La gloire de Celui qui met le monde en branle
remplit tout l’univers, mais son éclat est tel
qu’il resplendit plus fort ou moins, selon les lieu.
Je montai jusqu’au ciel qui prend de sa splendeur
la plus grande partie, et j’ai connu des choses
qu’on ne peut ni sait dire en rentrant delà-haut,
car en se rapprochant de l’objet de ses vœux
l’intelligence y court et s’avance si loin
qu’on ne saurait la suivre avec notre mémoire.
Mais tout ce que j’ai vu pendant ce saintvoyage,
tout ce que j’ai pu mettre au trésor del’esprit
servira maintenant de matière à mon chant.
Rends-moi, doux Apollon, pour ce dernierlabeur
un vase bien rempli de ta propre vertu,
que je sois digne enfin de ton laurieraimé.
J’ai pu me contenter jusqu’à présent d’unseul
des sommets du Parnasse : il me fautmaintenant
monter sur tous les deux, pour ce dernierparcours[2].
Pénètre dans mon sein, partage-moi tonsouffle,
comme au jour d’autrefois où ton chant eut ledon
de tirer Marsyas du fourreau de sesmembres[3] !
Ô divine vertu, livre-toi, que je puisse
raconter pour le moins l’ombre du règneheureux,
tel que je l’emportai gravé dans mamémoire ;
tu me verras monter vers l’arbrebien-aimé[4]
et faire couronner mon front de sonfeuillage,
le thème et ton concours m’en ayant rendudigne.
Nous pouvons le cueillir si peu souvent, ôpère,
pour fêter d’un César, d’un poète lagloire
(c’est là des passions l’opprobre et larançon),
que l’arbre pénéen et ses feuillesdevraient
inonder de plaisir le cœur du dieu deDelphes,
chaque fois que nous point le soin de lesgagner[5].
La petite étincelle allume le grandfeu ;
et peut-être quelqu’un, d’une voix plushabile,
va prier après moi, pour que Cyrrha[6] réponde.
L’astre du jour se lève aux regards desmortels
sur plus d’un horizon ; mais il en est unseul
auquel on voit trois croix sortant des quatrecercles[7],
où son éclat reluit sous de meilleursauspices,
suivant un cours meilleur, qui dispose etmodèle
plus à sa volonté la matière du monde.
C’est à peu près ce point qui, faisant là lejour,
portait chez nous la nuit ; et dans cethémisphère
tout s’habillait de blanc, et de noir dans lenôtre,
quand je vis qu’ayant fait un demi-tour àgauche
Béatrice rivait son regard au soleil,
bien plus intensément que ne le peut unaigle.
Comme l’on voit jaillir d’un rayon delumière
un rayon réfléchi qui monte vers le haut,
semblable au pèlerin qui retourne chezlui,
de même, mon maintien reproduisant lesien,
tel que dans mon esprit il entrait par lavue,
je fixai le soleil d’un regard plusqu’humain.
Bien des choses, là-haut, qui ne sont paspermises
à notre faculté, deviennent naturelles
par la vertu du lieu conçu pour notrebien.
J’en souffrais mal l’aspect, mais assezcependant
pour voir étinceler les éclats qu’iljetait
comme le fer ardent qu’on sort de lafournaise.
On eût dit que le jour multipliait lejour,
comme si tout à coup Celui qui peut toutfaire
avait mis sur le ciel deux soleils à lafois.
Béatrice restait tout entière attachée
par son regard intense aux sphèreséternelles,
et moi, l’en détachant, je le posais surelle
et en la contemplant je devins en moi-même
tel que devint Glaucus, lorsqu’il eut goûtél’herbe
qui le rendait égal aux autres dieux desmers[8].
Traduire per verba cettemétamorphose
ne serait pas possible ; et l’exempledoit seul
suffire à qui la grâce un jourl’enseignera.
Amour, toi qui régis le ciel et qui m’asfait
monter par ton effet, tu sais s’il merestait
autre chose de moi, que le don de lafin[9].
Lorsque la sphère enfin qui se meut le plusvite
par le désir de toi[10], rappelamon regard
avec tous ses accords que tu conduis etrègles,
j’y vis incendier de si vastes surfaces
par le feu du soleil, qu’il n’est pas dedéluge
ou de fleuve qui pût faire un lac aussigrand.
Ces accents surprenants, cette immensesplendeur
m’enflammaient du désir de connaître leurcause,
tel que jamais avant je n’en eus de plusvif ;
et elle, qui voyait en moi comme moi-même,
pour apaiser la soif de l’âme, ouvrit labouche
plus vite encor que moi pour le luidemander
et elle commença : « Tu t’étourdistout seul
par des pensers trompeurs, qui t’empêchent devoir
ce qui serait très clair, si tu t’ensecouais.
Tu n’es pas sur la terre, ainsi que tusupposes[11] ;
mais l’éclair qui descend du lieu de sademeure
est moins prompt à le fuir, que toi tu n’yreviens. »
Si je me vis alors libre du premier doute,
par ces propos si brefs, dits avec unsourire,
un autre embarrassait davantage l’esprit.
« De mon étonnement, lui dis-je, jereviens.
Me voici satisfait ; mais ma surprise estgrande,
de me voir traverser ces élémentslégers[12]. »
Elle poussa d’abord un soupir de pitié,
me regardant ensuite avec l’expression
de la mère veillant sur son fils quidélire,
puis elle me parla : « Tous lesobjets du monde
ont un ordre commun : et cet ordre est laforme
qui fait de l’univers une image de Dieu.
Les êtres de là-haut y retrouventl’empreinte
du pouvoir éternel, qui fait la finsuprême
où tend la loi de tous, dont je viens deparler.
Bien que tous les objets qui sont dans lanature
dépendent de ces lois, la façon en diffère
selon qu’ils sont plus loin ou plus près deleur source.
Ils naviguent ainsi vers des portsdifférents
sur l’océan de l’être, et chacun d’euxpossède
un instinct qui le guide et dont on lui fitdon.
C’est lui qui fait monter le feu jusqu’à lalune[13] ;
c’est lui, du cœur mortel le premier desmoteurs ;
c’est lui qui tient ensemble et compose laterre ;
c’est lui qui, comme un arc, lance dansl’existence
avec tous les objets privés d’intelligence
tous les êtres doués d’intellect etd’amour.
La Providence donc, qui gouverne le monde,
porte par son éclat le repos éternel
aux cieux au sein desquels roule le plusrapide ;
et c’est là maintenant, comme à l’endroitprévu,
que nous sommes lancés par la force del’arc
qui tire droit au but les flèches qu’ildécoche.
Il est vrai cependant que, comme biensouvent
la forme reste sourde aux propos del’artiste,
qui ne peut pas plier la matière à sesfins,
de même l’être peut s’écarter quelquefois
du cours ainsi tracé, puisqu’il a lepouvoir,
tout en étant guidé, de s’inclinerailleurs
(comme au lieu de monter, le feu tombe desnues),
si l’on vient dévier l’impulsion première
par quelque faux plaisir qui pousse vers lesol[14].
Si tu comprends cela, le fait qu’ainsi tumontes
n’est pas plus étonnant que le cours d’unruisseau
qui descend des sommets au creux d’unevallée.
Le surprenant serait que, libre desentraves,
tu puisses demeurer prisonnier de laterre,
ou que l’on puisse voir une flammeimmobile. »
Ensuite elle tourna son regard vers lessphères.
Ô vous, qui naviguez dans vos petitesbarques,
désireux de m’entendre, et suivez à latrace
la route de ma nef qui s’avance enchantant,
retournez maintenant auprès de vosrivages ;
ne vous hasardez pas au large, carpeut-être,
resterez-vous perdus, si vous vousécartez !
Personne n’a suivi la route que jeprends ;
Minerve tend ma voile et Apollon me guide,
et ce sont les neuf sœurs qui me montrent lesOurses.
Et vous, le petit chœur de ceux qui de bonneheure
avez tendu le cou vers le pain angélique
dont on vit ici-bas sans se rassasier[15],
envoyez hardiment vos nefs en haute mer,
mais en prenant bien soin de suivre monsillage,
tant que sur l’eau mouvante il n’est paseffacé.
Les héros qui jadis abordaient en Colchide
furent moins étonnés que vous ne le serez,
lorsqu’ils virent Jason devenulaboureur[16].
La soif perpétuelle, innée au cœur del’homme,
du royaume construit selon Dieu, nousportait
aussi rapidement que le cours des étoiles.
Béatrice fixait le ciel, moiBéatrice ;
et le temps plus ou moins que mettrait uncarreau
à quitter l’arbalète et à frapper le but,
je parvins en un point dont l’éclatmerveilleux
me donnait dans les yeux ; à l’instantcette dame,
qui connaissait toujours le fond de mapensée,
se retourna vers moi, belle autant quejoyeuse :
« Élève ton esprit et rends grâces àDieu,
qui nous fait arriver à la premièreétoile[17] ! »
Un nuage parut nous revêtir alors,
épais et rutilant, éblouissant et dru,
pareil au diamant où le soleil se baigne.
Cet éternel joyau nous reçut dans sonsein,
comme l’onde reçoit un rayon de lumière
restant en même temps parfaitement unie.
Si j’étais corps (sur terre on ne sauraitcomprendre
qu’un espace tolère un autre espace ensoi,
ce qui doit advenir, si deux corps sepénètrent),
il devait s’enflammer d’un plus ardentdésir
de contempler l’essence en laquelle l’onvoit
comment notre nature est confondue enDieu ;
et nous verrons là-haut ce qu’ici nouscroyons
sans qu’on l’ait démontré, mais qui s’offre àl’esprit,
de même que l’on croit aux principespremiers[18].
Je répondis : « Ma dame, aussidévotement
qu’il est en mon pouvoir, je rends grâce àCelui
qui me sépare ainsi du monde des mortels.
Dites-moi cependant, que sont ces tachessombres[19]
que l’on voit sur ce corps et qui là-bas, surterre,
ont fait croire à la fable où l’on nommeCaïn ? »
Elle sourit un peu, puis dit : « Sides mortels
le raisonnement court vers l’erreur, chaquefois
qu’il ne peut se servir de la clef des cinqsens,
par contre, désormais la pointe dessurprises
doit s’émousser pour toi : tu vois que laraison
que desservent les sens a les ailes tropcourtes.
Mais fais-moi voir d’abord comment tu tel’expliques ! »
« Les aspects différents que l’on ytrouve, dis-je,
sont l’effet, à mon sens, des corps plus oumoins denses[20]. »
Elle dit : « Tu verras que tonopinion
a sombré dans l’erreur, si tu suis avecsoin
mon exposition des arguments contraires.
Dans la huitième sphère on observe un grandnombre
d’astres, dont on voit bien que, pour laqualité
comme pour la grandeur, l’aspect estdifférent.
Si le rare ou le dense en étaient seuls lacause,
on trouverait en tous une seule vertu,
plus dans l’un, moins dans l’autre, ou bienpareillement.
Mais nécessairement des vertus différentes
de principes formels différents font lapreuve ;
dans ton raisonnement il n’en subsistequ’un[21].
Or, si la densité fut la cause des taches
que tu veux t’expliquer, il s’ensuit que cetastre
serait de part en part privé de samatière ;
ou bien, comme ces corps où l’on trouve à lafois
le gras avec le maigre, ce serait unvolume
formé, selon l’endroit, de plus ou moins defeuilles[22].
Si le premier était, il serait manifeste
dans les éclipses : lors, les rayons dusoleil
traverseraient l’espace ainsi raréfié.
Il n’en est pas ainsi : voyons doncl’autre cas ;
et si je peux prouver qu’il n’est pas mieuxfondé,
il en résultera que tes raisons sontfausses.
Puisque le clairsemé ne forme pas un trou,
il s’ensuit qu’il existe un point où soncontraire
finit par l’empêcher de s’enfoncer plusloin
et repousse à son tour les rayons dusoleil,
tout comme le cristal réfléchit lescouleurs,
lorsqu’on l’a fait doubler d’une couche deplomb[23].
Tu pourrais répliquer que, si certainsrayons
se montrent plus obscurs que ceux venantd’ailleurs,
c’est parce que leur source était plusreculée.
Si tu veux l’éprouver, la simpleexpérience
pourra facilement éliminer tes doutes,
elle, qui sert de source au fleuve de vosarts.
Ayant pris trois miroirs, à la mêmedistance
de toi, places-en deux ; et que ton œilretrouve
entre ces deux premiers le dernier, mais plusloin.
Puis tourne-toi vers eux et mets derrièretoi
un flambeau, prenant soin que les miroirsreçoivent
et te rendent aussi tous les trois salueur.
L’image qui viendra de plus loin paraîtra
plus petite, sans doute, à l’égard des deuxautres ;
tu verras cependant qu’elle a le mêmeéclat.
Or, comme sous le coup des rayons dechaleur
le terrain reste à nu, dégagé de la neige,
libre de sa couleur et de son froidpremier,
telle reste à présent ta propreintelligence ;
je m’en vais l’informer de si viveslumières,
qu’elles te paraîtront des gerbesd’étincelles.
Là-haut, au sein du ciel de la divinepaix[24],
tourne autour de lui-même un corps dont lavertu
donne l’être et la vie à tout ce qu’ilcontient,
Le ciel qui vient ensuite et contient tantd’étoiles
répartit ce même être en diverses essences
différentes de lui, mais en lui contenues.
Les sphères d’au-dessous, chacune à samanière,
disposent à leur tour ces germesdifférents
suivant leur origine et leur finalité.
Comme tu vois déjà, ces organes du monde
descendent de la sorte et changent dedegré,
recevant de plus haut et agissant plusbas.
Observe maintenant comme je me dirige
par ce moyen au vrai que tu prétendsconnaître :
ensuite, tu sauras passer tout seul legué.
Comme l’art du marteau dépend du forgeron,
le cours et la vertu de ces sphèrescélestes
s’inspirent à leur tour des moteursbienheureux ;
et le ciel qu’embellit la ronde desflambeaux
imite ainsi l’image et devient comme unsceau
de ce savoir profond qui le fait semouvoir.
Et de même que l’âme, au fond de vospoussières,
par des membres divers et spécialisés
développe et produit des forcesdifférentes,
l’intelligence aussi produit et développe
des dons multipliés par toutes lesétoiles,
et reste en même temps une seule et lamême.
Différentes vertus diversement s’allient
avec le corps céleste animé par leurssoins,
se fondant avec lui comme avec vous lavie.
Et la nature heureuse où se tient sonprincipe
fait briller dans le corps la vertucomposite,
comme luit le bonheur dans le regardvivant.
De là la différence entre un aspect etl’autre,
qui ne dépendent pas du plus dense ou plusrare :
ce principe formel est celui qui produit,
selon sa qualité, le clair ou leconfus. »
Ce soleil dont l’amour brûlait jadis moncœur
m’avait ainsi montré par le pour et lecontre
le visage enchanteur des bellesvérités ;
et moi, pour confesser que j’étaisconvaincu
et tiré de l’erreur, ainsi qu’ilconvenait,
je redressai la tête et voulus luiparler ;
mais une vision m’apparut, qui soudain
s’empara de l’esprit, d’une telle manière
que de me confesser je n’avais plusmémoire.
Comme dans le cristal transparent et poli
ou dans l’onde immobile et claire commelui,
mais dont la profondeur ne cache point lefond,
le visage et les traits se laissentrefléter
si confus et si flous, que sur un front deneige
on distinguerait mieux la blancheur d’uneperle,
tels, prêts à me parler, j’aperçus desvisages,
ce qui me fit tomber dans une erreurcontraire
à l’erreur de cet homme amoureux desfontaines[25].
Vivement, aussitôt que je les aperçus,
croyant que leur image était un purreflet,
je tournai le regard, voulant chercher sasource ;
mais n’ayant rien trouvé, je reportai lesyeux
droit dans ce même éclat qui brûlait,souriant,
dans le regard sacré de ma très douceguide.
« Ne sois pas étonné, si tu me voissourire :
ton penser enfantin, dit-elle, en est lacause ;
ton pied n’a pas trouvé le sol de vérité
et naturellement tu reviens les mainsvides :
ceux que tu vois là-bas sont des substancesvraies,
que l’on relègue ici pour manquement auxvœux[26].
Parle-leur, si tu veux, écoute-les,crois-les,
car la splendeur du vrai qui fait toute leurjoie
les oblige à rester à jamais dans sesvoies. »
Je dirigeai mes pas vers l’ombre quisemblait
avoir de me parler plus envie, et lui dis,
comme celui qu’émeut le désir desavoir :
« Esprit bien conformé, qui ressens auxrayons
de la vie éternelle une douceur si grande,
qu’on ne la conçoit pas sans l’avoiréprouvée,
tu me ferais plaisir, si tu voulais medire
le nom que tu portais et votre sortd’ici. »
Elle, les yeux rieurs, réponditaussitôt :
« Ici la charité ne refuse la porte
à nul juste désir, obéissant à l’Autre,
qui veut que dans sa cour tout lui soitressemblant.
J’ai vécu vierge et nonne au monde delà-bas ;
et si ton souvenir se regarde en lui-même,
ma nouvelle beauté ne peut pas me cacher,
et tu reconnaîtras que je suis Piccarda
qui, placée en ces lieux avec lesbienheureux,
demeure heureusement dans la plus lentesphère[27].
Ici, nos sentiments, qu’embrase seulement
le souci souverain de plaire auSaint-Esprit,
tirent tout leur bonheur de leursoumission ;
et ce sort, que la terre admire avecenvie,
nous est fait en ce lieu pour avoirnégligé,
mal accompli parfois, ou déserté nosvœux. »
« Dans l’admirable aspect que jecontemple en vous
brille je ne sais quoi de divin,répondis-je,
qui transforme les traits que j’ai d’abordconnus ;
et c’est pourquoi je fus si lent à teconnaître :
mais ce que tu me dis me remet sur lavoie,
et il m’est plus aisé de me ressouvenir.
Mais dis-moi cependant, tout en étantheureux,
ne désirez-vous pas un lieu plus éminent,
soit pour mieux contempler ou pour être plusprès ? »
Elle sourit d’abord, avec les autresombres,
un peu, puis répondit avec tantd’allégresse
qu’elle semblait brûler du premier feud’amour :
« Frère, la charité apaise pourtoujours
tous nos autres désirs, et nous nesouhaitons
que ce que nous avons, sans connaître autresoif.
Si jamais nous rêvions d’être placés plushaut,
notre désir serait différent du vouloir
de Celui qui nous mit à la place où noussommes ;
tu verras que cela ne serait paspossible ;
dans cet orbe, obéir à l’amour estnecesse :
et tu sais bien quelle est de l’amour lanature ;
car pour cet esse heureux il estessentiel
de borner nos désirs aux volontés divines,
puisque nos volontés ne font qu’un avecelles.
Le fait d’être placés, à travers tout cerègne,
sur plus d’un échelon, est agréable aurègne
ainsi qu’au Roi qui veut qu’on veuille commelui.
C’est dans sa volonté qu’est tout notrerepos ;
c’est elle, cette mer où vont tous lesobjets,
ceux qu’elle a faits et ceux qu’a produits lanature. »
Je compris clairement comment le Paradis
est partout dans le ciel, quoique du Biensuprême
n’y pleuve pas partout également la grâce.
Mais il advient parfois qu’ayant assez d’unmets,
tandis que l’appétit d’un autre dureencore,
on rend grâce pour l’un et on demandel’autre.
Je fis pareillement de geste et de parole,
car je voulais savoir quelle était cettetoile
que n’avait pas fini de tisser sa navette.
« Des mérites sans pair, une parfaitevie,
dit-elle, ont mis plus haut la femme dont laloi
dans le monde régit ce voile et cethabit[28],
qui font qu’on veille et dort jusqu’au jour dela mort
aux côtés de l’Époux satisfait de ces vœux
qu’appellent à la fois son désir etl’amour.
Jeune encore, j’ai fui le monde pour lasuivre,
et je vins me cacher sous son habit sacré,
promettant de garder les chemins de sonordre.
Mais des hommes bientôt, plus faits au malqu’au bien,
sont venus me ravir à ma douce clôture,
et Dieu sait quelle fut depuis ce jour mavie !
Vois cette autre splendeur qui se montre à tesyeux
à ma droite, où paraît venir se refléter
tout l’éclat lumineux de la sphère où noussommes :
ce que j’ai dit de moi convient pour elleaussi ;
elle était au couvent et d’autres hommesvinrent
l’arracher à l’abri du bandeau consacré.
Ayant été rendue au monde de la sorte,
contre son propre gré, contre les bonsusages,
son âme malgré tout resta fidèle au voile.
Cet éclat est celui de la grandeConstance[29]
qui, depuis, du second ouragan de Souabe
engendra la troisième et dernièretourmente. »
Elle me dit ces mots et puis, ayant parlé,
elle s’évanouit en chantant un Ave,
comme un corps lourd qui roule au fond d’uneeau sans fin.
Mon regard la suivit aussi loin que je pus
l’apercevoir encore, et lorsqu’il laperdit,
il revint à l’objet de son plus granddésir,
se fixant à nouveau sur Béatriceseule ;
mais elle scintilla tout d’abord dans mesyeux
si fort, que je ne pus en supporter lavue,
et je fus moins pressé de la questionner.
Choisir entre deux mets également distants
et excitants serait, si le choix étaitlibre,
mourir de faim avant de toucher à l’und’eux.
Ainsi, l’agneau devrait sentir deux fois lapeur
de deux loups carnassiers qui s’avancent verslui ;
ainsi, le chien devrait rester entre deuxdaims[30]
Dante se posait deux questions égalementpressantes :
1. Si le manquement aux vœux est dû à unecause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendreresponsables ?
2. Platon, dans Tintée (cité par Dante àtravers la mention qu’en faisait saint Augustin, Cité de Dieu,XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant lanaissance des hommes, et qu’elles y retournent après leurmort : cette opinion répond-elle à la réalité ? Laréponse suit l’ordre contraire..
Si donc je me taisais, c’était bien malgrémoi,
suspendu que j’étais au milieu de mesdoutes,
et je n’en méritais ni blâme ni louanges.
Je me taisais ; pourtant mon désir semontrait
comme peint au visage, avec mes questions,
beaucoup plus vivement que par un vraidiscours.
Béatrice imita ce que fit Daniel
lorsqu’il tranquillisa Nabuchodonosor
que sa rage rendait injustement cruel[31].
Elle dit : « Je vois bien qu’undésir te tourmente,
en s’opposant à l’autre, en sorte que tonsoin
s’embarrasse en lui-même et ne peuts’exprimer.
Si persiste, dis-tu, la bonne intention,
comment la volonté violente des autres
pourrait-elle amoindrir l’éclat de nosmérites ?
Tu trouves, d’autre part, des raisons dedouter
du retour supposé des âmes aux étoiles,
si nous nous en tenons aux dires dePlaton[32]
1. Si le manquement aux vœux est dû à unecause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendreresponsables ?
2. Platon, dans Tintée (cité par Dante àtravers la mention qu’en faisait saint Augustin, Cité de Dieu,XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant lanaissance des hommes, et qu’elles y retournent après leurmort : cette opinion répond-elle à la réalité ? Laréponse suit l’ordre contraire..
Voici les questions qui sur ta volonté
pressent également ; et pour cetteraison
je traiterai d’abord de la plus venimeuse.
Celui des séraphins qui voit Dieu de plusprès,
Moïse et Samuel et celui des deux Jean
que tu préféreras, aussi bien que Marie
ne font pas leur séjour dans un cieldifférent
de celui des esprits que tu vis tout àl’heure,
et leur être n’aura ni plus ni moinsd’années[33] ;
ils embellissent tous la première dessphères,
quoique leur douce vie y coule en sensdivers,
selon qu’ils sentent plus ou moins l’espritdivin.
Si. tu les vois ici, ce n’est pas que cetorbe
leur soit prédestiné, mais commetémoignage
de ce céleste état qui se trouve plushaut[34].
C’est ainsi qu’il convient de parler àl’esprit
de l’homme, qui n’apprend qu’à l’aide de sessens
ce qu’ensuite il transforme en biens del’intellect.
C’est pourquoi l’Écriture accepta dedescendre
jusqu’à vos facultés, attribuant à Dieu
des jambes et des mains, qu’elle entendautrement,
et que la sainte Église a fait représenter
Gabriel et Michel sous un aspect humain,
et ce troisième aussi, guérisseur deTobie.
Quant à ce qu’au sujet des âmes dit Timée,
cela n’est pas d’accord avec ce que tuvois,
admettant qu’il le faut prendre au pied de lalettre.
S’il y dit que l’esprit retourne à sonétoile,
c’est qu’il croit qu’elle en fut autrefoisdétachée,
quand la nature eh fit la forme de soncorps.
Peut-être sa pensée est-elle différente
de ce que dit sa phrase, et son intention
pourrait bien mériter mieux qu’uneraillerie.
Si par ce qui retourne à l’étoile ilentend
le blâme ou bien l’honneur de sa propreinfluence,
il se peut que son trait frappe assez près dubut.
On sait que ce concept mal compris a faitnaître
jadis l’égarement de presque tout un monde
qui révérait Mercure et Mars etJupiter[35].
Quant au doute second qui te préoccupait,
il a moins de venin, car sa malignité
ne lui suffirait pas pour t’éloigner demoi.
Parfois notre justice, en effet, sembleinjuste
aux regards des mortels, mais c’est unargument
qui sert la foi plutôt que l’hérésieimpie.
Et comme il est possible à votreentendement
de pénétrer au cœur de cette vérité,
je vais te contenter au gré de ton désir.
Dans toute violence où celui qui lasouffre
contre son oppresseur n’a pas faitrésistance,
les âmes n’ont pas eu d’excuse suffisante,
car on n’étouffe pas un vouloir quirésiste,
mais, pareil à la flamme, il redresse latête,
même si mille fois l’abat un dur effort.
S’il finit par céder, que ce soit plus oumoins,
il suit la violence : etcelles-ci[36] l’ont fait,
qui pouvaient retourner au refuge sacré.
Car, si leur volonté fût demeurée entière,
telle que l’eut toujours saint Laurent sur legril,
ou comme Mucius ennemi de sa main,
elle les aurait fait revenir, sitôtlibres,
par le même chemin qu’on les forçait àprendre ;
mais on ne trouve plus de telles volontés.
Si tu pénètres donc le sens de mondiscours,
il devrait te suffire à supprimer l’erreur
qui pouvait, malgré tout, t’inquiétersouvent.
Mais voici maintenant qu’un écueildifférent
se présente à l’esprit, et tel que, partoi-même,
tu te fatiguerais avant de l’éviter.
J’ai mis dans ton esprit comme unecertitude
qu’une âme bienheureuse est du suprêmeVrai
la voisine éternelle, et ne sauraitmentir ;
mais tu viens d’écouter Piccarda quidisait
que Constance a toujours gardé l’amour duvoile :
il semble qu’en cela nous nouscontredisons[37].
Frère, il est arrivé souvent dans le passé
que, pour fuir le danger, on fît, bien malgrésoi,
des choses qu’autrement on ne voudrait pasfaire :
témoin cet Alcméon qui, prié par son père
de mettre à mort sa mère, avait obtempéré,
devenant criminel pour être obéissant[38].
Or, dans un cas pareil, je veux que tucomprennes
comment, la volonté se pliant à la force,
l’offense qui s’ensuit devientimpardonnable.
Le vouloir absolu n’admet pas lepéché ;
et s’il a transigé, c’est parce qu’ilcraignait
que son abstention n’augmente son malheur.
Ainsi, quand Piccarda s’exprimait de lasorte,
elle se référait au vouloir absolu,
moi, je pensais à l’autre[39], etles deux disions vrai. »
Tels étaient lors les flots de la sainterivière
qui jaillissaient du puits d’où sourd lavérité,
apaisant à la fois l’un et l’autre désir.
« Vous, du premier amant l’amour, luirépondis-je,
dont le discours m’inonde et réchauffe moncœur,
si bien qu’il me ranime un peu plus chaquefois,
toute ma gratitude est trop insuffisante
pour rendre aux grâces grâce : ainsidonc, que Celui
qui voit et qui peut tout réponde ici pourmoi.
Oui, j’ai bien remarqué que notreintelligence
n’est jamais satisfaite, en l’absence duvrai
hors duquel on ne trouve aucune vérité.
Elle y va reposer comme la bête au gîte
dès qu’elle l’a rejoint ; et elle peutl’atteindre,
sinon, tous les désirs seraient pour nous envain.
Car ce sont eux qui font, comme une pousse,naître
le doute au pied du vrai ; la natureelle-même
monte de butte en butte et nous mène ausommet.
Et c’est ce qui m’engage et ce qui merassure
pour demander, ma dame, avec tout lerespect,
une autre vérité qui demeure confuse.
J’aimerais bien savoir si l’on peutsatisfaire
aux vœux abandonnés, au moyen d’autresbiens
qui ne soient pas mesquins, pesés dans vosbalances. »
Béatrice posa sur moi ses yeux remplis
d’étincelles d’amour, d’un regard si divin
que mon pouvoir vaincu ne put le soutenir
et, baissant le regard, je faillisdéfaillir.
« Si je flambe à tes yeux dans le feu del’amour,
plus fort qu’on ne saurait le concevoir surterre,
au point que de tes yeux j’offusque lepouvoir,
n’en sois pas étonné : cela vient de lavue
parfaite qui, sitôt qu’elle aperçoit lebien,
sans perdre un seul instant se dirige verslui.
J’observe cependant que ton intelligence
fait déjà resplendir la lumière éternelle,
qui donne de l’amour aussitôt qu’on lavoit ;
et si d’autres objets séduisent votrecœur,
c’est que vous y trouvez les résidusinformes
de cet unique amour, brillant entransparence.
Tu veux savoir de moi si par d’autresservices,
malgré des vœux manques, on pourraitobtenir
lors du dernier procès l’assurance del’âme. »
C’est de cette façon que commença ce chant
Béatrice ; après quoi, poursuivant sondiscours,
elle développa son saintraisonnement :
« La plus chère vertu que Dieu dans salargesse
mit dans sa créature et qui répond lemieux
à sa propre bonté, la plus douce à sesyeux,
ce fut la liberté de ses décisions,
dont les êtres doués d’intelligence, euxseuls,
furent alors pourvus et le sont depuislors.
Or, en y pensant mieux, tu comprendras sansdoute
l’importance d’un vœu, s’il fut fait defaçon
que Dieu consente aussi, quand tu consenstoi-même,
puisque l’homme, en signant ce contrat avecDieu,
spontanément s’engage à lui sacrifier
ce trésor précieux dont j’ai ditl’intérêt.
Partant, que pourrait-on proposer enéchange ?
Si tu crois que tes dons servent à cetusage,
c’est d’un bien mal acquis vouloir de bonseffets[40] .
Te voilà rassuré sur ce pointcapital ;
pourtant, comme l’Église en donne desdispenses
qui semblent infirmer ce que je viens dedire,
il ne faut pas encore abandonner la table,
car l’aliment trop cru que tu viensd’avaler
demande encor qu’on l’aide avant d’êtreaccepté.
Ouvre donc ton esprit à ce que je temontre
et retiens tout ceci : le savoir ne vientpas
du seul fait de comprendre, il y faut lamémoire.
Si de ce sacrifice on regarde l’essence,
on y voit deux aspects : d’un côté l’ondistingue
un objet, et de l’autre une obligation.
Or, on ne peut jamais supprimer celle-ci,
sauf en l’exécutant ; et c’est à sonsujet
que je parlais tantôt avec tant dedétail ;
c’est pourquoi chez les Juifs on jugeaitnécessaire
le devoir de donner, bien que parfoisl’offrande
changeât de contenu, comme tu dois savoir.
Pour l’objet, tu comprends qu’il s’agit dematière :
il se peut qu’il soit tel qu’on puisse sanserreur
le remplacer parfois par quelque autrematière[41].
Mais personne ne doit faire changerd’épaule
cette charge à lui seul ou de son proprechef,
sans que tournent d’abord la clef blanche etla jaune[42] :
la substitution est toujours insensée,
si l’objet qu’on reprend n’était pascontenu
comme quatre dans six dans l’objet quiremplace.
Si donc du remplaçant la valeur n’est pastelle
qu’irrésistiblement il penche la balance,
on ne peut acquitter par aucune autreoffrande.
Ne prenez pas, mortels, les vœux à lalégère !
Réfléchissez d’abord, ne soyez pasaveugles,
évitez de Jephté l’erreur du premiervœu[43] ;
car mieux valait pour lui dire :« J’ai mal agi ! »
que de faire le pire en l’observant. Demême,
le commandant des Grecs ne fut pas moinsstupide,
qui fit sur sa beauté pleurer Iphigénie,
et pleurer sur son sort les sages et lesfous,
en entendant parler d’un culte si nouveau.
Soyez, chrétiens, plus lents dans vosdécisions !
N’imitez pas la plume, emportée à toutvent,
car n’importe quelle eau ne peut pas vouslaver.
Vous avez le Nouveau et le VieuxTestament ;
le pasteur de l’Église est là pour vousguider :
cela doit être assez, pour trouver lesalut !
Et si la soif du gain vous inspire autrechose,
il faut agir en hommes, et non pas enmoutons,
pour que chez vous le Juif ne se moque devous.
Et ne faites jamais comme l’agneau quilaisse
de sa mère le lait par simple espièglerie,
afin d’aller, par jeu, se battre avec sonombre. »
Béatrice me dit ce que je viens d’écrire,
puis elle se tourna, d’un grand désirpoussée,
vers cette région où le monde est plusvif[44].
Son silence et l’aspect qui latransfigurait
imposaient le silence à mon esprit avide,
où d’autres questions se pressaient sansarrêt ;
et pareil au carreau qui vient frapper lebut
dès avant que la corde ait cessé devibrer,
notre vol arrivait au second des royaumes.
Là, je vis que ma dame était si radieuse,
dès qu’elle eut pénétré dans l’éclat de ceciel,
que plus resplendissante en devint laplanète.
Si l’étoile sourit et changea de visage,
que devais-je sentir, moi, qui de manature
suis enclin à changer de toutes lesfaçons ?
Comme dans un vivier à l’eau tranquille etpure
accourent les poissons vers tout ce qu’on leurjette
du dehors, en pensant que c’est de lapâture,
de même je vis là plus de mille splendeurs
se diriger vers nous, et chacunedisait :
« Voici quelqu’un qui vient augmenter nosamours ! »[45]
Et comme chacun d’eux s’approchaitdavantage,
on pouvait voir l’esprit qui, remplid’allégresse,
résidait dans chacun des éblouissements.
Pense, si le récit que je commence ici
s’interrompait, lecteur, comme tusentirais
le désir angoissant d’en savoirdavantage ;
et par toi tu verras comment je désirais
apprendre de ceux-ci quel était leurdestin,
aussitôt qu’à mes yeux ils semanifestèrent.
« Ô toi, mortel heureux et bien né, quela grâce
du triomphe éternel laisse admirer lestrônes,
avant d’abandonner l’état de la milice,
nous sommes embrasés par l’éclat répandu
dans tout ce ciel ; partant, si de noustu désires
savoir quoi que ce soit, satisfais tonenvie ! »
C’est ainsi que me dit l’un des pieuxesprits ;
et Béatrice : « Dis ; parleavec assurance,
crois ce qu’ils te diront, comme l’on croitaux dieux ! »
« Je vois bien, dis-je alors, que tu t’esfait un nid
dans ta propre splendeur, qui jaillit de tesyeux,
car je les vois briller pendant que tusouris ;
j’ignore cependant qui tu fus, âme digne,
et pourquoi tu jouis du cercle de ceglobe[46]
qui se voile aux mortels sous les rayons d’unautre. »
Je demandai ceci, me tournant vers l’éclat
qui parla le premier ; et il devintalors
bien plus resplendissant qu’il n’était toutd’abord.
Et pareil au soleil qui se cache parfois
dans son éclat trop grand, à l’heure où lachaleur
consume les vapeurs qui semblaientl’amoindrir,
sa plus grande liesse également cachait
cette sainte figure au creux de sesrayons ;
et ainsi prise, prise elle me répondit
comme chante le chant qui suit un peu plusloin.
« Après que Constantin eut retourné lesaigles
contre le cours du ciel, qu’elles avaientsuivi
sur le pas de l’aïeul, époux deLavinie[47],
cent et cent ans et plus resta l’oiseau deDieu
au nid qu’il s’était fait sur le bord del’Europe
et non loin de ces monts dont il sortitd’abord ;
et là, sous le couvert de ses plumessacrées,
passant de main en main, il gouverna lemonde
et, en changeant ainsi, termina parm’échoir.
Oui, je fus empereur, je suisJustinien ;
mû par la volonté d’un souverain amour,
j’ai supprimé des lois l’excessif et levain.
Avant de consacrer mes soins à cetouvrage,
j’admettais dans le Christ une seulenature[48],
et j’étais satisfait avec cette croyance,
jusqu’à ce qu’Agapet, ce bienheureux quifut
le suprême pasteur, m’eût avec sesdiscours
enseigné le chemin de la foi véritable.
Je crus à sa parole, et maintenant sondire
m’est devenu plus clair que pour toi laprésence
du faux pris dans le vrai descontradictions[49].
Sitôt que je suivis les sentiers del’Église,
la divine faveur a voulu m’inspirer
cet important ouvrage[50], et j’ymis tout le temps,
me fiant, pour la guerre, aux soins deBélisaire :
comme la main du ciel le protégeaitpartout,
j’ai su que je devais m’en reposer surlui.
Je viens de contenter ta première demande
par ce que je t’ai dit ; cependant sanature
m’oblige à t’ajouter une certaine suite,
pour que tu puisses voir avec quels justestitres
on veut se soulever contre l’emblèmesaint[51],
les uns pour l’usurper, d’autres pour lecombattre.
Vois combien de hauts faits l’ont déjà rendudigne
de respect, à partir de cette heure oùPallas
pour lui faire un royaume avait donné savie[52].
Tu sais comment dans Albe il fixa sademeure
pendant plus de cent ans, jusqu’au jour de lafin,
quand les trois contre trois ont combattu pourlui.
Tu sais ce qu’il a fait, du chagrin desSabins
au malheur de Lucrèce, aux mains de ses septrois,
soumettant alentour les peupladesvoisines.
Tu sais ce qu’il a fait, porté par lesvaillants
Romains contre Brennus et puis contrePyrrhus,
contre les autres rois, contre lesrépubliques,
grâce à quoi Torquatus et Quintius au nom
tiré de ses cheveux mal peignés[53], Decius,
Fabius, ont gagné le renom que je loue.
C’est lui qui terrassa des Arabes[54] l’orgueil
passant sous Annibal les alpestres rochers
d’où le courant du Pô descend dans lacampagne.
C’est sous lui que Pompée et Scipionjouirent
tout jeunes du triomphe ; et il parutbien dur
à ceux de la colline où tu vis lalumière[55].
Puis, à peu près au temps où le ciel voulutrendre
au monde l’ordre heureux qui fut partout lesien,
César vint s’en saisir, avec l’accord deRome.
Ce qu’il a fait alors, du Var jusques auRhin,
l’Isère avec la Loire et la Seine l’ontvu,
et tous les affluents qui grossissent leRhône.
Et ce qu’il fit ensuite, au départ deRavenne,
passant le Rubicon, fut d’un vol si hardi
que la langue et la plume ont du mal à lesuivre.
Du côté de l’Espagne il porta son essor,
puis contre Durazzo, frappant si fortPharsale,
que le Nil embrasé frémissait de douleur.
Lors il revit l’Antandre avec le Simoïs
où fut son nid premier, et le tombeaud’Hector,
et puis reprit son vol, abattant Ptolémée.
Tombant comme la foudre, il fonça surJuba,
puis vers votre Occident il redressa sonaile,
à l’heure où de Pompée éclatait lafanfare.
Et tout ce qu’accomplit le suivantporte-enseigne,
Brutus et Cassius là, dans l’Enfer,l’aboient,
et Modène et Pérouse en ont porté ledeuil.
Il fit pleurer aussi la triste Cléopâtre
qui, fuyant devant lui, demandait àl’aspic
une mort ténébreuse aussi bien quesoudaine.
Il courut avec lui jusqu’aux ondesvermeilles,
et le monde sous lui connut une paixtelle,
qu’on dut fermer la porte au temple deJanus.
Mais ce que l’étendard qui conduit mondiscours
a fait par le passé, ce qu’il a faitensuite
au royaume mortel soumis à son pouvoir,
apparaît comme obscur et insignifiant,
si l’on voit d’un cœur pur et d’un œilclairvoyant
ce qu’il fit dans la main du troisièmeCésar ;
car le juge éternel qui dicte mes paroles
lui céda, lorsqu’il fut dans la main que jedis,
l’honneur de la vengeance où son courroux pritfin[56].
Admire maintenant ce que j’ajouteici :
plus tard, avec Titus, il courut pourvenger
la vengeance, rachat de notre ancienpéché.
Et quand la dent lombarde ensuite voulutmordre
l’Église, ce fut lui qui couvrit de sonaile
Charlemagne vainqueur, qui la vintsecourir.
Or, tu peux maintenant former un jugement
sur ceux que j’accusais tantôt et sur leurscrimes,
qui de tous vos malheurs sont la causepremière.
L’on oppose parfois l’universel symbole
aux lis d’or ; l’on en fait l’emblèmed’un parti[57] ;
et l’on ne voit pas bien quel est le pluscoupable.
Qu’ils fassent leurs complots, mais sous uneautre
les Gibelins ; c’est mal servir souscelle-ci, enseigne,
que de la maintenir si loin de lajustice !
Que ce Charles[58] nouveau,secondé par ses Guelfes,
ne pense pas l’abattre, et qu’il craigne laserre
qui tira plus d’un poil à de plus fierslions !
Souvent, dans le passé, les enfants ontpleuré
par la faute du père ; et qu’on ne penseplus
que Dieu pourrait changer ses armes pour leslis !
Cette petite étoile renferme en sonenceinte
les esprits vertueux qui se sont employés
à faire que la gloire et l’honneur leursurvivent ;
et lorsque les désirs se proposent ce but,
ce chemin détourné fait que de l’amourvrai
le rayon monte au ciel avec plus delenteur.
Mais c’est un autre aspect de notre heureuxétat,
que cette égalité du mérite et des gages,
qui fait qu’on ne les veut ni moindres ni plusgrands.
Le vivant justicier modère dans nos cœurs
si bien notre désir, que l’on ne peutjamais
le tordre dans le sens de quelqueiniquité.
Diversité de voix fait la doucemusique :
de même parmi nous des sièges différents
produisent dans nos cieux une douceharmonie.
Et dans l’intérieur de cette marguerite
brille d’un grand éclat ce Romieu, dontl’ouvrage,
quoiqu’il fût grand et beau, fut malrécompensé[59].
Mais tous les Provençaux qui tramaient contrelui
n’en ont pas ri ; partant, mal choisitson chemin
qui paie avec le mal le bien fait par unautre.
Car Raymond Bérenger avait eu quatrefilles,
qui toutes ont régné : ce résultatétait
l’œuvre de ce Romieu, modeste et sansparents.
Les intrigues, plus tard, de certainsenvieux
lui firent demander des comptes à cejuste,
qui lui rendit pour dix, sept et cinq à lafois.
Et il partit, bien vieux et sans un souvaillant ;
si le monde savait ce qu’il avait au cœur,
lorsqu’il dut mendier pour un morceau depain,
quoiqu’on le loue assez, on le loueraitplus. »
« Hosanna sanctus DeusSabaoth
superillustrans claritate tua
felices ignes horummalacoth. »[60]
Ainsi, faisant retour aux notes de sonchant,
je vis bientôt après chanter cettesubstance
sur laquelle se joint une doubleclarté[61].
Avec d’autres esprits, elle reprit sadanse
et comme un grand envol d’étincellesrapides
ils plongèrent au fond des distancessoudaines.
Il me restait un doute et je pensais :« Dis-lui !
dis-le-lui ! dis-le-lui ! » medisais-je, à ma dame
qui sait calmer ma soif avec de doucesgouttes.
Cependant, la ferveur qui s’empare de moi
quand j’entends seulement prononcer Bou ice,
me tenait engourdi, comme lorsqu’ons’endort.
Béatrice ne put me voir dans cet état
et elle commença, m’éclairant d’un sourire
qui me rendrait heureux même au milieu dufeu :
« Ma perspicacité qui voit toutm’avertit
que tu ne parviens pas à comprendrepourquoi
il convient de punir une justevengeance[62]
Pour les éléments, des causes médiates ontconcouru à leur formation. De la même manière, l’âme végétative etl’âme sensitive sont un effet de l’influence des cieux et de leursétoiles ; seule l’âme rationnelle est l’œuvre immédiate deDieu..
Mais j’aurai vite fait de supprimer tesdoutes ;
écoute-moi donc bien, parce que mesparoles
t’apporteront le don de vérités profondes.
N’ayant pas accepté de mettre un freinutile
à son vouloir, celui qui fut homme sansnaître[63],
damna toute sa race en se damnantlui-même.
Par lui, l’espèce humaine est demeuréeinfirme,
dans une grande erreur, pendant beaucoup desiècles,
jusqu’au jour où de Dieu le Verbe estdescendu
et daigna réunir la nature éloignée
de son premier auteur à sa proprepersonne,
par la seule vertu de l’amour éternel.
Réfléchis maintenant à ce que je tedis :
cette même nature, unie au créateur
telle qu’il l’avait faite, était bonne et sanstache ;
mais par sa propre faute elle se vitensuite
bannir du Paradis, pour avoir délaissé
la route véridique et son propre chemin.
Ainsi, le châtiment imposé par la croix
fut, en considérant la nature empruntée,
plus juste que nul autre, avant ou biendepuis ;
mais on ne fit jamais une plus grandeoffense,
si l’on pense à Celui qui la dut supporter
et à qui s’ajoutait la nature nouvelle.
C’est pourquoi l’acte unique eut des effetsdivers :
cette mort plut à Dieu en même temps qu’auxJuifs ;
elle ébranla la terre et fit s’ouvrir leciel.
II ne te sera plus difficile d’admettre
qu’on dise désormais qu’une justevengeance
fut vengée à son tour par une juste cour.
Mais je vois maintenant ton esprits’embrouiller
de penser en penser, jusqu’à former unnœud
dont il est désireux de se voir dépêtrer.
Tu te dis : « Je comprends très bience que j’entends ;
mais j’ignore toujours pourquoiprécisément
Dieu choisit ce moyen pour racheter leshommes. »
Frère, ce décret-là demeure enseveli
aux regards de tous ceux qui n’ont pas encorpu
sublimer leur esprit aux flammes del’amour.
Pourtant, comme ce but a bien souvent été
regardé, soupesé, bien mal interprété,
je te dirai pourquoi ce moyen fut plusdigne.
La divine bonté, qui brûle en elle-même
et qui repousse au loin tout penserégoïste,
dispense son éclat aux beautés éternelles.
Ce qui dérive d’elle immédiatement
ne connaît pas de fin : la marque de soncoin
demeure inaltérable, une fois mis lesceau.
Ce qui dérive d’elle immédiatement
est libre tout à fait, car il n’est passoumis
aux vertus des objets nouvellement créés.
Plus l’objet lui ressemble, et plus il doitlui plaire,
car cette sainte ardeur qui rayonne surtout
a d’autant plus d’éclat qu’elle l’imitemieux.
Or, quant à l’homme, il peut tirer desavantages
de chacun de ces dons[64] ;et si l’un seul lui manque,
on le voit aussitôt déchoir de sanoblesse.
Le seul péché lui fait perdre sa liberté
et toute ressemblance avec le Biensuprême,
en sorte qu’il reçoit bien moins de saclarté ;
il ne retrouvera jamais sa dignité,
sans bien remplir d’abord ce que vidaient sesfautes,
payant d’un juste deuil ses coupablesplaisirs.
Votre nature humaine ayant dans sonancêtre
péché toute à la fois, fut à la fin privée
de cette dignité comme du paradis ;
et si tu réfléchis avec attention,
elle ne les pouvait recouvrer nullement,
si ce n’est en passant par l’un de ces deuxgués :
ou bien que Dieu lui-même, usant debienveillance,
pardonnât, ou que l’homme eût enfinracheté
par ses propres moyens son ancienne folie.
Plonge donc ton regard au sein de cetabîme
du conseil éternel ; autant que tupourras,
suis attentivement le fil de mondiscours !
Pour l’homme, il ne pouvait, à cause de sesbornes,
se racheter jamais, ne pouvant pasdescendre
et de son repentir fournir le témoignage,
autant qu’en sa révolte il prétendaitmonter ;
et pour cette raison il n’était pas à même
de satisfaire au ciel par ses propresmoyens.
II fallait donc que Dieu, par l’emploi de sesvoies,
j’entends par l’une seule ou par les deuxconjointes[65],
vînt restituer l’homme à sa vie intégrale.
Cependant, l’œuvre étant d’autant plusagréable
à celui qui l’a fait, qu’elle fait mieux lapreuve
de la bonté du cœur qui la conçut d’abord,
la divine Bonté qui modèle le monde
voulut bien vous remettre à la hauteurd’avant,
usant des deux moyens à la fois, dans cebut.
Depuis le jour premier jusqu’à la nuitdernière
on ne vit ni verra jamais de procédé
plus noble et généreux, dans aucun des deuxsens ;
car, se donnant lui-même afin que l’hommepût
se relever enfin, Dieu fut plus libéral
que s’il avait voulu simplement pardonner.
Pour sa justice aussi, tous les autresmoyens
étaient insuffisants, tant que le Fils deDieu
n’allait s’humilier en s’incarnant pourvous.
Enfin, pour bien répondre à toutes tesdemandes,
je m’en vais t’éclairer certains autresdétails,
pour que tu puisses voir aussi clair quemoi-même.
Tu dis : « Je vois bien l’eau, jevois aussi le feu,
l’air ainsi que la terre et que tous leursmélanges,
qui se corrompent tous et ne durent qu’untemps.
Pourtant, tous ces objets furent aussicréés ;
et, si ce qu’on m’a dit était la vérité,
nulle corruption ne devrait lestoucher. »
Les anges seulement, frère, et ce pur pays
où l’on est à présent, furent d’abordcréés
tout tels que tu les vois et dans leur êtreentier ;
mais tous ces éléments que tu viens denommer,
ainsi que les objets qui se composentd’eux,
ne sont que le produit d’une vertu créée.
Leur matière, en effet, était chosecréée ;
la puissance informante elle aussi futcréée
dans chaque astre qui tourne autour de leurdestin[66]
Pour les éléments, des causes médiates ontconcouru à leur formation. De la même manière, l’âme végétative etl’âme sensitive sont un effet de l’influence des cieux et de leursétoiles ; seule l’âme rationnelle est l’œuvre immédiate deDieu..
L’âme de l’animal ou celle de la plante
vient aux complexions dûment potentiées
de l’éclat et du cours de ces sainteslumières ;
la suprême Bonté cependant fit votre âme
immédiatement, la rendant amoureuse
d’elle, pour qu’elle en soit sans cessedésirée.
Partant de tout cela, tu pourras mieuxcomprendre
la résurrection de vos corps, si tu penses
comment on a formé la chair de tous leshommes,
le jour où furent faits les deux premiersparents. »[67]
Les gens pensaient jadis, au temps de leurdanger[68],
que la belle Cypris faisait irradier
le fol amour, tournant au troisièmeépicycle[69].
C’est pourquoi les Anciens, dans leur antiqueerreur,
lui rendaient des honneurs, faisant nonseulement
des invocations avec des sacrifices,
mais adoraient aussi Dione et Cupidon,
en tant que mère l’une et l’autre en tant quefils,
et plaçaient cet enfant dans les bras deDidon[70].
C’est d’elle, qui fournit le début de monchant,
qu’ils ont tiré le nom de l’astre donttantôt
le soleil vient flatter le front, tantôt lanuque.
Je ne m’aperçus pas que j’y venaisd’entrer[71] ;
je fus pourtant bientôt certain de m’ytrouver,
en voyant devenir ma dame encor plusbelle.
Et comme dans la flamme on voit uneétincelle,
ou comme l’on distingue une voix dans uneautre,
quand l’une tient la note et l’autrevocalise,
je vis dans sa clarté d’autres flambeauxencore
qui s’agitaient en rond, tournant plus oumoins vite,
je suppose, en suivant leur vueintérieure[72] .
Le vent, qu’il soit visible ou non, ne tombepas
des nuages glacés assez rapidement
pour qu’il ne semble pas trop lent etempêché
à celui qui verrait ces lumières divines
arriver en courant, interrompant la ronde
qu’ils commençaient plus haut, parmi lesSéraphins.
Dans celles que je vis venir plus près denous
sonnait un hosanna si beau, que par lasuite
le désir m’est resté de le rentendreencor.
Puis l’une d’elles vint tout à fait près denous
et fut seule à parler : « Noussommes toutes prêtes
à te faire plaisir : dis ce que tudésires !
Nous faisons une ronde aussi vite et lamême,
avec la même soif, que ces princescélestes
auxquels tu dis jadis, en chantant pour leshommes :
« Vous, du troisième ciel intelligenceactive »[73] ;
et notre amour est tel que, pour tesatisfaire,
un instant de repos nous serait aussidoux. »
Ayant jeté d’abord vers ma dame un regard
empreint d’un grand respect, et ayant reçud’elle
de son consentement une heureuseassurance,
je retournai les yeux vers la voix delumière
qui venait de s’offrir : « Quifûtes-vous, de grâce ? »
lui demandai-je alors affectueusement.
Comme et combien je vis s’augmenter tout àcoup,
à ce nouveau bonheur qui venait s’ajouter,
quand je lui répondis, à sa premièrejoie !
En brillant de la sorte, elle finit pardire :
« Mon temps fut bref là-bas ; maissi j’avais vécu,
bien des maux qui seront n’auraient jamais eulieu.
Mon état bienheureux qui rayonne alentour
me dérobe au regard et te cache mestraits,
à l’instar de l’insecte en ses langes desoie.
Tu m’as beaucoup aimé : ce n’est pas sansraison,
car, si j’avais vécu, je t’aurais pumontrer
de mon amour pour toi plus que les simplesfeuilles[74].
Le pays qui du Rhône atteint la rivegauche
après que celui-ci reçoit l’eau de laSorgue,
savait que je devais être un jour sonseigneur ;
et d’Ausonie aussi cette pointe oùfleurissent
Gaëte avec Catone et Bari, lorsqu’on passe
l’endroit où Tronte et Vert se jettent dans lamer.
Mais déjà sur mon front scintillait lacouronne
de cet autre pays que baigne le Danube
après avoir quitté les rives allemandes.
Trinacria la belle en même temps (noircie
de Pachine à Pélore, au-dessus de ce golfe
qui soutient de l’Eurus les plus rudesassauts,
par le soufre qui sort, et non pas par Typhée)[75],
pourrait attendre encor les rois qui sont lessiens
et descendraient par moi de Rodolphe et deCharles,
si le gouvernement de ces mauvaisseigneurs,
pesant comme il le fait sur le peupleopprimé,
n’eût soulevé Palerme aux cris d’« Àmort ! À mort ! »
Si mon frère pouvait prévoir à temps cesmaux,
il saurait éviter l’avide pauvreté
des Catalans[76], et fuirle danger qui le guette ;
car effectivement il faut qu’il prennesoin
lui-même ou quelqu’un d’autre, afin que sonesquif,
déjà trop alourdi, ne prenne plus decharge.
D’ancêtres généreux il descenditavare ;
et il aurait besoin de chercher desministres
qui sachent faire mieux qu’empiler dans lescoffres. »
« Croyant, comme je crois, que l’immenseallégresse
que ton discours, seigneur, verse dans mapoitrine,
telle que je la vois, est visible à tesyeux,
à l’endroit où tout bien se termine etcommence,
cela me réjouit d’autant ; et plusencore,
sachant que tu la vois en regardant enDieu.
Toi qui me rends heureux, rends mon espritplus clair,
puisque par tes propos tu suscites cedoute :
comment la graine douce engendrel’amertume ? »[77]
Ainsi lui dis-je ; et lui :« Si je puis te montrer
certaine vérité, tu verras clairement
que tu tournes le dos à ce que tu doisvoir.
Le Bien qui met en branle et rend heureux lerègne
où tu montes, répand sa providence ensorte
qu’elle devient vertu dans chacun de cesastres ;
et son intelligence étant parfaite en soi,
non seulement prévoit chaque nature àpart,
mais de chacune aussi le salut éternel.
Ainsi donc, chaque trait qui jaillit de cetarc
s’en va prêt à toucher la fin prédestinée,
comme la flèche vole et touche droit aubut.
Si cela n’était pas, le ciel où tuchemines
produirait ses effets dans un si granddésordre,
qu’au lieu d’être un concert, ce seraient desruines ;
ce qui ne peut pas être, à moins d’êtreimparfaits
les esprits dont le ciel reçoit lemouvement,
et le premier de tous, qui les fitimparfaits[78].
Sur cette vérité veux-tu plus delumière ? »
« Oh non ! lui répondis-je ; onne saurait, je vois,
fatiguer la nature en ce qu’elle doitfaire. »
« Maintenant dis, fit-il : sur laterre, la vie
pour l’homme, sans cité, serait-elle aussibonne ? »
Je répondis : « Non, non : lapreuve est inutile. »
« Et la cité peut-elle exister, sansqu’on vive
de diverses façons et dans diversétats ?
Si votre philosophe a bien écrit[79], c’est non. »
Et progressant ainsi dans ses déductions,
il conclut à la fin : « II faut doncque la source
de vos effets futurs soit diverseelle-même :
c’est ainsi que l’un naît Solon, l’autreXerxès,
l’autre Melchisédec, et l’autre enfin,celui
qui perdit son enfant en volant dans lesairs[80].
Car les cercles des cieux, pour la ciremortelle,
sont pareils à des sceaux qui font bien leuroffice,
mais ne distinguent pas les objets de leurchoix.
De là vient qu’il fut si peu ressemblant
à son frère Jacob ; et Quirinusdescend
d’un sang tellement vil, qu’on l’a fait filsde Mars[81].
La nature engendrée emboîterait le pas,
répétant simplement le pouvoirgénérant[82],
si par la Providence elle n’était guidée.
Or, tu vois devant toi ce qui restaitderrière ;
mais pour mieux te montrer mon plaisir de tevoir,
je vais y ajouter encore un corollaire.
La nature qui trouve adverse la fortune,
de même que le grain qui vient parfoistomber
dans un mauvais terrain, ne donne rien debon.
Si le monde, là-bas, s’appliquaitdavantage
à respecter les lois que dicte la nature,
toutes les braves gens auraient de bonnesplaces.
Pourtant, vous détournez vers la religion
tel qui semble être fait pour empoigner leglaive,
et laissez sur le trône un faiseur desermons[83],
ce qui met vos sentiers bien loin des bonschemins. »
Lorsque ton Charles m’eut, belleClémence[84], instruit
sur chacun de ces points, il me dit lesdéboires
que sa progéniture allait souffrir plustard,
mais ajouta : « Tais-toi ;laisse passer le temps ! »
Partant, je n’en dis rien, sinon qu’il vousviendra
une juste douleur derrière vosdisgrâces[85].
Déjà l’esprit vital de la sainte lumière
se retournait pour voir le soleil qui lecomble,
comme l’unique lieu pour qui chacun esttout.
Cœurs qui vous fourvoyez, créatures impies
qui détournez les cœurs de ce biensouverain
pour diriger vos vœux vers quelquevanité !
Voici qu’un autre éclat qui m’apparutsoudain
se rapprochait de moi, montrant par lasplendeur
qui rayonnait sur lui, son désir de meplaire.
Les yeux de Béatrice étaient posés sur moi
et, comme tout à l’heure, assuraient mondésir
que j’avais obtenu son cher assentiment.
« Ô bienheureux esprit, contente doncplus vite,
lui dis-je, mon désir, et fournis-moi lapreuve
que tu peux réfléchir le fond de mapensée ! »[86]
Alors cette clarté, nouvelle encor pourmoi,
du profond d’elle-même, ayant fini sonchant,
heureuse de pouvoir bien agir,répondit :
« Dans cette portion de terreitalienne
perverse, qui s’étend des bords du Rialto
jusqu’au commencement du Piave et duBrenta,
se dresse une hauteur de moyenneimportance,
d’où descendit jadis une torche allumée
qui mit à sang et feu toute cettecontrée[87].
Elle et moi, nous sortons de la mêmeracine ;
mon nom fut Cunizza[88] ;si tu me vois ici,
c’est pour avoir senti le feu de cetteétoile.
Pourtant, je me pardonne allègrementmoi-même
la source de mon sort, et n’ai point deregret[89],
ce qui pourrait sembler incroyable auvulgaire.
Quant à ce cher joyau, baignant dans laclarté
et qui dans notre ciel est le plus près demoi[90],
il laisse un grand renom qui ne doit pass’éteindre,
même en multipliant notre siècle parcinq :
vois si l’homme fait bien, lorsqu’il excelleen sorte
qu’il gagne en sa première une secondevie !
La foule d’à présent ne pense pas ainsi,
qui vit entre l’Adige et leTagliamento[91],
et ne se repent pas, pour fort qu’on laflagelle.
Pourtant, en peu de temps, vous allez voirPadoue
changer l’eau du marais où se baigneVicence,
car son peuple obstiné se rebelle audevoir[92] ;
et à l’endroit qui joint le Sile etCagnano[93]
tel tranche du seigneur et va la têtehaute,
quand déjà pour le prendre on prépare lesrets.
Et à son tour Feltro pleurera sur le crime
de son pasteur pervers[94],qui doit sembler hideux
bien plus qu’aucun de ceux qui conduisent àMalte[95].
Le baquet serait grand, qui devraitrecueillir
tout le sang ferrarais, et l’on selasserait
si jamais on voulait peser once par once
le sang que va livrer ce prêtre magnanime
par esprit partisan : des présents de cegenre
sont conformes d’ailleurs aux moeurs de cepays.
Plus haut sont ces miroirs (vous les appeleztrônes)
où resplendit pour nous la lumière deDieu[96] :
c’est pourquoi ce langage est à sa placeici. »
Ensuite elle se tut, montrant par sonaspect
que son attention allait vers d’autreschoses,
et rentra dans la ronde où d’abord elleétait.
Quant à l’autre bonheur, qu’on m’avaitsignalé
comme un objet de prix, il brilla tout àcoup
comme un rubis balais sous les feux dusoleil.
L’éclat s’acquiert là-haut à forced’allégresse,
comme le rire ici ; mais les ombres d’enbas
s’assombrissent d’autant qu’augmentent leurstourments.
« Dieu voit tout, dis-je alors ; tavue, esprit heureux,
plonge en son sein si bien, qu’aucun de mesdésirs
ne saurait échapper à tes yeuxclairvoyants
Ainsi, pourquoi ta voix, qui réjouit leciel
en s’unissant au chant de ces pieuxflambeaux
aux six ailes[97] qui fontune espèce de cape,
ne daigne-t-elle pas répondre à mesdésirs ?
Je n’attendrais pas, moi, que tu me ledemandes,
si je te pénétrais comme tu vois enmoi. »
« La fosse la plus grande où se rassemblel’eau »,
fut le commencement qu’il fit à sondiscours,
« à part la grande mer qui fait le tourdu monde,
court si loin, tout au long de ses bordsopposés,
à rebours du soleil, que son méridien
lui sert en même temps de premierhorizon[98].
Or, je fus riverain de cette grande fosse
entre l’Elbe et Magra, dont la brèvecarrière
a toujours séparé le Génois du Toscan[99].
Presqu’au même couchant et au même levant
sont Bougie et la ville où j’ai reçu lejour
et qui fit de son sang rougir les eaux duport.
Et Foulques[100]m’appelait la région du monde
qui connaissait mon nom ; et j’imprègnece ciel
comme jadis lui-même était empreint enmoi.
La fille de Bellus, qui causa tant de tort
à Sichée aussi bien qu’à Creuse[101], a brûlé
moins que je ne l’ai fait, avant que deblanchir ;
la Rhodopée aussi, celle qui fut trompée
par son Démophoon[102], oubien Alcide même,
lorsqu’il portait au cœur caché le nomd’Iole[103].
On ne s’en repent pas ici ; mais nousrions,
non pas de notre faute à jamais oubliée,
mais du fait du pouvoir qui pourvoit etordonne.
Ici, nous contemplons un art qui rend plusbeau
cet immense édifice, et admirons le bien
par lequel le ciel haut fait tourner les plusbas.
Si tu veux remporter pleinement satisfaits
chacun de tes désirs conçus dans cettesphère,
il faut continuer ces explications.
Tu désires savoir quelle est cette clarté
qui brille auprès de moi d’un aussi viféclat
qu’un rayon de soleil dans une eautransparente.
Sache que dans son sein jouit de son repos
Raab[104],laquelle, admise en notre compagnie,
en porte au plus haut point la lumineuseempreinte.
Car c’est dans notre ciel, où finit le coind’ombre
que votre monde fait[105], quele Christ triomphant
la fit entrer jadis, avant tout autreesprit :
ce n’est pas sans raison qu’on en fit untrophée
commémorant aux cieux l’éclatante victoire
qu’ont remportée alors les deux paumesouvertes[106],
puisqu’elle seconda la première desgloires
que gagna Josué dans cette Terre sainte
qui laisse indifférent le paped’aujourd’hui.
C’est ta cité, d’ailleurs, ouvrage decelui
qui jadis a tourné le dos à son auteur
et dont l’ancienne envie a causé tant depleurs,
qui produit et répand cette mauditefleur[107]
qui fait que la brebis et son agneaus’égarent
et que souvent le loup se transforme enberger.
Pour elle l’on délaisse aussi bienl’Évangile
que les docteurs sacrés : ce n’est qu’auxDécrétales
que l’on s’applique encor, comme on le voitaux marges[108].
Le pape même en rêve avec sescardinaux ;
plus jamais son penser ne va versNazareth,
où l’ange Gabriel a déployé ses ailes.
Mais tout le Vatican et les autres parties
les plus saintes de Rome, qui furentcimetière
des foules qui jadis « suivaient les pas dePierre,
se verront délivrés bientôt del’adultère. »
Regardant en son Fils avec ce même amour
qu’ils respirent les deux pour des sièclessans fin,
la Puissance première et impossible à dire
avec tant d’ordre a fait tout ce que l’onconçoit
par l’esprit ou les sens, que, lorsque l’on ypense, »
on ne peut le comprendre ou le voir sansl’aimer.
Lève donc, ô lecteur, ton regard avec moi
vers les sphères d’en haut, au pointprécisément
où l’un des mouvements se pénètre avecl’autre[109],
et deviens amoureux de cette omniscience
du Maître, qui si fort aime son propreouvrage,
qu’il n’en détourne pas les yeux un seulinstant.
Vois comme c’est de là que vient seséparer
obliquement le cercle où restent lesplanètes[110],
afin de contenter le monde quil’appelle ;
et si leur route ici n’était pas inclinée,
bien des forces du ciel iraient se perdre envain
et les vertus, là-bas, resteraient presquemortes ;
ou si l’écart était plus ou moinsimportant
sur l’horizon, en haut aussi bien qu’à labase
l’ordre de l’univers serait plusimparfait[111].
Garde ta place au banc, ô lecteur,méditant
aux choses dont ici je t’offre lesprémices,
et tu seras content bien avant d’être las.
Voici ton aliment : sers-toi seuldésormais,
car pour moi, tous mes soins serontaccaparés
par l’unique sujet dont je suisl’interprète.
Le premier serviteur de toute la nature,
qui baigne l’univers dans la vertu du ciel
et qui de sa clarté mesure notre temps,
se trouvait sous le signe indiqué tout àl’heure
et roulait maintenant avec les mêmes orbes
où nous l’apercevons chaque matin plustôt.
Je m’y trouvais déjà[112], maissans me rendre compte
que je montais vers lui, comme l’on ne sentpas
un penser nous venir, avant qu’il n’ait priscorps.
Béatrice, en effet, conduit du bien aumieux
d’une telle manière et si soudainement
que tous ses mouvements ignorent la durée.
Comme devaient-ils être étincelantseux-mêmes,
ceux qui faisaient demeure au soleil oùj’entrais
et dont on distinguait l’éclat, non lacouleur !
J’invoquerais en vain art, métier ougénie,
car pour l’imaginer il faut plus que mondire ;
on peut pourtant y croire et rêver de levoir.
Ce n’est pas étonnant, si notre fantaisie
pour de telles hauteurs reste toujours tropbasse,
puisque l’œil n’a jamais soutenu lesoleil.
Telle restait là-haut la quatrième famille
du Père tout-puissant, qui la combletoujours
lui faisant voir comment il insuffle etengendre.
Béatrice se prit à me dire : « Rendsgrâces,
rends grâces au Soleil des anges, dont lagrâce
t’a permis de monter à ce soleilsensible ! »
Jamais un cœur mortel ne fut mieuxpréparé,
dans ses dévotions, pour l’abandon à Dieu
avec tant de bonheur ni plus rapidement
que je l’étais alors, au son de cesparoles,
et mon amour mortel se mit si fort en lui,
que l’aile de l’oubli me cacha Béatrice.
Mais cela ne dut pas lui déplaire ; elleen rit,
si bien que la splendeur de son regardheureux
de mon attention divisa l’unité.
J’aperçus des lueurs vives et pénétrantes
former autour de nous une belle guirlande,
la douceur de leurs voix surpassant leuréclat.
C’est ainsi que parfois, quand l’air est plusépais,
la fille de Latone apparaît entourée
d’un halo qui retient le fil de saceinture.
Au ciel, dans cette cour dont je suisrevenu,
le nombre est infini des joyaux chers etbeaux
qu’on prétendrait en vain sortir de leurroyaume[113] :
le chant de ces clartés en est un des plusbeaux :
qui n’aura pas assez de plumes pour s’yrendre,
attende qu’un muet lui dise ce quec’est !
Lorsqu’en chantant ainsi ces soleilsembrasés
eurent tourné trois fois autour de nospersonnes,
comme l’étoile tourne autour des pôlesfixes,
je crus voir s’arrêter une ronde de dames,
silencieusement, attendant que commencent
les premiers mouvements de la prochainedanse.
Et de l’un de ces feux j’entendis qu’ondisait :
« Le rayon de la grâce à la flammeduquel
s’allume l’amour vrai, qui s’augmente enaimant,
en toi se multiplie et resplendit si fort,
qu’il te mène là-haut, le long de cetteéchelle
que nul ne descendit sans pouvoirremonter.
Qui te refuserait de sa gourde le vin
à l’heure de ta soif, ne serait pas pluslibre
qu’un fleuve qui s’enlise et ne voit pas lamer.
Tu voudrais bien savoir de quelles plantess’orne
la guirlande qui forme à cette belle dame
qui t’enseigne le ciel, une courtournoyante.
Je fus l’un des agneaux de ce troupeausacré
conduit par Dominique dans un sentier quifait
que l’on s’engraisse bien, à moins qu’on nes’égare[114].
Celui qui, sur ma droite, est mon prochevoisin
fut jadis mon confrère et mon maître à lafois :
c’est Albert de Cologne[115],et moi, Thomas d’Aquin.
Et si tu veux savoir qui sont aussi lesautres,
suis avec le regard le fil de mondiscours,
fais avec moi le tour de l’heureusecouronne.
Ce beau pétillement sort de l’heureuxsourire
de Gratien, qui rend de si brillantsservices
à l’un et l’autre droit, qu’il plaît auParadis[116].
Le suivant, qui plus loin embellit notrechœur,
est ce Pierre qui fit, à l’instar de lapauvre,
offre à la sainte Église de son meilleurtrésor[117].
La cinquième clarté, parmi nous la plusbelle,
respire un tel amour, qu’au monde delà-bas
on éprouve toujours la soif de sesnouvelles[118] ;
dans son intérieur est cette intelligence
d’un savoir si profond que, si le vrai ditvrai,
nul second n’a surgi qui pût voir aussiloin[119].
À ses côtés se tient l’éclat de ceflambeau
qui, du temps de sa chair, avait mieux que nulautre
pénétré la nature et l’officeangéliques[120].
Et dans l’autre splendeur qui sourit près delui
reste le défenseur des premiers tempschrétiens[121] :
Augustin s’est souvent servi de son latin.
Or, si de ton esprit le regard est venu
de lumière en lumière, en suivant meslouanges,
il te reste la soif de savoir la huitième.
C’est là qu’en contemplant le suprêmebonheur
jouit cet esprit saint qui du mondetrompeur
à qui sait le comprendre a découvert lespièges[122] ;
quant au corps dont l’esprit a dû seséparer,
il repose à Cieldaure ; et au bout dumartyre
et de l’exil, son âme a trouvé cette paix.
Au-delà, tu peux voir briller le souffleardent
d’Isidore, de Bède et celui de Richard,
d’un esprit plus qu’humain commecontemplateur[123] ».
Celui d’où ton regard s’en retourne versmoi
est le repos d’une âme à qui la mortsemblait
venir trop lentement pour ses gravespensers :
C’est l’éclat éternel de Siger[124], qui jadis,
lisant rue au Fouarre, avait syllogisé
des vérités d’où vint l’aliment àl’envie. »
Puis, pareille à l’horloge appelant lesfidèles
quand l’épouse de Dieu se lève pourchanter
matines à l’Époux, invoquant son amour,
en sorte qu’un rouage entraîne et pressel’autre,
en sonnant du tin tin l’agréableharmonie
qui baigne dans l’amour les esprits biendispos,
je sentis s’ébranler la ronde glorieuse
et une voix répondre à l’autre avec unson,
avec une douceur qu’on ne sauraitconnaître
qu’au seul endroit où dure à tout jamais lajoie.
Oh ! qu’il est insensé, l’intérêt desmortels !
De combien de défauts sont pleins lessyllogismes[125]
qui leur font battre l’aile et voler près dusol !
L’un exploitait les lois, l’autre lesaphorismes,
un troisième courait après lesacerdoce ;
qui prétendait régner par la force oul’astuce,
qui projetait un vol, qui lançait uneaffaire,
qui s’épuisait en proie aux plaisirs de lachair
et qui s’abandonnait, enfin, à la paresse,
à cet instant où moi, libre de tous cessoins,
je me voyais là-haut, dans le ciel,accueilli
si glorieusement auprès de Béatrice.
Sitôt que chacun d’eux avait repris saplace
au cercle qu’il avait d’abord abandonné,
il s’arrêtait, plus droit qu’un cierge auchandelier.
Et j’entendis, du sein de la mêmesplendeur,
la voix de tout à l’heure, à l’éclatredoublé,
m’adresser ce discours comme dans unsourire :
« Comme je réfléchis ses rayons enmoi-même,
de même, en regardant l’éternelle clarté,
je vois dans ta pensée et j’aperçois sasource.
Tu doutes ; tu voudrais qu’on expliquâtpour toi
en langage assez clair pour qu’il soitaccessible
à ton entendement, quelle était ma pensée
quand je disais tantôt « que l’onengraisse bien »
et lorsque je disais : « Nul secondn’a surgi »[126] ;
et il est important de distinguer d’abord.
La haute Providence, administrant le monde
avec cette sagesse où tout regard créé
s’est perdu bien avant d’arriver jusqu’aufond,
pour que se dirigeât vers l’Épouxbien-aimé
plus sûre d’elle-même et à lui plus fidèle
l’épouse de Celui qui l’unit àlui-même[127]
avec son sang béni, dans des cris dedouleur,
lui fit mander deux princes, dans le but del’aider
et de l’accompagner, chacun de son côté.
L’un d’eux fut d’une ardeur tout à faitséraphique ;
la sagesse de l’autre a paru sur la terre
un éclat qui venait du chœur deschérubins[128].
Je dirai de l’un seul, car en parlant delui,
quel qu’il soit, on a fait de tous les deuxl’éloge,
puisque de leurs efforts la fin était lamême.
Entre l’eau qui descend du mont qu’avaitchoisi
le bienheureux Ubald et Topino, s’étale
au pied de la montagne une côtefertile[129]
d’où la chaleur descend, ou le froid,empruntant
la Porte du Soleil, à Pérouse ; et plusloin
gémissent sous leur joug Gualdo, puisNocera.
Et c’est sur cette côte, à l’endroit où lapente
a perdu sa raideur, qu’un soleil vint aumonde,
comme le nôtre naît parfois des eaux duGange ;
aussi, voulant parler de l’endroit que jedis,
on ne devrait pas dire Assise, c’est troppeu :
pour être plus exact, il faut dire Orient.
Il n’était pas encor bien loin de sonlever,
que déjà tout le monde avait pu contempler
les premiers réconforts de sa grandevertu ;
car, tout jeune, il faisait à son père laguerre
en faveur d’une dame à qui, comme à lamort,
nul n’ouvre avec plaisir la porte de chezlui,
jusqu’au point qu’il voulut l’épouser à lafin,
coram patrem, devant la Courspirituelle,
et qu’il aima depuis un peu plus chaquejour[130].
Pour elle, veuve encor de son premierÉpoux[131],
pendant mille et cent ans on l’avaitméconnue
et, jusqu’à lui, laissée obscure etnégligée.
C’est en vain qu’on a su qu’elle futimpassible
chez le pauvre Amyclas, au son de cettevoix
qui faisait cependant trembler toutl’univers[132] ;
c’est en vain qu’elle fut courageuse etconstante
et, tandis que pour elle restait en basMarie,
elle a suivi le Christ jusqu’en haut de lacroix[133].
Comme je ne veux pas procéder par énigmes,
dans mon parler diffus il faut que tucomprennes
par ces deux amoureux, François etPauvreté.
Leurs visages joyeux, leur bonneintelligence,
leur amour admirable et leurs tendresregards
ne produisaient jamais que de saintespensées,
tellement que Bernard le vénérable ôta
sa chaussure et courut le premier vers lapaix,
et trouvait que sa course était encor troplente.
Ô richesse inconnue, ô fécondebonté !
Gilles se déchaussa, Sylvestre l’imita,
voulant suivre l’époux, tant leur plaisaitl’épouse[134] !
Lui, le père et le maître, il s’en fut par lasuite
errant avec sa femme et sa sainte famille
qui se ceignait déjà de son humble cordon.
Le signe d’un cœur vil ne marquait pas sonfront,
quoiqu’il ne fût que fils de PierreBernardone[135]
et qu’on ne lui montrât qu’un merveilleuxmépris ;
mais souverainement ayant fait l’exposé
de son projet austère, il obtintd’Innocent
pour la première fois de son ordre lesceau[136].
Tous les jours s’augmentait une foule depauvres
derrière celui-ci, dont la vie admirable
dit la gloire du Ciel encor mieux que lasienne.
Honorius, au nom de l’Esprit éternel,
pour la seconde fois mit alors la couronne
aux saintes volontés de cetarchimandrite[137].
Et lorsque, stimulé par la soif dumartyre,
il eut, sous les regards de l’orgueilleuxSoudan,
prêché le nom du Christ et de ceux quisuivirent[138],
et qu’ayant rencontré cette gent troprétive
à la conversion, plutôt que d’y rester
il vint cueillir le fruit des plantsitaliens,
sur un âpre rocher entre l’Âme et le Tibre
il prit de Jésus-Christ son ultimestigmate,
dont il porta deux ans l’empreinte sur soncorps[139].
Quand il plut à Celui qui l’avaitdistingué
de l’appeler en haut, pour cetterécompense
qu’il a su mériter par son humilité,
à ses frères, qui sont ses droitshéritiers,
il a recommandé le soin de son épouse,
ordonnant qu’on l’aimât avecfidélité ;
et puis de son giron cette âme radieuse
accepta de partir, rentrant dans sonroyaume ;
et il ne voulut pas, pour son corps, d’autrebière.
Tu vois, par lui, quel fut cet autre[140] qui l’aida
à mener dignement la barque de saintPierre
flottant en haute mer vers le refuge élu.
Et ce fut ce dernier qui fut monpatriarche ;
et celui qui le suit, comme il l’acommandé,
comme tu peux comprendre, a bien chargé sanef.
Son troupeau, cependant, de nouvellespâtures
est devenu friand, et ne peut s’empêcher
d’aller s’éparpillant sur des cheminsdivers ;
et plus de ce troupeau les brebisvagabondent,
s’écartant du sentier qui leur étaittracé,
plus elles rentreront sans lait à leurbercail.
II en existe encor qui, craignant ledanger,
se collent au berger, mais elles sont sirares
qu’un bout de drap suffit pour tailler leursmanteaux.
Ores, si mes propos ne sont pas tropfumeux,
si tu m’as écouté bien attentivement
et si tu te souviens de tout ce que je t’aidit,
tu dois voir tes désirs satisfaits enpartie ;
car tu sais où la plante est en train decasser
et quel était le sens de macorrection :
« Que l’on engraisse bien, à moins qu’onne s’égare. »
Dès le premier instant où la flamme bénie
finit de prononcer les dernières paroles,
la meule des élus se remit à tourner.
Elle venait à peine de faire un tourcomplet,
lorsqu’une autre guirlande entoura lapremière
et rendit chant pour chant, allure pourallure,
ce chant qui surpassait par sa douceharmonie
celui de nos sirènes et de toutes nosmuses,
comme un rayon premier surpasse sonreflet.
Comme sur le fond flou d’un nuages’inscrivent,
peints aux mêmes couleurs, deux cerclesconcentriques,
lorsque Junon en donne à sa servantel’ordre[141],
et celui du dedans produit l’autreau-dehors,
de la façon dont naît la voix del’amoureuse
que l’amour consuma comme brume ausoleil[142],
apportant aux humains sur terrel’assurance
(suivant ce que jadis Dieu promit à Noé)
qu’on ne reverra plus les vagues dudéluge ;
ainsi les deux bouquets de roséséternelles
faisaient tourner leur ronde autour de noussans cesse,
l’externe répondant à celui du dedans.
Et lorsque enfin la danse et l’autre grandefête
de leur chant et des feux qui rallumaient plusfort,
par couples, leurs clartés amoureuses etgaies,
s’arrêtèrent d’accord, à la même seconde
comme, lorsqu’un plaisir les sollicite, onvoit
nos deux yeux se fermer et s’ouvrir deconcert[143],
alors, du cœur de l’un de ces éclatsnouveaux,
une voix s’éleva, qui me fit me tourner
comme l’étoile fait l’aiguille lachercher[144],
et elle commença : « L’amour qui merend belle
m’induit à te parler au sujet de ce chef
qui fit, à son propos, si bien parler dumien.
Où se trouve l’un d’eux, l’autre aussi doitparaître,
car tout ainsi qu’ils ont ensemblecombattu,
il convient qu’à son tour leur gloire brilleensemble.
La milice du Christ, dont le réarmement
devait coûter si cher, derrière sonenseigne
s’ébranlait lentement, craintive etclairsemée,
lorsque cet Empereur dont le règne est sansfin
vint aider son armée en danger de seperdre,
de par sa seule grâce et sans qu’elle en fûtdigne,
et, comme on te l’a dit, secourut sonépouse
avec ces deux guerriers dont le faire et ledire
du peuple dévoyé redressèrent la marche.
Là-bas, dans la contrée où naît le douxzéphyr
pour ouvrir les bourgeons de la feuillenouvelle
dont on voit au printemps se revêtirl’Europe,
assez près de l’endroit où se brisent lesvagues
qui cachent pour un temps aux regards deshumains
le soleil à la fin de sa carrièreardente[145],
est le pays où gît Calaruega l’heureuse,
sous la protection de ce superbe écu
qui porte le lion à la pointe et auchef[146].
C’est là qu’a vu le jour cet amant fortuné
de la foi des chrétiens, cet athlète sacré
qui fut doux pour les siens et dur pourl’ennemi.
Et dès qu’il fut créé, son esprit setrouva
si puissamment comblé des plus vivesvertus,
qu’avant de naître il fit prophétiser samère[147].
Et lorsque entre lui-même et la foi futconclu
le mariage saint[148] surles fonts où tous deux
se promirent pour dot leur salut mutuel,
la femme qui pour lui donnaitl’assentiment
dans un songe entrevit les admirablesfruits
qui devaient provenir de lui comme dessiens
et, pour qu’il fût de nom tel qu’il fut parnature,
une inspiration lui fit donner le nom
du possessif du maître auquel ilappartient[149].
Il fut dit Dominique ; et je parle delui
comme du jardinier qu’avait choisi leChrist,
pour vaquer avec lui aux soins de sonjardin.
Il était messager et compagnon du Christ,
car le premier amour qu’on a pu voir enlui
fut le premier conseil qu’avait donné leChrist[150].
Sa nourrice, souvent, le trouvait étendu
en silence, éveillé, contre la terre nue,
comme s’il avait dit : « Voilàpourquoi je viens[151] ! »
Que son père vraiment fut bien nomméFélix !
Que sa mère vraiment mérita d’être Jeanne,
si, bien interprété, ce nom vaut ce qu’ildit[152] !
Et non pas pour le siècle, auquel pensent tousceux
que font peiner en vain l’Ostiense ouThaddée[153],
mais pour le seul amour de la manneréelle,
il devint grand docteur, après un brefdélai,
tel qu’il se mit bientôt à travailler lavigne
qu’un mauvais vigneron réduit vite ànéant.
Puis, au siège qui fut plus béninautrefois
aux pauvres méritants (non pas lui, maisplutôt
celui qui l’occupait, et maintenant forligne)[154],
ce n’est pas un rabais de deux ou troissixièmes,
ce n’est pas le premier bénéfice vacant,
pas plus que decimas, quae sunt pauperumDei,
qu’il demanda ; mais bien licence pourcombattre
les erreurs de ce monde, au nom de lasemence
dont vingt-quatre fleurons tournent autour detoi[155].
Puis ; fort de sa doctrine et de savolonté,
il est parti servir l’office apostolique,
comme un torrent jailli d’une veinepuissante,
et il s’en fut porter aux désertshérétiques
son cours impétueux, d’autant plusvivement
qu’avec plus de vigueur ceux-ci luirésistaient.
Divers autres ruisseaux découlèrent delui[156],
qui vinrent arroser le jardin catholique,
fortifiant ainsi ses nombreux arbrisseaux.
Si telle est, dans le char, l’une de ces deuxroues
qui de la sainte Église assurent ladéfense,
la faisant triompher dans la guerrecivile,
je crois que maintenant tu dois voirclairement
l’excellence de l’autre, au sujet delaquelle
Thomas fut si courtois avant mon arrivée.
Cependant, le sillon qu’avait tracé lehaut
de sa rondeur[157] setrouve à présent délaissé,
si bien qu’au lieu de tartre on n’a quemoisissure[158] ;
car ses héritiers, qui jadis marchaientdroit
tant qu’ils l’avaient suivi, cheminent endésordre,
le premier fourvoyant celui qui vientderrière.
Et l’on verra bientôt se lever la moisson
de ce mauvais labeur ; et ce jour-làl’ivraie
réclamera le droit de rentrer au grenier.
Il n’est que naturel qu’en passant feuille àfeuille
notre volume, on puisse y trouver quelquepage
où l’on lise : « Je suis ce que jefus toujours »,
mais non pas dans Casal ni dansAcquasparta,
qui n’augmentent le livre que de mauvaisfeuillets,
l’un pour mieux l’éluder, l’autre pour leraidir[159].
Je suis l’âme, pour moi, de ce Bonaventure
de Bagnoreggio, qui, dans les grandsoffices,
ai toujours méprisé ce que faisait lagauche[160] .
Augustin est là-bas, avec l’Illuminé[161],
qui des pauvres déchaux furent deux despremiers
dont le cordon gagna l’amitié de Dieu.
Tu vois aussi près d’eux Hugues deSaint-Victor
et Pierre le Mangeur et Pierre l’Espagnol,
qui brille encor chez vous grâce à ses douzelivres[162] ;
le prophète Nathan et le métropolite
Chrysostome, et Anselme, ainsi que ceDonat
qui daigna s’occuper des rudiments del’art[163] ;
Raban est avec nous et, à côté de moi,
tu vois briller l’abbé Joachim de Calabre[164],
qui fut jadis doué d’un espritprophétique.
Ce furent de Thomas l’ardente courtoisie
et le discret latin, qui m’ont encouragé
à louer de la sorte un si grand paladin,
entraînant avec moi toute macompagnie. »
Que celui qui prétend voir ce que moi j’aivu
imagine (et qu’il garde aussi ferme qu’unroc
cette image, le temps que dure mondiscours)
quinze astres resplendir dans des pointsdifférents
du ciel, en y mettant une telle clarté
qu’elle transpercerait n’importe quelbrouillard.
Qu’il imagine aussi ce char que notre ciel
garde dans son giron la nuit comme le jour
et qui reste visible en virant du timon.
Qu’il imagine un cor avec son pavillon
et dont le but commence à la pointe del’axe
autour duquel se meut la première dessphères,
dessinant sur le ciel, de ses astres, deuxsignes
pareils à ceux que fit la fille de Minos
lorsqu’elle ressentit les affres de lamort ;
et que, l’un se baignant dans les rayons del’autre,
ils tournent tous les deux, mais de tellemanière
que l’un va vers d’abord et l’autre verstantôt[165].
Il pourra voir alors du vrai grouped’étoiles
l’ombre ou peut-être moins, et de la doubledanse
qui tournait tout autour du point où jerestais ;
car elle surpassait tout ce que noussavons,
de même que le cours du ciel le plusrapide
surpasse, sur le sol, le cours de laChiana[166].
Là-haut, on ne chantait ni Bacchus niPéan,
mais de la Trinité la nature divine,
avec l’humaine en plus chez l’un seul de cestrois.
La mesure finit du chant et de la danse,
et ces saintes splendeurs se tournèrent versnous,
et chaque soin nouveau rendait leurs feux plusvifs.
Le bienheureux silence à la fin fut rompu
par la même clarté par qui du petit pauvre
de Dieu j’avais d’abord appris la bellehistoire[167].
« Quand déjà, me dit-il, d’une paillebroyée
la graine est recueillie et rentrée augrenier,
le doux amour m’invite à t’en fouler uneautre.
Tu penses que le sein d’où l’on tira lacôte
qui servit pour former cette belle figure
dont vous payez si cher le palais tropgourmand,
de même que celui qui, percé par la lance,
expia tant l’après que l’avant, tellement
qu’aucun péché ne peut emporter labalance,
autant qu’il est permis à l’humaine nature
d’acquérir de lumière, ils l’eurent tous lesdeux
des mains de ce pouvoir qui les fit l’un etl’autre[168] :
c’est pourquoi t’a surpris ce que j’ai ditplus haut,
alors que j’affirmais qu’il n’eut pas desecond,
cet heureux que contient la cinquièmeclarté.
Mais ouvre maintenant les yeux à maréponse :
tu verras ta croyance aussi bien que mesdires
comme le centre au cercle englobés dans levrai.
Ce qui n’a pas de mort et ce qui peutmourir,
l’un et l’autre, ne sont qu’un reflet del’idée
qu’engendre le Seigneur au moyen del’amour ;
car le vivant éclat qui se diffuse ainsi
de Celui qui la fit, mais sans se séparer
de lui ni de l’amour qui fait trois aveceux,
grâce à sa qualité, rassemble les rayons
et les reflète ensuite à travers neufsubstances,
en restant elle-même éternellementune[169].
Elle descend ensuite aux dernièrespuissances
en passant d’acte en acte, et s’affaiblit aupoint
qu’il en sort seulement de brèvescontingences.
Or, quant à celle-ci, j’appelle de ce nom
les êtres engendrés, qu’avec ou sanssemence
le mouvement du ciel pousse versl’existence.
La cire n’était pas la même, dans cesastres,
ni ceux qui l’ont pétrie ; et c’estpourquoi, d’en bas,
brille diversement leur essenceidéale ;
ce qui fait que parfois le même arbreproduit
des fruits plus ou moins bons, mais de la mêmeespèce,
et que l’on trouve en vous de si diversgénies.
Si la cire était prise à son meilleurmoment
et la vertu du Ciel au degré le plus haut,
la clarté de l’empreinte y brilleraitentière ;
mais la nature fait qu’il y manquetoujours
quelque chose, et travaille à l’instar del’artiste,
qui connaît bien son art, mais que la mainsuit mal.
Mais si le chaud Amour trace et empreintlui-même
le portrait lumineux de la Vertu première,
le sceau qui s’en dégage est parfait en toutpoint.
C’est ainsi qu’autrefois il a créé laterre
digne de recevoir un animal parfait ;
c’est de cette façon que la Viergeconçut ;
en sorte que j’admets ton premier point devue,
que le savoir humain ne fut et ne sera
jamais aussi parfait que dans ces deuxpersonnes[170].
Or, si je m’arrêtais sans m’expliquer plusloin,
ton premier mouvement serait pourdemander :
« Comment donc celui-ci n’eut-il pas sonpareil ? »
Pour que te semble clair ce qui paraîtobscur,
pense quel homme il fut et quelle étaitl’envie
qui lui fit demander, lorsqu’on lui dit :« Demande ! »[171].
J’ai parlé de façon que tu puissescomprendre
qu’il voulut, étant roi, demander lasagesse,
pour être suffisant dans son rôle de roi,
et non pas pour connaître exactement lenombre
des moteurs de là-haut[172],ni si le nécessaire
avec le contingent donnent dunécessaire[173],
nisi dare est primum motum esse nonplus[174],
ni comment obtenir que dans un demi-cercle
soit inscrit un triangle aux trois anglesaigus[175].
Si j’ajoute ces mots à tout ce quiprécède,
la prudence royale est la seule sagesse
où s’adressait tantôt le trait de mondessein.
Et si d’un œil serein tu regardessurgi[176],
tu verras qu’il ne peut se rapporter qu’auxrois,
qui sont assez nombreux, mais rarementparfaits.
Entends donc mes propos avec cetteréserve :
je ne contredis plus, ainsi, ce que tucrois,
sur notre premier père et sur leBien-Aimé.
Et que ceci te soit toujours du plomb auxpieds,
pour te faire avancer lentement, commelas,
vers le oui, vers le non que tu n’aperçoispas.
Il faut que celui-là soit un sot, et desgrands,
qui, sans examiner, affirme ou bienconteste,
quand dans un sens quelconque il donne sonavis.
Il arrive, en effet, que l’on voit biensouvent
l’opinion des gens s’incliner versl’erreur,
et l’amour-propre sert d’entrave aujugement.
Qui veut pêcher le vrai sans en connaîtrel’art
s’éloignera du port pis qu’inutilement,
car il ne rentre pas tel qu’il étaitparti[177].
Vous avez de cela des preuves évidentes
dans le monde, où Bryson, Mélissus,Parménide
et d’autres sont partis sans savoir vers quelsbuts[178],
comme Sabellius, Arius, et ces fous
qui pour les saints écrits furent commel’épée
qui d’un visage droit en fait un detravers[179].
On doit bien se garder de trop précipiter
le jugement, pareils à ceux qui de leurblé
fixent le prix sur pied, avant qu’il n’aitmûri ;
car j’ai vu bien souvent quelque buissonparaître
durant tout un hiver sec et couvertd’épines,
et au printemps garnir de rosés lesommet ;
et j’ai vu le bateau glisser facilement
sur l’eau, cinglant tout droit pendant latraversée,
et sombrer à la fin, à deux brasses duport.
Donc, que Madame Berthe et le sieurMartin[180],
ayant vu l’un voler, l’autre fairel’aumône,
n’aillent pas préjuger du jugement duCiel,
car ils peuvent, les deux, s’élever outomber. »
Du centre au cercle, ou bien du cercle vers lecentre,
on voit l’eau se mouvoir dans un vasearrondi,
suivant qu’on l’a touché sur le bord oudedans.
Dans mon esprit naquit tout à coup cetteidée
que je viens d’exprimer, dès le premiermoment
où l’esprit glorieux de Thomas s’étaittu[181] ;
car je pensais trouver certaine analogie
dans ses propos, suivis de ceux deBéatrice,
qui me fit la faveur de parler aprèslui :
« II lui faut maintenant, quoiqu’il n’endise rien
de vive voix, ni même en sa propre pensée,
atteindre à la racine une autre vérité.
Dites-lui si l’éclat dont s’embellit ainsi
votre substance propre est éternellement
pour vous un compagnon tel qu’il est àprésent ;
et s’il doit vous rester, expliquez-luicomment,
lorsque l’on vous rendra votre écorcevisible[182],
il n’aura pas le don d’offusquer votrevue. »
Comme, pressés parfois par le vifaiguillon
d’un plaisir grandissant, ceux qui dansent enronde
haussent d’un ton leur voix, où paraît leurliesse,
de même, à la demande empressée et pieuse,
une nouvelle joie envahit les saintscercles,
traduite par leur danse et par leurs douxaccords.
Celui-là qui se plaint parce qu’on meurt surterre
pour vivre au ciel, le fait pour avoirignoré
le rafraîchissement de la pluie éternelle.
Cet Un et Deux et Trois qui pour toujoursexiste
et qui règne à jamais en Trois et Deux etUn
et contient l’univers sans être contenu,
était trois fois chanté par chacune desâmes,
et leur belle chanson suffirait pour payer
à leur plus juste prix les plus brillantsmérites.
Ensuite j’entendis dans l’éclat le plussaint[183]
du cercle intérieur une voix aussi douce
que celle de l’archange interpellant Marie
répondre : « Aussi longtemps quedurera la fête
du Paradis, l’amour que nous portons ennous
brillera de la sorte au sein de cetterobe.
L’éclat de sa splendeur se mesure àl’ardeur
et l’ardeur à la vue ; et celle-cidépend
à son tour de la grâce impartie à chacun.
Le jour où de la chair glorieuse et sanstache
nous serons revêtus, nos personnes seront
plus belles qu’aujourd’hui, pour être enfinentières ;
ce qui doit augmenter la lumière d’amour
que le plus grand des Biens nous donna par sagrâce ;
et c’est par sa vertu qu’on le peutcontempler.
Alors, par conséquent, s’augmentera la vue
et croîtra cette ardeur qui s’allume à sonfeu,
ainsi que le rayon qui prend naissanced’elle.
Mais, pareil au charbon qui produit uneflamme
mais dont le blanc éclat dépasse saclarté,
faisant qu’on le distingue aisément àtravers,
de même le brillant qui nous revêt ici
se verra dépasser par l’aspect de la chair
qui demeure à présent recouverte de terre.
Sa splendeur ne pourra fatiguer nosregards,
les organes des sens devenant assez forts
pour porter ce qui doit servir à notrejoie. »
Et l’un et l’autre chœur me semblèrentalors
si prompts et si contents d’ajouter leur« amen »,
qu’on sentait le désir de leurs corpstrépassés ;
non seulement, peut-être, pour eux, mais pourleurs mères,
pour leurs pères, pour ceux qui leur furent sichers
avant de devenir des flambeaux éternels.
Voici que tout à coup, égal quant àl’éclat,
un feu nouveau parut autour de ce premier,
pareil à la clarté qui monte à l’horizon.
Et comme l’on peut voir, à l’heure où la nuitmonte,
s’allumer lentement des feux nouveaux auciel,
revêtant un aspect à la fois faux et vrai,
je crus apercevoir des substancesnouvelles
que je distinguais mal et qui formaient uncercle
au-dehors, tout autour des deux cerclespremiers.
Ô vrai scintillement de l’Espritsacro-saint !
Comme il est apparu soudain resplendissant
à mes yeux qui, vaincus, ne pouvaient lesouffrir !
Mais Béatrice alors découvrit à mes yeux
un sourire si beau, qu’il faut quej’abandonne
l’espoir de ranimer un pareil souvenir.
Mon regard reprenant un peu plus devigueur,
je pus en faire usage et je nous vis, moiseul
et ma dame, emportés vers un bonheur plushaut.
Et je sus qu’en effet nous venions demonter
en voyant le sourire incandescent del’astre
qui semblait rougeoyer plus qu’à sonordinaire[184].
Du fond de ma poitrine, en parlant cettelangue
qui n’est qu’une pour tous[185],je fis offrande à Dieu,
comme le requérait cette nouvelle grâce.
L’ardeur de l’oraison ne s’était paséteinte
tout à fait dans mon cœur, que déjà jesavais
qu’on avait accueilli mes vœux avecfaveur,
car je vis des splendeurs qui formaient deuxrayons,
avec un tel brillant et rougeoyant si fort
que je dis : « Hélios[186], comme tu leshabilles ! »
Comme la galaxie étend d’un pôle à l’autre
un fleuve de clarté qui fait douter lessages,
dans un miroitement de feux plus grands oumoindres,
ces rayons constellés, de même,composaient
aux profondeurs de Mars le signe vénérable
que fait la jonction des cadrans dans uncercle[187].
Ici, le souvenir l’emporte surl’esprit :
sur cette croix brillait d’un tel éclat leChrist,
que je ne puis trouver un exemple assezdigne ;
mais qui porte sa croix et marche avec leChrist
devra bien m’excuser sur ce que je doistaire,
lorsqu’il reconnaîtra le blanc éclat duChrist.
Du bout d’un bras à l’autre et du sommet aupied
s’écoulaient des splendeurs qui scintillaientplus fort
aux points de croisement de leurs brèvesrencontres :
c’est ainsi que l’on voit courir, droits outordus,
lestes ou paresseux, plus longs ou bien pluscourts,
d’aspect toujours changeant, les grains de lapoussière
jouant dans un rayon qui projette un pontd’or
au coin d’ombre que l’homme, en cherchant unabri,
dispose par son art et son intelligence.
Et comme un violon qui jouerait de concert
avec la harpe, laisse entendre un son sidoux
même aux plus ignorants du fait de lamusique,
de même, des clartés qui paraissaient enhaut,
le long de cette croix, un air secomposait,
dont j’étais transporté sans en saisir lesmots.
Sans doute, je voyais que c’étaient deslouanges,
car « Ressuscite ! » ainsi que« Triomphe ! » venait[188]
jusqu’à moi, qui pourtant écoutais sanscomprendre.
Je me sentais ravir par un amour si fort,
que jusqu’à ce moment je n’ai vu nul objet
qui m’attachât le cœur par de si douceschaînes.
Peut-être ce propos paraîtra téméraire,
qui subordonne ainsi l’amour du douxregard
au spectacle duquel repose mon désir[189] ;
mais celui qui comprend que les vivesempreintes
de toutes les beautés s’augmentent enmontant,
et que depuis tantôt je ne l’avais pasvue,
pourra me pardonner ce dont, moi, jem’accuse
pour m’excuser tout seul, et voir que je disvrai :
car je n’ai pas exclu cette sainteallégresse,
puisque plus haut on monte, et plus elles’épure.
La douce volonté par laquelle s’exprime
l’amour qui vole droit, comme laconvoitise
ne saurait s’exprimer si ce n’est par lemal,
imposa le silence à cette aimable lyre
et rendit le repos à ces cordes sacrées
que la droite du ciel éveille et faitvibrer.
Comment resteraient sourds à de justesprières
ces esprits qui d’un coup, pour me donnerenvie
de les interroger, se taisaient à lafois ?
Celui qui, pour l’amour des choseséphémères,
se dépouille à jamais, tout seul, de cetamour,
n’a pas trop, pour pleurer, des siècleséternels.
Telle que dans le soir tranquille et sansnuages
file de temps en temps l’étincelle rapide
appelant le regard qu’elle prend parsurprise,
en sorte qu’on dirait qu’une étoilevoyage,
quoique de cet endroit qui la vits’allumer
nulle ne s’en détache, et qu’elle dure àpeine ;
telle à côté du bras qui s’étend vers ladroite
un astre descendit, se séparant des autres
qu’on y voyait briller, jusqu’au pied de lacroix,
le joyau demeurant toujours dans sonécrin,
et fila tout au long du pilier éclatant,
comme un feu glisserait derrière un murd’albâtre.
Avec autant d’amour jadis, dans l’Elysée,
si l’on croit ce qu’en dit notre meilleureMuse[190],
courait l’ombre d’Anchise apercevant sonfils.
« O sanguis meus, osuperinfusa
gratia Dei, sicut tibicui
bis unquam caeli januareclusa ? » [191]
Ainsi disait l’éclat où je mis monregard ;
et puis je le tournai de nouveau vers madame,
restant de part et d’autre égalementsaisi ;
car au fond de ses yeux brillait un telbonheur
que je crus, par les miens, toucher jusques aufond
de ma grâce elle-même et de mon paradis.
Plus bel encore à voir, qu’il était àl’entendre,
à ce commencement il ajouta des choses
que je ne compris pas, tant il étaitprofond.
Ce n’est pas qu’il cherchât à me paraîtreobscur :
c’était sans le vouloir, car sesconceptions
dépassaient de trop loin la mortellemesure.
Et lorsque enfin de l’arc de son amourardent
la flèche fut partie, et que de sondiscours
le sens vint au niveau de notreentendement,
les propos que d’abord j’entendisprononcer
furent : « Béni sois-tu, Trois et Unà la fois,
qui fis cette faveur à quelqu’un de marace ! »
Ensuite il poursuivit : « Le jeûnelong et doux
que je traîne avec moi, lisant le longvolume
où le blanc et le noir restent toujourspareil[192],
ô mon fils, a pris fin au sein de lalumière
d’où je te parle ainsi, par la grâce decelle
qui te rendit ailé pour un vol si hautain.
Tu crois que tes pensers par la premièreEssence
arrivent jusqu’à moi, comme pour qui lesait
le cinq comme le six viennent del’unité ;
c’est pourquoi tu t’abstiens de demander monnom,
ou la raison qui fait que je suis plusheureux
que les autres esprits de cette fouleallègre.
Ce que tu crois est vrai, car tous, petits ougrands,
dans la vie où je suis, nous voyons lemiroir
où le penser se montre avant qu’on l’aitpensé.
Mais pour mieux contenter la saintecharité
qui fait le seul objet de ma veilleéternelle
et qui me donne soif du plus doux desdésirs,
dis de ta propre voix sûre et joyeuse etferme,
dis quel est ton vouloir et quelle est tonenvie,
car ma réponse est prête et n’attend plus quetoi
Alors je regardai Béatrice ; elle sut
mon désir sans discours et fit en souriant
le signe qui donnait des ailes au désir.
Et je dis à l’esprit : « L’amour etl’intellect,
depuis que vous voyez l’égalité première,
ont pour chacun de vous un seul et mêmepoids,
parce que du soleil qui vous brûle et vousbaigne
la chaleur et l’éclat sont tellementégaux,
que les comparaisons seraientinsuffisantes.
Pourtant, chez les mortels, l’envie et lesmoyens,
pour les raisons que vous, vous connaissez sibien,
ont l’aile, bien souvent, diversementpuissante,
et moi, qui suis mortel, je ressensvivement
cette inégalité : c’est pourquoi je rendsgrâces
rien qu’avec tout mon cœur à cet accueilpaterne.
Pourtant, je t’en supplie, ô vivantetopaze
qui garnis de tes feux ce joyau sanspareil,
satisfais mon désir de connaître tonnom ! »
« Ô feuille de ma plante, ô toi quej’attendais
avec tant de plaisir, vois en moi taracine ! »[193]
Tel fut le bref début qu’il fit à saréponse ;
et puis il poursuivit : « Celui dontest venu
le nom de tous les tiens, fait depuis plusd’un siècle
sur le premier palier le tour de lamontagne.
Il était mon enfant et fut tonbisaïeul ;
et ce serait raison, si par tes bonnesœuvres
tu voulais abréger cette longuefatigue[194].
Florence, dans l’enclos de ses vieillesmurailles
d’où lui vient tous les jours l’appel detierce et none,
vivait jadis en paix, plus sobre et pluspudique.
On n’y connaissait pas bracelets oucouronnes
ou ces jupons brodés ou ces bellesceintures
que l’on regarde plus que celle qui lesmet.
La fille qui naissait n’était pas pour sonpère
un objet de terreur : l’âge comme ladot
ignoraient les excès en trop peu comme entrop.
On vivait entassés dans des maisonsmodestes,
puisque Sardanapal[195]n’avait pas enseigné
le parti que l’on peut tirer de simplespièces.
Votre Uccellatojo n’avait pas surpassé
le mont de Marius[196] ; mais comme il l’a vaincu
par la splendeur, la chute en sera de plushaut.
Bellincione Berti, de son temps, seceignait
de cuir et d’os[197] ; j’ai vu sa femme revenir
du miroir, sans avoir maquillé son visage.
Et j’ai vu les Nerli comme lesVecchio[198]
se contenter souvent de leur peau toutenue,
leurs femmes du fuseau et de leurquenouillée.
Heureuses femmes ! Vous, vous saviez àl’avance
où serait votre tombe ; aucune n’estrestée
toute seule en son lit, à cause desFrançais[199].
L’une passait son temps veillant sur leberceau
et, en le balançant, employait le langage
qui fait l’amusement des pères et desmères ;
l’autre, de son côté, tout en filant lalaine,
racontait aux enfants les histoiresanciennes
des Troyens, de Fiesole et de Rome lagrande.
On eût été surpris d’y voir desCianghella,
des Lapo Saltarello[200], plusqu’on serait de voir
aujourd’hui Cornélie ou bien Cincinnatus.
pans ce charmant repos, dans cette bellevie
de tous les citoyens, dans cetterépublique
pleine d’honnêteté, dans ce si doux séjour
m’a fait venir Marie à grands crisinvoquée ;
le baptistère ancien[201]m’avait vu recevoir,
avec la foi du Christ, le nom deCacciaguide.
Moronte et Elysée ont été mes deuxfrères[202] ;
ma femme descendait de la rive du Pô,
et c’est d’elle que vient le surnom qu’on tedonne[203].
Ensuite, j’ai servi sous l’empereurConrad[204]
et fus reçu par lui dans sa propremilice[205],
tant il avait en gré mes belles actions.
Je marchai sur ses pas contre l’iniquité
de la religion dont les sujets usurpent,
aidés par vos pasteurs, votre droitlégitime.
Et c’est là que je fus par cette raceimmonde
détaché des liens de ton monde trompeur
dont le funeste amour avilit tantd’esprits,
et j’obtins cette paix au prix de monmartyre. »[206]
Mesquine ambition de notre pauvre sang,
si tu rends les mortels si glorieux etvains
ici-bas, sur la terre où notre amourlanguit,
je n’en serai jamais étonné désormais,
puisque là, dans le ciel où mauvaise envie
ne pousse pas, tu pus me rendre vainmoi-même !
Mais tu n’es qu’un manteau qui bientôt restecourt
et que de jour en jour il nous fautrapiécer,
car les ciseaux du temps le rognent departout.
Par ce « vous » que dans Rome on ad’abord admis
et que ses habitants conservent moins qued’autres[207],
je repris aussitôt le fil de mondiscours ;
et comme Béatrice était auprès de moi,
le sourire qu’elle eut me rappelait latoux
qui du premier faux pas avertissaitGenièvre[208].
Ainsi je commençai : « Vous êtesbien mon père,
vous rendez à ma voix une entièreassurance ;
vous me relevez tant que je suis plus quemoi ;
et par tant de ruisseaux se remplitd’allégresse
mon esprit, qu’en lui-même il se fait unefête
de pouvoir la souffrir sans que le cœur sebrise.
Pourtant, veuillez me dire, ô mes chèresprémices,
quels furent vos aïeux, et quelle futl’année
qui de votre jeunesse a marqué ledébut ;
et représentez-moi le bercail de saintJean[209]
tel qu’il était alors ; et quels étaientles hommes
plus dignes d’y siéger aux places les plushautes. »
Comme au souffle du vent s’avive lacouleur
dans le charbon ardent, je vis cetteclarté
devenir plus brillante aux motsaffectueux ;
et comme elle devint plus belle à mesregards,
elle dit, d’une voix plus douce et plussuave,
mais non avec les mots que l’on saitmaintenant :
« À partir de ce jour où l’ange ditAve
jusqu’au jour où ma mère, à présent dans lagloire,
se délivra de moi, dont elle étaitenceinte,
cinq cent cinquante et trente est le nombre defois
que cet astre où je suis vint auprès duLion
pour ranimer sa flamme aux plantes de sespieds[210].
Mes ancêtres et moi, nous sommes nés aupoint
par où font leur entrée au dernier dessextiers
ceux qui courent chez vous aux jeux de tousles ans[211].
II suffit de savoir cela de mesaïeux :
car quels étaient leurs noms et d’où venaitleur race,
il semble plus séant de ne pas en parler.
Tous ceux qui, dans ce temps, se trouvaient enétat
de s’armer, depuis Mars jusqu’à SaintJean-Baptiste,
des vivants d’à présent n’étaient que lecinquième[212] ;
mais le commun du peuple, où maintenant semêlent
les gens de Castaldo, de Campi, deFigline[213],
était alors très pur jusqu’au moindreartisan.
Oh ! qu’il eût mieux valu n’être que lesvoisins
de ces gens que j’ai dit, et fixer vosconfins
en deçà de Galuzze et de Trespiano[214],
que de les accepter, souffrant la puanteur
du vilain d’Aguglion, ou de celui de Signe
dont l’œil déjà perçant promet les volsfuturs[215] !
Et si le plus pourri des états des humains
ne s’était pas montré marâtre pourCésar[216],
mais une mère aimant son fils avectendresse,
tel devient Florentin et commerce ettrafique,
qui n’aurait pas quitté son bouge àSemifonte,
où jadis son aïeul mendiait pour sonpain[217].
Montemurlo serait toujours aux mains descomtes[218] ;
au doyenné d’Acone on verrait lesCerchi[219],
et les Buondelmonti peut-être àValdigrieve[220].
Car la confusion de tous ces habitants
fut le commencement des maux de la cité,
comme de ceux du corps l’alimentsuperflu :
le taureau qui voit mal tombe pluspesamment
que l’agneau né sans yeux[221] ; et souvent une épée
taille plus et fend mieux que cinq qu’on metensemble.
Tu n’as qu’à regarder Urbisaglia, Luni
disparaître du monde, et comment derrièreelles
Chiusi, Sinigaglia suivent la mêmeroute[222] ;
et d’entendre comment s’éteignent lesfamilles
ne te paraîtra plus étrange et difficile,
si toute une cité peut disparaître ainsi.
Enfin, toutes vos choses conduisent à lamort,
vous y menant aussi, lorsqu’elles durentplus ;
vous ne le voyez pas, mais la vie, elle, estbrève.
Comme le ciel lunaire avec son mouvement
recouvre et met à nu sans cesse lesrivages,
ainsi fait la Fortune avec ceux deFlorence.
On ne devrait donc pas tenir poursurprenant
ce que je te dirai des Florentinsillustres
dont le temps obscurcit la réputation.
Oui, je les ai tous vus, Ughi, Catellini,
Ormanni, Filippi, Greci, Alberichi,
illustres citoyens, déjà sur ledéclin ;
et j’ai vu les maisons aussi grandesqu’anciennes
de ceux de Sannella, comme de ceux d’Arca,
Ardinghi, Botichi et Soldanieri.
À côté de la porte à présent accablée
par l’autre iniquité[223], quilui pèse si lourd
qu’elle fera bientôt crouler toute labarque,
étaient les Ravignan, desquels sontdescendus
tous ceux qui par la suite, avec le comteGuide,
ont hérité le nom du grandBellincioni[224].
Déjà Délia Pressa connaissait à merveille
l’art du gouvernement, et les Galigaï
portaient déjà la garde et le pommeaudorés[225].
La colonne du Vair était alors biengrande[226],
Sacchetti, Ginocchi, Fifanti, Barucci,
Galli, comme tous ceux qu’un boisseau faitrougir[227].
La source où sont venus plus tard lesCalfucci
était grande, et déjà l’on mettait lesSizi
et les Arigucci sur la chaise curule[228].
Qu’ils étaient grands alors, ceux que leurvanité
a fait tomber depuis[229] ! Alors les boules d’or
parmi les plus hauts faits accompagnaientFlorence[230].
Ainsi se sont conduits les pères deceux-là
qui, dès que votre église est vacante àprésent,
préfèrent s’engraisser aux dépens duchapitre[231].
L’outrecuidant lignage acharné d’habitude
contre celui qui fuit, et qui devientagneau
dès qu’on lui laisse voir la bourse ou bienles crocs[232],
commençait à monter, mais partait de bienbas ;
Ubertin Donato ne s’est pas réjoui
de voir que son beau-père en faisait desparents[233].
Déjà Caponsacco habitait le Marché,
descendant de Fiesole ; et les Giudapassaient,
ainsi qu’Infangato, pour de bonscitoyens[234].
Je dirai cette chose incroyable, maisvraie :
dans cette étroite enceinte on entrait par laporte
qui rappelait le nom de ceux de laPera[235].
Et tous les possesseurs des bellesarmoiries
de l’illustre baron dont à la Saint-Thomas
on célèbre toujours le nom et lavaleur[236],
obtinrent la noblesse avec ses privilèges,
bien qu’à présent l’un d’eux s’allie avec lepeuple,
oui depuis a brisé ses armes d’un pald’or[237].
Et les Gualterotti se trouvaient bien enplace
et les Importuni[238] ; Borgo serait plus calme,
s’il n’eût ouvert la porte à de nouveauxvoisins.
Cette maison qui fut la source de voslarmes,
pour la juste fureur qui causa tant demorts,
et devait mettre un terme à votre vieheureuse[239],
était au premier rang, elle et sesalliés ;
il était bien mauvais, le conseil,Buondelmonte,
qui t’a fait annuler l’union projetée ![240]
Beaucoup seraient contents, qui pleurent àprésent,
si Dieu t’avait laissé dans les flots del’Ema
dès la première fois que tu vins à laville[241].
Mais, à ce qui paraît, la pierre mutilée
qui veille sur le pont[242]réclamait de Florence,
sur la fin de sa paix[243], unetelle victime.
Or, c’est avec ces gens et bien d’autrespareils
que j’ai connu Florence au sein d’un telrepos,
qu’on n’y trouvait alors de raison pourpleurer ;
et c’est avec ces gens que j’ai connu sonpeuple
si juste et triomphant, qu’on n’a pas vu sonlis
traîner dans la poussière au bout de sabannière,
ni devenir vermeil dans les combatscivils. »[244]
Comme l’enfant qui vint demander à Clymène
la vérité sur ce qu’on racontait sur lui[245]
(les pères sont, depuis, moins complaisantsaux fils),
je n’étais pas tranquille ; et cela futsenti
par Béatrice, ainsi que par la saintelampe
qui venait de quitter sa place pour moiseul.
Alors ma dame dit : « Laisse jaillirdu cœur
la flamme du désir, qu’elle fasseapparaître
de tes intentions l’empreinte claire etnette !
Non pas que tes propos à notreconnaissance
puissent rien ajouter, mais il fautt’enhardir
à déclarer ta soif, pour qu’on puisset’aider. »
« Ô mon cher et beau tronc, qui t’élèvessi haut
que, comme moi, je vois qu’on ne peut faireplace
à deux angles obtus aux sommets d’untriangle,
tu vois facilement les choses contingentes
avant qu’on les produise, en regardant lePoint
pour lequel tous les temps ne sont que duprésent ;
aussi longtemps que j’eus Virgile auprès demoi,
en gravissant le mont où guérissent lesâmes
et pendant la descente au monde desdéfunts,
j’ai parfois entendu des paroles terribles
concernant l’avenir, malgré que je mesente
dur comme un tétragone envers les coups dusort.
C’est pourquoi mon désir se verraitsatisfait,
si j’apprenais de toi le destin quim’attend,
car la flèche annoncée est plus lente àvenir. »
C’est ainsi que je dis à la même lumière
qui me parla d’abord ; et commeBéatrice
me l’avait demandé, je fis voir mon désir.
Non par l’oracle obscur dont la gentinsensée
se laissait ébaubir, avant la mise à mort
de cet Agneau de Dieu qui remet lespéchés,
mais dans des termes clairs, par des proposprécis
me répondit alors cet amour paternel
visible et enfermé dans son propresourire :
« Le contingent, qui n’est, de votrepoint de vue,
étendu qu’aux feuillets écrits par lamatière,
est dépeint tout entier dans l’aspectéternel[246].
Pourtant il n’acquiert là nulle nécessité,
pas plus que le bateau qui descend lecourant
ne dépend du regard dans lequel il semire.
C’est de là que me vient, comme à l’oreillearrivent
les sons harmonieux qui font le chant del’orgue,
la vision des temps qui s’amorcent pourtoi.
Comme jadis d’Athènes Hippolyte est parti
à cause de l’impie et perfide marâtre[247],
il te faudra de même abandonner Florence.
C’est ce que l’on désire et qui déjà setrame
et sera vite fait par ceux qui s’enoccupent
dans la ville où l’on vend Jésus-Christ tousles jours[248].
Le bruit commun voudra, comme toujours,donner
le tort à l’offensé[249] ; pourtant le châtiment
sera le sûr témoin du vrai qui l’a dicté.
Ce que tu chériras plus tendrement aumonde
sera perdu pour toi : c’est là le premiertrait
qui de l’arc de l’exil jaillit et touche aucœur.
Et tu feras l’essai du goût amer du sel
sur le pain étranger ; tu sauras s’il estdur
de monter et descendre les escaliersd’autrui.
Mais ce qui pèsera le plus sur tesépaules,
ce sera la méchante et folle compagnie
qui roule avec toi-même au fond du mêmeabîme ;
car, devenue impie, insensée et ingrate,
elle s’emportera contre toi ; maisbientôt
c’est elle, et non pas toi, qui recevra lescoups.
Sa conduite sera la preuve suffisante
de sa stupidité ; mais ce sera pourtoi
un grand honneur que d’être, à toi seul, tonparti.
Ton asile premier, le premier de tes gîtes
seront le bel accueil de l’illustreLombard
qui porte sur l’écu l’oiseau saint etl’échelle[250].
Il te regardera d’un œil si bienveillant,
qu’entre vous, demander et donner sesuivront
dans un ordre contraire aux usages desautres.
Tu connaîtras chez lui celui dont leberceau
reçut de cette étoile une forte influence,
qui rendra ses exploits plus clairs que toutéloge[251].
Comme il est trop petit, il est trop tôtencore
pour s’en apercevoir, puisque à peine neuffois
a tourné cette sphère au-dessus de satête.
Avant que le Gascon trompe le grandHenri[252],
on verra les éclats de sa grande vertu,
qui méprisera fort l’argent et la fatigue,
et sa magnificence aura fait des effets
si bien connus partout, que son propreennemi
ne pourra, malgré tout, les passer soussilence.
Sois confiant en lui, n’attends que sesbienfaits :
c’est lui qui changera le sort de bien desgens,
tirant de leur état les pauvres et lesriches.
Tu porteras aussi dans ta mémoire écrit,
sans le dire à personne… » Et il me ditdes choses
dont même des témoins pourraient encordouter.
Et puis il ajouta : « Voilà lecommentaire
de ce qu’on t’avait dit, mon fils ; etvois aussi
les embûches guettant sous de brèvesannées.
Je ne veux pourtant pas que tu portesenvie
aux voisins : tu vivras bien loin dansl’avenir,
au-delà du délai marqué pour lespunir. »
Et lors, à son silence ayant compris quel’âme
avait déjà fini de me tisser la trame
du canevas ourdi par moi pour commencer,
je me mis à parler, comme celui qui veut,
dans le doute, obtenir le conseil dequelqu’un
qui voit et qui souhaite et aimesaintement :
« Ô mon père, je vois comment le temps sepresse
et se lance sur moi pour m’assener un coup
qui serait bien plus dur, si jem’abandonnais.
Pourtant, il me faudrait armer deprévoyance,
pour que, si l’on me prend ce bien plus cherque tous[253],
je n’en perde pas plus par l’effet de monchant.
Là-bas, au fond du monde infiniment amer
et sur cette montagne au sommet delaquelle
le regard de ma dame est venu me ravir,
puis à travers le ciel, de lumière enlumière,
j’ai su des choses qui, si je les dis auxautres,
paraîtront à beaucoup d’une terribleaigreur.
Si je suis, d’autre part, trop tiède ami duvrai,
je crains fort que mon nom ne vivra pas pourceux
qui nommeront ancien le temps demaintenant. »
L’éclat de la lumière où vivait mon trésor
à peine découvert devint resplendissant
comme au miroir d’un lac le rayon dusoleil ;
puis il me répondit : « Laconscience impure
à cause de sa honte ou de celle desautres,
sans doute, trouvera ton jugement tropdur.
Néanmoins, repoussant les attraits dumensonge,
expose clairement le fond de ta pensée,
et tu n’as qu’à laisser se gratter lesgaleux !
Si le ton de ta voix peut paraîtreincommode
lors du premier abord, il doit laisserensuite
un aliment vital, une fois digéré.
Tes révélations seront comme le vent,
qui soufflette plus fort les cimes les plushautes ;
et ce sera pour toi le plus grand desmérites.
C’est pourquoi sur le mont, au vallon desdouleurs
ainsi qu’en cette sphère, on t’a fait voir lesâmes
de ceux-là seulement que le renomconnaît ;
car l’esprit du lecteur ne prend nulintérêt
et n’ajoute pas foi, si les exemplesviennent
d’une source inconnue ou qui reste cachée,
ou si les arguments demeurent dansl’abstrait. »
Cet esprit bienheureux jouissait déjà seul
de sa propre pensée, et moi, je savourais
la mienne, en tempérant l’amer avec ledoux[254],
quand la dame soudain, qui me menait versDieu,
dit : « Laisse ce souci !Souviens-toi que je suis
aux côtés de Celui qui redresse lestorts ! »
Lors je me retournai vers cette tendrevoix
qui fait tout mon confort ; et je renonceà dire
quel saint amour je vis se baigner dans sesyeux ;
tant parce que je crains de ne savoir ledire,
que parce que l’esprit ne peut seretourner
en lui-même aussi loin, s’il n’est passecouru.
Tout ce que je pourrai répéter sur cepoint,
c’est qu’en la regardant je me sentais lecœur
tout à fait délivré de tout autre désir,
car l’éternel « bonheur dont les rayonstombaient
sur Béatrice à pic, faisait qu’en ses beauxyeux
je trouvais le bonheur de son aspectsecond[255].
M’accablant de l’éclat de son brillantsourire,
elle me dit ensuite : « Écoute ettoi :
le Paradis n’est pas dans mes yeuxseulement ! »
Et comme parmi nous on reconnaît parfois
l’amour par le regard, s’il est assezpuissant
pour que l’esprit entier soit par luitransporté,
dans le scintillement de la saintesplendeur[256]
que je cherchais des yeux, je connus ledésir
qu’elle avait de finir l’entretiencommencé.
Puis elle dit ainsi : « Dans cecinquième seuil
de l’arbre qui reçoit de haut en bas lavie[257] ,
donne toujours des fruits et ne perd pas sesfeuilles,
on voit d’heureux esprits qui furent sur laterre,
avant d’aller au ciel, parmi les plusillustres
et qui feraient l’orgueil de chacune desMuses[258].
Examine avec moi les bras de cettecroix :
ceux que je vais nommer produiront, de leurplace,
des éclairs comme ceux qui traversent lesnues. »
Je vis une splendeur s’allumer sur lacroix,
aussitôt qu’elle eut dit le nom deJosué ;
et le dire et le faire arrivaient à lafois.
Au nom que j’entendis du fameux Macchabée
je vis qu’un autre éclat se mit àtournoyer,
et la joie emportait cette étrange toupie.
Ainsi pour Charlemagne et pour Rolandensuite
mon regard attentif en reconnut deuxautres,
comme l’œil du chasseur suit le vol dufaucon.
Et sur la même croix Guillaume etRainouard
s’offrirent au regard, l’un à côté del’autre,
et le duc Godefroi près de RobertGuiscard[259].
Puis, allant se mêler à toutes ceslumières,
l’âme qui jusqu’alors m’avait parlé montra
quelle place elle avait dans le célestechœur.
Alors je me tournai du côté de ma droite,
pour lire mon devoir dicté par Béatrice,
dans un mot qu’elle eût dit ou dans unmouvement,
et je vis dans ses yeux une telle liesse,
une telle clarté, que sa beauté semblait
plus grande que jamais et que son airdernier.
Et comme en ressentant, parmi les bonnesœuvres,
que le plaisir s’augmente, un hommeréalise
que sa vertu progresse et gagne tous lesjours,
je me suis aperçu que ma rotation
suivait un plus grand arc, avec le cielensemble,
rien qu’à voir ce miracle encor pluséclatant[260].
Et comme en un instant le teint blanc d’unefemme
peut changer de couleur, sitôt que de lahonte
l’accablante couleur s’efface de sesjoues,
de même dans mes yeux, quand je meretournai,
je reçus la candeur de l’astre tempéré,
sixième à m’accueillir dans son intérieur.
Dans l’astre jovial j’ai contemplé comment
tout le scintillement de l’amour y régnant
formait sous mes regards certaines de noslettres.
Comme un envol d’oiseaux quittant les bordsd’un fleuve
s’en va joyeusement chercher sanourriture,
en dessinant un cercle ou quelque autrefigure,
telles, dans leurs splendeurs, les saintescréatures
chantaient en voletant et formaientd’elles-mêmes
la figure d’un D, puis d’un I, puis d’unL.
Elles partaient d’abord sur le rythme duchant,
et quand un caractère avait été tracé,
s’arrêtaient un instant et gardaient lesilence.
Divine Pégasée[261] , oùle poète trouve
la gloire qui le fait vivre éternellement
et fait vivre par toi royaumes et cités,
verse-moi ton savoir, pour que je puissepeindre
les dessins qu’on y fait, tels que je les aivus,
et que tout ton pouvoir se montre dans mesvers !
Ainsi donc, cinq fois sept voyelles etconsonnes
s’esquissaient sous mes yeux, et je lesobservais
au fur et à mesure, en les voyantparaître.
D’abord Diligite justitiamétaient
les premiers verbe et nom de toute leurpeinture ;
qui judicatis terrant en furent lesderniers[262].
Puis toutes ces clartés se rangèrent surl’M
du dernier de ces mots, tant que deJupiter
l’argent me paraissait constellé de pointsd’or.
Et je vis arriver d’autres clartés encore
à l’endroit du sommet de l’M et s’y poser
tout en chantant, je crois, le Bien qui lesappelle.
Et puis, comme du choc des tisons embrasés
jaillit un jet brillant d’étincelles sansnombre
d’où le niais prétend tirer despronostics,
plus de mille splendeurs parurent ensortir
et remonter qui plus, qui moins, selon lesort
que leur a réservé le soleil qui lesbrûle.
Lorsque chacune enfin eut occupé sa place,
je vis représenter sur le fond de cesflammes
la tête d’un grand aigle à partir de soncou[263].
Celui qui peint là-haut n’a jamais eu demaître ;
c’est lui son propre maître, et c’est en luiqu’il trouve
la force où tous les corps ont découvert leurforme.
Les autres bienheureux, qui paraissaientd’abord
vouloir faire de l’M une sorte de lis,
presque sans se mouvoir complétaient cetteimage[264].
Astre béni, combien et quelles pierreries
m’ont alors démontré que l’humaine justice
est un effet du ciel où turesplendissais !
À cette Intelligence où prennent leurprincipe
ta vie et ta vertu, je demande d’où vient,
pour souiller ton éclat, cette épaissefumée,
afin qu’une autre fois elle s’irrite enfin
de ce que l’on achète et l’on vende en cetemple[265]
qu’ont bâti le miracle et le sang desmartyrs.
Vous, soldats glorieux du ciel que jecontemple,
priez toujours pour ceux qui restent sur laterre,
tout à fait égarés, par l’exemplemauvais !
L’on faisait autrefois la guerre avecl’épée ;
on la fait maintenant en privant sonprochain
du pain que notre Père a prévu pourchacun.
Mais toi, qui n’as jamais écrit que pourbiffer[266],
pense que Pierre et Paul, qui sont morts pourla vigne
détruite par tes soins, sont encorevivants !
Sans doute te dis-tu : « J’aime d’untel amour
celui qui voulut vivre autrefois au désert
et qui dans une danse a trouvé lemartyre[267],
que je n’ai nul souci du pêcheur ni dePaul. »
Devant moi paraissait, les ailesdéployées,
ce symbole éclatant qui, dans le douxfruit[268] ,
augmentait le bonheur des âmes enchâssées,
et chacune semblait un tout petit rubis
dans lequel scintillait le rayon du soleil
si fort, que ses reflets offusquaient monregard.
Et ce que je voudrais rapporter à présent,
l’encre ou la voix jamais ne l’ont écrit oudit,
et l’esprit des humains ne l’a jamaisconçu.
Je vis et j’entendis cet aigle quiparlait,
et sa voix prononçait les mots« je » comme « mon »,
quand son intention disait « nous »ou bien « notre ».
Il dit : « Pour être juste et fidèleà la fois,
je me trouve exalté maintenant dans lagloire
qui dépasse de loin le songe des humains.
Sur la terre, là-bas, mon souvenirdemeure,
et son exemple est tel, que même lespervers
en font partout l’éloge, et ne l’imitentpas. »
Et comme d’un monceau de charbons embrasés
une seule chaleur monte, de tant d’amours
qui formaient ce portrait, ne sortait qu’unevoix.
Je répondis alors : « Ô fleursperpétuelles
du bonheur éternel, qui me faites ainsi
tir tous les parfums à la fois, comme unseul,
mettez par votre souffle une fin au grandjeûne
qui depuis trop longtemps me tenaitaffamé,
car je n’en trouve pas le remède surterre !
Je sais que dans le ciel il est un autreempire
dont forme son miroir la divineJustice ;
mais le vôtre non plus ne le voit pasvoilé.
Vous savez que l’esprit s’apprête à vousentendre
avec le plus grand soin ; et vous savezquel est
ce doute, objet pour moi d’un si durablejeûne. »
Et comme le faucon qui, sortant de sacoiffe,
regarde tout autour et se flatte les ailes
et dresse, impatient, sa tête vers leciel,
tel je vis se mouvoir cet emblème tissé
par le chœur des chanteurs de la grâcedivine,
avec des chants que seuls connaissent lesélus.
Ensuite il commença : « Celui dontle compas
fit les confins du monde et répartit eneux
les objets que l’on voit et ceux qu’on ne voitpas,
n’avait pas mis le sceau de satoute-puissance
dans tout ce qu’il a fait ; en sorte queson verbe
demeure infiniment au-dessus du créé.
Comme exemple on peut voir le premierorgueilleux,
lequel, quoique au sommet de la création,
n’attendit pas la grâce et tomba sansmûrir[269].
II est d’autant plus clair que les naturesmoindres
ne peuvent contenir mieux qu’il l’a fait, ceDieu
qui, n’ayant pas de fin, se mesure enlui-même.
Donc, votre vision, qui nécessairement
vient de quelque rayon de cetteintelligence
qui pénètre et remplit tous les objets dumonde,
ne saurait se trouver des forcessuffisantes
pour refuser de voir que son propreprincipe
dépasse de bien loin les bornes dusensible[270].
Et c’est pourquoi la vue accordée auxhumains
plonge pour pénétrer la justice éternelle
comme fait le regard qui se perd dans lamer
et qui peut voir le fond, étant sur lerivage,
mais non en haute mer : il n’en est pasmoins là,
quoique sa profondeur empêche de le voir.
Il n’est pas de lumière, à part le cielserein
que rien ne peut troubler ; tout le resteest ténèbres
ou l’ombre de la chair ou, sinon, sonvenin.
Voilà l’obscurité dissipée à présent,
qui t’empêchait de voir la justice vivante
et produisait en toi des doutes sifréquents.
« Un homme, te dis-tu, qui naquit sur lesbords
de l’Indus, où le Christ ne lui fut pasprêché,
où l’on n’enseigne pas et n’écrit pas saloi,
et dont tous les désirs, tous les actes sontjustes
autant que le conçoit notre humaineraison,
qui ne pécha jamais en œuvres ou paroles,
meurt sans avoir la foi, sans êtrebaptisé :
où donc est le bon droit qui le peutcondamner ?
et quelle est son erreur, s’il n’était pascroyant ? »[271]
Mais toi, qui donc es-tu, qui veux monter enchaire
et t’ériger en juge, à plus de millemilles,
avec ton jugement qui porte à deuxempans ?
Évidemment, celui qui voudrait ergoter
contre moi trouverait des raisons dedouter,
s’il n’avait à côté l’Écriture qui veille.
Oh ! grossiers animaux, esprits par tropobtus !
La Volonté première et bonne par nature
n’a jamais oublié qu’elle est le biensuprême ;
et tout ce qui s’accorde avec elle est doncjuste,
et aucun bien créé ne peut disposerd’elle :
c’est elle qui le fait, par sonrayonnement. »
Comme au-dessus du nid tourne en rond lacigogne,
après avoir donné la pâture aux petits,
et que ceux-ci, repus, la suivent duregard,
tel je levais les yeux et telle s’agitait
cette image sacrée, en battant des deuxailes
que tant de volontés mettaient enmouvement.
Elle traçait des ronds et chantait :« Comme toi,
tu ne peux pénétrer le sens de ma musique,
telle est pour vous, mortels, la justice deDieu ! »
L’incendie éclatant que fait leSaint-Esprit
finit par s’arrêter, formant toujoursl’emblème
qui rendit les Romains maîtres del’univers,
puis il recommença : « Jusqu’à notreroyaume
nul n’est jamais monté, s’il ne crut pas enChrist,
soit avant, soit après qu’on l’eut mis sur lebois ! »
Nombreux sont cependant ceux quis’écrient : « Christ !
qui, lors du jugement, s’en trouveront plusloin Christ ! »
que d’autres qui, pourtant, n’ont pas connu leChrist ;
et l’Éthiopien damnera les chrétiens,
le jour où l’on verra diviser les deuxchœurs,
l’un riche à tout jamais et l’autremisérable.
Que pourront dire alors les Perses à vosrois[272],
lorsqu’on leur montrera le grand volumeouvert
où de tous leurs méfaits on tient le compte àjour ?
C’est là que l’on verra, parmi les faitsd’Albert,
ce fait dernier qui doit venir bientôts’inscrire
et changer en désert le royaume dePrague[273].
C’est là que l’on verra le deuil que sur laSeine
doit produire, en frappant de la faussemonnaie,
celui pour qui la mort s’habillera decouenne[274].
C’est là que l’on verra l’orgueil dontl’aiguillon
rend dément l’Écossais aussi bien quel’Anglais[275]
et les pousse à sortir de leurs justeslimites.
On verra la luxure et le dérèglement
du souverain d’Espagne et du roi deBohême[276],
qui n’a jamais aimé ni connu la vertu.
On verra le Boiteux, roi de Jérusalem,
noté dans le journal de ses bienfaits d’unI,
tandis qu’il porte un M à la colonne enface[277].
On verra l’avarice avec la vilenie
de celui qui régit l’île brûlante oùvinrent
se terminer enfin les errementsd’Anchise[278] ;
et pour mieux faire voir qu’il ne vaut pasbeaucoup,
son compte sera fait en sigles abrégés,
donnant beaucoup de texte en un petitespace.
Chacun y trouvera les œuvres repoussantes
et de l’oncle et du frère : ils ontdéshonoré
leur illustre maison, avec leurs deuxcouronnes.
Celui de Portugal et celui de Norvège[279]
s’y feront bien connaître, et celui deRascie,
qui du coin de Venise eut d’injustesprofits[280].
Puisqu’elle n’admet plus qu’on la malmèneencore,
heureuse la Hongrie ! Heureuse laNavarre,
si la montagne peut lui servir derempart !
Il est à supposer que c’est en guised’arrhes
que déjà Nicosie, ainsi que Famagoste,
se plaignent à grands cris de leur bêtesauvage[281]
qui va si bien de pair avec ceux que j’aidit. »
Au moment où celui qui fait chez nous lejour
descend sur l’horizon, quittant notrehémisphère,
et meurt de toutes parts la lumière dujour,
le ciel, qui prend de lui sa lumièrepremière,
devient resplendissant bientôt et tout àcoup,
grâce aux nombreux flambeaux qui n’en répètentqu’un[282].
C’est cet aspect du ciel qui me vint àl’esprit,
quand l’emblème du monde et de ceux qui lemènent
mit fin à son discours, fermant son becbéni ;
car presque au même instant, de tous ces vifséclats
devenus plus brillants, s’élevèrent deschants
qui se sont envolés de ma faible mémoire.
Ô doux amour sans fin, voilé dans unsourire,
comme tu paraissais embrasé, dans cesflûtes
dont le son ne répond qu’à de saintespensées !
Puis, lorsque ces joyaux au doux et cheréclat,
dont je vis s’enchâsser la sixièmelumière[283],
imposèrent silence aux échos angéliques,
je crus entendre au loin le bruit d’unerivière
dont le flot transparent descend de pierre enpierre,
de sa veine première indiquantl’abondance.
De même que le son prend forme sur le cou
du rebec, ou dans l’air que l’on faitpénétrer
par l’étroit embouchoir de quelquechalumeau,
de même, impatient, ne voulant plusattendre,
ce murmure montait et s’échappait del’aigle
et sortait de son cou comme d’un tuyaud’orgue.
Par la suite il devint une voix qui sortit
hors de son bec ouvert, sous forme depropos,
tels que les attendait mon cœur, où je lesmis :
« L’organe de mon corps qui voit et quisupporte
chez les aigles mortels le soleil[284] , me dit-il,
doit être examiné maintenant plus àfond ;
car parmi tant de feux qui forment monimage,
ceux qui font resplendir dans ma tête monœil
de tous ces rangs divers sont les plusimportants.
Celui qui forme au centre la brillanteprunelle
au temps jadis chanta le Saint-Esprit etfit
transporter d’une ville à l’autre l’archesainte[285] :
il connaît maintenant de son chant lemérite
(pour autant qu’il dépend de son proprevouloir),
puisque la récompense est en proportion.
Parmi les cinq qui font l’arcade de moncil,
celui qui de mon bec se trouve le plusprès
de la perte du fils a consolé laveuve[286] :
il connaît maintenant combien il coûtecher
de n’avoir pas suivi le Christ, puisqu’il afait
de notre douce vie et de l’autrel’épreuve.
Et celui qui le suit sur la circonférence
dont je viens de parler, fixé sur l’arc quimonte,
a retardé sa mort par un vrairepentir[287] :
il connaît maintenant que le juge éternel
n’a point changé sa loi, quand de justesprières
peuvent faire demain, sur terre,d’aujourd’hui.
L’autre, qui vient après, avec les lois etmoi,
voulut bien faire (au vrai, les fruits en sontmauvais)
et devint Grec, pour faire une place aupasteur[288] :
il connaît maintenant que le mal quiprovient
de sa bonne action ne lui fait point detort,
bien que le monde entier en sorte ruiné.
Et celui que tu vois là, sur l’arc quidescend,
est Guillaume, que pleure aujourd’hui lepays
qui ne fait que gémir sous Frédéric etCharles[289] :
II connaît maintenant combien un juste roi
est aimé dans le ciel, et il le laissevoir
par tout ce beau semblant qui resplendit enlui.
Et qui pourrait penser, au monde pleind’erreur,
que le Troyen Riphée est ici, dans leurcercle[290],
le dernier de ces cinq heureux et saintséclats ?
il connaît maintenant ce que là-bas lemonde
ne put apercevoir de la grâce divine,
bien que son œil ne puisse arriver jusqu’aufond. »
Et comme dans les airs volent lesalouettes
tant que dure leur chant, puis se taisent,contentes
de leurs derniers accords dont elles sedélectent,
telle apparut l’image où la joie éternelle
semble se réfléchir, celle dont le désir
peut rendre les objets à soi-même pareils.
Comme j’étais alors, par rapport à mondoute,
de même qu’un cristal pour la couleur qu’ilcouvre,
l’esprit ne put souffrir l’attente et lesilence,
mais poussa de sa bouche un :« Qu’est-ce que tu dis ? »
avec toute la force de son poids, dont jevis
comme un grand tourbillon d’éclairs quis’allumaient.
Bientôt, tandis que l’œil devenait plusbrillant,
ce symbole béni se mit à me répondre,
pour ne pas me laisser en proie à masurprise :
« Je vois bien que tu crois les chosesque j’ai dites,
parce que j’e les dis, sans en voir lecomment,
et, malgré ta croyance, elles restentcachées.
Tu fais comme celui qui connaît une chose
par son nom seulement, sans voir saquiddité[291],
tant que quelqu’un ne vient pour la lui fairevoir.
Regnum coelorum peut souffrir laviolence
d’une vive espérance et d’un amour ardent,
qui suffit pour gagner la volontédivine ;
mais non pas comme un homme abattu par unautre,
mais parce qu’elle-même admet d’êtrevaincue
et, vaincue, elle vainc par sabénignité[292].
Des cils la première âme ainsi que lacinquième[293]
viennent de t’étonner, car tu ne pensaispas
les voir orner ainsi la région des anges.
Mais ils n’ont point laissé leurs corps, commetu crois,
païens, mais bien chrétiens, et croyantfermement
aux pieds martyrisés ou promis aumartyre[294].
L’une, de cet enfer où l’âme ne se rend
jamais à ses devoirs, vint retrouver sachair,
récompense accordée à la foi d’unvivant[295] :
à la foi d’un vivant qui, de tout sonpouvoir,
sollicita de Dieu qu’il fût ressuscité,
afin qu’on pût ainsi corriger son vouloir.
Cet esprit glorieux dont il est question
retourna dans sa chair et n’y resta quepeu,
assez pour croire en lui, qui le pouvaitsauver,
et sa foi s’embrasa dans les puissantesflammes
de l’amour vrai, si fort, qu’à sa secondemort
il méritait déjà de s’unir à nos joies.
L’autre[296], parun effet de la grâce qui sourd
d’une source profonde et telle que jamais
l’œil mortel n’en a pu considérer le fond,
sur terre consacra son cœur à lajustice ;
et puis, de grâce en grâce, il vint à voir enDieu
cette rédemption qui devait arriver.
Cela fit qu’il y crut et ne put tolérer
davantage l’horreur du vilain paganisme,
et blâma tant qu’il put le peupleperverti.
Lors il fut baptisé par les trois bellesdames[297]
qu’on te montra tantôt, près de la roue àdroite,
plus de mille ans avant qu’existât lebaptême.
Prédestination, ô comme ta racine
est loin de se montrer à nos pauvresregards,
qui ne voient qu’un aspect de la causepremière !
Et vous aussi, mortels, soyez pluscirconspects
dans votre jugement : car nous, quivoyons Dieu,
nous ignorons encor qui sont tous lesélus.
L’ignorance, pourtant, nous est bienagréable,
puisque notre bonheur est fait de cettejoie,
de vouloir nous aussi ce que Dieu mêmeveut. »
C’est de cette façon que la divine image,
afin de rendre clair mon regard empêché,
venait de m’apporter le suave remède.
Et comme un bon joueur de guitareaccompagne
la voix du bon chanteur du bruissement descordes,
en faisant que son chant donne plusd’agrément,
ainsi je me souviens que pendant qu’ilparlait
j’apercevais la double et heureuselumière,
comme le clignement simultané des yeux,
accompagner ces mots de son jeud’étincelles.
Déjà mes yeux venaient se fixer à nouveau
dans les yeux de ma dame, et mon âme aveceux,
s’éloignant tout à coup de tout autreintérêt.
Elle ne riait pas ; et ellem’expliqua :
« Si je te souriais, tu deviendrais,dit-elle,
pareil à Sémélé, qui fut réduite encendre[298].
Tu dus t’apercevoir que le long des degrés
du palais éternel ma beauté se transforme
à mesure qu’on monte et s’accroît toujoursplus.
Elle resplendirait si fort, si j’enmontrais
tout l’éclat, que ton cœur de mortel, devantelle,
ne serait qu’une feuille au gré del’ouragan.
Voici que nous reçoit la septièmesplendeur[299]
qui là, sous le poitrail du Lion enflammé,
projette des rayons chargés de sa vertu.
Que ton esprit s’applique à suivre tonregard !
Tâche de refléter dans tes yeux la figure
qui deviendra pour toi visible en cemiroir ! »
Si l’on a bien compris quelle était lapâture
qu’avaient trouvée mes yeux sur son heureuxvisage,
quand je l’abandonnai pour des soinsdifférents,
On pourra mieux saisir quel était sonplaisir
d’obéir de la sorte à ma céleste escorte,
en faisant d’un désir le contrepoids del’autre.
Au-dedans du cristal qui tourne autour dumonde
et qui reçoit son nom d’après le douxseigneur
du temps duquel la terre ignorait lamalice[300],
de la couleur de l’or qui scintille ausoleil,
j’aperçus une échelle allant de bas enhaut
si loin, que mon regard n’en trouvait pas lebout[301].
Le long de ses degrés je vis tant deflammèches
descendre, qu’on eût dit que toutes lesétoiles
qui paraissent au ciel venaient s’yrencontrer.
Et comme, obéissant à leurs loisnaturelles,
la bande des corbeaux, sitôt que le jourpointe,
s’ébat pour réchauffer les ailesengourdies,
et puis les uns s’en vont pour ne plusrevenir,
les autres font retour à leur point dedépart,
ou bien restent sur place en tournoyant dansl’air ;
de la même façon il me semblait voir là
tous ces scintillements venir en mêmetemps
se placer à la fois sur un certain gradin.
Celui qui se trouvait être plus près denous
devenait si brillant, que je dis enmoi-même :
« J’aperçois bien l’amour que tu veux memontrer ! »
Mais celle dont j’attends de mon silence, oudire
le quand et le comment[302],se tait ; malgré l’envie
je pense donc bien faire en ne demandantrien ;
ce qui fit bientôt qu’elle, ayant vu monsilence
au moyen du regard de Celui qui voittout[303],
elle dit : « Satisfais le désir donttu brûles ! »
« Bien que je sache, dis-je alors, quemon mérite
ne me rend pas encor digne de ta réponse,
au nom de celle-ci, qui permet qu’on t’enprie,
ô bienheureux esprit qui te caches ainsi
au sein de ton bonheur, laisse-moi doncapprendre
la raison qui t’a fait venir plus près demoi !
Explique-moi pourquoi, dans cette sphère àvous,
se tait du Paradis la douce symphonie,
qui si dévotement résonne un peu plusbas. »
« C’est que, comme ton œil, ton oreilleest mortelle,
me fut-il répondu ; pour la mêmeraison
nous suspendons nos chants, et ses risBéatrice.
Je descends les gradins de l’échellesacrée
pour mieux te faire fête, autant par mespropos
que par cette clarté dont tu me voisdrapé.
Ce n’est pas plus d’amour qui me pousse verstoi :
ici chacun en sent autant et davantage,
et ces scintillements le rendentmanifeste ;
la charité suprême est celle qui nouspresse
de servir le vouloir qui gouverne le monde
et qui, comme tu vois, nous dispose à songré. »[304]
« Je vois bien, répondis-je, ô lumièresacrée,
comment un libre amour suffit dans cettecour
pour accomplir les vœux d’une éternellegrâce.
Ce qui paraît pourtant difficile àcomprendre,
c’est, parmi tant d’éclats, cette raisonprécise
qui t’a prédestiné, toi seul, à cetoffice. »
Avant d’avoir fini le dernier de ces mots,
ayant fait de son centre un axe, ceflambeau
se prit à tournoyer plus vite qu’unemeule ;
puis l’amour enchâssé au-dedansrépondit :
« C’est un éclat divin qui, sur moiprojeté,
traverse la clarté dont 6ont formés meslanges ;
et sa propre vertu s’unissant à la vue
vient m’élever si haut au-dessus demoi-même,
que l’Essence suprême est visible pourmoi.
De là tout ce bonheur qui me faitscintiller,
puisque, dans la mesure où s’épure ma vue,
la splendeur de mon feu devient pluséclatante.
Mais l’âme qui se baigne au ciel le plusserein,
le même séraphin qui se mire dans Dieu
plus fixement, ne peut répondre à tademande :
ce que tu veux savoir plonge dans lesabîmes
des décrets éternels, qui se trouvent siloin,
que les regards créés ne sauraient lestoucher.
Lorsque tu reviendras au monde desmortels,
répète tout ceci, pour que l’on n’ose plus
se diriger en vain vers des buts tropabstrus.
L’esprit qui brille au ciel est fumeux sur laterre :
pense donc à part toi s’il peut savoirlà-bas
ce qu’il ignore encore au ciel qui l’areçu. »
Ces mots étaient pour moi de si fortesraisons
que, renonçant au reste, il fallut meborner
à prier humblement pour qu’il me dît sonnom.
« Là-bas, en Italie, entre ses deuxrivages,
non loin de ton berceau, sont deux rochers sihauts,
qu’on entend le tonnerre au-dessous d’euxgronder.
Ils forment l’éperon appelé Catria[305] ,
au pied duquel se trouve une saintechapelle
seulement consacrée à l’adoration. »
C’est ainsi qu’il reprit pour la troisièmefois ;
puis, en continuant, il dit :« C’est en ce lieu
qu’au service de Dieu je me suis raffermi
et qu’un maigre manger trempé de jusd’olives
m’a suffi pour passer le froid et lachaleur,
satisfait de mes seuls penserscontemplatifs.
Ce cloître préparait de fertiles moissons
pour le ciel ; à présent il devient sistérile,
qu’il faut qu’un jour ou l’autre on le sachepartout.
Mon nom, dans cet endroit, fut PierreDamien ;
et Pierre le Pécheur dans cette autremaison,
construite à Notre-Dame au bordAdriatique[306].
Il me restait bien peu de mon âge mortel
quand je fus appelé par la force auchapeau[307]
qui passe maintenant toujours de mal enpis.
Car Céphas aussi bien que l’illustreVaisseau
du Saint-Esprit[308],nu-pieds et ventre creux, allaient
et cherchaient leur manger au hasard desauberges ;
nos pasteurs d’aujourd’hui doivent le plussouvent
s’appuyer sur quelqu’un à droite comme àgauche,
tant ils se font pesants, et on les hisse enselle.
Comme ils vont des manteaux couvrant leurspalefrois,
sous une même peau l’on dirait voir deuxbêtes :
que de choses tu peux souffrir, ôpatience ! »
Je vis à ce moment de nombreusesflammèches
descendre en voltigeant d’un échelon surl’autre,
et chacun de leurs tours les rendait plusbrillantes.
Ensuite, s’arrêtant autour de celle-ci,
on entendit un cri qui retentit si fort,
que rien ne le saurait évoquerici-bas ;
mais je n’ai rien compris, tant le bruitm’accabla.
Frappé par la stupeur, je m’étais retourné
vers mon guide, semblable à quelque enfant quicourt
vers quelque ami qui sait gagner saconfiance.
Elle, comme la mère arrive sans tarder
pour secourir son fils tout pâle ethaletant,
de sa voix qui lui porte un peu deréconfort,
elle dit : « Souviens-toi, noussommes dans le ciel !
Ne sais-tu pas qu’ici, dans le ciel, tout estsaint
et que ce qui s’y fait obéit au bonzèle ?
Tu conçois maintenant à quel point monsourire,
de même que le chant, pouvaitt’abasourdir,
puisque ce cri suffit pour t’ébranler sifort.
Mais si tu comprenais ce que dit saprière,
tu connaîtrais déjà la vengeance imminente
qu’il te sera donné de voir avant ta mort.
Le glaive de là-haut ne frappe ni tropvite
ni trop tard, si ce n’est du point de vuehumain,
car pour vous seuls l’attente est la crainteou l’espoir.
Tourne-toi maintenant vers ces autresesprits,
car tu pourras en voir un grand nombred’illustres,
si tu veux regarder à l’endroit que jedis ! »
Comme elle le voulait, je dirigeai mesyeux
et je vis d’un côté cent globes réunis
qu’embellissait l’éclat des rayonséchangés.
Je restais devant eux comme celui quirentre
la pointe du désir et n’ose pas poser
toujours des questions, de crainted’excéder.
Mais la plus importante entre cesmarguerites
et la plus lumineuse arriva jusqu’à moi,
pour contenter ma soif de savoir quic’était.
J’entendis dans son sein dire : « Situ voyais
l’amour qui nous éprend tous, comme je levois,
tu nous dirais déjà le fond de tapensée ;
mais pour que ton attente à la fin où tumontes
n’apporte aucun retard, je répondrai desuite
à ce même penser que tu veux refouler.
Le sommet de ce mont qui porte sur sonflanc
le couvent de Cassin fut fréquenté jadis
par les gens d’autrefois, aveuglés etpervers.
Je suis l’homme qui fit pour la premièrefois
y résonner le nom de Celui qui sur terre
fit descendre le vrai qui nous sublimeici[309].
Une si grande grâce a rayonné sur moi,
que j’ai pu retirer les villes d’alentour
hors de ce culte impie et qui trompait lemonde.
Quant à ces autres feux, ils furent tous deshommes
contemplatifs, brûlant de cette passion,
seule source à donner des fleurs et des fruitssaints.
Tu peux y voir Macaire et, avecRomuald[310],
mes frères qui, jadis, à l’ombre ducouvent
arrêtèrent leurs pas d’un cœur toujourscontent. »
Je répondis : « L’amour que tu m’astémoigné,
en me parlant ainsi, comme le bon semblant
que j’observe et je vois dans toutes vosardeurs,
a fait s’épanouir ma propre confiance
comme rosé au soleil, lorsqu’il la faits’ouvrir
autant qu’il est donné de fleurir etd’éclore.
C’est pourquoi je te prie, ô mon père,dis-moi
si je puis obtenir une faveur si grande
que de te contempler à facedécouverte. »
« Frère, répondit-il, ton désir silouable
se verra satisfait dans la sphèredernière[311],
de même que le mien et ceux de tous lesautres.
N’importe quel désir devient là-hautparfait,
entier et accompli ; c’est là-hautseulement
qu’on voit chaque élément à sa placeéternelle.
Cette sphère[312] n’estpas dans un lieu, sous un pôle,
et cette échelle-ci monte jusqu’à soncentre :
et c’est ce qui la fait se perdre ainsi devue.
Jacob le patriarche a vu qu’elle poussait
par l’un de ses deux bouts jusqu’au ciel delà-haut,
alors qu’il l’aperçut toute d’angeschargée.
Personne maintenant ne détache ses plantes
du sol, pour la gravir : jusqu’à mapropre règle
qui ne sert aujourd’hui qu’à noircir dupapier[313].
Les murs où des couvents s’abritaientautrefois
« ont changés en repaire, et les frocs deleurs moines
ont comme autant de sacs de farine gâtée.
Et pratiquer l’usure est un péché moinsgrave
contre la loi de Dieu, que l’amour de cesrentes
qui fait de chaque moine un nouveauforcené ;
car les biens que détient l’Églisen’appartiennent
qu’au pauvre qui demande au nom de Dieu sonpain,
et non pas aux parents, ni moins à d’autrespires.
Mais la chair des mortels devient sidélicate,
qu’un bon commencement n’assure pluslà-bas
que tout ce qui naît chêne un jour fera desglands.
Pierre avait commencé sans or et sansargent ;
moi-même, je l’ai fait par jeûnes etprières ;
François édifia son couvent humblement.
Pourtant, à regarder les débuts de nosordres
et à les comparer à leur point d’arrivée,
tu verrais que le blanc tourne à présent aunoir.
Cependant le Jourdain remontant vers sasource,
la mer se retirant sur un signe de Dieu
seraient moins merveilleux qu’un remède à cesmaux. »
Ainsi me parla-t-il ; puis il allarejoindre
ses autres compagnons, qui s’étaientrassemblés
et comme un tourbillon ils montèrent auciel.
La douce dame alors me poussa derrièreeux,
vers le haut de l’échelle, avec un simplegeste,
tellement son pouvoir subjuguait manature.
Chez nous, où l’on descend et monte aveceffort
et naturellement, on n’a jamais pu voir
une allure pareille à celle de mon aile.
Puissé-je retrouver, ô lecteur, cetriomphe
dévot, qui si souvent m’oblige à déplorer
mes erreurs et frapper en pleurant mapoitrine,
s’il est vrai que j’ai pu, moins vite qu’on nemet
et tire un doigt du feu, reconnaître etatteindre
en même temps le signe au-dessus duTaureau[314].
Astres resplendissants, lumière quiproduis
les plus grandes vertus, à qui jereconnais
que je dois, tel qu’il est, peu ou prou, mongénie,
avec vous se levait et se couchait aussi
celui qui sert de source à toute vie aumonde,
quand j’ai bu d’air toscan la premièregorgée[315].
Et puis, lorsque j’ai pu jouir duprivilège
de pénétrer au cercle où vous roulez,hautains,
c’est votre région qui me futimpartie[316].
Et c’est vers vous que monte à présent de monâme
le soupir recueilli, pour acquérir laforce
d’affronter l’examen qui paraîtl’appeler[317].
« Tu te trouves si près du suprêmesalut,
qu’il te faut à présent, commençaBéatrice,
avoir l’œil plus perçant et plus clair quejamais.
Pour cela, dès avant de te confondre enlui,
regarde vers le bas et vois comment lemonde
se trouve, grâce à moi, rejeté sous tespieds ;
et d’un cœur plus joyeux qu’il ne le futjamais
tu te présenteras devant la sainte foule
qui traverse gaiement cette sphèreéthérée. »
Je plongeai mon regard à travers les septsphères
du haut jusques au fond, et j’aperçus ceglobe[318]
tel, qu’il me fit sourire avec son vilaspect.
J’approuve, pour ma part, comme meilleurl’avis
qui l’estime le moins ; celui qui leméprise
mérite assurément qu’on le tienne poursage.
La fille de Latone apparut en plein jour,
sans cette tache d’ombre à cause delaquelle
je la croyais d’abord rare et dense à lafois.
Et l’aspect de ton fils me devintsupportable,
Hypérion ; je vis, Maïa, Dioné,
les vôtres tournoyer tout près autour delui.
Plus loin, entre le père et le fils, aumilieu,
j’aperçus Jupiter ; et je visclairement
la variation de leurs déplacements.
Là, j’ai pu contempler toutes les septplanètes,
connaître leur grandeur, combien elles vontvite,
comment chacune occupe une maison à part.
Cette aire si mesquine et qui nous rendféroces
m’apparut en entier, pendant quem’emportaient
les Gémeaux éternels, des sommets auxrivages ;
et puis, sur les beaux yeux je reposai mesyeux.
De même qu’un oiseau dans le feuillageami,
ayant pris du repos au nid de ses douxfils
tant que dure la nuit qui nous cache leschoses,
désireux de revoir au plus vite leurstraits
et de trouver pour eux l’aliment qu’il leurfaut
et dont le soin pénible est pour lui duplaisir,
en devançant le jour, sur la plus hautebranche
attend impatient le retour du soleil
et guette sans bouger les rayons dumatin ;
de même se tenait ma dame qui, debout,
regardait fixement en se tournant versl’orbe
sous lequel le soleil tourne moinsvivement[319].
En la voyant ainsi, pensive et absorbée,
moi-même je devins comme ceux quisouhaitent
tout à coup autre chose, et que l’espoirsoutient.
Mais le temps fut bien court de l’un à l’autreinstant
celui de mon attente et cet autre où jevis
que le ciel devenait de plus en plusbrillant.
Béatrice me dit : « Voici leslégions
du triomphe du Christ[320], etvoici tout le fruit
que permet de cueillir la branche de cessphères ! »
Son visage semblait n’être plus qu’uneflamme ;
je lisais dans ses yeux un si parfaitbonheur,
u’il me faut passer outre et cesser d’enparler.
Comme rit Trivia[321] parun beau clair de lune
au milieu de sa cour de nymphes éternelles
dont la clarté fleurit tous les recoins duciel,
tel je vis qu’au-dessus de milliers deflambeaux
un Soleil se montrait[322], quiles allumait tous,
comme le nôtre fait les flambeaux delà-haut.
Dans sa splendeur vivante on voyaitapparaître
la brillante Substance, avec tant declarté
que mon regard ne put soutenir son éclat.
Ô Béatrice, ô douce et précieuseguide !
Elle me dit alors : « Ce quit’aveugle ainsi
est une force à qui rien ne peut résister.
C’est là qu’est le Pouvoir, c’est là qu’est laSagesse
qui du ciel à la terre ont ouvert lechemin
dont on eut autrefois une si longueenvie. »
Alors, pareil au feu qui jaillit desnuages
pour s’être dilaté jusqu’à n’y plustenir[323]
et, contre sa nature, il descend vers lesol,
de même mon esprit, que venait d’enrichir
ce nouvel aliment, s’évada de lui-même
et ne put s’expliquer ce qu’ensuite iladvint.
« Ouvre les yeux, dit-elle, admire mabeauté !
Tu viens de regarder des objets qui terendent
capable de souffrir l’éclat de monsourire ! »
J’étais comme celui qui, s’éveillant àpeine,
voit s’échapper son rêve et qui fait desefforts,
mais en vain, pour garder les ombres qui lefuient,
quand j’entendis l’appel qui sur magratitude
a gagné de tels droits, qu’au livre quiraconte
le passé, rien ne peut l’effacerdésormais.
Si j’avais le concours de tant de bellesvoix
qu’avec ses autres sœurs Polymnie[324] a rendues,
grâce à son lait si doux, plus richementfournies,
pour mieux me seconder, je n’arriveraispas
au millième du vrai, pour chanter le saintrire
et l’éclat qu’il mettait sur le visagesaint.
C’est ainsi qu’il me faut peindre leParadis
dans mon poème saint, en faisant parendroits
des sauts, comme qui voit sa routeinterceptée.
Mais à considérer le poids de mon sujet,
comme le dos mortel qui doit le supporter,
on ne peut me blâmer d’hésiter sous lefaix :
ce n’est pas un parcours pour un petitnavire,
que celui dont ma nef fend hardiment lesondes,
ni pour un nautonier qui veut se ménager.
« Pourquoi donc mon regard te charme-t-ilainsi,
au point d’en oublier le splendide jardin
qui se remplit de fleurs sous le regard duChrist ?
C’est ici qu’est la Rosé[325]où le Verbe divin
devint chair ; c’est ici que se trouventles lis
dont l’odeur présidait au choix du bonchemin. »
Ainsi dit Béatrice ; et moi, que sesconseils
trouvaient pas rétif, j’affrontai denouveau
l’épreuve de chercher avec mes pauvresyeux.
Comme autrefois mes yeux, dans l’ombre,contemplaient
aux rayons d’un soleil qui perçait,lumineux,
la fente d’un nuage, un pré couvert defleurs.
telles j’ai vu là-haut des foules desplendeurs
que des rayons ardents faisaient pleuvoir duciel,
sans que je pusse voir le départ de leurpluie.
Ô généreux Pouvoir, qui mets sur eux tamarque,
tu te levais plus haut[326],pour laisser plus de champ
aux yeux qui n’avaient point la force de tevoir !
Et le nom de la fleur que j’invoquetoujours,
le matin et le soir, contraignit monesprit
à contempler d’abord la splendeur la plusgrande[327].
Et lorsque ma prunelle eut bien reçul’empreinte
des beautés et grandeurs de cette viveétoile
qui vainc au ciel ainsi qu’elle vainquit surterre,
de la voûte d’en haut descendit un éclat
de la forme d’un cercle ou bien d’unecouronne,
s’enroulant autour d’elle ainsi qu’uneceinture.
Assurément le chant qui rend le plus douxson
sur terre et qui ravit davantage noscœurs,
semble un nuage obscur qu’un tonnerretourmente,
au prix des doux accords sortant de cettelyre
qui servait de couronne au plus beau dessaphirs,
Parmi ceux dont s’ornait le ciel le plusserein.
« Je suis le pur amour des anges ;et je tourne
autour du grand bonheur qui rayonne dusein
où de notre désir fut jadis lademeure ;
et tant que tu suivras, Reine du ciel, tonfils,
et qu’en montant ainsi tu rendras plusdivine
la sphère de là-haut, je tournerai sansfin. »
Sur ces mots terminait la mélodie encercle ;
et au même moment tous les autresflambeaux
faisaient retentir haut le doux nom deMarie.
Mais le royal manteau de tous les autrescorps
du monde[328], quis’échauffe et qui brille le plus
sous le souffle de Dieu et grâce à sapuissance,
tenait encor si loin ses bornes du dehors
au-dessus de nos chefs, qu’au point où jerestais
il ne m’apparaissait aucun de sesdétails ;
si bien que mon regard n’avait pas eu laforce
d’accompagner de loin la flamme couronnée
qui venait de monter auprès de sonEnfant[329].
Et comme le bébé, lorsqu’il a pris lelait,
tend ses deux petits bras pour chercher samaman,
pressé par cet amour qui se lit dans sesgestes,
chacun de ces flambeaux étirait vers lehaut
le bout de sa flammèche, et rendaitmanifeste
la grande passion qu’il avait pour Marie.
Ensuite, s’arrêtant là-haut, sous monregard,
ils chantaient Regina caeli[330], si doucement
que je n’en ai jamais oublié le plaisir.
Ô la profusion qui remplit jusqu’aux bords
ces opulents greniers, qui furent 6ur laterre
les meilleurs travailleurs pour semer le bonblé !
Certes, c’est là qu’on vit, jouissant dutrésor
que l’on n’a pu gagner qu’en pleurant dansl’exil
de Babylone[331]1, oùl’or n’avait plus de valeur ;
et c’est là que jouit de sa victoireaussi,
sous les ordres du Fils de Dieu et deMarie,
accompagné du vieil et du nouveauconcile[332],
celui qui tient les clefs d’une si grandegloire[333].
« Ô compagnie élue à cette grandecène
de l’Agneau sacro-saint qui vous nourrit sibien
que tous vos appétits se voient toujourscomblés !
Si la grâce de Dieu veut que cet hommegoûte
les miettes qui pourront tomber de votretable,
avant que la mort mette à son âge une fin,
voyez l’immense amour qui le pousse !Offrez-lui,
vous qui buvez toujours à la sourceelle-même,
d’où vient ce qu’il attend, la goutte derosée ! »
Ainsi dit Béatrice ; et ces âmesheureuses
tournaient comme le globe autour des pôlesfixes,
brillant d’un feu plus vif que ne font lescomètes.
Comme une horloge marche au moyen desrouages
qui tournent de façon que, lorsqu’on lesregarde,
l’une semble au repos, l’autre paraîtvoler,
ces caroles, dansant chacune à sa manière,
laissaient voir le degré de leur proprerichesse,
selon que leur allure était plus vive oulente.
De celle où je crus voir les plus grandesbeautés
se détacha soudain un feu si bienheureux,
que nul ne laissait voir un éclat aussivif.
Il tourna par trois fois autour deBéatrice,
au rythme de son chant, qui semblait sidivin,
nue mon esprit n’a pas le moyen de ledire ;
ma plume saute donc, sans rien vouloirécrire,
puisque la langue et même l’imagination,
pour rendre de tels plis, sont des couleurstrop crues.
« Ô ma très sainte sœur, qui sidévotement
me le viens demander, l’ardeur de tonamour
me fait me détacher de ma belleguirlande. »
Cette flamme bénite, après s’être arrêtée,
dirigea du côté de ma dame l’haleine
qui prononçait les mots que je viens deciter.
« Ô lumière sans fin, dit-elle, du grandhomme
à qui notre Seigneur a confié les clefs
du suprême bonheur qu’il offrit à laterre[334],
examine à ton gré celui-ci, sur des points
simples ou délicats, concernant cette foi
qui te faisait marcher sur la face deseaux !
S’il aime bien, s’il croit et s’il espèrebien[335],
tu ne l’ignores pas, car ton regard sepose
au point où tout objet se trouve figuré.
Mais comme ce royaume acquiert sescitoyens
par la foi véritable, il convient qu’on luidonne
ici l’occasion de parler à sagloire. »
Comme un bachelier se prépare en silence,
attendant que le maître termine l’exposé,
sinon pour le trancher, pour discuter sestermes[336],
tel je me munissais de toutes les raisons,
pendant qu’elle parlait, pour soutenir aumieux
une pareille thèse, et devant un telmaître.
« Parle donc, bon chrétien, dis-moi ceque tu sais :
qu’est-ce donc que la foi ? » Moi,je levai la tête,
pour mieux voir la clarté qui me soufflait cesmots.
Puis je me retournai vers Béatrice ; etelle
fit signe promptement de laissers’épancher
vers le dehors le flot des sources dudedans.
« La grâce qu’on me fait, dis-je alors,de pouvoir
ainsi me confesser au plus grandprimipile[337],
m’incite à formuler clairement mapensée. »
Je poursuivis : « Mon père, ainsiqu’avait écrit
le stylet qui dit vrai du frère bien-aimé
qui mit Rome, avec toi, sur le chemin dubien[338],
la foi, c’est l’argument des chosesinvisibles
et la substance aussi des chosesespérées :
si je l’ai bien compris, c’est là saquiddité. »[339]
Alors je l’entendis : « Ce que tudis est vrai,
si tu sais dire aussi, pourquoi l’a-t-ilplacée
parmi les arguments et parmi lessubstances. »
Je repris aussitôt : « Les mystèresprofonds
qui me montrent ici leur face véritable
restent si bien cachés aux regards delà-bas,
que leur seule existence est la foi qu’on ena
et dans laquelle on met notre suprêmeespoir :
et c’est par là qu’elle a l’aspect d’unesubstance.
Comme il faut, d’autre part, syllogiser surelle
nS qu’on puisse produire une preuve àl’appui,
s, je acquiert de ce fait un aspectd’argument. »
j’entendis qu’il disait : « Si toutce qu’on apprend
l’école, sur terre, était ainsi compris,
verrait sans emploi tout l’esprit dessophistes. »
Ce furent là les mots de cet espritardent ;
ensuite il ajouta : « Nous avonsdéjà vu
le poids de la monnaie, ainsi que sonaloi ;
mais dis-moi maintenant si tu l’as dans tabourse. »
Je dis : « Oui, je l’ai bien, sironde et si brillante,
que son coin ne fait pas le moindre objet dedoute. »
La profonde splendeur qui brillait devantmoi
dit ensuite ces mots : « Ce joyauprécieux,
qui fait le fondement de toutes lesvertus.
comment t’est-il venu ? » Jedis : « Du Saint-Esprit
la copieuse ondée, autrefois épanchée
au-dessus des nouveaux et des vieuxparchemins[340],
est le seul syllogisme où je l’ai vuprouver,
mais si pertinemment, que, par rapport àlui,
les démonstrations me paraîtraientobtuses. »
Puis j’entendis : « Le texte ancienet le nouveau
qui t’ont fait arriver à ces conclusions,
pourquoi donc les tiens-tu pour paroledivine ? »
« La preuve, dis-je alors, qui m’a faitvoir le vrai
est la suite des faits, pour lesquels lanature
n>a pas chauffé le fer ni frappé surl’enclume. »[341]
Il me fut demandé : « Mais dis-moi,qui t’assure
que ces faits ont eu lieu ? Car ce quiles confirme,
n’est-ce pas justement ce qu’il faudraitprouver ? »
« Si tout le monde vint, dis-je, auchristianisme
sans miracle, ce fait en est un enlui-même,
et tel que tout le reste est moins que lecentième[342] ;
car toi-même, tu vins bien pauvre etaffamé
au champ, quand tu voulus semer la bonneplante
qui, vigne en d’autres temps, est roncemaintenant. »
Après ces mots derniers, l’illustre et saintecour
fit retentir la sphère en chantant :« Louons Dieu ! »
avec les doux accords qu’on ne sait quelà-haut.
Ce saint homme pourtant, qui m’avaitentraîné
avec son examen, sautant de branche enbranche,
au point de m’approcher des feuilles les plushautes,
reprit presque aussitôt : « La grâcequi se plaît
à meubler ton esprit t’a fait ouvrir labouche
de la seule façon qui convient, jusqu’ici,
et je suis bien d’accord avec ce qu’il ensort ;
mais il faut maintenant dire ce que tucrois,
et d’où cette croyance arriva jusqu’àtoi. »
« Ô mon saint père, esprit qui peux voirmaintenant
ce que tu crus jadis si fort, que tuvainquis,
courant vers le tombeau, des pieds beaucoupplus jeunes,
commençai-je, tu veux que je te manifeste,
ici même, le fond de ma propre croyance,
et demandes aussi quelle en fut la raison.
Vois ce que je réponds : Je crois en unseul Dieu,
seul, éternel, qui met les cieux enmouvement,
par l’amour et l’espoir, sans être mûlui-même.
À la preuve physique et la métaphysique
de cette foi[343]j’ajoute aussi les arguments
puisés dans tout le vrai qui coule à flotsd’ici,
par la voix de Moïse et celle desprophètes,
les Psaumes, l’Évangile et par vous,écrivains
que le feu de l’Esprit avait alimentés.
Je crois à la Personne éternelle ettriplée ;
je crois que son essence est une et triple, ensorte
qu’on peut dire qu’elle est et sont en mêmetemps.
Le mystère divin de sa condition
que je commente ici, le texte évangélique
l’a mis dans mon esprit à plus d’unereprise.
Telle fut l’étincelle et tel fut leprincipe
qui s’est épanoui dans une vive flamme
et qui scintille en moi comme une étoile auciel. »
Comme le maître écoute un rapport qui luiplaît
et, quand le serviteur s’est tu, vientl’embrasser,
montrant qu’il est content de la bonnenouvelle,
ainsi, me bénissant au milieu de sonchant,
trois fois vint m’entourer la flammeapostolique
qui m’avait fait parler, sitôt que je metus,
tant il eut de plaisir à m’avoir entendu.
Si le destin permet que ce poème saint
auquel ont mis la main et le ciel et laterre
et qui m’a fait maigrir pendant bien desannées,
triomphe des haineux qui m’ont fermé laporte
de ce joli bercail où je dormais agneau,
mais ennemi des loups qui lui faisaient laguerre,
j’y rentrerai poète, avec une autre voix,
avec d’autres cheveux, recevoir lacouronne,
au-dessus des fonts mêmes où je fusbaptisé[344] ;
car c’est à cet endroit que j’entrai dans lafoi
qui désigne les cœurs au ciel, et pourlaquelle
Pierre ceignit mon corps comme je viens dedire.
Ensuite une clarté se mit en mouvement
vers nous, de ce bouquet d’où sortitl’éclaireur
qu’avait laissé le Christ, de ses futursvicaires.
Et ma dame me dit, resplendissant dejoie :
« Regarde bien, regarde ! Il est là,le saint homme
qui vous fait visiter la lointaineGalice ! »[345]
De même que parfois la colombe se pose
auprès de sa compagne, et l’une à l’autremontre,
tournant et roucoulant, son amourréciproque,
de même j’ai vu là se faire un bon accueil
ces princes glorieux l’un à l’autre, enlouant
le céleste aliment qui les nourritlà-haut.
Ces démonstrations une fois terminées,
chacun d’eux, sans parler, s’arrêta coramme[346],
si fulgurants tous deux, qu’ils m’avaientébloui.
Béatrice lui dit, souriant debonheur :
« Ô magnifique esprit, qui décrivisjadis
la magnanimité de notre basilique[347],
fais que dans ces hauteurs on parled’espérance :
tu peux le faire bien, toi qui lareprésentes,
lorsque Jésus aux trois montre sapréférence. »[348]
« Lève donc le regard et prends deI’as6urance,
car ce qui vient ici du monde des mortels
doit mûrir tout d’abord au feu de nosrayons ! »
Cet encouragement me vint du secondfeu :
ce qui me fit lever mon regard vers cescimes
dont le poids excessif me l’avait faitbaisser.
« Puisque notre Empereur, par sa grâce,t’octroie
de pouvoir rencontrer, avant que tu nemeures,
dans son salon secret, chacun de sesministres,
afin qu’ayant connu l’éclat de cette cour,
tu puisses ranimer, en toi-même et dansd’autres,
l’espérance qui fait, là-bas, aimer lebien,
dis-moi donc ce qu’elle est, et comment tonesprit
s’en arme ; et dis aussi d’où tu l’asobtenue ! »
Ainsi continuait la seconde clarté.
Mais la dame pieuse, elle, qui dirigea
pour un aussi haut vol les plumes de monaile,
devança ma réponse en parlant commesuit :
« Elle n’a pas de fils plus riche enespérance,
l’Église militante, ainsi qu’il est écrit
au soleil qui vêt d’or toute la saintetroupe[349] ;
aussi l’a-t-on laissé venir depuis Égypte
jusqu’à Jérusalem[350], pourtout voir et connaître,
avant que soit prescrit le temps de samilice.
Quant aux deux autres points, qu’on ne demandepas
pour apprendre de lui, mais afin qu’ilrapporte
combien cette vertu te produit de plaisir,
je le laisse parler : il n’a point àcombattre
ni chercher à briller : c’est à lui derépondre ;
que la grâce de Dieu l’assiste en cemoment ! »
Le meilleur écolier répond à son docteur,
aussi rapidement sur ce qu’il sait trèsbien,
afin que son savoir brille plus aisément,
que je dis : « L’espérance estl’attente certaine
de la gloire future, et se produit en nous
par la grâce divine et le mérite ancien.
La lumière m’en vient de nombreusesétoiles ;
mais qui l’a tout d’abord dans mon cœurdistillée,
du suprême Seigneur fut le suprêmechantre[351].
Parmi ses chants sacrés, il dit aussi :« Qu’en toi
mettent l’espoir tous ceux qui connaissant tonnom ! »
Et comment l’ignorer, avec la foi quej’ai ?
Tu m’abreuvas toi-même, après ce douxbreuvage,
du lait de ton épître[352], ettant que j’en déborde
et je verse à mon tour de votre source auxautres. »
Pans le noyau vivant de ce grand incendie,
pendant que je parlais, tremblait uneclarté
qui semblait un éclair intense etfrémissant.
Il me dit à la fin : « L’amour dontje m’embrase
pour la sainte vertu qui m’accompagne ici,
jusqu’à gagner la palme et au sortir duchamp[353],
exige d’en parler avec toi, qui tantl’aimes :
et c’est avec plaisir que je voudraisentendre
dire ce que promet pour toi cetteespérance. »
« Les Écritures, dis-je, anciennes etnouvelles,
nous démontrent le but, qui peut mel’enseigner,
des âmes qui de Dieu deviennent les amies.
C’est ainsi qu’Isaïe avait dit que chacune
aurait dans sa patrie un doublevêtement[354] :
et sa seule patrie est cette douce vie.
Ton frère, d’autre part, nous a manifesté
plus clairement encor sa révélation,
alors qu’il écrivait au sujet desétoles. »[355]
À peine avais-je dit ces dernièresparoles,
lorsque Sperent in te[356] retentit sur nos têtes,
et dans chaque carole il fut repris enchœur.
Un éclat s’alluma soudainement entre elles
tel que, si le Cancer possédait ce bijou,
l’hiver serait un mois qui n’aurait qu’un seuljour[357].
Comme se lève et va pour entrer dans ladanse,
sans arrière-penser, la vierge souriante,
rien que pour faire honneur à la jeuneépousée,
telle je vis alors la splendeur éclatante
se joindre aux autres deux qui tournaient enmusique
ainsi qu’il convenait à leur amour ardent.
Elle entra dans le chant ainsi que dans laronde ;
et ma dame sur eux reposait son regard
et semblait une épouse immobile et muette.
« Voici venir celui qui coucha sur lesein
de notre Pélican[358] : qui, du haut de la croix,
avait été choisi pour un officeinsigne. »
Ainsi parla ma dame ; et cependant sesyeux
restaient toujours rivés avec attention,
avant d’avoir parlé comme après cespropos.
Pareil à qui prétend, en fixant le soleil,
regarder une éclipse à l’œil nu, tant soitpeu,
et qui, voulant trop voir, cesse d’êtrevoyant,
tel me fit devenir cette dernière flamme,
jusqu’à ce qu’elle dît : « Pourquoidonc t’aveugler
à chercher un objet qui n’a pas lieu cheznous ? [359]
Sur la terre, mon corps, avec celui desautres,
est terre et le sera, tant qu’ici notrenombre
n’aura point égalé le décret éternel[360].
Seules les deux clartés qui viennent demonter
restent au cloître heureux avec leur doubleétole[361] :
tu peux en apporter la nouvelle à tonmonde. »
Au son de cette voix, la guirlandeenflammée
cessa de tournoyer, et la douce harmonie
que formait l’unisson de ces trois voix pritfin,
comme, pour éviter le risque ou lafatigue,
les rames qui tantôt venaient frapper lesondes
se posent à la fois, sur un coup desifflet.
Et quel trouble soudain s’empara del’esprit,
lorsque, m’étant tourné pour revoirBéatrice,
je ne pus plus la voir, quoique je fussealors
toujours aussi près d’elle, au séjour desheureux.
Tandis que je craignais d’avoir perdu lavue,
l’éclat éblouissant qui me l’avaitéteinte[362]
laissa monter un souffle et semblantm’appeler
me dit : « En attendant de recouvrerla vue,
que tu viens de ternir pour trop vouloir mevoir,
tu peux dédommager cette perte en parlant.
Commence donc, et dis vers quelle finaspire
ton âme ; et cependant redis-toi que lavue
n’est pas morte pour toi, mais à peineengourdie.
La dame qui conduit dans ces saintescontrées
tes pas, dans son regard a la même vertu
qu’autrefois possédait la maind’Ananias. »[363]
Je dis : « Qu’à son plaisir, que cesoit tôt ou tard,
puissent guérir ces yeux, portes qu’elleemprunta
jadis, pour tous ces feux dont je brûletoujours.
Le Bien qui rend heureux ce palais est pourmoi
l’alpha et l’oméga de toute l’écriture
que m’enseigne l’Amour plus ou moinsardemment. »[364]
Et cette même voix qui m’avait enlevé
la crainte de rester soudainement aveugle,
de nouveau me poussait à prendre laparole,
en disant : « Il te faut, certes,passer cela
par un tamis plus fin : il te fautmaintenant
dire qui, vers ce but, a dirigé tonarc. »
« C’est grâce aux arguments de laphilosophie
et à l’autorité qui descend d’ici[365], dis-je,
nue cet amour a pu pénétrer dans mon cœur,
puisque le bien en tant que bien, sitôtconçu,
nous incite à l’amour, d’autant plusfortement
qu’en lui-même il comprend plus deperfection.
C’est à l’Essence donc qui dépasse lesautres
tellement, que le bien qui se trouve horsd’elle
n’est qu’un simple reflet de sa propreclarté,
qu’il faut, grâce à l’amour, plus qu’à touteautre essence,
que s’adresse l’esprit de tous ceux quidiscernent
l’abstruse vérité de ce raisonnement.
Celui qui m’a montré le premier des amours
de toute la substance existant àjamais[366],
propose à mon esprit la même vérité.
Du véritable Auteur la voix me la propose,
qui disait à Moïse, en parlant delui-même :
« C’est moi qui te ferai connaître toutle bien. » [367]
Tu me l’as dite aussi, dans l’illustrecriée[368]
dont l’exorde proclame au monde de là-bas
les arcanes d’ici, mieux que nul autrehéraut. »
J’entendis qu’il disait : « Parintellect humain
et par l’autorité qui concorde avec lui,
ton amour le plus haut se dirige versDieu.
Explique-moi, pourtant, si tu sens d’autrescordes
qui te tirent vers lui, pour que tu rendesclair
avec combien de dents cet amour-là temord. »
La sainte intention de cet aigle du Christ
ne me fut point cachée ; et je vis toutde suite
quel sens il faisait prendre à maprofession.
Je recommençai donc : « En effet,les morsures
qui peuvent ramener le cœur de l’homme àDieu
ont toutes concouru dans cette charité.
L’existence du monde, avec mon existence,
et la mort qu’il souffrit pour que je puissevivre,
et tout ce qu’avec moi les fidèlesespèrent,
et le savoir certain dont je viens deparler,
m’ont tiré de la mer de l’amour dévoyé
et m’ont mis sur le bord de l’amour le plusdroit.
Les feuilles dont remplit son jardin toutentier
l’éternel Jardinier me sont d’autant pluschères,
que sur chacune il met le sceau de savertu. »[369]
Sitôt que je me tus, un chant des plussuaves
retentit dans le ciel, et ma dameelle-même
disait avec le chœur : « Saint,saint et trois fois saint ! »
Comme, quand nous réveille une fortelumière,
grâce à l’esprit visif qui court à larencontre
de la clarté passant d’une membrane àl’autre,
le réveillé répugne à ce qu’il voitd’abord,
tant le rappel soudain le laisse inadapté,
s’il n’est pas assisté par sonestimative ;
de même Béatrice éloigna de mes yeux
le tain qui les voilait, d’un seul rayon dessiens
dont l’éclat pénétrait à plus de millemilles.
Grâce à cela, je vis, mieux que je n’avaisvu,
et, presque stupéfait, je fis desquestions
sur un quatrième feu que je vis près denous.
Et ma dame me dit : « Au sein de cesrayons
aime son créateur la première des âmes
qu’à la Vertu première il a plu decréer. » [370]
Et pareil au rameau qui fait fléchir sacime
au passage du vent et se relève ensuite,
par sa propre vertu qui la ramène en haut,
tandis qu’elle parlait, tel je devinsmoi-même,
de stupeur ; mais bientôt je reprisassurance,
pressé par le désir que j’avais de parler.
Alors je commençai : « Ô fruit quifus unique
à naître déjà mûr, père antique de qui
n’importe quelle épouse est la fille et labru,
le plus dévotement que je puis, je te prie
de vouloir me parler ; car tu vois mondésir
que je ne te dis plus, pour t’entendre plustôt. »
Comme un cheval bronchant sous lecaparaçon,
qui manifeste ainsi le besoin qui l’agite
par la housse qui suit les mouvements ducorps,
de la même façon la première des âmes
m’avait rendu visible à traversl’enveloppe
avec combien de joie elle allait mecomplaire.
Puis elle prononça : « Sans que tume l’exprimes
toi-même, je lis mieux dans ton propredésir
que tu ne saurais voir les objets les plusclairs,
puisque je les contemple au miroirvéridique
et qui contient en lui tous les autresobjets,
alors que rien ne peut le contenirlui-même.
Tu veux savoir de moi depuis combien detemps
Dieu m’a mis au jardin sublime où celle-ci
te rend apte à gravir une si longueéchelle ;
combien de temps il fut de mes yeux laliesse ;
du grand courroux de Dieu quelle est la causevraie ;
quelle langue j’ai faite et j’ai mise enusage.
Or, mon fils, ce n’est pas le bruit de l’arbreen soi
qui fournit la raison d’un aussi longexil,
mais le fait seulement d’outrepasser lesbornes.
Et là-bas, d’où ta dame a fait venirVirgile,
quatre mille trois cents et deux tours desoleil
m’avaient vu désirer cette réunion[371].
Je l’avais déjà vu passer par tous lessignes
qui marquent son chemin, neuf cent et trentefois,
pendant que j’habitais moi-même sur laterre.
La langue a disparu, que j’ai d’abordparlée,
dès avant que Nemrod et son peupleperdissent
leur peine au bâtiment qu’on ne pouvaitfinir ;
car l’effet que produit la raisonelle-même
ne vit pas longuement, du fait du goût deshommes,
qui sans cesse évolue et change avec leciel.
Le langage de l’homme est un faitnaturel ;
mais quant à la façon de parler, la nature
vous permet de choisir selon qu’il vousconvient.
Avant que je descende à l’angoisseinfernale,
on donnait le nom d’I sur terre auDieu suprême,
à qui je dois la joie où je me suis logé.
Plus tard on l’appelait El[372], et c’était normal,
l’usage des mortels étant comme lesfeuilles :
si l’une tombe, une autre aussitôt laremplace.
Sur le mont le plus haut qui domine lesondes[373]
je vécus innocent, puis je vécus coupable
de prime jusqu’à l’heure héritant de lasexte,
après que le soleil a changé dequadrant. »
« Gloire au Père et au Fils et auSaint-Esprit ! » fut
le chant qu’au Paradis j’entendiscommencer,
si doux, que ses accents étaient comme uneivresse.
Ce que j’apercevais me paraissait un rire
de l’univers, si bien que cette mêmeivresse
pénétrait à la fois par l’oreille et parl’oeil.
Ineffable allégresse ! ô bonheur !existence
qui n’est faite de rien que d’amour et depaix !
ô richesse certaine, où manquent lesenvies !
Comme devant mes yeux se tenaient allumés
les quatre feux, l’un d’eux, le premierarrivé
s’était mis à briller d’un bien plus viféclat,
et son aspect fut tel que serait devenu
Jupiter, si lui-même et Mars étaientoiseaux
et venaient d’échanger tout à coup leurplumage[374].
Et ce divin Pouvoir qui répartit les actes
et les emplois là-haut, avait de toutesparts
au choeur des bienheureux imposé lesilence,
quand j’entendis parler : « Si macouleur se change,
ne t’en étonne point, car, pendant que jeparle,
tu verras que les autres changeront à leurtour.
Celui qui, sur la terre, usurpe et tient maplace[375],
ma place, oui, je dis bien ma place, quidemeure
en ce moment vacante aux yeux du Fils deDieu,
de mon propre sépulcre a fait une cloaque
je pourriture et sang, qui fait que lepervers
qui tomba d’ici-haut, dans son repaire enrit. »
Je m’aperçus alors que le ciel se couvrait
de la même couleur dont le soleil habille
le matin et le soir le nuage opposé ;
et comme, en conservant l’assurance à partsoi,
rougit l’honnête femme et perd sacontenance,
entendant le récit des errements d’uneautre,
Béatrice changeait elle aussi de visage,
je crois que dans les cieux l’éclipsé étaitpareille,
lors de la passion du suprême Pouvoir.
Puis, je pus écouter la suite du discours,
mais faite d’une voix d’autant plusaltérée,
que son aspect visible demeuraitinchangé :
« Non, l’Épouse du Christ n’a pas éténourrie
de mon sang, de celui de Lin etd’Anaclet[376],
pour l’employer ensuite à ramasser del’or ;
mais c’est pour acquérir ce bonheuréternel,
que Sixte ainsi que Pie et Calixte etUrbain
ont versé tour à tour leurs larmes et leursang.
Nous n’avons pas voulu que du peuplechrétien
nos propres successeurs composent deuxpartis,
plaçant l’un à leur droite et l’autre à leurmain gauche[377],
ni que ces saintes clefs dont j’avais eu lagarde,
sur un drapeau guerrier puissent servird’enseigne
pour conduire au combat contre d’autreschrétiens ;
ni que l’on fît de moi pour quelqueprivilège
mensonger ou vendu la figure d’unsceau[378],
qui m’a fait flamboyer et rougir bien desfois.
Sous l’habit des pasteurs on aperçoitd’ici
rôder parmi les prés les loups les plusrapaces :
ô justice de Dieu, pourquoi tantsommeiller ?
Cahorsins et Gascons préparent leursboissons
de notre propre sang[379] : ô bon commencement,
dans quelle triste fin te faudra-t-ilsombrer ?
Pourtant, le même ciel qui produisit àRome
Scipion, défenseur de la gloire du monde,
y portera remède, à ce que je prévois[380].
Et toi-même, mon fils, que ton poids demortel
doit ramener sur terre, ouvre grande labouche,
dis tout haut ce que, moi, je ne t’ai pointcaché ! »
Et comme dans nos airs foisonne vers lebas
la vapeur congelée, au moment où la corne
de la Chèvre du ciel a rejoint lesoleil[381],
ainsi j’ai vu l’éther se peupler tout àcoup
et voler vers le haut les vapeurstriomphantes
qui faisaient jusqu’alors leur séjour près denous.
Ma vue en poursuivit les évolutions
et les accompagna pendant que la distance
ne dressa point de mur qu’elle ne pûtfranchir.
Ma dame en ce moment, voyant que monregard
ne cherchait plus le haut, me dit :« Abaisse donc
tes yeux, pour mesurer le cheminparcouru ! »
Depuis l’heure où j’avais tout d’abordregardé,
je vis comme déjà j’avais couru tout l’arc
que fait du centre au bout notre premierclimat[382].
Au-dessus de Gadès, je contemplai d’Ulysse
la folle traversée, et en deçà, la rive
qui d’Europe jadis reçut le douxfardeau[383].
J’aurais pu découvrir davantage, sansdoute,
de ce petit lopin, mais j’avais le soleil
sous mes pieds et à plus d’un signe dedistance[384].
Mon esprit amoureux, qui ne fait qu’adorer
ma dame à chaque instant, plus que jamaisbrûlait
pressé de ramener sur elle mon regard.
Si la nature ou l’art ont réuni descharmes
ou dans la chair humaine, ou bien dans lapeinture,
pour toucher droit au cœur par le plaisir desyeux,
tous ces attraits unis paraîtraient moins querien,
face au divin plaisir qui m’envahitsoudain
lorsque je me tournai vers son riantvisage.
Et alors la vertu qui vint de son regard
m’arracha tout à coup au beau nid deLéda[385],
me poussant vers le ciel qui tourne le plusvite.
Sa zone la plus proche et la plus élevée
était partout pareille, et je ne sauraisdire
où choisit Béatrice une place pour moi.
Mais elle, qui voyait ma curiosité,
se mit à m’expliquer, riant si bellement
qu’on aurait dit que Dieu riait sur sonvisage :
« La nature du monde, immobile en soncentre
et où tous les objets tournent autour delui[386],
commence dans ce point, qu’on peut dire sasource.
Quant à ce ciel lui-même, il n’a pas d’autrelieu,
sinon l’esprit divin duquel prennent leurfeu
la vertu qu’il répand et l’amour qui letourne.
La lumière et l’amour font son cercle, quiceint
les autres à son tour ; et Celuiseulement
qui le contient en lui, peut le comprendreaussi.
Son mouvement n’est pas mesuré par lesautres ;
les autres, au contraire, y prennent leurmesure,
comme dix est formé de deux moitiés decinq.
Et de quelle façon le temps a ses racines
dans ce texte, et comment ses feuilles sontdans d’autres,
tu peux dorénavant le voir plusclairement.
Cupidité, qui mets les hommes sous tespieds,
tellement qu’aucun d’eux ne peut plus, par lasuite,
élever le regard au-dessus de tesflots !
La bonne volonté, certes, fleurit ennous ;
mais la pluie incessante intervient pourchanger
en simples avortons les prunes véritables.
L’innocence et la foi ne se rencontrentplus
que chez les tout petits : l’une etl’autre s’enfuient,
bien avant que la barbe apparaisse aumenton.
Tel jeûnait autrefois, lorsqu’il lesbalbutiait,
qui dévore plus tard, la langue déliée,
n’importe quel manger, sans voir lecalendrier :
tel apprit à parler, dans l’amour de samère
et lui obéissant, qui, lorsqu’il a grandi,
souhaiterait plutôt la voir ensevelie.
C’est ainsi que la peau devient de blanchenoire,
aussitôt qu’apparaît la fille de celui
qui vous fait le matin et vous laisse lesoir[387].
Pour toi, pour que cela ne te surprennepoint,
songe que l’on n’a pas qui gouverne surterre :
et c’est là ce qui perd la famille deshommes.
Mais avant que l’hiver n’ait perdu janvier
à force d’oublier les centièmes,là-bas[388],
les cercles d’ici-haut rugiront tellement,
qu’enfin cet ouragan longuement attendu
retournera la poupe où se trouvait laproue,
en sorte que la nef cinglera droit au port
et que les fruits tiendront la promesse desfleurs. »
Lorsque celle qui met mon âme au Paradis
m’eut de cette façon découvert toute nue
notre vie actuelle à nous, pauvresmortels,
comme au miroir paraît la lumière d’uncierge,
que l’on voit s’allumer soudain derrièrevous,
sans qu’on ait vu le cierge et presque parsurprise,
nous faisant retourner pour voir si lecristal
nous dit la vérité, et les trouvantd’accord
comme le sont la note et le rythme duchant,
ainsi je me souviens que j’avais faitmoi-même,
lorsque enfin mon regard plongea dans lesbeaux yeux
dont l’amour fit les rets où je suisprisonnier.
Et m’étant retourné pour prendreconnaissance
de tout ce qui paraît à travers ce volume,
si dans son mouvement on l’examine bien,
j’aperçus certain Point[389]d’où rayonnait si fort
un éclat fulgurant, que le regard qu’iltouche
est aussitôt blessé par sonscintillement ;
mais l’astre qui paraît le plus petit cheznous
semblerait une lune, à le mettre à côté,
comme lorsqu’on compare entre elles lesétoiles.
À la distance ou presque à laquelleapparaît
tout autour de l’éclat qui le forme, unhalo,
à l’heure où s’épaissit la vapeur qui leporte,
tout autour de ce point un cercleincandescent
tournait si vivement, qu’il semblaitdépasser
le mouvement qui ceint plus vitel’univers.
On le voyait lui-même enveloppé d’unautre,
qui l’était d’un troisième, ensuite d’unquatrième,
celui-ci d’un cinquième et d’un sixièmeaussi.
La septième suivait par-dessus, mais sivaste
dans ses dimensions que, pour le contenir,
l’envoyé de Junon serait insuffisant.
Les huitième et neuvième étaient pareils,chacun
tournait plus lentement, selon qu’il setrouvait
porter un numéro plus loin de l’unité[390].
Le cercle dont le feu resplendissait léplus
était le moins distant de la pureétincelle,
comme touchant, je crois, sa vérité deprès.
Ma dame, qui voyait que j’étais absorbé
dans mes réflexions, me dit :« C’est de ce point
que dépendent le ciel et tout ce qu’ilcontient.
Vois le cercle qui ceint de plus près sanature,
et sache que, s’il tourne aussirapidement,
c’est grâce à cet amour dont il se sentpressé. »
Moi, je dis : « Si le monde étaitorganisé
selon les mêmes lois que je vois dans cessphères,
ce que tu viens de dire épuiserait masoif.
Dans le monde sensible on peut voircependant
le mouvement du ciel devenir plus divin
à mesure qu’il est plus éloigné ducentre[391].
Si ma soif de savoir doit avoir une fin
dans ce temple angélique et digne qu’onl’admire,
dont lumière et amour sont les seulesfrontières,
il faudrait m’expliquer la raison pourlaquelle
le modèle n’est pas conforme à lacopie ;
car, pour moi, plus j’y pense et moins je lecomprends. ;
« Ce n’est pas étonnant, si de tes doigtstout seuls
tu ne réussis pas à défaire ce nœud
que le long abandon rend encor plusardu. »
Ainsi parla ma dame, et puis elleajouta :
« Prends ce que je dirai, si tu veux t’ennourrir ;
concentre ton esprit autour de ceproblème !
Les cercles corporels[392] sontétroits ou plus amples,
selon qu’est plus ou moins puissante lavertu
qui vient se diffuser dans toutes leursparties.
La plus grande bonté fait la santémeilleure ;
la plus grande santé réclame un corps plusgrand,
s’il peut avoir aussi des membresaccomplis.
Et d’autre part, ce ciel, entraînant aveclui
l’univers tout entier, représente lecercle
où l’amour est plus grand, le savoir plusprofond.
Pourtant, si tu veux bien appliquer tamesure
à la vertu qui tient dans toutes lessubstances
qui montrent leur rondeur, non à ce qu’on envoit,
tu pourras observer dans chacune dessphères
accord admirable et fait à leur mesure,
du grand avec le plus, du petit avecmoins. »
Comme on voit devenir sereine ettransparente
la profondeur du ciel, lorsqu’en enflant sajoue
du côté qui reçoit plus souvent lescaresses
Borée enlève et rompt les voiles dubrouillard
qui l’avait obscurci, faisant rire le ciel
et avec lui le chœur de toutes sesbeautés,
ainsi je fis moi-même, aussitôt que madame
me fournit de la sorte une claire réponse,
et le vrai m’apparut comme une étoile auciel.
Et dès qu’elle eut fini de tenir cediscours,
les cercles à nouveau scintillèrent plusfort,
brillant comme le fer qu’on a tiré du feu.
Tous ces éclats nouveaux tournaient avec leursflammes
et leur nombre était tel, qu’il devaitdépasser
celui que l’on obtient en doublant leséchecs[393].
J’entendais hosanna chanté de chœur enchœur
à ce Point qui les tient et les tiendratoujours
rivés au même endroit qui leur futassigné.
Mais celle qui voyait que des pensersdouteux
agitaient mon esprit, dit : « Lesséraphins restent,
avec les chérubins, aux deux cerclespremiers[394].
Leur course est plus rapide, ainsi que tu peuxvoir,
afin d’être à ce Point pareils le pluspossible,
et ils le peuvent bien, car ils le voient deprès.
Quant aux autres amours qui restent autourd’eux,
du visage divin on les appelle trônes,
et avec eux prend fin le premier desternaires.
Or, tu comprends déjà que leur félicité
se fonde au premier chef sur l’acte de lavue,
et non pas sur l’amour, qui passe en secondlieu[395] ;
et cette même vue est résultat d’un don
que la grâce produit, avec le bonvouloir ;
et le même ordre règne à chacun desdegrés.
Le ternaire suivant, qui, comme lepremier,
s’épanouit au sein de ce printemps sansfin
que ne déflore pas le Bélier de la nuit,
fait résonner ici l’éternel hosanna
sur trois airs différents qu’on entendretentir
dans trois ordres heureux qui font satrinité.
Dans cette hiérarchie on trouve troisessences :
les Dominations d’abord, puis les Vertus,
et au dernier des rangs se trouvent lesPuissances.
Puis, dans les chœurs de joie avant-derniers,voltigent
tant les Principautés que l’ordre desArchanges ;
le troisième est formé par les anges quijouent.
Ils contemplent en haut avec intensité
et triomphent en bas tellement, que versDieu
ils sont tous attirés et ils attirenttout.
C’est avec tant d’amour que Denis s’étaitmis
à contempler ces ordres, qu’il a pu lesnommer
et les distinguer tous, comme je viens defaire.
Grégoire cependant était d’un autreavis[396] ;
mais aussitôt qu’il put, dans le ciel où noussommes,
ouvrir les yeux lui-même, il rit de sonerreur.
Et le fait qu’un mortel ait pu dire à laterre
un mystère aussi grand, ne doit past’étonner :
quelqu’un qui l’avait vu[397]lui découvrit d’abord
le secret de ce cercle, et bien d’autresencore. »
Au moment où le fils de Latone et safille,
à côté du Bélier ou bien de la Balance,
forment de l’horizon leur ceinturecommune[398],
le temps que le zénith les tient enéquilibre
jusqu’à ce que les deux sortent de cettezone
et changent d’hémisphère, est égal à celui
pendant lequel se tut Béatrice, entournant
son visage où brillait le bonheur, pourfixer
son regard sur le Point qui m’avaitébloui.
« Je te dirai, fit-elle, et sans que tudemandes,
ce que tu veux savoir, car je viens de levoir
dans cet endroit que font tous les lieux etles temps.
Ce n’est pas pour avoir un bien qui lui fûtpropre,
ce qui n’a pas de sens, mais pour que sasplendeur
pût, en brillant plus fort, affirmer :« Subsisto ! »[399]
qu’en son éternité, hors de toute limite,
hors des bornes du temps, pour son plaisir,l’Amour
éternel s’est ouvert dans des amoursnouvelles.
Il n’était pas resté jusqu’alors inactif,
puisque l’esprit de Dieu n’a plané sur ceseaux
le temps qui précéda, ni celui qui suivit.
La forme et la matière, ensemble ouséparées,
pures de tout défaut, en procèdent, demême
qu’un triple trait jaillit de l’arc à triplecorde.
Comme à travers le verre ou l’ambre ou lecristal
un rayon resplendit si vite, qu’il nepasse
nul espace de temps entre atteindre etbriller,
de même du Seigneur cette source triforme
rayonna tout d’abord dans sa création,
entière et sans connaître aucuncommencement.
La substance reçut un ordre Écritures
dont elle fut empreinte ; et l’on mit lesessences
qu’engendre l’acte pur, au sommet ducréé[400].
On assigna le bras à la purepuissance ;
et l’acte et la puissance ont été joints aucentre
dans des liens si forts, que rien ne lessépare.
Jérôme a soutenu que les ordres des anges
avaient été créés bien des siècles avant
que l’univers entier n’eût reçul’existence.
Pourtant, la vérité paraît dans bien despages
de tous ces écrivains que l’Esprit saintinspire,
et tu les trouveras, si tu sais regarder.
Et la raison aussi la devine en partie,
qui ne peut concevoir que les moteurs aientpu
rester si longuement sans ce qui lesparfait[401].
Or, tu sais maintenant quand et où cesamours
furent faits et comment ; en sorte quetrois flammes
au fond de ton désir sont éteintes déjà.
On n’arriverait pas, en comptant, jusqu’àvingt
dans le temps qu’il fallut aux angesrévoltés
pour troubler les bas-fonds des autreséléments.
Pour ceux qui sont restés, ils avaient mis enœuvre
avec un tel bonheur cet art que tucontemples,
que jamais aucun d’eux n’a cessé detourner.
La cause de la chute était la malheureuse
superbe de celui que tu pus contempler,
écrasé sous le poids de l’universentier[402].
Ceux que tu vois ici furent assez modestes
pour avouer leur dette envers cette Bonté
qui les avait créés aptes à lecomprendre ;
et c’est pourquoi leur vue est améliorée
par leur propre mérite, ainsi que par lagrâce
qui vint illuminer leur ferme volonté.
Abandonnant le doute, il faut que tu soissûr
que recevoir la grâce est un mérite ensoi,
mesuré sur l’amour qui lui servit deporte.
Tu peux dorénavant méditer longuement
et sans autre secours sur cesréunions[403],
si tu m’as écouté pendant tout cediscours.
Pourtant, comme à l’école on prétendenseigner
que les anges sont faits capables parnature
d’entendre, de vouloir et de se souvenir,
il faut que je poursuive, afin que tuconnaisses
la pure vérité, que vous rendez obscure
en vous laissant tromper par de tellesleçons.
Après avoir joui du visage de Dieu,
ces substances n’ont plus détourné leursregards
du sien, à qui jamais rien ne peutéchapper.
Ainsi, leur vision n’est pas interceptée
par de nouveaux objets ; ils n’ont doncpas besoin
de se ressouvenir des conceptsoubliés[404].
Et l’on rêve chez vous, avec les yeuxouverts,
quand on parle autrement, soit qu’on y penseou non ;
mais l’un de ces deux semble et coupable etplus vil[405].
Votre philosophie à vous ne suit jamais
un sentier uniforme, tellement vousséduisent
l’amour de l’apparence et la soif debriller.
Dans le ciel, cependant, avec moins decolère
on souffre cette erreur que celled’oublier
la divine Écriture, ou de changer sonsens ;
car vous ne pensez pas à tout le sangversé
pour la semer au monde, et qu’il estagréable
au ciel, que l’on confie en ellehumblement.
Pour se faire admirer, chacun vous vante etbrode
sa propre fantaisie, et les prédicateurs
en font cas, oubliant d’ouvrir lesÉvangiles.
L’un conte que la lune a rebroussé chemin,
lors de la mort du Christ, et s’estinterposée
afin que le soleil refusât salumière :
il ment, puisque le jour s’obscurcit delui-même :
c’est pourquoi cette éclipse était aussivisible
aux Juifs, aux Indiens et jusqu’auxEspagnols.
Les Lapi, les Bindi[406] nesont point plus nombreux
que les fables qu’on fait tous les ans àFlorence
et que les orateurs colportent de leurchaire,
faisant que les brebis, qui n’ont pas lesavoir,
rentrent du pâturage ayant mangé du vent,
en quoi leur ignorance est une piètreexcuse.
Le Christ n’avait pas dit à son premierchapitre :
« Partez, allez partout prêcher desbalivernes ! »
mais leur donna le vrai qui leur servaitd’assise,
et ce vrai fut le seul qui sonna sur leurslèvres,
si bien qu’à leur combat pour propager lafoi
l’Évangile a fourni la lance et lebouclier.
Avec des calembours et des bouffonneries
on prêche maintenant ; et pourvu qu’ons’amuse,
le capuce se gonfle et le moine estcontent.
Mais souvent tel oiseau niche dans lacagoule
que, s’il pouvait le voir, le vulgairesaurait
la valeur des pardons qu’on lui vientproposer ;
et la stupidité s’augmente sur la terre
tellement que, sans preuve et sans aucungarant,
vite on fait confiance aux plus follespromesses.
Ainsi fut engraissé le porc de saintAntoine[407],
et bien d’autres encor qui sont pis que desporcs,
et en fausse monnaie on veut payer lemonde.
Mais sans nous éloigner du sujet, tournedonc
désormais ton regard vers la plus courteroute,
pour économiser le chemin et letemps !
Des anges le modèle est souvent répété,
cependant la parole et les concepts deshommes
n’auraient pas le moyen d’en direl’étendue.
Et si tu te souviens de ce que nous révèle
Daniel, tu verras qu’on ignore le chiffre
de leur nombre précis, dont il dit lesmilliers[408].
Leur nature reçoit la lumière première
qui rayonne partout, en autant de manières
qu’il existe d’éclats qui doiventl’accueillir[409] ;
et l’acte de comprendre étant toujourssuivi
de l’amour, il ressort que la douceurd’aimer
s’allume et bout en elle aussidiversement.
Tu vois l’immensité de l’éternel Pouvoir
et sa sublimité, puisqu’il s’est fait toutseul
de si nombreux miroirs où son reflet sebrise,
tout en restant lui-même unique, commeavant. »
Lorsque la sixième heure erre à six millemilles
plus ou moins de distance, et que de notremonde
l’ombre penche déjà sur son litallongé[410],
le centre de la voûte, au point le plusprofond
pour nos yeux, devient tel que certainesétoiles
ne se laissent plus voir aux bas-fonds où noussommes ;
et aussitôt qu’on voit l’esclave lumineuse
du soleil[411] semontrer, le ciel paraît éteindre
ses flambeaux tour à tour, jusqu’au plus beaude tous.
De la même façon la danse triomphale
tournant autour du Point qui m’avaitébloui
et semblait contenir Celui qui lacontient,
s’éteignit sous mes yeux presqueinsensiblement ;
et l’amour et le fait de ne rien voir mefirent,
comme toujours, tourner mes yeux versBéatrice.
Si tout ce que j’ai dit sur elle jusqu’ici
pouvait s’amalgamer et faire un seuléloge,
cela serait trop peu pour remplir cetoffice.
La beauté que je vis en elle outrepassait
ce que nous concevons et, je crois, plusencore,
que son seul Créateur la possède enentier.
Sur ce point, je confesse avoir été vaincu
plus qu’aucun autre auteur, soit comique outragique[412],
ne l’a jamais été par un aspect duthème ;
car comme le soleil offusque le regard,
ainsi le souvenir de son sourire heureux
me prive en cet instant du secours del’esprit.
Depuis le premier jour où j’ai vu sonvisage
dans le monde mortel, et jusqu’en cetinstant,
rien n’a pu m’empêcher de poursuivre monchant ;
mais il faut à présent que je mette unefin
aux efforts que j’ai faits pour chanter sabeauté,
puisque même notre art reconnaît deslimites.
Telle que je la laisse à des voix plussonores
que mon pauvre clairon, qui s’apprêtelui-même
à mettre fin bientôt au sujet trop ardu,
elle recommença, sur le ton décidé
d’un vrai chef : « Maintenant nousvenons de sortir
du plus grand corps au ciel fait de purelumière[413] ;
lumière de l’esprit, que l’amourentretient ;
amour du bien réel, tout remplid’allégresse ;
allégresse au-dessus de toutes lesdouceurs.
Tu pourras voir ici l’une et l’autremilice
du Paradis, dont l’une a déjà l’apparence
que tu reconnaîtras au dernierjugement. » [414]
Comme un éclair s’allume à l’improviste etblesse
les esprits de la vue, empêchant le regard
de percevoir encor d’autres objetsbrillants,
cette vive clarté m’avait paralysé,
sa fulguration ayant mis sur mes yeux
comme un épais bandeau qui me rendaitaveugle.
« L’amour qui fait toujours la paix de ceroyaume
accueille dans son sein par ce même salut,
préparant la chandelle à recevoir saflamme. »
Ces brefs propos étaient à peine parvenus
jusqu’à moi, qu’aussitôt je pus me rendrecompte
que je me surpassais au-delà de mesforces.
Dans mes yeux s’allumait une seconde vue,
telle qu’aucun éclat, pour lumineux qu’ilfût,
ne pouvait désormais arrêter mon regard.
Je vis une splendeur en forme de torrent
éclatant de clarté, serré dans ses deuxrives
qu’un printemps merveilleux émaillait departout.
Des flots je vis jaillir de vivesétincelles
qui de tous les côtés se posaient sur lesfleurs
et semblaient des rubis enchâssés dans del’or.
Ensuite, paraissant de parfum enivrées,
elles allaient plonger dans le gouffreadmirable ;
et dès que l’une entrait, une autre enjaillissait.
« Cet intense désir qui t’enflamme et tepresse
si fort, de pénétrer tout ce que tucontemples,
m’enchante d’autant plus qu’il devient pluspuissant.
Mais il faut de cette eau que tu boivesencore,
si tu veux que ta soif puisse enfins’apaiser. »
C’est ainsi que parla le soleil de mesyeux.
Elle ajouta : « Le fleuve, ainsi queles topazes
qui font ce va-et-vient, le sourire del’herbe,
ne sont que la préface et l’ombre de leurvrai[415].
Ce n’est pas que cela soit trop dur àcomprendre ;
il s’agit d’un défaut, dont la source est entoi,
qui n’as pas encor l’œil superbe qu’ilfaudrait. «
L’enfant ne tourne pas aussi rapidement
vers le sein maternel sa face, le matin
lorsqu’il s’est éveillé plus tard que decoutume,
que je ne me tournai, pour faire de mesyeux
un miroir plus fidèle, en me penchant surl’onde
qui s’épanche là-haut pour nous rendremeilleurs.
Et sitôt que le bord de mes paupières vint
se baigner dans ses eaux, je crusm’apercevoir
que ce que j’avais pris pour longueur étaitrond.
Puis, comme on voit quelqu’un qui demeuraitmasqué
se montrer différent, sitôt qu’il sedépouille
de l’aspect étranger qui nous donnait lechange,
les fleurs avaient changé, comme lesétincelles,
en un bonheur plus grand, et je vis tout àcoup
s’étaler sous mes yeux la double cour duciel.
Ô toi, splendeur de Dieu, qui m’as permis devoir
le triomphe éternel du royaume du vrai,
fais-le-moi raconter tel que je l’aiconnu !
Il est une clarté là-haut, qui rendvisible
le Créateur lui-même à toute créature
dont le bonheur consiste à contempler saface.
Cette clarté s’étale et forme comme uncercle,
6e déroulant si loin, que sa circonférence
serait pour le soleil une ceinturelâche[416].
Tout ce qu’on peut en voir est formé derayons
qui baignaient le sommet du mobile premier
et lui donnent ainsi la vie et lapuissance.
Et de même qu’un mont se mire dans leseaux
qui coulent à ses pieds, pour y voir saparure,
alors qu’il est plus riche en verdure et enfleurs,
tel je vis, dominant tout autour cetéclat,
s’y mirer longuement, du haut de millemarches,
tous ceux qui d’entre nous ont fait retourlà-haut.
Et puisque le gradin le plus bascirconscrit
un si vaste foyer, quelle ne doit pas être
l’ampleur de cette rosé au bord de sespétales !
Mes yeux ne perdaient rien de toute cetteampleur
ni de sa profondeur, mais embrassaient trèsbien
de ces félicités l’étendue et le mode.
Là, d’être près ou loin n’ajoute nin’enlève ;
car lorsque Dieu gouverne immédiatement,
les lois de la nature ont perdu leurpouvoir.
Dans le centre doré de la rosé éternelle
qui s’étale et s’étage et exhale un parfum
de louange au Soleil du printemps éternel,
pareil à qui se tait tout en voulantparler,
m’attira Béatrice, en me disant :« Regarde
comme il est grand, le chœur de ces blanchesétoles !
Tu vois le tour qu’ici comprend notrecité ;
et nos sièges, tu vois, sont déjà siremplis
qu’il reste peu de place à ceux que l’onattend[417].
Et quant à ce grand siège où ton regards’arrête,
parce qu’il est déjà marqué d’unecouronne,
avant qu’on ne t’invite à ces nocestoi-même,
il doit recevoir l’âme, auguste sur laterre,
de Henri, qui viendra redresserl’Italie ;
mais il doit arriver avant qu’elle soitprête[418].
L’aveugle convoitise, en vous rendantstupides,
vous pousse à réagir comme certainsenfants
qui, tout en ayant faim, repoussent leurnourrice.
Le tribunal divin lors aura pour préfet
un tel qui n’ira point sur le même chemin
que lui, tant en secret qu’au su de tout lemonde.
Mais il ne sera plus supporté longuement
par Dieu dans son office ; il descendrabientôt
où la justice a fait tomber Simon le Mage,
et celui d’Anagni s’enfoncerad’autant. »[419]
Ainsi, sous cet aspect de rosé touteblanche,
se montrait à mes yeux cette sainte milice
qu’au prix de son sang même épousaJésus-Christ.
L’autre[420], quidans son vol voit et chante la gloire
de Celui qui fait seul le but de sonamour,
ainsi que sa bonté qui la rendit heureuse,
imitant un essaim d’abeilles qui tantôt
se pose sur les fleurs, et qui tantôtretourne
au point où la saveur de son butinaugmente,
descendait dans le sein de cette grandefleur
qu’orne un nombreux feuillage, et remontaitensuite
où l’Amour a fixé son siège pour toujours.
Leurs visages à tous étaient de pureflamme ;
leurs ailes étaient d’or, et le reste siblanc
que la neige jamais ne le fut à cepoint[421].
Et descendant ainsi de gradin en gradin
dans cette fleur, un peu de leur paisibleardeur
acquise en voletant se répandait partout.
Et cependant le vol de ces foules sansnombre
venant s’interposer au-dessus de la fleur,
n’empêchait nullement la vue ou lasplendeur,
car la clarté divine entre dans l’univers
dans la proportion dont il se montredigne,
et rien d’autre ne peut lui former unobstacle.
Et ce royaume heureux, que rien ne peuttroubler
et où la gent antique abonde et lanouvelle,
offrait au même endroit leur amour et leurjoie.
Brillante Trinité qui dans l’étoile unique
qui scintille pour eux, fais ainsi leurbonheur,
regarde vers le bas et vois nosinfortunes !
Si jadis, descendant des rivages qu’Hélice
contemple tous les jours de là-haut, entournant,
avec le fils qu’elle aime encore[422], les barbares
restèrent stupéfaits, apercevant de Rome
les superbes palais, du temps où leLatran[423]
se trouvait au sommet des choses de cemonde,
moi-même, qui venais de l’humain au divin
et qui passais du temps à cette éternité
et de notre Florence au peuple juste etpur,
je laisse à deviner quelle était mastupeur !
Et cependant par elle, ainsi que par lajoie
j’oubliais mon silence avec celui desautres.
Comme le pèlerin qui se fait un bonheur
de visiter le temple où l’appelait sonvœu,
en pensant aux récits qu’il doit à sesamis,
tout en me promenant dans la vive lumière,
je suivais du regard chacun de ces gradins
vers le haut, vers le bas ou bien tournant enrond.
J’y voyais dés regards invitant à l’amour
du prochain, où brillait la lumière d’enhaut
sur leur propre sourire, et de dignesabords.
Déjà de mon regard je pouvais embrasser
l’aspect du Paradis pris dans tout sonensemble,
sans m’arrêter encor sur aucun de sespoints ;
et je me retournais, pris par une autreenvie,
pour savoir de ma dame un peu plus dedétails
sur lesquels mon esprit restait comme ensuspens.
J’attendais une voix, une autrerépondit[424] :
car je pensais trouver Béatrice, et je vis
un vieillard habillé comme on l’est dans lagloire.
On voyait son regard et son visageempreints
d’un suave bonheur où brillait la bonté
qui le rendait pareil au plus tendre despères.
« Où est-elle ? » ont été mespremières paroles.
« Pour mener, me dit-il, ton désir à lafin,
Béatrice m’a fait abandonner ma place.
Regarde vers le haut, sur le troisièmecercle
à partir du sommet, et tu la reverras,
assise sur le trône où la met sonmérite. »
Sans plus tarder alors, je levai monregard
et je la vis là-haut, portant une couronne
que formaient les reflets des rayonséternels.
L’œil mortel n’est jamais à si grandedistance
de la plus haute zone où gronde letonnerre,
même s’il a plongé jusqu’au fond de lamer[425],
que Béatrice était de ma vueéloignée ;
mais cela n’était rien, parce que sonimage
parvenait jusqu’à moi, pure de toutmilieu.
« Ô dame, qui soutiens toute monespérance
et qui, pour mon salut, avais daignélaisser
jusqu’au fond de l’Enfer la trace de tespas,
je reconnais tenir la grâce et la vertu
de tant et tant d’objets que j’ai pucontempler,
rien que de ta puissance et magnanimité.
D’esclave, ta faveur vient de me rendrelibre,
grâce à tous les recours et par tous lesmoyens
qui, pour mener au but, étaient en tonpouvoir.
Conserve-moi toujours cette magnificence,
en sorte que mon âme, enfin par toiguérie,
sans les liens du corps, jouisse de ta grâce.«
Telle fut ma prière ; et elle, d’aussiloin
qu’elle semblait, sourit en regardant versmoi,
puis elle se tourna vers la Sourceéternelle.
Alors le saint vieillard : « Afinque s’accomplisse
de point en point, dit-il, jusqu’au bout tonvoyage
auquel m’ont invité l’amour et la prière,
survole du regard tout ce vastejardin !
Sa contemplation préparera ta vue
pour mieux monter ensuite aux célestesrayons.
Et la Reine du ciel, qui fait brûler moncœur
du plus parfait amour, nous donnera sagrâce,
car moi-même, je suis son fidèleBernard. »[426]
Comme celui qui vient, mettons de Croatie
uniquement pour voir chez nous laVéronique[427]
et ne peut assouvir sa faim qui vient deloin,
mais se dit en son cœur, pendant qu’on la luimontre :
« Ô Seigneur Jésus-Christ, ô Dieu devérité,
alors votre visage était-il ainsifait ? »
tel je restais, voyant l’active charité
de celui qui chez nous, dans le monde d’enbas,
goûtait en contemplant un peu de cettepaix.
« Fils de la grâce, fut son entrée enmatière,
comment connaîtras-tu cet étatbienheureux,
si tu gardes toujours les yeux fixés enbas ?
Regarde donc plutôt ces cercles jusqu’enhaut,
et sur le plus lointain tu pourras voir laReine
à laquelle obéit saintement ce royaume !«
Lors je levai les yeux, et comme le matin
le bord de l’horizon qui touche à l’Orient
passe l’éclat de Vautre où le soleil secouche,
de même, en promenant mon regard du plusbas
au plus haut, j’aperçus un endroit ausommet,
dont l’éclat dépassait tout le frontopposé.
Et tout comme le bord où l’on attend lechar
que Phaéton garda si mal, paraît brûler,
tandis que de partout la clarté diminue,
telle vers le milieu s’avivait l’oriflamme
qui conduit à la paix, tandis que toutautour
la clarté faiblissait de façon uniforme.
Dans ce même milieu, les ailes déployées,
l’air en fête, j’ai vu voler plus de milleanges,
et chacun différait par I’aspect etl’éclat.
Et là, parmi leurs jeux et parmi leurmusique,
je vis une beauté rire[428],qui dans les yeux
de tous les autres saints devenait de lajoie.
Si j’avais l’éloquence aussi riche quel’est
l’imagination, je ne craindrais pas moins
d’affronter le portrait de sa grâce lamoindre.
Bernard, voyant mes yeux qui s’étaientarrêtés
attentifs et fixés sur l’ardeur de saflamme,
tourna les siens vers elle, avec tant detendresse
que mon regard devint d’autant plusenflammé.
Donc ce contemplateur, tout entier à sajoie,
assuma librement l’office de docteur,
commençant son discours par ces saintesparoles :
« La blessure qu’oignit et que guéritMarie,
ce fut la belle femme assise au-dessousd’elle[429]
qui l’avait fait ouvrir et qui l’envenima.
Au troisième degré que composent cessièges
est assise Rachel, auprès de Béatrice,
comme tu peux le voir, un peu plus bas quel’autre.
Sarah et Rebecca, Judith la bisaïeule
de ce chantre royal qui disait dans sesvers
miserere mei, regrettant seserreurs[430],
suivent, comme tu vois, de gradin engradin,
toujours en descendant, dans l’ordre de leursnoms
formant de haut en bas de la fleur lespétales.
Du septième gradin jusqu’en bas, commeaussi
du sommet jusqu’à lui, une file de Juives,
divisent en longueur la tête de larosé ;
car, suivant le regard dont on considéra
la foi de Jésus-Christ, elles forment lemur
d’où prennent leur départ ces escalierssacrés[431].
Du côté le plus proche, où tous lespétales
semblent s’épanouir, tu vois rester assis
ceux qui crurent d’abord dans le Christ àvenir ;
et de l’autre côté, dont le videinterrompt
par endroits les degrés, restent assisceux-là
qui fixaient leurs regards sur le Christadvenu.
Comme de ce côté le trône glorieux
de la dame du ciel, avec les autressièges,
se trouvent au-dessous, formant comme unpalier,
il fait aussi pendant au trône du grandJean[432]
qui, toujours aussi saint, a souffert ledésert
et le martyre, et puis l’Enfer pendant deuxans ;
et au-dessous de lui complètent la coupure
François avec Benoît et avec Augustin
et d’autres jusqu’en bas, passant de cercle encercle.
Admire ici de Dieu l’insigneprovidence !
Car l’un et l’autre aspect de cette mêmeloi
doivent également remplir tout ce jardin.
Et sache aussi qu’en bas du gradin quidistingue
deux étages égaux dans les deuxhémicycles,
on ne réside pas par son propre mérite,
mais par celui d’autrui, sous certainesréserves[433] ;
car ce sont les esprits de tous ceux qui sontmorts
sans avoir disposé de tout leur librearbitre.
Tu peux t’en rendre compte aisément auxvisages
et, s’il en est besoin, à leurs voixenfantines,
si tu regardes bien ou si tu les écoutes.
Tu doutes maintenant, mais sans vouloir ledire :
je te dégagerai de ces fortes entraves
dans lesquelles t’empêtre un penser tropsubtil[434].
Dans tout ce que comprend le royaumed’ici,
nulle place n’est faite aux jeux du purhasard,
à la soif, à la faim ou bien à latristesse,
car tout ce que tu vois se trouve organisé
par la loi éternelle, en sorte quepartout,
comme la bague au doigt, tout se trouve à saplace.
C’est pourquoi cette gent, qui courut lapremière
au bonheur éternel[435],n’est pas distribuée
sans raison ici-haut, en plus ou moinsparfaite.
Car le Roi grâce à qui ce royaume repose
au sein d’un tel amour et de tellesdélices,
qu’aucune envie en vous n’oseraitdavantage,
créant joyeusement et avec bienveillance
les esprits, les dota de grâces inégales,
selon son bon plaisir[436] : le résultat suffit.
Par ailleurs, l’Écriture exprimeclairement
la même vérité, parlant de cesjumeaux[437]
qui s’étaient irrités dans le sein de leurmère.
C’est par nécessité que la clarté d’enhaut
couronne dignement, en respectant toujours
la couleur des cheveux de la grâce qu’oneut.
Si donc ils sont placés sur des degrésdivers,
ils ne le doivent pas au mérite des actes,
mais à la qualité de leurs vertus innées.
Il suffisait jadis, pendant les premierssiècles,
pour gagner le salut, en plus del’innocence,
le gage unique et seul de la foi desparents.
Puis, quand des premiers temps fut révolu lecycle,
la circoncision fournissait seule auxmâles
la force nécessaire à leur aile innocente.
Mais depuis que le temps de la grâce estvenu,
si l’on n’ajoute point le baptême duChrist,
cette même innocence est reléguée en bas.
Regarde maintenant le visage où le Christ
paraît plus ressemblant, car sa seulesplendeur
pourra te préparer à contempler leChrist ! «
Et je le vis baigné d’un si parfaitbonheur,
que venaient lui offrir les espritssacro-saints
créés pour survoler de si hautes contrées,
qu’aucun objet de ceux que j’avais vusavant
n’avait produit en moi tant d’admiration
et ne s’était montré si ressemblant àDieu.
Et cet amour qui fut le premier àdescendre
devant elle, en chantant un AveMaria
gratia plena[438], vintétendre ses deux ailes.
Alors de toutes parts le choeur desbienheureux
répondit aussitôt à ce divin cantique,
et sur chaque visage on voyait plus dejoie.
Je dis : « Ô père saint quiconsentis pour moi
à rester ici-bas, délaissant le doux lieu
où l’éternel décret avait fixé ta place,
quel est cet ange-là, qui si joyeusement
regarde dans les yeux de notre sainteReine,
et avec tant d’amour qu’il paraîtembrasé ? »
C’est ainsi que je fis appel à la doctrine
de celui qui prenait sa beauté de Marie,
comme fait du soleil l’étoile du matin.
Et il me répondit : « L’assurance etla joie
pour autant qu’elles sont dans un ange et dansl’âme,
sont entières en lui ; nous l’aimons bienainsi,
car Marie a reçu sur la terre la palme
des mains de celui-ci, lorsque le Fils deDieu
a voulu se charger du poids de notrecorps.
Mais suis-moi maintenant du regard, àmesure
que je vais te parler, et contemple lesprinces
qui forment cette cour de justice et defoi.
Les deux qui sont assis tout en haut, plusheureux
comme étant d’Augusta[439] lesplus proches voisins,
de cette sainte fleur sont comme deuxracines.
Celui qui reste assis près d’elle et à sagauche
est l’ancêtre commun dont le goût trop osé
fait goûter l’amertume à l’espèce deshommes.
À sa droite tu vois le père vénérable
de notre sainte Église, à qui jadis leChrist
a confié les clefs de notre belle fleur.
Et celui qui connut, étant encore en vie,
tous les temps les plus durs de cette belleépouse
dont l’amour fut acquis par la lance et lesclous,
est assis près de lui ; tu vois auprès del’autre
chef, au temps duquel s’était nourri demanne
un peuple rebelle, inconstant et ingrat.
Juste en face de Pierre, Anne a sa placeassise,
et son bonheur est tel de contempler safille,
l chante hosanna sans la perdre desyeux.
En face du plus grand des pères de famille
tu vois Lucie aussi, qui t’envoya ta dame,
lorsque, le front baissé, tu courais à taperte.
Mais puisque le temps fuit, qui te pousse àrêver[440],
faisons un point ici, comme le bontailleur
qui coupe son habit selon le drap quireste,
et vers l’Amour premier dirigeons nosregards,
pour qu’en le contemplant tu puissespénétrer
autant qu’il est possible à travers sasplendeur.
Pourtant, comme je crains que le vol de tesailes
ne te porte en arrière, en pensantavancer,
il te faut en priant demander cettegrâce ;
cette grâce de celle où le secoursabonde ;
tu devras donc me suivre avec lesentiment,
pour ne pas écarter ton cœur de mesparoles. »
Alors il commença cette sainte oraison.
« Toi, la vierge et la mère et fille deton fils,
humble et haute au-delà de toutescréatures,
terme prédestiné du dessein éternel,
tu rendis sa noblesse à l’humaine nature,
puisque c’est grâce à toi que son Auteurlui-même
a daigné devenir sa propre créature :
et ce fut dans ton sein qu’a repris feul’amour
à la chaleur duquel, dans la paixéternelle,
a pu s’épanouir cette fleur que voici.
C’est toi, de notre amour flambeau méridien-
ici-haut et sur terre, au monde desmortels,
c’est toi la source vive où jaillitl’espérance.
Femme, tu fus si grande et ta puissance esttelle
que qui veut une grâce et n’accourt pas verstoi,
veut que son désir vole et lui refusel’aile.
Ta bonté rejaillit en faveur de celui
qui t’appelle au secours, et prévient biensouvent
et libéralement la demande qui tarde.
En toi miséricorde et en toi la pitié,
en toi magnificence, en toi se réunit
tout ce que le créé possède de bonheur.
Voici que celui-ci, du plus profond abîme
l’univers, venant jusqu’à notre sommet,
a connu tour à tour les âmes et leursvies.
Il implore à présent de ta grâce la force
je pouvoir élever ses yeux encor plushaut,
afin de contempler le suprême salut.
Et moi, qui n’ai jamais désiré pour mesyeux
plus fort que pour les siens, je t’offre mesprières,
te suppliant aussi de vouloir m’écouter,
pour que par l’oraison tu dissipestoi-même
tout le brouillard qu’il tient de sa formemortelle,
et que brille à ses yeux le suprêmebonheur.
Et je t’implore encore, ô Reine, car tupeux
ce que tu veux, qu’il garde, après un telspectacle,
les mêmes sentiments immuables et purs.
De son cœur trop humain que ta gardetriomphe !
Regarde Béatrice et tous ces bienheureux,
qui soutiennent mes vœux avec leurs deux mainsjointes ! »
Les yeux que Dieu chérit et vénère à lafois
se fixèrent alors sur l’orateur, montrant
combien ils ont en gré les prièresdévotes.
Puis ils furent chercher la Lumièreéternelle
où l’on se tromperait, pensant que l’œilmortel
pourrait s’aventurer avec tantd’assurance.
Et moi, qui m’approchais du terme de mesvœux,
je sentis tout à coup, comme on doit lesentir,
s’éteindre dans mon sein l’ardeur de mondésir.
Bernard, en souriant, me montrait par dessignes
qu’il fallait regarder vers le haut ;mais déjà
j’étais, par moi tout seul, tel qu’il m’avaitvoulu,
puisque par le regard de plus en pluslimpide
j’entrais de plus en plus dans le bain delumière
de la clarté suprême où vit la vérité.
À partir de ce point, ce que j’ai vudépasse
le pouvoir d’exprimer, qui cède à cetableau,
et la mémoire aussi cède à tout cetexcès[441].
Comme un homme qui voit des objets dans unsonge
et en se réveillant ne garde dans l’esprit
que les impressions, et les détailss’effacent,
tel je suis maintenant : ma visions’estompe
jusqu’à s’évanouir, mais il m’en resteencore
dans le cœur la douceur que je sentaisalors :
telles sous le soleil disparaissent lesneiges,
tel le vent emportait sur de frêlesfeuillets
les vers mystérieux qu’écrivait laSibylle.
Ô suprême clarté qui t’élèves si haut
au-dessus des concepts des hommes, prêteencore
au souvenir l’éclat que je t’ai vulà-haut,
et raffermis aussi ma langue par tropfaible,
que je puisse léguer à la gent à venir
de toute ta splendeur au moins uneétincelle.
puisque, si tu reviens un peu dans mamémoire
et si tu retentis tant soit peu dans mesvers,
on ne saurait y voir que ton propretriomphe !
je crois, tant était fort le rayonpénétrant
e j’ai dû soutenir, que j’aurais pu meperdre,
si j’avais détourné mes yeux de son éclat.
Ce fut, je m’en souviens, cela quim’enhardit
à soutenir sa vue, et la Force infinie
qui se fondait en elle et ne faisait plusqu’un.
Ô grâce généreuse où j’ai pris le courage
de plonger mon regard dans la Clartésuprême,
jusqu’au point d’épuiser la faculté devoir !
Dans cette profondeur j’ai vu serencontrer
et amoureusement former un seul volume
tous les feuillets épars dont l’univers estfait.
Substances, accidents et modes yparaissent
coulés au même moule et si parfaitement,
que ce que j’en puis dire est un pâlereflet.
Et je crois avoir vu la forme universelle
de l’unique faisceau, puisque tant plus j’enparle,
plus je sens le bonheur qui me chauffe lecœur.
Ce seul point fut pour moi la source d’unoubli
bien plus grand que vingt-cinq siècles pourl’entreprise
où l’ombre de l’Argos intimidait Neptune.
C’est ainsi que l’esprit qui restait ensuspens
regardait fixement, immobile, attentif,
et son désir de voir ne pouvaits’assouvir.
Tel est le résultat produit par salumière,
qu’on n’imagine pas qu’on pourraitconsentir
à le quitter des yeux pour quelque autreraison
puisque en effet le bien, objet de nosdésirs,
s’y trouve tout entier ; et tout ce quis’y trouve,
étant parfait en elle, est imparfaitdehors.
Désormais mon discours, pour ce dont j’aimémoire,
sera plus pauvre encor que celui d’unenfant
dont le lait maternel mouille toujours lalangue.
Ce n’est pas que l’on vît dans le vivantéclat
que j’admirais là-haut, plus qu’une simpleimage,
car il est toujours tel qu’il a toujoursété ;
mais comme de mes yeux, pendant qu’ilsregardaient,
la force s’augmentait, mon proprechangement
modifiait aussi cet aspect uniforme.
Dans la substance claire et à la foisprofonde
de l’insigne Clarté m’apparaissaient troiscercles
formés de trois couleurs et d’égalegrandeur[442] ;
et l’un d’eux paraissait être l’effet del’autre,
comme Iris l’est d’Iris, tandis que letroisième
jaillissait comme un feu des deux en mêmetemps.
Ah ! que ma langue est faible et revêtlâchement
mon idée ! et combien, auprès de cespectacle,
celle-ci reste pauvre et semble moins quepeu !
Éternelle clarté, qui sièges en toi-même,
qui seule te comprends et qui, tecomprenant,
et comprise à la fois, t’aimes et tesouris !
Lorsque j’eus observé quelque peu duregard
ces cercles assemblés, qui paraissaientconçus
en toi-même, à l’instar des rayonsréfléchis,
je pensai retrouver tout à coup dans leursein,
de la même couleur, une figurehumaine[443] :
c’est pourquoi mon regard s’y fondit toutentier.
Comme le géomètre applique autant qu’ilpeut
à mesurer le cercle son savoir, sanstrouver,
malgré tous ses efforts, la base qui luimanque,
tel, devant ce tableau, j’étais restémoi-même :
je voulais observer comment s’unit aucercle
l’image, et de quel mode elle s’étaitlogée.
Mais j’étais hors d’état de voler aussihaut ;
quand soudain mon esprit ressentit comme unchoc
un éclair qui venait combler tous mesdésirs[444].
L’imagination perdit ici ses forces ;
mais déjà mon envie avec ma volonté
tournaient comme une roue aux ordres del’amour
qui pousse le soleil et les autresétoiles.