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La Duchesse de Langeais

La Duchesse de Langeais

d’ Honoré de Balzac

A FRANTZ LISTZ.

Chapitre 1 La Sœur Thérèse

Il existe dans une ville espagnole située sur une île de la Méditerranée, un couvent de Carmélites Déchaussées où la règle de l’Ordre institué par sainte Thérèse s’est conservée dans la rigueur primitive de la réformation due à cette illustre femme. Ce fait est vrai, quelque extraordinaire qu’il puisse paraître. Quoique les maisons religieuses de la Péninsule et celles du Continent aient été presque toutes détruites ou bouleversées par les éclats de la révolution française et des guerres napoléoniennes, cette île ayant été constamment protégée par la marine anglaise, son riche couvent et ses paisibles habitants se trouvèrent à l’abri des troubles et des spoliations générales. Les tempêtes de tout genre qui agitèrent les quinze premières années du dix-neuvième siècle se brisèrent donc devant ce rocher, peu distant des côtes de l’Andalousie. Si le nom de l’Empereur vint bruire jusque sur cette plage, il est douteux que son fantastique cortége de gloire et les flamboyantes majestés de sa vie météorique aient été comprises par les saintes filles agenouillées dans ce cloître. Une rigidité conventuelle que rien n’avait altérée recommandait cet asile dans toutes les mémoires du monde catholique. Aussi, la pureté de sa règle y attira-t-elle, des points les plus éloignés de l’Europe, de tristes femmes dont l’âme, dépouillée de tous liens humains, soupirait après ce long suicide accompli dans le sein de Dieu. Nul couvent n’était d’ailleurs plus favorable au détachement complet des choses d’ici-bas, exigé par la vie religieuse. Cependant, il se voit sur le Continent un grand nombre de ces maisons magnifiquement bâties au gré de leur destination. Quelques-unes sont ensevelies au fond des vallées les plus solitaires ; d’autres suspendues au-dessus des montagnes les plus escarpées, ou jetées an bord des précipices ; partout l’homme a cherché les poésies de l’infini, la solennelle horreur du silence ; partout il a voulu se mettre au plus près de Dieu : il l’a quêté sur les cimes,au fond des abîmes, au bord des falaises, et l’a trouvé partout.Mais nulle autre part que sur ce rocher à demi européen, africain à demi, ne pouvaient se rencontrer autant d’harmonies différentes qui toutes concourussent à si bien élever l’âme, à en égaliser lesimpressions les plus douloureuses, à en attiédir les plus vives, àfaire aux peines de la vie un lit profond. Ce monastère a étéconstruit à l’extrémité de l’île, au point culminant du rocher,qui, par un effet de la grande révolution du globe, est cassé netdu côté de la mer, où, sur tous les points, il présente les vivesarêtes de ses tables légèrement rongées à la hauteur de l’eau, maisinfranchissables. Ce roc est protégé de toute atteinte par desécueils dangereux qui se prolongent au loin, et dans lesquels sejoue le flot brillant de la Méditerranée. Il faut donc être en merpour apercevoir les quatre corps du bâtiment carré dont la forme,la hauteur, les ouvertures ont été minutieusement prescrites parles lois monastiques. Du côté de la ville, l’église masqueentièrement les solides constructions du cloître, dont les toitssont couverts de larges dalles qui les rendent invulnérables auxcoups de vent, aux orages et à l’action du soleil. L’église, dueaux libéralités d’une famille espagnole, couronne la ville. Lafaçade hardie, élégante, donne une grande et belle physionomie àcette petite cité maritime. N’est-ce pas un spectacle empreint detoutes nos sublimités terrestres que l’aspect d’une ville dont lestoits pressés, presque tous disposés en amphithéâtre devant un joliport, sont surmontés d’un magnifique portail à triglyphe gothique,à campaniles, à tours menues, à flèches découpées ? Lareligion dominant la vie, en en offrant sans cesse aux hommes lafin et les moyens, image tout espagnole d’ailleurs ! Jetez cepaysage au milieu de la Méditerranée, sous un ciel brûlant ;accompagnez-le de quelques palmiers, de plusieurs arbres rabougris,mais vivaces qui mêlaient leurs vertes frondaisons agitées auxfeuillages sculptés de l’architecture immobile ! Voyez lesfranges de la mer blanchissant les rescifs, et s’opposant au bleusaphir des eaux ; admirez les galeries, les terrasses bâtiesen haut de chaque maison et où les habitants viennent respirerl’air du soir parmi les fleurs, entre la cime des arbres de leurspetits jardins. Puis, dans le port, quelques voiles. Enfin, par lasérénité d’une nuit qui commence, écoutez la musique des orgues, lechant des offices, et les sons admirables des cloches en pleinemer. Partout du bruit et du calme ; mais plus souvent le calmepartout. Intérieurement, l’église se partageait en trois nefssombres et mystérieuses. La furie des vents ayant sans douteinterdit à l’architecte de construire latéralement cesarcs-boutants qui ornent presque partout les cathédrales, et entrelesquels sont pratiquées des chapelles, les murs qui flanquaientles deux petites nefs et soutenaient ce vaisseau, n’y répandaientaucune lumière. Ces fortes murailles présentaient à l’extérieurl’aspect de leurs masses grisâtres, appuyées, de distance endistance, sur d’énormes contreforts. La grande nef et ses deuxpetites galeries latérales étaient donc uniquement éclairées par larose à vitraux coloriés, attachée avec un art miraculeux au-dessusdu portail, dont l’exposition favorable avait permis le luxe desdentelles de pierre et des beautés particulières à l’ordreimproprement nommé gothique. La plus grande portion de ces troisnefs était livrée aux habitants de la ville, qui venaient yentendre la messe et les offices. Devant le chœur, se trouvait unegrille derrière laquelle pendait un rideau brun à plis nombreux,légèrement entr’ouvert au milieu, de manière à ne laisser voir quel’officiant et l’autel. La grille était séparée, à intervalleségaux, par des piliers qui soutenaient une tribune intérieure etles orgues. Cette construction, en harmonie avec les ornements del’église, figurait extérieurement, en bois sculpté, les colonnettesdes galeries supportées par les piliers de la grande nef. Il eûtdonc été impossible à un curieux assez hardi pour monter surl’étroite balustrade de ces galeries de voir dans le chœur autrechose que les longues fenêtres octogones et coloriées quis’élevaient par pans égaux, autour du maître-autel.

Lors de l’expédition française faite en Espagne pour rétablirl’autorité du roi Ferdinand VII, et après la prise de Cadix, ungénéral français, venu dans cette île pour y faire reconnaître legouvernement royal, y prolongea son séjour, dans le but de voir cecouvent, et trouva moyen de s’y introduire. L’entreprise étaitcertes délicate. Mais un homme de passion, un homme dont la vien’avait été, pour ainsi dire, qu’une suite de poésies en action, etqui avait toujours fait des romans au lieu d’en écrire, un hommed’exécution surtout, devait être tenté par une chose en apparenceimpossible. S’ouvrir légalement les portes d’un couvent defemmes ? A peine le pape ou l’archevêque métropolitainl’eussent-ils permis. Employer la ruse ou la force ? en casd’indiscrétion, n’était-ce pas perdre son état, toute sa fortunemilitaire, et manquer le but ? Le duc d’Angoulême était encoreen Espagne, et de toutes les fautes que pouvait impunémentcommettre un homme aimé par le généralissime, celle-là seule l’eûttrouvé sans pitié. Ce général avait sollicité sa mission afin desatisfaire une secrète curiosité, quoique jamais curiosité n’aitété plus désespérée. Mais cette dernière tentative était uneaffaire de conscience. La maison de ces Carmélites était le seulcouvent espagnol qui eût échappé à ses recherches. Pendant latraversée, qui ne dura pas une heure, il s’éleva dans son âme unpressentiment favorable à ses espérances. Puis, quoique du couventil n’eût vu que les murailles, que de ces religieuses il n’eût pasmême aperçu les robes, et qu’il n’eût écouté que les chants de laLiturgie, il rencontra sous ces murailles et dans ces chants delégers indices qui justifièrent son frêle espoir. Enfin, quelquelégers que fussent des soupçons si bizarrement réveillés, jamaispassion humaine ne fut plus violemment intéressée que ne l’étaitalors la curiosité du général. Mais il n’y a point de petitsévénements pour le cœur ; il grandit tout ; il met dansles mêmes balances la chute d’un empire de quatorze ans et la chuted’un gant de femme, et presque toujours le gant y pèse plus quel’empire. Or, voici les faits dans toute leur simplicité positive.Après les faits viendront les émotions.

Une heure après que le général eut abordé cet îlot, l’autoritéroyale y fut rétablie. Quelques Espagnols constitutionnels, qui s’yétaient nuitamment réfugiés après la prise de Cadix, s’embarquèrentsur un bâtiment que le général leur permit de fréter pour s’enaller à Londres. Il n’y eut donc là ni résistance ni réaction.Cette petite Restauration insulaire n’allait pas sans une messe, àlaquelle durent assister les deux compagnies commandées pourl’expédition. Or, ne connaissant pas la rigueur de la clôture chezles Carmélites Déchaussées, le général avait espéré pouvoirobtenir, dans l’église, quelques renseignements sur les religieusesenfermées dans le couvent, dont une d’elles peut-être lui étaitplus chère que la vie et plus précieuse que l’honneur. Sesespérances furent d’abord cruellement déçues. La messe fut, à lavérité, célébrée avec pompe. En faveur de la solennité, les rideauxqui cachaient habituellement le chœur furent ouverts, et enlaissèrent voir les richesses, les précieux tableaux et les chassesornées de pierreries dont l’éclat effaçait celui des nombreuxex-voto d’or et d’argent attachés par les marins de ce port auxpiliers de la grande nef. Les religieuses s’étaient toutesréfugiées dans la tribune de l’orgue. Cependant, malgré ce premieréchec, durant la messe d’actions de grâces, se développa largementle drame le plus secrétement intéressant qui jamais ait fait battreun cœur d’homme. La sœur qui touchait l’orgue excita un si vifenthousiasme qu’aucun des militaires ne regretta d’être venu àl’office. Les soldats même y trouvèrent du plaisir, et tous lesofficiers furent dans le ravissement. Quant au général, il restacalme et froid en apparence. Les sensations que lui causèrent lesdifférents morceaux exécutés par la religieuse sont du petit nombrede choses dont l’expression est interdite à la parole, et la rendimpuissante, mais qui, semblables à la mort, à Dieu, à l’Eternité,ne peuvent s’apprécier que dans le léger point de contact qu’ellesont avec les hommes. Par un singulier hasard, la musique des orguesparaissait appartenir à l’école de Rossini, le compositeur qui atransporté le plus de passion humaine dans l’art musical, et dontles œuvres inspireront quelque jour, par leur nombre et leurétendue, un respect homérique. Parmi les partitions dues à ce beaugénie, la religieuse semblait avoir plus particulièrement étudiécelle du Mosè , sans doute parce que le sentiment de la musiquesacrée s’y trouve exprimé au plus haut degré. Peut-être ces deuxesprits, l’un si glorieusement européen, l’autre inconnu,s’étaient-ils rencontrés dans l’intuition d’une même poésie. Cetteopinion était celle de deux officiers, vrais dilettanti , quiregrettaient sans doute en Espagne le théâtre Favart. Enfin, au TeDeum , il fut impossible de ne pas reconnaître une âme françaisedans le caractère que prit soudain la musique. Le triomphe du RoiTrès-Chrétien excitait évidemment la joie la plus vive au fond ducœur de cette religieuse. Certes elle était Française. Bientôt lesentiment de la patrie éclata, jaillit comme une gerbe de lumièredans une réplique des orgues où la sœur introduisit des motifs quirespirèrent toute la délicatesse du goût parisien, et auxquels semêlèrent vaguement les pensées de nos plus beaux airs nationaux.Des mains espagnoles n’eussent pas mis, à ce gracieux hommage faitaux armes victorieuses, la chaleur qui acheva de déceler l’originede la musicienne.

– Il y a donc de la France partout ? dit un soldat.

Le général était sorti pendant le Te Deum , il lui avait étéimpossible de l’écouter. Le jeu de la musicienne lui dénonçait unefemme aimée avec ivresse, et qui s’était si profondément ensevelieau cœur de la religion et si soigneusement dérobée aux regards dumonde, qu’elle avait échappé jusqu’alors à des recherches obstinéesadroitement faites par des hommes qui disposaient et d’un grandpouvoir et d’une intelligence supérieure. Le soupçon réveillé dansle cœur du général fut presque justifié par le vague rappel d’unair délicieux de mélancolie, l’air de Fleuve du Tage , romancefrançaise dont souvent il avait entendu jouer le prélude dans unboudoir de Paris à la personne qu’il aimait, et dont cettereligieuse venait alors de se servir pour exprimer, au milieu de lajoie des triomphateurs, les regrets d’une exilée. Terriblesensation ! Espérer la résurrection d’un amour perdu, leretrouver encore perdu, l’entrevoir mystérieusement, après cinqannées pendant lesquelles la passion s’était irritée dans le vide,et agrandie par l’inutilité des tentatives faites pour lasatisfaire !

Qui, dans sa vie, n’a pas, une fois au moins, bouleversé sonchez-soi, ses papiers, sa maison, fouillé sa mémoire avecimpatience en cherchant un objet précieux, et ressenti l’ineffableplaisir de le trouver, après un jour ou deux consumés en recherchesvaines ; après avoir espéré, désespéré de le rencontrer ;après avoir dépensé les irritations les plus vives de l’âme pour cerien important qui causait presque une passion ? Eh !bien, étendez cette espèce de rage sur cinq années ; mettezune femme, un cœur, un amour à la place de ce rien ;transportez la passion dans les plus hautes régions dusentiment ; puis supposez un homme ardent, un homme à cœur etface de lion, un de ces hommes à crinière qui imposent etcommuniquent à ceux qui les envisagent une respectueuseterreur ! Peut-être comprendrez-vous alors la brusque sortiedu général pendant le Te Deum , au moment où le prélude d’uneromance jadis écoutée avec délices par lui, sous des lambris dorés,vibra sous la nef de cette église marine.

Il descendit la rue montueuse qui conduisait à cette église, etne s’arrêta qu’au moment où les sons graves de l’orgue neparvinrent plus à son oreille. Incapable de songer à autre chosequ’à son amour, dont la volcanique éruption lui brûlait le cœur, legénéral français ne s’aperçut de la fin du Te Deum qu’au moment oùl’assistance espagnole descendit par flots. Il sentit que saconduite ou son attitude pouvaient paraître ridicules, et revintprendre sa place à la tête du cortége, en disant à l’alcade et augouverneur de la ville qu’une subite indisposition l’avait obligéd’aller prendre l’air. Puis, afin de pouvoir rester dans l’île, ilsongea soudain à tirer parti de ce prétexte d’abord insouciammentdonné. Objectant l’aggravation de son malaise, il refusa deprésider le repas offert par les autorités insulaires aux officiersfrançais ; il se mit au lit, et fit écrire au major généralpour lui annoncer la passagère maladie qui le forçait de remettre àun colonel le commandement des troupes. Cette ruse si vulgaire,mais si naturelle, le rendit libre de tout soin pendant le tempsnécessaire à l’accomplissement de ses projets. En hommeessentiellement catholique et monarchique, il s’informa de l’heuredes offices et affecta le plus grand attachement aux pratiquesreligieuses, piété qui, en Espagne, ne devait surprendrepersonne.

Le lendemain même, pendant le départ de ses soldats, le généralse rendit au couvent pour assister aux vêpres. Il trouva l’églisedésertée par les habitants qui, malgré leur dévotion, étaient allésvoir sur le port l’embarcation des troupes. Le Français, heureux dese trouver seul dans l’église, eut soin d’en faire retentir lesvoûtes sonores du bruit de ses épérons ; il y marchabruyamment, il toussa, il se parla tout haut à lui-même pourapprendre aux religieuses, et surtout à la musicienne, que, si lesFrançais partaient, il en restait un. Ce singulier avis fut-ilentendu, compris ?… le général le crut. Au Magnificat , lesorgues semblèrent lui faire une réponse qui lui fut apportée parles vibrations de l’air. L’âme de la religieuse vola vers lui surles ailes de ses notes, et s’émut dans le mouvement des sons. Lamusique éclata dans toute sa puissance ; elle échauffal’église. Ce chant de joie, consacré par la sublime liturgie de laChrétienté Romaine pour exprimer l’exaltation de l’âme en présencedes splendeurs du Dieu toujours vivant, devint l’expression d’uncœur presque effrayé de son bonheur, en présence des splendeursd’un périssable amour qui durait encore et venait l’agiter au delàde la tombe religieuse où s’ensevelissent les femmes pour renaîtreépouses du Christ.

L’orgue est certes le plus grand, le plus audacieux, le plusmagnifique de tous les instruments créés par le génie humain. Ilest un orchestre entier, auquel une main habile peut tout demander,il peut tout exprimer. N’est-ce pas, en quelque sorte, un piédestalsur lequel l’âme se pose pour s’élancer dans les espaces lorsque,dans son vol, elle essaie de tracer mille tableaux, de peindre lavie, de parcourir l’infini qui sépare le ciel de la terre ?Plus un poète en écoute les gigantesques harmonies, mieux ilconçoit qu’entre les hommes agenouillés et le Dieu caché par leséblouissants rayons du Sanctuaire les cent voix de ce chœurterrestre peuvent seules combler les distances, et sont le seultruchement assez fort pour transmettre au ciel les prières humainesdans l’omnipotence de leurs modes, dans la diversité de leursmélancolies, avec les teintes de leurs méditatives extases, avecles jets impétueux de leurs repentirs et les mille fantaisies detoutes les croyances. Oui, sous ces longues voûtes, les mélodiesenfantées par le génie des choses saintes trouvent des grandeursinouïes dont elles se parent et se fortifient. Là, le jouraffaibli, le silence profond, les chants qui alternent avec letonnerre des orgues, font à Dieu comme un voile à travers lequelrayonnent ses lumineux attributs. Toutes ces richesses sacréessemblèrent être jetées comme un grain d’encens sur le frêle autelde l’Amour à la face du trône éternel d’un Dieu jaloux et vengeur.En effet, la joie de la religieuse n’eut pas ce caractère degrandeur et de gravité qui doit s’harmonier avec les solennités duMagnificat ; elle lui donna de riches, de gracieuxdéveloppements, dont les différents rhythmes accusaient une gaietéhumaine. Ses motifs eurent le brillant des roulades d’unecantatrice qui tâche d’exprimer l’amour, et ses chants sautillèrentcomme l’oiseau près de sa compagne. Puis, par moments, elles’élançait par bonds dans le passé pour y folâtrer, pour y pleurertour à tour. Son mode changeant avait quelque chose de désordonnécomme l’agitation de la femme heureuse du retour de son amant.Puis, après les fugues flexibles du délire et les effetsmerveilleux de cette reconnaissance fantastique, l’âme qui parlaitainsi fit un retour sur elle-même. La musicienne, passant du majeurau mineur, sut instruire son auditeur de sa situation présente.Soudain elle lui raconta ses longues mélancolies et lui dépeignitsa lente maladie morale. Elle avait aboli chaque jour un sens,retranché chaque nuit quelque pensée, réduit graduellement son cœuren cendres. Après quelques molles ondulations, sa musique prit, deteinte en teinte, une couleur de tristesse profonde. Bientôt leséchos versèrent les chagrins à torrents. Enfin tout à coup leshautes notes firent détonner un concert de voix angéliques, commepour annoncer à l’amant perdu, mais non pas oublié, que la réuniondes deux âmes ne se ferait plus que dans les cieux : touchanteespérance ! Vint l’ Amen . Là, plus de joie ni de larmes dansles airs ; ni mélancolie, ni regrets. L’ Amen fut un retour àDieu ; ce dernier accord fut grave, solennel, terrible. Lamusicienne déploya tous les crêpes de la religieuse, et, après lesderniers grondements des basses, qui firent frémir les auditeursjusque dans leurs cheveux, elle sembla s’être replongée dans latombe d’où elle était pour un moment sortie. Quand les airs eurent,par degrés, cessé leurs vibrations oscillatoires, vous eussiez ditque l’église, jusque là lumineuse, rentrait dans une profondeobscurité.

Le général avait été rapidement emporté par la course de cevigoureux génie, et l’avait suivi dans les régions qu’il venait deparcourir. Il comprenait, dans toute leur étendue, les images dontabonda cette brûlante symphonie, et pour lui ces accords allaientbien loin. Pour lui, comme pour la sœur, ce poème était l’avenir,le présent et le passé. La musique, même celle du théâtre,n’est-elle pas, pour les âmes tendres et poétiques, pour les cœurssouffrants et blessés, un texte qu’ils développent au gré de leurssouvenirs ? S’il faut un cœur de poète pour faire un musicien,ne faut-il pas de la poésie et de l’amour pour écouter, pourcomprendre les grandes œuvres musicales ? La Religion, l’Amouret la Musique ne sont-ils pas la triple expression d’un même fait,le besoin d’expansion dont est travaillée toute âme noble ?Ces trois poésies vont toutes à Dieu, qui dénoue toutes lesémotions terrestres. Aussi cette sainte Trinité humaineparticipe-t-elle des grandeurs infinies de Dieu, que nous neconfigurons jamais sans l’entourer des feux de l’amour, des sistresd’or de la musique, de lumière et d’harmonie. N’est-il pas leprincipe et la fin de nos œuvres ?

Le Français devina que, dans ce désert, sur ce rocher entourépar la mer, la religieuse s’était emparée de la musique pour yjeter le surplus de passion qui la dévorait. Etait-ce un hommagefait à Dieu de son amour, était-ce le triomphe de l’amour surDieu ? questions difficiles à décider. Mais, certes, legénéral ne put douter qu’il ne retrouvât en ce cœur mort au mondeune passion tout aussi brûlante que l’était la sienne. Les vêpresfinies, il revint chez l’alcade, où il était logé. Restant d’aborden proie aux mille jouissances que prodigue une satisfactionlong-temps attendue, péniblement cherchée, il ne vit rien au delà.Il était toujours aimé. La solitude avait grandi l’amour dans cecœur, autant que l’amour avait été grandi dans le sien par lesbarrières successivement franchies et mises par cette femme entreelle et lui ! Cet épanouissement de l’âme eut sa duréenaturelle. Puis vint le désir de revoir cette femme, de la disputerà Dieu, de la lui ravir, projet téméraire qui plut à cet hommeaudacieux. Après le repas, il se coucha pour éviter les questions,pour être seul, pour pouvoir penser sans trouble, et resta plongédans les méditations les plus profondes, jusqu’au lendemain matin.Il ne se leva que pour aller à la messe. Il vint à l’église, il seplaça près de la grille ; son front touchait le rideau ;il aurait voulu le déchirer, mais il n’était pas seul : son hôtel’avait accompagné par politesse, et la moindre imprudence pouvaitcompromettre l’avenir de sa passion, en ruiner les nouvellesespérances. Les orgues se firent entendre, mais elles n’étaientplus touchées par les mêmes mains. La musicienne des deux joursprécédents ne tenait plus le clavier. Tout fut pâle et froid pourle général. Sa maîtresse était-elle accablée par les mêmes émotionssous lesquelles succombait presque un vigoureux cœur d’homme ?Avait-elle si bien partagé, compris un amour fidèle et désiré,qu’elle en fût mourante sur son lit dans sa cellule ? Aumoment où mille réflexions de ce genre s’élevaient dans l’esprit duFrançais, il entendit résonner près de lui la voix de la personnequ’il adorait, il en reconnut le timbre clair. Cette voix,légèrement altérée par un tremblement qui lui donnait toutes lesgrâces que prête aux jeunes filles leur timidité pudique, tranchaitsur la masse du chant, comme celle d’une prima donna sur l’harmonied’un finale. Elle faisait à l’âme l’effet que produit aux yeux unfilet d’argent ou d’or dans une frise obscure. C’était donc bienelle ! Toujours Parisienne, elle n’avait pas dépouillé sacoquetterie, quoiqu’elle eût quitté les parures du monde pour lebandeau, pour la dure étamine des Carmélites. Après avoir signé sonamour la veille, au milieu des louanges adressées au Seigneur, ellesemblait dire à son amant : – Oui, c’est moi, je suis là, j’aimetoujours : mais je suis à l’abri de l’amour. Tu m’entendras, monâme t’enveloppera, et je resterai sous le linceul brun de ce chœurd’où nul pouvoir ne saurait m’arracher. Tu ne me verras pas.

– C’est bien elle ! se dit le général en relevant sonfront, en le dégageant de ses mains, sur lesquelles il l’avaitappuyé ; car il n’avait pu d’abord soutenir l’écrasanteémotion qui s’éleva comme un tourbillon dans son cœur quand cettevoix connue vibra sous les arceaux, accompagnée par le murmure desvagues. L’orage était au dehors, et le calme dans le sanctuaire.Cette voix si riche continuait à déployer toutes ses câlineries,elle arrivait comme un baume sur le cœur embrasé de cet amant, ellefleurissait dans l’air, qu’on désirait mieux aspirer pour yreprendre les émanations d’une âme exhalée avec amour dans lesparoles de la prière. L’alcade vint rejoindre son hôte, il letrouva fondant en larmes à l’Elévation, qui fut chantée par lareligieuse, et l’emmena chez lui. Surpris de rencontrer tant dedévotion dans un militaire français, l’alcade avait invité à souperle confesseur du couvent, et il en prévint le général, auqueljamais nouvelle n’avait fait autant de plaisir. Pendant le souper,le confesseur fut l’objet des attentions du Français, dont lerespect intéressé confirma les Espagnols dans la haute opinionqu’ils avaient prise de sa piété. Il demanda gravement le nombredes religieuses, des détails sur les revenus du couvent et sur sesrichesses, en homme qui paraissait vouloir entretenir poliment lebon vieux prêtre des choses dont il devait être le plus occupé.Puis il s’informa de la vie que menaient ces saintes filles.Pouvaient-elles sortir ? les voyait-on ?

– Seigneur, dit le vénérable ecclésiastique, la règle estsévère. S’il faut une permission de Notre Saint-Père pour qu’unefemme vienne dans une maison de Saint-Bruno, ici même rigueur. Ilest impossible à un homme d’entrer dans un couvent de CarmélitesDéchaussées, à moins qu’il ne soit prêtre et attaché parl’archevêque au service de la Maison. Aucune religieuse ne sort.Cependant LA GRANDE SAINTE (la mère Thérèse) a souvent quitté sacellule. Le Visiteur ou les Mères Supérieures peuvent seulespermettre à une religieuse, avec l’autorisation de l’archevêque, devoir des étrangers, surtout en cas de maladie. Or nous sommes unChef d’Ordre, et nous avons conséquemment une Mère Supérieure auCouvent. Nous avons, entre autres étrangères, une Française, lasœur Thérèse, celle qui dirige la musique de la Chapelle.

– Ah ! répondit le général en feignant la surprise. Elle adû être satisfaite du triomphe des armes de la maison deBourbon ?

– Je leur ai dit l’objet de la messe, elles sont toujours un peucurieuses.

– Mais la sœur Thérèse peut avoir des intérêts en France, ellevoudrait peut-être y faire savoir quelque chose, en demander desnouvelles ?

– Je ne le crois pas, elle se serait adressée à moi pour ensavoir.

– En qualité de compatriote, dit le général, je serais biencurieux de la voir… Si cela est possible, si la Supérieure yconsent, si…

– A la grille, et même en présence de la Révérende Mère, uneentrevue serait impossible pour qui que ce soit ; mais enfaveur d’un libérateur du trône catholique et de la saintereligion, malgré la rigidité de la Mère, la règle peut dormir unmoment, dit le confesseur en clignant les yeux. J’en parlerai.

– Quel âge a la sœur Thérèse ? demanda l’amant qui n’osapas questionner le prêtre sur la beauté de la religieuse.

– Elle n’a plus d’âge, répondit le bonhomme avec une simplicitéqui fit frémir le général.

Le lendemain matin, avant la sieste, le confesseur vint annoncerau Français que la sœur Thérèse et la Mère consentaient à lerecevoir à la grille du parloir, avant l’heure des vêpres. Après lasieste, pendant laquelle le général dévora le temps en allant sepromener sur le port, par la chaleur du midi, le prêtre revint lechercher, et l’introduisit dans le couvent ; il le guida sousune galerie qui longeait le cimetière, et dans laquelle quelquesfontaines, plusieurs arbres verts et des arceaux multipliésentretenaient une fraîcheur en harmonie avec le silence du lieu.Parvenus au fond de cette longue galerie, le prêtre fit entrer soncompagnon dans une salle partagée en deux parties par une grillecouverte d’un rideau brun. Dans la partie en quelque sortepublique, où le confesseur laissa le général, régnait, le long dumur, un banc de bois ; quelques chaises également en bois setrouvaient près de la grille. Le plafond était composé de solivessaillantes, en chêne vert, et sans nul ornement. Le jour ne venaitdans cette salle que par deux fenêtres situées dans la partieaffectée aux religieuses, en sorte que cette faible lumière, malreflétée par un bois à teintes brunes, suffisait à peine pouréclairer le grand Christ noir, le portrait de sainte Thérèse et untableau de la Vierge qui décoraient les parois grises du parloir.Les sentiments du général prirent donc, malgré leur violence, unecouleur mélancolique. Il devint calme dans ce calme domestique.Quelque chose de grand comme la tombe le saisit sous ces fraisplanchers. N’était-ce pas son silence éternel, sa paix profonde,ses idées d’infini ? Puis, la quiétude et la pensée fixe ducloître, cette pensée qui se glisse dans l’air, dans leclair-obscur, dans tout, et qui, n’étant tracée nulle part, estencore agrandie par l’imagination, ce grand mot : la paix dans leSeigneur , entre là, de vive force, dans l’âme la moins religieuse.Les couvents d’hommes se conçoivent peu ; l’homme y semblefaible : il est né pour agir, pour accomplir une vie de travail àlaquelle il se soustrait dans sa cellule. Mais dans un monastère defemmes, combien de vigueur virile et de touchante faiblesse !Un homme peut être poussé par mille sentiments au fond d’uneabbaye, il s’y jette comme dans un précipice ; mais la femmen’y vient jamais qu’entraînée par un seul sentiment : elle ne s’ydénature pas, elle épouse Dieu. Vous pouvez dire aux religieux :Pourquoi n’avez-vous pas lutté ? Mais la réclusion d’une femmen’est-elle pas toujours une lutte sublime ? Enfin, le généraltrouva ce parloir muet et ce couvent perdu dans la mer tout pleinsde lui. L’amour arrive rarement à la solennité ; mais l’amourencore fidèle au sein de Dieu, n’était-ce pas quelque chose desolennel, et plus qu’un homme n’avait le droit d’espérer audix-neuvième siècle, par les mœurs qui courent ? Les grandeursinfinies de cette situation pouvaient agir sur l’âme du général, ilétait précisément assez élevé pour oublier la politique, leshonneurs, l’Espagne, le monde de Paris, et monter jusqu’à lahauteur de ce dénoûment grandiose. D’ailleurs, quoi de plusvéritablement tragique ? Combien de sentiments dans lasituation des deux amants seuls réunis au milieu de la mer sur unbanc de granit, mais séparés par une idée, par une barrièreinfranchissable ! Voyez l’homme se disant : – Triompherai-jede Dieu dans ce cœur ? Un léger bruit fit tressaillir cethomme, le rideau brun se tira ; puis il vit dans la lumièreune femme debout, mais dont la figure lui était cachée par leprolongement du voile plié sur la tête : suivant la règle de lamaison, elle était vêtue de cette robe dont la couleur est devenueproverbiale. Le général ne put apercevoir les pieds nus de lareligieuse, qui lui en auraient attesté l’effrayantemaigreur ; cependant, malgré les plis nombreux de la robegrossière qui couvrait et ne parait plus cette femme, il devina queles larmes, la prière, la passion, la vie solitaire l’avaient déjàdesséchée.

La main glacée d’une femme, celle de la Supérieure sans doute,tenait encore le rideau ; et le général, ayant examiné letémoin nécessaire de cet entretien, rencontra le regard noir etprofond d’une vieille religieuse, presque centenaire, regard clairet jeune, qui démentait les rides nombreuses par lesquelles le pâlevisage de cette femme était sillonné.

– Madame la duchesse, demanda-t-il d’une voix fortement émue àla religieuse qui baissait la tête, votre compagne entend-elle lefrançais ?

– Il n’y a pas de duchesse répondit la religieuse. Vous êtesdevant la sœur Thérèse. La femme, celle que vous nommez macompagne, est ma Mère en Dieu, ma Supérieure ici-bas.

Ces paroles, si humblement prononcées par la voix qui jadiss’harmoniait avec le luxe et l’élégance au milieu desquels avaitvécu cette femme, reine de la mode à Paris, par une bouche dont lelangage était jadis si léger, si moqueur, frappèrent le généralcomme l’eût fait un coup de foudre.

– Ma sainte mère ne parle que le latin et l’espagnol,ajouta-t-elle.

– Je ne sais ni l’un ni l’autre. Ma chère Antoinette,excusez-moi près d’elle.

En entendant son nom doucement prononcé par un homme naguère sidur pour elle, la religieuse éprouva une vive émotion intérieureque trahirent les légers tremblements de son voile, sur lequel lalumière tombait en plein.

– Mon frère, dit-elle en portant sa manche sous son voile pours’essuyer les yeux peut-être, je me nomme la sœur Thérèse…

Puis elle se tourna vers la mère, et lui dit, en espagnol, cesparoles que le général entendait parfaitement ; il en savaitassez pour le comprendre, et peut-être aussi pour le parler :

– Ma chère mère, ce cavalier vous présente ses respects, et vousprie de l’excuser de ne pouvoir les mettre lui-même à vospieds ; mais il ne sait aucune des deux langues que vousparlez…

La vieille inclina la tête lentement, sa physionomie prit uneexpression de douceur angélique, rehaussée néanmoins par lesentiment de sa puissance et de sa dignité.

– Tu connais ce cavalier ? lui demanda la Mère en luijetant un regard pénétrant.

– Oui, ma mère.

– Rentre dans ta cellule, ma fille ! dit la Supérieure d’unton impérieux.

Le général s’effaça vivement derrière le rideau, pour ne paslaisser deviner sur son visage les émotions terribles quil’agitaient ; et, dans l’ombre, il croyait voir encore lesyeux perçants de la Supérieure. Cette femme, maîtresse de lafragile et passagère félicité dont la conquête coûtait tant desoins, lui avait fait peur, et il tremblait, lui qu’une triplerangée de canons n’avait jamais effrayé. La duchesse marchait versla porte, mais elle se retourna : – Ma Mère, dit-elle d’un ton devoix horriblement calme, ce Français est un de mes frères.

– Reste donc, ma fille ! répondit la vieille femme aprèsune pause.

Cet admirable jésuitisme accusait tant d’amour et de regrets,qu’un homme moins fortement organisé que ne l’était le général seserait senti défaillir en éprouvant de si vifs plaisirs au milieud’un immense péril, pour lui tout nouveau. De quelle valeur étaientdonc les mots, les regards, les gestes dans une scène où l’amourdevait échapper à des yeux de lynx, à des griffes de tigre !La sœur Thérèse revint.

– Vous voyez, mon frère, ce que j’ose faire pour vous entretenirun moment de votre salut, et des vœux que mon âme adresse pour vouschaque jour au ciel. Je commets un péché mortel. J’ai menti.Combien de jours de pénitence pour effacer ce mensonge ! maisce sera souffrir pour vous. Vous ne savez pas, mon frère, quelbonheur est d’aimer dans le ciel, de pouvoir s’avouer sessentiments alors que la religion les a purifiés, les a transportésdans les régions les plus hautes, et qu’il nous est permis de neplus regarder qu’à l’âme. Si les doctrines, si l’esprit de lasainte à laquelle nous devons cet asile ne m’avaient pas enlevéeloin des misères terrestres, et ravie bien loin de la sphère oùelle est, mais certes au-dessus du monde, je ne vous eusse pasrevu. Mais je puis vous voir, vous entendre et demeurer calme….

– Hé ! bien, Antoinette, s’écria le général enl’interrompant à ces mots, faites que je vous voie, vous que j’aimemaintenant avec ivresse, éperdûment, comme vous avez voulu êtreaimée par moi.

– Ne m’appelez pas Antoinette, je vous en supplie. Les souvenirsdu passé me font mal. Ne voyez ici que la sœur Thérèse, unecréature confiante en la miséricorde divine. Et, ajouta-t-elleaprès une pause, modérerez-vous, mon frère. Notre Mère nousséparerait impitoyablement, si votre visage trahissait des passionsmondaines, ou si vos yeux laissaient tomber des pleurs.

Le général inclina la tête comme pour se recueillir. Quand illeva les yeux sur la grille, il aperçut, entre deux barreaux, lafigure amaigrie, pâle, mais ardente encore de la religieuse. Sonteint, où jadis fleurissaient tous les enchantements de lajeunesse, où l’heureuse opposition d’un blanc mat contrastait avecles couleurs de la rose du Bengale, avait pris le ton chaud d’unecoupe de porcelaine sous laquelle est enfermée une faible lumière.La belle chevelure dont cette femme était si fière avait été rasée.Un bandeau ceignait son front et enveloppait son visage. Ses yeux,entourés d’une meurtrissure due aux austérités de cette vie,lançaient, par moments, des rayons fiévreux, et leur calme habitueln’était qu’un voile. Enfin, de cette femme il ne restait quel’âme.

– Ah ! vous quitterez ce tombeau, vous qui êtes devenue mavie ! Vous m’apparteniez, et n’étiez pas libre de vous donner,même à Dieu. Ne m’avez-vous pas promis de sacrifier tout au moindrede mes commandements ? Maintenant vous me trouverez peut-êtredigne de cette promesse, quand vous saurez ce que j’ai fait pourvous. Je vous ai cherchée dans le monde entier. Depuis cinq ans,vous êtes ma pensée de tous les instants, l’occupation de ma vie.Mes amis, des amis bien puissants, vous le savez, m’ont aidé detoute leur force à fouiller les couvents de France, d’Italie,d’Espagne, de Sicile, de l’Amérique. Mon amour s’allumait plus vifà chaque recherche vaine ; j’ai souvent fait de longs voyagessur un faux espoir, j’ai dépensé ma vie et les plus largesbattements de mon cœur autour des murailles de plusieurs cloîtres.Je ne vous parle pas d’une fidélité sans bornes, qu’est-ce ?un rien en comparaison des vœux infinis de mon amour. Si vous avezété vraie jadis dans vos remords, vous ne devez pas hésiter à mesuivre aujourd’hui.

– Vous oubliez que je ne suis pas libre.

– Le duc est mort, répondit-il vivement.

La sœur Thérèse rougit.

– Que le ciel lui soit ouvert, dit-elle avec une vive émotion,il a été généreux pour moi. Mais je ne parlais pas de ces liens,une de mes fautes a été de vouloir les briser tous sans scrupulepour vous.

– Vous parlez de vos vœux, s’écria le général en fronçant lessourcils. Je ne croyais pas que quelque chose vous pesât au cœurplus que votre amour. Mais n’en doutez pas, Antoinette,j’obtiendrai du Saint-Père un bref qui déliera vos serments. J’iraicertes à Rome, j’implorerai toutes les puissances de laterre ; et si Dieu pouvait descendre, je le…

– Ne blasphémez pas.

– Ne vous inquiétez donc pas de Dieu ! Ah ! j’aimeraisbien mieux savoir que vous franchiriez pour moi ces murs ;que, ce soir même, vous vous jetteriez dans une barque au bas desrochers. Nous irions être heureux je ne sais où, au bout dumonde ! Et, près de moi, vous reviendriez à la vie, à lasanté, sous les ailes de l’Amour.

– Ne parlez pas ainsi, reprit la sœur Thérèse, vous ignorez ceque vous êtes devenu pour moi. Je vous aime bien mieux que je nevous ai jamais aimé. Je prie Dieu tous les jours pour vous et je nevous vois plus avec les yeux du corps. Si vous connaissiez, Armand,le bonheur de pouvoir se livrer sans honte à une amitié pure queDieu protége ! Vous ignorez combien je suis heureuse d’appelerles bénédictions du ciel sur vous. Je ne prie jamais pour moi :Dieu fera de moi suivant ses volontés. Mais vous, je voudrais, auprix de mon éternité, avoir quelque certitude que vous êtes heureuxen ce monde, et que vous serez heureux en l’autre, pendant tous lessiècles. Ma vie éternelle est tout ce que le malheur m’a laissé àvous offrir. Maintenant, je suis vieillie dans les larmes, je nesuis plus ni jeune ni belle ; d’ailleurs vous mépriseriez unereligieuse devenue femme, qu’aucun sentiment, même l’amourmaternel, n’absoudrait pas… . Que me direz-vous qui puisse balancerles innombrables réflexions accumulées dans mon cœur depuis cinqannées, et qui l’ont changé, creusé, flétri ? J’aurais dû ledonner moins triste à Dieu !

– Ce que je dirai, ma chère Antoinette ! je dirai que jet’aime ; que l’affection, l’amour, l’amour vrai, le bonheur devivre dans un cœur tout à nous, entièrement à nous, sans réserve,est si rare et si difficile à rencontrer, que j’ai douté de toi,que je t’ai soumise à de rudes épreuves ; mais aujourd’hui jet’aime de toute les puissances de mon âme : si tu me suis dans laretraite, je n’entendrai plus d’autre voix que la tienne, je neverrai plus d’autre visage que le tien…

– Silence, Armand ! Vous abrégez le seul instant pendantlequel il nous sera permis de nous voir ici-bas.

– Antoinette, veux-tu me suivre ?

– Mais je ne vous quitte pas. Je vis dans votre cœur, maisautrement que par un intérêt de plaisir mondain, de vanité, dejouissance égoïste ; je vis ici pour vous, pâle et flétrie,dans le sein de Dieu ! S’il est juste, vous serez heureux…

– Phrases que tout cela ! Et si je te veux pâle etflétrie ? Et si je ne puis être heureux qu’en tepossédant ? Tu connaîtras donc toujours des devoirs enprésence de ton amant ? Il n’est donc jamais au-dessus de toutdans ton cœur ? Naguère, tu lui préférais la société, toi, jene sais quoi ; maintenant, c’est Dieu, c’est mon salut. Dansla sœur Thérèse, je reconnais toujours la duchesse ignorante desplaisirs de l’amour, et toujours insensible sous les apparences dela sensibilité. Tu ne m’aimes pas, tu n’as jamais aimé…

– Ha, mon frère…

– Tu ne veux pas quitter cette tombe, tu aimes mon âme,dis-tu ? Eh ! bien, tu la perdras à jamais, cette âme, jeme tuerai…

– Ma mère, cria la sœur Thérèse en espagnol, je vous ai menti,cet homme est mon amant !

Aussitôt le rideau tomba. Le général, demeuré stupide, entendità peine les portes intérieures se fermant avec violence.

– Ah ! elle m’aime encore ! s’écria-t-il en comprenanttout ce qu’il y avait de sublime dans le cri de la religieuse. Ilfaut l’enlever d’ici…

Le général quitta l’île, revint au quartier-général, il alléguades raison de santé, demanda un congé et retourna promptement enFrance.

Voici maintenant l’aventure qui avait déterminé la situationrespective où se trouvaient alors les deux personnages de cettescène.

Chapitre 2L’Amour dans la paroisse de Saint-Thomas d’Aquin

Ce que l’on nomme en France le faubourg Saint-Germain n’est niun quartier, ni une secte, ni une institution, ni rien qui sepuisse nettement exprimer. La place Royale, le faubourgSaint-Honoré, la Chaussée-d’Antin possèdent également des hôtels oùse respire l’air du faubourg Saint-Germain. Ainsi, déjà tout lefaubourg n’est pas dans le faubourg. Des personnes nées fort loinde son influence peuvent la ressentir et s’agréger à ce monde,tandis que certaines autres qui y sont nées peuvent en être àjamais bannies. Les manières, le parler, en un mot la traditionfaubourg Saint-Germain est à Paris, depuis environ quarante ans, ceque la Cour y était jadis, ce qu’était l’hôtel Saint-Paul dans lequatorzième siècle, le Louvre au quinzième, le Palais, l’hôtelRambouillet, la place Royale au seizième, puis Versailles audix-septième et au dix-huitième siècle. A toutes les phases del’histoire, le Paris de la haute classe et de la noblesse a eu soncentre, comme le Paris vulgaire aura toujours le sien. Cettesingularité périodique offre une ample matière aux réflexions deceux qui veulent observer ou peindre les différentes zonessociales&|160;; et peut-être ne doit-on pas en rechercher lescauses seulement pour justifier le caractère de cette aventure,mais aussi pour servir à de graves intérêts, plus vivaces dansl’avenir que dans le présent, si toutefois l’expérience n’est pasun non-sens pour les partis comme pour la jeunesse. Les grandsseigneurs et les gens riches, qui singeront toujours les grandsseigneurs, ont, à toutes les époques, éloigné leurs maisons desendroits très habités. Si le duc d’Uzès se bâtit, sous le règne deLouis XIV, le bel hôtel à la porte duquel il mit la fontaine de larue Montmartre, acte de bienfaisance qui le rendit, outre sesvertus, l’objet d’une vénérations si populaire que le quartiersuivit en masse son convoi, ce coin de Paris était alors désert.Mais aussitôt que les fortifications s’abattirent, que les maraissitués au delà des boulevards s’emplirent de maisons, la familled’Uzès quitta ce bel hôtel, habité de nos jours par un banquier.Puis la noblesse, compromise au milieu des boutiques, abandonna laplace Royale, les alentours du centre parisien, et passa la rivièreafin de pouvoir respirer à son aise dans le faubourg Saint-Germain,où déjà des palais s’étaient élevés autour de l’hôtel bâti parLouis XIV au duc du Maine, le Benjamin de ses légitimés. Pour lesgens accoutumés aux splendeurs de la vie, est-il en effet rien deplus ignoble que le tumulte, la boue, les cris, la mauvaise odeur,l’étroitesse des rues populeuses&|160;? Les habitudes d’un quartiermarchand ou manufacturier ne sont-elles pas constamment endésaccord avec les habitudes des Grands&|160;? Le commerce et leTravail se couchent au moment où l’aristocratie songe à dîner, lesuns s’agitent bruyamment quand l’autre se repose&|160;; leurscalculs ne se rencontrent jamais, les uns sont la recette, etl’autre est la dépense. De là des mœurs diamétralement opposées.Cette observation n’a rien de dédaigneux. Une aristocratie est enquelque sorte la pensée d’une société, comme la bourgeoisie et lesprolétaires en sont l’organisme et l’action. De là des siégesdifférents pour ces forces&|160;; et, de leur antagonisme, vientune antipathie apparente que produit la diversité de mouvementsfaits néanmoins dans un but commun. Ces discordances socialesrésultent si logiquement de toute charte constitutionnelle, que lelibéral le plus disposé à s’en plaindre, comme d’un attentat enversles sublimes idées sous lesquelles les ambitieux des classesinférieures cachent leurs desseins, trouverait prodigieusementridicule à monsieur le prince de Montmorency de demeurer rueSaint-Martin, au coin de la rue qui porte son nom, ou à monsieur leduc de Fitz-James, le descendant de la race royale écossaise,d’avoir son hôtel rue Marie-Stuart, au coin de la rue Montorgueil.Sint ut sunt, aut non sint , ces belles paroles pontificalespeuvent servir de devise aux Grands de tous les pays. Ce fait,patent à chaque époque, et toujours accepté par le peuple, porte enlui des raisons d’état : il est à la fois un effet et une cause, unprincipe et une loi. La masses ont un bon sens qu’elles nedésertent qu’au moment où les gens de mauvaise foi les passionnent.Ce bon sens repose sur des vérités d’un ordre général, vraies àMoscou comme à Londres, vraies à Genève comme à Calcutta. Partout,lorsque vous rassemblerez des familles d’inégale fortune sur unespace donné, vous verrez se former des cercles supérieurs, despatriciens, des première, seconde et troisième sociétés. L’égalitésera peut-être un droit , mais aucune puissance humaine ne saura leconvertir en fait . Il serait bien utile pour le bonheur de laFrance d’y populariser cette pensée. Aux masses les moinsintelligentes se révèlent encore les bienfaits de l’harmoniepolitique. L’harmonie la poésie de l’ordre, et les peuples ont unvif besoin d’ordre. La concordance des choses entre elles, l’unité,pour tout dire en un mot, n’est-elle pas la plus simple expressionde l’ordre&|160;? L’Architecture, la musique, la poésie, tout dansla France s’appuie, plus qu’en aucun autre pays, sur ce principe,qui d’ailleurs est écrit au fond de son clair et pur langage, et lalangue sera toujours la plus infaillible formule d’une nation.Aussi, voyez-vous le peuple y adoptant les airs les plus poétiques,les mieux modulés&|160;; s’attachant aux idées les plussimples&|160;; aimant les motifs incisifs qui contiennent le plusde pensées. La France est le seul pays où quelque petite phrasepuisse faire une grande révolution. Les masses ne s’y sont jamaisrévoltées que pour essayer de mettre d’accord les hommes, leschoses et les principes. Or, nulle autre nation ne sent mieux lapensée d’unité qui doit exister dans la vie aristocratique,peut-être parce que nulle autre n’a mieux compris les nécessitéspolitiques : l’histoire ne la trouvera jamais en arrière. La Franceest souvent trompée, mais comme une femme l’est, par des idéesgénéreuses, par des sentiments chaleureux dont la portée échapped’abord au calcul.

Ainsi déjà, pour premier trait caractéristique, le faubourgSaint-Germain a la splendeur de ses hôtels, ses grands jardins,leur silence, jadis en harmonie avec la magnificence de sesfortunes territoriales. Cet espace mis entre une classe et touteune capitale n’est-il pas une consécration matérielle des distancesmorales qui doivent les séparer&|160;? Dans toutes les créations,la tête a sa place marquée. Si par hasard une nation fait tomberson chef à ses pieds, elle s’aperçoit tôt ou tard qu’elle s’estsuicidée. Comme les nations ne veulent pas mourir, ellestravaillent alors à se refaire une tête. Quand la nation n’en aplus la force, elle périt, comme ont péri Rome, Venise et tantd’autres. La distinction introduite par la différence des mœursentre les autres sphères d’activité sociale et la sphère supérieureimplique nécessairement une valeur réelle, capitale, chez lessommités aristocratiques. Dès qu’en tout l’Etat, sous quelque formequ’affecte le Gouvernement , les patriciens manquent à leursconditions de supériorité complète, ils deviennent sans force, etle peuple les renverse aussitôt. Le peuple veut toujours leur voiraux mains, au cœur et à la tête, la fortune, le pouvoir etl’action&|160;; la parole, l’intelligence et la gloire. Sans cettetriple puissance, tout privilége s’évanouit. Les peuples, comme lesfemmes, aiment la force en quiconque les gouverne, et leur amour neva pas sans le respect&|160;; ils n’accordent point leur obéissanceà qui ne l’impose pas. Une aristocratie mésestimée est comme un roifainéant, un mari en jupon&|160;; elle est nulle avant de n’êtrerien. Ainsi, la séparation des Grands, leurs mœurs tranchées&|160;;en un mot, le costume général des castes patriciennes est tout à lafois le symbole d’une puissance réelle, et les raisons de leur mortquand elles ont perdu la puissance. Le faubourg Saint-Germain s’estlaissé momentanément abattre pour n’avoir pas voulu reconnaître lesobligations de son existence qu’il lui était encore facile deperpétuer. Il devait avoir la bonne foi de voir à temps, comme levit l’aristocratie anglaise, que les institutions ont leurs annéesclimatériques où les mêmes mots n’ont plus les mêmessignifications, où les idées prennent d’autres vêtements, et où lesconditions de la vie politique changent totalement de forme, sansque le fond soit essentiellement altéré. Ces idées veulent desdéveloppements qui appartiennent essentiellement à cette aventure,dans laquelle ils entrent, et comme définition des causes, et commeexplication des faits.

Le grandiose des châteaux et des palais aristocratiques, le luxede leurs détails, la somptuosité constante des ameublements, l’aire dans laquelle s’y meut sans gêne, et sans éprouver defroissement, l’heureux propriétaire, riche avant de naître&|160;;puis l’habitude de ne jamais descendre au calcul des intérêtsjournaliers et mesquins de l’existence, le temps dont il dispose,l’instruction supérieure peut prématurément acquérir&|160;; enfinles traditions patriciennes qui lui donnent des forces sociales queses adversaires compensent à peine par des études, par une volonté,par une vocation tenaces&|160;; tout devrait élever l’âme del’homme qui, dès le jeune âge, possède de tels priviléges, luiimprimer ce haut respect de lui-même dont la moindre conséquenceest une noblesse de cœur en harmonie avec la noblesse du nom. Celaest vrai pour quelques familles. Cà et là, dans le faubourgSaint-Germain, se rencontrent de beaux caractères, exceptions quiprouvent contre l’égoïsme général qui a causé la perte de ce mondeà part. Ces avantages sont acquis à l’aristocratie française, commeà toutes les efflorescences patriciennes qui se produiront à lasurface des nations aussi long-temps qu’elles assiéront leurexistence sur le domaine , le domaine-sol comme le domaine-argent,seule base solide d’une société régulière&|160;; mais ces avantagesne demeurent aux patriciens de toute sorte qu’autant qu’ilsmaintiennent les conditions auxquelles le peuple les leur laisse.C’est des espèces de fiefs moraux dont la tenure oblige envers lesouverain, et ici le souverain est certes aujourd’hui le peuple.Les temps sont changés, et aussi les armes. Le Banneret à quisuffisait jadis de porter la cotte de maille, le haubert, de bienmanier la lance et de montrer son pennon, doit aujourd’hui fairepreuve d’intelligence&|160;; et là où il n’était besoin que d’ungrand cœur, il faut, de nos jours, un large crâne. L’art, lascience et l’argent forment le triangle social où s’inscrit l’écudu pouvoir, et d’où doit procéder la moderne aristocratie. Un beauthéorème vaut un grand nom. Les Fugger modernes sont princes defait. Un grand artiste est réellement un oligarque, il représentetout un siècle, et devient presque toujours une loi. Ainsi, letalent de la parole, les machines à haute pression de l’écrivain,le génie du poète, la constance du commerçant, la volonté del’homme d’état qui concentre en lui mille qualités éblouissantes,le glaive du général, ces conquêtes personnelles faites par un seulsur toute la société pour lui imposer, la classe aristocratiquedoit s’efforcer d’en avoir aujourd’hui le monopole, comme jadiselle avait celui de la force matérielle. Pour rester à la tête d’unpays, ne faut-il pas être toujours digne de le conduire&|160;; enêtre l’âme et l’esprit, pour en faire agir les mains&|160;? Commentmener un peuple sans avoir les puissances qui font lecommandement&|160;? Que serait le bâton des maréchaux sans la forceintrinsèque du capitaine qui le tient à la main&|160;? Le faubourgSaint-Germain a joué avec des bâtons, en croyant qu’ils étaienttout le pouvoir. Il avait renversé les termes de la proposition quicommande son existence. Au lieu de jeter les insignes quichoquaient le peuple et de garder secrètement la force, il a laissésaisir la force à la bourgeoisie, s’est cramponné fatalement auxinsignes, et a constamment oublié les lois que lui imposait safaiblesse numérique. Une aristocratie, qui personnellement fait àpeine le millième d’une société, doit aujourd’hui, comme jadis, ymultiplier ses moyens d’action pour y opposer, dans les grandescrises, un poids égal à celui des masses populaires. De nos jours,les moyens d’action doivent être des forces réelles, et non dessouvenirs historiques. Malheureusement, en France, la noblesse,encore grosse de son ancienne puissance évanouie, avait contre elleune sorte de présomption dont il était difficile qu’elle sedéfendît. Peut-être est-ce un défaut national. Le Français, plusque tout autre homme, ne conclut jamais en dessous de lui, il va dudegré sur lequel il se trouve au degré supérieur : il plaintrarement les malheureux au-dessus desquels il s’élève, il gémittoujours de voir tant d’heureux au-dessus de lui. Quoiqu’il aitbeaucoup de cœur, il préfère trop souvent écouter son esprit. Cetinstinct national qui fait toujours aller les Français en avant,cette vanité qui ronge leurs fortunes et les régit aussi absolumentque le principe d’économie régit les Hollandais, a dominé depuistrois siècles la noblesse, qui, sous ce rapport, fut éminemmentfrançaise. L’homme du faubourg Saint-Germain a toujours conclu desa supériorité matérielle en faveur de sa supérioritéintellectuelle. Tout, en France, l’en a convaincu, parce que depuisl’établissement du faubourg Saint-Germain, révolutionaristocratique commencée le jour où la monarchie quitta Versailles,le faubourg Saint-Germain s’est, sauf quelques lacunes, toujoursappuyé sur le pouvoir, qui sera toujours en France plus ou moinsfaubourg Saint-Germain : de là sa défaite en 1830. A cette époque,il était comme une armée opérant sans avoir de base. Il n’avaitpoint profité de la paix pour s’implanter dans le cœur de lanation. Il péchait par un défaut d’instruction et par un manquetotal de vue sur l’ensemble de ses intérêts. Il tuait un avenircertain, au profit d’un présent douteux. Voici peut-être la raisonde cette fausse politique. La distance physique et morale que cessupériorités s’efforçaient de maintenir elles et le reste de lanation, a fatalement eu pour tout résultat, depuis quarante ans,d’entretenir dans la haute classe le sentiment personnel en tuantle patriotisme de caste. Jadis, alors que la noblesse françaiseétait grande, riche et puissante, les gentilshommes savaient, dansle danger, se choisir des chefs et leur obéir. Devenus moindres,ils se sont montrés indisciplinables&|160;; et, comme dans leBas-Empire, chacun d’eux voulait être empereur&|160;; en se voyanttous égaux par leur faiblesse, ils se crurent tous supérieurs.Chaque famille ruinée par la révolution, ruinée par le partage égaldes biens, ne pensa qu’à elle, au lieu de penser à la grandefamille aristocratique, et il leur semblait que si toutess’enrichissaient, le parti serait fort. Erreur. L’argent aussin’est qu’un signe de la puissance. Composées de personnes quiconservaient les hautes traditions de bonne politesse, d’élégancevraie, de beau langage, de pruderie et d’orgueil nobiliaires, enharmonie avec leurs existences, occupations mesquines quand ellessont devenues le principal d’une vie de laquelle elles ne doiventêtre que l’accessoire, toutes ces familles avaient une certainevaleur intrinsèque, qui, mise en superficie, ne leur laisse qu’unevaleur nominale. Aucune de ces familles n’a eu le courage de sedire : Sommes-nous assez fortes pour porter le pouvoir&|160;? Ellese sont jetées dessus comme firent les avocats en 1830. Au lieu dese montrer protecteur comme un Grand, le faubourg Saint-Germain futavide comme un parvenu. Du jour où il fut prouvé à la nation laplus intelligente du monde, que la noblesse restaurée organisait lepouvoir et le budget à son profit, ce jour, elle fut mortellementmalade. Elle voulait être une aristocratie quand elle ne pouvaitplus être qu’une oligarchie, deux systèmes bien différents, et quecomprendra tout homme assez habile pour lire attentivement les nomspatronymiques des lords de la chambre haute. Certes, legouvernement royal eut de bonnes intentions&|160;; mais il oubliaitconstamment qu’il faut tout faire vouloir au peuple, même sonbonheur, et que la France, femme capricieuse, veut être heureuse oubattue à son gré. S’il y avait eu beaucoup de ducs de Laval, que samodestie a fait digne de son nom, le trône de la branche aînéeserait devenu solide autant que l’est celui de la maison deHanovre. En 1814, mais surtout en 1820, la noblesse française avaità dominer l’époque la plus instruite, la bourgeoisie la plusaristocratique, le pays le plus femelle du monde. Le faubourgSaint-Germain pouvait bien facilement conduire et amuser une classemoyenne, ivre de distinctions, amoureuse d’art et de science. Maisles mesquins meneurs de cette grande époque intelligentiellehaïssaient tous l’art et la science. Ils ne surent même pasprésenter la religion, dont ils avaient besoin, sous les poétiquescouleurs qui l’eussent fait aimer. Quand Lamartine, La Mennais,Montalembert et quelques autres écrivains de talent doraient depoésie, rénovaient ou agrandissaient les idées religieuses, tousceux qui gâchaient le gouvernement faisaient sentir l’amertume dela religion. Jamais nation ne fut plus complaisante, elle étaitalors comme une femme fatiguée qui devient facile&|160;; jamaispouvoir ne fit alors plus de maladresses : la France et la femmeaiment mieux les fautes. Pour se réintégrer, pour fonder un grandgouvernement oligarchique, la noblesse du faubourg devait sefouiller avec bonne foi afin de trouver en elle-même la monnaie deNapoléon, s’éventrer pour demander aux creux de ses entrailles unRichelieu constitutionnel&|160;; si ce génie n’était pas en elle,aller le chercher jusque dans le froid grenier où il pouvait êtreen train de mourir, et se l’assimiler, comme la chambre des lordsanglais s’assimile constamment les aristocrates de hasard. Puis,ordonner à cet homme d’être implacable, de retrancher les branchespourries, de recéper l’arbre aristocratique. Mais d’abord, le grandsystème du torysme anglais était trop immense pour de petitestêtes&|160;; et son importation demandait trop de temps auxFrançais, pour lesquels une réussite lente vaut un fiasco.D’ailleurs, loin d’avoir cette politique rédemptrice qui vachercher la force là où Dieu l’a mise, ces grandes petites genshaïssaient toute force qui ne venait pas d’eux&|160;; enfin, loinde se rajeunir, le faubourg Saint-Germain s’est avieilli.L’étiquette, institution de seconde nécessité, pouvait êtremaintenue si elle n’eût paru que dans les grandes occasions&|160;;mais l’étiquette devint une lutte quotidienne, et au lieu d’êtreune question d’art ou de magnificence, elle devint une question depouvoir. S’il manqua d’abord au trône un de ces conseillers aussigrands que les circonstances étaient grandes, l’aristocratie manquasurtout de la connaissance de ses intérêts généraux, qui aurait pusuppléer à tout. Elle s’arrêta devant le mariage de monsieur deTalleyrand, le seul homme qui eût une de ces têtes métalliques oùse forgent à neuf les systèmes politiques par lesquels reviventglorieusement les nations. Le faubourg se moqua des ministres quin’étaient pas gentilshommes, et ne donnait pas de gentilshommesassez supérieurs pour être ministres&|160;; il pouvait rendre desservices véritables au pays en ennoblissant les justices de paix,en fertilisant le sol, en construisant des routes et des canaux, ense faisant puissance territoriale agissante&|160;; mais il vendaitses terres pour jouer à la Bourse. Il pouvait priver la bourgeoisiede ses hommes d’action et de talent dont l’ambition minait lepouvoir, en leur ouvrant ses rangs&|160;; il a préféré lescombattre, et sans armes&|160;; car il n’avait plus qu’en traditionce qu’il possédait jadis en réalité. Pour le malheur de cettenoblesse, il lui restait précisément assez de ses diverses fortunespour soutenir sa morgue. Contente de ses souvenirs, aucune de cesfamilles ne songea sérieusement à faire prendre des armes à sesaînés, parmi le faisceau que le dix-neuvième siècle jetait sur laplace publique. La jeunesse, exclue des affaires, dansait chezMadame, au lieu de continuer à Paris, par l’influence de talentsjeunes, consciencieux, innocents de l’Empire et de la République,l’œuvre que les clefs de chaque famille auraient commencées dansles départements en y conquérant la reconnaissance de leurs titrespar de continuels plaidoyers en faveur des intérêts locaux, en s’yconformant à l’esprit du siècle, en refondant la caste au goût dutemps. Concentrée dans son faubourg Saint-Germain, où vivaitl’esprit des anciennes oppositions féodales mêlé à celui del’ancienne cour, l’aristocratie, mal unie au château des Tuileries,fut plus facile à vaincre, n’existant que sur un point et surtoutaussi mal constituée qu’elle l’était dans la Chambre des Pairs.Tissue dans le pays, elle devenait indestructible&|160;; acculéedans son faubourg, adossée au château, étendue dans le budget, ilsuffisait d’un coup de hache pour trancher le fil de sa vieagonisante, et la plate figure d’un petit avocat s’avança pourdonner ce coup de hache. Malgré l’admirable discours de monsieurRoyer-Collard, l’hérédité de la pairie et ses majorats tombèrentsous les pasquinades d’un homme qui se vantait d’avoir adroitementdisputé quelques têtes au bourreau, mais qui tuait maladroitementde grandes institutions. Il se trouve là des exemples et desenseignements pour l’avenir. Si l’oligarchie française n’avait pasune vie future, il y aurait je ne sais quelle cruauté triste à lagehenner après son décès, et alors il ne faudrait plus que penser àson sarcophage&|160;; mais si le scalpel des chirurgiens est dur àsentir, il rend parfois la vie aux mourants. Le faubourgSaint-Germain peut se trouver plus puissant persécuté qu’il nel’était triomphant, s’il veut avoir un chef et un système.

Maintenant il est facile de résumer cet aperçu semi-politique.Ce défaut de vues larges et ce vaste ensemble de petitesfautes&|160;; l’envie de rétablir de hautes fortunes dont chacun sepréoccupait&|160;; un besoin réel de religion pour soutenir lapolitique&|160;; une soif de plaisir, qui nuisait à l’espritreligieux, et nécessita des hypocrisies&|160;; les résistancespartielles de quelques esprits élevés qui voyaient juste et quecontrarièrent les rivalités de cour&|160;; la noblesse de province,souvent plus pure de race que ne l’est la noblesse de cour, maisqui, trop souvent froissée, se désaffectionna&|160;; toutes cescauses se réunirent pour donner au faubourg Saint-Germain les mœursles plus discordantes. Il ne fut ni compacte dans son système, niconséquent dans ses actes, ni complétement moral, ni franchementlicencieux, ni corrompu ni corrupteur&|160;; il n’abandonna pasentièrement les questions qui lui nuisaient et n’adopta pas lesidées qui l’eussent sauvé. Enfin, quelque débiles que fussent lespersonnes, le parti s’était néanmoins armé de tous les grandsprincipes qui font la vie des nations. Or, pour périr dans saforce, que faut-il être&|160;? Il fut difficile dans le choix despersonnes présentées&|160;; il eut du bon goût, du méprisélégant&|160;; mais sa chute n’eut certes rien d’éclatant ni dechevaleresque. L’émigration de 89 accusait encore dessentiments&|160;; en 1830, l’émigration à l’intérieur n’accuse plusque des intérêts. Quelques hommes illustres dans les lettres, lestriomphes de la tribune, monsieur de Talleyrand dans les congrès,la conquête d’Alger, et plusieurs noms redevenus historiques surles champs de bataille, montrent à l’aristocratie française lesmoyens qui lui restent de se nationaliser et de faire encorereconnaître ses titres, si toutefois elle daigne. Chez les êtresorganisés il se fait un travail d’harmonie intime. Un homme est-ilparesseux, la paresse se trahit en chacun de ses mouvements. Demême, la physionomie d’une classe d’hommes se conforme à l’espritgénéral, à l’âme qui en anime le corps. Sous la Restauration, lafemme du faubourg Saint-Germain ne déploya ni la fière hardiesseque les dames de la cour portaient jadis dans leurs écarts, ni lamodeste grandeur des tardives vertus par lesquelles elles expiaientleurs fautes, et qui répandaient autour d’elles un si vif éclat.Elle n’eut rien de bien léger, rien de bien grave. Ses passions,sauf quelques exceptions, furent hypocrites&|160;; elle transigeapour ainsi dire avec leurs jouissances. Quelques-unes de cesfamilles menèrent la vie bourgeoise de la duchesse d’Orléans, dontle lit conjugal se montrait si ridiculement aux visiteurs duPalais-Royal&|160;; deux ou trois à peine continuèrent les mœurs dela Régence, et inspirèrent une sorte de dégoût à des femmes plushabiles. Cette nouvelle grande dame n’eut aucune influence sur lesmœurs : elle pouvait néanmoins beaucoup, elle pouvait, en désespoirde cause, offrir le spectacle imposant des femmes de l’aristocratieanglaise&|160;; mais elle hésita niaisement entre d’anciennestraditions, fut dévote de force, et cacha tout, même ses bellesqualités. Aucune de ces Françaises ne put créer de salon où lessommités sociales vinssent prendre des leçons de goût etd’élégance. Leur voix, jadis si imposante en littérature, cettevivante expression des sociétés, y fut tout à fait nulle. Or, quandune littérature n’a pas de système général, elle ne fait pas corpset se dissout avec son siècle. Lorsque, dans un temps quelconque,il se trouve au milieu d’une nation un peuple à part ainsiconstitué, l’historien y rencontre presque toujours une figureprincipale qui résume les vertus et les défauts de la masse àlaquelle elle appartient : Coligny chez les huguenots, leCoadjuteur au sein de la Fronde, le maréchal de Richelieu sousLouis XV, Danton dans la Terreur. Cette identité de physionomieentre un homme et son cortége historique est dans la nature deschoses. Pour mener un parti ne faut-il pas concorder à ses idées,pour briller dans une époque ne faut-il pas la représenter&|160;?De cette obligation constante où se trouve la tête sage et prudentedes partis d’obéir aux préjugés et aux folies des masses qui enfont la queue dérivent les actions que reprochent certainshistoriens aux chefs de parti, quand, à distance des terriblesébullitions populaires, ils jugent à froid les passions les plusnécessaires à la conduite des grandes luttes séculaires. Ce qui estvrai dans la comédie historique des siècles est également vrai dansla sphère plus étroite des scènes partielles du drame nationalappelé les Mœurs.

Au commencement de la vie éphémère que mena le faubourgSaint-Germain pendant la Restauration, et à laquelle, si lesconsidérations précédentes sont vraies, il ne sut pas donner deconsistance, une jeune femme fut passagèrement le type le pluscomplet de la nature à la fois supérieure et faible, grande etpetite, de sa caste. C’était une femme artificiellement instruite,réellement ignorante&|160;; pleine de sentiments élevés, maismanquant d’une pensée qui les coordonnât&|160;; dépensant les plusriches trésors de l’âme à obéir aux convenances&|160;; prête àbraver la société, mais hésitant et arrivant à l’artifice par suitede ses scrupules&|160;; ayant plus d’entêtement que de caractère,plus d’engouement que d’enthousiasme, plus de tête que decœur&|160;; souverainement femme et souverainement coquette,Parisienne surtout&|160;; aimant l’éclat, les fêtes neréfléchissant pas, ou réfléchissant trop tard&|160;; d’uneimprudence qui arrivait presque à de la poésie&|160;; insolente àravir, mais humble au fond du cœur&|160;; affichant la force commeun roseau bien droit, mais, comme ce roseau, prête à fléchir sousune main puissante&|160;; parlant beaucoup de la religion, mais nel’aimant pas, et cependant prête à l’accepter comme un dénoûment.Comment expliquer une créature véritablement multiple, susceptibled’héroïsme, et oubliant d’être héroïque pour dire uneméchanceté&|160;; jeune et suave, moins vieille de cœur quevieillie par les maximes de ceux qui l’entouraient, et comprenantleur philosophie égoïste sans l’avoir appliquée&|160;; ayant tousles vices du courtisan et toutes les noblesses de la femmeadolescente&|160;; se défiant de tout, et néanmoins se laissantparfois aller à tout croire&|160;? Ne serait-ce pas toujours unportrait inachevé que celui de cette femme en qui les teintes lesplus chatoyantes se heurtaient, mais en produisant une confusionpoétique, parce qu’il y avait une lumière divine, un éclat dejeunesse qui donnait à ces traits confus une sorted’ensemble&|160;? La grâce lui servait d’unité. Rien n’était joué.Ces passions, ces demi-passions, cette velléité de grandeur, cetteréalité de petitesse, ces sentiments froids et ces élans chaleureuxétaient naturels et ressortaient de sa situation autant que decelle de l’aristocratie à laquelle elle appartenait. Elle secomprenait toute seule et se menait orgueilleusement au-dessus dumonde, à l’abri de son nom. Il y avait du moi de Médée dans sa vie,comme dans celle de l’aristocratie, qui se mourait sans vouloir nise mettre sur son séant, ni tendre la main à quelque médecinpolitique, ni toucher, ni être touchée, tant elle se sentait faibleou déjà poussière. La duchesse de Langeais, ainsi se nommait-elle,était mariée depuis environ quatre ans quand la Restauration futconsommée, c’est-à-dire en 1816, époque à laquelle Louis XVIII,éclairé par la révolution des Cent Jours, comprit sa situation etson siècle, malgré son entourage, qui, néanmoins, triompha plustard de ce Louis XI moins la hache, lorsqu’il fut abattu par lamaladie. La duchesse de Langeais était une Navarreins, familleducale, qui, depuis Louis XIV, avait pour principe de ne pointabdiquer son titre dans ses alliances. Les filles de cette maisondevaient avoir tôt ou tard, de même que leur mère, un tabouret à lacour. A l’âge de dix-huit ans, Antoinette de Navarreins sortit dela profonde retraite où elle avait vécu pour épouser le fils aînédu duc de Langeais. Les deux familles étaient alors éloignées dumonde&|160;; mais l’invasion de la France faisait présumer auxroyalistes le retour des Bourbons comme la seule conclusionpossible aux malheurs de la guerre. Les ducs de Navarreins et deLangeais, restés fidèles aux Bourbons, avaient noblement résisté àtoutes les séductions de la gloire impériale, et, dans lescirconstances où ils se trouvaient lors de cette union, ils durentnaturellement obéir à la vieille politique de leurs familles.Mademoiselle Antoinette de Navarreins épousa donc, belle et pauvre,monsieur le marquis de Langeais, dont le père mourut quelques moisaprès ce mariage. Au retour des Bourbons, les deux famillesreprirent leur rang, leurs charges, leurs dignités à la cour, etrentrèrent dans le mouvement social, en dehors duquel elless’étaient tenues jusqu’alors. Elles devinrent les plus éclatantessommités de ce nouveau monde politique. Dans ce temps de lâchetéset de fausses conversions, la conscience publique se plut àreconnaître en ces deux familles la fidélité sans tache, l’accordentre la vie privée et le caractère politique, auxquels tous lespartis rendent involontairement hommage. Mais, par un malheur assezcommun dans les temps de transaction, les personnes les plus pureset qui, par l’élévation de leurs vues, la sagesse de leursprincipes, auraient fait croire en France à la générosité d’unepolitique neuve et hardie, furent écartées des affaires, quitombèrent entre les mains de gens intéressés à porter les principesà l’extrême, pour faire preuve de dévouement. Les familles deLangeais et de Navarreins restèrent dans la haute sphère de lacour, condamnées aux devoirs de l’étiquette ainsi qu’aux reprocheset aux moqueries du libéralisme, accusées de se gorger d’honneurset de richesses, tandis que leur patrimoine ne s’augmenta point, etque les libéralités de la Liste Civile se consumèrent en frais dereprésentation, nécessaires à toute monarchie européenne, fût-ellemême républicaine. En 1818, monsieur le duc de Langeais commandaitune division militaire, et la duchesse avait, près d’une princesse,une place qui l’autorisait à demeurer à Paris, loin de son mari,sans scandale. D’ailleurs, le duc avait, outre son commandement,une charge à la cour, où il venait, en laissant, pendant sonquartier, le commandement à un maréchal-de-camp. Le duc et laduchesse vivaient donc entièrement séparés, de fait et de cœur, àl’insu du monde. Ce mariage de convention avait eu le sort assezhabituel de ces pactes de famille. Les deux caractères les plusantipathiques du monde s’étaient trouvés en présence, s’étaientfroissés secrètement, secrètement blessés, désunis à jamais. Puis,chacun d’eux avait obéi à sa nature et aux convenances. Le duc deLangeais, esprit aussi méthodique que pouvait l’être le chevalierde Folard, se livra méthodiquement à ses goûts, à ses plaisirs, etlaissa sa femme libre de suivre les siens, après avoir reconnu chezelle un esprit éminemment orgueilleux, un cœur froid, une grandesoumission aux usages du monde, une loyauté jeune, et qui devaitrester pure sous les yeux des grands parents, à la lumière d’unecour prude et religieuse. Il fit donc à froid le grand seigneur dusiècle précédent, abandonnant à elle-même une femme de vingt-deuxans, offensée gravement, et qui avait dans le caractère uneépouvantable qualité, celle de ne jamais pardonner une offensequand toutes ses vanités de femme, quand son amour-propre, sesvertus peut-être, avaient été méconnus, blessés occultement. Quandun outrage est public, une femme aime à l’oublier, elle a deschances pour se grandir, elle est femme dans sa clémence&|160;;mais les femmes n’absolvent jamais de secrètes offenses, parcequ’elles n’aiment ni les lâchetés, ni les vertus, ni les amourssecrètes.

Telle était la position, inconnue du monde, dans laquelle setrouvait madame la duchesse de Langeais, et à laquelle neréfléchissait pas cette femme, lorsque vinrent des fêtes données àl’occasion du mariage du duc de Berri. En ce moment, la cour et lefaubourg Saint-Germain sortirent de leur atonie et de leur réserve.Là, commença réellement cette splendeur inouïe qui abusa legouvernement de la Restauration. En ce moment, la duchesse deLangeais, soit calcul, soit vanité, ne paraissait jamais dans lemonde sans être entourée ou accompagnée de trois ou quatre femmesaussi distinguées par leur nom que par leur fortune. Reine de lamode, elle avait ses dames d’atours, qui reproduisaient ailleursses manières et son esprit. Elle les avait habilement choisiesparmi quelques personnes qui n’étaient encore ni dans l’intimité dela cour, ni dans le cœur du faubourg Saint-Germain, et qui avaientnéanmoins la prétention d’y arriver&|160;; simples Dominations quivoulaient s’élever jusqu’aux environs du trône et se mêler auxséraphiques puissances de la haute sphère nommée le petit château .Ainsi posée, la duchesse de Langeais était plus forte, elledominait mieux, elle était plus en sûreté. Ses dames la défendaientcontre la calomnie, et l’aidaient à jouer le détestable rôle defemme à la mode. Elle pouvait à son aise se moquer des hommes, despassions, les exciter, recueillir les hommages dont se nourrittoute nature féminine, et rester maîtresse d’elle-même. A Paris etdans la plus haute compagnie, la femme est toujours femme&|160;;elle vit d’encens, de flatteries, d’honneurs. La plus réellebeauté, la figure la plus admirable n’est rien si elle n’estadmirée : un amant, des flagorneries sont les attestations de sapuissance. Qu’est un pouvoir inconnu&|160;? Rien. Supposez la plusjolie femme seule dans le coin d’un salon, elle y est triste. Quandune de ces créatures se trouve au sein des magnificences sociales,elle veut donc régner sur tous les cœurs, souvent faute de pouvoirêtre souveraine heureuse dans un seul. Ces toilettes, ces apprêts,ces coquetteries étaient faites pour les plus pauvres êtres qui sesoient rencontrés, des fats sans esprit, des hommes dont le mériteconsistait dans une jolie figure, et pour lesquels toutes lesfemmes se compromettaient sans profit, de véritables idoles de boisdoré qui, malgré quelques exceptions, n’avaient ni les antécédentsdes petits-maîtres du temps de la Fronde, ni la bonne grosse valeurdes héros de l’empire, ni l’esprit et les manières de leursgrands-pères, mais qui voulaient être gratis quelque chosed’approchant&|160;; qui étaient braves comme l’est la jeunessefrançaise, habiles sans doute s’ils eussent été mis à l’épreuve, etqui ne pouvaient rien être par le règne des vieillards usés qui lestenaient en lisière. Ce fut une époque froide, mesquine et sanspoésie. Peut-être faut-il beaucoup de temps à une restauration pourdevenir une monarchie.

Depuis dix-huit mois, la duchesse de Langeais menait cette viecreuse, exclusivement remplie par le bal, par les visites faitespour le bal, par des triomphes sans objet, par des passionséphémères, nées et mortes pendant une soirée. Quand elle arrivaitdans un salon, les regards se concentraient sur elle, ellemoissonnait des mots flatteurs, quelques expressions passionnéesqu’elle encourageait du geste, du regard, et qui ne pouvaientjamais aller plus loin que l’épiderme. Son ton, ses manières, touten elle faisait autorité. Elle vivait dans une sorte de fièvre devanité, de perpétuelle jouissance qui l’étourdissait. Elle allaitassez loin en conversation, elle écoutait tout, et se dépravait,pour ainsi dire, à la surface du cœur. Revenue chez elle, ellerougissait souvent de ce dont elle avait ri, de telle histoirescandaleuse dont les détails l’aidaient à discuter les théories del’amour qu’elle ne connaissait pas, et les subtiles distinctions dela passion moderne, que de complaisantes hypocrites luicommentaient&|160;; car les femmes, sachant se tout dire entreelles, en perdent plus que n’en corrompent les hommes. Il y eut unmoment où elle comprit que la créature aimée était la seule dont labeauté, dont l’esprit pût être universellement reconnu. Que prouveun mari&|160;? Que, jeune fille, une femme était ou richementdotée, ou bien élevée, avait une mère adroite, ou satisfaisait auxambitions de l’homme&|160;; mais un amant est le constant programmede ses perfections personnelles. Madame de Langeais apprit, jeuneencore, qu’une femme pouvait se laisser aimer ostensiblement sansêtre complice de l’amour, sans l’approuver, sans le contenterautrement que par les plus maigres redevances de l’amour, et plusd’une Sainte-n’y-touche lui révéla les moyens de jouer cesdangereuses comédies. La duchesse eut donc sa cour, et le nombre deceux qui l’adoraient ou la courtisaient fut une garantie de savertu. Elle était coquette, aimable, séduisante jusqu’à la fin dela fête, du bal, de la soirée&|160;; puis, le rideau tombé, elle seretrouvait seule, froide, insouciante, et néanmoins revivait lelendemain pour d’autres émotions également superficielles. Il yavait deux ou trois jeunes gens complétement abusés qui l’aimaientvéritablement, et dont elle se moquait avec une parfaiteinsensibilité. Elle se disait : – Je suis aimée, il m’aime&|160;!Cette certitude lui suffisait. Semblable à l’avare satisfait desavoir que ses caprices peuvent être exaucés&|160;; elle n’allaitpeut-être même plus jusqu’au désir.

Un soir elle se trouva chez une de ses amies intimes, madame lavicomtesse de Fontaine, une de ses humbles rivales, qui lahaïssaient cordialement et l’accompagnaient toujours : espèced’amitié armée dont chacun se défie, et où les confidences sonthabilement discrètes, quelquefois perfides. Après avoir distribuéde petits saluts protecteurs, affectueux ou dédaigneux de l’airnaturel à la femme qui connaît toute la valeur de ses sourires, sesyeux tombèrent sur un homme qui lui était conplétement inconnu,mais dont la physionomie large et grave la surprit. Elle sentit enle voyant une émotion assez semblable à celle de la peur.

– Ma chère, demanda-t-elle à madame de Maufrigneuse, quel est cenouveau venu&|160;?

– Un homme dont vous avez sans doute entendu parler, le marquisde Montriveau.

– Ah&|160;! c’est lui.

Elle prit son lorgnon et l’examina fort impertinemment, commeelle eût fait d’un portrait qui reçoit des regards et n’en rendpas.

– Présentez-le-moi donc, il doit être amusant.

– Personne n’est plus ennuyeux ni plus sombre, ma chère, mais ilest à la mode.

Monsieur Armand de Montriveau se trouvait en ce moment, sans lesavoir, l’objet d’une curiosité générale, et le méritait plusqu’aucune de ces idoles passagères dont Paris a besoin et dont ils’amourache pour quelques jours, afin de satisfaire cette passiond’engouement et d’enthousiasme factice dont il est périodiquementtravaillé. Armand de Montriveau était le fils unique du général deMontriveau, un de ces ci-devant qui servirent noblement laRépublique, et qui périt, tué près de Joubert, à Novi. L’orphelinavait été placé par les soins de Bonaparte à l’école de Châlons, etmis, ainsi que plusieurs autres fils de généraux morts sur le champde bataille, sous la protection de la République française. Aprèsêtre sorti de cette école sans aucune espèce de fortune, il entradans l’artillerie, et n’était encore que chef de bataillon lors dudésastre de Fontainebleau. L’arme à laquelle appartenait Armand deMontriveau lui avait offert peu de chances d’avancement. D’abord lenombre des officiers y est plus limité que dans les autres corps del’armé&|160;; puis, les opinions libérales et presque républicainesque professait l’artillerie, les craintes inspirées à l’Empereurpar une réunion d’hommes savants accoutumés à réfléchir,s’opposaient à la fortune militaire de la plupart d’entre eux.Aussi, contrairement aux lois ordinaires, les officiers parvenus augénéralat ne furent-ils pas toujours les sujets les plusremarquables de l’arme, parce que, médiocres, ils donnaient peu decraintes. L’artillerie faisait un corps à part dans l’armée, etn’appartenait à Napoléon que sur les champs de bataille. A cescauses générales, qui peuvent expliquer les retards éprouvés danssa carrière par Armand de Montriveau, il s’en joignait d’autresinhérentes à sa personne et à son caractère. Seul dans le monde,jeté dès l’âge de vingt ans à travers cette tempête d’hommes ausein de laquelle vécut Napoléon, et n’ayant aucun intérêt en dehorsde lui-même, prêt à périr chaque jour, il s’était habitué àn’exister que par une estime intérieure et par le sentiment dudevoir accompli. Il était habituellement silencieux comme le sonttous les hommes timides&|160;; mais sa timidité ne venait pointd’un défaut de courage, c’était une sorte de pudeur qui luiinterdisait toute démonstration vaniteuse. Son intrépidité sur leschamps de bataille n’était point fanfaronne&|160;; il y voyaittout, pouvait donner tranquillement un bon avis à ses camarades, etallait au-devant des boulets tout en se baissant à propos pour leséviter. Il était bon, mais sa contenance le faisait passer pourhautain et sévère. D’une rigueur mathématique en toute chose, iln’admettait aucune composition hypocrite ni avec les devoirs d’uneposition, ni avec les conséquences d’un fait. Il ne se prêtait àrien de honteux, ne demandait jamais rien pour lui&|160;; enfin,c’était un de ces grands hommes inconnus, assez philosophes pourmépriser la gloire, et qui vivent sans s’attacher à la vie, parcequ’ils ne trouvent pas à y développer leur force ou leurssentiments dans toute leur étendue. Il était craint, estimé, peuaimé. Les hommes nous permettent bien de nous élever au-dessusd’eux, mais ils ne nous pardonnent jamais de ne pas descendre aussibas qu’eux. Aussi le sentiment qu’ils accordent aux grandscaractères ne va-t-il pas sans un peu de haine et de crainte. Tropd’honneur est pour eux une censure tacite qu’ils ne pardonnent niaux vivants ni aux morts. Après les adieux de Fontainebleau,Montriveau, quoique noble et titré, fut mis en demi-solde. Saprobité antique effraya le Ministère de la Guerre, où sonattachement aux serments faits à l’aigle impériale était connu.Lors des Cent-Jours il fut nommé colonel de la garde et resta surle champ de bataille de Waterloo. Ses blessures l’ayant retenu enBelgique, il ne se trouva pas à l’armée de la Loire&|160;; mais legouvernement royal ne voulut pas reconnaître les grades donnéspendant les Cent-Jours, et Armand de Montriveau quitta la France.Entraîné par son génie entreprenant, par cette hauteur de penséeque, jusqu’alors, les hasards de la guerre avaient satisfaite, etpassionné par sa rectitude instinctive pour les projets d’unegrande utilité, le général Montriveau s’embarqua dans le desseind’explorer la Haute-Egypte et les parties inconnues de l’Afrique,les contrées du centre surtout, qui excitent aujourd’hui tantd’intérêt parmi les savants. Son expédition scientifique fut longueet malheureuse. Il avait recueilli des notes précieuses destinées àrésoudre les problèmes géographiques ou industriels si ardemmentcherchés, et il était parvenu, non sans avoir surmonté bien desobstacles, jusqu’au cœur de l’Afrique, lorsqu’il tomba par trahisonau pouvoir d’une tribu sauvage. Il fut dépouillé de tout, mis enesclavage et promené pendant deux années à travers les déserts,menacé de mort à tout moment et plus maltraité que ne l’est unanimal dont s’amusent d’impitoyables enfants. Sa force de corps etsa constance d’âme lui firent supporter toutes les horreurs de sacaptivité&|160;; mais il épuisa presque toute son énergie dans sonévasion, qui fut miraculeuse. Il atteignit la colonie française duSénégal, demi-mort, en haillons, et n’ayant plus que d’informessouvenirs. Les immenses sacrifices de son voyage, l’étude desdialectes de l’Afrique, ses découvertes et ses observations, toutfut perdu. Un seul fait fera comprendre ses souffrances. Pendantquelques jours les enfants du scheik de la tribu dont il étaitl’esclave s’amusaient à prendre sa tête pour but dans un jeu quiconsistait à jeter loin des osselets de cheval, et à les y fairetenir. Montriveau revint à Paris vers le milieu de l’année 1818, ils’y trouva ruiné, sans protecteurs, et n’en voulant pas. Il seraitmort vingt fois avant de solliciter quoi que ce fût, même lareconnaissance de ses droits acquis. L’adversité, ses douleursavaient développé son énergie jusque dans les petites choses, etl’habitude de conserver sa dignité d’homme en face de cet êtremoral que nous nommons la conscience, donnait pour lui du prix auxactes en apparence les plus indifférents. Cependant ses rapportsavec les principaux savants de Paris et quelques militairesinstruits firent connaître et son mérite et ses aventures. Lesparticularités de son évasion et de sa captivité, celles de sonvoyage attestaient tant de sang-froid, d’esprit et de courage,qu’il acquit, sans le savoir, cette célébrité passagère dont lessalons de Paris sont si prodigues, mais qui demande des effortsinouïs aux artistes quand ils veulent la perpétuer. Vers la fin decette année, sa position changea subitement. De pauvre, il devintriche, ou du moins il eut extérieurement tous les avantages de larichesse. Le gouvernement royal, qui cherchait à s’attacher leshommes de mérite afin de donner de la force à l’armée, fit alorsquelques concessions aux anciens officiers dont la loyauté et lecaractère connu offraient des garanties de fidélité. Monsieur deMontriveau fut rétabli sur les cadres, dans son grade, reçut sasolde arriérée et fut admis dans la Garde royale. Ces faveursarrivèrent successivement au marquis de Montriveau sans qu’il eûtfait la moindre demande. Des amis lui épargnèrent les démarchespersonnelles auxquelles il se serait refusé. Puis, contrairement àses habitudes, qui se modifièrent tout à coup, il alla dans lemonde, où il fut accueilli favorablement, et où il rencontrapartout les témoignages d’une haute estime. Il semblait avoirtrouvé quelque dénoûment pour sa vie&|160;; mais chez lui tout sepassait en l’homme, il n’y avait rien d’extérieur. Il portait dansla société une figure grave et recueillie, silencieuse et froide.Il y eut beaucoup de succès, précisément parce qu’il tranchaitfortement sur la masse des physionomies convenues qui meublent lessalons de Paris, où il fut effectivement tout neuf. Sa parole avaitla concision du langage des gens solitaires ou des sauvages. Satimidité fut prise pour de la hauteur et plut beaucoup. Il étaitquelque chose d’étrange et de grand, et les femmes furent d’autantplus généralement éprises de ce caractère original, qu’il échappaità leurs adroites flatteries, à ce manège par lequel ellescirconviennent les hommes les plus puissants, et corrodent lesesprits les plus inflexibles. Monsieur de Montriveau ne comprenaitrien à ces petites singeries parisiennes, et son âme ne pouvaitrépondre qu’aux sonores vibrations des beaux sentiments. Il eûtpromptement été laissé là, sans la poésie qui résultait de sesaventures et de sa vie, sans les prôneurs qui le vantaient à soninsu, sans le triomphe d’amour propre qui attendait la femme dontil s’occuperait. Aussi la curiosité de la duchesse de Langeaisétait-elle vive autant que naturelle. Par un effet du hasard, cethomme l’avait intéressée la veille, car elle avait entendu raconterla veille une des scènes qui, dans le voyage de monsieur deMontriveau, produisaient le plus d’impression sur les mobilesimaginations de femme. Dans une excursion vers les sources du Nil,monsieur de Montriveau eut avec un de ses guides le débat le plusextraordinaire qui se connaisse dans les annales des voyages. Ilavait un désert à traverser, et ne pouvait aller qu’à pied au lieuqu’il voulait explorer. Un seul guide était capable de l’y mener.Jusqu’alors aucun voyageur n’avait pu pénétrer dans cette partie dela contrée, où l’intrépide officier présumait devoir trouver lasolution de plusieurs problèmes scientifiques. Malgré lesreprésentations que lui firent et les vieillards du pays et songuide, il entreprit ce terrible voyage. S’armant de tout soncourage aiguisé déjà par l’annonce d’horribles difficultés àvaincre, il partit au matin. Après avoir marché pendant une journéeentière, il se coucha le soir sur le sable, éprouvant une fatigueinconnue, causée par la mobilité du sol, qui semblait à chaque pasfuir sous lui. Cependant il savait que le lendemain il luifaudrait, dès l’aurore, se remettre en route&|160;; mais son guidelui avait promis de lui faire atteindre, vers le milieu du jour, lebut de son voyage. Cette promesse lui donna du courage, lui fitretrouver des forces, et, malgré ses souffrances, il continua saroute, en maudissant un peu la science&|160;; mais honteux de seplaindre devant son guide, il garda le secret de ses peines. Ilavait déjà marché pendant le tiers du jour lorsque, sentant sesforces épuisées et ses pieds ensanglantés par la marche, il demandas’il arriverait bientôt. – Dans une heure, lui dit le guide. Armandtrouva dans son âme pour une heure de force et continua. L’heures’écoula sans qu’il aperçût, même à l’horizon, horizon de sablesaussi vaste que l’est celui de la pleine mer, les palmiers et lesmontagnes dont les cimes devaient annoncer le terme de son voyage.Il s’arrêta, menaça le guide, refusa d’aller plus loin, luireprocha d’être son meurtrier, de l’avoir trompé&|160;; puis deslarmes de rage et de fatigue roulèrent sur ses jouesenflammées&|160;; il était courbé par la douleur renaissante de lamarche, et son gosier lui semblait coagulé par la soif du désert.Le guide, immobile, écoutait ses plaintes d’un air ironique, touten étudiant, avec l’apparente indifférence des Orientaux, lesimperceptibles accidents de ce sable presque noirâtre comme estl’or bruni. – Je me suis trompé, reprit-il froidement. Il y a troplong-temps que j’ai fait ce chemin pour que je puisse reconnaîtreles traces&|160;; nous y sommes bien, mais il faut encore marcherpendant deux heures. – Cet homme a raison, pensa monsieur deMontriveau. Puis il se remit en route, suivant avec peinel’Africain impitoyable, auquel il semblait lié par un fil, comme uncondamné l’est invisiblement au bourreau. Mais les deux heures sepassent, le Français a dépensé ses dernières gouttes d’énergie, etl’horizon est pur, et il n’y voit ni palmiers ni montagnes. Il netrouve plus ni cris ni gémissements, il se couche alors sur lesable pour mourir&|160;; mais ses regards eussent épouvanté l’hommele plus intrépide, il semblait annoncer qu’il ne voulait pas mourirseul. Son guide, comme un vrai démon, lui répondait par un coupd’oeil calme, empreint de puissance, et le laissait étendu, enayant soin de se tenir à une distance qui lui permît d’échapper audésespoir de sa victime. Enfin monsieur de Montriveau trouvaquelques forces pour une dernière imprécation. Le guide serapprocha de lui, le regarda fixement, lui imposa silence et luidit : – N’as-tu pas voulu, malgré nous, aller là ou je temène&|160;? Tu me reproches de te tromper : si je ne l’avais pasfait, tu ne serais pas venu jusqu’ici. Veux-tu la vérité, la voici.Nous avons encore cinq heures de marche, et nous ne pouvons plusretourner sur nos pas. Sonde ton cœur, si tu n’as pas assez decourage, voici mon poignard. Surpris par cette effroyable ententede la douleur et de la force humaine, monsieur de Montriveau nevoulut pas se trouver au-dessous d’un barbare&|160;; et puisantdans son orgueil d’Européen une nouvelle dose de courage, il sereleva pour suivre son guide. Les cinq heures étaient expirées,monsieur de Montriveau n’apercevait rien encore, il tourna vers leguide un oeil mourant&|160;; mais alors le Nubien le prit sur sesépaules, l’éleva de quelques pieds, et lui fit voir à une centainede pas un lac entouré de verdure et d’une admirable forêt,qu’illuminaient les feux du soleil couchant. Ils étaient arrivés àquelque distance d’une espèce de banc de granit immense, souslequel ce paysage sublime se trouvait comme enseveli. Armand crutrenaître, et son guide, ce géant d’intelligence et de courage,acheva son œuvre de dévouement en le portant à travers les sentierschauds et polis à peine tracés sur le granit. Il voyait d’un côtél’enfer des sables, et de l’autre le paradis terrestre de la plusbelle oasis qui fût en ces déserts.

La duchesse, déjà frappée par l’aspect de ce poétiquepersonnage, le fut encore bien plus en apprenant qu’elle voyait enlui le marquis de Montriveau, de qui elle avait rêvé pendant lanuit. S’être trouvée dans les sables brûlants du désert avec lui,l’avoir eu pour compagnon de cauchemar, n’était-ce pas chez unefemme de cette nature un délicieux présage d’amusement&|160;?Jamais homme n’eut mieux qu’Armand la physionomie de son caractère,et ne pouvait plus justement intriguer les regards. Sa tête, grosseet carrée, avait pour principal trait caractéristique une énorme etabondante chevelure noire qui lui enveloppait la figure de manièreà rappeler parfaitement le général Kléber auquel il ressemblait parla vigueur de son front, par la coupe de son visage, par l’audacetranquille des yeux, et par l’espèce de fougue qu’exprimaient sestraits saillants. Il était petit, large de buste, musculeux commeun lion.Quand il marchait, sa pose, sa démarche, le moindre gestetrahissait et je ne sais quelle sécurité de force qui imposait, etquelque chose de despotique. Il paraissait savoir que rien nepouvait s’opposer à sa volonté, peut-être parce qu’il ne voulaitrien que de juste. Néanmoins, semblable à tous les gens réellementforts, il était doux dans son parler, simple dans ses manières, etnaturellement bon. Seulement toutes ces belles qualités semblaientdevoir disparaître dans les circonstances graves où l’homme devientimplacable dans ses sentiments, fixe dans ses résolutions, terribledans ses actions. Un observateur aurait pu voir dans la commissurede ses lèvres un retroussement habituel qui annonçait des penchantsvers l’ironie.

La duchesse de Langeais, sachant de quel prix passager était laconquête de cet homme, résolut, pendant le peu de temps que mit laduchesse de Maufrigneuse à l’aller prendre pour le lui présenter,d’en faire un de ses amants, de lui donner le pas sur tous lesautres, de l’attacher à sa personne, et de déployer pour lui toutesses coquetteries. Ce fut une fantaisie, pur caprice de duchesseavec lequel Lope de Véga ou Calderon a fait le Chien du jardinier .Elle voulut que cet homme ne fût à aucune femme, et n’imagina pasd’être à lui. La duchesse de Langeais avait reçu de la nature lesqualités nécessaires pour jouer les rôles de coquette, et sonéducation les avait encore perfectionnées. Les femmes avaientraison de l’envier, et les hommes de l’aimer. Il ne lui manquaitrien de ce qui peut inspirer l’amour, de ce qui le justifie et dece qui le perpétue. Son genre de beauté, ses manières, son parler,sa pose s’accordaient pour la douer d’une coquetterie naturelle,qui, chez une femme, semble être la conscience de son pouvoir. Elleétait bien faite, et décomposait peut-être ses mouvements avec tropde complaisance, seule affectation qu’on lui pût reprocher. Tout enelle s’harmoniait, depuis le plus petit geste jusqu’à la tournureparticulière de ses phrases, jusqu’à la manière hypocrite dont ellejetait son regard. Le caractère prédominant de sa physionomie étaitune noblesse élégante, que ne détruisait pas la mobilité toutefrançaise de sa personne. Cette attitude incessamment changeanteavait un prodigieux attrait pour les hommes. Elle paraissait devoirêtre la plus délicieuse des maîtresses en déposant son corset etl’attirail de sa représentation. En effet, toutes les joies del’amour existaient en germe dans la liberté de ses regardsexpressifs, dans les câlineries de sa voix, dans la grâce de sesparoles. Elle faisait voir qu’il y avait en elle une noblecourtisane, que démentaient vainement les religions de la duchesse.Qui s’asseyait près d’elle pendant une soirée, la trouvait tour àtour gaie, mélancolique, sans qu’elle eût l’air de jouer ni lamélancolie ni la gaieté. Elle savait être à son gré affable,méprisante, ou impertinente, ou confiante. Elle semblait bonne etl’était. Dans sa situation, rien ne l’obligeait à descendre à laméchanceté. Par moments, elle se montrait tour à tour sans défianceet rusée, tendre à émouvoir, puis dure et sèche à briser le cœur.Mais pour la bien peindre ne faudrait-il pas accumuler toutes lesantithèses féminines&|160;; en un mot, elle était ce qu’ellevoulait être ou paraître. Sa figure un peu trop longue avait de lagrâce, quelque chose de fin, de menu qui rappelait les figures dumoyen âge. Son teint était pâle, légèrement rosé. Tout en ellepéchait pour ainsi dire par un excès de délicatesse.

Monsieur de Montriveau se laissa complaisamment présenter à laduchesse de Langeais, qui, suivant l’habitude des personnesauxquelles un goût exquis fait éviter les banalités, l’accueillitsans l’accabler ni de questions ni de compliments, mais avec unesorte de grâce respectueuse qui devait flatter un homme supérieur,car la supériorité suppose chez un homme un peu de ce tact qui faitdeviner aux femmes tout ce qui est sentiment. Si elle manifestaquelque curiosité, ce fut par ses regards&|160;; si ellecomplimenta, ce fut par ses manières&|160;; et elle déploya cettechatterie de paroles, cette fine envie de plaire qu’elle savaitmontrer mieux que personne. Mais toute sa conversation ne fut enquelque sorte que le corps de la lettre, il devait y avoir unpost-scriptum où la pensée principale allait être dite. Quand,après une demi-heure de causeries insignifiantes, et danslesquelles l’accent, les sourires, donnaient seuls de la valeur auxmots, monsieur de Montriveau parut vouloir discrètement se retirer,la duchesse le retint par un geste expressif.

– Monsieur, lui dit-elle, je ne sais si le peu d’instantspendant lesquels j’ai eu le plaisir de causer avec vous vous aoffert assez d’attrait pour qu’il me soit permis de vous inviter àvenir chez moi&|160;; j’ai peur qu’il n’y ait beaucoup d’égoïsme àvouloir vous y posséder. Si j’étais assez heureuse pour que vousvous y plussiez, vous me trouveriez toujours le soir jusqu’à dixheures.

Ces phrases furent dites d’un ton si coquet, que monsieur deMontriveau ne pouvait se défendre d’accepter l’invitation. Quand ilse rejeta dans les groupes d’hommes qui se tenaient à quelquedistance des femmes, plusieurs de ses amis le félicitèrent, moitiésérieusement, moitié plaisamment, sur l’accueil extraordinaire quelui avait fait la duchesse de Langeais. Cette difficile, cetteillustre conquête, était décidément faite, et la gloire en avaitété réservée à l’artillerie de la Garde. Il est facile d’imaginerles bonnes et mauvaises plaisanteries que ce thème, une fois admis,suggéra dans un de ces salons parisiens où l’on aime tant às’amuser, et où les railleries ont si peu de durée que chacuns’empresse d’en tirer toute la fleur.

Ces niaiseries flattèrent à son insu le général. De la place oùil s’était mis, ses regards furent attirés par mille réflexionsindécises vers la duchesse&|160;; et il ne put s’empêcher des’avouer à lui-même que, de toutes les femmes dont la beauté avaitséduit ses yeux, nulle ne lui avait offert une plus délicieuseexpression des vertus, des défauts, des harmonies que l’imaginationla plus juvénile puisse vouloir en France à une maîtresse. Quelhomme, en quelque rang que le sort l’ait placé, n’a pas senti dansson âme une jouissance indéfinissable en rencontrant, chez unefemme qu’il choisit, même rêveusement, pour sienne, les triplesperfections morales, physiques et sociales qui lui permettent detoujours voir en elle tous ses souhaits accomplis&|160;? Si cen’est pas une cause d’amour, cette flatteuse réunion est certes undes plus grands véhicules du sentiment. Sans la vanité, disait unprofond moralise du siècle dernier, l’amour est un convalescent. Ily a certes, pour l’homme comme pour la femme, un trésor de plaisirsdans la supériorité de la personne aimée. N’est-ce pas beaucoup,pour ne pas dire tout, de savoir que notre amour-propre nesouffrira jamais en elle&|160;; qu’elle est assez noble pour nejamais recevoir les blessures d’un coup d’oeil méprisant, assezriche pour être entourée d’un éclat égal à celui dont s’environnentmême les rois éphémères de la finance, assez spirituelle pour nejamais être humiliée par une fine plaisanterie, et assez belle pourêtre la rivale de tout son sexe&|160;? Ces réflexions, un homme lesfait en un clin d’oeil. Mais si la femme qui les lui inspire luiprésente en même temps, dans l’avenir de sa précoce passion, leschangeantes délices de la grâce, l’ingénuité d’une âme vierge, lesmille plis du vêtement des coquettes, les dangers de l’amour,n’est-ce pas à remuer le cœur de l’homme le plus froid&|160;? Voicidans quelle situation se trouvait en ce moment monsieur deMontriveau, relativement à la femme, et le passé de sa vie garantiten quelque sorte la bizarrerie du fait. Jeté jeune dans l’ouragandes guerres françaises, ayant toujours vécu sur les champs debataille, il ne connaissait de la femme que ce qu’un voyageurpressé, qui va d’auberge en auberge, peut connaître d’un pays.Peut-être aurait-il pu dire de sa vie ce que Voltaire disait àquatre-vingts ans de la sienne, et n’avait-il pas trente-septsottises à se reprocher&|160;? Il était, à son âge, aussi neuf enamour que l’est un jeune homme qui vient de lire Faublas encachette. De la femme, il savait tout&|160;; mais de l’amour, il nesavait rien&|160;; et sa virginité de sentiment lui faisait ainsides désirs tout nouveaux. Quelques hommes, emportés par les travauxauxquels les ont condamnés la misère ou l’ambition, l’art ou lascience, comme monsieur de Montriveau avait été emporté par lecours de la guerre et les événements de sa vie, connaissent cettesingulière situation, et l’avouent rarement. A Paris, tous leshommes doivent avoir aimé. Aucune femme n’y veut de ce dont aucunen’a voulu. De la crainte d’être pris pour un sot, procèdent lesmensonges de la fatuité générale en France, où passer pour un sot,c’est ne pas être du pays. En ce moment, monsieur de Montriveau futà la fois saisi par un violent désir, un désir grandi dans lachaleur des déserts, et par un mouvement de cœur dont il n’avaitpas encore connu la bouillante étreinte. Aussi fort qu’il étaitviolent, cet homme sut réprimer ses émotions&|160;; mais, tout encausant de choses indifférentes, il se retirait en lui-même, et sejurait d’avoir cette femme, seule pensée par laquelle il pouvaitentrer dans l’amour. Son désir devint un serment fait à la manièredes Arabes avec lesquels il avait vécu, et pour lesquels un sermentest un contrat passé entre eux et toute leur destinée, qu’ilssubordonnent à la réussite de l’entreprise consacrée par leserment, et dans laquelle ils ne comptent même plus leur mort quecomme un moyen de plus pour le succès. Un jeune homme se serait dit: – Je voudrais bien avoir la duchesse de Langeais pourmaîtresse&|160;! un autre : – Celui qui sera aimé de la duchesse deLangeais sera un bien heureux coquin&|160;! Mais le général se dit: – J’aurai pour maîtresse madame de Langeais. Quand un hommevierge de cœur, et pour qui l’amour devient une religion, conçoitune semblable pensée, il ne sait pas dans quel enfer il vient demettre le pied.

Monsieur de Montriveau s’échappa brusquement du salon, et revintchez lui dévoré par les premiers accès de sa première fièvreamoureuse. Si, vers milieu de l’âge, un homme garde encore lescroyances, les illusions, les franchises, l’impétuosité del’enfance, son premier geste est pour ainsi dire d’avancer la mainpour s’emparer de ce qu’il désire&|160;; puis, quand il a sondé lesdistances presque impossibles à franchir qui l’en séparent, il estsaisi, comme les enfants, d’une sorte d’étonnement ou d’impatiencequi communique de la valeur à l’objet souhaité, il tremble ou ilpleure. Aussi le lendemain, après les plus orageuses réflexions quilui eussent bouleversé l’âme, Armand de Montriveau se trouva-t-ilsous le joug de ses sens, que concentra la pression d’un amourvrai. Cette femme si cavalièrement traitée la veille était devenuele lendemain le plus saint, le plus redouté des pouvoirs. Elle futdès lors pour lui le monde et la vie. Le seul souvenir des pluslégères émotions qu’elle lui avait données faisait pâlir ses plusgrandes joies, ses plus vives douleurs jadis ressenties. Lesrévolutions les plus rapides ne trompent que les intérêts del’homme, tandis qu’une passion en renverse les sentiments. Or, pourceux qui vivent plus par le sentiment que par l’intérêt, pour ceuxqui ont plus d’âme et de sang que d’esprit et de lymphe, un amourréel produit un changement complet d’existence. D’un seul trait,par une seule réflexion, Armand de Montriveau effaça donc toute savie passée. Après s’être vingt fois demandé, comme un enfant : -Irai-je&|160;? N’irai-je pas&|160;? il s’habilla, vint à l’hôtel deLangeais vers huit heures du soir, et fut admis auprès de la femme,non pas de la femme, mais de l’idole qu’il avait vue la veille, auxlumières, comme une fraîche et pure jeune fille vêtue de gaze, deblondes et de voiles. Il arrivait impétueusement pour lui déclarerson amour, comme s’il s’agissait du premier coup de canon sur unchamp de bataille. Pauvre écolier&|160;! Il trouva sa vaporeusesylphide enveloppée d’un peignoir de cachemire brun habilementbouillonné, languissamment couchée sur le divan d’un obscurboudoir. Madame de Langeais ne se leva même pas, elle ne montra quesa tête, dont les cheveux étaient en désordre, quoique retenus dansun voile. Puis d’une main qui, dans le clair obscur produit par latremblante lueur d’une seule bougie placée loin d’elle, parut auxyeux de Montriveau blanche comme une main de marbre, elle lui fitsigne de s’asseoir, et lui dit d’une voix aussi douce que l’étaitla lueur : si ce n’eût pas été vous, monsieur le marquis, si c’eûtété un ami avec lequel j’eusse pu agir sans façon, ou unindifférent qui m’eût légèrement intéressée, je vous auraisrenvoyé. Vous me voyez affreusement souffrante.

Armand se dit en lui-même : – Je vais m’en aller.

– Mais, reprit-elle en lui lançant un regard dont l’ingénumilitaire attribua le feu à la fièvre, je ne sais si c’est unpressentiment de votre bonne visite à l’empressement de laquelle jesuis on ne peut pas plus sensible, depuis un instant je sentais matête se dégager de ses vapeurs.

– Je puis donc rester, lui dit Montriveau.

– Ah&|160;! je serais bien fâchée de vous voir partir. Je medisais déjà ce matin que je ne devais pas avoir fait sur vous lamoindre impression&|160;; que vous aviez sans doute pris moninvitation pour une de ces phrases banales prodiguées au hasard parles Parisiennes, et je pardonnais d’avance à votre ingratitude. Unhomme qui arrive des déserts n’est pas tenu de savoir combien notrefaubourg est exclusif dans ses amitiés.

Ces gracieuses paroles, à demi murmurées, tombèrent une à une,et furent comme chargées du sentiment joyeux qui paraissait lesdicter. La duchesse voulait avoir tous les bénéfices de samigraine, et sa spéculation eut un plein succès. Le pauvremilitaire souffrait réellement de la fausse souffrance de cettefemme. Comme Crillon entendant le récit de la passion deJésus-Christ, il était prêt à tirer son épée contre les vapeurs.Hé&|160;! comment alors oser parler à cette malade de l’amourqu’elle inspirait&|160;? Armand comprenait déjà qu’il étaitridicule de tirer son amour à brûle-pourpoint sur une femme sisupérieure. Il entendit par une seule pensée toutes lesdélicatesses du sentiment et les exigences de l’âme. Aimer,n’est-ce pas savoir bien plaider, mendier, attendre&|160;? Cetamour ressenti, ne fallait-il pas le prouver&|160;? Il se trouva lalangue immobile, glacée par les convenances du noble faubourg, parla majesté de la migraine, et par les timidités de l’amour vrai.Mais nul pouvoir au monde ne put voiler les regards de ses yeuxdans lesquels éclataient la chaleur, l’infini du désert, des yeuxcalmes comme ceux des panthères, et sur lesquels ses paupières nes’abaissaient que rarement. Elle aima beaucoup ce regard fixe quila baignait de lumière et d’amour.

– Madame la duchesse, répondit-il, je craindrais de vous maldire la reconnaissance que m’inspirent vos bontés. En ce moment jene souhaite qu’une seule chose, le pouvoir de dissiper vossouffrances.

– Permettez que je me débarrasse de ceci, j’ai maintenant tropchaud, dit-elle en faisant sauter par un mouvement plein de grâcele coussin qui lui couvrait les pieds, qu’elle laissa voir danstoute leur clarté.

– Madame, en Asie, vos pieds vaudraient presque dix millesequins.

– Compliment de voyageur, dit-elle en souriant.

Cette spirituelle personne prit plaisir à jeter le rudeMontriveau dans une conversation pleine de bêtises, de lieuxcommuns et de non-sens, où il manœuvra, militairement parlant,comme eût fait le prince Charles aux prises avec Napoléon. Elles’amusa malicieusement à reconnaître l’étendue de cette passioncommencée, d’après le nombre de sottises arrachées à ce débutant,qu’elle amenait à petits pas dans un labyrinthe inextricable oùelle voulait le laisser honteux de lui-même. Elle débuta donc parse moquer de cet homme, à qui elle se plaisait néanmoins à faireoublier le temps. La longueur d’une première visite est souvent uneflatterie, mais Armand n’en fut pas complice. Le célèbre voyageurétait dans ce boudoir depuis une heure, causant de tout, n’ayantrien dit, sentant qu’il n’était qu’un instrument dont jouait cettefemme, quand elle se dérangea, s’assit, se mit sur le cou le voilequ’elle avait sur la tête, s’accouda, lui fit les honneurs d’unecomplète guérison, et sonna pour faire allumer les bougies duboudoir. A l’inaction absolue dans laquelle elle était restée,succédèrent les mouvements les plus gracieux. Elle se tourna versmonsieur de Montriveau, et lui dit, en réponse à une confidencequ’elle venait de lui arracher et qui parut la vivement intéresser: – Vous voulez vous moquer de moi en tâchant de me donner à penserque vous n’avez jamais aimé. Voilà la grande prétention des hommesauprès de nous. Nous les croyons. Pure politesse&|160;! Nesavons-nous pas à quoi nous en tenir là-dessus parnous-mêmes&|160;? Où est l’homme qui n’a pas rencontré dans sa vieune seule occasion d’être amoureux&|160;! Mais vous aimez noustromper, et nous vous laissons faire, pauvres sottes que noussommes, parce que vos tromperies sont encore des hommages rendus àla supériorité de nos sentiments, qui sont tout pureté.

Cette dernière phrase fut prononcée avec un accent plein dehauteur et de fierté qui fit de cet amant novice une balle jetée aufond d’un abîme, et de la duchesse un ange revolant vers son cielparticulier.

– Diantre&|160;! s’écriait en lui-même Armand de Montriveau,comment s’y prendre pour dire à cette créature sauvage que jel’aime&|160;?

Il l’avait déjà dit vingt fois, ou plutôt la duchesse l’avaitvingt fois lu dans ses regards, et voyait, dans la passion de cethomme vraiment grand, un amusement pour elle, un intérêt à mettredans sa vie sans intérêt. Elle se préparait donc déjà forthabilement à élever autour d’elle une certaine quantité de redoutesqu’elle lui donnerait à emporter avant de lui permettre l’entrée deson cœur. Jouet de ses caprices, Montriveau devait resterstationnaire tout en sautant de difficultés en difficultés comme unde ces insectes tourmenté par un enfant saute d’un doigt sur unautre en croyant avancer, tandis que son malicieux bourreau lelaisse au même point. Néanmoins, la duchesse reconnut avec unbonheur inexprimable que cet homme de caractère ne mentait pas à saparole. Armand n’avait, en effet, jamais aimé. Il allait se retirermécontent de lui, plus mécontent d’elle encore&|160;; mais elle vitavec joie une bouderie qu’elle savait pouvoir dissiper par un mot,d’un regard, d’un geste.

– Viendrez-vous demain soir&|160;? lui dit-elle. Je vais au bal,je vous attendrai jusqu’à dix heures.

Le lendemain Montriveau passa la plus grande partie de lajournée assis à la fenêtre de son cabinet, et occupé à fumer unequantité indéterminée de cigares. Il put atteindre ainsi l’heure des’habiller et d’aller à l’hôtel de Langeais. C’eût été grande pitiépour l’un de ceux qui connaissaient la magnifique valeur de cethomme, de le voir devenu si petit, si tremblant, de savoir cettepensée dont les rayons pouvaient embrasser des mondes, se rétréciraux proportions du boudoir d’une petite-maîtresse. Mais il sesentait lui-même déjà si déchu dans son bonheur, que, pour sauversa vie, il n’aurait pas confié son amour à l’un de ses amisintimes. Dans la pudeur qui s’empare d’un homme quand il aime, n’ya-t-il pas toujours un peu de honte, et ne serait-ce pas sapetitesse qui fait l’orgueil de la femme&|160;? Enfin ne serait-cepas une foule de motifs de ce genre, mais que les femmes nes’expliquent pas, qui les porte presque toutes à trahir lespremières le mystère de leur amour, mystère dont elles se fatiguentpeut-être&|160;?

– Monsieur, dit le valet de chambre, madame la duchesse n’estpas visible, elle s’habille, et vous prie de l’attendre ici.

Armand se promena dans le salon en étudiant le goût répandu dansles moindres détails. Il admira madame de Langeais, en admirant leschoses qui venaient d’elle et en trahissaient les habitudes, avantqu’il pût en saisir la personne et les idées. Après une heureenviron, la duchesse sortit de sa chambre sans faire de bruit.Montriveau se retourna, la vit marchant avec la légèreté d’uneombre, et tressaillit. Elle vint à lui, sans lui direbourgeoisement : – Comment me trouvez-vous&|160;? Elle était sûred’elle, et son regard fixe disait : – Je me suis ainsi parée pourvous plaire. Une vieille fée, marraine de quelque princesseméconnue, avait seule pu tourner autour du cou de cette coquettepersonne le nuage d’une gaze dont les plis avaient des tons vifsque soutenait encore l’éclat d’une peau satinée. La duchesse étaitéblouissante. Le bleu clair de sa robe, dont les ornements serépétaient dans les fleurs de sa coiffure, semblait donner, par larichesse de la couleur, un corps à ses formes frêles devenues toutaériennes&|160;; car, en glissant avec rapidité vers Armand, ellefit voler les deux bouts de l’écharpe qui pendait à ses côtés, etle brave soldat ne put alors s’empêcher de la comparer aux jolisinsectes bleus qui voltigent au-dessus des eaux, parmi les fleurs,avec lesquelles ils paraissent se confondre.

– Je vous ai fait attendre, dit-elle de la voix que saventprendre les femmes pour l’homme auquel elles veulent plaire.

– J’attendrais patiemment une éternité, si je savais trouver laDivinité belle comme vous l’êtes&|160;; mais ce n’est pas uncompliment que de vous parler de votre beauté, vous ne pouvez plusêtre sensible qu’à l’adoration. Laissez-moi donc seulement baiservotre écharpe.

– Ah, fi&|160;! dit-elle en faisant un geste d’orgueil, je vousestime assez pour vous offrir ma main.

Et elle lui tendit à baiser sa main encore humide. Une main defemme, au moment où elle sort de son bain de senteur, conserve jene sais quelle fraîcheur douillette, une mollesse veloutée dont lachatouilleuse impression va des lèvres à l’âme. Aussi, chez unhomme épris qui a dans les sens autant de volupté qu’il a d’amourau cœur, ce baiser, chaste en apparence, peut-il exciter deredoutables orages.

– Me la tendrez-vous toujours ainsi&|160;? dit humblement legénéral en baisant avec respect cette main dangereuse.

– Oui&|160;; mais nous en resterons là, dit-elle ensouriant.

Elle s’assit et parut fort maladroite à mettre ses gants, envoulant en faire glisser la peau d’abord trop étroite le long deses doigts, et regarder en même temps monsieur de Montriveau, quiadmirait alternativement la duchesse et la grâce de ses gestesréitérés.

– Ah&|160;! c’est bien, dit-elle, vous avez été exact, j’aimel’exactitude. Sa Majesté dit qu’elle est la politesse desrois&|160;; mais, selon moi, de vous à nous, je la crois la plusrespectueuse des flatteries. Hé&|160;! n’est-ce pas&|160;? Ditesdonc.

Puis elle le guigna de nouveau pour lui exprimer une amitiédécevante, en le trouvant muet de bonheur, et tout heureux de cesriens. Ah&|160;! la duchesse entendait à merveille son métier defemme, elle savait admirablement rehausser un homme à mesure qu’ilse rapetissait, et le récompenser par de creuses flatteries àchaque pas qu’il faisait pour descendre aux niaiseries de lasentimentalité.

– Vous n’oublierez jamais de venir à neuf heures.

– Oui, mais irez-vous donc au bal tous les soirs&|160;?

– Le sais-je&|160;? répondit-elle en haussant les épaules par unpetit geste enfantin comme pour avouer qu’elle était toute capriceet qu’un amant devait la prendre ainsi. – D’ailleurs, reprit-elle,que vous importe&|160;? vous m’y conduirez.

– Pour ce soir, dit-il, ce serait difficile, je ne suis pas misconvenablement.

– Il me semble, répondit-elle en le regardant avec fierté, quesi quelqu’un doit souffrir de votre mise, c’est moi. Mais sachez,monsieur le voyageur, que l’homme dont j’accepte le bras esttoujours au-dessus de la mode, personne n’oserait le critiquer. Jevois que vous ne connaissez pas le monde, je vous en aimedavantage.

Et elle le jetait déjà dans les petitesses du monde, en tâchantde l’initier aux vanités d’une femme à la mode.

– Si elle veut faire une sottise pour moi, se dit en lui-mêmeArmand, je serais bien niais de l’en empêcher. Elle m’aime sansdoute, et, certes, elle ne méprise pas le monde plus que je ne leméprise moi-même&|160;! ainsi va pour le bal&|160;!

La duchesse pensait sans doute qu’en voyant le général la suivreau bal en bottes et en cravate noire, personne n’hésiterait à lecroire passionnément amoureux d’elle. Heureux de voir la reine dumonde élégant vouloir se compromettre pour lui, le général eut del’esprit en ayant de l’espérance. Sûr de plaire, il déploya sesidées et ses sentiments, sans ressentir la contrainte qui, laveille, lui avait gêné le cœur. Cette conversation substantielle,animée, remplie par ces premières confidences aussi douces à direqu’à entendre, séduisit-elle madame de Langeais, ou avait-elleimaginé cette ravissante coquetterie&|160;; mais elle regardamalicieusement la pendule quand minuit sonna.

– Ah&|160;! vous me faites manquer le bal&|160;! dit-elle enexprimant de la surprise et du dépit de s’être oubliée. Puis, ellese justifia le changement de ses jouissances par un sourire qui fitbondir le cœur d’Armand.

– J’avais bien promis à madame de Beauséant, ajouta-t-elle. Ilsm’attendent tous.

– Hé&|160;! bien, allez.

– Non, continuez, dit-elle. Je reste. Vos aventures en Orient mecharment. Racontez-moi bien toute votre vie. J’aime à participeraux souffrances ressenties par un homme de courage, car je lesressens, vrai&|160;! Elle jouait avec son écharpe, la tordait, ladéchirait par des mouvements d’impatience qui semblaient accuser unmécontentement intérieur et de profondes réflexions. – Nous nevalons rien, nous autres, reprit-elle. Ah&|160;! nous sommesd’indignes personnes, égoïstes, frivoles. Nous ne savons que nousennuyer à force d’amusements. Aucune de nous ne comprend le rôle desa vie. Autrefois, en France, les femmes étaient des lumièresbienfaisantes, elles vivaient pour soulager ceux qui pleurent,encourager les grandes vertus, récompenser les artistes et enanimer la vie par de nobles pensées. Si le monde est devenu sipetit, à nous la faute. Vous me faites haïr ce monde et le bal.Non, je ne vous sacrifie pas grand’chose. Elle acheva de détruireson écharpe, comme un enfant qui, jouant avec une fleur, finit paren arracher tous les pétales&|160;; elle la roula, la jeta loind’elle, et put ainsi montrer son cou de cygne. Elle sonna. – Je nesortirai pas, dit-elle à son valet de chambre. Puis elle reportatimidement ses longs yeux bleus sur Armand, de manière à lui faireaccepter, par la crainte qu’ils exprimaient, cet ordre pour unaveu, pour une première, pour une grande faveur. – Vous avez eubien des peines, dit-elle après une pause pleine de pensées et aveccet attendrissement qui souvent est dans la voix des femmes sansêtre dans le cœur.

– Non, répondit Armand. Jusqu’aujourd’hui, je ne savais pas cequ’était le bonheur.

– Vous le savez donc, dit-elle en le regardant en dessous d’unair hypocrite et rusé.

– Mais, pour moi désormais, le bonheur, n’est-ce pas de vousvoir, de vous entendre… Jusqu’à présent je n’avais que souffert, etmaintenant je comprends que je puis être malheureux…

– Assez, assez, dit-elle, allez-vous-en, il est minuit,respectons les convenances. Je ne suis pas allée au bal, vous étiezlà. Ne faisons pas causer. Adieu. Je ne sais ce que je dirai, maisla migraine est bonne personne et ne nous donne jamais dedémentis.

– Y a-t-il bal demain&|160;? demanda-t-il.

– Vous vous y accoutumeriez, je crois. Hé&|160;! bien, oui,demain nous irons encore au bal.

Armand s’en alla l’homme le plus heureux du monde, et vint tousles soirs chez madame de Langeais à l’heure qui, par une sorte deconvention tacite, lui fut réservée. Il serait fastidieux et ceserait pour une multitude de jeunes gens qui ont de ces beauxsouvenirs une redondance que de faire marcher ce récit pas à pas,comme marchait le poème de ces conversations secrètes dont le coursavance ou retarde au gré d’une femme par une querelle de mots quandle sentiment va trop vite, par une plainte sur les sentiments quandles mots ne répondent plus à sa pensée. Aussi, pour marquer leprogrès de cet ouvrage à la Pénélope, peut-être faudrait-il s’entenir aux expressions matérielles du sentiment. Ainsi, quelquesjours après la première rencontre de la duchesse et d’Armand deMontriveau, l’assidu général avait conquis en toute propriété ledroit de baiser les insatiables mains de sa maîtresse. Partout oùallait madame de Langeais, se voyait inévitablement monsieur deMontriveau, que certaines personnes nommèrent, en plaisantant, leplanton de la duchesse . Déjà la position d’Armand lui avait faitdes envieux, des jaloux, des ennemis. Madame de Langeais avaitatteint à son but. Le marquis se confondait parmi ses nombreuxadmirateurs, et lui servait à humilier ceux qui se vantaient d’êtredans ses bonnes grâces, en lui donnant publiquement le pas sur tousles autres.

– Décidément, disait madame de Sérizy, monsieur de Montriveauest l’homme que la duchesse distingue le plus.

Qui ne sait pas ce que veut dire, à Paris, être distingué parune femme&|160;? Les choses étaient ainsi parfaitement en règle. Cequ’on se plaisait à raconter du général le rendit si redoutable,que les jeunes gens habiles abdiquèrent tacitement leursprétentions sur la duchesse, et ne restèrent dans sa sphère quepour exploiter l’importance qu’ils y prenaient, pour se servir deson nom, de sa personne, pour s’arranger au mieux avec certainespuissances du second ordre, enchantées d’enlever un amant à madamede Langeais. La duchesse avait l’oeil assez perspicace pourapercevoir ces désertions et ces traités dont son orgueil ne luipermettait pas d’être la dupe. Alors elle savait, disait monsieurle prince de Talleyrand, qui l’aimait beaucoup, tirer un regain devengeance par un mot à deux tranchants dont elle frappait cesépousailles morganatiques . Sa dédaigneuse raillerie ne contribuaitpas médiocrement à la faire craindre et passer pour une personneexcessivement spirituelle. Elle consolidait ainsi sa réputation devertu, tout en s’amusant des secrets d’autrui, sans laisserpénétrer les siens. Néanmoins, après deux mois d’assiduités, elleeut, au fond. de l’âme, une sorte de peur vague en voyant quemonsieur de Montriveau ne comprenait rien aux finesses de lacoquetterie Faubourg-Saint-Germanesque, et prenait au sérieux lesminauderies parisiennes. – Celui-là, ma chère duchesse, lui avaitdit le vieux vidame de Pamiers, est cousin germain des aigles, vousne l’apprivoiserez pas, et il vous emportera dans son aire, si vousn’y prenez garde. Le lendemain du soir où le rusé vieillard luiavait dit ce mot, dans lequel madame de Langeais craignit detrouver une prophétie, elle essaya de se faire haïr, et se montradure, exigeante, nerveuse, détestable pour Armand, qui la désarmapar une douceur angélique. Cette femme connaissait si peu la bontélarge des grands caractères, qu’elle fut pénétrée des gracieusesplaisanteries par lesquelles ses plaintes furent d’abordaccueillies. Elle cherchait une querelle et trouva des preuvesd’affection. Alors elle persista.

– En quoi, lui dit Armand, un homme qui vous idolâtre a-t-il puvous déplaire&|160;?

– Vous ne me déplaisez pas, répondit-elle en devenant tout àcoup douce et soumise&|160;; mais pourquoi voulez-vous mecompromettre&|160;? Vous ne devez être qu’un ami pour moi. Ne lesavez-vous pas&|160;? Je voudrais vous voir l’instinct, lesdélicatesses de l’amitié vraie, afin de ne perdre ni votre estime,ni les plaisirs que je ressens près de vous.

– N’être que votre ami s’écria monsieur de Montriveau à la têtede qui ce terrible mot donna des secousses électriques. Sur la foides heures douces que vous m’accordez, je m’endors et me réveilledans votre cœur&|160;; et aujourd’hui, sans motif, vous vousplaisez gratuitement à tuer les espérances secrètes qui me fontvivre. Voulez-vous, après m’avoir fait promettre tant de constance,et avoir montré tant d’horreur pour les femmes qui n’ont que descaprices, me faire entendre que, semblable à toutes les femmes deParis, vous avez des passions, et point d’amour&|160;? Pourquoidonc m’avez-vous demandé ma vie, et pourquoi l’avez-vousacceptée&|160;?

– J’ai eu tort, mon ami. Oui, une femme a tort de se laisseraller à de tels enivrements quand elle ne peut ni ne doit lesrécompenser.

– Je comprends, vous n’avez été que légèrement coquette, et…

– Coquette&|160;?… je hais la coquetterie. Etre coquette,Armand, mais c’est se promettre à plusieurs hommes et ne pas sedonner. Se donner à tous est du libertinage. Voilà ce que j’ai crucomprendre de nos mœurs. Mais se faire mélancolique avec leshumoristes, gaie avec les insouciants, politique avec lesambitieux&|160;; écouter avec une apparente admiration les bavards,s’occuper de guerre avec les militaires, être passionnée pour lebien du pays avec les philanthropes, accorder à chacun sa petitedose de flatterie, cela me paraît aussi nécessaire que de mettredes fleurs dans nos cheveux, des diamants, des gants et desvêtements. Le discours est la partie morale de la toilette, il seprend et se quitte avec la toque à plumes. Nommez-vous cecicoquetterie&|160;? Mais je ne vous ai jamais traité comme je traitetout le monde. Avec vous, mon ami, je suis vraie. Je n’ai pastoujours partagé vos idées, et quand vous m’avez convaincue, aprèsune discussion, ne m’en avez-vous pas vue tout heureuse&|160;?Enfin, je vous aime, mais seulement comme il est permis à une femmereligieuse et pure d’aimer. J’ai fait des réflexions. Je suismariée, Armand. Si la manière dont je vis avec monsieur de Langeaisme laisse la disposition de mon cœur, les lois, les convenancesm’ont ôté le droit de disposer de ma personne. En quelque rangqu’elle soit placée, une femme déshonorée se voit chassée du monde,et je ne connais encore aucun exemple d’un homme qui ait su ce àquoi l’engageaient alors nos sacrifices. Bien mieux, la rupture quechacun prévoit entre madame de Beauséant et monsieur d’Ajuda, qui,dit-on, épouse mademoiselle de Rochefide, m’a prouvé que ces mêmessacrifices sont presque toujours les causes de votre abandon. Sivous m’aimiez sincèrement, vous cesseriez de me voir pendantquelque temps&|160;! Moi, je dépouillerai pour vous toutevanité&|160;; n’est-ce pas quelque chose&|160;? Que ne dit-on pasd’une femme à laquelle aucun homme ne s’attache&|160;? Ah&|160;!elle est sans cœur, sans esprit, sans âme, sans charme surtout.Oh&|160;! les coquettes ne me feront grâce de rien, elles meraviront les qualités qu’elles sont blessées de trouver en moi. Sima réputation me reste, que m’importe de voir contester mesavantages par des rivales&|160;? elles n’en hériteront certes pas.Allons, mon ami, donnez quelque chose à qui vous sacrifietant&|160;! Venez moins souvent, je ne vous en aimerai pasmoins.

– Ah&|160;! répondit Armand avec la profonde ironie d’un cœurblessé, l’amour, selon les écrivassiers, ne se repaît qued’illusions&|160;! Rien n’est plus vrai, je le vois, il faut que jem’imagine être aimé. Mais tenez, il est des pensées comme desblessures dont on ne revient pas : vous étiez une de mes dernièrescroyances, et je m’aperçois en ce moment que tout est faux icibas.

Elle se prit à sourire.

– Oui, reprit Montriveau d’une voix altérée, votre foicatholique à laquelle vous voulez me convertir est un mensonge queles hommes se font, l’espérance est un mensonge appuyé surl’avenir, l’orgueil est un mensonge de nous à nous, la pitié, lasagesse, la terreur sont des calculs mensongers. Mon bonheur seradonc aussi quelque mensonge, il faut que je m’attrape moi-même etconsente à toujours donner un louis contre un écu. Si vous pouvezsi facilement vous dispenser de me voir, si vous ne m’avouez nipour ami, ni pour amant, vous ne m’aimez pas&|160;! Et moi, pauvrefou, je me dis cela, je le sais, et j’aime.

– Mais, mon Dieu, mon pauvre Armand, vous vous emportez.

– Je m’emporte&|160;?

– Oui, vous croyez que tout est en question, parce que je vousparle de prudence.

Au fond, elle était enchantée de la colère qui débordait dansles yeux de son amant. En ce moment, elle le tourmentait&|160;;mais elle le jugeait, et remarquait les moindres altérations de saphysionomie. Si le général avait eu le malheur de se montrergénéreux sans discussion, comme il arrive quelquefois à certainesâmes candides, il eût été forbanni pour toujours, atteint etconvaincu de ne pas savoir aimer. La plupart des femmes veulent sesentir le moral violé. N’est-ce pas une de leurs flatteries de nejamais céder qu’à la force&|160;? Mais Armand n’était pas assezinstruit pour apercevoir le piége habilement préparé par laduchesse. Les hommes forts qui aiment ont tant d’enfance dansl’âme&|160;!

– Si vous ne voulez que conserver les apparences, dit-il avecnaïveté, je suis prêt à… .

– Ne conserver que les apparences, s’écria-t-elle enl’interrompant, mais quelles idées vous faites-vous donc demoi&|160;? Vous ai-je donné le moindre droit de penser que jepuisse être à vous&|160;?

– Ah çà, de quoi parlons-nous donc&|160;? demandaMontriveau.

– Mais, monsieur, vous m’effrayez. Non, pardon, merci,reprit-elle d’un ton froid, merci, Armand : vous m’avertissez àtemps d’une imprudence bien involontaire, croyez-le, mon ami. Voussavez souffrir, dites-vous&|160;? Moi aussi, je saurai souffrir.Nous cesserons de nous voir&|160;; puis, quand l’un et l’autre nousaurons su recouvrer un peu de calme, eh&|160;! bien, nous aviseronsà nous arranger un bonheur approuvé par le monde. Je suis jeune,Armand, un homme sans délicatesse ferait faire bien des sottises etdes étourderies à une femme de vingt-quatre ans. Mais, vous&|160;!vous serez mon ami, promettez-le moi.

– La femme de vingt-quatre ans, répondit-il, sait calculer. Ils’assit sur le divan du boudoir, et resta la tête appuyée dans sesmains. – M’aimez-vous, madame&|160;? demanda-t-il en relevant latête et lui montrant un visage plein de résolution. Dites hardiment: oui ou non.

La duchesse fut plus épouvantée de cette interrogation qu’ellene l’aurait été d’une menace de mort, ruse vulgaire donts’effraient peu de femmes au dix-neuvième siècle, en ne voyant plusles hommes porter l’épée au coté&|160;; mais n’y a-t-il pas deseffets de cils, de sourcils, des contractions dans le regard, destremblements de lèvres qui communiquent la terreur qu’ils exprimentsi vivement, si magnétiquement&|160;?

– Ah&|160;! dit-elle, si j’étais libre, si… .

– Eh&|160;! n’est-ce que votre mari qui nous gêne&|160;? s’écriajoyeusement le général en se promenant à grands pas dans leboudoir. Ma chère Antoinette, je possède un pouvoir plus absolu quene l’est celui de l’autocrate de toutes les Russies. Je m’entendsavec la Fatalité&|160;; je puis, socialement parlant, l’avancer oula retarder à ma fantaisie, comme on fait d’une montre. Diriger laFatalité, dans notre machine politique, n’est-ce pas toutsimplement en connaître les rouages&|160;? Dans peu, vous serezlibre, souvenez-vous alors de votre promesse.

– Armand, s’écria-t-elle, que voulez-vous dire&|160;? GrandDieu&|160;! croyez-vous que je puisse être le gain d’uncrime&|160;? voulez-vous ma mort&|160;? Mais vous n’avez donc pasdu tout de religion&|160;? Moi, je crains Dieu. Quoique monsieur deLangeais m’ait donné le droit de le haïr, je ne lui souhaite aucunmal.

Monsieur de Montriveau, qui battait machinalement la retraiteavec ses doigts sur le marbre de la cheminée, se contenta deregarder la duchesse d’un air calme.

– Mon ami, dit-elle en continuant, respectez-le. Il ne m’aimepas, il n’est pas bien pour moi, mais j’ai des devoirs à remplirenvers lui. Pour éviter les malheurs dont vous le menacez, que neferais-je pas&|160;?

– Ecoutez, reprit-elle après une pause, je ne vous parlerai plusde séparation, vous viendrez ici comme par le passé, je vousdonnerai toujours mon front à baiser&|160;; si je vous le refusaisquelquefois, c’était pure coquetterie, en vérité. Mais,entendons-nous, dit-elle en le voyant s’approcher. Vous mepermettrez d’augmenter le nombre de mes poursuivants, d’en recevoirdans la matinée encore plus que par le passé : je veux redoubler delégèreté, je veux vous traiter fort mal en apparence, feindre unerupture&|160;; vous viendrez un peu moins souvent&|160;; et puis,après…

En disant ces mots, elle se laissa prendre par la taille, parutsentir, ainsi pressée par Montriveau, le plaisir excessif quetrouvent la plupart des femmes à cette pression, dans laquelle tousles plaisirs de l’amour semblent promis&|160;; puis, elle désiraitsans doute se faire faire quelque confidence, car elle se haussasur la pointe des pieds pour apporter son front sous les lèvresbûlantes d’Armand.

– Après, reprit Montriveau, vous ne me parlerez plus de votremari : vous n’y devez plus penser.

Madame de Langeais garda le silence.

– Au moins, dit-elle après une pause expressive, vous ferez toutce que je voudrai, sans gronder, sans être mauvais, dites, monami&|160;? N’avez-vous pas voulu m’effrayer&|160;? Allons,avouez-le&|160;?… vous êtes trop bon pour jamais concevoir decriminelles pensées. Mais auriez-vous donc des secrets que je neconnusse point&|160;? Comment pouvez-vous donc maîtriser lesort&|160;?

– Au moment où vous confirmez le don que vous m’avez déjà faitde votre cœur, je suis trop heureux pour bien savoir ce que je vousrépondrais. J’ai confiance en vous, Antoinette, je n’aurai nisoupçons, ni fausses jalousies. Mais, si le hasard vous rendaitlibre, nous sommes unis…

– Le hasard, Armand, dit-elle en faisant un de ces jolis gestesde tête qui semblent pleins de choses et que ces sortes de femmesjettent à la légère, comme une cantatrice joue avec sa voix. Le purhasard, reprit-elle. Sachez-le bien : s’il arrivait, par votrefaute, quelque malheur à monsieur de Langeais, je ne serais jamaisà vous.

Ils se séparèrent contents l’un et l’autre. La duchesse avaitfait un pacte qui lui permettait de prouver au monde, par sesparoles et ses actions, que monsieur de Montriveau n’était pointson amant. Quant à lui, la rusée se promettait bien de le lasser enne lui accordant d’autres faveurs que celles surprises dans cespetites luttes dont elle arrêtait le cours à son gré. Elle savaitsi joliment le lendemain révoquer les concessions consenties laveille, elle était si sérieusement déterminée à rester physiquementvertueuse, qu’elle ne voyait aucun danger pour elle à despréliminaires redoutables seulement aux femmes bien éprises. Enfin,une duchesse séparée de son mari offrait peu de chose à l’amour, enlui sacrifiant un mariage annulé depuis long-temps. De son côté,Montriveau, tout heureux d’obtenir la plus vague des promesses, etd’écarter à jamais les objections qu’une épouse puise dans la foiconjugale pour se refuser à l’amour, s’applaudissait d’avoirconquis encore un peu plus de terrain. Aussi, pendant quelquetemps, abusa-t-il des droits d’usufruit qui lui avaient été sidifficilement octroyés. Plus enfant qu’il ne l’avait jamais été,cet homme se laissait aller à tous les enfantillages qui font dupremier amour la fleur de la vie. Il redevenait petit en répandantet son âme et toutes les forces trompées que lui communiquait sapassion sur les mains de cette femme, sur ses cheveux blonds dontil baisait les boucles floconneuses, sur ce front éclatant qu’ilvoyait pur. Inondée d’amour, vaincue par les effluves magnétiquesd’un sentiment si chaud, la duchesse hésitait à faire naître laquerelle qui devait les séparer à jamais. Elle était plus femmequ’elle ne le croyait, cette chétive créature, en essayant deconcilier les exigences de la religion avec les vivaces émotions devanité, avec les semblants de plaisir dont s’affolent lesParisiennes. Chaque dimanche elle entendait la messe, ne manquaitpas un office&|160;; puis, le soir, elle se plongeait dans lesenivrantes voluptés que procurent des désirs sans cesse réprimés.Armand et madame de Langeais ressemblaient à ces faquirs de l’Indequi sont récompensés de leur chasteté par les tentations qu’elleleur donne. Peut-être aussi, la duchesse avait-elle fini parrésoudre l’amour dans ces caresses fraternelles, qui eussent parusans doute innocentes à tout le monde, mais auxquelles leshardiesses de sa pensée prêtaient d’excessives dépravations.Comment expliquer autrement le mystére incompréhensible de sesperpétuelles fluctuations&|160;? Tous les matins elle se proposaitde fermer sa porte au marquis de Montriveau&|160;; puis, tous lessoirs, à l’heure dite, elle se laissait charmer par lui. Après unemolle défense, elle se faisait moins méchante&|160;; saconversation devenait douce, onctueuse&|160;; deux amants pouvaientseuls être ainsi. La duchesse déployait son esprit le plusscintillant, ses coquetteries les plus entraînantes&|160;; puisquand elle avait irrité l’âme et les sens de son amant, s’il lasaisissait, elle voulait bien se laisser briser et tordre par lui,mais elle avait son nec plus ultra de passion&|160;; et, quand ilen arrivait là, elle se fâchait toujours si, maîtrisé par safougue, il faisait mine d’en franchir les barrières. Aucune femmen’ose se refuser sans motif à l’amour, rien n’est plus naturel qued’y céder&|160;; aussi madame de Langeais s’entoura-t-elle bientôtd’une seconde ligne de fortifications plus difficile à emporter quene l’avait été la première. Elle évoqua les terreurs de lareligion. Jamais le Père de l’Eglise le plus éloquent ne plaidamieux la cause de Dieu&|160;; jamais les vengeances du Très-Haut nefurent mieux justifiées que par la voix de la duchesse. Ellen’employait ni phrases de sermon, ni amplifications de rhétorique.Non, elle avait son pathos à elle. A la plus ardente suppliqued’Armand elle répondait par un regard mouillé de larmes, par ungeste qui peignait une affreuse plénitude de sentiments&|160;; ellele faisait taire en lui demandant grâce&|160;; un mot de plus, ellene voulait pas l’entendre, elle succomberait, et la mort luisemblait préférable à un bonheur criminel.

– N’est-ce donc rien que de désobéir à Dieu&|160;! luidisait-elle en retrouvant une voix affaiblie par des combatsintérieurs sur lesquels cette jolie comédienne paraissait prendredifficilement un empire passager. Les hommes, la terre entière, jevous les sacrifierais volontiers&|160;; mais vous êtes bien égoïstede me demander tout mon avenir pour un moment de plaisir.Allons&|160;! voyons, n’êtes-vous pas heureux&|160;? ajoutait-elleen lui tendant la main et se montrant à lui dans un négligé quicertes offrait à son amant des consolations dont il se payaittoujours.

Si, pour retenir un homme dont l’ardente passion lui donnait desémotions inaccoutumées, ou si, par faiblesse, elle se laissaitravir quelque baiser rapide, aussitôt elle feignait la peur, ellerougissait et bannissait Armand de son canapé au moment où lecanapé devenait dangereux pour elle.

– Vos plaisirs sont des péchés que j’expie, Armand&|160;; ils mecoûtent des pénitences, des remords, s’écriait-elle.

Quand Montriveau se voyait à deux chaises de cette jupearistocratique, il se prenait à blasphémer, il maugréait Dieu. Laduchesse se fâchait alors.

– Mais, mon ami, disait-elle sèchement, je ne comprends paspourquoi vous refusez de croire en Dieu, car il est impossible decroire aux hommes. Taisez-vous, ne parlez pas ainsi&|160;; vousavez l’âme trop grande pour épouser les sottises du libéralisme,qui a la prétention de tuer Dieu.

Les discussions théologiques et politiques lui servaient dedouches pour calmer Montriveau, qui ne savait plus revenir àl’amour quand elle excitait sa colère, en le jetant à mille lieuesde ce boudoir dans les théories de l’absolutisme qu’elle défendaità merveille. Peu de femmes osent être démocrates, elles sont alorstrop en contradiction avec leur despotisme en fait de sentiments.Mais souvent aussi le général secouait sa crinière, laissait lapolitique, grondait comme un lion, se battait les flancs,s’élançait sur sa proie, revenait terrible d’amour à sa maîtresse,incapable de porter long-temps son cœur et sa pensée en flagrance.Si cette femme se sentait piquée par une fantaisie assez incitantepour la compromettre, elle savait alors sortir de son boudoir :elle quittait l’air chargé de désirs qu’elle y respirait, venaitdans son salon, s’y mettait au piano, chantait les airs les plusdélicieux de la musique moderne, et trompait ainsi l’amour dessens, qui parfois ne lui faisait pas grâce, mais qu’elle avait laforce de vaincre. En ces moments elle était sublime aux yeuxd’Armand : elle ne feignait pas, elle était vraie, et le pauvreamant se croyait aimé. Cette résistance égoïste la lui faisaitprendre pour une sainte et vertueuse créature, et il se résignait,et il parlait d’amour platonique, le général d’artillerie&|160;!Quand elle eut assez joué de la religion dans son intérêtpersonnel, madame de Langeais en joua dans celui d’Armand : ellevoulut le ramener à des sentiments chrétiens, elle lui refit leGénie du Christianisme à l’usage des militaires. Montriveaus’impatienta, trouva son joug pesant. Oh&|160;! alors, par espritde contradiction, elle lui cassa la tête de Dieu pour voir si Dieula débarrasserait d’un homme qui allait à son but avec uneconstance dont elle commençait à s’effrayer. D’ailleurs, elle seplaisait à prolonger toute querelle qui paraissait éterniser lalutte morale, après laquelle venait une lutte matérielle bienautrement dangereuse.

Mais si l’opposition faite au nom des lois du mariage représentel’ époque civile de cette guerre sentimentale, celle-ci enconstituerait l’ époque religieuse , et elle eut, comme laprécédente, une crise après laquelle sa rigueur devait décroître.Un soir, Armand, venu fortuitement de très bonne heure, trouvamonsieur l’abbé Gondrand, directeur de conscience de madame deLangeais, établi dans un fauteuil au coin de la cheminée, comme unhomme en train de digérer son dîner et les jolis péchés de sapénitente. La vue de cet homme au teint frais et reposé, dont lefront était calme, la bouche ascétique, le regard malicieusementinquisiteur, qui avait dans son maintien une véritable noblesseecclésiastique, et déjà dans son vêtement violet épiscopal,rembrunit singulièrement le visage de Montriveau qui ne saluapersonne et resta silencieux. Sorti de son amour, le général nemanquait pas de tact&|160;; il devina donc, en échangeant quelquesregards avec le futur évêque, que cet homme était le promoteur desdifficultés dont s’armait pour lui l’amour de la duchesse. Qu’unambitieux abbé bricolât et retint le bonheur d’un homme trempécomme l’était Montriveau&|160;? cette pensée bouillonna sur saface, lui crispa les doigts, le fit lever, marcher, piétiner&|160;;puis, quand il revenait à sa place, avec l’intention de faire unéclat, un seul regard de la duchesse suffisait à le calmer. Madamede Langeais, nullement embarrassée du noir silence de son amant,par lequel toute autre femme eût été gênée, continuait à converserfort spirituellement avec monsieur Gondrand sur la nécessité derétablir la religion dans son ancienne splendeur. Elle exprimaitmieux que ne le faisait l’abbé pourquoi l’Eglise devait être unpouvoir à la fois temporel et spirituel, et regrettait que lachambre des Pairs n’eût pas encore son banc des évêques , comme lachambre des Lords avait le sien. Néanmoins l’abbé, sachant que lecarême lui permettait de prendre sa revanche, céda la place augénéral et sortit. A peine la duchesse se leva-t-elle pour rendre àson directeur l’humble révérence qu’elle en reçut, tant elle étaitintriguée par l’attitude de Montriveau.

– Qu’avez-vous, mon ami&|160;?

– Mais j’ai votre abbé sur l’estomac.

– Pourquoi ne preniez-vous pas un livre&|160;? lui dit-elle sousse soucier d’être ou non entendue par l’abbé qui fermait laporte.

Montriveau resta muet pendant un moment, car la duchesseaccompagna ce mot d’un geste qui en relevait encore la profondeimpertinence.

– Ma chère Antoinette, je vous remercie de donner à l’Amour lepas sur l’Eglise&|160;; mais, de grâce, souffrez que je vousadresse une question.

– Ah&|160;! vous m’interrogez. Je le veux bien, reprit-elle.N’êtes-vous pas mon ami&|160;? je puis, certes, vous montrer lefond de mon cœur, vous n’y verrez qu’une image.

– Parlez-vous à cet homme de notre amour&|160;?

– Il est mon confesseur.

– Sait-il que je vous aime&|160;?

– Monsieur de Montriveau, vous ne prétendez pas, je pense,pénétrer les secrets de ma confession&|160;?

– Ainsi cet homme connaît toutes nos querelles et mon amour pourvous…

– Un homme, monsieur&|160;! dites Dieu.

– Dieu&|160;! Dieu&|160;! je dois être seul dans votre cœur.Mais laissez Dieu tranquille là où il est, pour l’amour de lui etde moi. Madame, vous n’irez plus à confesse, ou…

– Ou&|160;? dit-elle en souriant.

– Ou je ne reviendrai plus ici.

– Partez, Armand. Adieu, adieu pour jamais.

Elle se leva et s’en alla dans son boudoir, sans jeter un seulregard à Montriveau, qui resta debout, la main appuyée sur unechaise. Combien de temps resta-t-il ainsi, jamais il ne le sutlui-même. L’âme a le pouvoir inconnu d’étendre comme de resserrerl’espace. Il ouvrit la porte du boudoir, il y faisait nuit. Unevoix faible devint forte pour dire aigrement : – Je n’ai pas sonné.D’ailleurs pourquoi donc entrer sans ordre&|160;? Suzette,laissez-moi.

– Tu souffres donc&|160;? s’écria Montriveau.

– Levez-vous, monsieur, reprit-elle en sonnant, et sortez d’ici,au moins pour un moment.

– Madame la duchesse demande de la lumière, dit-il au valet dechambre, qui vint dans le boudoir y allumer les bougies.

Quand les deux amants furent seuls, madame de Langeais demeuracouchée sur son divan, muette, immobile, absolument comme siMontriveau n’eût pas été là.

– Chère, dit-il avec un accent de douleur et de bonté sublime,j’ai tort. Je ne te voudrais certes pas sans religion…

– Il est heureux, répliqua-t-elle sans le regarder et d’une voixdure, que vous reconnaissiez la nécessité de la conscience. Je vousremercie pour Dieu.

Ici le général, abattu par l’inclémence de cette femme, quisavait devenir à volonté une étrangère ou une sœur pour lui, fit,vers la porte, un pas de désespoir, et allait l’abandonner à jamaissans lui dire un seul mot. Il souffrait, et la duchesse riait enelle-même des souffrances causées par une torture morale bien pluscruelle que ne l’était jadis la torture judiciaire. Mais cet hommen’était pas maître de s’en aller. En toute espèce de crise, unefemme est en quelque sorte grosse d’une certaine quantité deparoles&|160;; et quand elle ne les a pas dites, elle éprouve lasensation que donne la vue d’une chose incomplète. Madame deLangeais, qui n’avait pas tout dit, reprit la parole.

– Nous n’avons pas les mêmes convictions, général, j’en suispeinée. Il serait affreux pour la femme de ne pas croire à unereligion qui permet d’aimer au delà du tombeau. Je mets à part lessentiments chrétiens, vous ne les comprenez pas. Laissez-moi vousparler seulement des convenances. Voulez-vous interdire à une femmede la cour la sainte table quand il est reçu de s’en approcher àPâques&|160;? mais il faut pourtant bien savoir faire quelque chosepour son parti. Les Libéraux ne tueront pas, malgré leur désir, lesentiment religieux. La religion sera toujours une nécessitépolitique Vous chargeriez-vous de gouverner un peuple deraisonneurs&|160;! Napoléon ne l’osait pas, il persécutait lesidéologues. Pour empêcher les peuples de raisonner, il faut leurimposer des sentiments. Acceptons donc la religion catholique avectoutes ses conséquences. Si nous voulons que la France aille à lamesse, ne devons nous pas commencer par y aller nous-mêmes&|160;?La religion, Armand, est, vous le voyez, le lien des principesconservateurs qui permettent aux riches de vivre tranquilles. Lareligion est intimement liée à la propriété. Il est certes plusbeau de conduire les peuples par des idées morales que par deséchafauds, comme au temps de la Terreur, seul moyen que votredétestable révolution ait inventé pour se faire obéir. Le prêtre etle roi, mais c’est vous, c’est moi, c’est la princesse mavoisine&|160;; c’est en un mot tous les intérêts des honnêtes genspersonnifiés. Allons, mon ami, veuillez donc être de votre parti,vous qui pourriez en devenir le Sylla, si vous aviez la moindreambition. J’ignore la politique, moi, j’en raisonne parsentiment&|160;; mais j’en sais néanmoins assez pour deviner que lasociété serait renversée si l’on en faisait mettre à tout momentles bases en question… .

– Si votre cour, si votre gouvernement pensent ainsi, vous mefaites pitié, dit Montriveau. La Restauration, madame, doit se direcomme Catherine de Médicis, quand elle crut la bataille de Dreuxperdue : – Eh&|160;! bien, nous irons au prêche&|160;! Or, 1815 estvotre bataille de Dreux. Comme le trône de ce temps-là, vous l’avezgagnée en fait, mais perdue en droit. Le protestantisme politiqueest victorieux dans les esprits. Si vous ne voulez pas faire unEdit de Nantes&|160;; ou si, le faisant, vous le révoquez&|160;; sivous êtes un jour atteints et convaincus de ne plus vouloir de laCharte, qui n’est qu’un gage donné au maintien des intérêtsrévolutionnaires, la Révolution se relèvera terrible, et ne vousdonnera qu’un seul coup&|160;; ce n’est pas elle qui sortira deFrance&|160;; elle y est le sol même. Les hommes se laissent tuer,mais non les intérêts… . Eh&|160;! mon Dieu, que nous font laFrance, le trône, la légitimité, le monde entier&|160;? Ce sont desbillevesées auprès de mon bonheur. Régnez, soyez renversés, peum’importe. Où suis-je donc&|160;?

– Mon ami, vous êtes dans le boudoir de madame la duchesse deLangeais.

– Non, non, plus de duchesse, plus de Langeais, je suis près dema chère Antoinette&|160;!

– Voulez-vous me faire le plaisir de rester où vous êtes,dit-elle en riant et en le repoussant, mais sans violence.

– Vous ne m’avez donc jamais aimé, dit-il avec une rage quijaillit de ses yeux par des éclairs.

– Non, mon ami.

– Ce non valait un oui.

– Je suis un grand sot, reprit-il en baisant la main de cetteterrible reine redevenue femme.

– Antoinette, reprit-il s’appuyant la tête sur ses pieds, tu estrop chastement tendre pour dire nos bonheurs à qui que ce soit aumonde.

– Ah&|160;! vous êtes un grand fou, dit-elle en se levant par unmouvement gracieux quoique vif. Et sans ajouter une parole, ellecourut dans le salon.

– Qu’a-t-elle donc&|160;? demanda le général, qui ne savait pasdeviner la puissance des commotions que sa tête brûlante avaitélectriquement communiquées des pieds à la tête de samaîtresse.

Au moment où il arrivait furieux dans le salon, il y entendit decélestes accords. La duchesse était à son piano. Les hommes descience ou de poésie qui peuvent à la fois comprendre et jouir sansque la réflexion nuise à leurs plaisirs, sentent que l’alphabet etla phraséologie musicale sont les instruments intimes du musicien,comme le bois ou le cuivre sont ceux de l’exécutant. Pour eux, ilexiste une musique à part au fond de la double expression de cesensuel langage des âmes. Andiamo mio ben peut arracher des larmesde joie ou faire rire de pitié, selon la cantatrice. Souvent, çà etlà, dans le monde, une jeune fille expirant sous le poids d’unepeine inconnue, un homme dont l’âme vibre sous les pincements d’unepassion, prennent un thème musical et s’entendent avec le ciel, ouse parlent à eux-mêmes dans quelque sublime mélodie, espèce depoème perdu. Or, le général écoutait en ce moment une de cespoésies inconnues autant que peut l’être la plainte solitaire d’unoiseau mort sans compagne dans une forêt vierge.

– Mon Dieu, que jouez-vous donc là&|160;? dit-il d’une voixémue.

– Le prélude d’une romance appelée, je crois, Fleuve du Tage.

– Je ne savais pas ce que pouvait être une musique de piano,reprit-il.

– Hé, mon ami, dit-elle en lui jetant pour la première fois unregard de femme amoureuse, vous ne savez pas non plus que je vousaime, que vous me faites horriblement souffrir, et qu’il faut bienque je me plaigne sans trop me faire comprendre, autrement jeserais à vous… Mais vous ne voyez rien.

– Et vous ne voulez pas me rendre heureux&|160;!

– Armand, je mourrais de douleur le lendemain.

Le général sortit brusquement&|160;; mais quand il se trouvadans la rue, il essuya deux larmes qu’il avait eu la force decontenir dans ses yeux.

La religion dura trois mois. Ce terme expiré, la duchesse,ennuyée de ses redites, livra Dieu pieds et poings liés à sonamant. Peut-être craignait-elle, à force de parler éternité, deperpétuer l’amour du général en ce monde et dans l’autre. Pourl’honneur de cette femme, il est nécessaire de la croire vierge,même de cœur&|160;; autrement elle serait trop horrible. Encorebien loin de cet âge où mutuellement l’homme et la femme setrouvent trop près de l’avenir pour perdre du temps et se chicanerleurs jouissances, elle en était, sans doute, non pas à son premieramour, mais à ses premiers plaisirs. Faute de pouvoir comparer lebien au mal, faute de souffrances qui lui eussent appris la valeurdes trésors jetés à ses pieds, elle s’en jouait. Ne connaissant pasles éclatantes délices de la lumière, elle se complaisait à resterdans les ténèbres. Armand, qui commençait à entrevoir cette bizarresituation, espérait dans la première parole de la nature. Ilpensait, tous les soirs, en sortant de chez madame de Langeais,qu’une femme n’acceptait pas pendant sept mois les soins d’un hommeet les preuves d’amour les plus tendres, les plus délicates, nes’abandonnait pas aux exigences superficielles d’une passion pourla tromper en un moment, et il attendait patiemment la saison dusoleil, ne doutant pas qu’il n’en recueillît les fruits dans leurprimeur. Il avait parfaitement conçu les scrupules de la femmemariée et les scrupules religieux. Il était même joyeux de cescombats. Il trouvait la duchesse pudique là où elle n’étaitqu’horriblement coquette&|160;; et il ne l’aurait pas voulueautrement. Il aimait donc à lui voir inventer des obstacles&|160;;n’en triomphait-il pas graduellement&|160;? Et chaque triomphen’augmentait-il pas la faible somme des privautés amoureuseslong-temps défendues, puis concédées par elle avec tous lessemblants de l’amour&|160;? Mais il avait si bien dégusté lesmenues et processives conquêtes dont se repaissent les amantstimides, qu’elles étaient devenues des habitudes pour lui. En faitd’obstacles, il n’avait donc plus que ses propres terreurs àvaincre&|160;; car il ne voyait plus à son bonheur d’autreempêchement que les caprices de celle qui se laissait appelerAntoinette . Il résolut alors de vouloir plus, de vouloir tout.Embarrassé comme un amant jeune encore qui n’ose pas croire àl’abaissement de son idole, il hésita long-temps, et connut cesterribles réactions de cœur, ces volontés bien arrêtées qu’un motanéantit, ces décisions prises qui expirent au seuil d’une porte.Il se méprisait de ne pas avoir la force de dire un mot, et ne ledisait pas. Néanmoins un soir il procéda par une sombre mélancolieà la demande farouche de ses droits illégalement légitimes. Laduchesse n’attendit pas la requête de son esclave pour en devinerle désir. Un désir d’homme est-il jamais secret&|160;? les femmesn’ont-elles pas toutes la science infuse de certainsbouleversements de physionomie&|160;?

– Hé quoi&|160;! voulez-vous cesser d’être mon ami&|160;?dit-elle en l’interrompant au premier mot et lui jetant des regardsembellis par une divine rougeur qui coula comme un sang nouveau surson teint diaphane. Pour me récompenser de mes générosités, vousvoulez me déshonorer. Réfléchissez donc un peu. Moi, j’ai beaucoupréfléchi&|160;; je pense toujours à nous . Il existe une probité defemme à laquelle nous ne devons pas plus manquer que vous ne devezfaillir à l’honneur. Moi, je ne sais pas tromper. Si je suis àvous, je ne pourrai plus être en aucune manière la femme demonsieur de Langeais. Vous exigez donc le sacrifice de ma position,de mon rang, de ma vie, pour un douteux amour qui n’a pas eu septmois de patience. Comment&|160;! déjà vous voudriez me ravir lalibre disposition de moi-même. Non, non, ne me parlez plus ainsi.Non, ne me dites rien. Je ne veux pas, je ne peux pas vousentendre. Là, madame de Langeais prit sa coiffure à deux mains pourreporter en arrière les touffes de boucles qui lui échauffaient lefront, et parut très animée. – Vous venez chez une faible créatureavec des calculs bien arrêtés, en vous disant : Elle me parlera deson mari pendant un certain temps, puis de Dieu, puis des suitesinévitables de l’amour&|160;; mais j’userai, j’abuserai del’influence que j’aurai conquise&|160;; je me rendrainécessaire&|160;; j’aurai pour moi les liens de l’habitude, lesarrangements tout faits par le public&|160;; enfin, quand le mondeaura fini par accepter notre liaison, je serai le maître de cettefemme. Soyez franc, ce sont là vos pensées… . Ah&|160;! vouscalculez, et vous dites aimer, fi&|160;! Vous êtes amoureux,ha&|160;! je le crois bien&|160;! Vous me désirez, et voulezm’avoir pour maîtresse, voilà tout. Hé&|160;! bien, non, laduchesse de Langeais ne descendra pas jusque-là. Que de naïvesbourgeoises soient les dupes de vos faussetés&|160;; moi, je ne leserai jamais. Rien ne m’assure de votre amour. Vous me parlez de mabeauté, je puis devenir laide en six mois, comme la chère princessema voisine. Vous êtes ravi de mon esprit, de ma grâce&|160;; monDieu, vous vous y accoutumerez comme vous vous accoutumeriez auplaisir. Ne vous êtes-vous pas habitué depuis quelques mois auxfaveurs que j’ai eu la faiblesse de vous accorder&|160;? Quand jeserai perdue, un jour, vous ne me donnerez d’autre raison de votrechangement que le mot décisif : Je n’aime plus. Rang, fortune,honneur, toute la duchesse de Langeais se sera engloutie dans uneespérance trompée. J’aurai des enfants qui attesteront ma honte,et… mais, reprit-elle en laissant échapper un geste d’impatience,je suis trop bonne de vous expliquer ce que vous savez mieux quemoi. Allons&|160;! restons-en là. Je suis trop heureuse de pouvoirencore briser les liens que vous croyez si forts. Y a-t-il doncquelque chose de si héroïque à être venu à l’hôtel de Langeaispasser tous les soirs quelques instants auprès d’une femme dont lebabil vous plaisait, de laquelle vous vous amusiez comme d’unjoujou&|160;? Mais quelques jeunes fats arrivent chez moi, de troisheures à cinq heures, aussi régulièrement que vous venez le soir.Ceux-là sont donc bien généreux. Je me moque d’eux, ils supportentassez tranquillement mes boutades, mes impertinences, et me fontrire&|160;; tandis que vous, à qui j’accorde les plus précieuxtrésors de mon âme, vous voulez me perdre, et me causez milleennuis. Taisez-vous, assez, assez, dit-elle en le voyant prêt àparler, vous n’avez ni cœur, ni âme, ni délicatesse. Je sais ce quevous voulez me dire. Eh&|160;! bien, oui. J’aime mieux passer à vosyeux pour une femme froide, insensible, sans dévouement, sans cœurmême, que de passer aux yeux du monde pour une femme ordinaire, qued’être condamnée à des peines éternelles après avoir été condamnéeà vos prétendus plaisirs, qui vous lasseront certainement. Votreégoïste amour ne vaut pas tant de sacrifices…

Ces paroles représentent imparfaitement celles que fredonna laduchesse avec la vive prolixité d’une serinette. Certes, elle putparler long-temps, le pauvre Armand n’opposait pour toute réponse àce torrent de notes flûtées qu’un silence plein de sentimentshorribles. Pour la première fois, il entrevoyait la coquetterie decette femme, et devinait instinctivement que l’amour dévoué,l’amour partagé ne calculait pas, ne raisonnait pas ainsi chez unefemme vraie. Puis il éprouvait une sorte de honte en se souvenantd’avoir involontairement fait les calculs dont les odieuses penséeslui étaient reprochées. Puis, en s’examinant avec une bonne foitout angélique, il ne trouvait que de l’égoïsme dans ses paroles,dans ses idées, dans ses réponses conçues et non exprimées. Il sedonna tort, et, dans son désespoir, il eut l’envie de se précipiterpar la fenêtre. Le moi le tuait. Que dire, en effet, à une femmequi ne croit pas à l’amour&|160;? -. Laissez-moi vous prouvercombien je vous aime.  » Toujours moi . Montriveau ne savait pas,comme en ces sortes de circonstances le savent les héros deboudoir, imiter le rude logicien marchant devant les Pyrrhoniens,qui niaient le mouvement. Cet homme audacieux manquait précisémentde l’audace habituelle aux amants qui connaissent les formules del’algèbre féminine. Si tant de femmes, et même les plus vertueuses,sont la proie des gens habiles en amour auxquels le vulgaire donneun méchant nom, peut-être est-ce parce qu’ils sont de grandsprouveurs, et que l’amour veut, malgré sa délicieuse poésie desentiment, un peu plus de géométrie qu’on ne le pense. Or, laduchesse et Montriveau se ressemblaient en ce point qu’ils étaientégalement inexperts en amour. Elle en connaissait très-peu lathéorie, elle en ignorait la pratique, ne sentait rien etréfléchissait à tout. Montriveau connaissait peu de pratique,ignorait la théorie, et sentait trop pour réfléchir. Tous deuxsubissaient donc le malheur de cette situation bizarre. En cemoment suprême, ses myriades de pensées pouvaient se réduire àcelle-ci :  » Laissez-vous posséder.  » Phrase horriblement égoïstepour une femme chez qui ces mots n’apportaient aucun souvenir et neréveillaient aucune image. Néanmoins, il fallait répondre.Quoiqu’il eût le sang fouetté par ces petites phrases en forme deflèches, bien aiguës, bien froides, bien acérées, décochées coupsur coup, Montriveau devait aussi cacher sa rage, pour ne pas toutperdre par une extravagance.

– Madame la duchesse, je suis au désespoir que Dieu n’ait pasinventé pour la femme une autre façon de confirmer le don de soncœur que d’y ajouter celui de sa personne. Le haut prix que vousattachez à vous-même me montre que je ne dois pas en attacher unmoindre. Si vous me donnez votre âme et tous vos sentiments, commevous me le dites, qu’importe donc le reste&|160;? D’ailleurs, simon bonheur vous est un si pénible sacrifice, n’en parlons plus.Seulement, vous pardonnerez à un homme de cœur de se trouverhumilié en se voyant pris pour un épagneul.

Le ton de cette dernière phrase eût peut-être effrayé d’autresfemmes&|160;; mais quand une de ces porte-jupes s’est miseau-dessus de tout en se laissant diviniser, aucun pouvoir ici-basn’est orgueilleux comme elle sait être orgueilleuse.

– Monsieur le marquis, je suis au désespoir que Dieu n’ait pasinventé pour l’homme une plus noble façon de confirmer le don deson cœur que la manifestation de désirs prodigieusement vulgaires.Si, en donnant notre personne, nous devenons esclaves, un homme nes’engage à rien en nous acceptant. Qui m’assurera que je seraitoujours aimée&|160;? L’amour que je déploierais à tout moment pourvous mieux attacher à moi serait peut-être une raison d’êtreabandonnée. Je ne veux pas faire une seconde édition de madame deBeauséant. Sait-on jamais ce qui vous retient près de nous&|160;?Notre constante froideur est le secret de la constante passion dequelques-uns d’entre vous&|160;; à d’autres, il faut un dévouementperpétuel, une adoration de tous les moments&|160;; à ceux-ci, ladouceur&|160;; à ceux-là, le despotisme. Aucune femme n’a encore pubien déchiffrer vos cœurs. Il y eut une pause, après laquelle ellechangea de ton. – Enfin, mon ami, vous ne pouvez pas empêcher unefemme de trembler à cette question : Serai-je aimée toujours&|160;?Quelque dures qu’elles soient, mes paroles me sont dictées par lacrainte de vous perdre. Mon Dieu&|160;! ce n’est pas moi, cher, quiparle, mais la raison&|160;; et comment s’en trouve-t-il chez unepersonne aussi folle que je le suis&|160;? En vérité, je n’en saisrien.

Entendre cette réponse commencée par la plus déchirante ironie,et terminée par les accents les plus mélodieux dont une femme sesoit servie pour peindre l’amour dans son ingénuité, n’était-ce pasaller en un moment du martyre au ciel&|160;? Montriveau pâlit, ettomba pour la première fois de sa vie aux genoux d’une femme. Ilbaisa le bas de la robe de la duchesse, les pieds, lesgenoux&|160;; mais, pour l’honneur du faubourg Saint-Germain, ilest nécessaire de ne pas révéler les mystères de ses boudoirs, oùl’on voulait tout de l’amour, moins ce qui pouvait attesterl’amour.

– Chère Antoinette, s’écria Montriveau dans le délire où leplongea l’entier abandon de la duchesse qui se crut généreuse en selaissant adorer&|160;; oui, tu as raison, je ne veux pas que tuconserves de doutes. En ce moment, je tremble aussi d’être quittépar l’ange de ma vie, et je voudrais inventer pour nous des liensindissolubles.

– Ah&|160;! dit-elle tout bas, tu vois, j’ai donc raison.

– Laisse-moi finir, reprit Armand, je vais d’un seul motdissiper toutes tes craintes. Ecoute, si je t’abandonnais, jemériterais mille morts. Sois toute à moi, je te donnerai le droitde me tuer si je te trahissais. J’écrirai moi-même une lettre parlaquelle je déclarerai certains motifs qui me contraindraient à metuer&|160;; enfin, j’y mettrai mes dernières dispositions. Tuposséderas ce testament qui légitimerait ma mort, et pourras ainsite venger sans avoir rien à craindre de Dieu ni des hommes.

– Ai-je besoin de cette lettre&|160;? Si j’avais perdu tonamour, que me ferait la vie&|160;? Si je voulais te tuer, nesaurais-je pas te suivre&|160;? Non, je te remercie de l’idée, maisje ne veux pas de la lettre. Ne pourrais-je pas croire que tu m’esfidèle par crainte, ou le danger d’une infidélité ne pourrait-ilpas être un attrait pour celui qui livre ainsi sa vie&|160;?Armand, ce que je demande est seul difficile à faire.

– Et que veux-tu donc&|160;?

– Ton obéissance et ma liberté.

– Mon Dieu, s’écria-t-il, je suis comme un enfant.

– Un enfant volontaire et bien gâté, dit-elle en caressantl’épaisse chevelure de cette tête qu’elle garda sur ses genoux.Oh&|160;! oui, bien plus aimé qu’il ne le croit, et cependant biendésobéissant. Pourquoi ne pas rester ainsi&|160;? pourquoi ne pasme sacrifier des désirs qui m’offensent&|160;? pourquoi ne pasaccepter ce que j’accorde, si c’est tout ce que je puis honnêtementoctroyer&|160;? N’êtes-vous donc pas heureux&|160;?

– Oh&|160;! oui, dit-il, je suis heureux quand je n’ai point dedoutes. Antoinette, en amour, douter, n’est-ce pasmourir&|160;?

Et il se montra tout à coup ce qu’il était et ce que sont tousles hommes sous le feu des désirs, éloquent, insinuant. Après avoirgoûté les plaisirs permis sans doute par un secret et jésuitiqueoukase, la duchesse éprouva ces émotions cérébrales dont l’habitudelui avait rendu l’amour d’Armand nécessaire autant que l’étaient lemonde, le bal et l’opéra. Se voir adorée par un homme dont lasupériorité, le caractère inspirent de l’effroi&|160;; en faire unenfant&|160;; jouer, comme Poppée, avec un Néron&|160;; beaucoup defemmes, comme firent les épouses d’Henri VIII, ont payé cepérilleux bonheur de tout le sang de leurs veines. Hé&|160;! bien,pressentiment bizarre&|160;! en lui livrant les jolis cheveuxblanchement blonds dans lesquels il aimait à promener ses doigts,en sentant la petite main de cet homme vraiment grand la presser,en jouant elle-même avec les touffes noires de sa chevelure, dansce boudoir où elle régnait, la duchesse se disait : – Cet homme estcapable de me tuer, s’il s’aperçoit que je m’amuse de lui.

Monsieur de Montriveau resta jusqu’à deux heures du matin prèsde sa maîtresse, qui, dès ce moment, ne lui parut plus ni uneduchesse, ni une Navarreins : Antoinette avait poussé ledéguisement jusqu’à paraître femme. Pendant cette délicieusesoirée, la plus douce préface que jamais Parisienne ait faite pource que le monde appelle une faute, il fut permis au général de voiren elle, malgré les minauderies d’une pudeur jouée, toute la beautédes jeunes filles. Il put penser avec quelque raison que tant dequerelles capricieuses formaient des voiles avec lesquels une âmecéleste s’était vêtue, et qu’il fallait lever un à un, comme ceuxdont elle enveloppait son adorable personne. La duchesse fut pourlui la plus naïve, la plus ingénue des maîtresses, et il en fit lafemme de son choix&|160;; il s’en alla tout heureux de l’avoirenfin amenée à lui donner tant de gages d’amour, qu’il lui semblaitimpossible de ne pas être désormais, pour elle, un époux secretdont le choix était approuvé par Dieu. Dans cette pensée, avec lacandeur de ceux qui sentent toutes les obligations de l’amour en ensavourant les plaisirs, Armand revint chez lui lentement. Il suivitles quais, afin de voir le plus grand espace possible de ciel, ilvoulait élargir le firmament et la nature en se trouvant le cœuragrandi. Ses poumons lui paraissaient aspirer plus d’air qu’ilsn’en prenaient la veille. En marchant, il s’interrogeait, et sepromettait d’aimer si religieusement cette femme qu’elle pûttrouver tous les jours une absolution de ses fautes sociales dansun constant bonheur. Douces agitations d’une vie pleine&|160;! Leshommes qui ont assez de force pour teindre leur âme d’un sentimentunique ressentent des jouissances infinies en contemplant paréchappées toute une vie incessamment ardente, comme certainsreligieux pouvaient contempler la lumière divine dans leursextases. Sans cette croyance en sa perpétuité, l’amour ne seraitrien&|160;; la constance le grandit. Ce fut ainsi qu’en s’en allanten proie à son bonheur, Montriveau comprenait la passion. – Noussommes donc l’un à l’autre à jamais&|160;! Cette pensée était pourcet homme un talisman qui réalisait les vœux de sa vie. Il ne sedemandait pas si la duchesse changerait, si cet amourdurerait&|160;; non, il avait la foi, l’une des vertus sanslaquelle il n’y a pas d’avenir chrétien, mais qui peut-être estencore plus nécessaire aux Sociétés. Pour la première fois, ilconcevait la vie par les sentiments, lui qui n’avait encore vécuque par l’action la plus exorbitante des forces humaines, ledévouement quasi-corporel du soldat.

Le lendemain, monsieur de Montriveau se rendit de bonne heure aufaubourg Saint-Germain. Il avait un rendez-vous dans une maisonvoisine de l’hôtel de Langeais, où, quand ses affaires furentfaites, il alla comme on va chez soi. Le général marchait alors decompagnie avec un homme pour lequel il paraissait avoir une sorted’aversion quand il le rencontrait dans les salons. Cet homme étaitle marquis de Ronquerolles, dont la réputation devint si grandedans les boudoirs de Paris&|160;; homme d’esprit, de talent, hommede courage surtout, et qui donnait le ton à toute la jeunesse deParis&|160;; un galant homme dont les succès et l’expérienceétaient également enviés, et auquel ne manquaient ni la fortune, nila naissance, qui ajoutent à Paris tant de lustre aux qualités desgens à la mode.

– Où vas-tu&|160;? dit monsieur de Ronquerolles àMontriveau.

– Chez madame de Langeais.

– Ah&|160;! c’est vrai, j’oubliais que tu t’es laissé prendre àsa glu. Tu perds chez elle un amour que tu pourrais bien mieuxemployer ailleurs. J’avais à te donner dans la Banque dix femmesqui valent mille fois mieux que cette courtisane titrée, qui faitavec sa tête ce que d’autres femmes plus franches font…

– Que dis-tu là, mon cher, dit Armand en interrompantRonquerolles, la duchesse est un ange de candeur.

Ronquerolles se prit à rire. :

– Puisque tu en es là, mon cher, dit-il, je dois t’éclairer. Unseul mot&|160;! entre nous, il est sans conséquence. La duchesset’appartient-elle&|160;? En ce cas, je n’aurai rien à dire. Allons,fais-moi tes confidences. Il s’agit de ne pas perdre ton temps àgreffer ta belle âme sur une nature ingrate qui doit laisseravorter les espérances de ta culture.

Quand Armand eut naïvement fait une espèce d’état de situationdans lequel il mentionna minutieusement les droits qu’il avait sipéniblement obtenus, Ronquerolles partit d’un éclat de rire sicruel, qu’à tout autre il aurait coûté la vie. Mais à voir dequelle manière ces deux êtres se regardaient et se parlaient seulsau coin d’un mur, aussi loin des hommes qu’ils eussent pu l’être aumilieu d’un désert, il était facile de présumer qu’une amitié sansbornes les unissait et qu’aucun intérêt humain ne pouvait lesbrouiller.

– Mon cher Armand, pourquoi ne m’as-tu pas dit que tut’embarrassais de la duchesse&|160;? je t’aurais donné quelquesconseils qui t’auraient fait mener à bien cette intrigue. Apprendsd’abord que les femmes de notre faubourg aiment, comme toutes lesautres, à se baigner dans l’amour&|160;; mais elles veulentposséder sans être possédées. Elles ont transigé avec la nature. Lajurisprudence de la paroisse leur a presque tout permis, moins lepéché positif. Les friandises dont te régale ta jolie duchesse sontdes péchés véniels dont elle se lave dans les eaux de la pénitence.Mais si tu avais l’impertinence de vouloir sérieusement le grandpéché mortel auquel tu dois naturellement attacher la plus hauteimportance, tu verrais avec quel profond dédain la porte du boudoiret de l’hôtel te serait incontinent fermée. La tendre Antoinetteaurait tout oublié, tu serais moins que zéro pour elle. Tesbaisers, mon cher ami, seraient essuyés avec l’indifférence qu’unefemme met aux choses de sa toilette. La duchesse épongerait l’amoursur ses joues comme elle en ôte le rouge. Nous connaissons cessortes de femmes, la Parisienne pure. As-tu jamais vu dans les ruesune grisette trottant menu&|160;? sa tête vaut un tableau : jolibonnet, joues fraîches, cheveux coquets, fin sourire, le reste està peine soigné. N’en est-ce pas bien le portrait&|160;? Voilà laParisienne, elle sait que sa tête seule sera vue&|160;; à sa tête,tous les soins, les parures, les vanités. Hé&|160;! bien, laduchesse est tout tête, elle ne sent que par sa tête, elle a uncœur dans la tête, une voix de tête, elle est friande par la tête.Nous nommons cette pauvre chose une Laïs intellectuelle. Tu es jouécomme un enfant. Si tu en doutes, tu en auras la preuve ce soir, cematin, à l’instant. Monte chez elle, essaie de demander, de vouloirimpérieusement ce que l’on te refuse&|160;; quand même tu t’yprendrais comme feu monsieur le maréchal de Richelieu, néant auplacet.

Armand était hébêté.

– La désires-tu au point d’en être devenu sot&|160;?

– Je la veux à tout prix, s’écria Montriveau déséspéré.

– Hé&|160;! bien, écoute. Sois aussi implacable qu’elle le sera,tâche de l’humilier, de piquer sa vanité&|160;; d’intéresser nonpas le cœur, non pas l’âme, mais les nerfs et la lymphe de cettefemme à la fois nerveuse et lymphatique. Si tu peux lui fairenaître un désir, tu es sauvé. Mais quitte tes belles idéesd’enfant. Si, l’ayant pressée dans tes serres d’aigle, tu cèdes, situ recules, si l’un de tes sourcils remue, si elle croit pouvoirencore te dominer, elle glissera de tes griffes comme un poisson ets’échappera pour ne plus se laisser prendre. Sois inflexible commela loi. N’aie pas plus de charité que n’en a le bourreau. Frappe.Quand tu auras frappé, frappe encore. Frappe toujours, comme si tudonnais le knout. Les duchesses sont dures, mon cher Armand, et cesnatures de femme ne s’amollissent que sous les coups&|160;; lasouffrance leur donne un cœur, et c’est œuvre de charité que de lesfrapper. Frappe donc sans cesse. Ah&|160;! quand la douleur aurabien attendri ces nerfs, ramolli ces fibres que tu crois douces etmolles&|160;; fait battre un cœur sec, qui, à ce jeu, reprendra del’élasticité&|160;; quand la cervelle aura cédé, la passion entrerapeut-être dans les ressorts métalliques de cette machine à larmes,à manières, à évanouissements, à phrases fondantes&|160;; et tuverras le plus magnifique des incendies, si toutefois la cheminéeprend feu. Ce système d’acier femelle aura le rouge du fer dans laforge&|160;! une chaleur plus durable que tout, et cetteincandescence deviendra peut-être de l’amour. Néanmoins, j’endoute. Puis, la duchesse vaut-elle tant de peines&|160;? Entrenous, elle aurait besoin d’être préalablement formée par un hommecomme moi, j’en ferais une femme charmante, elle a de larace&|160;; tandis qu’à vous deux, vous en resterez à l’A B C del’amour. Mais tu aimes, et tu ne partagerais pas en ce moment mesidées sur cette matière. – Bien du plaisir, mes enfants, ajoutaRonquerolles en riant et après une pause. Je me suis prononcé, moi,en faveur des femmes faciles&|160;; au moins, elles sont tendres,elles aiment au naturel, et non avec les assaisonnements sociaux.Mon pauvre garçon, une femme qui se chicane, qui ne veutqu’inspirer de l’amour&|160;? eh, mais il faut en avoir une commeon a un cheval de luxe&|160;; voir, dans le combat du confessionnalcontre le canapé, ou du blanc contre le noir, de la reine contre lefou, des scrupules contre le plaisir, une partie d’échecs fortdivertissante à jouer. Un homme tant soit peu roué, qui sait lejeu, donne le mat en trois coups, à volonté. Si j’entreprenais unefemme de ce genre, je me donnerais pour but de… ..

Il dit un mot à l’oreille d’Armand et le quitta brusquement pourne pas entendre de réponse.

Quant à Montriveau, d’un bond il sauta dans la cour de l’hôtelde Langeais, monta chez la duchesse : et, sans se faire annoncer,il entra chez elle, dans sa chambre à coucher.

– Mais cela ne se fait pas, dit-elle en croisant à la hâte sonpeignoir, Armand, vous êtes un homme abominable. Allons,laissez-moi, je vous prie. Sortez, sortez donc. Attendez-moi dansle salon. Allez.

– Chère ange, lui dit-il, un époux n’a-t-il donc aucunprivilége&|160;?

– Mais c’est d’un goût détestable, monsieur, soit à un époux,soit à un mari, de surprendre ainsi sa femme.

Il vint à elle, la prit, la serra dans ses bras : – Pardonne, machère Antoinette, mais mille soupçons mauvais me travaillent lecœur.

– Des soupçons, fi&|160;! Ah&|160;! fi, fi donc&|160;!

– Des soupçons presque justifiés. Si tu m’aimais, me ferais-tucette querelle&|160;? N’aurais-tu pas été contente de mevoir&|160;? n’aurais-tu pas senti je ne sais quel mouvement aucœur&|160;? Mais moi qui ne suis pas femme, j’éprouve destressaillements intimes au seul son de ta voix. L’envie de tesauter au cou m’a souvent pris au milieu d’un bal.

– Ah&|160;! si vous avez des soupçons tant que je ne vous auraipas sauté au cou devant tout le monde, je crois que je seraisoupçonnée pendant toute ma vie&|160;; mais, auprès de vous,Othello n’est qu’un enfant&|160;!

– Ha&|160;! dit-il au désespoir, je ne suis pas aimé.

– Du moins, en ce moment, convenez que vous n’êtes pasaimable.

– J’en suis donc encore à vous plaire&|160;?

– Ah&|160;! je le crois. Allons, dit-elle d’un petit airimpératif, sortez, laissez-moi. Je ne suis pas comme vous, moi : jeveux toujours vous plaire…

Jamais aucune femme ne sut, mieux que madame de Langeais, mettretant de grâce dans son impertinence&|160;; et n’est-ce pas endoubler l’effet&|160;? n’est-ce pas à rendre furieux l’homme leplus froid&|160;? En ce moment ses yeux, le son de sa voix, sonattitude attestèrent une sorte de liberté parfaite qui n’est jamaischez la femme aimante, quand elle se trouve en présence de celuidont la seule vue doit la faire palpiter. Déniaisé par les avis dumarquis de Ronquerolles, encore aidé par cette rapideintus-susception dont sont doués momentanément les êtres les moinssagaces par la passion, mais qui se trouve si complète chez leshommes forts, Armand devina la terrible vérité que trahissaitl’aisance de la duchesse, et son cœur se gonfla d’un orage comme unlac prêt à se soulever.

– Si tu disais vrai hier, sois à moi, ma chère Antoinette,s’écria-t-il, je veux…

– D’abord, dit-elle en le repoussant avec force et calme,lorsqu’elle le vit s’avancer, ne me compromettez pas. Ma femme dechambre pourrait vous entendre. Respectez-moi, je vous prie. Votrefamiliarité est très-bonne, le soir, dans mon boudoir&|160;; maisici, point. Puis, que signifie votre je veux&|160;? Je veux&|160;!Personne ne m’a dit encore ce mot. Il me semble très-ridicule,parfaitement ridicule.

– Vous ne me céderiez rien sur ce point&|160;? dit-il.

– Ah&|160;! vous nommez un point, la libre disposition denous-mêmes : un point très-capital, en effet&|160;; et vous mepermettrez d’être, en ce point, tout à fait la maîtresse.

– Et si, me fiant en vos promesses, je l’exigeais&|160;?

– Ah&|160;! vous me prouveriez que j’aurais eu le plus grandtort de vous faire la plus légère promesse, je ne serais pas assezsotte pour la tenir, et je vous prierais de me laissertranquille.

Montriveau pâlit, voulut s’élancer&|160;; la duchesse sonna, safemme de chambre parut, et cette femme lui dit en souriant avec unegrâce moqueuse : – Ayez la bonté de revenir quand je seraivisible.

Armand de Montriveau sentit alors la dureté de cette femmefroide et tranchante autant que l’acier, elle était écrasante demépris. En un moment, elle avait brisé des liens qui n’étaientforts que pour son amant. La duchesse avait lu sur le frontd’Armand les exigences secrètes de cette visite, et avait jugé quel’instant était venu de faire sentir à ce soldat impérial que lesduchesses pouvaient bien se prêter à l’amour, mais ne s’y donnaientpas, et que leur conquête était plus difficile à faire que nel’avait été celle de l’Europe.

– Madame, dit Armand, je n’ai pas le temps d’attendre. Je suis,vous l’avez dit vous-même, un enfant gâté. Quand je voudraisérieusement ce dont nous parlions tout à l’heure, je l’aurai.

– Vous l’aurez&|160;? dit-elle d’un air de hauteur auquel semêla quelque surprise.

– Je l’aurai.

– Ah&|160;! vous me feriez bien plaisir de le vouloir. Pour lacuriosité du fait, je serais charmée de savoir comment vous vous yprendriez…

– Je suis enchanté, répondit Montriveau en riant de façon àeffrayer la duchesse, de mettre un intérêt dans votre existence. Mepermettrez-vous de venir vous chercher pour aller au bal cesoir&|160;?

– Je vous rends mille grâces, monsieur de Marsay vous a prévenu,j’ai promis.

Montriveau salua gravement et se retira.

– Ronquerolles a donc raison, pensa-t-il, nous allons jouermaintenant une partie d’échecs.

Dès lors il cacha ses émotions sous un calme complet. Aucunhomme n’est assez fort pour pouvoir supporter ces changements, quifont passer rapidement l’âme du plus grand bien à des malheurssuprêmes. N’avait-il donc aperçu la vie heureuse que pour mieuxsentir le vide de son existence précédente&|160;? Ce fut unterrible orage&|160;; mais il savait souffrir, et reçut l’assaut deses pensées tumultueuses, comme un rocher de granit reçoit leslames de l’Océan courroucé.

– Je n’ai rien pu lui dire&|160;; en sa présence, je n’ai plusd’esprit. Elle ne sait pas à quel point elle est vile etméprisable. Personne n’a osé mettre cette créature en faced’elle-même. Elle a sans doute joué bien des hommes, je lesvengerai tous.

Pour la première fois peut-être, dans un cœur d’homme, l’amouret la vengeance se mêlèrent si également qu’il était impossible àMontriveau lui-même de savoir qui de l’amour, qui de la vengeancel’emporterait. Il se trouva le soir même au bal où devait être laduchesse de Langeais, et désespéra presque d’atteindre cette femmeà laquelle il fut tenté d’attribuer quelque chose de démoniaque :elle se montra pour lui gracieuse et pleine d’agréables sourires,elle ne voulait pas sans doute laisser croire au monde qu’elles’était compromise avec monsieur de Montriveau. Une mutuellebouderie trahit l’amour. Mais que la duchesse ne changeât rien àses manières, alors que le marquis était sombre et chagrin,n’était-ce pas faire voir qu’Armand n’avait rien obtenud’elle&|160;? Le monde sait bien deviner le malheur des hommesdédaignés, et ne le confond point avec les brouilles que certainesfemmes ordonnent à leurs amants d’affecter dans l’espoir de cacherun mutuel amour. Et chacun se moqua de Montriveau qui, n’ayant pasconsulté son cornac, resta rêveur, souffrant&|160;; tandis quemonsieur de Ronquerolles lui eût prescrit peut-être de compromettrela duchesse en répondant à ses fausses amitiés par desdémonstrations passionnées. Armand de Montriveau quitta le bal,ayant horreur de la nature humaine, et croyant encore à peine à desi complètes perversités.

– S’il n’y a pas de bourreaux pour de semblables crimes, dit-ilen regardant les croisées lumineuses des salons où dansaient,causaient et riaient les plus séduisantes femmes de Paris, je teprendrai par le chignon du cou, madame la duchesse, et t’y feraisentir un fer plus mordant que ne l’est le couteau de la Grève.Acier contre acier, nous verrons quel cœur sera plus tranchant.

Chapitre 3La Femme vraie

Pendant une semaine environ, madame de Langeais espéra revoir lemarquis de Montriveau&|160;; mais Armand se contenta d’envoyer tousles matins sa carte à l’hôtel de Langeais. Chaque fois que cettecarte était remise à la duchesse, elle ne pouvait s’empêcher detressaillir, frappée par de sinistres pensées, mais indistinctescomme l’est un pressentiment de malheur. En lisant ce nom, tantôtelle croyait sentir dans ses cheveux la main puissante de cet hommeimplacable, tantôt ce nom lui pronostiquait des vengeances que sonmobile esprit lui faisait atroces. Elle l’avait trop bien étudiépour ne pas le craindre. Serait-elle assassinée&|160;? Cet homme àcou de taureau l’éventrerait-il en la lançant au-dessus de satête&|160;? la foulerait-il aux pieds&|160;? Quand, où, comment lasaisirait-il&|160;? la ferait-il bien souffrir, et quel genre desouffrance méditait-il de lui imposer&|160;? Elle se repentait. Acertaines heures, s’il était venu, elle se serait jetée dans sesbras avec un complet abandon. Chaque soir, en s’endormant, ellerevoyait la physionomie de Montriveau sous un aspect différent.Tantôt son sourire amer&|160;; tantôt la contraction jupitériennede ses sourcils, son regard de lion, ou quelque hautain mouvementd’épaules, le lui faisaient terrible. Le lendemain, la carte luisemblait couverte de sang. Elle vivait agitée par ce nom, plusqu’elle ne l’avait été par l’amant fougueux, opiniâtre, exigeant.Puis ses appréhensions grandissaient encore dans le silence, elleétait obligée de se préparer, sans secours étranger, à une luttehorrible dont il ne lui était pas permis de parler. Cette âme,fière et dure, était plus sensible aux titillations de la hainequ’elle ne l’avait été naguère aux caresses de l’amour. Ha&|160;!si le général avait pu voir sa maîtresse au moment où elle amassaitles plis de son front entre ses sourcils, en se plongeant dansd’amères pensées, au fond de ce boudoir où il avait savouré tant dejoies, peut-être eût-il conçu de grandes espérances. La fiertén’est-elle pas un des sentiments humains qui ne peuvent enfanterque de nobles actions&|160;? Quoique madame de Langeais gardât lesecret de ses pensées, il est permis de supposer que monsieur deMontriveau ne lui était plus indifférent. N’est-ce pas une immenseconquête pour un homme que d’occuper une femme&|160;? Chez elle, ildoit nécessairement se faire un progrès dans un sens ou dansl’autre. Mettez une créature féminine sous les pieds d’un chevalfurieux, en face de quelque animal terrible&|160;; elle tombera,certes, sur les genoux, elle attendra la mort&|160;; mais si labête est clémente et ne la tue pas entièrement, elle aimera lecheval, le lion, le taureau, elle en parlera tout à l’aise. Laduchesse se sentait sous les pieds du lion : elle tremblait, ellene haïssait pas. Ces deux personnes, si singulièrement posées l’uneen face de l’autre, se rencontrèrent trois fois dans le mondedurant cette semaine. Chaque fois, en réponse à de coquettesinterrogations, la duchesse reçut d’Armand des saluts respectueuxet des sourires empreints d’une ironie si cruelle, qu’ilsconfirmaient toutes les appréhensions inspirées le matin par lacarte de visite. La vie n’est que ce que nous la font lessentiments, les sentiments avaient creusé des abîmes entre ces deuxpersonnes.

La comtesse de Sérizy, sœur du marquis de Ronquerolles, donnaitau commencement de la semaine suivante un grand bal auquel devaitvenir madame de Langeais. La première figure que vit la duchesse enentrant fut celle d’Armand, Armand l’attendait cette fois, elle lepensa du moins. Tous deux échangèrent un regard. Une sueur froidesortit soudain de tous les pores de cette femme. Elle avait cruMontriveau capable de quelque vengeance inouïe, proportionnée àleur état&|160;; cette vengeance était trouvée, elle était prête,elle était chaude, elle bouillonnait. Les yeux de cet amant trahilui lancèrent les éclairs de la foudre et son visage rayonnait dehaine heureuse. Aussi, malgré la volonté qu’avait la duchessed’exprimer la froideur et l’impertinence, son regard resta-t-ilmorne. Elle alla se placer près de la comtesse de Sérizy, qui neput s’empêcher de lui dire : – Qu’avez-vous, ma chèreAntoinette&|160;? Vous êtes à faire peur.

– Une contredanse va me remettre, répondit-elle en donnant lamain à un jeune homme qui s’avançait.

Madame de Langeais se mit à valser avec une sorte de fureur etd’emportement que redoubla le regard pesant de Montriveau. Il restadebout, en avant de ceux qui s’amusaient à voir les valseurs.Chaque fois que sa maîtresse passait devant lui, ses yeuxplongeaient sur cette tête tournoyante, comme ceux d’un tigre sûrde sa proie. La valse finie, la duchesse vint s’asseoir près de lacomtesse, et le marquis ne cessa de la regarder en s’entretenantavec un inconnu.

– Monsieur, lui disait-il, l’une des choses qui m’ont le plusfrappé dans ce voyage…

La duchesse était tout oreilles.

&|160;… Est la phrase que prononce le gardien de Westminster envous montrant la hache avec laquelle un homme masqué trancha,dit-on, la tête de Charles Ier en mémoire du roi qui les dit à uncurieux.

– Que dit-il&|160;? demanda madame de Sérizy.

– Ne touchez pas à la hache , répondit Montriveau d’un son devoix où il y avait de la menace.

– En vérité, monsieur le marquis, dit la duchesse de Langeais,vous regardez mon cou d’un air si mélodramatique en répétant cettevieille histoire, connue de tous ceux qui vont à Londres, qu’il mesemble vous voir une hache à la main.

Ces derniers mots furent prononcés en riant, quoiqu’une sueurfroide eût saisi la duchesse.

– Mais cette histoire est, par circonstance, très-neuve,répondit-il.

– Comment cela&|160;? je vous prie, de grâce, en quoi&|160;?

– En ce que, madame, vous avez touché à la hache, lui ditMontriveau à voix basse.

– Quelle ravissante prophétie&|160;! reprit-elle en souriantavec une grâce affectée. Et quand doit tomber ma tête&|160;?

– Je ne souhaite pas de voir tomber votre jolie tête, madame. Jecrains seulement pour vous quelque grand malheur. Si l’on voustondait, ne regretteriez-vous pas ces cheveux si mignonnementblonds, et dont vous tirez si bien parti…

– Mais il est des personnes auxquelles les femmes aiment à fairede ces sacrifices, et souvent même à des hommes qui ne savent pasleur faire crédit d’un mouvement d’humeur.

– D’accord. Eh&|160;! bien, si tout à coup, par un procédéchimique, un plaisant vous enlevait votre beauté, vous mettait àcent ans, quand vous n’en avez pour nous que dix-huit&|160;?

– Mais, monsieur, dit-elle en l’interrompant, la petite-véroleest notre bataille de Waterloo. Le lendemain nous connaissons ceuxqui nous aiment véritablement.

– Vous ne regretteriez pas cette délicieuse figure qui…

– Ha, beaucoup&|160;; mais moins pour moi que pour celui dontelle ferait la joie. Cependant, si j’étais sincèrement aimée,toujours, bien, que m’importerait la beauté&|160;? Qu’endites-vous, Clara&|160;?

– C’est une spéculation dangereuse, répondit madame deSérizy.

– Pourrait-on demander à sa majesté le roi des sorciers, repritmadame de Langeais, quand j’ai commis la faute de toucher à lahache, moi qui ne suis pas encore allée à Londres…

– Non so , fit-il en laissant échapper un rire moqueur.

– Et quand commencera le supplice&|160;?

Là, Montriveau tira froidement sa montre et vérifia l’heure avecune conviction réellement effrayante.

– La journée ne finira pas sans qu’il vous arrive un horriblemalheur…

– Je ne suis pas un enfant qu’on puisse facilement épouvanter,ou plutôt je suis un enfant qui ne connaît pas le danger, dit laduchesse, et vais danser sans crainte au bord de l’abîme.

– Je suis enchanté, madame, de vous savoir tant de caractère,répondit-il en la voyant aller prendre sa place à un quadrille.

Malgré son apparent dédain pour les noires prédictions d’Armand,la duchesse était en proie à une véritable terreur. A peinel’oppression morale et presque physique sous laquelle la tenait sonamant cessa-t-elle lorsqu’il quitta le bal. Néanmoins, après avoirjoui pendant un moment du plaisir de respirer à son aise, elle sesurprit à regretter les émotions de la peur, tant la nature femelleest avide de sensations extrêmes. Ce regret n’était pas de l’amour,mais il appartenait certes aux sentiments qui le préparent. Puis,comme si la duchesse eût de nouveau ressenti l’effet que monsieurMontriveau lui avait fait éprouver, elle se rappela l’air deconviction avec lequel il venait de regarder l’heure, et, saisied’épouvante, elle se retira. Il était alors environ minuit. Celuide ses gens qui l’attendait lui mit sa pelisse et marcha devantelle pour faire avancer sa voiture&|160;; puis, quand elle y futassise, elle tomba dans une rêverie assez naturelle, provoquée parla prédiction de monsieur de Montriveau. Arrivée dans sa cour, elleentra dans un vestibule presque semblable à celui de sonhôtel&|160;; mais tout à coup elle ne reconnut pas sonescalier&|160;; puis au moment où elle se retourna pour appeler sesgens, plusieurs hommes l’assaillirent avec rapidité, lui jetèrentun mouchoir sur la bouche, lui lièrent les mains, les pieds, etl’enlevèrent. Elle jeta de grands cris.

– Madame, nous avons ordre de vous tuer si vous criez, luidit-on à l’oreille.

La frayeur de la duchesse fut si grande, qu’elle ne put jamaiss’expliquer par où ni comment elle fut transportée. Quand ellereprit ses sens, elle se trouva les pieds et les poings liés, avecdes cordes de soie, couchée sur le canapé d’une chambre de garçon.Elle ne put retenir un cri en rencontrant les yeux d’Armand deMontriveau, qui, tranquillement assis dans un fauteuil, etenveloppé dans sa robe de chambre, fumait un cigare.

– Ne criez pas, madame la duchesse, dit-il en s’ôtant froidementson cigare de la bouche, j’ai la migraine. D’ailleurs je vais vousdélier. Mais écoutez bien ce que j’ai l’honneur de vous dire. Ildénoua délicatement les cordes qui serraient les pieds de laduchesse. – A quoi vous serviraient vos cris&|160;? personne nepeut les entendre. Vous êtes trop bien élevée pour faire desgrimaces inutiles. Si vous ne vous teniez pas tranquille, si vousvouliez lutter avec moi, je vous attacherais de nouveau les piedset les mains. Je crois, que, tout bien considéré, vous vousrespecterez assez pour demeurer sur ce canapé, comme si vous étiezchez vous, sur le vôtre&|160;; froide encore, si vous voulez… Vousm’avez fait répandre, sur ce canapé, bien des pleurs que je cachaisà tous les yeux.

Pendant que Montriveau lui parlait, la duchesse jeta autourd’elle ce regard de femme, regard furtif qui sait tout voir enparaissant distrait. Elle aima beaucoup cette chambre assezsemblable à la cellule d’un moine. L’âme et la pensée de l’homme yplanaient. Aucun ornement n’altérait la peinture grise des paroisvides. A terre était un tapis vert. Un canapé noir, une tablecouverte de papiers, deux grands fauteuils, une commode ornée d’unréveil, un lit très-bas sur lequel était jeté un drap rouge bordéd’une grecque noire annonçaient par leur contexture les habitudesd’une vie réduite à sa plus simple expression. Un triple flambeauposé sur la cheminée rappelait, par sa forme égyptienne,l’immensité des déserts où cet homme avait long-temps erré. A côtédu lit, entre le pied que d’énormes pattes de sphinx faisaientdeviner sous les plis de l’étoffe et l’un des murs latéraux de lachambre, se trouvait une porte cachée par un rideau vert à frangesrouges et noires que de gros anneaux rattachaient sur une hampe. Laporte par laquelle les inconnus étaient entrés avait une portièrepareille, mais relevée par une embrasse. Au dernier regard que laduchesse jeta sur les deux rideaux pour les comparer, elles’aperçut que la porte voisine du lit était ouverte, et que deslueurs rougeâtres allumées dans l’autre pièce se dessinaient sousl’effilé d’en bas. Sa curiosité fut naturellement excitée par cettelumière triste, qui lui permit à peine de distinguer dans lesténèbres quelques formes bizarres&|160;; mais, en ce moment, ellene songea pas que son danger pût venir de là, et voulut satisfaireun plus ardent intérêt.

– Monsieur, est-ce une indiscrétion de vous demander ce que vouscomptez faire de moi&|160;? dit-elle avec une impertinence et unemoquerie perçante.

La duchesse croyait deviner un amour excessif dans les parolesde Montriveau. D’ailleurs, pour enlever une femme, ne faut-il pasl’adorer&|160;?

– Rien du tout, madame, répondit-il en soufflant avec grâce sadernière bouffée de tabac. Vous êtes ici pour peu de temps. Je veuxd’abord vous expliquer ce que vous êtes, et ce que je suis. Quandvous vous tortillez sur votre divan, dans votre boudoir, je netrouve pas de mots pour mes idées. Puis chez vous, à la moindrepensée qui vous déplaît, vous tirez le cordon de votre sonnette,vous criez bien fort et mettez votre amant à la porte comme s’ilétait le dernier des misérables. Ici, j’ai l’esprit libre. Ici,personne ne peut me jeter à la porte. Ici, vous serez ma victimepour quelques instants, et vous aurez l’extrême bonté de m’écouter.Ne craignez rien. Je ne vous ai pas enlevée pour vous dire desinjures, pour obtenir de vous par violence ce que je n’ai pas sumériter, ce que vous n’avez pas voulu m’octroyer de bonne grâce. Ceserait une indignité. Vous concevez peut-être le viol&|160;; moi,je ne le conçois pas.

Il lança, par un mouvement sec, son cigare au feu.

– Madame, la fumée vous incommode sans doute&|160;?

Aussitôt il se leva, prit dans le foyer une cassolette chaude, ybrûla des parfums,et purifia l’air. L’étonnement de la duchesse nepouvait se comparer qu’à son humiliation. Elle était au pouvoir decet homme, et cet homme ne voulait pas abuser de son pouvoir. Cesyeux jadis si flamboyants d’amour, elle les voyait calmes et fixescomme des étoiles. Elle trembla. Puis la terreur qu’Armand luiinspirait fut augmentée par une de ces sensations pétrifiantes,analogues aux agitations sans mouvement ressenties dans lecauchemar. Elle resta clouée par la peur, en croyant voir la lueurplacée derrière le rideau prendre de l’intensité sous lesaspirations d’un soufflet. Tout à coup les reflets devenus plusvifs avaient illuminé trois personnes masquées. Cet aspect horribles’évanouit si promptement qu’elle le prit pour une fantaisied’optique.

– Madame, reprit Armand en la contemplant avec une méprisantefroideur, une minute, une seule me suffira pour vous atteindre danstous les moments de votre vie, la seule éternité dont je puissedisposer, moi. Je ne suis pas Dieu. Ecoutez-moi bien, dit-il, enfaisant une pause pour donner de la solennité à son discours.L’amour viendra toujours à vos souhaits&|160;; vous avez sur leshommes un pouvoir sans bornes&|160;; mais souvenez-vous qu’un jourvous avez appelé l’amour : il est venu pur et candide, autant qu’ilpeut l’être sur cette terre&|160;; aussi respectueux qu’il étaitviolent&|160;; caressant, comme l’est l’amour d’une femme dévouée,ou comme l’est celui d’une mère pour son enfant&|160;; enfin, sigrand, qu’il était une folie. Vous vous êtes jouée de cet amour,vous avez commis un crime. Le droit de toute femme est de serefuser à un amour qu’elle sent ne pouvoir partager. L’homme quiaime sans se faire aimer ne saurait être plaint, et n’a pas ledroit de se plaindre. Mais, madame la duchesse, attirer à soi, enfeignant le sentiment, un malheureux privé de toute affection, luifaire comprendre le bonheur dans toute sa plénitude, pour le luiravir&|160;; lui voler son avenir de félicité&|160;; le tuernon-seulement aujourd’hui, mais dans l’éternité de sa vie, enempoisonnant toutes ses heures et toutes ses pensées, voilà ce queje nomme un épouvantable crime&|160;!

– Monsieur…

– Je ne puis encore vous permettre de me répondre. Ecoutez-moidonc toujours. D’ailleurs, j’ai des droits sur vous&|160;; mais jene veux que de ceux du juge sur le criminel, afin de réveillervotre conscience. Si vous n’aviez pas de conscience, je ne vousblâmerais point&|160;; mais vous êtes si jeune&|160;! vous devezvous sentir encore de la vie au cœur, j’aime à le penser. Si jevous crois assez dépravée pour commettre un crime impuni par leslois, je ne vous fais pas assez dégradée pour ne pas comprendre laportée de mes paroles. Je reprends.

En ce moment, la duchesse entendit le bruit sourd d’un soufflet,avec lequel les inconnus qu’elle venait d’entrevoir attisaient sansdoute le feu dont la clarté se projeta sur le rideau&|160;; mais leregard fulgurant de Montriveau la contraignit à rester palpitanteet les yeux fixes devant lui. Quelle que fût sa curiosité, le feudes paroles d’Armand l’intéressait plus encore que la voix de cefeu mystérieux.

– Madame, dit-il après une pause, lorsque, dans Paris, lebourreau devra mettre la main sur un pauvre assassin, et lecouchera sur la planche où la loi veut qu’un assassin soit couchépour perdre la tête… Vous savez, les journaux en préviennent lesriches et les pauvres, afin de dire aux uns de dormir tranquilles,et aux autres de veiller pour vivre. Eh&|160;! bien, vous qui êtesreligieuse, et même un peu dévote, allez faire dire des messes pourcet homme : vous êtes de la famille&|160;; mais vous êtes de labranche aînée. Celle-là peut trôner en paix, exister heureuse etsans soucis. Poussé par la misère ou par la colère, votre frère debagne n’a tué qu’un homme&|160;; et vous&|160;! vous avez tué lebonheur d’un homme, sa plus belle vie, ses plus chères croyances.L’autre a tout naïvement attendu sa victime&|160;; il l’a tuéemalgré lui, par peur de l’échafaud&|160;; mais vous&|160;!… vousavez entassé tous les forfaits de la faiblesse contre une forceinnocente&|160;; vous avez apprivoisé votre patient pour en mieuxdévorer le cœur&|160;; vous l’avez appâté de caresses&|160;; vousn’en avez omis aucune de celles qui pouvaient lui faire supposer,rêver, désirer les délices de l’amour. Vous lui avez demandé millesacrifices pour les refuser tous. Vous lui avez bien fait voir lalumière avant de lui crever les yeux. Admirable courage&|160;! Detelles infamies sont un luxe que ne comprennent pas ces bourgeoisesdesquelles vous vous moquez. Elles savent se donner etpardonner&|160;; elles savent aimer et souffrir. Elles nous rendentpetits par la grandeur de leurs dévouements. A mesure que l’onmonte en haut de la société, il s’y trouve autant de boue qu’il yen a par le bas&|160;; seulement elle s’y durcit et se dore. Oui,pour rencontrer la perfection dans l’ignoble, il faut une belleéducation, un grand nom, une jolie femme, une duchesse. Pour tomberau-dessous de tout, il fallait être au-dessus de tout. Je vous dismal ce que je pense, je souffre encore trop des blessures que vousm’avez faites&|160;; mais ne croyez pas que je me plaigne&|160;!Non. Mes paroles ne sont l’expression d’aucune espérancepersonnelle, et ne contiennent aucune amertume. Sachez-le bien,madame, je vous pardonne, et ce pardon est assez entier pour quevous ne vous plaigniez point d’être venue le chercher malgré vous…Seulement, vous pourriez abuser d’autres cœurs aussi enfants quel’est le mien, et je dois leur épargner des douleurs. Vous m’avezdonc inspiré une pensée de justice. Expiez votre faute ici-bas,Dieu vous pardonnera peut-être, je le souhaite&|160;; mais il estimplacable, et vous frappera.

A ces mots, les yeux de cette femme abattue, déchirée, seremplirent de pleurs.

– Pourquoi pleurez-vous&|160;? Restez fidèle à votre nature.Vous avez contemplé sans émotion les tortures du cœur que vousbrisiez. Assez, madame, consolez-vous. Je ne puis plus souffrir.D’autres vous diront que vous leur avez donné la vie, moi je vousdis avec délices que vous m’avez donné le néant. Peut-êtredevinez-vous que je ne m’appartiens pas, que je dois vivre pour mesamis, et qu’alors j’aurai la froideur de la mort et les chagrins dela vie à supporter ensemble. Auriez-vous tant de bonté&|160;?Seriez-vous comme les tigres du désert, qui font d’abord la plaie,et puis la lèchent&|160;?

La duchesse fondit en larmes.

– Epargnez-vous donc ces pleurs, madame. Si j’y croyais, ceserait pour m’en défier. Est-ce ou n’est-ce pas un de vosartifices&|160;? Après tous ceux que vous avez employés, commentpenser qu’il peut y avoir en vous quelque chose de vrai&|160;? Riende vous n’a désormais la puissance de m’émouvoir. J’ai toutdit.

Madame de Langeais se leva par un mouvement à la fois plein denoblesse et d’humilité.

– Vous êtes en droit de me traiter durement, dit-elle en tendantà cet homme une main qu’il ne prit pas, vos paroles ne sont pasassez dures encore, et je mérite cette punition.

– Moi, vous punir, madame&|160;! mais punir, n’est-ce pasaimer&|160;? N’attendez de moi rien qui ressemble à un sentiment.Je pourrais me faire, dans ma propre cause, accusateur et juge,arrêt et bourreau&|160;; mais non. J’accomplirai tout à l’heure undevoir, et nullement un désir de vengeance. La plus cruellevengeance est, selon moi, le dédain d’une vengeance possible. Quisait&|160;! je serai peut-être le ministre de vos plaisirs.Désormais, en portant élégamment la triste livrée dont la sociétérevêt les criminels, peut-être serez vous forcée d’avoir leurprobité. Et alors vous aimerez&|160;!

La duchesse écoutait avec une soumission qui n’était plus jouéeni coquettement calculée&|160;; elle ne prit la parole qu’après unintervalle de silence.

– Armand, dit-elle, il me semble qu’en résistant à l’amour,j’obéissais à toutes les pudeurs de la femme, et ce n’est pas devous que j’eusse attendu de tels reproches. Vous vous armez detoutes mes faiblesses pour m’en faire des crimes. Commentn’avez-vous pas supposé que je pusse être entraînée au delà de mesdevoirs par toutes les curiosités de l’amour, et que le lendemainje fusse fâchée, désolée d’être allée trop loin&|160;? Hélas&|160;!c’était pécher par ignorance. Il y avait, je vous le jure, autantde bonne foi dans mes fautes que dans mes remords. Mes duretéstrahissaient bien plus d’amour que n’en accusaient mescomplaisances. Et d’ailleurs, de quoi vous plaignez-vous&|160;? Ledon de mon cœur ne vous a pas suffi, vous avez exigé brutalement mapersonne…

– Brutalement&|160;! s’écria monsieur de Montriveau. Mais il sedit à lui-même : – Je suis perdu, si je me laisse prendre a desdisputes de mots.

– Oui, vous êtes arrivé chez moi comme chez une de ces mauvaisesfemmes, sans le respect, sans aucune des attentions de l’amour.N’avais-je pas le droit de réfléchir&|160;? Eh&|160;! bien, j’airéfléchi. L’inconvenance de votre conduite est excusable : l’amouren est le principe&|160;; laissez-moi le croire et vous justifier àmoi-même. Hé bien&|160;! Armand, au moment même où ce soir vous meprédisiez le malheur, moi je croyais à notre bonheur. Oui, j’avaisconfiance en ce caractère noble et fier dont vous m’avez donné tantde preuves… Et j’étais toute à toi, ajouta-t-elle en se penchant àl’oreille de Montriveau. Oui, j’avais je ne sais quel désir derendre heureux un homme si violemment éprouvé par l’adversité.Maître pour maître, je voulais un homme grand. Plus je me sentaishaut, moins je voulais descendre. Confiante en toi, je voyais touteune vie d’amour au moment où tu me montrais la mort… . La force neva pas sans la bonté. Mon ami, tu es trop fort pour te faireméchant contre une pauvre femme qui t’aime. Si j’ai eu des torts,ne puis-je donc obtenir un pardon&|160;? ne puis-je lesréparer&|160;? Le repentir est la grâce de l’amour, je veux êtrebien gracieuse pour toi. Comment moi seule ne pouvais-je partageravec toutes les femmes ces incertitudes, ces craintes, cestimidités qu’il est si naturel d’éprouver quand on se lie pour lavie, et que vous brisez si facilement ces sortes de liens&|160;!Ces bourgeoises, auxquelles vous me comparez, se donnent, maiselles combattent. Hé&|160;! bien, j’ai combattu, mais me voilà… -Mon Dieu&|160;! il ne m’écoute pas&|160;! s’écria-t-elle ens’interrompant. Elle se tordit les mains en criant : – Mais jet’aime&|160;! mais je suis à toi&|160;! Elle tomba aux genouxd’Armand. – A toi&|160;! à toi, mon unique, mon seulmaître&|160;!

– Madame, dit Armand en voulant la relever, Antoinette ne peutplus sauver la duchesse de Langeais. Je ne crois plus ni à l’une nià l’autre. Vous vous donnerez aujourd’hui, vous vous refuserezpeut-être demain. Aucune puissance ni dans les cieux ni sur laterre ne saurait me garantir la douce fidélité de votre amour. Lesgages en étaient dans le passé : nous n’avons plus de passé.

En ce moment, une lueur brilla si vivement, que la duchesse neput s’empêcher de tourner la tête vers la portière, et revitdistinctement les trois hommes masqués.

– Armand&|160;; dit-elle, je ne voudrais pas vous mésestimer.Comment se trouve-t-il là des hommes&|160;? Que préparez-vous donccontre moi&|160;?

– Ces hommes sont aussi discrets que je le serai moi-même sur cequi va se passer ici, dit-il. Ne voyez en eux que mes bras et moncœur. L’un d’eux est un chirurgien…

– Un chirurgien, dit-elle. Armand, mon ami, l’incertitude est laplus cruelle des douleurs. Parlez donc, dites-moi si vous voulez mavie : je vous la donnerai, vous ne la prendrez pas…

– Vous ne m’avez donc pas compris&|160;? répliqua Montriveau. Nevous ai-je pas parlé de justice&|160;? Je vais, ajouta-t-ilfroidement, en prenant un morceau d’acier qui était sur la table,pour faire cesser vos appréhensions, vous expliquer ce que j’aidécidé de vous.

Il lui montra une croix de Lorraine adaptée au bout d’une tiged’acier.

– Deux de mes amis font rougir en ce moment une croix dont voicile modèle. Nous vous l’appliquerons au front, là, entre les deuxyeux, pour que vous ne puissiez pas la cacher par quelquesdiamants, et vous soustraire ainsi aux interrogations du monde.Vous aurez enfin sur le front la marque infamante appliquée surl’épaule de vos frères les forçats. La souffrance est peu de chose,mais je craignais quelque crise nerveuse, ou de la résistance……

– De la résistance, dit-elle en frappant de joie dans ses mains,non, non, je voudrais maintenant voir ici la terre entière.Ah&|160;! mon Armand, marque, marque vite ta créature comme unepauvre petite chose à toi&|160;! Tu demandais des gages à monamour&|160;; mais les voilà tous dans un seul. Ah&|160;! je ne voisque clémence et pardon, que bonheur éternel en ta vengeance… Quandtu auras ainsi désigné une femme pour la tienne, quand tu auras uneâme serve qui portera ton chiffre rouge, eh&|160;! bien, tu nepourras jamais l’abandonner, tu seras à jamais à moi. En m’isolantsur la terre, tu seras chargé de mon bonheur, sous peine d’être unlâche, et je te sais noble, grand&|160;! Mais la femme qui aime semarque toujours elle-même. Venez, messieurs, entrez et marquez,marquez la duchesse de Langeais. Elle est à jamais à monsieur deMontriveau. Entrez vite, et tous, mon front brûle plus que votrefer.

Armand se retourna vivement pour ne pas voir la duchessepalpitante, agenouillée. Il dit un mot qui fit disparaître sestrois amis. Les femmes habituées à la vie des salons connaissent lejeu des glaces. Aussi la duchesse, intéressée à bien lire dans lecœur d’Armand, était tout yeux. Armand, qui ne se défiait pas deson miroir, laissa voir deux larmes rapidement essuyées. Toutl’avenir de la duchesse était dans ces deux larmes. Quand il revintpour relever madame de Langeais, il la trouva debout, elle secroyait aimée. Aussi dut-elle vivement palpiter en entendantMontriveau lui dire avec cette fermeté qu’elle savait si bienprendre jadis quand elle se jouait de lui : – Je vous fais grâce,madame. Vous pouvez me croire, cette scène sera comme si elle n’eûtjamais été. Mais ici, disons-nous adieu. J’aime à penser que vousavez été franche sur votre canapé dans vos coquetteries, francheici dans votre effusion de cœur. Adieu. Je ne me sens plus la foi.Vous me tourmenteriez encore, vous seriez toujours duchesse. Et…mais adieu, nous ne nous comprendrons jamais. Que souhaitez-vousmaintenant&|160;? dit-il en prenant l’air d’un maître decérémonies. Rentrer chez vous&|160;; ou revenir au bal de madame deSérizy&|160;? J’ai employé tout mon pouvoir à laisser votreréputation intacte. Ni vos gens, ni le monde ne peuvent rien savoirde ce qui s’est passé entre nous depuis un quart d’heure. Vos gensvous croient au bal&|160;; votre voiture n’a pas quitté la cour demadame de Sérizy&|160;; votre coupé peut se trouver aussi danscelle de votre hôtel. Où voulez-vous être&|160;?

– Quel est votre avis, Armand&|160;?

– Il n’y a plus d’Armand, madame la duchesse. Nous sommesétrangers l’un à l’autre.

– Menez-moi donc au bal, dit-elle curieuse encore de mettre àl’épreuve le pouvoir d’Armand. Rejetez dans l’enfer du monde unecréature qui y souffrait, et qui doit continuer d’y souffrir, sipour elle il n’est plus de bonheur. Oh&|160;! mon ami, je vous aimepourtant, comme aiment vos bourgeoises. Je vous aime à vous sauterau cou dans le bal, devant tout le monde, si vous le demandiez. Cemonde horrible, il ne m’a pas corrompue. Va, je suis jeune et viensde me rajeunir encore. Oui, je suis une enfant, ton enfant, tuviens de me créer. Oh&|160;! ne me bannis pas de monEden&|160;!

Armand fit un geste.

– Ah&|160;! si je sors, laisse-moi donc emporter d’ici quelquechose, un rien&|160;! ceci, pour le mettre ce soir sur mon cœur,dit-elle en s’emparant du bonnet d’Armand, qu’elle roula dans sonmouchoir…

– Non, reprit-elle, je ne suis pas de ce monde de femmesdépravées&|160;; tu ne le connais pas, et alors tu ne peuxm’apprécier&|160;; sache-le donc&|160;! quelques-unes se donnentpour des écus&|160;; d’autres sont sensibles aux présents&|160;;tout y est infâme. Ah&|160;! je voudrais être une simplebourgeoise, une ouvrière, si tu aimes mieux une femme au-dessous detoi, qu’une femme en qui le dévouement s’allie aux grandeurshumaines. Ah&|160;! mon Armand, il est parmi nous de nobles, degrandes, de chastes, de pures femmes, et alors elles sontdélicieuses. Je voudrais posséder toutes les noblesses pour te lessacrifier toutes&|160;; le malheur m’a faite duchesse&|160;; jevoudrais être née près du trône, il ne me manquerait rien à tesacrifier. Je serais grisette pour toi et reine pour lesautres.

Il écoutait en humectant ses cigares.

– Quand vous voudrez partir, dit-il, vous me préviendrez…

– Mais je voudrais rester…

– Autre chose, ça&|160;! fit-il.

– Tiens, il était mal arrangé, celui-là&|160;! s’écria-t-elle ens’emparant d’un cigare, et y dévorant ce que les lèvres d’Armand yavaient laissé.

– Tu fumerais&|160;? lui dit-il.

– Oh&|160;! que ne ferais-je pas pour te plaire&|160;!

– Eh&|160;! bien, allez-vous-en, madame…

– J’obéis, dit-elle en pleurant.

– Il faut vous couvrir la figure pour ne point voir les cheminspar lesquels vous allez passer.

– Me voilà prête, Armand, dit-elle en se bandant les veux.

– Y voyez-vous&|160;?

– Non.

Il se mit doucement à ses genoux.

– Ah&|160;! je t’entends, dit-elle en laissant échapper un gesteplein de gentillesse en croyant que cette feinte rigueur allaitcesser.

Il voulut lui baiser les lèvres, elle s’avança.

– Vous y voyez, madame.

– Mais je suis un peu curieuse.

– Vous me trompez donc toujours&|160;?

– Ah&|160;! dit-elle avec la rage de la grandeur méconnue, ôtezce mouchoir et conduisez-moi, monsieur, je n’ouvrirai pas lesyeux.

Armand, sûr de la probité en en entendant le cri, guida laduchesse qui, fidèle à sa parole, se fit noblement aveugle&|160;;mais, en la tenant paternellement par la main pour la faire tantôtmonter, tantôt descendre, Montriveau étudia les vives palpitationsqui agitaient le cœur de cette femme si promptement envahie par unamour vrai. Madame de Langeais, heureuse de pouvoir lui parlerainsi, se plut à lui tout dire, mais il demeura inflexible&|160;;et quand la main de la duchesse l’interrogeait, la sienne restaitmuette. Enfin, après avoir cheminé pendant quelque temps ensemble,Armand lui dit d’avancer, elle avança, et s’aperçut qu’il empêchaitla robe d’effleurer les parois d’une ouverture sans doute étroite.Madame de Langeais fut touchée de ce soin, il trahissait encore unpeu d’amour&|160;; mais ce fut en quelque sorte l’adieu deMontriveau, car il la quitta sans lui dire un mot. En se sentantdans une chaude atmosphère, la duchesse ouvrit les yeux. Elle sevit seule devant la cheminée du boudoir de la comtesse de Sérizy.Son premier soin fut de réparer le désordre de sa toilette&|160;;elle eut promptement rajusté sa robe et rétabli la poésie de sacoiffure.

– Eh&|160;! bien, ma chère Antoinette, nous vous cherchonspartout, dit la comtesse en ouvrant la porte du boudoir.

– Je suis venue respirer ici, dit-elle, il fait dans les salonsune chaleur insupportable.

– L’on vous croyait partie&|160;; mais mon frère Ronquerollesm’a dit avoir vu vos gens qui vous attendent.

– Je suis brisée, ma chère, laissez-moi un moment me reposerici.

Et la duchesse s’assit sur le divan de son amie.

– Qu’avez-vous donc&|160;? vous êtes toute tremblante.

Le marquis de Ronquerolles entra.

– J’ai peur, madame la duchesse, qu’il ne vous arrive quelqueaccident. Je viens de voir votre cocher gris comme les Vingt-DeuxCantons.

La duchesse ne répondit pas, elle regardait la cheminée, lesglaces, en y cherchant les traces de son passage&|160;; puis, elleéprouvait une sensation extraordinaire à se voir au milieu desjoies du bal après la terrible scène qui venait de donner à sa vieun autre cours. Elle se prit à trembler violemment.

– J’ai les nerfs agacés par la prédiction que m’a faite icimonsieur de Montriveau. Quoique ce soit une plaisanterie, je vaisaller voir si sa hache de Londres me troublera jusque dans monsommeil. Adieu donc, chère. Adieu, monsieur le marquis.

Elle traversa les salons, où elle fut arrêtée par descomplimenteurs qui lui firent pitié. Elle trouva le monde petit ens’en trouvant la reine, elle si humiliée, si petite. D’ailleurs,qu’étaient les hommes devant celui qu’elle aimait véritablement etdont le caractère avait repris les proportions gigantesquesmomentanément amoindries par elle, mais qu’alors elle grandissaitpeut-être outre mesure&|160;? Elle ne put s’empêcher de regardercelui de ses gens qui l’avait accompagnée, et le vit toutendormi.

– Vous n’êtes pas sorti d’ici&|160;? lui demanda-t-elle.

– Non, madame.

En montant dans son carrosse, elle aperçut effectivement soncocher dans un état d’ivresse dont elle se fût effrayée en touteautre circonstance&|160;; mais les grandes secousses de la vieôtent à la crainte ses aliments vulgaires. D’ailleurs elle arrivasans accident chez elle&|160;; mais elle s’y trouva changée et enproie à des sentiments tout nouveaux. Pour elle il n’y avait plusqu’un homme dans le monde, c’est-à-dire que pour lui seul elledésirait désormais avoir quelque valeur. Si les physiologistespeuvent promptement définir l’amour en s’en tenant aux lois de lanature, les moralistes sont bien plus embarrassés de l’expliquerquand ils veulent le considérer dans tous les développements quelui a donnés la société. Néanmoins il existe, malgré les hérésiesdes mille sectes qui divisent l’église amoureuse, une ligne droiteet tranchée qui partage nettement leurs doctrines, une ligne queles discussions ne courberont jamais, et dont l’inflexibleapplication explique la crise dans laquelle, comme presque toutesles femmes, la duchesse de Langeais était plongée. Elle n’aimaitpas encore, elle avait une passion.

L’amour et la passion sont deux différents états de l’âme quepoètes et gens du monde, philosophes et niais confondentcontinuellement. L’amour comporte une mutualité de sentiments, unecertitude de jouissances que rien n’altère, et un trop constantéchange de plaisirs, une trop complète adhérence entre les cœurspour ne pas exclure la jalousie. La possession est alors un moyenet non un but&|160;; une infidélité fait souffrir mais ne détachepas&|160;; l’âme n’est ni plus ni moins ardente ou troublée, elleest incessamment heureuse&|160;; enfin le désir étendu par unsouffle divin d’un bout à l’autre sur l’immensité du temps nous leteint d’une même couleur : la vie est bleue comme l’est un cielpur. La passion est le pressentiment de l’amour et de son infiniauquel aspirent toutes les âmes souffrantes. La passion est unespoir qui peut-être sera trompé. Passion signifie à la foissouffrance et transition&|160;; la passion cesse quand l’espéranceest morte. Hommes et femmes peuvent, sans se déshonorer, concevoirplusieurs passions&|160;; il est si naturel de s’élancer vers lebonheur&|160;! mais il n’est dans la vie qu’un seul amour. Toutesles discussions, écrites ou verbales, faites sur les sentiments,peuvent donc être résumées par ces deux questions : Est-ce unepassion&|160;? Est-ce l’amour&|160;? L’amour n’existant pas sans laconnaissance intime des plaisirs qui le perpétuent, la duchesseétait donc sous le joug d’une passion&|160;; aussi enéprouva-t-elle les dévorantes agitations, les involontairescalculs, les desséchants désirs, enfin tout ce qu’exprime le motpassion : elle souffrit. Au milieu des troubles de son âme, il serencontrait des tourbillons soulevés par sa vanité, par sonamour-propre, par son orgueil ou par sa fierté : toutes cesvariétés de l’égoïsme se tiennent. Elle avait dit à un homme : Jet’aime, je suis à toi&|160;! La duchesse de Langeais pouvait-elleavoir inutilement proféré ces paroles&|160;? Elle devait ou êtreaimée ou abdiquer son rôle social. Sentant alors la solitude de sonlit voluptueux où la volupté n’avait pas encore mis ses piedschauds, elle s’y roulait, s’y tordait en se répétant : – Je veuxêtre aimée&|160;! Et la foi qu’elle avait encore en elle luidonnait l’espoir de réussir. La duchesse était piquée, la vaniteuseParisienne était humiliée, la femme vraie entrevoyait le bonheur,et son imagination, vengeresse du temps perdu pour la nature, seplaisait à lui faire flamber les feux inextinguibles du plaisir.Elle atteignait presque aux sensations de l’amour&|160;; car, dansle doute d’être aimée qui la poignait, elle se trouvait heureuse dese dire à elle-même : – Je l’aime&|160;! Le monde et Dieu, elleavait envie de les fouler à ses pieds. Montriveau était maintenantsa religion. Elle passa la journée du lendemain dans un état destupeur morale mêlé d’agitations corporelles que rien ne pourraitexprimer. Elle déchira autant de lettres qu’elle en écrivit, et fitmille suppositions impossibles. A l’heure où Montriveau venaitjadis, elle voulut croire qu’il arriverait, et prit plaisir àl’attendre. Sa vie se concentra dans le seul sens de l’ouïe. Ellefermait parfois les yeux et s’efforçait d’écouter à travers lesespaces. Puis elle souhaitait le pouvoir d’anéantir tout obstacleentre elle et son amant afin d’obtenir ce silence absolu qui permetde percevoir le bruit à d’énormes distances. Dans ce recueillement,les pulsations de sa pendule lui furent odieuses, elles étaient unesorte de bavardage sinistre qu’elle arrêta. Minuit sonna dans lesalon.

– Mon Dieu&|160;! se dit-elle, le voir ici, ce serait lebonheur. Et cependant il y venait naguère, amené par le désir. Savoix remplissait ce boudoir. Et maintenant, rien&|160;!

En se souvenant des scènes de coquetterie qu’elle avait jouées,et qui le lui avaient ravi, des larmes de désespoir coulèrent deses yeux pendant long-temps.

– Madame la duchesse, lui dit sa femme de chambre, ne saitpeut-être pas qu’il est deux heures du matin, j’ai cru que madameétait indisposée.

– Oui, je vais me coucher&|160;; mais rappelez-vous, Suzette,dit madame de Langeais en essuyant ses larmes, de ne jamais entrerchez moi sans ordre, et je ne vous le dirai pas une secondefois.

Pendant une semaine, madame de Langeais alla dans toutes lesmaisons où elle espérait rencontrer monsieur de Montriveau.Contrairement à ses habitudes, elle arrivait de bonne heure et seretirait tard&|160;; elle ne dansait plus, elle jouait. Tentativesinutiles&|160;! elle ne put parvenir à voir Armand, de qui ellen’osait plus prononcer le nom. Cependant un soir, dans un moment dedésespérance, elle dit à madame de Sérizy, avec autantd’insouciance qu’il lui fut possible d’en affecter : – Vous êtesdonc brouillée avec monsieur de Montriveau&|160;? je ne le voisplus chez vous.

– Mais il ne vient donc plus ici&|160;! répondit la comtesse enriant. D’ailleurs, on ne l’aperçoit plus nulle part, il est sansdoute occupé de quelque femme.

– Je croyais, reprit la duchesse avec douceur, que le marquis deRonquerolles était un de ses amis…

– Je n’ai jamais entendu dire à mon frère qu’il le connût.

Madame de Langeais ne répondit rien. Madame de Sérizy crutpouvoir alors impunément fouetter une amitié discrète qui lui avaitété si long-temps amère, et reprit la parole.

– Vous le regrettez donc, ce triste personnage. J’en ai ouï diredes choses monstrueuses : blessez-le, il ne revient jamais, nepardonne rien&|160;; aimez-le, il vous met à la chaîne. A tout ceque je disais de lui, l’un de ceux qui le portent aux nues merépondait toujours par un mot : Il sait aimer&|160;! On ne cesse deme répéter : Montriveau quittera tout pour son ami, c’est une âmeimmense. Ah, bah&|160;! la société ne demande pas des âmes sigrandes. Les hommes de ce caractère sont très-bien chez eux, qu’ilsy restent, et qu’ils nous laissent à nos bonnes petitesses. Qu’endites-vous, Antoinette&|160;?

Malgré son habitude du monde, la duchesse parut agitée, maiselle dit néanmoins avec un naturel qui trompa son amie : – Je suisfâchée de ne plus le voir, je prenais à lui beaucoup d’intérêt, etlui vouais une sincère amitié. Dussiez-vous me trouver ridicule,chère amie, j’aime les grandes âmes. Se donner à un sot, n’est-cepas avouer clairement que l’on n’a que des sens&|160;?

Madame de Sérizy n’avait jamais distingué que des gensvulgaires, et se trouvait en ce moment aimée par un bel homme, lemarquis d’Aiglemont.

La comtesse abrégea sa visite, croyez-le. Puis madame deLangeais voyant une espérance dans la retraite absolue d’Armand,elle lui écrivit aussitôt une lettre humble et douce qui devait leramener à elle, s’il aimait encore. Elle fit porter le lendemain salettre par son valet de chambre, et, quand il fut de retour, ellelui demanda s’il l’avait remise à Montriveau lui-même&|160;; puis,sur son affirmation, elle ne put retenir un mouvement de joie.Armand était à Paris, il y restait seul, chez lui, sans aller dansle monde&|160;! Elle était donc aimée. Pendant toute la journéeelle attendit une réponse, et la réponse ne vint pas. Au milieu descrises renaissantes que lui donna l’impatience, Antoinette sejustifia ce retard : Armand était embarrassé, la réponse viendraitpar la poste&|160;; mais, le soir, elle ne pouvait plus s’abuser.Journée affreuse, mêlée de souffrances qui plaisent, depalpitations qui écrasent, excès de cœur qui usent la vie. Lelendemain elle envoya chez Armand chercher une réponse.

– Monsieur le marquis a fait dire qu’il viendrait chez madame laduchesse, répondit Julien.

Elle se sauva afin de ne pas laisser voir son bonheur, elle allatomber sur son canapé pour y dévorer ses premières émotions.

– Il va venir&|160;! Cette pensée lui déchira l’âme. Malheur, eneffet, aux êtres pour lesquels l’attente n’est pas la plus horribledes tempêtes et la fécondation des plus doux plaisirs, ceux-làn’ont point en eux cette flamme qui réveille les images des choses,et double la nature en nous attachant autant à l’essence pure desobjets qu’à leur réalité. En amour, attendre n’est-ce pasincessamment épuiser une espérance certaine, se livrer au fléauterrible de la passion, heureuse sans les désenchantements de lavérité&|160;! Emanation constante de force et de désirs, l’attentene serait-elle pas à l’âme humaine ce que sont à certaines fleursleurs exhalations parfumées&|160;? Nous avons bientôt laissé leséclatantes et stériles couleurs du choréopsis ou des tulipes, etnous revenons sans cesse aspirer les délicieuses pensées del’oranger ou du volkameria, deux fleurs que leurs patries ontinvolontairement comparées à de jeunes fiancées pleines d’amour,belles de leur passé, belles de leur avenir.

La duchesse s’instruisit des plaisirs de sa nouvelle vie ensentant avec une sorte d’ivresse ces flagellations del’amour&|160;; puis, en changeant de sentiments, elle trouvad’autres destinations et un meilleur sens aux choses de la vie. Ense précipitant dans son cabinet de toilette, elle comprit ce quesont les recherches de la parure, les soins corporels les plusminutieux, quand ils sont commandés par l’amour et non par lavanité&|160;; déjà, ces apprêts lui aidèrent à supporter lalongueur du temps. Sa toilette finie, elle retomba dans lesexcessives agitations, dans les foudroiements nerveux de cettehorrible puissance qui met en fermentation toutes les idées, et quin’est peut-être qu’une maladie dont on aime les souffrances. Laduchesse était prête à deux heures de l’après-midi&|160;; monsieurde Montriveau n’était pas encore arrivé à onze heures et demie dusoir. Expliquer les angoisses de cette femme, qui pouvait passerpour l’enfant gâté de la civilisation, ce serait vouloir direcombien le cœur peut concentrer de poésies dans une pensée&|160;;vouloir peser la force exhalée par l’âme au bruit d’une sonnette,ou estimer ce que consomme de vie l’abattement causé par unevoiture dont le roulement continue sans s’arrêter.

– Se jouerait-il de moi&|160;? dit-elle en écoutant sonnerminuit.

Elle pâlit, ses dents se heurtèrent, et elle se frappa les mainsen bondissant dans ce boudoir, où jadis, pensait-elle, ilapparaissait sans être appelé. Mais elle se résigna. Nel’avait-elle pas fait pâlir et bondir sous les piquantes flèches deson ironie&|160;? Madame de Langeais comprit l’horreur de ladestinée des femmes, qui, privées de tous les moyens d’action quepossèdent les hommes, doivent attendre quand elles aiment. Allerau-devant de son aimé est une faute que peu d’hommes saventpardonner. La plupart d’entre eux voient une dégradation dans cettecéleste flatterie&|160;; mais Armand avait une grande âme, etdevait faire partie du petit nombre d’hommes qui savent acquitterpar un éternel amour un tel excès d’amour.

– Hé&|160;! bien, j’irai, se dit-elle en se tournant dans sonlit sans pouvoir y trouver le sommeil, j’irai vers lui, je luitendrai la main sans me fatiguer de la lui tendre. Un homme d’élitevoit dans chacun des pas que fait une femme vers lui des promessesd’amour et de constance. Oui, les anges doivent descendre des cieuxpour venir aux hommes, et je veux être un ange pour lui.

Le lendemain elle écrivit un de ces billets où excelle l’espritdes dix mille Sévignés que compte maintenant Paris. Cependant,savoir se plaindre sans s’abaisser, voler à plein de ses deux ailessans se traîner humblement, gronder sans offenser, se révolter avecgrâce, pardonner sans compromettre la dignité personnelle, toutdire et ne rien avouer, il fallait être la duchesse de Langeais etavoir été élevée par madame la princesse de Blamont-Chauvry, pourécrire ce délicieux billet. Julien partit. Julien était, comme tousles valets de chambre, la victime des marches et contre-marches del’amour.

– Que vous a répondu monsieur de Montriveau&|160;? dit-elleaussi indifféremment qu’elle le put à Julien quand il vint luirendre compte de sa mission.

– Monsieur le marquis m’a prié de dire à madame la duchesse quec’était bien.

Affreuse réaction de l’âme sur elle-même&|160;! recevoir devantde curieux témoins la question du cœur, et ne pas murmurer, et sevoir forcée au silence. Une des mille douceurs du riche&|160;!

Pendant vingt-deux jours madame de Langeais écrivit à monsieurde Montriveau sans obtenir de réponse. Elle avait fini par se diremalade pour se dispenser de ses devoirs, soit envers la princesse àlaquelle elle était attachée, soit envers le monde. Elle nerecevait que son père, le duc de Navarreins, sa tante, la princessede Blamont-Chauvry, le vieux vidame de Pamiers, son grand-onclematernel, et l’oncle de son mari, le duc de Grandlieu. Cespersonnes crurent facilement à la maladie de madame de Langeais, enla trouvant de jour en jour plus abattue, plus pâle, plus amaigrie.Les vagues ardeurs d’un amour réel, les irritations de l’orgueilblessé, la constante piqûre du seul mépris qui pût l’atteindre, sesélancements vers des plaisirs perpétuellement souhaités,perpétuellement trahis&|160;; enfin, toutes ses forces inutilementexcitées, minaient sa double nature. Elle payait l’arriéré de savie trompée. Elle sortit enfin pour assister à une revue où devaitse trouver monsieur de Montriveau. Placée sur le balcon desTuileries, avec la famille royale, la duchesse eut une de ces fêtesdont l’âme garde un long souvenir. Elle apparut sublime delangueur, et tous les yeux la saluèrent avec admiration. Elleéchangea quelques regards avec Montriveau, dont la présence larendait belle. Le général défila presque à ses pieds dans toute lasplendeur de ce costume militaire dont l’effet sur l’imaginationféminine est avoué même par les plus prudes personnes. Pour unefemme bien éprise, qui n’avait pas vu son amant depuis deux mois,ce rapide moment ne dut-il pas ressembler à cette phase de nosrêves où, fugitivement, notre vue embrasse une nature sanshorizon&|160;? Aussi, les femmes ou les jeunes gens peuvent-ilsseuls imaginer l’avidité stupide et délirante qu’exprimèrent lesyeux de la duchesse. Quant aux hommes, si, pendant leur jeunesse,ils ont éprouvé, dans le paroxysme de leurs premières passions, cesphénomènes de la puissance nerveuse, plus tard ils les oublient sicomplétement, qu’ils arrivent à nier ces luxuriantes extases, leseul nom possible de ces magnifiques intuitions. L’extasereligieuse est la folie de la pensée dégagée de ses lienscorporels&|160;; tandis que, dans l’extase amoureuse, seconfondent, s’unissent et s’embrassent les forces de nos deuxnatures. Quand une femme est en proie aux tyrannies furieuses souslesquelles ployait madame de Langeais, les résolutions définitivesse succèdent si rapidement, qu’il est impossible d’en rendrecompte. Les pensées naissent alors les unes des autres, et courentdans l’âme comme ces nuages emportés par le vent sur un fondgrisâtre qui voile le soleil. Dès lors, les faits disent tout.Voici donc les faits. Le lendemain de la revue, madame de Langeaisenvoya sa voiture et sa livrée attendre à la porte du marquis deMontriveau depuis huit heures du matin jusqu’à trois heures aprèsmidi. Armand demeurait rue de Seine, à quelques pas de la chambredes pairs, où il devait y avoir une séance ce jour-là. Maislong-temps avant que les pairs ne se rendissent à leur palais,quelques personnes aperçurent la voiture et la livrée de laduchesse. Un jeune officier dédaigné par madame de Langeais, etrecueilli par madame de Sérizy, le marquis d’Aiglemont, fut lepremier qui reconnut les gens. Il alla sur-le-champ chez samaîtresse lui raconter sous le secret cette étrange folie.Aussitôt, cette nouvelle fut télégraphiquement portée à laconnaissance de toutes les coteries du faubourg Saint-Germain,parvint au château, à l’Elysée-Bourbon, devint le bruit du jour, lesujet de tous les entretiens, depuis midi jusqu’au soir. Presquetoutes les femmes niaient le fait, mais de manière à le fairecroire&|160;; et les hommes le croyaient en témoignant à madame deLangeais le plus indulgent intérêt.

– Ce sauvage de Montriveau a un caractère de bronze, il aurasans doute exigé cet éclat, disaient les uns en rejetant la fautesur Armand.

– Hé&|160;! bien, disaient les autres, madame de Langeais acommis la plus noble des imprudences&|160;! En face de tout Paris,renoncer, pour son amant, au monde, à son rang, à sa fortune, à laconsidération, est un coup d’état féminin beau comme le coup decouteau de ce perruquier qui a tant ému Canning à la Courd’Assises. Pas une des femmes qui blâment la duchesse ne feraitcette déclaration digne de l’ancien temps. Madame de Langeais estune femme héroïque de s’afficher ainsi franchement elle-même.Maintenant, elle ne peut plus aimer que Montriveau. N’y a-t-il pasquelque grandeur chez une femme à dire : Je n’aurai qu’unepassion&|160;?

– Que va donc devenir la société, monsieur, si vous honorezainsi le vice, sans respect pour la vertu&|160;? dit la femme duprocureur-général, la comtesse de Grandville.

Pendant que le château, le faubourg et la Chaussée-d’Antins’entretenaient du naufrage de cette aristocratique vertu&|160;;que d’empressés jeunes gens couraient à cheval s’assurer, en voyantla voiture dans la rue de Seine, que la duchesse était bienréellement chez monsieur de Montriveau, elle gisait palpitante aufond de son boudoir. Armand, qui n’avait pas couché chez lui, sepromenait aux Tuileries avec monsieur de Marsay. Puis, lesgrands-parents de madame de Langeais se visitaient les uns lesautres en se donnant rendez-vous chez elle pour la semondre etaviser aux moyens d’arrêter le scandale causé par sa conduite. Atrois heures, monsieur le duc de Navarreins, le vidame de Pamiers,la vieille princesse de Blamont-Chauvry et le duc de Grandlieu setrouvaient réunis dans le salon de madame de Langeais, et l’yattendaient. A eux, comme à plusieurs curieux, les gens avaient ditque leur maîtresse était sortie. La duchesse n’avait exceptépersonne de la consigne. Ces quatre personnages, illustres dans lasphère aristocratique dont l’almanach de Gotha consacreannuellement les révolutions et les prétentions héréditaires,veulent une rapide esquisse sans laquelle cette peinture socialeserait incomplète.

La princesse de Blamont-Chauvry était, dans le monde féminin, leplus poétique débris du règne de Louis XV, au surnom duquel, durantsa belle jeunesse, elle avait, dit-on, contribué pour saquote-part. De ses anciens agréments, il ne lui restait qu’un nezremarquablement saillant, mince, recourbé comme une lame turque, etprincipal ornement d’une figure semblable à un vieux gantblanc&|160;; puis quelques cheveux crêpés et poudrés, des mules àtalons, le bonnet de dentelles à coques, des mitaines noires et desparfaits contentements . Mais, pour lui rendre entièrement justice,il est nécessaire d’ajouter qu’elle avait une si haute idée de sesruines, qu’elle se décolletait le soir, portait des gants longs, etse teignait encore les joues avec le rouge classique de Martin.Dans ses rides une amabilité redoutable, un feu prodigieux dans sesyeux, une dignité profonde dans toute sa personne, sur sa langue unesprit à triple dard, dans sa tête une mémoire infailliblefaisaient de cette vieille femme une véritable puissance. Elleavait dans le parchemin de sa cervelle tout celui du cabinet deschartes et connaissait les alliances des maisons princières,ducales et comtales de l’Europe, à savoir où étaient les derniersgermains de Charlemagne. Aussi nulle usurpation de titre nepouvait-elle lui échapper. Les jeunes gens qui voulaient être bienvus, les ambitieux, les jeunes femmes lui rendaient de constantshommages. Son salon faisait autorité dans le faubourgSaint-Germain. Les mots de ce Talleyrand femelle restaient commedes arrêts. Certaines personnes venaient prendre chez elle des avissur l’étiquette ou les usages, et y chercher des leçons de bongoût. Certes, nulle vieille femme ne savait comme elle empocher satabatière&|160;; et elle avait, en s’asseyant ou en se croisant lesjambes, des mouvements de jupe d’une précision, d’une grâce quidésespérait les jeunes femmes les plus élégantes. Sa voix lui étaitdemeurée dans la tête pendant le tiers de sa vie, mais elle n’avaitpu l’empêcher de descendre dans les membranes du nez, ce qui larendait étrangement significative. De sa grande fortune il luirestait cent cinquante mille livres en bois, généreusement renduspar Napoléon. Ainsi, biens et personne, tout en elle étaitconsidérable. Cette curieuse antique était dans une bergère au coinde la cheminée et causait avec le vidame de Pamiers, autre ruinecontemporaine. Ce vieux seigneur, ancien Commandeur de l’Ordre deMalte, était un homme grand, long et fluet, dont le col étaittoujours serré de manière à lui comprimer les joues qui débordaientlégèrement la cravate et à lui maintenir la tête haute&|160;;attitude pleine de suffisance chez certaines gens, mais justifiéechez lui par un esprit voltairien. Ses yeux à fleur de têtesemblaient tout voir et avaient effectivement tout vu. Il mettaitdu coton dans ses oreilles. Enfin sa personne offrait dansl’ensemble un modèle parfait des lignes aristocratiques, lignesmenues et frêles, souples et agréables, qui, semblables à celles duserpent, peuvent à volonté se courber, se dresser, devenircoulantes ou roides.

Le duc de Navarreins se promenait de long en large dans le salonavec monsieur le duc de Grandlieu. Tous deux étaient des hommesâgés de cinquante-cinq ans, encore verts, gros et courts, biennourris, le teint un peu rouge, les yeux fatigués, les lèvresinférieures déjà pendantes. Sans le ton exquis de leur langage,sans l’affable politesse de leurs manières, sans leur aisance quipouvait tout à coup se changer en impertinence, un observateursuperficiel aurait pu les prendre pour des banquiers. Mais touteerreur devait cesser en écoutant leur conversation armée deprécautions avec ceux qu’ils redoutaient, sèche ou vide avec leurségaux, perfide pour les inférieurs que les gens de cour ou leshommes d’état savent apprivoiser par de verbeuses délicatesses etblesser par un mot inattendu. Tels étaient les représentants decette grande noblesse qui voulait mourir ou rester tout entière,qui méritait autant d’éloge que de blâme, et sera toujoursimparfaitement jugée jusqu’à ce qu’un poète l’ait montrée heureused’obéir au roi en expirant sous la hache de Richelieu, et méprisantla guillotine de 89 comme une sale vengeance.

Ces quatre personnages se distinguaient tous par une voix grêle,particulièrement en harmonie avec leurs idées et leur maintien.D’ailleurs, la plus parfaite égalité régnait entre eux. L’habitudeprise par eux à la cour de cacher leurs émotions les empêchait sansdoute de manifester le déplaisir que leur causait l’incartade deleur jeune parente.

Pour empêcher les critiques de taxer de puérilité lecommencement de la scène suivante, peut-être est-il nécessaire defaire observer ici que Locke se trouvant dans la compagnie deseigneurs anglais renommés pour leur esprit, distingués autant parleurs manières que par leur consistance politique, s’amusaméchamment à sténographier leur conversation par un procédéparticulier, et les fit éclater de rire en la leur lisant, afin desavoir d’eux ce qu’on en pouvait tirer. En effet, les classesélevées ont en tout pays un jargon de clinquant qui, lavé dans lescendres littéraires ou philosophiques, donne infiniment peu d’or aucreuset. A tous les étages de la société, sauf quelques salonsparisiens, l’observateur retrouve les mêmes ridicules quedifférencient seulement la transparence ou l’épaisseur du vernis.Ainsi, les conversations substantielles sont l’exception sociale,et le béotianisme défraie habituellement les diverses zones dumonde. Si forcément on parle beaucoup dans les hautes sphères, on ypense peu. Penser est une fatigue, et les riches aiment à voircouler la vie sans grand effort. Aussi est-ce en comparant le fonddes plaisanteries par échelons, depuis le gamin de Paris jusqu’aupair de France, que l’observateur comprend le mot de monsieur deTalleyrand : Les manières sont tout , traduction élégante de cetaxiome judiciaire : La forme emporte le fond . Aux yeux du poète,l’avantage restera aux classes inférieures qui ne manquent jamais àdonner un rude cachet de poésie à leurs pensées. Cette observationfera peut-être aussi comprendre l’infertilité des salons, leurvide, leur peu de profondeur, et la répugnance que les genssupérieurs éprouvent à faire le méchant commerce d’y échanger leurspensées.

Le duc s’arrêta soudain, comme s’il concevait une idéelumineuse, et dit à son voisin : – Vous avez donc venduThornthon&|160;?

– Non, il est malade. J’ai bien peur de le perdre, et j’enserais désolé&|160;; c’est un cheval excellent à la chasse.Savez-vous comment va la duchesse de Marigny&|160;?

– Non, je n’y suis pas allé ce matin. Je sortais pour la voir,quand vous êtes venu me parler d’Antoinette. Mais elle avait étéfort mal hier, l’on en désespérait, elle a été administrée.

– Sa mort changera la position de votre cousin.

– En rien, elle a fait ses partages de son vivant et s’étaitréservé une pension que lui paye sa nièce, madame de Soulanges, àlaquelle elle a donné sa terre de Guébriant à rente viagère.

– Ce sera une grande perte pour la société. Elle était bonnefemme. Sa famille aura de moins une personne dont les conseils etl’expérience avaient de la portée. Entre nous soit dit, elle étaitle chef de la maison. Son fils, Marigny, est un aimablehomme&|160;; il a du trait&|160;; il sait causer. Il est agréable,très-agréable&|160;; oh&|160;! pour agréable, il l’est sanscontredit&|160;; mais… aucun esprit de conduite. Eh bien&|160;!c’est extraordinaire, il est très-fin. L’autre jour, il dînait auCercle avec tous ces richards de la Chaussée-d’Antin, et votreoncle (qui va toujours y faire sa partie) le voit. Etonné de lerencontrer là, il lui demande s’il est du Cercle. –  » Oui, je nevais plus dans le monde, je vis avec les banquiers.  » Vous savezpourquoi&|160;? dit le marquis en jetant au duc un fin sourire.

– Non.

– Il est amouraché d’une nouvelle mariée, cette petite madameKeller, la fille de Grandville, une femme que l’on dit fort à lamode dans ce monde-là.

– Mais Antoinette ne s’ennuie pas, à ce qu’il paraît, dit levieux vidame.

– L’affection que je porte à cette petite femme me fait prendreen ce moment un singulier passe-temps, lui répondit la princesse enempochant sa tabatière.

– Ma chère tante, dit le duc en s’arrêtant, je suis désespéré.Il n’y avait qu’un homme de Bonaparte capable d’exiger d’une femmecomme il faut de semblables inconvenances. Entre nous soit dit,Antoinette aurait dû choisir mieux.

– Mon cher, répondit la princesse, les Montriveau sont ancienset fort bien alliés, ils tiennent à toute la haute noblesse deBourgogne. Si les Rivaudoult d’Arschoot, de la branche Dulmen,finissaient en Gallicie, les Montriveau succéderaient aux biens etaux titres d’Arschoot&|160;; ils en héritent par leur bisaïeul.

– Vous en êtes sûre&|160;?…

– Je le sais mieux que ne le savait le père de celui-ci, que jevoyais beaucoup et à qui je l’ai appris. Quoique chevalier desordres, il s’en moqua&|160;; c’était un encyclopédiste. Mais sonfrère en a bien profité dans l’émigration. J’ai ouï dire que sesparents du nord avaient été parfaits pour lui…

– Oui, certes. Le comte de Montriveau est mort à Pétersbourg oùje l’ai rencontré, dit le vidame. C’était un gros homme qui avaitune incroyable passion pour les huîtres.

– Combien en mangeait-il donc&|160;? dit le duc deGrandlieu.

– Tous les jours dix douzaines.

– Sans être incommodé&|160;?

– Pas le moins du monde.

– Oh&|160;! mais c’est extraordinaire&|160;! Ce goût ne lui adonné ni la pierre, ni la goutte, ni aucune incommodité&|160;?

– Non&|160;; il s’est parfaitement porté, il est mort paraccident.

– Par accident&|160;! La nature lui avait dit de manger deshuîtres, elles lui étaient probablement nécessaires&|160;; car,jusqu’à un certain point, nos goûts prédominants sont desconditions de notre existence.

– Je suis de votre avis, dit la princesse en souriant.

– Madame, vous entendez toujours malicieusement les choses, ditle marquis.

– Je veux seulement vous faire comprendre que ces chosesseraient très mal entendues par une jeune femme, répondit-elle.

Elle s’interrompit pour dire : – Mais ma nièce&|160;! manièce&|160;!

– Chère tante, dit monsieur de Navarreins&|160;; je ne peux pasencore croire qu’elle soit allée chez monsieur de Montriveau.

– Bah&|160;! fit la princesse.

– Quelle est votre idée, vidame&|160;? demanda le marquis.

– Si la duchesse était naïve, je croirais…

– Mais une femme qui aime devient naïve, mon pauvre vidame. Vousvieillissez donc&|160;?

– Enfin, que faire&|160;? dit le duc.

– Si ma chère nièce est sage, répondit la princesse, elle ira cesoir à la Cour, puisque, par bonheur, nous sommes un lundi, jour deréception&|160;; vous verrez à la bien entourer et à démentir cebruit ridicule. Il y a mille moyens d’expliquer les choses&|160;;et si le marquis de Montriveau est un galant homme, il s’y prêtera.Nous ferons entendre raison à ces enfants-là…

– Mais il est difficile de rompre en visière à monsieur deMontriveau, chère tante, c’est un élève de Bonaparte, et il a uneposition. Comment donc&|160;! c’est un seigneur du jour, il a uncommandement important dans la Garde, où il est très-utile. Il n’apas la moindre ambition. Au premier mot qui lui déplairait, il esthomme à dire au roi : – Voilà ma démission, laissez-moitranquille.

– Comment pense-t-il donc&|160;?

– Très-mal.

– Vraiment, dit la princesse, le roi reste ce qu’il a toujoursété, un jacobin fleurdelisé.

– Oh&|160;! un peu modéré, dit le vidame.

– Non, je le connais de longue date. L’homme qui disait à safemme, le jour où elle assista au premier grand couvert :  » Voilànos gens&|160;!  » en lui montrant la cour, ne pouvait être qu’unnoir scélérat. Je retrouve parfaitement MONSIEUR dans le Roi. Lemauvais frère qui votait si mal dans son bureau de l’Assembléeconstituante doit pactiser avec les Libéraux, les laisser parler,discuter. Ce cagot de philosophie sera tout aussi dangereux pourson cadet qu’il l’a été pour l’aîné&|160;; car je ne sais si sonsuccesseur pourra se tirer des embarras que se plaît à lui créer cegros homme de petit esprit&|160;; d’ailleurs il l’exècre, et seraitheureux de se dire en mourant : Il ne régnera pas long-temps.

– Ma tante, c’est le Roi, j’ai l’honneur de lui appartenir,et…

– Mais, mon cher, votre charge vous ôte-t-elle votrefranc-parler&|160;! Vous êtes d’aussi bonne maison que lesBourbons. Si les Guise avaient eu un peu plus de résolution, SaMajesté serait un pauvre sire aujourd’hui. Je m’en vais de ce mondeà temps, la noblesse est morte. Oui, tout est perdu pour vous, mesenfants&|160;; dit-elle en regardant le vidame. Est-ce que laconduite de ma nièce devrait occuper la ville&|160;? Elle a eutort, je ne l’approuve pas, un scandale inutile est une faute :aussi douté-je encore de ce manque aux convenances, je l’ai élevéeet je sais que…

En ce moment la duchesse sortit de son boudoir. Elle avaitreconnu la voix de sa tante et entendu prononcer le nom deMontriveau. Elle était dans un déshabillé du matin, et, quand ellese montra, monsieur de Grandlieu, qui regardait insouciamment parla croisée, vit revenir la voiture de sa nièce sans elle.

– Ma chère fille, lui dit le duc en lui prenant la tête etl’embrassant au front, tu ne sais donc pas ce qui sepasse&|160;?

– Que se passe-t-il d’extraordinaire, cher père&|160;?

– Mais tout Paris te croit chez monsieur de Montriveau.

– Ma chère Antoinette, tu n’es pas sortie, n’est-ce pas&|160;?dit la princesse en lui tendant la main que la duchesse baisa avecune respectueuse affection.

– Non, chère mère, je ne suis pas sortie. Et, dit-elle en seretournant pour saluer le vidame et le marquis, j’ai voulu que toutParis me crût chez monsieur de Montriveau.

Le duc leva les mains au ciel, se les frappa désespérément et secroisa les bras.

– Mais vous ne savez donc pas ce qui résultera de ce coup detête&|160;? dit-il enfin.

La vieille princesse s’était subitement dressée sur ses talons,et regardait la duchesse qui se prit à rougir et baissa lesyeux&|160;; madame de Chauvry l’attira doucement et lui dit : -Laissez moi vous baiser, mon petit ange. Puis, elle l’embrassa surle front fort affectueusement, lui serra la main et reprit ensouriant : – Nous ne sommes plus sous les Valois, ma chère fille.Vous avez compromis votre mari, votre état dans le monde&|160;;cependant nous allons aviser à tout réparer.

– Mais, ma chère tante, je ne veux rien réparer. Je désire quetout Paris sache ou dise que j’étais ce matin chez monsieur deMontriveau. Détruire cette croyance, quelque fausse qu’elle soit,est me nuire étrangement.

– Ma fille, vous voulez donc vous perdre, et affliger votrefamille&|160;?

– Mon père, ma famille, en me sacrifiant à des intérêts, m’a,sans le vouloir, condamnée à d’irréparables malheurs. Vous pouvezme blâmer d’y chercher des adoucissements, mais certes vous meplaindrez.

– Donnez-vous donc mille peines pour établir convenablement desfilles&|160;! dit en murmurant monsieur de Navarreins auvidame.

– Chère petite, dit la princesse en secouant les grains de tabactombés sur sa robe, soyez heureuse si vous pouvez&|160;; il nes’agit pas de troubler votre bonheur, mais de l’accorder avec lesusages. Nous savons tous, ici, que le mariage est une défectueuseinstitution tempérée par l’amour. Mais est-il besoin, en prenant unamant, de faire son lit sur le Carrousel&|160;? Voyons, ayez un peude raison, écoutez nous.

– J’écoute.

– Madame la duchesse, dit le duc de Grandlieu, si les onclesétaient obligés de garder leurs nièces, ils auraient un état dansle monde&|160;; la société leur devrait des honneurs, desrécompenses, des traitements comme elle en donne aux gens du Roi.Aussi ne suis-je pas venu pour vous parler de mon neveu, mais devos intérêts. Calculons un peu. Si vous tenez à faire un éclat, jeconnais le sire, je ne l’aime guère. Langeais est assez avare,personnel en diable&|160;; il se séparera de vous, gardera votrefortune, vous laissera pauvre, et conséquemment sans considération.Les cent mille livres de rente que vous avez héritées dernièrementde votre grand’tante maternelle payeront les plaisirs de sesmaîtresses, et vous serez liée, garrottée par les lois, obligée dedire amen à ces arrangements-là. Que monsieur de Montriveau vousquitte&|160;! Mon Dieu, chère nièce, ne nous colérons point, unhomme ne vous abandonnera pas jeune et belle&|160;; cependant nousavons vu tant de jolies femmes délaissées, même parmi lesprincesses, que vous me permettrez une supposition presqueimpossible, je veux le croire&|160;; alors que deviendrez-vous sansmari&|160;? Ménagez donc le vôtre au même titre que vous soignezvotre beauté, qui est après tout le parachute des femmes, aussibien qu’un mari. Je vous fais toujours heureuse et aimée&|160;; jene tiens compte d’aucun événement malheureux. Cela étant, parbonheur ou par malheur vous aurez des enfants&|160;? Qu’enferez-vous&|160;? Des Montriveau&|160;? – Hé&|160;! bien, ils nesuccèderont point à toute la fortune de leur père. Vous voudrezleur donner toute la vôtre et lui toute la sienne. Mon Dieu, rienn’est plus naturel. Vous trouverez les lois contre vous. Combienavons-nous vu de procès faits par les héritiers légitimes auxenfants de l’amour&|160;! J’en entends retentir dans tous lestribunaux du monde. Aurez-vous recours à quelque fidéicommis : sila personne en qui vous mettrez votre confiance vous trompe, à lavérité la justice humaine n’en saura rien&|160;; mais vos enfantsseront ruinés. Choisissez donc bien&|160;! Voyez en quellesperplexités vous êtes. De toute manière vos enfants serontnécessairement sacrifiés aux fantaisies de votre cœur et privés deleur état. Mon Dieu, tant qu’ils seront petits, ils serontcharmants&|160;; mais ils vous reprocheront un jour d’avoir songéplus à vous qu’à eux. Nous savons tout cela, nous autres vieuxgentilshommes. Les enfants deviennent des hommes, et les hommessont ingrats. N’ai-je pas entendu le jeune de Horn, en Allemagne,disant après souper : – Si ma mère avait été honnête femme, jeserais prince régnant. Mais ce SI , nous avons passé notre vie àl’entendre dire aux roturiers, et il a fait la révolution. Quandles hommes ne peuvent accuser ni leur père, ni leur mère, ils s’enprennent à Dieu de leur mauvais sort. En somme, chère enfant, noussommes ici pour vous éclairer. Hé&|160;! bien, je me résume par unmot que vous devez méditer : une femme ne doit jamais donner raisonà son mari.

– Mon oncle, j’ai calculé tant que je n’aimais pas. Alors jevoyais comme vous des intérêts là où il n’y a plus pour moi que dessentiments, dit la duchesse.

– Mais ma chère petite, la vie est tout bonnement unecomplication d’intérêts et de sentiments, lui répliqua levidame&|160;; et pour être heureux, surtout dans la position oùvous êtes, il faut tâcher d’accorder ses sentiments avec sesintérêts. Qu’une grisette fasse l’amour à sa fantaisie cela seconçoit&|160;; mais vous avez une jolie fortune, une famille, untitre, une place à la cour, et vous ne devez pas les jeter par lafenêtre. Pour tout concilier, que venons-nous vous demander&|160;?De tourner habilement la loi des convenances au lieu de la violer.Hé, mon Dieu, j’ai bientôt quatre-vingts ans, je ne me souviens pasd’avoir rencontré, sous aucun régime, un amour qui valût le prixdont vous voulez payer celui de cet heureux jeune homme.

La duchesse imposa silence au vidame par un regard&|160;; et siMontriveau l’avait pu voir, il aurait tout pardonné…

– Ceci serait d’un bel effet au théâtre, dit le duc deGrandlieu, et ne signifie rien quand il s’agit de vos paraphernaux,de votre position et de votre indépendance. Vous n’êtes pasreconnaissante, ma chère nièce. Vous ne trouverez pas beaucoup defamilles où les parents soient assez courageux pour apporter lesenseignements de l’expérience et faire entendre le langage de laraison à de jeunes têtes folles. Renoncez à votre salut en deuxminutes, s’il vous plaît de vous damner&|160;; d’accord&|160;! Maisréfléchissez bien quand il s’agit de renoncer à vos rentes. Je neconnais pas de confesseur qui nous absolve de la misère. Je mecrois le droit de vous parler ainsi&|160;; car, si vous vousperdez, moi seul je pourrai vous offrir un asile. Je suis presquel’oncle de Langeais, et moi seul aurai raison en lui donnanttort.

– Ma fille, dit le duc de Navarreins en se réveillant d’unedouloureuse méditation, puisque vous parlez de sentiments, laissezmoi vous faire observer qu’une femme qui porte votre nom se doit àdes sentiments autres que ceux des gens du commun. Vous voulez doncdonner gain de cause aux Libéraux, à ces jésuites de Robespierrequi s’efforcent de honnir la noblesse. Il est certaines chosesqu’une Navarreins ne saurait faire sans manquer à toute sa maison.Vous ne seriez pas seule déshonorée.

– Allons, dit la princesse, voilà le déshonneur. Mes enfants, nefaites pas tant de bruit pour la promenade d’une voiture vide, etlaissez-moi seule avec Antoinette. Vous viendrez dîner avec moitous trois. Je me charge d’arranger convenablement les choses. Vousn’y entendez rien, vous autres hommes, vous mettez déjà del’aigreur dans vos paroles, et je ne veux pas vous voir brouillésavec ma chère fille. Faites-moi donc le plaisir de vous enaller.

Les trois gentilshommes devinèrent sans doute les intentions dela princesse, ils saluèrent leurs parentes&|160;; et monsieur deNavarreins vint embrasser sa fille au front, en lui disant : -Allons, chère enfant, sois sage. Si tu veux, il en est encoretemps.

– Est-ce que nous ne pourrions pas trouver dans la famillequelque bon garçon qui chercherait dispute à ce Montriveau&|160;?dit le vidame en descendant les escaliers.

– Mon bijou, dit la princesse, en faisant signe à son élève des’asseoir sur une petite chaise basse, près d’elle, quand ellesfurent seules&|160;; je ne sais rien de plus calomnié dans ce basmonde que Dieu et le dix-huitième siècle, car, en me remémorant leschoses de ma jeunesse, je ne me rappelle pas qu’une seule duchesseait foulé aux pieds les convenances comme vous venez de le faire.Les romanciers et les écrivailleurs ont déshonoré le règne de LouisXV, ne les croyez pas. La Dubarry ma chère, valait bien la veuveScarron, et elle était meilleure personne. Dans mon temps, unefemme savait, au milieu de ses galanteries, garder sa dignité. Lesindiscrétions nous ont perdues. De là vient tout le mal. Lesphilosophes, ces gens de rien que nous mettions dans nos salons,ont eu l’inconvenance et l’ingratitude, pour prix de nos bontés, defaire l’inventaire de nos cœurs, de nous décrier en masse, endétail, et de déblatérer contre le siècle. Le peuple, qui est trèsmal placé pour juger quoi que ce soit, a vu le fond des choses,sans en voir la forme. Mais dans ce temps-là, mon cœur, les hommeset les femmes ont été tout aussi remarquables qu’aux autres époquesde la monarchie. Pas un de vos Werther, aucune de vos notabilités,comme ça s’appelle, pas un de vos hommes en gants jaunes et dontles pantalons dissimulent la pauvreté de leurs jambes, netraverserait l’Europe, déguisé en colporteur, pour allers’enfermer, au risque de la vie et en bravant les poignards du ducde Modène, dans le cabinet de toilette de la fille du régent. Aucunde vos petits poitrinaires à lunettes d’écaille ne se cacheraitcomme Lauzun, durant six semaines, dans une armoire pour donner ducourage à sa maîtresse pendant qu’elle accouchait. Il y avait plusde passion dans le petit doigt de monsieur de Jaucourt que danstoute votre race de disputailleurs qui laissent les femmes pour desamendements&|160;! Trouvez-moi donc aujourd’hui des pages qui sefassent hacher et ensevelir sous un plancher pour venir baiser ledoigt ganté d’une Konismark&|160;? Aujourd’hui, vraiment, ilsemblerait que les rôles soient changés, et que les femmes doiventse dévouer pour les hommes. Ces messieurs valent moins ets’estiment davantage. Croyez-moi, ma chère, toutes ces aventuresqui sont devenues publiques et dont on s’arme aujourd’hui pourassassiner notre bon Louis XV, étaient d’abord secrètes. Sans untas de poétriaux, de rimailleurs, de moralistes qui entretenaientnos femmes de chambre et en écrivaient les calomnies, notre époqueaurait eu littérairement des mœurs. Je justifie le siècle et non salisière. Peut-être y a-t-il eu cent femmes de qualitéperdues&|160;; mais les drôles en ont mis un millier, ainsi quefont les gazetiers quand ils évaluent les morts du parti battu.D’ailleurs, je ne sais pas ce que la Révolution et l’Empire peuventnous reprocher : ces temps-là ont été licencieux, sans esprit,grossiers, fi&|160;! tout cela me révolte. Ce sont les mauvaislieux de notre histoire&|160;! Ce préambule, ma chère enfant,reprit-elle après une pause, est pour arriver à te dire que siMontriveau te plaît, tu es bien la maîtresse de l’aimer à ton aise,et tant que tu pourras. Je sais, moi, par expérience (à moins det’enfermer, mais on n’enferme plus aujourd’hui), que tu feras cequi te plaira&|160;; et c’est ce que j’aurais fait à ton âge.Seulement, mon cher bijou, je n’aurais pas abdiqué le droit defaire des ducs de Langeais. Ainsi comporte-toi décemment. Le vidamea raison, aucun homme ne vaut un seul des sacrifices par lesquelsnous sommes assez folles pour payer leur amour. Mets-toi donc dansla position de pouvoir, si tu avais le malheur d’en être à terepentir, te trouver encore la femme de monsieur de Langeais. Quandtu seras vieille, tu seras bien aise d’entendre la messe à la couret non dans un couvent de province, voilà toute la question. Uneimprudence, c’est une pension, une vie errante, être à la merci deson amant&|160;; c’est l’ennui causé par les impertinences desfemmes qui vaudront moins que toi, précisément parce qu’ellesauront été très-ignoblement adroites. Il valait cent fois mieuxaller chez Montriveau, le soir, en fiacre, déguisée, que d’yenvoyer ta voiture en plein jour. Tu es une petite sotte, ma chèreenfant&|160;! Ta voiture a flatté sa vanité, ta personne lui auraitpris le cœur. Je t’ai dit ce qui est juste et vrai, mais je ne t’enveux pas, moi. Tu es de deux siècles en arrière avec ta faussegrandeur. Allons, laisse-nous arranger les affaires, dire que leMontriveau aura grisé tes gens, pour satisfaire son amour propre ette compromettre… .

– Au nom du ciel, ma tante, s’écria la duchesse en bondissant,ne le calomniez pas.

– Oh&|160;! chère enfant, dit la princesse dont les yeuxs’animèrent, je voudrais te voir des illusions qui ne te fussentpas funestes, mais toute illusion doit cesser. Tu m’attendrirais,n’était mon âge. Allons, ne fais de chagrin à personne, ni à lui,ni à nous. Je me charge de contenter tout le monde&|160;; maispromets-moi de ne pas te permettre désormais une seule démarchesans me consulter. Conte-moi tout, je te mènerai peut-être àbien.

– Ma tante, je vous promets…

– De me dire tout…

– Oui, tout, tout ce qui pourra se dire.

– Mais, mon cœur, c’est précisément ce qui ne pourra pas se direque je veux savoir. Entendons-nous bien. Allons, laisse-moi appuyermes lèvres sèches sur ton beau front. Non, laisse-moi faire, je tedéfends de baiser mes os. Les vieillards ont une politesse à eux…Allons, conduis-moi jusqu’à mon carrosse, dit-elle après avoirembrassé sa nièce.

– Chère tante, je puis donc aller chez lui déguisée&|160;?

– Mais, oui, ça peut toujours se nier, dit la vieille.

La duchesse n’avait clairement perçu que cette idée dans lesermon que la princesse venait de lui faire. Quand madame deChauvry fut assise dans le coin de sa voiture, madame de Langeaislui dit un gracieux adieu, et remonta chez elle tout heureuse.

– Ma personne lui aurait pris le cœur&|160;; elle a raison, matante.

Un homme ne doit pas refuser une jolie femme, quand elle sait sebien offrir.

Le soir, au cercle de madame la duchesse de Berri, le duc deNavarreins, monsieur de Pamiers, monsieur de Marsay, monsieur deGrandlieu, le duc de Maufrigneuse démentirent victorieusement lesbruits offensants qui couraient sur la duchesse de Langeais. Tantd’officiers et de personnes attestèrent avoir vu Montriveau sepromenant aux Tuileries pendant la matinée, que cette sottehistoire fut mise sur le compte du hasard, qui prend tout ce qu’onlui donne. Aussi le lendemain la réputation de la duchessedevint-elle, malgré la station de sa voiture, nette et claire commel’armet de Mambrin après avoir été fourbi par Sancho. Seulement, àdeux heures, au bois de Boulogne, monsieur de Ronquerolles passantà côté de Montriveau dans une allée déserte, lui dit en souriant :- Elle va bien, ta duchesse&|160;! – Encore et toujours,ajouta-t-il en appliquant un coup de cravache significatif à sajument qui fila comme un boulet.

Deux jours après son éclat inutile, madame de Langeais écrivit àmonsieur de Montriveau une lettre qui resta sans réponse comme lesprécédentes. Cette fois elle avait pris ses mesures, et corrompuAuguste, le valet de chambre d’Armand. Aussi, le soir, à huitheures, fut-elle introduite chez Armand, dans une chambre toutautre que celle où s’était passée la scène demeurée secrète. Laduchesse apprit que le général ne rentrerait pas. Avait-il deuxdomiciles&|160;? Le valet ne voulut pas répondre. Madame deLangeais avait acheté la clef de cette chambre, et non toute laprobité de cet homme. Restée seule, elle vit ses quatorze lettresposées sur un vieux guéridon&|160;; elles n’étaient ni froissées,ni décachetées&|160;; elles n’avaient pas été lues. A cet aspect,elle tomba sur un fauteuil, et perdit pendant un moment touteconnaissance. En se réveillant, elle aperçut Auguste, qui luifaisait respirer du vinaigre.

– Une voiture, vite, dit elle.

La voilure venue, elle descendit avec une rapidité convulsive,revint chez elle, se mit au lit, et fit défendre sa porte. Elleresta vingt-quatre heures couchée, ne laissant approcher d’elle quesa femme de chambre qui lui apporta quelques tasses d’infusion defeuilles d’oranger. Suzette entendit sa maîtresse faisant quelquesplaintes, et surprit des larmes dans ses yeux éclatants maiscernés. Le surlendemain, après avoir médité dans les larmes dudésespoir le parti qu’elle voulait prendre, madame de Langeais eutune conférence avec son homme d’affaires, et le chargea sans doutede quelques préparatifs. Puis elle envoya chercher le vieux vidamede Pamiers. En attendant le commandeur, elle écrivit à monsieur deMontriveau. Le vidame fut exact. Il trouva sa jeune cousine pâle,abattue, mais résignée. Il était environ deux heures après-midi.Jamais cette divine créature n’avait été plus poétique qu’elle nel’était alors dans les langueurs de son agonie.

– Mon cher cousin, dit-elle au vidame, vos quatre-vingts ansvous valent ce rendez-vous. Oh&|160;! ne souriez pas, je vous ensupplie, devant une pauvre femme au comble du malheur. Vous êtes ungalant homme, et les aventures de votre jeunesse vous ont, j’aime àle croire, inspiré quelque indulgence pour les femmes.

– Pas la moindre, dit-il.

– Vraiment&|160;!

– Elles sont heureuses de tout, reprit-il.

– Ah&|160;! Eh&|160;! bien, vous êtes au cœur de mafamille&|160;; vous serez peut-être le dernier parent, le dernierami de qui j’aurai serré la main&|160;; je puis donc réclamer devous un bon office. Rendez-moi, mon cher vidame, un service que jene saurais demander à mon père, ni à mon oncle Grandlieu, ni àaucune femme. Vous devez me comprendre. Je vous supplie de m’obéir,et d’oublier que vous m’avez obéi, quelle que soit l’issue de vosdémarches. Il s’agit d’aller, muni de cette lettre, chez monsieurde Montriveau, de le voir, de la lui montrer, de lui demander,comme vous savez d’homme à homme demander les choses, car vous avezentre vous une probité, des sentiments que vous oubliez avec nous,de lui demander s’il voudra bien la lire, non pas en votreprésence, les hommes se cachent certaines émotions. Je vousautorise, pour le décider, et si vous le jugez nécessaire, à luidire qu’il s’en va de ma vie ou de ma mort. S’il daigne…

– Daigne&|160;! fit le commandeur.

– S’il daigne la lire, reprit avec dignité la duchesse,faites-lui une dernière observation. Vous le verrez à cinq heures,il dîne à cette heure, chez lui, aujourd’hui, je le sais&|160;;eh&|160;! bien, il doit, pour toute réponse, venir me voir. Sitrois heures après, si à huit heures, il n’est pas sorti, tout seradit. La duchesse de Langeais aura disparu de ce monde. Je ne seraipas morte, cher, non&|160;; mais aucun pouvoir humain ne meretrouvera sur cette terre. Venez dîner avec moi, j’aurai du moinsun ami pour m’assister dans mes dernières angoisses. Oui, ce soir,mon cher cousin, ma vie sera décidée&|160;; et quoi qu’il arrive,elle ne peut être que cruellement ardente. Allez, silence, je neyeux rien entendre qui ressemble soit à des observations, soit àdes avis. – Causons, rions, dit-elle en lui tendant une main qu’ilbaisa. Soyons comme deux vieillards philosophes qui savent jouir dela vie jusqu’au moment de leur mort. Je me parerai, je serai biencoquette pour vous. Vous serez peut-être le dernier homme qui auravu la duchesse de Langeais.

Le vidame ne répondit rien, il salua, prit la lettre et fit lacommission. Il revint à cinq heures, trouva sa cousine mise avecrecherche, délicieuse enfin. Le salon était paré de fleurs commepour une fête. Le repas fut exquis. Pour ce vieillard, la duchessefit jouer tous les brillants de son esprit, et se montra plusattrayante qu’elle ne l’avait jamais été. Le commandeur voulutd’abord voir une plaisanterie de jeune femme dans tous cesapprêts&|160;; mais, de temps à autre, la fausse magie desséductions déployées par sa cousine pâlissait. Tantôt, il lasurprenait à tressaillir émue par une sorte de terreursoudaine&|160;; et tantôt elle semblait écouter dans le silence.Alors, s’il lui disait : – Qu’avez vous&|160;?

– Chut&|160;! répondait-elle.

A sept heures elle le quitta, revint promptement, mais habilléecomme aurait pu l’être sa femme de chambre pour un voyage. Elleréclama le bras du vieillard qu’elle voulut pour compagnon, se jetadans une voiture de louage et tous deux furent, vers les huitheures moins un quart, à la porte de monsieur de Montriveau.Armand, lui, pendant ce temps, avait médité la lettre suivante:

 » Mon ami, j’ai passé quelques moments chez vous, à votreinsu&|160;; j’y ai repris mes lettres. Oh&|160;! Armand, de vous àmoi, ce ne peut être indifférence, et la haine procède autrement.Si vous m’aimez, cessez un jeu cruel. Vous me tueriez. Plus tard,vous en seriez au désespoir, en apprenant combien vous êtes aimé.Si je vous ai malheureusement compris, si vous n’avez pour moi quede l’aversion, l’aversion comporte et mépris et dégoût&|160;;alors, tout espoir m’abandonne : les hommes ne reviennent pas deces deux sentiments. Quelque terrible qu’elle puisse être, cettepensée apportera des consolations à ma longue douleur. Vous n’aurezpas de regrets un jour. Des regrets&|160;! ah, mon Armand, que jeles ignore. Si je vous en causais un seul&|160;?… Non je ne veuxpas vous dire quels ravages il ferait en moi. Je vivrais et nepourrais plus être votre femme. Après m’être entièrement donnée àvous en pensée, à qui donc me donner&|160;?… à Dieu. Oui, les yeuxque vous avez aimés pendant un moment, ne verront plus aucun visaged’homme&|160;; et puisse la gloire de Dieu les fermer&|160;! Jen’entendrai plus de voix humaine, après avoir entendu la vôtre, sidouce d’abord, si terrible hier, car je suis toujours au lendemainde votre vengeance&|160;; puisse donc la parole de Dieu meconsumer&|160;! Entre sa colère et la vôtre, mon ami, il n’y aurapour moi que larmes et que prières. Vous vous demanderez peut-êtrepourquoi vous écrire&|160;? Hélas&|160;! ne m’en voulez pas deconserver une lueur d’espérance, de jeter encore un soupir sur lavie heureuse avant de la quitter pour un jamais. Je suis dans unehorrible situation. J’ai toute la sérénité que communique à l’âmeune grande résolution, et sens encore les derniers grondements del’orage. Dans cette terrible aventure qui m’a tant attachée à vous,Armand, vous alliez du désert à l’oasis, mené par un bon guide.Eh&|160;! bien, moi, je me traîne de l’oasis au désert, et vousm’êtes un guide sans pitié. Néanmoins, vous seul, mon ami, pouvezcomprendre la mélancolie des derniers regards que je jette aubonheur, et vous êtes le seul auquel je puisse me plaindre sansrougir. Si vous m’exaucez, je serai heureuse&|160;; si vous êtesinexorable, j’expierai mes torts. Enfin, n’est-il pas naturel à unefemme de vouloir rester dans la mémoire de son aimé, revêtue detous les sentiments nobles&|160;? Oh&|160;! seul cher à moi&|160;!laissez votre créature s’ensevelir avec la croyance que vous latrouverez grande. Vos sévérités m’ont fait réfléchir&|160;; etdepuis que je vous aime bien, je me suis trouvée moins coupable quevous ne le pensez. Ecoutez donc ma justification, je vous ladois&|160;; et vous, qui êtes tout pour moi dans le monde, vous medevez au moins un instant de justice.

 » J’ai su, par mes propres douleurs, combien mes coquetteriesvous ont fait souffrir&|160;; mais alors, j’étais dans une complèteignorance de l’amour. Vous êtes, vous, dans le secret de cestortures, et vous me les imposez. Pendant les huit premiers moisque vous m’avez accordés, vous ne vous êtes point fait aimer.Pourquoi, mon ami&|160;? Je ne sais pas plus vous le dire, que jene puis vous expliquer pourquoi je vous aime. Ah&|160;! certes,j’étais flattée de me voir l’objet de vos discours passionnés, derecevoir vos regards de feu&|160;; mais vous me laissiez froide etsans désirs. Non, je n’étais point femme, je ne concevais ni ledévouement ni le bonheur de notre sexe. A qui la faute&|160;! Nem’auriez-vous pas méprisée, si je m’étais livrée sansentraînement&|160;? Peut-être est-ce le sublime de notre sexe, dese donner sans recevoir aucun plaisir&|160;; peut-être n’y a-t-ilaucun mérite à s’abandonner à des jouissances connues et ardemmentdésirées&|160;? Hélas&|160;! mon ami, je puis vous le dire, cespensées me sont venues quand j’étais si coquette pour vous&|160;;mais je vous trouvais déjà si grand, que je ne voulais pas que vousme dussiez à la pitié… Quel mot viens-je d’écrire&|160;? Ah&|160;!j’ai repris chez vous toutes mes lettres, je les jette aufeu&|160;! Elles brûlent. Tu ne sauras jamais ce qu’ellesaccusaient d’amour, de passion, de folie… Je me tais, Armand, jem’arrête, je ne veux plus rien vous dire de mes sentiments. Si mesvœux n’ont pas été entendus d’âme à âme, je ne pourrais donc plus,moi aussi, moi la femme, ne devoir votre amour qu’à votre pitié. Jeveux être aimée irrésistiblement ou laissée impitoyablement. Sivous refusez de lire cette lettre, elle sera brûlée. Si, l’ayantlue, vous n’êtes pas trois heures après, pour toujours mon seulépoux, je n’aurai point de honte à vous la savoir entre les mains :la fierté de mon désespoir garantira ma mémoire de toute injure, etma fin sera digne de mon amour. Vous-même, ne me rencontrant plussur cette terre, quoique vivante, vous ne penserez pas sans frémirà une femme qui dans trois heures, ne respirera plus que pour vousaccabler de sa tendresse, à une femme consumée par un amour sansespoir, et fidèle, non pas à des plaisirs partagés, mais à dessentiments méconnus. La duchesse de Lavallière pleurait un bonheurperdu, sa puissance évanouie&|160;; tandis que la duchesse deLangeais sera heureuse de ses pleurs et restera pour vous unpouvoir. Oui, vous me regretterez. Je sens bien que je n’étais pasde ce monde, et vous remercie de me l’avoir prouvé. Adieu, vous netoucherez point à ma hache&|160;; la vôtre était celle du bourreau,la mienne est celle de Dieu&|160;; la vôtre tue, et la miennesauve. Votre amour était mortel, il ne savait supporter ni ledédain ni la raillerie&|160;; le mien peut tout endurer sansfaiblir, il est immortellement vivace. Ah&|160;! j’éprouve une joiesombre à vous écraser, vous qui vous croyez si grand, à voushumilier par le sourire calme et protecteur des anges faibles quiprennent, en se couchant aux pieds de Dieu, le droit et la force deveiller en son nom sur les hommes. Vous n’avez eu que de passagersdésirs&|160;; tandis que la pauvre religieuse vous éclairera sanscesse de ses ardentes prières, et vous couvrira toujours des ailesde l’amour divin. Je pressens votre réponse, Armand, et vous donnerendez-vous… dans le ciel. Ami, la force et la faiblesse y sontégalement admises&|160;; toutes deux sont des souffrances. Cettepensée apaise les agitations de ma dernière épreuve. Me voilà sicalme, que je craindrais de ne plus t’aimer, si ce n’était pour toique je quitte le monde.

 » ANTOINETTE.  »

– Mon cher cousin, dit la duchesse en arrivant à la maison deMontriveau, faites-moi la grâce de demander à la porte s’il estchez lui.

Le commandeur, obéissant à la manière des hommes du dix-huitièmesiècle, descendit et revint dire à sa cousine un oui qui lui donnale frisson. A ce mot, elle prit le commandeur, lui serra la main,se laissa baiser par lui sur les deux joues, et le pria de s’enaller sans l’espionner ni vouloir la protéger.

– Mais les passants&|160;? dit-il.

– Personne ne peut me manquer de respect, répondit-elle.

Ce fut le dernier mot de la femme à la mode et de la duchesse.Le commandeur s’en alla. Madame de Langeais resta sur le seuil decette porte en s’enveloppant de son manteau, et attendit que huitheures sonnassent. L’heure expira. Cette malheureuse femme se donnadix minutes, un quart d’heure&|160;; enfin, elle voulut voir unenouvelle humiliation dans ce retard, et la foi l’abandonna. Elle neput retenir cette exclamation : – O mon Dieu&|160;! puis quitta cefuneste seuil. Ce fut le premier mot de la carmélite.

Montriveau avait une conférence avec quelques amis, il lespressa de finir, mais sa pendule retardait, et il ne sortit pouraller à l’hôtel de Langeais qu’au moment où la duchesse, emportéepar une rage froide, fuyait à pied dans les rues de Paris. Ellepleura quand elle atteignit le boulevard d’Enfer. Là, pour ladernière fois, elle regarda Paris fumeux, bruyant, couvert de larouge atmosphère produite par ses lumières&|160;; puis elle montadans une voiture de place, et sortit de cette ville pour n’y jamaisrentrer. Quand le marquis de Montriveau vint à l’hôtel de Langeais,il n’y trouva point sa maîtresse, et se crut joué. Il courut alorschez le vidame, et y fut reçu au moment où le bonhomme passait sarobe de chambre en pensant au bonheur de sa jolie parente.Montriveau lui jeta ce regard terrible dont la commotion électriquefrappait également les hommes et les femmes.

– Monsieur, vous seriez-vous prêté à quelque cruelleplaisanterie&|160;?

s’écria-t-il. Je viens de chez madame de Langeais, et ses gensla disent sortie.

– Il est sans doute arrivé, par votre faute, un grand malheur,répondit le vidame. J’ai laissé la duchesse à votre porte…

– A quelle heure&|160;?

– A huit heures moins un quart.

– Je vous salue, dit Montriveau qui revint précipitamment chezlui pour demander à son portier s’il n’avait pas vu dans la soiréeune dame à la porte.

– Oui, monsieur, une belle femme qui paraissait avoir bien dudésagrément. Elle pleurait comme une Madeleine, sans faire debruit, et se tenait droit comme un piquet. Enfin, elle a dit un : Omon Dieu&|160;! en s’en allant, qui nous a, sous votre respect,crevé le cœur à mon épouse et à moi, qu’étions là sans qu’elle s’enaperçût.

Ce peu de mots fit pâlir cet homme si ferme. Il écrivit quelqueslignes à monsieur de Ronquerolles, chez lequel il envoyasur-le-champ, et remonta dans son appartement.

Vers minuit, le marquis de Ronquerolles arriva.

– Qu’as-tu, mon bon ami&|160;? dit-il en voyant le général.

Armand lui donna la lettre de la duchesse à lire.

– Eh&|160;! bien&|160;? lui demanda Ronquerolles.

– Elle était à ma porte à huit heures, et à huit heures un quartelle a disparu. Je l’ai perdue, et je l’aime&|160;! Ah&|160;! si mavie m’appartenait, je me serais déjà fait sauter lacervelle&|160;!

– Bah&|160;! bah&|160;! dit Ronquerolles, calme-toi. Lesduchesses ne s’envolent pas comme des bergeronnettes. Elle ne ferapas plus de trois lieues à l’heure&|160;; demain, nous en feronssix, nous autres.

– Ah&|160;! peste&|160;! reprit-il, madame de Langeais n’est pasune femme ordinaire. Nous serons tous à cheval demain. Dans lajournée, nous saurons par la police où elle est allée. Il lui fautune voiture, ces anges-là n’ont pas d’ailes. Qu’elle soit en routeou cachée dans Paris, nous la trouverons. N’avons-nous pas letélégraphe pour l’arrêter sans la suivre&|160;? Tu seras heureux.Mais, mon cher frère, tu as commis la faute dont sont plus ou moinscoupables les hommes de ton énergie. Ils jugent les autres âmesd’après la leur, et ne savent pas où casse l’humanité quand ils entendent les cordes. Que ne me disais-tu donc un mot tantôt&|160;?Je t’aurais dit : – Sois exact.

– A demain, donc, ajouta-t-il en serrant la main de Montriveauqui restait muet. Dors, si tu peux.

Mais les plus immenses ressources dont jamais hommes d’Etat,souverains, ministres, banquiers, enfin dont tout pouvoir humain sesoit socialement investi, furent en vain déployées. Ni Montriveauni ses amis ne purent trouver la trace de la duchesse. Elle s’étaitévidemment cloîtrée. Montriveau résolut de fouiller ou de fairefouiller tous les couvents du monde. Il lui fallait la duchesse,quand même il en aurait coûté la vie à toute une ville. Pour rendrejustice à cet homme extraordinaire, il est nécessaire de dire quesa fureur passionnée se leva également ardente chaque jour, et duracinq années. En 1829 seulement, le duc de Navarreins apprit, parhasard, que sa fille était partie pour l’Espagne, comme femme dechambre de lady Julia Hopwood, et qu’elle avait quitté cette dame àCadix, sans que lady Julia se fût aperçue que mademoiselle Carolineétait l’illustre duchesse dont la disparition occupait la hautesociété parisienne.

Les sentiments qui animèrent les deux amants quand ils seretrouvèrent à la grille des Carmélites et en présence d’une mèresupérieure doivent être maintenant compris dans toute leur étendue,et leur violence, réveillée de part et d’autre, expliquera sansdoute le dénoûment de cette aventure.

Chapitre 4Dieu fait les dénoûments

Donc, en 1823, le duc de Langeais mort, sa femme était libre.Antoinette de Navarreins vivait consumée par l’amour sur un banc dela Méditerranée ; mais le pape pouvait casser les vœux de lasœur Thérèse. Le bonheur acheté par tant d’amour pouvait éclorepour les deux amants. Ces pensées firent voler Montriveau de Cadixà Marseille, de Marseille à Paris. Quelques mois après son arrivéeen France, un brick de commerce armé en guerre partit du port deMarseille et fit route pour l’Espagne. Ce bâtiment était frété parplusieurs hommes de distinction, presque tous Français qui, éprisde belle passion pour l’Orient, voulaient en visiter les contrées.Les grandes connaissances de Montriveau sur les mœurs de ces paysen faisaient un précieux compagnon de voyage pour ces personnes,qui le prièrent d’être des leurs, et il y consentit. Le ministre dela guerre le nomma lieutenant-général et le mit au comitéd’artillerie pour lui faciliter cette partie de plaisir.

Le brick s’arrêta, vingt-quatre heures après son départ, aunord-ouest d’une île en vue des côtes d’Espagne. Le bâtiment avaitété choisi assez fin de carène, assez léger de mâture pour qu’ilpût sans danger s’ancrer à une demi-lieue environ des rescifs qui,de ce côté, défendaient sûrement l’abordage de l’île. Si desbarques ou des habitants apercevaient le brick dans ce mouillage,ils ne pouvaient d’abord en concevoir aucune inquiétude. Puis ilfut facile d’en justifier aussitôt le stationnement. Avantd’arriver en vue de l’île, Montriveau fil arborer le pavillon desEtats-Unis. Les matelots engagés pour le service du bâtimentétaient américains et ne parlaient que la langue anglaise. L’un descompagnons de monsieur de Montriveau les embarqua tous sur unechaloupe et les amena dans une auberge de la petite ville, où illes maintint à une hauteur d’ivresse qui ne leur laissa pas lalangue libre. Puis il dit que le brick était monté par deschercheurs de trésors, gens connus aux Etats-Unis pour leurfanatisme, et dont un des écrivains de ce pays a écrit l’histoire.Ainsi la présence du vaisseau dans les rescifs fut suffisammentexpliquée. Les armateurs et les passagers y cherchaient, dit leprétendu contre-maître des matelots, les débris d’un galion échouéen 1778 avec les trésors envoyés du Mexique. Les aubergistes et lesautorités du pays n’en demandèrent pas davantage.

Armand et les amis dévoués qui le secondaient dans sa difficileentreprise pensèrent tout d’abord que ni la ruse ni la force nepouvaient faire réussir la délivrance ou l’enlèvement de la sœurThérèse du côté de la petite ville. Alors, d’un commun accord, ceshommes d’audace résolurent d’attaquer le taureau par les cornes.Ils voulurent se frayer un chemin jusqu’au couvent par les lieuxmêmes où tout accès y semblait impraticable, et de vaincre lanature, comme le général Lamarque l’avait vaincue à l’assaut deCaprée. En cette circonstance, les tables de granit taillées à pic,au bout de l’île, leur offraient moins de prise que celles deCaprée n’en avaient offert à Montriveau, qui fut de cetteincroyable expédition, et les nonnes lui semblaient plusredoutables que ne le fut sir Hudson-Lowe. Enlever la duchesse avecfracas couvrait ces hommes de honte. Autant aurait valu faire lesiége de la ville, du couvent, et ne pas laisser un seul témoin deleur victoire, à la manière des pirates. Pour eux cette entreprisen’avait donc que deux faces. Ou quelque incendie, quelque faitd’armes qui effrayât l’Europe en y laissant ignorer la raison ducrime ; ou quelque enlèvement aérien, mystérieux, quipersuadât aux nonnes que le diable leur avait rendu visite. Cedernier parti triompha dans le conseil secret tenu à Paris avant ledépart. Puis, tout avait été prévu pour le succès d’une entreprisequi offrait à ces hommes blasés des plaisirs de Paris un véritableamusement.

Une espèce de pirogue d’une excessive légèreté, fabriquée àMarseille d’après un modèle malais, permit de naviguer dans lesrescifs jusqu’à l’endroit où ils cessaient d’être praticables. Deuxcordes en fil de fer, tendues parallèlement à une distance dequelques pieds sur des inclinaisons inverses, et sur lesquellesdevaient glisser les paniers également en fil de fer, servirent depont, comme en Chine, pour aller d’un rocher à l’autre. Les écueilsfurent ainsi unis les uns aux autres par un système de cordes et depaniers qui ressemblaient à ces fils sur lesquels voyagentcertaines araignées, et par lesquels elles enveloppent unarbre ; œuvre d’instinct que les Chinois, ce peupleessentiellement imitateur, a copiée le premier, historiquementparlant. Ni les lames ni les caprices de la mer ne pouvaientdéranger ces fragiles constructions. Les cordes avaient assez dejeu pour offrir aux fureurs des vagues cette courbure étudiée parun ingénieur, feu Cachin, l’immortel créateur du port de Cherbourg,la ligne savante au delà de laquelle cesse le pouvoir de l’eaucourroucée ; courbe établie d’après une loi dérobée auxsecrets de la nature par le génie de l’observation, qui est presquetout le génie humain.

Les compagnons de monsieur de Montriveau étaient seuls sur cevaisseau. Les yeux de l’homme ne pouvaient arriver jusqu’à eux. Lesmeilleures longues-vues braquées du haut des tillacs par les marinsdes bâtiments à leur passage n’eussent laissé découvrir ni lescordes perdues dans les rescifs ni les hommes cachés dans lesrochers. Après onze jours de travaux préparatoires, ces treizedémons humains arrivèrent au pied du promontoire élevé d’unetrentaine de toises au-dessus de la mer, bloc aussi difficile àgravir par des hommes qu’il peut l’être à une souris de grimper surles contours polis du ventre en porcelaine d’un vase uni. Cettetable de granit était heureusement fendue. Sa fissure, dont lesdeux lèvres avaient la raideur de la ligne droite, permit d’yattacher, à un pied de distance, de gros coins de bois danslesquels ces hardis travailleurs enfoncèrent des crampons de fer.Ces crampons, préparés à l’avance, étaient terminés par une palettetrouée sur laquelle ils fixèrent une marche faite avec une planchede sapin extrêmement légère qui venait s’adapter aux entailles d’unmât aussi haut que le promontoire et qui fut assujettie dans le rocau bas de la grève. Avec une habileté digne de ces hommesd’exécution, l’un d’eux, profond mathématicien, avait calculél’angle nécessaire pour écarter graduellement les marches en hautet en bas du mât, de manière à placer dans son milieu le point àpartir duquel les marches de la partie supérieure gagnaient enéventail le haut du rocher ; figure également représentée,mais en sens inverse, par les marches d’en bas. Cet escalier, d’unelégèreté miraculeuse et d’une solidité parfaite, coûta vingt-deuxjours de travail. Un briquet phosphorique, une nuit et le ressac dela mer suffisaient à en faire disparaître éternellement les traces.Ainsi nulle indiscrétion n’était possible, et nulle recherchecontre les violateurs du couvent ne pouvait avoir de succès.

Sur le haut du rocher se trouvait une plate-forme, bordée detous côtés par le précipice taillé à pic. Les treize inconnus, enexaminant le terrain avec leurs lunettes du haut de la hune,s’étaient assurés que, malgré quelques aspérités, ils pourraientfacilement arriver aux jardins du couvent, dont les arbressuffisamment touffus offraient de sûrs abris. Là, sans doute, ilsdevaient ultérieurement décider par quels moyens se consommerait lerapt de la religieuse. Après de si grands efforts, ils ne voulurentpas compromettre le succès de leur entreprise en risquant d’êtreaperçus, et furent obligés d’attendre que le dernier quartier de lalune expirât.

Montriveau resta, pendant deux nuits, enveloppé dans sonmanteau, couché sur le roc. Les chants du soir et ceux du matin luicausèrent d’inexprimables délices. Il alla jusqu’au mur, pourpouvoir entendre la musique des orgues, et s’efforça de distinguerune voix dans cette masse de voix. Mais, malgré le silence,l’espace ne laissait parvenir à ses oreilles que les effets confusde la musique. C’était de suaves harmonies où les défauts del’exécution ne se faisaient plus sentir, et d’où la pure pensée del’art se dégageait en se communiquant à l’âme, sans lui demander niles efforts de l’attention ni les fatigues de l’entendement.Terribles souvenirs pour Armand, dont l’amour reflorissait toutentier dans cette brise de musique, où il voulut trouverd’aériennes promesses de bonheur. Le lendemain de la dernière nuit,il descendit avant le lever du soleil, après être resté durantplusieurs heures les yeux attachés sur la fenêtre d’une cellulesans grille. Les grilles n’étaient pas nécessaires au-dessus de cesabîmes. Il y avait vu de la lumière pendant toute la nuit. Or, cetinstinct du cœur, qui trompe aussi souvent qu’il dit vrai, luiavait crié : – Elle est là !

– Elle est certainement là, et demain je l’aurai, se dit-il enmêlant de joyeuses pensées aux tintements d’une cloche qui sonnaitlentement. Etrange bizarrerie du cœur ! il aimait avec plus depassion la religieuse dépérie dans les élancements de l’amour,consumée par les larmes, les jeûnes, les veilles et la prière, lafemme de vingt-neuf ans fortement éprouvée, qu’il n’avait aimé lajeune fille légère, la femme de vingt-quatre ans, la sylphide. Maisles hommes d’âme vigoureuse n’ont-ils pas un penchant qui lesentraîne vers les sublimes expressions que de nobles malheurs oud’impétueux mouvements de pensées ont gravées sur le visage d’unefemme ? La beauté d’une femme endolorie n’est-elle pas la plusattachante de toutes pour les hommes qui se sentent au cœur untrésor inépuisable de consolations et de tendresses à répandre surune créature gracieuse de faiblesse et forte par le sentiment. Labeauté fraîche, colorée, unie, le joli en un mot, est l’attraitvulgaire auquel se prend la médiocrité. Montriveau devait aimer cesvisages où l’amour se réveille au milieu des plis de la douleur etdes ruines de la mélancolie. Un amant ne fait-il pas alors saillir,à la voix de ses puissants désirs, un être tout nouveau, jeune,palpitant, qui brise pour lui seul une enveloppe belle pour lui,détruite pour le monde. Ne possède-t-il pas deux femmes : celle quise présente aux autres pâle, décolorée, triste ; puis celle ducœur que personne ne voit, un ange qui comprend la vie par lesentiment, et ne paraît dans toute sa gloire que pour lessolennités de l’amour ? Avant de quitter son poste, le généralentendit de faibles accords qui partaient de cette cellule, doucesvoix pleines de tendresse. En revenant sous le rocher au bas duquelse tenaient ses amis, il leur dit en quelques mots, empreints decette passion communicative quoique discrète dont les hommesrespectent toujours l’expression grandiose, que jamais, en sa vie,il n’avait éprouvé de si captivantes félicités.

Le lendemain soir, onze compagnons dévoués se hissèrent dansl’ombre en haut de ces rochers, ayant chacun sur eux un poignard,une provision de chocolat, et tous les instruments que comporte lemétier des voleurs. Arrivés au mur d’enceinte, ils le franchirentau moyen d’échelles qu’ils avaient fabriquées, et se trouvèrentdans le cimetière du couvent. Montriveau reconnut et la longuegalerie voûtée par laquelle il était venu naguère au parloir, etles fenêtres de cette salle. Sur-le-champ, son plan fut fait etadopté. S’ouvrir un passage par la fenêtre de ce parloir qui enéclairait la partie affectée aux carmélites, pénétrer dans lescorridors, voir si les noms étaient inscrits sur chaque cellule,aller à celle de la sœur Thérèse, y surprendre et bâillonner lareligieuse pendant son sommeil, la lier et l’enlever, toutes cesparties du programme étaient faciles pour des hommes qui, àl’audace, à l’adresse des forçats, joignaient les connaissancesparticulières aux gens du monde, et auxquels il était indifférentde donner un coup de poignard pour acheter le silence.

La grille de la fenêtre fut sciée en deux heures Trois hommes semirent en faction au dehors, et deux autres restèrent dans leparloir. Le reste, pieds nus, se posta de distance en distance àtravers le cloître où s’engagea Montriveau, caché derrière un jeunehomme, le plus adroit d’entre eux, Henri de Marsay, qui, parprudence, s’était vêtu d’un costume de carmélite absolumentsemblable à celui du couvent. L’horloge sonna trois heures quand lafausse religieuse et Montriveau parvinrent au dortoir. Ils eurentbientôt reconnu la situation des cellules. Puis, n’entendant aucunbruit, ils lurent, à l’aide d’une lanterne sourde, les nomsheureusement écrits sur chaque porte, et accompagnés de ces devisesmystiques, de ces portraits de saints ou de saintes que chaquereligieuse inscrit en forme d’épigraphe sur le nouveau rôle de savie, et où elle révèle sa dernière pensée. Arrivé à la cellule dela sœur Thérèse, Montriveau lut cette inscription : Sub invocationesanctae, matris Theresae ! La devise était : Adoremus inaeternum . Tout à coup son compagnon lui mit la main sur l’épaule,et lui fit voir une vive lueur qui éclairait les dalles du corridorpar la fente de la porte. En ce moment, monsieur de Ronquerollesles rejoignit.

– Toutes les religieuses sont à l’église et commencent l’officedes morts, dit-il.

– Je reste, répondit Montriveau ; repliez-vous dans leparloir, et fermez la porte de ce corridor.

Il entra vivement en se faisant précéder de la faussereligieuse, qui rabattit son voile. Ils virent alors, dansl’antichambre de la cellule, la duchesse morte, posée à terre surla planche de son lit, et éclairée par deux cierges. Ni Montriveauni de Marsay ne dirent une parole, ne jetèrent un cri ; maisils se regardèrent. Puis le général fit un geste qui voulait dire :- Emportons-la.

– Sauvez-vous, cria Ronquerolles, la procession des religieusesse met en marche, vous allez être surpris.

Avec la rapidité magique que communique aux mouvements unextrême désir, la morte fut apportée dans le parloir, passée par lafenêtre et transportée au pied des murs, au moment où l’abbesse,suivie des religieuses, arrivait pour prendre le corps de la sœurThérèse. La sœur chargée de garder la morte avait eu l’imprudencede fouiller dans sa chambre pour en connaître les secrets, ets’était si fort occupée cette recherche qu’elle n’entendit rien etsortait alors épouvantée de ne plus trouver le corps. Avant que cesfemmes stupéfiées n’eussent la pensée de faire des recherches, laduchesse avait été descendue par une corde en bas des rochers etles compagnons de Montriveau avaient détruit leur ouvrage. A neufheures du matin, nulle trace n’existait ni de l’escalier ni desponts de cordes ; le corps de la sœur Thérèse était àbord ; le brick vint au port embarquer ses matelots, etdisparut dans la journée. Montriveau resta seul dans sa cabine avecAntoinette de Navarreins, dont, pendant quelques heures, le visageresplendit complaisamment pour lui des sublimes beautés dues aucalme particulier que prête la mort à nos dépouilles mortelles.

– Ah ! ça, dit Ronquerolles à Montriveau quand celui-cireparut sur le tillac, c’était une femme, maintenant ce n’est rien.Attachons un boulet à chacun de ses pieds, jetons-la dans la mer,et n’y pense plus que comme nous pensons à un livre lu pendantnotre enfance.

– Oui, dit Montriveau, car ce n’est plus qu’un poème.

– Te voilà sage. Désormais aie des passions ; mais del’amour, il faut savoir le bien placer, et il n’y a que le dernieramour d’une femme qui satisfasse le premier amour d’un homme.

Genève, au Pré-Lévêque, 26 janvier 1834.

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