… Ce fut, pour Mme Delorge et pour Mme Cornevin, un beau jour et un jourg lorieux, que celui où, appuyées l’une sur l’autre, et contemplant leurs fils, elles purent se dire :
– Notre tâche est remplie et nous pouvons attendre en paix l’heure de la justice. À nos fils désormais la lutte et la peine. Nous pouvons mourir, l’œuvre sacrée que nous avions entreprise sera poursuivie sans relâche par des bras plus robustes que les nôtres…
Et certes, leur orgueil et leur confiance étaient légitimes : elles avaient fait des hommes…
Onze années s’étaient écoulées depuis la sanglante catastrophe de l’Élysée. On était à la fin de 1863.
Raymond Delorge et Léon Cornevin, admis à l’École polytechnique ensemble, venaient d’en sortir.
Et leur situation, ils ne la devaient bien qu’à eux-mêmes. Jamais les démarches d’un protecteur ne leur avaient aplani un obstacle.
Il y a plus : à deux ou trois reprises ils avaient trouvé des difficultés là où leurs camarades n’en trouvaient pas.
Mais aussi, ils s’étaient tenus parole ;ils avaient travaillé avec cette persévérance obstinée qu’on neconnaît guère à seize ans, et leurs études n’avaient été qu’unelongue suite de succès.
C’est qu’aussi ces deux noms de Delorge et deCornevin, qu’on retrouvait chaque année associés aux triomphes dugrand concours, avaient fini par frapper les rares Parisiens quiconnaissent leur histoire contemporaine et qui ont de lamémoire.
Si le nom de Cornevin leur était inconnu,celui de Delorge faisait tressaillir en eux de sinistressouvenirs.
– Delorge !… disaient-ils, nousavons certainement entendu prononcer ce nom… Attendez donc…N’est-ce pas ainsi que s’appelait le général dont la mortmystérieuse passa inaperçue au milieu des terribles émotions ducoup d’État, et qui avait été tué en duel, à ce qu’on prétendit,par M. de Combelaine ?
Ni Léon, ni Raymond d’ailleurs, en dépit desprudentes recommandations de Mme Delorge, n’avaientété parfaitement discrets.
Ils avaient eu de ces amitiés comme on n’en aqu’au collège, amitiés sincères et confiantes, qu’on croiraittrahir si on gardait un secret.
Ils n’avaient pu s’empêcher de dire leurpassé, d’affirmer leur haine présente, de parler de leur soif devengeance, de laisser entrevoir leurs espérances pour l’avenir.
Et les amis à qui ils s’étaient confiésavaient rapporté à leurs parents la dramatique histoire de leurscamarades…
Si bien qu’en 1859, à la distribution des prixdu grand concours, le prix d’honneur, remporté par Raymond, avaitété le prétexte d’une manifestation bruyante qui avait faillitourner à l’émeute.
Les élèves s’étaient levés en tumulte, battantdes mains, agitant leurs képis et criant à pleine gorge :
Vive Delorge !… Vive le fils du généralDelorge !…
Et cela avec une telle insistance, queS. E. M. le ministre de l’instruction publique quiprésidait la solennité, était devenu aussi blanc que sacravate.
« Cette manifestation est à la foisaffligeante et grotesque, écrivait le lendemain un des auguresofficieux du Constitutionnel, et si nous avions l’honneurde gouverner le lycée auquel appartient le jeune Delorge, nousprierions ce précoce perturbateur et ses amis d’aller continuerleurs études ailleurs. »
Mais le lendemain aussi, le rédacteur en chefd’un journal de l’opposition se présenta chezMme Delorge, la priant de vouloir bien lui diretout ce qu’elle savait des circonstances de la mort de sonmari.
Il se proposait de faire de la mort du généralle prétexte d’une agitation qui serait, disait-il, très utile à lacause de la liberté, et dont le résultat serait, en tout cas, deprovoquer une enquête…
M. Ducoudray, qui assistait à cetteentrevue, avait toutes les peines du monde à dissimuler sasatisfaction.
– Fameuse affaire !… souffla-t-il àl’oreille de Mme Delorge.
Tel ne fut pas l’avis de la noble etcourageuse femme.
Il lui parut que ce serait une profanation quede livrer la pure mémoire de son mari à des discussions enragées età des polémiques sans fin. Elle frémit à cette idée de voir latombe de l’homme qu’elle avait tant aimé devenir la tribune detoutes les ambitions, le théâtre de scènes scandaleuses, le champde bataille des partis.
Elle conjura donc le journaliste de renoncer àson idée.
– Laissons, monsieur, lui dit-elle,laissons les morts dormir en paix leur éternel sommeil.
Raymond n’avait point goûté cette façon devoir. À un âge où on est si facile aux illusions, exalté parl’éducation qu’il avait reçue, peut-être n’était-il pas loin de secroire un personnage…
Ce fut Léon, son ami, le confident de ses plussecrètes pensées, qui le ramena à la raison, qui lui fit comprendrequ’ils n’étaient que deux enfants encore.
Ils reprirent donc leurs études, et avec tantd’assiduité et de bonheur, qu’ils sortirent de l’Écolepolytechnique, Léon avec le numéro 3, Raymond avec le numéro 9.
Ils avaient alors vingt ans, mais le malheurles avait vieillis avant l’âge, et ils avaient déjà le caractèrequ’ils devaient garder.
Grand, large d’épaules, d’une forceherculéenne comme son père, très blond avec des yeux d’un bleupâle, Léon Cornevin avait la raideur et le flegme d’un Anglais.
Très capable d’une folie, il était de ceux quirèglent jusqu’à leurs actes de démence et qui les accomplissentjusqu’au bout avec un calme imperturbable, froidement etméthodiquement.
Tout autre était Raymond.
Remarquablement bien de sa personne, grand,élancé, très brun avec un teint d’une pâleur mate, il avait toutesles séductions de l’homme du Midi, des flammes plein ses grandsyeux noirs, et cette parole vibrante qui remue les foules.
Il était l’enthousiasme même, capable deprodigieux élans, mais prompt à se décourager. Son intelligencevive et nette concevait les plus audacieux projets, les réglaitsagement, les lançait bien… Seulement, au premier échec, il perdaitla tête. Devant un obstacle que l’obstiné Léon eût usé avec sesongles, il s’asseyait désespéré.
Jean Cornevin l’avait bien défini.
– Raymond, disait-il, a le courage d’unhéros, les nerfs d’une femme, et la sensibilité d’un enfant.
Il avait autre chose encore, une timiditéincroyable, ridicule, absurde, qui souvent, lorsqu’il prenait surlui de la surmonter, le poussait aux actes les plus contraires àson caractère et à sa volonté.
Près de ces deux jeunes hommes, remarquables àtitre divers, Jean, le second fils de Mme Cornevin,faisait contraste.
Il n’avait pas fait de brillantes études, lui…À dix-sept ans, fatigué du joug du lycée, il avait déclaré qu’il enavait assez, et depuis, en effet, il peignait et il dessinait…
Petit, fluet, très brun, assez laid, maisl’œil pétillant d’esprit, Jean Cornevin dissimulait sous uneinsouciance affectée et sous le débraillé de ses façons uneintelligence très vive, des aptitudes remarquables, une finesseextrême et une grande ambition.
Prompt à saisir les ridicules, et ayant le motimpitoyable, il avait coutume de dire qu’il arriverait par sesennemis…
Mais cette diversité si grande d’humeur, detempérament et d’idées n’empêchait pas ces jeunes hommes de s’aimercomme rarement s’aiment des frères.
Un lien les unissait, plus puissant et plusindissoluble que ceux de la famille et du sang : la communautédu malheur et de la haine.
Ils pouvaient se trouver en désaccord, quandils discutaient les moyens d’atteindre leur but, mais leur butétait le même, et immuable : obtenir justice des misérablesqui avaient frappé leurs pères, le général Delorge et le pauvrepalefrenier Cornevin.
Seulement, que tenter ?
Tandis que le chevaleresque Raymond Delorges’écriait : – C’est au grand jour, et en plein soleil que jecombats mes ennemis !…
Pendant que le froid et méthodique Léonrépétait : – Sachons attendre, sachons guetter cette occasionpropice qui ne fait jamais défaut aux hommes patients !…
Jean, incapable de modération et tout brûlantde colère, disait :
– Que me parles-tu de lutter au grandsoleil, Raymond ! N’est-ce pas dans l’ombre, lâchement, quenos pères ont été frappés ?… Avec de tels ennemis, il n’estpas de nuit trop obscure ni d’armes déloyales. Je m’associerais àdes forçats, s’il le fallait, pour les atteindre sûrement. Et toi,Léon, que me parles-tu de patienter ? Attendre, c’est laisserces misérables jouir en paix de leur crime !…
C’était si bien son opinion que dès l’âge dedix-huit ans il s’était trouvé compromis dans ce fameux complot dubois de Boulogne, dont la découverte envoya trente-sept accusés surles bancs de la Cour d’assises et une douzaine de condamnés àLambessa.
Ce qui rendait la situation de Jean Cornevintrès mauvaise, c’est qu’une perquisition, opérée à son domicile,avait livré à la police toute une série de chargesintitulées : le Panthéon du second Empire,« dont la méchanceté, disait le commissaire de police dans sonrapport, m’a fait frémir d’indignation ».
Cependant, d’actives démarches deMe Roberjot tirèrent de ce guêpier le précoceconspirateur.
– Vois-tu où mène la précipitation ?lui disait son frère, lorsqu’il sortit un peu penaud de laConciergerie, où il avait été détenu trois semaines. Te voilàsignalé et nous aussi, par la même occasion, au zèle investigateurde la police ; toutes nos démarches vont être épiées…
Puis avec quels gens conspirais-tu !insistait Raymond. Avec des mouchards et avec des drôles ou desimbéciles, dont la politique est à coup sûr la moindrepréoccupation.
– Ce qui est d’autant plus niais,continuait Léon, que l’Empire, ayant atteint son apogée, ne peutplus que descendre.
Dire cela était hardi, sinon prématuré à cetteépoque.
Ils étaient encore bien rares, les espritsperspicaces qui, sous l’apparence des prospérités inouïes du règnede Napoléon III, discernaient des symptômes dedissolution.
L’excès même de la prospérité matérielledevait être une cause de ruine.
Car ce n’est pas en vain qu’on surexcitetoutes les passions grossières, les convoitises brutales, lesappétits sensuels et la soif de l’or.
Léon, observateur attentif, avait pu voir legouvernement trahir l’embarras que lui causait la cupidité decertains zélés de Décembre, dont il ne savait comment sedébarrasser.
Il avait vu le ministre de l’intérieur,M. Billaud, écrire au préfet de police cette lettre fameuse oùil lui signalait « certains individus qui, en se vantant d’uneinfluence qu’ils n’ont pas, ont réussi à en faire un véritablecommerce et prélèvent une dîme sur tous les soumissionnaires desgrandes entreprises ».
Dame ! elle avait fait causer, cettelettre.
– Connaissez-vous ces « certainsindividus » ? se demandait-on en ricanant.
N’avait-on pas vu aussi le ministre de laguerre lancer une circulaire « à la seule fin d’empêcher lesofficiers de l’armée de s’adresser trop souvent à l’empereur pourlui demander de l’argent ?… »
– Est-ce possible !… s’était-on ditdans le public. Où trouver le désintéressement, s’il désertel’armée !…
L’empereur n’était pas sans apercevoir ledanger.
Ponsard ayant fait représenter sacomédie : la Bourse, au Théâtre-Français,l’empereur lui écrivit pour le féliciter de réagir de toute laforce de son talent contre la funeste passion du jeu.
M. Oscar de Vallée, au lendemain de lapublication de son livre : les Manieurs d’argent,reçut les mêmes félicitations.
Mais que pouvaient une comédie, un livre etdeux lettres impériales, contre la fureur, contre le besoin presquede spéculation ?
Beaucoup spéculaient, qui n’avaient que cemoyen de soutenir le train de leur maison.
Le prix de tout allait croissant.
Les immenses abatis de maisons, oùM. Verdale et ses amis gagnaient des sommes énormes,occasionnaient sur les loyers une hausse prodigieuse.
Le Moniteur ne cessait de répéter quele nombre des maisons construites dépassait de beaucoup le nombredes maisons démolies…
Et c’était fort possible.
Seulement, comme les propriétaires nebâtissaient plus que des palais, divisés en appartements immenses,les gens à petite fortune ne savaient plus où se caser, et sevoyaient réduits à dépenser à leur loyer non plus le dixième, maisle sixième et même le quart de leur revenu.
Il est vrai que Paris devenait une sorte decaravansérail où accouraient de tous les points du globe lesaltérés de jouissances grossières, ceux qui avaient beaucoupd’argent à dépenser, ceux qui voulaient en gagner par n’importequels moyens.
Il est positif que les théâtres, les bals, lesrestaurants où l’on soupe la nuit et les cafés ne désemplissaientpas.
Il est sûr que des légions de demoiselles àchignons jaunes et à toilettes impudentes envahissaient lesboulevards et les rendaient impraticables aux honnêtes femmes.
Il est certain que le retour de certainescourses, de celles de Vincennes, par exemple, où se suivaient autriple galop des voitures pleines de jeunes gens et de femmesexaltées par le champagne, était un superbe défi à la populationdes faubourgs.
Tout le monde sait que le lord Hollandécrivait dans le Times :
– Paris est la ville de l’univers où ons’amuse le mieux.
Les clairvoyants disaient :
– C’est très beau, c’est assurément trèshonorable pour nous, mais c’est par là que nous périrons.
D’un autre côté, parMe Roberjot qui s’exprimait librement devant eux,Raymond Delorge et Léon Cornevin savaient bien que les vaincus ducoup d’État s’étaient remis depuis longtemps de leur premièrestupeur et guettaient avidement l’occasion d’une revanche.
Et cette revanche eût été proche, peut-être,sans les instincts pervers, les malsaines ambitions et les théoriesabsurdes que révélaient certains procès, celui de laMarianne, par exemple, ou celui de laCommune révolutionnaire.
Par la peur, l’Empire tenait encore quantitéde gens, qui tout en l’exécrant ne pouvaient s’empêcher dedire :
– Mieux vaut encore le grand sabre deNapoléon III que le poignard de ces ennemis de la propriété etde la famille.
Il est vrai que la jeune génération, celle deRaymond et des fils Cornevin, s’irritait de cette prudence.
La jeunesse sifflait les cours de Sainte-Beuveau retour de l’enterrement de Lamennais.
Cent mille personnes suivaient le convoi deBéranger, tout en sachant bien qu’il avait été le barde du premierEmpire au temps où libéralisme et bonapartisme rimaient, tout ensachant bien qu’il avait plus fait pour la popularité deNapoléon Ier que tous les panégyristes ensemble,avec un seul refrain : « Parlez-nous de lui, grand’mère…Grand’mère, parlez-nous de lui !… »
Pas un cri, cependant, ne troubla la funèbrecérémonie…
Dix ou douze écervelés essayèrent bien deforcer les portes du cimetière que la police avait cru devoir tenirfermées, ils furent aussitôt arrêtés…
Jean Cornevin, que le tumulte attirait commela lumière les papillons, en était, et son frère et Raymond durentaller, le soir, le réclamer au poste, où il avait été consigné.
Mais on ne leur rendit pas le prisonnier. Etcette fois toutes les démarches de Me Roberjot nel’empêchèrent pas de passer en police correctionnelle, et d’yattraper un mois de prison…
La mort de Cavaignac, arrivée peut de tempsaprès, passa presque inaperçue.
C’est dans sa propriété d’Ourne, au fond de laSarthe, que s’éteignit ce grand citoyen qui avait poussé aussi loinque pas un la fierté et le désintéressement…
Il fut enterré au cimetière Montmartre, dansle même caveau que son frère Godefroi. Il n’y eut pas de discoursprononcé. Le gouvernement confisqua son oraison funèbre, comme ilavait confisqué celle de Lamennais, de Marrast et de Béranger.
Bien avant cette époque, cependant, RaymondDelorge avait mis à exécution un projet longtemps caressé dans lesecret de ses pensées.
Le lendemain du jour où il avait eu vingt etun ans, il était allé trouver ses amis, Léon et Jean Cornevin, et,d’un ton solennel qui ne lui était pas habituel :
– Je viens, leur avait-il dit, réclamerde votre amitié un grand service, et, quoi qu’il advienne, je vousdemande le secret. J’ai résolu de me battre en duel avecM. de Combelaine, et je vous prie d’être mes témoins…
Léon Cornevin avait bondi à cettedéclaration.
Raymond s’attendait à quelque réponse de cegenre.
– Raisonnable ou insensé, mon parti estpris.
– Et si nous refusions ?…
Tristement, Raymond hocha la tête, et d’unaccent d’inébranlable détermination :
– Je le regretterais, mais je chercheraiset je trouverais des amis moins dévoués, mais aussi moins…raisonnables que vous.
Étant donné le caractère de Raymond Delorge,il était manifeste que rien ne le ferait renoncer à sondessein.
Si quelque chose eût pu l’ébranler, c’eût été,bien plus que les objections du froid et méthodique Léon, lesilence significatif de Jean, l’esprit aventureux par excellence,et l’homme des résolutions extrêmes.
Tout en comprenant fort bien cela, Léon ne setenait pas pour battu.
– Admettons, reprit-il, que nous nouschargions de la mission que tu veux nous confier, mon cher Raymond,que dirons-nous à M. de Combelaine ?
– Qu’il faut que nous nous battions…
Jean lui-même haussa les épaules.
– À quel propos ? demanda-t-il.Pourquoi ? Sous quel prétexte ?…
Un flot de sang monta aux joues de Raymond, etles poings crispés par la colère :
– Quoi !… s’écria-t-il, ce misérablen’a-t-il plus assassiné mon père ?…
Léon l’interrompit.
– C’est très vrai, prononça-t-ilfroidement. Seulement ce misérable nie. N’existe-t-il pas uneordonnance de non-lieu, qui déclare que M. de Combelaineest innocent et que le général Delorge a succombé dans un combatloyal ?…
– Qu’est-ce que cela prouve ?
– Que M. de Combelaine refuseraton cartel.
– Non, parce qu’il est brave ou plutôtparce qu’il se fie à son adresse et à son sang-froid de spadassin…Non, parce que, si je le hais, il doit être las de me craindre, etqu’il ne sera pas fâché, ayant tué le père, de trouver une occasionde se débarrasser honnêtement du fils…
– Et s’il refuse, cependant ?
– Vous lui direz qu’il est des moyensd’obliger les lâches à se battre…
– Et s’il s’obstine à refuser ?
– Alors, soyez tranquilles, j’aurairecours à ces moyens.
Léon Cornevin allait sans doute répliquer.Jean lui coupa la parole.
L’entêtement de Raymond l’impatientait.
– Et tu prétends que je suis un écervelécompromettant, s’écria-t-il ; qu’es-tu donc, toi ?… Pourt’imaginer que M. de Combelaine te suivra sur le terrain,il faut que tu aies perdu la tête. Autrefois, c’est vrai, quand iln’avait ni sou ni maille, pour un oui ou pour un non, il vousmettait l’épée à la main. Maintenant qu’il a de l’argent, beaucoup,tant qu’il en veut, ce doit être une autre paire de manches.Comment ! voilà un gredin qui mène la plus heureuse existencedu monde, et tu te figures qu’il va risquer, comme cela, de fairetrouer sa précieuse peau par le premier venu ?… Pas sibête !…
C’est de l’air résigné d’un homme qui subitune averse que Raymond écoutait les remontrances de Jean.
Et lorsqu’il eut achevé :
– Je suis venu, prononça-t-il, vousdemander un service et non des conseils. Voulez-vous être mestémoins ? Si oui, convenons de nos faits. Si non, adieu. Dansune heure, j’en aurai trouvé d’autres…
À la dérobée, les deux frères se consultaientdu regard.
Eux refusant, Raymond, ainsi qu’il les enmenaçait, ne s’adresserait-il pas à des étrangers, et ne valait-ilpas mieux qu’il les eût pour seconds que des inconnus, qui parindifférence, par sottise ou par méchanceté se prêteraient auxpires extravagances !…
– C’est convenu, dit Jean Cornevin, nousserons tes témoins.
Les traits contractés de Raymond sedétendirent.
– Ah ! merci !… s’écria-t-il,merci ! Je savais bien que je pouvais compter sur vous.
Mais la chaleur des protestations ne fonditpas la réserve glacée de ses amis.
– Oh ! ne nous remercie pas,interrompit brusquement Léon, car c’est bien à contre cœur que nousnous embarquons dans cette affaire. Donne-nous tes instructions,nous nous y conformerons.
Raymond en était arrivé à ses fins, ilsouriait.
– Mes instructions sont bien simples,dit-il. Je veux me battre avec M. de Combelaine. Qu’ilchoisisse les armes, le mode de combat, le lieu et l’heure, peum’importe. Que je l’aie en face de moi, voilà tout ce que jedemande. Du reste, rassurez-vous. S’il est de première force àtoutes les armes, je ne suis pas manchot, vous le savez, et je luiréserve une désagréable surprise…
Les deux frères ne firent aucune objection.N’ayant pu éviter l’affaire, les détails leur importaient peu.
– C’est bien, répondirent-ils, demainmatin nous irons chez ton homme. Viens nous attendre ici…
Et le lendemain, en effet, sur les neufheures, ils se mettaient en route.
C’est rue du Cirque que demeuraitM. de Combelaine, dans un petit hôtel tout neuf, qu’ildevait à la munificence impériale, en échange, disait la chroniquescandaleuse, de quelques-uns de ces services dont on ne se vantepas.
Rien de vulgaire dans cette habitation,chef-d’œuvre de M. Verdale.
L’hôtel s’élevait au milieu d’une cour sablée,et on y arrivait par un large perron protégé par une marquise etorné de chaque côté de grands vases de faïence remplis de plantesexotiques.
À droite et à gauche, étaient lescommuns ; les écuries, où huit chevaux de prix mangeaient leuravoine dans des mangeoires de marbre, et les remises, où onapercevait par la porte entrouverte plusieurs voitures de formesdifférentes, sous leurs housses de toile verte.
– Peste !… grommela Jean Cornevin,l’empereur loge bien ses amis !
Devant la grille, un gros homme à figurejoviale, le concierge, fumait son cigare… un pur londrès.
– M. le comte reçoit, dit-il auxdeux jeunes gens, vous pouvez entrer…
Dans le vestibule, pavé de marbre et toutdoré, un valet de pied en livrée éclatante reçut Jean et Léon, pritleur carte en disant qu’il allait la remettre à M. le comte,et les fit entrer dans une antichambre en les priantd’attendre.
Trois messieurs s’y trouvaient déjà lorsqueJean et Léon entrèrent.
Debout dans l’embrasure de la fenêtre, ilscausaient, et leur conversation les absorbait si fort qu’ils neparurent pas remarquer qu’ils n’étaient plus seuls.
– Ainsi, continuait l’un, vous lui livrezencore cette voiture…
Puis-je faire autrement ? soupiraitl’autre. Ne suis-je pas trop engagé pour reculer ? Savez-vousqu’il me doit plus de cinquante mille francs ?…
– Comment, diable ! aussi,interrompit le troisième, êtes-vous assez fou pour faire un pareilcrédit !…
– Pardon !… il vous doit bien vingtmille francs, à vous.
– C’est vrai, mais je viens lui signifierqu’il me faut un fort acompte…
– Et s’il ne vous le donnepas ?…
– Je suspends les fournitures, et… enavant le papier timbré !…
– Et après ?…
– Après !… j’obtiens un jugement, etje fais saisir.
– Quoi ?
– Tout, parbleu !… l’hôtel, lemobilier, les chevaux, vos voitures, mon cher, et tous lestraitements…
Les deux autres éclatèrent de rire, mais d’unrire si franc que l’homme au papier timbré en demeura toutdéconfit.
– C’est donc bien drôle, ce que jedis ! fit-il d’un ton vexé.
– Ma foi, oui, répondit lecarrossier.
– Et pourquoi, s’il vous plaît ?
– Parce que, mon cher, vous ne vous êtespas levé assez matin pour M. de Combelaine et que, sivous lui envoyez du papier timbré, vous en serez pour vos frais. Nevous dérangez pas. Ses traitements sont à l’abri de vos huissiers,son mobilier est au tapissier, et ses chevaux sont au nom de sonvalet de chambre…
– Reste l’hôtel…
– Oui, mais vermoulu d’hypothèques…L’empereur ne le lui avait pas encore donné queM. de Combelaine avait déjà emprunté dessus…
Immobiles sur leurs banquettes, Jean et Léonretenaient leur souffle, tant ils craignaient de trahir leurprésence et d’interrompre cette instructive conversation.
L’homme au papier timbré semblaitconsterné.
– Ah çà, fit-il,M. de Combelaine est donc très gêné ?
– Ruiné ! mon bon, à plat, commetoujours.
– Cependant il se fait une centaine demille francs par an, avec ses traitements.
– Dites cent cinquante mille.
– Il est de deux ou troisentreprises…
– Pardon, de sept ou huit.
– Qui lui rapportent au moins autant.
– Mettons le double, et n’en parlonsplus…
– Et il est ruiné !…
– À ce point que ses domestiques n’ontpas d’autres gages que l’argent qu’ils lui volent. Il est vraiqu’ils n’y vont pas de main morte. Vous, qui êtes bijoutier, faitescadeau d’une bague à M. Léonard, son valet de chambre, et ilvous en apprendra de belles !…
À tout autre moment, Jean et Léon n’eussent pus’empêcher de rire de l’ahurissement du bijoutier.
– Cet homme-là est donc ungouffre !… s’écria-t-il.
– Vous avez dit le mot.
– Que fait-il de son argent ?
– Il le dépense, parbleu !…
– À quoi !… puisqu’il ne payerien ?…
– Et le jeu, mon cher, et les femmes, etles soupers, et les paris aux courses, et les fêtes, et leschasses, et les voyages, croyez-vous que tout cela ne coûterien ?
Mais ils s’interrompirent brusquement. Unvalet de chambre, M. Léonard lui-même, venait d’apparaître àla porte qui conduisait à l’intérieur des appartements. Il s’avançajusqu’aux témoins de Raymond, et, s’inclinant :
– M. le comte de Combelaine, dit-il,attend ces messieurs dans son cabinet…
M. de Combelaine était peut-êtreaussi bas percé que le disaient ses fournisseurs ; en tout casil n’y paraissait guère à ses appartements, où éclatait le luxebrutal du second Empire, luxe de parvenu pressé de jouir etpréoccupé d’éblouir.
Voilà ce qu’auraient pu remarquer Jean et LéonCornevin en traversant, à la suite du valet de chambre, une salle àmanger ridiculement décorée et un vaste salon doré sur toutes lesmoulures.
Mais, pour ne rien voir, ils étaient trop émusde cette idée qu’ils allaient se trouver en face du meurtrier deleur père.
Et le cœur leur battit lorsque le domestique,ouvrant une porte, annonça :
– Messieurs Cornevin.
Ils étaient dans le cabinet de travail,c’est-à-dire dans le fumoir du comte, dans cette pièce intime dechaque maison où se trahissent les goûts et les habitudes dumaître.
On n’y voyait guère de livres ni de papiers,mais quantité d’armes de tous les temps et de tous les pays, desfusils et des sabres, des armures, des épées de combat et desfleurets mouchetés.
Sur la table qui servait de bureau se voyaientcinq ou six revolvers de différents systèmes, attendant que lemaître eût le temps de les essayer et se prononçât sur leur valeurrespective.
Près de cette table,M. de Combelaine, vêtu d’un élégant costume du matin,était assis ou plutôt couché dans un immense fauteuil.
Il s’était appliqué et avait réussi à se faireun masque nouveau, approprié aux circonstances et à sa nouvellesituation.
Et les spectateurs qui le sifflaient àBruxelles, lorsqu’il y jouait la comédie, ne l’eussent pas reconnu,avec ses cheveux ramenés aux tempes, ses moustaches outrageusementcirées, son œil morne et sa physionomie impassible.
C’était une fureur, alors. C’était à quicopierait le maître. C’était à qui éteindrait son regard,empèserait sa barbe, pétrifierait son visage et laisserait tomberde ses lèvres des paroles rares et sans expression.
Si bien que, dans les ministères et dans lessalons officiels, on ne rencontrait plus que des décalques plus oumoins réussis de celui que le plus rusé des Italiens avait surnomméTaciturne III…
À la vue des deux jeunes gens, cependant,M. de Combelaine s’était levé, et, leur montrant dessièges :
– Veuillez vous asseoir, messieurs,dit-il.
Mais ils ne bougèrent pas, et, presque en mêmetemps :
– Nous resterons debout, s’il vous plaît,monsieur, prononcèrent-ils…
Leur conviction était que le comte allaitfeindre de ne pas connaître leur nom, et que cela éviterait uneexplication difficile. Erreur !…
– Messieurs, reprit-il, lors desévénements de Décembre, un homme a disparu qui s’appelait LaurentCornevin ; seriez-vous ses parents ?…
– Nous sommes ses fils, réponditLéon.
– Excusez ma question, messieurs. LaurentCornevin remplissait à l’Élysée un emploi assez humble.
– Il était palefrenier…
– Tandis que vous, messieurs…
– Nous, interrompit Jean d’une voixrauque, nous devions crever de misère, et ceux qui avaient…supprimé le père devaient croire que la faim les débarrasserait desfils. Dieu en a décidé autrement. Nous avons trouvé des amis quinous ont fait ce que nous sommes…
C’est sans la plus légère apparence d’émotionque M. de Combelaine s’inclina.
– Je conçois votre irritation, monsieur,dit-il, lorsque vous parlez de votre père. Sa disparition a été unde ces accidents affreux comme il ne s’en voit que trop dans lestemps de discordes civiles…
– Oh ! un accident !… fitJean.
Le comte ne sembla pas l’entendre.
– Certes, poursuivit-il, la famille decet infortuné a été cruellement frappée… Mais moi, j’ai été atteintdu même coup. Cette mystérieuse disparition a permis de faireplaner sur moi des soupçons odieux que n’a pas dissipéscomplètement un arrêt solennel de la justice… Mes ennemis ont oséinsinuer que Laurent Cornevin avait été témoin d’un crime…
Le sang commençait à affluer au cerveau deJean.
– Nous ne venons pas vous demander comptede la mort de notre père ! interrompit-il brutalement.
M. de Combelaine ne sourcillapas.
– C’est que ce serait fort naturel,prononça-t-il, après les propos détestables qui ont circulé. Maisalors je vous répondrais que tout ce que j’ai d’influence et decrédit, je l’ai mis en branle pour retrouver votre père. Oui, toutce qu’il est humainement possible de faire, je l’ai fait…inutilement, hélas ! et il me serait aisé d’en administrer lapreuve…
Léon essayait de répliquer ; il l’arrêtad’un geste, et, plus vivement :
– Permettez : on m’attaque, je medéfends… Combien était désastreuse la situation de la femmeCornevin, je le savais. J’étais exactement renseigné par unepersonne qui est la sœur de votre mère, votre tante, parconséquent, et à qui j’ai voué une amitié toute particulière,Mme Flora Misri. Mais pouvais-je venir en aideouvertement à une infortune si digne d’intérêt ? Non. C’eûtété faire la part trop belle à mes ennemis. Je chargeai donc Florade secourir sa sœur. Mme Cornevin repoussafièrement toutes les avances. Est-ce ma faute ? Et si vousdoutiez de mon bon vouloir à l’égard de votre famille, je vousrappellerais que c’est grâce à mon influence que M. etMme Cochard, votre grand-père et votre grand’mère,ont obtenu l’un une place, l’autre un bureau de tabac, qui les metà l’abri du besoin… Je vous rappellerais que j’ai fait obtenir à undes frères de votre mère une sinécure fort lucrative…
Mais Jean Cornevin n’en put supporterdavantage.
Des soufflets l’eussent moins transporté defureur que cette énumération d’une parenté dont il avaithorreur.
– Oh ! assez, interrompit-il d’unton menaçant. Je vous l’ai dit, ce n’est pas pour nous que noussommes ici… Nous vous sommes envoyés par notre meilleur ami, parnotre frère, Raymond, le fils du général Delorge.
Si cuirassé d’impudence que fûtM. de Combelaine, il tressaillit visiblement.
– Et… que veut-il de moi ?interrogea-t-il.
– Raymond Delorge veut venger son père,monsieur, s’écria Jean. Il veut se battre avec vous !…
M. de Combelaine était beaucoup tropintelligent pour ne pas s’être attendu et préparé à quelque chosede pareil.
Cependant, si son visage demeuraitimpénétrable, il était fort pâle et ses lèvres tremblaient. Ils’était imposé un rôle, et, comme tous les hommes très violents, ilse défiait de lui.
Après un moment de silence :
– Je ne saurais, dit-il, blâmer ladémarche de M. Raymond Delorge ; à sa place j’agiraiscomme lui. Mais moi, je ne puis accepter la rencontre qu’il mepropose…
– Cependant, monsieur…
– Je déclare qu’un duel entre nous estimpossible, interrompit impérieusement le comte. Oui, c’est vrai,j’ai tué le général Delorge, mais à mon corps défendant, car jel’aimais, et seulement après avoir été, à plusieurs reprises,provoqué, menacé, outragé par lui… Et vous voudriez qu’après avoireu cet immense malheur de tuer le père, je m’expose à tuer lefils !… Non ! à aucun prix. Au lendemain du dueldéplorable du jardin de l’Élysée, j’ai fait le serment de ne plusme battre jamais… Je le tiendrai, quoi qu’il arrive.
– C’est prudent, quand on a beaucoup àperdre, gronda Jean Cornevin.
Ah ! il fallait queM. de Combelaine se fût fait aussi le serment de restercalme, car il ne broncha pas.
– Je vous ai dit mon dernier mot,messieurs, fit-il.
Mais Léon n’était pas intervenuencore :
– Je n’insisterai pas davantage,monsieur, prononça-t-il d’un ton glacé ; seulement, il est demon devoir de vous avertir des suites de votre refus…
– Ah !…
– Raymond est décidé à tout pour obtenirune satisfaction à laquelle il croit avoir droit…
– Monsieur…
– Il ne reculera devant aucune extrémitépour vous contraindre à la lui accorder, et, s’il faut recourir àla violence…
– Ah !… pas un mot de plus,monsieur, s’écria M. de Combelaine d’une voix étranglée,pas un mot de plus !…
Il s’était dressé d’un bond, frémissant decolère, la face empourprée, l’œil flamboyant, et sa main serraitd’une étreinte convulsive un des revolvers placés sur la table…
L’ancien Combelaine, celui des tripots deLondres, celui qui, jadis, moyennant finance, prenait les duels àson compte, reparaissait.
– Vous ne savez donc pas quel homme jesuis ? continua-t-il. Vous ne savez donc pas qu’un homme qui,jadis, m’eût parlé comme vous venez de le faire, ne serait passorti vivant de chez moi !…
– Devions-nous donc vous laisser ignorerles intentions de notre client ? demanda tranquillement LéonCornevin.
M. de Combelaine eut un gesteterrible.
– Eh bien ! moi, s’écria-t-il, aupremier soupçon de violence de Raymond Delorge, je vousdéclare…
Il s’arrêta court.
– Quoi ?… insista Léon.
Mais une réflexion, plus rapide que l’éclair,venait de traverser l’esprit du comte.
– Rien ! répondit-il,rien !
Grâce à un effort véritablement surhumain, ilparvenait à se maîtriser.
Il lâcha le revolver qu’il tenait, il serassit, et, d’un ton presque calme, bien que sa voix tremblâtencore :
– Cette affaire est trop grave,prononça-t-il, pour que je prenne une résolution définitive sansconsulter… M. Delorge m’accordera bien vingt-quatreheures.
– Assurément.
– Alors, messieurs, veuillez me laisservotre adresse… Après-demain, avant midi, un de mes amis seprésentera chez vous pour vous apprendre ce que nous auronsdécidé…
C’est mécontents d’eux-mêmes, le cœur serré etl’esprit tourmenté de vagues appréhensions, que les deux frèresquittèrent cet hôtel de la rue du Cirque, dont les splendeurscachaient tant de misères honteuses.
Combien ils avaient eu tort d’accepter lamission dont les chargeait Raymond, ils ne l’avaient que tropcompris aux premiers mots prononcés par M. de Combelaine.Cet homme, qui avait assassiné le père de leur ami, n’avait-il pasassassiné également leur père à eux ?
Aussi qu’était-il arrivé ?
Que M. de Combelaine, prompt àreconnaître la fausseté de leur situation, en avait usé avec laplus habile perfidie.
N’avait-il pas affecté de les confondre avecla famille de leur mère, avec cette famille si odieuse,hélas ! dont les fils grandissaient pour Mazas et les fillespour Saint-Lazare !…
Ne leur avait-il pas reproché ce qu’il avaitfait pour les vieux Cochard ?…
Ne s’était-il pas en quelque sorte vantéd’avoir pour maîtresse la sœur de leur mère, leur tante, FloraMisri ! Quelle honte !
Et cependant, ils avaient été forcés d’endurertoutes ces révoltantes ironies, débitées d’un ton de tranquilleimpudence.
– Ah ! le misérable !… s’écriaJean, lorsqu’ils eurent dépassé la grille, je lui en voudrais moinss’il eût fait feu sur nous tandis qu’il tenait sonrevolver !…
Léon Cornevin hochait tristement la tête.
– Nous sommes des enfants, dit-il, etnous venons de faire une folie insigne. Quand on attaque une bêtefauve, on doit être assez bien armé pour la tuer. Nous avonsattaqué Combelaine et nous sommes sans armes. Cet homme nous avaitoubliés, peut-être, nous venons de lui rappeler que nous existonset que nous pouvons devenir redoutables. Il ne se battra pas… maisnotre imprudence nous coûtera plus cher qu’un coup d’épée.
Les deux jeunes gens savaient bien que Raymonddevait être chez eux à cette heure, et que sans nul doute ilattendait avec une anxiété poignante le résultat de leurdémarche.
Mais les circonstances devenaient tropcritiques, et ils se voyaient chargés d’une responsabilité troplourde pour s’en remettre à leurs seules lumières.
Et après une courte délibération, et malgré lesecret promis à Raymond, ils résolurent de prendre conseil deMe Roberjot.
L’avocat venait de se mettre à table quand onlui annonça les deux frères.
– Venez-vous me demander à déjeuner, leurcria-t-il gaiement, ou maître Jean s’est-il encore fourré dansquelque guêpier ?…
Léon était trop embarrassé pour ne pasraconter fort exactement toute l’affaire, les instances de Raymond,sa station avec Jean dans le salon d’attente, la conversation desfournisseurs, la réception de M. de Combelaine, sonrefus, sa colère et enfin sa demande d’un délai de quarante-huitheures.
Et lorsqu’il eut terminé :
– Que le diable vous emporte !s’écria Me Roberjot, si violemment que LéonCornevin en demeura tout interloqué.
– Cependant, commença-t-il…
Mais l’avocat ne voulut pas l’écouter, et trèsvivement :
– Que votre frère, poursuivit-il, queJean, qui est un écervelé, c’est convenu, se fût laissé pousser àcette escapade, je le comprendrais ; mais vous, Léon, ungarçon sensé, un méthodiste, un philosophe, un sage…
– Eh ! monsieur, interrompit Jean,Raymond, à notre défaut, se serait adressé au premier venu…
– Il fallait me faire prévenir,messieurs, je serais accouru… Et moi qui comprends l’amitiéautrement que vous, j’aurais essayé de raisonner Raymond, et s’iln’avait pas voulu m’écouter, je l’aurais empoigné au collet, et jelui aurais dit : « Avant de te battre avec cet autre, ilfaudra d’abord te battre avec moi !… »
Il se montait tellement qu’il en oubliait demanger, et que, sa fourchette d’une main et son couteau de l’autre,il gesticulait comme s’il eût été à la tribune…
– Quoi ! poursuivait-il, vous avezun ennemi mortel, vous le voyez au bord d’un abîme qui l’attire, oùil va couler fatalement, et vous lui criez :Casse-cou !…
Lorsque Jean Cornevin, qui était un étourdi,avait fait quelque sottise, il le reconnaissait volontiers, et dela meilleure grâce du monde se laissait laver la tête.
Léon, qui était un homme froid et grave,n’avait pas cette bonhomie.
Il n’aimait pas à avoir tort. Il suffisaitpresque qu’on lui démontrât qu’il faisait une folie pour qu’il s’yobstinât.
– Je ne vois pas, dit-il d’un ton un peupiqué, en quoi notre démarche a pu modifier la situation deM. de Combelaine.
Me Roberjot haussa lesépaules.
– Puisque vous ne savez pas voir, dit-il,écoutez. Voici dix ans, n’est-ce pas ? queM. de Combelaine exploite la situation inespérée que luia faite le coup d’État. Voici dix ans qu’il cumule des traitementsénormes, qu’il met à l’encan son influence et celle de ses amis,qu’il bat monnaie à la Bourse des secrets qu’on lui confie ou qu’ilsurprend, qu’il ne cesse de tirer à vue sur la cassette impériale…En est-il plus avancé ? Non. De tous les millions qui ontglissé entre ses mains, rien ne lui reste que le regret de ne lesavoir plus, le désir enragé d’en avoir d’autres. Sa situation estce qu’elle était la veille du 2 décembre. Je me trompe : elleest plus mauvaise, car il a dix années de plus, moins d’audace etdes habitudes de dépense et de bien-être qu’il n’avait pas. Sescréanciers le tracassaient jadis pour quelques centaines de francs,ils le harcèlent aujourd’hui pour un demi-million…
– Oh ! quand on a sesressources ! murmura Léon Cornevin…
– Mais il n’en a plus, répondit l’avocat,non, plus aucune. Tout s’épuise. Il ne trouverait plus aujourd’huimille écus de son influence qui jadis lui valait des pots-de-vin decent et de deux cent mille francs, tant il en a usé et abusé detoutes les façons, pour lui, pour ses maîtresses, pour le premierescroc venu qui avait la poche bien garnie. Pas un de ses amis nelui prêterait cent louis, et il ne trouverait pas cent sous sur sasignature. Vous savez comment l’empereur répond à ses cris dedétresse ? Par une aumône de dix mille francs tous les troismois. Comment vivra-t-il, avec ses seuls traitements, lui qui nepouvait pas joindre les deux bouts quand il avait lequintuple ! Il ne vivra pas, et il le sent si bien, qu’ilparle de se marier…
– Lui ?…
– Pourquoi non ?… Vous ne luidonneriez pas votre fille si vous en aviez une, ni moi non plus,mais tout le monde n’est pas si dégoûté que nous…
– Un tel homme !…
– Ce tel homme, mon cher, donnera à safemme le titre de comtesse, plus que contestable, c’est certain,mais pour le moment incontesté, et lui ouvrira les portes desTuileries. Ce tel homme, si son beau-père n’est pas absolumenttaré, le fera décorer ; le fera nommer député ou peut-êtresénateur, s’il n’est pas trop notoirement idiot.
Jean Cornevin ne pouvait s’empêcher desourire.
– Ce diable d’avocat se croit à latribune, pensait-il.
Mais Léon ne riait pas, lui.
– Cela étant, fit-il, commentM. de Combelaine, qu’une grosse dot remettrait à flot, nese marie-t-il pas ?
– Ah !… c’est ce que je me suisdemandé longtemps, répondit Me Roberjot, avant detrouver une réponse satisfaisante. Mais je l’ai trouvée : iln’ose pas…
– Oh !…
– Il n’ose pas parce qu’il est unepersonne qui a des vues sur lui, qui se le réserve… Or, cettepersonne a pénétré si avant dans son existence et connaît tant ettant de ses secrets, qu’il ne peut pas s’en faire une ennemie sansrisquer de se perdre… Il ne peut pas l’épouser, elle ; enépouser une autre, non…
– Et cette personne…
– Oh !… vous la connaissez, réponditl’avocat.
Et après une légère hésitation :
– C’est Mme Flora Misri,répondit-il, Mme Flora qui, pendant queM. de Combelaine jetait l’argent par les fenêtres, leramassait et thésaurisait. C’est une personne très prévoyante,malgré ses airs évaporés, et qui sait compter. De telle sorte que,si le comte est ruiné au point de ne savoir plus dans quelles eauxtroubles pêcher vingt-cinq louis, Mme Flora estriche et trouverait un million et demi chez son notaire.
C’est avec une impatience manifeste,l’impatience de l’homme qui ne veut pas reconnaître ses torts, queLéon écoutait.
– En tout ceci, fit-il, je ne vois pasquelle influence peut avoir notre démarche sur les déterminationsde M. de Combelaine.
L’avocat sourit.
– Oh ! l’entêté !…s’écria-t-il.
Puis très vite :
– Résumons-nous, poursuivit-il.M. de Combelaine est au bout de son rouleau ; unedot le sauverait, mais il ne faut pas se marier à son gré et il neveut pas épouser Mme Flora Misri. Que va-t-ilfaire ? À quel expédient va-t-il recourir ? Le tempspresse, il ne peut plus attendre, il va peut-être se lancer dansquelque aventure périlleuse… Et c’est alors que vous vous chargezde lui rappeler le danger. C’est alors que vous lui criez enquelque sorte : « Prends garde, tes ennemis veillent… Quela main qui t’a protégé contre leur juste colère se retire, et tues perdu ! »
Léon était obstiné, mais non cependant aupoint de nier l’évidence.
– Excusez-moi, monsieur, dit-il àMe Roberjot, je n’avais pas vu si loin… Nous avonsété plus fous encore que je ne le supposais… Mais maintenant, quefaire ? Car c’est là ce que nous venions vous demander…
Ayant fini de déjeuner,Me Roberjot se leva.
– Si j’étais libre, dit-il, je vousaccompagnerais, mais je suis attendu, je dois prendre la paroleaujourd’hui… Seulement, après-demain, j’irai chez vous pourrecevoir l’envoyé de M. de Combelaine. Tâchez, d’ici-là,de faire entendre raison à Raymond…
C’était plus aisé à conseiller qu’à exécuter.En apprenant les réponses de M. de Combelaine, enapprenant surtout que ses amis étaient allés consulterMe Roberjot, Raymond Delorge entra dans une colèrefurieuse, disant que c’était épouvantable, que c’était à n’oserplus se confier à personne, puisqu’on était trahi par ses meilleursamis.
Le surlendemain, cependant, lorsque l’avocatarriva, Raymond paraissait fort calme, soit qu’il eût réfléchi,pendant les quarante-huit heures qui venaient de s’écouler, soitque l’avocat lui imposât beaucoup plus qu’il ne voulaitl’avouer.
– Eh bien ! je suis exact,j’espère ! dit gaiement Me Roberjot. Est-onvenu ?…
– Pas encore, répondit Léon.
Et sans laisser à l’avocat le temps derépliquer, il l’entraîna jusqu’à une fenêtre ouverte, et bas etvivement :
– Raymond m’inquiète, lui dit-il. Je leconnais, s’il est si tranquille, c’est qu’il médite quelque folie,pour le cas où M. de Combelaine persisterait dans sonrefus…
– Il y persistera, réponditMe Roberjot, ce n’est pas douteux. Néanmoins,rassurez-vous, mes mesures sont prises… Mais voici, je crois, notreambassadeur.
Devant la maison, en effet, un coupé attelé dedeux magnifiques chevaux venait de s’arrêter. Un gros homme endescendit, qui traversa le trottoir et disparut sous la portecochère…
L’instant d’après, il entrait chezMM. Cornevin. C’était un homme d’environ quarante-cinq ans,portant de gros favoris noirs, trop bien mis et dont les mainsépaisses faisaient craquer les gants gris perle.
– Je suis l’ami de M. le comte deCombelaine, messieurs, dit-il dès le seuil, et je viens, jeviens…
Le reste de sa phrase expira dans son gosier,et une pâleur soudaine envahit son visage prospère…
Il venait d’apercevoirMe Roberjot debout, dans l’embrasure de lafenêtre.
– Toi ici, balbutia-t-il, toi !…
– Moi-même, cher monsieur Verdale,répondit l’avocat avec une ironique courtoisie… Je suis l’ami, –l’ami intime, vous m’entendez, – de M. Raymond Delorge, et jesuis venu savoir ce qu’ont décidé les conseillers deM. de Combelaine.
Raymond, Jean et Léon étaient confondus.
Quelles étaient les relations de ces deuxhommes ? Ils l’ignoraient. Mais ils ne pouvaient pas ne pasvoir qu’il y avait entre eux un secret, qui faisait de l’unl’esclave soumis et tremblant de l’autre…
À l’air suffisant de M. Verdale,succédait la plus humble attitude.
– Nous avons décidé, répondit-il, nonsans hésitation, que M. de Combelaine ne doit pasaccepter la rencontre qui lui a été proposée… Nous espérons queM. Raymond Delorge reconnaîtra, comme nous, que ce duel estimpossible. Si cependant il mettait à exécution certaines menaces,notre client, sur notre conseil, déposerait une plainte…
– C’est bien ! fit sèchementMe Roberjot… Nous aviserons…
Mais M. Verdale s’était à peine retiré,ou plutôt enfui, que la colère de Raymond éclata.
– Ah ! M. de Combelaineveut déposer une plainte ! s’écria-t-il. Eh bien ! cesoir même, à l’Opéra, je lui en fournirai l’occasion…
Jean et Léon croyaient queMe Roberjot allait répondre et vertement.Point.
Il alla tranquillement ouvrir une porte etMme Delorge parut.
– Ma mère !… balbutia Raymonddécontenancé.
Mme Delorge s’avança.
– Oui, votre mère, dit-elle, à qui un amiest venu apprendre votre folie. Malheureux !… Vous necomprenez donc pas que vous battre avec M. de Combelainece serait proclamer son innocence !… Se bat-on avec un lâcheassassin ?… Croiser le fer avec lui, c’eût été renoncer audroit d’en obtenir justice… Et il faut pourtant que justice noussoit rendue, Raymond, il faut que votre père soit vengé.
En se ménageant d’avance, et sans prévenirpersonne, l’intervention de Mme Delorge,Me Roberjot venait de prouver qu’il connaissaitbien le caractère de Raymond.
Seul, il n’en eût rien obtenu. La passion estaveugle et sourde.
Il eût perdu son temps, son éloquence et sespeines à essayer de détourner Raymond d’un dessein longuementmédité, qu’il ne jugeait peut-être pas excellent, mais qu’ilestimait le seul praticable.
Les prières de Mme Delorge luiarrachèrent le serment d’y renoncer.
– Seulement, vous m’avez rendu un tristeservice, disait-il quelques jours après àMe Roberjot. Avant d’intervenir, il fallait vousinformer de ce qu’est mon existence. Savez-vous que depuis la mortde mon père, jamais un jour ne s’est écoulé sans que ma mère nem’ait dit en me montrant son épée scellée au-dessus de sonportrait : « Souvenez-vous, mon fils, que vous avez votrepère à venger ! » Savez-vous que maintenant encore, aprèsdix ans passés, le couvert de mon père est toujours mis à notretable de famille, et que jamais une fois je ne me suis assis pourprendre mon repas, sans que l’œil de ma mère ne se soit arrêté surcette place vide, sans qu’elle m’ait répété de sa voixglacée : « Ce couvert restera mis tant que justice nenous aura pas été rendue !… » Savez-vous qu’il n’est pasjusqu’à ma sœur, Pauline, jusqu’à notre domestique, le vieuxKrauss, qui ne cessent de me dire que c’est à moi de punirl’assassin, et qu’il devrait déjà être puni.
Des larmes de colère brillaient dans les yeuxdu malheureux jeune homme, et c’est d’une voix étouffée qu’ilpoursuivait :
– Comment, avec de pareilles excitations,incessantes, obstinées, mon imagination ne s’exalterait-ellepas !… Est-ce vivre que d’être hanté sans relâche par lespectre de mon père assassiné !… J’avais trouvé ce moyen, unduel ; vous me l’enlevez, ma mère me l’enlève. Mais alors, aunom du ciel ! dites-moi ce qu’il faut que je fasse, car jedois faire quelque chose, je veux me venger, et il faut en finir…Voyons, parlez, donnez-moi un conseil… Ah ! je ne le vois quetrop, vous allez me dire comme ma mère :« Attendons ! » Quoi ?… Un miracle ?Eh ! je n’ai pas la foi, il ne se fait plus de miracles, etnous attendrons tant que M. de Combelaine mourra dans sonlit, de sa belle mort…
Ce qui ajoutait encore au désespoir deRaymond, c’était la pensée que M. de Combelaine et sesamis le tenaient peut-être pour un de ces fanfarons terribles enparoles, plus que modérés en actions.
– Comme ces gens-là doivent rire denous !… disait-il à Léon Cornevin.
M. de Combelaine n’en riait pas tantque cela, ainsi que ne le tardèrent pas à le prouver lesévénements.
En sortant de l’École polytechnique, RaymondDelorge était entré à l’École des ponts et chaussées, et il venaitd’être nommé ingénieur.
Quant à Léon, les emplois du gouvernement luirépugnant, il s’était fait attacher à une compagnie de chemins defer ; et, comme son intelligence était supérieure et sonsavoir très grand, comme il était en outre un travailleurinfatigable, on lui avait fait espérer d’abord, puis plus tardformellement promis une situation en rapport avec son mérite et lesservices qu’il avait déjà rendus à la compagnie.
Cette situation, il se croyait à la veille del’obtenir, lorsqu’un matin le directeur le fit appeler, et de l’airle plus embarrassé lui annonça que le conseil, malgré son avis etses observations, avait disposé de cette place en faveur d’un autrecandidat.
Le directeur ajoutait qu’il en était d’autantplus désolé que l’élu, un homme peu capable, n’avait pas sessympathies…
– C’est un malheur, répondit froidementLéon Cornevin, mais croyez bien, monsieur, que je ne vous en veuxaucunement…
En réalité, et malgré toute sa philosophie,Léon était atterré.
La décision du conseil était d’autant plusextraordinaire que son heureux concurrent ne sortait pas, commelui, de l’École polytechnique, et que les compagnies ont un faiblebien connu pour les anciens élèves de l’école.
De plus, tous les « cherscamarades » formant une sorte de franc-maçonnerie, on avait dûle défendre chaudement.
Il s’étonnait aussi qu’on ne lui eût pas, àtout le moins, prodigué cette eau bénite de cour dont on bassined’ordinaire les plaies d’amour-propre des gens désappointés…
Son directeur ne lui avait laissé entrevoiraucune compensation dans l’avenir.
– C’est tout à fait incompréhensible,disait-il à sa mère, encore plus affligée que lui de cette cruelledéception.
Il ne tarda pas à avoir le mot del’énigme.
De telles difficultés lui furent suscitéesdans le service dont il était chargé, qu’après avoir essayé d’endouter, il dut, à la fin, reconnaître qu’on brûlait de sedébarrasser de lui.
On ne voulait pas, on n’osait peut-être pas lecongédier, mais il était clair qu’on espérait, à force detracasseries, l’exaspérer et l’amener à donner sa démission.
Mais pourquoi ? pourquoi ?…
– Mon cher Cornevin, lui dit l’ingénieuren chef, qui était comme de raison un « cher camarade »,vous avez dans le conseil des ennemis acharnés…
– Moi !… fit Léon abasourdi.
– Positivement. Et sans notre directeur,qui est un brave homme et qui vous soutient envers et contre tous,sans moi, qui vous défends unguibus et rostro, il y alongtemps qu’on vous eût fait une avanie…
Le sens de cette dernière phrase étai tropclair pour que Léon Cornevin s’y méprît. Et cependant il voulutavoir l’avis de Me Roberjot.
– Croyez-moi, lui répondit l’avocat, neluttez pas, vous seriez brisé… Votre ennemi estM. de Maumussy…
– Je le croyais, vous me l’aviez dit, àcouteau tiré avec M. de Combelaine…
– Oui, mais la démarche de Raymond les aréunis contre l’ennemi commun… Or, comme votre compagnie solliciteune concession et a besoin de M. de Maumussy, n’hésitezpas, donnez votre démission…
Raymond pleura des larmes de rage, enapprenant cette indignité.
– Ah ! que ne m’avez-vous laissétuer cette bête venimeuse de Combelaine ! s’écria-t-il.
Pourtant ce n’était rien encore.
Trois mois ne s’étaient pas encore écoulésdepuis la démission de Léon, lorsque Paris fut épouvanté parl’attentat de la rue Le Peletier.
Un Italien, Felice Orsini, suivi de deuxcomplices, était allé se poster devant l’Opéra, et avait essayé detuer l’empereur en lançant sous sa voiture des bombes explosibles.L’empereur avait été préservé, mais quarante-sept personnes avaientété tuées ou blessées plus ou moins grièvement.
Ce qui paraissait étrange, c’est que la policen’eût pas su prévenir cet attentat du 14 janvier.
Elle était prévenue, cependant.
Avis lui avait été donné de la fabrication àLondres d’un certain nombre de bombes explosibles d’un systèmenouveau et excessivement meurtrières.
Avis lui avait été donné du départ pour laFrance d’Orsini et de Pieri.
Et pourtant Orsini, Pieri et leurs complicesne furent aucunement recherchés et séjournèrent à Paris près d’unmois, sans presque prendre la peine de se cacher…
Et pourtant, quelques heures seulement avantl’attentat, un des complices, Pieri, avait été arrêté rue LePeletier, et trouvé nanti d’une bombe, d’un poignard et d’unrevolver.
– À quoi donc pensait la police ! sedisaient les Parisiens.
Et ils n’avaient pas tort de s’étonner.
Un ancien chef de la sûreté, Canler, ayantpublié ses Mémoires, l’année suivante, y accusait trèsnettement la police d’incapacité, de négligence et peut-être dequelque chose de pis.
C’est donc sans la moindre surprise qu’onapprit que le préfet de police donnait sa démission.
– C’est bien le moins qu’il puisse faire,pensait-on.
Mais on commença à s’inquiéter sérieusement,lorsqu’on vit arriver au ministère de l’intérieur, en remplacementde M. Billault, un militaire dont la réputation de dureté etde brutalité était proverbiale, le général Espinasse, l’homme qui,au 2 Décembre, avait occupé le palais de l’Assemblée nationale.
« Ce ministre de l’intérieur avec unsabre au côté ne me dit rien qui vaille », écrivit un journalqui pour cette simple appréciation fut supprimé net.
Et cependant il avait raison, ce journal, carà peu de jours de là était votée la loi de sûreté générale, quiarmait le gouvernement de pouvoirs discrétionnaires.
Certaines gens, plus impérialistes quel’empereur, ne se gênaient pas pour afficher leur satisfaction devoir « se resserrer la courroie qui, prétendaient-ils,commençait à se relâcher ».
L’un d’eux prononça ce mot cynique :
– Décidément l’attentat Orsini a du bon,il va nous permettre de nous débarrasser des gens gênants.
On s’en débarrassait, en effet.
Sur le premier moment, la police, qui avaitune revanche à prendre de son ineptie, s’était mise à arrêter àtort et à travers, sans discernement ni mesure, une foule depauvres diables qui n’en pouvaient mais.
On supposa que son zèle allait se refroidir,lorsqu’il fut clairement établi que l’attentant d’Orsini ne serattachait à aucune conspiration, qu’il était une œuvreindividuelle préparée hors de France et exécutée exclusivement pardes étrangers.
Mais on se trompait.
Loin de diminuer, après le procès etl’exécution d’Orsini, le nombre des arrestations augmenta, non plusà Paris seulement, mais par toute la France.
On y mit plus de méthode, on tria plushabilement, et voilà tout.
Et de nouveau, comme aux beaux jours de 1852,des vaisseaux firent voile vers Cayenne et vers Lambessa, dontl’entrepont était encombré de suspects.
De même que tout le monde, Raymond Delorge etLéon Cornevin étaient sous l’impression pénible de tant deviolences inutiles, quand un matin, comme ils venaient de se lever,ils virent arriver chez eux le valet de chambre deMe Roberjot.
Il apportait un billet très pressé de sonmaître, et n’ayant pu trouver de voiture, il avait couru,disait-il, tout le long du chemin.
Me Roberjot écrivait àLéon :
« Envoyez votre frère Jean faire un touren Belgique ou en Angleterre. Qu’il parte aujourd’hui plutôt quedemain, ce matin plutôt que ce soir. »
– Jean serait-il donc menacé ?…s’écria Raymond effrayé. Il m’a cependant juré qu’il ne s’occupeplus de politique.
Mais Léon hocha la tête.
– Mon frère, dit-il, par suite de sacondamnation à un mois de prison pour société secrète, se trouvesous le coup de la loi de sûreté générale, et de plus…
Il s’arrêta.
Il avait pour Raymond une trop sincèreaffection pour oser lui dire : – Et de plusM. de Combelaine doit avoir songé à ce moyen de sedébarrasser de l’un de nous… »
– Hâtons-nous de prévenir ce pauvre Jean,reprit Raymond. Partons…
Depuis trois ans environ, Jean Cornevin nedemeurait plus avec sa mère rue de la Chaussée-d’Antin.
Peintre, travaillant beaucoup, chargé déjà detravaux importants, il lui avait fallu un atelier, etM. Ducoudray lui en avait déniché un, au boulevard de Clichy,dans une maison neuve.
La concierge de cette maison, qui était enmême temps la femme de ménage de Jean, était debout sur sa porte,quand arrivèrent, hâtant le pas, Léon et Raymond.
Dès qu’elle les aperçut :
– Ah ! messieurs, s’écria-t-elle,messieurs, quelle affaire !…
Un même pressentiment serra le cœur des deuxjeunes gens. Arriveraient-ils donc trop tard, hélas !
– Ce pauvre M. Jean vient d’êtrearrêté, poursuivit la portière, en s’essuyant les yeux du coin deson tablier. On vient de l’emmener dans un fiacre…
Raymond était devenu plus blanc que sa chemiseet, se sentant chanceler sous ce coup, il s’appuyait au mur.
Plus fort, Léon se raidit contre sa douleur,écartant les appréhensions sinistres dont son esprit étaitassailli.
– Comment cela s’est-il passé ?demanda-t-il.
Mais déjà plusieurs boutiquiers du voisinage,qui avaient été témoins de l’arrestation, s’avançaient, la minecurieuse, prêtant l’oreille.
– Entrons dans ma loge, dit la portière,ici on nous entendrait.
Et les jeunes gens l’ayant suivie :
– Voilà donc la chose, commença-t-elle.Ce matin, dès qu’il a fait jour, cinq individus se sont présentés,demandant M. Jean Cornevin, artiste peintre. Justementj’allais lui monter son café au lait. Cependant, ces particuliersavaient une si drôle de mine que, foi d’honnête femme, j’allaisleur répondre que M. Jean Cornevin était à la campagne, quandl’un d’eux, ouvrant son paletot, mon montra son écharpe en medisant : – Vous voyez, je suis commissaire de police. Ainsi,pas de farces. À quel étage demeure M. Cornevin ?
« Ah ! messieurs, tout mon sang nefit qu’un tour, et de saisissement je faillis renverser mon café aulait. – Il demeure au cinquième, la porte à droite, répondis-je. –Bon !… fit le commissaire. Et le voilà dans l’escalier avecses hommes.
« Mais il ne m’avait pas défendu de lesuivre.
« Vite, je mets la tasse et la cafetièresur un plateau, et dare-dare je grimpe après lui, pour voir…
« Ah ! si j’avais pu prévenirM. Jean !… Il ne se doutait de rien. Il était déjà dansson atelier, en train de peindre, le dos tourné à la porte, qu’ilavait laissée ouverte à cause du poêle qui fume quand on l’allume.Et il était tellement à la besogne, qu’en entendant marcher dansl’atelier, sans se retourner, il dit : – Qui va là ?…
« – Au nom de la loi, je vousarrête ! répondit le commissaire.
« Messieurs je n’ai jamais vu unétonnement comme celui de ce pauvre M. Jean.
« – Vous m’arrêtez, moi, fit-il, etpourquoi ? Le commissaire haussa les épaules : – On vousle dira, répondit-il. Habillez-vous et suivez-nous…
« Vous devez savoir, messieurs, queM. Jean a la tête près du bonnet. En s’entendant parler sibrutalement, il devint plus rouge que braise, et je crus qu’ilallait jeter sa palette à la tête du commissaire… Mais il réfléchitheureusement, et c’est le plus tranquillement du monde qu’il se mità s’habiller pendant que le commissaire et ses hommes furetaientdans tous les coins et fouillaient tous les tiroirs… Il disaitseulement en riant : – Si vous trouvez quelque chose, vous mele ferez savoir, n’est-ce pas ?…
« Étant prêt, il demanda la permissiond’écrire à sa mère, mais on lui dit que cela ne se pouvait pas… eton l’emmena.
« Devant la porte était une voiture. Onl’y fit monter, deux agents montèrent après lui, et le commissaireayant crié : – En route ! le cocher fouetta seschevaux.
Aux derniers mots de la digne portière, lesdeux jeunes gens respirèrent plus librement.
Ils se rappelaient que Jean Cornevin, lors desa première arrestation avait été surtout compromis par les papierset les dessins découverts chez lui.
Cette fois, du moins, on n’avait rientrouvé.
– L’important, à cette heure, repritLéon, serait de savoir où mon pauvre frère a été conduit…
La concierge s’était remise à pleurer.
– Hélas ! mes bons messieurs,répondit-elle, c’est ce que je ne puis vous apprendre… Etcependant, Dieu sait que j’étais tout oreilles. Mais le cocherdevait avoir reçu des ordres d’avance, car le commissaire ne lui arien crié que ce que je vous ai rapporté : – Enroute !…
– Et à vous, ma bonne dame, il n’a riendit, ce commissaire ?
– Rien.
– Il ne vous a fait aucunerecommandation ?…
– Aucune… C’est-à-dire, excusez :avant de se retirer, il m’a remis la clef de M. Jean, en medisant de la faire parvenir à ses parents, et en ajoutant qu’il merendait responsable de tout ce qui se trouve dansl’appartement…
Léon frissonna.
Cette précaution du commissaire de policen’annonçait-elle pas une détermination arrêtée et la conviction queJean ne renterait pas chez lui de si tôt !…
– Oh ! Jean ! murmuraitRaymond, en proie à une de ces rages froides qui poussent un hommede cœur aux plus fatales extrémités, cher et malheureuxami !…
Mais Léon, lui, gardait tout sonsang-froid.
– Donnez-moi donc cette clef, dit-il à laconcierge, nous allons monter jusque chez mon frère…
À la seule vue de cet humble logis d’artiste,un observateur devait reconnaître la parfaite exactitude du récitde la portière.
Que Jean travaillât, quand la police avaitfait irruption chez lui, c’est ce dont on ne pouvait douter :les dernières touches n’étaient pas sèches encore du tableau qu’ilavait en train, et qui représentait une Halte de bohémiens dansles ruines du cirque de Fréjus.
Sa stupeur avait été grande, car son tabouretétait renversé, et on voyait épars à terre ses pinceaux, sa palettefaite du matin et quantité de tubes de couleur.
Même, les agents insoucieux du logis où ilspénétraient avaient écrasé sous leurs lourdes bottes plusieurs deces tubes…
À la façon dont les vêtements de travail dupauvre artiste étaient jetés çà et là, on devinait son empressementà se vêtir.
Enfin, tout portait l’empreinte de la mainbrutale de la police, en quête de pièces de conviction et depapiers compromettants.
– Nous n’avons pas une minute à perdre,déclara Léon ; si nous ne parvenons pas à savoir aujourd’huimême ce qu’on a fait de mon frère, nous ne pourrons plus rien pourlui.
C’est rue Blanche, chezMme Delorge, qu’ils se rendirent tout d’abord.
Et en apprenant ce nouveau malheur :
– Ne vous y trompez pas, s’écria la noblefemme, je reconnais l’œuvre de M. de Combelaine. Et,moins généreuse que ne l’avait été Léon :
– Voilà, dit-elle à son fils, voilà lerésultat de votre provocation insensée !…
Plus exaspéré que tous, l’excellentM. Ducoudray donnait presque raison à Raymond.
– Car enfin, disait-il, je ne vois paspourquoi M. de Combelaine ne nous ferait pas tous arrêteret déporter…
Cependant, avant de discuter les démarches àtenter, il fut convenu que, jusqu’à nouvel ordre, on laisseraitignorer à Mme Cornevin l’arrestation de sonfils.
Si on parvenait à obtenir la mise en libertéde Jean, ce serait une immense douleur et de nouvelles inquiétudesqu’on aurait épargnées à la pauvre femme.
Dans le cas contraire, il serait toujourstemps de la préparer à cette cruelle épreuve. Précaution inutile,hélas !
Le mari de la concierge de Jean, étant accouruprévenir Léon et ne l’ayant pas rencontré, avait demandé à parler àsa mère, et lui avait tout dit.
Et Mme Delorge etM. Ducoudray, Léon et Raymond en étaient encore à délibérersur ce qu’ils avaient à faire, lorsque Mme Cornevinentra brusquement, plus pâle qu’une morte, les yeux brillants del’éclat du délire.
Quoi que lui eût dit le portier, elle doutait,elle s’obstinait à douter encore.
– Est-ce vrai ?… demanda-t-elle, dèsle seuil. Et personne ne lui répondant :
– Ainsi, c’est bien la vérité !prononça-t-elle, les misérables ne se lassent pas… Après mon mari,mon fils… Et moi, en venant ici, j’ai failli être écrasée par unevoiture où j’ai reconnus, souriant et heureux,M. de Combelaine et Flora Misri… Ô Dieu puissant !comment ne douterait-on pas de ta justice !…
Et, écrasée de douleur, elle s’affaissa sur unfauteuil en éclatant en sanglots…
Pourtant Jean Cornevin n’était pasabandonné.
Tandis que ses amis s’épuisaient à chercher unmoyen d’arriver jusqu’à lui, le valet de chambre deMe Roberjot se présenta avec une nouvelle lettre deson maître.
« En même temps qu’à vous, ce matin,écrivait-il à Léon, j’envoyais un mot à ce pauvre Jean…Hélas ! j’ai été prévenu trop tard. Lorsque moncommissionnaire s’est présenté chez lui, il venait d’être arrêté.Faites tout au monde pour savoir où on l’a conduit ; de moncôté, je me mets en campagne… »
Mais c’est en vain que, durant quatre jours,les amis du pauvre Jean le demandèrent à toutes les geôles deParis.
Les seules nouvelles qu’ils en obtinrentfurent données à Léon par un chef de bureau de la préfecture depolice, plus froid qu’une corde à puits, et plus discret qu’uneporte de prison.
– Monsieur, lui répondit-il, votre frèreest en bonne santé, voilà tout ce que je puis vous direaujourd’hui… Repassez dans une quinzaine…
– C’est ce qu’on me répondait quandj’allais m’informer de mon mari, gémissaitMme Cornevin. Je ne reverrai plus mon fils.
Son désespoir l’abusait.
Un matin, le cinquième depuis l’enlèvement deJean, un de ses camarades d’atelier apporta une lettre qu’il venaitde recevoir, et que Jean lui adressait, à lui, dans la crainte quele nom de Cornevin ne fût signalé au cabinet noir…
Jean écrivait à sa mère :
« Je ne cesse de demander la permissionde t’écrire, on ne se lasse pas de me la refuser. Un forçat avecqui je viens de causer me jure qu’il me fera jeter une lettre à laposte si je lui donne dix francs ; je lui en donnerais mille,si j’étais sûr que ce mot vous parvînt.
« Je suis à Marseille depuis hier, etjamais je ne me suis si bien porté. Ayant flairé, quand on est venume prendre, le voyage d’agrément qu’on me réserve, je me suis munide linge, d’effets et d’argent – car, vois mon bonheur, j’avais del’argent chez moi ce jour-là.
« Tout me porte à croire que, ce soir oudemain, je serai embarqué pour la Guyane. Ô mère adorée, si jen’étais pas sûr que tu pleures en ce moment, je me sentirais toutheureux du beau voyage que je vais faire… Songe donc auxmagnifiques sujets d’études que je vais trouver… Je te reviendraiayant du talent… Ne pleure pas, mère chérie. Léon t’embrassera pourdeux pendant mon absence… Moi, je vous embrasse de toute monâme… »
Cette lettre attendrie, où éclatait en dépitde tout l’insouciance railleuse de Jean, calma pour un moment ladouleur de Mme Cornevin, mais ne dissipa point sesmortelles angoisses.
Elle se représentait son fils bien-aimé,confondu parmi les plus vils criminels sur le préau d’une prison,et réduit pour lui faire parvenir quelques lignes à payerl’assistance et l’astuce d’un forçat.
Elle se le représentait traîné de nuit auport, entre une double haie de soldats, et embarquéfurtivement.
Elle le suivait, par la pensée, tout le longde cette douloureuse et interminable traversée où l’avaientprécédé, à cinquante ans de distance, Barbé-Marbois, le généralRamel et Pichegru.
– Je ne reverrai plus mon fils !répétait-elle.
Cependant, au reçu de la lettre de Jean,Raymond et Léon étaient partis pour Marseille, espérant parvenirjusqu’au malheureux et lui serre la main, espérant à tout le moinsle voir, en être vus, et lui prouver par leur présence qu’iln’était pas oublié…
Ils arrivèrent trop tard.
Le vaisseau où avait été embarqué Jean étaitparti depuis deux heures…
Cela leur fut dit par une pauvre jeune femmequ’ils rencontrèrent sur la jetée.
Elle tenait un enfant entre ses bras et,appuyée contre le parapet, elle regardait obstinémentl’horizon.
Loin, bien loin, un léger nuage flottait dansl’azur du ciel. Elle le montra aux deux jeunes gens, et d’une voixexpirante :
– C’est de la fumée, leur dit-elle, de lafumée du navire…
Hélas ! il emportait son mari, le père deson enfant.
Par cette pauvre femme, Raymond et Léon surentque ce vaisseau n’emportait pas de forçats et qu’il était commandépar un homme de cœur incapable d’aggraver le sort déjà si tristedes transportés politiques.
– Mais moi, gémissait l’infortunée, quevais-je devenir ? que va devenir mon enfant ?…
Combien de plaintes pareilles montaient alorsvers le Dieu de justice, de tous les points de la France !
On l’ignorait. Personne n’osait élever lavoix. Les journaux, dont l’existence était fort compromise, setaisaient.
Ce qu’on savait, par exemple, c’est que legénéral Espinasse, le nouveau ministre de la guerre, n’y allait pasde main morte, et que ses préfets procédaient militairement…
Et cependant, l’empire, si fort en apparence,si bien armé contre ses ennemis, ne se sentait ni plus tranquille,ni plus assuré du lendemain.
Il se voyait, en quelque sorte, acculé à lanécessité de faire quelque chose pour sortir la France de ce calmemystérieux, pour secouer ce silence effrayant à force d’êtreprofond.
Ce quelque chose, ce ne pouvait être que laguerre.
Un instant, le gouvernement impérial hésitaentre deux terrains qui lui paraissaient égalementfavorables : l’Italie et la Pologne.
Ce fut l’Italie, servie par le génie deCavour, qui l’emporta.
Et le 3 mai 1859, l’empereur annonça à laFrance qu’il tirait l’épée pour l’indépendance du peuple italien,et qu’il ne la remettrait au fourreau qu’après avoir fait l’Italielibre jusqu’à l’Adriatique.
On s’attendait, depuis le 1erjanvier, à une guerre avec l’Autriche, et cependant l’émotion futgrande.
Émotion joyeuse, toutefois, car cette guerresi impolitique provoquait dans toutes les classes le plus vifenthousiasme.
On applaudissait les régiments qui, tamboursbattants et enseignes déployées, traversaient Paris.
Et quand, le 10 du mois de mai, l’empereursortit des Tuileries pour se rendre à la gare de Lyon, il futaccueilli par des acclamations telles que jamais il ne devait plusen entendre.
Ce jour fut le jour de popularité de sonrègne…
– Vois plutôt, disait Raymond Delorge àLéon Cornevin, vois…
Mais ce n’était pas de ce coup que l’Italiedevait être libre jusqu’à l’Adriatique.
Après la victoire de Magenta un momentindécise, qui valut au général Mac-Mahon le bâton de maréchal et letitre de duc, et où le général Espinasse fut tué ;
Après la glorieuse et sanglante victoire deSolférino ;
Voici que tout à coup on apprit que l’empereurdes Français et l’empereur d’Autriche, Napoléon III etFrançois-Joseph, avaient eu une entrevue à Villafranca et s’yétaient mis d’accord et que la paix allait être signée.
Les promesses de la proclamation impérialeétaient-elles donc remplies ? Non. Alors pourquoi cette paixqui irritait les Italiens ? Pourquoi s’arrêter en si beauchemin ?
Les uns disaient que l’empereur avait eu peurde la révolution, dont il voyait se ranimer toutes lesespérances.
Les autres, qu’il avait cédé auxreprésentations de toutes les puissances de l’Europe, pour ne pasallumer une guerre générale.
Quoi qu’il en soit, la déception fut cruelle,et grande l’irritation.
Le retour ne ressemblait guère au départ.
– À quoi nous a servi cette guerre ?se demandait-on.
Aussi est-ce avec une certaine aigreur qu’oncommençait à discuter cette campagne si heureuse au début et sibrusquement interrompue.
Si courte qu’elle eût été, elle avait faitressortir tous les côtés faibles de notre organisationmilitaire.
La concentration des troupes ne s’était pasfaite, il s’en faut, avec la rapidité qu’on s’était promise.
Nombre de services avaient été reconnusnotoirement insuffisants. Il était arrivé souvent que nos soldatsavaient manqué de vivres. Ils avaient une ou deux fois manqué demunitions.
On avait vu aussi que l’accord n’était pasprécisément parfait entre les chefs de l’armée, et que lepatriotisme n’éteignait pas dans leur cœur le souci des rivalitésd’ambition.
La paix était à peine signée qu’une polémiques’engageait entre le maréchal Niel et le maréchal Canrobert, siacerbe et si violente que, sans l’intervention personnelle del’empereur, elle se fût certainement terminée sur le terrain…
Décidément, au lieu des immenses avantagesqu’il s’en était promis, le gouvernement impérial ne retirait quedéboires de cette guerre d’Italie.
Il avait conquis le droit, c’est vrai,d’ajouter à la liste héroïque des victoires françaises deux nomsglorieux, Solférino et Magenta.
Mais il venait de se faire un implacableennemi de ce peuple qu’il était allé secourir, dont il avait exaltéoutre mesure, puis tout à coup trompé les espérances.
Mais il venait de compliquer ses embarras dela question romaine qui allait être son incurable plaie.
Et cependant, tout en accusant les Italiensd’ingratitude, il ne pouvait pas avouer sa déconvenue.
Avec ses extraordinaires prétentions d’arbitrede l’Europe, de restaurateur de la liberté des peuples et de soldatde l’Idée et du Droit, l’empereur Napoléon III ne pouvait pasperpétuer le système de répression à outrance qui avait suivil’attentat d’Orsini.
La loi de sûreté générale ne fut point abrogée– c’était une trop bonne arme pour qu’on y renonçât.
Mais, le 15 août 1859, un décret parut auMoniteur, où il était dit :
« Amnistie pleine et entière est accordéeà tous les individus qui ont été l’objet de mesures de sûretégénérale. »
– Grand Dieu !… s’écriaMme Cornevin, lorsque Raymond Delorge lui apportale journal, je vais donc revoir mon fils !…
C’est que les sinistres appréhensions de lapauvre mère ne s’étaient pas réalisées.
Jean vivait. Sa santé ne s’était pas ressentiedu climat de la Guyane. Il avait, depuis un an, donné fréquemmentde ses nouvelles.
Après une interminable traversée, pénible,malgré les efforts du commandant pour lui en épargner les plusrudes souffrances, Jean avait été interné à l’île du Diable.
C’est la plus petite île des îles duSalut ; – elle n’a pas trois kilomètres de tour, et sa plusgrande largeur n’excède pas quatre cents mètres.
C’est aussi la plus triste, tous les grandsarbres en ayant été abattus après qu’on eût reconnu qu’ilsfournissaient aux transportés des matériaux pour se construire descanots et tenter des évasions impossibles.
« Pour la première fois, écrivait Jean àson frère, je me sentis pris d’un affreux découragement lorsquej’aperçus presque au ras de l’eau ce triste banc de sable,incessamment battu par tous les vents de la mer, sans autrevégétation que des arbustes rabougris, où la civilisation ne serévèle que par les établissements pénitenciers, moitié casernes etmoitié prisons. »
Mais Jean, par bonheur, n’était pas d’uncaractère à se laisser si aisément abattre.
« Ce serait faire trop beau jeu à ceuxqui m’ont envoyé ici, disait-il dans une de ses lettres ; etpuisque c’est le seul moyen qui soit en mon pouvoir de leur êtredésagréable, je vais leur jouer le mauvais tour de me porter commeun charme et de rester gai comme un pinson. »
Il réussit à se tenir parole, surmontant sanssourciller tous les dégoûts de la vie commune avec des êtresgrossiers et dégradés, se soumettant sans un murmure à toutes lesexigences de la plus rude des disciplines.
Il lui parut d’ailleurs, et il ne cessait dele répéter sous toutes les formes, qu’on avait exagérél’insalubrité du climat.
« J’ai beau me tâter le pouls soir etmatin, écrivait-il encore, me tirer la langue dans mon miroir àbarbe, interroger anxieusement les moindres tressaillements de monestomac, je ne me découvre aucun symptôme du plus léger mal. Il m’afallu un peu de temps pour me faire au régime alimentaire, mais j’ysuis fait maintenant. Le gouverneur de l’île, qui est unsous-lieutenant d’infanterie de marine, me rencontrant hier, m’adit d’un ton de stupeur profonde : – Dieu me pardonne, jecrois que vous engraissez !… – Est-ce défendu ? lui ai-jedemandé. Ce n’est pas défendu, de sorte que – c’est entendu, – jevous reviendrai plus gras que je ne suis parti. »
– Quel homme que ce Jean ?… disaitM. Ducoudray, émerveillé de cette intarissable bonnehumeur ; sur l’échafaud il plaisanterait encore…
Ce qu’il faut dire, c’est que la situation deJean à l’île du Diable n’avait pas tardé à s’améliorersensiblement.
Sur des ordres venus de Cayenne, il avait étéexempté de toute corvée, dispensé des appels et autorisé à habiterune case.
Ainsi, il était prisonnier, mais l’île entièreétait sa prison. Il s’appartenait. Il échappait aux odieuses etdésolantes exigences du dortoir commun, à cette promiscuité detoutes les heures. Il avait une retraite à lui, où il pouvait, sansêtre importuné, évoquer ses souvenirs et exhaler sesespérances.
Il lui était enfin permis de satisfaire lesaspirations de travail qui le tourmentaient depuis plusieursmois.
Comme preuve de cet heureux changement, iladressait à sa mère une « vue exacte » de sonhabitation.
« Comme vous voyez, disait-il, ce n’estpas un palais. J’ai pour parquet la terre battue, et, pourcontrevent un vieux couvercle de caisse. Mais je possède un lit defer, une chaise, luxe inouï ! et une moustiquaire qui faitl’admiration et l’envie du gouverneur de l’île duDiable. »
Et cependant, à la longue, il sentait mollirl’énergie qui l’avait soutenu. Les ressorts de son âme sedétrempaient…
L’isolement l’écrasait, la fièvre de lanostalgie minait lentement son organisation lorsqu’un bonheurinespéré le sauva.
Il venait de se lever, plus accablé que decoutume, lorsque le gouverneur de l’île entra dans sa case, et d’unair joyeux lui annonça qu’il venait de recevoir l’ordre de lediriger sur Cayenne.
Jean savait que bon nombre de détenus avaientobtenu cette faveur d’habiter la capitale de la Guyane française.Mais ceux-là avaient trouvé moyen de se faire réclamer oucautionner, ceux-là avaient eu l’art de se faire recommander,tandis que lui ne connaissait personne et n’était pas d’uncaractère à solliciter une protection.
C’est donc avec une sorte de défiance qu’ilaccueillit cette grave nouvelle.
– Mon sort va-t-il vraiment êtreamélioré ? demanda-t-il.
– Quoi !… lui répondit legouverneur, vous quittez ce milieu de prisonniers et de forçats oùvous vivez depuis deux mois, vous allez jouir d’une demi-liberté aumilieu de la demi-civilisation d’une colonie française et vousm’adressez une telle question !
– C’est que les changements ne me portentpas bonheur, murmura Jean…
Mais il ne devait pas tarder à bénircelui-ci…
À plusieurs reprises, le cantinier de l’île duDiable avait vendu ou fait vendre à Cayenne des dessins de Jean. Unde ces dessins était tombé sous les yeux d’un des principauxnégociants de la ville, lequel, frappé à ce qu’il déclara du talentqu’il révélait, s’était constitué l’avocat et le répondant du jeunepeintre. Ce digne homme attendait Jean sur le port.
– Ma maison sera la vôtre, luidit-il.
C’était plus que jamais n’eût osé rêver Jean,et dans cette maison hospitalière, entouré d’amis, il eut bientôtrecouvré sa bonne humeur et sa confiance en l’avenir.
Déjà il faisait des projets pour les annéessuivantes lorsque le 28 septembre 1859, parvint à Cayenne le décretd’amnistie qui avait failli faire évanouirMme Cornevin…
– La France !… Je vais donc revoirla France, s’écriait Jean à demi fou de joie…
Deux mois plus tard, en effet, presque jourpour jour, il arrivait à la Chaussée-d’Antin, et sautait au cou desa mère…
Je te revois, tous nos malheurs sont oubliés,murmurait la pauvre femme.
Ce n’est pas, il s’en faut de beaucoup, ce quepensait Jean Cornevin.
Le soir même de son arrivée, ayant pris à partson frère et Raymond…
Ô mes amis ! leur dit-il, c’est peut-êtreun grand bonheur que j’aie été envoyé à Cayenne… J’en rapporte lapresque certitude que notre père, Laurent Cornevin, n’est pasmort…
Évidemment, Jean s’attendait à un crid’espérance et de joie. Il s’abusait.
C’est d’un air de stupeur profonde que Léon etRaymond Delorge accueillaient son étrange affirmation.
Ils doutaient.
– Comprends-tu bien, cher frère, fitdoucement Léon, la portée de ce que tu nous dis là ?…
De la tête, Jean répondit :
– Oui.
– Alors, continua Léon, comment as-tuattendu jusqu’à ce jour pour nous le dire ? Comment ne nousas-tu pas écrit ?…
– Parce qu’il est de ces secrets qu’on neconfie pas à une lettre, quand on est prisonnier et que toutes leslettres qu’on écrit doivent être remises ouvertes à un geôlier.
Et sans attendre les questions qu’il lisaitdans les yeux de son frère et de Raymond :
– Mais avant tout, reprit-il, je veuxvous dire comment j’ai appris ce que je sais. Aussitôt installéchez le digne négociant qui m’avait arraché aux misères de l’île duDiable, voulant me remettre à peindre, je cherchai un chevalet. Ilne s’en trouvait pas dans l’île de Cayenne et je dus m’informerd’un menuisier capable de m’en fabriquer un.
« On m’adressa à un nommé Nantel, dont laboutique fait le coin d’une des petites rues qui aboutissent à laplace des Palmistes.
« Cet homme, déporté depuis 1851, avaitété gracié depuis, mais au lieu de retourner en France, il avaitépousé une jeune fille du pays, s’y était fixé, et était en traind’amasser une petite fortune, grâce à une fabrique de bardeaux,sorte de planchettes en bois très dur, qui, à la Guyane, remplacentles ardoises et les tuiles.
« Je trouvai un homme d’une quarantained’années, à physionomie ouverte et intelligente, qui comprit toutd’abord ce que je désirais.
« Lui ayant fait promettre de se mettreimmédiatement à la besogne, je lui donnai mon adresse et mon nompour qu’il m’apportât mon chevalet aussitôt qu’il l’auraitterminé.
« Mais au lieu d’inscrire cesrenseignements sur le petit cahier qu’il avait sorti tout exprèsd’un tiroir, ce brave monsieur restait planté devant moi, meconsidérant d’un air d’ébahissement extraordinaire.
« – Ah çà ! qu’est-ce qui vousprend ? lui demandai-je.
« – Oh ! rien, me répondit-il, c’estce nom de Cornevin qui me rappelle toutes sortes de souvenirs…
« – Avez-vous donc connu quelqu’uns’appelant comme moi ?
« – Oui, un pauvre diable, enlevé commemoi en 1851.
« Ô mes amis, à cette réponse, je sentistressaillir en moi les plus folles espérances, et d’une voixaltérée par l’angoisse :
« – Savez-vous le prénom de cetinfortuné ? m’écriai-je.
« – Certainement, me répondit Nantel, ils’appelait Laurent.
« Ainsi plus de doute !… Le hasard,non, la Providence venait de me rapprocher d’un homme qui avaitconnu mon père, qui l’avait vu depuis le jour fatal où il nousavait été arraché, qui allait peut-être enfin m’apprendre quelquechose de sa destinée et me mettre sur ses traces.
« – Monsieur Nantel, lui dis-je, je suisle fils de Laurent Cornevin. Depuis dix ans qu’il a disparu, c’esten vain que nous avons fait tout au monde pour obtenir de sesnouvelles… Nous avions fini par croire qu’il avait été tué lors desaffaires de Décembre.
« – Pour cela, je vous affirme que non,me répondit le brave menuisier, et la preuve, c’est que je me suistrouvé avec lui à Brest, que nous avons fait côte à côte latraversée de Brest à Cayenne et que nous avons été détenus ensembleà l’île du Diable.
« Je me sentais devenir fou à cettepensée que mon père avait été détenu dans cette île où je venais detant souffrir, à cette idée qu’il avait foulé ces sentiers, que jeparcourais, qu’il s’était assis peut-être sur ces rochers où tantde fois j’étais allé m’asseoir et rêver à la France… Maisqu’était-il devenu ?
« – Sans doute il est mort ?demandai-je avec une affreuse anxiété. Sans doute, comme tant demalheureux, il a succombé aux atteintes du climat.
« – Non, me répondit Nantel, il a tentéune évasion, et j’ai lieu de supposer qu’il a réussi. J’ai vudepuis un déporté qui m’a dit lui avoir parlé.
L’émotion de Jean gagnait ses auditeurs.
Pour la première fois, depuis dix ans, unelueur, bien faible et bien chétive, assurément, mais une lueurfiltrait dans les ténèbres de leur passé et semblait devoiréclairer le mystère d’iniquité dont ils avaient été victimes.
Mais déjà Jean continuait :
– Ainsi que vous le pensez, j’accablaitmaître Nantel de tant de questions incohérentes qu’il en fut toutétourdi, et qu’il me pria de le suivre dans son arrière-magasin, medisait que c’était toute une histoire qu’il avait à me conter,qu’il lui faudrait un peu de temps et qu’il avait besoin de mettrede l’ordre dans ses souvenirs…
« Le récit qu’il me fit ce jour-là, je lelui ai fait recommencer vingt fois pendant mon séjour àCayenne.
« J’ai fait plus. Songeant de quelleimportance pouvait être, à un moment donné, le témoignage de cebrave homme, je l’ai prié d’écrire ce qu’il me disait et de lesigner.
« Il a consenti et, avant mon départ dela Guyane, j’ai eu soin de faire légaliser sa signature…
« Cette relation de Nantel, je la gardeprécieusement et je vais vous la lire…
Ayant dit, Jean tira de son portefeuille uncahier de papier grossier, couvert d’une grande écritureinexpérimentée, et il lut :
« Sur la prière de M. Jean Cornevin,artiste peintre, détenu politique à la Guyane, moi, Antoine Nantel,menuisier, demeurant à Cayenne, j’écris ce qui est venu à maconnaissance de l’histoire de Laurent Cornevin, faisant le sermentsur mon âme et conscience de dire la vérité et rien que lavérité.
« Le 3 décembre 1851, passant rue duPetit-Carreau, où il y avait une barricade et où on venait de sebattre, je fus arrêté par la troupe et conduit à la caserne la plusvoisine.
« Le lendemain, on me fit monter dans unevoiture cellulaire, qui devait me conduire à Brest.
« Le voyage fut si long et si pénibleque, la fatigue se joignant au chagrin et aux inquiétudes quej’éprouvais, je tombai malade, en arrivant à Brest, assez gravementpour qu’on fût obligé de me porter à l’hôpital.
« Comme de raison, c’était à l’hôpital dubagne.
« J’y étais depuis une semaine,lorsqu’une nuit, sur les deux heures, je fus réveillé par un grandbruit.
« On apportait dans le lit le plusrapproché du mien un homme inanimé et tout couvert de sang.
« Les infirmiers s’empressaient autour delui, et j’en entendis un qui disait :
« – S’il en revient, celui-là, j’irai ledire au pape.
« Toute la nuit, en effet, il resta sansconnaissance, râlant de plus en plus faiblement, et je le croyaistrépassé quand arriva l’heure de la visite.
« Il vivait encore cependant, et lechirurgien-major, après l’avoir examiné et pansé, déclara qu’il lesauverait.
« J’appris alors qui était ce malheureux,qui avait le numéro 23 tandis que moi j’avais le numéro 22.
« C’était comme moi un détenu destiné àCayenne. Arrivé la veille à Brest, il avait réussi à tromper lasurveillance des gardiens et à gagner le toit de la prison. Il luiavait fallu pour y parvenir, disait-on, des prodiges de force etd’agilité. Malheureusement, une fois là, le pied lui avait glissé,et il avait été précipité d’une hauteur de plus de vingt-cinqmètres sur le pavé du chemin de ronde. Il avait une jambe cassée,plusieurs côtes enfoncées, et d’effroyables blessures à latête.
« En dépit de tout, les prévisions dudocteur se réalisant, il ne tarda pas à aller mieux et à entrer enconvalescence.
« Mais c’est en vain que j’essayais delier conversation avec lui. Il ne me répondait que par oui ou parnon… quand il daignait me répondre.
« Tant que durait le jour, il restaitaccroupi sur son lit, immobile, le front entre ses mains, les yeuxfixes comme ceux d’un fou.
« La nuit, c’était bien autrechose : il pleurait, et à travers ses sanglots étouffés, jel’entendais répéter : – Ma pauvre femme !… mes pauvresenfants !…
« C’était à fendre l’âme, tellement quemoi, qui n’avais déjà pas trop de gaieté pour moi, je demandai ausurveillant de me changer de lit.
« Le surveillant, naturellement, m’envoyapromener, mais en même temps il dit au 23 que ce n’était pas unevie de geindre comme cela, qu’il gênait ses voisins, et que s’ilcontinuait il le punirait.
« Ce malheureux ne répondit rien, maisson regard m’entra comme une lame de couteau dans le cœur, quand mefixant il me dit : – Je tâcherai de ne plus pleurer puisquecela vous gêne…
« Je possédais à ce moment trois louisqui étaient toute ma fortune au monde et que je conservaisprécieusement. Eh bien ! je les aurais donné de grand cœurpour n’avoir pas fait cette bête de demande de changement. J’avaiscomme des remords. Je me disais :
« – Cela t’est bien facile, triste garsque tu es, de te moquer du tiers comme du quart. Tu es tout seulsur la terre, personne ne te regrette, tu n’as personne àregretter, c’est pour toi seul que tu travaillais… Tandis que cepauvre homme ! Qui sait ce qu’il laisse derrière lui !Les bêtes gémissent bien quand on leur prend leurs petits…
« Naturellement, je demandai pardon au 23de ce que j’avais fait, lui disant que c’était sans mauvaiseintention, et qu’il pouvait pleurer tout son content…
« Mais il ne me répondit que par unhochement de tête, et depuis, je ne l’entendis plus jamais.
« La nuit, de même que dans la journée,il restait glacé dans sa douleur, sans plus bouger qu’une pierre,froid et immobile comme elle.
« Il me désolait, véritablement, quandune après-midi un des inspecteurs de police qui accompagnait lesconvois de transportés vint à traverser notre salle.
« Apercevant le 23 qui se chauffaitcontre le poêle, il s’approcha, et lui frappant surl’épaule :
« – Eh bien ! mon pauvre Boutin, luidit-il gaiement, car ce n’était pas un méchant homme, ehbien ! nous avons voulu faire de la gymnastique dechat !
« Le 23 ne répondit pas.
« – Êtes-vous sourd ? insistal’inspecteur.
« De même que la première fois, le 23garda le silence.
« Et alors l’inspecteurs’impatientant :
« – Sacrebleu ! s’écria-t-il,allez-vous me répondre à la fin des fins !…
« – Je répondrai quand vous m’appellerezpar mon nom, déclara le 23.
« L’inspecteur haussa les épaules.
« – Encore cette mauvaise scie !fit-il.
« – Mon nom n’est pas Boutin.
« – Connu ! vous m’avez chanté cettemême chanson tout le long du voyage. Tenez, une fois pour toutes,croyez-moi, renoncez à nier votre identité. À quoi sert de vousobstiner ? Quatre agents vous ont parfaitement reconnu, vousêtes démasqué, votre dossier en fait foi. C’est sous votre nom deBoutin que vous m’avez été remis, que je vous ai amené à Brest etque je vous ai fait inscrire à l’arrivée. C’est sous le nom deBoutin que vous êtes enregistré ici et que vous en sortirez, et quevous partirez pour la Guyane. Boutin vous êtes, Boutin vousresterez tant que vous vivrez…
« – Comme vous voudrez, fit le 23.
« Seulement, dès que l’inspecteur se fûtéloigné :
« – Ah çà ! comment donc vousappelez-vous ? demandai-je à mon voisin.
« C’est à peine s’il daigna se tourner demon côté, et du bout des lèvres :
« – Dame !… Boutin, à ce qu’ilparaît, me répondit-il. N’avez-vous pas entendu ?
« Cette fois je fus vexé, et il y avaitde quoi. Il était clair qu’il se défiait de moi.
« Je renonçai donc à lui adresser laparole, et vrai, c’était pour moi une rude privation. Dans cettegrande salle de l’hôpital du bagne, il n’y avait que nous deux deParisiens, il n’y avait que nous d’honnêtes gens, surtout. Lesautres malades étaient tous des forçats, et j’aurais laissé malangue sécher dans ma bouche, avant de me décider à tailler unebavette avec eux.
« Cependant les jours ont beau paraîtrelongs, comme ils n’ont jamais que vingt-quatre heures ils passenttout de même.
« Ils passaient si bien, à l’hôpital, quedéjà le 23 et moi, lui par suite de sa chute, moi à cause de mamaladie, nous avions manqué trois vaisseaux qui étaient partis pourla Guyane en décembre et en janvier.
« Nous allions, du reste, bien mieux l’unet l’autre. Moi, je ne sentais plus qu’un peu de faiblesse. Luin’avait plus que des cicatrices.
« Un beau matin de février, lechirurgien-major, sans nous consulter, nous signa notre billet desortie.
« Et, après la visite, le gardien-chefnous cria :
« – Allons, le 22 et le 23,embarque ! embarque !… Faites vos paquets, mes enfants,vous coucherez ce soir à bord du transport le Rhône…
« Nos paquets !… Quelleplaisanterie !…
« J’avais été arrêté en bras de chemise,et la vareuse que j’avais sur le dos, et le bonnet de laine quej’avais sur la tête me venaient de l’administration.
« Mais si l’annonce de notre brusquedépart me fit un certain effet, elle impressionna terriblement le23.
« En un moment, il changea du tout autout, et lui si impassible d’ordinaire, je le vis tout à coupaffreusement troublé, pâle, agité, inquiet.
« Il hésitait à me parler, je levoyais ; mais bientôt se décidant :
« – Voulez-vous me rendre un grandservice ? me demanda-t-il.
« Je lui répondis que oui,naturellement.
« – Avant de nous laisser sortir d’ici,reprit-il, on va probablement nous fouiller et nous donner noseffets de route.
« – C’est même certain, dis-je.
« – Eh bien ! continua-t-il, nous neserons pas traités de même. Vous serez fouillé, vous, sans lamoindre attention, uniquement pour la forme… Moi, au contraire, jeserai l’objet des plus minutieuses investigations…
« – Pourquoi cette différence ?
« – Parce que, me répondit-il, on mesoupçonne d’avoir en ma possession une chose que je possède eneffet, et que jusqu’ici j’ai eu le bonheur de soustraire à toutesles recherches. Voulez-vous vous charger de cette chose ? Oui.Eh bien ! jurez-moi que vous emploierez à la cacher tout ceque vous avez d’adresse et de ruse, et que vous me la rendrezlorsque nous serons sur le vaisseau…
« Je fis le serment qu’il medemandait.
« Aussitôt il décousit la ceinture de sonpantalon et en tira une lettre réduite à un très mince volume,qu’il me remit.
« Après avoir pris son avis, je lacachait dans mon bonnet de laine qui, appartenant àl’administration, ne devait pas m’être retiré.
« La précaution était sage ; lesprévisions du 23 se réalisèrent de point en point.
« C’est à peine si on me visita.
« Pour lui, voici quelles mesures onprit :
« On le fit déshabiller dans une chambre,et lorsqu’il fut nu comme la main, on lui dit de passer dans lapièce voisine, qu’il y trouverait pour s’habiller les effets neufsque lui donnait l’administration en échange des siens.
« Seulement le 23 n’était plus cet hommeque j’avais eu pendant deux mois à mes côtés, insensible enapparence à tout ce qui n’était pas son chagrin.
« La nécessité de tromper les espérancesde ses persécuteurs avait réveillé toutes ses facultés.
« Au lieu d’obéir, il se mit à sedéfendre, criant que ses hardes étaient à lui, qu’on n’avait pas ledroit de les lui prendre, qu’il se ferait hacher en morceaux plutôtque de les abandonner, jouant en un mot le désespoir de l’homme àqui on arrache ce qu’il a de plus précieux, et le jouant si bien,que je m’y sentais presque pris, moi qui pourtant avait sa lettredans la doublure de mon bonnet.
« Cependant, comme bien vous pensez, ilfut contraint de céder. On le porta dans la pièce où étaient lesvêtements neufs et on l’habilla de force, tandis qu’il poussait deshurlements de rage.
« Ce que je remarquai, car les portesétaient restées ouvertes, c’est qu’un monsieur, qui m’avait toutl’air d’arriver de la rue de Jérusalem, surveillait l’opération ets’emparait des effets que venait de quitter mon camarade…
« Le soir même, nous étions installésdans l’entrepont du transport le Rhône, et je remettais au23 sa précieuse lettre.
« C’est d’une main frémissante de joiequ’il la prit, et, la serrant contre sa poitrine :
« – Maintenant, prononça-t-il, nousserons en pleine mer avant que les brigands n’aient examiné fil àfil les loques qu’ils m’ont prises, et reconnu qu’ils sontvolés…
« Puis, me serrant les mains à lesbriser :
« – Et à vous, mon camarade, ajouta-t-il,merci !… C’est plus que ma vie, c’est plus que la vie desmiens que vous sauvez… Pour moi, ce pauvre chiffon où un mourant atracé au crayon sa dernière pensée, c’est l’honneur !…
Brusquement, comme s’il eût été mû par unressort, Raymond Delorge s’était dressé.
Dieu puissant ! s’écria-t-il, lespressentiments de ma mère ne se trompaient donc pas ! Il estdonc vrai que mon père, avant d’expirer, a eu le temps d’écrire lenom de son assassin !…
Et prenant les mains de Léon et de Jean, nonmoins émus que lui :
Ô mes amis, continua-t-il, d’une voix oùvibrait tout son cœur, ô mes frères aimés, que je vous dois-jepas !… C’est pour ma mère, c’est pour moi que votre père s’estgénéreusement sacrifié ! C’est pour sauver le dépôt sacré d’unmourant qu’il vous faisait orphelins ! C’est pour garder laparole jurée qu’il se laissait traîner de prison en prisonjusqu’aux déserts de la Guyane ! Ô mes amis, par queldévouement reconnaître ce dévouement sublime ? Comment jamaism’acquitter envers vous ?
Ce fut Jean qui l’interrompit.
Tu ne nous dois rien, Raymond, prononça-t-il,que ton amitié… Avant de connaître la dette, ta mère l’avait payéeau centuple… N’est-ce pas à elle seule que nous devons, Léon etmoi, ce que nous sommes ? N’est-ce pas à elle que ma mère etmes sœurs doivent leur modeste aisance et leur paisiblevie ?…
Non, tu ne nous dois rien, insista Léon, notrepère a fait son devoir… Ô mon père, tu n’étais qu’un pauvre hommeet de la plus humble condition, mais je suis fier d’être tonfils…
Mais déjà Jean avait repris la lecture de larelation.
« … Il n’en fallait pas tant que m’endisait 23, continuait Nantel, pour enflammer ma curiosité.
« Pourtant, je n’osai pasl’interroger.
« Il me semblait que c’eût été, enquelque façon, lui réclamer le prix du très léger service que jevenais de lui rendre.
« J’affectai même de détourner la têtepour ne rien voir, pendant qu’il cherchait une cachette sûre poursa précieuse lettre.
« Et quand je dis : lettre, c’estfaute de savoir comment m’exprimer autrement.
« Ce que j’ai eu entre les mains, moi,était une enveloppe carrée, de papier très mince, cachetée à lagomme et sans adresse. Le 23 devait y avoir mis le papier auquel iltenait tant, afin de pouvoir plus aisément le cacher et lepréserver des taches et des souillures.
« Mais, si je ne questionnais pas moncamarade, je ne pouvais pas empêcher ma cervelle de trotter.
« Un prisonnier se préoccupe d’une mouchequi vole, et ici ce n’est pas d’une mouche qu’il s’agissait, maisde quelque secret d’une grande importance – à ce que je mefigurais, du moins.
« Songeant aux mesures exceptionnellesdont mon camarade était l’objet, à cette insistance qu’on mettait àlui donner un nom qu’il prétendait n’être pas le sien, aux proposdes gardiens à qui j’avais entendu dire que le 23 était signalécomme un homme dangereux, j’en vins à m’imaginer qu’il était un deschefs du mouvement de 1851.
« Non pas un des farceurs qui mettent lespauvres diables en avant et qui, au premier danger, filent plusrapides que des lièvres, mais un de ces solides qui payent de leurpersonne tant qu’il y a à payer et qui boivent sans faire lagrimace le vin qu’ils ont tiré.
« Plus je réfléchissais, plus il mesemblait que je devais avoir raison.
« Si bien que j’en vins à le traiter nonplus comme un égal, mais comme un homme important, m’efforçant parmes soins et par mes services de lui témoigner le respect quem’inspirait son dévouement à notre cause.
« Il mit du temps à s’en apercevoir, maispourtant il s’en aperçut.
« Il m’interrogea.
« Et comme je lui disais franchement mesidées :
« – Hélas ! mon pauvre camarade, medit-il, vous vous trompez grandement. De ma vie je ne me suisoccupé de politique, et il n’y a rien de politique dans monmalheur.
« Ce n’était pas assez pour meconvaincre.
« – Et cependant, repris-je, vous voicitransporté politique ni plus ni moins que moi.
« – C’est vrai, me répondit-il, on atrouvé ce moyen de se débarrasser de moi.
« Et comme je le regardais d’un air dedoute :
« – On a essayé, poursuivit-il, de mefaire tout doucement passer le goût du pain. C’eût été plus sûr. Lemalheur, c’est que le coup a manqué lorsqu’il était facile. Plustard, il eût fallu mettre quelqu’un dans la confidence,c’est-à-dire remplacer un danger qui est moi, par un autre danger,qui eût été mon assassin. Tout bien considéré, on a songé àCayenne, qui est loin…
« – Et c’est pour cela qu’on prétend vousdonner un autre nom que le vôtre ?
« – Précisément. Ne pouvant m’ôter lavie, on m’ôte mon état-civil… Je ne m’appelle pas Boutin plus quevous. Mon nom est Laurent Cornevin, et, bien loin d’être unpersonnage, je ne suis qu’un pauvre garçon d’écurie. Mais c’estainsi : les plus grands, quelquefois, tremblent devant lesplus petits…
« – Il passa la main sur son front, commepour en chasser des souvenirs pénibles, puis lentement :
« – Je vous ai confié cela à vous, monbon Nantel, me dit-il, parce que vous êtes un brave homme quej’estime, et que, grâce à ce papier que vous avez sauvé, le crimesera peut-être puni… Mais, je vous prie, qu’il ne soit jamaisquestion de cela entre nous ; ne parlons plus de ces choses,ne parlons même plus.
« Il est de fait qu’il ne s’usait pas lalangue à babiller, le malheureux.
« La fièvre qui l’avait saisi lorsqu’ilavait vu son trésor menacé n’avait pas duré plus que le danger.
« Une fois en sûreté dans le vaisseau, ilétait tombé dans un tel anéantissement qu’il ne s’aperçut même pasqu’on levait l’ancre et qu’on mettait à la voile. Dieu sait si ons’en apercevait, cependant !…
« Le temps était affreux, leRhône roulait et tanguait sur les lames comme une barriquevide, et je croyais que j’allais rendre l’âme, tant je souffrais dumal de mer. Ce n’est qu’au bout de huit jours que je revins tout àfait à moi.
« Nous n’étions pas à la noce sur cebateau, et cependant nous n’y étions pas si mal qu’on me l’avaitannoncé.
« Notre nourriture était exactement celledes matelots, moins l’eau-de-vie. Nous mangions assez souvent de laviande fraîche et on nous distribuait tous les jours un boujarronde vin. La nuit nous avions un hamac.
« Ce qui faisait notre bonheur, c’étaitque nous étions très peu de transportés à bord, et que lecommandant était un bon homme. Le jour du départ, il nous avaitdit : Tant que vous serez sages et soumis, je vous accorderaitout ce que permet le règlement. Mais au premier signed’insubordination, plus rien. Je ne reviens jamais sur ce que j’aidit. Si vous ne voulez pas que les bons pâtissent pour les mauvais,faites la police entre vous.
« C’était parler comme il faut, car iln’y eut pas une punition parmi les transportés pendant toute latraversée…
« Et pourtant nous avions à souffrir debien des choses. Du manque d’air et d’exercice, principalement.
« Comme on nous faisait monter sur lepont par divisions, chacun de nous n’y restait guère que deuxheures par jour.
« C’étaient mes meilleurs moments.
« Le 23, lui, Boutin, ou plutôt LaurentCornevin, puisque tel était son vrai nom, était peut-être le seul àne pas s’en soucier plus que d’autre chose.
« Son tour de monter venu, il allaits’asseoir sur quelque paquet de cordages, les coudes sur lesgenoux, le menton dans la paume de ses mains, et par n’importe queltemps, sous le vent ou sous la pluie, sous un soleil dont l’ardeurfaisait fondre les coutures du pont, il restait immobile, les yeuxfixés vers le point de l’horizon où il supposait que devait setrouver la France.
« Une fois je le voyais plus triste quede coutume :
« – Voyons, mon camarade, lui dis-je, ducourage, morbleu ! Il ne faut pas comme cela rester seul à seforger des idées noires !…
« Il branla la tête, et d’une voix àfaire mollir le cœur d’un bourreau :
« – Est-ce donc me forger des idéesnoires, me dit-il, que de pleurer sur ma pauvre jeune femme, et surmes cinq petits enfants !… Que sont-ils devenus ? Ilsn’avaient que mon travail pour vivre ! Quand j’ai été enlevé,il y avait soixante-cinq francs à la maison…
« Une autre fois, comme il regardait lamer avec une fixité effrayante, j’eus peur.
« – À quoi songez-vous ? luidemandai-je brusquement, voulant lui donner à entendre que jecraignais qu’il ne songeât à en finir avec la vie. Il mecomprit :
« – Rassurez-vous, Nantel, me dit-il, jesais que ma vie ne m’appartient pas… Dieu m’a rendu témoin decertaines choses, c’est afin que je devienne l’instrument de sajustice… J’ai une tâche à remplir, je la remplirai…
« Voilà les seules confidences que me fitmon pauvre camarade Laurent Cornevin, pendant toute cette longuetraversée – les seules que je me rappelle du moins.
« Et cependant il avait confiance en moi,et je suis sûr qu’il m’aimait.
« Souvent il m’offrait sa ration de vinen me disant :
« – Prenez, j’en ai moins besoin quevous. J’éprouve à vous voir boire plus de plaisir que je n’enressentirais en buvant moi-même.
« Du reste, Laurent disait vrai, il enavait moins besoin que moi.
« Chagrins, regrets, privations, douleursdu corps et douleurs de l’âme, rien n’avait de prise sur sonorganisation de fer.
« Tous plus ou moins, nous étionsendoloris et indisposés, lui jamais.
« Les ardeurs dévorantes du soleil sur lepont ne l’incommodaient pas plus que l’air empesté de notrebatterie.
« Et un jour que je lui marquais monétonnement de cette santé miraculeuse :
« – Une pensée fixe comme celle que j’aien moi, me dit-il, est un talisman qui préserve de tout. Il ne fautpas que je sois malade, je ne le serai pas…
« Moi qui n’avais pas de pensée fixe, etqui me sentais de moins en moins bien, je ressentis une grande joiele jour où un matelot me dit en me montrant la mer :
« – Voyez-vous comme l’eau change decouleur, comme la vague devient bourbeuse, c’est signe que nousapprochons… Demain la terre sera en vue.
« Il ne se trompait pas.
« Le lendemain, lorsque mon tour vint demonter respirer sur le pont, je pus distinguer tout au fond del’horizon, pareilles à une brume légère, les terres de laGuyane.
« Bientôt, au-dessus des vaguesjaunâtres, deux rochers se dressèrent, arides et nus, qu’on appelleles Connétables. Puis apparurent les îles Remire, les îles du Père,de la Mère et des Deux-Filles.
« Tant loin que pouvait s’étendre la vue,on apercevait la côte, pareille à un banc de vase, bordée depalétuviers.
« Enfin, nous arrivions aux îles duSalut.
« Il n’était pas un transporté qui ne fûtjoyeux, pas un qui n’eût hâte de fouler cette terre d’exil.
« Il n’y avait que Laurent Cornevin quirestait accroupi sur les cordages, morne comme d’ordinaire, etcomme étranger à tout ce qui se passait autour de lui.
« Je lui secouai le bras.
« – Vous n’entendez donc pas ? luidis-je. Vous ne voyez donc pas ?… La terre ! voilà laterre, nous sommes arrivés…
« Il haussa les épaules, et d’un accentironique :
« – Alors, fit-il, vous trouvez que c’estun motif de se réjouir !…
« Hélas ! il avait raison, il mefallut bien le reconnaître, lorsqu’on nous eut débarqués à l’île duDiable, au nombre de cent cinquante ou deux cents.
« Rien n’y était préparé pour nousrecevoir.
« Il ne s’y trouvait, en fait deconstruction, qu’un blockhaus où logeait la compagnie d’infanteriede marine chargée de nous garder et un magasin pour les ustensileset les provisions.
« Nous autres nous dûmes coucher dans descases de fer couvertes en zinc ou dans des cabanes de branchagestout aussi grossières que celles des sauvages.
« Dans les cases de fer, qui avaient ététout d’abord surnommées les marmites, on étouffait. Dans lescabanes, on grelottait, dès que s’élevait le brouillard blanc de laGuyane, si malsain qu’on l’appelle le linceul des Européens.
« Pour la nourriture, à peine étions-nousaussi bien qu’à bord du Rhône.
« Deux fois par semaine, un petit bateauà vapeur, l’Oyapock, nous apportait de Cayenne nosprovisions, consistant surtout en viandes salées.
« Du reste, rien à faire en ces premierstemps, sinon quelques corvées à tour de rôle.
« Quand on avait répondu aux deux appelsdu matin et aux deux appels du soir, on pouvait à son gré errerdans l’île, qui était tout ombragée d’arbres magnifiques, tendredes pièges aux oiseaux, pêcher ou chercher sur la côte descoquillages ou des tortues.
« Moi, qui suis menuisier de mon état, jem’étais construit une baraque plus confortable que les autres, etcomme de juste, je la partageais avec mon camarade Laurent.
« Depuis notre débarquement, jeremarquais en lui un certain changement. Il était toujours aussitaciturne que par le passé, mais à son air de douleur résignéeavait succédé une expression de résolution étrange.
« Quand il me parlait de sa famille, deses enfants, ses yeux ne s’emplissaient plus de larmes.
« – Maintenant, me disait-il, leur sortest décidé. Ou Dieu a eu pitié d’eux et ils sont sauvés, ou il lesa oubliés et alors ils sont depuis longtemps morts de misère.
« Ce changement de Laurent m’étonnaitd’autant plus, qu’il avait dû être l’objet de recommandationsparticulières, et qu’on le tracassait et qu’on le surveillait plusqu’aucun de nous.
« D’abord on s’obstinait à lui contesterson état civil.
« C’est au nom de Boutin qu’il devaitrépondre et qu’il répondait en effet aux quatre appels de chaquejour.
« Puis, jamais on ne l’employait auxcorvées qui eussent pu le mettre en contact avec les étrangers quivenaient quelquefois à l’île du Diable.
« Une fois cependant, il avait réussi àparler à un matelot de l’Oyapock, et à décider cet homme àlui jeter une lettre à la poste de Cayenne.
« Cette lettre fut interceptée.
« D’après ce que m’a dit Laurent, elleétait adressée à une dame veuve habitant Paris et ne contenait queces seuls deux mots : « Je vis ! » et sasignature.
« C’était peu, et cependant cela luicoûta cher.
« Conduit devant le gouverneur de l’île,il fut condamné à quinze jours de cachot, à la demi-ration, pourtentatives de correspondances avec l’extérieur…
« Il les fit, ces quinze jours…
« Et lorsqu’il me revint, pâli etexténué :
« – Crois-tu, me dit-il, me tutoyant pourla première fois, crois-tu que je lui en veux à ce commandant. Non.Il ne me connaît que par ce qu’on lui a dit de moi, et me croit unhomme très dangereux… Il est soldat, il exécute sa consigne… Maisles autres, les autres !…
« Que voulait-il dire et quels étaientces autres, je l’ignore…
« L’ayant questionné à ce sujet, il merépondit qu’il lui était interdit de me répondre…
Seulement, depuis cette affaire, toutes seshabitudes changèrent.
« Au lieu de rester dans notre case àfabriquer avec moi divers menus ouvrages que nous faisions vendre àCayenne et dont le produit améliorait notre ordinaire, Laurent semit à passer ses journées dehors.
« Il décampait sitôt l’appel du matin,avec un morceau de biscuit dans sa poche, et ne reparaissait plusqu’à l’appel de six heures.
« Jusqu’à ce qu’enfin, un soir :
« – Ma résolution est prise, Nantel, medit-il, et tout est prêt… Demain, j’essaie de m’évader.
« Je frémis.
« Tenter de s’évader de l’île du Diable,c’était, nous le savions tous, courir à une mort certaine etaffreuse.
« Il n’était pas impossible de construireune embarcation capable de tenir la mer par un temps calme, pasimpossible de la lancer et de s’éloigner de l’île. Maisaprès ?… Où aller avec cette embarcation, sans voile, sansboussole, sans armes, sans provisions…
« Quelques-uns avaient tenté cet acte dedésespoir… Les uns avaient péri misérablement, perdus dans lesforêts du continent… On avait trouvé les autres morts de faim dansleur canot ballotté par les vagues… Pas un n’avait réussi.
« – Tu ne feras pas cela, Cornevin,m’écriai-je.
« Mais lui, froidement :
« – Je le ferai, prononça-t-il, et jeréussirai… Dieu, dont je sers la justice, me protègera…
« Ce n’était pas la première fois queLaurent Cornevin m’exprimait cette conviction, que le Providencel’avait choisi pour une mission spéciale.
« Seulement, j’avais toujours évité oudétourné ce sujet de causerie, parce que, dès qu’il l’abordait, jevoyais ses yeux briller d’un éclat plus sombre et sa physionomieprendre une expression inspirée qui m’inquiétait.
« Je craignais que sa raison ne résistâtpas aux souffrances qu’il avait endurées.
« Mais ce soir-là, le voyant résolu à cequi me paraissait un suicide, je n’hésitai pas à lui découvrirtoute ma pensée.
« Je lui dis que très certainement ilprenait pour des réalités les chimères de son imagination, que laProvidence n’a pas d’élus, et que si véritablement il se croyaitune tâche à remplir, ce devait lui être une raison de ne pas seprécipiter dans un péril certain.
« Et je lui rappelais en même temps lalégende sinistre des évasions de l’île du Diable.
« Il m’écouta sans m’interrompre, sansque son visage trahît rien de ce qui se passait en lui. Et quand ilvit que je m’arrêtais faute d’objections :
« – Camarade, me dit-il, je te remerciede tes efforts pour me retenir. Tu dis vrai : ce que je tenteserait insensé et je périrais si j’étais abandonné à mes seulesforces. Mais ce n’est pas sur moi chétif, que je compte. S’il fautun miracle pour me tirer d’ici sain et sauf, sois tranquille, cemiracle se fera. Je lis le doute dans tes yeux. Tu ne douterais pass’il m’était permis de te dire mon secret. Cesse donc de t’opposerà mon projet. Une voix au dedans de moi me parle, à laquelle jedois obéir.
« J’éprouvai en ce moment une des plusgrandes douleurs que j’eusse ressenties depuis mon arrestation.
« Je ne doutai pas que mon pauvrecamarade n’eût perdu l’esprit.
« Hélas ! ce n’était pas le premierdont je voyais la raison s’égarer… Il y en avait parmi nous dontles questions politiques et sociales avaient fini par exalter lesfacultés jusqu’au délire… Ceux-là aussi parlaient de leursvoix !…
« C’est à ce point que la tentation mevint de prévenir le commandant des intentions de LaurentCornevin.
« Non, cependant.
« La trahison, de quelque prétexte qu’onla colore, est toujours la trahison, c’est-à-dire le plus lâche, leplus vil et le plus exécrable des crimes.
« Je décidai que si, comme il n’était quetrop probable, je ne parvenais pas à retenir Laurent, ehbien ! sa destinée s’accomplirait.
« Mais je le priai de me confier son planet de me dire ses moyens d’exécution.
« Il ne fit pas de difficultés.
« Pendant toutes ces longues journéespassées hors de notre case, il s’était construit, me dit-il, uncanot. Il comptait s’y embarquer et ramer vers la pleine merjusqu’à ce qu’il rencontrât un navire qui consentît à lerecueillir.
« C’était insensé, je lui dis. Il merépondit avec un calme désespérant qu’il le savait aussi bien quemoi, mais que sa détermination était irrévocable.
« Tout ce que je pus obtenir de lui futqu’il remettrait son départ d’une semaine, et que, pendant ces huitjours, nous économiserions sur nos rations quelques livres debiscuit qu’il emporterait.
« Il fut convenu aussi qu’il memontrerait son embarcation, et que je l’aiderais à la perfectionners’il y avait lieu.
« Il y avait lieu, en effet.
« Je demeurai stupide d’étonnement, lelendemain, lorsque Laurent, m’ayant conduit à un des points lesplus sauvages de la côte, me montra derrière un groupe de rochersce qu’il appelait son canot…
« Cela, un canot !… Ce n’en étaitmême pas l’apparence.
« Ignorant l’art de débiter et detravailler le bois, privé d’outils, Laurent n’était arrivé àproduire qu’une machine informe et sans nom.
« C’était une sorte de radeau, composé detroncs d’arbres grossièrement équarris et si imparfaitementassemblés que la première lame devait les disjoindre et lesdisperser au hasard. Au milieu, un mât était planté, destiné àporter en guise de voile une de nos couvertures.
« Deux fortes branches, taillées à plat àl’extrémité, formaient les avirons.
« – Et c’est avec cela, m’écriai-je, quetu comptes affronter la haute mer !…
« Mais je l’avais tant tourmenté depuisla veille que l’impatience le gagnait.
« – Oh ! assez, me dit-il. J’accepteton assistance, mais je ne veux plus de conseils ni deremontrances.
« Il était clair que rien ne changeraitplus cette volonté tenace et aveugle.
« Je me tus et je me mis à l’œuvre.
« En huit jours, si je ne construisis pasun canot, je fabriquai du moins une sorte de boîte assez solidepour tenir la mer par beau temps.
« Laurent, de son côté, se procuraquelques vivres.
« Le dimanche suivant, tout était prêt,et nous décidâmes, mon pauvre camarade et moi, qu’il s’évaderaitdans la nuit du lundi au mardi.
« Quelle journée, que cette journée dulundi !…
« J’étais comme une âme en peine, nesachant que faire pour cacher les pressentiments funèbres quim’obsédaient. Chaque fois que je regardais Laurent, mes yeux seremplissaient de larmes. Il était pour moi comme un condamné àmort.
« Lui, était plus que calme, il étaitgai.
« Il ne s’était vraiment préoccupé qued’une chose, de cette lettre dont j’avais été un moment ledépositaire, à Brest. Il l’avait glissée dans une de ces petitesfioles où on nous distribuait des médicaments et l’avait suspendueà son cou.
« Comme cela, m’avait-il dit, si jevenais à tomber dans l’eau, la lettre ne serait pas mouillée…
« Enfin, le soir arriva.
« La retraite sonna, nous allâmesrépondre à l’appel et, comme à l’ordinaire, nous regagnâmes notrecase.
« Entre Laurent et moi, pas un mot ne futéchangé, jusqu’à ce qu’enfin, entendant relever lesfactionnaires :
« – Il est temps de partir, medit-il ; en route !…
« Je me chargeai d’un sac qui contenaitles provisions, et nous sortîmes…
« Quelques précautions étaientindispensables.
« Le jour, nous étions libres dansl’île ; mais la nuit, il nous était défendu de sortir d’unenclos où étaient construites nos cabanes, et des factionnairesgardaient cet enclos depuis la retraite jusqu’à la diane.
« Nous passâmes néanmoins, et bientôtnous fûmes au radeau.
« Il pouvait être onze heures.
« La nuit était sombre, mais la lune nedevait pas tarder à se lever.
« Le temps était lourd. Pas un souffle devent n’agitait les feuilles des arbres…
« La mer baissait… Près des rochers,comme toujours, elle paraissait agitée, ses lourdes lames jaunes sebrisaient à grand bruit sur les cailloux, mais, au loin, elle étaitcomme le tapis d’un billard.
« – Laurent, lui dis-je, il est encoretemps de réfléchir…
« – Non, il n’est plus temps,s’écria-t-il. Aide-moi à mettre le canot à l’eau…
« C’était une opération assez difficile.Nous la réussîmes pourtant, et bientôt ma fragile machine flotta lelong d’un rocher.
« L’heure suprême sonnait. Laurent meserra entre ses bras, et d’une voix forte :
« – Adieu, mon bon Nantel, me dit-il, ouplutôt, au revoir. Tant que je vivrai, je me rappellerai que c’està toi que je dois d’avoir sauvé le dépôt qui m’était confié.
« L’émotion m’étouffait.
« – Pauvre malheureux, pensai-je, combiend’heures encore as-tu à te le rappeler !…
« Lui, s’était laissé tomber àgenoux.
« – Mon Dieu, prononça-t-il, si, comme jele crois, je suis l’homme de votre justice, vous mesauverez !
« Puis, il se releva et, sautant sur leradeau, il le poussa loin du bord, et se mit à ramer vers la pleinemer, favorisé par la marée et le courant.
« Moi, pendant plus d’une heure, jerestai planté sur mes pieds à la même place, hébété de douleur.Laurent était mon camarade, depuis plus d’un an nous ne nous étionspas quittés un jour ; c’était plus qu’un frère que jeperdais…
« Pour l’apercevoir encore, je gravis unrocher…
« La lune s’était levée, la merresplendissait comme un miroir d’argent, et sur cette surfaceblanche, à une demi-lieue au large, je distinguais, comme une tachenoire, le radeau de Laurent Cornevin…
« Ainsi, me disais-je, s’il ne survientpas quelque vague qui le submerge, ainsi il ramera toute la nuit,jusqu’à ce qu’il soit à bout de forces, et qu’il ait dévoré sadernière miette de biscuit… Et après ! quelle mort !…
« Oui, je me disais cela, quand tout àcoup, au fond de l’horizon, j’aperçus comme un nuage, qui semblaits’avancer vers l’île, et qui de minute en minute devenait plusdistinct…
« Une espérance insensée tressaillit enmoi. Si c’était un navire !…
« Le temps que dura mon incertitude meparut extraordinairement long.
« Tout ce que j’avais d’intelligence etd’attention se concentrait sur ce point unique de l’espace oùgrossissait insensiblement mais incessamment le nuage que j’avaisaperçu.
« Enfin, le doute ne fut pas possible.C’était bien un navire que je voyais et qui s’avançait toutesvoiles dehors.
« Cette assurance me donna comme unéblouissement.
« Moi qui m’étais si fièrement moqué deLaurent, moi qui traitais de folie sa foi profonde dans laprotection de la Providence, j’étais forcé de croire.
« Il me semblait que j’assistais à un deces miracles qui confondent la raison et écrasent l’orgueil del’homme.
« N’était-ce pas un miracle, en effet,que la présence à point nommé de ce bâtiment dans les eaux funestesde la Guyane ?
« Depuis plus d’un an que j’étais à l’îledu Diable, jamais on n’en avait signalé un seul, à l’exception deceux que le gouvernement français employait au service de lacolonie pénitentiaire…
« Je frissonnai à cette réflexion.
« Si ce vaisseau, pensais-je, allait êtreun vaisseau de l’État !…
« Laurent y serait recueilli, c’est vrai,mais on l’y mettrait aux fers, pour commencer, et on le ramèneraitensuite à Cayenne, où il serait condamné, pour tentative d’évasion,à plusieurs mois de cachot.
« Et ce n’était pas ma seuleangoisse.
« Ce bâtiment, que du haut du rocher quej’avais gravi je distinguais si nettement, mon pauvre camaradel’avait-il aperçu ? Ramait-il vers lui ? En était-il bienloin encore ? Parviendrait-il à le rejoindre ?
« Je cherchai de l’œil le radeau.
« Il était alors, autant que j’en pouvaisjuger, à un peu moins de la moitié de la distance qui séparaitl’île du navire. Mais quelle pouvait bien être cettedistance ? Il eût fallu l’expérience d’un marin pourl’apprécier avec quelque certitude.
« Ce qui était positif, c’est que Laurentavait hissé sa voile – notre couverture. De l’endroit où j’étais,elle me faisait l’effet de l’aile d’un oiseau de mer.
« Je ne sais ce que j’aurais donné pourpouvoir attendre l’issue de cette scène poignante. Mais le jourallait venir et j’étais à plus d’une demi-lieue du camp. Jem’éloignai à regret…
« Avec le même bonheur que la premièrefois, je franchis la ligne des sentinelles et je gagnai macase.
« L’instant d’après, l’appel du matinbattit et j’allai me mettre à mon rang.
« – Boutin ! appela par trois foisle gardien de service. Boutin ! Boutin !…
« Il n’avait garde de répondre, comme dejuste ; il fut porté manquant.
« Comme de raison aussi, l’appel terminé,on m’interrogea.
« – Où est votre camarade ?
« Je répondis que je n’en savais rien,qu’il m’avait quitté la veille en me disant qu’il allait à lapêche, et que je ne l’avais pas revu depuis.
« Comme on ne m’en demanda pas davantagepour le moment, je me trouvai libre et, de toute la vitesse de mesjambes, je courus au rocher d’où j’avais suivi le départ deLaurent.
« Mais mon absence avait duré près detrois heures.
« J’eus beau me crever les yeux àinterroger l’immensité de la mer, je n’aperçus plus rien. L’horizonétait vide. Le vaisseau et le radeau avaient disparu.
« C’est le cœur bien gros et à pas lentsque je regagnai le camp.
« Et, certes, il m’eût bien surpris celuiqui m’eût dit que j’allais y trouver un indice du sort de monpauvre camarade.
« C’est ce qui arriva, cependant.
« Le petit bateau à vapeur qui faisait leservice entre Cayenne et l’île du Diable venait d’arriver, et onm’appelait pour la corvée du déchargement…
« Je me rendis au débarcadère, etj’aidais à hisser des sacs de biscuits, lorsque j’entendis unmatelot dire à un de nos gardiens que le matin, au lever du jour,on avait signalé le passage d’un navire au vent des îles duSalut.
« C’était, ajouta-t-il, un baleinieraméricain qui, le mois précédent, avait essuyé une tempêteépouvantable, qui avait failli périr, et qui était allé réparer sesavaries à Démérara, le port le plus important de la Guyaneanglaise.
« Si je ne m’étais pas retenu, j’auraissauté au cou de ce matelot.
« – Ainsi, me disais-je, si Laurent aréussi à atteindre ce navire, il est libre à cette heure et maîtred’utiliser cette lettre qu’il a sauvée aux prix de sa liberté etpeut-être de l’existence de sa femme et de ses enfants…
« La joie que je ressentais était sigrande, que c’est à peine si je pris garde aux menaces que me fit àl’appel du soir le gardien de service.
« Naturellement, pas plus le soir que lematin, personne n’avait répondu au nom de Boutin ; on s’enprenait à moi de son absence, et on voulait absolument me fairedire où il se cachait.
« Car nul encore ne soupçonnait uneévasion.
« Ce n’est que dans l’après-midi dulendemain que la vérité éclata.
« J’étais en train d’apprêter mon dîner,quand un gardien entra dans ma case comme une bombe, et d’un tonfurieux :
« Suivez-moi, me dit-il, le commandantvous demande.
« Je le suivis, et comme le long de laroute je le questionnais, feignant l’étonnement :
« – C’est bon, c’est bon, me dit-il, onva vous régler votre compte.
« Il est de fait que le visage ducommandant n’avait rien de rassurant, et je m’expliquais sa colère,sachant de quelles instructions particulières Laurent avaittoujours été l’objet.
« – Où est Boutin ? me cria-t-il,dès qu’il me vit à portée de l’entendre.
« Et, comme je protestais que jel’ignorais.
« – Vous ne voulez pas parler,insista-t-il.
« – Je ne sais rien, mon commandant.
« – C’est ce que nous allons voir,dit-il, suivez-moi…
« Et faisant signe à deux soldats de seplacer à mes côtés, il se mit à marcher devant nous…
« C’est à plus d’un quart de lieue, surle bord de la mer, qu’il me conduisit.
« Là sur la grève était échoué le radeaude Laurent, qui avait été ramené par la marée montante et que deuxsoldats en train de pêcher avaient découvert.
« À cette vue, je crus que le cœur allaitme manquer… Mon pauvre camarade avait-il donc péri !…
« La réflexion m’eut bientôt rassuré.
« Le radeau était en aussi bon état qu’audépart, la voile seule et le sac de provisions manquaient, bien quece sac eût été très solidement attaché à une traverse… N’était-cepas une preuve que, si le radeau se trouvait là, c’est que Laurentavait été recueilli par le baleinier américain ?…
« – Eh bien ! me demanda lecommandant en me montrant le radeau, nierez-vous encore l’évasionde Boutin et la part que vous y avez prise ?
« Certainement, je niai. Malheureusementj’étais le seul menuisier de l’île, mon travail me trahissait. Jefus mis au cachot.
« Je n’y restai pas longtemps… Monbonheur voulut qu’on eût besoin à Cayenne d’ouvriers de mon état.J’y fus envoyé et employé. L’année suivante j’eus ma grâce et je memariai…
« J’étais sans nouvelles de LaurentCornevin et je m’en étonnais, mais je ne doutais pas qu’il fûtsauvé et libre. Je me disais :
« – Celui qui lui a envoyé un vaisseaul’aura protégé…
« Oui, je me disais cela, et je lepensais, quand un soir que je me trouvais dans un café de Cayenne,j’entendis un matelot américain raconter qu’autrefois son navire,passant le long des îles du Salut, avait recueilli un transportéfrançais…
« Je pris ce matelot à part et, l’ayantquestionné, j’acquis la certitude du succès de l’évasion de LaurentCornevin.
« C’était bien de lui qu’avait vouluparler le matelot…
« Il était resté six mois à bord dubaleinier, payant de son travail son passage et sa nourriture, ets’était fait débarquer au Chili, à Talcahuana, le port de relâchedes baleiniers… »
La voix de Jean Cornevin expirait sur cesderniers mots.
Il déposa sur la table le manuscrit de Nantel,et regardant alternativement son frère et Raymond Delorge, il ditseulement :
– Eh bien ?…
Ils ne répondirent pas tout d’abord.
Un immense désappointement se peignit sur leurphysionomie.
Il était clair que cette fin si brusque, quece dénouement qui n’en était pas un, après des détails si précis,trompait toutes leurs prévisions. Ils avaient espéré mieux ou dumoins autre chose.
– Enfin, c’est tout ? interrogeaRaymond.
– Tout.
– Nantel n’a ajouté de vive voix aucundétail ?
– Quel ?
– Je ne sais. Il se pourrait que ton pèreeût prononcé le nom du mien, le nom du général Delorge…
– Il ne l’a jamais prononcé devantNantel…
– Il aurait pu dire de quel crime il aété témoin…
– Il ne l’a pas dit…
– Le nom des misérables qui lepersécutaient si odieusement aurait pu lui échapper…
– Jamais…
– Il se pourrait qu’il eût laisséentrevoir ses projets d’avenir…
– Toutes ces questions, qui sesuccédaient sans seulement lui laisser le temps de reprendrehaleine, devaient irriter et irritèrent, en effet, JeanCornevin.
– Notre père, prononça-t-il, n’a rien ditjamais qui ne soit consigné dans la relation de Nantel…
Et, haussant les épaules, et non sans unecertaine amertume :
– Croyez-vous donc, reprit-il, toi,Raymond, qui m’interroges, et toi, Léon, qui te tais, croyez-vousdonc que cette relation si complète que je viens de vous lire, aété écrite au courant de la plume et comme au hasard ! Naïfsque vous êtes, si vous n’y avez pas reconnu le fruit lentement mûride patientes réflexions et de prodigieux efforts de mémoire. Meprenez-vous donc pour bien plus enfant que vous ou pour bien moinsambitieux d’arriver à la vérité ?… Allez, tout ce que vouspouvez vous dire je me le suis dit. Deux mois durant, plus tenacequ’un juge d’instruction, j’ai obsédé Nantel de questions,tremblant toujours qu’il n’oubliât une circonstance, un détail, unmot, d’où eût jailli une lumière plus vive. Pendant deux mois, cebrave et excellent homme s’est mis l’esprit à la torture pour sebien tout rappeler. Il ne sait rien de plus que ce qu’il a écrit etsigné…
Jean s’était levé, et froissant le manuscritde Nantel :
– Je ne vous en veux certes pas, dit-il,mais vous êtes des ingrats !…
– Oh !
– Oui, des ingrats, car au lieu de vousréjouir de ces révélations inespérées, vous voilà déplorantl’absence des informations qui vous manquent encore. Oui, desingrats, car vous ne daignez pas voir quel coin du voile se trouvesoulevé par la déposition de Nantel.
Et sans attendre les objections qu’il lisaitdans les yeux de Raymond et de son frère :
– Tenez, poursuivit-il vivement,résumons-nous et voyons où nous en sommes.
« Nos soupçons d’hier sont aujourd’huides certitudes.
« Nous étions convaincus que le généralDelorge a été assassiné et que le crime a eu un témoin, LaurentCornevin, mais ce n’était qu’une conviction… Maintenant c’est unfait certain, nous en avons la preuve.
« Hier, Léon, tu pensais que notre pèreavait été assassiné.
« Tu sais que non, aujourd’hui, et que sitoutes nos recherches ont échoué, c’est qu’on lui a imposé un étatcivil qui n’était pas le sien ; c’est que, sur tous lesregistres de la police, il est inscrit sous le nom de Boutin.
« Nous sommes sûrs que notre père n’estpas mort à Cayenne.
« Il nous est prouvé que, vers la fin de1853, il a été débarqué sain et sauf au Chili, à Talcahuana, pleind’ardeur et d’espoir et certainement en possession de la lettre dugénéral Delorge…
Pourtant le front de Léon restait sombre.
– Il m’en coûte, frère, prononça-t-il, det’arracher une illusion, mais je le dois. Ce qui te semble prouverl’existence de notre père est pour moi la preuve de sa mort…
– Oh !…
– Permets que je m’explique, et tu serasforcé de reconnaître que j’ai raison. C’est à la fin de 1853,n’est-ce pas, que notre père s’est trouvé libre àTalcahuana ?… Combien y a-t-il de cela ? Dix ans bientôt.Dix ans, Jean, entends-tu, et il ne nous a pas donné signe devie…
– C’est vrai, mais…
– Quoi ! si tu veux admettre quenotre père nous a oubliés, notre mère et nous, qu’il a oublié sahaine et ses projets de vengeance, qu’il a oublié la France etqu’il s’est installé au Chili, je te dirai : Oui, il estpossible qu’il vive…
Mais Jean n’était pas convaincu.
– Soit, s’écria-t-il ; selon lesrègles de la sagesse humaine, tu as raison, peut-être ! Maisje crois, moi, et de toute mon âme, que votre sagesse est folie etvotre clairvoyance aveuglement. La foi de notre père qui avaitconverti Nantel, le sceptique ouvrier parisien, cette ardente foi àla justice de Dieu, je l’ai !… Je crois comme a cru Nantel,quand tout à coup, des profondeurs de l’horizon, il a vu surgir levaisseau baleinier qui devait recueillir le radeau de LaurentCornevin… Et je vous le dis, Celui qui a épargné la vie de notrepère menacé par M. de Combelaine, Celui qui a permisqu’il dérobât la lettre accusatrice aux plus ardentes recherches,Celui qui l’a tiré de cette île du Diable dont jamais un prisonnierne s’est évadé, Celui-là ne l’aura pas abandonné et saura le faireapparaître à l’heure de sa justice !…
Qui avait raison, du confiant enthousiasme deJean Cornevin ou du scepticisme désolé de Léon ?
C’est ce que Raymond Delorge, pris pourarbitre par les deux frères, n’osait décider, encore que, par lapente naturellement romanesque de son esprit, il inclinât vers lesespérances de Jean.
– Le positif, c’est que cesrenseignements nouveaux ne modifiaient en rien, pour le moment, lesconditions de la lutte.
Aussi, les trois jeunes gens convinrent-ilsd’attendre de plus amples informations avant de faire part dumanuscrit de Nantel à Mme Delorge et àMme Cornevin.
– Et bien vous avez fait, leur ditMe Roberjot, lorsqu’ils le mirent dans le secret. Àquoi bon ouvrir le cœur de ces malheureuses femmes à des espérancesqui sans doute ne se réaliseront jamais ?…
Car l’avocat, sans cependant se prononcer,partageait la façon de voir de Léon.
Mais s’ensuivait-il qu’on ne dût pas chercherà tirer un parti quelconque de ce supplément d’informationsvéritablement providentiel ?
Non certes ! Et ce futMe Roberjot qui voulut se charger des premièresdémarches.
Son influence, comme député de l’opposition,avait trop grandi, pour que l’administration osât lui opposer lesmêmes fins de non recevoir qu’autrefois. Et d’ailleurs il avaitdésormais un point de départ certain.
Ce n’est plus de Laurent Cornevin qu’ildemandait des nouvelles, mais bien de Louis Boutin.
Et comme il était aisé de le prévoir, sous cenom de Boutin qui, malgré ses réclamations, lui avait été imposépour dépister les recherches, Cornevin avait un dossier.
Moins de huit jours après une demande adresséeà la préfecture de police, Me Roberjot recevait lanote suivante :
« BOUTIN (Louis), trente-quatre ans,homme de peine, né à Paris.
« Pris les armes à la main derrière unebarricade, rue du Petit-Carreau, le 4 décembre 1851, et écroué à laConciergerie.
« Dirigé sur Brest le 21 décembresuivant, avec un convoi de condamnés, sous la conduite del’inspecteur de police Brichart.
« Arrivé à Brest le 22.
« Admis d’urgence le même jour àl’hôpital du bagne (lit n° 22), blessé grièvement à la suited’une tentative d’évasion.
« Sorti guéri de l’hôpital le 18 février1852.
« Embarqué ledit jour à bord du transportle Rhône, à destination de la Guyane.
« Interné à l’île du Diable.
« Mort le 29 janvier 1853. A péri enessayant de s’évader sur un radeau qu’il avait construit. Son corpsn’a pas été retrouvé. »
Cette note, c’était la preuve éclatante del’exactitude de la relation de Nantel.
Et si on eût pu acquérir pareillement lapreuve que Boutin et Cornevin n’étaient qu’un seul et mêmeindividu, on eût eu les éléments d’une demande d’enquête qui eût puconduire très loin M. le comte de Combelaine.
C’est à quoi, malheureusement, il ne fallaitpas penser.
Il était clair que cette audacieusesubstitution d’état civil avait été opérée fort secrètement parquelque créature de M. de Combelaine, et il n’était pasmoins clair que les employés de la préfecture, à qui on eût pudemander des renseignements, ignoraient que cette substitutionavait eu lieu…
Deux autres particularités ressortaient encorede cette note :
L’administration ne soupçonnait même pas lesuccès de l’évasion de Laurent Cornevin.
M. de Combelaine devait se croiredébarrassé du seul témoin de son crime, c’est-à-dire assuré d’uneéternelle impunité.
Mais ces démarches sans issue, ces conjecturessans résultat immédiat ne pouvaient contenter l’impatiente ardeurde Jean.
Léon et Raymond lui proposaient d’écrire àTalcahuana, au consul de France :
– Ah ! gardez-vous en bien !répondait-il. Songez qu’une seule démarche inconsidérée peut donnerl’éveil à nos ennemis et les mettre sur la voie de la vérité, quenous savons, nous, et qu’ils ignorent. Songez que si notre père estvivant, comme je le crois, ce serait s’exposer à le perdre et àruiner ses projets.
Une autre fois, après de longuesméditations :
– J’admets pour un moment, reprenait-il,oui, je consens à admettre la mort de notre père. En ce cas, qu’estdevenue la lettre du général Delorge ? Croyez-vous doncqu’avant de mourir il n’ait pas songé à la confier à quelqu’un pournous la faire parvenir !…
Quels projets il mûrissait dans le secret deses pensées, Jean Cornevin le laissait deviner par ces seulesparoles.
– Je parierais, disait Léon à RaymondDelorge, que mon frère est en train de combiner quelque prodigieuseextravagance.
Ses opinions admises, il ne se trompaitpas.
À moins de huit jours de là, un beau soir,Jean leur annonçait que sa résolution était prise, qu’il allaitpartit pour le Chili.
– Tu es fou !… fut le premier mot deLéon.
– Oh ! pas encore, répondit le jeunepeintre, seulement je le deviendrais certainement si je restaisici, dans cette horrible incertitude, m’épuisant en conjectures eten projets impossibles…
Avec Jean, discuter c’était perdre son tempset son éloquence. Léon le savait, mais il croyait avoir à luiopposer une objection irréfutable.
– Et de l’argent ? dit-il.
– J’ai bien un millier d’écus…
– Ce n’est pas avec cela qu’on va auChili et qu’on en revient.
– Je le sais. Aussi, ai-je l’intention devous demander, à Raymond et à toi, qui êtes plus riches que moi,tout ce dont vous pouvez disposer…
– Et si nous te refusons…
Jean haussa les épaules.
– Alors, répondit-il, j’irai toutsimplement lire la relation de Nantel à Mme Delorgeet à notre mère… Et soyez tranquilles, quand elles sauront pourquoije veux partir, je ne manquerai pas d’argent.
C’était si parfaitement exact, et il était sibien d’un caractère à faire ce qu’il disait, que Léon et Raymond setinrent pour battus.
– C’est bien, dirent-ils à l’obstiné, tuauras ce qu’il faudra.
Et, comme leurs caisses réunies ne faisaientpas la somme nécessaire, ils eurent recours au digneM. Ducoudray, lequel mis dans la confidence s’étaitécrié :
– Jean a raison et, si je n’étais pas sivieux, je l’accompagnerais !
Restait à obtenir deMme Cornevin son consentement à un long voyage,sans toutefois lui en révéler le but.
– Je m’en charge, promitMe Roberjot, laissez-moi faire.
Et, en effet, ayant trouvé une occasion derencontrer Mme Cornevin :
– Ce serait un grand bonheur, lui dit-ilnégligemment, que Jean fût pris de la fantaisie de voyager. Lespartis se remuent beaucoup en ce moment : s’il reste à Paris,imprudent et hardi comme il est, je le vois arrêté avant unmois !…
Le lendemain, c’était la pauvre mère quiconjurait son fils, ce fils dont cependant elle venait d’être silongtemps séparée, de s’éloigner.
Et avant la fin de la semaine, tous sespréparatifs étaient terminés, et Léon et Raymond Delorge leconduisaient à Bordeaux, où il s’embarquait pour Valparaiso.
En serrant une dernière fois la main duvoyageur :
Revenez-nous avec des preuves, ami Jean, luiavait dit Me Roberjot, et surtout revenez-nousvite. Il me semble sentir déjà les premières bouffées de la tempêtequi emportera l’empire, et avec l’empire les Maumussy et lesCombelaine, les princesse d’Eljonsen, les Verdale, les docteurBuiron et les autres.
Beaucoup, s’ils eussent entendu l’honorabledéputé s’exprimer ainsi, se seraient écriés :
– Folie !…
Et non sans quelque semblant de raison.
L’empire, en apparence, n’était-il pastoujours aussi fort ? La machine politique montée au 2Décembre ne continuait-elle pas à fonctionner sans heurts tropvisibles ?
Paris, plus que jamais, était la capitale duplaisir, la ville de la joie et des fêtes. L’or affluait. C’était àqui, du haut en bas de l’échelle sociale, ferait les plus follesdépenses. Le luxe était prodigieux.
L’étranger qui, par une belle après-midi duprintemps, se faisait conduire au bois de Boulogne, revenaitébloui, et à l’exemple de ce Suédois naïf écrivait sur sestablettes de voyage :
– Paris, ville de millionnaires. Tous leshabitants ont chevaux et voitures.
Pourtant, la guerre du Mexique venait d’êtredéclarée, et les moins clairvoyants s’étaient dit :
– Ce sera la guerre d’Espagne du secondempire.
C’est que personne, à moins d’y êtreintéressé, ne s’était pris à la glu des phrases pompeuses parlesquelles le gouvernement avait essayé de justifier, d’exaltermême cette étrange expédition.
C’est que les débats de la Chambre, quelquesourdine qu’on eût essayé d’y mettre, s’étaient entendus deloin.
C’est que les journaux avaient beaucoupparlé.
Le public savait ou croyait savoir les motifsréels et véritablement incroyables de cette campagneaventureuse.
On parlait de spéculations impudentes et detripotages honteux.
On ne se gênait pas pour dire que le but réelde la guerre du Mexique était d’assurer le paiement de créancesusuraires, achetés à vil prix par des personnages influents dugouvernement.
De la sorte, l’armée française allait faireles fonctions d’huissier.
Et au profit de qui ?
Dame ! on citait le nom des acheteurs descréances et on disait le chiffre probable de leurs honorablesbénéfices.
On affirmait que M. de Maumussyavait eu une part du gâteau, et aussi M. de Combelaine,et aussi Mme la princesse d’Eljonsen.
Si, du moins, elle eût brillamment réussi,cette expédition du Mexique !…
La France ne pardonne-t-elle pas tout ausuccès ?…
Mais, follement entreprise par des gens qui neconnaissaient ni le pays qu’ils prétendaient soumettre ni leshommes qu’ils allaient combattre, cette guerre fatale ne pouvaitamener que des désastres.
Son début fut un échec.
Il fut aussitôt réparé, c’est vrai, etglorieusement vengé… Mais ensuite ?
Un archiduc d’Autriche, Maximilien, futconduit par nous à Mexico et proclamé empereur du Mexique malgréles Mexicains… Mais après ?
Notre petite armée était comme perdue dans cesimmenses provinces.
Et successivement la France apprit avecstupeur :
La résolution du gouvernement impériald’évacuer le Mexique ;
L’arrivée à Paris de l’impératrice Charlotte,qui venait solliciter des secours d’hommes et d’argent, qui ne futpas reçue aux Tuileries et qui devint folle peu de temps après…
Et enfin, la retraite et le rembarquement del’armée française, alors commandée par le maréchal Bazaine.
Le dénouement du drame ne devait pas se faireattendre.
Un matin, arriva à Paris la nouvelle, àlaquelle personne ne voulait croire, de l’exécution deMaximilien.
La honte de n’avoir pas pu empêcherl’exécution de Maximilien, voilà ce que gagna l’empire à la guerredu Mexique.
Quant à ce qu’elle coûtait à la Franced’hommes et de millions, on ne le sut que plus tard.
– Il y avait pourtant là une grande idée,et la plus belle du règne, s’obstinaient à répéter lesofficieux.
Soit… Seulement, pendant qu’on la mettait àexécution, cette belle idée, la Prusse gagnait la bataille deSadowa et écrasait l’Autriche.
L’empire avait, dit-on, promesse deM. de Bismarck d’une compensation.
« – Cette puissance n’a rien qui doivenous inquiéter, au contraire, s’écriait à la tribune un desorateurs du gouvernement.
« Au contraire… me semble bien trouvé,écrivait Me Roberjot à Raymond Delorge. Mais moiqui ne suis pas si optimiste, je crois pouvoir prédire que voici lecommencement de la fin… »
C’est que, peu après le départ de Jean pourValparaiso, Raymond Delorge et Léon Cornevin avaient été obligés dequitter Paris.
Et Me Roberjot leur avaitdit :
Partez sans inquiétude, je me constitue votrecorrespondant bénévole et bien informé, et s’il survenait quelquechose qui rendît votre présence nécessaire, je ne ferais qu’un sautjusqu’au télégraphe.
Et il tenait parole, ce qui n’était pas unmince mérite, trouvant toujours, malgré les travaux dont il étaitaccablé, un moment pour griffonner quelques lignes et tenir sesexilés, comme il les appelait, au courant des événements.
Exilés était bien le mot. Ce n’était pasvolontiers que les deux jeunes gens s’étaient éloignés de Paris, dece théâtre où ils pressentaient que se dénouerait fatalement ledrame dont la mort du général avait ensanglanté le premieracte.
Mais la vie a d’inexorables nécessités.
Et, quand on n’a pas dix mille livres derentes, il faut bon gré mal gré se soumettre aux exigences de laprofession qui fait vivre.
C’est pourquoi dès le lendemain du jour où ilavait été contraint de donner sa démission, Léon Cornevin s’étaitmis en quête d’une autre position.
Il n’était pas exigeant, le bravegarçon ; ses aptitudes étaient remarquables, les meilleuresrecommandations appuyaient ses démarches, et cependant, tel étaitl’encombrement de toutes les carrières, qu’il n’avait rien trouvéd’acceptable à Paris ni même aux environs.
De guerre lasse, il s’était résigné à accepterune situation d’ingénieur près d’un chemin de fer espagnol, et ilétait parti pour Madrid.
Quant à Raymond, il avait été détaché à Toursprès de la commission chargée, par le ministère des travauxpublics, d’étudier les moyens de prévenir les inondationspériodiques de la Loire.
Parti bien à contre cœur, Raymond n’avait pastardé à se féliciter intérieurement de ce changementd’existence.
Arraché pour la première fois à l’idée fixequi depuis l’âge de raison emplissait sa vie, il lui semblait voirs’ouvrir devant lui des horizons inconnus. Il découvrait, pourainsi dire, qu’il était jeune, qu’il n’avait que vingt-sept ans etqu’il n’avait pas eu de jeunesse.
Par une rare faveur de la destinée, il setrouvait que l’inspecteur des ponts et chaussées, avec lequel ilallait poursuivre les études commencées, était le meilleur deshommes.
C’était le baron de Boursonne, le derniersurvivant d’une des plus vieilles et des plus nombreuses famillesdu Poitou.
Il est vrai que rien ne lui était sidésagréable que de s’entendre donner son titre. Le seul énoncé desa particule lui faisait faire la grimace.
– Je suis le père Boursonne, toutbêtement, disait-il d’un ton qui n’avait rien de paternel.
Ancien élève de l’École polytechnique,M. de Boursonne avait donné jadis à plein collier dansles théories saint-simoniennes et avait même dépensé à lesexpérimenter une fortune assez ronde.
Mais, tandis que ses anciens frères deMénilmontant avaient eu l’art, l’un poussant l’autre, d’accaparerles meilleures, les plus honorées et les plus lucrativessituations, M. de Boursonne était resté longtemps enarrière, embourbé dans des emplois subalternes fort au-dessous desa remarquable intelligence.
Les qualités de son cœur n’en avaient pas étéaltérées, il était resté bon jusqu’à la faiblesse.
Seulement, son caractère s’était aigri etétait devenu irritable à l’excès.
On disait de lui dans sacirconscription :
– L’inspecteur… Ah ! quel bravehomme !… Mais quel original !
La vérité est qu’il se donnait une peineinfinie pour paraître précisément le contraire de ce qu’il étaitréellement.
Aristocrate dans le bon sens du mot, lettré,d’un goût sûr et d’une exquise sensibilité, il posait pour ledémocrate farouche, affectait le langage d’un paysan et des façonsde roulier et affichait le plus cruel cynisme.
Un de ses grands plaisirs était de porter desvêtements affreusement délabrés, qu’on s’étonnait fort de voir surle dos de ce grand vieillard à physionomie si noble, quoi qu’il pûtfaire, si fine et si intelligente.
Le matin où Raymond, arrivé à Tours de laveille, se présenta dans son cabinet, vêtu comme on l’est quand onrend une visite, après qu’il l’eût toisé un bon moment :
– Mâtin ! lui dit-il, vous avez unfameux tailleur, monsieur Delorge, et cela doit vous gênerconsidérablement d’être si bien mis !…
Et comme Raymond, interdit de cettesurprenante réception, balbutiait néanmoins qu’il ne se sentaitaucunement gêné :
– En ce cas, repritM. de Boursonne, venez, nous allons visiter noschantiers.
Et sans laisser à Raymond un quart d’heurepour aller changer de costume, il le traîna jusqu’au bord de laLoire et ne parut satisfait qu’après l’avoir fait bien piétinerdans la boue et crotter jusqu’aux genoux.
Mais, en dépit de cette plaisanterie demauvais goût et de quelques autres du même style, il ne fallut pasune semaine à Raymond pour découvrir l’homme réel sous ses dehorsaffectés, et pour reconnaître combien cet homme était digned’estime et d’affection.
De son côté, M. de Boursonne s’étaitpris pour le jeune ingénieur d’une si belle amitié que ce fut luiqu’il choisit pour l’aider dans les études qu’il avait à terminerentre Tours et les Ponts-de-Cé.
Ces études, qui se rattachaient à un plangénéral, devaient prendre beaucoup de temps, plus d’un anpeut-être.
Aussi, M. de Boursonne avait-ilrésolu d’abandonner Tours et de porter son quartier général aucentre des opérations.
Le centre indiqué semblait être Saumur.
Et Saumur, avec ses coteaux boisés, son vieuxchâteau, ses îles, ses maisons blanches et ses vertes prairies,Saumur le tentait.
Malheureusement, le jour où il se mit en quêted’un logement, tandis qu’il s’en allait le long du quai, le nez enl’air, il faillit être écrasé par un escadron d’élèves de l’écolede cavalerie qui rentrait au grand trot de la promenade.
– Il y a trop de soldats pour moi ici,dit-il à Raymond. Cherchons ailleurs…
Après quelques hésitations, c’est aux Rosiersqu’ils s’arrêtèrent.
Non parce que ce village est le plus coquet detous ceux qui se mirent aux flots bleus de la Loire, non parce queles coteaux de Saint-Mathurin ont des attraits irrésistibles.
Mais parce que l’auberge du Soleillevant est d’une irréprochable propreté, et que maître Béru,l’aubergiste, mettait à la disposition de M. de Boursonneune jolie chambre pour lui, une bonne chambre pour Raymond et uneancienne salle de billard qui semblait faite pour recevoir lesbureaux d’un ingénieur…
Mais aussi parce que maître Béru était, sansqu’il y parût, un cuisinier distingué, sans rival pour lesmatelotes, qu’il arrosait d’un certain vin de Bourgueil capable defaire oublier le bourgogne.
Et enfin, parce qu’on était à la fin deseptembre, et qu’un piqueur, qui était du pays, affirmait que lacommune des Rosiers est peuplée de perdrix, et queM. de Boursonne, malgré son âge et son incurable myopie,était un chasseur enragé.
C’est un samedi que le digne ingénieur arrivaaux Rosiers et s’installa au Soleil levant avec tout sonpersonnel de conducteurs, de piqueurs, dessinateurs.
Et le samedi suivant, Raymond et lui pouvaientse flatter de connaître les environs comme pas un homme dupays.
Tout ce qui était à visiter, ils l’avaient vu,depuis le camp romain de Chenehutte, le donjon de Trèves etl’église de Cunnault, jusqu’aux monuments celtiques de Gennes et àla fontaine d’Avort ; depuis le château de Maillefert, dontles jardins en terrasses descendent jusqu’à la Loire, jusqu’aumanoir de la Ville-Haudry, si magnifique jadis, si abandonné depuisle mariage du comte et de Mlle de Rupair.
Après quoi M. de Boursonne etRaymond s’étaient mis à la besogne.
Rude besogne, car il s’agissait de tracer leplan de tout ce vaste système de digues, de réservoirs et de canauxde dérivation qui doit faire, des inondations actuellement sidésastreuses de la Loire, un véritable bienfait pour lesriverains.
D’ordinaire, ils déjeunaient de bon matin etils partaient suivis d’un piqueur portant dans un panier unecollation préparée la veille par maître Béru, l’hôtelier duSoleil levant.
À la nuit tombante, ils étaient de retour.
Ils dînaient dans la petite salle dont lesfenêtres donnent sur la grande route.
Puis, M. de Boursonne allumait sapipe, Raymond fumait un cigare, et ils restaient jusqu’à dix heuresà causer ou à jouer au jaquet.
Parfois, un vieux commandant d’artillerie, quimangeait sa retraite aux Rosiers, venait leur tenir compagnie.C’était aussi un ancien élève de l’École polytechnique, et saqualité de « cher camarade » et ses opinions avancéesl’avaient fait admettre par M. de Boursonne.
Ainsi, leurs journées s’écoulaient paisibleset monotones, lorsqu’un matin, pendant qu’ils attendaient quemaître Béru leur servît leur déjeuner, un piétinement inaccoutuméde chevaux retentit sur la grande route.
M. de Boursonne, qui était lacuriosité même, s’approcha de la fenêtre, et presqueaussitôt :
– Mâtin !… s’écria-t-il, venez doncvoir, Delorge !…
Raymond s’avança.
Sur la route, une douzaine de chevauxpassaient, habillés de superbes caparaçons de couleurs éclatanteset conduits par des domestiques en longs gilets à l’anglaise et enbotte à revers.
– Qu’est-ce que cette cavalerie ?demanda M. de Boursonne à maître Béru, qui entrait, unplat dans chaque main. Allons-nous donc avoir un cirque auxRosiers ?
Mais cette supposition parut choquerl’aubergiste.
– Monsieur l’ingénieur veut plaisanter,dit-il. Monsieur l’ingénieur doit cependant bien voir…
– Quoi ?
– Cette couronne qui est brodée à l’anglede la couverture des chevaux.
– Comment ! il y a une couronne…Mâtin ! c’est une autre affaire. Est-ce que vous la voyez,vous, Delorge, qui avez de bons yeux ?…
Et plantant son binocle sur son longnez :
– Elle y est, parbleu !continua-t-il, maître Béru a raison. Mais qu’est-ce que celaprouve ?
L’aubergiste s’inclina, et d’un tongrave :
– Cela prouve, répondit-il, que ceschevaux sont ceux de Mme la duchesse…
Le vieil original tressaillit comme si uneguêpe l’eût piqué, et d’un ton d’inquiétude comique :
– Comment ! s’écria-t-il, nous avonsune duchesse aux environs et maître Béru ne nous prévientpas !… À quoi songe donc maître Béru ?
– Monsieur, répondit l’aubergiste, ellen’habite pas le pays, ordinairement…
– Ah ! je respire.
– C’est à Paris qu’elle demeure. Elle nevient ici que dans cette saison, passer un mois, et encore pas tousles ans…
– Et comment l’appelez-vous, votreduchesse ?
Maître Béru se redressa.
– Maillefert : prononça-t-il,d’Aostal de Chalandry, duchesse de Maillefert…
Il en avait plein la bouche, comme d’une tropcopieuse cuillerée de bouillie.
– Alors, interrogea Raymond, c’est ellela propriétaire de ce beau château que j’ai vu sur la route deGennes à Trèves ?
– Précisément.
M. de Boursonne s’était mis à table,et tout ne mangeant :
– Vous nous parlez toujours de laduchesse, maître Béru… reprit-il, et le duc ?… Parlez-moi doncun peu de ce duc de Mailleterre, Maillepierre, Maille…
– Maillefert, s’il vous plaît,monsieur.
– Soit !… Qu’est-ce que ceduc ?
– Monsieur, il est mort.
M. de Boursonne venait de se verserun verre de vin de Bourgueil :
– De profundis…prononça-t-il.
Et quand il eut vidé son verre :
– Vous entendez, Delorge, continua-t-il,elle est veuve, cette duchesse… Eh !… eh !… c’est un cœurà conquérir. Voyons, maître Béru, donnez-nous des renseignements.Est-elle jeune ?…
– Jeune !… ça dépend !…
– Par exemple !… Qu’entendez-vouspar là ?
– Dame, monsieur, je veux dire qu’à lavoir, quand elle passe, toujours superbement ajustée, on ne luidonnerait pas vingt ans… Seulement…
– Quoi ?
– Eh bien ! il faut qu’elle ait plusdu double, puisqu’elle a des enfants qui ont plus que cela.
Qui n’eût pas connu M. de Boursonnel’eût cru intéressé au plus haut point.
– Des enfants ! s’écria-t-il, etmajeurs ! Aïe !… Et beaucoup ?…
– Deux. Un fils, d’abord,M. Philippe, qu’on appelle M. le duc depuis la mort deson père, un beau garçon si on veut, quoique un peu bien pâlot etchétif, mais montant crânement à cheval tout de même, et buvantsec ; puis une fille, Mlle Simone…
– Simone !… répéta le vieilingénieur, joli nom !…
– Hum !… ça dépend des goûts, et sij’avais une fille… Enfin, c’est une manie qu’ils ont dans cettefamille, de toujours donner ce nom à leurs demoiselles en mémoired’un de leurs grands-pères qui était un fameux, à ce que je me suislaissé dire… Du reste, il paraît le plus beau du monde, ce nom,quand on connaît celle qui le porte…
– Diable !… Entendez-vous,Delorge ?
L’interruption contraria visiblement maîtreBéru.
– C’est comme cela ! déclara-t-il.Elle n’est peut-être pas plus belle que les autres, mais elle estmeilleure que toutes… Et si monsieur l’ingénieur veut entrer dansune maison de pauvres gens, la première venue, il verra si je luien impose…
– Peste !…Mlle Simone fait donc bien des aumônes pendant lemois qu’elle passe ici chaque année !…
Mlle Simone ne quitte jamaisle pays, monsieur…
– Tiens ! tiens ?…
– Oui, c’est singulier, n’est-cepas ? Mais on prétend comme cela que la mère et la fille nes’entendent pas. Aussi, tandis que Mme la duchesseet M. Philippe vivent à Paris, Mlle Simonehabite toujours Maillefert, hiver comme été… Et même, ce ne doitpas être gai, pour une fille de vingt ans, que de vivre seule dansce grand château désert, sans autre société que sa gouvernante, uneAnglaise plus sèche, plus longue et plus raide qu’une perche, jaunecomme un coing, avec des yeux qui pleurent et un nez plus rouge quele mien…
M. de Boursonne venait d’avaler ladernière bouchée de son déjeuner.
Il se leva, et, bourrant sa pipe :
– C’est égal, fit-il, j’aurais préféré uncirque… C’eût été une distraction.
Maître Béru sourit finement :
– Je crois, dit-il, que la venue deMme la duchesse donnera à ces messieurs plus dedistractions que n’importe quelle troupe de saltimbanques…
– Et pourquoi, s’il vousplaît ?…
– Parce que Mme laduchesse est comme qui dirait une vive-la-joie. Jamais elle nevient seule. Toujours elle amène une troupe de jeunes dames, toutesplus jolies et mieux vêtues les unes que les autres, qu’onrencontre sans cesse à pied, à cheval, en voiture, en bateau,riant, chantant, badinant, escortées de jeunes messieurs, amis deM. Philippe. Et tout ce monde chasse, pêche, dîne, soupe, sepromène, danse et tire des feux d’artifice, et enfin, fait de lavie une noce perpétuelle de nuit et de jour…
Mais M. de Boursonne venait de voirapparaître à la porte du petit salon son piqueur chargé du panierde la collation.
– À ce soir les détails, dit-ilbrusquement à maître Béru.
Et s’adressant à Raymond :
– Et nous qui avons à travailler, enroute !…
Sur quoi il sortit, laissant l’aubergiste duSoleil levant un peu surpris et fort mécontent d’uneinterruption qu’il jugeait peu polie.
Et tout en marchant en grandes enjambées lelong de la levée qui côtoie la Loire :
– Singuliers citoyens que les Français,grommelait le vieil ingénieur. En voici un, ce Béru, qui est foud’égalité, à ce qu’il prétend, et parce qu’une duchesse arrive dansson pays, aussitôt il se pâme d’admiration. C’est un démocrate,mais son auberge, ses casseroles, son enseigne et tous les écusqu’il a de côté, il les donnerait pour s’appelerM. de Béru !…
Il parut attendre un mot d’approbation deRaymond qui marchait à ses côtés ; mais Raymond, qui pensait àtout autre chose, garda le silence.
Alors, les souvenirs de son éducation premièrelui revenant en foule :
– Bonne maison, d’ailleurs, reprit-il,que cette maison de Maillefert. Une des cinq ou six qui nousrestent. Une des cinq ou six qui nous restent en France pures detoute substitution. Excellente maison, alliée aux Tréville, auxBreulh-Faverlay, aux Coucy, aux Sairmeuse, aux Montmorency, auxChampdoce, aux Commarin, aux Chalusse…
Il n’en finissait plus.
On eût dit, à l’entendre égrener ce chapeletde noms, qu’il récitait la table de récapitulation de d’Hozier…
– Famille princière, positivement,poursuivait-il, qui porte de gueules à une croix d’or, avec unedevise digne des premiers barons chrétiens : Aultre nesert ! L’Armorial général fait remonter lesMaillefert à 800, mais je ne leur vois de filiation bien prouvéequ’à partir de 1100, ce qui est déjà joli… Qu’en pensez-vous,Delorge ?…
– Monsieur !…
– Ah çà ! vous ne m’écoutez doncpas, dit le vieil ingénieur. Vous avez l’air d’un homme qui tombedes nues. À quoi songez-vous ?
– Ma foi ! monsieur, si niais quecela soit à dire, j’avouerai que je ne songeais à rien…
– Hum !… Pas même àMlle Simone de Maillefert ?
Raymond rougit comme une pensionnaire prise enfaute.
– Eh ! monsieur, répondit-il, à quelpropos penserais-je à une jeune fille que je ne connais pas, que jen’ai jamais vue, et que je ne verrai sans doute jamais ?…
– Qui sait ! murmuraM. de Boursonne.
Et après un moment de réflexion :
– Ce que nous a dit cet imbécile de Béru,au sujet de cette jeune demoiselle, eût suffi lorsque j’avais votreâge pour me mettre la cervelle à l’envers. Singulière existence quecelle de cette pauvre enfant abandonnée à elle-même !…
– Bast !…
– Comment, bast !… Je voudrais,pardieu ! vous y voir, seul dans ce vieux château, entête-à-tête avec une gouvernante anglaise. Mais comment ne semarie-t-elle pas ? Elle doit pourtant être un fier parti,cette petite fille. Ces Maillefert, si je ne m’abuse, sont richescomme des mines. Je leur connais, dans la Loire-Inférieure, unepropriété qui est bien grande, à elle seule, comme la république deSaint-Marin et la principauté de Monaco réunies. L’île deNoirmoutiers tout entière leur appartenait autrefois. Comment cettepetite n’est-elle pas encore mariée !…
Il fit bien une douzaine de pas sans mot dire,puis tout d’un coup :
– Peut-être, reprit-il, est-elle affligéede quelque difformité… Il se peut qu’elle soit laide à faire peur,ou affreusement bossue, ou boiteuse, ou borgne, ou chauve… Maisnon, cet idiot de Béru nous l’aurait dit.
– D’ailleurs, objecta Raymond, une jeunefille si riche n’est jamais laide…
Le vieil ingénieur éclata de rire.
– Parfaitement exact, dit-il. Ainsi, moncher Delorge, voilà une occasion admirable. La Loire, les coteauxde Gennes, des ombrages merveilleux, un antique castel… quel cadrepour un roman d’amour !… M’entendez-vous, rêveuréternel ? Je vous dis que je vois une nouvelle princesse dubois dormant, qui attend le jeune et beau prince qui la doitréveiller.
– Le malheur est que je ne suis pasprince, dit Raymond en riant.
– C’est vrai, mon cher, vous avez cetavantage immense et que je vous envie, d’être vilain, très vilain…Vous êtes jeune, vous êtes élève de l’École polytechnique…
– Et sans le sou…
– Pour le présent, oui… mais votre avenirvaut un million. La famille qui ne vous accueillerait pas à brasouverts serait diantrement difficile. Il me paraît, d’ailleurs, queMme de Maillefert se soucie assez peu deMlle Simone.
Raymond hocha la tête :
– Il est de fait, dit-il, que pourl’abandonner ainsi…
– Oui, c’est inimaginable, n’est-cepas ? Ce doit être une singulière personne que cette duchessede Maillefert, et je ne serai pas fâché de faire sa connaissance…Mais vous, Delorge, vous la connaissez peut-être…
– Moi, grand Dieu ! D’où ?Comment ?
– Dame ! vous êtes Parisien…
– Oh ! si peu.
– Assez pour avoir pu la rencontrer dansle monde…
Mais ils arrivaient à ce moment sur le terrainde leurs opérations.
Avec sa brusquerie ordinaire,M. de Boursonne campa là Raymond pour interpeller lesconducteurs qui l’attendaient et leur donner des ordres…
Véritablement, pour ne pas connaître, au moinsde réputation, la duchesse de Maillefert, il fallait que RaymondDelorge et le vieil ingénieur fussent terriblement étrangers auxgraves préoccupations de la haute société du second Empire.
Il fallait qu’ils eussent vécu comme desloups, en dehors du mouvement, sans jamais ouvrir un journal de lahaute vie.
Intime amie de la vicomtesse de Bois-d’Ardouet de la jeune duchesse de Maumussy, rivale de la baronne Trigaultet de la célèbre Sarah Brandon, comtesse de la Ville-Haudry, laduchesse de Maillefert était une des sept ou huit femmes quiavaient l’enviable et précieux privilège de défrayer la chroniqueparisienne.
Il n’était pas de cocodès un peu posé qui nela connût pour l’avoir aperçue au Bois, aux courses, dansl’enceinte du pesage, aux premières représentations, dans uneavant-scène, à Bade, aux bains de mer, au club des patineurs, autir aux pigeons, partout où il y a des lumières, de l’éclat, dubruit, où on s’étale, où on est vu, partout où la foule désœuvréeet riche se porte, partout où il est convenu qu’on s’amuse.
Elle dépensait, dit-on, un million par an.
Van Klopen, l’illustre tailleur pour dames,cet impudent et grossier Prussien qui fut pendant dix ans l’arbitredes élégances féminines, Van Klopen qui appelait sesclientes : Ma chère, déclarait la duchesse de Maillefert lameilleure de ses pratiques.
Les reporters eussent dû se cotiser pour luiconstituer une pension, tant ils avaient gagné d’argent à décrireses toilettes merveilleuses, ses équipages et ses livrées, et àciter ses mots. La chronique vivait de ses excentricités, racontantcomme quoi elle soupait au Moulin-Rouge, comment elle traversaitles Champs-Élysées en voiture, conduisant elle-même et unecigarette à la bouche ; ou comment encore, ayant unediscussion avec un cocher de fiacre, elle l’avait étourdi enl’injuriant dans le plus pur argot qui ait cours à la barrière…
De toute la journée, cependant, Raymond etM. de Boursonne, tout entiers à leurs travaux, neparlèrent pas d’elle.
Ils l’avaient même oubliée probablement,lorsque le soir, en regagnant les Rosiers, ils furent dépassés pardeux grandes calèches, conduites à la daumont, qui venaient de laroute de Gennes et se dirigeait vers la station du chemin defer…
– Ah ! ah !… fitM. de Boursonne, il paraît que la duchesse arrive cesoir… Voilà ses voitures qui vont l’attendre à la gare.
M. de Boursonne devinait juste, cequi du reste n’était pas difficile.
Lorsqu’il arriva au Soleil levant,appuyé au bras de Raymond, maître Béru, debout sur le seuil de sonauberge, semblait guetter leur retour pour être le premier à leurdire :
– Eh bien !… c’est ce soir, parl’express de sept heures, que Mme la duchessearrive avec sa société. Ces messieurs ont dû rencontrer leséquipages…
Il jubilait.
Son visage rubicond était plus rayonnant quel’astre de son enseigne.
– Nous avons vu des voitures, en effet,répondit M. de Boursonne, et nous avons même été fortsurpris de n’y pas apercevoir Mlle Simone.
– C’est vrai, opina l’aubergiste, celadoit sembler assez drôle qu’une jeune demoiselle n’aille pas audevant de sa mère, quand il y a des mois qu’elle ne l’a pasembrassée !…
Raymond, que M. de Boursonneobservait du coin de l’œil, autant que le lui permettait sa myopie,était devenu attentif.
– Mais c’est ainsi, poursuivitl’aubergiste. Mlle Simone, à ce que je me suislaissé dire, aimerait autant que sa mère et son frère ne vinssentjamais à Maillefert. Dame ! cela se comprend. Accoutuméequ’elle est à vivre seule, aussi tristement qu’une religieusecloîtrée, de voir tout à coup tant de monde et d’entendre tant debruit autour d’elle, cela l’éblouit et l’effarouche, comme uneorfraie qu’on lâcherait subitement en plein soleil. Si bien qu’ellene fait pas toujours bon visage aux invités deMme la duchesse. À ce point, me disaitM. Casimir, le maître d’hôtel, qu’il y a deux ans elle n’a pasmis les pieds hors de ses appartements tant qu’il y a eu de lasociété au château.
– Et la duchesse souffre cescaprices ?
– Eh ! eh !… Ce qu’on ne peutpas empêcher… vous savez. Il paraît qu’elle a une tête,Mlle Simone ; bien que ce soit une sainte.Puis, elle a peut-être raison, au fond. Le mois queMme la duchesse passe ici doit lui coûter gros.
– Bast ! fit Raymond, la famille deMaillefert est si riche !…
– C’est à savoir ! grommela maîtreBéru, c’est à savoir…
Et se rapprochant de Raymond et deM. de Boursonne, baissant la voix et d’un air demystère :
– Avec ces grandes fortunes, reprit-il,on ne sait jamais à quoi s’en tenir. Ce qui est positif, et on en ajasé, Dieu sait comme, c’est que Mme la duchessevend…
– Diable !
– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire. Ainsi, quand vous suivez la levée, pour aller àSaint-Mathurin, toutes ces belles fermes que vous voyez, à droitedans la vallée, appartenaient aux Maillefert. Eh bien !l’hiver dernier, l’intendant est venu, qui les a découpées enpetits lots et vendues… Tel que vous me voyez, j’en ai acheté pourun couple de milliers d’écus…
Maître Béru s’arrêta court.
On entendait dans le lointain le siffletstrident du chemin de fer.
– Mais voilà le train ! s’écrial’hôtelier du Soleil levant. Dans cinq minutesMme la duchesse sera en gare.
M. de Boursonne riait de ce petitrire singulier qui faisait que les gens ne savaient jamais s’ilparlait sérieusement ou s’il se moquait d’eux.
– Bien ! maître Béru, prononça-t-il,très bien ! Je vois avec plaisir que la famille de Mailleferta en vous un serviteur fidèle et dévoué…
Serviteur !… Le mot déplut àl’aubergiste.
Il se redressa dans sa veste blanche, et deson grand air de dignité :
– Je ne suis, prononça-t-il, le serviteurde personne.
Raymond aussi riait.
– Excusez-moi, cher monsieur Béru, fitgravement le vieil ingénieur, j’avais cru, en voyant votrejoie…
– La duchesse m’importe peu, monsieur, etsi je me réjouis, c’est que son séjour dans le pays fait aller lecommerce. Par exemple, c’est dans mon établissement que seréunissent le maître d’hôtel, le chef et le sommelier deMme de Maillefert, et aussi le valet dechambre de M. Philippe…
– C’est bien de l’honneur pour nous,interrompit M. de Boursonne.
Et comme le plaisir qu’il prenait à étudierl’aubergiste du Soleil levant commençait às’épuiser :
– Mais ne dînons-nous pas ce soir, maîtreBéru ? demanda-t-il. Nous faudra-t-il jeûner pour la plusgrande gloire de Mme de Maillefert ?
Rappelé brusquement à ses fonctions,l’hôtelier eut comme un regret d’avoir tant bavardé. Et il rentrabrusquement dans son auberge, criant :
– Madame Béru !… Le dîner demessieurs les ingénieurs !…
La nuit était venue, lorsqueM. de Boursonne et Raymond se mirent à table dans lasalle à manger, largement éclairée par deux becs de gaz.
Le vieil ingénieur semblait on ne peut plussatisfait, et tout en savourant un excellent potage :
– Cet imbécile de Béru, disait-il, estpositivement un homme précieux… Outre qu’il est un remarquablecuisinier, il me fait l’effet d’être le premier cancanier du pays,de sorte que…
Il fut interrompu par un grand fracas deroues, de chevaux et de claquements de fouet sur la granderoute.
– Décidément la duchesse est arrivée.
Presque aussitôt, les voitures s’arrêtèrentdevant l’auberge.
Puis une voix retentit dans le vestibule, voixgrêle et aiguë, fort impérieuse pourtant, et affectant le plusdésagréable grasseyement.
– Béru ! clamait une voix,holà ! où diable êtes-vous ? Béru ! ah ! vousvoilà ! Vite, donnez de la lumière à mes domestiques, cesdrôles ont oublié d’allumer les lanternes… Puis, vite aussi unverre et une carafe d’eau fraîche pour ma mère !…
Sur quoi, la porte de la salle à mangers’ouvrit violemment, et un jeune homme d’environ vingt-cinq ansentra chapeau sur la tête, cigare aux dents et lorgnon à l’œil…
– M. le duc Philippe, sansdoute ? fit à demi-voix M. de Boursonne àRaymond.
Il était de taille moyenne, maigre ou plutôtamaigri, et avait la poitrine creuse et les épaules bombées.
De longs favoris blonds encadraient son visagefatigué, ses pommettes saillantes et colorées et ses lèvres minceset flétries.
– Ici, sacrebleu ! criait-il ;ici la carafe de Mme la duchesse…
Mme Béru accourait, un plateauà la main, et derrière elle entra, comme un tourbillon de soie etde velours, une femme assez grande, à l’air à la fois impertinentet familier.
Ses cheveux, d’un blond fauve, s’échappaienten masses opulentes d’un petit chapeau de paille orné d’uneaigrette blanche. Elle portait un de ces costumes de voyage àcouleurs éclatantes, très court et très tailladé, qui firent lafortune de Van Klopen.
Elle se versa un verre d’eau, et après l’avoirbu d’un trait :
– Ah ! je mourais de soif,dit-elle.
Puis, trempant dans l’eau le coin de sonmouchoir armorié, elle en tamponna ses yeux en disant :
– Il est inouï qu’on ne trouve pas unverre d’eau dans cette gare…
Au dehors on entendait causer et rire, et lalueur des lanternes qu’on venait d’allumer éclairait toute lachaussée.
Curieux sans vergogne,M. de Boursonne se leva et alla soulever le rideau de lacroisée. Il lui semblait distinguer dans les voitures sept ou huitpersonnes…
Mais il n’eut pas le temps de bien voir.
Mme de Maillefert et lejeune duc rejoignirent leurs invités… Les fouets des postillonsclaquèrent, les chevaux partirent au galop et le roulement desroues ne tarda pas à se perdre dans la nuit…
Le lendemain de l’arrivée aux Rosiers deMme la duchesse de Maillefert, le matin, Raymondfumait un cigare sur la porte du Soleil levant, enattendant M. de Boursonne, lorsque le facteur lui remitune lettre de Paris.
Reconnaissant sur l’adresse l’écriture deMe Roberjot, il s’empressa de rompre le cachet etlut :
« Mon cher Raymond,
« Lors du départ de notre ami Jean, ilfut convenu, vous devez vous le rappeler, qu’il m’adresseraittoutes celles de ses lettres où il parlerait du but réel de sonvoyage.
« Il n’y avait que ce moyen d’être sûrque le secret de ses espérances et des nôtres ne serait pas surprispar sa mère ou par la vôtre.
« Jean s’est souvenu de nosconventions.
« Je reçois à l’instant une lettre delui, et je m’empresse de vous en adresser une copie… »
Mais Me Roberjot n’avait pasvoulu confier au plus intime de ses secrétaires la lettre qui luiétait adressée, et c’est de sa grosse écriture qu’était cettecopie.
« Mon cher maître,
« Après la plus détestable traversée,prolongée bien au-delà de l’ordinaire par des coups de ventterribles et des calmes désolants, je suis enfin arrivé àValparaiso, bien portant et plein d’espoir.
« Je me réjouissais et j’avais tort. Leplus aisé seulement était fait.
« Le diable, c’était d’aller deValparaiso à Talcahuana.
« On me disait bien que, si je voulaispatienter pendant un mois, je trouverais quelque navire qui m’yporterait pour presque rien ; mais, outre que j’avais assezpour le moment de la mer, un mois me paraissait une éternité.
« Je me mis donc en quête de quelqueautre moyen de transport, et grâce aux indications d’uncompatriote, je ne tardai pas à trouver un brave homme qui,propriétaire de cinq ou six chevaux, s’engageait à me conduire avecmon bagage rapidement et à peu de frais.
« C’était une façon de parler.
« Voyager à cheval est charmant, dans unadmirable pays tel que celui-ci, bien digne de son nom de paradisterrestre, mais c’est un genre de locomotion que je neconseillerais pas aux gens pressés.
« Cependant, les étapes succédaient auxétapes ; un jour vint où mon conducteur, étendant le bras, medit :
« – Nous arrivons… C’est là.
« Il me montrait, au fond de lamerveilleuse baie de Concepcion, à mi-côte d’une colline de terrerougeâtre, une longue rangée de cases à un seul étage, construitesen briques séchées au soleil.
« C’est la ville de Talcahuana, sisouvent détruite par de tremblements de terre que ses quatre millehabitants, lassés de bâtir sur un sol mouvant, se contententmaintenant de cabanes.
« Ah ! mon cher maître, c’est lecœur battant que j’y entrai, un samedi soir, aux dernières lueursdu crépuscule.
« Tout en chevauchant le long des ruesétroites et escarpées, je me disais que, peut-être, dans quelqu’unede ces cases devant lesquelles je passais vivait mon père ;que, peut-être, avant quarante-huit heures, j’aurais le bonheur dele serrer entre mes bras, et que je recevrais de lui la lettre dugénéral Delorge, cette arme qui doit assurer la vengeance que nousattendons depuis plus de quinze ans…
« Aussi, bien qu’il me fût donné, la nuitqui suivit mon arrivée, de coucher dans un véritable lit, mis à madisposition par un négociant français, il me fut impossible defermer l’œil.
« Il me semblait que le jour ne viendraitjamais me permettre de commencer mes recherches.
« Il vint, cependant ; mais mespremières investigations ne furent pas heureuses.
« Le climat du Chili est admirable, lepays est si beau, la vie y semble si facile et si douce, lesChiliennes ont tant de séductions, que de tous les navires – et ilssont nombreux – qui relâchent dans la baie de Concepcion, toujoursquelque matelot déserte, qui s’installe à Talcahuana, ou qui vas’établir plus avant dans les terres.
« Cette circonstance hérissait monenquête de difficultés imprévues.
« Force me fut donc de me mettre àexécuter ce que vous m’avez dit que je ferais.
« Je m’en allais de case en case,interrogeant tous les habitants, lesquels sont, par bonheur, lesmeilleurs et les plus obligeants du monde.
« Je leur demandais s’ils n’avaient pasouï parler d’un Français, nommé Cornevin ou Boutin, qui avait dûarriver à Talcahuana dans les premiers mois de l’année 1853 à bordd’un baleinier américain.
« J’ajoutais, pour aider leurs souvenirs,que ce Français était un ancien prisonnier politique qui avait eule bonheur incroyable de s’évader de l’île du Diable. Et enfin,autant qu’il était en moi et d’après les indications de ce braveNantel, je traçais un portrait de mon père.
« Mais, hélas ! tant d’annéess’étaient écoulées depuis, tant de baleiniers américains avaientjeté l’ancre à Talcahuana, que personne ne pouvait donner la plusvague indication.
« Le découragement me gagnait.
« Je commençais à me dire que Raymond etLéon avaient eu raison d’essayer de me retenir, lorsqu’enfin unelueur m’arriva.
« Talcahuana n’est pas une grande ville.Les distractions y sont trop rares pour que chacun ne s’occupe pasde ce que fait le voisin.
« On n’avait donc pas tardé à meconnaître, à savoir le but de mon voyage et à s’intéresser au jeunepeintre français qui était à la recherche de son père, anciendéporté politique.
« Je le savais. Aussi ne fus-je pointsurpris, lorsqu’une après-midi que la chaleur m’avait retenu à lamaison, on m’annonça un cavalier qui m’apportait desrenseignements.
« C’était un vieux contrebandier, que leshasards de sa profession venaient de retenir deux mois de l’autrecôté des Cordillères, et qui, depuis la veille seulement, était deretour à Talcahuana.
« Cet homme se rappelait parfaitement undéporté français dont l’évasion, racontée devant lui, l’avaitfrappé comme un miracle.
« Il ne se rappelait pas le nom de ceFrançais, mais il était persuadé que j’aurais de ses nouvelles parun ancien contrebandier nommé Pincheira, chez lequel il avaittravaillé pendant plusieurs mois.
« Ce Pincheira habitait le portd’Eichato, à une petite distance de Talcahuana.
« À l’instant même je montai à cheval, etmoins de trois heures plus tard, j’étais en présence de l’anciencontrebandier.
« Dès les premiers mots que je prononçai,il m’interrompit pour me dire qu’il se souvenait et, aux détailsqu’il me donna, je reconnus que j’étais enfin sur la trace…
« C’est sous le nom de Boutin que monpère s’était présenté à Pincheira. Il était dénué de tout, affaméet à peine vêtu.
« Pincheira en eut pitié et n’eut point às’en repentir, car il n’avait jamais vu, me dit-il, un travailleursi obstiné. Âpre au travail, mon père n’était pas moins âpre augain. Il se privait de tout pour mettre de côté les quelques francsqu’il gagnait, disant qu’il avait besoin de devenir très riche, etqu’il le deviendrait ou qu’il mourrait à la peine.
« Un an plus tard, environ, le fils aînéde Pincheira ayant pris la détermination d’aller tenter la fortuneen Australie, mon père partit avec lui.
« Les derniers mots de Pincheira, lorsqueje le quittai furent ceux-ci :
« – Votre père doit être plusieurs foismillionnaire ou mort…
« C’est donc pour Melbourne que je vaispartir, muni d’une lettre de recommandation de Pincheira pour sonfils.
« Dès demain, je regagne Valparaiso où jetrouverai plus aisément qu’ici une occasion pour l’Australie…
« Maintenant, je tiens le bout du fil, jene le lâcherai pas…
« Au revoir donc, mon cher maître, – jen’ose dire à bientôt. J’écris à ma mère en même temps qu’à vous.Embrassez pour moi Raymond et Léon, et croyez-moi le plusreconnaissant et le plus dévoué de vos obligés… »
Me Roberjotpoursuivait :
« Vous le voyez, mon cher Raymond, Jean abien fait de partir. J’adresse par ce même courrier une copie de salettre à Léon.
« Votre mère etMme Cornevin, bien que fort tristes d’être séparéesde leurs fils, sont en bonne santé.
« Ici, rien de nouveau. Les embarras dugouvernement impérial deviennent de plus en plus visibles.Aurons-nous la guerre avec la Prusse ? Aurons-nous unministère libéral ? L’un et l’autre peut-être, – peut-être nil’un ni l’autre.
« Vous avez dû apprendre par les journauxle mariage de M. de Maumussy avec une jeune princesseitalienne très riche. Il a été, à cette occasion, autorisé àprendre le titre de duc. On dit maintenant M. le duc deMaumussy gros comme le bras.
« D’un autre côté, mon très honorableami Verdale prétend que M. de Combelaine estdécidé à prendre femme avec ou sans l’autorisation deMme Flora Misri. Ainsi, si vous connaissez unehéritière, voilà un fameux mari.
« Moi, je n’ai que dix mots à vousdire : Soyez prêt à tout événement, car les temps sontproches.
« Et croyez à ma sincère amitié.
« Roberjot. »
Appuyé contre la porte du Soleillevant, Raymond relut à plusieurs reprises ces deux lettrespalpitantes d’espoir.
Quel reproche pour lui !
Jean Cornevin agissait, du moins ; tandisque lui, Raymond, qui eût dû être le plus ardent à poursuivrel’œuvre de réparation, que faisait-il ? Rien.
Ainsi il s’abîmait dans les plus sombresméditations, lorsqu’il en fut tiré par la bonne grosse voix deM. de Boursonne, qui, lui frappant amicalement surl’épaule, lui disait :
– Ah çà ! qu’avez-vous ?devenez-vous aussi sourd que je suis myope ? Voilà trois foisque maître Béru nous appelle pour nous mettre à table.
Raymond n’avait rien dit jamais de son passéau vieil ingénieur, il ne pouvait donc se confier à lui.
– Je n’ai rien, monsieur, luirépondit-il.
Et il le suivit dans la salle à manger.
Mais c’est en vain qu’il s’efforçait desecouer ses tristes préoccupations. Il ne trouvait pas un mot àrépondre à M. de Boursonne, lequel, par bonheur, étaitplus causeur et plus gai encore que de coutume.
La marche, après le repas, le remit unpeu.
Le temps était admirable. C’était une de cestièdes journées comme l’automne, tous les ans, en donne à l’Anjou.Jamais cette belle vallée de la Loire n’avait été plus belle. L’airétait plein de parfums et de bourdonnements d’insectes. Les pluiesde septembre avaient rendu aux prairies leur vert d’émeraude. Lesoleil d’août avait nuancé les bois de tons merveilleux. Lesfeuilles des peupliers qui tremblaient à la brise semblaient d’or.Le long de toutes les haies chargées de baies rouges des fils de laVierge pendaient…
– Encore un mois de ce beau temps, moncher Delorge, disait gaiement M. de Boursonne, et le grosde notre besogne sera terminé de Tours aux Rosiers.
Ils opéraient alors sur la rive gauche de laLoire, entre Gennes et les Tuffeaux, et ils suivaient pour gagnerleur terrain ce chemin charmant qui côtoie la rivière, etqu’ombragent les grands arbres du coteau.
Et ils allaient, suivis du conducteur quiportait leur collation quotidienne, faisant craquer sous leurspieds les branches sèches et les feuilles mortes, lorsque, tout àcoup, ils distinguèrent dans la direction de Maillefert desaboiements de chiens, appuyés de fanfares…
– On chasse par ici ! s’écriaM. de Boursonne.
Et s’étant arrêté pour mieuxécouter :
– Je ne me trompe pas, ajouta-t-il. Cedoit être la duchesse de Maillefert qui donne du bon temps à seshôtes.
Après quoi, appelant son conducteur, quiprécisément se trouvait être du pays :
– Est-ce qu’il y a du chevreuil dans cesbois que nous avons vus là-haut ? demanda-t-il.
Le conducteur s’était rapproché.
– Je ne le pense pas, monsieur,répondit-il. Je n’ai jamais entendu dire qu’il y ait des chevreuilsailleurs que dans le parc de la Ville-Haudry, mais ceux-là sontsacrés.
– Alors que chasse-t-on ?
– Monsieur, lorsqueMme la duchesse est ici, elle fait venir desrenards dans des tonneaux… Les jours de chasse, on en lâche un, etc’est après lui que courent les chiens et que galopent leschasseurs.
M. de Boursonne hocha la tête.
– Parfait ! dit-il. C’est un moyencomme un autre de se rompre le cou, et c’est très aristocratique, àcoup sûr…
Cependant, ils étaient arrivés sur le terrainde leurs études.
Ils se mirent au travail sans plus sepréoccuper de la chasse qui, selon les caprices de la course durenard, s’éloignait ou se rapprochait.
Vers trois heures, la pauvre bête dut êtreforcée, car fanfares et aboiements cessèrent complètement.
La journée touchait à sa fin, et déjà delégers brouillards s’élevaient des bas-fonds de la vallée, lorsqueRaymond eut terminé sa besogne. Il alluma un cigare et, enattendant M. de Boursonne qui achevait des sondages, ilvint s’asseoir sur le talus du chemin.
Il n’y était pas depuis cinq minutes, quand,au détour de la route, sous la voûte formée par les grands arbres,parut une femme qui s’avançait d’un pas rapide.
Elle était fort simplement vêtue d’un costumede soie brune et coiffée d’un large chapeau de paille. Son visageétait entièrement caché par une ombrelle qu’elle tenait en avant,lorsque tout à coup, à moins de dix pas de lui, elle s’arrêtacourt.
Elle parut écouter et se consulter…
Puis, soudain, prenant un parti, elle fermason ombrelle, franchit lestement le talus et gagna un petit bouquetd’arbres où elle se tint immobile.
D’où elle était, elle ne devait pas apercevoirRaymond, surtout ne soupçonnant pas sa présence, mais lui la voyaittrès bien.
C’était une jeune fille d’une vingtained’années, aux traits fins et doux, blonde avec de grands yeuxbleus.
Ce qui frappait Raymond, c’était l’impressionà la fois inquiète et timide de sa physionomie, et dans toute sapersonne quelque chose de sauvage et d’effarouché…
– Évidemment elle se cache, pensait-il,mais de qui ? mais pourquoi ?…
La réponse ne se fit pas attendre.
Un bruit de roues lui ayant fait tourner latête, il aperçut, s’avançant au grand trot de deux magnifiqueschevaux, une calèche découverte menée à la daumont.
C’était une des voitures qu’il avaitrencontrées la veille se rendant à la gare, il la reconnut trèsbien.
Dedans étaient nonchalamment étendues deuxjeunes femmes assez jolies vêtues de costumes extraordinairementvoyants.
Derrière la voiture, un groupe de cavaliersgalopait et, au milieu de ce groupe, montant un cheval évidemmentdifficile, se tenait la duchesse de Maillefert, superbe dehardiesse avec son amazone bleue à boutons ciselés et son chapeaud’homme.
– C’est pourtant vrai qu’on ne luidonnerait pas vingt ans, à cette gaillarde-là, dit une voixrailleuse derrière Raymond.
Il se détourna.
C’était M. de Boursonne, qui avaitfini, lui aussi, et qui, les mains dans les poches et un souriregoguenard aux lèvres, regardait s’éloigner et se perdre dans lapoussière voitures et cavaliers.
– Oui !… peut-être !… eneffet !… répondit Raymond.
Il ne savait trop ce qu’il disait.
Tout en semblant écouter le vieil ingénieur,il ne perdait pas de l’œil le bouquet d’arbres où la jeune filles’était réfugiée… Il la vit avancer la tête avec précaution,écouter, puis jugeant le danger qu’elle voulait éviter passé,gagner la route…
Mais alors, elle aperçut Raymond etM. de Boursonne…
Un léger cri lui échappa… Elle parut prête àfuir…
Mais, rassemblant son courage, elle passadevant eux en leur rendant leur salut…
Jamais surprise ne se vit, plus comique quecelle du vieil ingénieur.
La jeune fille était déjà loin, qu’il restaitplanté sur ses pieds, sa casquette d’une main, son binocle del’autre…
– Ah çà ! d’où sortait cettedemoiselle ? demanda-t-il enfin.
Raymond ne répondit pas.
Encore qu’il eût été bien embarrassé de direpourquoi, il lui répugnait de raconter la scène dont le hasardl’avait rendu témoin.
C’est que vraiment elle m’a paru surgir deterre ni plus ni moins qu’une apparition, continuaM. de Boursonne, et je ne serais pas fâché de savoir aumoins qui elle est.
À deux pas en arrière, se tenait le conducteurque M. de Boursonne avait désigné pour l’accompagnerparce qu’il connaissait le pays.
Il entendit la question et pensant qu’elles’adressait à lui :
– Monsieur, répondit-il respectueusement,cette jeune personne est Mlle Simone deMaillefert…
– Ah !
– Elle sortait de ce petit bosquet, là, àdroite, où je l’ai vue se cacher lorsqu’elle a entendu rouler lavoiture de Mme la duchesse. C’est, du reste, unvrai miracle que monsieur l’ingénieur n’ait pas encore rencontréMlle Simone, car elle est toujours par voies et parchemins, tantôt avec sa gouvernante anglaise, à pied le plussouvent, mais quelquefois aussi à cheval. Et ce n’est pas pourdire, mais je ne connais pas beaucoup de nos messieurs des environscapables de faire franchir à leur cheval les fossés qu’elle faitsauter au sien…
D’un geste, M. de Boursonne remerciason employé des renseignements.
Mais lorsqu’il fut seul avec Raymond, sur laroute des Rosiers :
– Ma parole d’honneur, reprit-il, cettejeune fille me trotte par la tête. N’est-il pas étrange qu’ellecraigne si fort d’être vue de sa mère !…
– Ne vous rappelez-vous donc pas,monsieur, ce que nous a dit maître Béru ?
– Si, mais Béru n’est qu’un sot. Ilfaudrait faire jaser quelque bourgeois du pays. Je donnerais bienquelque chose pour que notre vieux camarade, l’artilleur enretraite, eût l’idée de venir, ce soir, fumer une pipe avecnous.
Quelque bonne fée entendit sans doute lesouhait de M. de Boursonne.
À peine Raymond et lui finissaient-ils dedîner, que le maître du Soleil levant leur annonça le commandantd’artillerie.
Et il ne venait pas seul.
– Il se permettait, dit-il en entrant,d’amener un sien neveu, qui était venu passer la journée aveclui : M. Savinien Bizet de Chenehutte.
C’était un fort gaillard d’une trentained’années, large d’épaules, haut en couleur, au verbe tranchant, àl’air content de soi, mis avec une recherche du plus mauvaisgoût.
Propriétaire, il faisait valoir et vivait surses terres. Réellement, il s’appelait Bizet tout court. Ce nom deChenehutte, qui était celui d’une de ses propriétés, lui avait étédonné pour le distinguer d’un de ses frères, et comme il l’avaittrouvé sonore, il l’avait gardé et le mettait sur ses cartes devisite.
N’importe, il était fort heureux qu’il fûtvenu.
Aux premières questions deM. de Boursonne relatives àMlle de Maillefert :
– Ma foi ! je ne sais rien de cettejeune fille, répondit l’ancien artilleur, avec l’insouciance d’unhomme trop occupé de soi pour s’inquiéter des autres.
M. Savinien Bizet de Chenehutte étaitmieux renseigné.
– Il est sûr, dit-il, que les goûts etles façons de cette demoiselle doivent surprendre. Lorsqu’elle estarrivée à Maillefert, il y a cinq ans, et qu’on a vu que sonaimable mère l’abandonnait, on a eu pitié d’elle. Les dames lesplus distinguées lui ont fait quelques avances. Bast ! elleles a reçues du haut de sa grandeur et n’a pas même daigné rendreles visites qu’on lui faisait…
– Ce qui est l’indice d’une bien mauvaiseéducation, opina gravement M. de Boursonne…
– Ils sont tous comme cela dans cettefamille, continua M. Bizet. C’est chez eux un parti pris demépriser les voisins… Savez-vous où M. Philippe va chercherdes compagnons lorsqu’il est ici ? À l’École de cavalerie deSaumur…
– Oh !…
– C’est comme cela. Et la duchesse deMaillefert… Vous croyez, n’est-ce pas ? qu’elle invite à seschasses les propriétaires du pays et leurs dames…
– Certes, je le crois…
– Eh bien ! vous vous trompez.Demandez à mon oncle, plutôt ! Nous sommes de trop petitesgens pour elle. C’est de Paris ou d’Angers qu’elle fait venir sesinvités. Et du reste, elle fait aussi bien. S’il n’y avait que nouspour faire de la poussière à son château, on n’aurait pas besoin debalayer souvent…
M. de Boursonne jubilait, il avaittrouvé son homme.
– Écoutez donc ce que ditM. de Chenehutte, mon cher Delorge, dit-il, c’est on nepeut plus intéressant… Vous dites donc, monsieur, que personne nevoudrait plus accepter les invitations deMme de Maillefert ?…
– Je le dis parce que cela est.
– Et pourquoi ?
M. Bizet rapprocha sa chaise, et d’un airà la fois pudique et mystérieux :
– Parce que, répondit-il, la duchesse estune femme absolument compromise…
– Pas possible !…
– Demandez à mon oncle ! Il vousdira qu’elle mène une telle vie, que toute sa fortune, qui étaiténorme, y a passé. Il vous dira qu’on n’en est plus à compter sesaventures et que tous les ans, ici, elle s’affiche sans pudeur avecquelque nouveau fat… Ah ! c’est du propre ! Quant à sesfêtes, on sait ce qu’elles sont ; un homme peut y aller, maisune femme !…
Si M. de Boursonne jouissait sansvergogne des ridicules de M. Bizet, il n’en était pas de mêmede Raymond.
Singulièrement agacé :
– Je ne vois pas, dit-il d’un ton rude,en quoi tout cela atteint Mlle Simone.
M. Savinien Bizet de Chenehutte cligna del’œil d’un air qui voulait être excessivement malin.
– Oh ! elle, fit-il, c’est une autrepaire de manches.
– Comment cela ? interrogeaM. de Boursonne.
– Elle est aussi dissimulée que sa mèrel’est peu. Ainsi, à en croire les paysans et les malheureux dupays, c’est la plus pure, la plus chaste, la meilleure, la pluscharitable des créatures…
– Eh mais ! c’est une assez bonneréputation, ce me semble.
– Oui, mais ce n’est qu’une réputation…Tenez, raisonnons. Mlle Simone est-elle forcée devivre comme elle le fait ? Non. Elle n’est pas plus laidequ’une autre et elle est immensément riche…
– Vous disiez la duchesse ruinée…
– M. Bizet hocha la tête.
Et c’est vrai, répondit-il. SeulementMlle Simone a sa fortune à elle, que je ne sauraisévaluer à moins de deux cent milles livres de rentes… Maillefert,qui vaut au bas mot un million, est à elle. Je lui connais, le longd’Authion, je ne sais plus combien de centaines d’hectares deprairies… Les meilleurs crus de Bourgueil lui appartiennent…
L’ancien commandant d’artillerie riait à setordre.
– Et vous pouvez croire mon neveu,fit-il, car il est bien renseigné…
M. Bizet rougit.
– Mais… comme tout le monde,balbutia-t-il.
– Oh !… cent fois mieux, mon neveu,car enfin, l’an dernier, quand tu pensais queMlle Simone serait une charmante dame deChenehutte, tu es allé aux informations…
De rouge qu’il était, M. Bizet devintcramoisi.
– Soit, dit-il. J’aurais peut-être faitune folie l’an dernier… Mais j’ai réfléchi. J’ai compris que, siMlle de Maillefert s’isole ainsi, c’estqu’elle a une bonne raison. Or, cherchez la raison d’une jeunefille, et vous trouverez… un amant.
Depuis un moment, Raymond dissimulait mal sonirritation.
Il bondit à ce dernier mot comme sous un coupde fouet, et se dressant :
– Vous mentez ! dit-il àM. Bizet.
Du coup, les brillantes couleurs deM. de Chenehutte disparurent.
– Voilà un mot que vous allez retirer,monsieur, s’écria-t-il.
Raymond haussa les épaules.
– Très volontiers, fit-il tranquillement,si vous pouvez nous nommer l’amant deMlle de Maillefert…
Mais, au lieu de répondre :
– Non, cela ne se passera pas ainsi,clama M. Bizet, il faudra me rendre raison…
Et il sortit, tirant sur lui la porte à labriser.
– Allons, bon ! s’écria l’anciencommandant d’artillerie, voilà mon étourneau parti ! Que lediable emporte les jeunes gens, n’est-il pas vrai,Boursonne !
Et, s’adressant à Raymond :
– Je ne prétends pas, continua-t-il, quemon neveu ait raison ; mais convenez, monsieur, que vousn’êtes guère parlementaire.
– Monsieur…
– Il est de ces mots qu’on ne dit pas,sacrebleu ! surtout à un garçon qui a bien dîné… car Savinienavait parfaitement dîné, comme toujours lorsqu’il vient me rendrevisite…
Tout en parlant, d’un ton de mauvaise humeur,il avait débourré sa pipe, une superbe pipe d’écume de mer, et illa serrait avec les plus délicates attentions dans un étui demaroquin doublé de velours.
– Sotte affaire, grommelait-il, sottesuperlativement, sotte en cinq lettres… Où prendre mon neveu,maintenant ! Si seulement il était allé au Café ducommerce !…
Ses préparatifs de départ étaient achevés.
– Car il faut arranger cela, Boursonne,dit-il encore et, je compte sur vous pour chapitrer M. Delorgependant que je vais laver la tête de mon neveu… Il n’y a pas là dequoi fouetter un chat…
Il sortit sur ces mots.
Et dès que M. de Boursonne l’eutentendu refermer la porte qui donnait sur la grande route, il vintse planter devant Raymond et, croisant les bras :
– Je suppose, dit-il, que vous avez tropdîné aussi, vous, ou que votre cervelle déménage…
– Pourquoi cela, monsieur ?…
Le vieil ingénieur leva les bras au ciel, etd’un accent de commisération profonde :
– Il le demande ! fit-il. Comment,malheureux, sur les propos d’un sot, d’un idiot, d’un fat, vousentrez en fureur et vous demandez ce que vous avez faitd’insensé ! Je vous déclare, moi, que je le trouvais trèsamusant, ce sire de Chenehutte, que j’allais passer une soirée trèsagréable, et que vous m’avez gâté mon plaisir.
Mais Raymond était encore sous l’impression del’agacement que lui avait causé M. Savinien Bizet.
– Et moi, monsieur, prononça-t-il, jevous déclare qu’il est des propos que je n’entendrai jamais desang-froid.
– Quels propos ?
– Quoi ! ce drôle se permet de direque Mlle Simone de Maillefert a unamant !…
– Qu’est-ce que cela vous fait ?
L’objection avait assez de valeur pourembarrasser Raymond. Aussi, au lieu de répondredirectement :
– N’est-il pas manifeste, continua-t-il,que c’est là une calomnie ignoble inspirée à ce monsieur par ledépit qu’il éprouve d’être dédaigné par la famille de Maillefert engénéral et par Mlle Simone enparticulier ?…
M. de Boursonne levait les épaulespar-dessus la tête.
– Et après !… interrompit-il. Est-ceque cela vous regarde ? est-ce que cela vous touche ?Êtes-vous le parent de Mlle de Maillefert, sonami, son allié ?… La connaissez-vous ? Lui avez-vousseulement parlé ?…
À grand renfort d’allumettes – peut-être aussipour dissimuler une vive rougeur, Raymond allumait uncigare :
– Il se peut que je sois ridicule,commença-t-il…
– Oh !… prodigieusementridicule…
– … Mais jamais, devant moi, un fatn’insultera impunément une femme. Et si tous les hommes de cœurétaient de mon avis, la réputation d’une jeune fille ne serait pasà la merci du premier polisson venu. J’ai une sœur, moi, et si undrôle osait parler d’elle comme ce Bizet parlait deMlle Simone, je m’estimerais heureux qu’il setrouvât là un garçon d’honneur pour prendre sa défense.
En tout autre moment,M. de Boursonne se serait sans doute amusé de l’animationde Raymond.
Mais ce n’était pas l’occasion de jeter del’huile sur le feu, et d’un ton conciliant :
– Soit, dit-il, vous avez raison enprincipe, mais pour ce soir n’insistez pas… Notre digne commandantd’artillerie va nous ramener son neveu, donnez-lui la main, etqu’il ne soit plus question de rien…
La porte de la rue s’ouvrait en ce moment.Seulement ce ne fut pas l’ancien artilleur qui entra. Ce fut unjeune homme à mine grave, qui demandait à entretenirM. Raymond Delorge en particulier.
– Oh ! vous pouvez parler devantmonsieur, dit Raymond en montrant M. de Boursonne.
Le jeune homme alors s’assit, les jambesécartées et les mains sur les genoux, toussa, et d’un ton solennelexpliqua qu’il était envoyé par son ami, M. Savinien deChenehutte, lequel, ayant été gravement insulté parM. Delorge, demandait une réparation par les armes…
– Permettez, permettez !… commençale vieil ingénieur.
Raymond l’interrompit :
– Je suis aux ordres de M. Bizet deChenehutte, dit-il.
– Alors, monsieur, reprit le jeune homme,veuillez m’indiquer vos témoins, pour que nous réglions lesconditions…
Et, ayant remis sa carte à Raymond, il saluagravement et se retira d’un pas de grand-prêtre.
M. de Boursonne paraissaitexaspéré.
– Eh bien, vous voilà content, monsieurDelorge, s’écria-t-il… Vous voilà un duel sur les bras !…Seulement, où allez-vous pêcher des témoins ?
– Je comptais vous prier de m’en servir,monsieur.
– Moi !… Allons, décidément, la têten’y est plus. Moi, votre chef, j’autoriserais votre folie en maprésence… jamais. Ce serait doubler le scandale. Car ne vous ytrompez pas, vous allez être la fable du pays… EtMlle Simone aussi, qui plus est. Joli service quevous lui rendez, à cette pauvre fille ! La peste soit de mondon Quichotte ! sans compter qu’avant huit jours vous serezdénoncé à qui de droit. Et je serais votre témoin !… Vousrêvez, mon cher…
Peut-être Raymond s’attendait-il un peu à cetaccueil :
– Alors, fit-il, je vais prier maîtreBéru de m’indiquer dans le pays deux anciens militaires ; ilsne me refuseront pas, eux…
Le vieil ingénieur ne sembla pasl’entendre.
Il arpentait la salle à manger, gesticulant,tirant de sa pipe des nuages de fumée, jusqu’à ce que tout àcoup :
– Eh bien !… non !s’écria-t-il, vous êtes un brave garçon, Delorge, et je serai aussifort que vous… Il ne sera pas dit, sacré tonnerre ! qu’unancien de l’école ira risquer sa peau sans un camarade pourl’assister… Je serai dénoncé aussi, c’est clair, mais ils diront cequ’ils voudront à Paris, je m’en bats l’œil… Donc, c’est dit, jeprends un de nos conducteurs et je vais trouver vos gens…
– Ah ! monsieur, commença Raymond,ravi…
– C’est bon, c’est bon, vous meremercierez demain. Pour l’instant, parlons raison. Quelle armepréférez-vous ?
– Ce n’est pas à moi de choisir…
– Qui sait !… en s’y prenant bien.Enfin, qu’aimez-vous mieux, le pistolet ou l’épée ?…
Oh ! peu m’importe !
– Diable ! vous tirez donc aussi mall’un que l’autre ?
À la profonde surprise deM. de Boursonne, toute l’animation de Raymond tomba toutà coup. Il pâlit légèrement et d’une voix altérée :
– Monsieur, répondit-il, au pistoletaussi bien qu’à l’épée, je suis d’une force tellement supérieureque, si je n’étais pas résolu à ménager ce jeune homme, me battreavec lui serait presque déloyal…
Les yeux du vieil ingénieur s’agrandissaientd’ébahissement derrière ses lunettes…
– Plaisantez-vous ? fit-il.
Jamais, monsieur, je n’ai parlé plussérieusement. Pendant des années, j’ai vécu dans l’espoir de mebattre en duel avec un homme que je hais mortellement et qui passepour le plus habile tireur de Paris… Pendant des années, j’ai faitchaque jour quatre ou cinq heures de salle d’armes et de tir. Monennemi a refusé le combat, mais ma supériorité m’est restée.
M. de Boursonne ne fit pas unequestion, ce qui était bien beau de sa part. Il sortit, et quand ilreparut, une heure plus tard :
– Tout est convenu, dit-il à Raymond,c’est à l’épée que vous vous battez, demain matin, à huitheures…
C’est à peine si, d’une voix éteinte, Raymondbalbutia quelques remerciements, s’excusant du tracas qu’il causaità M. de Boursonne.
– Je suis bien aise, ajouta-t-il, que monadversaire ait choisi l’épée, parce qu’à cette arme je reste maîtrede l’issue du combat…
Et ce fut tout.
Pendant l’heure qu’il était resté seul, sonattitude avait subi un tel changement, il s’était si visiblementaffaissé que le vieil ingénieur n’en revenait pas.
Tout en regagnant sa chambre àcoucher :
– Qu’est-ce que cela signifie ?pensait-il. Ce que me dit mon gaillard de sa supériorité neserait-il que pure forfanterie, ou malgré tout aurait-ilpeur !…
Peur ! Raymond Delorge !
Ah ! s’il était une âme au-dessus desterreurs de la souffrance et de la mort, c’était certes la sienne.Peur, lui !… Son existence était-elle donc assez heureuse pourqu’il eût la faiblesse d’y tenir !…
Non. Mais lorsqu’il s’est trouvé seul,l’agacement nerveux, provoqué par M. Bizet de Chenehuttes’étant apaisé, il avait réfléchi, il s’était jugé et, du fond desa conscience, une voix rude comme le remords s’était élevée pourlui reprocher sa conduite.
Avait-il le droit, lui, de se battre, derisquer sa vie !…
Quoi ! son père, le général Delorge avaitété lâchement assassiné ; les assassins vivaient honorés etriches, et au lieu de songer uniquement à la vengeance, il s’enallait, don Quichotte ridicule, provoquer le premier fat venu, pourla plus grande gloire d’une dame inconnue.
Avec de telles pensées, il lui fut impossiblede fermer l’œil de la nuit ; et son visage, au matin,trahissait si bien une pénible insomnie, queM. de Boursonne ne put s’empêcher de lui dire :
– Vous avez l’air d’un déterré, mon cher.Qu’avez-vous ? Êtes-vous souffrant ?
Le ton de ces questions révélait de sisinguliers soupçons que Raymond tressaillit. Brusquement rappelé ausentiment de la situation et de ses exigences :
– Rassurez-vous, monsieur, fit-il, je neme suis jamais mieux porté.
Il fut interrompu par maître Béru.
L’hôtelier du Soleil levant, quiavait flairé la vérité, et qui s’était assuré de l’excellence deson flair en collant son oreille à la serrure, ce digne aubergistevenait annoncer à messieurs les ingénieurs que, sachant qu’ilsauraient à sortir de bonne heure, il leur avait préparé et serviune tranche de pâté et une bouteille de vin des coteaux deSaumur.
L’attention charma le vieil ingénieur.
Il avait beau, hum ! se raidir,hum ! hum ! affecter une superbe insouciance,sacrebleu ! et chercher à plaisanter, mille tonnerres !il se sentait très ému. Et à l’inquiétude qu’il éprouvait, ilreconnaissait qu’il s’était attaché à Raymond beaucoup plus qu’ilne le supposait.
Aussi, le voyant se disposer à attaquer lepâté de maître Béru :
– Gardez-vous de manger, lui dit-ilvivement, un homme qui se bat en duel doit rester l’estomac videpour qu’on puisse le soigner en cas d’accident…
– Je n’aurai pas besoin d’être soigné,croyez-moi…
– Je l’espère pardieu bien !Seulement, défiez-vous, on a vu des mazettes embrocher des maîtres…Allons, bon ! qu’est-ce que je vous dis là, moi !…
– Rien que je ne sache, fit Raymond enriant de bon cœur, cette fois.
M. de Boursonne ne répliqua pas.
Plus il observait Raymond, lui qui se piquaitd’observation, moins il s’expliquait son attitude et les brusquesvariations de son humeur.
– Il faut, pensait-il, qu’il y ait dansl’existence de ce garçon quelque mystère que je ne connais pas…
Il n’en vidait pas moins lestement un verre devin des coteaux, quand une voix le fit retourner, quidisait :
– Il est l’heure, monsieur l’ingénieur,et me voici.
C’était le conducteur choisi parM. de Boursonne pour être le second témoin de Raymond quiarrivait, exact comme un chronomètre et tout de noir habillé.
– Partons donc, dit le vieilingénieur.
Le rendez-vous avait été fixé de l’autre côtéde la Loire, au-dessus de Gennes, à l’entrée d’un petit bois où setrouvait une clairière qu’on eût juré préparée pour unerencontre.
Et, tout en cheminant, après avoir passé lepont de fil de fer :
– Je parierais que nous nous dérangeonsinutilement, grommelait M. de Boursonne, et qu’une foissur le terrain, le sieur Bizet va nous faire des excuses.
C’était la bonne envie qu’il en avait qui lefaisait s’exprimer ainsi. Son erreur était grande.
Les Angevins, en général, n’ont pas grand’peurd’un bout de fer pointu. À Saumur particulièrement et aux environs,presque tous les jeunes gens font des armes et se souviennent assezvolontiers des jolis coups d’épée que fournissaient leurs pèreslors de la conspiration Berton.
M. Bizet de Chenehutte était un sot, maisn’était pas un lâche.
La veille, d’ailleurs, au Café ducommerce, il avait tant parlé, si haut et si terriblement, quereculer lui eût été bien difficile.
Il était très connu dans le pays, et, à cequ’il croyait, très posé. Ne possédait-il pas deux chevaux, dont uncertain alezan sur lequel il avait couru les haies, aux courses deSaumur, vêtu d’une casaque rose ? Ne nourrissait-il pas cinqchiens, dont trois bassets, qu’il appelait sa meute ?N’avait-il pas eu des succès ?…
Bientôt M. de Boursonne et Raymondl’aperçurent, arrivant au rendez-vous par un autre cheminqu’eux.
Il avait pour témoins son oncle, qui semblaitd’une humeur massacrante, et le vieux commandant d’artillerie, aumépris des règles consacrées, s’approcha deM. de Boursonne et lui dit :
– Voyons, sacrebleu ! mon vieuxcamarade, une dernière fois, allons-nous laisser ces étourneauxs’embrocher pour une vétille ?…
– Il est clair que c’est absurde,répondit le vieil ingénieur… Que M. Bizet de Chenehutte nommedonc l’amant de Mlle de Maillefert, etM. Delorge retirera le mot que vous savez…
– Allons-y donc, puisque vous le voulez,grommela le vieil artilleur…
Et, tirant d’une gaine de serge deux épéesqu’il avait apportés, il en remit une à chacun des adversaires, et,s’étant reculé, prononça le mot sacramentel :
– Allez !
Pendant que les témoins discutaient lesconditions dernières, et tandis qu’il se dépouillait de son paletotet de son gilet, Raymond avait cru voir dans le taillis quientourait la clairière des yeux qui brillaient et des têtescurieuses qui se dressaient au-dessus des buissons.
– Singulière hallucination !s’était-il dit.
Ce n’était pas une hallucination.
La nouvelle du duel s’était répandue dans lesRosiers, où les occasions d’émotions fortes sont rares ; bonnombre de bourgeois s’étaient bien promis de ne pas manquer unaussi dramatique spectacle.
Une dame même était venue, ce qui fut connu etfit une brèche à sa réputation, car sa démarche fut charitablementattribuée à l’intérêt que lui inspirait M. Bizet deChenehutte.
Mais, si Raymond ignorait ce détail,M. Bizet de Chenehutte le connaissait, lui, et l’idée decombattre sous les regards de ses compatriotes ne fut pas pour peudans l’impétuosité extraordinaire de son attaque…
Il ne doutait d’ailleurs pas de lavictoire.
Ayant reçu du maître d’armes de l’École decavalerie de Saumur un certain nombre de leçons, il se croyaitd’une jolie force…
Hélas ! il ne lui fallut pas vingtsecondes pour reconnaître combien follement il s’était abusé.
Vainement il multipliait les attaques,tournant, bondissant, se baissant, se dressant, s’allongeant, iln’arrivait qu’à se mettre hors d’haleine.
Froid, impassible, aussi à l’aise que s’il eûtété dans une salle d’armes faisant assaut avec des fleuretsmouchetés, Raymond paraît comme en se jouant, jusqu’au moment où,liant l’épée de son adversaire, il la lui arracha violemment desmains et la fit voler à vingt pas.
– Assez ! s’écria l’anciencommandant d’artillerie en se précipitant entre les deuxadversaires, l’honneur est satisfait ; assez…
C’était, au fond, l’avis de M. Bizet deChenehutte.
Mais il sentait dix paires d’yeux braqués surlui, et, à la fureur de son impuissance, s’ajoutait la rage de cequi lui semblait une affreuse humiliation.
– Non, ce n’est pas assez !s’écria-t-il en courant ramasser son épée, ce qui m’arrive n’estqu’un accident.
Ainsi ne pensait pas le vieil artilleur.
Aussi, s’étant approché deM. de Boursonne :
– Il est clair, lui dit-il, que monnigaud de neveu est aux mains de votre jeune homme comme une sourisaux griffes d’un chat… De grâce, mon vieux camarade, ne laissonspas recommencer le combat.
Sans répondre ni oui ni non,M. de Boursonne alla à Raymond, qui demeurait immobile,et bas et très vite :
– Pas de générosité déplacée, lui dit-il.Je vois que vous êtes de première force, mais à force de ménager cesot, vous finirez peut-être par vous faire embrocher. Allongez-lui,s’il vous plaît, un coup d’épée bénin, et terminons…
Raymond hésita.
Il en voulait beaucoup à M. Bizet del’avoir traîné sur le terrain, et résolu à l’en punir, il avaitformé le projet de ne le point blesser, mais de le désarmer jusqu’àce qu’il s’avouât vaincu.
Cependant, comme il sentit qu’il n’avait rienà refuser au vieil ingénieur après la preuve d’attachement qu’illui donnait :
– Vous allez être obéi, monsieur, dit-ilenfin.
M. de Boursonne lui serra la main,puis se retournant :
– Encore une reprise, dit-il, et quelqu’en soit le résultat nous arrêterons le combat.
– Soit ! grommela l’anciencommandant d’artillerie, et que le diable emporte monneveu !
Il remit donc les adversaires en face, engageade nouveau leurs fers, et comme la première fois recula endisant :
– Allez !…
C’est avec la rage aveugle d’une bête fauveque M. Bizet se lança sur Raymond. Il était devenu plus blancque sa chemise, ses yeux s’injectaient de sang, il serrait lesdents à les briser.
C’est que, si niais qu’il fût, il avait devinéles intentions premières de son adversaire. Et la pensée d’être siouvertement ménagé devant tant de témoins l’affolait.
En ce moment, dans son accès de fièvrevaniteuse, il eût mieux aimé mourir que de sortir de ce duel sansune égratignure. Il attaquait moins qu’il ne cherchait à se faireblesser.
Aussi Raymond, en dépit de sa prodigieusesupériorité, avait-il besoin de tout son sang-froid et de toute sonadresse pour l’empêcher de s’enferrer lui-même. À deux reprises ilfut forcé de rompre, et malgré tout, ces attaques furibondesl’animaient, quand par bonheur, voyant un jour, il se fendit etplanta dans le gras du bras de M. Bizet de Chenehutte le plusaimable des coups d’épée.
– Touché !… s’écria l’intéressantjeune homme en lâchant son arme et en se laissant tomber à larenverse entre les bras de ses témoins qui, à la vue du sang,s’étaient précipités vers lui…
Trois ou quatre exclamations étoufféesretentirent dans le taillis… Cinq ou six têtes effarées apparurentau-dessus des buissons…
Mais l’anxiété ne dura pas.
Le vieil officier qui se connaissait enblessures, ayant relevé la manche de la chemise de son neveu, hochala tête et dit :
– Il n’en mourra pas pour cette fois.
M. Bizet rouvrit les yeux.
– Non, ce n’est rien, fit-il d’une voixaffaiblie, l’impression que m’a causée le froid du fer est déjàpassée.
Le fait est qu’il était ravi de cettesolution, qui le sauvait d’un ridicule dont la perspective l’avaitfait frémir. La supériorité de son adversaire était si manifeste,que sa blessure devenait un titre de gloire.
Aussi, lorsqu’on l’eut remis sur pied, sonpremier mouvement fut de saisir la main de Raymond, en s’écriantd’un ton tragique :
– Maintenant, monsieur Delorge, jeconfesse mes torts, je vous prie d’agréer mes excuses, et jevoudrais que l’univers entier pût m’entendre… Désormais c’est entrenous à la vie et à la mort.
Raymond l’eût battu de bon cœur. Jamaisvainqueur ne fut si penaud de sa victoire.
– Du coup, murmura à son oreille la voixnarquoise de M. de Boursonne, vous voilà le meilleur amide ce cher M. Bizet.
C’est-à-dire couvert de ridicule, pensaRaymond, qui, depuis que les curieux cachés dans le tailliss’étaient démasqués, savait, à n’en pouvoir douter, que le combatavait eu un assez bon nombre de spectateurs.
Et M. de Boursonne disait vrai.
Calmé, M. Bizet avait parfaitementcompris la générosité de son adversaire, et fait extraordinaire ettout à sa louange, malgré la férocité de son amour-propre, il nelui en voulait pas.
Et lorsqu’on eut étanché le sang de sablessure, qu’on l’eut bandé avec un mouchoir et qu’il se fut mis lebras en écharpe dans sa cravate, il déclara qu’il voulaitabsolument que Raymond et lui et leurs témoins revinssent ensemblepar la même route.
Pauvre Raymond !…
Entre M. de Boursonne qui sevengeait de son émotion du matin en l’accablant de félicitationsironiques, et M. Bizet de Chenehutte qui l’écrasait deprotestations d’amitié, il marchait, baissant la tête, du pas d’unhomme qu’on traîne chez le dentiste.
Ils arrivaient au pont suspendu, lorsqu’uneamazone, montée sur un cheval noir lancé au grand trot, lescroisa.
– Mlle Simone deMaillefert, fit M. Bizet en dessinant le plus respectueux dessaluts.
Et prenant encore la main deRaymond :
– Déjà, mon cher ami, lui dit-il, je mesuis excusé de la mauvaise plaisanterie que le dépit m’avaitinspirée… Croyez que Mlle Simone m’est sacrée,maintenant que je sais vos sentiments pour elle !
Ainsi se réalisait la prédiction deM. de Boursonne, lequel, bien autrement expérimenté queRaymond, lui avait dit, la veille :
– Parbleu ! si vous croyez rendreservice à Mlle Simone en dégainant pour elle, vousvous trompez grossièrement.
C’est que telles sont nos mœurs qu’une femme,fût-ce la plus pure et la plus chaste, se trouve compromise dèsqu’on s’occupe d’elle.
Sur cet article, les petits pays sontparticulièrement impitoyables.
Tout le monde savait aux Rosiers queMlle de Maillefert avait été la cause de cetterencontre où M. Bizet de Chenehutte venait de recevoir uneégratignure.
Et c’est en vain que Raymond se fût épuisé àrépéter :
– Sur mon honneur, je ne connais, nid’Ève ni d’Adam, cette jeune fille, et de ma vie je ne lui aiparlé. Je ne suis ici qu’en passant et je partirai probablementsans avoir eu l’occasion de lui adresser la parole. Elle ne saitseulement pas si j’existe. J’ai pris sa défense comme j’aurais priscelle de n’importe quelle femme grossièrement attaquée par unmalotru.
– À d’autres ! lui eût-on répondu.Ce n’est que dans les romans de chevalerie que les dames trouventdes défenseurs si désintéressés que cela. Quand on risque sa viepour une femme, c’est qu’on a de bonnes raisons…
Tout cela était en germe dans la phrase deM. Bizet.
Et son accent, et le clignement de ses yeux,signifiaient de plus :
– Si nous rencontrons si à propos, surnotre chemin, Mlle Simone, c’est qu’elle avait euconnaissance du duel et qu’elle était inquiète…
Toutes ces considérations, heureusement, seprésentèrent à la fois à l’esprit de Raymond, et il se tut,comprenant que protester ce serait encore aggraver sa faute.
Mais c’est inutilement que tout le long duchemin il essaya de se rapprocher de M. de Boursonne etde l’ancien commandant d’artillerie, ou de rendre la conversationgénérale. M. Bizet s’attachait à lui obstinément comme la gluà l’aile de l’oiseau pris au piège.
Et pour comble, ambitieux des bonnes grâces deRaymond, et pensant lui être excessivement agréable, il ne cessaitde l’entretenir de Mlle de Maillefert,déplorant ses propos inconsidérés de la veille, et les mettant surle compte du vin blanc de son oncle.
– À vous, cher monsieur Delorge,disait-il, je puis l’avouer, j’aurais été au comble de la joie sielle eût consenti à m’accorder sa main. Non que je la trouve jolie,mais parce qu’elle est bonne personne. Elle n’a pas d’esprit, c’estvrai, et toutes ces dames des environs s’accordent à dire que saconversation est à faire bâiller, mais elle est pleine de bonssens. Puis, quelle femme d’intérieur ! Croiriez-vous que c’estelle, une fille de vingt ans à peine, qui administre son immensefortune !…
– Monsieur, gémissait Raymond, monsieur,de grâce !…
Bast !… l’intéressant jeune homme étaitlancé.
– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire, poursuivait-il. Sans vanité, je m’entends à conduire unevaste exploitation, j’ai fait mes preuves… Eh bien !Mlle Simone s’y entend peut-être mieux que moi.Elle est en quelque sorte l’intendant de sa mère et de son frère,qui sont des paniers percés. C’est elle qui divise ses fermes, quidirige ses métayers, qui décide de la coupe des bois et des foins,qui surveille les vendanges, qui perçoit ses revenus et paye sesouvriers. De là ses courses perpétuelles tout le jour et parfoistrès avant dans la soirée, été comme hiver, par tous les temps…
– Je vous en conjure, monsieur deChenehutte, interrompait Raymond, parlons d’autre chose, parlons detout ce que vous voudrez, excepté…
– Excepté de ce qui vous intéresse,n’est-ce pas ? continua l’enragé avec son plus malin sourire.Connu. On souffre un peu, quand on est modeste, d’entendre énumérerles trésors qu’on possède, ou qu’on possèdera. Mais je tiens àréparer ma sottise d’hier soir. Il n’y a pas en Anjou deux femmescomme Mlle Simone. Vous me direz qu’elle est hautecomme la nue, et que, si elle affecte d’être familière avec lespaysans, elle est avec nous autres bourgeois d’une insupportablefierté !… Mais un mari adroit l’aurait vite corrigée. Etalors, que de qualités ! Quelle économie, malgré ses deux centmille livres de rentes ! quelle simplicité de goûts !…Jamais de luxe, jamais de flafla, toujours des toilettes simodestes que c’est à peine si la femme de notre huissier s’encontenterait.
Il soupira… Et la main sur le cœur, et d’unaccent pathétique :
– Ah ! quelle maison nous eussionsfaite, ajouta-t-il, si elle eût été ma femme. En dix ans, nouseussions triplé nos capitaux. Oui, triplé. Car vous pensez bien queje me serais arrangé de façon à la brouiller avec sa mère et avecson frère, et c’est ce que je vous engage à faire. La duchessemangerait le diable et ses cornes, et il ne doit plus lui restergrand-chose à croquer. Quant au jeune duc Philippe, il y alongtemps qu’il a avalé son dernier arpent de terre, et il doitpartout et à tous ; il doit à Paris, à Angers, à Saumur, auxRosiers ; il doit aux notaires, aux usuriers, à sesfournisseurs…
Qui eût dit à M. Bizet que Raymond setenait à quatre pour ne pas lui sauter à la gorge et l’étranglerl’eût à coup sûr bien surpris. C’était ainsi pourtant.
Et même il était grand temps qu’on arrivât auxRosiers.
M. Bizet voulait absolument emmenerdéjeuner avec lui, chez son oncle, Raymond et ses deux témoins,prétendant qu’il n’est de bonnes et durables réconciliations quecelle que vient sceller une bouteille de derrière les fagots…
Mais Raymond était à bout de patience.
– Au plaisir, monsieur Bizet !…interrompit-il brusquement.
Et, saluant l’ancien commandant d’artillerieet l’autre témoin de son adversaire, il s’éloigna à grands pas dansla direction du Soleil levant.
Le diable, c’est qu’il ne pouvait pas sedébarrasser aussi cavalièrement de M. de Boursonne.
Tout danger passé, le vieil ingénieur pensaitbien avoir gagné le droit de lâcher la bride à son mauvaiscaractère et à son humeur goguenarde. Et, tout en arpentant laroute aux côtés de Raymond :
– Bonne journée, grommelait-il, et biencommencée… Eh ! eh ! il n’est pas midi encore, et nousavons déjà fait de fameuse besogne…
– Pouvais-je reculer, monsieur ? Mefallait-il faire des excuses à cet intolérablepersonnage !…
– Non, jamais d’excuses, je suis de votreavis… Mais c’est égal, avoir été dix ans un pilier de salled’armes, avoir acquis une adresse hors ligne, pour venir piquer lebras de M. Savinien Bize de Chenehutte, c’est ce qui s’appelleavoir glorieusement employé sa jeunesse !
Le plus cruel ennemi de Raymond, connaissantson passé, n’eût pas trouvé à lui jeter à la face une plussanglante ironie.
Il pâlit, et, d’une voix rauque :
– Ah ! ne parlez pas ainsi,monsieur, s’écria-t-il, vous me feriez regretter de n’avoir pascloué à un arbre, comme un papillon, cet animal malfaisant…
– Ce n’est, fichtre, pas moi qui vous enaurais empêché, grommela le vieil ingénieur. Et, branlant latête :
– Mlle de Maillefertn’en serait ni plus ni moins compromise… On n’en dirait pas moins,de Saumur à Angers, qu’elle a été, qu’elle est ou sera votremaîtresse…
– Eh ! que m’importe cettedemoiselle ! s’écria Raymond exaspéré.
Il ne disait pas la vérité.
Quelque chose lui affirmait que cette jeunefille, qu’il ne connaissait que de nom, allait avoir sur sonexistence, sur son avenir une influence décisive.
Comment, de quelle façon ?… c’est cequ’il ne pouvait prévoir.
Et cependant, il ne doutait presque pas, tantétait impérieuse cette voix du pressentiment.
– Singulier original, que ceDelorge ! se disait, de son côté, M. de Boursonne.Ou plutôt non, je ne me suis pas trompé hier soir, il y acertainement dans le passé de ce brave garçon quelque mystère dontla connaissance me donnerait la clef de ses étrangescontradictions.
De là à se demander quel pouvait bien être cemystère et à souhaiter le pénétrer, il n’y avait qu’un pas qu’eûtvitre franchi l’esprit curieux du vieil ingénieur.
– Parbleu ! je le confesserai,pensait-il, en observant Raymond, comme s’il eût espéré saisir surson visage le secret de ses pensées…
Ainsi, ils allaient silencieux, suivant lalevée de la Loire, qui est la grande rue des Rosiers, quand uneexclamation joyeuse les arracha à leurs réflexions.
Ils arrivaient au Soleil levant et,campé sur le seuil de son auberge, en veste blanche et le couteau àla ceinture du tablier, maître Béru saluait le retour de« ses » ingénieurs.
– Je savais bien, disait-il, qu’iln’arriverait rien de fâcheux à ces messieurs ; je le disais cematin à ma femme, qui était si inquiète qu’elle voulait absolumentaller faire brûler un cierge…
Le front de M. de Boursonne s’étaitsubitement rembruni.
– Décidément, fit-il, nous sommes lafable du pays !…
– Oh ! ce n’est pas moi qui ai riendit, se hâta d’interrompre le digne aubergiste. Ce qui se passechez moi ne regarde personne. C’est M. Bizet qui, en sortantd’ici, est allé crier l’affaire sur les toits. À onze heures, ilétait encore au Café du commerce, pérorant au milieu d’unevingtaine de personnes…
– C’est fort gracieux, en vérité !…grommela le vieil ingénieur.
Il était entré, ainsi que Raymond, dans lapetite salle où les attendait leur déjeuner.
Maître Béru les avait suivis et, croyant sansdoute leur être agréable, il habillait de la belle façon ce pauvreM. Savinien Bizet de Chenehutte.
– Ce n’était, affirmait-il, qu’unvaniteux, avare et cependant dévoré du désir de briller. Chez lui,au fond de sa campagne, il vivait de pain frotté d’oignon et depommes de terre, pour rattraper l’argent qu’il dépensait lorsqu’ilvenait aux Rosiers ou qu’il allait à Saumur faire les beauxbras.
– Et certes, disait maître Béru, je nesuis pas surpris qu’il garde une dent contreMlle de Maillefert. Elle est cause, bieninvolontairement, comme de juste, qu’on s’est tant moqué de luidans le pays qu’il n’osait plus montrer le bout de son nez. C’estquand il la fit demander en mariage. Jamais on n’a su quel mauvaisplaisant lui avait fourré cette idée dans la tête. Ces messieursvoient-ils d’ici Mlle Simone de Maillefert devenantMme Bizet ?…
Il regardait autour de lui, craignant qu’on nel’écoutât, car il tenait à rester bien avec tout le monde.
Et baissant la voix :
– Du reste, continuait-il, tout le bourgétait pour M. Delorge, et quand on va savoir que M. Bizeta été blessé, il n’y aura qu’une voix pour crier que c’est jolimentbien fait. Et il n’y a pas que dans le bourg qu’on sera content. Ily avait, hier, au Café du commerce, deux ou troisdomestiques du château qui, certainement, n’auront pas su tenirleur langue. Je viens de voir tout à l’heure le vieux jardinier quia la confiance de Mlle Simone, et il allait demaison en maison de l’air d’un homme qui cherche des nouvelles.
Contre son habitude, M. de Boursonnelaissa tomber la conversation.
Mais dès que maître Béru fut sorti :
– Eh bien !… fit-il, voici uneaventure qui se présente bien…
Raymond dissimula mal un mouvementd’impatience.
– En vérité, monsieur, répondit-il, je nepuis concevoir qu’un homme de votre intelligence et de votre valeurprête la moindre attention aux insipides et ridicules bavardages decet aubergiste !
Loin de se formaliser de ce reproche, le vieilingénieur souriait.
– Va, mon garçon, pensait-il, fâche-toi,je te pousserai tant et si bien que ce sera le diable si ton secretne t’échappe pas.
Puis tout haut :
– Que trouvez-vous de ridicule, mon cher,au récit de ce bon Béru ? Mlle Simone apprendqu’un jeune ingénieur a tiré l’épée pour ses beaux yeux, elleenvoie chercher des nouvelles de son chevalier. N’est-ce pas toutnaturel ?… Bon, ce n’est pas la peine de devenir cramoisicomme cela.
Raymond rougissait, en effet, mais c’était decolère :
– En vérité, monsieur, prononça-t-il,c’est me faire payer cher le service que vous m’avezrendu !…
M. de Boursonne n’insista pas. Ilétait allé aussi loin que possible ; il le comprenait, et detoute la journée il ne se permit pas la moindre allusion àMlle de Maillefert.
Mais le soir, quand ils rentrèrent, après leurtravail accoutumé, maître Béru leur remit à chacun une lettre qu’undomestique, en grande livrée, disait-il, avait apportée dansl’après-midi.
M. de Boursonne eut promptementouvert la sienne, et l’ayant parcourue :
– Cette fois, mon cher Delorge,s’écria-t-il, vous ne direz pas que l’aventure ne marche pas… Lisezvotre lettre, qui doit être, sauf le nom, en tout semblable à lamienne. Lisez, je vous prie.
Raymond obéit, et, à demi-voix et d’un aird’ébahissement profond, il lut :
« Madame la duchesse de Maillefert prieM. Raymond Delorge de lui faire l’honneur de passer au châteaude Maillefert la soirée de samedi prochain, 24 octobre. »
Le vieil ingénieur semblait ne pas se tenir dejoie.
– Eh bien ! que dites-vous decela ? interrogea-t-il.
– Je dis que c’est prodigieux.
– Pourquoi donc !… C’est votre duel,mon cher, qui nous vaut cette faveur que M. Bizet payerait deson meilleur cheval… Voilà une invitation conquise à la pointe del’épée…
– Oh !…
– Il n’y a pas de oh ! La duchesseavait à sa disposition le moyen de vous témoigner sa gratitude,elle s’est empressée de le saisir…
Cependant…
– Et vous allez être présenté àMlle Simone.
Raymond, les sourcils froncés,réfléchissait.
– Il n’est pas dit que j’accepte cetteinvitation, fit-il.
D’un air de stupeur comique,M. de Boursonne leva les bras au ciel.
– Vous refuseriez !…s’écria-t-il.
– J’hésite.
– Et pourquoi, s’il vousplaît ?…
Parce que, répondit Raymond, parce que…
Il s’arrêta. Il cherchait un prétexteplausible, car pour rien au monde il n’eût dit la vérité àM. de Boursonne.
– Parce que… répondit-il enfin, j’auraisl’air, ce me semble, d’aller en quelque sorte quêter desremerciements pour une action toute simple.
– Allons, allons, ce n’est pas maltrouvé !… dit le bonhomme, qui n’était point dupe.
Et agitant triomphalement soninvitation :
– Quant à moi, ajouta-t-il, je déclareque j’accepte. Oui, si sauvage que je sois, si rustre, si paysan duDanube, je veux voir une de ces fêtes qui scandalisent ce cherBizet de Chenehutte… Et la preuve, c’est que mon habit noir étantresté à Tours avec le gros de mon bagage, je vais écrire qu’on mel’envoie…
Il y a deux châteaux de Maillefert.
Le vieux, que l’Annuaire historique etmonumental de l’Anjou mentionne sous le nom de château deChalandray, se dressait au sommet du coteau et commandait le coursde la Loire en amont et en aval.
Démantelé par les ordres de Richelieu, il netarda pas à tomber en ruines.
Il n’en reste plus aujourd’hui que desvestiges que se disputent les ronces et le lierre, et deux tours,encore imposantes, qu’on aperçoit de la station des Rosiers.
Le château neuf est bâti plus bas, àmi-côte.
C’est une massive construction à l’italienne,avec deux ailes en retour et trois perrons, qui n’a rien deremarquable, bien qu’en dise le guide Joanne, que ses vastesproportions.
Les grilles de la cour d’honneur, cependant,épargnées par la Révolution, sont assez curieuses, et les boiseriesde la chapelle ont une haute valeur artistique.
Par exemple, les jardins de Maillefert n’ontpas de rivaux, malgré l’état d’abandon où on les laisse depuisquelques années.
Dessinés dans le goût des jardins de Marly,ils se composent d’une succession d’immenses terrasses à balustresélégants, reliées entre elles par de larges escaliers de marbre,dont la dernière marche baigne dans la Loire.
Des charmilles admirables, des bosquetsd’arbres verts et des talus gazonnés dissimulent les murs desoutènement, et, tout au fond, se dressent les hautes futaies duparc.
Une avenue de près d’un kilomètre de long,ombragée d’un quadruple rang d’ormes séculaires, conduit de lagrande route au château moderne de Maillefert.
Et c’est cette avenue que, le samedi, 24octobre, sur les dix heures du soir, suivaient Raymond Delorge etM. de Boursonne.
Car, après bien des perplexités, Raymonds’était décidé à accepter cette occasion inattendue et unique de serapprocher de Mlle Simone de Maillefert.
Il essayait, il est vrai, de se payer de cessubterfuges dont les faibles colorent les capitulations de leurconscience ou les défaillances de leur volonté.
– C’est curiosité pure, se disait-il.Est-ce que je puis aimer une jeune fille que je ne connaispas !… Avant trois mois d’ailleurs, j’aurais quitté lesRosiers pour n’y jamais revenir, et jamais plus je n’entendraiparler d’elle.
N’importe ! Mécontent de lui-même, ilétait triste et préoccupé, et ne répondait que par monosyllabes auxcontinuelles observations de M. de Boursonne.
C’est que, d’un autre côté, jamais le vieilingénieur n’avait été si guilleret.
Il frétillait dans son habit noir, arrivé laveille de Tours et encore tout froissé du voyage, un de ces bonsvieux habits à larges basques et à manches étroites, où, après unquart de siècle de service, les bonnes mères de familles taillentl’habillement complet d’un gamin de dix ans.
– Que nous chantait donc cet imbécile deBéru ? grommelait-il, que la duchesse de Maillefert en étaitréduite à vendre ses terres ! Quand on est ruiné, on ne donnepas de fêtes comme celles-ci. Avec ce que coûte seulementl’illumination de cette avenue, du parc et du jardin, nousvivrions, vous et moi, pendant un bon mois.
Il calculait juste.
Des milliers de verres de couleur, habilementdisposés dans les arbres, versaient de tous côtés leurs clartéstremblantes, et, se reflétant dans la Loire, donnaient au châteaude Maillefert un aspect féerique.
– Positivement, continuait le vieilingénieur, c’est à rougir de venir sur ses jambes. Comme on voitbien que nous ne sommes, vous et moi, que de pauvres employés dugouvernement !… Vous qui êtes si lié avec M. Bizet deChenehutte, vous auriez dû lui emprunter ce cabriolet dans lequelje l’ai aperçu l’autre jour.
Il est certain qu’ils étaient peut-être lesseuls invités à venir à pied. Les gens qu’ils apercevaient seglissant à travers les arbres étaient de simples curieux, venus deGennes et des Rosiers, pour voir et pour se moquer ensuite.
À chaque moment, ils étaient dépassés par desvoitures lancées au grand trot, où ils apercevaient, à la lueur deslanternes, des femmes en costume de bal.
Et, quand ils arrivèrent à la cour d’honneur,ils la trouvèrent, si vaste qu’elle soit, trop étroite pour tousles équipages.
De trois côtés et sur trois rangsstationnaient, roues à roues, tous les véhicules connus, depuis lesplendide huit-ressorts qui avait amené de Saumur ou d’Angersquelque belle millionnaire, jusqu’à l’humble boc, atteléd’un bidet d’allure paisible, du gentilhomme fermier de Trèves oude Saint-Mathurin.
Au milieu de la cour un léger hangar avait étédressé, et on y voyait une centaine de domestiques en livréesmulticolores se chauffant autour d’un grand feu, et vidant desbouteilles dont on voyait une armée sur des tables immenses.
– Heureuse intention ! remarquaM. de Boursonne, et qui, au retour, conduira plus d’unevoiture dans le fossé… Voilà qui me console d’être venu à pied.
Il se hâtait, tout en disant cela, car ilétait clair que depuis assez longtemps déjà la fête avaitcommencé.
Toutes les fenêtres de la façade flamboyaient.On entendait le brouhaha de la foule et, par-dessus, lesritournelles de l’orchestre.
Dans le vestibule, immense et dallé de marbre,des valets à la livrée de Maillefert recevaient les invités et lesconduisaient au premier étage, où quantité de pièces avaient étédisposées en vestiaire.
Seulement, M. de Boursonne etRaymond arrivaient si tard, que presque toutes les chambres étaientencombrées de vêtements, de cache-nez, de pardessus, demanteaux.
Si bien que le domestique qui les conduisait,voyant cela, leur ouvrit une sorte de petit salon éclairé par uneseule lampe où il les laissa seuls.
En un tour de main Raymond fut prêt.
Mais le vieil ingénieur n’était pas sileste.
Il en avait pour un moment avant d’avoiressuyé ses lunettes, dépouillé son pardessus, cherché son mouchoirde poche et mis ses gants.
– C’est égal, disait-il, c’est fort bienvu, cela, quand on donne une fête à la campagne, de mettre à ladisposition des invités une manière de cabinet de toilette…
Tout à coup il s’interrompit…
Dans la pièce voisine, dont la porte, cachéepar une portière, était ouverte, évidemment une discussionéclatait :
– Chut ! fitM. de Boursonne à Raymond.
Et, sans vergogne, il se rapprocha de laportière.
– Il est inouï, disait une voix de femme,très aigre et très impérieuse, il est incroyable, Simone, que vousn’ayez même pas commencé votre toilette… Êtes-vous folle !… Àquoi donc avez-vous employé votre soirée ?
– Vous le savez bien, ma mère, réponditdoucement une voix admirable de pureté, je surveillais les derniersapprêts de votre fête…
– Eh bien ! justement, c’est ce dontje me plains… C’est le rôle de mon maître d’hôtel et non pas levôtre…
– C’est vrai, ma mère ; seulement masurveillance vous aura certainement économisé quinze cents ou deuxmille francs.
– Assez !… je vous ai déjà dit quecette rage d’économie m’est odieuse.
– Cependant, ma mère, c’est grâce à elleque j’ai pu vous rendre service, ainsi qu’à mon frère…
– Jolis services !… Plutôt que delaisser prendre hypothèque sur vos prés de l’Authion, vous avezlaissé vendre les propriétés de Philippe.
– Je vous ai dit pourquoi, ma mère… Mesrevenus vous appartiennent, à mon frère et à vous, jamais je nevous les disputerai… Mais ni lui, ni vous, ne toucherez aucapital…
– Simone !
– C’est ainsi. N’espérez de moi, sur cesujet, ni concession ni faiblesse. Ce que j’ai, je saurai ledéfendre et, si je mourrais, mon héritage serait à l’abri de vosprodigalités. Vous aurez beau faire, Philippe et vous, ma mère,vous aurez toujours de quoi vivre. Les Maillefert ne finiront pas àl’hôpital…
Seul et libre de suivre ses inspirations,M. de Boursonne se fût glissé sous le canapé du petitsalon, plutôt que de perdre la fin de cette discussion, quiéclairait d’un jour si extraordinaire les relations de la duchessede Maillefert et de sa fille.
Le fâcheux est qu’il n’était pas seul.
Cloué sur place tout d’abord, et pétrifié desurprise, Raymond Delorge ne fut pas long à se remettre.
Il eut horreur de la situation où le mettaitla maladresse d’un valet.
Et, se rapprochant deM. de Boursonne :
– Sortons, monsieur, lui dit-il àl’oreille, sortons vite.
D’un geste, le vieil ingénieurl’écarta :
– Chut donc !… fit-il.
La discussion s’envenimait entre la mère et lafille, et attaques et répliques se succédaient avec une vivacitéextraordinaire.
– Ah ! vous vous oubliez,Simone ! s’écriait la duchesse de Maillefert. Vous osez nousmanquer de respect, à moi, qui suis votre mère, et à votre frère,qui est le chef de la famille !…
– Madame, de grâce, implorait la voix autimbre de cristal de la jeune fille, songez que vous avez cinqcents personnes dans vos salons ; songez que très certainementon commente votre absence.
– On s’étonne bien plus de lavôtre !
– Oh ! moi, il est connu que jen’aime pas le monde.
– On remarque votre affectation à lefuir, en tout cas, et comme à votre âge ce n’est pas naturel, on sedemande pourquoi…
– Ne le savez-vous pas, mamère ?…
– Je sais que vous êtes la fable du pays,voilà tout !… Je sais que ma fille, une Maillefert, est lesujet de disputes de cabaret, une manière d’héroïne populaire pourqui les imbéciles s’en vont sur le pré. Et je suis résolue à neplus tolérer ces excentricités. Non, je ne vous laisserai pasdavantage jouer les filles persécutées, et par votre conduitecensurer la mienne. Voici assez longtemps que vous vous posez enchef de famille et me rompez la tête de vos sottesremontrances…
Raymond n’en voulut pas entendredavantage.
Saisissant le bras deM. de Boursonne, dont les pieds, positivement, semblaientrivés au parquet :
– Venez, monsieur, lui dit-il d’un accentindigné, bien qu’à voix basse, ce que nous faisons ici estabominable. Venez, ou je me retire et je vous laisseseul !…
Le vieil ingénieur n’osa pas résister. Maisune fois dans le corridor :
– Parbleu ! fit-il, je me sens toutfier de l’opinion qu’a de nous cette excellente duchesse. Vousl’avez entendue ? Dispute de cabaret ! batailled’imbéciles !… Risquez donc votre peau pour lesgens !…
Qu’importait à Raymond l’opinion de laduchesse !…
– Je plains Mlle Simone,monsieur, prononça-t-il.
– Oui, le fait est qu’avec une pareillemaman, sa vie ne doit pas toujours être tissée de soie et d’or…
– Et quelle résignation ! Pas uneplainte !
– Hum !… je trouve au contrairequ’elle se plaint haut et ferme… Mais elle a mille millions de foisraison, la pauvre enfant !
Sur quoi, s’arrêtant court sur le palier del’escalier, et d’un ton sérieux et ému qui ne lui était pashabituel :
– C’est que c’est une brave et vaillantefille, ajouta-t-il, j’en mettrais la main au feu, moi qui tiens àma main et qui crains les brûlures. Elle est fière de son nom, maiselle a, morbleu ! le droit de l’être, elle qui se sacrifie àl’honneur de cet illustre et vieux nom de Maillefert, elle quioublie ses vingt ans, ses beaux yeux, sa grosse dot, tous ses rêvesde jeune fille, pour se faire l’intendant d’une mère prodigue etd’un frère panier percé !…
Jamais, au gré de Raymond,M. de Boursonne n’avait si bien parlé.
– Drôle de boutique !poursuivait-il, où c’est la fille qui tient la clef de la caisse etqui monte la garde devant la monnaie. Nous vivons, sacrebleu !dans un joli temps !… J’avais bien déjà vu un père et son filsse ruiner gaiement de compagnie, mais une maman et son garçoncroquant gaillardement leurs millions ensemble, c’est neuf, c’estgracieux, c’est coquet. Il n’y a plus après cela qu’à tirer sonchapeau. Et, ma foi, vive le progrès !…
Il descendit quatre ou cinq marches, puis,s’arrêtant de nouveau en se frappant le front :
– C’est égal, dit-il encore, je voudraisbien savoir de qui nous vient notre invitation, si c’est de lamère, du frère ou de la sœur…
Raymond aussi se le demandait, et avec unebien autre anxiété que le vieil ingénieur.
Pourtant il ne lui répondit pas.
Ils arrivaient au grand vestibule, où sepressaient, au milieu de valets, une douzaine d’invitésretardataires.
Un huissier, grave comme un pair d’Angleterre,les précéda jusqu’à la porte du grand salon, et après leur avoirdemandé leurs noms, annonça :
– M. Raymond Delorge !M. le baron de Boursonne !
Le vieil ingénieur tressauta comme si on luieût coulé dans le dos un grand verre d’eau glacée.
– D’où diable cet escogriffe sait-il queje suis baron ? grommela-t-il.
– C’est vous qui venez de le lui dire,monsieur, répondit Raymond, que le rire gagnait.
– Êtes-vous sûr ?
– J’ai entendu.
Le bonhomme hocha la tête.
– Vanité des vanités ! murmura-t-il.Voilà pourtant la contagion de l’exemple. Mais donnez-moi le bras,mon cher Delorge, que nous ne nous perdions pas.
La précaution était bonne, car la foule étaitgrande et d’autant plus animée qu’un quadrille venait de finir etque tous les danseurs refluaient dans les couloirs dedégagement.
En annonçant cinq cents personnes,Mlle Simone était restée bien au-dessous de lavérité : il y en avait bien le triple, circulant à traverstrois salons et la grande galerie, qui occupaient tout lerez-de-chaussée d’une des ailes du château.
Rien de plus magnifique que ces salons, avecleurs plafonds enluminés, leurs boiseries dorées, leurs largesfenêtres et leurs immenses cheminées, décorées des armes desMaillefert, salons si vastes que dans chacun d’eux eût tenul’appartement entier où un parvenu entasse glorieusement un millierd’invités.
Et cependant, cette splendeur même devaitattrister un observateur, qui y retrouvait l’indice d’une opulenceévanouie.
Il n’était que trop aisé de voir que cesappartements de réception ne servaient que de loin en loin. Plus demeubles, plus de tentures. Les rideaux aussi bien que lesbanquettes sortaient évidemment des magasins d’un tapissierd’Angers, qui les avait loués pour une nuit et qui attendaitpeut-être que le bal fût fini pour les décrocher et courir lestendre ailleurs…
– Ne jurerait-on pas, disait à RaymondM. de Boursonne, que la bande noire a passé ici ! Labande noire !… Parbleu ! c’est cette chère duchesse. Nepouvant emporter le château, elle en a, du moins, emporté lesmeubles, les antiques bahuts, les vieilles consoles, lestapisseries curieuses, les horloges précieusement travaillées, tousces trésors artistiques dont les grandes familles se font honneuret qui se transmettent de génération en génération.
Cependant, le vieil ingénieur et Raymondétaient sans doute les seuls à faire ces affligeantesobservations.
Le bal arrivait au moment de son plus viféclat.
Aux gais refrains de deux orchestres,dansaient, avec l’entrain de simples paysannes, les plus jolies,les plus riches et les plus nobles héritières de l’Anjou.
Le visage, même, se déridait, des douairièresqui faisaient tapisserie en robe de satin ou de velours,audacieusement décolletées et la tête chargée de plumes ou dediamants.
À toutes les portes et dans l’embrasure desfenêtres, les hommes graves, cravatés de blanc, se serraient engroupes compacts.
Plus loin, dans deux petits salons ouvrant surla galerie, on entendant l’or rouler sur les tapis verts ets’échanger les paroles sacramentelles : « Jepasse !… – À vous la main !… – Je marque lepoint !… »
Sans relâche, les valets se succédaient,portant des plateaux chargés de glaces, de bonbons exquis et decoupes de champagne.
– Avec tout cela, disait Raymond àM. de Boursonne, nous sommes ici comme deux intrus. Nousn’avons seulement pas salué la duchesse. Comment ne redescend-ellepas ? où donc est-elle ?…
C’était en ce moment la préoccupation de bonnombre d’invités ; il n’y avait pour s’en assurer qu’à prêterl’oreille.
– Décidément cette chère duchesse nousabandonne !…
Ainsi, près de Raymond et deM. de Boursonne, disait un gros monsieur à une trèsvieille dame extrêmement parée.
– C’est assez son habitude, ce me semble,répondit la douairière.
– Alors pourquoi donner desfêtes ?…
– Eh ! cher marquis, lorsqu’on a del’argent de trop, il faut bien le dépenser.
Ils éclatèrent de rire tous deux, de ce bonrire de la médisance, puis le gros monsieur – le marquis –reprit :
– En tout cas, elle n’avait jamais donnéune fête aussi magnifique.
– Aussi… nombreuse, du moins.
– C’est ce que je voulais dire. Aussidoit-elle avoir un but…
– Elle en a un.
– Et vous le connaissez ?
– Assurément.
Le vieil ingénieur et Raymond oubliaient lebal pour écouter.
– En y réfléchissant, continuait le grosmarquis, il me semble que je devine les projets deMme de Maillefert.
– Dites.
– Elle songe à marier sa fille.
La vieille dame eut un petit ricanement, quidécouvrit les perles de son râtelier.
– Pourquoi cela, comtesse ? demandal’autre, piqué.
– Parce que vous savez bien que lemariage de cette petite Simone mettrait la duchesse sur la paille.Parce que c’est Cendrillon qui paye les violons quand la duchessedanse. Parce que le mari garderait pour lui la fortune de sa femme,comme de juste, au lieu de la donner à croquer àMme de Maillefert et à son fils… Allez donc unpeu demander la main de Simone pour votre fils, et vous verrez cequ’on vous répondra… À moins que…
– Eh bien !…
– À moins que vous ne consentiez à donnerreçu de la dot sans la recevoir…
Le gros homme se grattait l’oreille, ce quiétait sa façon de faire appel à ses idées.
– Peut-être avez-vous raison, comtesse,dit-il ; mais, alors, que se propose donc la duchesse ?Cherche-t-elle une femme pour Philippe ?…
– Y songez-vous !… Quelle famillevoudrait ce garçon ! Peut-être, à Angers, trouverait-ilquelque marchand vaniteux qui donnerait un million ou deux de sonnom et de son titre ; mais il ne trouvera jamais une fille denoblesse…
– Alors, je donne ma langue aux chiens…Voyons, chère comtesse, apprenez-moi ce que vous savez. Faut-ilvous jurer un secret éternel ?
– Ce n’est pas la peine.
– Bah !…
– Ce que je vais vous dire, tout le mondele saura avant huit jours.
– Comtesse, je suis sur le gril.
– Eh bien ! marquis,Mme la comtesse d’Hostal de Chalandray, duchesse deMaillefert, est ici en tournée électorale.
Le gros homme fit un tel saut en arrière,qu’il posa lourdement son talon sur le pied deM. de Boursonne, lequel avait fini par se rapprocher delui un peu plus que ne le permettaient les convenances.
– Sacrrr !… commença le vieilingénieur.
– Oh !… monsieur, mille pardons,agréez toutes mes excuses, fit gracieusement le marquis.
Et revenant bien vite à la vieilledame :
– C’est invraisemblable, ce que vous medites là, comtesse, fit-il.
– Oui, mais c’est vrai. Ignorez-vous doncque la duchesse est ralliée, tout ce qu’il y a de plus ralliée,qu’elle ne sort plus des Tuileries, qu’elle va à Compiègne, qu’ellese montre partout avec la femme de ce Maumussy qui s’est affublé dutitre de duc, qu’elle sera peut-être, un de ces jours, damed’honneur de l’impératrice…
– Une duchesse de Maillefert !…
– Voilà ! Quand on se noie, on seraccroche à toutes les branches, et la duchesse et son fils en sontà leur dernier bouillon. Que deviendront-ils, quand ils aurontcroqué la légitime de cette petite Simone ? Cela les inquièteet ils se sont adressés à l’empire pour obtenir, elle des rentes,lui quelque sinécure bien lucrative. Seulement, comme on ne payebien que les gens qui rendent des services, la duchesse a promis derallier la noblesse de l’Anjou et de nous amener tous aux pieds deLeurs Majestés…
– C’est monstrueux !…
– Attendez !… Pour faciliter à cettechère duchesse sa mission politique, on a mis à sa disposition uncertain nombre de places qu’elle va proposant à l’un et à l’autre.Déjà elle m’a offert une recette particulière pour mon gendre, quin’est pas riche, comme vous savez, et qui est chargé defamille…
– Tenez, comtesse, il me semble que jerêve !…
– C’est-à-dire que vous doutez, et quevous voudriez des preuves ? Eh bien ! regardez autour devous, et vous verrez tous les gros fonctionnaires du département.Vous verrez notre préfet, le sous-préfet de Saumur, le général, lecommandant de l’école, l’enregistrement, la douane et les ponts etchaussées. C’est un bal de fusion.
Singulier fut le regard qu’échangèrent Raymondet M. de Boursonne.
Mais déjà le gros monsieurcontinuait :
– Cela étant, je vais aller saluer laduchesse et lui donner à entendre que personne de nous ne mettraplus les pieds chez elle… Mais où donc est-elle ? Étrangemaison, dont personne ne fait les honneurs !… Avez-vous aperçuMlle Simone ?
– Pas encore.
– Et Philippe ?…
– Oh ! lui, vous le trouverez dansle salon de jeu… Je viens de l’y voir aux prises avec votrefils…
– Comment ! monsieur mon fils sepermet… Ah ! je vais y mettre bon ordre !…
Mais, au moment où il quittait la comtesse, unmouvement se fit dans la galerie.
Raymond et M. de Boursonne sehaussèrent sur la pointe du pied.
Et, dans l’encadrement de la porte, ilsaperçurent la duchesse et Mlle Simone deMaillefert.
La mère et la fille semblaient les deux sœurs,tant les années avaient glissé légères sur le front poli de laduchesse, tant les amertumes de la vie avaient eu peu de prise surcette nature essentiellement mobile, insoucieuse et égoïste, tantaussi elle savait user avec discernement de tous les artifices dela coquetterie.
Renonçant pour une fois, – peut-être à causede sa mission, – à ses excentricités habituelles,Mme de Maillefert portait une de ces toilettesd’une simplicité savante qui seront éternellement l’admiration etle désespoir des élégantes de petite ville, toilettes dont chaquedétail est habilement combiné pour arriver à la plus parfaiteharmonie.
Sa robe, vert de mer, dont la tunique étaitrelevée par des branches d’églantier rose, avait la légèreté d’unenuée, et se décolletait précisément assez pour bien laisseradmirer, sans les étaler, ses épaules d’une blancheur nacrée,polies et fermes comme le marbre le plus beau.
Mlle Simone, au contraire,paraissait plus vieille que son âge.
L’inquiétude et les soucis avaient, bien avantle temps, jeté leur ombre sur son beau visage et éteint le sourirede ses vingt ans.
Elle était vêtue, ce soir-là, d’une simplerobe blanche, et dans ses admirables cheveux blonds relevés à lahâte pendait une grappe de fuchsia.
– Voyez-les donc, murmuraitM. de Boursonne à l’oreille de Raymond, voyez-les etdites-moi si, à la première vue, un étranger oserait déciderlaquelle est l’aînée !…
– Ah ! Mlle Simoneest bien belle, monsieur.
– Naturellement. Mais c’est égal, lesfemmes sont plus fortes que nous, mon cher. Jamais on ne croirait,à voir ces deux-ci, qu’elles viennent d’avoir une affreusediscussion.
Sur ce point, le vieil ingénieur se trompait,mais c’était la faute de la myopie.
Un observateur de sa force, doué d’une vuepassable, eût parfaitement reconnu que l’éclat du teint deMme de Maillefert n’était pas naturel, etqu’un reste de colère contractait ses sourcils.
Il eût bien vu aussi la pâleur deMlle Simone, et qu’une larme mal essuyée tremblaitencore dans ses longs cils.
Raymond le discerna bien, lui, et, troubléprofondément :
– Pauvre jeune fille !…soupira-t-il.
Elle n’était plus alors qu’à trois pas de lui,appuyée au bras de sa mère, et toutes deux s’avançaient dans lagrande galerie.
Mais, circonstance étrange, leurs hôtes nes’empressaient pas autour d’elles.
Les figures se faisaient graves sur leurpassage, les saluts paraissaient contraints et les souriresglacés.
L’histoire racontée par la vieille comtesse àson ami le marquis avait fait le tour des salons, et beaucoup denobles invités se juraient, en ce moment même, de ne jamais plusremettre les pieds à Maillefert.
Raymond en entendit même un quidisait :
– C’est un piège abominable, et sans mafille, qui m’a conjuré de la laisser danser encore quelquesquadrilles, je serais parti…
La duchesse avait trop de tact pour ne pasdeviner ce qui se passait et se rendre compte du déplorable effetde sa combinaison.
C’était un échec qui allait rendre impossibledans le pays sa situation déjà fort difficile.
Mais elle avait aussi une trop longue habitudedu monde pour ne savoir pas dissimuler ses impressions et commanderà son visage.
Plus elle rencontrait de réserve, plus elle sefaisait gracieuse et souriante, trouvant un mot aimable pourchacun, sachant forcer les plus hostiles à murmurer à tout le moinsquelques formules de politesse banale.
– C’est fort curieux, ce qui se passe,disait à Raymond M. de Boursonne, c’est on ne peut plusintéressant… Suivons la duchesse, mon cher, faisons-luicortège.
Ayant traversé la galerie,Mme de Maillefert etMlle Simone venaient d’entrer dans un des salons dejeu.
Elles s’arrêtèrent près d’une table où deuxjeunes gens jouaient, entourés chacun d’un groupe de parieurs.
Il y avait sur le tapis un assez joli monceaud’or.
– Ne jouez-vous pas bien gros jeu,messieurs ? dit gaiement la duchesse.
Un des jeunes gens redressa vivement latête.
Il était blond, avec un lorgnon à l’œil, etportait un immense col rabattu, un gilet très ouvert à un seulbouton et un habit à manches ridiculement larges.
– Ah ! certainement non, ma mère,répondit-il avec un petit ricanement qui devait être un tic. Voyezdonc, pour une douzaine que nous sommes, l’enjeu n’est pas de troiscents louis. Nous jouons, d’ailleurs, un jeu de famille, un jeu debons bourgeois, un simple écarté de santé…
Et, s’adressant à son adversaire :
– Je prendrai des cartes !dit-il.
– Combien ? demanda l’autrejoueur.
– Oh ! le paquet !… Je ne suisdécidément pas en veine, ce soir.
C’est avec un dépit visible qu’il jeta sescartes, et au même moment Mlle Simone lui appuya lamain sur l’épaule en lui disant de sa douce voix :
– Cette mauvaise chance est une justepunition, Philippe. N’as-tu pas honte de jouer lorsque peut-êtreune jeune fille n’a pas de danseur !…
Le ricanement du jeune homme redoubla.
– Ah ! l’excellenteplaisanterie ! dit-il. Me voyez-vous, messieurs, dansant unquadrille !… Eh ! chère sœur, je serais effroyablementridicule !…
Puis relevant son jeu :
– Le roi !… fit-il.
– Philippe !… insista la jeune filled’un ton suppliant, mon frère !…
Mais déjà il était replongé dans sa partie. Ilne répondit pas.
– Cordieu !… grommelaM. de Boursonne, que voilà un jeune seigneur qui medéplaît, avec sa raie au milieu de la tête, son lorgnon, son giletà cœur, son rire idiot et son air content de soi !
C’était l’effet qu’il faisait à Raymond, etcependant Raymond ne souffla mot, préoccupé qu’il était de suivrede l’œil Mme de Maillefert etMlle Simone, qui étaient allées s’asseoir dans lagrande galerie.
– Voilà le moment, reprit le vieilingénieur, d’aller présenter nos respects à ces dames…
– Est-ce bien nécessaire ? demandaRaymond.
– Dame ! la politesse la plusélémentaire l’exige.
– C’est que…
– Quoi ? Ne craignez-vous pas uneallusion à votre duel ? Rassurez-vous, ces dames n’en ont mêmepas ouï parler. Nos conjectures étaient fausses. N’avez-vous pasentendu la vieille comtesse ? C’est notre qualité d’ingénieursqui nous a valu notre invitation. D’ailleurs est-ce qu’on nousconnaît ?…
Mais, à sa grande surprise, au moment où ilesquissait son plus beau salut, un vieux monsieur, placé derrièreMme de Maillefert, se pencha vers elle endisant :
– M. le baron de Boursonne, madame,le savant ingénieur chargé des études de l’endiguement de laLoire…
La duchesse commençait une phrase flatteuse,mais le bonhomme n’eut pas la patience d’attendre la fin.
Prenant la main de Raymond :
– Permettez-moi, madame, interrompit-il,de vous présenter mon plus dévoué collaborateur, M. RaymondDelorge.
Plus rouge qu’une pivoine, Raymond s’inclina,mais non si bas qu’il ne vît le front deMlle Simone se couvrir d’une rougeur plus vive quela sienne, non si vite qu’il ne surprit un éclair dans ses beauxyeux, et un geste aussitôt réprimé, disant bien que sa premièreinspiration avait été de tendre la main…
Le cœur du jeune homme bondit dans sapoitrine.
– Elle sait, pensa-t-il, et elle m’estreconnaissante.
M. de Boursonne n’avait rien vu.
Déjà, il était en grande conversation avec lepersonnage qui l’avait nommé, et qui, bien évidemment, était unmentor qu’on avait donné à Mme de Maillefertpour faciliter sa mission.
Même ce personnage ne tarda pas à émettre, ausujet des élections prochaines, de si singulières théories, que levieil ingénieur les interrompit brusquement.
– Je vous entends, monsieur, dit-il, vousme demandez de faire de la Loire un agent électoral qui inonderaitles propriétés des gens qui votent mal, et respecterait les terresdes paysans qui votent bien… C’est une idée, cela, mais diablementdifficile à réaliser… Demandez plutôt à M. Delorge.
Mais Raymond n’était plus près deM. de Boursonne pour lui répondre.
Il avait vu Mlle Simoneabandonner la place qu’elle occupait aux côtés de sa mère, et,entraîné par une force irrésistible, il l’avait suiviesournoisement à travers la foule, et il était allé se poster à unendroit d’où il ne perdait de vue un tressaillement de sonvisage.
La jeune fille s’était assise près de deuxdames excessivement maigres, et avait entamé avec elles uneinterminable conversation.
Ce qui confondait Raymond et renversait toutesses idées, c’était l’isolement où restaientMme de Maillefert et sa fille, dans leursalon, au milieu de leurs hôtes.
Pendant que les hommes graves se tenaient àl’écart, ruminant cette nouvelle de la mission électorale de laduchesse, tandis que les vieilles femmes pinçaient les lèvres etchuchotaient derrière leur éventail, les jeunes ne songeaient qu’àemployer le plus gaiement possible cette nuit de fête qui venaitrompre la monotonie de leur existence.
– C’est inouï, pensa Raymond, on diraitun bal de souscription, où chacun est libre pour son argent.
Pourtant il compta jusqu’à cinq jeunesmessieurs qui vinrent s’incliner devantMlle Simone, lui demandant évidemment« l’honneur d’un quadrille ou d’une polka ».
Mais Mlle Simone les refusaittous, et à ses gestes Raymond comprit qu’elle donnait pour prétextede ses refus une vive douleur au pied.
Il est vrai que ni ces invitations ni laconversation des deux dames maigres ne paraissaient occuperbeaucoup la jeune fille.
Son esprit était ailleurs.
Ses beaux yeux ne se détachaient pas d’unecertaine direction, et tour à tour l’anxiété la plus poignante, lacolère ou la douleur se peignaient sur sa mobile physionomie.
– Qu’est-ce donc qui l’intéresseainsi ? pensait Raymond.
Il ne pouvait le voir de l’endroit où ilétait, encore qu’il se haussât sur la pointe des pieds et tendit lecou de façon à se le démancher.
Cela étant, il manœuvra de façon à découvrirun meilleur poste d’observation, et il ne tarda pas à letrouver.
C’était le salon de jeu, qui absorbait ainsitoutes les facultés de Mlle Simone.
– Ah ! je comprends, se ditRaymond.
Et, sans trop d’affectation, il se glissa dansce salon.
Le jeune duc de Maillefert, Philippe, étaittoujours à la table de jeu, et aux contradictions de sa figurefripée, il était aisé de deviner que la mauvaise chance continuaità s’acharner après lui.
C’est avec des mouvements nerveux qu’ilmaniait les cartes. Il les eût déchirées certainement s’il ne sefût pas contenu, froissées et foulées aux pieds.
À tout instant de sourdes exclamations de ragelui échappaient.
– C’est dégoûtant, paroled’honneur !… Perdre le point avec un pareil jeu !… c’estfait pour moi !… Pas un atout en quinze cartes !… Envérité, mon cher, vous avez trop de chance !…
Son adversaire, aussi calme et aussi froidqu’il semblait fiévreux et agité, était un homme dont toute lapersonne trahissait une intelligence bornée, beaucoup de confianceen soi et un entêtement féroce.
Son tour de donner venu, il battit les cartesméthodiquement, fit couper, et… tourna le roi.
– Le monarque ! dit-il. Cela me faitcinq points ; j’ai gagné.
Et, allongeant tranquillement la main, ilattira à lui l’or et les billets placés devant Philippe.
– Continuons-nous ? demanda-t-il,tout en vérifiant son gain.
Le jeune duc s’était levé brusquement.
– En voilà assez ! dit-il. Jeperdrais ce soir jusqu’à ma dernière chemise. Savez-vous,messieurs, que voici quinze mille francs que je perds ! C’estun assez joli denier.
– Bast ! qu’est-ce que quinze millefrancs pour vous ? objecta un parieur.
Raillait-il ? Parlait-ilsérieusement ?
Philippe le regarda fixement pour s’enassurer, et, comme il demeurait impénétrable :
– Eh bien ! soit ! encore uncoup ! dit-il vivement à son adversaire, sur parole, en cinqpoints, quitte ou double.
L’autre ne broncha pas.
– Est-ce que vous refusez, insista lejeune duc, qui devint livide ? est-ce que la parole d’unMaillefert ne vous paraît pas valoir de l’argentcomptant ?…
Il parlait si haut qu’il n’était pas possibleque Mlle Simone, de sa place, ne l’entendîtpas.
Raymond la regarda.
Elle était plus blanche que sa robe, ses mainstremblaient…
– J’attends votre décision, monsieur,insista Philippe d’un ton presque menaçant.
L’autre gardait son flegme imperturbable.
– La décision ne dépend pas de moi,répondit-il.
– Que voulez-vous dire,monsieur ?
– Ceci : Je fais partie d’un cercle,c’est bien connu à Angers, dont tous les membres se sont engagéspar serment à ne jamais jouer qu’argent sur table.
L’article VII de nos statuts porte que celuide nous qui manquera à sa parole sera passible d’une amendes’élevant au double de la somme jouée… Ce serait donc une trentainede mille francs qu’il m’en coûterait pour avoir l’honneur decontinuer votre partie…
Le jeune duc de Maillefert semblaitatterré…
– Mais c’est une offense, cela, monsieur,balbutiait-il, c’est une injure atroce…
– Oh ! pas le moins du monde…
Un grand silence s’était fait dans le salon dejeu, silence que rendaient plus lugubre le bourdonnement de lafoule dans la galerie et les joyeuses fanfares de l’orchestre. Àtoutes les tables environnantes on avait cessé de jouer.
On s’attendait visiblement à quelque violentealtercation, lorsque Mlle Simone parut…
Pauvre généreuse fille ! Dominant sadouleur, elle se contraignait à sourire.
Vivement elle prit le bras de Philippe, et,s’adressant aux personnes qui l’entouraient :
– Permettez-moi de vous enlever mon frèreun instant, messieurs, dit-elle.
Et ils sortirent ensemble.
– Vous avez sagement agi, dit alors undes parieurs à l’adversaire.
– Oui, très sagement, ajouta un autre. Cecher duc est charmant, quand il parle de perdre sa dernièrechemise. Il y a longtemps qu’elle est perdue. C’est celle de sasœur qu’il joue maintenant.
Tout en écoutant, Raymond observait le frèreet la sœur.
Ils causèrent un instant à voix basse, puis lajeune fille s’éloigna, laissant Philippe près de deux damesmaigres.
Lorsqu’elle reparut l’instant d’après, elletenait un petit paquet qu’elle lui glissa dans la main.
Le jeune duc eut un frémissement de joie.
– Merci !… murmura-t-il sans doute àl’oreille de sa sœur.
Et, revenant s’asseoir en face de sonflegmatique adversaire :
– Maintenant, dit-il, en posant uneliasse de billets de banque sur le tapis, maintenant, monsieur,vous pouvez jouer sans trahir vos serments. Faisons-nous, unedernière fois, en cinq points, quitte ou double ?…
L’homme impassible se troubla.
– Mais… c’est de dix mille francs qu’ils’agit, fit-il.
– Juste !… répondit Philippe. Total,si vous gagnez, vingt mille francs. Après cela, je ne voudrais pasvous contraindre. Il vous répugne peut-être d’exposer votrebénéfice…
Les rieurs étaient passés du côté deM. de Maillefert. Ce que voyant, l’autre :
– À qui fera ! dit-il.
Bien qu’on joue beaucoup en Anjou, la partieétait assez intéressée pour émouvoir la galerie. Un cercle se formaautour de la table, si épais, que de sa place, qu’elle avaitreprise, Mlle Simone ne pouvait plus rien voir.
Ce fut à Philippe de donner le premier.
Il eut le roi et la vole, et marqua troispoints.
– Vous commencez bien ! grommelal’adversaire.
Et, donnant à son tour, il donna à Philippe leroi et le point.
– Vous avez gagné ! prononça-t-il,en retirant de ses poches l’or et les billets qu’il avaitgagnés…
Le jeune duc triomphait.
– Voulez-vous continuer, disait-il. Moi,qui n’ai pas fait de serment, je jouerai avec vous sur parole tantqu’il vous plaira.
C’est avec la plus poignante anxiété queRaymond avait suivi cette partie dont les conséquences, il ne lesentait que trop, pouvaient être terribles.
Tout ce qu’il imaginait que pouvait, quedevait souffrir Mlle Simone, il le souffritlui-même.
Il se représentait l’atroce douleur de cettejeune fille si fière en voyant l’outrage fait à ce nom deMaillefert qu’elle défendait, Dieu sait à quel prix.
Philippe avait été cruellement insulté.
Sa parole jetée sur le tapis vert n’y avaitpas été acceptée.
Et tout ce qu’avait pu dire son adversaire desrèglements du cercle dont il faisait partie n’était évidemmentqu’une pure fiction inventée pour se garer de ces joueurs suspectsqui empochent bravement quand ils gagnent et qui, s’ils perdent, nepayent pas.
Voilà où en était le dernier duc deMaillefert.
Et certainement, pensait Raymond, il n’avaitpas fallu moins que cette abominable offense, pour déciderMlle Simone à donner à son frère de quoi continuerà jouer.
Tant que la partie demeura en suspens, tantqu’il vit les deux joueurs se disputer avec acharnement ces sainteséconomies de la jeune fille, la respiration lui manqua.
Mais lorsqu’il entendit Philippe deMaillefert, qui avait déjà trois points, annoncer le roi, quand ille vit abattre triomphalement son jeu et montrer qu’il avait troisatouts majeurs, c’est-à-dire le point sûr… oh ! alors la joielui monta au cerveau, enivrante autant que le vin, et, bondissantjusqu’à Mlle Simone :
– Il a gagné !… dit-il.
Violemment, comme si elle eût été endormie, etqu’un coup de pistolet eût été tiré à son oreille,Mlle Simone tressauta.
– Monsieur ! fit-elle.
Mais quand ayant levé la tête ses yeuxrencontrèrent les yeux de Raymond, un nuage de pourpre s’étenditsur son visage, jusqu’à la racine des cheveux, et, d’une voixfaible, mais où vibrait toute son âme :
– Merci, monsieur, murmura-t-elle,merci !…
Les deux dames maigres, assises près deMlle de Maillefert, ouvraient des yeuximmenses.
Elles se demandaient quel était ce jeune hommed’un extérieur si remarquable, qu’elles ne connaissaient cependantpas, elles qui connaissaient tout le pays, qui parlait àMlle Simone avec une si éloquente émotion, et à quielle répondait d’une voix balbutiante.
– Et… continue-t-il de jouer ?demanda la jeune fille.
Raymond se pencha vers le salon de jeu.
– Non, répondit-il. Je le vois, il estdebout près de la fenêtre, il plaisante avec des jeunes gens que jene connais pas…
Seulement, c’est d’une voix à peineintelligible qu’il prononça ces derniers mots.
Il venait de surprendre, arrêté sur lui, l’œilétincelant de méchanceté des deux dames maigres, et sous ce regardcomme sous une douche glacée lui tombant sur le front, il recouvrason sang-froid.
Il vit Mlle de Maillefertcompromise, et sérieusement, cette fois, par lui.
Et, furieux de sa sottise, tourmenté deregrets, ne sachant comment s’excuser et se retirer, ne sachant nique dire ni que faire, il restait devant la jeune fille, àdemi-incliné, rouge, balbutiant…
Jusqu’à ce qu’enfin une idée luivenant :
– Daignez-vous, mademoiselle,demanda-t-il, me faire l’honneur de danser avec moi le prochainquadrille ?…
Elle se leva à demi, et déjà Raymond luiprésentait le bras, quand soudain se rasseyant :
– Excusez-moi, monsieur, répondit-elle,j’ai déjà refusé plusieurs fois de danser, je me sens un peusouffrante…
Raymond pâlit.
– Je vous en prie !…insista-t-il.
Si visible fut l’hésitation de la jeune fille,qu’une des dames maigres crut pouvoir intervenir, en avançant satête chargée de plumes :
– Vous êtes en vérité trop scrupuleuse,mon enfant, dit-elle. Vous souffriez, tout à l’heure, vous avezrefusé ces messieurs… quoi de plus naturel ?… Maintenant, vousvous sentez mieux, monsieur vous invite et vous acceptez… quoi deplus simple ? Eh ! dansez donc, croyez-moi, profitez devotre jeunesse !…
Ce qu’il y avait de perfide dans cette phrase,Mlle Simone ne le comprit pas, pas plus qu’elle nesurprît le sourire venimeux qui la soulignait.
Elle se leva donc, appuya sa main tremblanteau bras de Raymond, et, traversant la galerie, ils gagnèrent un dessalons où on dansait…
Ah ! l’impitoyableM. de Boursonne eût bien ri de la contenance de son« jeune ami ».
Raymond allait d’un pas de somnambule, del’air d’un homme qui n’est pas parfaitement sûr d’être bienéveillé.
Il se demandait s’il n’était pas un fatridicule, si l’instinctive sympathie qu’il avait cru lire dans ledoux regard de cette jeune fille si fière existait réellement.
Comment, ne s’étant jamais parlé,s’étaient-ils parfaitement compris ? Quelles mystérieusesaffinités rapprochaient ainsi leurs âmes ? L’avait-elle doncdeviné ? Avait-elle deviné ce cœur qui ne battait déjà plusque pour elle ?
Que n’eût-il pas donné pour avoir un instantla puissance de Dieu, pour anéantir, par le seul acte de savolonté, tous ces importuns dont il fendait la foule odieuse, pourse trouver seul près de Mlle Simone, tomber à sespieds, lui dire de quelle admiration absolue et respectueuse ill’admirait !
Mais il n’avait pas la puissance de Dieu.
L’orchestre jouait les premières mesures d’unquadrille, et il n’eut que le temps de chercher une place et des’inquiéter d’un vis-à-vis. Et ce n’était pas tout encore.
Il sentait peser sur lui il ne savait combiende regards enflammés de curiosité, et il comprenait la nécessité dedominer son trouble, de maîtriser ses pensées et d’adresser laparole à Mlle Simone.
Hélas ! son esprit ne lui fournissaitrien, pas un mot, pas une de ces phrases banales qui s’échangententre deux figures, et qui sont comme la fausse monnaie de l’espritet de la galanterie, pas un de ces compliments ineptes qu’ilentendait couler comme de source de la bouche en cœur des danseursses voisins…
Peut-êtreMlle de Maillefert souffrait-elle autant quelui, peut-être se rendait-elle compte de son embarras. Toujoursest-il qu’à la fin de la seconde figure, elle lui demanda quelquesrenseignements sur les travaux de M. de Boursonne.
C’est avec l’empressement d’un homme en trainde se noyer que Raymond saisit cette branche.
Et, tout en décrivant avec une extrêmevolubilité leurs plans et leurs études :
– Je me perds, pensait-il… Elle doit mejuger stupide… Est-ce là ce que je devrais lui dire !… Ôsensibilité idiote, maudite timidité !…
Elle finit, cependant, cette interminablecontredanse.
Elle finit par un galop général, les deuxorchestres jouant le même quadrille, et les danseurs des deuxsalons se lançant et se mêlant dans la grande galerie…
C’est près de sa mère queMlle Simone voulut être reconduite.
La duchesse de Maillefert était à la mêmeplace, fort entourée pour le moment et rouge de dépit ; carM. de Boursonne, à force de questions perfides etd’attaques sournoises, l’avait presque amenée à confesser le but deson voyage.
Apercevant sa fille au bras deRaymond :
– Venez-vous donc de danser ? luidemanda-t-elle d’un ton aigre.
– Oui, ma mère.
– Avec monsieur ?
– Oui.
– Il me semblait vous avoir entendu direà M. de Luxé que vous étiez souffrante et que vous nedanseriez pas de la soirée.
La jeune fille s’assit sans répondre, etRaymond allait peut-être commettre la maladresse insigne des’excuser, quand il sentit qu’on lui frappait sur l’épaule.
Il se retourna vivement et se trouva en facede M. de Boursonne.
– Je suis rompu, lui dit lebonhomme ; les bals, décidément, ne sont pas mon fait. Allonschercher nos pardessus et filons…
Raymond le suivit et sans trop de peine ilsretrouvèrent la porte du petit salon où ils s’étaient débarrassésde leurs effets.
Seulement cette porte était fermée et on avaitretiré la clef.
– Eh bien ! voilà qui estgracieux ! gronda M. de Boursonne.
Il essayait d’ouvrir, cependant, lorsqu’unvieux domestique sans livrée accourut :
– Que désirent ces messieurs ?demanda-t-il.
– Parbleu ! nos paletots, qui sontlà-dedans.
Le domestique les examinait avec une attentionétrange.
– C’est par erreur, répondit-il enfin,qu’on a conduit ces messieurs dans ce salon. Il dépend del’appartement de miss Lydia Dodge, la gouvernante anglaise deMlle Simone, de sorte que…
En toute autre occasion,M. de Boursonne n’eût point manqué de s’informer de cettemiss Lydia, dont il avait déjà ouï parler par maître Béru.
Mais en ce moment, il s’impatientait fort.
– De sorte que, interrompit-il, nosvêtements sont sous la clef de la gouvernante…
– Oh ! non certes, on les a retirés,et si ces messieurs veulent prendre la peine de venir avec moi…
Ils prirent cette peine.
Leurs vêtements avaient été soigneusementrecueillis. Ils les endossèrent, et l’instant d’après ilsdescendaient le perron du château de Maillefert.
Il était trois heures du matin.
Les gens graves se retiraient. On voyait leslanternes de leurs voitures glisser à travers les arbres le long dela route qui conduit à la levée de la Loire et sur le pont de filde fer.
Les fanatiques seuls restaient, ceux quidansent jusqu’à ce que la dernière bougie ait fait éclater ladernière bobèche, jusqu’à ce que le dernier musicien de l’orchestres’endorme exténué sur son instrument.
Ceux-là en prenaient à cœur joie.
Ils dansaient un cotillon, et on voyait leursombres tourbillonnantes passer et repasser devant les fenêtres.
Dans la cour, en attendant leurs maîtres, lesvalets dormaient autour de leurs feux, à l’exception de trois ouquatre, qui, parfaitement ivres, échangeaient des injures enattendant d’échanger des coups.
Les lampions de l’avenue étaient éteints… Àpeine de-ci et de-là, dans les branches, en apercevait-on un quiagonisait, jetant bien plus de fumée que de lumière.
– Et voilà comment finissent toutes lesfêtes ! observait philosophiquement M. de Boursonne.Et on appelle cela s’amuser…
Mais au moment de franchir la grille de lacour d’honneur, il s’approcha d’un des réverbères, et, tirant de sapoche un vieux portefeuille, il l’examina attentivement.
– Parbleu !… fit-il.
– Qu’est-ce, monsieur ? interrogeaRaymond.
Mais, au lieu de répondre :
– Aviez-vous laissé quelques paperassesdans la poche de votre pardessus, mon cher Delorge ? demandale bonhomme.
Raymond chercha.
– Oui, répondit-il.
– Quelles ?
– Deux ou trois vieilles lettres à monadresse, et quelques cartes de visite.
– Alors, plus de doute, fit le vieilingénieur.
Et s’arrêtant court :
– Que me répondriez-vous, reprit-il, sije vous disais que Mlle Simone sait que sadiscussion avec sa mère a été entendue ?
– Oh ! monsieur…
– Et entendue par nous, qui plus est, parvous Raymond Delorge, et par moi le père Boursonne…
– Si cela était, monsieur, j’en serais audésespoir…
– Eh bien ! désespérez-vous, moncher, car rien n’est plus certain, déclara le vieil ingénieur.
Et, se remettant en marche, car il avait chaudet la nuit était fraîche :
– Rien n’est plus certain, poursuivit-il,et je le prouve : 1° nos pardessus ont été soigneusementretirés du petit salon ; 2° mon portefeuille a été ouvert, jem’en suis assuré ; 3° un domestique montait la garde non loinde la porte fermée, avec ordre de bien prendre notresignalement…
Tout cela était tellement probable qu’il n’yavait guère moyen d’en douter.
– Soit, interrompit Raymond, maispourquoi serait-ce Mlle Simone qui saurait notreindiscrétion, bien involontaire de ma part, et non pasMme de Maillefert, ou plutôt, pourquoi ne laconnaîtraient-elles pas toutes deux ?
M. de Boursonne hocha la tête.
– Ici, répondit-il, je n’ai plus que desprésomptions. Seulement, il est de ces indices moraux qui valent defaits. Si Mme de Maillefert eût su que nouspossédions son secret, elle eût été avec nous plus gracieuse, carelle eût eu peur de nous. Or, c’est à peine si elle a été polie,cette chère duchesse…
– Oui, c’est juste, murmurait Raymond,c’est très juste !…
– Maintenant, reste à savoir comment aété avec vous Mlle Simone… Je sais déjà qu’elle adansé avec vous, après avoir refusé de danser avec d’autres…
– Ah ! monsieur !…
– Parfait, je suis fixé, dit en riant levieil ingénieur.
Et, redevenu grave tout à coup :
– Cette noble duchesse, prononça-t-ild’une voix irritée, mériterait qu’on rasât ses cheveux couleur desoleil, qu’on la vêtît d’un sarrau de ratine grise et qu’onl’obligeât à soigner les galeux jusqu’à la fin de ses jours. Sonaimable fils mériterait qu’on l’embarquât sur quelquelong-courrier, avec recommandation au capitaine de lui faireconnaître les douceurs du chat à neuf queues…
Puis plus bas :
– Si j’étais à votre place, ami Delorge,poursuivit-il, si j’avais votre âge, si ma bonne étoile guidait surmon chemin une jeune fille telle queMlle Simone…
– Eh bien ?…
– Eh bien !… elle serait ma femme,envers et contre tous, quand il me faudrait soulever des montagnesou combler des abîmes ; elle serait ma femme ou ma vie seraitperdue, brisée, finie…
Il s’interrompit, honteux peut-être un peu deson enthousiasme, et brusquement, sans vouloir entendre la réponsequi montait aux lèvres de Raymond :
Mais nous voici arrivés, dit-il, et j’entendscet imbécile de Béru qui vient nous ouvrir… Bonne nuit, dormezbien… Mais vous savez : Elle serait ma femme !…
Il était tard lorsque Raymond Delorge seréveilla.
C’était un dimanche, et il avait défendu àmaître Béru, le bon hôtelier du Soleil levant, d’entrerdans sa chambre, même pour lui annoncer le déjeuner.
Le temps était splendide. Un de ces radieuxsoleils de la Saint-Martin, si beaux dans la vallée de la Loire,dissipait les dernières brumes et dorait à l’horizon lointain lacime jaunie des grands arbres…
Raymond ouvrit sa fenêtre, et l’air pur, àgrands flots, s’engouffra dans sa chambre…
La grande rue des Rosiers était bruyante etanimée. La grand’messe venait de finir, et incessamment passaientdes groupes de paysannes coquettes, rouges et joufflues sous leurblanc bonnet de mousseline.
Cependant, au lieu de se hâter de s’habiller,comme d’ordinaire, Raymond s’affaissa dans un grand vieux fauteuilque l’aubergiste du Soleil levant avait fait venir deSaumur à son intention.
Les dernières paroles deM. de Boursonne : « Elle serait mafemme », retentissaient encore à son oreille, remplissaient sapensée et vibraient dans son âme.
– Oui, se répétait-il, comme pours’encourager, oui, il faut qu’elle soit ma femme.
C’est qu’il n’en était plus à batailler aveclui-même, à essayer de s’abuser. Il aimaitMlle Simone de Maillefert.
Il l’aimait de cet amour unique et absolu quienvahit l’être entier, qui s’empare despotiquement de toutes lesfacultés, qui remplit l’existence, et qui, selon qu’il est heureuxou malheureux, fait de celui qu’il possède le plus fortuné ou leplus misérable des mortels.
Mais elle, Mlle Simone,l’aimait-elle ? l’aimerait-elle jamais ?…
Se rappelant son attitude lorsqu’il lui avaitété présenté, ses rougeurs soudaines, ses regards surpris, etcomment, tout à coup, sans jamais s’être parlé, ils s’étaiententendus :
– Non, je ne lui suis pas indifférent, sedisait-il, tressaillant d’espérance.
Mais presque aussitôt les observations deM. de Boursonne lui revenaient à la mémoire : ilsongeait que Mlle de Maillefert avait dûsavoir qu’il avait pris sa défense, qu’il s’était battu pour elleavec M. Bizet de Chenehutte, et alors :
– Pauvre fou que je suis, murmurait-il,qui prends pour un intérêt sérieux ce qui n’est que l’expressionbanale, à force d’être naturelle, de la reconnaissance.
Pourtant, comme il se sentait prêt à tout pourconquérir Mlle de Maillefert, comme il sesentait de taille, selon l’expression de M. de Boursonne,à aplanir des montagnes et à combler des abîmes, il s’efforçaitd’évaluer froidement ses chances de succès.
Hélas !… elles lui paraissaient autantdire nulles.
Même en admettant, et il n’osait l’admettre,que Mlle Simone l’aimât, en était-il plusavancé ?
Il en savait précisément assez de l’existencedes Maillefert pour être persuadé que la duchesse et son filss’opposeraient de tout leur pouvoir et de toute leur énergie aumariage de Mlle Simone, non précisément avec lui,mais avec n’importe qui.
Un mariage n’aurait-il pas ce résultat de lespriver des revenus de la malheureuse enfant, qui étaient désormaisleur unique ressource ?
D’un autre côté, ignorait-il à quelle tâcheécrasante Mlle Simone avait voué sa vie ? Etil l’estimait assez héroïque pour briser son cœur plutôt que derenoncer à cette œuvre de veiller sur la maison de Maillefert et depréserver de tout opprobre ce grand nom, sans cesse compromis parles folles prodigalités de la duchesse et par les insanités deM. Philippe…
Et qui était-il, lui, Raymond Delorge, pouroser aspirer à la main de cette jeune fille si belle, si noble etsi riche ?…
Un obscur bourgeois, un pauvre petit ingénieurdes ponts et chaussées, sans autre avoir que les maigres émolumentsde sa place.
Et ce n’était pas tout.
N’avait-il pas, de même queMlle Simone, une tâche à remplir, et bien autrementimpérieuse et sacrée ? Sa vie n’était-elle pas vouée à uneœuvre de justice et de vengeance, et d’avance sacrifiée ?…
Que dirait sa mère, si elle venait à apprendreson amour, ses espérances, ses projets ?
Il lui semblait la voir se dresser en pied,austère comme le devoir, rude comme la vérité, terrible comme leremords.
– Honte sur vous, lui dirait-elle, quipouvez oublier votre père assassiné !… Honte sur vous, dont lelâche cœur peut espérer le bonheur alors que les assassinstriomphent, alors que Maumussy et Combelaine sont encoreimpunis !…
Et, comme pour exaspérer la douleur deRaymond, sa conscience ne lui montrait autour de lui que desexemples d’une indomptable ténacité.
Sa mère, d’abord,Mme Cornevin, qui, après avoir eu cette énergied’élever cinq enfants, avait eu cette constance de se faire uneéducation à la hauteur de ses espérances. Et Léon Cornevin, dont onavait brisé la carrière, mais non l’indomptable volonté. Et Jeanencore, qui, en ce moment même, ayant tout abandonné, patrie, amis,famille, s’obstinait à la recherche de son père, à la poursuite decette lettre décisive que le général Delorge mourant avait dûconfier à l’unique témoin du crime, au loyal et malheureux LaurentCornevin.
Il n’était pas jusqu’àMe Roberjot, jusqu’au timide bonhomme Ducoudraydont la conduite ne fût pour Raymond un cruel reproche.
– Eh bien ! oui, c’est vrai, sedisait-il avec une sorte de rage, oui, ce que je fais estindigne ; mais je l’aime, ma raison se trouble, ma volontém’échappe, je ne m’appartiens plus, je ne suis plus moi… jel’aime !…
Mais l’excès même de son exaltation devait leramener vite à une plus saine appréciation de la réalité.Comprenant que, s’il restait plus longtemps dans sa chambre,M. de Boursonne l’y viendrait relancer, il se hâta des’habiller et de descendre.
Dans la grande salle du Soleillevant, le vieil ingénieur – pour employer encore une de sesexpressions – tenait ses assises hebdomadaires.
C’était sa coutume, depuis qu’il avait établison quartier général aux Rosiers.
Tous les dimanches, à l’issue de lagrand’messe, il envoyait maître Béru lui racoler tout ce qu’ilrencontrait sur la place de l’Église de paysans des environs.
Et il passait son après-midi à lesquestionner, avec un art et une patience admirables, essayant detirer d’eux les indications qu’il supposait devoir servir l’immensetravail dont il avait la direction.
Il était en train d’écouter un des adjoints deSaint-Mathurin, lequel avait eu ses meilleures terres ensablées,c’est-à-dire stérilisées pour des années, à l’inondation de 1866,lorsqu’il aperçut Raymond qui traversait le vestibule pour serendre à la salle à manger.
Aussitôt, il abandonna son adjoint et les septou huit paysans qui l’entouraient, et s’élançant après son jeuneami :
– Vous voilà donc, maîtreparesseux ! s’écria-t-il… Savez-vous qu’il y a plus d’uneheure que j’ai déjeuné ?…
Mais si mauvaise que fût sa vue, il distingual’altération des traits de Raymond, et surpris et changeant deton :
– Saperjeu !… reprit-il ; quevous arrive-t-il, mon cher ?…
– Rien, monsieur ; je suis un peufatigué.
– Vous !… pour une pauvre nuitpassée au bal, pour un innocent quadrille et pour quatre ou cinqverres d’un punch inoffensif !…
Raymond ne répondit pas, maisM. de Boursonne ne pouvait se méprendre à la façon dontil hocha la tête. Aussi, se frappant le front :
– J’y suis ! s’écria-t-il.Mlle de Maillefert…
L’entrée de maîtresse Béru, qui apportait àRaymond des œufs à la coque dénichés de sa main le matin même,coupa la parole au bonhomme ; mais dès qu’elle se futretirée :
– Par ma foi, poursuivit-il, je necomprends pas que le souvenir de la plus charmante jeune fille queje connaisse puisse donner à un amoureux cette mine funèbre.
– Hélas !… soupira Raymond.
– Vous avez découvert desobstacles ?…
– Insurmontables, oui, monsieur.
Le vieil ingénieur haussa les épaules.
– Voilà bien, grommela-t-il, les jeunesgens de notre époque, héros aimables à qui il faut des sentiersfleuris, sablés de poudre d’or, et qui s’assoient découragés à lapremière taupinière qu’ils rencontrent.
– Monsieur…
– Taisez-vous ! Peut-êtrem’avoueriez-vous que vous n’aimez que les entreprises faciles, etje vous prendrais en grippe. On ne gravit avec honneur et plaisir,mon cher, que les montagnes réputées inaccessibles. On est fierd’avoir atteint le sommet du mont Blanc, on ne se vante pas d’avoirescaladé les buttes Montmartre. L’impossible, voilà le but qui metenterait, si j’avais votre âge. Tel que vous me voyez, je croisaux miracles, j’en ai vu… et la sorcière qui les faisait est auxordres de tout le monde, elle s’appelle : la Volonté.
Il s’exprimait en homme fort de sesconvictions et qui a expérimenté ses théories. Pourtant le visagede Raymond restait morne.
– Que peut la plus indomptable volonté,murmura-t-il, quand on a tout contre soi ! Si vous saviez,monsieur…
Il était dans une de ces dispositions d’espritoù les plus chers secrets montent de l’âme bouleversée jusqu’auxlèvres, et si le vieil ingénieur l’eût voulu, il ne tenait qu’à luide surprendre ce mystère qu’il avait deviné dans le passé de sonjeune compagnon. Mais il ne songeait alors qu’à étudier le côtépratique – il disait le côté politique – des projets deRaymond…
– Le diable, mon cher, interrompit-il,c’est que, pendant que vous dansiez avec la fille, j’ai cédé à latentation, stupide, je le reconnais, de tourmenter la mère, et queje l’ai tant agacée et persiflée qu’elle doit m’en vouloir à lamort. Conclusion : ni vous ni moi ne seront plus invités auchâteau de Maillefert, et vous voilà séparé deMlle Simone.
Il tira sept ou huit énormes bouffées de sapipe, et du sein de l’épais nuage de fumée dont il s’étaitenveloppé :
– L’important, continua-t-il, est defaire notre paix. Comment ? Voilà le problème. Pour l’instant,il faut que je rejoigne mes campagnards qui doivent s’impatienter,mais nous reprendrons cet entretien. De votre côté, cherchez…
Point n’était besoin de ce conseil pour queRaymond se mît l’esprit à la torture.
Resté seul, il finit de déjeuner en quelquesbouchées, alluma un cigare et sortit.
– C’était, se disait-il, pour profiter dubeau soleil, qu’il sortait, pour être libre, seul et plus maître deses pensées.
Seulement, le hasard – il a toujours de cescaprices, le hasard – le conduisit de l’autre côté de la Loire, etlui fit prendre un petit sentier qui le mena justement sur unehauteur d’où il dominait les jardins de Maillefert et une partie duparc.
De là, il apercevait distinctement, sepromenant le long des terrasses ou s’appuyant aux balustrades demarbre, les hôtes du château, les amis que la duchesse avait amenésde Paris.
Ils étaient une douzaine, hommes et femmes, etd’après leurs gestes, on pouvait aisément imaginer qu’ilsn’engendraient pas la mélancolie.
Pour la première fois, Raymond sentit au cœurl’aiguillon de l’envie.
Il envia ces jeunes messieurs qu’ilapercevait, causant et riant.Mme de Maillefert ne les haïssait pas, eux.Tandis que, lui, la porte du château lui était peut-être à toutjamais fermée. Il avait droit à une visite de politesse, ou, pourmieux dire, il la devait, mais lorsqu’il se présenterait, quelquelaquais insolent lui répondrait que madame la duchesse n’était pasvisible, il remettrait sa carte cornée, et tout serait dit.
Ce qui le consolait un peu, c’était l’absencede Mlle Simone. Il ne la voyait pas dans le jardin.Où pouvait-elle être ?
Il se demandait comment le savoir, songeantvaguement à courir se poster sur le passage de la jeune fille,lorsque, sans qu’il eût besoin de questionner, il fut renseigné pardeux paysans qui se croisèrent à dix pas de lui, sur le chemin.
Ils avaient leurs habits du dimanche, et l’und’eux, celui qui tournait le dos au château de Maillefert, semblaitun peu gris.
Apercevant l’autre :
– Ohé ! cria l’homme qui avait bu,te voilà, Bruneau !
– Oui.
– Où donc vas-tu, comme ça ?
– Au château.
– Un dimanche ! Tu ne trouveras pasla demoiselle.
– Au contraire, c’est toujours ledimanche qu’elle donne rendez-vous au monde, à ses fermiers et àses métayers afin de ne les point déranger de leurs travaux.
– Et qu’y vas-tu faire, auchâteau ?
– Porter de l’argent.
L’homme gris ouvrit de grands yeux.
– Je croyais, fit-il, que tu ne payaiston fermage qu’à Noël.
– C’est vrai aussi.
– Alors ?
– La demoiselle nous a fait prier, moi etdeux ou trois autres, de lui avancer la moitié du fermage…
– Tiens ! tiens !… Et tuconsens à cela, toi ?
– Je fais mieux. Au lieu de la moitié quedemandait la demoiselle, je lui porte le tout.
– Oh ! oh !
– C’est comme ça. Et si au lieu d’uneannée d’avance elle avait besoin de deux, eh bien ! on luitrouverait l’argent tout de même.
– Et que dit de ça maîtresseBruneau ?
– Maîtresse Bruneau dit que, s’il fallaitaller chez le notaire emprunter pour prêter à la demoiselle, onirait. Maîtresse Bruneau se souvient qu’une nuit qu’elle étaitmalade à ne pouvoir remuer ni bras ni jambes, et que notre petiteétouffait d’une angine, et que moi je perdais la tête, lademoiselle est montée à cheval par une pluie battante et est alléeà Saumur chercher de la glace que le médecin avait ordonnée.
L’ivrogne, d’un air ironique, tira sonchapeau.
– Tu es une bonne pâte d’homme, toi,dit-il.
– Je m’en vante.
Et ils se séparèrent, chacun poursuivant saroute en sens contraire.
– Qu’arrive-t-il, pensait alors Raymond,pour que Mlle de Maillefert en soit réduite àdemander des avances à ses fermiers ? Quelle folie de laduchesse a-t-elle à réparer ? quelle nouvelle frasque deM. Philippe ?…
Et il se représentait la malheureuse auxprises avec ces incurables prodigues, harcelée, tiraillée, tour àtour suppliée et menacée, condamnée à une lutte de tous lesinstants.
Certes, il lui avait fallu une énergie de ferpour résister si longtemps. Mais un jour ne viendrait-il pas où,brisée de cet atroce combat, excédée, désespérée, vaincue, elledirait à ce frère insensé et à cette mère absurde :
– Vous le voulez, soit ! preneztout, dépensez, dilapidez, jetez au vent, et périsse aprèsl’honneur des Maillefert…
C’est avec des tressaillements d’une joieégoïste que Raymond songeait à cette ruine possible deMlle Simone. Ruinée, il la voyait plus près de lui,et il pouvait avouer son amour sans être soupçonné d’une honteusespéculation.
Telles étaient ses réflexions, tout enregagnant les Rosiers, quand, arrivé au milieu du pont suspendu, ils’entendit appeler. Il se retourna et se trouva nez à nez avecSavinien Bizet de Chenehutte, lequel glorieusement portait le brasen écharpe.
– Vous voici donc, mon cher Delorge,disait l’aimable jeune homme. Eh bien ! vous étiez au bal deMaillefert. Mes compliments sincères. On ne parle que de vossuccès. Vous avez paru et vous avez triomphé. Miracle ! Lastatue s’est animée, ses beaux yeux se sont abaissés tendrement survous, elle a parlé, elle a dansé, elle a souri… Oh ! je suisbien informé ! La duchesse, à ce qu’il paraît, faisait un nezd’une aune.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, ditfroidement Raymond.
Et du coin de l’œil il mesurait la hauteur dupont et la profondeur de l’eau. Il lui fallait se tenir à quatre,pour ne pas saisir le sieur Bizet et le lancer par-dessus leparapet.
– Allons donc, poursuivait l’intéressantjeune homme, est-ce avec un ami qu’on doit faire le discret ?Car nous sommes amis. Deux hommes qui se sont coupé la gorge sontliés pour la vie. Voyons, à quand le mariage ? Car il y apromesse de mariage. Ce qui de la part de toute autre jeune filleserait insignifiant, est de la part de Mlle Simoneune déclaration… Elle ne peut plus se dédire… Ah ! mongaillard…
– Salut !… interrompit brutalementRaymond.
Et plantant là M. Bizet stupéfait etmécontent, il s’éloigna à grands pas, comprenant que la colèreallait l’emporter.
Pourtant elles ne manquaient pas de vérité,les observations de M. Bizet de Chenehutte.
Dans les petits pays, où tout le monde seconnaît, où chacun épie le voisin avec la subtile et patientecuriosité du désœuvrement, il fait bon mesurer ses démarches, peserses paroles et surveiller jusqu’à ses regards.
Plus que tout autre, à la fête de Maillefert,Mlle Simone avait été l’objet de l’attentiontracassière des invités.
On avait remarqué et noté qu’après avoirrésisté aux instances de plusieurs danseurs, elle avait acceptépresque sans se faire prier l’invitation de Raymond. On avaitétudié le jeu de sa physionomie, guetté l’expression de ses yeux.Enfin, le mécontentement de la duchesse n’avait échappé à personne.Et de tous ces indices, soigneusement recueillis, les gens tiraientles conclusions les plus diverses selon qu’ils étaient des amis oudes ennemis des Maillefert.
Encore bien que Raymond ne reconnût guèrel’esprit du pays, il avait comme une vague intuition de ce qui sepassait, et il s’en irritait. Il se disait que tous ces comméragesseraient pour la duchesse une raison de lui fermer plus sévèrementsa porte.
C’était aussi l’avis deM. de Boursonne.
– Très certainement, ajoutait-il,Mme de Maillefert n’ignorera pas ces cancans,votre ami Bizet est pour cela un trop dur semeur de nouvelles.
Les poings de Raymond se crispaient.
– Ah ! ce Bizet, grondait-il, si jele tenais encore au bout de mon épée… je le clouerais contre unarbre.
Le vieil ingénieur fronçait les sourcils.
– Et vous auriez tort, prononça-t-il.Votre excellent ami Bizet n’est qu’un sot, et comme en ce bas mondeles sots sont en majorité, il ne faut pas songer à les exterminer.Occupons-nous plutôt de trouver un expédient pour faire notre paixavec le château.
Mais ils n’en trouvèrent aucun, de toute lasoirée qu’ils passèrent à fumer, les pieds sur les chenets. Et lanuit, la conseillère divine, ne leur envoya aucune inspiration.
Raymond était donc fort triste, le lendemain,quand il se mit en route avec M. de Boursonne pour gagnerle terrain de leurs opérations.
Ils exécutaient alors des sondages, un peuau-dessous des Tuffeaux, à un endroit où la Loire se rapproche ducoteau jusqu’à ne plus laisser entre son cours et les carrièresqu’une étroite prairie qu’inonde la moindre crue, et un chemindéfoncé par le passage continuel de charrettes chargées.
Leur matinée passa vite à commander et àsuivre les manœuvres de leur personnel, assez nombreux, de piqueurset de bateliers.
Et, vers les trois heures de l’après-midi,assis sur le revers du profond fossé qui sépare la prairie duchemin, ils se reposaient un moment après leur collationquotidienne, quand un de leurs conducteurs s’écria :
– Ah !… voilàMme de Maillefert et sa société !
Un même mouvement rapide mit sur pied Raymondet M. de Boursonne.
Ils regardèrent.
À cent mètres d’eux, à un endroit où le chemintourne d’énormes blocs de pierres moussues, sept ou huit personnesà cheval, jeunes femmes et jeunes hommes, s’avançaient au petitpas.
En avant, plus hardie que les autres, Raymondreconnut la duchesse de Maillefert, la taille serrée dans uneamazone de drap bleu, ayant sur la tête un chapeau d’homme d’oùs’échappaient, dans un savant désordre, les flots de ses cheveuxroux.
Arrivée à cinq pas de Raymond et du vieilingénieur, la duchesse arrêta son cheval, s’inclina légèrement, etde son air le plus gracieux :
– Je vous salue, messieurs, dit-elle.
Puis, s’adressant àM. de Boursonne :
– Je vous surprends dans l’exercice devos fonctions, monsieur le baron, ajouta-t-elle.
En toute occasion, ce titre de baron faisaitcabrer le vieil ingénieur… mais pour cette fois, s’immolant auxintérêts de son « jeune ami », il pavoisa son visage deson meilleur sourire, et gaiement :
– Nous besognons de notre mieux, madamela duchesse, répondit-il.
– Et notre belle vallée vous devra uneéternelle reconnaissance, baron, si vous parvenez à la mettre àl’abri des ravages de la Loire.
– Nous faisons tout pour qu’il en soitainsi, mon jeune et cher camarade Delorge et moi.
La réponse était calculée pour fournir àRaymond l’occasion de se mêler à la conversation. Il ne songea pasà en profiter. Il ne remarquait, il ne voyait qu’une chose, c’estque Mlle Simone n’était pas parmi les personnes quiaccompagnaient la duchesse, et qui, à son exemple, s’étaientarrêtées.
Par exemple, le jeune duc de Maillefert s’ytrouvait, lui, vêtu d’une jaquette gris clair, portant une chemisede couleur à grand col rabattu, coiffé d’un de ces petits chapeauxde feutre à ruban bleu, que l’empereur venait de mettre à la mode.Même, autour de son chapeau, s’enroulait et palpitait à la brise unvoile de gaze verte.
Il s’approcha à son tour, et ricanant, selonsa coutume :
– Ainsi, demanda-t-il à Raymond, c’estpour empêcher les inondations, ce que vous faites là ?
– C’est du moins un travailpréparatoire…
– Très curieux ! s’écriaM. Philippe, excessivement curieux !
Et enlevant son cheval, il lui fit franchir lefossé et se trouva dans la prairie aux côtés de Raymond.
À cheval, le jeune duc était encore plusdisgracieux qu’à pied. Sa poitrine paraissait plus creuse, son dosplus bombé. Mais, ainsi que l’avait dit maître Béru, c’était unécuyer consommé, bien qu’il dût surtout à ses chutes sa renommée desportsman. Il semblait s’être fait une spécialité de tomber, et sevantait d’avoir mesuré de son échine toutes les pistes de France etde l’étranger.
Il manœuvrait donc son cheval dans la prairie,et, le lorgnon à l’œil, il examinait les instruments qui s’ytrouvaient, les niveaux, les jalons, les chaînes, les piquets, lessondes, demandant des explications à Raymond, s’étonnant de tout,comme l’eût pu faire un sauvage, et répétant toujours :
– Très curieux, parole d’honneur !prodigieusement curieux !
Pendant ce temps,Mme de Maillefert, entourée de ses hôtes,tenait M. de Boursonne.
– Vos travaux coûteront sans doute trèscher, baron ? disait-elle.
– Beaucoup de millions, madame.
Elle se tourna vers une jeune femme, trèsbrune et très belle, qui l’accompagnait, et d’un accentattendri :
– Comment, prononça-t-elle, comment unpays ne chérirait-il pas un gouvernement qui dépense tant d’argentpour assurer sa prospérité !…
Le retour de M. Philippe, quifranchissait de nouveau le fossé, lui épargna la fin de laphrase.
– Parole d’honneur, ma mère, disait lejeune duc, il faudra revenir à pied voir ces messieurs se servir deleurs instruments. Parole d’honneur, on n’a pas idée de ça.
– Nous reviendrons certainement, approuvala duchesse, mais j’espère bien qu’avant nous aurons le plaisir devoir ces messieurs à Maillefert…
C’est à M. de Boursonne qu’elleparlait, mais c’est à Raymond qu’elle adressait le plus provocantde ses sourires.
– Tous les soirs, nous faisons un petitbac de famille, ajouta M. Philippe…
La duchesse rassemblait son cheval.
– Ainsi, c’est convenu, messieurs,dit-elle ; nous vous attendons ce soir…
Et craignant peut-être un refus, elle renditla main à son cheval qui partit au galop, entraînant tous lesautres.
– Surtout, vous savez, criait le jeuneduc, pas d’habit noir…
Ils étaient loin déjà, que Raymond etM. de Boursonne restaient encore en face l’un de l’autre,étourdis de surprise et se demandant la signification de cerevirement si brusque.
Était-il possible de l’attribuer au hasard, àun de ces caprices comme il en passe dix par jour à travers lescerveaux fêlés, tels que celui de la duchesse deMaillefert ?
Évidemment, non.
Les moindres détails de cette scène rapideannonçaient la préméditation, de même que les conduites pareillesde la mère et du fils trahissaient un plan concerté.
Il sautait aux yeux queMme de Maillefert et le jeune duc souhaitaientvivement un rapprochement, des relations, une certaineintimité.
Mais pourquoi ? dans quel but ?
– Ils s’ennuient probablement beaucoup…hasarda Raymond.
Le vieil ingénieur esquissa un gesteironique.
– C’est-à-dire que, selon vous,reprit-il, ces nobles châtelains compteraient sur nous pour lesdistraire, pour charmer par les agréments de notre conversationleurs interminables soirées ?…
Mais il s’interrompit, et saisissant le brasde Raymond :
– Regardez-moi dans le blanc des yeux,reprit-il. Comme cela, bien. Maintenant, savez-vous l’idée qui mevient ? C’est que Mme de Maillefert songeà vous faire épouser sa fille.
Tout le sang de Raymond afflua à sonvisage.
– Votre raillerie est cruelle, monsieur,fit-il.
– Je ne raille, sacrebleu, pas !
– Alors, vous oubliez que la duchesse etson fils, vivant des revenus de Mlle Simone, nepeuvent pas souhaiter qu’elle se marie.
– Oui, je sais bien, ce serait leurruine… en apparence, du moins. Mais les apparences sont trompeusesparfois. C’est à examiner, à creuser… Il faudra voir, et nousverrons ; car nous acceptons l’invitation, n’est-cepas ?
Raymond secoua la tête.
– Je ne sais trop… répondit-il.
M. de Boursonne éclata de rire, etfrappant sur l’épaule de son jeune camarade :
– Hypocrite, va ! dit-il.
– Eh bien ! non, Raymond disaitvrai, il hésitait. Pareil à ces chasseurs impressionnables qui vontse mettre à l’affût, et qui, au moment où le gibier arrive sur eux,sont pris d’un éblouissement et ne tirent pas ; Raymond étaitde ces tempéraments nerveux à l’excès qui passent leur vie àinvoquer l’occasion, et qui se troublent et ne savent plus sedécider à la saisir si elle se présente.
Pourtant, au dernier moment, après le dîner,sur les huit heures, quand M. de Boursonne luidemanda :
– Partons-nous ?
– Partons, répondit-il en se levant.
C’est dans un salon du premier étage que setenaient Mme de Maillefert et ses hôtes. C’estlà qu’un valet de pied conduisit M. de Boursonne etRaymond dès qu’ils se présentèrent.
À leur entrée, la duchesse se souleva à demiavec une exclamation de plaisir et en battant des mains…
– Vous voilà donc, déserteurs !…
M. Philippe, lui, s’était élancéau-devant d’eux et leur serrait les mains avec effusion, comme àdeux amis qu’on revoit après une longue absence.
– C’est, sacrebleu, étrange !pensait M. de Boursonne. Qu’est-ce que cette mauvaisecomédie ?…
Raymond, lui, ne pensait à rien.
Il venait d’apercevoirMlle Simone, assise près de cette jeune dame, sibrune et si remarquablement belle, qu’il avait déjà vue, le tantôt,à cheval aux côtés de la duchesse de Maillefert.
Mais il sentit, en même temps, son cœur seserrer, en voyant de quel air de stupeur immense le considéraitMlle Simone.
Ah ! certes, elle ne savait pas feindre,la pauvre enfant, et ses yeux si beaux et son charmant visageétaient comme un livre ouvert où se lisaient ses impressions et sespensées.
Ainsi, elle ignorait l’invitation de sa mère,se disait tristement Raymond. Ainsi, elle ne savait pas que jeviendrais ce soir…
Cependant, à l’exemple deM. de Boursonne, après avoir présenté ses respects à laduchesse, il saluait les femmes qui se trouvaient dans le salon, ettrois jeunes messieurs, des amis de M. Philippe, lesquelscausaient et riaient près de la cheminée, sur laquelle était poséeune cave à liqueurs ouverte.
Au piano, un jeune homme était assis etjouait, – un de ces pianistes qu’on prend toujours pour desperruquiers, tant ils sont bien peignés et fleurent bon la pommade,et qui tout l’été promènent de château en château leur doigtésupérieur et leurs airs inspirés, à la recherche de la grande damequi doit s’éprendre de leur génie et les enlever…
Mais la musique n’était pas le faible du jeuneduc de Maillefert. Aussi, profitant bien vite de l’entrée deRaymond et de M. de Boursonne :
– Très jolie, cette petite mélodie,dit-il, au jeune pianiste ; oui, ravissante, paroled’honneur ! Cependant, si vous voulez bien, nous en resteronslà pour ce soir, hein ! n’est-ce pas ?…
Sans mot dire, avec la résignation douloureuseet fière du génie méconnu, l’artiste ferma le piano et s’accoudacontre la tablette.
– Mesdames et messieurs, continuaitM. Philippe, puisqu’il nous arrive des « pontes »,nous allons, si le cœur vous en dit, tailler un petit bac,un bac de famille, à la papa, pour n’en pas perdrel’habitude…
– Oh ! pas de bac,interrompit une des amies de la duchesse, c’est un jeu d’hommes,cela ; il faut compter et je m’embrouille toujours… Laroulette, plutôt, comme l’autre soir…
– Oui, la roulette, approuva une jeunefemme.
– C’est-à-dire que vous espérez encore medépouiller, ricana M. Philippe. Mais n’importe !…
Et sonnant :
– La roulette ! demanda-t-il auvalet qui parut.
Jamais idée ne sembla plus lumineuse àRaymond.
Il lui semblait sentir tous les regardsarrêtés sur lui avec une expression de moquerie. Et il n’osait pas,lui, regarder Mlle Simone, tremblant que son visagene trahît ce qui se passait en lui.
Le jeu allait être une planche de salut.
Déjà les domestiques avaient apporté laroulette, c’est-à-dire ce cylindre creux qui ressemble à un cadran,et où on fait mouvoir la bille qui décide des coups, puis un grandtapis où étaient dessinés des casiers et des chiffres.
Les préparatifs terminés :
– En place, en place ! s’écriaM. Philippe ; nous gaspillons un temps précieux, commedisait ce pauvre baron Trigault.
Tout le monde avait pris place autour de latable, à l’exception du seul M. de Boursonne.
– Eh bien ! baron, lui ditgracieusement la duchesse, est-ce que vous ne jouez pas ?
– Jamais, madame.
– Très curieux, parole d’honneur !fit M. Philippe. Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?…
– Parce que j’ai peur de perdre.
L’aveu parut cynique.
– Croyez-vous donc que nous jouons pourgagner ? demanda la duchesse.
– Dame !… oui, répondit le bonhomme,avec ce flegme qui faisait la force de sa plaisanterie.
M. Philippe, qui avait déclaré qu’iltiendrait la banque jusqu’à son dernier louis, alignait devant saplace des piles de pièces de vingt et de dix francs.
– Ces discours ne sont pas sérieux,dit-il.
Et imitant avec une perfection qui trahissaitune longue étude, la voix monotone et glapissante des croupiersd’outre-Rhin :
– Faites vos jeux, mesdames et messieurs,reprit-il ; faites vos jeux !…
Le hasard, aidé, à ce qu’il parut àM. de Boursonne, parMme de Maillefert, avait placé Raymond entreMlle Simone et cette dame brune qui avait de sibeaux yeux.
Le vieil ingénieur crut aussi remarquer,lorsque la jeune fille prit place à la roulette, quelques regardssurpris et aussi des sourires significatifs.
Puis, comme ni Mlle Simone niRaymond n’avaient la moindre idée du jeu, la dame brune,obligeamment, se penchait vers eux pour les aider de sesconseils…
– Les jeux sont faits ? glapitM. Philippe ; rien ne va plus ?…
Et il poussa le ressort qui mettait la billeen mouvement.
– Vous n’avez donc jamais joué à laroulette, monsieur ? demanda la dame brune à Raymond.
– Jamais, madame.
La bille s’arrêta.
– Sept, rouge, impair, manque !…
Mlle Simone, la dame brune etRaymond avaient perdu.
– Vous êtes une détestable conseillère,duchesse, dit M. Philippe à la dame brune.
Ainsi, cette dame si jolie, près de qui setrouvait Raymond, était une duchesse. Mais que lui importait !Toute sa préoccupation était d’adresser la parole àMlle Simone. Il le voulait de toute la force de savolonté, et pourtant ne le pouvait pas. Que lui dire ? Unebanalité ? Il se fût coupé la langue plutôt. Mais alorsquoi ? Son supplice du bal recommençait.
Et pour comble, il croyait reconnaître queMlle Simone souhaitait lui parler qu’elle avaitquelque chose à lui dire. À plusieurs reprises, se retournant l’unvers l’autre, leurs yeux se rencontrèrent, et une même rougeurempourpra leurs joues.
– Vingt-huit, noire, pair, gagne !…glapissait M. Philippe.
Raymond perdait toujours. Il s’en souciaitbien, vraiment !
Autour de la table, tout le monde causait etriait. La bouche en cœur, et d’un air content de soi, les amis dujeune duc disaient des choses stupides. Raymond les trouvaitadmirables ; il eût donné un an de sa vie pour en pouvoir direautant.
– Mon voisinage ne vous porte décidémentpas bonheur, monsieur, murmura la jolie dame brune.
Il s’inclina gauchement, ne trouvant rien àrépondre, rien de rien…
– Je suis donc un être absolumentstupide, pensait-il, avec une rage concentrée, un idiot, ungoitreux !…
– Allons, messieurs, allons, mesdames,disait le jeune duc, qui était en veine, échauffons-nous un peu,s’il vous plaît…
La rouge sortit, la jolie dame brune perditquinze louis.
– Décidément, madame la duchesse, lui ditun jeune homme, vous allez vous décaver, et il va falloir écrire àM. de Maumussy qu’il vous envoie de l’argent…
À ce nom, éclatant là, tout à coup, comme unobus, Raymond eut un éblouissement… Était-ce possible !
Cette femme, près de lui, était-elle vraimentla duchesse de Maumussy !…
– Oh ! fit une jeune dame, le duc deMaumussy n’est pas comme certains maris de ma connaissance, iln’attend pas que sa femme lui demande de l’argent, lui !…
Ainsi, plus de doute.
– Tous les jeux sont faits !continuait M. Philippe. Rien ne va plus…
Mais Raymond ne voyait ni n’entendait plusrien, le vertige s’emparait de son cerveau, et c’est mû par un purinstinct machinal qu’il lançait ses mises au hasard…
– La chance vous poursuit, monsieur, luidit la jolie dame brune, la duchesse de Maumussy. Voulez-vous nousassocier ?…
– Nous associer !… s’écria lemalheureux avec un mouvement d’horreur…
Et se maîtrisant tant bien que mal :
– Assurément, ajouta-t-il d’une voixdéfaillante, avec plaisir, avec bonheur…
Il n’avait plus qu’une idée, fuir, fuir…Ah ! s’il eût su comment se retirer sans scandale !…
Heureusement, M. de Boursonne, quile surveillait, avait, comme tout le monde, sans doute, aperçu sontrouble affreux.
Et lorsqu’à dix heures on servit du thé et desrafraîchissements :
– Allons, mon cher Delorge, dit le vieilingénieur, il faut nous retirer…
La duchesse de Maillefert voulut le retenir,mais il prétexta un travail urgent, promit de revenir et enfinsortit, entraînant Raymond.
Puis, une fois dehors :
– Malheureux, que se passe-t-il ?demanda l’excellent homme. Votre bras tremble sur le mien…
– Ah ! monsieur, ne m’interrogezpas, je vous en prie…
Jusqu’au Soleil levant, ilsn’échangèrent plus une parole.
Maître Béru les attendait, et apercevantRaymond :
– Monsieur, juste comme vous sortiez, lefacteur a apporté pour vous deux lettres de Paris… Les voici.
C’est à peine si d’une voix défaillante il eutla force de balbutier : – Merci !…
Après quoi ayant pris ses lettres des mains del’aubergiste, sans même songer à saluer M. de Boursonne,il gagna l’escalier.
Maître Béru lui-même fut frappé de cescirconstances.
– Qu’a donc M. Delorge ?demanda-t-il au vieil ingénieur, qui allumait sa pipe au feumourant de la cuisine.
– Rien, absolument, répondit le dignehomme.
Mais en lui-même et tout en montant à sachambre :
– En voici bien d’une autre !grommelait-il. Que diable s’est-il passé entre mon étourneau etMlle de Maillefert ?…
Car il ne voyait queMlle Simone pour avoir jeté Raymond dans un teldésordre.
– Et cependant, songeait-il, son autrevoisine, cette duchesse de Maumussy est bien jolie, et elle leregardait avec des yeux bien doux… Et lui, à un moment lui arépondu d’une façon étrange !…
Sa pipe était finie, et il en secouait lescendres en frappant le fourneau contre son ongle.
– Peut-être n’y a-t-il rien, ruminait-ilencore. Ce sacré Delorge est nerveux comme une petite maîtresse.Peut-être dort-il déjà…
Non, Raymond ne dormait pas…
À peine arrivé à sa chambre, il s’étaitaffaissé sur un fauteuil, et il s’efforçait de recueillir sesidées.
– Que je suis faible, murmurait-il, queje suis lâche !…
Pauvre garçon !… Il n’était ni faible nilâche, il était victime d’une situation qu’il n’avait pas faite,d’un passé qu’il traînait comme un prisonnier sa chaîne.
Mme Delorge, cette femme d’uneénergie antique, n’avait pas senti qu’il est impossible d’enfermerun homme dans une idée unique, si vaste que soit cette idée.
Elle n’avait pas compris que, si sa vie étaitfinie, la vie de son fils commençait ; que si tout était morten elle, tout en lui était à naître.
Elle ne s’était pas dit qu’en lui imposant unetâche surhumaine elle l’exposait à maudire cette tâche le jour oùune grande passion mettrait aux prises dans son âme bouleverséel’intérêt de son amour et ce qu’il estimait être un devoirsacré.
– Oh ! non, se disait-il, jen’oublie pas que mon père a été lâchement assassiné ! Non, jene saurais oublier que les assassins sont restés impunis !…C’est avec joie que je donnerais ma vie pour que justice fûtrendue !… Mais dépend-il de moi d’aimer ou de n’aimer pasMlle Simone, et me faut-il renoncer à la voir parceque Mme de Maumussy est au château deMaillefert ?… En quoi Mme de Maumussyest-elle coupable, elle que l’on dit mariée contre son gré à cemisérable aventurier !
Il tournait, en même temps, et retournaitentre ses mains les lettres qu’il venait de recevoir.
Il avait reconnu l’écriture des adresses.
L’une était de sa mère, l’autre deMe Roberjot.
Et il hésitait à les ouvrir, redoutant d’ytrouver la condamnation sans appel des espérances auxquelles ilessayait de se raccrocher.
– Pourtant, il le faut !…fit-il.
Et d’un mouvement fiévreux, décachetant lalettre de Mme Delorge, il lut :
« Cher Raymond,
« L’heure maintenant est proche, de notrerevanche, quelque chose me le dit. Tous nos amis, depuisM. Ducoudray jusqu’à Me Roberjot, lecroient.
« Ce qui me prouve que l’empire se sentmenacé, c’est que d’anciens amis de ton père, qui l’avaient renié,qui semblaient avoir oublié notre existence, sont venus me rendrevisite.
« Tout Paris s’entretient d’un procèshorriblement scandaleux qu’intenterait à M. de Maumussyla famille de sa femme.
« On m’affirme aussi queM. de Combelaine, plus ruiné que jamais, a été sur lepoint d’épouser l’indigne sœur de Mme Cornevin,Mme Flora Misri, et qu’au dernier moment le mariagea manqué pour des raisons honteuses.
« Raymond, mon fils bien-aimé,souviens-toi de ton père… Tiens-toi libre de tout engagement etprêt à agir au premier signal.
« Ta sœur Pauline et moi, t’embrassons detoute notre âme…
« Élisabeth Delorge. »
Prêt !… libre de tout engagement !…murmura Raymond avec un rire amer. Voilà vingt ans que je visainsi !…
Et il ouvrit la lettre deMe Roberjot.
« je n’ai qu’une minute, lui écrivait ledéputé de l’opposition, juste le temps de copier, pour LéonCornevin et pour vous, une lettre que je reçois de notre amiJean.
« Lisez, et vous verrez si le bravegarçon perd son temps. »
Jean écrivait :
« Mes chers amis,
« Après la plus pénible des traversées,pendant laquelle nous périssions sans le secours d’un clipperanglais, me voici enfin en Australie.
« C’est avant-hier, dimanche, que j’aipris pied à Melbourne, la capitale du pays de l’or.
« Dès le lendemain, je me mettais enquête de l’homme avec qui mon père a quitté le Chili,M. Pécheira, le fils du contrebandier de Talcahuana.
« Je trouvai sans peine sa demeure, caril est un des négociants considérables de Melbourne.Malheureusement il est en tournée aux mines, et l’employé qui leremplace n’a pu me fixer l’époque de son retour.
« Mais cet employé, qui connaîtM. Pécheira depuis longtemps, m’a dit que lors de ses débutsen Australie, il avait un associé, un Français nommé Boutin.
« Que ce Boutin soit Laurent Cornevin,mon père, c’est ce qui ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute. QueM. Pécheira puisse m’apprendre ce qu’il est devenu, c’est cequi me paraît certain.
« Donc, malgré les anxiétés de l’attente,je suis heureux, quelque chose me dit que je touche au but.
« Nos aïeux, lorsqu’ils se vouaient à uneœuvre difficile, s’imposaient jusqu’à son accomplissement quelquerude pénitence, qui était un perpétuel stimulant. Moi, j’ai juré dene pas reprendre mon pinceau avant d’être arrivé jusqu’à mon père,avant de l’avoir serré dans mes bras s’il est vivant encore, avantd’avoir prié sur sa tombe s’il est mort…
« Bon espoir donc, mes chers amis, etpeut-être… à bientôt.
« Jean Cornevin »
C’est avec un douloureux accablement queRaymond laissa échapper cette lettre.
– Si je ne suis pas fou, murmurait-il,s’il me reste encore quelque courage, je ne retournerai plus auchâteau de Maillefert.
Il était, hélas ! de ces infortunés queleur imagination cruelle cloue sur des calvaires chimériques, dontla pensée devance les événements, et qui souffrent plusaffreusement peut-être des catastrophes qu’ils prévoient que desmalheurs réels.
Au matin d’une nuit passée tout entière à sedébattre dans les angoisses de la passion, sa résolution étaitprise.
– Je ne chercherai pas à revoirMlle Simone, dussé-je en mourir !…
Aussi, lorsqu’il descendit pour déjeuner,soutenu par l’exaltation du sacrifice et par cette amèresatisfaction qu’on éprouve à dompter une souffrance atroce,s’était-il composé une contenance dégagée et un visagesouriant.
Il s’attendait à mille et mille questions, àde vives attaques, à des plaisanteries… À sa grande surprise,M. de Boursonne ne l’interrogea pas.
Son attitude, qu’il croyait impénétrable,était démentie par l’égarement de ses yeux, par la violenceconvulsive de ses gestes.
Croyant abuser M. de Boursonne, ill’avait éclairé.
– Il est évident, s’était dit cetobservateur si perspicace, qu’il ne s’agit pas, comme je lesupposais, d’une simple amourette. Quelque chose de grave sepasse.
Mais c’est précisément parce que telle étaitsa conviction qu’il se garda bien de revenir sur les événements dela veille.
D’y revenir directement, du moins.
Car il sentait bien chez Raymond une fermerésolution de garder ses secrets.
Seulement, il n’était pas une de ses phrasesqui ne fût combinée de façon à amener son « jeune ami » àse découvrir.
Et lorsque, par exemple, il se mit à parler del’achèvement prochain de ses études entre Tours et Ponts-de-Cé,c’était pour arriver à dire qu’il faudrait bientôt quitter lesRosiers et aller planter plus loin, dans quelque village de laLoire-Inférieure, le quartier général.
Mais au lieu de la tristesse qu’il s’attendaità voir assombrir le visage de Raymond, à cette perspective d’undépart prochain, il n’y lut que de la joie.
– Ah ! que ne partons-nousdemain ! s’écria le pauvre garçon, d’un accent dont il n’yavait pas à suspecter la sincérité.
Et c’était bien le cri de son âme. EntreMlle Simone et lui, il eût voulu des obstaclesmatériels, l’Océan, de ces distances qu’on ne saurait franchir etqui annihilent le danger d’un moment de faiblesse.
– C’est, sacrebleu ! à n’y riencomprendre, pensait M. de Boursonne.
Ce n’était pas, il faut le dire, une curiositébanale qui inspirait au vieil ingénieur ce grand désir de pénétrerle secret de Raymond.
Il le connaissait si inexpérimenté de la vie,si loyal et pour cela si disposé à croire à la loyauté des autres,qu’il voyait en lui une de ces dupes privilégiées de tous lesintrigants, un de ces naïfs qui tombent dans tous les pièges qu’ontend à leur candide honnêteté.
Tandis que s’il se confiait à moi, pensait lebonhomme, s’il se laissait guider par mon expérience comme unaveugle par son chien, il se tirerait de toutes les intrigues. Maisva-t’en voir s’ils viennent !… Mon orgueilleux se couperait lalangue avant de rien dire à son vieux chef.
Cette idée l’agaçait si fort qu’il déjeuna enmoins de rien, qu’il se brûla le palais en avalant son café, etqu’il se trouva prêt avant l’arrivée de ses piqueurs.
C’est donc avec tous les indices d’une humeurmassacrante que, ayant allumé sa pipe, il alla s’asseoir sur un desbancs de pierre qui décoraient la façade du Soleil levant,à côté de maîtresse Béru, laquelle, les mains croisées sur sonlarge abdomen, humait la brise tiède d’un des derniers beauxjours.
Positivement, disait-il à Raymond qui l’avaitsuivi, je suis trop facile et trop bon, nos hommes en abusent.Voilà que c’est moi, maintenant, qui suis à leurs ordres…
– D’ordinaire, monsieur, hasarda Raymond,nous ne sommes pas prêts si tôt…
– C’est-à-dire que je radote, n’est-cepas ? C’est possible. Seulement, comme je suis le maître, ilfaudra m’obéir tout de même. Et, à partir de demain, tout le mondedevra être ici à m’attendre dès huit heures du matin !…
De temps à autre, M. de Boursonnerendait comme cela des décrets terribles, bientôt abrogés par latrès réelle bonté que dissimulait son caractère bourru.
Et il ruminait à l’adresse des délinquants uneapostrophe comminatoire, lorsque parut au bout de la grande rue,arrivant au trot allongé d’un magnifique cheval, un domestique à lalivrée de Maillefert.
Il n’en fallait pas plus pour dissiper leshumeurs noires du bonhomme.
– Gageons, dit-il à Raymond, que c’est ànous qu’en veut ce superbe gaillard à bottes à revers.
Il ne se trompait pas.
Arrivé à la porte du Soleil levant,le domestique arrêta court son cheval, et saluant maîtresseBéru :
– M. Delorge ?demanda-t-il.
Raymond s’avança.
– C’est moi, dit-il.
Lestement, en valet bien appris, le domestiquemit pied à terre, et tirant de sa ceinture un pli assezvolumineux :
– Voilà, dit-il, ce que je suis chargé deremettre à monsieur…
Comme de raison, M. de Boursonnes’était approché.
– Y a-t-il une réponse ?interrogea-t-il.
– Non, monsieur, répondit le domestique,déjà remis en selle, et qui ayant salué repartit au grand trot.
Raymond, lui, considérait d’un œil hagard cepli que scellait un large cachet de cire parfumée constellée depaillettes d’or. On eût dit qu’il avait peur.
Enfin, il se décida, il brisa l’enveloppe, eten même temps qu’une lettre des billets de banque s’enéchappèrent.
– Ah ! par exemple !… ne puts’empêcher de s’exclamer le vieil ingénieur.
La lettre, écrite d’une écriture menue, sur unépais papier armorié, Raymond la lut d’un coup d’œil :
« Monsieur,
« Vous êtes parti hier soir siprécipitamment, que nous n’avons pas réglé nos comptes. Nous étionsassociés, cependant. Après votre départ, j’ai continué de jouer,pensant que vous ne m’en voudriez pas trop si je perdais le fondssocial. Mais, bien loin de perdre, selon mon habitude, j’ai étéfavorisée d’un bonheur insolent. Je nous ai gagné deuxmille huit cent francs et je vous envoie votre part.
« Vous voyez que notre association nous aporté bonheur. »
« DUCHESSE DE MAUMUSSY. »
Raymond était devenu livide.
– Oh !… bégaya-t-il. Oh !…
Et, dans un transport de rage, froissant entreses mains crispées l’enveloppe, la lettre et les billets de banque,il allait les lacérer, quand une réflexion soudaine traversant sonesprit :
– Maîtresse Béru !… fit-il d’unevoix rauque.
– Monsieur ?
– Votre curé est un brave homme, n’est-cepas ?
– Oh ! le meilleur et le plusexcellent qui soit au monde, monsieur, charitable comme il n’en estpas, n’ayant rien à lui, se dépouillant pour les pauvres, donnantjusqu’à son linge, jusqu’à ses chemises…
– Eh bien ! maîtresse Béru,portez-lui cela pour ses pauvres…
Et jetant dans le tablier de la digne femme lalettre et les billets, il rentra dans l’auberge…
Jamais ébahissement ne se vit plus immense quecelui de la maîtresse du Soleil levant ; jamaisregards ne se virent plus comiquement anxieux que ceux qu’ellepromenait des billets de banque à M. de Boursonne.
À la fin :
– Je suppose, balbutia-t-elle, queM. Delorge a voulu plaisanter.
Pour être moins évidente, la stupeur du vieilingénieur n’était pas moins grande que celle de la brave femme.
– Je ne pense pas, répondit-il.
– Une somme si forte !… Jamais jen’oserai la porter à M. le curé.
– Alors attendez que M. Delorge vousconfirme ses intentions. Mais avant !… vous permettez,n’est-ce pas ?
Et ce disant, M. de Boursonnes’emparait prestement de l’enveloppe et de la lettre, ne laissantplus que les billets de banque dans le tablier de maîtresseBéru.
– Ah ! çà, morbleu !grommelait-il, est-ce que je vais être obligé de retenir unecellule à Charenton pour mon étourneau ? Qu’est-ce que cettehistoire d’argent, à présent ?…
La lettre qu’il tenait lui eût, pensait-il,tout expliqué, et certainement il eût donné bonne chose pour enconnaître le contenu. Mais si ardente, si exaspérée que fût sacuriosité, l’idée ne lui vint même pas de la lire.
Courant, au contraire, après Raymond, il letrouva dans la salle à manger, affaissé sur une chaise, blême, eten train de vider une carafe d’eau.
– Mâtin ! lui dit-il, vous êtesgénéreux, vous !…
– Monsieur, répondit le jeune homme, cetargent me brûlait les mains, je lui donne la seule destinationqu’il puisse avoir.
Le bonhomme eut un geste équivoque.
– Soit ! dit-il. Seulement, étourdique vous êtes, en même temps que les billets de banque, vous aviezjeté la lettre à maîtresse Béru…
– Eh ! qu’importe !…
– Il importe que c’était la jeter enpâture à l’impitoyable curiosité de tous les oisifs du bourg.Heureusement que je veillais, je l’ai reprise.
– Ce n’était en vérité pas la peine,monsieur, tout le monde pouvait, tout le monde peut la lire…
M. de Boursonne ne se le fit pasdire deux fois.
Avec la plus curieuse attention, et comme s’ileût pesé la valeur de chaque expression, il lut et relut ce billetau moins singulier.
– Eh ! eh ! fit-il avec unpetit rire moqueur, je connais plus d’un fat à qui un poulet de ceparfum donnerait de drôles d’idées…
– Monsieur !…
– D’autant qu’elle est tout bonnementadorable, cette duchesse de Maumussy, avec ses grands yeux noirs sidoux par moments, et d’autres fois si pleins de flammes…
Raymond s’était dressé.
– Ne me parlez jamais de cette femme,monsieur, s’écria-t-il.
– Oh !…
– Elle me fait horreur.
– Peste !… vous êtes dégoûté, moncher…
– Oui, horreur ! répéta Raymond avecun accent terrible, elle me fait horreur !… C’est déjà pourmoi un irréparable malheur que de l’avoir rencontrée, et je sens,et quelque chose me dit qu’elle me sera fatale un jour !…
M. de Boursonne se tut, gardant,contre son habitude, le secret de ses impressions et de sesconjectures.
Aussi bien les piqueurs étaient arrivés et, àleur tour, ils attendaient.
– Partons, dit-il brusquement, nousn’avons que trop de temps perdu à rattraper.
Et il se mit en route, mais non si vite qu’iln’entendit Raymond recommander à maîtresse Béru de porter l’argentqu’il lui avait donné à son curé.
Si important que fût ce jour-là le travail duvieil ingénieur, tous ces événements lui trottaient obstinément parla cervelle, et s’il n’en soufflait mot, c’est qu’il avait sesprojets pour le soir.
En conséquence, le dîner achevé :
– Allons-nous à Maillefert ?demanda-t-il.
– Je me sens un peu souffrant, monsieur,répondit Raymond.
– C’est que, ma foi ! j’iraisvolontiers, les distractions sont rares dans ce pays.
– Il me serait impossible de voussuivre…
– Remettons donc la partie à demain, moncher…
Raymond jugea qu’une explication étaitinévitable, et que mieux valait en finir tout de suite.
– Demain, monsieur, dit-il, pas plusqu’aujourd’hui, je ne serai en état de vous accompagner.
– Diable ! c’est un parti pris,alors.
Le jeune homme garda un morne silence.
– Sacrebleu ! insistaM. de Boursonne, ce n’est pas après avoir gagné une assezforte somme, qu’on renonce à aller dans une maison. Quepensera-t-on de vous !…
– Tout ce qu’on voudra, réponditl’infortuné, de l’accent de la plus glaciale indifférence, celam’est bien égal.
Mais M. de Boursonne était décidé àle pousser dans ses derniers retranchements.
– Et Mlle Simone !insista-t-il.
Raymond pâlit.
– En vérité, monsieur, fit-il, d’une voixà peine distincte, je ne sais quel plaisir vous pouvez prendre à metorturer ainsi…
– Bonsoir, donc, fit brutalement le vieilingénieur.
Et il sortit ; le reproche de Raymond luipesait.
– La peste étouffe l’animalentêté !… grondait-il. Comme si ce n’était pas pour son bien,ce que j’en fais. Mais, tête-Dieu ! je n’en aurai pas ledémenti, et nous verrons bien si les gens de Maillefert serontaussi discrets que lui !…
Cinq minutes après, ayant rajusté sa toilette,il montait à grandes enjambées l’avenue du château.
Comme la veille,Mme de Maillefert se tenait dans le salon dupremier étage, mais ses hôtes étaient moins nombreux. Plusieursétaient partis le matin pour Paris, et M. Philippe et ses amisétaient allés pour quarante-huit heures à Angers.
Mais la duchesse de Maumussy restait.
De même que la veille, elle était assise prèsde Mlle Simone, sur la causeuse qui faisait face àla porte.
Elle était vêtue d’une robe d’intérieurd’étoffe noire, toute garnie de ruches ponceau, et dans sescheveux, qui, aux lumières, se teintaient de reflets bleuâtres,éclatait une grosse touffe d’œillets rouges, les derniers del’année.
Sa beauté un peu théâtrale resplendissait etéblouissait. Ses yeux noyés de langueurs avaient, sous la frange deleurs longs cils, des éclairs phosphorescents. On voyait en quelquesorte son sang frémir sous ses chairs nacrées. Et de toute sapersonne se dégageaient des effluves de passion.
Près d’elle, la chaste et discrète beauté deMlle Simone pâlissait, comme le chef-d’œuvredélicat d’un maître de génie près de l’œuvre à effets violents d’uncharlatan de talent…
Lorsque le domestique annonçaM. de Boursonne :
– À la bonne heure ! s’écriaMme de Maillefert, voilà un homme deparole !…
Puis, tout aussitôt :
– Mais vous êtes seul, ajouta-t-elle avecune nuance de désappointement ; qu’est devenuM. Delorge ?
– Il est souffrant, madame, répondit levieil ingénieur d’une voix plaintive, il est excessivementsouffrant.
Il avait chaussé son binocle avant derépondre, et sournoisement il observait Mlle Simoneet Mme de Maumussy…
Il les vit tressaillir, et d’un même etinvolontaire mouvement se retourner l’une vers l’autre.
– Attention !… se dit-il, voicipeut-être un indice.
Le malheur est qu’il n’eut pas le temps deprofiter de ce qu’il appelait déjà sa découverte.
Deux gentilshommes campagnards des environsentraient, accompagnés de leurs femmes, et tout de suite et sansfaçons ils s’emparèrent deMme de Maillefert.
Ces fiers hobereaux avaient mordu aux amorcesde la duchesse, et après avoir boudé dix-huit ans le gouvernementimpérial, c’est à la fin de 1869 qu’ils songeaient à serallier.
Ils y mettaient, il est vrai, des conditions.L’un demandait à être le candidat ministériel aux prochainesélections, l’autre exigeait une préfecture de première classe.
– Parbleu ! pensaitM. de Boursonne, voilà des gaillards qui peuvent seflatter d’avoir du nez et de savoir choisir leur moment.
Ce qui le consolait, c’est que,Mlle Simone étant sortie pour donner quelquesordres, sa place serait libre, sur la causeuse, près deMme de Maumussy.
Lestement, le bonhomme s’en empara. Ilpensait :
Voici une belle pénitente qu’un vieux diablecomme moi confessera facilement.
Et bien vite, en quelques phrases, il plantales jalons d’une sorte d’interrogatoire. Ah ! ce n’était pasla peine de se mettre en frais de diplomatie.
Du premier coup, il acquit la certitude quehuit jours plus tôt, la jeune duchesse ne soupçonnait même pasl’existence de Raymond.
Puis, d’elle-même, et comme si le vieilingénieur n’eût pas été pour elle un étranger, elle se mit à luiparler de son pays, l’Italie, de son passé, de sa famille, exposantavec une surprenante familiarité sa vie tout entière.
M. de Boursonne n’en revenait pas,encore bien qu’il eût autrefois habité Rome et Florence, et qu’ilconnût la très réelle ingénuité des femmes italiennes, et leurhorreur de toute affectation et d’une vaine pruderie.
La jeune duchesse de Maumussy ne savait riendu monde, elle l’avouait en toute sincérité, étant restée jusqu’àvingt et un ans dans un couvent de Naples, où elle s’ennuyaitfort.
Puis, un beau matin, son père était venu l’entirer, en lui annonçant qu’il lui avait trouvé un parti brillant,un grand seigneur français, qui en échange d’une grosse dotmettrait au service de la famille de sa femme ses hautes influencespolitiques. Quinze jours plus tard, elle était duchesse deMaumussy.
Elle n’avait subi aucune contrainte, elle lereconnaissait. La joie d’être délivrée du couvent l’enivrait. Elleavait été étourdie de son changement d’état, du tumulte du palaispaternel succédant au silence du cloître, des belles toilettes desa corbeille, des flatteries murmurées à son oreille…
Et, lorsqu’elle était revenue à elle, il étaittrop tard pour réfléchir.
Ce n’est pas qu’elle eût à se plaindre de sonmari. Le duc de Maumussy était parfait pour elle ; à l’affûtde ses moindres désirs, attentif à ne jamais laisser vide le tiroirde son secrétaire, stipulant des épingles pour elle sur toutes lesaffaires qu’il tripotait, veillant à ce qu’elle eût toujours lesplus beaux diamants et les plus fringants attelages de Paris… Aussiétait-elle enviée et haïe des femmes.
Aussi entendait-elle célébrer à l’envi lagalanterie de M. de Maumussy, le dernier paladinfrançais, disait-on.
Pourtant, ce n’est pas là le mari qu’ellerêvait quand, par ces soirées tièdes et embaumées du pays deNaples, elle errait avec ses compagnes sous les charmilles de soncouvent.
Certes, le duc était d’une élégance suprême,spirituel, ironique ou tendrement sentimental à son gré, mais ilavait trente bonnes années de plus qu’elle, il eût pu être sonpère, elle était jeune, et il était vieux.
Puis, pouvait-elle vraiment se dire mariée,ayant un mari insaisissable, qu’elle était souvent trois ou quatrejours sans apercevoir, dont la politique et les affairesabsorbaient les journées, dont le plaisir dévorait les nuits, etqui, toujours sous l’éperon de l’ambition ou sous le fouet de lanécessité, menait à fond de train une existence haletante.
Elle lui rendait, par exemple, cette justice,que s’il vivait de son côté, il la laissait vivre du sien, enpleine et entière indépendance, poussant si loin le soin de negêner en rien la liberté de ses actions, qu’elle s’en sentaithumiliée…
Et c’est du ton le plus simple et le plusnaturel qu’elle débitait ces étranges confidences.M. de Boursonne en tressautait sur sa causeuse :
– Elle est par trop naïve, à la fin,pensait-il, ou par trop effrontée ! À quel propos meconte-t-elle tout cela ? Pour que je le rapporte àRaymond ? Singulière commission.
Pourtant il n’était pas assez suffoqué pour neremarquer pas qu’il n’était point le seul à écouter la duchesse deMaumussy.
Ses ordres donnés, Mlle Simoneétait revenue s’asseoir tout près de la causeuse.
La femme d’un des deux hobereaux l’avait bienentreprise et lui narrait tous les cancans de Saumur, mais elle nerépondait que par monosyllabes.
Elle ne perdait pas une des paroles deMme de Maumussy ; tour à tour ellerougissait ou devenait toute pâle, ou bien ses yeux lançaient deséclairs…
– Et voilà ! pensaitM. de Boursonne. Ces deux femmes aiment mon jeunecamarade ; elles se sont devinées et se haïssent… Maislui ! pourquoi a-t-il fui ? N’aurait-il pas le courage dechoisir ?…
En ce moment, le pianiste aux longs cheveuxrentrait d’une promenade inspiratrice au clair de la lune, ils’assit au piano, et M. Philippe n’étant pas là, bientôt on nes’entendit plus dans le salon.
Le vieil ingénieur profita de l’occasion pours’enfuir.
En somme, il était assez satisfait de sasoirée, et s’il éprouvait quelque embarras, c’était de savoir si,oui ou non, il ferait part à Raymond de ses découvertes et de sesconjectures.
Toutes réflexions faites, il se décida pour lesilence. Il fit aussi bien.
Raymond n’avait ni l’esprit ni le cœur auxconfidences. Le malheureux pliait sous l’effort que lui coûtait larésolution de ne plus retourner à Maillefert.
Sentir le bonheur, la réalité de ses rêves àla portée de la main, et ne pas étendre la main, c’est du courage,cela !…
Si encore il eût été loin !…
Mais il ne pouvait sortir du Soleillevant sans apercevoir de l’autre côté de la Loire lesterrasses de Maillefert, et à travers les arbres, déjà dépouillésd’une partie de leurs feuilles, la façade blanche du château.
Aussi, était-il bien décidé à demander sonchangement ou un congé, lorsque, le dimanche suivant, après lagrand’messe, tandis que M. de Boursonne recevait sespaysans, il sortit.
Il se dirigeait vers cette hauteur d’où ondominait les jardins du château de Maillefert, lorsqu’au détour dupont il se trouva en face de Mlle Simone.
Elle n’était pas seule. Elle était accompagnéede sa gouvernante, miss Lydia Dodge, longue et maigre personne, àfigure blême avec un gros nez rouge au milieu.
Mlle Simone devait sortir dela messe, car miss Lydia portait deux paroissiens.
Interdit, ému à ce point de sentir ses jambesfléchir, Raymond s’arrêta…
Mais la jeune fille, non moins troublée,s’était arrêtée aussi, et ils restaient en présence, muets,palpitants, les joues empourprées, de sorte que miss Lydia roulaitde l’un à l’autre ses gros yeux surpris…
Ce fut àMlle de Maillefert, la première, que la parolerevint :
– Vous avez été souffrant, monsieurDelorge ? demanda-t-elle d’une voix troublée.
– En effet, mademoiselle,balbutia-t-il.
– Mais vous allez mieux, n’est-cepas ?
– Oui…
– Alors, nous vous reverrons auchâteau ?
Vivement, miss Lydia prononça quelques mots enanglais, mais la jeune fille ne sembla pas l’entendre, et commeRaymond se taisait :
– Je vous le demande !…insista-t-elle.
Cette fois, miss Lydia toussa, et jugeantconvenable d’intervenir :
– C’est bien monsieur, interrogea-t-elle,qui a donné mille quatre cent francs aux pauvres desRosiers ?…
Raymond bondit.
– Vous savez cela !…s’écria-t-il.
– M. le curé l’a dit au prône…
– Quoi ! il m’a nommé !
– Non, réponditMlle Simone, mais il vous a désigné à lareconnaissance des malheureux, trop clairement pour qu’on ne vousreconnût pas.
Et comme miss Lydia la tirait par lamanche :
– Au revoir, donc, monsieur, dit-elle… Àbientôt !…
Plus éperdu que d’une apparition, Raymonddemeurait immobile, suivant d’un œil éblouiMlle Simone, dont il voyait la robe ondoyer etglisser à travers les arbres.
Lorsqu’enfin elle disparut :
– Elle m’aimerait donc !…murmura-t-il, remué de sensations inconnues.
Pour persister dans ses résolutions avec untel espoir au cœur, il eût fallu au pauvre garçon une énergie plusqu’humaine ou un de ces esprits glacés que ne bouleversent jamaisles vertiges de la passion.
– On ne lutte pas contre la destinée,pensait-il.
C’en était fait, il s’avouait sa défaite.
– Je reste !… se répétait-il avecune sorte de rage, je reste !…
L’idée de la tâche qu’il avait à remplir, lesouvenir de son père assassiné, la haine des assassins demeurésimpunis, l’effroi de reproches sanglants de sa mère, la pensée dudouloureux étonnement de ses amis, de Me Roberjot,de M. Ducoudray, de Jean et de Léon Cornevin, tout celas’effaçait et disparaissait…
Et tandis qu’il regagnait à pas lent leSoleil levant :
– Eh !… que m’importe !… sedisait-il, pourvu que Simone m’aime !…
Semblable à un malade qui se défend de songerà son mal, il s’était formellement interdit de penser au passé.
Aussi, au dîner, au lieu d’un visage morne,montra-t-il une figure qu’illuminait l’espérance. Au lieu de restersilencieux comme de coutume, et plongé dans ses lugubresméditations, il parla beaucoup, il plaisanta, il rit…
Et lorsque le café fut servi :
– Est-ce que nous n’irons pas àMaillefert, ce soir ? demanda-t-il àM. de Boursonne.
Le vieil ingénieur tressaillit, et après avoircurieusement examiné son jeune camarade, frappé de sa gaietéfiévreuse et de l’égarement de ses yeux :
– Allons ! prononça-t-ilsimplement.
Un brillant accueil attendait Raymond auchâteau, un accueil tel qu’un vieil ami de Maillefert n’en eût pusouhaiter un meilleur ni plus affectueux.
La duchesse, dès que le domestique l’annonça,se leva en battant joyeusement des mains, et de l’air le plusravi :
– Vous voici donc, monsieur leconvalescent, dit-elle. Savez-vous que nous étions ici dans uneinquiétude mortelle !…
M. Philippe, revenu de la veilled’Angers, interrompit une histoire scandaleuse qu’il contait à unde ses amis, pour venir serrer la main de son « cherDelorge ».
– Vous nous manquiez, lui dit-il, paroled’honneur ! vous nous manquiez énormément.
En possession de toute sa raison, Raymond sefût étonné de cet accueil et de se trouver tout à coup si avantdans l’amitié de la mère et du fils. Il se fût demandé le but deces démonstrations trop bruyantes pour être sincères, et se fûttenu sur ses gardes. Mais il n’avait d’attention que pourMlle Simone.
Elle portait comme toujours une toilette d’uneextrême simplicité, et qui semblait presque pauvre près des parureséclatantes des amies de sa mère, mais elle était, selonl’expression vulgaire, en beauté ce soir-là. Ses cheveux blondsparaissaient plus lumineux, ses yeux et son teint brillaient d’unéclat extraordinaire.
On eût dit une tête divine du Titien qui,longtemps, est restée perdue dans l’ombre, et qui, tout à coup,mise dans son jour, resplendit, étonne, éblouit…
– Ah çà, je l’avais mal vue, l’autresoir, pensait M. de Boursonne, ou c’est unetransfiguration…
Par contre, la duchesse de Maumussy lui parutmoins belle.
Assise devant un petit guéridon de laque, ellesemblait absorbée par la lecture d’un numéro de la VieParisienne, mais ses regards glissaient au-dessus du journal,et s’arrêtaient sur Raymond avec une expression dont il eût étépeut-être effrayé s’il les eût surpris.
– Moi, proposa M. Philippe, jeserais assez d’avis, puisque nous voici en nombre, de tailler unpetit bac de santé…
La proposition n’était pas heureuse.
Mme de Maillefert avaitce soir-là dans son salon cinq ou six dames très nobles desenvirons, qu’elle tenait essentiellement à intéresser au succès desa mission électorale, et à qui ce seul mot de bac avait faitpincer les lèvres.
Adressant donc à son fils un geste rapided’intelligence :
– Non, pas de cartes, ce soir, mon cherduc, dit-elle, improvisons plutôt une petite sauterie…
Le pianiste bien peigné, qui rêvassait dans uncoin, tressaillit à ces paroles, et ses sourcils se froncèrent. Ilne comprit que trop l’affreuse corvée qui se préparait pour lui. Ilcomprit que lui, l’artiste inspiré et incompris, il allait êtrecondamné à faire danser – hélas ! ce n’était pas la premièrefois – les hôtes de Mme de Maillefert. Il sevit, lui, l’auteur de mélodies admirables, réduit à jouer del’Offenbach ou du Compositeur toqué.
– Allons, mon cher, lui dit son ennemi,M. Philippe, voilà une occasion de vous rendre utile…
Il n’osa pas refuser. Il se leva, promenantautour du salon un regard de douloureuse mélancolie, et du pas d’unhomme qui marche au supplice, il se dirigea vers le piano…
– Jouez-nous un quadrille d’Orphéeaux Enfers, lui demandaMme de Maillefert…
Déjà Raymond était allé inviterMlle Simone… Elle hésita visiblement avantd’accepter l’invitation, ses lèvres s’entrouvrirent comme si elleeût eu à dire quelque chose de difficile…
Mais elle se vit observée, elle accepta…
Cette fois, Raymond s’était bien juré qu’ilsaurait prendre sur lui de ne pas garder, comme au bal, un silencequi lui avait paru le comble du ridicule. Il se tint parole.Seulement, la contrainte qu’il s’imposait pour maintenir vivanteune sorte de conversation entre les figures, absorbait si bientoute son attention, que c’est à peine s’il savait ce qu’ildisait…
Peu importait, d’ailleurs ;Mlle Simone ne l’écoutait pas. Elle n’étaitpréoccupée que d’observer Mme de Maumussy, quidansait avec le jeune duc de Maillefert.
Et, quand le quadrille terminé, Raymond lareconduisit à sa place :
– Il faut, lui dit-elle, très bas et trèsvite, que vous dansiez avec la duchesse de Maumussy.
Stupéfait, il la regarda, se demandant si elleparlait sérieusement.
– Il le faut, insista-t-elle.
Et ses yeux ajoutaient : –Défiez-vous !
Certes, elle ne pouvait rien commander aupauvre garçon qui lui fût plus atrocement pénible. Lui qui sedisait, en venant :
– Je saurai bien éviter cettefemme !…
Pourtant, il obéit.
Il s’avança vers la jeune duchesse, et commesi elle eût attendu, avant même que d’une voix altérée il eûtformulé son invitation, elle se leva et prit son bras…
Après une formidable série d’accords plaqués,le pianiste incompris venait d’attaquer une valse langoureuse deMétra.
Il n’y avait plus à reculer.
Surmontant une indicible répulsion, Raymondenlaça la taille ronde et souple de la jeune duchesse, elle appuyasur son épaule sa main finement gantée, et ils s’élancèrent…
Ils commencèrent lentement. Mais le pianiste,peu à peu, accélérait la mesure, et ils tournaient de plus en plusvite, et autour d’eux, le parquet et le plafond, les candélabreschargés de bougies et les lambris, les tentures, et les vieillesgens immobiles sur leurs fauteuils, tout tournait autour d’euxcomme un disque autour d’un pivot.
Le vertige de la valse troublait le cerveau deRaymond ; la notion lui échappait de la réalité, il ne pouvaitpas croire que ce qui était fût, il se demandait s’il n’était pasle jouet d’un des cauchemars odieux qui font du sommeil unetorture.
– Est-ce bien moi, pensait-il, moi quipresse entre mes bras la femme d’un des assassins de monpère !…
Bientôt elle lui demanda de s’arrêter. Elle seprétendait fatiguée et un peu étourdie, et cependant sa respirationétait aussi égale et aussi douce que celle d’un enfant endormi.
Raymond, lui, haletait. Des gouttes d’unesueur glacée perlaient le long de ses tempes.
– Savez-vous, monsieur Delorge, lui ditbrusquement la jeune duchesse, que le bruit de vos magnifiquesaumônes est venu jusqu’à Maillefert.
Elle riait, mais d’un mauvais rire. Et, sansattendre la réponse de Raymond :
– Vous êtes donc bien riche ?insista-t-elle.
– Hélas ! non, madame.
– Ah !… votre générosité n’en a queplus de mérite.
Ce qu’elle ne disait pas se lisait dans sesyeux noirs.
– Comment se fait-il, demandait sonregard hautain, que vous avez donné précisément la somme que jevous envoyais ? Pourquoi ?
Raymond comprit qu’il devait répondre, qu’illui fallait, sous peine de se faire une ennemie implacable, trouverune explication plausible.
Et la nécessité l’inspirant :
– Madame, répondit-il, je jouais l’autresoir pour la première fois de ma vie. Lorsque j’ai reçu votrelettre, j’ai été saisi de peur en songeant que j’aurais pu perdrece que j’avais gagné. Que serait-il advenu, en ce cas ? Jesuis un pauvre diable d’ingénieur des ponts et chaussées, etquatorze cents francs représentent quatre mois de mes émoluments.J’ai tremblé que cet argent, si facilement et si rapidement acquis,ne m’inspirât la fatale passion du jeu. Et si je l’ai donné auxpauvres, c’est pour avoir le droit de ne plus toucher une cartesans être accusé d’être retenu par la crainte de perdre mongain.
Peu à peu, à mesure que Raymond cherchait lesmots de cette explication un peu diffuse peut-être, mais plausible,les traits de la jeune femme reprenaient leur expression deplacidité habituelle.
– C’est vrai, cela ?demanda-t-elle.
– Quel intérêt aurais-je àmentir ?
Elle sourit, au lieu de répondre, et comme lepianiste inspiré jouait les dernières mesures de la valse, elleprit le bras de Raymond pour regagner la causeuse où elle étaitassise quand il était venu l’inviter. Lui se croyait quitte, etdéjà songeait à manœuvrer de façon à se rapprocher deMlle Simone.
Mais la duchesse avait entamé une conversationqui ne lui permettait pas de s’éloigner sans une grossièreinconvenance.
Prenant texte de ce qu’il lui avait dit qu’iln’était qu’un pauvre diable d’ingénieur,Mme de Maumussy s’informait de ses affairesavec une sollicitude amicale.
Depuis combien de temps était-il sorti del’école ? Quels postes avait-il occupés ? Estimait-il quesa situation actuelle fût en rapport avec son mérite ?…
Tant bien que mal, plutôt mal que bien,Raymond répondait.
Toutes ses facultés étaient absorbées par lacontemplation de Mlle Simone. Il lui tournait ledos, mais il la voyait fort distinctement dans une grande glaceplacée derrière Mme de Maumussy.
Le visage de la jeune fille exprimaitpeut-être un peu d’inquiétude, mais ne trahissait certainementaucun mécontentement. La jeune duchesse, cependant,poursuivait.
– Si elle se permettait de questionnerainsi M. Delorge, disait-elle, c’est qu’elle avait eul’occasion de s’entretenir de lui avec son chef immédiat, le baronde Boursonne.
« Le baron ne lui avait pas dissimulél’injustice de l’administration envers son jeune camarade, lequellanguissait dans des postes subalternes, malgré sa réputation trèsméritée d’être un des hommes les plus distingués des ponts etchaussées.
Mais il n’y avait pas queMlle Simone à épier Raymond et la duchesse deMaumussy. M. de Boursonne ne les perdait pas de vue, etsurpris de voir son jeune ami s’entretenir si longtemps avec unefemme pour laquelle il avait manifesté une si profondeaversion.
– Peut-être ferai-je bien, pensa-t-il,d’aller à son secours.
Et laissantMme de Maillefert aux prises avec celui de seshôtes qui demandait une préfecture de première classe, il serapprocha de la jeune duchesse.
Elle dut en être ravie, car dès qu’il fut àportée de l’entendre :
– N’est-ce pas vous, monsieur le baron,dit-elle, qui m’avez affirmé que M. Delorge est trop modesteet ne cherche pas assez à se faire valoir ?
– Et je suis prêt à le répéter devantlui, madame la duchesse, répondit le vieil ingénieur.
– Vous entendez, monsieur ! dit lajeune femme à Raymond.
Et, revenant àM. de Boursonne :
– Eh bien, monsieur le baron,continua-t-elle, c’est à nous de faire cesser les injustices…
Le bonhomme hocha la tête, etsouriant :
– Je ne suis pas en odeur de sainteté,fit-il, et ma recommandation n’a guère de valeur…
– Mais moi, interrompit la duchesse, moi,je puis beaucoup !…
Et tout de suite, avec une emphase italienne,elle se mit à vanter l’influence de son mari. Le duc de Maumussyétait tout puissant assurait-elle, et il suffisait d’un acte de savolonté pour mettre Raymond à sa place.
Cent fois, elle l’avait vu mettre soninfluence au service de gens incapables ; pour cette fois, –une fois n’est pas coutume, – il servirait un homme de talent.
Elle garantissait qu’il le ferait trèsvolontiers, et qu’au surplus elle se chargerait de le fairevouloir.
Le temps passait, cependant.
Après deux quadrilles et encore autant devalses, le pianiste incompris avait fermé le piano, et, d’un airprofondément humilié, était allé se rasseoir dans son coin.
Un à un, les hobereaux des environs venaientsaluer la duchesse de Maillefert et partaient.
Mme de Maumussy ne putplus ne pas apercevoir l’impatience polie de se retirer quemanifestait M. de Boursonne.
Tendant donc la main à Raymond :
– Nous reparlerons de tout cela, n’est-cepas, monsieur ? lui dit-elle. Il ne dépendra pas de moi quel’avenir ne vous dédommage du passé.
Sans trop savoir ce qu’il faisait, le jeunehomme pressa légèrement cette main qui lui était tendue. Il venaitde voir dans la glace Mlle Simone s’approcher de samère, lui parler un moment, et sortir, non sans avoir jeté àMme de Maumussy un dernier et singulierregard.
– Ainsi, pensait-il, je ne la reverraipas ce soir. Pourquoi quitte-t-elle le salon ? Lui suis-jedonc indifférent ? Me suis-je laissé sottement abuser par devaines apparences ?…
Il est vrai queMme de Maillefert et le jeune duc semblaientprendre à tâche de le distraire de ce doute affreux.
Jamais on ne les avait vus si affectueux pourpersonne.
La mère si hautaine, et le fils si impertinentd’ordinaire, s’empressaient autour de M. de Boursonne etde son jeune ami, et ne les laissèrent partir qu’après en avoirobtenu la promesse formelle de venir dîner le lendemain.
– Ah çà ! qu’est-ce que cettecharade qui se joue en votre honneur ? demandaM. de Boursonne à Raymond, dès qu’ils se trouvèrentseuls.
– Eh ! le sais-je plus que vous,monsieur ? répondit le jeune homme.
– C’est que, voyez-vous, mon cher,poursuivit le vieil ingénieur, vous auriez peut-être tort deprendre pour argent comptant les démonstrations de ces Maillefert.D’aussi illustres égoïstes ne se donnent pas tant de peine pourrien. Il me paraît clair qu’ils ont des vues sur vous.Lesquelles ? En avez-vous idée ?
Pas la moindre.
Le vieil ingénieur parut réfléchir.
Il était piqué de la réserve de Raymond. Etcomme en dépit des conseils de la sagesse, il est rare qu’on seconnaisse soi-même :
– J’ai pour principe absolu, reprit-il,de ne jamais me mêler des affaires des autres. Je ne prétends doncpas forcer vos confidences. Mais je croirais manquer à l’amitié queje vous porte, si je ne vous disais pas : Soyez prudent,prenez garde !…
Ces exhortations à la défiance étaientinutiles.
Si étranger que fût Raymond à la diplomatiedes salons, si inexpérimenté qu’il pût être des intriguesmisérables que voile parfois la politesse savante de la bonnecompagnie, il comprenait que ce qui se passait autour de luin’était pas naturel.
Un instinct supérieur à toutes les expérienceslui disait qu’il était sérieusement menacé, qu’une partie étaitengagée dont son bonheur et son honneur étaient peut-êtrel’enjeu.
Il était sûr d’un danger prochain.
Mais quel était ce danger ?…
À cette question, malheureusement, il netrouvait pas de réponse, de réponse qui le satisfît, du moins.
Était-ce la duchesse de Maumussy qu’il devaitsurtout redouter ?…
Si cette vanité dont l’homme le plus modesteporte en soi le germe lui disait que la jeune duchesse lui portaitun intérêt plus que fraternel, la voix de la raison lui disait quecet intérêt n’était peut-être qu’une comédie.
Et le but, Raymond pensait l’entrevoir.
La dernière lettre de Jean Cornevin luirevenait à l’esprit.
Que disait-elle, cette lettre ? QueLaurent Cornevin n’était probablement pas mort, ainsi qu’on l’avaitcru, et que, par conséquent, la preuve du crime de MM de Maumussyet de Combelaine n’était pas anéantie.
Ce que Jean avait découvert, les assassins nele savaient-ils pas ?…
Ne tremblaient-ils pas de se voir d’un momentà l’autre démasqués ?
Et cela admis, Raymond n’en arrivait-il pas àse demander si la duchesse de Maumussy, cette jeune femme si belleet si séduisante, ne lui avait pas été envoyée pour s’emparer deson esprit, pour l’éblouir d’espérances magnifiques, pour l’amener,lui, le fils de la victime, à contribuer à l’impunité desmeurtriers…
– En ce cas, pensait-il,Mme de Maillefert et M. Philippe seraientdu complot, et ainsi s’expliqueraient leurs avances.
Mais Mlle Simone n’en étaitpas, elle, bien évidemment, puisque, tout en obligeant Raymond àfaire danser Mme de Maumussy, elle l’avaitd’un coup d’œil, averti de se tenir sur ses gardes.
– Il faut que je lui parle, se disait-il,que j’aie le courage de lui demander de m’éclairer…
Malheureusement, le lendemain, lorsqu’il seprésenta au château, Mlle Simone n’était pas dansle petit salon où les hôtes ordinaires venaient attendre que lacloche sonnât le dîner.
Mme de Maillefert, dureste, semblait fort mécontente de cette absence de sa fille.
– Simone est insupportable, disait-elle,avec cette manie qu’elle a de courir les champs, ni plus ni moinsqu’un pauvre gentilhomme campagnard réduit à faire valoirlui-même…
Raymond, à ce moment, se trouvait assis prèsde la duchesse de Maumussy.
– Il est de fait, lui dit-elle queMlle de Maillefert a des habitudes étrangespour une fille de son nom, maîtresse d’une si grande fortune… Carvous devez savoir que c’est huit millions, au bas mot, que cetteblonde charmante apportera à l’homme adroit qui aura su luiplaire…
L’allusion était directe, et évidemmentpréméditée.
Et cependant, comme si elle eût craint que sonintention ne fût pas comprise :
– Une jeune fille si riche,ajouta-t-elle, doit renoncer à l’espoir d’être aimée pourelle-même !…
Vingt-quatre heures plus tôt, Raymond se fûtpeut-être révolté, mais il apprenait à se maîtriser. La cloche dumaître d’hôtel sonnait, il en profita pour ne pas répondre.
Le dîner fut triste. Des hôtes nombreux de laduchesse de Maillefert, cinq ou six seulement restaient. Les autress’étaient envolés vers Paris aux premières gelées. Et si laduchesse prolongeait son séjour, c’était, disait-elle, dansl’intérêt de sa mission, et aussi pour terminer quelques affairesd’intérêt.
Plus tristement encore la soirée s’écoula sansque Mlle Simone parût, encore bien que, sur leshuit heures, elle eût envoyé miss Lydia Dodge prévenir sa mère deson retour.
– Que peut-elle avoir contre moi ?se demandait Raymond, en rentrant au Soleil levant, elleme fuit… Ne dois-je plus la revoir ?…
Terreurs vaines ! Le lendemain même,lorsque suivi de M. de Boursonne il se présenta auchâteau, il ne trouva au salon que Mlle Simone.L’attendait-elle donc ?
Telle dut être l’idée du vieil ingénieur, caraprès quelques mots de politesse banale, il alla se planter devantune fenêtre, tout comme s’il n’eût pas fait nuit. Il est vrai queprécisément parce que la nuit était fort obscure, les carreaux setrouvaient faire l’office d’une glace où il distinguait fortnettement Raymond et Mlle Simone.
À grand’peine, et de ses deux mains appuyéessur sa poitrine, Raymond essayait de comprimer les battements deson cœur. Enfin elle se présentait, cette occasion de parler qu’ilavait appelée de tous ses vœux. Il se sentait la force d’enprofiter, car l’excès même de la passion lui rendait quelquesang-froid, de même que l’excessif danger donne aux plus poltronsune sorte de courage…
Mais il n’avait pas prononcé dix syllabes, queMlle Simone l’interrompit.
Elle aussi, la pauvre jeune fille, elle étaitaffreusement émue, et à sa pâleur et à la contraction de seslèvres, on pouvait voir quelle violence elle se faisait :
– Monsieur, commença-t-elle, c’est bienvous, n’est-ce pas, qui, le soir du bal donné par ma mère, êtesentré dans le salon de miss Lydia ?…
Un domestique m’avait ouvert la porte,mademoiselle…
– Je sais… En ce moment, ma mère et moinous nous trouvions dans la pièce voisine, nous avions unediscussion… fâcheuse, et nous croyant seules nous parlions assezhaut…
Raymond était devenu blême.
Son indiscrétion avait été involontaire.Assurément, sans M. de Boursonne, il se serait enfui ense bouchant les oreilles aux premiers mots arrivés jusqu’à lui.
Seulement, il ne pouvait pas dire cela, et, encette circonstance, mentir lui répugnait comme une indignité.
– Vous parliez haut, c’est vrai,mademoiselle, balbutia-t-il.
– De sorte que vous avez entendu tout ceque nous disions ?
Il baissa la tête.
– Vous avez entendu ? insista lajeune fille.
– Oui.
Jamais rien n’avait coûté à Raymond autant quecet aveu. Qu’allait-il en advenir ?Mlle Simone n’allait-elle pas l’accabler demépris ?
Non. Elle le regarda sans colère, mais avecune fermeté incroyable chez une jeune fille si timide :
– Et qu’avez-vous conclu de ce que vousavez entendu ? interrogea-t-elle.
– Que votre dévouement est sublime,mademoiselle.
Elle frappa du pied.
– Ce n’est pas répondre,prononça-t-elle.
Raymond demeura d’abord interdit, puis, tout àcoup, une inspiration l’éclairant :
– Ah !… je comprends, fit-il. C’estmon avis sur la situation que vous avez acceptée, mademoiselle, quevous voulez ?
Elle se penchait vers lui avec une anxiétévisible, comme si des paroles qui allaient tomber de ses lèvres eûtdépendu toute sa destinée.
Lui eut ce pressentiment que sa réponse allaitdécider de son avenir, et lentement et mesurant chacune de sesexpressions :
– Non seulement je m’explique votreconduite, mademoiselle, dit-il, non seulement, je l’admire, mais jel’approuve comme la seule digne d’une Maillefert…
– Ah !…
– Je vous la conseillerais, si j’avais lebonheur de posséder votre confiance. Vous pensez que vous n’êtesque la dépositaire et en quelque sorte l’économe de l’immensefortune que vous possédez. Vous avez raison. Avant tout, cettefortune appartient à la maison de Maillefert, c’est à soutenirl’éclat et l’honneur de ce grand nom qu’elle doit être employéetout entière.
La joie la plus vive se peignait sur lestraits si purs de Mlle Simone, en dépit de sesefforts pour demeurer impénétrable. Il y avait des remerciementsplein ses yeux.
– Vous dites tout entière ?répéta-t-elle.
– Oui, mademoiselle, jusqu’au dernierlouis.
– C’est bien votre pensée que vous medites ?
– Ma pensée intime, oui, et la pluschère, sur laquelle reposent toutes mes espérances…
Elle l’arrêta d’un geste.
– Me tromper, dit-elle, serait odieux etlâche !…
– Oh !…
– Indigne de l’homme de cœur qui,entendant outrager une pauvre jeune fille qu’il ne connaissait pas,a risqué sa vie pour la défendre…
– Mademoiselle…
Elle se leva.
– Je vous crois, fit-elle résolument.
Et donnant à Raymond sa main, qu’il garda dansles siennes :
– Croyez-moi de même,ajouta-t-elle ; seulement…
Elle n’acheva pas… Tout le sang généreux deson cœur, comme un torrent de pourpre, affluait à son visage.
La duchesse de Maumussy entrait.
Avait-elle écouté et avait-elle entendu ?Choisissait-elle pour paraître l’instant où son instinct avait dûlui dire qu’il allait être question d’elle ? Le fait estqu’elle était certainement émue : elle était pâle et ses mainstremblaient.
– Où donc est votre mère, ma chèreSimone ? demanda-t-elle.
La jeune fille hésita. Elle se défiait dutremblement de sa voix, et son embarras était grand, lorsqueM. de Boursonne vint à son secours…
S’inclinant avec son meilleur sourire devantMme de Maumussy :
– Mme de Maillefert,répondit-il, et M. le duc sont, nous a-t-on dit, en grandeconférence avec un sous-préfet des environs.
C’était vrai, seulement Raymond l’avaitoublié. La jeune femme eut un éclat de rire trop bruyant pour êtresincère, et se laissant tomber sur un fauteuil :
– Mon Dieu !… s’écria-t-elle, quec’est donc amusant de voir cette chère duchesse et cet excellentM. Philippe s’occuper de politique !…
Et tout de suite, avec cette volubilitéfiévreuse des gens qui redoutent les trahisons du silence, elle semit à parler des événements dont Paris était le théâtre.
Elle en pouvait parler pertinemment,disait-elle, ayant reçu le matin même une lettre de son mari.
« Le duc de Maumussy ne lui dissimulaitpas qu’il était mécontent, sinon inquiet, de la tournure deschoses. Selon lui, le gouvernement impérial s’engageait dans unevoie sans issue. L’empereur fermait l’oreille aux conseils de sesanciens amis, pour écouter des charlatans politiques sans portée.L’influence de l’impératrice amenait au pouvoir des hommes d’unemaladresse si incroyable qu’elle avait un faux air de trahison.
– Je m’étais trompé, pensait Raymond,cette femme n’a pas été envoyée par mes ennemis… Si elle savait quije suis et quel est mon passé, elle ne parlerait pas ainsi devantmoi…
Quoi qu’il en fût, ce ne devait pas, ce nepouvait pas être un intérêt médiocre, qui arrachait ainsi laduchesse de Maumussy à ses habitudes de silencieuse torpeur.
Car c’en était fait de sa nonchalancehautaine. Tout son être vibrait.
Le buste rejeté en arrière, la joue ardente,les narines gonflées, le sein haletant, elle parlait, d’une voixbrève et saccadée qui ne souffrait ni réplique nicontradiction.
Et il fallait entendre les commentaires dontelle accompagnait la lettre de son mari et de quels sarcasmes ellecinglait ce mari et ses amis, et les hommes au pouvoir, et lesministres, et la cour, et l’impératrice et l’empereur !
– Tudieu ! quelle commère !pensait M. de Boursonne.
Il lui paraissait évident que la jeune femmecherchait surtout à dissimuler le motif réel de son irritation, etqu’ainsi, comme on dit vulgairement, elle passait sa colère.
Et la preuve, c’est queMme de Maillefert et son fils étant rentrés,elle se mit tout de suite et sans à-propos à les accabler derailleries positivement blessantes au sujet de cette longueconférence électorale qu’ils venaient d’avoir avec un sous-préfetdes environs.
Mais aussi, à l’attitude de la mère et dufils, Raymond et M. de Boursonne eussent pu mesurer lecrédit de la duchesse de Maumussy.
Mme de Maillefert ditseulement, et Dieu sait de quel accent :
– Vous avez certainement vos nerfs, cesoir, ma chère Clélie.
Clélie était le prénom deMme de Maumussy.
– Jamais, au contraire, répondit-elle, jene me suis sentie si bien portante ni de meilleure humeur.
En sortant du château, après cette soiréedécisive, M. de Boursonne sifflotait un air fantastique,ce qui était chez lui l’indice des plus sombres préoccupations.
C’est qu’après s’être juré de ne pluss’occuper des affaires de Raymond, voyant la tournure que prenaientces affaires, il se faisait un cas de conscience de l’abandonneraux inspirations de son inexpérience.
– Eh bien !… lui demanda-t-il, où enêtes-vous ?
Raymond planait alors dans le bleu dutroisième ciel, et trouver un confident, c’était un bonheurencore.
– Cette soirée, répondit-il, sera la plusheureuse de ma vie…
– Diable !…
– J’aime éperdumentMlle de Maillefert, et de ce soir je crois,oui, je crois fermement que je ne lui suis pas indifférent…
– Peste !…
– N’avez-vous pas entendu ce qu’elle m’adit ?
– Si, parfaitement.
– Eh bien ?
– Eh bien ! mon cher camarade, àmoins que le français ne soit plus le français, et que je ne soisplus qu’une vieille bête, elle vous a clairement demandé si vousconsentiriez à l’épouser sans dot.
Le visage de Raymond rayonna.
– Oui, c’est bien là ce que j’ai compris,s’écria-t-il.
Imperceptiblement, le vieil ingénieur haussales épaules.
– Et qu’en concluez-vous ?interrogea-t-il.
La question parut stupéfier Raymond.
– Ce que j’en conclus ?…répéta-t-il. Ceci : la dot de Mlle Simoneétait le seul obstacle que j’aperçusse entreMlle Simone et moi… La dot étant supprimée,l’obstacle n’existe plus…
– De sorte que vous croyez que maintenanttout va aller de soi…
De même que toutes les natures nerveuses etenthousiastes, Raymond pouvait, en un moment, passer del’exaltation la plus grande au plus extrême abattement.
La voix de M. de Boursonne le ramenabrusquement du ciel au milieu des ornières de la réalité.
– Mlle Simone m’a dit decroire en elle, prononça-t-il d’un air sombre, et j’y croisaveuglément.
Mais c’est bien inutilement que Raymond etM. de Boursonne s’épuisaient à évaluer les probabilitésde l’avenir. Les événements devaient, comme à plaisir, dérouterleurs conjectures.
Après cette orageuse soirée, troublée par lesemportements étranges de Mme de Maumussy,après les scènes dont il s’était trouvé l’involontaire et trèsembarrassé témoin, Raymond n’était pas sans inquiétude sur laréception qui l’attendait à Maillefert.
Inquiétudes inutiles ! Jamais encore iln’avait été accueilli comme il le fut le lendemain.
Puis, en moins de quatre jours, sa situations’embellit de telle sorte qu’on eût pu croire que très assurémentla famille de Maillefert allait devenir la sienne. Un prétendantdéclaré et officiellement admis à faire sa cour n’eût pas osésouhaiter de plus délicats encouragements, de plus charmantesattentions.
Devenue soudainement tout miel,Mme de Maillefert ne lui épargnait aucun deces patelinages que prodiguent les mères adroites à l’hommequ’elles convoitent pour leur fille.
Elle ne l’appelait plus monsieur Delorge, maisbien mon cher monsieur Raymond, ou bien Raymond tout court.
– Que ne l’appelle-t-elle :« Mon gendre », pendant qu’elle y est ! pensaitM. de Boursonne.
En ce cas, M. Philippe eût eu aussi tôtfait de dire : « Mon cher beau-frère. »
Car ses façons étaient plus familières encoreque celles de sa mère, et avaient ceci de singulièrementsignificatif, qu’elles se manifestaient en dehors.
Ses amis étant retournés à Paris, il se pritpour Raymond d’une si belle passion qu’il ne le quittait presqueplus.
Tous les jours, après le déjeuner, sidétestable que fût le temps, il allait le rejoindre à l’endroit oùil poursuivait ses études, et il passait des heures à le regarderopérer, avec toutes les apparences de l’intérêt le plus vif.
Puis, M. de Boursonne aidant, il ledébauchait. Il venait le prendre au saut du lit, tantôt pour unepartie de chasse avec les jeunes gens des environs, tantôt pour unepromenade à Saumur ou à Angers.
Il se montrait avec lui, bras dessus brasdessous, aux Rosiers. Il arrivait à l’improviste partager son dînerau Soleil levant, déclarant, parole d’honneur ! quemaître Béru était un bien autre artiste que le cuisinier deMaillefert. À plusieurs reprises, il le traîna au Café ducommerce pour faire une partie de billard.
Le parti pris de la mère et du fils était tropvisible pour que M. de Boursonne ne le constatât pas.
Et la preuve qu’il existait, c’est que jamaisMme de Maillefert n’était avec Raymond aussifamilière que les soirs où elle avait des étrangers dans lesalon.
Alors, avec la plus adroite maladresse, ellesaisissait les occasions bonnes ou mauvaises, de laisser éclater laplus excessive intimité.
Elle disait, par exemple à Raymond :
– Vous qui êtes presque de lafamille…
Lui n’avait pas tardé à reconnaître queM. Philippe et sa mère s’entendaient pour lui ménager desoccasions d’entretenir Mlle Simone. À tout instant,sous un prétexte ou sous un autre, on les laissait ensemble.
Le temps était-il assez beau pour permettreune promenade au jardin ?
– Offrez donc votre bras à Simone, moncher Raymond, disait invariablementMme de Maillefert.
Elle-même prenait le bras deM. de Boursonne, M. Philippe présentait le sien à laduchesse de Maumussy, on sortait.
Et régulièrement, par le plus grand deshasards, Raymond finissait par se trouver seul avecMlle Simone.
La peur finissait par prendre le pauvregarçon. Car de se fier à ces magnifiques apparences, des’abandonner aux douceurs d’une situation si étrangement inespérée,il n’avait garde.
– Grand Dieu ! disait-il àM. de Boursonne, qu’est-ce que cela signifie ?…
– Hum ! rien de bon ! répondaitle vieil ingénieur.
– C’est trop beau.
– Beaucoup trop pour durer.
– Quel peut être le but deMme de Maillefert ? Qu’espère-t-elle decette comédie ?
Le bonhomme branlait la tête d’un airéquivoque.
– Ce qu’ils espèrent, répondait-il,hum !… peut-être bien que moi… mais non, je ne suis pas assezsûr encore… Ce serait trop odieux.
Et il refusait obstinément de s’expliquer,disant que, s’il ne se trompait pas, les faits ne tarderaient guèreà faire éclater la vérité.
Le plus extraordinaire, c’est qu’à mesure queMme de Maillefert devenait plus ardente etplus expansive, Mlle Simone montrait plus deréserve et de froideur.
Autant sa mère s’ingéniait à lui ménager avecRaymond des heures de tête-à-tête, autant elle mettait à les éviterune ingénieuse obstination.
Nul moyen de lui parler. Toujours maintenantelle traînait après ses jupes miss Lydia Dodge, sa gouvernanteanglaise, laquelle, préalablement stylée, se jetait à la traversede tous les entretiens.
– Elle me hait, pensait Raymond, en proieà un sombre désespoir. Que lui ai-je fait ? En quoi ai-je bienpu lui déplaire ?…
Et il s’effrayait de la voir de plus en pluspâle et toujours plus froide et plus triste.
Elle se donnait pourtant beaucoup demouvement. Elle passait des journées entières dehors, à parcourirses propriétés, suivie d’une espèce d’homme d’affaires, qui logeaitau Soleil levant, et qui, de l’avis de maître Béru, devaitêtre « un marchand de biens ».
– Pauvre fille !… disaitM. de Boursonne, ils finiront par la tuer.
Il est sûr que souvent Raymond voyait àMlle Simone les yeux rouges comme si elle eûtbeaucoup pleuré, et que souvent il fut sur le point d’enfreindre ladéfense qu’elle lui avait faite de l’interroger.
Jusqu’à ce qu’enfin, la surprenant un jour enlarmes, n’y tenant plus, et oubliant la présence de miss LydiaDodge :
– Ayez pitié de moi, lui dit-il,bannissez-moi de votre présence ou daignez me permettre de partagervotre chagrin…
Elle continuait de pleurer doucement, et saphysionomie avait une si navrante expression de tristesse, queRaymond sentait son cœur se briser.
– Qu’avez-vous, au nom du ciel ?insista-t-il.
– Je souffre… murmura la pauvreenfant.
– On vous tourmente ?…
– Oh !… indignement !
Raymond frémit de colère.
– Et vous croyez que je tolèreraicela !… s’écria-t-il, avec une si terrible expression demenace, que miss Dodge en fit un saut en arrière : vous croyezque, moi vivant, on osera…
D’un geste doux et triste, ellel’interrompit.
– Voulez-vous donc achever de medésespérer ? murmura-t-elle. Voulez-vous donc nousperdre ?…
Nous ! elle avait dit nous !…Raymond l’avait bien entendu.
– Ne puis-je donc rien !demanda-t-il, de l’accent du dévouement prêt à tout.
– Rien…
Le malheureux se tordait les mains.
– Ah ! cette angoisse me tue !…dit-il. C’est trop souffrir.
Elle le regarda fixement, et d’une voixdouce :
– Pensez-vous donc, fit-elle, que je nesouffre pas, moi ?
Mais les instances passionnées de Raymondn’arrachèrent pas un mot d’explication àMlle Simone. À ses ardentessupplications :
– Je ne puis parler, répondait-elle, jene le puis, je n’en ai pas le droit !…
Entre eux, miss Lydia Dodge, la méthodiquegouvernante anglaise, semblait tomber des nues. Elle ne pouvaitrevenir de voir entre eux cette soudaine entente. La veille encoreils en étaient à hésiter, à rougir et à balbutier avant des’adresser un mot de politesse banale ; et voici que tout àcoup ils s’abandonnaient, tant il en est de la douleur comme unpéril commun dont la brutale étreinte efface les conventionssociales, supprime les timidités et arrache à la vérité tous sesvoiles.
– Ah ! vous êtes impitoyable,mademoiselle, prononça enfin Raymond. Me bannir de votre présenceme serait moins cruel…
D’un geste brusque,Mlle Simone l’arrêta.
– Voulez-vous donc, fit-elle, m’ôter toutmon courage, au moment même où j’en ai le plus besoin !…
Et comme si elle se fût défiée d’elle-même,comme si elle eût craint de se trahir, ou d’en avoir trop dit déjà,elle prit le bras de miss Lydia Dodge et s’éloigna, laissantRaymond éperdu d’angoisses et écrasé sous le sentiment de sonimpuissance.
Avec l’intensité de la réalité même, sonimplacable imagination lui représentait la situation deMlle Simone, cette situation dont le mystèreaugmentait l’horreur, et il la voyait se débattant sous le filet dequelque abominable intrigue, sans amis, sans conseils, sanssoutien…
Il ne fallut rien moins que le bruit d’unechaise bruyamment remuée, pour le rappeler au souvenir de laréalité. Mme de Maumussy venait d’entrer…
Il tressaillit de tout son être, quand il lavit l’observant de son regard tranquille, où il lui semblait lireles plus insultantes ironies.
C’était, depuis la soirée où elle s’étaitabandonnée à de si inexplicables emportements, la première fois queRaymond se trouvait seul avec elle.
– Qu’avez-vous, monsieur Delorge ?demanda-t-elle doucement.
Saisi d’une sorte de vertige qui lui enlevaitjusqu’à la faculté de réfléchir, il marcha sur elle, et d’une voixsourde :
– J’ai, répondit-il, que j’aimeMlle Simone de Maillefert, madame la duchesse, plusque la vie, plus que l’honneur, plus que tout le monde, que la voirmalheureuse est au-dessus de mes forces, et que je saurai bienfaire payer ses larmes aux misérables qui les lui fontrépandre.
Il la regardait fixement, en parlant ainsi,obstinément, comme s’il eût espéré plonger jusqu’au fond de saconscience.
Elle ne baissait ni ne détournait lesyeux.
– C’est pour moi que vous ditescela ? interrogea-t-elle.
– Oui…
La jeune duchesse eut une seconded’hésitation.
Puis, tout à coup, elle se leva vivement,courut fermer la porte du salon, et revenant prendre sa place enface de Raymond :
– Vous reste-t-il, commença-t-elle, assezde raison pour m’entendre, monsieur Delorge ?
– Oh ! je suis parfaitement calme,madame…
– Eh bien ! voici le conseil quevous donnerait une amie : Quittez Maillefert, non pas dans uneheure, mais à l’instant, partez…
Raymond riait d’un rire nerveux.
– Je vous gêne donc beaucoup, madame laduchesse ? dit-il.
Elle le toisa d’un coup d’œil superbe, etdurement :
– Moi !… s’écria-t-elle,moi !…
Puis haussant les épaules :
– Laissez-moi continuer, reprit-elle plusdoucement. Vous vous croyez aimé deMlle de Maillefert, et il se peut qu’ellecroie vous aimer. Vous vous abusez l’un et l’autre. L’amour vrai neréfléchit ni ne raisonne, et je vois à Simone l’âme calculatriced’un procureur. Si elle vous aimait, elle dirait un mot, un seul,et… peut-être serait-elle votre femme. Elle ne le dira pas…
Raymond ricanait toujours.
– Je cherche, madame la duchesse, fit-il,l’intérêt qui vous fait parler ainsi…
Elle tressaillit, un éclair de colère traversases yeux noirs, mais elle se contint, et baissant lavoix :
– Si vous vous trouviez, reprit-elle,dans une maison qui s’écroule et qu’un passant vous criât :« Sauve-toi ! » iriez-vous lui demander quel intérêtil avait à vous empêcher d’être enseveli sous les décombres ?Eh bien ! moi, je suis ce passant. Trop haut est votre cœur ettrop noble votre mépris de l’argent, pour certaines intrigues. Vousne savez pas, sans doute, jusqu’où peuvent descendre les vilesconvoitises du luxe, du bien-être et du plaisir. Ne l’apprenez pasà vos dépens. Votre place n’est pas ici. Mieux on vous y accueilleet plus vous devez craindre. Ce n’est pas la vie que vouslaisseriez…
Ce qu’il y avait de commisération réelle dansl’accent de Mme de Maumussy, Raymond ne lesentit pas.
Il crut à une insulte, et transporté de colèrejusqu’à saisir le bras de la jeune femme :
– Que voulez-vous dire ?s’écria-t-il, parlez… Vous en avez trop dit maintenant…
Mais elle se dégagea, et toisant Raymond d’uncoup d’œil superbe :
– Je pense que vous êtes fou, monsieurDelorge, dit-elle…
Et s’asseyant au piano, elle se mit à joueravec une sorte de furie le morceau ouvert sur le pupitre…
Sous tant de secousses successives, Raymondsentait vaciller son intelligence. Plus les paroles de la duchesseétaient obscures et mystérieuses, plus en essayant de lesinterpréter il se sentait assailli de sinistres appréhensions.
Se jouait-elle de lui ? Obéissait-elle àcet instinct irraisonné qui fait prendre en pitié toute créaturequi souffre ? Remplissait-elle simplement un rôle ?…
Mais à quoi bon se mettre l’esprit à latorture ? Ne valait-il pas mieux pour Raymond essayer defléchir cette jeune femme qui était là, qui savait la vérité, elle,qui d’un mot pouvait l’éclairer, le sauver et sauver avec luiMme de Maillefert !…
– Madame, commença-t-il, madame laduchesse.
Elle ne parut pas l’entendre… Ses doigtscouraient sur le clavier avec une merveilleuse agilité… Peut-être,réellement, ne l’entendit-elle pas.
Alors il s’approcha doucement, et de la maineffleura l’épaule de la jeune femme.
Sans cesser de jouer, elle se détournavivement.
– Que me voulez-vous, monsieur ?demanda-t-elle.
– Madame, s’il vous reste une ombre depitié…
– Quoi ?
– Daignez vous expliquer plusclairement…
Elle le regardait d’un air mécontent.
– Je vous ai dit tout ce que j’avais àdire, interrompit-elle, insister est inutile.
Et comme elle voyait Raymond prêt à tomber àses genoux :
– Ah !… Je vous cède la place,monsieur, dit-elle.
Sur quoi, s’étant levée, elle sortit enfredonnant l’air d’opéra qu’elle venait de jouer…
Déjà Raymond s’était redressé et, d’un œilenflammé, il regardait autour de lui, comme s’il eût cherché à quis’en prendre de tant de misères.
Heureusement, une lueur suprême de raisonl’éclaira :
– Je ne m’appartiens plus, pensa-t-il, sije reste, si je me trouve en face de M. Philippe, je me perds,et je perds à tout jamais Simone…
Et il se précipita dehors…
Dans le vestibule,Mme de Maillefert, avec toutes sortes decérémonies, reconduisait une vieille dame qui était venue lui fairevisite.
Apercevant Raymond :
– Comment ! vous nous quittez, moncher Delorge, lui cria-t-elle gaiement.
Il ne répondit pas. D’un seul bond il franchitles dix marches du perron et se lança dans l’avenue.
Il lui semblait que l’existence, comme uneplanche pourrie jetée sur un abîme, craquait et manquait sous lui,et qu’il roulait jusqu’aux plus sombres profondeurs.
Et pour comble, une voix obstinée et irritantecomme le remords s’élevait en lui, qui lui répétait que, siterrible que fût le châtiment, il l’avait mérité, lui le fils dugénéral Delorge, en se mêlant à ce monde qui était celui desassassins de son père.
Des heures s’écoulèrent en alternatives dedésespoir et de rage, et il flottait entre mille résolutionscontradictoires, quand la porte de sa chambre s’ouvrantM. de Boursonne parut.
– J’arrive de Maillefert, lui dit levieil ingénieur, j’y ai trouvé tout le monde surpris de votredisparition. Je ne suis pas curieux…
Raymond s’était levé.
– Vous allez tout savoir, monsieur,dit-il.
Et fort exactement quoique d’une voix encorealtérée, il raconta son entretien avec Mlle Simoneet avec la duchesse de Maillefert…
Encore bien que donnant les signes les plusmanifestes d’impatience, M. de Boursonne l’écouta sansmot dire ; mais dès qu’il eut achevé :
– La peste étouffe, s’écria-t-il, lesamoureux romanesques et nerveux ! Quand on est bâti commecela, sacrebleu ! on devrait bien rester chez soi !
– Vous en parlez à votre aise, monsieur,et si vous aviez été à ma place…
– D’abord je ne m’y serais pas mis, àvotre place, mon cher. Ensuite, ayant eu cette chance inespérée desurprendre Mme de Maumussy dans un de ses bonsmoments, je me serais bien gardé de la blesser par mes violencesridicules…
– Cette femme est mon ennemie, monsieur,vous-même me l’avez dit…
– Et je le crois… Seulement la duchesseest Italienne, c’est-à-dire la femme de la sensation présente, quiau lieu d’analyser ses émotions s’y abandonne tout entière, quiveut une chose avec la tête et fait le contraire avec le cœur…
– Enfin que résoudre ?… interrompitRaymond.
Ah ! le vieil ingénieur n’hésita pas.
– Plantez là Mlle Simone,dit-il.
– Jamais !…
Le bonhomme haussa les épaules.
– Alors, sacrebleu ! fit-il, quevoulez-vous que je vous dise ! Attendez… le succès est auxtemporisateurs. Retournez au château comme si de rien n’était…
Ainsi fit Raymond, et lorsqu’il arriva àMaillefert le lendemain, rien ne lui parut changé.Mlle Simone n’était ni plus ni moins triste,M. Philippe était toujours aussi amusant,Mme de Maumussy avait repris son attitude desphinx…
Il en était à se demander s’il ne s’était pasépouvanté de chimères, lorsqu’un soir, comme il arrivait auchâteau :
– Est-ce que vous n’avez pas rencontréM. Philippe ? lui ditMme de Maillefert.
– Non, madame…
– C’est qu’il est au chemin de fer,au-devant de nos amis, qui arrivent par l’express de neufheures…
– Vous attendez des amis ?…
Mme de Maillefertsourit :
– Nous attendons, répondit-elle, le maride ma chère Clélie, le duc de Maumussy, et avec luiM. Verdale, le fameux architecte, et le comte deCombelaine…
En d’autres temps, Raymond eût été écrasé dece coup si terriblement inattendu.
Mais il en est de l’âme humaine comme del’acier, qui plongé rouge dans un torrent glacé acquiert desqualités supérieures de résistance et d’élasticité ; l’âme, aucontact du malheur, se trempe d’une énergie plus forte ets’endurcit à la souffrance.
Raymond pâlit et ses yeux se voilèrent, maisil ne chancela pas, et si rudement que l’émotion lui serrât lagorge, il eut encore la force de dire :
– Ah !… vous attendezM. de Maumussy et M. de Combelaine !…
Mme de Maillefert sepencha vers la pendule.
– Quelle heure est-il ? fit-elle.Huit heures et demie. Dans trois quarts d’heure ils peuvent êtreici.
Et immédiatement elle entama le panégyrique duduc de Maumussy, dont elle ne pouvait assez louer, disait-elle, lecaractère chevaleresque, l’esprit délicat et fin et le merveilleuxsens politique.
Elle n’admirait pas moinsM. de Combelaine, ce dévoué serviteur de l’Empire, cethéroïque soldat toujours prêt à verser son sang, dont la fidélitédésintéressée lui rappelait, assurait-elle, ces loyaux chevaliersqui, à leur mort, demandaient à être enterrés aux pieds du suzerainqu’ils avaient servi…
Assez maître de soi pour éviter le scandaled’une brusque retraite, Raymond était allé s’asseoir non loin de lacauseuse où chaque soir Mlle Simone venaits’établir devant sa petite table à ouvrage.
Et la duchesse de Maillefert poursuivait.
Avec une non moindre chaleur, elle célébraitles mérites de M. Verdale, cet architecte fameux, ce fils deses œuvres arrivé à force de talent et de travail à une grandesituation et à une fortune immense. Et elle se déclarait raviequ’un homme de ce mérite eût bien voulu accompagnerM. de Combelaine, son ami. Justement elle méditait degrandes réparations à Maillefert. M. Verdale lui donnerait desidées.
À ce mot de réparations,Mlle Simone avait redressé la tête si vivement, quesa mère en parut choquée.
– Oh ! vous avez bien entendu,fit-elle d’un ton sec. Cette vieille baraque est inhabitable, etj’ai des raisons de croire que l’année 1870 ne s’écoulera pas sansque Sa Majesté l’Impératrice fasse à notre maison l’honneur des’arrêter un jour ou deux à Maillefert.
Mais Raymond n’écoutait pas.
Les yeux fixés sur la pendule, il calculaitcombien de minutes encore il avait à rester à Maillefert…
Il avait pu subir la duchesse deMaumussy ; mais le duc, mais M. de Combelaine,l’honneur lui défendait de se trouver sous le même toit qu’eux.
– Savez-vous, demandaitMme de Maillefert àMme de Maumussy, combien de jours cesmessieurs comptent nous donner ?…
– Non… Mon mari ne me l’a pas dit.
Raymond n’avait plus que dix minutes àrester…
Et il s’attendrissait en contemplant pour ladernière fois ce petit salon, où, au milieu d’affreux déchirements,il avait eu des heures enchantées par l’espérance.
Il examinait Mlle Simone, qui,inclinée sous une lampe travaillait, non à un délicat et inutileouvrage de femme, mais à une layette qu’elle avait promise à unepauvre fille séduite, que tout le monde dans le paysrepoussait.
Mais neuf heures sonnaient ; Raymond seleva.
– Quoi ! s’écriaMme de Maillefert, vous n’attendez pas nosamis !…
– Je ne puis…
– Parce que ?…
– M. de Boursonne m’attend,madame.
Elle haussa les épaules.
– Allez donc, fit-elle, mais en tout cas,à demain.
Il ne répondit pas. Il s’inclina devant laduchesse de Maumussy, il effleura de ses doigts tremblants la mainque lui tendait Mlle Simone, et lentement ilsortit.
La nuit était sombre et glaciale, de grosnuages couraient au ciel, un vent furieux secouait les branchesdépouillées des arbres…
Que lui importait ! Il n’avait plusbesoin de se contraindre, maintenant…
Son désespoir et sa fureur s’exhalaient enimprécations et en menaces qu’emportait la tempête, de même que lesévénements avaient emporté ses espérances et ses projets.
Parvenu au pont suspendu, cependant, ils’arrêta court. Une voiture venait, au grand trot, – malgré lesdéfenses formelles – et dans cette voiture, à la lueur deslanternes, on distinguait quatre hommes : M. Philippe etles amis attendus à Maillefert.
Il était près de minuit lorsque Raymond arrivaau Soleil levant. L’auberge était déserte. Seul dans lacuisine, maître Béru mettait au net les comptes de la journée.
En apercevant son hôte :
– Montez vite, monsieur, lui dit-il, chezM. de Boursonne, il vous attend avec uneimpatience !…
C’était vrai ; Raymond trouva le vieilingénieur en proie à la plus violente agitation, et arpentant àgrands pas sa chambre – une chambre immense, la plus belle del’auberge, qui avait une pendule sur sa cheminée de pierre peinte,et de chaque côtés des flambeaux argentés, dont tous les dimanchesmaîtresse Béru renouvelait les bobèches de papier déchiqueté.
Trop bouleversé pour remarquer le désordre deRaymond :
– Eh bien !… lui criaM. de Boursonne, nous y voici !… Au bord du fossé laculbute… il n’y a plus à reculer !…
– Qu’est-ce encore, mon Dieu !…
– Oh !… c’est grave, cette fois,continua le bonhomme, terriblement grave ! Et votre duchessede Maillefert mériterait… Mais asseyez-vous, nous avons àcauser…
Mais c’était un homme prudent. Il commença pars’assurer en ouvrant successivement toutes les portes que personnen’était aux écoutes ; après quoi, revenant se camper debout etles bras croisés devant son jeune camarade :
– Vous savez, commença-t-il, non sans unenuance de solennité, que j’ai horreur de me mêler des affaires desautres…
Hélas ! bien des fois, jadis, Raymondavait souri de cette étonnante prétention de son vieux chef ;mais en ce moment !…
– Pour vous, continuait le bonhomme, jevais manquer aux principes de toute mon existence. C’était écrit.Voici des mois que nous vivons de la même vie, côte à côte, sansjamais nous quitter, et sarpejeu ! on est de chair et d’os.Vous voyant bon, généreux, loyal, sincère jusqu’à la naïveté, petità petit, à mon insu, je me suis… hum… comment dirai-je ?habitué ? non, intéressé à vous, comme à… ma foi tant pis, jele dis puisque c’est vrai quoiqu’absurde… comme à mon proprefils.
Ces préliminaires dans la bouche de cet hommeexcellent, mais qui faisait profession d’égoïsme et de brutalité,devaient faire frémir. Ce qu’il avait à dire était donc bien rude,qu’il tergiversait ainsi.
– C’est comme mon père même que je vousécouterai, monsieur, murmura Raymond.
Le bonhomme fit deux ou trois tours encoredans la chambre, puis brusquement :
– C’est de votre honneur qu’ils’agit ! prononça-t-il.
– De mon honneur !…
– Oui. Et il n’y a plus à hésiter ni àtemporiser, il faut marcher droit au but. Il faut que demain, vousm’entendez bien, demain, vous vous rendiez à Maillefert, et quevous demandiez officiellement à Mme la duchesse deMaillefert la main de Mlle Simone, sa fille…
Une stupeur immense clouait Raymond sur sachaise.
– Moi, répétait-il, comme s’il eût eubesoin de s’affirmer une proposition inouïe, moi !…
– Il le faut, insistaM. de Boursonne, il le faut absolument. C’est l’uniquemoyen que je voie de ne point laisser quelque lambeau de votreintègre réputation au piège honteux tendu à votre confianteprobité.
D’un geste machinal comme pour en écarter levertige, Raymond passait et repassait sa main sur son front.
– Je vous entends, monsieur,balbutiait-il, mais… excusez-moi, je ne vous comprends pas…
M. de Boursonne, tristement, hochaitla tête.
– Et penser, continuait-il, que c’est moiqui vous ai encouragé à aimer Mlle Simone !…Ah ! vieil enfant en cheveux blancs !… Mais qui pouvaitprévoir !… Savez-vous ce qui se passe ? Il estaujourd’hui avéré dans le pays, aux Rosiers, à Saint-Mathurin, àSaumur, à Angers même, que Mlle Simone deMaillefert est la maîtresse de Raymond Delorge…
D’un bond Raymond fut debout :
– Voilà donc, s’écria-t-il d’un accentterrible, voilà le résultat des lâches calomnies de ce misérableBizet de Chenehutte…
Mais le vieil ingénieur lui coupa laparole.
– Votre Bizet n’est qu’un sot,déclara-t-il, dont les propos d’estaminet n’avaient aucune portée.Si Mlle Simone a été perdue de réputation, c’estpar la duchesse de Maillefert elle-même, par sa mère…
– Oh !… monsieur…
– Par sa mère, oui, je dis bien, qui adéclaré en propres termes, non pas à une personne, mais àplusieurs, qu’elle s’estimerait trop heureuse si elle parvenait àvous déterminer à épouser sa fille, parce que, après l’avoirséduite, vous vous seriez dégoûté d’elle, et que la pauvre fille setrouverait dans une situation à ne plus pouvoir dissimuler safaute.
Un cri terrible, un cri de douleur et de rage,jaillit de la poitrine de Raymond.
– C’est impossible, s’écria-t-il,impossible !… Une mère n’a pas pu dire, une mère n’a pas ditcela…
– Elle l’a dit, j’en suis sûr…
– Eh bien !… ce n’est pas demain quej’irai à Maillefert, ce sera cette nuit, à l’instant !…Ah ! elle a dit cela ? Ah ! elle s’est servie de monnom pour déshonorer la plus chaste et la plus noble descréatures !… Eh bien ! moi, je lui arracherai la langue,à cette misérable femme, et je la clouerai à la porte de sonchâteau !…
Cette explosion de désespoir,M. de Boursonne l’avait prévue, il l’attendait.
Saisissant donc le bras de son jeunecamarade :
– Avant de rien faire, dit-il, vousm’entendrez.
Mais déjà un revirement s’était fait dans lesidées de Raymond. Le doute lui venait.
– Si vous vous trompiez, cependant,monsieur ! fit-il. Si on avait surpris votre bonnefoi !
Autant le vieil ingénieur était brusqued’ordinaire, autant en ces circonstances si pénibles il faisaitpreuve d’indulgence et de bonté.
– Écoutez et soyez juge, dit-il àRaymond.
Et s’asseyant près de son jeune ami :
– Voici tantôt un mois, commença-t-il,que surpris des avances si extraordinaires deMme de Maillefert, nous avons soupçonnéquelque ténébreuse intrigue… Le but de cette intrigue vouséchappait absolument, à vous qui êtes jeune. Plus clairvoyant,grâce à ma triste expérience, j’entrevoyais vaguement quelque chosede si odieux que je me disais, que je vous disais :« Non, ce n’est pas possible… »
– C’est vrai, c’est vrai !…
– Eh bien ! mon pauvre ami, depuiscet instant, je puis vous l’avouer, il ne s’est pas écoulé un joursans que j’aie appliqué tout ce que j’ai de pénétration àdéchiffrer le mot de cette énigme. De là vient que tout à coup vousm’avez vu papillonner lourdement autour deMme de Maumussy, et déployer pour elle mesgrâces surannées. Je pensais qu’elle savait la vérité…
– Et elle ne la savait pas ?
– Elle l’ignorait, j’en mettrais la mainau feu, il y a trois jours. C’est lorsqu’elle l’a connue, quesoudainement elle a été tout autre avec vous. Peut-être, sans levouloir, a-t-elle été complice deMme de Maillefert. Et c’est alors querévoltée, indignée, elle vous a conseillé de fuir…
C’était une explication plausible, cela.
– Oui, en effet, approuva Raymond.
– Voyant que je ne tirais rien de lajeune duchesse, poursuivait M. de Boursonne, je me mis àchercher d’un autre côté… Mon titre de baron, puisqu’enfin baron ily a, et les vieilles relations de ma famille, m’ouvraient tous lescastels des environs. J’en profitais pour me faufiler près detoutes les connaissances de Mme de Maillefert,espérant que de l’ensemble de ces conversations, d’un mot à l’une,d’une phrase à l’autre, j’arriverais à déduire quelque chose depositif…
– Ah ! monsieur, murmura Raymond,comment jamais m’acquitter envers vous ?…
En vous laissant guider par moi, mon cher ami.Mais attendez. Je perdais mon temps et mes peines, quand ce soir –hier soir, plutôt, puisqu’il est plus de minuit, – me trouvant chezMme de Lachère, cette dame, vous savez, dontle mari veut être préfet : – « Il faut convenir, medit-elle, que votre jeune collègue, M. Delorge, se conduitd’une façon abominable. » Par bonheur, j’eus le pressentimentque j’étais sur la trace de la vérité, et au lieu dem’ébahir : – « Comment cela ? » demandai-jeavec un sourire équivoque. – « Allons, allons, reprit-elle, nefaites pas le discret avec moi, baron, je sais tout. » Jem’inclinai. – « En ce cas, madame, vous êtes plus avancée quemoi. » Elle se mit à rire. – « Mon cher baron, medit-elle, c’est la duchesse de Maillefert elle-même qui, dans ledélire de sa mortelle douleur, m’a confié l’horrible situation desa fille, et les efforts qu’elle fait pour ramener l’homme qui l’aséduite et qui maintenant refuse de l’épouser… »
– CetteMme de Lachère a menti ! s’écriaRaymond.
Le vieil ingénieur secoua la tête.
– Ce fut ma première impression, dit-il,et je ne la lui cachai pas. Alors, elle me déclara qu’elle n’étaitpas la seule à qui Mme de Maillefert eût faitcette incroyable confidence, et, pour me le prouver, elle appelaune de ses amies qui, elle aussi, savait tout, à ce qu’elle me dit,et de la même façon. À votre avis, ces deux affirmationsvalent-elles une certitude ?
Raymond ne répondit pas.
– Moi, je m’obstinais à douter encore,reprit M. de Boursonne ; alorsMme de Lachère invoqua le témoignage de sonmari, lequel me jura sur l’honneur tenir de la propre bouche deM. Philippe ce que sa femme avait appris de la bouche même deMme de Maillefert.
Cela, par exemple, c’était le comble.
– Quoi !… M. Philippeaussi ! bégaya Raymond. Son frère !…
Puis se dressant, comme s’il eût été mû par unressort :
– Mais pourquoi, s’écria-t-il, pourquoicette infamie, cette abominable calomnie ?…
– Eh ! pardieu ! parce queMme de Maillefert et son noble fils n’ont pourvivre que les revenus de Mlle Simone. Qu’elle semarie, les voilà sur la paille. Ils veulent qu’elle ne puisse passe marier…
– Oui, peut-être…
– Et voilà pourquoi, vous, demain,c’est-à-dire aujourd’hui, vous allez officiellement et ouvertementdemander la main de Mlle de Maillefert…
Raymond baissait la tête :
– C’est que dans ce moment, dit-il,déchiré par les plus horribles perplexités, je ne suis pasabsolument… libre…
Une immense stupeur se peignait sur le visagede M. de Boursonne.
– Vous hésitez !… fit-il.
Le pauvre garçon se tordait les mains.
– Ah ! si vous saviez, monsieur,s’écria-t-il, si vous saviez ?…
Et cette fois, emporté par la situation, et sesentant confusément hors d’état de délibérer et d’arrêter un parti,il confia à son vieil ami le secret de son passé.
C’était pour M. de Boursonne commeune révélation.
– Voilà donc, disait-il, les raisons devos indécisions étranges ! Et moi qui vousaccusais !…
Puis, après une minute de réflexion :
– Mais n’importe, dit-il, l’honneurcommande, obéissez. Il n’est pas de considération au monde quipuisse vous obliger à passer pour un infâme suborneur, qui vousoblige à laisser peser sur la pure et chaste jeune fille que vousaimez une abominable accusation.
Raymond était dans une de ces crises où lavolonté éperdue appartient au premier qui s’en empare :
– Qu’il soit fait selon vos conseils,monsieur, dit-il au vieil ingénieur ; je m’abandonne àvous…
Le jour commençait à poindre, blafard etmorne, lorsque Raymond, qui s’était jeté tout habillé sur son lit,se réveilla, après quelques heures de ce sommeil de plomb qui suitles grandes crises, et qui est comme une dernière faveur de lanature violentée.
Il se sentait le corps brisé, mais l’espritnet et clair jusqu’à s’en étonner.
C’est que les raisons ne lui manquaient pasd’être bouleversé encore, et agité des plus funèbrespressentiments.
La journée qui commençait était celle dumercredi 1er décembre 1869.
C’est-à-dire qu’il y avait dix-sept ans, datepour date, que le général Delorge était tombé, dans les jardins del’Élysée, sous les coups de lâches assassins.
Et lui, Raymond Delorge, lui qui sur lecercueil de son père avait prêté un solennel serment de haine et devengeance, il allait, en ce fatal anniversaire, se trouverpeut-être en présence des meurtriers, et subir l’ironie de leurinsolente impunité.
Mais l’impérieuse, l’inexorable nécessitéparlait.
Et à midi précis, il avait revêtu le costumetraditionnel de la démarche qu’il allait risquer, endossé l’habitnoir et ganté les gants paille.
– Je vous accompagnerai, lui avait ditM. de Boursonne, mais, entendons-nous bien : jeresterai à vous attendre dans le salon, et vous vous présenterezseul à la duchesse de Maillefert. Ma présence, très certainement,l’effaroucherait, et il faut qu’elle s’explique…
La pluie fine et glaciale qui tombaitobstinément depuis le matin, venait de cesser.
Le vieil ingénieur et Raymond partirent.
Et tout en cheminant aussi vite que le leurpermettait le mauvais état de la route :
– Comment va me recevoir la duchesse deMaillefert ? disait Raymond.
– Qui sait ! comme un sauveurpeut-être… Peut-être comme un laquais.
– Et les autres…
– Quels autres ? Maumussy,Combelaine, Verdale ? Eh bien ! après… Est-ce à vous devous inquiéter d’eux ? Est-ce à l’homme d’honneur à détournerles yeux pour ne pas rencontrer le louche regard des gredins ?Jamais leur impudence ne montera jusqu’à votre fierté. Haut lefront, sacredieu, ami Delorge, c’est à ces misérables à tremblerdevant vous. Haut la tête et le cœur, car nous voici arrivés…
Dans l’immense vestibule, les valets de piedétaient à leur poste, tristes valets dont la tenue trahissait leshabitudes des maîtres.
On devinait les gens dont les gages ne sontpas exactement payés, qui ont craint plus d’une fois qu’on ne leurfît banqueroute, et qui se soldent en insolences des intérêts del’argent qui leur est dû.
Ils me font moins l’effet de serviteurs que decréanciers, avait dit souvent le vieil ingénieur, et j’aimeraismieux faire mon lit moi-même que d’être servi par cesgaillards-là !…
Ces gaillards, d’ordinaire, dès queparaissaient Raymond ou son vieux chef, se levaient précipitamment,un sourire bassement obséquieux aux lèvres.
Ce jour-là, un seul daigna se soulever de labanquette où tous se vautraient.
– Mme de Maillefert ? demandaM. de Boursonne.
– Sortie, répondit le valet, du toninsolent de l’homme qui a des ordres.
– A-t-elle dit à quelle heure ellerentrerait ?
– Madame la duchesse ne rend pas decompte à ses gens.
Raymond et M. de Boursonneéchangèrent un coup d’œil. Ces façons n’avaient pas besoin decommentaires.
– Nous l’attendrons, alors, dit le vieilingénieur.
Le valet de pied ricanait en sedandinant :
– J’ai eu l’honneur de dire à cesmessieurs, insista-t-il, que madame la duchesse est sortie, etqu’on ne sait quand elle rentrera… si toutefois elle rentre.
M. de Boursonne était devenu fortrouge.
Ayant demandé à Raymond une de ses cartes devisite :
– Vous allez, dit-il au domestique,porter à l’instant cette carte àMme de Maillefert. Si véritablement elle estsortie, vous la lui remettrez quand elle rentrera. Il faut queM. Delorge lui parle aujourd’hui même. Et, en attendant,conduisez-nous immédiatement au salon…
Son accent était si impérieux, que le valet,troublé, obéit, tout en grommelant :
– Ah ! tant pis ! Elle dira cequ’elle voudra.
Lorsqu’ils furent seuls dans lesalon :
– Voilà qui commence bien ! fitRaymond.
Oui, approuva le vieil ingénieur, c’est unedisgrâce de cour…
Il se tut, la porte du salon s’ouvrit, et levalet de pied reparut :
– Madame la duchesse attend cesmessieurs, prononça-t-il.
– Allez, dit à RaymondM. de Boursonne, je reste ici à vous attendre.
C’est dans une sorte de boudoir, ouvrant à lafois sur son cabinet de toilette et sur sa chambre à coucher, quela duchesse de Maillefert avait ordonné qu’on lui amenâtRaymond.
Elle venait précisément de se mettre à satoilette de l’après-midi, lorsqu’on lui avait montré la carte devisite remise au valet de pied par M. de Boursonne.
Furieuse, elle avait renvoyé sa femme dechambre, ne prenant que le temps de relever ses cheveux – les siensseulement, – de passer un ample peignoir de mousseline, garni dedentelles, magnifique jadis, maintenant fané et fripé.
Rien de moins séduisant, de moins gracieux etde moins noble que cette grande dame ainsi arrachée brusquement àl’œuvre capitale de son existence.
Dépouillée des artifices savants de lacoquetterie la plus raffinée, elle apparaissait telle qu’elle étaitréellement, telle que l’avaient faite les années d’abord, puisl’abus du fard, des cosmétiques et des eaux de beauté, et plusencore les fêtes continuelles, les nuits passées, les âcres soucisd’argent, les poignantes émotions du jeu, enfin toutes lesagitations d’une vie à outrance.
C’est assise dans un vaste fauteuil, près dufeu, les jambes allongées sur un coussin de velours, qu’elle reçutRaymond.
Dès qu’il entra, après l’avoir toisé de latête aux pieds :
– Vous êtes seul, monsieur ?fit-elle d’une voix aigre.
– M. de Boursonne m’attend enbas.
– C’est dommage ! J’aurais eu duplaisir à le complimenter de ses façons…
– Madame !…
– N’est-il pas votreconseiller ?
– M. de Boursonne est un amidévoué…
– C’est cela ! Et il vous apprend àpénétrer chez les gens malgré eux et à forcer la consigne desdomestiques.
– J’avais à vous parler, madame.
– Aujourd’hui même…sur-le-champ ?
– Oui.
Dédaigneusement, la duchesse de Mailleferthaussa les épaules, et s’enfonçant dans son fauteuil :
– Eh bien ! puisque vous voici,dit-elle, parlez.
Loin de déconcerter Raymond, cet accueiloutrageant redoubla son sang-froid.
– Madame, commença-t-il, j’appartiens àune honorable famille. Mon père, que j’ai eu le malheur de perdrefort jeune, était général de brigade. Ma mère est une demoiselle deLespéran. Je n’ai pas trente ans, je suis ingénieur des ponts etchaussées, mon passé répond de l’avenir… J’ai l’honneur de vousdemander la main de Mlle Simone de Maillefert,votre fille…
C’est de l’œil ébahi dont on considère unphénomène, que la duchesse l’examinait tandis qu’il débitaitimperturbablement ces quelques phrases qu’il avait arrangées danssa tête en montant l’escalier.
– Et c’est pour me dire cela, fit-elle,que vous avez forcé ma porte ?
– Uniquement, oui, madame.
Il était clair que le flegme de Raymondl’agaçait.
– Savez-vous bien, reprit-elle, ce quec’est qu’une d’Hostal de Chalandry de Maillefert ?
– C’est, je le sais, madame la duchesse,une fille d’illustre maison, la descendante d’une longue suite deloyaux et vaillants gentilshommes, qui, de père en fils, se sontlégué, tel qu’un dépôt sacré, un nom sans tache, une glorieusedevise et les pures traditions de l’honneur et du devoir.
Mme de Maillefert rougitimperceptiblement, et pressée de venger ce qui lui paraissait unamer persiflage :
– Savez-vous, fit-elle d’un ton ironique,quelle est la fortune de Mlle Simone deMaillefert ?
– Je ne m’en suis pas informé,madame…
– Soit, mais vous l’avez bien entenduévaluée, cette fortune !
– En effet.
– Ma fille possède de son chef deux centmille livres de rente, en propriétés, c’est-à-dire, au bas mot, uncapital de sept millions… C’est une dot cela, et bien faite pourtenter, n’est-ce pas, monsieur ?
Si flagrante que fût l’insulte, Raymond nesourcilla pas.
– Et vous, monsieur, reprit la duchesse,qui êtes-vous pour prétendre à l’honneur d’une alliance sihaute ?…
– Oh ! je n’ai aucune fortune,madame, et le peu que j’ai…
– Il ne s’agit pas de cela, c’est devotre famille que je parle. N’êtes-vous pas fils de ce fameuxgénéral Delorge qui a été tué en duel ?…
Raymond pâlit. Il n’est pas de résolutiond’impassibilité qui tiennent devant certaines attaques.
– On vous a trompée, madame la duchesse,prononça-t-il. Mon père n’a pas été tué en duel, il a été lâchementassassiné…
– Monsieur !…
– … par M. de Combelaine ou parM. de Maumussy, ou par tous les deux, plutôt…
La duchesse de Maillefert s’étaitredressée.
– Pas un mot de plus, monsieur,interrompit-elle. Je sais votre histoire depuis hier soir, et j’ensuis à me demander comment vous avez osé vous présenter chezmoi.
« On dit qui on est, monsieur, avant dese faufiler dans l’amitié des gens. Maintenant je vous connais. Onm’a dit les détestables accusations dont vous et les vôtrespoursuivez des hommes honorables, que je reçois, que j’aime et quisont l’honneur d’un gouvernement auquel moi et les miens sommesabsolument dévoués.
Déjà, par un puissant effort de volonté,Raymond avait maîtrisé son émotion. Impassible autant qu’unestatue, il laissa la duchesse achever.
Puis :
– J’attends votre réponse, madame, dit-ilfroidement.
Peu à peu elle en était venue à s’irriter toutà fait.
– Ma réponse !… répéta-t-elle.Est-ce que véritablement, monsieur, vous espériez que je prendraisvotre démarche au sérieux ?
– Je n’espérais rien, madame.
Elle tressaillit.
– J’ai vu un grand devoir à remplir, jele remplis sans souci du résultat. Je ne vous parlerai pas dessentiments que m’inspire Mlle de Maillefert… àquoi bon !… J’avais à lui donner un témoignage public de marespectueuse admiration : c’est fait. Ma démarched’aujourd’hui, je l’ai annoncée publiquement partout. Non moinshautement je publierai votre réponse.
Il s’inclinait pour prendre congé,Mme de Maillefert l’arrêta d’ungeste :
– Que voulez-vous dire ?interrogea-t-elle d’une voix altérée.
– Ce que je dis… pas autre chose.
– Simone vous a parlé. Simone vous acommandé de me demander sa main…
– Sur mon honneur, madame, je vous jureque non.
– Elle vous aime, cependant, vous lesavez bien !…
Ah ! pour cette seule parole, Raymondétait prêt à tout pardonner àMme de Maillefert.
– Dieu veuille que vous disiez vrai,madame ! prononça-t-il d’un accent ému.
Pâle, les sourcils froncés, la duchesse deMaillefert semblait agitée des plus terribles perplexités, quand,une inspiration soudaine illuminant son visage :
– Eh bien !… attendez,s’écria-t-elle, c’est Simone elle-même qui va vous donner laréponse que vous sollicitez…
Elle sonna, et une femme de chambreaccourant :
– Qu’on prévienneMlle Simone, ordonna-t-elle, que je désire la voirà l’instant…
Qu’allait-il se passer ?
Quel projet bizarre venait de traverser lacervelle détraquée de cette mère indigne ?…
Troublé au delà de toute expression, Raymondfaisait à sa raison et à son courage un appel désespéré. Jusqu’à cemoment, il était resté maître de soi. Saurait-il, en présence deMlle Simone, maîtriser ses sensations ?Jamais, il ne le sentait que trop, le sang-froid n’avait été plusnécessaire.
– Vous aimez Simone, monsieurDelorge ? demanda tout à coupMme de Maillefert…
– Madame…
– Eh bien ! cher monsieur, votresort dépend uniquement de sa volonté. Qu’elle dise un mot, et jevous l’accorde. À vous d’obtenir qu’elle prononce ce mot.
Elle s’interrompit, écoutant…
Il lui avait semblé entendre, de l’autre côté,dans la pièce voisine, un pas rapide et léger.
– La voici ! fit-elle du ton dontelle eût dit : Attention !
Elle ne se trompait pas.
À l’instant même, dans le cadre de la portequi donnait de la chambre à coucher dans le boudoir,Mlle Simone parut.
– Mon Dieu !… s’écria-t-elle…
C’est qu’elle venait d’apercevoir Raymond,dont elle ignorait la présence au château. C’est qu’à la façon dontil s’était retiré la veille, elle avait cru comprendre qu’elle nele reverrait plus à Maillefert.
– Approchez, Simone, ditMme de Maillefert.
Machinalement, elle obéit.
La défiance se lisait dans ses beaux yeuxtremblant qu’elle arrêtait tour à tour sur sa mère et sur Raymond,implorant l’explication d’un fait qui lui semblaitinexplicable…
– Ma chère Simone, commença la duchessed’un ton solennel, un événement grave se produit. M. RaymondDelorge, ici présent, vient me demander votre main.
Un nuage épais de pourpre envahit jusqu’à laracine des cheveux le visage doux et triste de la pauvreenfant.
– Ma mère !… interrompit-elleévidemment révoltée, et espérant peut-être la rappeler à laraison.
Mais il n’était pas de considération capabled’arrêter la duchesse de Maillefert, une fois qu’elle poursuivaitun but.
– Je sais par expérience,continua-t-elle, quel enfer est un ménage sans amour. Je prétendsdonc, ma fille, vous abandonner absolument le choix de votre mari.Dictez-moi la réponse que je dois faire à M. RaymondDelorge.
Confuse, humiliée, violentée en toutes sespudeurs, la malheureuse jeune fille baissait la tête.
– Par pitié ! ma mère,balbutia-t-elle encore, n’insistez pas… plus tard, lorsque nousserons seules…
La duchesse haussait les épaules.
– C’est cela, dit-elle, et ensuite vousprendrez des attitudes de vierge martyre, et je passerai, moi, pourune marâtre… Nenni ! Je désire que notre explication ait untémoin, et je suis ravie que ce témoin soit monsieur…
Des larmes avaient jailli des yeux deMlle de Maillefert et, comme un collier deperles qui s’égrène, roulaient silencieusement le long de sesjoues.
– Est-il vraiment possible, ma mère,murmura-t-elle, que vous veuillez mettre un étranger dans laconfidence des tristes déchirements de notre famille !
– Oh ! considérez-vous doncM. Delorge comme un étranger !…
Depuis un moment déjà, Raymond délibérait s’ilne ferait pas bien de s’enfuir.
Les paroles de Mlle Simone luiparurent un ordre et fixèrent ses irrésolutions.
– À Dieu ne plaise, mademoiselle,prononça-t-il, que je vous sois jamais la cause d’undéplaisir ; je me retire…
Et il se retirait, en effet, lorsque laduchesse, qui s’était levée, passa brusquement entre la porte etlui.
– Restez ! commanda-t-elle d’un tonimpérieux. Il faut, une fois pour toutes, que Simone s’explique. Cequi va être décidé ici le sera irrévocablement.
Et s’adressant à sa fille :
– Parlerez-vous ? ajouta-t-elle.
Un éclair de colère avait séché les larmes deMlle Simone.
– Vous le voulez, fit-elle d’une voixétouffée, vous l’exigez… Eh bien ! soit. Mais que la honteretombe sur vous de l’affreuse violence que je me fais.
Et détournant la tête pour éviter le regardbrûlant de Raymond :
– Je consens, balbutia-t-elle, à devenirla femme de M. Delorge… mais aux conditions que je vous aidites, ma mère…
Ah ! bien peu s’en fallut que Raymond,éperdu, ne tombât aux genoux deMlle de Maillefert. Une réflexion soudainel’arrêta. La question de son mariage avecMlle Simone avait déjà été agitée entre la duchesseet sa fille.
– C’est-à-dire, insistaMme de Maillefert, à la condition de consommerla ruine de notre maison au profit de M. Delorge, n’est-cepas ?
– Ma mère ! est-ce bien vous quidites une telle chose !…
– Je dis ce qui est.
– M’accuser de vouloir la ruine de notremaison, moi qui lui ai tout sacrifié au monde, et qui suis prête àlui tout sacrifier…
– Alors, faites ce que je vous demande…non pour moi, grand Dieu ! qui ne suis plus qu’une vieillefemme et trouverai toujours le millier de louis qu’il me faut pourpayer ma dot dans un couvent, mais pour votre frère…
– Je ne le puis…
– Votre frère est le chef de notremaison, l’héritier du nom, Philippe est le duc de Maillefert ;vous lui devez respect et soumission.
– Ma mère, il est inutile d’insister.
Ainsi, c’était cette éternelle discussiond’argent, dont Raymond avait surpris quelques lambeaux le soir dubal, qui recommençait…
Mais dans quelles conditions, cette fois, etcombien plus honteuse et plus dégradante !…
– Prenez garde ! Simone, repritMme de Maillefert, la voix tremblante d’unecolère difficilement contenue, prenez garde ! Vous m’obligez àrépondre par un refus à la demande de M. Delorge…
Et s’adressant à Raymond :
– Vous l’entendez ?…continua-t-elle, vous prétendez l’aimer et vous ne trouvez pas unseul mot à dire !…
Bouleversé des plus étranges émotions, maistoujours maître de soi, Raymond s’inclina :
– J’ai foi enMlle Simone, répondit-il – répétant les paroles quilui avaient été dites par la jeune fille – ses décisions me sontsacrées.
La duchesse éclata de rire – d’un rire faux etmenaçant.
– En d’autres termes, interrompit-elle,vous adorez ma fille, mais vous aimez encore plus son argent. Voilàvotre désintéressement. Je le prévoyais, je savais que vous vousétiez entendus…
Peu à peu, et en dépit de ses fermesrésolutions de ne s’émouvoir de rien, il était manifeste queMlle Simone s’animait : elle relevait la tête,et de fugitives rougeurs enflammaient ses joues.
Voyant Raymond blêmir sous l’insulte deMme de Maillefert, et cependant prendre sursoi de garder le silence :
– Que vous m’outragiez, moi, ma mère,dit-elle, peu importe, j’y suis accoutumée. Que vous accusiezM. Delorge de cupidité, c’est ce que je ne puis souffrir. Lapensée de M. Delorge, je la connais, il me l’a dite. Il croit,de même que moi, que je dois tout ce que je possède au nom deMaillefert.
La duchesse riait toujours de son rireironique.
– Et voilà pourquoi, interrompit-elle,voilà comment vous refusez de donner la moitié de votre fortune àl’aîné de notre maison, à votre frère…
– Je fais plus.
– Bah !
– Je lui donne, c’est-à-dire, je vousdonne la totalité de mes revenus…
– Mais vous gardez le capital. Noussommes à votre merci… Que vos dispositions changent, et le duc deMaillefert est sans pain.
– Mes dispositions ne changeront pas.
– Qui le sait !… Supposez-vousmariée et mère de famille. Fatalement, vous en arrivez à juger quevotre argent appartient bien plus à votre mari et à vos enfantsqu’à votre mère et à votre frère…
Irritée, Mlle Simone battaitle parquet d’un pied nerveux, oubliant presque la présence deRaymond, qui, les deux mains appuyées au dossier d’une chaiseécoutait…
– Il est des moyens de voustranquilliser, ma mère, reprit la jeune fille, je vous les aiofferts…
– Lesquels !…
– On dressera un acte par lequel jereconnaîtrai devoir à mon frère et à vous le revenu de mespropriétés…
– Le revenu !… Comment voulez-vousque dans ces conditions votre frère trouve un établissementsortable ! Quelle famille voudrait de lui !
– Que mon frère se marie, et je m’engageà lui assurer au contrat l’usufruit de trois millions de terresdont les enfants auront la nue-propriété.
La duchesse avançait dédaigneusement leslèvres.
– Oh ! encore des termes deprocureur ! fit-elle.
– Qui donc m’a réduite à les apprendre,sinon vous, ma mère !…
À chaque parole, grandissait dans le cœur deRaymond son admiration pour Mlle Simone, son méprispour Mme de Maillefert.
Et ne pouvoir intervenir cependant !…
– Quelle tête !… grondait laduchesse, quel caractère de fer !… Il me semble entendre tonpère. Rien ne l’émeut, rien ne la touche. Elle se laisserait briseravant de ployer…
– C’est vous, ma mère, dont l’opiniâtretépasse toute croyance, dit la jeune fille…
Incapable de se contraindre plus longtemps, laduchesse de Maillefert se dressa en pied, et repoussant sonfauteuil qui roula jusqu’à la porte :
– Assez ! fit-elle d’un ton bref ettranchant. Une dernière fois, Simone, voulez-vous partager avecvotre frère…
– Le capital ? Je ne le puis.
– Prenez garde, réfléchissez… C’est larupture immédiate, définitive, irrévocable, d’un mariage qui voustient au cœur.
Raymond se sentait chanceler.
– Ah ! vous êtes impitoyable, mamère, interrompit Mlle Simone. Ce que vous medemandez, vous savez bien qu’il m’est défendu de vousl’accorder…
– Défendu !
– Vous savez bien que je suis liée par unserment sacré, juré sur le Christ, entre les mains d’unmourant…
Mme de Mailleferthaussait les épaules.
– Toujours les mêmes réponses,dit-elle.
– Oui, toujours ! répondit la jeunefille, éternellement…
Et admirable de douleur et d’indignation, sibelle que Raymond en fut ébloui comme d’unetransfiguration :
– Vous oubliez donc la mort de monpère ! reprit-elle. Vous oubliez donc… C’est vrai, il y a cinqans de cela, et depuis, tant d’événements se sont succédé… Mais jeme souviens, moi, je me souviens…
– Simone ! fit durementMme de Maillefert, Simone !…
Mais elle ne laissa pas interrompre.
– Je n’avais pas seize ans,poursuivit-elle, j’étais encore en pension… C’était l’hiver, lanuit, je dormais… Tout à coup un grand bruit autour de mon litm’éveilla… J’ouvris les yeux. Une de nos surveillantes se penchaitvers moi. – « Vite, me dit-elle, bien vite, habillez-vous, unevoiture vous attend à la porte, un horrible accident est arrivé àvotre père, il vous demande, il se meurt… »
« Ce n’était que trop vrai. Mon pèrerevenait de Nice à l’improviste, quand, arrivé en gare à Paris,ayant voulu sauter à terre avant l’arrêt du train, il avait étérenversé et broyé entre les roues du wagon et le pavé du quai.
« Lorsque j’arrivai à l’hôtel, lesdomestiques perdaient la tête. Vous, ma mère, vous étiez au bal, onne savait chez qui. Mon frère était absent depuis vingt-quatreheures. On vous cherchait en vain l’un et l’autre par toutParis.
« Mon père avait été rapporté sur unecivière, et pour lui épargner d’horrible souffrances, au lieu de lemonter à sa chambre, on l’avait déposé dans le salon, sur un litdressé à la hâte.
« Pauvre père ! Son corps n’étaitplus qu’une masse informe de chairs sanglantes. C’était un miraclequ’il vécût encore. Par un prodige d’énergie, il retenait enquelque sorte son âme près de s’envoler…
« – Enfin, la voici !… murmura-t-ilquand je parus.
Et tout de suite, d’une voix faible, mais trèsvite, comme s’il eût craint de ne pouvoir achever :
« – Maîtrise ta douleur, me dit-il, etécoute-moi, le temps presse. La mort me surprend. Je n’ai prisaucune disposition. Ma fortune sera demain à la discrétion de tamère et de ton frère. Combien durera-t-elle entre leursmains ? Bien peu. Et après ? Ruinés, perdus de dettes,compromis, dédaignés, que feront-ils ? J’endure les tourmentsde l’enfer en songeant à cela. Degré à degré, jusqu’oùdescendront-ils ? Jusqu’où traîneront-ils notre nom, ce nomglorieux de Maillefert, qui a son paragraphe à toutes les bellespages de l’histoire de France, et que mes aïeux m’ont légué pur etsans tache…
Mme de Mailleferts’agitait désespérément pour arrêterMlle Simone.
– Vous oubliez que nous ne sommes passeules, lui répétait-elle.
– C’est vous qui la première l’avezoublié, madame, répondit la jeune fille…
Et s’adressant surtout à Raymond, et d’unaccent qui s’imposait, elle poursuivit :
– Éperdue de douleur, je m’étaisagenouillée près du lit de mon père :
« – Tu n’as que quinze ans, Simone,reprit-il, et cependant c’est à toi de me remplacer dans cettemaison où souffle un vent de vertige. Par bonheur, tu esimmensément riche, c’est le salut. Dès que ta mère et ton frèreauront dévoré ma fortune, ils voudront la tienne. Refuse.Abandonne-leur ton revenu jusqu’au dernier louis, c’est ton devoir.Jamais, sous aucun prétexte, ne leur donne le capital. Tu serasobsédée, harcelée, circonvenue, martyrisée, tiens bon, ou jesortirai de ma tombe pour te maudire. C’est ton repos que je tedemande, ton bonheur, ta vie… Tu les dois à notre nom. À toi àgarder d’eux-mêmes ta mère et ton frère. Il se peut que tu temaries un jour, mais alors que ton mari sache bien qu’il épouse unefille dont la fortune n’est qu’un dépôt sacré…
« Sa voix faiblissait.
« – À un signe qu’il fit, je posai sur sapoitrine un crucifix placé près de lui par le prêtre qu’on étaitallé chercher.
« – Jure-moi, dit-il, sur ce Christ,d’obéir à mes dernières volontés, et ma mort, qui eût été celled’un damné, sera douce et sereine…
« Je jurai.
« Vous entriez en ce moment, ma mère, entoilette de bal, la tête chargée de fleurs, et vous avez entendules dernières paroles de mon père :
« – Tu l’as juré, Simone, tous lesrevenus, mais rien que les revenus… Le capital, c’est la rançon del’honneur des Maillefert…
Désespérant d’interrompre sa fille et de luiimposer silence, la duchesse de Maillefert avait pris le parti dese rasseoir.
Et suffoquant de rage, l’œil enflammé, la facepourpre, les veines du cou gonflées à rompre, elle égratignait deses ongles le velours de son fauteuil.
Mais dès que Mlle Simones’arrêta :
– Voilà donc, dit-elle d’un tond’outrageante ironie, la règle de votre conduite.
– Immuable.
– Les propos incohérents d’unmourant.
Si terrible fut le regard de la jeune fille,que la duchesse en frissonna.
– Ce mourant était mon père, madame,prononça-t-elle, et les approches de la mort, loin d’obscurcir sanoble intelligence, ne lui éclaircirent que trop l’avenir.
Écrasé sous une de ces situations quel’imagination se refuse à prévoir, Raymond demandait au ciel uneidée, une inspiration.
– Ainsi, repritMme de Maillefert, remontrances, ordres,prières, tout est inutile.
– Inutile.
– Vous espérez que votre opiniâtretétriomphera de ma légitime obstination.
– Je n’espère plus rien.
Ce que ce marchandage, en présence de Raymond,avait de bas, de vil, d’ignoble, la duchesse était hors d’état dele sentir. Sa raison était perdue. Sa voix rauque semblait unrâle.
– Alors, c’est bien entendu,insista-t-elle, bien convenu ?
– Oui.
Mme de Maillefert seretourna vers Raymond :
– Voilà, dit-elle, la vierge timide etsoumise que vous souhaitez pour épouse, monsieur Delorge ! Quevous en semble ? Voyons, répondez !… Mais répondez donc,monsieur !
Haussant son sang-froid à la hauteur de cettecrise inouïe, Raymond dominait encore son indignation :
– C’est en vain, prononça-t-il, c’estinutilement que je chercherais des termes pour rendre larespectueuse admiration que m’inspirent l’héroïque courage et ledévouement sublime de Mlle de Maillefert.
C’en était fait. Toutes ses espérances, laduchesse les avait hasardées sur une chance unique, et elle avaitperdu.
Enragée comme le joueur imbécile qui lacère etfoule aux pieds les cartes qui ont trompé ses convoitises, ellecessa de se contraindre.
– Ah ! c’est comme cela,cria-t-elle. Eh bien ! monsieur Delorge, rien ne vous retientplus ici, et j’espère qu’à l’avenir vous me dispenserez de vosadmirations.
Mais de même que l’instant d’avant, lorsqu’ilallait sortir, il avait été retenu parMme de Maillefert, Raymond, cette fois, futarrêté par Mlle Simone.
– Restez ! commanda-t-elle d’unaccent impérieux.
Et marchant sur sa mère :
– Car je n’ai pas fini, madame,poursuivit-elle. Vous avez exigé une explication, nous l’auronscomplète. Je n’ai pas tout dit…
Pour toute réponse, la duchesse de Maillefertallongea la main vers un cordon de sonnette.
– Prenez garde à votre tour, ditMlle Simone avec un calme effrayant. Si voussonnez, on viendra. Et je vous le jure, je parlerai quand même,haut et ferme, devant tous, devant vos valets, devant mon frère,devant vos hôtes, ces gens dont, sans me consulter, vous peuplez mamaison. Car je suis chez moi, ici ; seule j’ai le droit d’ydonner des ordres, de recevoir qui bon me semble, de chasser qui medéplaît !…
Pétrifiée de stupeur, la duchesse avait laisséretomber son bras.
Était-ce bien sa fille, la victimeéternellement résignée de son brutal despotisme, qui, tout à coup,s’insurgeait, se redressait et lui tenait tête !… À quellessources vives puisait-elle son indomptable énergie que la nature,aux heures décisives, accorde aux êtres les plus faibles ?
Raymond admirait.
Je parlerai, continuaitMlle Simone avec une véhémence croissante, parcequ’on a aussi des devoirs envers soi, et qu’il faut que l’on sachecomment j’ai tenu le serment fait à mon père mourant.
« Vous n’avez que trop justifié, monfrère et vous, ses sinistres appréhensions.
« Trois ans ne s’étaient pas écoulés, quede l’énorme fortune qu’il vous avait laissée, il ne restait plusque des débris.
« Qu’en avez-vous fait ? À quelsgouffres inconnus avez-vous jeté ces millions ? À quelscreusets mystérieux les avez-vous fondus ?
« Car vous ne les avez pas employés, sifollement que ce soit ; vous ne l’auriez pas pu.
« Il y a des princes souverains qui ontune cour, des dignitaires, des soldats, et qui ne dépensent pasannuellement ce que vous auriez dépensé.
« Et chez vous, dans votre hôtel, lorsquej’y allais passer vingt-quatre heures, je ne trouvais pas parmi voscinquante valets un domestique pour me porter une lettre. Vosfemmes de chambre me faisaient honte ou peur. Un matin, votrecuisinier est venu me dire qu’il ne pourrait pas m’apprêter àdéjeuner si je ne lui donnais quelque argent. Il vous avait avancétoutes ses économies, vous lui deviez dix-huit mille francs, on luirefusait crédit dans le quartier…
– Ah ! c’est trop fort ! disaitla duchesse, c’est trop fort !…
La jeune fille poursuivait :
Mon père disait bien que Philippe et vousétiez pris de vertige. Millionnaire, il vous manquait toujours unbillet de mille francs. Avec deux cent mille livres de rente vousfaisiez des dettes, et vous empruntiez à soixante pour cent quandvos créanciers devenaient pressants…
« Pour satisfaire une fantaisie, vousgreviez une propriété d’hypothèques usuraires. Pour payer une dettede jeu, vous vendiez le tiers de leur valeur les meilleures terresde l’Anjou.
« En une seule nuit, dans un cercle,Philippe perdait, au baccarat, cent soixante mille francs. Uneautre fois, aux courses, le chiffre de ses pertes dépassait dixmille louis…
« Et vous, précisément à cette époque,vous en étiez réduite à faire porter vos diamants auMont-de-Piété.
« Si encore, de tant de prodigalités, eûtrejailli sur vous l’éclat que donne un faste noble et intelligent.Mais non. Vous n’en avez jamais recueilli que du ridicule ou de lahonte…
– Simone !… criaitMme de Maillefert, Simone, vous devenezfolle…
– C’est par les journaux, continuait lajeune fille, qu’on avait ici de vos nouvelles. Je ne les lisaispas, mais les gens du pays prenaient un détestable plaisir à meféliciter de ce qu’ils appelaient vos brillants succès. Par eux,malgré moi, j’étais informée de tout.
« On parlait de mon frère, du duc deMaillefert, comme d’une sorte de palefrenier millionnaire, vaniteuxet inintelligent, joueur et débauché, plastron de tous les mauvaisplaisants, dupe d’élection de tous les aventuriers qui leflagornaient et vivaient à ses dépens.
« Vous, ma mère, on vous citait toujoursparmi les reines de la mode, qui, à ce que prétendent lescouturières, donnent le ton, dont on décrit les toilettes, dont oncélèbre la beauté, l’élégance, le goût, le luxe, dont on raconteles aventures et les bons mots, femmes folles ou mauvaises femmes,qui payent leur renommée de leur réputation.
« Si bien que je me demandais quelle mèrevous étiez, pour souffrir la conduite de votre fils, et quel filsétait Philippe, pour tolérer la conduite de sa mère !…
Épouvanté du choc de ces deux colères, l’uneindigne, l’autre, trop légitime, hélas ! Raymond était presquetenté d’arrêter Mlle Simone…
Ne se perdait-elle pas, par cette violenceextraordinaire !…
– Ah ! je me vengerai ! râlaitla duchesse, vous me payerez cher cette humiliation !…
Mais loin de paraître s’effrayer de cesmenaces, Mlle de Maillefert redressait plushaut la tête, toujours plus haut, provoquant se mère d’un regard dedéfi.
Elle l’avait dit, elle se révoltait, etpareille à l’esclave qui vient de briser sa chaîne, elle semblaitincapable de garder aucune mesure.
– Enfin, reprit-elle, après avoir respiréfortement, enfin le jour vint, ma mère, où votre dernier louisglissa entre vos mains. Vous étiez ruinés, mon frère et vous.Lambeau par lambeau, vos propriétés avaient été mises à l’encan, cequi vous restait était écrasé d’hypothèques, les usuriers vousfermaient leur caisse, les marchands vous refusaient crédit, leshuissiers assiégeaient votre hôtel.
« Et étourdis de cette ruine, éperdus, endétresse, vous vous débattiez. Philippe et vous, au milieu d’unemeute hurlante de créanciers.
« C’est alors que mon souvenir vousrevint, car en trois ans vous n’aviez pas répondu à une seule demes lettres. Et je vous vis arriver ici, un matin…
« C’était en hiver, à cette époque à peuprès, et je me rappelle votre surprise en me revoyant. Vous ne mereconnaissiez pas. Vous me disiez : « – Comme tu eschangée, ma pauvre enfant !…
De sa place, accoudé à la cheminée, Raymond neperdait pas un tressaillement de la physionomie bouleversée deMme de Maillefert, et il voyait s’allumer etflamber dans ses yeux la haine la plus ardente.
J’étais, en effet, bien changée, poursuivaitplus doucement Mlle Simone. Trois mois après lamort de mon père, pénétrée de ses dernières volontés, j’étais venuem’établir dans ce grand château désert, avec ma gouvernante, missLydia Dodge, et maître Tardif, le vieil homme d’affaires de notrefamille.
« Je n’étais qu’une enfant, j’ignoraisjusqu’à la valeur précise de l’argent. J’avais à apprendre lemaniement d’une grande fortune territoriale.
« Vous pensez peut-être, ma mère, que cetexil ne me coûtait pas. Détrompez-vous. Mes goûts étaient alorsceux des jeunes filles de mon âge et de ma condition. J’aimais lemonde, les belles choses, les travaux de l’esprit, les récréationsdélicates et intelligentes, les voyages… Mais j’avais un granddevoir à remplir. J’avais à devenir capable d’être l’intendant desMaillefert.
« Sans arrière-pensée, sinon sansregrets, je rompis avec le passé, et sous la direction de maîtreTardif, je commençai à m’initier aux détails sans nombre d’uneexploitation agricole.
« Levée avec le jour, vêtue de vêtementsgrossiers, de toile l’été, de laine l’hiver, je parcourais mespropriétés, visitant les fermiers, comptant avec les métayers,surveillant les ouvriers que j’employais aux travaux du dehors ou àla réparation des bâtiments. J’apprenais à estimer la valeur desterres, à juger le bétail d’un coup d’œil, à évaluer le rendementd’un champ, à distinguer les qualités des grains, des vins, desfoins, à discuter un bail, à débattre un marché… Si bien quelorsque maître Tardif mourut, au bout de dix-huit mois, j’étaispresque un fermier passable…
Arrivée à ce point extrême où la colère ne sepeut plus traduire que par d’amers sarcasmes, la duchesse deMaillefert levait ses mains au ciel.
– Que je suis donc heureuse !disait-elle. Ma fille, décidément, est un ange !…
C’était bien l’avis de Raymond, ému jusqu’auxlarmes de ce dévouement obscur et si grand cependant, et si rare,de Mlle Simone.
– De ma conscience, reprit plus vite lapauvre jeune fille, de ma conscience seule j’attendais marécompense. Bien m’en prit. Je n’eus pas à me louer des gens de cepays. Étonnés d’abord de mon genre de vie, et ne pouvant lecomprendre, ils essayèrent de l’expliquer par des motifs absurdeset injurieux. Je devins le sujet des contes les plus ridicules. Siles uns voyaient en moi l’héroïne de quelque roman mystérieux, lesautres me déclaraient un phénomène d’avarice.
– Ah ! vous aviez fait un heureuxchoix, monsieur Delorge ! ricanaitMme de Maillefert…
Mlle Simone haussa leton :
– C’est vrai, ma mère poursuivit-elle,j’étais avare, je me refusais sévèrement toute dépense inutile,j’économisais, je thésaurisais… Je vous attendais.
« Vous vîntes, et il doit vous souvenirde ce jour où nous nous revîmes.
« Vous étiez humble, ce jour-là, vousveniez en solliciteuse, et, tremblant d’être refusée, vousm’accabliez de cajoleries.
« Vous ne me parliez pas de ruinecomplète, mais seulement de gêne momentanée que vous expliquiez pardes opérations de Bourse de Philippe, qui avaient tourné mal. Moi,qui savais la vérité, je vous écoutais, silencieuse et triste. Jevous suppliais de réformer, au moins pour un temps, votre train. Jevous conseillais une liquidation, vous disant que des débris devotre opulence on pouvait tirer une fortune encore, comme on tireune chaloupe des épaves d’un vaisseau.
« Alors, vous m’approuviez de tout cœur,vous me promettiez une réforme totale et vous finissiez par medemander quatre cent mille francs, lesquels, me juriez-vous,suffiraient à tout. C’était une somme énorme, le montant de meséconomies de deux ans, et ma raison me disait que ce ne seraitqu’un grain de sable dans le gouffre de vos prodigalités. Mais vousétiez ma mère, vous pleuriez en me serrant contre votre poitrine…Je faiblis. Je vous remis ces quatre cent mille francs, un soir, enquatre mandats que j’étais allée chercher à Angers…
– Et vous me les avez fait payer cherdepuis ! ricana la duchesse.
À la grande surprise de Raymond,Mlle Simone semblait s’attendrir.
Des larmes brillaient dans ses yeux.
– Le lendemain, continua-t-elle, d’unevoix altérée, ayant été obligée de sortir de grand matin, pour unecoupe de bois que j’avais à vendre, je ne voulus pas vous éveiller.Quand je revins, vers midi, me faisant une fête de vous trouver unvisage riant, on me dit que vous étiez partie… Je ne pouvais lecroire. La veille encore, nous faisions des projets pour votreinstallation à Maillefert, et vous deviez écrire à Philippe devenir nous rejoindre. C’était vrai, pourtant, vous étiezpartie.
« À dix heures, vous vous étiez faitconduire au chemin de fer, me laissant pour tout adieu quatrelignes où vous me disiez qu’une dépêche vous mandait à Paris pourun grand bal de bienfaisance.
« À quinze jours de là, mon frèrem’écrivait de lui envoyer vingt mille francs par le retour ducourrier, pour acquitter une dette d’honneur… J’envoyai les vingtmille francs.
« Le mois suivant, c’était à vous qu’ilfallait une bagatelle, cinq cents louis pour donner un acompte àvotre couturière…
« Puis, de semaine en semaine, leslettres se succédèrent, tantôt de vous, tantôt de mon frère, dontles prétextes variaient, mais toutes également pressantes, etrépétant invariablement : De l’argent ! del’argent ! de l’argent !
Obsédée du regard fixe de Raymond,Mme de Maillefert avait fini par lui tournerle dos, et les jambes croisées, les mains jointes sur le genou,elle battait du pied la mesure d’un air improvisé qu’ellechantonnait entre les dents.
– De ce moment, disaitMlle Simone, c’en fut fait de mon repos. Lacorrespondance ne suffisant plus, vous cherchâtes autre chose, etles lettres de change commencèrent à pleuvoir ici. Vous tiriez surmoi pour deux mille, quatre mille, dix mille francs. Des garçons derecette venaient de Saumur et d’Angers, qui me présentaient vostraites d’un air goguenard en me demandant :« Faites-vous honneur ? » Je n’osais pasrépondre : Non, dans les commencements. Mais je ne tardais pasà reconnaître ma duperie, et que ma fortune entière s’en iraitainsi, petit à petit. Je vous prévins que je ne ferais plus« honneur à votre signature », comme disaient lesgarçons. Que vous importait ! Vous persistâtes, je tinsparole ; je ne payai plus, et je fus assiégée par leshuissiers et accablée de papier timbré…
« Jusqu’à cette époque, du moins, mamère, Philippe et vous gardiez encore quelques ménagements. Lesaigres récriminations, les reproches amers, les dures paroles nedevaient pas se faire attendre. Vous, si humble, ma mère, etsuppliante, la première fois, je vous vis arriver un matin, lacolère dans les yeux, la menace à la bouche. Vous ne disiezplus : « Je t’en prie, » mais : « Je veux,il faut !… »
« Je tins ferme en mes refus. En moins dequinze mois, je m’étais laissé arracher les revenus de troisannées, j’avais été forcée d’emprunter, j’avais mesuré le danger denouvelles faiblesses.
« Alors, aux menaces, les rusessuccédèrent, plus dangereuses pour moi. Je me vis tout à coupentourée de pièges, circonvenue, étourdie…
« Vous avez su gagner à vos vues des gensde ce pays, dont je ne me défiais pas, et ils ne cessaient de meharceler de leurs conseils. J’étais une enfant, prétendaient-ils,de conserver tant de propriétés rapportant si peu, tandis qu’en envendant seulement le tiers pour acheter de la rente, je doublais,je triplais même mon revenu. Il me fallut un coup d’autorité pourme débarrasser d’eux.
« Et cependant, fidèle à la promesse queje vous avais faite, tous les mois, régulièrement, je vous faisaisremettre dix mille francs…
Mme de Maillefert,évidemment, eût voulu paraître ne pas écouter sa fille, mais à toutmoment ses exclamations sourdes et ses interjections furibondesprouvaient qu’elle ne perdait pas un mot.
– C’est trop d’audace ! disait-elle.Jamais on n’a rien ouï de pareil ! Ah ! monsieur Delorge,vous êtes resté malgré moi !… Cela pourra vous coûtercher !…
Imperturbable, Mlle Simonepoursuivait :
– Mais voici que soudain votre tactiquechangea encore. La mère tendre et caressante des premiers joursreparut, déployant pour moi ses plus irrésistibles séductions. Êtreséparée de moi vous désolait, me disiez-vous, et vous devenaitinsupportable. Lasse de votre existence décousue, vous soupiriezaprès la douce et paisible vie de famille, et vous prétendiez que,si vous m’aviez à Paris, près de vous, tout changerait.
« Le piège était trop grossier pourm’échapper. Et cependant, je puis bien vous l’avouer à cette heure,j’hésitais longtemps à paraître y donner tête baissée.
« Je me disais qu’à Paris, en tenantvotre maison et en réglant la dépense, je ferais plus avec deuxcent mille francs que vous avec un million. Deux cent millefrancs ! c’est une somme, cela. Jamais mon père n’a dépenséplus, et son train était celui d’un grand seigneur.
« Quelques mots, échappés à une des amiesque vous aviez amenées pour vous seconder, m’éclairèrent à temps.Je vous déclarai donc que rien au monde ne me ferait quitterMaillefert.
« Votre déception dut être terrible, carvotre masque tomba, et votre haine, dissimulée jusqu’alors, semontra ouvertement. Pour Philippe et pour vous, je devins l’ennemi,la proie. À dix-huit ans que j’avais, vous me donniez le spectacleodieux des combats qui se livrent autour du coffre-fort desvieillards. Vous ne songiez qu’à tirer de moi pied ou aile, peu oubeaucoup, pourvu que ce fût quelque chose, et par tous lesmoyens.
« Vous vous étiez mis à me pillereffrontément. Vieux meubles, tapisseries rares, tout ce qui avaitune valeur quelconque, vous semblait de bonne prise ! –« À quoi cela te sert-il ? » me disiez-vous ;et vous emportiez.
« Jusqu’à ce qu’un jour j’eus cettedouleur de voir Philippe s’emparer des portraits de nos ancêtres,sous ce prétexte qu’ils lui revenaient à lui, l’héritier du nom. Jene devinais que trop que, beaucoup d’entre eux étant signés de nomsillustres, il les vendrait…
Mme de Maillefertbondit.
– Vous en avez menti !…s’écria-t-elle.
– Pardonnez-moi, ma mère, fit froidementMlle Simone, il les a mis en vente, et la preuve,c’est que je les ai fait racheter… et qu’ils sont là-haut,cachés…
Et plus vite :
– Du reste, poursuivit-elle, vous pouviezbien trafiquer des portraits lorsque déjà vous trafiquiez dunom ? Est-ce que Philippe ne le vendait pas, ce nom, auxindustriels qui l’imprimaient en tête de leurs prospectus ?Est-ce que vous ne l’avez pas vendu, le jour où vous avez acceptéla mission que vous remplissez ici ? Car votre tournéeélectorale est payée… ne dites pas non, je le sais, et si jamaisles Tuileries étaient envahis par la Révolution, on y trouveraitvotre reçu !…
Livide, comme si tout son sang eût été changéen fiel, la duchesse de Maillefert s’était dressée d’unbloc :
– C’en est trop, interrompit-elle, et ceserait une honte à moi d’en entendre davantage…
Pour la clouer sur son fauteuil, il n’avaitpas fallu moins que l’immense intérêt qu’elle pensait avoir à nepas laisser seuls ensemble Raymond etMlle Simone.
Peut-être aussi avait-elle espéré, en restant,arrêter la vérité sur les lèvres de sa fille…
Reconnaissant qu’elle s’était trompée, quec’était inutilement qu’elle s’était condamnée aux plus cruelleshumiliations, elle enveloppa Raymond du plus haineux regard, etd’une voix sourde :
– Vous vous obstinez à demeurer ici,monsieur, dit-elle, malgré moi… soit. Je ne suis qu’une femme, jevous cède la place. C’est un homme qui vous demandera compte de ceque vous avez entendu…
Elle se retirait, en effet ; elle gagnaitla porte de la chambre à coucher.
– Je n’ai pourtant parlé que du passé,prononça Mlle Simone.
Mme de Mailleferts’arrêta court.
– Que voulez-vous dire ?fit-elle.
– Qu’il me reste à parler du présent, mamère…
– Du présent !
– Oui, de ce dernier voyage, de vosprojets en arrivant à Maillefert, de vos tentatives depuis sixsemaines…
– Simone !… s’écria la duchesse,prenez garde, vous ne me connaissez pas encore !…
La jeune fille ne sourcilla pas ; elleavait atteint son but : sa mère restait.
– Cette fois, reprit-elle, vous arriviezavec un plan nouveau :
« Le soir même de votre arrivée, m’ayantprise à part, vous me disiez en propres termes, car vous n’en étiezplus à dissimuler l’âpreté de vos convoitises :« Abandonne-nous la moitié de ce que tu as, et en échange nouste rendons le repos. »
« Et vous pensiez que j’aurais hésité, mamère, sans le serment juré à mon père mourant !… Lerepos !… Ah ! je ne croirais pas le payer cher au prix detoute cette fortune que je possède, pour mon malheur.
« Mais j’ai juré ; je vousrefusai.
« Il est vrai que vous obtîntes de moi lapromesse de vous avancer cent mille francs pour vos débuts à lacour, cet hiver. Il est vrai que je vous promis, avec plus deregrets encore, d’organiser une grande fête qui faciliterait votremission ici.
C’était monstrueux, déjà, ce que Raymond avaitentendu, et cependant un secret pressentiment lui disait que cen’était rien encore.
Il voyait, à la fureur convulsive deMme de Maillefert, succéder une inquiétude deplus en plus manifeste.
– Telle était la situation, ma mère, aulendemain de votre arrivée, disait la jeune fille, quand unévénement survint qui devait décider, et qui décidera de mavie…
Elle s’arrêta… Sa voix s’altérait, ses jouess’empourpraient, et ses yeux s’emplissaient de larmes… Elle parutsur le point de ne pouvoir continuer…
– De grâce, mademoiselle, commençaRaymond…
Mais d’un geste triste et doux, elle luiimposa silence. Et s’armant d’une énergie nouvelle, et d’une voixplus forte :
– Un jeune homme des environs,reprit-elle, que ma fortune avait ébloui, qui longtemps m’avaitobsédée, dans ses poursuites, de lettres et de déclamationsridicules, qui avait même fini par demander ma main, M. Bizetde Chenehutte m’ayant grossièrement outragée, un inconnu prit madéfense. Cette scène avait eu lieu aux Rosiers, le soir, et uneheure après, elle était rapportée à votre amie Clélie, ma mère, àMme de Maumussy, par sa femme de chambre.C’est par elle que je la connus et que je sus que M. Bizet etmon défenseur devaient se battre en duel le lendemain matin.
L’imagination vive et romanesque de laduchesse de Maumussy s’exaltait à cette idée d’un jeune hommerisquant généreusement sa vie pour l’honneur d’une femme qu’il neconnaissait pas. Elle ne cessait de me répéter que rien n’étaitplus beau qu’un tel dévouement. Bien plus qu’elle, sans en rienlaisser paraître, j’étais émue, touchée, reconnaissante. Il étaitdonc un être au monde, une personne qui s’intéressait à la pauvreabandonnée, à la malheureuse Simone…
Rien d’étrange comme la physionomie deMme de Maillefert.
– Simone !… disait-elle, mafille !… La malheureuse perd la tête !…
– Ce soir-là, continuait résolument lajeune fille, ma prière fut plus longue et plus fervente que decoutume. Je ne pus dormir de la nuit. Levée avec le jour, j’envoyaiSaint-Jean, mon vieux jardinier aux renseignements. À neuf heures,il était de retour. Caché derrière les buissons, il avait assistéau duel. M. Bizet, grâce à l’évidente générosité de sonadversaire, n’avait été blessé que très légèrement. Quant à mondéfenseur, c’était, me dit Saint-Jean, un des ingénieurs que jesavais être depuis quelques semaines aux Rosiers…
Mme de Maillefert eut unéclat de rire nerveux.
– Et vous pensez, dit-elle, que votrechevalier ignorait votre fortune !… Demandez-lui donc s’il sefût battu pour une fille sans dot ?
Mlle Simone ne daigna pasrelever l’insulte.
– Ainsi qu’il n’était que trop naturel,poursuivait-elle, je souhaitais vivement connaître cet ami inconnuqui avait pris ma défense, et le remercier. Votre bal allait avoirlieu, je lui fis adresser une invitation.
D’un air révolté,Mme de Maillefert levait les bras au ciel.
– Simone, disait-elle, malheureuse !Pour vous, pour moi, pour le nom que vous portez…arrêtez-vous !…
Tristement, la jeune fille hocha latête :
– Oui, je le sais, dit-elle, je passe lesbornes de toutes les convenances… Mais qui donc m’y force !Qui donc, sinon vous, ma mère, me réduit à cette extrémitédouloureuse de défendre mon honneur au prix de toutes les saintespudeurs d’une jeune fille !… Mais vous l’avez voulu. Je diraice qui est. Je dirais que, la première fois que mon regardrencontra celui de M. Delorge, une voix intérieure me ditqu’il comprendrait, celui-là. Et cette voix me trompait si peu,qu’il devina mes angoisses, pendant que Philippe jouait, qu’ilpartagea ma douleur lorsqu’on refusa à mon frère, au duc deMaillefert, l’enjeu de sa parole… Mais M. Delorge vous avaitdéplu, et le dernier de vos invités n’était pas parti que vous mereprochiez amèrement de m’être compromise, donnée en spectacle,d’avoir accepté un quadrille après avoir d’abord refusé de danser…Peut-être aviez-vous raison. Je ne sais rien de la vie, j’aidésappris toutes les conventions du monde, je ne sais pasfeindre…
La duchesse de Maillefert trépignaitd’impatience.
Il était clair qu’elle n’osait plus seretirer, qu’elle attendait, qu’elle redoutait quelque chose.
– Après, disait-elle, après !… onm’attend ; cette explication ne peut durer éternellement…
– Le lendemain, ma mère, toutes vos idéesétaient changées, ou plutôt la nuit vous avait inspiré une nouvellecombinaison. Autant M. Delorge vous avait déplu la veille,autant vous le trouviez à votre gré. À vos premières railleriessuccédaient des éloges qui ne tarissaient pas. Vous vouliez qu’ildevînt l’hôte assidu de Maillefert. Vous parliez de l’allerchercher s’il n’acceptait pas vos invitations. Et Philippe disaitcomme vous, et aussi tous vos hôtes, à l’exception – c’est unejustice que je lui dois – de Mme de Maumussy.Quand déjà mon cœur m’entraînait, c’était une conspiration pour mepousser. Jusqu’au jour, ma mère, où me prenant à part, etm’arrachant mon secret à force de caresses, vous osâtes medire :
« – Eh bien ! soit ! épouse-le.Partage ce que tu as avec ton frère, et je te donne monconsentement…
Les situations excessives ont ceci d’étrangeque ceux qui s’y débattent restent naturels dans l’exception, etgardent quand même un sang-froid relatif, qui est comme la luciditédu délire.
Jetés violemment hors du cadre des conventionssociales, Raymond, la duchesse de Maillefert etMlle Simone finissaient par ne plus discerner lesconditions anormales où ils se trouvaient placés.
Et la jeune fille poursuivait en phraseshaletantes :
– Ainsi, après avoir trafiqué de tout,vous en arriviez à spéculer sur mes plus intimes, sur mes pluschères affections… Pauvre folle que j’étais, je vous avais laissélire en moi comme en un livre ouvert. Vous aviez surpris à mastupide confiance le secret des espérances dont je me berçais. Jevous avais avoué qu’en Raymond Delorge il me semblait reconnaîtrecette âme dévouée dont m’avait parlé mon père mourant. Vous saviezque, songeant à lui, je me disais : « Celui-là,courageusement, acceptera la moitié d’un fardeau trop lourd pourmes forces ; celui-là, pour l’amour de moi, aimera lesmiens ; il sera la raison et l’énergie, tandis que je ne peuxêtre que l’abnégation ; celui-là nous sauvera tous. »
De grosses larmes roulaient le long des jouesde Raymond, et ému d’une émotion inexprimable :
– Ah ! vous m’avez jugé comme jedois l’être… murmurait-il.
Mais Mlle Simone ne semblaitpas l’entendre. Elle poursuivait, tenant toujours la duchesse deMaillefert immobile sous son regard :
– Indignée, humiliée, révoltée, jerejetai bien loin jusqu’à l’idée de cette transaction honteuse, decet abominable marché. Je vous jurai qu’à ce prix, jamais je neserais la femme de Raymond Delorge.
« Vous ne vouliez pas me croire.L’énergie de mes protestations vous faisait sourire. Vous me disiezd’un air ironique : – Ce n’est pas ton dernier mot. Turéfléchiras. Tu reconnaîtras que mon consentement t’estindispensable. Un jour viendra où tu me le demanderas à genoux, etprends garde que ce jour-là je ne veuille plus te le donner au mêmeprix !…
– C’est indigne ! pensait Raymond,indigne !…
– Il est vrai, continuaitMlle Simone, que, pour m’amener à capituler, vousne négligiez rien. Dans le temps où vous mettiez à votreconsentement d’inacceptables conditions, vous preniez à tâched’exalter les espérances de M. Delorge. Ah ! que n’ai-jeparlé, alors ! Que n’ai-je su prendre sur moi d’arracher commeaujourd’hui tous les voiles ! Mais je ne pouvais pas, jen’osais pas… Accuser ma mère, la montrer telle qu’elle estvéritablement, me paraissait un crime. Et je ne savais que fuirM. Raymond Delorge, qui ne comprenait rien à ma soudainefroideur.
« Et ma raison, pourtant, me disait quetout n’était pas fini. Je sentais que, si vous ne fermiez pas votreporte à M. de Boursonne et à M. Delorge, c’est quevous n’aviez pas renoncé à l’espoir de triompher de mesrésistances, c’est que vous méditiez quelque chose. Et si mespressentiments ne m’eussent pas prévenue, votre amie, la duchessede Maumussy, m’eût avertie…
Mme de Maillefert,instinctivement, se rejeta en arrière, et troublée au-delà de touteexpression :
– Clélie vous a parlé !…interrompit-elle, Clélie vous a dit…
Mais elle s’arrêta court, comme effrayée de cequ’elle allait dire.
– Quoi ?… interrogea la jeunefille.
Et sa mère gardant le silence :
– Je ne sais donc pas tout !prononça-t-elle. Il y a donc quelque chose encore !…
Puis, plus vite, et d’une voix où vibraienttoutes ses colères :
– Et cependant, reprit-elle, ce que jesais est odieux jusqu’à révolter l’imagination… Qu’une mèrebassement jalouse de sa fille l’abreuve d’outrages et l’accable demauvais traitements… cela se voit. Qu’un frère, follement prodigue,ruine sa sœur et lui arrache jusqu’à son dernier louis… cela secomprend. Qu’une mère et un frère, dévorés de convoitises et debesoins, se liguent contre une pauvre fille, et pour s’emparer deson argent l’assassinent… cela peut encore s’expliquer…
« Mais qu’un frère et une mère,lâchement, froidement, méthodiquement, avec une patientpréméditation, s’entendent pour flétrir aux yeux de tous lamalheureuse dont ils convoitent la fortune, pour déshonorerpubliquement leur sœur, leur fille… Non ! cela ne s’est jamaisvu et ne peut se concevoir !…
La duchesse de Maillefert essayait derépondre, de protester sans doute, mais les paroles expiraient danssa gorge.
– Et cependant, continuaitMlle Simone, c’est ce que vous avez fait, ma mère,Philippe et vous… Sûrs que je me laisserais briser le cœur plutôtque d’acheter votre consentement au prix que vous y mettiez, vousn’avez plus songé qu’au moyen de rendre mon mariage avecM. Delorge nécessaire, urgent, indispensable. Vous pensiezqu’entre ma réputation et le serment juré à mon père, jen’hésiterais pas, et que, pour racheter mon honneur perdu par vous,je vous abandonnerais la proie que vous convoitez. Et vous alliez,disant partout, d’un air d’hypocrite douleur, que moi, Simone deMaillefert, votre fille, votre sœur, j’étais la maîtresse deRaymond Delorge, et que j’étais enceinte…
Secouée de la nuque aux talons par devéritables convulsions de rage,Mme de Maillefert arrachait à pleines mainsles dentelles de son peignoir.
– C’est faux, s’écria-t-elle d’une voixétranglée, c’est une abominable calomnie ; jamais Philippe nimoi n’avons dit cela !…
– Vous l’avez dit, interrompitRaymond.
Et marchant sur la duchesse, l’œil enflammé decolère et les poings crispés :
– Vous l’avez dit, insista-t-il, àMme de Larchère, qui l’a répété…
– Mme de Larchère ena menti !…
D’un geste, Mlle Simone leurimposa silence.
– On ne m’a rien rapporté, à moi, mamère, prononça-t-elle lentement, je vous ai entendue.
– Et vous n’avez pas protesté !…ricana la duchesse.
La malheureuse jeune fille hocha la tête.
– À quoi bon !… répondit-elle.Fallait-il, ma mère, parce que je suis perdue, vous perdre aussid’honneur !… M’eût-on écoutée, d’ailleurs ! Qui jamaiseût voulu croire qu’une mère calomniait ainsi sa fille ! Je mesuis tue. Et si j’ai parlé aujourd’hui, c’est que vous m’y avezforcée. C’est que je voulais que M. Raymond Delorge nousconnût, vous et moi, avant de nous séparer peut-être pourtoujours…
Renonçant à discuter, à se défendre, laduchesse de Maillefert enveloppait d’un même regard atroce Raymondet Mlle Simone.
– Ainsi, vous refusez mon consentement,dit-elle, c’est votre dernier mot ?… Soit ! Ne vous enprenez qu’à vous de ce qui en adviendra…
Et elle sortit, fermant si violemment laporte, qu’une glace suspendue à la boiserie tomba avec fracas, etse brisa en morceaux…
– Ah ! c’est maintenant que je suisperdue ! balbutia Mlle Simone d’une voixéteinte, irrévocablement perdue !
Et, épuisée par les émotions de cette lutteinouïe, brisée par tant de violences, anéantie, défaillante, elles’affaissa lourdement sur un fauteuil, cachant entre ses mains sonvisage baigné de larmes.
– Perdue ! répétait Raymond, commes’il eût prononcé un mot vide de sens, perdue !…
La réalité l’écrasait, terrible, inexorable,et c’est à peine si le malheureux y pouvait croire.
– Quelle femme ! murmurait-il, quecette duchesse de Maillefert, quelle femme !…
Le souvenir du dernier regard qu’elle luiavait adressé, en le faisant tressaillir, lui imprima la secoussequi devait lui rendre, avec son énergie, la faculté de penser et deréfléchir. Il comprit que ces quelques minutes qui lui étaientlaissées de solitude avec Mlle Simone étaientpeut-être le dernier répit de l’implacable destinée, et qu’ilfallait en profiter.
S’approchant donc de la jeune fille :
– Mademoiselle ! prononça-t-il d’unevoix troublée, mademoiselle !…
Elle ne sembla pas l’entendre.
À la voir ainsi effondrée, on eût pu la croireévanouie, morte, sans les sanglots profonds qui, à intervallesinégaux, soulevaient sa poitrine, sans les frissons convulsifs qui,par instants, la secouaient à la briser.
Alors Raymond se penchant vers elle,s’enhardit jusqu’à lui prendre la main :
– Mademoiselle Simone !… dit-ildoucement.
Elle le regarda d’un air égaré, comme si ellene se fût pas expliqué sa présence.
– Vous avez entendu votre mère ?poursuivit-il.
L’infortunée tressaillit. Elle revenait ausentiment affreux de la situation.
– J’ai entendu, oui, bégaya-t-elle.
– Mme de Maillefert,reprit Raymond, ne vous pardonnera jamais votre juste, votrelégitime indignation… Elle ne me pardonnera jamais de vous avoirentendue, de savoir ce que je sais…
– Jamais !
– Elle voudra se venger…
– Elle se vengera certainement.
– Qui peut savoir à quelles effroyablesextrémités la poussera sa haine !…
Tristement la jeune fille hocha la tête.
– Hélas !… murmura-t-elle, qu’ai-jeà craindre de pis que ce qui est ?…
Après un moment de silence :
– Il n’y a pas à hésiter, reprit Raymond,le temps presse, il faut prendre un parti…
– En est-il donc un à prendre ?…
– Peut-être. Si vous aviez confiance enmoi…
Elle le regardait d’un air de douloureusestupeur, ses joues s’empourpraient.
– Mon Dieu ! interrompit-elle, aprèsce qui s’est passé, après ce que j’ai osé dire, moi, devant vous,se peut-il que vous doutiez !… Suis-je donc libre maintenantd’avoir ou de n’avoir pas confiance !…
Raymond croyait entrevoir une lueurd’espérance, et le cœur battant à rompre :
– Alors, s’écria-t-il, au lieu de vousdéfendre par la seule force d’inertie, attaquez audacieusement.Mme de Maillefert prétend s’emparer de votrecapital, refusez-lui jusqu’au revenu…
– Oh !…
– Elle met son consentement à un prixinacceptable, n’est-ce pas ? Eh bien ! vous, déclarez-luifermement qu’elle n’aura pas un louis de vous tant qu’elle ne vousl’aura pas accordé.
D’un mouvement brusque,Mlle Simone dégagea sa main de celle deRaymond.
– Je ne ferai pas, je ne puis pas fairecela ! prononça-t-elle.
– Ce serait le salut.
– Je n’en sais rien ; mais je saisque ce serait répondre à des manœuvres infâmes par une combinaisonhonteuse et indigne de nous.
– Avons-nous donc le choix ?…
– Non, mais moi, je ne suis pas libre…Mes revenus ne sont qu’un dépôt sacré ; ils appartiennent, enréalité, à mon frère et à ma mère ; je n’ai pas le droit deles en priver…
Cette lueur que Raymond avait entrevues’évanouissait.
– Vous n’auriez pas à les en priver,mademoiselle, insista-t-il. SiMme de Maillefert pouvait croire une minuteseulement à la réalité de vos menaces, elle cèderaitimmédiatement…
– Peut-être… Vous ne connaissez pas mamère…
– Je sais qu’il lui faut de l’argent àtout prix…
– C’est vrai, mais son orgueil et sonobstination dominent encore ses convoitises.
– Elle céderait !… murmuraRaymond.
Un sourire amer crispa les lèvres deMlle Simone.
– Et d’ailleurs, reprit-elle, jamais jene saurais prendre sur moi de proposer à ma mère un tel marché…Vous me croyez plus brave que je ne le suis réellement… Jamais jen’ai opposé à ma mère qu’une résistance passive… J’en suis à cetteheure à me demander comment j’ai eu le courage de dire tout ce quej’ai dit…
– Ainsi, reprit Raymond, vous allezrester ici ?…
– Hélas !…
– Au pouvoir d’une femme qui vous hait,que nulle considération humaine ne peut arrêter…
– Où voulez-vous que j’aille ?…
Une inspiration soudaine, et qu’il crutenvoyée par le ciel même, illumina Raymond.
– Écoutez-moi, s’écria-t-il. Cettefortune maudite, cause de tous nos malheurs, vous allez l’abandonneà un homme d’affaires, qui l’administrera et qui en servira lesintérêts à Mme de Maillefert…
– Et moi !…
– Vous !… répéta Raymond,vous !…
Et se laissant glisser aux genoux deMlle Simone, et lui prenant les mains, ivred’espoir et éperdu d’amour :
– Vous, poursuivit-il, vous prendrez monbras, et sur l’heure, à la face de tous, nous allons sortir duchâteau…
– Sortir !…
– Oui ! Et malheur à qui tenteraitde s’y opposer ? Je vous conduirai à Paris, près de ma mère,qui est une sainte femme et une femme héroïque, près de ma sœur quiest la meilleure et la plus chaste des jeunes filles, et entre cesdeux affections tendres et dévouées, vous attendrez l’heure où vousserez libre de disposer de votre main sans le consentement de votremère…
Il oubliait tout, le malheureux !
Il oubliait que la veille encore il nesongeait pas sans effroi à ce que dirait sa mère, quand elleapprendrait son amour et ses projets de mariage…
– Cela non plus n’est pas possible !murmura Mlle Simone.
– Pourquoi, grand Dieu ?…
– Parce que ce serait donner en apparenceraison à ma mère… Parce que les calomnies dont on me déshonore icime poursuivraient dans votre maison… Parce queMme Delorge, qui donnerait peut-être asile à lafiancée de son fils, refuserait sa porte à une femme qui passe pourêtre sa maîtresse…
Le bruit d’une porte qui s’ouvraitl’interrompit.
Raymond se dressa d’un bond.
Sur le seuil, une femme de chambre deMme de Maillefert se tenait debout, quisouriant d’un sourire intraduisible, disait :
– Ah !… pardon ! si j’avaissu…
– Que voulez-vous ? demanda durementRaymond.
– C’est M. le baron de Boursonne quim’envoie demander à monsieur si monsieur a oublié qu’ill’attend…
D’un geste impérieux, Raymond cloua cettefille sur le seuil.
– Répondez à M. de Boursonne,dit-il, que je descends le rejoindre.
– Cependant, monsieur…
– Sortez !…
Elle sortit après forces révérences. Mais sonregard impudent et son sourire équivoque étaient entrés dansl’esprit de Raymond comme des traits empoisonnés.
– Dieu sait ce que va dire cette méchantecréature ! murmura-t-il.
– C’est ma mère, certainement, qui l’aenvoyée, répondit Mlle Simone.
Et laissant tomber ses bras d’un aird’indifférence désespérée :
– Mais qu’importe !ajouta-t-elle.
Ce n’était que trop vrai, hélas ! etcette lamentable conviction et le sentiment de son impuissancegonflaient le cœur de Raymond de haine et de colère.
– Et c’est moi, reprit-il d’une voixsourde, qui vous suis le sujet de tant et de si cruellessouffrances ! C’est de moi qui donnerais mille fois ma viepour vous qu’on se sert pour vous faire répandre tant delarmes ! Ah ! pardonnez-moi !… je ne suis plus qu’unmisérable fou, un égoïste odieux ! Le jour où je vous ai vuepour la première fois, le jour où j’ai compris que je vous aimaisde toutes les forces de mon être et que je n’aimerais jamais quevous, je devais m’éloigner, fuir. Ne savais-je pas quelle fatalitépèse sur moi ! L’expérience ne m’a-t-elle pas appris que jeporte malheur ?…
Les lèvres pâles et tremblantes, les jouesmarbrées de taches rouges, palpitante, oppressée,Mlle Simone écoutait…
– Oui, je devais fuir, poursuivaitRaymond, je le sentais, et même un soir je me suis dit :« Je partirai demain ». Le lendemain est venu, et je neme suis plus senti le courage de partir. Je vous aimais. Moi, dontla vie n’avait été jusqu’alors qu’un long supplice, je voyais toutà coup, à l’horizon, se lever l’aube du bonheur.Qu’adviendrait-il ? Aurais-je jamais cette joie ineffabled’être aimé de vous ? Je ne me le demandais pas. Mon amour,tel qu’un trésor merveilleux, me suffisait. Abîmé dans les extasesde l’heure présente, j’oubliais tout, le passé et l’avenir… Sansdoute, en ce temps, j’ai dû vous paraître étrange,incompréhensible !… J’avais peur de moi. Je frémissais àl’idée de vous devenir l’occasion d’un propos méchant. Je vousadorais, et il me semblait que mon secret m’échappait malgré moi,qu’on le devinait à mon attitude, qu’on le surprenait sur meslèvres, qu’on le lisait dans mes yeux !…
Peut-être pour secouer la torpeur dont elle sesentait envahie, Mlle de Maillefert s’étaitlevée. Elle se tenait debout, en face de Raymond, s’appuyant audossier d’un fauteuil.
Et lui continuait, en phrases enflammées.
– Je vous aimais, et votre seule présenceparalysait mon cerveau, brisait ma volonté, anéantissait monénergie… Sous votre regard, les paroles expiraient dans ma gorge…Au frôlement seul de votre robe, tout mon sang affluait à monvisage… Au contact de votre main s’appuyant sur mon bras, jetressaillais et j’étais secoué de frissons… Ah ! que deviolence alors j’ai dû me faire, pour ne pas tomber éperdu à vosgenoux, pour ne vous crier en battant de mon front lapoussière : « Je vous aime, je vous aime !… »Mais vous ?… Mon incertitude était affreuse, et non sansdouceur, pourtant. Je me disais : « Est-il possiblequ’elle ne m’ait pas deviné, qu’elle ne me comprennepas !… » Parfois, je croyais découvrir dans vos yeux unrayon d’espérance. Alors, je vous quittais enivré, étouffant dejoie, et je m’en allais comme un fou, répétant mille et mille foisvotre nom, dont les syllabes avaient pour moi des harmoniesdivines. D’autres fois, au contraire, votre sourire me paraissaitn’exprimer que la plus glaciale indifférence, sinon le dédain.Alors je me retirais désespéré.
Toute frissonnante,Mlle Simone essayait doucement del’interrompre.
– De grâce, balbutia-t-elle, parpitié !…
Mais il poursuivait :
– Un soir, cependant, nous étions allésavec votre mère faire une promenade en voiture, et vous étiez venueme reconduire jusqu’à l’entrée du pont des Rosiers… Je mis pied àterre en face de la maisonnette du gardien… Je m’inclinais, voussaluant une dernière fois, quand tout à coup, à la lueur de lalanterne du pont, je vous vis vous pencher à la portière, en medisant : « À demain ! à demain… » Vous metendiez la main, je la pris, et je crus sentir un de cestressaillements, une de ces pressions qui sont, tout à la fois, unepromesse et un serment !… Vous en souvient-il ? Jechancelai, je crus que j’allais m’évanouir, et c’est avec uneinvincible stupeur, et comme en rêve, que je vis s’éloigner votrevoiture… Et vous étiez déjà bien loin, que je restais, moi, à lamême place, écrasé sous le poids de ce bonheur immense, inattendusinon inespéré, et me répétant : « Est-ce bienvrai ? n’est-ce pas une illusion qui s’envolerademain ?… »
Rougissante, confuse,Mlle Simone baissait la tête, et on eût dit qu’enelle-même se livrait un pénible combat…
Jusqu’à ce que, se redressant tout àcoup :
– Non, pas de honte !s’écria-t-elle. Où il n’y a pas de mal, il ne saurait y avoir dehonte. Avant de le savoir, je vous aimais, Raymond. Et maintenant,pourquoi ne le dirais-je pas fièrement, puisque j’en suisfière : Je vous aime !
Raymond pâlit comme pour mourir.
– Dieu juste !… prononça-t-il, tu medevais ce bonheur !… Ce moment seul efface toutes les misèresdu passé.
Et délirant de joie, il enlaça de son bras lataille souple de Mlle de Maillefert, l’attiracontre son cœur et couvrit de baisers de flamme ses beaux cheveuxblonds qui se dénouaient et s’éparpillaient…
– Simone !… balbutia-t-il, ô mabien-aimée, mon unique amie adorée, Simone !
Mais elle, qui se débattait faiblementd’abord, soudain le repoussa et violemment se rejeta enarrière.
– Ah ! malheureux que noussommes !… s’écria-t-elle.
– Quoi !…
– Nous oublions que nos minutes sontcomptées… Nous oublions que, telle qu’une barrière infranchissable,la haine de ma mère se dresse entre nous…
Le visage de Raymond rayonnaitd’enthousiasme.
– Il n’y a pas d’obstaclesinfranchissables, dit-il, pour un amour tel que le nôtre…
Mlle Simone eut un gestedouloureux.
– Et cependant, fit-elle, la porte deMaillefert vous est désormais fermée, et nous voilà séparés…
C’était précipiter Raymond des hauteurs de sesespérances.
– C’est vrai, fit-il d’une voix sombre,me voici réduit à vous abandonner seule, dans cette maison peupléede mes ennemis, de misérables tels que Combelaine, Maumussy etVerdale…
Puis une soudaine réflexionl’éclairant :
– Mais que viennent-ils faire ici ?ajouta-t-il.
– Rien. M. de Maumussy vientchercher sa femme, ses deux amis l’accompagnent…
Raymond hocha la tête.
– Votre mère est altérée de vengeance,reprit-il. Quoi qu’elle tente, Combelaine et Maumussy seraient descomplices sans scrupules…
– Je suis prévenue, interrompitMlle Simone, je saurai me tenir sur mes gardes…
Elle s’arrêta.
Dans la pièce voisine retentissaient les voixde Mme de Maillefert et deM. Philippe…
– Fuyez !… dit-elle à Raymond.
Il redressa la tête.
– Moi, dit-il, fuir !…
– Oui, et à l’instant… Voulez-vous medonner cette horrible douleur, de vous voir, les armes à la main,mon frère et vous ?… Je vous écrirai, nous nous reverrons…Mais si vous m’aimez, au nom de notre amour… fuyez !…
Mlle Simone avait raison millefois.
Se trouver en ce moment en face deM. Philippe, stimulé par sa mère, c’était pour Raymonds’exposer à une de ces altercations qui ne se terminent que sur leterrain.
Et cependant il ne bougeait pas.
C’était ce mot : Fuyez ! auquels’attache une idée de peur et de lâcheté, qui clouait ses pieds auparquet.
Le danger pressait, pourtant. De l’autre côtéde la cloison, la discussion s’envenimait entre la mère et le fils,et par-dessus la voix âpre et sèche de la duchesse de Maillefert,s’entendait le ricanement aigrelet de M. Philippe.
Plus tremblante que la feuille,Mlle Simone joignait les mains.
– Raymond, supplia-t-elle, je vous enconjure, écoutez ma voix plutôt que celle de votre orgueil…
Il était vaincu.
– Vous l’exigez, prononça-t-il, non sansquelque amertume, je fuis… Je pars déchiré par cette convictionaffreuse que votre bonheur, que votre vie sont en péril, et que jene puis rien pour vous. Comment saurai-je ce que vousdevenez ?…
– Tous les jours vous aurez un mot demoi.
– Vous me le promettez ?
– Je vous le jure.
Une larme brilla dans les yeux de Raymond.
– Que Dieu nous protège, dit-il, carseul, désormais, il peut nous sauver !
Et, déposant sur le front deMlle de Maillefert un dernier baiser, ilsortit.
Aussi bien, ses forces étaient à bout. Ilchancelait, il en était à se tenir aux murs.
Là, dans cette chambre étroite, en un instant,il s’était trouvé transporté des plus sombres abîmes du désespoirjusqu’aux cimes radieuses de l’espérance.
Et maintenant, la triste et pénible réalitésuccédant aux enivrements du songe, il s’efforçait de seressaisir.
Il songeait qu’il allait se retrouver aumilieu de ses ennemis les plus exécrés, que son regard allaitpeut-être croiser les regards des hommes qui avaient assassiné sonpère.
Enfin, il s’était mis à descendre lentement legrand escalier de marbre, lorsqu’au tournant, tout à coup, il setrouva en face de Mme de Maumussy.
Elle revenait d’une promenade à cheval, sonteint avait encore l’animation d’une course rapide, et ses grandsyeux noirs brillaient d’un éclat extraordinaire sous les bordslégèrement inclinés en avant de son chapeau d’homme.
D’une main, elle relevait la longue jupe deson amazone toute mouchetée de boue, de l’autre elle tenait sesgants et sa cravache.
L’apercevant, Raymond se rangea contre le murpour la laisser passer.
Mais elle s’arrêta court devant lui, etl’examinant d’un regard profond, et d’un air d’intérêtmanifeste :
– Que vous arrive-t-il ? luidemanda-t-elle brusquement. Votre figure est bouleversée…
Cette femme était-elle ou non la complice demme de Maillefert ? Quel avait été, quel était son rôle dansl’intrigue qui se nouait autour deMlle Simone ?…
C’est ce que Raymond ne pouvait discerner.
Ce qu’il savait, par exemple, ce qui lui étaitprouvé, c’était que Mme de Maumussy était bieninformée, qu’elle avait dû recevoir les confidences deMme de Maillefert, et qu’il n’y avait nulintérêt à lui dissimuler la vérité.
– Il m’arrive, répondit-il, que j’aidemandé à Mme la duchesse de Maillefert la main deMlle Simone…
Mme de Maumussytressaillit.
– Vous avez fait cela !dit-elle.
– Oui.
– Et cette chère duchesse vous arefusé ?
– Elle a mis des conditionsinacceptables.
Un dédaigneux sourire plissait les lèvrespourpres de la jeune femme.
– Mme de Maillefert,reprit-elle, exigeait sans doute la fortune de sa fille.
– Le capital de cette fortune, oui.
– Et vous ne voulez pas le luiabandonner ?
– Moi, grand Dieu !
– Alors c’est Simone qui ne veutpas ? insista la duchesse de Maumussy.
Et, d’un air de dégoûtextraordinaire :
– Cela ne m’étonne pas, continua-t-elle.Ils n’ont qu’une passion, dans cette famille : l’argent. Lamère, la fille, le fils, tous tant qu’ils sont, ne pensent qu’àl’argent, ne parlent que d’argent, ne se querellent et ne seréconcilient qu’à propos d’argent… Pouah !… c’estignoble !…
Raymond ne pouvait supporter cette confusion,sans doute involontaire.
– Vous savez bien, madame la duchesse,prononça-t-il, que Mlle Simone est ledésintéressement même.
– Alors que n’abandonne-t-elle safortune !
– Elle donne la totalité des revenus,mais pour ce qui est du capital, elle ne peut pas en disposer, elleest liée par un serment…
La jeune duchesse haussa les épaules.
– Dites, reprit-elle, qu’elle veutabsolument administrer, gérer, surveiller, calculer, tenir descomptes et des écritures, manier de l’argent, empiler des écus…C’est une passion comme une autre. Un serment !… Une femme quiaime se soucie bien d’un serment, en vérité !… Mais Simone atrop de tête pour qu’il lui reste beaucoup de cœur. C’est une deces filles qui, selon les hasards de la vie, deviennent deshéroïnes ou des martyres, mais des épouses ou des maîtresses,jamais !…
Raymond frémissait, mais il restait enapparence plus froid que glace.
– Vous haïssezMlle Simone, madame la duchesse, dit-il.
– Moi ! Et pourquoi ? grandDieu !
L’idée folle qui lui traversait le cerveau,Raymond ne la pouvait dire.
– Si vous ne la haïssez pas, reprit-il,pourquoi calomnier son cœur ? Pourquoi l’accabler ? Ne latrouvez-vous pas assez malheureuse !…
– Elle est plus malheureuse que lespierres.
– Eh bien ! ne serait-ce pas devotre part une noble et généreuse action que de venir au secoursd’une infortunée en butte à d’abominables persécutions !Ah ! madame, si vous vouliez !… Vous avez tout pouvoirsur la duchesse de Maillefert, elle vous craint, elle fonde sur vosinfluences politiques ses projets d’avenir…
Il suppliait… Lui, le fils du général Delorge,il suppliait la femme du duc de Maumussy.
– J’ai peur, poursuivait-il, lorsque jesonge à la violence des convoitises deMme de Maillefert et de son fils.
Mme de Maumussydétournait la tête.
– Peut-être, dit-elle, si vous tenez tantau repos de Mlle Simone, feriez-vous bien derenoncer à elle, franchement, sans arrière-pensée…
– Pourquoi ? Vous savez donc quelquechose ?…
– Je ne sais rien… Et cependant,croyez-moi, mon conseil est bon.
Raymond attachait sur la jeune duchesse un deces regards obstinés qui font tressaillir la vérité au fond desâmes.
– Puis-je, fit-il, moi, croire à lasincérité d’un conseil venant de vous ?…
– Pourquoi pas ?… Ah ! parceque je suis la duchesse de Maumussy, et que… Je sais votrehistoire, monsieur Delorge…
Et faisant siffler sa cravache d’un aird’impudence superbe :
– Suis-je donc responsable des actes duduc de Maumussy ? C’est mon mari, c’est vrai, mais est-ce queje l’ai choisi ?… Est-ce que ses haines ou ses affections metouchent ?… Je ne suis pas Mlle Simone, moi,je suis Clélie. Le duc de Maumussy !… Que demain se trouve surma route un homme que j’aime et qui m’aime, et vous verrez si,toute duchesse que je suis, je ne sais pas prendre son bras, etdire hautement et à la face de tous : Voilà monamant !…
C’était à être confondu de son imperturbableaudace.
Elle parlait très haut, d’une voix claire,insoucieuse d’être ou non entendue des valets qui peuplaient lesvestibules.
– Croyez-moi donc, monsieur Delorge,ajouta-t-elle, c’est une amie qui vous parle. Renoncez à Simone.Dans son intérêt, dans le vôtre, oubliez-la…
Et sans vouloir entendre les prières deRaymond, ramenant en avant d’un geste rapide les plis amples de sajupe, elle franchit en quatre bonds la dernière volée de l’escalieret disparut.
– C’est incompréhensible ! pensaitle malheureux, abasourdi de cette succession d’événementsinattendus, c’est invraisemblable !
La duchesse de Maumussy se moquait-elle delui ?… Ou plutôt ne l’aimait-elle pas et n’était-elle pasjalouse de Mlle Simone ?
Mais si plausible que pût paraître cettedernière explication, il ne voulait absolument pas l’admettre,révolté de la ridicule situation qu’elle lui créait vis-à-vis delui-même.
– Et cependant, se disait-il, je ne levois que trop, il se trame quelque chose contreMlle Simone. Mais quoi ! Qui peut imaginer lesdétestables pensées qui s’agitent dans l’âme perverse deMme de Maillefert…
Et il demeurait immobile à la même place,épuisant son intelligence à explorer le champ infini desprobabilités.
Bien des projets lui venaient.
Il se demandait, par exemple, pourquoi il necombattrait pas ses ennemis avec leurs propres armes.
Qui l’empêchait de promettre et de ne pastenir ? Qui l’empêchait de paraître renoncer àMlle Simone, de capter la confiance deMme de Maumussy et de lui arracher sonsecret ?
Oui, mais Mlle Simone, sifière et si digne, consentirait-elle jamais à se prêter à cettecomédie dégradante ? Et lui-même, capable de concevoir un telplan, serait-il capable de l’exécuter ? Le dégoût ne leprendrait-il pas à la gorge ? La honte ne ferait-elle pastomber son masque avant le temps ?
– Ah ! mille fois plutôt, soyonsdupes !… se dit-il.
Et, pressé désormais de quitter le château,pressé de rejoindre M. de Boursonne, il descenditrapidement, traversa le vestibule, puis la galerie, et arriva ausalon où il avait laissé M. de Boursonne, et dont laporte était restée ouverte…
Mais apercevant deux personnes avec le vieilingénieur, involontairement il s’arrêta sur le seuil…
Dans l’embrasure d’une fenêtre, un homme étaitassis qui, d’un air distrait et ennuyé, parcourait un journallevant la tête à chaque moment pour regarder le temps qu’il faisaitdehors et si la pluie reprenait… C’était le duc de Maumussy.
Il avait vieilli considérablement. Sescheveux, plus rares, blanchissaient au toupet. Ses yeux avaientperdu leur éclat spirituellement cynique. Les joues flasquespendaient. Les rides profondes de ses tempes et la contraction deses lèvres flétries trahissaient les soucis amers et les dévorantesinquiétudes de son existence brillante et enviée.
Un flot de haine et de colère monta au cerveaude Raymond, à la vue de cet homme. Celui-là était un des meurtriersdu général Delorge.
L’autre, debout au milieu du salon, et causantavec M. de Boursonne, était l’ancien copain deMe Roberjot, M. Verdale.
Mais ce n’était plus le maigre et faméliquearchitecte incompris, qui traînait jadis, dans Paris, ses botteséculées et son immense portefeuille tout gonflé de plans dédaignéset d’inutiles devis.
Le succès se devinait à sa face rougeaude etluisante, au mouvement de ses larges épaules et à son gesteimpérieux.
Il crevait de prospérité, comme un sac d’écustrop plein qui craque aux coutures.
M. de Boursonne l’avait entrepris,et de ce ton tranquillement impertinent dont il écrasait les gensqui lui déplaisaient, il continuait une conversation commencéedepuis un moment déjà.
– Je vous connaissais beaucoup deréputation, cher monsieur, lui disait-il, comme tout le monde,d’ailleurs, car votre rôle dans la transformation de Paris a ététrop considérable pour que vous ne soyez pas très connu. J’ai deplus souvent entendu parler de vous par d’anciens camaradesd’école…
L’embarras de M. Verdale était manifeste.Mais il était non moins évident que la qualité de son interlocuteurlui imposait.
– Vous avez surtout beaucoup démoli,poursuivait le vieil ingénieur…
– Ne le fallait-il pas ? répondaitM. Verdale. N’était-il pas urgent d’ouvrir de larges issues àl’air et au soleil ? N’était-ce pas la santé, la gaîté et larichesse, que nous faisions pénétrer avec des flots de lumière dansle dédale étroit des ruelles humides, sombres et malsaines du vieuxParis ?
– Je sais. J’ai lu cela dans desrapports.
– Ces rapports étaient l’expressionaffaiblie de l’indiscutable vérité…
– Et je n’en doute, pardieu, pas !Seulement, dans mon for intérieur, je suis là à me dire quedécidément la démolition vaut mieux que la bâtisse. Ainsi, moi, parexemple, qui ai construit je ne sais combien de ponts, de viaducset de digues, qui ai creusé je ne sais combien de lieues de canaux,qui ai bâti des phares, des églises, des lycées, des casernes… oùen suis-je ? J’ai gagné bon an mal an de huit à dix millefrancs, et dans trois ans j’aurai mille écus de retraite…
– Mais vous êtes officier de la Légiond’Honneur, monsieur l’inspecteur…
– Mais vous le serez, cher monsieur.N’êtes-vous pas déjà chevalier ?…
– C’est vrai, mais…
– Et de plus, après avoir démoli plus queje n’ai construit, vous avez ce qui est bien autrementpositif : une fortune considérable, des millions…
Croyant taquiner simplement M. Verdale,M. de Boursonne le crucifiait.
– Réussir est-il donc un crime ? fitamèrement l’ancien copain de Me Roberjot.
Le vieil ingénieur protesta du geste.
– Pas à mes yeux, prononça-t-il, car jene sais rien de plus respectable qu’une fortune loyalement etlaborieusement acquise, une de ces fortunes dont chaque pièce decent sous représente un travail, un effort ou une privation…
Mais près de lui, dans le corridor, Raymondentendait des allées et des venues, des bruits de pas et devoix…
Avoir cédé aux instances deMlle Simone et courir les risques de rencontrerM. Philippe, eût été une folie insigne, il le comprit.
Et surmontant l’horreur que lui inspiraitM. de Maumussy, il entra dans le salon.
Au craquement de ses bottes sur le parquet,M. de Boursonne se retourna vivement, et abandonnant sansfaçon M. Verdale :
– Enfin, vous voici, mon cher Delorge,dit-il, je commençais à croire que vous m’aviez oublié et que vousétiez parti sans moi.
– La femme de chambre ne vous a donc pasdit que je vous rejoignais…
– Quelle femme de chambre ?
– Celle que vous m’avez envoyée.
Le vieil ingénieur ouvrait de grands yeux.
– Je ne vous ai sacredieu ! envoyépersonne, dit-il.
Ainsi Mlle Simone avait devinéjuste : c’était bien Mme de Maillefertqui avait dépêché cette chambrière impudente.
Mais Raymond n’eut pas le loisir de s’arrêterà cette circonstance. Abandonnant son journal,M. de Maumussy venait de se lever.
Il s’avança, et de ce ton de politesse étudiéequi lui était familier :
– Monsieur Raymond Delorge, si je nem’abuse ?… fit-il.
Involontairement, et de ce mouvementinstinctif de l’homme qui voit un serpent se dresser à ses pieds,Raymond recula.
– Le fils du général Delorge, oui,monsieur, répondit-il.
Ce que son accent trahissait de colères et dehaines, le duc de Maumussy ne parut pas le remarquer.
– Peut-être ne me reconnaissez-vouspas ? insista-t-il doucement.
– Vous êtes l’ami deM. de Combelaine, le duc de Maumussy…
– C’est qu’il y a si longtemps que nousne nous sommes pas rencontrés…
– Il y aura dix-sept ans après-demain queje vous ai vu pour la première fois, monsieur le duc, et dans detelles circonstances que je ne devais plus vous oublier. C’étaittrois jours après l’assassinat de mon père…
Au lieu de se révolter et de se récrier, leduc remua tristement la tête.
– Toujours cette accusationinjuste ! murmura-t-il.
Raymond ne l’entendit pas.
– Vous aviez eu cette audace inouïe,poursuivit-il, de vous présenter chez ma mère, vous, pour luioffrir une pension. Le prix du sang !
– J’obéissais à ma conscience,monsieur ; un grand, un immense malheur vous frappait ;je m’efforçais, dans la limite de mes moyens, d’en atténuer lessuites. J’aurais été heureux de vous être utile…
– Oui, c’est ce que vous disiez alors. Ilétait aisé de railler, vous homme, une femme et un enfant sansdéfense…
Un imperceptible sourire glissa sur les lèvresde M. de Maumussy.
– Oh ! permettez, fit-il, vous aviezun défenseur, au moins, et terrible, un vieux serviteur qui tenaitma vie au bout de ses pistolets, et qui voulait absolument metuer…
– Et qui, sans ma mère, vous eût tué.C’est vrai, monsieur, vous ne verrez plus jamais la mort d’aussiprès qu’une fois…
Ce qui frappait M. de Boursonne,c’est qu’à mesure que montait la colère de Raymond, l’attitude deM. de Maumussy devenait plus conciliante.
– Quoi qu’il en soit, reprit-il, mesdispositions d’alors n’ont pas changé…
– Ni les miennes ! interrompitRaymond. Ce que vous a dit l’enfant, l’homme le pense toujours.
M. Verdale se démenait désespérément.
– Messieurs !… répétait-il,messieurs !…
Intervention inutile ! Raymondpoursuivait :
– Non, je n’ai pas changé et, de mêmequ’autrefois, je crois en l’avenir. Déjà, la distance qui nousséparait à diminué, monsieur le duc. Vous n’êtes plus si haut quejadis, ni moi si bas…
Du geste, M. de Maumussyprotestait.
– Dieu m’est témoin, prononça-t-il, queje venais à vous avec des espérances de conciliation…
Raymond eut un mouvement terrible.
– Des espérances de conciliation !…s’écria-t-il. Vous avez donc tout oublié ! Vous oubliez doncque c’est aujourd’hui le 1er décembre 1869. Vous avezdonc reposé d’un sommeil paisible, cette nuit, d’un sommeil que nulsonge vengeur n’a troublé. Nulle voix ne s’est donc élevée aumilieu des ténèbres, pour vous rappeler qu’il y a dix-sept ans, parune nuit pareille, tombait dans le jardin de l’Élysée, sous le ferdes meurtriers, le général Delorge !…
M. de Boursonne avait pris le brasde Raymond, et le serrant violemment :
– Venez ! lui disait-il, venez,sacrebleu !…
Après s’être un instant débattu faiblement,Raymond finit par se laisser entraîner, mais une fois sur laporte :
– Eh bien ! moi, dit-il àM. de Maumussy, je tremblerais toujours de voirreparaître Laurent Cornevin…
Les domestiques avaient-ils entendu quelquechose de cette altercation ? Toujours est-il que c’est d’unair singulier qu’ils regardèrent Raymond etM. de Boursonne traverser le vestibule, sortir ets’éloigner.
Le vieil ingénieur était furieux, et tout endescendant l’avenue sous une pluie battante :
– Je suis, sacrebleu ! de l’avis deM. de Maumussy, disait-il à Raymond, vous êtes devenufou. À quel propos cette querelle, ces menaces ?…
– Eh ! le sais-je ?… La vue decet homme m’a mis hors de moi. Je me suis dit que, peut-être moinslâche que M. de Combelaine, il consentirait à sebattre…
M. de Boursonne haussait lesépaules.
– Avant tout, interrompit-il,racontez-moi ce qui s’est passé pendant que je vous attendais.
Et lorsque Raymond lui eut exposé lesfaits :
– Diable !… fit-il, savez-vousqu’une réconciliation avec le duc de Maumussy assurait peut-êtrevotre mariage avec Mlle de Maillefert…
Raymond tressaillit.
– Cette idée m’est venue, dit-il. Mais àce prix, jamais !… Plutôt mille fois renoncer àMlle Simone.
M. de Boursonne et Raymond étaienttrempés jusqu’aux os et crottés jusqu’à l’échine lorsqu’ilsarrivèrent au Soleil levant ; à ce point que maîtreBéru n’en pouvait revenir, ne comprenant pas, jurait-il, que par untemps pareil on n’eût pas retenu ces messieurs au château, ou toutau moins fait atteler pour les reconduire.
– Bien qu’après tout ce soit le temps dela saison, ajoutait-il philosophiquement ; de sorte que, siles nouveaux invités de Mme de Maillefertcomptent se promener ou chasser, ils en seront pour leurs frais devoyage.
Le digne aubergiste mettait là le doigt sur lesujet des inquiétudes de Raymond et deM. de Boursonne.
Qu’étaient venus faire à Maillefert, en pleinmois de décembre, le duc de Maumussy, le comte de Combelaine etM. Verdale ?
Ce ne pouvait être pour le platonique plaisirde voyager de compagnie qu’ils avaient abandonné Paris, leursaffaires, leurs intérêts.
Loin d’être si intimes que cela,M. de Maumussy et le comte de Combelaine se détestaientcordialement et ne restaient liés que par leur complicité passée.M. Verdale, de son côté, avait eu trop souvent à leur refuserde l’argent à l’un et à l’autre, pour rechercher bien avidementleur société.
Donc, il fallait de toute nécessité qu’il yeût quelque intrigue sous roche, et que leur présence se liât àquelque combinaison nouvelle imaginée parMme de Maillefert pour s’emparer de la fortunede sa fille.
Ce qui préoccupait encoreM. de Boursonne, c’était la mollesse deM. de Maumussy à repousser les terribles accusations queRaymond lui avait jetées à la face. Et de fait, cette débonnairetésoudaine d’un homme dont l’audace et la violence étaientproverbiales devait étonner.
– Évidemment, disait le vieil ingénieur,il a eu l’idée, l’espérance peut-être d’une réconciliation… Donc,il a de vous craindre des raisons que vous ignorez…
– N’est-ce pas plutôt, objecta Raymond,qu’il sent l’empire moins solide qu’autrefois ?
Ils pouvaient avoir raison l’un etl’autre.
Dès le mois de décembre 1869, la dorure debien des idoles impériales était restée aux mains brutalementhardies de Henri Rochefort. Le duc de Maumussy et le comte deCombelaine avaient eu leur page dans la Lanterne, une pageterrible qui ne précisait rien, mais dont chaque phrase était uneaccusation et chaque mot une menace.
M. de Combelaine avait voulu envoyerdes témoins à Rochefort, et on avait eu toutes les peines du mondeà l’en empêcher. M. de Maumussy, au contraire, avaitaffecté de rire beaucoup du « horion », sentant lanécessité de se tenir coi, et combien il serait imprudent de faireparler de soi.
D’un autre côté, les points noirs signalés àl’horizon par l’empereur, en un discours célèbre, étaient devenusde terribles nuages où grondait la foudre.
Une fois encore, le gouvernement se trouvaitacculé à la nécessité périodique « de faire quelquechose ». Mais quoi ?
Les uns auraient voulu un nouveau coup d’État,espérant reprendre en un seul coup, rrrrran ! toutes leslibertés concédées en dix-sept ans de luttes.
Les autres, au contraire, voulaient qu’on« couronnât l’édifice », espérant que cet édifice dusecond Empire, fondé sur les pavés sanglants du 2 décembre, seraitassez solide pour supporter le couronnement : la liberté.
Ainsi, après leur repas du soir,réfléchissaient M. de Boursonne et son jeune camarade,assis devant un feu bien clair, lorsque le facteur parut dans lasalle à manger, apportant une lettre à l’adresse deM. Delorge.
Elle était de Jean Cornevin, datéed’Australie, de Melbourne, et transmise comme les précédentes parl’obligeant Me Roberjot.
– Allons, murmura Raymond, il est ditqu’aujourd’hui aucune émotion ne me sera épargnée…
Mais déjà le vieil ingénieur s’était emparé dela lettre.
Vous permettez, n’est-ce pas ?…dit-il.
Et sans attendre la réponse de Raymond, d’unemain fébrile il déchira l’enveloppe, et se mit à lire tout haut,non sans ponctuer chaque paragraphe de mouvements de tête et degrimaces de satisfaction.
« Bien chers amis,
« Enfin, après des milliers de lieuesfranchies à la poursuite d’un résultat problématique, après desmois d’anxiétés et d’alternatives dévorantes, je tiens quelquechose de positif.
« Lisez et jugez.
« J’en étais, la dernière fois que jevous ai écrit, à attendre dans un hôtel de Melbourne, le retour deM. Pécheira, le banquier, alors en tournée aux mines, pour sesachats d’or.
« Deux fois par jour, régulièrement, jeme présentais chez lui pour savoir s’il était enfin arrivé, mais laréponse était toujours la même :
« – Nous n’avons même pas de sesnouvelles, me disait son employé ; il doit être de l’autrecôté de Ballarat ou vers Bendigo, où on vient de découvrir denouveaux gisements.
« Je commençais à songer sérieusement àme mettre en quête de mon homme, lorsque hier matin, tandis quej’étais encore couché, la porte de ma chambre s’ouvre brusquementet je vois entrer le commis de M. Pecheira.
« – Le patron est arrivé cette nuit, medit ce brave garçon, et maintenant il vous attend, vite, bienvite !…
« En un tour de main je fus prêt.
« Et un quart d’heure après, ayanttraversé Melbourne au pas de course, j’arrivais chezM. Pécheira et je montais quatre à quatre son escalier.
« Je trouvai un bel homme d’unequarantaine d’années, à l’œil intelligent, brusque de façons, commetous les gens de ce pays, mais visiblement bon.
« Dès que j’entrai, il me tendit la maincomme à une vieille connaissance.
« – Je suis très heureux de vous voir, medit-il, très heureux.
« Et tout de suite :
« – Vous êtes un des fils deCornevin ? me demanda-t-il.
« – Oui, répondis-je.
« – Lequel ? Jean ou Léon ?
« À cette question, je faillis tomber àla renverse. Quoi ! cet homme connaissait mon prénom et celuide mon frère !
« – Je suis Jean, monsieur,répondis-je.
« Il souriait, ce diable d’homme.
« – Alors, reprit-il, c’est vous qui êtesle peintre ?
« – Comment ! vous savez cela !monsieur ?…
« – Certainement, me répondit-il, de mêmeque je sais que votre frère aîné, Léon, ancien élève de l’Écolepolytechnique, est ingénieur, de même que je sais que votre braveet digne mère a son établissement de modes et de confections rue dela Chaussée-d’Antin, de même que je sais que vous trois sœurs, quisont de charmantes jeunes filles, s’appellent Clarisse, Eulalie etLouise.
« Et bien vite, pour me prouver combienexactement il était informé de tout ce qui nous concernait, il semit à me parler de la noble et courageuse veuve du général Delorge,de Raymond, de l’excellent M. Ducoudray, deMe Roberjot…
« Moi, mes amis, pendant ce temps, je metâtais pour m’assurer que j’étais bien et dûment éveillé.
« – Vous vous demandez, repritM. Pécheira, comment je vous connais tous si bien. Eh !mon Dieu ! comment ne connaîtrait-on pas la famille de l’hommeavec lequel on a vécu des années comme avec un frère, partageanttout, dangers, privations, espérances, succès, lorsque cet homme,comme votre père, ne vit que pour sa famille ?
« J’étais confondu.
« – Monsieur, dis-je, lorsque notre pèrenous a été enlevé, ma mère était dans une profonde détresse ;nous étions cinq enfants, dont l’aîné n’avait pas dix ans.
« M. Pécheira m’interrompit.
« – Je sais cela, me dit-il, et cetteidée a failli rendre votre père fou pendant les deux années qu’ilest resté sans nouvelles de vous, sans un mot de réponse auxlettres qu’il ne cessait d’adresser à votre mère…
« – Hélas ! jamais nous n’en avonsreçu une seule…
« – C’est bien ce que pensaitLaurent ; aussi, dès qu’il le pût, prit-il le seul moyen qu’ileût de savoir ce que vous étiez devenus. Il le sut. Il sut qu’unemain providentielle s’était étendue vers vous, et que la veuve dugénéral Delorge vous avait tous sauvés… Aussi fallait-il l’entendreparler de Mme Delorge : « Tout ce quej’ai de sang dans les veines, m’a-t-il dit souvent, luiappartient. » Et depuis, jamais il ne vous a perdus de vue.Jour par jour, pour ainsi dire, il était informé de ce que vousfaisiez. Nous étions séparés, à cette époque, mais il ne se passaitguère de fois sans qu’il vînt me rendre visite. « Ma femmegagne de l’argent, me disait-il en se frottant les mains, soncommerce prospère, le bon Dieu bénit son travail. » Une autrefois il me disait : « Je suis très content, mon fils Léonvient d’être reçu à l’École polytechnique. » Ou encore :« Décidément, mon fils Jean a du talent, il vient d’exposer untableau qui obtient un très grand succès. » Vous étiez sonunique préoccupation et, tout à l’heure, je vous montrerai vosportraits à tous, qu’il m’a donnés, et aussi le portrait deMme Delorge et celui de son fils, et celui deM. Ducoudray. Et, enfin, dans mon salon, je vous ferai voir devotre peinture, monsieur Jean ; car ce paysage qui avait tantde succès à l’exposition, c’est votre père qui l’aacheté… »
Si grande qu’eût été la stupeur de JeanCornevin, elle était de beaucoup dépassée par celle de Raymond.
Lui aussi, il se demandait s’il était bienéveillé. Mais c’est en vain qu’à plusieurs reprises il avait essayéune observation.
Sérieusement empoigné,M. de Boursonne ne se laissait pas interrompre, et illisait, il lisait, avec la hâte d’un homme qui court à undénouement qu’il lui semble avoir entrevu :
« Ce qui passait mon intelligence, disaitla lettre de Jean Cornevin, c’était surtout ceci :
« Mon père ayant fini par avoir de nosnouvelles, comment n’avions-nous pas eu des siennes ! Comment,nous aimant de cette grande affection que dépeignait si bienM. Pécheira, n’avait-il pas cherché à nous revoir ?…
« Toutes ces questions, M. Pécheiradut les lire dans mes yeux.
« – Nous avons à causer, me dit-il, etlonguement… Malheureusement je suis pris pour plusieurs heuresencore. Retournez donc à votre hôtel, et donnez-y des ordres pourqu’on apporte ici vos bagages.
« Je voulais m’excuser :
« – Oh ! pas de cérémonies inutiles,me dit-il. À Melbourne, le fils de Laurent Cornevin ne peut pasdemeurer ailleurs que chez moi. Ma maison est la vôtre,entendez-vous ? Donc faites ce que je vous dis, ethâtez-vous ; à onze heures j’aurai expédié toutes mes affaireset nous nous mettrons à table.
« Il était neuf heures, à ce moment.
« À dix heures, j’avais réglé mes comptesà mon hôtel, mon déménagement était terminé, et j’étais installéchez M. Pécheira, dans la plus confortable des chambres.
« À l’heure dite, nous nous mettions àtable, et après un déjeuner lestement expédié, les valets congédiéset les portes closes :
« – Maintenant, me dit mon hôte, je vaisvous raconter ce que je sais :
« Mon père a dû vous expliquer comment levôtre, après son étonnante évasion, nous est arrivé à Talcahuana,sous le nom de Boutin.
« Son dénuement était extrême ;c’est à peine s’il était vêtu, il mourait de faim, et c’est commeon demande une aumône qu’il demandait du travail.
« En ayant trouvé chez nous, il y resta,et je puis vous affirmer que, de ma vie, je n’ai rencontré unpareil travailleur, si obstiné, si infatigable.
« Retourner en France était alors sonunique pensée et la préoccupation de tous ses instants. C’est pourpouvoir retourner en France qu’il travaillait avec cet acharnement,âpre au gain comme à la besogne, se privant de tout, même deschoses les plus essentielles, plutôt que de diminuer, ne fût-ce quede quelques centimes, son petit pécule.
« Mais on gagne peu, à Talcahuana ;on y est à bien des milliers de lieues de la France, et lesoccasions y sont rares.
« Jamais, disait ce pauvre Laurent, jen’amasserai assez pour payer mon passage.
« Le désespoir le gagnait, et ilsongeait, il me l’a avoué depuis, à mettre fin à une existence quilui devenait insupportable, lorsqu’il m’entendit parler de partirpour l’Australie, où, disaient les journaux de Valparaiso, rienqu’en grattant le sol, on trouvait des pépites d’or plus grossesque le poing.
« Cette idée de partir pour l’Australie,il y avait longtemps que je la ruminais, mais le père Pécheiram’avait toujours empêché de la mettre à exécution.
« Il se défiait considérablement desrécits merveilleux qui circulaient, disant que la fortune estpartout, et que c’est folie que de courir la chercher si loin.
« Mais quand une fois je me suis misquelque chose dans la tête, le diable ne l’en ferait pas sortir, lepère Pécheira le savait bien.
« Comprenant que, s’il s’obstinait à merefuser son consentement, je finirais par m’en passer :
« – Pars donc, me dit-il, puisque tu neveux plus vivre près de moi.
« Cinq minutes après, Laurent Cornevinvenait me trouver, et me conjurait de le prendre avec moi, àn’importe quelles conditions, et pour n’importe quelle besogne. Jene me fis pas prier longtemps.
« – Soit, dis-je à Laurent, je vousemmène…
« C’est comme cela que le lundi suivant,après être allés entendre la messe à Notre-Dame des Mines, nousquittâmes Talcahuana. Nous partions dans d’assez tristesconditions.
« Le père Pécheira, au dernier moment,regrettant l’autorisation qu’il m’avait accordée, m’avait plus quemédiocrement garni le gousset.
« Il espérait, il me l’a écrit depuis,que je dépenserais tout à Valparaiso, et que je lui reviendraiavant un mois tout penaud et prêt à reprendre mon métier decontrebandier.
« Le fait est qu’à nous deux, Laurent etmoi, nous ne possédions pas tout à fait trois cents piastres.
« Aussi, une fois à Valparaiso,eûmes-nous un mal de tous les diables à trouver un navire quiconsentît à nous prendre, et plus d’une fois nous crûmes que nousserions obligés de renoncer à notre expédition.
« Mais quand on veut fortement une chose,on finit toujours par réussir.
« Un capitaine anglais, dont la fièvrejaune avait décimé l’équipage, nous admit à son bord. Laurent commematelot, moi en qualité de cuisinier.
« Il s’en fallait que ce digne marin serendît directement en Australie, et loyalement parlant il nous neprévint, mais enfin il s’y rendait.
« C’était tout ce que nousdemandions.
« Et nous nous estimions ses obligés,malgré les services réels que nous lui avions rendus, lorsque,après six mois de navigation, il nous débarqua sur les quaisinachevés de Melbourne.
« Nous foulions donc cette terred’Australie qui nous paraissait la Terre promise.
« Je voulais m’enrichir. Plus fortementencore que moi, votre père le voulait.
« – Eh bien ! me disait-il, dès lepremier soir, est-ce que nous allons perdre notre temps àMelbourne ? Est-ce que nous ne partons pas pour lesmines ?
« Nous partîmes le lendemain avantl’aube.
« Je vous y conduirai un de ces jours, etd’avance je me fais une fête de votre surprise, quand tout à coup,au sortir des forêts, vous apercevrez Ballarat, un ville néed’hier, comme au coup de sifflet d’un machiniste, et qui déjàcompte trente mille habitants, et qui a, comme Melbourne, ou biencomme vos vieilles capitales d’Europe, si mieux vous l’aimez, sesboulevards éclairés au gaz, ses magasins éblouissants, ses squares,sa Bourse, ses théâtres et ses gares de chemin de fer.
« Et tout cela, dans un paysage inouï,bouleversé, torturé, convulsé par la main de l’homme, dans unpaysage où les plaines ont été retournées, grattées, émiettées,lavées, dont les collines factices ont été tamisées grain de sableà grain de sable ; tout cela au centre d’un mouvementvertigineux de machines gigantesques de roues, de pompes, demarteaux, au milieu d’un dédale de travaux fantastiques et defouilles infernales.
« Mais, lorsque nous arrivâmes aux mines,Laurent Cornevin et moi, elles n’avaient pas cet aspect.
« Ce n’est pas par le chemin de fer qu’ons’y rendait, mais par une longue route poudreuse de cent cinquantekilomètres, jalonnée d’horribles auberges, où retentissaientincessamment les chants des ivrognes et les vociférations desjoueurs.
« Alors, la vallée de Ballarat n’étaitqu’un camp immense, où se trouvaient réunis tous les mineurs, quise sont disséminés vers les innombrables centres de mines que lesannées ont fait découvrir.
« Les pépites d’or se trouvaient à lasurface du sol, mêlées à un gravier compact qu’on lavait dans degrandes écuelles, le long des ruisseaux tributaires du Loddon.
« Des groupes d’hommes d’aspect farouche,couverts de boue et ruisselants de sueur, erraient dans lacampagne, une pioche d’une main, un revolver de l’autre, à larecherche de trésors nouveaux.
« Ni Laurent Cornevin, ni moi, n’étionscertes des délicats. Nous étions rompus à toutes les fatigues etaux plus dures privations. Nous avions, l’un et l’autre, été forcésde vivre parmi ce qu’il y a de pis dans l’espèce humaine.
« Eh bien ! telle était l’existencedes mines, que nous en fûmes épouvantés.
« Mais la veille même, un pauvre mineuravait trouvé un lingot d’or pesant deux mille six cents onces etvalant deux cent soixante mille francs.
« – Il faut rester, nous dîmes-nous, ettâcher d’être aussi heureux que ce gaillard-là.
« Il est vrai que, précisément à la mêmeheure, cent mille mineurs au moins se disaient la même chose, etque cette terrible concurrence compliquait singulièrement latâche.
« Nos débuts ne furent pas heureux.
« Tout autour de nous, on s’enrichissait,et nous, nous ne découvrions jamais que du gravier au fond de notresébile.
« Ce fut Laurent qui nousdésensorcela.
« Un soir, après la plus pénible et laplus infructueuse des journées, dans des sables déjà dix foisretournés et lavés, il trouva une pépite de cinq mille francs.
« Il était ivre d’espérance.
« – Seulement quatre trouvaillespareilles, répétait-il, et je pars…
« C’est que ses idées n’avaient paschangé, et que retourner en France était toujours son vœu le pluscher.
« Ce qu’il appelait s’enrichir, c’étaitamasser de quoi payer son voyage, et avoir, en arrivant à Paris,une douzaine de mille francs en poche.
« – Avec cela, me disait-il, j’aurai dequoi faire ce que je veux.
« Il me parlait, du reste, moins souventde sa famille qu’autrefois.
« Désespéré de ne pas recevoir deréponses aux lettres qu’il ne cessait d’écrire, il pensait que c’enétait fait des siens.
« – Ma pauvre femme, disait-il, sicourageuse et si bonne, doit être morte à la peine, et mes pauvrespetits doivent vagabonder dans Paris, en attendant que la policeles mette en prison.
« Et il ajoutait d’un airterrible :
« – Mais cela se payera avec le reste… Ilne me faut maintenant que de l’argent. Travaillons…
« Et nous nous remettions à l’œuvre.
« Nos recherches réussissaient désormais,et trois mois plus tard, nous avions près de vingt mille francsdans la bourse commune, quand un grand malheur nous arriva.
« Notre trésor, qu’il fallait toujoursgarder sur soi, nous embarrassant, il fut convenu que Laurent iraitle mettre en sûreté à Melbourne.
« Il partit. Mais il fut attaqué enroute, blessé, dépouillé et laissé sur le chemin nu et à demimort.
« Nous étions ruinés. Tout était àrecommencer.
« Une autre fois, c’est moi qui, m’étantlaissé entraîner dans une partie de cartes, perdis en une soirée lefruit de notre travail de six semaines.
« Malgré tout, au bout d’un an, nouspossédions quarante-trois mille francs.
« Nous partageâmes, et, sur-le-champ,Laurent se mit en quête d’un navire en partance.
« Il s’en trouvait un dans le port deMelbourne, le Moravian.
« Laurent y prit passage.
« Et comme j’étais allé le conduire àbord, après m’avoir embrassé une dernière fois :
« – Lis les journaux de France, medit-il ; avant longtemps il y serai question de LaurentCornevin. »
Ainsi, peu à peu, grâce à des renseignementsrecueillis à des milliers de lieues, à la Guyane, au Chili, enAustralie, se trouvait reconstituée l’existence de Laurent Cornevinpendant les quatre années qui avaient suivi sa disparition.
– C’est providentiel ! murmuraitRaymond.
M. de Boursonne ne répondit pas.
Ayant repris haleine, il poursuivait lalecture du récit de M. Pécheira, si vivement traduit parJean.
« Quels étaient les projets de LaurentCornevin ?
« Il ne me les avait pas confiés, mais ilm’en avait assez dit, en diverses occasions, pour qu’il me fût aiséde les deviner.
« Je savais qu’il avait été témoin d’ungrand crime, et que les auteurs de ce crime, des gens puissants,redoutant son témoignage, l’avaient fait enlever et déporter à laGuyane. Vingt fois je lui ai entendu dire qu’il se vengerait.
« Et connaissant sa puissante énergie, jeme disais qu’il avait dû méditer froidement quelque châtiment,terrible comme le crime, et qu’il fallait s’attendre à quelqu’unede ces vengeances éclatantes, qui, de temps à autre, épouvantentles scélérats, trop souvent impunis.
« C’est donc avec un extrême empressementque je me procurai les journaux français, qui, selon mes calculs,correspondaient avec l’arrivée de Laurent Cornevin à Paris. Je n’ytrouvai rien.
« J’en fus surpris d’abord, puisinquiet.
« Je savais que le Moravianavait fait une traversée des plus rapides et des plus heureuses,que pas un de ses passagers n’était mort en route, et que parconséquent Laurent devait être en France.
« Lui était-il donc arrivémalheur ?
« Sachant que les gens auxquels il allaits’attaquer étaient riches, puissants, mêlés aux intrigues dugouvernement, je me disais :
« – Mon Laurent aura commis quelquegrosse imprudence, il se sera fait reprendre, et peut-être à cetteheure est-il de nouveau en route pour l’île du Diable, avec detelles recommandations que certainement il ne s’en échapperapas.
« Je ne puis dire que je l’oubliais, onn’oublie jamais les compagnons de misère, mais, les mois succédantaux mois, je pensais moins souvent à lui.
« Et il y avait près d’un an qu’il étaitparti, quand tout à coup, un matin, je le vis entrer chez moi. Quelétonnement !
« – Comment ! m’écriai-je, toi,Laurent, ici ?
« – Moi-même ! me répondit-il.
« – Tu n’es donc pas allé enFrance ?
« – J’y suis resté quatre mois.
« – Et ta femme et tesenfants ?…
« – Le bon Dieu a eu pitié d’eux.
« – Ah !…
« – Ils sont heureux et bien portants, etils prospèrent…
« – Tu les ramènes ici avec toi, sansdoute…
« – Moi !… je ne leur ai même pasparlé, je ne les ai même pas embrassés…
« Sachant de quel grand amour LaurentCornevin aimait sa famille, sa femme, dont le seul souvenir lefaisait pâlir, ses enfants, dont il ne parlait que les larmes auxyeux, je crus qu’il plaisantait.
« – Ce que tu dis est impossible !m’écriai-je.
« – C’est cependant ainsi, merépondit-il. Tous les miens me croient mort. Ma femme portetoujours des vêtements de veuve.
« Je vis bien qu’il ne plaisantait pas,et alors, je fus saisi de cette crainte affreuse que la douleurn’eût troublé sa raison.
« – Si tu as vraiment fait cela,repris-je, tu es certainement fou.
« – Je ne suis pas fou, répondit Laurent,et cependant j’ai bien fait cela. Oui, j’ai résisté à la tentationpresque irrésistible de me montrer aux miens, de leur crier :Je vis, me voici !… J’ai eu le courage de me priver de cettefélicité inouïe de presser contre mon cœur ma femme et mesenfants.
« J’était pétrifié de stupeur.
« – Mais pourquoi ? dis-je,pourquoi ?…
« – Il le fallait, ami Pécheira, et quandje t’aurai exposé mes raisons, tu me comprendras. Car, à toi, jedirai tout, sûr que ton amitié gardera mon secret.
« C’était la première fois que LaurentCornevin s’ouvrait ainsi à moi ; l’événement me semblait leplus extraordinaire dont j’eusse ouï parler : aussi monattention était-elle extrême, et puis-je, aujourd’hui, après desannées, répéter textuellement les paroles de Laurent.
« – Une nuit, me dit-il, j’ai été témoind’un lâche assassinat, et l’homme assassiné, avant de rendre ledernier soupir, a eu le temps d’écrire au crayon et de me confierun billet qui doit être la preuve du crime.
« Cette preuve, j’ai essayé del’utiliser ; ma conscience me le commandait.
« Et c’est pour cela que les assassins,après avoir essayé de me faire fusiller, m’ont fait enlever etinterner à l’île du Diable, sous un nom qui n’était pas lemien.
« Ils étaient puissants, je n’étais qu’unpauvre palefrenier. Nul ne devait s’inquiéter de ma disparition oude ma mort.
« Ce nouveau crime condamnait à lamisère, peut-être à l’infamie, peut-être à la mort, une pauvrefemme et cinq enfants.
« Mais qu’importait aux misérables,pourvu que la preuve du meurtre fût anéantie !
« Lorsque je partis d’ici, j’étaispersuadé que ma femme et mes enfants avaient péri. Et je n’avaisplus qu’une idée, qu’un désir, qu’un but : me venger,n’importe comment et n’importe à quel prix.
« Je possédais toujours le billet dumourant qui dénonce le crime, mais je suis si bas et les assassinssont si haut, que je ne comptais guère sur cette preuve.
« Je me disais que d’essayer d’en faireusage, c’était peut-être risquer une arrestation nouvelle et uneplus dure déportation.
« Je songeais que j’aurais beau crier queje suis Laurent Cornevin, la police prouverait que je suis Boutin,évadé de l’île du Diable.
« Et pour dire la vérité, je comptaisbien plus, pour assouvir ma vengeance, sur mon revolver, que sur lebillet du général Delorge.
« Mais enfin, toutes ces réflexionseurent du moins cet avantage, de me rendre excessivement défiant etprudent.
« J’avais des moyens de me dissimuler, jeles employai.
« On n’est pas resté comme moi plus d’unan au milieu de condamné politiques, sans avoir reçu beaucoup deleurs confidences, sans être initié aux ressorts de leursassociations secrètes, sans connaître leurs points de réunion, eschefs et les signes mystérieux de reconnaissance.
« Arrivé à Paris à dix heures du soir,j’avais, à onze heures, retrouvé un ancien compagnon de la Guyane,lequel m’offrait l’hospitalité dans sa maison, et mettait à monservice ses amis et ses moyens d’action.
« Dès l’aube du lendemain, le cœur serréd’une inexprimable angoisse, je me mettais en quête de ma femme etde mes enfants.
« Tâche douloureuse, ami Pécheira,ingrate et difficile, que de rechercher de pauvres gens au milieude ce Paris.
« Si, du moins, il m’eût été permisd’agir ouvertement ! Mais non. J’en étais réduit à me cacher,à dissimuler mes investigations.
« Mes ennemis étaient plus puissants quejamais, et je sentais que, si mon existence venait à être révélée,c’en serait fait de moi.
« Heureusement, j’étaisméconnaissable.
« Le temps, les privations, la misère etles chagrins avaient fait leur œuvre. Jeune homme, j’avais quittéParis, j’y revenais vieillard. Et n’en eût-il pas été ainsi, qu’ileût suffi pour me déguiser complètement des vêtements nouveaux quej’avais adoptés, et de ma barbe que j’avais laissée pousser entièrependant la traversée.
« C’est à la maison que j’habitais lorsde mon arrestation que je me rendis tout d’abord.
« Le concierge en avait été changé.
« Celui que je trouvai, non seulement neconnaissait pas ma femme, mais n’avait même jamais entenduprononcer le nom de Cornevin.
« De tous les locataires qui, de montemps, habitaient la maison, pas un seul n’était resté.
« C’était fini.
« Dès le premier pas, le fil qui eût pume guider se rompait entre mes mains. Et je restais au milieu deParis, sans un indice, sans rien.
« J’aurais pu certainement m’adresser auxparents de ma femme, mais je ne les ai jamais aimés ; je lescroyais capable de trahir un proscrit pour quelques sous, et jesavais qu’une de mes belles-sœurs était la maîtresse d’un desassassins du général Delorge.
« Recourir à la police eût été medénoncer moi-même, me jeter bénévolement dans la gueule duloup.
« J’étais donc désespéré.
« Et pendant une semaine, j’errai àl’aventure à travers les rues, recherchant de préférence lesquartiers pauvres, soutenu par cette espérance insensée quepeut-être, tout à coup, j’allais me trouver en face de mafemme.
« Parfois, dans la foule, j’apercevaisune femme qui me semblait avoir sa tournure ; je croyais lareconnaître, je me disais : C’est elle !… je m’élançaiscomme un fou. Je me trompais toujours.
« D’autres fois le désespoir me prenait,et je pensais : À quoi bon chercher sur terre ceux qui dormentdessous.
« Jamais je n’avais tantsouffert !
« Jamais, avec tant de rage, je n’airenouvelé le serment de me venger des misérables qui m’infligeaientde si cruelles tortures.
« C’est qu’ils étaient heureux,eux ; c’est qu’ils étaient riches, honorés, redoutés,triomphants. Ils habitaient des palais, ils avaient des laquais,des voitures, des chevaux…
« Le plus terrible, c’est que je nevoyais pas de vengeance à ma portée.
« Certes, il m’était facile de guetter unde ces misérables, de l’approcher, et de lui loger une balle dansla tête.
« Mais qu’était ce châtiment comparé aucrime ! Qu’était-ce que cette mort soudaine et sans angoisses,comparée à mes années d’agonie !…
« J’avais bien toujours la lettre dugénéral Delorge, mais au moment d’en faire usage, je ne savais àqui m’adresser. J’étais plein de défiances. Je tremblais, si je laconfiais à quelqu’un, que ce quelqu’un ne l’anéantît… Voilàpourtant où j’en étais, lorsqu’un dimanche, sur les midi, étantentré dans un café pour déjeuner, je m’assis à une table surlaquelle on avait laissé un énorme volume. On tardait à me servir,je le feuilletai. C’était un Annuaire de Paris.Machinalement, j’y cherchai mon nom, et j’eus comme unéblouissement, en lisant : « Mme JulieCornevin, – modes et confections, – rue de laChaussée-d’Antin, » Julie !… C’était le prénom de mafemme !…
« D’un autre côté, comment admettre quela malheureuse que j’avais laissée sans ressources eût pu s’établirdans le plus riche quartier de Paris ?
« N’importe ! Je sortis comme un fouet, sautant dans un fiacre, je me fis conduire à l’adresseindiquée.
« La course était longue,heureusement ; j’eus le temps de me remettre en route, etc’est fort prudemment que j’interrogeais la concierge.
« Ses réponses ne me laissèrent aucundoute.
« C’était bien ma femme, ma chère, mabien-aimée femme qui était la propriétaire de ce richeétablissement de la rue de la Chaussée-d’Antin.
« En trois bonds je franchis l’escalier.Je sonnai à la porte.
« Une petite bonne vint m’ouvrir, qui medit :
« – C’est bien ici que demeureMme Cornevin, mais madame est sortie avec sesdemoiselles.
« Puis, comme j’insistais pour parlersur-le-champ à Mme Cornevin, protestant que c’étaitpour une affaire urgente et de la plus haute gravité :
« – Eh bien ! me dit la bonne, allezla demander rue Blanche, chez son amie,Mme Delorge, c’est là qu’elle passe la journée etqu’elle dîne tous les dimanches.
« Et, un peu effrayée sans doute de monair égaré et de la véhémence de mes questions, elle me ferma laporte au nez.
« Mais je n’étais plus le même homme.
« Toutes mes prévisions, tous mes calculsse trouvaient renversés par ces quelques mots de la bonne quim’avait ouvert : Mme Cornevin est chez sonamie Mme Delorge.
« Ma femme, la femme du pauvrepalefrenier Cornevin, amie de la veuve du général Delorge !…Était-ce possible ? Était-ce vraisemblable ?…
« Julie, je ne l’ignorais pas, m’étaitsupérieure par l’intelligence, c’était elle qui était la tête denotre ménage, mais elle était, de même que moi, sans éducation,sans instruction ; comment donc une dame distinguéepouvait-elle l’admettre dans son intimité à ce point de passer avecelle des journées entières ?…
« Puis, où ma femme avait-elle pris assezd’argent pour s’établir dans un quartier où les moindresappartements coûtaient trois ou quatre mille francs paran ?
« Ces réflexions, et bien d’autresencore, me décidèrent à me renseigner avant de me montrer.
« Ami Pécheira, j’avais été un ingrat dedouter de la justice et de la bonté de Dieu. Pour sauver ma femmeet mes enfants, il fallait un miracle, n’est-ce pas ? Ehbien ! le miracle avait eu lieu.
« Le jour où je manquais à ma famille,elle trouvait pour me remplacer la plus noble, la meilleure, laplus généreuse des femmes, la veuve du général Delorge assassinésous mes yeux.
« Mme Delorge avaitrecueilli ma femme, l’avait consolée, encouragée, lui avait donnéde quoi vivre d’abord, et lui avait fourni ensuite les moyens des’établir.
« Elle avait pris à sa charge mon filsaîné Léon, et le faisait élever avec son fils et exactement commeson fils.
« Et elle avait découvert pour se chargerde l’éducation de mon second fils, Jean, un brave et dignebourgeois, M. Ducoudray.
« De telle sorte que, si la destinéeavait épuisé sur moi ses rigueurs, elle avait en quelque sortecomblé les miens, et que de mes misères résultaient pour ma familledes avantages que jamais je n’aurais pu lui donner.
« Ce n’est pas en un jour, ami Pécheira,que je me procurai ces détails.
« M’étant fait une loi de ne pas donnersigne de vie, je ne pouvais procéder qu’avec la plus extrêmecirconspection, domptant les ardeurs de ma curiosité, mettant laplus prudente réserve à interroger les gens, les domestiques, lesportiers, les fournisseurs…
« Assurément je souffrais de cettesituation étrange, et pourtant elle était parfois la sourced’intimes et de profondes jouissances.
« Tout le monde me croyait mort, j’étaiscomme un homme à qui il eût été donné de sortir du tombeau pourvenir observer les siens et se rendre compte de leurssentiments.
« Je saisissais avidement toutes lesoccasions de me trouver sur le passage de ma femme et de mesenfants, et j’éprouvais à les contempler les plus étonnantessensations.
« Ah ! elles étaient douces, leslarmes que j’ai versées, lorsque je vis qu’après quatre ans mafemme, ma Julie bien-aimée, portait encore des vêtements de veuve.Je me disais :
« – Quelle stupeur immense serait lasienne si quelqu’un lui apprenait que cet homme qui vient de lacoudoyer, c’est moi, son mari, Laurent Cornevin.
« Mais qu’ils étaient changéstous !
« Guidée, conseillée, instruite parMme Delorge, ma femme avait su se hausser au niveaude sa position nouvelle et était devenue une vraie dame.
« Lorsque je la voyais marcher, calme etdigne, si imposante avec ses toilettes d’une richesse sévère, c’està peine si je pouvais me persuader que c’était bien là ma pauvreménagère, celle que tant de fois jadis j’avais vue revenir dulavoir, les manches retroussées jusqu’au coude, portant bravementson linge mouillé sur l’épaule.
« Mes filles, avec leur petite mineéveillée et modeste tout à la fois, et leurs robes gentilles etleurs frais chapeaux, avaient l’air de véritables demoiselles.
« Cependant, mes deux fils, Léon et Jean,m’étonnaient plus encore.
« Je ne pouvais me lasser de les suivrede loin, et de les admirer, quand ils revenaient du collège, leurslivres sous le bras, gais, bien portants, bien vêtus, conduits parun vieux domestique, ni plus ni moins que les fils d’un grosbourgeois.
« J’étais allé aux informations, etj’avais appris que Jean était un démon, et qu’il faisait endiablertous ses professeurs.
« Léon, au contraire, était untravailleur obstiné, toujours le premier de sa classe, toujoursremportant tous les prix dans les concours.
« Même tout ce changement me bouleversaitextraordinairement.
« J’étais resté le même, moi.
« J’avais beau avoir une quinzaine demille francs dans ma ceinture, je n’en était pas moins le mêmepalefrenier qu’autrefois, honnête homme, certes, et fier de sonhonnêteté, mais sans éducation ni instruction, brutal en ses façonset grossier en ses propos.
« Et je me demandais si, la première joiede me revoir passée, ma pauvre femme ne souffrirait pas de meretrouver tel, si mes enfants ne seraient pas honteux del’infériorité de leur père, et si moi-même, enfin, je ne serais pashumilié et irrité de leur supériorité à tous.
« Ces réflexions, injustes peut-être,mais humaines, ne contribuèrent pas peu à modérer l’ardent désirque j’avais de reprendre ma place au milieu de ma famille.
« Puis, d’autres considérations encore meretenaient :
« Grâce à un de ces amis politiques quem’avait donnés mon séjour à l’île du Diable, et qui servait, pourla trahir, la police impériale, j’avais été informé descirconstances qui avaient suivi la mort du général Delorge et madisparition.
« Je savais queMme Delorge, altérée de vengeance ou plutôt dejustice, avait remué ciel et terre pour atteindre les assassins deson mari.
« Je savais qu’on avait fait tout aumonde pour retrouver mes traces.
« Et tous ses efforts avaient échoué,encore bien qu’elle eût pour appui et pour conseil un avocatrenommé, un député de l’opposition,Me Roberjot.
« Une enquête avait bien été commencée,mais elle avait abouti à une ordonnance de non-lieu, qui renvoyaitles meurtriers, lavés de l’accusation et blancs comme neige.
« Mais j’avais appris aussi, et de sourcecertaine, que Mme Delorge ne renonçait pas àl’espoir de venger son mari.
« Voyant ses ennemis hors de sa portée,et pour le moment assurés de l’impunité, elle attendait, toujourssur le qui-vive et armée pour la lutte, l’occasion ou lesévénements politiques qui devaient les lui livrer.
« Et tout cela était si parfaitementconnu de la police impériale que la maison deMme Delorge était surveillée, qu’on épiait sesdémarches et sa correspondance et qu’on tenait une liste de toutesles personnes qu’elle recevait.
« En de telles circonstances, quelleconduite tenir ?
« Évidemment, ce n’était pas en cemoment, où nos ennemis étaient à l’apogée de leur puissance, que jedevais songer à me servir contre eux de l’arme que jepossédais.
« Devais-je donc, sans parler de lalettre, me montrer simplement ? Et après ?
« Vivrais-je ouvertement aux crochets dema femme ? Cette idée me faisait horreur. L’homme doit être lemaître dans la maison, et pour qu’il ait le droit d’y être lemaître, il doit gagner la vie de la famille.
« Me placerais-je donc ? Quels neseraient pas alors le chagrin et l’humiliation de mafemme !…
« À la fin, ces sombres réflexionsm’inspirèrent une résolution héroïque.
« Je me dis que puisqueMme Delorge avait su attendre, j’attendrais aussil’heure propice. Je devais bien cela à celle qui nous avait toussauvés.
« Je me jurais que j’attendrais, et quej’emploierais les années d’attente à gagner une grosse fortune, età me faire une éducation.
« En effet, je maîtrisai les élans de moncœur qui me poussaient vers ma femme et vers mes enfants. Jem’assurai les moyens d’avoir jour par jour de leurs nouvelles, etje quittais Paris comme j’y étais venu, furtivement.
« Et maintenant, ami Pécheira, me voici,te demandant conseil et assistance.
« Il faut qu’avant six ans je sois richeet digne de ma femme. »
M. de Boursonne s’arrêta.
Un voile se déchirait, en quelque sorte,découvrant le passé de Laurent Cornevin et laissant entrevoirl’avenir.
– Maintenant je comprends, murmuraitRaymond confondu.
Et, en effet, ce qu’il y avait d’inexplicabledans la conduite de Laurent s’expliquait.
Le parti qu’il avait pris n’était peut-être nile meilleur ni le plus sage, ni celui qui devait le conduire plussûrement à la revanche qu’il rêvait, mais on concevait qu’il l’eûtadopté.
On s’expliquait ses précautions, sesdéfiances, ses craintes, la conscience de son impuissancemomentanée, son ardent désir de servir Mme Delorge,et, par-dessus tout, la fierté de l’époux, du père, qui, apercevanttout à coup sa famille bien au-dessus de lui, se résignait à restercaché jusqu’à ce qu’il se fût élevé jusqu’à elle…
Cependant, après une pause de quelquesminutes :
Voyons la suite, fit le vieil ingénieur.
Et il reprit la volumineuse correspondance deJean Cornevin.
« D’après vos émotions, mes chers amis,continuait le digne garçon, vous pouvez vous faire une idée dessensations dont j’étais remué en écoutant le récit deM. Pécheira.
« Pauvre père !… Déjà, depuislongtemps, je savais son inflexible honnêteté, et que dans sonhumble situation il avait un grand cœur et les plus noblessentiments.
« Mais voici que tout à coup ilm’apparaissait sous un jour nouveau et avec des proportionshéroïques.
« Je ne pus m’empêcher de l’exprimer àM. Pécheira.
« – Oh ! attendez, interrompit-ilavec un bon et amical sourire, attendez…
« Et d’un flegme imperturbable ilpoursuivit :
« – Je fus d’abord saisi de ladéclaration de votre père.
« Qu’il comptât s’enrichir très vite,cela ne m’étonnait nullement. Jeune ou vieux, intelligent oustupide, un homme peut toujours s’enrichir. Il ne faut pour celasouvent qu’un heureux hasard.
« Mais qu’il eût la prétention de sefaire une éducation, de se métamorphoser, de devenir, selon sonexpression, un parfait gentleman, cela me paraissait fort.
« Ce n’est pas par un simple effort devolonté qu’on change de peau à quarante ans. Et, pour dire lavérité, votre père avait fort à faire, étant, certes, le plus probedes hommes, le meilleur, le plus dévoué, mais commun en diable,passablement brutal et sans la plus élémentaire instruction.
« J’étais assez son ami pour ne lui pointcacher mon opinion.
« – Cela sera, pourtant, me dit-ilfroidement, il le faut, je le veux.
« Il n’y avait pas à discuter. Je nesongeai plus qu’à le seconder.
« Le plus pressé était de lui trouver uninstrument de fortune, les moyens de faire valoir avantageusementles dix mille francs qui lui restaient encore.
« Il ne fallait plus songer à reprendrel’existence qui nous avait donné nos quarante premiers millefrancs.
« Tout va vite, dans les paysnouveaux.
« Déjà l’Australie entrait dans unenouvelle phase de son histoire.
« Ce qui était extravagance pure, encore,et fureur, lors du départ de Laurent, rentrait peu à peu dansl’ordre, et prenait un cours régulier.
« Le temps était fini de la fièvre chaudede l’or, des émotions délirantes et des coups de piochemerveilleux.
« Passés et repassés au tamis, grattés,fouillés, lavés, les sables de la surface avaient donné toutesleurs richesses.
« C’était aux entrailles même de laterre, à des centaines de pieds de profondeur qu’il fallait allerarracher l’or.
« La civilisation s’était emparée desmines.
« Des compagnies s’étaient formées, desassociations établies, qui, disposant de capitaux importants, demachines, d’outils, avaient stérilisé les efforts individuels.
« Chercher de l’or était devenu un métiercomme un autre, plus pénible et moins lucratif qu’un autre,même ; car tandis qu’à Melbourne un charpentier ou un forgerongagnait couramment ses vingt ou vingt-cinq francs par jour, unmineur n’était plus payé que onze francs trente centimes pour untravail de huit heures.
« C’était à la Bourse que s’était réfugiéle jeu avec ses émotions, ses fièvres, ses faveurs soudaines et sesretours inattendus.
« C’est à la Bourse que du jour aulendemain on pouvait s’enrichir ou se ruiner, à acheter et à vendredes actions des deux cents compagnies qui exploitaient les mines etqui, selon que la compagnie avait creusé des puits inutiles ourencontré un bon filon, haussaient ou baissaient à deux milledollars en cinq minutes.
« C’est même à ces spéculations quej’avais en moins d’un mois quintuplé le capital qui m’était échulors de mon partage avec Laurent.
« Ensuite de quoi, effrayé de ma chance,et craignant de reperdre en un jour ce que j’avais gagné en trente,je m’étais mis à acheter de l’or pour l’exportation.
« Voilà ce que j’expliquai à Laurent, etgrande fut sa déception.
« – Serait-ce donc en vain que je suisrevenu ! me dit-il.
« Mais à côté des mines, l’Australiepossède une autre source de richesses, aussi féconde etintarissable, celle-là : ses prairies immenses, sans bornes,sans fin…
« Déjà les plus intelligents parmi lesémigrants avaient abandonné la recherche de l’or pour l’élevage desbestiaux, pressentant peut-être qu’en moins de dix annéesl’exportation des laines et des cuirs de l’Australie dépasseraitdeux cents millions de francs par an.
« – Voilà ton lot, dis-je à LaurentCornevin. Il me crut.
« Joignant aux dix mille francs qu’ilpossédait vingt mille francs que je lui prêtai, il obtint dugouvernement la concession d’un « run », c’est-à-dired’une immense étendue de prairies, sur les bords du Murray, ilacheta des moutons et se mit à l’œuvre.
« Œuvre difficile, assurément, et quiexige de celui qui l’entreprend une santé de fer, une invincibleénergie, une patience sans bornes, et de rares qualités deprévoyance et d’observation.
« Laurent avait tout cela, et de plus unesolide expérience des animaux, qu’il devait à son premiermétier.
« Son « run » prospéra. Desspéculations qu’il fit, pour fournir de viande sur pied les grandscentres de mines, réussirent à souhait.
« Bref, dès la fin de la première année,il m’avait rendu mes vingt mille francs, et, quatre ans plus tard,il possédait, à ma connaissance, un demi-million.
« Il était donc évident qu’il réaliseraitla première partie de son programme, qui était : fairefortune.
« Pour réaliser la seconde, pour acquérirl’instruction qui lui manquait, et devenir un gentleman, voilà cequ’il avait imaginé.
« Parmi tous les déclassés, attirés enAustralie par la découverte de l’or, il s’était mis à chercher unhomme appartenant à une grande famille, et instruit.
« Et l’ayant trouvé, il en avait fait soninséparable compagnon.
« C’était un Français d’une quarantained’années, que l’inconduite de sa femme avait chassé de son pays, etqui mourait littéralement de misère et de faim quand Laurent lerencontra, et lui offrit, contre la table et le logement, cinquantedollars par mois.
« Jamais ils ne se quittaient, et plusd’une fois j’ai ri de voir Laurent escorté de cet inévitableprécepteur, qui toujours et en toute occasion professait,disant : On ne fait pas ceci, on ne dit pas cela… on faitceci, on dit cela… Prenez garde ! vous venez encore dejurer.
« C’était singulier, en effet, presqueridicule.
« Mais insensiblement Laurent sepénétrait des façons, des habitudes, du savoir de l’autre. Sonignorance se dissipait, sa cervelle se meublait, ses mœurss’adoucissaient. Il apprenait à se tenir, à raisonner, às’exprimer.
« Séparé de Laurent qui vivait sur son« run », à plus de cent lieues dans l’intérieur, pendantque mes affaires me retenaient à Melbourne, j’étais bien plusfrappé de sa transformation que si nous eussions demeuré porte àporte.
« À chacune de ses visites, je constataisun progrès positif.
« Deux ou trois jours après qu’on avaitsignalé la malle d’Europe, régulièrement, je le voyais arriversuivi de Mentor, ainsi que nous avions surnommé le précepteur.
« Il courait à la poste et ne tardait pasà me revenir chargé des journaux de France, et des lettres et despaquets qui lui étaient adressés.
« Je ne sais qui il avait chargé, àParis, d’avoir l’œil et l’oreille pour lui, mais je dois constaterqu’il était admirablement renseigné.
« Pas une des actions ne lui échappait,de Mme Delorge, de Me Roberjot, desa femme ni de ses enfants.
« Et non seulement il recevait desnouvelles, mais on lui envoyait jusqu’à des photographies de ceuxqu’il aimait.
« Le temps passait cependant, et à monestime pour Laurent succédait, à mon insu, une admiration réelle,encore bien que nous ne soyons guère disposés à admirer, nous à quila vieille Europe envoie chaque année ce qu’elle a de meilleur etce qu’elle a de pire.
« Je me demandais jusqu’où iln’arriverait pas, lorsqu’un matin il entra brusquement chez moi,plus pâle que la mort et la face convulsée.
« Épouvanté :
« – Que t’arrive-t-il ?m’écriai-je.
« Un horrible malheur !
« Je crus à une de ces catastrophes quifrappent parfois les propriétaires de « run », à unepeste, à une inondation, que sais-je !…
« – Tu es ruiné ! dis-je…
« – Si ce n’était que cela !… fit-ild’une voix rauque.
« Étalant une lettre sur la table, d’unmouvement si furieux que la table en craqua.
« – J’ai des nouvelles de France, medit-il, mon fils Jean vient d’être arrêté.
« – Arrêté, ton fils !…
« – Oui. Ils l’ont jeté en prison, puisconduit à Brest, puis embarqué pour la Guyane, pour Cayenne…
« – Ils ?… Qui ?
« – Qui ? Les misérables qui, aprèsavoir lâchement assassiné le général Delorge, pensent s’êtredébarrassés de moi, le témoin de leur crime !…
« Si jamais je voyais à un ennemi à moides regards pareils à ceux de Laurent, je ne me croirais plus ensûreté de ma vie.
« – Mais, par le saint nom de Dieu !clama-t-il, me voici debout, et les misérables vont apprendre cequ’il en coûte de s’attaquer à mes fils !…
« J’essayais de le calmer, de leraisonner.
« – Que vas-tu faire ? luidemandai-je.
« – Partir.
« – Je ne vois pas de navire enpartance.
« Laurent sourit de pitié.
« – Il y a dans le port, me dit-il, ungrand vapeur anglais, le Duncan…
« – Oui, mais il ne reprendra pas la meravant quinze jours.
« – Tu te trompes, ami Pécheira ; ilachève en ce moment de prendre son charbon, et à six heures il serasous pression ; à minuit, il sera en mer…
« Je le regardais stupéfié.
« – Tu as affrété ce steamer ?dis-je.
« – Oui, et si le capitaine eût refusé dele louer, je l’achetais. Et si celui-là n’eût pas été à vendre, jem’en serais procuré un autre ; il n’en manque pas en rade.
« – Il va t’en coûter une sommeénorme.
« Dédaigneusement, il haussait lesépaules.
« – Qu’importe ! répondit-il. Jesais ce qu’on souffre à l’île du Diable, je ne veux pas que Jeanmeure… Ne suis-je pas riche ?
« Il était très riche, en effet, trois ouquatre fois plus que moi, je le savais.
« Au commencement de cette dernièreannée, il avait reçu en paiement un tiers au moins des actions dupuits de la Misère, qui ne rapportait rien alors, qu’on avaitpresque abandonné, et qui tout à coup s’est mis à donner un produitnet de deux cent mille francs par jour.
« – Et ton « run », lui dis-je,tu l’abandonnes donc ! Tu sacrifies donc ton immense matériel,les troupeaux, plus d’un million…
« Je l’impatientais.
« – Eh ! qu’est-ce que tout cela mefait ? s’écria-t-il.
« Puis, me montrant le précepteur quil’avait accompagné comme toujours :
« – Monsieur que voici connaît monexploitation, il la surveillera, et, pour l’indemniser, je luiabandonne la moitié du revenu, qui dépassera, cette année,cinquante mille dollars. Vite du papier, des plumes, nous allonsrédiger un contrat…
« Sa colère m’épouvantait.
« – À tout le moins, lui dis-je,confie-moi tes projets.
« – Je n’en ai pas, me répondit-il. Jeréfléchirai en route. Je prendrai conseil des circonstances.
« Rien ne put le retenir.
« Le moment de nous séparer venu, il meremit un pli cacheté.
« – Il faut tout prévoir, me dit-il. Situ étais un an sans recevoir de mes nouvelles, ouvre ce pli, tu ytrouveras mon testament et mes dernières instructions.
« Un canot l’attendait le long du quai.Il y descendit. Je lui criai : Bonne chance ! et quelquesinstants plus tard, son steamer se mettait en mouvement.
« C’était un samedi soir, neuf heuressonnaient… »
Raymond se frappait le front.
– Voilà donc, disait-il, l’explication del’intervention mystérieuse qui a arraché Jean aux souffrances del’île du Diable !…
– C’est précisément la réflexion que faitle digne garçon, dit M. de Boursonne.
Et mécontent d’être interrompu :
– Laissez-moi donc continuerajouta-t-il.
« Et moi, écrivait Jean, moi naïf, quiattribuais à mon seul mérite l’accueil si bienveillant de ce dignenégociant de Cayenne, qui m’ouvrait sa maison et sa bourse.
« C’est à mon père que j’avais dû cesprotecteurs empressés, ces amateurs qui achetaient si cher mesmoindres croquis. Sous la main de ces braves gens qui serraient etsecouaient si amicalement la mienne, était la main de mon père.
« Mais comment ne s’était-il pas révélé àmoi ?
« Comment avait-il eu cet étonnantcourage, me voyant si malheureux et si abandonné, désespéré endépit des vaillantises des lettres que je vous écrivais, commentavait-il eu cette terrible puissance sur soi de ne me pas ouvrirles bras, de ne pas me crier : Je suis ton père, je t’aime etje viens à ton aide !
« – Expliquez-moi cela, disais-je àM. Pécheira.
« Baste !… Rien n’était capabled’émouvoir le flegme de ce diable d’Espagnol cousu dans l’enveloppeglacée d’un Américain.
« Vos questions me troublent beaucoup, medit-il gravement, laissez-moi suivre l’ordre chronologique desfaits…
« Voilà donc Laurent parti et votreserviteur très inquiet.
« Je le voyais dans une de ces crises derage froide, où l’homme, dépossédé de son libre arbitre, neraisonne plus.
« Puis, ce maudit testament qu’il m’avaitconfié me tourmentait.
« Je tremblais qu’en dépit de sesdénégations, il ne roulât dans sa tête quelque projet de vengeanceinsensé.
« Il ne fallait rien de moins qu’unelettre pour me tranquilliser.
« Elle m’arriva cinq mois après le départde Laurent.
« Il m’écrivait que ses ennemis, bien quedéjà déchus, étaient encore tellement puissants, que les attaquerouvertement serait, à coup sûr, renouveler le combat du pot deterre et du pot de fer. Ne voulant pas être brisé, il se résignaità attendre. Il différait sa vengeance pour la rendre plus certaineet plus terrible, ne demandant rien à Dieu que de lui conserver sesennemis vivants.
« Il allait donc, pour le moment, seborner à vous secourir, mon cher monsieur Jean, disait-il, et assezsecrètement pour ne vous laisser point soupçonner, si vaguement quece pût être, son existence.
« Il ajoutait que déjà depuis longtempsil aurait quitté la France lorsque je recevrais ces nouvelles, etque je ne tarderais pas à le revoir…
« Quelques semaines plus tard, en effet,dans une seconde lettre, datée de Cayenne, il me disaitseulement :
« – Fin courant, je serai àMelbourne…
« Et il arriva, ma foi ! exact commeune lettre de change, et j’eus un bon moment de joyeuse émotion enlui donnant une rude poignée de main.
« Nous n’étions pas ensemble depuis unquart d’heure que déjà il avait lu la curiosité qui me tourmentait.Alors il me dit :
« – Ne m’interroge pas, ami Pécheira, jen’oserais peut-être pas ne point te répondre et je mentirais, cequi serait honteux pour toit et pour moi. Fie-toi à moi pour tedire tout ce que je puis dire.
« Je dois, en tout humilité, confesserque ce ne fut pas grand’chose.
« Pourtant, il me donna quelques détailsde son voyage.
« À son arrivée à Paris, il avait étéextrêmement frappé et effrayé d’un fait que lui racontèrent sesamis politiques.
« Un homme, possesseur comme lui desecrets compromettants, poursuivi comme lui par une inimitiépuissante, avait été, lui assura-t-on, empoigné un beau soir etséquestré dans une maison de santé.
« – Et certainement, me disait Laurent,il finira par perdre la raison, et tant que j’ai été en France,j’ai craint une aventure pareille. Je suis persuadé que mes ennemisme croient mort, mais je me trompe peut-être… Peut-être nem’ont-ils jamais perdu de vue, et n’attendent-ils qu’une occasionde prendre leur revanche de mon évasion.
« Si invraisemblable que cela parût,c’était possible, après tout…
« Laurent m’apprit encore ce qu’il avaitfait pour vous, monsieur Jean, et comment, après vous avoir tiré del’île du Diable, il avait pu vous placer à Cayenne dans une famillequi devait vous traiter comme un fils.
« C’était tout ce qu’il avait pu fairesecrètement. Mais il était rassuré, ayant constaté que votre santén’avait pas souffert du climat.
« – Et maintenant, me déclarait-il, lapremière partie de ma tâche est achevée. Je me suis fait uneéducation et j’ai conquis une grande fortune. J’ai mes armes, jepuis commencer la lutte. Malheur aux assassins du généralDelorge ! Dieu, qui m’a si visiblement protégé, m’assisteraencore. Ce n’est pas une vengeance vulgaire que je veux. Il fautque justice soit faite. Les misérables verseront des larmes de sangsur leur crime avant de mourir. Je vais donc réaliser ma fortune etaller m’établir en France. L’heure est propice. Le gouvernementimpérial n’est plus ce qu’il paraît être. À n’examiner que lasurface, rien n’est modifié. Au fond tout est changé. L’édifice esttoujours debout, imposant, superbe, mais il a été sourdementébranlé, ruiné. Vienne une secousse, et il s’écroule, et ildégringole, et je veux y aider de mon coup d’épaule. Non que jehaïsse le régime. Celui-là ou un autre, que m’importe ! Maisce régime protège mes ennemis, et je le jette bas, sûr qu’ilsseront écrasés sous les décombres !…
« … À dater de ce jour, Laurent Cornevinn’eut plus qu’un seul souci :
« Réaliser sa fortune.
« Toujours délicate partout, cetteopération est particulièrement difficile dans les pays nouveaux, oùil n’y a que très peu de capitaux inactifs.
« Elle se compliquait encore, pourLaurent, de cette circonstance, qu’il s’était lancé dans un certainnombre d’entreprises aléatoires, toutes excellentes en elles-mêmes,toutes prospères, mais dont les résultats devaient se faireattendre un an ou dix-huit mois.
« Et lui, ne voulait pas attendre.
« Et il exigeait des valeurs liquides,presque de l’argent comptant.
« – Il faut pour mes projets, medisait-il, que tout ce que je possède puisse tenir dans monportefeuille et soit toujours entièrement à ma disposition.
« Dans de telles conditions, il devaits’attendre à des sacrifices importants. Il les fit sanssourciller.
« Il avait sur son « run »environ huit mille bêtes à cornes, lui revenant en moyenne àcinquante francs, c’est-à-dire à quatre cent mille francs.
« Il eût pu, ne prenant son temps, s’endéfaire aisément à raison de cent soixante-quinze francs l’une, eten obtenant ainsi un million quatre cent mille francs.
« Il les céda en bloc moyennant neuf centmille francs.
« Ses moutons, qui valaient quinze francsla pièce comme un sou, ne furent vendus que huit francs et ne luirapportèrent que trois cent cinquante mille francs.
« Enfin, pour ses droits à son« run », pour les bâtiments, les barrières, pour lamonture, se composant de mille vaches et de cent chevaux, ilne trouva que cent soixante-quinze mille francs, et encore avecbeaucoup de peine.
« Total : quatorze cent vingt-cinqmille francs pour ce qui valait au bat mot deux millions.
« J’enrageais positivement de voir s’enaller ainsi une fortune si laborieusement gagnée, et qui, avec letemps, entre les mains d’un homme de la trempe de Laurent, fûtdevenue une des plus importantes de l’Australie.
« Mais il se moquait de ce qu’il appelaitmes jérémiades.
« – Est-ce que ce n’est pas vingt foisplus encore que je n’avais jamais rêvé ! disait-il.
« Et là-dessus, il consentait denouvelles concessions.
« Il vendait à perte tout ce qu’ilpossédait d’actions et de valeurs industrielles.
« Il donnait pour un morceau de pain,huit cent mille francs, son tiers dans la propriété du puits de la« Misère », dont le rendement avait terriblement diminué,c’est vrai, depuis quelques mois, mais où on pouvait, où on devaitmême trouver un nouveau filon aussi abondant que le premier.
« – Et malgré tout, me répétait Laurent,que de temps perdu !…
« Il y avait, en effet, près de dix moisqu’il était de retour, quand, un soir, après la Bourse, venant medemander à dîner :
« – C’est fini, me dit-il, avec un grandsoupir de soulagement : tout est vendu, je ne possède plusrien en Australie.
« Et brandissant un portefeuillevolumineux, mais qu’à la rigueur on pouvait porter sursoi :
« – Là, poursuivit-il, est toute mafortune, en bonnes traites qui valent de l’or en barres sur lesprincipaux banquiers de Vienne, de Londres et de Paris.
« – Et tu pars ?
« – Lundi prochain, dans quatrejours.
« Cette séparation que je sentais devoirêtre éternelle, cette fois, m’attristait étrangement, et sa joie,car il était joyeux, ajoutait à l’amertume de mon chagrin.
« Je le voyais courir au-devant de toutessortes de dangers inconnus, et je tremblais qu’il n’en sortît pasvainqueur.
« Il devina ce qui se passait en moi, caril me prit la main, et vibrant de cette résolution qui inspire lecourage aux plus craintifs :
« – Rassure-toi, mon vieil ami, medit-il. Voici bientôt un an que tout ce que j’ai d’intelligence, jel’applique à prévoir, pour les éviter, les périls que je puiscourir. J’ai évalué toutes les probabilités fâcheuses, et je saiscomment parer à toutes…
« – Tes ennemis sont puissants…
« – Je le sais, mais qu’ai-je à craindred’eux ? Tu me répèteras ce que je t’ai dit, que peut-être ilsont pénétré le secret de mon existence, et me font suivre etsurveiller. C’est improbable, car en ce cas leur haine se fûttrahie par quelque attentat, mais enfin c’est possible. Ehbien ! je vais leur faire perdre ma piste. Ce n’est pas avecla malle que je pars. Je prends passage sur un clipper qui se rendà Liverpool, mais qui doit relâcher plusieurs fois en route. À lapremière relâche, je me déclare mourant et je me fais déposer àterre. Et mon bâtiment parti, j’en cherche un autre. Après cela,qu’on me retrouve si on peut. J’ai tout disposé pour me créer unepersonnalité nouvelle, sûre et impénétrable. C’est sous le nom deBoutin, que les misérables m’avaient imposé, que je quitteostensiblement l’Australie. Jamais ce Boutin-là n’abordera enFrance ni en Angleterre…
« Il frappait gaiement sur sonportefeuille.
« – Là sont mes armes, disait-il. Rienn’est impossible à qui peut jeter l’or à pleines mains !
« Et, certes, il le pouvait.
« Je ne lui ai jamais demandé le chiffreexact de sa fortune, il n’a jamais eu l’occasion de me le dire,mais je sais pertinemment qu’il emportait de quatre à cinqmillions.
« Les exemples de fortunes pareilles etsi rapidement acquises sont rares, même sur cette terre de l’or,mais cependant on pourrait en citer une vingtaine, à Melbourneseulement.
« Les Barclay, les Tidal, les Colt, lesLatour et les Davidren se sont trouvés six et sept foismillionnaires en bien moins d’années que Laurent Cornevin.
« Lui, du moins, ne se laissa pas enivrerpar la prospérité.
« Jamais il n’oublia qu’il me devaitd’avoir pu quitter Talcahuana. Il se souvint toujours que je luiavais prêté les vingt mille francs qui ont été la source de sesrichesses.
« Brave et excellent Laurent !Combien de fois, voyant mes affaires moins prospères que lessiennes, n’est-il pas venu me dire :
« – Voyons, sacrebleu !associons-nous !
« C’est à une petite propriété que j’aisur les bords du Murray, que nous passâmes ensemble les quatredernières journées de son séjour en Australie.
« Il nous était doux, au moment de nousséparer, de repasser les événements de notre vie, et de nous jurerque, de façon ou d’autre, nous nous reverrions…
« Puis l’heure du départ arriva.
« Il me promit que j’aurais de sesnouvelles, il m’indiqua le moyen de lui donner des miennes… Et unedernière fois, sur le pont du clipper, le cœur gros, et des larmesplein les yeux, nous nous embrassâmes…
« C’était le 10 janvier 1869. »
– Et voilà bientôt un an de cela, murmuraRaymond, et depuis des mois déjà, Laurent Cornevin devrait avoirentamé la lutte.
Mais M. de Boursonne lui coupa laparole.
– Ah ! laissez-moi achever,dit-il.
Et précipitant son débit, il se remit àlire :
« Vous seuls, chers amis, poursuivaitJean, vous seuls pouvaient imaginer à quel point m’avait bouleverséle récit de M. Pécheira.
« – Ainsi, me disais-je, au moment où jem’embarquais avec l’espoir de retrouver ses traces à Talcahuana monpère quittait l’Australie. Peut-être nous sommes-nous croisés enroute. Peut-être, sans le connaître, l’ai-je aperçu sur la dunetted’un des vaisseaux qui passaient à pleines voiles près dumien !…
« Et qu’est-il devenu ? Où est-il àcette heure ?…
« Interrogé par moi, et Dieu sait avecquelle anxiété :
« – Tout ce que je puis vous dire, merépondit M. Pécheira, c’est que Laurent Cornevin est arrivéheureusement en Europe.
« – Vous avez eu de sesnouvelles ?
« – Oui, une fois. Cinq mois après sondépart, c’est-à-dire à la fin de mai, j’ai reçu une lettre datée deBruxelles. Son voyage avait été très rapide, me disait-il, sa santéétait excellente, sa piste devait être perdue, et il avait bonespoir…
« – Il ne vous disait quecela ?…
« – Cela seulement. Je vous montrerai salettre.
« – Et depuis ?…
« – Depuis, rien, plus un mot… Seulement,à votre place, c’est à Paris et non loin de la Chaussée-d’Antin queje chercherais Laurent.
« Vous l’entendez, mes chers amis. Icifinit ma tâche, et commence la vôtre.
« À vous de poursuivre et d’achever monœuvre. À vous d’imaginer quelque système d’investigation qui nousconduise jusqu’à mon cher père.
« Seulement, ô mes amis, soyezcirconspects.
« Si nous connaissons le but de mon père,nous ignorons par quels cheminements il espère l’atteindre.
« Efforcez-vous de le rejoindre, maissouvenez-vous que la moindre démarche inconsidérée peut donnerl’éveil à ses ennemis, révéler son existence, ruiner toutes sescombinaisons, stériliser ses espérances et peut-être enfin lemettre en péril. Voici qui aidera vos recherches :
« 1° D’après les instructions de monpère, M. Pécheira lui adresse ses lettres à Londres, bureaurestant, à sir F. T.
« 2° M. Pécheira possède une trèsbonne photographie de notre père ; je vais la confieraujourd’hui même à un photographe, et dès qu’il m’en aura tiréquelques épreuves, je vous les adresserai par une voie sûre.
« Maintenant devons-nous communiquer à mamère et à Mme Delorge le résultat de mesrecherches ?
« Je ne le crois pas.
« À quoi bon troubler leur vie paisibleet leur infliger le supplice de nos anxiétés ?
« Puis, il faut tout prévoir. Si nousnous abusions ? Si nos ennemis, pendant que nous nous berçonsd’illusions décevantes, avaient réussi à supprimer, et cette foissans retour, mon malheureux père ?
« Ne serait-ce pas affreux d’avoir ravivédes blessures presque cicatrisées !…
« Il ne me reste plus qu’une minute, sije veux que cette lettre profite de la malle qui part aujourd’hui,et je l’emploie, mes chers amis, à vous serrer les mains et à vousembrasser de toute la force de ma fraternelle amitié.
« Espoir et courage.
« JEAN CORNEVIN »
« P. S. Ma prochaine lettre vousfixera sur mes intentions. »
Et c’est tout, fit M. de Boursonne,comme s’il eût espéré quelque chose encore, et que son attente eûtété trompée. C’est tout !…
Puis, après un moment de silence, etsoudainement éclairé par une inspiration :
Ah !… s’écria-t-il, je m’expliquepeut-être l’attitude de M. de Maumussy, son humilité, sesoffres de conciliation.
Oh !…
Et pourquoi non ? Qui vous dit queM. de Maumussy et M. de Combelaine n’avaientpas pénétré le secret de l’existence de Laurent Cornevin ?Tant qu’ils ont pu le faire surveiller, ils ont été tranquilles.Maintenant qu’il a réussi à leur faire perdre sa piste, qu’ils nesavent plus ce qu’il est devenu, ils ont peur. L’Empire chancelle,le pouvoir leur échappe, et c’est à ce moment précisément qu’ilsdevinent quelque mystérieux danger… On aurait peur à moins.
Mais à la lettre de Jean était joint un billetde Me Roberjot.
Voyons ce qu’il pense, dit Raymond.
Et il lut à son tour :
« Après avoir pris connaissance de lalettre de Jean, mon cher Raymond, vous devez être, comme nous,plein d’espoir.
« Oui, assurément, certainement, Cornevinest à Paris, près de nous…
« Mais essayer d’arriver jusqu’à luiserait une insigne folie et une mauvaise action.
« Nous n’avons pas le droit de violentersa volonté. Si cet homme, qui aime sa famille plus que tout aumonde se prive d’embrasser sa femme et ses enfants, c’est qu’il apour cela de puissantes raisons.
« Dans mon opinion, qui est celle de tousles gens sensés, la débâcle n’est pas loin.
« Sachons attendre… »
Attendre !…
C’est à cet intolérable supplice que depuisdes années Raymond était condamné.
Que toutes les passions tour à tourdéchirassent son âme, qu’il haït jusqu’à la fureur ou qu’il aimâtjusqu’au délire, qu’il fût écrasé sous le plus sombre désespoir ouenivré des plus merveilleuses espérances, toujours la mêmeobligation fatale lui avait lié les mains.
– Mais cette perpétuelle expectative metue ! s’écriait-il. Heureux ou malheureux, les autres hommesluttent, combattent, attaquent, se défendent, triomphent ou sontvaincus, tandis que moi !… Rien ! rien !rien !…
C’est d’un air de commisération sincère que levieil ingénieur considérait son jeune ami.
– Que voudriez-vous faire ?demanda-t-il.
– Eh !… Le sais-je !…
– Chercher Laurent Cornevin, n’est-cepas ?
– Peut-être.
– C’est-à-dire vous exposer àcompromettre cet homme si grand et si bon, cet héroïque confidentdes volontés de votre père ! C’est-à-dire risquer de lui faireperdre en une minute le fruit de dix années de travail et depatience…
– Pourquoi donc Jean nous adjure-t-il depoursuivre son œuvre ?
– Parce que Jean est absent depuis biendes mois, qu’il est en Australie, à six mille lieues de Paris,qu’il ne sait pas combien le dénouement est proche.
Raymond s’était levé et se promenait par lachambre, en proie à la plus violente agitation.
– Le dénouement, disait-il, ledénouement… Voici des années qu’on me le promet, qu’on me jure quel’heure va sonner, et que niaisement je reste à l’affût d’unevengeance qui ne vient jamais.
Le visage de M. de Boursonnes’assombrissait.
– Ainsi donc, fit-il, c’est uniquement lasoif de vengeance, le désir de punir les meurtriers de votre père,qui vous presse de retrouver Laurent Cornevin ?
– Oui.
– C’est que je m’imaginais, moi, queMlle de Maillefert était pour quelque chosedans votre emportement !… C’est que je me figure encore quevotre hâte d’en finir avec le passé n’est que l’espoir de voirdénouée par Laurent Cornevin une situation qui vous paraîtinsoluble.
Raymond était devenu fort rouge.
– Ah ! vous m’accablez,monsieur !… balbutia-t-il.
Assurément il n’avait pas eu les pensées quesemblait soupçonner M. de Boursonne, mais l’intérêt deson amour l’égarait.
Ne se voyait-il pas séparé, pour toujourspeut-être, de Mlle Simone ? Nereconnaissait-il pas se dressant entre elle et lui les misérablesqui avaient assassiné le général Delorge !…
Mais il devait suffire d’un mot pour lerappeler à lui-même.
– Je vous livre ma volonté, monsieur,dit-il. Que dois-je faire ? Parlez ; j’obéirai.
Le vieil ingénieur souriait à demi.
– Peut-être allez-vous encore vousfâcher, répondit-il, car je ne puis que vous répéter ce qui vous aété dit tant de fois : votre devoir est de prendrepatience…
– Hélas ! le péril deMlle Simone est pressant !…
– Je le crois, mais vous avez fait toutce qui était en votre pouvoir. En demandant, au su et au vu de toutle pays, la main de Mlle Simone, vous avez faitjustice des viles calomnies dont on avait essayé de la flétrir.
– Oui, maisMme de Maillefert va chercher, si elle ne l’adéjà trouvée, quelque nouvelle combinaison.
– C’est probable.
– Eh bien !…
– Eh bien ! raison de plus pourattendre, pour la voir venir. Notre grande faiblesse, voyez-vous,est de ne rien connaître des cartes de nos adversaires…
– Ah ! que n’avez-vous su mettre labelle duchesse de Maumussy dans votre jeu !…
Cette idée, lorsqu’elle lui était venue,Raymond l’avait repoussée avec horreur.
– Était-ce possible ?… fit-il.
– Possible !… Rien n’était plusfacile, avec un peu d’adresse et d’indépendance de cœur. Elle vousa mis le marché à la main, mon cher. S’il y a un complot, elle enest. Agir comme je dis n’eût peut-être pas été, hum !… trèschevaleresque, ni même absolument loyal, mais c’eût peut-être étébien habile, et sa conduite, à elle, est plus qu’équivoque… Enfin,l’occasion est passée, il n’y a plus à y revenir.
Et se levant brusquement et changeant deton :
– Mais en voici assez, continuaM. de Boursonne. Ce n’est pas uniquement, j’imagine, pourfaire le siège en règle de Mlle Simone deMaillefert que le gouvernement nous paye. Il va falloir demainrattraper la journée que nous venons de perdre…
Et coupant court aux objections deRaymond :
– Bonsoir, bonsoir, dit-ilbrusquement ; dormez bien !…
C’était aisé à conseiller.
Seulement le vieil ingénieur avait, depuislongtemps, soufflé la bougie, que Raymond repassait encore dans sonesprit les événements de cette journée, la plus décisive de savie.
De cette journée, anniversaire de la mort deson père, commencée par son entrevue avec la duchesse deMaillefert, terminée par la lettre de Jean Cornevin.
Et ce qui le désolait, c’était de ne pouvoirdétacher sa pensée de Mlle Simone : de nepouvoir, quelque effort de volonté qu’il fît, la reporter àLaurent, à cet obscur héros qui venait de lui être révélé.
Sur ce point, dès qu’il entra, le lendemain,dans la petite salle du Soleil levant, il fut édifié.
Maître Béru devait tout savoir ; il n’yavait pas à se méprendre à son air finaud, non plus qu’auxattentions exagérées dont il entourait Raymond, et qui étaientl’expression de ses dolentes sympathies.
En homme pour qui le pays n’a pas de mystère,il racontait que, depuis l’arrivée de madame la duchesse et de sonfils, Mlle Simone battait le rappel des écus detous les côtés, qu’elle demandait des avances à ses fermiers,qu’elle vendait des coupes avant le temps, qu’elle avait empruntéde l’argent chez des notaires d’Angers, enfin qu’elle sedépouillait si bien qu’il finirait par ne plus lui rester que lesyeux pour pleurer.
Et jetant à Raymond un regardd’intelligence :
– Maintenant, continuait l’hôtelier duSoleil levant, on conçoit queMme de Maillefert ne veuille pas que sa fillese marie, et que même, pour éloigner les prétendants, elle débitedes infamies à faire se dresser les cheveux sur la tête. Un maridéfendrait la pauvre demoiselle…
M. de Boursonne se frottait lesmains.
– Que vous avais-je dit ?soufflait-il à l’oreille de Raymond.
Mais voici que maître Béru contait bien autrechose vraiment, et qu’ignoraient Raymond et le vieil ingénieur.
Il pensait que les grands sacrifices qu’avaitfaits Mlle Simone n’étaient qu’un commencement, etqu’après avoir emprunté, elle allait sans doute vendre.
– Diable ! interrompitM. de Boursonne, vous croyez cela, vous ?
Le digne hôte regarda autour de lui pours’assurer que nul n’était aux écoutes, et d’un airmystérieux :
– On sait ce qu’on sait !prononça-t-il.
– Sans doute. Après ?…
– Eh bien, une supposition : quandvous voyez des corbeaux tourner au-dessus d’une oseraie, qu’est-ceque vous dites ?… Vous dites : Il y a là quelque chose àdéchiqueter pour ces bêtes voraces. Pour lors, il tourne des gensautour des terres de Mlle Simone.
Au point où en étaient Raymond etM. de Boursonne, la moindre lueur pouvait leur éclairerla situation.
– Quelles gens ? firent-ilsvivement.
– D’abord, un de ces messieurs qui sontarrivés l’autre soir au château, un gros, bien nourri, rouge,luisant, avec une chaîne d’or épaisse comme le pouce lui battant labedaine, respirant comme s’il soufflait des pois et regardant lesgens du haut en bas, comme s’il était assis sur une nue…
– M. Verdale ! murmuraRaymond.
– Enfin, interrogeaM. de Boursonne, qu’a-t-il fait ?
– Lui personnellement, rien. Maisminute : hier, sur les midi, voilà mon particulier qui arriveaux Rosiers en voiture. S’il se fût promené seul, dans le bourg, onn’y eût pas pris garde ; on ne le connaît pas. Mais il avaitrendez-vous au Café du commerce avec des gens qu’onconnaît, un gaillard de la bande noire, vous savez, un marchand debien de Saumur, une espèce d’homme d’affaires de Saint-Mathurin, etenfin un ancien garde de Mlle Simone. Pour lors,ils sont allés tous ensemble chez un notaire, pas celui deMlle Simone, bien entendu, et de là chez lepercepteur. Un ancien huissier d’ici les a rejoints et ils sontpartis…
M. de Boursonne souriait d’unsourire passablement faux.
– Parbleu !… fit-il, si vous nesavez que cela !…
– Oh ! attendez. Quand je dis qu’ilssont partis, je veux dire qu’ils sont allés là oùMlle Simone a des biens, et là, tant que la journéea durée, malgré la pluie et le vent, ils ont trépigné dans lesterres labourées, comme des gens en train de conclure un marché, etmême on a entendu le gros rouge qui disait : « ça vaut del’argent, mais pas tant qu’on croit… »
Là se bornaient les renseignements du dignehôtelier du Soleil levant, mais ils avaient bien leurvaleur.
Aussi, dès qu’il se fût retiré :
– Eh bien ! s’écriaM. de Boursonne, est-ce assez clair !… Nous voilàdésormais édifiés sur le but véritable du voyage de M. Verdaleet de ses dignes compagnons. Mme de Mailleferta imaginé quelque nouveau moyen de s’emparer de la fortune deMlle Simone, et ils viennent lui prêter main forte.Et ils se croient si sûrs du succès que déjà ils se partagent lesdépouilles de la pauvre fille.
– Elle a juré que jamais sous aucunprétexte elle ne vendrait ses terres, objecta Raymond…
– Sans doute. Aussi est-ce à la réduire àrevenir sur son serment que doivent travailler nos honorablesassociés ?…
Évidemment, là était le danger, et Raymond etM. de Boursonne oubliaient leur travail pour cherchercomment le conjurer, lorsque sur les trois heures, tout à coup, ilsvirent apparaître, juché sur un tilbury à roues immenses,M. Bizet de Chenehutte en personne.
Sautant précipitamment à terre il courut àRaymond, dont il se mit à serrer furieusement les mains, lui jurantque depuis le matin il le cherchait par mer et par terre, pour luioffrir ses compliments de condoléances.
Car il savait tout, déclarait-il, absolumenttout, et la démarche de Raymond et le refus qui l’avait accueillie.Mme de Larchère avait parlé, et il avaitappris, comme tout le pays, la conduite abominable de la duchessede Maillefert essayant de déshonorer sa fille.
– Mais c’est elle qui est déshonorée,ajoutait-il. La contrée tout entière est soulevée contre elle, onla couvrirait de huées si elle osait se montrer. À Saumur et àAngers toutes les portes lui seront fermées, elle n’a plus qu’àfaire ses paquets…
Même le jour de son duel, Bizet n’était pasplus affairé.
– Cependant, il faut que je vous quitte,messieurs, reprit-il. J’ai vingt visites encore à faireaujourd’hui. Je sème la nouvelle, je la répands, je la propage… Sije suis libre assez tôt j’irai vous demander à dîner… Aurevoir.
Et avant que Raymond eût le temps d’articulerun mot, M. Bizet de Chenehutte était en voiture et fouettaitson cheval.
– Bon jeune homme ! murmuraitM. de Boursonne. Dieu est puissant. Les imbéciles mêmeont leur utilité ici-bas. En voici un qui nous rend un service quenous ne rendrait pas un homme d’esprit. Je lui offrirai de grandcœur un verre de Bourgueil, ce soir…
Mais il n’eut pas cette dépense à faire.M. Bizet dut être retenu à Saint-Mathurin. Et ce fut le vieuxjardinier de Maillefert qui, sur les neuf heures, se présenta auSoleil levant, demandant M. Delorge.
Il apportait une lettre deMlle Simone.
Tout ce que Raymond avait d’argent sur lui, ille mit dans la main du bonhomme ; puis d’un seul coup d’œil,il lut :
« Tout, après votre départ, s’est mieuxpassé que je ne l’espérais. Il n’a plus été question de rien. Mamère est avec moi ce qu’elle était avant l’horrible scène. Quelquesordres que je viens de lui entendre donner me font presque croirequ’elle quittera Maillefert demain… »
Mlle Simone ne se trompaitpas.
Le lendemain matin, au moment oùM. de Boursonne et Raymond se mettaient à table, un grandbruit les attira à la fenêtre, juste à temps pour voir passer commel’éclair deux voitures et un fourgon…
Au même instant, maître Béru entrait dans lasalle.
– En voici bien d’une autre, disait-il.Mme de Maillefert et M. Philippe s’envont avec toute leur société. Ils partent, ils sont partis… Mafoi ! bon voyage !
M. de Boursonne triomphait.
– Eh bien ! disait-il, avais-jeraison ?…
Et de fait, dans ce départ, si précipité qu’ilressemblait à une déroute, il était difficile de voir autre choseque le résultat de la démarche de Raymond, connue, commentée etenfin comprise.
Pourtant Raymond se défendait de se réjouir.Défiant comme tous les malheureux qu’a toujours trahis la destinée,il se demandait en quoi cet événement imprévu allait, soit en biensoit en mal, modifier la situation.
Fallait-il tirer de ce départ cetteconséquence que les dispositions deMme de Maillefert étaient changées, et qu’ellerenonçait à la fortune de sa fille ?
C’eût été folie !
Il était clair que ses convoitises restaientaussi âpres, ses besoins aussi pressants, et que, par conséquent,l’intrigue ourdie contre Mlle Simone demeuraittoujours aussi menaçante.
Si encore la fuite de la duchesse eût rendu àRaymond l’accès du château !…
Mais il n’en était pas ainsi. Retourner àMaillefert lui était interdit sous peine de provoquer un nouveaurevirement d’opinion, et de réhabiliter la mère aux dépens de lafille. Par les convenances désormais, plus sévèrement que par lavolonté de la duchesse, il se trouvait séparé deMlle Simone.
– Non, je ne la reverrai pas, sedit-il.
C’est une justice à lui rendre : il nechercha pas positivement à la revoir. Seulement il est de ceshasards propices qui jamais ne manquent de servir les amoureux.
Mlle Simone sortait beaucoup,Raymond était toute la journée dehors : dès le lendemain ilsse trouvaient en présence, au détour de la route de Gennes, del’autre côté du pont.
D’un même mouvement ils s’arrêtèrent,interdits, hésitants… Chacun au dedans de soi entendait la voix dela raison lui crier de passer outre.
Mais il est des entraînements trop forts… Ilss’abordèrent en dépit de miss Lydia Dodge, la respectablegouvernante anglaise, et leurs mains frémissantess’effleurèrent.
Ce jour-là, Raymond sut ce qui, de l’avis deMlle Simone, avait déterminé le brusque départ deMme de Maillefert.
Comme elle se présentait chez une dame de lahaute noblesse et qui était un peu de ses parentes, cette dames’était montrée sur le haut de l’escalier et avait crié à sesgens :
– Je n’y suis pas pour la mère de mapauvre petite Simone.
L’outrage était sanglant, venant d’une femmequi donnait le ton dans le pays.
– Et ce qu’il y a de pis, ajoutaittristement la malheureuse jeune fille, c’est que ma mère s’en prendà vous, monsieur Raymond, à nous, veux-je dire, de ce cruelaffront. Jamais elle ne nous le pardonnera.
Mlle Simone n’avait,d’ailleurs, rien surpris qui pût lui donner l’idée même la plusvague de ce qu’allait tenter la duchesse de Maillefert.
Et lorsque Raymond lui parla de l’expéditionde M. Verdale et de M. de Combelaine, et dessoupçons qu’il en avait conçus :
– Ce n’est pas, répondit-elle, lapremière fois que ma mère et mon frère amènent ici des gens à quiils proposent d’acheter mes propriétés… Mais qu’importe !puisque je suis résolue à ne pas vendre…
Raymond et Mlle Simone nerestèrent pas ensemble dix minutes, et personne ne passa sur lechemin pendant qu’ils causaient…
Et bien ! tels sont les petits pays, etla télégraphie labiale y est si perfectionnée, que deux heures plustard, lorsque Raymond rentra au Soleil levant :
– Vous avez vuMlle Simone ? lui ditM. de Boursonne.
– Oui, répondit-il en rougissant.
– Eh bien ! c’est une folie !déclara le vieil ingénieur.
Et après un moment de réflexion :
– Mais baste ! ajouta-t-il, je n’yvois pas grand inconvénient, nous ne sommes plus pour longtemps auxRosiers.
C’était vrai. En dépit des événements dechaque jour, le travail de M. de Boursonne avançait.
Tous les matins, depuis une quinzaine, ilannonçait qu’il allait transporter plus loin son quartier général.Puis, tous les soirs, retenu par l’idée du chagrin de Raymond, ilremettait le déménagement…
Seulement il n’y avait plus à le remettre sansde graves inconvénients. Le terrain des études s’éloignait de plusen plus, et il fallait maintenant une heure et demie de marche pours’y rendre.
– Donc, mon cher Delorge, disait le vieilingénieur, je ne vous accorde plus que quatre jours de répit…Profitez de votre reste…
C’est encouragé par cette certitude d’unéloignement prochain, que Raymond osa se retrouver sur le passagede Mlle Simone.
Telle était alors leur situation que cetteséparation n’ajoutait guère à leurs tristesses. Raymond,d’ailleurs, ne devait pas s’éloigner beaucoup. Il pensait s’établiraux Ponts-de-Cé, et comptait bien chaque dimanche accourir auxRosiers…
Ainsi, il espérait un avenir tolérable,lorsque, la veille du départ des Rosiers, M. de Boursonneaperçut dans son courrier un large pli au timbre du ministère…
– Quoi de nouveau ?… fit-il, enrompant l’enveloppe.
Mais au premier coup d’œil jeté sur la lettre,il pâlit légèrement.
– Par le saint nom de Dieu…
Saisi d’une appréhension sinistre, Raymonds’était approché.
– Qu’est-ce encore ?demanda-t-il.
D’un geste rageur, le vieil ingénieur avaitroulé la lettre entre ses mains.
– Il y a, répondit-il, que vous ne faitesplus partie de mon service. Vous êtes nommé ingénieur ordinairedans le département des Bouches-du-Rhône. On vous donne huit jourspour vous rendre à votre poste. Vous recevrez votre commissiondemain !…
Immobile de stupeur, Raymond semblaitpétrifié. Il avait accoutumé son esprit aux pires éventualités,hormis à celle-là.
– Ce n’est pas possible, bégayait-il.Jamais semblable mesure n’a été prise. A-t-on à se plaindre demoi ? En quoi ai-je démérité ?…
Imperceptiblement M. de Boursonnehaussait les épaules.
– Je suis votre chef de service, mon cherDelorge, dit-il, et je vous ai toujours montré les notes quej’adressais à l’administration ; par conséquent…
Au premier étourdissement de Raymond, lacolère succédait.
– Par conséquent, reprit-il, je suisvictime d’une mesure exceptionnelle.
– Mme de Maumussyvous avait prévenu.
– C’est vrai. J’ai des ennemis, ils sontpuissants, et à se faire l’exécuteur de leurs hautes œuvres, ongagne de l’avancement, des places, de l’argent, des croix… Maisnous ne sommes plus en 1852, nous sommes en 1869, la presse areconquis le droit de parler, je puis écrire aux journaux, dénoncerl’abominable combinaison dont je suis victime…
D’un geste, M. de Boursonnel’arrêta.
– J’en suis fâché, dit-il, mais cettesatisfaction même vous est enlevée. On vous déplace brutalement,c’est vrai ; contre tous les usages, c’est indiscutable ;seulement… relisez la lettre, voyez le poste qui vous est assigné,et vous reconnaîtrez qu’on vous donne de l’avancement…
C’était parfaitement exact. Les précautionsétaient prises.
– À ce point, continua le vieilingénieur, que je me demande si l’administration, que vous accusez,n’est pas parfaitement innocente. Croyez-vous donc qu’on est allédire brutalement à notre directeur : « Voilà un garçonqui nous gêne beaucoup en Maine-et-Loire, rendez-nous le service del’envoyer au diable, dans les Bouches-du-Rhône, parexemple ! » Non ! Vos adversaires ne sont,parbleu ! pas si naïfs. Ils auront dit, bien plusvraisemblablement : « Voici un charmant jeune homme,auquel nous nous intéressons vivement, et nous vous serionsinfiniment obligés de lui donner un emploi dans le Midi, où il ades intérêts. » De telle sorte que, si l’administration a faitun passe-droit, c’est, suppose-t-elle, à votre bénéfice, et non pasà votre détriment.
D’un formidable coup de poing, Raymond ébranlala table.
– C’est-à-dire, s’écria-t-il, que moi, lefils du général Delorge, je semblerais avoir sollicité les faveursde l’empire !… C’est-à-dire que je serais à jamaisdéshonoré !… Mais cela ne sera pas. Les misérables quis’acharnent à ma perte n’ont pas tout prévu. Je puis donner madémission… Je la donnerai. Oui, c’est résolu, et désormaisirrévocable ; je ne fais plus partie de l’administration desponts et chaussées.
Plus attristé certainement que surpris,M. de Boursonne considérait Raymond qui déjà s’étaitassis devant le bureau et se préparait à écrire.
– Réfléchissez, mon cher Delorge, luidit-il doucement.
– À quoi bon !…
– Votre démission envoyée, queferez-vous ? de quoi vivrez-vous ?…
– Je l’ignore.
– Prenez garde ! Un homme de cœurdoit avoir une situation à offrir à la femme qu’il aime…
– Oh !… je trouverai toujours à mecaser !…
Déjà il avait commencé à rédiger sa démission,le vieil ingénieur l’arrêta.
– Et votre mère !…prononça-t-il.
Raymond pâlit, mais sans poser laplume :
– Pauvre femme, murmura-t-il, si ellesavait !… Mais je ne m’appartiens plus, les événementsm’emportent, il faut que ma destinée s’accomplisse !…
Il fallait être M. de Boursonne pourinsister encore.
– Alors, vous resterez aux Rosiers ?ajouta-t-il.
– Oui.
– Que pensera-t-on, dans le pays, quandon vous verra abandonner votre situation pour demeurer près deMlle de Maillefert ? Croyez-vous que saréputation n’en souffrira pas ? À votre place, avant de riendécider, je prendrais son avis…
Mais Raymond en avait assez des angoisses oùil se débattait, des indécisions perpétuelles, des énervantesalternatives de crainte et d’espoir.
– À quoi bon consulterMlle Simone ! répondit-il. Peut-elle meconseiller de briser ma carrière ? Peut-elle, en meconseillant de rester, me sacrifier toutes ses pudeurs de jeunefille ?… Elle me demanderait de céder, cette fois encore, del’abandonner, de partir… et je ne le veux pas.
Et, d’une main ferme, il signa la démissionqu’il venait de libeller, une de ces démissions sur lesquelles iln’y a pas à revenir.
Qui eût cru, pourtant, mon cher Delorge,disait le vieil ingénieur, que j’achèverais sans vous ces étudesqui seront l’œuvre capitale et l’honneur de ma vie ?…
La soirée qu’ils passèrent ensemble, et quidevait être la dernière, ne fut cependant pas trop triste, chacund’eux mettant son amour-propre à faire parade d’un stoïcisme bienloin de son cœur.
Mais le lendemain matin, à la gare, le momentde la séparation venu, il n’était plus question de stoïcisme.
C’est les larmes aux yeux, que le vieilingénieur embrassait son « jeune ami ».
– Ah çà ! lui disait-il, j’espèrebien que vous viendrez me rendre visite. Allons, adieu, et boncourage ! Et pas de folies, morbleu ! Et si je puis vousêtre bon à quelque chose, un mot, et j’accours…
Le train était déjà hors de vue, que Raymonddemeurait encore sur le quai, immobile, regardant d’un œil morneles derniers tourbillons de fumée rouler en spirales, s’éparpilleret se dissoudre.
Mais deux coups légèrement frappés sur sonépaule ne tardèrent pas à l’arracher à ses sombres méditations.
C’était maître Béru qui se permettait cettefamiliarité, maître Béru qui avait tenu à mettreM. de Boursonne en wagon, et qui maintenant disait àRaymond :
– Rentrons-nous ?
– Rentrons…
Ce n’est pas sans intention que l’hôtelier duSoleil levant avait tenu à escorter Raymond. Aussi, aprèsavoir célébré les mérites de M. de Boursonne, après avoirprié Dieu de lui conserver au moins un de ses hôtes :
– Mais est-il vrai, interrogea-t-il, quemonsieur ne soit plus ingénieur ?
Tressaillant, Raymond s’arrêta.
– Pourquoi me demandez-vous cela ?fit-il.
– C’est que… répondit maître Béruembarrassé, c’est que, hier, j’ai entendu les piqueurs dire commecela que monsieur a donné sa démission… On en parle dans le bourg…et je me disais, à part moi, que ce doit être une plaisanterie.
Fallait-il nier la vérité ? nier un faitqui serait reconnu exact vingt-quatre heures plus tard ? Àquoi bon ?…
– Ce n’est pas une plaisanterie, réponditRaymond.
– Ah ! fit maître Béru, ah !ah !…
Puis clignant de l’œil d’un airfinaud :
– Je comprends, dit-il.
Maître Béru donnait là à Raymond la notionexacte de ce qu’on allait penser de son séjour dans le pays. Demême que l’hôtelier du Soleil levant, un millier de bravesgens allaient se dire : « Je comprends. »
Et c’est un terrible public, que celui d’unepetite ville quand il croit comprendre, quand il croit avoir trouvépâture pour sa curiosité.
– C’est maintenant qu’il me fautconsulter Mlle Simone, pensa Raymond…
C’était sur la route de Trèves qu’il l’avaitrencontrée la dernière fois, tout en haut de la côte, à un endroitoù le chemin longe le parc de Maillefert, non loin des ruines del’ancien château…
C’est là qu’il alla se poster…
Depuis deux jours le temps s’était remis aubeau. Le ciel était clair et il gelait. Le blanc soleil de décembrefaisait scintiller la glace dans les ornières et suspendait commedes girandoles aux branches chargées de givre.
Le visage cinglé par la bise âpre et toutechargée de poussière, Raymond n’avait pas tardé à franchir le fosséde la grande route et s’était abrité derrière un gros chêne.
De cette place, son regard embrassait un desplus beaux paysages de la Loire, un paysage dont une large portionappartenait à Mlle de Maillefert.
C’était à elle, ces immenses prairies, tout aufond de l’horizon, à elle ces plantureuses métairies vers laMénitrée, à elle encore ces grands bois et toutes ces vignessuspendues aux coteaux.
Et il songeait tristement que c’était cettefortune immense et si ardemment convoitée qui faisait le malheur deMlle de Maillefert et élevait entre elle etlui une infranchissable barrière.
Ah ! que n’était-elle pauvre, comme cespaysannes au visage bleui par le froid, qui passaient, revenant dumarché de Trèves, portant leur panier appuyé à la hanche et faisantclaquer leurs taloches sur la terre durcie !
– Alors, pensait Raymond, on ne ladisputerait pas à mon amour.
Le temps passait, néanmoins, et il commençaità s’inquiéter, quand, tout en bas de la côte, il aperçut deuxfemmes qui s’avançaient rapidement.
Elles étaient fort loin encore…n’importe !
Il reconnut, il devina plutôtMlle Simone, enveloppée d’un manteau de drap brun àcollet, et miss Lydia Dodge, la gouvernante anglaise, touteempaquetée de châles et de pelisses, les mains plongées jusqu’aucoude dans un manchon.
– Enfin !… murmura-t-il.
Mais presque aussitôt une crainte terrible lesaisit, qui jusqu’à ce moment ne s’était pas présentée à sonesprit.
Si Mlle de Maillefertallait s’étonner de son audace, repousser dédaigneusement cetteprotection dont il prétendait l’entourer et lui commander dequitter les Rosiers !…
Comment prévenir ce malheur ? sedisait-il…
Et cependant Mlle Simone etmiss Lydia avançaient, elles approchaient. Quelques pas encore, etelles allaient dépasser Raymond…
Il se décida à sauter sur la route.
– Ah ! mon Dieu !… s’écria lagouvernante épouvantée, car elle ne reconnaissait pas cet homme,qui se dressait ainsi soudainement comme une apparition.
Mlle de Maillefert lereconnut bien, elle !
Vivement elle marcha sur lui, et, sans luilaisser le temps d’articuler une syllabe, d’une voixaltérée :
– Vous avez laissé le baron de Boursonnepartir seul ? dit-elle. Vous avez donné votredémission ?…
– Oui.
Jamais Mlle Simone et Raymondne s’étaient rencontrés sans que miss Lydia Dodge protestât, commec’était son office de gouvernante, contre ce qui lui semblait laplus choquante des inconvenances.
Cette fois,Mlle de Maillefert l’arrêta au premiermot.
– Oh !… grâce, Lydia !
Et s’adressant à Raymond :
– Je croyais, dit-elle, que votreposition était votre seule fortune…
– Ce n’est que trop vrai.
Elle rougit extrêmement, et regardant Raymondd’un air singulier, comme si tout à coup quelque soupçon étrangeeût tressailli en elle :
– Mais alors, fit-elle, qu’allez-vousdevenir ?…
À son tour, Raymond était devenu pourpre.
Il frémissait à cette pensée queMlle de Maillefert pût le croire capable luiaussi d’un honteux calcul.
– Si modestes que soient mes ressources,répondit-il, elles peuvent me suffire pour le présent, et avantqu’elles ne soient épuisées, la destinée se lassera peut-être.L’avenir n’a rien qui doive m’inquiéter. Le jour où il le faudra,je retrouverai sans peine l’équivalent de ce que je perds.
Déjà le soupçon de la jeune fille s’étaitévanoui, cela se voyait à l’éclat de ses beaux yeux.
– Mais moi, dit-elle, je ne sauraisaccepter un tel sacrifice…
Cette phrase, c’était la récompense de ladécision de Raymond.
– Ah !… que parlez-vous desacrifice !… s’écria-t-il. Il n’y a d’ailleurs plus à revenirsur ce qui est fait…
– Et c’est pour moi !… pourmoi !…
– Il n’y avait pas à hésiter. Nos ennemisvoulaient m’éloigner, rester était donc mon devoir…
Cependant, miss Lydia Dodge grelottait sousses fourrures, et son nez se détachait de plus en plus rouge sur salarge face blême.
– Au moins, marchons, dit-elle.
– Soit, fitMlle Simone.
Et tout en marchant :
– Ainsi, dit-elle à Raymond, vous comptezrester aux Rosiers !…
Il secoua la tête.
– Je n’ai pas de projet arrêté,répondit-il avec un tremblement dans la voix. Je suis venu vousconsulter. Disposez de moi. Votre volonté sera la mienne. Si vousl’ordonnez, je m’éloignerai sans murmure. Mon séjour aux Rosierspeut être mal interprété…
– Il le sera, n’en doutez pas, soupiramiss Lydia.
Mlle Simone l’arrêtacourt.
– Hélas ! fit-elle, avec la plusdouloureuse expression, n’en est-ce pas fait déjà de ma réputationde jeune fille !… La fleur de l’honneur touchée par lacalomnie est flétrie à jamais…
Et brusquement, comme si elle se fût défiée deson émotion :
– Mais une détermination si grave nesaurait être prise sans réflexion, dit-elle… Je réfléchirai… Àdemain, monsieur Delorge, à la même heure, ici…
Et prenant le bras de miss Lydia Dodge, ellel’entraîna à travers bois dans la direction du château.
– Pourvu, mon Dieu ! qu’elle ne mechasse pas ! murmurait Raymond.
La veille encore, avant d’avoir reçu l’avis deson changement, il se résignait sans trop de peine à suivreM. de Boursonne à son nouveau quartier général, près desPonts-de-Cé…
Aujourd’hui, s’éloigner, ne fût-ce que d’unelieue, perdre de vue les girouettes du château de Maillefert,révoltait tout son être, comme la perspective d’un supplice pireque la mort…
C’est dire que le lendemain, bien avant lemoment fixé, il arpentait d’un pied fiévreux la route de Trèves,inventant mille plans, les remuant dans sa tête, les adoptant et lerejetant tour à tour…
Deux heures enfin sonnèrent à l’église deTrèves…
Mlle Simone parut,accompagnée, comme la veille, de miss Lydia Dodge.
En trois bonds Raymond fut près d’elle, ethaletant d’anxiété, comme s’il eût attendu un arrêt de vie ou demort :
– Eh bien ! demanda-t-il.
Doucement,Mlle de Maillefert remua la tête, et avec untriste sourire :
– Je ne suis pas plus avancée qu’hier,répondit-elle. Je ne me reconnais plus, je ne suis plus moi. Je metrouble, je faiblis, j’hésite, je ne sais pas prendre unerésolution…
– Ah ! c’est que je ne dois pasm’éloigner, s’écria Raymond.
– Par instants, poursuivait la jeunefille, de sa voix de cristal, j’ai presque peur… je frissonne sanssavoir pourquoi. Et cependant, pour le moment au moins, je n’airien à redouter. Ma mère a emporté une somme très considérable, ettant qu’elle n’aura besoin de rien, je puis être tranquille… Ellen’est pas méchante, ma mère, Philippe non plus n’est pas méchant…Ce n’est pas leur cœur qui est mauvais, c’est leur pauvre tête quiest folle…
Raymond s’étonnait de tant d’indulgence, necomprenant pas que c’était pour elle-même autant que pour lui queMlle Simone plaidait ainsi les circonstancesatténuantes.
– Hélas ! dit-il, ce n’est niMme de Maillefert ni M. Philippe que jecrains… C’est de M. de Maumussy que je me défie, deM. de Combelaine et de M. Verdale. Que sont-ilsvenus faire ici ?…
Il hésita une seconde, rougit légèrement etajouta :
– C’est encoreMme de Maumussy qui m’effraie… Plusieurs foisj’ai lu dans ses yeux et vu monter à ses lèvres comme l’aveu dequelque abominable trahison… Un complot s’ourdit contre vous, etsûrement elle en est la complice…
Le calme de Mlle Simone ne sedémentait pas.
– Que voulez-vous qu’on tente contremoi ? fit-elle.
Et après une minute de réflexion :
– Cependant, ajouta-t-elle, si réellementvous le croyez utile… restez.
Mais miss Lydia Dodge avait réfléchi, elleaussi, et coupant court aux actions de grâce de Raymond :
– Peut-être commença-t-elle, est-il unmoyen de tout concilier. Un peu de prudence ne gâte jamais rien.M. Delorge pourrait s’éloigner en apparence, et rester enréalité. Il s’établirait dans quelque ferme des environs, sous unnom supposé, et le soir, couvert de vêtements d’emprunt…
Un flot de pourpre inondait le beau visage deMlle Simone.
– Nous cacher, interrompit-elle, ruser,mentir… jamais ! Ce n’est pas par la fourberie qu’on sortd’une situation fausse. De ce qui est un malheur, ne faisons pasune honte. Si Raymond doit rester, que ce soit ouvertement et enavouant hautement que c’est pour moi qu’il reste. Ma réputation ensouffrira, mais moins que de cachotteries indignes. Et c’est àRaymond, seul que je dois compte de ma réputation, car si je nesuis pas sa femme, je ne me marierai jamais.
Personne jamais ne se vit si interdit que lefut miss Lydia Dodge de la soudaine véhémence deMlle de Maillefert.
Cette façon d’envisager la situation déroutaitabsolument ce qu’elle appelait fastueusement ses idées.
C’est qu’avec sa tournure exotique, son grandcorps osseux, ses lèvres pincées sur de longues dents jaunes, sonteint blême, son nez rouge et ses yeux ronds, cette brave ethonnête gouvernante anglaise possédait, pour son malheur, une âmesensible et la plus romanesque des imaginations.
Septième fille d’un pauvre ministre protestantdes environs de Londres, aussi disgraciée par la fortune que par lanature, miss Lydia n’en avait pas moins passé sa jeunesse àattendre, – comme les princesses des contes de fées, – le hérosjeune et beau qui devait réaliser ses rêves.
Il ne s’était pas présenté, ce héros.
Mais la misère était venue.
Le ministre étant mort, sa nombreuse familleavait été réduite à se disperser pour chercher sa vie, et forceavait été à miss Lydia d’accepter une place de gouvernante.
Ah ! le coup lui avait été rude, et cen’est pas sans d’horribles déchirements qu’elle avait descendu toutau fond de son âme, comme en un sépulcre inviolable, ses riantesillusions.
Depuis, bien des années s’étaient écouléesfécondes en déceptions. Elle s’était, à la longue, résignée auxtristesses du célibat. Mais en dépit de tout, sous l’enveloppeglacée et raide de la gouvernante anglaise, battait toujours lecœur ardent de la fille du ministre.
Cette vie de poétiques amours qu’elle n’avaitpu vivre en réalité, miss Lydia n’avait jamais cessé de lapoursuivre en songe.
Le soir venu, lorsqu’elle avait regagné sachambrette et tiré ses verrous, elle se dédommageait des platitudeset des écœurements de sa besogne d’institutrice, en se précipitantdans une existence nouvelle, la sienne, chimérique etsplendide.
Alors, avec une âpre avidité, elle dévoraitpêle-mêle tout ce qu’elle avait pu se procurer de romans, sepassionnant pour les héros respectueux et tendres, pleurant devraies larmes avec les héroïnes innocentes et persécutées,s’émouvant d’amours imaginaires et d’émotions frelatées.
De ces lectures nocturnes, elle avait retiré,croyait-elle sincèrement, une connaissance parfaite du monde, lascience de la vie, l’expérience des passions, et surtout cettefécondité d’expédients qui ouvre des issues aux situations les plusdésespérées…
Dans de telles conditions, et lorsqu’elle seconsidérait comme une victime des exigences sociales, comment ne seserait-elle pas intéressée à l’amour de Raymond et deMlle Simone ?
Elle leur avait toujours présenté quantitéd’observations convenables, parce que c’était son devoir degouvernante, mais au fond du cœur elle était leur complice dévouée,estimant même qu’ils étaient un peu bien naïfs, et qu’à leur placeelle n’eût pas été embarrassée d’imaginer quelque solution comme entrouvaient toujours ses auteurs favoris pour arranger toute choseau gré de tout le monde.
Le pis, c’est que Raymond était absolument del’avis de Mlle de Maillefert.
– On ne doit se cacher que de ce dont onrougit, déclara-t-il. Dissimuler notre amour serait ledéshonorer.
– Et d’ailleurs, ajoutaMlle Simone, tout ceci ne saurait se prolonger…Nous réfléchirons, nous verrons… Dieu m’inspirera… Je trouveraipeut-être un moyen de fléchir ma mère, de concilier ses volontésavec mes devoirs…
Le jour baissait, cependant…
Pressés par la main de Lydia,Mlle Simone et Raymond se séparèrent, mais non sanss’être promis de se retrouver à la même heure et au mêmeendroit.
Et en effet, les jours suivants, quantité degens les aperçurent, marchant à pas lents, le long de la route deTrèves.
Dame !… cela parut drôle, selonl’expression de M. Bizet de Chenehutte, et quelques personnesdéclarèrent que c’était par trop d’effronterie, que de s’afficherainsi.
– On se cache, que diable ! disaientles austères de l’hypocrisie.
D’autres disaient, et cela surtout dans lasociété qui avait été celle de la duchesse de Maillefert :
– Ce jeune M. Delorge est aussi partrop bon enfant ! C’est moi qui, à sa place, aurais tôt faitd’enlever la jeune personne…
Tous ces propos, et bien d’autres encore,étaient fidèlement rapportés à Raymond par M. Bizet deChenehutte, lequel, bon gré mal gré, s’était constitué son agentvolontaire et son avocat, et courait le pays pour recueillir leson-dit et former, à ce qu’il prétendait, l’opinion publique.
Mlle de Maillefert etRaymond se souciaient bien de cette opinion, vraiment !…
Étourdis de ce répit soudain que leuraccordait la destinée, ils se hâtaient d’en profiter, oubliant,pour se concentrer dans le calme de l’heure présente, les orages dupassé et les nuages de l’avenir.
Insensiblement, ils en étaient déjà, au boutd’une semaine, à enfreindre les règles qu’ils s’étaientimposées.
Tout d’abord, ils se lassèrent de se promenersur le grand chemin de Trèves, en butte à l’indiscrète curiositédes passants.
Un jour que Mlle Simone avaità faire une course pressée, Raymond lui avait offert son bras, ellel’avait accepté et ils s’en étaient allés, suivis de miss Lydia,jusqu’à Saint-Maur, tantôt par la traverse qui suit les coteaux,tantôt le long du sentier qui côtoie la Loire…
Mais le lendemain, le temps était devenu simauvais, que rester dehors n’était pas possible.
Et Raymond eut l’idée d’aller demander un abriaux ruines du vieux manoir de Maillefert.
– Autant vaudrait recevoirM. Delorge au château neuf, objectait miss Lydia.
Mieux eût valu même. Seulement… seulement, cen’était pas l’avis de Raymond ni deMlle Simone.
Si bien que la pluie persistant, ilss’accoutumèrent à passer leur après-midi dans les ruines. Il s’ytrouvait, au rez-de-chaussée, une immense salle voûtée, où on avaitaccumulé toutes sortes de débris, chapiteaux de colonnes et depierres sculptées, et c’est là qu’ils se réfugiaient.
Une fois, Mlle Simone ayant eules pieds mouillés, Raymond se mit en quête et réunit assez de boissec pour allumer un grand feu clair dans la cheminée.
– Ah ! que cette bonne flambée meréjouit ! s’était écriée la jeune fille. Que n’en avons-noustoujours une semblable !
Pour Raymond c’était un ordre.
Quand Mlle de Maillefertarriva le lendemain, il y avait un grand brasier dans l’âtre :il en fut de même les jours suivants.
– Le malheur nous oublierait-ildonc ? se disaient-ils quelquefois.
Raymond ne recevait pas de lettres de Paris.Il n’ouvrait plus un journal.
Il entendait bien dire que les affairesallaient mal, que l’Empire hésitait entre un ministère libéral etun nouveau coup d’État… Mais que lui importait ?
Ce qui l’occupait, c’était le projet qu’ilavait formé de décider Mlle Simone à acheter leconsentement de sa mère en lui abandonnant une portion de safortune.
Elle s’était d’abord révoltée lorsqu’il lui enavait parlé.
Mais peu à peu il lui avait exposé un plangrâce auquel il se faisait fort de reconstituer le capital sacrifiéen moins de temps que ne mettraient à le dévorer la duchesse et sonfils.
Et elle se laissait aller à discuter, tant,aux charmes nouveaux de cette douce existence, se détrempait savolonté si ferme…
Ainsi, vers la fin de décembre, par une froidejournée, ils s’étaient assis près du foyer, causant à voix basse,pendant que miss Lydia lisait, lorsque tout à coup un grand bruitse fit de pierres qui s’éboulaient, et de pas précipitésretentirent dans les ruines.
– Qu’est cela ? s’écria Raymond ense dressant d’un bond.
Mais avant qu’il eût le temps de s’élancerdehors, M. Bizet de Chenehutte, pâle, effaré, sans haleineapparut.
– Ah !… c’est ce que je ne sauraissouffrir ! prononça durement Raymond, pensant que la curiositéamenait M. Bizet.
Alors lui :
– M. Philippe !… dit-il. Prenezgarde. Il est arrivé il y a une heure… Je l’ai épié… Il vient, ilme suit…
Mlle Simone s’était levée.
– Mon frère !… balbutia-t-elle.
– Moi-même ! répondit une voixrailleuse. Et M. Philippe se montra, toujours le même, pâle,exténué, ricanant.
C’est le lorgnon à l’œil, qu’il toisait tour àtour les acteurs de cette scène étrange, miss Lydia affaissée surun fût de colonne, Mlle Simone appuyée contrel’immense cheminée, M. Bizet qu’agitait un frisson nerveux, etenfin Raymond, debout, la tête rejetée en arrière, le défi dans lesyeux et la menace aux lèvres.
– Singulier endroit pour donner desrendez-vous, ricana-t-il, quand on possède un des plus beauxchâteaux de l’Anjou !…
Puis, s’adressant àMlle Simone :
– Car nous donnons des rendez-vous, chèresœur, ajouta-t-il. Nous, sans pitié pour les fautes des autres,nous avons aussi nos petites faiblesses.
– Ah ! pas un mot de plus !interrompit Raymond d’un accent terrible.
Machinalement, le jeune duc recula.
– Un duel !… fit-il.
D’un geste rapide, Raymond venait de ramasserune lourde branche de chêne.
– Non, pas un duel, dit-il d’une voixsourde. Personne jamais, moi présent, ne manquera au respect dû àMlle de Maillefert.
M. Philippe comprit. Ivre de douleur etde colère, Raymond était homme, à la moindre offense, à le tuercomme un chien.
– Vous vous méprenez, mon cher Delorge,dit-il. Ma sœur est en âge de savoir ce qu’elle fait, et j’ai tropbesoin d’indulgence pour avoir le droit de me montrer sévère… Si jevous ai troublés, c’est que j’arrive de Paris pour parler à Simone,à l’instant même, d’une affaire qui intéresse l’honneur de notremaison, et qu’on m’a dit que je la trouverais ici…
À coup sûr, quelque chose d’extraordinaire sepassait… Son attitude, son air, ses paroles conciliantes, tout leprouvait.
– Voulez-vous rentrer au château, Simone,ajouta-t-il, et m’accorder un moment d’entretien ?…
La jeune fille, sans mot dire, s’avança…
– Mademoiselle !… suppliaRaymond.
Il la suivait, M. Philippe l’arrêta.
– Permettez !… dit-il. Vous n’êtespas encore de la famille, et nous avons du linge sale à laver…
Et il entraîna Mlle Simone,suivi de miss Lydia qui trébuchait à chaque pas.
– Voilà un événement ! répétaitM. Bizet, qui avait enfin repris haleine…
Puis vivement :
– Il est clair, mon cher Delorge,continua-t-il, que M. Philippe avait des mouchards à vostrousses. Il est venu ici tout droit, sans parler à personne.Malheureusement, je n’ai pu le devancer assez…
Mais Raymond ne l’écoutait pas.
– Qu’est-il venu faire ici ?… Queldessein sinistre l’amène ? Quelle intrigue abominable ?Que veulent-ils encore de cette malheureuse ?…
Il perdait la tête et M. Bizet eut toutesles peines du monde à le ramener aux Rosiers…
Ce n’était pas un méchant garçon queM. Bizet. Ayant déclaré qu’il était incapable d’abandonner unami malheureux, il s’était installé près de Raymond, dans sachambre du Soleil levant, lorsque tout à coup il poussa uncri.
Il venait de voir passer M. Philippe dansune voiture qui gagnait la gare au grand trot.
Arrivé par l’express de midi, il repartait parle train de quatre heures…
– Je vais donc savoir ce qui s’estpassé ! s’écria Raymond.
Et, sans rien vouloir entendre, il s’élançacomme un fou vers Maillefert…
Les portes étaient grandes ouvertes ; ilentra. Mais il eut beau appeler, personne ne lui répondit. La peurle gagnait : il monta…
Dans le petit salon bleu, éclairé par uneseule bougie, Mlle Simone gisait sur un fauteuil,si pâle, si effroyablement changée, qu’il la crut morte.
Elle vivait, mais toute pensée semblaitéteinte en elle, c’est d’un œil hagard qu’elle le regardait, et àses ardentes questions, elle ne répondait rien, sinon :
– Par pitié ! éloignez-vous,laissez-moi ! Demain, à demain !…
C’est la mort dans l’âme qu’il se retira.Jamais ses angoisses n’avaient eu cette épouvantable intensité.
Cependant le lendemain à midi il était encoresans nouvelles, et il allait remonter à Maillefert, lorsque maîtreBéru lui apporta une lettre.
Le cœur serré d’un horrible pressentiment, ilrompit le cachet et lut :
« Quand vous parviendront ces lignes,j’aurai pour toujours quitté Maillefert. L’honneur même est perdu.Si vous m’aimez, au nom de notre amour, ne cherchez jamais à merevoir. Je suis la plus malheureuse des créatures. Adieu, ô monunique ami, adieu !… »
Raymond chancelait comme sous un coup demassue.
– Insensés, murmurait-il. Tandis que nousnous endormions, les autres veillaient, eux !…
Puis, tout à coup, avec un effrayant éclat decolère :
– Voilà donc, s’écria-t-il, ce quecomplotaient Maumussy et Combelaine… Simone ! ils m’ont voléSimone !… Ah ! les misérables ! C’est Dieu qui mepunit d’avoir oublié que j’avais mon père à venger…
Le soir même, Raymond Delorge partait pourParis.