mon père ?

– Hier au soir.

– Vous êtes descendu chez moi, comme de coutume ?

– Oui.

– Je regrette bien de ne pas m’être trouvé là pour vousrecevoir.

Je m’attendais à voir surgir dès ce mot la morale que mepromettait le visage froid de mon père ; mais il ne merépondit rien, cacheta la lettre qu’il venait d’écrire, et la remità Joseph pour qu’il la jetât à la poste.

Quand nous fûmes seuls, mon père se leva et me dit, ens’appuyant contre la cheminée :

– Nous avons, mon cher Armand, à causer de choses sérieuses.

– Je vous écoute, mon père.

– Tu me promets d’être franc ?

– C’est mon habitude.

– Est-il vrai que tu vives avec une femme nommée MargueriteGautier ?

– Oui.

– Sais-tu ce qu’était cette femme ?

– Une fille entretenue.

– C’est pour elle que tu as oublié de venir nous voir cetteannée, ta sœur et moi ?

– Oui, mon père, je l’avoue.

– Tu aimes donc beaucoup cette femme ?

– Vous le voyez bien, mon père, puisqu’elle m’a fait manquer àun devoir sacré, ce dont je vous demande humblement pardonaujourd’hui.

Mon père ne s’attendait sans doute pas à des réponses aussicatégoriques, car il parut réfléchir un instant, après quoi il medit :

– Tu as évidemment compris que tu ne pourrais pas vivre toujoursainsi ?

– Je l’ai craint, mon père, mais je ne l’ai pas compris.

– Mais vous avez dû comprendre, continua mon père d’un ton unpeu plus sec, que je ne le souffrirais pas, moi.

– Je me suis dit que tant que je ne ferais rien qui fûtcontraire au respect que je dois à votre nom et à la probitétraditionnelle de la famille, je pourrais vivre comme je vis, cequi m’a rassuré un peu sur les craintes que j’avais.

Les passions rendent fort contre les sentiments. J’étais prêt àtoutes les luttes, même contre mon père, pour conserverMarguerite.

– Alors, le moment de vivre autrement est venu.

– Eh ! pourquoi, mon père ?

– Parce que vous êtes au moment de faire des choses qui blessentle respect que vous croyez avoir pour votre famille.

– Je ne m’explique pas ces paroles.

– Je vais vous les expliquer. Que vous ayez une maîtresse, c’estfort bien ; que vous la payiez comme un galant homme doitpayer l’amour d’une fille entretenue, c’est on ne peut mieux ;mais que vous oubliiez les choses les plus saintes pour elle, quevous permettiez que le bruit de votre vie scandaleuse arrivejusqu’au fond de ma province et jette l’ombre d’une tache sur lenom honorable que je vous ai donné, voilà ce qui ne peut être,voilà ce qui ne sera pas.

– Permettez-moi de vous dire, mon père, que ceux qui vous ontainsi renseigné sur mon compte étaient mal informés. Je suisl’amant de mademoiselle Gautier, je vis avec elle, c’est la chosedu monde la plus simple. Je ne donne pas à mademoiselle Gautier lenom que j’ai reçu de vous, je dépense pour elle ce que mes moyensme permettent de dépenser, je n’ai pas fait une dette, et je ne mesuis trouvé enfin dans aucune de ces positions qui autorisent unpère à dire à son fils ce que vous venez de me dire.

– Un père est toujours autorisé à écarter son fils de lamauvaise voie dans laquelle il le voit s’engager. Vous n’avezencore rien fait de mal, mais vous le ferez.

– Mon père !

– Monsieur, je connais la vie mieux que vous. Il n’y a desentiments entièrement purs que chez les femmes entièrementchastes. Toute Manon peut faire un Des Grieux, et le temps et lesmœurs sont changés. Il serait inutile que le monde vieillît, s’ilne se corrigeait pas. Vous quitterez votre maîtresse.

– Je suis fâché de vous désobéir, mon père, mais c’estimpossible.

– Je vous y contraindrai.

– Malheureusement, mon père, il n’y a plus d’îlesSainte-Marguerite où l’on envoie les courtisanes, et, y en eût-ilencore, j’y suivrais mademoiselle Gautier, si vous obteniez qu’onl’y envoyât. Que voulez-vous ? j’ai peut-être tort, mais je nepuis être heureux qu’à la condition que je resterai l’amant decette femme.

– Voyons, Armand, ouvrez les yeux, reconnaissez votre père quivous a toujours aimé, et qui ne veut que votre bonheur. Est-ilhonorable pour vous d’aller vivre maritalement avec une fille quetout le monde a eue ?

– Qu’importe, mon père, si personne ne doit plus l’avoir !Qu’importe, si cette fille m’aime, si elle se régénère par l’amourqu’elle a pour moi et par l’amour que j’ai pour elle !Qu’importe, enfin, s’il y a conversion !

– Eh ! croyez-vous donc, monsieur, que la mission d’unhomme d’honneur soit de convertir des courtisanes ?Croyez-vous donc que Dieu ait donné ce but grotesque à la vie, etque le cœur ne doive pas avoir un autre enthousiasme quecelui-là ? Quelle sera la conclusion de cette curemerveilleuse, et que penserez-vous de ce que vous ditesaujourd’hui, quand vous aurez quarante ans ? Vous rirez devotre amour, s’il vous est permis d’en rire encore, s’il n’a paslaissé de traces trop profondes dans votre passé. Que seriez-vous àcette heure, si votre père avait eu vos idées, et avait abandonnésa vie à tous ces souffles d’amour, au lieu de l’établirinébranlablement sur une pensée d’honneur et de loyauté ?Réfléchissez, Armand, et ne dites plus de pareilles sottises.Voyons, vous quitterez cette femme, votre père vous en supplie.

Je ne répondis rien.

– Armand, continua mon père, au nom de votre sainte mère,croyez-moi, renoncez à cette vie que vous oublierez plus vite quevous ne pensez, et à laquelle vous enchaîne une théorie impossible.Vous avez vingt-quatre ans, songez à l’avenir. Vous ne pouvez pasaimer toujours cette femme qui ne vous aimera pas toujours nonplus. Vous vous exagérez tous deux votre amour. Vous vous fermeztoute carrière. Un pas de plus et vous ne pourrez plus quitter laroute où vous êtes, et vous aurez, toute votre vie, le remords devotre jeunesse. Partez, venez passer un mois ou deux auprès devotre sœur. Le repos et l’amour pieux de la famille vous guérirontvite de cette fièvre, car ce n’est pas autre chose.

« Pendant ce temps, votre maîtresse se consolera ; elleprendra un autre amant, et quand vous verrez pour qui vous avezfailli vous brouiller avec votre père et perdre son affection, vousme direz que j’ai bien fait de venir vous chercher, et vous mebénirez.

« Allons, tu partiras, n’est-ce pas, Armand ?

Je sentais que mon père avait raison pour toutes les femmes,mais j’étais convaincu qu’il n’avait pas raison pour Marguerite.Cependant le ton dont il m’avait dit ses dernières paroles était sidoux, si suppliant que je n’osais lui répondre.

– Eh bien ? fit-il d’une voix émue.

– Eh bien, mon père, je ne puis rien vous promettre, dis-jeenfin ; ce que vous me demandez est au-dessus de mes forces.Croyez-moi, continuai-je en le voyant faire un mouvementd’impatience, vous vous exagérez les résultats de cette liaison.Marguerite n’est pas la fille que vous croyez. Cet amour, loin deme jeter dans une mauvaise voie, est capable, au contraire, dedévelopper en moi les plus honorables sentiments. L’amour vrai rendtoujours meilleur, quelle que soit la femme qui l’inspire. Si vousconnaissiez Marguerite, vous comprendriez que je ne m’expose àrien. Elle est noble comme les plus nobles femmes. Autant il y a decupidité chez les autres, autant il y a de désintéressement chezelle.

– Ce qui ne l’empêche pas d’accepter toute votre fortune, carles soixante mille francs qui vous viennent de votre mère, et quevous lui donnez, sont, rappelez-vous bien ce que je vous dis, votreunique fortune.

Mon père avait probablement gardé cette péroraison et cettemenace pour me porter le dernier coup.

J’étais plus fort devant ses menaces que devant ses prières.

– Qui vous a dit que je dusse lui abandonner cette somme ?Repris-je.

– Mon notaire. Un honnête homme eût-il fait un acte semblablesans me prévenir ? Eh bien, c’est pour empêcher votre ruine enfaveur d’une fille que je suis venu à Paris. Votre mère vous alaissé en mourant de quoi vivre honorablement et non pas de quoifaire des générosités à vos maîtresses.

– Je vous le jure, mon père, Marguerite ignorait cettedonation.

– Et pourquoi la faisiez-vous alors ?

– Parce que Marguerite, cette femme que vous calomniez et quevous voulez que j’abandonne, fait le sacrifice de tout ce qu’ellepossède pour vivre avec moi.

– Et vous acceptez ce sacrifice ? Quel homme êtes-vousdonc, monsieur, pour permettre à une mademoiselle Marguerite devous sacrifier quelque chose ? Allons, en voilà assez. Vousquitterez cette femme. Tout à l’heure je vous en priais, maintenantje vous l’ordonne ; je ne veux pas de pareilles saletés dansma famille. Faites vos malles, et apprêtez-vous à me suivre.

– Pardonnez-moi, mon père, dis-je alors, mais je ne partiraipas.

– Parce que ?…

– Parce que j’ai déjà l’âge où l’on n’obéit plus à un ordre.

Mon père pâlit à cette réponse.

– C’est bien, monsieur, reprit-il ; je sais ce qu’il mereste à faire.

Il sonna.

Joseph parut.

– Faites transporter mes malles à l’hôtel de Paris, dit-il à mondomestique. Et en même temps il passa dans sa chambre, où il achevade s’habiller.

Quand il reparut, j’allai au-devant de lui.

– Vous me promettez, mon père, lui dis-je, de ne rien faire quipuisse causer de la peine à Marguerite ?

Mon père s’arrêta, me regarda avec dédain, et se contenta de merépondre :

– Vous êtes fou, je crois.

Après quoi, il sortit en fermant violemment la porte derrièrelui.

Je descendis à mon tour, je pris un cabriolet et je partis pourBougival.

Marguerite m’attendait à la fenêtre.

Chapitre 21

 

– Enfin ! s’écria-t-elle en me sautant au cou. Tevoilà ! Comme tu es pâle !

Alors je lui racontai ma scène avec mon père.

– Ah ! mon dieu ! je m’en doutais, dit-elle. QuandJoseph est venu nous annoncer l’arrivée de ton père, j’aitressailli comme à la nouvelle d’un malheur. Pauvre ami ! etc’est moi qui te cause tous ces chagrins. Tu ferais peut-être mieuxde me quitter que de te brouiller avec ton père. Cependant je nelui ai rien fait. Nous vivons bien tranquilles, nous allons vivreplus tranquilles encore. Il sait bien qu’il faut que tu aies unemaîtresse, et il devrait être heureux que ce fût moi, puisque jet’aime et n’ambitionne pas plus que ta position ne le permet. Luias-tu dit comment nous avons arrangé l’avenir ?

– Oui, et c’est ce qui l’a le plus irrité, car il a vu danscette détermination la preuve de notre amour mutuel.

– Que faire alors ?

– Rester ensemble, ma bonne Marguerite, et laisser passer cetorage.

– Passera-t-il ?

– Il le faudra bien.

– Mais ton père ne s’en tiendra pas là.

– Que veux-tu qu’il fasse ?

– Que sais-je, moi ? tout ce qu’un père peut faire pour queson fils lui obéisse. Il te rappellera ma vie passée et me ferapeut-être l’honneur d’inventer quelques nouvelles histoires pourque tu m’abandonnes.

– Tu sais bien que je t’aime.

– Oui, mais ce que je sais aussi, c’est qu’il faut tôt ou tardobéir à son père, et tu finiras peut-être par te laisserconvaincre.

– Non, Marguerite, c’est moi qui le convaincrai. Ce sont lescancans de quelques-uns de ses amis qui causent cette grandecolère ; mais il est bon, il est juste, et il reviendra sur sapremière impression. Puis, après tout, que m’importe !

– Ne dis pas cela, Armand ; j’aimerais mieux tout que delaisser croire que je te brouille avec ta famille ; laissepasser cette journée, et demain retourne à Paris. Ton père auraréfléchi de son côté comme toi du tien, et peut-être vousentendrez-vous mieux. Ne heurte pas ses principes, aie l’air defaire quelques concessions à ses désirs ; parais ne pas tenirautant à moi, et il laissera les choses comme elles sont. Espère,mon ami, et sois bien certain d’une chose, c’est que, quoi qu’ilarrive, ta Marguerite te restera.

– Tu me le jures ?

– Ai-je besoin de te le jurer ?

Qu’il est doux de se laisser persuader par une voix que l’onaime ! Marguerite et moi, nous passâmes toute la journée ànous redire nos projets comme si nous avions compris le besoin deles réaliser plus vite. Nous nous attendions à chaque minute àquelque événement, mais heureusement le jour se passa sans amenerrien de nouveau.

Le lendemain, je partis à dix heures, et j’arrivai vers midi àl’hôtel.

Mon père était déjà sorti.

Je me rendis chez moi, où j’espérais que peut-être il étaitallé. Personne n’était venu. J’allai chez mon notaire.Personne !

Je retournai à l’hôtel, et j’attendis jusqu’à six heures. M.Duval ne rentra pas.

Je repris la route de Bougival.

Je trouvai Marguerite, non plus m’attendant comme la veille,mais assise au coin du feu qu’exigeait déjà la saison.

Elle était assez plongée dans ses réflexions pour me laisserapprocher de son fauteuil sans m’entendre et sans se retourner.Quand je posai mes lèvres sur son front, elle tressaillit comme sice baiser l’eût réveillée en sursaut.

– Tu m’as fait peur, me dit-elle. Et ton père ?

– Je ne l’ai pas vu. Je ne sais ce que cela veut dire. Je nel’ai trouvé ni chez lui, ni dans aucun des endroits où il y avaitpossibilité qu’il fût.

– Allons, ce sera à recommencer demain.

– J’ai bien envie d’attendre qu’il me fasse demander. J’ai fait,je crois, tout ce que je devais faire.

– Non, mon ami, ce n’est point assez, il faut retourner chez tonpère, demain surtout.

– Pourquoi demain plutôt qu’un autre jour ?

– Parce que, fit Marguerite, qui me parut rougir un peu à cettequestion, parce que l’insistance de ta part en paraîtra plus viveet que notre pardon en résultera plus promptement.

Tout le reste du jour, Marguerite fut préoccupée, distraite,triste. J’étais forcé de lui répéter deux fois ce que je lui disaispour obtenir une réponse. Elle rejeta cette préoccupation sur lescraintes que lui inspiraient pour l’avenir les événements survenusdepuis deux jours.

Je passai ma nuit à la rassurer, et elle me fit partir lelendemain avec une insistante inquiétude que je ne m’expliquaispas.

Comme la veille, mon père était absent ; mais, en sortant,il m’avait laissé cette lettre :

« Si vous revenez me voir aujourd’hui, attendez-moi jusqu’àquatre heures ; si à quatre heures je ne suis pas rentré,revenez dîner demain avec moi : il faut que je vous parle. »

J’attendis jusqu’à l’heure dite. Mon père ne reparut pas. Jepartis.

La veille j’avais trouvé Marguerite triste, ce jour-là je latrouvai fiévreuse et agitée. En me voyant entrer, elle me sauta aucou, mais elle pleura longtemps dans mes bras.

Je la questionnai sur cette douleur subite dont la gradationm’alarmait. Elle ne me donna aucune raison positive, alléguant toutce qu’une femme peut alléguer quand elle ne veut pas répondre lavérité.

Quand elle fut un peu calmée, je lui racontai les résultats demon voyage ; je lui montrai la lettre de mon père, en luifaisant observer que nous en pouvions augurer du bien.

À la vue de cette lettre et à la réflexion que je fis, leslarmes redoublèrent à un tel point que j’appelai Nanine, et que,craignant une atteinte nerveuse, nous couchâmes la pauvre fille quipleurait sans dire une syllabe, mais qui me tenait les mains, etles baisait à chaque instant.

Je demandai à Nanine si, pendant mon absence, sa maîtresse avaitreçu une lettre ou une visite qui pût motiver l’état où je latrouvais, mais Nanine me répondit qu’il n’était venu personne etque l’on n’avait rien apporté.

Cependant il se passait depuis la veille quelque chose d’autantplus inquiétant que Marguerite me le cachait.

Elle parut un peu plus calme dans la soirée ; et, mefaisant asseoir au pied de son lit, elle me renouvela longuementl’assurance de son amour. Puis, elle me souriait, mais avec effort,car, malgré elle, ses yeux se voilaient de larmes.

J’employai tous les moyens pour lui faire avouer la véritablecause de ce chagrin, mais elle s’obstina à me donner toujours lesraisons vagues que je vous ai déjà dites.

Elle finit par s’endormir dans mes bras, mais de ce sommeil quibrise le corps au lieu de le reposer ; de temps en temps ellepoussait un cri, se réveillait en sursaut, et après s’être assuréeque j’étais bien auprès d’elle, elle me faisait lui jurer del’aimer toujours.

Je ne comprenais rien à ces intermittences de douleur qui seprolongèrent jusqu’au matin. Alors Marguerite tomba dans une sorted’assoupissement. Depuis deux nuits elle ne dormait pas.

Ce repos ne fut pas de longue durée.

Vers onze heures, Marguerite se réveilla, et, me voyant levé,elle regarda autour d’elle en s’écriant :

– T’en vas-tu donc déjà ?

– Non, dis-je en lui prenant les mains, mais j’ai voulu telaisser dormir. Il est de bonne heure encore.

– À quelle heure vas-tu à Paris ?

– À quatre heures.

– Sitôt ? Jusque-là tu resteras avec moi, n’est-cepas ?

– Sans doute, n’est-ce pas mon habitude ?

– Quel bonheur !

– Nous allons déjeuner ? reprit-elle d’un air distrait.

– Si tu le veux.

– Et puis tu m’embrasseras bien jusqu’au moment departir ?

– Oui, et je reviendrai le plus tôt possible.

– Tu reviendras ? fit-elle en me regardant avec des yeuxhagards.

– Naturellement.

– C’est juste, tu reviendras ce soir, et moi, je t’attendrai,comme d’habitude, et tu m’aimeras, et nous serons heureux commenous le sommes depuis que nous nous connaissons.

Toutes ces paroles étaient dites d’un ton si saccadé, ellessemblaient cacher une pensée douloureuse si continue, que jetremblais à chaque instant de voir Marguerite tomber en délire.

– Écoute, lui dis-je, tu es malade, je ne puis pas te laisserainsi. Je vais écrire à mon père qu’il ne m’attende pas.

– Non ! Non ! s’écria-t-elle brusquement, ne fais pascela. Ton père m’accuserait encore de t’empêcher d’aller chez luiquand il veut te voir ; non, non, il faut que tu y ailles, ille faut ! D’ailleurs, je ne suis pas malade, je me porte àmerveille. C’est que j’ai fait un mauvais rêve, et que je n’étaispas bien réveillée !

A partir de ce moment, Marguerite essaya de paraître plus gaie.Elle ne pleura plus.

Quand vint l’heure où je devais partir, je l’embrassai, et luidemandai si elle voulait m’accompagner jusqu’au chemin de fer :j’espérais que la promenade la distrairait et que l’air lui feraitdu bien.

Je tenais surtout à rester le plus longtemps possible avecelle.

Elle accepta, prit un manteau et m’accompagna avec Nanine, pourne pas revenir seule.

Vingt fois je fus au moment de ne pas partir. Mais l’espérancede revenir vite et la crainte d’indisposer de nouveau mon pèrecontre moi me soutinrent, et le convoi m’emporta.

– À ce soir, dis-je à Marguerite en la quittant.

Elle ne me répondit pas.

Une fois déjà elle ne m’avait pas répondu à ce même mot, et lecomte de G…, vous vous le rappelez, avait passé la nuit chezelle ; mais ce temps était si loin, qu’il semblait effacé dema mémoire, et si je craignais quelque chose, ce n’était certesplus que Marguerite me trompât.

En arrivant à Paris, je courus chez Prudence la prier d’allervoir Marguerite, espérant que sa verve et sa gaieté ladistrairaient. J’entrai sans me faire annoncer, et je trouvaiPrudence à sa toilette.

– Ah ! me dit-elle d’un air inquiet. Est-ce que Margueriteest avec vous ?

– Non.

– Comment va-t-elle ?

– Elle est souffrante.

– Est-ce qu’elle ne viendra pas ?

– Est-ce qu’elle devait venir ?

Madame Duvernoy rougit, et me répondit, avec un certain embarras:

– Je voulais dire : puisque vous venez à Paris, est-ce qu’ellene viendra pas vous y rejoindre ?

– Non.

Je regardai Prudence ; elle baissa les yeux, et sur saphysionomie je crus lire la crainte de voir ma visite seprolonger.

– Je venais même vous prier, ma chère Prudence, si vous n’avezrien à faire, d’aller voir Marguerite ce soir ; vous luitiendriez compagnie, et vous pourriez coucher là-bas. Je ne l’aijamais vue comme elle était aujourd’hui, et je tremble qu’elle netombe malade.

– Je dîne en ville, me répondit Prudence, et je ne pourrai pasvoir Marguerite ce soir ; mais je la verrai demain.

Je pris congé de madame Duvernoy, qui me paraissait presqueaussi préoccupée que Marguerite, et je me rendis chez mon père,dont le premier regard m’étudia avec attention.

Il me tendit la main.

– Vos deux visites m’ont fait plaisir, Armand, me dit-il, ellesm’ont fait espérer que vous auriez réfléchi de votre côté, commej’ai réfléchi, moi, du mien.

– Puis-je me permettre de vous demander, mon père, quel a été lerésultat de vos réflexions ?

– Il a été, mon ami, que je m’étais exagéré l’importance desrapports que l’on m’avait faits, et que je me suis promis d’êtremoins sévère avec toi.

– Que dites-vous, mon père ! m’écriai-je avec joie.

– Je dis, mon cher enfant, qu’il faut que tout jeune homme aitune maîtresse, et que, d’après de nouvelles informations, j’aimemieux te savoir l’amant de mademoiselle Gautier que d’uneautre.

– Mon excellent père ! que vous me rendezheureux !

Nous causâmes ainsi quelques instants, puis nous nous mîmes àtable. Mon père fut charmant tout le temps que dura le dîner.

J’avais hâte de retourner à Bougival pour raconter à Margueritecet heureux changement. À chaque instant je regardais lapendule.

– Tu regardes l’heure, me disait mon père, tu es impatient de mequitter. Oh ! jeunes gens ! vous sacrifierez donctoujours les affections sincères aux affectionsdouteuses ?

– Ne dites pas cela, mon père ! Marguerite m’aime, j’ensuis sûr.

Mon père ne répondit pas ; il n’avait l’air ni de douter nide croire.

Il insista beaucoup pour me faire passer la soirée entière aveclui, et pour que je ne repartisse que le lendemain ; maisj’avais laissé Marguerite souffrante, je le lui dis, et je luidemandai la permission d’aller la retrouver de bonne heure, luipromettant de revenir le lendemain.

Il faisait beau ; il voulut m’accompagner jusqu’audébarcadère. Jamais je n’avais été si heureux. L’avenirm’apparaissait tel que je cherchais à le voir depuis longtemps.

J’aimais plus mon père que je ne l’avais jamais aimé.

Au moment où j’allais partir, il insista une dernière fois pourque je restasse ; je refusai.

– Tu l’aimes donc bien ? me demanda-t-il.

– Comme un fou.

– Va alors ! Et il passa la main sur son front comme s’ileût voulu en chasser une pensée, puis il ouvrit la bouche commepour me dire quelque chose ; mais il se contenta de me serrerla main, et me quitta brusquement en me criant :

– À demain ! donc.

Chapitre 22

 

Il me semblait que le convoi ne marchait pas.

Je fus à Bougival à onze heures.

Pas une fenêtre de la maison n’était éclairée, et je sonnai sansque l’on me répondît.

C’était la première fois que pareille chose m’arrivait. Enfin lejardinier parut. J’entrai.

Nanine me rejoignit avec une lumière. J’arrivai à la chambre deMarguerite.

– Où est madame ?

– Madame est partie pour Paris, me répondit Nanine.

– Pour Paris !

– Oui, monsieur.

– Quand ?

– Une heure après vous.

– Elle ne vous a rien laissé pour moi ?

– Rien.

Nanine me laissa.

« Elle est capable d’avoir eu des craintes, pensai-je, et d’êtreallée à Paris pour s’assurer si la visite que je lui avais ditaller faire à mon père n’était pas un prétexte pour avoir un jourde liberté.

« Peut-être Prudence lui a-t-elle écrit pour quelque affaireimportante », me dis-je quand je fus seul ; mais j’avais vuPrudence à mon arrivée, et elle ne m’avait rien dit qui pût mefaire supposer qu’elle eût écrit à Marguerite.

Tout à coup je me souvins de cette question que madame Duvernoym’avait faite : « Elle ne viendra donc pas aujourd’hui ? »quand je lui avais dit que Marguerite était malade. Je me rappelaien même temps l’air embarrassé de Prudence, lorsque je l’avaisregardée après cette phrase qui semblait trahir un rendez-vous. Àce souvenir se joignait celui des larmes de Marguerite pendanttoute la journée, larmes que le bon accueil de mon père m’avaitfait oublier un peu.

À partir de ce moment, tous les incidents du jour vinrent segrouper autour de mon premier soupçon et le fixèrent si solidementdans mon esprit que tout le confirma, jusqu’à la clémencepaternelle.

Marguerite avait presque exigé que j’allasse à Paris ; elleavait affecté le calme lorsque je lui avais proposé de resterauprès d’elle. Étais-je tombé dans un piège ? Marguerite metrompait-elle ? Avait-elle compté être de retour assez à tempspour que je ne m’aperçusse pas de son absence, et le hasardl’avait-il retenue ? Pourquoi n’avait-elle rien dit à Nanine,ou pourquoi ne m’avait-elle pas écrit ? Que voulaient dire ceslarmes, cette absence, ce mystère ?

Voilà ce que je me demandais avec effroi, au milieu de cettechambre vide, et les yeux fixés sur la pendule qui, marquantminuit, semblait me dire qu’il était trop tard pour que j’espérasseencore voir revenir ma maîtresse.

Cependant, après les dispositions que nous venions de prendre,avec le sacrifice offert et accepté, était-il vraisemblable qu’elleme trompât ? Non. J’essayai de rejeter mes premièressuppositions.

– La pauvre fille aura trouvé un acquéreur pour son mobilier, etelle sera allée à Paris pour conclure. Elle n’aura pas voulu meprévenir, car elle sait que, quoique je l’accepte, cette vente,nécessaire à notre bonheur à venir, m’est pénible, et elle auracraint de blesser mon amour-propre et ma délicatesse en m’enparlant. Elle aime mieux reparaître seulement quand tout seraterminé. Prudence l’attendait évidemment pour cela, et s’est trahiedevant moi : Marguerite n’aura pu terminer son marché aujourd’hui,et elle couche chez elle, ou peut-être même va-t-elle arriver toutà l’heure, car elle doit se douter de mon inquiétude et ne voudracertainement pas m’y laisser.

Mais alors, pourquoi ces larmes ? Sans doute, malgré sonamour pour moi, la pauvre fille n’aura pu se résoudre sans pleurerà abandonner le luxe au milieu duquel elle a vécu jusqu’à présentet qui la faisait heureuse et enviée.

Je pardonnais bien volontiers ces regrets à Marguerite. Jel’attendais impatiemment pour lui dire, en la couvrant de baisers,que j’avais deviné la cause de sa mystérieuse absence.

Cependant, la nuit avançait et Marguerite n’arrivait pas.

L’inquiétude resserrait peu à peu son cercle et m’étreignait latête et le cœur. Peut-être lui était-il arrivé quelque chose !Peut-être était-elle blessée, malade, morte ! Peut-êtreallais-je voir arriver un messager m’annonçant quelque douloureuxaccident ! Peut-être le jour me trouverait-il dans la mêmeincertitude et dans les mêmes craintes !

L’idée que Marguerite me trompait à l’heure où je l’attendais aumilieu des terreurs que me causait son absence ne me revenait plusà l’esprit. Il fallait une cause indépendante de sa volonté pour laretenir loin de moi, et plus j’y songeais, plus j’étais convaincuque cette cause ne pouvait être qu’un malheur quelconque. Ô vanitéde l’homme ! Tu te représentes sous toutes les formes.

Une heure venait de sonner. Je me dis que j’allais attendre uneheure encore, mais qu’à deux heures, si Marguerite n’était pasrevenue, je partirais pour Paris.

En attendant, je cherchai un livre, car je n’osais penser.

Manon Lescaut était ouvert sur la table. Il me sembla qued’endroits en endroits les pages étaient mouillées comme par deslarmes. Après l’avoir feuilleté, je refermai ce livre, dont lescaractères m’apparaissaient vides de sens à travers le voile de mesdoutes.

L’heure marchait lentement. Le ciel était couvert. Une pluied’automne fouettait les vitres. Le lit vide me paraissait prendrepar moments l’aspect d’une tombe. J’avais peur.

J’ouvris la porte. J’écoutais et n’entendais rien que le bruitdu vent dans les arbres. Pas une voiture ne passait sur la route.La demie sonna tristement au clocher de l’église.

J’en étais arrivé à craindre que quelqu’un n’entrât. Il mesemblait qu’un malheur seul pouvait venir me trouver à cette heureet par ce temps sombre.

Deux heures sonnèrent. J’attendis encore un peu. La penduleseule troublait le silence de son bruit monotone et cadencé.

Enfin je quittai cette chambre dont les moindres objets avaientrevêtu cet aspect triste que donne à tout ce qui l’entourel’inquiète solitude du cœur.

Dans la chambre voisine, je trouvai Nanine endormie sur sonouvrage. Au bruit de la porte, elle se réveilla et me demanda si samaîtresse était rentrée.

– Non, mais, si elle rentre, vous lui direz que je n’ai purésister à mon inquiétude, et que je suis parti pour Paris.

– À cette heure ?

– Oui.

– Mais comment ? Vous ne trouverez pas de voiture.

– J’irai à pied.

– Mais il pleut.

– Que m’importe ?

– Madame va rentrer, ou, si elle ne rentre pas, il sera toujourstemps, au jour, d’aller voir ce qui l’a retenue. Vous allez vousfaire assassiner sur la route.

– Il n’y a pas de danger, ma chère Nanine ; à demain.

La brave fille alla me chercher mon manteau, me le jeta sur lesépaules, m’offrit d’aller réveiller la mère Arnould, et des’enquérir d’elle s’il était possible d’avoir une voiture ;mais je m’y opposai, convaincu que je perdrais à cette tentative,peut-être infructueuse, plus de temps que je n’en mettrais à fairela moitié du chemin.

Puis j’avais besoin d’air et d’une fatigue physique qui épuisâtla surexcitation à laquelle j’étais en proie.

Je pris la clef de l’appartement de la rue d’Antin, et aprèsavoir dit adieu à Nanine, qui m’avait accompagné jusqu’à la grille,je partis.

Je me mis d’abord à courir, mais la terre était fraîchementmouillée, et je me fatiguais doublement. Au bout d’une demi-heurede cette course, je fus forcé de m’arrêter, j’étais en nage. Jerepris haleine et je continuai mon chemin. La nuit était si épaisseque je tremblais à chaque instant de me heurter contre un desarbres de la route, lesquels, se présentant brusquement à mes yeux,avaient l’air de grands fantômes courant sur moi.

Je rencontrai une ou deux voitures de rouliers que j’eus bientôtlaissées en arrière.

Une calèche se dirigeait au grand trot du côté de Bougival. Aumoment où elle passait devant moi, l’espoir me vint que Margueriteétait dedans.

Je m’arrêtai en criant : « Marguerite ! Marguerite !»

Mais personne ne me répondit et la calèche continua sa route. Jela regardai s’éloigner, et je repartis.

Je mis deux heures pour arriver à la barrière de l’Etoile.

La vue de Paris me rendit des forces, et je descendis en courantla longue allée que j’avais parcourue tant de fois.

Cette nuit-là personne n’y passait.

On eût dit la promenade d’une ville morte.

Le jour commençait à poindre.

Quand j’arrivai à la rue d’Antin, la grande ville se remuaitdéjà un peu avant de se réveiller tout à fait.

Cinq heures sonnaient à l’église Saint-Roch au moment oùj’entrais dans la maison de Marguerite.

Je jetai mon nom au portier, lequel avait reçu de moi assez depièces de vingt francs pour savoir que j’avais le droit de venir àcinq heures chez mademoiselle Gautier.

Je passai donc sans obstacle.

J’aurais pu lui demander si Marguerite était chez elle, mais ileût pu me répondre que non, et j’aimais mieux douter deux minutesde plus, car en doutant j’espérais encore.

Je prêtai l’oreille à la porte, tâchant de surprendre un bruit,un mouvement.

Rien. Le silence de la campagne semblait se continuerjusque-là.

J’ouvris la porte, et j’entrai.

Tous les rideaux étaient hermétiquement fermés.

Je tirai ceux de la salle à manger, et je me dirigeai vers lachambre à coucher dont je poussai la porte.

Je sautai sur le cordon des rideaux et je le tiraiviolemment.

Les rideaux s’écartèrent ; un faible jour pénétra, jecourus au lit.

Il était vide !

J’ouvris les portes les unes après les autres, je visitai toutesles chambres.

Personne.

C’était à devenir fou.

Je passai dans le cabinet de toilette, dont j’ouvris la fenêtre,et j’appelai Prudence à plusieurs reprises.

La fenêtre de madame Duvernoy resta fermée.

Alors je descendis chez le portier, à qui je demandai simademoiselle Gautier était venue chez elle pendant le jour.

– Oui, me répondit cet homme, avec madame Duvernoy.

– Elle n’a rien dit pour moi ?

– Rien.

– Savez-vous ce qu’elles ont fait ensuite ?

– Elles sont montées en voiture.

– Quel genre de voiture ?

– Un coupé de maître.

Qu’est-ce que tout cela voulait dire ?

Je sonnai à la porte voisine.

– Où allez-vous, monsieur ? me demanda le concierge aprèsm’avoir ouvert.

– Chez madame Duvernoy.

– Elle n’est pas rentrée.

– Vous en êtes sûr ?

– Oui, monsieur ; voilà même une lettre qu’on a apportéepour elle hier au soir et que je ne lui ai pas encore remise.

Et le portier me montrait une lettre sur laquelle je jetaimachinalement les yeux.

Je reconnus l’écriture de Marguerite.

Je pris la lettre.

L’adresse portait ces mots :

« A madame Duvernoy, pour remettre à M. Duval. »

– Cette lettre est pour moi, dis-je au portier, et je luimontrai l’adresse.

– C’est vous monsieur Duval ? me répondit cet homme.

– Oui.

– Ah ! je vous reconnais, vous venez souvent chez MadameDuvernoy.

Une fois dans la rue, je brisai le cachet de cette lettre.

La foudre fût tombée à mes pieds que je n’eusse pas été plusépouvanté que je le fus par cette lecture.

« À l’heure où vous lirez cette lettre, Armand, je serai déjà lamaîtresse d’un autre homme. Tout est donc fini entre nous.

« Retournez auprès de votre père, mon ami, allez revoir votresœur, jeune fille chaste, ignorante de toutes nos misères, etauprès de laquelle vous oublierez bien vite ce que vous aura faitsouffrir cette fille perdue que l’on nomme Marguerite Gautier, quevous avez bien voulu aimer un instant, et qui vous doit les seulsmoments heureux d’une vie qui, elle l’espère, ne sera pas longuemaintenant. »

Quand j’eus lu le dernier mot, je crus que j’allais devenirfou.

Un moment j’eus réellement peur de tomber sur le pavé de la rue.Un nuage me passait sur les yeux, et le sang me battait dans lestempes.

Enfin je me remis un peu, je regardai autour de moi, tout étonnéde voir la vie des autres se continuer sans s’arrêter à monmalheur.

Je n’étais pas assez fort pour supporter seul le coup queMarguerite me portait.

Alors je me souvins que mon père était dans la même ville quemoi, que dans dix minutes je pourrais être auprès de lui, et que,quelle que fût la cause de ma douleur, il la partagerait.

Je courus comme un fou, comme un voleur, jusqu’à l’hôtel deParis : je trouvai la clef sur la porte de l’appartement de monpère. J’entrai.

Il lisait.

Au peu d’étonnement qu’il montra en me voyant paraître, on eûtdit qu’il m’attendait.

Je me précipitai dans ses bras sans lui dire un mot, je luidonnai la lettre de Marguerite, et, me laissant tomber devant sonlit, je pleurai à chaudes larmes.

Chapitre 23

 

Quand toutes les choses de la vie eurent repris leur cours, jene pus croire que le jour qui se levait ne serait pas semblablepour moi à ceux qui l’avaient précédé. Il y avait des moments où jeme figurais qu’une circonstance, que je ne me rappelais pas,m’avait fait passer la nuit hors de chez Marguerite, mais que, sije retournais à Bougival, j’allais la retrouver inquiète, comme jel’avais été, et qu’elle me demanderait qui m’avait ainsi retenuloin d’elle.

Quand l’existence a contracté une habitude comme celle de cetamour, il semble impossible que cette habitude se rompe sans briseren même temps tous les autres ressorts de la vie.

J’étais donc forcé de temps en temps de relire la lettre deMarguerite, pour bien me convaincre que je n’avais pas rêvé.

Mon corps, succombant sous la secousse morale, était incapabled’un mouvement. L’inquiétude, la marche de la nuit, la nouvelle dumatin m’avaient épuisé. Mon père profita de cette prostrationtotale de mes forces pour me demander la promesse formelle departir avec lui.

Je promis tout ce qu’il voulut. J’étais incapable de soutenirune discussion, et j’avais besoin d’une affection réelle pourm’aider à vivre après ce qui venait de se passer.

J’étais trop heureux que mon père voulût bien me consoler d’unpareil chagrin.

Tout ce que je me rappelle, c’est que ce jour-là, vers cinqheures, il me fit monter avec lui dans une chaise de poste. Sans merien dire, il avait fait préparer mes malles, les avait faitattacher avec les siennes derrière la voiture, et ilm’emmenait.

Je ne sentis ce que je faisais que lorsque la ville eut disparu,et que la solitude de la route me rappela le vide de mon cœur.

Alors les larmes me reprirent.

Mon père avait compris que des paroles, même de lui, ne meconsoleraient pas, et il me laissait pleurer sans me dire un mot,se contentant parfois de me serrer la main, comme pour me rappelerque j’avais un ami à côté de moi.

La nuit, je dormis un peu. Je rêvai de Marguerite.

Je me réveillai en sursaut, ne comprenant pas pourquoi j’étaisdans une voiture.

Puis la réalité me revint à l’esprit et je laissai tomber matête sur ma poitrine.

Je n’osais entretenir mon père, je craignais toujours qu’il neme dît :

« Tu vois que j’avais raison quand je niais l’amour de cettefemme. »

Mais il n’abusa pas de son avantage, et nous arrivâmes à C… sansqu’il m’eût dit autre chose que des paroles complètement étrangèresà l’événement qui m’avait fait partir.

Quand j’embrassai ma sœur, je me rappelai les mots de la lettrede Marguerite qui la concernaient, mais je compris tout de suiteque, si bonne qu’elle fût, ma sœur serait insuffisante à me faireoublier ma maîtresse.

La chasse était ouverte, mon père pensa qu’elle serait unedistraction pour moi. Il organisa donc des parties de chasse avecdes voisins et des amis. J’y allai sans répugnance comme sansenthousiasme, avec cette sorte d’apathie qui était le caractère detoutes mes actions depuis mon départ.

Nous chassions au rabat. On me mettait à mon poste. Je posaismon fusil désarmé à côté de moi, et je rêvais.

Je regardais les nuages passer. Je laissais ma pensée errer dansles plaines solitaires, et de temps en temps je m’entendais appelerpar quelque chasseur me montrant un lièvre à dix pas de moi.

Aucun de ces détails n’échappait à mon père, et il ne selaissait pas prendre à mon calme extérieur. Il comprenait bien que,si abattu qu’il fût, mon cœur aurait quelque jour une réactionterrible, dangereuse peut-être, et tout en évitant de paraître meconsoler, il faisait son possible pour me distraire.

Ma sœur, naturellement, n’était pas dans la confidence de tousces événements, elle ne s’expliquait donc pas pourquoi, moi, si gaiautrefois, j’étais tout à coup devenu si rêveur et si triste.

Parfois, surpris au milieu de ma tristesse par le regard inquietde mon père, je lui tendais la main et je serrais la sienne commepour lui demander tacitement pardon du mal que, malgré moi, je luifaisais.

Un mois se passa ainsi, mais ce fut tout ce que je pussupporter.

Le souvenir de Marguerite me poursuivait sans cesse. J’avaistrop aimé et j’aimais trop cette femme pour qu’elle pût me devenirindifférente tout à coup. Il fallait ou que je l’aimasse ou que jela haïsse. Il fallait surtout, quelque sentiment que j’eusse pourelle, que je la revisse, et cela tout de suite.

Ce désir entra dans mon esprit, et s’y fixa avec toute laviolence de la volonté qui reparaît enfin dans un corps inertedepuis longtemps.

Ce n’était pas dans l’avenir, dans un mois, dans huit joursqu’il me fallait Marguerite, c’était le lendemain même du jour oùj’en avais eu l’idée ; et je vins dire à mon père que j’allaisle quitter pour des affaires qui me rappelaient à Paris, mais queje reviendrais promptement.

Il devina sans doute le motif qui me faisait partir, car ilinsista pour que je restasse ; mais, voyant que l’inexécutionde ce désir, dans l’état irritable où j’étais, pourrait avoir desconséquences fatales pour moi, il m’embrassa, et me pria, presqueavec des larmes, de revenir bientôt auprès de lui.

Je ne dormis pas avant d’être arrivé à Paris.

Une fois arrivé, qu’allais-je faire ? Je l’ignorais ;mais il fallait avant tout que je m’occupasse de Marguerite.

J’allai chez moi m’habiller, et comme il faisait beau, et qu’ilen était encore temps, je me rendis aux Champs-Elysées.

Au bout d’une demi-heure, je vis venir de loin, et du rond-pointà la place de la Concorde, la voiture de Marguerite.

Elle avait racheté ses chevaux, car la voiture était tellequ’autrefois ; seulement elle n’était pas dedans.

À peine avais-je remarqué cette absence, qu’en reportant lesyeux autour de moi, je vis Marguerite qui descendait à pied,accompagnée d’une femme que je n’avais jamais vue auparavant.

En passant à côté de moi, elle pâlit, et un sourire nerveuxcrispa ses lèvres. Quant à moi un violent battement de cœurm’ébranla la poitrine ; mais je parvins à donner uneexpression froide à mon visage, et je saluai froidement monancienne maîtresse, qui rejoignit presque aussitôt sa voiture, danslaquelle elle monta avec son amie.

Je connaissais Marguerite. Ma rencontre inattendue avait dû labouleverser. Sans doute elle avait appris mon départ, qui l’avaittranquillisée sur la suite de notre rupture ; mais me voyantrevenir, et se trouvant face à face avec moi, pâle comme jel’étais, elle avait compris que mon retour avait un but, et elledevait se demander ce qui allait avoir lieu.

Si j’avais retrouvé Marguerite malheureuse, si, pour me vengerd’elle, j’avais pu venir à son secours, je lui aurais peut-êtrepardonné, et n’aurais certainement pas songé à lui faire dumal ; mais je la retrouvais heureuse, en apparence dumoins ; un autre lui avait rendu le luxe que je n’avais pu luicontinuer ; notre rupture, venue d’elle, prenait parconséquent le caractère du plus bas intérêt ; j’étais humiliédans mon amour-propre comme dans mon amour, il fallaitnécessairement qu’elle payât ce que j’avais souffert.

Je ne pouvais être indifférent à ce que faisait cettefemme ; par conséquent, ce qui devait lui faire le plus demal, c’était mon indifférence ; c’était donc ce sentiment-làqu’il fallait feindre, non seulement à ses yeux, mais aux yeux desautres.

J’essayai de me faire un visage souriant, et je me rendis chezPrudence.

La femme de chambre alla m’annoncer et me fit attendre quelquesinstants dans le salon.

Madame Duvernoy parut enfin, et m’introduisit dans sonboudoir ; au moment où je m’y asseyais, j’entendis ouvrir laporte du salon, et un pas léger fit crier le parquet, puis la portedu carré fut fermée violemment.

– Je vous dérange ? demandai-je à Prudence.

– Pas du tout, Marguerite était là. Quand elle vous a entenduannoncer, elle s’est sauvée : c’est elle qui vient de sortir.

– Je lui fais donc peur maintenant ?

– Non, mais elle craint qu’il ne vous soit désagréable de larevoir.

– Pourquoi donc ? dis-je en faisant un effort pour respirerlibrement, car l’émotion m’étouffait ; la pauvre fille m’aquitté pour ravoir sa voiture, ses meubles et ses diamants, elle abien fait, et je ne dois pas lui en vouloir. Je l’ai rencontréeaujourd’hui, continuai-je négligemment.

– Où ? fit Prudence, qui me regardait et semblait sedemander si cet homme était bien celui qu’elle avait connu siamoureux.

– Aux Champs-Elysées, elle était avec une autre femme fortjolie. Quelle est cette femme ?

– Comment est-elle ?

– Une blonde, mince, portant des anglaises ; des yeuxbleus, très élégante.

– Ah ! c’est Olympe ; une très jolie fille, eneffet.

– Avec qui vit-elle ?

– Avec personne, avec tout le monde.

– Et elle demeure ?

– Rue Tronchet, numéro… Ah çà, vous voulez lui faire lacour ?

– On ne sait pas ce qui peut arriver.

– Et Marguerite ?

– Vous dire que je ne pense plus du tout à elle, ce seraitmentir ; mais je suis de ces hommes avec qui la façon derompre fait beaucoup. Or, Marguerite m’a donné mon congé d’unefaçon si légère, que je me suis trouvé bien sot d’en avoir étéamoureux comme je l’ai été, car j’ai été vraiment fort amoureux decette fille.

Vous devinez avec quel ton j’essayais de dire ces choses-là :l’eau me coulait sur le front.

– Elle vous aimait bien, allez, et elle vous aime toujours : lapreuve, c’est qu’après vous avoir rencontré aujourd’hui, elle estvenue tout de suite me faire part de cette rencontre. Quand elleest arrivée, elle était toute tremblante, près de se trouvermal.

– Eh bien, que vous a-t-elle dit ?

– Elle m’a dit : « Sans doute il viendra vous voir », et ellem’a priée d’implorer de vous son pardon.

– Je lui ai pardonné, vous pouvez le lui dire. C’est une bonnefille, mais c’est une fille ; et ce qu’elle m’a fait, jedevais m’y attendre. Je lui suis même reconnaissant de sarésolution, car aujourd’hui je me demande à quoi nous aurait menésmon idée de vivre tout à fait avec elle. C’était de la folie.

– Elle sera bien contente en apprenant que vous avez pris votreparti de la nécessité où elle se trouvait. Il était temps qu’ellevous quittât, mon cher. Le gredin d’homme d’affaires à qui elleavait proposé de vendre son mobilier avait été trouver sescréanciers pour leur demander combien elle leur devait ;ceux-ci avaient eu peur, et l’on allait vendre dans deux jours.

– Et maintenant, c’est payé ?

– À peu près.

– Et qui a fait les fonds ?

– Le comte de N… Ah ! mon cher ! il y a des hommesfaits exprès pour cela. Bref, il a donné vingt mille francs ;mais il en est arrivé à ses fins. Il sait bien que Marguerite n’estpas amoureuse de lui, ce qui ne l’empêche pas d’être très gentilpour elle. Vous avez vu, il lui a racheté ses chevaux, il lui aretiré ses bijoux et lui donne autant d’argent que le duc lui endonnait ; si elle veut vivre tranquillement, cet homme-làrestera longtemps avec elle.

– Et que fait-elle ? Habite-t-elle tout à faitParis ?

– Elle n’a jamais voulu retourner à Bougival depuis que vousêtes parti. C’est moi qui suis allée y chercher toutes sesaffaires, et même les vôtres, dont j’ai fait un paquet que vousferez prendre ici. Il y a tout, excepté un petit portefeuille avecvotre chiffre. Marguerite a voulu le prendre et l’a chez elle. Sivous y tenez, je le lui redemanderai.

– Qu’elle le garde, balbutiai-je, car je sentais les larmesmonter de mon cœur à mes yeux au souvenir de ce village où j’avaisété si heureux, et à l’idée que Marguerite tenait à garder unechose qui venait de moi et me rappelait à elle.

Si elle était entrée à ce moment, mes résolutions de vengeanceauraient disparu et je serais tombé à ses pieds.

– Du reste, reprit Prudence, je ne l’ai jamais vue comme elleest maintenant : elle ne dort presque plus, elle court les bals,elle soupe, elle se grise même. Dernièrement, après un souper, elleest restée huit jours au lit ; et quand le médecin lui apermis de se lever, elle a recommencé, au risque d’en mourir.Irez-vous la voir ?

– À quoi bon ? Je suis venu vous voir, vous, parce que vousavez été toujours charmante pour moi, et que je vous connaissaisavant de connaître Marguerite. C’est à vous que je dois d’avoir étéson amant, comme c’est à vous que je dois de ne plus l’être,n’est-ce pas ?

– Ah ! dame, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour qu’ellevous quittât, et je crois que, plus tard, vous ne m’en voudrezpas.

– Je vous en ai une double reconnaissance, ajoutai-je en melevant, car j’avais du dégoût pour cette femme, à la voir prendreau sérieux tout ce que je lui disais.

– Vous vous en allez ?

– Oui.

J’en savais assez.

– Quand vous verra-t-on ?

– Bientôt. Adieu.

– Adieu.

Prudence me conduisit jusqu’à la porte, et je rentrai chez moides larmes de rage dans les yeux et un besoin de vengeance dans lecœur.

Ainsi Marguerite était décidément une fille comme lesautres ; ainsi, cet amour profond qu’elle avait pour moin’avait pas lutté contre le désir de reprendre sa vie passée, etcontre le besoin d’avoir une voiture et de faire des orgies.

Voilà ce que je me disais au milieu de mes insomnies, tandisque, si j’avais réfléchi aussi froidement que je l’affectais,j’aurais vu dans cette nouvelle existence bruyante de Margueritel’espérance pour elle de faire taire une pensée continue, unsouvenir incessant.

Malheureusement, la passion mauvaise dominait en moi, et je necherchai qu’un moyen de torturer cette pauvre créature.

Oh ! l’homme est bien petit et bien vil quand l’une de sesétroites passions est blessée.

Cette Olympe, avec qui je l’avais vue, était sinon l’amie deMarguerite, du moins celle qu’elle fréquentait le plus souventdepuis son retour à Paris. Elle allait donner un bal, et comme jesupposais que Marguerite y serait, je cherchai à me faire donnerune invitation et je l’obtins.

Quand, plein de mes douloureuses émotions, j’arrivai à ce bal,il était déjà fort animé. On dansait, on criait même, et, dans undes quadrilles, j’aperçus Marguerite dansant avec le comte de N…,lequel paraissait tout fier de la montrer, et semblait dire à toutle monde :

– Cette femme est à moi !

J’allai m’adosser à la cheminée, juste en face de Marguerite, etje la regardai danser. À peine m’eut-elle aperçu qu’elle setroubla. Je la vis et je la saluai distraitement de la main et desyeux.

Quand je songeais que après le bal, ce ne serait plus avec moi,mais avec ce riche imbécile qu’elle s’en irait, quand je mereprésentais ce qui vraisemblablement allait suivre leur retourchez elle, le sang me montait au visage, et le besoin me venait detroubler leurs amours.

Après la contredanse, j’allai saluer la maîtresse de la maison,qui étalait aux yeux des invités des épaules magnifiques et lamoitié d’une gorge éblouissante.

Cette fille-là était belle, et, au point de vue de la forme,plus belle que Marguerite. Je le compris mieux encore à certainsregards que celle-ci jeta sur Olympe pendant que je lui parlais.L’homme qui serait l’amant de cette femme pourrait être aussi fierque l’était M. de N…, et elle était assez belle pour inspirer unepassion égale à celle que Marguerite m’avait inspirée.

Elle n’avait pas d’amant à cette époque. Il ne serait pasdifficile de le devenir. Le tout était de montrer assez d’or pourse faire regarder.

Ma résolution fut prise. Cette femme serait ma maîtresse.

Je commençai mon rôle de postulant en dansant avec Olympe.

Une demi-heure après, Marguerite, pâle comme une morte, mettaitsa pelisse et quittait le bal.

Chapitre 24

 

C’était déjà quelque chose, mais ce n’était pas assez. Jecomprenais l’empire que j’avais sur cette femme et j’en abusaislâchement.

Quand je pense qu’elle est morte maintenant, je me demande siDieu me pardonnera jamais le mal que j’ai fait.

Après le souper, qui fut des plus bruyants, on se mit àjouer.

Je m’assis à côté d’Olympe et j’engageai mon argent avec tant dehardiesse qu’elle ne pouvait s’empêcher d’y faire attention. En uninstant, je gagnai cent cinquante ou deux cents louis, quej’étalais devant moi et sur lesquels elle fixait des yeuxardents.

J’étais le seul que le jeu ne préoccupât point complètement etqui s’occupât d’elle. Tout le reste de la nuit je gagnai, et ce futmoi qui lui donnai de l’argent pour jouer, car elle avait perdutout ce qu’elle avait devant elle et probablement chez elle.

À cinq heures du matin on partit.

Je gagnais trois cents louis.

Tous les joueurs étaient déjà en bas, moi seul étais resté enarrière sans que l’on s’en aperçût, car je n’étais l’ami d’aucun deces messieurs.

Olympe éclairait elle-même l’escalier et j’allais descendrecomme les autres, quand, revenant vers elle, je lui dis :

– Il faut que je vous parle.

– Demain, me dit-elle.

– Non, maintenant.

– Qu’avez-vous à me dire ?

– Vous le verrez.

Et je rentrai dans l’appartement.

– Vous avez perdu, lui dis-je ?

– Oui.

– Tout ce que vous aviez chez vous ?

Elle hésita.

– Soyez franche.

– Eh bien, c’est vrai.

– J’ai gagné trois cents louis, les voilà, si vous voulez megarder ici.

Et, en même temps, je jetai l’or sur la table.

– Et pourquoi cette proposition ?

– Parce que je vous aime, pardieu !

– Non, mais parce que vous êtes amoureux de Marguerite et quevous voulez vous venger d’elle en devenant mon amant. On ne trompepas une femme comme moi, mon cher ami ; malheureusement jesuis encore trop jeune et trop belle pour accepter le rôle que vousme proposez.

– Ainsi, vous refusez ?

– Oui.

– Préférez-vous m’aimer pour rien ? C’est moi quin’accepterais pas alors. Réfléchissez, ma chère Olympe ; jevous aurais envoyé une personne quelconque vous proposer ces troiscents louis de ma part aux conditions que j’y mets, vous eussiezaccepté. J’ai mieux aimé traiter directement avec vous. Acceptezsans chercher les causes qui me font agir ; dites-vous quevous êtes belle, et qu’il n’y a rien d’étonnant que je soisamoureux de vous.

Marguerite était une fille entretenue comme Olympe, et cependantje n’eusse jamais osé lui dire, la première fois que je l’avaisvue, ce que je venais de dire à cette femme. C’est que j’aimaisMarguerite, c’est que j’avais deviné en elle des instincts quimanquaient à cette autre créature, et qu’au moment même où jeproposais ce marché, malgré son extrême beauté, celle avec quij’allais le conclure me dégoûtait.

Elle finit par accepter, bien entendu, et, à midi, je sortis dechez elle son amant : mais je quittai son lit sans emporter lesouvenir des caresses et des mots d’amour qu’elle s’était crueobligée de me prodiguer pour les six mille francs que je luilaissais.

Et cependant on s’était ruiné pour cette femme-là.

À compter de ce jour, je fis subir à Marguerite une persécutionde tous les instants. Olympe et elle cessèrent de se voir, vouscomprenez aisément pourquoi. Je donnai à ma nouvelle maîtresse unevoiture, des bijoux, je jouai, je fis enfin toutes les foliespropres à un homme amoureux d’une femme comme Olympe. Le bruit dema nouvelle passion se répandit aussitôt.

Prudence elle-même s’y laissa prendre et finit par croire quej’avais complètement oublié Marguerite. Celle-ci, soit qu’elle eûtdeviné le motif qui me faisait agir, soit qu’elle se trompât commeles autres, répondait par une grande dignité aux blessures que jelui faisais tous les jours. Seulement elle paraissait souffrir, carpartout où je la rencontrais, je la revoyais toujours de plus enplus pâle, de plus en plus triste. Mon amour pour elle, exalté à cepoint qu’il se croyait devenu de la haine, se réjouissait à la vuede cette douleur quotidienne. Plusieurs fois, dans descirconstances où je fus d’une cruauté infâme, Marguerite leva surmoi des regards si suppliants que je rougissais du rôle que j’avaispris, et que j’étais près de lui en demander pardon.

Mais ces repentirs avaient la durée de l’éclair et Olympe, quiavait fini par mettre toute espèce d’amour-propre de côté, etcompris qu’en faisant du mal à Marguerite, elle obtiendrait de moitout ce qu’elle voudrait, m’excitait sans cesse contre elle, etl’insultait chaque fois qu’elle en trouvait l’occasion, avec cettepersistante lâcheté de la femme autorisée par un homme.

Marguerite avait fini par ne plus aller ni au bal, ni auspectacle, dans la crainte de nous y rencontrer, Olympe et moi.Alors les lettres anonymes avaient succédé aux impertinencesdirectes, et il n’y avait honteuses choses que je n’engageasse mamaîtresse à raconter et que je ne racontasse moi-même surMarguerite.

Il fallait être fou pour en arriver là. J’étais comme un hommequi, s’étant grisé avec du mauvais vin, tombe dans une de cesexaltations nerveuses où la main est capable d’un crime sans que lapensée y soit pour quelque chose. Au milieu de tout cela, jesouffrais le martyre. Le calme sans dédain, la dignité sans mépris,avec lesquels Marguerite répondait à toutes mes attaques, et qui àmes propres yeux la faisaient supérieure à moi, m’irritaient encorecontre elle.

Un soir, Olympe était allée je ne sais où, et s’y étaitrencontrée avec Marguerite, qui cette fois n’avait pas fait grâce àla sotte fille qui l’insultait, au point que celle-ci avait étéforcée de céder la place. Olympe était rentrée furieuse, et l’onavait emporté Marguerite évanouie.

En rentrant, Olympe m’avait raconté ce qui s’était passé,m’avait dit que Marguerite, la voyant seule, avait voulu se vengerde ce qu’elle était ma maîtresse, et qu’il fallait que je luiécrivisse de respecter, moi absent ou non, la femme quej’aimais.

Je n’ai pas besoin de vous dire que j’y consentis, et que toutce que je pus trouver d’amer, de honteux et de cruel, je le misdans cette épître que j’envoyai le jour même à son adresse.

Cette fois le coup était trop fort pour que la malheureuse lesupportât sans rien dire.

Je me doutais bien qu’une réponse allait m’arriver ; aussiétais-je résolu à ne pas sortir de chez moi de tout le jour.

Vers deux heures on sonna et je vis entrer Prudence.

J’essayai de prendre un air indifférent pour lui demander à quoije devais sa visite ; mais ce jour-là madame Duvernoy n’étaitpas rieuse, et d’un ton sérieusement ému elle me dit que, depuismon retour, c’est-à-dire depuis trois semaines environ, je n’avaispas laissé échapper une occasion de faire de la peine àMarguerite ; qu’elle en était malade, et que la scène de laveille et ma lettre du matin l’avaient mise dans son lit.

Bref, sans me faire de reproches, Marguerite m’envoyait demandergrâce, en me faisant dire qu’elle n’avait plus la force morale nila force physique de supporter ce que je lui faisais.

– Que mademoiselle Gautier, dis-je à Prudence, me congédie dechez elle, c’est son droit, mais qu’elle insulte une femme quej’aime, sous prétexte que cette femme est ma maîtresse, c’est ceque je ne permettrai jamais.

– Mon ami, me fit Prudence, vous subissez l’influence d’unefille sans cœur et sans esprit ; vous en êtes amoureux, il estvrai, mais ce n’est pas une raison pour torturer une femme qui nepeut se défendre.

– Que mademoiselle Gautier m’envoie son comte de N…, et lapartie sera égale.

– Vous savez bien qu’elle ne le fera pas. Ainsi, mon cherArmand, laissez-la tranquille ; si vous la voyiez, vous auriezhonte de la façon dont vous vous conduisez avec elle. Elle estpâle, elle tousse, elle n’ira pas loin maintenant.

Et Prudence me tendit la main en ajoutant :

– Venez la voir, votre visite la rendra bien heureuse.

– Je n’ai pas envie de rencontrer M. de N…

– M. de N… n’est jamais chez elle. Elle ne peut le souffrir.

– Si Marguerite tient à me voir, elle sait où je demeure,qu’elle vienne, mais moi je ne mettrai pas les pieds rued’Antin.

– Et vous la recevrez bien ?

– Parfaitement.

– Eh bien, je suis sûre qu’elle viendra.

– Qu’elle vienne.

– Sortirez-vous aujourd’hui ?

– Je serai chez moi toute la soirée.

– Je vais le lui dire.

Prudence partit.

Je n’écrivis même pas à Olympe que je n’irais pas la voir. Je neme gênais pas avec cette fille. À peine si je passais une nuit avecelle par semaine.

Elle s’en consolait, je crois, avec un acteur de je ne sais quelthéâtre du boulevard.

Je sortis pour dîner et je rentrai presque immédiatement. Je fisfaire du feu partout et je donnai congé à Joseph.

Je ne pourrais pas vous rendre compte des impressions diversesqui m’agitèrent pendant une heure d’attente ; mais, lorsquevers neuf heures j’entendis sonner, elles se résumèrent en uneémotion telle, qu’en allant ouvrir la porte je fus forcé dem’appuyer contre le mur pour ne pas tomber.

Heureusement l’antichambre était dans la demi-teinte, etl’altération de mes traits était moins visible.

Marguerite entra.

Elle était tout en noir et voilée. À peine si je reconnaissaisson visage sous la dentelle.

Elle passa dans le salon et releva son voile.

Elle était pâle comme le marbre.

– Me voici, Armand, dit-elle ; vous avez désiré me voir, jesuis venue.

Et laissant tomber sa tête dans ses deux mains, elle fondit enlarmes.

Je m’approchai d’elle.

– Qu’avez-vous, lui dis-je d’une voix altérée.

Elle me serra la main sans me répondre, car les larmes voilaientencore sa voix. Mais quelques instants après, ayant repris un peude calme, elle me dit :

– Vous m’avez fait bien du mal, Armand, et moi je ne vous airien fait.

– Rien ? répliquai-je avec un sourire amer.

– Rien que ce que les circonstances m’ont forcée à vousfaire.

Je ne sais pas si de votre vie vous avez éprouvé ou si vouséprouverez jamais ce que je ressentais à la vue de Marguerite.

La dernière fois qu’elle était venue chez moi, elle s’étaitassise à la place où elle venait de s’asseoir ; seulement,depuis cette époque, elle avait été la maîtresse d’un autre ;d’autres baisers que les miens avaient touché ses lèvres,auxquelles, malgré moi, tendaient les miennes, et pourtant jesentais que j’aimais cette femme autant et peut-être plus que je nel’avais jamais aimée.

Cependant il était difficile pour moi d’entamer la conversationsur le sujet qui l’amenait. Marguerite le comprit sans doute, carelle reprit :

– Je viens vous ennuyer, Armand, parce que j’ai deux choses àvous demander : pardon de ce que j’ai dit hier à MademoiselleOlympe, et grâce de ce que vous êtes peut-être prêt à me faireencore. Volontairement ou non, depuis votre retour, vous m’avezfait tant de mal, que je serais incapable maintenant de supporterle quart des émotions que j’ai supportées jusqu’à ce matin. Vousaurez pitié de moi, n’est-ce pas ? et vous comprendrez qu’il ya pour un homme de cœur de plus nobles choses à faire que de sevenger d’une femme malade et triste comme je le suis. Tenez, prenezma main. J’ai la fièvre, j’ai quitté mon lit pour venir vousdemander, non pas votre amitié, mais votre indifférence.

En effet, je pris la main de Marguerite. Elle était brûlante, etla pauvre femme frissonnait sous son manteau de velours.

Je roulai auprès du feu le fauteuil dans lequel elle étaitassise.

– Croyez-vous donc que je n’ai pas souffert, repris-je, la nuitoù, après vous avoir attendue à la campagne, je suis venu vouschercher à Paris, où je n’ai trouvé que cette lettre qui a faillime rendre fou ? Comment avez-vous pu me tromper, Marguerite,moi qui vous aimais tant !

– Ne parlons pas de cela, Armand, je ne suis pas venue pour enparler. J’ai voulu vous voir autrement qu’en ennemi, voilà tout, etj’ai voulu vous serrer encore une fois la main. Vous avez unemaîtresse jeune, jolie, que vous aimez, dit-on : soyez heureux avecelle et oubliez-moi.

– Et vous, vous êtes heureuse, sans doute ?

– Ai-je le visage d’une femme heureuse, Armand ? Ne raillezpas ma douleur, vous qui savez mieux que personne quelles en sontla cause et l’étendue.

– Il ne dépendait que de vous de n’être jamaismalheureuse ; si toutefois vous l’êtes comme vous ledites.

– Non, mon ami, les circonstances ont été plus fortes que mavolonté. J’ai obéi, non pas à mes instincts de fille, comme vousparaissez le dire, mais à une nécessité sérieuse et à des raisonsque vous saurez un jour, et qui vous feront me pardonner.

– Pourquoi ne me dites-vous pas ces raisonsaujourd’hui ?

– Parce qu’elles ne rétabliraient pas un rapprochementimpossible entre nous, et qu’elles vous éloigneraient peut-être degens dont vous ne devez pas vous éloigner.

– Quelles sont ces gens ?

– Je ne puis vous le dire.

– Alors, vous mentez.

Marguerite se leva et se dirigea vers la porte.

Je ne pouvais assister à cette muette et expressive douleur sansen être ému, quand je comparais en moi-même cette femme pâle etpleurante à cette fille folle qui s’était moquée de moi àl’Opéra-Comique.

– Vous ne vous en irez pas, dis-je en me mettant devant laporte.

– Pourquoi ?

– Parce que, malgré ce que tu m’as fait, je t’aime toujours etque je veux te garder ici.

– Pour me chasser demain, n’est-ce pas ? Non, c’estimpossible ! Nos deux destinées sont séparées, n’essayons pasde les réunir ; vous me mépriseriez peut-être, tandis quemaintenant vous ne pouvez que me haïr.

– Non, Marguerite, m’écriai-je en sentant tout mon amour et tousmes désirs se réveiller au contact de cette femme. Non, j’oublieraitout, et nous serons heureux comme nous nous étions promis del’être.

Marguerite secoua la tête en signe de doute, et dit :

– Ne suis-je pas votre esclave, votre chien ? Faites de moice que vous voudrez, prenez-moi, je suis à vous.

Et, ôtant son manteau et son chapeau, elle les jeta sur lecanapé et se mit à dégrafer brusquement le corsage de sa robe, car,par une de ces réactions si fréquentes de sa maladie, le sang luimontait du cœur à la tête et l’étouffait.

Une toux sèche et rauque s’ensuivit.

– Faites dire à mon cocher, reprit-elle, de reconduire mavoiture.

Je descendis moi-même congédier cet homme.

Quand je rentrai, Marguerite était étendue devant le feu, et sesdents claquaient de froid.

Je la pris dans mes bras, je la déshabillai sans qu’elle fît unmouvement, et je la portai toute glacée dans mon lit.

Alors je m’assis auprès d’elle et j’essayai de la réchauffersous mes caresses. Elle ne me disait pas une parole, mais elle mesouriait.

Oh ! ce fut une nuit étrange. Toute la vie de Margueritesemblait être passée dans les baisers dont elle me couvrait, et jel’aimais tant, qu’au milieu des transports de son amour fiévreux,je me demandais si je n’allais pas la tuer pour qu’elle n’appartîntjamais à un autre.

Un mois d’un amour comme celui-là, et de corps comme de cœur, onne serait plus qu’un cadavre.

Le jour nous trouva éveillés tous deux.

Marguerite était livide. Elle ne disait pas une parole. Degrosses larmes coulaient de temps en temps de ses yeux ets’arrêtaient sur sa joue, brillantes comme des diamants. Ses brasépuisés s’ouvraient de temps en temps pour me saisir, etretombaient sans force sur le lit.

Un moment je crus que je pourrais oublier ce qui s’était passédepuis mon départ de Bougival, et je dis à Marguerite :

– Veux-tu que nous partions, que nous quittions Paris ?

– Non, non, me dit-elle presque avec effroi, nous serions tropmalheureux, je ne puis plus servir à ton bonheur, mais tant qu’ilme restera un souffle, je serai l’esclave de tes caprices. Àquelque heure du jour ou de la nuit que tu me veuilles, viens, jeserai à toi ; mais n’associe plus ton avenir au mien, tuserais trop malheureux et tu me rendrais trop malheureuse.

« Je suis encore pour quelque temps une jolie fille,profites-en, mais ne me demande pas autre chose.

Quand elle fut partie, je fus épouvanté de la solitude danslaquelle elle me laissait. Deux heures après son départ, j’étaisencore assis sur le lit qu’elle venait de quitter, regardantl’oreiller qui gardait les plis de sa forme, et me demandant ce quej’allais devenir entre mon amour et ma jalousie.

À cinq heures, sans savoir ce que j’y allais faire, je me rendisrue d’Antin.

Ce fut Nanine qui m’ouvrit.

– Madame ne peut pas vous recevoir, me dit-elle avecembarras.

– Pourquoi ?

– Parce que M. le comte de N… est là, et qu’il a entendu que jene laisse entrer personne.

– C’est juste, balbutiai-je, j’avais oublié.

Je rentrai chez moi comme un homme ivre, et savez-vous ce que jefis pendant la minute de délire jaloux qui suffisait à l’actionhonteuse que j’allais commettre, savez-vous ce que je fis ? Jeme dis que cette femme se moquait de moi, je me la représentaisdans son tête-à-tête inviolable avec le comte, répétant les mêmesmots qu’elle m’avait dits la nuit, et prenant un billet de cinqcents francs, je le lui envoyai avec ces mots :

« Vous êtes partie si vite ce matin, que j’ai oublié de vouspayer.

« Voici le prix de votre nuit. »

Puis, quand cette lettre fut portée, je sortis comme pour mesoustraire au remords instantané de cette infamie.

J’allai chez Olympe, que je trouvai essayant des robes, et qui,lorsque nous fûmes seuls, me chanta des obscénités pour medistraire.

Celle-là était bien le type de la courtisane sans honte, sanscœur et sans esprit, pour moi du moins, car peut-être un hommeavait-il fait avec elle le rêve que j’avais fait avecMarguerite.

Elle me demanda de l’argent, je lui en donnai, et libre alors dem’en aller, je rentrai chez moi.

Marguerite ne m’avait pas répondu.

Il est inutile que je vous dise dans quelle agitation je passaila journée du lendemain.

À six heures et demie, un commissionnaire apporta une enveloppecontenant ma lettre et le billet de cinq cents francs, pas un motde plus.

– Qui vous a remis cela ? dis-je à cet homme.

– Une dame qui partait avec sa femme de chambre dans la malle deBoulogne, et qui m’a recommandé de ne l’apporter que lorsque lavoiture serait hors de la cour.

Je courus chez Marguerite.

– Madame est partie pour l’Angleterre aujourd’hui à six heures,me répondit le portier.

Rien ne me retenait plus à Paris, ni haine ni amour. J’étaisépuisé par toutes ces secousses. Un de mes amis allait faire unvoyage en Orient ; j’allai dire à mon père le désir quej’avais de l’accompagner ; mon père me donna des traites, desrecommandations, et huit ou dix jours après je m’embarquai àMarseille.

Ce fut à Alexandrie que j’appris par un attaché de l’ambassade,que j’avais vu quelquefois chez Marguerite, la maladie de la pauvrefille.

Je lui écrivis alors la lettre à laquelle elle a fait la réponseque vous connaissez et que je reçus à Toulon.

Je partis aussitôt, et vous savez le reste.

Maintenant, il ne vous reste plus qu’à lire les quelquesfeuilles que Julie Duprat m’a remises et qui sont le complémentindispensable de ce que je viens de vous raconter.

Chapitre 25

 

Armand, fatigué de ce long récit souvent interrompu par seslarmes, posa ses deux mains sur son front et ferma les yeux, soitpour penser, soit pour essayer de dormir, après m’avoir donné lespages écrites de la main de Marguerite.

Quelques instants après, une respiration un peu plus rapide meprouvait qu’Armand dormait, mais de ce sommeil léger que le moindrebruit fait envoler.

Voici ce que je lus, et que je transcris sans ajouter niretrancher aucune syllabe :

« C’est aujourd’hui le 15 décembre. Je suis souffrante depuistrois ou quatre jours. Ce matin j’ai pris le lit ; le tempsest sombre, je suis triste ; personne n’est auprès de moi, jepense à vous, Armand. Et vous, où êtes-vous à l’heure où j’écrisces lignes ? Loin de Paris, bien loin, m’a-t-on dit, etpeut-être avez-vous déjà oublié Marguerite. Enfin, soyez heureux,vous à qui je dois les seuls moments de joie de ma vie.

« Je n’avais pu résister au désir de vous donner l’explicationde ma conduite, et je vous avais écrit une lettre ; maisécrite par une fille comme moi, une pareille lettre peut êtreregardée comme un mensonge, à moins que la mort ne la sanctifie deson autorité, et qu’au lieu d’être une lettre, elle ne soit uneconfession.

« Aujourd’hui, je suis malade ; je puis mourir de cettemaladie, car j’ai toujours eu le pressentiment que je mourraisjeune. Ma mère est morte de la poitrine, et la façon dont j’ai vécujusqu’à présent n’a pu qu’empirer cette affection, le seul héritagequ’elle m’ait laissé ; mais je ne veux pas mourir sans quevous sachiez bien à quoi vous en tenir sur moi, si toutefois,lorsque vous reviendrez, vous vous inquiétez encore de la pauvrefille que vous aimiez avant de partir.

« Voici ce que contenait cette lettre, que je serai heureuse derécrire, pour me donner une nouvelle preuve de ma justification :vous vous rappelez, Armand, comment l’arrivée de votre père noussurprit à Bougival ; vous vous souvenez de la terreurinvolontaire que cette arrivée me causa, de la scène qui eut lieuentre vous et lui et que vous me racontâtes le soir.

« Le lendemain, pendant que vous étiez à Paris et que vousattendiez votre père qui ne rentrait pas, un homme se présentaitchez moi, et me remettait une lettre de M. Duval.

« Cette lettre, que je joins à celle-ci, me priait, dans lestermes les plus graves, de vous éloigner le lendemain sous unprétexte quelconque et de recevoir votre père ; il avait à meparler et me recommandait surtout de ne vous rien dire de sadémarche.

« Vous savez avec quelle insistance je vous conseillai à votreretour d’aller de nouveau à Paris le lendemain.

« Vous étiez parti depuis une heure quand votre père seprésenta. Je vous fais grâce de l’impression que me causa sonvisage sévère. Votre père était imbu des vieilles théories, quiveulent que toute courtisane soit un être sans cœur, sans raison,une espèce de machine à prendre de l’or, toujours prête, comme lesmachines de fer, à broyer la main qui lui tend quelque chose, et àdéchirer sans pitié, sans discernement celui qui la fait vivre etagir.

« Votre père m’avait écrit une lettre très convenable pour queje consentisse à le recevoir ; il ne se présenta pas tout àfait comme il avait écrit. Il y eut assez de hauteur,d’impertinence et même de menaces, dans ses premières paroles, pourque je lui fisse comprendre que j’étais chez moi et que je n’avaisde compte à lui rendre de ma vie qu’à cause de la sincère affectionque j’avais pour son fils.

« M. Duval se calma un peu, et se mit cependant à me dire qu’ilne pouvait souffrir plus longtemps que son fils se ruinât pourmoi ; que j’étais belle, il est vrai, mais que, si belle queje fusse, je ne devais pas me servir de ma beauté pour perdrel’avenir d’un jeune homme par des dépenses comme celles que jefaisais.

« À cela, il n’y avait qu’une chose à répondre, n’est-cepas ? C’était de montrer les preuves que depuis que j’étaisvotre maîtresse, aucun sacrifice ne m’avait coûté pour vous resterfidèle sans vous demander plus d’argent que vous ne pouviez endonner. Je montrai les reconnaissances du Mont-de-Piété, les reçusdes gens à qui j’avais vendu les objets que je n’avais pu engager,je fis part à votre père de ma résolution de me défaire de monmobilier pour payer mes dettes, et pour vivre avec vous sans vousêtre une charge trop lourde. Je lui racontai notre bonheur, larévélation que vous m’aviez donnée d’une vie plus tranquille etplus heureuse, et il finit par se rendre à l’évidence, et me tendrela main, en me demandant pardon de la façon dont il s’étaitprésenté d’abord.

« Puis il me dit :

« – Alors, madame, ce n’est plus par des remontrances et desmenaces, mais par des prières, que j’essayerai d’obtenir de vous unsacrifice plus grand que tous ceux que vous avez encore faits pourmon fils.

« Je tremblai à ce préambule.

« Votre père se rapprocha de moi, me prit les deux mains etcontinua d’un ton affectueux : »

« – Mon enfant, ne prenez pas en mauvaise part ce que je vaisvous dire ; comprenez seulement que la vie a parfois desnécessités cruelles pour le cœur, mais qu’il faut s’y soumettre.Vous êtes bonne, et votre âme a des générosités inconnues à biendes femmes qui peut-être vous méprisent et ne vous valent pas. Maissongez qu’à côté de la maîtresse, il y a la famille ; qu’outrel’amour, il y a les devoirs ; qu’à l’âge des passions succèdel’âge où l’homme, pour être respecté, a besoin d’être solidementassis dans une position sérieuse. Mon fils n’a pas de fortune, etcependant il est prêt à vous abandonner l’héritage de sa mère. S’ilacceptait de vous le sacrifice que vous êtes sur le point de faire,il serait de son honneur et de sa dignité de vous faire en échangecet abandon qui vous mettrait toujours à l’abri d’une adversitécomplète. Mais ce sacrifice, il ne peut l’accepter, parce que lemonde, qui ne vous connaît pas, donnerait à ce consentement unecause déloyale qui ne doit pas atteindre le nom que nous portons.On ne regarderait pas si Armand vous aime, si vous l’aimez, si cedouble amour est un bonheur pour lui et une réhabilitation pourvous ; on ne verrait qu’une chose, c’est qu’Armand Duval asouffert qu’une fille entretenue – pardonnez-moi, mon enfant, toutce que je suis forcé de vous dire – vendît pour lui ce qu’ellepossédait. Puis le jour des reproches et des regrets arriverait,soyez-en sûre, pour vous comme pour les autres, et vous porterieztous deux une chaîne que vous ne pourriez briser. Que feriez-vousalors ? Votre jeunesse serait perdue, l’avenir de mon filsserait détruit ; et moi, son père, je n’aurais que de l’un demes enfants la récompense que j’attends des deux.

« Vous êtes jeune, vous êtes belle, la vie vous consolera ;vous êtes noble, et le souvenir d’une bonne action rachètera pourvous bien des choses passées. Depuis six mois qu’il vous connaît,Armand m’oublie. Quatre fois je lui ai écrit sans qu’il songeât unefois à me répondre. J’aurais pu mourir sans qu’il le sût !

« Quelle que soit votre résolution de vivre autrement que vousn’avez vécu, Armand qui vous aime ne consentira pas à la réclusionà laquelle sa modeste position vous condamnerait, et qui n’est pasfaite pour votre beauté. Qui sait ce qu’il ferait alors ! Il ajoué, je l’ai su ; sans vous en rien dire, je le saisencore ; mais, dans un moment d’ivresse, il eût pu perdre unepartie de ce que j’amasse, depuis bien des années, pour la dot dema fille, pour lui, et pour la tranquillité de mes vieux jours. Cequi eût pu arriver peut arriver encore.

« Êtes-vous sûre, en outre, que la vie que vous quitteriez pourlui ne vous attirerait pas de nouveau ? Êtes-vous sûre, vousqui l’avez aimé, de n’en point aimer un autre ? Nesouffrirez-vous pas enfin des entraves que votre liaison mettradans la vie de votre amant, et dont vous ne pourrez peut-être pasle consoler, si, avec l’âge, des idées d’ambition succèdent à desrêves d’amour ? Réfléchissez à tout cela, madame : vous aimezArmand, prouvez-le-lui par le seul moyen qui vous reste de le luiprouver encore : en faisant à son avenir le sacrifice de votreamour. Aucun malheur n’est encore arrivé, mais il en arriverait, etpeut-être de plus grands que ceux que je prévois. Armand peutdevenir jaloux d’un homme qui vous a aimée ; il peut leprovoquer, il peut se battre, il peut être tué enfin, et songez àce que vous souffririez devant ce père qui vous demanderait comptede la vie de son fils.

« Enfin, mon enfant, sachez tout, car je ne vous ai pas toutdit, sachez donc ce qui m’amenait à Paris. J’ai une fille, je viensde vous le dire, jeune, belle, pure comme un ange. Elle aime, etelle aussi elle a fait de cet amour le rêve de sa vie. J’avaisécrit tout cela à Armand, mais tout occupé de vous, il ne m’a pasrépondu. Eh bien, ma fille va se marier. Elle épouse l’hommequ’elle aime, elle entre dans une famille honorable qui veut quetout soit honorable dans la mienne. La famille de l’homme qui doitdevenir mon gendre a appris comment Armand vit à Paris, et m’adéclaré reprendre sa parole si Armand continue cette vie. L’avenird’une enfant qui ne vous a rien fait, et qui a le droit de comptersur l’avenir, est entre vos mains.

« Avez-vous le droit et vous sentez-vous la force de lebriser ? Au nom de votre amour et de votre repentir,Marguerite, accordez-moi le bonheur de ma fille.

« Je pleurais silencieusement, mon ami, devant toutes cesréflexions que j’avais faites bien souvent, et qui, dans la bouchede votre père, acquéraient encore une plus sérieuse réalité. Je medisais tout ce que votre père n’osait pas me dire, et ce qui vingtfois lui était venu sur les lèvres : que je n’étais après toutqu’une fille entretenue, et que quelque raison que je donnasse ànotre liaison, elle aurait toujours l’air d’un calcul ; que mavie passée ne me laissait aucun droit de rêver un pareil avenir, etque j’acceptais des responsabilités auxquelles mes habitudes et maréputation ne donnaient aucune garantie. Enfin, je vous aimais,Armand. La manière paternelle dont me parlait M. Duval, les chastessentiments qu’il évoquait en moi, l’estime de ce vieillard loyalque j’allais conquérir, la vôtre que j’étais sûre d’avoir plustard, tout cela éveillait en mon cœur de nobles pensées qui merelevaient à mes propres yeux, et faisaient parler de saintesvanités, inconnues jusqu’alors. Quand je songeais qu’un jour cevieillard, qui m’implorait pour l’avenir de son fils, dirait à safille de mêler mon nom à ses prières, comme le nom d’unemystérieuse amie, je me transformais et j’étais fière de moi.

« L’exaltation du moment exagérait peut-être la vérité de cesimpressions ; mais voilà ce que j’éprouvais, ami, et cessentiments nouveaux faisaient taire les conseils que me donnait lesouvenir des jours heureux passés avec vous. »

« – C’est bien, monsieur, dis-je à votre père en essuyant meslarmes. Croyez-vous que j’aime votre fils ?

« – Oui, me dit M. Duval.

« – D’un amour désintéressé ?

« – Oui.

« – Croyez-vous que j’avais fait de cet amour l’espoir, le rêveet le pardon de ma vie ?

« – Fermement.

« – Eh bien, monsieur, embrassez-moi une fois comme vousembrasseriez votre fille, et je vous jure que ce baiser, le seulvraiment chaste que j’aie reçu, me fera forte contre mon amour, etqu’avant huit jours votre fils sera retourné auprès de vous,peut-être malheureux pour quelque temps, mais guéri pourjamais.

« – Vous êtes une noble fille, répliqua votre père enm’embrassant sur le front, et vous tentez une chose dont Dieu voustiendra compte ; mais je crains bien que vous n’obteniez riende mon fils.

« – Oh ! soyez tranquille, monsieur, il me haïra.

« Il fallait entre nous une barrière infranchissable, pour l’uncomme pour l’autre.

« J’écrivis à Prudence que j’acceptais les propositions de M. lecomte de N…, et qu’elle allât lui dire que je souperais avec elleet lui.

« Je cachetai la lettre, et sans lui dire ce qu’elle renfermait,je priai votre père de la faire remettre à son adresse en arrivantà Paris.

« Il me demanda néanmoins ce qu’elle contenait.

« – C’est le bonheur de votre fils, lui répondis-je.

« Votre père m’embrassa une dernière fois. Je sentis sur monfront deux larmes de reconnaissance qui furent comme le baptême demes fautes d’autrefois, et au moment où je venais de consentir à melivrer à un autre homme, je rayonnai d’orgueil en songeant à ce queje rachetais par cette nouvelle faute.

« C’était bien naturel, Armand ; vous m’aviez dit que votrepère était le plus honnête homme que l’on pût rencontrer.

« M. Duval remonta en voiture et partit.

« Cependant j’étais femme, et quand je vous revis, je ne pusm’empêcher de pleurer, mais je ne faiblis pas.

« Ai-je bien fait ? Voilà ce que je me demande aujourd’huique j’entre malade dans un lit que je ne quitterai peut-être quemorte.

« Vous avez été témoin de ce que j’éprouvais à mesure quel’heure de notre inévitable séparation approchait ; votre pèren’était plus là pour me soutenir, et il y eut un moment où je fusbien près de tout vous avouer, tant j’étais épouvantée de l’idéeque vous alliez me haïr et me mépriser.

« Une chose que vous ne croirez peut-être pas, Armand, c’est queje priai Dieu de me donner de la force, et ce qui prouve qu’ilacceptait mon sacrifice, c’est qu’il me donna cette force quej’implorais.

« À ce souper, j’eus besoin d’aide encore, car je ne voulais passavoir ce que j’allais faire, tant je craignais que le courage neme manquât !

« Qui m’eût dit, à moi, Marguerite Gautier, que je souffriraistant à la seule pensée d’un nouvel amant ?

« Je bus pour oublier, et quand je me réveillai le lendemain,j’étais dans le lit du comte.

« Voilà la vérité tout entière, ami, jugez et pardonnez-moi,comme je vous ai pardonné tout le mal que vous m’avez fait depuisce jour. »

Chapitre 26

 

« Ce qui suivit cette nuit fatale, vous le savez aussi bien quemoi, mais ce que vous ne savez pas, ce que vous ne pouvez passoupçonner, c’est ce que j’ai souffert depuis notre séparation.

« J’avais appris que votre père vous avait emmené, mais je medoutais bien que vous ne pourriez pas vivre longtemps loin de moi,et le jour où je vous rencontrai aux Champs-Elysées, je fus émue,mais non étonnée.

« Alors commença cette série de jours dont chacun m’apporta unenouvelle insulte de vous, insulte que je recevais presque avecjoie, car outre qu’elle était la preuve que vous m’aimiez toujours,il me semblait que, plus vous me persécuteriez, plus je grandiraisà vos yeux le jour où vous sauriez la vérité.

« Ne vous étonnez pas de ce martyre joyeux, Armand, l’amour quevous aviez eu pour moi avait ouvert mon cœur à de noblesenthousiasmes.

« Cependant je n’avais pas été tout de suite aussi forte.

« Entre l’exécution du sacrifice que je vous avais fait et votreretour, un temps assez long s’était écoulé pendant lequel j’avaiseu besoin d’avoir recours à des moyens physiques pour ne pasdevenir folle et pour m’étourdir sur la vie dans laquelle je merejetais. Prudence vous a dit, n’est-ce pas, que j’étais de toutesles fêtes, de tous les bals, de toutes les orgies ?

« J’avais comme l’espérance de me tuer rapidement, à forced’excès, et, je crois, cette espérance ne tardera pas à seréaliser. Ma santé s’altéra nécessairement de plus en plus, et lejour où j’envoyai madame Duvernoy vous demander grâce, j’étaisépuisée de corps et d’âme.

« Je ne vous rappellerai pas, Armand, de quelle façon vous avezrécompensé la dernière preuve d’amour que je vous ai donnée, et parquel outrage vous avez chassé de Paris la femme qui, mourante,n’avait pu résister à votre voix quand vous lui demandiez une nuitd’amour, et qui, comme une insensée, a cru, un instant, qu’ellepourrait ressouder le passé et le présent. Vous aviez le droit defaire ce que vous avez fait, Armand : on ne m’a pas toujours payémes nuits aussi cher !

« J’ai tout laissé alors ! Olympe m’a remplacée auprès deM. de N… et s’est chargée, m’a-t-on dit, de lui apprendre le motifde mon départ. Le comte de G… était à Londres. C’est un de ceshommes qui, ne donnant à l’amour avec les filles comme moi quejuste assez d’importance pour qu’il soit un passe-temps agréable,restent les amis des femmes qu’ils ont eues et n’ont pas de haine,n’ayant jamais eu de jalousie ; c’est enfin un de ces grandsseigneurs qui ne nous ouvrent qu’un côté de leur cœur, mais quinous ouvrent les deux côtés de leur bourse. C’est à lui que jepensai tout de suite. J’allai le rejoindre. Il me reçut àmerveille, mais il était là-bas l’amant d’une femme du monde, etcraignait de se compromettre en s’affichant avec moi. Il meprésenta à ses amis qui me donnèrent un souper après lequel l’und’eux m’emmena.

« Que vouliez-vous que je fisse, mon ami ?

« Me tuer ? C’eût été charger votre vie, qui doit êtreheureuse, d’un remords inutile ; puis, à quoi bon se tuerquand on est si près de mourir ?

« Je passai à l’état de corps sans âme, de chose sanspensée ; je vécus pendant quelque temps de cette vieautomatique, puis je revins à Paris et je demandai aprèsvous ; j’appris alors que vous étiez parti pour un longvoyage. Rien ne me soutenait plus. Mon existence redevint cequ’elle avait été deux ans avant que je vous connusse. Je tentai deramener le duc, mais j’avais trop rudement blessé cet homme, et lesvieillards ne sont pas patients, sans doute parce qu’ilss’aperçoivent qu’ils ne sont pas éternels. La maladie m’envahissaitde jour en jour, j’étais pâle, j’étais triste, j’étais plus maigreencore. Les hommes qui achètent l’amour examinent la marchandiseavant de la prendre. Il y avait à Paris des femmes mieux portantes,plus grasses que moi ; on m’oublia un peu. Voilà le passéjusqu’à hier.

« Maintenant je suis tout à fait malade. J’ai écrit au duc pourlui demander de l’argent, car je n’en ai pas, et les créancierssont revenus, et m’apportent leurs notes avec un acharnement sanspitié. Le duc me répondra-t-il ? Que n’êtes-vous à Paris,Armand ! Vous viendriez me voir et vos visites meconsoleraient. »

« 20 décembre :

« Il fait un temps horrible, il neige, je suis seule chez moi.Depuis trois jours j’ai été prise d’une telle fièvre que je n’ai puvous écrire un mot. Rien de nouveau, mon ami ; chaque jourj’espère vaguement une lettre de vous, mais elle n’arrive pas etn’arrivera sans doute jamais. Les hommes seuls ont la force de nepas pardonner. Le duc ne m’a pas répondu.

« Prudence a recommencé ses voyages au Mont-de-Piété.

« Je ne cesse de cracher le sang. Oh ! je vous ferais peinesi vous me voyiez. Vous êtes bien heureux d’être sous un ciel chaudet de n’avoir pas comme moi tout un hiver de glace qui vous pèsesur la poitrine. Aujourd’hui, je me suis levée un peu, et, derrièreles rideaux de ma fenêtre, j’ai regardé passer cette vie de Parisavec laquelle je crois bien avoir tout à fait rompu. Quelquesvisages de connaissance sont passés dans la rue, rapides, joyeux,insouciants. Pas un n’a levé les yeux sur mes fenêtres. Cependant,quelques jeunes gens sont venus s’inscrire. Une fois déjà, je fusmalade, et vous, qui ne me connaissiez pas, qui n’aviez rien obtenude moi qu’une impertinence le jour où je vous avais vu pour lapremière fois, vous veniez savoir de mes nouvelles tous lesmatins.

« Me voilà malade de nouveau. Nous avons passé six moisensemble. J’ai eu pour vous autant d’amour que le cœur de la femmepeut en contenir et en donner, et vous êtes loin, et vous memaudissez, et il ne me vient pas un mot de consolation de vous.Mais c’est le hasard seul qui fait cet abandon, j’en suis sûr, carsi vous étiez à Paris, vous ne quitteriez pas mon chevet et machambre. »

« 25 décembre :

« Mon médecin me défend d’écrire tous les jours. En effet, messouvenirs ne font qu’augmenter ma fièvre, mais, hier, j’ai reçu unelettre qui m’a fait du bien, plus par les sentiments dont elleétait l’expression que par le secours matériel qu’elle m’apportait.Je puis donc vous écrire aujourd’hui. Cette lettre était de votrepère, et voici ce qu’elle contenait :

« Madame,

« J’apprends à l’instant que vous êtes malade. Si j’étais àParis, j’irais moi-même savoir de vos nouvelles ; si mon filsétait auprès de moi, je lui dirais d’aller en chercher, mais je nepuis quitter C…, et Armand est à six ou sept cents lieuesd’ici ; permettez-moi donc simplement de vous écrire, madame,combien je suis peiné de cette maladie, et croyez aux vœux sincèresque je fais pour votre prompt rétablissement.

« Un de mes bons amis, M. H…, se présentera chez vous, veuillezle recevoir. Il est chargé par moi d’une commission dont j’attendsimpatiemment le résultat.

« Veuillez agréer, madame, l’assurance de mes sentiments lesplus distingués. »

« Telle est la lettre que j’ai reçue. Votre père est un noblecœur, aimez-le bien, mon ami ; car il y a peu d’hommes aumonde aussi dignes d’être aimés. Ce papier signé de son nom m’afait plus de bien que toutes les ordonnances de notre grandmédecin.

« Ce matin, M. H… est venu. Il semblait fort embarrassé de lamission délicate dont l’avait chargé M. Duval. Il venait toutbonnement m’apporter mille écus de la part de votre père. J’aivoulu refuser d’abord, mais M. H… m’a dit que ce refus offenseraitM. Duval, qui l’avait autorisé à me donner d’abord cette somme, età me remettre tout ce dont j’aurais besoin encore. J’ai accepté ceservice qui, de la part de votre père, ne peut pas être une aumône.Si je suis morte quand vous reviendrez, montrez à votre père ce queje viens d’écrire pour lui, et dites-lui qu’en traçant ces lignes,la pauvre fille à laquelle il a daigné écrire cette lettreconsolante versait des larmes de reconnaissance, et priait Dieupour lui.

« 4 janvier :

« Je viens de passer une suite de jours bien douloureux.J’ignorais que le corps pût faire souffrir ainsi. Oh ! ma viepassée ! je la paye deux fois aujourd’hui.

« On m’a veillée toutes les nuits. Je ne pouvais plus respirer.Le délire et la toux se partageaient le reste de ma pauvreexistence.

« Ma salle à manger est pleine de bonbons, de cadeaux de toutessortes que mes amis m’ont apportés. Il y en a sans doute, parmi cesgens, qui espèrent que je serai leur maîtresse plus tard. S’ilsvoyaient ce que la maladie a fait de moi, ils s’enfuiraientépouvantés.

« Prudence donne des étrennes avec celles que je reçois.

« Le temps est à la gelée, et le docteur m’a dit que je pourraisortir d’ici à quelques jours si le beau temps continue. »

« 8 janvier :

« Je suis sortie hier dans ma voiture. Il faisait un tempsmagnifique. Les Champs-Elysées étaient pleins de monde. On eût ditle premier sourire du printemps. Tout avait un air de fête autourde moi. Je n’avais jamais soupçonné dans un rayon de soleil tout ceque j’y ai trouvé hier de joie, de douceur et de consolation.

« J’ai rencontré presque tous les gens que je connais, toujoursgais, toujours occupés de leurs plaisirs. Que d’heureux qui nesavent pas qu’ils le sont ! Olympe est passée dans uneélégante voiture que lui a donnée M. de N… elle a essayé dem’insulter du regard. Elle ne sait pas combien je suis loin detoutes ces vanités-là. Un brave garçon que je connais depuislongtemps m’a demandé si je voulais aller souper avec lui et un deses amis qui désire beaucoup, disait-il, faire ma connaissance.

« J’ai souri tristement, et lui ai tendu ma main brûlante defièvre.

« Je n’ai jamais vu visage plus étonné.

« Je suis rentrée à quatre heures, j’ai dîné avec assezd’appétit.

« Cette sortie m’a fait du bien.

« Si j’allais guérir !

« Comme l’aspect de la vie et du bonheur des autres fait désirerde vivre ceux-là qui, la veille, dans la solitude de leur âme etdans l’ombre de leur chambre de malade, souhaitaient de mourirvite ! »

« 10 janvier :

« Cette espérance de santé n’était qu’un rêve. Me voici denouveau dans mon lit, le corps couvert d’emplâtres qui me brûlent.Va donc offrir ce corps que l’on payait si cher autrefois, et voisce que l’on t’en donnera aujourd’hui !

« Il faut que nous ayons bien fait du mal avant de naître, ouque nous devions jouir d’un bien grand bonheur après notre mort,pour que Dieu permette que cette vie ait toutes les tortures del’expiation et toutes les douleurs de l’épreuve. »

« 12 janvier :

« Je souffre toujours.

« Le comte de N… m’a envoyé de l’argent hier, je ne l’ai pasaccepté. Je ne veux rien de cet homme. C’est lui qui est cause quevous n’êtes pas près de moi.

« Oh ! nos beaux jours de Bougival ! oùêtes-vous ?

« Si je sors vivante de cette chambre, ce sera pour faire unpèlerinage à la maison que nous habitions ensemble, mais je n’ensortirai plus que morte.

« Qui sait si je vous écrirai demain ? »

« 25 janvier :

« Voilà onze nuits que je ne dors pas, que j’étouffe et que jecrois à chaque instant que je vais mourir. Le médecin a ordonnéqu’on ne me laissât pas toucher une plume. Julie Duprat, qui meveille, me permet encore de vous écrire ces quelques lignes. Nereviendrez-vous donc point avant que je meure ? Est-ce doncéternellement fini entre nous ? Il me semble que, si vousveniez, je guérirais. À quoi bon guérir ? »

« 28 janvier :

« Ce matin j’ai été réveillée par un grand bruit. Julie, quidormait dans ma chambre, s’est précipitée dans la salle à manger.J’ai entendu des voix d’hommes contre lesquelles la sienne luttaiten vain. Elle est rentrée en pleurant.

« On venait saisir. Je lui ai dit de laisser faire ce qu’ilsappellent la justice. L’huissier est entré dans ma chambre, lechapeau sur la tête. Il a ouvert les tiroirs, a inscrit tout cequ’il a vu, et n’a pas eu l’air de s’apercevoir qu’il y avait unemourante dans le lit qu’heureusement la charité de la loi melaisse.

« Il a consenti à me dire en partant que je pouvais mettreopposition avant neuf jours, mais il a laissé un gardien ! Quevais-je devenir, mon Dieu ! Cette scène m’a rendue encore plusmalade. Prudence voulait demander de l’argent à l’ami de votrepère, je m’y suis opposée.

« J’ai reçu votre lettre ce matin. J’en avais besoin. Ma réponsevous arrivera-t-elle à temps ? Me verrez-vous encore ?Voilà une journée heureuse qui me fait oublier toutes celles quej’ai passées depuis six semaines. Il me semble que je vais mieux,malgré le sentiment de tristesse sous l’impression duquel je vousai répondu.

« Après tout, on ne doit pas toujours être malheureux.

« Quand je pense qu’il peut arriver que je ne meure pas, quevous reveniez, que je revoie le printemps, que vous m’aimiez encoreet que nous recommencions notre vie de l’année dernière !

« Folle que je suis ! c’est à peine si je puis tenir laplume avec laquelle je vous écris ce rêve insensé de mon cœur.

« Quoi qu’il arrive, je vous aimais bien, Armand, et je seraismorte depuis longtemps si je n’avais pour m’assister le souvenir decet amour, et comme un vague espoir de vous revoir encore près demoi. »

« 4 février :

« Le comte de G… est revenu. Sa maîtresse l’a trompé. Il estfort triste, il l’aimait beaucoup. Il est venu me conter tout cela.Le pauvre garçon est assez mal dans ses affaires, ce qui ne l’a pasempêché de payer mon huissier et de congédier le gardien.

« Je lui ai parlé de vous et il m’a promis de vous parler demoi. Comme j’oubliais dans ces moments-là que j’avais été samaîtresse et comme il essayait de me le faire oublier aussi !C’est un brave cœur.

« Le duc a envoyé savoir de mes nouvelles hier, et il est venuce matin. Je ne sais pas ce qui peut faire vivre encore cevieillard. Il est resté trois heures auprès de moi, et il ne m’apas dit vingt mots. Deux grosses larmes sont tombées de ses yeuxquand il m’a vue si pâle. Le souvenir de la mort de sa fille lefaisait pleurer sans doute. Il l’aura vue mourir deux fois. Son dosest courbé, sa tête penche vers la terre, sa lèvre est pendante,son regard est éteint. L’âge et la douleur pèsent de leur doublepoids sur son corps épuisé. Il ne m’a pas fait un reproche. On eûtmême dit qu’il jouissait secrètement du ravage que la maladie avaitfait en moi. Il semblait fier d’être debout, quand moi, jeuneencore, j’étais écrasée par la souffrance.

« Le mauvais temps est revenu. Personne ne vient me voir. Julieveille le plus qu’elle peut auprès de moi. Prudence, à qui je nepeux plus donner autant d’argent qu’autrefois, commence à prétexterdes affaires pour s’éloigner.

« Maintenant que je suis près de mourir, malgré ce que me disentles médecins, car j’en ai plusieurs, ce qui prouve que la maladieaugmente, je regrette presque d’avoir écouté votre père ; sij’avais su ne prendre qu’une année à votre avenir, je n’aurais pasrésisté au désir de passer cette année avec vous, et au moins jemourrais en tenant la main d’un ami. Il est vrai que si nous avionsvécu ensemble cette année, je ne serais pas morte sitôt.

« La volonté de Dieu soit faite ! »

« 5 février :

« Oh ! Venez, venez, Armand, je souffre horriblement, jevais mourir, mon Dieu. J’étais si triste hier que j’ai voulu passerautre part que chez moi la soirée qui promettait d’être longuecomme celle de la veille. Le duc était venu le matin. Il me sembleque la vue de ce vieillard oublié par la mort me fait mourir plusvite.

« Malgré l’ardente fièvre qui me brûlait, je me suis faithabiller et conduire au Vaudeville. Julie m’avait mis du rouge,sans quoi j’aurais eu l’air d’un cadavre. Je suis allée dans cetteloge où je vous ai donné notre premier rendez-vous ; tout letemps j’ai eu les yeux fixés sur la stalle que vous occupiez cejour-là, et qu’occupait hier une sorte de rustre, qui riaitbruyamment de toutes les sottes choses que débitaient les acteurs.On m’a rapportée à moitié morte chez moi. J’ai toussé et craché lesang toute la nuit. Aujourd’hui je ne peux plus parler, à peine sije peux remuer les bras. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je vaismourir. Je m’y attendais, mais je ne puis me faire à l’idée desouffrir plus que je ne souffre, et si… »

A partir de ce mot les quelques caractères que Marguerite avaitessayé de tracer étaient illisibles, et c’était Julie Duprat quiavait continué.

« 18 février :

« Monsieur Armand,

« Depuis le jour où Marguerite a voulu aller au spectacle, ellea été toujours plus malade. Elle a perdu complètement la voix, puisl’usage de ses membres. Ce que souffre notre pauvre amie estimpossible à dire. Je ne suis pas habituée à ces sortes d’émotions,et j’ai des frayeurs continuelles.

« Que je voudrais que vous fussiez auprès de nous ! Elle apresque toujours le délire, mais, délirante ou lucide, c’esttoujours votre nom qu’elle prononce quand elle arrive à pouvoirdire un mot.

« Le médecin m’a dit qu’elle n’en avait plus pour longtemps.Depuis qu’elle est si malade, le vieux duc n’est pas revenu.

« Il a dit au docteur que ce spectacle lui faisait trop demal.

« Madame Duvernoy ne se conduit pas bien. Cette femme, quicroyait tirer plus d’argent de Marguerite, aux dépens de laquelleelle vivait presque complètement, a pris des engagements qu’elle nepeut tenir, et voyant que sa voisine ne lui sert plus de rien, ellene vient même pas la voir. Tout le monde l’abandonne. M. de G…,traqué par ses dettes, a été forcé de repartir pour Londres. Enpartant, il nous a envoyé quelque argent ; il a fait tout cequ’il a pu, mais on est revenu saisir, et les créanciersn’attendent que la mort pour faire vendre.

« J’ai voulu user de mes dernières ressources pour empêchertoutes ces saisies, mais l’huissier m’a dit que c’était inutile, etqu’il avait d’autres jugements encore à exécuter. Puisqu’elle vamourir, il vaut mieux abandonner tout que de le sauver pour safamille qu’elle n’a pas voulu voir, et qui ne l’a jamais aimée.Vous ne pouvez vous figurer au milieu de quelle misère dorée lapauvre fille se meurt. Hier nous n’avions pas d’argent du tout.Couverts, bijoux, cachemires, tout est en gage, le reste est venduou saisi. Marguerite a encore la conscience de ce qui se passeautour d’elle, et elle souffre du corps, de l’esprit et du cœur. Degrosses larmes coulent sur ses joues, si amaigries et si pâles quevous ne reconnaîtriez plus le visage de celle que vous aimiez tant,si vous pouviez la voir. Elle m’a fait promettre de vous écrirequand elle ne pourrait plus, et j’écris devant elle. Elle porte lesyeux de mon côté mais elle ne me voit pas, son regard est déjàvoilé par la mort prochaine ; cependant elle sourit, et toutesa pensée, toute son âme sont à vous, j’en suis sûre.

« Chaque fois que l’on ouvre la porte, ses yeux s’éclairent, etelle croit toujours que vous allez entrer ; puis, quand ellevoit que ce n’est pas vous, son visage reprend son expressiondouloureuse, se mouille d’une sueur froide, et les pommettesdeviennent pourpres. »

« 19 février, minuit :

« La triste journée que celle d’aujourd’hui, mon pauvre monsieurArmand ! Ce matin Marguerite étouffait, le médecin l’asaignée, et la voix lui est un peu revenue. Le docteur lui aconseillé de voir un prêtre. Elle a dit qu’elle y consentait, et ilest allé lui-même chercher un abbé à Saint-Roch.

« Pendant ce temps, Marguerite m’a appelée près de son lit, m’apriée d’ouvrir son armoire, puis elle m’a désigné un bonnet, unechemise longue toute couverte de dentelles, et m’a dit d’une voixaffaiblie :

« – Je vais mourir après m’être confessée, alors tu m’habillerasavec ces objets : c’est une coquetterie de mourante. »

« Puis elle m’a embrassée en pleurant, et elle a ajouté :

« – Je puis parler, mais j’étouffe trop quand je parle ;j’étouffe ! de l’air !

« Je fondais en larmes, j’ouvris la fenêtre, et quelquesinstants après le prêtre entra.

« J’allai au-devant de lui.

Quand il sut chez qui il était, il parut craindre d’être malaccueilli.

« – Entrez hardiment, mon père, lui ai-je dit.

« Il est resté peu de temps dans la chambre de la malade, et ilen est ressorti en me disant :

« – Elle a vécu comme une pécheresse, mais elle mourra comme unechrétienne.

« Quelques instants après, il est revenu accompagné d’un enfantde chœur qui portait un crucifix, et d’un sacristain qui marchaitdevant eux en sonnant, pour annoncer que Dieu venait chez lamourante.

« Ils sont entrés tous trois dans cette chambre à coucher quiavait retenti autrefois de tant de mots étranges, et qui n’étaitplus à cette heure qu’un tabernacle saint.

« Je suis tombée à genoux. Je ne sais pas combien de tempsdurera l’impression que m’a produite ce spectacle, mais je ne croispas que, jusqu’à ce que j’en sois arrivée au même moment, une chosehumaine pourra m’impressionner autant.

« Le prêtre oignit des huiles saintes les pieds, les mains et lefront de la mourante, récita une courte prière, et Marguerite setrouva prête à partir pour le ciel où elle ira sans doute, si Dieua vu les épreuves de sa vie et la sainteté de sa mort.

« Depuis ce temps elle n’a pas dit une parole et n’a pas fait unmouvement. Vingt fois je l’aurais crue morte, si je n’avais entendul’effort de sa respiration. »

« 20 février, cinq heures du soir :

« Tout est fini.

« Marguerite est entrée en agonie cette nuit à deux heuresenviron. Jamais martyre n’a souffert pareilles tortures, à en jugerpar les cris qu’elle poussait. Deux ou trois fois elle s’estdressée tout debout sur son lit, comme si elle eût voulu ressaisirsa vie qui remontait vers Dieu.

« Deux ou trois fois aussi, elle a dit votre nom, puis touts’est tu, elle est retombée épuisée sur son lit. Des larmessilencieuses ont coulé de ses yeux et elle est morte.

« Alors, je me suis approchée d’elle, je l’ai appelée, et commeelle ne répondait pas, je lui ai fermé les yeux et je l’aiembrassée sur le front.

« Pauvre chère Marguerite, j’aurais voulu être une sainte femme,pour que ce baiser te recommandât à Dieu.

« Puis, je l’ai habillée comme elle m’avait priée de le faire,je suis allée chercher un prêtre à Saint-Roch, j’ai brûlé deuxcierges pour elle, et j’ai prié pendant une heure dansl’église.

« J’ai donné à des pauvres de l’argent qui venait d’elle.

« Je ne me connais pas bien en religion, mais je pense que lebon Dieu reconnaîtra que mes larmes étaient vraies, ma prièrefervente, mon aumône sincère, et qu’il aura pitié de celle, qui,morte jeune et belle, n’a eu que moi pour lui fermer les yeux etl’ensevelir. »

« 22 février :

« Aujourd’hui l’enterrement a eu lieu. Beaucoup des amies deMarguerite sont venues à l’église. Quelques-unes pleuraient avecsincérité. Quand le convoi a pris le chemin de Montmartre, deuxhommes seulement se trouvaient derrière, le comte de G…, qui étaitrevenu exprès de Londres, et le duc qui marchait soutenu par deuxvalets de pied.

« C’est de chez elle que je vous écris tous ces détails, aumilieu de mes larmes et devant la lampe qui brûle tristement prèsd’un dîner auquel je ne touche pas, comme bien vous pensez, maisque Nanine m’a fait faire, car je n’ai pas mangé depuis plus devingt-quatre heures.

« Ma vie ne pourra pas garder longtemps ces impressions tristes,car ma vie ne m’appartient pas plus que la sienne n’appartenait àMarguerite, c’est pourquoi je vous donne tous ces détails sur leslieux mêmes où ils se sont passés, dans la crainte, si un longtemps s’écoulait entre eux et votre retour, de ne pas pouvoir vousles donner avec toute leur triste exactitude. »

Chapitre 27

 

– Vous avez lu ? me dit Armand quand j’eus terminé lalecture de ce manuscrit.

– Je comprends ce que vous avez dû souffrir, mon ami, si tout ceque j’ai lu est vrai !

– Mon père me l’a confirmé dans une lettre.

Nous causâmes encore quelque temps de la triste destinée quivenait de s’accomplir, et je rentrai chez moi prendre un peu derepos.

Armand, toujours triste, mais soulagé un peu par le récit decette histoire, se rétablit vite, et nous allâmes ensemble fairevisite à Prudence et à Julie Duprat.

Prudence venait de faire faillite. Elle nous dit que Margueriteen était la cause ; que, pendant sa maladie, elle lui avaitprêté beaucoup d’argent pour lequel elle avait fait des billetsqu’elle n’avait pu payer, Marguerite étant morte sans le lui rendreet ne lui ayant pas donné de reçus avec lesquels elle pût seprésenter comme créancière.

À l’aide de cette fable que madame Duvernoy racontait partoutpour excuser ses mauvaises affaires, elle tira un billet de millefrancs à Armand, qui n’y croyait pas, mais qui voulut bien avoirl’air d’y croire, tant il avait de respect pour tout ce qui avaitapproché sa maîtresse.

Puis nous arrivâmes chez Julie Duprat qui nous raconta lestristes événements dont elle avait été témoin, versant des larmessincères au souvenir de son amie.

Enfin, nous allâmes à la tombe de Marguerite sur laquelle lespremiers rayons du soleil d’avril faisaient éclore les premièresfeuilles.

Il restait à Armand un dernier devoir à remplir, c’était d’allerrejoindre son père. Il voulut encore que je l’accompagnasse.

Nous arrivâmes à C… où je vis M. Duval tel que je me l’étaisfiguré d’après le portrait que m’en avait fait son fils : grand,digne, bienveillant.

Il accueillit Armand avec des larmes de bonheur, et me serraaffectueusement la main. Je m’aperçus bientôt que le sentimentpaternel était celui qui dominait tous les autres chez lereceveur.

Sa fille, nommée Blanche, avait cette transparence des yeux etdu regard, cette sérénité de la bouche qui prouvent que l’âme neconçoit que de saintes pensées et que les lèvres ne disent que depieuses paroles. Elle souriait au retour de son frère, ignorant, lachaste jeune fille, que loin d’elle une courtisane avait sacrifiéson bonheur à la seule invocation de son nom.

Je restai quelque temps dans cette heureuse famille, toutoccupée de celui qui leur apportait la convalescence de soncœur.

Je revins à Paris où j’écrivis cette histoire telle qu’ellem’avait été racontée. Elle n’a qu’un mérite qui lui sera peut-êtrecontesté, celui d’être vraie.

Je ne tire pas de ce récit la conclusion que toutes les fillescomme Marguerite sont capables de faire ce qu’elle a fait ;loin de là, mais j’ai eu connaissance qu’une d’elles avait éprouvédans sa vie un amour sérieux, qu’elle en avait souffert et qu’elleen était morte. J’ai raconté au lecteur ce que j’avais appris.C’était un devoir.

Je ne suis pas l’apôtre du vice, mais je me ferai l’écho dumalheur noble partout où je l’entendrai prier.

L’histoire de Marguerite est une exception, je le répète ;mais si c’eût été une généralité, ce n’eût pas été la peine del’écrire.

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