La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

de Dante Alighieri
CHANT I

 

La gloire de Celui qui met le monde en branle

remplit tout l’univers, mais son éclat est tel

qu’il resplendit plus fort ou moins, selon les lieu.

 

Je montai jusqu’au ciel qui prend de sa splendeur

la plus grande partie, et j’ai connu des choses

qu’on ne peut ni sait dire en rentrant delà-haut,

 

car en se rapprochant de l’objet de ses vœux

l’intelligence y court et s’avance si loin

qu’on ne saurait la suivre avec notre mémoire.

 

Mais tout ce que j’ai vu pendant ce saintvoyage,

tout ce que j’ai pu mettre au trésor del’esprit

servira maintenant de matière à mon chant.

 

Rends-moi, doux Apollon, pour ce dernierlabeur

un vase bien rempli de ta propre vertu,

que je sois digne enfin de ton laurieraimé.

 

J’ai pu me contenter jusqu’à présent d’unseul

des sommets du Parnasse : il me fautmaintenant

monter sur tous les deux, pour ce dernierparcours[2].

 

Pénètre dans mon sein, partage-moi tonsouffle,

comme au jour d’autrefois où ton chant eut ledon

de tirer Marsyas du fourreau de sesmembres[3] !

 

Ô divine vertu, livre-toi, que je puisse

raconter pour le moins l’ombre du règneheureux,

tel que je l’emportai gravé dans mamémoire ;

 

tu me verras monter vers l’arbrebien-aimé[4]

et faire couronner mon front de sonfeuillage,

le thème et ton concours m’en ayant rendudigne.

 

Nous pouvons le cueillir si peu souvent, ôpère,

pour fêter d’un César, d’un poète lagloire

(c’est là des passions l’opprobre et larançon),

 

que l’arbre pénéen et ses feuillesdevraient

inonder de plaisir le cœur du dieu deDelphes,

chaque fois que nous point le soin de lesgagner[5].

 

La petite étincelle allume le grandfeu ;

et peut-être quelqu’un, d’une voix plushabile,

va prier après moi, pour que Cyrrha[6] réponde.

 

L’astre du jour se lève aux regards desmortels

sur plus d’un horizon ; mais il en est unseul

auquel on voit trois croix sortant des quatrecercles[7],

 

où son éclat reluit sous de meilleursauspices,

suivant un cours meilleur, qui dispose etmodèle

plus à sa volonté la matière du monde.

 

C’est à peu près ce point qui, faisant là lejour,

portait chez nous la nuit ; et dans cethémisphère

tout s’habillait de blanc, et de noir dans lenôtre,

 

quand je vis qu’ayant fait un demi-tour àgauche

Béatrice rivait son regard au soleil,

bien plus intensément que ne le peut unaigle.

 

Comme l’on voit jaillir d’un rayon delumière

un rayon réfléchi qui monte vers le haut,

semblable au pèlerin qui retourne chezlui,

 

de même, mon maintien reproduisant lesien,

tel que dans mon esprit il entrait par lavue,

je fixai le soleil d’un regard plusqu’humain.

 

Bien des choses, là-haut, qui ne sont paspermises

à notre faculté, deviennent naturelles

par la vertu du lieu conçu pour notrebien.

 

J’en souffrais mal l’aspect, mais assezcependant

pour voir étinceler les éclats qu’iljetait

comme le fer ardent qu’on sort de lafournaise.

 

On eût dit que le jour multipliait lejour,

comme si tout à coup Celui qui peut toutfaire

avait mis sur le ciel deux soleils à lafois.

 

Béatrice restait tout entière attachée

par son regard intense aux sphèreséternelles,

et moi, l’en détachant, je le posais surelle

 

et en la contemplant je devins en moi-même

tel que devint Glaucus, lorsqu’il eut goûtél’herbe

qui le rendait égal aux autres dieux desmers[8].

 

Traduire per verba cettemétamorphose

ne serait pas possible ; et l’exempledoit seul

suffire à qui la grâce un jourl’enseignera.

 

Amour, toi qui régis le ciel et qui m’asfait

monter par ton effet, tu sais s’il merestait

autre chose de moi, que le don de lafin[9].

 

Lorsque la sphère enfin qui se meut le plusvite

par le désir de toi[10], rappelamon regard

avec tous ses accords que tu conduis etrègles,

 

j’y vis incendier de si vastes surfaces

par le feu du soleil, qu’il n’est pas dedéluge

ou de fleuve qui pût faire un lac aussigrand.

 

Ces accents surprenants, cette immensesplendeur

m’enflammaient du désir de connaître leurcause,

tel que jamais avant je n’en eus de plusvif ;

 

et elle, qui voyait en moi comme moi-même,

pour apaiser la soif de l’âme, ouvrit labouche

plus vite encor que moi pour le luidemander

 

et elle commença : « Tu t’étourdistout seul

par des pensers trompeurs, qui t’empêchent devoir

ce qui serait très clair, si tu t’ensecouais.

 

Tu n’es pas sur la terre, ainsi que tusupposes[11] ;

mais l’éclair qui descend du lieu de sademeure

est moins prompt à le fuir, que toi tu n’yreviens. »

 

Si je me vis alors libre du premier doute,

par ces propos si brefs, dits avec unsourire,

un autre embarrassait davantage l’esprit.

 

« De mon étonnement, lui dis-je, jereviens.

Me voici satisfait ; mais ma surprise estgrande,

de me voir traverser ces élémentslégers[12]. »

 

Elle poussa d’abord un soupir de pitié,

me regardant ensuite avec l’expression

de la mère veillant sur son fils quidélire,

 

puis elle me parla : « Tous lesobjets du monde

ont un ordre commun : et cet ordre est laforme

qui fait de l’univers une image de Dieu.

 

Les êtres de là-haut y retrouventl’empreinte

du pouvoir éternel, qui fait la finsuprême

où tend la loi de tous, dont je viens deparler.

 

Bien que tous les objets qui sont dans lanature

dépendent de ces lois, la façon en diffère

selon qu’ils sont plus loin ou plus près deleur source.

 

Ils naviguent ainsi vers des portsdifférents

sur l’océan de l’être, et chacun d’euxpossède

un instinct qui le guide et dont on lui fitdon.

 

C’est lui qui fait monter le feu jusqu’à lalune[13] ;

c’est lui, du cœur mortel le premier desmoteurs ;

c’est lui qui tient ensemble et compose laterre ;

 

c’est lui qui, comme un arc, lance dansl’existence

avec tous les objets privés d’intelligence

tous les êtres doués d’intellect etd’amour.

 

La Providence donc, qui gouverne le monde,

porte par son éclat le repos éternel

aux cieux au sein desquels roule le plusrapide ;

 

et c’est là maintenant, comme à l’endroitprévu,

que nous sommes lancés par la force del’arc

qui tire droit au but les flèches qu’ildécoche.

 

Il est vrai cependant que, comme biensouvent

la forme reste sourde aux propos del’artiste,

qui ne peut pas plier la matière à sesfins,

 

de même l’être peut s’écarter quelquefois

du cours ainsi tracé, puisqu’il a lepouvoir,

tout en étant guidé, de s’inclinerailleurs

 

(comme au lieu de monter, le feu tombe desnues),

si l’on vient dévier l’impulsion première

par quelque faux plaisir qui pousse vers lesol[14].

 

Si tu comprends cela, le fait qu’ainsi tumontes

n’est pas plus étonnant que le cours d’unruisseau

qui descend des sommets au creux d’unevallée.

 

Le surprenant serait que, libre desentraves,

tu puisses demeurer prisonnier de laterre,

ou que l’on puisse voir une flammeimmobile. »

 

Ensuite elle tourna son regard vers lessphères.

 

CHANT II

 

Ô vous, qui naviguez dans vos petitesbarques,

désireux de m’entendre, et suivez à latrace

la route de ma nef qui s’avance enchantant,

 

retournez maintenant auprès de vosrivages ;

ne vous hasardez pas au large, carpeut-être,

resterez-vous perdus, si vous vousécartez !

 

Personne n’a suivi la route que jeprends ;

Minerve tend ma voile et Apollon me guide,

et ce sont les neuf sœurs qui me montrent lesOurses.

 

Et vous, le petit chœur de ceux qui de bonneheure

avez tendu le cou vers le pain angélique

dont on vit ici-bas sans se rassasier[15],

 

envoyez hardiment vos nefs en haute mer,

mais en prenant bien soin de suivre monsillage,

tant que sur l’eau mouvante il n’est paseffacé.

 

Les héros qui jadis abordaient en Colchide

furent moins étonnés que vous ne le serez,

lorsqu’ils virent Jason devenulaboureur[16].

 

La soif perpétuelle, innée au cœur del’homme,

du royaume construit selon Dieu, nousportait

aussi rapidement que le cours des étoiles.

 

Béatrice fixait le ciel, moiBéatrice ;

et le temps plus ou moins que mettrait uncarreau

à quitter l’arbalète et à frapper le but,

 

je parvins en un point dont l’éclatmerveilleux

me donnait dans les yeux ; à l’instantcette dame,

qui connaissait toujours le fond de mapensée,

 

se retourna vers moi, belle autant quejoyeuse :

« Élève ton esprit et rends grâces àDieu,

qui nous fait arriver à la premièreétoile[17] ! »

 

Un nuage parut nous revêtir alors,

épais et rutilant, éblouissant et dru,

pareil au diamant où le soleil se baigne.

 

Cet éternel joyau nous reçut dans sonsein,

comme l’onde reçoit un rayon de lumière

restant en même temps parfaitement unie.

 

Si j’étais corps (sur terre on ne sauraitcomprendre

qu’un espace tolère un autre espace ensoi,

ce qui doit advenir, si deux corps sepénètrent),

 

il devait s’enflammer d’un plus ardentdésir

de contempler l’essence en laquelle l’onvoit

comment notre nature est confondue enDieu ;

 

et nous verrons là-haut ce qu’ici nouscroyons

sans qu’on l’ait démontré, mais qui s’offre àl’esprit,

de même que l’on croit aux principespremiers[18].

 

Je répondis : « Ma dame, aussidévotement

qu’il est en mon pouvoir, je rends grâce àCelui

qui me sépare ainsi du monde des mortels.

 

Dites-moi cependant, que sont ces tachessombres[19]

que l’on voit sur ce corps et qui là-bas, surterre,

ont fait croire à la fable où l’on nommeCaïn ? »

 

Elle sourit un peu, puis dit : « Sides mortels

le raisonnement court vers l’erreur, chaquefois

qu’il ne peut se servir de la clef des cinqsens,

 

par contre, désormais la pointe dessurprises

doit s’émousser pour toi : tu vois que laraison

que desservent les sens a les ailes tropcourtes.

 

Mais fais-moi voir d’abord comment tu tel’expliques ! »

« Les aspects différents que l’on ytrouve, dis-je,

sont l’effet, à mon sens, des corps plus oumoins denses[20]. »

 

Elle dit : « Tu verras que tonopinion

a sombré dans l’erreur, si tu suis avecsoin

mon exposition des arguments contraires.

 

Dans la huitième sphère on observe un grandnombre

d’astres, dont on voit bien que, pour laqualité

comme pour la grandeur, l’aspect estdifférent.

 

Si le rare ou le dense en étaient seuls lacause,

on trouverait en tous une seule vertu,

plus dans l’un, moins dans l’autre, ou bienpareillement.

 

Mais nécessairement des vertus différentes

de principes formels différents font lapreuve ;

dans ton raisonnement il n’en subsistequ’un[21].

 

Or, si la densité fut la cause des taches

que tu veux t’expliquer, il s’ensuit que cetastre

serait de part en part privé de samatière ;

 

ou bien, comme ces corps où l’on trouve à lafois

le gras avec le maigre, ce serait unvolume

formé, selon l’endroit, de plus ou moins defeuilles[22].

 

Si le premier était, il serait manifeste

dans les éclipses : lors, les rayons dusoleil

traverseraient l’espace ainsi raréfié.

 

Il n’en est pas ainsi : voyons doncl’autre cas ;

et si je peux prouver qu’il n’est pas mieuxfondé,

il en résultera que tes raisons sontfausses.

 

Puisque le clairsemé ne forme pas un trou,

il s’ensuit qu’il existe un point où soncontraire

finit par l’empêcher de s’enfoncer plusloin

 

et repousse à son tour les rayons dusoleil,

tout comme le cristal réfléchit lescouleurs,

lorsqu’on l’a fait doubler d’une couche deplomb[23].

 

Tu pourrais répliquer que, si certainsrayons

se montrent plus obscurs que ceux venantd’ailleurs,

c’est parce que leur source était plusreculée.

 

Si tu veux l’éprouver, la simpleexpérience

pourra facilement éliminer tes doutes,

elle, qui sert de source au fleuve de vosarts.

 

Ayant pris trois miroirs, à la mêmedistance

de toi, places-en deux ; et que ton œilretrouve

entre ces deux premiers le dernier, mais plusloin.

 

Puis tourne-toi vers eux et mets derrièretoi

un flambeau, prenant soin que les miroirsreçoivent

et te rendent aussi tous les trois salueur.

 

L’image qui viendra de plus loin paraîtra

plus petite, sans doute, à l’égard des deuxautres ;

tu verras cependant qu’elle a le mêmeéclat.

 

Or, comme sous le coup des rayons dechaleur

le terrain reste à nu, dégagé de la neige,

libre de sa couleur et de son froidpremier,

 

telle reste à présent ta propreintelligence ;

je m’en vais l’informer de si viveslumières,

qu’elles te paraîtront des gerbesd’étincelles.

 

Là-haut, au sein du ciel de la divinepaix[24],

tourne autour de lui-même un corps dont lavertu

donne l’être et la vie à tout ce qu’ilcontient,

 

Le ciel qui vient ensuite et contient tantd’étoiles

répartit ce même être en diverses essences

différentes de lui, mais en lui contenues.

 

Les sphères d’au-dessous, chacune à samanière,

disposent à leur tour ces germesdifférents

suivant leur origine et leur finalité.

 

Comme tu vois déjà, ces organes du monde

descendent de la sorte et changent dedegré,

recevant de plus haut et agissant plusbas.

 

Observe maintenant comme je me dirige

par ce moyen au vrai que tu prétendsconnaître :

ensuite, tu sauras passer tout seul legué.

 

Comme l’art du marteau dépend du forgeron,

le cours et la vertu de ces sphèrescélestes

s’inspirent à leur tour des moteursbienheureux ;

 

et le ciel qu’embellit la ronde desflambeaux

imite ainsi l’image et devient comme unsceau

de ce savoir profond qui le fait semouvoir.

 

Et de même que l’âme, au fond de vospoussières,

par des membres divers et spécialisés

développe et produit des forcesdifférentes,

 

l’intelligence aussi produit et développe

des dons multipliés par toutes lesétoiles,

et reste en même temps une seule et lamême.

 

Différentes vertus diversement s’allient

avec le corps céleste animé par leurssoins,

se fondant avec lui comme avec vous lavie.

 

Et la nature heureuse où se tient sonprincipe

fait briller dans le corps la vertucomposite,

comme luit le bonheur dans le regardvivant.

 

De là la différence entre un aspect etl’autre,

qui ne dépendent pas du plus dense ou plusrare :

ce principe formel est celui qui produit,

 

selon sa qualité, le clair ou leconfus. »

CHANT III

 

Ce soleil dont l’amour brûlait jadis moncœur

m’avait ainsi montré par le pour et lecontre

le visage enchanteur des bellesvérités ;

 

et moi, pour confesser que j’étaisconvaincu

et tiré de l’erreur, ainsi qu’ilconvenait,

je redressai la tête et voulus luiparler ;

 

mais une vision m’apparut, qui soudain

s’empara de l’esprit, d’une telle manière

que de me confesser je n’avais plusmémoire.

 

Comme dans le cristal transparent et poli

ou dans l’onde immobile et claire commelui,

mais dont la profondeur ne cache point lefond,

 

le visage et les traits se laissentrefléter

si confus et si flous, que sur un front deneige

on distinguerait mieux la blancheur d’uneperle,

 

tels, prêts à me parler, j’aperçus desvisages,

ce qui me fit tomber dans une erreurcontraire

à l’erreur de cet homme amoureux desfontaines[25].

 

Vivement, aussitôt que je les aperçus,

croyant que leur image était un purreflet,

je tournai le regard, voulant chercher sasource ;

 

mais n’ayant rien trouvé, je reportai lesyeux

droit dans ce même éclat qui brûlait,souriant,

dans le regard sacré de ma très douceguide.

 

« Ne sois pas étonné, si tu me voissourire :

ton penser enfantin, dit-elle, en est lacause ;

ton pied n’a pas trouvé le sol de vérité

 

et naturellement tu reviens les mainsvides :

ceux que tu vois là-bas sont des substancesvraies,

que l’on relègue ici pour manquement auxvœux[26].

 

Parle-leur, si tu veux, écoute-les,crois-les,

car la splendeur du vrai qui fait toute leurjoie

les oblige à rester à jamais dans sesvoies. »

 

Je dirigeai mes pas vers l’ombre quisemblait

avoir de me parler plus envie, et lui dis,

comme celui qu’émeut le désir desavoir :

 

« Esprit bien conformé, qui ressens auxrayons

de la vie éternelle une douceur si grande,

qu’on ne la conçoit pas sans l’avoiréprouvée,

 

tu me ferais plaisir, si tu voulais medire

le nom que tu portais et votre sortd’ici. »

Elle, les yeux rieurs, réponditaussitôt :

 

« Ici la charité ne refuse la porte

à nul juste désir, obéissant à l’Autre,

qui veut que dans sa cour tout lui soitressemblant.

 

J’ai vécu vierge et nonne au monde delà-bas ;

et si ton souvenir se regarde en lui-même,

ma nouvelle beauté ne peut pas me cacher,

 

et tu reconnaîtras que je suis Piccarda

qui, placée en ces lieux avec lesbienheureux,

demeure heureusement dans la plus lentesphère[27].

 

Ici, nos sentiments, qu’embrase seulement

le souci souverain de plaire auSaint-Esprit,

tirent tout leur bonheur de leursoumission ;

 

et ce sort, que la terre admire avecenvie,

nous est fait en ce lieu pour avoirnégligé,

mal accompli parfois, ou déserté nosvœux. »

 

« Dans l’admirable aspect que jecontemple en vous

brille je ne sais quoi de divin,répondis-je,

qui transforme les traits que j’ai d’abordconnus ;

 

et c’est pourquoi je fus si lent à teconnaître :

mais ce que tu me dis me remet sur lavoie,

et il m’est plus aisé de me ressouvenir.

 

Mais dis-moi cependant, tout en étantheureux,

ne désirez-vous pas un lieu plus éminent,

soit pour mieux contempler ou pour être plusprès ? »

 

Elle sourit d’abord, avec les autresombres,

un peu, puis répondit avec tantd’allégresse

qu’elle semblait brûler du premier feud’amour :

 

« Frère, la charité apaise pourtoujours

tous nos autres désirs, et nous nesouhaitons

que ce que nous avons, sans connaître autresoif.

 

Si jamais nous rêvions d’être placés plushaut,

notre désir serait différent du vouloir

de Celui qui nous mit à la place où noussommes ;

 

tu verras que cela ne serait paspossible ;

dans cet orbe, obéir à l’amour estnecesse :

et tu sais bien quelle est de l’amour lanature ;

 

car pour cet esse heureux il estessentiel

de borner nos désirs aux volontés divines,

puisque nos volontés ne font qu’un avecelles.

 

Le fait d’être placés, à travers tout cerègne,

sur plus d’un échelon, est agréable aurègne

ainsi qu’au Roi qui veut qu’on veuille commelui.

 

C’est dans sa volonté qu’est tout notrerepos ;

c’est elle, cette mer où vont tous lesobjets,

ceux qu’elle a faits et ceux qu’a produits lanature. »

 

Je compris clairement comment le Paradis

est partout dans le ciel, quoique du Biensuprême

n’y pleuve pas partout également la grâce.

 

Mais il advient parfois qu’ayant assez d’unmets,

tandis que l’appétit d’un autre dureencore,

on rend grâce pour l’un et on demandel’autre.

 

Je fis pareillement de geste et de parole,

car je voulais savoir quelle était cettetoile

que n’avait pas fini de tisser sa navette.

 

« Des mérites sans pair, une parfaitevie,

dit-elle, ont mis plus haut la femme dont laloi

dans le monde régit ce voile et cethabit[28],

 

qui font qu’on veille et dort jusqu’au jour dela mort

aux côtés de l’Époux satisfait de ces vœux

qu’appellent à la fois son désir etl’amour.

 

Jeune encore, j’ai fui le monde pour lasuivre,

et je vins me cacher sous son habit sacré,

promettant de garder les chemins de sonordre.

 

Mais des hommes bientôt, plus faits au malqu’au bien,

sont venus me ravir à ma douce clôture,

et Dieu sait quelle fut depuis ce jour mavie !

 

Vois cette autre splendeur qui se montre à tesyeux

à ma droite, où paraît venir se refléter

tout l’éclat lumineux de la sphère où noussommes :

 

ce que j’ai dit de moi convient pour elleaussi ;

elle était au couvent et d’autres hommesvinrent

l’arracher à l’abri du bandeau consacré.

 

Ayant été rendue au monde de la sorte,

contre son propre gré, contre les bonsusages,

son âme malgré tout resta fidèle au voile.

 

Cet éclat est celui de la grandeConstance[29]

qui, depuis, du second ouragan de Souabe

engendra la troisième et dernièretourmente. »

 

Elle me dit ces mots et puis, ayant parlé,

elle s’évanouit en chantant un Ave,

comme un corps lourd qui roule au fond d’uneeau sans fin.

 

Mon regard la suivit aussi loin que je pus

l’apercevoir encore, et lorsqu’il laperdit,

il revint à l’objet de son plus granddésir,

 

se fixant à nouveau sur Béatriceseule ;

mais elle scintilla tout d’abord dans mesyeux

si fort, que je ne pus en supporter lavue,

 

et je fus moins pressé de la questionner.

 

CHANT IV

 

Choisir entre deux mets également distants

et excitants serait, si le choix étaitlibre,

mourir de faim avant de toucher à l’und’eux.

 

Ainsi, l’agneau devrait sentir deux fois lapeur

de deux loups carnassiers qui s’avancent verslui ;

ainsi, le chien devrait rester entre deuxdaims[30]

Dante se posait deux questions égalementpressantes :

1. Si le manquement aux vœux est dû à unecause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendreresponsables ?

2. Platon, dans Tintée (cité par Dante àtravers la mention qu’en faisait saint Augustin, Cité de Dieu,XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant lanaissance des hommes, et qu’elles y retournent après leurmort : cette opinion répond-elle à la réalité ? Laréponse suit l’ordre contraire..

 

Si donc je me taisais, c’était bien malgrémoi,

suspendu que j’étais au milieu de mesdoutes,

et je n’en méritais ni blâme ni louanges.

 

Je me taisais ; pourtant mon désir semontrait

comme peint au visage, avec mes questions,

beaucoup plus vivement que par un vraidiscours.

 

Béatrice imita ce que fit Daniel

lorsqu’il tranquillisa Nabuchodonosor

que sa rage rendait injustement cruel[31].

 

Elle dit : « Je vois bien qu’undésir te tourmente,

en s’opposant à l’autre, en sorte que tonsoin

s’embarrasse en lui-même et ne peuts’exprimer.

 

Si persiste, dis-tu, la bonne intention,

comment la volonté violente des autres

pourrait-elle amoindrir l’éclat de nosmérites ?

 

 

Tu trouves, d’autre part, des raisons dedouter

du retour supposé des âmes aux étoiles,

si nous nous en tenons aux dires dePlaton[32]

1. Si le manquement aux vœux est dû à unecause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendreresponsables ?

2. Platon, dans Tintée (cité par Dante àtravers la mention qu’en faisait saint Augustin, Cité de Dieu,XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant lanaissance des hommes, et qu’elles y retournent après leurmort : cette opinion répond-elle à la réalité ? Laréponse suit l’ordre contraire..

 

Voici les questions qui sur ta volonté

pressent également ; et pour cetteraison

je traiterai d’abord de la plus venimeuse.

 

Celui des séraphins qui voit Dieu de plusprès,

Moïse et Samuel et celui des deux Jean

que tu préféreras, aussi bien que Marie

 

ne font pas leur séjour dans un cieldifférent

de celui des esprits que tu vis tout àl’heure,

et leur être n’aura ni plus ni moinsd’années[33]  ;

 

ils embellissent tous la première dessphères,

quoique leur douce vie y coule en sensdivers,

selon qu’ils sentent plus ou moins l’espritdivin.

 

Si. tu les vois ici, ce n’est pas que cetorbe

leur soit prédestiné, mais commetémoignage

de ce céleste état qui se trouve plushaut[34].

 

C’est ainsi qu’il convient de parler àl’esprit

de l’homme, qui n’apprend qu’à l’aide de sessens

ce qu’ensuite il transforme en biens del’intellect.

 

C’est pourquoi l’Écriture accepta dedescendre

jusqu’à vos facultés, attribuant à Dieu

des jambes et des mains, qu’elle entendautrement,

 

et que la sainte Église a fait représenter

Gabriel et Michel sous un aspect humain,

et ce troisième aussi, guérisseur deTobie.

 

Quant à ce qu’au sujet des âmes dit Timée,

cela n’est pas d’accord avec ce que tuvois,

admettant qu’il le faut prendre au pied de lalettre.

 

S’il y dit que l’esprit retourne à sonétoile,

c’est qu’il croit qu’elle en fut autrefoisdétachée,

quand la nature eh fit la forme de soncorps.

 

Peut-être sa pensée est-elle différente

de ce que dit sa phrase, et son intention

pourrait bien mériter mieux qu’uneraillerie.

 

Si par ce qui retourne à l’étoile ilentend

le blâme ou bien l’honneur de sa propreinfluence,

il se peut que son trait frappe assez près dubut.

 

On sait que ce concept mal compris a faitnaître

jadis l’égarement de presque tout un monde

qui révérait Mercure et Mars etJupiter[35].

 

Quant au doute second qui te préoccupait,

il a moins de venin, car sa malignité

ne lui suffirait pas pour t’éloigner demoi.

 

Parfois notre justice, en effet, sembleinjuste

aux regards des mortels, mais c’est unargument

qui sert la foi plutôt que l’hérésieimpie.

 

Et comme il est possible à votreentendement

de pénétrer au cœur de cette vérité,

je vais te contenter au gré de ton désir.

 

Dans toute violence où celui qui lasouffre

contre son oppresseur n’a pas faitrésistance,

les âmes n’ont pas eu d’excuse suffisante,

 

car on n’étouffe pas un vouloir quirésiste,

mais, pareil à la flamme, il redresse latête,

même si mille fois l’abat un dur effort.

 

S’il finit par céder, que ce soit plus oumoins,

il suit la violence : etcelles-ci[36] l’ont fait,

qui pouvaient retourner au refuge sacré.

 

Car, si leur volonté fût demeurée entière,

telle que l’eut toujours saint Laurent sur legril,

ou comme Mucius ennemi de sa main,

 

elle les aurait fait revenir, sitôtlibres,

par le même chemin qu’on les forçait àprendre ;

mais on ne trouve plus de telles volontés.

 

Si tu pénètres donc le sens de mondiscours,

il devrait te suffire à supprimer l’erreur

qui pouvait, malgré tout, t’inquiétersouvent.

 

Mais voici maintenant qu’un écueildifférent

se présente à l’esprit, et tel que, partoi-même,

tu te fatiguerais avant de l’éviter.

 

J’ai mis dans ton esprit comme unecertitude

qu’une âme bienheureuse est du suprêmeVrai

la voisine éternelle, et ne sauraitmentir ;

 

mais tu viens d’écouter Piccarda quidisait

que Constance a toujours gardé l’amour duvoile :

il semble qu’en cela nous nouscontredisons[37].

 

Frère, il est arrivé souvent dans le passé

que, pour fuir le danger, on fît, bien malgrésoi,

des choses qu’autrement on ne voudrait pasfaire :

 

témoin cet Alcméon qui, prié par son père

de mettre à mort sa mère, avait obtempéré,

devenant criminel pour être obéissant[38].

 

Or, dans un cas pareil, je veux que tucomprennes

comment, la volonté se pliant à la force,

l’offense qui s’ensuit devientimpardonnable.

 

Le vouloir absolu n’admet pas lepéché ;

et s’il a transigé, c’est parce qu’ilcraignait

que son abstention n’augmente son malheur.

 

Ainsi, quand Piccarda s’exprimait de lasorte,

elle se référait au vouloir absolu,

moi, je pensais à l’autre[39], etles deux disions vrai. »

 

Tels étaient lors les flots de la sainterivière

qui jaillissaient du puits d’où sourd lavérité,

apaisant à la fois l’un et l’autre désir.

 

« Vous, du premier amant l’amour, luirépondis-je,

dont le discours m’inonde et réchauffe moncœur,

si bien qu’il me ranime un peu plus chaquefois,

 

toute ma gratitude est trop insuffisante

pour rendre aux grâces grâce : ainsidonc, que Celui

qui voit et qui peut tout réponde ici pourmoi.

 

Oui, j’ai bien remarqué que notreintelligence

n’est jamais satisfaite, en l’absence duvrai

hors duquel on ne trouve aucune vérité.

 

Elle y va reposer comme la bête au gîte

dès qu’elle l’a rejoint ; et elle peutl’atteindre,

sinon, tous les désirs seraient pour nous envain.

 

Car ce sont eux qui font, comme une pousse,naître

le doute au pied du vrai ; la natureelle-même

monte de butte en butte et nous mène ausommet.

 

Et c’est ce qui m’engage et ce qui merassure

pour demander, ma dame, avec tout lerespect,

une autre vérité qui demeure confuse.

 

J’aimerais bien savoir si l’on peutsatisfaire

aux vœux abandonnés, au moyen d’autresbiens

qui ne soient pas mesquins, pesés dans vosbalances. »

 

Béatrice posa sur moi ses yeux remplis

d’étincelles d’amour, d’un regard si divin

que mon pouvoir vaincu ne put le soutenir

 

et, baissant le regard, je faillisdéfaillir.

 

CHANT V

 

« Si je flambe à tes yeux dans le feu del’amour,

plus fort qu’on ne saurait le concevoir surterre,

au point que de tes yeux j’offusque lepouvoir,

 

n’en sois pas étonné : cela vient de lavue

parfaite qui, sitôt qu’elle aperçoit lebien,

sans perdre un seul instant se dirige verslui.

 

J’observe cependant que ton intelligence

fait déjà resplendir la lumière éternelle,

qui donne de l’amour aussitôt qu’on lavoit ;

 

et si d’autres objets séduisent votrecœur,

c’est que vous y trouvez les résidusinformes

de cet unique amour, brillant entransparence.

 

Tu veux savoir de moi si par d’autresservices,

malgré des vœux manques, on pourraitobtenir

lors du dernier procès l’assurance del’âme. »

 

C’est de cette façon que commença ce chant

Béatrice ; après quoi, poursuivant sondiscours,

elle développa son saintraisonnement :

 

« La plus chère vertu que Dieu dans salargesse

mit dans sa créature et qui répond lemieux

à sa propre bonté, la plus douce à sesyeux,

 

ce fut la liberté de ses décisions,

dont les êtres doués d’intelligence, euxseuls,

furent alors pourvus et le sont depuislors.

 

Or, en y pensant mieux, tu comprendras sansdoute

l’importance d’un vœu, s’il fut fait defaçon

que Dieu consente aussi, quand tu consenstoi-même,

 

puisque l’homme, en signant ce contrat avecDieu,

spontanément s’engage à lui sacrifier

ce trésor précieux dont j’ai ditl’intérêt.

 

Partant, que pourrait-on proposer enéchange ?

Si tu crois que tes dons servent à cetusage,

c’est d’un bien mal acquis vouloir de bonseffets[40] .

 

Te voilà rassuré sur ce pointcapital ;

pourtant, comme l’Église en donne desdispenses

qui semblent infirmer ce que je viens dedire,

 

il ne faut pas encore abandonner la table,

car l’aliment trop cru que tu viensd’avaler

demande encor qu’on l’aide avant d’êtreaccepté.

 

Ouvre donc ton esprit à ce que je temontre

et retiens tout ceci : le savoir ne vientpas

du seul fait de comprendre, il y faut lamémoire.

 

Si de ce sacrifice on regarde l’essence,

on y voit deux aspects : d’un côté l’ondistingue

un objet, et de l’autre une obligation.

 

Or, on ne peut jamais supprimer celle-ci,

sauf en l’exécutant ; et c’est à sonsujet

que je parlais tantôt avec tant dedétail ;

 

c’est pourquoi chez les Juifs on jugeaitnécessaire

le devoir de donner, bien que parfoisl’offrande

changeât de contenu, comme tu dois savoir.

 

Pour l’objet, tu comprends qu’il s’agit dematière :

il se peut qu’il soit tel qu’on puisse sanserreur

le remplacer parfois par quelque autrematière[41].

 

Mais personne ne doit faire changerd’épaule

cette charge à lui seul ou de son proprechef,

sans que tournent d’abord la clef blanche etla jaune[42] :

 

la substitution est toujours insensée,

si l’objet qu’on reprend n’était pascontenu

comme quatre dans six dans l’objet quiremplace.

 

Si donc du remplaçant la valeur n’est pastelle

qu’irrésistiblement il penche la balance,

on ne peut acquitter par aucune autreoffrande.

 

Ne prenez pas, mortels, les vœux à lalégère !

Réfléchissez d’abord, ne soyez pasaveugles,

évitez de Jephté l’erreur du premiervœu[43] ;

 

car mieux valait pour lui dire :« J’ai mal agi ! »

que de faire le pire en l’observant. Demême,

le commandant des Grecs ne fut pas moinsstupide,

 

qui fit sur sa beauté pleurer Iphigénie,

et pleurer sur son sort les sages et lesfous,

en entendant parler d’un culte si nouveau.

 

Soyez, chrétiens, plus lents dans vosdécisions !

N’imitez pas la plume, emportée à toutvent,

car n’importe quelle eau ne peut pas vouslaver.

 

Vous avez le Nouveau et le VieuxTestament ;

le pasteur de l’Église est là pour vousguider :

cela doit être assez, pour trouver lesalut !

 

Et si la soif du gain vous inspire autrechose,

il faut agir en hommes, et non pas enmoutons,

pour que chez vous le Juif ne se moque devous.

 

Et ne faites jamais comme l’agneau quilaisse

de sa mère le lait par simple espièglerie,

afin d’aller, par jeu, se battre avec sonombre. »

 

Béatrice me dit ce que je viens d’écrire,

puis elle se tourna, d’un grand désirpoussée,

vers cette région où le monde est plusvif[44].

 

Son silence et l’aspect qui latransfigurait

imposaient le silence à mon esprit avide,

où d’autres questions se pressaient sansarrêt ;

 

et pareil au carreau qui vient frapper lebut

dès avant que la corde ait cessé devibrer,

notre vol arrivait au second des royaumes.

 

Là, je vis que ma dame était si radieuse,

dès qu’elle eut pénétré dans l’éclat de ceciel,

que plus resplendissante en devint laplanète.

 

Si l’étoile sourit et changea de visage,

que devais-je sentir, moi, qui de manature

suis enclin à changer de toutes lesfaçons ?

 

Comme dans un vivier à l’eau tranquille etpure

accourent les poissons vers tout ce qu’on leurjette

du dehors, en pensant que c’est de lapâture,

 

de même je vis là plus de mille splendeurs

se diriger vers nous, et chacunedisait :

« Voici quelqu’un qui vient augmenter nosamours ! »[45]

 

Et comme chacun d’eux s’approchaitdavantage,

on pouvait voir l’esprit qui, remplid’allégresse,

résidait dans chacun des éblouissements.

 

Pense, si le récit que je commence ici

s’interrompait, lecteur, comme tusentirais

le désir angoissant d’en savoirdavantage ;

 

et par toi tu verras comment je désirais

apprendre de ceux-ci quel était leurdestin,

aussitôt qu’à mes yeux ils semanifestèrent.

 

« Ô toi, mortel heureux et bien né, quela grâce

du triomphe éternel laisse admirer lestrônes,

avant d’abandonner l’état de la milice,

 

nous sommes embrasés par l’éclat répandu

dans tout ce ciel ; partant, si de noustu désires

savoir quoi que ce soit, satisfais tonenvie ! »

 

C’est ainsi que me dit l’un des pieuxesprits ;

et Béatrice : « Dis ; parleavec assurance,

crois ce qu’ils te diront, comme l’on croitaux dieux ! »

 

« Je vois bien, dis-je alors, que tu t’esfait un nid

dans ta propre splendeur, qui jaillit de tesyeux,

car je les vois briller pendant que tusouris ;

 

j’ignore cependant qui tu fus, âme digne,

et pourquoi tu jouis du cercle de ceglobe[46]

qui se voile aux mortels sous les rayons d’unautre. »

 

Je demandai ceci, me tournant vers l’éclat

qui parla le premier ; et il devintalors

bien plus resplendissant qu’il n’était toutd’abord.

 

Et pareil au soleil qui se cache parfois

dans son éclat trop grand, à l’heure où lachaleur

consume les vapeurs qui semblaientl’amoindrir,

 

sa plus grande liesse également cachait

cette sainte figure au creux de sesrayons ;

et ainsi prise, prise elle me répondit

 

comme chante le chant qui suit un peu plusloin.

CHANT VI

 

« Après que Constantin eut retourné lesaigles

contre le cours du ciel, qu’elles avaientsuivi

sur le pas de l’aïeul, époux deLavinie[47],

 

cent et cent ans et plus resta l’oiseau deDieu

au nid qu’il s’était fait sur le bord del’Europe

et non loin de ces monts dont il sortitd’abord ;

 

et là, sous le couvert de ses plumessacrées,

passant de main en main, il gouverna lemonde

et, en changeant ainsi, termina parm’échoir.

 

Oui, je fus empereur, je suisJustinien ;

mû par la volonté d’un souverain amour,

j’ai supprimé des lois l’excessif et levain.

 

Avant de consacrer mes soins à cetouvrage,

j’admettais dans le Christ une seulenature[48],

et j’étais satisfait avec cette croyance,

 

jusqu’à ce qu’Agapet, ce bienheureux quifut

le suprême pasteur, m’eût avec sesdiscours

enseigné le chemin de la foi véritable.

 

Je crus à sa parole, et maintenant sondire

m’est devenu plus clair que pour toi laprésence

du faux pris dans le vrai descontradictions[49].

 

Sitôt que je suivis les sentiers del’Église,

la divine faveur a voulu m’inspirer

cet important ouvrage[50], et j’ymis tout le temps,

 

me fiant, pour la guerre, aux soins deBélisaire :

comme la main du ciel le protégeaitpartout,

j’ai su que je devais m’en reposer surlui.

 

Je viens de contenter ta première demande

par ce que je t’ai dit ; cependant sanature

m’oblige à t’ajouter une certaine suite,

 

pour que tu puisses voir avec quels justestitres

on veut se soulever contre l’emblèmesaint[51],

les uns pour l’usurper, d’autres pour lecombattre.

 

Vois combien de hauts faits l’ont déjà rendudigne

de respect, à partir de cette heure oùPallas

pour lui faire un royaume avait donné savie[52].

 

Tu sais comment dans Albe il fixa sademeure

pendant plus de cent ans, jusqu’au jour de lafin,

quand les trois contre trois ont combattu pourlui.

 

Tu sais ce qu’il a fait, du chagrin desSabins

au malheur de Lucrèce, aux mains de ses septrois,

soumettant alentour les peupladesvoisines.

 

Tu sais ce qu’il a fait, porté par lesvaillants

Romains contre Brennus et puis contrePyrrhus,

contre les autres rois, contre lesrépubliques,

 

grâce à quoi Torquatus et Quintius au nom

tiré de ses cheveux mal peignés[53], Decius,

Fabius, ont gagné le renom que je loue.

 

C’est lui qui terrassa des Arabes[54] l’orgueil

passant sous Annibal les alpestres rochers

d’où le courant du Pô descend dans lacampagne.

 

C’est sous lui que Pompée et Scipionjouirent

tout jeunes du triomphe ; et il parutbien dur

à ceux de la colline où tu vis lalumière[55].

 

Puis, à peu près au temps où le ciel voulutrendre

au monde l’ordre heureux qui fut partout lesien,

César vint s’en saisir, avec l’accord deRome.

 

Ce qu’il a fait alors, du Var jusques auRhin,

l’Isère avec la Loire et la Seine l’ontvu,

et tous les affluents qui grossissent leRhône.

 

Et ce qu’il fit ensuite, au départ deRavenne,

passant le Rubicon, fut d’un vol si hardi

que la langue et la plume ont du mal à lesuivre.

 

Du côté de l’Espagne il porta son essor,

puis contre Durazzo, frappant si fortPharsale,

que le Nil embrasé frémissait de douleur.

 

Lors il revit l’Antandre avec le Simoïs

où fut son nid premier, et le tombeaud’Hector,

et puis reprit son vol, abattant Ptolémée.

 

Tombant comme la foudre, il fonça surJuba,

puis vers votre Occident il redressa sonaile,

à l’heure où de Pompée éclatait lafanfare.

 

Et tout ce qu’accomplit le suivantporte-enseigne,

Brutus et Cassius là, dans l’Enfer,l’aboient,

et Modène et Pérouse en ont porté ledeuil.

 

Il fit pleurer aussi la triste Cléopâtre

qui, fuyant devant lui, demandait àl’aspic

une mort ténébreuse aussi bien quesoudaine.

 

Il courut avec lui jusqu’aux ondesvermeilles,

et le monde sous lui connut une paixtelle,

qu’on dut fermer la porte au temple deJanus.

 

Mais ce que l’étendard qui conduit mondiscours

a fait par le passé, ce qu’il a faitensuite

au royaume mortel soumis à son pouvoir,

 

apparaît comme obscur et insignifiant,

si l’on voit d’un cœur pur et d’un œilclairvoyant

ce qu’il fit dans la main du troisièmeCésar ;

 

car le juge éternel qui dicte mes paroles

lui céda, lorsqu’il fut dans la main que jedis,

l’honneur de la vengeance où son courroux pritfin[56].

 

Admire maintenant ce que j’ajouteici :

plus tard, avec Titus, il courut pourvenger

la vengeance, rachat de notre ancienpéché.

 

Et quand la dent lombarde ensuite voulutmordre

l’Église, ce fut lui qui couvrit de sonaile

Charlemagne vainqueur, qui la vintsecourir.

 

Or, tu peux maintenant former un jugement

sur ceux que j’accusais tantôt et sur leurscrimes,

qui de tous vos malheurs sont la causepremière.

 

L’on oppose parfois l’universel symbole

aux lis d’or ; l’on en fait l’emblèmed’un parti[57] ;

et l’on ne voit pas bien quel est le pluscoupable.

 

Qu’ils fassent leurs complots, mais sous uneautre

les Gibelins ; c’est mal servir souscelle-ci, enseigne,

que de la maintenir si loin de lajustice !

 

Que ce Charles[58] nouveau,secondé par ses Guelfes,

ne pense pas l’abattre, et qu’il craigne laserre

qui tira plus d’un poil à de plus fierslions !

 

Souvent, dans le passé, les enfants ontpleuré

par la faute du père ; et qu’on ne penseplus

que Dieu pourrait changer ses armes pour leslis !

 

Cette petite étoile renferme en sonenceinte

les esprits vertueux qui se sont employés

à faire que la gloire et l’honneur leursurvivent ;

 

et lorsque les désirs se proposent ce but,

ce chemin détourné fait que de l’amourvrai

le rayon monte au ciel avec plus delenteur.

 

Mais c’est un autre aspect de notre heureuxétat,

que cette égalité du mérite et des gages,

qui fait qu’on ne les veut ni moindres ni plusgrands.

 

Le vivant justicier modère dans nos cœurs

si bien notre désir, que l’on ne peutjamais

le tordre dans le sens de quelqueiniquité.

 

Diversité de voix fait la doucemusique :

de même parmi nous des sièges différents

produisent dans nos cieux une douceharmonie.

 

Et dans l’intérieur de cette marguerite

brille d’un grand éclat ce Romieu, dontl’ouvrage,

quoiqu’il fût grand et beau, fut malrécompensé[59].

 

Mais tous les Provençaux qui tramaient contrelui

n’en ont pas ri ; partant, mal choisitson chemin

qui paie avec le mal le bien fait par unautre.

 

Car Raymond Bérenger avait eu quatrefilles,

qui toutes ont régné : ce résultatétait

l’œuvre de ce Romieu, modeste et sansparents.

 

Les intrigues, plus tard, de certainsenvieux

lui firent demander des comptes à cejuste,

qui lui rendit pour dix, sept et cinq à lafois.

 

Et il partit, bien vieux et sans un souvaillant ;

si le monde savait ce qu’il avait au cœur,

lorsqu’il dut mendier pour un morceau depain,

 

quoiqu’on le loue assez, on le loueraitplus. »

 

CHANT VII

 

« Hosanna sanctus DeusSabaoth

superillustrans claritate tua

felices ignes horummalacoth. »[60]

 

Ainsi, faisant retour aux notes de sonchant,

je vis bientôt après chanter cettesubstance

sur laquelle se joint une doubleclarté[61].

 

Avec d’autres esprits, elle reprit sadanse

et comme un grand envol d’étincellesrapides

ils plongèrent au fond des distancessoudaines.

 

Il me restait un doute et je pensais :« Dis-lui !

dis-le-lui ! dis-le-lui ! » medisais-je, à ma dame

qui sait calmer ma soif avec de doucesgouttes.

 

Cependant, la ferveur qui s’empare de moi

quand j’entends seulement prononcer Bou ice,

me tenait engourdi, comme lorsqu’ons’endort.

 

Béatrice ne put me voir dans cet état

et elle commença, m’éclairant d’un sourire

qui me rendrait heureux même au milieu dufeu :

 

« Ma perspicacité qui voit toutm’avertit

que tu ne parviens pas à comprendrepourquoi

il convient de punir une justevengeance[62]

Pour les éléments, des causes médiates ontconcouru à leur formation. De la même manière, l’âme végétative etl’âme sensitive sont un effet de l’influence des cieux et de leursétoiles ; seule l’âme rationnelle est l’œuvre immédiate deDieu..

 

Mais j’aurai vite fait de supprimer tesdoutes ;

écoute-moi donc bien, parce que mesparoles

t’apporteront le don de vérités profondes.

 

N’ayant pas accepté de mettre un freinutile

à son vouloir, celui qui fut homme sansnaître[63],

damna toute sa race en se damnantlui-même.

 

Par lui, l’espèce humaine est demeuréeinfirme,

dans une grande erreur, pendant beaucoup desiècles,

jusqu’au jour où de Dieu le Verbe estdescendu

 

et daigna réunir la nature éloignée

de son premier auteur à sa proprepersonne,

par la seule vertu de l’amour éternel.

 

Réfléchis maintenant à ce que je tedis :

cette même nature, unie au créateur

telle qu’il l’avait faite, était bonne et sanstache ;

 

mais par sa propre faute elle se vitensuite

bannir du Paradis, pour avoir délaissé

la route véridique et son propre chemin.

 

Ainsi, le châtiment imposé par la croix

fut, en considérant la nature empruntée,

plus juste que nul autre, avant ou biendepuis ;

 

mais on ne fit jamais une plus grandeoffense,

si l’on pense à Celui qui la dut supporter

et à qui s’ajoutait la nature nouvelle.

 

C’est pourquoi l’acte unique eut des effetsdivers :

cette mort plut à Dieu en même temps qu’auxJuifs ;

elle ébranla la terre et fit s’ouvrir leciel.

 

II ne te sera plus difficile d’admettre

qu’on dise désormais qu’une justevengeance

fut vengée à son tour par une juste cour.

 

Mais je vois maintenant ton esprits’embrouiller

de penser en penser, jusqu’à former unnœud

dont il est désireux de se voir dépêtrer.

 

Tu te dis : « Je comprends très bience que j’entends ;

mais j’ignore toujours pourquoiprécisément

Dieu choisit ce moyen pour racheter leshommes. »

 

Frère, ce décret-là demeure enseveli

aux regards de tous ceux qui n’ont pas encorpu

sublimer leur esprit aux flammes del’amour.

 

Pourtant, comme ce but a bien souvent été

regardé, soupesé, bien mal interprété,

je te dirai pourquoi ce moyen fut plusdigne.

 

La divine bonté, qui brûle en elle-même

et qui repousse au loin tout penserégoïste,

dispense son éclat aux beautés éternelles.

 

Ce qui dérive d’elle immédiatement

ne connaît pas de fin : la marque de soncoin

demeure inaltérable, une fois mis lesceau.

 

Ce qui dérive d’elle immédiatement

est libre tout à fait, car il n’est passoumis

aux vertus des objets nouvellement créés.

 

Plus l’objet lui ressemble, et plus il doitlui plaire,

car cette sainte ardeur qui rayonne surtout

a d’autant plus d’éclat qu’elle l’imitemieux.

 

Or, quant à l’homme, il peut tirer desavantages

de chacun de ces dons[64] ;et si l’un seul lui manque,

on le voit aussitôt déchoir de sanoblesse.

 

Le seul péché lui fait perdre sa liberté

et toute ressemblance avec le Biensuprême,

en sorte qu’il reçoit bien moins de saclarté ;

 

il ne retrouvera jamais sa dignité,

sans bien remplir d’abord ce que vidaient sesfautes,

payant d’un juste deuil ses coupablesplaisirs.

 

Votre nature humaine ayant dans sonancêtre

péché toute à la fois, fut à la fin privée

de cette dignité comme du paradis ;

 

et si tu réfléchis avec attention,

elle ne les pouvait recouvrer nullement,

si ce n’est en passant par l’un de ces deuxgués :

 

ou bien que Dieu lui-même, usant debienveillance,

pardonnât, ou que l’homme eût enfinracheté

par ses propres moyens son ancienne folie.

 

Plonge donc ton regard au sein de cetabîme

du conseil éternel ; autant que tupourras,

suis attentivement le fil de mondiscours !

 

Pour l’homme, il ne pouvait, à cause de sesbornes,

se racheter jamais, ne pouvant pasdescendre

et de son repentir fournir le témoignage,

 

autant qu’en sa révolte il prétendaitmonter ;

et pour cette raison il n’était pas à même

de satisfaire au ciel par ses propresmoyens.

 

II fallait donc que Dieu, par l’emploi de sesvoies,

j’entends par l’une seule ou par les deuxconjointes[65],

vînt restituer l’homme à sa vie intégrale.

 

Cependant, l’œuvre étant d’autant plusagréable

à celui qui l’a fait, qu’elle fait mieux lapreuve

de la bonté du cœur qui la conçut d’abord,

 

la divine Bonté qui modèle le monde

voulut bien vous remettre à la hauteurd’avant,

usant des deux moyens à la fois, dans cebut.

 

Depuis le jour premier jusqu’à la nuitdernière

on ne vit ni verra jamais de procédé

plus noble et généreux, dans aucun des deuxsens ;

 

car, se donnant lui-même afin que l’hommepût

se relever enfin, Dieu fut plus libéral

que s’il avait voulu simplement pardonner.

 

Pour sa justice aussi, tous les autresmoyens

étaient insuffisants, tant que le Fils deDieu

n’allait s’humilier en s’incarnant pourvous.

 

Enfin, pour bien répondre à toutes tesdemandes,

je m’en vais t’éclairer certains autresdétails,

pour que tu puisses voir aussi clair quemoi-même.

 

Tu dis : « Je vois bien l’eau, jevois aussi le feu,

l’air ainsi que la terre et que tous leursmélanges,

qui se corrompent tous et ne durent qu’untemps.

 

Pourtant, tous ces objets furent aussicréés ;

et, si ce qu’on m’a dit était la vérité,

nulle corruption ne devrait lestoucher. »

 

Les anges seulement, frère, et ce pur pays

où l’on est à présent, furent d’abordcréés

tout tels que tu les vois et dans leur êtreentier ;

 

mais tous ces éléments que tu viens denommer,

ainsi que les objets qui se composentd’eux,

ne sont que le produit d’une vertu créée.

 

Leur matière, en effet, était chosecréée ;

la puissance informante elle aussi futcréée

dans chaque astre qui tourne autour de leurdestin[66]

Pour les éléments, des causes médiates ontconcouru à leur formation. De la même manière, l’âme végétative etl’âme sensitive sont un effet de l’influence des cieux et de leursétoiles ; seule l’âme rationnelle est l’œuvre immédiate deDieu..

 

L’âme de l’animal ou celle de la plante

vient aux complexions dûment potentiées

de l’éclat et du cours de ces sainteslumières ;

 

la suprême Bonté cependant fit votre âme

immédiatement, la rendant amoureuse

d’elle, pour qu’elle en soit sans cessedésirée.

 

Partant de tout cela, tu pourras mieuxcomprendre

la résurrection de vos corps, si tu penses

comment on a formé la chair de tous leshommes,

 

le jour où furent faits les deux premiersparents. »[67]

 

CHANT VIII

 

Les gens pensaient jadis, au temps de leurdanger[68],

que la belle Cypris faisait irradier

le fol amour, tournant au troisièmeépicycle[69].

 

C’est pourquoi les Anciens, dans leur antiqueerreur,

lui rendaient des honneurs, faisant nonseulement

des invocations avec des sacrifices,

 

mais adoraient aussi Dione et Cupidon,

en tant que mère l’une et l’autre en tant quefils,

et plaçaient cet enfant dans les bras deDidon[70].

 

C’est d’elle, qui fournit le début de monchant,

qu’ils ont tiré le nom de l’astre donttantôt

le soleil vient flatter le front, tantôt lanuque.

 

Je ne m’aperçus pas que j’y venaisd’entrer[71] ;

je fus pourtant bientôt certain de m’ytrouver,

en voyant devenir ma dame encor plusbelle.

 

Et comme dans la flamme on voit uneétincelle,

ou comme l’on distingue une voix dans uneautre,

quand l’une tient la note et l’autrevocalise,

 

je vis dans sa clarté d’autres flambeauxencore

qui s’agitaient en rond, tournant plus oumoins vite,

je suppose, en suivant leur vueintérieure[72] .

 

Le vent, qu’il soit visible ou non, ne tombepas

des nuages glacés assez rapidement

pour qu’il ne semble pas trop lent etempêché

 

à celui qui verrait ces lumières divines

arriver en courant, interrompant la ronde

qu’ils commençaient plus haut, parmi lesSéraphins.

 

Dans celles que je vis venir plus près denous

sonnait un hosanna si beau, que par lasuite

le désir m’est resté de le rentendreencor.

 

Puis l’une d’elles vint tout à fait près denous

et fut seule à parler : « Noussommes toutes prêtes

à te faire plaisir : dis ce que tudésires !

 

Nous faisons une ronde aussi vite et lamême,

avec la même soif, que ces princescélestes

auxquels tu dis jadis, en chantant pour leshommes :

 

« Vous, du troisième ciel intelligenceactive »[73] ;

et notre amour est tel que, pour tesatisfaire,

un instant de repos nous serait aussidoux. »

 

Ayant jeté d’abord vers ma dame un regard

empreint d’un grand respect, et ayant reçud’elle

de son consentement une heureuseassurance,

 

je retournai les yeux vers la voix delumière

qui venait de s’offrir : « Quifûtes-vous, de grâce ? »

lui demandai-je alors affectueusement.

 

Comme et combien je vis s’augmenter tout àcoup,

à ce nouveau bonheur qui venait s’ajouter,

quand je lui répondis, à sa premièrejoie !

 

En brillant de la sorte, elle finit pardire :

« Mon temps fut bref là-bas ; maissi j’avais vécu,

bien des maux qui seront n’auraient jamais eulieu.

 

Mon état bienheureux qui rayonne alentour

me dérobe au regard et te cache mestraits,

à l’instar de l’insecte en ses langes desoie.

 

Tu m’as beaucoup aimé : ce n’est pas sansraison,

car, si j’avais vécu, je t’aurais pumontrer

de mon amour pour toi plus que les simplesfeuilles[74].

 

Le pays qui du Rhône atteint la rivegauche

après que celui-ci reçoit l’eau de laSorgue,

savait que je devais être un jour sonseigneur ;

 

et d’Ausonie aussi cette pointe oùfleurissent

Gaëte avec Catone et Bari, lorsqu’on passe

l’endroit où Tronte et Vert se jettent dans lamer.

 

Mais déjà sur mon front scintillait lacouronne

de cet autre pays que baigne le Danube

après avoir quitté les rives allemandes.

 

Trinacria la belle en même temps (noircie

de Pachine à Pélore, au-dessus de ce golfe

qui soutient de l’Eurus les plus rudesassauts,

 

par le soufre qui sort, et non pas par Typhée)[75],

pourrait attendre encor les rois qui sont lessiens

et descendraient par moi de Rodolphe et deCharles,

 

si le gouvernement de ces mauvaisseigneurs,

pesant comme il le fait sur le peupleopprimé,

n’eût soulevé Palerme aux cris d’« Àmort ! À mort ! »

 

Si mon frère pouvait prévoir à temps cesmaux,

il saurait éviter l’avide pauvreté

des Catalans[76], et fuirle danger qui le guette ;

 

car effectivement il faut qu’il prennesoin

lui-même ou quelqu’un d’autre, afin que sonesquif,

déjà trop alourdi, ne prenne plus decharge.

 

D’ancêtres généreux il descenditavare ;

et il aurait besoin de chercher desministres

qui sachent faire mieux qu’empiler dans lescoffres. »

 

« Croyant, comme je crois, que l’immenseallégresse

que ton discours, seigneur, verse dans mapoitrine,

telle que je la vois, est visible à tesyeux,

 

à l’endroit où tout bien se termine etcommence,

cela me réjouit d’autant ; et plusencore,

sachant que tu la vois en regardant enDieu.

 

Toi qui me rends heureux, rends mon espritplus clair,

puisque par tes propos tu suscites cedoute :

comment la graine douce engendrel’amertume ? »[77]

 

Ainsi lui dis-je ; et lui :« Si je puis te montrer

certaine vérité, tu verras clairement

que tu tournes le dos à ce que tu doisvoir.

 

Le Bien qui met en branle et rend heureux lerègne

où tu montes, répand sa providence ensorte

qu’elle devient vertu dans chacun de cesastres ;

 

et son intelligence étant parfaite en soi,

non seulement prévoit chaque nature àpart,

mais de chacune aussi le salut éternel.

 

Ainsi donc, chaque trait qui jaillit de cetarc

s’en va prêt à toucher la fin prédestinée,

comme la flèche vole et touche droit aubut.

 

Si cela n’était pas, le ciel où tuchemines

produirait ses effets dans un si granddésordre,

qu’au lieu d’être un concert, ce seraient desruines ;

 

ce qui ne peut pas être, à moins d’êtreimparfaits

les esprits dont le ciel reçoit lemouvement,

et le premier de tous, qui les fitimparfaits[78].

 

Sur cette vérité veux-tu plus delumière ? »

« Oh non ! lui répondis-je ; onne saurait, je vois,

fatiguer la nature en ce qu’elle doitfaire. »

 

« Maintenant dis, fit-il : sur laterre, la vie

pour l’homme, sans cité, serait-elle aussibonne ? »

Je répondis : « Non, non : lapreuve est inutile. »

 

« Et la cité peut-elle exister, sansqu’on vive

de diverses façons et dans diversétats ?

Si votre philosophe a bien écrit[79], c’est non. »

 

Et progressant ainsi dans ses déductions,

il conclut à la fin : « II faut doncque la source

de vos effets futurs soit diverseelle-même :

 

c’est ainsi que l’un naît Solon, l’autreXerxès,

l’autre Melchisédec, et l’autre enfin,celui

qui perdit son enfant en volant dans lesairs[80].

 

Car les cercles des cieux, pour la ciremortelle,

sont pareils à des sceaux qui font bien leuroffice,

mais ne distinguent pas les objets de leurchoix.

 

De là vient qu’il fut si peu ressemblant

à son frère Jacob ; et Quirinusdescend

d’un sang tellement vil, qu’on l’a fait filsde Mars[81].

 

La nature engendrée emboîterait le pas,

répétant simplement le pouvoirgénérant[82],

si par la Providence elle n’était guidée.

 

Or, tu vois devant toi ce qui restaitderrière ;

mais pour mieux te montrer mon plaisir de tevoir,

je vais y ajouter encore un corollaire.

 

La nature qui trouve adverse la fortune,

de même que le grain qui vient parfoistomber

dans un mauvais terrain, ne donne rien debon.

 

Si le monde, là-bas, s’appliquaitdavantage

à respecter les lois que dicte la nature,

toutes les braves gens auraient de bonnesplaces.

 

Pourtant, vous détournez vers la religion

tel qui semble être fait pour empoigner leglaive,

et laissez sur le trône un faiseur desermons[83],

 

ce qui met vos sentiers bien loin des bonschemins. »

 

 

 

CHANT IX

 

Lorsque ton Charles m’eut, belleClémence[84], instruit

sur chacun de ces points, il me dit lesdéboires

que sa progéniture allait souffrir plustard,

 

mais ajouta : « Tais-toi ;laisse passer le temps ! »

Partant, je n’en dis rien, sinon qu’il vousviendra

une juste douleur derrière vosdisgrâces[85].

 

Déjà l’esprit vital de la sainte lumière

se retournait pour voir le soleil qui lecomble,

comme l’unique lieu pour qui chacun esttout.

 

Cœurs qui vous fourvoyez, créatures impies

qui détournez les cœurs de ce biensouverain

pour diriger vos vœux vers quelquevanité !

 

Voici qu’un autre éclat qui m’apparutsoudain

se rapprochait de moi, montrant par lasplendeur

qui rayonnait sur lui, son désir de meplaire.

 

Les yeux de Béatrice étaient posés sur moi

et, comme tout à l’heure, assuraient mondésir

que j’avais obtenu son cher assentiment.

 

« Ô bienheureux esprit, contente doncplus vite,

lui dis-je, mon désir, et fournis-moi lapreuve

que tu peux réfléchir le fond de mapensée ! »[86]

 

 

Alors cette clarté, nouvelle encor pourmoi,

du profond d’elle-même, ayant fini sonchant,

heureuse de pouvoir bien agir,répondit :

 

« Dans cette portion de terreitalienne

perverse, qui s’étend des bords du Rialto

jusqu’au commencement du Piave et duBrenta,

 

se dresse une hauteur de moyenneimportance,

d’où descendit jadis une torche allumée

qui mit à sang et feu toute cettecontrée[87].

 

Elle et moi, nous sortons de la mêmeracine ;

mon nom fut Cunizza[88] ;si tu me vois ici,

c’est pour avoir senti le feu de cetteétoile.

 

Pourtant, je me pardonne allègrementmoi-même

la source de mon sort, et n’ai point deregret[89],

ce qui pourrait sembler incroyable auvulgaire.

 

Quant à ce cher joyau, baignant dans laclarté

et qui dans notre ciel est le plus près demoi[90],

il laisse un grand renom qui ne doit pass’éteindre,

 

même en multipliant notre siècle parcinq :

vois si l’homme fait bien, lorsqu’il excelleen sorte

qu’il gagne en sa première une secondevie !

 

La foule d’à présent ne pense pas ainsi,

qui vit entre l’Adige et leTagliamento[91],

et ne se repent pas, pour fort qu’on laflagelle.

 

Pourtant, en peu de temps, vous allez voirPadoue

changer l’eau du marais où se baigneVicence,

car son peuple obstiné se rebelle audevoir[92] ;

 

et à l’endroit qui joint le Sile etCagnano[93]

tel tranche du seigneur et va la têtehaute,

quand déjà pour le prendre on prépare lesrets.

 

Et à son tour Feltro pleurera sur le crime

de son pasteur pervers[94],qui doit sembler hideux

bien plus qu’aucun de ceux qui conduisent àMalte[95].

 

Le baquet serait grand, qui devraitrecueillir

tout le sang ferrarais, et l’on selasserait

si jamais on voulait peser once par once

 

le sang que va livrer ce prêtre magnanime

par esprit partisan : des présents de cegenre

sont conformes d’ailleurs aux moeurs de cepays.

 

Plus haut sont ces miroirs (vous les appeleztrônes)

où resplendit pour nous la lumière deDieu[96] :

c’est pourquoi ce langage est à sa placeici. »

 

Ensuite elle se tut, montrant par sonaspect

que son attention allait vers d’autreschoses,

et rentra dans la ronde où d’abord elleétait.

 

Quant à l’autre bonheur, qu’on m’avaitsignalé

comme un objet de prix, il brilla tout àcoup

comme un rubis balais sous les feux dusoleil.

 

L’éclat s’acquiert là-haut à forced’allégresse,

comme le rire ici ; mais les ombres d’enbas

s’assombrissent d’autant qu’augmentent leurstourments.

 

« Dieu voit tout, dis-je alors ; tavue, esprit heureux,

plonge en son sein si bien, qu’aucun de mesdésirs

ne saurait échapper à tes yeuxclairvoyants

 

Ainsi, pourquoi ta voix, qui réjouit leciel

en s’unissant au chant de ces pieuxflambeaux

aux six ailes[97] qui fontune espèce de cape,

 

ne daigne-t-elle pas répondre à mesdésirs ?

Je n’attendrais pas, moi, que tu me ledemandes,

si je te pénétrais comme tu vois enmoi. »

 

« La fosse la plus grande où se rassemblel’eau »,

fut le commencement qu’il fit à sondiscours,

« à part la grande mer qui fait le tourdu monde,

 

court si loin, tout au long de ses bordsopposés,

à rebours du soleil, que son méridien

lui sert en même temps de premierhorizon[98].

 

Or, je fus riverain de cette grande fosse

entre l’Elbe et Magra, dont la brèvecarrière

a toujours séparé le Génois du Toscan[99].

 

Presqu’au même couchant et au même levant

sont Bougie et la ville où j’ai reçu lejour

et qui fit de son sang rougir les eaux duport.

 

Et Foulques[100]m’appelait la région du monde

qui connaissait mon nom ; et j’imprègnece ciel

comme jadis lui-même était empreint enmoi.

 

La fille de Bellus, qui causa tant de tort

à Sichée aussi bien qu’à Creuse[101], a brûlé

moins que je ne l’ai fait, avant que deblanchir ;

 

la Rhodopée aussi, celle qui fut trompée

par son Démophoon[102], oubien Alcide même,

lorsqu’il portait au cœur caché le nomd’Iole[103].

 

On ne s’en repent pas ici ; mais nousrions,

non pas de notre faute à jamais oubliée,

mais du fait du pouvoir qui pourvoit etordonne.

 

Ici, nous contemplons un art qui rend plusbeau

cet immense édifice, et admirons le bien

par lequel le ciel haut fait tourner les plusbas.

 

Si tu veux remporter pleinement satisfaits

chacun de tes désirs conçus dans cettesphère,

il faut continuer ces explications.

 

Tu désires savoir quelle est cette clarté

qui brille auprès de moi d’un aussi viféclat

qu’un rayon de soleil dans une eautransparente.

 

Sache que dans son sein jouit de son repos

Raab[104],laquelle, admise en notre compagnie,

en porte au plus haut point la lumineuseempreinte.

 

Car c’est dans notre ciel, où finit le coind’ombre

que votre monde fait[105], quele Christ triomphant

la fit entrer jadis, avant tout autreesprit :

 

ce n’est pas sans raison qu’on en fit untrophée

commémorant aux cieux l’éclatante victoire

qu’ont remportée alors les deux paumesouvertes[106],

 

puisqu’elle seconda la première desgloires

que gagna Josué dans cette Terre sainte

qui laisse indifférent le paped’aujourd’hui.

 

C’est ta cité, d’ailleurs, ouvrage decelui

qui jadis a tourné le dos à son auteur

et dont l’ancienne envie a causé tant depleurs,

 

qui produit et répand cette mauditefleur[107]

qui fait que la brebis et son agneaus’égarent

et que souvent le loup se transforme enberger.

 

Pour elle l’on délaisse aussi bienl’Évangile

que les docteurs sacrés : ce n’est qu’auxDécrétales

que l’on s’applique encor, comme on le voitaux marges[108].

 

Le pape même en rêve avec sescardinaux ;

plus jamais son penser ne va versNazareth,

où l’ange Gabriel a déployé ses ailes.

 

Mais tout le Vatican et les autres parties

les plus saintes de Rome, qui furentcimetière

des foules qui jadis « suivaient les pas dePierre,

 

se verront délivrés bientôt del’adultère. »

 

 

CHANT X

 

Regardant en son Fils avec ce même amour

qu’ils respirent les deux pour des sièclessans fin,

la Puissance première et impossible à dire

 

avec tant d’ordre a fait tout ce que l’onconçoit

par l’esprit ou les sens, que, lorsque l’on ypense,  »

on ne peut le comprendre ou le voir sansl’aimer.

 

Lève donc, ô lecteur, ton regard avec moi

vers les sphères d’en haut, au pointprécisément

où l’un des mouvements se pénètre avecl’autre[109],

 

et deviens amoureux de cette omniscience

du Maître, qui si fort aime son propreouvrage,

qu’il n’en détourne pas les yeux un seulinstant.

 

Vois comme c’est de là que vient seséparer

obliquement le cercle où restent lesplanètes[110],

afin de contenter le monde quil’appelle ;

 

et si leur route ici n’était pas inclinée,

bien des forces du ciel iraient se perdre envain

et les vertus, là-bas, resteraient presquemortes ;

 

ou si l’écart était plus ou moinsimportant

sur l’horizon, en haut aussi bien qu’à labase

l’ordre de l’univers serait plusimparfait[111].

 

Garde ta place au banc, ô lecteur,méditant

aux choses dont ici je t’offre lesprémices,

et tu seras content bien avant d’être las.

 

Voici ton aliment : sers-toi seuldésormais,

car pour moi, tous mes soins serontaccaparés

par l’unique sujet dont je suisl’interprète.

 

Le premier serviteur de toute la nature,

qui baigne l’univers dans la vertu du ciel

et qui de sa clarté mesure notre temps,

 

se trouvait sous le signe indiqué tout àl’heure

et roulait maintenant avec les mêmes orbes

où nous l’apercevons chaque matin plustôt.

 

Je m’y trouvais déjà[112], maissans me rendre compte

que je montais vers lui, comme l’on ne sentpas

un penser nous venir, avant qu’il n’ait priscorps.

 

Béatrice, en effet, conduit du bien aumieux

d’une telle manière et si soudainement

que tous ses mouvements ignorent la durée.

 

Comme devaient-ils être étincelantseux-mêmes,

ceux qui faisaient demeure au soleil oùj’entrais

et dont on distinguait l’éclat, non lacouleur !

 

J’invoquerais en vain art, métier ougénie,

car pour l’imaginer il faut plus que mondire ;

on peut pourtant y croire et rêver de levoir.

 

Ce n’est pas étonnant, si notre fantaisie

pour de telles hauteurs reste toujours tropbasse,

puisque l’œil n’a jamais soutenu lesoleil.

 

Telle restait là-haut la quatrième famille

du Père tout-puissant, qui la combletoujours

lui faisant voir comment il insuffle etengendre.

 

Béatrice se prit à me dire : « Rendsgrâces,

rends grâces au Soleil des anges, dont lagrâce

t’a permis de monter à ce soleilsensible ! »

 

Jamais un cœur mortel ne fut mieuxpréparé,

dans ses dévotions, pour l’abandon à Dieu

avec tant de bonheur ni plus rapidement

 

que je l’étais alors, au son de cesparoles,

et mon amour mortel se mit si fort en lui,

que l’aile de l’oubli me cacha Béatrice.

 

Mais cela ne dut pas lui déplaire ; elleen rit,

si bien que la splendeur de son regardheureux

de mon attention divisa l’unité.

 

J’aperçus des lueurs vives et pénétrantes

former autour de nous une belle guirlande,

la douceur de leurs voix surpassant leuréclat.

 

C’est ainsi que parfois, quand l’air est plusépais,

la fille de Latone apparaît entourée

d’un halo qui retient le fil de saceinture.

 

Au ciel, dans cette cour dont je suisrevenu,

le nombre est infini des joyaux chers etbeaux

qu’on prétendrait en vain sortir de leurroyaume[113] :

 

le chant de ces clartés en est un des plusbeaux :

qui n’aura pas assez de plumes pour s’yrendre,

attende qu’un muet lui dise ce quec’est !

 

Lorsqu’en chantant ainsi ces soleilsembrasés

eurent tourné trois fois autour de nospersonnes,

comme l’étoile tourne autour des pôlesfixes,

 

je crus voir s’arrêter une ronde de dames,

silencieusement, attendant que commencent

les premiers mouvements de la prochainedanse.

 

Et de l’un de ces feux j’entendis qu’ondisait :

« Le rayon de la grâce à la flammeduquel

s’allume l’amour vrai, qui s’augmente enaimant,

 

en toi se multiplie et resplendit si fort,

qu’il te mène là-haut, le long de cetteéchelle

que nul ne descendit sans pouvoirremonter.

 

Qui te refuserait de sa gourde le vin

à l’heure de ta soif, ne serait pas pluslibre

qu’un fleuve qui s’enlise et ne voit pas lamer.

 

Tu voudrais bien savoir de quelles plantess’orne

la guirlande qui forme à cette belle dame

qui t’enseigne le ciel, une courtournoyante.

 

Je fus l’un des agneaux de ce troupeausacré

conduit par Dominique dans un sentier quifait

que l’on s’engraisse bien, à moins qu’on nes’égare[114].

 

Celui qui, sur ma droite, est mon prochevoisin

fut jadis mon confrère et mon maître à lafois :

c’est Albert de Cologne[115],et moi, Thomas d’Aquin.

 

Et si tu veux savoir qui sont aussi lesautres,

suis avec le regard le fil de mondiscours,

fais avec moi le tour de l’heureusecouronne.

 

Ce beau pétillement sort de l’heureuxsourire

de Gratien, qui rend de si brillantsservices

à l’un et l’autre droit, qu’il plaît auParadis[116].

 

Le suivant, qui plus loin embellit notrechœur,

est ce Pierre qui fit, à l’instar de lapauvre,

offre à la sainte Église de son meilleurtrésor[117].

 

La cinquième clarté, parmi nous la plusbelle,

respire un tel amour, qu’au monde delà-bas

on éprouve toujours la soif de sesnouvelles[118] ;

 

dans son intérieur est cette intelligence

d’un savoir si profond que, si le vrai ditvrai,

nul second n’a surgi qui pût voir aussiloin[119].

 

À ses côtés se tient l’éclat de ceflambeau

qui, du temps de sa chair, avait mieux que nulautre

pénétré la nature et l’officeangéliques[120].

 

Et dans l’autre splendeur qui sourit près delui

reste le défenseur des premiers tempschrétiens[121] :

Augustin s’est souvent servi de son latin.

 

Or, si de ton esprit le regard est venu

de lumière en lumière, en suivant meslouanges,

il te reste la soif de savoir la huitième.

 

C’est là qu’en contemplant le suprêmebonheur

jouit cet esprit saint qui du mondetrompeur

à qui sait le comprendre a découvert lespièges[122] ;

 

quant au corps dont l’esprit a dû seséparer,

il repose à Cieldaure ; et au bout dumartyre

et de l’exil, son âme a trouvé cette paix.

 

Au-delà, tu peux voir briller le souffleardent

d’Isidore, de Bède et celui de Richard,

d’un esprit plus qu’humain commecontemplateur[123] ».

 

Celui d’où ton regard s’en retourne versmoi

est le repos d’une âme à qui la mortsemblait

venir trop lentement pour ses gravespensers :

 

C’est l’éclat éternel de Siger[124], qui jadis,

lisant rue au Fouarre, avait syllogisé

des vérités d’où vint l’aliment àl’envie. »

 

Puis, pareille à l’horloge appelant lesfidèles

quand l’épouse de Dieu se lève pourchanter

matines à l’Époux, invoquant son amour,

en sorte qu’un rouage entraîne et pressel’autre,

en sonnant du tin tin l’agréableharmonie

qui baigne dans l’amour les esprits biendispos,

 

je sentis s’ébranler la ronde glorieuse

et une voix répondre à l’autre avec unson,

avec une douceur qu’on ne sauraitconnaître

 

qu’au seul endroit où dure à tout jamais lajoie.

 

CHANT XI

 

Oh ! qu’il est insensé, l’intérêt desmortels !

De combien de défauts sont pleins lessyllogismes[125]

qui leur font battre l’aile et voler près dusol !

 

L’un exploitait les lois, l’autre lesaphorismes,

un troisième courait après lesacerdoce ;

qui prétendait régner par la force oul’astuce,

 

qui projetait un vol, qui lançait uneaffaire,

qui s’épuisait en proie aux plaisirs de lachair

et qui s’abandonnait, enfin, à la paresse,

 

à cet instant où moi, libre de tous cessoins,

je me voyais là-haut, dans le ciel,accueilli

si glorieusement auprès de Béatrice.

 

Sitôt que chacun d’eux avait repris saplace

au cercle qu’il avait d’abord abandonné,

il s’arrêtait, plus droit qu’un cierge auchandelier.

 

Et j’entendis, du sein de la mêmesplendeur,

la voix de tout à l’heure, à l’éclatredoublé,

m’adresser ce discours comme dans unsourire :

 

« Comme je réfléchis ses rayons enmoi-même,

de même, en regardant l’éternelle clarté,

je vois dans ta pensée et j’aperçois sasource.

 

Tu doutes ; tu voudrais qu’on expliquâtpour toi

en langage assez clair pour qu’il soitaccessible

à ton entendement, quelle était ma pensée

 

quand je disais tantôt « que l’onengraisse bien »

et lorsque je disais : « Nul secondn’a surgi »[126] ;

et il est important de distinguer d’abord.

 

La haute Providence, administrant le monde

avec cette sagesse où tout regard créé

s’est perdu bien avant d’arriver jusqu’aufond,

 

pour que se dirigeât vers l’Épouxbien-aimé

plus sûre d’elle-même et à lui plus fidèle

l’épouse de Celui qui l’unit àlui-même[127]

 

avec son sang béni, dans des cris dedouleur,

lui fit mander deux princes, dans le but del’aider

et de l’accompagner, chacun de son côté.

 

L’un d’eux fut d’une ardeur tout à faitséraphique ;

la sagesse de l’autre a paru sur la terre

un éclat qui venait du chœur deschérubins[128].

 

Je dirai de l’un seul, car en parlant delui,

quel qu’il soit, on a fait de tous les deuxl’éloge,

puisque de leurs efforts la fin était lamême.

 

Entre l’eau qui descend du mont qu’avaitchoisi

le bienheureux Ubald et Topino, s’étale

au pied de la montagne une côtefertile[129]

 

d’où la chaleur descend, ou le froid,empruntant

la Porte du Soleil, à Pérouse ; et plusloin

gémissent sous leur joug Gualdo, puisNocera.

 

Et c’est sur cette côte, à l’endroit où lapente

a perdu sa raideur, qu’un soleil vint aumonde,

comme le nôtre naît parfois des eaux duGange ;

 

aussi, voulant parler de l’endroit que jedis,

on ne devrait pas dire Assise, c’est troppeu :

pour être plus exact, il faut dire Orient.

 

Il n’était pas encor bien loin de sonlever,

que déjà tout le monde avait pu contempler

les premiers réconforts de sa grandevertu ;

 

car, tout jeune, il faisait à son père laguerre

en faveur d’une dame à qui, comme à lamort,

nul n’ouvre avec plaisir la porte de chezlui,

 

jusqu’au point qu’il voulut l’épouser à lafin,

coram patrem, devant la Courspirituelle,

et qu’il aima depuis un peu plus chaquejour[130].

 

Pour elle, veuve encor de son premierÉpoux[131],

pendant mille et cent ans on l’avaitméconnue

et, jusqu’à lui, laissée obscure etnégligée.

 

C’est en vain qu’on a su qu’elle futimpassible

chez le pauvre Amyclas, au son de cettevoix

qui faisait cependant trembler toutl’univers[132] ;

 

c’est en vain qu’elle fut courageuse etconstante

et, tandis que pour elle restait en basMarie,

elle a suivi le Christ jusqu’en haut de lacroix[133].

 

Comme je ne veux pas procéder par énigmes,

dans mon parler diffus il faut que tucomprennes

par ces deux amoureux, François etPauvreté.

 

Leurs visages joyeux, leur bonneintelligence,

leur amour admirable et leurs tendresregards

ne produisaient jamais que de saintespensées,

 

tellement que Bernard le vénérable ôta

sa chaussure et courut le premier vers lapaix,

et trouvait que sa course était encor troplente.

 

Ô richesse inconnue, ô fécondebonté !

Gilles se déchaussa, Sylvestre l’imita,

voulant suivre l’époux, tant leur plaisaitl’épouse[134]  !

 

Lui, le père et le maître, il s’en fut par lasuite

errant avec sa femme et sa sainte famille

qui se ceignait déjà de son humble cordon.

 

Le signe d’un cœur vil ne marquait pas sonfront,

quoiqu’il ne fût que fils de PierreBernardone[135]

et qu’on ne lui montrât qu’un merveilleuxmépris ;

 

mais souverainement ayant fait l’exposé

de son projet austère, il obtintd’Innocent

pour la première fois de son ordre lesceau[136].

 

Tous les jours s’augmentait une foule depauvres

derrière celui-ci, dont la vie admirable

dit la gloire du Ciel encor mieux que lasienne.

 

Honorius, au nom de l’Esprit éternel,

pour la seconde fois mit alors la couronne

aux saintes volontés de cetarchimandrite[137].

 

Et lorsque, stimulé par la soif dumartyre,

il eut, sous les regards de l’orgueilleuxSoudan,

prêché le nom du Christ et de ceux quisuivirent[138],

 

et qu’ayant rencontré cette gent troprétive

à la conversion, plutôt que d’y rester

il vint cueillir le fruit des plantsitaliens,

 

sur un âpre rocher entre l’Âme et le Tibre

il prit de Jésus-Christ son ultimestigmate,

dont il porta deux ans l’empreinte sur soncorps[139].

 

Quand il plut à Celui qui l’avaitdistingué

de l’appeler en haut, pour cetterécompense

qu’il a su mériter par son humilité,

 

à ses frères, qui sont ses droitshéritiers,

il a recommandé le soin de son épouse,

ordonnant qu’on l’aimât avecfidélité ;

 

et puis de son giron cette âme radieuse

accepta de partir, rentrant dans sonroyaume ;

et il ne voulut pas, pour son corps, d’autrebière.

 

Tu vois, par lui, quel fut cet autre[140] qui l’aida

à mener dignement la barque de saintPierre

flottant en haute mer vers le refuge élu.

 

Et ce fut ce dernier qui fut monpatriarche ;

et celui qui le suit, comme il l’acommandé,

comme tu peux comprendre, a bien chargé sanef.

 

Son troupeau, cependant, de nouvellespâtures

est devenu friand, et ne peut s’empêcher

d’aller s’éparpillant sur des cheminsdivers ;

 

et plus de ce troupeau les brebisvagabondent,

s’écartant du sentier qui leur étaittracé,

plus elles rentreront sans lait à leurbercail.

 

II en existe encor qui, craignant ledanger,

se collent au berger, mais elles sont sirares

qu’un bout de drap suffit pour tailler leursmanteaux.

 

Ores, si mes propos ne sont pas tropfumeux,

si tu m’as écouté bien attentivement

et si tu te souviens de tout ce que je t’aidit,

 

tu dois voir tes désirs satisfaits enpartie ;

car tu sais où la plante est en train decasser

et quel était le sens de macorrection :

 

« Que l’on engraisse bien, à moins qu’onne s’égare. »

 

CHANT XII

 

Dès le premier instant où la flamme bénie

finit de prononcer les dernières paroles,

la meule des élus se remit à tourner.

 

Elle venait à peine de faire un tourcomplet,

lorsqu’une autre guirlande entoura lapremière

et rendit chant pour chant, allure pourallure,

 

ce chant qui surpassait par sa douceharmonie

celui de nos sirènes et de toutes nosmuses,

comme un rayon premier surpasse sonreflet.

 

Comme sur le fond flou d’un nuages’inscrivent,

peints aux mêmes couleurs, deux cerclesconcentriques,

lorsque Junon en donne à sa servantel’ordre[141],

 

et celui du dedans produit l’autreau-dehors,

de la façon dont naît la voix del’amoureuse

que l’amour consuma comme brume ausoleil[142],

 

apportant aux humains sur terrel’assurance

(suivant ce que jadis Dieu promit à Noé)

qu’on ne reverra plus les vagues dudéluge ;

 

ainsi les deux bouquets de roséséternelles

faisaient tourner leur ronde autour de noussans cesse,

l’externe répondant à celui du dedans.

 

Et lorsque enfin la danse et l’autre grandefête

de leur chant et des feux qui rallumaient plusfort,

par couples, leurs clartés amoureuses etgaies,

 

s’arrêtèrent d’accord, à la même seconde

comme, lorsqu’un plaisir les sollicite, onvoit

nos deux yeux se fermer et s’ouvrir deconcert[143],

 

alors, du cœur de l’un de ces éclatsnouveaux,

une voix s’éleva, qui me fit me tourner

comme l’étoile fait l’aiguille lachercher[144],

 

et elle commença : « L’amour qui merend belle

m’induit à te parler au sujet de ce chef

qui fit, à son propos, si bien parler dumien.

 

Où se trouve l’un d’eux, l’autre aussi doitparaître,

car tout ainsi qu’ils ont ensemblecombattu,

il convient qu’à son tour leur gloire brilleensemble.

 

La milice du Christ, dont le réarmement

devait coûter si cher, derrière sonenseigne

s’ébranlait lentement, craintive etclairsemée,

 

lorsque cet Empereur dont le règne est sansfin

vint aider son armée en danger de seperdre,

de par sa seule grâce et sans qu’elle en fûtdigne,

 

et, comme on te l’a dit, secourut sonépouse

avec ces deux guerriers dont le faire et ledire

du peuple dévoyé redressèrent la marche.

 

Là-bas, dans la contrée où naît le douxzéphyr

pour ouvrir les bourgeons de la feuillenouvelle

dont on voit au printemps se revêtirl’Europe,

 

assez près de l’endroit où se brisent lesvagues

qui cachent pour un temps aux regards deshumains

le soleil à la fin de sa carrièreardente[145],

 

est le pays où gît Calaruega l’heureuse,

sous la protection de ce superbe écu

qui porte le lion à la pointe et auchef[146].

 

C’est là qu’a vu le jour cet amant fortuné

de la foi des chrétiens, cet athlète sacré

qui fut doux pour les siens et dur pourl’ennemi.

 

Et dès qu’il fut créé, son esprit setrouva

si puissamment comblé des plus vivesvertus,

qu’avant de naître il fit prophétiser samère[147].

 

Et lorsque entre lui-même et la foi futconclu

le mariage saint[148] surles fonts où tous deux

se promirent pour dot leur salut mutuel,

 

la femme qui pour lui donnaitl’assentiment

dans un songe entrevit les admirablesfruits

qui devaient provenir de lui comme dessiens

 

et, pour qu’il fût de nom tel qu’il fut parnature,

une inspiration lui fit donner le nom

du possessif du maître auquel ilappartient[149].

 

Il fut dit Dominique ; et je parle delui

comme du jardinier qu’avait choisi leChrist,

pour vaquer avec lui aux soins de sonjardin.

 

Il était messager et compagnon du Christ,

car le premier amour qu’on a pu voir enlui

fut le premier conseil qu’avait donné leChrist[150].

 

Sa nourrice, souvent, le trouvait étendu

en silence, éveillé, contre la terre nue,

comme s’il avait dit : « Voilàpourquoi je viens[151] ! »

 

Que son père vraiment fut bien nomméFélix !

Que sa mère vraiment mérita d’être Jeanne,

si, bien interprété, ce nom vaut ce qu’ildit[152] !

 

Et non pas pour le siècle, auquel pensent tousceux

que font peiner en vain l’Ostiense ouThaddée[153],

mais pour le seul amour de la manneréelle,

 

il devint grand docteur, après un brefdélai,

tel qu’il se mit bientôt à travailler lavigne

qu’un mauvais vigneron réduit vite ànéant.

 

Puis, au siège qui fut plus béninautrefois

aux pauvres méritants (non pas lui, maisplutôt

celui qui l’occupait, et maintenant forligne)[154],

 

ce n’est pas un rabais de deux ou troissixièmes,

ce n’est pas le premier bénéfice vacant,

pas plus que decimas, quae sunt pauperumDei,

 

qu’il demanda ; mais bien licence pourcombattre

les erreurs de ce monde, au nom de lasemence

dont vingt-quatre fleurons tournent autour detoi[155].

 

Puis ; fort de sa doctrine et de savolonté,

il est parti servir l’office apostolique,

comme un torrent jailli d’une veinepuissante,

 

et il s’en fut porter aux désertshérétiques

son cours impétueux, d’autant plusvivement

qu’avec plus de vigueur ceux-ci luirésistaient.

 

Divers autres ruisseaux découlèrent delui[156],

qui vinrent arroser le jardin catholique,

fortifiant ainsi ses nombreux arbrisseaux.

 

Si telle est, dans le char, l’une de ces deuxroues

qui de la sainte Église assurent ladéfense,

la faisant triompher dans la guerrecivile,

 

je crois que maintenant tu dois voirclairement

l’excellence de l’autre, au sujet delaquelle

Thomas fut si courtois avant mon arrivée.

 

Cependant, le sillon qu’avait tracé lehaut

de sa rondeur[157] setrouve à présent délaissé,

si bien qu’au lieu de tartre on n’a quemoisissure[158] ;

 

car ses héritiers, qui jadis marchaientdroit

tant qu’ils l’avaient suivi, cheminent endésordre,

le premier fourvoyant celui qui vientderrière.

 

Et l’on verra bientôt se lever la moisson

de ce mauvais labeur ; et ce jour-làl’ivraie

réclamera le droit de rentrer au grenier.

 

Il n’est que naturel qu’en passant feuille àfeuille

notre volume, on puisse y trouver quelquepage

où l’on lise : « Je suis ce que jefus toujours »,

 

mais non pas dans Casal ni dansAcquasparta,

qui n’augmentent le livre que de mauvaisfeuillets,

l’un pour mieux l’éluder, l’autre pour leraidir[159].

 

Je suis l’âme, pour moi, de ce Bonaventure

de Bagnoreggio, qui, dans les grandsoffices,

ai toujours méprisé ce que faisait lagauche[160] .

 

Augustin est là-bas, avec l’Illuminé[161],

qui des pauvres déchaux furent deux despremiers

dont le cordon gagna l’amitié de Dieu.

 

Tu vois aussi près d’eux Hugues deSaint-Victor

et Pierre le Mangeur et Pierre l’Espagnol,

qui brille encor chez vous grâce à ses douzelivres[162] ;

 

le prophète Nathan et le métropolite

Chrysostome, et Anselme, ainsi que ceDonat

qui daigna s’occuper des rudiments del’art[163] ;

 

Raban est avec nous et, à côté de moi,

tu vois briller l’abbé Joachim de Calabre[164],

qui fut jadis doué d’un espritprophétique.

 

Ce furent de Thomas l’ardente courtoisie

et le discret latin, qui m’ont encouragé

à louer de la sorte un si grand paladin,

 

entraînant avec moi toute macompagnie. »

 

CHANT XIII

 

Que celui qui prétend voir ce que moi j’aivu

imagine (et qu’il garde aussi ferme qu’unroc

cette image, le temps que dure mondiscours)

 

quinze astres resplendir dans des pointsdifférents

du ciel, en y mettant une telle clarté

qu’elle transpercerait n’importe quelbrouillard.

 

Qu’il imagine aussi ce char que notre ciel

garde dans son giron la nuit comme le jour

et qui reste visible en virant du timon.

 

Qu’il imagine un cor avec son pavillon

et dont le but commence à la pointe del’axe

autour duquel se meut la première dessphères,

 

dessinant sur le ciel, de ses astres, deuxsignes

pareils à ceux que fit la fille de Minos

lorsqu’elle ressentit les affres de lamort ;

 

et que, l’un se baignant dans les rayons del’autre,

ils tournent tous les deux, mais de tellemanière

que l’un va vers d’abord et l’autre verstantôt[165].

 

Il pourra voir alors du vrai grouped’étoiles

l’ombre ou peut-être moins, et de la doubledanse

qui tournait tout autour du point où jerestais ;

 

car elle surpassait tout ce que noussavons,

de même que le cours du ciel le plusrapide

surpasse, sur le sol, le cours de laChiana[166].

 

Là-haut, on ne chantait ni Bacchus niPéan,

mais de la Trinité la nature divine,

avec l’humaine en plus chez l’un seul de cestrois.

 

La mesure finit du chant et de la danse,

et ces saintes splendeurs se tournèrent versnous,

et chaque soin nouveau rendait leurs feux plusvifs.

 

Le bienheureux silence à la fin fut rompu

par la même clarté par qui du petit pauvre

de Dieu j’avais d’abord appris la bellehistoire[167].

 

« Quand déjà, me dit-il, d’une paillebroyée

la graine est recueillie et rentrée augrenier,

le doux amour m’invite à t’en fouler uneautre.

 

Tu penses que le sein d’où l’on tira lacôte

qui servit pour former cette belle figure

dont vous payez si cher le palais tropgourmand,

 

de même que celui qui, percé par la lance,

expia tant l’après que l’avant, tellement

qu’aucun péché ne peut emporter labalance,

 

autant qu’il est permis à l’humaine nature

d’acquérir de lumière, ils l’eurent tous lesdeux

des mains de ce pouvoir qui les fit l’un etl’autre[168] :

 

c’est pourquoi t’a surpris ce que j’ai ditplus haut,

alors que j’affirmais qu’il n’eut pas desecond,

cet heureux que contient la cinquièmeclarté.

 

Mais ouvre maintenant les yeux à maréponse :

tu verras ta croyance aussi bien que mesdires

comme le centre au cercle englobés dans levrai.

 

Ce qui n’a pas de mort et ce qui peutmourir,

l’un et l’autre, ne sont qu’un reflet del’idée

qu’engendre le Seigneur au moyen del’amour ;

 

car le vivant éclat qui se diffuse ainsi

de Celui qui la fit, mais sans se séparer

de lui ni de l’amour qui fait trois aveceux,

 

grâce à sa qualité, rassemble les rayons

et les reflète ensuite à travers neufsubstances,

en restant elle-même éternellementune[169].

 

Elle descend ensuite aux dernièrespuissances

en passant d’acte en acte, et s’affaiblit aupoint

qu’il en sort seulement de brèvescontingences.

 

Or, quant à celle-ci, j’appelle de ce nom

les êtres engendrés, qu’avec ou sanssemence

le mouvement du ciel pousse versl’existence.

 

La cire n’était pas la même, dans cesastres,

ni ceux qui l’ont pétrie ; et c’estpourquoi, d’en bas,

brille diversement leur essenceidéale ;

 

ce qui fait que parfois le même arbreproduit

des fruits plus ou moins bons, mais de la mêmeespèce,

et que l’on trouve en vous de si diversgénies.

 

Si la cire était prise à son meilleurmoment

et la vertu du Ciel au degré le plus haut,

la clarté de l’empreinte y brilleraitentière ;

 

mais la nature fait qu’il y manquetoujours

quelque chose, et travaille à l’instar del’artiste,

qui connaît bien son art, mais que la mainsuit mal.

 

Mais si le chaud Amour trace et empreintlui-même

le portrait lumineux de la Vertu première,

le sceau qui s’en dégage est parfait en toutpoint.

 

C’est ainsi qu’autrefois il a créé laterre

digne de recevoir un animal parfait ;

c’est de cette façon que la Viergeconçut ;

 

en sorte que j’admets ton premier point devue,

que le savoir humain ne fut et ne sera

jamais aussi parfait que dans ces deuxpersonnes[170].

 

Or, si je m’arrêtais sans m’expliquer plusloin,

ton premier mouvement serait pourdemander :

« Comment donc celui-ci n’eut-il pas sonpareil ? »

 

Pour que te semble clair ce qui paraîtobscur,

pense quel homme il fut et quelle étaitl’envie

qui lui fit demander, lorsqu’on lui dit :« Demande ! »[171].

 

J’ai parlé de façon que tu puissescomprendre

qu’il voulut, étant roi, demander lasagesse,

pour être suffisant dans son rôle de roi,

 

et non pas pour connaître exactement lenombre

des moteurs de là-haut[172],ni si le nécessaire

avec le contingent donnent dunécessaire[173],

 

nisi dare est primum motum esse nonplus[174],

ni comment obtenir que dans un demi-cercle

soit inscrit un triangle aux trois anglesaigus[175].

 

Si j’ajoute ces mots à tout ce quiprécède,

la prudence royale est la seule sagesse

où s’adressait tantôt le trait de mondessein.

 

Et si d’un œil serein tu regardessurgi[176],

tu verras qu’il ne peut se rapporter qu’auxrois,

qui sont assez nombreux, mais rarementparfaits.

 

Entends donc mes propos avec cetteréserve :

je ne contredis plus, ainsi, ce que tucrois,

sur notre premier père et sur leBien-Aimé.

 

Et que ceci te soit toujours du plomb auxpieds,

pour te faire avancer lentement, commelas,

vers le oui, vers le non que tu n’aperçoispas.

 

Il faut que celui-là soit un sot, et desgrands,

qui, sans examiner, affirme ou bienconteste,

quand dans un sens quelconque il donne sonavis.

 

Il arrive, en effet, que l’on voit biensouvent

l’opinion des gens s’incliner versl’erreur,

et l’amour-propre sert d’entrave aujugement.

 

Qui veut pêcher le vrai sans en connaîtrel’art

s’éloignera du port pis qu’inutilement,

car il ne rentre pas tel qu’il étaitparti[177].

 

Vous avez de cela des preuves évidentes

dans le monde, où Bryson, Mélissus,Parménide

et d’autres sont partis sans savoir vers quelsbuts[178],

 

comme Sabellius, Arius, et ces fous

qui pour les saints écrits furent commel’épée

qui d’un visage droit en fait un detravers[179].

 

On doit bien se garder de trop précipiter

le jugement, pareils à ceux qui de leurblé

fixent le prix sur pied, avant qu’il n’aitmûri ;

 

car j’ai vu bien souvent quelque buissonparaître

durant tout un hiver sec et couvertd’épines,

et au printemps garnir de rosés lesommet ;

 

et j’ai vu le bateau glisser facilement

sur l’eau, cinglant tout droit pendant latraversée,

et sombrer à la fin, à deux brasses duport.

 

Donc, que Madame Berthe et le sieurMartin[180],

ayant vu l’un voler, l’autre fairel’aumône,

n’aillent pas préjuger du jugement duCiel,

 

car ils peuvent, les deux, s’élever outomber. »

CHANT XIV

 

Du centre au cercle, ou bien du cercle vers lecentre,

on voit l’eau se mouvoir dans un vasearrondi,

suivant qu’on l’a touché sur le bord oudedans.

 

Dans mon esprit naquit tout à coup cetteidée

que je viens d’exprimer, dès le premiermoment

où l’esprit glorieux de Thomas s’étaittu[181] ;

 

car je pensais trouver certaine analogie

dans ses propos, suivis de ceux deBéatrice,

qui me fit la faveur de parler aprèslui :

 

« II lui faut maintenant, quoiqu’il n’endise rien

de vive voix, ni même en sa propre pensée,

atteindre à la racine une autre vérité.

 

Dites-lui si l’éclat dont s’embellit ainsi

votre substance propre est éternellement

pour vous un compagnon tel qu’il est àprésent ;

 

et s’il doit vous rester, expliquez-luicomment,

lorsque l’on vous rendra votre écorcevisible[182],

il n’aura pas le don d’offusquer votrevue. »

 

Comme, pressés parfois par le vifaiguillon

d’un plaisir grandissant, ceux qui dansent enronde

haussent d’un ton leur voix, où paraît leurliesse,

 

de même, à la demande empressée et pieuse,

une nouvelle joie envahit les saintscercles,

traduite par leur danse et par leurs douxaccords.

 

Celui-là qui se plaint parce qu’on meurt surterre

pour vivre au ciel, le fait pour avoirignoré

le rafraîchissement de la pluie éternelle.

 

Cet Un et Deux et Trois qui pour toujoursexiste

et qui règne à jamais en Trois et Deux etUn

et contient l’univers sans être contenu,

 

était trois fois chanté par chacune desâmes,

et leur belle chanson suffirait pour payer

à leur plus juste prix les plus brillantsmérites.

 

Ensuite j’entendis dans l’éclat le plussaint[183]

du cercle intérieur une voix aussi douce

que celle de l’archange interpellant Marie

 

répondre : « Aussi longtemps quedurera la fête

du Paradis, l’amour que nous portons ennous

brillera de la sorte au sein de cetterobe.

 

L’éclat de sa splendeur se mesure àl’ardeur

et l’ardeur à la vue ; et celle-cidépend

à son tour de la grâce impartie à chacun.

 

Le jour où de la chair glorieuse et sanstache

nous serons revêtus, nos personnes seront

plus belles qu’aujourd’hui, pour être enfinentières ;

 

ce qui doit augmenter la lumière d’amour

que le plus grand des Biens nous donna par sagrâce ;

et c’est par sa vertu qu’on le peutcontempler.

 

Alors, par conséquent, s’augmentera la vue

et croîtra cette ardeur qui s’allume à sonfeu,

ainsi que le rayon qui prend naissanced’elle.

 

Mais, pareil au charbon qui produit uneflamme

mais dont le blanc éclat dépasse saclarté,

faisant qu’on le distingue aisément àtravers,

 

de même le brillant qui nous revêt ici

se verra dépasser par l’aspect de la chair

qui demeure à présent recouverte de terre.

 

Sa splendeur ne pourra fatiguer nosregards,

les organes des sens devenant assez forts

pour porter ce qui doit servir à notrejoie. »

 

Et l’un et l’autre chœur me semblèrentalors

si prompts et si contents d’ajouter leur« amen »,

qu’on sentait le désir de leurs corpstrépassés ;

 

non seulement, peut-être, pour eux, mais pourleurs mères,

pour leurs pères, pour ceux qui leur furent sichers

avant de devenir des flambeaux éternels.

 

Voici que tout à coup, égal quant àl’éclat,

un feu nouveau parut autour de ce premier,

pareil à la clarté qui monte à l’horizon.

 

Et comme l’on peut voir, à l’heure où la nuitmonte,

s’allumer lentement des feux nouveaux auciel,

revêtant un aspect à la fois faux et vrai,

 

je crus apercevoir des substancesnouvelles

que je distinguais mal et qui formaient uncercle

au-dehors, tout autour des deux cerclespremiers.

 

Ô vrai scintillement de l’Espritsacro-saint !

Comme il est apparu soudain resplendissant

à mes yeux qui, vaincus, ne pouvaient lesouffrir !

 

Mais Béatrice alors découvrit à mes yeux

un sourire si beau, qu’il faut quej’abandonne

l’espoir de ranimer un pareil souvenir.

 

Mon regard reprenant un peu plus devigueur,

je pus en faire usage et je nous vis, moiseul

et ma dame, emportés vers un bonheur plushaut.

 

Et je sus qu’en effet nous venions demonter

en voyant le sourire incandescent del’astre

qui semblait rougeoyer plus qu’à sonordinaire[184].

 

Du fond de ma poitrine, en parlant cettelangue

qui n’est qu’une pour tous[185],je fis offrande à Dieu,

comme le requérait cette nouvelle grâce.

 

L’ardeur de l’oraison ne s’était paséteinte

tout à fait dans mon cœur, que déjà jesavais

qu’on avait accueilli mes vœux avecfaveur,

 

car je vis des splendeurs qui formaient deuxrayons,

avec un tel brillant et rougeoyant si fort

que je dis : « Hélios[186], comme tu leshabilles ! »

 

Comme la galaxie étend d’un pôle à l’autre

un fleuve de clarté qui fait douter lessages,

dans un miroitement de feux plus grands oumoindres,

 

ces rayons constellés, de même,composaient

aux profondeurs de Mars le signe vénérable

que fait la jonction des cadrans dans uncercle[187].

 

Ici, le souvenir l’emporte surl’esprit :

sur cette croix brillait d’un tel éclat leChrist,

que je ne puis trouver un exemple assezdigne ;

 

mais qui porte sa croix et marche avec leChrist

devra bien m’excuser sur ce que je doistaire,

lorsqu’il reconnaîtra le blanc éclat duChrist.

 

Du bout d’un bras à l’autre et du sommet aupied

s’écoulaient des splendeurs qui scintillaientplus fort

aux points de croisement de leurs brèvesrencontres :

 

c’est ainsi que l’on voit courir, droits outordus,

lestes ou paresseux, plus longs ou bien pluscourts,

d’aspect toujours changeant, les grains de lapoussière

 

jouant dans un rayon qui projette un pontd’or

au coin d’ombre que l’homme, en cherchant unabri,

dispose par son art et son intelligence.

 

Et comme un violon qui jouerait de concert

avec la harpe, laisse entendre un son sidoux

même aux plus ignorants du fait de lamusique,

 

de même, des clartés qui paraissaient enhaut,

le long de cette croix, un air secomposait,

dont j’étais transporté sans en saisir lesmots.

 

Sans doute, je voyais que c’étaient deslouanges,

car « Ressuscite ! » ainsi que« Triomphe ! » venait[188]

jusqu’à moi, qui pourtant écoutais sanscomprendre.

 

Je me sentais ravir par un amour si fort,

que jusqu’à ce moment je n’ai vu nul objet

qui m’attachât le cœur par de si douceschaînes.

 

Peut-être ce propos paraîtra téméraire,

qui subordonne ainsi l’amour du douxregard

au spectacle duquel repose mon désir[189] ;

 

mais celui qui comprend que les vivesempreintes

de toutes les beautés s’augmentent enmontant,

et que depuis tantôt je ne l’avais pasvue,

 

pourra me pardonner ce dont, moi, jem’accuse

pour m’excuser tout seul, et voir que je disvrai :

car je n’ai pas exclu cette sainteallégresse,

 

puisque plus haut on monte, et plus elles’épure.

CHANT XV

 

La douce volonté par laquelle s’exprime

l’amour qui vole droit, comme laconvoitise

ne saurait s’exprimer si ce n’est par lemal,

 

imposa le silence à cette aimable lyre

et rendit le repos à ces cordes sacrées

que la droite du ciel éveille et faitvibrer.

 

Comment resteraient sourds à de justesprières

ces esprits qui d’un coup, pour me donnerenvie

de les interroger, se taisaient à lafois ?

 

Celui qui, pour l’amour des choseséphémères,

se dépouille à jamais, tout seul, de cetamour,

n’a pas trop, pour pleurer, des siècleséternels.

 

Telle que dans le soir tranquille et sansnuages

file de temps en temps l’étincelle rapide

appelant le regard qu’elle prend parsurprise,

 

en sorte qu’on dirait qu’une étoilevoyage,

quoique de cet endroit qui la vits’allumer

nulle ne s’en détache, et qu’elle dure àpeine ;

 

telle à côté du bras qui s’étend vers ladroite

un astre descendit, se séparant des autres

qu’on y voyait briller, jusqu’au pied de lacroix,

 

le joyau demeurant toujours dans sonécrin,

et fila tout au long du pilier éclatant,

comme un feu glisserait derrière un murd’albâtre.

 

Avec autant d’amour jadis, dans l’Elysée,

si l’on croit ce qu’en dit notre meilleureMuse[190],

courait l’ombre d’Anchise apercevant sonfils.

 

« O sanguis meus, osuperinfusa

gratia Dei, sicut tibicui

bis unquam caeli januareclusa ? » [191]

 

Ainsi disait l’éclat où je mis monregard ;

et puis je le tournai de nouveau vers madame,

restant de part et d’autre égalementsaisi ;

 

car au fond de ses yeux brillait un telbonheur

que je crus, par les miens, toucher jusques aufond

de ma grâce elle-même et de mon paradis.

 

Plus bel encore à voir, qu’il était àl’entendre,

à ce commencement il ajouta des choses

que je ne compris pas, tant il étaitprofond.

 

Ce n’est pas qu’il cherchât à me paraîtreobscur :

c’était sans le vouloir, car sesconceptions

dépassaient de trop loin la mortellemesure.

 

Et lorsque enfin de l’arc de son amourardent

la flèche fut partie, et que de sondiscours

le sens vint au niveau de notreentendement,

 

les propos que d’abord j’entendisprononcer

furent : « Béni sois-tu, Trois et Unà la fois,

qui fis cette faveur à quelqu’un de marace ! »

 

Ensuite il poursuivit : « Le jeûnelong et doux

que je traîne avec moi, lisant le longvolume

où le blanc et le noir restent toujourspareil[192],

 

ô mon fils, a pris fin au sein de lalumière

d’où je te parle ainsi, par la grâce decelle

qui te rendit ailé pour un vol si hautain.

 

Tu crois que tes pensers par la premièreEssence

arrivent jusqu’à moi, comme pour qui lesait

le cinq comme le six viennent del’unité ;

 

c’est pourquoi tu t’abstiens de demander monnom,

ou la raison qui fait que je suis plusheureux

que les autres esprits de cette fouleallègre.

 

Ce que tu crois est vrai, car tous, petits ougrands,

dans la vie où je suis, nous voyons lemiroir

où le penser se montre avant qu’on l’aitpensé.

 

Mais pour mieux contenter la saintecharité

qui fait le seul objet de ma veilleéternelle

et qui me donne soif du plus doux desdésirs,

 

dis de ta propre voix sûre et joyeuse etferme,

dis quel est ton vouloir et quelle est tonenvie,

car ma réponse est prête et n’attend plus quetoi

 

Alors je regardai Béatrice ; elle sut

mon désir sans discours et fit en souriant

le signe qui donnait des ailes au désir.

 

Et je dis à l’esprit : « L’amour etl’intellect,

depuis que vous voyez l’égalité première,

ont pour chacun de vous un seul et mêmepoids,

 

parce que du soleil qui vous brûle et vousbaigne

la chaleur et l’éclat sont tellementégaux,

que les comparaisons seraientinsuffisantes.

 

Pourtant, chez les mortels, l’envie et lesmoyens,

pour les raisons que vous, vous connaissez sibien,

ont l’aile, bien souvent, diversementpuissante,

 

et moi, qui suis mortel, je ressensvivement

cette inégalité : c’est pourquoi je rendsgrâces

rien qu’avec tout mon cœur à cet accueilpaterne.

 

Pourtant, je t’en supplie, ô vivantetopaze

qui garnis de tes feux ce joyau sanspareil,

satisfais mon désir de connaître tonnom ! »

 

« Ô feuille de ma plante, ô toi quej’attendais

avec tant de plaisir, vois en moi taracine ! »[193]

Tel fut le bref début qu’il fit à saréponse ;

 

et puis il poursuivit : « Celui dontest venu

le nom de tous les tiens, fait depuis plusd’un siècle

sur le premier palier le tour de lamontagne.

 

Il était mon enfant et fut tonbisaïeul ;

et ce serait raison, si par tes bonnesœuvres

tu voulais abréger cette longuefatigue[194].

 

Florence, dans l’enclos de ses vieillesmurailles

d’où lui vient tous les jours l’appel detierce et none,

vivait jadis en paix, plus sobre et pluspudique.

 

On n’y connaissait pas bracelets oucouronnes

ou ces jupons brodés ou ces bellesceintures

que l’on regarde plus que celle qui lesmet.

 

La fille qui naissait n’était pas pour sonpère

un objet de terreur : l’âge comme ladot

ignoraient les excès en trop peu comme entrop.

 

On vivait entassés dans des maisonsmodestes,

puisque Sardanapal[195]n’avait pas enseigné

le parti que l’on peut tirer de simplespièces.

 

Votre Uccellatojo n’avait pas surpassé

le mont de Marius[196] ; mais comme il l’a vaincu

par la splendeur, la chute en sera de plushaut.

 

Bellincione Berti, de son temps, seceignait

de cuir et d’os[197] ; j’ai vu sa femme revenir

du miroir, sans avoir maquillé son visage.

 

Et j’ai vu les Nerli comme lesVecchio[198]

se contenter souvent de leur peau toutenue,

leurs femmes du fuseau et de leurquenouillée.

 

Heureuses femmes ! Vous, vous saviez àl’avance

où serait votre tombe ; aucune n’estrestée

toute seule en son lit, à cause desFrançais[199].

 

L’une passait son temps veillant sur leberceau

et, en le balançant, employait le langage

qui fait l’amusement des pères et desmères ;

 

l’autre, de son côté, tout en filant lalaine,

racontait aux enfants les histoiresanciennes

des Troyens, de Fiesole et de Rome lagrande.

 

On eût été surpris d’y voir desCianghella,

des Lapo Saltarello[200], plusqu’on serait de voir

aujourd’hui Cornélie ou bien Cincinnatus.

 

pans ce charmant repos, dans cette bellevie

de tous les citoyens, dans cetterépublique

pleine d’honnêteté, dans ce si doux séjour

 

m’a fait venir Marie à grands crisinvoquée ;

le baptistère ancien[201]m’avait vu recevoir,

avec la foi du Christ, le nom deCacciaguide.

 

Moronte et Elysée ont été mes deuxfrères[202] ;

ma femme descendait de la rive du Pô,

et c’est d’elle que vient le surnom qu’on tedonne[203].

 

Ensuite, j’ai servi sous l’empereurConrad[204]

et fus reçu par lui dans sa propremilice[205],

tant il avait en gré mes belles actions.

 

Je marchai sur ses pas contre l’iniquité

de la religion dont les sujets usurpent,

aidés par vos pasteurs, votre droitlégitime.

 

Et c’est là que je fus par cette raceimmonde

détaché des liens de ton monde trompeur

dont le funeste amour avilit tantd’esprits,

 

et j’obtins cette paix au prix de monmartyre. »[206]

 

CHANT XVI

 

Mesquine ambition de notre pauvre sang,

si tu rends les mortels si glorieux etvains

ici-bas, sur la terre où notre amourlanguit,

 

je n’en serai jamais étonné désormais,

puisque là, dans le ciel où mauvaise envie

ne pousse pas, tu pus me rendre vainmoi-même !

 

Mais tu n’es qu’un manteau qui bientôt restecourt

et que de jour en jour il nous fautrapiécer,

car les ciseaux du temps le rognent departout.

 

Par ce « vous » que dans Rome on ad’abord admis

et que ses habitants conservent moins qued’autres[207],

je repris aussitôt le fil de mondiscours ;

 

et comme Béatrice était auprès de moi,

le sourire qu’elle eut me rappelait latoux

qui du premier faux pas avertissaitGenièvre[208].

 

Ainsi je commençai : « Vous êtesbien mon père,

vous rendez à ma voix une entièreassurance ;

vous me relevez tant que je suis plus quemoi ;

 

et par tant de ruisseaux se remplitd’allégresse

mon esprit, qu’en lui-même il se fait unefête

de pouvoir la souffrir sans que le cœur sebrise.

 

Pourtant, veuillez me dire, ô mes chèresprémices,

quels furent vos aïeux, et quelle futl’année

qui de votre jeunesse a marqué ledébut ;

 

et représentez-moi le bercail de saintJean[209]

tel qu’il était alors ; et quels étaientles hommes

plus dignes d’y siéger aux places les plushautes. »

 

Comme au souffle du vent s’avive lacouleur

dans le charbon ardent, je vis cetteclarté

devenir plus brillante aux motsaffectueux ;

 

et comme elle devint plus belle à mesregards,

elle dit, d’une voix plus douce et plussuave,

mais non avec les mots que l’on saitmaintenant :

 

« À partir de ce jour où l’ange ditAve

jusqu’au jour où ma mère, à présent dans lagloire,

se délivra de moi, dont elle étaitenceinte,

 

cinq cent cinquante et trente est le nombre defois

que cet astre où je suis vint auprès duLion

pour ranimer sa flamme aux plantes de sespieds[210].

 

Mes ancêtres et moi, nous sommes nés aupoint

par où font leur entrée au dernier dessextiers

ceux qui courent chez vous aux jeux de tousles ans[211].

 

II suffit de savoir cela de mesaïeux :

car quels étaient leurs noms et d’où venaitleur race,

il semble plus séant de ne pas en parler.

 

Tous ceux qui, dans ce temps, se trouvaient enétat

de s’armer, depuis Mars jusqu’à SaintJean-Baptiste,

des vivants d’à présent n’étaient que lecinquième[212] ;

 

mais le commun du peuple, où maintenant semêlent

les gens de Castaldo, de Campi, deFigline[213],

était alors très pur jusqu’au moindreartisan.

 

Oh ! qu’il eût mieux valu n’être que lesvoisins

de ces gens que j’ai dit, et fixer vosconfins

en deçà de Galuzze et de Trespiano[214],

 

que de les accepter, souffrant la puanteur

du vilain d’Aguglion, ou de celui de Signe

dont l’œil déjà perçant promet les volsfuturs[215] !

 

Et si le plus pourri des états des humains

ne s’était pas montré marâtre pourCésar[216],

mais une mère aimant son fils avectendresse,

 

tel devient Florentin et commerce ettrafique,

qui n’aurait pas quitté son bouge àSemifonte,

où jadis son aïeul mendiait pour sonpain[217].

 

Montemurlo serait toujours aux mains descomtes[218] ;

au doyenné d’Acone on verrait lesCerchi[219],

et les Buondelmonti peut-être àValdigrieve[220].

 

Car la confusion de tous ces habitants

fut le commencement des maux de la cité,

comme de ceux du corps l’alimentsuperflu :

 

le taureau qui voit mal tombe pluspesamment

que l’agneau né sans yeux[221] ; et souvent une épée

taille plus et fend mieux que cinq qu’on metensemble.

 

Tu n’as qu’à regarder Urbisaglia, Luni

disparaître du monde, et comment derrièreelles

Chiusi, Sinigaglia suivent la mêmeroute[222] ;

 

et d’entendre comment s’éteignent lesfamilles

ne te paraîtra plus étrange et difficile,

si toute une cité peut disparaître ainsi.

 

Enfin, toutes vos choses conduisent à lamort,

vous y menant aussi, lorsqu’elles durentplus ;

vous ne le voyez pas, mais la vie, elle, estbrève.

 

Comme le ciel lunaire avec son mouvement

recouvre et met à nu sans cesse lesrivages,

ainsi fait la Fortune avec ceux deFlorence.

 

On ne devrait donc pas tenir poursurprenant

ce que je te dirai des Florentinsillustres

dont le temps obscurcit la réputation.

 

Oui, je les ai tous vus, Ughi, Catellini,

Ormanni, Filippi, Greci, Alberichi,

illustres citoyens, déjà sur ledéclin ;

 

et j’ai vu les maisons aussi grandesqu’anciennes

de ceux de Sannella, comme de ceux d’Arca,

Ardinghi, Botichi et Soldanieri.

 

À côté de la porte à présent accablée

par l’autre iniquité[223], quilui pèse si lourd

qu’elle fera bientôt crouler toute labarque,

 

étaient les Ravignan, desquels sontdescendus

tous ceux qui par la suite, avec le comteGuide,

ont hérité le nom du grandBellincioni[224].

 

Déjà Délia Pressa connaissait à merveille

l’art du gouvernement, et les Galigaï

portaient déjà la garde et le pommeaudorés[225].

 

La colonne du Vair était alors biengrande[226],

Sacchetti, Ginocchi, Fifanti, Barucci,

Galli, comme tous ceux qu’un boisseau faitrougir[227].

 

La source où sont venus plus tard lesCalfucci

était grande, et déjà l’on mettait lesSizi

et les Arigucci sur la chaise curule[228].

 

Qu’ils étaient grands alors, ceux que leurvanité

a fait tomber depuis[229] ! Alors les boules d’or

parmi les plus hauts faits accompagnaientFlorence[230].

 

Ainsi se sont conduits les pères deceux-là

qui, dès que votre église est vacante àprésent,

préfèrent s’engraisser aux dépens duchapitre[231].

 

L’outrecuidant lignage acharné d’habitude

contre celui qui fuit, et qui devientagneau

dès qu’on lui laisse voir la bourse ou bienles crocs[232],

 

commençait à monter, mais partait de bienbas ;

Ubertin Donato ne s’est pas réjoui

de voir que son beau-père en faisait desparents[233].

 

Déjà Caponsacco habitait le Marché,

descendant de Fiesole ; et les Giudapassaient,

ainsi qu’Infangato, pour de bonscitoyens[234].

 

Je dirai cette chose incroyable, maisvraie :

dans cette étroite enceinte on entrait par laporte

qui rappelait le nom de ceux de laPera[235].

 

Et tous les possesseurs des bellesarmoiries

de l’illustre baron dont à la Saint-Thomas

on célèbre toujours le nom et lavaleur[236],

 

obtinrent la noblesse avec ses privilèges,

bien qu’à présent l’un d’eux s’allie avec lepeuple,

oui depuis a brisé ses armes d’un pald’or[237].

 

Et les Gualterotti se trouvaient bien enplace

et les Importuni[238] ; Borgo serait plus calme,

s’il n’eût ouvert la porte à de nouveauxvoisins.

 

Cette maison qui fut la source de voslarmes,

pour la juste fureur qui causa tant demorts,

et devait mettre un terme à votre vieheureuse[239],

 

était au premier rang, elle et sesalliés ;

il était bien mauvais, le conseil,Buondelmonte,

qui t’a fait annuler l’union projetée ![240]

 

Beaucoup seraient contents, qui pleurent àprésent,

si Dieu t’avait laissé dans les flots del’Ema

dès la première fois que tu vins à laville[241].

 

Mais, à ce qui paraît, la pierre mutilée

qui veille sur le pont[242]réclamait de Florence,

sur la fin de sa paix[243], unetelle victime.

 

Or, c’est avec ces gens et bien d’autrespareils

que j’ai connu Florence au sein d’un telrepos,

qu’on n’y trouvait alors de raison pourpleurer ;

 

et c’est avec ces gens que j’ai connu sonpeuple

si juste et triomphant, qu’on n’a pas vu sonlis

traîner dans la poussière au bout de sabannière,

 

ni devenir vermeil dans les combatscivils. »[244]

 

CHANT XVII

 

Comme l’enfant qui vint demander à Clymène

la vérité sur ce qu’on racontait sur lui[245]

(les pères sont, depuis, moins complaisantsaux fils),

 

je n’étais pas tranquille ; et cela futsenti

par Béatrice, ainsi que par la saintelampe

qui venait de quitter sa place pour moiseul.

 

Alors ma dame dit : « Laisse jaillirdu cœur

la flamme du désir, qu’elle fasseapparaître

de tes intentions l’empreinte claire etnette !

 

Non pas que tes propos à notreconnaissance

puissent rien ajouter, mais il fautt’enhardir

à déclarer ta soif, pour qu’on puisset’aider. »

 

« Ô mon cher et beau tronc, qui t’élèvessi haut

que, comme moi, je vois qu’on ne peut faireplace

à deux angles obtus aux sommets d’untriangle,

 

tu vois facilement les choses contingentes

avant qu’on les produise, en regardant lePoint

pour lequel tous les temps ne sont que duprésent ;

 

aussi longtemps que j’eus Virgile auprès demoi,

en gravissant le mont où guérissent lesâmes

et pendant la descente au monde desdéfunts,

 

j’ai parfois entendu des paroles terribles

concernant l’avenir, malgré que je mesente

dur comme un tétragone envers les coups dusort.

 

C’est pourquoi mon désir se verraitsatisfait,

si j’apprenais de toi le destin quim’attend,

car la flèche annoncée est plus lente àvenir. »

 

C’est ainsi que je dis à la même lumière

qui me parla d’abord ; et commeBéatrice

me l’avait demandé, je fis voir mon désir.

 

Non par l’oracle obscur dont la gentinsensée

se laissait ébaubir, avant la mise à mort

de cet Agneau de Dieu qui remet lespéchés,

 

mais dans des termes clairs, par des proposprécis

me répondit alors cet amour paternel

visible et enfermé dans son propresourire :

 

« Le contingent, qui n’est, de votrepoint de vue,

étendu qu’aux feuillets écrits par lamatière,

est dépeint tout entier dans l’aspectéternel[246].

 

Pourtant il n’acquiert là nulle nécessité,

pas plus que le bateau qui descend lecourant

ne dépend du regard dans lequel il semire.

 

C’est de là que me vient, comme à l’oreillearrivent

les sons harmonieux qui font le chant del’orgue,

la vision des temps qui s’amorcent pourtoi.

 

Comme jadis d’Athènes Hippolyte est parti

à cause de l’impie et perfide marâtre[247],

il te faudra de même abandonner Florence.

 

C’est ce que l’on désire et qui déjà setrame

et sera vite fait par ceux qui s’enoccupent

dans la ville où l’on vend Jésus-Christ tousles jours[248].

 

Le bruit commun voudra, comme toujours,donner

le tort à l’offensé[249] ; pourtant le châtiment

sera le sûr témoin du vrai qui l’a dicté.

 

Ce que tu chériras plus tendrement aumonde

sera perdu pour toi : c’est là le premiertrait

qui de l’arc de l’exil jaillit et touche aucœur.

 

Et tu feras l’essai du goût amer du sel

sur le pain étranger ; tu sauras s’il estdur

de monter et descendre les escaliersd’autrui.

 

Mais ce qui pèsera le plus sur tesépaules,

ce sera la méchante et folle compagnie

qui roule avec toi-même au fond du mêmeabîme ;

 

car, devenue impie, insensée et ingrate,

elle s’emportera contre toi ; maisbientôt

c’est elle, et non pas toi, qui recevra lescoups.

 

Sa conduite sera la preuve suffisante

de sa stupidité ; mais ce sera pourtoi

un grand honneur que d’être, à toi seul, tonparti.

 

Ton asile premier, le premier de tes gîtes

seront le bel accueil de l’illustreLombard

qui porte sur l’écu l’oiseau saint etl’échelle[250].

 

Il te regardera d’un œil si bienveillant,

qu’entre vous, demander et donner sesuivront

dans un ordre contraire aux usages desautres.

 

Tu connaîtras chez lui celui dont leberceau

reçut de cette étoile une forte influence,

qui rendra ses exploits plus clairs que toutéloge[251].

 

Comme il est trop petit, il est trop tôtencore

pour s’en apercevoir, puisque à peine neuffois

a tourné cette sphère au-dessus de satête.

 

Avant que le Gascon trompe le grandHenri[252],

on verra les éclats de sa grande vertu,

qui méprisera fort l’argent et la fatigue,

 

et sa magnificence aura fait des effets

si bien connus partout, que son propreennemi

ne pourra, malgré tout, les passer soussilence.

 

Sois confiant en lui, n’attends que sesbienfaits :

c’est lui qui changera le sort de bien desgens,

tirant de leur état les pauvres et lesriches.

 

Tu porteras aussi dans ta mémoire écrit,

sans le dire à personne… » Et il me ditdes choses

dont même des témoins pourraient encordouter.

 

Et puis il ajouta : « Voilà lecommentaire

de ce qu’on t’avait dit, mon fils ; etvois aussi

les embûches guettant sous de brèvesannées.

 

Je ne veux pourtant pas que tu portesenvie

aux voisins : tu vivras bien loin dansl’avenir,

au-delà du délai marqué pour lespunir. »

 

Et lors, à son silence ayant compris quel’âme

avait déjà fini de me tisser la trame

du canevas ourdi par moi pour commencer,

 

je me mis à parler, comme celui qui veut,

dans le doute, obtenir le conseil dequelqu’un

qui voit et qui souhaite et aimesaintement :

 

« Ô mon père, je vois comment le temps sepresse

et se lance sur moi pour m’assener un coup

qui serait bien plus dur, si jem’abandonnais.

 

Pourtant, il me faudrait armer deprévoyance,

pour que, si l’on me prend ce bien plus cherque tous[253],

je n’en perde pas plus par l’effet de monchant.

 

Là-bas, au fond du monde infiniment amer

et sur cette montagne au sommet delaquelle

le regard de ma dame est venu me ravir,

 

puis à travers le ciel, de lumière enlumière,

j’ai su des choses qui, si je les dis auxautres,

paraîtront à beaucoup d’une terribleaigreur.

 

Si je suis, d’autre part, trop tiède ami duvrai,

je crains fort que mon nom ne vivra pas pourceux

qui nommeront ancien le temps demaintenant. »

 

L’éclat de la lumière où vivait mon trésor

à peine découvert devint resplendissant

comme au miroir d’un lac le rayon dusoleil ;

 

puis il me répondit : « Laconscience impure

à cause de sa honte ou de celle desautres,

sans doute, trouvera ton jugement tropdur.

 

Néanmoins, repoussant les attraits dumensonge,

expose clairement le fond de ta pensée,

et tu n’as qu’à laisser se gratter lesgaleux !

 

Si le ton de ta voix peut paraîtreincommode

lors du premier abord, il doit laisserensuite

un aliment vital, une fois digéré.

 

Tes révélations seront comme le vent,

qui soufflette plus fort les cimes les plushautes ;

et ce sera pour toi le plus grand desmérites.

 

C’est pourquoi sur le mont, au vallon desdouleurs

ainsi qu’en cette sphère, on t’a fait voir lesâmes

de ceux-là seulement que le renomconnaît ;

 

car l’esprit du lecteur ne prend nulintérêt

et n’ajoute pas foi, si les exemplesviennent

d’une source inconnue ou qui reste cachée,

 

ou si les arguments demeurent dansl’abstrait. »

CHANT XVIII

 

Cet esprit bienheureux jouissait déjà seul

de sa propre pensée, et moi, je savourais

la mienne, en tempérant l’amer avec ledoux[254],

 

quand la dame soudain, qui me menait versDieu,

dit : « Laisse ce souci !Souviens-toi que je suis

aux côtés de Celui qui redresse lestorts ! »

 

Lors je me retournai vers cette tendrevoix

qui fait tout mon confort ; et je renonceà dire

quel saint amour je vis se baigner dans sesyeux ;

 

tant parce que je crains de ne savoir ledire,

que parce que l’esprit ne peut seretourner

en lui-même aussi loin, s’il n’est passecouru.

 

Tout ce que je pourrai répéter sur cepoint,

c’est qu’en la regardant je me sentais lecœur

tout à fait délivré de tout autre désir,

 

car l’éternel « bonheur dont les rayonstombaient

sur Béatrice à pic, faisait qu’en ses beauxyeux

je trouvais le bonheur de son aspectsecond[255].

 

M’accablant de l’éclat de son brillantsourire,

elle me dit ensuite : « Écoute ettoi :

le Paradis n’est pas dans mes yeuxseulement ! »

 

Et comme parmi nous on reconnaît parfois

l’amour par le regard, s’il est assezpuissant

pour que l’esprit entier soit par luitransporté,

 

dans le scintillement de la saintesplendeur[256]

que je cherchais des yeux, je connus ledésir

qu’elle avait de finir l’entretiencommencé.

 

Puis elle dit ainsi : « Dans cecinquième seuil

de l’arbre qui reçoit de haut en bas lavie[257] ,

donne toujours des fruits et ne perd pas sesfeuilles,

 

on voit d’heureux esprits qui furent sur laterre,

avant d’aller au ciel, parmi les plusillustres

et qui feraient l’orgueil de chacune desMuses[258].

 

Examine avec moi les bras de cettecroix :

ceux que je vais nommer produiront, de leurplace,

des éclairs comme ceux qui traversent lesnues. »

 

Je vis une splendeur s’allumer sur lacroix,

aussitôt qu’elle eut dit le nom deJosué ;

et le dire et le faire arrivaient à lafois.

 

Au nom que j’entendis du fameux Macchabée

je vis qu’un autre éclat se mit àtournoyer,

et la joie emportait cette étrange toupie.

 

Ainsi pour Charlemagne et pour Rolandensuite

mon regard attentif en reconnut deuxautres,

comme l’œil du chasseur suit le vol dufaucon.

 

Et sur la même croix Guillaume etRainouard

s’offrirent au regard, l’un à côté del’autre,

et le duc Godefroi près de RobertGuiscard[259].

 

Puis, allant se mêler à toutes ceslumières,

l’âme qui jusqu’alors m’avait parlé montra

quelle place elle avait dans le célestechœur.

 

Alors je me tournai du côté de ma droite,

pour lire mon devoir dicté par Béatrice,

dans un mot qu’elle eût dit ou dans unmouvement,

 

et je vis dans ses yeux une telle liesse,

une telle clarté, que sa beauté semblait

plus grande que jamais et que son airdernier.

 

Et comme en ressentant, parmi les bonnesœuvres,

que le plaisir s’augmente, un hommeréalise

que sa vertu progresse et gagne tous lesjours,

 

je me suis aperçu que ma rotation

suivait un plus grand arc, avec le cielensemble,

rien qu’à voir ce miracle encor pluséclatant[260].

 

Et comme en un instant le teint blanc d’unefemme

peut changer de couleur, sitôt que de lahonte

l’accablante couleur s’efface de sesjoues,

 

de même dans mes yeux, quand je meretournai,

je reçus la candeur de l’astre tempéré,

sixième à m’accueillir dans son intérieur.

 

Dans l’astre jovial j’ai contemplé comment

tout le scintillement de l’amour y régnant

formait sous mes regards certaines de noslettres.

 

Comme un envol d’oiseaux quittant les bordsd’un fleuve

s’en va joyeusement chercher sanourriture,

en dessinant un cercle ou quelque autrefigure,

 

telles, dans leurs splendeurs, les saintescréatures

chantaient en voletant et formaientd’elles-mêmes

la figure d’un D, puis d’un I, puis d’unL.

 

Elles partaient d’abord sur le rythme duchant,

et quand un caractère avait été tracé,

s’arrêtaient un instant et gardaient lesilence.

 

Divine Pégasée[261] , oùle poète trouve

la gloire qui le fait vivre éternellement

et fait vivre par toi royaumes et cités,

 

verse-moi ton savoir, pour que je puissepeindre

les dessins qu’on y fait, tels que je les aivus,

et que tout ton pouvoir se montre dans mesvers !

 

Ainsi donc, cinq fois sept voyelles etconsonnes

s’esquissaient sous mes yeux, et je lesobservais

au fur et à mesure, en les voyantparaître.

 

D’abord Diligite justitiamétaient

les premiers verbe et nom de toute leurpeinture ;

qui judicatis terrant en furent lesderniers[262].

 

Puis toutes ces clartés se rangèrent surl’M

du dernier de ces mots, tant que deJupiter

l’argent me paraissait constellé de pointsd’or.

 

Et je vis arriver d’autres clartés encore

à l’endroit du sommet de l’M et s’y poser

tout en chantant, je crois, le Bien qui lesappelle.

 

Et puis, comme du choc des tisons embrasés

jaillit un jet brillant d’étincelles sansnombre

d’où le niais prétend tirer despronostics,

 

plus de mille splendeurs parurent ensortir

et remonter qui plus, qui moins, selon lesort

que leur a réservé le soleil qui lesbrûle.

 

Lorsque chacune enfin eut occupé sa place,

je vis représenter sur le fond de cesflammes

la tête d’un grand aigle à partir de soncou[263].

 

Celui qui peint là-haut n’a jamais eu demaître ;

c’est lui son propre maître, et c’est en luiqu’il trouve

la force où tous les corps ont découvert leurforme.

 

Les autres bienheureux, qui paraissaientd’abord

vouloir faire de l’M une sorte de lis,

presque sans se mouvoir complétaient cetteimage[264].

 

Astre béni, combien et quelles pierreries

m’ont alors démontré que l’humaine justice

est un effet du ciel où turesplendissais !

 

À cette Intelligence où prennent leurprincipe

ta vie et ta vertu, je demande d’où vient,

pour souiller ton éclat, cette épaissefumée,

 

afin qu’une autre fois elle s’irrite enfin

de ce que l’on achète et l’on vende en cetemple[265]

qu’ont bâti le miracle et le sang desmartyrs.

 

Vous, soldats glorieux du ciel que jecontemple,

priez toujours pour ceux qui restent sur laterre,

tout à fait égarés, par l’exemplemauvais !

 

L’on faisait autrefois la guerre avecl’épée ;

on la fait maintenant en privant sonprochain

du pain que notre Père a prévu pourchacun.

 

Mais toi, qui n’as jamais écrit que pourbiffer[266],

pense que Pierre et Paul, qui sont morts pourla vigne

détruite par tes soins, sont encorevivants !

 

Sans doute te dis-tu : « J’aime d’untel amour

celui qui voulut vivre autrefois au désert

et qui dans une danse a trouvé lemartyre[267],

 

que je n’ai nul souci du pêcheur ni dePaul. »

 

CHANT XIX

 

Devant moi paraissait, les ailesdéployées,

ce symbole éclatant qui, dans le douxfruit[268] ,

augmentait le bonheur des âmes enchâssées,

 

et chacune semblait un tout petit rubis

dans lequel scintillait le rayon du soleil

si fort, que ses reflets offusquaient monregard.

 

Et ce que je voudrais rapporter à présent,

l’encre ou la voix jamais ne l’ont écrit oudit,

et l’esprit des humains ne l’a jamaisconçu.

 

Je vis et j’entendis cet aigle quiparlait,

et sa voix prononçait les mots« je » comme « mon »,

quand son intention disait « nous »ou bien « notre ».

 

Il dit : « Pour être juste et fidèleà la fois,

je me trouve exalté maintenant dans lagloire

qui dépasse de loin le songe des humains.

 

Sur la terre, là-bas, mon souvenirdemeure,

et son exemple est tel, que même lespervers

en font partout l’éloge, et ne l’imitentpas. »

 

Et comme d’un monceau de charbons embrasés

une seule chaleur monte, de tant d’amours

qui formaient ce portrait, ne sortait qu’unevoix.

 

Je répondis alors : « Ô fleursperpétuelles

du bonheur éternel, qui me faites ainsi

tir tous les parfums à la fois, comme unseul,

 

mettez par votre souffle une fin au grandjeûne

qui depuis trop longtemps me tenaitaffamé,

car je n’en trouve pas le remède surterre !

 

Je sais que dans le ciel il est un autreempire

dont forme son miroir la divineJustice ;

mais le vôtre non plus ne le voit pasvoilé.

 

Vous savez que l’esprit s’apprête à vousentendre

avec le plus grand soin ; et vous savezquel est

ce doute, objet pour moi d’un si durablejeûne. »

 

Et comme le faucon qui, sortant de sacoiffe,

regarde tout autour et se flatte les ailes

et dresse, impatient, sa tête vers leciel,

 

tel je vis se mouvoir cet emblème tissé

par le chœur des chanteurs de la grâcedivine,

avec des chants que seuls connaissent lesélus.

 

Ensuite il commença : « Celui dontle compas

fit les confins du monde et répartit eneux

les objets que l’on voit et ceux qu’on ne voitpas,

 

n’avait pas mis le sceau de satoute-puissance

dans tout ce qu’il a fait ; en sorte queson verbe

demeure infiniment au-dessus du créé.

 

Comme exemple on peut voir le premierorgueilleux,

lequel, quoique au sommet de la création,

n’attendit pas la grâce et tomba sansmûrir[269].

 

II est d’autant plus clair que les naturesmoindres

ne peuvent contenir mieux qu’il l’a fait, ceDieu

qui, n’ayant pas de fin, se mesure enlui-même.

 

Donc, votre vision, qui nécessairement

vient de quelque rayon de cetteintelligence

qui pénètre et remplit tous les objets dumonde,

 

ne saurait se trouver des forcessuffisantes

pour refuser de voir que son propreprincipe

dépasse de bien loin les bornes dusensible[270].

 

Et c’est pourquoi la vue accordée auxhumains

plonge pour pénétrer la justice éternelle

comme fait le regard qui se perd dans lamer

 

et qui peut voir le fond, étant sur lerivage,

mais non en haute mer : il n’en est pasmoins là,

quoique sa profondeur empêche de le voir.

 

Il n’est pas de lumière, à part le cielserein

que rien ne peut troubler ; tout le resteest ténèbres

ou l’ombre de la chair ou, sinon, sonvenin.

 

Voilà l’obscurité dissipée à présent,

qui t’empêchait de voir la justice vivante

et produisait en toi des doutes sifréquents.

 

« Un homme, te dis-tu, qui naquit sur lesbords

de l’Indus, où le Christ ne lui fut pasprêché,

où l’on n’enseigne pas et n’écrit pas saloi,

 

et dont tous les désirs, tous les actes sontjustes

autant que le conçoit notre humaineraison,

qui ne pécha jamais en œuvres ou paroles,

 

meurt sans avoir la foi, sans êtrebaptisé :

où donc est le bon droit qui le peutcondamner ?

et quelle est son erreur, s’il n’était pascroyant ? »[271]

 

Mais toi, qui donc es-tu, qui veux monter enchaire

et t’ériger en juge, à plus de millemilles,

avec ton jugement qui porte à deuxempans ?

 

Évidemment, celui qui voudrait ergoter

contre moi trouverait des raisons dedouter,

s’il n’avait à côté l’Écriture qui veille.

 

Oh ! grossiers animaux, esprits par tropobtus !

La Volonté première et bonne par nature

n’a jamais oublié qu’elle est le biensuprême ;

 

et tout ce qui s’accorde avec elle est doncjuste,

et aucun bien créé ne peut disposerd’elle :

c’est elle qui le fait, par sonrayonnement. »

 

Comme au-dessus du nid tourne en rond lacigogne,

après avoir donné la pâture aux petits,

et que ceux-ci, repus, la suivent duregard,

 

tel je levais les yeux et telle s’agitait

cette image sacrée, en battant des deuxailes

que tant de volontés mettaient enmouvement.

 

Elle traçait des ronds et chantait :« Comme toi,

tu ne peux pénétrer le sens de ma musique,

telle est pour vous, mortels, la justice deDieu ! »

 

L’incendie éclatant que fait leSaint-Esprit

finit par s’arrêter, formant toujoursl’emblème

qui rendit les Romains maîtres del’univers,

 

puis il recommença : « Jusqu’à notreroyaume

nul n’est jamais monté, s’il ne crut pas enChrist,

soit avant, soit après qu’on l’eut mis sur lebois ! »

 

Nombreux sont cependant ceux quis’écrient : « Christ !

qui, lors du jugement, s’en trouveront plusloin Christ ! »

que d’autres qui, pourtant, n’ont pas connu leChrist ;

 

et l’Éthiopien damnera les chrétiens,

le jour où l’on verra diviser les deuxchœurs,

l’un riche à tout jamais et l’autremisérable.

 

Que pourront dire alors les Perses à vosrois[272],

lorsqu’on leur montrera le grand volumeouvert

où de tous leurs méfaits on tient le compte àjour ?

 

C’est là que l’on verra, parmi les faitsd’Albert,

ce fait dernier qui doit venir bientôts’inscrire

et changer en désert le royaume dePrague[273].

 

C’est là que l’on verra le deuil que sur laSeine

doit produire, en frappant de la faussemonnaie,

celui pour qui la mort s’habillera decouenne[274].

 

C’est là que l’on verra l’orgueil dontl’aiguillon

rend dément l’Écossais aussi bien quel’Anglais[275]

et les pousse à sortir de leurs justeslimites.

 

On verra la luxure et le dérèglement

du souverain d’Espagne et du roi deBohême[276],

qui n’a jamais aimé ni connu la vertu.

 

On verra le Boiteux, roi de Jérusalem,

noté dans le journal de ses bienfaits d’unI,

tandis qu’il porte un M à la colonne enface[277].

 

On verra l’avarice avec la vilenie

de celui qui régit l’île brûlante oùvinrent

se terminer enfin les errementsd’Anchise[278] ;

 

et pour mieux faire voir qu’il ne vaut pasbeaucoup,

son compte sera fait en sigles abrégés,

donnant beaucoup de texte en un petitespace.

 

Chacun y trouvera les œuvres repoussantes

et de l’oncle et du frère : ils ontdéshonoré

leur illustre maison, avec leurs deuxcouronnes.

 

Celui de Portugal et celui de Norvège[279]

s’y feront bien connaître, et celui deRascie,

qui du coin de Venise eut d’injustesprofits[280].

 

Puisqu’elle n’admet plus qu’on la malmèneencore,

heureuse la Hongrie ! Heureuse laNavarre,

si la montagne peut lui servir derempart !

 

Il est à supposer que c’est en guised’arrhes

que déjà Nicosie, ainsi que Famagoste,

se plaignent à grands cris de leur bêtesauvage[281]

 

qui va si bien de pair avec ceux que j’aidit. »

 

CHANT XX

 

Au moment où celui qui fait chez nous lejour

descend sur l’horizon, quittant notrehémisphère,

et meurt de toutes parts la lumière dujour,

 

le ciel, qui prend de lui sa lumièrepremière,

devient resplendissant bientôt et tout àcoup,

grâce aux nombreux flambeaux qui n’en répètentqu’un[282].

 

C’est cet aspect du ciel qui me vint àl’esprit,

quand l’emblème du monde et de ceux qui lemènent

mit fin à son discours, fermant son becbéni ;

 

car presque au même instant, de tous ces vifséclats

devenus plus brillants, s’élevèrent deschants

qui se sont envolés de ma faible mémoire.

 

Ô doux amour sans fin, voilé dans unsourire,

comme tu paraissais embrasé, dans cesflûtes

dont le son ne répond qu’à de saintespensées !

 

Puis, lorsque ces joyaux au doux et cheréclat,

dont je vis s’enchâsser la sixièmelumière[283],

imposèrent silence aux échos angéliques,

 

je crus entendre au loin le bruit d’unerivière

dont le flot transparent descend de pierre enpierre,

de sa veine première indiquantl’abondance.

 

De même que le son prend forme sur le cou

du rebec, ou dans l’air que l’on faitpénétrer

par l’étroit embouchoir de quelquechalumeau,

 

de même, impatient, ne voulant plusattendre,

ce murmure montait et s’échappait del’aigle

et sortait de son cou comme d’un tuyaud’orgue.

 

Par la suite il devint une voix qui sortit

hors de son bec ouvert, sous forme depropos,

tels que les attendait mon cœur, où je lesmis :

 

« L’organe de mon corps qui voit et quisupporte

chez les aigles mortels le soleil[284] , me dit-il,

doit être examiné maintenant plus àfond ;

 

car parmi tant de feux qui forment monimage,

ceux qui font resplendir dans ma tête monœil

de tous ces rangs divers sont les plusimportants.

 

Celui qui forme au centre la brillanteprunelle

au temps jadis chanta le Saint-Esprit etfit

transporter d’une ville à l’autre l’archesainte[285] :

 

il connaît maintenant de son chant lemérite

(pour autant qu’il dépend de son proprevouloir),

puisque la récompense est en proportion.

 

Parmi les cinq qui font l’arcade de moncil,

celui qui de mon bec se trouve le plusprès

de la perte du fils a consolé laveuve[286] :

 

il connaît maintenant combien il coûtecher

de n’avoir pas suivi le Christ, puisqu’il afait

de notre douce vie et de l’autrel’épreuve.

 

Et celui qui le suit sur la circonférence

dont je viens de parler, fixé sur l’arc quimonte,

a retardé sa mort par un vrairepentir[287] :

 

il connaît maintenant que le juge éternel

n’a point changé sa loi, quand de justesprières

peuvent faire demain, sur terre,d’aujourd’hui.

 

L’autre, qui vient après, avec les lois etmoi,

voulut bien faire (au vrai, les fruits en sontmauvais)

et devint Grec, pour faire une place aupasteur[288] :

 

il connaît maintenant que le mal quiprovient

de sa bonne action ne lui fait point detort,

bien que le monde entier en sorte ruiné.

 

Et celui que tu vois là, sur l’arc quidescend,

est Guillaume, que pleure aujourd’hui lepays

qui ne fait que gémir sous Frédéric etCharles[289] :

 

II connaît maintenant combien un juste roi

est aimé dans le ciel, et il le laissevoir

par tout ce beau semblant qui resplendit enlui.

 

Et qui pourrait penser, au monde pleind’erreur,

que le Troyen Riphée est ici, dans leurcercle[290],

le dernier de ces cinq heureux et saintséclats ?

 

il connaît maintenant ce que là-bas lemonde

ne put apercevoir de la grâce divine,

bien que son œil ne puisse arriver jusqu’aufond. »

 

Et comme dans les airs volent lesalouettes

tant que dure leur chant, puis se taisent,contentes

de leurs derniers accords dont elles sedélectent,

 

telle apparut l’image où la joie éternelle

semble se réfléchir, celle dont le désir

peut rendre les objets à soi-même pareils.

 

Comme j’étais alors, par rapport à mondoute,

de même qu’un cristal pour la couleur qu’ilcouvre,

l’esprit ne put souffrir l’attente et lesilence,

 

mais poussa de sa bouche un :« Qu’est-ce que tu dis ? »

avec toute la force de son poids, dont jevis

comme un grand tourbillon d’éclairs quis’allumaient.

 

Bientôt, tandis que l’œil devenait plusbrillant,

ce symbole béni se mit à me répondre,

pour ne pas me laisser en proie à masurprise :

 

« Je vois bien que tu crois les chosesque j’ai dites,

parce que j’e les dis, sans en voir lecomment,

et, malgré ta croyance, elles restentcachées.

 

Tu fais comme celui qui connaît une chose

par son nom seulement, sans voir saquiddité[291],

tant que quelqu’un ne vient pour la lui fairevoir.

 

Regnum coelorum peut souffrir laviolence

d’une vive espérance et d’un amour ardent,

qui suffit pour gagner la volontédivine ;

 

mais non pas comme un homme abattu par unautre,

mais parce qu’elle-même admet d’êtrevaincue

et, vaincue, elle vainc par sabénignité[292].

 

Des cils la première âme ainsi que lacinquième[293]

viennent de t’étonner, car tu ne pensaispas

les voir orner ainsi la région des anges.

 

Mais ils n’ont point laissé leurs corps, commetu crois,

païens, mais bien chrétiens, et croyantfermement

aux pieds martyrisés ou promis aumartyre[294].

 

L’une, de cet enfer où l’âme ne se rend

jamais à ses devoirs, vint retrouver sachair,

récompense accordée à la foi d’unvivant[295] :

 

à la foi d’un vivant qui, de tout sonpouvoir,

sollicita de Dieu qu’il fût ressuscité,

afin qu’on pût ainsi corriger son vouloir.

 

Cet esprit glorieux dont il est question

retourna dans sa chair et n’y resta quepeu,

assez pour croire en lui, qui le pouvaitsauver,

 

et sa foi s’embrasa dans les puissantesflammes

de l’amour vrai, si fort, qu’à sa secondemort

il méritait déjà de s’unir à nos joies.

 

L’autre[296], parun effet de la grâce qui sourd

d’une source profonde et telle que jamais

l’œil mortel n’en a pu considérer le fond,

 

sur terre consacra son cœur à lajustice ;

et puis, de grâce en grâce, il vint à voir enDieu

cette rédemption qui devait arriver.

 

Cela fit qu’il y crut et ne put tolérer

davantage l’horreur du vilain paganisme,

et blâma tant qu’il put le peupleperverti.

 

Lors il fut baptisé par les trois bellesdames[297]

qu’on te montra tantôt, près de la roue àdroite,

plus de mille ans avant qu’existât lebaptême.

 

Prédestination, ô comme ta racine

est loin de se montrer à nos pauvresregards,

qui ne voient qu’un aspect de la causepremière !

 

Et vous aussi, mortels, soyez pluscirconspects

dans votre jugement : car nous, quivoyons Dieu,

nous ignorons encor qui sont tous lesélus.

 

L’ignorance, pourtant, nous est bienagréable,

puisque notre bonheur est fait de cettejoie,

de vouloir nous aussi ce que Dieu mêmeveut. »

 

C’est de cette façon que la divine image,

afin de rendre clair mon regard empêché,

venait de m’apporter le suave remède.

 

Et comme un bon joueur de guitareaccompagne

la voix du bon chanteur du bruissement descordes,

en faisant que son chant donne plusd’agrément,

 

ainsi je me souviens que pendant qu’ilparlait

j’apercevais la double et heureuselumière,

comme le clignement simultané des yeux,

 

accompagner ces mots de son jeud’étincelles.

 

 

CHANT XXI

 

Déjà mes yeux venaient se fixer à nouveau

dans les yeux de ma dame, et mon âme aveceux,

s’éloignant tout à coup de tout autreintérêt.

 

Elle ne riait pas ; et ellem’expliqua :

« Si je te souriais, tu deviendrais,dit-elle,

pareil à Sémélé, qui fut réduite encendre[298].

 

Tu dus t’apercevoir que le long des degrés

du palais éternel ma beauté se transforme

à mesure qu’on monte et s’accroît toujoursplus.

 

Elle resplendirait si fort, si j’enmontrais

tout l’éclat, que ton cœur de mortel, devantelle,

ne serait qu’une feuille au gré del’ouragan.

 

Voici que nous reçoit la septièmesplendeur[299]

qui là, sous le poitrail du Lion enflammé,

projette des rayons chargés de sa vertu.

 

Que ton esprit s’applique à suivre tonregard !

Tâche de refléter dans tes yeux la figure

qui deviendra pour toi visible en cemiroir ! »

 

Si l’on a bien compris quelle était lapâture

qu’avaient trouvée mes yeux sur son heureuxvisage,

quand je l’abandonnai pour des soinsdifférents,

 

On pourra mieux saisir quel était sonplaisir

d’obéir de la sorte à ma céleste escorte,

en faisant d’un désir le contrepoids del’autre.

 

Au-dedans du cristal qui tourne autour dumonde

et qui reçoit son nom d’après le douxseigneur

du temps duquel la terre ignorait lamalice[300],

 

de la couleur de l’or qui scintille ausoleil,

j’aperçus une échelle allant de bas enhaut

si loin, que mon regard n’en trouvait pas lebout[301].

 

Le long de ses degrés je vis tant deflammèches

descendre, qu’on eût dit que toutes lesétoiles

qui paraissent au ciel venaient s’yrencontrer.

 

Et comme, obéissant à leurs loisnaturelles,

la bande des corbeaux, sitôt que le jourpointe,

s’ébat pour réchauffer les ailesengourdies,

 

et puis les uns s’en vont pour ne plusrevenir,

les autres font retour à leur point dedépart,

ou bien restent sur place en tournoyant dansl’air ;

 

de la même façon il me semblait voir là

tous ces scintillements venir en mêmetemps

se placer à la fois sur un certain gradin.

 

Celui qui se trouvait être plus près denous

devenait si brillant, que je dis enmoi-même :

« J’aperçois bien l’amour que tu veux memontrer ! »

 

Mais celle dont j’attends de mon silence, oudire

le quand et le comment[302],se tait ; malgré l’envie

je pense donc bien faire en ne demandantrien ;

 

ce qui fit bientôt qu’elle, ayant vu monsilence

au moyen du regard de Celui qui voittout[303],

elle dit : « Satisfais le désir donttu brûles ! »

 

« Bien que je sache, dis-je alors, quemon mérite

ne me rend pas encor digne de ta réponse,

au nom de celle-ci, qui permet qu’on t’enprie,

 

ô bienheureux esprit qui te caches ainsi

au sein de ton bonheur, laisse-moi doncapprendre

la raison qui t’a fait venir plus près demoi !

 

Explique-moi pourquoi, dans cette sphère àvous,

se tait du Paradis la douce symphonie,

qui si dévotement résonne un peu plusbas. »

 

« C’est que, comme ton œil, ton oreilleest mortelle,

me fut-il répondu ; pour la mêmeraison

nous suspendons nos chants, et ses risBéatrice.

 

Je descends les gradins de l’échellesacrée

pour mieux te faire fête, autant par mespropos

que par cette clarté dont tu me voisdrapé.

 

Ce n’est pas plus d’amour qui me pousse verstoi :

ici chacun en sent autant et davantage,

et ces scintillements le rendentmanifeste ;

 

la charité suprême est celle qui nouspresse

de servir le vouloir qui gouverne le monde

et qui, comme tu vois, nous dispose à songré. »[304]

 

« Je vois bien, répondis-je, ô lumièresacrée,

comment un libre amour suffit dans cettecour

pour accomplir les vœux d’une éternellegrâce.

 

Ce qui paraît pourtant difficile àcomprendre,

c’est, parmi tant d’éclats, cette raisonprécise

qui t’a prédestiné, toi seul, à cetoffice. »

 

Avant d’avoir fini le dernier de ces mots,

ayant fait de son centre un axe, ceflambeau

se prit à tournoyer plus vite qu’unemeule ;

 

puis l’amour enchâssé au-dedansrépondit :

« C’est un éclat divin qui, sur moiprojeté,

traverse la clarté dont 6ont formés meslanges ;

 

et sa propre vertu s’unissant à la vue

vient m’élever si haut au-dessus demoi-même,

que l’Essence suprême est visible pourmoi.

 

De là tout ce bonheur qui me faitscintiller,

puisque, dans la mesure où s’épure ma vue,

la splendeur de mon feu devient pluséclatante.

 

Mais l’âme qui se baigne au ciel le plusserein,

le même séraphin qui se mire dans Dieu

plus fixement, ne peut répondre à tademande :

 

ce que tu veux savoir plonge dans lesabîmes

des décrets éternels, qui se trouvent siloin,

que les regards créés ne sauraient lestoucher.

 

Lorsque tu reviendras au monde desmortels,

répète tout ceci, pour que l’on n’ose plus

se diriger en vain vers des buts tropabstrus.

 

L’esprit qui brille au ciel est fumeux sur laterre :

pense donc à part toi s’il peut savoirlà-bas

ce qu’il ignore encore au ciel qui l’areçu. »

 

Ces mots étaient pour moi de si fortesraisons

que, renonçant au reste, il fallut meborner

à prier humblement pour qu’il me dît sonnom.

 

« Là-bas, en Italie, entre ses deuxrivages,

non loin de ton berceau, sont deux rochers sihauts,

qu’on entend le tonnerre au-dessous d’euxgronder.

 

Ils forment l’éperon appelé Catria[305] ,

au pied duquel se trouve une saintechapelle

seulement consacrée à l’adoration. »

 

C’est ainsi qu’il reprit pour la troisièmefois ;

puis, en continuant, il dit :« C’est en ce lieu

qu’au service de Dieu je me suis raffermi

 

et qu’un maigre manger trempé de jusd’olives

m’a suffi pour passer le froid et lachaleur,

satisfait de mes seuls penserscontemplatifs.

 

Ce cloître préparait de fertiles moissons

pour le ciel ; à présent il devient sistérile,

qu’il faut qu’un jour ou l’autre on le sachepartout.

 

Mon nom, dans cet endroit, fut PierreDamien ;

et Pierre le Pécheur dans cette autremaison,

construite à Notre-Dame au bordAdriatique[306].

 

Il me restait bien peu de mon âge mortel

quand je fus appelé par la force auchapeau[307]

qui passe maintenant toujours de mal enpis.

 

Car Céphas aussi bien que l’illustreVaisseau

du Saint-Esprit[308],nu-pieds et ventre creux, allaient

et cherchaient leur manger au hasard desauberges ;

 

nos pasteurs d’aujourd’hui doivent le plussouvent

s’appuyer sur quelqu’un à droite comme àgauche,

tant ils se font pesants, et on les hisse enselle.

 

Comme ils vont des manteaux couvrant leurspalefrois,

sous une même peau l’on dirait voir deuxbêtes :

que de choses tu peux souffrir, ôpatience ! »

 

Je vis à ce moment de nombreusesflammèches

descendre en voltigeant d’un échelon surl’autre,

et chacun de leurs tours les rendait plusbrillantes.

 

Ensuite, s’arrêtant autour de celle-ci,

on entendit un cri qui retentit si fort,

que rien ne le saurait évoquerici-bas ;

 

mais je n’ai rien compris, tant le bruitm’accabla.

CHANT XXII

 

Frappé par la stupeur, je m’étais retourné

vers mon guide, semblable à quelque enfant quicourt

vers quelque ami qui sait gagner saconfiance.

 

Elle, comme la mère arrive sans tarder

pour secourir son fils tout pâle ethaletant,

de sa voix qui lui porte un peu deréconfort,

 

elle dit : « Souviens-toi, noussommes dans le ciel !

Ne sais-tu pas qu’ici, dans le ciel, tout estsaint

et que ce qui s’y fait obéit au bonzèle ?

 

Tu conçois maintenant à quel point monsourire,

de même que le chant, pouvaitt’abasourdir,

puisque ce cri suffit pour t’ébranler sifort.

 

Mais si tu comprenais ce que dit saprière,

tu connaîtrais déjà la vengeance imminente

qu’il te sera donné de voir avant ta mort.

 

Le glaive de là-haut ne frappe ni tropvite

ni trop tard, si ce n’est du point de vuehumain,

car pour vous seuls l’attente est la crainteou l’espoir.

 

Tourne-toi maintenant vers ces autresesprits,

car tu pourras en voir un grand nombred’illustres,

si tu veux regarder à l’endroit que jedis ! »

 

Comme elle le voulait, je dirigeai mesyeux

et je vis d’un côté cent globes réunis

qu’embellissait l’éclat des rayonséchangés.

 

Je restais devant eux comme celui quirentre

la pointe du désir et n’ose pas poser

toujours des questions, de crainted’excéder.

 

Mais la plus importante entre cesmarguerites

et la plus lumineuse arriva jusqu’à moi,

pour contenter ma soif de savoir quic’était.

 

J’entendis dans son sein dire : « Situ voyais

l’amour qui nous éprend tous, comme je levois,

tu nous dirais déjà le fond de tapensée ;

 

mais pour que ton attente à la fin où tumontes

n’apporte aucun retard, je répondrai desuite

à ce même penser que tu veux refouler.

 

Le sommet de ce mont qui porte sur sonflanc

le couvent de Cassin fut fréquenté jadis

par les gens d’autrefois, aveuglés etpervers.

 

Je suis l’homme qui fit pour la premièrefois

y résonner le nom de Celui qui sur terre

fit descendre le vrai qui nous sublimeici[309].

 

Une si grande grâce a rayonné sur moi,

que j’ai pu retirer les villes d’alentour

hors de ce culte impie et qui trompait lemonde.

 

Quant à ces autres feux, ils furent tous deshommes

contemplatifs, brûlant de cette passion,

seule source à donner des fleurs et des fruitssaints.

 

Tu peux y voir Macaire et, avecRomuald[310],

mes frères qui, jadis, à l’ombre ducouvent

arrêtèrent leurs pas d’un cœur toujourscontent. »

 

Je répondis : « L’amour que tu m’astémoigné,

en me parlant ainsi, comme le bon semblant

que j’observe et je vois dans toutes vosardeurs,

 

a fait s’épanouir ma propre confiance

comme rosé au soleil, lorsqu’il la faits’ouvrir

autant qu’il est donné de fleurir etd’éclore.

 

C’est pourquoi je te prie, ô mon père,dis-moi

si je puis obtenir une faveur si grande

que de te contempler à facedécouverte. »

 

« Frère, répondit-il, ton désir silouable

se verra satisfait dans la sphèredernière[311],

de même que le mien et ceux de tous lesautres.

 

N’importe quel désir devient là-hautparfait,

entier et accompli ; c’est là-hautseulement

qu’on voit chaque élément à sa placeéternelle.

 

Cette sphère[312] n’estpas dans un lieu, sous un pôle,

et cette échelle-ci monte jusqu’à soncentre :

et c’est ce qui la fait se perdre ainsi devue.

 

Jacob le patriarche a vu qu’elle poussait

par l’un de ses deux bouts jusqu’au ciel delà-haut,

alors qu’il l’aperçut toute d’angeschargée.

 

Personne maintenant ne détache ses plantes

du sol, pour la gravir : jusqu’à mapropre règle

qui ne sert aujourd’hui qu’à noircir dupapier[313].

 

Les murs où des couvents s’abritaientautrefois

« ont changés en repaire, et les frocs deleurs moines

ont comme autant de sacs de farine gâtée.

 

Et pratiquer l’usure est un péché moinsgrave

contre la loi de Dieu, que l’amour de cesrentes

qui fait de chaque moine un nouveauforcené ;

 

car les biens que détient l’Églisen’appartiennent

qu’au pauvre qui demande au nom de Dieu sonpain,

et non pas aux parents, ni moins à d’autrespires.

 

Mais la chair des mortels devient sidélicate,

qu’un bon commencement n’assure pluslà-bas

que tout ce qui naît chêne un jour fera desglands.

 

Pierre avait commencé sans or et sansargent ;

moi-même, je l’ai fait par jeûnes etprières ;

François édifia son couvent humblement.

 

Pourtant, à regarder les débuts de nosordres

et à les comparer à leur point d’arrivée,

tu verrais que le blanc tourne à présent aunoir.

 

Cependant le Jourdain remontant vers sasource,

la mer se retirant sur un signe de Dieu

seraient moins merveilleux qu’un remède à cesmaux. »

 

Ainsi me parla-t-il ; puis il allarejoindre

ses autres compagnons, qui s’étaientrassemblés

et comme un tourbillon ils montèrent auciel.

 

La douce dame alors me poussa derrièreeux,

vers le haut de l’échelle, avec un simplegeste,

tellement son pouvoir subjuguait manature.

 

Chez nous, où l’on descend et monte aveceffort

et naturellement, on n’a jamais pu voir

une allure pareille à celle de mon aile.

 

Puissé-je retrouver, ô lecteur, cetriomphe

dévot, qui si souvent m’oblige à déplorer

mes erreurs et frapper en pleurant mapoitrine,

 

s’il est vrai que j’ai pu, moins vite qu’on nemet

et tire un doigt du feu, reconnaître etatteindre

en même temps le signe au-dessus duTaureau[314].

 

Astres resplendissants, lumière quiproduis

les plus grandes vertus, à qui jereconnais

que je dois, tel qu’il est, peu ou prou, mongénie,

 

avec vous se levait et se couchait aussi

celui qui sert de source à toute vie aumonde,

quand j’ai bu d’air toscan la premièregorgée[315].

 

Et puis, lorsque j’ai pu jouir duprivilège

de pénétrer au cercle où vous roulez,hautains,

c’est votre région qui me futimpartie[316].

 

Et c’est vers vous que monte à présent de monâme

le soupir recueilli, pour acquérir laforce

d’affronter l’examen qui paraîtl’appeler[317].

 

« Tu te trouves si près du suprêmesalut,

qu’il te faut à présent, commençaBéatrice,

avoir l’œil plus perçant et plus clair quejamais.

 

Pour cela, dès avant de te confondre enlui,

regarde vers le bas et vois comment lemonde

se trouve, grâce à moi, rejeté sous tespieds ;

 

et d’un cœur plus joyeux qu’il ne le futjamais

tu te présenteras devant la sainte foule

qui traverse gaiement cette sphèreéthérée. »

 

Je plongeai mon regard à travers les septsphères

du haut jusques au fond, et j’aperçus ceglobe[318]

tel, qu’il me fit sourire avec son vilaspect.

 

J’approuve, pour ma part, comme meilleurl’avis

qui l’estime le moins ; celui qui leméprise

mérite assurément qu’on le tienne poursage.

 

La fille de Latone apparut en plein jour,

sans cette tache d’ombre à cause delaquelle

je la croyais d’abord rare et dense à lafois.

 

Et l’aspect de ton fils me devintsupportable,

Hypérion ; je vis, Maïa, Dioné,

les vôtres tournoyer tout près autour delui.

 

Plus loin, entre le père et le fils, aumilieu,

j’aperçus Jupiter ; et je visclairement

la variation de leurs déplacements.

 

Là, j’ai pu contempler toutes les septplanètes,

connaître leur grandeur, combien elles vontvite,

comment chacune occupe une maison à part.

 

Cette aire si mesquine et qui nous rendféroces

m’apparut en entier, pendant quem’emportaient

les Gémeaux éternels, des sommets auxrivages ;

 

et puis, sur les beaux yeux je reposai mesyeux.

 

CHANT XXIII

 

De même qu’un oiseau dans le feuillageami,

ayant pris du repos au nid de ses douxfils

tant que dure la nuit qui nous cache leschoses,

 

désireux de revoir au plus vite leurstraits

et de trouver pour eux l’aliment qu’il leurfaut

et dont le soin pénible est pour lui duplaisir,

 

en devançant le jour, sur la plus hautebranche

attend impatient le retour du soleil

et guette sans bouger les rayons dumatin ;

 

de même se tenait ma dame qui, debout,

regardait fixement en se tournant versl’orbe

sous lequel le soleil tourne moinsvivement[319].

 

En la voyant ainsi, pensive et absorbée,

moi-même je devins comme ceux quisouhaitent

tout à coup autre chose, et que l’espoirsoutient.

 

Mais le temps fut bien court de l’un à l’autreinstant

celui de mon attente et cet autre où jevis

que le ciel devenait de plus en plusbrillant.

 

Béatrice me dit : « Voici leslégions

du triomphe du Christ[320], etvoici tout le fruit

que permet de cueillir la branche de cessphères ! »

 

Son visage semblait n’être plus qu’uneflamme ;

je lisais dans ses yeux un si parfaitbonheur,

u’il me faut passer outre et cesser d’enparler.

 

Comme rit Trivia[321] parun beau clair de lune

au milieu de sa cour de nymphes éternelles

dont la clarté fleurit tous les recoins duciel,

 

tel je vis qu’au-dessus de milliers deflambeaux

un Soleil se montrait[322], quiles allumait tous,

comme le nôtre fait les flambeaux delà-haut.

 

Dans sa splendeur vivante on voyaitapparaître

la brillante Substance, avec tant declarté

que mon regard ne put soutenir son éclat.

 

Ô Béatrice, ô douce et précieuseguide !

Elle me dit alors : « Ce quit’aveugle ainsi

est une force à qui rien ne peut résister.

 

C’est là qu’est le Pouvoir, c’est là qu’est laSagesse

qui du ciel à la terre ont ouvert lechemin

dont on eut autrefois une si longueenvie. »

 

Alors, pareil au feu qui jaillit desnuages

pour s’être dilaté jusqu’à n’y plustenir[323]

et, contre sa nature, il descend vers lesol,

 

de même mon esprit, que venait d’enrichir

ce nouvel aliment, s’évada de lui-même

et ne put s’expliquer ce qu’ensuite iladvint.

 

« Ouvre les yeux, dit-elle, admire mabeauté !

Tu viens de regarder des objets qui terendent

capable de souffrir l’éclat de monsourire ! »

 

J’étais comme celui qui, s’éveillant àpeine,

voit s’échapper son rêve et qui fait desefforts,

mais en vain, pour garder les ombres qui lefuient,

 

quand j’entendis l’appel qui sur magratitude

a gagné de tels droits, qu’au livre quiraconte

le passé, rien ne peut l’effacerdésormais.

 

Si j’avais le concours de tant de bellesvoix

qu’avec ses autres sœurs Polymnie[324] a rendues,

grâce à son lait si doux, plus richementfournies,

 

pour mieux me seconder, je n’arriveraispas

au millième du vrai, pour chanter le saintrire

et l’éclat qu’il mettait sur le visagesaint.

 

C’est ainsi qu’il me faut peindre leParadis

dans mon poème saint, en faisant parendroits

des sauts, comme qui voit sa routeinterceptée.

 

Mais à considérer le poids de mon sujet,

comme le dos mortel qui doit le supporter,

on ne peut me blâmer d’hésiter sous lefaix :

 

ce n’est pas un parcours pour un petitnavire,

que celui dont ma nef fend hardiment lesondes,

ni pour un nautonier qui veut se ménager.

 

« Pourquoi donc mon regard te charme-t-ilainsi,

au point d’en oublier le splendide jardin

qui se remplit de fleurs sous le regard duChrist ?

 

C’est ici qu’est la Rosé[325]où le Verbe divin

devint chair ; c’est ici que se trouventles lis

dont l’odeur présidait au choix du bonchemin. »

 

Ainsi dit Béatrice ; et moi, que sesconseils

trouvaient pas rétif, j’affrontai denouveau

l’épreuve de chercher avec mes pauvresyeux.

 

Comme autrefois mes yeux, dans l’ombre,contemplaient

aux rayons d’un soleil qui perçait,lumineux,

la fente d’un nuage, un pré couvert defleurs.

 

telles j’ai vu là-haut des foules desplendeurs

que des rayons ardents faisaient pleuvoir duciel,

sans que je pusse voir le départ de leurpluie.

 

Ô généreux Pouvoir, qui mets sur eux tamarque,

tu te levais plus haut[326],pour laisser plus de champ

aux yeux qui n’avaient point la force de tevoir !

 

Et le nom de la fleur que j’invoquetoujours,

le matin et le soir, contraignit monesprit

à contempler d’abord la splendeur la plusgrande[327].

 

Et lorsque ma prunelle eut bien reçul’empreinte

des beautés et grandeurs de cette viveétoile

qui vainc au ciel ainsi qu’elle vainquit surterre,

 

de la voûte d’en haut descendit un éclat

de la forme d’un cercle ou bien d’unecouronne,

s’enroulant autour d’elle ainsi qu’uneceinture.

 

Assurément le chant qui rend le plus douxson

sur terre et qui ravit davantage noscœurs,

semble un nuage obscur qu’un tonnerretourmente,

 

au prix des doux accords sortant de cettelyre

qui servait de couronne au plus beau dessaphirs,

Parmi ceux dont s’ornait le ciel le plusserein.

 

« Je suis le pur amour des anges ;et je tourne

autour du grand bonheur qui rayonne dusein

où de notre désir fut jadis lademeure ;

 

et tant que tu suivras, Reine du ciel, tonfils,

et qu’en montant ainsi tu rendras plusdivine

la sphère de là-haut, je tournerai sansfin. »

 

Sur ces mots terminait la mélodie encercle ;

et au même moment tous les autresflambeaux

faisaient retentir haut le doux nom deMarie.

 

Mais le royal manteau de tous les autrescorps

du monde[328], quis’échauffe et qui brille le plus

sous le souffle de Dieu et grâce à sapuissance,

 

tenait encor si loin ses bornes du dehors

au-dessus de nos chefs, qu’au point où jerestais

il ne m’apparaissait aucun de sesdétails ;

 

si bien que mon regard n’avait pas eu laforce

d’accompagner de loin la flamme couronnée

qui venait de monter auprès de sonEnfant[329].

 

Et comme le bébé, lorsqu’il a pris lelait,

tend ses deux petits bras pour chercher samaman,

pressé par cet amour qui se lit dans sesgestes,

 

chacun de ces flambeaux étirait vers lehaut

le bout de sa flammèche, et rendaitmanifeste

la grande passion qu’il avait pour Marie.

 

Ensuite, s’arrêtant là-haut, sous monregard,

ils chantaient Regina caeli[330], si doucement

que je n’en ai jamais oublié le plaisir.

 

Ô la profusion qui remplit jusqu’aux bords

ces opulents greniers, qui furent 6ur laterre

les meilleurs travailleurs pour semer le bonblé !

 

Certes, c’est là qu’on vit, jouissant dutrésor

que l’on n’a pu gagner qu’en pleurant dansl’exil

de Babylone[331]1, oùl’or n’avait plus de valeur ;

 

et c’est là que jouit de sa victoireaussi,

sous les ordres du Fils de Dieu et deMarie,

accompagné du vieil et du nouveauconcile[332],

 

celui qui tient les clefs d’une si grandegloire[333].

 

CHANT XXIV

 

« Ô compagnie élue à cette grandecène

de l’Agneau sacro-saint qui vous nourrit sibien

que tous vos appétits se voient toujourscomblés !

 

Si la grâce de Dieu veut que cet hommegoûte

les miettes qui pourront tomber de votretable,

avant que la mort mette à son âge une fin,

 

voyez l’immense amour qui le pousse !Offrez-lui,

vous qui buvez toujours à la sourceelle-même,

d’où vient ce qu’il attend, la goutte derosée ! »

 

Ainsi dit Béatrice ; et ces âmesheureuses

tournaient comme le globe autour des pôlesfixes,

brillant d’un feu plus vif que ne font lescomètes.

 

Comme une horloge marche au moyen desrouages

qui tournent de façon que, lorsqu’on lesregarde,

l’une semble au repos, l’autre paraîtvoler,

 

ces caroles, dansant chacune à sa manière,

laissaient voir le degré de leur proprerichesse,

selon que leur allure était plus vive oulente.

 

De celle où je crus voir les plus grandesbeautés

se détacha soudain un feu si bienheureux,

que nul ne laissait voir un éclat aussivif.

 

Il tourna par trois fois autour deBéatrice,

au rythme de son chant, qui semblait sidivin,

nue mon esprit n’a pas le moyen de ledire ;

 

ma plume saute donc, sans rien vouloirécrire,

puisque la langue et même l’imagination,

pour rendre de tels plis, sont des couleurstrop crues.

 

« Ô ma très sainte sœur, qui sidévotement

me le viens demander, l’ardeur de tonamour

me fait me détacher de ma belleguirlande. »

 

Cette flamme bénite, après s’être arrêtée,

dirigea du côté de ma dame l’haleine

qui prononçait les mots que je viens deciter.

 

« Ô lumière sans fin, dit-elle, du grandhomme

à qui notre Seigneur a confié les clefs

du suprême bonheur qu’il offrit à laterre[334],

 

examine à ton gré celui-ci, sur des points

simples ou délicats, concernant cette foi

qui te faisait marcher sur la face deseaux !

 

S’il aime bien, s’il croit et s’il espèrebien[335],

tu ne l’ignores pas, car ton regard sepose

au point où tout objet se trouve figuré.

 

Mais comme ce royaume acquiert sescitoyens

par la foi véritable, il convient qu’on luidonne

ici l’occasion de parler à sagloire. »

 

Comme un bachelier se prépare en silence,

attendant que le maître termine l’exposé,

sinon pour le trancher, pour discuter sestermes[336],

 

tel je me munissais de toutes les raisons,

pendant qu’elle parlait, pour soutenir aumieux

une pareille thèse, et devant un telmaître.

 

« Parle donc, bon chrétien, dis-moi ceque tu sais :

qu’est-ce donc que la foi ? » Moi,je levai la tête,

pour mieux voir la clarté qui me soufflait cesmots.

 

Puis je me retournai vers Béatrice ; etelle

fit signe promptement de laissers’épancher

vers le dehors le flot des sources dudedans.

 

« La grâce qu’on me fait, dis-je alors,de pouvoir

ainsi me confesser au plus grandprimipile[337],

m’incite à formuler clairement mapensée. »

 

Je poursuivis : « Mon père, ainsiqu’avait écrit

le stylet qui dit vrai du frère bien-aimé

qui mit Rome, avec toi, sur le chemin dubien[338],

 

la foi, c’est l’argument des chosesinvisibles

et la substance aussi des chosesespérées :

si je l’ai bien compris, c’est là saquiddité. »[339]

 

Alors je l’entendis : « Ce que tudis est vrai,

si tu sais dire aussi, pourquoi l’a-t-ilplacée

parmi les arguments et parmi lessubstances. »

 

Je repris aussitôt : « Les mystèresprofonds

qui me montrent ici leur face véritable

restent si bien cachés aux regards delà-bas,

 

que leur seule existence est la foi qu’on ena

et dans laquelle on met notre suprêmeespoir :

et c’est par là qu’elle a l’aspect d’unesubstance.

 

Comme il faut, d’autre part, syllogiser surelle

nS qu’on puisse produire une preuve àl’appui,

s, je acquiert de ce fait un aspectd’argument. »

 

j’entendis qu’il disait : « Si toutce qu’on apprend

l’école, sur terre, était ainsi compris,

verrait sans emploi tout l’esprit dessophistes. »

 

Ce furent là les mots de cet espritardent ;

ensuite il ajouta : « Nous avonsdéjà vu

le poids de la monnaie, ainsi que sonaloi ;

 

mais dis-moi maintenant si tu l’as dans tabourse. »

Je dis : « Oui, je l’ai bien, sironde et si brillante,

que son coin ne fait pas le moindre objet dedoute. »

 

La profonde splendeur qui brillait devantmoi

dit ensuite ces mots : « Ce joyauprécieux,

qui fait le fondement de toutes lesvertus.

 

comment t’est-il venu ? » Jedis : « Du Saint-Esprit

la copieuse ondée, autrefois épanchée

au-dessus des nouveaux et des vieuxparchemins[340],

 

est le seul syllogisme où je l’ai vuprouver,

mais si pertinemment, que, par rapport àlui,

les démonstrations me paraîtraientobtuses. »

 

Puis j’entendis : « Le texte ancienet le nouveau

qui t’ont fait arriver à ces conclusions,

pourquoi donc les tiens-tu pour paroledivine ? »

 

« La preuve, dis-je alors, qui m’a faitvoir le vrai

est la suite des faits, pour lesquels lanature

n>a pas chauffé le fer ni frappé surl’enclume. »[341]

 

 

Il me fut demandé : « Mais dis-moi,qui t’assure

que ces faits ont eu lieu ? Car ce quiles confirme,

n’est-ce pas justement ce qu’il faudraitprouver ? »

 

« Si tout le monde vint, dis-je, auchristianisme

sans miracle, ce fait en est un enlui-même,

et tel que tout le reste est moins que lecentième[342]  ;

 

car toi-même, tu vins bien pauvre etaffamé

au champ, quand tu voulus semer la bonneplante

qui, vigne en d’autres temps, est roncemaintenant. »

 

Après ces mots derniers, l’illustre et saintecour

fit retentir la sphère en chantant :« Louons Dieu ! »

avec les doux accords qu’on ne sait quelà-haut.

 

Ce saint homme pourtant, qui m’avaitentraîné

avec son examen, sautant de branche enbranche,

au point de m’approcher des feuilles les plushautes,

 

reprit presque aussitôt : « La grâcequi se plaît

à meubler ton esprit t’a fait ouvrir labouche

de la seule façon qui convient, jusqu’ici,

 

et je suis bien d’accord avec ce qu’il ensort ;

mais il faut maintenant dire ce que tucrois,

et d’où cette croyance arriva jusqu’àtoi. »

 

« Ô mon saint père, esprit qui peux voirmaintenant

ce que tu crus jadis si fort, que tuvainquis,

courant vers le tombeau, des pieds beaucoupplus jeunes,

 

commençai-je, tu veux que je te manifeste,

ici même, le fond de ma propre croyance,

et demandes aussi quelle en fut la raison.

 

Vois ce que je réponds : Je crois en unseul Dieu,

seul, éternel, qui met les cieux enmouvement,

par l’amour et l’espoir, sans être mûlui-même.

 

À la preuve physique et la métaphysique

de cette foi[343]j’ajoute aussi les arguments

puisés dans tout le vrai qui coule à flotsd’ici,

 

par la voix de Moïse et celle desprophètes,

les Psaumes, l’Évangile et par vous,écrivains

que le feu de l’Esprit avait alimentés.

 

Je crois à la Personne éternelle ettriplée ;

je crois que son essence est une et triple, ensorte

qu’on peut dire qu’elle est et sont en mêmetemps.

 

Le mystère divin de sa condition

que je commente ici, le texte évangélique

l’a mis dans mon esprit à plus d’unereprise.

 

Telle fut l’étincelle et tel fut leprincipe

qui s’est épanoui dans une vive flamme

et qui scintille en moi comme une étoile auciel. »

 

Comme le maître écoute un rapport qui luiplaît

et, quand le serviteur s’est tu, vientl’embrasser,

montrant qu’il est content de la bonnenouvelle,

 

ainsi, me bénissant au milieu de sonchant,

trois fois vint m’entourer la flammeapostolique

qui m’avait fait parler, sitôt que je metus,

 

tant il eut de plaisir à m’avoir entendu.

 

 

CHANT XXV

 

Si le destin permet que ce poème saint

auquel ont mis la main et le ciel et laterre

et qui m’a fait maigrir pendant bien desannées,

 

triomphe des haineux qui m’ont fermé laporte

de ce joli bercail où je dormais agneau,

mais ennemi des loups qui lui faisaient laguerre,

 

j’y rentrerai poète, avec une autre voix,

avec d’autres cheveux, recevoir lacouronne,

au-dessus des fonts mêmes où je fusbaptisé[344] ;

 

car c’est à cet endroit que j’entrai dans lafoi

qui désigne les cœurs au ciel, et pourlaquelle

Pierre ceignit mon corps comme je viens dedire.

 

Ensuite une clarté se mit en mouvement

vers nous, de ce bouquet d’où sortitl’éclaireur

qu’avait laissé le Christ, de ses futursvicaires.

 

Et ma dame me dit, resplendissant dejoie :

« Regarde bien, regarde ! Il est là,le saint homme

qui vous fait visiter la lointaineGalice ! »[345]

 

De même que parfois la colombe se pose

auprès de sa compagne, et l’une à l’autremontre,

tournant et roucoulant, son amourréciproque,

 

de même j’ai vu là se faire un bon accueil

ces princes glorieux l’un à l’autre, enlouant

le céleste aliment qui les nourritlà-haut.

 

Ces démonstrations une fois terminées,

chacun d’eux, sans parler, s’arrêta coramme[346],

si fulgurants tous deux, qu’ils m’avaientébloui.

 

Béatrice lui dit, souriant debonheur :

« Ô magnifique esprit, qui décrivisjadis

la magnanimité de notre basilique[347],

 

fais que dans ces hauteurs on parled’espérance :

tu peux le faire bien, toi qui lareprésentes,

lorsque Jésus aux trois montre sapréférence. »[348]

 

« Lève donc le regard et prends deI’as6urance,

car ce qui vient ici du monde des mortels

doit mûrir tout d’abord au feu de nosrayons ! »

 

Cet encouragement me vint du secondfeu :

ce qui me fit lever mon regard vers cescimes

dont le poids excessif me l’avait faitbaisser.

 

« Puisque notre Empereur, par sa grâce,t’octroie

de pouvoir rencontrer, avant que tu nemeures,

dans son salon secret, chacun de sesministres,

 

afin qu’ayant connu l’éclat de cette cour,

tu puisses ranimer, en toi-même et dansd’autres,

l’espérance qui fait, là-bas, aimer lebien,

 

dis-moi donc ce qu’elle est, et comment tonesprit

s’en arme ; et dis aussi d’où tu l’asobtenue ! »

Ainsi continuait la seconde clarté.

 

Mais la dame pieuse, elle, qui dirigea

pour un aussi haut vol les plumes de monaile,

devança ma réponse en parlant commesuit :

 

« Elle n’a pas de fils plus riche enespérance,

l’Église militante, ainsi qu’il est écrit

au soleil qui vêt d’or toute la saintetroupe[349] ;

aussi l’a-t-on laissé venir depuis Égypte

jusqu’à Jérusalem[350], pourtout voir et connaître,

avant que soit prescrit le temps de samilice.

 

Quant aux deux autres points, qu’on ne demandepas

pour apprendre de lui, mais afin qu’ilrapporte

combien cette vertu te produit de plaisir,

 

je le laisse parler : il n’a point àcombattre

ni chercher à briller : c’est à lui derépondre ;

que la grâce de Dieu l’assiste en cemoment ! »

 

Le meilleur écolier répond à son docteur,

aussi rapidement sur ce qu’il sait trèsbien,

afin que son savoir brille plus aisément,

 

que je dis : « L’espérance estl’attente certaine

de la gloire future, et se produit en nous

par la grâce divine et le mérite ancien.

 

La lumière m’en vient de nombreusesétoiles ;

mais qui l’a tout d’abord dans mon cœurdistillée,

du suprême Seigneur fut le suprêmechantre[351].

 

Parmi ses chants sacrés, il dit aussi :« Qu’en toi

mettent l’espoir tous ceux qui connaissant tonnom ! »

Et comment l’ignorer, avec la foi quej’ai ?

 

Tu m’abreuvas toi-même, après ce douxbreuvage,

du lait de ton épître[352], ettant que j’en déborde

et je verse à mon tour de votre source auxautres. »

 

Pans le noyau vivant de ce grand incendie,

pendant que je parlais, tremblait uneclarté

qui semblait un éclair intense etfrémissant.

 

Il me dit à la fin : « L’amour dontje m’embrase

pour la sainte vertu qui m’accompagne ici,

jusqu’à gagner la palme et au sortir duchamp[353],

 

exige d’en parler avec toi, qui tantl’aimes :

et c’est avec plaisir que je voudraisentendre

dire ce que promet pour toi cetteespérance. »

 

« Les Écritures, dis-je, anciennes etnouvelles,

nous démontrent le but, qui peut mel’enseigner,

des âmes qui de Dieu deviennent les amies.

 

C’est ainsi qu’Isaïe avait dit que chacune

aurait dans sa patrie un doublevêtement[354] :

et sa seule patrie est cette douce vie.

 

Ton frère, d’autre part, nous a manifesté

plus clairement encor sa révélation,

alors qu’il écrivait au sujet desétoles. »[355]

 

À peine avais-je dit ces dernièresparoles,

lorsque Sperent in te[356] retentit sur nos têtes,

et dans chaque carole il fut repris enchœur.

 

Un éclat s’alluma soudainement entre elles

tel que, si le Cancer possédait ce bijou,

l’hiver serait un mois qui n’aurait qu’un seuljour[357].

 

Comme se lève et va pour entrer dans ladanse,

sans arrière-penser, la vierge souriante,

rien que pour faire honneur à la jeuneépousée,

 

telle je vis alors la splendeur éclatante

se joindre aux autres deux qui tournaient enmusique

ainsi qu’il convenait à leur amour ardent.

 

Elle entra dans le chant ainsi que dans laronde ;

et ma dame sur eux reposait son regard

et semblait une épouse immobile et muette.

 

« Voici venir celui qui coucha sur lesein

de notre Pélican[358] : qui, du haut de la croix,

avait été choisi pour un officeinsigne. »

 

Ainsi parla ma dame ; et cependant sesyeux

restaient toujours rivés avec attention,

avant d’avoir parlé comme après cespropos.

 

Pareil à qui prétend, en fixant le soleil,

regarder une éclipse à l’œil nu, tant soitpeu,

et qui, voulant trop voir, cesse d’êtrevoyant,

 

tel me fit devenir cette dernière flamme,

jusqu’à ce qu’elle dît : « Pourquoidonc t’aveugler

à chercher un objet qui n’a pas lieu cheznous ? [359]

 

Sur la terre, mon corps, avec celui desautres,

est terre et le sera, tant qu’ici notrenombre

n’aura point égalé le décret éternel[360].

 

Seules les deux clartés qui viennent demonter

restent au cloître heureux avec leur doubleétole[361] :

tu peux en apporter la nouvelle à tonmonde. »

 

Au son de cette voix, la guirlandeenflammée

cessa de tournoyer, et la douce harmonie

que formait l’unisson de ces trois voix pritfin,

 

comme, pour éviter le risque ou lafatigue,

les rames qui tantôt venaient frapper lesondes

se posent à la fois, sur un coup desifflet.

 

Et quel trouble soudain s’empara del’esprit,

lorsque, m’étant tourné pour revoirBéatrice,

je ne pus plus la voir, quoique je fussealors

 

toujours aussi près d’elle, au séjour desheureux.

 

 

CHANT XXVI

 

Tandis que je craignais d’avoir perdu lavue,

l’éclat éblouissant qui me l’avaitéteinte[362]

laissa monter un souffle et semblantm’appeler

 

me dit : « En attendant de recouvrerla vue,

que tu viens de ternir pour trop vouloir mevoir,

tu peux dédommager cette perte en parlant.

 

Commence donc, et dis vers quelle finaspire

ton âme ; et cependant redis-toi que lavue

n’est pas morte pour toi, mais à peineengourdie.

 

La dame qui conduit dans ces saintescontrées

tes pas, dans son regard a la même vertu

qu’autrefois possédait la maind’Ananias. »[363]

 

Je dis : « Qu’à son plaisir, que cesoit tôt ou tard,

puissent guérir ces yeux, portes qu’elleemprunta

jadis, pour tous ces feux dont je brûletoujours.

 

Le Bien qui rend heureux ce palais est pourmoi

l’alpha et l’oméga de toute l’écriture

que m’enseigne l’Amour plus ou moinsardemment. »[364]

 

Et cette même voix qui m’avait enlevé

la crainte de rester soudainement aveugle,

de nouveau me poussait à prendre laparole,

 

en disant : « Il te faut, certes,passer cela

par un tamis plus fin : il te fautmaintenant

dire qui, vers ce but, a dirigé tonarc. »

 

« C’est grâce aux arguments de laphilosophie

et à l’autorité qui descend d’ici[365], dis-je,

nue cet amour a pu pénétrer dans mon cœur,

 

puisque le bien en tant que bien, sitôtconçu,

nous incite à l’amour, d’autant plusfortement

qu’en lui-même il comprend plus deperfection.

 

C’est à l’Essence donc qui dépasse lesautres

tellement, que le bien qui se trouve horsd’elle

n’est qu’un simple reflet de sa propreclarté,

 

qu’il faut, grâce à l’amour, plus qu’à touteautre essence,

que s’adresse l’esprit de tous ceux quidiscernent

l’abstruse vérité de ce raisonnement.

 

Celui qui m’a montré le premier des amours

de toute la substance existant àjamais[366],

propose à mon esprit la même vérité.

 

Du véritable Auteur la voix me la propose,

qui disait à Moïse, en parlant delui-même :

« C’est moi qui te ferai connaître toutle bien. » [367]

 

Tu me l’as dite aussi, dans l’illustrecriée[368]

dont l’exorde proclame au monde de là-bas

les arcanes d’ici, mieux que nul autrehéraut. »

 

J’entendis qu’il disait : « Parintellect humain

et par l’autorité qui concorde avec lui,

ton amour le plus haut se dirige versDieu.

 

Explique-moi, pourtant, si tu sens d’autrescordes

qui te tirent vers lui, pour que tu rendesclair

avec combien de dents cet amour-là temord. »

 

La sainte intention de cet aigle du Christ

ne me fut point cachée ; et je vis toutde suite

quel sens il faisait prendre à maprofession.

 

Je recommençai donc : « En effet,les morsures

qui peuvent ramener le cœur de l’homme àDieu

ont toutes concouru dans cette charité.

 

L’existence du monde, avec mon existence,

et la mort qu’il souffrit pour que je puissevivre,

et tout ce qu’avec moi les fidèlesespèrent,

 

et le savoir certain dont je viens deparler,

m’ont tiré de la mer de l’amour dévoyé

et m’ont mis sur le bord de l’amour le plusdroit.

 

Les feuilles dont remplit son jardin toutentier

l’éternel Jardinier me sont d’autant pluschères,

que sur chacune il met le sceau de savertu. »[369]

 

Sitôt que je me tus, un chant des plussuaves

retentit dans le ciel, et ma dameelle-même

disait avec le chœur : « Saint,saint et trois fois saint ! »

 

Comme, quand nous réveille une fortelumière,

grâce à l’esprit visif qui court à larencontre

de la clarté passant d’une membrane àl’autre,

 

le réveillé répugne à ce qu’il voitd’abord,

tant le rappel soudain le laisse inadapté,

s’il n’est pas assisté par sonestimative ;

 

de même Béatrice éloigna de mes yeux

le tain qui les voilait, d’un seul rayon dessiens

dont l’éclat pénétrait à plus de millemilles.

 

Grâce à cela, je vis, mieux que je n’avaisvu,

et, presque stupéfait, je fis desquestions

sur un quatrième feu que je vis près denous.

 

Et ma dame me dit : « Au sein de cesrayons

aime son créateur la première des âmes

qu’à la Vertu première il a plu decréer. » [370]

 

Et pareil au rameau qui fait fléchir sacime

au passage du vent et se relève ensuite,

par sa propre vertu qui la ramène en haut,

 

tandis qu’elle parlait, tel je devinsmoi-même,

de stupeur ; mais bientôt je reprisassurance,

pressé par le désir que j’avais de parler.

 

Alors je commençai : « Ô fruit quifus unique

à naître déjà mûr, père antique de qui

n’importe quelle épouse est la fille et labru,

 

le plus dévotement que je puis, je te prie

de vouloir me parler ; car tu vois mondésir

que je ne te dis plus, pour t’entendre plustôt. »

 

Comme un cheval bronchant sous lecaparaçon,

qui manifeste ainsi le besoin qui l’agite

par la housse qui suit les mouvements ducorps,

 

de la même façon la première des âmes

m’avait rendu visible à traversl’enveloppe

avec combien de joie elle allait mecomplaire.

 

Puis elle prononça : « Sans que tume l’exprimes

toi-même, je lis mieux dans ton propredésir

que tu ne saurais voir les objets les plusclairs,

 

puisque je les contemple au miroirvéridique

et qui contient en lui tous les autresobjets,

alors que rien ne peut le contenirlui-même.

 

Tu veux savoir de moi depuis combien detemps

Dieu m’a mis au jardin sublime où celle-ci

te rend apte à gravir une si longueéchelle ;

 

combien de temps il fut de mes yeux laliesse ;

du grand courroux de Dieu quelle est la causevraie ;

quelle langue j’ai faite et j’ai mise enusage.

 

Or, mon fils, ce n’est pas le bruit de l’arbreen soi

qui fournit la raison d’un aussi longexil,

mais le fait seulement d’outrepasser lesbornes.

 

Et là-bas, d’où ta dame a fait venirVirgile,

quatre mille trois cents et deux tours desoleil

m’avaient vu désirer cette réunion[371].

 

Je l’avais déjà vu passer par tous lessignes

qui marquent son chemin, neuf cent et trentefois,

pendant que j’habitais moi-même sur laterre.

 

La langue a disparu, que j’ai d’abordparlée,

dès avant que Nemrod et son peupleperdissent

leur peine au bâtiment qu’on ne pouvaitfinir ;

 

car l’effet que produit la raisonelle-même

ne vit pas longuement, du fait du goût deshommes,

qui sans cesse évolue et change avec leciel.

 

Le langage de l’homme est un faitnaturel ;

mais quant à la façon de parler, la nature

vous permet de choisir selon qu’il vousconvient.

 

Avant que je descende à l’angoisseinfernale,

on donnait le nom d’I sur terre auDieu suprême,

à qui je dois la joie où je me suis logé.

 

Plus tard on l’appelait El[372], et c’était normal,

l’usage des mortels étant comme lesfeuilles :

si l’une tombe, une autre aussitôt laremplace.

 

Sur le mont le plus haut qui domine lesondes[373]

je vécus innocent, puis je vécus coupable

de prime jusqu’à l’heure héritant de lasexte,

 

après que le soleil a changé dequadrant. »

CHANT XXVII

 

« Gloire au Père et au Fils et auSaint-Esprit ! » fut

le chant qu’au Paradis j’entendiscommencer,

si doux, que ses accents étaient comme uneivresse.

 

Ce que j’apercevais me paraissait un rire

de l’univers, si bien que cette mêmeivresse

pénétrait à la fois par l’oreille et parl’oeil.

 

Ineffable allégresse ! ô bonheur !existence

qui n’est faite de rien que d’amour et depaix !

ô richesse certaine, où manquent lesenvies !

 

Comme devant mes yeux se tenaient allumés

les quatre feux, l’un d’eux, le premierarrivé

s’était mis à briller d’un bien plus viféclat,

 

et son aspect fut tel que serait devenu

Jupiter, si lui-même et Mars étaientoiseaux

et venaient d’échanger tout à coup leurplumage[374].

 

Et ce divin Pouvoir qui répartit les actes

et les emplois là-haut, avait de toutesparts

au choeur des bienheureux imposé lesilence,

 

quand j’entendis parler : « Si macouleur se change,

ne t’en étonne point, car, pendant que jeparle,

tu verras que les autres changeront à leurtour.

 

Celui qui, sur la terre, usurpe et tient maplace[375],

ma place, oui, je dis bien ma place, quidemeure

en ce moment vacante aux yeux du Fils deDieu,

 

de mon propre sépulcre a fait une cloaque

je pourriture et sang, qui fait que lepervers

qui tomba d’ici-haut, dans son repaire enrit. »

 

Je m’aperçus alors que le ciel se couvrait

de la même couleur dont le soleil habille

le matin et le soir le nuage opposé ;

 

et comme, en conservant l’assurance à partsoi,

rougit l’honnête femme et perd sacontenance,

entendant le récit des errements d’uneautre,

 

Béatrice changeait elle aussi de visage,

je crois que dans les cieux l’éclipsé étaitpareille,

lors de la passion du suprême Pouvoir.

 

Puis, je pus écouter la suite du discours,

mais faite d’une voix d’autant plusaltérée,

que son aspect visible demeuraitinchangé :

 

« Non, l’Épouse du Christ n’a pas éténourrie

de mon sang, de celui de Lin etd’Anaclet[376],

pour l’employer ensuite à ramasser del’or ;

 

mais c’est pour acquérir ce bonheuréternel,

que Sixte ainsi que Pie et Calixte etUrbain

ont versé tour à tour leurs larmes et leursang.

 

Nous n’avons pas voulu que du peuplechrétien

nos propres successeurs composent deuxpartis,

plaçant l’un à leur droite et l’autre à leurmain gauche[377],

 

ni que ces saintes clefs dont j’avais eu lagarde,

sur un drapeau guerrier puissent servird’enseigne

pour conduire au combat contre d’autreschrétiens ;

 

ni que l’on fît de moi pour quelqueprivilège

mensonger ou vendu la figure d’unsceau[378],

qui m’a fait flamboyer et rougir bien desfois.

 

Sous l’habit des pasteurs on aperçoitd’ici

rôder parmi les prés les loups les plusrapaces :

ô justice de Dieu, pourquoi tantsommeiller ?

 

Cahorsins et Gascons préparent leursboissons

de notre propre sang[379] : ô bon commencement,

dans quelle triste fin te faudra-t-ilsombrer ?

 

Pourtant, le même ciel qui produisit àRome

Scipion, défenseur de la gloire du monde,

y portera remède, à ce que je prévois[380].

 

Et toi-même, mon fils, que ton poids demortel

doit ramener sur terre, ouvre grande labouche,

dis tout haut ce que, moi, je ne t’ai pointcaché ! »

 

Et comme dans nos airs foisonne vers lebas

la vapeur congelée, au moment où la corne

de la Chèvre du ciel a rejoint lesoleil[381],

 

ainsi j’ai vu l’éther se peupler tout àcoup

et voler vers le haut les vapeurstriomphantes

qui faisaient jusqu’alors leur séjour près denous.

 

Ma vue en poursuivit les évolutions

et les accompagna pendant que la distance

ne dressa point de mur qu’elle ne pûtfranchir.

 

Ma dame en ce moment, voyant que monregard

ne cherchait plus le haut, me dit :« Abaisse donc

tes yeux, pour mesurer le cheminparcouru ! »

 

Depuis l’heure où j’avais tout d’abordregardé,

je vis comme déjà j’avais couru tout l’arc

que fait du centre au bout notre premierclimat[382].

 

Au-dessus de Gadès, je contemplai d’Ulysse

la folle traversée, et en deçà, la rive

qui d’Europe jadis reçut le douxfardeau[383].

 

J’aurais pu découvrir davantage, sansdoute,

de ce petit lopin, mais j’avais le soleil

sous mes pieds et à plus d’un signe dedistance[384].

 

Mon esprit amoureux, qui ne fait qu’adorer

ma dame à chaque instant, plus que jamaisbrûlait

pressé de ramener sur elle mon regard.

 

Si la nature ou l’art ont réuni descharmes

ou dans la chair humaine, ou bien dans lapeinture,

pour toucher droit au cœur par le plaisir desyeux,

 

tous ces attraits unis paraîtraient moins querien,

face au divin plaisir qui m’envahitsoudain

lorsque je me tournai vers son riantvisage.

 

Et alors la vertu qui vint de son regard

m’arracha tout à coup au beau nid deLéda[385],

me poussant vers le ciel qui tourne le plusvite.

 

Sa zone la plus proche et la plus élevée

était partout pareille, et je ne sauraisdire

où choisit Béatrice une place pour moi.

 

Mais elle, qui voyait ma curiosité,

se mit à m’expliquer, riant si bellement

qu’on aurait dit que Dieu riait sur sonvisage :

 

« La nature du monde, immobile en soncentre

et où tous les objets tournent autour delui[386],

commence dans ce point, qu’on peut dire sasource.

 

Quant à ce ciel lui-même, il n’a pas d’autrelieu,

sinon l’esprit divin duquel prennent leurfeu

la vertu qu’il répand et l’amour qui letourne.

 

La lumière et l’amour font son cercle, quiceint

les autres à son tour ; et Celuiseulement

qui le contient en lui, peut le comprendreaussi.

 

Son mouvement n’est pas mesuré par lesautres ;

les autres, au contraire, y prennent leurmesure,

comme dix est formé de deux moitiés decinq.

 

Et de quelle façon le temps a ses racines

dans ce texte, et comment ses feuilles sontdans d’autres,

tu peux dorénavant le voir plusclairement.

 

Cupidité, qui mets les hommes sous tespieds,

tellement qu’aucun d’eux ne peut plus, par lasuite,

élever le regard au-dessus de tesflots !

 

La bonne volonté, certes, fleurit ennous ;

mais la pluie incessante intervient pourchanger

en simples avortons les prunes véritables.

 

L’innocence et la foi ne se rencontrentplus

que chez les tout petits : l’une etl’autre s’enfuient,

bien avant que la barbe apparaisse aumenton.

 

Tel jeûnait autrefois, lorsqu’il lesbalbutiait,

qui dévore plus tard, la langue déliée,

n’importe quel manger, sans voir lecalendrier :

 

tel apprit à parler, dans l’amour de samère

et lui obéissant, qui, lorsqu’il a grandi,

souhaiterait plutôt la voir ensevelie.

 

C’est ainsi que la peau devient de blanchenoire,

aussitôt qu’apparaît la fille de celui

qui vous fait le matin et vous laisse lesoir[387].

 

Pour toi, pour que cela ne te surprennepoint,

songe que l’on n’a pas qui gouverne surterre :

et c’est là ce qui perd la famille deshommes.

 

Mais avant que l’hiver n’ait perdu janvier

à force d’oublier les centièmes,là-bas[388],

les cercles d’ici-haut rugiront tellement,

 

qu’enfin cet ouragan longuement attendu

retournera la poupe où se trouvait laproue,

en sorte que la nef cinglera droit au port

 

et que les fruits tiendront la promesse desfleurs. »

 

CHANT XXVIII

 

Lorsque celle qui met mon âme au Paradis

m’eut de cette façon découvert toute nue

notre vie actuelle à nous, pauvresmortels,

 

comme au miroir paraît la lumière d’uncierge,

que l’on voit s’allumer soudain derrièrevous,

sans qu’on ait vu le cierge et presque parsurprise,

 

nous faisant retourner pour voir si lecristal

nous dit la vérité, et les trouvantd’accord

comme le sont la note et le rythme duchant,

 

ainsi je me souviens que j’avais faitmoi-même,

lorsque enfin mon regard plongea dans lesbeaux yeux

dont l’amour fit les rets où je suisprisonnier.

 

Et m’étant retourné pour prendreconnaissance

de tout ce qui paraît à travers ce volume,

si dans son mouvement on l’examine bien,

 

j’aperçus certain Point[389]d’où rayonnait si fort

un éclat fulgurant, que le regard qu’iltouche

est aussitôt blessé par sonscintillement ;

 

mais l’astre qui paraît le plus petit cheznous

semblerait une lune, à le mettre à côté,

comme lorsqu’on compare entre elles lesétoiles.

 

À la distance ou presque à laquelleapparaît

tout autour de l’éclat qui le forme, unhalo,

à l’heure où s’épaissit la vapeur qui leporte,

 

tout autour de ce point un cercleincandescent

tournait si vivement, qu’il semblaitdépasser

le mouvement qui ceint plus vitel’univers.

 

On le voyait lui-même enveloppé d’unautre,

qui l’était d’un troisième, ensuite d’unquatrième,

celui-ci d’un cinquième et d’un sixièmeaussi.

 

La septième suivait par-dessus, mais sivaste

dans ses dimensions que, pour le contenir,

l’envoyé de Junon serait insuffisant.

 

Les huitième et neuvième étaient pareils,chacun

tournait plus lentement, selon qu’il setrouvait

porter un numéro plus loin de l’unité[390].

 

Le cercle dont le feu resplendissait léplus

était le moins distant de la pureétincelle,

comme touchant, je crois, sa vérité deprès.

 

Ma dame, qui voyait que j’étais absorbé

dans mes réflexions, me dit :« C’est de ce point

que dépendent le ciel et tout ce qu’ilcontient.

 

Vois le cercle qui ceint de plus près sanature,

et sache que, s’il tourne aussirapidement,

c’est grâce à cet amour dont il se sentpressé. »

 

Moi, je dis : « Si le monde étaitorganisé

selon les mêmes lois que je vois dans cessphères,

ce que tu viens de dire épuiserait masoif.

 

Dans le monde sensible on peut voircependant

le mouvement du ciel devenir plus divin

à mesure qu’il est plus éloigné ducentre[391].

 

Si ma soif de savoir doit avoir une fin

dans ce temple angélique et digne qu’onl’admire,

dont lumière et amour sont les seulesfrontières,

 

il faudrait m’expliquer la raison pourlaquelle

le modèle n’est pas conforme à lacopie ;

car, pour moi, plus j’y pense et moins je lecomprends. ;

 

« Ce n’est pas étonnant, si de tes doigtstout seuls

tu ne réussis pas à défaire ce nœud

que le long abandon rend encor plusardu. »

 

Ainsi parla ma dame, et puis elleajouta :

« Prends ce que je dirai, si tu veux t’ennourrir ;

concentre ton esprit autour de ceproblème !

 

Les cercles corporels[392] sontétroits ou plus amples,

selon qu’est plus ou moins puissante lavertu

qui vient se diffuser dans toutes leursparties.

 

La plus grande bonté fait la santémeilleure ;

la plus grande santé réclame un corps plusgrand,

s’il peut avoir aussi des membresaccomplis.

 

Et d’autre part, ce ciel, entraînant aveclui

l’univers tout entier, représente lecercle

où l’amour est plus grand, le savoir plusprofond.

 

Pourtant, si tu veux bien appliquer tamesure

à la vertu qui tient dans toutes lessubstances

qui montrent leur rondeur, non à ce qu’on envoit,

 

tu pourras observer dans chacune dessphères

accord admirable et fait à leur mesure,

du grand avec le plus, du petit avecmoins. »

 

Comme on voit devenir sereine ettransparente

la profondeur du ciel, lorsqu’en enflant sajoue

du côté qui reçoit plus souvent lescaresses

 

Borée enlève et rompt les voiles dubrouillard

qui l’avait obscurci, faisant rire le ciel

et avec lui le chœur de toutes sesbeautés,

 

ainsi je fis moi-même, aussitôt que madame

me fournit de la sorte une claire réponse,

et le vrai m’apparut comme une étoile auciel.

 

Et dès qu’elle eut fini de tenir cediscours,

les cercles à nouveau scintillèrent plusfort,

brillant comme le fer qu’on a tiré du feu.

 

Tous ces éclats nouveaux tournaient avec leursflammes

et leur nombre était tel, qu’il devaitdépasser

celui que l’on obtient en doublant leséchecs[393].

 

J’entendais hosanna chanté de chœur enchœur

à ce Point qui les tient et les tiendratoujours

rivés au même endroit qui leur futassigné.

 

Mais celle qui voyait que des pensersdouteux

agitaient mon esprit, dit : « Lesséraphins restent,

avec les chérubins, aux deux cerclespremiers[394].

 

Leur course est plus rapide, ainsi que tu peuxvoir,

afin d’être à ce Point pareils le pluspossible,

et ils le peuvent bien, car ils le voient deprès.

 

Quant aux autres amours qui restent autourd’eux,

du visage divin on les appelle trônes,

et avec eux prend fin le premier desternaires.

 

Or, tu comprends déjà que leur félicité

se fonde au premier chef sur l’acte de lavue,

et non pas sur l’amour, qui passe en secondlieu[395] ;

 

et cette même vue est résultat d’un don

que la grâce produit, avec le bonvouloir ;

et le même ordre règne à chacun desdegrés.

 

Le ternaire suivant, qui, comme lepremier,

s’épanouit au sein de ce printemps sansfin

que ne déflore pas le Bélier de la nuit,

 

fait résonner ici l’éternel hosanna

sur trois airs différents qu’on entendretentir

dans trois ordres heureux qui font satrinité.

 

Dans cette hiérarchie on trouve troisessences :

les Dominations d’abord, puis les Vertus,

et au dernier des rangs se trouvent lesPuissances.

 

Puis, dans les chœurs de joie avant-derniers,voltigent

tant les Principautés que l’ordre desArchanges ;

le troisième est formé par les anges quijouent.

 

Ils contemplent en haut avec intensité

et triomphent en bas tellement, que versDieu

ils sont tous attirés et ils attirenttout.

 

C’est avec tant d’amour que Denis s’étaitmis

à contempler ces ordres, qu’il a pu lesnommer

et les distinguer tous, comme je viens defaire.

 

Grégoire cependant était d’un autreavis[396] ;

mais aussitôt qu’il put, dans le ciel où noussommes,

ouvrir les yeux lui-même, il rit de sonerreur.

 

Et le fait qu’un mortel ait pu dire à laterre

un mystère aussi grand, ne doit past’étonner :

quelqu’un qui l’avait vu[397]lui découvrit d’abord

 

le secret de ce cercle, et bien d’autresencore. »

 

CHANT XXIX

 

Au moment où le fils de Latone et safille,

à côté du Bélier ou bien de la Balance,

forment de l’horizon leur ceinturecommune[398],

 

le temps que le zénith les tient enéquilibre

jusqu’à ce que les deux sortent de cettezone

et changent d’hémisphère, est égal à celui

 

pendant lequel se tut Béatrice, entournant

son visage où brillait le bonheur, pourfixer

son regard sur le Point qui m’avaitébloui.

 

« Je te dirai, fit-elle, et sans que tudemandes,

ce que tu veux savoir, car je viens de levoir

dans cet endroit que font tous les lieux etles temps.

 

Ce n’est pas pour avoir un bien qui lui fûtpropre,

ce qui n’a pas de sens, mais pour que sasplendeur

pût, en brillant plus fort, affirmer :« Subsisto ! »[399]

 

qu’en son éternité, hors de toute limite,

hors des bornes du temps, pour son plaisir,l’Amour

éternel s’est ouvert dans des amoursnouvelles.

 

Il n’était pas resté jusqu’alors inactif,

puisque l’esprit de Dieu n’a plané sur ceseaux

le temps qui précéda, ni celui qui suivit.

 

La forme et la matière, ensemble ouséparées,

pures de tout défaut, en procèdent, demême

qu’un triple trait jaillit de l’arc à triplecorde.

 

Comme à travers le verre ou l’ambre ou lecristal

un rayon resplendit si vite, qu’il nepasse

nul espace de temps entre atteindre etbriller,

 

de même du Seigneur cette source triforme

rayonna tout d’abord dans sa création,

entière et sans connaître aucuncommencement.

 

La substance reçut un ordre Écritures

dont elle fut empreinte ; et l’on mit lesessences

qu’engendre l’acte pur, au sommet ducréé[400].

 

On assigna le bras à la purepuissance ;

et l’acte et la puissance ont été joints aucentre

dans des liens si forts, que rien ne lessépare.

 

Jérôme a soutenu que les ordres des anges

avaient été créés bien des siècles avant

que l’univers entier n’eût reçul’existence.

 

Pourtant, la vérité paraît dans bien despages

de tous ces écrivains que l’Esprit saintinspire,

et tu les trouveras, si tu sais regarder.

 

Et la raison aussi la devine en partie,

qui ne peut concevoir que les moteurs aientpu

rester si longuement sans ce qui lesparfait[401].

 

Or, tu sais maintenant quand et où cesamours

furent faits et comment ; en sorte quetrois flammes

au fond de ton désir sont éteintes déjà.

 

On n’arriverait pas, en comptant, jusqu’àvingt

dans le temps qu’il fallut aux angesrévoltés

pour troubler les bas-fonds des autreséléments.

 

Pour ceux qui sont restés, ils avaient mis enœuvre

avec un tel bonheur cet art que tucontemples,

que jamais aucun d’eux n’a cessé detourner.

 

La cause de la chute était la malheureuse

superbe de celui que tu pus contempler,

écrasé sous le poids de l’universentier[402].

 

Ceux que tu vois ici furent assez modestes

pour avouer leur dette envers cette Bonté

qui les avait créés aptes à lecomprendre ;

 

et c’est pourquoi leur vue est améliorée

par leur propre mérite, ainsi que par lagrâce

qui vint illuminer leur ferme volonté.

 

Abandonnant le doute, il faut que tu soissûr

que recevoir la grâce est un mérite ensoi,

mesuré sur l’amour qui lui servit deporte.

 

Tu peux dorénavant méditer longuement

et sans autre secours sur cesréunions[403],

si tu m’as écouté pendant tout cediscours.

 

Pourtant, comme à l’école on prétendenseigner

que les anges sont faits capables parnature

d’entendre, de vouloir et de se souvenir,

 

il faut que je poursuive, afin que tuconnaisses

la pure vérité, que vous rendez obscure

en vous laissant tromper par de tellesleçons.

 

Après avoir joui du visage de Dieu,

ces substances n’ont plus détourné leursregards

du sien, à qui jamais rien ne peutéchapper.

 

Ainsi, leur vision n’est pas interceptée

par de nouveaux objets ; ils n’ont doncpas besoin

de se ressouvenir des conceptsoubliés[404].

 

Et l’on rêve chez vous, avec les yeuxouverts,

quand on parle autrement, soit qu’on y penseou non ;

mais l’un de ces deux semble et coupable etplus vil[405].

 

Votre philosophie à vous ne suit jamais

un sentier uniforme, tellement vousséduisent

l’amour de l’apparence et la soif debriller.

 

Dans le ciel, cependant, avec moins decolère

on souffre cette erreur que celled’oublier

la divine Écriture, ou de changer sonsens ;

 

car vous ne pensez pas à tout le sangversé

pour la semer au monde, et qu’il estagréable

au ciel, que l’on confie en ellehumblement.

 

Pour se faire admirer, chacun vous vante etbrode

sa propre fantaisie, et les prédicateurs

en font cas, oubliant d’ouvrir lesÉvangiles.

 

L’un conte que la lune a rebroussé chemin,

lors de la mort du Christ, et s’estinterposée

afin que le soleil refusât salumière :

 

il ment, puisque le jour s’obscurcit delui-même :

c’est pourquoi cette éclipse était aussivisible

aux Juifs, aux Indiens et jusqu’auxEspagnols.

 

Les Lapi, les Bindi[406] nesont point plus nombreux

que les fables qu’on fait tous les ans àFlorence

et que les orateurs colportent de leurchaire,

 

faisant que les brebis, qui n’ont pas lesavoir,

rentrent du pâturage ayant mangé du vent,

en quoi leur ignorance est une piètreexcuse.

 

Le Christ n’avait pas dit à son premierchapitre :

« Partez, allez partout prêcher desbalivernes ! »

mais leur donna le vrai qui leur servaitd’assise,

 

et ce vrai fut le seul qui sonna sur leurslèvres,

si bien qu’à leur combat pour propager lafoi

l’Évangile a fourni la lance et lebouclier.

 

Avec des calembours et des bouffonneries

on prêche maintenant ; et pourvu qu’ons’amuse,

le capuce se gonfle et le moine estcontent.

 

Mais souvent tel oiseau niche dans lacagoule

que, s’il pouvait le voir, le vulgairesaurait

la valeur des pardons qu’on lui vientproposer ;

 

et la stupidité s’augmente sur la terre

tellement que, sans preuve et sans aucungarant,

vite on fait confiance aux plus follespromesses.

 

Ainsi fut engraissé le porc de saintAntoine[407],

et bien d’autres encor qui sont pis que desporcs,

et en fausse monnaie on veut payer lemonde.

 

Mais sans nous éloigner du sujet, tournedonc

désormais ton regard vers la plus courteroute,

pour économiser le chemin et letemps !

 

Des anges le modèle est souvent répété,

cependant la parole et les concepts deshommes

n’auraient pas le moyen d’en direl’étendue.

 

Et si tu te souviens de ce que nous révèle

Daniel, tu verras qu’on ignore le chiffre

de leur nombre précis, dont il dit lesmilliers[408].

 

Leur nature reçoit la lumière première

qui rayonne partout, en autant de manières

qu’il existe d’éclats qui doiventl’accueillir[409] ;

 

et l’acte de comprendre étant toujourssuivi

de l’amour, il ressort que la douceurd’aimer

s’allume et bout en elle aussidiversement.

 

Tu vois l’immensité de l’éternel Pouvoir

et sa sublimité, puisqu’il s’est fait toutseul

de si nombreux miroirs où son reflet sebrise,

 

tout en restant lui-même unique, commeavant. »

 

 

CHANT XXX

 

Lorsque la sixième heure erre à six millemilles

plus ou moins de distance, et que de notremonde

l’ombre penche déjà sur son litallongé[410],

 

le centre de la voûte, au point le plusprofond

pour nos yeux, devient tel que certainesétoiles

ne se laissent plus voir aux bas-fonds où noussommes ;

 

et aussitôt qu’on voit l’esclave lumineuse

du soleil[411] semontrer, le ciel paraît éteindre

ses flambeaux tour à tour, jusqu’au plus beaude tous.

 

De la même façon la danse triomphale

tournant autour du Point qui m’avaitébloui

et semblait contenir Celui qui lacontient,

 

s’éteignit sous mes yeux presqueinsensiblement ;

et l’amour et le fait de ne rien voir mefirent,

comme toujours, tourner mes yeux versBéatrice.

 

Si tout ce que j’ai dit sur elle jusqu’ici

pouvait s’amalgamer et faire un seuléloge,

cela serait trop peu pour remplir cetoffice.

 

La beauté que je vis en elle outrepassait

ce que nous concevons et, je crois, plusencore,

que son seul Créateur la possède enentier.

 

Sur ce point, je confesse avoir été vaincu

plus qu’aucun autre auteur, soit comique outragique[412],

ne l’a jamais été par un aspect duthème ;

 

car comme le soleil offusque le regard,

ainsi le souvenir de son sourire heureux

me prive en cet instant du secours del’esprit.

 

Depuis le premier jour où j’ai vu sonvisage

dans le monde mortel, et jusqu’en cetinstant,

rien n’a pu m’empêcher de poursuivre monchant ;

 

mais il faut à présent que je mette unefin

aux efforts que j’ai faits pour chanter sabeauté,

puisque même notre art reconnaît deslimites.

 

Telle que je la laisse à des voix plussonores

que mon pauvre clairon, qui s’apprêtelui-même

à mettre fin bientôt au sujet trop ardu,

 

elle recommença, sur le ton décidé

d’un vrai chef : « Maintenant nousvenons de sortir

du plus grand corps au ciel fait de purelumière[413] ;

 

lumière de l’esprit, que l’amourentretient ;

amour du bien réel, tout remplid’allégresse ;

allégresse au-dessus de toutes lesdouceurs.

 

Tu pourras voir ici l’une et l’autremilice

du Paradis, dont l’une a déjà l’apparence

que tu reconnaîtras au dernierjugement. » [414]

 

Comme un éclair s’allume à l’improviste etblesse

les esprits de la vue, empêchant le regard

de percevoir encor d’autres objetsbrillants,

 

cette vive clarté m’avait paralysé,

sa fulguration ayant mis sur mes yeux

comme un épais bandeau qui me rendaitaveugle.

 

« L’amour qui fait toujours la paix de ceroyaume

accueille dans son sein par ce même salut,

préparant la chandelle à recevoir saflamme. »

 

Ces brefs propos étaient à peine parvenus

jusqu’à moi, qu’aussitôt je pus me rendrecompte

que je me surpassais au-delà de mesforces.

 

Dans mes yeux s’allumait une seconde vue,

telle qu’aucun éclat, pour lumineux qu’ilfût,

ne pouvait désormais arrêter mon regard.

 

Je vis une splendeur en forme de torrent

éclatant de clarté, serré dans ses deuxrives

qu’un printemps merveilleux émaillait departout.

 

Des flots je vis jaillir de vivesétincelles

qui de tous les côtés se posaient sur lesfleurs

et semblaient des rubis enchâssés dans del’or.

 

Ensuite, paraissant de parfum enivrées,

elles allaient plonger dans le gouffreadmirable ;

et dès que l’une entrait, une autre enjaillissait.

 

« Cet intense désir qui t’enflamme et tepresse

si fort, de pénétrer tout ce que tucontemples,

m’enchante d’autant plus qu’il devient pluspuissant.

 

Mais il faut de cette eau que tu boivesencore,

si tu veux que ta soif puisse enfins’apaiser. »

C’est ainsi que parla le soleil de mesyeux.

 

Elle ajouta : « Le fleuve, ainsi queles topazes

qui font ce va-et-vient, le sourire del’herbe,

ne sont que la préface et l’ombre de leurvrai[415].

 

Ce n’est pas que cela soit trop dur àcomprendre ;

il s’agit d’un défaut, dont la source est entoi,

qui n’as pas encor l’œil superbe qu’ilfaudrait. «

 

L’enfant ne tourne pas aussi rapidement

vers le sein maternel sa face, le matin

lorsqu’il s’est éveillé plus tard que decoutume,

 

que je ne me tournai, pour faire de mesyeux

un miroir plus fidèle, en me penchant surl’onde

qui s’épanche là-haut pour nous rendremeilleurs.

 

Et sitôt que le bord de mes paupières vint

se baigner dans ses eaux, je crusm’apercevoir

que ce que j’avais pris pour longueur étaitrond.

 

Puis, comme on voit quelqu’un qui demeuraitmasqué

se montrer différent, sitôt qu’il sedépouille

de l’aspect étranger qui nous donnait lechange,

 

les fleurs avaient changé, comme lesétincelles,

en un bonheur plus grand, et je vis tout àcoup

s’étaler sous mes yeux la double cour duciel.

 

Ô toi, splendeur de Dieu, qui m’as permis devoir

le triomphe éternel du royaume du vrai,

fais-le-moi raconter tel que je l’aiconnu !

 

Il est une clarté là-haut, qui rendvisible

le Créateur lui-même à toute créature

dont le bonheur consiste à contempler saface.

 

Cette clarté s’étale et forme comme uncercle,

6e déroulant si loin, que sa circonférence

serait pour le soleil une ceinturelâche[416].

 

Tout ce qu’on peut en voir est formé derayons

qui baignaient le sommet du mobile premier

et lui donnent ainsi la vie et lapuissance.

 

Et de même qu’un mont se mire dans leseaux

qui coulent à ses pieds, pour y voir saparure,

alors qu’il est plus riche en verdure et enfleurs,

 

tel je vis, dominant tout autour cetéclat,

s’y mirer longuement, du haut de millemarches,

tous ceux qui d’entre nous ont fait retourlà-haut.

 

Et puisque le gradin le plus bascirconscrit

un si vaste foyer, quelle ne doit pas être

l’ampleur de cette rosé au bord de sespétales !

 

Mes yeux ne perdaient rien de toute cetteampleur

ni de sa profondeur, mais embrassaient trèsbien

de ces félicités l’étendue et le mode.

 

Là, d’être près ou loin n’ajoute nin’enlève ;

car lorsque Dieu gouverne immédiatement,

les lois de la nature ont perdu leurpouvoir.

 

Dans le centre doré de la rosé éternelle

qui s’étale et s’étage et exhale un parfum

de louange au Soleil du printemps éternel,

 

pareil à qui se tait tout en voulantparler,

m’attira Béatrice, en me disant :« Regarde

comme il est grand, le chœur de ces blanchesétoles !

 

Tu vois le tour qu’ici comprend notrecité ;

et nos sièges, tu vois, sont déjà siremplis

qu’il reste peu de place à ceux que l’onattend[417].

 

Et quant à ce grand siège où ton regards’arrête,

parce qu’il est déjà marqué d’unecouronne,

avant qu’on ne t’invite à ces nocestoi-même,

 

il doit recevoir l’âme, auguste sur laterre,

de Henri, qui viendra redresserl’Italie ;

mais il doit arriver avant qu’elle soitprête[418].

 

L’aveugle convoitise, en vous rendantstupides,

vous pousse à réagir comme certainsenfants

qui, tout en ayant faim, repoussent leurnourrice.

 

Le tribunal divin lors aura pour préfet

un tel qui n’ira point sur le même chemin

que lui, tant en secret qu’au su de tout lemonde.

 

Mais il ne sera plus supporté longuement

par Dieu dans son office ; il descendrabientôt

où la justice a fait tomber Simon le Mage,

 

et celui d’Anagni s’enfoncerad’autant. »[419]

 

CHANT XXXI

 

Ainsi, sous cet aspect de rosé touteblanche,

se montrait à mes yeux cette sainte milice

qu’au prix de son sang même épousaJésus-Christ.

 

L’autre[420], quidans son vol voit et chante la gloire

de Celui qui fait seul le but de sonamour,

ainsi que sa bonté qui la rendit heureuse,

 

imitant un essaim d’abeilles qui tantôt

se pose sur les fleurs, et qui tantôtretourne

au point où la saveur de son butinaugmente,

 

descendait dans le sein de cette grandefleur

qu’orne un nombreux feuillage, et remontaitensuite

où l’Amour a fixé son siège pour toujours.

 

Leurs visages à tous étaient de pureflamme ;

leurs ailes étaient d’or, et le reste siblanc

que la neige jamais ne le fut à cepoint[421].

 

Et descendant ainsi de gradin en gradin

dans cette fleur, un peu de leur paisibleardeur

acquise en voletant se répandait partout.

 

Et cependant le vol de ces foules sansnombre

venant s’interposer au-dessus de la fleur,

n’empêchait nullement la vue ou lasplendeur,

 

car la clarté divine entre dans l’univers

dans la proportion dont il se montredigne,

et rien d’autre ne peut lui former unobstacle.

 

Et ce royaume heureux, que rien ne peuttroubler

et où la gent antique abonde et lanouvelle,

offrait au même endroit leur amour et leurjoie.

 

Brillante Trinité qui dans l’étoile unique

qui scintille pour eux, fais ainsi leurbonheur,

regarde vers le bas et vois nosinfortunes !

 

Si jadis, descendant des rivages qu’Hélice

contemple tous les jours de là-haut, entournant,

avec le fils qu’elle aime encore[422], les barbares

 

restèrent stupéfaits, apercevant de Rome

les superbes palais, du temps où leLatran[423]

se trouvait au sommet des choses de cemonde,

 

moi-même, qui venais de l’humain au divin

et qui passais du temps à cette éternité

et de notre Florence au peuple juste etpur,

 

je laisse à deviner quelle était mastupeur !

Et cependant par elle, ainsi que par lajoie

j’oubliais mon silence avec celui desautres.

 

Comme le pèlerin qui se fait un bonheur

de visiter le temple où l’appelait sonvœu,

en pensant aux récits qu’il doit à sesamis,

 

tout en me promenant dans la vive lumière,

je suivais du regard chacun de ces gradins

vers le haut, vers le bas ou bien tournant enrond.

 

J’y voyais dés regards invitant à l’amour

du prochain, où brillait la lumière d’enhaut

sur leur propre sourire, et de dignesabords.

 

Déjà de mon regard je pouvais embrasser

l’aspect du Paradis pris dans tout sonensemble,

sans m’arrêter encor sur aucun de sespoints ;

 

et je me retournais, pris par une autreenvie,

pour savoir de ma dame un peu plus dedétails

sur lesquels mon esprit restait comme ensuspens.

 

J’attendais une voix, une autrerépondit[424] :

car je pensais trouver Béatrice, et je vis

un vieillard habillé comme on l’est dans lagloire.

 

On voyait son regard et son visageempreints

d’un suave bonheur où brillait la bonté

qui le rendait pareil au plus tendre despères.

 

« Où est-elle ? » ont été mespremières paroles.

« Pour mener, me dit-il, ton désir à lafin,

Béatrice m’a fait abandonner ma place.

 

Regarde vers le haut, sur le troisièmecercle

à partir du sommet, et tu la reverras,

assise sur le trône où la met sonmérite. »

 

Sans plus tarder alors, je levai monregard

et je la vis là-haut, portant une couronne

que formaient les reflets des rayonséternels.

 

L’œil mortel n’est jamais à si grandedistance

de la plus haute zone où gronde letonnerre,

même s’il a plongé jusqu’au fond de lamer[425],

 

que Béatrice était de ma vueéloignée ;

mais cela n’était rien, parce que sonimage

parvenait jusqu’à moi, pure de toutmilieu.

 

« Ô dame, qui soutiens toute monespérance

et qui, pour mon salut, avais daignélaisser

jusqu’au fond de l’Enfer la trace de tespas,

 

je reconnais tenir la grâce et la vertu

de tant et tant d’objets que j’ai pucontempler,

rien que de ta puissance et magnanimité.

 

D’esclave, ta faveur vient de me rendrelibre,

grâce à tous les recours et par tous lesmoyens

qui, pour mener au but, étaient en tonpouvoir.

 

Conserve-moi toujours cette magnificence,

en sorte que mon âme, enfin par toiguérie,

sans les liens du corps, jouisse de ta grâce.«

 

Telle fut ma prière ; et elle, d’aussiloin

qu’elle semblait, sourit en regardant versmoi,

puis elle se tourna vers la Sourceéternelle.

 

Alors le saint vieillard : « Afinque s’accomplisse

de point en point, dit-il, jusqu’au bout tonvoyage

auquel m’ont invité l’amour et la prière,

 

survole du regard tout ce vastejardin !

Sa contemplation préparera ta vue

pour mieux monter ensuite aux célestesrayons.

 

Et la Reine du ciel, qui fait brûler moncœur

du plus parfait amour, nous donnera sagrâce,

car moi-même, je suis son fidèleBernard. »[426]

 

Comme celui qui vient, mettons de Croatie

uniquement pour voir chez nous laVéronique[427]

et ne peut assouvir sa faim qui vient deloin,

 

mais se dit en son cœur, pendant qu’on la luimontre :

« Ô Seigneur Jésus-Christ, ô Dieu devérité,

alors votre visage était-il ainsifait ? »

 

tel je restais, voyant l’active charité

de celui qui chez nous, dans le monde d’enbas,

goûtait en contemplant un peu de cettepaix.

 

« Fils de la grâce, fut son entrée enmatière,

comment connaîtras-tu cet étatbienheureux,

si tu gardes toujours les yeux fixés enbas ?

 

Regarde donc plutôt ces cercles jusqu’enhaut,

et sur le plus lointain tu pourras voir laReine

à laquelle obéit saintement ce royaume !«

 

Lors je levai les yeux, et comme le matin

le bord de l’horizon qui touche à l’Orient

passe l’éclat de Vautre où le soleil secouche,

 

de même, en promenant mon regard du plusbas

au plus haut, j’aperçus un endroit ausommet,

dont l’éclat dépassait tout le frontopposé.

 

Et tout comme le bord où l’on attend lechar

que Phaéton garda si mal, paraît brûler,

tandis que de partout la clarté diminue,

 

telle vers le milieu s’avivait l’oriflamme

qui conduit à la paix, tandis que toutautour

la clarté faiblissait de façon uniforme.

 

Dans ce même milieu, les ailes déployées,

l’air en fête, j’ai vu voler plus de milleanges,

et chacun différait par I’aspect etl’éclat.

 

Et là, parmi leurs jeux et parmi leurmusique,

je vis une beauté rire[428],qui dans les yeux

de tous les autres saints devenait de lajoie.

 

Si j’avais l’éloquence aussi riche quel’est

l’imagination, je ne craindrais pas moins

d’affronter le portrait de sa grâce lamoindre.

 

Bernard, voyant mes yeux qui s’étaientarrêtés

attentifs et fixés sur l’ardeur de saflamme,

tourna les siens vers elle, avec tant detendresse

 

que mon regard devint d’autant plusenflammé.

CHANT XXXII

 

Donc ce contemplateur, tout entier à sajoie,

assuma librement l’office de docteur,

commençant son discours par ces saintesparoles :

 

« La blessure qu’oignit et que guéritMarie,

ce fut la belle femme assise au-dessousd’elle[429]

qui l’avait fait ouvrir et qui l’envenima.

 

Au troisième degré que composent cessièges

est assise Rachel, auprès de Béatrice,

comme tu peux le voir, un peu plus bas quel’autre.

 

Sarah et Rebecca, Judith la bisaïeule

de ce chantre royal qui disait dans sesvers

miserere mei, regrettant seserreurs[430],

 

suivent, comme tu vois, de gradin engradin,

toujours en descendant, dans l’ordre de leursnoms

formant de haut en bas de la fleur lespétales.

 

Du septième gradin jusqu’en bas, commeaussi

du sommet jusqu’à lui, une file de Juives,

divisent en longueur la tête de larosé ;

 

car, suivant le regard dont on considéra

la foi de Jésus-Christ, elles forment lemur

d’où prennent leur départ ces escalierssacrés[431].

 

Du côté le plus proche, où tous lespétales

semblent s’épanouir, tu vois rester assis

ceux qui crurent d’abord dans le Christ àvenir ;

 

et de l’autre côté, dont le videinterrompt

par endroits les degrés, restent assisceux-là

qui fixaient leurs regards sur le Christadvenu.

 

Comme de ce côté le trône glorieux

de la dame du ciel, avec les autressièges,

se trouvent au-dessous, formant comme unpalier,

 

il fait aussi pendant au trône du grandJean[432]

qui, toujours aussi saint, a souffert ledésert

et le martyre, et puis l’Enfer pendant deuxans ;

 

et au-dessous de lui complètent la coupure

François avec Benoît et avec Augustin

et d’autres jusqu’en bas, passant de cercle encercle.

 

Admire ici de Dieu l’insigneprovidence !

Car l’un et l’autre aspect de cette mêmeloi

doivent également remplir tout ce jardin.

 

Et sache aussi qu’en bas du gradin quidistingue

deux étages égaux dans les deuxhémicycles,

on ne réside pas par son propre mérite,

 

mais par celui d’autrui, sous certainesréserves[433] ;

car ce sont les esprits de tous ceux qui sontmorts

sans avoir disposé de tout leur librearbitre.

 

Tu peux t’en rendre compte aisément auxvisages

et, s’il en est besoin, à leurs voixenfantines,

si tu regardes bien ou si tu les écoutes.

 

Tu doutes maintenant, mais sans vouloir ledire :

je te dégagerai de ces fortes entraves

dans lesquelles t’empêtre un penser tropsubtil[434].

 

Dans tout ce que comprend le royaumed’ici,

nulle place n’est faite aux jeux du purhasard,

à la soif, à la faim ou bien à latristesse,

 

car tout ce que tu vois se trouve organisé

par la loi éternelle, en sorte quepartout,

comme la bague au doigt, tout se trouve à saplace.

 

C’est pourquoi cette gent, qui courut lapremière

au bonheur éternel[435],n’est pas distribuée

sans raison ici-haut, en plus ou moinsparfaite.

 

Car le Roi grâce à qui ce royaume repose

au sein d’un tel amour et de tellesdélices,

qu’aucune envie en vous n’oseraitdavantage,

 

créant joyeusement et avec bienveillance

les esprits, les dota de grâces inégales,

selon son bon plaisir[436] : le résultat suffit.

 

Par ailleurs, l’Écriture exprimeclairement

la même vérité, parlant de cesjumeaux[437]

qui s’étaient irrités dans le sein de leurmère.

 

C’est par nécessité que la clarté d’enhaut

couronne dignement, en respectant toujours

la couleur des cheveux de la grâce qu’oneut.

 

Si donc ils sont placés sur des degrésdivers,

ils ne le doivent pas au mérite des actes,

mais à la qualité de leurs vertus innées.

 

Il suffisait jadis, pendant les premierssiècles,

pour gagner le salut, en plus del’innocence,

le gage unique et seul de la foi desparents.

 

Puis, quand des premiers temps fut révolu lecycle,

la circoncision fournissait seule auxmâles

la force nécessaire à leur aile innocente.

 

Mais depuis que le temps de la grâce estvenu,

si l’on n’ajoute point le baptême duChrist,

cette même innocence est reléguée en bas.

 

Regarde maintenant le visage où le Christ

paraît plus ressemblant, car sa seulesplendeur

pourra te préparer à contempler leChrist ! «

 

Et je le vis baigné d’un si parfaitbonheur,

que venaient lui offrir les espritssacro-saints

créés pour survoler de si hautes contrées,

 

qu’aucun objet de ceux que j’avais vusavant

n’avait produit en moi tant d’admiration

et ne s’était montré si ressemblant àDieu.

 

Et cet amour qui fut le premier àdescendre

devant elle, en chantant un AveMaria

gratia plena[438], vintétendre ses deux ailes.

 

Alors de toutes parts le choeur desbienheureux

répondit aussitôt à ce divin cantique,

et sur chaque visage on voyait plus dejoie.

 

Je dis : « Ô père saint quiconsentis pour moi

à rester ici-bas, délaissant le doux lieu

où l’éternel décret avait fixé ta place,

 

quel est cet ange-là, qui si joyeusement

regarde dans les yeux de notre sainteReine,

et avec tant d’amour qu’il paraîtembrasé ? »

 

C’est ainsi que je fis appel à la doctrine

de celui qui prenait sa beauté de Marie,

comme fait du soleil l’étoile du matin.

 

Et il me répondit : « L’assurance etla joie

pour autant qu’elles sont dans un ange et dansl’âme,

sont entières en lui ; nous l’aimons bienainsi,

 

car Marie a reçu sur la terre la palme

des mains de celui-ci, lorsque le Fils deDieu

a voulu se charger du poids de notrecorps.

 

Mais suis-moi maintenant du regard, àmesure

que je vais te parler, et contemple lesprinces

qui forment cette cour de justice et defoi.

 

Les deux qui sont assis tout en haut, plusheureux

comme étant d’Augusta[439] lesplus proches voisins,

de cette sainte fleur sont comme deuxracines.

 

Celui qui reste assis près d’elle et à sagauche

est l’ancêtre commun dont le goût trop osé

fait goûter l’amertume à l’espèce deshommes.

 

À sa droite tu vois le père vénérable

de notre sainte Église, à qui jadis leChrist

a confié les clefs de notre belle fleur.

 

Et celui qui connut, étant encore en vie,

tous les temps les plus durs de cette belleépouse

dont l’amour fut acquis par la lance et lesclous,

 

est assis près de lui ; tu vois auprès del’autre

chef, au temps duquel s’était nourri demanne

un peuple rebelle, inconstant et ingrat.

 

Juste en face de Pierre, Anne a sa placeassise,

et son bonheur est tel de contempler safille,

l chante hosanna sans la perdre desyeux.

 

En face du plus grand des pères de famille

tu vois Lucie aussi, qui t’envoya ta dame,

lorsque, le front baissé, tu courais à taperte.

 

Mais puisque le temps fuit, qui te pousse àrêver[440],

faisons un point ici, comme le bontailleur

qui coupe son habit selon le drap quireste,

 

et vers l’Amour premier dirigeons nosregards,

pour qu’en le contemplant tu puissespénétrer

autant qu’il est possible à travers sasplendeur.

 

Pourtant, comme je crains que le vol de tesailes

ne te porte en arrière, en pensantavancer,

il te faut en priant demander cettegrâce ;

 

cette grâce de celle où le secoursabonde ;

tu devras donc me suivre avec lesentiment,

pour ne pas écarter ton cœur de mesparoles. »

 

Alors il commença cette sainte oraison.

 

 

CHANT XXXIII

 

« Toi, la vierge et la mère et fille deton fils,

humble et haute au-delà de toutescréatures,

terme prédestiné du dessein éternel,

 

tu rendis sa noblesse à l’humaine nature,

puisque c’est grâce à toi que son Auteurlui-même

a daigné devenir sa propre créature :

 

et ce fut dans ton sein qu’a repris feul’amour

à la chaleur duquel, dans la paixéternelle,

a pu s’épanouir cette fleur que voici.

 

C’est toi, de notre amour flambeau méridien-

ici-haut et sur terre, au monde desmortels,

c’est toi la source vive où jaillitl’espérance.

 

Femme, tu fus si grande et ta puissance esttelle

que qui veut une grâce et n’accourt pas verstoi,

veut que son désir vole et lui refusel’aile.

 

Ta bonté rejaillit en faveur de celui

qui t’appelle au secours, et prévient biensouvent

et libéralement la demande qui tarde.

 

En toi miséricorde et en toi la pitié,

en toi magnificence, en toi se réunit

tout ce que le créé possède de bonheur.

 

Voici que celui-ci, du plus profond abîme

l’univers, venant jusqu’à notre sommet,

a connu tour à tour les âmes et leursvies.

 

Il implore à présent de ta grâce la force

je pouvoir élever ses yeux encor plushaut,

afin de contempler le suprême salut.

 

Et moi, qui n’ai jamais désiré pour mesyeux

plus fort que pour les siens, je t’offre mesprières,

te suppliant aussi de vouloir m’écouter,

 

pour que par l’oraison tu dissipestoi-même

tout le brouillard qu’il tient de sa formemortelle,

et que brille à ses yeux le suprêmebonheur.

 

Et je t’implore encore, ô Reine, car tupeux

ce que tu veux, qu’il garde, après un telspectacle,

les mêmes sentiments immuables et purs.

 

De son cœur trop humain que ta gardetriomphe !

Regarde Béatrice et tous ces bienheureux,

qui soutiennent mes vœux avec leurs deux mainsjointes ! »

 

Les yeux que Dieu chérit et vénère à lafois

se fixèrent alors sur l’orateur, montrant

combien ils ont en gré les prièresdévotes.

 

Puis ils furent chercher la Lumièreéternelle

où l’on se tromperait, pensant que l’œilmortel

pourrait s’aventurer avec tantd’assurance.

 

Et moi, qui m’approchais du terme de mesvœux,

je sentis tout à coup, comme on doit lesentir,

s’éteindre dans mon sein l’ardeur de mondésir.

 

Bernard, en souriant, me montrait par dessignes

qu’il fallait regarder vers le haut ;mais déjà

j’étais, par moi tout seul, tel qu’il m’avaitvoulu,

 

puisque par le regard de plus en pluslimpide

j’entrais de plus en plus dans le bain delumière

de la clarté suprême où vit la vérité.

 

À partir de ce point, ce que j’ai vudépasse

le pouvoir d’exprimer, qui cède à cetableau,

et la mémoire aussi cède à tout cetexcès[441].

 

Comme un homme qui voit des objets dans unsonge

et en se réveillant ne garde dans l’esprit

que les impressions, et les détailss’effacent,

 

tel je suis maintenant : ma visions’estompe

jusqu’à s’évanouir, mais il m’en resteencore

dans le cœur la douceur que je sentaisalors :

 

telles sous le soleil disparaissent lesneiges,

tel le vent emportait sur de frêlesfeuillets

les vers mystérieux qu’écrivait laSibylle.

 

Ô suprême clarté qui t’élèves si haut

au-dessus des concepts des hommes, prêteencore

au souvenir l’éclat que je t’ai vulà-haut,

 

et raffermis aussi ma langue par tropfaible,

que je puisse léguer à la gent à venir

de toute ta splendeur au moins uneétincelle.

 

puisque, si tu reviens un peu dans mamémoire

et si tu retentis tant soit peu dans mesvers,

on ne saurait y voir que ton propretriomphe !

 

je crois, tant était fort le rayonpénétrant

e j’ai dû soutenir, que j’aurais pu meperdre,

si j’avais détourné mes yeux de son éclat.

 

Ce fut, je m’en souviens, cela quim’enhardit

à soutenir sa vue, et la Force infinie

qui se fondait en elle et ne faisait plusqu’un.

 

Ô grâce généreuse où j’ai pris le courage

de plonger mon regard dans la Clartésuprême,

jusqu’au point d’épuiser la faculté devoir !

 

Dans cette profondeur j’ai vu serencontrer

et amoureusement former un seul volume

tous les feuillets épars dont l’univers estfait.

 

Substances, accidents et modes yparaissent

coulés au même moule et si parfaitement,

que ce que j’en puis dire est un pâlereflet.

 

Et je crois avoir vu la forme universelle

de l’unique faisceau, puisque tant plus j’enparle,

plus je sens le bonheur qui me chauffe lecœur.

 

Ce seul point fut pour moi la source d’unoubli

bien plus grand que vingt-cinq siècles pourl’entreprise

où l’ombre de l’Argos intimidait Neptune.

 

C’est ainsi que l’esprit qui restait ensuspens

regardait fixement, immobile, attentif,

et son désir de voir ne pouvaits’assouvir.

 

Tel est le résultat produit par salumière,

qu’on n’imagine pas qu’on pourraitconsentir

à le quitter des yeux pour quelque autreraison

 

puisque en effet le bien, objet de nosdésirs,

s’y trouve tout entier ; et tout ce quis’y trouve,

étant parfait en elle, est imparfaitdehors.

 

Désormais mon discours, pour ce dont j’aimémoire,

sera plus pauvre encor que celui d’unenfant

dont le lait maternel mouille toujours lalangue.

 

Ce n’est pas que l’on vît dans le vivantéclat

que j’admirais là-haut, plus qu’une simpleimage,

car il est toujours tel qu’il a toujoursété ;

 

mais comme de mes yeux, pendant qu’ilsregardaient,

la force s’augmentait, mon proprechangement

modifiait aussi cet aspect uniforme.

 

Dans la substance claire et à la foisprofonde

de l’insigne Clarté m’apparaissaient troiscercles

formés de trois couleurs et d’égalegrandeur[442] ;

 

et l’un d’eux paraissait être l’effet del’autre,

comme Iris l’est d’Iris, tandis que letroisième

jaillissait comme un feu des deux en mêmetemps.

 

Ah ! que ma langue est faible et revêtlâchement

mon idée ! et combien, auprès de cespectacle,

celle-ci reste pauvre et semble moins quepeu !

 

Éternelle clarté, qui sièges en toi-même,

qui seule te comprends et qui, tecomprenant,

et comprise à la fois, t’aimes et tesouris !

 

Lorsque j’eus observé quelque peu duregard

ces cercles assemblés, qui paraissaientconçus

en toi-même, à l’instar des rayonsréfléchis,

 

je pensai retrouver tout à coup dans leursein,

de la même couleur, une figurehumaine[443] :

c’est pourquoi mon regard s’y fondit toutentier.

 

Comme le géomètre applique autant qu’ilpeut

à mesurer le cercle son savoir, sanstrouver,

malgré tous ses efforts, la base qui luimanque,

 

tel, devant ce tableau, j’étais restémoi-même :

je voulais observer comment s’unit aucercle

l’image, et de quel mode elle s’étaitlogée.

 

Mais j’étais hors d’état de voler aussihaut ;

quand soudain mon esprit ressentit comme unchoc

un éclair qui venait combler tous mesdésirs[444].

 

L’imagination perdit ici ses forces ;

mais déjà mon envie avec ma volonté

tournaient comme une roue aux ordres del’amour

 

qui pousse le soleil et les autresétoiles.

Share