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La Double vie de Théophraste Longuet

La Double vie de Théophraste Longuet

de Gaston Leroux

PRÉFACE HISTORIQUE.

 

Certain soir de l’an dernier, je remarquai dans le salon d’attente du journal Le Matin un homme tout de noir vêtu, sur la figure duquel je m’arrêtai à lire le plus sombre désespoir. Il ne pleurait plus. Ses yeux desséchés et morts recevaient l’image des objets extérieurs, comme des glaces immobiles.

Il était assis et avait déposé sur ses genoux un coffret en bois des îles tout orné de ferrures. Ses deux mains étaient croisées sur le coffre. Un garçon de service me dit qu’il attendait là, depuis trois longues heures, mon arrivée sans un mouvement, sans le bruit d’un soupir.

Je priai cet homme en deuil de franchir le seuil de mon cabinet.

Je lui montrai un siège, mais il ne s’assit point, il vint droit à mon bureau et déposa le coffret en bois des îles tout orné de ferrures.

– Monsieur, me dit-il d’une voix éteinte et lointaine, ce coffret vous appartient. Mon ami, M. Théophraste Longuet, m’a donné la mission de vous l’apporter. Recevez-le,monsieur, et croyez-moi votre serviteur.

L’homme me salua et regagna la porte. Jel’arrêtai :

– Eh quoi ! lui dis-je, ne partez pasainsi. Je ne puis recevoir ce coffret sans savoir ce qu’ilcontient.

Il me répondit :

– Monsieur, je ne sais pas ce qu’il contient.Ce coffret est fermé à clef. La clef de ce coffret n’existe plus.Vous devez briser le coffret pour savoir ce qu’il contient.

Je repris :

– Je voudrais au moins savoir le nom de celuiqui me l’apporte.

– Mon ami, M. Théophraste Longuet,m’appelait : Adolphe, répliqua cet homme désespéré, d’une voixde plus en plus éteinte.

– M. Théophraste Longuet, s’il m’eût apportélui-même ce coffret, m’eût dit certainement ce qu’il renferme. Jeregrette que M. Théophraste Longuet…

– Moi aussi, monsieur, fit l’homme. Mais M.Théophraste Longuet est mort, et je suis son exécuteurtestamentaire.

Ayant dit ces mots, il ouvrit la porte et s’enalla. Je regardai le coffret, la porte, je courus à l’homme, maisil avait disparu.

Je fis ouvrir le coffret et y trouvai uneliasse de papiers, que je considérai d’abord avec ennui et quej’examinai ensuite, par le menu avec intérêt.

Au fur et à mesure que je pénétrai dans cesdocuments posthumes, l’aventure qui s’y révélait était siinattendue que je n’y voulus point croire ; cependant, commeil y avait là des preuves, je dus, après enquête, me rendre àsa réalité.

Tout d’abord, il importe de dire que le decujus, M. Théophraste Longuet, bourgeois de Paris, me faisaithéritier du coffret, de son contenu et des secrets qui s’ytrouvaient renfermés.

Quels étaient ces secrets ?

Les papiers du défunt, fort nombreux, et quirelataient dans les plus grands détails les derniers événementsd’une existence devenue exceptionnellement dramatique,m’apprenaient que M. Théophraste Longuet, par la découverte d’undocument vieux de deux siècles, avait acquis la preuve queLouis-Dominique Cartouche et lui, Théophraste Longuet, venu aumonde deux siècles plus tard, ne faisaient qu’UN.

Ce document l’avait mis également sur la tracedes trésors du fameux Cartouche.

Un trépas précoce et certaines terribleshistoires, qui seront narrées tout au long dans cette œuvreextraordinaire, n’avaient pas permis au défunt de les retrouver. Ilme les léguait ainsi que tous les détails et tout le secret deson incroyable vie ; et cela, quoiqu’il ne me connûtpoint, mais tout simplement parce que j’écrivais dans un journalqui avait été « son organe favori ». Enfin, s’il m’avaitchoisi parmi tant de rédacteurs de ce journal, c’est qu’il metrouvait, non pas plus d’esprit – ce qui m’eût rempli de confusion– mais une intelligence plus solide que celle desautres.

J’appris par la suite et vous apprendrez cequ’il entendait par le mot : solide.

Très perplexe, j’allai porter tout ce fatras àmon directeur, qui, lui, eut cette imagination de le faire servir,non seulement à la joie des lecteurs de son journal mais encore àleur intérêt. Il n’hésita pas à trouver les trésors deCartouche tout de suite, dans sa caisse. Vous savez de quellesorte pratique et tout à fait curieuse vingt-cinq mille francs,somme divisée en sept trésors, furent cachés à Paris et enprovince, et comment l’auteur de ces lignes fut chargé de glisser,dans l’histoire trouvée dans le coffret en bois des îles, histoirequi parut en feuilleton au mois d’octobre de l’an 1903[1], certaines indications qui devaientconduire à la découverte des trésors du Matin.

Aujourd’hui que les trésors du Matinsont trouvés, il ne s’agira donc plus en cette œuvre que destrésors de Cartouche qui ne sont, du reste, que le moindre incidentde cette prodigieuse aventure.

J’ai cru de mon devoir vis-à-vis du lecteur etaussi de la mémoire de Théophraste Longuet de publier en volumel’histoire vraie, l’histoire authentique de la réincarnation deCartouche, écrite uniquement avec les documents trouvés dans lecoffret en bois des îles, et débarrassée par conséquent de tout ceque, moi, pauvre journaliste, j’y avais ajouté, avec tant deplaisir du reste, pour la fortune des lecteurs de monjournal.

Le lecteur du livre, lui, ne trouvera iciqu’un trésor, mais il est considérable : c’est une pure œuvrelittéraire d’une valeur inestimable, si l’on songe à tout ceque nous prouvent les documents enfermés dans le coffret enbois des îles.

Certes, quelques esprits avancés sedoutaient bien de quelque chose, mais eussent-ils jamaisosé soupçonner la réelle aventure de ThéophrasteLonguet ? osé la soupçonner et lacomprendre ?

Le coffret en bois des îles contenait lesecret de la tombe.

Il contenait aussi l’Histoire du peupleTalpa due à la plume autorisée de M. le commissaire de policeMifroid qui fut retenu trois semaines avec M. Théophraste Longuetchez ces monstres souterrains aux groins roses. Disons tout desuite que cette dernière infernale déambulation eut certainementrencontré des incrédules, si le récit n’en avait été fait par leplus curieux, le plus noble, le plus charmant esprit – musicien,peintre, sculpteur, poète – des commissariats modernes, par ceProtée auquel on ne pourrait comparer que Léonard de Vinci siLéonard de Vinci avait été commissaire de police.

Enfin, je ne terminerai pas cette préface sansavertir le lecteur qu’il doit s’attendre à tout et qu’il estabsolument dangereux, pour sa santé intellectuelle et physique,d’aborder le secret de la vie de Théophraste, s’il n’a, selonl’expression de Théophraste lui-même, la tête solide.

GASTON LEROUX

I – M. THÉOPHRASTE LONGUET VEUTS’INSTRUIRE ET VISITE LES MONUMENTS HISTORIQUES.

 

L’étrange aventure de M. Théophraste Longuet,qui devait se terminer d’une façon si tragique, eut son originedans une visite que cet homme de bien fit à la prison de laConciergerie, le vingt-huitième jour de juin 1899. Ainsi l’histoireest d’hier, mais l’auteur de ces lignes, après avoir feuilleté,compulsé, interrogé avec une grande conscience tous les papiers,cahiers, mémoires et testaments du sieur Théophraste Longuet, osedire qu’elle n’en est pas moins fantastique.

M. Théophraste Longuet, quand il sonna à laporte de la Conciergerie, n’était point seul : il étaitaccompagné de sa femme, Marceline, qui était une fort belle femme,blonde et mûre, la « majestueuse enfant » dont parle lepoète. Marceline balançait son col « avec d’étrangesgrâces » ; et, vraiment, je ne trouve rien de mieux àvous dire sur cette aimable personne, pour vous donner la sensationun peu vague mais réelle de son aspect général, que les deux versde Baudelaire :

Quant tu vas, balayant l’air de ta jupe large,

Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large.

M. Théophraste Longuet était donc accompagnéde sa femme et aussi de M. Adolphe Lecamus, son meilleur ami.

La porte de fer trouée d’un petit judasgrillagé tourna sur ces gonds avec pesanteur, comme il sied à uneporte de prison, et un gardien, secoueur de clefs, demanda àThéophraste sa « permission ». Celui-ci était allé lachercher le matin même à la préfecture de police ; il latendit avec satisfaction et, confiant dans son droit, regarda sonami Adolphe.

Il admirait Adolphe presque autant que safemme. Ce n’était point que Adolphe fût absolument beau, mais ilavait une figure énergique et il n’y avait rien au monde queThéophraste, l’homme le plus timide de Paris, prisât tant quel’énergie. Ce front large et bombé – tandis que le sien était courtet perpendiculaire – ces sourcils horizontaux et bien fournis, quise relevaient d’ordinaire avec harmonie pour exprimer le dédain desautres et la confiance en soi, ce regard aigu – tandis que ses yeuxpâles, à lui, clignaient sous des lunettes de myope – ce nez droit,l’arc orgueilleux de cette lèvre, surmontée de la moustache bruneen volute, le dessin carré du menton, bref, toute cette vivanteantithèse de sa figure falote aux joues blettes était l’objetcontinuel de sa tacite admiration. De plus, Adolphe avait étéemployé supérieur des postes en Tunisie. Il avait donc« traversé la mer ».

Théophraste, lui, n’avait jamais rien traversédu tout. Certainement il avait traversé la Seine, il avait traverséParis, mais on ne saurait prétendre sérieusement que ce sont là destraversées.

– Pourtant, disait-il, pourtant, on courtquelquefois de plus grands risques en se promenant dans les rues deParis qu’en naviguant sur les grands steamers (il prononçait :sté-a-mairs). Il peut vous tomber, sur la tête, un pot defleurs !

Ainsi il aimait, par des imaginationsinoffensives, introduire dans son existence monotone et exempte detout danger apparent la perspective troublante des plus inattenduescatastrophes.

Le gardien-portier remit la petite troupe à ladisposition du gardien-chef qui passait.

Marceline était très impressionnée. Elles’appuyait au bras d’Adolphe. Elle pensait au cachot deMarie-Antoinette et au musée Grévin.

Le gardien-chef dit :

– Vous êtes français ?

Théophraste s’arrêta au milieu de la cour.

– Est-ce que nous ressemblons à desAnglais ? fit-il.

Et, en posant cette question, il souriait avecaudace, car il était bien sûr d’être Français.

– C’est bien la première fois, expliqua legardien-chef, que je vois des Français demander à visiter laConciergerie. Les Français, à l’ordinaire, ne visitent rien.

– Ils ont tort, monsieur, répliqua Théophrasteen essuyant les verres de ses lunettes. Ils ont tort. Les monumentsdu passé sont le livre de l’histoire.

Il s’arrêta et regarda Adolphe et sa femme.Évidemment, il trouvait la phrase belle. Mais Adolphe et Marcelinene l’avaient pas entendue. Il continua, en suivant l’hommeporte-clefs :

– Moi, je suis un vieux Parisien et, si j’aiattendu ce jour pour visiter les monuments du passé, c’est que monétat – je fabriquais la semaine dernière encore, monsieur, destimbres en caoutchouc – ne m’a point laissé de loisir jusqu’àl’heure de la retraite. Cette heure a sonné, monsieur, je vaism’instruire.

Et il frappa avec autorité le pavé séculairedu bout de son ombrelle verte. Puis ils franchirent tous une petiteporte et un grand guichet. Ils descendirent quelques marches etfurent dans la salle des Gardes.

Et la première chose qui arrêta leurs regardsfit sourire Adolphe, rougir Marceline, s’insurger Théophraste.C’était, au chapiteau d’une de ces sveltes colonnes gothiques quisont le suprême orgueil de l’architecture au treizième siècle,l’histoire en pierre et symbolique d’Héloïse et d’Abélard. Abélards’appuyait fort tristement à la protégée du chanoine Fulbert,cependant que celle-ci recueillait, d’une main attendrie, la causede tous leurs malheurs.

– Il est étrange, fit M. Longuet en entraînantprécisément sa femme et son ami, il est étrange que, sous prétexted’art gothique, le gouvernement tolère de pareilles obscénités. Cechapiteau déshonore la Conciergerie et il est incroyable que saintLouis, qui rendait la justice sous un chêne, ait pu en supporter lavue.

M. Lecamus n’était point de cet avis. Ildisait : « L’art sauve tout ».

Mais bientôt ils ne parlèrent plus et furentuniquement à leurs réflexions. Ils faisaient « tout leurpossible » pour que ces vieux murs, qui évoquaient une siprodigieuse histoire, leur laissassent une impression durable. Ilsn’étaient pas des brutes. Pendant que le gardien-chef lesconduisait dans la tour de César, ou dans la tour d’Argent, ou dansla tour Bon Bec, ils se disaient vaguement qu’il y avait eu làdepuis plus de mille ans des prisonniers illustres dont ils avaientoublié les noms. Marceline continuait à penser à Marie-Antoinette,à madame Élisabeth et au petit Dauphin, et aussi aux gendarmes decire qui veillent, dans les musées, sur la famille royale. Ainsi,elle visitait la Conciergerie, tandis qu’en esprit elle était auTemple. Mais elle ne s’en doutait pas.

Comme ils descendaient de la tour d’Argent, oùils avaient trouvé pour tout souvenir moyenâgeux un vieux monsieursur un rond-de-cuir, derrière un bureau modern-style, classant despapiers relatifs aux derniers internés politiques de la troisièmeRépublique, ils retombèrent dans la salle des Gardes, se dirigeantvers la tour Bon Bec.

Théophraste, qui avait son idée, demanda augardien-chef :

– N’est-ce pas ici, monsieur, que s’est passéle dernier repas des Girondins ?

Et il fut heureux d’ajouter, car il mettaitquelque amour-propre à paraître renseigné :

– Vous devriez bien nous dire exactement où setrouvait la table, et aussi la place qu’occupait CamilleDesmoulins.

Le gardien répondit que les Girondins avaientdîné dans la chapelle et qu’on la visiterait bientôt.

– Si je tiens à connaître la place de CamilleDesmoulins, dit Théophraste, c’est que Camille Desmoulins est monami.

– À moi aussi, fit Marceline, avec un regardd’une grande douceur vers M. Adolphe Lecamus, regard qui signifiait– on peut le jurer – » Pas autant que toi, Adolphe ».

Mais Adolphe se moqua d’eux. Il prétendit queCamille n’était pas un Girondin. Théophraste fut vexé et un peuaussi Marceline. Quand Adolphe eut affirmé que c’était uncordelier, un ami de Danton, un septembriseur, Marcelinenia :

– Jamais, dit-elle, s’il en eût été ainsi,jamais Lucie ne l’eût épousé.

M. Adolphe Lecamus n’insista pas, mais commeon était arrivé à la tour Bon Bec, dans la salle de la Torture, ilfeignit, par condescendance, de s’intéresser aux étiquettes quiannonçaient, sur les tiroirs garnissant les murs, du houblon, de lacannelle, du séné.

Le gardien dit :

– Ceci est la salle de la question. On en afait la pharmacie.

– On a bien fait, répliqua Théophraste ;c’est plus humain.

– Sans doute, ajouta Adolphe, mais c’est moinsimpressionnant.

Marceline, du coup, fut de son avis. Onn’était pas impressionné du tout. Ah ! ils attendaient autrechose. Quand on passe sur le quai de l’Horloge, l’aspect formidablede ces tours féodales, « dernier vestige » du palais dela vieille monarchie franque, porte un trouble momentané dansl’esprit du plus ignorant. Cette prison millénaire a entendu tantde râles magnifiques et caché de si lointaines et légendairesmisères, qu’il semble bien que l’on n’a qu’à y pénétrer pourtrouver, assise en quelque coin sombre, humide et funeste,l’Histoire tragique de Paris, immortelle comme ces murs. Or voicique dans ces tours, avec un peu de plâtre, de parquet, de peinture,on a fait le cabinet de M. Le directeur, le bureau dugreffier ; on a mis le potard là où autrefois se tenait lebourreau. Comme dit Théophraste, c’est plus humain.

Mais, tout de même, comme c’est moinsimpressionnant, ainsi que l’affirme M. Adolphe, cette visite duvingt-huitième jour de juin 1899 menaçait de ne laisser chez nostrois personnages que le souvenir passager d’une complètedésillusion, quand survint un événement inouï et si curieusementfantastique que j’ai cru de toute nécessité, après avoir lu larelation qui en a été faite par Théophraste Longuet lui-même dansses mémoires, d’aller interroger le gardien-chef, qui me confirmala scène en ces termes.

– Monsieur, la chose s’était passée comme àl’ordinaire et je venais de faire visiter à ces messieurs et dameles cuisines de saint Louis, qui sont maintenant un dépôt deplâtres. Nous nous dirigions vers le cachot de Marie-Antoinette,qui est maintenant une petite chapelle. Le Christ devant lequelelle a prié avant de monter dans la charrette est aujourd’hui dansle cabinet de M. le directeur.

– Passez ! passez ! interrompis-je,et au fait.

– Mais nous y sommes. Je racontais à l’homme àl’ombrelle verte que nous nous étions vus forcés de placer dans lecabinet de M. le directeur le fauteuil de la reine, parce que lesAnglais emportaient tout le crin de ce fauteuil dans leursporte-monnaie.

– Eh ! passez ! m’exclamai-je,impatienté.

– Monsieur, il faut bien que je vous répète ceque je racontais à l’homme à l’ombrelle verte, quand ilm’interrompit sur un ton tellement étrange que l’autre monsieur etla dame remarquèrent tout haut « qu’ils ne reconnaissaientplus sa voix ».

– Ah ! Ah ! Et que vousdisait-il ?

– Nous étions arrivés exactement à l’extrémitéde la rue de Paris. (Vous savez ce que c’est que la rue de Paris àla Conciergerie ?)

– Oui, oui, continuez.

– Nous touchions à cet affreux couloir noir oùse trouve une grille derrière laquelle on coupait les cheveux desfemmes avant de les exécuter. Vous savez que c’est toujours la mêmegrille ?

– Oui, oui, continuez.

– C’est un couloir, monsieur, où jamais nepénètre un rayon de soleil. Vous savez que Marie-Antoinette,monsieur, a suivi ce couloir le jour de sa mort ?

– Oui, oui, continuez.

– C’est là, monsieur, la vieille Conciergeriedans toute son horreur… Alors, l’homme à l’ombrelle verte medit : « Parbleu !c’est l’allée desPailleux ! »

– Il vous dit cela ? Rappelez-vous ;il vous dit bien : « Parbleu ! »

– Oui, monsieur.

– Ce n’est pas extraordinairement étonnantqu’il vous ai dit : « Parbleu ! C’estl’allée des Pailleux ! »

– Attendez ! Attendez ! Je luirépondis qu’il se trompait, que l’allée des Pailleux devait êtrecette allée que nous appelons aujourd’hui la rue de Paris. Il merépliqua avec cette même voix étrange :« Parbleu ! vous n’allez pas me l’apprendre !J’y ai couché sur la paille, comme lesautres ! »

« Je lui fis remarquer en souriant, nonsans crainte, qu’on n’avait pas couché sur la paille, dans l’alléedes Pailleux, depuis plus de deux cents ans.

– Et que vous répondit-il ? fis-je augardien.

– Il allait me répondre quand sa femmeintervint : « Qu’est-ce que tu racontes,Théophraste ? dit-elle. Tu veux apprendre son métier àmonsieur et tu n’es jamais venu à la Conciergerie. » Alors ildit, mais avec sa voix naturelle, la voix que je lui connaissais aucommencement : « C’est vrai, je ne suis jamais venu à laConciergerie. »

– Et que fîtes-vous alors ?

– Je ne m’expliquais point cet incident et jele croyais terminé quand il se passa quelque chose de plus étrangeencore.

– Ah ! Ah !

– Nous avions visité le cachot de la reine etcelui de Robespierre, et la chapelle des Girondins, et cette petiteporte qui n’a point changé depuis que les malheureux prisonniers deseptembre la franchirent pour se faire massacrer dans lacour ; nous étions revenus dans la rue de Paris. Il y avaitlà, sur la gauche, un petit escalier que nous ne descendons jamais,car il conduit aux caves et il n’y a rien à voir dans les caves,que la nuit qui y règne éternellement. La porte qui est au bas dece petit escalier est fermée par une grille, qui a peut-être milleans et même davantage. Le monsieur que l’on appelle Adolphe sedirigeait, avec la dame, vers la porte de sortie de la salle desGardes quand, sans rien dire, l’homme à l’ombrelle verte descenditle petit escalier. Quand il fut à la grille, il cria, avec la voixétrange dont je vous ai parlé tout à l’heure :

« Eh bien ! Où allez-vous ?C’est par ici ! » Le monsieur, la dame et moi,nous nous arrêtâmes comme pétrifiés. Il faut vous dire, monsieur,que sa voix était tout à fait terrible et que rien dans l’aspect del’homme à l’ombrelle verte ne préparait à entendre une voixpareille. Je courus comme malgré moi au haut du petit escalier.L’homme me lança un regard foudroyant. Vrai, j’étais commefoudroyé, pétrifié et foudroyé, oui, monsieur, et quand ilm’ordonna : « Ouvrez cette grille ! » je nesais comment j’ai trouvé encore la force de descendreprécipitamment les degrés et de lui ouvrir la porte, ainsi qu’il mele demandait d’une façon si exceptionnellement énergique.Alors…

– Alors ?

– Alors, quand la grille fut ouverte, ils’enfonça dans la nuit des caves. Où allait-il ? Commenttrouvait-il son chemin ! Ces bas-fonds de la Conciergerie sontplongés dans d’effrayantes ténèbres que rien ne vient troublerdepuis des siècles et des siècles.

– Vous n’avez pas tenté del’arrêter ?

– Il était déjà trop loin et ce n’était pas enmon pouvoir. L’Homme à l’ombrelle verte me commandait. Jerestai ainsi un quart d’heure environ, à l’entrée de cette nuitopaque. Soudain, j’entendis sa voix, pas la première mais laseconde voix. J’en fus tellement saisi que je m’accrochai auxbarreaux de la porte. Il criait : « C’est toi, Simonl’Auvergnat ? »

Je ne répondis rien. Il passa près de moi etil me sembla qu’il mettait un chiffon de papier dans la poche de sajaquette : il franchit d’un bond l’escalier et rejoignitl’autre monsieur et la dame. Il ne leur donna aucune explication.Moi, je courus leur ouvrir la porte de la prison. J’avais hâte deles voir dehors. Quand le guichet fut ouvert et que l’homme àl’ombrelle verte se trouva sur le seuil, devant le quai, ilprononça, sans raison apparente, cette phrase : « Ilfaut éviter la roue ! ». Je dis, monsieur, sansraison apparente, car il ne passait pas de voiture.

II – OÙ L’ON POURRAIT CROIRE QUE M.THÉOPHRASTE LONGUET EST FOU ; OÙ L’ON NE SAURAITL’AFFIRMER.

 

Que s’était-il passé ? Je reproduistextuellement ce que M. Théophraste Longuet a bien voulu me confierde cette exceptionnelle aventure dans ses mémoires, au jour lejour.

« Je suis un homme sain de corps etd’esprit, confesse Théophraste. Je suis un bon citoyen,c’est-à-dire que je ne me suis jamais élevé contre la règle. Ilfaut des lois. Je les ai toujours observées. Du moins, je lecrois.

« J’ai toujours eu la haine del’imagination ; par là, j’entends que, dans toutes lescirconstances de la vie, soit qu’il s’agît de placer mon amitié,soit que j’eusse à déterminer une ligne de conduite, j’ai pris soinde me rapprocher du bon sens. Le plus simple semblait lemeilleur.

« J’ai beaucoup souffert, par exemple,lorsque je découvris que mon ami Adolphe Lecamus, un anciencamarade de collège, se livrait à l’étude du spiritisme.

« Qui dit spiritisme dit folie. Vouloirinterroger les esprits par le truchement des tables tournantes estune chose éminemment grotesque. Du reste, j’ai assisté à quelquesséances que cet excellent Adolphe nous donna à Marceline et à moi.J’y pris une certaine part, désireux de lui prouver l’absurdité deses théories. Des heures, nous restâmes, Adolphe, ma femme et moi,les mains sur un petit guéridon qui jamais ne se décida à tourner.Je me moquai fort de lui. Ma femme m’en voulut un peu, parce queles femmes sont toujours prêtes à ajouter foi à l’impossible et àcroire au mystérieux.

« Adolphe lui apportait des livres,qu’elle lisait avec avidité, et s’amusait quelquefois à vouloirl’endormir, à lui faire des passes avec les mains et à lui soufflerdans les yeux. C’était bête comme tout. Jamais je n’aurais supportécela d’un autre, mais j’ai toujours eu du penchant pour Adolphe. Ila une figure énergique et il a beaucoup voyagé.

« Marceline et Adolphe disaient de moique j’étais un sceptique. Je leur répondais que je n’étais point unsceptique, attendu qu’un sceptique est celui qui ne croit à rien ouqui doute de tout ; or, moi, je crois à tout ce qu’il fautcroire ; je crois, par exemple, au progrès. Je ne suis pas unsceptique, je suis un sage.

« Pendant ses voyages, Adolphe a beaucouplu ; moi, pendant ce temps-là, je fabriquais des timbres encaoutchouc. J’étais, je suis encore ce que l’on a coutume d’appelerun esprit terre à terre. Je ne m’en vante pas ; je constate,simplement.

« J’ai cru utile de donner ce légeraperçu de mon caractère pour qu’il fût bien entendu que ce quim’est arrivé avant-hier n’est point de ma faute. Jevisitais une prison, comme je serais allé acheter une cravate auLouvre. Je voulais m’instruire, voilà tout. J’ai maintenant desloisirs, puisque nous avons vendu notre fonds. Je me suisdit : « Faisons comme les Anglais, visitons Paris. »Et le hasard voulut que nous débutâmes par la Conciergerie.

« Je le regrette bien.

« Est-ce que je le regrettevraiment ? Je ne sais. Je ne sais plus rien. Je ne me rendsplus compte de rien. En ce moment, je suis très calme. Et je vaisvous raconter ce dont je me souviens, comme si la choseétait arrivée à un autre. Tout de même, quelle histoire !

« Tant que nous fûmes dans les tours, ilne se passa rien qui vaille la peine d’être rapporté ici. Je merappelle que, me trouvant dans la tour Bon Bec, je me disais :« Et quoi ! c’est ici, dans cette petite salle qui al’air d’une épicerie, qu’il y eut tant de douleurs et que furentmartyrisées tant d’illustres victimes ! » J’essayaihonnêtement de me représenter l’horreur de ces lieux quand lebourreau et ses aides s’approchaient des prisonniers avec leursmonstrueux engins, dans le dessein de leur faire avouer des crimesintéressant l’État. Mais, à cause justement des petites étiquettesdes tiroirs sur lesquelles on lisait ; « séné,houblon » je n’y parvenais pas.

« La tour Bon Bec ! On l’appelaitaussi la Bavarde, à cause des cris horribles qui s’en échappaientet qui allaient troubler sur le quai le passant inoffensif quihâtait le pas, tout frissonnant encore d’avoir entendu la justicedu roi.

« Maintenant, elle était bien paisible ettoute silencieuse, la tour Bon Bec. Je ne m’en plaindraipoint : c’est le progrès.

« Mais quand nous pénétrâmes dans cettepartie de la Conciergerie qui n’a guère changé depuis des siècles,quand nous glissâmes entre ces pierres nues que n’ont recouvertesaucun enduit nouveau, aucun plâtre profane, une fièvre inexplicables’empara de mes sens, et quand nous fûmes dans le noir du bout del’allée des Pailleux, je criai : « Parbleu !c’est l’allée des Pailleux ! »

« Aussitôt, je me retournai, pour savoirqui avait crié cela. Mais ils me regardaient tous et je vis bienque c’était moi qui avais crié cela. J’en avais la gorge encoretoute frémissante.

« Cet imbécile de gardien prétendait quenous avions dépassé l’allée des Pailleux. Je lui dis son fait et ilne répliqua pas. J’en étais sûr, vous entendez bien, j’en étais sûrque c’était l’allée des Pailleux. Pourquoi en étais-je sûr ?Je lui répondis que j’y avais couché sur la paille ; maisc’est absurde. Comment voulez-vous que j’aie couché sur la pailledans l’allée des Pailleux, puisque c’est la première fois que jevais à la Conciergerie ? Alors, en étais-je sûr ? Voilàce qui m’épouvante. J’avais un mal de tête atroce.

« Mon front brûlait, cependant que je lesentais balayé par un grand courant d’air froid. Enfin, j’essaie dem’expliquer : j’avais froid au dehors, j’étais une fournaiseau dedans.

« Qu’est-ce que nous avons fait ? Jeme suis, un moment, promené bien tranquillement dans la chapelledes Girondins, et, ma foi, pendant que le gardien nous expliquaitl’histoire, je jouais avec mon ombrelle verte. Je n’avais conservéaucun ennui de m’être montré si bizarre tout à l’heure. J’étaisnaturel. Mais, du reste, je n’ai jamais cessé d’être naturel.

« Ce qui m’est arrivé par la suite et queje vais vous conter était naturel, puisque cela n’était le résultatd’aucun effort. Ce qui n’aurait pas été naturel, c’est que ça nem’arrivât pas.

« Je me souviens que je me suis trouvé,au bas d’un escalier, debout devant une grille. J’étais doué d’uneforce surhumaine ; je secouai la grille et je criai :« Par ici ! » Les autres, qui ne savaientpas, tardaient à venir et se trompaient de chemin. Je ne saispas ce que j’aurais fait de la grille, si le gardien ne me l’avaitouverte ; je ne sais pas non plus ce que j’aurais fait dugardien. J’étais fou. Non, je n’ai pas le droit de dire cela. Jen’étais pas fou ; et c’est un grand malheur. C’est pire que sij’eusse été fou.

« Certes, j’étais dans une grandesurexcitation nerveuse, mais je jouissais d’une entière lucidité.Je crois que je n’ai jamais vu aussi clair, et cependant j’étaisdans les ténèbres ; je crois que je ne me suis jamais mieuxsouvenu, et cependant j’étais dans des lieux que je ne connaissaispas. Mon Dieu ! je ne les connaissais pas et je lesreconnaissais !Je n’hésitais pas sur mon chemin ;mes mains tâtonnantes retrouvaient des pierres qu’elles allaientchercher dans la nuit et mes pieds foulaient un sol qui ne pouvaitm’être étranger.

« Qui pourra jamais dire l’antiquité dece sol ; qui pourra vous apprendre l’âge de ces pierres ?Moi-même je ne le sais pas. On parle de l’origine duPalais ? Qu’est-ce que l’origine du vieux palais desFrancs ? On pourrait peut-être dire quand ces pierresfiniront, mais nul ne dira jamais quand elles ont commencé. Etelles sont oubliées, ces pierres, dans la nuit millénaire descaves. L’étrange est que je m’en sois ressouvenu.

« Je glissais le long des parois humides,comme si ce chemin m’était coutumier ; j’attendais certainesaspérités de la muraille et elles venaient au bout de mesongles ; je comptais les joints des pierres et je savais qu’aubout de ce compte je n’aurais qu’à me retourner pour apercevoir aulointain d’une galerie un rayon que le soleil y a oublié depuisle commencement de l’Histoire de France. Je me retournai et jevis le rayon, et je sentis à grands coups, battre mon cœur dufond des siècles. »

Ici, dans le manuscrit, le récit estmomentanément interrompu. M. Longuet explique qu’il se passe enlui, quand il revit cette heure inouïe de la Conciergerie, deschoses qui l’agitent, qui le font souffrir. Difficilement, il restemaître de sa pensée. Il a une peine très grande à la suivre. Ellecourt devant lui comme un cheval emballé dont il aurait lâché lesrênes. Elle le dépasse, bondit, s’enfuit en laissant sur le papierdes traces de son passage qui sont des mots tellement profonds,dit-il, que « lorsqu’il regarde dedansil a levertige ».

Et il ajoute, non sans épouvante :

« Il faut s’arrêter au bord de ces mots,comme on s’arrête au bord d’un précipice. »

Et il reprend la plume d’une main fiévreuse,continuant à s’enfoncer dans les galeries souterraines.

« Et la Bavarde, la voilà ! Voilàles murs qui ont entendu. Ce n’est point là-haut, dans legrand soleil, que la Bavarde parlait, c’est ici, dans cette nuit dela terre ! Voilà des anneaux aux murs. Est-ce l’anneau deRavaillac ? Je ne me rappelle plus.

« Mais vers le rayon, vers l’unique rayonéternel et immobile comme ces immobiles murailles, vers le rayonblême et carré qui, depuis le commencement des âges, a pris etgardé la forme du soupirail, je m’avance, je m’avance, avec unehâte certaine, pendant que la fièvre me consume, flambe et enivremon cerveau. Mes pieds soudain s’arrêtent, mais si brutalement quel’on pourrait les croire tirés par des mains invisibles qui eussentsurgi du sol, et mes doigts courent, glissent le long de lamuraille, pétrissent cet endroit de la muraille. Qu’est-ceque veulent mes doigts ? Quelle est la pensée de mesdoigts ? J’avais un canif, voyez-vous, dans ma poche. Et,tout à coup, j’ai laissé choir de dessous mon bras mon ombrelleverte pour prendre dans ma poche mon petit couteau. Et, entre deuxpierres, sûrement, j’ai gratté. J’ai fait tomber avec mon couteau,entre deux pierres, de la poussière et de la poudre de ciment. Puismon couteau a piqué quelque chose entre les deux pierres et aramené quelque chose.

« Voici pourquoi je suis sûr de n’êtrepoint fou. Cette chose est sous mes yeux. Dans mes heures les pluspaisibles, moi, Théophraste Longuet, je la puis contempler, sur monbureau, entre mes derniers modèles de timbres en caoutchouc. Cen’est pas moi qui suis fou, c’est cette chose qui est folle. C’estun morceau de papier déchiré, maculé… un document dont on pourraitdire l’âge et qui a tout ce qu’il faut pour plonger dans uneconsternation prodigieuse un honnête marchand de timbres encaoutchouc. Le papier est, vous pensez bien, terriblement moisi.L’humidité a mangé la moitié des mots, qui semblent, à cause deleur teinte rousse, avoir été écrits avec du sang.

« Mais dans ces mots que voici, dans cedocument qui avait certainement quelques siècles d’existence, etque je faisais passer dans le rayon carré du soupirail, et que jeconsidérais, le poil hérissé d’horreur, JE RECONNAISSAIS MONÉCRITURE. »

Voici, traduit au clair, ce précieux etcombien mystérieux document :

Mort en fui

mes trésors après trahison

du 1er avril

Va prendre l’air

aux Chopinettes

regarde le Four

Regarde le Coq

Fouille espace et tu

seras riche

III – QUI SE TERMINE PAR UNECHANSON.

 

M. Adolphe Lecamus et Marceline étaient tropoccupés de leur côté, comme nous le verrons au cours de cettehistoire, pour avoir attaché une grande importance aux faits etgestes de Théophraste. Du reste celui-ci dissimula son émoi etprétendit que sa visite aux caves de la Conciergerie étaitl’événement le plus naturel du monde. Il avait contenté là unelégitime curiosité, n’étant point de ceux qui voient les chosessuperficiellement.

Le jour qui suivit, Théophraste, sous prétextede mettre de l’ordre dans ses affaires, s’enferma dans son bureau,dont les fenêtres donnaient sur le carré de verdure du petit squared’Anvers. Appuyé à la balustrade, il contempla la vérité de cedécor prosaïque, reconnut les bonnes du quartier qui poussaientparesseusement devant elle les petites voitures où s’agitaient lesnouveau-nés. Des professeurs, une serviette sous le bras, sedirigeaient sans hâte vers le collège Rollin. L’avenue Trudaineretentissait des cris et des poursuites bruyantes de quelquesadolescents, arrivés là avant l’heure des cours.

La pensée de Théophraste était d’une grandesimplicité et d’une grande unité. Elle tenait tout entière danscette phrase : « Le monde n’a pas changé. »

Non, le monde n’avait pas changé. Aujourd’huicomme hier, comme avant-hier, la rue Gérando voyait passer lesmêmes gens se rendant aux mêmes besognes et accomplissant les mêmesgestes. Et, comme il allait être deux heures, l’épouse de M.Petito, le professeur d’italien qui occupait l’étage au-dessus deson appartement, se mit à jouer au piano le Carnaval deVenise.

Non, rien au monde n’était changé, etcependant, en se retournant, il pouvait voir entre les derniersmodèles de ses timbres en caoutchouc, sur le pupitre de son bureaud’acajou, une feuille…

Cette feuille existait-elleréellement ? Il avait passé une nuit délirante à lasuite de laquelle il avait mis son étrange aventure de la veillesur le compte d’un mauvais songe. Mais il avait retrouvé la feuilleau fond du tiroir…

Encore maintenant, il se disait :« Tout à l’heure, je vais me retourner, et il n’y aura sur monbureau pas plus de feuille que sur ma main. » Il se retourna.Le chiffon de papier était là avec son écriture !

Théophraste se passa la main droite sur lefront en sueur, poussa un soupir d’enfant qui a un gros chagrin,sembla prendre une résolution définitive et mit avec soin le papiermystérieux dans son portefeuille. Il venait de se rappeler que M.Petito, le professeur d’italien du dessus, passait pour fort experten écriture et pour s’occuper sérieusement de graphologie. Son amiAdolphe Lecamus, lui aussi, s’occupait de graphologie, mais à lafaçon des spirites. Aussi Théophraste ne songea même pas à parlerde son affaire à Adolphe. Il trouvait qu’il y avait déjà trop demystère en tout ceci pour y mêler encore l’imagination débordanted’un médium qui se disait l’élève de Papus.

Il ne connaissait M. Petito que pour l’avoirsalué dans l’escalier ; il préférait cela. Il éviterait ainsibien des questions.

Il se fit annoncer. On l’introduisit.

Il se trouva en face d’un homme d’âge moyen,dont les caractéristiques étaient des cheveux frisés en abondance,un regard perçant et des oreilles énormes. Après les politessesd’usage, Théophraste aborda l’objet de sa visite. Il tira de sonportefeuille le papier de la Conciergerie et une lettre non signéequ’il avait écrite lui-même huit jours auparavant, mais qu’iln’avait pas expédiée pour des raisons de commerce que nous n’avonspas à apprécier ici.

– Monsieur Petito, commença-t-il, je sais quel’on vous dit grand expert en écritures. Je vous seraisreconnaissant d’examiner cette lettre et ce document et de meconfier ensuite le résultat de vos observations Je prétends, moi,qu’il n’y a aucun rapport…

Il s’arrêta, plus rouge que pivoine.Théophraste n’avait pas l’habitude de mentir. Mais M. Petitoconsidérait déjà d’un œil savant le chiffon et la lettre. Ilsouriait en montrant ses dents, qu’il avait fort blanches.

– Monsieur Longuet, dit-il, je ne vous feraipas attendre ma réponse. Ce document est en bien mauvais état, maisles morceaux d’écriture qu’on y peut lire encore sont en tout pointsemblables à l’écriture de la lettre. Devant les tribunaux,monsieur Longuet, devant Dieu et devant les hommes, ces deuxécritures ont été tracées par la même main !

Et il entra dans quelques détails. Un enfant,affirmait-il, ne s’y tromperait pas. Il pontifiaitmaintenant :

– Cette double écriture est identiquementanguleuse. Nous appelons anguleuse, monsieur, une écriture dont lesdéliés qui relient les jambages des lettres et les lettres les unesaux autres sont à angle aigu, comme le plein des lettres. Vouscomprenez ? (Silence de brute de Théophraste.) Comparez, voyezce crochet, et cet autre, et ce délié, et toutes ces lettres quiaugmentent progressivement dans une mesure égale. Mais quelleécriture aiguë ! Monsieur ! Je n’ai jamais vu d’écritureaussi aiguë que celle-là… Aiguë comme un coup decouteau.

Théophraste, à ces derniers mots, devint d’unetelle pâleur que M. Petito crut qu’il allait se trouver mal.

Néanmoins, il se leva, ramassa son document,sa lettre, remercia et sortit.

Il erra dans les rues, longtemps. Il seretrouva place Saint-André-des-Arts, s’orienta et alla soulever leloquet d’une vieille porte, rue Suger.

Il était dans un couloir obscur et sale. Unhomme vint au-devant de lui, et le reconnaissant, lui marquaaussitôt de l’amitié. Cet homme avait un bonnet carré de papier surla tête et s’habillait d’une blouse noire qui lui descendait auxpieds.

– Bonjour, Théophraste ! Quel bonvent !…

– Bonjour, Ambroise !…

Comme il y avait deux ans qu’ils ne s’étaientpas vus, ils se dirent d’abord des niaiseries. Ambroise, de sonmétier, gravait des cartes de visite. Il avait été imprimeur enprovince, mais, ayant mis tout son savoir dans l’invention d’unnouveau papier, il n’avait pas tardé à faire faillite. C’était uncousin éloigné de Marceline. Théophraste, qui était un brave homme,lui était venu en aide au moment de ses plus gros ennuis.

Théophraste s’assit sur une chaise de paille,dans une petite pièce qui servait d’atelier et qu’éclairait unegrande vitre poussiéreuse au plafond.

Théophraste dit :

– Ambroise, tu es un savant.

Ambroise protesta.

– Oui, oui, tu es un savant. Personne ne t’enremontrerait sur le papier.

– Ça, c’est vrai ; le papier, ça meconnaît.

– Tu connais tous les papiers ?

– Tous.

– Si on te présentait un papier, tu pourraisdire l’âge qu’il a ?

– Oui, fit Ambroise ; j’ai publié uneétude sur les filigranes des papiers employés en France audix-septième et au dix-huitième siècle. Cette étude a été couronnéepar l’Académie.

– Je le sais, et j’ai confiance dans tascience du papier.

– Tu le peux. Du reste, la chose est simple.Les plus vieux papiers ont d’abord présenté, dès leur jeunesse, unesurface plane et lisse ; mais bientôt y apparurent desvergures, coupées à intervalles réguliers par des lignesperpendiculaires, les unes et les autres reproduisant l’empreintedu treillis métallique sur lequel la pâte avait été étalée. Dès lequatorzième siècle, on eut l’idée d’utiliser cette reproduction enlui faisant une marque de provenance ou de fabrique. Dans ce but,sur le treillis des formes, on broda en fil de laiton, desinitiales, des mots, des emblèmes de toutes sortes : ce sontles filigranes. Toute feuille de papier filigranée porte enelle-même son acte de naissance ; mais le difficile est de ledéchiffrer. Il faut un peu d’habitude : le pot, l’aigle, lacloche…

Théophraste ouvrait son portefeuille et tenditen tremblant son document :

– Pourrais-tu me dire l’âge exact de cepapier ?

Ambroise mit des lunettes et approcha lepapier du jour de la vitre.

– Il y a là, dit-il, une date : 172… Ledernier chiffre manque, ce serait donc un papier du dix-huitièmesiècle… À neuf ans près, notre tâche devient très facile.

– Oh ! fit Théophraste, j’ai bien vu ladate, mais est-ce que vraiment le papier est du dix-huitièmesiècle, est-ce que la date n’est pas menteuse ? Voilà ce queje voudrais savoir.

Ambroise montra le centre du papier :

– Vois !

Théophraste ne voyait rien. Alors, Ambroisealluma une petite lampe et éclaira le document. En mettant ledocument entre l’œil et la lampe, on distinguait dans l’épaisseurdu papier une sorte de couronne.

– Théophraste, fit Ambroise avec émotion, cepapier est excessivement rare. Cette marque est presque inconnue,car il a été peu tiré de cette marque dite « à la couronned’épines ». Ce papier, mon cher Théophraste, est exactement del’année 1721.

– Tu es sûr ?

– Oui. Mais dis-moi, s’écria tout à coupAmbroise, qui ne put dissimuler sa surprise, comment se fait-il quece document, qui date de 1721, soit, dans toutes ses partiesvisibles, de ton écriture ?

Théophraste se leva, remit son document dansson portefeuille et sortit, en titubant, sans répondre.

Je reprends, parmi tout un fatras de papiers,ce coin de mémoire de Théophraste :

« Ainsi maintenant, écrit Théophraste,j’avais la preuve, je ne pouvais plus douter, je n’en avais plus ledroit. Ce papier qui datait du commencement du dix-huitième siècle,du temps du Régent, cette feuille que j’avais trouvée ou plutôtque j’étais allé chercher dans une prison, portait bienmon écriture. J’avais écrit sur cette feuille, moi ThéophrasteLonguet, ex-marchand de timbres en caoutchouc, qui venais deprendre ma retraite la semaine passée, à l’âge de quarante et unans, j’avais écrit sur cette feuille les mots encoreincompréhensibles que j’y lisais, en 1721 ! Du reste, jen’avais pas besoin de M. Petito ni d’Ambroise pour en être sûr. Jele savais ! Tout en moi me criait : « C’est tonpapier ! c’est ton papier ! »

« Ainsi, avant d’être ThéophrasteLonguet, fils de Jean Longuet, maître jardinier à LaFerté-sous-Jouarre, j’avais été, dans les temps passés, quelqu’unque je ne savais pas, mais qui renaissait en moi. Oui, oui, parinstants, j’étais « tout écumant » de me ressouvenird’avoir vécu il y a deux cents ans.

« Qui étais-je ? Comment menommais-je alors ? Dans quel corps mon âme immortelleavait-elle momentanément élu domicile ? J’avais la certitudeque toutes ces questions ne resteraient point longtemps sansréponse. Est-ce que déjà des choses, que mon existence présenteignorait, ne surgissaient pas de mon existence passée ? Quevoulaient dire certaines phrases prononcées à laConciergerie ? Qui donc était ce Simon l’Auvergnat dont le nométait revenu par deux fois sur mes lèvres brûlantes ?

« Oui, oui, le nom d’autrefois, le mien,surgirait, lui aussi, de mon cerveau réveillé, et sachant quij’étais, je me rappellerais toute la vie revivante d’autrefois, etje lirais alors dans mon ardente mémoire tout le document d’untrait. »

M. Théophraste Longuet, il faut que je ledise, n’était pas parvenu à préciser ainsi, en quelques mots, sasituation exceptionnelle sans l’avoir, dans des lignesincohérentes, fait précéder de quelques divagations. Mais,vraiment, convient-il de s’en étonner ?

Ce qui lui arrivait n’était pas ordinaire.Songez que c’était un esprit simple, un peu lourd, un peu« suffisant », qui n’avait jamais cru qu’aux timbres encaoutchouc. C’était un aimable bourgeois honnête, strictement, etborné, et têtu. Il n’avait point de religion, la trouvant bonneseulement pour les femmes, et, sans affirmer son athéisme, il avaitcoutume de dire que « lorsqu’on était mort, c’était pourlongtemps ».

Or, il venait de découvrir de façon certaine,palpable qu’on n’était jamais mort !

C’était un coup. Il faut avouer que d’autres,même parmi ceux qui font métier, dans les sciences occultes, defréquenter quotidiennement les esprits, n’auraient peut-être pasaussi bien supporté.

Car, en fin de compte, Théophraste Longuet enprit vite son parti. Et même, du moment qu’il se rappelait avoirvécu vers la fin du dix-septième siècle et au commencement dudix-huitième, il regretta que la période fût aussi rapprochée. Tantqu’à faire, il aurait voulu remonter à deux mille ans.

Voilà bien le bourgeois de Paris ; il estplein de bon sens mais quand il exagère, rien ne lui coûte.

Dans l’incertitude de son esprit touchant uneexistence antérieure qui n’était plus niable, mais dont il ignoraittout encore, il ne pouvait se rattacher qu’à un chiffre :1721, et à une chose : la Conciergerie.

Et voici ce que, dès lors, il croyait pouvoiraffirmer : c’est que, en 1721, il se trouvait dans la prisonde la Conciergerie, probablement comme prisonnier d’État, car iln’admettait pas une seconde qu’il eût pu être enfermé, même sousLouis XV, lui, Théophraste, pour un crime de droit commun.

Dans un moment solennel, peut-être avant demarcher au supplice, il avait rédigé le document qui était, à cetteheure, en sa possession. Il avait caché le papier entre deuxpierres de son cachot et, repassant par là deux siècles plus tard,il l’y avait retrouvé. C’était simple. Ceci ne résultait point dequelque divagation surnaturelle, mais des faits eux-mêmes, qui nepouvaient s’expliquer logiquement que de cette sorte et aussi del’aspect du papier qui portait l’empreinte de son écriture.

Théophraste se remit, en secret, en face dudocument.

Certains mots du document prenaient dans sonesprit une importance toute naturelle. C’étaient les mots :trésors et trahison du 1er avril.

Et il ne désespérait point avec ces mots dereconstituer sa personnalité. D’abord, il avait été riche etpuissant. Les mots enfoui trésors signifiaient bien quel’homme qui avait écrit ces lignes avait été riche, puisqu’il avaitenfoui des trésors. Il avait été puissant, puisqu’il avaitété trahi. Dans son esprit même, cette trahison devait être unetrahison mémorable, peut-être une trahison historique, trahisondu 1er avril.

Oui, oui, toutes les bizarreries et tous lesmystères de ce papier laissaient au moins entrevoir avec certitudececi : qu’il avait été un grand personnage et qu’il avaitenfoui des trésors.

Après les avoir enfouis très mystérieusement,plus mystérieusement encore il en révélait l’existence au prix dequelle astuce ! Peut-être au prix de son sang. Car enfin cesmots de teinte roussâtre avaient sans doute été écrits avec sonsang. Plus tard, il se proposait de consulter là-dessus un chimistedistingué.

« Pourvu, mon Dieu, pensait-il, encore,qu’on n’y ait pas touché ! Ces trésors m’appartiennent,puisque c’est moi qui les ai enfouis. Si besoin est, avec cedocument qui est de mon écriture, j’établirai mes droits depropriété. »

Théophraste Longuet n’était pas riche. Il seretirait du commerce avec une honnête petite aisance : lamaison de campagne, le jardinet, la pièce d’eau, la boule. C’étaitpeu, avec les goûts quelquefois somptueux de Marceline. Décidément,les trésors arrivaient bien.

Et Théophraste se replongeait dans l’étude deson papier.

Il faut dire tout de suite, à sa louange,qu’il était beaucoup plus intrigué par le mystère de sapersonnalité que par le mystère des trésors ; aussi, il serésolut à interrompre momentanément ses recherches, jusqu’au jouroù il pourrait enfin donner un nom au personnage qu’avait étéThéophraste Longuet, en 1721. Cette découverte, qui l’intéressaitau plus haut point, devait être, dans son esprit, la clef de toutesles autres.

Ce qui l’étonnait un peu, c’était ladisparition soudaine de ce qu’il appelait « son instincthistorique », instinct qui lui avait fait défaut toute sa vie,mais qui s’était révélé à lui avec la promptitude et la force d’uncoup de tonnerre, dans les bas-fonds de la Conciergerie. Un moment,l’Autre, comme il disait en s’entretenant du grand personnage dudix-huitième siècle qu’il avait été, l’Autre l’avait possédé.L’Autre était alors si bien entré en maître chez Théophraste qu’ilavait agi avec ses mains et parlé avec sa bouche. C’était l’Autrequi avait trouvé le document, c’était l’Autre qui avait crié :« Parbleu ! c’est l’allée des Pailleux »,c’était l’Autre qui avait appelé Simon l’Auvergnat. Etdepuis, l’Autre avait disparu. Théophraste ne savait plus ce qu’ilétait devenu. Il le cherchait en vain. Il se tâtait. Il descendaiten lui-même. Rien !

Théophraste n’entendait point que les chosesse passassent de la sorte. Théophraste, avant cette aventure,n’avait aucune curiosité malsaine de savoir ce qui était aucommencement des choses, ce qui devait être à la fin ; iln’avait point perdu son temps à sonder des mystères philosophiques,dont la vanité lui avait toujours fait hausser les épaules. C’étaitun bourgeois tranquille qui savait que deux et deux font quatre etqui n’aurait jamais imaginé qu’un même homme pût fabriquer destimbres en caoutchouc en l’an 1899 et avoir été enfermé dans uncachot, après avoir enfoui des trésors, en 1721. Mais puisque larévélation d’un fait aussi prodigieusement exceptionnel étaitvenue, sans qu’il la demandât, habiter son esprit, avec despreuves, il s’était juré d’aller « jusqu’au bout ».Il saurait. Il saurait tout.

Son instinct pouvait l’abandonnermomentanément ; il irait chercher dans les livres. Et ilfinirait bien par découvrir qui était ce personnage puissant etriche qui avait été enfermé dans un cachot en 1721, après avoir ététrahi le 1er avril. Quel 1er avril ?Ceci restait à déterminer.

Il courut dès lors les bibliothèques etpoursuivit son personnage. Il fit défiler devant lui les premiersdu royaume.

Pendant qu’il y était, il ne trouvait rien detrop beau. Des ducs et pairs, des généraux illustres, des grandsfinanciers, des princes du sang. Il s’arrêta un instant à Law, maisil lui trouva l’esprit trop dissipé ; à Maurice de Saxe,« qui devait gagner la bataille de Fontenoy » ; aucomte Du Barry, qui avait eu les plus belles maîtresses deParis ; il eut la terreur, un moment, d’avoir été le comte deCharolais, « qui se distinguait par ses débauches et tuait àcoups de carabine les couvreurs sur les toits ». Il fut,pendant quarante-huit heures, le cardinal de Polignac, qui ledégoûta quand il apprit qu’il avait les faveurs de la duchesse duMaine. Certes, il finissait bien par trouver, en quelque coin del’Histoire, une figure sympathique que les écrivains de l’époqueparaient des plus engageantes couleurs et gratifiaient des plussolides vertus, mais il se voyait bientôt obligé de délaisser cettefigure comme il avait fait des précédentes, car à toutes ilmanquait ces deux choses principales : d’avoir été enfermées àla Conciergerie en 1721 et d’avoir été trahies le 1eravril.

Cependant, il venait de découvrir, dans leJournal de Barbier,un bâtard du Régent qui allaitpeut-être faire son affaire, quand il se produisit des événementsqui le précipitèrent dans une stupeur voisine de laconsternation.

Il nous faut un instant quitter Paris et nousrendre avec M. Théophraste Longuet dans cette petite propriété desbords de la Marne qu’il commençait d’occuper aux premiers rayons dusoleil de juillet. Il s’y était fait, cette année, précéder deMarceline et de son ami Adolphe, qui avaient mission de toutaménager pour la définitive villégiature. Aussi, ces joursderniers, avait-il pu en toute sécurité et en toute paix, seul àParis, vaquer aux occupations inaccoutumées que lui donnait sonnouvel état dans le monde.

Nous prendrons le train à la gare de l’Estavec Théophraste et n’aurons garde d’user de notre droitd’historiographe pour pénétrer avant lui dans la villa « Flotsd’Azur » qui dressait ses murs blancs et ses tuiles rouges surle coteau vert d’Esbly. Nous n’aurons garde, disons-nous, defranchir ce seuil sans nous être fait annoncer, car on apprendtoujours trop tôt l’infortune domestique d’un brave homme.

Il ne faut point pour cela que M. AdolpheLecamus nous en apparaisse moins sympathique, car nous devons à lavérité de dire que Théophraste avait tout fait pour réaliser cettecatastrophe domestique. Mais il ne s’en doutait pas.

Pourquoi cette villa s’appelait-elle villa« Flots d’Azur » ? Parce que Théophraste l’avaitvoulu. En vain Adolphe lui avait-il remontré que c’était là un nompour villa des bords de la mer ; il avait répondu avec unegrande logique qu’il était souvent au Tréport et qu’il avaittoujours vu la mer verte ; qu’il péchait le goujon dans laMarne et que, par les beaux ciels d’été, il avait vu la rivièrebleue. Ne disait-on pas aussi : « Le beau Danubebleu » ? Du moment que l’océan n’avait pas le monopoledes flots bleus, il ne voyait pas pourquoi il se priveraitd’appeler sa villa des bords de la Marne : villa « Flotsd’Azur ».

Ce jour-là était le jour anniversaire dumariage de Théophraste.

Théophraste embrassa, sur le seuil de lavilla, sa femme avec une émotion annuelle. Certes, il l’aimait bientoute l’année, mais, le jour anniversaire de son mariage, ilcroyait de son devoir d’honnête mari de l’aimer davantage.

Marceline aimait aussi beaucoupThéophraste ; ce n’était point une raison, parce qu’elleaimait également beaucoup Adolphe, pour que Théophraste eût à ensouffrir. Elle n’aurait pas trouvé cela juste : or,c’était une nature adultère, mais droite…

De son côté, Adolphe adorait Marceline et seserait fait tuer pour Théophraste.

Quand on réfléchit à cette merveilleuse unionde trois cœurs qui s’estiment, on se prend à regretter, tout demême, que la villa « Flots d’Azur » ne se soit pasappelée villa « Flots d’Amour ».

Théophraste serra avec effusion la maind’Adolphe, qui se tenait derrière Marceline. Il fit compliment à safemme de sa belle mine, et cela sur un petit ton gaillard quisentait son bâtard du Régent.

Il avait, ce jour-là encore, son ombrelleverte, mais il l’agitait de façon désinvolte, en faisant soncompliment, comme il pensait qu’on en usait des cannes aucommencement du XVIIIe siècle.

Vous savez que Théophraste n’était point unesprit vaniteux ; mais on n’apprend pas, par une sorte demiracle scientifique, qu’on a été un grand homme il y a deux centsans sans qu’il vous en reste quelque chose dans les manières, dansla façon d’être avec les gens et avec les choses.

Quelques amis étaient venus des environs avecleurs femmes pour fêter, comme ils en avaient coutume,l’anniversaire de l’heureux ménage. Théophraste sut trouver le motqu’il fallait pour chacun et une flatterie délicate pour chacune.Sa femme et Adolphe le regardaient, un peu étonnés, et letrouvaient, ce jour-là, à son avantage.

On se mit à table dans le jardin, sous latente. La conversation roula tout d’abord sur les derniersévénements de la pêche à la ligne, dont l’ouverture était encorerécente.

M. Lopard avait péché un gros« bétet » de trois livres ; la vieilleMlle Taburet, qui trempait son fil dans l’eau ledimanche, se plaignait qu’on fût venu, pendant la semaine, pêcher« sur son coup ». Un troisième déclarait qu’on donnaittrop à manger au poisson, qu’on le gavait et que l’amorce finissaitpar nuire à l’appât. Une discussion s’engagea sur le mode d’appâtqu’il convenait d’employer en cette partie de l’année. Enfin, toutle monde fut d’accord pour constater que le poisson diminuait« dans des proportions effrayantes ».

Théophraste ne disait rien. Il trouvait cesbonnes gens trop bourgeois. Il eût voulu relever le niveau de laconversation. Il eût voulu aussi que cette conversation répondîtaux préoccupations brûlantes de son esprit.

Il sut, par un habile artifice, comme le soirtombait et que le dîner touchait à sa fin, amener son ami Adolphe àémettre quelques aphorismes sur les revenants ; des revenants,on s’en fut vers le peresprit. Une dame du voisinage, quiconnaissait une somnambule, rapporta des faits étranges qui eurentle don de captiver l’imagination de la compagnie. Adolphe,là-dessus, expliqua, à la mode spirite, les phénomènes dusomnambulisme et cita Allan Kardec. Adolphe n’était jamaisembarrassé pour expliquer ces phénomènes. Enfin on en arriva, à cepoint désiré par Théophraste : à la transmigration des âmes età la métempsychose.

– Est-il possible, demanda Marceline, qu’uneâme revienne habiter un corps ? Vous me l’avez souventaffirmé, Adolphe, mon ami, mais il me semble que notre raisonrepousse avec force une pareille hypothèse.

– Rien ne se perd dans la nature, réponditAdolphe avec autorité, ni les âmes ni les corps. Tout setransforme, les âmes comme les corps. La réincarnation des âmesdans le but d’une purification nécessaire est un dogme qui remonteà la plus haute antiquité et que les sages de tous les temps segardent de nier.

– Si on revenait dans un corps, ditMarceline, on le saurait.

– Pas toujours, fit Adolphe, maisquelquefois.

– Ah ! quelquefois ? demandaThéophraste, qui sentait son cœur battre avec un grand tumulte.

– Oui, il y a des exemples, ainsi PtoléméeCésarion, fils de César et de Cléopâtre, qui était roi d’Égyptetrente ans avant Jésus-Christ, se rappelait fort bien avoir étéPythagore, un philosophe grec qui avait vécu six cents ansauparavant.

– Pas possible ! s’écrièrent les dames,cependant que les messieurs souriaient.

– Il ne faut pas rire messieurs. Il estimpossible de parler de choses plus sérieuses, fit Adolphesévèrement.

Il reprit :

– Notre transformisme actuel, qui estle dernier mot de la science, est en plein accord avec la théoriede la réincarnation. Qu’est-ce que le transformisme, sinon l’idéed’après laquelle les êtres vivants se transforment progressivementles uns dans les autres ? La Nature se présente ànous sous l’aspect d’une étincelle élaboratrice perfectionnant sanscesse les types créés pour atteindre un idéal qui sera lecouronnement définitif de la loi du progrès ! Comme la fin dela nature est unique, ce que la nature fait pour les corps, elle lefait aussi pour les âmes. Je puis vous l’affirmer, répéta Adolphe,car j’ai beaucoup étudié cette question, qui est à l’origine detoute science qui se respecte.

M. Adolphe n’était point compris de lacompagnie, ce dont il s’enorgueillissait intérieurement ; iln’en était pas moins écouté avec extase et il se plaisait à voirque Théophraste, qui était d’ordinaire rebelle à ce genre deconversation, semblait y prendre un plaisir extrême. Il se lançadans des considérations que je veux abréger ici, mais dont jedonnerai tout de même un léger aperçu pour que les mauvais esprits,qui pourraient s’imaginer que cette histoire extraordinaire deThéophraste Longuet est le fruit d’une imagination en délire,soient enfin persuadés qu’elle repose sur les bases scientifiquesles plus sérieuses.

– La transmigration des âmes était enseignéedans l’Inde, dit Adolphe, berceau du genre humain ; puis ellele fut en Égypte, puis en Grèce. On la chantait dans les mystères,au nom d’Orphée. Cependant, Pythagore, qui continua cetenseignement, n’admettait pas, avec les philosophes du bord duGange, que l’âme dût parcourir le cycle de toutes les existencesanimales. Il ne la faisait jamais habiter, par exemple, dans uncochon.

– Il y a pourtant des hommes, ditMme Bache, la receveuse des postes deVilliers-sur-Morin, qui ont des âmes de cochon.

– Sans doute, fit Adolphe avec unsourire ; mais on ne saurait conclure de là qu’il y a descochons qui ont des âmes d’homme. Voilà ce que voulait direPythagore. Platon a adopté la doctrine de Pythagore C’est lepremier qui a donné, dans le Phédon, les preuves que lesâmes ne s’exilent pas pour toujours et qu’elles reviennent animerde nouveaux corps.

– Oh ! si nous pouvions avoir des preuvesd’une affaire pareille ! s’écria Mme Sampic, lafemme du percepteur de Pont-aux-Dames, en regardant MmeBache.

– Ça ne me ferait plus rien de mourir, déclarala vieille Mlle Taburet, qui vivait dans la terreur detrépasser.

– Voici les preuves, continua Adolphe. Ellessont au nombre de deux. L’une est tirée de l’ordre général de lanature ; l’autre de la conscience humaine. Premièrement« La nature, dit Platon, est gouvernée par la loi descontraires. Par cela seul donc que nous voyons dans son sein lamort succéder à la vie, nous sommes obligés de croire que la viesuccédera à la mort. » Est-ce clair ?

– Oui, oui, lui fut-il répondu de toutesparts.

– « D’ailleurs, continue Platon, rien nepouvant naître de rien, si les êtres que nous voyons mourir nedevaient jamais revenir à la vie, tout finirait par s’absorber dansla mort, et la nature deviendrait un jour semblable àEndymion ! » Vous avez bien compris la premièrepreuve ?

– La seconde ! réclamèrent les convives,qui n’avaient rien compris du tout et qui oncques n’avaient entenduparler d’Endymion, lequel, pour avoir trop apprécié les charmes deJunon, dormait, aux grottes de Latmos, son éternel sommeil.

– Deuxièmement, obtempéra Adolphe, si aprèsavoir consulté les lois générales de l’univers, nous descendons aufond de notre âme, nous y trouverons le même dogme attesté par lefait de la réminiscence ! « Apprendre,criePlaton à l’univers, apprendre, ce n’est pas autre chose que sesouvenir. » Puisque notre âme apprend, c’est qu’elle sesouvient ; elle se souvient de quoi, sinon d’avoir vécu ?Et d’avoir vécu dans un autre corps ? Pourquoi necroirions-nous pas qu’en quittant le corps qu’elle anime à cetteheure, elle en pourra animer successivement plusieursautres ? Et je cite textuellement Platon ! remarquaencore Adolphe.

Théophraste, qui se sentait depuis quelquesmoments une étrange chaleur au cœur et à la cervelle, crut devoirajouter :

– Et vous savez, messieurs et mesdames,Platon, c’était quelqu’un !

Adolphe regarda Marceline en souriant de laréflexion inutile de Théophraste. Puis il passa de Platon à unauteur plus moderne.

– Charles Fourier a dit : « Où estle vieillard qui ne voulût être sûr de renaître et de rapporterdans une autre vie l’expérience qu’il a acquise danscelle-ci ? Prétendre que ce désir doit rester sansréalisation, c’est admettre que Dieu puisse nous tromper. Il fautdonc reconnaître que nous avons vécu déjà avant d’être ce que noussommes, et plusieurs autres vies nous attendent. Toutes ces vies –ajoute Fourier avec une précision dont on ne saurait trop luisavoir gré – au nombre de huit cent dix, sont distribuéesentre cinq périodes d’inégale étendue et embrassent une durée dequatre-vingt-un mille ans. »

– Mâtin ! Quatre-vingt-un milleans ! interrompit M. Lopard ; ce n’est pas de la crottede bique !

– Nous en passerons, expliqua Adolphe,vingt-sept mille sur notre planète et cinquante-quatre milleailleurs.

– Au bout de combien de temps revient-on dansun autre corps ? demanda Mme Bache.

– Il faut compter environ deux ou trois milleans au minimum, s’il faut en croire Allan Kardec. À moins que nousne soyons décédés de mort violente. Alors, surtout si on a succombéau dernier supplice, on peut être réincarné au bout de deux centsans.

Théophraste pensait : « C’est biencela. Ils m’auront pendu, ou si je ne suis pas passé par le gibet,ils se seront débarrassés de moi par quelque autre supplice plus enrapport avec ma première naissance. Tout de même, songeait-il avecun juste orgueil, si tous ces gens qui m’entourent savaient à quiils ont affaire – à un prince du sang peut-être, à un bâtard duRégent, je n’ose encore l’affirmer – ils seraient bien étonnés etfrappés de respect. Mais non, ils se disent : « C’estThéophraste Longuet, fabricant de timbres en caoutchouc », etcela leur suffit. »

On venait d’apporter le Champagne. Le premierbouchon fit entendre son explosion joyeuse. Adolphe s’était tu.Tout le monde était encore sous l’impression de ses discours.Cependant, on ne demandait qu’à s’amuser.

C’est alors que Marceline se tourna versThéophraste et le pria de chanter cette chanson qu’il avait coutumede faire entendre au dessert, à chaque anniversaire de leurmariage. Il l’avait chantée le jour même des noces et elle avaiteu, à cause de sa grâce et de sa fraîcheur, un succès général.C’était la Lisette de Béranger.

Mais quelle fut la stupéfaction de Marcelineet de tous les convives, quand ils virent Théophraste se lever,jeter sa serviette sur la table et dire à la maîtresse decéans :

– Comme tu voudras,Marie-Antoinette ! Je n’ai absolument rien à terefuser.

– Oh ! mon Dieu, s’écria Marceline. Ilm’appelle Marie-Antoinette, et voilà que sa voix lereprend !

Mais les convives n’étaient pas revenus decette légère algarade que Théophraste, d’une voix éclatante, d’unevoix que les autres ne lui connaissaient pas, de sa voix de laConciergerie, chantait…

Et quelle chanson ! Pour se rendre comptede l’effet qu’elle produisit, il faut se représenter qu’il y avaitce soir-là, chez Théophraste, la société la plus choisie deCrécy-en-Brie à Lagny-Thorigny-Pomponne.

Il la chanta sur un vieil airfrançais :

Ton joli, belle meunière,

Ton joli moulin.

IV – LA CHANSON.

 

M. et Mme Sampic, M. Lopard,Mme Bache, la vieille Mlle Taburet, M. etMme Troude « et leur demoiselle », toute cetteaimable société qui, depuis quatre années que M. ThéophrasteLonguet et son épouse villégiaturaient à Esbly, avaient coutumed’entendre au dessert de ce matrimonial anniversaire laLisettede Béranger, reçurent avec unestupéfaction que j’essayerais en vain de décrire la chansonsuivante :

J’ai dit que l’air en était :

Ton joli, belle meunière, ton joli moulin.

Théophraste, l’œil allumé, le verre en main,beuglait :

Fanandels, en cette piole,

On vit chenument.

Arton, pivois et criolle

On a gourdement.

Pitanchons, faisons riolle

Jusqu’au jugement.

Cette chanson, comme vous pouvez en juger,était d’argot, et comme l’argot ne s’apprend pas à l’école, jecrois de mon devoir envers le lecteur de la traduire :

Fanandels, en cette piole,

(frères) (maison)

On vit chenument.

(grassement)

Arton, pivois et criolle

(pain) (vin) (viande)

On a gourdement.

(beaucoup)

Pitanchon, faisons riolle

(buvons) (bonne chère)

Jusqu’au jugement.

Malgré la richesse de la rime, ce couplet nefut suivi d’aucun applaudissement. Ces dames ne firent pointretentir le cristal des verres du choc de leurs couteaux ;elles regardaient Marceline fort curieusement et semblaientdemander une explication.

Qu’est-ce que Marceline eût expliqué ?Adolphe lui-même considérait Théophraste avec désespoir ; maisThéophraste, comme possédé d’un démon, continuait :

SECOND COUPLET

Icicaille est le théâtre

(ici)

Du petit Dardant.

(l’Amour)

Fonçons à ce mion folâtre

(petit garçon)

Notre palpitant ;

(cœur)

Pitanchons pivois chenâtre

(buvons) (vin) (excellent)

Jusques au luisant !

(jour)

Théophraste, triomphalement, reprit ces deuxderniers vers et prolongea sa dernière note en regardant le soleilqui disparaissait, dans une gloire, à l’horizon restreint descoteaux. Le chanteur, d’une main, tenait son palpitant ; del’autre, il embrassait la nature.

Pitanchons pivois chenâtre

Jusques au luisant !

Il se rassit, content de lui, en disant àMarceline :

– Qu’est-ce que tu penses de ça,Marie-Antoinette ?

Au milieu du silence de mort de tous lesassistants, Marceline demanda toute tremblante :

– Pourquoi m’appelles-tuMarie-Antoinette ?

– Parce que tu es la plus belle de toutes,s’écria Théophraste dans une grande exaltation. J’en appelle àMme la maréchale de Boufflers qui a du goût ! J’enappelle à vous tous ! Et il n’y en a pas un, par la gorge dupape, qui me démentira, ni le Gros-Picard, ni le Bourbonnais, ni leBourguignon, ni la Tête-de-Mouton, ni le Craqueur, ni le Parisien,ni le Provincial, ni le Petit-Breton, ni la Plûme, ni Patapon, nila Canette, ni la porte Saint-Jacques, ni Gâtelard, ni Bras-de-Fer,ni Gueule-Noire, ni même Bel-à-Voir !

Comme Théophraste avait à sa droite lavieille. Mlle Taburet, il lui pinça le genou, ce qui fitque cette honorable personne crut qu’elle allait s’évanouir.

Personne n’osait bouger, car le regard ardentde Théophraste épouvantait la société. Et celui-ci, penchéamoureusement vers Mlle Taburet, lui disait, en fixantMarceline qui se prit à pleurer :

– Voyons, mademoiselle Taburet, n’ai-je pasraison ? Qui pourrait-on lui comparer ? Est-ce laBelle-Laitière, ou la Petite-Mion ? ou même la Blanche, cetteanquilleuse ? ou la Belle-Hélène qui tient le cabaret de laHarpe ?

Il se tourna vers Adolphe :

– Allons, toi, Va-de-Bon-Cœur, dit-il avec uneénergie effrayante, tu vas me dire ton avis. Regarde un peuMarie-Antoinette ! Par le Veau-qui-tette, elle les met toutesdans un sac : et Jeanneton-Vénus, la bouquetière duPalais-Royal ; et Marie Leroy, et la femme Salomon, la bellelimonadière du Temple ; et Jeanne Bonnefoy, qui vient dese marier à Veunier, qui tient le café du Pont-Marie. Àtoutes, à toutes : la Tapedru, Manon de Versailles, laGrosse-Poulaillière, la Platine, la Vache-à-Paniers, et laBastille !…

Théophraste, d’un bond, fut sur la table et lavaisselle se brisa en mille éclats. Il tenait une coupe, ilcria : « Je bois à la reine des nymphes ! àMarie-Antoinette Néron ! » Puis il broya le verre entreses mains qui furent ensanglantées et salua la société.

Mais celle-ci s’était enfuie…

Un esprit superficiel pourrait juger, aprèsles événements que nous venons de relater, que Théophraste étaitsubitement devenu fou. Voici quelque chose qui est bientôtdit : « Cet homme est fou ! » Avec cette phraserapide, on explique tout ce qui ne tombe point sous le senscommun ; cependant, le sens commun n’est pas tout le sens.Nous y reviendrons, mais dans le cas qui nous occupe, nous ajoutonsqu’il n’est point besoin d’un sens exceptionnel pour affirmer queThéophraste n’était pas fou.Ce n’est pas parce qu’ondevient subitement fou qu’on peut chanter une chanson que l’onn’a pas apprise et parler couramment une langue que l’on ne connaîtpas.

C’était bien le cas de Théophraste etl’expérience scientifique moderne établit avec des exemplesindiscutables que ce cas est loin d’être unique. On a vu dessujets, des sujets frustes, ne sachant ni lire ni écrire, n’étantjamais sortis de leur village, répondre le plus correctement dumonde au médium qui les interrogeait, dans une langue morte.Comment expliquer cela, qui s’est passé devant des professeurs denos facultés et non devant des charlatans ? On ne sait encore.Nous sommes toujours sur le seuil du grand mystère ; nousn’avons encore fait qu’en pousser la porte, en tremblant. Les unsexpliquent que c’est un esprit savant qui parle par cette boucheignorante. D’autres ont émis timidement – et combiencomprenons-nous cette timidité – qu’un tel phénomène ne peuts’expliquer que par la réminiscence d’une vie antérieure. Jusqu’àplus ample informé, j’imagine que ce que Théophraste racontesans savoir, c’est l’Autre qui le sait, celui qui parinstants revit en lui. Toutes les phrases, donc, qu’on ne peutcomprendre avec Théophraste, on les comprendrait avec l’Autre sil’on savait qui est l’autre.

Je reprends les mémoires de Théophraste, à lasuite de la scène de la chanson.

« Je me trouvai sur la table, au milieudes éclats de la vaisselle, cependant que toute la société s’étaitenfuie. Cette façon brutale que mes convives avaient de prendrecongé de ma personne m’avait quelque peu étourdi. Je voulusdescendre, mais par un phénomène singulier, j’eus autant dedifficulté à me trouver sur le sol que j’avais montré d’adresse àmonter sur la table. Je me mis à genoux et, prenant de grandesprécautions pour ne point choir, j’arrivai cependant à mes fins.J’appelai Marceline qui ne me répondit pas et que je retrouvai,toute tremblante d’effroi, dans notre chambre. J’en fermaisoigneusement la porte et me disposai à lui donner quelquesexplications. Ses grands yeux étonnés et pleins de larmes m’endemandaient et je crus qu’il était de mon devoir de mari de nepoint lui celer plus longtemps la grande et surprenantepréoccupation de mon esprit. Je l’engageai à se déshabiller et à semettre au lit. Me voyant tout à fait redevenu calme – et je l’étaisen effet – elle ne fit aucune difficulté pour m’obéir. Je larejoignis bientôt. J’avais laissé la fenêtre de la chambre ouverte.La nuit était idéale et comme j’entendais Adolphe marcher dans lejardin, je lui criai que l’heure du repos avait sonné.

« Bientôt je n’entendis plus dans toutela maison que le bruit du cœur de Marceline.

« – Ma chère femme, lui dis-je, tu doisne rien comprendre à ce qui m’est arrivé ce soir.Rassure-toi : moi non plus. Mais en unissant nos deuxintelligences, nos deux amours, je ne désespère point d’arriver àun résultat appréciable.

« Je lui contai alors tous les détails dema visite dans les caves de la Conciergerie, ne lui celant quoi quece fût et lui traçant une image fidèle des sentimentsextraordinaires qui m’agitaient et de la force inconnue quiparaissait me commander. Tout d’abord, elle ne dit rien, secontentant de se retirer doucement vers la ruelle, comme si elleavait peur de moi ; mais quand j’en arrivai au document quirévélait l’existence des trésors, elle demanda à le voir tout desuite. Je jugeai par là de l’intérêt qu’elle portait à monaventure, et je lui en fus aussitôt reconnaissant. Je me levai etlui montrai le papier à la lueur de la lune qui était dans sonplein. Comme moi, comme tous ceux qui en avaient déjà euconnaissance, elle reconnut immédiatement mon écriture ; etelle fit le signe de la croix. Avait-elle peur de quelquediablerie ? Marceline n’est point une sotte, mais ellem’expliqua que ce geste avait été plus fort qu’elle. Du reste, elleeut tôt fait de se remettre et elle trouva l’occasion de fairel’éloge d’Adolphe qui, malgré mon mauvais vouloir, avait sul’initier aux éléments du spiritisme, science, me disait-elle, qui,dans mon état, ne manquerait point de me rendre quelques services.Je m’étais recouché. Nous avions le papier sur notre lit, dans lerai de lune, et, en face de ce témoin irrécusable, elle dut bientôtavouer que j’étais un esprit réincarné datant de deux cents ans.Comme je me demandais une fois de plus qui j’avais bien pu être,elle me causa la première peine depuis notre mariage ; elledit :

« – Mon pauvre Théophraste, tu as dû êtreun pas grand’chose.

« – Et pourquoi ? fis-je, trèshumilié.

« – Parce que, mon ami, tu as, ce soir,chanté en argot, et que les dames dont tu as cité les nomsn’appartiennent pas à l’aristocratie. Quand on fréquente laTapedru, la Platine et Manon de Versailles, je répète qu’on est unpas grand’chose.

« Elle disait ceci avec un léger accentde dépit que j’attribuai à la jalousie.

« – Mais j’ai cité aussi la maréchale deBoufflers, répliquai-je, tu dois savoir que les mœurs étaient sidissolues sous la régence du duc d’Orléans que la mode à la cour,pour les dames, était de se donner des noms de catins. Je dois,bien au contraire, avoir été quelqu’un de considérable. Quedirais-tu d’un bâtard du Régent ?

« Pour toute réponse, elle m’embrassaavec transport et moi-même, me souvenant, comme il était de mondevoir, de la date que nous fêtions ce jour-là, je lui prouvai quesi Théophraste était plus vieux de deux cents ans, son amour étaittoujours resté jeune et galant. »

V – M. LECAMUS DIT DES CHOSESDÉSAGRÉABLES À M. LONGUET.

 

« Il pouvait être deux heures du matin,continue à nous narrer Théophraste dans ses Mémoires, quand machère Marceline sut me persuader qu’il était de toute nécessité defaire à M. Adolphe Lecamus mes confidences. La grande expérienced’Adolphe, sa science certaine de la métaphysique, disait-elle,devaient être d’un grand secours à un homme qui avait enfoui destrésors deux cents ans auparavant et qui voulait les retrouver.

« – Tu verras, mon ami, ajouta-t-elle, tuverras que c’est lui qui te dira comment tu t’appelles.

« Elle était si gentille que je finis parcéder à ses instances. Et, dès la matinée, j’entrepris Adolphe surl’événement de la veille. C’est ainsi que de fil en aiguille, jeveux dire de chanson en document et de document en Conciergerie, jelui contai tout, en épiant sur son visage l’effet qu’une tellerévélation pouvait lui produire. Je constatai que je l’avaiscomplètement ahuri. Ceci me parut même étrange au plus haut pointqu’un homme qui faisait profession de spiritisme s’étonnât ainsi dese trouver en face d’un bourgeois sain de corps et d’esprit, lequelprétendait avoir eu une existence certaine deux cents ans avant derenaître. Il me répondit que ma conduite au repas de la veille etles phrases incompréhensibles que j’avais prononcées devant luidepuis notre visite à la Conciergerie étaient bien faites pour lepréparer à une aussi exceptionnelle confidence, mais enfin qu’il nes’y attendait pas, que je l’en voyais tout interloqué et qu’ilserait heureux de toucher du doigt les preuves d’un telphénomène.

Je sortis mon document. Il ne put en nierl’authenticité et reconnut mon écriture. Cette dernièreconstatation lui tira une exclamation dont je voulus connaîtretoute la raison. Il me répondit que mon écriture sur un documentdatant de deux siècles lui expliquait bien des choses. Quoiencore ? fis-je. Il m’avoua alors avec une grande loyauté que,jusqu’à ce jour, il n’avait rien compris à mon écriture et qu’illui aurait été impossible d’établir un rapport quelconque entrecette écriture et le caractère qu’il me connaissait.

« – Vraiment, interrompis-je, et quelcaractère me connaissez-vous, Adolphe ?

« – Me permettez-vous de vous le dire etme promettez-vous de ne m’en point vouloir ?

« – Je vous le promets.

« Il me fit, sur cette promesse, unepeinture de mon caractère : qu’il était celui d’un bravebourgeois, d’un honnête marchand, d’un excellent mari, mais d’unhomme incapable de montrer de la fermeté, de la volonté, del’énergie. Il me dit encore que ma timidité était excessive et quecette bonté qu’il me reconnaissait tout à l’heure était toujoursprête à dégénérer en faiblesse.

« Le portrait n’était guère flatté, et jene me cachai point pour en rougir.

« – Et maintenant, fis-je, que vousm’avez dit ce que vous pensez de mon caractère, me direz-vous ceque vous pensez de mon écriture ?

« – Oui, répondit-il, puisqu’aujourd’huic’est nécessaire.

« Alors, il me fit, sur mon écriture, desobservations qui n’auraient point manqué de me fâcher tout à faitsi je ne m’étais souvenu que M. Petito, le professeur d’italien,m’en avait servi de concordantes. Il me dit :

« – Votre écriture exprime tous lessentiments contraires à la nature que je vous connais, et jen’imagine rien de plus antithétique que votre écriture et votrecaractère. C’est donc que vous n’avez pas l’écriture de votrecaractère actuel, mais l’écriture de l’Autre.

« – Oh ! oh ! m’écriai-je,c’est fort intéressant ! l’Autre était doncénergique ?

« Et je pensai à part moi que l’Autreavait dû être quelque grand capitaine. Voici ce qu’Adolphe ajouta,et que je me rappellerai toute ma vie, tant j’en conçus depeine :

« – Tout marque, dans ces jambages etdans la façon aiguë qu’ils ont de se rejoindre, et dans la manièrequ’ils ont de grandir, de monter, de se dépasser les uns lesautres, de l’énergie, de la fermeté, de l’entêtement, de la dureté,de l’ardeur, de l’activité, de l’ambition… pour lemal ! J’étais consterné, mais je m’écriai dans une lueurde génie :

« – Où est le mal ? Où est lebien ? Si Attila avait su écrire, il eût peut-être eul’écriture de Napoléon !

« – On a appelé Attila « le fléau deDieu ! », dit-il.

« – Et Napoléon a été le fléau deshommes ! répliquai-je du tac au tac.

« Je contenais difficilement mon courrouxet je lui boutai que Théophraste Longuet ne pouvait être qu’unhonnête homme avant sa vie, pendant sa vie, et après samort.

« Marceline, ma chère femme, m’approuva,et Adolphe, qui vit qu’il était allé trop loin, me demandapardon. »

VI – THÉOPHRASTE A SA PLUME NOIRE.

 

Je vous laisse à penser si, à dater de cejour, les conversations entre M. et Mme Longuet et M.Lecamus manquèrent d’intérêt. Elles se passaient du reste detémoins et c’était fort mystérieusement qu’ils s’entretenaient decoq, de four, de chopinettes et de trahison du1er avril.

Ils quittèrent la villa « Flotsd’Azur » pour regagner Paris, dans le dessein de fouiller lesbibliothèques.

Ainsi faisaient-ils depuis trois jours et sedésolaient-ils déjà de leurs vains travaux. M. Lecamus était leplus patient. Il disait :

– Que nous ferait de trouver l’espaceapproximatif où sont enfouis tes trésors si tu n’as pas taplume noire ?

Théophraste et Marceline réclamèrent uneexplication nécessaire.

– Remontons vers le Rond-Point, proposaAdolphe ; car nos amis se promenaient ce jour-là, qui étaitdimanche, aux Champs-Élysées. Et je vais vous dire ce que j’entendspar la plume noire de Théophraste.

Quand ils furent sous les arbres, parmi lespromeneurs nonchalants, Adolphe commença :

– Vous avez entendu parler des chercheurs desources ?

– Certes ! répondirent-ils.

– Par un phénomène qu’on n’a pas encoreexpliqué, ces chercheurs, armés de petites baguettes qu’ilsdirigent vers la terre, voientà travers les diversescouches de terrain la source qu’il faut faire jaillir et indiquentl’endroit à creuser. Je ne désespère point d’amener Théophraste àfaire pour ses trésors ce que les chercheurs de sources font pourles sources. Je le conduirai sur le terrain désigné par le documentet il dira : « C’est là, c’est là qu’il faut creuser pourtrouver les trésors. »

– Mais tout ceci ne m’explique point ce quevous entendez par « ma plume noire », interrompitThéophraste.

– J’y arrive. Je vous amènerai sur cetespace, vous, le chercheur de trésors, comme on amènesur les espaces où l’on soupçonne la présence de l’eau leschercheurs de sources. Je vous y amènerai quand vous aurezvotre plume noire.

Adolphe fit une pause, et reprit :

– Je suis obligé de vous parler deDarwin : rassurez-vous, ce ne sera pas long. Vous allezcomprendre tout de suite. Vous savez que Darwin se livra àplusieurs expériences célèbres, dont la plus connue est celle despigeons. Désireux de se rendre compte des phénomènes de l’héréditéet de la valeur qu’il y faut attacher, il étudia de près lareproduction des pigeons, qui est suffisamment rapide pour qu’ilait pu tirer des conclusions sur un chiffre appréciable degénérations successives. Au bout d’un nombre X de générations, ilretrouva le même pigeon. Vous entendez, le même, avec lesmêmes tares, les mêmes qualités, la même forme, le même dessin,la même plume noire, là où le premier pigeon avait uneplume noire. Eh bien ! moi, Adolphe Lecamus, je prétends, etje vous le prouverai, qu’il en est des âmes comme il en fut descorps aux yeux avertis de Darwin. Au bout d’un nombre X degénérations, on retrouve la même âme, telle qu’elle exista, avecles mêmes défauts et les mêmes qualités, avec la plume noireoriginelle. Comprenez-vous ?

– À peu près, fit Théophraste.

– Je me mets pourtant à votre portée, repritAdolphe. Mais il faut distinguer entre l’âme qui reparaît ainsihéréditairement et celle qui revient parréincarnation.

– Voyons cela.

– Une âme héréditaire qui revit l’ancêtre atoujours sa plume noire, attendu qu’elle est le résultatd’une combinaison unique que rien ne vient contrarier, puisqu’ellevit dans un fourreau, le corps, qui est héréditaire au même degré.Est-ce clair ?

– J’ai remarqué, mon ami, fit Marceline forthumblement, que chaque fois que vous dites : « Est-ceclair ? » on n’y comprend plus goutte.

– Tandis qu’une âme qui revient parréincarnation, continua Adolphe en se pinçant les lèvres, se trouvedans un corps que rien n’a préparé à la recevoir. Les agrégatsmatériels de ce corps sont originaires – je prends l’exemple deThéophraste – de plusieurs générations de maraîchers à laFerté-sous-Jouarre…

– De jardiniers, de maîtres-jardiniers,interrompit Théophraste.

– Les agrégats matériels de ce corps, dis-je,pourront momentanément imposer silence à cette âme, peut-êtreoriginaire, elle – je prends toujours l’exemple de Théophraste – dela première lignée de France, mais il arrive un moment où cette âmeest la plus forte, où elle parle, où elle se montre tout entière,telle qu’elle fut avec sa plume noire !

– Je comprends ! Je comprends tout !s’écria Théophraste.

– Alors, quand cette âme parle en vous, ditAdolphe avec une chaleur touchante, vous n’êtes plus vous !Théophraste Longuet a disparu. C’est l’Autre qui est là !L’Autre qui a le geste, l’allure, l’action, la plume noirede l’Autre ! C’est l’Autre qui se rappellera exactement lemystère des trésors ! C’est l’Autre qui se souvient del’Autre !…

– Oh ! ceci est admirable, proclamaThéophraste qui avait envie de pleurer, et je saisis maintenant ceque vous voulez dire avec ma plume noire. J’aurai maplume noire lorsque je serai l’Autre !

– Et nous vous y aiderons, mon ami, affirmaAdolphe avec conviction. Mais jusqu’à ce que nous ayons dégagél’Inconnu qui est caché dans Théophraste Longuet, jusqu’à ce qu’ilvive à nos yeux avec assez de force, d’audace et de liberté,jusqu’à ce qu’il soit ressuscité, en un mot, jusqu’à ce qu’il nousapparaisse avec sa plume noire, livrons-nous avec calme àl’étude de cet intéressant document que vous nous rapportâtes de laConciergerie. Faisons-nous un jeu d’en pénétrer le mystère,précisons les limites de cet espace où les trésors furent enfouis.Mais attendons pour fouiller le sein de la terre que l’Autre quidort en vous nous dise : « C’est là ! »

– Mon ami, mon ami, fit Marceline quidébordait d’admiration, vous parlez comme un livre et j’admire quevous ayez toujours prêt pour notre ignorance quelque petit discoursqui me la fait chérir. Mais n’avons-nous pas à craindre lesbouleversements de la terre pour l’objet de nos recherches ?Depuis deux cents ans…

– Femme de peu de foi, répondit Adolphe.Depuis plus de deux mille ans qu’on remue la terre sacrée du Forumcomme jamais ne fut remuée cette terre franque depuis deux siècles,ce n’est qu’hier qu’ont réapparu sous le ciel latin ces rostresillustres qui connurent Caïus et Tibérius… Mais je vois s’approchermon ami le commissaire de police, M. Mifroid, un charmant homme queje veux vous présenter.

Le commissaire de police Mifroid, qui doitjouer un rôle prépondérant dans cette histoire, un homme, d’unequarantaine d’années, mis avec une grande élégance et ganté debeurre frais, une boucle argentée sur un front pur, s’avança,sourit, salua : « Monsieur, madame. »

Et il serra la main d’Adolphe quidit :

– Mon excellent ami, M. le commissaire depolice Mifroid ; M. et Mme Théophraste Longuet.

À la façon dont M. Mifroid regarda la belleMarceline, celle-ci jugea tout de suite que c’était un amateur.Elle rougit un peu.

Notre ami Adolphe, dit-elle, nous a souventparlé de vous, monsieur Mifroid.

– Oh ! madame, je vous connais depuislongtemps, répliqua M. Mifroid. Chaque fois que je rencontre M.Lecamus, il me parle de ses amis de la rue Gérando, et dans destermes tels que mon plus grand désir était le bonheur qui m’arriveaujourd’hui : celui de vous être présenté.

– Il paraît que vous êtes très fort sur leviolon ? demanda Marceline, conquise par tant de façonsgalantes.

– Oh ! madame, si l’on peut dire !…Je fais aussi un peu de sculpture et je m’occupe également dephilosophie. Je dois ce dernier goût à mon ami Adolphe. Tout àl’heure, je vous ai croisés et j’ai entendu que vous disputiez surl’immortalité de l’âme.

– Monsieur, fit Théophraste, qui n’avaitencore rien dit, mon ami Adolphe et moi, nous aimons à nousentretenir de choses sérieuses. Il est vrai que nous parlions, pasplus tard que tout à l’heure, de l’âme et du corps et desdifférentes manières que l’âme a de se comporter avec le corps.

– Eh ! en seriez-vous encore, chermonsieur, fit M. Mifroid, qui avait le plus grand désir de brillerdevant Marceline, à distinguer la matière et l’esprit ? Lamatière et l’esprit sont même chose aux yeux de la science,c’est-à-dire qu’ils constituent une même unité dans une même Force,à la fois produit et phénomène, cause et effet, tendant à un butunique : la montée progressive de l’Être. Vous êtes les seuls,messieurs, à faire encore cette antique démarcation de la matièreet de l’esprit.

Théophraste n’était point content. Ildit :

– Nous faisons, monsieur, ce que nouspouvons.

Le groupe était revenu à la place de laConcorde. À l’entrée de la rue Royale, il y avait une grandeagglomération de populaire, gesticulante et tumultueuse.

Théophraste, en vieux Parisien, voulutimmédiatement savoir ce qui se passait et se jeta dans lafoule.

– Prends garde aux pickpockets ! lui criaMarceline.

– Ah ! madame, fit le commissaire depolice Mifroid, il n’y a pas de pickpockets quand on est avec lecommissaire de police Mifroid.

– C’est vrai, monsieur, fit Marceline avec unaimable sourire, vous êtes là et nous ne courons aucun danger.

– Je n’en sais rien, dit Adolphe en regardantMifroid. Mon ami Mifroid me paraît plus dangereux que tous lespickpockets de la terre.

Mifroid éclata de rire :

– Ah ! ah ! le gaillard !

Théophraste se fit attendre dix minutes. Ilavait l’œil fort allumé quand il revint :

– C’est un cocher, dit-il, qui a accroché uneautomobile.

– Et alors ?

– Et alors, voilà. Il ne peut pas ladécrocher, c’est tout !

– La foule est-elle bête ? fitMarceline.

Là-dessus, sur un coup d’œil d’Adolphe, elleinvita M. Mifroid à dîner. Celui-ci se défendit, mais peu.

Transportons-nous maintenant rue Gérando. Ilest neuf heures. Le dîner touche à sa fin, dans la salle à mangerde Théophraste. M. Mifroid et Adolphe, pendant le repas, ont ditmille choses ingénieuses et plaisantes. Mais M. Mifroid estinquiet. Il a plongé ses mains dans toutes ses poches, y cherchantvainement son mouchoir. Après une dernière et inutile enquête dansla poche de côté de sa redingote, il se passe désespérément l’indexsous la moustache et aspire avec force. À ce moment, Théophraste semouche. Marceline lui demande où il a trouvé ce joli mouchoir. M.Mifroid reconnaît le sien, estime que la plaisanterie estcharmante, prend le mouchoir des mains de Théophraste et le replacedans sa poche. Théophraste ne comprend pas. Soudain, Mifroid pâlit.Il se tâte le côté gauche. Il dit tout haut :

– Mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai fait demon portefeuille ?

C’est bien simple, on a volé, dans sa poche,le portefeuille du commissaire. Il y avait cinq cents francsdedans. M. Mifroid ne regrette pas les cinq cents francs, mais ilse trouve ridicule. Marceline se moque gentiment de lui, tout en leplaignant. Intérieurement, il est furieux.

– Monsieur Mifroid, dit Théophraste, si vousavez besoin d’argent pour ce soir, je puis vous en prêter.

Et il tire de sa poche un portefeuille. M.Mifroid pousse un cri : c’est le sien ! Théophrastedevient écarlate. M. Mifroid le regarde, lui retire des mains leportefeuille, comme il a fait du mouchoir, reconquiert ses cinqcents francs, excipe de ses nombreuses occupations pour prendrecongé et dit, avant de dégringoler l’escalier, à son ami Adolphequi le poursuit :

– À quelle sorte de gens m’as-tu donc présentélà ?

Quand Adolphe rentre dans la salle à manger,Théophraste est en train de vider ses poches ; il y a sur latable : trois montres, six mouchoirs, quatre portefeuillescontenant des sommes importantes et dix-huitporte-monnaie !

VII – LE PORTRAIT.

 

L’événement capital de cette histoire et sonhéros nous ont à ce point occupé que nous n’avons point trouvé letemps de présenter comme il faut M. Adolphe Lecamus. Le peu quenous en savons n’est point pour le rendre sympathique. La placequ’il occupe dans le ménage Longuet, et qui est éminemmentimmorale, le cynisme avec lequel il trompe une âme simple, le peude danger qu’il semble courir en accomplissant un larcin qui esthonteusement puni par le code Napoléon, voilà bien des raisons pourque nous nous éloignions de lui en marquant quelque mépris. Ceserait, disons-le tout de suite, le juger hâtivement. Il sied,avant de le condamner, de plaider les circonstances atténuantes. Laprincipale, et qui vaut bien qu’on s’y arrête, est qu’il aimeThéophraste par-dessus tout. Il l’aime dans ses défauts, dans sesfaiblesses, dans sa naïveté, dans la confiance qu’il a enlui, et surtout dans l’admiration qu’il a de lui, Adolphe. Iln’est point de sacrifice qu’il ne soit prêt à consentir pourThéophraste, et je dis que si Théophraste avait des ennuisd’argent, qui sont les seuls véritables ennuis qui comptentici-bas, Adolphe Lecamus ouvrirait sa bourse et lui dirait :Prends !

Adolphe aime Théophraste par-dessus tout,c’est-à-dire qu’il l’aime par-dessus Marceline. Je ne prétendspoint faire ici de la psychologie, mais je me trouve en face d’uncas qui est beaucoup moins ordinaire qu’on ne serait porté à lecroire. Adolphe aime bien Marceline, puisqu’il en a fait samaîtresse, et cependant il aime Théophraste plus que sa maîtresse,qui est la femme de Théophraste. Je m’explique. S’il avait su, parun avertissement surnaturel de l’Avenir, que Théophraste aurait unjour le chagrin d’apprendre qu’il était cocu, Adolphe auraitrespecté Marceline. Mais Adolphe s’était dit :« Théophraste ne saura jamais rien ; malheur cachén’existe pas. » Et voilà dans quel sentiment il était devenul’amant de la femme de son meilleur ami.

Ces lignes étaient nécessaires pour que lelecteur comprît bien que la fourberie de l’amant – si tant estqu’il y eût fourberie en la circonstance – ne pouvait contredire enrien le dévouement de l’ami.

Adolphe était dévoué à Théophraste. Aussi,après le départ du commissaire, se prit-il à considérer avec unréel désespoir, sur la table de la salle à manger, les troismontres, les six mouchoirs, les quatre portefeuilles et lesdix-huit porte-monnaie. (Il est beaucoup plus facile de s’emparerde dix-huit porte-monnaie dans la poche d’un pantalon que de volerquatre portefeuilles dans la poche intérieure d’une redingote quipeut être boutonnée.)

Marceline, Adolphe et Théophraste se taisaientdevant l’étalage inattendu de ces objets disparates.

Théophraste était d’une tristesse effrayante àvoir. Il rompit le premier le silence. Il dit :

– Je n’ai plus rien dans mes poches…

– Oh ! mon ami ! fit Marceline, dansun soupir de reproche.

– Mon pauvre ami ! accentue Adolphe, quicraignait de laisser pénétrer sa pensée.

– Je crois bien, murmura Théophraste, quiépongeait la sueur froide de son front avec un mouchoir dont ilignorait la provenance, je crois bien que j’ai eu ma plumenoire !…

Marceline et Adolphe, atterrés, se taisaientencore.

Théophraste les regarda, essuya les verres deses lunettes ; il sourit et dit :

– Après tout, dans ce temps-là, c’étaitpeut-être un jeu de société ! Et il se fourra l’index dela main droite dans la bouche, geste familier qui indiquait chezThéophraste une préoccupation excessive. Ni Marceline, ni Adolphe,ni Théophraste n’osaient toucher un seul de ces objets inconnus quisurchargeaient la table.

Mon ami, reprit Marceline, retire ton doigt deta bouche et dis-nous comment tu as fait pour avoir sur toi troismontres, six mouchoirs, quatre portefeuilles et dix-huitporte-monnaie, sans compter le mouchoir et le portefeuille de M. lecommissaire Mifroid. J’ai retourné ce matin toutes tes poches, ennettoyant tes effets, et je n’y ai trouvé, comme à l’ordinaire, quequelques grains de tabac.

– Il y avait, place de la Concorde, fitThéophraste, une agglomération ; je suis entré dedans et j’ensuis sorti avec tout cela ; c’est bien simple.

– Qu’est-ce que nous allons en faire ?demanda Adolphe d’une voix grave.

– Et qu’est-ce que tu veux que j’enfasse ? répliqua Théophraste, qui se remettait peu à peu. Tune penses pas que je vais les garder ?

Est-ce que j’ai l’habitude de garder ce qui nem’appartient pas ? Je suis un honnête homme et je n’ai jamaisfait de tort à personne. Tu vas prendre tout cela et le porter chezton ami le commissaire de police Mifroid. Il lui sera facile deretrouver les propriétaires.

– Et qu’est-ce que je lui dirai ?

– Ce que tu voudras ! éclata Théophrastequi commençait à s’impatienter. Est-ce que l’honnête cocher quitrouve une serviette et cinquante mille francs dans sa voiture, etqui les porte au commissaire, se préoccupe de ce qu’il dira ?Il dit : J’ai trouvé ceci dans ma voiture ! et celasuffit. On lui donne même une récompense. Toi, tu diras : monami Longuet me charge de vous rapporter ces objets qu’il a trouvésdans ses poches et il ne demande pas de récompense !

Depuis un instant, Marceline avait placé sousla table son pied sur le pied d’Adolphe. Du reste, c’était là, leplus souvent, quand il y avait table entre eux, que l’on pouvaittrouver le pied de Marceline. Il ne faut point l’en blâmer. Songezque sa tendresse pour son mari pouvait librement s’exprimer ;il lui était loisible, devant tout le monde, de l’embrasser, de lecaresser, de l’appeler « mon Théo ! » et del’entourer de ces mille petites attentions qui, venant d’une femme,surtout de la sienne, flattent infiniment le cœur et la vanité sinaturelle d’un époux. Mais si quelque démonstration de sympathie unpeu osée lui eût échappé en public à l’adresse d’Adolphe Lecamus,on n’eût point manqué de dire que Théophraste était trompé par sonmeilleur ami.

Elle, Marceline, eût été compromise,Théophraste eut été ridicule et Adolphe Lecamus eût passé pour unvilain monsieur.

Comme Marceline était une femme intelligente,elle avait résolu d’éviter cette inutile et triple catastrophe enréservant toutes ses caresses visibles à son mari et en gardant lescachées pour son amant. Il se rencontre beaucoup de femmes mariéesqui n’ont point cette discrétion, et elles s’en trouvent, lespremières, châtiées par les désagréments que tant de bénévoleaudace leur attire. La caresse du pied était celle que Marcelineprodiguait le plus souvent à M. Lecamus ; c’était aussi, ilfaut l’avouer, parmi toutes les autres, la caresse la plusinoffensive. Mais elle s’y complaisait. Puisqu’il leur étaitinterdit, à Adolphe et à elle, de s’attarder en de longuessongeries, la main dans la main, comme on le voit faire aux amantsdans les tableaux des peintres mélancoliques, ils s’oubliaientainsi, le pied sur le pied. Et même, par un juste équilibre detoutes les facultés, pendant des heures quelquefois, quand il yavait une table entre eux trois, Marceline et Théophraste restaientla main dans la main au-dessus de cette table, cependant queMarceline et Adolphe, au-dessous, restaient le pied sur le pied. EtMarceline, qui avait, comme on dit, de la santé, était aussiheureuse au-dessus de la table qu’au-dessous.

Le jeu du pied, ce soir-là, n’était pointsimplement une caresse ; il signifiait :« Adolphe ! Adolphe ! où allons-nous ? Il mesemble que Théophraste déménage. Viens à mon secours ! Viensau secours de Théophraste ! »

Adolphe avait compris : il fronçait lessourcils et se grattait le bout du nez. Il jugeait la minuteimportante. Il regarda encore Théophraste, il regarda lesporte-monnaie. Il toussa. Il dit :

– Théophraste, ce qui vient de se passer n’estpas naturel. Il faut tâcher de nous expliquer. Il faut nousefforcer de comprendre. Il ne faut point fermer les yeux, mon ami.Il faut les ouvrir ! les ouvrir tout grands à tonmalheur, si malheur il y a, afin de le combattre.

– De quel malheur parles-tu ? demandaThéophraste, redevenu timide, et prenant, dans sa détresse, la mainde Marceline.

– C’est toujours un malheur d’avoir dans sespoches des choses qui ne vous appartiennent pas.

– Il n’y a que cela dans les poches desprestidigitateurs ! s’écria Théophraste avec force. Et lesprestidigitateurs sont d’honnêtes gens. Et Théophraste Longuet estun honnête homme, par les tripes de Mme dePhalaris !

Ayant dit ces choses, il retomba, exténué, sursa chaise et entre eux trois, il y eut un grand silence.

Quand Théophraste sortit de sa torpeur, sesyeux étaient pleins de larmes. Il fit signe à son ami et à sa femmed’approcher tout près de lui et, quand ils furent à ses côtés, ilmarqua une émotion pitoyable.

– Je sens qu’Adolphe a raison. Un grandmalheur me menace… Je ne sais lequel ! Je ne saislequel ! Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne saislequel.

Et il pleura… Adolphe et Marceline tentèrentde le consoler, mais il pleura encore, et ils eurent, eux aussi, ladouceur de pleurer. Ils s’étreignirent tous les trois. Théophrasteles tenait embrassés.

– Jurez-moi, disait ce brave et honnête homme,jurez-moi de ne m’abandonner jamais, quoi qu’ilarrive !

Ils le jurèrent, de bonne foi. Alors Adolpheexigea qu’il lui apportât le document. Il alla le lui chercher. Ilsse rassirent, après s’être mouchés bruyamment. Adolphe avait étaléle document devant lui. Il y eut un pesant silence. Adolphe hochaitla tête et puis, délibérément, il la releva.

– Théophraste, ordonna-t-il, il faut tout medire. Rêvez-vous quelquefois ?

– Si je rêve ? répéta notre ami, si jerêve ? C’est bien possible ; mais comme mes digestionssont excellentes, je ne me rappelle guère avoir rêvé.

– Jamais ? insista Adolphe.

– Oh ! jamais, c’est trop dire. Ainsi, ilme souvient d’avoir rêvé quatre ou cinq fois dans ma vie, en effet.Il m’en souvient peut-être parce que je me réveillais chaque foisau milieu de mon rêve et que c’était toujours le même rêve. Mais dequel intérêt cela peut-il être dans le cas qui nous occupe, moncher ami ?

Adolphe continua :

– Les rêves n’ont jamais été expliqués par lascience ; celle-ci croit avoir tout dit en les attribuant à uneffet de l’imagination, mais elle ne nous donne pas la raison deces visions si claires et si nettes qui nous apparaissentquelquefois. Ainsi explique-t-elle une chose qui n’est pas connuepar une autre qui ne l’est pas davantage. La question reste donctout entière. C’est, dit-on, les souvenirs des préoccupations de laveille que nous rêvons ; mais en admettant même cette solutionqui n’en est pas une, il resterait encore à savoir quel est cemiroir magique qui conserve ainsi l’empreinte des choses ? Enoutre, comment expliquer les visions des choses réelles quel’on n’a jamais vues à l’état de veille et auxquelles même on n’ajamais pensé ! Qui pourrait affirmer que ce ne sont pointlà des visions rétrospectives des événements passés avant lavie !

– En vérité, mon cher Adolphe, répliquaThéophraste avec une grande douceur, je dois vous avouer que leschoses que j’ai rêvées – et je les ai rêvées trois fois, jel’affirme maintenant – sont peut-être réelles, dans le passé oudans l’avenir, mais que je ne les ai jamais vues, à l’état deveille, dans le présent[2]

– Vous me comprenez, congratula Adolphe.Racontez-moi donc ces choses que vous avez rêvées et que vousn’avez jamais vues.

– Oh ! ce ne sera pas long, mais c’esttant mieux, parce que ce n’est pas gai. Je rêvais que j’étais mariéà une femme que j’appelais Marie-Antoinette et qui me trompait, etalors…

– Et alors ! interrogea Adolphe qui nequittait plus des yeux le document.

– Et alors, je la découpais enmorceaux !

– Oh ! l’horreur ! s’écriaMarceline.

– C’est horrible, en effet, continuaThéophraste en hochant la tête, et alors…

– Et alors ?

– Je mettais les morceaux dans une hotte etj’allais la décharger dans la Seine, au petit pont de l’Hôtel-Dieu.Ensuite je me réveillais, et je dois vous dire que je n’en étaispas fâché.

Adolphe donna un grand coup de poing sur latable.

– C’est épouvantable ! s’écria-t-il d’unevoix rauque, en regardant Théophraste.

– N’est-ce pas ? fit Marceline, toutefrissonnante.

– Je viens de lire entièrement la premièreligne du document et voilà ce qui est épouvantable !continua-t-il à gémir. Hélas ! Je comprendsmaintenant !

– Et que comprends-tu ? fit Théophraste,effrayé, lui aussi, en suivant, du doigt d’Adolphe, les deuxpremières lignes du document.

– Ceci veut dire, affirma M. Lecamus :Moi, rt !’… j’ai enfoui trésors.Vous entendez ! Moi, rt »… Et vous ne savez pasqui c’est, rt ! Eh bien ! je ne veux pas vous ledire avant d’en être tout à fait sûr. Et j’en serai sûr demain.Demain, Théophraste, soyez à deux heures à l’angle de la rueGuénégaud et de la rue Mazarine !… J’emporte ces objets chezmon ami Mifroid, qui les restituera, ajouta-t-il, et à qui il seraprouvé qu’il y a encore des pickpockets, même « avec » lecommissaire. Adieu, mon ami ! Adieu ! Et ducourage ! surtout du courage !

Et Adolphe serra la main de Théophraste commeon serre la main d’un parent de mort.

Théophraste ne dormit pas, cette nuit-là.Pendant que Marceline reposait paisiblement à ses côtés, il avait,lui, les yeux grands ouverts dans les ténèbres. Sa respirationétait irrégulière et pleine de soupirs profonds. Une lourde anxiétés’était assise sur son cœur.

Le jour se leva sur la ville, un jour d’unetristesse blême et sale qui enveloppa sinistrement les choses. Envain le soleil d’été voulut-il pénétrer cette atmosphèrefuligineuse et opaque. Midi qui voyait ordinairement son triomphemontra un globe épais, roulant sans gloire dans une lumièresulfureuse. Telle était exactement la « peinture » duciel, ce jour-là. Si je m’y suis attardé en trois phrases, c’estqu’elle nous est nécessaire.

Théophraste, dès la première heure, sauta dulit et soudain réveilla Marceline par un accès d’hilarité insensée.Marceline lui demanda la cause d’une joie aussi étrange et ilrépondit que la nature ne lui avait pas fait la bouche assez largepour contenir le rire qui s’emparait de lui à la pensée de la têtede M. le commissaire de police Mifroid, qui ne croyait pas auxpickpockets, devant le déballage de ces objets dont il avaitgonflé les poches de son ami Adolphe, pour qu’il les restituât.

Il dit :

– Ma chère Marceline, c’est l’enfance de l’artde prendre un porte-monnaie dans une poche. Si vous n’y pouvezmettre la main, glissez-y une paille enduite de glu. Ce derniersystème est excellent dans le travail à la presse.

Marceline se leva sur son séant et fixa aveceffroi Théophraste qui n’avait jamais eu l’air plus naturel.Théophraste mettait son caleçon.

– Il manque un bouton à la patte, dit-il.

– Théophraste, tu m’épouvantes, avouaMarceline.

– Il y a de quoi ! répondit sonépoux en se mettant à quatre pattes pour chercher ses bretelles quis’étaient enfuies sous le lit. Mais on ne fait de bon travail,ajouta-t-il, qu’avec une bonne femme. Et il n’y a rien à faire avectoi. Tu ne seras jamais une bonne anquilleuse.

– Une… quoi ?

– Une bonne anquilleuse. La prochaine fois quetu iras à la Maison-Dorée, tu m’achèteras une paire debretelles ; celles-ci ne pourraient même plus servir àréjouir le bourgeois. Tu ne sais même pas ce qu’est uneanquilleuse. C’est honteux, à ton âge. Une anquilleuse est unepersonne de ton sexe, qui sait avec habileté cacher les objetsdérobés entre ses jambes. Je n’ai jamais eu de meilleureanquilleuse que la Vache-à-Paniers.

– Mon pauvre enfant ! gémitMarceline.

Théophraste fut pris d’une colère terrible. Ilse précipita vers sa femme et la menaça du tire-bouton.

– Tu sais bien ! tu sais bien que je neveux plus qu’on m’appelle l’Enfant ! depuis la mortde Jeanneton-Vénus.

Marceline jura qu’elle ne recommencerait plus.Et elle se mit à regretter du plus profond de son âme l’heurefuneste qui l’avait rendue propriétaire avec son époux d’undocument qui lui promettait des trésors, mais qui lui apportaittout de suite, dans son ménage, le trouble, la peur, l’intolérance,la folie et l’Inexplicable. Après Marie-Antoinette,Jeanneton-Vénus surgissait. Elle ne connaissait ni l’une nil’autre, et ne les devait point connaître. Mais son mari avait unefaçon familière de s’exprimer sur le compte de ces dames quipouvait faire croire qu’il était très bien renseigné. Enfin, lesphrases inattendues dans la bouche de Théophraste, tout en luifaisant redouter le Théophraste incompréhensible d’il y a deuxcents ans, lui faisaient surtout regretter le Théophraste si facileà comprendre de l’avant-veille. Elle se prenait à d’amèresréflexions sur la théorie de la réincarnation.

Théophraste avait fini de s’habiller. Il seplaignit encore qu’on n’eût point fait une reprise nécessaire à laboutonnière de son gilet à fleurs. Puis il annonça qu’il nedéjeunerait pas à la maison, qu’il avait rendez-vous avec sonami Va-de-Bon-Cœur, au coin de la rue Mazarine et de la rueGuénégaud, pour faire un bon tour à un monsieur de Traneuse,officier ingénieur qui le dégoûtait fort. Mais, comme cerendez-vous était après déjeuner, il se promettait d’allerprendre l’air au Moulin des Chopinettes.

Marceline, sous sa chemise de nuit, tremblaità faire pitié. Elle regrettait l’absence d’Adolphe. Elle eut laforce de dire, à tout hasard :

– Il fait bien mauvais pour aller prendrel’air au Moulin des Chopinettes.

– Bah ! répondit Théophraste fortlogiquement, je laisserai ici mon ombrelle verte et je prendraima plume noire.

Là-dessus, il s’en fut, en mettant la dernièremain à sa cravate.

Sur le palier, il rencontra M. Petito, leprofesseur d’italien, qui descendait l’escalier, lui aussi. M.Petito salua très bas M. Longuet, se plaignit de l’état de latempérature et lui fit mille compliments de sa bonne mine.Théophraste répondit sur un ton peu aimable, et comme M. Petito,sur le trottoir semblait ne devoir point quitter Théophraste,celui-ci lui demanda si Mme Petito ne se résoudrait pasbientôt à apprendre sur le piano un autre air que le Carnavalde Venise ; mais M. Petito répondit en souriant qu’elleétudiait justement Une étoile d’amour, et qu’elleétudierait à l’avenir tous les morceaux qui pourraient convenir àM. Théophraste Longuet.

Et M. Petito demanda :

– De quel côté allez-vous, monsieurLonguet ?

– J’allais faire un tour au Moulin desChopinettes, mais décidément le temps est trop gâté et je descendsaux Porcherons.

– Aux Porcherons ?… (M. Petito allaitdemander : « Qu’est-ce que c’est que lesPorcherons ? ». Mais il se ravisa.) Moi aussi,fit-il.

– Ah ! ah ! répliqua Théophraste enjetant sur M. Petito un singulier coup d’œil, vous aussi, vousallez aux Porcherons ?

– Aller là ou ailleurs… dit M. Petito enplaisantant.

Et il suivit Théophraste. Il y eut un petitsilence, au bout de quoi M. Petito osa formuler cettequestion :

– Et où en sont vos trésors, monsieurThéophraste Longuet ? Théophraste fit brusquementdemi-tour.

– Eh mais ! s’écria-t-il, qu’est-ce queça peut vous f… ?

– Vous vous rappelez que vous m’avez apporté,un jour, pour quelques remarques sur l’écriture…

– Je me le rappelle, et vous, vous avez tortde vous en souvenir ! fit Théophraste d’un ton sec, en ouvrantson parapluie, car il commençait à pleuvoir.

M. Petito, nullement découragé, se mit àl’abri sous le parapluie de Théophraste.

– Oh ! monsieur, je ne dis point celapour vous désobliger…

Ils étaient arrivés au coin de l’avenueTrudaine et de la rue des Martyrs. Ils descendirent. Théophrasteétait de fort méchante humeur.

– Monsieur, dit-il, j’ai rendez-vous aucabaret du Veau-qui-tette,à côté de la chapelle desPorcherons que voici…

– Mais c’est la chapelle Notre-Dame-de-Loretteet nullement celle des Porcherons.

– Je n’aime point qu’on se paie ma tête,affirma Théophraste.

M. Petito protesta.

– Je sais bien qu’elle vaut cher, ma tête,continua Théophraste en regardant M. Petito de façon de plus enplus étrange. Savez-vous combien elle vaut, monsieur Petito, latête de l’Enfant ? Non ?… Eh bien, je vais vousle dire, puisque l’occasion s’en présente. Et, du même coup, jevous conterai une petite histoire dont vous pourrez faire votreprofit. Arrêtons-nous ici. C’est le cabaret duVeau-qui-tette.

– Mais, monsieur, interrompit M. Petito quicommençait à s’effrayer, c’est la brasserie Bousset.

– Il y a du brouillard, répliqua Théophraste,et c’est votre excuse. Vous avez perdu votre chemin, parmi tousces champs de culture ! Ah ! ah ! monsieurPetito, vous avez voulu me nuire ! Tant pis, monsieur Petito,tant pis ! Que prenez-vous ! Un verre de ratafia ?La patronne de céans, cette excellente MmeTaconet[3], m’a mis de côté une bouteille qui vousembaumera les boyaux.

Et comme un garçon, orné d’un tablier blanc,s’approchait Théophraste, sans sourciller, commanda :

– Deux bocks bien tirés, sansfaux-col !

Ainsi, sans préparation aucune, sans même s’enrendre compte, il reliait fort naturellement son existenced’autrefois à son existence d’aujourd’hui. Il reprit, cependant queM. Petito regrettait intimement son insistance à accompagnerjusqu’à la brasserie Bousset un homme qui prétendait être admis aucabaret du Veau-qui-tette :

– Ma tête vaut 20 000 livres, monsieur !Et vous le savez bien !

Ce « Et vous le savez bien ! »fut prononcé avec un tel ton et accompagné d’un tel coup de poingsur la table de bois, qui supportait les deux bocks, que M. Petitorecula instinctivement.

– N’ayez pas peur, monsieur Petito, la bière,ça détache. Vous savez donc que ma tête vaut 20 000 livres ;eh bien ! mon petit monsieur, il faut faire comme si vous nele saviez pas ! Ou il pourrait vous arriver du désagrément. Jevous ai promis un conte. Le voici[4] :

Je me promenais, il y a quelque deux centsans de cela, rue de Vaugirard, les mains dans les poches, sansarmes, sans même une épée, et le plus honnêtement du monde, quandun homme m’aborda au coin de cette rue de Vaugirard et del’« Enfant Jésus ». Il me salua jusqu’à terre et me ditque ma figure lui revenait beaucoup (comme vous fîtes, comme vousdîtes, monsieur Petito !) et qu’on l’appelait le bonhommeBidel, et qu’il avait un secret à me confier. Je l’encourageaid’une petite tape amicale sur l’épaule. (Ici M. Théophraste Longuetdécharge une telle petite tape sur l’épaule de M. Petito, que M.Petito pousse un gémissement et sort sa monnaie, dans le désir quil’étreint d’aller voir dehors si le brouillard s’est dissipé.)Rentrez donc votre monnaie, monsieur Petito ! C’est moi quirégale. Je disais donc que le bonhomme Bidel, encouragé par unepetite tape amicale sur l’épaule (M. Petito glisse sur labanquette), me confia son secret. Il me dit dans le tuyau del’oreille, que le Régent avait promis 20 000 livres à qui feraitarrêter l’Enfant et qu’il savait, lui, où se cachaitl’Enfant,que je lui étais apparu comme un homme decourage, et qu’il se faisait fort, avec mon aide, de gagner les 20000 livres. On partagerait. Le bonhomme Bidel était bien mal tombé,monsieur Petito, car, moi aussi, je savais où se trouvaitl’Enfant, puisque l’Enfant, c’était moi !(M. Petito n’en veut rien croire. Il estime, à part lui, que depuisde longs mois M. Longuet n’est plus un enfant. Mais il n’ose ledire.) Je répondis au bonhomme Bidel que c’était là une bonneaubaine et que je remerciais le ciel de l’avoir mis sur mon chemin,et je le priai de me conduire à l’endroit où se trouvaitl’Enfant. Il me dit : « Ce soir,l’Enfant couche aux Capucins, dans une petite auberge quiest à l’enseigne de la Croix de la Sainte-Hostie. »C’était vrai, monsieur Petito. Le bonhomme Bidel était bienrenseigné. Je l’en félicitai. Nous passâmes alors devant uneboutique de coutellerie et j’achetai, sous le regard étonné deBidel, un petit couteau d’un sou. (Les yeux de Théophrastelancent des éclairs, les paupières de M. Petito battent deterreur.) Le bonhomme Bidel me demanda, dans la rue, ce que jecomptais faire avec un petit couteau d’un sou. Je luirépondis : avec un petit couteau d’un sou (M. Longuet serapproche de M. Petito ; M. Petito s’éloigne de M. Longuet),on peut toujours tuer une mouche ! Et je lelui plongeai dans le cœur. Il s’affaissa en faisant des moulinetsavec ses bras. Il était mort ! (M. Petito, qui avait d’abordglissé sur la banquette, glisse dessous, et, de dessous debanquette en dessous de banquette, gagne la porte et recouvre laliberté.)

M. Théophraste Longuet vide son bock, se lèveet va à la caisse de la brasserie Bousset, où MmeBerthet compte des jetons. Il lui dit :

– Madame Taconet (Mme Berthet sedemande pourquoi M. Théophraste l’appelle MmeTaconet ; cette demande informulée reste sans réponse), sivous recevez ici le chevalier Petito, vous lui direz de ma part quela première fois que je le retrouverai sur mon chemin, je luicouperai les oreilles !

Ce disant, Théophraste caresse le manche deson parapluie comme on caresse le manche d’un poignard. Il n’y apas de doute, Théophraste a sa plume noire. Il est tout àfait l’Autre. Et il s’en va, sans payer.

Le brouillard était encore épais. Il ne songeapas à déjeuner. Il marchait dans cette buée sulfureuse comme en unrêve. Il traversa tout l’ancien quartier d’Antin et ce qui futautrefois la Ville-l’Evêque. Quand il aperçut l’ombre des tours dela Trinité, il dit : « Ah ! ah ! le château duCoq ! » Il était à la gare Saint-Lazare quand il croyaitêtre « à la Petite Pologne. » Mais, peu à peu, lebrouillard s’étant dissipé, son rêve, avec lui, s’envola. Il eutune notion plus exacte des choses. Quand il traversa la Seine, auPont-Royal, il était redevenu un honnête Théophraste, et quand ilmit le pied sur la rive gauche, il n’avait plus qu’un vaguesouvenir de ce qui venait de se passer sur la rive droite.

Mais il avait ce souvenir. En effet,quand il s’interrogeait bien, maintenant qu’il commençait à avoirl’expérience de ses différents états d’âme : 1° celui quirésultait de son existence actuelle d’honnête marchand de timbresen caoutchouc ; 2° celui qui résultait de laRésurrection soudaine et momentanée del’Autre ; 3° celui qui résultait duSouvenir. Ce souvenir était en lui comme un troisièmeThéophraste qui eût raconté au premier ce qu’il savait du second.Autant la Résurrectionen Théophraste était un événementterrible (nous l’avons vu et nous le verrons encore avec M.Petito), autant le souvenir était une chose douce, mélancolique etpropre à faire naître en un cœur endolori le sentiment d’unetristesse toujours aimable et d’une pitié philosophique.

– Pourquoi, se disait-il maintenant, en sedirigeant vers la rue Guénégaud, pourquoi Adolphe m’a-t-il donnérendez-vous au coin de la rue Guénégaud et de la rueMazarine ?

Il s’y achemina. Il ne voulut point passerpar le coin de la rue Mazarine qui longe le palais del’Institut, autrefois des Quatre-Nations. Il ne savait paspourquoi. Il fit le tour par l’hôtel de la Monnaie et ainsiarriva-t-il rue Guénégaud. Adolphe était là qui le prit par lebras.

– N’auriez-vous point entendu parler, mon cherAdolphe, lui dit-il, d’un nommé l’Enfant ?

– Oui, oui, dit Adolphe, j’en ai entenduparler. Je sais même son véritable nom, son nom de famille.

– Ah ! et quel est-il ? demandaanxieusement Théophraste.

Adolphe, pour toute réponse, poussaThéophraste dans la petite allée d’une vieille maison de la rueGuénégaud, à quelques pas de l’hôtel de la Monnaie. Ils montèrentun escalier branlant et entrèrent dans une chambre dont les rideauxétaient tirés. On avait fait la nuit dans cette chambre. Mais surune petite table, dans un coin, la flamme tremblante d’une bougieéclairait uniquement un portrait.

C’était l’image d’un homme d’une trentained’années, à la figure énergique, au regard« flamboyant ». Il avait le front haut, le nez fort, lementon ras, la bouche grande, la moustache hirsute ; le cheveunombreux était coiffé d’une toque de laine ou de feutre grossier,et l’habit paraissait d’un prisonnier. Sur le torse s’entrouvraitune chemise de grosse toile.

– Tiens ! fit Théophraste sans hausser leton, comment mon portrait se trouve-t-il dans cettemaison ?

– Votre portrait ! s’écria Adolphe. Enêtes-vous bien sûr ?

– Qui donc peut en être plus sûr quemoi ? fit encore Théophraste sans s’émouvoir.

– Eh bien ! ce portrait, se décida àavouer M. Lecamus avec une émotion que nous n’essaierons pas dedécrire… ce portrait, qui est votre portrait, est le portrait deCARTOUCHE !

Quand M. Lecamus se retourna pour juger del’effet qu’il avait produit sur son ami, il vit Théophraste étendusur le parquet, évanoui. Longtemps, il lui tapa dans les mains,après avoir soufflé la bougie et ouvert la fenêtre. QuandThéophraste revint à lui, les premiers mots qu’il prononça furentceux-ci :

– Adolphe, surtout ne le dites pas à mafemme !

VIII – OÙ THÉOPHRASTE MANQUE UN BROCHETDE QUATRE LIVRES ET APPREND, SUR SON COMPTE, DES HISTOIRES QU’IL NESOUPÇONNAIT PAS.

 

Le lendemain de ce jour, Théophraste etMarceline regagnaient les joies calmes de la villa « Flotsd’Azur ». Théophraste ne disait mot et Marceline n’avait gardede l’interroger. Marceline ne savait rien encore de l’épouvantablemalheur. Une consternation parfaite était répandue sur les traitsde Théophraste ; quelquefois, des larmes emplissaient ses bonsyeux sans qu’il donnât à son épouse la raison de cet apitoiementhumide.

Adolphe devait les venir rejoindre dans lesquarante-huit heures. Deux jours se passèrent, fort tristes, à lavilla. Marceline vaquait aux soins du ménage et Théophrastepréparait en silence ses engins de pêche ; mais, comme unsoleil joyeux se leva sur la troisième journée, Théophraste, quiavait passé une bonne nuit, montra un visage reposé, un regardmoins inquiet et un commencement de sourire. Par le train de onzeheures quarante-six, M. Adolphe Lecamus descendait à la gared’Esbly. Il fut reçu avec transports et l’on se mit à table. On ensortit (de cette table) à deux heures seulement. Marceline,profitant de ce que l’on était « entre soi », avaitdégagé un peu sa chemisette, exhibant, sans contrainte, uncommencement de gorge houleuse et rose. Théophraste faisaitprévoir, avec une grande abondance de détails, à son ami Adolphe,les joies d’un après-midi de pêche passionnée. M. Lecamus ne disaitrien, mais prenait pour la troisième fois d’un certain curaçaoqu’il appréciait au-dessus de sa valeur. Théophraste se chargea deslignes, gaules, amorces, boulettes d’argile et de sang de porc quis’arrondissaient au fond d’un seau d’étain. Adolphe pritl’épuisette et la boîte d’asticots. Ils embrassèrent Marceline etdescendirent doucement vers la Marne.

– J’ai préparé ton coup, disaitThéophraste ; tu m’en diras des nouvelles. Moi, pendant que tupêcheras, je t’écouterai en m’amusant avec mes vérons. J’en ai unepleine boutique qui dort là-bas sous les herbes et les nénuphars.Je taquinerai la perchette : c’est tout ce que je peux faireaujourd’hui, en t’écoutant.

Adolphe était redevenu muet.

Quand ils furent sur la rive, Théophrastedéposa tous ses engins, et pendant que son ami examinait unhameçon, il lui dit :

– Et bien ?…

– Eh bien, répondit Adolphe, il y a du bon etdu mauvais. Mais je dois te dire qu’il y a plus de mauvais que debon ; sans doute, on a inventé bien des histoires sur toncompte, mais la vérité vraie n’est point tout à faitragoûtante.

– T’es-tu bien renseigné ?

(Théophraste depuis la scène de la rueGuénégaud tutoyait Adolphe. Le formidable secret les avait encorerapprochés.)

– Je suis allé aux sources. J’ai vu les piècesauthentiques. Je vais te dire ce que je sais. Si je me trompe,tu m’avertiras.

Théophraste jeta la boulette de glaise dans laMarne et dit :

– Va toujours. Il faut bien que je me fasseune raison.

– D’abord, fit Adolphe, tu es né au moisd’octobre 1693 et tu t’appelles Louis-Dominique Cartouche.

– C’est inutile, interrompit Théophraste, entirant à lui sa « boutique » pleine de vérons, c’estinutile de crier que je m’appelle Cartouche. Personne n’a besoin dele savoir. Dans le pays, tu les connais, ils en feraient des gorgeschaudes. Appelle-moi l’Enfant ; j’aime mieux cela etnul ne comprendra.

– Tu sais que Cartouche est ton vrainom ; ce n’est pas un nom de guerre, insista Adolphe.

– Passons, passons ! C’est un vilainnom.

– On a raconté que tu as fait de solidesétudes au collège de Clermont et que tu fus le condisciple deVoltaire. Mais c’est une légende, attendu que si tu sus lire par lasuite, grâce à des bohémiens qui t’enseignèrent la lecture, tu nesus jamais écrire.

– Eh bien ! Elle est raide ! s’écriaThéophraste.

– Tu savais écrire ?

– Parbleu ! si je n’avais pas su écrire,comment aurais-je rédigé le document dans le cachot de laConciergerie ?

– C’est vrai. Lors de ton procès…

– J’ai donc eu un procès ?

– Et un fameux ! Lors de ton procès, tuas déclaré ne pas savoir écrire. Tu signais tes dépositions d’unecroix, et tu n’as jamais écrit une ligne à qui que ce fût.

– « Parce qu’il ne faut jamaisécrire », répondit Théophraste. Dans ma situation, je devaisredouter de me compromettre. Mais le document est là.

– Évidemment. Revenons à tes onze ans. Unjour, tu vas avec des camarades à la foire Saint-Laurent.

– Dis donc, Adolphe, tu ne pourrais past’exprimer autrement ? Tu me dis : « Tu vas avec descamarades à la foire Saint-Laurent… Tu es né en 1698… tu étais unmauvais garnement… après tout, je veux bien avoir été Car… (il serattrapa) l’Enfant… mais je suis aussi ThéophrasteLonguet, et je sais bien que Théophraste Longuet n’est qu’à moitiéflatté de tout ce que tu lui racontes sur Car… l’Enfant. Àchacun sa part. Je te serai reconnaissant de dire :L’Enfant s’en alla avec des camarades à la foireSaint-Laurent.

– C’est trop juste. À la foire Saint-Laurent,le petit Cartouche, donc…

– L’Enfant.

– Tu ne t’appelais pas encorel’Enfant ; on ne t’a appelé l’Enfant quelorsque tu as été un homme.

– Eh bien ! dis : le petitLouis-Dominique…

– Louis-Dominique tomba dans une troupe debohémiens.

– Ce qui prouve, fit Théophraste, que lesparents ont toujours tort de laisser aller à la foire les enfantstout seuls.

– Les bohémiens l’emmenèrent. Ils levolèrent.

– Le petit Louis-Dominique était à plaindre,s’apitoya Théophraste. Est-ce qu’on le plaint dans leslivres ?

– On dit qu’il se laissa voler de bonnegrâce.

– Et qu’est-ce qu’ils en savent ! s’écriaThéophraste.

– Les bohémiens lui apprirent le jeu du bâtonet de l’épée, à tirer au pistolet, à sauter sur les toits, àescamoter, à faire la roue, à faire le saut périlleux en avant eten arrière…

– Toutes choses utiles…

– À vider les poches des bourgeois etgentilshommes sans que ceux-ci s’en aperçussent. À douze ans,c’était un gentil garçon. Il n’avait pas son pareil pour rapportermouchoirs, tabatières, montres et nœuds d’épée…

– Ça ! dit Théophraste, ça ! çan’est pas bien !…

– S’il n’y avait que ça ! s’écriaAdolphe !…

– Quoi donc encore ?

– Attends ! Prends patience !courage et patience ! Il t’en faudra. La troupe de bohémiensse trouvait à Rouen quand le petit Louis-Dominique tombamalade.

– Le pauvre petit ! Il n’était pas faitpour une pareille existence.

– Il entra à l’hôpital de Rouen. C’est là queson oncle, un frère de son père, le découvrit. Il le reconnut, ilpoussa un cri de joie, l’embrassa, jura de le ramener à sesparents.

– Le brave homme d’oncle !Louis-Dominique était sauvé !…

Impatienté, M. Lecamus se tourna versThéophraste et le pria de cesser ses interruptions continuelles,affirmant qu’il mettrait dix ans à lui raconter l’histoire deCartouche s’il ne voulait se résoudre à écouter en silence.

– Tu es bon toi ! fit Théophraste. Jevoudrais bien te voir à ma place… Enfin, je te promets de faire ceque tu voudras ; mais, avant tout autre détail, dis-moi si ceCartouche était aussi redoutable qu’on l’a raconté. Était-ce unchef de brigands ?

– Oui.

– De beaucoup de brigands ?

– À Paris seulement, tu commandais à troismille hommes.

– Trois mille ! Diable ! C’est unchiffre.

– Tu avais plus de cinquante lieutenants. Il yavait toujours, de par la ville, vingt hommes vêtus exactementcomme toi en habit cannelle doublé de soie amarante, exhibant unmorceau de taffetas noir au-dessus de l’œil gauche, pour dépisterla police.

– Oh ! oh ! oh ! s’exclamaThéophraste avec un accent d’orgueil dont il ne fut pas le maître,c’était une maison importante !

– On a relevé contre toi plus de centcinquante assassinats personnels !…

Je dois faire remarquer que Théophrastepéchait la perchette, au véron, depuis plus d’une heure, sans querien n’eût pu, jusqu’alors, lui faire soupçonner l’existence, dansles eaux de la Marne, d’un poisson quelconque amateur de son vivantappât. Soudain, le bouchon que le véron promenait parmi les cœursverts des nénuphars, sans hâte, bien qu’avec inquiétude, semblafrappé de vertige. Il fit un saut sur l’eau et plongea. Mais ilplongea avec une telle rapidité inattendue, il disparut dans legouffre humide avec une précipitation si définitive, qu’il entraînaavec lui tout le fil qui le reliait à la gaule, qui le reliait à lamain de Théophraste. Et le malheur fut que, après avoir entraîné àsa suite tout le fil, il entraîna toute la gaule, de telle sortequ’il ne fut plus relié du tout à la main restée entrouverte deThéophraste. Dans la circonstance, il ne pouvait plus être questionde perchette ni même de perche. Un tel exploit contre le pêcheurdevait être mis sur le compte d’un « bêtet »exceptionnel, comme par exemple, d’un brochet, et encore fallait-ilque ce brochet fût de taille.

Cet événement se produisit dans le moment queM. Lecamus apprenait à M. Longuet qu’on avait relevé contre lui,lors du procès qui lui fut intenté, il y a de cela deux siècles àpeu près, plus de cent cinquante assassinats personnels.

Théophraste eut aussitôt un geste de désespoiret s’écria.

– Ah ! le cochon !…

De telle sorte qu’il eût été bien difficile dedire si cette injure, exceptionnelle dans la bouche de Théophraste,s’adressait à l’assassin de jadis ou au bêtet d’aujourd’hui.

Cependant, Théophraste ajouta :

– Il devait bien peser quatrelivres !

Et, en vérité, il avait des larmes dans lesyeux. Tout compte fait, Théophraste semblait regretter davantageson brochet que ses cent cinquante assassinats.

IX – LE MASQUE DE CIRE.

 

Adolphe et Théophraste n’attendirent point ledéclin du jour pour regagner la villa « Flots d’Azur ».Brinqueballant leur maigre butin dans le filet où luisaient lesécailles humides de deux gardons, d’un chevesne et d’un petit hotu,balançant d’un bras dolent leur boutique et l’une de leurs quatreépaules chargée du dernier roseau flexible qui leur restait, ilsquittèrent la rive et s’en furent vers le coteau.

Avant d’y atteindre, ils résolurent deretremper leur cœur en un sérieux apéritif, à la porte del’aubergiste Lopard, cependant que la diligence de Crécy arrêteraità leurs pieds le balancement tumultueux de son antiqueferraille.

Le sucre détrempé savamment fondait à traversla pelle d’acier et se mêlait en gouttes onctueuses à la liqueurverte, quand Adolphe reprit l’histoire de l’Enfant aupoint où il l’avait laissée.

– Ce bon oncle, dit-il, avait le sentiment dela famille. Il arracha le petit Cartouche à son misérable sort, luifit quitter l’hôpital de Rouen et le rendit à ses parents. Il y eutfête, rue du Pont-aux-Choux. C’est là en effet, au n° 9 de la ruedu Pont-aux-Choux, qu’était né Cartouche et que son père exerçaitson métier de tonnelier. Louis-Dominique, instruit par ses jeunesmalheurs, jura qu’il n’y aurait désormais dans Paris fils plusrespectueux, apprenti plus ardent au travail. Il aida son bonhommede père à fabriquer ses tonneaux, et c’était plaisir de le voirmanœuvrer dès l’aurore le marteau et la doloire. Il semblaitprendre à tâche de faire oublier sa triste équipée. Les quelquesmois qu’il avait passés dans la compagnie des bohémiens lui avaientété utiles en ce qu’ils lui avaient donné la science de quelquesarts d’agrément. À l’heure du goûter, il amusait ses compagnons parde jolis tours de passe-passe, et quand venaient les jours de fêtec’était à qui inviterait pour le dîner ou pour le souper la familledu petit Cartouche, car on se promettait la réjouissance del’adresse, des facéties, des singeries et grimaces deLouis-Dominique. Il eut un grand succès dans le quartier et sarenommée naissante lui donna de l’orgueil. Sur ces entrefaites, ilatteignit cet âge heureux où le moins sensible des humains sentbattre son cœur et s’éveiller en lui les sentiments les plustendres. Louis-Dominique aima. L’objet de ses amours étaitcharmant. C’était une lingère de la rue Portefoin, elle avait lesyeux bleus, les cheveux dorés, la taille fine et, ma foi, étaitfort coquette.

– Mais tout ceci est très bien, interrompitThéophraste, et ne dénote point une méchante nature. Il estincompréhensible qu’il ait si mal tourné.

– J’ai dit, continua Adolphe, que cettelingère était coquette. Elle aimait la toilette, les bijoux, lesdentelles. Elle voulait éclipser ses compagnes. Bientôt, le gainmodeste de Louis-Dominique ne suffit plus à payer les fantaisies dela petite lingère de la rue Portefoin. Alors, Cartouche vola sonpère.

– Oh ! les femmes ! s’exclamaThéophraste en fermant les poings.

– Tu oublies, mon ami, fit observer Adolphe,que tu possèdes, toi, une femme qui ne t’a donné que de la joie etde l’orgueil.

– C’est vrai ! Pardonne-moi, Adolphe,mais tu sais que je m’intéresse aux aventures de l’Enfant,comme si elles étaient les miennes, et je ne puis que regretter dele voir si gravement se compromettre pour une lingère de la ruePortefoin.

– Il vola donc son père et celui-ci ne tardapas à s’en apercevoir. Le père de Cartouche prit une granderésolution. Il obtint un ordre du roi, qui était unelettre de cachet, par lequel il pouvait faire entrer son fils dansle couvent des lazaristes du faubourg Saint-Denis, maison decorrection.

– Voilà bien les parents ! fitThéophraste. Au lieu de combattre par la douceur les mauvaispenchants de leurs enfants, ils les désespèrent par desincarcérations funestes où ils ne rencontrent que mauvais exempleset où le sentiment de la révolte fermente, grandit, bouillonne,étouffe tout autre sentiment dans leur âme neuve et primesautière.Je parie que si on n’avait pas mis Louis-Dominique dans une maisonde correction, tout cela ne serait pas arrivé !…

– Rassure-toi, Théophraste, Cartouche ne futpas enfermé au couvent des lazaristes.

– Comment cela ?

– Voici. Son père ne lui avait pas fait partde la découverte qu’il venait de faire de sa rapine.Louis-Dominique n’avait donc aucun soupçon. Un dimanche matin,Cartouche père dit à Cartouche fils de venir faire avec lui unpetit tour de promenade. Dominique, charmé, le suivit. Il était debien belle humeur, avait revêtu ses plus beaux habits et escomptaitdéjà en son esprit ardent les joies de la soirée qu’il devaitpasser non loin de la rue Portefoin.

– Où allons-nous, mon père ? dit-il.

– Eh bien ! mais nous promener, monfils.

– Où ça ?

– N’importe où ; du côté du faubourgSaint-Denis…

Louis-Dominique commença à dresser l’oreille.Il savait qu’au bout du faubourg Saint-Denis il y avait leslazaristes, et il savait aussi qu’aux lazaristes les pères,quelquefois, y conduisaient leurs enfants. Il ne marqua aucuneméchante humeur, mais il se défia, car il n’avait point laconscience tranquille. Quand ils arrivèrent au coin de la rue duFaubourg Saint-Denis et de la rue de Paradis et que se dressèrentdevant eux les bâtiments de Saint-Lazare, il sembla àLouis-Dominique que son père avait un air qui manquait de naturel,et le quartier lui déplut instantanément. Il dit donc à son père decontinuer son chemin doucement, sans se presser, car il était, lui,dans la nécessité de s’arrêter au coin d’un mur (ce coin existetoujours) « pour faire pipi ».

Quand le père se retourna, l’enfant avaitdisparu. Il ne devait plus le revoir.

Théophraste avala une gorgée de son apéritif,claqua des lèvres, les essuya de son mouchoir et dit :

– C’est bien fait ! À sa place, j’enaurais fait autant !

– Malheureux ! s’écria Adolphe, mais tu yétais à sa place !

– C’est vrai, il ne faut pas l’oublier,soupira Théophraste.

Il y eut un grand remue-ménage dans la rued’Esbly. La diligence, ayant pris les voyageurs à la gare,s’arrêtait devant l’auberge de M. Lopard. Poulain faisait claquerson fouet à assourdir ses chevaux. Sur l’impériale, Théophrastereconnut M. Bache, M. et Mme Troude. Il leur fit dessignes auxquels ils ne répondirent point ; il les appela parleur nom, et ils restèrent muets. Théophraste en fut atterré.« Ils ne me connaissent plus, pensait-il. Est-ce qu’ils sedouteraient de quelque chose ? » Poulain cria« Hue ! » fit encore claquer son fouet, et ladiligence, zigzaguant au travers de la route et soulevant lapoussière, prit le chemin de Condé.

– As-tu vu ? Ils ne nous ont même passalués.

– Cela ne m’étonne point. C’est depuis ledîner de l’autre jour. Je me demande ce qu’ils ont bien pu penser,dit Adolphe.

– Qu’est ce qu’il s’est donc passé de siextraordinaire ? demanda innocemment Théophraste.

– Tu es monté sur la table pour chanter unechanson en argot, et il y avait là des demoiselles, la petiteMlle Troude et la vieille Mlle Taburet.

– Les sales bourgeois ! C’est bien borné,tout de même ! Maintenant, je comprends l’attitude deMme Bache, qui a fait celle qui ne me connaissait pas,avant-hier, chez Pâris, le pharmacien de Crécy, à qui elle étaitvenue demander « de la térébenthine en capsules pour chien quin’urine pas ». Mais je suis au-dessus de ces gens-là.Continue, Adolphe. Quand j’eus quitté mon père, qu’arriva-t-il demoi ?

– Tu t’en fus dans une maison borgne « del’autre côté de l’eau ». Ta gentille mine te fit bien voir desclients des Trois Entonnoirs,au coin de la rue des Rats etde la rue de la Bucherie. Mais comme on ne te fit pas longtempscrédit, il fallut bien que tu songeasses à te garnir d’argent.

– Et ma lingère de la rue Portefoin ?

– Tu n’y pensais même plus. Elle pleura tadisparition au moins quinze jours, et toi tu la remplaças bientôtdans les circonstances que voici. La nécessité t’y poussant, tu terappelas tes anciens talents et tu te mis à soulager les basquesdes passants de tous ce qui s’y trouvait renfermé :tabatières, bourses et mouchoirs, bonbonnières et boîtes à mouches.Tu opérais si adroitement que tu encourus l’admiration d’un grandescogriffe qui s’appelait Galichon et qui, t’ayant vu travailler,t’arrêta au coin de la rue Galande en te demandant « la bourseou la vie ».

– Tu n’auras ma bourse que lorsque tu auraspris ma vie, lui répondis-tu, et tu mis l’épée à la main, unepetite épée que tu avais volée la veille à un garde-française quicontait fleurette à une bouquetière de la rue Poupée. Le grandescogriffe te félicita de ton courage et puis de ton adresse, et ilte pria de le suivre chez lui rue du Bout-du-Monde, aujourd’hui rueSaint-Sauveur. Il te conta en chemin qu’il cherchait un associé etque tu ferais son affaire. Il te dit encore qu’il avait femme etque cette femme avait une sœur fort avenante, et que cette sœurbrûlerait de t’épouser quand elle te connaîtrait. Tu te laissasfaire. La cérémonie se passa comme elle avait été prévue. On ne fitvenir ni notaire ni prêtre. Cette liaison ne dura pas six mois,attendu que Galichon, sa femme et sa belle-sœur prenaient le chemindes galères.

– Et moi ?

– Oh ! toi, tu les avais déjà lâchés. Tutrichais dans les académies !

– Quelle conduite ! fit Théophrastenavré.

– Mais bientôt tu fus « brûlé » dansles académies et réduit à servir, de tes expédients, les sergentsrecruteurs. Tu sais de quelle façon on recrutait les soldats àcette époque ? C’était simple : les sergents recruteursauxquels on amenait de bons jeunes gens sans malice ou d’affreuxgarnements sans foi, ni dieu, ni lieu, les sergents recruteurs,dis-je, enivraient tout le monde. Le lendemain matin, quandon se réveillait, dégrisé, on avait signé, et ilfallait partir pour la guerre. Tu fournissais les sergentsrecruteurs et tu rabattais pour eux. Mais tu en fus puni. Ayant unjour amené deux jeunes gens à tes sergents, au cabaret desAmoureux de Montreuil, et ayant fait la fête avec eux, tute réveilles, le lendemain, ayant signé toi aussi. Tu étais lerecruteur recruté !

– Je ne m’en plains pas. J’ai toujours eu dugoût pour l’armée, dit Théophraste, et si j’ai signé monengagement, ceci prouve encore que je savais écrire. Tu diras celaà mes historiens de ma part.

Mais il était sept heures. Adolphe interrompitlà le cours de son récit, ils reprirent le chemin de la villa,après une solide poignée de main à M. Lopard.

Ils gravirent le coteau. Avant d’en atteindrele faîte, Théophraste demanda :

– Dis moi, Adolphe, je suis curieux de savoircomment j’étais fait. J’étais un bel homme, n’est-ce pas ? Ungrand, fort bel homme ?

– Ainsi te représente-t-on au théâtre, dans lapièce de M. d’Ennery ; mais, au contraire, tu étais, selon lepoète Granval, un homme qui t’a bien connu et qui a chanté tagloire…

– Oui da !

– Ta gloire sanglante. Tu étais :

Brun, sec, maigre, petit, mais grand par le courage.

Entreprenant, hardi, robuste, alerte, adroit.

– Tu ne m’as point dit comment tu as eu ceportrait de la rue Guénégaud ?

– C’est la copie d’une photographie deNadar.

Théophraste ne dissimula pas sonétonnement :

– Nadar m’a donc photographié ?

– Parfaitement. Il a photographié un masque decire qui devait te ressembler, puisque cette cire t’a étéappliquée, par ordre du Régent, sur le visage. Nadar a photographiécette cire, le 17 janvier 1859.

– Et où se trouvait ce masque decire ?

– Au château de Saint-Germain.

– Je veux le voir, s’écria Théophraste, jeveux le voir, le toucher ! Nous irons demain àSaint-Germain !

À ce moment, Marceline, en galant déshabillé,leur ouvrit avec un sourire les portes de la villa « Flotsd’Azur ».

Je publie ici un passage intégral des mémoiresde Théophraste :

« Mon désir était grand, écritThéophraste, de voir, de toucher cette cire que l’on avaitappliquée sur ma peau. Ce désir grandit encore si possiblequand Adolphe fut entré dans certains détails. Il me dit quec’était depuis le 25 avril 1849 que le château deSaint-Germain-en-Laye possédait le portrait de cire du fameuxCartouche. Il paraît que ce portrait fut donné par un abbéNiallier, héritier sous bénéfice d’inventaire d’un M. Richot,ancien officier de la maison du roi Louis XVI. M. Richot, décédé àSaint-Germain, possédait depuis de longues années ce portrait,d’autant plus précieux qu’il avait appartenu à la familleroyale.

« Ce buste en cire aurait donc été,d’ordre du Régent, moulé par un artiste florentin sur ma figure,quelques jours avant mon supplice. Il est coiffé, m’affirmait M.Lecamus, d’une toque de laine ou de feutre grossier, vêtu d’unechemise de grosse toile recouverte de suie, d’un gilet, d’une vesteet d’un pourpoint de camelot noir. Mais ce que M. Lecamus affirmaitencore et qui était plus extraordinaire, c’est que les cheveux etla moustache auraient été coupés sur mon cadavre etrecollés sur la cire ! Le tout devait être renfermé dans uncadre en bois doré, large et profond, d’un fort joli travail. Uneglace de Venise protège le portrait et on remarquerait encore surle cadre la trace de l’écusson aux armes de France.

« Je demandai à Adolphe d’où il tenaitdes détails aussi précis ; il me répondit que c’était là,depuis deux jours, le résultat de ses recherches dans les rayonsles plus oubliés des plus illustres bibliothèques.

« Mes cheveux ! ma moustache !mes habits ! Tout moi d’il y a deux cents ans ! Malgrél’horreur qu’auraient dû m’inspirer les reliques d’un homme quiavait commis autant de crimes, je ne me tenais point d’impatiencede les voir, de les toucher. Ô mystère de la nature ! Abîmeprofond des âmes ! Précipice vertigineux des cœurs ! MoiThéophraste Longuet, dont le nom est synonyme d’honneur, moi quieus toujours peur du sang répandu, je chérissaisdéjà dans ma pensée les restes maudits du grand brigand de laterre.

« Quand j’eus reconquis, après la scènedu portrait de la rue Guénégaud, l’empire de mes sens, et quej’examinai ce qui se passait au fond de moi, vis-à-vis deCartouche, je fus d’abord tout étonné de ne point ytrouver un désespoir assez certain pour qu’il me dégoûtât de la vieet me reportât pour la seconde fois, dans la tombe. Non, je nesongeai point à supprimer cette enveloppe à face d’honnête hommequi était étiquetée, fin dix-neuvième siècle : ThéophrasteLonguet, et qui enfermait et qui promenait l’âme deCartouche ! Certes, dans le premier moment d’une tellerévélation, je ne pus que m’évanouir, et c’est du reste ce que jefis. Ensuite, je suppliai Adolphe de ne rien dire à ma femme. Jeconnais Marceline ; elle a une telle peur des voleurs, surtoutla nuit, qu’elle n’aurait plus voulu coucher avec moi.

« Donc, je ne trouvai point au fond demoi un sentiment de désespoir absolu, mais une grande pitié, unevrai pitié attendrie, qui non seulement était capable de me fairepleurer sur le sort de moi, Théophraste, mais qui meportait aussi à plaindre Cartouche. Je me demandais, en effet,lequel était le plus à la noce de l’honnête Théophrastetraînant dedans lui le brigand Cartouche ou du brigand Cartoucheenfermé dedans l’honnête Théophraste.

« Il faut tâcher des’entendre ! dis-je tout haut.

« Je n’avais pas plutôt prononcé cettephrase, qui peut paraître bizarre mais qui traduisait bien ladouble et cependant unique préoccupation de mon âme, que je ne pusretenir un cri. Une grande lumière se faisait en moi, en même tempsque je me rappelais la théorie de la réincarnation que m’avaitexposée M. Lecamus.

« Il rattachait la réincarnation àl’évolution nécessaire des choses et des individus, ce qui n’estrien autre que le transformisme cher à la science officielle, et nedisait-il point que l’âme se réincarne pour évoluer, selon larègle, vers le meilleur ? C’est la montéeprogresssive de l’Être, dont nous avait parlé avec une emphase sicharmante M. le commissaire Mifroid. Eh bien ! la loinaturelle que certains appellent Dieu n’avait trouvésur la terre rien de plus honnête que le corps deThéophraste Longuet pour faire évoluer vers le meilleurl’âme criminelle de Cartouche. J’avouerai que lorsque cette idée sefut ancrée en moi, au lieu du désespoir primitif qui me conduisit àl’évanouissement, je me sentis pénétré d’un sentiment quiressemblait presque à de l’orgueil. J’étais chargé par le Destin duMonde, moi, l’humble mais HONNÊTE Théophraste, de régénérer enidéale splendeur l’âme de ténèbres et de sang de Louis-DominiqueCartouche, dit l’Enfant. J’acceptai de bonne volonté,puisque je ne pouvais faire autrement, cette tâche inattendueet je me mis tout de suite sur mes gardes. Ainsi, je nerépétai point cette phrase qui s’adressait aux deux êtres quihabitaient en moi : « Il va falloirs’entendre ! » Mais j’ordonnai tout de suite à Cartouched’obéir à Théophraste, et je me promettais de lui mener la vie sidure que je ne pus m’empêcher de dire en souriant : « Cepauvre Cartouche ! »

« J’avais chargé M. Lecamus de sedocumenter à fond sur Louis-Dominique, de telle sorte que jen’ignorasse rien de ce qu’on pouvait savoir de son existence. Avecce que ma plume noire et mon souvenir m’enapprendraient moi-même, je pensai justement que je ressusciteraistout à fait, en esprit, l’Autre, ce qui me permettraitd’agir en conséquence.

« Je fis part de mes réflexions à Adolphequi les approuva, tout en me mettant en garde contre la tendanceque j’avais à séparer Théophraste de Cartouche. « Il ne fautpas oublier qu’ils ne font qu’Un,me disait-il. Tu as lesinstincts de Théophraste, c’est-à-dire des maraîchers (desjardiniers, des maîtres-jardiniers) de la Ferté-sous-Jouarre. Cesinstincts sont bons, mais tu as l’âme de Cartouche, qui estdétestable. Prends garde ! la guerre est déclarée. Il s’agitde savoir qui vaincra de l’âme d’autrefois ou des instinctsd’aujourd’hui ? »

« Je lui demandai si vraiment l’âme deCartouche était tout à fait détestable, ce qui me peinait, et jefus heureux d’apprendre qu’elle avait quelques bonscôtés :

« – Cartouche, me dit-il, avaitexpressément défendu à ses hommes de tuer ou même de blesser lespassants sans raison. Quand il opérait dans Paris avecquelqu’une de ses troupes et que ses gens lui amenaient lesvictimes, il leur parlait avec beaucoup de politesse et de douceur,leur faisant toujours rendre une partie du butin. Quelquefois, leschoses se bornaient à un simple échange d’habits. Quand ilrencontrait dans les poches de l’habit ainsi échangé des lettres oudes portraits, il courait après leur ex-propriétaire pour lesrendre, leur souhaitant une bonne nuit et leur donnant un mot depasse. C’était une maxime de cet homme extraordinaire qu’unindividu ne devait pas être volé deux fois dans la même nuit, nitrop durement traité, pour ne pas dégoûter les Parisiens desortir le soir.

« Ainsi il ne voulait point qu’onassassinât sans raison. Cet homme n’était donc pointfoncièrement méchant. Il y a de belles crapules, aujourd’hui, quituent uniquement pour le plaisir, sur les boulevards extérieurs. Jeregrette cependant que, pour son propre compte, Cartouche ait eu,dans sa vie, cent cinquante raisons d’assassiner sescontemporains.

« Mais revenons au masque de cire. Nousvenions de descendre, mon ami Adolphe et moi, en gare deSaint-Germain-en-Laye, quand je crus apercevoir dans un groupe devoyageurs une figure qui ne m’était pas inconnue. Mû par unsentiment dont je ne fus point tout à fait maître, je me précipitaivers ce groupe, mais la figure avait disparu. Où donc ai-je vucette figure là ? pensai-je ; elle m’est essentiellementantipathique. Adolphe me demanda la raison de mon agitation et jeme souvins tout à coup :

« Eh mais ! je jurerais,m’écriai-je, que c’est M. Petito, le professeur d’italien dudessus ! Qu’est-ce que M. Petito vient faire àSaint-Germain ? Je lui souhaite de ne point se jeter dans mesjambes.

« – Que t’a-t-il donc fait ? demandaAdolphe.

« – Oh ! rien. Seulement, s’il sejette dans mes jambes, je te jure que je lui coupe lesoreilles !

« Et vous savez, je l’aurais faitcomme je le disais.

« Nous allâmes donc, sans plus penser àM. Petito, au château. C’est un merveilleux château, que l’onrebâtit tel qu’il fut sous François Ier. Nous entrâmesdans le musée, et alors je regrettai que ce château quisait toute l’histoire de France, où se déroula la longueet merveilleuse aventure de nos rois, je regrettai que ces murs,qui eussent dû servir de cadre à notre passé, même si onn’avait mis rien dedans, servissent aujourd’hui de bazar pourplâtres romains, armes préhistoriques, dents d’éléphants etbas-reliefs de l’arc de Constantin. Ma colère devint de la ragequand j’appris que le masque de cire de Cartouche ne s’y trouvaitpas. Je venais d’enfoncer traîtreusement le bout de mon ombrelleverte dans l’œil, que je crevais, d’un légionnaire de plâtre,lorsqu’un vieux gardien vint à nous et nous dit qu’il croyait biensavoir qu’il y avait un masque de cire de Cartouche àSaint-Germain, qu’il se trouvait, pensait-il dans la bibliothèque,mais que celle-ci était fermée depuis huit jours pour cause deréparation.

« Je donnai dix sous à ce brave homme etnous nous en fûmes vers la terrasse, nous promettant de revenir entemps utile, car plus le masque de cire s’éloignait, plus jebrûlais de le toucher.

« Il faisait beau. Nous nous enfonçâmesdans la forêt. Une allée magnifique nous conduisit aux bâtimentsdes Loges, qui furent construits, en face le château deSaint-Germain, sur le désir de la reine Anne d’Autriche.

« Comme nous atteignions l’angle gauchede la muraille, il me sembla reconnaître encore, se glissant dansun fourré, la silhouette abominable et la figure repoussante de M.Petito Adolphe prétendit que je m’étais trompé. »

X – M. LONGUET NOUS EN RACONTE UNE BIENBONNE SUR MONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS, RÉGENT DE FRANCE, SUR M.LAW, CONTRÔLEUR GÉNÉRAL DES FINANCES, ET SUR LA COURTISANEÉMILIE.

 

« Était-ce parce que je foulais cettevieille terre que j’avais connue, parce que je meretrouvais dans cette forêt amie,parmi desfeuillages familiers, était-ce l’effet d’une longue conversationsuggestive sur le vieux monde et sur les vieilles gens ? Toutà coup, je sentis naître en moi le SOUVENIR, mais un souvenir trèsdoux comme vous revient l’attendrissant souvenir de jeunes annéesque l’on croit à jamais perdues, ensevelies dans la mémoire. Etalors, je vis que j’étais la même âme, car je me souvenaisde Cartouche, comme si nous n’étions pas séparés par deux centsans de mort.

« Oui, j’avais une même âme, une longuemême âme. À un bout il y avait Cartouche et à l’autreThéophraste.

« Je me souvenais donc. Ceci me prit toutà fait quand nous eûmes dépassé le mur à gauche, vers le nord, ennous enfonçant toujours davantage dans la forêt.

« Nous nous assîmes à un prochaincarrefour, au pied d’un gros arbre fourchu, sur l’herbe verte. Mesyeux brillaient du feu extraordinaire de la jeunesse, enregardant ces lieux, et je commençai en ces termes :

« – Adolphe, mon ami, il faut que je tedise qu’à cette époque ma fortune était complète. J’étais redoutéet aimé de tous. J’étais même, Adolphe, aimé de mes victimes, jeles dépouillais si galamment qu’elles s’en allaient ensuite, par laville, chanter mes louanges. Je n’étais pas encore entrepris parcet épouvantable instinct sanguinaire qui devait, quelques moisplus tard, me faire commettre les plus grandes atrocités. Tout meréussissant, tous me craignant et tous m’aimant, j’étais heureux,enjoué, d’une magnifique audace, somptueux en amour, du meilleurcaractère et le maître de Paris. On a dit que j’étais lemaître de tous les voleurs, ce n’était qu’à moitié vrai,car il me fallait partager cette souveraineté avec M. Law,contrôleur général des finances. Notre gloire fut à son apogée dansle même temps. Je n’en étais point jaloux, car souvent il me payaittribut, lui et ses gens. Mais il imagina d’exciter le Régent contremoi, un soir que j’avais volé chez lui, dans son hôtel, sur lesindications d’un laquais, à lord Dermott, qui y était venu pourtraiter d’affaires, un million trois cent mille livres d’action duMississipi, de la Ferme des tabacs et de la Compagnie desIndes.

« Le Régent fit venir M. d’Argenson,garde des Sceaux, et lui dit qu’il avait huit jours pour me fairearrêter. M. d’Argenson promit tout ce qu’on voulut, pourvu qu’onlui laissât reprendre le chemin du couvent de la Madeleine duTrainel, où venait de se réfugier sa maîtresse, MlleHusson. Huit jours plus tard, M. d’Argenson était encore aucouvent, non plus avec Mlle Husson, mais avec lasupérieure, de qui il disait qu’il y avait, « dans une seulecuisse de la supérieure de la Madeleine du Trainel, deuxdemoiselles Husson ».

« Moi, mon cher Adolphe, pendant cetemps, je vaquais à mes petites affaires et je commandais sanssouci à mes trois mille hommes. Nous étions au mois deseptembre ; les nuits étaient belles, et nous profitâmes del’une d’elles pour pénétrer chez l’ambassadeur d’Espagne, quihabitait, rue de Tournon, l’ancien hôtel du maréchal d’Ancre,celui-là même qui fut occupé depuis par la garde de Paris. Nousnous introduisîmes dans la chambre à coucher de sa femme, nousemparant de toutes les robes, d’une boucle ornée de vingt-sept grosdiamants (on dirait, mon cher Adolphe, que tout ceci s’est passéhier), d’un collier de perles fines, de six assiettes, de sixcouverts, de six couteaux et de six gobelets en vermeil. (Quellechose, mon cher Adolphe, quelle chose incompréhensible que lephénomène de la mémoire !). Nous roulâmes le tout dans unenappe et nous nous en fûmes souper chez la Belle-Hélène, quitenait, tu te le rappelles, le cabaret de laHarpe,rue de la Harpe.

« Vraiment, vraiment, vraiment ! jene puis comprendre pourquoi je t’ai dit : tu te lerappelles, à moins que, dans mon esprit, tu ne me représentesun ami que j’avais et qui était aussi bon que toi, et que j’aimaiscomme toi, et qui s’appelait Va-de-Bon-Cœur. Avec Magdeleine,dit Beaulieu, c’était mon favori. Ah ! par les tripesde Mme Phalaris ! c’était un beau et bravejeune homme ! Il était sergent aux gardes-françaises etlieutenant chez moi ;car il faut te dire, mon cherAdolphe, que je commandais à un nombre considérable degardes-françaises. Lors de mon arrestation, à laquelle devaitprocéder M. Jean de Courtade, sergent d’affaires de la Compagnie deM. de Chabannes, aidé de quarante hommes, on vit aussitôt centcinquante sous-officiers et soldats aux gardes-françaises s’enfuiret passer aux colonies[5].Ils craignaient des révélations ; ils redoutaient que je neles vendisse ; ils avaient tort, car la torture ne m’a pasfait parler !

« Mais fuyons ces moments funestes pourrevenir aux belles nuits de septembre, où nous procédions en gaietéau déménagement des Parisiens. Le Régent montra plus de colèreencore contre moi et contre M. d’Argenson quand il sut la tristeaventure de l’ambassadeur d’Espagne. Songe maintenant à sa furiequand je lui jouai, à lui, le tour suivant : Va-de-Bon-Cœur,étant de garde au Palais-Royal, emporta deux flambeaux de vermeilauxquels le duc d’Orléans tenait beaucoup. Rage de Monseigneur.Depuis quelque temps, on volait au Palais-Royal tout ce qui pouvaitprésenter quelque valeur. Le Régent résolut de substituer sans riendire à l’orfèvrerie d’argent celle en acier ciselé, etparticulièrement pour les boucles et les poignées d’épée. Or, lepremier jour qu’il en porta une de cette espèce, qu’il avait faitvenir de Londres et qui lui coûtait tout de même quinze centslivres, à cause de la beauté merveilleuse du travail, moiCartouche, je la lui volai à la sortie de l’Opéra. Le lendemain, jelui renvoyai cette poignée d’acier en morceaux, avec un petitbillet (tu vois, Adolphe, que je savais écrire) charmant danslequel je le plaisantais sur son avarice prétendue et luireprochais à lui, le plus grand voleur de France, de vouloirempêcher de vivre de malheureux confrères[6]. Il merépondit publiquement en proclamant qu’il était fort curieux de meconnaître et qu’il donnerait de sa poche vingt mille livres à quilui amènerait Cartouche. Le lendemain, comme il était venu enpromenade à Saint-Germain et qu’il déjeunait au château, iltrouvait sous sa serviette un mot dont voici à peu près les termes,mais dont voici sûrement le sens : « Monseigneur, vouspouvez me voir pour rien. Soyez cette nuit, à minuit, derrière lemur d’Anne d’Autriche, dans la forêt au lieu dit :Saint-Joseph. Cartouche vous y attendra. Vous êtes brave ;venez seul. Si vous venez accompagné, vous courrez danger demort. »

« À minuit, j’attendis le Régent, et ledouzième coup sonnait encore aux Loges que le Régent apparut. Ilfaisait un clair de lune de féerie, comme on en voit au théâtre. Laforêt semblait dégager de toutes ses branches, de tous sesfeuillages, de tous ses buissons une merveilleuse clarté bleue.« Me voici, Cartouche, dit le prince ; je viens à toiarmé de ma seule épée, comme tu l’as voulu. Je cours peut-être lesplus grands dangers, ajouta-t-il d’un clair accent railleur, maisque ne risquerait-on pas pour voir de près, à minuit, au cœur d’uneforêt, la figure de Cartouche, quand ça ne coûte rien ! »Oh ! Adolphe, mon ami, j’aurais voulu que tu fusses là pourm’entendre répondre au Régent de France. Certes, je ne suis que lefils d’un pauvre tonnelier de la rue du Pont-aux-Choux, mais quelCondé, quel Montmorency se serait incliné avec plus de grâce,balayant l’herbe humide de la plume de son chapeau ? Le duc deRichelieu lui-même n’aurait pas plus élégamment mis un genou enterre comme je le fis aussitôt, ni présenté de façon plus gracieuseà Monseigneur la bourse que je venais de lui prendre dans sapoche. « Je suis de Monseigneur, dis-je, le plus humbleserviteur et je le prie de reprendre à Cartouche cette bourse qu’iln’eut l’audace de dérober avec tant d’adresse que pour bien prouverà Monseigneur que Monseigneur se trouve bien en face deCartouche. »

« Le régent me pria de conserver cettebourse pour l’amour de lui. Il eut le tort de raconter par la suitecette anecdote, car le bruit courut depuis qu’il faisait partie dema bande. Je croyais qu’il allait s’en aller, quand il me prit sousle bras et m’entraîna jusqu’à l’endroit même où nous sommes assisaujourd’hui. »

XI – SUITE DE L’HISTOIRE DE CARTOUCHE, DEMONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS, RÉGENT DE FRANCE, DE M. LAW,CONTRÔLEUR GÉNÉRAL DES FINANCES, ET DE LA COURTISANE ÉMILIE.

 

« Donc, le Régent m’avait fait l’honneurde prendre, par-dessous, mon bras et je vis bien qu’il avaitquelque chose de secret à me confier. Il ne tarda point à m’avouerqu’il comptait sur mon ingéniosité pour le venger d’une offense queM. le contrôleur général lui infligeait. Il me dit qu’il était toutà fait amoureux de la courtisane Émilie, qu’elle était sa maîtressedepuis quinze jours et qu’il avait appris par la Fillon que M. Lawavait la promesse de ses faveurs pour la nuit prochaine, contre leprésent d’un collier de dix milles louis qu’il lui ferait. Il enétait sûr, car la Fillon ne l’avait jamais trompé. N’était-ce pointpar elle qu’il avait eu vent de la conspiration de Cellamare ?Tous les mauvais sujets de Paris connaissent la Fillon.

« La Fillon est une femme de cinq piedsdix pouces, qui eut des formes admirables, une figure ravissante.Dès l’âge de quinze ans, cette beauté modèle pensa que la nature nel’avait pas pourvue de si rares trésors pour les enfouir ;elle les prodigua. Le duc d’Orléans, longtemps avant la Régence,l’aima ; il en demeura coiffé pendant plus d’un an. C’est pourelle qu’il fit construire dans une partie retirée des jardins deSaint-Cloud une sorte de grotte, éclairée mystérieusement parquelques rayons dirigés sur un lit de nattes sur lequel s’étendaitsa maîtresse, tout habillée de ses cheveux blonds. Il les montra àtous ceux qui passaient par là et il se fit ainsi de nombreux amis.Mais il y a beau temps que les quinze ans de la Fillon se sontenvolés. Maintenant elle n’a plus que la joie de l’intrigue dontelle a fait deux parts : la galanterie et l’observation. Ainsifournit-elle des renseignements précieux à la police et à M.d’Argenson, garde des Sceaux, et des sujets remarquables pour lesamours du Régent. C’est elle qui lui procura Émilie, qui est bienla plus jolie fille de Paris.

« Tout le monde veut la lui voler. Law,qui est le plus riche, a juré d’y réussir. Il lui demandait uneheure de complaisance et lui donnait un collier de dix mille louisdont elle raffolait. C’était marché conclu pour la nuitprochaine.

« – Cartouche, me dit le Régent, aprèsm’avoir expliqué ses petites affaires, tu es un bravehomme. Je te donne le collier.

« Et il s’en alla, sous le clair de lune,en me faisant un petit signe de la main. Cette sorte de mission queje recevais de contrarier les amours de M. le surintendant et devenger celles du duc d’Orléans m’emplit d’un juste orgueil. Étantrentré à Paris, j’appris dès le matin, par ma police, quiétait la mieux faite de l’époque, que la courtisane Émilie habitaitun petit hôtel, dans le Marais, au coin de la rue Barbette et desTrois-Pavillons, et que le Régent montrait plus d’attachement pourelle qu’il n’en eut jamais pour la duchesse de Berry dont il étaitdégoûté depuis longtemps, pour la Parabère, ou même pour sa secondefille, Mlle d’Orléans, qui venait de s’enfermer aucouvent de Chelles, moins à cause de son amour pour Dieu que de sonpenchant pour les belles religieuses (Quelles mœurs ! mon cherAdolphe, quelles mœurs !) et qu’il se consolait avec elle desmépris plus récents de Mlle de Valois, uniquementoccupée du duc de Richelieu. Cette courtisane Émilie n’étaitpourtant qu’une fille d’opéra, mais sa beauté, comme je te l’aidit, dépassait tout ce qui peut s’imaginer. Je ne fus pas longtempsà en juger par moi-même.

« Vingt-quatre heures après l’entrevue deSaint-Germain, c’est-à-dire le minuit suivant, je sortis d’unplacard qui faisait justement l’angle de la rue des Trois-Pavillonset de la rue Barbette. J’avais, comme par hasard, un pistolet dechaque main, ce qui fit qu’il me fut impossible de saluer décemmentMlle Émilie, qui se trouvait pour l’heure dans le plusgalant déshabillé, et M. le surintendant, qui lui présentait unécrin dans lequel brillaient les feux d’un collier qui valait pourle moins dix mille louis. Je m’excusai de la nécessité où j’étaisde garder mon chapeau sur la tête et je priai M. le surintendant,vu l’encombrement de mes mains, de refermer l’écrin sur le collieret de mettre le tout dans la poche de mon habit cannelle, luipromettant ma reconnaissance de ce léger service.

« Comme il hésitait, je procédai à maprésentation, et quand il sut que je me nommais Cartouche, il n’estpoint de gentillesses dont il m’accablât. Je suppliaiMlle Émilie de se rassurer, lui affirmant qu’elle necourait aucun danger, ce dont elle fut convaincue, car elle se prità rire, avec de grands éclats, de la déconfiture de M. Law. Jeriais aussi. Je dis à M. Law que son collier valait dix millelouis, mais que, s’il voulait envoyer le lendemain, vers cinqheures de relevée, un homme de confiance au coin de la rue deVaugirard et de la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, avec cinqmille louis, on lui remettrait le collier, parole d’honneur deCartouche ! Il me répondit que c’était marché conclu et nousprîmes congé les uns des autres.

« Deux jours après, on raconta l’aventureau Régent, qui fut dans la joie d’abord, mais qui changea de visagequand il sut la fin de l’événement. L’homme de Law avait donné lescinq mille louis, comme il avait été entendu, à l’homme deCartouche, et il attendait l’écrin, quand l’autre lui répondit queCartouche s’était déjà chargé de le porter lui-même àMlle Émilie. Law courut chez la courtisane, vit lecollier et en demanda le prix.« C’est déjàtouché », répliqua Émilie en lui tournant le dos. « Etpar qui ? », s’écria M. le surintendant. « Maisévidemment par celui qui m’a apporté le collier, par Cartouche, quisort d’ici ! Ne devais-je pas payer contre réceptiondu collier ? Et tout de suite ! Je n’ai point decrédit, moi, ajouta-t-elle, en s’esclaffant sur la minedéconfite de l’homme de la rue Quincampoix, et je ne pouvaislui donner d’actions de mon Mississipi !…

« Au Palais-Royal, le mot, mon cherAdolphe, eut le succès que tu devines. Il n’empêche que le Régenttrouva que j’avais dépassé ses instructions et fit revenir encoreM. d’Argenson de sa Madeleine du Trainel pour l’entretenir de laméchante humeur où il était à mon endroit. De fait, mon cherAdolphe, j’étais très porté sur les femmes et elles contribuèrentpour beaucoup à ma perte. À ce propos, toi qui me connais, et quisais la sagesse de mes mœurs et de mon amour exclusif de Marceline,tu dois te dire : « Comme deux cents ans vous changent unhomme ! »

Enchanté de sa petite narration, M. Longuet semit à rire de l’inoffensive plaisanterie qui la terminait.« Comme deux cents ans vous changent un homme ! ».Il plaisantait. Il plaisantait vraiment, sincèrement. Ah !ah ! il blaguait. Ainsi en va-t-il du bourgeois parisiend’aujourd’hui qui commence par s’épouvanter d’un rien et qui finitpar rire de tout. M. Longuet en était arrivé à rire de lui-même.L’antithèse surnaturelle et terrifiante entre Cartouche et Longuet,qui l’avait plongé d’abord dans le plus sombre effroi, l’incitait,quelques jours passés, à « faire des mots ! » Lemalheureux ! Il insultait le Destin ! Il riait autonnerre ! Il blaguait la face de Dieu ! Son excuse estqu’il n’y voyait pas d’importance.

Il finissait par trouver son cas unpeu bizarre. Il s’en amusait avec Adolphe. Il résolut même, àpart lui, de ne point celer plus longtemps sa vraie personnalité àsa chère Marceline. Elle était intelligente, ellecomprendrait. Il s’était imaginé que cette personnalitépourrait présenter des dangers pour lui-même et pour l’ordresocial, mais voilà qu’elle n’existait plus à l’état réel,mais à l’unique état de souvenir, de doux souvenir !… Iln’aurait pas à combattre Cartouche comme il l’avait redouté ;il n’aurait qu’à lui demander, de temps en temps, quelque anecdoteun peu salée, qui procurerait du succès à M. Longuet, dans lesconversations. Cette histoire du Régent, de Law et de la courtisaneÉmilie n’était-elle point la preuve de cet étatd’âme ? Comme elle avait coulé de sa mémoire sans effort,avec gentillesse et galanterie ! Quel mal donc y avait-ilà cela ? Après tout, s’il avait été Cartouche, il n’yavait point de sa faute et il serait bien bête de s’en faire de labile !

Il se frotta les mains et sa jubilation étaittelle qu’il ne cessa de plaisanter sur tout, même sur lesChopinettes, sur le Coq et sur le Four,qui, cependant, semblaient, dans le document, marquer les troispoints d’un triangle qui renfermait une fortune. Mais ilplaisantait la fortune. Au crépuscule, ils reprirent le chemin deParis.

Comme ils arrivaient à la gare Saint-Lazare,M. Adolphe Lecamus lui posa la question suivante :

– Mon ami, quand tu es Cartouche, que tu tepromènes dans Paris et que tu vis de la vie de Paris, dis-moi cequi t’étonne le plus. Est-ce le téléphone, le chemin de fer, lemétro, la tour Eiffel ?

Il répondit :

– Non, non ! Ce qui m’étonne le plus,quand je suis Cartouche, c’est les sergents de ville !

XII – ÉTRANGE ATTITUDE D’UN PETIT CHATVIOLET.

 

Il me semble que le Destin qui commande auxhommes prend un détestable plaisir à faire précéder les pirescatastrophes des joies les plus sereines. Ainsi, la tempêten’est-elle souvent annoncée que par le calme sournois des éléments.Voyez ces trois êtres, l’homme, la femme et l’amant, arrêtez votreregard et votre pensée sur ce charmant tableau de « fin dedessert ». Ils ont dîné au restaurant, en cabinet particulier.L’homme allume un cigare, la femme allume une cigarette russe, etl’amant, de son regard langoureux et de ses discours suaves auxtermes choisis par l’amour, allume la femme, mais d’une flammetellement douce, d’un feu si discret, que rien ne semble devoirtroubler jamais la paix de leurs triples et aimables digestions.Dites-moi si ces êtres ne sont pas heureux, non seulement dubonheur présent, mais de tout celui à venir ? N’est-cepas ? N’est-ce pas qu’il est de toute harmonie que celacontinue ? N’est-ce pas que la nuit est pure ? N’est-cepas que la brise qui agite les stores légers est odorante ?N’est-ce pas qu’il y a des milliards d’étoiles et que la vie estéternellement bonne ? N’est-ce pas que Théophraste, sansle savoir,sera éternellement cocu ?

Mensonge de la terre et du ciel !Mensonge de la vie, mensonge du bonheur ! Le bonheur ! Ilcache un gouffre plus profond que celui qui se dissimule derrièrele sourire en fête des vagues. Il renferme des ouragans pluschargés de foudre que le « grain » qui monte au radieuxhorizon des mers de Cochinchine ! (Tout le monde sait que lestempêtes les plus épouvantables sont celles des mers de laCochinchine. On les appelle typhons.)

Oui, un petit « grain » de rien dutout annonce et précède les perturbations les plus regrettables del’atmosphère. Ainsi, au commencement des véritables grands malheursde Théophraste, de Marceline et d’Adolphe, il y eut – quelque chosequi n’a pas grande importance en soi – l’étrange attitude d’unpetit chat violet.

Je n’ai point encore décrit par le menul’appartement qu’occupait le ménage Longuet, rue Gérando. La chosedevient nécessaire. C’était un petit appartement de douze centsfrancs de loyer. On entrait par une porte à deux battants dans unvestibule aux dimensions restreintes, comme vous pensez bien. Unbahut de chêne ciré l’encombrait encore. Outre la porte d’entrée,quatre portes ouvraient sur ce vestibule ; c’étaient la portede la cuisine et la porte de la salle à manger, à gauche, la portedu salon et celle de la chambre à coucher à droite. Le salon et lachambre à coucher étaient sur la rue. La cuisine et la salle àmanger étaient sur la cour. Sur la rue encore donnait la fenêtred’un petit cabinet dont M. Longuet avait fait son« bureau ». On pénétrait dans ce petit cabinet, à lafois, par une porte qui ouvrait sur la chambre à coucher et par uneporte qui ouvrait sur la salle à manger. Que ceci soit entenduune fois pour toutes !

Je n’ai point à vous donner le détail del’ameublement de cet honnête appartement. Il me suffit de vous dire– ce qui est beaucoup plus important tout de même que vous nepourriez l’imaginer – que dans le petit cabinet il y avait unbureau (puisque c’était à cause de ce bureau que le cabinets’appelait dans le langage courant du ménage : le bureau), quece bureau était appuyé contre le mur, qu’il avait des tiroirsau-dessus de la table de travail et sous la table de travail, quecette table de travail se refermait sur elle-même et présentaitalors un ventre harmonieusement arrondi, que ce ventre était percéà l’endroit du nombril d’une serrure et que lorsque cette serrureétait fermée toutes les serrures de tous les tiroirs se trouvaientpar le fait fermées ; à l’ordinaire, quand le bureau étaitainsi fermé, M. Théophraste Longuet, à l’endroit de la serrure,autant pour cacher cette serrure-nombril qu’en manière d’ornement,déposait un petit chat violet.

Ce petit chat violet, qui avait des yeux deverre, n’était autre chose qu’une ingénieuse pelote soyeusedestinée à essuyer l’encre des plumes et à recevoir la piqûre desépingles, objet nécessaire à tout individu qui travaille detête. Il ne faut pas oublier non plus que dans le bureau setrouvait encore une table à thé.

Ceci expliqué, nous n’avons plus qu’àreprendre nos trois personnages où nous les avons quittés.L’addition payée, Adolphe offre son bras à Marceline ;Théophraste suit avec son ombrelle verte. Une heure de marche lente(pour faire la digestion) les conduit à la porte de la rue Gérando.On prie Adolphe de monter. Marceline insiste. Adolphe lesaccompagne dans l’escalier. Il pénètre avec eux dans le vestibule.Il engage ses amis à se coucher tout de suite, car le lendemain ondoit se lever de bonne heure. Il embrasse Marceline (il a prisdepuis peu l’habitude d’embrasser Marceline le soir, avant d’allerse coucher, parce que Théophraste l’a exigé absolument), il serreavec une démonstration sincère d’amitié fervente la main deThéophraste : il est déjà sur le palier. Et, pendant qu’ildescend l’escalier, Théophraste « lui tient la lampe ».(Cette petite lampe était sur le bahut ; Théophraste n’a euqu’à allumer en entrant.) « À demain ! » murmureAdolphe dans la nuit de la cage. Et puis on entend le grand coupsourd de la porte qui se referme. Adolphe est parti pour la rue desFrancs-Bourgeois, qu’il habite et où il va passer une excellentenuit. Théophraste a refermé la porte de l’appartement à clef, avecle plus grand soin. Il a fait « deux tours », ainsi quele lui demande Marceline. C’est même imprudent de ne pas avoir deverrou de sûreté, « mais il n’est jamais rien arrivé dans lamaison ». Il n’importe ; maintenant qu’on est trèssouvent à la campagne, « il faut faire faire un verrou desûreté ». Théophraste et Marceline ont visité minutieusementl’appartement ; ils sont allés dans la cuisine, dans la salleà manger, dans le salon, dans le bureau et même dans leswater-closets avant de se retrouver dans leur chambre à coucher.Ils ont constaté qu’en leur absence il ne s’est rien passéd’anormal. Ils se déshabillent. Je crois bien que c’est latroisième fois, depuis que nous avons entrepris le récit del’aventure de Théophraste, que nous nous trouvons dans la chambre àcoucher du ménage ; c’est la faute des événements, et je n’ysuis pour rien.

Ils sont couchés. Ils ont soufflé la bougie,posée sur la table de nuit. Selon sa coutume, Théophraste est« dans le coin ». Théophraste n’est pas brave : ilne s’en défend pas. Marceline non plus. Cependant, elle s’endort enpensant à Adolphe, mais elle a dans sa main la main de Théophraste.Celui-ci, vaguement, songe aux drames mystérieux qui sont enfermésdans les ténèbres ; il se dit que Cartouche, lui, n’avait paspeur, et il envie le courage de Cartouche.

… Il s’amuse encore à fermer les yeux avecforce, et à rouvrir ses paupières dans la nuit, ce qui fait qu’ilaperçoit une grande quantité de cercles bleus, verts, violets quis’agrandissent, s’éloignent, s’arrêtent soudain et s’envolentrapidement, et d’autres cercles multicolores apparaissent encore,pour s’évanouir à nouveau. Puis, ce ne sont plus des cercles, cesont, – bel et bien – des figures, avec des yeux, des nez, desbouches et des bonnets de coton… Il voudrait fermer les yeux pourne plus voir ces figures, ces visages fantastiques, mais ils’aperçoit que ses yeux sont fermés. C’est drôle ! oh !tout à fait incroyablement drôle ! Pour voir des figures dansla nuit, il faut fermer les yeux… Il dort. Il ronfle.

La nuit. Pas une voiture dans la rue. Silence.Le ronflement de Théophraste a cessé. Est-ce que M. Longuet dorttoujours ? Non, il ne dort plus. Il a la gorge sèche ; ilouvre, dans les ténèbres, des yeux d’effroi ; il appuie samain froide, sa main que glace la peur, sur la cuisse chaude de sonépouse. Il la réveille et dit, mais si bas, si bas qu’il est leseul à savoir qu’il parle :

– Entends-tu ?

Marceline ne respire plus. Ils se serrent lamain sous le drap, sans le remuer. Ils « tendentl’oreille ». En effet, on entend quelque chose… dansl’appartement.

Vraiment, vraiment, il ne faut pas rire. Celuiqui rit du bruit inexpliqué, la nuit, dans l’appartement,celui-là n’est pas encore né ! Oh ! il y a desgens très braves, tout à fait extrêmement braves, et que rienn’arrête, et qui passeraient partout, partout, le soir, dans lesrues les plus désertes, dans les quartiers les plus mal famés, etqui n’hésiteraient pas à s’aventurer, pour leur plaisir, dans desculs-de-sac sans réverbères ; mais moi je vous dis, parce quec’est la vérité, parce que vous savez que c’est lavérité : celui qui rit du bruit inexpliqué, la nuit, dansl’appartement, celui-ci n’est pas encorené !

Nous avons assisté déjà à l’insomnie deThéophraste, la nuit de la révélation, et alors, à cause du grand,du formidable secret jailli des pierres de la Conciergerie,l’anxiété s’était assise sur son cœur. Eh bien ! cetteanxiété, qui avait cependant sa terrible raison d’être, n’étaitrien, mais rien du tout, comparée à celle qui l’étranglait parcequ’il y avait, la nuit, dans l’appartement, un bruitinexpliqué.

C’était un drôle de bruit, certainement, maistout à fait réel, sans aucun doute, sans aucun doute. Ce bruitfaisait ron ron ron ron ron ron ron ron. Et ce bruitfaisait cela, derrière le mur, « dans la pièce àcôté ».

Vous savez qu’il n’y a rien de pluseffrayant, la nuit dans l’appartement, qu’un bruit inexpliqué, sice n’est le bruit d’un craquement de meuble, qui est unbruit expliqué, mais plus effrayant encore. Alors, oh ! alors,vous entendez votre cœur qui bat contre votre poitrine, comme onfrappe à une porte avant de l’ouvrir, et il y a des gens, des genspourtant braves, qui mettent précipitamment leurs mains contre leurcœur, parce qu’ils savent très bien que s’ils oubliaient cetteprécaution leur poitrine s’ouvrirait et que leur cœur roulerait surla descente de lit. Et bien ! je le dis, le bruit queThéophraste et Marceline écoutaient, dégouttants de sueur, étaitbien autrement plein d’épouvante qu’un craquement de meuble, parceque cela faisait, derrière le mur : ron ron ron ronron, que cela était le ronron d’un chat, et que ceronron – ils le reconnaissaient bien – était le ronron du chatviolet.

– C’est le ronron du chat violet. Va voirce qu’il a, Adolphe !Elle était tellement émue qu’elleappelait Théophraste : Adolphe. Mais Théophraste ne s’enapercevait même pas. Théophraste ne bougeait pas. Il aurait donnécent mille timbres en caoutchouc pour être en train de se promener,à midi, sur le boulevard.

– Ce n’est pas naturel qu’il ronronne ainsi,ajouta-t-elle. Va voir ce qu’il a ! Il le faut,Théophraste ; prends dans le tiroir de la table de nuit lerevolver.

– Tu sais bien, eut la force de direThéophraste, qu’il n’est pas chargé. (Il n’était pas chargé parceque M. Longuet ne savait pas comment on charge un revolver, encoremoins comment on le décharge, et qu’il n’avait pas osé avouer sonignorance à l’armurier.)

Ils écoutèrent encore. Le ronrons’était tu. Marceline eut cette espérance qu’ils s’étaientpeut-être trompés… Alors, Théophraste poussa un petit soupirlamentable, sortit du lit, prit le revolver et, tout doucement,ouvrit la porte donnant sur son bureau. La nuit était claire, lalune entrait dans la pièce en grande nappe bleue. Et ce que vitThéophraste le fit reculer aussitôt, cependant qu’il laissaitéchapper un gémissement sourd et qu’il repoussait la porte, ens’appuyant le dos dessus, comme pour empêcher ce qu’il avait vud’entrer dans la chambre à coucher.

– Quoi ? demanda Marceline soulevée surles oreillers. Théophraste, claquant des dents, dit :

– Il ne ronronne plus, mais il abougé !

– Où est-il ?

– Il est sur la table à thé !…

– Le chat violet est sur la table àthé ?

– Oui…

– Es-tu bien sûr qu’il était hier soir à saplace ?…

– Tout à fait sûr. Je lui ai piqué dans latête l’épingle de ma cravate. Il était sur le bureau, commetoujours.

– Tu auras cru, tu auras cru, fit Marceline.Si je faisais de la lumière ?…

– Non, non. On peut s’échapper dansl’obscurité… Si j’allais ouvrir la porte du palier ? Onpourrait appeler la concierge !

– Ne t’épouvante donc pas, fit Marceline quireprenait peu à peu ses sens depuis qu’elle n’entendait plus lechat violet. C’est une illusion que nous avons eue. Tu l’as changéde place hier soir et il n’a pas ronronné !

– Après tout, c’est bien possible, ditThéophraste qui ne demandait qu’à se recoucher.

– Remets-le à sa place, insista Marceline.

Théophraste s’y décida. Il alla dans le bureauet, d’une main hâtive et tremblante, prit le chat sur la table àthé, le replaça sur le bureau et revint s’étendre dans la doucechaleur du lit. Le chat violet n’était pas plus tôt sur le bureauqu’il se reprit à ronronner : ron ron ron ron. Maiscette fois, bien qu’ils l’entendissent parfaitement, ni Théophrasteni Marceline ne s’effrayèrent. Ils sourirent même dans les ténèbresde la peur qu’ils avaient eue. Cependant, ils ne se rendormirentpoint tout de suite, même après que le deuxième ronron eutcessé. Un quart d’heure venait de s’écouler, quand une secondeépouvante les redressa à nouveau sur leur séant. Un troisièmeronron se faisait entendre. Si le premier ronronles avait comblés d’effroi, si le second ronron les avaitfait sourire, le troisième ronron (suivez bien lasuccession des ronrons, car je vous jure que ce n’est pas risible)les enivra de terreur.

– Oh ! ce n’est pas possible, murmuraMarceline, nous sommes victimes d’une hallucination. Du reste, celan’a rien d’étonnant, depuis ce qui nous est arrivé à laConciergerie.

Le ronron s’était encore tu. Ce futMarceline, cette fois, qui se leva ; elle poussa la porte ducabinet et se retourna aussitôt vers Théophraste. Elle dit, maisavec quelle pauvre voix, quelle mourante voix :

– Tu n’as donc pas remis le chat violet sur lebureau ?

– Mais si ! geignit Théophraste.

– Eh bien ! il est retourné sur latable à thé !

– Mon Dieu ! fit le pauvre homme en secachant la tête sous les couvertures…

Le chat violet ne ronronnait plus. Marcelinefut persuadée que son mari, dans le désordre de son esprit, avaitlaissé le chat sur la table à thé. Elle alla l’y prendre et lereplaça sur le bureau, en retenant sa respiration. Le chat violetfit entendre son ronron pour la quatrième fois, mais niMarceline ni Théophraste n’y virent cette fois, pas plus que laseconde, d’inconvénient. Marceline se recoucha. Le quatrièmeronron s’était tu.

Un nouveau quart d’heure s’écoula au boutduquel un cinquième ronron… Alors, chose incroyable,Théophraste bondit comme un tigre, et s’écria :

– Ah ! c’est trop fort, à la fin !…Par les tripes de Mme de Phalaris ! qu’est-ce quim’a f… un pareil chat violet !

XIII – EXPLICATION DE L’ÉTRANGE ATTITUDED’UN PETIT CHAT VIOLET SUIVIE DE L’ÉPOUVANTABLE HISTOIRE DESOREILLES DE M. PETITO.

 

Il nous faut tout d’abord monter à l’étage dudessus, dans l’appartement occupé par M. et Mme PetitoNous pénétrâmes déjà dans cet appartement, le jour que Théophrastes’en vint demander au Professeur d’italien quelques renseignementsnécessaires sur l’écriture du document. Il croyait bien alors necommettre aucune imprudence. Quelle imprudence peut-il y avoir àprésenter à un expert en écritures un document si déchiré, simaculé, si effacé qu’il est tout à fait impossible, à première vue,de lui trouver un sens ni de lui donner unesignification ?

Or, par un hasard excessivement mystérieux,mais qu’on finirait bien par expliquer à la longue, cette nuit-là,M. et Mme Petito s’entretenaient justement du documentsur lequel le professeur avait eu à émettre un avis si rapide.

La chose se passait dans le petit salon deMme Petito, à côté du piano où elle jouait plusieursfois par jour le Carnaval de Venise ; mais en cemoment ni M. ni Mme Petito ne songeaient à faire de lamusique.

Mme Petito disait :

– Je n’y comprends rien. La conduite de M.Longuet aujourd’hui à Saint-Germain, d’après ce que tu me dis, nenous instruit guère, mais tu dois ne pas te souvenir des termes, detous les termes. « Va prendre l’air aux Chopinettes, regardele Coq, regarde le Four… » c’est vague, et qu’est-ce que çaveut dire ?

– Ça veut dire d’abord, répondit M. Petito,que le trésor doit se trouver aux environs de Paris, du Paris del’époque : Va prendre l’air… Mon avis est qu’il fautchercher ou du côté de Montrouge ou du côté de Montmartre. LesChopinettes devaient être un endroit où l’on se régalait en partiesfines, certainement un endroit champêtre. Je penche pourMontmartre, à cause du Coq. Il y avait un château du Coq auxPorcherons… Regarde ce plan du vieux Paris…

Ils regardèrent le plan sur un petitguéridon.

– C’est encore bien vague, ajouta après unsilence M. Petito. Moi, je crois qu’il faut surtout s’attacher àces mots : le Four.

– Mon cher ami, c’est de plus en plus vaguealors, car il y avait beaucoup de fours autour de Paris, de fours àplâtre, de fours à chaux, de fours à briques…

– Mon idée, fit M. Petito, est que leFour ne veut pas dire le Four, car je me souviens (ettu sais de quelle prodigieuse mémoire je suis doué !) qu’il yavait un certain espace entre le mot le et le motFour, et après le mot Four il y avait encore ungrand espace sur le papier. Passe-moi le dictionnaire.

Mme Petito se leva avec les plusgrandes précautions et sans bruit, apporta un petit lexique. Ilssuivirent et inscrivirent tous les mots substantifs quicommençaient par la syllabe Four.Ils trouvèrent :Fourche, Fourchette, Fourchure, Fourgon, Fourmi, Fourmilière,Fournaise, Fourneau, Fournil, Fourrage, Fourrière,Fourrure.

À cause du mot le, ils furent d’avisde ne prêter point d’attention à la Fourche, ni à aucundes substantifs féminins. Il restait Fourgon, Fourneau,Fournil, Fourrage, qui ne leur apprenait rien.

C’est alors que la pendule, sur la cheminée,sonna minuit. Mme Petito, très pâle, se leva et fitsigne. Plus pâle encore, M. Petito était debout.

– Voilà le moment ! dit MmePetito. Tu trouveras des renseignements utiles en bas.

On ne peut pas t’entendre, ajouta-t-elle,avec tes chaussons de corde ; je veillerai derrièrenotre porte, en haut de l’escalier. Tu sais qu’il n’y a aucundanger ; ils sont à Esbly.

Une ombre, deux minutes plus tard, glissaitsur le palier de M. Longuet, introduisait une clef dans la serrurede la porte de M. Longuet et pénétrait dans le vestibule de M.Longuet. L’appartement de M. Longuet avait exactement la mêmedisposition que celui de M. Petito. Celui-ci trouva facilement sonchemin dans la salle à manger ; il agissait avec d’autant plusde présence d’esprit qu’il croyait l’appartement inhabité. Ilpoussa la porte du cabinet et vit le chat violet sur le bureau.Comme c’était évidemment à la serrure du bureau qu’il en voulait,M. Petito retira le chat violet, qui le gênait sur le bureau, et leplaça sur la table à thé ; puis il quitta la pièce tout desuite et se précipita sans bruit dans la salle à manger, de là dansle vestibule, car il lui avait semblé entendre des voix dansl’escalier.

Il s’était sans doute trompé. Quand il revintdans le cabinet, il retrouva le chat violet sur le bureau etronronnant. Bien que les cheveux de M. Petito fussent frisés,ils se dressèrent sur sa tête. L’horreur qui s’était emparée de luin’était comparable qu’à l’autre horreur, de l’autre côté dumur.

M. Petito resta immobile, dans la lune bleue,même après qu’il n’entendit plus ronronner le petit chat violet. Etpuis il se décida et, sur ses savates de corde, il fit quelquespas. D’une main timide, il se saisit du petit chat violet et lemouvement qu’ainsi il lui imprima fit que le ronronrecommença. Il se rendit compte alors que, dans le ventre en cartondu chat il y avait une petite bille et que le balancement de cettepetite bille dans ce ventre de carton simulait fort ingénieusementun ronron naturel. Comme il avait eu très peur, il se traitad’imbécile. Tout s’expliquait. N’avait-il point, avant de retournerdans le vestibule, remué le chat ? Au lieu de l’avoir posé surla table à thé, comme il le croyait, il l’avait reposé sur lebureau : c’était simple. Là-dessus, il fit bien attention àmettre le chat violet ronronnant sur la table à thé.

Il ne faut pas oublier que le ronronqui n’épouvantait plus M. Petito recommençait à épouvanterThéophraste et sa femme, tandis que le second ronron qui avaitdéfrisé de terreur les cheveux de M. Petito avait, au contraire,laissé le ménage Longuet indifférent.

Il y eut un nouveau bruit dans l’escalier.(C’était Mme Petito qui, surprise par un courant d’air,fort mal à propos, éternuait.) M. Petito se reprécipita dans levestibule, en silence. Quand, rassuré, il revint dans le cabinet,le chat violet ronronnant était retourné sur lebureau.

Il crut qu’il allait mourir d’effroi. Il pensaqu’une intervention miraculeuse l’arrêtait sur le bord du crime, etil fit une prière rapide dans laquelle il promit au ciel qu’il nerecommencerait plus. Cependant, un quart d’heure passé encore,comme il n’entendait plus rien, il attribua ces événementssurprenants au trouble qu’apportait dans ses sens sonexceptionnelle besogne, et il reprit le chat violet quirerereronronna.

Mais alors la porte de la chambre s’ouvritavec violence et M. Petito, anéanti, tomba dans les bras de M.Longuet qui n’exprima aucun étonnement.

M. Longuet rejeta avec mépris M. Petito sur leparquet et courut au chat violet dont il s’empara : puis,ayant ouvert la fenêtre, il jeta le chat violet dans la rue, aprèsavoir préalablement retiré de la tête du chat l’épingle de cravatequ’il y avait mise et à laquelle il tenait beaucoup, parce queMarceline la lui avait offerte pour sa fête.

– Sale chat ! dit-il dans une colèreinexprimable, tu ne nous empêcheras plus de dormir !

Pendant ce temps, M. Petito, qui s’étaitrelevé, ne savait plus quelle contenance tenir, d’autant queMme Longuet, en chemise, le visait assidûment d’un grosrevolver au brillant nickel. Il ne trouvait que cettephrase :

– Je vous demande pardon ! Je vouscroyais à la campagne !

Mais M. Longuet vint à lui et lui prenantentre le pouce et l’index l’une de ses oreilles, qu’il avait fortlongues, il lui dit :

– Maintenant, mon cher monsieur Petito,nous allons causer !

Marceline abaissa le canon de son revolver et,lui voyant tant de courage, considéra son mari avec une admirationextatique. Théophraste continuait :

– Vous voyez, mon cher monsieur Petito, que jesuis calme. Oh ! tout à l’heure j’étais fort en colère, maisc’était contre ce satané chat qui nous empêchait de dormir !Aussi, je l’ai jeté par la fenêtre. Rassurez-vous, mon chermonsieur Petito, je ne vous jetterai pas par la fenêtre. Je suisjuste. Vous ne nous avez pas empêchés de dormir, vous ! Vousavez pris la précaution de chausser des pantoufles à semelles decorde ! Tous mes remerciements. Pourquoi donc, mon chermonsieur Petito, faites-vous cette insupportable grimace ?C’est à cause sans doute de votre oreille. J’ai une bonne nouvelleà vous annoncer et qui vous mettra à l’aise, rapport à votreoreille : Vos oreilles ne vous feront plus souffrir !mon cher monsieur Petito.

Ayant parlé de la sorte, Théophraste pria safemme de passer un peignoir et M. Petito de passer dans lacuisine.

– Ne vous étonnez point, lui dit-il, de ce queje vous reçois dans la cuisine. Je tiens beaucoup à mescarpettes et vous devez saigner comme un cochon.

M. Longuet tira à lui une table de bois blancplacée contre le mur et la disposa au milieu de la cuisine ;il pria Marceline de dérouler sur cette table une toile cirée, dese procurer la grande jatte et d’aller chercher dans le tiroir dela desserte de la salle à manger le couvert àdécouper.

Marceline essaya d’articuler une demanded’explications, mais son mari lui montra un regard si étrangementglacé qu’elle ne put qu’obéir en frissonnant. Il y a des peurs quidonnent chaud, il en est qui donnent froid. Ainsi, M. Petitogrelottait, et c’est bien en grelottant qu’il tenta de gagner laporte de cette cuisine dans laquelle il se disait mentalement qu’iln’avait que faire. Malheureusement, M. Longuet se refusa absolumentà laisser partir son voisin. Il le pria de s’asseoir, il s’assitlui-même.

– Monsieur Petito, lui dit-il sur le ton de laplus excessive politesse, vous avez une figure qui me déplaît. Cen’est point de votre faute, mais ce n’est point de la mienne nonplus. Certes, vous êtes bien le plus lâche et le plus méprisabledes petits bandits, mais qu’importe ? Ceci n’est point monaffaire, mais celle de quelque honnête bourreau du roy qui vousinvitera, la saison prochaine, à vendanger à l’Eschelleou, certain jour qu’il fera chaud, vous mettra gentiment à labise, à seule fin que vous gardiez, comme un brave homme,ses moutons à la lune ! Ne souriez pas, monsieurPetito ! (il est absolument évident que M. Petito ne souriaitpas.) Vous avez des oreilles ridicules, et je suis certain qu’avecde pareilles oreilles vous n’osez pas passer au carrefour Guilleri[7] !

M. Petito joignit les mains etbredouilla :

– Ma femme m’attend !

– Qu’est-ce que tu fais, Marceline ? criaThéophraste impatienté. Tu vois bien que M. Petito estpressé ; sa femme l’attend !… As-tu le couvert àdécouper ?

– Je ne trouve pas la fourchette !répondit la voix tremblante de Marceline.

La vérité était que Marceline ne savait plusce qu’elle répondait. Elle croyait son mari devenu complètementfou. Entre M. Petito cambrioleur, et Théophraste fou, elle n’étaitnullement portée à plaisanter. Elle s’était cachée instinctivementderrière la porte d’un placard, et son trouble était si extrêmequ’en se retournant un peu brusquement, dans le moment queThéophraste lui lançait une bordée d’injures, elle renversa ladesserte et le vase de Sarreguemines qui en faisait le principalornement. Il en résulta un grand bruit et une confusion complète.Théophraste s’en prit encore aux tripes de Mme dePhalaris et appela si vigoureusement Marceline auprès de luiqu’elle accourut malgré elle. Le spectacle qui l’attendaitdans la cuisine était atroce :

Les yeux de M. Petito semblaient sortir desorbites. Était-ce l’effroi ? L’effroi devait y être pourquelque chose, mais aussi l’étouffement qui résultait du mouchoirque Théophraste lui avait enfoncé dans la bouche. M. Petitolui-même était couché sur la table en bois blanc. Théophraste avaiteu le temps et la force invincible de lui lier les poings et leschevilles avec des ficelles. La tête de M. Petito pendait un peuau-delà de la table. À côté de la table et sous la tête de M.Petito, il y avait une jatte que M. Longuet avait placée làpour ne rien salir. Celui-ci, les narines palpitantes(c’est ce que Marceline remarqua surtout dans la figure formidablede son mari), avait pris M. Petito par les cheveux, de la maingauche. Dans la main droite, il serrait le manche d’un couteau decuisine ébréché, qui ne servait guère qu’à ouvrir les huîtres etles boîtes de sardines. Les dents de Théophraste grinçaient. Ildit :

– Amène les pavillons !…

Et il entama l’oreille droite. Le cartilagerésistait. On entendait, à travers le mouchoir, le hurlementlointain et tout à fait sourd de M. Petito. Comme M. Longuet étaitresté en chemise, il semblait, par-derrière, quand on ne voyait passon visage terrible, un interne penché sur une opération difficile.Marceline, sans force, tomba à genoux. M. Petito tenta un mouvementsuprême et le sang de son oreille jaillit à travers la cuisine.Théophraste lâcha les cheveux et lui administra une gifle.

– Fais donc attention, disait-il, tuéclabousses partout [8] !

Comme le cartilage résistait encore, il pritde la main gauche l’oreille droite et, d’un grand coup du couteauébréché, acheva de l’arracher. Il mit cette oreille dans unesoucoupe qu’il avait préalablement déposée sur l’évier. Et ilouvrit le robinet d’eau dont le jet (dirigé mathématiquement par lebrise-jet) alla laver l’oreille de tout le sang dont elle étaitmaculée. Puis il revint à la seconde oreille. Comme Marcelinegémissait trop fort, il la fit taire d’un coup d’œil. La secondeoreille fut coupée beaucoup plus vite, sans comparaison, etvraiment, quant à moi, j’en suis bien aise, car le découpage de lapremière oreille est une chose affreuse. Il était temps. M. Petitoavait avalé la moitié du mouchoir. Il étouffait. Théophraste retirade la bouche de M. Petito son mouchoir et le jeta dans le panier aulinge sale, qui était là, par hasard. Il délia ensuite leschevilles et les poignets du lamentable expert en écriture, et luiconseilla dans le tuyau de l’oreille, puisque l’oreilleelle-même avait disparu, de quitter le plus tôt possible sonappartement, s’il ne voulait pas qu’il le fît arrêter commecambrioleur. Il eut encore la précaution de lui envelopper la têtedans un torchon « pour que son sang ne tâchât point l’escalierdu concierge » ; enfin, comme M. Petito, agonisant, sedisposait à regagner ses pénates, Théophraste lui mit les oreilleslavées dans la poche de son veston.

– Vous oubliez tout en route, luidit-il. Que penserait Mme Petito si vous rentriez sansvos oreilles !

Il referma la porte et, regardant Marcelinequi, toujours à genoux, se mourait d’horreur, il essuya le couteausanglant sur sa manche.

XIV – M. THÉOPHRASTE LONGUET PRÉTENDQU’IL N’EST PAS MORT SUR LA PLACE DE GRÈVE.

 

M. Longuet, dans les notes qu’il consigna lelendemain de cette nuit funeste sur son carnet des Mémoires, neparaît pas avoir attaché autrement d’importance à l’essorillementde M. Petito.

« La nature des femmes, dit-il, est toutà fait délicate ; j’en jugeai par l’émoi de ma chèreMarceline. Elle ne pouvait admettre que j’eusse coupé les oreillesde M. Petito. Sa manière de raisonner était incroyable et combienincompréhensible, mais je la lui pardonnai à cause de sasensibilité excessive. Elle disait que je n’avais pasbesoin de couper les oreilles de M. Petito. Je lui répondisqu’évidemment on n’avait jamais besoin de couper les oreilles d’unhomme, pas plus qu’on n’a besoin de le tuer ; et, cependant,quatre-vingt-dix-neuf hommes sur cent, affirmai-je (et nul ne mecontredira), auraient tué chez eux, la nuit, M. Petito. Elle-même,qui n’était après tout qu’une femme, si le revolver eût été chargé,aurait fait tout ce qu’il faut pour tuer M. Petito. Elle ne le niapas. Eh bien ! en lui coupant les oreilles, n’avais-je pasprouvé qu’il n’y avait aucun besoin de le tuer ?

« Un homme préfère vivre sans oreillesque trépasser avec ses oreilles, et M. Petito se trouvait aussidégoûté de ses promenades nocturnes dans les appartements desautres que s’il était mort.

« – J’ai agi pour le mieux, avec unegrande retenue et une inconcevable humanité.

« La logique de ces paroles la calma unpeu, et ce qui restait de la nuit se serait passéconvenablement si je ne m’étais avisé de lui dévoiler toutle mystère de ma personnalité. Ce fut sa faute. Elle insistait pourconnaître le pourquoi de mon courage subit, ce qui était asseznaturel, attendu que jusqu’à ce jour je n’étais guère brave. Cen’est pas en vendant des timbres en caoutchouc que l’on apprendà voir couler le sang. Alors, je lui dis, tout de go, quej’étais Cartouche et, par une sorte de forfanterie qui m’étonnamoi-même, je me vantai de mes cent cinquante assassinatspersonnels. Elle s’enfuit du lit, ainsi que je l’avais prévu, etjura que rien au monde ne la ferait coucher avec Cartouche. Ellemontrait les signes de la plus grande terreur et s’était réfugiéederrière le canapé. De plus, elle m’annonça qu’elle allait demanderle divorce. Je ne pus m’empêcher, à cette nouvelle, de m’attendrirsur mon malheur, et je me pris à pleurer. Elle voulut bien alors serapprocher de moi, me fit comprendre avec beaucoup de précautionscombien sa situation devenait difficile, qu’elle avait cru épouserun honnête homme, qu’elle découvrait tout à coup qu’elle partageaitla couche du plus affreux des brigands, et qu’il n’y aurait plusdésormais pour elle de repos possible. J’avais séché mes pleurs, jecompatissais à sa peine, et nous ne nous consolâmes d’une tellecatastrophe que lorsque j’eus trouvé la solution : « Nousdirons à Adolphe, fis-je, de venir coucher avec nous. » Elleacquiesça tout de suite à cette proposition, et il fut entenduqu’Adolphe aurait toujours son lit fait chez nous, commeil avait son couvert mis.

« Justement, Adolphe survint à lapremière heure. Marceline et lui s’enfermèrent dans le salon et ilseurent là un entretien d’une longueur inusitée. Je m’étais retirépar discrétion dans mon cabinet. »

« Quand ils vinrent me retrouver, ilssemblaient sortir d’une conversation grandement animée. Adolphe meregarda avec tristesse et me pria de l’accompagner dans quelquescourses qu’il avait à faire le matin même. Marceline insista pourque je fisse tout ce qu’Adolphe me demanderait, et je le promissans difficulté. Adolphe et moi, nous descendîmes donc dans Paris.Je demandai à mon ami si l’étude du document lui avait révéléquelque fait nouveau intéressant nos trésors, il me répondit quetout cela n’était guère pressé, qu’il fallait avant tout songerà ma santé, et que nous prendrions tous trois, le soir même,le train pour la villa « Flots d’Azur ».

« Je remis la conversation sur le terrainde Cartouche, qui ne m’avait jamais autant préoccupé ; mais ilsemblait éviter de me répondre et fuyait ce sujet. Enfin, je fustellement pressant que, me voyant sur le point d’être tout à faitexaspéré, il voulut bien me donner sur moi-même quelquesrenseignements dont j’estimais avoir le plus grand besoin. Et puis,il s’échauffa à mon histoire et je sus bientôt tout ce queje voulais savoir.

« Je lui dis que, dans la narration qu’ilavait entreprise de ma vie d’autrefois, il m’avait laissé partirpour la guerre et que je serais curieux de savoir comment de soldatje devins le plus grand bandit du monde, car mes propres souvenirsétaient fantasques ; ils me revenaient à leur caprice et je neconnaissais encore ma vie que par lambeaux. Il me répondit que cecine s’était pas fait d’un coup ; après la guerre, on avait,comme de coutume, licencié la majeure partie des troupes et que jem’étais trouvé avec quelques camarades à Paris, sans ressourcesautres que celles qui pouvaient me venir de mon ingéniositéparticulière et de mes talents spéciaux. J’en usai avec un telbonheur et une audace si remarquable que mes camarades n’hésitèrentpoint à me prendre pour chef. Notre troupe se grossit avec rapiditéde tous les mauvais garçons que nous trouvâmes dans les rues, quandles honnêtes gens sont couchés.

« Justement, à cette époque, la police deParis était si mal faite que je résolus de m’en occuper.Mon dessein était que chacun, bourgeois, gentilhomme ou curé, pûtse promener à toute heure, en toute tranquillité, dans sa bonneville de Paris. Je partageai mes troupes fort habilement, leurdonnai à chacune un quartier à garder et un chef intelligent quirestait toujours mon lieutenant docile. Quand un quidam sortaitaprès le couvre-feu, et même quelquefois avant, il était abordéfort poliment par une certaine escouade de mes gens qui l’invitaità verser une certaine somme, ou s’il n’avait pas d’argent sur lui,à se défaire de son habit, moyennant quoi on lui donnait le mot depasse et il pouvait dès lors se promener dans Paris, toute la nuits’il lui plaisait, dans une sécurité parfaite. Il n’avait rien àcraindre, car j’étais devenu le chef de tous lesvoleurs.

« Je serais indigne du nom d’homme, moi,Théophraste Longuet, si je n’osais avouer ici, à ma honte, que jem’admirais d’avoir su monter une aussi prodigieusement criminelleentreprise. Tout à fait criminelle, hélas ! car mon intentionde police pouvait être en soi une conception admirable, maisl’exécution de cette conception nous incita, par la suite, à detels débordements, à de si nombreux attentats que l’honnêtetépremière de l’affaire ne saurait être, à mes yeux, une excuse.Le bourgeois ne comprit pas. Il résista trop souvent, etil en résulta des malheurs. Nous n’avions point, cependant, leclergé contre nous, parce que nous respections les églises. Unprêtre défroqué que nous appelions le Ratichon nous renditmême quelques services qui le conduisirent bientôt à donner labénédiction par les pieds « communi patibulo ».

« Ici j’arrêtai Adolphe pour uneexplication, à cause des mots latins ; il me répliqua que sij’avais réellement fait mes études au collège de Clermont, avecVoltaire, je saurais le latin et que communi patibulo veutdire : au gibet commun, et que : donner labénédiction par les pieds « communipatibulo » signifiait, dans le langage du temps, êtrependu aux Fourches Patibulaires, comme on appelait encorele gibet.

« – Oh ! je sais !répondis-je ; nous passions quelquefois devant, quand nousallions faire ripaille et gourgandiner au Moulin desChopinettes.

« – Oh ! il y avait beaucoup degibets, me répondit Adolphe en me jetant un regard dont je nesaisis pas tout le sens. Gibets, échelles et piloris ne manquaientpas à la bonne ville. Et même, ici…

« Il me fixa encore d’une façon bizarre.Je vis que nous étions arrivés place de l’Hôtel-de-Ville. Il medit :

« – Veux-tu que nous traversions la placede l’Hôtel-de-Ville ?

« – Si cela peut te servir, je latraverserai.

« – Tu as traversé souvent la place del’Hôtel-de-Ville ?

« – Oh ! très souvent !

« – Et il ne s’est rien passé d’anormal,tu n’as rien ressenti ?… Tu ne t’es souvenu derien ?

« –… De rien !

« – Se trouve-t-il des endroits, dansParis, que tu n’as pas pu traverser ?

« J’estimai cette question tellement,mais tellement stupide, que je haussai les épaules avec un dédainécrasant.

« – Et qu’est-ce qui pourrait m’empêcherde traverser l’endroit que je veux traverser ? Tu deviensbête, Adolphe.

« Je ne l’avais jamais traité sifamilièrement. Mais cette fois, il ne pouvait s’en plaindre. Saquestion ne signifiait rien du tout. Cependant, son regardinsistait. Son regard me parlait, m’ordonnait de réfléchir. Jeme rappelai alors quelques attitudes inexpliquées que j’avais euesavec moi-même. C’est ainsi que, plusieurs fois, devant me rendreplace de l’Odéon et me trouvant devant l’Institut, j’étais entrédans la rue Mazarine. Mais je n’y avais pas plus tôt mis le piedque je retournais sur mes pas et que je prenais un tout autrechemin. Je me rendais compte vaguement de ma contremarche, surtoutaprès, et je m’accusais de distraction. Mais plus j’y songe etmoins je crois vraiment que c’était là une distraction. En effet,je me suis trouvé plus de vingt fois à cet endroit, et plus devingt fois j’ai rebroussé chemin. Jamais, jamais, je ne suis passédans cette partie de la rue Mazarine qui commence à l’Institut etqui va jusqu’au coin de la rue Guénégaud et jusqu’au passage duPont-Neuf. Jamais ! De même, quand je descendais la rueMazarine, pour gagner les quais, je m’arrêtais à la rue Guénégaudet je prenais la rue Guénégaud avec plaisir. Je dis toutcela à Adolphe. Il me demanda :

« – Est-ce qu’il y a encore d’autresendroits que tu n’as pas pu traverser ?

« En effet, en y réfléchissant bien –c’est tout à fait inouï et on a bien tort, vraiment, de ne pasréfléchir – je n’ai jamais pris le Pont-Neuf – oh !jamais ! – ni le Petit-Pont ; et il y a, au coin de larue Vieille-du-Temple, une maison, avec des grilles aux fenêtres etun soleil d’or, devant laquelle j’ai toujoursreculé !

« – Et pourquoi, me demanda encoreAdolphe, ne peux-tu passer dans ces endroits, sur ces ponts, devantcette maison de la rue Vieille-du-Temple ?

« Je me rappelai alors exactementpourquoi et, certes, la raison en est bien la plus naturelle dumonde. Je croyais ne pas savoir pourquoi, mais évidemment je lesavais, puisque c’était à cause des pavés.

« – À cause des pavés ?

« – Oui, à cause de la couleur des pavés,à cause que ces pavés sont rouges. Il m’est absolumentimpossible de supporter la couleur rouge des pavés. Cette couleurne me produit pas le même effet sur la brique et sur la tuile.

« – Et alors, reprit Adolphe quim’écoutait, penché sur moi comme un médecin qui écoute battrel’artère d’un malade, et alors, le sol de cette place que tutraverses, ce sol n’est pas rouge ?

« – Me crois-tu atteint dedaltonisme ?

« – Sais-tu bien que cette place, fit-ilbrusquement, était la place de Grève ?

« – Parbleu ! c’était làqu’était le pilori, là l’échelle, là la plateforme, l’échafaud oùse dressaient la roue et la croix, les jours d’exécution, en facede la rue de la Vannerie. Enfin, là se trouvait le vieux port àcharbon. Je ne passais jamais sur cette place sans prononcer cettephrase : Il faut éviter la roue ! C’était unconseil que je donnais aux camarades, à Bourguignon, à Bel-à-Voir,à Gâtelard et à la Tête-de-Mouton. Aucun, du reste, je leparierais, n’en a profité.

« – Ni toi non plus ! mefit Adolphe. Malheureux ! c’est là que tu as subi le derniersupplice ! C’est là que tu as été roué ! C’est là que tuas expiré dans les tourments de la roue !

« Il était très animé en disant cela,mais je lui éclatai de rire au nez !

« – Qui est-ce qui t’a raconté cettefarce-là ? m’écriai-je.

« – Tous les historiens sontd’accord…

« – Ce sont de foutues bêtes ! Jesais peut-être bien que je suis mort au gibet deMontfaucon !

« – Toi ! tu es mort au gibet deMontfaucon ! Qu’est-ce qui m’a fichu un âne pareil ?s’écria Adolphe qui ne se possédait plus. Tu es mort en 1721 augibet de Montfaucon ? Mais il y avait beau temps qu’on n’ypendait plus !

« Mais je criai beaucoup plus fort quelui, et nous devînmes le centre d’un rassemblement.

« – Je ne te dis pas que je suis mortpendu ! Je te dis que je suis mort au gibet deMontfaucon !

« Disant cela, ou plutôt criant cela, jesemblais prendre à témoin les quarante personnes que notrealtercation semblait intéresser et à laquelle, du reste, ils necomprenaient rien, à l’exception d’un monsieur intelligent qui,lui, avait saisi, car il s’adressa à Adolphe et lui ditd’une voix incomparablement calme, en me montrant :

« – Vous n’allez peut-être pasapprendre à monsieur comment il est mort !

« Adolphe baissa la tête en s’avouantvaincu, et nous nous dirigeâmes, réconciliés, bras dessus, brasdessous, vers la rue du Petit-Pont.

« Cependant, j’avais besoind’explications et je voulais savoir comment les historiensracontent ma mort. Adolphe, pour son excuse, m’avoua la fable quicourt aujourd’hui les ouvrages les plus autorisés, et qui semble dureste étayée sur les pièces les plus authentiques. Et j’appriscomment on avait déshonoré ma mort ! »

XV – M. ÉLIPHAS DE SAINT-ELME DETAILLEBOURG DE LA NOX.

 

Parmi tous les papiers que j’ai trouvés dansle coffret en bois des îles, ceux qui ont rapport à la mort deCartouche sont certainement les plus curieux et présentent unintérêt hautement historique, en ce que, justement, ilscontredisent l’histoire. Ils la nient. Mais ils la nient avec unetelle force de persuasion et une telle indéniable logique qu’on sedemande comment des hommes d’une haute valeur commeBarbier, qui était cependant le mieux placé de tous pourn’être la dupe de personne, puisqu’il vivait à l’époque, ont puêtre victimes de la plus pauvre et de la plus indéniable comédie,comment enfin les générations qui se sont succédé depuis l’an 1721n’ont pas soupçonné la vérité.

L’histoire donc, et l’histoire sérieuse – ilne saurait s’agir en tout ceci de la légende, qui est encore plusméprisable que l’histoire – nous apprend que Cartouche, après avoirsubi la question dans sa forme la plus cruelle, pendant laquelle iln’avoua rien, ni un nom ni un fait, Cartouche, qui n’avait plusqu’à mourir et qui n’avait à espérer, par ses aveux, nuladoucissement à ses derniers moments, Cartouche fut amené pourle supplice sur la place de Grève, et que là il se décida àparler ; qu’on le conduisit à l’Hôtel de Ville et qu’il livrases principaux complices ; après quoi il fut roué et attaché àla croix où il expira. Immédiatement, trois cent soixantepersonnes, parmi lesquelles des personnages, furentarrêtées, et il en résulta des procès et des massacres judiciairespendant plus de deux ans[9].

Or, les papiers de Théophraste Longuet nousfont toucher du doigt la supercherie. Cartouche était, en mêmetemps qu’un objet de terreur, un objet d’admiration. Son courage neconnaissait pas de limite, et il le prouva lors de la torture. Dumoment que les souffrances du brodequin ne l’avaient point faitparler, il était impossible moralement qu’il parlât.Pourquoi eût-il parlé ? Il n’avait plus, comme on l’a dit plustard, qu’à mourir « en beauté ». Les plus grandes damesde la Cour et de la ville avaient loué loges et fenêtres. Pourquoileur montrer sur l’échafaud la figure inutiledu pluslâche, en place et lieu du plus brave des bandits ? Enfin M.Longuet combat justement l’histoire avec ses propres armes. Il estde vérité historiqueque, parmi les trois cent soixantepersonnes qui furent dénoncées et arrêtées, il s’en trouvait queCartouche aimait comme des frères et d’autres comme les plustendres des maîtresses et les plus fidèles, certaines étantrevenues de province à Paris, méprisant tous les dangers, danscette espérance que l’Enfant aurait la consolation de lesvoir une dernière fois. Le procès-verbal est évidemment truqué, quimontre ces femmes se jetant, après la dénonciation, dansles bras de l’Enfant, à l’Hôtel de Ville même.

Je ne reproduirai point ici toutes lesprotestations de M. Longuet contre la mort déshonorante qu’onattribue à Cartouche, mais les quelques lignes qui précèdentsemblent bien à mes yeux prouver a priori qu’il araison.

Quelle fut donc la mort réelle deCartouche ? Montrons un peu de patience. Nous allons en êtreinformés avant qu’il soit longtemps, car le déroulement de cetteaventure va nous faire assister à la mort de Cartouche, àsa vraie mort, sans qu’il soit possible d’en douter.

Du reste, comment pourrions-nousanticiper ? En ce moment, M. Théophraste Longuet saitqu’il est mort sur la Butte, au gibet de Montfaucon, où il n’apas été pendu, mais c’est encore tout ce qu’il sait.

C’est en s’entretenant de cette grave questionque Théophraste et son ami arrivèrent rue du Petit-Pont, sansêtre passés sur le Petit-Pont.Théophraste ne regarda même pasdu côté du Petit-Pont. Qu’est-ce qu’ils allaient faire rue duPetit-Pont ? Théophraste n’en savait absolument rien, maisAdolphe était fixé, lui.

– Mon cher ami, dit Théophraste qui était dansun état moitié de souvenir, moitié de possession, regardecette maison, à côté de cet hôtel qui porte pour enseigne :Au rendez-vous des maraîchers, et dis-moi ce que tu ytrouves de remarquable.

Ils étaient alors en face d’une vieille petitemaison basse, étroite et sale ; cette maison était unhôtel : au rez-de-chaussée s’ouvrait la porte d’un débit deboissons. Au-dessus de la porte, on lisait : Aurendez-vous des maraîchers.

L’hôtel était appuyé ou plutôt semblait sesoutenir en s’appuyant contre une vaste bâtisse du dix-huitièmesiècle que Théophraste désignait de son ombrelle verte. Cettebâtisse avait un balcon ventru en fer forgé, aux dessins solides etdélicats.

Adolphe répondit :

– Je remarque un balcon superbe.

– Et encore ?

– Le carquois du dieu Amour, sculpté sur laporte.

– Et encore ?

– Je ne remarque plus rien.

– Tu ne remarques pas les fortes grilles auxfenêtres !

– Évidemment.

– Il fut un temps, mon cher Adolphe, où l’ontenait beaucoup à ce que les fenêtres fussent grillées. Jamais onne vit autant de grilles aux fenêtres de Paris qu’en l’an 1720, etje jurerais que celles-ci furent posées le lendemain de l’affairedes Petits-Augustins. Les Parisiens en garnirent d’abord tous leursrez-de-chaussée. Cette précaution ne nous troubla en rien, car nousavions Simon l’Auvergnat.

Adolphe crut le moment opportun de luidemander ce qu’était au juste ce Simon l’Auvergnat qui apparaissaitsouvent, sans raison appréciable, dans leurs conversations.

Théophraste répondit :

– C’était un objet bien utile.C’était ma base de colonne.

– Qu’est-ce que c’est que ça, ta base decolonne ?

– Tu ne comprends pas ? Attends, tu vascomprendre. Imagine-toi que tu es Simon l’Auvergnat.

Adolphe voulut bien, mais « pas pourlongtemps ».

– Attends ! Attends ! Mets-toi commecela !…

Et Théophraste, entraînant Adolphe contre lamuraille du Rendez-vous des maraîchers, lui indiqua laposition qu’il devait prendre : écarter les jambes ets’appuyer, en baissant la tête et en levant les bras recourbés,contre cette muraille.

– Je te place ici, dit-il, à cause de lapetite corniche qui est à gauche. Je me rappelle qu’elle esttrès commode.

– Et puis après ? dit Adolphe.

– Après, puisque tu es ma base decolonne, je monte sur cette base et alors…

Avant, mais bien avant que M. Lecamus ait eule temps d’imaginerun mouvement, Théophraste avait grimpésur ses épaules, sauté la corniche et, passant d’un bond de lacorniche de l’hôtel Notre-Dame au balcon de l’hôtel d’à côté,pénétré dans une chambre dont la fenêtre était restéeentrouverte.

M. Lecamus stupéfait et consterné, regardaiten l’air et se demandait, bouche bée, par où avait bien pus’évanouir son ami Théophraste, quand des cris perçantscommencèrent à emplir la rue. Une voix désespérée hurlait :« Au secours ! Au voleur ! Àl’assassin ! »

– J’aurais dû m’en douter ! s’écria M.Lecamus, et, craignant déjà quelque catastrophe, il se précipitadans l’hôtel d’où partaient les appels cependant que, dans la rue,les passants s’arrêtaient ou accouraient en grande hâte.

Il franchit un vaste escalier avec unevélocité de jeune homme et arriva au premier étage dans le momentqu’une porte s’ouvrait et qu’apparaissait Théophraste, son chapeauà la main. Il saluait très bas une vieille dame dont les dentsclaquaient d’effroi et dont la figure était tout emmêlée depapillotes. Il lui disait :

– Chère madame, si j’avais cru un instant vouscauser une aussi désagréable surprise en pénétrant dans votresalon, par la fenêtre, je serais resté bien tranquillementdans la rue. Je ne suis, chère madame, ni un voleur ni unassassin ; je suis un honnête marchand de timbres encaoutchouc.

Adolphe lui avait déjà saisi le bras etl’entraînait dans l’escalier, mais Théophrastecontinuait :

– Tout ceci est de la faute d’Adolphe, chèremadame, qui a voulu que je lui montre comment Simonl’Auvergnat pouvait me servir de base decolonne !

Adolphe, derrière Théophraste, faisait dessignes à la dame aux papillotes, tendant à lui faire comprendre queson ami était toqué. Là-dessus, la dame tomba sans connaissancedans les bras d’une femme de chambre qui accourait. L’escalierétait envahi. Adolphe en profita pour emmener Théophraste. Ilspassèrent au travers de la foule sans difficulté et Théophrastedisait à Adolphe :

– Ce qu’il y a de tout à fait surprenant, moncher ami, c’est que ce Simon l’Auvergnat, qui nous servit debase de colonne pendant plus de deux ans, ne s’estjamais douté de rien. Il croyait livrer ses fortes épaules àune bande de jeunes seigneurs qui s’amusaient[10] !

Adolphe n’écoutait plus Théophraste ;d’une main, il l’entraînait à grands pas vers la rue de laHuchette, et, de l’autre, il essuyait la sueur qui lui coulait dufront.

– Ah ! il esttemps ! murmurait-il, il est temps ! Qu’est-ceque j’ai fait ?

– Où me mènes-tu ? demandaThéophraste.

– Chez un de mes amis.

Rue de la Huchette, ils pénétrèrent sous unporche rouge, dans une maison dont certainement il eût étéimpossible de dire l’âge. Adolphe semblait connaître les aîtres,car il n’hésita pas sur le chemin à suivre. Il fit gravir àThéophraste une demi-douzaine de marches de pierre dont l’usureétait extrême et poussa, au fond de la cour, une porte épaisse.

Ils se trouvèrent dans une sorte de vestibulequi était éclairé par une grande lampe en forme de boule, que deschaînes de fer suspendaient au plafond de pierre.

– Attends-moi ici, dit Adolphe, après avoirrefermé la porte par laquelle ils étaient entrés, d’une certainefaçon.

Il promit de ne pas être longtemps et ildisparut.

Théophraste s’assit dans un vaste fauteuil depaille et regarda autour de lui. Ce qu’il vit sur les murs,particulièrement, précipita son esprit dans un ahurissementprofond.

D’abord, il y avait une quantité incroyable demots peints en lettres noires. Ces mots grimpaient sans ordre aulong des murs, comme des mouches.

Il en épela quelques-uns : Iris,Thabethnah, Jakin, Bohaz, Theba, Pic de la Mirandole, Paracelse,Jacques Molay, Nephesch-Ruach-Neschamah, Ezéchiel, Aïsha, Puységur,Cagliostro, Wronski, Fabre d’Olivet, Louis Lucas, Hiram, Élie,Plotin, Origène, Gutman, Swedenborg, Giorgius, Apollonius de Tyane,Cassiodore, Éliphas Levi, Cardan, Allan-Kardec, Olympicodore,Spinosa, etc., etc., et, répété une centaine de fois, ce mot :IHOAH.

En se retournant vers l’autre mur, contrelequel il s’appuyait, il vit un sphinx et des pyramides, uneimmense rosace au centre de laquelle le Christ étendait les brasdans un cercle de flammes. Et ces mots, sur la rosace :Amphitheatrum sapientiœ œternœ solius verœ. C’était larosace de la Rose-Croix.

Au-dessous, ces deux vers :

À quoi servent flambeaux et torches et besicles,

Pour qui ferme les yeux afin de ne point voir ?

– Je ne ferme point les yeux, dit Théophraste,et j’ai des besicles, et du diable si je sais où je suis !

Il tomba sur cette inscription en lettresd’or :

« Dès que vous avez un fait, un seulfait, appliquez-y tout ce que vous avez d’intelligence, cherchez-yles côtés saillants, voyez ce qui est en lumière, laissez-vousaller aux hypothèses, courez au-devant s’il le faut. »(Introduction à la clinique de l’Hôtel-Dieu. ProfesseurTrousseau.)

Il vit encore des éperviers, des vautours, deschacals, des hommes à tête d’oiseau, plusieurs scarabées, un dieu àtête d’âne, puis un sceptre, un âne et un œil, qui sont l’emblèmed’Osiris.

Enfin, il lut ces mots, en lettresbleues :

« Plus l’âme se sera enracinée en sesinstincts, plus elle se sera oubliée dans sa chair, moins elle auraconscience de sa vie immortelle et plus elle resteraprisonnière des cadavres vivants. »

Impatienté de l’absence de son ami et un peueffrayé, il voulut soulever la draperie derrière laquelle Adolpheavait disparu. Mais comme il montait sur une marche, il heurta dufront deux pieds qui se balançaient en l’air et qui rendirent unbruit cliquetant d’osselets. Il regarda : c’était unsquelette.

Nous avons dit que M. Lecamus s’occupait desciences occultes et pratiquait le spiritisme. Ce que nousconnaissons aujourd’hui du caractère et de la science de M. Lecamusnous permet d’affirmer que c’était le plus vulgaire et le moinsrenseigné des amateurs. M. Lecamus avait désiré pratiquer lespiritisme par genre, par snobisme, pour étonner les salons où ilfréquentait. Tout d’abord sceptique, il faisait tourner les tablescomme il faisait tourner les cœurs ; je veux dire qu’il necroyait pas plus alors au spiritisme qu’il ne croyait à l’amour. Unjour vint cependant où son cœur devait succomber, où son espritdevait s’humilier ; c’est le jour unique qui lui fit connaîtreMarceline et M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox.

Il rencontra Marceline dans un salon où l’onfaisait surtout « du péresprit ». Ce salon reconnaissaitpour grand maître, pour chef, pour dieu, M. Éliphas de Saint-Elmede Taillebourg de la Nox.

On voyait rarement, du reste, M. de Saint-Elmede la Nox, qui menait la vie la plus retirée, la plus mystérieuseau fond de sa rue de la Huchette. Aussi ses apparitions dans lesalon des Pneumatiques, chez la belle Mme deBithynie, annoncées à l’avance, étaient-elles considérées par lesinitiés comme des sortes de fêtes religieuses auxquelles ilss’empressaient d’assister fort dévotement.

Comment Marceline avait-elle pénétré dans cemilieu ? De par la volonté de M. Longuet qui, ayant entenduparler d’un salon des Pneumatiques,n’avait eu de cesse quesa femme s’y fît présenter. Il pensait, dans sa belle âme, quec’était là une espèce de cercle mondain qui réunissait lestrafiquants en caoutchouc les plus en vue de la capitale. Or,chacun sait que la pneumatologie étant cette partie de lamétaphysique qui traite des esprits (de pneuma, souffle,âme), les Pneumatiques sont les initiés à cette science,qui n’a rien à faire avec la substance élastique et résistanteextraite par incision de l’arbre appelé dans les Indes occidentalescahuchu.

Les Pneumatiques s’appellent encoreGnostiques ;ce sont, bien entendu, ceux desPneumatiques qui s’attachent plus particulièrement àl’étude de la Gnose, qui n’est rien moins que l’ensembledes connaissances acquises par des voies mystérieuses échappantgénéralement aux procédés scientifiques connus.

Le jour où Marceline fit son entrée dans lesalon de Mme de Bithynie, M. de Saint-Elme de la Noxdevait faire une conférence sur la Gnose.MmeLonguet se trouva, par un hasard providentiel, à côté de M.Lecamus. Et comme ils furent un peu pressés l’un contre l’autre, àcause de la foule des fidèles, et que M. de Saint-Elme de la Noxparla ce jour-là avec la plus suave et la plus pénétranteéloquence, M. Lecamus et Marceline se sentirent, avant la fin de laséance, embrasés l’un et l’autre d’un double feu, le feu de l’amouret le feu de la Gnose.

C’est ainsi que M. Lecamus, qui s’était trouvé– hasard toujours providentiel – l’ancien camarade de collège de M.Longuet, entra dans le ménage, après quelques autres séances chezles Pneumatiques. Marceline avait trouvé inutile de donnerà son mari, alors plongé jusqu’au cou dans les affaires, desexplications embrouillées sur la différence qu’il y a entre laPneumatologieet les timbres en caoutchouc.

Ce préambule était nécessaire pour nouspréparer à la présence de M. Lecamus et de Marceline dans la salled’expériences de M. de Saint-Elme de la Nox, au fond de la maisonde la rue de la Huchette, cependant que Théophraste, las d’attendredans le vestibule, bousculait un squelette.

Cette visite à M. de la Nox était le résultatde la conversation animée, mais honnête, qui s’était tenue le matinmême entre M. Lecamus et Mme Longuet, portes closes.Mme Longuet n’avait rien caché de son épouvante à M.Lecamus, à la suite des événements de la nuit, et l’histoire desoreilles de M. Petito prouva à l’ami de Théophraste qu’il étaitgrand temps de prendre ses précautions contre Cartouche.Au fond de son cœur, M. Lecamus se sentait coupable dans unecertaine mesure des extravagances sanglantes de Théophraste ;il se demandait déjà avec terreur jusqu’où celui-ci pourrait allerdans la voie rouge où sa propre inexpérience l’avaitprécipité.

Il ne faut pas se dissimuler, en effet, que M.Lecamus s’était conduit comme un novice en face de l’âme réincarnéede M. Longuet. Vraiment – on ne saurait trop le dire – on ne seconduit pas ainsi avec une âme réincarnée, quelle qu’ellesoit ! C’est peut-être le mécanisme humain le pluscompliqué, le plus délicat et certainement le plus difficile àmanœuvrer ! Ce n’est certainement pas un Pneumatiquede deux jours qui pourrait manœuvrer une pareille âme, et, notreparole d’honneur, M. Lecamus avait agi comme unPneumatique de deux jours ! Il y a, par exemple, unprincipe absolu qui préside à la manœuvre des âmes réincarnées, etqui est celui-ci : ne point s’occuper de la mise enmouvement avant d’être sûr de son cran d’arrêt.

On peut se demander – il le faut – si M.Lecamus connaissait ce principe. En tout cas, il a agi comme s’ill’ignorait totalement. Il ne fut pas plus tôt assuré qu’il avaitentre les mains une âme réincarnée qu’il la lançait à toutevitesse. N’était-ce pas ce qu’il avait fait exactement enmettant, sans précaution aucune, sans vitesse intermédiaire, l’âmeréincarnée de M. Longuet en face de sonportrait !

Et maintenant, il ne savait pas comment ilpourrait arrêter ce mécanisme qu’il avait mis en mouvement sans leconnaître ! Que vous dirai-je de plus que ceci : d’unefaçon générale, M. Lecamus ne savait pas comment on arrête uneâme réincarnée !

Je ne saurais mieux comparer M. Lecamus, dansce cas regrettable, qu’à un enfant qui serait monté dans uneautomobile, et qui, ayant remué quelque chose, la verraitpartir. Il a, à côté de lui et autour de lui, des pédales, unlevier, une roue, mais il n’en connaît pas l’usage. Quand etcomment l’automobile s’arrêtera-t-elle ! En attendant, ilcourt, il vole, il écrase, il laisse du sang sur sa route, il coupeles oreilles de M. Petito, il entre par les fenêtres chez leshonnêtes gens !

Or, M. Lecamus, et Mme Longuet deson côté, étaient venus ce matin-là supplier M. de Saint-Elme de laNox de monter dans l’automobile. Il n’y avait pas à Paris unplus habile conducteur d’âmes réincarnées.

Cependant, Théophraste avait heurté du frontle squelette. Il le considéra avec une entière et doucecommisération :

– Tu serais bien plus tranquille, luidit-il, à la Butte Saint-Chaumont.

Et il passa en souriant tristement.

Le corridor dans lequel il marchait au hasardn’avait aucune fenêtre ; une lueur rouge grenat l’éclairaitd’un bout à l’autre, sans que Théophraste pût d’abord en devinerl’origine. Et puis il s’aperçut qu’il marchait sur cette lueurrouge. Elle venait de caveaux et pénétrait dans le corridor àtravers d’épais pavés de verre. Qu’est-ce que faisaient, en bas,ces flammes écarlates, dans la lueur desquelles il sepromenait ?

Il n’en savait rien. Il ne se le demandaitmême pas. Il ne se demandait même pas pourquoi, lui, Théophraste,se trouvait dans cette lueur. Il avait fini de se demander :« Ah ! ça ! pourquoi suis-je dans cette maison de larue de la Huchette ? » Il avait fini de se le demander,parce que personne ne lui répondait.

Emmanuel, Noun, Samech, Haïn…Sabaoth… Adonaï…

Encore des noms sur les murs de pierre.

Le seul ornement de ces murs, sur lesquelscouraient des noms, était, à hauteur d’homme, une théorie sans find’étoiles formées par les deux triangles du sceau de Salomon. Entrechaque étoile ou sceau, on lisait ce mot peint en vert :NIRVANA.

Ce corridor ne fuyait pas en ligne droite. Ilavait des courbes et des angles. Bientôt même, il eut un carrefour.Théophraste s’arrêta prudemment. Mais il s’impatienta encore ets’enfonça dans l’un des deux corridors qui aboutissaient au premiercorridor. Cinq minutes après, sans qu’il pût y rien comprendre, ilse retrouvait au même carrefour. Alors, il remonta le premiercorridor, refaisant le chemin qu’il avait suivi en sortant duvestibule ; mais, fait véritablement surprenant, il neretrouva pas le vestibule. Il se disposait à hurler de détresse,quand il vit Adolphe devant lui. Celui-ci avait ses yeux rougescomme des yeux qui ont pleuré. M. Lecamus lui dit avec une grandetristesse :

– Viens ! Marceline est là. Nous allonste présenter à un bon ami. Et Théophraste se trouva, sans savoircomment, dans une vaste pièce sombre, où son regard fut attiré parune lueur merveilleuse qui tombait sur la plus noble, la plus douceet plus belle figure d’homme qu’il eût jamais vue. Chose étrange,cette figure ne semblait pas recevoir de la lumière ; elleparaissait en dégager. De fait, quand cette figure remuait, elleentraînait la lumière avec elle. Elle était figure et flambeau.Devant ce flambeau, une femme, dans la plus humble des attitudes etles mains jointes, se tenait, recueillant sur elle quelques refletsde cet être harmonieux et divin.

Alors, Théophraste entendit une voixamie, une voix mâle,mais plus douce que la plusdouce des voix de femmes, qui lui disait :

– Venez à moi sans crainte.

Ce qui étonnait par-dessus tout M. Longuet,depuis qu’il avait pénétré dans cette étonnante maison de la rue dela Huchette, c’était cette sorte de lumière astrale, defluide miraculeux que dégageaient les nobles traits de M. Éliphasde la Nox, et telle que le peintre James Tissot a pu la reproduireen une gravure d’une beauté ineffable, d’après une apparitionmédianimique photographiée, communiquée au congrès spiritede 1889 par Donald Nac-Nab. Sur cette gravure, à côté de lamatérialisation d’une apparition de jeune fille, on voit M. Éliphasde la Nox, médium, et sa lumière.

La personne de M. Éliphas de la Nox étaitd’une divine élégance, comme peut être élégant un Christ duTiepolo. Il avait été divinement élégant au sortir de l’adolescenceen mangeant trois millions avec les pauvres.

Non point, vous m’entendez bien, qu’il eûtconstitué quelques donations aussi sérieuses que perpétuelles,destinées à soulager de rares malheurs et à nourrir de nombreux etintéressants employés d’une Assistance publique ou privée, mais ilavait « fait la noce » avec les pauvres. Il invita lesplus misérables en des villégiatures d’une incomparablemagnificence, où des mois, ils menaient vie de princes, tout enconservant leurs loques, car Éliphas, qui leur offrait, entreautres exceptionnels luxes, celui de la chasse à courre, prétendaitn’être point assez riche pour leur payer des pantalons.

Théophraste ayant contemplé en silence lerayonnant visage de M. Éliphas de la Nox (car il faut renoncer àlui donner, chaque fois, tous ses noms), Théophraste, disons-nous,fut au comble de l’étonnement. Mais, comme il ressentait unesympathie immédiate pour cet homme qui lui apparaissait en descirconstances si imprévues et dans un cadre quelque peu démoniaque(pensait-il), il résolut de lui demander bravement la raison detout ce qu’il voyait.

– Je ne sais où je suis, dit Théophraste. Cequi me rassure un peu, c’est de voir à côté de vous, monsieur, monami Adolphe et ma femme Marceline. Cependant, avant tout, jevoudrais savoir votre nom.

– Mon ami, dit la voix harmonieuse, jem’appelle Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox.

– Vous vous appelez vraiment comme ça ?demanda Théophraste qui, peu à peu, retrouvait ses esprits.

L’homme de lumière fit un signe affirmatif dela tête en souriant.

– Après tout, reprit Théophraste, il n’y arien d’étonnant à cela. Je m’appelle bien, moi, de mon vrai nom, demon nom de famille, Cartouche[11], et l’ona cru longtemps que ce nom m’avait été donné en sobriquet.

– Vous ne vous appelez pas Cartouche, fitdoucement Éliphas ; vous vous appelez Théophraste Longuet.

– L’un n’empêche pas l’autre ! dit fortlogiquement Théophraste, qui, mieux que personne, savait à quois’en tenir.

– Pardon ! répliqua plus doucement encoreÉliphas, il ne faut pas qu’il y ait dans votre esprit de confusion.Vous vous êtes appelé autrefoisCartouche, et maintenant,vous êtes Théophraste Longuet.

Il répéta :

– Sachez cela : vous êtesThéophraste Longuet. Mon ami, mon ami, écoutez-moi bien, comme onécoute un médecin qui va vous guérir, car vous êtesmalade, mon ami, très malade, à cause justement que vous croyezêtre Cartouche, mais vous êtes Théophraste Longuet. Jevais faire appel à toute la simplicité de votre esprit.

– Tant mieux ! dit Théophraste ;moi, j’aime les choses simples ; ainsi je n’aime pas du tout,mais pas du tout, cette façon que l’on a d’entrer chez vous, àtravers un labyrinthe de corridors où sont pendus des squelettes.Qu’est-ce qu’il fait chez vous, ce squelette, au lieu d’être bientranquillement à la Butte Saint-Chaumont ? Je l’aireconnu ! On le traînait au charnier des FourchesPatibulaires de Montfaucon, le jour où, avec Beaulieu etVa-de-Bon-Cceur, nous fêtions aux Chopinettes mes fiançailles avecma chère femme Marie-Antoinette Néron ! À cette époque, chermonsieur d’Éliphas de Taille-à-rebours…

– Éliphas de Taillebourg, corrigea M.Lecamus.

–… Cher monsieur Éliphas de Taillebourg, àcette époque – mon ami Adolphe, qui est sérieux comme un âne, vousle dira – on ne pendait plus aux Fourches Patibulaires deMontfaucon, mais on allait jeter dans le charnier de ces Fourchesla dépouille de ceux qu’on avait pendus ailleurs. C’est ainsi quece pauvre Gâtelard, dont j’ai reconnu le squelette tout à l’heure,fut traîné à la voirie après avoir été pendu place de Grève,Gâtelard, cher monsieur Feu-Saint-Elme…

– De Saint-Elme, recorrigea M. Lecamus.

– Cher monsieur de Saint-Elme, Gâtelard étaitun homme de néant, un pauvre hère plein d’imagination qui, s’étantun jour déguisé en exempt du roi, réclama son épée à un gentilhommeauquel il montra, par la même occasion, une lettre de cachet. Legentilhomme crut qu’on l’arrêtait et tendit son épée, dont lapoignée était en or et la plus belle qui se pût imaginer. Cettehistoire se termina pour Gâtelard au bout d’une corde. Mais dudiable ! mon cher monsieur de l’Équinoxe !…

– De la Nox ! insista M. Lecamus.

–… De la Noce, cher monsieur de la Noce, dudiable ! si je me doutais alors que je retrouverais un jourson squelette dans une maison de la rue de la Huchette !…

Éliphas, immobile, considérait avec uneattention que rien ne pouvait troubler Théophraste et sesdiscours.

Celui-ci continuait :

– Je n’ai jamais tant ri qu’à la ButteSaint-Chaumont, entre le moulin des Chopinettes et lemoulin du Coq. Là se trouvait le cabaret desChopinettes, qui avait pris la suite de l’auberge chère àFrançois Villon, où depuis des siècles venaient en grande liesseripailler les mauvais garçons et gourgandines, les jours dependaison aux Fourches. C’est entre le moulin desChopinettes, le moulin du Coq et les Fourches deMontfaucon, sans que je puisse dire exactement où aujourd’hui(excusez-moi, le terrain a été si bouleversé !) que j’aienfoui une partie de la dot de Marie-Antoinette Néron, sigénéreusement consentie par un jeune seigneur, ami du Bourguignonet de la Vache-à-Paniers, et qui n’avait rien à nous refuser cesoir-là, sous peine de mort. Si vous aviez un vieux plan de Paris,mon cher monsieur d’Éliphas de Taille-à-rebours de Feu Saint-Elmede la Noce…

Théophraste n’avait pas fini de prononcercette dernière phrase que, par un phénomène insoupçonné, lesdemi-ténèbres qui l’enveloppaient se dissipaient tout à coup, etque la pièce, ainsi que les personnages qui s’y trouvaient,apparaissaient dans la splendide clarté du jour.

Il regarda autour de lui avec une satisfactionévidente, d’abord sa femme, Marceline, qui semblait marmotter uneprière, ensuite son ami Lecamus, dont les yeux étaient pleins delarmes ; enfin M. Éliphas de la Nox, qui lui souriait d’undoux sourire compatissant. Éliphas avait perdu tout aspectsurnaturel ; son manteau astral avait disparu, et, sises traits avaient toujours leur pâleur sublime et inoubliable, ilsemblait néanmoins « un homme comme tout le monde ».

– J’aime mieux cela, fit Théophraste ensoupirant.

Éliphas se leva :

– Non, je ne vous donnerai point à consulterun plan du vieux Paris, dit-il, bien que j’en aie ici de tous lesâges. Il ne faut plus, monsieur Théophraste, songer au vieux Paris.Vous n’avez plus rien à faire dans le vieux Paris. Vousêtes Théophraste, et nous sommes en l’an de grâce1899.

– Possible, répondit Théophraste quis’entêtait mais il s’agit de mon trésor, de mon trésor quim’appartient, monsieur, et c’est bien mon droit de regardersur un plan du vieux Paris l’endroit où je l’ai enfoui autrefois,pour que je puisse ensuite, sur un plan du nouveau Paris, voir oùj’aurai à le chercher aujourd’hui. C’est clair !…

Éliphas dit, parlant à M. Lecamus.

– J’ai vu souvent ici des crises de KARMA,mais jamais il ne m’a été donné d’en étudier de cette force.

– Oh ! mais vous n’avez encore rienvu ! insista Théophraste. Éliphas réfléchit, puis, conduisantThéophraste à un endroit de la muraille où se trouvait un plan deParis actuel, il dit :

– Voici ! Voici le point exact où setrouvaient les Fourches de Montfaucon ; quant aux moulins duCoq et des Chopinettes, qui sont marqués sur les plans de Paris de1721, ils étaient à ces deux points de la Butte Saint-Chaumont. LesFourches se trouvaient sur une petite éminence, à côté de la butteprincipale, non loin de l’endroit où s’élève aujourd’hui le templeprotestant de la rue de Crimée. Pour retrouver votre trésor, ilfaudrait donc, mon ami, faire des recherches dans ce triangle…

« Ces buttes ont été, comme vous ledisiez, remaniées de fond en comble, continua Éliphas, et je doutefort que votre trésor s’y trouve encore[12]. Je vousai précisé l’espace ancien sur un plan moderne, pour vous endébarrasser l’esprit. Mon ami, mon ami, il faut vousdébarrasser l’esprit. Ne soyez plus à vos trésors. Il ne faut pasvivre dans le passé ! C’est un crime ! Il fautvivre dans le présent, c’est-à-dire pour l’avenir. Monami, mon ami, il va falloir chasser Cartouche, parce queCartouche n’est plus. C’est Théophraste Longuet quiest !

Éliphas prononça ces derniers mots avec unegrande force.

XVI – JE TE DOIS MON DOIGT !.

 

– Monsieur, répondit tristement Théophraste,je vous remercie de l’intérêt que vous me portez, et je ne vouscacherai pas que vous m’êtes extraordinairement sympathique, malgrévos squelettes et les mots bizarres qui sont écrits sur vos murs.Vous devez être très savant, si j’en crois tous les livres qui vousentourent. (La pièce où ils se trouvaient, en effet, semblaituniquement tapissée, décorée, meublée de livres, de grands et depetits, de très vieux livres.) Vous devez être aussi très bon,c’est ce qui fait que je vous aime comme le plus tendre et le pluscompatissant de mes frères humains, mais je vous le dis bientristement, bien tristement, vous ne pouvez rien pour moi ;car, hélas ! monsieur, vous me croyez malade, et je ne suispas malade. Si j’étais malade, vous me guéririez, je le jure, maison ne guérit pas un homme qui n’est pas malade ! Vous medites : Il va falloir chasser Cartouche ! C’estune parole très belle, tout à fait magnifique, une grande paroleque j’admire, mais à laquelle je ne crois pas, mon cher monsieurd’Éliphas de Bradebourg de Feu-Saint-Elme de la Boxe !

Cependant que Marceline et Adolphe étaientatterrés de cette extraordinaire façon qu’avait Théophraste decomprendre les noms d’Éliphas, celui-ci dit, en lui serrant encorela main avec une inconcevable amitié :

– Et cependant, il va falloir chasserCartouche, car si nous ne parvenions pas à le chasser, ilnous faudrait le tuer, et je ne vous cacherai pas, moncher monsieur Théophraste Longuet, que c’est une opérationdélicate !

« Quand l’Homme de Lumière, ditThéophraste dans ses mémoires, entreprit de chasser de mon êtrel’obsession de Cartouche, qui ne s’y trouvait point, hélas !en imagination, mais bien en réalité, je ne pus que sourire depitié et me gausser d’un si formidable orgueil ; mais quand jesus qu’il voulait le chasser par le seul miracle de laraison, je pensai qu’il était temps de servir cet homme toutchaud à Charenton.

« Or, il faut que l’on sache cela, parceque vraiment cela en vaut la peine, il n’avait pas prononcé troisphrases que j’étais avec lui, que je le comprenais, que jejugeais nécessaire de servir le dessein qu’il avait de chasserCartouche de moi par le seul miracle de la raison. Enfin, dans lasuite de son discours, il se rendit si bien maître de ma pensée queje ne pouvais comprendre comment j’avais pu rester de si longuesannées sans même soupçonner la vérité évidente qu’ilm’enseignait. Il me serait absolument impossible de répéter ici lesmots magnifiques qui rendaient la vérité plus éblouissante encore,mais comme ses arguments sont les plus simples qui puissent seprésenter à l’esprit des hommes, je ne désespère pas de produirechez ceux qui me liront, en les leur apportant tout sèchement, uneimpression efficace. Je pus ainsi mesurer tout d’abord l’abîme quiséparait l’Homme de Lumière de mon ami Adolphe, et qui sépareratoujours l’Homme de Raison du Singe Savant.

« Avant tout, il me dit qu’il croyait quej’avais été Cartouche. Il en était sûr. Et il m’affirma quec’était une chose toute naturelle. Il me confia qu’il avaitgrondé sévèrement M. Lecamus de m’avoir présenté mon cas commepossible, mais exceptionnel, attendu que mon cas est celui detout le monde. Certes ! tout le monde n’a pas étéCartouche, mais tout le monde a été, avant d’être,QUELQUES-UNS PARMI LESQUELS IL A PU SE TROUVER DES HOMMES QUIVALAIENT BIEN CARTOUCHE.

« Vous entendez l’Homme de Lumière ?Mon cas était ordinaire. Tout le monde, tout le monde, tout lemonde a vécu avant de vivre et revivra. « C’est, me dit-il, laloi du KARMA », et vraiment, quand je l’eus comprise – ce quiest aussi facile que d’additionner de tête deux chiffres – je medemandai comment j’avais pu être assez niais pour m’imaginer qu’onpouvait commencer à naître ou finir de naître. On naît tout letemps, on ne meurt jamais ! Et quand on meurt, c’est qu’onrenaît, et ainsi de suite depuis le commencement du commencementdes commencements !

« Le véritable but, m’a-t-ildit, de cette effrayante évolution des âmes à travers les corps,est de les développer pour les rendre aptes à goûter le bonheurabsolu qui sera finalement la part de tous les heureux quientreront dans le Royaume des Cieux, qu’il appelle NIRVANA.

« Ne trouvez-vous point la sagesse decette religion admirable, et n’en aimez-vous pas la clarté quitouche au sublime ? Il est entendu qu’à chaque naissance lapersonnalité diffère de la précédente et de la suivante, mais cen’est qu’une modification du véritable Moi divin etspirituel ; ces diverses personnalités ne sont, enquelque sorte, que les différents anneaux de la chaîne infiniede la vie qui constitue à travers les âges notre INDIVIDUALITÉimmortelle !

« Et alors l’Homme de Lumière medit que lorsqu’on est persuadé de cette Vérité immense, on nesaurait s’étonner que quelques événements du MAINTENANT rappellentquelques événements de l’Autrefois !Mais, pour vivreselon la loi de la sagesse, il faut vivre le MAINTENANT et ne plusregarder en arrière. J’avais trop regardé en arrière ; monesprit, mal dirigé par M. Lecamus, ne s’était plus occupé, depuisquelques semaines, que de mon Autrefois et, certainement,pour peu que cela eût continué, j’aurais été réduit à un étatvoisin de la folie. Je ne devais pas plus m’étonner d’avoir été unautre état d’âme, il y a deux cents ans, que je ne devais m’étonnerd’avoir été un autre état d’âme, il y a vingt ans. Est-ceque le Théophraste de vingt ans avait quelque chose à faire avec leThéophraste d’aujourd’hui ? Non. Le Théophraste d’aujourd’huiignorait ce jeune homme : même il le haïssait. N’aurais-je pasété stupide de rassembler tout l’effort de ma mémoire pour revivreaujourd’hui le jeune Théophraste de la vingtième année ?Ainsi, ma faute terrible avait été de ne plus vivre que pourCartouche, parce que, par hasard, je m’étais souvenu d’avoir étéCartouche !

« La parole de M. Éliphraste de la Boxe,vous dis-je, coulait en moi comme un rafraîchissement et me faisaitun bien infini.

« Il me dit encore des choses qui nesortiront jamais de ma mémoire, pendant cent mille ans. Il me ditque ce qu’on appelait des vocationschez les hommesd’aujourd’hui n’était qu’une révélation latente du passé, etqu’elles ne pouvaient s’expliquer que de cette sorte. Il me dit quece qu’on appelait facilité chez les hommes d’aujourd’huin’était autre chose que de la sympathie rétrospective pour desobjets qu’ils connaissaient mieux que tous les autres pour lesavoir mieux étudiés avant la vie actuelle, et que ceci ne pouvaitencore s’expliquer que de cette sorte. Il me dit que chacun de nousfaisait, presque toujours, sans s’en douter, les gestes dupassé ; et qu’il avait vu, lui, de ses propres yeux vu, lesoir de la bataille du Bourget, tomber à ses côtés deux jeunesgens, beaux comme des demi-dieux, braves comme Castor et Pollux, etqui succombèrent avec la grâce que les héros mettaient à mourir àSalamine, à Marathon et à Platées !

« L’Homme de Lumière me pressa alors surson cœur comme un père embrasse son petit enfant ; il soufflasur mon front et sur mes yeux son souffle divin et il me demanda sij’étais bien persuadé maintenant de sa Vérité et que, pour êtreheureux, il fallait que nous cherchions à nous rendre compte denotre condition de changement perpétuel, et qu’ainsi nousapprendrions à vivre le MAINTENANT et à comprendre que le tempsnous appartient tout entier. Ne sommes-nous pas les enfants del’Éternel, aux yeux de qui « mille ans sont comme un jour etun jour comme mille ans » ?

« Je lui répondis en pleurant de joie –et ma chère femme aussi pleurait de joie, et mon cher Adolphe aussipleurait de joie – que je croyais, que je voyais,que je ne m’étonnais plus du tout d’avoir été Cartouche, que je leregrettais un peu, mais que la chose, après tout, était sinaturelle que jamais plus mon esprit ne s’y arrêterait. Je luidis : « Soyez tranquille, soyons heureux, vivons leMAINTENANT, Cartouche est chassé ! »

« Là-dessus Marceline demanda l’heurequ’il était et Adolphe lui répondit qu’il était onze heures ;moi, je tirai mon oignon et je vis qu’il était onze heures etdemie ; or, comme ma montre ne s’était jamais dérangée,j’affirmai qu’il était onze heures et demie.

« – Non, dit Adolphe, je te demandepardon, il est onze heures.

« – Et moi ! m’écriai-je, carj’étais bien sûr de ma montre, je te donne mon doigt àcouper qu’il est onze heures et demie.

« Mais l’Homme de Lumière consulta sonchronomètre et dit qu’il était onze heures. C’était mon ami Adolphequi avait raison. Je le regrettai à cause de mon doigt. Je suis unhomme juste et un honnête commerçant. J’ai toujours tenu ma paroleet j’ai toujours fait honneur à ma signature. Je n’hésitai pas.Pouvais-je faire autrement ? « C’est bien, dis-je àLecamus, je te dois mon doigt ! Levoilà ! » Et, saisissant une petite hachette que l’Hommede Lumière avait sur son bureau et qui lui servait depresse-papiers, je la fis tourner en l’air et l’abattis sur monpetit doigt de la main gauche que j’avais mis bien en évidence surle bout de la table du bureau. (C’était mon droit de ne donner àAdolphe que le petit doigt de ma main gauche. Je lui avais dis eneffet : « Je te donne mon doigt à couper »,mais je n’avais pas stipulé lequel, et j’avais choisi celui dontl’absence devait le moins me gêner.) Mon petit doigt allait êtreinfailliblement tranché, quand l’Homme de Lumière saisit au passagemon poignet avec une adresse et une force incroyables. Il me dit delâcher ma hachette ; je lui répondis que je ne lâcherais mahachette que lorsqu’elle aurait tranché mon doigt, qui appartenaità Adolphe. Adolphe s’écria qu’il n’avait que faire de mon doigt etque je pouvais le garder. Marceline se joignit à Adolphe, me priantd’accepter mon doigt, qu’Adolphe m’en faisait cadeau, mais jerépondis au premier qu’il n’y avait aucune raison pour me faire descadeaux à cette époque de l’année, et à la seconde qu’ellen’entendait rien aux affaires. C’est alors que M. d’Éliphraste del’Équinoxe me fit observer que je ne suivais pas les conditions ducontrat. J’avais dit : « Je te donne mon doigt àcouper », par conséquent c’était à Adolphe qu’ilappartenait de me couper le doigt. J’admirai cette profondelogique, dont il ne se départissait jamais, et je lui remis mahachette.

« J’eus tort de lâcher ma hachette danscette maison de la rue de la Huchette. Ils se précipitèrent surmoi, et j’entendis l’Homme de Lumière qui disait :« Allons, il est trop tard, il n’y a plus qu’à letuer ! »

XVII – OÙ L’ON ESSAIE DE TUER CARTOUCHEEN LAISSANT LA VIE À M. THÉOPHRASTE LONGUET, OPÉRATION BEAUCOUPPLUS DÉLICATE QU’ON NE LE CROIRAIT AU PREMIER ABORD.

 

J’ai trouvé dans le coffret en bois des îles,tout orné de ferrures, beaucoup de papiers et documents autres queles mémoires propres à M. Longuet, ce qui m’a permis de suivre dansses plus grands détails la terrible aventure. Parmi ces papiers,recueillis sur son cas si étrange par M. Longuet lui-même, j’aidistingué une relation des plus importantes, signée de M. Lecamus,de l’épouvantable opération que M. Éliphas de Saint-Elme deTaillebourg de la Nox crut de son devoir d’effectuer sur lapersonne de notre ami Théophraste. Je laisse donc la parole à M.Lecamus :

« La scène sauvage et si rapide àlaquelle nous venions d’assister, raconte Adolphe, et qui se seraitterminée par l’amputation du petit doigt de la main gauche de M.Longuet, sans la présence d’esprit de M. de la Nox, nous prouva quel’imagination sanglante de Cartouche avait envahi si complètementle cerveau de cet honnête homme, que je considère comme le meilleuret le plus sûr des amis, qu’il nous sembla que l’unique remède àtant de malheurs était la mort de Cartouche.

« M. de la Nox n’hésita pas. En vainavait-il usé de la Raison, que nous avions pu croire un momentvictorieuse ; l’opération s’indiquait. Mme Longuetfit bien quelques observations auxquelles nous ne répondîmes mêmepoint. Quant à Théophraste, il était inutile de lui demander sonavis. Du reste, M. de la Nox avait déjà son regard sur lui, et nuln’a jamais résisté au regard de M. de la Nox.

« Théophraste poussa quelques soupirs, seprit à trembler affreusement ; mais quand M. de la Nox luicria : « Cartouche je t’ordonne de dormir ! »il tomba d’un seul coup sur le fauteuil qui se trouvait derrièrelui et ne fit plus aucun mouvement. Sa respiration était si muetteque nous eussions pu douter qu’il vivait encore.

« L’opération de la mort de Cartoucheallait commencer. Je savais, par quelques exemples illustres, quec’était une opération difficile, car on risque toujours, quand onveut tuer une âme réincarnée, c’est-à-dire rejeter vers le néantpassé cette partie de l’Individualité, cette manifestationpassagère de notre Moi éternel qui a été quelqu’unauparavantet qui nous poursuit de telle sorte qu’il nousempêche de vivre en toute sagesse notre MAINTENANT – on risquetoujours dis-je, de tuer avec cette âme réincarnée (pourparler le langage du vulgaire) le corps même dans lequel elles’est réincarnée. Ni plus ni moins, nous allions essayer detuer Cartouche sans tuer Théophraste, mais on pouvait tuerThéophraste. De là notre émotion.

« Il fallait toute l’autorité, toute lascience et toute la paix d’âme de M. de la Nox pour metranquilliser à peu près dans l’extrémité où nous noustrouvions. Mais M. de la Nox, qui est bien l’esprit le plus completet le plus divin de notre époque (voyez ses travaux sur le Sepherde Moïse et sur l’origine des langues, où ses déductions, tiréesd’une triple étude hébraïque du Besaeschit, chinoise du Kinh,sanscrite du Véda, laissent loin derrière elles les hésitations deFabre d’Olivet, renouvelées des premières propositions de Court deGébelin)…

« M. de la Nox, dis-je, est encore lavolonté la plus absolue et la plus dominatrice qu’ait connue lemonde depuis Jacques Molay, auquel il a succédé dans la directionsuprême de l’Ordre actuel et secret des Templiers.

« Aussi, je me rappelais lesdémonstrations catégoriques de son dernier traité de Chirurgiepsychique et les enseignements mathématiques de son opusculesur le Scalpel astral. Si j’énumère toutes les raisons quej’avais de croire en M. de la Nox, c’est que je veux réfuter paravance le reproche que l’on pourrait me faire d’avoir laissé M. dela Nox traiter mon meilleur ami avec la dernière rigueur. Enfin,les excentricités criminelles de M. Longuet, dont avaient été lespremières victimes les oreilles de M. Petito, me faisaient redouterles plus irrémédiables catastrophes, et c’est ainsi que je fusporté à considérer l’opération de la mort de Cartouche comme unbienfait non seulement possible mais réalisable, sans un trop grandrisque.

« Quand à Mme Longuet, sa foiétait si complète en M. de la Nox qu’elle ne fit d’abord quelquesremarques timides que pour dégager moralement une responsabilitéqu’à tout prendre elle ne croyait pas engagée. Et puis (pourquoi nepas le dire ?), la terreur où elle était de coucher avecCartouche – terreur que j’avais prévue et qui avait été une desraisons pour lesquelles je lui avais celé l’ancienne personnalitécriminelle de son époux – lui faisait, par-dessus tout, désirer samort.

« M. de la Nox me signifia de prendreThéophraste endormi par les pieds, ce que je fis ; il lesaisit, lui, sous les aisselles, et, Mme Longuet noussuivant, nous le transportâmes dans le sous-sol, où se trouve lelaboratoire qu’éclairent nuit et jour des becs d’un gaz aux largesflammes rouges et sifflantes, dont j’ignore encore la nature.

« Nous déposâmes Théophraste sur un litde sangle et, dans une immobilité miraculeuse, M. de la Nox leconsidéra plus d’un quart d’heure. Nous nous taisions.

« Enfin, une admirable mélodie se fitentendre. C’était la voix de M. de la Nox qui priait. De quellemusique des anges, de quelles vibrations supraterrestres, dequelles syllabes de gloire céleste et de triomphant amour étaitfaite cette prière ? Qui la redira jamais ? Qui laréunira jamais ? Connaissez-vous le musicien maître del’Art et du Son qui réunira, une fois passés les éléments de cettebrise parfumée de printemps qui chante, pour la première fois, sousles feuilles premières, sa chanson tremblante d’espoir etd’éternelle vie, au seuil renouvelé des saisons[13] ?

« Je sais seulement que cette prièrecommençait à peu près ainsi : « Au commencement, tu étaisle Silence, Éon éternel, source des Éons ! Silencieuse commetoi était Eunoïa et vous vous contempliez dans un inexprimableembrassement, Éon, source des Éons, Eunoïa, source d’amour, germefécond par qui l’Abîme allait engendrer ! Au commencement, tuétais le Silence, source des Éons ! »

« Quand la prière fut terminée, M. de laNox prit la main de Théophraste et commanda. Mais commeles lèvres de M. de la Nox ne remuaient pas, comme il commandaitsans parler, comme il interrogeait Théophraste par le seultruchement de son esprit dominateur, je ne pus d’abord savoir cequ’il commandait ou ce qu’il demandait que par la réponse quefaisait Théophraste endormi.

« Théophraste dit sans effort et sanssouffrance :

« – Oui, je vois… Oui, je suis…

« –………………………

« – Je suis Théophraste Longuet…

« –………………………

« – Dans un appartement de la rueGérando…

« M. de la Nox se tourna vers nous.

« – L’opération se présente mal, dit-il àvoix basse ; j’ai endormi Cartouche et c’est Théophraste quime répond. Il est endormi dans le MAINTENANT. Il ne faut rienbrusquer, cela pourrait être dangereux. Je vais le promener, pourne point l’effrayer, dans le MAINTENANT.

« Théophraste reprit la parole[14] :

………………………

« – Je suis rue Gérando, dansl’appartement au-dessus du mien. Et je vois, étendu sur un lit, unhomme sans oreilles. En face de lui, une femme, une femme brune…Elle est jolie… elle est jeune… Elle s’appelle Régina…

………………………

« Cette femme jeune et jolie, quis’appelle Régina, dit à l’homme sans oreilles :

« – Monsieur Petito, aussi vrai que jem’appelle Régina, que je suis brune, jeune et jolie, et que vousn’avez plus d’oreilles, vous aurez cessé de me voir dansquarante-huit heures et d’entendre le Carnaval de Venise,si vous n’avez trouvé le moyen de me donner la petite aisance àlaquelle j’estime avoir droit. Quand je me suis mariée avec vous,monsieur Petito, vous m’avez indignement trompée sur le chiffre devotre fortune et sur le volume de votre intelligence. Ehquoi ! monsieur Petito, votre fortune – je le sais tropmaintenant, puisque nous sommes en retard de deux termes et quenous serions dans l’obligation de fuir l’huissier, si nous n’avionsrésolu de quitter à jamais cet appartement à la suite de ladéconfiture de vos oreilles – votre fortune, dis-je, ne reposaitque sur des espérances qui ne se sont point réalisées, et votreintelligence, comme votre fortune, n’a rien tenu de ce qu’ellepromettait. À mon âge, monsieur Petito, quand on est brune, jeuneet jolie, et qu’on s’appelle Régina, on ne saurait se résoudre à lamisère. Je ne puis aller toute nue par les rues, monsieur Petito,et cependant il me semble que vous vouliez me réduire à cetteextrémité indécente, puisque depuis un mois je n’ai pas donné unsou à ma couturière. Monsieur Petito, je vous parle sérieusement etj’attends de vous une réponse sérieuse. Qu’allez-vous faire,monsieur Petito ?

………………………

« M. Petito répond :

« – Ma chère Régina, vous me cassez latête ! Laissez-moi en paix chercher la trace de ces trésorsque l’imbécile du dessous est incapable d’arracher au sein profondde la terre.

………………………

« – L’imbécile, fit entendre dans sonsommeil Théophraste, c’est Cartouche !

« M. de la Nox se tourna vers nous.

« – J’attendais ce mot, nous dit-il, pourlui faire quitter le MAINTENANT ! Priez, madame ; priez,mon ami ; l’heure est venue ! Je vais tenterDieu.

« Et alors, il parla, il commanda, et ilétait impossible oh ! tout à fait, tout à fait impossible dene pas obéir à sa voix.

« – Cartouche, fit-il en étendant sa mainau-dessus du lit de sangle avec une majesté supérieure, Cartouche,que faisais-tu, à dix heures du soir, dans la nuit du1er avril 1721 ?

« – Le 1er avril 1721, à dixheures du soir, répond sans hésiter Théophraste, je frappe deuxpetits coups secs, un en haut de la porte, un autre en bas, dans ledessein de faire ouvrir le cabaret de la Reine Margot… Aprèsl’algarade, jamais je n’aurais cru que je pourrais atteindreaussi facilement la rue de la Ferronnerie… Mais j’avais crevé lecheval du garde française ou plutôt il avait culbuté près de lapompe Notre-Dame. Mais j’avais dépisté ceux qui me poursuivaient… Àla Reine Margot, je trouve Patapon, laPorte-Saint-Jacques, Gâtelard et Gueule-Noire… La Belle-Laitièreest avec eux… Je leur raconte l’histoire en vidant une bouteille deratafia… J’avais confiance en eux et je leur dis que je soupçonneVa-de-Bon-Cœur et peut-être bien Marie-Antoinette d’avoir souffléquelque chose aux mouches. Ils se récrient. Mais je crie plus fortqu’eux. Ils se taisent. Je leur annonce que je suis décidé à faireproprement l’affaire de tous ceux qui me donneront motif à soupçon…Et j’entre dans une belle colère… La Belle-Laitière me dit que jene suis plus vivable… C’est vrai que je ne suis plusvivable… Mais est-ce de ma faute ?… Tout le monde metrahit. Je ne puis coucher deux nuits de suite dans le mêmeendroit… Où donc est-il ce temps où j’avais tout Paris avecmoi ? Où donc est-il le jour de mes noces avecMarie-Antoinette Néron, quand, à l’enseigne du PetitSceau, chez le cabaretier Bigot de la rue duFaubourg-Saint-Antoine, nous chantions tous en chœur sur l’airde

Ton joli, belle meunière, ton joli moulin,

la chanson chère à mon lieutenantCamus :

Pitanchons, faisons riolle jusqu’au jugement !

Nous mangeâmes ce jour-là de la perdrix – onn’en mangeait pas chez le roi – nous bûmes du Champagne. Ma belleMarie m’aimait. J’avais là mon oncle et ma tante Tanton, quivendaient de la chandelle rue de Bretagne. Eh quoi ! Tant debonheur datait du 15 mai de l’année passée, et maintenant !…maintenant, où est-il mon oncle Tanton ? Enfermé au Châtelet.Et son fils ? J’ai dû le tuer, le mois dernier, pour qu’il neme dénonçât pas !… La chose fut vite faite… Un bon coup depistolet à Montparnasse et son cadavre sous un tas de fumier…J’étais sûr de son silence… Mais combien à tuer encore ?…Combien à tuer pour être sûr du silence de tous ?… Par lestripes de Mme de Phalaris ! j’ai dû tuer l’archerPépin et l’exempt Huron qui s’acharnaient un soir après mon habitcannelle, et cinq archers encore que j’ai massacrés, les pauvres,rue Mazarine… Je vois encore leurs cinq cadavres… Etcependant, je ne suis pas méchant ! Je voudrais ne faire demal à personne… Je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me laissetranquillement faire la police dans Paris, pour la sécurité de toutle monde… Mon grand conseil lui-même murmure. Il ne mepardonne pas d’avoir exécuté Jacques Lefebvre[15].Certes, non, je ne suis plus vivable, mais c’est parce que je veuxvivre !

« Après ce qui vient de se passer,continua Théophraste dans son sommeil hypnotique, et la façonmiraculeuse dont j’ai pu m’échapper, malgré la trahison et lesprécautions prises par les mouches, je ne dissimule pas à Gâtelardet à Gueule-Noire que je suis décidé à tout… Je le répète, parceque la Belle-Laitière ne cache rien de mes intentions à Duplessis,ni même à Duchâtelet… Je les quitte là-dessus, j’ouvre la porte dela Reine Margot ;personne dans la rue de laFerronnerie ; je me sauve. Je ne dis pas même où je vaiscoucher à Magdeleine, que je rencontre le long des murs ducimetière des Innocents… La vérité est que je vais passer la nuitcomme un voleur, dans mon trou de la rue Amelot[16]. Il pleut à verse. »

M. Adolphe Lecamus, à qui nous devons cettenarration, fait remarquer dans ses notes qu’il s’est efforcé deretracer le plus fidèlement possible les phrases échappées àThéophraste dans l’état de sommeil hypnotique. Ce qu’il ne peut pasrendre, nous dit-il, c’est la modulation de ces phrases, leur tonétrange, leurs arrêts, leurs stations, leurs départs précipités, etquelquefois leurs arrivées douloureuses. Enfin, ce qu’il renoncetout à fait à peindre, c’est la physionomie de Théophraste. Parmoments, elle exprimait la colère, par moments le mépris,quelquefois l’audace la plus inouïe, quelquefois la terreur. M.Lecamus, qui avait vu le portrait de Cartouche, rapporte que, danscertaines minutes étranges, Théophraste ressemblait à Cartouche. Illui ressembla pour la première fois, dit-il, dans la minute quevoici… Théophraste venait de faire assister ceux quil’écoutaient dormir à son départ de la rue de laFerronnerie pour la rue Amelot. Il passe près du cimetière desInnocents, il vient de rencontrer Magdeleine (dit Beaulieu). Lapluie tombe à verse, la nuit est lugubre, la rue est sinistre.Soudain, sur son lit de sangle, la figure de Théophraste exprime unsentiment inouï qu’on ne saurait qualifier, car cette expressionest à la fois celle de la joie la plus sauvage et du plusmagnifique désespoir.

M. de la Nox, penché sur le lit, luidemande :

– Que se passe-t-il, Cartouche ?

Théophraste répond dans un râle :

– JE VIENS DE TUER UN PASSANT[17] !

L’opération continue, nous expliqueM. Lecamus, ou plutôt les préliminaires de l’opération, car cen’est que peu à peu que M. de la Nox veut amener Cartouche àl’heure de sa mort. Avant de lui faire vivre sa mort, ilest nécessaire de lui faire vivre un peu de sa vie. C’est là laraison qui avait poussé M. de la Nox à rejeter Théophraste dansCartouche au mois d’avril 1721.

Les minutes qui suivirent furent affreusespour nous, avoue M. Lecamus, et bien tristes aussi pour Cartouche,qui a repassé la fin de sa carrière, laquelle fut gâtéepar la trahison sans cesse renaissante d’un de ses lieutenants etl’acharnement incroyable de la police.

La relation de M. Lecamus ne présente rien,avant la scène de la torture, qui puisse nous occuper, carelle ne nous apprend rien de nouveau, et elle ne fait en somme quecorroborer l’histoire. Il n’est pas utile, en effet, de descendredans le laboratoire de M. de la Nox pour connaître tous les détailsde la sensationnelle arrestation et de l’emprisonnement auGrand-Châtelet. J’en rappellerai quelques-uns. Nous trouvons auRegistre des ordres du roi (lettres de cachet) :« Du 16 may 1721, ordre du Roy de saisir et arrêter le nomméCartouche, qui a assassiné le sieur Huron, lieutenant de robecourte, et le nommé Tanton ; et aussi Cartouche Cadet, ditLouison ; Le Chevalier, dit le Craqueur, et Fortier, dit deMouchy, pour complicité d’assassinat. » En marge, en regard dunom de Cartouche, ce seul mot :« Rompu ».

La chose était plus facile à dire qu’à faire.Ce n’est que le 14 octobre 1721 que la trahison porta ses fruits etque nous pouvons lire le rapport de Jean de Coustade, sergentd’affaires de la compagnie de Chabannes, quarante-sept ans,vingt-sept ans de services.

M. de Coustade prit avec lui quarante hommeset quatre sergents désignés par Duchâtelet (le lieutenant deCartouche qui le trahissait, lui-même sergent aux gardesfrançaises. On lui avait promis la vie sauve). Cette petite arméeprit des habits bourgeois, dissimulant ses armes, et cerna fortmystérieusement la maison désignée par Duchâtelet. Il pouvait êtreun peu plus de neuf heures du soir quand ils arrivèrent en vue ducabaret Au Pistolet, tenu par Germain Savard et sa femme,à la Courtille, près la haute Borne (rue des Trois-Bornes). Savardfumait sa pipe sur le pas de sa porte. Duchâteletdemanda :

– Y a-t-il quelqu’un là-haut ?

– Non.

Duchâtelet dit alors :

– Ces quatres dames ysont-elles ?

Savard, qui attendait cette phrase,dit :

– Montez !

Quand il eut dit :« Montez ! », Savard se rangea de côté et la petitetroupe se précipita. Elle se ruait à l’assaut de Cartouche commeune armée se rue à l’assaut d’une place forte.

« Quand nous arrivâmes dans la chambrehaute, dit M. Jean de Coustade dans son rapport, nous trouvâmesBalagny et Limousin buvant du vin devant la cheminée. Gaillardétait dans les draps et Cartouche assis sur le lit, raccommodant saculotte. Nous nous jetâmes sur lui. Le coup était pour lui siinattendu qu’il n’eut point le temps de nous faire résistance. Onl’attacha avec de fortes cordes et nous le menâmes d’abord chez M.le secrétaire d’État à la Guerre et ensuite à pied auGrand-Châtelet, dès que l’ordre nous en eut été donné. »

Au fait, les choses ne se passèrent point toutà fait aussi simplement que M. de Coustade le raconte, maisaboutirent au même résultat. Cartouche était d’une forceexceptionnelle, malgré sa petite taille, et on ne vainquit sarésistance qu’en l’attachant à un pilier, ce qui nécessita unebataille ardente. Enfin, quand toutes les précautions furentprises, on fit avancer un carrosse dans lequel on déposa Cartouche.Celui-ci était en chemise (il n’avait pas eu le temps de remettrele pantalon qu’il raccommodait). Comme on le bousculait fort, ildit : « Prenez garde, camarades, vous mechiffonnez ! » Il avait gardé tout son sang-froid etfélicita le lieutenant qui l’avait trahi de la toilette qu’il avaitce jour-là. Duchâtelet, en effet, avait sorti de magnifiquesvêtements d’un noir tout neuf, à cause du deuil de Mmela grande duchesse Marguerite d’Orléans, décédée quinze joursauparavant. Enfin, comme le carrosse faillit écraser quelque pauvresire, il prononça encore cette phrase qu’il semblaitaffectionner : « Il faut prendre garde à laroue ! »

De chez M. le secrétaire d’État à la Guerre auGrand-Châtelet, il alla à pied, au centre d’une pompeuse escorte.Tout le peuple de Paris accourait sur son passage et criait :« C’est Cartouche ! » sans beaucoup y croire. Ilavait été tant de fois trompé ! Mais il le reconnut à ce qu’unofficier de l’escorte ayant donné au prisonnier un coup de canne,celui-ci se retourna fort paisiblement et lui envoya dans le visageune ruade de son pied gauche qui fit disparaître, avec un grandfracas, l’officier dans une bouche d’égout qui, par malheur, setrouvait près de là. Le peuple applaudit, car il aime beaucoup lesvoleurs quand ils sont pris.

Dans sa prison du Grand-Châtelet, en attendantson procès, Cartouche reçut les plus belles visites du monde. LeRégent se dérangea pour lui exprimer tout le regret qu’il prenaitpersonnellement à cette triste aventure, mais la conduite duroyaume, disait-il, lui imposait des devoirs. La courtisane Émilieet Mme la maréchale de Boufflers se succédèrent dans lespetits soins à donner au prisonnier. Mme de Phalarisvint se plaindre à lui de ce que Mme de Boufflers nelui avait pas rendu son anneau, et Cartouche promit d’en direun mot à Mme de Boufflers, s’il en avait letemps. On ne lui refusait rien. Il avait droit à troischopines de vin par jour. Il ne fut jamais plus à la mode. Onmonta, sans tarder, une pièce intitulée Cartouche.Legrand, qui en était l’auteur, et Quinault, qui en remplissait leprincipal rôle, vinrent lui demander quelques indications sur lamise en scène. Enfin, quand Cartouche se fut bien amusé, il songeaà s’évader. Malgré une surveillance de tous les instants, il allaity parvenir, après être sorti de son cachot et être retombé, grâce àdes cordes de paille tressée, dans une boutique, quand on lerejoignit au moment où il poussait le dernier verrou d’une portequi le séparait de la rue. On trouva que le Grand-Châtelet n’étaitpas assez sûr pour un homme aussi généreux, et il fut, en secret,déposé, chargé de chaînes, à la Conciergerie, dans le coin le plusformidable de la tour de Montgomery[18].

XVIII – M. THÉOPHRASTE LONGUET SUBIT LATORTURE SANS AUCUN COURAGE, MAIS EN POUSSANT DE CURIEUXHURLEMENTS.

 

L’auteur de ces lignes a toujours estimé qu’ilappartenait seulement à une littérature de décadence de s’attacherà peindre, sans utilité, des objets d’horreur. Nedirait-on point vraiment qu’il n’est de joie, pour certainsauteurs, que dans la description minutieuse, ardente, palpitante,satanique des pires tableaux de la perversité des hommes ou de lacruauté des choses ! Ils recueillent avec un soin jaloux toutce que peut inventer le Malheur ; ils ne laissent se perdreaucun gémissement ; au besoin, ils apprendraient à la Douleurà enfanter.

Ceci vraiment – ne le pensez-vous pas ? –devrait être défendu par les lois qui ont la garde de la raisonsociale. Que ferons-nous et que deviendra le monde – je vousle demande – le jour où la raison sociale ferafaillite ? La société, c’est tout à fait certain, ne peutvivre sans la Raison. Il serait grand temps qu’on préserve celle-cides coups regrettables qu’on lui porte.

Quant à l’auteur de ces lignes, que la naturea doué d’un esprit sain et pondéré – du moins, il le croit – il nesaurait prendre la moindre jouissance à tremper sa plume dans lesang des blessures aux lèvres fraîches. Il le dit bien haut avantde s’engager dans le récit des plus affreuses tortures morales etphysiques qu’il ait été donné à une créature de Dieu de supporter.Mais ce qui ne saurait manquer de le soutenir dans cette tâchedifficile, c’est qu’il sait que le récit des malheurs deThéophraste, plongé dans le sommeil de l’hypnose, est destiné àjeter un jour extraordinairement étourdissant sur les problèmesrestés les plus obscurs de la chirurgie psychique.

Tout d’abord, on ne saurait trop engager lelecteur à se rendre un compte tout à fait exact des éléments del’opération si monstrueusement singulière, que va oser,dans son laboratoire de la rue de la Huchette, M. Éliphas deSaint-Elme de Taillebourg de la Nox. Si osée, notre parole, que cethomme de lumière a dit : « Je vais tenterDieu ! » Il n’exagérait pas.

Tuer Cartouche sans tuer Longuet !Voilà ! C’est simple ! c’est aussi simple que dedire : Que le monde soit !C’est aussi simple quecela quand on est Dieu ; mais quand on est M. Éliphas deSaint-Elme de Taillebourg de la Nox, ce qui est cependant déjàquelque chose, on risque de tuer Longuet sans tuerCartouche ! C’est une responsabilité des plus graves. Ilest absolument inutile de tuer M. Longuet si Cartouche, dont l’âmen’aura pas été régénérée, doit réapparaître sur le globe en quelquenouvelle réincarnation ! Un autre qu’Éliphas eût certainementreculé.

Mais lui, nous l’avons dit, avait l’habitudedes opérations psychiques les plus compliquées, et la délicatessede son scalpel astral était universellement reconnue, même auThibet. Il savait promener, sans hâte et sans fièvre, l’esprit àtuer autour de sa mort. Il le préparait ainsi au trépas.Il l’y amenait. Il lui faisait vivre sa mortjusqu’au moment où il lui faisait mourir sa mort. Alors, àce moment juste, il fallait, oui, certainement, il fallait le gested’un Dieu, le geste double qui précipitait à la mort l’espritmort et ramenait à la vie l’esprit vivant.

Maintenant que nous avons parfaitement comprisles données de l’opération et que nous avons assisté auxpréliminaires de cette opération, qui ont consisté à faire vivre àThéophraste les derniers mois de la vie de Cartouche, descendonsdans le laboratoire où gémit Théophraste sur son lit de sangle,dans le laboratoire qu’éclairent les flammes écarlates etsifflantes ; asseyons-nous aux côtés de M. Lecamus et de cettepauvre Mme Longuet, et qu’une anxiété charitable habitenotre cœur.

Nous n’allons plus entendre que la voiximpérative de M. de la Nox et la voix douloureuse de Théophraste.Aussi, pour que la moindre petite inflexion étrangère à une scèneaussi sublime et aussi criminelle ne vienne nous troubler,nous allons la présenter sous forme d’interrogatoire. Le D. est M.de la Nox, le R. c’est Théophraste. De cette manière aussi,l’auteur de ces lignes dégage sa responsabilité. Enfin, il nesaurait trop répéter que cet interrogatoire et les incidents quil’entourent sont purement reproduits d’après la narration qu’en alaissée M. Lecamus.

D. Où te conduit-on, Cartouche ?

R. Dans la salle de la « question ».Mon procès est terminé, je suis condamné à mourir par la roue.Avant le supplice, ils veulent mes aveux, les noms de mescomplices, de mes amis, de mes maîtresses. Je me ferais plutôtrouer deux fois ! Ils n’auront rien !…

D. Et maintenant, où es-tu,Cartouche ?

R. Je descends un petit escalier au bout del’allée des Pailleux. On ouvre une grille… Je suis dans lesténèbres des caves… Ces caves ne me font pas peur… Je les connaisbien, ah ! ah ! J’ai été enfermé dans ces caves sousPhilippe-le-Bel !

D. (Avec une terrible autorité.)Cartouche ! Tu es Cartouche ! Tu es dans ces caves parordre du Régent ! (Il répète dans le fond de lui-même :Philippe-le-Bel ! Où allons-nous, mon Dieu, oùallons-nous ! Ne nous égarons pas !) Et maintenant, oùes-tu, Cartouche ?

R. J’avance dans la nuit des caves. Il y aautour de moi tant de gardes qui marchent dans la nuit des cavesque je ne pourrais en dire le nombre. Je vois là-bas, tout là-bas,un rayon que je connais bien. C’est un rayon carré que lesoleil a oublié là depuis le commencement de l’histoire deFrance. Mes gardes ne sont pas des gardes-françaises. On seméfie de tous les gardes-françaises. Mes gardes sont commandés parle lieutenant de robe courte du Châtelet.

D. Et maintenant, où es-tu,Cartouche ?

R. Je suis dans la chambre de la torture. J’aidevant moi des hommes vêtus de longues robes, mais je ne distinguepas leurs visages. Ce sont mes commissaires qui ont été commis pourles recollements, suivant l’usage, paraît-il. Mais pourquoiappelle-t-on cela recollements ? Cette pensée me fait sourire(Théophraste sourit, en effet.)

D. Et maintenant, que fais-tu,Cartouche ?

R. On me pose sur la sellette. Le bourreau etses aides placent mes jambes dans les brodequins. Ils serrentfortement les planchettes autour de mes jambes avec des cordesd’une dureté incroyable. Je crois bien que les gaillards vont mefaire souffrir tout mon saoul et que la journée sera rude, maisj’ai le cœur serré de courage. Ils ne l’entamerontpas !…

Ici, M. Théophraste Longuet, sur son lit desangle, pousse un cri effroyable. Sa bouche est grande ouverte etun hurlement s’en échappe toujours. Adolphe et Marceline sontpenchés sur lui et se demandent avec horreur quand ce hurlementcessera et quand cette bouche se refermera…

Quant à M. Éliphas de la Nox, ildit :

– C’est la torture qui commence. Mais s’il semet à hurler comme cela au premier coup de maillet !… Ça ne vapas être drôle…

M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de laNox ne s’attendait point à ces hurlements. Il calmal’émotion de M. Lecamus et de Mme Longuet d’un gestesuprême et il voulut ordonner quelque chose à Théophraste,quelque chose qu’on ne sut jamais, car le hurlement, quicontinuait, empêcha que l’on entendît ce quelque chose.

Enfin le hurlement devint gémissement et legémissement lui-même se tut. La figure de Théophraste étaitredevenue relativement placide…

D. Qu’as-tu donc à crier de la sorte,Cartouche ?

R. Je crie parce que c’est un suppliceterrible que de ne pouvoir dénoncer mes complices. Je lesai sur le bout de la langue ! Ils ne voient donc pas que si jene les dénonce point, c’est que je ne puis remuer le bout de lalangue ? Pourquoi Cartouche n’a-t-il pas remué lebout de la langue ? Moi, je ne peuxpas ! je ne peux pas ! je ne peux pas ! Et ils vontencore venir avec leur maillet ! Et ils vont encore m’enfoncerdes morceaux de bois dans les jambes ! C’est injuste ! Jene peux pas remuer le bout de la langue !…

D. Et maintenant, qu’est-ce qu’on tefait, Cartouche ?

R. Le médecin et le chirurgien se penchent surmoi et me tâtent les poignets. Ils se félicitent d’avoir choisi cegenre de torture qui est, disent-ils aux commissaires, le moinsdangereux pour la vie et le moins susceptible d’accidents.« Il n’y a rien au-dessus, proclament-ils, que la questiondes brodequins pour prolonger et pour rendre plus sensibles lesdouleurs, sans hasarder que le condamné succombe sous leur violenceou qu’il perde connaissance et le sentiment[19]. »

D. Et maintenant, qu’est-ce qu’on tefait, Cartouche ?

R. Mais on ne me fait rien. Et je leregrette ! car on a décidé de ne m’enfoncer le secondcoin qu’une demi-heure après le premier, pour laisser passerl’engourdissement que produit ordinairement la ligature et pour quela sensibilité fût tout entière. Je regarde mes juges, ils ont desgueules noires ! J’aime mieux la figure du bourreau. Ça nel’amuse pas plus que moi. Il voudrait être ailleurs et moi aussi.Mais le voilà qui revient avec le second coin. Ils sont tous autourde moi, ils sont sur moi… Aaaaaaaaaaaaaah !

« Jamais, raconte M. Lecamus, jamais labouche de Théophraste ne m’avait paru aussi grande. Dans sonvisage, il n’y avait plus qu’une bouche, une bouche qui neremuait pas le bout de la langue, et cet abîme tumultueuxqu’était cette bouche débordait avec fracas de ce« aaaaaaaaah ! » qui, telle une lave bouillante, enbrûlait les bords ! En effet, nous pûmes constater que leslèvres éclataient ! C’était là, hélas ! un des moindresphénomènes que nous étions appelés à constater relativement à ladouleur que Théophraste ressentait de la torture de Cartouche. Cefurent là de bien affreuses minutes. Je regardais M. Éliphas de laNox qui, lorsque ce second sinistre hurlement se fut tu, ditencore :

D. Pourquoi cries-tu ainsi,Cartouche ?

R. Je vous répète que c’est à cause que cesimbéciles ne me prennent point les noms que j’ai sur le bout de lalangue ! Ce n’est pas de ma faute si Cartouche n’a pasdénoncé !

D. Mais Cartouche n’a pas crié ; pourquoicries-tu, Cartouche ?

R. C’est Cartouche que l’on torture etc’est Théophraste Longuet qui crie !

M. de la Nox semble foudroyé par cettedernière réponse. Il se tourne vers M. Lecamus et MmeLonguet. Il dit d’une voix basse et tremblante :

– Alors, alors, alors, c’est lui quisouffre.

Et c’était la vérité. « On ne pouvait,dit M. Lecamus, en douter à l’expression effroyable du visage dansle moment que le bourreau enfonçait le coin. C’était Cartouche quel’on torturait et c’était Théophraste qui souffrait. Ceci prouvaitl’identité de l’âme ; mais que la douleur n’eûtpas cessé d’être effective, après deux cents ans, voilà ce quiconsternait M. Éliphas de la Nox. C’était la première fois qu’uncas semblable se présentait sous son scalpel astral. La douleur deCartouche criait, à travers deux siècles, et ce cri de la douleurqui n’était pas sorti de la bouche de Cartouche avait attendu,pour sortir, la bouche de Théophraste. »

M. Éliphas de la Nox se mit la tête dans lesmains, sa lumineuse tête, et il pria, dit M. Lecamus. Il priaardemment. Puis il se retourna encore vers nous :

– Nous n’en sommes, dit-il, qu’au second coin.Et il y en eut sept !…

– Il en reste encore cinq, fit Marceline, quiavait reçu du ciel le don des mathématiques. Je me demande si monpauvre mari aura la force de les supporter.

M. Éliphas de la Nox se pencha sur le cœur deThéophraste et l’ausculta comme avaient fait le chirurgien et lemédecin de Cartouche sur Cartouche, dans la salle de la torture,dix minutes auparavant.

– L’homme est solide, fit-il. Je crois quenous n’avons, à ce point de Vue, presque rien à craindre.Il enterrera Cartouche.

« On me consulta, fait remarquer M.Lecamus, et je fus de cet avis, les larmes aux yeux, que puisqu’onavait tant fait, il eût été regrettable de reculer, pour lasécurité future et pour le bonheur définitif de M. Longuet.

– C’est un mauvais moment à passer,fis-je.

Mme Longuet, avec un soupir où elleavait mis sa tendresse, qui est grande, pour son mari,dit :

– Certes ! c’est un mauvais moment àpasser pour tout le monde ; mais il faut tuer Cartouche !M. Longuet nous en remerciera après. Et puisque vous nous dites quel’homme est solide, faites, monsieur de la Nox, faitesvite !

M. de la Nox reprit donc le cours de soninterrogatoire :

D. Et maintenant, que fait-on de toi,Cartouche ?

R. Ils m’interrogent. Je ne peux pas répondre.Depuis quelques minutes, je me demande ce que cet homme, dans lecoin du cachot qui est à ma droite, peut bien faire. Je n’ai pasencore vu son visage ; il me tourne le dos et il masque unbruit de ferraille. Le bourreau, en ce moment, est bientranquille. Il est appuyé contre la muraille et il bâille. Il y aune lampe sur la table qui éclaire deux hommes qui ne cessentd’écrire. Je viens d’apercevoir une petite lueur rouge derrièrel’homme qui a devant lui un bruit de ferraille. L’aide du bourreaua desserré un peu le nœud des cordes, et cela me procure unsoulagement dont je lui suis infiniment reconnaissant. Mais… Maisl’autre aide, de l’autre côté, tire, tire, tire… S’il continue àtirer ainsi sur les cordes, les cordes vont me couper les jambes.Je lui en fais l’observation, et les docteurs viennent me donner lecrucifix à baiser. Derrière l’homme qui me tourne le dos, dans lecoin de droite, et autour du bruit de ferraille, j’entends comme ungrésillement de braise, il y a des petites flammes rouges quilèchent la pierre des murs. Entre les deux hommes qui écrivent, ily a un homme qui fait un signe. Le bourreau a une bonne figure. Jelui demande à boire. Certainement, j’aurais moins mal aux jambes sij’avais moins soif. Jésus ! Le bourreau ramasse son maillet.Mais je jure que je ne peux pas remuer les noms qui sont sur lebout de ma langue et qui sont si lourds qu’ils m’empêchent encorede parler. Enlevez-moi ces noms ! Enlevez-moi ces noms !Vous ne les voyez donc pas ? Aaaaaaaaaaaaaaah…

« Cette fois, raconte M. Lecamus, labouche est fermée. Mais les lèvres découvrent les dents de tellesorte qu’on ne croirait plus qu’il y a des lèvres autour de cesdents. Ces dents sont serrées, serrées, tout à fait soudées, sansespoir qu’aucun levier les sépare jamais. On dirait les dents d’unmort qui serait mort en serrant les dents, et ce sont là des dentsserrées pour l’éternité. Derrière ces dents gronde le cridémoniaque de la douleur. Le cri roule dans la bouche sans trouverd’issue, se heurtant à ces dents, mais on l’entend tout de même quimugit de rage de ne pouvoir s’échapper librement, à cause de cesdents fermées. Puis nous entendons un grincement aigu qui est bienle plus insupportable à l’oreille comme le bruit de l’ongle oud’une pierre dans de la craie qui égratigne le tableau noir. Cesont les dents de M. Longuet qui se brisent, qui éclatent sous lapoussée du cri de la douleur. Des petits morceaux de ces dents ontété projetés autour de nous. À cet horrible spectacle, M. de laNox, qui avait l’air ennuyé, nous avoua qu’il n’avait jamaisassisté ni soupçonné que l’on pût assister à une souffrance aussieffective, et que cela tenait peut-être à ce qu’iln’avait, jusqu’à ce jour, opéré que des âmes réincarnées d’au moinscinq cents ans, et encore étaient-elles fort rares, celles de deuxmille ans fournissant la majeure partie de sa clientèle. Je visbien que, malgré toute sa science et toute son expérience,l’illustre auteur de la Chirurgie psychique étaitsensiblement désemparé. Comme il avait été un peu dur pour moi etqu’il m’avait traité tout à fait en amateur, j’en aurais puconcevoir quelque intime réjouissance, mais le supplice quesupportait, sur l’heure, mon meilleur ami m’empêcha de tirer de cetincident toute la consolation morale qu’il m’apportait. M. de laNox, qui ne tâchait même plus de dissimuler son trouble, auraitpeut-être arrêté là l’opération s’il en avait eu le temps.Mais on enfonçait déjà le quatrième coin dans les jambes de monpauvre ami, et les trois derniers autres coins se succédèrent avecune rapidité qui ne permit même point à M. de la Nox d’interrogerM. Longuet. Pendant ces quatre coins, la bouche de M. Longuet,édentée, s’était rouverte, et ce qui s’en échappait n’avait plusrien qui ressemblât au cri des hommes.

« Ce cri était si inconnu et si curieuxdans la bouche d’un homme que nous nous penchâmes sur la bouche,tremblants de terreur, pour voir comment un pareil cri pouvaitse faire dans une bouche humaine. Nous nous penchâmes surcette bouche, en nous enfonçant les doigts dans les oreilles, etnous vîmes le fond d’une gorge écarlate et vibrante où roulaientpêle-mêle le rugissement du lion, le hi-han de l’âne, l’aboiementdu chien, le miaou du chat, le sifflement du reptile, lebarrissement de l’éléphant et le piouïtt de la perdrix.

« Mme Longuet voulut s’enfuir,mais elle était si épouvantée qu’elle s’empêtra dans les plis de sarobe et s’étala de tout son long sur le carreau. Quand elle sereleva – je l’y aidai – le cri avait à nouveau cessé, et M. de laNox lui ordonna de se tenir tranquille et de rester à sa place, luirappelant, d’un front sévère, qu’elle avait sa part deresponsabilité dans l’opération. M. de la Nox nous avoua que« le pire était fait », ce dont nous fûmes tout à faitaises. Nous étions débarrassés, du moins le pensions-nous, de cettegrosse histoire de la torture.

« Maintenant Théophraste reposaitpaisiblement sur son matelas de sangle. C’était une chose àconsidérer que cet apaisement immédiat suivant l’horreur de lasouffrance. Il ne souffrait donc que pendant qu’on lefaisait souffrir. Il n’en conservait, après, aucune douleurappréciable. Il n’y avait pas de suite dans la douleur ; c’estainsi que nous nous expliquions que, dans les intervalles de latorture, il répondait à M. de la Nox, de la façon la plusnaturelle, sans émotion physique. M. de la Nox repritl’interrogatoire.

D. Et maintenant où es-tu,Cartouche ?

R. Je suis toujours dans la salle de latorture. Ah ! ils me tiennent ! Ils me tiennent bien.Mais on ne sait jamais. Je vous dis, je vous répète qu’ilscroyaient bien me tenir le 1er avril dernier !…Ah ! ah ! voilà qu’ils me prennent les bras. Qu’est-cequ’ils vont en faire ? Je crois bien, par les tripes deMme de Phalaris ! que mes juges rigolent !L’homme du milieu de la table dit : « Ordre duRégent ; il nous faut des noms : tant pis s’il enmeurt ! Les tenailles sont-elles prêtes ? Commencezpar les mamelles /… » Ah ! ah ! l’homme àgenoux devant le bruit des ferrailles et le grésillement desbraises se lève. Il passe au bourreau des tenailles rougies !L’aide me découvre le sein droit… Ah ! ah ! par lestripes de Mme…Aaaiiiauuuumaahuurrroihammamohuuuah !…

XIX – OÙ L’ON DÉCOUVRE QUE CE PAUVRETHÉOPHRASTE EST ENCORE PLUS À PLAINDRE QUE LES ÉVÉNEMENTS DUDERNIER CHAPITRE N’ONT PU LE FAIRE SUPPOSER.

 

« Nous n’étions pas au bout de nospeines, » écrit M. Lecamus, qui décidément m’apparaîtcomme un affreux égoïste. Cette phrase peint tout à fait l’état deson cœur, moins troublé par la douleur excessive qu’entraînait pourson ami la terrible opération que par les cris inharmoniquesjaillis de sa bouche édentée.

C’est dans de pareils moments, à des heuresaussi exceptionnelles, quand des événements imprévusdérangent la quiétude coutumière des amis que l’onpourrait croire les meilleurs, qu’il faut juger les gens. Voyez M.Lecamus. Il aimait Théophraste, puisqu’il lui eût donné sa bourse,mais il ne lui aurait pas sacrifié son repos. Il lui eût donné sabourse parce que, jouissant d’une belle aisance, ce geste ne l’eûtpoint dérangé, tandis que cela dérangeait lesoreilles de M. Lecamus que Théophraste, pendant son opération,criât si fort. Je me sens, quant à moi, beaucoup moins d’estimepour M. Lecamus depuis qu’il a écrit en face de ce pauvreThéophraste, torturé sur son lit de sangle : « Nousn’étions pas au bout de nos peines. »

Enfin, s’il fallait m’en dégoûter tout à fait,je crois bien que je n’aurais qu’à analyser subtilement, maissûrement, la façon dont il nous rapporte « le phénomène descheveux ». À un moment de l’opération, pendant la torture, quidurait beaucoup plus que l’histoire officielle de Cartouche n’eûtpu le faire supposer, ce qui prouve, entre parenthèses, qu’il nefaut ajouter qu’une foi médiocre aux histoires officielles,Théophraste ne criait plus. Et cependant on le torturaitavec plus de cruauté que jamais, puisque quelques mots qui luiéchappaient apprenaient à ceux qui l’entouraient qu’après lui avoirtenaillé aux fers rougis les mamelles et le gras des bras, lebourreau versait dans les blessures vives du plomb fondu et de lapoix-résine[20]. Théophraste alors ne criait plus,mais on vit ses cheveux blanchir.

Eh bien ! si M. Lecamus a rapporté avecméchante humeur les cris insupportables poussés par Théophraste, ils’est quasicomplu à décrire le blanchissement des cheveux. À lelire, on voit bien que ce blanchissement le dérangebeaucoup moins que les cris, et cependant il ne devait rien resterdes cris après l’opération, tandis que les cheveux de M. Longuetétaient devenus blancs pour toujours.

« Ils ont commencé à blanchir par lestempes, dit M. Lecamus, ce qui est naturel, mais nous nenous en aperçûmes que lorsque la moitié de la chevelure était déjàblanche. Ce phénomène capillaire est certainement le plus curieuxauquel j’aie jamais assisté. Certes, on est toujours un peu étonnéde trouver le lendemain matin une chevelure dorée sur la tête d’unefemme que l’on a quittée brune la veille au soir, mais, dans cecas, on se doute un peu de ce qui s’est passé, tandis que nous nepouvions nous expliquer la transformation mystérieuse etvisible de la couleur des cheveux de M. Longuet quepar sa douleur, que nous ne voyions pas et que nousn’entendions plus. Cette ondulation blanche s’avançait avec lamême certitude et la même aisance que la vague à l’heure de lamarée. Tous les cheveux mirent cinq minutes à peu près à devenirblancs, à l’exception d’une mèche qui garda sa couleur châtain surle front de M. Longuet, ce qui n’était point d’un aspectdéplaisant[21]. »

Et voulez-vous que je vous donne encore« le phénomène du ventre », d’après M. Lecamus ?Vous y chercherez également en vain le moindre sentiment de pitié.C’est tout à fait incroyable ; je n’aurais jamais cru à autantde sécheresse d’âme chez M. Lecamus.

Voici « le phénomène duventre » :

« Le bourreau venait de couler de l’eaubouillante dans les oreilles de M. Longuet et nous pensions quecette fois la torture que l’on faisait souffrir au malheureuxtouchait à sa fin, quand Mme Longuet, qui depuisquelques instants ne cessait de pleurer, nous montra le ventre deson mari. Ce ventre se gonflait « à vue d’œil », commeavaient blanchi les cheveux. Cependant Théophraste ne faisaitentendre le moindre cri. Bientôt, il fut nécessaire de déboutonnerle gilet et le haut du pantalon, car tout le vêtement eût éclaté.Sous sa chemise, le ventre de M. Longuet dessinait un ballon qui,après avoir remué, resta immobile ; enfin, peu à peu, ildiminua, et quand il fut revenu à un volume normal, M. de la Noxdemanda au patient pourquoi son ventre avait pris cette formeinsolite, et pourquoi il avait, lui, Théophraste, pendant legonflement de ce ventre, conservé le plus parfait silence. Mon amirépondit qu’il aurait été bien embarrassé de parler, attendu qu’onlui avait mis un entonnoir dans la bouche, et que si son ventreavait ainsi gonflé, c’est qu’on avait versé dans cet entonnoirplusieurs seaux pleins d’eau ; enfin, qu’il avait rendu cetteeau sans plus de dommage. »

M. de la Nox, un instant, se pencha siprécipitamment sur le cœur de Théophraste que MmeLonguet crut à quelque issue fatale ; mais il résulta de lademande qui fut posée que Cartouche alors faisait le mort.Ses bourreaux et ses juges, et même les médecins, y furenttrompés ; on le laissa seul une heure, et il en profita pourglisser dans une fente de la muraille contre laquelle il étaitappuyé un billet qu’il avait écrit de son sang avec une aiguille debois, le matin même, dans son cachot de la tour Montgomery. C’étaitce billet qui était le Document, et, sur une question que fit poserencore à ce propos M. Lecamus, on apprit que le Document révélaitbien l’existence de très réels et importants trésors.

Je ferai encore remarquer au lecteur combienl’attitude de M. Lecamus en cette occurence était indécente. La viede Théophraste était en danger et c’était encore les trésors qui lepréoccupaient. Voulant même profiter de l’état de douloureusehypnose dans lequel se trouvait M. Longuet, il tenta d’obtenir desrenseignements complémentaires à cet égard. Mais M. de la Nox etMarceline elle-même mirent fin à cette scène regrettable, et M.Lecamus en fut pour sa rougeur et sa courte honte.

M. Lecamus, dans la relation de cessensationnels événements, n’est point tendre pour M. de la Nox.Après l’avoir porté aux nues et nous l’avoir présenté comme le roides théosophes, à seule fin de dégager sa responsabilité, il prendun malin plaisir à faire état de son trouble, de ses hésitations etde ses stupéfactions devant les phénomènes exceptionnels qui firentde cette opération psychique une opération historique,semée des enseignements les plus hardis dans le domainescientifique occulte.

Tout ceci prouve bien que M. Lecamus était unâne prétentieux. Le charlatanisme lui en eût imposé, mais lasimplicité et la sincérité de l’attitude de M. de la Nox luirépugnaient. Il pensait aussi que le rôle de cet hommeextraordinaire se bornait à dire sur une certaine modalité deton : « Et maintenant, que fais-tu,Cartouche ? » Et il n’était pas éloigné de croirequ’il eût pu l’accomplir, tant il l’estimait banal.L’insensé ! M. Longuet serait mort entre ses bras, dès lapremière minute, et Cartouche se promènerait encore dans leMAINTENANT ! Tout le travail astral de M. de la Noxéchappait à M. Lecamus. Comment aurait-il pu, lui, dont les yeuxétaient de chair, voir ce miracle psychique par lequel M.de la Nox rejetait Cartouche vers l’abîme et retenait Théophrastedans la vie !

Au début du récit de l’opération, je m’étaispromis de n’interrompre cet illustre et divin interrogatoired’aucune réflexion personnelle ; mais, vraiment, je suis sûrque tout le monde ici m’excusera et me pardonnera, car il est desmoments où la bêtise et l’ignorance, irrésistiblement, nousarrachent des cris d’indignation.

Ceci dit, je reviens vite, et avec quelleémotion attendrie, à ce pauvre Théophraste sur son lit de sangle,car ce qui lui est arrivé ne saurait compter au regard des malheursqui l’attendent.

XX – LA DERNIÈRE POIGNÉE DE MAIN DECARTOUCHE.

 

Le récit qui suit est la reproductionintégrale de ce qui est sorti de la bouche de Théophraste, toujoursplongé dans le sommeil de l’hypnose, depuis le moment qu’il a subila torture et qu’il a fait le mort. Cette pièce est de la plushaute importance, non seulement pour la science expérimentalespirite, mais encore pour l’histoire, car elle détruit la légendede la roue et nous expose de façon indiscutable la véritable mortde Cartouche. J’ai trouvé cette pièce non point dans le coffret enbois des îles, mais dans les papiers et rapports qui ont été lus aucongrès spirite de 1889. Il est tout entier de la main de M. de laNox, et je lui ai donné la préférence sur la narration infine de M. Lecamus, qui est à chaque instant émaillée desréflexions les plus stupides.

Théophraste ou plutôt Cartouche, enpuissance de M. de la Nox, dit :

– Je ne sais au juste ce qui m’est arrivé.J’ai fait le mort, j’ai caché le Document et je n’ai plus revupersonne. Quand je rouvre les yeux (je les avais donc ferméset j’étais sans doute tombé, en les fermant, en quelque faiblessesemblable à la mort), je ne reconnais d’abord aucun des objets quim’entourent, et j’ignore le lieu dans lequel on m’a transporté.Certainement, je ne suis plus dans la salle de la torture, ni dansmon cachot de la tour de Montgomery. Suis-je seulement encore dansla Conciergerie ? Je sais que non. Où m’a-t-onenfermé ? Après la torture, en attendant mon supplice dernier,en quelle prison nouvelle m’a-t-on jeté ? La première choseque je distingue est une lueur bleuâtre qui filtre en face de moi,au travers des barreaux épais et rapprochés d’une grille. La lunevient me visiter. Elle descend deux ou trois marches. Je tente defaire un mouvement, mais je ne puis. Je suis une chose inerte. Mavolonté ne commande plus à mes membres, ni à aucun de mes muscles.C’est comme s’ils avaient coupé toute relation entre mavolonté et ma chair. Mon cerveau n’est plus maître que devoir et de comprendre ; il n’est plus maîtred’agir. Mes pauvres membres ! Je les sens éparsautour de moi. J’ai dû atteindre à un degré de souffrance telque je m’explique ainsi que je ne souffre plus. Mais oùsuis-je ?…

« La lune a descendu encore deux marches,et puis deux marches encore… Ah ! ah ! qu’est-ce qu’elleéclaire, la lune ? Elle éclaire un œil, un grand œil. C’est unœil énorme et profond dans lequel un corbeau, après l’avoir vidéd’un coup de bec, pourrait déposer son œuf. Mais l’œil estvide ; mais le grand œil est vide, et l’autre œil, à côté, quiest aussi éclairé maintenant, est encore recouvert de sa paupièreverte. Je vois toute la tête. Elle n’a plus de peau sur les joues,mais elle a de la barbe au menton. La lune avance avecprécaution ; elle s’arrête tout doucement dans des trous denez. Il y a trois trous de nez. À un trou de nez par tête, celafait trois têtes !… Ils m’ont donc jeté dans une fossecommune !… La lune vient jusqu’à moi : j’ai deux jambesde cadavre au travers du ventre. Je reconnais maintenant cesmarches, et cette fosse, et cette lune… Je suis dans le charnier deMontfaucon !… J’AI PEUR ! ! !…

« Quand, les jours de ripailles, jemontais aux Chopinettes par la rue des Morts, j’ai regardé cecharnier à travers les grilles ; je l’ai regardé aveccuriosité, parce que j’y voyais déjà ma charogne ; mais jamaisil ne m’était venu à l’idée que lorsqu’une charogne serait là,elle pourrait regarder de l’autre côté des grilles !Et maintenant, ma charogne voit ! Ils m’ont jeté là parcequ’ils m’ont cru expiré, et je suis enterré vivant avec les corpsde pendus ! Mon sort est tout à fait misérable et dépasse toutce que l’imagination des hommes pourrait inventer. Les plus tristesréflexions viennent m’assaillir, et si je me demande d’abord parquel artifice du sort j’en suis réduit à une pareille extrémité, jeme vois obligé de m’avouer que le sort n’est pour rien dans monaffaire, mais bien exclusivement mon orgueil. J’aurais pu continuertranquillement à être « le chef de tous les voleurs » sij’étais resté vivable. Mais la Belle-Laitière avait raisonquand, au cabaret de la Reine-Margot, elle me disait queje n’étais plus vivable. Je n’admettais plus uneobservation et, quand je convoquais mon grand conseil, je ne tenaisaucun compte des résolutions où il s’était arrêté. Je me plaisais àjouer au potentat et j’avais fini par prendre cette manie dedécouper en morceaux tous ceux que je soupçonnais. Mes lieutenantscouraient plus de danger en me servant qu’en me desservant. Ilsm’ont trahi et c’était logique. Le commencement de ma mauvaisefortune fut l’affaire du Luxembourg[22]. Elle aurait dû m’ouvrirl’œil, mais mon orgueil m’empêchait de voir clair. Ilest bien temps de faire toutes ces réflexions, maintenant queje suis dans le charnier !

« Je suis vivant dans le charnier, avecles morts, et, pour la première fois de ma vie, j’aipeur ! Mais je n’ai pas peur des morts, j’ai peur desvivants, car il y a un vivant autour de moi ! Je saisqu’il remue. Il est étrange comme à cette minute, où je suissur la limite de la vie et de la mort, mes sens perçoivent deschoses qu’ils avaient ignorées dans la bonne santé, etcependant mes oreilles n’entendent plus, à cause de l’eaubouillante dont elles furent pleines. Ne serais-je donc point leseul à vivre dans ce domaine de putréfaction ? Je me souviensque la Vache-à-Paniers m’a raconté que le comte de Charolais avaitfait enfermer vivantes dans de petites fosses, sur la butte deMontfaucon, des femmes qui lui avaient résisté. Mais moi,Cartouche, je n’ai point voulu croire à un crime pareil. Je saisbien qu’il se baigne dans le sang des petites vierges qu’il faittuer, pour se guérir de l’affreuse maladie qui lui dévore leschairs ; mais enfermer des femmes vivantes dans des fosses,ça, je ne le crois pas[23]. Etcependant, il y a, sur ma gauche, à côté de moi une femme quiremue dans une fosse !… Je ne l’entends pas, je la sens.La lune a allongé son rayon jusqu’à moi. Son rayon est divisé entrois par les barreaux de la grille. Cela fait trois bandes bleuesdans lesquelles je vois d’abord le trou de l’œil et les trois trousde nez, et puis une bouche épouvantable qui me tire la langue.Après, il y a trois corps sans tête. Dans le flanc gauche dutroisième corps, je distingue très bien la plaie putréfiée danslaquelle s’enfonça l’un des crocs de fer par lesquels fut pendu cedécapité. On ne pouvait le pendre par la tête, puisqu’il n’avaitplus de tête. Comme je ne sens plus remuer la femme dans la fosse àcôté, je me remets un peu et je m’occupe à dénombrer les corps quiemplissent le charnier. Je commence même à apercevoir ceux qui sonttout à fait dans les ténèbres. Il y en a ! Il y en a !parbleu ! On apporte ici tous les suppliciés de laville[24]. Il y en a de frais, il y en a depourris ; il y en a de bien conservés et tout secs ; maisd’autres ne sont pas présentables : ils tombent en ruine. Jeserai bientôt une ruine comme eux. Cependant, cependant, tout n’estpas dit, tout n’est pas fini ; puisque je suis,l’espérance n’est pas morte. On retrouve l’espérance même au fondd’un charnier. Ah ! si je pouvais remuer ? Les mortsremuent ; je finirai bien aussi par remuer. J’ai tourné lesyeux le plus qu’il m’était possible dans le coin droit de l’orbiteet j’ai vu que le mort qui est sur mon ventre et qui remue n’a pasde tête. Il glisse sur mon ventre. Je recommence à avoir peur, nonpas parce que le mort remue, car les charniers appartiennent auxmorts, qui y font ce qu’ils veulent, mais parce que l’on tirece mort par les jambes. J’ai retourné mes yeux dans l’autrecoin, dans le coin gauche de l’orbite, et j’ai vu une jambe du morten l’air. Cette jambe doit être tenue par quelque chose, tirée parquelque chose. La lune monte le long du mur avec la jambe jusqu’àun trou. Et mes yeux regardent tellement à gauche qu’ils voientune main vivante. La main vivante, qui sort du trou, tirele pied mort. Je sens, je sais qu’il y a dans la fosse à côtéune femme qui mange[25]…

« Et maintenant, mes yeux ne quittentplus le trou, dans la terreur de voir revenir la main vivante, devoir s’allonger vers moi la main vivante… Mais j’espère, j’espèresur mon salut, que la main ne sera pas assezlongue… La lune soudain cesse d’éclairer le trou, et mes yeuxse tournent vers la grille par où la lune est entrée. Alors, jevois, entre la lune et moi, sur les marches du charnier, unhomme ! Un homme vivant ! Je suis peut-être sauvé !Je voudrais crier de joie et j’aurais peut-être crié, si l’horreurde ce que je sens tout à coup, de ce que je sais,ne m’avait soudain bouché la gorge. Je sens, je sais que cethomme est venu là pour me voler mes os !… à cause de lacourtisane Émilie !… Le Régent s’est souvenu du duc d’Orléanset de Jean sans Peur[26]…

« La courtisane Émilie ne veut plusle voir… Un os de Cartouche, qui en fut aimé, entre sa peau et sachemise, pourrait, le diable s’en mêlant, la ramener dans son lit…Je sais cela… Mon regard a lu cela dans le cœur de l’homme quidescend les marches du charnier. Il vient là pour me prendre mesos !… Il allume une lanterne. Il va droit à mon cadavre.Il ne voit donc pas que les yeux de mon cadavre remuent !… Iltire de sous son manteau une lame d’acier aiguë et toute rouge dansle rayon de la lanterne… Il dépose sa lanterne… Il me prend par lesépaules et me dresse à demi contre la muraille, au-dessous dutrou. Il me prend la main gauche avec sa main gauche, et de lamain droite m’enfonce la lame d’acier dans le poignet. Je ne senspas la lame dans mon poignet, mais je la vois. Elle tourne autourde mon poignet… Elle va le trancher ; déjà elle le détache.Mais je commence à sentir la lame ! La vie renaît dans monpoignet ! Ah ! si mon poignet !… Ah ! simon poignet !… Un dernier coup de sa lame et ma main gauche valui rester dans sa main gauche !… Ah ! si monpoignet !… Ah ! si mon poignet !… Oui !oui ! oui ! ! ! La vie ! la vie ! lavie d’un nerf !… Je vous dis qu’il suffit de la vie d’unnerf !… Ah ! ah ! ah ! ! ! L’hommehurle et casse d’un coup de pied sa lanterne… Ma main est partiedans la main de l’homme, mais par un dernier miracle de la viedernière de mon poignet, ma main au moment où elle quittait monbras A SAISI la main de l’homme ! Et l’homme ne peut plusse défaire de ma main, qui s’est crispée en mourant et qui letient ! et qui le tient ! et qui le tient !Ah ! il agite, il secoue, il hurle, il secoue ma main qui letient ! qui le tient ! Il tire avec sa main droite mamain qui est dans sa main gauche, mais on ne se débarrasse pasainsi de la poignée de main d’un mort !… Je le voisqui s’enfuit du charnier en hurlant et qui bondit sur les marches,en agitant dans la lune, comme un fou, comme un fou, ma poignéede main…

« À ce moment, au-dessus de ma tête, unemain que je ne vois pas, mais que je sens, sort du mur et me prendpar les cheveux ! Elle me tire, me tire la tête !Ah ! crier ! crier ! crier ! Mais comment crieravec ces dents vivantes qui me défoncent lagorge ! »

………………………

D. Et maintenant. Cartouche, oùes-tu ?

R. J’entre dans les ténèbres rayonnantes de lamort !

XXI – DES INCONVÉNIENTS DE LA CHIRURGIEPSYCHIQUE.

 

Ici, je reprends le rapport de M.Lecamus :

« Aussitôt que Théophraste eut prononcéces mots : « J’entre dans les ténèbres rayonnantes de lamort », M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox fitun geste immense de son bras droit, se pencha sur le visage de monami et lui souffla impétueusement sur les paupières. Il luidit :

« – Réveille-toi, ThéophrasteLonguet.

« Théophraste ne s’éveilla pas. Sespaupières restaient closes et son immobilité nous parut plusimmobile encore. Et maintenant que sa bouche, sa pauvre boucheédentée ne parlait plus, maintenant que ses lèvres étaient aussicloses que ses paupières, il nous parut avec terreur avoir suiviCartouche dans les ténèbres rayonnantes de la mort. Sa pâleur decadavre, qui nous sembla – était-ce un effet de notreimagination ? – déjà tournée au vert, ses cheveux devenussubitement blancs, nous le montraient, en réalité, atrocement vieuxmais de la vieillesse si hâtivement acquise au fond des tombeaux,où quelques minutes de pourriture vieillissent davantage que centans de vie. Était-il déjà mort ? Se décomposait-ildéjà[27]. M. de la Nox répétait ses grandsgestes de fou sublime et un peu ridicule et lui ressoufflait surles yeux à lui faire voler les cils, et recommençait àcrier :

« – Théophraste Longuet !Réveille-toi ! Réveille-toi ! ThéophrasteLonguet !…

« Dans le moment que nous croyions bienque Théophraste Longuet ne se réveillerait jamais plus, il seréveilla. Il tourna les yeux vers nous en poussant un effrayantsoupir, et nous dit simplement :

« – Bonzour ! Cartouce estmort !

« M. de la Nox nous dit :

« – Remercions Dieu :l’opération a réussi, et il recommença saprière :

« – Au commencement tu étais leSilence ! Éon ! source des Éons !…

« Mme Longuet et moi nous nousétions précipités sur Théophraste en remerciant Dieu du fond ducœur. Certes ! l’opération avait été rude et, cependant, nousnous félicitions que Théophraste s’en tirât, en somme, avec un potde teinture pour ses cheveux et un râtelier. Ce n’était pas achetertrop cher la mort de Cartouche. Nous lui dîmes de se leveret de nous suivre. Nous avions hâte de fuir cette maison de la ruede la Huchette, où il me semblait que nous étions depuis plus dedeux cents ans. Mme Longuet embrassa son mari et lui ditdoucement, en le prenant sous le bras :

« – Allons ! mon ami !…

« – Parlez plus fort, fit Théophraste, zene sais ce que z’ai dans les oreilles, ze suis quasi sourd et puisze ne puis plus remuer !

« – C’est que tu dois être un peuengourdi, mon chéri ! Depuis le temps que tu es étendu sansbouger sur ce lit de sangle, quoi d’étonnant à cela ? Mais,fais un effort, mon petit chat !

« – Parlez plus fort, vous dis-ze !Ze remue encore les bras, mais ze n’ai plus aucun moyen de remuerles zambes. Ze veux les remuer et elles ne bouzent pas ! Etpuis, z’ai des picotements dans les pieds !

« – C’est des fourmis ! mon petitange. Secoue-toi, secoue-toi, vite ! que nous rentrions cheznous. Nous n’avons rien mangé depuis ce matin et j’ai l’estomacdans les talons !

« – Moi, fit Théophraste tristement, zene sais ce que z’ai dans mes talons. Ze ne sais plus si z’ai destalons ; ils sont peut-être dans mon estomac !…

« Ensuite, Théophraste porta la main à sabouche et dit :

« – Tiens ! le dentiste estvenu ! Vous m’avez endormi pour m’arranger mes dents.Qu’est-ce que vous avez fait de mes dents ?…

« Chose curieuse, fait observer M.Lecamus, Théophraste réveillé zézayait et il n’avait pas zézayédans son sommeil, après le départ précipité de ses dents. C’est,sans doute, que rien ne pouvait faire zézayer Cartouche, ni ladouleur, ni même l’absence des dents de Théophraste. Jerépétai :

« – Il faut partir !…

« Il répondit :

« – Évidemment, mais emportez-moi, carz’ai les zambes dans un état…

« M. de la Nox, que nous regardions, neput retenir un sourd gémissement. Il eut enlevé le pantalon et lesbottines de Théophraste en un tour de main : le caleçon futouvert avec des ciseaux et les chaussettes elles-mêmes jonchèrentle carreau. Alors ! Oh ! alors !… quel spectacleaffreux ! et quelle douleur nous étreignit à la vue desmalheureux membres de mon ami ! Les jambes et les pieds deThéophraste étaient en bouillie. La chair était arrachée parendroits et, en d’autres, horriblement meurtrie. Les mainstremblantes de M. de la Nox écartaient les vêtements quirecouvraient le thorax de ce pauvre Théophraste et, là aussi, nousvîmes, aux seins, deux sanguinolentes taches noires. Les biceps,que nous examinâmes, portaient également les marques fraîches del’épouvantable torture[28].Théophraste considérait ses jambes et ses bras et ses seinsavec curiosité. Mme Longuet s’abattit sur sapoitrine en sanglotant ; quant à moi, je fis un geste quimenaçait le Destin et je courus chercher une voiture.

« Quand je revins, Mme Longuetpleurait toujours, Théophraste n’avait pas cessé de se plaindre depicotements aux jambes et demandait ce qui lui était arrivé pourqu’il lui fût impossible de les remuer et qu’elles lui apparussenten un état aussi sanguinolent. M. Éliphas de Saint-Elme deTaillebourg de la Nox, au lieu de répondre, était prosterné, lefront dans la plus grande des humiliations. Ses mains étaientjointes, ses coudes étaient sur le carreau. Il disait, d’une voixlamentable qu’entrecoupait un immense sanglot : « MonBien-Aimé ! Mon Bien-Aimé, j’ai cru que j’étais ton fils, ômon Bien-Aimé ! J’ai pris mon Ombre pour ta Lumière ! MonBien-Aimé ! Tu as précipité mon orgueil ; je ne suisqu’un peu de nuit, au fond de l’Abîme obscur, moi, l’Homme deLumière. Et la nuit ne veut pas ! Et j’ai voulu,Moi : la nuit ! Je ne suis qu’un fils ténébreux duSilence, Éon, source des Éons ! Et j’ai vouluparler ! Ah ! la Vie ! la Vie !Connaître la Vie ! Posséder la Vie ! ÉgalerlaVie !… Tentation ! Vertige de l’éternel Abîme !Mystère du Ternaire ! Trois ! Oui, les trois Mondes sontUn ! et le Monde est trois ! C’était la vérité àTyr, à Memphis, à Babylone ! Un ! Deux !Trois ! Actif, Passif et Réactif ! Un et un fontdeux ! Deux est neutre ! Mais ! mais ! mais, ômon Bien-Aimé ! 1 et 2 font 12.1 est Dieu ! 2 est lamatière ! Mettez la matière à côté de Dieu ! Pythagorel’a dit et vous avez 12, c’est-à-dire l’Union !…C’est-à-dire ? C’est-à-dire ? Qui donc ici-bas a oséprononcer ces mots : c’est-à-dire ? »

« Puis il sanglota encore à fendre l’âme,cependant que Théophraste, sur son lit de sangle, disait :

« – Ze voudrais pourtant bien m’en allerd’ici. »

XXII – OÙ THÉOPHRASTE LONGUET REPRENDGOÛT À LA VIE ET AUX TIMBRES EN CAOUTCHOUC. IL SE DISTRAIT DANS LAFRÉQUENTATION D’UN BOUCHER QUI TUE UN VEAU TOUS LES JOURS.

 

Les os n’étaient pas brisés et c’était toutjuste. Quant aux plaies, elles exigèrent six semaines seulementpour se cicatriser. Théophraste ne souffrait pas, mais il dutgarder le lit jusqu’au moment où il reconquit l’usage de sesjambes, ce qui n’arriva qu’à la fin du deuxième mois. Cependant sesoreilles le tracassaient toujours un peu, et l’eau bouillante qui yavait été versée avait cet effet de le rendre, par moments, tout àfait sourd. Pendant tout ce temps, il ne fit aucune allusion auPassé ; je ne parle point de ce misérable passé, qui se borne,dans l’esprit de tous, à ces quelques années qui se sont écouléesdepuis notre dernière naissance terrestre, mais àl’autrepassé, à celui dont la réapparition avait jeté untrouble si absolu dans la vie de cet homme ; et, pour M.Lecamus comme pour Mme Longuet, comme pour M. Éliphas deSaint-Elme de Taillebourg de la Nox, lequel était venu à sonchevet, rue Gérando, presque tous les jours, Cartouche était mort,bien mort ! L’opération avait été extrêmement douloureuse,tellement qu’on avait pu redouter que Théophraste ne restâtestropié jusqu’à la fin des derniers jours de sa vie actuelle, maisà tout prendre, elle avait merveilleusement réussi. M. de la Nox necessait d’en remercier l’Éon, source des Éons.

Théophraste, à qui on avait posé les dentsnécessaires, ne zézayait plus. Enfin, il songeait à se remettre« dans les affaires ». Il avait quitté bien jeune sestimbres en caoutchouc. À quarante et un ans, il avait pris saretraite, à la suite de la découverte qu’il venait de faire d’unnouveau timbre en caoutchouc, qui marquait non seulement l’année,le mois, le jour, l’heure, la minute, la seconde, mais encore« le temps qu’il faisait », ce qui, paraît-il, était dela dernière importance pour certaines industries. Son esprit étaità nouveau occupé par une innovation incroyable, qui devaitbouleverser toutes les idées qu’on s’était faites jusqu’à ce joursur les timbres en caoutchouc. Cette innovation était basée sur lesderniers progrès de la cinématographie.

Que vous dirai-je de plus ? Quand il putmarcher, il était redevenu si naturel, que MmeLonguet et M. Lecamus purent croire que leurs malheurs à tous troisavaient fatigué le Destin. Ce que c’est que le cœur deshommes !

Le moindre nuage qui passe à l’horizon lesprécipite à un désespoir hâtif et ils ne croient plus aujour ! La moindre lueur qui monte dans le ciel obscurci estune lueur d’espoir, et ils ne croient plus à la nuit.

Théophraste se levait de bonne heure et, aprèsavoir déjeuné d’une tasse de chocolat et de rôties beurrées, allaitfaire un petit tour sur les boulevards extérieurs. Il essayait sesjambes. Il retrouvait leur ancienne élasticité. Il s’arrêtait auxboutiques, regardait en détail le spectacle de la rue. Adolphe,dans les commencements, de loin, le suivait. Il ne remarquait riend’anormal dans la façon d’être de Théophraste et, dans son rapportà M. de la Nox, se contenta de lui signaler ce fait, vraiment sansimportance, d’une station un peu prolongée devant l’étal d’unboucher. Si cette station n’avait pas été quotidienne, elle eûtpassé inaperçue, même aux yeux avertis d’Adolphe. Théophraste, sesmains jouant derrière lui avec son ombrelle verte, regardait laviande saignante. Il avait aussi quelque petite conversation avecle boucher, un fort gaillard, carré des épaules, et qui avaittoujours le mot pour rire. Un jour que M. Lecamus estimait queThéophraste avait passé beaucoup de son temps à l’étal du boucher,il le rejoignit, « comme par hasard », et le trouva, avecle patron, occupé à décorer de papillotes de papier frisé la viandetoute fraîche. C’était bien inoffensif. Ainsi en jugea du reste M.de la Nox qui écrivit en marge du rapport de M. Lecamus :« Il peut regarder la viande saignante à l’étal du boucher. Ilest bon de le laisser voir rouge de temps en temps. C’est la fin dela crise et ça ne fait de mal à personne. »

Cette boucherie était une petite boucherie quiavait sa spécialité. Il y a, à Paris, des boucheries où l’on nevend que du cheval. M. Houdry vendait surtout, entre autres viandescommunes, une exceptionnelle viande de veau. Ah ! quelleviande de veau ! Où M. Houdry faisait-il nourrir sesveaux ? Quel régime les veaux de M. Houdry suivaient-ils avantque de se montrer dans tous leurs avantages à son étal ? D’oùvenaient les veaux de M. Houdry ? Autant de mystèresimpénétrables qui faisaient la renommée et la petite fortune de M.Houdry. Quant à moi, je crois bien que l’excellence de la viande deveau de M. Houdry tenait moins au traitement que subissaient lesveaux vivants qu’à la façon dont il les faisait trépasser. Tous lesbouchers à Paris reçoivent leur viande des abattoirs. M. Houdry,lui, recevait son veau vivant, et tuait lui-même à sa manière. Jedis qu’il recevait son veau. Car, c’est un veau que M. Houdry tuaittous les jours que Dieu fait. Il ne tenait pas à vendre en grandequantité mais il vendait cher et il avait raison, car son mode detuer ou plutôt « d’énerver » la viande faisait quecelle-ci était tout de suite, et à ne s’y jamais tromper, appréciéedes amateurs. Il ne se contentait pas de ne point assommer son veauainsi qu’on le fait aux abattoirs, il le saignait à la mode juiveavec un grand coutelas qu’il appelait le saigneur, sans s’yreprendre jamais à deux fois, c’est-à-dire qu’il lui coupait lagorge sans revenir dans la blessure. En outre, il ne manquait pointde rejeter un veau dès qu’il était « trèfle »,c’est-à-dire dès qu’il avait quelque petite maladie de la fressure.Enfin, il y avait la façon dans tout cela.

M. Houdry avait, dans le plus grand mystère,expliqué son cas de sa viande de veau à M. Théophraste Longuet quiy avait pris un évident plaisir. Si bien que Théophraste, aprèsavoir prêté l’oreille à la théorie, devant l’étal, avait manifestéle désir d’assister à une leçon de pratique. Dans une petite couradjacente à l’étal. M. Houdry avait un abattoir clandestin. Certainmatin, Théophraste, qui était survenu de meilleure heure que decoutume, trouva son homme à l’abattoir avec son veau. Le boucherpria Théophraste d’entrer et les portes se refermèrent sur eux.

– Je m’enferme tous les jours ainsi avec unveau vivant, dit M. Houdry, et quand les portes de l’abattoir serouvrent, le veau est mort. Je ne perds pas mon temps. J’ai opéréen vingt-cinq minutes.

Théophraste le félicita. Il lui demandaquelques explications, s’intéressa à tous les objets qui frappèrentson regard. Le soufflet avec ses grands bras attira son attention.Il demanda comment cet instrument s’appelait, et on lui réponditque c’était un soufflet. Il vit aussi le treuil. Il apprit quecette forte barre de chêne munie de chevilles qui était suspendueau treuil s’appelait « tinet ». Il admira la solidité dece brancard, également de chêne, qui a nom « étout ». Unehachette qui traînait fut appelée « feuille ». Mais cequi l’intéressa davantage, ce fut, suspendue au mur, la« boutique ». Dans cette boutique, qui était une sorte desacoche pour coutelas, il vit d’abord le « saigneur » etse complut à passer tout doucement son index sur la lame longue,forte et affilée. Et puis ce fut le couteau, plus petit, dénommé« moutonnier », occupé d’ordinaire à dépecer le mouton,comme son nom l’indique, mais qui servait là pour certaines partiesdu veau. Puis, d’autres petites lames, dont la« lancette », pour fleurer le veau. Fleurer le veauconsiste à faire de légers dessins artistiques, du bout de la lame,sur la peau du veau, une fois qu’il est blanchi.

Ce jour-là, comme je vous le dis,l’instruction de M. Théophraste Longuet porta sur les outils. Maisil fut dans la nécessité soudaine d’interrompre cette leçon, àcause de ses oreilles qui, une fois de plus, n’entendaient plus.Cette petite infirmité passagère était bien désagréable. Mais lesjours suivants, ayant recouvré toute sa faculté auditive, ilassista à toute l’opération, dans les détails de laquelle il entrasans trop de répugnance. Il se contentait de dire tous les jours,en s’en allant, en manière de plaisanterie :

– Vous tuez tous les jours un veau ; vousdevriez vous méfier, vous verrez que ça finira par se savoir chezles veaux !

Théophraste n’était pas paresseux. Un jour quele jeune néophyte qui aidait M. Houdry à attacher le veau s’étaitattardé à quelque flânerie, il attacha lui-même la patte dederrière du veau, cependant qu’avec ses longes M. Houdry attachaitles deux pattes de devant au même étout. Une patte restaitlibre ; c’était la manière. M. Houdry s’approcha de la gorgedu veau avec le saigneur.

– Dire, fit-il avec mépris, dire qu’il y en aqui les assomment ? Ça marque toujours la tête.

– Évidemment ! confirma Théophraste.Quand on assomme, ça doit marquer la tête.

– Il se forme un dépôt de sang ! C’est uncrime !…

– Oui, oui ! c’est un crime ! On netue pas une bête en lui fichant un dépôt de sang !…

– Tenez ! avec le saigneur, il ne fautqu’un coup et un cou ! Ah ! ah ! un coup et uncou ! Ah ! ah ! comme cela !…

– Ah ! ah ! comme cela !ah !

– On dirait que j’ai été boucher chez lesjuifs !… Ah ! ah !

– Ah ! ah !… Ah ! ah !… lesang pisse ! Regardez les yeux du veau pendant que le sangpisse ! dit Théophraste.

– Qu’est-ce qu’ils ont, les yeux duveau ? demanda M. Houdry ; c’est des yeux comme tout lemonde.

– Regardez les yeux du veau qui vousregardent !

– Ses yeux sont morts !

– Ils sont morts, mais ils vousregardent !

– Eh bien ?

– Eh bien ? Vous n’avez pas peur des yeuxd’un veau mort qui vous regardent ? Félicitations !…monsieur Houdry !… Félicitations !

– Ah ! ah !… Vous voulezrire !

– Ah ! non ! Permettez ! C’estvous qui riez ! Moi, je me garde à carreau. Le veaule voit bien. Tant pis, monsieur Houdry ! Tant pis ! Rirabien qui rira le dernier !…

Mais déjà M. Houdry, qui n’avait pas de tempsà perdre, brochait le veau avec son fusil, près du nombril, etenfonçait dans l’incision le bout de son soufflet et soufflait.

– Regardez comme il gonfle bien ; il nesera pas difficile à blanchir. Moi, je le souffle toujours ;sans ça, j’estime que c’est du mauvais travail. Du côté d’Orléans,on ne le soufflait pas autrefois ! Mais ils y sontrevenus.

– Il faut reconnaître ses erreurs, ditThéophraste.

M. Houdry finit de décoller la tête et coupales quatre pieds aux joints. Puis d’un grand coup de son couteau,il pourfendit l’animal de haut en bas, et en croix d’un jarret àl’autre. Puis il le blanchit, c’est-à-dire qu’il enleva le cuir dedessus le ventre et dessina sur la peau de petites choses aimablesavec sa lancette. Puis quand le veau fut fleuri, M. Houdry luiouvrit le ventre complètement, lui trancha le quartier de derrièreet dit :

– C’est le cul de veau !

– Pas mauvais, à la casserole, avec descarottes ! fit Théophraste. Et Théophraste aida M. Houdry àattacher les pattes de derrière au tinet, qui fut hissé à l’aide dutreuil. Le veau était suspendu. Le boucher le vida de ses boyaux,de la fressure, du ris. Il souffla la fressure, ayant mis « lecornet » dans sa bouche. Les poumons étaient roses etvolumineux ; Théophraste félicita M. Houdry sur l’excellentesanté du veau. Il examina également le cœur et la rate, etdit :

– Bonne constitution ! Bonneconstitution !… Il était fait pour vivre cent ans. C’est unpauvre malheureux veau !

Pendant que M. Houdry dépouillait le veau dece qui lui restait de cuir dans le dos et l’habillait d’une bellenappe blanche pour l’étal, Théophraste avait fait friser la fraisedans l’eau bouillante, puis il demanda à son ami le boucher de luilaisser la toilette de la tête et des quatre pieds. Il y avait prèsde là de l’eau très chaude dans une chaudière. Il y jeta la tête etles quatre pieds. Puis il reprit la tête et, au-dessus de lachaudière, en gratta avec force le poil, l’échauda, laraffina, et prit tout son temps pour lui nettoyer lesoreilles.

– Les oreilles, fit-il avec une joie d’ange,les oreilles, ça me connaît !…

Et, tout de suite, il acheta la tête de veautout entière.

M. Houdry voulut la lui faire porter àdomicile, mais il refusa et il la disposa avec soin au fond de sonombrelle verte, retournée, qui lui servit de panier.

– Au revoir, monsieur Houdry, dit-il, aurevoir ! J’emporte ma tête de veau, mais je vous ai laissé lesyeux. Je n’aime pas que des yeux de veau me regardent comme cesyeux-là vous ont regardé tout à l’heure ! Les yeux de veaumort, c’est méchant ! Vous riez, monsieur Houdry ! C’estvotre affaire !… Félicitations, monsieur Houdry,félicitations !… Mais ça finira par se savoir chez lesveaux !

Et il rentra chez lui.

Quand il se montra avec son ombrelle verte etsa tête de veau, Adolphe et Marceline se sourirent.

– Il s’amuse, dit Marceline.

– Ce sont des jeux innocents ! ajoutaAdolphe.

XXIII – LA PARTIE DE DOMINOS. LA LECTUREDES JOURNAUX APRÈS DINER.

 

Dans le cabinet où naguère encore ronronnaitle petit chat violet, on avait fait le lit de M. Lecamus. M.Longuet occupait seul la chambre conjugale. Marceline habitait unpetit lit de fer volant dans le salon. Ce petit lit n’était pas unembarras dans la journée, mais un ornement, car, replié etrecouvert d’une housse à fleurs, il supportait la corbeille deSarreguemines raccommodée depuis la nuit funeste où elle tomba enmême temps que les oreilles de M. Petito. Après le dîner, onfaisait une partie de dominos devant les tasses de cafébouillant ; M. Lecamus, qui était Normand, s’amusait à destermes de terroir. Quand il posait le double-six, ils’écriait : « V’là l’doub’nègre ! » Quand ilposait un cinq, il s’écriait : « Un quint ! (unchien) Ça mord ! » Quand il posait un as, ils’écriait : « L’asticot ? Amorce ! » Letrois l’incitait à cette phrase : « Si t’as du cœur, poseune queue d’cochon ! » (Le numéro 3 a, en effet, la formeenroulée d’une petite queue de cochon.) Il appelait le deux :« le gueux ! » Le quatre était flétri par lui de cemot : « Ah ! la cateau ! » Enfin, iln’aurait pu poser un « blanc » sans annoncer :« la blanchisseuse ! »

Marceline s’amusait beaucoup de cesexclamations patoises, et elle était toujours prête à jouer auxdominos. Théophraste perdait souvent, non point qu’il ignorât lejeu, mais comme le pied de Marceline, sous la table, indiquait aupied d’Adolphe par des pressions réitérées le point qu’il fallaitjouer pour gagner, le sort s’en trouvait tout désemparé. Maisc’était un plaisir que de voir perdre Théophraste, attendu qu’ilavait au jeu le plus désagréable caractère du monde. Quand il avaitperdu, il boudait.

Le soir qui nous occupe, Théophraste venait,ainsi que presque tous les autres soirs, de perdre et, le frontméchant, s’était plongé en la lecture des gazettes. Ilaffectionnait par-dessus tous les filets politiques. Il avait desopinions arrêtées. Les barrières qui arrêtaient ses opinionsétaient, au nord, le despotisme des tyrans et, au sud, l’utopiesocialiste. Entre l’utopie socialiste et le despotisme des tyrans,il comprenait tout, disait-il, excepté cependant que l’on touchât àl’armée. Il répétait souvent : « Il ne faut pas toucher àl’armée » C’était un brave homme.

Il lut donc le filet politique, sans lecommenter tout haut cependant parce qu’il boudait. Et puis ses yeuxfurent attirés par ce titre : Cartouche n’est donc pasmort ?

Il ne put s’empêcher de sourire, tant iltrouvait cette hypothèse absurde. Et puis il parcourut lespremières lignes de l’article et laissa échapper ce mot :« Étrange !… » et cet autre :« Bizarre !… » et cet autre :« Surprenant !… » mais sans émotion particulière. Iljugea qu’il était temps de finir de bouder et il dit :

– Mon cher Adolphe, tu n’as pas lu cet articleintitulé : Cartouche n’est donc pas mort ? C’estun étrange, bizarre et surprenant article.

Adolphe et Marceline ne purent retenir unmouvement et se regardèrent avec inquiétude. Théophrastelut :

« Cartouche n’est donc pas mort ?Depuis quelques jours, les agents de la Sûreté, dans le plus grandmystère, que nous avons du reste pénétré, ne s’occupent plus qued’une série de crimes bizarres dont on s’est efforcé de cacher lescôtés les plus curieux au public. Ces crimes et la façon dontleur auteur échappe aux agents dans le moment qu’ils croient letenir rappellent point par point la manière de faire ducélèbre Cartouche !S’il ne s’agissait d’une chose aussirépréhensible qu’une série de crimes, on pourrait même admirerl’art parfait avec lequel le modèle est imité. Comme nous disaithier un fonctionnaire supérieur du service de la Sûreté que nous nenommerons pas, car il nous a recommandé le secret :« C’est Cartouche tout craché ! » Si bien que lesagents eux-mêmes n’appellent plus le mystérieux bandit, sur lapiste duquel ils se sont trouvés quelquefois, queCartouche !Du reste, l’administration, fortmystérieusement mais fort intelligemment – pour une fois nous neferons aucune difficulté de le constater – a fait remettre à troisd’entre eux un précis de l’histoire de Cartouche rédigé par MM. lesbibliothécaires de la Nationale. Elle a pensé subtilement quel’histoire de Cartouche leur serait utile non seulement dans latâche précise qui consiste aujourd’hui pour eux à prévenir lesexcentricités criminelles du nouveau Cartouche et à arrêter lenouveau Cartouche lui-même, mais encore il lui a semblé quel’histoire de Cartouche doit faire partie de l’« instructiongénérale de tous les agents de police ou de sûreté ». Enfin,le bruit nous est venu que M. Lépine, préfet de police, de soncôté, a ordonné que l’on consacrerait quelques cours du soir, à lapréfecture, à l’histoire authentique de l’illustrebandit. »

« Que dites-vous de cela ? demandaThéophraste avec une grande béatitude amusée. La farce est joyeuse,et les journalistes sont d’aimables cocos de nous sortir depareilles bourdes ! »

Adolphe ni Marceline ne souriaient. Marcelineavait un léger tremblement dans la voix quand elle pria Théophrastede continuer. Il reprit paisiblement le cours de sa lecture.

« Le premier crime du nouveau Cartouche,celui du moins dont la Sûreté eut tout d’abord à s’occuper, neprésente point cette horreur que nous retrouvons dans quelquesautres. C’est un crime galant. Disons tout de suite que tous lescrimes dont nous avons connaissance et que l’on attribue au nouveauCartouche ont été accomplis depuis quinze jours au plus, ettoujours de onze heures du soir à quatre heures dumatin ! »

Mme Longuet s’était levée toutepâle ; M. Lecamus la fit se rasseoir assez brutalement et unserrement furtif de sa main lui commanda de se taire. Théophrastedit :

– Qu’est-ce qu’ils veulent dire avec leurnouveau Cartouche ! Moi, je ne connais quel’ancien ! Enfin, voyons le crime galant !…

Et il lut, toujours de plus en pluscalme :

« Une femme, une jolie femme, très connueà Paris, où son salon littéraire est couru de tous ceux quis’occupent avec élégance des choses du spiritisme – nous croyonsainsi l’avoir suffisamment désignée sans cependant la compromettre– une femme, une jolie femme procédait, vers une heure du matin, àsa toilette de nuit et s’apprêtait à prendre un repos bien gagné, àla suite des fatigues qui lui étaient échues ce soir-là, avec lestracas d’une conférence à domicile par le plus illustre de nosPneumatiques,quand soudain la porte-fenêtre de son balcons’ouvrit et un homme, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne,jeune encore et extrêmement vigoureux (ce dernier détail est dansle rapport de la police), mais la chevelure entièrement blanche, seprécipita à ses pieds. Il avait dans la main un revolver aubrillant nickel.

« – Madame, dit-il à cette femmeépouvantée, remettez vos esprits. Je ne vous veux point de mal.Considérez le plus humble de vos serviteurs. Je m’appelleLouis-Dominique Cartouche et je n’ai d’autre ambition que de souperà vos côtés. Par les tripes de Mme de Phalaris !j’ai une faim de tous les diables. Et il se prit à rire.

« Mme de B… (appelons-laMme de B…) crut avoir affaire à un fou, mais ce n’étaitqu’un homme déterminé à souper avec Mme de B…, dont ildisait apprécier depuis longtemps la grâce particulière. Et cethomme était beaucoup plus dangereux qu’un fou, car il fallait luicéder, à cause du revolver au brillant nickel.

« – Vous allez, dit l’homme, appeler vosgens et leur commander de vous apporter ici un excellent souper. Neleur donnez aucune explication qui pourrait me causer quelquedésagrément, car alors vous êtes une femme morte.

« Mme de B… prit son parti,car elle est brave et d’un esprit assez élevé pour faire face auxplus inattendues aventures. Elle sonna sa femme de chambre et, unquart d’heure plus tard, l’homme aux cheveux blancs etMme de B… étaient assis devant un en-cas fort convenableet les meilleurs amis du monde. Le souper se prolongea etl’homme, paraît-il (car nous ne voulons rien affirmer quant à cepoint si intéressant, mais un peu scabreux de cette véridiquehistoire), l’homme ne redescendit par le chemin du balcon qu’auxseconds feux de l’aurore. La belle Mme de B… n’en estpoint à un souper près et, certes, elle ne se fût point plainte dece souper forcé, qu’elle avait fini par partager de bonne grâce, sielle n’avait été dans la nécessité de conter son aventure aucommissaire de police. Et voici dans quelles circonstances. Lecommissaire se fit, quelques jours plus tard, annoncer chezMme de B… Il lui dit que l’anneau qu’elle portait audoigt et sur lequel brillait un diamant magnifique, était lapropriété de Mlle Émilienne de Besançon ; qu’elleen ignorait sans doute, elle, Mme de B…, laprovenance ; qu’on lui en avait fait cadeau bien certainement.Mais Mlle Émilienne de Besançon, qui avait aperçu laveille, dans une vente de charité, ce diamant au doigt deMme de B…, le reconnaissait formellement comme sien.Elle en avait fourni, du reste, toutes preuves, et ce diamant avaitune monture tout à fait unique qui ne pouvait laisser de doute.Mme de B… se troubla infiniment et dut conter l’aventurequi lui était survenue. Elle parla de l’inconnu, du balcon, dusouper et du reste, c’est-à-dire de la reconnaissance que cetinconnu lui avait montrée de son souper, en lui passant au doigt cediamant magnifique qu’il tenait, dit-il, d’une femme qu’il avaitbeaucoup aimée, mais qui était morte depuis quelque temps,de Mme de Phalaris. Mme de B… ne pouvait êtresoupçonnée. Elle fournit une preuve : le revolver au brillantnickel, que l’inconnu avait laissé sur la table de nuit. Enfin,elle pria également le commissaire de police de faire reprendrechez elle cent bouteilles de Champagne de premier choix quel’inconnu lui avait expédiées dès le lendemain de cetteexceptionnelle nuit, sous le prétexte que son souper avait étéexquis, mais que le champagne seul avait laissé à désirer. Ellecraignait que, comme l’anneau, le Champagne n’eût été volé. Lecommissaire quitta la belle Mme de Bithynie tout rêveur.(Le nom nous échappe en toutes lettres ; nous ne le rattraponspoint. Rien n’eût pu faire que demain il ne fût dans toutes lesbouches, car tout le monde va s’occuper désormais du nouveauCartouche.)

« Cette petite aventure, qui est lamoindre de celles que nous avons à conter, est la reproductionquasi fidèle de ce qui s’est passé, dans la nuit du 13 juillet1721, chez Mme la maréchale de Boufflers. Elleprocédait, elle aussi, à sa toilette. Le jeune homme qui survintpar le balcon n’avait pas dans la main de revolver au brillantnickel, mais il portait à la ceinture six pistolets anglais. Ildemanda à souper, après s’être présenté comme Louis-DominiqueCartouche. Et la veuve de Louis-François duc de Boufflers, pair etmaréchal de France, héros de Lille et de Malplaquet, soupa avecCartouche et, ma foi, fort avant dans la nuit.

« Cartouche ne se plaignit que duChampagne et Mme de Boufflers en reçut cent bouteillesle lendemain ; il les avait fait prendre par son sommelierPatapon dans les caves d’un gros financier.

« À quelque temps de là, une des bandesde Cartouche arrêtait, la nuit, dans une rue de Paris, un équipage.Cartouche se pencha dans la voiture pour reconnaître les visages.C’était Mme la maréchale de Boufflers. Il se retournavers ses gens.

« – Laissez passer librement, aujourd’huiet toujours, Mme la maréchale de Boufflers !ordonna-t-il d’une voix retentissante.

« Et il salua la maréchale fort bas,après lui avoir glissé au doigt un diamant magnifique qu’il avaitpréalablement volé à Mme de Phalaris. Mmede Phalaris ne le revit jamais !

« Et maintenant, passons au crime de larue du Bac. »

XXIV – MME THÉOPHRASTE LONGUET DEMANDE ÀM. LONGUET CE QU’EST DEVENU SON REVOLVER AU BRILLANT NICKEL, ET M.LONGUET RÉPOND QU’IL N’EN SAIT RIEN. M. LONGUET CONTINUE SALECTURE.

 

Marceline s’était levée, autant pour cacherson émotion que pour constater que le revolver au brillant nickelne se trouvait plus dans le tiroir de la table de nuit. Quand ellefut de retour dans la salle à manger, M. Longuet lui demanda laraison de son trouble. Marceline répondit que le revolver n’étaitplus dans le tiroir de la table de nuit. Théophraste lui conseillade se calmer et déclara, sur un ton sans réplique, que puisque lerevolver n’était plus dans le tiroir de la table de nuit, il devaitêtre ailleurs et que cela n’avait aucune importance.

– Nous allons donc nous entretenir, dit-il,avec ce monsieur le journaliste, du crime de la rue du Bac.L’histoire de Mme de Bithynie n’est point faite pournous décourager. C’est un homme renseigné qui a écrit cela.Cependant, j’aurai à relever dans sa narration quelques petitesinexactitudes et quelques omissions qui sont, après tout,excusables. Ainsi, Mme de Bithynie, d’après ce monsieurle journaliste, aurait été victime, après le souper, des exigencesamoureuses de l’homme aux cheveux blancs. C’est là une erreur queje ne saurais laisser se propager. Ma réputation ensouffrirait. Quand je me présentai à Mme lamaréchale de Boufflers, le 13 juillet 1721, je n’avais d’autreintention que de souper. Ces messieurs les historiens racontent queje fis subir les derniers outrages à Mme la maréchale deBoufflers. Ces messieurs les historiens sont des sots. J’aibeaucoup aimé Mme la maréchale à cause de son esprit, etnous eûmes ainsi le commerce le plus galant, mais aussi le plushonnête. Que messieurs les historiens réfléchissent un peu etqu’ils étudient les dates. Ils apprendront que Mme lamaréchale avait, en 1721, dépassé la soixantaine, et vraiment j’osedire que Cartouche avait d’autres morceaux à se mettre sous ladent. J’admets cependant que Mme la maréchale, malgré sasoixantaine, était d’un esprit si éveillé que nous passâmes enconversation la nuit la plus chaude du monde. Après ! Lediable n’y eût pas trouvé son compte. Quant à Mme deBithynie, c’est une autre affaire. Mme de Bithynie estjeune et son ardeur est telle qu’il est bien difficile de luirésister. Mais je n’y suis pour rien ! Moi, je ne luidemandais qu’à souper ; le reste ne me regarde pas.

Théophraste, disant ceci, agitait l’index dela main droite avec autorité, et ce n’est ni Marceline ni Adolphequi eussent osé le contredire. Marceline et Adolphe, oubliant touteprudence, se serraient les mains avec une émotioncommunicative.

Théophraste reprit le journal :

« L’histoire de la rue du Bac estbeaucoup plus simple et plus rapide. Le préfet de police avait reçuun billet ainsi conçu : « Si tu l’oses, viens metrouver ! Je suis toujours chez Bernard, au cabaretde la rue du Bac ». C’était signé : Cartouche. La chosese présentait après l’histoire de Mme de Bithynie. Lepréfet de police dressa l’oreille et ses plans. Le soir même, àminuit moins un quart, une demi-douzaine de policiers envahissaientle cabaret de la rue du Bac. Ils furent reçus à coups de chaise parun homme d’une force merveilleuse, encore jeune, dont les cheveuxétaient tout blancs. Trois hommes restèrent sur le carreau et lestrois autres n’eurent que le temps de tirer dans la rue les troiscorps endoloris de leurs camarades, pour qu’ils ne fussent pointconsumés par un incendie qu’avait allumé au premier étage l’hommeaux cheveux blancs. L’homme se sauva par les toits, en sautant d’untoit à l’autre, au-dessus d’une courette étroite, mais formant unesorte de puits de plus de dix mètres de hauteur[29]. Ily avait de quoi se rompre dix fois le cou. »

– Ah ! ah ! s’interrompitThéophraste. Voilà qui me plaît. Trois hommes sur le carreau !J’ai été moins heureux, rue du Bac, l’autre siècle. Car jelaissai là neuf de mes lieutenants, qui furent arrêtés, malgré lemassacre des troupes policières. Je crus tout perdu, mais il nefaut jamais désespérer de la Providence !

« Le nouveau Cartouche – continua-t-ilaprès avoir repris son journal, parmi le silence effaré de M.Lecamus et de Mme Longuet – le nouveau Cartouche(sont-ils assez stupides de l’appeler le nouveau Cartouche), a faitdes siennes rue Guénégaud. Il y a là une sorte de voûte-passageque traverse une planche. On a trouvé sous cette planche,il y a quelques jours, le corps d’un jeune polytechnicien (ils’agit ici de la mort de M. de Bardinoldi, dont le mystère a sifort intrigué la presse). Ce que la police n’a confié à personne,c’est que sur la tunique de ce polytechnicien était épinglée unepetite carte où l’on avait écrit au crayon ; « Nous nousreverrons dans l’autre monde, monsieur de Traneuse. » Ceci estencore à n’en point douter, un crime du nouveau Cartouche, carl’ancien (il faut être bête, s’écria Théophraste, comme unjournaliste, pour s’imaginer qu’il y a deux Cartouche), carl’ancien a, en effet, à cette place, assassiné un officieringénieur nommé M. de Traneuse. Cartouche l’avait assommé d’un coupde canne derrière la tête, et le polytechnicien a eu le crânefracassé, par derrière, avec un objet contondant. »

Théophraste se livra à quelquescommentaires.

– Ils disent aujourd’hui : objetcontondant. Objet contondant ! cela sonne bien ! Objetcontondant me plaît… Vous faites une drôle de tête, dit-il àMarceline et à Adolphe, et vous voilà serrés l’un contre l’autrecomme si vous redoutiez une même catastrophe ! Vous avez bientort de vous faire de la bile pour quelques méchantesplaisanteries. Je profite de l’occasion, mon cher Adolphe, pourt’expliquer la joie que j’ai à fréquenter la rue Guénégaud. Cettehistoire de M. de Traneuse fut pour moi l’origine d’une des plusjolies farces que je jouai aux mouches de M. d’Argenson. À la suitede cette exécution de M. de Traneuse qui s’était permis sur moncompte des propos fort déplacés, je fus poursuivi par deuxpatrouilles du guet qui m’enveloppèrent et rendirent touterésistance impossible. Mais ils ignoraient que j’étais Cartouche etse contentèrent de me conduire au Fort-l’Evêque, qui était laprison la moins sévère de Paris, où l’on enfermait les dettiers,les comédiens incivils et les gens qui n’avaient pas payé l’amende.Ils surent seulement qu’ils avaient pris Cartouche le 10janvier ; mais le 9 au soir, Cartouche s’était évadé etreprenait la direction de sa police. Il était temps, car toutallait de travers dans les rues de Paris. Ma chère Marceline, moncher Adolphe, vous avez des mines d’enterrement. Cet article nemanque cependant point d’un certain sel. J’ai cru toutd’abord à une facétie de folliculaire, mais je vois bien que c’esttrès sérieux, croyez-moi ! et attendez l’histoire duveau ! Ah ! ah ! nous n’en sommes encore qu’àl’affaire des Petits-Augustins !… Écoutez !

Théophraste, qui avait ramassé son journal,assujettit ses besicles d’or et reprit :

« Ce qu’il y a de plus extraordinairedans cette incroyable aventure, c’est que plusieurs fois, depuishuit jours, on a été sur le point de prendre le Cartouche moderneet qu’il s’est toujours évadé, ainsi que l’autre, par lescheminées. C’est ainsi que l’histoire nous apprend que le vraiCartouche, le 11 juin 1721, eut le dessein de mettre à sac l’hôtelDesmarets, rue des Petits-Augustins. C’est un de ses hommes, leRatichon, qui lui avait indiqué le coup à faire. Mais Cartouche etle Ratichon avaient été mis dedans par la police. Sitôt queCartouche fut dans la maison, les archers accoururent et la placefut investie. Lui, tranquillement, fit fermer les portes des salonset éteindre les lumières, se déshabilla, grimpa dans la cheminée,descendit par une autre cheminée dans la cuisine, où il trouva unmarmiton, tua le marmiton se déguisa avec les habits du mort,sortit enfin de l’hôtel, mettant à mal, de deux coups de pistolet,deux archers qui lui demandaient des nouvelles de Cartouche. Ehbien ! que direz-vous quand vous saurez que notreCartouche, traqué avant-hier dans une pâtisserie du quartierdes Augustins, s’est échappé par la cheminée, après avoir revêtu,par-dessus ses effets, qu’il désirait sans doute ne point salir,une blouse de pâtissier qui a été retrouvée sur les toits, ainsique le pantalon du même pâtissier. Quant au pâtissier, on l’aretrouvé à moitié fondu dans son four !… Mais avant de l’ymettre, précaution humanitaire, le Cartouche moderne l’avaitpréalablement assassiné ! »

Ici, Théophraste s’interrompit encore.

– Préalablement ! s’écria-t-il,préalablement ! Ces journalistes sont épatants !… Jel’avais préalablement assassiné !… Mais pourquoifuyez-vous ainsi dans les coins ? Est-ce que je vous faispeur ? Voyons, mon cher Adolphe, ma chère Marceline, un peu desang-froid. Vous en aurez besoin pour l’histoire duveau !

XXV – LA REVANCHE DU VEAU.

 

« Jamais, dit Théophraste dans sesmémoires qui, dès cette époque, commencent à être empreints d’uneimmense mélancolie, jamais ma femme ni M. Lecamus ne m’avaientprésenté figures pareilles à la lecture d’un article de journal.S’il faut s’effrayer de tout ce que racontent les journaux,nous avons de la terreur sur la planche ! Ces petitsfaits diversiers, particulièrement, se plaisent à nous retracer lesévénements avec une imagination surprenante pour le crime. Il leurfaut leur sang quotidien. C’est même risible : un coup decouteau de plus ou de moins ne leur coûte rien, et à moi ça me faithausser les épaules. Oui, vraiment, les coups de couteau de MM. lesjournalistes ne sauraient troubler la parfaite sérénité de mesdigestions et, je le répète, je hausse les épaules.

« Ma femme, quand je fus arrivé à cetendroit de l’article où Cartouche a déposé le mitron dans le four,laissa échapper un gémissement, comme si ce mitron était son frère,et, abandonnant sa chaise, recula peu à peu jusque derrière ladesserte, dans le coin de gauche de la salle à manger quand onentre par le vestibule. M. Lecamus avait une attitude au moinsaussi ridicule, mais lui, il fit retraite vers le coin de droite,toujours quand on entre par le vestibule. Ils me regardaient avecinsistance et, ma foi ! on leur eût présenté à la foirequelque phénomène, comme un mangeur de lapins vivants, qu’ils nel’eussent point considéré d’autre sorte ; c’en étaitdéplaisant. Je ne leur cachai point que toute cette comédie étaitindigne de deux êtres de raison et les engageai à reprendre leursplaces à mes côtés ; mais ils n’en firent rien. Alors,j’entamai l’histoire de la « Revanche du Veau ». Jelus :

« M. Houdry est boucher sur lesboulevards extérieurs. Sa spécialité est la viande de veau. Onvient lui acheter du veau à la ronde. Cette renommée s’explique parun fait si exceptionnel que nous n’avons voulu y croire que surl’affirmation réitérée de M. le commissaire de police Mifroid,lequel a procédé à la première enquête. On sait que tous lesbouchers de Paris reçoivent leur viande des abattoirs. Il leur estdéfendu de tuer chez eux. Or, M. Houdry tuait tous les jours unveau à domicile. »

– C’est exact, interrompis-je, c’estabsolument exact ; M. Houdry me l’a expliqué plusieurs fois,et la confiance qu’il me marqua en me mettant dans la confidence deson mystérieux abattoir m’étonna quelque peu. Pourquoi merévéla-t-il à moi un fait qui n’était connu que de sa femme, de sonpetit commis, enfant trouvé qu’il considérait comme de la famille,et de son beau-frère qui, toutes les nuits, lui apportait leveau ? Pourquoi ? Ah ! on ne sait pas ! C’étaitpeut-être plus fort que lui ! Vous savez bien qu’onn’échappe pas à sa destinée. Moi, je lui disais :« Prenez garde ! ça finira par se savoir chez lesveaux ! »

Je repris ma lecture :

« Ce veau lui était apporté ensilence chaque nuit par un sien beau-frère, et comme la petitecour où se trouve son abattoir donne par-derrière, sur des terrainsvagues, nul ne vit jamais chez M. Houdry un veau vivant.

« D’où venait ce veau vivant ?L’enquête nous l’apprendra bientôt, car M. le commissaire de policeMifroid est bien décidé à pénétrer tout le mystère de cetteépouvantable histoire de veau, qui se rattache, hélas ! commeon le verra plus loin, à l’histoire vraiment miraculeuse des hautsméfaits du nouveau Cartouche. (Allons, bon ! interrompis-je,c’est encore Cartouche qui va trinquer dans cette affaire. PauvreCartouche !) Si M. Houdry tenait tant à tuer lui-même sonveau, c’est qu’il avait sa manière, une manière quidonnait toute sa qualité à la viande de veau. (Oui, interrompis-je,il n’assomme pas, parce que quand on assomme ça marque la tête.) Ilcoupe la gorge d’un veau d’un seul coup (il la coupe,interrompis-je, avec le saigneur), il énerve la viande… (Au fait,interrompis-je, il faut que je vous explique ce que c’est que« le saigneur », et après avoir remué les couverts dansle tiroir de la desserte, je pris le couteau à découper et leur disque le saigneur – ainsi nommé parce que c’était avec lui que l’onsaignait – était au moins deux fois grand comme le couteau àdécouper ; je le fis passer sur le nez de M. Lecamus en luiimprimant un double mouvement, pour leur faire comprendre quec’était là le mouvement à éviter : « On ne doit pointrevenir dans la blessure » ; même je voulus mettre lecouteau dans la main de M. Lecamus, mais celui-ci recula encore,tout à fait dans le coin de droite de la salle à manger, quand onentre par le vestibule, et il s’enveloppa dans les rideaux de lafenêtre ; il faisait l’enfant.)

« … Hier, de grand matin, M. Houdrys’enferma dans son abattoir, comme tous les jours, avec son veau.Il s’était fait aider de son petit commis pour attacher le veau surl’étout, sorte de brancard qui est de toute utilité pour ce genred’opération ; le veau attaché, le petit commis s’occupa àrincer des barriques dans la cour, devant la double porte del’abattoir que le boucher tient toujours close.

« Ordinairement, M. Houdry met de vingt àtrente minutes pour tuer son veau, le vider, le blanchir (leblanchir, interrompis-je, c’est lui décoller le cuir du ventre),l’habiller pour l’étal. Trente-cinq minutes s’écoulèrent et ladouble porte de l’abattoir ne se rouvrait pas ; le petitcommis, qui avait fini de rincer ses barriques, en marqua tout hautquelque étonnement. Souvent M. Houdry lui criait de venir échauderla tête, gratter les poils, et nettoyer les oreilles. Ce jour-là lepatron ne l’appelait pas. Sur ces entrefaites, MmeHoudry, la femme du boucher, se montra sur le seuil de la cour.« Qu’est-ce qu’il fait donc ? dit-elle ; il n’enfinit pas aujourd’hui – C’est vrai, Madame, il est bienlongtemps. » Alors elle appela : « Houdry !Houdry ! » Pas de réponse ; elle traversa la cour etentrouvrit la porte de l’abattoir. Le veau aussitôt s’en échappa etse prit à sauter avec grâce autour d’elle. (Ah ! mondieu ! interrompis-je ; ah ! mon Dieu ! jeredoute un grand malheur !) Elle regarda d’abord le veau avecémotion, car, à cette heure, le veau devait être mort, puis ellepoussa d’un seul coup la double porte et appela encore son mari quine lui répondit point. Elle se tourna vers le commis :

« – Houdry n’est point là, dit-elle. Tues sûr qu’il n’est pas sorti ?

« – Oh ! Madame ! j’en suistout à fait sûr ; il n’est pas sorti et personne n’estentré ! Je n’ai pas quitté la cour, répliqua le commis ensautant à la tête du veau qui continuait à cabrioler avec grâce.Bien sûr il est là. Il se cache pour vous faire peur ! Ilferait mieux de cacher le veau !

« – Houdry ! Houdry !réponds-moi, Houdry ! Tu te caches pour me fairepeur !…

« Le petit commis, d’un tour de longe,avait attaché le veau[30]. Il futaux côtés de Mme Houdry et poussa un cri… Puis ilajouta :

« – Oh ! celle-là ! elle estraide ! quand nous sommes entrés, il n’y avait qu’un veau, unseul veau, Madame, un veau que j’ai attaché sur l’étout et quigambade maintenant dans la cour, et il y a un autre veau au tinet.(Le tinet, interrompis-je, est une barre de chêne à laquelle onsuspend le veau et que l’on hisse à l’aide du treuil.) Oui !oui ! il y a un autre veau au tinet !

« – Je le vois bien ! fitMme Houdry. Un tout petit veau. Quel petit veau !Mais, tu es fou, commis, il devait y avoir deux veaux !

« – Jamais ! Madame !Jamais !

« – Eh bien ! tu vois pourtant bienle veau du tinet ? (Moi, interrompis-je, moi, je redoute,oh ! combien je redoute un grand malheur !)

« Le petit commis et MmeHoudry s’approchèrent du tinet qui était dans l’ombre et ne direntrien tant ils étaient étonnés de voir la sorte de viande blanchequi était suspendue à ce tinet. Ils n’avaient jamais vu unepareille viande blanche et si cette viande était tout à faitarrangée comme un veau, ils se rendirent enfin compte quece n’était pas de la viande de veau. (Moi, interrompis-je encore,moi, je redoute un grand malheur !)

« – Quel drôle de petit veau ! necessait de répéter le petit commis.

« – Ce n’est pas un petit veau ! fitMme Houdry !… Non ! non !

« – On lui a tout de même« fleuri » la peau du ventre avec la lancette ;voyez, Madame, les jolis dessins !… Il y a des cœurs, desflèches, des fleurs… Ah ! les belles fleurs !… (Il fautavoir, interrompis-je, un certain tour de main pour fleurir le veauavec la lancette. On peut dessiner de très belles fleurs avec uncrayon sur un morceau de papier et être tout à fait – oh !tout à fait ! – incapable d’user de la lancette pour dessinersur un morceau de ventre. Mettez une lancette dans la main de M.Bouguereau, et peut-être trouvera-t-il qu’il n’a jamais éprouvétant de difficulté à dessiner des veaux !)

« Le petit commis souleva la fressure,c’est-à-dire les poumons, auxquels pendait le cœur.

« – C’est une belle fressure, dit-il, etelle n’est pas trèfle !… (Elle n’est pas trèfle,interrompis-je, c’est-à-dire qu’elle n’est pas malade. Non !non ! c’étaient de beaux poumons ; ils étaientcoches !… Coche, expliquai-je, c’est le contraire de trèfle.Une viande est coche quand elle est bonne !…)

« Le petit commis ajouta :

« – Le cœur est bon.

« – Oui ! il avait unbon cœur ! gémit Mme Houdry, qui fut tout àcoup épouvantée de ce qu’elle venait de dire. (En effet,interrompis-je, pourquoi cette imprudente femme dit-elle :il avait un bon cœur ! Il ne l’avait doncplus, son cœur ?… Oh ! les femmes sont tout à faitimprudentes…)

« Là-dessus, le petit commis, qui s’étaitpris, sans savoir au juste pourquoi, à pleurer comme un veau,trempa ses mains dans le seau d’eau froide qui est placé à côté dela chaudière et, les ayant ainsi refroidies, les plongea dans lachaudière, cherchant la tête du veau ou plutôt la tête de l’animalà la viande si blanche qui pendait au tinet, et il tira une tête,en effet.

« Mais quand elle vit cette tête,Mme Houdry s’évanouit, car elle avait reconnu la tête deson mari. (Je l’avais bien dit ! interrompis-je. Et mespressentiments ne me trompent point ! Je redoutais un grandmalheur ! Et le voilà ! Je répétais tous les jours à M.Houdry de se méfier ; qu’on ne tue pas tant de veaux sans queça se sache chez les veaux. Mais il riait, il se moquait demoi ! – Félicitations, monsieur Houdry !félicitations ! – Le calcul des probabilités est là, n’est-cepas ? Rien n’y faisait ! ni le regard du veau ni lecalcul des probabilités ! Je lui disais : « Mon chermonsieur Houdry, si un boucher peut tuer plus de mille veaux àParis, quand c’est défendu, il se trouvera bien un veau pour tuerun boucher ! Et le boucher n’aura rien à dire, car ce sera ledroit du veau. » Et voilà ! Et voilà ! Le veau adécoupé le boucher ! Enfin ! ça n’est la faute depersonne !… Mais continuons cette intéressantelecture) :

« Si Mme Houdry avait tout desuite reconnu la tête de son mari, le petit commis, lui, dutl’examiner de plus près pour être sûr que c’était là la tête de sonpatron. C’était une tête bien coupée, bien raffinée, bien échaudée,bien épilée. La moustache et les cheveux avaient été rasés comme ilfaut, les oreilles bien nettoyées, et pour quelqu’un qui n’eût pasété prévenu, cette tête de boucher eût pu, au besoin,passer pour une tête de veau. À son tour, le petit commiss’évanouit et laissa rouler la tête de M. Houdry. (Ce pauvre M.Houdry, interrompis-je, était un brave homme ! Mais il aimaittrop à couper les têtes des veaux avec le saigneur ! Tout çadevait mal finir ! C’est bien triste !…)

« Quelques minutes plus tard, le drameétait découvert. On juge de l’émotion dans le quartier !… (Ily a de quoi, interrompis-je ; il y a de quoi ! Etmaintenant, il faut juger le veau ! Il aura du succès en courd’assises. C’est un étrange, fantastique, impitoyable et courageuxveau !)

« Le journaliste, dit Théophraste,n’était point de cet avis que le veau eût découpé le boucher, et ilmettait encore en avant le nom de Cartouche. (Ce pauvreCartouche !) Je haussai une fois de plus les épaules ;puis, ayant levé les yeux de dessus mon journal, je cherchai envain dans les deux coins de la salle à manger – où ils s’étaientréfugiés pour faire l’enfant – ma femme et M. Lecamus. Ils avaientdisparu. Je les appelai avec force, et ils ne me répondirent point.Je fouillai l’appartement, et ne les trouvai point. Je voulusouvrir la porte du palier, et elle ne s’ouvrit point. Ils m’avaientenfermé, ce qui ne me gêna point. Quand je suis enfermé, je sorspar les cheminées si elles sont assez larges et, si elles sontétroites, je disparais par les fenêtres. Mais la cheminée de monsalon est une cheminée monumentale comme il ne s’en trouve pointdeux dans la rue Gérando, et je l’escaladai avec la même facilitéque j’avais descendu la cheminée où commençait à chauffer lachaudière de M. Houdry, le matin même, quand le veau découpa siproprement cet excellent malheureux homme !… J’arrivai bientôtsur les toits, par un temps froid et pluvieux qui m’incita à unegrande tristesse. »

XXVI – ÉTRANGE ATTITUDE D’UN TRAIN QUIFAIT DU CENT DIX À L’HEURE.

 

Cette dernière promenade sur les toits de larue Gérando, par un temps froid et pluvieux, devait avoir surThéophraste une influence physique et morale que nous essaieronsd’analyser en quelques lignes. D’abord, je parlerai de l’influencephysique qui est, comme on le verra par la suite, de la plus grandeimportance. Théophraste, mélancolique, s’étant assis, les jambespendantes, au rebord d’une gouttière, et s’étant attardé à quelquerêverie, S’ENRHUMA. Au point de vue moral, je ne saurais tropinsister sur cette considération que Théophraste qui, pendant toutela lecture de l’article du journal relatant les crimes dont lenouveau Cartouche épouvantait Paris, avait montré une largedésinvolture inconsciente, Théophraste, dis-je, qui semblait n’êtresorti par la cheminée que « pour rentrer en lui-même »,commença enfin à se rendre compte de sa terrible responsabilité,et, en ce qui concerne spécialement le découpage du boucher Houdry,cessa d’accuser le veau. Il se rappela maintes sorties nocturnes,par la route qu’il venait de suivre ; et quelques crimessanglants, apparus à sa mémoire enfin dégourdie, lui firent monteraux yeux les larmes trop tardives d’un inutile remords. Ainsi,malgré toutes les souffrances passées, en dépit des invocations deM. de la Nox et de la torture qu’on lui avait imposée,Cartouche n’était pas mort ! Et ce soir-là, commetant d’autres criminels soirs, il promenait son âme damnée sur lestoits de Paris. Il pleura. Il maudit cette force mystérieuse etirrésistible qui, du fond des siècles, lui ordonnait de tuer. Ilmaudit le geste qui tue. Il songea à sa femme, à Adolphe. Ilregretta amèrement les heures de bonheur passées entre ces deuxêtres si chers. Il les excusa de s’être enfuis, il leur pardonnaleur terreur. Il résolut de ne plus, désormais, troubler de sesrouges divagations la paix de leurs jours.« Disparaissons ! se dit-il ; cachons notre honte etnotre tare originelle au fond des déserts ! Ilsm’oublieront !… Je m’oublierai moi-même. Profitons de cesminutes logiques où mon cerveau, dégagé momentanément del’Autrefois,discute, pèse, déduit, conclut et vit dans leMAINTENANT. Ce n’est plus Cartouche qui parle ! C’estaujourd’hui Théophraste qui veut ! Théophraste qui crie àCartouche : Fuyons ! fuyons ! puisque j’aimeMarceline ! Fuyons ! puisque j’aime Adolphe ! Unjour, ils seront heureux sans toi ; il n’y a plus de bonheuravec toi !… Adieu ! adieu ! Marceline, femme adorée,épouse fidèle ! Adieu ! Adolphe, ami précieux etconsolateur !… Adieu ! Théophraste vous dit :Adieu !… »

Il pleura ! Il pleura !… Puis touthaut il dit…

– Viens, Cartouche !…

Et il s’enfonça dans la nuit, allant degouttière en gouttière, grimpant de toit en toit, glissant le longdes murs avec une sûreté, une aisance, un équilibre desomnambule.

………………………

Et maintenant, quel est cet homme qui, lefront bas et le dos courbé, les mains dans les poches, erre commeun malheureux dans le vent qui passe, sous la pluie qui tombe,le long, tout le long de la voie ? Il suit la routequi longe la voie du chemin de fer ; c’est une route droite,bordée de petits arbres malingres, plumeaux naturels et chétifs,tristes ornements de la route départementale, le long de lavoie du chemin de fer. D’où vient cet homme qui a les mainsdans les poches, ou plutôt cette ombre d’homme, cette triste ombred’homme ? La plaine s’étend à droite et à gauche, sans uneondulation, sans le renflement d’une colline, sans le creux d’unerivière. Il est de toute utilité, pour ce qui va suivre, de serappeler les détails du paysage. Ces détails, du reste, sontvisibles, car ceci n’est point une scène de nuit, maisbien une scène de plein jour. Sur la voie, toute droite,àcôté de la route, passent de temps à autre des trains omnibus, destrains rapides, des trains de marchandises. Pendant qu’ils passentla voie ronfle, puis elle se tait et l’on entend alors, dans levent, le ting-ting-ting-ting de la sonnette des disques de lapetite gare prochaine. Mais quelle petite gare ? Il y en a uneen avant ; il y en a une en arrière. Les deux petites garessont espacées de cinq kilomètres – et encore, il faudrait mesurer.Entre les deux petites gares, il y a la voie droite, la doublevoie, bien entendu, pour les trains qui montent et pour les trainsqui descendent. Ces deux gares sont rejointes donc par un quadrupletrait de rails posés sur la plaine. Entre les deux gares,il n’y a aucun travail d’art, aucun viaduc, aucun tunnel, aucunpont, pas même un passage à niveau. Mon Dieu ! j’insiste. Oui,c’est à cause de l’étrange attitude d’un train qui fait du cent dixà l’heure. Si je n’avais pas insisté sur tous les détails del’étrange attitude d’un petit chat violet, on eût pu me dire que jeme plaisais à créer du fantastique. Or, je hais le fantastique, etsi je me suis résolu à publier les papiers, mémoires et documentsqui se trouvaient dans le coffret en bois des îles, c’est bienaprès avoir acquis cette certitude que tout le fantastique apparentde l’aventure de Théophraste s’expliquait naturellement avec un peud’intelligence et de flair.

J’ai dit : « D’où venait la tristeombre d’homme ? » Je ne m’appesantirai point sur deseffets littéraires,surtout maintenant que nous connaissonsla route et la voie toute droite, posée sur la plaine, du chemin defer… Un ballast d’une régularité incomparable…

La triste ombre d’homme, c’est Théophraste. Ila résolu de fuir, de fuir n’importe où – loin de sa femme – lepauvre cher malheureux héroïque homme ! Après une nuit passéede gouttière en gouttière, ne sachant où diriger sa course, nele voulant du reste pas, il est entré dans une gare – quellegare ? le saura-t-on jamais ? – et, sans billet, estmonté dans un train et, sans billet, quelque part, est descendu dutrain et est sorti d’une autre gare. Il arrive, certes !combien de fois que le contrôle des gares est mal fait, à cause dugrand nombre des voyageurs ou pour toute autre cause…

Le voilà donc sur la route… à l’entrée d’unvillage, sur la route qui suit la voie du chemin de fer…

Qui aperçoit-il sur le seuil d’une petitemaison à l’entrée du village ? Mme Petitoelle-même ! C’était la première fois que Mme Petitorevoyait M. Longuet depuis que celui-ci avait dû couper lesoreilles de M. Petito. Mme Petito fut prise d’une grandecolère. Elle fit un grand discours. On ne saurait arrêter une femmeen colère. Si M. Petito avait entendu Régina, il l’aurait giflée àcause de son imprudence ridicule. Après toutes sortesd’imprécations, résultat de la barbarie de Théophraste,Mme Petito apprit à Théophraste que M. Petito avaittrouvé les trésors des Chopinettes, qu’il les avait mis en lieu sûret que ces trésors étaient les plus riches trésors de la terre, destrésors qui valaient plus que deux oreilles, fussent-elles aussivastes que les oreilles de M. Petito. « Ils étaientquittes ! »

Théophraste, au cours de ce discours, trouvadifficilement le moyen de placer quelques paroles, mais il n’en futpas autrement marri ; il remercia même la colère deMme Petito de lui avoir fourni des renseignements aussiprécieux et il laissa tomber ces mots : « Jeretrouverai mes trésors, car je retrouverai M.Petito ! »

Mme Petito éclata d’un riresatanique.

– M. Petito ! s’écria-t-elle. Il est dansle train !

– Dans quel train ?

– Dans le train qui va vous passer sous lenez.

– Quel est le train qui va me passer sous lenez ?

– Celui qui emporte mon mari par-delà lafrontière ! Montez dedans ! cher monsieur ! Montezdedans si vous voulez parler à M. Petito. Mais dépêchez-vous, caril va passer dans une heure et ce n’est pas à la stationprochaine que l’on distribue les billets !…

Et elle eut un rire plus satanique encore, sisatanique que Théophraste regretta les moments où il étaitsourd. Il la salua et s’éloigna rapidement sur la route, aubas de la voie du chemin de fer. Quand il fut seul, entre lespetits arbres et les poteaux du télégraphe, il dit :

– Allons ! allons ! Il faut quej’aille demander des nouvelles de mes trésors à M. Petito lui-même…Mais comment ? Il est dans le train qui va mepasser sous le nez !…

Ici, il est nécessaire de publier un plan.

Mais vraiment, je crois absolument inutile depublier les noms des stations A et B. Ce qui va arriver estmathématique, si j’ose dire, et les noms de ces stations nesauraient rien empêcher. Du reste, il vaut mieux réduire lesdonnées du problème de cette épouvantable catastrophe à deux pointsA et B et à une ligne AB. Ce sera plus clair.

Allons à la station A. Le sémaphoriste de lastation A entend le ting ! qui annonce que le rapideattendu vient de passer la station B et de s’engager dans lasection du bloc-système qui commence à la station A et finit à lastation B. Mais le train va de B à A. Il est sur la ligne BA, c’estclair. Le sémaphore, en A, annonce le train avecson petit bras jaune, avec son ting ! Et lesémaphoriste trompe pour avertir le chef de service.

Le sémaphoriste de la station A attend letrain, attend le train, attend le train ! Il devrait être là,le train. C’est un train qui fait du « 90 » à l’heure,et, comme il est en retard, il fait même « du 110 » et« du 115 et du 120 ! » Il y a peut-être 4 ou 5kilomètres au maximum entre la station A et la station B. Lesémaphoriste, mort d’effroi de ne pas voir apparaître le train,crie au chef de service qui vient vers lui que le train devraitêtre passé ! Le chef de service, qui est le chef de gare, seprécipite à son télégraphe et télégraphie à la station B :« Train signalé pas arrivé ! » La station Brépond : « Farceur ! » La station A :« C’est sérieux. Que faire ? Horrible anxiété. » Lastation B : « Va raconter ça à Dache. » La stationA : « Devons redouter catastrophe ; courons sur leslieux, venez au-devant de nous. » La station B :« Que peut-il être arrivé ? Courons aussi. »

Alors les chefs de gare, les facteursenregistrants, et hommes d’équipe des stations A et B courent,courent, les hommes de la station A allant sur la station B et ceuxde la station B allant sur la station A ; ils courent, enplein jour, au milieu de la plaine unie, de la plaine sans rivière,sans coteau, sans vallon (ce ne serait plus une plaine) ; ilscourent le long de la ligne du chemin de fer ET SE RENCONTRENTentre A et B… MAIS ILS NE RENCONTRENT PAS LE TRAIN !

Le chef de gare de la station A (je disbien de la station A), qui avait une maladie de cœur, en tomberaide mort.

XXVII – UN HOMME SANS OREILLES AVAIT LATETE À LA PORTIERE.

 

En somme, toute cette géométrie résume cetévénement bien simple : un train rapide doit brûler deuxpetites stations distantes de quatre à cinq kilomètres. Il estannoncé à la seconde quand il passe à la première, et cependant onl’attend vainement à la seconde ! On court de part et d’autreau-devant d’une catastrophe : or, on ne retrouve plus letrain, un train rapide dans lequel il y a peut-être unecentaine de voyageurs ?

Que le chef de gare de la station A soit mortsur le coup que lui porta cette disparition inouïe, stupéfiante,ahurissante, ridicule, infernale et cependant combien simple dutrain (nous le verrons par la suite), il ne faut point s’en étonneroutre mesure. Les esprits avaient été fort secoués par l’événement.Le chef de gare de la station B ne valait guère mieux que soncollègue. Enfin, toutes les personnes présentes poussaient des crisincohérents. Ils appelaient le train, comme si le train pouvaitleur répondre ! Ils ne l’entendaient pas et, sur la plaineunie, ils ne le voyaient pas ! Le facteur enregistrant de lastation A était penché sur le corps de son chef et prononça cesmots : « Je crois bien qu’il est mort ! » Tousalors se groupèrent autour du mort et, sur deux branches d’arbresarrachées au bord de la route, couchèrent son cadavre. Ilsrevinrent ainsi, accompagnant le cadavre porté par deux d’entreeux, vers la station A. N’oublions pas que le train était passé àla station B et que nul ne l’avait vu à la station A.

Or, ils n’étaient pas arrivés à la station A,que sur la voie, sur la voie qu’ils venaient cependant deparcourir, ils aperçurent un wagon, ou plutôt deux wagons,c’est-à-dire un wagon et le fourgon de queue ! Ces genspoussèrent encore des cris de fou. D’où venait cette queue de trainet qu’était devenu le commencement de ce train, c’est-à-dire lalocomotive, le tender et trois wagons à couloir ?

Consultez le plan.

C marque le point où, sur la ligne, se sontrencontrées les deux équipes A et B quand elles allaient à larecherche du train, et c’est encore le point où est mort le chef degare de la station A. Les deux groupes, réunis en un seul,rapportèrent donc le corps vers A, quand sur le point D, point surlequel ils venaient quelques minutes auparavant de passer et où ilsn’avaient rien vu, ils trouvent un wagon et le fourgon dequeue.

Je dis que ces gens poussaient des clameurs defou quand ils aperçurent une tête bizarre qui remuait à laportière. Cette tête n’avait pas d’oreilles, et l’homme sansoreilles avait la tête à la portière. Ils le hélèrent. Duplus loin qu’ils le virent, ils lui demandèrent ce qui étaitarrivé. Mais l’homme ne répondit pas. Chose bizarre, la têteremuait, comme si elle était poussée de droite et de gauche par levent qui soufflait alors avec une force appréciable. C’était unetête aux cheveux crépus. Elle baissait le nez ; la cravate,autour du faux-col d’une blancheur éblouissante, était dénouée etflottait au vent. En approchant davantage, les hommes aperçurent dela peinture rouge sur le panneau de la portière.

Enfin, enfin, quand ils furent tout près (ilsn’allaient qu’assez lentement, à cause du cadavre du chef de gare),ils eurent la vision de l’effroyable réalité. Cette peinture étaitdu sang, et si l’homme avait la tête à la portière, c’est qu’ilavait la tête prise dans la portière. Elle ne tenait plusque par un lambeau. Cet homme, ce malheureux homme avait dû ouvriren cours de route la portière, pencher la tête au dehors, et laportière s’était brutalement refermée sur son cou, le décapitant,ou presque ! Les deux équipes, voyant cela, hurlèrent encore,déposèrent le cadavre du chef de gare, firent le tour du fourgon,dans lequel il n’y avait personne, et, ouvrant une autreportière du wagon, constatèrent que ce wagon était vide, saufl’homme qui avait la tête prise dans la portière et dontle corps, à l’intérieur du wagon, c’est-à-dire dans le couloir,était tout nu !

La nouvelle de tant de fantastiques horreursse répandit immédiatement dans les villages à la ronde. Et unefoule énorme, toute la journée, encombra les quais de la petitestation A. Des chefs vinrent de Paris. Non seulement on ne puts’expliquer, ce jour-là ni les jours suivants, la mort de l’hommetout nu qui avait la tête à la portière, mais encore on ne retrouvani le train ni les voyageurs. On ne parla que de cette étrangeaffaire aux obsèques du chef de la station A, qui furent tout àfait solennelles ; et même dans toute l’Europe ; aussi enAmérique.

XXVIII – OÙ LA CATASTROPHE QUI SEMBLAITDEVOIR S’EXPLIQUER, DEVIENT PLUS INEXPLICABLE ENCORE.

 

Je n’ai fait que publier un plan sommaire dela ligne, pour ne pas compliquer les choses. Ce plan n’est pas toutà fait complet. Car si cette ligne était unique, reliant dans uneplaine les deux stations A et B, il se trouvait, adjacente à cetteligne, une courte ligne de garage h i, qui conduisait àune carrière récemment abandonnée de sable pour verrerie. Laverrerie ayant fait faillite, on n’exploitait plus la carrière etla ligne était en quelque sorte abandonnée.

Voici le plan complet :

Je sens bien que dans l’esprit du lecteur,cette voie de garage h i conduisant à une carrière desable va jouer un rôle explicatif, trop facilement explicatif.Mais, vraiment, si l’affaire était aussi simple que lavoie de garage h i semble devoir le faire croire,pensez-vous que l’auteur de ces lignes aurait attendu pour parlerde cette voie de garage ? Et de cette carrière de sable ?Il aurait dit tout de suite : « Par suite decirconstances qui restent à déterminer, le rapide, au lieu decontinuer à suivre la voie BA, s’est sans doute engagé sur la ligneh i de garage et s’est jeté dans le monticule de sable quise trouve en i. Le train, marchant à plus de cent dixkilomètres à l’heure, a défoncé le monticule de sable iqui l’a recouvert, et telle est la cause stupide maisréelle, ou apparemment réelle, de la disparition du rapide. »Outre que ceci n’expliquerait pas la présence en D du dernierfourgon et du wagon où M. Petito avait la tête à laportière, cette démonstration n’aurait pas manqué de frapperl’intelligence si déliée de MM. les ingénieurs de lacompagnie ; or, il y avait bien un aiguillage en h,mais cet aiguillage en h était, selon les règles,cadenassé et la clef avait été enlevée du cadenas.

Mais, moi, je vais plus loin que lesingénieurs de la compagnie. Je n’attache point d’importance àce que le cadenas soit fermé ; je me dis : lecadenas avait peut-être sa clef que l’on y avait oubliée en h,ce qui était vrai, et Théophraste Longuet, qui avait intérêtà arrêter le train pour rejoindre M. Petito, a profité dela présence de cette clef pour faire jouer l’aiguillage,c’est-à-dire pour tourner la lentille de l’aiguille de l’autrecôté, ce qui explique que le train n’a pas été vu par lesémaphoriste placé en A, puisque le train, au lieu de continuer surA, s’est engagé sur h i vers la carrière… Je me dis, ouplutôt je me suis dit cela ; et si cela avait puexpliquer quelque chose, je ne suis pas un homme à avoir faitlanguir le lecteur et je lui aurais démontré l’affaire sans ambage,et je n’aurais pas hésité à publier comme premier plan la ligne A Bet la ligne h i.

Si je ne l’ai pas fait, c’est que cette petiteligne de garage h i n’explique rien. Moi aussi, j’ai cruqu’elle allait nous faire comprendre la disparition du train, MAISELLE COMPLIQUE LA CATASTROPHE, AU LIEU DE L’EXPLIQUER, car voicil’histoire, l’histoire vraie qui continue à ne rien expliquer dutout.

Errant le long de la route qui suivait la voiedu chemin de fer, Théophraste avait remarqué la petite ligne degarage, et il avait vu que la clef avait été laissée dans lecadenas de l’aiguille. Ceci, qui n’avait aucune importance avantson entrevue avec Mme Petito, en prit une énorme quandil résolut de rejoindre coûte que coûte M. Petito qui était dans letrain qui allait lui passer sous le nez. M. Longuet sedit : je ne puis monter normalement dans le rapide qui brûleles deux gares A et B. Mais il y a une petite voie de garage hi ; la clef est sur le cadenas de l’aiguille ; jen’ai qu’à retourner la lentille et le rapide s’engagera sur laligne hi. Le mécanicien, puisqu’on est en plein jour, s’enapercevra, arrêtera le train et moi je profiterai de cet arrêt poursauter dans le train.

N’est-ce pas ? C’est extrêmement simple.Théophraste fit comme il le pensait. Il retourna la lentille et,montant le long de la voie h i, il attendit le rapide.

M. Théophraste Longuet, caché derrière unarbre, pour n’être aperçu ni du chauffeur, ni du mécanicien,attendit le rapide au point K, c’est-à-dire avant la carrièrei. Il attendit le rapide venant de h, les yeux sur lavoie. Si, comme tous les lecteurs l’ont pensé, depuis que j’aiparlé de la carrière, le train s’était précipité, venant deh, dans la carrière i,M. Théophraste Longuet, quiétait en K, entre h et i, eût vu cetrain !

Or, M. Longuet attendit, attendit, attendit lerapide ! Il l’attendit comme le sémaphoriste placé en Al’avait attendu et, pas plus que le sémaphoriste, pas plus que tousles agents de la gare A, il ne vit de rapide !

LE RAPIDE AVAIT DISPARU POUR M. LONGUET COMMEPOUR TOUT LE MONDE.

Si bien que, las d’attendre, M. Longuetdescendit, pour voir ce qui se passait, jusqu’en h, et làil vit l’équipe A qui s’en allait vers C à la recherche du train.Mélancolique et se demandant, sans pouvoir se répondre, ce que lerapide était devenu, il remonta la ligne h i et, arrivé enK qu’il venait de quitter, il trouva le fourgon vide et le wagonque, quelques minutes plus tard, les deux équipes devaientretrouver en D ! Il jura encore par les tripes deMme de Phalaris et se prit le front à deux mains, sedemandant comment ce wagon et ce fourgon étaient là, puisque lerapide n’était pas venu. IL N’ÉTAIT PAS VENU, PUISQUE LUI,THÉOPHRASTE, N’AVAIT PAS QUITTÉ LA VOIE.

Soudain, il vit la tête d’un homme à laportière du wagon. Le vent faisait remuer cette tête comme uneloque et, comme cette tête n’avait pas d’oreilles, il reconnut M.Petito.

Il monta dans le wagon et déshabilla enlui laissant la tête prise dans la portière, M. Petito. Il lemit tout nu. Il se déshabilla lui-même et revêtit les habits de M.Petito. Il fit un sac avec les siens. Évidemment, Théophraste, quise savait traqué par la police et en qui renaissait l’astuce deCartouche, se déguisait. Quand M. Petito fut tout nu etque lui, Théophraste, fut dans les habits de M. Petito il descenditde wagon, fouilla dans la poche de M. Petito, en retira leportefeuille et, s’étant assis sur le talus, se plongea dans lespaperasses de M. Petito, y cherchant les traces de ses trésors,mais M. Petito avait emporté le secret des trésors des Chopinettesdans la tombe et jamais plus on ne devait réentendre parler ni duFour, ni du Coq, ni des Chopinettes, ni destrésors, d’autant mieux que Mme Petito qui, quelquesminutes plus tard, devait apprendre l’incroyable trépas de sonmari, devint folle et le resta jusqu’à la fin de ses jours.

Nous ne nous occuperons plus que du malheur deThéophraste qui dépasse tous les malheurs et qui devient siincroyable qu’il nous faudra tout le secours de la sciencepour y ajouter une entière foi. L’auteur de ces lignes ose dire aulecteur qu’il ne le croit pas d’esprit si bas, ni d’imagination sipauvre qu’il ne puisse s’intéresser qu’à une aventure detrésors ; la véritable aventure, c’est l’âme deThéophraste. Or, ce qui est arrivé jusqu’à ce jour à l’âme deThéophraste – et à son corps – n’est rien, absolument rien, maisrien du tout à côté de ce que le ciel lui a réservé par la suite etque j’ai noté fort scrupuleusement dans la dernière partie de cettehonnête compilation.

Donc, Théophraste poussa un soupir en netrouvant rien d’intéressant dans les papiers de M. Petito, maisquand il releva le nez le fourgon et le wagon de M. Petitoavaient disparu.

XXIX – UN OUVRIER QUI CHANTEL’INTERNATIONALE ACCOMPLIT CETTE ŒUVRE SYMBOLIQUE D’ENTERER UNVOLEUR ET UN COMMISSAIRE DE POLICE.

 

M. Longuet, bien que décidé à ne pluss’étonner de rien, s’étonna tout de même de la disparition du wagonà l’une des portières duquel on pouvait voir la tête sans oreillesde M. Petito. Mélancoliquement, il descendit au long de la petitevoie de garage, se demandant s’il lui fallait s’étonner davantagede la disparition du wagon que de son apparition ; enfin,la suppression du rapide l’avait jeté dans une prostrationque nos lecteurs comprendront sans doute.

Il me semble que je n’ai point le droit, moiqui ai eu le secret du coffret en bois des îles, de donnerl’explication de cette suppression et de tout ce qui s’ensuivitavant l’heure. M. Théophraste Longuet apprendra comment le rapidefut supprimé, c’est-à-dire comment il disparut avec sesvoyageurs ; et toute cette fantasmagorie du rapide et deswagons tiendra dans une courte phrase naturelle, prononcéepar M. le commissaire de police Mifroid, lequel, depuis le lycée,n’a cessé, entre autres sciences, d’étudier assidûment cette partiesi importante de la philosophie qui s’appelle logique.Ilest bon, à ce propos, de faire cette remarque ici que nous avonsdès maintenant toutes les données de cet étrange problème et quenous n’avons plus rien à ajouter au dernier plan.

Théophraste, donc, prostré, descend la voie degarage, arrive à la bifurcation, considère la lentille del’aiguille, retourne cette lentille qu’il avait détournée, refermele cadenas et en emporte définitivement la clef qui y avait été,quelques jours auparavant, si imprudemment laissée. Il accomplit cegeste parce qu’il le trouve juste, et il remet l’aiguille en placeparce qu’il sent bien que sa raison ne résisterait pas à unenouvelle disparition de train.

Toujours mélancolique, il arrive à la stationA, désertée. Toute l’équipe est, en effet, à la recherche du trainet, seul, le sémaphoriste veille. Théophraste interroge lesémaphoriste qui ne peut que lui dire, en lui montrant le petitbras jaune de son sémaphore :

– Le rapide est annoncé et il ne vientpas !

Théophraste insiste.

– On vous a bien annoncé le rapide à lastation précédente ?

– Oui, monsieur, et le chef de gare et tousles hommes d’équipe de la station précédente ont vu passer lerapide et nous l’ont télégraphié. Enfin, voyez, monsieur, mon petitbras jaune ! Voyez mon petit bras jaune ! Il n’y a pas decatastrophe possible entre la précédente station et celle-ci ;il n’y a, monsieur, aucun pont, aucun viaduc, point de travauxd’art ! Enfin, que vous dirai-je ? Je suis monté tout àl’heure à l’échelle que vous voyez, appliquée contre cette grossecuve. De là, on aperçoit toute la ligne jusqu’à l’autre station.J’ai vu nos gens qui gesticulaient sur la ligne, mais je n’ai pasvu de train !

– Étrange ! étrange !

– Oh ! tout à fait étrange. Croyez-en monpetit bras jaune !

– Inexplicable !

– C’est-à-dire qu’il n’y a rien de plusinexplicable.

– Si ! Il y a quelque chose de plusinexplicable qu’un rapide qui disparaît avec sa locomotive, sansqu’on puisse savoir ce qu’il est devenu.

– Quoi donc ?

– Mais un wagon sans locomotive qui apparaîtsans qu’on puisse dire d’où il vient.

– Oh ! ça…

– Et qui disparaît comme il est apparu… Vousn’avez pas vu passer par là un wagon avec un homme à laportière ?

– Monsieur, fit le sémaphoriste en se fâchant,vous vous moquez de moi. Vous exagérez ! Parce quevous ne croyez pas à l’histoire du rapide annoncé qui ne vientpas ! Mais regardez, monsieur, regardez mon petit brasjaune !

M. Longuet réplique au sémaphoriste :

– Si vous n’avez pas vu le rapide, MOI NONPLUS !

Ce « moi non plus », qui ne dit rienà l’esprit du sémaphoriste, répond aux préoccupations intimes de M.Longuet, qui s’éloigne, dans les habits de M. Petito.

M. Longuet a son idée : son malheur estsi extrême et si inguérissable qu’il a résolu de mourir…pour les autres.

Avec un peu d’astuce, la chose est possible.Puisqu’il a revêtu les habits de M. Petito, rien ne l’empêche delaisser les siens au bord de la première rivière qu’ilrencontrera ; cet acte si simple constituera un acte desuicide en règle. Voilà Adolphe et Marceline bien tranquilles.Pensée émue de M. Longuet à l’adresse de Marceline etd’Adolphe.

Au bord de quelle rivière M. Longuetdéposa-t-il ses habits ? Comment M. Longuet rentra-t-il àParis ? Ceci n’a point d’importance ; il n’y a qu’unechose qui soit vraiment importante, c’est l’explication de ladisparition du train. Cette explication fut donnée àThéophraste par M. Mifroid dans les circonstances que voici et quivalent d’être rapportées en détail.

Au crépuscule, un ouvrier chantait sur uneplace de Paris, du côté de l’ancien quartier d’Enfer, l’hymne qui,quelques mois plus tard, devait devenir si populaire : j’ainommé l’Internationale.

Cet ouvrier terrassier travaillait avecquelques compagnons à la « réfection de la voie ».Celle-ci, en effet, avait subi certains dommages à la suite de laconstruction d’un nouvel égout.

La voie, en certains endroits, avait fléchi.Même, une maison de la place, une lourde récente maison à septétages, s’était inclinée. Les ingénieurs de la Ville voulurent biens’intéresser à ce menaçant état de choses. On n’ignorait pas que,surtout dans ce quartier, les catacombes avançaient leurstunnels innombrables, leurs couloirs millénaires, et que certainesbâtisses, qui dressent avec audace leurs épaisses muraillesimmobiles, ont une vie architecturale aussi précaire que celle d’unchâteau de cartes, car elles reposent sur les voûtes branlantes desantiques carrières gallo-romaines.

Donc, on se résolut à des travaux restreintsqui devaient donner une sécurité immédiate. Le jour qui nous occupevoyait la fin de ces travaux. L’ouvrier qui chantaitl’Internationale finissait, avec ses camarades, de boucherun trou dans la voûte souterraine que l’on avait préalablementconsolidée, par en-dessous, de très puissants piliers, voûte surlaquelle allait reposer, quelques mètres plus haut, après remblai,le pavé de la place. En somme, cet ouvrier qui chantaitl’Internationale finissait de boucher ce trou, à l’heuredu crépuscule…

À la même heure, quelques pas plus loin, surle trottoir de la place, à la devanture d’un magasin de lampesélectriques, M. le commissaire de police Mifroid marchandait pourses hommes une demi-douzaine de ces lampes. Ce sont des lampesportatives grandes comme un étui à cigarettes. On appuie sur unbouton et on a dans sa poche pour quarante-huit heuresd’électricité. M. le commissaire de police Mifroid avait fait sonprix ; il avait même payé ; il emportait le petit paquetde six lampes électriques, petit paquet qu’il commençait debalancer avec grâce au bout d’une ficelle rouge, quand il vit, à ladevanture du magasin qu’il se disposait à quitter, un homme jeuneencore, mais aux cheveux tout blancs, qui, lui, faisait disparaîtredans ses poches, sans les avoir payés, quelques spécimens de ceslampes électriques, lesquelles devaient présenter des avantagesaussi appréciables pour un voleur que pour un commissaire depolice. M. Mifroid, toujours courageux, bondit vers l’homme etcria :

– C’est Cartouche !

(Il l’avait reconnu, car depuis la revanche duveau, tous les commissaires de police avaient le portrait dunouveau Cartouche dans leur poche. Nous devons ajouter,hélas ! que Mme Longuet elle-même et M. Lecamus, àla suite de la lecture relative au veau, n’avaient enfermé M.Longuet que dans le dessein d’aller faire une communicationurgente, quoique tardive, au plus proche commissariat, sur l’étatmental bicentenaire du malheureux marchand de timbres encaoutchouc.)

Donc, M. le commissaire de police Mifroid, quiavait connu notre héros à l’état de Théophraste, puisqu’il avaitdîné chez lui, et qui le reconnaissait à l’état de Cartouche,s’écria en bondissant vers lui :

– C’est Cartouche !

Théophraste, depuis quelques nuits,savait ce que lui voulait la police. Quand il vit M. Mifroid etquand il entendit ces mots : « C’estCartouche ! » il se dit : « Il est temps que jeme trotte ! » et il détala…

Le commissaire, derrière lui, courut…

Revenons à l’ouvrier. IL chantait toujoursl’Internationale.Ses camarades venaient de le quitter, àcause d’une tournée chez le marchand de vin. Il en était aurefrain. C’était la soixante-dix-septième fois que, depuis deuxheures de l’après-midi, l’ouvrier en était au refrain, mais tout lemonde sait que lorsqu’on a une chanson dans la tête…

L’ouvrier disait :

Cellalutte finale

Groupppons-nous etddemain

………………………

Ayant tourné la tête ; il ne vit pas deuxombres qui dégringolaient dans son trou ; c’étaient les deuxombres de Théophraste et du commissaire de police Mifroid, celle-cipoursuivant celle-là, à l’heure du crépuscule, ombres qui, dansleur précipitation imprudente, venaient de choir dans les travauxde réfection de la voie.

L’ouvrier retourna la tête et gueula, dans unvaste enthousiasme :

L’Interrrnatiônââââleu

Sera le genrrhummain !…

Et il finit de boucher son trou.

………………………

Avant de passer à d’autres chapitres, l’auteurde ces lignes tient à s’excuser auprès du lecteur de la rapiditédes derniers événements. Certainement, l’incident du train quidisparaît, la figure, agitée par le vent, de M. Petito à laportière du wagon fantôme, et plus récemment encore, l’enterrementvraiment symbolique d’un voleur et d’un commissaire de police parun brave ouvrier qui chante l’Internationale, tout celaeût gagné à être narré posément, avec tous les détails,à tête reposée. Mais il ne l’a pas voulu ; il ne l’apas voulu pour une seule raison, qui est que les papiers qu’il atrouvés dans le coffret en bois des îles relatent les événements enquestion avec une sécheresse mathématique, et que cela aurait été,selon lui, faillir à cette aventure que de la dénaturerpar des enjolivements littéraires qui ne sauraient être de misepour des faits aussi graves. Ces événements tout secs,certes ! sont plus difficiles à lire et demandent une grandecontention d’esprit ; mais tels quels, il leur trouve encoreleur beauté !

Dans les chapitres qui vont suivre, nousprendrons notre temps pour faire de la littérature. N’avons-nouspoint la relation toute fleurie de l’aimable commissaire de policeMifroid, dont le titre est si plein de grâce et le sous-titre siplein de mystère ? Voici le premier titre : Promenadede M. le commissaire de police Mifroid et de l’âme réincarnée deCartouche À L’ENVERS DE PARIS, et voici le sous-titre :Trois semaines chez LES TALPA.

XXX – PREMIÈRES RÉFLEXIONS DE M. LECOMMISSAIRE DE POLICE MIFROID QUAND IL SE RÉVEILLA AU FOND DESCATACOMBES. IL REDOUTE AVANT TOUT D’ÊTRE VIEUX JEU. IL APPREND À M.THÉOPHRASTE LONGUET À TENIR SA RAISON PAR LE BON BOUT.

 

« Quand on se réveille au fond descatacombes, dit M. le commissaire de police Mifroid dansl’admirable rapport qu’il rédigea à l’issue de ce surprenantvoyage, la première pensée qui vous envahit l’esprit est une penséede crainte : la crainte d’être vieux jeu ; j’entends parlà l’anxiété subite où l’on se trouve de reproduire tous ces gestesridicules que les romanciers et dramaturges ne manquent point defaire accomplir aux tristes héros qu’ils égarent dans dessouterrains, grottes, excavations, cavernes et tombeaux.

« Dans le moment même de ma chute, alorsque déjà je parcourais si rapidement l’espace qui me séparait dusol des catacombes, ma présence d’esprit ne m’avait pas abandonné,et je savais que je tombais au fond de ces carrières vieilles demille ans qui croisent, innombrables, leurs capricieux méandresau-dessous du Paris moderne. Je retrouvai ce sentiment, je diraimême cette sensation, accompagnée d’un léger engourdissementdouloureux, au réveil qui suivit l’évanouissement où j’avais étéplongé par le choc inévitable. J’étais donc dans lescatacombes ! Je me dis tout de suite : « Surtout, nesoyons pas vieux jeu ! »

« Il eût été, par exemple, vieux jeu depousser des cris désespérés, de faire appel à la providence, de sefrapper le front contre les parois du souterrain ; il eût étévieux jeu de retrouver au fond de sa poche une tablette de chocolatqui aurait été immédiatement séparée en huit et qui aurait ainsireprésenté huit jours de nourriture assurée ; il eût été vieuxjeu de découvrir également dans ses poches un bout de bougie etcinq ou six allumettes, et, ainsi, de créer un problème d’uneanxiété touchante où la question de savoir si l’on doit laisserbrûler la bougie une fois allumée ou la souffler ensuite, quitte àperdre une allumette, aurait troublé plus d’une digestion autourdes tables de famille.

« Moi, je n’avais rien dans mespoches ! Rien ! Rien ! Rien ! Je le constataitout d’abord avec une évidente satisfaction et, dans les ténèbresdes catacombes, je me frappai la poche en répétant :« Rien ! Rien ! Rien ! »

« Je pensai aussitôt qu’il serait« nouveau jeu », pour un homme dans ma situation,d’éclairer sans plus tarder cette nuit opaque qui me pesait silourdement sur les paupières et qui me fatiguait si singulièrementles yeux ; d’éclairer, dis-je, cette nuit d’une subite etradieuse et victorieuse étoile électrique. N’avais-je point, avantque de tomber dans ce trou, acheté une demi-douzaine de lampesélectriques que je balançais en paquet au bout d’une ficelle rouge,quand je reconnus Cartouche ? Il eût été incroyable que cepaquet ne m’eût point accompagné dans ma chute. Sans me lever, carun mouvement imprudent pouvait me faire perdre la connaissance del’endroit exact où j’étais tombé, je tendis les mains autour de moiet fus assez heureux pour ramener mon paquet. Je redoutai que ceslampes ne fussent brisées, mais je sentis bientôt qu’il n’en étaitrien et, ayant défait le paquet, je pris l’une d’elles et appuyaisur le bouton. Le souterrain s’éclaira d’une lueur féérique et jene pus m’empêcher de sourire en pensant au malheureux qui, enfermédans quelque caverne, se traîne généralement, en retenantson souffle, derrière un lumignon chétif qui a hâte des’éteindre.

« Je me levai alors et j’examinai lavoûte. J’étais au courant des travaux de réfection de lavoie ; je savais qu’ils touchaient à leur fin, et quand jeconstatai que le trou par lequel j’étais descendu étaitbouché définitivement, je n’en conçus aucun étonnement. Maintenant,quelques mètres de terre me séparaient des vivants, sans qu’il mefût possible d’atteindre à cette terre même, tant la voûte étaithaute. Je fis du reste ces observations sans effroi, et ayantdirigé mon étoile électrique sur le sol, j’aperçus un corps.

« C’était le corps de M. ThéophrasteLonguet, le corps du nouveau Cartouche. Je l’examinai et jeremarquai qu’il ne portait aucune trace de blessures graves.L’homme devait être étourdi, ainsi que je l’avais été moi-même, etsans doute il ne tarderait point à sortir de cet évanouissement. Jeme rappelai que M. Lecamus m’avait présenté, un jour, son ami auxChamps-Élysées, et voilà que j’allais avoir affaire à lui comme aupire des assassins.

« Sur ces entrefaites, M. Longuet poussaun soupir, étendit le bras, se plaignit de quelques douleurs, mesalua et me demanda où nous étions ; je le renseignai. Il n’enparut point entièrement désolé, mais, tirant de sa poche unportefeuille, il traça quelques lignes qui pouvaient ressembler àun plan, me les montra et dit :

« – Monsieur le commissaire, nous sommesau fond des catacombes. C’est un événement extraordinaire. Commentallons-nous sortir de là ? Je n’en sais rien. Or, ce qui mepréoccupe l’esprit, à cette heure, est beaucoup plus intéressantcroyez-moi, qu’une chute dans les catacombes. Veuillez jeter, jevous prie, un coup d’œil sur ce petit plan.

« Et il me tendit la feuille, surlaquelle je vis ceci :

« Puis il éternua deux fois.

« – Oh ! remarquai-je en prenant lepapier, vous êtes enrhumé.

« – Cela me tient, répondit-il, depuisune promenade un peu prolongée que je fis, par un temps de pluie etde fraîcheur, sur les toits de la rue Gérando.

« Je lui conseillai de se soigner. Jedois dire que cette conversation si naturelle entre deux hommes aufond des catacombes, quelques minutes à peine après leur réveild’une chute aussi inattendue, me plut infiniment. Ayant considéréle papier et les lignes qui s’y trouvaient tracées, je demandai desexplications. M. Longuet me raconta l’histoire d’une disparition detrain et d’une réapparition de wagon qui est bien la plusfantastique que j’aie jamais entendue. Cet homme avait voulu fairedisparaître un train entre A et B, en le lançant, par le moyen d’unfaux aiguillage, sur la voie de garage hi, et il l’avaitattendu en K ; or, le train n’était venu ni en A ni en K,c’est-à-dire ni pour lui ni pour personne. Ensuite, un wagon luiétait apparu en K ; après quoi, ce wagon lui-même avaitdisparu. J’aurais pu croire que cet homme, vu son passé (le passéde Cartouche !) et ce qu’il me racontait présentement, étaitfou, s’il ne s’était exprimé avec la plus grande logique et s’il nem’avait donné les détails matériels les plus certainssurl’aiguillage et sur tous les faits de la cause.

« Enfin, il est d’expérience qu’un foucomprend toujours. Or, lui demandait à comprendre. Je le priai derépéter cette histoire. Il se tut. Deux fois, je réitérai cetteprière, et il continua de se taire. J’allais m’impatienter, quand,se rendant compte que je l’avais prié de quelque chose, il meconfia que, par instants, il était sourd. Cette infirmité passagèrelui venait de ce que, m’a-t-il dit, un M. Éliphas de Saint-Elme deTaillebourg de la Nox lui avait, pendant son sommeil, versé del’eau chaude dans les oreilles.

« Bientôt, ses oreilles ayant repris leurservice accoutumé, nous revînmes au problème du train. M. Longuetme dit qu’il préférait mourir dix fois au fond des catacombesplutôt que d’en sortir une seule, s’il en sortait sans savoir cequ’était devenu son train. « Je ne veux pas, ajouta-t-il,perdre ce qu’il y a de plus précieux au monde : laRaison. »

« – Et quand cela vous est-il arrivé,dis-je, car enfin, moi, je n’ai pas entendu parler de cettedisparition de train ! Et ça devrait se savoir.

« – Cela doit se savoir maintenant, merépondit-il avec une grande mélancolie. La chose est arrivéequelques heures seulement avant notre chute dans lescatacombes.

« J’examinai encore le papier, pendantcinq minutes, je réfléchis profondément, demandai quelquecomplément d’instruction et éclatai de rire, bien qu’il n’y eûtpoint à rire, car la catastrophe était vraiment épouvantable. Cequi me faisait rire c’était la difficulté apparente du problème etaussi la joie de l’avoir, après cinq minutes, résolu.

« – Vous vous croyez raisonnable,m’écriai-je, parce que vous avez une Raison, mais vous êtes commecent mille, vous ne savez pas vous en servir ! Ah !ah ! on dit : « La Raison ! » Maisqu’est-ce que la Raison dans un cerveau qui ne sait pas où laprendre ? C’est un merveilleux instrument à la portéed’un manchot ! Monsieur Longuet, ne détournez point ainsi latête d’un air boudeur ; je vous le dis : Vous nesavez par quel bout prendre votre raison ! Voyons,monsieur Longuet, voyons, raisonnez avec ce papier à lamain !

« Il essaya, le malheureux. Il dit :« Il y avait cinq hommes en A, cinq hommes en B. Les cinqhommes de B ont vu passer le train ; les cinq hommes de A nel’ont point vu. Moi, j’étais en K ; je suis sûr qu’il n’estpas passé en K… par conséquent… »

« – Par conséquent ?… Parconséquent, il n’y a plus de train ? Par conséquent, votretrain s’est évanoui ? Volatilisé ? Envolé ?Psst ! Train disparaissez ! Vous croyez peut-être quele train est dans la manche de Dieu ! Vous voyez bien,monsieur Longuet, que si vous avez une raison, vous ne savez pasvous en servir ! Permettez-moi de vous dire que vous avezpris votre raison par le mauvais bout ! Le mauvais boutest celui qui commence par : « Nous n’avons pas vu letrain », et qui finit par : « Donc, il n’y a plus detrain ! » Or, moi, je vais vous donner à tenir le bonbout de votre raison. C’est celui-ci : la vérité est quele train existe et qu’il existe entre les points B où on l’a vupasser, A où on ne l’a pas vu passer et i où il aurait pualler. Puisque nous sommes dans une plaine, votre train est entre AB et i. C’est sûr…

« – Mais !

« – Chut ! Taisez-vous ! Et,puisque nous sommes dans une plaine et que dans cette plaine il n’ya qu’un monticule de sable, le seul endroit où le train aurait pudisparaître, en i, le train est dans le monticule desable, c’est la vérité éternelle !…

« – Ça, je jure que non ! J’étais enK, attendant le train, et je n’ai pas quitté la voie hi.

« – Par les chefs-d’œuvre immortels de laRenaissance italienne ! je vous ordonne de ne point lâcher lebon bout de votre raison que je vous ai donné à tenir. Nousdiscutons en ce moment ce qui est, nous n’en sommes pasencore au comment. C’est parce que vous avez commencé parle comment que vous n’avez pu aboutir à ce qui est. Letrain est dans i, puisqu’il ne peut être autre part. Si jesuis sûr que cinq hommes n’auraient pas pu le voir passer en Bcomme ils l’affirment, alors qu’il ne serait pas passé, je suisaussi certain que cinq hommes n’ont pas pu ne pas le voir en A,alors qu’il serait passé ; et puisque la ligne A B, examinée,était vide de train, c’est qu’il s’est engagé sur la ligne hi. Nous voilà donc, avec le train, sur la ligne hi.

« – Mais moi aussi j’y suis, s’écrieThéophraste, et je vous jure qu’il n’y est pas !

« – Ah ! le malheureux qui lâcheencore le bout de sa raison. Vous êtes en K ; le train passeen K ; il faut qu’il passe en K et il faut qu’il aille sejeter en i, puisqu’il ne peut pas être autre part. Par unhasard nécessaire, pendant que le commencement du trains’engouffre dans le monticule de sable qui l’engloutit (j’imagineavec certitude que la ligne h i est trop courte pour quele mécanicien, s’étant aperçu de son erreur, par exemple, àmi-route, ai eu le temps de parer la catastrophe), la chaîned’attelage du dernier wagon est brisée, et le wagon ainsi que lefourgon de queue se mettent à descendre jusqu’en K la voie quiétait un peu montante, puisqu’elle allait à un monticule. Là, aprèsêtre descendu en h et remonté en K, vous avez vu le wagonet M. Petito à la portière. (Votre M. Petito a ouvert la portière,peut-être pour se jeter sur la voie, au moment où il s’est renducompte de la catastrophe imminente, et comme celle-ci s’estproduite, un choc a refermé la portière sur la tête de votre M.Petito.)

« – Ça, je le comprends ! Mais ceque je ne comprends pas…

« – Voyons d’abord tout ce que nouscomprenons. C’est le bon bout de la raison. Nous verronsensuite ce que nous ne comprenons pas. On n’a retrouvé personnedans le fourgon. La secousse a certainement projeté le garde-freindans le sable. Tout cela est certain. Maintenant, aprèsavoir dépouillé M. Petito de ses habits, vous vous asseyez sur untalus et vous lisez les papiers de votre M. Petito. Quand vouslevez la tête, le wagon n’est plus là ! Parbleu !puisqu’il y a pente et puisqu’il y a du vent, un vent qui, à laportière, agitait le tête de M. Petito comme un pavillon ! Lewagon, après avoir glissé jusqu’en h, s’est retrouvé surla ligne A B, un peu plus loin que h, du côté de B, où leshommes d’équipe l’ont certainement retrouvé !Comprenez-vous, maintenant ? Comprenez-vous tout, exceptéque vous n’avez pas vu le train passer en K ? Puisque touts’explique ainsi, il faut que la chose se soit passéeainsi ;et alors seulement je recherche commentvous n’avez pas vu le train passer en K. Ce qui est impossible àexpliquer pour cinq personnes en A ou en B doit l’être pourune en K.

« – J’attends ! dit Théophraste.

« Je continuai en ricanant, et vraimentvous allez voir qu’il y avait de quoi ricaner :

« – Il y a des moments où vous êtessourd, monsieur Longuet ?

« – J’ai déjà eu l’honneur de vous ledire.

« – Imaginez que vous étiez sourd aumoment où vous attendiez le train en K, vous ne l’avez donc pasentendu ?

« – Oui, mais je l’aurais vu.

« – Déjà, vous ne l’avez pasentendu ! C’est beaucoup cela ! Dieu vousbénisse ! monsieur Longuet ! Dieu vous bénisse ! (M.Longuet éternuait.)

« M. Longuet me remercia de ce que jepriais Dieu de le bénir et, comme il éternuait encore, je tirai mamontre de sa poche (il me l’avait déjà prise) et je luidis :

« – Savez-vous, monsieur Longuet, combiendure un seul de vos éternuements ? c’est-à-dire combien vousrestez de temps la tête basse pendant que vous éternuez ?…Trois secondes !… C’est-à-dire une seconde 30 centièmes deplus qu’il ne faut pour ne pas voir passer devant soi un train dequatre wagons qui, étant en retard, fait du cent vingt à l’heure.Monsieur Longuet, le train a disparu ou plutôt a semblédisparaître, parce que vous étiez sourd etenrhumé !

« M. Longuet leva des bras démesurés versles voûtes des catacombes.

XXXI – OÙ M. LE COMMISSAIRE DE POLICEMIFROID TROUVE QU’IL A TROP DE LUMIÈRE.

 

« Quand M. Longuet fut remis de l’émotionque lui avait causée mon explication de la disparition du train, ilm’embrassa et me passa un revolver qu’il avait trouvé dans la pochede son M. Petito. Il ne voulait pas le conserver sur lui. Ildésirait que je pusse me défendre, au besoin, contre des fantaisiesdont il redoutait, avec une sagesse due, hélas ! à une tropréelle expérience, le dangereux retour. Pour la même raison, il meconfia un grand couteau qui venait toujours de la poche de M.Petito.

« Nous rîmes et nous nous occupâmessérieusement de notre situation. M. Longuet continuait à vider sespoches, et ainsi il sortit sept petites lampes électriques,semblables à celles dont j’avais fait l’acquisition avant que dechoir en ce trou. Il se félicita, disant que son instinctavait du bon, qui l’avait poussé à les dérober, car, en comptantmes six lampes, nous avions maintenant treize lampes, ce qui, àquarante-huit heures au minimum d’électricité pour chacune, nousdonnait cinq cent vingt heures de lumière consécutive. Il ajoutaque, comme il fallait considérer qu’au préalable nous pouvionsrester dix heures par jour sans lumière, à cause du sommeil et durepos de midi (M. Longuet avait l’habitude de la sieste), soncalcul lui donnait donc, à quatorze heures de lumière par jour,trente-sept jours plus deux heures de lumière pour letrente-huitième jour…

« Je dis à M. Longuet :

« – Monsieur Longuet, vous êtes tout àfait vieux jeu. Cartouche, enfermé dans les catacombes, n’en eûtpas agi autrement avec des lampes électriques. Mais moi, monsieurLonguet, moi, je prends vos sept lampes et j’y joins trois desmiennes, et voilà ce que je fais de ces dix lampes !…

« Et je les jetai négligemment loin denous. J’ajoutai :

« – Nous n’avons que faire de trimbalerces impedimenta.Avez-vous faim, monsieurLonguet ?

« – Oh ! très faim, monsieurMifroid.

« – Combien de temps pensez-vouspouvoir avoir faim ?

« Comme M. Longuet semblait ne pascomprendre, je lui expliquai que j’entendais par là lui demandercombien, selon lui, il pouvait rester de temps à avoir faim sansmanger.

« – Je crois bien, assura-t-il, que s’ilme fallait rester quarante-huit heures avec cette faim-là…

« – Mettons, interrompis-je, que vousrestiez sept jours avec cette faim-là ; trois lampes noussuffisent donc, car au bout de ces trois lampes nous n’aurons plusbesoin de lumière !…

« Il avait compris ! Mais bien qu’ileût compris, il ramassa encore deux lampes. Je me moquai et nousnous mîmes en route.

« – Où allez-vous ? medemanda-t-il.

« – N’importe où, fis-je, mais il fautaller partout, plutôt que de rester là, puisque là il n’y a aucunespoir. Nous réfléchirons en marchant. La marche est notre seulsalut ; mais en marchant sept jours sans prendre de point derepère, nous risquerons tout de même d’arriver quelque part.

« – Pourquoi sans prendre de point derepère ? me demanda-t-il.

« – Parce que, répliquai-je, j’airemarqué que dans toutes les histoires de catacombes, ce sonttoujours les points de repère qui ont perdu les malheureux égarés.Ils mêlaient leurs points de repère, n’y comprenaient plus rien ets’affalaient désespérés. Il faut éviter, dans notre situation,toute cause de désespoir. Vous n’êtes pas désespéré, monsieurThéophraste Longuet ?

« – Oh ! nullement, monsieur lecommissaire de police Mifroid. J’ajouterai même que si j’avaismoins faim, votre aimable société aidant, je ne regretteraisnullement les toits de la rue Gérando. Pour tromper ma faim,monsieur le commissaire, vous devriez bien me raconter deshistoires sur les catacombes.

« – Mais certainement, mon ami.

« – Vous en connaissez de fortbelles ?

« – De tout à fait belles. Il y al’histoire du « Concierge » et l’histoire des« Quatre soldats ».

« – Par laquelle allez-vouscommencer ?

« – Je vais d’abord vous entretenir, sivous le permettez, mon ami, des catacombes en général ; cecivous fera mieux comprendre pourquoi il est absolument nécessaire demarcher longtemps pour en sortir.

« Ici, M. Longuet m’interrompit et medemanda pourquoi, en terminant mes phrases, j’avais toujours cegeste du pouce de la main droite dont je ne puis me défaire« depuis le buste de César ».

« – Serait-ce, monsieur le commissaire,que ce geste du pouce vous vient de l’habitude de mettre les« poucettes ? »

« Je lui répondit que non, mais que je letenais de ce que, ami des beaux-arts, je me livrais souvent à celuide la sculpture. C’est, lui expliquai-je, le geste du modelage.J’enfonce mon pouce dans mon discours comme dans ma glaise…

« Il me remercia en s’étonnant qu’uncommissaire de police s’occupât de sculpture. Je lui répondit quec’était le nouveau jeu.

« Et maintenant que je connais lesévénements, je puis dire avec un certain orgueil que si jen’avais pas été sculpteur, nous ne serions jamais sortis descatacombes !

« Ayant remonté ma montre dans le momentque M. Longuet éternuait, raconte M. Mifroid, nous étions fixés surl’écoulement des jours et des nuits. Je laissai ma montre dans lapoche de M. Longuet, ce dont il me remercia en me disant que :« d’avoir ma montre dans sa poche, cela le soulageraitbeaucoup. »

« Qu’est-ce que cela, au fond,pouvait me faire, qu’il eût ma montre, puisque je savais où étaitl’heure ?

« Je n’eusse jamais pensé cette dernièrephrase hors des catacombes, et, maintenant, je la jugeais sansimportance. Or, cette phrase renferme une révolution auprès delaquelle les bouleversements sociaux de 1793 sont de petits jouetsde peuple en enfance. Je devais m’en rendre compte à quelque tempsde là.

« Le chemin que nous suivions était unegalerie assez vaste, de quatre à cinq mètres de haut. Les parois enétaient fort sèches, et la lumière électrique dont nousl’éclairions nous faisait voir une pierre dure, exempte de toutevégétation parasite, exempte même de moisissure. Cette constatationn’était point pour réjouir M. Longuet, car s’il commençait à avoirgrand faim, il claquait déjà de la langue avec une ostentation quiattestait son désir de se désaltérer. Je savais qu’il y avait dansles catacombes des filets d’eau courante. Je remerciai le ciel dene nous avoir point mis sur la trace d’un de ces filets-là, carnous n’eussions point manqué de perdre un temps précieux à nous yabreuver. De plus, comme nous ne pouvions emporter d’eau, celiquide n’aurait servi qu’à nous donner soif.

« M. Longuet se faisant difficilement àcette idée que nous marchions sans vouloir savoir où, jerésolus de le mettre à même de comprendre la nécessité devouloir marcher au hasard, en lui racontant, ce qui étaitla vérité, que, lors des dernières réfections de la voie, lesingénieurs, étant descendus dans le trou des catacombes, avaient envain cherché à s’orienter et à trouver une issue ; ils avaientdû y renoncer, faire construire les trois piliers de soutènement etmaçonner la voûte avec des matériaux descendus directement dans letrou et retirés par ce trou avant sa clôture définitive qui,malheureusement, s’était faite sur nos têtes.

« Pour ne point le décourager, j’appris àM. Longuet qu’à ma connaissance nous pouvions compter sur au moinscinq cents kilomètres de catacombes[31],mais qu’il n’y avait aucune raison pour qu’il n’y en eût pasdavantage. Évidemment, si je ne l’avais averti tout de suite de ladifficulté de sortir de là, il eût manifesté son désespoir ledeuxième jour de marche.

« – Songez donc, lui dis-je, qu’on acreusé ce sol du troisième au dix-septième siècle ! Oui,pendant quatorze cents ans, l’homme a enlevé sous ce sol lesmatériaux qui lui étaient nécessaires pour construire dessus !Si bien que de temps à autre, comme il y a trop de choses dessus etqu’il n’y en a plus du tout dessous, le dessus retourne au-dessous,d’où il est sorti.

Et puisque nous nous trouvions encore sousl’ancien quartier d’Enfer, je lui rappelai qu’en 1777 une maison dela rue d’Enfer fut engloutie de la sorte par le dessous. Elle futprécipitée à vingt-huit mètres au-dessous du sol de sa cour.Quelques mois plus tard, en 1778, sept personnes trouvaient la mortdans un éboulement semblable, du côté de Ménilmontant. Je lui citaiencore quelques exemples plus rapprochés, insistant sur lesaccidents de personnes. Il comprit et me dit :

« – En somme, il est souvent plusdangereux de se promener dessus que dessous.

« Je le tenais, et le voyant, ma foi,tout ragaillardi, ne me parlant plus de sa faim, oubliant sa soif,j’en profitai pour lui faire allonger le pas et j’entonnai lerefrain le plus entraînant qui me vint à la mémoire. Il le reprit,et nous chantâmes en chœur :

Au pas, camarade, au pas,

La route est belle !

Y’aura du frichti là-bas

Dans la gamelle !

« C’est ça qui vous fait marcher aupas !

« Quand nous fûmes fatigués de chanter(on se fatigue très vite de chanter dans les catacombes parce quela voix ne porte pas), M. Longuet me fit encore cent questions. Ilme demanda combien nous avions de mètres sur la tête, et je luirépondis que cela pouvait varier, d’après les derniers rapports,entre 5 m 82 et 79 mètres.

« – Quelquefois, lui dis-je, la croûteterrestre est si peu épaisse qu’il faut prolonger les fondationsdes monuments jusqu’au fond des catacombes. C’est ainsi qu’au coursde nos pérégrinations nous risquons de rencontrer les piliers deSaint-Sulpice, de Saint-Étienne-du-Mont, du Panthéon, duVal-de-Grâce, de l’Odéon… Ces monuments s’élèvent en quelque sortesur des pilotis souterrains…

« – Pilotis souterrains ! fit-il,pilotis souterrains ; vraiment, au cours de nospérégrinations, nous risquons de rencontrer des pilotissouterrains…

« Mais il avait son idée fixe :

« – Et, au cours de nos pérégrinations,est-ce que nous risquons de rencontrer une sortie ? Y a-t-ilbeaucoup de sorties des catacombes ?

« – Ce n’est point, lui répondis-je, cequi manque. D’abord, nous avons des sorties dans le quartier…

« – Tant mieux ! interrompit-il.

« – Et d’autres que l’on ne connaît pas,des sorties par lesquelles on n’« entre » jamais, maisqui n’en existent pas moins : dans les caves du Panthéon, danscelles du collège Henri IV, de l’Observatoire, du séminaireSaint-Sulpice, de l’hôpital du Midi, de quelques maisons de la rued’Enfer, de Vaugirard, de la Tombe-Issoire ; à Passy, àChaillot, à Saint-Maur, à Charenton, à Gentilly… plus desoixante…

« – Y a du bon !

« – Il y avait du meilleur, répliquai-je,avant Colbert.

« – Ah ! Ah !

« – Ne faites pas « Ah !Ah !… » Si Colbert, le 11 juillet 1678…

« – Épatant ! interrompit M.Longuet, vous avez autant de mémoire que M. Lecamus.

« – Ne vous étonnez point, monsieurLonguet. J’ai été secrétaire du commissaire, autrefois, dans lequartier, et il m’a plu de m’intéresser aux catacombes, comme ilm’a plu depuis de faire du violon et de la sculpture. Vous en êtesresté au commissaire de police vieux jeu, permettez-moi de vous ledire, en passant, mon cher monsieur ThéophrasteLonguet !

« Pan ! dans l’œil ! Il nerépliqua point.

« – Vous disiez donc que Colbert, le 11juillet 1678 ?

« –… Pour mettre un frein à la cupiditédes entrepreneurs, fit rendre une ordonnance qui bouchait lesissues des catacombes… L’ordonnance de Colbert, mon cher monsieurLonguet, nous a quasi murés.

« À ce moment, nous frôlâmes un pilierénorme. J’en examinai la structure et je dis, sansm’arrêter :

« – Voici un pilier qui a été bâti parles architectes de Louis XVI en 1778, lors desconsolidations !

« – Ce pauvre Louis XVI ! dit M.Longuet : il eût mieux fait de consolider la royauté.

« – C’eût été, répliquai-je avecà-propos, consolider une catacombe ! (Cependant je crois quecatacombes ne s’emploient qu’au pluriel.)

« M. Longuet m’avait pris la lampeélectrique des mains et ne cessait d’en diriger les rayons à droiteet à gauche, comme s’il cherchait quelque chose ; je luidemandai la raison de ce geste qui finissait par me fatiguer lesyeux.

« – Je cherche, dit-il, des cadavres.

« – Des cadavres ?

« – Des squelettes. On m’avait dit queles murs des catacombes étaient tapissés de squelettes.

« – Oh ! mon ami, cette tapisseriemacabre (je l’appelais déjà mon ami, tant sa sérénité, en une aussigrave occurrence, était faite pour me ravir), cette tapisseriemacabre n’est guère plus longue qu’un kilomètre. Ce kilomètre,justement, s’appelle l’ossuaire, à cause des crânes, radius,cubitus, tibias, fémurs, phalanges, thorax et autres osselets quien font l’unique ornement. Mais quel ornement ! C’est unornement de trois millions cinquante mille squelettes qu’on a tirésde cimetières et nécropoles de Saint-Médard, Cluny, Saint-Landry,des Carmélites, des Bénédictins et des Innocents ! Tous os,osselets bien triés, arrangés, coordonnés, classés, étiquetés, quifont sur les murs et dans les carrefours, des rosaces,parallélépipèdes, triangles, rectangles, volutes, corniches etmaintes autres figures d’une régularité merveilleuse. Souhaitons,mon ami, d’arriver dans ce domaine de la mort. Ce sera lavie ! Car je ne connais pas à Paris d’endroit plusagréablement fréquenté ! On n’y rencontre que des fiancés, desjeunes mariés, en pleine lune de miel, les amants et généralementtous les gens heureux. Mais nous n’y sommes pas ! Qu’est-cequ’un kilomètre d’ossements sur cinq cents ?

« – Évidemment ! Combienestimez-vous, monsieur Mifroid, que nous ayons fait dekilomètres ?

« – Mettons neuf.

« – Qu’est-ce que neuf kilomètres surcinq cents ?

« J’engageai M. Longuet à ne point fairede ces calculs inutiles et il me pria de lui raconter l’histoire duConcierge et celle des Quatre soldats.

« Cela faisait deux histoires quin’étaient guère longues à narrer. Elles nous firent passer tout demême un kilomètre. La première tient en quelques mots. Il y avaitune fois un concierge des catacombes qui s’égara dans lescatacombes : on retrouva huit jours plus tard son cadavre. Laseconde se rapporte à quatre soldats du Val-de-Grâce quidescendirent, à l’aide d’une corde, dans un puits de quatre-vingtsmètres. Ils étaient dans les catacombes. Comme ils nereparaissaient pas, on fit descendre des tambours qui firent leplus de bruit qu’ils purent avec leurs peaux d’âne. Mais, dans lescatacombes, la voix ne porte pas, nul ne répondit auroulement. On fit des recherches. Au bout de quarante heures, onles trouva mourants, dans un cul-de-sac.

« – Ils n’avaient pas de résistancemorale, dit Théophraste.

« – C’étaient des imbéciles, ajoutai-je.Quand on est assez bête pour s’égarer dans les catacombes, on nemérite aucune pitié, je dirai même aucun intérêt.

« Là-dessus, Théophraste me demandacomment je ferais, moi, pour ne pas m’égarer dans les catacombes.Comme nous arrivions à un carrefour, je pus lui répondre sanstarder.

« Je lui dis :

« – Voici deux galeries ; laquelleallez-vous prendre ?

« L’une s’éloignait presque directementde notre point de départ ; l’autre y revenait presquesûrement ; comme notre dessein à nous était de nous éloignerde notre point de départ, M. Longuet me montra la premièregalerie.

« – J’en étais sûr ! m’exclamai-je.Mais vous ignorez donc tout de la méthode expérimentale ? Laméthode expérimentale, au fond des catacombes, a démontré, depuisdes siècles, que tout individu qui croit revenir à son point dedépart (à l’entrée des catacombes) s’en éloigne : donc, il estde toute logique que, pour s’éloigner de son point de départ, ilfaut prendre le chemin qui paraît y ramener !

« Et nous nous engageâmes dans la galeriequi semblait nous ramener sur nos pas. Comme cela, nous étions sûrsde n’avoir pas fait un inutile chemin !

« Ce système était excellent, car il nousconduisit dans une certaine contrée des catacombes que personnen’avait visitée avant nous depuis le quatorzième siècle ;autrement, on le saurait.

XXXII – OÙ M. LE COMMISSAIRE DE POLICEMIFROID QUI A EU L’OCCASION DE VISITER LE LABORATOIRE DEMILNE-EDWARDS, RACONTE À M. THÉOPHRASTE LONGUET DES« HISTOIRES NATURELLES » QUI LE RASSURENT UN PEU AVANT SAFAIM FUTURE, SANS LUI ENLEVER TOUTE PRÉOCCUPATION QUANT À SA FAIMPRÉSENTE.

 

« M. Théophraste Longuet, raconte M.Mifroid, ne cessait, depuis quelques heures, de me fatiguer de sesréflexions inutiles sur l’état de son estomac. Il n’y avait pas unjour et demi que nous nous trouvions dans les catacombes et déjà cepauvre homme se plaignait de la nécessité où nous nous trouvions demarcher sans manger. Manger : ce mot prenait dans la bouche deThéophraste une importance considérable. Il semblait, à l’entendre,que nous ne devions penser qu’à cette chose : manger. À quoicela eût-il servi de manger ? Je vous le demande. J’aitoujours eu le sourire quand, dans les histoires de naufrages,l’auteur apporte au malheureux qui se noie une bouée qui, sur lamer immense et démontée, ne pourra servir qu’à prolonger l’agoniede celui-ci et les phrases de celui-là. Certes, je n’aurais pas,étant doué autant que quiconque de l’esprit pratique, négligé, enétat de naufrage, le secours d’une bouée au milieu de la Seine ouencore dans le détroit du Pas-de-Calais, entre Douvres et le capGris-Nez, mais sur une mer immense et démontée, j’eusse repoussé labouée, l’inutile bouée, et me serais résolu à une mort immédiatedans l’abîme, plutôt qu’à danser sans espoir à la crête écumantedes vagues. Ainsi j’aurais estimé perdre mon temps en gestes vainset inutiles si, obéissant à l’instigation de Théophraste, quivoulait manger, j’avais accroché mon espoir à quelques maigresvégétations cryptogamiques que mon regard attentif venait dedécouvrir à la paroi humide des galeries que nous parcourionsalors.

« Ah ! si nous avions pu interromprenotre course d’un bon repas qui nous eût donné des jambes pourcontinuer notre route, j’aurais été le premier à dire àThéophraste : « Mangeons, ami, la table estservie ! ». Mais, pour quelques champignons, peut-êtrevénéneux, arrêter notre marche eût été le fait de sots et peuintéressants personnages…

« M. Théophraste Longuet n’est pasraisonnable… Puisqu’il a faim et qu’il n’est pas près de sortir descatacombes, il veut que je lui dise ce qu’il pourrait manger pourne pas mourir de faim, s’il devait rester dans les catacombes.C’est un enfant. Heureusement, j’ai visité le laboratoire descatacombes de M. Milne-Edwards, et je pus l’entretenir de la fauneet de la flore obscuricoles et cavernicoles, dont, aubesoin, il se pourra repaître…

« Du reste, ce genre de conversation – envain m’efforcerais-je de le dissimuler – me plaît. Oui, il me plaîtde parler des choses qui se mangent. C’est, sans doute, que nevoulant pas m’avouer que j’ai faim, j’ai faim tout de même. Il y ades moments où, malgré soi, on est vieux jeu.

« – Mon cher ami, dis-je à Théophraste,il se peut, même si vous ne sortez des catacombes, que vous nemouriez pas de faim.

« – Pourrais-je mourir de soif ?interrompit-il.

« – Je crois bien que si vous mourez desoif, vous… mourrez de faim… Mais si vous ne mourez pas de soif,vous ne mourrez pas de faim.

« – Quel mystère est-ce là ?Expliquez-vous, monsieur le commissaire.

« – Voici. La flore obscuricole, lavégétation cryptogamique, les champignons des catacombes, pour toutdire, ne parviendront jamais, je le crains, à calmer les transportsd’une faim qui, si j’en crois vos jeux de physionomie, augmentedans des proportions inquiétantes pour tout être vivant !(Disant cela, je faisais une allusion évidente au danger que jecourais d’être mangé d’ici quarante-huit heures par le sanguinaireet impitoyable Théophraste, ce qui eût été parfaitement ridicule,mais dans l’ordre. Lisez, à ce sujet, tous les Radeauxde la Méduse et tous les Arthur Gordon Pym de l’univers.)Mais nous pouvons rencontrer de l’eau ! Et alors,vous pourrez manger !

« – Boire ! fit-il.

« – Manger et boire. Vous vous ferezichtyophage.

« – Qu’est-ce que c’est que ça ?

« – Les ichtyophages sont les mangeurs depoissons.

« – Ah ! Ah ! s’exclama-t-ilavec une immense satisfaction ; il y a de l’eau dans lescatacombes, et, dans cette eau, il y a des poissons ? Sont-cede gros poissons ?…

« – Ce ne sont point de gros poissons,mais certaines eaux courantes en contiennent des quantitésincalculables.

« – Vraiment ? Incalculables ?…Incalculables ?… Comment sont-ils gros ?

« – Oh ! il en est de différentestailles… généralement ils sont petits. Mais ils ne sont pointdésagréables au goût…

« – Vous en avez mangé ?

« – Non, mais on me l’a affirmé quand jesuis descendu dans l’ossuaire et que je visitai la fontaine de laSamaritaine, qui est une très confortable fontaine.

« – Elle est loin d’ici ?

« – En ce moment, je ne pourrais vousdire. Tout ce que je sais, c’est que cette fontaine fut construiteen 1810, par M. Héricourt de Thury, ingénieur des carrièressouterraines. Actuellement, cette fontaine est occupée par lescopépodes (cyclops fimbriatus) ! !…

« – Ah ! Ah ! lescopépodes ? C’est des poissons ?

« – Oui, ils présentent des modificationsde tissus, de coloration, tout à fait particulières… Ils ont un belœil rouge.

« – Comment ? Un œil ?

« – Oui ! C’est pour cela qu’on lesappelle cyclopes. De ce que ce poisson n’ait qu’un œil, il ne fautpoint vous étonner, car l’asellus aquaticus, qui vitégalement dans les eaux courantes des catacombes, est un petitisopode aquatique, comme son nom l’indique, qui souvent n’a pasd’yeux du tout. Beaucoup d’exemplaires ne présentent plus à laplace de l’œil qu’une petite pigmentation rougeâtre. D’autres,enfin, n’en ont nulle trace.

« – Pas possible ! s’écriaThéophraste. Alors, comment voient-ils clair ?

« – Ils n’ont pas besoin de voir clair,puisqu’ils vivent dans l’obscurité. La nature est parfaite !crus-je devoir alors m’écrier, et jamais je ne m’élèverai avecassez de colère contre ceux qui nient cette perfection ! Ilest parfait que la nature donne des yeux à ceux qui en ontbesoin ! Il est parfait que la nature les ôte à ceux à qui ilsne sont plus nécessaires !

« Théophraste fut frappé de mesparoles.

« – Alors, me dit-il, nous, si nouscontinuions à vivre dans les catacombes, nous finirions par ne plusavoir d’yeux ?

« – Évidemment ! Nous, nouscommencerions à perdre l’usage du regard et le regard lui-même. Nosenfants perdraient bientôt les yeux !

« – Nos enfants !…s’écria-t-il.

« Nous rîmes beaucoup de ce légerlapsus.

« Puis, comme il insistait encore à ceque je l’entretinsse des poissons que nous pouvions trouver dansles catacombes et que nous pourrions peut-être manger, je fus ainsiamené à lui faire une sorte de cours sur les modifications desorganes, leur développement excessif ou leur atrophie, suivant lesmilieux fréquentés par les individus.

« – Si les poissons dont je vous parlen’ont plus d’yeux… fis-je.

« – Oh ! ça m’est égal, je ne mangejamais la tête…

« –… En revanche, leurs organessensoriels présentent de profondes modifications. Ainsi,l’asellus aquaticus, dans l’espèce normale même, est arméde petits organes aplatis, ovulaires, terminés par un pore, quel’on considère comme des organes olfactifs. Ce sont de véritablesbâtonnets olfactifs. En outre, différents poils, les uns ramifiés,les autres, droits, sont, à n’en point douter, des poilstactiles… des poils qui tâtent l’espace. Et ces bêtes quine voient pas, grâce à ces organes olfactifs et tactiles, sientièrement développés, connaissent l’espace autour d’euxaussi bien et peut-être mieux que s’ils voyaient dans lalumière[32]. Oui, mon cher Théophraste, il y a descirconstances dans la vie des animaux où le nez remplace l’œil. Etce nez peut ainsi acquérir des dimensions tout à fait incroyables.Dans le puits de Padirac, qui est dans le Lot, M. Armand Viré, quiest un savant, a trouvé un asellide à cent cinquante mètres deprofondeur et à près d’un kilomètre de l’entrée du gouffre, quipossède des bâtonnets olfactifs d’une longueur tout à faitsurprenante !

« – Est-ce qu’il n’y a, dans les eauxcourantes des catacombes, que cet asellus aquaticus ?demanda Théophraste.

« – Que non point ! Il s’y trouveencore maintes autres sortes de poissons cavernicoles, tel parexemple le niphargus puteanus,et ce dernier en grandeabondance.

« – Tant mieux ! s’écriaThéophraste, tant mieux !

« – Les organes oculaires duniphargus puteanus sont également atrophiés…

« – Ceci m’est égal, fit encore M.Longuet, qui avait son idée. Savez-vous seulement comment on lepêche ?

« – Je ne saurais affirmer que lescatacombes, fis-je, qui contiennent tant de centaines de milled’ossements, puissent nous présenter, en cette occurrence, lesecours d’un asticot.

« – Il n’importe ! s’écriaThéophraste, un pêcheur à la ligne a plus d’un tour dans saboutique, et le nommé puteanus n’a qu’à bien setenir !

« Ici, nous prîmes quelque repos. Nousnous endormîmes en songeant aux eaux courantes fréquentées parl’asellus aquaticus et par le niphargus puteanus.Nos rêves furent magnifiques, mais de beaucoup dépassés par lasurprise inexprimable de notre réveil.

XXXIII – OÙ MM. MIFROID ET LONGUET FONT,POUR LA PREMIÈRE FOIS, CONNAISSANCE AVEC GENTILLE DAME JANE DEMONTFORT ET DAMOISELLE DE COUCY, DANS QUEL ÉQUIPAGE, ET CE QUIS’ENSUIVIT AU FOND DES CATACOMBES.

 

« Nous nous étions endormis sur un solmou, quasi humide, sur une terre presque végétale. J’avais tiré decette remarque le meilleur augure pour un prochain avenir. Ensomme, notre voyage, jusqu’à cette heure, n’avait présenté deremarquable que quelques bribes de conversation entre Théophrasteet votre serviteur. Les galeries souterraines que les feux de notrelampe électrique illuminaient, tantôt vastes, tantôt étroites,tantôt arrondies comme des nefs de cathédrale, tantôt carrées etangulaires et si mesquines qu’il nous fallait nous traîner àgenoux, ne nous présentaient point un spectacle d’une grandevariété. Quand nous avions dit : « Tiens, de lapierre ! Tiens, de l’argile ! Tiens, dusable ! » nous avions tout dit, parce que nous avionstout vu !…

« Ceci ne pouvait durer. Depuisquarante-huit heures que nous marchions sans avoir rencontré d’eau,nous commencions, suivant moi, à avoir les plus grandes chances detomber sur quelque filet d’eau courante. Mon espoir, comme vousvoyez, était bien modeste. De combien fut-il dépassé ! Je vouslaisse à en juger quand vous aurez appris de quelle merveille, dixminutes plus tard, nos yeux furent éblouis.

« – En route ! avais-je fait, etThéophraste, debout, ayant serré de deux crans sa ceinture, futprêt à reprendre sa route, sans m’entretenir cette fois de sa faimni de sa soif. Le brave homme devait penser sans doute que monestomac n’était pas plus à la noce que le sien. Nous nous remîmes àmarcher, notre veston sur le bras, tant il faisait chaud. Jusqu’àla veille, à quatre heures de l’après-midi, j’avais estimé quenotre température était d’environ dix degrés centigrades, puiscette température n’avait fait qu’augmenter, au fur et à mesure quenous avancions dans la basse galerie que nous ne devions plusquitter que pour aboutir à ce que je vais vous dire tout à l’heure.Maintenant, je pensai qu’il faisait plus de vingt degréscentigrades, et la sueur coulait de nos fronts en abondance. Nousnous promenions dans un brûlant été. À quoi devions-nousattribuer cette hausse subite de la température ? Étions-nousplus bas dans la terre ? ou avions-nous simplementplus de terre au-dessus de nous ? Certaines galeries, je lesavais, s’enfonçaient à plus de soixante-dix-neuf mètres au-dessousde la surface du sol de Paris. Qui eût pu dire à quelle distance dusol nous nous trouvions alors ?

« Notre lampe électrique répandant sonéclat autour de nous, nous avancions toujours, discutant déjà surle feu central, quand, les parois de la galerie s’écartant tout àcoup, nous nous trouvâmes dans une excavation si vaste, dans un siimmense cirque, que notre lumière, si brillante fût-elle, nepouvait nous en montrer les extrémités. Enfin, quelle ne fut pasnotre joie et aussi notre stupéfaction quand, ayant regardé à nospieds, nous nous aperçûmes que nous étions sur la berge, fleuried’un épais tapis de mousse, d’un lac aux eaux d’une transparencecristalline, dans laquelle nous voyions s’ébattre des poissonsmerveilleux aux écailles incolores, sans yeux, nullement sauvages,et que nous eûmes pu saisir, nous semblait-il, en nous penchant unpeu, avec la main. Enfin, nageant sur les eaux enchantées de celac, une troupe de canards ! Une troupe de quinzecanards !

« Quinze canards ! s’écriaittout bas Théophraste, car il avait peur de les faire fuir. Ily en a quinze ! Je les ai comptés ! Et dans sa barbe ilajouta, en pleurant de joie : « Coin ! Coin !Coin !… »

« Puis, perdant toute espèce de respect,Théophraste me frappa sur le ventre et me dit :

« – Eh ben, mon vieux ! qu’est-ceque tu dis de ça ? C’est autre chose que tes asellides,asellus, asionus, aquaticus, masticus, mastica, masticum,puteanus ! Coin ! Coin ! Coin !

« J’avoue que j’étais un peu humilié dene pas avoir su prévoir… Mais je reconquis bientôt tous mesavantages dans l’esprit de Théophraste, lorsque, l’ayant faitasseoir à mes côtés sur la berge, pour qu’il n’effrayât point lescanards, je lui eus expliqué, avec preuves à l’appui, que ceque nous voyions là était tout à fait naturel. Il me remerciaavec effusion, me disant qu’il ne se serait jamais consolé qu’un sibeau lac, que de si beaux canards, en un pareil moment, n’eussentpas été naturels !

« Je ne perdis point notre temps à luifaire un cours sur le rôle que chaque genre de terrain pouvaitjouer dans un pareil phénomène ; je n’eus garde de luiobscurcir l’entendement de la théorie des couches sablonneusesreposant sur des couches imperméables. Tout de même, il fallut bienqu’il comprît que, dans les couches perméables, les eaux pouvaientformer des nappes liquides continues se mouvant avec une certainevitesse. Ces eaux courantes, entraînant peu à peu les roches et lessables environnants, des rivières souterraines prennent ainsi laplace du massif originaire et opèrent de grands vides là oùprimitivement tout se touchait.

« Ce qui le frappa par-dessus tout, c’estle récit que je lui fis de mon voyage en Carniole. Il y a là unlac, le lac de Zirknitz, qui a environ deux lieues de long sur unelieue de large. Vers le milieu de l’été, si la saison est sèche,son niveau baisse rapidement et, en peu de semaines, il estcomplètement à sec. Alors on aperçoit distinctement les ouverturespar lesquelles les eaux se sont retirées sous le sol, iciverticalement, ailleurs dans une direction latérale, sous lescavernes dont sont criblées les montagnes environnantes. Quand leseaux réapparaissent, venant du lac souterrain qui est évidemmentadjoint naturellement au lac visible, avec ces eauxapparaissent des poissons plus ou moins gros, sansyeux. Enfin, par une sorte de caverne sortent quelquescanards du lac souterrain. Ces canards, au moment où le fluxliquide les fait ainsi jaillir à la surface de la terre, nagentbien. Ils sont complètement aveugles et presqueentièrement nus, c’est-à-dire sans plumes. La faculté de voir leurrevient en peu de temps, mais ce n’est guère qu’au bout de deux outrois semaines que leurs plumes, toutes noires, ont assez poussépour qu’ils puissent s’envoler. Vœlvesor visita le lac de Zirknitzen 1687, ajoutai-je pour qu’aucun doute ne restât dans l’esprit deM. Longuet sur le phénomène naturel de ces canards, et ily prit lui-même un grand nombre de ces canards ; il pêcha desanguilles sans yeux et des tanches et des brochets sans yeux quiavaient un poids énorme. Certains de ces brochets pesaient quarantelivres ! Il y a donc à Zirknitz, non seulement une immensenappe souterraine, mais un lac véritable, avec les poissons et lescanards qui peuplent les lacs de la surface[33]

« M. Théophraste Longuet, qui ne lâchaitpoint des yeux les canards, ne cessait de répéter :

« – Vous avez raison, monsieur lecommissaire. Ce sont des canards naturels !

« J’ajoutai qu’en France il y avait aussides lacs de Zirknitz. Près de Sablé, en Anjou, il y a un gouffre desix à huit mètres de diamètre dont on n’a pu déterminer laprofondeur ; ce gouffre, connu dans le pays sous le nom de« Fontaine-sans-fond », déborde quelquefois, et alors ilen sort une quantité prodigieuse de poissons, et surtout debrochets truités d’une espèce particulière…

« – Ils n’ont point d’yeux !interrompit Théophraste, je le sais, monsieur le commissaire ;mais, puisque ces poissons et ces canards n’ont point d’yeux, ilsdoivent être faciles à prendre pour ceux qui en ontenvie !…

« Théophraste ne parlait de rien de moinsque de se jeter à l’eau pour aller pêcher un canard, quand ma mains’appesantit sur son épaule ; il se tut, et il nous eût étéimpossible, dès lors, de formuler un son tant ce que nous vîmesnous cloua la langue !

« Notre étoile électrique venait dedécouvrir, assez loin devant nous, mais assez près pour que nous neperdions aucun détail de cette inoubliable scène, un corps defemme ! Ce corps, debout sur la berge de mousse, étaitabsolument nu. Il nous tournait le dos.

« Je jure que, de ma vie, moi, unartiste, je n’ai jamais vu pareil corps de femme ! Cettepremière vision, du reste, ne dura qu’un instant, car le corps nude cette femme se jeta à l’eau et se mit à nager avec la grâceet l’aisance d’une jeune otarie.

« Cette apparition nous avait faitoublier les canards ; ce qui prouve, une fois de plus, quel’art immortel peut faire oublier bien des choses. Théophraste nimoi ne songions plus à la faim qui nous serrait les entrailles.Nous n’avions plus qu’une crainte, c’est que l’apparition nes’évanouît, qu’un espoir, c’est que notre présence, évidemmentinattendue, sur la berge fleurie de mousse, continuât à êtreinsoupçonnée !

« Après quelques brasses, le corps de labelle inconnue, secouant les perles fines du lac aux eauxdonnantes, se dressa encore dans sa glorieuse nudité, et cettefois, à quelques pas de nous, mais toujours de dos.

« De quoi était faite la blancheur, jeveux dire la pâleur de cette chair ? Quelle carrière deCarrare ou du Pentélique donna jamais au Monde agenouillé un marbreplus précieux et plus pur ? Par quel miracle des divins enfersoù le sort venait de nous précipiter pouvions-nous contempler ceslignes de définitive beauté ?

« C’étaient les hanches de la Vénus deMédicis, la taille de la Vénus de Cnide, le cou de la Vénus dePraxitèle et les bras de la Vénus de Milo ! (C’est-à-dire quel’on pouvait souhaiter à la Vénus de Milo elle-même de retrouverdes bras pareils.) C’était le cou de la Diane à la biche, lesépaules d’Ariane, le port de tête de Melpomène, les fossettes de laVénus d’Arles, le mouvement de jambe de la Pallas de Velletri, lacheville de la Diane de Gabies, le pied de la Minerve pacifique etla cuisse de la Vénus Génitrix ! Enfin, si, dans les jeux deson bain, cette exquise enfant, montrait les grâces d’une jeuneotarie, sur la berge, l’allure de sa démarche et l’unitéincomparable de ses mouvements rappelaient ces grandes Panathénéesqui viennent offrir le peplum à Minerve sur la frise de notre grandPhidias !

« Je souhaitai ardemment que cechef-d’œuvre se retournât, pour m’écrier enfin dans une allégressequi commençait à me brûler les reins : Comme elle est belle etgrande et noble, cette Vénus ! Quel vague et divin sourire surses lèvres à demi-entrouvertes ; quel regard surhumain… etc.,etc… Oh ! Théophile ! si tu avais été là ! !(Théophile Gautier.)

« Comme si un dieu malin veillait à ceque fût accompli sur-le-champ mon vœu le plus brûlant, la Vénus sedétourna et nous ne pûmes, Théophraste et moi, retenir un crid’horreur, ce qui fit que la Vénus replongea avec un grandclapotis.

« Notre Vénus n’avait pasd’yeux ! Vous entendez bien, pas les moindres tracesd’yeux. Il n’y avait rien à la place des yeux ! Rien !Rien ! Rien ! Ses oreilles, que nous avait cachéesl’opulence de sa chevelure, étaient énormes et relevées en cornet,comme on le voit à certains animaux qui habitent la terre. Mais, cequi nous effraya le plus, ce fut le nez. Était-ce un nez ? Unmuseau ? Je dirai le mot : un groin ? Hélas !Hélas ! cela ressemblait davantage à un groin qu’à unnez ! Un joli petit groin rose !

« Nous n’étions pas encore revenus denotre surprise qu’une autre jeune personne, habillée celle-là d’unetunique légère mais opaque, survint sur la berge, tenant en sesbras un peignoir et tournant vers nous un identique groinrose.

« La Vénus vint vers sa compagne à larive et sa compagne dit :

« – Ils se taisent tous cois ni nulne sonne mot.

« La Vénus paraissait courroucée. Elledit :

« – Ha ! saincte Marie !n’auront nul pardon ! Véez !

« – Oïl !

« – C’est foloutrage !

« – Oïl !

« – Finablement ! Bienvéaient ! sont traitours !… Je vous cuidais encore en macompagnie. Ha ! saincte Marie !… De nos gens savez-vousnulles nouvelles ? Allez voir que c’est ni quelle chose ilsfont ! je le veuil !

« Depuis que le sort m’avait précipité enle trou de catacombes, je m’étais efforcé de ne m’étonner de rienet de me préparer à tout. Qu’un lac se fût présenté à mes regards,quand j’espérais un mince filet d’eau, que des canards se fussentébattus à portée de ma main quand je n’osais entrevoir pour lecontentement de ma faim que le repas un peu maigre des chétifsasellides ; qu’une femme, plus belle de dos que toutes lesfemmes imaginées par le rêve des sculpteurs, se fût dressée pourmon éblouissement, sur la rive moussue d’une pièce d’eau descatacombes à l’heure de son bain ; que cette femme, s’étantretournée, au lieu de m’exhiber le visage humain, me montrât ungroin rose dépourvu d’yeux, mon Dieu ! tout cela, toutcela pouvait s’expliquer ; mais que cette femme, avec songroin rose, parlât le plus pur français, la plus pure langued’oïl du commencement du quatorzième siècle, oh !cela ! cela était tout à fait extraordinairementétourdissant !

« Comme je pensais que Théophraste nes’étonnait pas assez, j’allais entrer en quelque dissertationtouchant la langue d’oïl, lorsque nous fûmes tout à coup entouréspar une trentaine de personnages qui sortaient de je ne sais où etqui agitaient autour de nous des mains où je fus assez surpris decompter dix doigts (avec les doigts de pied, cela faisait quarantedoigts par personne). Ils avaient tous des groins roses sans yeux.C’étaient des hommes, à n’en pas douter, des hommes du plus purquatorzième siècle, pour peu qu’on prêtât l’oreille à leursconversations tenues sur un diapason des plus bas, chose que jem’expliquai par le développement excessif de leurs organesauditifs. Beaucoup d’entre eux, tout en gesticulant d’une main, sepinçaient leur groin rose de l’autre main, c’est-à-dire de leursdix doigts de la main gauche. Ils se pinçaient leur groin au fur età mesure qu’ils entraient dans le rayon de notre lumière. Et j’eusbientôt cette certitude que notre lumière leur procurait lasensation d’une odeur désagréable.

« Ils parlaient tous à la fois en citantà chaque instant ces noms : « Dame Jane de Montfort,damoiselle de Coucy » et nous vîmes bien qu’il s’agissait làde ces dames que nous avions dérangées à l’heure du bain. Il nenous effrayaient pas, mais ils nous ennuyaient avec leurs vingtdoigts chacun, qu’ils ne cessaient de promener, très légèrement dureste et fort poliment, avec mille belles excuses, sur notrevisage.

« Ils exprimaient sans circonlocutionl’étonnement où les plongeait l’inesthétisme de nos faces et nousplaignaient hautement. Notre petit nez, notre pauvre petit nez derien du tout leur faisait hausser les épaules avec joie. Ilstâtaient aussi nos oreilles ; enfin, ils nous enfonçaientleurs vingt doigts dans les yeux et ne pouvaient comprendre à quoices petits trous pouvaient servir. Je voulus le leur faireentendre, mais en vain, ils avaient perdu le sens de lasignification du mot : œil… Cependant, ils se servaient du motvoir, mais c’était dans la signification de :sentir.

« Sur ce, dame Jane de Montfort etdamoiselle de Coucy, qui s’était revêtue, nous furent présentées.Nous demandâmes de grands pardons. Damoiselle de Coucy lesaccueillit avec agrément et passa son bras sous celui deThéophraste. Dame Jane de Montfort me prit le mien, et, escortés detous ces groins roses sans yeux qui faisaient grand bruit autour denous, nous quittâmes les berges fleuries de mousse de l’étang etnous acheminâmes vers la Cité.

« Il me paraît superflu de vous analysermes sensations, de vous disséquer mes étonnements. Depuisquarante-huit heures nous n’avions mangé, et cependant niThéophraste ni moi ne fîmes, dans ce sens, aucun appel. Nos gensnous questionnaient tout le long de la route, mais leurs demandesétaient si multiples et embrouillées que nous n’avions point letemps de leur répondre. À peine pouvions-nous nous garer des doigtsqui se promenaient sur notre visage.

« Où allâmes-nous ? Oùentrâmes-nous ? Notre trouble était si extrême quedifficilement nous nous en rendions compte. Du reste, ces damess’étaient emparées de nos lampes sous prétexte d’être incommodéespar l’odeur, et les ténèbres les plus opaques nous entouraient.Cependant, autour de nous, nous sentions grouiller des centaines,des milliers de groins roses. Dame Jane de Montfort, qui ne cessaitde me pincer amicalement le bras des dix doigts de sa main droitechargés de bagues, m’apprit que nous allions au concert. Il y avaitce jour-là, paraît-il, matinée classique.

« Moi, je pensais : Pourquoi ont-ilsun groin rose ? Quand on a jeté des dorades dans la fontainede la Samaritaine, les dorades ont perdu leurs couleurs. Çan’est donc pas naturel qu’ils aient un groin rose. Je parvinsà chiper à ma compagne une de nos lampes, et, rapidement j’appuyaisur le bouton électrique. Je vis alors que nous étions arrivés surune place publique. La foule des groins autour de nous était tout àfait incalculable. Quelle attitude, quels profils, quelsgestes ! Et cependant les groins étaient roses et parlaient laplus pure langue d’oïl du commencement du quatorzième siècle !Ce qui n’empêchait pas les uns d’avoir la démarche des ours duTonkin (on dirait qu’ils marchent avec les épaules), ou encore desours de Sibérie (quand ils remuent la tête comme ça, comme ça,comme ça, sans que ça finisse jamais ; ceux-là étaient lesvieillards) ; d’autres avaient le nez si long, qu’on eût jurédes pélicans d’Australie, d’autres enfin avaient quelque chose dufévier d’Amérique (mais quelle chose, je ne sais plus aujuste).

« Enfin, on nous avertit que nous étionsà la porte du concert.

« Théophraste dit :

« – C’est bien ennuyeux ! je n’aipas de gants !

XXXIV – OÙ, APRÈS QUELQUES INCIDENTSD’UNE BANALITÉ COURANTE, LA NATION TALPA ÉTONNE VRAIMENT M. LECOMMISSAIRE MIFROID ET M. THÉOPHRASTE LONGUET.

 

« Évidemment, nous ne pouvions nousattendre à tomber ainsi, à l’un des innombrables détours descatacombes, dans une cité de vingt mille âmes. Tout de même, en yréfléchissant – et il faut y réfléchir – on peut se demanderpourquoi l’homme, desservi par certaines circonstances, ne seraitpoint susceptible de passer par les mêmes aventures naturelles quel’animal. Quand Arago nous raconte qu’il a vu sortir des cavernesdu lac souterrain de Zirknitz des familles de canards aveugles,vous le croyez et vous êtes dans la nécessité de supposer –avec certitude – que ces canards aveugles sont fils oupetit-fils de canards qui y voyaient clair, lesquels canards sesont autrefois trouvés enfermés par un âpre destin dans lesentrailles de la terre, au sein des obscures eaux. Moi, je ne suispas Arago ; mais si le ciel vous a doué de quelque logique,vous devez raisonner pour mon phénomène, comme vous avez raisonnépour le phénomène d’Arago.

« Vous devez imaginer – aveccertitude – qu’une famille, dans les premières années duquatorzième siècle, s’est trouvée enfermée dans les catacombes, àla suite d’une catastrophe qui n’a pour nous aucune importance,qu’elle a pu y vivre, qu’elle y a vécu, en effet, et qu’elle aengendré. Pouvant y vivre (nous verrons qu’on se nourrit trèsbien dans les catacombes), pourquoi n’aurait-elle pasengendré ? Au bout de trois générations ces gens ne sesouviennent même plus du dessus de la terre. D’autant plusqu’ils ont peut-être intérêt à en perdre la mémoire. Ce qui sepassait alors sur la terre n’était point si ragoûtant, et nouscomprenons, quant à nous, tout à fait bien que, lorsqu’on a cesséde contempler, par le plus heureux des hasards, les horreurs duMoyen Age, on ne soit point pressé de revoir la lumière du jour.Bien entendu, on continue toujours à parler la langue et, commeaucun élément étranger ne s’y vient mêler, elle se conserve danstoute sa pureté à travers les siècles. Tout ceci est si simple queje suis étonné d’avoir mis au moins vingt lignes à vousl’expliquer, mais je ne le regrette pas, car avant tout je nevoudrais que quiconque m’accusât de lui faire prendre des vessiespour des lanternes.

« Enfin, en ce qui concerne les quarantedoigts de ces gens (vingt en haut et vingt en bas), nous avons lesétudes probantes de Milne-Edwards, comme j’eus déjà l’honneur del’exposer, sur l’asellus aquaticus, dont les poilstactiles sont si développés. De même pour le museau, pour le nez ennez monstrueux de taupe, mais qui, comme il était rose, pouvaitpasser pour un groin de cochon, nous avons encore et toujours lesbâtonnets olfactifs du néphargus puteanus. Mêmeraisonnement pour les oreilles. Tout le monde voudra comprendrequ’on ne peut perdre les yeux sans que les autres sens sedéveloppent, et quand ce développement date de plusieurs siècles,il devient monstrueux pour nous, magnifique pour les indigènes.C’est ainsi que damoiselle de Coucy était réputée comme la plusbelle de la ville, parce qu’elle avait le plus gros nez. Il nereste plus à expliquer que le groin rose. En effet, l’obscuritédécolore. Mais je sus par la suite – dès le premier baiser de damede Montfort – que cette couleur rose était artificielle et tenait àl’application d’un certain fard. Encore une fois, je m’excuse detous ces considérants, mais chacun n’a pas lu la notice sur lespuits artésiens d’Arago ni visité le laboratoire des catacombes deMilne-Edwards. Enfin, tant pis pour les autres, moi, j’aila science avec moi !

« Que nous soyons arrivés à l’heure duconcert (matinée classique), ceci, maintenant que nous avons lascience avec nous, ne saurait nous arrêter un instant comme unévénement excessif. Il fallait bien arriver à une heure quelconque,dans la cité des Talpa (au nominatif pluriel, talpa fait talpae –voyez rosa, la rose, – mais, en fait, les Talpadisaient : « Nous sommes les Talpa »). Ce qui nousgênait tout à fait dans cette histoire de concert, c’est que nousne pouvions appuyer sur le bouton d’une lampe électrique sansexciter les murmures des spectateurs. Il paraît que notre lamperépandait une odeur de lumière insupportable. Nous nous résolûmesmomentanément aux ténèbres et, comme il y avait un grand brouhahaautour de nous, à cause de nous, je m’efforçais de démêlerquelques bribes de conversations. Ces gens s’interpellaient par desnoms qui sont les plus illustres de l’histoire de France, auxenvirons de la bataille de Crécy. Mais ils s’interpellaient avecune voix d’une douceur ineffable, et tant de brouhaha n’était quele résultat de mille murmures enchanteurs. Moi qui, dans un éclatde mon étoile électrique, avait vu leurs groins roses, je nepouvais me faire à cette idée que de pareils groins pussent laissercouler de si douces et mielleuses paroles. J’écoutai, cependant quedame de Montfort, dans le fauteuil d’orchestre, à côté de moi,m’enfonçait les doigts dans les oreilles, en manière degentillesse, et s’extasiait sur leur petitesse. Mon Dieu !quelle belle langue que la langue du quatorzième siècle :écoutez ! Un beau sire derrière moi bouscule tout le monde etje l’entends qui dit : « Or, veux-je retourner à damede Montfort, qui bien a courage d’homme et cœur delion. » Un autre sire répond au premier sire que, dans lemoment, dame de Montfort a une attitude dont il est dolent etcourroucé. (Elle me promenait alors ses deux index de la maindroite dans l’œil gauche.) Mais elle ne s’occupait de personne quede moi et répétait aux gens : « Ha !seigneur ! ne vous ébahissez mie ! Ainsi je le vueuilréconforter ! » Et elle me réconfortait en fourrantses doigts partout, avec une grande décence certainement, mais avecplus de curiosité encore. Cette dame avait les vingt doigts lesplus curieux du monde.

« Enfin, il y eut un grand silence.C’était sans doute le concert qui commençait ; durant quelquesminutes, nous n’entendîmes plus rien, mais absolument plus rien.Ils se tenaient tous cois et nul ne sonnait mot[34].

« Mais bientôt des protestationstroublèrent cette grande pause. Elles montaient autour d’unronflement que je reconnus pour être celui de Théophraste. Je melevai et lui secouai le bras. Il me pria de présenter sesexcuses.

« – Chaque fois, me dit-il, que je vaisau théâtre, ça ne rate pas.

« Beaucoup de paroles encore autour denous. « Tant fut proposé et parlementé »,m’avoua ma voisine, qu’on avait déterminé de nous faire descendresur la scène. J’eus ainsi la raison pour laquelle on nous avaitentraînés avec cette précipitation dans la salle de spectacle de laville et à la matinée de concert ; c’est qu’on voulait exhiber« notre phénomène ! »… dans un entracte !… Onnous réservait pour l’entracte !… Je fus étonné de voir avecquelle facilité Théophraste supportait cette humiliation, mais ilétait décidé à tout depuis que sa compagne lui avait promis qu’il yaurait du canard au sang au dîner, plus un brochet à la mode ducuisinier Jean Phébus et grand-foison de champignons de Béarn. Ilfallut nous exécuter. Nous descendîmes donc sur la scène, dans unvéritable trou, comme à l’orchestre de Bayreuth[35]. On pouvait nous voir, ce quin’avait pas d’importance, mais je craignais qu’ils ne pussentm’entendre, car on me demanda de chanter. J’eus le bon goût de nepoint me faire prier plus de cinq minutes. Ma voix n’est pointdéplaisante. Ces braves gens, selon moi, n’auraient certainementrien compris aux dernières chansons roses de Montmartre. Le ciel mepréserve de leur en faire un crime ! Moi aussi, j’en suisresté à la vieille et bonne et saine chanson de nos pères. Jesusurrai le premier couplet de cette aimable romance :« Élisa, viens à moi ! » Je dis : susurrai,pour des raisons que vous comprendrez à l’instant. Je n’entonnaipoint, je susurrai :

Élisa, viens à moi ! Abandonne la ville…

D’un amour partagé viens goûter le bonheur.

J’aurais, pour t’enlever, ma cavale docile ;

Dans mes bras amoureux, sens tressaillir moncœur !

« Je n’avais point fini le premiercouplet que toute la salle criait : « Plus bas !plus bas ! » « Chante donc plus bas ! » mefit Théophraste.

« Je chantai plus bas :

Viens ! J’ornerai ton front des perles les plusfines,

Et des bracelets d’or te pareront les bras !

Je me voudrais à toi au penchant des collines (hiatuscharmant).

Sur la peau du lion d’or, la nuit tu dormiras !

« Je comptais, comme toujours, sur legros effet de la peau du lion d’or, quand les voix crièrentencore : « Plus bas ! plus bas ! »« Chante donc plus bas ! » fit encoreThéophraste…

« Alors je chantai le troisième coupletsi bas, si bas, que l’on eût dit de ma voix le murmure étouffé dequelque lointaine et cristalline source :

J’habite le désert, au bord d’une fontaine,

Cet asile si pur où m’attend le bonheur.

Je quitterai ma tente et tu seras ma reine…

« Il me fut impossible de terminer. Jedisais encore : « Je quitterai ma tente et tu serasma reine », que les cris reprenaient : « Plusbas ! Plus bas ! »

« Je regagnai alors ma place, suivi deThéophraste qui me suppliait de me calmer, car, dame ! jen’étais pas content. Eh bien ! j’avais tort. Ceci n’étaitpas un incident personnel. J’en pus juger par la suite duconcert. Ce fut un concert de silence. De temps à autre, ilsapplaudissaient le silence. Ces gens ont un système auditif sidéveloppé qu’ils ne comprennent la musique que dans le silence. Ilsont, m’a-t-on affirmé, des chanteurs silencieux de premierordre ! Pour être applaudi, moi, j’aurais dû metaire.

XXXV – OÙ NOUS COMMENÇONS À ENTRER DANSLE FANTASTIQUE, SI L’ON ENTEND PAR FANTASTIQUE TOUT CE QUI NE SEPASSE PAS À LA SURFACE DE LA TERRE.

 

« Après le concert, nous fîmes un dîner ànous cogner partout. Je ne m’y appesantirai point. Les choses de lachair m’ont toujours laissé dans une vaste indifférence. Etcependant je veux avouer que je ne sus, après le dîner qui suivitce concert, me défendre des entreprises, comme mon honneur dudessus de la terre eût dû m’y inviter, ni résister aux agaceries dela dame de Montfort. Les ténèbres, il ne faut pas l’oublier, furentpour beaucoup dans cette faillite de mes plus honnêtes instincts,je dirai de ma naturelle vertu. Quoi ce fut ? Ne vousdirai-je. N’en attends nul pardon. Mais aussi dame de Montfortm’énervait avecques ses vingt doigts de main et aussi avecques sesvingt doigts de pied. J’avais combattu vaillamment. Je jurai den’en parler oncques, mais ma dame dit qu’elle n’était pointrepentie de ce qu’elle avait mis la chose si avant et finalement,elle s’étant endormie, je me partis de sa chambre et ouvrisl’huis…

« … Certainement, je serais resté huitjours de plus en la ville (nous y restâmes trois semaines, et nousy serions encore si je n’avais été sculpteur) que je n’aurais pudésormais me servir d’une autre langue que celle du commencement duquatorzième siècle, qui est la plus belle du monde. Mais il fautsavoir se reprendre, ou alors on n’est qu’un pauvre sire, tristejouet du destin.

« L’événement était, en somme, siexceptionnel que je brûlais du désir de l’approfondir. Nousn’avions eu encore le temps de rien voir de la ville, tant ilsavaient mis de hâte à nous entourer, nous exhiber, nous gaver etnous mettre en notre couche. Théophraste s’était conduit de tellesorte, pendant le repas, mangeant de tout avec excès, qu’on avaitdû l’emporter, ce qui avait été fait selon les ordres de ladamoiselle de Coucy, laquelle, je le crains bien, n’aura point faitpour lors ses frais de galanterie.

« L’électricité, toujours à cause decette insupportable odeur de lumière, nous ayant été interdite enpublic, je fus bien aise de me trouver à cette heure, tout seul,dans les rues, ayant fui la couche de volupté pour juger des chosesposément, après les avoir éclaircies.

« Ce qui me frappa d’abord, ce fut queles maisons n’avaient point de porte et que toutes les boutiquesétaient ouvertes au passant. Les objets les plus précieux et aussiles plus ordinaires se trouvaient à portée du premier voleur venu,d’autant plus que je n’aperçus nul gardien dans ma promenade. Je medis : « Voilà une ville où la police est tout à fait malfaite. Mon passage en ce lieu sera peut-être de quelqueutilité. »

« Puis, l’artiste reprenant le dessus surle commissaire, je m’attardai bientôt avec ma lampe électrique àdes merveilles d’architecture.

« Mes yeux restaient éblouis par laprofusion des colonnades, des cannelures, des chapiteaux, par letravail tout à fait incroyablement fouillé des frises, desbas-reliefs, des socles et généralement des assises des monuments.Les chapiteaux aux feuilles si extravagantes, aux volutes sicontournées, détournées, retournées, étaient toujours à hauteurd’homme. La main pouvait les atteindre. Je vis bientôtqu’au-dessus de la hauteur d’homme l’architecture devenait cequ’elle pouvait ; elle se perdait, sans intérêt, dansla voûte des catacombes, mais tout ce que pouvaient toucher lesdoigts n’était comparable à rien, si ce n’est cependant – de loin –à ce que je sais des merveilles d’Angkor et du vieux Delhi. Oui,peut-être, la pierre mille fois travaillée par les artistes del’Inde et du Cambodge, pendant mille ans, pourrait faire prévoir –peut-être, oh ! peut-être – cette floraison souterraine etsublime de l’architecture talpa ! jusqu’à hauteurd’homme ! Non, non, après tout, ni le bouddhisme, ni lebrahmanisme, ni l’islamisme, ni les Aryas ni les Arabes, ni lesMongols, ni les Afghans (après tout !), ni les Perses, oui,certainement, ni même les Perses – pas plus l’Inde avec le palaisde Taujoré, et les tombes légères et poétiques de Haïder-Ali,d’Aureng-Ceyb, de Schah-Djihan et aussi (après tout) les kiosquesfunèbres d’Haïderabad et de Golconde (de Golconde, je dis deGolconde !) pas plus cela dans les Indes que ceci chez lesPerses, c’est-à-dire : ce qui reste (oh ! mon Dieucombien peu !) du Tak-Kesra (c’était le palais de ChosroësNouschirvan) ou des ruines (ce qui reste des ruines) de CtésiphoreSilencie (et je sais bien toutefois que l’art des Sassanides paraîtavoir été tributaire de Byzance – mais ce n’est pas tout à faitsûr) rien, vous entendez, rien de tout ceci ou de tout cela, riendu tout de tout en architecture du dessus de la terre n’approche –à hauteur d’homme – de l’architecture talpa !

« Et cependant je ne rencontrerai pointde monuments publics. En vain me mis-je en quête du temple ou, parexemple, d’une mairie. Je ne vis ni temple ni mairie. Le peupletalpa semblait n’avoir ni Dieu ni maire. Cependant, damoiselle deCoucy disait toujours : « Ha !Sainte-Marie !… » Mais je vis bien que cette exclamationn’avait pas plus d’importance dans son charmant petit énorme groinrose que, chez nous : « Nom d’un petitbonhomme !… »

« Le seul monument, vraiment monumentpublic, que j’eus à admirer était justement la bâtisse des Concertsclassiques. Elle était certainement plus admirable que tout lereste encore. Je n’y puis comparer – pour en donner une idée – quece que nous pouvons voir encore du temple de Chillambaron, en yajoutant les cent temples de Civa à Bhuvanemera et lesquatre-vingt-seize colonnes du Madapam de Condjevesam, et les septpagodes (monolithes !) d’Engles-Hill (je ne les ai pas encorevues, mais je me suis promis de ne point mourir sans les avoirvues).

« En dehors de ce monument, toutes cesmerveilles architecturales, donc, s’appliquaient aux bâtissesprivées. La plus mesquine ouverture, la plus humble porte, lafenêtre de la cuisine – que vous dirai-je ? – étaient devéritables petits bijoux, comme on dit. Et, d’après ce que je vousai narré plus haut de cette architecture, vous voyez qu’il ne fautévoquer en aucune façon ni l’art léger mais nu des Hellènes, nil’art épais de l’Égypte (de l’antique Égypte), ni le composite –trop peu composite encore – romain, et les fenêtres et portes nerappelaient en rien le cintre lourd du roman ou l’ogive du gothiquequi oncques n’eut assez rayonné ou flamboyé, mais plutôt le fer àcheval de Cordoue – toujours l’art arabe, oh ! cesArabes ! – oui, le fer à cheval avec ses mille incrustationset ses cent mille ornements, chef-d’œuvre de la pierre fouillée ettrifouillée ! Oui, maintenant j’y suis. Il se peutque les Arabes et aussi les Mongols, avec leurs dix doigts de mainchacun, aient fouillé la pierre…

« Mais le peuple de Talpa, avec ses vingtdoigts de main chacun, l’a trifouillée ! C’estadmirable !… Et la trifouille sans cesse pour en jouir, ce quirend l’œuvre plus admirable encore, sans qu’elle soit jamaisterminée…

« Sur les places publiques, je ne vispoint de statues. Le sculpteur le regretta ; le philosophedit : « Voici un peuple qui n’a ni dieux, ni maire, nigrands hommes… C’est un pauvre peuple, il n’ira pasloin ! »

« Ainsi, le front lourd, je supportaismes pensées, quand je rencontrai une troupe de jeunes gens talpaarmés d’arbalètes. Je me dis : « Ah ! voici enfinles archers du guet ! » Mais je fus vite détrompé, carcomme ils m’avaient senti à l’odeur de ma lumière, ils vinrent àmoi, me firent cent compliments sur ma bonne mine et me confièrentqu’ils partaient pour la chasse. Mon Dieu oui ! C’était lasaison des chasses. Cette saison coïncidait tous les ans avec uneforte crue de leur lac intérieur, et certaines régions du paystalpa se trouvaient envahies « par des passages derats ». Ils en tuaient des quantités innombrables, qu’ilsaccommodaient en mille sortes de nourritures, pâtés etconserves : enfin, ils usaient de la fourrure fortartificieusement pour l’habillement des personnes et la tapisseriedes maisons.

« Je leur souhaitai bonne chasse !et ces jeunes gens partirent pleins de gaieté, c’est-à-dire moultréjouis. Ils se contaient leurs exploits passés ; et il y enavait grand’multitude et grand-foison.

« Grâce à quelques indications qu’ils mevoulurent bien donner, je retrouvai la demeure de dame de Montfort,qui m’attendait à la fenêtre et, du plus loin qu’elle me vit, agitason mouchoir de peau de rat. Je la rejoignis, et nous commençâmes àparler moult sagement. Je lui demandai si elle était mariée ;elle se mit à rire, et je vis que je n’avais rien à craindre dumari. Elle me demanda ce que je faisais sur le dessus de la terre« de mes vingt doigts ». – De mes dix doigts !répliquai-je, ce que je fais de mes dix doigts ? Je suiscommissaire de police !

« Elle ouvrit, à ces mots, de grandesoreilles et me demanda ce que faisait mon ami ; je luirépondis que sur le dessus de la terre, c’était un voleur…

« Elle ne savait ce que c’était qu’uncommissaire de police ni qu’un voleur !

« Le bruit bientôt se répandit par laville que nous avions des métiers inconnus, et une grande foulesurvint qui nous suppliait de leur montrer comment nousfaisions sur le dessus de la terre.

« J’envoyai quérir Théophraste.

XXXVI – LE PEUPLE TALPA EST UN PEUPLECOMME IL N’EN EXISTE PAS SUR LA TERRE. MM. MIFROID ET LONGUET, L’UNCOMME COMMISSAIRE ET L’AUTRE COMME VOLEUR, SONT PARFAITEMENTRIDICULES.

 

« On m’amena Théophraste dans le plustriste état, raconte M. Mifroid. Incapable de refréner sespassions, il s’était laissé aller à la pire débauche. Je n’en fispoint mes compliments à damoiselle de Coucy, et j’en fus d’autantplus navré que nous étions dans le moment où il fallait montrer àces gens ce qu’était un commissaire de police. Or, j’avais besoind’un voleur, et Théophraste était incapable de faire mon affaire.Ces gens sont si ignorants que je ne pouvais espérer leur donner unaperçu de mes officielles fonctions qu’avec une leçon de choses. Necomprenant point ce qu’est un commissaire de police, n’ayant aucuneidée de ce qu’est un voleur, peut-être, par le complément de l’unet de l’autre, serais-je arrivé à un résultat. Ainsi pensais-je,mais sans conviction, à cause du laisser-aller de Théophraste.

« Cependant la foule augmentait.D’autorité, j’avais fait la lumière. Ils se bouchaient le nez etattendaient.

« En quelques phrases bien senties, jepriai Théophraste « de se tenir devant le monde » et damede Montfort, à côté de moi, me suppliant de « commencer »parce que le peuple finissait par s’énerver, je conduisisThéophraste dans une boutique de chapelier qui, comme toutes lesautres boutiques, était ouverte au passant. Je lui dis, sur un tonsans réplique :

« – Fais le voleur !

« Chacun nous suivit, et ces gens semassèrent devant la boutique comme chez nous on se précipite à ladevanture d’un pharmacien, après un accident.

« Il y avait là beaucoup de casquettes enpeau de rat, et de chapeaux en peau de poisson. Quelques-unss’ornaient de plumes de canard. Théophraste me sourit de façon siinsipide que je l’aurais giflé. Enfin, il se décida et soninstinct du fond des siècles réapparaissant, il s’emparaprestement de six casquettes qu’il dissimula fort habilement soussa redingote, et de trois chapeaux de formats différents, qu’ilmit, sans avoir l’air de rien, les uns dans les autres sursa tête. Et puis il essaya de s’éloigner naturellement, enregardant de droite et de gauche ce qui se passait dans la rue etsifflant un petit air.

« Nos gens, autour de nous, nebronchaient pas. Ils étaient muets comme carpes et regardaientde toutes leurs oreilles. Quelques groins roses seulement seprirent à sourire en faisant cette réflexion que ce beau sirefaisait des provisions de chapeaux pour plusieurs années.

« C’est alors que je m’annonçai et que jedis de ma voix officielle, en mettant ma main droite sur l’épaulede Théophraste :

« – Au nom de la loi, je vousarrête !

« Cette fois, je crus bien qu’ils avaientcompris et que je n’aurais plus à leur expliquer ce qu’est uncommissaire de police et un voleur. Mais ils conservaient, qui leurmutisme imbécile, qui leur sourire stupéfiant. Damoiselle de Coucym’ayant demandé ce que c’était que : au nom de la loi !je lui parlai de la loi avec un commencement de colère, mais il mefut impossible de me faire entendre ; d’après elle –fallait-il la croire ? – le peuple talpa n’avait ni loi, nivoleur, ni commissaire de police !

« Elle précisa devant tout le monde saquestion et me demanda à quoi pouvait servir un commissaire depolice. Je lui répondis : « Vous l’avez vu ! Àarrêter les voleurs ! » Et elle me demanda à quoipouvaient servir les voleurs ! Je lui répondis : « Àse faire arrêter par les commissaires de police. »

« Elle précisa davantage et demanda ladéfinition de la police.

« Je lui dis :

« – La police est une institution qui apour but de protéger les citoyens paisibles et honnêtes dans leurspersonnes et leurs propriétés !

« Ils se taisaient encore comme si jeleur avais dit de l’hébreu.

« Je m’écriai :

« – Le commissaire de police est legardien des lois !… Ainsi, il y a une loi qui empêche deprendre des chapeaux dans une boutique !…

« Ils m’interrompirent tous encriant :

« – Nennil !

« – Comment, nennil ! Vous n’avezpas de loi ?

« – Nennil !

« – Ni de gardien des lois !

« – Nennil !

« – Enfin, fis-je, furieux de cettemauvaise plaisanterie, il y a un État !

« – Nennil !

« – Vous, vous êtes l’État ?

« – Nennil !

« – Vous avez des chefs qui sontl’État ?

« – Nennil !

« Je me pris la tête dans mes deux mains.Et je résolus de revenir à l’exemple palpable :

« – Mon ami n’a pas le droit de prendreces chapeaux dans la boutique de ce chapelier.

« – Oïl !

« – Comment ! Il a le droit deprendre ces chapeaux ?

« – Oïl !

« – Ces chapeaux ne lui appartiennentpas !…

« – Oïl !

« – Alors, il peut prendre tous ceschapeaux ?

« – Oïl !

« J’étais cramoisi. Dame de Montfort sepencha vers moi et me confia que tous ces gens me demandaient ceque mon ami comptait faire de tous ses chapeaux ! Je lui disqu’il comptait les vendre. Elle me répondit que, dans les livressacrés, c’est-à-dire dans les vieilles légendes de son pays, onavait conservé la trace de ce que pouvait être autrefois l’achat etla vente, mais que, seules, les personnes très savantes comme ellepouvaient en avoir une idée. Chez les Talpa, me fit-elle, on nevend pas, parce qu’on n’achète pas. Chacun prend ce qu’il abesoin de prendre. Et comme il n’a pas besoin de prendre dixchapeaux pour les mettre à la fois sur sa tête, mon ami passaitpour un fol, pour un pauvre malheureux triste fol.

« – Cette plaisanterie a trop duré,fis-je, croyez-en un commissaire de police qui a pu se rendrecompte souvent, par lui-même, de la nécessité des lois.

Dame de Montfort me demanda à quoi servent leslois. Je lui répondis :

« – À trois choses : il y a les loisqui protègent l’État ; il y a les lois qui protègent lapropriété ; il y a les lois qui protègentl’individu !

« Dame de Monfort me répondit qu’il n’yavait pas besoin de lois chez eux pour protéger l’État, puisqu’iln’y avait pas d’État, ni pour protéger la propriété, puisqu’il n’yavait pas de propriété ! Je l’attendais aux individus.

« – Oui, mais vous avez desindividus ?

« – Oïl ! répondirent-ils tous.

« Mais, dame de Montfort me fit entendre,dès que je lui eus parlé des conflits entre les individus, que cesconflits, d’après ce que je lui avais dit, naissant de lapropriété, du moment qu’il n’y avait plus de propriété, lesconflits n’existaient plus. Pourquoi avoir des lois qui auraientprotégé des individus qui n’ont pas de conflits, puisqu’il n’y apas de propriété ?

« J’étais tellement abruti que jerépondis :

« – Oïl !

« Quant à Théophraste, il était là,planté devant moi avec ses chapeaux. Lui, il avait compris. Ildéposa les chapeaux où il les avait pris et dit :

« – Pour sûr, ce n’est pas la peine devoler puisque je peux repasser demain.

« Je me sauvai dans la chambre de dame deMontfort, car je sentais ma cervelle fuir de toutes parts.Ma petite amie m’y rejoignit et me pria de ne point me frapper,comme nous disons chez nous. Je crus cependant devoir lui faireobserver qu’un pareil système d’existence de peuple ne pouvaitservir que les fainéants ; mais elle me répondit qu’il n’yavait rien de plus fatiguant au monde que de ne rien faire ;ni de plus intéressant que de travailler pour se distraire, et quetout le monde, dans le pays, se distrayait à faire des chapeaux,des bottines, des haut-de-chausses, des cors de chasse, desmaisons, des ponts, des boîtes de conserves, de la littérature.Oui, oui, de beaux livres d’histoires pour les étrennes et despoèmes immortels qu’ils lisaient passionnément avec leurs vingtdoigts. Certainement, me fit-elle comprendre, avec ce système, iln’y a pas de surproduction, mais nul ne s’en plaignait. Je n’osailui avouer qu’avec notre système à nous et notre manie de louerl’activité à propos de tout et à propos de rien, la surproductionétait un fléau.

« Je lui demandai encore, pour en avoirle cœur net, pourquoi, avec son système, tout le monde n’était pasfaiseur de livres, ce qui – je me l’imaginais – était plus agréableque d’être faiseur de bottes. Elle me répondit en me demandant si,chez nous, il y avait une loi qui me forçait à être commissaire depolice. Je répliquai que non. Alors, elle me demanda le pourquoi del’état où j’étais de commissaire de police. Je ne sus que dire.Aussitôt, elle me traita d’enfant et me prit le crâne entre sesvingt doigts. Me l’ayant palpé, elle me fit comprendre que, d’aprèsce que je lui avais raconté du métier de commissaire, j’avais étédans la nécessité de songer, dès mon plus jeune âge, à êtrecommissaire, à cause de la conformation de mon cerveau. J’ai,paraît-il, une proéminence bombée à trois centimètres de l’arcadesourcilière ; cette proéminence, qu’elle reconnutimmédiatement, bien qu’elle ne fût pas accoutumée au point derepère des sourcils, est celle de la ruse et de lafinesse. Elle me dit aussi que je devais avoir le sens desarts, à cause d’une circonvolution roulée en spirale, placée sousla région temporale. Enfin, elle me confia encore avec un gentilsourire de son groin rose, que j’avais l’instinct de la propagationde l’espèce, à cause du développement excessif de mon cervelet.(Elle était d’accord, je dois l’avouer, avec Lavater et Gall.)

« Je saisis, d’après son discours, quenous devions nous étonner autant dans notre société, qu’il setrouvât tous les bouchers et tous les tailleurs et tous lesartistes qu’il fallait et tous les bottiers, si nous devions nousétonner de cela dans la société sans lois des Talpas, puisque noslois n’étaient pour rien dans la distribution des états,professions et métiers. Pourquoi ne m’étonnerais-je point,conclut-elle, qu’il y a tous les mâles et toutes les femelles qu’ilfaut ? La nature fait des bottiers, des littérateurs, descharcutiers de rats, comme elle fait des mâles et des femelles, letout dans une quantité harmonieuse.

« Ma cervelle continuait à fuir de toutesparts. Je crus avoir un argument décisif et je m’écriai :

« – Pas de loi pour l’État, puisqu’il n’ya pas d’État, pas de loi pour la propriété, puisqu’il n’y a pas depropriété, pas de loi pour les conflits entre individus, résultantde la propriété ; mais pour les conflits résultant despassions ! Si vous avez supprimé l’État et la propriété,vous n’avez pas supprimé les passions !

« Elle me demanda, si nous, nous avionsdes lois qui les suppriment. Je lui répondis :

« – Oïl !

« Il fallut que j’expliquasse ce quec’était que nos lois concernant les passions. Par exemple, un mariest trompé par sa femme qu’il adore. Il la tue et il passe, de parles lois, devant un tribunal de douze citoyens.

« Elle eut la curiosité de me demanderencore ce que les douze citoyens, en l’occurrence, faisaient dumari. Je lui répondis qu’ils l’acquittaient.

« – Voilà donc, me fit-elle entendre, deslois inutiles quant aux passions.

« – Oïl !

« J’étais enterré ! Tout àcoup, j’entendis sous la fenêtre un prodigieux éclat de rire.C’était la nation talpa qui riait de l’idée qu’avaient eue lesnations du dessus d’inventer les voleurs et lescommissaires de police. Ils riaient, les groins roses, les vingtmille groins roses (excepté ceux qui étaient partis pour lachasse) ; ils riaient à en faire éclater la Terre !

XXXVII – PAR QUEL SUBTERFUGE M. MIFROIDET M. LONGUET PARVIENNENT À S’ÉCHAPPER DES CATACOMBES.

 

« Je n’ai rien caché au lecteur et il asans doute deviné de quelle liberté de mœurs jouissait le peupletalpa. Le mariage était chez eux une institution préhistorique dontils ne parlaient qu’en souriant et qui, du reste, leur apparaissaittellement monstrueuse et indigne de l’état humain, qu’ils n’ycroyaient qu’à moitié, comme à une sorte de légende inscrite dansles livres sacrés. À l’encontre des autres peuples qui ne parlentdes livres sacrés qu’avec le plus grand respect, car ces livressont à l’origine des fleuves, le peuple talpa n’invoquait cesantiques tablettes que pour s’en gausser comme d’un conte de lamère l’Oie ; mais tout en s’en gaussant, il les avait toujoursprésentes à la mémoire, de telle sorte qu’il n’oubliât jamaisde faire le contraire de ce qui s’y trouvait ordonné.

« Pour en revenir au mariage, il n’yavait donc pas de mariage, mais l’union la plus libre qui se pûtimaginer. Cependant, il n’était pas rare de voir ces unions seperpétuer depuis l’adolescence jusqu’à la mort. À côté du spectacleréconfortant de ces unions que scellait la fidélité la plusinconnue sur le dessus de la terre, je vous donne ma parole qu’unquasi vertueux commissaire de police avait quelque occasion des’étonner de la rapidité inconcevable et de la variété stupéfianteavec lesquelles s’échangeaient les baisers les plus définitifs.Mais le quasi vertueux commissaire était le seul à s’étonner de ceschoses. M. Théophraste Longuet lui-même semblait avoir oublié lesderniers liens qui le rattachaient au-dessus de la terre, et alorsque je ne m’étais abandonné aux fantaisies un peu excessives,quoique originales, de dame de Montfort, qu’à mon corps défendant,Théophraste s’était vautré dans la débauche, sans retenue et sanshonte. Quand je le voyais venir à moi, dans ses moments lucides,les yeux creusés par l’insomnie et les joues flasques, se tapantsur les cuisses en disant : « Ils sont épatants, dans lescatacombes ! » il me dégoûtait. Vraiment, je ne trouvepas d’autre vocable pour traduire mon écœurement ; il medégoûtait[36] !

« Ce qui me dépasse tout à fait, c’estqu’il n’y eut aucune différence à établir ou à constater entre lesplus vertueuses des femmes talpa et les plus légères. Ellesvivaient toutes sur le même pied et jouissaient de la mêmeconsidération. Les premières ne s’étonnaient point plus de lafrivolité amoureuse des secondes que les secondes ne s’extasiaientsur la vertu des premières. Les choses se passaient suivant lesgoûts et les tempéraments, et nul n’y prenait garde. C’est ainsique je m’expliquai que chez ce peuple, les conflits de passionsfussent réduits à leur strict minimum. Comme me le fit entendredame de Montfort, personne n’étant la propriété de personne,personne n’avait même l’idée d’avoir des droits sur personne.L’idée du mariage étant issue de l’idée de propriété, cette idée depropriété conjugale a inspiré fatalement l’idée de propriété mêmedans l’amour libre, dans nos sociétés ; mais chez un peuplequi, comme celui des Talpa, ignore la propriété – celle despersonnes comme celles des choses – personne ne devant rien àpersonne, pas plus « sa personne » que le reste,l’existence du « vol d’amour » qui, chez nous, est lacause première de tous les conflits de passion, est aussiinsoupçonnée, je dirai même aussi impossible que tous les autresvols.

« Est-il nécessaire de dire combien depareilles théories révoltaient en moi l’honnêteté socialedu commissaire de police, et combien la vision d’unedésorganisation aussi radicale me chaviraitl’intelligence ?

« – Mais enfin, m’écriai-je, il y a lesenfants ! Puisqu’ils n’ont pas de parents reconnus, qui est-cequi les élève ? Ça n’est pas l’État puisqu’il n’y a pasd’État ! Votre ville doit être grouillante de petitsenfants abandonnés, à moins qu’on ne les jette dans le laccomme chez les Chinois !

« Elle me répondit qu’ils n’avaientpas assez d’enfants, qu’on s’inscrivait à l’avance pour enavoir ; que les enfants, c’était une grande distractionet que les personnes qui n’en avaient pas suppliaient les personnesqui en avaient trop de leur en passer un ou deux. Quand une femmeétait grosse, c’était à qui la soignerait, dans l’espérance qu’elleaurait deux jumeaux.

« Je lui demandai encore quelleinstruction ils recevaient ; elle me répondit, que chez eux,l’instruction n’était pas obligatoire et qu’on ne donnait guère quede l’instruction de métier. Seuls, les jeunes gens qui sesentaient beaucoup d’imagination recevaient une instructiongénérale qui leur était donnée par d’illustres rêveurs qu’onrencontre tous les jours au coin des bornes publiques, ce quipermettait à ces jeunes gens de faire, par la suite, des versimmortels ; mais l’immense majorité des enfants s’amusaient àapprendre à être bottiers, ou maçons, ou tailleurs, et alors ilsfaisaient avec orgueil des chefs-d’œuvre de maisons, ou d’habits,ou de bottes.

« Tant de stupidité dosiale medonnait des nausées. – Vous avez de la veine, fis-je, de n’être quevingt mille, car si vous étiez seulement trente millions, vousverriez ce qui resterait de votre désorganisation ! vousseriez organisés au bout de huit jours !

« Elle me répondit qu’ils pouvaient être,au lieu de vingt mille Talpa, trois cent quatre-vingt-dix millemillions trois cent soixante-quatre Talpa, et mêmedavantage, que cela ne modifierait en rien leurdésorganisation ; qu’ils étaient désorganisés en îlots dequatre cents Talpas, et que chaque îlot avait une place publique oùse traitaient les affaires publiques de l’îlot. Un îlot de plus oude moins leur était parfaitement indifférent, quant à leurdésorganisation. Et puis, elle ajouta que ces places publiques neservaient à rien, en réalité, quant à la discussion des affairespubliques, parce que, en dehors de la question d’un pont àconstruire ou d’un égout (ce qui arrivait tous les deux cents ans),il n’y avait pas d’affaires publiques.

« Cette dernière parole me suffoqua à unpoint que je ne saurais exprimer et, Théophraste survenant sur cesentrefaites, j’en profitai pour lui dire toute la répugnance quej’avais à rester au sein d’un peuple qui n’avait pas d’affairespubliques.

« Il me répliqua qu’il n’avait jamais étéaussi heureux, lui, Théophraste, et qu’il passait son temps à jouerles plus joyeux tours à Cartouche dont l’âme inutile luilaissait enfin la grande paix inconnue sur la terre.

« Quinze jours s’étaient écoulés depuisnotre arrivée chez les Talpa. Je commençais à en avoir assez deleurs groins roses, de leur charcuterie de rat et de leurs concertsde silence. Je songeai sérieusement à les quitter et je meproposais d’exécuter mon dessein, quand j’appris par damoiselle deCoucy (dame de Montfort m’avait quitté pour Théophraste) queles places publiques avaient décidé de ne nous laisser partir quelorsque les vingt mille Talpa nous auraient passé les doigts sur levisage, pour que le peuple talpa fût dégoûté à jamais detenter de retourner sur le dessus de la terre dont il est parlédans les livres sacrés.

« Chacun de nos deux visages était livréà dix Talpa par jour, ce qui faisait vingt Talpa par jour. D’oùcinquante jours pour mille Talpa, d’où mille jours pour vingt milleTalpa (les chiffres sont exacts). La perspective de trois annéespassées ainsi au fond des catacombes n’avait rien d’attrayant, bienque les Talpa eussent tous les mains propres et les ongles fortsoignés.

« Théophraste, lui, trouvait que troisannées, c’était bien court, et il ne parlait de rien moins que dese crever les yeux pour être comme tout le monde.

« Nous n’étions jamais longtemps seuls.Dans le moment que l’on s’y attendait le moins, des doigts nousentraient dans le nez ou dans les oreilles.

« C’est alors que j’eus l’idéemiraculeuse d’utiliser mes talents de sculpteur pour fabriquer deuxmasques de terre glaise à l’image des groins de Talpa. Cette terreglaise fut recouverte de peaux de rats fraîches. Je m’appliquail’un de ces masques ; puis, sous couleur de flatter la maniede Théophraste qui ne rêvait que devenir Talpa, je lui en collai unà travers le visage. Il rit beaucoup, surtout quand, en cours deroute, nous rencontrâmes des Talpa qui, malgré la promenade desdoigts, ne nous reconnurent point.

« Quand il eut fini de rire, il n’y avaitplus de Talpa. Mon âme reconnaissante remerciait l’Être suprême.Nous avions enfin retrouvé la grande solitude des catacombes.J’avais eu la précaution d’emporter quelques boîtes de conserves devégétation cryptogamique, ce qui nous permit de marcher pendantcinq jours, au bout desquels nous tombâmes, au milieu del’ossuaire, dans une fête de nuit donnée par les civilisés dudessus de la terre. Nous étions sauvés !

XXXVIII – UN JOYEUX OSSUAIRE.

 

« Dès que j’eus reconnu les premiersossements, je les saluai avec gratitude. Je montrai ces tibias, cespéronés et quelques cubitus à Théophraste qui ne se dérida pas.Depuis que nous avions quitté les Talpa, il ne cessait de mereprocher notre fuite avec amertume et ses yeux souvent étaientpleins de larmes. Pauvre et cher Théophraste ! Il était calmemaintenant et le plus doux des hommes. Son séjour dans lescatacombes semblait lui avoir fait le plus grand bien, avoir chasséde son esprit toute extravagance sanguinaire et j’en étais trèsheureux, car malgré ses défauts et surtout l’incroyable relâchementde ses mœurs chez les Talpa, je l’avais pris en amitié.

« Bientôt un crâne s’étant présenté ànous avec une chandelle allumée dans l’œil gauche, j’enconclus que nous entrions enfin dans l’empire des vivants. Deschandelles, des chandelles dans les crânes, des girandoles dechandelles clignotantes. La galerie descend, le sol se fait humide,nous pataugeons dans la boue. Des gouttes pleuvent sur nous, desparois supérieures. Nous marchons dix minutes encore, un quartd’heure. Je reconnais mes ossements. Voici ceux ducimetière de Saint-Laurent, déposés le 7 novembre 1804, et ceux deSaint-Esprit, des milliers et des milliers s’enfoncent à droite, àgauche, dans les ténèbres. Toujours les petites chandelles. Lesossements sont bien alignés, bien rabotés, jolis. On diraitd’interminables et vastes haies de buis où viennent de passer lesciseaux du tondeur. Et des inscriptions : « Ossaarida, audite verbum Domini. » Ils entendront autre choseque la parole du Seigneur, cette nuit, les os arides.

« Des voix, des papotages féminins,quelques rires, nous annoncent que nous touchons au terme de notrevoyage. « Stimulus autem mortis peccatum est. »Oui, l’aiguillon de la mort, c’est le péché. Le péché est là cesoir, et les pécheresses aussi, des dames qui ont des bandeauxplats.

« Les premières paroles du dix-neuvièmesiècle que nous entendons sont celles-ci :

« – Eh bien, mon vieux ! c’est pasgai, c’t affaire-là. J’aime mieux Bullier…

« – Dix-huit ans. J’suis pas près deremplacer les tibias qui sont ici.

« Nous arrivons sur une sorte de placepublique des morts, où se prépare la fête. On ne faitnulle attention à nous, on nous prend pour des invités. Au long desmurs funèbres, on a rangé des chaises. Le luminaire se fait plusnombreux, les chandelles se dressent aux chandeliers des crânes. Aubout de cette galerie, une rotonde où s’alignent, en cercles,régulièrement, les pupitres à musique. Pas encore de musiciens. Ilsarriveront tout à l’heure, après les dernières mesures à l’Académienationale, nous dit-on.

« Le public s’empare des chaises, se lesdispute, échange des plaisanteries sur la physionomie desmacchabées, attend.

« Il est une heure et demie du matin. Lesmusiciens arrivent, avec les boîtes lourdes des instruments.

« Oh ! alors.

« Tous les cabarets du néant, toutes lesscènes artisticomystico-macabres où l’on vient bafouer la vie et segausser de la mort, toutes les boîtes de la Butte où les crânesricanent aux murs, où les squelettes chahutent sur les planches,tout le carnaval funéraire de Montmartre est dépassé.

« Nous avons devant nous cinquantemusiciens des orchestres de l’Opéra, de Lamoureux et de Colonne quisont descendus au royaume des morts pour donner l’aubade auxtrépassés. Et sous les voûtes des catacombes, parmi les avenues etles carrefours où s’alignent les murs tragiques des crânes, destibias et des fémurs, la marche funèbre de Chopin fait entendre saplainte, devant un public d’esthètes, de petits ventres affamés,d’artistes, de bulgares, de moldo-valaques, de quelques habituésdes premières, de M. le commissaire Mifroid et de M. ThéophrasteLonguet, qui redort sur une chaise (quand il est au théâtre, ça nerate pas).

« – Parfait, le premier violon,parfait ! fis-je à mi-voix (je suis un amateur). Ce qui metransporta complètement, ce fut la façon dont ces messieursexécutèrent l’adagio de la troisième symphonie de Beethoven. Enfin,nous eûmes la Danse macabre de Saint-Saëns. Après quoi je frappaisur l’épaule de Théophraste et lui dis qu’il était très tard, qu’ilfallait rentrer chez nous. Théophraste faisait tout ce que jevoulais. Nous pressâmes le pas et dix minutes plus tard, nous nousretrouvions sur le dessus de la terre. Je soupirai avecsatisfaction. Vraiment, cette promenade de trois semaines àl’envers de Paris n’avait pas été vieux jeu du tout. Oh ! cescatacombes ! ce peuple de Talpa ! Ces canardsaveugles ! Ces aselli aquatici ! Ces concerts desilence et enfin ces concerts de musique !…

« – Je vous avais bien dit, fis-je àThéophraste, que nous en sortirions ! Mme Mifroidva être bien contente de me revoir !…

« – Tant mieux, monsieur Mifroid, tantmieux pour vous et pour elle !…

« Théophraste était bien triste, bientriste.

« Je lui dis :

« – Jamais je n’aurais cru qu’il sepassât tant de choses dans les catacombes[37].

« Il me répondit :

« – Ni moi non plus.

………………………

« Nous marchions depuis une demi-heuresans mot dire quand M. Longuet me demanda :

« – Qu’attendez-vous, monsieurMifroid ?

« – Comment ? Mais je n’attends rienni personne. C’est moi certainement qu’on attend. Et je suispersuadé que Mme Mifroid est dans une terrible anxiété.À propos, cher ami (crus-je devoir ajouter), si jamais vousrencontrez Mme Mifroid, et que la conversation roule surle sous-terrain des catacombes, vous serez bien aimable deglisser sur la liberté des mœurs du peuple talpa… Mon avis est quele dessous de la terre ne regarde pas le dessus !…

« – Voulez-vous être tout à faittranquille, monsieur Mifroid ? Eh bien, arrêtez-moi !Quand je vous demande : ce que vous attendez… c’est ce quevous attendez pour m’arrêter !…

« – Non, monsieur Longuet, non, je nevous arrêterai pas !… J’avais mission d’arrêter Cartouche,mais Cartouche n’est plus ! Il n’y a plus que M. Longuet, etM. Longuet est mon ami !…

« Théophraste avait les larmes auxyeux.

« – Je crois bien, en effet, dit-il, queje suis guéri… Ah ! si j’en étais sûr !

« – Qu’est-ce que vous feriez ?

« – Si j’étais sûr que les Talpa m’aienttout à fait guéri de Cartouche !…

« – Eh bien !

« – Eh bien ! j’irais retrouver mafemme, ma chère Marceline…

« – Il faut aller retrouver votre femme,monsieur Longuet. Il le faut.

« – Vous me le conseillez ?

« – N’en doutez point.

« – Dans ces conditions, fit Théophrastequi pleurait à chaudes larmes à l’idée qu’il allait retrouver sachère Marceline, dans ces conditions, je vous prierai, monsieur lecommissaire, de me rendre le même service que vous m’avez demandérelativement à l’ignorance où je dois laisser MmeMifroid des succès que vous remportâtes auprès de ces damestalpa…

« – Comptez sur moi, mon cherThéophraste. Si jamais je rencontre Mme Longuet, jeserai discret… Mais elle vous attend, MmeLonguet ?

« – Non, monsieur le commissaire, non.Elle ne m’attend plus. Avant de tomber dans ce trou de la placeDenfert, j’avais pris soin de laisser mes effets au bord d’unerivière ; elle me croit mort ! Noyé ! Elle doit êtreplongée dans le plus profond désespoir. Une chose me rassure unpeu, c’est que cet excellent M. Lecamus, que vous connaissez, nel’aura pas abandonnée dans un état si extrême, et je suis sûr qu’ilne lui a ménagé, le cher homme, aucune consolation…

XXXIX – COMMENT M. LE COMMISSAIRE DEPOLICE MIFROID PRIT CONGÉ DE M. THÉOPHRASTE LONGUET.

 

« On eût dit que nous avions la plusgrande peine de nous quitter, tant nous traînions la jambe endevisant de la sorte et en nous faisant les derniers compliments.Nous nous trouvâmes ainsi au carrefour Buci.

« – Mes hommages à MmeMifroid.

« – Mes amitiés respectueuses àMme Longuet. Rappelez-moi, je vous prie, à l’excellentsouvenir de M. Lecamus.

« – Enchanté des trois semaines que nousavons passées ensemble…

« – Croyez que je n’oublierai jamais…

« Nous nous secouions les mains avec ladernière énergie pour dissimuler notre trouble, notre émotion,notre…

« Tout à coup, Théophraste Longuet sefrappa le front et me dit :

« – Il faut que je vousraconte un souvenir de votre jeunesse.

« Cet homme, en une pareille heure, aprèstrois pareilles semaines, alors que Mme Mifroid devaitêtre si inquiète, m’eût dit : « Il faut que je vousraconte un souvenir de ma jeunesse », que j’eussetrouvé le joint nécessaire pour prendre congé, mais il medisait : « Il faut que je vous raconte un souvenir devotre jeunesse. » C’était bien curieux ; je restaiet j’écoutai, et voici ce qu’il me narra :

« – La chose se passait, fit M. Longuet,dans l’endroit où nous sommes, au carrefour Buci.

« – Étais-je bien jeune ?demandai-je en souriant.

« – Heu ! heu ! vous pouviezavoir de cinquante à cinquante-cinq ans !

« Je fis un léger bond sur le trottoir.Je me vois dans la nécessité d’avouer que je vais atteindre bientôt(Pourquoi ne ferais-je point cette confession ? Quelle honte àcacher son âge ?)… la quarantaine. Vous jugez de mon émoiquand M. Longuet me parla d’un souvenir de ma jeunesse, au temps oùj’avais de cinquante à cinquante-cinq ans. Mais il ne prit pasgarde à mon geste de protestation et continua son dire :

« – À cette époque, vous aviez une barbegrisonnante, taillée en deux pointes larges et longues qui vousdescendaient bellement jusqu’au ceinturon, et vous montiez – je levois encore – un superbe cheval isabelle.

« – Vraiment, je montais un chevalisabelle ? (Je ne suis jamais monté qu’à bicyclette.)

« – Un cheval isabelle que vous donnâtesà garder à l’un de vos archers…

« – Ah ! ah ! je commandais àdes archers !…

« – Oui, monsieur le commissaire, à vingtarchers à cheval et à soixante archers à pied… Toute cette troupevenait du Palais de Justice et, arrivé carrefour Buci, vous, lechef, mîtes pied à terre, parce que vous aviez soif et qu’avant lacérémonie vous vouliez vous désaltérer d’une pinte au cabaret tenupar la Tapedru…

« – Et quelle était cette cérémonie pourlaquelle je venais du Palais de Justice, avec mes vingt archers àcheval et mes soixante archers à pied ?… (Je ne voulais pointcontrarier cet homme ; je ne demandais qu’à aller mecoucher.)

« – Il s’agissait, monsieur lecommissaire, de m’assigner par cri public, à quinzainefranche, pour l’assassinat de l’ouvrier Mondelot. Donc, en ce jourdu 28 mars 1721, les huissiers, trompes, tambours, archers à piedet à cheval, en un cortège des plus imposants, sortirent du Palaisde justice, après avoir crié une première fois dans lacour de May, où tout s’était passé fort convenablement. Puis ilss’en furent tout d’une traite place de la Croix-Rouge, où lecri fut crié sans encombre ni maléfices, et revinrent ici, aucarrefour Buci. Vous aviez avalé votre pinte, monsieur lecommissaire, et vous vous disposiez à remonter sur votre chevalisabelle, quand survint cet événement mémorable. L’huissier, biensolennellement, lisait : « Au nom du roy, de par nosseigneurs du Parlement, il est ordonné au nommé Louis-DominiqueCartouche… » quand une voix retentit :« Présent ! Voilà Cartouche ! Qui est-ce qui demandeCartouche ? » Sitôt, huissiers, archers à pied et àcheval, tambours et trompettes, tout le cortège se débande et fuitde toutes parts…

« Et M. Longuet ajouta :

« – Oui, il ne resta personne aucarrefour Buci, personne que moi et le cheval isabelle,quand j’eus crié :

« – Je suis Cartouche !

« Phénomène plus curieux que tous lescurieux phénomènes que j’avais eu l’occasion d’étudier au fond descatacombes, raconte M. Mifroid… M. Longuet n’avait pas plus tôtdit :

« – Je suis Cartouche !…

« … que je me mettais à fuir le carrefourBuci de toute la vélocité de mes jambes, comme si la terreur deCartouche habitait toujours les jarrets de la police, depuis prèsde deux cents ans, carrefour Buci. »

………………………

XL – OÙ LE LECTEUR RETROUVE UNE ANCIENNECONNAISSANCE.

 

Nous voici forcé de laisser là le mémoire deM. le commissaire de police Mifroid, quoique les considérationsphilosophiques, réflexions et déductions qui le terminent,présentent le plus haut et le plus pressant intérêt pourl’humanité. Non seulement son mode de juger la désorganisationsociale des Talpa et les leçons qui, selon lui, en découlent pourun peuple sévèrement policé, mais encore les quelques observationspsychiques qu’il fut à même de faire sur la personne double et unede M. Longuet, dans les couloirs des catacombes, nous eussentprocuré de longues heures de lecture instructive et originale. Maisquoi ! Pouvions-nous abandonner M. Longuet au carrefourBuci ? Je ne le pense pas. Hélas ! M. Longuet n’a plus delongues heures à vivre, et il est utile de ne point le perdre devue, jusqu’à son dernier souffle.

M. Longuet, quand le bruit de la fuite de M.Mifroid ne retentit plus sur les trottoirs, se sentit envahi de laplus définitive tristesse. Voyez le pauvre homme dans la clartévacillante du réverbère. Il secoue la tête. Ah ! comme ilsecoue lamentablement sa misérable douloureuse tête. À quoisonge-t-il, le triste homme, pour ainsi, à plusieurs reprises,secouer la tête ? Sans doute, cette idée qu’il eut d’allertroubler le repos de sa chère Marceline ne lui paraît point, àcette heure, une idée raisonnable, et il la repousse, en effet, carson pas pesant et languissant ne le conduit point vers les hauteursde la rue Gérando…

Quelques minutes plus tard, il se trouve placeSaint-André-des-Arts, puis il s’enfonce dans le boyau obscur de larue Suger. Il sonne à une porte. La porte s’ouvre. Dans l’allée, unhomme en blouse, un bonnet de papier sur la tête, une lanterne à lamain, demande « ce qu’on veut ».

– Bonsoir, Ambroise, dit Théophraste. Tuveilles encore à cette heure ? C’est moi ! Il m’en estarrivé des histoires depuis la dernière fois que je t’ai vu…

C’était vrai. Il était arrivé à M. Longuetbeaucoup d’histoires depuis qu’il avait vu Ambroise, car il nel’avait pas revu depuis que celui-ci lui avait donné son avis surle filigrane trouvé dans les caves de la Conciergerie. Et lelecteur se souviendra peut-être que ceci survint tout au début decette histoire.

– Entre, dit Ambroise. Tu es chez toi.

– Je te raconterai tout ça demain, ditThéophraste ; ce soir, je voudrais bien dormir.

Ambroise montra son lit à Théophraste, qui s’yétendit et dormit aussitôt du pur sommeil du petit enfant…

………………………

Les jours suivants Ambroise voulut faireparler Théophraste, mais chose singulière, celui-ci conserva leplus absolu mutisme. Il passait son temps à compulser des notes etpapiers qui remplissaient ses poches. Et puis, deux nuits de suite,toujours sans dire un mot, il écrivit.

Un matin, il s’apprêtait à sortir.

– Où vas-tu ? lui demanda Ambroise.

– Demander une copie de ses notes à M. lecommissaire Mifroid sur un voyage que nous avons fait ensemble etdont tu connaîtras tous les détails après ma mort.

– Tu vas te tuer ?

– Oh, non ! ça ne sert à rien… Jemourrai bien tout seul, cette fois-ci… Mais je viendrai mourirchez toi, mon bon Ambroise.

– Tu me consoles ! fit Ambroise avec unsourire d’une pitoyable navrance. (Nous avons dit qu’Ambroise avaitun bon cœur.)

– En sortant de chez Mifroid, j’irai voir mafemme.

– Je n’osais pas t’en parler… Ta tristesse,ton attitude qui m’est encore inexpliquée, tout me faisait craindredes peines de ménage…

– Oh ! elle m’adore toujours !

Malheureusement ! Jamais on ne dira, enune si cruelle et fatale occurrence, jamais on ne le diraassez : malheureusement !…

Malheureusement, Ambroise eut l’idée de fairechanger de linge à Théophraste. Oui, malheureusement, pour qu’ilpût se présenter décemment devant sa femme, il lui prêta une deses chemises ! Ah ! ah ! combienmalheureusement ! Mais qui est-ce qui se serait douté que demettre une chemise propre et revenue le matin même du blanchissage,cela pouvait avoir une telle importance ? Ce n’est ni la fauted’Ambroise ni de personne.

Ambroise avait pensé :

– Au moins, sa femme verra qu’il a une chemisepropre !

Théophraste mit la chemise.

– C’est pour être propre, dit-il ; c’estpour moi, c’est pour le respect que je dois avoir de moi-même. Carma femme ne verra pas cette chemise. Ma femme ne me verra pas. Maismoi, je veux la voir, de loin, la voir pour savoir si elle estheureuse !

XLI – LE DERNIER GESTE ET LA DERNIÈREPAROLE DE THÉOPHRASTE.

 

Nous voici arrivés au dernier chapitre decette surprenante et véridique histoire. Ce n’est point sans unecertaine émotion que l’auteur de ces lignes prend aujourd’hui laplume pour retracer le dernier geste et répéter la parole dernièrede M. Théophraste Longuet. Il s’est attaché à son héros et, malgréqu’il ait eu à passer en sa compagnie des heures funestes, commecelles qui virent la revanche du veau, il eût désiré que lesdocuments renfermés dans le coffret en bois des îles lui permissentde prolonger de quelques jours l’existence d’un homme sisympathique en dépit de ses crimes. Mais l’histoire est là.L’histoire finit là. Il lui faut donc finir avec l’histoire.Encore, il eût désiré que le dernier geste de M. ThéophrasteLonguet fut moins tragique ; il l’eût souhaité pour lui,auteur, qui ne prend aucune joie à tremper, comme il en fit déjàproclamation, sa plume dans le sang des blessures aux lèvresfraîches, et ensuite pour cette malheureuse Mme Longuetqui fut vraiment trop punie de ses faiblesses à l’endroit de M.Lecamus…

… Pauvre Théophraste ! PauvreMarceline ! Voilà donc, ô homme, comme tu devais traiter lafemme qui fut si longtemps l’orgueil et la joie de ton foyer !Voilà donc, ô femme ! à quel trépas lamentable devait teconduire ta nature adultère mais droite ! Mais M. Lecamus medégoûte.

………………………

Il est neuf heures du soir, la saison estavancée, la nuit est opaque. M. Longuet monte le long, tout le longdu coteau où se dressent les murs de la villa « Flotsd’Azur ». La main tremblante, il pousse, avec combien deprécautions, la petite porte de derrière du jardin. Il traverse lejardin, tout doucement, en s’arrêtant à chaque pas, comme unvoleur. Ah ! Théophraste, comme tu es abattu, Théophraste.Comme je te plains ; ô toi qui retiens de la main gauche toncœur plus bondissant que dans cette nuit où ronronna le petit chatviolet ! Ton bon cœur, ton immense cœur, tout chargé d’amourencore pour cette femme, que tu veux voir heureuse ! et qui nepeut plus l’être avec toi… Une lumière dans le salon… La fenêtreest entrouverte… Tu avances à petits pas, Théophraste, et puis tuallonges, tu allonges la tête… Ah ! qu’as-tu vu dans le salon…Pourquoi ce gémissement lugubre s’échappe-t-il de tes lèvres ?Pourquoi te prends-tu le front entre tes mains fiévreuses, tesmains qui arrachent les mèches blanches de ton front ?…Qu’as-tu vu ?… Après tout, qu’importe ce que tu as vu,puisque tu es mort ? Tu as voulu la voirheureuse ? Sans doute que tu sais maintenant à n’en pouvoirdouter jamais, pendant cent mille ans, qu’elle est heureuse ?Pitoyable cocu, éloigne-toi… que ferais-tu plus longtemps dans cejardin ? Si tu as vu ton ami, M. Lecamus, déposer un brûlantbaiser sur les lèvres amoureuses de Marceline, quoi d’étonnant àcela ?… Puisqu’on te croit mort ?… M. Lecamus consoleMarceline de ta mort et ta mort est une chose si douloureuse, aucœur de Marceline, qu’il faudra bien des baisers encore, trèsbrûlants, pour que Marceline t’oublie… Vas-tu point en vouloir à M.Lecamus de ce qu’il se dévoue à cette tâche du bonheur deMarceline ?…

… Là, tu pleures… tu es assis par terre, dansle jardin… et tu pleures, tu pleures… Va-t’en ! oh !va-t’en !…

Malheureux, après avoir vu, tu veuxentendre ! Et tu t’es relevé et tu as encore allongé latête et tu as écouté. Tu as entendu M. Lecamus quidisait :

– Moi je le regrette !

Et tu as dit alors merci de bon cœur à ton amifidèle, jusqu’au moment où il a achevé sa phrase :

–… Je le regrette parce que tu étais plusgentille de son temps !

………………………

… À travers champs, maintenant, Théophrastefuit, fuit, fuit… il fuit le crime qui l’appelle.

Et peut-être aurait-il fui si loin, si loinqu’il aurait été trop tard pour le crime, mais sa chemise se mittout à coup à lui brûler les chairs, et la souffrance horrible quelui procurait cette chemise le précipita dans la certitudequ’il ne pourrait se débarrasser de cette souffrance qu’en sedébarrassant du crime. Et il court au crime !

Le grand malheur est qu’il n’eût point songéalors à se débarrasser de sa chemise.

Dans un état d’exaltation sanguinairecomparable à rien dans l’histoire des crimes – même si l’on sedonne la peine de remonter aux crimes de la mythologie qui furentcependant de bien beaux crimes – il revint donc sur ses pas, seretrouva dans le jardin, bondit dans le salon, joignit M. Lecamuset Mme Longuet dans le vestibule.

À sa vue, Adolphe et Marceline poussèrent descris terribles qui ne furent pas entendus de la bonne, laquellevenait de s’absenter justement pour aller acheter du brillantbelge.

Une corde était là, provenant de quelquerécent déballage. M. Longuet s’en empara et, avant que M. Lecamusait eu le temps d’opposer la moindre résistance, il était ficelécomme une andouille au lampadaire de l’escalier.

Puis, il se précipita sur une panoplie, endétacha un grand sabre recourbé et aussitôt Marceline cria à M.Lecamus :

– Prends garde à tes oreilles !

La généreuse femme, elle, ne pensait, en cetteheure tragique qu’aux oreilles de M. Lecamus[38].Elle eût mieux fait, hélas ! de songer à sa tête.

Deux secondes plus tard, M. Longuet la luicoupait comme on coupe une tête de veau, sans revenir dans lablessure.

Et, prenant cette tête par les cheveux, il laprésenta à M. Lecamus « qui était au comble del’horreur ».

– Hâte-toi, lui dit-il, de baiser ces lèvres,pendant qu’elles sont encore chaudes !…

Que pouvait faire M. Lecamus, ficelé comme ill’était ? Il n’avait qu’à obéir. Aussi, se hâta-t-il de baiserles lèvres qui, aussitôt après, se mirent à refroidir.

Théophraste grimpa au grenier et en descenditune malle. Il ne fut pas plus de vingt-cinq minutes (le boucherHoudry n’avait pas besoin de plus de vingt-cinq minutes pourdécouper un veau ; Théophraste n’avait pas eu besoin de plusde vingt-cinq minutes pour découper le boucher Houdry)… Il ne futpas, dis-je, plus de vingt-cinq minutes à découper MmeLonguet. Il la découpa, du reste en pleurant, mais il ladécoupa.

Les morceaux en furent proprement déposés dansla malle. Théophraste ferma la malle à clef et la chargea sur sesépaules. Il dit adieu à M. Lecamus, toujours en pleurant. M.Lecamus ne lui répondit pas. Il suffoquait. Théophraste et la malles’enfoncèrent dans la nuit… Cette nuit même, on aurait pu voir unhomme qui, sur la berge de la Seine, au Petit-Pont,déchargeait dans le fleuve le contenu d’une malle. On eût pu mêmel’entendre murmurer : « Ma pauvre Marceline ! Mapauvre Marceline !… Une si belle femme !… Ah !elle n’était pas trèfle, bien sûr !… »

………………………

À l’aurore, Théophraste frappait à l’huis dece bon Ambroise. Ambroise vit qu’il avait pleuré et lui demandatrès affectueusement ce qui lui était encore arrivé.

– D’abord, fit Théophraste… Je veux terendre ta chemise. Et ne me la redonne jamais : ellebrûle !

– Comment ! ma chemise brûle !répliqua Ambroise interloqué. Que me racontes-tu là ?C’est une honnête chemise. Elle a été lavée, comme toutes mesautres chemises, au lavoir de la rue duPont-aux-Choux !

Théophraste pâlit :

– Oh ! c’est donc cela !murmura-t-il, et il se coucha tout de suite « pour ne plus serelever ».

Oui, c’était donc cela ! Car,enfin, le lecteur doit bien penser tout de même qu’on ne découpepas ainsi une femme en morceaux – même la sienne – qu’on ne va pasjeter ces morceaux à la berge du Petit-Pont, sans une raisonsérieuse !

Théophraste avait eu une raison sérieuse dedécouper. Elle lui était venue du fond des siècles. Tellela tunique de Déjanire dévorant Hercule, la chemise d’Ambroisel’avait brûlé d’un criminel feu. Il avait revêtu en même tempsqu’elle l’âme de Cartouche. Il avait senti passer en ses veines laflamme séculaire du meurtre, car cette chemise avait été lavée aulavoir de la rue du Pont-aux-Choux ! Ce lavoir s’élève àl’endroit même où naquit Cartouche !

Oui, le geste de tuer lui était revenu du fonddes siècles, le même geste qui lui avait fait découper deux centsans auparavant sa femme infidèle, Marie-Antoinette Néron, et pouren jeter les morceaux au Petit-Pont de l’Hôtel-Dieu !

Je vous dis, moi, qu’il ne faut point sourirede cette explication exorbitante. Que MM. les juges ysongent ! Bien des crimes qu’ils ne comprennent point,mais qu’ils condamnent tout de même, apparaîtraient moins obscurssi l’on faisait comparaître sur les bancs de la cour d’assisesce complice qui se cache au fond des siècles !

Théophraste était le plus doux et le plustendre des hommes, et cependant il tuait ! Mais il en avaitbien du regret après. Ne disait-il point à Ambroise qui lesoignait à son lit de mort : « Plains-moi, plains-moi detout ton cœur, car j’ai été un peu vif avec mafemme !… »

Non, non, il ne s’expliquait point une si rudevivacité, et il en avait un remords qui le conduisit en quelquessemaines à la tombe. C’était le remords de l’acte d’un autre,cependant… Pourquoi, ah ! pourquoi, la nature nousfait-elle expier les crimes d’il y a deux cents ans ?

Pauvre Théophraste ! À cette heure où tuvas retourner au fond des siècles, permets-moi de m’agenouillerpieusement, ô martyr de la tare héréditaire, sur l’humble descentede lit qu’arrose de ses larmes le bon Ambroise…

– Je pardonne à M. Lecamus, dis-tu dans leplus funèbre des sourires. Quand je serais mort, tu l’iras chercheret tu lui apprendras que je l’ai nommé mon exécuteur testamentaire.Ce sera mon châtiment. Je lui lègue tous mes biens. Ilsaura ce qu’il doit faire de ce coffret en bois des îles que tuvois à mon chevet, et où j’ai renfermé le formidable secret desderniers mois de ma triste vie.

Ayant dit ces mots, Théophraste se souleva surses oreillers, car l’oppression le gagnait et il savait qu’ilallait mourir… Son regard n’était plus de ce monde… Son regardsemblait considérer des choses, à travers les murs, et sa voixdouloureuse dit encore :

– J’ai vu… je vois… Je retourne vers lerayon carré que le soleil a oublié dans les caves de laConciergerie depuis le commencement de l’Histoire deFrance.

Et il expira…

Ambroise pleure, pleure, car il ne sait pasque cet homme, qui vient d’expirer, n’est pas mort !…

Certes, il est des gens, très bien renseignés,paraît-il, qui disent que lorsqu’on est mort, on est mort !Ils en sont sûrs !… Félicitations ! Félicitations !Je ne les contredirai pas aujourd’hui, parce que je suis trèsfatigué… Mais nous en reparlerons demain au fond destombeaux !

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