La Dame d’Auteuil

La Dame d’Auteuil

de Pierre Zaccone

Chapitre 1 LA POÉSIE SOUS LES TOITS

Dans les premiers mois de 1836, un homme, dont l’accent décelait l’origine gasconne, vint louer un petit appartement de trois pièces, au cinquième étage, dans un hôtel de la rue de l’Ouest,située derrière le Luxembourg. Son bagage était des plus minces ; son costume, des plus modestes ; mais il y avait un tel cachet de bonne foi sur sa physionomie, tout en lui respirait tellement l’honnêteté et la distinction, qu’on lui loua de confiance.

Cet homme, qui pouvait avoir une quarantaine d’années, amenait avec lui sa fille, une jeune personne de quinze ans au plus,charmante et gracieuse, portant sa petite robe d’indienne trop courte, comme il portait lui-même son habit noir suranné,c’est-à-dire de manière à donner à croire qu’une telle mise n’était pas faite pour elle.

L’arrivée de ces deux locataires mystérieux causa une sorte de sensation dans l’hôtel, et pendant deux ans que M. Danglade habita rue de l’Ouest, la curiosité qu’il avait excitée tout d’abord subsista et ne fut jamais satisfaite ; mais, singulier effet de ses manières, ce qui, de la part de tout autre, aurait produit une impression défavorable, augmenta au contraire la considération qu’il s’était conciliée sans l’avoir cherchée.

M. Danglade sortait le matin de très-bonne heure, il ne rentrait que le soir, vers six heures, montait chercher sa fille qui l’attendait, et tous les deux prenaient silencieusement le chemin de Viot, le restaurateur providentiel du quartier latin.

Les habitués du lieu n’avaient pas été longtemps sans remarquer la jeune fille. Aussi, quand M. Danglade et Berthe faisaient leur entrée dans le restaurant, un murmure d’admiration courait de table en table. La pauvre enfant avait ensuite à soutenir une artillerie d’œillades, si persistante et dirigée avec un tel ensemble, que, littéralement, elle ne pouvait lever les yeux de dessus son assiette.

Après le dîner, M. Danglade ramenait sa fille et ressortaittout de suite, pour ne rentrer qu’à minuit au plus tôt.

Que pouvait faire, durant les longues heures de sa solitude,cette enfant ainsi abandonnée à elle-même ?

Appuyée sur le petit balcon de sa fenêtre, elle rêvait… et cequi occupait sa pensée, ce qui attirait ses regards, ce n’était pasles beaux arbres du Luxembourg ou le magnifique panorama de Parisse déployant au loin.

C’était bien plutôt ces rares promeneurs qui passaient,solitaires et pensifs, sous les allées ombreuses du jardin. C’étaitencore, aux mille fenêtres qui s’ouvraient de toutes parts, desfemmes riches, heureuses, c’est-à-dire parées ; des jeunesfilles préparant leur toilette pour le bal du soir.

Pour l’âme jeune, pour le cœur enthousiaste, pour la penséeinquiète et troublée, la solitude a ses dangers, et comme déjàBerthe détestait la vie monotone qu’elle menait, elle s’arrangeaitun avenir tout plein de délices et brillant de plaisirs.

Le monde était pour elle quelque chose d’enivrant.

Ce qu’elle en voyait par échappées, ces belles jeunes femmestraversant parfois, au bras de leurs frères ou de leurs maris, lesmassifs du Luxembourg ; ces voitures qui, par le beau soleil,se découvraient pour laisser voir la soie de leur intérieur ;ces laquais aux livrées éclatantes ; ces plumes que cachaientà demi de petites ombrelles blanches, roses, lilas, tout celaondoyant : plumes, femmes, or, couleurs, au balancementmoelleux des équipages, tout cela la ravissait, la rendait folle.Puis, quand son regard se reportait sur l’étoffe terne et fanée desa robe, sur sa petite chaise de paille, sur les pauvres meubles desa chambre, elle pleurait.

Et cependant, aucune pensée mauvaise n’avait altéré la sérénitéde son front ; elle était chaste et naïve encore, comme ausortir des mains de Dieu.

La fenêtre de Berthe, bien que dominant le jardin du palais desPairs, donnait aussi sur la cour de la maison qu’elle habitait.Vis-à-vis de cette fenêtre, dans l’aile opposée, qui était moinshaute d’un étage, s’ouvrait un châssis à charnière, donnant du jourà une petite chambre, laquelle était occupée par un jeune artiste,un sculpteur, dont la vie se passait à travailler ou à flâner.

L’artiste s’appelait Lucien Bressant. Il était grand et fort,hardi d’allures, franc de physionomie et de paroles, spirituel,ardent, paresseux, et poëte. Poëte, au point d’avoir gardé, aumilieu du bouffon scepticisme des ateliers, sa foi en Dieu et sacroyance en l’amour.

Lucien avait été mauvais garçon, comme tant d’autres ; ilavait mené la vie d’artiste après la vie d’étudiant ; mais iln’était point de ceux que le plaisir blase ou tue. – Au rebours deces pauvres natures, qui, téméraires dans leur faiblesse, attaquentétourdiment la vie aventureuse, se prennent un jour corps à corpsavec elle, puis, s’affaissent bientôt pour s’éveiller, – honteuxdébris, – veufs à vingt ans de ce qu’ils appellent des illusions,revenu à lui, il s’était remis à marcher d’un pas ferme ; ilétait homme et se sentait au complet.

Mais par cela seul que ses sens n’étaient pas émoussés, que soncœur était demeuré vierge et son énergie entière, il fut, àvingt-cinq ans, une sorte d’exception bizarre au milieu de cettefoule d’hommes alanguis par les excès. Il vécut d’une vieexcentrique et changeante : tournant, pour ainsi dire, au ventde sa fougueuse inconstance ; nature chevaleresque et dévouéeà l’excès, il lui eût été impossible de se baisser, pour passer parcette porte basse de la nécessité dont parle le grandpoëte !

Et cependant, Lucien n’avait pour subsister que son art ;sa fortune, moins robuste que lui-même, avait succombé dèslongtemps ; – il travaillait, mais par boutades, et son talentd’ailleurs n’était pas de ceux qu’affectionne la masse. De temps entemps, son ciseau produisait une ébauche devant laquelle sesconfrères s’arrêtaient avec admiration ; mais avant quel’ébauche fût terminée, l’inspiration semblait se perdre enlui : et, soit nécessité, soit fantaisie, son atelier seremplissait ainsi d’œuvres inachevées.

Toutefois, malgré cette apparente impatience, Lucien avait enlui le germe de ces talents originaux qui sont destinés à triompherde l’inattention de la foule. Comme André Chénier, il se sentaitdans le cœur et dans la tête la fièvre ardente, inquiète du génie,et sans qu’il sût précisément vers quel but il marchait, ilcomprenait que, quelque jour, le voile se déchirerait, et que lagloire apparaîtrait dans toute sa splendeur à ses yeuxéblouis !…

Avant l’époque où M. Danglade vint habiter la rue del’Ouest, on rencontrait souvent Lucien assis sur un banc solitaire,au fond du Luxembourg. Il était rarement triste. Le plus souvent,sa physionomie portait l’empreinte d’une insouciance et d’unetranquillité parfaites. Comme Berthe, il rêvait ; mais sesrêveries à lui n’avaient pas pour objet un monde fantastique.C’était le monde réel considéré d’un point de vue trop poétiquepeut-être, mais embrassé d’un coup d’œil vaste et perçant. Le rêvede Lucien était tout à la fois une aspiration et un souvenir :un souvenir sans regret, car il n’avait rien perdu ; uneaspiration sans inquiétude, car il se moquait de ses désirs, qui,gloire, amour, fortune, changeaient vingt fois en une heure.Souvent il prenait ses tablettes et écrivait rapidement quelquesvers, non moins brillants et aussi peu achevés que ses ébauches desculpture. Ce devait être un curieux album que celui de cet homme,qui ne dédaignait rien et connaissait tout, hors le mensonge ou labassesse.

Vers le commencement de 1836, peu après l’arrivée deM. Danglade, Lucien changea tout à coup de conduite. Sespromenades au Luxembourg cessèrent, mais sans que pour cela sonatelier le vît davantage. Il passait sa vie dans sa petite chambre,au premier étage ; là, il écrivait ou modelait presque sansrelâche ; il semblait pris d’un subit accès d’activité.Qu’était-il donc arrivé à Lucien pour qu’il abandonnât ainsi seshabitudes aimées de flânerie ou de paresse ?

Il avait vu un jour Berthe à sa fenêtre, il l’avait trouvéebelle, et il l’avait aimée !

Dès que l’image de Berthe était venue se placer sous le regarddu jeune artiste, l’idée d’un amour nouveau, puissant, fécond,s’était emparée souverainement de son esprit.

Ce lui fut d’abord une fatigue étrange et impatiemmentsupportée. Cet amour l’effraya sérieusement. Il eut une velléité defuir, mais il eût fallu se faire violence ; il resta. Bientôt,sa passion le dominant entièrement, il fit trêve à son activitépassagère. Vous l’eussiez vu tous les jours, caché derrière lesrideaux de sa fenêtre, dévorant des yeux la jeune fille et n’osantse montrer.

Berthe, de son côté, n’avait pas été sans remarquer la bellefigure de l’artiste, son voisin ; mais, absorbée dans sondésir inquiet, elle avait donné peu d’attention à Lucien, etlorsque celui-ci, dans le but singulièrement détourné d’avancer sesaffaires, s’avisa de se cacher entièrement, elle n’y pensaplus.

Cependant la passion de Lucien grandissait sans mesure.L’imagination de l’artiste, exaltée jusqu’au délire, menaçaitd’éclater en folie. Cet état était d’autant plus dangereux, queLucien n’ayant pas d’ami assez intime pour recevoir sesconfidences, il restait entièrement livré à lui-même.

Cependant cette crise devait se dénouer sans catastropheaucune.

Un jour Berthe était, comme à l’ordinaire, appuyée sur safenêtre.

Il faisait une délicieuse journée : le soleilétincelait ; le vent frais et pur du matin apportait lesmurmures et les parfums des arbres du Luxembourg. Berthe écoutaitles mélodies caressantes que chantaient dans son cœur la joie etl’espoir de ses jeunes années !…

Tout à coup, quelque chose effleura légèrement les grappessoyeuses de ses cheveux noirs, et s’en alla tomber au milieu de lachambre. Berthe, surprise, leva les yeux et interrogea du regardles fenêtres qui lui faisaient face.

Une seule était à demi ouverte, c’était celle de l’artiste. Maisla chambre était vide ; nul mouvement, du moins, n’y décelaitla présence de quelqu’un. Berthe, curieuse comme doit l’être toutejeune fille de quinze ans, se précipita vers l’objet qui gisait àses pieds.

Quelques secondes après, elle dépliait un petit rouleau depapier sur lequel étaient écrits ces deux vers :

Dans ton œil caressant, je lis undoux émoi ;

Tu rêves, belle enfant, et cen’est point à moi !…

Berthe resta quelques secondes la tête baissée ; puis, ellealla fermer la fenêtre.

À ce mouvement, le pauvre Lucien, qui, caché derrière le rideaude sa fenêtre, épiait la jeune fille, se prit à regretter amèrementsa démarche ; il eut peur de s’être aliéné sans retour cecœur, qu’il supposait plus candide qu’il n’est probablement cœur defemme sous le ciel. Puis, comme il crut qu’il ne parviendraitjamais à faire partager son amour, après une journée entière passéedans une anxiété fiévreuse, il se résolut à combattre bravement unsentiment qui ne lui offrait aucun espoir.

Cependant, le lendemain, dès l’aube, il était établi de nouveauà son poste d’observation.

Ainsi qu’il l’avait pensé, Berthe s’était offensée de la façondont la déclaration lui avait été adressée.

Toutefois, elle était femme, et cet incident suffit à troublersa vie, déjà si inquiète.

Évidemment ce billet ne pouvait venir que de son voisin ;elle ne s’y était pas un instant trompée. – Ainsi que Lucien, elleprit dès lors la résolution d’éviter soigneusement de tourner lesyeux vers la fenêtre du jeune artiste ; mais, comme Lucien,elle n’eut ni l’énergie ni la fermeté nécessaires pour tenir sarésolution.

Elle regarda donc, et ce premier regard fut suivi d’un premierdésappointement.

Elle n’aperçut personne.

Et tout le jour des pensées étranges vinrent la visiter :pensées vagues encore, qui n’avaient pas même l’artiste pour objetexclusif ; – mais n’est-ce pas déjà beaucoup d’être l’occasionde pareils rêves ?

Lucien, toujours caché, assistait, invisible, à ce petit drametout intérieur. Il revivait, pour ainsi dire, et l’espoir pénétraitradieux dans son cœur, qu’il illuminait !…

Toutefois, les craintes de l’artiste avaient été d’abord tropvives pour qu’il pût reprendre tout de suite son aplomb naturel, etil fut cinq ou six jours sans se montrer.

S’il se faisait si timide et savourait en idée les douceurs d’unamour encore inaccepté, ce n’est pas qu’il y trouvât unesatisfaction d’amour-propre ou tout autre bonheur deconvention ; – non, Lucien aimait avec toutes les facultés deson âme, et cette femme, dont le chaste sourire lui promettait tantde bonheur, il l’entourait de respect et de vénération !

Un des effets heureux et immédiats de cet amour fut de ramenerLucien au travail. – Il y retourna avec ardeur, avec enthousiasme.Maintenant, il croyait à l’avenir ; il le voyait, il letouchait du doigt.

Et puis, il voulait devenir célèbre ; il avait désormais unbut dans la vie ; – il avait à se rendre digne de la femmequ’il aimait ; – il voulait faire son nom plus grand, pour quela femme à laquelle il allait l’offrir en pût être heureuse etfière !

Il avait repris son travail d’atelier. Il sculptait maintenantcomme au temps de ses promenades solitaires, et, pour rien aumonde, il n’eût voulu se laisser distraire de cette activité quil’avait repris.

Déjà il y avait un chef-d’œuvre dans cet atelier, dont lesmarchands et les amateurs avaient presque oublié le chemin. – Dansun coin, sous un voile de soie blanche, se cachait une statuette dedeux pieds de haut, que nul n’avait été admis à contempler. –C’était Berthe, Berthe, divine de beauté, Berthe, parée de lacandeur merveilleuse à laquelle ajoutent encore l’admiration etl’amour !

Un véritable chef-d’œuvre !…

Un jour Lucien travaillait seul dans son atelier ; unbruit, depuis longtemps inusité, lui fit tourner la tête : despas résonnaient sur le pavé du petit vestibule.

Il allait recevoir une visite !

D’un regard rapide, il s’assura que la statuette de Berthe étaitbien couverte de son voile, et il attendit…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer