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La Dame d’Auteuil

La Dame d’Auteuil

de Pierre Zaccone

Chapitre 1 LA POÉSIE SOUS LES TOITS

Dans les premiers mois de 1836, un homme, dont l’accent décelait l’origine gasconne, vint louer un petit appartement de trois pièces, au cinquième étage, dans un hôtel de la rue de l’Ouest,située derrière le Luxembourg. Son bagage était des plus minces ; son costume, des plus modestes ; mais il y avait un tel cachet de bonne foi sur sa physionomie, tout en lui respirait tellement l’honnêteté et la distinction, qu’on lui loua de confiance.

Cet homme, qui pouvait avoir une quarantaine d’années, amenait avec lui sa fille, une jeune personne de quinze ans au plus,charmante et gracieuse, portant sa petite robe d’indienne trop courte, comme il portait lui-même son habit noir suranné,c’est-à-dire de manière à donner à croire qu’une telle mise n’était pas faite pour elle.

L’arrivée de ces deux locataires mystérieux causa une sorte de sensation dans l’hôtel, et pendant deux ans que M. Danglade habita rue de l’Ouest, la curiosité qu’il avait excitée tout d’abord subsista et ne fut jamais satisfaite ; mais, singulier effet de ses manières, ce qui, de la part de tout autre, aurait produit une impression défavorable, augmenta au contraire la considération qu’il s’était conciliée sans l’avoir cherchée.

M. Danglade sortait le matin de très-bonne heure, il ne rentrait que le soir, vers six heures, montait chercher sa fille qui l’attendait, et tous les deux prenaient silencieusement le chemin de Viot, le restaurateur providentiel du quartier latin.

Les habitués du lieu n’avaient pas été longtemps sans remarquer la jeune fille. Aussi, quand M. Danglade et Berthe faisaient leur entrée dans le restaurant, un murmure d’admiration courait de table en table. La pauvre enfant avait ensuite à soutenir une artillerie d’œillades, si persistante et dirigée avec un tel ensemble, que, littéralement, elle ne pouvait lever les yeux de dessus son assiette.

Après le dîner, M. Danglade ramenait sa fille et ressortaittout de suite, pour ne rentrer qu’à minuit au plus tôt.

Que pouvait faire, durant les longues heures de sa solitude,cette enfant ainsi abandonnée à elle-même ?

Appuyée sur le petit balcon de sa fenêtre, elle rêvait… et cequi occupait sa pensée, ce qui attirait ses regards, ce n’était pasles beaux arbres du Luxembourg ou le magnifique panorama de Parisse déployant au loin.

C’était bien plutôt ces rares promeneurs qui passaient,solitaires et pensifs, sous les allées ombreuses du jardin. C’étaitencore, aux mille fenêtres qui s’ouvraient de toutes parts, desfemmes riches, heureuses, c’est-à-dire parées ; des jeunesfilles préparant leur toilette pour le bal du soir.

Pour l’âme jeune, pour le cœur enthousiaste, pour la penséeinquiète et troublée, la solitude a ses dangers, et comme déjàBerthe détestait la vie monotone qu’elle menait, elle s’arrangeaitun avenir tout plein de délices et brillant de plaisirs.

Le monde était pour elle quelque chose d’enivrant.

Ce qu’elle en voyait par échappées, ces belles jeunes femmestraversant parfois, au bras de leurs frères ou de leurs maris, lesmassifs du Luxembourg ; ces voitures qui, par le beau soleil,se découvraient pour laisser voir la soie de leur intérieur ;ces laquais aux livrées éclatantes ; ces plumes que cachaientà demi de petites ombrelles blanches, roses, lilas, tout celaondoyant : plumes, femmes, or, couleurs, au balancementmoelleux des équipages, tout cela la ravissait, la rendait folle.Puis, quand son regard se reportait sur l’étoffe terne et fanée desa robe, sur sa petite chaise de paille, sur les pauvres meubles desa chambre, elle pleurait.

Et cependant, aucune pensée mauvaise n’avait altéré la sérénitéde son front ; elle était chaste et naïve encore, comme ausortir des mains de Dieu.

La fenêtre de Berthe, bien que dominant le jardin du palais desPairs, donnait aussi sur la cour de la maison qu’elle habitait.Vis-à-vis de cette fenêtre, dans l’aile opposée, qui était moinshaute d’un étage, s’ouvrait un châssis à charnière, donnant du jourà une petite chambre, laquelle était occupée par un jeune artiste,un sculpteur, dont la vie se passait à travailler ou à flâner.

L’artiste s’appelait Lucien Bressant. Il était grand et fort,hardi d’allures, franc de physionomie et de paroles, spirituel,ardent, paresseux, et poëte. Poëte, au point d’avoir gardé, aumilieu du bouffon scepticisme des ateliers, sa foi en Dieu et sacroyance en l’amour.

Lucien avait été mauvais garçon, comme tant d’autres ; ilavait mené la vie d’artiste après la vie d’étudiant ; mais iln’était point de ceux que le plaisir blase ou tue. – Au rebours deces pauvres natures, qui, téméraires dans leur faiblesse, attaquentétourdiment la vie aventureuse, se prennent un jour corps à corpsavec elle, puis, s’affaissent bientôt pour s’éveiller, – honteuxdébris, – veufs à vingt ans de ce qu’ils appellent des illusions,revenu à lui, il s’était remis à marcher d’un pas ferme ; ilétait homme et se sentait au complet.

Mais par cela seul que ses sens n’étaient pas émoussés, que soncœur était demeuré vierge et son énergie entière, il fut, àvingt-cinq ans, une sorte d’exception bizarre au milieu de cettefoule d’hommes alanguis par les excès. Il vécut d’une vieexcentrique et changeante : tournant, pour ainsi dire, au ventde sa fougueuse inconstance ; nature chevaleresque et dévouéeà l’excès, il lui eût été impossible de se baisser, pour passer parcette porte basse de la nécessité dont parle le grandpoëte !

Et cependant, Lucien n’avait pour subsister que son art ;sa fortune, moins robuste que lui-même, avait succombé dèslongtemps ; – il travaillait, mais par boutades, et son talentd’ailleurs n’était pas de ceux qu’affectionne la masse. De temps entemps, son ciseau produisait une ébauche devant laquelle sesconfrères s’arrêtaient avec admiration ; mais avant quel’ébauche fût terminée, l’inspiration semblait se perdre enlui : et, soit nécessité, soit fantaisie, son atelier seremplissait ainsi d’œuvres inachevées.

Toutefois, malgré cette apparente impatience, Lucien avait enlui le germe de ces talents originaux qui sont destinés à triompherde l’inattention de la foule. Comme André Chénier, il se sentaitdans le cœur et dans la tête la fièvre ardente, inquiète du génie,et sans qu’il sût précisément vers quel but il marchait, ilcomprenait que, quelque jour, le voile se déchirerait, et que lagloire apparaîtrait dans toute sa splendeur à ses yeuxéblouis !…

Avant l’époque où M. Danglade vint habiter la rue del’Ouest, on rencontrait souvent Lucien assis sur un banc solitaire,au fond du Luxembourg. Il était rarement triste. Le plus souvent,sa physionomie portait l’empreinte d’une insouciance et d’unetranquillité parfaites. Comme Berthe, il rêvait ; mais sesrêveries à lui n’avaient pas pour objet un monde fantastique.C’était le monde réel considéré d’un point de vue trop poétiquepeut-être, mais embrassé d’un coup d’œil vaste et perçant. Le rêvede Lucien était tout à la fois une aspiration et un souvenir :un souvenir sans regret, car il n’avait rien perdu ; uneaspiration sans inquiétude, car il se moquait de ses désirs, qui,gloire, amour, fortune, changeaient vingt fois en une heure.Souvent il prenait ses tablettes et écrivait rapidement quelquesvers, non moins brillants et aussi peu achevés que ses ébauches desculpture. Ce devait être un curieux album que celui de cet homme,qui ne dédaignait rien et connaissait tout, hors le mensonge ou labassesse.

Vers le commencement de 1836, peu après l’arrivée deM. Danglade, Lucien changea tout à coup de conduite. Sespromenades au Luxembourg cessèrent, mais sans que pour cela sonatelier le vît davantage. Il passait sa vie dans sa petite chambre,au premier étage ; là, il écrivait ou modelait presque sansrelâche ; il semblait pris d’un subit accès d’activité.Qu’était-il donc arrivé à Lucien pour qu’il abandonnât ainsi seshabitudes aimées de flânerie ou de paresse ?

Il avait vu un jour Berthe à sa fenêtre, il l’avait trouvéebelle, et il l’avait aimée !

Dès que l’image de Berthe était venue se placer sous le regarddu jeune artiste, l’idée d’un amour nouveau, puissant, fécond,s’était emparée souverainement de son esprit.

Ce lui fut d’abord une fatigue étrange et impatiemmentsupportée. Cet amour l’effraya sérieusement. Il eut une velléité defuir, mais il eût fallu se faire violence ; il resta. Bientôt,sa passion le dominant entièrement, il fit trêve à son activitépassagère. Vous l’eussiez vu tous les jours, caché derrière lesrideaux de sa fenêtre, dévorant des yeux la jeune fille et n’osantse montrer.

Berthe, de son côté, n’avait pas été sans remarquer la bellefigure de l’artiste, son voisin ; mais, absorbée dans sondésir inquiet, elle avait donné peu d’attention à Lucien, etlorsque celui-ci, dans le but singulièrement détourné d’avancer sesaffaires, s’avisa de se cacher entièrement, elle n’y pensaplus.

Cependant la passion de Lucien grandissait sans mesure.L’imagination de l’artiste, exaltée jusqu’au délire, menaçaitd’éclater en folie. Cet état était d’autant plus dangereux, queLucien n’ayant pas d’ami assez intime pour recevoir sesconfidences, il restait entièrement livré à lui-même.

Cependant cette crise devait se dénouer sans catastropheaucune.

Un jour Berthe était, comme à l’ordinaire, appuyée sur safenêtre.

Il faisait une délicieuse journée : le soleilétincelait ; le vent frais et pur du matin apportait lesmurmures et les parfums des arbres du Luxembourg. Berthe écoutaitles mélodies caressantes que chantaient dans son cœur la joie etl’espoir de ses jeunes années !…

Tout à coup, quelque chose effleura légèrement les grappessoyeuses de ses cheveux noirs, et s’en alla tomber au milieu de lachambre. Berthe, surprise, leva les yeux et interrogea du regardles fenêtres qui lui faisaient face.

Une seule était à demi ouverte, c’était celle de l’artiste. Maisla chambre était vide ; nul mouvement, du moins, n’y décelaitla présence de quelqu’un. Berthe, curieuse comme doit l’être toutejeune fille de quinze ans, se précipita vers l’objet qui gisait àses pieds.

Quelques secondes après, elle dépliait un petit rouleau depapier sur lequel étaient écrits ces deux vers :

Dans ton œil caressant, je lis undoux émoi ;

Tu rêves, belle enfant, et cen’est point à moi !…

Berthe resta quelques secondes la tête baissée ; puis, ellealla fermer la fenêtre.

À ce mouvement, le pauvre Lucien, qui, caché derrière le rideaude sa fenêtre, épiait la jeune fille, se prit à regretter amèrementsa démarche ; il eut peur de s’être aliéné sans retour cecœur, qu’il supposait plus candide qu’il n’est probablement cœur defemme sous le ciel. Puis, comme il crut qu’il ne parviendraitjamais à faire partager son amour, après une journée entière passéedans une anxiété fiévreuse, il se résolut à combattre bravement unsentiment qui ne lui offrait aucun espoir.

Cependant, le lendemain, dès l’aube, il était établi de nouveauà son poste d’observation.

Ainsi qu’il l’avait pensé, Berthe s’était offensée de la façondont la déclaration lui avait été adressée.

Toutefois, elle était femme, et cet incident suffit à troublersa vie, déjà si inquiète.

Évidemment ce billet ne pouvait venir que de son voisin ;elle ne s’y était pas un instant trompée. – Ainsi que Lucien, elleprit dès lors la résolution d’éviter soigneusement de tourner lesyeux vers la fenêtre du jeune artiste ; mais, comme Lucien,elle n’eut ni l’énergie ni la fermeté nécessaires pour tenir sarésolution.

Elle regarda donc, et ce premier regard fut suivi d’un premierdésappointement.

Elle n’aperçut personne.

Et tout le jour des pensées étranges vinrent la visiter :pensées vagues encore, qui n’avaient pas même l’artiste pour objetexclusif ; – mais n’est-ce pas déjà beaucoup d’être l’occasionde pareils rêves ?

Lucien, toujours caché, assistait, invisible, à ce petit drametout intérieur. Il revivait, pour ainsi dire, et l’espoir pénétraitradieux dans son cœur, qu’il illuminait !…

Toutefois, les craintes de l’artiste avaient été d’abord tropvives pour qu’il pût reprendre tout de suite son aplomb naturel, etil fut cinq ou six jours sans se montrer.

S’il se faisait si timide et savourait en idée les douceurs d’unamour encore inaccepté, ce n’est pas qu’il y trouvât unesatisfaction d’amour-propre ou tout autre bonheur deconvention ; – non, Lucien aimait avec toutes les facultés deson âme, et cette femme, dont le chaste sourire lui promettait tantde bonheur, il l’entourait de respect et de vénération !

Un des effets heureux et immédiats de cet amour fut de ramenerLucien au travail. – Il y retourna avec ardeur, avec enthousiasme.Maintenant, il croyait à l’avenir ; il le voyait, il letouchait du doigt.

Et puis, il voulait devenir célèbre ; il avait désormais unbut dans la vie ; – il avait à se rendre digne de la femmequ’il aimait ; – il voulait faire son nom plus grand, pour quela femme à laquelle il allait l’offrir en pût être heureuse etfière !

Il avait repris son travail d’atelier. Il sculptait maintenantcomme au temps de ses promenades solitaires, et, pour rien aumonde, il n’eût voulu se laisser distraire de cette activité quil’avait repris.

Déjà il y avait un chef-d’œuvre dans cet atelier, dont lesmarchands et les amateurs avaient presque oublié le chemin. – Dansun coin, sous un voile de soie blanche, se cachait une statuette dedeux pieds de haut, que nul n’avait été admis à contempler. –C’était Berthe, Berthe, divine de beauté, Berthe, parée de lacandeur merveilleuse à laquelle ajoutent encore l’admiration etl’amour !

Un véritable chef-d’œuvre !…

Un jour Lucien travaillait seul dans son atelier ; unbruit, depuis longtemps inusité, lui fit tourner la tête : despas résonnaient sur le pavé du petit vestibule.

Il allait recevoir une visite !

D’un regard rapide, il s’assura que la statuette de Berthe étaitbien couverte de son voile, et il attendit…

Chapitre 2LA STATUETTE

Un jeune homme entra.

Il pouvait avoir une trentaine d’années ; il était mis avecune certaine recherche, portait un lorgnon et fumait un cigare.

Il s’appelait le comte Aymard de Nogent.

C’était un ami des artistes et, par hasard, il se trouvait êtreun amateur passable. Il avait pour Lucien une véritable affectionqui avait sa source dans l’estime qu’il professait pour sontalent.

– Enfin, je vous trouve, mon bon, s’écria le comte, enserrant la main du sculpteur.

– Vous m’avez donc cherché ! fit Lucien ensouriant.

– Ma foi, cher, repartit le visiteur, je vous croyais mort.Sincèrement, je suis venu deux fois.

– J’existe, cependant.

– Je le vois pardieu bien ; mais vous avez étémalade ?

– Non.

– Vous avez fait un voyage, alors ?

– Pas davantage.

– Où étiez-vous donc ?

– Dans les nuages.

– Qu’est-ce à dire ?

– Je m’étais fait poëte !

– Poëte ! répéta le comte avec effroi.

Et le dandy, essuyant son lorgnon, commença sa revue.

Lucien continuait de travailler en lui tournant le dos, ce quipermettait à M. de Nogent de hausser les épaules et desourire en toute sécurité.

– Tenez, poursuivit-il tôt après, tout en examinant avecune attention de connaisseur les richesses de l’atelier, j’avaisbesoin de me retremper un peu.

– Avez-vous donc quitté Paris ? demanda Lucien.

– J’ai visité l’Italie.

– Terre classique des arts.

– Comme vous dites. Et vous étiez seul ?

– Non pas.

– Ah ! je comprends.

– Quoi donc ?

– Je ne veux pas être indiscret.

– Et vous ne l’êtes pas, mon bon.

– Qui donc vous accompagnait ?

– Mlle de Nogent, ma sœur.

– Ah ! pardon…

Le comte poussa un éclat de rire.

– Ces artistes, dit-il avec enjouement, cela ne rêvequ’aventures, enlèvements, voyage sentimental. Ils sont tous lesmêmes… Il n’y a pour eux qu’une seule chose au monde,l’amour ; et encore, j’en connais qui pensent même que l’amourn’est pas de ce monde.

– Et ceux-là ont peut-être raison ! dit Lucien d’unevoix grave.

Le comte continuait son inspection, tout en causant.

– Oui, cher, reprit-il, le médecin avait conseillé unclimat généreux pour ma petite sœur…, une enfant délicate,nerveuse, une jolie petite plante de serre, qui se trouvait mal àl’aise au milieu de notre atmosphère empestée. Ma foi, le remèdeétait bon, et nous voilà, elle et moi, revenus en bonne santé.

– C’est merveilleux.

– Savez-vous, Lucien, que ma sœur raffole de vosstatuettes ?

– Mlle de Nogent me fait beaucoupd’honneur.

Le comte haussa les épaules.

– Mlle de Nogent, répliqua le comte,est une imagination ardente, un cœur enthousiaste ; elle tientcela de famille ; et comme elle a vu votre Sapho dansmon cabinet, elle veut absolument quelque chose de vous… C’est pourcela que je suis venu ce matin.

– Malheureusement, je n’ai rien en ce moment.

– Bah !

Le comte venait de s’arrêter devant une ébauche.

– Et votre Baigneuse, dit-il avec vivacité, jeconnais cela… Diable ! c’est beau ! très beau ! surma parole. Pourquoi ne pas l’achever ?

– Je n’ai pas le temps, répondit Lucien.

– C’est dommage.

Lucien poursuivait son travail.

– Ainsi, vous n’avez rien de nouveau ? dit le comte enreprenant son examen.

– Des sonnets… fit Lucien sans se détourner ; s’ilvous plaisait d’en entendre…

M. de Nogent recula jusqu’au bout de l’atelier et setrouva vis-à-vis de la statuette couverte.

– Qu’est cela ? dit-il en soulevant le voile desoie.

– Des sonnets ?… ce sont de petits poëmes en quatorzevers…

– Délicieux, sur ma parole, murmura le comte en extase.

– Coupés en deux quatrains et…

– Bressant ! s’écria le comte, vous êtes un grandartiste !

– Vous trouvez, dit Lucien en se tournanttranquillement.

Mais à peine eut-il vu M. de Nogent, dont la maintenait encore le voile, que son front devint d’une pâleurlivide.

D’un bond il fut au près de lui.

– Vous l’avez vue ? dit-il d’une voix étranglée.

– Pardieu !…

Lucien prit la statuette à deux mains, et fit le geste de laprécipiter sur le pavé.

Heureusement le comte le retint.

– Êtes-vous fou ? lui cria-t-il.

– Laissez-moi, fit le sculpteur en cherchant à sedégager.

– Mais vous avez fait là un véritable chef-d’œuvre, monami… que diable, c’est de la folie, cela ; voyons, je vous enoffre deux mille écus…

– Taisez-vous.

– J’irai jusqu’à trois mille.

Lucien fit un effort sur lui-même, remit tranquillement lastatuette sur le bahut où le comte l’avait prise, et entraîna cedernier vers le côté opposé de l’atelier.

Il était très-pâle.

– Monsieur le comte, dit-il, d’un accent solennel ;voilà dix années que je travaille avec ardeur, cherchantinfatigablement ma voie au milieu des sentiers perdus de l’art,usant ma force, ma jeunesse à ce labeur surhumain :aujourd’hui je suis encore inconnu, et j’ignore si la gloire quej’ambitionne doit m’apporter jamais la réalisation des rêves quej’ai bercés. – Eh bien ! je vous le dis, s’il m’était prouvéque cette gloire ne peut s’acquérir qu’au prix de cette statuettevendue, passant de main en main, je n’hésiterais pas, monsieur lecomte, et je renoncerais à tout, plutôt que de consentir à unetelle profanation !

– Je le disais bien, fit le comte avec un reste deraillerie ; vous êtes insensé.

– Non, je suis amoureux.

– C’est bien pis !…

Lucien sourit.

– Vous ne croyez donc pas à l’amour, monsieur lecomte ? dit-il avec plus de calme.

– Si fait ! répondit le comte.

– Alors, vous pensez que je suis incapable del’éprouver.

– Au contraire.

– Cependant…

– Cependant, cher, je vous trouve très jeune de cœur,très-jeune de raison, et tout cela m’épouvante pour vous. Voyons,voulez-vous me permettre de vous adresser quelquesquestions ?

– À votre aise.

– Vous ne m’en voudrez pas ?

– Si vous n’étiez pas mon ami, monsieur de Nogent, et si jen’étais pas sûr de votre discrétion, vous n’auriez pas impunément,je vous le jure, soulevé le voile qui couvre mon trésor.

Le comte s’assit près de Lucien.

– Ainsi, dit-il, vous êtes tout à fait amoureux ?

– Sans doute.

– La jeune fille est belle ?

– Vous le savez maintenant.

– Et elle vous aime ?

– Je l’ignore encore.

– Du moins, la voyez-vous souvent ?

– Tous les jours.

– Elle habite peut-être cet hôtel ?

– Précisément.

– Diable ! et vous avez l’intention del’épouser ?

– Oui, certes.

Le comte fit une moue aristocratique.

– Une petite bourgeoise, dit-il dédaigneusement.

– Moins que cela peut-être, une grisette, repartitLucien.

– Y a-t-il quelque fortune ?

– Je m’en inquiète peu.

– Mais, sa famille ?…

– Je ne la connais pas.

Le comte fit un soubresaut ; il prit la main de Lucien etla lui serra.

– Mon bon, lui dit-il à voix lente, prenez bien garde à ceque vous allez faire ; la maladie dont vous êtes atteint meparaît des plus graves… et puisque vous me permettez de vous parleravec franchise… je vous conseille de bien réfléchir… avant de…

– Mais c’est le bonheur qu’un pareil amour ! fitLucien.

– Peut-être… répondit le comte.

En parlant ainsi, il reprit son chapeau et ralluma son cigare,puis il se dirigea vers la porte. Avant d’en franchir le seuil, iljeta un dernier regard sur la statuette, et la désignant du doigt àLucien :

– Enfin, dit-il au sculpteur, n’oubliez pas que je vous enai proposé trois mille écus.

Et il s’éloigna.

Lucien, mécontent du comte, mécontent de lui-même, sourdementinquiet de mille craintes vagues, ferma la porte de l’atelier àdouble tour, et revint se placer à quelques pas de lastatuette.

Il resta longtemps absorbé dans une contemplation muette etextatique, la poitrine oppressée, le regard fixe, l’esprit flottantentre mille résolutions contraires.

– De l’or ! murmurait-il de temps en temps ; ilm’a offert de l’or pour elle ! – Ah ! dans quel mondevivent-ils donc, ces hommes ?… à quelles femmes vont-ilsporter leur amour ?… ont-ils un cœur seulement ?… ÔBerthe ! Berthe !

Sa main passa rapidement sur son front ; il prit lastatuette et fit quelques pas à travers la chambre.

– J’ai eu tort, dit il, j’aurais dû la cacher à tous lesyeux, j’aurais dû m’attendre à ce qui est arrivé… PauvreBerthe ! j’étais égoïste… je n’ai pensé qu’à monbonheur ; j’étais si heureux de l’avoir là, près de moi, jouret nuit, belle et chaste, tendre et rêveuse, comme dans la réalité…J’étais insensé… oh ! je ne veux plus l’exposer à unesemblable injure.

Lucien souleva vivement la statuette et fit une seconde fois legeste de la briser…

Il s’arrêta.

On eût dit qu’au moment de se séparer violemment de l’imageaimée de Berthe, un suprême déchirement se faisait dans soncœur ; quelques larmes amères emplirent ses yeux !

Puis il approcha le marbre de ses lèvres frémissantes et déposasur le front de la jeune fille un muet et long baiser.

– Ô Berthe ! dit-il, c’est la première fois que j’ose…Pardonnez-moi !… je vous aime, Berthe, comme jamais ange n’aété aimé… C’est peut-être un éternel adieu… qui sait !ah ! que du moins à l’avenir nul ne doute, par ma faute, ni devotre pureté, ni de mon amour… Adieu ! Berthe !…adieu !

Et la statuette, s’échappant des mains de Lucien, alla toucherle pavé et se brisa.

 

Comme on le voit, l’amour de Lucien avait pris en peu de tempsun développement excessif.

À mesure qu’il avançait dans cet amour qui s’était emparé de soncœur avec tant de violence, l’artiste s’isolait davantage et vivaitsans chercher à savoir ce qui se passait au delà de la maison qu’ilhabitait.

Son monde à lui, c’était sa chambre ; l’horizon quiplaisait le plus à son regard, c’était la fenêtre à laquelle Berthevenait s’accouder !

Il ne s’était pas demandé pourquoi la jeune fille restait ainsiseule toute la journée, sans personne qui veillât sur elle ;il ignorait tous les détails de sa vie passée. Berthe était belle,Lucien avait lu sur son front et dans son regard tout ce qu’un cœurde jeune fille peut receler de pureté et de candeur, et lui, pauvreartiste aimant, s’était abandonné sans défiance.

Bientôt, cependant, Lucien se crut complètement heureux.

Le regard de Berthe, qui se posait parfois sur le sien pour s’youblier de longues minutes, lui apportait l’enivrante promesse d’unamour partagé, et il frissonnait jusqu’au plus profond de son cœur,quand ce regard venait à lui comme un doux encouragement. Mais peuà peu ces satisfactions vagues et insaisissables ne lui suffirentplus ; il eut des heures de découragement, il redevint triste,taciturne, il songea avec désespoir qu’un monde le séparait encorede celle qu’il aimait, et qu’il ne lui avait jamais parlé.

Parfois aussi, la jalousie le mordait douloureusement aucœur ; il avait mille terreurs ; il craignait à chaqueinstant de la perdre.

Sous le prétexte d’avoir un jour meilleur, il imagina de louerune chambre contiguë au petit appartement qu’occupait Berthe.

La jeune fille n’avait alors aucune raison pour le craindre oupour le fuir. Elle ne sentait pas d’ailleurs en elle cetteplénitude de passion qui emportait Lucien, et elle pouvait secroire forte contre les dangers d’un tel rapprochement.

Et puis, elle avait confiance dans le jeune artiste.

Instinctivement, elle avait deviné en lui une nature droite,loyale, généreuse ; sans le connaître, elle savait qu’ellepouvait abriter son honneur sous son amour ; seulement, lesentiment qu’elle éprouvait n’était qu’un simple amour de jeunefille ambitieuse et coquette, une tendresse sans puissance commesans dévouement, et, tandis que Lucien lui apportait tout ce qu’ilavait de jeunesse, d’enthousiasme et d’ardeur, Berthe se contentaitde se laisser aimer, et elle s’endormait chaque soir sans désirs,comme chaque matin elle s’éveillait sans trouble.

Lucien résolut bientôt de demander la main de Berthe à sonpère.

Et tout de suite se présenta à son esprit une réflexion qu’ils’étonna naïvement de n’avoir point encore faite.

Quel était M. Danglade ? que faisait-il ? commentvivait-il ?…

Lucien venait de mettre le pied dans le domaine de la vieréelle, et, déjà, il se trouvait arrêté !

Alors il s’informa, et, pour la première fois, il apprit ce quise disait dans le voisinage touchant le père de Berthe.

D’étranges bruits commençaient en effet à courir.

Les uns disaient que M. Danglade pouvait bien être unemployé de la police ; les autres affirmaient que c’était unagent de quelque prétendant.

Tous s’appuyaient sur cette circonstance réellementsingulière :

On avait rencontré plusieurs fois M. Danglade par la ville,et toujours avec de somptueux habits et un équipage magnifique. Or,quand il revenait le soir, dans la maison de la rue de l’Ouest, ilrentrait à pied, quelque temps qu’il fit, vêtu de ce même habitnoir, que deux ans de plus n’avaient pas rajeuni.

Évidemment, cet homme se cachait.

Lucien ne pouvait rester sous l’effet de pareils bruits, et bienqu’il lui en coûtât beaucoup d’aborder ce sujet, il n’hésita pas àen entretenir Berthe.

Chapitre 3L’AMOUR DE BERTHE

Il pouvait être huit heures. Il faisait une de ces merveilleusessoirées qui semblent faites exprès pour la mélancolie etl’amour.

Je ne sais quel prétexte avait pris Lucien pour pénétrer auprèsde Berthe, mais il y avait déjà plus d’une demi-heure qu’il étaitassis à ses côtés, à deux pas de la fenêtre ouverte ; tousdeux plongeaient leurs regards dans les profondeurs pleines d’ombredu Luxembourg.

Ils parlaient peu ; – Lucien était ému ; Bertheparaissait soucieuse.

Le jeune sculpteur avait mille choses à dire, et il n’osait endire aucune.

Il craignait d’interroger la jeune fille, et cependant, ilsentait qu’il ne pouvait vivre avec les soupçons étrangesqu’avaient éveillés en lui les bruits qui couraient surM. Danglade.

Quant à Berthe, elle prêtait une oreille distraite aux bruitsharmonieux qui montaient du dehors, et elle laissait errer son âmeet son regard vers les régions inconnues que le ciel des nuitsétoilées ouvre à la rêverie.

Elle était belle ainsi.

Sa taille, jeune et forte, se dessinait avec souplesse dans soncorsage blanc ; son front éclatait de pureté, sous le blonddiadème de son opulente chevelure ; elle avait toutes lesextrémités d’une finesse exquise ; ses lèvres roses laissaientvoir, en s’entr’ouvrant, une double rangée de dentséblouissantes.

C’était un ensemble de perfections qui défiait l’analyse.

Lucien ne se lassait pas de l’admirer, et Berthe le laissaitfaire.

Qui sait !

La coquette enfant était peut-être, au fond du cœur, plusflattée de l’admiration du sculpteur que touchée de l’amour dupoëte.

Lucien se rapprocha et lui prit la main.

La jeune fille tressaillit.

Sa rêverie l’avait emportée un moment vers les mondesimpossibles ; l’étreinte du sculpteur la ramenait, brutalementet sans transition, vers celui des réalités cruelles.

Elle soupira.

– Berthe, dit Lucien d’une voix timide, et dont letremblement témoignait d’une émotion profonde, j’ai une prière àvous adresser.

– À moi ? fit la jeune fille.

– À vous, insista Lucien.

Berthe sourit.

– Eh bien ! qui vous arrête ? dit-elle aussitôtavec une certaine vivacité.

– Je n’ose pas.

– Vous avez peur ?

– Voyez…

Et en parlant ainsi, Lucien mit sa main glacée dans celle de lajeune fille.

Cette dernière eut un frisson nerveux à ce contact.

– Voilà qui est étrange, vous en conviendrez, dit-elle aujeune homme ; est-ce donc moi qui vous fais peur ?

– Peut-être.

– Au moins, n’en êtes-vous pas certain ?

– Je ne sais…

– Mais expliquez-vous, alors… car pour peu que cela dure,je sens que votre épouvante pourrait bien finir par me gagner.

L’enjouement de Berthe produisit un pénible effet sur Lucien,une ombre de tristesse passa sur son front, et son regard semblaadresser un muet reproche à la jeune fille.

– Ce que j’ai à vous dire est grave, reprit-ilaussitôt ; il s’agit de mon bonheur, Berthe, du vôtre aussi,peut-être ; j’ai hésité longtemps à vous parler, maisaujourd’hui il le faut, et, je vous en prie, si quelque chose dansmes paroles allait vous blesser, n’accusez que mon amour, et nem’en veuillez pas pour l’intérêt que je porte à tout ce qui voustouche.

Berthe avait d’abord écouté avec un étonnementindifférent ; mais à mesure que Lucien parlait, cet étonnementse changeait en curiosité, et quand le sculpteur eut fini, elle luijeta un regard singulier, dont il chercha vainement à s’expliquerla portée réelle.

– Des choses graves ?… dit-elle avec un fond deraillerie qu’elle ne cherchait pas même à dissimuler ; monbonheur ?… le vôtre ?… en vérité, vous m’effrayez ;hâtez-vous donc de me dire ce dont il s’agit, car maintenant votresilence me laisserait une inquiétude que rien ne pourraitcalmer.

Lucien était fort embarrassé ; il avait cherché cetentretien, il l’avait fait naître ; pour rien au monde, il n’yeût renoncé, et cependant, le sujet qu’il avait à traiter ne luisemblait pas exempt de danger ; déjà, il ne savait pluscomment s’y prendre pour interroger Berthe, sans lui donner lesoupçon de ce qui se disait en dehors sur le compte de sonpère.

– Écoutez ? moi, Berthe, dit-il d’un accent ému, voussavez si je vous aime ! pour vous, je donnerais et ma vie etmon sang, et cette gloire folle que j’ambitionne, et que je ne puisplus acquérir désormais que par votre amour ; vous savez aussique ma seule pensée est de faire de vous la compagne aimée de mavie ; près de vous, je travaillerai, je deviendrai grand, etje mettrai tous mes soins, tout mon bonheur à vous rendre la vieheureuse et douce.

– Je sais tout cela, fit Berthe, vous me l’avez déjà dit,Lucien, et je ne comprends pas…

– Tenez, Berthe, repartit le jeune homme, avec une sorted’explosion, je suis bien malheureux !…

– Vous ?

– Depuis quelques jours, surtout !

– Et pourquoi cela ?

– Pourquoi !… Ah ! parce qu’il m’est venu unepensée horrible à l’esprit, et que je me demande, avec effroi, sivotre père consentira jamais à notre union.

– Qui peut vous en faire douter ? fit Berthe, enfixant sur lui un regard sans trouble.

– Tout ! répondit Lucien.

– Mais encore ?…

Lucien s’était levé, il se promenait à grands pas à travers lachambre.

Les questions se pressaient sur ses lèvres ; vingt fois ils’arrêta indécis, cherchant à tourner la difficulté et n’y pouvantréussir.

Enfin il vint se placer à quelques pas de Berthe, et reprit,après un long silence.

– Depuis quelques jours, dit-il, il se passe d’étrangeschoses dans l’hôtel que nous habitons…

– De quelles choses voulez-vous parler ? interrompitla jeune fille.

– La rue de l’Ouest est le quartier de Paris qui ressemblele plus à une petite ville de province, poursuivit Lucien ;tout le monde se connaît, et il est bien difficile d’y cacher sonexistence pendant longtemps.

– Mais qui donc se cache ?

– M. Danglade.

– Mon père !

– On le dit du moins.

– Et pour quels motifs ?

– Voilà ce qu’on ignore.

– Et ce que vous voudriez savoir, n’est-ce pas ?

– Au moment où je songeais à demander votre main àM. Danglade, je me suis trouvé arrêté par une objection.

– Laquelle ?

– Berthe, depuis que je demeure à deux pas de vous, il nem’est pas encore arrivé, une seule fois, de rencontrerM. Danglade.

– Eh bien !…

– Eh bien !… cela est au moins étrange.

– Mon père a une existence bien occupée, Lucien ;c’est pour moi qu’il travaille ; je l’ai souvent engagé à seménager, je l’ai prié de me laisser travailler moi-même ; ilm’a toujours refusée…

– Je comprends ce dévouement, cette abnégation, cetteardeur au travail, de la part d’un père qui veut éloigner de sonenfant de tristes préoccupations ; mais, s’il en est ainsi, sic’est bien là le sentiment auquel il obéit, pourquoi, à ce que l’onassure, l’a-t-on souvent rencontré, dans d’autres quartiers deParis, vêtu avec luxe et vivant avec faste ? Il y a là unmystère…

Pendant que Lucien parlait, Berthe était devenue pensive ;son front s’était baissé, son regard s’attachait maintenant auparquet avec une singulière fixité, son sein se soulevait avecprécipitation : elle était vivement agitée.

Lucien craignit de l’avoir offensée. – Douter de son père,c’était presque douter d’elle-même, et l’amour n’est pas une excusesuffisante à une pareille faute.

Cependant Berthe releva bientôt la tête et arrêta sur le jeunesculpteur un regard où ce dernier fut tout étonné de ne voirbriller que de la satisfaction.

– Ce que vous venez de me dire ne me surprend pas,dit-elle ; ces remarques, je les avais faites déjà… il y a, eneffet, un mystère dans la vie de mon père ; mais quelest-il ?… Mon père est simple et bon ; toute sa vie n’aété qu’un long dévouement pour sa fille, et je me suis demandé biendes fois s’il ne cherchait pas, en secret, à réédifier la fortunequ’il a perdue, pour ne me laisser que la joie du succès… Mon pèreest l’homme des calculs généreux ; il se cache pour faire uneaction héroïque, comme s’il s’agissait d’un crime.

– Ainsi, dit Lucien avec un pénible effort, à l’heure qu’ilest, votre père est riche peut-être ?

– Qui sait !

– Mais cette fortune, Berthe, ne craignez-vous pas qu’ellesoit pour nous une cause de malheur ?

– Comment ?

– Si elle devait nous séparer à jamais.

– Y pensez-vous ?

– Je ne pense qu’à cela.

– Me préféreriez-vous pauvre ?

– Peut-être.

– Singulière manière de m’aimer !

Lucien ne répondit pas.

Plus il avançait dans cette conversation, plus son cœur setrouvait froissé… Une vague terreur l’enveloppait peu à peu ;il n’osait plus interroger l’amour de Berthe, il craignait que sonambition seule lui répondît.

Cependant, le ciel s’était assombri… de lourds nuages noirspassaient dans l’air ; un vent d’orage courbait les arbres duLuxembourg, quelques larges gouttes de pluie commençaient à tomberavec un bruit sec sur le pavé.

Berthe alla fermer la fenêtre, et Lucien se disposa à seretirer.

– Vous partez ? dit la jeune fille en se retournantvers lui avec un doux sourire.

– Votre père ne doit pas tarder à rentrer.

– Vous m’en voulez, je gage.

– Moi ! fit Lucien dont le cœur se gonfla.

Berthe lui tendit la main.

– Vous êtes un enfant, Lucien, lui dit-elle ; vous mecroyez oublieuse, légère, ambitieuse peut-être, et vous ne vousrappelez jamais que j’ai toujours vécu seule, et presqueabandonnée… Ayez foi en l’avenir, mon ami, et croyez bien que,pauvre ou riche, je serai toujours la Berthe que vous aimez.

– Et qui m’aime ! n’est-ce pas, ajouta Lucien enbaisant avec transport la main qu’on lui tendait.

– Et qui vous aime ! répondit Berthe avec une mouecharmante, où il y avait peut-être plus de coquetterie qued’amour.

Lucien s’éloigna, fou de joie.

Il avait le ciel dans le cœur.

Cependant, malgré le bonheur dont le souvenir des dernièresparoles de Berthe avait rempli sa nuit, dès le lendemain matin ilse mit en quête de nouveaux renseignements sur le compte deM. Danglade. Il voulait avoir une bonne fois le cœur net detous ses soupçons, et, moyennant une récompense honnête, il obtintdu concierge de l’hôtel la promesse qu’on le tiendrait au courantde tout ce qui surviendrait.

Quelques semaines se passèrent dans l’expectative la pluspoignante pour Lucien, et il désespérait déjà d’éclaircir lemystère, quand des événements inattendus vinrent tout à coupprécipiter le dénoûment.

Un jour, M. Danglade était rentré de meilleure heure que decoutume, et, en passant devant la loge, il s’y arrêta.

Sa figure était défaite, une certaine pâleur mate était répanduesur ses joues.

Il demanda, presque en balbutiant, si personne n’était venu ledemander, et, sur la réponse négative du concierge, il recommandade dire à tout étranger qui se présenterait pour le voir qu’il n’yétait pas, et qu’on ne pouvait préciser l’heure habituelle de sonretour.

Lucien, à qui ce détail fut raconté, épia, dès ce moment, uneoccasion favorable pour parler à M. Danglade.

Mais il avait compté sans M. Michot !

En effet, à cette époque, un homme se présenta rue de l’Ouest,qui demanda M. Danglade tous les jours avec une singulièrepersistance. Il attendait, longtemps assis dans la loge, et, unefois sorti dans la rue, il faisait encore faction durant des heuresentières.

Le portier avertit M. Danglade.

Celui-ci, au signalement de l’inconnu, parut se troubler, etsortit aussitôt, en priant de l’éconduire tout à fait. Mais lachose était difficile. L’inconnu, qui avait refusé de dire son nom,ne quittait presque plus la voie publique ; si bien queM. Danglade ne vit pas d’autre moyen, pour se soustraire àcette persistance, que de donner congé et de changer dedomicile.

Malheureusement, il n’eut pas le temps de mettre son projet àexécution.

Chapitre 4UNE VISITE INATTENDUE

La veille même du déménagement, l’homme, qu’il semblait avoirtant d’intérêt à fuir, entra le soir, en même temps qu’une autrepersonne, passa inaperçu devant le portier, monta rapidement lescinq étages et vint frapper à la chambre de Berthe.

Berthe était seule ; Lucien s’était retiré depuis quelquesinstants ; elle n’attendait personne ; cependant, aprèsune hésitation d’un moment, elle alla ouvrir.

– M. Danglade ? demanda l’étranger en saluant àpeine.

– Il est sorti, répondit Berthe interdite.

– Je le sais, je le sais ; mais comme je tiens à levoir, je vais l’attendre…

Il entra et s’assit, sans plus de façon, sur une bergère placéeau coin de la cheminée.

Sept heures sonnaient à l’horloge du palais du Luxembourg.

Berthe, effrayée d’abord, puis impatiente, allait, venait,s’asseyait le plus loin possible de l’inconnu. Un secretpressentiment lui disait que la présence de cet homme annonçait unmalheur.

L’inconnu, cependant, n’avait pas l’air de se douter que saprésence pût gêner quelqu’un. Assis carrément dans sa bergère, ilinspectait du regard les objets qui ornaient les murs, et suivaitde temps à autre la jeune fille dans ses évolutions inquiètes ettroublées à travers la chambre.

Au bout d’une heure, il se leva, tira un cigare de sa poche,prit une allumette sur la cheminée et l’alluma.

Puis il se rassit sans prononcer une parole.

La jeune fille toussa bruyamment pour lui faire sentirl’inconvenance d’une pareille conduite ; mais lui ne daignamême pas lever les yeux sur Berthe.

– Ton père fumait autrefois, petite, dit-il seulement d’unton railleur ; tu dois être accoutumée à cela…

Il la tutoyait ! Il parlait de son père comme s’il leconnaissait particulièrement !

Berthe le regarda, et un vague souvenir lui vint de cet homme.Jadis elle avait dû le voir.

Sans savoir pourquoi, en évoquant le souvenir d’une époqueeffacée, elle tressaillit, et elle eut peur.

Le reste de la soirée se passa en silence.

La jeune fille était en proie à mille incertitudes, à milleterreurs…

Elle songeait à son père qui semblait menacé ; elle n’osaitni dire un mot ni faire un pas… Elle eût donné, en ce moment, tousses beaux rêves d’ambition pour voir Lucien auprès d’elle.

Lucien !

Comme elle l’aimait à cette heure, comme elle avait foi en lui,comme elle sentait que lui seul aurait pu la protéger et ladéfendre dans une semblable situation !

Mais Lucien était absent et ne devait rentrer que fort tard.

Berthe attendit.

D’ailleurs, à part le fait de sa présence, Berthe vit bien toutde suite qu’elle n’avait personnellement rien à redouter del’inconnu.

C’était bien à M. Danglade seul qu’il en voulait.

Il n’adressa même à Berthe aucune question sur son père, et secontenta de fumer, tout en chantonnant quelques vieux refrainsempruntés à une langue que Berthe ne connaissait pas.

La langue d’argot !

Enfin, vers minuit, on entendit un bruit de pas dans l’escalier,et comme Berthe se levait pour aller au-devant de son père,l’étranger la retint rudement.

– Reste là ! lui dit-il d’un accent d’autorité.

La pauvre enfant se rassit effrayée.

Au même instant, M. Danglade, qui avait une double clef,parût sur le seuil.

– Pas encore couchée, Berthe ? dit-il avecsurprise.

Mais avant qu’il eût eu le temps de jeter un regard dans lachambre, Berthe lui désigna d’un geste l’étranger.

– Un homme ! fit M. Danglade en s’avançantprécipitamment.

– Michot ! ajouta-t-il accablé.

– Fais sortir ta fille ! fit Michot à voix basse.

Et comme si Danglade se fût senti dominé par cet homme, il allaà sa fille, la baisa doucement au front et lui serra les mains avecun redoublement de tendresse.

– Laisse-nous, mon enfant, balbutia-t-il, laisse-nous…Monsieur est un ancien ami… j’ai à causer avec lui…

Berthe regarda son père avec étonnement, et, sans chercher àcomprendre quel lien pouvait exister entre son père et un pareilhomme, elle se hâta de se retirer.

Dès qu’elle fut sortie, Michot se leva et marcha droit àDanglade.

– Et maintenant, à nous deux ! dit-il d’une voixrailleuse et sèche ; que diable, mon mignon ! ce n’estpas bien d’avoir fait banqueroute aux amis. À Toulon, on te ditmort. Mais moi, je n’ai pas cru un mot de ça… J’ai du bonheur,vois-tu… J’étais sûr de te mettre la main dessus, un jour oul’autre.

– Que voulez-vous ? dit Danglade, partagé entre letrouble et la colère.

– Que voulez-vous !… Excusez… On est doncdevenu bégueule ?… Que voulez-vous !… Plus queça de langage ! Et c’est Danglade qui parle à Michot, ditToulon… dit…

– Assez !… Assez !… Que veux-tu ?

– À la bonne heure… ne t’impatiente pas, mon mignon. Jesuis venu pour te dire… Dame ! sais-tu que tu ne ressemblespas mal à un honnête homme ?

Danglade frappa du pied.

– Allons ! pas de colère, reprit Michot avec unsourire moqueur. On vous fait des compliments, et tu tefâches !…

– Me diras-tu enfin ce que tu veux ? grommelaDanglade.

– J’approuve ton impatience, répliqua Michot, et je ne veuxpas abuser de tes instants… D’ailleurs, ce que je veux est simplecomme bonjour, je veux cent mille francs.

– Cent mille francs !…

Danglade fronça le sourcil et regarda Michot en face.

– Tu plaisantes ! dit-il.

Et dans ces deux mots, prononcés d’une voix basse et concentrée,il y avait une terrible menace.

Michot soutint bravement le regard et répondit, en supprimantson sourire, mais en haussant les épaules :

– Quelquefois… Jamais, quand je parle d’affaires. – Il mefaut cent mille francs !

Pour la figure, pour la taille, pour la force, de même que pourles manières, ces deux hommes offraient un frappant contraste.

Danglade avait une tête remarquablement belle et noble ; ilétait grand, fortement constitué ; ses façons étaientgracieuses et distinguées.

Michot, au contraire, était petit, trapu et large des épaules,mais déjà courbé par des excès de tout genre ; ses manièresn’étaient plus que celles d’un loustic de taverne, et son visage,véritable enseigne d’infamie, présentait un type ignoble.

Tous deux semblaient se mesurer de l’œil, comme deux adversairesprêts à en venir aux mains. Danglade, les lèvres contractées, lesbras croisés sur la poitrine ; Michot, une main enfouiejusqu’au coude dans la vaste poche de son pantalon, l’autre passéesous le revers de sa redingote boutonnée.

– C’est ton dernier mot ? fit Danglade d’une voixbrève et saccadée.

– Oui, mon fils ! répondit Michot sans rien perdre deson assurance provoquante.

Le père de Berthe décroisa vivement les bras et s’élança surMichot. Mais ce dernier retira non moins vivement la main passéesous le revers de sa redingote et présenta un pistolet àDanglade.

Celui-ci s’arrêta, tandis que son adversaire éclatait en un rirebruyant et railleur.

– Halte-là ! mon bon… dit Michot. Ah !dame ! nous connaissons tes manières ; quand tes associéste gênent, tu as un moyen…

Il fit un geste énergique et grotesque tout à la fois.

– Connu ! continua-t-il, mais on n’étrangle pas tonserviteur comme un Castan.

– Silence ! interrompit Danglade, dont la voixtremblait de rage.

– L’argent était à nous trois, tu l’as pris seul. Tu aslaissé le vieux Castan à demi étranglé, près des caissesdévalisées… Pourquoi donc ça ?

– Silence ! te dis-je.

Michot craignit d’exaspérer si fort son adversaire que la vuedes pistolets devînt insuffisante à le contenir.

– Soit ! dit-il, c’est une vieille histoire, n’enparlons plus… mais j’espère que te voilà devenu raisonnable, àprésent ?

Danglade était tombé dans une profonde rêverie.

– Écoute, dit-il, j’ai eu tort de te recevoir ainsi.

– Je savais bien…

– Laisse ! j’ai eu tort, parce que, sachant ma viepassée, comme, de mon côté, je sais la tienne, je dois… nous devonsnous ménager réciproquement.

– C’est juste ! interrompit encore Michot.

– Mais tu as un plus grand tort.

– Bah !

– Tu viens, abusant de ta position d’homme qui n’a rien àperdre, me demander une somme dont je ne possède pas la dixièmepartie.

– Minute ! je t’arrête. Tu mens ! dit Michot avecun flegme imperturbable.

– Mon pauvre Michot… commençait Danglade d’un toncaressant.

– Tu mens ! tu mens ! Quand on vous demande centmille francs et qu’on n’a pas le sou, on rit au nez de l’ami qui sepermet une telle inconvenance. Mais tu t’es fâché… Tu as desfonds.

– Sur mon honneur !…

– Bêtise !

– Sur ma parole !

– Idem ; tu mens, de mieux en mieux… Qu’as-tudonc fait des six cent mille francs ? Tu passes tes journéesdehors, tu as un établissement en ville, tu roules carrosse, tu asdes larbins galonnés. Est-ce que je sais, moi ?…

Danglade ne put retenir un mouvement de surprise.

– Oh ! tu ne l’avoueras pas tout de suite, continuaMichot. C’est dans ton caractère… Mais c’est égal ; dès demainje m’établis en sentinelle à ta porte ; je te suispartout…

Danglade arpentait la chambre à grands pas.

– Si je ne découvre rien comme ça, reprit encore Michot,alors… je ne te dis pas, sur mon honneur, moi, je me rends justice…Alors, je te dénoncerai…

– Tu ne le feras pas, Michot, dit Danglade d’une voixsuppliante.

– Si fait, mon bon, je m’en crois susceptible… et ce serade ta faute, encore.

– Pourtant, dit Danglade, je ne puis te donner ce que jen’ai pas.

– Sans doute, sans doute ! Eh ! mon mignon, je nesuis pas un juif. Je te demande ce que tu as, voilà tout.

– Mais…

– Tu me feras voir ta caisse.

– Ma caisse !… s’écria étourdiment Danglade.

– Tu en as donc une !… Je m’en doutais… Allons !…Pourquoi jouer au fin avec moi ?

Il y avait, certes, dans la lutte de ces deux hommes quelquechose de profondément instructif, et si quelque spectateur eûtassisté à cette scène étrange, il se fût assurément demandé lequelde ces deux hommes était le plus adroit, lequel était le pluscoupable.

Cependant Danglade se sentait pris. Il y avait, dans sa viepassée, un secret terrible qu’un seul homme au monde connaissait,et cet homme était devant lui ; ce secret pouvait le perdre,et cet homme menaçait de le dévoiler.

Danglade eut peur.

– Écoute, dit-il, je te donnerai dix mille francs, et Dieusait qu’il ne m’en restera pas la moitié autant.

– Bon ! le voilà qui marchande, maintenant !…interrompit Michot avec un geste de dédain comique ;décidément, tu n’es pas changé… Voyons, je tiens à te montrer queje suis bon prince, moi. Si tu veux, il y a un moyen d’arrangertout cela… Seulement, je n’entends pas que tu me mettesdedans !

Danglade regarda Michot avec des yeux hébétés et stupides.

Dans la naïveté de sa peur, il s’imaginait que les dernièresparoles de son adversaire venaient de lui ouvrir une issue poursortir de l’impasse où il était acculé.

Et puis, Michot avait dit que Danglade le tromperait ; ilétait donc possible de le tromper ; il y avait donc un moyende mettre cet homme dedans, suivant ses propresexpressions.

Danglade eut un tressaillement de joie.

– Comment ! demanda-t-il à Michot ; que veux-tudire ? explique-toi.

– C’est facile à comprendre, répondit Michot, et c’estpeut-être aussi facile à arranger ; au lieu de prendre lescent mille francs en question, je consentirais à devenir tonassocié ! c’est plus simple… et si cela te botte…

Danglade semblait violemment combattu.

Associer un pareil homme à sa fortune, à ses entreprises,c’était dangereux. Michot était un compagnon avide, de mauvais ton,et se livrant avec une naïveté fâcheuse à des prodigalitésfolles…

D’un autre côté, en l’associant à ses travaux, Danglades’assurait de la discrétion de son complice. Il savait qu’une foisassis commodément dans cette nouvelle existence d’aisance et deluxe, Michot n’y renoncerait pas facilement ; il le tiendraitdonc par le côté le plus sensible, et cesserait d’avoir à leredouter.

Son parti fut vite pris.

– Soit, dit-il, tu veux devenir mon associé… tu leseras.

– À la fin ! s’écria Michot avec une joie qu’il nechercha pas à dissimuler… Eh bien ! tu prends le bon parti…c’est moi qui te le dis… vois-tu… Tu jouais gros jeu contre moi… jen’avais rien à perdre et j’avais tout à gagner… la partie étaittrop belle… Ainsi c’est dit ?…

– C’est dit.

– La caisse est à nous deux.

– À nous deux…

– Allons-y donc gaiement… Le bon temps va revenir… maisd’abord, il faut que je te fasse de la morale.

– Toi !

– Oui, moi, mon mignon, moi Michot ; tes allures ne meconviennent pas ; il faudra en changer.

– Comment cela ?

– Tu as deux noms… deux domiciles… deux existences… Ehbien ! c’est mauvais cela.

– Tu crois.

– Tôt ou tard, ça vient à se savoir… on jase, on fait despotins… le public s’émeut… et on finit toujours par se fairepincer.

– Tu as peut-être raison !…

– Si j’ai raison ?… je connais cela… quand on veutréussir, il faut aller la tête haute et porter son nom sur sonvisage.

– J’en ferai mon profit.

– Et puis, je serai là… que diable ! j’ai l’expériencede la vie, moi ; je t’aiderai de mes conseils, c’est tout ceque j’ai… ce sera mon apport social, comme on dit…

– Je ne t’en demande pas d’autre.

– À la bonne heure… Demain donc, tu quittes cettebicoque ?

– Justement, j’ai donné congé.

– Comme ça se trouve… Et après-demain, nous nousinstallons… dans un autre quartier.

– Rue de la Chaussée-d’Antin.

– Fameux !… c’est entendu !

– Mais… dit Danglade, tout cela peut manquer ; tu saismieux que personne si mon crédit peut avoir des bases solides. Jedésirerais que ma fille n’habitât pas…

– Elle est gentille, cette petite ; rien de fait, sielle ne vient pas avec nous.

Danglade jeta sur Michot un regard de haine ; il avait crudeviner sa pensée.

– Michot !… dit-il en se redressant de toute sahauteur, je te le défends ! et si jamais !… je te tueraiscomme un chien, entends-tu ?

– Suffit ! répondit l’autre avec indifférence, tu nem’as pas compris… Michot ne s’amuse guère à ces bêtises-là…

Il était deux heures du matin, les deux associés seséparèrent.

Danglade ouvrit la porte du cabinet où dormait sa fille, etapprocha la lampe de son visage.

– Pauvre enfant ! dit-il avec découragement.

Puis, prenant le chemin de sa chambre à coucher, il ajouta entreses dents :

– Un crime de plus et je pouvais vivretranquille !

Le lendemain, Lucien attendit inutilement Berthe à l’heureaccoutumée. Puis, il frappa à la porte de M. Danglade, puis,enfin, il descendit à la loge.

– M. Danglade ?… demanda-t-il avec angoisse.

– Parti, monsieur, lui répondit le concierge.

– Parti !… répéta Lucien en comprimant son cœur de sesdeux mains.

– Oui… parti pour la campagne… il laisse ses meubles pourpayement… de beaux meubles, ma foi… Ah ! il n’avait pas l’airbien gai… allez.

– Et sa fille !

– Mlle Berthe ! pauvre chèreenfant ! elle pleurait.

Lucien crut qu’il allait mourir. – Il se retint à la muraillepour ne pas tomber.

Chapitre 5SOCIÉTÉS EN COMMANDITE

À quelques jours de la scène que nous venons de raconter, Michotétait installé dans un magnifique bureau, attenant d’un côté aucabinet de M. de l’Étiolle, industriel fameux, de l’autreà un immense corridor, sur lequel s’ouvraient sept ou huit chambresnumérotées.

Là, une armée de commis causait de la pièce nouvelle ou desévénements du jour, en travaillant Dieu sait à quoi.

Tout, dans cet appartement, avait un air d’ordre et derégularité qui, au premier coup d’œil faisait plaisir à voir. Ilétait évident qu’on avait mis un soin minutieux à arranger lesdivers ornements qui remplissaient chaque salon ou chaquebureau.

C’étaient des pyramides de cartons superposés symétriquement,des plans appendus aux murs dans leurs cadres sévères d’ébènearrondi, des cartes en relief, des rayons de bibliothèque, oùreluisaient, dans leur riche reliure, tous les ouvrages de noscélèbres jurisconsultes ; de toutes parts enfin, un parfumd’affaires, un grand air d’opulence.

C’est là que s’était installé M. Danglade, devenuM. de l’Étiolle, à la suite de sa conversation avecl’honnête Michot.

M. Danglade était un fripon émérite, mais un fripon sansgrande habileté ; il voyait le danger, mais il n’avait nil’énergie ni l’adresse nécessaires pour lui faire tête ou leconjurer.

Le secret de sa réussite première était tout entier dansl’honnêteté de sa physionomie, dans la grâce décente et distinguéede ses manières, jointes à un tact suffisant pour chercher sesdupes là où ces qualités pouvaient agir le plus efficacement.

Il n’avait point de petits actionnaires.

Ayant eu l’entrée par hasard, dès l’abord, dans une grandemaison du faubourg Saint-Germain, il avait étendu ses relationsavec un merveilleux bonheur.

Il n’avait pas tardé à faire de nombreuses dupes.

Ses exagérations industrielles, comme ses fables politiques,avaient été prises au pied de la lettre. En deux ans il organisacinq sociétés en commandite et réalisa la presque totalité de leursactions.

Mais une fois lancé dans le tourbillon industriel, il lui fallutsoutenir la concurrence de luxe et d’ostentation de ses pairs. Ildevint fastueux, et dès lors, faisant vibrer dans le cœur de sesnobles dupes une autre corde que celle de la sympathie, il promitmonts et merveilles, des intérêts magnifiques, des dividendesfabuleux ; et, bien que l’avidité mercantile ne fût pas portéeau point où nous la voyons maintenant, ses promesses ranimèrent laconfiance.

Il est si doux, voire pour un ancien duc et pair, de tripler soncapital !

Bien des millions lui étaient passés déjà par les mains ;mais il ne faut pas croire que le plus habile fripon du mondepuisse garder tout ce qu’il reçoit. En bonne piperie industrielle,le grand principe, au contraire, est de rendre à propos pourrecevoir davantage.

L’habileté consiste à se retirer avec le plus d’argentpossible ; mais, pour cela, il faut que la confiance ait duréquelque temps. Il faut, par conséquent, avoir entretenu cetteconfiance, soit par un train de bureau et de maison somptueux, soitpar le payement exact d’intérêts et de dividendes savammentcalculés.

L’Étiolle avait fait tout cela, et, lors de l’arrivée de Michot,il espérait se retirer bientôt avec une fortune considérable.

Après son association forcée, il avait encore compté prendre ceparti ; mais Michot, qui avait goûté l’opulence, n’était pashomme à se contenter même des cent mille francs qu’il avait d’aborddemandés. Il s’imposa définitivement à l’Étiolle, et dès lors laruine de cette maison se put aisément prévoir.

Michot était entêté en même temps qu’incapable. Il engagea sonassocié dans des entreprises que celui-ci n’osa refuser. Au momentde faire rafle, il doubla l’enjeu.

Et puis Danglade avait été atteint par la fièvre de cetteépoque.

Il jouait à la Bourse.

De trois à quatre heures, il ne bougeait pas du palais del’agio. Il en connaissait toutes les ruses, toutes lesinfamies.

Il jetait, dans ce jeu infernal, des sommes considérables qui,quelquefois, se multipliaient dans ses mains ; qui, plussouvent, s’évanouissaient au jour du payement des différences.

Mais les fripons ont leur vanité tout comme les honnêtesgens.

Danglade aimait ce bruit, ce mouvement, ce monde qu’il trouvaitsous les colonnes corinthiennes de la Bourse… Il y était très-connuet considéré. – On le saluait de loin, on se rangeait pour lelaisser passer, on s’entretenait de ses succès ; et il étaitfier de cette considération équivoque qui s’attache à l’hommeheureux.

Danglade jouait donc… C’était, pour lui, plus qu’unedistraction, c’était l’oubli.

Quoi qu’il fît, et bien que la prospérité éclairât la routequ’il suivait, son passé le suivait toujours comme son ombre ;le remords, c’est le boulet moral que le criminel traîne après lui,avant d’aller au bagne.

Nature vive, impressionnable, sans profondeur, Michot avaittoutes les habiletés, tous les talents qu’exige une vied’aventurier. Il était parvenu à se composer un extérieur enharmonie avec la position qu’il avait usurpée, et les bonsactionnaires auxquels il avait affaire se félicitaient à l’envid’avoir placé leurs fonds entre les mains d’aussi braves ethonnêtes gens.

Michot était cependant un gredin de la pire espèce ; ilavait rendu déjà à l’Étiolle des services de plus d’un genre, etc’était une des raisons pour lesquelles celui-ci ne pouvait serésoudre à rompre avec lui.

L’eût-il voulu, d’ailleurs, qu’il ne l’aurait probablement paspu.

Ces deux hommes étaient fatalement liés l’un à l’autre par uncrime commun, et ils craignaient l’un et l’autre une trahisonréciproque.

Il y avait cependant cette différence entre eux deux, c’est queMichot était décidé à tout, à la première velléité d’hostilité dela part de Danglade, tandis que ce dernier flottait irrésolu entremille projets qu’il n’avait pas le courage d’exécuter.

 

Danglade avait une fille, et il l’aimait !…

Dieu avait placé près de lui cette enfant, pour qu’elle fût sonremords de tous les instants.

 

Rien, pendant quelque temps, ne troubla la paix du ménage deMichot et de Danglade ; mais le premier couvait uneidée ; il fallait bien que, tôt ou tard, il en fît part à sonassocié.

 

Le jour où nous reprenons ce récit, Michot était assisnonchalamment dans une pièce attenante à celle qu’occupaitd’ordinaire son associé Danglade, et il se curait les dents avecune satisfaction mêlée de quelque peu d’impatience.

À chaque instant, son regard se tournait vers la porte ducabinet de Danglade, d’où quelques mots d’une discussion engagée àvoix basse, mais vivement soutenue, arrivaient jusqu’à lui.

Enfin les fauteuils roulèrent sur le parquet de la chambrevoisine ; on prit congé à voix haute, et la sonnette deDanglade retentit presque aussitôt.

– Eh bien ? fit Michot en entrant.

– Va vite à la caisse, répondit Danglade, dont le visageparut resplendir, et ordonne qu’on paye, à bureau ouvert, lesintérêts et dividendes de l’Ouest de la France !

– Mais… objecte Michot.

– Va, te dis-je, et reviens tout de suite.

M. de l’Étiolle ou Danglade se renversa sur sonfauteuil après le départ de son acolyte :

– Six pour cent d’intérêts, murmura-t-il avec une sorte decomplaisance, quatorze pour cent de dividendes, donc vingt pourcent ; voilà un joli bénéfice pour ces messieurs. Voyons, surquinze cent mille francs d’actions prises, cela fait trois centmille francs. Diable ! c’est un peu cher !…

Michot rentrait en ce moment.

– Sais-tu que c’est trois cent mille francs que tu jettespar les fenêtres, dit-il en entrant.

– Je viens de le calculer ; cela fait réellement troiscent mille francs, répondit Danglade.

– Nous n’avons en caisse que vingt mille francs écus et unetrentaine de billets de banque.

– C’est égal.

– Comment, c’est égal !

– Michot, je viens de gagner un million deux cent millefrancs.

– Toi !… dit celui-ci d’un air incrédule, et en serapprochant instinctivement de son associé.

– Oui ! Les huit principaux actionnaires de la Sociétéde l’Ouest de la France, pour la recherche etl’exploitation…

– Je sais le prospectus. Après ? interrompitbrusquement Michot.

– Les huit principaux actionnaires m’ont fait l’honneur devenir me voir ce matin.

– Après ?

– J’avais si peu l’intention de leur payer leurs intérêtset dividendes que j’ignorais jusqu’au jour de l’échéance. C’étaitaujourd’hui.

– Diable !…

– À la première ouverture, comme de raison, j’ai dit quej’étais prêt.

– Tu as de l’aplomb !

– Alors ces messieurs se sont consultés… je n’ai pas mêmeeu la peine de leur proposer… et vrai, je ne sais si j’en aurais eule courage ! ces messieurs se sont consultés, et, ravis denotre exactitude, ils m’ont proposé d’émettre quinze cents autresactions, qu’ils ont absorbées immédiatement avec une aviditéméritoire.

Michot n’avait pas attendu la fin de la phrase, il s’était levéet parcourait la chambre en se frottant les mains.

– Bon ! bon ! bon ! criait-il dans unvéritable transport de joie, tu es un grand homme,Danglade !

– Chut ! interrompit celui-ci, ne prononce jamais cenom !

– C’est juste ! tout ce que tu voudras. Vous êtes ungrand homme, monsieur de l’Étiolle ! vous êtes un grand homme,mon honoré patron !

Puis, se rapprochant tout à fait :

– Ah çà ! continua-t-il, voilà qui nous met en fondspour notre société à nous.

Le front de M. de l’Étiolle se rembrunit tout àcoup.

– Michot, dit-il, nous avons déjà cinq sociétés… Lesemployés nous ruinent.

– Mais je n’en ai pas une, moi, mon bonhomme.

– N’es-tu pas mon associé ?

– Pas assez.

Et Michot, frappant tour à tour sur les cartons élégants quicouvraient le bureau de palissandre, continua :

– En moins de temps qu’il n’en faut pour les inventer,dit-il, tu as créé cinq sociétés qui représentent des capitauxénormes, incalculables. – Ici, ce sont les Canaux duCentre, cinq cent mille francs, dont deux cent mille sont déjàsouscrits ; plus loin, les Pompes hydrauliques, quinous ont rapporté plus de cent cinquante mille francs ; là,les Mines aurifères ; à côté, les Cuivres de laprovince de Constantine ; enfin l’Ouest de laFrance, le GRAND OUEST, qui, à l’heure qu’il est, représenteprès de trois millions de capital !… Voilà notre richesse,c’est beau, cela promet, et je conviens que je devrais me contenterde cela. Mais, que veux-tu, mon petit, j’ai ma tocade,j’ai l’amour de la propriété, je veux avoir ma commandite à moitout seul, mes actions à moi… La Société Michot et Compagnie,quoi ! – Comprends-tu ?

– C’est de la folie ! fit de l’Étiolle atterré.

– Possible.

– Ce sont des frais, des dépenses ; on use son crédità un pareil métier, puis, un jour, les actionnaires se lassent,s’inquiètent ; la défiance s’en mêle, et la faillitearrive.

– Bah ! la faillite vous prévient toujours d’avance,objecta Michot avec insouciance ; on a le temps de mettre dufoin dans ses bottes, et l’on file un beau matin, par le chemin defer, sans se donner la peine de saluer ses bijoux decommanditaires.

– Tu es cynique, Michot…

– Ah ! parbleu, je te conseille de faire labégueule.

– Ce que tu veux est impossible.

– Allons donc !… Tu sais bien que je n’aime pas à êtrecontrarié.

– Je n’y consentirai jamais.

– C’est ce que nous verrons.

Et en parlant ainsi, Michot se rapprocha de l’Étiolle et lui dità voix basse :

– À moins que tu n’aimes mieux que je m’en explique avec lapetite.

– Ma fille ! s’écria le malheureux père.

– C’est une idée !…

– Misérable !…

– Des gros mots !… allons… tu ne sais prendre que lecôté violent des choses.

– C’est toi plutôt qui abuses de ta position pour nousperdre tous.

Michot haussa les épaules et se mit à jouer avec le manche d’uncouteau d’ivoire, tandis que de l’Étiolle, en proie à la plus viveagitation, était allé s’accouder, frémissant de colère, sur lemarbre de la cheminée.

Pour un rien, il eût tué son associé !

Cet homme était son démon familier, sa mauvaise chance, sonmauvais génie ! – Sans lui, il eût pu être heureux, vivre avecsa fille, se retirer avec elle loin des dangers que l’avenir luiréservait peut-être…

Michot présent, tout était remis en question !

Malheureusement, de l’Étiolle n’était pas l’homme desrésolutions promptes, et il comprenait bien lui-même qu’il n’auraitjamais l’énergie nécessaire pour dompter un pareil homme.

Il se sentait fatalement enfermé dans un cercle étroit, et sedemandait, avec effroi, s’il lui faudrait vivre éternellement avecune si redoutable menace suspendue sur sa tête et sur celle de safille.

Tout à coup, une idée lui vint à l’esprit, et avec cettefacilité à se faire illusion, qui est le propre des naturesfaibles, il se crut sauvé.

Un sourire vint éclairer son visage :

– Voyons, dit-il alors à Michot, qui continuait de joueravec le manche de son couteau, tu tiens donc beaucoup à tasociété ?

– J’y tiens !… répondit Michot.

– C’est toujours la même ?

– Toujours.

– Société Michot et Compagnie.

– Pour l’exploitation des gisements aurifères del’Algérie, compléta l’associé.

– Au fait, c’est peut-être une bonne affaire, reprit del’Étiolle.

– Excellente… l’Algérie est à la mode, et c’est si tentantd’avoir de l’or à la portée de la main.

– Tu as raison.

– Tu y viens donc ?

– Peut-être.

– À la bonne heure.

– Écoute, nous allons lancer l’affaire… Quinze centsactions de mille francs chacune ; pour ma part, j’en prendstrois cents.

– Comptant !… fit Michot qui ouvrit l’oreille.

– Comptant… répéta de l’Étiolle avec une indifférencefeinte.

– Tu les as donc ?

– Je les trouverai.

– Et tu me les donneras ?

– À une condition.

– Laquelle ?

– C’est que le siège de la nouvelle société sera fixé àAlger, et que le gérant sera tenu d’y résider.

Michot cessa de jouer avec son couteau et regarda del’Étiolle.

– Oh ! oh ! dit-il d’un air ironique, mais c’estune idée, cela…

– Tu trouves ? rit son interlocuteur un peuembarrassé.

– Et c’est toi qui l’as imaginée tout seul ?… Et tu ascru que je donnerais dans le panneau ?…

– Cependant…

Michot se leva, rejeta sur la table le couteau qu’il avait à lamain, et enveloppa son associé d’un regard plein d’audace et derésolution.

– Écoute, dit-il d’une voix ferme, tu veux jouer au finavec moi, et franchement cela ne te va pas… Je te le dis biensérieusement, mon bonhomme, si jamais l’envie te prend de tedébarrasser de moi, tâche au moins que je ne m’en doute pas, carcela pourrait te jouer un mauvais tour. Là-dessus, je te salue, ette dis à bientôt.

Et, sur ces mots, il sortit du cabinet, laissant de l’Étiolleinterdit et encore plus embarrassé qu’auparavant.

Chapitre 6UNE RENCONTRE

À défaut d’un grand esprit, M. de l’Étiolle avait del’expérience, et il se sentait glisser sur la pente.

Quant à Berthe, son rêve se trouvait réalisé comme parenchantement.

Au premier étage du magnifique hôtel dont les bureaux de sonpère occupaient le rez-de-chaussée, la jeune fille trônait,entourée de toutes les délices que peut donner l’opulence.

Et, en vérité, on eût dit que toute sa vie ses jolis petitspieds, chaussés de satin maintenant, avaient foulé des tapisd’Aubusson. Ses yeux s’arrêtaient, avec une satisfaction calme,sans surprise, sans transport de parvenue, sur les riches tenturesde son boudoir. Elle drapait son cachemire de cinq cents louis,comme autrefois son petit châle de bourre de soie, avec grâce etsimplicité. Grande dame, elle était ce qu’elle avait été pauvrefille : convenable, charmante.

Elle avait bien un peu pleuré en quittant la rue de l’Ouest,mais, au détour de la rue de Vaugirard, un riche équipagel’attendait.

Elle ne pleura plus.

En montant l’escalier de marbre de l’hôtel de laChaussée-d’Antin, l’image de Lucien se voila dans son cœur, etlorsque, arrivée au premier étage, son père, lui montrant sondélicieux boudoir, lui dit :

– Berthe, voici votre chambre…

Le souvenir de l’artiste disparut complètement.

Berthe avait aimé Lucien à sa manière : mais une seulechose en elle absorbait tout le reste. Le luxe était son élément.Tout souvenir entaché de misère la blessait ; or, elle voyaitLucien plus pauvre encore qu’il ne l’était réellement.

Sa société actuelle se composait exclusivement de riches etnobles héritières. La nature avait doué Berthe de tout ce qu’uneéducation supérieure pouvait avoir donné à ses compagnes. Loin defaire tache au milieu d’elles, la fille de l’industriel lesdominait en beaucoup de choses, et brillait par-dessus toutes parsa beauté.

Au moment où nous la retrouvons, elle avait déjà une amie etpresque un mari, – Mlle Émilie de Nogent etM. le comte de Nogent, son frère.

Aymard, à la première vue de Berthe, avait été frappé comme d’unsouvenir ; quelque chose lui disait qu’il avait déjà vuquelque part cette figure angélique, ces formes pures, cetteattitude gracieuse ; mais il ne put parvenir à se rappelerl’atelier de Lucien et la statuette voilée. L’amour, d’ailleurs,l’avait aussitôt pris au cœur, et ne lui avait pas laissé le tempsde réfléchir.

Mlle de Nogent, pâle et aristocratiquefigure, et cependant nature ardente et enthousiaste, s’était, deson côté, sentie attirée vers Berthe, qui, elle-même, la préférabeaucoup à ses autres compagnes.

Mlle de l’Étiolle était si expansive enapparence, son cœur égoïste et frivole se cachait si bien derrièrel’éloquente vivacité de son langage, vivacité augmentée encore parun léger accent méridional ! Sa conversation était chaude,originale, piquante. Qui donc aurait pu deviner le défaut d’âme,sous ces saillies brillantes et redoublées ?

Entre jeunes filles, les confidences suivent de près l’amitié,quand elles ne la précèdent pas.

En échange des petits secrets d’Émilie, qui confia la premièreses rêveries vagues, son instinctif besoin d’aimer, Berthe détachaquelques épisodes de son roman de la rue de l’Ouest, en ayant soinde déplacer la scène. Elle raconta l’amour timide et puissant deLucien, elle montra même ses vers.

Émilie s’exaltait naïvement à ces récits ; et quand, plusnaïvement encore, elle s’étonnait de la cruauté de sonamie :

– Je ne l’aimais pas ! répondait hypocritementBerthe.

Après une ou deux longues causeries sur ce sujet,Mlle de Nogent se mit à penser à l’artiste,peut-être plus souvent qu’il n’était nécessaire.

Mlle de Nogent n’avait plus dans le mondeque son frère, et elle l’aimait avec ce dévouement expansif etradieux que les femmes apportent d’ordinaire dans toutes leursaffections, mais elle n’avait encore trouvé personne qu’elle pûtaimer de cet autre amour immense qui tressaillait en elle.

C’était un poëme que sa vie de jeune fille ; elle naissaità peine au monde ; tout lui apparaissait nouveau et charmant,et son âme avait des pudeurs dont le sens lui échappait àelle-même.

M. de Nogent, qui n’était pas poëte comme Lucien, etse contentait d’être riche d’une soixantaine de mille livres derente, n’avait pas trop à se plaindre de Berthe.

La jeune fille était avisée.

Sans avoir de données bien certaines sur la fortune de son père,qui ne s’était jamais bien expliqué à cet égard, elle soupçonnaiten partie la vérité.

Ce changement de nom mal motivé, la tristesse croissante deM. de l’Étiolle, ses discussions de plus en plusfréquentes avec Michot, qu’elle regardait, dans son ignorance,comme le principal auteur de leur opulence subite, lui faisaientcraindre un second changement aussi terrible que le premier avaitété inespéré.

Un riche mariage pouvait seul éterniser, pour ainsi dire, sonétat présent, si plein de charmes pour elle, et sa conduite avecM. de Nogent était d’accord avec cette conclusion. Ellejouait à ravir la comédie de l’amour ; elle se parait, froideet ambitieuse, d’une sensibilité factice, qui se montrait d’autantplus à propos qu’elle était calculée. Tout cela, du reste, était unrôle joué, mais non appris ; car la nature l’avait faitecomédienne.

Au bout d’un mois, Aymard était amoureux fou, et presque tousles jours Mlle de Nogent venait prendre Berthepour aller au bois. Elles étaient seules dans la voiture, Aymardles escortait à cheval.

Un soir, que leur promenade s’était prolongée jusqu’à la nuit,la pluie les surprit aux Champs-Élysées, en calèche découverte…

Elles firent prendre le galop à leurs chevaux.

En passant sous le premier réverbère de la place de la Concorde,elles entendirent un cri poussé près de la portière.

Berthe tressaillit, – elle avait cru reconnaître la voix deLucien.

Pendant tout le reste de la route elle fut rêveuse. – Àplusieurs reprises, elle pencha sa tête à la portière, et il luisembla voir au loin un homme courant dans la boue et faisant desefforts désespérés pour suivre l’équipage lancé au galop.

Le tressaillement de Berthe, le cri poussé par Lucien, ou parcelui que Berthe avait pris pour l’artiste de la rue de l’Ouest,tout cela frappa Émilie, et quand Berthe se pencha à la portière,elle imita son mouvement et regarda comme elle.

Mille équipages sillonnaient les boulevards encombrés, l’hommesuivait toujours obstinément, et, à travers les premières ombres dela nuit, on eût pu croire que son regard s’était allumé pour suivreet fixer la voiture qui emportait Berthe !…

Émilie regarda la fille de M. Danglade. Celle-ci était fortpâle, et évitait le regard de M. le comte Aymard de Nogent,qui, du reste, ne se doutait de rien.

Enfin, on arriva à l’hôtel.

Berthe jeta un regard inquiet des deux côtés de la rue. Maiselle ne vit personne. Le souvenir de Lucien avait produit sur elleun mouvement qui ressemblait à un remords. – Il l’aimait tant, ceLucien ! – Mais, en même temps, une vision repoussante avaitpassé devant ses yeux : elle avait vu la petite chambre del’artiste, aux meubles rares et plus que modestes ; et elles’était vue elle-même en robe d’indienne !…

M. et Mlle de Nogent s’étaientretirés.

Berthe était seule, paresseusement étendue sur une causeuse.Après cette pluie, qui l’avait glacée, après cette réminiscence demisère, qui l’avait attristée, elle savourait le luxe quil’entourait de toutes parts, le luxe, c’est-à-dire pour elle lebonheur.

Une jeune camériste, à la figure avenante, à la taille souple etprovoquante, allait et venait, rangeait les fleurs, et remettaitchaque chose à sa place.

– Lise, lui dit tout à coup Berthe en tournantnonchalamment la tête, que faites-vous donc là ?

– Je range, mademoiselle.

– M. de l’Étiolle est-il rentré ?

– Pas encore, mademoiselle.

– Il n’est venu personne me demander pendant monabsence ?

– Personne.

– En avez-vous encore pour longtemps ?

– Je me retirerai, dès que mademoiselle le désirera.

Berthe regarda un moment la camériste avec attention.

– Savez-vous, Lise, reprit-elle presque aussitôt, que vousavez là un bonnet charmant ?

– Oh ! on me l’a déjà dit, repartit Lise.

– Il vous sied à ravir.

– Mademoiselle est bien bonne.

– C’est une nouvelle emplette ?…

– C’est mieux que cela, mademoiselle.

– Qu’est-ce donc ?

– Un cadeau.

– Vraiment !…

Un sourire ironique effleura les lèvres de Berthe.

– François est donc bien riche, qu’il vous fait de pareilsprésents ?… dit-elle avec une indifférence affectée.

Lise fit un petit mouvement de tête qui ne manquait ni de grâceni de vanité.

– Aussi, n’est-ce pas à François que je le dois !répondit-elle effrontément.

– Et à qui donc ?

– À M. de Nogent !…

Berthe fit un geste d’étonnement. – Lise s’en aperçut. Ellesourit.

– Vous êtes coquette, mon enfant, reprit Berthe après unmoment de silence.

– On m’a dit souvent que j’étais jolie, repartit lacamériste.

– Vous le seriez davantage, si vous le saviez moins.

– Oh ! un peu de coquetterie ne nuit jamais…Mademoiselle le sait bien aussi.

– Qu’est-ce à dire ?

Berthe eut un regard singulier.

– C’est-à-dire, mademoiselle, que je connais un jeune hommequi se meurt d’amour…

– Pour vous ?…

– Oh ! je ne parle pas de François…

– Et de qui parlez-vous donc ?…

– De M. de Nogent.

– Il vous l’a dit ?

– Il m’a, du moins, priée de le dire.

– À qui ?

– À Mlle de l’Étiolle.

Berthe se tut.

L’effronterie et l’aplomb de Lise l’effrayaient, et cependantelle ne pouvait se résoudre à lui imposer silence.

Lise était une fille adroite et qui avait appris le monde.

Elle avait vingt ans à peine, mais elle avait déjà bien vécu.Elle comptait des phases diverses et nombreuses dans son existence,et connaissait surtout, de Paris, les quartiers où la vie estheureuse et facile.

On eût dit la Dorine du XVIIe siècle, transplantée aumilieu de la société moderne.

Elle était accorte, vive, à l’œil mutin, au geste hardi. – On nepouvait pas dire qu’elle fût précisément jolie ; mais elleavait une tournure agaçante, un minois éveillé, une allurespirituelle, toutes les qualités qui s’acquièrent dans l’intimitédes filles du diable.

Lise avait commencé par fréquenter les ateliers, elle s’étaitfaite artiste !… puis, elle avait monté ; puis, elleavait descendu, – des transformations mystérieuses. – Elle étaitbonne fille au fond cependant, bien que son cœur ne l’embarrassâtguère.

Une fois, pourtant, elle avait failli aimer.

Elle ne l’avait dit à personne, – elle en était presquehonteuse.

Mais bah ! Lise était une fille d’ordre, et l’amour vraicoûte trop cher. De temps en temps elle y pensait bien encore, maiscela durait peu !…

Cependant Berthe comprit combien il était imprudent d’accorderune si grande liberté de langage à une femme de chambre, et quandelle releva la tête, son regard s’adressa avec sévérité à la jeunecamériste.

– Lise, lui dit-elle d’une voix presque sèche, votreindiscrétion pourrait passer pour de l’impertinence. À l’avenir,vous aurez soin de ne vous charger d’aucune commission de cettesorte, et je vous préviens que si cela se renouvelait, je n’auraispas toujours pour vous les mêmes bontés.

– Qu’ai-je donc fait de mal ? demanda Lise avec unétonnement parfaitement joué.

– Ai-je besoin de vous l’apprendre ?

– Je croyais servir mademoiselle.

– Assez.

– Et puis, il y a peut-être une chose que mademoiselleignore ?

– Laquelle ?

– C’est que M. de Nogent n’est pas le seul quim’ait engagé à vous parler de lui.

Berthe se redressa avec vivacité.

– Quelqu’un vous a invitée à me parler deM. de Nogent ! dit-elle avec une sorte de terreurvague.

– Oui, mademoiselle.

– Et qui cela ?

– Je ne sais… si je dois le dire.

– Vous hésitez quand je vous l’ordonne ?

– On m’a recommandé d’être discrète.

– Je tiens à connaître le nom de celui qui prend tantd’intérêt à ma personne.

– Eh bien !…

– Parlez.

– C’est M. Michot.

– Lui !… Mais quel motif ?…

Lise allait continuer sans doute ses confidences, quand un grandbruit s’éleva tout à coup à la porte.

Deux laquais venaient d’entrer et cherchaient à barrer lepassage à un troisième individu de haute taille, dont la tête pâleapparut aussitôt dans l’embrasure de la porte.

Berthe jeta un cri de détresse.

Les deux laquais, poussés avec une violence irrésistible,chancelèrent, et le nouvel arrivant entra dans la chambre.

C’était Lucien !…

Lucien, les cheveux épars, sans chapeau, et couvert de boue.

Berthe mesura d’un coup d’œil l’étendue de son danger.

Lucien devait être outré. Trois personnes, trois domestiquesallaient être mis dans la confidence de sa faute !…

– Ah ! vous m’avez fait peur, Lucien… dit-elle ensouriant.

Les trois valets dressèrent l’oreille, et Lucien s’arrêtaétonné.

– Fou que vous êtes ! ajouta la jeune fille avec unevoix où lui seul pouvait démêler une prière, je vous reconnais bienlà ! jamais rien comme les autres ! Pourquoi n’avoir pasdit à ces gens votre nom ? Ils ne sont pas forcés de savoir laparenté qui nous lie… – Allez ! continua-t-elle en s’adressantaux domestiques, et souvenez-vous de la figure de mon cousin,M. Lucien de Bressant.

Lucien restait immobile, dans un état de stupéfaction que rienne pourrait peindre.

Les valets tournèrent le dos, non sans se confondre en saluts eten excuses.

La femme de chambre les suivit… mais avant de disparaître, ellejeta sur Lucien un regard où il y avait encore moins de curiositéque d’étonnement.

Chapitre 7RENCONTRE (suite)

Cependant Lucien regardait fixement Berthe, et semblait attendrel’explication de cette énigme.

Quand les domestiques se furent éloignés, et qu’elle se vitseule avec Lucien, Berthe se leva.

Son visage exprimait en ce moment une joie mêlée de crainte, etson regard à demi voilé n’osait encore s’arrêter sur le jeunesculpteur.

Quant à ce dernier, tout ce qui venait de se passer était pourlui comme un rêve. Il avait suivi la voiture à travers lesboulevards, parce qu’il avait cru y reconnaître Berthe, et avaitfranchi le seuil du salon, sans se demander précisément où ilallait, ni ce qu’il allait faire.

Il avait cru reconnaître Berthe, et cela lui suffisait.

Mais quand il eut vu Berthe, belle, calme et froide, quand ileut entendu le son aimé de sa voix, quand il ne put plus enfindouter de la réalité de sa présence, il crut faire un rêve pénible,et se demanda un instant s’il était bien réellement éveillé.

Berthe !… c’était bien Berthe, au milieu d’une opulenceprincière.

Que s’était-il donc passé ?

Que pouvait-il espérer ?

Que devait-il craindre ?

Et comme son cœur, violemment agité, hésitait entre millesuppositions contraires, il attendit.

Berthe avait fait quelques pas pour se rapprocher de lui ;pour la première fois, elle releva son beau regard, et le posant uninstant sur le front pâle de l’artiste :

– Lucien, lui dit-elle d’une voix émue et tendre, je nevous reproche rien ; vous avez pu croire que je méritais votrecolère, et par cela seul, je l’ai méritée. Cependant, malgré ce quis’est passé, malgré mes torts, malgré votre colère, je ne puiscroire encore que vous ayez voulu me perdre.

Il y avait dans le sourire de Berthe, tandis qu’elle parlaitainsi, une résignation calme, angélique.

L’indignation de Lucien ne put résister, sa colère s’apaisacomme par magie, et il passa péniblement la main sur son front.

– J’ai voulu vous voir ! dit-il d’une voix brisée… Jevous avais perdue si inopinément, j’étais si seul, si malheureux…je vous cherchais depuis… depuis…

– Depuis qu’une volonté plus forte que la mienne m’aséparée de vous, interrompit Berthe. Vous parlez de vossouffrances, de votre douleur, de votre isolement, Lucien, et vousne croyez pas peut-être que moi, je souffrais aussi, que jepleurais en silence, et qu’au milieu de cette opulence même, monregard se reportait avec joie vers la petite chambre de la rue del’Ouest, où nous nous sommes aimés, et que je me reprenais àregretter ce temps heureux où j’étais pauvre et libre… Oh !j’ai été bien malheureuse, Allez !…

Lucien était jeune et bon… il sourit tristement à ces paroles deBerthe, et l’espoir éteint se ralluma un instant dans son cœurému.

– Vous ne m’aviez donc pas oublié ? demanda-t-il entremblant.

– Moi ! interrompit Berthe, et pourquoi, et commentvous aurais-je oublié, mon ami ?… Chaque jour, je formaismille projets insensés ; je voulais aller vous voir, vousécrire, que sais-je ?… Mais ici, on me surveille ; lemonde dans lequel je vis maintenant a ses exigencestyranniques : je ne puis faire un pas seule… Ah ! j’aibien souvent maudit cette réserve qui m’est imposée ; mais,puisque vous voilà, je n’ai plus le courage de résister à l’élan demon cœur, et si grandes que soient votre imprudence et la mienne,Lucien, vous le voyez, je brave le monde et je vous dis :Restez !…

Lucien avait écouté Berthe avec attention ; ses premièresparoles le ramenaient à une autre époque de sa vie, et il serevoyait encore, artiste heureux et aimé, travaillant avec ardeursous les regards de la jeune fille. Mais, malgré l’habileté aveclaquelle cette dernière cherchait à déguiser la pensée réelle quil’animait, le jeune artiste sentit cependant un frisson glacialpénétrer tout à coup ses membres, quand elle eut fini de parler.Les dernières paroles de Berthe disaient trop ouvertement ce qui sepassait dans son cœur, et Lucien avait trop de méfiance encore pourque l’intention ne fût pas saisie.

Lucien comprit, et il se redressa froid et presque fier.

– Vous avez raison, dit-il d’une voie ferme, vous avezraison ; cette entrevue pourrait vous compromettre si elle seprolongeait davantage, je ne veux pas vous fatiguer plus longtempsde ma présence…

– Me fatiguer ! s’écria Berthe.

– Oh ! tenez, reprit Lucien avec une amertume presquedédaigneuse, il est inutile de dissimuler sous des dehors menteursle changement profond qui s’est opéré… Moi, Berthe, j’avais mis envous l’espoir de ma vie entière, et je suis encore l’homme que vousavez connu, un artiste qui n’a que son cœur et sa pensée ;dont le cœur n’a cessé de vous aimer, dont la pensée a conservéintacte votre pure et sainte image !… J’ignore ce qui s’estpassé, Berthe, j’ignore pourquoi, après vous avoir connue pauvre etsimple, je vous retrouve aujourd’hui, riche, heureuse, et plusbelle encore peut-être, la joie dans les yeux et le mensonge surles lèvres ; mais ce que je sais et ce qui me tuera, c’est quevous ne m’aimez plus, et que je doute même que vous m’ayez jamaisaimé.

– Moi !… je ne l’aime pas !… balbutia Berthe.

– Oh ! vous savez mentir !… interrompit lesculpteur en montrant la porte, comme pour rappeler son entrée etle mensonge fait aux valets.

Puis, ayant parcouru silencieusement du regard les tenturesélégantes et les meubles précieux, il ajouta d’une voix sombre etpleine de sanglots mal contenus :

– D’ailleurs, je me rends justice, moi ; il y a entrenous une distance infranchissable qui nous sépare à jamais… vousêtes trop riche maintenant !…

Ce mot portait trop juste pour ne pas blesser vivement la jeunefille.

– Vous ai-je donc parlé de cela ?… demanda-t-elle avecdépit.

Puis, subitement fâchée d’avoir fait cette question, qui pouvaitprolonger l’entrevue, elle ajouta aussitôt :

– Nous n’avons qu’un instant pour nous voir, et vous lepassez à m’adresser des reproches !…

À ces paroles, qui témoignaient bien clairement des sentimentsqui agitaient Berthe, Lucien fut sur le point d’éclater ensanglots ; mais il eut cependant encore assez de force surlui-même pour se contenir.

– Vous avez raison, dit-il d’une voix brisée, je suis restétrop longtemps déjà ; un dernier mot cependant, avant que jem’éloigne, et cette fois pour toujours… J’ignore la source de cettefortune subite qui vous enlève à moi !… je veux l’ignorer…mais si plus tard vous aviez besoin d’aide, si, ce qu’à Dieu neplaise, le malheur devait jamais vous éprouver de nouveau,souvenez-vous de moi, Berthe. – Je puis encore vous aimer,malheureuse !

À ces mots, il se dirigea lentement vers la porte.

Mais Berthe avait fait un geste d’effroi ; elle courut verslui, et lui dit à voix basse :

– Écoutez !

Des pas venaient de se faire entendre dans la pièce voisine.

– Il est trop tard ! continua la jeune fille quel’angoisse faisait trembler comme une feuille. C’est mon père,Lucien ! Au nom du ciel, laissez-moi une dernière chance desalut… Quoi que je dise, ne me démentez pas, et n’appelez plusmensonges des paroles arrachées par la nécessité !

Lucien s’inclina sans répondre, et remonta le salon avecBerthe.

M. de l’Étiolle entra.

Il croyait trouver Berthe seule, son visage était à moitiésouriant ; les rides soucieuses qui, le matin encore,plissaient son front, avaient disparu ; il avait pour sa filleun maintien grave et doux qu’il savait prendre quand ilvoulait.

Berthe était, elle, au contraire, profondément agitée, et sonregard interrogeait anxieusement la physionomie de Lucien.

Ce dernier avait recouvré tout son sang-froid, il se tenaitcalme et digne au milieu du salon, cachant sous des dehors pleinsde froideur la curiosité dont il était dévoré.

En apercevant quelqu’un, M. de l’Étiolle s’arrêta etjeta sur le jeune artiste un regard d’étonnement et de soupçon.

– Quel est cet homme ? demanda-t-il tout bas àBerthe.

– Monsieur de Bressant, veuillez pardonner, murmuracelle-ci de manière à être entendue de son père.

– Que veut dire ?…

Berthe s’approcha de son père, et se penchant mystérieusement àson oreille :

– Cet homme connaît M. Danglade, lui dit-elle d’unevoix rapide et basse.

L’Étiolle recula comme s’il eût marché sur un serpent.

Puis, son regard examina Lucien, et, comme les quelques mots quelui avait dits sa fille annonçaient un danger qu’il fallaitconjurer à tout prix, il salua le jeune sculpteur avec unepolitesse presque franche.

– Monsieur… lui dit-il, en faisant quelques pas verslui.

– Chut ! fit Berthe à Lucien, en affectant un mystèreprofond, laissez-moi faire. Je vous expliquerai plus tard…

– Monsieur, continua-t-elle tout haut, est un artiste, unsculpteur.

– Et que puis-je faire pour monsieur ? demanda del’Étiolle.

– Rien ! commençait Bressant, qui, dès le début decette scène, soutenait impatiemment sa position fausse, et setenait droit et fier en face de M. de l’Étiolle.

Berthe l’arrêta d’un regard suppliant.

– Monsieur désire de l’emploi et un nom, s’empressa-t-ellede répondre en se tournant vers son père ; vous pouvez luifaire des commandes ; dans vos salons, il trouvera…

– Sans doute, sans doute, interrompitM. de l’Étiolle avec son plus aimable sourire ; simonsieur veut me faire l’honneur de venir à mes soirées, je seraitrop heureux.

– Merci, dit sèchement Lucien.

Et comme Berthe joignait les mains derrière son père, ilajouta :

– J’aurai quelquefois cet honneur.

Et il se dirigea vers la porte.

Sur un signe de sa fille, qui désirait être seule, ne fût-cequ’un moment, pour se recueillir, M. de l’Étiollereconduisit Lucien jusque dans le vestibule, avec une grandeaffectation de politesse. Là, remarquant l’état déplorable de soncostume, il lui proposa sa voiture.

Lucien refusa.

Dès qu’il l’eut vu descendre l’escalier,M. de l’Étiolle rentra vivement, et s’élança dans lachambre de sa fille.

– Me direz-vous comment cet homme est ici ?demanda-t-il avec violence.

– Le sais-je ?… voulut commencer Berthe, qui avait eule temps de préparer une fable merveilleusement échafaudée.

– Où l’avez-vous connu ? insista M. Danglade.

– Rue de l’Ouest !… balbutia la jeune fille.

– Rue de l’Ouest ! répéta le père avec un éclair dansles yeux.

Nous tirerons un voile sur cette scène. S’il est un tableauhideux et révoltant sous le ciel, c’est sans doute celui-ci :d’un père criminel en face de sa fille, ne trouvant pas un regretpour l’honneur compromis, et rugissant de fureur, non parce que lafaute amènerait la honte, mais parce que, cette fois, par hasard,elle entraînerait une ruine avec elle…

Cependant Lucien avait descendu rapidement l’escalier. Il avaithâte de s’éloigner de cette maison, où, un instant auparavant, ilavait cru retrouver le bonheur.

En passant sous le vestibule d’entrée, il s’entenditappeler.

Il se retourna avec un frémissement.

Une jolie soubrette était à deux pas de lui et lui souriait.

– Vous me connaissez ?… lui dit le jeune sculpteuraprès quelques secondes d’hésitation.

– Il paraît que vous ne me reconnaissez pas, vous, repartitla jeune soubrette avec une petite moue qui ajoutait un charme deplus à sa beauté.

– Attendez donc…

– Cherchez bien.

– Je me rappelle…

– Rue de l’Ouest !…

– Lodoïska !…

– Chut ! fit la jeune fille, en souriantfinement ; ici, on m’appelle Lise.

La mémoire revenait tout à fait à Lucien.

Il avait connu Lise, il y avait quatre années ; depuis, ill’avait complètement oubliée.

– Lise ?… dit-il avec surprise, et pourquoi ?

– En changeant de condition, j’ai changé de nom.

– Tu es donc en service ?

– Chez Mlle de l’Étiolle.

– Chez Berthe ?

– Ah ! il paraît que vous l’avez reconnue celle-là,dit la soubrette d’un accent de reproche.

Le jeune sculpteur avait été, sans s’en douter, l’une despassions de Lise, elle ne le lui avait jamais avoué, et lui s’étaitbien gardé de s’en apercevoir.

Bien que quatre années se fussent écoulées, la jeune fille sesouvenait encore !…

Mais Lucien avait autre chose en tête. Lise était chez Berthe,et il voulait tout savoir.

Il lui prit la main.

– Écoute, Lise, dit-il ; au milieu de cette opulencequi entoure Berthe, au milieu de ces fêtes, de ce bruit, de celuxe, dis-moi, n’as-tu pas surpris, quelquefois, une ombre sur sonfront, une tristesse dans son cœur ?

– Jamais.

– Toi, qui as le privilège de pénétrer à toute heure prèsd’elle, tu ne l’as jamais vue essuyer une larme ni étouffer unsoupir ?

– Pas du tout.

– Ainsi, tu la crois heureuse ?

– Elle est si riche ! M. de l’Étiolle adoresa fille, les plus beaux cachemires sont pour elle, les plus richesparures, les plus magnifiques dentelles… des chevaux, des voitures,des bals, des spectacles… Le moyen que Mlle Berthes’ennuie avec cela.

– Tu as raison.

– Il n’y a pas autre chose au monde pour une femme.

– Tu crois ?

Lucien prit sa tête dans ses mains et resta quelques instantstaciturne et pensif.

– Allons ! allons ! monsieur Lucien, reprit Lise,d’un ton de compassion comique, je vois où ça vous gêne.

– Que veux-tu dire ? fit Lucien.

– Vous êtes amoureux.

– Qu’en sais-tu ?

– Oh ! ça se voit bien.

– Et quand cela serait…

Lise secoua la tête d’un air boudeur.

– Ce serait malheureux pour vous, continuât-elle,Mlle Berthe est dans une position où les maris nelui manquent pas. – M. de l’Étiolle a d’ailleurs des vuessur elle… Et puis, tenez, voulez-vous que je vous parle avecfranchise ?

– Parle.

– Eh bien ! il me semble que tout à l’heure, elle neparaissait pas charmée de vous revoir.

Ce que Lise venait de lui dire, Lucien l’avait déjà pensé ;et si, en ce moment, il était là, le cœur brisé, le désespoir dansl’âme, c’est qu’il comprenait bien que Berthe était perdue pourlui.

Que lui importaient et la distance qui les séparait et lesobstacles que M. de l’Étiolle eût pu mettre entreeux ! L’amour de Berthe eût comblé la distance et surmonté lesobstacles.

Mais Berthe avait jeté l’oubli, comme un linceul, sur lepassé.

Ce passé était bien mort… Il ne devait plus vivre.

Lucien fit un effort suprême.

– Tu as raison, dit-il à Lise. Il y a désormais entreBerthe et moi tout un abîme. – Il faut y renoncer.

– Et s’en consoler surtout, ajouta Lise.

Lucien regarda la jolie soubrette, qui souriait d’un air mutin,et il s’éloigna rapidement en lui faisant un dernier gested’adieu.

Chapitre 8UNE FÊTE À AUTEUIL

On était au milieu de l’été de 1838.

Lucien habitait encore la rue de l’Ouest, mais, chaque jour, ceséjour était pour lui la source de nouvelles souffrances.

Tout, dans cette maison, lui rappelait des souvenirs qu’ils’efforçait en vain d’étouffer. Il ne pouvait sortir de sa chambresans se trouver face à face avec la porte de Berthe ; il nepouvait ouvrir sa fenêtre sans voir le balcon de Berthe ; lesvases ou les fleurs oubliées par la jeune fille, et qui sedesséchaient fanées ; les arbres du Luxembourg, sa chambremême, tout était pour lui regret et souffrance…

Il comprit qu’il y aurait de la folie à chercher à lutter contrecette puissance des souvenirs, et comme il voulait désormais seconserver fort pour les luttes de l’avenir, il donna congé etpartit !…

Le pauvre artiste vint planter sa tente à Auteuil ; loindes lieux habités autrefois par Berthe, il espérait se reconquérirlui-même.

L’art, se disait-il, est assez grand, à lui seul, pour occuperla pensée et le cœur d’un homme ! N’a-t-il pas assez de peinesamères, assez de jouissances infinies ! La mission del’artiste est sérieuse, sa vie est complète ; à lui seul, letravail, les espoirs enchantés, l’inspiration, le succès !… Àlui encore, le doute de soi-même, le doute terrible et poignant, lafatigue, le découragement, la défaite ! Devant lui, un templesplendide ; derrière, un abîme sans fond. Dans cette imposantealternative, entre la gloire et l’oubli, y a-t-il donc place pourl’amour d’une femme !

Et Lucien se souvenait pourtant, et il secouait inutilement saforte organisation morale. L’amour restait tenace, importun,invincible, caché dans un recoin de son cœur, comme le moucheronsous la crinière du lion de la fable, et, plein de honte à chaqueblessure de son ennemi, Lucien, s’affaiblissait davantage ; ilne produisait plus ; ce n’était ni paresse, ni boutademaintenant ; c’était épuisement, impuissance !…

Lucien, qui se voyait succomber lentement à cette luttedégradante, cessa tout à coup de se torturer le cœur. Il accueillitbravement les souvenirs, et comme il voulait le repos à toutprix !… sa volonté, si faible contre son cœur, l’emportaaisément dès qu’elle agit dans le sens de son amour. Il employatout son génie à expliquer avantageusement la conduite de Berthe,et après quelques jours, son ancien respect pour la jeune filleétait revenu.

Au bout d’un mois, fortifiant sans cesse à plaisir sa crédulitévolontaire, il en vint à se repentir sérieusement de sessoupçons.

Ses promenades solitaires avaient recouvré leur charme. Ilallait s’asseoir au fond de quelque fourré bien épais du bois deBoulogne, et, plaçant par la pensée sa maîtresse à ses côtés, il seperdait dans de longues rêveries, conversations mystiques pleinesde douceurs et de repos.

Il revivait.

Un soir qu’il regagnait paisiblement son gîte, le hasard dirigeases pas du côté de la grande avenue de Paris à Versailles.

À cent pas de la route, une grande et magnifique maison étaitilluminée. Des pots à fleurs, des verres de couleurs brillaient autravers des arbres du parc. – Tout le long de l’avenue, une immensefile d’équipages s’étendait jusqu’au grand chemin.

Lucien vivait en véritable anachorète dans sa solituded’Auteuil ; il ne connaissait ni de visage, ni même de nom lespersonnes qui demeuraient dans son voisinage ; il demanda lenom du maître de cette habitation princière, et on lui répondit quec’était M. de l’Étiolle !

Le père de Berthe !…

Lucien jeta un coup d’œil avide à travers les arbres, et il vitle château qui resplendissait au fond, comme un palais defée !…

La fée de ce palais, c’était Berthe, et il y avait bienlongtemps qu’il ne l’avait vue !

Il fut sur le point de franchir la grille du parc ; – mais,heureusement, il remarqua qu’il n’était pas précisément en tenue debal.

Il avait pour tout costume une blouse de chasse, une casquetteet un pantalon de coutil, une cravate nouée négligemment autour ducou, et des souliers d’artiste voyageur.

Il s’arrêta et revint sur ses pas.

Puis, tout en s’éloignant, il réfléchit.

Il se dit d’abord que sa place n’était pas chezMlle de l’Étiolle ; que cependant, lesportes lui étaient ouvertes ; qu’il ne connaissait pasM. de l’Étiolle, mais qu’il connaissait Berthe, et que lavue de la jeune fille lui serait singulièrement douce et bonne.

Ces deux pensées se choquèrent dans son esprit, et il hésitagrandement.

Que devait-il faire ?

Entrer chez cet homme qui remuait des millions sous un nomd’emprunt ! c’était équivoque.

Mais aussi : revoir Berthe !

En rentrant, il mit bas son négligé de campagne et rassembla àgrand’peine ce qu’il fallait pour composer une tenue de bal. Sagarde-robe se trouvait dans un étrange désordre.

Il fut plus de deux heures à sa toilette, et n’obtint qu’undemi-résultat.

Cependant la fête de M. de l’Étiolle était à sonapogée de splendeur.

Berthe, secondée par Mlle de Nogent,faisait les honneurs avec une aisance, une grâce parfaites. Ellen’avait que dix-sept ans pourtant, et quelques mois à peines’étaient écoulés depuis qu’elle habitait une mansarde !…

C’était M. Michot qui avait imaginé cette fête.

L’associé de M. de l’Étiolle avait atteint son but enpartie. Il était gérant d’une société en commandite ; mais lasociété, quelque séduisante et belle que fût la raison socialeMichot et Compagnie, n’avait pas encore pu trouverd’actionnaires.

Or, une société sans actionnaires, se disait Michot, c’est commes’il n’y avait pas de société.

Michot se désolait.

Il se creusait le cerveau pour inventer un moyen de pousser laconfiance, et son cerveau vulgaire ne lui fournit qu’unexpédient : redoubler de luxe, éblouir les dupes, écraser lesconcurrents.

M. de l’Étiolle avait eu beau protester. À toutes sesreprésentations, Michot, brutal et entêté, avait opposé sonultimatum :

– Je le veux ! Marche, mon bonhomme, sinon…

Et M. de l’Étiolle avait cédé.

C’est ainsi qu’après avoir donné nombre de fêtes ruineusespendant le reste de l’hiver et le printemps, il avait loué depuispeu cette maison, située entre Passy et Auteuil, où il rassemblaittoutes les semaines des gens qui n’avaient plus ni bonne volonté niconfiance.

Le ménage Michot et Danglade était loin de se présenter dans lestermes convenables où nous l’avons vu.

Les deux associés semblaient las l’un de l’autre, et toutfaisait présumer que le divorce n’était pas très éloigné. Ilss’occupaient donc, en conséquence, de liquider, – à leur façon,s’entend…

Le matin de ce jour, Michot et Danglade avaient eu une longue etvive discussion, à brûle-pourpoint ; au milieu des doléanceshargneuses sur le méchant résultat de son entreprise, Michot avaitdit tout à coup :

– Pardieu ! tu as une fille, Danglade !

– Eh bien ?

– Eh bien, je m’entends, mon bonhomme ; il faut quemes actions soient placées.

M. de l’Étiolle comprenait, lui aussi, parfaitement.Peut-être que, dans sa dépravation profonde, une idée analogueavait pu déjà traverser son cerveau. Cependant, présentée parMichot, cette même idée l’effraya et le révolta.

– Ma fille n’a rien à faire dans nos entreprises, dit-il,d’un ton qu’il voulait rendre impérieux ; n’en parlons plus,je te prie.

– Et si je veux en parler, moi ! dit Michot. Etjustement, je le veux, et j’en parlerai, parce que… il faut que mesactions soient placées.

L’Étiolle laissa échapper un geste de colère.

– Bon, bon ! mon fils ! rage tant que tu voudras,mais écoute, fit Michot. Ta fille est jolie. J’y avais bien pensépour moi, dans le temps…

– Pour toi ?

– Ça t’étonne ? pas moi ; mais j’ai réfléchi,j’ai trouvé autre chose, et ça vaut peut-être mieux !… Tu saisde qui je veux parler. – Un bon parti, ma foi ! Le jeune comtede Nogent, qui la regarde avec des yeux… a soixante mille livres derentes, et… que diable ! mon fils, il faut bien que mesactions soient placées !

Au nom de M. de Nogent, de l’Étiolle s’étaitviolemment retenu pour ne pas interrompre son associé ;celui-ci, qui s’en était aperçu, reprit après quelques instants desilence :

– Et tiens ! j’ai l’idée que l’affaire est en train.Le comte t’a parlé.

– À moi ?

– À qui donc ?… Il ne faut pas mentir avec moi, tusais. – Le comte t’a parlé, c’est bien ; lui as-tupromis ?

– Mais…

– Oui ou non ? fit durement Michot.

– Non, répondit Danglade impatienté.

– Eh bien ! je lui répondrai, moi !

– Que veux-tu dire ?

– Je m’entends.

– Mais je n’autorise nullement…

– Allons donc, tu as l’air de faire le dégoûté. – Fichtre,une idée qui nous arrange tous les deux en même temps… C’estconvenu. – Tu seras le beau-père du comte et mes actions serontplacées.

Danglade se débattait ; mais Michot avait toujours unemenace en réserve, et il finit par céder encore.

Le soir venu, Michot se promena dans le bal avec une importancedouble, c’est-à-dire en comblant la mesure de l’impertinence. Duplus loin qu’il aperçut Aymard, il courut à lui, et l’entraîna àl’écart.

– Monsieur, lui dit-il, sans autre préambule, vous n’avezpas de mes actions ; c’est drôle.

Aymard le toisa avec dédain, et répondit du bout deslèvres :

– Je m’appelle le comte de Nogent, monsieur, et n’ai pasl’honneur d’être industriel.

– Pardieu ! repartit Michot avec un juron tout autre,vous n’êtes pas ici le seul comte, monsieur de Nogent. Tenez !tenez !

Et il lui montrait des têtes blanches dans la foule.

– Voici dix comtes, quatre marquis et un duc ! Et tousont de mes actions, monsieur.

– Vous avez raison, dit froidement Aymard en voulants’éloigner.

Mais Michot était bien plus tenace que ne le croyait le jeunegentilhomme.

– Pardieu ! je le vois bien, poursuivit Michot, j’aitoujours raison. Et puis, tenez ! il ne faut pas trop mépriserl’industrie, quand on épouse la fille d’un industriel.

L’argument était sans réplique.

M. de Nogent, qui avait pour principe de réfléchir lemoins possible, ne s’y attendait pas, et fut un instant étonné.Michot en profita pour reprendre aussitôt :

– Nous parlons sérieusement, ici, monsieur le comte. Ontraite les affaires au bal comme ailleurs.M. de l’Étiolle m’a chargé de ses intérêts dans cettecirconstance, et, si vous le voulez bien, nous allons discuter, jevous prie.

– Sur quoi ? demanda Aymard avec un reste dehauteur.

– Sur les conditions de votre mariage, réponditemphatiquement Michot.

Le comte se rapprocha.

Michot se prit à sourire en voyant ce mouvement.

– Vous êtes riche, monsieur le comte, dit-il avec un tond’assurance qui ne lui messeyait pas absolument.

– J’ai trente mille livres de rente, interrompitAymard.

– Cela fait un million réalisable.

– Je ne compte pas réaliser.

– Peut-être. M. de l’Étiolle veut un gendre dansl’industrie ; c’est une condition sine qua non.

Aymard réfléchit quelques instants.

Sans aucune expérience des affaires, il n’avait pas l’ombre d’undoute sur la fortune de M. de l’Étiolle. Seulement safierté se révoltait à l’idée de se faire industriel.

– Monsieur, dit-il, je parlerai à M. de l’Étiollelui-même.

– C’est inutile ; d’ailleurs, je vois que vous mecomprenez mal. Votre nom resterait complètement en dehors ;seulement…

– Seulement ? fit Aymard.

– Seulement, répondit Michot avec sang-froid, vousprendriez pour un million d’actions.

– Un million ! dit encore le gentilhomme.

– Monsieur le comte répugne donc bien à gagner del’argent ! insinua Michot avec aplomb.

Aymard aimait aussi sincèrement et fortement qu’il pouvait lefaire. Dans son ignorance louable, mais dangereuse, il se demandaquelle différence pouvait exister pour lui entre recevoir desfermages ou recevoir des intérêts et des dividendes.

Il promit.

Mais comme, fût-on triplement étourdi, on ne peut bouleverserainsi sa fortune sans y penser quelque peu, Aymard, au lieu derester dans le bal, descendit au jardin encore solitaire ets’enfonça sous un massif, tandis que Michot, triomphant, rendu foupar ce succès inespéré, s’en fut dans une salle de jeu, ou, pendantsix heures de la nuit, il perdit billets sur billets, sans que lesourire quittât un instant ses lèvres.

Aymard était singulièrement agité. Ce que Michot lui avait ditlui ouvrait un nouvel avenir ; il n’avait jamais encore songéà se marier ; mais il aimait Berthe, et cette idée lui fûtcertainement venue tôt où tard.

Le jeune comte errait indécis et rêveur à travers les alléespleines d’ombre du jardin, lorsqu’il se sentit heurté par un hommequi marchait tête baissée et qui continua sa route, sans paraîtres’apercevoir de la rencontre.

Le comte poussa un cri.

Il avait cru reconnaître cet homme, et il s’élança à sapoursuite.

– Lucien, dit-il, Lucien chezM. de l’Étiolle !

Lucien s’était retourné au cri poussé par Aymard, mais, aprèsavoir jeté un regard distrait sur le comte, il avait disparu dansune allée transversale.

Il n’en fallut pas davantage à M. de Nogent pouroublier parfaitement sa conversation avec Michot, son millionréalisable !…

– Lucien ! Lucien ! criait-il joyeusement ens’élançant à sa poursuite.

M. de Nogent était une de ces bonnes et chevaleresquesnatures comme on en rencontre encore quelques-unes par-ci par-làdans notre pauvre monde égoïste. Il avait été très-contrariéd’avoir perdu Lucien de vue, et s’il n’en avait pas été détournépar les préoccupations de son amour pour Berthe, il eût cherché àretrouver le jeune statuaire.

Une conversation avec M. de Nogent ne souriait guère àLucien, mais comme il vit qu’il ne pouvait plus l’éviter, ils’arrêta.

– Eh ! très-cher, attendez-moi donc, lui dit le comtedès qu’il l’eut atteint. D’abord je suis enchanté de vous revoir…Vous me devez une réparation, vous savez !… Vous m’avez fortmal reçu dans votre atelier…

– Monsieur de Nogent, interrompit Lucien en s’inclinantgravement, je vous prie d’accepter mes excuses…

– Ma foi, Bressant, je ne vous en demande pas tant, ditAymard en serrant cordialement la main de l’artiste. Je vous croisun peu fou, sans compliment.

– Vous avez raison.

– N’est-ce pas ? Et puis, cette statuette étaitjolie.

– Ne parlons plus de cela, voulez-vous ? dit Lucienvivement.

– Ma foi, je veux bien ! s’écria Aymard, dont toute labonne humeur était revenue.

Mais comme si ces quelques mots l’eussent mis sur la voie d’uneidée depuis longtemps oubliée, il s’arrêta.

Cette ressemblance tant cherchée qui l’avait frappé à lapremière vue de Berthe, cette ressemblance qui avait commencé sonamour pour Berthe, il venait de la trouver.

Berthe, c’était la statuette voilée…

Il devint grave et sérieux.

– Diable ! se dit-il en se parlant à lui-même, voilàqui est étonnant.

Et il se demanda avec anxiété, avec trouble, comment il avait puse faire que Lucien eût rencontré une ressemblance si parfaite. –Lucien connaissait-il donc Berthe ? N’y avait-il pas là unmystère bon à approfondir ?

Nogent respectait trop, et l’amour qu’il ressentait pour Berthe,et l’amitié qu’il éprouvait pour Lucien, pour se décider à accuserni l’une ni l’autre.

Et cependant, maintenant qu’il se la rappelait comme au premierjour, cette ressemblance était inouïe.

Et Lucien venait chez M. de l’Étiolle !

– Lucien, dit-il à l’artiste, d’une voix qui ne tremblaitpas, y a-t-il longtemps que vous connaissezM. de l’Étiolle ?

La question, naturelle dans le cours d’idées d’Aymard, devenaitnaïve ou impertinente par circonstance.

Mais Lucien n’y prit pas garde et répondit affirmativement d’unair distrait.

– Ma foi ! je m’en doutais ! reprit Aymard. Et safille ?

– Berthe ? dit Lucien en tressaillant.

Puis, se reprenant aussitôt :

– Mlle de l’Étiolle,ajouta-t-il ; pourquoi cette question, s’il vousplaît ?

Il remarquait enfin l’étrange inopportunité de cesquestions.

Mais M. de Nogent, tout entier à son idée fixe, étaità cent lieues de sentir sa faute.

– Très-cher, dit-il, c’est qu’elle lui ressemblait…

– Assez ! gronda Lucien.

– Bon ! allez-vous recommencer ? dit le comte enreculant involontairement.

Lucien tourna le dos.

– Mon cher, dit Aymard, franchement, c’est un service queje vous demande. Ce n’est pas un enfantillage, voyez-vous : jevais l’épouser…

– Qui… qui ? demanda Lucien avec violence.

– Eh ! Mlle de l’Étiolle…

Lucien baissa la tête sans répondre un seul mot.

Aymard continua :

– Et vous comprenez ; la statuette était fort jolie,mais il m’importe que nul ne sache…

– Ce n’était pas elle ! dit Lucien avec calme.

Et dégageant sa main de l’étreinte du jeune comte, il s’éloignarapidement, sans que ce dernier cherchât, cette fois, à le retenirdavantage.

Chapitre 9COMPLICATIONS

Chez Lucien, la première impulsion était toujours droite etdigne ; mais la passion se faisait bientôt jour et faussaitson jugement.

Sortir, oublier et se taire, telle était sa résolution enquittant Aymard.

Une heure après, égaré dans les allées du parc, il se demandaitsi Berthe pouvait être coupable, – et il se répondait queM. Danglade avait dû forcer la volonté de sa fille, queM. de Nogent était riche, et que la pauvre enfant étaitsacrifiée !…

Comme on le voit, Lucien s’accrochait avec une rage désespérée àtoutes les branches folles qui pouvaient lui offrir quelque chancede salut. La veille encore, il était près d’oublier Berthe, etmaintenant il se reprenait à cet amour insensé avec une ardeurnouvelle.

Il allait et venait à travers les allées du parc, écoutant lesdoux murmures du bal et l’harmonie enivrante de la musique. – Vingtfois il était revenu, haletant, épuisé, hors de lui, s’accoudersous les fenêtres des salons illuminés.

Il ne voulait point partir sans avoir vu Berthe ; ilespérait toujours la découvrir au milieu de la foule, entendre leson de sa voix…

Il resta !

Berthe allait se marier !… le comte de Nogent venait de lelui apprendre ; il n’y avait plus à en douter, et pourtant ilvoulait voir !…

Il voulait voir si l’attente d’un semblable événement avaitchangé l’attitude de la jeune fille ; pour lui, il étaitévident qu’elle était contrainte à ce mariage ; il ne pouvaits’éloigner avant d’avoir lu sur le visage de Berthe la trace de sesrécentes douleurs.

Il resta !

Un homme sensé aurait fui un pareil spectacle.

Mais Lucien se raidissait contre l’adversité avec une énergiesauvage ; il voulait retourner de sa propre main le poignardqu’on lui avait plongé dans le cœur.

Il resta !…

Cependant la chaleur était devenue étouffante dans la salle debal. La foule, qui s’était portée dans le jardin, inondait leparterre et les charmilles.

Berthe, profitant de ce moment de liberté, s’entoura d’unedouzaine d’élus, et fut établir un petit cercle dans un salon deverdure, caché sur les limites du jardin et du parc. Là étaientMlle de Nogent, quelques jeunes filles,quelques jeunes gens privilégiés. Parmi ceux-ci, M. AnténorBlum, poupée millionnaire, frisée, corsetée, fardée, et quipartageait, avec le comte de Nogent, les bonnes grâces deMlle de l’Étiolle.

L’entourage ordinaire de celle-ci avait subi déjà unetransformation presque complète.

Sauf quelques vieux nobles, dupes obstinées, et M. etMlle de Nogent, toutes les bellesconnaissances avaient disparu, l’une après l’autre. On voyait bientoujours, aux fêtes de l’industriel, une longue file d’équipagesarmoriés stationner à la porte ; mais leurs noblespropriétaires faisaient dans les salons une froide et courteapparition, seulement pour ne pas rompre tout à fait avec un hommedont ils se défiaient maintenant, mais qui avait entre ses mainsune partie de leur fortune.

Ainsi, dans le cercle, choisi pourtant, qui entourait la jeunefille, on ne comptait que des héritières de banquiers enrenom ; les jeunes gens étaient des boursiers ou des quartsd’agents de change ; M. Anténor Blum tenait un bureaud’annonces dans tous les journaux, et n’était pas très éloigné dese croire littérateur.

Berthe elle-même s’était transformée avec la merveilleusefacilité que nous lui connaissons. Sans rien dépouiller de sagrâce, elle avait saisi la nuance qui sépare le véritable bon ton,du bon ton ayant cours dans une société moins relevée. Berthe,femme tout extérieure, mais parfaite en cela, pouvait monter oudescendre sans cesser de paraître à sa place. Le jour où elle sefût éveillée reine, elle eût deviné instantanément son rôle ;le lendemain, assise au dernier degré de l’échelle sociale, elleeût offert un type ravissant de grisette.

La conversation futile, sautillante et en même temps dépouilléedu charme indicible des causeries intimes d’un certain monde, avaitdéjà effleuré nombre de sujets. M. Anténor Blum avait faitautrefois une charade pour le Corsaire, qui n’en avait pasvoulu ; il fit tomber la conversation sur la poésie.

– C’est beau ! dit-il, c’est sublimement beau, maisc’est difficile.

– Et ennuyeux ! ajouta, entre haut et bas, une filled’industriel.

– Ennuyeux ? reprit le courtier d’annonces ; nonpas, mademoiselle. Je n’ai pas dit cela. J’ai fait des vers dans mavie, beaucoup de vers…

– Vous seriez bien aimable de nous en réciter quelques-uns,dit Berthe.

Le cercle se resserra dans l’attente d’une ample matière àraillerie. Anténor passa un doigt dans l’entournure de son gilet etfit pirouetter son lorgnon.

– Non, non ; en vérité, non, mademoiselle. Je n’aijamais pu me résoudre à dévoiler ainsi ce que je regarde comme…

– Allons, Blum, mon cher, dirent les autres jeunes gens,tandis qu’il cherchait un mot à effet pour terminer saphrase ; puisque ces dames t’en prient…

– Je suis confus et désolé, dit Blum, très confus etsingulièrement désolé. Cependant… je ne puis…

– Allons ! dit Mlle de Nogent, nesoyons pas importunes.

– N’en parlons plus, appuya tout le cercle.

Mais ce n’était pas le compte de M. Blum, qui continua sansprendre garde à cette interruption :

– Mes œuvres consistent essentiellement en sonnets,dit-il ; c’est un genre que je suppose avoir réhabilité.

– Peste ! murmura un jeune homme, je croyais qued’autres avaient déjà pris ce soin.

Blum laissa tomber sur lui un regard de pitié, et fit tournerson lorgnon en sens contraire.

– Si l’on veut, dit-il ; moi, je ne connais pas dejoli sonnet.

– J’en sais un qui vous plairait, dit étourdimentMlle de Nogent.

Blum s’inclina avec une incrédulité respectueuse.

– Voyons ! s’écrièrent les jeunes filles.

Mlle de Nogent interrogea Berthe du regard.Celle-ci fit un geste d’indifférence. AlorsMlle de Nogent sortit de ses tablettes à elleun petit carré de papier très-fin, semblable à celui qui, roulé dela main de Lucien, avait effleuré un jour les beaux cheveux deBerthe, lorsqu’elle était solitaire, appuyée à sa fenêtre. Puis lasœur d’Aymard, d’une voix singulièrement émue et tremblante, lut undes derniers sonnets du jeune sculpteur au temps de ses heureusesamours.

– C’est joli ! dirent les jeunes filles quand elle eutfini.

– C’est ennuyeux ! ajouta encore la fille d’unindustriel.

– Cette fois vous avez, selon moi, parfaitement raison, ditAnténor avec dédain : c’est fade ; c’estrèvoltement fade…

Vous permettez ? ajouta-t-il en tendant la main versMlle de Nogent, qui lui passa le sonnet avecrépugnance.

Et Anténor le relut avec une emphase perfide et ridicule.

Tout le cercle, Berthe la première, éclata de rire.

Mlle de Nogent avait une larme dans lesyeux.

– Pauvre Lucien ! murmura-t-elle.

– Il y a là dedans beaucoup de lignes, de formes,de contour, dit Anténor triomphant ; l’auteur est aumoins un modeleur en cire.

Berthe rit avec moins d’effronterie ; elle commençait àsouffrir ; Mlle de Nogent lui avait serréla main, et ce muet reproche avait porté.

Elle reprit le sonnet et le garda un instant ; son cœur sesoulevait. Pour la première fois de sa vie, elle éprouvait uneémotion poignante.

Lucien qui l’avait tant aimée ! Lucien dont elle necomprenait pas toute la valeur, mais qu’elle sentaitinstinctivement si au-dessus de ces pauvres gens, elle venait de lejeter en pâture à leurs railleries !

Pour cacher son trouble, elle se leva et passa la tête par unefenêtre taillée dans le feuillage.

Or, Lucien était là, pâle et les traits renversés.

Il avait tout entendu.

Il ne dit pas une parole, elle ne poussa pas un cri ;seulement, sur un ordre muet, elle lui tendit le sonnet qu’ilsaisit et déchira en pièces.

Puis Berthe se laissa tomber en arrière au milieu du cerclestupéfait…

Elle venait de s’évanouir !…

Une heure après cette scène, Lucien était encore à la mêmeplace : le cœur brisé, la poitrine oppressée, il pleurait…

Tout son bonheur était détruit… Berthe ne l’aimait pas ;elle ne l’avait jamais aimé… L’illusion n’était plus possible… Ilfallait y renoncer.

Et cependant…

Cet amour avec lequel il avait vécu jusqu’alors avait jeté desracines si profondes, Lucien avait tant besoin aussi de se sentiraimé de quelqu’un, qu’il eût volontiers donné vingt années degloire pour croire encore à l’amour si longtemps rêvé deBerthe.

Pauvre Lucien ! il ne pouvait se décider à partir.

Peu à peu les bruits se taisaient alentour ; les salons sevidaient insensiblement ; encore quelques instants et ilallait se trouver seul au milieu de la vaste solitude du parc.

Le silence qui l’entourait le rappela à la réalité.

Il se leva.

Un grand nombre de verres de couleur brillaient çà et là, jetantleurs derniers reflets à travers les allées plus sombres ; cesfaibles lueurs lui suffisaient pour retrouver son chemin.

D’ailleurs toute hésitation avait maintenant disparu de sonesprit ; il voulait partir ; il lui semblait que lecourage lui était revenu ; il croyait avoir la force de rompreavec un passé désormais impossible.

Il fit quelques pas dans la direction de la grille.

Malheureusement, au moment où il allait quitter le sentier quiaboutissait à l’allée principale, et comme il passait près d’unmassif de verdure, il s’arrêta tout à coup et parut écouter avecune profonde attention.

Il retint son haleine et prêta l’oreille.

Il y avait dans ce massif M. Michot etMlle Lise.

Lise, jolie comme un démon sous ses vêtements desoubrette ; M. Michot, allumé par le jeu, ivre d’espoir,remuant par anticipation, dans son esprit, les flots de billets debanque que M. de Nogent devait sous quelques jours verserdans sa caisse…

M. Michot avait désiré causer quelques instants avec Lise,loin du bruit, à l’abri des curieux, sous l’ombre et le mystère desbocages épais. – Il prétendait avoir bien des choses à luidire.

Lise s’était rendue de bonne grâce à cette invitation.

– Lise, avait dit M. Michot dès que la jeune filles’était trouvée à quelques pas de lui, je craignais que tu nevinsses pas.

– Pourquoi donc ? fit Lise, en relevant vivement latête.

– Tu ne savais pas pourquoi je te priais de venir.

– Eh bien ?…

– Et il pouvait y avoir du danger…

Lise lui jeta au nez un éclat de rire ironique.

– Chut !… dit Michot en posant mystérieusement undoigt sur ses lèvres.

– Vous voyez bien que c’est vous qui avez peur, objecta lasoubrette avec enjouement.

– Je ne veux pas qu’on nous voie…

– La nuit est assez noire.

– Ni qu’on nous entende…

– Tout le monde est couché.

– C’est ce qu’il faut.

Lise haussa les épaules et fit un mouvement des lèvres quivoulait dire : À quoi bon ?…

– Écoute, Lise, reprit Michot bientôt après, tu es unefille charmante.

– Tiens ! tiens ! vous vous êtes aperçu de cela,aussi ?

– Tu as, dit-on, autant d’esprit que de beauté ?

– Ce serait beaucoup.

– Et je veux savoir si ce que l’on dit est vrai.

– Essayez…

Michot parut réfléchir un moment, puis il prit la main de Lisedans les siennes.

– Voyons, lui dit-il alors ; tu as vingtans ?

– On ne sait pas, répondit la soubrette.

– Après tout, cela m’est égal.

– Et à moi donc.

– La seule chose qui m’intéresse, c’est que tu es jeune,que tu es jolie, et que si tu n’es pas la plus sotte des femmes, tume rendras le plus heureux des hommes…

Lise dégagea vivement sa main de l’étreinte de Michot et reculade quelques pas.

Elle ne s’attendait pas à cette proposition.

– Voyez-vous cela, dit-elle avec surprise ; qui seserait jamais douté que vous eussiez des intentions de cettenature ?

– Mes intentions sont honnêtes.

– J’en doute…

– Je veux t’épouser.

– Dans un vrai arrondissement ?…

– Par-devant M. le maire.

– Eh bien ! dit Lise, vous me croirez si vous voulez,mais ceci ne m’étonne pas de votre part.

– Est-ce une ironie ? repartit Michot, qui ne savaitpas au juste comment il devait prendre cette confidence.

– C’est tout ce que vous voudrez.

– Repousserais-tu ma proposition ?

– Peut-être.

– Tu as donc quelque inclination dans le cœur ?

– Je n’en sais rien… Mon cœur fait ce qu’il veut. Cela neme regarde pas.

– Alors… quelle objection ?

– Il y en a plusieurs.

– Voyons la première.

Lise réfléchit quelques instants ; puis elle releva son œilintelligent et vif :

– Se marier, reprit-elle aussitôt, est chose assez gravepour qu’on y songe sérieusement… Moi, je ne voudrais pas épouser unhomme jeune.

– Tu as bien raison, objecta Michot.

– Je l’aimerais trop, d’abord…

– Ah !

– Et il serait peut-être jaloux.

– Diable !

– Avec vous, au moins, je suis certaine d’avance que jen’aurais rien à craindre de ce côté.

– Qu’en sais-tu ?

– En tout cas, cela ne me regarderait pas…

Michot ne put s’empêcher de sourire à cette repartie ; ilreprit la main de Lise.

– Allons, dit-il avec bonhomie, tu veux m’effrayer envain ; je t’aime, je suis décidé à t’épouser, et aucuneobjection ne pourrait m’arrêter.

– Une dernière question, interrompit Lise ; quelle estvotre position chez M. de l’Étiolle ?

– Elle est celle d’un associé.

– Je trouve monsieur bien soucieux depuis quelquetemps !

– C’est un imbécile.

– Et vous ?

– Moi, Lise, moi, je suis un homme de génie, et avant huitjours, ma fortune sera faite.

– Comment cela ?

– Écoute… Tu connais M. de Nogent, n’est-cepas ?

– Certes.

– Tu sais qu’il est amoureux deMlle de l’Étiolle.

– Il en perd la tête.

– Il en perdra plus que cela, ma fille, car, avant huitjours, sa fortune tout entière passera entre mes mains.

– Que dites-vous ?

– Un million !…

– Mais c’est un vol !… se récria la jolie caméristeavec une indignation qui n’était pas jouée.

– Bah ! repartit Michot, avec un million, on vit aussibien en Belgique qu’en France, et nous passerons notre lune de mieldans les douceurs d’un charmant voyage à l’étranger.

En parlant ainsi, Michot se renversa en riant et chercha àattirer Lise plus près de lui ; mais cette dernière avait déjàdisparu dans les charmilles, et, au lieu de la charmante fille,Michot ne trouva sous sa main qu’un homme qu’il ne connaissait paset dont le regard menaçant semblait lancer des éclairs.

Cet homme, c’était Lucien.

Chapitre 10E. N.

Michot eut un moment de terreur.

Quel était cet homme ? Que lui voulait-il ? Comment etpour quel motif s’était-il introduit à cette heure dans la demeurede M. de l’Étiolle ?

Il crut d’abord que ce pouvait être un voleur, et cette penséele rassura.

Mais, en l’examinant de plus près, en détaillant le costume dontil était revêtu, Michot vit bien qu’il avait affaire à un homme aumoins d’apparence honnête, et toutes ses appréhensions luirevinrent en foule.

Michot était poltron, mais audacieux ; et, quoiqu’il eûtpeur, il trouva cependant la force de soutenir le regard de soninconnu.

– Qui êtes-vous, monsieur ? demanda-t-il avec unaccent d’autorité.

– Je m’appelle Lucien, répondit le sculpteur.

– Et que venez-vous faire ici, à cette heure ?…

– M. de l’Étiolle a eu la bonté de m’inviter à sasoirée ; je me suis attardé dans le parc je demeure,d’ailleurs, dans les environs, et je retourne chez moi.

Pendant qu’il parlait ainsi, Lucien examinait, de son côté,Michot avec la plus profonde attention.

Il ne l’avait jamais vu ; il savait seulement qu’il étaitassocié de M. de l’Étiolle ; il connaissait unepartie de ses projets, et il voulait chercher encore sur les traitsde cet homme une raison de douter de ce qu’il avait entendu.

Cependant Michot soutenait cet examen avec peine ; il avaitle pressentiment d’un danger.

– Pardon, alors, de toutes ces questions, reprit-il aprèsquelques secondes d’hésitation, mais votre brusque apparitionm’avait fait croire… Je suis heureux de m’être trompé ; et, sivous le désirez, je vous remettrai dans votre chemin.

– Volontiers, fit Lucien.

– Vous demeurez près d’ici ?

– À deux pas.

– Vous ne venez pas, cependant, d’habitude chezM. de l’Étiolle ?

– C’est la première nuit que j’y passe.

– Aussi l’avez-vous prolongée le plus possible.

– Comme vous dites.

Michot se prit à rire ; le ton brusque de Lucien luiplaisait.

Ils marchaient, maintenant, l’un à côté de l’autre, dans l’alléeprincipale qui mène à la grille du parc, et ils causaient comme devieux amis.

– Y a-t-il longtemps que vous connaissezM. de l’Étiolle ? demanda Michot en arrivant près dela grille.

– Deux années au plus, répondit Lucien.

– Deux années !…

Michot devint pensif.

– Cependant, poursuivit-il à voix lente, il n’y a pas deuxans que M. de l’Étiolle habite Paris.

– Pardonnez-moi, objecta Lucien.

– Je veux dire la Chaussée-d’Antin.

– Aussi, n’est-ce point là que je l’ai connu.

– Et où donc ?

– Dans la rue de l’Ouest.

Michot eut un frisson, et se retourna vivement vers soninterlocuteur.

Lucien continua.

– M. de l’Étiolle s’appelait à cette époqueM. Danglade.

– Voyez-vous cela !

– Et il n’était pas riche.

– Ceci est étrange !

– Et je me rappelle l’avoir vu souvent alors s’asseoir avecMlle Berthe à la table de nos modestes restaurantsd’artistes.

Michot s’était arrêté ; il frappa familièrement surl’épaule de Lucien.

– Savez-vous, mon jeune ami, dit-il, d’un air qui voulaitêtre ironique, que vous savez bien des choses.

– N’est-ce pas !

– C’est dangereux, cela.

– Bah ! j’en sais bien d’autres.

– Sur M. de l’Étiolle ?

– Sur son associé !

Michot fit un pas en arrière, tandis que Lucien souriait enhaussant les épaules.

– Sur son associé, mais c’est moi, fit Michot en se plaçantsur la défensive.

– Précisément.

– Et vous me connaissez ?

– Depuis un quart d’heure.

– Et vous savez ?…

– Je sais que vous voulez dépouillerM. de Nogent, et passer en Belgique après l’avoirvolé.

– Diable ! voilà des gros mots.

– Ils ont le mérite de bien exprimer une pensée, repartitLucien.

– Et que comptez-vous faire en cettecirconstance ?

– Oh ! presque rien.

– Mais encore ?

– Prévenir tout simplement M. de Nogent.

– Il ne vous croira pas.

– C’est mon ami.

– Vous jouez un jeu terrible, monsieur Lucien.

– Qu’importe, si je gagne ?

– Oui, mais si vous perdez ?

– J’aurai du moins rempli mon devoir d’honnête homme etd’ami dévoué.

– Cela coûte cher, quelquefois.

– Vous croyez ?

– Supposez, en effet, que vous ayez affaire à un homme bienrésolu, qui ne s’effraye pas facilement.

– Eh bien ?

– Eh bien ! la nuit porte conseil, monsieurLucien ; on ne songe pas toujours à tout, et peut-êtrearriveriez-vous à penser, demain matin, qu’il est plus prudent dene pas tant s’occuper des affaires des autres.

– Vous voulez m’intimider.

– À Dieu ne plaise !

– Comme vous voudrez, monsieur ; mais ce que je vousai dit est parfaitement arrêté ; vous êtes un fripon éméritequi voulez abuser de la confiance et de l’amour de mon meilleurami, et je vous déclare que demain matin, M. de Nogentsera instruit de vos projets.

– Est-ce votre dernier mot ? fit Michot.

– Vous le verrez bien, répondit Lucien en s’éloignant sansdaigner même saluer son interlocuteur.

Michot le regarda partir en secouant la tête ; puis fermantla grille du parc, il se hâta de rentrer.

– Ma foi, se dit-il en montant à son appartement, ce seratant pis pour lui… mais il ne faut pas qu’il parle demain matin àM. de Nogent.

Michot était homme à tenir parole ; aussi dès les premièreslueurs du jour, Lucien fut trouvé assassiné à quelques pas de saporte.

Il n’était pas mort cependant : le poignard dont on l’avaitfrappé avait heureusement glissé sur une des côtes, et l’assassins’était enfui sans se donner le temps d’achever sa victime.

Le jeune sculpteur n’en valait guère mieux.

Il avait passé une partie de la nuit sur la terre humide etfroide ; quand on le releva, il était sans connaissance ;son sang s’échappait avec abondance de sa blessure, et pendant lespremiers jours, les médecins désespérèrent de le sauver.

Cet assassinat fit grand bruit dans la commune d’Auteuil ;le parquet s’émut, on rechercha avec un grand zèle l’auteurmystérieux du crime : mais Lucien n’avait pu encore parler, eten l’absence de renseignements positifs, on se vit obligé desuspendre provisoirement toute poursuite.

Un mois se passa de la sorte, un mois pendant lequel aucunindice ne vint mettre la justice sur la trace du coupable.

Lucien avait été interrogé, mais les réponses qu’il fit à cetteoccasion étaient si peu précises, il mit tant d’hésitation, tant derépugnance même à donner les explications qui lui étaientdemandées, que l’affaire en resta là.

Lucien parut satisfait de ce résultat.

L’appartement qu’il occupait se composait de deux pièces, dontl’une lui servait d’atelier et l’autre de chambre à coucher.

Une vieille femme du nom de Marthe lui tenait lieu dedomestique, et c’était elle qui, depuis le crime, l’avait veillétoutes les nuits, sans jamais quitter son chevet.

Depuis quelques jours, Lucien souffrait beaucoup moins ; ilcommençait à se lever ; encore une semaine à peine et ildevait être complètement rétabli.

Un soir, il se trouvait assis près de la fenêtre ouverte, et sonregard semblait s’oublier dans la contemplation d’un ciel splendidequi allumait ses mille étoiles au-dessus de son front.

Il était seul… une amertume sans nom, une mélancolie sans butemplissaient son cœur, et par instant, sans qu’il eût pu direpourquoi, ses yeux se mouillaient de larmes douces et tristes à lafois.

Quelqu’un manquait là : sa souffrance n’avait pas éveilléle seul écho qui l’eût consolé.

Il se leva et appela Marthe qui accourut toute effarée.

– Qu’avez-vous, monsieur Lucien ? fit la vieille femmequi croyait déjà à un accident.

– Rien, Marthe, répondit Lucien ; c’est unefantaisie.

– À la bonne heure.

– Une idée de malade.

– Parlez.

– Assieds-toi là, près de moi… et réponds sans détour, avecfranchise, à toutes mes questions.

– Jésus Dieu ! quelle solennité ! fit Marthe touten s’asseyant.

Lucien lui prit alors les mains, et se plaça à ses côtés.

– Écoute, lui dit-il avec une émotion indicible ; tum’es dévouée, n’est-ce pas, ma bonne Marthe ?

– En doutez-vous ?

– Je n’en doute pas, et cependant, il me semble que tu metrompes.

– Moi !

– Soit que les médecins t’aient défendu de n’en rien dire,soit que d’autres personnes même aient cru devoir t’imposer silenceà ce sujet, tu ne m’as pas toujours dit la vérité.

– Et pourquoi cela ?

– Je ne sais.

– Croyez-vous que vos jours soient en danger ?

– Ce n’est pas de cela que je veux parler.

– Et de quoi donc ?

Lucien se tut un moment comme s’il eût hésité à continuer, puisil reprit presque aussitôt :

– Voilà un mois que je suis retenu ici, dit-il à Marthe, etil n’est pas possible qu’il ne soit venu personne pour me voir.

– Je vous ai fait connaître les noms de tous vos amis,objecta Marthe.

– Mais je ne connais pas que des hommes.

Marthe parut réfléchir à son tour.

– Une femme ! dit-elle, avec un fin sourire.

– Berthe… ajouta Lucien avec un cri.

– Elle ne m’a pas dit son nom.

– Mais elle est venue.

– Oui.

– Souvent.

– Tous les jours.

Lucien baisa avec transport les mains de la vieille :

– Oh ! je le savais bien, s’écria-t-il, je le savaisbien qu’elle ne pouvait m’avoir oublié à ce point… Pauvre Berthe…Oh ! elle à souffert, elle aussi ; elle m’aime !… iln’a fallu rien moins que cette catastrophe pour la rappeler aupassé, à l’amour… Ah ! merci, Marthe, merci.

Lucien ne se possédait plus, il était fou de bonheur, il avaitdéjà pardonné à Berthe, il était si disposé à la confiance, ilavait été si malheureux de tous les doutes mauvais dont il avaitété assailli : cette assurance qu’on venait de lui donner lepayait au centuple de toutes les souffrances passées.

– Et tu me l’avais caché !… dit-il à Marthe d’un tonde reproche.

– Dame ! repartit la vieille femme, on m’avait tantrecommandé de n’en rien dire.

– Elle craignait quelque indiscrétion.

– C’est probable, monsieur Lucien, car elle ne venait iciqu’en voiture de place, les stores baissés, et quoique je l’aie vuerégulièrement tous les jours, il me serait bien difficile encore dedire si elle est jeune ou vieille.

– Comment cela.

– Elle n’a jamais levé son voile.

– Mais elle te parlait ?

– Beaucoup.

– Et il y a quelques jours déjà qu’elle ne vientplus ?

– Une semaine à peu près… et même ce jour-là, la pauvrechère enfant a voulu me faire présent d’une bourse dans laquelle iln’y avait pas moins de dix louis d’or…

– Et tu l’as acceptée ?

– Il l’a bien fallu.

– Et tu l’as encore peut-être ?

– La voici…

Lucien s’empara avec avidité de la bourse que lui tendaitMarthe.

Mais à peine y eut-il jeté les yeux qu’il poussa un cri et selaissa tomber sans forces sur son fauteuil.

Cette bourse était marquée aux chiffres E. N !

Ce n’était pas Berthe qui était venue !…

Chapitre 11LA BANQUEROUTE

C’est un étrange et triste spectacle que celui de la chute d’unemaison de commerce, surtout quand elle fut forte et son créditétendu.

Six mois après les événements que nous venons de rapporter, degrands changements étaient survenus dans la maison de l’Étiolle etcompagnie, et maintenant elle se trouvait réduite aux expédientsles plus ruineux pour faire face aux difficultés sans cesserenaissantes d’une position extrême.

Il y avait cinq mois que Michot avait disparu emportant avec luiun million deux cent mille francs, dont un million àM. de Nogent. La banqueroute serait certainement arrivéesans ce malheur : aucune des entreprises deM. de l’Étiolle n’était sérieuse et ne pouvait lesoutenir ; – mais ce déficit énorme brusqua le dénoûment.

Cependant l’industriel ne fut pas vaincu sans combattre. Iln’était plus en position de fuir, et devait retarder sa chute avectoute l’obstination du désespoir.

D’abord, il escompta son propre papier jusqu’à bout decrédit ; puis, passant à ce déplorable moyen, effort suprêmed’une confiance épuisée, il se fit souscrire une masse énorme debillets de complaisance par ses commis, par ses garçons de bureau,par ses laquais. Et ce papier, sans valeur aucune, émis au moyen deces messieurs utiles qui font la banque à cinquante pour cent, etque la loi n’atteint guère, pourtant, par cela seul qu’ils ontl’infernale adresse de ne pas inscrire en grosses lettres le motUsurier sur leur porte ; – ce papier, disons-nous, rendit à lamaison un éclat éphémère.

En saisissant adroitement son temps, M. de l’Étiolleaurait pu imiter l’exemple de son associé Michot et seretirer ; mais qu’étaient cent ou deux cent mille francs pourcet homme qui avait eu des millions dans sa caisse ?

Il espéra qu’à l’aide d’un dernier effort, il pourrait faireencore quelques dupes. Il monta une nouvelle compagnie, et,réellement, il y avait pour lui chance de succès ; sonexpérience de ces sortes d’affaires était grande ; mais ilmanqua de temps. L’époque fatale, c’est-à-dire la première échéancede ces billets, signés par des hommes de paille, arriva.Toutes les ressources étaient épuisées ; il fut obligé defuir, de fuir les mains vides.

Pendant les six dernières semaines, les protêts s’étaientsuccédé avec une rapidité effrayante. On en était venu à ne plusmême prendre note du montant des effets et de l’adresse deshuissiers. Plusieurs jugements avaient été obtenus contreM. de l’Étiolle, et des individus à mines néfastesfaisaient sentinelle aux abords de l’hôtel.

Une saisie et nombre d’oppositions avaient été pratiquées.M. de l’Étiolle n’avait point paru depuis deux jours.Cependant, tous les commis étaient à leur poste. Tous, car il n’enétait pas un qui ne fût plus ou moins créancier du patron ;pas un qui n’eût une action ou un coupon.

Ils étaient rassemblés là, mais non pour travailler.

Au temps même où leur maison était prospère, Dieu sait quelleétait la tâche de cette nuée d’employés ! Il y avait bien eudes livres autrefois ; chaque société même avait dû avoir sonjournal distinct ; mais, sauf les écritures indispensablespour rendre aux premières assemblées d’actionnaires des apparencesde comptes, tous ces beaux registres timbrés, paraphés parM. le président du tribunal de commerce, étaient aussi blancsqu’au sortir des magasins du papetier. Les opérations journalièresn’étaient inscrites que sur une sale main courante, dont leprincipal commis de M. de l’Étiolle avait seul laclef.

Les commis, donc, étaient là pour leur propre compte.

La vente devait avoir lieu le lendemain ; ils tâchaient degagner les records de vitesse. Tout leur était bon : les menusustensiles du bureau, les fournitures, tout s’enfouissait dans lesvastes poches des paletots des commis. Les garçons de bureauemportaient jusqu’aux sacoches, jusqu’aux tapis, dont ils sedisputaient les lambeaux ; ils étaient tristes, hargneux,irrités et échangeaient entre eux de longs regards chargés de haineet d’imprécation !… Ils croyaient M. de l’Étiollecaché à l’étage supérieur ; et, d’instant en instant, ilss’arrêtaient d’un commun accord et faisaient trêve à leur colère età leur indignation pour vouer leur patron à tous les démons de lavengeance !…

Mais M. de l’Étiolle n’avait garde de se trouver àl’étage supérieur ; il n’y avait là que Berthe.

Berthe, seule, morne, désespérée couvait d’un œil avide etsombre ces richesses qui allaient lui échapper pour jamais.

La jeune fille avait ignoré longtemps le précipice que luicachaient ces splendeurs empruntées ; mais, enfin, elle avaittout deviné ; son père l’avait quittée en lui ordonnant de setenir prête à partir le surlendemain, et ce surlendemain étaitvenu.

Elle attendait son père, tantôt impatiente d’en finir, comme cesgens qui brusquent les adieux pour ne pas prolonger l’angoisse dudépart ; tantôt redoutant le moment fatal, espérant un retardavec ferveur, demandant à genoux un jour de luxe encore, un jour deces jouissances, devenues besoins, pour lesquelles maintenant elleeût donné sa jeunesse et sa beauté !

Cependant M. de l’Étiolle ne vint pas !

Sachant le danger terrible qu’il aurait à courir, une fois entreles mains de la justice, il n’osait affronter ces lignes de gardesdu commerce et d’agents échelonnés aux avenues de l’hôtel, et safille restait seule au milieu de valets hostiles et insolents, sansun ami, sans un protecteur pour la soutenir dans ce terrible momentqui se préparait pour elle.

M. de Nogent s’était mis à la poursuite de Michot, etavait défendu à sa sœur de mettre les pieds chez l’industriel.

Berthe était assise sur cette même causeuse où nous l’avons vuedéjà, lors de la première visite de Lucien. Ses cheveux dénouéstombaient sur son peignoir, négligemment jeté sur sesépaules ; sa femme de chambre n’avait pas jugé à propos del’habiller, bien que le milieu du jour fût passé depuis longtemps.Sa jolie tête était appuyée sur sa main et elle poursuivait sarêverie poignante, versant de temps à autre une larme silencieuseet amère, lorsqu’il se fit un bruit comme si une troupe nombreuseenvahissait l’appartement.

Saisie d’effroi, elle se précipita vers la porte et poussa leverrou.

Des voix confuses et tumultueuses se firent entendre bientôtdans la salle voisine. Les employés, las d’attendre dans lesbureaux, s’étaient échauffés mutuellement et venaient demanderM. de l’Étiolle.

Les domestiques avaient fait leur devoir d’abord.

Mais bientôt, joignant leurs griefs, valets et commis seréunirent dans un concert de malédictions contre l’industriel.

Berthe, l’oreille collée à la serrure, écoutait plus morte quevive ; elle avait bien de tout temps suspecté la légitimité dela fortune de son père, mais ses craintes n’avaient jamais porté audelà de la ruine.

Et maintenant, là, tout près d’elle, on parlait de courd’assises, de bagne, d’infamie !

– Pour ça, monsieur ne l’aura pas volé ! disait unefemme d’une voix aigre ; tromper une pauvre jeunepersonne ! car il m’a fait prendre un de ses chiffons.

– Moi aussi ! que ça n’a pas de nom ! appuyait lecordon bleu.

– Moi aussi ! moi aussi ! disait toutel’assistance en masse.

– Ruiner un père de famille ! reprenait un vieuxcommis aux écritures.

– Casser bras et jambes à un jeune homme quicommence ! grondait un expéditionnaire.

– Et nos gages ! criaient les domestiques.

– Et nos appointements ! criaient les commis.

– Et les billets qu’il nous a fait souscrire !

– Le scélérat !

– Le brigand !

Et tous, exaspérés par leurs propres criailleries, se ruèrentvers la porte de Berthe.

– Fermée ! s’écria le plus avancé.

– Il y est ! s’écrièrent les autres.

Un obstacle de cette nature ne pouvait les arrêter dans unpareil moment ; à l’aide de la barre de fer du foyer, la portefut soulevée, et la foule furieuse fit irruption dans la chambre deBerthe.

Cependant leur fureur ne devait pas aller plus loin, et quelleque fût leur impatience et leur colère, tous s’arrêtèrent à la vuede la pauvre fille à genoux devant le seuil, pâle, les yeux égarés,près de succomber à son angoisse.

Plus d’un, peut-être, jeta un regard d’envie sur les magnifiquestentures, sur tous ces riens achetés au poids de l’or quiencombraient la cheminée et la console ; mais la majoritél’emporta.

Quelques-uns même murmurèrent des paroles d’excuse et decommisération.

Toutefois, le coup était porté ; Berthe venait d’apprendreà la fois le danger que courait son père et la vente dulendemain.

Le lendemain elle n’aurait plus d’asile.

C’est alors qu’elle se prit à regretter sa vie pauvre maistranquille d’autrefois. C’est alors surtout que le souvenir deLucien traversa son esprit comme un reproche, comme une menaceaccomplie. Lui seul l’avait aimée en ce monde ; elle l’avaittrompé, honni, insulté.

Le lendemain, dès le jour, Berthe fit ses préparatifs de départ.Elle sentait qu’elle serait morte parmi ces formalités devente ; et cependant, elle ne savait où porter ses pas.

La femme de chambre entra et lui dit que les huissiers étaienten bas. Berthe se leva par un premier mouvement, puis elle retombaet couvrit sa figure de ses mains.

Au même instant, elle se sentit baiser au front.

Mlle de Nogent était dans ses bras.

Émilie ignorait la détresse de son amie. Un billet d’uneécriture inconnue lui était parvenu le matin même. On lui disait dese mettre en route sur l’heure, si elle aimaitMlle de l’Étiolle.

– Chère Berthe ! ditMlle de Nogent, vous pensez si je suisaccourue ; et maintenant dites-moi vite ce qui vousarrive.

Berthe l’attira vers une fenêtre, et lui montra d’un gesteviolent la cour de l’hôtel qui se remplissait d’une fouleimmense.

– Oui, commença Émilie, j’ai vu tout cela, que veutdire ?…

– Vous êtes chez la fille d’un banqueroutier, mademoiselle,interrompit amèrement Berthe.

– Un banqueroutier !

– Ces gens attendent la vente. Ils m’attendent peut-êtrepour m’insulter, pour me frapper au passage. Et ils en ont ledroit, car on les a dépouillés !

À ce moment, quelques femmes, parmi celles qui étaient dans lacour, aperçurent les deux jeunes filles à la fenêtre et montrèrentle poing avec menace.

– Vous le voyez, dit Berthe en fondant en larmes. Etpourtant il faut partir !… et j’ignore où est mon père !Oh ! je suis bien malheureuse !

Mlle de Nogent baissa la tête en silence.M. de l’Étiolle avait ruiné son frère : Aymard nelui pardonnerait pas d’avoir recueilli chez lui la fille de cethomme.

– Mais, dit-elle, au bout de quelques instants, on ne peutvous chasser.

– Me chasser ! le sais-je !… Oh ! non, je nepuis rester, Émilie. Je souffre ici… j’ai peur…

– Venez donc, dit Mlle de Nogent, quise détermina sur-le-champ à tout braver, venez !

– Oh ! merci ! merci ! s’écria Berthe enjoignant les mains.

Et se couvrant à la hâte les épaules d’un manteau, elle sedirigea vers la porte.

Dans l’escalier, elles rencontrèrent la cohorte d’exécution quimontait au premier étage.

Berthe essuya une larme et pressa le pas.

Quand elles arrivèrent sur le perron, un grand cri se fit dansla foule.

– La voilà ! la voilà ! criait-on de toutesparts.

Berthe se sentait défaillir ; la voiture deMlle de Nogent l’attendait au dehors. Et pourparvenir jusque-là, il faudrait traverser cette foule menaçante etfurieuse.

Il y avait là force créanciers de M. de l’Étiolle, lesfournisseurs, les marchands du quartier qui, alléchés par sonopulence apparente, lui avaient toujours fait crédit sans compter.Tous criaient au vol, et les femmes, impitoyables dans cescirconstances, parlaient déjà de faire justice du père sur lafille.

C’était une véritable émeute.

Berthe, dans sa précipitation, s’était couverte d’un magnifiquemanteau de satin ; des plumes ondoyaient gracieusement sur sonchapeau de velours. Cette élégante toilette, qui semblait un défiaudacieux jeté à cette masse de gens dépouillés, redoublait leurfureur.

Cinq ou six femmes se mirent à monter les marches du perron.

Mais au moment où peut-être un malheur allait arriver, oùBerthe, seule et sans défense, allait se trouver en butte auxinjures de toutes ces femmes que la colère aveuglait, un homme seprécipita en avant, et vint se placer aux côtés de la fille deDanglade.

Berthe tressaillit en voyant un homme accourir et laprotéger.

Elle se retourna et reconnut son défenseur.

– Lucien ! dit-elle en tombant dans ses bras.

Mlle de Nogent n’avait jamais vu l’artiste,qu’elle aimait pourtant d’un de ces amours romanesques qui germentparfois, on ne sait comment, dans le cœur des jeunes filles.

Elle le regarda d’un œil avide.

En ce moment de pardon sublime et de péril imminent, il étaitbeau comme un Dieu sauveur.

– Ah ! tu portes du satin ! disaient lesmégères.

– Et du velours !

– Et des plumes !

Lucien, nous l’avons dit, était d’une force physiqueprodigieuse, il plaça Mlle de l’Étiolle sur unde ses bras et commença à descendre le perron.

Les femmes, étonnées d’abord, le laissèrent passer enmurmurant ; mais quand il fut parvenu au milieu de la cour, leflot se resserra subitement autour de lui, un cri général s’éleva,et cette fois la menace se faisait redoutable etsanglante !

Lucien sentit la jeune fille s’affaisser sous son bras ;lui-même trembla de tous ses membres. Il eut peur de faiblir ;mais au même instant, faisant un violent effort, il fendit lapresse avec le bras qu’il avait de libre, rejetant à droite et àgauche tout ce qui s’opposait à son passage, et parvint jusqu’à laporte de la rue.

Là, le danger devenait plus grand ; tandis qu’il monterait,le flux exaspéré pouvait se ruer sur l’équipage et le mettre enpièces. Il déposa Berthe demi-évanouie entre les mains des valetsde Mlle de Nogent, et, faisant tout à coupvolte-face, il s’élança au-devant de la foule qui déjà débordait larue.

Tous ces gens, lâches pour la plupart, et qui venaientd’éprouver la vigueur singulière du jeune homme, reculèrenteffrayés. Lucien les refoula ainsi jusqu’à dix pas du seuil, etavant qu’ils pussent deviner son dessein, il repassa le portail etle referma brusquement derrière lui ; puis il monta rapidementdans l’équipage et fit partir au galop, non sans avoir lasatisfaction de voir de loin la force publique se hâter d’accourirvers le champ de bataille.

 

En quittant Auteuil, Lucien était rentré dans Paris, il s’étaitremis au travail avec une ardeur fébrile, cherchant à oublier dansles rudes labeurs de l’ambition et de la gloire les tourments d’unamour insensé.

Malheureusement, il avait beau faire ; l’amour de Bertheavait jeté de trop profondes racines dans son cœur ; il vitbientôt qu’il ne parviendrait jamais à l’oublier.

Alors il résolut de s’expatrier ; il avait toujours eu levif désir de visiter l’Italie. Il avait peu d’argent, mais il luisuffisait de mettre le pied sur le sol italien ; là, plus dediligence, le bâton et la besace du pèlerin… une hospitalité peucoûteuse, et le soleil pour rien !…

Le jour où ce projet lui traversa l’esprit, il arrêta sa placepour Marseille.

Quelques jours après, il était dans la cour des Messageries,attendant le départ de la voiture, lorsque M. de Nogent,pâle, effaré, s’adressant à lui sans le reconnaître, lui demanda,comme au premier venu, le bureau de la diligence de Belgique.

Lucien lui indiqua ce qu’il demandait et le suivit.

M. de Nogent ne fit qu’un bond jusqu’au bureau, etrequit un employé de lui fournir la liste des voyageurs partis pourla Belgique.

À peine eut-il jeté un regard sur la feuille qu’il s’élança audehors en s’écriant :

– Je le tiens !

Lucien se trouvait encore sur son passage. Il le reconnut cettefois, et ravi de trouver à qui parler, il saisit son bras et luiraconta tout d’un trait la friponnerie de Michot et la rupture deson mariage avec Berthe.

Dans sa colère, il ne ménagea pas M. de l’Étiolle, etpronostiqua la banqueroute prochaine. Puis, quittant l’artistecomme il l’avait abordé, il s’en fut toujours courant s’installerdans la malle-poste de Bruxelles.

Lucien, au contraire, fit immédiatement décharger ses bagages. –Il ne voulait plus partir. Berthe était menacée d’un malheur :il devait être là pour la protéger.

En effet, depuis lors, il s’informa soigneusement de tout ce quise passait chez M. de l’Étiolle ; il assista, pourainsi dire, à toutes les phases de la décadence de cette maison.Les derniers jours surtout, on aurait pu le prendre pour un gardedu commerce, tant ses stations étaient longues et fréquentes auxenvirons de l’hôtel.

La veille, impatient de tout connaître, il avait été demanderM. de l’Étiolle jusque dans les bureaux.

À la nouvelle de son absence, frappé de l’abandon de Berthe, ilavait écrit un mot sans signature àMlle de Nogent, qui répondit tout de suite àson appel.

Une fois en sûreté, dans la voiture, Berthe fut quelque temps àreprendre ses sens ; Lucien la regardait avec unecommisération mêlée d’amour, etMlle de Nogent, partagée entre la pitié, ladouleur et le plaisir.

Elle voyait enfin Lucien, qui occupait depuis si longtemps sapensée.

Il était beau, brave, généreux. Il était au-dessus de son rêve.– Un moment, la noble demoiselle envia le sort de la fille dubanqueroutier ; Lucien l’aimait, elle : un tel bonheurpouvait-il se payer trop cher ?

Lucien rompit le premier le silence ; et s’adressant àMlle de Nogent :

– Je vous remercie d’être venue, dit-il.

Émilie leva sur lui son grand œil bleu, qu’elle baissaaussitôt.

– Oui, continua Lucien, il y avait longtemps que jecomptais sur vous, mademoiselle. En vous demandant un asile pourMlle de l’Étiolle, j’étais sûr del’obtenir.

– Quoi ! c’est vous ! dit Émilie étonnée.

C’était encore une nouvelle preuve de cet amour que le jeuneartiste avait voué à Berthe, et Émilie sentit son cœur seserrer.

Berthe, incapable de parler, pressa la main de Lucien entre sesmains jointes, et leva les yeux au ciel.

Lucien reprit, en s’adressant toujours àMlle de Nogent :

– Mlle de l’Étiolle a-t-elle faitchoix d’une retraite ?

– Berthe n’a-t-elle pas sa chambre à l’hôtel deNogent ?

– Non, dit vivement Lucien, M. de l’Étiolle nedoit pas habiter la maison de monsieur votre frère, vous lesavez…

– Mais… seule ?… objecta Émilie.

– Je veillerai sur elle.

Lucien prononça ces mots avec une sorte d’emphase. Émilie leplaçait trop haut pour ne pas donner à ses paroles le sens le pluslouable.

Nous aurions bien mal réussi dans notre esquisse de ce caractèrepassionné, faible à force d’énergie, mais singulièrement honnête,si le lecteur pouvait lui suggérer une arrière-pensée.

Mlle de Nogent n’avait rien àrépondre ; cependant un doute, qu’elle ne savait commentexprimer, se lisait sur sa physionomie… Lucien voulut leprévenir.

– Je suis débiteur de M. de l’Étiolle, dit-ilavec simplicité ; je me trouve maintenant en mesure dem’acquitter. Mademoiselle ne manquera de rien.

Cette fois, Émilie devina le généreux mensonge.

Berthe souleva péniblement sa tête et murmura :

– Merci, Lucien, merci !…

– Chut, dit l’artiste, en se penchant à son oreille, chèreBerthe ! que je bénis cette pauvreté qui vous rend àmoi !

La jeune fille avait essayé de sourire, mais, à ce mot depauvreté, un tressaillement fiévreux agita tous ses membres.

Elle avança la main comme pour repousser une vision funeste, etse laissa retomber pesamment au fond de la voiture.

– Pauvre Berthe ! ditMlle de Nogent, elle est bienmalheureuse !

Mais Lucien, lui aussi, n’entendait pas : il venait d’avoirsa vision.

Il s’était souvenu de l’étrange fureur excitée en lui par cesparoles du comte :

– Je vous l’aurais payée trois mille écus. Et maintenant,comme alors, il se répétait, torturé par un doutepoignant :

Pour de l’or ! pour de l’or !…

Chapitre 12LA COUR D’ASSISES

Pendant que ces événements s’accomplissaient,M. de l’Étiolle était parvenu à se cacher dans Paris, et,tout entier au soin de se soustraire aux recherches dont il étaitl’objet, il n’avait pas même songé au sort réservé à sa fille.

Pour lui, la prédiction qu’il avait faite un jour à Michot,s’était réalisée à la lettre. Il n’avait plus cent francs pourprendre la diligence de Bruxelles.

Quand on ne possède rien, il est difficile d’échapper longtempsaux argus de la police. M. de l’Étiolle fut arrêté aubout de quelques jours, et aussitôt écroué sous prévention debanqueroute frauduleuse.

Lucien, qui ne pouvait apprendre à connaître Berthe, la jugea,dans cette circonstance, comme toujours, d’après lui-même. Dèsqu’il eut appris l’incarcération de M. de l’Étiolle, ilse rendit à la demeure modeste, mais convenable, où il avait établila jeune fille, confiée aux soins de la vieille Marthe.

L’artiste ne passait que rarement le seuil de cettemaison ; il ne voyait Berthe qu’en présence de Marthe.

Cette fois, il lui demanda une entrevue particulière, et, avecdes précautions infinies, il lui annonça la fatale nouvelle.

Berthe se couvrit le visage de ses mains en sanglotant.

– Malheureuse que je suis !… dit-elle.

Lucien s’attendait à autre chose ; il la regardasévèrement.

– Votre père aussi est bien malheureux, mademoiselle,dit-il à voix basse.

La jeune fille retint le mot d’amère accusation qu’elle allaitfaire tomber sur son père, et, feignant de revenir àelle :

– Mon père ! mon pauvre père ! dit-elle ; ôLucien, je veux le voir ; au nom du ciel, faites que je levoie !

– Venez, dit Lucien en la remerciant du regard.

Et ils partirent ensemble et arrivèrent peu de temps après à laprison de M. de l’Étiolle.

L’entrevue du père et de la fille eut lieu devant Lucien, etfut, extérieurement, fort touchante.

M. de l’Étiolle semblait supporter son malheur avecfermeté. L’évasion de Michot lui faisait la partie belle : ilpouvait rejeter sur lui fraudes et détournements ; le talismanque lui avait donné la nature, sa figure, ferait le reste.

Il remercia Lucien avec effusion, et quand celui-ci voulutentrer dans quelques explications sur sa conduite à l’égard de lajeune fille, sur la duègne placée comme une barrière,M. de l’Étiolle l’interrompit par un geste plein denoblesse :

– J’ai confiance en vous, dit-il.

Et Lucien, oubliant ce que cet homme avait amassé de méprismérités sur sa tête, lui serra la main.

L’instruction commença, et tout sembla d’abord marcher àsouhait.

Le vol de Michot était flagrant, et la justice n’eut pas depeine à admettre les charges dont M. de l’Étiolle voulutaccabler son complice. D’un autre côté, les actionnaires dépouillé,nobles pour la plupart, et sachant qu’il y avait pour eux, dansl’enceinte de la cour d’assises, peu d’argent à gagner et beaucoupde considération à perdre, ne s’étaient point portés partiesciviles.

M. de l’Étiolle eut dans ses défenses des mouvementssublimes d’éloquence simple et persuasive.

Il raconta comment il se trouvait lié depuis l’enfance avec sonassocié ; comment cet homme avait peu à peu gagné saconfiance ; comment il avait fini par se reposer sur lui dusoin de mener son entreprise.

Michot était un homme d’une capacité exceptionnelle ; sousdes dehors communs, il cachait une entente singulière desaffaires ; jusqu’alors il l’avait toujours vu probe, honnête,d’une délicatesse exagérée même. – Il ne lui connaissait pas unvice, tout lui donnait lieu de croire que jamais il ne failliraitaux lois de l’honneur…

Cependant il avait été indignement trompé. Grâce à lui, touteune vie de probité était brisée, il se trouvait traîné devant lajustice comme le plus misérable des criminels. – La mort étaitpréférable à une pareille honte !

M. de l’Étiolle leva les mains et les yeux au ciel,qu’il semblait prendre à témoin de la sincérité de sesdéclarations, et quand il eut fini de parler, plus d’un juré sentitune larme d’attendrissement rouler sous sa paupière.

M. de l’Étiolle avait l’air si ému lui-même, sihumilié de tant d’abaissement, il portait si bien ce noble diadèmede cheveux blancs que la vieillesse avait mis sur son front, il yavait tant de douleur dans sa voix, tant de franchise dans sesparoles, que pas un de ceux qui l’écoutèrent ne put s’empêcher des’apitoyer sur son sort.

Ce jour-là il eût trouvé mille actionnaires de plus.

Berthe commençait à relever le front ; Émilie se reprenaitelle-même à espérer ; chacun, enfin, appelait de tous ses vœuxl’arrestation et l’extradition de ce misérable Michot !

Seul, Lucien semblait ne pas partager la confiance générale, etil eût voulu hâter le dénoûment de ce drame, tant il craignaitquelque catastrophe.

Cependant, que faisait M. Michot, et pourquoi ne venait-ilpas rendre à son ami Danglade le service de le tirer du mauvais pasoù il l’avait jeté ?…

M. Michot voyageait.

Depuis cinq mois, il avait parcouru les différentes villes de laBelgique, faisant partout grande chère, et se donnant pour uncapitaliste parisien, portant avec lui quelque cent vingt millefrancs, un dixième à peu près de son immense fortune.

Michot était parti seul… Lise n’avait pas voulu le suivre, et ilne l’avait pas attendue.

Son amour pour la jolie soubrette n’allait pas jusqu’àcompromettre ses intérêts ; il eût consenti volontiers àpartager avec elle les fruits de son crime, mais pour rien aumonde, il ne se fût résigné à les perdre.

Il était parti !

Quant à Lise, nous saurons plus loin ce qu’elle étaitdevenue.

Disons cependant tout de suite que, dès les premiers symptômesde décadence, elle s’était empressée de quitter le service deM. de l’Étiolle. Avec l’instinct des rats, elle avaitabandonné la maison avant qu’elle s’écroulât.

Michot l’avait bien un peu regrettée, mais, après tout, lemillion qu’il emportait lui promettait bien d’autres plaisirs.

Le Belge n’a pas précisément à s’enquérir de la véracité deshôtes qui le payent ; il aime naturellement ce qui estfrançais, même les billets de banque.

M. Michot reçut donc partout un accueil proportionné àl’importance de son portefeuille, et après avoir visité quelquetemps toutes les villes importantes, il fit choix de Bruxelles poursa résidence définitive.

Toutefois, il y était à peine installé depuis quelques semaines,dans un des plus somptueux hôtels, lorsqu’il lui advint une petiteaventure qu’il est bon que le lecteur connaisse…

Un jour, il rentrait vers midi, le cure-dent à la bouche, aprèsun confortable déjeuner. Son valet lui annonça que trois messieursl’attendaient dans son cabinet.

Michot avait déjà fait à Bruxelles une douzaine de connaissancesde taverne : il entra sans le moindre soupçon.

Aymard de Nogent était assis dans un fauteuil à la Voltaire,vis-à-vis de deux individus dont l’un portait une de cesphysionomies banales, sorte de contrefaçon de visage humain, dénuéede tout caractère propre. – L’autre portait les insignesconsulaires.

Michot voulut reculer ; mais il n’était plus temps.

Aymard, se levant avec courtoisie, lui demanda poliment de sesnouvelles, et lui annonça qu’il avait obtenu son extradition, – ceque confirmèrent le consul français et cette tête, imitée del’humaine, et qui n’avait pas honte d’appartenir à un corpsbelge.

Un instant Michot songea à faire résistance. Il roula autour delui ses gros yeux, comme s’il eût cherché une arme. Aymard feignitde se méprendre et s’empressa de lui pousser une bergère.

Le consul et la contrefaçon se rassirent. Michot, atterré, enfit autant.

– Monsieur, dit alors Aymard, je suis d’autant plus aise devous rencontrer que voilà bientôt un mois que je vous suis avecobstination ; vous m’avez procuré le plaisir de visiter lesprincipales villes de Belgique.

Michot fit une grimace mélancolique.

– Mais, Dieu merci, ajouta le jeune comte de Nogent, grâceà ma persévérance, et grâce au bienveillant appui de ces messieurs,nous voilà tous les deux au terme de notre voyage, qui m’a semblé,je vous l’avouerai, un peu long…

Michot regardait de tous côtés, mais il n’y avait aucune issuepossible.

Il se mordit les lèvres.

– Monsieur, dit le consul, vous allez partir pour Paris,aujourd’hui même…

– Aujourd’hui même pour Paris, varia l’agent dugouvernement brabançon.

– C’est impossible !… dit Michot, mes malles…

– Vos malles vous suivront…

– Permettez, interrompit vivement Aymard sur ces derniersmots ; cet homme a des valets qui peuvent lui être dévoués.Les billets de banque…

– Nous allons procéder à l’ouverture du secrétaire, dit leconsul.

Ils se levèrent.

Michot, malgré sa répugnance, fut contraint de donner la clef dusecrétaire. Les billets de banque, les titres, tous les papiersfurent remis sous scellés à M. le consul, pour qu’il les fîtsûrement passer à Paris.

Puis, Michot monta, entre deux gendarmes, dans une chaise deposte.

Aymard partit, après avoir pris congé du consul et salué l’agentbelge, qui lui rendit son salut en le contrefaisant lui-même.

Comme on le voit, Michot allait tomber au milieu du procèsintenté à M. de l’Étiolle, et son arrivée devaitforcément précipiter le dénoûment de cette fatale affaire.

Il arriva, suivi par M. de Nogent.

Émilie, qui depuis tous ces malheurs avait redoublé de soins etde tendresse pour Berthe, vint, pleurant de joie, lui apprendrecette nouvelle et lui offrir sa voiture pour aller, à son tour,l’annoncer à M. de l’Étiolle.

Berthe accepta ; elle ignorait que ce fût le coup de mortqu’elle portait à son père.

Dès les premières paroles de sa fille, celui-ci ne put retenirun geste de muet désespoir.

Il se sentait perdu.

 

Dès ce moment, en effet, les choses changèrent complètement deface.

Quand Michot fut confronté avec de l’Étiolle, ce fut pour cedernier comme si on lui eût présenté la tête de Méduse.

Michot était profondément irrité des charges vraies oumensongères que son associé avait entassées contre lui ; ils’était promis de se venger, et le premier regard qu’il adressa àDanglade le jour de leur rencontre devant le juge d’instruction,fut un regard de haine et de mépris.

Danglade en demeura comme pétrifié !

Il n’y avait pas à espérer que Michot se laisserait toucher parla pitié. Que faisaient à cet homme M. de l’Étiolle et safille ?… Il n’avait aucune raison de se sacrifier. Dangladecomprit que tout était fini.

 

Michot fut sans pitié.

– Ah ! l’on trahit comme ça les anciens, dit-ileffrontément au juge, presque aussi stupéfait que del’Étiolle ; on abuse de son physique pour arracher des larmesà la justice, et l’on se donne le genre de dire du mal des pauvresabsents ! Eh bien ! c’est ce qu’il faudra voir !… etrira bien qui rira le dernier…

Et comme Danglade éperdu tendait vers lui ses deux mainssuppliantes :

– Oh ! je la connais, celle-là, poursuivit-ilbrutalement, et je ne m’y laisserai pas prendre. D’ailleurs, tu esun sot ; c’est toi qui es la cause de tout ce quiarrive ; si tu m’avais écouté, nous aurions chacun un bonmillion dans la poche, et, à l’heure qu’il est, nous prendrionsl’air sur l’asphalte de New-York ou de quelque ville libre… maiston hésitation nous a perdus, et tu as encore aggravé tes torts enme dénigrant ; je n’en veux plus et si je peux adoucir monsort, je n’hésiterai pas à faire des révélations.

– Des révélations ? fit le juge d’instruction.

– Michot ! supplia le malheureux vieillard.

– Eh ! je ne m’appelle pas plus Michot que tu net’appelles de l’Étiolle !…

Ce dernier porta ses mains à son front par un geste violent etdésespéré, et se laissa tomber sur un banc.

Michot appela alors sur la vie de son associé les investigationsde la justice, et il fit, le jour même, des révélations de nature àdonner l’éveil aux hommes de loi.

On fouilla dans le passé, et on ne tarda pas à reconnaître dansla personne du père de Berthe, de cet homme aux manières nobles etsi pleines d’attrait que tous les suppôts de la justice étaientdevenus ses serviteurs ou ses amis, un fripon des plus vulgaires,condamné autrefois à Bordeaux, pour escroquerie, sous un nom quinous échappe, puis condamné en dernier lieu, pour banqueroutefrauduleuse, à Toulouse, sous le nom de Danglade.

L’affaire prit, dès ce moment, un tel caractère de gravité qu’ilfallut abandonner tout espoir de le sauver. Ceux qui avaient parules plus confiants dans le début de la session se montrèrent fortirrités d’avoir été trompés à ce point.

Il s’opéra sur-le-champ une réaction des plus complètes, et à lasession suivante, les nommés Michot et Danglade, dit de l’Étiolle,furent condamnés à cinq ans de travaux forcés, avec exposition.

Mlle de Nogent avait, malgré son frère,assisté Berthe pendant tous les débats, la consolant, la soutenantavec un dévouement à toute épreuve.

Lucien, lui, ne s’était pas démenti un seul instant.

Il devait aller plus loin, et faire ce qu’elle ne pouvaitprévoir ni même désirer.

Le jour de la condamnation, tandis que, succombant sous le poidsdu coup terrible, elle fondait en larmes, et priait le ciel del’enlever du monde où d’aussi cruelles épreuves lui étaientréservées, Lucien se précipita vers elle avec un cri de suprêmeangoisse, et saisissant ses mains qu’il baisait avec un transportfou :

– Berthe, lui dit-il d’une voix brisée, mais ferme encore,Berthe, je vous aime toujours, moi, je ne vous abandonnerai jamais,et à la place de votre nom qui vous effraye aujourd’hui, je vousoffre le mien que vous pourrez porter sans crainte et sansremords…

À ces mots, à cet élan qui disaient assez quel trésor dedévouement renfermait le cœur de Lucien, Berthe cessa tout à coupde pleurer, et elle regarda enfin avec admiration cet homme dontrien n’avait pu briser l’amour, et qui, maintenant, voulaitpartager avec elle ce fardeau d’infamie que le monde impose auxenfants des criminels.

Toutefois, cette sensation fut de courte durée ; une amèrepensée traversa son esprit ; on eût dit que le dévouement deLucien pesait à son cœur comme un remords… C’était un reprochecruel du passé, et Berthe ne voulait plus revenir en arrière.

Elle serra la main du sculpteur et oublia un moment son douxregard sur son front.

– Merci, Lucien, lui dit-elle, merci ; je ne doutaispas de vous, et cette nouvelle preuve n’ajoute rien à la foi quej’avais en votre amour ! Ce que vous me proposez cependant estimpossible… Je ne puis ni ne dois accepter votre offre généreuse…elle ne me sauverait pas, et elle ne nous ferait heureux ni l’un nil’autre – Aujourd’hui, vous êtes emporté par votre enthousiasmechevaleresque, et moi-même, je m’en sens profondément touchée etattendrie… mais, ce sacrifice, nous ne pourrions l’accomplirjusqu’au bout… il vaut mieux nous séparer dans toute la pureté etla douceur de nos illusions… Pour moi, Lucien, il n’y a plusd’amour, plus de bonheur, plus d’espoir même ; il n’y a plusque le regret amer et triste du passé, et la sombre et cruelleappréhension de l’avenir !… Plaignez-moi, mon ami, nousaurions pu être heureux ; c’est ma faute, sans doute. –Oh !… que de beaux rêves, cependant, et comme j’aurais aimé lavie ! – Mais, tout est fini maintenant, et après le drameterrible qui vient de se dénouer, ne croyez pas qu’il y ait pourmoi un bonheur quelconque, fût-ce même dans une petite mansarde dela rue de l’Ouest !…

Lucien ne répondit pas, mais il abandonna la main de Berthe, etquand elle s’éloigna, soutenue parMlle de Nogent, il n’eut pas le courage de laretenir davantage.

Berthe venait de briser les derniers liens qui l’attachaientencore à elle.

Chapitre 13LE BON ET LE MAUVAIS ANGE

Quelques mois s’étaient écoulés, Berthe avait rompu violemmentavec le monde ; elle s’était retirée, triste et solitaire,dans une petite chambre située au cinquième étage d’une maison dela rue de Grenelle-Saint-Germain, et là, seule avec sa pensée etses souvenirs, elle cherchait à étouffer ses regrets et à endormirsa douleur.

Mais le coup avait été trop cruel, l’infortune était troprécente aussi, pour qu’elle pût parvenir encore à oublier.

Et puis, Berthe avait horreur de la misère ; il étaitimpossible qu’elle s’habituât à vivre entre les quatre mursdélabrés d’une mauvaise chambre d’hôtel garni.

C’est en vain que Mlle de Nogent l’avaitsollicitée de venir habiter avec elle, elle avait obstinémentrefusé.

Berthe était fière aussi ; elle ne voulut rienaccepter.

Elle avait donc disparu tout à coup, sans confier son secret àpersonne, et elle était allée, sous un nom d’emprunt, chercherl’oubli dans un quartier où elle espérait bien que nul ne viendraitla chercher.

Cette fois encore, elle devait se tromper.

Un matin, en effet, midi venait de sonner. Berthe travaillait,assise près de la fenêtre, lorsqu’on frappa à la porte.

Elle tressaillit.

Elle n’attendait personne.

Il y avait plus d’un mois qu’elle n’avait vu Émilie ; quantà Lucien, depuis le jour où elle avait repoussé l’offre de sa main,il n’était plus revenu.

Un singulier mouvement s’empara d’elle. – Elle eut presquepeur.

Toutefois, comme on avait frappé de nouveau, elle se décida à selever et s’approcha de la porte.

– Qui demandez-vous ?… dit-elle avant d’ouvrir, et parun dernier sentiment de prudence.

– Mlle Berthe ! répondit une voix defemme.

Berthe crut reconnaître cette voix, et elle ouvrit !…

C’était bien une femme, en effet, une femme jeune et jolie,entourée de flots de dentelles du dernier goût et du plus hautprix.

Berthe ne put s’empêcher de sourire.

Elle avait reconnu Lise !

Pendant quelques minutes, l’ex-soubrette parut un peuembarrassée en se retrouvant devant son ancienne maîtresse ;elle ne savait ni comment lui parler, ni même comment la regarder,mais sa nature particulièrement mobile reprit bientôt le dessus, etelle s’assit sans façon près de la fenêtre où Berthe travaillait uninstant auparavant.

– Voyons, dit-elle, en forçant presque Berthe à s’asseoirprès d’elle, vous me pardonnerez d’être venue vous voir, n’est-cepas ?

– Et pourquoi vous en voudrais-je, répondit Berthe avecsimplicité ; toutes les preuves d’intérêt me sont chères, etje n’ai pas encore perdu le souvenir de ceux qui m’ont servie…

Lise se mordit les lèvres sur le dernier mot, puis elle fit ungeste d’insouciance, et jeta un regard autour de la chambre.

– Voilà bien longtemps que j’avais envie de venir vousvoir, et je n’osais pas.

– Pourquoi donc ?

– On se fait souvent des idées absurdes. Je craignais quema présence ne vous rappelât des souvenirs pénibles.

– C’est vrai.

– Vous étiez bien heureuse, alors…

Berthe passa sa main rapide son front, et jeta à Lise un regardétrange.

– Au moins, dit-elle, d’un ton où tremblait peut-être unpeu d’amertume, je vois avec plaisir que vous n’avez pas sujet deregretter le passé.

– Moi ? fit Lise, en se regardant des pieds à la têteavec une petite moue dédaigneuse.

– Vous paraissez dans une condition meilleure.

– Ça se voit ?

– Et vous êtes contente.

– Certainement.

Il y eut un moment de silence.

La présence de Lise était évidemment pénible à Berthe, etcependant, elle éveillait en elle une curiosité inquiète et, pourainsi dire, jalouse.

De son côté, Lise semblait avoir sur les lèvres mille parolesqui ne demandaient qu’à s’échapper, et qu’elle retenait toujours,malgré elle.

– Contente ? reprit tout à coup l’ex-soubrette, enaffrontant le regard presque indiscret de Berthe ; j’aipeut-être tort de dire cela… Moi, d’abord, je ne suis pasdifficile, je n’ai pas trop d’ambition, mais je ne pourrais pasvivre sans être entourée de toutes les séductions du luxe.

– Le luxe ! reprit Berthe avec un soupir.

– Et n’est-ce pas la vie, cela ; la nôtre, du moins,poursuivit Lise ; n’avons-nous pas été faites pour portertoutes ces gracieuses fantaisies de la mode, pour égayer les fêtesde nos sourires et les éclairer de nos regards ?… C’est nousqui sommes vraiment les maîtresses du monde… Est-ce donc uneexistence que de se condamner à un travail opiniâtre, d’user sajeunesse, de flétrir sa beauté dans l’ombre et la solitude ?…Au profit de quoi, d’ailleurs, ce renoncement inhumain ? auprofit d’une vieillesse misérable et tourmentée.

Pendant que Lise parlait, Berthe avait plus d’une fois remué latête en signe d’étonnement ; quand la jolie pécheresse eutfini, elle leva sur elle deux yeux où, à travers l’indécision d’uneconscience troublée, se lisait l’expression de remordsanticipés.

– Et le monde ! répondit-elle, en élevant ses regardsvers le ciel.

Lise poussa un joyeux éclat de rire.

– Le monde ! dit-elle en haussant les épaules, labonne folie !… Eh ! de quel monde voulez-vous parler,pauvre mademoiselle ? Demandez donc aux poëtes modernes s’il yen a un autre que celui où nous vivons ; n’est-ce pas nous quel’on a chantées à toutes les époques, n’est-ce pas à nous que l’ona toujours fait la vie douce, calme et reposée ? – Qui doutede cela ? – On nous aime quand nous vivons, on nous pleurequand nous sommes mortes !… Le monde, dites-vous !… Maisil a encore plus de faiblesse et d’indulgence pour nous, qu’il n’ade raillerie et de risée pour la vertu ; l’exemple est là,d’ailleurs, pour le prouver, et chacune de nous trouve toujours unpoëte qui la chante, un sot qui l’adore et un imbécile quil’épouse !…

Berthe ne put s’empêcher de sourire à cet ingénieuxplaidoyer.

Il était évident que Lise le savait par cœur et qu’elle avaitpeut-être déjà trouvé l’occasion de le débiter souvent. Mais Berthen’était pas dupe de cette éloquence, et elle voulut le fairecomprendre.

Lise ne lui en laissa pas le temps.

– C’est encore, reprit-elle, ce que M. Blum me disaithier soir.

– M. Blum !… interrompit Berthe.

– Un de vos anciens amis.

– Vous le voyez ?…

– Souvent.

– C’était un honnête jeune homme.

– Il l’est encore.

– Un peu ridicule, peut-être.

– Il n’a pas changé.

Les deux jeunes femmes se prirent à rire.

– Pauvre Anténor, reprit Berthe un instant après, que defois ne m’a-t-il pas dit qu’il se mourait d’amour.

– Il le dit toujours.

– En vérité !

– Puisque je vous dis qu’il n’a pas changé.

– Il y a donc des amis qui se souviennent de moi ?

– Et qui donneraient beaucoup pour vous faire oublier lesrigueurs de la destinée.

– Comment ?

Lise fit un signe mystérieux, et se rapprocha de Berthe.

– Écoutez-moi, mademoiselle, dit-elle en baissant la voix,M. Anténor Blum est aujourd’hui un des riches financiers de lacapitale.

– Lui !

– Il a gagné des sommes considérables à la bourse.

– Eh bien ?

– Eh bien ! l’argent ne lui coûte rien, et si vousvouliez…

– Quoi donc ? fit Berthe, qui, sans savoir pourquoi,se sentit frissonner.

– Il vous aime toujours !

– Il m’épouserait ?…

Lise leva sur Berthe un regard embarrassé, et se mit à joueravec une petite cassolette de parfum qui pendait à sonbracelet.

– Ça, je ne sais pas, répondit-elle.

– Mais, qu’espère-t-il, alors ?

– Il ne me l’a pas dit.

Berthe eut un éclair dans les yeux.

– Cependant, insista-t-elle, c’est lui qui vous a engagée àme venir voir, n’est-ce pas ?

– Il paraissait le désirer beaucoup.

– Il vous a dit qu’il m’aimait ?

– C’est vrai.

– En un mot, et sans détour, Lise, M. Anténor Blum mefait proposer d’être sa maîtresse ?

– Mais…

– Avouez-le ?

– J’ignore…

– Oh ! tenez, vous n’avez pas même l’audace de votrelâcheté et de votre infamie.

Berthe s’était levée, et elle parcourait la chambre à grandspas.

Une pâleur mortelle était répandue sur ses traits, son sein sesoulevait avec précipitation, ses mains crispées froissaienténergiquement le corsage de sa robe.

Lise s’était levée également ; elle s’apercevait trop tardqu’elle avait fait fausse route ; elle ne savait plus quellecontenance tenir ; elle eût voulu n’être pas venue.

Heureusement pour elle que la porte s’ouvrit en ce moment, etqu’une troisième personne vint faire diversion aux péniblesémotions de cette scène.

Berthe poussa un cri, et alla se jeter dans les bras de lapersonne qui entrait.

– Émilie ! s’écria-t-elle, en embrassantMlle de Nogent avec un transport de joiefolle.

– Berthe ! fit à son tour la jeune fille.

– Vous ici… malgré le soin que j’avais pris de mecacher ?

– J’ai eu bien du mal à vous trouver !

– Oh ! vous êtes bonne !

– Mais je ne suis pas seule à penser à vous et à vousaimer.

– Qui cela ?

– Lucien.

– Lui !

– Toujours…

– Oh ! il ne m’aime plus.

– Qui peut vous le faire penser ?

Berthe eut un amer sourire.

– Lucien a été sublime, répondit-elle ; son souvenir aété mon soutien dans les cruelles épreuves que j’ai eues àsupporter ; mais, j’étais indigne de son amour, et, vous levoyez, Émilie, je me suis fait justice.

– Pauvre Berthe !…

– J’ai bien pensé à vous, cependant.

– Combien je donnerais pour retourner encore, ne fût-cequ’un jour, vers ce passé charmant où je vous ai connue siheureuse.

– Ce temps ne reviendra plus jamais.

– Qui sait ?

– Ma vie est finie, Émilie ; le monde m’acondamnée ; et tout à l’heure encore, j’ai appris avec quellecruauté cynique l’on traite de nos jours l’enfant d’uncriminel.

Émilie regarda Berthe avec étonnement, comme si elle eût cherchél’explication de ces paroles amères.

Les deux amies étaient seules maintenant ; Lise avaitprofité des premiers instants pour disparaître.

– Vous avez vu cette jeune fille ? demanda alorsBerthe à Mlle de Nogent.

– Il me semble que je la connais, répondit cettedernière.

– C’est Lise.

– Votre femme de chambre.

– Elle-même.

– Que vient-elle faire ici ?

– Oh ! une chose fort simple.

– Vous étiez tout émue quand je suis entrée.

Berthe prit la main de Mlle de Nogent et laserra dans les siennes.

– Lise est venue me trouver de la part de M. AnténorBlum, dit-elle d’une voix sèche et fébrile.

– Et que vous veut-il ?

– Vous ne le devineriez pas !…

– Mais encore ?

– M. Anténor Blum veut que je sois samaîtresse !

Berthe n’avait ni rougi ni pâli… Elle levait fièrement la tête,et semblait trouver une âcre volupté à répéter ce mot, qui lamarquait comme une flétrissure.

Le vase était plein ; elle le vidait jusqu’à la lie, et lecœur ne lui soulevait pas, on eût dit même qu’elle y puisait unesorte d’ivresse qui l’aidait à oublier l’affreuse réalité.

Quant à Émilie, elle n’avait pas répondu, mais elle avait cachésa tête rougissante dans ses mains et elle sanglotait.

– Le monde est donc ainsi fait ? dit-elle enfin enregardant Berthe à travers ses larmes ; pauvre amie, j’étaisloin de soupçonner l’étendue de votre douleur ; mais, Dieumerci, mon amitié n’est point de celles que de pareillescatastrophes font hésiter, et, si vous le voulez, Berthe, je vousdéfendrai, moi, contre le monde injuste qui vous insulte. Écoutez…j’ai près de Paris une petite habitation charmante où nous pourronsvivre seules, l’une près de l’autre, sans contact possible avecceux que vous avez connus ; partons ensemble, vous retrouverezlà le calme dont vous avez besoin ; le temps et nos soins vousferont oublier un passé cruel ; et qui sait ? mon amie,peut-être y aura-t-il encore dans l’avenir des jours heureux etbénis de Dieu… Dites, Berthe, dites, le voulez-vous ?

Berthe baisa tendrement au front la blonde enfant qui luiparlait encore de bonheur, et secoua tristement la tête en signe derefus.

– Non, Émilie, non, répondit-elle avec une douloureuseémotion, j’ai refusé naguère Lucien qui m’offrait d’être sa femme,et je refuse aujourd’hui encore l’offre que vous me faites… Je vousl’ai dit mon amie, ma vie est finie, je ne suis plus de ce monde.Merci donc à vous, merci à Lucien ; j’emporte vos cherssouvenirs dans ma solitude, et je ne vous oublierai jamais…

– Ainsi, vous me repoussez ? ditMlle de Nogent avec tristesse.

– Il le faut.

– Au moins je vous verrai quelquefois.

– Je ne sais.

– Vous vous souviendrez souvent que vous avez des amisauxquels il vous suffira de faire un appel pour qu’ilsaccourent.

– Je vous le promets.

– Ah ! j’espérais mieux.

– Et moi, mon amie, je n’avais pas le droit d’espérerautant de votre cœur.

– Au revoir donc, Berthe.

– Adieu, Émilie, adieu.

Les deux jeunes filles se tinrent pendant quelque tempsétroitement serrées dans les bras l’une de l’autre ; puiselles se quittèrent chacune avec un triste pressentiment.

ÉPILOGUE

Lucien ne revit plus Berthe.

Il avait souffert en silence.

La fin hideuse de son roman l’avait cruellement blessé, maissans le mettre hors de lutte. Comme ces tempéraments sanguins quela médecine traite par d’abondantes saignées, sa nature exubérantede sève avait besoin d’une blessure profonde qui ouvrît passage àce trop-plein d’énergie et rétablît l’équilibre.

Quand sa douleur se fut calmée, il reprit son ciseau ettravailla.

Et, en moins de deux années, il travailla tant et si bien que,si je vous disais son véritable nom, vous me croiriez à peine, carce nom est grand, et nul ne l’ignore.

Nonobstant, je vous le donne en mille.

 

Dans les derniers jours du mois d’octobre 1840, un jeune hommeet une jeune fille suivaient seuls un convoi qui se dirigeait versle cimetière Montmartre.

Quand le prêtre eut béni la tombe, les deux jeunes genss’agenouillèrent.

C’était Émilie et Lucien !

Il faisait une journée douce et triste à la fois ; lesrayons pâlissants du soleil avaient bien de la peine à percer levoile que la brume jetait sur Paris ; Émilie et Lucienrestèrent plus d’une heure sur la terre humide.

Tous deux priaient et pleuraient.

Enfin ils se levèrent, et Lucien prit le bras de la jeunefille.

Ils étaient profondément émus l’un et l’autre, et marchaient àpas lents et rêveurs.

– Vous l’avez bien aimée, dit enfin Émilie, en levant sonregard sur le visage pâle de l’artiste.

– C’est vrai ! répondit Lucien.

– Son souvenir est encore tout entier dans votre cœur.

– Il y a longtemps été, du moins.

– Pauvre Berthe !…

– Oui, vous avez raison, pauvre Berthe ; pauvre enfantégarée, qui a passé auprès du bonheur, qui n’avait qu’à tendre lamain pour le saisir, et qui a mieux aimé s’en détourner… Ah !cette femme a été mon malheur à moi…

– Votre malheur ?… fit Émilie étonnée.

– Oh ! ne croyez pas qu’il y ait la moindre amertumedans ma pensée, reprit Lucien.

– Qu’avez-vous donc, alors ?

– Elle ne m’a jamais aimé.

– Qu’en savez-vous ?

– Elle m’a raillé, trompé… et quand j’allais mourir àAuteuil, quand, pendant près d’un mois, je fus suspendu entre lavie et la mort, est-ce donc elle qui s’est inquiétée, elle qui estvenue ?…

– Mais qui vous dit qu’elle ne l’a pas fait ?

– Ma vieille Marthe…

– Votre domestique peut se tromper.

– Peut-être… Mais moi, Émilie, moi, puis-je refuserd’ajouter foi à ce témoignage que le hasard a remis entre mesmains, et qui, depuis longtemps, m’a révélé un secret que jen’aurais jamais osé deviner ?

Lucien remit en même temps à Émilie la bourse qu’il tenait deMarthe…

Et comme la jeune fille confuse et troublée ne savait commentcacher son émotion :

– Émilie ! ajouta-t-il d’une voix émue, vous meconnaissez assez aujourd’hui pour me croire, quand je vous jureque, si vous l’ordonnez, ce secret mourra avec moi !…

 

Six mois après, Lucien épousait Mlle Émilie deNogent.

FIN.

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