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La Fée des grèves

La Fée des grèves

de Paul Féval (père)

Chapitre 1 La cavalcade.

Si vous descendez de nuit la dernière côte de la route de Saint-Malo à Dol, entre Saint-Benoît-des-Ondes et Cancale, pour peu qu’il y ait un léger voile de brume sur le sol plat du Marais, vous ne savez de quel côté de la digue est la grève, de quel côté la terre ferme. À droite et à gauche, c’est la même intensité morne et muette. Nul mouvement de terrain n’indique la campagne habitée ; vous diriez que la route court entredeux grandes mers.

C’est que les choses passées ont leurs spectres comme les hommes décédés ; c’est que la nuit évoque le fantôme des mondes transformés aussi bien que les ombres humaines.

Où passe à présent le chemin, la mer roula ses flots rapides. Ce marais de Dol, aux moissons opulentes, qui étend à perte de vue son horizon de pommiers trapus, c’était une baie. Le mont Dol et Lîle mer étaient deux îles, tout comme Saint-Michel et Tombelène. Pour trouver le village, il fallait gagner les abords de Châteauneuf, où la mare de Saint-Coulman reste comme une protestation de la mer expulsée.

Et, chose merveilleuse, car ce pays est toutplein de miracles, avant d’être une baie, c’était une forêtsauvage !

Une forêt qui n’arrêtait pas sa lisière à laligne du rivage actuel, mais qui descendait la grève et plantaitses chênes géants jusque par delà les îles Chaussey.

La tradition et les antiquaires sontd’accord ; les manuscrits font foi : la forêt de Scissycouvrait dix lieues de mer, reliant la falaise de Cancale, enBretagne, à la pointe normande de Carolles, par un arc de cerclequi englobait le petit archipel.

Quelque jour, on fera peut-être l’histoire deces prodigieuses batailles où la mer, tout à tour victorieuse etvaincue, envahit le domaine terrestre en conquérant, puis sedérobe, fugitive, et se creuse dans les mystères de l’abîme uneretraite plus profonde.

Au soleil, la digue fuit devant le voyageur,selon une ligne courbe qui attaque la terre ferme au village duVivier.

Pour quiconque est étranger à la mer, cettedigue semble ou superflue, ou impuissante. Le bas de l’eau est siloin et les marées sont si hautes ! Peut-on se figurer quecette barre bleuâtre qui ferme l’horizon va s’enfler, glisser surle sable marneux, franchir des lieues et venir !

Venir de si loin, la mer ! pours’arrêter, docile, devant quelques pierres amoncelées et clapoterau pied de la chaussée comme la bourgeoise naïade d’unétang !

Involontairement on se dit : Si la maréefait une fois ce grand voyage du bas de l’eau à la digue, queseront quatre ou cinq pieds de sable et de roche pour arrêter sonélan ?

Mais la mer vient choquer les roches de ladigue, et la digue reste debout depuis des siècles, protégeanttoute une contrée conquise sur l’Océan.

Vers le centre de la courbe on aperçoit aulointain, comme dans un mirage, le Mont-Saint-Michel et Tombelène.Huit lieues de grève sont entre ce point de la digue et leMont.

De ce lieu, qui s’élève à peine de quelquesmètres au-dessus du niveau de la mer, l’horizon est large comme aufaîte des plus hautes montagnes. Au nord, c’est Cancale avec sespêcheries qui courent en zig-zag dans les lagunes ; à l’est,la chaîne des collines allant de Châteauneuf au bout du promontoirebreton ; au sud-est, le magnifique château de Bonnaban, bâtiavec l’or des flottes malouines et tombé depuis en de noblesmains ; au sud, le Marais, Dol, la ville druidique, le montDol ; à l’ouest, les côtes normandes, par delà Cherrueix, siconnu des habitués de Chevet, et Pontorson le vieux fief deBertrand Du Guesclin.

Oeuvre des siècles intermédiaires, la diguesemble placée là symboliquement, entre le château moderne et laforteresse antique. Au Mont-Saint-Michel, vieux suzerain desgrèves, la gloire du passé ; au brillant manoir qui n’a pointd’archives, le bien-être de la civilisation présente. Au milieu deses riches futaies le roi des guérets regarde le roi tout nu dessables. Tous deux ont la mer à leurs pieds.

Mais le château moderne, prudent comme notreâge, s’est mis du bon côté de la digue.

Personne n’ignore que les abords duMont-Saint-Michel ont été, de tout temps, fertiles en tragiquesaventures.

Son nom lui-même (le Mont-Saint-Michel aupéril de la mer) en dit plus qu’une longue dissertation.

Les gens du pays portent, de nos jours, àtrente ou quarante le nombre des victimes ensevelies annuellementsous les sables.

Peut-être y a-t-il exagération. Jadis lacroyance commune triplait ce chiffre.

La chose certaine, c’est que les routes quirayonnent autour du Mont, variant d’une marée à l’autre et negardant pas plus la trace des pas que l’Océan ne conserve sur sasurface mobile la marque du sillage d’un navire, il faut toujoursse fier à la douteuse intelligence d’un guide, et mettre son âmeaux mains de Dieu.

On va de Cherrueix au Mont-Saint-Michel àtravers les tangues,les lises et lespaumelles[1], coupéesd’innombrables cours d’eau qui rayent l’étendue des grèves ;on y va des Quatre-Salines et de Pontorson : ceci pour laBretagne.

Les routes principales de Normandie sontcelles des Pontaubault, d’Avranches et de Genêt.

Suivant les coquetiers et lespêcheurs, la route de Pontorson est seule sans danger.

Encore y a-t-il plus d’une triste histoire quiprouve que cette route-là même, en temps de marée, ne rend pas tousles voyageurs que sa renommée de sécurité lui donne.

Le 8 juin 1450, toutes les cloches de la villed’Avranches sonnèrent à grande volée, pendant que les portes duchâteau s’ouvraient pour donner issue à une nombreuse et noblecavalcade.

Il était onze heures du matin.

Tout ce qu’Avranches avait de dames et debourgeoises se penchait aux fenêtres pour voir passer le ducFrançois de Bretagne, se rendant au pèlerinage duMont-Saint-Michel.

Un coup de canon, tiré du Mont, à l’aide d’unede ces pièces énormes en fer soudé et cerclé, qui lançaient desboulets de granit, avait annoncé le bas de l’eau, tout exprès pourmonseigneur le duc et sa suite.

Et ce n’était pas trop faire, que de mettreces canons au service du riche duc, car ceux qui les avaient prisaux Anglais étaient des gens de Bretagne.

Bien peu de temps auparavant, le duc Françoisavait envoyé les sieurs de Montauban et de Chateaubriand, avec Renéde Coëtquen, sire de Combourg, au secours du Mont-Saint-Michel,assiégé par les Anglais. À cette époque, le roi Charles VII, deFrance, avait déjà regagné une bonne part de son royaume, et rejetéHenri d’Angleterre loin du centre. Mais les côtes de la Mancherestaient au pouvoir des hommes d’outre-mer, et leMont-Saint-Michel était, depuis Granville jusqu’à Pontorson, leseul point où flottât encore la bannière des fleurs de lis.

Montauban, Chateaubriand, Combourg et biend’autres Bretons passèrent le Couesnon, pendant que cinq naviresmalouins, commandés par Hue de Maurever, doublaient la pointe deCancale et entraient dans la baie. Il resta deux mille Anglaismorts sur les tangues, entre le Mont et Tombelène.

À l’heure où le duc François sortait duchâteau d’Avranches, les Anglais ne gardaient plus en France queCalais, le comté de Guines et le petit rocher de Tombelène où ilsavaient bâti une forteresse imprenable.

Mais ce n’était point pour célébrer unevictoire déjà ancienne que le duc de Bretagne se rendait aumonastère du Mont-Saint-Michel, comblé de ses bienfaits. Françoisfaisait le pèlerinage pour obtenir du ciel le repos et le salut del’âme de monsieur Gilles, son frère, mort à quelque temps de là auchâteau de la Hardouinays. Un service solennel se préparait dansl’église placée sous l’invocation de l’archange. Guillaume Robert,procureur du cardinal d’Estouteville, trente-deuxième abbé deSaint-Michel, avait promis de faire de son mieux pour cette fête dela piété fraternelle.

Le service était commandé pour midi.

François, ayant à ses côtés son favori Arthurde Montauban, Malestroit, Jean Budes, le sire de Rieux et YvonPorhoët, bâtard de Bretagne, descendit la ville au pas de soncheval et gagna la porte qui s’ouvrait sur la rivière de Sée. Lessires de Thorigny et Du Homme, chevaliers normands,l’accompagnaient pour l’honneur de la province.

Derrière le duc, à peu près au centre del’escorte, six nobles demoiselles, trois Normandes, troisBretonnes, chevauchaient en grand deuil. Parmi elles nous neciterons que Reine de Maurever, la fille unique du vaillantcapitaine Hue, vainqueur des Anglais.

Le visage de Reine était voilé comme celui deses compagnes. Mais quand la gaze funèbre se soulevait au vent quivenait du large, on apercevait l’ovale exquis de ses joues un peupâles et la douce mélancolie de son sourire.

Reine avait seize ans. Elle était belle commeles anges.

Une fois son regard croisa celui d’un jeunegentilhomme, fièrement campé sur un cheval du Rouennais, à lahousse d’hermine, et qui portait la bannière du deuil, aux armesvoilées de Bretagne, avec le chiffre de feu monsieur Gilles.

Ce gentilhomme avait nom Aubry de Kergariou,bonne noblesse de Basse-Bretagne, et tenait une lance dans lacompagnie du bâtard de Porhoët.

Quand le voile de Reine retomba, Aubry donnade l’éperon et gagna d’un temps la tête du cortège où était saplace marquée auprès du porte-étendard ducal.

On arrivait à la barrière de la ville. Ceuxqui étaient superstitieux remarquèrent ceci ; Aubry ne putarrêter sa monture assez à temps pour garder le passage libre à soncompagnon, l’homme à la cotte d’hermine. Ce fut la bannière funèbrequi passa la première.

Sur les remparts et dans la rue, la foulecriait :

– Bretagne-Malo !Bretagne-Malo ! Et quatre gentilshommes, portant à l’arçon deleurs selles de vastes aumônières, jetaient de temps à autre despoignées de monnaies d’argent et répondaient :

– Largesse du riche Duc ! On dit queles bonnes gens de Normandie ont toujours fidèlement aimé lenuméraire. En cette occasion, ils firent grand accueil à lamunificence ducale et se battirent à coups de poings dans leruisseau, comme de braves cœurs qu’ils étaient. Tout le monde futcontent, excepté un laid païen à la tête embéguinée de guenilles,qui n’avait eu pour sa part de l’aubaine que des horions et pas uncarolus. Le pauvre homme se releva en colère.

– Duc ! dit-il au moment où Françoispassait devant lui, encore une poignée d’écus pour que Dieut’oublie ! François tourna la tête et poussa son cheval.

D’ordinaire et pour moindre irrévérence, ileût donné de son gantelet sur la tête du pataud.

– Les six hommes d’armes du corps !cria Goulaine, sénéchal de Bretagne, en s’arrêtant au dedans de laporte.

Les six hommes d’armes du corps étaient enquelque sorte les chevaliers d’honneur de la cérémonie. Ilsdevaient suivre immédiatement la bannière et mener le deuil.

C’étaient Hue de Maurever, père de Reine, quiavait été l’écuyer et l’ami du prince défunt ; Porhoët, pourle sang de Bretagne ; Thorigny, pour la Normandie ; LaHire, pour le roi Charles ; Chateaubriand, Le Bègue etMauny.

Les cinq derniers se présentèrent.

– Où est le sire de Maurever ?demanda Goulaine. Il se fit un mouvement dans l’escorte, car celasemblait étrange à chacun que Monsieur Hue, le vaillant et lefidèle, manquât à l’heure sainte sous la bannière de son maîtretrépassé. Un murmure courut de rang en rang. Chacun répétait toutbas la question du sénéchal :

– Où est le sire de Maurever ? Sonabsence était comme une accusation terrible. Contre qui ?Personne n’osait le dire ni peut-être le penser. Mais du sein de lafoule, la voix du vieux païen normand s’éleva de nouveau aigre etmoqueuse.

Le grigou disait :

– Que Dieu t’oublie, duc ! que Dieut’oublie ! Le duc François eut le frisson sur sa selle. Reine,tremblante, avait serré son voile autour de son visage. François seredressa tout pâle, il fit signe à Montauban de prendre la placevide de Maurever, et le cortège passa au milieu des acclamationsredoublées.

Chapitre 2Deux porte-bannières.

Au sortir de la porte d’Avranches, ce fut unspectacle magique et comme il n’est donné d’en offrir qu’à cesrivages merveilleux.

Un brouillard blanc, opaque, cotonneux,estompé d’ombres comme les nuages du ciel, s’étendait aux pieds despèlerins depuis le bas de la colline jusqu’à l’autre rive de labaie, où les maisons de Cancale se montraient au lointainperdu.

De ce brouillard, le Mont semblait surgir toutentier, resplendissant de la base au faîte, sous l’or ruisselant dusoleil de juin.

Vous eussiez dit qu’il était bercé mollementdans son lit de nuées, cet édifice unique au monde ! et quandla brume s’agitait, baissant son niveau sous la pression d’unsouffle de brise, vous eussiez dit que le colosse, grandi tout àcoup, allait toucher du front la voûte bleue :

La ville de Saint-Michel, collée au roc etsurmontant le mur d’enceinte, la plate-forme dominant la ville, lamuraille du château couronnant la plate-forme, le château hardimentlancé par-dessus la muraille, l’église perchée sur le château, etsur l’église l’audacieux campanile égaré dans le ciel !

Mais il est des instants où l’œil s’arrêteavec indifférence sur la plus splendide de toutes les féeries. Onne voit pas, parce que l’esprit est ailleurs.

Le cortège qui accompagnait François deBretagne au monastère descendait la montagne lentement. Chacunétait silencieux et morne.

Ces mots bizarres, prononcés par le grigou,coiffé de lambeaux : « Duc, que Dieut’oublie ! » étaient dans la mémoire de tous.

Et tous remarquaient l’absence de Monsieur Huede Maurever, écuyer du prince défunt, absence qui était d’autantplus inexplicable que les domaines de Maurever se trouvaient dansle voisinage immédiat de Pontorson, à quelques lieuesd’Avranches.

Or, en ce monde, il y a presque toujours uneclef pour les choses inexplicables.

Quand il s’agit de criminels ordinaires, cetteclef se dépose sur la table d’un greffe. Des juges s’assemblent. Onpend un homme.

Quand il s’agit des puissants de la terre,personne n’ose toucher à cette clef, et le mot de l’énigme resteenfoui dans les consciences.

Si l’escorte du duc François se taisait, cen’était pas qu’on n’y eût rien à se dire. C’est que nul n’osaitouvrir la bouche sur le sujet qui occupait tous les esprits.

Une partie de la foule avait suivi lecortège ; la foule n’avait pas pour se taire les mêmes raisonsque les hommes d’armes.

Et Dieu sait qu’elle s’occupait du riche ducpour son argent !

Il y en avait, dans la foule, qui prononçaientle mot sacrilègeen parlant de ce somptueux pèlerinage.

À l’entrée de la grève, douze guides prirentles devants pour sonder les lises et reconnaître les coursd’eau.

Le brouillard s’éclaircissait. Un coup de ventbalaya les sables.

La cavalcade prit le trot, comme cela se faitsur les tangues, où la rapidité de la marche diminue toujours ledanger.

Aubry de Kergariou et l’homme à la cotted’hermine, qui se nommait Méloir, tenaient toujours la tête de laprocession.

– …Si mon frère me gênait, dit Méloir,continuant une conversation à voix basse, mon frère serait monennemi. Et mes ennemis, je les tue. Le duc a bien fait !

– Tais-toi, cousin, tais-toi !murmura Aubry scandalisé.

Les chevaux, lourdement équipés, hésitaientsur les sables mouvants de la Sée. Les guides crièrent :

– Au galop ! messeigneurs ! Lacavalcade se lança et franchit l’obstacle. Méloir était toujoursaux côtés d’Aubry de Kergariou.

– Moi, dit-il, j’ai le double de ton âge,mon cousin. On me traite toujours en jouvenceau, parce que j’aimetrop les dés et le vin de Guienne. Mais demain mes cheveux vontgrisonner ; je suis sage. Écoute : pour la dame de mespensées, je ferais tout, excepté trahir mon seigneur, voilà mamorale !

– Elle est donc bien belle, ta dame, moncousin Méloir ? demanda Aubry avec distraction.

Les yeux du porte-étendard brillèrent sous lavisière de son casque.

– C’est la plus belle !répliqua-t-il avec emphase. C’était un homme de haute taille et derobuste apparence, qui portait comme il faut sa pesante armure. Safigure eût été belle sans l’expression de brutale effronterie quidéparait son regard. Du reste, il se faisait tort à lui-même endisant qu’il commencerait à grisonner demain, car sa chevelureabondante et bouclée s’échappait de son casque en mèches plusnoires que le jais.

Il pouvait avoir trente-cinq ans.

Aubry atteignait sa vingtième année.

Aubry était grand, et l’étroite cotte demailles qui sonnait sur ses reins n’ôtait rien à la gracieusesouplesse de sa taille. Ses cheveux châtains, soyeux et douxtombaient en boucles molles sur ses épaules. Sa moustache naissaità peine, et la rude atmosphère des camps n’avait pas encore hâlé sajoue. Aubry était beau. Il avait le cœur d’un chevalier.

Méloir avait un père normand et une mèrebretonne, Méloir ne valait pas beaucoup moins que le commun deshommes d’armes. La lance était légère comme une plume dans sa main.Quant à la chevalerie, ma foi ! Méloir ne s’en souciait pasplus que d’un gobelet vide.

Nous disons un gobelet d’étain. Il était braveparce que ses muscles étaient forts, et fidèle parce que son maîtreétait puissant. En prononçant ces mots : C’est la plusbelle, Méloir s’était retourné involontairement et son regardavait cherché dans la cavalcade le groupe de six jeunes filles quisuivait immédiatement le duc. Aubry fit comme lui.

Puis Aubry et lui se regardèrent.

– Elles sont six, dit Méloir, exprimantla pensée commune ; nous avons cinq chances contre une de nepas nous rencontrer !

– Tu as dit que c’était la plusbelle ! repartit Aubry à voix basse.

– Je l’ai dit. Et je te dis, mon cousinAubry, que je serais fâché de te trouver sur mon chemin.

Les cloches du Mont s’ébranlèrent, en mêmetemps que les portes du monastère s’ouvraient pour donner passageaux moines qui venaient au-devant de François de Bretagne.

La portion des curieux qui était restée surles remparts d’Avranches voyait maintenant le cortège ducal, et lafoule qui le suivait comme une tache sombre sur la brillanteimmensité des grèves.

Il restait un quart de lieue à faire pouratteindre la base du roc.

– Haut les bannières, hommesd’armes ! cria monsieur le sénéchal de Bretagne.

On était devant le Mont ; Méloir et Aubryrelevèrent brusquement leurs hampes qui s’étaient inclinées dans lefeu de la discussion. La bannière du couvent, qui portait la figurede l’archange, brodée sur fond d’or et l’écusson au revers, avec lafameuse devise du Mont-Saint-Michel : Immensi tremorOcean[2], s’abaissa par trois fois. GuillaumeRobert, procureur du cardinal-abbé, mit ses pieds dans le sable dela grève pour recevoir le prince, et les moines firent haie sur leroc.

En ce moment, où chacun descendait de cheval,il y eut dans l’escorte beaucoup de confusion ; la cohue quiétait à la suite poussait en avant pour sortir de la grève. Lesable foulé se couvrait d’eau, et c’est à peine si les dames dudeuil trouvèrent chacune un cavalier galant pour préserver leurspieds délicats.

Aubry sentit une main légère qui touchait sonépaule.

Il se retourna, Reine de Maurever était auprèsde lui.

– Que Dieu vous bénisse, Aubry, dit lajeune fille dont la voix était triste et douce. Je sais que vousm’aimez… Écoutez-moi. Avant qu’il soit une heure, mon père varisquer sa vie pour remplir son devoir.

– Sa vie ! répéta Aubry ; votrepère ! Et ses yeux couraient dans la foule pour chercherl’absent.

– Ne cherchez pas, Aubry, reprit encorela jeune fille ; vous ne trouveriez point. Mais écoutezceci : celui qui défendra mon père sera mon chevalier.

– Hommes d’armes ! en avant !dit monsieur le sénéchal. Reine sauta sur le sable et se confonditavec ses compagnes. Aubry chancelait comme un homme ivre.

– Allons, mon petit cousin, lui ditMéloir : il n’y a pas de quoi tomber malade. N’est-ce pas quec’est bien la plus belle ?

Ce grand Méloir avait sous sa moustache unsourire méchant.

– Que veux-tu dire ? balbutiaAubry.

– Rien, rien, mon cousin.

– Est-ce que ce serait ?…

– Mort diable ! tu as une épée.Quand nous serons en terre ferme, il sera temps de causer de toutcela. Aubry le regarda en face.

– Il y a deux moyens d’être heureux,reprit le porte-enseigne d’un ton doctoral : se faire aimer etse faire craindre. Un brave garçon n’a pas toujours le choix. Maisquand l’un des deux moyens lui échappe, il garde l’autre.Attention, mon cousin ; baisse ta hampe et rêve tout seul.Moi, j’ai à réfléchir.

Méloir prit les devants. On passait sous laherse. Le chœur des moines chantait le Dies irae enmontant l’escalier à pic qui donne entrée dans le château.

Chapitre 3Fratricide.

François de Bretagne et sa suite, arrivés à laporte d’entrée du couvent de Saint-Michel, étaient à vingt-cinqtoises environ du niveau de la grève.

François prit la tête du cortège et posa lepremier son pied sur les marches de l’escalier.

Cet escalier, dont les degrés de pierre vontse plongeant dans un demi-jour obscur, s’ouvre entre les deuxtourelles de défense, droites et hautes, percées chacune de deuxcréneaux séparés par une embrasure couverte, et conduit à la salledes gardes.

Il faut parler au passé quand il s’agit deshommes. Mais, pour les pierres, on peut employer le présent, carces merveilles en granit sont debout, et c’est à peine si les fousfurieux de 93, les Vandales de tous les âges, et quatre sièclesaccumulés ont pu mutiler quelques statues pieuses, écorcherquelques saints contours. Par exemple, le plâtre, plus fort que lesrévolutions et que les années ; le plâtre, arme favorited’Attila-directeur, et d’Erostrate-entrepreneur demaçonnerie ; a rafraîchi bien desvieilleries.

Mais il n’est pas besoin d’aller si loin deParis pour voir de quoi le plâtre est capable !

Laissons le plâtre. Et pour cela, décidément,parlons au passé.

Vis-à-vis de l’escalier, une vaste cheminéeque surmontait l’écusson abbatial, tenait le centre de la salle desgardes.

L’écusson du cardinal Guillaumed’Estouteville, trente-deuxième abbé de Saint-Michel, existe encoredans la nef et dans la salle des chevaliers. Il étaitécartelé : aux premier et dernier, burellé d’argent et desable, au lion rampant du même, accolé d’or, armé et lampassé degueules sur le tout ; aux deuxième et troisième, de gueules àdeux fasces d’or, – l’écu timbré d’un chapeau de cardinal degueules et lambrequins de même, surmonté de la croixarchiépiscopale. En cœur, l’écu de France à la bande de gueulespour brisure.

Dans cette salle des gardes, monseigneurl’évêque de Dol, qui devait officier, attendait son souverain avecle prieur de Saint-Michel et les chanoines de Coutances.

Le prieur prit la gauche de Guillaume Robert,qui représentait le cardinal-abbé, et livra les clés au servantchargé d’ouvrir les portes.

Pour arriver à l’église de l’abbaye deSaint-Michel, on ne marchait pas, on montait toujours.

Il fallut d’abord traverser le grandréfectoire, énorme pièce de style roman, où la sobriété des détailsfait naître une sorte de grandeur pesante qui impose et qui étonne,les dortoirs, de même style, qui règnent au-dessus, et la salle deschevaliers.

Elle était bien nommée, celle-là ! fièreet robuste comme ces géants qui s’habillaient de fer ! lourde,mais bien campée sur ses vigoureux piliers et respirant, du sol àsa voûte, la majesté rude du soldat chrétien.

Comme style, c’était le roman arrivant augothique, le pilier obèse se faisant plus musculeux, le cintrecaressant la naissance de l’ogive.

Ils montèrent encore, lentement, les moineschantant les hymnes de mort, les hommes d’armes silencieux etrecueillis, les femmes voilées, le duc pâle.

Le duc pâle, qui tremblait sous les voûtesfroides, et qui murmurait au hasard une prière.

Son cœur ne savait pas que sa bouche parlait àDieu.

Et Dieu n’écoutait pas.

Au-dessus de la salle des chevaliers, lecloître.

L’Aire de Plomb, comme on l’appelait,parce que la cour, comprise entre les quatre galeries, étaitrecouverte en plomb, pour protéger la voûte de la salleinférieure.

À mesure qu’on montait, le roman disparaissaitpour faire place au gothique, car l’histoire architecturale duMont-Saint-Michel a ses pages en ordre, dont les feuillets sedéroulent suivant l’exactitude chronologique.

Le soleil de midi éclairait le cloître, quiapparut aux pèlerins dans toute sa riche efflorescence : Uncarré parfait, à trois rangs de colonnettes isolées ou reliées enfaisceaux qui se couronnent de voûtes ogivales, arrêtées par desnervures délicates et hardies.

Le prodige ici, c’est la variété des ornementsdont le motif, toujours le même, se modifie à l’infini dansl’exécution, et brode ses feuilles ou ses fleurs de mille façonsdifférentes, de telle sorte que la symétrie respectée laisse lechamp libre à la plus aimée de nos sensations artistiques :celle que fait naître la fantaisie.

Aussi, cette échelle de soixante pieds quenous venons de gravir, depuis la base des tourelles jusqu’àl’aire de plomb, en passant par la salle des gardes, legrand réfectoire, le dortoir, la salle des chevaliers, le cloître,avait-elle reçu, des visiteurs éblouis, le nom générique de laMerveille.

À l’angle nord du cloître, il y avait un troncde bois sculpté, devant lequel monsieur le prieur s’arrêta enfaisant sonner son bât.

– Monsieur Gilles de Bretagne dit-il,dont Dieu ait l’âme en sa miséricorde, mit dans ce tronc quaranteécus nantais, en l’an trente-sept, le quatrième jour defévrier.

François prit une poignée d’or dans sonescarcelle, la jeta dans le tronc, se signa et passa.

La procession tourna l’angle du cloître pourgagner la basilique.

Mais ce n’est pas le grand soleil qu’il faut àcette architecture sarrasine pour qu’elle répande tout ce qui esten elle de mystérieux et de pieux. Ses grâces un peu bizarres, seseffets imprévus en quelque sorte romanesques, ont plus besoind’ombre encore que de lumière.

Et cela est si vrai, que nous assombrissons àplaisir les vitraux de nos cathédrales, afin que le jour glisse àla fois moins clair et plus chaud dans ces forêts de granit qui ontleurs racines sous le marbre de la nef et qui entrelacent à lavoûte leurs branches feuillées ou fleuries.

La basilique de Saint-Michel n’était pasentièrement bâtie à l’époque où se passe notre histoire. Lecouronnement du chœur manquait ; mais la nef et les bas côtésétaient déjà clos. L’autel se dressait sous la charpente même duchœur qui communiquait avec le dehors par les travaux et leséchafaudages.

Le duc François s’arrêta là. Il ne monta pointl’escalier du clocher qui conduit aux galeries, au grand et aupetit Tour des fous et enfin à cette flèche audacieuse oùl’archange saint Michel, tournant sur sa boule d’or, terrassait ledragon à quatre cents pieds au-dessus des grèves[3] .

Les tentures funèbres cachaient la partie duchœur inachevée. Les moines se rangèrent en demi-cercle, autour del’autel.

La grosse cloche du monastère tinta leglas.

Les six dames du deuil s’agenouillèrent surdes coussins de velours, derrière le dais qu’on avait tendu pour leduc François.

Jeanne de Bruc et Yvonne-Marie de Coëtlogonoccupèrent les deux premiers coussins. Elles représentaient madameIsabelle d’Écosse, duchesse régnante et Françoise de Dinan, veuvedu prince décédé.

Parmi les gentilshommes, Malestroitreprésentait monsieur Pierre de Bretagne, frère du duc, et levaillant Jean Budes, souche de la maison de Guébriant, se mit auxlieu et place d’Arthur de Bretagne, connétable de Richemont, absentpour le service du roi de France.

Aux frises tendues de noir, la devise deBretagne courait en festons sans fin, montrant, tantôt l’un, tantôtl’autre de ses quatre mots héroïques : Malo mori quamfaedari.[4]

La foule emplissait les bas côtés.

Dans la nef, les hommes d’armes étaientdebout, séparés de leur souverain et des religieux par labalustrade du chœur.

Cette obscurité que nous demandions tout àl’heure pour les œuvres de l’art gothique, la basilique deSaint-Michel l’avait à profusion ce jour-là. Le noir des tentures,couvrant la demi-transparence des vitraux, laissait à peine passerquelques rayons, et la lueur des cierges luttait victorieusementcontre ces pâles clartés.

Il régnait sous la voûte une tristesse graveet profonde.

Et aussi, mais nul n’aurait su dire pourquoi,une sorte de mystique terreur.

L’office commença.

François était juste en face du cercueil videqui figurait la bière absente, pour les besoins de lacérémonie.

On dit qu’il tint les yeux baissés constammentet que son regard ne se tourna pas une seule fois vers le drap noiroù des lettres d’argent dessinaient le chiffre de son frère.

Les moines récitaient les oraisons d’une voixlente et cadencée. La foule et les chevaliers répondaient.

On dit que pas une fois les lèvres décoloréesde François ne s’ouvrirent pour laisser tomber les répons.

On dit encore qu’à plusieurs reprises soncorps chancela sur le noble siège que lui avaient préparé lesmoines.

On dit enfin que lors de l’absoute sa mainlaissa échapper le goupillon bénit…

Mais ce fut pendant l’absoute que se passa lascène étrange et mémorable qui sans doute fit oublier les détailsqui l’avaient précédée.

Cette scène, la basilique de Saint-Michel engardera éternellement le souvenir.

Le doigt de Dieu toucha ce front que nepouvait atteindre le doigt de la justice humaine.

Au moment où le duc François se levait pourjeter l’eau sainte sur le catafalque, et comme monsieur le sénéchalde Bretagne jetait ce cri sous la voûte sonore :

– Hommes d’armes ! à genoux !Au moment où les six chevaliers du deuil, baissant la pointe del’épée, entraient dans le chœur pour se ranger autour du cénotaphe,un moine parut tout à coup derrière le cercueil vide. Personnen’aurait su dire d’où sortait ce religieux, car toutes les stallesrestaient remplies et nul mouvement ne s’était fait à l’entour duchœur. Le moine se dressa de toute sa hauteur, développant la bureraide de sa robe et ne montrant qu’une main qui tenait un crucifixde bois.

– Arrière, duc ! prononça-t-il d’unevoix retentissante. Le duc François s’arrêta. Reine de Maurevertrembla sous son voile. Aubry tressaillit. Il avait reconnu cettevoix. Dans le chœur et dans la nef on se regardait. La stupéfactionétait sur tous les visages. Cependant monseigneur l’évêque de Dolne bougeait pas. Procureur, prieur et religieux durent imiter sonexemple. Le moine inconnu tourna le cénotaphe et vint à larencontre du duc.

– Que veux-tu ? balbutia cedernier.

– Je viens à toi de la part de ton frèremort, répondit le moine. Un frisson courut dans toutes lesveines.

Méloir seul semblait curieux plutôtqu’effrayé. Il s’avança jusqu’à la balustrade pour mieux voir.Aubry l’y avait précédé.

– Qui es-tu ? prononça encore le ducFrançois, dont la voix défaillait.

Le moine, au lieu de répondre cette fois, jetaen arrière le large capuchon de son froc et découvrit une tête devieillard, énergique et calme, couronnée de longs cheveuxblancs.

Un nom passa aussitôt de bouche en bouche. Ondisait :

– Hue de Maurever ! l’écuyer deM. Gilles ! Méloir hocha sa tête coiffée de fer, comme onfait quand le mot longtemps cherché d’une énigme vous apparaît àl’improviste. Aubry, qui respirait à peine, se tourna versl’endroit de la nef où les dames étaient agenouillées. Reine étaitimmobile. Les draperies de son voile semblaient taillées dans lemarbre. Le prétendu moine, cependant, avait le front haut et l’œilassuré. Il regardait en face François de Bretagne dont lespaupières se baissaient. Sa voix se fit grave, et son accent plussolennel.

– En présence de la Trinité sainte,reprit-il, et devant tous ceux qui sont ici, prêtres, moines,chevaliers, écuyers, hommes-liges, servant d’armes, bourgeois etmanants, moi, Hugues de Maurever, seigneur du Roz, de l’Aumône etde Saint-Jean-des-Grèves, parlant pour ton frère Gilles, assassinélâchement, je te cite, François de Bretagne, mon seigneur, àcomparaître, dans le délai de quarante jours, devant le tribunal deDieu !

Le vieillard se tut. Sa main droite, quitenait un crucifix, s’éleva. Sa main gauche sortit du frocentrouvert et jeta aux pieds de François un gantelet de buffle quechacun put reconnaître pour avoir appartenu au malheureux princedont on fêtait les funérailles.

Pour se rendre compte de l’effet foudroyantproduit par cette scène, il faut quitter le milieu sceptique oùnous vivons et secouer l’atmosphère de prose lourde qui nousentoure ; il faut se reporter au lieu et au temps. Lequinzième siècle croyait : la religion entrait alors dans lavie de tous, et il n’était guère de cœur qui ne se serrât au seulmot de miracle.

Cela se passait au Mont-Saint-Michel, lerocher lugubre, cerné par la mort.

Cela se passait dans la basilique en deuil,devant le cercueil de celui-là même qui appelait son frère assassinaux pieds de la justice suprême.

Autour du cénotaphe, flanqué de ses quatrerangées de cierges, cinquante moines s’alignaient, impassibles,montrant leurs rigides visages dans cette ombre étrange que fait laprofonde cagoule.

L’autel seul rayonnait sur le fond mat desdraperies noires.

Et dans la nuit de la nef, parmi la cohueconfuse des colonnes, sous les ogives enchevêtrant à l’infini leursnervures, éclairées vaguement par quelques rayons rougeâtreséchappés aux vitraux, l’acier des armures jetait çà et là sesaustères reflets…

Il y eut deux ou trois secondes de silencemorne, pendant lesquelles une terreur écrasante pesa surl’assemblée.

Allait-on voir le spectre soulever sesfunèbres voiles ?

Puis il se fit un grand mouvement. Les armuressonnèrent dans la nef ; les six chevaliers escaladèrent labalustrade, et les moines quittant leurs stalles en désordre,s’élancèrent au milieu du chœur.

Cela, parce que le duc de Bretagne, aprèsavoir chancelé comme s’il eût reçu un coup de masse sur le crâne,était tombé à la renverse sur le marbre.

On le releva.

Quand il rouvrit les yeux, Hue de Maureveravait disparu ; et tout ce que nous venons de raconter auraitpu passer pour un songe, sans le gantelet de buffle qui étaittoujours là, témoin irrécusable du terrible ajournement.

Par où le faux moine s’était-ilenfui ?

Chacun se fit cette question, mais nul n’y sutrépondre.

Le duc François, livide comme un cadavre,parcourut des yeux sa suite frémissante.

– Cet homme a menti, messieurs, dit-il,je le jure à la face de Saint-Michel ! Une voix tomba de lavoûte et répondit :

– C’est toi qui mens, mon seigneur, je lejure à la face de Dieu ! On vit un objet sombre qui se mouvaitdans la galerie conduisant à l’escalier du clocher. Le sang montaaux yeux de François qui se redressa.

– Cent écus d’or à qui mel’amènera ! s’écria-t-il.

Reine sentit son cœur s’arrêter. Personne nebougea. Le duc repoussa du pied le gantelet avec fureur. Son regardqui cherchait un aide, tomba sur Aubry de Kergariou, deboutderrière la balustrade.

– Avance ici, toi !commanda-t-il.

Aubry ficha sa bannière dans les degrés quiséparaient la nef du chœur et franchit la balustrade.

– Mon cousin de Poroët, reprit le duc,m’a dit souvent que tu étais la meilleure lance de sa compagnie.Veux-tu être chevalier ?

– Mon père l’était ; je ledeviendrai avec l’aide de mon patron, répliqua Aubry.

– Tu le seras ce soir, si tu m’amènes cethomme mort ou vivant.

Les yeux d’Aubry se tournèrent vers la nef. Ilvit Méloir qui souriait méchamment. Il vit les deux blanches mainsde Reine qui se joignaient sous son voile.

Aubry tira son épée, la baisa et la jetadevant le duc. Après quoi, il croisa ses bras sur sa poitrine. Leduc recula. Ce coup le frappa presque aussi violemment quel’accusation même de fratricide. On entendit glisser entre seslèvres blêmes ces mots prophétiques :

– Je mourrai abandonné ! Mais avantqu’il eût eu le temps de reprendre la parole, le bruit d’uneseconde bannière, fichée dans le bois des marches, retentit sous lavoûte silencieuse.

Méloir franchit la balustrade à son tour.

Il mit un genou en terre devant le duc.

– Mon seigneur, dit-il, celui-là est unenfant ; moi je suis un homme ; je poursuivrai le traîtreMaurever, et je le trouverai, fût-il chez Satan !

– Donc tu seras chevalier ! s’écriale duc.

Le soir, en traversant les grèves pourregagner Avranches, le futur chevalier Méloir avait pour mission degarder le pauvre Aubry qui était prisonnier d’État.

– Mon cousin, disait-il, nous voilà enpartie. Elle t’aime, mais elle me craint. Je ne changerais pas mesdés contre les tiens.

Chapitre 4Veillée de la Saint-Jean.

Le manoir de Saint-Jean-des-Grèves était situéentre le bourg de Saint-Georges, sur le Couesnon, et le bourg deCherrueix.

Sous le manoir, comme c’était la coutume,quelques maisons se groupaient.

Le manoir occupait le faîte d’un petitmamelon. Un taillis de chênes le séparait du village.

Le Bief-Neuf coulait derrière le manoir.

On nomme biefs les ruisseaux marneuxà berges escarpées, au cours manquant de pente, qui dormenttristement dans l’étendue du Marais.

La principale maison du village appartenait àSimon Le Priol, laboureur et fermier de Maurever.

C’était une bâtisse en marne battue et séchée,que soutenaient des pans de bois croisés en X. La toiture deroseaux était haute et svelte, comme si elle eût essayé de releverle style épais de la maison.

Dans ce pays plat et gras, le pittoresque faitdéfaut ; alors comme aujourd’hui, c’était du blé dru et bienvenu sous des pommiers difformes et sur de la marne labourée.

Terre grisâtre comme du savon de ménage ounoire comme du brai en fusion ; moulins à vent qui ne tournentguère ; masures ennuyées derrière leur haie jaune et portantleur toiture de roz près du sol, comme un gars innocent etfrileux qui rabat jusqu’au menton son gros bonnet de laine.

Bon pain, cidre gluant, sang de Bretagne mêléà sang de Normandie, querelles au bâton, querelles àl’écritoire : deux hommes de loi pour un médecin, un médecinpour un quart de malade, quatre malades pour un homme en santé.

Tournez la tête, faites trois cents pas, vousquittez la boue, vous trouvez le sable, la grève, le vent vif, lespêcheurs découplés comme des héros : la vraie Bretagne.

On est enfoui sous ces odieux pommiers. Maisils sont si bas ! Pour voir l’horizon immense, il suffit de sehausser sur un trou de taupe.

Dol ! heureux pays de gros marrons et desprocès incurables ! Contrée sans prétention, à l’abri de toutepoésie ! Dol ! ville naïve qui possède un joyau pourcathédrale, et qui entend la messe dans une grange !Dol ! cité druidique d’où les épiciers raisonnables ont chasséles bardes fous !

Salut et prospérité ! Bon pain, cidregluant, pommes de terre guéries, voilà les souhaits qu’on formepour ton bonheur !

Le village de Saint-Jean était trop près de lagrève, bien qu’il ne la vît point, aveuglé qu’il était par sixchâtaigniers et trois douzaines de pommiers, pour ne pas secouercette torpeur lymphatique qui endort le Marais. Il y avait autantde coquetiers que de garçons de charrue au village deSaint-Jean, et le Bief-Neuf y amenait l’eau de la mer aux grandesmarées, jusqu’à la porte de la grange.

Simon Le Priol était à la tête du village deplein droit et sans conteste. Après lui venait maître Gueffès, êtrehybride, moitié mendiant, moitié maquignon, un peu clerc, un peupaïen, Normand triple avec un nom breton.

Après maître Gueffès, le commun desmortels.

C’était une quinzaine de jours après leservice célébré au Mont-Saint-Michel pour le repos et le salut demonsieur Gilles de Bretagne.

Il y avait grande veillée chez Simon Le Priolpour la fête de la Saint-Jean, qui était en même temps la fête demanoir et celle du village.

On avait brûlé vingt-cinq fagots dechâtaignier sur l’aire, des fagots qui pétillent gaiement dans laflamme et qui lancent au vent des fusées de folles étincelles.

Le souper cuisait dans le chaudron massif,suspendu à la crémaillère.

Dans l’unique pièce qui composait lerez-de-chaussée de la ferme, le village entier était réuni.

Dix à douze gars, autant de filles, deuxménagères et maître Vincent Gueffès, lequel n’appartenait à aucunsexe : ce n’était pas un homme, en effet, puisqu’il ne savaitni labourer, ni pêcher, ni se battre ; ce n’était pas unefemme, puisqu’il s’appelait maître Vincent Gueffès, et qu’ilmendiait à Dol ou à Avranches dans un vieux sac d’échevin.

L’assemblée était présidée par Simon Le Priolet sa métayère Fanchon la Fileuse, bonne grosse Doloise, rouge,forte, franche, buvant son coup de cidre comme une luronne qu’elleétait, et ne disant jamais non quand un pauvre quémandait à saporte.

Fanchon la Fileuse était, ma foi, la filled’un valet de notre sieur le pro-secrétaire de l’évêché, ce qui luidonnait un peu d’orgueil.

Simon Le Priol, lui, avait une honnête figureun peu sèche sous une forêt de cheveux gris. C’était un grandbonhomme ayant la conscience de sa valeur, et sachant garder sonquant à soi parmi les petites gens du village.

Il tenait sa ferme à fief, non à bail, etcomme Hue de Maurever était bien la perle des maîtres, Simon LePriol avait de quoi dans quelque coin. Il passait pourriche. Quand un homme est riche, on l’accuse d’être avare :Simon subissait le sort commun.

Cela n’empêchait pas sa fille Simonnette derire et de chanter comme une bienheureuse, et d’aller, plus rougequ’une cerise, toujours courant, toujours sautant, babillant ici,là, mordant une pomme, grimpant au talus, passant pardessus leshaies, se signant au-devant des croix, et rêvant parfois, quand songrand œil noir plongeait à l’horizon.

Du reste, Simonnette ne rêvait passouvent.

Elle avait autre chose à faire.

Elle avait deux belles vaches à soigner, unerousse et une noire : cornes évasées, mufle court, regardsfixes ; gaies toutes deux et bonnes laitières : desvaches qu’on aurait payées trois anges d’or la pièce au marché dePontorson !

Des vaches comme il en fallait pour fournir lacrème exquise du déjeuner de mademoiselle Reine.

Car Reine de Maurever habitait presquetoujours le manoir de Saint-Jean.

Pas maintenant, hélas ! Maintenant Reineétait Dieu savait où, depuis que son vieux père menait la vie d’unproscrit.

Pauvre demoiselle ! si douce, sicharitable, si aimée !

Quand Simonnette allait par les chemins, lesbras passés autour du cou de la Rousse ou de la Noire, elle pensaitbien souvent à mademoiselle Reine.

Elles étaient du même âge, la fille dugentilhomme et la fille du paysan. Elles avaient joué ensemble surla pelouse du manoir. Ensemble elles étaient devenues belles.

Reine avait la noble beauté de sa race. Plustard, nous la verrons bien plus belle encore sous son voile dedeuil.

Simonnette… franchement, vous n’avez jamais purencontrer de plus mignonne créature ! Un sourire contagieux,un sourire irrésistible. À la voir les fronts se déridaient.Simonnette ! Simonnette ! rien que ce nom-là, c’était dela gaieté pour ceux qui l’avaient vue.

Excepté pourtant pour ce pauvre petit Jeannin,le coquetier.[5]

Jeannin pleurait quand les autressouriaient.

Il se cachait pour voir passer Simonnette, etquand Simonnette était passée, il se prenait le front à deuxmains.

S’il avait osé, le petit Jeannin, il se seraitvraiment cassé la tête contre un pommier. Mais il aurait eu peur dese faire trop de mal.

Figurez-vous une tête de chérubin avec descheveux bouclés à profusion, des grands yeux bleus, tendres ettimides, et sous sa peau de mouton, hélas ! bien usée, cettegaucherie gracieuse des adolescents.

Il était fait comme cela, le petit Jeannin, etil allait avoir dix-huit ans.

Par exemple, pas un denier vaillant ! Despieds nus, des chausses trouées, pas seulement unedevantière de grosse toile pour remplacer sa peau demouton qui s’en allait.

Simon Le Priol ne l’avait jamais peut-êtreregardé. Ce n’était pas un parti. Simon voulait pour safille un homme de cinquante écus nantais.

Cinquante écus, grand Dieu ! Chaque écuvalant douze livres de vingt sols royaux, à douze deniers tournoisle sol (s’il n’est rogné).

Le petit Jeannin n’avait jamais vu tantd’argent, même en songe.

Et, en conscience, est-ce bon pour faire desmaris, ces séraphins aux yeux de saphir et aux cheveuxd’or ?

Maître Vincent Gueffès disait non.

Parlons de maître Vincent Gueffès.

Front étroit, vaste nez, bouche fendue avecune hallebarde. Dans cette bouche, une mâchoire monumentale, haute,large, solide et ressemblant à ces belles mâchoiresantédiluviennes, à l’aide desquelles, quatre cents ans plus tard,les savants devaient reconstruire tout un monde.

La mâchoire de maître Vincent Gueffès,retrouvée par hasard, a dû conduire tout droit à l’idée dumastodonte.

Beaux petits yeux ronds, doucement frangés derouge, cheveux couleur de poussière, longue taille maigre et droitedans une houppelande faite pour autrui : tel se présentaitmaître Vincent Gueffès.

Simon Le Priol avait coutume de dire qu’iln’était point laid. Simon Le Priol avait raison, en ce sens quemaître Gueffès était affreux.

Du reste, point d’âge. Vous savez, ces bonnesgens ont de vingt-cinq à soixante ans. Passé soixante ans, ilsrajeunissent.

Eh bien ! avec cela, maître Gueffès étaitbas-normand des pieds à la tête. Il avait de l’esprit comme quatremalins de Domfront, sa patrie. Or, un malin de Domfront vaut quatrefinauds de Vire qui valent chacun quatre citrouilles deCondé-sur-Noireau, ville où les huîtres naissent à vingt lieues dela mer !

Maître Gueffès était le rival du petitJeannin, le coquetier. Il trouvait Simonnette charmante, et quandil songeait à la dot de Simonnette, sa mâchoire toute entière semontrait en un épouvantable sourire.

Maître Gueffès ne mendiait jamais aux environsde Saint-Jean. D’ailleurs, mendier, en ce temps, c’était toutbonnement prendre sa part de certaines largesses périodiques.Maître Vincent Gueffès allait quérir sa soupe à la distribution dumonastère ; il criait noël sur le passage des seigneurs ;mais ce n’était pas un gueux.

On savait bien qu’il avait quelque part un sacde cuir qui motivait amplement la bienveillance de Simon LePriol.

Le pauvre petit Jeannin était peureux comme unlièvre. Oh ! sans cela maître Gueffès aurait eu soncompte !

Et maintenant, reste-t-il quelqu’un à décrireautour de la grande cheminée ? À part Simon le métayer,Fanchon la métayère, Simonnette. Gueffès et le petit Jeannin, iln’y a guère que des comparses : Joson le vannier, Michon labuandière, quatre Mathurin, autant de Gothon, une Scolastique etdeux Catiche. N’oublions pas cependant la Rousse et la Noire, lesdeux belles vaches, commodément vautrées à l’autre bout de lachambre, et trois gorets[6] (saufrespect), grognant sous la table même.

La veillée allait bien. La cruche au cidrecirculait assez vivement, escortée de l’écuelle commune. Fanchon,la digne métayère, à cause de la solennité de la Saint-Jean,savourait toute seule une tasse d’hypocras.

Les rouets chômaient, les fuseaux de même. Lesquatre Gothon étaient lasses de jouer à la main chaude avec lesquatre Mathurin.

Le petit Jeannin, les pieds nus dans lescendres, laissait passer l’écuelle sans y mouiller ses lèvres etregardait Simonnette tant qu’il pouvait.

Dans sa blonde tête, il brodait de millemanières diverses ce thème invariable : Si j’avais cinquanteécus nantais !

Maître Vincent Gueffès se taisait, commedevraient faire tous les bas-normands d’esprit.

Simonnette riait avec l’un, avec l’autre, avectous, l’heureuse fille. En ce moment, elle écoutait Simon Le Priol,son père, qui contait une histoire.

Une belle histoire, car vous eussiez entendula souris courir dans la salle basse de la ferme.

– Voilà donc qu’est comme ça, mes vraisamis, disait Simon ; le chevalier était de quelque part par làen Léon ou en Cornouailles, du côté de la Bretagne bretonnante,comme on l’appelle, à cause qu’on y parle baragouin.

Il venait en la ville de Dol pour voir sa mèreou autre chose, je ne sais pas. Voilà qu’est comme ça.

Ils couchaient trois dans la même chambre, àl’hôtellerie des Quatre Besans d’Or, sous le couvent desMinimes, au bout de la Rue-qui-Tourne : un Français, unNormand et le chevalier breton, qui fait trois, comme je vous ledis.

Avant de s’endormir, c’est pourtant vrai, ceque je vous fais là, le Français chanta une antienne luronne, leNormand compta les angelots de son escarcelle, et le Breton récitases prières.

Faut pas mentir ! le Français dit auNormand :

– Combien as-tu dans ton sac, moncompagnon ?

– Cent sols de la monnaie de Rouen ettrois ducats de Flandre, répondit le Normand.

– Veux-tu les jouer aux dés en quinzepasses contre cent sols parisis et trois anneaux de ma chaîned’or ?

Le Normand ferma son escarcelle et la mit sousson oreiller.

– Tu ne veux pas ? repris l’enragéFrançais ; eh bien ! buvons-les s’il ne te plaît pas deles jouer.

– Mes chers compagnons, interrompit icile Breton, je vous prie de me laisser dire mes oraisons… Passe-moil’écuelle, Mathurin !

Ce n’était autour du cercle, que bouchesbéantes et regards curieux. Simon Le Priol but un large coup etpoursuivit :

– Nous n’y sommes pas, mes bonnesgens ! Oh ! mais non ! Vous allez voir bientôt ceque fit la Fée des Grèves. Attention !

Chapitre 5Un Breton, un Français, un Normand.

Simon Le Priol continua ainsi :

– Voilà donc qu’est comme ça, vousautres ! Le chevalier breton leur dit : Mes compagnons,je vous prie de me laisser dire mes oraisons.

Mais les Français, mes petits enfants, ça a lediable dans le corps, faut pas mentir ! Le Françaisreprit :

– Ta prière sera bonne demain comme cesoir, sire Baragoin. Si tu as quelque chose dans ton escarcelle, jete propose la même partie qu’au Normand.

Le Breton se signa et dit amen ;sa prière était finie.

– Tu dis amen, s’écria leFrançais ; donc tu consens ! J’ai des dés dans ma boursecomme un honnête homme. Normand ! lève-toi et soistémoin !

Mes petits enfants, qui fut embarrassé ?Ce fut le chevalier breton, car il n’avait dans son aumônièrequ’une pauvre piécette de vingt-quatre sous, percée au milieu etrognée tout à l’entour. Cependant, il avait dit amen, etpour l’honneur de la Bretagne il ne pouvait point se dédire.

– Pour si futile objet, pensait-il, Dieuet la Vierge ne me viendront point en aide. À moi la bonne Fée desGrèves !

Il y eut à ce nom un long soupir decontentement autour de la cheminée.

Les escabelles se rapprochèrent. Tous les yeuxdévorèrent le conteur.

Simon Le Priol, sûr de son effet, réclama lacruche et l’écuelle.

Et tout le monde de murmurer :

– Oh ! maître Simon, ditesvite ! dites vite !

Maître Simon prit son temps, lampa uneterrible rasade et poursuivit :

– Vous me demanderez ce que pouvait fairela Fée des Grèves dans une partie de dés, jouée en terreferme ?

Attendez, mes petits enfants. Vous allez voir.Voilà donc qu’est comme ça !

– Mon compagnon, dit le chevalier breton,dans mon pays de Cornouailles, on ne sait point jouer aux dés.

– Quel jeu joue-t-on dans ton pays deCornouailles ?

– Le jeu du bois de cormier, moncompagnon.

– Et comment le joue-t-on ce jeu du boisde cormier ?

– On le joue sans table ni tapis, dansl’aire avec deux gaules d’une toise : Bon pied, bon œil, et àla grâce de Dieu !

Le Français comprit et fit la grimace.L’assemblée eut ici un gros rire franc et joyeux.

– Il n’était pas gaucher, leBreton ! dit un Mathurin.

– En voilà un malin, le Breton !s’écrièrent plusieurs Gothon.

Et entre voisins on se pinça le gras des brasjusqu’au sang par jubilation et sans malice.

Le pauvre petit Jeannin seul n’écoutait guèreet ne pinçait personne. Il en était toujours à penser :

– Si j’avais seulement cinquante écusnantais !

– Quoi donc ! voilà qu’est comme ça,reprit encore Simon Le Priol ; le Breton n’était pas bête,c’est la vérité, faut pas mentir !

Ce fut au tour du Français d’être embarrassé.Le Normand, lui, avait son idée.

– Mes bons chrétiens, dit-il, on peutarranger ça, et je serai, s’il vous plaît, de la partie. Ni dés, nibâtons ! Faisons un pèlerinage à la maison de saint Michel,archange, et partons en même temps. Le premier arrivé sera lemaître.

– Tope ! s’écria le Français, quiavait vu le Mont de loin, en passant sur la route.

– Tope ! dit le Breton qui nevoulait pas reculer. Le Normand sourit dans sa barbe, parce qu’ilconnaissait les tangues, étant du gros bourg de Genest, del’autre côté d’Avranches. Ils se donnèrent la main et descendirenttous trois à l’écurie. Vous dire l’avide curiosité excitée parcette simple légende dans l’auditoire du maître Simon Le Priol,serait chose impossible. D’abord la lutte était bien établie entreles trois races rivales : Bretons, Normands, Français ;ensuite il s’agissait des tangues, ces déserts sans routes tracées,aux dangers connus et toujours mystérieux ; enfin, on voyaitapparaître dans le lointain du récit la Fée des Grèves, lamythologie du pays, l’élément surnaturel si cher aux imaginationsbretonnes.

La Fée des Grèves allait jouer son rôle.

La Fée des Grèves ! l’être étrange dontle nom revenait toujours dans les épopées rustiques, racontées aucoin du foyer.

Le lutin caché dans les grandsbrouillards.

Le feu follet des nuits d’automne.

L’esprit qui danse parmi la poudreéblouissante des mirages de midi.

Le fantôme qui glisse sur les lisesdans les ténèbres de minuit.

La Fée des Grèves ! avec son manteaud’azur et sa couronne d’étoiles !

– Ah ! dam ! poursuivit SimonLe Priol, ah ! dam ! ah ! dam ! Voilà doncqu’est comme ça, pour de vrai, les gars et les filles, je ne menspas.

Le Breton sella son cheval noir ; leFrançais sella son cheval blanc ; le Normand sella son chevalqui n’était ni blanc ni noir, parce que, dans son pays, tout estpie, blanc et noir, chèvre et chou, un petit peu chair, un petitpeu poisson. Quoi ! un pied chez le bon Dieu, un pied chez lediable.

Et en route !

– Bon voyage, mes vrais amis, leur criale Normand qui prit la route de Pontorson. Le Françaisrépondit : Bon voyage ! et piqua droit aux sables. LeBreton dit aussi : Bon voyage ! mais il retint soncheval.

Que fit-il ? C’est à présent que la Féepouvait le perdre ou le sauver.

– Ah ! dam, oui, par exemple !interrompit l’assistance tout d’une voix.

Simon flatté de cet élan naïf, fit un signeamical à la ronde et poursuivit :

– Pas moins, le Normand courait enfaisant le grand tour et le Français galopait vers les Grèves.

Mon Breton, ayant réfléchi, vrai comme je vousle dis, entra chez un marchand d’épices et acheta des friandisespour toute sa piécette de vingt-quatre sous.

Il savait que la bonne Fée aimait les doudouxparce qu’elle est une femme.

Et il partit semant ses épices au bord durivage, en disant : Bonne Fée, bonne Fée, prends pitié demoi !

On vous l’a dit et c’est la vérité : laFée descend dans le brouillard, mais elle se laisse aussi glisserle long des rayons de la lune.

Le Breton la vit venir ainsi.

Ah ! grand Dieu ! c’était un bravehomme, vous allez voir !

La Fée courut aux épices. Le Breton se coulajusqu’à elle et comme la Fée s’amusait aux friandises, il la saisità bras-le-corps…

– Voyez-vous ça ! fit-on dansl’assistance. Et l’attention de redoubler. Le petit Jeanninlui-même tournait maintenant ses grands yeux bleus vers Simon LePriol.

– Ma foi ! dam ! oui, les garset les filles ! continua Simon : le Breton la saisit à labrassée, et si vous ne savez pas grand’chose, vous savez bien sûr,qu’une fois prise, la Fée fait tout ce qu’on veut et donne tout cequ’on demande.

– Oh ! fit le petit Jeannin quin’avait peut-être jamais osé prendre la parole devant une siimposante assemblée, est-ce bien vrai, ça ?

– Si c’est vrai… commença Simonscandalisé.

– Donne-t-elle des écus nantais ?interrompit encore le petit Jeannin. Tout le monde éclata de rire.Le pauvre enfant, rouge et confus, baissa la tête.

Simonnette, toute seule, comprit le sensdétourné de cette question, et son regard remercia le petitcoquetier.

– Toi, disait cependant Simon Le Priol,tu vas te taire, pêcheur de coques vides ! La Fée donne desécus nantais comme elle donnerait des perles, des diamants et detout ; ça ne lui coûterait pas davantage, puisqu’elle voit aufond de la mer !

Voilà qu’est donc comme ça ! Le Breton,lui, dit à la Fée :

– Bonne Fée, je ne veux ni or ni argent.Je veux passer au Mont à pied sec, en droite ligne. Il n’avait pasfini de parler, que la Fée était assise gracieusement sur le cou deson cheval, et lui en selle. Eh ! hop ! Le cheval noirprit le galop tout seul.

Ah ! dam ! fallait voir ça. Au boutd’une lieue, le Breton, vit le Français qui était en train des’ensabler avec son cheval blanc dans une coquine de liseau beau milieu du cours de Couesnon.

Eh ! hop ! C’est tout au plus si leBreton eut le temps de dire : Dieu ait son âme ! Lecheval noir allait, allait !

Et la Fée, demi-couchée sur l’encolure,laissait flotter au vent la gaze blanche de son voile.

Tant que le cheval noir eut la grève sous lespieds, ce ne fut rien ; mais on était en marée et la mermontait.

Bientôt le flot passa entre les jambes ducheval.

Eh ! hop ! Le cheval se mit à courirsur la mer, effleurant à peine l’écume de la pointe de sonsabot.

Les vagues dansaient. Le Breton fermait lesyeux pour ne pas devenir fou.

Eh ! hop ! eh ! hop !…

Toutes les respirations s’étaient arrêtées. Onperdait le souffle à suivre cette course fantastique.

Simon Le Priol reprit haleine et essuya lasueur de son front.

Car il contait cela de grand cœur, comme ilfaut conter quand on veut passionner son auditoire.

On peut dire qu’autour de la cheminée chacunvoyait le cheval noir courir sur la pointe des lames, et le voilede la Fée flottant à la brise nocturne.

Fanchon la ménagère plongea sa cuiller de boisdans le chaudron où cuisait la bouillie d’avoine, et emplit unepleine écuellée.

– La part de la bonne Fée !murmura-t-on à la ronde. Maître Vincent Gueffès, le vilain Normand,fut tout seul à hausser les épaules. Ce ne fut pas long, mes petitsenfants, poursuivit Simon Le Priol ; le Breton commençait unAve dévotement, parce qu’il se reconnaissait en faute pours’être mis sous une protection autre que celle de la vierge Marie,lorsqu’il sentit un grand choc.

C’était le cheval noir qui prenait pied sur lerocher du Mont.

Le Breton rouvrit les yeux. La Fée sebalançait comme une vapeur aux rayons de la lune.

Elle se jeta tête première dans la mer bleuequi rendit des étincelles.

Le chevalier breton passa la nuit en prièresdans la chapelle du couvent. Le lendemain, au bas de l’eau, il vitarriver le fin Normand par la route de Pontaubault. Le Normanddonna ses cent sous de la monnaie de Rouen, et ses trois écusroyaux, bien à contrecœur.

Quant au Français, Satan sait de sesnouvelles.

Voilà ce que c’est, mes petits enfants ;tout est vrai comme ma mère me l’a dit. N, i, ni, j’ai fini.

Il y eut une bruyante explosion, parce quechacun avait retenu son souffle. Les observations se croisèrent.Les langues des quatre Gothon surtout, trop longtemps immobiles,avaient absolument besoin de fonctionner.

– Ah ! Jésus Dieu ! s’écriaGothon Lecerf, le pauvre Français fut bien puni tout demême !

– Pourquoi chantait-il les vêpresluronnes ! riposta Gothon Legris.

– Et le Normand ! reprit GothonLenoir.

– Ah ! dam ! conclut GothonLedoux, le Normand fut dindon, ça c’est vrai, et bien fait. Etchacun de rire.

Pourquoi rit-on toujours quand un Normand secasse le cou ?

Maître Gueffès haussa encore les épaules.

– Et vous allez mettre à présent unebonne écuellée de gruau sur le pas de votre porte, n’est-ce pas,dame Fanchon ? dit-il d’un air narquois.

– Oui, maître Gueffès, répondit laménagère, qui ajouta en s’adressant à Simonnette : Tiens,fillette, porte la part de la bonne Fée.

Simonnette prit l’écuelle fumante et la déposasur le pas de la porte, en dehors.

– Et vous croyez que la Fée va venirlécher votre écuelle ? dit encore maître Gueffès, la mâchoiresceptique.

– Si je le crois ! s’écria Fanchonscandalisée.

– Et qui ne le croirait ? demandaSimon Le Priol ; nos pères et nos mères l’ont bien cru avantnous !

– Vos pères et vos mères, répliquaGueffès, perdaient leur bouillie ; vous aussi. C’est pitié devoir jeter ainsi de bonne farine à la gloutonnerie des vagabonds oudes chiens égarés.

– Si on peut parler comme ça !s’écrièrent les quatre Gothon tout d’une voix.

Les quatre Mathurin agitèrent en eux-mêmes laquestion de savoir s’il n’était pas convenable et opportun de jeterle vilain Gueffès dans la mare.

– Moi, je vous dis, reprit Gueffès, qu’iln’y a pas plus de fée dans les Grèves que dans le creux de ma main.Quelqu’un de vous l’a-t-il vue ?

Cette question fut faite d’un ton de triomphe.On se regarda à la ronde un peu déconcerté.

– Vous voyez bien… commença maîtreGueffès.

Mais il fut interrompu par le petit Jeanninqui dit d’une voix ferme et claire :

– Moi, je l’ai vue !

Chapitre 6Ce que Julien avait appris au marché de Dol.

Les partisans de la bonne Fée, déconcertée parla question de maître Gueffès, ne s’attendaient pas à cetauxiliaire qui leur venait tout à coup en aide.

Le petit Jeannin était plutôt toléréqu’accueilli dans l’assemblée des notables du village deSaint-Jean, et d’habitude on ne lui accordait point la parole.

Mais l’homme qui a une idée grandit tout àcoup, et depuis le moment où Simon Le Priol avait dit :« La bonne Fée donne tout ce qu’on lui demande », Jeanninavait une idée.

Il était debout devant l’âtre, le front rougeet haut, mais les yeux baissés.

Tous les regards étonnés se fixaient surlui.

– Ah ! tu l’as vue, toi,petiot ? dit Gueffès, avec son air moqueur.

– Oui, moi, je l’ai vue, réponditJeannin.

– Il l’a vue ! il l’a vue !répétait-on à la ronde.

– Et où l’as-tu vue ? demandaGueffès.

– Ici, devant la porte.

– Quand ?

– Hier.

– À quelle heure ?

– À minuit.

Toutes ces réponses furent faites rondement etd’un ton assuré.

Mais Vincent Gueffès allongea sa mâchoire enun sourire méchant.

– Ah ! ah ! petiot !dit-il, et que fais-tu à minuit, si loin de ton trou, devant laporte de Simon Le Priol ? Détourner la question est le fort dela diplomatie normande.

Le petit Jeannin se campa crânement devantGueffès et répondit :

– Là, ou ailleurs, je fais ce que jeveux. Et souvenez-vous du jeu que le Breton proposa au Français,dans l’auberge des Quatre Besans d’or : du jeu qui sejoue sans table ni tapis, maître Vincent Gueffès, avec deux gaulesd’une toise. Bon pied, bon œil, main alerte, et à la grâce deDieu !

Ma foi, Simon Le Priol ne put s’empêcher derire, et ce ne fut pas aux dépens du petit Jeannin. Simonnetteétait toute rose de plaisir. Fanchon, la ménagère, but un coupd’hypocras pour cacher sa gaieté. Les quatre Mathurin écrasèrent,dans leur contentement, les pieds des quatre Gothon. Maître Gueffèsne broncha pas.

– Un bâton d’une toise ne prouve pas quemensonge soit parole d’Évangile, dit-il. Que faisait la fée quandtu l’as vue !

– Elle se baissait sur le seuil pourramasser un gâteau de froment.

– Ça, c’est la vérité, appuya laménagère ; j’avais mis un gâteau de froment sur la porte.

– Et comment est-elle faite, la Fée,petiot ? demanda encore maître Gueffès. Jeannin hésita.

– Elle est belle, répliqua-t-il enfin,belle comme un ange… presque aussi belle que la fille de Simon LePriol. Simon et sa femme froncèrent le sourcil à la fois.

Maître Vincent Gueffès ouvrait sa large bouchepour lancer quelque trait envenimé qui pût venger sa défaite, caril était vaincu, lorsque le pas d’un cheval se fit entendre sur lechemin.

Tout le monde se leva.

– Julien ! Julien !s’écria-t-on, Julien Le Priol ! nous allons avoir desnouvelles de la ville ! Le cheval s’arrêta en dehors de laporte qui s’ouvrit. Julien Le Priol, fils de Simon, entra.

C’était un beau gars de vingt ans, fortementdécouplé : cheveux noirs, œil vif et franc, un gars quis’était plus souvent tourné, pour respirer, du côté du bon air desgrèves que du côté de l’atmosphère lourde et tiède du Marais. Ilbaisa sa mère et Simonnette.

– Quelles nouvelles, garçon ?demanda le père.

– Mauvaises ! répliqua Julien, enjetant sur la table les lames de faux qu’il était allé acheter chezle taillandier de Dol ; mauvaises ! Ce ne sont pas desmalfaiteurs qui ont saccagé le manoir de Saint-Jean et ce n’est paspar dérision qu’on a planté au bas du perron le poteau de lajustice ducale. Monsieur Hue de Maurever, notre seigneur, estaccusé de haute trahison.

– De haute trahison ! répéta LePriol stupéfait.

Les nouvelles, en ce temps-là, ne couraientpoint la poste. Le hameau de Saint-Jean, qui était situé en vue duMont, à cinq ou six lieues d’Avranches, ne savait pas encore ce quis’était passé, à quinze jours de là, dans la basilique dumonastère.

Une nuit de la semaine qui venait des’écouler, le manoir de Saint-Jean avait été saccagé de fond encomble par des mains invisibles. Les villageois effrayés avaiententendu des chants et des cris. Le lendemain, il n’y avait plus unseul serviteur au manoir désolé.

Et, devant la grand’porte, un écriteau auxarmes de Bretagne portait ces mots que Vincent Gueffès avaitdéchiffrés : Justice ducale.

Du reste, les maîtres étaient absents depuisdu temps, et, quand les pillards étaient venus, ils n’avaienttrouvé que des valets au manoir.

Le lendemain, à travers les fenêtresdésemparées, les gens du village avaient jeté leurs regards àl’intérieur du château. Il n’y avait plus que les muraillesnues.

Julien était assis entre son père et sa mère.Tout le monde l’interrogeait des yeux. Il y avait sur son visageune émotion grave et triste.

– Quand monsieur Hue de Maurever,commença-t-il avec lenteur, me conduisit au château du Guildo,apanage de monsieur Gilles de Bretagne, je vis de belles fêtes, monpère et ma mère ! Il était jeune, monsieur Gilles de Bretagneet fier, et brillant.

Maintenant, il est couché dans un cercueil deplomb, sous les dalles de quelque chapelle. Et tout le monde saitbien qu’il est mort empoisonné !

– Mon fils Julien, dit Simon Le Priol,nous avons prié Dieu pour le salut de son âme. Que peuvent faire deplus des chrétiens ?

– Nous autres ! répliqua le jeunehomme en jetant un regard sur son habit de paysan, rien… maismonsieur Hue de Maurever est un chevalier !

Voilà ce qu’ils disent, mon père et ma mère,sur le marché de Dol :

Notre seigneur François était jaloux demonsieur Gilles, son frère. Il le fit enlever nuitamment du manoirdu Guildo par Jean, sire de la Haise, qui n’est pas un Breton, etOlivier de Méel qui est un lâche ! Jean de la Haise enfermamonsieur Gilles dans la tour de Dinan. Et comme le pauvre jeuneseigneur, prisonnier, faisait des signaux au travers de la Rance,Robert Roussel – un damné ! – l’emmena jusqu’àChâteaubriant où les cachots sont sous la terre.

Les cachots de Châteaubriant ne parurent pointpourtant assez profonds. Jean de la Haise et Robert Roussel mirentleurs hommes d’armes à cheval par une nuit d’hiver, et conduisirentmonsieur Gilles à Moncontour.

À Moncontour, il y a des hommes. On plaignaitmonsieur Gilles. Jean de la Haise et Robert Roussel fermèrent surlui les portes de la forteresse de Touffon.

Et comme Touffon est trop près d’un village,on chercha encore. On trouva, au milieu d’une forêt déserte, lechâteau de la Hardouinays, où monsieur Gilles a rendu son âme àDieu…

Mon père et ma mère, je ne suis qu’un vilain,mais mon cœur se soulève à la pensée de ce qu’a dû souffrir le filsde Bretagne avant de mourir. Jean de la Haise et Robert Roussel sefatiguaient de garder le captif. Ils voulurent d’abord le tuer parla faim…

– Oh ! interrompit Fanchon, lamétayère, qui ne put retenir un cri d’horreur.

Le même cri s’échappa de toutes les poitrinesoppressées. Maître Gueffès tout seul garda un silence glacé.

– Gilles de Bretagne, reprit Julien,était dans un cachot dont le soupirail donnait dans desbroussailles, au ras du sol. On fut deux jours sans lui porter àmanger, puis trois jours, puis toute une semaine. Au bout de cetemps, Jean de la Haise et Robert Roussel descendirent au cachotpour fournir la sépulture chrétienne au cadavre.

Mais il n’y avait pas de cadavre. Gilles deBretagne vivait encore. Un ange avait veillé sur les jours de lapauvre victime.

Un ange ! Et vous l’avez vu, ce bel angeaux blonds cheveux et au doux sourire, cet ange qui porta silongtemps dans notre pays la consolation charitable…

– Mademoiselle Reine ! murmuraSimonnette, dont les beaux yeux noirs se mouillèrent.

– Oh ! la chère demoiselle !que Dieu la bénisse ! s’écria-t-on tout d’une voix.

La vilaine voix de maître Gueffès manquaitseule à ce concert.

– Reine de Maurever ! répéta Juliend’un accent enthousiaste ; oui, c’était elle, c’était Reine deMaurever ! Chaque soir elle venait, bravant le carreau desarbalètes ou la balle des arquebuses, elle venait apporter du painau captif. Mais quand les deux bourreaux geôliers virent que lafaim ne tuait pas monsieur Gilles assez vite, ils achetèrent troispaquets de poison au Milanais Marco Bastardi, l’âme damnée du sirede Montauban.

Olivier de Méel lui-même recula devant lapensée de ce crime, et s’enfuit alors du château de la Hardouinays.Robert Roussel et Jean de la Haise restèrent. Ces deux-là sontmaudits ; l’enfer les soutient.

Un soir, Reine de Maurever vint, comme decoutume, déguisée en paysanne. Elle frappa aux barreaux. Nul nerépondit. Monsieur Gilles était couché tout de son long sur lapaille humide.

Reine devina. Elle courut chercher son pèrequi se cachait dans les environs, et un prêtre.

Monsieur Gilles put se lever sur son séant etse confessa à travers le soupirail.

Quand il eut fini de se confesser, le prêtrelui demanda :

– Gilles de Bretagne, pardonnez-vous àvos ennemis ?[7]

– Je pardonne à tous excepté à Françoisde Bretagne, mon frère, répondit le mourant, qui trouva un dernieréclair de vie ; Abel n’a point pardonné à Caïn. Pour lefratricide, point de pardon, car le pardon serait uneimpiété !

Je ne sais pas s’il se trompait en disantcela. Il se leva sur ses jambes chancelantes et vint jusqu’ausoupirail dont il saisit les barreaux.

– Prêtre, dit-il, tes pareils sont sanspeur, parce qu’ils sont sans reproche. Va vers le duc François, monfrère, mon seigneur et mon assassin. Dis-lui que Gilles de Bretagnemeurt en le citant au tribunal de Dieu. Le feras-tu ?

Le prêtre hésitait.

– Moi, je le ferai, prononça Hue deMaurever parmi ses sanglots. Car il aimait monsieur Gilles commeson fils. Celui-ci tendit sa main à travers les barreaux. Hue deMaurever la baisa en pleurant. Puis monsieur Gilles murmura :Merci et tomba à la renverse.

Les uns disent que Jean de la Haise et RobertRoussel, lorsqu’ils vinrent le soir, ne trouvèrent plus qu’uncadavre. Les autres affirment que Gilles de Bretagne n’était pasencore défunt, et que les deux infâmes l’achevèrent en l’étranglantde leurs mains.

Julien Le Priol fit une pause. Personne neprit la parole. Chacun était frappé de stupeur.

Julien raconta ensuite comme quoi Monsieur Huede Maurever, accomplissant la promesse faite au mourant, étaitvenu, déguisé en moine, dans la basilique de Saint-Michel, et avaitarrêté le duc François au moment où il allait jeter l’eau saintesur le cénotaphe.

Comme quoi Monsieur Hue avait disparu. Commequoi le jeune homme d’armes Aubry de Kergariou avait jeté son épéeaux pieds du duc et refusé de poursuivre Maurever.

– Maintenant, reprit Julien, Monsieur Huese cache on ne sait où. Le duc a mis sa tête au prix de cinquanteécus nantais. Mademoiselle Reine a disparu, et Aubry de Kergariouest dans les cachots souterrains du Mont. Voilà ce qui se dit surle marché de Dol, mon père et ma mère.

À ces mots : Cinquante écusnantais, deux personnes avaient dressé l’oreille.

C’était d’abord le petit Jeannin, dont lesgrands yeux brillèrent à ces paroles magiques.

Ce fut ensuite maître Vincent Gueffès, lequelgratta sa longue oreille, et se prit à réfléchir profondément.

– Et l’on ne sait pas où notre demoiselleReine s’est réfugiée ? demanda Simon. Julien secoua latête.

– On dit qu’elle a été d’abord au domainedu Roz, puis au domaine de l’Aumône. Les vassaux ont eut peur etl’ont chassée.

– Chassée ! notredemoiselle !

– On dit qu’elle a eu peur d’être chasséeaussi du domaine de Saint-Jean, car les hérauts de la cour vontpartout dans les campagnes, sonnant de la trompe le jour et lanuit, et promettant male mort à qui abritera le sang deMaurever !

– Mais où est-elle ? oùest-elle ? Julien fut bien une minute avant de répondre.

– J’ai rencontré, dit-il enfin aveceffort, le vieux vicaire du Roz sous le porche de l’église. Ilpleurait…

– Il pleurait !

– Et il m’a dit : « Julien,n’oublie pas la fille de ton maître quand tu réciteras le DeProfundis du soir ». Les yeux de Simonnette s’inondèrentde larmes.

La grosse métayère Fanchon essaya de sesoulever et retomba suffoquée.

– Morte ! morte ! répéta JulienLe Priol. Puis il ajouta en se signant :

– Et je crois que j’ai déjà vu sonesprit !

Une frayeur vague remplaça l’expressiondouloureuse qui était sur tous les visages.

– Tout à l’heure, en passant sous lemanoir, poursuivit Julien, je regardais les fenêtres qui n’ont plusde vitraux. Les murailles étaient éclairées par la lumière de lalune, et chaque croisée faisait comme un trou noir. Dans l’un deces trous noirs, j’ai vu saillir une blanche figure… et j’ai dit mapremière oraison pour que Dieu ait l’âme de notre demoiselle.

Le silence se fit. La cruche au cidre etl’écuelle chômaient sur la table. À la crémaillère, la bouillied’avoine brûlait sans que personne s’en aperçût.

De grosses larmes roulaient sur les joues deSimonnette. Il n’y avait plus de trace de cette bonne joie de laSaint-Jean qui emplissait la ferme naguère. Dans ce silence où l’onn’entendait que le bruit des respirations oppressées, un bruitéclata tout à coup. C’était le son d’une trompe disant les troismots de l’appel ducal.

– Écoutez ! s’écria Julien, qui seleva tout pâle.

– Qu’est-ce que cela ? demanda levieux Simon.

– C’est le héraut de Monseigneur Françoisqui vient crier le prix de la tête de Maurever.

– À cette heure de nuit ?

– La vengeance ne dort pas, mon père, etFrançois de Bretagne a déjà vieilli de dix ans depuis dix jours. Ilfaut bien qu’il se dépêche, s’il veut tuer encore un homme avant demourir !

Chapitre 7 Àla guerre comme à la guerre.

Les gens de la veillée pensaient :

– L’esprit de la pauvredemoiselle Reine revient chez nous parce qu’on l’a chassée de sesautres manoirs. C’étaient de bonnes âmes, depuis les quatre Gothonjusqu’au petit coquetier, en passant par les quatre Mathurin.

Ce que nous ne saurions point dire, c’est lapensée de maître Vincent Gueffès, le Normand, dont le front seplissait sous les mèches rudes et bas plantées de ses cheveux.

Devant la chapelle, dans le cimetière servantde place publique au pauvre village de Saint-Jean, il y avait ungrand fracas de fer et de chevaux. Des torches allumées secouaientleurs crinières de feu. Les trompes sonnaient, appelant les fidèlessujets de Monseigneur le duc François.

Il pouvait être onze heures de nuit. Lescabanes et les fermes se vidèrent. Pas un ne resta dans son lit niau coin du foyer. Les hôtes de Simon Le Priol et Simon Le Priollui-même, avec sa femme, son fils et sa fille, se rendirent sur laplace, car il y avait amende contre ceux qui faisaient la sourdeoreille aux mandements de la cour. En tout, hommes, femmes,enfants, le village de Saint-Jean comptait soixante ouquatre-vingts habitants qui se rangèrent en cercle autour destorches plantées en terre.

C’était un chevalier avec six lances et unedouzaine de soudards qui escortaient le héraut du princebreton.

Le chevalier avait une armure toute neuve quireluisait au rouge éclat des torches. Sa visière était baissée.

Les trompes sonnèrent un dernier appel, et lehéraut leva son guidon d’hermine.

Le silence n’était guère troublé que par leschiens du village, qui hurlaient à qui mieux mieux, n’ayant jamaisvu pareille fête.

« – Or, écoutez, gens de Bretagne,dit le héraut.

« De par notre seigneur, haut et puissantprince François, premier du nom, monsieur le sénéchal fait savoir àtous sujets du duché de Bretagne, grands vassaux, vavasseurs,hommes-liges, bourgeois et vilains, que monsieur Hue de Maurever,chevalier, seigneur du Roz, de l’Aumône et deSaint-Jean-des-Grèves, s’est rendu coupable du crime de hautetrahison.

« Par quoi la volonté de mondit seigneurFrançois est que : ledit Hue de Maurever avoir la têtetranchée de la main du bourreau, et voir ses biens et domainesconfisqués pour le profit de la sentence.

« À quiconque livrera ledit traître Huede Maurever à la justice ducale, cinquante écus d’or être comptéssur les finances de mondit seigneur.

« Ladite sentence pour que nul n’enignore, criée à son de trompe dans toutes les villes, bourgs,villages, hameaux et lieux de l’évêché de Dol, et le double êtrecloué sur la porte de l’église. »

Le héraut déplia un petit carré de parcheminqu’un soudard alla clouer à la porte de la chapelle.

Toute cette mise en scène frappait de terreurles pauvres habitants du village de Saint-Jean.

Quand les soudards reprirent les torchesplantées en terre, et que l’escorte s’ébranla, chacun voulut s’enretourner au plus vite.

Mais on n’était pas au bout. C’était seulementla parade solennelle qui venait de finir.

Le chevalier, qui semblait assez fier de sonarmure toute neuve, et qui s’était tenu raide sur son grand chevalpendant la proclamation, prit la parole à son tour.

– Holà ! mes garçons, dit-il auxsoudards, faites-vous des amis parmi ces bonnes gens quis’éparpillent là comme une volée de canards. Ils vont vous donnerl’hospitalité cette nuit.

Aussitôt chaque soudard courut après unpaysan. Les hommes d’armes restèrent avec le héraut et leur chef.Celui-ci tenait déjà le petit Jeannin par une oreille.

– Petit gars, lui demanda-t-il, sais-tula route du manoir de Saint-Jean ? Jeannin avait grand’peur,quoique la voix du chevalier fût pleine de rondeur et de bonhomie.Il répondit pourtant :

– Le manoir est près d’ici.

– Eh bien ! petit gars, prends unetorche et mène-nous au manoir. Jeannin prit une torche.

– Holà ! Conan ! Merry !Kervoz ! cria le chevalier en s’adressant à quelques archers,au nombre de six, restés dans le cimetière, vous nous apporterez aumanoir du pain, des poules et du vin ; petiot, marchedevant.

Jeannin leva la torche et obéit.

Le chevalier, suivi des six hommes et duhéraut, chevauchait derrière lui.

La lumière de la torche éclairait vivement lataille gracieuse de Jeannin, et mettait des reflets parmi lesboucles de ses longs cheveux blonds.

– Voilà un gentil garçonnet ! dit lechevalier. Petiot, tu n’as pas envie de monter à cheval et de fairela guerre ?

– Non, Monseigneur, répliqua Jeannin entremblant.

– Pourquoi cela ?

– Tout le monde dit que je suis poltroncomme les poules, Monseigneur. Le chevalier éclata de rire.

– À la bonne heure ? s’écria-t-il,voilà une raison. Et tu n’as pas envie non plus de gagner lescinquante écus nantais ?

– Ah ! Monseigneur !interrompit Jeannin, oubliant tout à coup ses craintes, si on étaitsûr de gagner cinquante écus nantais en faisant la guerre, jetuerais un Anglais par écu et un Français par-dessus lemarché !

– Diable ! diable ! fit lechevalier, qui riait toujours ; tu aimes donc bien les écusnantais, petiot ?

Dans l’idée de Jeannin, les cinquante écusnantais, c’était la main de la jolie Simonnette. Aussi répondit-ilsans balancer :

– Cinquante fois plus que ma vie,Monseigneur !

Le chevalier se tenait les côtes, et sa suiteriait aussi de bon cœur.

– Oh ! le drôle de garçonnet !s’écria-t-il ; petiot ! si tu n’es pas poltron comme tule dis, tu es du moins avare et l’avarice ne vient guère à tonâge.

Jeannin se retourna et montra son joli visagesouriant.

– Je ne suis pas avare, Monseigneur,dit-il. Le chevalier était un bon diable, paraîtrait-il, car ils’amusait franchement à cette naïve aventure. En continuant decauser avec Jeannin, il lui montra qu’il savait fort bien pourquoile jeune homme désirait les cinquante écus nantais.

– Oh ! fit Jeannin étonné, vous avezdonc écouté à la porte du père Le Priol, vous ?

– Non, mon fils, répliqua le chevalier,mais je sais cela et bien d’autres choses encore. Est-ce que noussommes arrivés ?

Le chemin tournait en cet endroit etdémasquait le manoir de Saint-Jean, dont les muraillesblanchissaient aux rayons de la pleine lune.

Au moment où l’escorte dépassait la grandehaie qui bordait le chemin, un vague mouvement se fit à l’une desfenêtres du manoir. On eût dit qu’une ombre rentrait dans lanuit.

– Écoute ! dit le chevalier au petitJeannin, en prenant un ton plus sérieux, tu es bien pauvre monmignonnet, mais le duc François est bien riche. Moi, qui sais tout,je sais que le traître Hue de Maurever est caché dans le pays.Conduis-nous à sa retraite, et, foi de chevalier, je te jure que tuépouseras la fille de Simon Le Priol !

Jeannin demeura un instant comme étourdi.

Puis il se signa et recula de trois pas.

Puis encore, sans répondre, il jeta sa torchedans le fossé et prit sa course à travers champs.

– Il a jeté sa torche comme mon cousinAubry jeta son épée ! grommela le chevalier sous sa visière.Il resta un instant pensif, puis reprit tout haut etgaiement :

– Allons ! mes compagnons, nousaurons bon gîte et bon souper cette nuit… au manoir !

Ils gravirent le petit mamelon et n’eurent pasbesoin de frapper à la porte pour entrer dans la maison de Hue deMaurever, car il n’y avait plus de porte.

Le chevalier regarda d’un air de mauvaisehumeur les premiers signes de dévastation qui se montraient audehors.

– Sarpebleu ! grommela-t-il endescendant de cheval, je ne veux pas qu’ils me gâtent comme celames domaines ! On entra. Le vestibule était plein de flaconsvides et d’assiettes brisées. La porte de la grande salle avaitservi à faire du feu.

– Sarpebleu ! sarpebleu !répéta le chevalier. Les meubles de la grande salle étaient enmiettes : sarpebleu ! Dans la salle à manger, levaisselier était vide : sarpebleu ! sarpebleu ! Etce fut à grand’peine que, dans tout le reste du manoir, on trouvaun fauteuil boiteux pour asseoir le pauvre chevalier.

– Sarpebleu ! sarpebleu !sarpebleu ! Il n’était pas content, ce chevalier ! Dutout, mais du tout !

– Les meubles de monsieur Hue de Maurevern’étaient pas coupables ! se disait-il avec mélancolie, et savaisselle n’avait jamais fait de mal à notre seigneur le ducFrançois.

Voilà des coquins qui me ruineront en fraisd’achats et réparations !

Il s’assit et ôta son casque.

Ce casque seul nous a empêchés jusqu’ici dereconnaître notre bon camarade Méloir, ancien porte-bannièreducal.

Il n’avait pas encore accompli la promessequ’il avait faite de trouver le sire de Maurever, mais il s’y étaitemployé de si grand cœur, que François l’avait récompensé d’avanceen lui chaussant les éperons.

Et comme il faut laisser un aiguillon audévouement même le plus ardent, François lui avait promis, en casde réussite, les domaines confisqués du Roz, de l’Aumône et deSaint-Jean-des-Grèves.

De sorte que notre excellent compagnon Méloiravait, dès ce moment, toutes les sollicitudes du propriétaire.

C’était son bien que les soldats de Françoisavaient dévasté.

Maurever lui-même n’aurait pas jeté un regardplus triste sur sa maison saccagée.

Heureusement, Méloir n’était pas homme àrester longtemps de mauvaise humeur.

Il lança un dernier sarpebleu, moitié comique,et déboucla son ceinturon.

– Trouvez des sièges, mes enfants, dit-ilen se carrant dans l’unique fauteuil, ou asseyez-vous par terre, àvotre choix. Je suis désespéré de ne pouvoir vous offrir unehospitalité meilleure. Mais voyons ! on peut amendercela ; Keravel, toi qui es un vieux soudard, va voir à la caves’il reste en quelque coin des bouteilles oubliées ;Rochemesnil, descends à l’écurie et apporte ta charge de bottes defoin pour faire des sièges ; Péan, tâche de trouver quelquesvolets, nous en ferons une table ; et toi, Fontébraut, chercheune brassée de bois pour combattre le vent des grèves qui vient parles fenêtres défoncées.

Les quatre hommes d’armes sortirent etrevinrent bientôt les mains pleines. En même temps, Merry, Conan,Kervoz et d’autres archers arrivèrent, apportant une paire d’oies,des poules et des canards avec d’énormes pichés[8] decidre.

La situation s’améliorait à vue d’œil.

Keravel avait trouvé dans un trou de la caveune douzaine de vieux flacons qui semblaient dater du déluge. Lesbottes de foin faisaient d’excellents sièges. Les voletsappareillés, donnaient une table vaste et fort commode. Il n’yavait pas de nappe, mais à la guerre comme à la guerre !

Un grand feu s’alluma dans la cheminéeau-dessus de laquelle l’écusson de Maurever, martelé par lessoudards, montrait encore ses émaux : d’or à la fasced’azur.

À mesure que le bois vert pétillaitjoyeusement dans l’âtre, la gaieté s’allumait dans tous lesregards.

Hommes d’armes et archers se mirent à plumerla belle paire d’oies, les canards et les poules. Le héraut prêtasa longue et mince épée de parade pour faire une broche, tandis quele sieur de Keravel, lance de Clisson, et Artus de Fontebrault,hommes d’armes de Rohan, deux beaux soldats, ma foi !battaient des omelettes dans leurs casques.

Méloir regrettait que sa nouvelle et hautedignité ne lui permit point de partager ces appétissants labeurs.Il avait quelque teinture de la cuisine. Il donna de bonsconseils.

Et, pour faire quelque chose, il vida deuxflacons de vin du midi qui achevèrent la déroute de samélancolie.

Au diable les soucis ! l’immense rôtitournait devant le brasier par les soins de Conan et de Kervoz. Latable était dressée. Et après tout, le vent qui venait par lacroisée n’était que la bonne brise du mois de juin.

On devisait :

– Ah ! ça ! disait Keravel,savez-vous le nom de cette maladie-là, vous autres ? Depuisque le duc François, notre cher seigneur, est rentré en Bretagne,il enfle, il enfle…

– Je l’ai vu, voilà trois jours passés,en la ville de Rennes, répliqua Fontebrault, au palais ducal de laTour-le-bât. S’il n’avait pas eu sa couronne tréflée, je nel’aurais pas reconnu.

– Couronne tréflée ! s’écria lehéraut qui avait nom Jean de Corson ; où vîtes-vous cela,Messire ? croix tréflée je ne dis pas, mais il n’entra jamaisde trèfle en une couronne, si ce n’est en celles de David etd’Assuérus. La couronne, Messire, est le signe ou l’enseigne desdignités de nos seigneurs : fermée et croisée pour souverains,coiffant le casque de face, la grille haute ; aux barons lesimple diadème ; aux comtes les perles sans nombre, aux ducsles feuilles d’ache, d’acanthe ou de persil…

– Donc, sa couronne persillée, messire deCorson, rectifia gravement Artus de Fontebrault.

– Sans compter, dit Méloir, qu’un bouquetde persil ne serait pas de trop dans la sauce de ces oies. Maisvoyez donc quelles nobles bêtes !

Elles étaient déjà dorées, et leur parfumviolent dilatait toutes les narines.

– La maladie de notre seigneur François,reprit Méloir, a un nom de deux aunes, qui commence comme le mothydromel, et qui finit en grec à la manière de tous les noms païensinventés par les fainéants qui savent lire. Nous sommes de fidèlessujets, n’est-ce pas ? Eh bien ! prions saint François deguérir le seigneur duc et soupons à sa santé comme desBretons !

La proposition était trop loyale pour n’êtrepoint accueillie avec faveur.

Les deux oies, les canards, les poules etpeut-être un paon que nous avions oublié dans le dénombrement desvolailles assassinées, furent placées fumants sur la table, et toutle monde fit son devoir.

Chapitre 8L’apparition.

C’était merveille de voir le vaillant appétitde ces honnêtes soldats. Ils mangeaient, ils buvaient sans relâche,imitant l’exemple de leur vénéré chef, le chevalier Méloir, quirévéla en cette occasion des capacités de goinfrerie au-dessus detout éloge.

Ce peuple de volatiles, dont les plumesformaient un véritable monceau au milieu de la chambre, futenglouti à l’exception d’une demi-douzaine de poulets.

Il suffit d’un grain de sable pour borner lesfureurs de l’Océan.

Quelques poulets du bourg de Saint-Jean firentreculer l’appétit fougueux de nos gens de Bretagne qui dirent pours’excuser :

– Il faudra bien déjeuner demain. Car ily a de grands estomacs qui déjeunent, même après ces soupersépiques ! Le feu couvait sous la cendre, au fond de lacheminée. La nuit avançait. Méloir dit :

– Mes compagnons, bon sommeil je voussouhaite ! Et il se mit à ronfler dans son fauteuil, une mainsur son épée, l’autre sur son escarcelle. Chacun fit comme lui.

Dans la salle que remplissaient tout à l’heureles chants gaillards et les mille fracas de l’orgie, on n’entenditplus que le bruit rauque et sourd des respirationsembarrassées.

Tous étaient couchés pêle-mêle, hommes d’armeset archers. Les pieds de l’un s’appuyaient contre la tête del’autre. Corson, le savant héraut, dormait étendu sur le dos, lesjambes écartées symétriquement. S’il était possible à un doctehomme de se regarder dormir et que Corson se fût donné cepasse-temps, il n’eût point manqué de dire qu’il ressemblait ainsià un pairle.[9]

Mais Corson, tout fatigant qu’il était, nepouvait pas se regarder dormir. D’ailleurs, il rêvait qu’il nageaitdans une mer de sinople, fréquentée par des sirènes decarnation. Et cela le divertissait, cet ennuyeux jeunehomme.

Les autres rêvaient ou ne rêvaient point.

Les torches, accrochées au manteau de lacheminée, s’étaient éteintes. Deux résines à demi consuméesluttaient seules contre la lune, qui lançait obliquement dans lachambre ses rayons cristallins et limpides.

Alors une jeune fille apparut sur leseuil.

Aux lueurs indécises des deux résines, lescontours de son visage fuyaient. Quelque chose de vague et desurnaturel était autour d’elle.

Il n’y avait pas de poètes parmi ces hommes defer qui dormaient, vautrés sur le sol. À voir cette apparitionpleine de grâces, un poète eût pensé tout de suite à l’ange qui estl’âme des ruines, à la fée qui est le souffle des grèves…

Ange ou fée, elle tremblait.

Pendant une minute, elle regarda cet étrangedortoir de l’orgie.

Puis un éclair s’alluma dans ses grands yeuxd’un bleu obscur.

Elle fit un pas en avant. Elle entra dans lalumière de la lune qui jeta des reflets azurés dans l’or ruisselantde ses cheveux.

Vous l’eussiez alors reconnue.

Pauvre Reine ! que de larmes dans sesbeaux yeux depuis le jour où nous l’avons entrevue derrière lesplis de son voile de deuil !

Ce jour avait commencé sa misère. Depuis cejour-là, son vieux père luttait contre le ressentiment d’un princeoutragé ; lutte terrible et inégale ! Depuis ce jour, lepauvre Aubry était captif dans les cachots souterrains duMont-Saint-Michel.

Et son père n’avait qu’elle au monde pour lesecourir et le protéger !

Et Aubry ! Oh ! que pouvaient lesmains blanches de Reine contre l’acier des barreaux ou le massifgranit des murailles ?

Elle avait pleuré, mon Dieu !

Mais il y avait une audace latente sous lesgrâces de cette frêle enveloppe.

Et toute hardiesse a sa gaieté, parce que lagaieté, qui est un mode de l’enthousiasme, se dégage de tout effortmoral, comme la chaleur de tout effort physique.

Les pleurs de Reine se séchaient souvent dansun sourire.

Elle était si jeune ! et Dieu lui faisaitde si surprenantes aventures !

Cette nuit, par exemple, au milieu de cessoudards qui ronflaient, elle avait peur, c’est vrai ; mais unmalicieux sourire vint à sa lèvre quand elle reconnut, trônant surle fauteuil d’honneur, Méloir, le chevalier de nouvellefabrique.

Naguère, dans les fêtes d’Avranches, cet hommelui avait demandé la permission de porter ses couleurs. Plus tard,il s’était offert de lui-même, sur le noble refus d’Aubry, àpoursuivre Hue de Maurever. C’était maintenant un chevalier. Etpourtant Reine souriait, parce qu’il est des hommes qu’on ne peuthaïr sérieusement.

La salle était grande. Reine voulait parvenirjusqu’à la table. Elle avait un panier au bras, et son regardconvoitait naïvement les débris du souper.

Elle avançait avec lenteur parmi ces obstacleshumains. Il lui fallait à chaque instant éviter une tête, enjamberun bras, sauter par-dessus une poitrine bardée de fer.

Parfois, lorsque l’un des dormeurs faisait unmouvement, Reine s’arrêtait effrayée. Mais elle reprenait bientôtsa tâche, et à mesure qu’elle approchait de la table, le sourire sefaisait plus espiègle autour de sa lèvre.

Enfin, elle atteignit la table en passant surle corps mal bâti du sieur de Corson, qui ruminait chevrons,bandes, barres, pals, sautoirs, burelles, lions rampants ouissants, besans, quintefeuilles et merlettes : toutes lesfigures du blason.

Elle mit dans son panier deux poulets, un grosmorceau de pain et un flacon de vin vieux qui restait intact parfortune.

Puis elle se redressa, toute heureuse de savictoire, en secouant ses blonds cheveux d’un air mutin.

Comme elle s’apprêtait à traverser de nouveaula salle, cette fois, pour s’enfuir avec les trophées de sontriomphe, elle laissa tomber un regard sur le bon chevalier.

Le chevalier Méloir avait toujours la main surson escarcelle rebondie.

Les sourcils délicats de Reine se froncèrentet son œil brilla d’un éclair hautain.

– L’or qui doit payer la tête de monpère ! murmura-t-elle. Il faut croire que, dans ce temps-là,les châtelaines portaient déjà des ciseaux, car on eût pu voir dansla main de Reine un reflet d’acier qui passa entre les doigts deMéloir. Le cordon qui retenait l’escarcelle fut tranché en un clind’œil. Mais l’escarcelle ne tomba point. La main de Méloir étaittoujours dessus.

Ces soldats sont vigilants, même dans lesommeil.

Quand Méloir imposait à son repos la conditionde garder un objet, Méloir s’éveillait, comme il s’était endormi,la main sur l’objet gardé, que ce fût une bourse ou une épée.

Reine tira l’escarcelle bien doucement, puisplus fort. Impossible de faire lâcher prise à Méloir. Reine essayad’ouvrir l’escarcelle entre ses doigts. Impossible encore !Pourtant elle la voulait !

Non pas peut-être pour se procurer un peu decet argent si nécessaire au proscrit qui se cache ; non pasassurément pour s’indemniser des ravages commis sur les domaines deMaurever : Reine n’avait pas un écu vaillant, mais elle savaitoù prendre le pain qui soutenait l’existence du vieillard.

Non, pour rien de tout ce qui eût pudéterminer un homme à s’emparer du trésor, disons plus ; non,pas même dans le but de s’en servir.

Mais bien parce que cette escarcellecontenait, à son sens, l’odieuse récompense qui devait payer latrahison : les cinquante écus nantais promis à quiconquelivrerait monsieur Hue.

Elle voulait, – et c’était bien quelquechose que la volonté de cette blonde enfant, si mignonne et sifrêle !

Cette blonde enfant, si frêle et si mignonne,avait bravé naguères pendant dix nuits les balles et les traitsd’arbalètes pour aller porter du pain à Gilles de Bretagneprisonnier. Et Dieu sait que les archers de Jean de la Haiseavaient ordre de viser juste autour de la grille du cachot.

Cette blonde enfant, depuis dix autres jours,traversait chaque nuit les grèves, où tant d’hommes forts ontlaissé leurs os, pour porter encore du pain, – du pain à sonpère, cette fois.

Quand elle voulait, il fallait.

Méloir grondait dans son sommeil. Il sentaitconfusément l’effort de la jeune fille. Sa main se raidissait surl’escarcelle, bien qu’il ne fût point réveillé encore.

L’impatience prenait Reine, dont le petit piedfrappa le sol avec colère.

Puis, comme si ce n’était pas assezd’imprudence, la téméraire enfant, par un dernier mouvement brusqueet vigoureux, arracha l’escarcelle.

– Alarme ! cria Méloir, quis’éveilla en sursaut. En une seconde, toute l’escorte fut surpied.

Mais une seconde ! c’était dix fois plusqu’il n’en fallait à Reine de Maurever pour opérer sa retraite.

Leste comme un oiseau, elle bondit parmi lesdormeurs qui s’agitaient ; elle sauta d’un seul élan surl’appui de la fenêtre ouverte, et les soldats se frottaient encoreles yeux qu’elle avait déjà franchi le seuil de la cour.

En passant près de la table, elle avaitsoufflé les deux résines.

La lune était sous un nuage.

Ce fut, dans la salle, une scène de désordreinexprimable. Au milieu de l’obscurité complète, on se démenait, onse choquait. Les jambes engourdies des dormeurs s’embarrassaientdans le foin qui leur servait de lit, et plus d’un tombalourdement, mêlant aux cris confus un son retentissant deferraille.

On eût dit qu’une lutte acharnée avaitlieu.

– Allumez les résines ! commandaMéloir. Et chacun de répéter :

– Allumez les résines ! Mais quandtoute le monde commande, personne n’obéit. On continua de s’agiterà vide. Le sieur de Corson s’était remis en pal, comme ildisait quand il était de très joyeuse humeur. En pal, pourlui, signifiait debout.

Oh ! les sinistres joies de lascience !

Quand un docte homme plaisante, fuyez !Il n’y a qu’une plaisanterie de mathématicien, qui puisse être plusfuneste qu’une plaisanterie d’archiviste-paléographe !

Les autres cherchaient leurs armes, juraient,se bourraient, trébuchaient contre les flacons vides et donnaientleurs âmes au diable, qui ne s’en souciait point.

Le chevalier Méloir était comme ébahi.

Il fallut que la lune sortît de son nuage pourmettre fin à la mêlée. Un rayon argenté inonda un instant la salle,pour s’éteindre bientôt après. Mais on avait eu le temps de sereconnaître. Conan et Kervoz battaient déjà le briquet.

– Avez-vous vu ?… commençaMéloir.

– Un fantôme ? interrompitKéravel.

– Quelque chose, continua Fontebrault,qui a glissé dans la nuit comme un brouillard léger.

– Une vision…

– Un esprit…

– Quelque chose, s’écria Méloir, qui acoupé les cordons de ma bourse !

– En vérité ! fit-on de toutesparts.

– Quelque chose, ajouta Kéravel, ensoulevant une des résines allumées, qui a emporté deux de nospoules et notre dernier flacon.

– C’est pourtant vrai ! répéta-t-onà la ronde.

– Sarpebleu ! gronda Méloir, audiable les poules ! mon escarcelle contenait la rançon d’unchevalier ! On peut monter à cheval et le chercher. Ce quelquechose-là, mes compagnons, il me le faut !

Les hommes d’armes s’entre-regardèrent.

– Chercher, murmurèrent-ils, c’estpossible, mais trouver…

– Il faut trouver, mes compagnons !dit Méloir.

– Si c’est un voleur, répliqua Kéravel,il est adroit, messire, et il a de l’avance. Si c’est unesprit…

– Quand ce serait Satan, sarpebleu !On chuchota. Méloir poursuivait :

– Sellez les chevaux, Conan et lesautres. Notre nuit est finie. Vous, mes compères, écoutez, s’ilvous plaît, je vais vous donner le signalement du prétendufantôme.

– Vous l’avez donc bien vu,messire ?

– Pas trop, mais juste pour lereconnaître. De sa taille, je ne saurais rien dire, sinon qu’il estplus leste que les lévriers de Rieux. Sa figure, je ne l’ai pasaperçue, puisqu’il me tournait le dos en fuyant. Mais ses cheveuxblonds, bouclés et flottants…

– C’est une femme ?

– Peut-être. Vous souvenez-vous dugarçonnet qui nous a conduits jusqu’ici, messieurs ?

– Oh ! oh ! s’écria-t-on, c’estvrai ! il a des cheveux blonds.

– Et vous souvenez-vous comme il avaitenvie des cinquante écus nantais ?

– Oui ! Oui !

– Voilà la piste, mes compagnons. À vousde la suivre. Un bruit soudain se fit dehors.

– Sus ! sus ! criaient Conan,Merry, Kervez et les autres archers.

Et ils donnaient chasse dans la cour à un êtrequi fuyait avec une merveilleuse rapidité.

– Sus ! sus !

– Mon bon Seigneur, disait le pauvrediable perdant déjà le souffle, ayez pitié de moi. Je venais pourparler à votre maître, le noble chevalier Méloir.

– Au milieu de la nuit ? Attention,Conan ! Barre-lui la route, Merry ! Nous allons l’acollercontre le mur !… Les hommes d’armes et Méloir s’étaient misaux fenêtres.

– Oh ! mes bons seigneurs !oh ! criait le fugitif à bout de forces.

– Messire, dit Fontebrault, je crois quecet honnête gaillard va nous donner des nouvelles de votrebourse.

– Ne lui faites pas de mal, ordonnaMéloir aux archers. Le fuyard s’arrêta au son de cette voix.

– Merci, mon cher seigneur, dit-il, queDieu vous récompense !

– Amenez-le ! commanda Méloir.L’instant d’après, les archers poussaient dans la salle un individuqui ne ressemblait vraiment point au signalement donné par Méloir.Ce signalement, tout imparfait qu’il était, parlait du moins d’unetaille souple et de longs cheveux blonds soyeux. Notre fugitifavait au contraire tout ce qu’il fallait pour n’être confondu deprès ni de loin avec ce signalement. C’était un grand garçon d’unelaideur très avancée et pourvu d’une chevelure dont chaque crinétait rude comme la dent d’une étrille.

– Messire, dit l’archer Merry, nous avonssurpris ce vilain oiseau-là au moment où il se glissait hors de lacour.

– Que venais-tu faire dans la cour ?demanda Méloir qui avait repris place dans son fauteuil.

– Je venais vous parler, mon bonseigneur.

– Comment t’appelles-tu ?

– Vincent Gueffès, fidèle sujet du ducFrançois, et le plus humble de vos serviteurs, monseigneur.

Chapitre 9Maître Gueffès.

C’était bien maître Gueffès, le digne maîtreGueffès, le mendiant-maquignon-clerc-normand, le prétendu de labelle Simonnette, le rival du petit Jeannin, maître Vincent Gueffèsavec sa large mâchoire, son front étroit, ses bras de deuxaunes.

Et maître Gueffès disait vrai parimpossible : il était réellement venu au château pour parlerau chevalier Méloir.

Le chevalier Méloir le considéra longtempsavec attention.

– Mes compagnons, dit-il ensuite, il estrare de trouver un animal plus laid que ce pataud-là. Tout le mondeapprouva de bon cœur.

– Mais vous savez, continua Méloir, quandon s’éveille comme cela en sursaut, on a la vue trouble et le sensengourdi. Peut-être avais-je la berlue, mes compagnons, peut-êtreai-je vu de beaux cheveux blonds à la place de ces crins desangliers, et une taille fine à la place de ce corps mal bâti…

Les hommes d’armes riaient. Gueffès tremblaitde tous ses membres.

– Dieu me pardonne, acheva Méloir, jecrois que c’est ce coquin qui m’a volé mon escarcelle !

– Oh ! mon bon seigneur, mon bonseigneur ! s’écria maître Gueffès ; je vous jure…

– Bien ! bien, mon homme,interrompit Méloir, tu vas jurer tout ce qu’on voudra, mais moi, jevais te faire pendre ! Gueffès se jeta à genoux.

– Mon cher seigneur, dit-il, les larmesaux yeux, et c’était la première fois de sa vie qu’il donnait depareilles marques d’attendrissement, mon cher seigneur, la mortd’un pauvre innocent ne vous rendra point votre escarcelle, et sivous me laissez la vie sauve, je vous fournirai de quoi gagner lesbonnes grâces du riche duc.

– Saurais-tu où se cache le traîtreMaurever ? demanda vivement Méloir.

– Oui, mon cher seigneur, répliquaGueffès sans hésiter. Gueffès était trop homme d’affaires pour nepas voir que la crise était passée. Il se redressa un petit peu, etson œil fit le tour du cercle.

– La vie sauve ! répéta-t-il ;vous êtes bien trop généreux, mon cher seigneur, pour ne pasajouter quelque petite chose à cela.

– Allons ! parle ! s’écriaMéloir. Gueffès se redressa tout à fait.

– Au clair de la lune, là-bas, sur letertre, dit-il, tranquillement cette fois, j’ai vu passer votreescarcelle, mon cher seigneur. Oh ! les beaux cheveux blondset le gracieux sourire !

– Parle donc !

– Quatre jambes vont plus vite que deux.Hommes d’armes ! montez à cheval, si vous voulez suivre leconseil d’un pauvre honnête chrétien, descendez par le village etpiquez droit aux Grèves. Vous trouverez l’escarcelle… et quand vousserez partis, ajouta-t-il en regardant Méloir en face, moi jeparlerai à mon cher seigneur.

– En route ! cria Méloir.

– Et, si c’est un sorcier ? insinuaKervoz, et qu’il vous étrangle, messire ? Méloir regardamaître Gueffès en-dessous.

– Bah ! fit-il, le jour va se lever,et j’aurai la main sur ma dague. En route !

Homme d’armes et archers s’ébranlèrent. Leschevaux étaient tous préparés dans la cour. On entendit lagrand’porte s’ouvrir, puis le bruit de la cavalcade, puis lesilence se fit.

– Sarpebleu ! grommela Méloir ;ils vont revenir les mains vides ! Ah ! si j’avais mesdouze lévriers de Rieux ! Ma patience ! ils doivent êtreà Dinan à cette heure, et nous les aurons demain.

– C’est donc vrai, monseigneur ? ditbien respectueusement Gueffès.

– Quoi ?

– Que vous chasserez Maurever dans lesGrèves avec des lévriers de race ?

– Que t’importe ?

– Cela m’importe beaucoup, mon cherseigneur, attendu que j’ai mis dans ma tête de gagner les cinquanteécus nantais, promis par François de Bretagne à celui qui…

– Ah ! ah ! dit Méloir ;est-ce aussi pour la fillette à Simon Le Priol ? Gueffèsdevint tout jaune.

– Il y a donc quelqu’un, murmura-t-il,qui veut aussi gagner les cinquante écus nantais pour la fillette àSimon Le Priol ?

– Est-elle jolie ? demanda Méloir aulieu de répondre.

– Elle est riche, répliqua Gueffès.Méloir lui frappa sur l’épaule.

– Le bon compagnon que tu fais, amiGueffès ! s’écria-t-il. Mais j’y songe ! nous n’auronsguère besoin de mes lévriers de Rieux, puisque tu sais où se cacheM. Hue.

– Ai-je dit que je le savais ?

– Oui, sarpebleu ! sans cela…

– Ah ! monseigneur ! quand on ala corde au cou…

– Tu ne le sais donc pas ?

– Je le saurai, monseigneur.

Maître Gueffès avait un sourire assezirrévérencieux autour de son énorme mâchoire.

– Causons raison, reprit-il ; moi,je vis dans ce pauvre trou de Saint-Jean-des-Grèves, et je ne saispas les nouvelles. Pourtant on m’a dit que vous vouliez épouserReine de Maurever.

– Ah ! on t’a dit cela ?

– Mauvaise dot, monseigneur, pour ungalant chevalier comme vous, que trois manoirs ruinés où il nereste que des murailles.

– Et les tenances, mon ami Vincent.

– Et les tenances… mais les tenances etles murailles, vous les aurez sans la fille, puisque les domainessont confisqués et que le duc François vous les a promis.

– Comment ! s’écria Méloir, tu saisaussi cela !

– Mon Dieu, messire, j’ai passé la soiréeà écouter vos soudards ivres. Ils disent… mais je ne voudrais pasvous fâcher, mon cher seigneur.

– Que disent-ils ?

– Ils disent que la fille de Maureverveut épouser le gentilhomme d’armes, Aubry de Kergariou.

– C’est bien possible, cela, maîtreVincent.

– Est-ce que vous êtes philosophe commele pauvre Gueffès ? demanda humblement le Normand.

– Sarpebleu ! s’écria Méloir enriant, voilà un coquin qui a de l’esprit comme quatre ! Non,non ! je ne suis pas si philosophe que cela, mon homme !Mais mon cousin Aubry est en prison… et, s’il plaît à Dieu, il yrestera longtemps.

– S’il plaît à Dieu ! répéta Gueffèsd’un air goguenard.

– Que veux-tu dire ?

– Ce que femme veut… commença leNormand.

– Bah ! interrompit Méloir, vieuxdicton moisi.

– …Dieu le veut, acheva paisiblementmaître Gueffès, et si j’ai de l’esprit comme quatre, c’est mon cherseigneur qui a eu la bonté de me le dire, la fille de Maurever en aquatre fois plus que moi encore.

– Tu la connais ?

– Je gagne ma vie ici et là ; jevais un peu partout à l’occasion et, au besoin, je connais un peutout le monde.

Méloir lui prit les deux bras et le mit enface de la résine pour le considérer plus attentivement.

– Il me semble que je t’ai déjà vu,murmura-t-il.

– Ce n’est pas impossible, réponditGueffès, dont la lumière trop voisine faisait clignoter les yeuxgris.

– À Avranches ?

– Peut-être à Avranches.

– Sur le passage du duc François ungrigou cria…

– Duc ! que Dieu t’oublie !prononça tout bas Gueffès.

– Par le ciel ! maître Vincent,c’est toi qui était ce grigou !

– Mon bon seigneur, je n’avais pas puramasser un seul carolus dans la largesse de François deBretagne.

– Et tu te vengeais ?

– Une pauvre espièglerie, mon bonseigneur ! Méloir lui lâcha les deux bras et se mit àréfléchir.

– À ce jeu-là, continua tranquillementmaître Gueffès, on gagne parfois autre chose que des piécettesblanches. Connaissez-vous le manoir du Guildo,monseigneur ?

– L’ancien fief de Gilles deBretagne ?

– Un beau domaine, celui-là ! Et quivous irait bien, messire Méloir ! Mais François l’a donné àJean de la Haise. Ah ! ce n’est pas pour dire que messire Jeanne l’a pas bien gagné ! Pour en revenir à mon histoire, unefois, je criai aussi sur le passage de monsieur Gilles. C’était enla ville de Plancoët. Monsieur Gilles faisait largesse et jen’avais pu avoir qu’un denier breton dont il faut six pour faire undenier royal à douze du sol tournois. Je criai :« Monsieur Gilles a le feu Saint-Antoine sous sa belle cotte àmailles d’or ».

– Méchant drôle ! fit Méloir enriant.

– Un gentil petit page que je n’avais pasaperçu, poursuivit maître Gueffès, dont la joue jaunâtre prit uneteinte plus chaude, me sangla un coup de gaule à travers la figure.Tenez, voyez plutôt !

Il montra sa joue rougie, où une ligne blanchese dessinait en effet, nettement.

– Un bon coup de houssine ! ditMéloir.

– Oui, répondit Gueffès ; il y abien dix ans de cela. Le coup paraît toujours, et le mire m’a ditqu’il paraîtrait jusqu’à ce que le page soit en terre.

– Le page a dû devenir unhomme ?

– Un gentilhomme, monseigneur, portantune lance presque aussi bien que vous.

– Tu l’appelles ?

– Aubry de Kergariou. Il y eut encore unsilence. Au dehors l’aube blanchissait l’horizon. Méloir reprit lepremier la parole.

– Maître Gueffès, dit-il avec unecertaine noblesse, Aubry de Kergariou est mon cousin, et je suischevalier, je vous défends de rien entreprendre contre lui.

– Contre lui ! moi ! s’écriaGueffès de la meilleure foi du monde ; ah ! vous ne meconnaissez guère. Je souhaite que messire Aubry aille en terre,c’est vrai, mais pour l’y mettre moi-même, incapable, mon cherseigneur ! Seulement si vous aviez pensé comme moi qu’uncercueil ferme toujours mieux qu’un cachot, j’aurais dit :Amen.

– Assez sur ce sujet, maîtreGueffès !

– Comme vous voudrez, monseigneur. Maismoi qui ne suis pas chevalier, il m’est permis d’avoir d’autresidées… pour mon compte, j’entends ! J’ai aussi un rival auprèsde Simonnette. Il n’est pas même en prison, et le plus tôt que vouspourrez le faire pendre sera le mieux.

– Comment ! le faire pendre !se récria Méloir.

– C’est un petit cadeau que je vousdemande par-dessus le marché des cinquante écus nantais.

– Pendre mon petit Jeannin ! ditMéloir en souriant.

– Oh ! oh ! vous leconnaissez ! Un joli enfant, n’est-ce pas ?

– Un enfant charmant !

– Eh bien ! quand vous m’aurezpromis qu’il sera pendu, nous finirons ensemble l’affaire duMaurever.

– Mais il ne sera jamais pendu, maîtreGueffès.

– Assommé alors, je ne tiens pas audétail.

– Ni assommé.

– Étouffé dans les tangues.

– Ni étouffé.

– Noyé dans la mer.

– Ni noyé ! Le chevalier Méloir, àces derniers mots, fronça un peu le sourcil. Maître Gueffès forçasa mâchoire à sourire avec beaucoup d’amabilité.

– Mon cher seigneur, dit-il, vous êtes lemaître et moi le serviteur. Il fait bon être de vos amis, je voiscela. Chez nous, vous savez, en Normandie, on marchande tant qu’onpeut ; je suis de mon pays, laissez-moi marchander. Puisquevous ne voulez pas que le jeune coquin soit pendu, ni assommé, niétouffé, ni noyé, on pourrait prendre un biais. Votre cousin Aubrydoit avoir grand besoin d’un page, là-bas, dans sa prison. Ceserait une œuvre charitable que de lui donner ce Jeannin. Cela vousplaît-il, monseigneur ?

– Cela ne me plaît pas.

– Alors, mettons-lui une jaquette sur lecorps, et faisons-le soldat. Qui sait ? il deviendra peut-êtreun jour capitaine.

– Il ne veut pas être soldat !

– Ah ! fit Gueffès, c’est biendifférent ! Du moment que messire Jeannin ne veut pas… Ilcommençait à se fâcher, l’honnête Gueffès.

– Mon cher seigneur, reprit-il, le destins’est amusé à nous mettre dans une situation à peu près pareille,vous, l’illustre chevalier, moi, le pauvre hère. Vous avez un rivalpréféré qui s’appelle Aubry, moi j’ai une épine dans le pied quis’appelle Jeannin.

– Et tu voudrais l’arracher ?

– J’allais y venir, répliqua toutnaturellement Gueffès. Quand on ne peut manger ni chair, nipoisson, ni froment, ni rien de ce qui se mange, on grignote lebout de ses doigts pour tromper sa faim, c’est de la philosophie.Quand le renard est trop bas, et que les raisins sont trop hauts,le renard serait bien fâché d’y mordre, c’est encore de laphilosophie.

– Quand le Normand enrage, poursuivitMéloir du même ton, et qu’il est obligé de rentrer les ongles, leNormand récite des apologues.

– C’est toujours de la philosophie,conclut maître Gueffès.

– Allons, maraud ! s’écria lechevalier en se levant tout à coup, l’air est frais ce matin,allume-moi mon feu, et trêve de bavardages ! Si tu sais où secache le traître Maurever, tu me l’apprendras pour remplir tondevoir de vassal. Si tu ne remplis pas ton devoir de vassal, c’esttoi qui seras pendu !

Gueffès n’était pas homme à s’insurger contrece brusque changement.

Il s’inclina jusqu’à terre et alluma lefeu.

Mais il savait d’autres fables que celle duRenard et les Raisins. Le vieil Ésope n’avait pas attendunotre La Fontaine pour mettre en action la logique bourgeoise.

Gueffès, tout en soufflant le brasier, sedisait comme le moissonneur d’Ésope : « Ne compte que surtoi-même ».

Méloir, lui, se promenait de long en largedans la chambre et secouait ses membres engourdis.

Pendant que le feu flambait déjà dans l’âtre,il s’approcha d’une fenêtre et jeta ses regards sur lacampagne.

Le monticule où s’asseyait le manoir deSaint-Jean avait à peine quatre ou cinq toises d’élévationau-dessus du niveau des Grèves, mais dans ce pays cinq toisessuffisent pour constituer une montagne et donner à la vue le plusvaste des horizons.

La fenêtre tournait le dos à la Normandie.Méloir voyait une échappée des grèves dans la direction deCherrueix et de Cancale, et, en face de lui, le Marais, océan deverdure, au milieu duquel le mon Dol apparaît comme une île.

Le soleil s’élevait de l’autre côté duchâteau, derrière les collines de l’Avranchin. Une teinte roséemontait au zénith et laissait le couchant perdu dans ces nuagesgrisâtres qui rejoignent nos brouillards de Bretagne et confondenten quelque sorte la terre avec le ciel.

Sur la route de Dol, au loin, un point noir semouvait.

Et le vent d’ouest apporta comme l’écho perdud’une fanfare.

– Vive Dieu ! s’écria Méloir, voilàBellissan, le veneur, avec mes lévriers de Rieux ! MaîtreGueffès ! nous trouverons bien la piste sans toi !

Maître Gueffès ôta son bonnet delaine :

– Si monseigneur veut se mettre les piedsau feu, dit-il, je vais lui servir son déjeuner ; j’ai encorequelques petites choses à dire à monseigneur.

Chapitre 10Douze lévriers.

Quand le chevalier Méloir se fut mis les piedsau feu et qu’il eut entamé l’attaque des volailles froides,absolument comme s’il n’avait point soupé la veille, Gueffès,debout à ses côtés, le bonnet à la main et la mâchoire inclinée,reprit respectueusement la parole.

– Mon cher seigneur, dit-il, je ne saispas pourquoi je me sens porté vers vous si tendrement. Je vous aimecomme un chien aime son maître.

– J’ai eu autrefois un mâtin qui memordait, grommela Méloir entre deux bouchées.

– Moi, mon cher seigneur, poursuivitGueffès, je n’ai jamais rencontré de gentilhomme qui m’ait traitési favorablement que vous.

– Allons maître Vincent, vous n’êtes pasdifficile.

– Je crois, sur ma foi, que si vousm’ordonniez d’aimer le petit Jeannin, je l’aimerais. Méloir bâillala bouche pleine.

– Ceci est pour vous faire comprendre,mon cher seigneur, continua encore Gueffès, toute l’étendue de mondévouement. On dit que je suis un païen, mais qui dit cela ?des gens qui croient à la Fée des Grèves et autres sornettes, aulieu de se fier à la vierge Marie !

– Ah ça ! dit Méloir, au fait,qu’est-ce que c’est que la Fée des Grèves ?

– C’est une jeune fille, monseigneur, quipourrait, si elle le voulait, vous mener tout droit à la retraitede Maurever.

– Vrai ?

– Très vrai.

– Où la trouve-t-on, cette joliefée ?

– Ici et là, tantôt à droite, tantôt àgauche. Vous l’avez vue cette nuit.

Méloir porta la main à sa ceinture, où pendaitencore le cordon coupé de son escarcelle.

– Quoi ! s’écria-t-il, ceserait ?… Gueffès eut un sourire.

– La fée des Grèves, ni plus ni moins,monseigneur, interrompit-il. Méloir cessa de manger.

– Est-ce que tu voudrais te moquer demoi ? gronda-t-il en fronçant le sourcil.

Le vent apporta le son le plus rapproché d’uneseconde fanfare.

– À Dieu ne plaise ! monseigneur,répondit Gueffès ; mais voici vos lévriers qui arrivent. Quandils seront là, vous ne voudrez plus m’écouter. Permettez-moi demettre à profit le temps qui me reste. Si je ne peux pas fairemieux, je tiens au moins à gagner mes cinquante écus nantais. Commeje vous le disais, je vais de côté et d’autre pour avoir du pain.Partout où l’on parle, j’écoute. Y a-t-il longtemps que vous n’avezvu la cour ?

– Tout au plus une semaine.

– Un siècle, mon pauvre seigneur !Combien de fois le vent peut-il tourner en une semaine ?François de Bretagne enfle et pâlit. À la cour du roi Charles, oncommence à prononcer le mot de fratricide. Et monsieur Pierre deBretagne, notre futur duc, a juré qu’il ferait pendre messire Jeande la Haise à la plus haute tour de son manoir du Guildo.

– Tu es sûr de cela ? murmuraMéloir.

– Comme je suis sûr de voir devant moi unvaillant chevalier, répondit maître Vincent Gueffès. Quant à RobertRoussel, on le rôtira sur un feu de bois vert dans la cour duchâteau de la Hardouinays.

Méloir était tout pensif.

– Vous n’avez rien à voir à tout cela,monseigneur, reprit négligemment Gueffès. Aussi, je ne vous dismême pas ce qu’on fera du Milanais Bastardi, de messire Olivier deMeel et des autres. Seulement, il faut vous hâter, si vous voulezconquérir Reine de Maurever, car, dans une autre semaine,souvenez-vous de ceci, monsieur Hue ne sera plus fugitif. Le ventaura tourné. Monsieur Hue trouvera protection auprès des Normandset jusque dans l’enceinte du Mont-Saint-Michel.

Une troisième fanfare éclata au pied du tertremême. Méloir ne bougea pas. La mâchoire de Gueffès souriait malgrélui.

– Voilà vos chiens, mon cher seigneur,dit-il ; je vous laisse. Quand vous aurez besoin de moi, vousme trouverez à la ferme de Simon Le Priol.

Il fit mine de sortir. Mais il revint.

– Voyons, dit-il encore de sa voix laplus caressante : Si par mon industrie, sans que mon cherseigneur s’en mêlât, le petit Jeannin était pendu…

– Va-t’en au diable, misérablecoquin ! s’écria Méloir d’une voix tonnante.

Gueffès se hâta d’obéir. Cependant sur leseuil, il s’arrêta pour ajouter :

– Pendu, assommé, étouffé ou noyé,j’entends… Méloir saisit une cruche à cidre. La cruche allas’écraser contre la porte où maître Gueffès n’était plus.

Mais Méloir entendit sa voix de damné quidisait dans la cour :

– C’est convenu, mon cher seigneur, vousne vous en mêlerez pas !

Bellissan, le veneur, entrait à ce moment dansla cour avec trois valets de chiens menant douze lévriers de lagrande origine.

Merveilleuses bêtes de tous poils, sortant duchenil de l’aîné de Rieux, sieur d’Acérac et de Sourdéac, dans lepays de Vannes et seigneur des îles.

Ces lévriers étaient dressés à la chassed’Ouessant, à la chasse des naufragés dans les Grèves.

Car le sang de Rieux était un bon et noblesang. Là-bas, au bout du vieux monde, derrière les rochers dePenmar’ch, Rieux chassait au naufragé, comme, de nos jours, lesreligieux du mont Saint-Bernard chassent au voyageur égaré dans lesneiges.

Hauts sur leurs jambes, musculeux, frileux, lemuseau allongé, les côtes à l’air, les douze lévriers, malgré lafatigue de la route, bondissaient dans la cour, jetant ça et làleur aboiement rare et plaintif.

Bellissan, la trompe au dos, les découplait etles caressait.

Le chevalier Méloir descendit.

Les lévriers sautèrent follement, puisvinrent, à la voix de Bellissan qui les appelait par leursnoms.

– Rougeot, Tarot, Noirot ! messire,dit-il en les présentant à tour de rôle et chacun par sonnom ; Nantois, Grégeois, Pivois, Ardois ! Ravageux etMerlin ! Léopard et Linot ! Quant à ce dernier,ajouta-t-il en montrant une admirable bête de poil noir sans tache,il ne vient pas de Rieux ; je l’ai acheté à Dol pour remplacerle pauvre Ravot, qui est mort de la poitrine en route.

– Ils seront bons pour la chasse que nousallons entreprendre ? demanda Méloir.

– Ils sont habitués à dépister un homme,vivant ou mort, dans les rocs ou sur la grève, à une lieue dedistance, messire. Donnez-leur seulement un jour de repos, et vousaurez de leurs nouvelles !

– Nous les mettrons en grève cette nuit,dit Méloir qui tourna le dos.

Bellissan avait compté sur un autre succès.Recevoir ainsi douze lévriers de Rieux ! sans unecaresse ! Un regard froid et puis bonsoir !

Il fallait que le chevalier Méloir fût malade.De fait, le chevalier Méloir songeait aux paroles de Gueffès. Leduc enflait et pâlissait. On prononçait le mot fratricideà la cour du roi Charles VII, et monsieur Pierre, le futur maîtrede la Bretagne, avait juré que messire Jean de la Haise seraitpendu à la plus haute tour de son manoir du Guildo.

Le vent tournait.

Désormais, la partie devait être jouée d’unseul coup.

À moins qu’on ne se fit des amis dans les deuxcamps.

Or, le chevalier Méloir était Normand àdemi.

Quand notre beau petit Jeannin prit congé deshommes d’armes, au pas de course, sous le manoir deSaint-Jean-des-Grèves, ce fut pour retourner à la ferme de Simon LePriol.

Mais la ferme de Simon Le Priol étaitclose.

L’arrivée des soudards avait mis fin à laveillée. Le métayer et sa femme dormaient ; Simonnette étaitdans son petit lit en soupente. Les deux vaches, la Rousse et laNoire, ruminaient auprès du lit commun. Quant aux quatre Gothon etaux quatre Mathurin, les Mémoires du temps ne disent pas ce qu’ilfaisaient à cette heure.

Le petit Jeannin courait volontiers au clairde lune. Les nuits passées à la belle étoile ne l’effrayaientpoint, bien qu’il fût au dire de tout le monde, poltron commeles poules.

Les trous de sa peau de mouton laissaientpasser le vent froid, mais sa peau, à lui, ne s’en souciaitguère.

Plus d’une fois, et plus de cent fois aussi,le petit Jeannin était venu à pareille heure, à cette même place,l’hiver ou l’été, par le beau temps ou par la pluie.

Il s’asseyait sous un gros pommier, dont letronc, tout plein de blessures et de verrues, lançait encorevaillamment ses branches en parasol.

Un pommier de douce-au-bec mafoi !

Ce sont de bonnes pommes, oh ! oui,sucrées comme les becs-d’anges (bédanges) et goûtées comme lespigeonnets.

Mais le petit Jeannin n’était presque plusgourmand depuis qu’il songeait à Simonnette.

Donc, c’était par une belle nuit de juin quenotre Jeannin, assis sous son pommier et rêvant tout éveillé, avaitaperçu la fée, la bonne fée.

Il s’amusait à bâtir toutes sortes dechâteaux, faisant de l’avenir un joyeux paradis où Simonnetteavait, bien entendu, la meilleure place, lorsqu’un pas légereffleura les cailloux du chemin.

Jeannin vit une jeune fille. Il ne dormaitpas, pour sûr ! La jeune fille passa devant la porte de SimonLe Priol et prit le gâteau de froment que Fanchon la ménagèren’oubliait jamais de déposer sur le seuil, quand il n’y avait pasde bouillie fraîche.

Cela s’était passé la veille.

Jeannin avait eu peur, il s’était bien doutéque cette jeune fille était une fée des Grèves.

Et certes, pendant que le frisson lui couraitpar tout le corps, pendant que ses petites dents claquaient dans sabouche, il n’avait point songé à poursuivre la fée.

Bien au contraire, il avait fermé les yeux etcaché sa tête entre ses deux mains.

Mais c’est qu’il ne savait pas encore, cettenuit-là, l’histoire du chevalier breton dans l’embarras.

Il ne savait pas que ceux qui parvenaient àsaisir la bonne fée au corps pouvaient lui demander tout ce qu’ilsvoulaient.

Aujourd’hui, le petit Jeannin était plussavant que la veille.

Et ce n’était plus tout à fait pour rêverqu’il se cachait sous le vieux pommier à l’écorce rugueuse.

Il guettait la fée.

Il tremblait d’avance à l’idée de ce qu’ilallait faire, c’est vrai, mais il était bien résolu.

Rien de tel que ces petits poltrons pourtenter l’impossible.

Jeannin attendait, le cœur gros et larespiration haletante.

Il s’était assuré que l’écuellée de gruauétait intacte sur le seuil.

La fée allait venir.

Il attendit longtemps. La lune marquait plusde minuit lorsqu’un murmure confus vint à ses oreilles, du côté dumanoir.

Presque aussitôt après, les cailloux du cheminbruirent.

La jeune fille de la veille arrivait encourant.

Il s’était dit :

– Quand la fée se baissera pour prendrel’écuelle, je la saisirai. Mais la fée passa, légère et rapide.Elle ne se baissa point pour prendre l’écuelle. Le petit Jeanninresta un instant abasourdi.

Puis, ma foi, il jeta son bonnet par-dessusles moulins et se mit bravement à courir après la fée.

Chapitre 11Course à la fée.

Jeannin était le meilleur coureur du pays,mais la fée allait comme le vent. L’hésitation du petit coquetieravait laissé à la fée une centaine de pas d’avance. Après dixminutes de course, elle ne semblait pas avoir perdu un pouce deterrain.

Elle allait droit à la grève.

Jeannin jeta ses sabots. Il était déjà tout ensueur.

Mais il redoublait d’efforts.

– Heureusement que la mer est basse, sedisait-il ; car la fée marche sur l’eau aussi bien que sur lesable, et sur l’eau je ne pourrais pas la suivre…

– Mais pourquoi n’a-t-elle pas prisl’écuellée de gruau ? se demandait-il l’instant d’après. Legruau était bon pourtant, ce soir ! Peut-être qu’elle aimemieux la galette de froment.

Et ces méditations sérieuses ne l’empêchaientpas d’avaler la route, comme on dit, le long du Couesnon.Maintenant qu’il avait les pieds nus, Dieu sait qu’il faisait duchemin !

Le sentier qu’ils suivaient, lui et la fée,descendait à la grève et décrivait mille détours entre les haies.La lune était brillante. Chaque fois que la fée disparaissait à uncoude de la route, Jeannin, tournant le coude à son tour,l’apercevait de nouveau, légère comme une vision.

Elle ne faisait point de bruit encourant ; du moins, Jeannin n’entendait plus son pas.

Une fois, il crut la voir se retourner pourjeter un regard en arrière.

C’était tout près de la grève, sous un moulinà vent ruiné qui s’entourait de broussailles et de petites poussesde tremble au blanc feuillage.

La fée qui, sans doute, jusqu’à ce moment, nese savait pas poursuivie, sauta brusquement dans lesbroussailles.

Jeannin la perdit de vue.

Il fit le tour du moulin. Derrière le moulin,c’était la grève uniformément éclairée par la lune, et où personnene pouvait certes se cacher.

Il n’y avait point de brume. On voyait auloin, noir tous deux et distincts sur l’azur du laiteux ciel, leMont-Saint-Michel et Tombelène.

Jeannin tourna autour du moulin ruiné. Puis,sans perdre son temps à battre les broussailles, il se jeta sur leventre et colla son oreille contre le sable.

Il entendit trois choses : à l’ouest, ducôté de Saint-Jean, des pas de chevaux sonnant sur les cailloux duchemin, au nord, la voix sourde de la mer, vers l’orient, un pasléger.

Ce dernier bruit était si faible, qu’ilfallait l’oreille du petit Jeannin pour le saisir.

Il se leva radieux.

– Elle est à moi ! pensa-t-il. Et ilbondit comme un faon dans la direction du bruit léger qui étaitcelui du pas de la fée.

La fée était rentrée dans les terres au momentoù Jeannin tournait le moulin. Pour protéger une fuite, la grèveest trop découverte. La fée ne savait probablement pas à quel genred’ennemi elle avait affaire.

Elle songeait à bien d’autres qu’au petitJeannin !

Quand elle avait regardé en arrière, elleavait vu quelque chose qui se mouvait sur la route. Voilà tout. Carla lune était au couchant et prenait Jeannin à revers, tandisqu’elle éclairait en plein la fée.

La pauvre fée s’était dit :

– Celui-là est en avant parce qu’il courtplus vite, mais les autres viennent après !

Les autres, c’étaient les hommes d’armes etles soudards endormis naguères dans la grand’salle du manoir deSaint-Jean.

Elle les avait bravés dans sa témérité folle.Ils venaient la punir.

La fée ne se trompait pas de beaucoup, car, ence moment même, huit ou dix cavaliers descendaient le tertre deSaint-Jean et prenaient au galop le chemin de la grève.

Seulement, le petit Jeannin ne servait pointd’avant-garde à cette troupe de cavaliers. Il chassait pour sonpropre compte.

La fée avait jugé tout de suite qu’elle nepourrait échapper que par la ruse. Or, bon Dieu ! Depuis quandles fées ont-elles besoin de ruse ? Ne savait-elle plus, cettefée, enfourcher les rayons d’argent de la lune qui étaient samonture ordinaire ?

Ne pouvait-elle bondir en se jouant par-dessusles chênes ébranchés du Marais, par-dessus les pommiers, par-dessusles trembles aux feuilles de neige ?

Ou glisser, plus rapide que l’éclair, sur lagrève mouillée, franchir les lises et plonger sous le flot, jusqu’àces grottes diamantées qui sont, comme chacun sait, au fond de lamer ?

Vraiment, ce n’est pas la peine d’être féequand il faut s’essouffler par les chemins battus, donner le changecomme un lièvre aux abois et se cacher dans lesbroussailles !

Ce raisonnement était à la portée du petitJeannin ; s’il l’eût fait, peut-être aurait-il arrêté sacourse, car c’était une vraie fée qu’il lui fallait, une féepouvant changer sa misère en opulence.

Et non point une fée de hasard, tremblant lapeur comme une fillette.

Mais il ne fit pas ce raisonnement. Il avaitconfiance.

– Elle est à moi ! avait-il dit. Ilse croyait désormais sûr de son fait. Le bruit léger que saisissaitson oreille collée contre terre était dans la direction duCouesnon. En coupant droit au Couesnon sans quitter les bords de lagrève, Jeannin s’épargnait tous les détours des sentiers quiserpentent à travers les champs. Il s’élança dans cette voienouvelle avec ardeur.

Il ne se souvenait même pas d’avoir eu peur.Il souriait.

La fée n’avait qu’à se bien garer !

Ce sont d’étranges rivières que les coursd’eau qui sillonnent les grèves. Le Couesnon surtout, laRivière de Bretagne.

Aucun fleuve ne tient son urne d’une main pluscapricieuse. Torrent aujourd’hui, humble ruisseau demain, leCouesnon étonne ses riverains eux-mêmes par la bizarre soudainetéde ses fantaisies. On aurait dû lui donner un nom féminin, carcette fantasque humeur ne sied point à un dieu barbu, à moins qu’ilne soit en puissance de naïade.

Parfois, en arrivant sur les bords duCouesnon, vous diriez un étang desséché. Ses berges, creusées à picpar le flot qui s’est retiré, semblent des murailles de marneverdâtre. Loin des rives, au milieu du lit, un étroit canalpasse ; le Couesnon y coule en bavardant sur des galets.

La veille, sous le pont pittoresque, leCouesnon grondait, blanc comme les fleuves puissants quitourmentent le limon de leur lit ; le Couesnon tonnait contreles piles du pont. Le Couesnon était fier.

Ce jour-là, il prodigua l’eau de son urne,sans souci du lendemain.

Comme ces fils de famille qui éblouissent laville avant de lui inspirer de la compassion, le Couesnon a faitdes folies.

Et le voilà aujourd’hui tout humble, toutpetit, tout réduit, encore comme un pauvre diable entre la dernièrenuit d’orgie et le premier jour d’hôpital.

Mais ce n’est rien tant qu’il reste en terreferme.

Quand il attaque la grève, le caprice dessables s’ajoute au caprice de l’eau, et c’est entre eux une luttefolle.

Le Couesnon est le plus fort. La grève luiappartient toute entière. Il y choisit sa place, aujourd’hui àdroite, demain à gauche. Ne le cherchez jamais où il était lasemaine passée.

Il coulait ici ; c’est une raison pourqu’il soit ailleurs. D’une marée à l’autre il déménage.

Ce filet d’eau qui raie la grève et qui latranche en quelque sorte comme le soc d’une charrue, c’est leCouesnon.

Il est vrai que cette grande rivière, largecomme la Loire, on la passe sans mouiller ses jarretières.

Dans ce cas-là, le Couesnon étale sur le sableune immense nappe d’eau de trois pouces d’épaisseur ; lesoleil s’y mire, éblouissant. Vous diriez une mer.

Et cette mer a ses naufrages, ses sablestremblent sous les pas du voyageur ; ils brillent, ilss’ouvrent, on s’enfonce ; ils se referment et brillent.

Elle doit être terrible, la mort qui vientainsi lentement et que chaque effort rend plus sûre, la mort quicreuse peu à peu la tombe sous les pieds même de l’agonisant, lamort dans les tangues.

Et que de trépassés dans ce largesépulcre !

Les gens de la rive disent que le deuxièmejour de novembre, le lendemain de la Toussaint, un brouillard blancse lève à la tombée de la nuit.

C’est la fête des morts.

Ce brouillard blanc est fait avec les âmes deceux qui dorment sous les tangues.

Et comme ces âmes sont innombrables, lebrouillard s’étend sur toute la baie, enveloppant dans ces plisfunèbres Tombelène et le Mont-Saint-Michel.

Au matin, des plaintes courent dans cettebrume animée ; ceux qui passent sur la riveentendent :

– Dans un an ! Dans un an !

Ce sont les esprits qui se donnent rendez-vouspour l’année suivante.

On se signe. L’aube naît. La grande tombe serouvre, le brouillard a disparu.

Au moment où le petit Jeannin arrivait sur lesbords du Couesnon, la cavalcade partie du manoir de Saint-Jeans’arrêtait aussi devant la rivière. On sembla se consulter uninstant parmi les hommes d’armes, puis la troupe se sépara endeux.

L’une remonta le cours du Couesnon, du côté dePontorson, l’autre poursuivait sa route vers la grève.

Jeannin ne savait pas quel était le motif decette marche nocturne.

Il se tapit dans un buisson pour laisserpasser les cavaliers qui descendaient à la grève.

Les cavaliers passèrent. – Mais lafée ?

Le pauvre Jeannin avait perdu sa trace.

Hélas ! hélas ! les cinquante écusnantais !

Jeannin mit encore son oreille contre terre.Peine inutile. Le pas lourd des chevaux étouffait tout autrebruit.

La fée s’était-elle cachée comme lui pouréviter les soudards ?

La fée avait-elle franchi leCouesnon ?

Il ne savait. Pour comble de malheur, la luneétait sous un nuage.

On ne voyait rien en grève.

Jeannin était consterné. Il avait bien enviede pleurer. Désormais, la fée allait se défier de lui. Jamais, augrand jamais, il ne devait trouver l’occasion si belle.

Il s’assit, de guerre lasse, et mit sa têteentre ses mains.

Comme il était ainsi, quelque chose frôla sescheveux. Il se leva en sursaut et poussa un cri.

Un autre cri faible lui répondit.

C’était la fée qui sautait dans le courant duCouesnon.

Elle ne savait donc plus courir sur l’eau sansmouiller la pointe de ses pieds, la fée ?

Jeannin n’eut garde de se faire à lui-mêmecette indiscrète question.

Il reprit sa course.

La fée avait déjà gravi l’autre rive.

Bonté du Ciel ! ce qui avait frôlé lescheveux du petit Jeannin, c’était le voile de la fée. S’il avait eul’esprit seulement d’avancer le bras !

De l’autre côté du Couesnon, il fallaitdécidément entrer en grève ou prendre le chemin des bourgs normandsqui avoisinent la côte. Ce chemin tourne le dos auMont-Saint-Michel ; et, d’après la première direction suivie,Jeannin pensait bien que la fée allait vers leMont-Saint-Michel.

Il n’y eut pas longtemps à douter. La fée,après avoir jeté encore un regard derrière elle, fit un brusquedétour et se lança dans les sables à pleine course.

Les sables ! c’était l’élément deJeannin. Il serra la corde qui lui servait de ceinture, et se remità jouer des jambes.

La lune sortait des nuages. La grèves’illuminait. On pouvait voir la cavalcade du manoir de Saint-Jeanqui allait ça et là au hasard, sur les tangues, tantôt s’éloignant,tantôt se rapprochant du Couesnon. Jeannin et celle qu’ilpoursuivait étaient déjà trop loin pour qu’il y eût pour eux granddanger d’être aperçus.

Ils couraient maintenant, à cinquante pas l’unde l’autre, sur un terrain uni comme une glace.

Et il n’y avait pas à dire, le petit Jeanningagnait à vue d’œil.

Le pas de la fée était toujours léger etrapide, mais Jeannin, qui la dévorait des yeux, croyait découvrirdéjà quelques symptômes de fatigue. Son courage en devenait double,et il se disait encore :

– Elle est à moi ! elle est àmoi ! Il ne savait pas que les fées sont généralement d’unnaturel assez moqueur. Simon Le Priol, qui était très fort sur lesfées, aurait pu lui dire cela. Les fées se laissent approcher parle pauvre garçon qui les poursuit : elles l’encouragent parune fatigue feinte : elles l’amorcent : quand il va selasser, elles trouvent moyen de le piquer au jeu.

Tant qu’il a un souffle, il court.

Puis, au moment où il croit saisir la fée, lafée s’envole en riant.

Et il tombe à plat ventre, suant etgeignant.

Bien heureux si le lutin mignon ne l’a pasattiré dans quelque trou !

C’était un ignorant que ce petit Jeannin.

Prendre une fée à la course ; prendre lalune avec ses dents ! On surprend les fées, on ne les prendpas. Voilà ce que tout le monde sait bien.

Si le père Le Priol avait entendu le petitcoquetier répéter en courant : Elle est à moi ! elle està moi ! il aurait ri comme un bossu.

Pourquoi le chevalier breton de la légendeavait-il réussi ? C’est qu’il avait saisi la fée au moment oùelle se baissait pour ramasser les friandises achetées chez lemarchand d’épices de la ville de Dol…

Tout cela est évident. Mais le petit Jeanningagnait du terrain.

Il n’y avait plus guère entre lui et la féequ’une trentaine de pas.

Le vent vint plus frais à son front.

– La mer monte, se dit-il. Et d’un regardconnaisseur, il interrogea la grève. Il se vit à moitié route duMont, dans la ligne de Pontorson. Tout en courant, il arrangeait unstratagème que lui suggérait sa parfaite connaissance des grèves etdes marées. Les tangues sont plates, mais il y a des canaux dont lapente est presque imperceptible à l’œil et où la mer monte bienlongtemps avant de couvrir les sables. Le petit Jeannin étudia leterrain pendant quelques secondes. Puis il changea brusquement dedirection. Vous eussiez dit qu’il cessait de poursuivre la fée.Tandis que celle-ci courait au nord, sur le Mont que l’on voyaitcomme en plein jour, Jeannin prenait à l’est, sans ralentir son pasle moins du monde. C’est ici que Simon Le Priol, les quatreMathurin et les quatre Gothon auraient ri de bon cœur.

Tout à coup la fée s’arrêta devant une marequ’elle n’avait pas soupçonnée.

Puis, elle voulut en faire le tour et setrouva naturellement en face de Jeannin qui l’attendait de l’autrecôté.

Elle rabaissa son voile sur son visage.

– Que voulez-vous de moi ? dit-elled’une voix qui tremblait un peu. Le cœur de Jeannin battait,battait !

Il répondit pourtant résolument, dans toute lanaïveté de sa foi superstitieuse.

– Bonne fée, pardonnez-moi ! Je veuxcinquante écus nantais pour me marier avec Simonnette.

Et afin que la bonne fée ne lui jouât pas demauvais tour (en ceci les quatre Mathurin et les quatre Gothonl’auraient hautement approuvé, ainsi que Simon Le Priol), il saisitla fée, tout en lui témoignant le plus grand respect, et la serraferme.

Chapitre 12Les mirages.

– Oses-tu bien m’arrêter, malheureuxenfant ! dit la fée en grossissant sa douce voix.

– Oh ! bonne dame ! bonnedame ! répliqua Jeannin d’un accent larmoyant, mais en laserrant plus fort, tout le monde sait que je ne suis pas brave. Sije risque ma vie, c’est que je ne peux pas faire autrement,allez !

– Et je si te la prenais, tavie ?

– Bonne fée ! je suis un poltron,c’est connu, mais on ne meurt qu’une fois, et j’aime mieux mourirque de voir Simonnette mariée à ce vilain coquin de Gueffès.

– Lâche-moi !

– Non pas, bonne fée ! s’écriaJeannin, vivement ; si je vous lâchais, vous vous changeriezen brouillard !

– Mais je puis me venger sur Simonnette.Jeannin frémit de tous ses membres.

– Voilà, par exemple, qui serait bienméchant de votre part ! murmura-t-il, car Simonnette ne vous arien fait, la pauvre fille !

– Lâche-moi, te dis-je !

– Écoutez, bonne fée, une fois pourtoutes, je ne vous lâcherai pas que vous ne m’ayez donné cinquanteécus nantais. C’est dit.

La fée avait laissé tomber son panier sur lesable. L’escarcelle du chevalier Méloir était à sa ceinture.

Le petit Jeannin avait prononcé ces dernièresparoles d’un ton respectueux, mais déterminé.

Il y eut un court silence, pendant lequel onn’entendit que le sifflement du vent du large et la trompelointaine des cavaliers bretons qui se ralliaient dans la nuit.

– Ce vent annonce que la mer monte,n’est-ce pas ? demanda brusquement la fée.

– Oh ! dit Jeannin qui se mit àsourire ; vous connaissez les grèves aussi bien que moi, bonnedame… quoique je vous aie attrapée, ajouta-t-il, comme si une idéelui fût venue tout à coup, à la mare de Cayeu, qui n’arrêterait pasun enfant de huit ans. Enfin, n’importe ; ça vous amuse defaire l’ignorante. Oui, bonne fée, ce vent annonce que la mermonte.

– Montera-t-elle vite,aujourd’hui ?

– Assez.

– Combien faut-il de temps pour allerd’ici au Mont-Saint-Michel ?

– Vous me le demandez ? La féefrappa son petit pied contre le sable.

– Un gros quart d’heure, en courant commenous le faisions, ajouta Jeannin.

– Et la mer fermera la route ?

– À peu près dans une demi-heure. La féeprit l’escarcelle à sa ceinture et la jeta sur le sable, où lesécus parlèrent leur langage joyeux. Jeannin poussa un grand crid’allégresse, lâcha la fée et se précipita sur l’escarcelle. Maisun doute le prit soudain.

– Si c’était de la monnaie dudiable ! se dit-il. Il se retourna vivement, pensant bien quela fée était déjà à mi-chemin des nuages. La fée était debout à lamême place. Et le petit Jeannin remarqua pour la première foiscombien sa taille était fine, noble et gracieuse. On ne voyaitpoint son visage, mais Jeannin, en ce moment, la devina bienbelle.

– Enfant, dit-elle, d’une voix triste etsi douce que le petit coquetier se rapprocha d’elleinvolontairement, ne montre cette escarcelle à personne, car ellepourrait te porter malheur.

– Il faudra pourtant bien la porter àSimon Le Priol, pensa Jeannin.

– Simonnette est belle et bonne, repritla fée ; rends-la heureuse.

– Oh ! quant à ça, soyeztranquille !

– Prie Dieu pour monsieur Hue deMaurever, ton seigneur, qui est dans la peine, poursuivit encore lafée, et s’il a besoin de toi, sois prêt !

– Dam ! fit Jeannin avec embarras,je ne suis pas bien brave, vous savez, bonne dame ! Mais c’estégal, je commence à croire que je deviendrai un homme un jour oul’autre ! Et, tenez, j’avais bonne envie des cinquante écusnantais, n’est-ce pas, puisque j’ai osé courir après vous pour lesavoir ? Eh bien ! ce soir, le chevalier qui est là-basm’a dit : « Si tu veux me livrer le traître Maurever, tuauras cinquante écus nantais ». Moi, j’ai pris mes jambes àmon cou…

– Est-ce que tu sais où se cache monsieurHue ? demanda la fée.

– Je pêche quelquefois du côté deTombelène, répondit Jeannin qui eut un sourire sournois.

La fée tressaillit, puis elle lui prit lamain. Jeannin trembla bien un peu, mais ce fut par habitude.

– Si on t’appelait au nom de la Fée desGrèves, dit-elle, viendrais-tu ?

– Par ma foi, oui ! répondit Jeanninsans hésiter ; maintenant, j’irais !

– C’est bien… souviens-toi et attends.Adieu ! La fée franchit d’un bond la queue de la mare Cayeu.Le vent du large prit son voile qui flotta gracieusement derrièreelle. Jeannin resta frappé à la même place.

C’était à présent que lui venait la terreursuperstitieuse.

Un instant, lorsque la fée avait prononcé lenom de Hue de Maurever, une idée avait voulu entrer dans l’espritdu petit Jeannin.

– Mademoiselle Reine… s’était-il dit.

– Ou son Esprit peut-être,avait-il ajouté, puisqu’on dit qu’elle est défunte ! Nousavons glissé à dessein sur la partie prosaïque de la scène. Parexemple, nous n’avons parlé qu’une seule fois du panier de lafée.

Jeannin n’avait sans doute pas vu ce panier,qui n’allait pas bien à une fée, mais qui eût été tout à fait malséant pour un Esprit.

Un Esprit n’ira jamais porter unpanier contenant des poulets (ô poésie !), un pain et unflacon de bon vin vieux.

Non. Un Esprit est incapable decela.

Jeannin, cependant, renonça bien plus vite àl’idée de Reine de Maurever vivante qu’à l’idée de Reinefantôme.

Et vraiment, il ne faut pas voir les chosessur ces grèves si l’on veut rester dans la réalité.

Tout y revêt un cachet fantastique. Lalumière, source et agent de tout spectacle, s’y comporte autrementqu’en terre ferme. De même que l’objet le plus commun placé aucentre du kaléidoscope brille tout à coup et se teint de couleursimprévues, de même les conditions de l’atmosphère, la nature dusol, quelque chose enfin qu’il importe peu de définir ici, font deces grèves un immense appareil où la dioptrique et lacatoptrique…

Hélas ! bon Dieu, où allons-nous ?L’auteur affirme sous serment qu’il a trouvé ces deux motsredoutables dans un almanach.

Pour en revenir aux merveilles de nos grèves,aux mille jeux de lumière qui trompent l’œil des riverainseux-mêmes et des Montois, il faut dire qu’aucun appareil dephysique n’en pourrait donner une idée. Pas n’est besoin d’aller auSahara pour voir de splendides mirages.

Les sables de la baie de Cancale reflètent desfantaisies aussi brillantes, aussi variées que les sablesd’Afrique. La pâle lune des rivages bretons évoque des féeriescomme le brûlant soleil de Numidie.

Ce sont là des miraculeuses visions, des rêvesinouïs que nulle imagination n’inventerait, même dans le délire dela fièvre.

La grève, comme un magique miroir, trahitalors les secrets d’un monde qui n’est pas le monde des hommes.

J’ai vu là des bocages enchantés voguant parmiles nuées qui bercent mollement l’île d’Armide plus belle que dansles songes du Tasse ; j’ai vu les froides et nobles lignes dupaysage grec, la perspective sans fin des Champs-Élysées ;j’ai vu Babylone et ses terrasses orgueilleuses portant desorangers plus hauts que les chênes de nos bois.

J’ai vu, et c’était un fantôme, la forêtmorte, la vieille forêt de Scissy, prolongeant ses massifs dans lamer et couvrant de son ombre sacrée Tombelène, le lieu dessacrifices humains.

Plus loin, c’était une flotte qui allaittoutes voiles déployées, cinglant sur les tangues à sec. Plus loinune procession muette déroulant la pourpre et l’or de ses anneauxinfinis.

Plus loin encore, un pauvre rideau depeupliers, devant la maison aimée…

Illusions ! illusions ! mensongesqui ravissent ou qui font pleurer !

Mais sous lesquels il n’y a que les sables nusattendant leur proie.

Oh ! non, ce n’était pas une femmemortelle, l’être que voyait le petit Jeannin aux rayons de lalune !

Elle courait. Mais Jeannin voyait bien que sonpied n’effleurait pas même les lises brillantes, où le pied d’unchrétien se serait enfoncé jusqu’à la cheville.

Elle courait, mais c’était son écharpe et sonvoile, déployés au vent, qui la portaient.

Parmi ces étincelles que la lune arrache auxtangues mouillées, elle passait comme dans une pluie d’or…

Et tout à coup le sol s’abaissa. La fée monta.Elle glissait dans les nuages.

Puis ce fut autre chose :

Jeannin se repentit amèrement de lui avoir ditque la mer mettait une demi-heure à revenir.

Car la mer venait.

La mer passait, lisse comme une lame decristal, sous les pieds de la jeune fille.

Mais les pieds de la jeune fille ne s’ymouillaient point.

Oh ! que c’était bien la fée, la fée durécit de Simon Le Priol ! la fée du chevalier breton quicourait sur les vagues…

Un nuage cacha la lune. La fée disparut.

Le petit Jeannin pesa l’escarcelle dans samain, et reprit tout pensif le chemin du village de Saint-Jean.

Il possédait cette fortune qu’il avaitsouhaitée avec tant de passion, les cinquante écus nantais quidevaient le rendre si heureux ; et pourtant sa tête pendaitsur sa poitrine.

Ce n’était pas la mer que le petit Jeanninavait vu sous les pieds de la fée, c’était le mirage de lanuit.

Jeannin connaissait trop bien les marées, luiqui vivait les jambes dans l’eau depuis sa première enfance, pours’être trompé d’une demi-heure.

On a dit souvent que, dans les grèves de labaie de Cancale, la mer monte avec la vitesse d’un cheval augalop.

Ceci mérite explication.

Si l’on a voulu dire que la marée partant desbasses eaux, gagnait avec la rapidité d’un cheval qui galope, ons’est assurément trompé.

Si l’on a voulu dire, au contraire, qu’uncheval, partant du bas de l’eau en grande marée, aurait besoin deprendre le galop pour n’être point submergé, on n’a avancé quel’exacte vérité.

Cela tient à ce que la grève, plate enapparence, a, comme nous l’avons déjà dit, des rides, – desplans, suivant le langage des sculpteurs, – desendroits où la tangue cède d’une manière presque insensible, maissuffisante pour attirer le flot, justement à cause de l’absence depente générale.

Ces défauts de la grève forment quand la mermonte, des espèces de rivières sinueuses qui s’emplissent toutd’abord et qu’il est très difficile d’apercevoir dès la tombée dela brune, parce que ces rivières n’ont point de bords.

L’eau qui se trouve là ne fait que combler lesdéfauts de la grève.

De telle sorte qu’on peut courir, bien loindevant le flot, sur une surface sèche et être déjà condamné. Car lamer invisible s’est épanchée sans bruit dans quelque canalcirculaire, et l’on est dans une île qui va disparaître à son toursous les eaux.

C’est là un des principaux dangers deslises ou sables mouvants que détrempent les lacssouterrains.

À vue d’œil, la mer monte, au contraire, avecune certaine lenteur, égale et patiente, excepté dans les grandesmarées.

Cela ne ressemble en rien au flux fougueux etbruyant qui a lieu sur les côtes.

Ici, on ne voit à proprement parler, nivague ni ressac,parce que la lame a été briséemille fois depuis l’entrée de la baie jusqu’aux grèves et aussisans doute parce que la marée ne rencontre aucune espèced’obstacle.

C’est tout simplement le niveau qui monte etl’eau qui s’épanche en vertu des lois de la gravité.

Point d’efforts, point de luttes, point demontagnes chevelues, creusant leur ventre d’émeraude et jetant leurécume folle vers le ciel.

Pour peindre la grande mer et sa fureur, unpeintre ne choisira certes jamais les alentours duMont-Saint-Michel.

Mais qu’importe le mouvement, le fracas, lacolère ? Les gens qui frappent froidement et en silence tuenttout aussi bien et mieux que si la rage les emportait.

Le mouvement désordonné, le fracas, lesmenaces, en un mot, sont des avertissements, tandis que latranquillité attire et trompe.

Plus d’un parmi ceux qui sont morts sous lessables a dû sourire en voyant la mer monter entre Avranches et leMont. Pourquoi prendre garde à ce lac bénin qui s’enfle peu à peuet qui vient vous caresser les pieds si doucement.

Ce lac bénin a de longs bras qu’il étend etreferme derrière vous. Prenez garde !

Il était plus de deux heures de nuit lorsquela fée atteignit les roches noires qui forment la base duMont-Saint-Michel.

La mer venait derrière elle. On l’entendaitrouler de l’autre côté du Mont.

La fée s’assit sur un quartier de roc afin dereprendre haleine. Elle appuya ses deux mains contre sa poitrinepour comprimer les battements de son cœur.

De Saint-Jean-des-Grèves au Mont, il y a unegrande lieue et demie. La fée, en parcourant cette distance,n’avait pas cessé un seul instant de courir.

Elle releva son voile pour étancher la sueurde son front et montra aux rayons de la lune cette douce et noblefigure que nous avons admirée déjà dans la grande salle du manoirde Saint-Jean.

Puis elle tourna la base du roc et entra dansl’ombre sous la muraille méridionale de la ville.

Elle pouvait entendre en haut du rempart lepas lourd et mesuré du soldat de la garde de nuit qui veillait.

Ce n’était pas pour s’introduire dans la villeque notre fée prenait ce chemin, car elle passa derrière laTour-du-Moulin, qui était la dernière entrée de la ville, ets’engagea dans des roches à pic où nul sentier n’était tracé.

Bien que la nuit fût claire, elle avaitgrand’peine à se guider parmi ces dents de pierre qui déchirent lesmains et où le pied peut à peine se poser.

Elle allait avec courage, mais elle ne faisaitguère de chemin.

Elle atteignit enfin une sorte de petiteplate-forme au-dessus de laquelle un pan de pierre coupéverticalement rejoignait la muraille du château. Impossible defaire un pas de plus.

Mais la fée n’avait pas besoin d’aller plusloin, à ce qu’il paraît, car elle posa son panier sur le roc ets’approcha du pan de pierre.

Une sorte de meurtrière, taillée dans legranit même défendue par un fort barreau de fer, s’ouvrait sur laplate-forme.

La fée mit sa blonde tête contre lebarreau.

– Messire Aubry ! dit-elle toutbas.

– Est-ce vous, Reine ? répondit unevoix lointaine et qui semblait sortir des entrailles mêmes de laterre.

Chapitre 13Où l’on parle pour la première fois de maître Loys.

L’endroit du Mont où se trouvait maintenantReine de Maurever était à peine assez large pour qu’une personnepût s’y asseoir à l’aise. Immédiatement au-dessus s’élevait lagrande plate-forme du château que surmonte la basilique. Reineavait à sa gauche les murs inclinés de la Montgomerie, par où l’onmonte au cloître et à toute cette partie des bâtiments appelée laMerveille.

Il y avait un archer de garde dans la guéritede pierre qui flanquait la plate-forme. Reine le savait ; cen’était pas la première fois qu’elle venait là. Elle savait aussique la consigne des archers était de tirer sans crier gare, partoutoù ils apercevaient un mouvement dans les rochers.

Et cette consigne, soit dit en passant,n’était point superflue, car les Anglais tentèrent plus d’une fois,en ce siècle, de s’introduire nuitamment et par trahison dansl’enceinte du couvent-forteresse.

Reine de Maurever, dans sa vie ordinaire,était une enfant timide.

Mais Reine avait le cœur d’un chevalier quandil s’agissait de bien faire.

La mort, elle n’y songeait même pas !C’était chose convenue avec elle-même que, dans ses courseshasardeuses, la mort était partout, sur les Grèves comme autour duMont.

Les sables mouvants, la mer, les balles ou lescarreaux des arbalétriers, tout cela tue. Reine bravait toutcela.

Nous sommes au siècle des vierges inspirées,des dentelles de granit et de splendides cathédrales.

Jeanne d’Arc, une autre jeune fille possédéede Dieu, venait d’accomplir le miracle qui reste comme un diamantéblouissant dans l’écrin de nos annales.

Jeanne d’Arc, que Voltaire a insultée, afinqu’aucun honneur ne manquât à la mémoire de Jeanne d’Arc.

La pauvre Reine n’était point une Jeanned’Arc. Peut-être que son bras eût fléchi sous l’armure. Mais ellen’avait pas un trône à sauver.

Sa force était à la hauteur de son dévouementmodeste.

La vengeance du duc François la faisait pluspauvre et plus dénuée que la plus indigente parmi les filles desvassaux de son père. Elle n’avait plus à donner que sa vie. Elledonnait sa vie simplement, nous allions dire gaiement.

C’était une jeune fille, ce n’était rienqu’une jeune fille, supportant sa peine avec courage, mais aspirantardemment au bonheur.

Aubry était bien le fiancé qu’il fallait àcette blonde enfant des Grèves. Brave comme un lion, vif,bouillant, sincère ; un vrai chevalier en herbe.

Il y avait quinze jours qu’Aubry était captif.François de Bretagne l’avait fait arrêter le soir même del’événement raconté aux premières pages de ce livre. Depuis lors,Aubry n’avait vu que le frère-convers, chargé de lui apporter saprovende, et Reine, qui était venue parfois le visiter.

La fenêtre de son cachot était taillée defaçon à ce qu’il ne pût apercevoir que le ciel. Le sol où ilreposait restait à six pieds au-dessous de lafenêtre-meurtrière.

Ce cachot avait été creusé, avec trois autrespareils, sous la plate-forme, par Nicolas Famigot, ancien prieurclaustral et vingt-quatrième abbé de Saint-Michel. L’intérieurétait tout roc. Le dessus de la porte avait un carré taillé auciseau dans la pierre, avec la date : A. D. 1276.

Les ouvriers, en creusant cette cellule carréedans le roc vif, avaient ménagé un petit cube de granit destiné àsoutenir la tête du prisonnier.

À part cette attention, les quatre cachotsétaient entièrement nus.

Ce fut quelques années plus tard seulement queLouis XI, le roi démocrate, s’arrêta émerveillé à la vue de cesprisons modèles, Louis XI savait les dangers de la guerre qu’ilavait déclarée à ses grands vassaux. Il aimait les cachots bienétablis. Le Mont-Saint-Michel lui plut au-delà de tout dire.

Il y revint et il utilisa du mieux qu’il putces cachots si recommandables.

À l’époque où se passe notre histoire, aucuncaptif politique n’avait encore illustré les dessous duMont-Saint-Michel. Ces cachots étaient bonnement le pénitentiairedu couvent. On y mettait des moines ou des vassaux de l’abbaye, ilavait fallu la requête du duc François pour qu’Aubry de Kergariou ypût trouver place.

Par autre grâce spéciale, le frère gardienavait été autorisé à lui délivrer quatre bottes de paille : desorte qu’Aubry était à son aise.

Au moment où la voix de Reine se fit entendresur la petite saillie qui était sous la fenêtre-meurtrière, Aubrydormait, couché sur la paille. Mais le sommeil des captifs estléger. Il ne fallut qu’un appel pour mettre Aubry sur sespieds.

D’un bond il atteignit l’appui de lameurtrière et s’y tint suspendu.

– Pauvre Aubry ! dit Reine. Et ilscausèrent. Au bout de quelques minutes, la main droite d’Aubry quitenait l’appui de la meurtrière lâcha prise, parce qu’ellecommençait à s’engourdir ; ses pieds touchèrent le sol etrebondirent : sa main gauche saisit l’arête de granit etsupporta tout le poids de son corps à son tour.

– Vous souvenez-vous de maître Loys,Reine ? dit-il.

– Votre beau lévrier noir ?

– Oui, mon beau lévrier ! mon pauvreami si cher ! Reine convint que maître Loys était un parfaitlévrier.

En ce moment, Aubry disparut pour reparaîtreaussitôt après, et, cette fois, ce fut sa main droite qui saisitl’appui de la meurtrière.

– Il est bien heureux, ce maîtreLoys ! dit Reine en riant.

– Cela vous étonne que je pense àlui ? demanda Aubry. Quand vous serez ma femme, Reine, vousverrez comme il vous aimera ! Mais vous ne pouvez pas l’allerchercher à Dinan…

– J’ai un messager tout trouvé,interrompit Reine.

Elle songeait au petit coquetier Jeannin quiavait de si bonnes jambes…

– Merci ! merci ! s’écria Aubryavec chaleur ; il me semble que rien ne me manquerait ici sije savais que mon beau Loys est en bonnes mains et traité comme ilfaut. Mais parlons de vous. Y a-t-il du nouveau ?

Reine secoua la tête.

– Il y a que le pays est rempli desoldats, répondit-elle ; nous aurons de la peine à nousdéfendre et à nous cacher désormais. Hier on a crié la sommepromise à qui livrera la tête de mon père.

– Elle n’est pas encore gagnée, cettesomme-là, Dieu merci !

– Ils sont nombreux. Une douzained’hommes d’armes, sans compter le chef, qui est un chevalier… etbeaucoup de soldats.

– Ah ! dit Aubry, notre seigneurFrançois a trouvé un chevalier pour s’avilir à cemétier-là !

– Il n’en a pas trouvé, répliquaReine ; il en a fait un.

– À la bonne heure ! et quel est lecroquant ?…

– Un de vos parents, Aubry…

– Méloir ! s’écria le jeune hommeavec cette indignation mêlée de mépris qui ne peut tuer tout à faitle sourire ; Méloir… mon rival, vous savez, Reine…

Reine se redressa.

– Oh ! ne vous offensez pas !Il était bon autrefois, mais vous verrez qu’il sera pendu quelquejour comme un vilain, si je ne lui donne pas de ma dague dans lapoitrine.

– Pauvre Aubry ! dit Reine, entre sapoitrine et votre dague il y a loin !

Aubry disparut, comme si cette observation,cruelle dans sa vérité, l’eût foudroyé.

Ce n’était que sa main droite qui sefatiguait.

Ces plongeons soudains du pauvre prisonniermettaient le comble à la bizarrerie de cette scène, où la gaieté dedeux cœurs vaillants et jeunes luttait presque victorieusementcontre une profonde détresse.

Quand la tête d’Aubry se remontra, Reine vitqu’il secouait ses cheveux bouclés avec colère.

– Patience ! dit-il ; je saisque je ne suis bon à rien… Mais je payerai toutes nos dettes d’unseul coup, si Dieu le veut. Revenons à vous, Reine, vous parliez dela suite de ce coquin de Méloir…

– Je disais que leur nombre m’épouvante,Aubry, et j’allais ajouter que le secret de la retraite de mon pèren’est plus à moi.

– Comment ! vous auriez confié…

– À vous seul, Aubry ! interrompitla jeune fille ; et si j’ai eu tort, ce n’est pas vous quidevez me le reprocher. Mais il y a deux nuits, en traversant lagrève, j’ai vu qu’on me suivait. Je suis revenue sur mes pas ;j’ai fait tout ce que j’ai pu pour tromper cette surveillance… j’aicru avoir réussi ; je me trompais : en mettant le piedsur le roc de Tombelène, j’ai revu la grande ombre maigre etdifforme qui sortait du brouillard en même temps que moi…

– Vous avez reconnu l’espion ?

– J’ai reconnu le Normand VincentGueffès, qui habite depuis quelques mois sur le domaine deSaint-Jean-des-Grèves.

– Est-ce un brave homme ?

– On dit dans le village qu’il vendraitbien son âme pour un écu. Aubry garda le silence.

– Il y en a encore un autre, poursuivitReine ; mais celui-là est un enfant loyal et dévoué. Je necrains que Gueffès.

– Vous souvenez-vous, Aubry ?reprit-elle encore après une pause, la semaine passée nous étionstout pleins d’espoir, nous nous disions : notre peine nedurera, au pis aller, que quarante jours, puisque François deBretagne n’a plus que quarante jours à vivre. Dieu m’est témoin queje prie chaque soir pour que monseigneur le duc se repente et nonpas pour qu’il meure, mais enfin ce sont là des choses que mesprières ne changeront point. Monsieur Gilles a dit :« dans quarante jours » ! je l’ai entendu ; savoix mourante sonne encore à mon oreille. Aujourd’hui, deuxsemaines sont écoulées ; nous n’avons plus que vingt-cinqjours de peine. Nous parlions ainsi… Eh bien ! Aubry, monespoir s’en va !

– Ne dites pas cela. Reine, où vous meferez devenir fou dans cette cage maudite !

– Hélas ! continua mademoiselle deMaurever : un vieillard et une jeune fille pour combattre tantde soldats ! Je ne vous ai pas tout appris. Si Vincent Gueffèsne nous vend pas, ils sauront se passer de lui. Avez-vous entenduparler, Aubry, de ces lévriers qui chassent les naufragés sur lesgrèves d’Audierne et de Douarnenez, autour des rochers dePenmarch ? Méloir attend douze de ces lévriers.

– Le misérable ! s’écria Aubry.

– Demain, en traversant la grève pourporter le repas de mon père, acheva Reine, je serai chassée par lameute de Rieux comme une bête fauve.

La main d’Aubry se tendit jusqu’au barreauqu’il secoua avec furie. Le barreau, scellé dans le roc, ne remuamême pas.

– Il faudra bien qu’il cède, râla lepauvre porte-bannière, emporté par un accès de délire ; jel’arracherai ! oh ! je l’arracherai ! et si je nepeux pas, j’userai le roc avec mes ongles. Reine, je mourrai enragédans ce trou, maintenant ! et si le vent m’apporte cette nuitles cris de cette meute infernale…

Il n’acheva pas. Un gémissement sortit de sapoitrine. Sa main ensanglantée lâcha du même coup le barreau et lasaillie de pierre. Reine l’entendit tomber comme une masse au fonddu cachot.

– Aubry ! dit la jeune filleeffrayée. Point de réponse.

– Aubry ! murmura-t-elle encore.Elle n’osait élever la voix, à cause de l’archer qui veillait surla plate-forme.

Aubry garda le silence.

Reine joignit ses mains, et sa prièredésespérée s’élança vers le ciel.

– Mon Dieu ! Et vous, sainteVierge ! dit-elle, ayez pitié de nous !

– Aubry ! murmura-t-elle pour latroisième fois ; revenez ! revenez ! j’ai été à Dol,je vous apporte une lime d’acier…

Ces mots n’étaient pas achevés, que la têted’Aubry rayonnait à la meurtrière.

– Une lime ! s’écria-t-il, délirantde joie comme il délirait naguère de douleur : une limed’acier ! nous sommes sauvés, Reine, sauvés !sauvés !

Un bruit rauque se fit à l’intérieur de lacellule, qui s’illumina soudain.

– Baissez-vous ! murmura Aubry quise laissa choir aussitôt.

Reine obéit ; elle avait eu le temps devoir à l’intérieur du cachot, une tête chauve dont le front plombérecevait en plein la lumière d’une lampe.

Chapitre 14Prouesses de maître Loys.

Reine n’eut que le temps de se rejeter enarrière vivement et de se coller à la paroi extérieure ducachot.

À l’intérieur, elle entendit une grosse etjoyeuse voix qui disait :

– On vous y prend, messire Aubry !toujours bâillant à la lune ! Par saint Bruno, mon patron,n’avez-vous pas assez du jour pour songer creux ? Allez !si mon devoir ne m’appelait pas ici à cette heure, je ronfleraiscomme le maître serpent du chœur, moi qui vous parle.

– Moi, je n’ai pas sommeil, mon bon frèreBruno, répondit Aubry, qui aurait voulu le voir à cent pieds sousterre.

– Eh bien ! je ne m’y connaisplus ! s’écria le convers ; de mon temps, les jeunes gensdormaient mieux que les vieillards ! Mais, après tout, c’estla tristesse qui vous pique, mon gentilhomme, et je conçois cela.Que saint Michel me garde ! j’ai été soldat avant d’êtremoine, et je dis que vous avez bien fait de jeter votre épée auxpieds de ce pâle coquin qui a empoisonné son frère.

– Bruno ! interrompit sévèrement lejeune homme d’armes, il ne faut pas parler ainsi devant moi de monseigneur le duc !

– Bien ! bien ! je sais quevous êtes loyal comme l’acier, messire Aubry. Je vous aime, moi,voyez-vous, et si j’étais le maître, vous auriez la clef des champsà l’heure même, car c’est une honte à l’abbaye de Saint-Michel deservir de prison à ce damné de François. Bien ! bien ! jeretiens ma langue, messire. Je disais donc que vous êtes un jolihomme d’armes, mon fils, et que pour tout au monde je ne voudraispas vous faire de la peine. Et tenez, ajouta-t-il d’un accent toutà fait paternel, si vous me disiez quelquefois : Frère Bruno,je boirais bien un flacon de vin de Gascogne, pourvu que ce ne futni quatre-temps ni vigiles, je ne me fâcherais pas contre vous.

L’excellent frère Bruno parlait ainsi avec unevolubilité superbe, sans virgules ni points, et pendant qu’ilparlait son franc visage souriait bonnement.

C’était presque un vieillard : une têtechauve, mais joyeuse et pleine, qui avait bien pu être au tempsjadis, la tête d’un vrai luron.

Depuis qu’Aubry était prisonnier dans lescachots de l’abbaye, frère Bruno faisait son possible pour adoucirla rigueur de sa captivité.

À l’heure des rondes il ne passait jamaisdevant la cellule d’Aubry sans y entrer pour faire un doigt decausette. Aubry l’aimait parce qu’il avait reconnu en lui un dignecœur.

Il laissait le frère Bruno lui conter lesdétails du dernier siège du Mont. Le bon moine s’était refait unpeu soldat pour la circonstance. Il aurait voulu que le Mont fûtassiégé toujours.

Mais les Anglais vaincus avaient abandonnéjusqu’à leur forteresse de Tombelène, après l’avoir préalablementruinée. Les jours de fête étaient passés.

D’ordinaire, Aubry recevait avec plaisir etcordialité les visites du moine ; mais aujourd’hui, noussavons bien qu’il ne pouvait être à la conversation. Pendant quefrère Bruno parlait, il rêvait.

Bruno s’en aperçut et se prit à rire.

– Je ne veux pourtant pas vous déranger,dit-il, car je pense que vous ne recevez pas de visites. Aubrys’efforça de garder un visage serein.

– Mais j’y pense, reprit le moine enriant plus fort, on dit que le lutin de nos grèves, qui avaitdisparu depuis cent ans, est revenu. Les pêcheurs du Mont neparlent plus que de la bonne fée, depuis quinze jours. Vous étiezlà perché à votre lucarne quand je suis entré… peut-être que la Féedes Grèves était venue vous voir à cheval sur son rayon delune.

Assurément, le frère Bruno ne croyait pas sibien dire. Aubry rêvait toujours.

– À propos de cette Fée des Grèves,poursuivit le moine, il y a des milliers de légendes toutes plusdivertissantes les unes que les autres. Vous qui aimez tant lesvieilles légendes, messire Aubry, vous plairait-il que je vous enrécite une ?

Ce disant, le frère Bruno s’asseyait sur lapaille du lit et déposait sa lampe à terre. L’idée de conter unelégende le mettait évidemment en joie.

Aubry le donnait au diable du meilleur de soncœur.

– Au temps de la première croisade,commença frère Bruno, le seigneur de Châteauneuf, qui était Jean deRieux, vendit tout, jusqu’à la chaîne d’or de sa femme, pouréquiper cent lances. M’écoutez-vous, messire Aubry ?

– Pas beaucoup, mon bon frère Bruno.

– La légende que je vous conte làs’appelle la Grotte des Saphirs, et montre tous lestrésors cachés au fond de la mer.

– Je n’irai point les y quérir, mon frèreBruno.

– Jean de Rieux ayant donc équipé sescent lances, reprit le moine convers, poussa jusqu’à Dinansuspendre un médaillon bénit à l’autel de Notre-Dame, puis ilpartit, laissant sa dame, la belle Aliénor, aux soins de sonsénéchal.

Aubry bâilla.

– Jamais je ne vis chrétien bâiller enécoutant cette légende, messire Aubry, dit le moine un peu piqué,et cela me rappelle une autre aventure…

– Oh ! mon bon frère Bruno ! sivous saviez comme j’ai sommeil !

– Tout à l’heure vous prétendiez…

– Sans doute, mais depuis…

– C’est donc moi qui vous endors,messire ! demanda le moine en se levant.

– Vous ne le croyez pas, mon excellentfrère ! Aubry lui tendit la main. Le moine la prit sansrancune et la secoua rondement.

– Allons, s’écria-t-il ; pour votrepeine vous ne m’entendrez jamais vous conter la légende de lagrotte des Saphirs, qui est au fond de la mer. Bonne nuit donc,messire Aubry, n’oubliez pas vos oraisons, et faites de bonsrêves.

À peine la porte était-elle refermée qu’Aubryse suspendait de nouveau à l’appui de la meurtrière.

– Reine ! oh ! Reine !dit-il ; que Dieu vous bénisse pour avoir eu cette penséed’acheter une lime ! Nous sommes sauvés !

– Puissiez-vous ne point vous tromper,Aubry !

– Demain soir, ce barreau seratranché…

– Mais pourriez-vous passer par cettefente étroite !

– J’y passerai, dussé-je y laisser lapeau de mes épaules et de mes reins !

– Et une fois que vous serez passé, monpauvre Aubry, aurons-nous seulement un ennemi de moins ?

– Vous aurez un défenseur de plus,Reine ! s’écria le jeune homme avec enthousiasme.Écoutez ! pendant que ce bon moine était là, je rêvais et jeme souvenais. Sait-on ce que peut un homme de cœur, même contre unemultitude ? Avec Loys pour combattre les lévriers de Rieux, etmoi pour combattre les hommes d’armes du mécréant Méloir, par saintBrieuc ! j’irai à la bataille d’une âme biencontente !

– Je ne sais… voulut dire la jeunefille.

– Écoutez ! écoutez, Reine,poursuivit Aubry avec une chaleur croissante ; vous neconnaissez pas maître Loys ! C’est un preux à sa façon, j’enfais serment ! Une fois, il y a deux ans de cela, mon noblepère, qui était malade à la mort, eut envie de manger des lombes dedaim. Les daims s’en vont de notre Bretagne, mais il y en a encoredans la forêt de Jugon.

Je dis à mon père : Messire, je vais vousquérir un daim. Il sourit et me donna sa main pâlie : quand unhomme va mourir, il a des désirs fous comme les enfants ou lesfemmes. Je pris maître Loys, et je descendis vers Lamballe. Nousmarchâmes lui et moi tout un jour. Au revers de la forêt du Jugons’élève le manoir des anciens seigneurs de Kermel, habitémaintenant par le juif Isaac Hellès, argentier du dernier duc.

Isaac avait six fils qui se prétendaientmaîtres de la forêt. Tous grands et robustes, bruns de poil, labouche rentrée, le nez en bec d’aigle comme les gens d’Orient. Siquelqu’un, gentilhomme ou vilain, chassait dans la forêt, les filsd’Isaac Hellès venaient et le tuaient.

On savait cela.

Ils avaient une meute dressée à fondre sur lesbraconniers et leurs chiens.

J’arrivai à la nuit tombante sur la lisière dela forêt de Jugon. Maître Loys releva piste dès les premiers pas,mais il était trop tard pour chasser.

Je connus les traces et je fis une lieue dansla forêt pour choisir un affût.

J’avais pour armes mon épieu et moncouteau.

Un bon épieu, Reine, fort comme une lance etpointu comme une aiguille.

J’attachai maître Loys au tronc d’unchâtaignier, et je lui dis : « Couche ! », ilne bougea plus.

Le daim arriva, trottant dans letaillis ; maître Loys faisait le mort.

Quand le daim passa, je lui plantai mon épieusous l’épaule ; il tomba sur ses genoux, et je l’achevai d’uncoup de couteau dans la gorge.

Maître Loys poussa un long hurlement dejoie.

Et alors ! comme si ce cri eut évoqué unearmée de démons, la forêt s’illumina soudain. Des torchesbrillèrent à travers les arbres, la trompe sonna. Je vis descavaliers qui accouraient au galop, excitant des chiens lancésventre à terre.

Je me dis :

– Voici les fils d’Isaac Hellès le juif,qui viennent avec leur meute pour me tuer.

D’un revers, je coupai la courroie quiretenait Loys, et je pris mon épieu à la main. Loys ne s’élançapas. Il resta devant moi, les jarrets tendus, la tête haute. Lesjuifs criaient déjà de loin : Sus ! sus !

Il y avait un grand chêne qui s’élevait à ladroite de la voie ; j’allai m’y adosser, pour ne pas êtremassacré par derrière.

À ce moment-là même, les fils d’Isaac, avecleur meute et leurs valets, tombèrent sur nous comme la foudre.

Je vois encore leurs visages longs et cuivrésà la rouge lueur des torches.

Vous dire exactement ce qui se passa, Reine jene le pourrais pas, car je ne le sais guère moi-même.

Un tourbillon s’agitait autour de moi. Jerecevais à la fois des coups par tout le corps. Mon fronts’inondait de sang et de sueur.

Je me souviens seulement que je disais detemps en temps, machinalement et sans savoir :

– Hardi ! maître Loys ! Je mesouviens aussi que je le voyais toujours devant moi, muet au milieude la meute hurlante, et travaillant Dieu sait comme ! Monépieu se levait et retombait. Je commençais à ne plus sentir mesblessures, ce qui est signe qu’on va s’évanouir ou mourir… Aubrys’arrêta pour reprendre haleine.

En ces temps où toute vie traversait desdangers violents, la délicatesse des femmes, loin de répugner à depareils récits, doublait l’intérêt qu’elles y portaient. Ellesn’avaient plus horreur du sang pour avoir pansé trop de plaies.

Reine écoutait, haletante.

Elle était avec Aubry dans la forêt, au pieddu grand chêne. Les torches l’éblouissaient ; le bruitl’étourdissait ; elle saignait par les blessures d’Aubry.

Hardi ! maître Loys ! défends tonmaître !

– Pourtant, reprit Aubry, dans lasimplicité de sa vaillance, je voulais rapporter les lombes du daimà monsieur mon père, qui en avait désir.

Comme je sentais bien que j’allais tomber, jeme dis :

– Allons, Aubry ! un dernier coup deboutoir ! Et je quittai mon poste comme une garnison assiégéequi fait une sortie. Et je brandis mon épieu ! et je frappai,merci de moi, tant que je pus ! Il me sembla que les torchess’étaient éteintes, et qu’il n’y avait plus personne devant moi. Jecrus que c’était le voile de la dernière heure qui s’étendait sousmes yeux.

Je me laissai choir.

Je restai là bien longtemps. Quand jem’éveillai, le soleil se jouait dans les hautes branches desarbres.

Maître Loys, le poil sanglant, léchait mesblessures.

Autour de moi, gisant sur l’herbe, il y avaitsix cadavres, qui étaient les six fils d’Isaac Hellès. Pour sapart, maître Loys avait étranglé deux juifs et une demi-douzaine dechiens.

C’est une bonne bête que maîtreLoys !

Je dépeçai le daim ; ne pouvantl’emporter tout entier, je pris le filet avec les lombes, et jerevins au manoir, un peu maltraité, mais content.

Mon vieux père, qui n’y voyait plus, ne sutpas que j’étais blessé. Il fit en souriant, avec les lombes dudaim, son dernier repas qu’il trouva fort bon, et puis mourut.

Telle fut la conclusion du récit d’Aubry.

Comme Reine écoutait encore, ilajouta :

– Que Dieu me donne cette joie de mevoir, avec maître Loys à mes côtés et une arme dans la main, aumilieu des soudards de mon cousin Méloir, je ne lui demande pasautre chose !

– Vous êtes brave, Aubry ! dit Reinedoucement ; vous serez un capitaine ! Oui, vous avezraison, si vous étiez libre, nous pourrions sauver mon père.

– Eh bien donc, s’écria le jeune homme endonnant le premier coup de lime au barreau, travaillons à maliberté ! L’acier grinça sur le fer.

Aubry était bien mal à l’aise, mais il yallait de si grand cœur !

– Et maintenant, Aubry, dit Reine aprèsquelques instants, que Dieu soit avec vous ; je vais meretirer.

– Déjà !

– Il y a deux jours que mon pèrem’attend.

– Mais la mer est haute !

– Elle baisse. Et s’il reste de l’eauentre Tombelène et le Mont au point du jour, il faudra bien que jela traverse à la nage.

– À la nage ! se récria Aubry ?ne faites pas cela, Reine, le courant est si terrible !

– Si je traversais de jour, on meverrait, et la retraite de mon père serait découverte. Aubry netrouva pas d’objection, mais toute son allégresse avaitdisparu.

La lune tournait en ce moment l’angle desfortifications. Un reflet vint à l’épaule de Reine, puis la lumièremonta lentement, se jouant dans les plis de son voile noir et parmises cheveux blonds.

– Quand je traverserai la mer à la nage,dit Reine, je serai moins en danger qu’ici, mon pauvre Aubry.

– Pourquoi ?

– Parce que la lune luit pour tout lemonde, répliqua Reine. L’archer qui est sur la plate-forme…

– Il vous voit ? interrompit Aubryd’une voix étouffée par la terreur.

– Oui, répondit Reine, le voilà qui tendson arbalète.

– Fuyez ! oh ! fuyez !Reine lui fit un adieu de la main et se baissa. Un trait siffla etrebondit sur les roches. Aubry se laissa choir au fond de soncachot. Puis il se reprit encore à la saillie de pierre.

– Reine ! Reine !cria-t-il ; un mot par pitié… Un second trait vint frapperl’extrême pointe du rocher, la brisa et fit jaillir une gerbed’étincelles. Aubry sentit son cœur s’arrêter.

En ce moment, dans le silence de la nuit, unevoix déjà lointaine s’éleva et monta jusqu’à sa cellule.

Elle disait :

– Au revoir !

Aubry se mit à genoux et remercia Dieu commeil ne l’avait jamais fait en sa vie.

Chapitre 15À quand la noce ?

Le petit Jeannin était resté longtemps àregarder la fée courir sur le miroir des grèves.

Quand la fée disparut enfin dans l’ombre duMont, le petit Jeannin sembla s’éveiller.

Il secoua sa jolie tête chevelue, pesal’escarcelle, et fit une gambade. Sa joie s’enflait et grandissaità mesure qu’il marchait, le nez au vent et la tête fière, comme unhomme opulent peut marcher. L’allégresse lui montait au cerveau. Ilétait ivre.

Tantôt il gesticulait follement, tantôt ilentonnait à pleine gorge un noël appris à la paroisse de Cherrueix,tantôt encore il prenait son élan, touchait le sable de ses deuxmains étendues, retombait sur ses pieds et poursuivait cet exercicedurant des demi-lieues.

Quiconque a voyagé sur nos routes de l’Ouest apu voir de jeunes citoyens exécuter ce naïf tour de force sous lepoitrail des chevaux. Cela s’appelle faire la roue.Jeannin faisait la roue comme un dieu.

Quand il avait bien fait la roue, il rejetaiten arrière la masse de ses cheveux qui l’aveuglait, et c’étaientdes éclats de rire, des sauts, des cabrioles.

Il s’en donnait, il s’en donnait le petitJeannin !

Puis tout à coup il mettait le poing sur lahanche, comme le hallebardier de la cathédrale de Dol. Il marchaità pas comptés. Voyez quel homme grand cela faisait !

Avec une soutanelle de laine brune au lieu desa peau de mouton, il eût ressemblé à un clerc.

Mais cette gravité-là ne durait point.

Jeannin demeurait aux Quatre-Salines. Savieille mère avait une petite cabane où le vent venait par tous lesbouts. Cette nuit, le rêve de Jeannin bâtit une bonne maison demarne à sa vieille mère.

Quant à lui, nous savons qu’il couchaitrarement au logis.

À l’extrémité du village des Quatre-Salines,il y avait une ferme riche ; devant la ferme, dans le verger,une belle meule de paille six fois grande comme la cabane de lamère de Jeannin.

C’était là le vrai domicile du petitcoquetier. Il s’était creusé un trou bien commode dans la paille,et il dormait là mieux que vous et moi.

Sa mère avait une bique (chèvre). La biquetenait dans la cabane la place du petit Jeannin : il luifallait bien trouver son gîte ailleurs.

Par delà le mont Dol et les coteaux deSaint-Méloir-des-Ondes, l’aube teintait de blanc les contours del’horizon, quand Jeannin arriva au bout de la grève. Il était troptôt pour se présenter chez Simon Le Priol. Jeannin sauta têtepremière dans sa meule de paille et s’endormit tout d’un temps.

Le bon somme qu’il fit ! et les bonsrêves !

Il vit des cierges allumés pour ses noces dansl’église du bourg de Saint-Georges. Fanchon la ménagère tenait safillette par la main et la conduisait à l’autel. Simon Le Priolavait son pourpoint de fêtes gardées.

Quand le petit Jeannin dormait une fois,c’était pour tout de bon. Le soleil se leva et se coucha pendantqu’il dormait. À son réveil, la brune était déjà tombée.

– Oh ! dà ! se dit-il, le jourtarde bien à se montrer ce matin !

Il sortit de sa meule attendant toujours lesoleil. Ce fut la lune qui vint.

– Allons ! se dit le petit Jeannin,j’ai fait un joli somme. Il faut courir chez Simon Le Priol pourdemander Simonnette en mariage !

La route se fit gaiement. Jeannin avait sonescarcelle sous sa peau de mouton. Il frappa à la porte deSimon.

– Holà ! petiot, lui dit le bonhommequand il fut entré, depuis quand frappes-tu aux portes comme si tuétais quelque chose ?

De fait, le petit Jeannin n’avait pointcoutume de frapper. Il faisait comme les chats : il entraittout doucement sans dire gare.

S’il avait frappé ce soir, c’est qu’en effet,sans se rendre compte de cela, il se sentait devenu quelquechose.

– Bonjour, Simon Le Priol,dit-il avec un pied de rouge sur la joue ; bonjour, dameFanchon et la maisonnée.

La maisonnée se composait de deux vaches et dequatre gorets,car Simonnette était dehors, ainsi que tousles Mathurin et toutes les Gothon.

Fanchon et Simon se regardèrent.

– Qu’a-t-il donc, ce petit gars-là ?demanda la métayère ; il a l’air tout affolé !

– Est-ce que tu es malade, petiot ?interrompit Simon avec bonté. Jeannin ne savait pas s’il était bienportant ou malade.

Sa langue était paralysée. Simon Le Priol etsa ménagère lui semblaient, en ce moment, plus imposants qu’un roiet une reine.

Il n’avait point préparé son discours. Tout àl’heure, cela lui paraissait si simple de dire enentrant :

– Bonjours à trétous, je viens pourépouser Simonnette. Maintenant il ne pouvait plus.

– Femme, dit Simon, il est tout pâle etil tremble les fièvres. Donne-lui une écuellée de cidre bien chaudpour lui recaler le cœur.

– Oh ! merci tout de même, murmuraJeannin ; mais dam, je n’ai point froid au cœur. Bien ducontraire quoique l’écuellée de cidre ne soit pas de refus. Mais,je vais vous dire : faut que vous sachiez ça tous deux. Ilm’est tombé un bonheur.

La porte grinça sur ses gonds. La mâchoire demaître Vincent Gueffès se montra sur le seuil. Ce fut dommage, carle petit Jeannin était lancé : il allait défiler son chapelettout d’un coup. Vincent Gueffès tira la mèche de cheveux quipendait sur son front. C’était sa manière de saluer. Puis ils’assit, dans le foyer, sur un billot. Il fit à Jeannin un signe detête amical.

Depuis le matin, maître Vincent Gueffèsruminait pour trouver un moyen honnête de faire pendre le petitcoquetier. Jeannin resta la bouche ouverte.

– Eh bien ! dit Fanchon, qu’est-ceque c’est que ce bonheur-là qui t’est tombé, mon petitgars ?

Jeannin se mit à tortiller les poils de sapeau de mouton. Gueffès vit qu’il gênait. Cela lui fit un véritableplaisir.

– Allons ! cause vite ! s’écriaSimon ; crois-tu qu’on a le temps de s’occuper de toi toute lasoirée ?

– Oh ! que non fait ! maîtreSimon, répliqua Jeannin avec humilité, quoique je n’en aurais paseu l’idée sans vous, bien sûr et bien vrai.

– Quelle idée ?

– L’idée des cinquante écus nantais…

– Est-ce que tu voudrais vendre la têtede notre bon seigneur ! s’écria Fanchon déjà rouged’indignation.

Maître Vincent Gueffès dressa l’oreille. Ill’avait longue.

– Pas de moitié ! dit Jeannin,employant ainsi la plus énergique négation qui soit dans le langagedu pays ; le chef des soudards me l’a bien proposé, mais jen’entends pas de cette oreille-là !

– À la bonne heure !

– C’est d’autres écus, reprit Jeannin,des écus qui… que… enfin, je vas vous dire… C’est des écus,quoi !

Il releva la tête, tout satisfait d’avoir pudonner une explication aussi catégorique.

– Ça ne nous apprend pas… commença maîtreVincent Gueffès. Mais Jeannin ne le laissa pas achever.

– Pour ce qui est de vous, l’homme,dit-il rudement, on ne vous parle point ! Et si vous voulezcauser tous deux, allez m’attendre à la porte !

Simon et sa femme se regardèrent encore. Cepetit Jeannin, plus poltron que les poules ! Maître Gueffèsessaya de sourire, ce qui produisit une grimace très laide. Jeanninse retourna de nouveau vers le métayer et la métayère.

– Voyez-vous, dit-il en formed’explication, je n’aime pas ce Normand-là, parce qu’il rôdetoujours autour de Simonnette.

– Et qu’est-ce que ça te fait,petiot ? demanda Simon en riant.

La figure de Jeannin exprima l’étonnement leplus sincère.

– Ce que ça me fait !répéta-t-il ; mais je ne vous ai donc rien dit depuis que nousbavardons là ! Ça me fait que Simonnette est ma promise…

Simon et sa femme éclatèrent de rire pour lecoup.

– Oh ! le pauvre Jeannin !s’écria Fanchon, en se tenant les côtes, il a bien sûr marché surle trèfle à quatre feuilles !

Il n’en fallait pas tant pour déconcerter lepetit Jeannin. Toute sa vaillance tomba, et les larmes lui vinrentaux yeux.

– Dam ! fit-il, puisqu’il ne fautque cinquante écus nantais.

– Et où les pêcheras-tu, garçonnet, lescinquante écus nantais ? Jean tira de dessous sa peau demouton l’escarcelle de fines mailles, qui scintilla aux lueurs dufoyer.

Simon et sa ménagère ouvrirent de grands yeux.Maître Gueffès allongea le cou pour mieux voir.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?demandèrent à la fois Simon et Fanchon. Jeannin souriait.

– Ah ! mais ! répondit-il,quand on tient la Fée des Grèves, elle donne tout ce qu’ondemande !

– La Fée des Grèves ! répétèrent lesdeux bonnes gens stupéfaits.

Maître Simon Le Priol était un peu dans lasituation d’un charlatan qui évoquerait des fantômes de carton pouramuser son public et qui verrait surgir un vrai spectre.

– La Fée des Grèves ! répéta-t-ilune seconde fois ; mais c’est des contes de veillée, tout ça,petiot !

– Comment ? l’histoire du chevalierbreton ?…

– Un conte !

Jeannin fit sonner les pièces d’or qui étaientdans l’escarcelle.

– Et ça, est-ce des contes ?demanda-t-il d’un accent de triomphe ; la Fée des Grèves abien pu transporter le chevalier au Mont, à la marée haute,puisqu’elle m’a donné de quoi épouser Simonnette !

Ce disant, le petit Jeannin ouvritl’escarcelle et fit ruisseler les écus sur la table de la ferme. Ily en avait bien plus de cinquante. Simon et Fanchon étaientlittéralement éblouis.

Vincent Gueffès restait immobile dans soncoin.

Il se disait :

– J’ai pourtant failli être pendu pources beaux écus tout neufs, moi ! Il se dit encore :

– La demoiselle aurait prisl’escarcelle ; le petit falot, la tête pleine des contes demaître Simon, aura couru après la demoiselle… Et puis, voilà.

Maître Vincent Gueffès, comme on voit, étaitun homme de beaucoup de sens. Impossible de mieux résumerl’histoire que nous avons racontée en tant de chapitres !Simon et sa femme étaient bien loin de voir aussi clair dans cesmystérieuses ténèbres. Ils regardaient les écus d’un air peurassuré. Mais c’étaient des écus. Simon les aimait ; Fanchonaussi. Simon interrogea Fanchon de l’œil et Fanchonrépondit :

– Dam ! notre homme. Jeannin est unbeau petit gars, tout de même !

– Pour ça, c’est vrai ! appuya SimonLe Priol en considérant Jeannin avec attention, ce qu’il n’avaitjamais fait en sa vie.

– Il a de beaux yeux bleus, ce petit-là,ajouta Fanchon d’une voix presque caressante déjà.

– Et des cheveux comme une gloire !renchérit Simon.

Le petit Jeannin, rouge de plaisir, selaissait chatouiller. Maître Vincent Gueffès s’était levé biendoucement. Il était au centre du groupe avant qu’on n’eût songé àlui.

– À quand la noce ? dit-il.

Son air était si narquois que les deux bonnesgens en tressaillirent.

– Ça ne te fait rien, à toi, répliquaJeannin, puisque tu n’en seras pas de la noce. Va t’en !

Maître Gueffès tira sa mèche et s’en alla,mais sur le seuil il se retourna :

– Si fait ! si fait ! petitJeannin, dit-il sans se fâcher, tu épouseras la hart, mon mignon…et j’en serai, de la noce ! Il disparut. On entendit au dehorsson aigre éclat de rire.

– Bah ! dit la ménagère Fanchon,jalousie !

– Rancune ! ajouta Simon Le Priol.Et l’on fit asseoir le petit Jeannin à la bonne place, pour causerdu mariage.

Car le mariage était désormais affaireconclue.

Les écus restaient sur la table auprès del’escarcelle ouverte.

Il se fit tout à coup un grand bruit dans lacampagne.

Le cor sonnait, et le pas lourd des chevauxretentissait sur les cailloux. En même temps, de vagues etlointaines clameurs arrivaient par le tuyau de la cheminée. Simon,sa femme et le petit Jeannin continuaient de causer mariage. Onheurta rudement à la porte, et l’on dit :

– De par notre seigneur le duc !Simon, tout effaré, courut ouvrir. La Noire et la Rousse beuglaientd’effroi sur la paille. Les hommes d’armes de Méloir entrèrent,commandés par Kéravel et conduits par maître Vincent Gueffès.Derrière eux venait tout le village, les quatre Mathurin, lesquatre Gothon, la Scholastique, trois Catiche, une Perrine et deuxJoson. Simonnette et son frère Julien étaient toujours dehors.

– Que voulez-vous ? demanda Simon LePriol.

L’archer Merry le jeta sans beaucoup de façonà l’autre bout de la chambre.

– Messeigneurs, dit Vincent Gueffès,voici l’escarcelle et voilà le voleur ! Il montrait le petitJeannin. Tous les hommes d’armes reconnurent l’escarcelle duchevalier Méloir. On se saisit du pauvre Jeannin et Kéraveldit :

– Attachez la hart haut et cours aupommier qui est en face !

On attacha la hart pour pendre le voleur.Maître Vincent Gueffès était derrière Jeannin.

– Je t’avais bien dit, petiot,murmura-t-il, que j’en serais de la noce !

Chapitre 16Amel et Penhor.

On dit que parfois, quand le vent dunord-ouest laboure profondément les eaux de la baie, on dit quel’œil du matelot découvre d’étranges mystères entre les deux montset les îles de Chaussey.

Ce sont des villages entiers, ensevelis sousles flots, des villages avec leurs chaumières et le clocher de leuréglise.

Des villages dont les noms sont :

Bourgneuf, Tommen, Saint-Étienne-en-Paluel,Saint-Louis, Mauny, Épiniac, la Feillette, et d’autres encore.

Des villages noyés dont les cadavres pâlesgisent dans le sable avec les débris des naufrages et les grandstroncs de la forêt de Scissy.

L’Océan a mis des siècles dans sa lutte sanspardon contre la pauvre terre de Bretagne. L’Océan, vainqueur, dortmaintenant sur le champ de bataille.

Et ce n’est pas la tradition seulement qui aconservé souvenir de ces mortels combats. Les chartriers desfamilles et des monastères, les archives des villes, les cartonspoudreux des gardes-notes renferment une foule de titresauthentiques constatant des droits de propriété sur ces domainesdéfunts, sur ces moissons submergées.

Tel pauvre homme court les chemins avec sonbâton et sa besace, qui possède sous ces grands lacs un apanage deprince.

Des châteaux, des prairies, des futaies, degais moulins qui caquetaient sur le bord des rivières, – descabanes paisibles dont la fumée lointaine pressait le pas fatiguédu voyageur.

Les navires passent maintenant, toutes voilesdéployées, à cent pieds au-dessus des demeures hospitalières. Lamer a étendu sur le manoir et sur la chaumière, sur le chêne et surle roseau, son niveau terrible, qui est la mort.

Sombre et prophétique image qui dit à l’hommeTitan le néant de ses hardiesses, immense raillerie des railleriesdu siècle, montrant le linceul comme unique et dernière expressionde l’égalité rêvée.

Tout le long de nos côtes, depuis Granvillejusqu’au cap Frehel, derrière Saint-Malo, la mer conquérante aporté ses sables stériles sur l’opulence féconde des guérets.

Ça et là, un rocher reste debout, dressant satête noire au-dessus des vagues, et gardant son ancien nom de fief,de château, de village. Car la terre a ses ossements comme nous, etla montagne décédée laisse après soi un squelette de pierre.

Les Malouins jettent leurs filets de pêche surles belles prairies de Césambre, et ce lieu austère oùChateaubriand a voulu son tombeau, le Grand-Bé, était autrefois lecentre d’un jardin magnifique.

Nul ne saurait dire exactement le temps que lamer a mis à couvrir ces contrées. La lutte était commencée avantl’ère chrétienne. On sait que les bocages druidiques s’étendaient àhuit ou dix lieues en avant de nos côtes.

Plus tard, la forêt de Scissy planta sesderniers chênes sur les falaises de Chaussey.

En ce temps-là, le Couesnon était un grandfleuve que Ptolémée et Ammien Marcellin confondaient en vérité avecla Seine.

Ce Couesnon marneux, ce Couesnon grisâtre,cette rivière folle qui s’égare dans les grèves comme unecoquetière ivre.

C’était un fleuve fier, suzerain de la Seluneet suzerain de la Sée, qui lui apportaient le tribut de leurs eaux.Son embouchure était au-delà des montagnes de Chaussey, qui formentmaintenant un archipel.

Il passait alors à droite duMont-Saint-Michel, longeant les côtes actuelles de la Manche.

Ce fut bien longtemps après qu’il fit sapremière folie sautant de l’est à l’ouest, enlevant leMont à la Bretagne pour le donner à la Normandie.

« Li Couësnon a fait folie :

« Si est le mont en Normandie… »

Aimez-vous les légendes ? Penhor, fillede Bud, était la femme d’Amel, le pasteur des troupeaux d’Annan.Annan était seigneur et comte dans le Chezé au delà du montTombelène.

Il avait son château au milieu de septvillages qui lui payaient l’ost quand il mettait ses hommes d’armesen campagne.

L’un de ces villages avait nomSaint-Vinol ; Amel et Penhor y faisaient leur demeure.

Penhor avait dix-huit ans ; Amelatteignait sa vingt-cinquième année.

Amel était grand, souple et robuste. Un hiverque le loup rayé de Chezé était sorti de la forêt pour trouver sapâture en plaine, Amel se coucha dans la plaine pour attendre leloup.

Ces loups rayés sont plus grands que despoulains de six mois ; ils tuent les chevaux et boivent lesang des bœufs endormis.

Ces loups rayés ne fuient pas devant l’homme.La pointe des flèches ne sait pas entamer leur cuir. Si on lesfrappe avec l’épieu, l’épieu se brise dans la main.

Amel saisit le loup rayé entre ses brasnerveux et l’étouffa.

Mais avant de partir pour attendre le loup,Amel avait suspendu dans l’église du village, sous la niche oùsouriait la bonne Vierge, une quenouille de fin lin, arrondie parles belles mains de Penhor.

Amel et Penhor n’avaient point d’enfants.

Quand Amel gardait les troupeaux et que Penhorrestait seule dans la chaumière, elle était bien triste. Elle sedisait :

– Si j’avais un beau petit chérubin surmes genoux, le portrait vivant de son père, j’attendrais gaiementle retour d’Amel.

Et de son côté Amel pensait :

– Si Penhor, ma bien-aimée, me donnait uncher petit, son vivant portrait, comme je rentrerais heureux à lamaison !

– Penhor, ma chère femme, dit-il un jour,tisse un voile à sainte Marie, mère de Dieu, et nous auronspeut-être un petit enfant.

Penhor tissa un voile à sainte Marie, mère deDieu, un voile blanc comme la neige, et plus transparent que labrume légère des soirées d’août.

La mère de Dieu fut contente, Amel et Penhoreurent un petit enfant. Ils s’aimèrent davantage auprès de sonberceau.

Quand l’enfant eut neuf jours et que Penhorfut relevée, Amel prit le berceau dans ses bras pour porterl’enfant au baptême.

Le baptême reçu, Penhor souleva le berceau àson tour. Elle fit le tour de l’église et gagna l’autel de laVierge.

– Marie ! ô sainte Marie, dit-elleagenouillée, l’enfant que tu nous as donné, je te le rends ;qu’il soit à toi et qu’il grandisse voué à ta couleur divine.Regarde-le, sainte Marie ; il s’appelle Raoul, comme le pèrede son père. Regarde-le, afin que tu le reconnaisses au jour dupéril.

Amel répondit :

– Ainsi soit-il. La couleur de Marie estle bleu du ciel. L’enfant Raoul grandit sous cette pieuse livrée.Il était beau ; il avait les blonds cheveux de sa mère etl’œil noir d’Amel, le vaillant pasteur, son père.

On ne sait si ce fut à cause des péchés desgens de Saint-Vinol ou à cause des péchés de toutes les paroissesde la côte. Une nuit, nuit de grand malheur, l’eau du Couesnons’enfla comme le lait bouillant qui franchit les bords du vase.

Le vent soufflait du nord-ouest ; lapluie tombait, la terre tremblait.

La plaine était couverte d’eau.

Quand vint le matin, on vit que le Couesnondébordé, c’était la mer. La mer qui avait rompu les barrièresposées par la main de Dieu. Elle arrivait, sombre, houleuse,charriant des arbres déracinés et des cadavres de bestiaux.L’église de Saint-Vinol était située sur une hauteur. Les gens dubourg s’y réfugièrent. Amel et Penhor, qui avaient emmené leurenfant, restèrent à la porte, parce qu’il n’y avait plus de placedans la nef. L’eau montait, montait. Amel prit sa femme dans sesbras. Ils avaient de l’eau jusqu’à la ceinture. Il dit :

– Adieu, ma chère femme. Soutiens-toi surmoi ; peut-être que l’eau s’arrêtera enfin. Si je meurs et quetu sois sauvée, ce sera bien.

Penhor obéit. L’eau montait. Quand l’eautoucha sa ceinture, Penhor éleva le petit Raoul, disant :

– Adieu, mon enfant chéri. Soutiens-toisur moi ; peut-être que l’eau s’arrêtera enfin. Si je meurs etque tu sois sauvé, ce sera bien.

L’enfant fit ce que lui disait sa mère. L’eaumontait toujours, toujours. Bientôt, il ne resta plus au-dessus desvagues courroucées que la tête blonde du petit Raoul, et un pan desa robe bleue qui flottait.

Or, la Vierge de l’église de Saint-Vinolquittait en ce moment sa niche submergée, afin de s’en retourner auciel.

Elle emportait toutes ses offrandes dans sesmains.

En passant au-dessus du cimetière, elleaperçut la tête blonde du petit Raoul et le pan de sa robebleue.

La Vierge arrêta son vol et dit :

– Cet enfant est à moi. Je veuxl’emporter à Dieu. Elle le prit par ses blonds cheveux. L’enfantétait lourd, bien lourd, pour un si petit corps. La sainte Viergefut obligée de lâcher ses offrandes une à une, et d’y mettre sesdeux mains. Quand elle eût lâché ses offrandes, le lin, les fleurset les fruits mûrs, elle put soulever l’enfant. Elle vit bien alorspourquoi le petit Raoul était si lourd. Sa mère le tenait de sesdoigts mourants et crispés. De ses doigts crispés et mourants, lepère tenait la mère. Oh ! le saint amour des familles !La Vierge sourit. Elle dit :

– Ils s’aimaient bien. Elle emporta lepère avec la mère, la mère avec l’enfant, trois âmes heureuses dansl’éternité de Dieu !

On raconte cette histoire aux veillées entreSaint-Georges et Cherrueix.

Le mont Tombelène est plus large et moins hautque le Mont-Saint-Michel, son illustre voisin.

À l’époque où se passe notre histoire, lestroupes de François de Bretagne avaient réussi à déloger lesAnglais des fortifications qui tinrent si longtemps leMont-Saint-Michel en échec. Ces fortifications étaient en partierasées. Il n’y avait plus personne à Tombelène.

Sur la question de savoir si ce mont doit sonnom à Jupiter ou à la douce victime du géant venu d’Espagne,Hélène, la nièce de Hoël, les opinions sont diverses.

Le roman de Brut, père de tous les poèmeschevaleresques, assigne au mot Tombelène cette dernièreétymologie.

C’est parce qu’Artus trouva là un tombeau dela nièce de Hoël, déshonorée et immolée par le perfide géantespagnol, que le mont s’appela Tombelène : TumbaHelenae.

« Del tombe ù sî cors fu mis

A tombe Hélaine c’est nom pris. »

Les historiens et les antiquaires prétendentpar contre que Tombelène vient de Tumba-Beleni.

Il faut laisser aux antiquaires et auxhistoriens le plaisir de développer leurs thèses respectives.

Ce qui est certain, c’est que Tombelène a sachronique comme le Mont-Saint-Michel : seulement, sa chroniqueest plus vieille. Tombelène se mourait déjà quand saint Aubert vintfonder la gloire du Mont-Saint-Michel.

C’était sur le rocher de Tombelène, parmi lesruines des fortifications anglaises, que monsieur Hue de Maureveravait trouvé un asile, après la citation au tribunal de Dieu,donnée en la basilique du monastère.

On ne sut jamais comment Hue de Maurevers’était procuré l’habit monacal, on ne sut pas davantage comment ilavait obtenu l’entrée du chœur au moment de l’absoute.

Enfin on s’expliqua difficilement comment ilavait pu disparaître devant tant de regards ouverts, gagnerl’escalier des galeries et fuir par cette voie si périlleuse.

Il avait fui, voilà ce qui n’était pasdouteux.

Le procureur de l’abbé, le prieur des moineset toutes les autorités du monastère s’étaient mis à la dispositiondu prince breton pour retrouver le fugitif.

Méloir avait fouillé le jour même tous lesrecoins des bâtiments claustraux, toutes les maisons de la ville,tous les trous du roc.

Peine inutile.

L’aventure devait finir mystérieusement, commeelle avait commencé.

Il faut pourtant dire que si Méloir avaitencore mieux cherché, il ne fût point revenu les mains vides auprèsde son seigneur ; car monsieur Hue n’était rien de moins qu’unesprit follet.

À l’éperon occidental du Mont, il y avait unepetite chapelle, restaurée depuis, et qui est placée aujourd’huicomme elle l’était alors sous l’invocation de saint Aubert.

Cette chapelle est complètement isolée.

Hue de Maurever s’y était caché derrièrel’autel.

Quand la nuit fut venue, il traversa le brasde grève mouillée qui sépare les deux monts, et gagnaTombelène.

Chapitre 17La faim.

C’était l’intérieur d’une tour désemparée,formant l’extrême corne des ouvrages anglais à Tombelène, du côtéopposé au Mont-Saint-Michel.

Il n’y avait plus de couverture.

Les rayons de la lune frappaient obliquementle haut des murailles, et ne pouvaient descendre jusqu’au solencaissé que leurs reflets éclairaient néanmoins de lueurs confuseset douteuses.

Sur le sol, il y avait une pierre recouverteavec de l’herbe arrachée aux maigres pâturages de Tombelène ;sur la pierre, un vieillard de haute taille était assis et dormait,sa grande épée entre les jambes.

Devant lui, deux meurtrières écorchées par lesballes et les traits de toute sorte s’ouvraient. L’un commandait lagrève, l’autre voyait le Mont-Saint-Michel.

Le vieillard, qui était monsieur Hue deMaurever, chevalier, seigneur du Roz, de l’Aumône et deSaint-Jean-des-Grèves, s’était adossé à la muraille même de latour. Il avait la tête nue, et les reflets qui tombaient d’en hautmettaient des teintes argentées dans les masses de ses cheveuxblancs. Sa longue barbe, blanche aussi, descendait sur sapoitrine.

Il dormait tout droit et semblait un bloc depierre, tombé de la voûte, mais tombé debout.

Ou mieux encore, dans ces ténèbres vaguementéclairées, vous auriez cru voir la statue d’un chevalier, tailléedans le granit noir, et dont les contours supérieurs sortaient,blanchis par la neige.

C’était cette même nuit où nous avons suivi lacourse de la Fée des Grèves, depuis le manoir de Saint-Jean jusqu’àla prison d’Aubry de Kergariou, sous les fondements dumonastère.

Le ciel était pur, et c’est à peine si unsouffle d’air ridait la mer à son reflux.

On n’entendait aucun bruit, sinon le flotmurmurant sur le sable du rivage.

Le sommeil du vieillard était tranquille.

Les heures de nuit passaient. Bientôt lesreflets de la lune tournèrent et pâlirent. Le crépuscule du matinenvoya ces lueurs livides qui creusent les joues et enfoncent l’œildans l’ombre des orbites agrandies.

La figure du vieillard s’éclaira peu àpeu.

Elle était belle, noble, austère.

Mais il y avait de la souffrance dans ceslignes fouillées profondément. Les traits étaient durs à force demaigreur. L’ombre des rides s’accusait, profonde.

Monsieur Hue de Maurever était âgé de soixanteans. Quatre ans auparavant, Gilles de Bretagne, son seigneur,l’avait exilé de sa présence, pour conseils inopportuns etremontrances trop sévères ; car monsieur Hue avait essayémaintes fois d’arrêter le jeune et malheureux prince sur cettepente de débauches et d’intrigues politiques qui devaient servir deprétexte à son frère.

L’arrestation de Gilles de Bretagne fut, eneffet, bien regardée d’abord par le peuple.

Monsieur Hue, dès qu’il sut le prince enfermé,revint à lui sans ordres. Il lui servit d’écuyer dans les diversesprisons où la haine de François poursuivit le malheureux jeunehomme, et ne le quitta que contraint par la force, au moment oùGilles franchissait le seuil funeste du château de laHardouinays.

Hue de Maurever était un Breton de la vieillesouche : dur et fidèle comme l’acier.

Dans cette retraite qu’il s’était choisie pourfuir la vengeance de François, il n’y avait rien, ni meubles, nivivres.

Une cruche sans eau et une croix qu’il avaitfabriquée lui-même avec deux morceaux de bois, voilà quellesétaient ses richesses.

Au moment où le crépuscule du matin commençaità dessiner les objets au dehors, Hue de Maurever se réveilla ensursaut et serra son épée.

Son regard interrogea l’entrée de la tour quiétait barricadée à l’aide de quelques planches, et il fit un pas enavant, l’épée haute, comme pour repousser des assaillantsinvisibles.

Un rêve lui avait montré, sans doute, saretraite attaquée.

Le silence profond qui régnait sur le montTombelène mit bien vite fin à son erreur ; son épéeretomba.

– Ce n’est pas encore pour cette nuit,murmura-t-il.

Cela fut dit sans regret, assurément, maisaussi sans joie, sur le ton de l’indifférence la plus parfaite.

Il étira ses membres fatigués et engourdis parla pose qu’il avait gardée dans son sommeil.

Puis il s’agenouilla devant la croix de boiset dit ses oraisons.

Parmi ses oraisons, il y en avait une quiétait ainsi :

– » Mon Dieu ! pardonnez-moi dem’être élevé contre mon seigneur légitime le duc François deBretagne. « Donnez à mondit seigneur le repentir. « Qu’ilaille en votre miséricorde à l’heure de sa mort. »

Longtemps après qu’il eut achevé ces prièresprononcées à haute voix, il resta sur ses genoux, la tête inclinée,un murmure aux lèvres.

Dans ce murmure revenait souvent le nom deReine.

Reine, sa fille, son amour unique, son espoirchéri.

Hue de Maurever se leva enfin. Le jour avaitgrandi, mais la brume matinière enveloppait le Mont-Saint-Michel,Hue pouvait sortir comme s’il eût fait nuit noire.

Il jeta de côté les planches qui barricadaientla brèche de sa tour et mit le pied dehors.

La mer baissait avec lenteur. Il y avaitencore un large et rapide courant entre le Mont et Tombelène. Labrume qui était légère laissait voir le flot bleuâtre à cent pas dedistance.

Hue de Maurever marcha vers la rive.

– Elle n’est pas venue hier, pensait-il,ni avant-hier non plus. Mon Dieu ! lui serait-il arrivémalheur !

Disant cela, sa main se porta involontairementvers sa poitrine qu’il pressa.

Ce geste n’appartenait pas à son inquiétude depère. C’était une souffrance physique qui le lui arrachait. Ilavait faim.

Ses provisions étaient épuisées depuisl’avant-veille.

Reine devait le savoir, et Reine ne venaitpas.

Reine qui était la fille courageuse etdévouée !

Il ne sentit pas longtemps ce mal de la faimqui brise les plus forts, car son cœur saigna tout de suite à lapensée de sa fille.

Et la douleur morale tue bientôt la douleurphysique.

Mais cette absence de Reine pouvait êtreexpliquée. Depuis deux nuits, la mer se trouvait haute à l’heure oùla jeune fille traversait d’ordinaire l’espace qui sépare les deuxmonts. Peut-être attendait-elle, cachée quelque part dans lesRochers du Mont-Saint-Michel.

Hue de Maurever allait lentement, suivant lecours de l’eau.

À mesure que la raison lui donnait des motifsde penser qu’aucun malheur n’était tombé sur Reine, la faim parlaitde nouveau et plus fort.

Ce n’était pas un gourmet que ce chevalieraustère.

Et pourtant des rêves sensuels voltigeaient ence moment autour de son cerveau fatigué.

Qui de vous a eu faim ? J’entends la faimqui tord les muscles de la poitrine et fait monter à la tête ledélire furieux.

La faim qui est à votre faim quotidienne ceque la mort est au sommeil, ce que le gril des martyrs est au foyerqui chauffe doucement la semelle de vos souliers.

La faim, le grand supplice !

Vous n’avez jamais eu faim ? tantmieux ! que Dieu vous en préserve !

Celui qui écrit ces pages a eu faim. Il saitquelques-unes des phases de cette lente et terrible agonie.

Il est un moment bizarre où la faim raille etjoue. On est encore bien loin de la mort. On souffre, mais la forcen’est presque pas entamée, les jambes restent fermes, et c’est àpeine si quelques éblouissements courent au-devant des yeux.

On a des rêves, tout éveillé ; entrequatre murs, le phénomène du mirage se produit.

Le vide se meuble. Tout ce qui se mange vientse ranger sur la pauvre table nue. L’étalage d’un marchand devictuailles n’est rien auprès du magnifique buffet que sait vousdresser la faim.

Hue de Maurever en était là.

Il ne demandait qu’un morceau de pain, et lafaim généreuse lui prodiguait un festin de roi.

Oh ! les riches pièces de venaisonfumantes ! Les jambons, les langues de bœuf, le faisan quigarde son noble plumage !

Les pâtés, dressant sur le lin blanc leurfantasque architecture !

Et les épices, et les pyramides defruits : la poire dorée, la pêche de velours, le raisintransparent et blond !

Et le vin vermeil qui brille dans l’or ciselédes grandes coupes !

Monsieur Hue voyait toutes ces belles chosesen marchant le long de la grève.

Un morceau de pain !

Au manoir de l’Aumône, – un beau nom pourla maison d’un gentilhomme, – la table était loin d’êtresomptueuse ; mais il y avait simple et noble abondance.

La dernière fois que monsieur Hue avait soupéau manoir de l’Aumône, on mit sur la table un certain haut-côté desanglier, large, dodu, énorme.

Monsieur Hue s’en souvenait de ce généreuxplat : il le voyait, il avait l’eau à sa bouche.

Un morceau de pain ! un morceau depain !…

Ce fut comme un miracle. Au moment où monsieurHue se retournait pour regagner sa retraite, car il lui semblaitque le voile protecteur de la brume allait s’éclaircir ; aumoment où, répondant à la fois à son anxiété de père et aux cris deson estomac en révolte, il murmurait : « Ce soir, elleviendra ! » la manne lui apparut.

Elle ne tombait point du ciel, la manne ;elle glissait sur la mer.

C’était un panier, un joli petit panier,tressé délicatement, d’où sortait le bout d’un pain de froment.

Cette fois, point d’illusion, c’était bien unpain, un bon gros pain, comme on les fait du côté deSaint-Jean.

Le panier allait, entraîné par le reflux.

Monsieur Hue se mit vraiment à courir comme unjouvenceau. En approchant, il put voir que le bon pain était encompagnie.

Le panier contenait en outre un flacon de vinet deux volailles d’un aspect enchanteur.

Monsieur Hue mit ses pieds dans l’eau et sedisposa à saisir le bienheureux panier au passage avec la croix deson épée.

Mais ses doigts se détendirent tout àcoup ; son épée lui échappa : il devint plus pâle qu’unmort et poussa un cri de détresse.

Il avait reconnu le panier de Reine !

Reine ! Sans doute, elle avait essayé detraverser le bras de mer à la nage.

Elle savait que son père l’attendait.

Reine ! oh ! Reine !

Le vieillard mit ses deux mains sur sonvisage, et des larmes coulèrent entre ses doigts tremblants.

Pendant cela le petit panier mignon allait àla dérive, emportant le pain, le flacon et le reste.

Monsieur Hue avait manqué l’occasion.

Maintenant, lors même qu’il l’eût voulu, iln’aurait pu se saisir du panier, qui commençait à s’alourdir et quiallait bientôt sombrer avec sa précieuse cargaison.

Mais monsieur Hue songeait bien à cela.

Sa fille ! sa pauvre belleReine !

Son cœur se déchirait.

Il craignait, en levant les yeux, de voir unlambeau de robe, un voile, un débris, – quelque chosed’horrible !

La brume s’était complètement éclaircie.

Monsieur Hue prit son grand courage et regardadevant lui.

Devant lui, l’eau coulait paisiblement,découvrant de plus en plus la grève.

Au loin, le Mont-Saint-Michel sortait dubrouillard, majestueux et fier, avec sa couronne d’édificeshardis.

Entre lui et le Mont, – dans un rayon desoleil, – une jeune fille courait, gracieuse comme unesylphide.

– Reine ! Reine ! La sylphidese retourna et lança un baiser à travers le bras de mer. Le vieuxMaurever leva au ciel ses yeux mouillés, et remercia Dieu. C’étaitbien Reine qui courait là-bas, en s’éloignant de lui, et c’étaitbien le panier de Reine que le vieux Maurever avait été sur lepoint de saisir avec la croix de son épée. Reine, après avoiréchappé aux deux décharges de la sentinelle qui veillait sur laplate-forme du couvent, s’était perdue dans les rochers quidescendent à la mer du côté de la chapelle Saint-Aubert. Elle avaitattendu là quelque temps ; puis, voyant venir les premièreslueurs de l’aube, elle avait tourné le Mont pour se rapprocher deTombelène. Le reflux n’avait pas encore débarrassé le bras de grèvequi est entre les deux rochers. Reine se trouva en face d’une sortede fleuve au courant rapide. Le jour approchait. Elle voulutprofiter de la brume et se mit vaillamment à la nage. Mais lecourant la prit dès les premières brasses. Elle fut obligée delâcher son panier et de rebrousser chemin.

C’était vingt-quatre heures d’attente pour levieillard qui souffrait.

Reine le savait.

Elle avait le cœur bien gros, la pauvre fille,en traversant la grève ; mais, outre que le reflux avaitemporté ses provisions, elle ne pouvait aller à Tombelène en pleinjour, sans trahir le secret de la retraite de son père.

La route qui lui restait à faire pour regagnerle village de Saint-Jean était longue, car elle ne pouvaittraverser la grève bretonne à cause de la présence des soldats deMéloir. Il lui fallait rester en Normandie jusqu’à la terre ferme,où les haies pourraient alors protéger sa marche.

Elle était lasse et presque découragée.

Si le petit Jeannin ne lui eût point prisl’escarcelle de Méloir, elle aurait attendu la nuit de l’autre côtéd’Avranches, au bourg de Genest ou ailleurs, elle aurait acheté desprovisions, et profité du bas de l’eau, vers le commencement de lanuit, pour passer à Tombelène.

Mais elle n’avait rien ; elle avait toutdonné, pressée qu’elle était de s’enfuir.

Le seul moyen qu’elle eût désormais de seprocurer des vivres, c’était de rôder la nuit prochaine, autour desmaisons de Saint-Jean, et de prendre, au seuil des portes closes,les offrandes déposées pour la fée des Grèves.

Le jour, il fallait qu’elle errât dans lacampagne de Normandie.

Il n’était pas encore midi lorsqu’elle arrivaau bourg d’Ardevon, à une demi-lieue de la rive normande duCouesnon. Elle s’enfonça dans les guérets, et le sommeil la prit,accablée de fatigue, au milieu d’un champ de froment.

Elle ne fit pas comme le petit Jeannin, quidormit douze heures ce jour-là dans sa meule de paille. Elles’éveilla longtemps avant le coucher du soleil, et fit le grandtour pour arriver au village de Saint-Jean à la nuit tombante.

Le manoir était désert lorsqu’elle parvint aupied du tertre. Méloir avait parcouru les bourgs des environs pourpublier, à son de trompe, l’édit ducal. La meute de Rieux reposaiten attendant la chasse de cette nuit. Reine descendit jusqu’auvillage. À mesure qu’elle avançait, il lui semblait entendre ungrand bruit de clameurs et de rires. Au détour d’une haie, elle vitles pommiers du verger de maître Simon Le Priol s’éclairer d’unelueur rougeâtre. Elle s’approcha ; la haie la protégeaitcontre les regards. Elle distingua bientôt, à la lumière destorches, une foule assemblée : des paysans, des femmes et dessoudards. Un archer nouait une corde à la branche du pommier quiétait devant la maison de Simon Le Priol. Elle s’approcha encore.Elle entendit que les soudards disaient :

– Voler l’escarcelle d’unchevalier ! c’est bien le moins qu’on le pende ! Reines’arrêta toute tremblante. Elle avait deviné.

L’enfant qui l’avait poursuivie sur la grèveallait mourir – et mourir à cause d’elle.

Chapitre 18Jeannin et Simonnette.

La Bretagne a regretté longtemps le pouvoirnational de ses ducs. Maintenant qu’elle est française, elle aimeencore à se rappeler ce temps où, placée entre deux grandsroyaumes, elle maintenait son indépendance à beaux coupsd’épée.

La Bretagne, on le sait, n’a pas été conquise.On la glissa la noble et fière nation, comme un colifichet, dansune corbeille de mariage.

Et si elle a gardé bon souvenir à sa duchesseAnne, c’est que la Bretagne n’a point de rancune.

La Bretagne des ducs avait la liberté féodale.La Bretagne des rois fut opprimée par le trône et défendit le trôneattaqué de toutes parts.

Nous n’avons point à faire ici le panégyriquedu quinzième siècle en Bretagne ou ailleurs ; mais il nefaudrait pas juger une civilisation par quelques excès isolés, parquelques crimes, qui étaient des crimes alors commeaujourd’hui.

Si l’on jugeait ainsi, notre Gazette desTribunaux nous vouerait tout net à la malédiction et au méprisdes siècles futurs.

Car les crimes pullulent parmi notreorgueilleuse lumière, autant et plus que dans les ténèbresantiques.

Et des crimes d’élite, des crimes quieffraieront l’impudeur des dramaturges à venir !

Nous parlons ainsi en songeant à ce pauvrepetit Jeannin qui allait être bel et bien pendu par les soldats deMéloir.

Tout le village de Saint-Jean était rassemblédevant la porte de Simon Le Priol. La maison était fermée. Elleservait de prison au petit Jeannin.

Le petit Jeannin avait les mains liées. Ilétait couché auprès des deux vaches.

Kéravel avait dit qu’il fallait attendre leretour de messire Méloir, au moins jusqu’à l’heure ordinaire ducouvre-feu.

Gueffès n’était pas de cet avis, mais iln’avait pas voix au chapitre.

Le petit Jeannin était littéralement foudroyé.Il ne bougeait non plus que s’il eût été mort déjà. Ce coup qui lefrappait au milieu de son bonheur l’avait anéanti.

Au dehors, on s’agitait, on parlait, lessoldats riaient. Les gens du village, saisis d’effroi, n’avaientpas même l’idée de protester.

Simon et sa femme se tenaient immobiles auseuil de leur maison.

Tous sentaient que la disgrâce de monsieur Huede Maurever, leur seigneur, leur enlevait les moyens derésister.

Derrière le compartiment de la ferme où setenaient les bestiaux, une petite porte communiquait avec labasse-cour.

Cette porte s’ouvrit doucement et Simonnetteentra dans la salle commune.

Elle avait les yeux gros de larmes et lessanglots étouffaient sa poitrine.

– Oh ! pauvre petit Jeannin !s’écria-t-elle en tombant sur la paille auprès de lui, pourquoiallais-tu après cette méchante fée !

Elle lui saisit les deux mains et se prit à leregarder, désespérée.

– Mourir ! mourir !balbutia-t-elle parmi ses larmes, mourir ! oh ! je neveux pas que tu meures, Jeannin, mon petit Jeannin ! je t’enprie !

Elle était comme folle. Jeannin eut pitié.

– Écoute, dit-il, il faut te faire uneraison, ma fille. Dans notre métier, tu sais bien, souvent on va engrève le matin, et le soir on ne revient pas. Songe donc ! situ m’avais attendu en vain, pauvre Simonnette, auprès des petitsenfants orphelins, c’est alors que tu aurais eu raison depleurer !

Il était sublime de sérénité simple et douce,Jeannin qu’on accusait d’être plus poltron que les poules.Parmi les soldats qui raillaient au dehors, pas un n’eût vu d’uncœur si calme approcher sa dernière heure.

Ce qui l’occupait, c’était de consolerSimonnette. Mais Simonnette ne pouvait pas être consolée. À traversla porte, on entendait les soldats qui disaient :

– Oh ça ! messire Méloir tarde bienà venir. Nous faudra-t-il donc attendre pour souper qu’on ait penduce petit homme ?

– Mes bons garçons, répondait maîtreGueffès qui était, ce soir, aimable et gai, m’est avis que messireMéloir aimerait autant trouver la besogne faite.

Simonnette s’était retenue de pleurer pourécouter.

– Ils vont venir !murmura-t-elle.

Jeannin baissa la tête pour essuyer une larmeà la dérobée.

– Je sais que tu es bonne, Simonnette,dit-il timidement ; là-bas, aux Quatre-Salines, il y a unepauvre vieille femme…

– Ta mère, Jeannin !

– Ma mère… c’est vrai… et j’aurais dûpenser plus tôt à elle. Ma mère qui est presque aveugle et qui n’aque moi pour soutien.

– Je serai sa fille ! s’écriaSimonnette.

– Le promets-tu ? demanda Jeanninqui gardait un peu d’inquiétude.

– Je le jure ! Le front de Jeanninse rasséréna aussitôt.

– Puisque c’est comme ça, dit-il, tu iraschez nous demain matin. Tu ne diras pas tout de suite à la vieillefemme : « Dame Renée, le petit Jeannin est mort »,parce que ça lui donnerait un coup, et elle n’est pas forte. Tu luiprendras les deux mains, et tu commenceras ainsi : « DameRenée, dame Renée, c’est un métier bien dangereux que de courir lestangues ». Elle arrêtera son rouet pour te regarder. Tul’embrasseras, Simonnette, et tu reprendras comme ça :« Dame Renée ; oh ! dame Renée !… »

Il s’arrêta et laissa échapper un gros soupir.Le cœur de Simonnette se fendait.

– Oui, poursuivit encore l’enfant, quiluttait contre le navrant de cette scène avec un couragehéroïque ; oui… je ne sais pas, moi, Simonnette, comment tutourneras cela ; tu es plus habile que moi, pour sûr. Ce qu’ilfaut, c’est la ménager, car elle aime bien son petiot, va !Et… et… oh ! mon Dieu ! Je voudrais bien qu’ils vinssentme prendre et me tuer, car cela fait trop souffrird’attendre !

Au dehors, les soudards causaient pour passerle temps.

– La fée des Grèves, disait Kervoz, leslaveuses de nuit. Les Korrigans, les femmes blanches et le reste,ce sont des mensonges, et les nigauds s’y prennent.

– Mensonges, mensonges, grommelait Merry,quand on a vu pourtant !

– Est-ce que tu as vu, toi ?

– Sur l’échalier qui est à droite de lamaison de mon père, en Tréguier, répondit Merry, j’ai vu les chatscourtauds tenir conseil ; ils étaient deux, un roux et ungâre (blanc et noir). Le gâre avait les yeux verts.

– Et qu’est-ce qu’ils faisaient surl’échalier ?

– Ils parlaient en latin, je ne les aipas compris. Un éclat de rire général accueillit cette réponse.

– Quant aux femmes blanches, ditl’archer Couan, dans l’évêché de Vannes, d’où je suis, j’en connaispar douzaines. Il y a celle du marais de Glenac, auprès deCarentoir, qui prend les chalands par les deux bouts et les faittourner comme des toupies, jusqu’à ce qu’elle les mette au fond del’eau.

– Je n’ai jamais vu ni chats courtauds,ni femmes blanches, reprit un autre soldat, mais mon oncle Renotest mort de la peur que lui fit une lavandière à la lune.

On ne riait plus qu’à demi, parce qu’il nefaut pas parler longtemps de choses surnaturelles, quand on veutque les vrais Bretons restent gaillards.

Ils sont faits comme cela. Au bout de dixminutes, ils ont froid ; au bout d’un quart d’heure, leursdents claquent.

Aussi aiment-ils de passion à entendre parlerde choses surnaturelles.

– Et les corniquets ! poursuivitMerry, qui ne les a vus danser autour des croix sur la lande ?Une fois, Merry de Poulven, mon parrain, était dans son courtil àgauler les pommes. C’était dimanche et il avait tort. À l’heure dela fin des vêpres un gentilhomme entra dans le courtil, paroù ? je ne sais pas, et dit à mon parrain :

– Mieux vaut gauler des pommes à cidreque de braire au lutrin, mon homme, pas vrai ?

– Oh ! oui, tout de même, réponditmon parrain, qui ne songeait pas à mal.

Le gentilhomme, qui était un Corniquet, pritune gaule et se mit à gauler des pommes avec mon parrain. Monparrain pensait :

– Voilà, de vrai, un bon seigneur !Les pommes tombaient par boissées. Quand tout fut tombé, legentilhomme tendit sa perche à mon parrain, qui n’avait guère demalice, oh ! non.

Mon parrain prit la perche.

Aussi vrai comme Poulven est en Poulbalay,devers la rivière de Rance, mon parrain se sentit emportépar-dessus ses pommiers. Le gentilhomme tenait l’autre bout de laperche et il nageait dans l’air comme un poisson dans l’eau.

Ce qu’il arriva ? que mon parrain eutl’idée de dire un Ave, et que le malin lâcha la perche, encriant : Tu me brûles !

Quoi ! mon parrain se réveilla avec unecôte défoncée, sur les pierres de Saint-Suliac, de l’autre côté dela Rance…

Il y eut un murmure sourd parmi les soldats etles villageois qui s’étaient rapprochés pour entendrel’histoire.

– Mais la Fée des Grèves ? repritKervoz, qui n’était déjà plus fanfaron qu’à moitié. Un Mathurin sechargea de répondre.

– Y avait des années qu’on ne l’avait pasentr’aperçue, dit-il, ornant son langage à cause de lacirconstance ; mais depuis quelques jours approchant, elle areparu de par ici, car les écuellées de gruau s’en vont toutes lesnuits, écuelles et tout.

Un Mathurin ayant ainsi parlé, les quatrelangues des Gothon brûlèrent.

– Ça, c’est vrai ! s’écrièrent-ellestoutes quatre à la fois ; et chacun sait bien que quand on larencontre en mauvais état qu’on est de péché mortel, on ne voit pasle soleil levant le lendemain matin !

Parmi les soudards, il n’y en avait guère quine fussent en mauvais état de péché mortel. Plus d’un regard furtiffouilla la nuit avec terreur.

Il y eut un silence.

Pendant le silence, le malaise généralaugmenta. Messire Méloir tardait trop.

Les torches pâlissaient, à bout de résine.

L’archer Conan ayant secoué la sienne pour enraviver la flamme, on vit une ombre noire glisser derrière lepommier où pendait déjà la hart. Chacun écarquilla ses yeux.

Quand le jet de flamme mourut, l’ombre semblarentrer en terre.

Soudards et paysans, tous frissonnèrent jusquedans la moelle de leur os.

– Allons, enfants ! dit de loinMorgan, l’homme d’armes qui remplaçait Kéravel, finissons-en. Allezchercher le petit gars et mettez-lui la corde au couvivement !

Chapitre 19Le départ.

Les soldats se mirent en devoir d’obéir àl’ordre de Morgan, mais ce fut à contrecœur. Ils avaient l’espritfrappé.

Dans la ferme, Jeannin et Simonnette étaient àgenoux côte à côte.

Jeannin avait prié Simonnette de l’aider àdire sa dernière prière.

Simonnette pleurait, à chaudes larmes, maisJeannin avait encore la force de sourire, quand il laregardait.

Il priait de son mieux, demandant que sa mèreeût une douce vieillesse, et Simonnette une longue vie debonheur.

Et vraiment, ainsi agenouillé, les yeux auciel, ce petit Jeannin avait la figure d’un ange.

Lorsque les soldats entrèrent il sereleva.

– Adieu, Simonnette, dit-il, pense unpetit peu à moi, et souviens-toi de ce que tu m’as juré pour mamère.

– Oh ! Jeannin ! ne t’en vapas ! criait la jeune fille qui s’attachait à lui avecdésespoir. Simon et sa ménagère regardaient cela du dehors. Ilsvoyaient bien que le bonheur de leur foyer n’était plus. Lessoldats prirent Jeannin et le menèrent vers le pommier qui devaitservir de potence.

Maître Vincent Gueffès se cachait derrière lesGothon. Sa mâchoire souriait diaboliquement.

– Mon joli petit Jeannin, cria-t-il commel’enfant passait, je t’avais bien dit que je serais de lanoce !

Une main se posa sur l’épaule du Normand.C’était la main de Simon Le Priol.

– Vincent Gueffès, dit le bonhomme, je tedéfends de passer jamais le seuil de ma maison. Gueffès se reculaet grommela entre ses dents :

– Voilà qui est bien, maître Simon !Il y avait une agitation singulière parmi les soudards quiattendaient sous le pommier. Ils se parlaient à voix basse et d’unaccent effrayé. On entendait :

– Je te dis que je l’ai vue… une grandefigure blanche et pâle sur un corps tout noir.

– Elle est là, balbutia un autre ;elle nous guette…

– Où ça ?

– Derrière la haie.

– Saint Guinou ! c’est vrai !Je vois ses yeux briller entre les feuilles. Les torches jetaientdes lueurs ternes et mourantes qui faisaient tous les visageslivides.

La lune, énorme et rouge, montrait la moitiéde son disque sur le talus du chemin.

– Est-ce fait ? cria Morgan. Lesdeux soldats qui prirent le petit Jeannin pour passer son cou dansle nœud de la hart, tremblaient de la tête aux pieds. Jeanninmurmura :

– Ah ! bonne fée ! bonnefée ! Elle m’avait pourtant bien dit que ces écus-là meporteraient malheur !

– Il appelle la fée ! balbutia l’undes soldats.

L’autre lâcha prise. Le cou de Jeannin étaitpris dans la hart.

– Est-ce fait ? demanda encoreMorgan.

– C’est fait.

– Agitez les torches, que je voiecela ! Les torches s’agitèrent et lancèrent de longs jets deflammes.

On vit le pauvre Jeannin suspendu aupommier.

Mais on vit aussi une belle jeune fille quisoutenait ses pieds et portait le poids de son corps. Jeanninsouriait, au lieu de rouler ses yeux et de tirer la langue commefont les patients de la hart. Les torches avaient jeté leursdernières lueurs. Elles s’éteignirent. Dans cette obscuritésoudaine, la panique prit les soldats de Méloir, qui s’enfuirent encriant. Ils avaient vu le pendu sourire et la Fée des Grèves qui lesoutenait par les pieds ! Pas n’est besoin de dire que lesMathurin, les Gothon, les Catiche, la Scholastique et les Josonavaient devancé les soudards. Quelques minutes après, dans la fermebarricadée, Fanchon la ménagère, et Simonnette s’empressaientautour du petit Jeannin évanoui.

Simon Le Priol et Julien, son fils, étaientpensifs auprès du foyer.

Dans un coin, une femme vêtue de noir setenait immobile.

– Il revient à lui, le pauvre gars, ditFanchon.

– Jeannin, mon petit Jeannin !répétait Simonnette, qui souriait et pleurait.

– On ne peut pas le rendre à ses coquinsde soudards, maintenant, murmura Julien, c’est bien sûr !Simon secoua la tête.

– J’avais dit que mon gendre auraitcinquante écus nantais, pensa-t-il tout haut ; mais j’avaiscompté sans ma fillette. Le petit gars n’a pas un denier vaillant,mais c’est tout de même, puisque ma fillette le veut, il sera mongendre.

– Le petit gars aura les cinquante écusnantais, s’il plaît à Dieu ! dit une douce voix dans l’ombre.Jeannin se leva tout droit.

– C’est la voix de la bonne fée !s’écria-t-il. Julien et Simonnette disaient en mêmetemps :

– C’est la voix de notredemoiselle ! Ils demeurèrent un instant interdits, parce queReine avait passé pour morte, et que l’idée d’un fantôme vienttoujours la première à l’esprit du paysan breton.

Il fallut que Reine se montrât à visagedécouvert.

Le petit Jeannin, tout chancelant encore, vintse mettre à genoux devant elle.

– Fée ou femme, dit-il, morte ou vivante,que Dieu vous bénisse !

Reine lui prit la main.

– Oh ! notre chère demoiselle est envie, s’écria Julien, puisqu’elle prend la main du petiot !Simonnette tenait déjà l’autre main de Reine et la baisait.

– Je vous aimais bien déjà,murmura-t-elle, avant que vous l’eussiez sauvé…

– Et tu m’aimes deux fois plus àprésent ? interrompit Reine, qui souriait. Simon et Fanchon,mes bonnes gens, nous ferons ce mariage-là pour la Sainte-Anne.

Le Priol et sa femme se tenaient inclinésrespectueusement.

– Il me fallait bien sauver, continuaReine, ce beau petit homme-là, puisque c’était moi qui lui avaismis la corde au cou.

Tous les regards l’interrogèrent, tandis queJeannin murmurait confus :

– Si j’avais su que c’était vous, là-bas,sur la grève, notre demoiselle, je n’aurais pas serré sifort !

– Mes amis, dit Reine, je vais vousexpliquer l’énigme en deux mots : c’est moi qui avait enlevél’escarcelle du chevalier Méloir, parce que l’escarcelle contenaitle prix maudit de la vie de mon père. Jeannin qui me prenait pourla Fée des Grèves, a exigé de moi cinquante écus d’or. J’étaispressée, car je portais des vivres à monsieur Hue deMaurever : j’ai jeté l’escarcelle en lui disant de bienprendre garde…

– C’est vrai, ça, interrompit Jeannin, etje ne méritais guère un si bon conseil en ce moment-là !

– C’était donc vous, noble demoiselle,que j’avais aperçue hier, à la brune, par les fenêtres brisées dumanoir ? demanda Julien.

– C’était moi.

– Et c’était vous aussi, notre maîtresse,ajouta Fanchon, qui emportiez le gruau que nous placions sur leseuil de nos maisons pour la Fée des Grèves ?

– C’était moi.

– Et pourquoi notre chère demoiselle,murmura Simonnette, en caressant la main de sa maîtresse et amie,n’entrait-elle pas chez ses vassaux dévoués ?

– Parce qu’il s’agissait de vie et demort, fillette, répondit Reine qui, cette fois, ne souriaitplus.

– Notre demoiselle se défiait de nous, masœur, dit Julien, avec un peu d’amertume ; elle se faisaitpasser pour morte, afin que les Le Priol ne puissent point latrahir !

– Votre demoiselle, ami Julien, répliquaReine, a partagé vos jeux quand vous étiez enfant. Elle vous auraitconfié de bon cœur sa propre vie, mais…

Julien l’interrompit d’un geste plein derespect et mit un genou en terre auprès de Jeannin.

– Ce que notre demoiselle a fait est bienfait, dit-il ; ma langue a trahi mon cœur. Reine lui tendit lamain, tout émue. Il y avait l’étoffe d’un beau soldat dans ce grandet fier jeune homme qui était à genoux devant elle.

La main qu’on lui tendait, Julien Le Priol labaisa avec un enthousiasme chevaleresque.

– Je ne suis qu’un paysan, s’écria-t-il,mais je sais un lieu où il y a des épées, et si Maurever, monseigneur, et sa fille ont besoin de mon sang, me voilà !

– Et moi aussi, me voilà ! répétagaillardement le petit Jeannin.

– Comment, toi, petiot ! dit Reine,qui riait, attendrie, toi qui es plus poltron que lespoules !

– Je ne suis plus poltron, notredemoiselle, répliqua Jeannin de la meilleure foi du monde ; jecrois même que je suis brave ! Depuis que j’ai vu la mort faceà face, je sais ce que c’est ; je ne crains plus que le bonDieu. Quant au diable et aux soudards, eh bien, tenez, je m’enmoque !

Il rejetait en arrière ses cheveux blonds d’unair mutin et ses yeux pétillaient. Simonnette fut si contente de cediscours, qu’elle lui planta un gros baiser sur la joue.

– Et moi aussi, me voilà !s’écria-t-elle ensuite, et mon père, et ma mère, et tout le mondeici ! et tout le monde dans le village ! Ah !Seigneur Jésus ! que je me battrais bien pour ma chèredemoiselle !

– Donc, me voici à la tête d’une armée,dit Reine gaiement, ma première opération militaire sera de dirigerun convoi de vivres vers la retraite de monsieur Hue, que je n’aipu joindre depuis trois jours.

– Prenons tout ce qu’il y a dans lamaison et partons ! dit Julien. Simon Le Priol et Fanchons’étaient mutuellement interrogés du regard. Ils étaient dévouésaussi, mais ils étaient gens d’âge.

– Bien parlé, fils, prononça Simon d’unton ferme, quoique peut-être il eût été mieux de consulter tonpère.

– Mon père ne sait pas ce que je sais,répondit le jeune homme en se tournant vers le vieux LePriol ; je me suis mêlé aux soldats tout à l’heure. Cettevipère de Vincent Gueffès les a excités au mal. Ils disaient que levillage de Saint-Jean était un nid de traîtres, et que le mieuxserait d’y mettre le feu une de ces nuits.

– Ils sont les plus forts, murmura levieillard en baissant la tête.

– Pas pour longtemps peut-être,poursuivit Julien, car je sais encore autre chose. Pendant que lechevalier Méloir repose sa meute et s’apprête à mal faire, il sedit d’étranges nouvelles du côté de la ville. Le duc François estmalade et chacun regarde sa maladie comme un châtiment infligé parDieu au fratricide. Un prêtre l’a dit en chaire dans l’église deCombourg. Si monsieur Hue voulait, demain, il serait à la tête dedix mille bourgeois et paysans…

– Monsieur Hue ne voudra pas !interrompit Reine ; Hue de Maurever est un gentilhomme et unBreton. Il aimerait mieux mourir mille fois que de lever sabannière contre son souverain légitime !

– Je vous le dis, notre demoiselle,reprit Julien, les choses iront alors sans lui, et les soudardsn’ont qu’à se presser s’ils veulent avoir le temps d’incendier nosdemeures. En attendant, si mon père et ma mère acceptent pour filsce petit gars-là (il tendit la main à Jeannin), et j’en seraicontent, car il a un bon cœur sous sa peau de mouton percée, m’estavis qu’il nous faut prendre le large, car, demain, il fera jour,et toute cette ribaudaille, sonnant le vieux fer, n’a peur deslutins que la nuit.

Fanchon, la ménagère, parcourut la ferme d’unregard triste.

– Voilà trente ans que je dors sous cetoit, murmura-t-elle : c’est ici que vous êtes nés tous deux,mes chers enfants.

– C’est ici que mon père est mort, dit àson tour Simon Le Priol, et aussi le père de mon père. Sur ce lit,qui est là, j’ai fermé les yeux de ma mère. Écoute-moi, filsJulien, et crois-moi : par intérêt, pour tout l’or de laterre, par crainte, avec la mort devant mes yeux, je ne quitteraispoint la pauvre maison des Le Priol. Je m’en vais hors d’ici parceque je veux montrer mes vieux bras à mon seigneur Hue de Maurever,et lui dire : Voilà ce qui est à vous !

Reine sauta au cou du vieillard et l’embrassacomme s’il eût été son père. Puis elle embrassa la ménagèreFanchon, qui essuyait ses yeux pleins de larmes.

Simonnette, le cœur gros et la maintremblante, caressait les deux belles vaches, la Rousse et laNoire.

– Allons ! Allons ! dit lepetit Jeannin qui grandissait en importance et prenait voix auconseil, nous reviendrons, maître Simon, nous reviendrons, dameFanchon. Simonnette, ma mie, nous retrouverons la Noire et laRousse. En route avant que la chasse ne commence, ou nous pourrionsbien rester en chemin !

Ce mot frappa tout le monde. Julien s’élançavers la partie de la salle qui servait d’étable. Il appela de bonneamitié le petit Jeannin, son nouveau frère, et tous deux revinrentbientôt avec trois arbalètes et trois épées. Les paniers des femmess’emplirent. Tout ce que la ferme avait de provisions y passa.

Tubleu ! si vous saviez comme le petitJeannin était considérable avec sa grande épée au côté et sonarbalète à l’épaule !

Il cherchait d’instinct quelque chose à friserau coin de sa lèvre.

Il est vrai qu’il n’y trouvait rien.

Quand tout fut prêt, Julien ôta les barricadesde la porte.

C’était une caravane, vraiment, quipartait :

Le père, la mère, Reine, Julien, Simonnette etle petit Jeannin équipé en guerre.

On fut bien encore un quart d’heure à tournerpour ne rien oublier.

Puis le père Simon dit de sa plus grossevoix :

– Partons ! Mais il avait les yeuxmouillés, le vieil homme. Quant à Fanchon, la ménagère, on futobligé de l’entraîner. Elle s’était agenouillée devant le crucifixde bois qui pendait à la ruelle du lit. Elle disait :

– Une minute encore, que j’achève maprière. C’était comme si on l’eût menée au supplice. Et le petitJeannin n’avait point fait tant de façons pour aller sous lepommier. Enfin, tout le monde était dehors. Simon referma sa porteet donna sa maison à la garde de Dieu. Les bestiaux étaient libresdans le pâtis. La caravane se mit en marche.

Jeannin faisait l’avant-garde, comme deraison. Les trois femmes venaient ensuite. Simon et Julienformaient l’arrière-garde.

Au premier détour du chemin, Jeannin reconnut,contre la haie, l’ombre longue et mal bâtie de maître VincentGueffès.

Il épaula vivement son arbalète. Mais leNormand perça la haie et se sauva en criant :

– Bon voyage !

Chapitre 20Deux cousins.

Ce Vincent Gueffès était un gaillard sanspréjugés comme sans faiblesse. Son malheur était de vivre en cestemps ténébreux où de larges épaules valaient mieux que laphilosophie. Au sein de notre âge éblouissant, maître Gueffèsaurait fait son chemin.

Il faut plaindre ces siècles gothiques où desgens de talent comme Vincent Gueffès étaient réduits à commettredes perfidies inédites au fond d’une bourgade. Perles dans unfumier !

Vincent Gueffès compta nos voyageurs de nuit.Ils étaient six.

Vincent Gueffès ne croyait pas à la Fée desGrèves. Il savait parfaitement le vrai nom de la fée prétendue.

Il lui en voulait à mort pour avoir sauvé lepetit coquetier Jeannin.

Il en voulait au vieux Simon Le Priol, qui luiavait interdit le seuil de sa demeure. Il en voulait à Simonnettequi l’avait méprisé, il en voulait à Julien qui était beau etbrave : il en voulait à tout le monde.

D’un saut, il gagna le manoir de Saint-Jean,où les soldats s’étaient installés, et pria qu’on l’introduisîtauprès du chevalier Méloir.

Le chevalier Méloir venait de rentrer à sonquartier-général, après avoir couru les bourgs environnants pourcrier l’édit ducal.

Il était las et de mauvaise humeur.

Pour le distraire, Bellissan le veneurdécouplait les lévriers devant lui, dans la cour du manoir.

– Oh ! Tarot ! oh !Voirot ! Fa-hi ! Rougeot !Fa-hi ! Voyez Nantois, messire, quel jarret ! etPivois ! et Ardois !

– Mais ce grand noir ? demanda lechevalier en montrant un énorme lévrier magnifiquement venu, qui secouchait à l’écart.

– Une belle bête, messire, réponditBellissan, mais paresseuse et couarde, je crois.

– Comment l’appelles-tu ?

– Je l’ai acheté d’un manant qui letenait par le cou et qui ne savait pas son nom. Il y a bien quelquechose de griffonné sur son collier, mais du diable si j’ai appris àlire !

– Il aura nom Reinot, pour l’amour de madame, dit Méloir.

– Reinot, soit. Ici, Reinot !Reinot, ici, chien ! Le lévrier noir, assis sur la hanche, lesdeux jambes de devant croisées, gardait une superbe immobilité.

Bellissan fit claquer son fouet.

Le lévrier se leva, tira ses jambes, bâilla detoute la fente de sa gueule et poussa un hurlement plaintif, enallongeant le cou.

– Voilà tout ce qu’il sait faire ?demanda Méloir d’un ton de mépris.

En ce moment, Grégeois et Pivois, les deuxplus fortes bêtes de la meute s’approchèrent de leur nouveaucompagnon pour le reconnaître. Entre chiens, la connaissance ne sefait guère autrement que par un coup de gueule. Il y eut desgrognements échangés. Pivois et Grégeois voulurent mordre. Lelévrier noir bondit par deux fois.

Grégeois et Pivois roulèrent en hurlant sur lepavé de la cour.

– Bon là ! Reinot, monfilleul ! cria Méloir enchanté ; voilà un brave camarade,Bellissan, et nous allons le mettre à la besogne cette nuit même.Or ça, soupons lestement, et puis en route !

– C’est encore toi ? se reprit-il,en voyant qu’on lui amenait maître Vincent Gueffès.

– C’est encore moi, mon cherseigneur.

– Que veux-tu ?

– Je veux vous dire que vous allez vousmettre en route d’abord, quitte à souper ensuite.

– Explique-toi. Gueffès ne demandait pasmieux. Il raconta la fuite de la famille et prononça le nom deReine. Méloir ne le laissa pas achever.

– Quel chemin ont-ils pris ?demanda-t-il.

– La route de Normandie, mon cherseigneur.

– À cheval, têtebleu ! àcheval ! cria Méloir ; si nous arrivons avant eux auCouesnon, la fille du traître Maurever est à nous !

Le souper, cuit aux trois quarts, flairait bonpour l’appétit. Hommes d’armes et archers s’ébranlèrent avec unregret manifeste.

Méloir laissa au château la moitié de satroupe, sous les ordres de Morgan.

Bien entendu qu’on n’avait pas même dit àMéloir l’histoire du petit Jeannin pendu au pommier. C’était là undétail de trop mince importance.

On partit. La meute s’élança au-devant deschevaux, et le lévrier noir au-devant de la meute.

Au manoir restaient Corson, le héraut, Morganet huit ou dix soldats.

Corson soupa, bâilla et s’endormit ;Morgan fit de même.

Maître Gueffès dit alors auxsoudards :

– Il y a du cidre, du vin et del’hypocras à la ferme du vieux Simon Le Priol. Les soldatsdescendirent sans bruit la colline. On enfonça la porte de Le Priolet l’on se mit à faire bombance. De ce qui se passa en ce lieuentre Gueffès et les soldats ivres, nous ne donnerons point ledétail.

Mais quand nos fugitifs, qui avaient pousséleur pointe dans les terres jusqu’au delà d’Ardevon pour éviter lespoursuites, descendirent dans le village de la Rive et entrèrent engrève, le petit Jeannin s’arrêta tout à coup. Son bras étendumontra la côte de Bretagne, dans la direction de Saint-Georges.

On voyait une grande flambée parmi les arbres.Les Le Priol et Reine se retournèrent. Reine poussa un cri.

– Qu’est cela ? demanda-t-elle. Levieux Simon fit un signe de croix.

– Que Dieu nous assiste,balbutia-t-il ; c’est au village de Saint-Jean-des-Grèves.

Fanchon fut obligé de s’asseoir sur le sable.Le cœur lui manquait.

– Femme, lui dit Simon, la maison de monpère est brûlée. Nous n’avons plus rien sur la terre, mais nousavons fait notre devoir.

Les doigts de Julien se crispaient autour dubois de son arbalète.

Les fugitifs restèrent là cinq minutes. Puisle petit Jeannin dit : En avant !

On tourna le dos à l’incendie, et l’on sedirigea sur Tombelène.

Le vieux Simon ne se trompait point. C’étaitbien au village de Saint-Jean qu’avait lieu l’incendie, et c’étaitbien sa maison qui brûlait.

Seulement, il y avait d’autres maisons que lasienne. Maître Vincent Gueffès ne faisait jamais le mal à demi.

Pendant toute cette nuit-là, Aubry travaillade son mieux. Il avait travaillé la nuit précédente et la journéeentière.

La lime était bonne. Aubry avançait à labesogne.

N’eût été la posture intolérable qu’il étaitobligé de garder, limant d’une main, et de l’autre se soutenant àl’embrasure de la meurtrière, sa tâche aurait été vite à fin.

Mais à chaque instant, ses doigts fatiguéslâchaient prise. Il retombait au fond de sa cellule, suant àgrosses gouttes, épuisé, haletant.

Pour retrouver du cœur, il lui fallait évoquerl’image de Reine.

Mais aussi, quelle vaillance nouvelle dès quece nom chéri venait à sa lèvre !

Il la voyait ; elle était là, lesoutenant et l’encourageant.

Il l’entendait qui disait :

– Nous avons besoin de votre bras, Aubry,pour nous défendre contre nos persécuteurs. Courage !

Ce fut une nuit de fièvre, pendant laquelleplus d’une imagination folle visita la solitude du captif. Vers lematin, la plus étrange de toutes le prit au milieu de sontravail.

Ce qu’il avait prévu la veille, dans saconversation avec Reine, arrivait. Il croyait entendre lesaboiements lointains d’une meute chassant sur la grève.

C’était une illusion, sans doute. Et pourtant,chaque fois que le vent donnait, il apportait les aboiements plusdistincts.

Et une fois, parmi ces aboiements, Aubry crutreconnaître celui de maître Loys, son beau lévrier noir.

La fièvre amène comme cela de bizarresillusions. Aubry reprit sa lime et travailla. La barre de fer étaitpresque coupée.

Pourtant, elle tenait encore. L’aube se leva.Aubry se coucha sur la paille et voulut prendre un instant desommeil.

À peine était-il endormi que le bruit de laclé de frère Bruno, tournant dans la serrure, le réveilla ensursaut. Frère Bruno était pourtant déjà venu faire sa ronde etraconter son histoire. Ordinairement, il ne venait qu’une fois.

Allait-il prendre l’habitude de faire deuxrondes par nuit, et de raconter deux histoires ?

Ou bien le travail nocturne d’Aubry avait-iléveillé les soupçons ?

Avant que notre prisonnier eût eu le temps derépondre en lui-même à ces questions, un pas lourd et sonnant laferraille succéda au bruit des verrous.

– Eh bien ! mon cousin Aubry, ditune grosse voix à la porte, nous dormons encore ! par monpatron, il paraît que nous faisons ici la grâce matinée ?

Aubry se leva vivement.

– Méloir ! s’écria-t-il.

– Entrez, entrez, sire chevalier, dit lefrère Bruno à son tour ; ce n’est pas très grand ces cellules,mais pour ce qu’on y fait, voyez-vous, ça suffit. Je me souviensqu’en l’an trente-cinq, peu de temps après mon arrivée aumonastère, il y avait un prisonnier nommé Olivier Triquetaine,lequel prisonnier était si gros qu’on eut bien du mal à lui fairepasser la porte pour entrer. Quant à sortir, il n’en sortit quedans sa bière. Cet Olivier Triquetaine était un assez joyeuxcompagnon. Il disait toujours le samedi soir…

– Quand vous me reconduirez, mon frère,dit Méloir en le congédiant, vous m’apprendrez au long ce quedisait Olivier Triquetaine les samedis soirs.

– Bon ! fit Bruno, je n’y manqueraipas, puisque ça vous intéresse, sire chevalier. Il sortit et fermala porte à triple tour.

– Sire chevalier, cria-t-il à travers laplanche de chêne, à l’heure où il vous plaira de vous en aller,frappez et ne vous impatientez pas, je vais à matines.

– Peste ! dit Méloir en se tournantvers Aubry, mon cousin, tu as un geôlier de bonne humeur ! Etcomment te portes-tu, depuis le temps ?

– Bien, répliqua Aubry.

– Le fait est que tu n’as pas encore tropmauvaise mine.

– Que viens-tu faire ici ?

– Savoir de tes nouvelles en passant, moncousin Aubry, et te donner une bonne poignée de main. Il tendit samain à Aubry, qui la repoussa.

– Oh ! oh ! fit Méloir ;sais-tu que c’est la main d’un chevalier, mon cousin ?

– Je le sais, et j’ai grande honte pourla chevalerie.

– Qu’est-ce à dire ! s’écria Méloirqui fronça le sourcil. Mais il se ravisa tout de suite.

– De temps immémorial, continua-t-il, lesvaincus ont eu droit d’insolence. Ne te gêne pas, mon cousin, cesmurs de granit doivent bien aigrir un peu le caractère. Descaptifs, des enfants et des femmes, un chevalier sait toutsouffrir.

– Un chevalier ! répéta Aubry quihaussa les épaules. Et l’on se plaint que la chevalerie s’enva ! Par Notre-Dame, mon cousin, s’il y a beaucoup de genscomme toi portant éperons d’or et cœurs de coquins…

Méloir pâlit.

– J’ai dit cœurs de coquins,appuya Aubry, dont la voix était calme et froide ; si tu asquelque chose dans l’âme, va-t-en ; car je n’aurai pour toique des paroles de mépris.

– Eh bien ! mon cousin Aubry, ditMéloir en riant de mauvaise grâce, j’en prends mon parti et jereste. Accable-moi, cela te soulagera. Et moi, je prierai Dieu deme compter cette humiliation, chrétiennement supportée, quand ils’agira de passer la grande épreuve.

Que diable ! ajouta-t-il, changeant deton brusquement ; ne peut-on se faire la guerre et vivre enamis pendant la trêve ? Allons ! cousin Aubry, laisse làta gourme d’Amadis et causons comme d’honnêtes parents que noussommes.

Nous ferons remarquer ici que le type normandse divise en trois catégories bien distinctes, mais égalementsujettes à caution.

Et il est entendu ici que ce motnormand ne s’applique pas du tout dans notre bouche auxhabitants d’une province aussi célèbre par son beurre querecommandable par son cidre. Le mot normand est passé dansla langue usuelle au même titre que le mot gascon, que lemot juif,et autres vocables exprimant des nuances de mœursou de caractères.

Le Juif est un Arabedouble ; l’Arabe est un coquin sans malice qui faitla petite usure et devient rarement ministre des finances. LeGascon ment pour mentir, c’est un artiste enmensonges ; le Normand n’a garde de faire ainsi del’art pour l’art : il ment pour de l’argent.

Chez le Gascon, il n’y a pas beaucoup de bon,tandis que chez le Normand, il n’y a rigoureusement que dudétestable.

Voici du reste les trois catégoriesnormandes :

1° Le Normand-finaud : typeconnu surabondamment ; le maquignon ordinaire desnaturalistes.

2° Le Normand-doux, bien gentilgarçon, mais plat comme ces insectes dont le nom est proscrit, etqui troublent le sommeil du pauvre.

3° Le Normand-brusque : un bravehomme, un peu rustique, un peu rude, mais le cœur sur la main.

Un franc luron, grosse voix, gros corps, grosmots.

Ah ! un bien digne cœur, allez !trop probe peut-être pour nos siècles corrompus, trop intègre, troppur, à ce qu’il dit.

Néanmoins, veillez à vos poches !

Le chevalier Méloir n’était qu’une moitié deNormand collé à une moitié de Breton.

La moitié bretonne déterminait songenre ; il était Normand-brusque.

Maître Gueffès appartenait à une quatrièmeespèce, le Normand-vipère.

Mais, encore une fois, la patrie de Corneille,le moins normanddes grands poètes, est en dehors de toutcela, et nos normands typiques naissent à Paris aussisouvent, pour le moins, qu’en Normandie.

Méloir avait repris son air sans gêne.

– Songe donc, mon cousin Aubry,continua-t-il gaiement, je suis las comme un malheureux, j’entre aucouvent pour me reposer, le prieur, comme de raison, m’offre satable ; mais moi je lui réponds : « Mon révérend,vous avez ici un jeune homme d’armes qui est mon cousin et quej’aime comme s’il était mon frère cadet, il est prisonnier,permettez-moi de l’aller voir. » On me fait descendre desescaliers du diable, au lieu de m’asseoir devant un bon pâté devenaison, je m’enfouis dans un trou humide ; et, pour merécompenser, tu me dis des injures !

– Je ne t’avais pas prié de venir.

– C’est vrai, mais si je venais pourt’apporter de bonnes nouvelles ?

– Je n’aimerais pas à les recevoir detoi.

– Peste ! mais c’est décidément dela haine !

– Non, prononça Aubry sanss’émouvoir ; ce n’est que du mépris.

Méloir eut encore un petit mouvement decolère. Ce fut le dernier. On s’habitue à l’insulte comme à autrechose.

– Haine ou mépris, mon cousin Aubry,dit-il, peu m’importe ; je suis venu ici pour causer, et, depar tous les diables, nous causerons ! prête-moi la moitié deta paille.

Aubry ne répondit pas. Méloir prit une brasséede paille et la jeta à l’autre bout du cachot.

– Comme cela, poursuivit-il en s’asseyantle dos contre le roc, nous serons tous les deux à notre aise etnous ne pourrons pas nous mordre.

Il avait débouclé son ceinturon pours’asseoir, et son épée était près de lui.

Chapitre 21La rubrique du chevalier Méloir.

Il faisait grand jour maintenant, et, bien quele sol du cachot fût encaissé profondément, Aubry et le chevalierpouvaient se voir.

Le chevalier s’était arrangé de son mieux surla paille et paraissait bien décidé à ne point abréger savisite.

– Te souviens-tu, mon cousin Aubry,dit-il, d’une conversation que nous eûmes ensemble non loin d’ici,sur la route d’Avranches au Mont ? Tu portais la bannière demonsieur Gilles ; moi, je portais la bannière de Bretagne. Tujugeais sévèrement notre seigneur le duc ; moi qui ai plusd’âge et d’expérience, j’étais plus indulgent. Nous en vînmes àparler de nos dames, car il faut toujours en venir là, et nous nousaperçûmes que nous étions rivaux. Eh bien ! Aubry, la main surle cœur, cela me fit de la peine pour toi.

Aubry eut un dédaigneux sourire.

– Il ne s’agit pas de cela, dit Méloir,ton sourire fait bien sous ta moustache naissante, mais comme ELLEn’est pas là, ton sourire est perdu. Il ne s’agit pas du tout,entre deux hommes qui se disputent une belle, de savoir lequel desdeux elle aimera.

– De quoi s’agit-il donc ?

– Il s’agit de savoir lequel des deux endéfinitive sera son seigneur et maître. Or, j’avais de la peinepour toi, mon cousin Aubry, parce que je savais d’avance que tu negagnerais pas la partie.

– Je ne l’ai pas perdue encore, murmuraAubry. Le regard du chevalier se fixa sur lui à la dérobée, vif etperçant. Puis il examina le cachot en détail comme s’il eût vouluguérir une crainte fâcheuse qui lui était venue tout à coup.

Cette boîte de granit était bien faite pourchasser toute inquiétude.

– Figure-toi, cousin Aubry, dit-il,qu’une idée folle vient de me traverser la cervelle. La manièredont tu as prononcé ces paroles : « Je ne l’ai pas encoreperdue ! » m’a sonné à l’oreille comme une menace. J’aipensé que tu avais peut-être un moyen de trouver la clé des champs.Or, si tu la trouvais, la clé des champs, ta partie ne seraitvraiment pas trop mauvaise.

Le regard d’Aubry se releva lentement.

– Voilà qui commence à piquer tacuriosité, n’est-ce pas ? interrompit Méloir. Je pourrais tetenir rigueur à présent, car tu n’as pas été aimable avec moi, maisje suis bon prince et n’ai point de rancune. Je vais te parlerabsolument comme si tu m’avais reçu à bras ouverts. Oui, mon cousinAubry, la chance tourne, et si tu étais en liberté, tu aurais,comme on dit, les quatre as de la quinte de grande séquence, quimarquent, (ensemble le point) quatre-vingt-dix sans jouer. Etalors, moi, je me trouverais repic avec ma fameuse maxime : ilvaut mieux se faire craindre qu’aimer, car je n’aurais plus même lemoyen de me faire craindre.

Aubry écoutait de toutes ses oreilles.

Méloir fit une pause.

Il semblait jouir de l’attention nouvelle quelui prêtait son compagnon.

– Mais, reprit-il avec un gros rirerailleur, il te manque justement la clé des champs, mon cousinAubry, et ce n’est pas moi qui te la donnerai ! Voilà debonnes murailles, ma foi ! mon jeu vaut mieux que le tien. Ont’aime, mais j’épouserai. N’y a-t-il pas de quoi rire ?

– Quand on est un mécréant sans foi nihonneur… commença Aubry.

– Fi donc ! tu en arrives tout desuite aux gros mots. Ta position te protège, mon cousin, ce n’estpas généreux.

– Fais-moi descendre en grève, s’écriaAubry, donne-moi une épée, et prends avec toi deux ou trois de tesroutiers, tu verras si je soutiens mes paroles !

– Bien riposté ! Mais nous sommestrop vieux, mon cousin, pour nous laisser prendre ainsi. Je tetiens quitte de toute réparation. Tu es le plus vaillant écuyer dumonde, voilà qui est dit. Si nous étions tous deux en grève, tu mepourfendrais, comme Arthur de Bretagne pourfendit le géant du montTombelène, voilà qui est convenu… En attendant, causonsraison ; il me reste à t’apprendre pourquoi ta partie seraitsi belle, si une bonne fée venait, par aventure, briser tes fers etpercer les murailles de ton cachot. Les choses ont bien marchédepuis le huitième jour du présent mois de juin qui va finir.François de Bretagne est demeuré frappé de la citation solennelle àlui portée par le vieux Maurever. Il a vieilli de dix années endeux semaines. Sans cesse il pense au dix-huitième jour de juillet,qui est le jour fixé pour sa comparution devant le tribunal deDieu. Et ses médecins ne savent pas s’il atteindra ce terme, tantla vie s’use vite en lui. Or, le soleil couchant n’a plus guèred’adorateurs : les mages vont au soleil qui se lève ; ence moment où je te parle, un homme résolu qui déploierait au ventun chiffon armorié en criant le nom de monsieur Pierre, le futurduc, mettrait en fuite mes cavaliers et mes soudards, comme unetroupe d’oies effrayées.

Aubry baissait la tête pour cacher le feuqu’il sentait dans ses yeux.

Il songeait à son barreau de fer coupé auxtrois quarts.

Dans quelques heures il pouvait êtrelibre.

Il avait besoin de toute sa force pourcontenir le cri de joie qui voulait s’échapper de son cœur.

Méloir qui lui voyait ainsi la tête basse,triomphait à part soi.

Il poursuivit :

– Mais qui diable songerait à jouer cejeu, sinon toi, mon cousin Aubry ? Le vieux Maurever, qui estun saint, – cela, je le proclame ! – aimerait mieuxse faire tuer cent fois que de lever la bannière de la révolte. Etnotre petite Reine n’est qu’une femme, après tout.

– Oh ! gronda Aubry, feignant ledésespoir et la rage, être obligé de rester là comme une bête fauvedans sa cage de fer !

– C’est désolant, je ne dis pas non, carje travaille, moi, pendant ce temps-là, mon cousin Aubry. Si basque soit le duc François, j’ai toujours bien une quinzaine devantmoi, et je m’en demande pas tant, par Dieu ! Dans trois joursj’aurai fait mon affaire…

– Trois jours ! répéta Aubryplaintivement.

– Au plus tard. J’oubliais de te ledire : cette fatigue qui m’oblige à m’asseoir sur ta paillevient de ce que j’ai fait un petit tour de chasse cette nuit dansles grèves.

– Ah ! fit Aubry qui seredressa ; j’avais bien cru entendre…

– Les cris de ma meute ? interrompitMéloir ; ah ! les chiens endiablés ! Quelle vie ilsont menée ! Figure-toi qu’ils sont venus jusque dans lesroches au pied du Mont. Cette nuit nous les mènerons àTombelène.

Un frisson courut dans le sang d’Aubry, maisil garda le silence.

– D’ailleurs, poursuivit Méloir, c’est duluxe que cette meute. Je l’ai fait venir pour me donner des airs degrandissime zèle, car je sais un coquin qui me mènera, dès que jele voudrai, à la retraite de Maurever.

Aubry ne respirait plus. Le chevaliers’arrangea sur la paille et chercha ses aises.

– Ce n’est pas là le principal,dit-il ; ce que je veux t’apprendre, c’est ce qui a trait ànotre fameuse partie, c’est le moyen que j’emploierai pour obtenirla main de notre belle Reine.

– La violence ? murmura Aubry.

– Fi donc ! tu ne me connais pas. Labelle avance de se faire craindre, pour en arriver à menacer commeun brutal ! Ce ne serait vraiment pas la peine. Se fairecraindre, mon cousin Aubry, c’est comme je te l’ai dit déjà, legrand secret d’amour, mais à la condition d’avoir en soi, quand onuse de ce cher talisman, tout ce qu’il faut pour plaire. Or, malgréles quinze ou vingt années que j’aie de plus que toi, Aubry, monami, je porte encore assez galamment mon panache ; ma jamben’enfle pas trop le cuissard : regarde ! et dans cecorselet d’acier, ma taille conserve sa souplesse. Laviolence ! sarpebleu ! les voilà bien, ces jouvenceaux,qui frapperaient les femmes s’ils ne soupiraient pas en esclaves àleurs pieds ! Nous autres chevaliers, – et Méloir seredressa, ma foi, d’un grand sérieux, – nous avons d’autresrubriques. Et pour ton édification, mon cousin Aubry, je vais t’enenseigner une.

Il s’interrompit et son gros rire lereprit.

– Oh ! oh ! s’écria-t-il, pourle coup, te voilà qui dresses l’oreille ! Il faut, en vérité,que je sois un bien bon parent, ou que j’aie confiance majeure dansles verrous de messer Jean Gonnault, prieur des moines du montSaint-Michel, pour te montrer comme cela le fond de mon sac. Maisje ne me souviens pas d’avoir vu jamais une figure plus drôle quela tienne, mon cousin Aubry : je m’amuse à te contempler commeon s’amuse à regarder un mystère ou une sotie,représentée par d’habiles histrions.

Ce fut au tour du prisonnier de froncer lesourcil. Méloir prenait rondement sa revanche.

– Ne te fâche pas, continua-t-il, etlaisse-moi me divertir. Voici donc la rubrique annoncée :J’arrive à la retraite de monsieur Hue de Maurever, mon futur etvénéré beau-père, je l’arrête au nom du duc François, lui, sa filleet sa suite, s’il en a, par fortune, ce que je ne crois guère. Jeles emmène. Tu suis bien, n’est-ce pas ? En chemin, je poussemon cheval aux côtés du sien et je lui dis :

– Sire chevalier, je fus de vos amis, etvous avez dû vous étonner grandement de me voir prendre le rôle quiest présentement le mien.

Il ne répond que par un regard de dédain.J’insiste. Il m’envoie au diable.

Tu vois que je mets tout au pis, moncousin.

J’insiste encore et je lui dis avectristesse :

– Vous m’avez bien mal jugé, Hue deMaurever. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour vous. Dès lapremière heure où vous avez été en danger, j’ai voulu vous sauver,fût-ce au péril de ma propre vie !

Naturellement il ouvre une oreille, car enfin,dès qu’une énigme est posée, on aime à en savoir le mot. Moi, jesalue respectueusement, et je fais mine de vouloir me retirer. Ilme retient en disant :

– Je ne vous comprends pas. À moins qu’ilne préfère dire :

– Expliquez-vous. Je lui laisse le choixentre les deux tournures. Je reviens aussitôt d’un air humble etaffectueux. Je reprends :

– Messire Hue, j’aime votre fille…

– Et à ce coup, il te tourne le dos,malandrin que tu es ! interrompit Aubry.

– Je crois que tu as raison, répondittranquillement Méloir ; à cet aveu il devra me tourner le dos.C’est la crise. Mais je ne me démonte pas, et j’ajoute d’un tonpénétré :

– Pensez-vous, messire Hue, qu’avec unpareil amour, j’aie pu, un seul instant ?… Il m’interrompt parun rude :

– En voilà assez !

Car il faut faire la part de sa mauvaisehumeur. Moi, je m’écrie :

– Ah ! messire Hue ! l’accusé adu moins le droit de la défense ; au moment où je vous aidit : j’aime votre fille, vous avez cru deviner le mobile dema conduite, vous avez pensé : le chevalier Méloir veut nousconduire aux pieds du duc François, livrer ma tête et demander pourrécompense la main de ma fille…

Si je puis verser une larme en cet endroit,mon cousin Aubry, tout est dit ! Si je ne peux pas verser unelarme, je ferai semblant de m’essuyer les yeux et je poursuivraiavec chaleur :

– Hélas ! messire Hue, tel n’estpoint mon dessein. Je ne suis qu’un pauvre gentilhomme, c’est vrai,mais j’ai le cœur aussi haut qu’un roi. Mon dessein, c’était deprendre l’emploi de vous pourchasser, afin qu’un autre, moins ami,n’en fût point chargé. Mon dessein était, le premier jour commeaujourd’hui, de venir à vous et de vous dire : « La terreNormande est là, sous vos pieds, messire Hue ; vous êteslibre. Que Dieu vous garde… »

– Ah ! scélérat maudit !s’écria Aubry, qui avait de la sueur aux tempes.

– Aimerais-tu mieux me voir te livrer augrand prévôt du duc François ? demanda Méloir en ricanant.

– Je voudrais te voir en champ clos etl’épée à la main, charlatan d’honneur !

– Puisque tu te fâches ainsi, mon cousinAubry, interrompit Méloir en se levant, c’est que ma recette estbonne et qu’elle doit réussir.

Aubry se leva également.

– Oui, elle est bonne, ta recette !balbutia-t-il d’une voix entrecoupée par la fureur ; Hue deMaurever, qui est la générosité même. Et peut-être que Reine poursauver la vie de son père…

– Par saint Méloir ! s’écria lechevalier, chacune de tes paroles me ravit d’aise, mon cousin. Ilparaît décidément que j’ai touché le joint.

La colère bouillait dans le cœur d’Aubry.L’effort même qu’il faisait pour se contenir était un aliment à safureur. Méloir le regardait d’un air provocant.

– Et maintenant, reprit-il, je n’ai plusrien à te dire, mon pauvre cousin. Au revoir, et bien de larésignation je te souhaite. Quand nous nous retrouverons, je teprésenterai à ma dame.

La rage du jeune homme fit explosion en cemoment. Toute idée de prudence avait disparu en lui.

– Lâche ! lâche ! lâche !s’écria-t-il par trois fois en s’adossant contre la porte ; tume retrouveras plus tôt que tu ne penses… et quand tu ouvriras labouche pour tromper le noble vieillard et sa fille, mon épée tefera rentrer le mensonge dans la gorge !

– Ah !… fit Méloir qui recula jusquesous la fenêtre. Aubry aurait voulu rappeler les parolesprononcées. Mais il n’était plus temps.

– Sarpebleu ! dit Méloir, j’étaisvenu un peu pour cela. Il paraît que nous avons, nous aussi, desrubriques ? Il regarda tout autour du cachot une seconde foiset plus attentivement. Aubry s’était recouché sur sa paille ;il ne parlait plus.

Aubry avait les mains libres ; plus d’unefois l’idée lui était venue de s’élancer sur le chevalier ;mais celui-ci était armé jusqu’aux dents, et Aubry n’avait rienpour se défendre.

Après qu’il eut fait son examen, Méloirgrommela :

– Pas une fente où passer le doigt !ce petit-là n’est pas un farfadet, pourtant !

– Ah ! fit-il en se ravisant ;la meurtrière ! Aubry tressaillit de la tête aux pieds. Méloirredressa sa grande taille, et comme sa tête n’atteignait pas encorela meurtrière, il sauta.

– Un lapin passerait bien là !murmura-t-il.

Son regard sembla faire la comparaison de lalargeur de la fenêtre avec l’épaisseur du corps d’Aubry.

– Si le barreau était coupé… pensa-t-iltout haut.

Il ôta son gantelet de fer, se haussa sur sespointes et le lança violemment contre le barreau qui rendit un sonfêlé.

– Ah ! sarpebleu !sarpebleu ! s’écria-t-il, mon cousin, j’ai bien fait devenir !

Mais il n’acheva pas, parce que le jeune hommese voyant perdu et prenant une résolution soudaine, avait profitédu moment où Méloir attaquait le barreau pour s’élancer surlui.

En un clin d’œil, Méloir fut terrassé.

Aubry, qui appuyait son genou contre sapoitrine, lui mit sa propre épée sur la gorge.

– Un cri, un mot, dit-il à voix basse, etje te tue comme un chien !

– Et bien tu ferais, mon cousin Aubry,repartit Méloir qui ne se déconcertait pas pour si peu ; tu asagi de bonne guerre… Et je n’ai pas déjà si bien fait devenir ! Mais tu peux serrer ma gorge un peu moins fort si tuveux. Je t’engage ma parole de chevalier que je n’appellerai pas ausecours.

Chapitre 22Frère Bruno.

Quand Aubry eut un peu lâché prise, Méloiravala une lampée d’air avec une satisfaction manifeste.

– Tu as un bon poignet, mon cousin,dit-il, et moi, je suis un sot. Ta rubrique vaut beaucoup mieux quela mienne. Voilà tout. Il n’y a pas de quoi se fâcher pourcela.

– Écoute, Méloir, lui répondit le jeunehomme d’armes, tu étais un brave soldat autrefois, et un boncompagnon… Je n’ai pas le courage de te tuer…

– Peste ! interrompit Méloir, metuer ! Tu n’y vas pas par quatre chemins, toi, mon cousinAubry !

– Je le devrais pour monsieur Hue deMaurever et pour sa fille…

– Du tout, interrompit encoreMéloir ; tu sais bien, je suis incapable…

La main d’Aubry s’appesantit un peu plus surla gorge du chevalier.

– Tais-toi ! dit-il rudement ;je n’ai pas le loisir d’écouter tes billevesées. Je veux bient’épargner, mais c’est à condition que tu ne me gêneras point dansl’accomplissement de mon dessein.

– Foi de chevalier ! s’écriaMéloir ; tu n’as qu’à scier ton barreau devant moi ; situ veux, je te ferais la courte échelle.

– Bien obligé. Cette voie me sembledésormais incommode et dangereuse. Pourquoi sortir par la fenêtre,quand la porte est là ?

– Je te fais observer, mon cousin Aubry,que tu me serres le cou sans y songer. Je déteste les demi-mesures.Étrangle-moi comme il faut, morbleu ! ou lâche-moi !

– Je te lâcherai dès que nous seronsd’accord.

– Je ne peux pourtant pas t’ouvrir cetteporte, moi ! s’écria Méloir d’un ton dolent.

– Me promets-tu qu’une fois libre, tu netenteras contre moi aucune résistance ?

– Je le promets.

– Me promets-tu que tu te laisseras lierles mains et les jambes ?

– À quoi bon, mon cousin ?

– Et mettre un bâillon sur labouche ? acheva Aubry, dont les doigts firent un petitmouvement.

– Je le promets ! je lepromets ! je le promets ! dit Méloir précipitamment.

– T’engages-tu à me céder ton armure pourque je m’en revête sous tes yeux ?

– Mon armure ?

– Depuis les éperonnières jusqu’à lasalade.

– Ah ! cousin Aubry ! moncousin Aubry, grommela le pauvre chevalier, je ne t’aurais jamaiscru si madré que cela !

– T’y engages-tu ?

– Je m’y engage.

– Sous serment ?

– Sous serment.

– À la bonne heure ! Relève-toi doncet tiens ta parole comme un gentilhomme.

Pour ce qui était de se relever, Méloir ne sele fit point dire deux fois. Quant à tenir sa parole, peut-êtreaurait-il trouvé quelque exception,comme on dit au Palais,s’il n’avait pas vu sa bonne épée toute nue entre les mainsd’Aubry.

Sa dague restait bien encore au fourreau, maisAubry de Kergariou était un fier homme d’armes. L’attaquer avec unedague quand il avait l’épée à la main, c’eût été folie.

Méloir se secoua, s’étira, se tâta.

– Allons, dit Aubry, en besogne !Méloir fit un pas vers lui. Aubry lui mit sans façon la pointe del’épée entre les deux yeux.

– À distance ! dit-il ; lesbons comptes font les bons amis ; ne m’approche pas, ou je tepique !

– Tu as donc défiance ?

– J’ai hâte. En besogne.

– J’y suis, mon cousin Aubry, j’ysuis ! Méloir se mit en effet à délacer son armure. Il n’avaitque les pièces légères et non point la carapace en fer que lequinzième siècle portait encore au combat. Son équipementconsistait en éperonnières d’acier, vissées aux cuissards de grosbuffle, corselet de mailles, manches de buffle, salade sansvisière, à plumail. Aubry le suivait de l’œil.

Quand Méloir eut achevé de se désarmer, negardant que ses chausses et son justaucorps, Aubry prit sous lapaille de son lit une corde qui devait lui servir dans son évasionprojetée.

– Donne tes poignets !commanda-t-il.

– Attends au moins que tu sois armé.Aubry eut un sourire.

– Je m’armerai quand tu seras lié,répliqua-t-il ; donne tes poignets !

Méloir obéit enfin, mais bien à contrecœur. Cebon chevalier avait espéré véritablement rétablir sa partie pendantqu’Aubry ferait sa toilette.

Il grommela en tendant ses poignets :

– Qui diable aurait pensé que ce petithomme-là pût jouer si serré ?

– Voilà, dit Aubry, qui avait fait unbeau nœud ; je te tiens quitte des pieds. Assieds-toimaintenant à ma place et réfléchis, si tu veux, aux vicissitudes dusort.

Méloir s’assit. Il avait beaucoup l’air d’unrenard qu’une poule aurait pris. En un clin d’œil, Aubry fut arméde pied en cap.

– Suis-je bien comme cela ?demanda-t-il.

– Sarpebleu ! s’écria Méloir encolère, ne faut-il encore que je te serve de miroir ?

– Allons ! allons ! ne te fâchepas, cousin Méloir. Une fois ou l’autre, je te rendrai tes armes. Àprésent, nous n’avons plus que le bâillon à mettre.

Il était trop tard pour faire résistance.

Méloir se laissa bâillonner.

Mais il ne restait plus trace de son excellentcaractère. Il roulait dans sa tête de féroces pensées devengeance.

Aubry lui souhaita courtoisement le bonjour etdonna du gantelet dans la porte.

Il frappait à tour de bras, se souvenant quele bon frère Bruno avait dit : « Je vais àmatines ».

Mais il paraît que le bon frère Bruno s’étaitravisé, car au premier coup la porte s’ouvrit.

Aubry ne put s’empêcher de faire un pas enarrière.

– Il était là ! pensa-t-il ; ila dû tout entendre. Et comme, au même instant, Méloir se levabrusquement, poussant des cris inarticulés sous son bâillon, Aubryse vit perdu.

– Qu’a donc ce maître fou ? s’écriacependant le bon frère Bruno. Sire chevalier, donnez-lui du plat devotre épée entre les deux épaules !

Méloir s’était élancé vers la porte. Ilcherchait à mettre son visage en lumière et à se faire reconnaîtredu moine convers.

Mais celui-ci se tournant versAubry :

– Je n’ai jamais vu le prisonnier commecela ! dit-il, vous l’aurez donc fait boire, sirechevalier ? En l’an trente-neuf, nous avions un captif du nomde Thomas Gréveleur, qui devint maniaque dans ce même cachot. J’aienvie de vous conter son histoire. Figurez-vous que ce ThomasGréveleur…

Méloir se démenait furieusement.

– Sortons ! dit Aubry qui était toutpâle et qui s’étonnait que la méprise du frère pût se prolongerainsi.

Le bon Bruno fit retraite aussitôt, et commeMéloir s’attachait à lui, le bon Bruno ne crut pouvoir moins faireque de communiquer à ce prisonnier récalcitrant un coup de poingpaternel.

C’était un digne poignet que celui du bonmoine. La poitrine de Méloir sonna comme un tambour. Il chancela ettomba sur la paille.

– Voire ! dit Bruno indigné, cen’est pas ma besogne que de caresser les fous ! je m’en suisfait mal à la deuxième phalange du doigt annularius…

Aubry avait passé le seuil. Bruno le suivit,parlant toujours et grondant de plus belle. Il ferma la porte avecsoin. Cela fait, il se prit les côtes à deux mains et regarda Aubryen éclatant de rire. Aubry ne savait que penser.

– Oh !… oh !… oh !… disaitle frère Bruno, dont les yeux se remplissaient de larmes ;j’en mourrai, messire Aubry, j’en mourrai ! Voilà unehistoire, seigneur Dieu ! une histoire comme on n’en a jamaisraconté !

– Vous m’aviez donc reconnu ?balbutia Aubry déconcerté.

– Bon Jésus ! pensez-vous que j’aiela berlue ! Oh ! oh ! les côtes ! lescôtes ! il s’est déshabillé de lui-même ! il a été bienobéissant !

– Ah ça, est-ce que vous levoyiez ?

– Le trou de la serrure, donc, messireAubry ! Je le voyais comme je vous ai vu toute la journéed’hier limer votre barreau, et j’avais bonne envie de vous apporterune escabelle pour tenir vos pieds, car vous deviez fatiguer danscette position-là.

Aubry le regardait ébaubi.

– Eh bien ! mon jeune seigneur,reprit Bruno, quand vous m’aurez regardé avec des yeux d’unetoise ! J’aime les bonnes histoires, moi ! Et jeraconterai encore celle-là dans vingt ans si je vis. D’ailleurs,vous savez bien : j’étais un soldat entier, vertubleu !avant d’être une moitié de moine. Le vieux Maurever m’a gagné lecœur en venant jusqu’ici rabattre l’orgueil d’un meurtrier. Vousm’avez gagné le cœur, vous, en brisant votre épée pour ne la pointdéshonorer. Et ce coquin de Méloir, au contraire, m’échauffa lesoreilles quand il fit le chien couchant, ce jour-là. Or, tout cecime rappelle une assez gaillarde histoire qui se passa en l’anvingt-huit, derrière Bellesmes, en Normandie…

– Mon bon frère Bruno, interrompit Aubry,le plus pressé est que je sorte de l’enceinte du monastère ;vous me conterez votre histoire dehors.

– Je puis vous la conter en chemin,messire Aubry. C’était le chevalier Pothon de Xaintrailles quivoulait entrer dans Bellesmes, de nuit, malgré l’Anglais. Durhamétait dans Bellesmes avec quatre cents archers du Nord, quiauraient tué une alouette à cinquante toises…

Aubry serra tout à coup le bras du frèreconvers. Ils étaient sortis du corridor et débouchaient dans lecloître, où quantité de moines se promenaient. Bruno changea de tonsoudain.

– Oui, sire chevalier, dit-il avec toutesles apparences d’un respect profond ; les trois cachots sefont suite l’un à l’autre et sont creusés dans le roc vif. DomNicolas Famigot, vingt-quatrième abbé du saint monastère, fit, enoutre, redorer la statue tournante de saint Michel, archange, quiest au sommet du campanile. Son décès eut lieu le dix-neuvième jourde mars, en l’an 1272, et le cartulaire rapporte…

Le cloître était traversé.

– Du diable si je sais ce que rapporte lecartulaire, messire Aubry, reprit Bruno ; le cartulaire necontient point de bonnes aventures comme celle dont j’ai été témoinaujourd’hui. Ah ! laissez-moi rire encore un petit peu, jevous en prie. Quelle figure il avait ce Méloir ! et sesregards piteux !… Ah !… ah !… ah !… Etmaintenant, je donnerais bien deux ou trois deniers pour savoirquelle vie il mène tout seul dans votre cachot !

Aubry ne pouvait partager l’expansive hilaritédu frère servant. Son casque n’avait pas de visière. Méloir avaitdû amener quelque suite avec lui au couvent : Aubry craignaitde rencontrer des hommes d’armes sur son passage et d’êtrereconnu.

Mais Bruno avait contre sa crainte desarguments sans réplique.

– Les soudards, disait-il ;ah ! ah ! je les ai vus, ce sont d’assez bons drilles.C’est moi qui les ai menés au réfectoire des laïques. Ils y sontentrés sur leurs jambes ; mais il faudra les en tirer sur descivières, oui bien ! Ah ! ah ! j’ai été soldat, etje fais pénitence !

Frère Bruno passa sa langue sur ses lèvres,ému au souvenir de quelque bonne aventure.

Ils descendirent le grand escalier,traversèrent la salle des chevaliers, le réfectoire des moines, etarrivèrent au seuil de la salle des gardes.

– La tête haute ! dit frère Brunoqui était un observateur ; l’air insolent, le poing sur lahanche, c’est comme cela que marche le Méloir !

Les gardes firent avec respect le salut desarmes. La porte extérieure s’ouvrit.

– Je suis chargé, dit le moine servant auportier, de montrer la chapelle Saint-Aubert au digne chevalierMéloir.

– Que Dieu vous accompagne !souhaita le frère tourier. Et ils passèrent. Aubry respirabruyamment. Le frère Bruno était aussi content de lui.

– Maintenant, reprit-il, où allez-vous,mon jeune seigneur ?

– Je ne puis vous le dire, répliquaAubry.

– Ah ! si fait, si fait !s’écria Bruno, puisque je vais avec vous.

– Comment ! vous venez avecmoi ?

– Je vous suis au bout dumonde !

– Mais votre habit, mon frère ?…

– Je n’ai pas fait des vœux, messireAubry, je vous l’ai dit : je ne suis qu’une moitié de moine,et je ne me soucie pas beaucoup de vous remplacer dans le cachotcreusé par dom Nicolas Famigot, vingt-quatrième abbé du montSaint-Michel, – bien que ce soit un fort bel ouvrage.

– Vous croyez qu’on vous rendraitresponsable ?…

– Le chevalier Méloir parlerait du coupde poing. Un beau coup de poing, messire, avez-vous vu ? Et cesoir je coucherais sur la paille. À ce sujet-là je sais unehistoire qui va véritablement vous bien divertir, du moins jel’espère. C’était en l’an… attendez donc !… l’année m’échappe,mais c’était bien sûr avant l’an quarante, parce que j’avais encoremes trois dents de devant qui me furent cassées d’un méchant coupde masse d’armes sous Hennebon. Et celui qui me gâta ainsi lamâchoire en mourut. Il arriva que le sire de Vilaine qui tenait laseigneurie de Landevan…

– Mon frère Bruno, interrompit Aubry, jevais en un lieu où je n’ai pas le droit de vous emmener.

– Tournez ici, messire Aubry, répondit leconvers ; mieux vaut entrer un peu en grève que de marcherdans ces roches diaboliques qui usent en deux jours de temps lameilleure paire de sandales. Comme ça, vous ne voulez pas de monhistoire ? C’est bon messire Aubry ; quant au lieu oùvous allez, si vous ne m’y menez pas, moi, je vous y mènerai.

– Vous sauriez ?…

– Croyez-vous que le troisième carreau demon compagnon Alain, l’archer qui veillait sur la plate-forme, il ya deux nuits, n’aurait pas mieux touché but que les deuxpremiers ? Mon compagnon Alain n’a jamais manqué trois coupsde suite en sa vie. Et Dieu merci, on voyait la jeune fille auclair de lune comme je vous vois, messire Aubry. Heureusement,j’avais écouté au trou de la serrure, pendant que vous causiez avecelle…

– Ah ça ! tu es un diable,toi ! s’écria le jeune homme d’armes, moitié riant, moitiéfâché.

– Plaignez-vous ! Je saisis le brasd’Alain, mon compagnon, et je lui dis : Voici un gobelet devin que saint Michel archange envoie à son fidèle gardien. Etmaître Alain de relever son arbalète pour prendre la tasse. Latasse était profonde. Quand Alain, mon compagnon, l’eut retournée,la demoiselle Reine de Maurever était à l’abri derrière l’angle dela muraille.

Aubry lui prit la main et la serra vivement.Frère Bruno s’arrêta et releva les manches larges de son froc.

– Regardez-moi ça, dit-il en montrant desbras d’athlète ; quand les soudards de Méloir viendrontchercher le vieux Hue de Maurever là-bas, à Tombelène, ces bras-làpourront leur faire encore bien du chagrin. Je tiens joliment uneépée. Quand je n’ai pas d’épée, j’aime assez un gourdin. Quand jen’ai pas de gourdin, tenez, je m’en tire comme je peux.

Il avait saisi à deux mains une grosse rochequ’il balança un instant au-dessus de sa tête. La roche partitcomme si elle eût été lancée par une machine de guerre, et s’enalla briser un poteau planté dans le sable à trente pas delà.

Frère Bruno sourit bonnement.

– Supposez le Méloir en place du poteau,dit-il, ça lui aurait, bien sûr, ôté l’appétit pour longtemps.

– Mais dites-moi, mon jeune seigneur,reprit-il soudainement, avez-vous jamais ouï conter l’aventure deJoson Drelin, bedeau de la paroisse deSaint-Jouan-des-Guérets ?

Chapitre 23Comment Joson Drelin but la rivière de Rance.

Tout en parlant, Aubry de Kergariou et frèreBruno avaient fait le tour du Mont. Ils se trouvaient à peu près enface de Tombelène.

Aubry réfléchissait.

Bruno racontait.

– Joson Drelin, disait-il, en son vivantbedeau de la paroisse de Saint-Jouan-des-Guérets, était un vraicompère qui se connaissait en cidre, comme le pauvre monsieurGilles de Bretagne, dont Dieu ait l’âme, se connaissait en vins deFrance.

Et après tout, messire Aubry, se connaître enrubis gascons est le fait d’un chevalier, comme se connaître en jusde pommes est le fait d’un bedeau, c’est moi qui dis cela, sauf lerespect d’un chacun et la révérence-parler.

Donc, au baptême des cloches deSaint-Jouan-des-Guérets, en l’an quarante-trois, ou quatre, car lamémoire n’y est plus. Ah dam ! je n’ai plus vingt-cinq ans,non, ni trente non plus : être et avoir été, ça faitdeux !

Je disais donc qu’en l’an quarante-trois ouquatre, Joson Drelin sonna tant qu’il but beaucoup.

S’il sonna tant, c’est que le sonneur étaitmalade ; s’il but beaucoup, c’est qu’il avait grand’soif, pasvrai ? M’écoutez-vous, messire Aubry ?

Aubry ne répondit point. Il pressait le pas,car il avait grande hâte de voir ceux qu’il aimait.

Et après tout, il ne pouvait pas renvoyer cebrave homme, qui s’était compromis pour le sauver.

Pourtant, introduire un étranger dans laretraite du proscrit ! Aubry hésitait parfois.

– C’est bon ! je vois bien que vousm’écoutez, cette fois, continuait le bon frère servant, qui suait,qui soufflait, qui bavardait tant qu’il pouvait ; et ça nem’étonne point, l’histoire étant agréable, quoique véridique entout point. Pour avoir bu beaucoup, il advint qu’un soir, JosonDrelin se trouva un peu ivre. Sa ménagère lui dit :Couche-toi, Joson, mon bonhomme ; comme ça tu seras sûr de nepoint battre et de n’être point battu.

Joson Drelin, justement, n’avait passommeil.

– Holà ! dit-il, la femme, donne-moila paix ou je vais reboire !

– Reboire ! Tu n’avalerais passeulement plein mon dé de cidre, tant tu es rond, mon pauvrebonhomme Joson ! Quant à cela, chacun sait bien que les femmessont sur la terre pour nos péchés. Défier un homme de boire !Avez-vous vu chose pareille ?

Joson Drelin, ainsi tenté par le démon de sonchez soi, prit la rage ; il appela des métayers qui passaientsur le chemin et leur dit :

– Hé ! les chrétiens !voulez-vous voir un homme boire toute l’eau de la rivière deRance ? Les métayers s’approchèrent.

– Voilà ce que c’est, reprit JosonDrelin, mes vrais amis, écoutez-moi bien. La femme dit que je neboirais pas plein un dé de cidre ; moi, je parie boire toutel’eau qui, présentement, coule en rivière de Rance, de Plouërjusqu’à Saint-Suliac…

Les métayers haussèrent les épaules. L’und’eux avait un sac de cuir plein de pièces d’argent, parce qu’ilavait vendu ses vaches au marché de Châteauneuf. Joson Drelin luidit :

– Ton argent contre ma maison ! Quipoussa les hauts cris ? Ce fut la ménagère. Mais l’homme ausac de cuir regarda la maison, qui était bonne, et répondit bienvite :

– Tope ! Ta maison contre monargent ! Les autres métayers dirent :

– C’est topé la main dans la main !Qui renie est un failli coq !

– Au fait, s’écria Aubry répondant à sespropres réflexions, un brave soldat de plus, dans la bagarre, c’estquelquefois le salut.

– Oh ! sur ma foi, messire Aubry,repartit Bruno, Joson Drelin était bedeau, non point soldat dutout, je vous l’assure.

– Allons ! marchons ferme, frèreBruno ! La mer monte, et il nous faut passer à Tombelène.

– Je sais bien, messire, je sais bien.Mais vous n’avez donc pas fantaisie de connaître comment fit JosonDrelin pour boire toute l’eau qui coulait en rivière de Rance,depuis Plouër jusqu’à Saint-Suliac ?

C’est pourtant là le merveilleux del’histoire. Et je me souviens que le frère Pacôme, second sommelierdu temps de l’abbé défunt… Oh ! oh ! mais c’est ce frèrePacôme qui eut une bonne aventure en l’an trente-sept !Figurez-vous que la veille de Noël, il était allé quérir le vin destrois messes…

– Allons ! disait Aubry qui voyaitvenir la mer ; pressons le pas !

– Saint-Sauveur ! je vais pourtantde mon mieux ! frère Pacôme se trouvait être sourd d’uneoreille depuis l’an vingt-huit, qu’il avait été piqué d’un insectemalfaisant dans les blés normands.

En allant chercher le vin des trois messes ilrencontra maître Olivier Chouesnel, syndic des peaussiers etmégisseurs de la ville d’Avranches. Savez-vous comment il s’étaitmarié, ce maître Olivier Chouesnel ? Mais il ne s’agit pas demaître Olivier Chouesnel. Revenons à frère Pacôme… c’est-à-dire,finissons auparavant, afin de procéder par ordre, l’histoire deJoson Drelin, bedeau de Saint-Jouan-des-Guérets ; les autresviendront ensuite à leur tour.

Une belle paroisse, messire Aubry, où j’aiconnu un vicaire qui se nommait Mélin Moreau, et qui fatiguaitbellement les chantres au lutrin quand il voulait.

Son frère cadet vendait du lard au Pré-Bottéde Rennes, du lard et des œufs cuits durs, saindoux, savons,fromage et beurre assaisonné. Il mourut des coups que lui avaitdonnés sa troisième femme.

Oh ! la maîtresse femme ! L’annéequ’il trépassa, je me souviens que le feu prit en l’égliseSaint-Sulpice, à Fougères, et que mon oncle Mathieu, hallebardierde la chanoirie, eut la jambe cassée par un cheval fou.

Donc, Joson Drelin était bien empêché quand ilfallut tenir sa gageure de boire la rivière.

Sa ménagère se lamentait et pleurait,disant : Que Dieu ait pitié de nos vieux jours ! Nousvoilà sans maison et sur la paille !…

Frère Bruno en était là de son récit, lorsqueAubry le saisit rudement par les épaules et le poussa en avant.

La mer arrivait dans le lit du ruisseau quisépare les deux monts, et frère Bruno avait déjà de l’eau jusqu’auxmollets.

Or, dans ces sables, quand on a de l’eaujusqu’aux mollets, la tête y passe souvent.

Frère Bruno se mit à rire quand il fut à piedsec.

– Messire Aubry, dit-il, je vous rendsgrâce. Voilà ce que c’est que de bavarder : je ne regardaispas mon chemin. Cela me rappelle l’histoire du vieux Martin deSaint-Jacut, qui fut noyé en chantant ma mère l’Oie… Donc,la femme de Joson Drelin…

– Morbleu ! mon frère ! s’écriaAubry, nous allons nous fâcher si vous ne laissez là une bonne foisJoson Drelin et sa femme !

Bruno le regarda stupéfait.

– L’histoire ne vous plaît pas,messire ? dit-il ; c’est surprenant. Mais des goûts, ilne faut point discuter, et je vais alors, vous achever l’aventurede Pacôme, second sommelier de l’abbé défunt.

– Ni cette aventure ni d’autres, monfrère ! Avalez votre langue et mettez vos jambes au trot, carla mer va nous entourer.

– Oh ! répliqua le moine servant,j’aurai toujours bien le temps de vous conter ce qui advint àmaître Olivier Chouesnel, syndic des peaussiers et mégisseurs de laville d’Avranches, le jour de ses noces.

– Un mot de plus, et je vous laisse là,mon frère !

– Bon, bon, messire Aubry, ne vous fâchezpas ! Je ne conte mes anecdotes qu’à ceux qui me lesdemandent. Et encore, bien souvent, je me fais prier, témoin ce quim’arriva en l’an quarante-cinq, au pardon de Noyal-sur-Seiche…

Aubry n’en voulut point entendre davantage. Ilprit sa course, et le frère Bruno resta seul dans les tangues.

– Oh ! oh ! fit-il :pareille chose m’advint en Basse-Bretagne avant la guerre. Jevoulus raconter l’histoire du meunier Rouan, qui vendit son âme auMalin pour une paire de meules, mais…

– Oh ! oh ! fit-il encore ensursaut, voici la mer pour tout de bon !

Cette fois, il n’entama aucune histoire, etprit ses jambes à son cou.

La forteresse que les Anglais avaientconstruite au mont Tombelène était considérable, et pouvaitcontenir nombreuse garnison. En partant, quelques mois avant lesévénements que nous mettons sous les yeux du lecteur, Knolle ouKernol, le lieutenant de Bembroc, qui était resté le dernier àTombelène, avec cent ou cent cinquante hommes d’armes, fit sauterles ouvrages de défense, rasa le château et mit le mont à nu.

Il ne restait debout que la partie occidentaledes murailles, flanquée par la tour démantelée où nous avons vumonsieur Hue de Maurever dormir, son épée entre les jambes.

Ces murailles, la tour, une courtine élevée deplusieurs pieds au-dessus du sol, et le bâtiment intérieur dont lerez-de-chaussée n’avait été démoli qu’en partie, formaient encoreune retraite assez vaste, qu’il était très facile de clore et demettre à l’abri d’un coup de main, surtout à cause de cettecirconstance, que le reste de l’île était complètementdécouvert.

Au moment où Aubry de Kergariou et le frèreBruno traversaient la Grève, il y avait bien des yeux inquietsfixés sur eux derrière le mur en ruine. Monsieur Hue de Maurever,qui était resté si longtemps seul sur le roc abandonné, avaitmaintenant de la compagnie, plus qu’il n’en eût voulupeut-être.

Outre sa fille Reine, les Le Priol et le petitJeannin qui étaient arrivés au milieu de la nuit, nous trouvons àTombelène tout le village de Saint-Jean : les quatre Gothon,les quatre Mathurin, Scholastique, les trois Catiche, les deuxJoson et d’autres, dont nous ferions le dénombrement avec zèle sices humbles pages étaient une épopée.

Nous dirions l’âge, le poil et la généalogiede tous ces braves fils du Marais, de toutes ces vierges laides oubelles. Et après avoir invoqué la muse Calliope, fille de Jupiteret de Mnémosyne (patronne antique des plagiaires), nous prêterionsà nos Bretons des actions grecques ou latines.

Mais les brouillards salés de l’Armoriquedétendraient vite les cordes de la vieille guitare d’Apollon. Lebiniou seul, avec sa poche de cuir et sa nasillardeembouchure, supporte le rhume chronique de ces contrées.

Chantons au biniou !

Les paysans du village deSaint-Jean-des-Grèves avaient émigré, parce que leurs demeuresn’étaient plus qu’un monceau de cendres.

Maître Vincent Gueffès avait payé ainsil’hospitalité reçue.

Il avait dit aux soudards ivres :

– Le traître Maurever se cache dans unedes maisons du village. J’en suis sûr.

Les soldats avaient enfoncé les portes. Quandon enfonce la porte du paysan breton, si faible qu’il soit, ilfrappe. Les bonnes gens avaient tapé de leur mieux. Il y avait eula bataille.

Puis l’incendie.

Car c’était bien le village de Saint-Jean queReine et les Le Priol avaient vu flamber en entrant dans la grève,de l’autre côté d’Ardevon.

Hommes, femmes, enfants, ils étaient là unequarantaine derrière les débris de la forteresse anglaise.

Comme ils se doutaient bien qu’on avaitreconnu leurs traces et qu’on les relancerait, toute la nuit avaitété employée au travail. Des pierres amoncelées bouchaient déjà lesbrèches, et une nouvelle enceinte s’élevait du côté del’intérieur.

On se préparait à un siège.

Le vieux Maurever ne s’occupait point de toutcela. Il était dans sa tour ; Reine, assise à ses pieds,mettait sa belle tête blonde sur ses genoux. Maurever était plusheureux qu’un roi.

– Reine, dit-il en caressant les douxcheveux de la jeune fille, j’ai cru que je ne te verrais plus.Quand ton panier a passé sous mes yeux emporté par le courant, moncœur est devenu froid et comme mort. Oh ! que je t’aime, mafille chérie ! Pour les travaux de ma longue vie, je nedemande à Dieu qu’une récompense, ton bonheur !

Reine couvrait ses mains de baisers.

– Toi, reprenait Maurever avecmélancolie, tu m’aimes bien aussi, je le sais. Mais l’amour desjeunes gens pleins d’espérances ne ressemble point à l’amour tristedes vieillards. À mesure qu’on vieillit, Reine, la tendresse seconcentre et se resserre, parce que les objets aimés deviennentplus rares. Ainsi, moi, j’ai perdu ma femme qui était une sainte,j’ai perdu tes frères qui étaient de nobles cœurs. Il ne me resteque toi. Toi, au contraire, tu prendras un mari et tu l’aimeras. Tuauras des enfants et tu les adoreras. Que restera-t-il pour tonpauvre vieux père ?

– Ce qui restait à votre mère tant aiméequand vous fûtes époux et que vous devîntes père. Une larme tombasur la barbe blanche du chevalier.

– Ma mère ! murmura-t-il ; Dieum’est témoin que je l’aimais. Oh ! Reine ! pourtant mamère est morte seule au manoir du Roz, pendant que j’étais enguerre. Promets-moi que tu seras là pour me fermer lesyeux !

Reine ne répondit que par des baisers plustendres. Ç’avait été une scène touchante, lorsque le vieuxproscrit, après trois jours entiers d’attente, avait revu enfin safille, escortée par ses fidèles vassaux.

Avant de la baiser, il avait mis un genou enterre pour remercier Dieu.

Puis, il l’avait serrée contre sa poitrinedéjà creusée par la faim.

Puis encore, il avait mangé avidement, aumilieu des Le Priol, qui avaient des larmes plein les yeux à l’idéede ce qu’avait souffert leur pauvre seigneur.

Reine le servait, lui présentant le pain et lacoupe pleine.

On les avait laissés seuls après le repas.

Il y avait déjà longtemps qu’ilss’entretenaient ainsi.

Un silence se fit. Le chevalier contemplait safille. Un sourire vint à sa lèvre austère.

– Je suis jaloux de lui !murmura-t-il.

– Lui qui vous aime tant, monpère !

– Et crois-tu que je ne l’aime pas, moi,pour lui donner ainsi mon cher trésor ! s’écria le proscritqui enleva Reine dans ses bras et la posa sur ses genoux comme unenfant. C’est un bon soldat, c’est un cœur généreux ; je veuxbien qu’il soit mon fils. Mais je te le dis, ma Reine bien-aimée,la vieillesse est un long supplice. Nous n’acquérons plus jamais,et toujours nous perdons jusqu’au seuil de la tombe. Voici un hommefort, jeune, heureux, souriant aux promesses que l’avenir prodigue.Le monde est à lui ! que fait-il ? Il vient demander auvieillard dépossédé une part de son bien suprême. Le riche a besoinde l’obole du pauvre : ainsi est la vie !

Il baissa la tête, et ses cheveux blancsinondèrent son front. Reine était devenue triste à l’écouter.

– Tu l’aimes donc bien !demanda-t-il brusquement. Reine se redressa.

– Oui, mon père, dit-elle d’une voixgrave et lente.

– Et lui ?

– Mon père, il m’aime assez pour renoncerà moi si je lui dis : Monsieur Hue de Maurever a besoin de safille et la veut garder.

Elle n’acheva pas, parce que le vieillardl’étouffait en un baiser passionné.

– Folle ! folle ! disait-il.Oh ! le cher cœur ! Oh ! la bonne fille qui aimebien son père ! Écoutes-tu les paroles d’un fiévreux ! Jerêve, tu vois bien, je rêve ! Ce qu’il me faut, ma Reine,c’est ton bonheur, c’est le sourire à ta lèvre rose. Écoute, lavieillesse n’est si malheureuse que par son égoïsme ombrageux. Nousne gagnons rien, disais-je. Ingrat et insensé ! Ce fils,Aubry, qui va venir remplacer mes fils décédés, n’est-cerien ? Et ces beaux anges blonds qui ressembleront à leurmère, les enfants de ma Reine, mes petits-enfants, mes jolisamours !

Reine cacha dans son sein son frontrougissant. Il lui prit la tête à pleines mains et la baisa.

– Dieu est bon, dit-il en extase ;ce sont de beaux jours qui me restent !

À ce moment, les planches qui fermaient latour tombèrent en dedans.

– Le chevalier Méloir avec unmoine ! cria Julien Le Priol, essoufflé.

– Le chevalier Méloir ! répétaMaurever, qui s’élança vers la meurtrière.

On se souvient qu’Aubry avait endossé l’armurede l’ancien porte-bannière de Bretagne.

– Noir et argent, murmura le vieuxseigneur après avoir regardé ; ce sont bien sescouleurs ! Julien posa un carreau sur son arbalète.

– Je ne manque guère mon coup, messire,dit-il en épaulant son arme, et j’attends vos ordres.

Chapitre 24Dits et gestes de frère Bruno.

Heureusement Reine avait de bons yeux. Elleabattit vivement, de sa blanche main, l’arbalète de Julien Le Priolqui cherchait déjà son point de mire.

– Ce n’est pas le chevalier Méloir,dit-elle.

– Et qui est-ce donc, notredemoiselle ?

– C’est Aubry de Kergariou.

– Déjà ! murmura Maurever. Juliensourit, débanda son arbalète et sortit.

– Si j’étais seulement gentilhomme,pensait-il en regagnant l’abri de sa famille, je voudrais qu’ellene reconnût personne d’aussi loin que cela !

Il soupira un petit peu.

Et ce fut tout, car Julien était un vaillantgars dont la pensée pouvait se montrer tout entière.

L’instant d’après, Aubry entrait dans latour.

Maurever lui tendit les bras et l’appela sonfils.

Reine lui donna sa main.

Il fallut savoir l’histoire de ce déguisement.Aubry s’assit entre sa fiancée et son père. Cet instant-làcompensait toutes les heures cruelles passées dans la cage depierre.

– Mes fils, disait cependant Bruno auxémigrés du village de Saint-Jean, nous avons vu vos maisons brûler,du haut de la plate-forme, ici près, au monastère. Moi qui ai étésoldat avant d’être moine, je connais cela. Si vous avez un verrede cidre, je boirai à votre santé, bien volontiers, mes fils, car,tout le long du chemin, messire Aubry m’a forcé de lui conter deshistoires.

Jeannin lui emplit une écuelle.

– Toi, reprit Bruno en caressant la jouedu petit coquetier, tu ressembles comme deux gouttes d’eau au saintJean-Baptiste de l’église de Tinténiac, mon pays natal, et je vaiste conter une histoire qui te fera grand plaisir.

– Si vous avez été soldat comme vous ledites, repartit Jeannin, mieux vaudrait nous aider dans nostravaux.

– Bien parlé, mon neveu ! s’écriaBruno, comme disait Malestroit, mon capitaine, qui eut le brascoupé par un boulet de pierre au bas de Bécherel, en l’an trente etun. Quant à vous aider, ce sera de bon cœur ; je suis ici pourcela, ne pouvant rentrer au monastère sans une immunité du prieurclaustral. Voyons votre besogne.

Il rejeta son froc en arrière et retroussa sesmanches, en homme de vert travail. Jeannin, Julien, quelquesMathurin et les Joson lui montrèrent le commencement d’enceinte.Frère Bruno approuva le tracé et se mit immédiatement àl’œuvre.

Dans la courtine, étaient Simon Le Priol, safemme, Simonnette, toutes les Gothon et autres Catiche ;Scholastique préparait le repas commun. On était triste en cetendroit-là. Simonnette avait la larme à l’œil, parce que le petitJeannin, étant devenu un homme de guerre, ne s’occupait plus d’elleautant qu’elle l’aurait voulu.

Les choses étaient bien changées, rien quedepuis l’avant-veille, jour de la Saint-Jean. Ce soir-là,souvenez-vous-en, le petit Jeannin avait ses pieds nus dans lescendres si humblement ! Et, pour une fois qu’il osa prendre laparole, on le fit taire.

Mais il avait été pendu depuis lors, et celaforme un jeune homme.

Son importance grandissait à vue d’œil, lesGothon le regardaient ; les Mathurin le jalousaient. Onprétendait que deux Suzon, dont nous n’avons point parlé encore àcause de l’abondance des matières, l’avaient effrontément demandéen mariage.

C’était un personnage.

– Peau-de-Mouton, mon joli blondin, luidit frère Bruno, je me fais maître-maçon, et je te prends pour macoterie. À ce coup Jeannin se redressa ; sa position étaitdésormais officielle.

Il jeta un regard vers la courtine, où lesfemmes étaient rassemblées, et prit le pas sur tous lesMathurin.

– Je ferai de mon mieux, frère Bruno,répliqua-t-il avec une orgueilleuse modestie.

– Apporte-moi cette roche, mon garçonnet,reprit le moine en montrant un pierre presque aussi grosse queJeannin. Jeannin s’y prit vaillamment, mais son effort n’ébranlapas même la roche. Les Mathurin se mirent à rire.

– Vous qui riez, dit le moine,mettez-vous quatre et faites ce que le blondin n’a pu faire. LesMathurin suèrent sang et eau ; la pierre ne bougea pas.

– Oh ! oh ! s’écria le frèreBruno ; on dit que les gars du Marais ont des mains de beurre.Voyez ce que vaut la moitié d’un moine !

Il saisit la roche et la porta, l’espace dedix pas, jusqu’à l’enceinte improvisée.

Tout en la portant, il disait :

– Personne de vous n’a connu Robin dePloërmel, qui écrasa la queue du diable ? Je vous réciterai salégende au souper. À présent, travaillons, mes mignons, car nousaurons du nouveau cette nuit.

Les Mathurin le contemplaient avec admiration.Frère Bruno leur assigna leur poste de travail et entonna la rondedu pays de Vannes :

La beauté, de quoi sert-elle

Ligèrement belle hirondelle,

Ligèrement ?

El’ sert à porter en terre,

Ligèrement, blanche bergère.

Ligèrement !

Il chantait cela, le frère Bruno, d’une bellevoix de vêpres, sur un de ces airs tristes et bizarrement rythmésque l’on ne trouve qu’en Bretagne.

C’était de la gaieté, mais de la gaietébretonne, qui donne aux noces même une bonne couleurd’enterrement.

Les gars se prirent à travailler en mesurecomme les matelots au cabestan.

La besogne allait, le moinechantait :

As-tu la chanson nouvelle,

Ligèrement, belle hirondelle,

Ligèrement ? La chanson du cimetière,

Ligèrement, blanche bergère,

Ligèrement !

La fable d’Orphée se renouvelait. Les pierresdansaient au son de cette musique. Les gars se démenaient.

– Holà ! les filles ! cria lefrère Bruno, je ne peux pas tout faire, moi ! Venez doncchanter pendant que nous peinons.

Les filles qui s’ennuyaient toutes seules nedemandaient pas mieux. Le troisième couplet, un peu plus lugubreque les deux premiers, s’entonna en chœur, bien joyeusement. Lequatrième, ou bière rime avec bergère,fut chantéen sautant. Au cinquième, on ne se sentait plus d’allégresse.

Au sixième, les Gothon, les Catiche, laScholastique, les Suzon, Simon Le Priol et sa grave ménagèreelle-même remuaient la terre en gavottant comme desbienheureux.

L’enceinte s’élevait. Quand le vieux Maurever,Aubry et Reine sortirent de la tour, ils étaient dans une véritableforteresse. Le frère Bruno s’approcha respectueusement de monsieurHue.

– Que Dieu vous bénisse, mon bonseigneur, dit-il, et la jolie demoiselle, et même messire Aubry,mon ami, qui m’a planté là en pleine grève, quoique je prisse lapeine de lui raconter une histoire ou deux pour abréger le chemin.Je viens ici dérouiller mes pauvres bras, qui s’engourdissaientlà-haut.

– Mais si le prieur s’aperçoit de votrefuite, répliqua monsieur Hue, il enverra ses hommes d’armes aprèsvous.

– Quel prieur ? Il fautdistinguer : le prieur claustral, je ne dis pas ; mais ilne s’occupe pas du dehors. Quant au prieur des moines, il a portél’armure comme moi, et la main lui démange trop souvent pour qu’ilne comprenne point mon cas. D’ailleurs, je n’ai point prononcé devœu, mon bon seigneur, et à mon retour je n’aurai que la disciplinesimple, qui est donnée par frère Eustache, mon compère.

Le vieux Maurever fronça le sourcil.

– Je n’aime pas qu’on plaisante, mêmeinnocemment, des choses de la religion, mon frère, dit-il avecsévérité.

– Bon ! s’écria Bruno désespéré,voilà qu’on va me renvoyer avant la bagarre ! J’aurai ladiscipline tout de même et je ne me serai point battu ! Monbon seigneur, ayez pitié de moi !

– Père, murmura la douce voix de Reine,il a aidé Aubry à se sauver.

– Et j’ai donné trois tours de clé sur cecoquin de Méloir, ajouta Bruno ; saint patron, monseigneur, sivous aviez vu sa figure !

– C’est un excellent homme, dit Aubry, àson tour ; sans lui, les jours de ma captivité auraient étébien durs.

– Oui, oui, s’écria Bruno ; je luiai conté de fières histoires au jeune seigneur…

– Et tenez, interrompit-il en prenantsans façon monsieur Hue par la manche, ce frère Eustache, dont jevous parlais, a eu, avant d’entrer en religion, vers l’antrente-trois, au mois d’avril, une bien gaillarde aventure dans laville de Guichen, entre Rennes et Redon.

Il venait de vendre des poules au marché deGuer, car il tenait une métairie pour la douairière de LaBourdonnaye, là-bas, sous Pont-Réan. Il était à cheval, jambe deci, jambe de là, sur son bât et il allait chantant :

Dansons la litra,

Litra litanrire,

Dansons la litra,

Litra lilanla !

Vous savez, la litra se danse àreculons, en se tapant les talons devant derrière. Et j’ai connu aubourg de Bains un tailleur de cercles en châtaignier pour les fûts,poinçons et barriques, qu’on venait voir danser la litrade dix lieues à la ronde. Il était borgne d’un œil et se nommaitPelo Halluin. Sa sœur Matheline piquait la toile à voile à laRoche-Bernard et fut mariée à Juillon le Guennec, qu’on appelait leBancal, à cause de ses jambes qu’il avait de travers.

Ce Pelo Halluin… mais c’est de frère Eustacheque je veux vous entretenir, mon bon seigneur.

– Que vous disais-je ? murmura Aubryà l’oreille de monsieur Hue.

Le vieillard se prit à sourire. Il paraîtqu’Aubry lui avait déjà parlé du digne frère Bruno et de seshistoires.

– Donc, reprit ce dernier, frère Eustacheétait alors un jeune gars, éveillé comme un ver luisant…

– Assez ! frère Bruno, interrompitmonsieur Hue.

Le pauvre moine s’arrêta court.

– Aurai-je offensé mon bonseigneur ? balbutia-t-il.

– Assez ! vous dis-je, je vouspermets de rester ici avec nous.

Bruno frappa ses mains l’une contre l’autre etpoussa un long cri de joie.

– Mais à une condition, ajoutaMaurever.

– Laquelle, monseigneur,laquelle ?

– C’est que, pendant votre séjour, vousne raconterez pas une seule histoire.

– Ah ! s’écria le moine en riant detout son cœur ; voilà, par exemple, qui n’est pasdifficile ! Croyez-vous que je sois un bavard, SeigneurDieu ! Cela me rappelle une aventure qui m’arriva en l’anquarante-quatre dans une auberge de la Guerche. Nous étionstrois : mon cousin Jean, Michel Legris et moi. Je dis à MichelLegris : Michel, mon fils, as-tu ouï conter l’aventure dugruyer-juré de Lamballe qui…

Il fut interrompu par un éclat de rire quepoussa en chœur toute l’assistance. Pourquoi riait-on ? FrèreBruno ne le devina point.

– Si vous aviez attendu un petit peu,dit-il, c’est mon histoire qui vous aurait fait rire !

Le chevalier Méloir, enfermé dans la prisond’Aubry, supporta d’abord assez gaiement son infortune. Il étaitphilosophe. Le pis-aller, c’était quelques heures passées dans cefâcheux état.

Mais les heures se succédaient et laphilosophie du chevalier Méloir s’usait. Il était environ dixheures du matin quand Aubry lui avait emprunté de force soncostume. Midi sonna au beffroi du monastère. Puis une heure, puisdeux heures, puis trois.

Sarpebleu ! le chevalier Méloir perdaitpatience.

S’il n’avait pas eu ce diable de bâillon, ilaurait appelé ; mais son bâillon était très bien attaché.

Ses jambes seules étaient libres. Il s’enservit d’abord pour arpenter son cachot étroit à grands pas, puispour lancer des coups furieux dans le chêne de la porte.

Mais c’est bien le moins que les prisonniersaient le droit de passer leur mauvaise humeur sur les portes ou lesmurs de leurs cabanons.

Des coups de pieds du chevalier Méloirpersonne ne s’inquiétait.

Vers quatre heures de l’après-midi, une cleftourna pourtant dans la serrure.

– Eh bien ! Bruno ! dit unevoix sur le seuil, est-ce toi qui fais tout ce tapage ?Pourquoi tes clefs sont-elles au dehors ?… Mais Bruno n’estpas là… où est-il ?

Le malheureux Méloir n’avait garde derépondre. Il se mit au-devant du nouveau venu qui était frèreEustache, et qui pensa :

– Bruno a lié les mains du prisonnieravec une corde et lui a mis un bâillon sur la bouche… c’estpeut-être parce qu’il est enragé.

Méloir poussait des sons inarticulés sous sonbâillon.

– Bien sûr qu’il est enragé ! repritEustache ; je voudrais bien savoir ce qu’il a fait du pauvreBruno !

Eustache était partagé entre l’envie de faireretraite et le désir de savoir.

La curiosité finit par l’emporter.

Il s’approcha de Méloir et lui dit :

– Ne me mordez pas, l’homme, ou je vousassomme avec mon trousseau de clefs.

Cette précaution oratoire une fois prise, ildétacha le bâillon du chevalier.

– Votre Bruno, s’écria aussitôt Méloir,qui écumait de rage, votre Bruno est un coquin ; vous aussi ettous ceux qui habitent ce monastère maudit. Jour de Dieu !nous verrons si monseigneur François de Bretagne ne tirera pointvengeance de cette indignité !

– Messire, dit Eustache étonné, n’est-cepoint monseigneur François de Bretagne qui vous fait détenir encette prison ?

Méloir le poussa violemment au lieu derépondre, monta les escaliers quatre à quatre, et força l’entrée duréfectoire où le procureur de l’abbé dînait au milieu de sesmoines.

Méloir montra ses mains liées, et demandaraison au nom du duc de Bretagne. Guillaume Robert le regarda enface.

– Je vous ai déjà vu dans le chœur de labasilique, messire, dit-il froidement, le jour où le fratricide futconfondu devant Dieu et devant les hommes.

– Le fratricide ! répéta Méloir quirecula stupéfait ; est-ce de monseigneur François que vousparlez ainsi ? Guillaume Robert ne répondit point.

– Déliez les mains de cet homme,dit-il ; si le village qu’il a incendié hier était deNormandie au lieu d’être de Bretagne, je fais serment qu’il nesortirait pas vivant du monastère de Saint-Michel !

– Un village incendié ! balbutiaMéloir.

– Va-t’en ! lui dit encore leprocureur ; ton duc a le pied droit dans la tombe. Je prieDieu qu’il lui inspire des sentiments de pénitence.

– Il faut, en effet, que monseigneurFrançois de Bretagne soit aux trois quarts mort et un peu plus,pour que ce moine parle de lui en ces termes, pensa Méloir ;j’ai gâté ma partie, le diable soit de moi !

En arrivant dans la cour, il trouva ses hommesd’armes qui l’attendaient.

Comme il allait passer la porte, son regardtomba sur deux ou trois douzaines de pauvres hères qui recevaientdes aumônes de vivres sous la tour.

Parmi eux, il reconnut maître Gueffès, lequelfaisait bois de toutes flèches et empochait bravement le pain deDieu.

– Viens avec moi, lui dit Méloir. VincentGueffès s’inclina et obéit. Méloir lui fit donner un cheval. Onprit au galop la route du manoir de Saint-Jean. Pendant la route,Gueffès dit bien des fois à Méloir :

– Mon cher seigneur m’a ordonné de lesuivre, pourquoi ? Méloir ne répondait pas et restait enfoncédans sa sombre rêverie.

Arrivé en terre ferme, il se tournabrusquement vers Gueffès :

– C’est toi qui a mis le feu au village,dit-il.

– Non, messire, ce sont vos bravessoldats.

– Ce doit être toi ! tu ne seras paspuni, si tu me dis où est Maurever.

– Je dirais à mon cher seigneur où estMaurever, répondit Gueffès avec assurance, à condition qu’on medonnera : 1° cent écus d’or ; 2° la tête de ce petitmalheureux, Jeannin le coquetier ; 3° la fille de Simon LePriol, Simonnette, dont je prétends me venger quand elle sera mafemme.

Chapitre 25Gueffès s’en va en guerre.

Méloir arrêta son cheval et regarda VincentGueffès. Celui-ci ne baissa point les yeux. Méloir étaitpâle ; des gouttes de sueurs perlaient à ses tempes.

– C’est comme si je vendais mon âme àSatan, murmura-t-il ; mais peu importe ! Tu auras lescent écus d’or, la tête du petit Jeannin et la jolieSimonnette.

– Quels sont mes gages ?

– Ma foi de chevalier que je tedonne.

Vincent Gueffès aurait peut-être préféré autrechose, mais il n’osa pas le dire.

– La foi d’un illustre chevalier tel quevous, répliqua-t-il, vaut toutes les garanties du monde.

Il toucha son cheval pour se mettre sur lamême ligne que Méloir et reprit :

– Le traître Maurever a maintenant de lacompagnie. Les gens du village ont été le rejoindre, après que vossoldats… car ce sont bien vos soldats qui ont mis le feu,messire ! Moi, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour les enempêcher…

– Je m’en fie à toi, maîtreVincent !

– Je suis un homme de paix, messire, etcette catastrophe m’a gravement saigné le cœur. Nous trouveronsdonc, disais-je, auprès du traître Maurever, les manants du villagede Saint-Jean, plus sa fille Reine, qui se moqua si bien de vousl’autre nuit, en coupant les cordons de votre escarcelle…

– C’était Reine ! s’écriaMéloir.

– Elle aurait pu vous donner de votrepropre dague dans la gorge, messire, et les rieurs seraient restésde son côté. Je continue : nous trouverons probablement aussicette bouture de chevalier, messire Aubry de Kergariou.

– Celui-là, que Dieu leconfonde !

– Amen ! mon cherseigneur ! En conséquence, ce n’est plus une meute qu’il nousfaut, mais une armée.

– Une armée ! dit Méloir en haussantles épaules, une armée pour réduire deux douzaines de patauds etquelques femmes. Sont-ils donc dans une forteresse ?

– Oui, messire, répondit Gueffès.

– Ils ne sont pas au couvent du montSaint-Michel, je pense ! s’écria Méloir. Gueffès secoua latête en ricanant.

– Ma foi, répondit-il, s’ils n’y sontpas, c’est qu’ils n’y veulent point être ; car votre ducFrançois est terriblement en baisse parmi les bons moines. Mais,enfin, ils n’y sont pas. Seulement, des murs du couvent quidominent la ville, on les voit assez bien…

– Ils sont à Tombelène !

– Vous l’avez dit, messire. On les voitassez bien remuer leurs roches et clore leur enceinte. Il y a debons bras parmi eux, mon cher seigneur, et de bonnes têtes, carleur petit fort prend tournure.

– Hommes d’armes ! criaMéloir : au galop !

Les lourds chevaux frappèrent le sable enmesure. On passait devant le bourg de Saint-Georges.

Gueffès, quoique un peu maquignon, n’était pasun écuyer de première force.

Il se prit à la crinière de sa monture etgalopa ainsi aux côtés de Méloir.

Plusieurs fois il voulut poursuivre laconversation, mais le mouvement de son cheval et le vent de lagrève lui coupaient la parole.

Quand la cavalcade traversa le lieu où lepauvre village de Saint-Jean élevait naguère ses huit ou dixchaumines, Méloir détourna la tête.

Vincent Gueffès pensait :

– Toutes ces bonnes gens se moquaient demoi. On riait quand je passais. Les enfants disaient : voicivenir la mâchoire du Normand… la mâchoire avait des dents, elle amordu, voilà tout.

Et il regardait les places noires quimarquaient l’incendie. C’était un coquin sans faiblesse, n’ayantpas plus de nerfs que de cœur. Placé comme il faut, au temps quicourt, il eût été loin, ce maître Vincent Gueffès ! La troupede Méloir était campée maintenant dans la cour du manoir deSaint-Jean. Les hommes d’armes occupaient la salle où nous avonsassisté à ce triomphant souper de la première nuit. Les chosesavaient beaucoup changé depuis lors, à ce qu’il paraît, bien qu’onne fût séparé de ce fâcheux souper que par quarante-huit heures àpeine.

Dans la cour, les soudards et archers vousavaient une contenance mélancolique. Bellissan, le veneur, lui-mêmegrondait, sans motif aucun, ses grands lévriers de Rieux.

Il était pourtant arrivé dans la journée septou huit lances de Saint-Brieuc avec leur suite.

– Holà, qu’on se prépare à partir !cria Méloir en entrant dans la cour.

D’ordinaire, ce commandement trouvait tous lessoldats alertes et joyeux. Ce soir, ils s’ébranlèrent lentement etcomme à contrecœur.

Était-ce conscience de leur méfait de la nuitprécédente ? On n’oserait point l’affirmer. En tout temps, lesoldat se pardonna bien des choses à lui-même, mais ces hommesd’armes qui venaient d’arriver apportaient des nouvelles.

La main de Dieu était sur le duc François deBretagne.

Tout le monde l’abandonnait à la fois.

Et tout le monde attendait avec une sévèreimpatience le moment fatal, fixé par la citation de monsieurGilles.

Personne, d’ailleurs, ne doutait que Françoisne dût aller, avant quarante jours écoulés, devant le terribletribunal où l’appelait son frère.

Car, l’histoire, si variable en ses autresenseignements, ne s’est jamais démentie sur ce fait : lesprinces à qui la Pensée religieuse a déclaré la guerre sontperdus :

Soit qu’une excommunication tombe sur leurtête rebelle des hauteurs du Vatican, soit que la consciencepopulaire se mette aux lieu et place des foudres de l’Église.

Ici, c’était la voix du sépulcre qui s’étaitélevée, et la voix des morts, comme la voix du pape ou la voix dupeuple, est la voix de Dieu.

Au moment où le chevalier Méloir passait leseuil de la salle où étaient rassemblés ses hommes d’armes, unediscussion très vive et très échauffée cessa brusquement.

Méloir n’en put entendre que quelquesmots ; mais ce qui suivit fut une explication parfaitementsuffisante.

Kéravel et Fontebrault se levèrent en mêmetemps à son approche.

– Messire, lui dit Kéravel ; je m’envais retourner à mon manoir du Huelduc, devers Hennebon, sauf votrebon vouloir.

– Et pourquoi cela ? demanda lechevalier en fronçant le sourcil.

– Parce que mes moissons se font mûres,répondit le brave homme d’armes avec embarras.

– Du diable si tu te soucies de tesmoissons, toi, Kéravel ! Mais va-t’en où tu voudras, tu eslibre.

– En vous remerciant, messire. Kéraveltourna les talons – Et toi, Fontebrault, dit Méloir, est-ceque tu aurais aussi fantaisie d’aller voir mûrir tesseigles ?

– J’ai reçu avis, répliqua gravementFontebrault, que madame ma femme est en voie de délivrance.

– Sarpebleu ! s’écria Méloir ;c’est affaire du médecin-chirurgien, mon compagnon.

– Sauf votre bon vouloir, messire, jevais m’en retourner du côté de Lamballe, où est ma demeure.

– Sarpebleu ! sarpebleu !Fontebrault prit congé. Méloir jeta un regard oblique sur leshommes d’armes qui restaient. Il vit Rochemesnil qui se levait.

– Toi, tu n’as ni moissons ni femme,Rochemesnil ! s’écria-t-il ; je te préviens qu’il y abataille cette nuit. Si tu veux t’en aller après cela, honte àtoi !

– S’il y a bataille, je reste, repartitRochemesnil ; mais après la bataille, je m’en vais.

– Où ça ?

– Devers Guérande, où feu monsieur moncousin Foulcher m’a laissé des salines sous son beau château deCarheil.

Méloir se laissa choir sur l’unique fauteuilqui fût dans la salle.

– Sarpebleu ! sarpebleu !sarpebleu ! grommela-t-il par trois fois. Et c’était preuved’embarras majeur.

– En sommes-nous donc là déjà ?reprit-il ; je croyais que nous avions encore, au moins, unevingtaine de jours devant nous.

Comme on le voit, entre lui et les autres, cen’était qu’une question de semaines. Il demeura un instantpensif ; puis il se redressa tout à coup.

– Allons ! Rochemesnil, dit-il,va-t’en voir les salines que t’a laissées feu monsieur ton cousinFoulcher de Carheil et que le diable t’emporte !

Rochemesnil ne se le fit pas répéter.

Méloir regarda ceux qui restaient.

– Voilà les brebis parties, s’écria-t-il.Il ne reste plus céans que les loups. Sarpebleu ! mes fils,une dernière danse et qu’elle soit bonne ! Après, s’il lefaut, nous aurons toute une quinzaine pour faire notre paix avec lefutur duc, que saint Sauveur protège ! ajouta-t-il en touchantla toque qui remplaçait, sur sa tête, le casque conquis par Aubryde Kergariou.

Ce bout de harangue fit un assez bon effet.Péan, Coëtaudon, Kerbehel, Corson, Hercoat et d’autres encore selevèrent et dirent :

– Nous sommes prêts.

– Donc, commençons le bal ! ordonnaMéloir. Chacun s’arma. On ne laissa pas un seul soldat au manoir.Bellissan fut chargé d’emmener les lévriers qu’on devait parquersous la chapelle Saint-Aubert au mont Saint-Michel, afin de couperla retraite aux proscrits s’il s’avisaient de vouloir tenter lafuite à travers les grèves.

À la nuit tombante, la cavalcade sortit dumanoir, suivie par les archers et les soldats en bon ordre.

Maître Gueffès était de la partie.

Son souhait se trouvait, du reste, accompli.C’était une véritable armée, une armée trois fois plus forte qu’ilne fallait, selon toute apparence, pour réduire les pauvres gensréfugiés à Tombelène.

Chapitre 26Avant la bataille.

À Tombelène, on avait dîné gaiement, car lagaieté se fourre partout, même dans une retraite de proscrits.Seulement, il y avait là tant de bouches largement fendues encommunication directe avec d’excellents estomacs, qu’un seul repassuffit pour engloutir la presque totalité des provisionsapportées.

Les quatre Gothon dévoraient. Les Mathurinétaient des gouffres. Quant aux Joson, il n’y avait guère que lesCatiche qui mangeassent plus gloutonnement qu’eux.

Les Catiche étaient nées en juin, et MathieuLaensberg dit :

« Femme née en juin aura le teint et lescheveux rouges, sera robuste, aimera la bonne chère, mais point letravail entre ses repas ».

Or, qui oserait prétendre que MathieuLaensberg se soit trompé ou ait jamais trompé ?

La grande famille formée par tous les ménagesde Saint-Jean réunis se prit à réfléchir en regardant les débris dufestin.

Et le résultat des réflexions de chacun futceci :

– Il n’y a pas de quoi faire un autrerepas.

– J’ai vu le temps, dit frère Bruno,répondant au sentiment général, le temps où nous prenions de beauxmulets (le lupus de Pline) au nord de Tombelène. L’abbéGontran, un rude amateur de poissons, les appelait des surmulets,et à cet égard, je sais une aventure…

– Mais, se reprit-il précipitamment,monsieur Hue m’a défendu de conter des histoires !

– Dites-nous plutôt comment nousprendrions bien des mulets ! s’écria le petit Jeannin.

– Avec des filets, mon fils, c’est biensimple.

– Mais où prendre des filets ?

– Voilà, mon garçonnet, ou j’en voulaisvenir. Nous n’avons pas de filets, par conséquent, nous ne pouvonsprendre de mulets ou surmulets, suivant l’abbé Gontran, en latinlupus.

– C’est bien la peine de nousmettre l’eau à la bouche, s’écrièrent trois Gothon.

Le quatrième dormait, comme font encore de nosjours beaucoup de Gothon, tout de suite après la soupe.

– Ah, ah ! dit le frère Bruno, onest goulu sur la côte bretonne ; je sais bien ça, etl’histoire de Toinon Basselet, la mailletière, le prouve dureste !

– Voyons l’histoire de Toinon lamailletière, crièrent en chœur les filles et les gars.

Pour la première fois de sa vie, le frèreBruno comprit le mystérieux plaisir de la résistance. Pour lapremière fois de sa vie, il put entrevoir la valeur que donne à unechose ou à un homme le « se faire prier », cette qualitéqui est le seul mérite de tant d’esprits graves et de tant dechanteurs légers !

D’ordinaire, quand il voulait conter, on luicoupait la parole.

Aujourd’hui qu’il était muet, on le suppliaitd’ouvrir la bouche.

On s’instruit à tout âge. Le frère Bruno, quiétait un homme avisé, fit peut-être son profit de cette leçon. Nosrenseignements, recueillis sur les lieux mêmes, ne nous donnent,néanmoins, aucune certitude à cet égard.

– Je vous dirai l’histoire de Toinon lamailletière à la veillée de la mi-août, répliqua-t-il ; etquant aux mulets ou surmulets, le nom n’y fait rien, je saisquelque chose qui les remplacerait avec avantage.

– Quoi donc ? quoi donc ?

– Sautés dans le beurre frais, avecciboule, persil, casse-pierre et civettes à la reine, les lapins deTombelène sont un manger de chevalier.

– Chassons le lapin ! s’écriaJeannin. Chacune des quatre Gothon pensa au fond de soncœur :

– Je mangerais bien du lapin !Scholastique, depuis qu’elle avait atteint l’âge de garder lesoies, avait envie de manger du lapin !

Le petit Jeannin s’était levé, fier commeArtaban, et enjambait déjà le mur d’enceinte, l’arbalète à lamain.

– Attends, mon fils, attends ! ditle frère Bruno ; les lapins de Tombelène sont bons, c’estvrai, mais il n’y en a plus, depuis que les Anglais ont tenugarnison dans l’île.

– Oh ! les coquins d’Anglais !gronda le chœur.

– Ils aiment le gibier comme s’ilsétaient des chrétiens, repartit Bruno, le mieux est de gratter lesable pour trouver des coques, si nous voulons souper ce soir.

– Nous autres, ça ne fait pasgrand’chose, dit Jeannin, qui n’obtint point cette foisl’approbation des Gothon ; mais monsieur Hue, mademoiselleReine et Simonnette ne doivent manquer de rien. Hé ! ho !les Mathurin ! aux coques ! aux coques !

– Eh bien ! se disait le bon moineconvers, je raconterai cette histoire-là : Le petit Jeannin duvillage de Saint-Jean, sous la ville de Dol, qui portait une peaude mouton comme saint Jean-Baptiste… en l’an cinquante…

Ces détails principaux se gravaient dans undes mille casiers de sa redoutable mémoire. C’était de la matièrepour plus tard.

Les Mathurin, Bruno et Jeannin sortirent del’enceinte pour aller chercher des coques au revers deTombelène.

Pendant cela, Aubry était seul avec le vieuxsire de Maurever dans la tour démantelée. À deux pas de là, dans unangle saillant de l’ancienne ligne des murailles, Jeannin avaitbâti à l’aide de pierres et de planches apportées par le flot, unepetite cabane où Reine et Simonnette étaient assises l’une auprèsde l’autre.

Simon Le Priol, sa femme Fanchon et le restede l’émigration s’abritaient du mieux qu’ils pouvaient et faisaientleurs préparatifs de nuit.

– Mon fils, disait le vieux Maurever àAubry, ce me fut un grand crève-cœur, quand je vous vis jeter votreépée aux pieds de notre seigneur François. C’était pour l’amour deReine qui est ma fille que vous faisiez cela, et je pensais :Me voilà, moi, Hugues de Maurever, chevalier breton, qui enlève unebonne épée à mon duc de Bretagne !

– Monsieur mon père, répondit Aubry, ceque je fis ce jour-là, tous les nobles du duché le feront demain.Maurever courba sa tête blanche.

– Alors, puisse Dieu m’épargner lechâtiment que j’ai mérité peut-être ! murmura-t-il. Et commeAubry le regardait, étonné, le vieillard reprit :

– J’ai cru faire mon devoir, mais lecrime de l’homme est entre l’homme et Dieu. Le crime ne change pasle droit de notre seigneur duc à qui appartient la vie de notrecorps. J’ai mal fait, mon fils Aubry, j’ai mal fait, j’ai malfait !

Il se frappa la poitrine durement.

– J’aurais dû rester à genoux sur ladalle du chœur, continua-t-il, et tendre mes vieilles mains auxfers. Au lieu de cela, traître que je suis, j’ai pris la fuiteparce que je devinais derrière son voile de deuil le doux visage deReine, ma fille, et que je voulais l’embrasser encore.

– Vous ! un traître ! s’écriaAubry ; vous, le saint et le loyal !

– Tais-toi enfant ! tais-toi !ne blasphème pas ! Oui, je suis un traître, et Dieu m’a punien livrant aux flammes les demeures de mes vassaux de Saint-Jean.Dans ma solitude, n’ai-je pas entendu comme un écho funeste ?Coëtivy est mort devant Cherbourg, Coëtivy, notre grand homme deguerre ! Ainsi s’en vont les Bretons vaillants, laissant leursdépouilles dans les champs de la Normandie. Je te le dis, Aubry, jete le dis : la Bretagne commence son agonie dans la victoire,comme le duc François lui-même. Un vent souffle de l’est, qui seraune tempête. La France allongera son bras de fer… et l’ondira : « C’était autrefois une noble nation que laBretagne… »

Aubry ne comprenait pas.

Maurever poursuivait avec une exaltationcroissante, les cheveux épars et les yeux au ciel :

– Maudit soit, entre tous les joursmaudits, le jour où tu mourras, ô Bretagne ! Maudite soit lamain qui touchera l’or de ta couronne ducale ! Maudit soit leBreton qui ne donnera pas tout son sang avant de dire :« le roi de France est mon roi ! »

– Où est-il, ce Breton ? s’écriaAubry. Maurever le regarda d’un air sombre.

– Tu es jeune ; tu verrascela ! dit-il ; une malédiction est sortie de cette tombeoù dort monsieur Gilles. Tu verras cela ! Nantes, la riche, etRennes, l’illustre, et Brest, et Vannes, et le vieux Pontivy, etFougères, et Vitré, seront des villes françaises.

– Jamais !

– Bientôt ! Il mit sa tête entre sesmains et ne parla plus. Aubry n’osait l’interroger. Au bout dequelques minutes, le vieillard s’agenouilla devant sa croix de boiset pria. Quand il eut achevé sa prière, il se retourna vers Aubryqui demeurait immobile à la même place.

– Enfant, dit-il, si nous étions seulstous les deux, je te prendrais par la main et nous irions ensemblevers notre seigneur, lui porter notre vie. Mais nous ne sommes passeuls. Et peut-être vaut-il mieux que cela soit ainsi, car le sangne lave pas le sang, et l’esprit de révolte s’exalterait davantagetout autour de nos têtes tranchées. Nous allons être attaqués, sansdoute : fais suivant ta conscience ; moi, je laisseraimon épée dans le fourreau.

– Moi, je défendrai Reine ! s’écriaAubry, fallût-il mettre en terre Méloir et tous ses hommes d’armes.Maurever croisa ses bras sur sa poitrine.

– Nous en sommes là, dit-il, chacun poursoi !… Et qui sait si ce n’est pas la loi del’homme !

** * *

À ce moment, la nuit était tout à faittombée.

Le ciel n’était point clair comme la nuitprécédente. La grande marée approchait, amenant avec soi lesbourrasques sur terre et les nuages au ciel.

Il faisait vent capricieux, soufflant parbrusques rafales. Le firmament d’un bleu vif, semé d’étoiles quibrillaient extraordinairement, se couvrait à chaque instant denuées noires. Les nuées allaient comme d’énormes vaisseaux, toutesvoiles dehors. Elles mangeaient les étoiles, suivantl’expression bretonne.

À l’Orient, quand l’horizon se découvrait, onvoyait le disque énorme et rougeâtre de la pleine lune qui sortaità moitié de la mer.

Cela était sombre, mais plein de mouvement.Quand la lumière de la lune fut assez forte pour argenter le reborddes nuages, tout ce mouvement s’accusa violemment, et le cielprésenta l’image du chaos révolté.

Dans leur petite cabane improvisée, Reine etSimonnette étaient seules. Simonnette s’asseyait aux pieds deReine, à qui on avait fait un banc d’herbes et de goémonsdesséchés.

– Tu l’aimes donc bien, ma pauvreSimonnette ? disait Reine en souriant.

– Oh ! chère demoiselle, je ne lesavais pas hier. C’est quand j’ai appris qu’on allait le pendre,que mon cœur s’est brisé. Lui, il y a longtemps, longtemps qu’ilm’aime ; bien souvent, je me levais la nuit pour regarder parla croisée de la ferme, et toujours je le voyais guettant sous legrand pommier qui est de l’autre côté du chemin. Le croiriez-vous,cela me faisait rire et je me disais : Le drôle de petitgars ! le drôle de petit gars ! Mais hier !ah ! Seigneur mon Dieu ! que j’ai pleuré !

Ses yeux étaient encore tout pleins de larmes.Reine l’attira contre elle et la baisa.

– Ah ! mais j’ai pleuré, poursuivaitSimonnette, qui riait parmi ses larmes, j’ai pleuré ! que jen’y voyais plus du tout, notre bonne demoiselle ! Ce que c’estque de nous ! Je n’avais pas pleuré beaucoup plus quand onnous a dit que vous étiez morte.

Elle porta la main de Reine à ses lèvres enajoutant :

– Et pourtant je donnerais mille fois mavie pour l’amour de notre chère maîtresse ! vous le croyezbien, n’est-ce pas ?

– Je le crois, ma bonne Simonnette.

– Mais quand on ne sait pas qu’on aime,voyez-vous, et que ça vient comme ça, tout d’une fois, il paraîtque c’est plus fort. Figurez-vous que c’était justement auxbranches du grand pommier qu’ils voulaient pendre mon pauvreJeannin. Et si vous n’étiez pas venue…

– Ah ! mon Dieu ! fit-elle ens’interrompant, je le disais tantôt à Jeannin, qui fait l’homme,oui-da, depuis qu’il a été pendu à moitié ; je luidisais : Si tu ne te fais pas couper en morceaux pour notredemoiselle, toi, tu peux chercher une autre promise ! Etsavez-vous ce qu’il m’a répondu, car c’est étonnant comme ildevient faraud !

– Que t’a-t-il répondu, mafille ?

– Il m’a répondu : Si tu ne parlaispas comme ça, toi, quand il s’agit de notre demoiselle, tu pourraisbien chercher un autre promis !

– En vérité ?

– Vrai, comme je vous le dis. Ça vouschange fièrement un jeune gars, de lui mettre la corde au cou. Etvous pensez si ça m’a fait plaisir de le voir vous aimer autant queje vous aime, mademoiselle Reine !

Reine était distraite. Simonnette se tut et seprit à la regarder d’un air malicieusement ingénu.

– Notre demoiselle, poursuivit-elle toutà coup, comme si une idée lui fût venue, vous ne savez pas, quandil est arrivé, les filles et les gars disaient : Oh ! lebeau jeune seigneur ! le beau jeune seigneur !

Reine rougit légèrement.

– De qui parles-tu, ma fille ?demanda-t-elle.

Nous ajoutons pour mémoire qu’elle savaitparfaitement de qui parlait Simonnette.

– Eh mais ! répondit celle-ci ;de messire Aubry, donc ! avec son casque à plume et sa cottebrillante. Les gars et les filles disaient encore : C’est lefiancé de notre demoiselle… Est-ce vrai, ça ?

– C’est vrai.

– Oh ! tant mieux ! s’écriaSimonnette ; je voudrais tant vous voir heureuse ! Commeil doit vous aimer, le jeune gentilhomme ! et comme ce serabeau de vous voir tous deux à la chapelle du manoir ! Dieumerci, les temps durs passeront, et la joie reviendra. Voulez-vousm’accorder une grâce, mademoiselle Reine ?

– Une grâce, ma pauvre enfant, réponditReine en secouant sa jolie tête blonde ; je ne suis guère enposition d’accorder des grâces.

– Aujourd’hui, non, mais demain. C’estpour demain la grâce que j’implore.

Reine ne put s’empêcher de sourire, tant il yavait de caressante confiance dans la voix de Simonnette.

– Eh bien, répliqua-t-elle presquegaiement, nous t’octroyons la grâce que tu sollicites, mafille.

Simonnette lui couvrit les mains de baisers.Elle était joyeuse autant que si ces paroles fussent tombées de labelle bouche de madame Isabeau, duchesse de Bretagne.

– Merci, ma chère demoiselle, mille foismerci, dit-elle ; la grâce que je vous demande, ce n’est paspour moi, mais pour Jeannin, mon ami, qui ne gagnera guère àdevenir mon mari, puisque notre maison est brûlée. Hélas ! monDieu ! ajouta-t-elle entre parenthèse, qui sait ce que sontdevenues la Noire et la Rousse dans tous ces malheurs-là ?

– Et que puis-je faire pour ton amiJeannin, ma pauvre Simonnette ?

– Quand le noble Aubry sera chevalier,répondit la jeune fille, il aura besoin d’une suite. Je sais ce quevous allez me répondre : On dit que Jeannin est poltron commeles poules. C’est menti, allez, ma bonne demoiselle ! Si vousaviez vu Jeannin quand il allait mourir ! Il pensait à savieille mère et à moi ; il priait le bon Dieu bien doucement,comme s’il eût récité son oraison de tous les soirs, mais il netremblait pas. Oh ! il est brave, mon ami Jeannin ! et jen’oublierai jamais l’heure que j’ai passée avec lui ; c’étaitmoi qui pleurais ; c’était lui qui me consolait.

– Quand Aubry de Kergariou serachevalier, dit Reine, nous ferons un bel écuyer du petitJeannin.

Simonnette, qui n’avait pourtant pas sa languedans sa poche, ne trouvait plus de paroles pour remercier, tantelle était heureuse.

Reine se pencha et lui mit un baiser sur lefront. Les boucles légères et cendrées de ses cheveux blonds semêlèrent à l’opulente chevelure noire de la jeune vassale. C’étaitun tableau gracieux et charmant.

– Écoutez ! dit Simonnette, quitressaillit avec violence et se leva. Elle s’élança sur une pierrequi était en dehors du seuil, et sa tête dépassa l’enceinte. Reineétait déjà auprès d’elle.

Leurs joues, qui naguère brillaient dejeunesse et de fraîcheur, étaient pareillement pâles. Tout leurcorps tremblait.

Sur le sable blanc de la grève, on voyait desobjets noirs qui avançaient et semblaient ramper. La lune passaentre deux nuages. Au pied même de l’enceinte, une forme sombre sedressa lentement.

Chapitre 27Le siège.

Reine de Maurever et Simonnette étaient commepétrifiées.

Au moment où Reine, qui se remit la première,ouvrait la bouche pour jeter un cri d’alarme, une main de fer lasaisit par derrière.

Un homme de haute taille, que l’obscuritérevenue l’empêchait de reconnaître, était debout à ses côtés.

– Silence ! murmura-t-il.

– Mon père ! dit Reine. Les formesnoires continuaient de ramper sur le sable.

– Où est Aubry ? demanda Reine, dontle souffle s’arrêtait dans sa poitrine.

– Il dort.

– Et les gens du village ?

– Ils dorment. L’homme qui était au basde la muraille, en dehors de l’enceinte, commençait à escalader. Onl’entendait ficher sa dague entre les pierres et monter.

– Fillette, dit le vieux Maurever àSimonnette, va éveiller les tiens, mais ne fais pas de bruit.

Simonnette se glissa le long du mur etdisparut. Elle pensait :

– Mon pauvre Jeannin qui est endehors !

– Toi, dit Maurever à Reine, va éveillerAubry dans la tour.

– Vous resterez seul, mon père ?

– Je resterai seul.

– Tirez au moins votre épée.

– J’ai juré par le nom de Dieu que je netirerais pas mon épée.

– Mais cet homme qui est dehors monte,monte !

– Il descendra. Va, ma fille. Reineobéit. En ce moment, la tête de l’assiégeant dépassa la muraille.Il jeta un regard au-dedans de l’enceinte. La nuit était obscure àcause des nuages opaques et lourds qui couvraient la lune levante.L’homme d’armes ne vit rien. Il se tourna du côté de la grève etdit tout bas :

– Avancez ! Les objets noirs quirampaient sur le sable accélérèrent aussitôt leur mouvement. Il yavait du temps déjà que monsieur Hue de Maurever voyait ces tachesnoires sur le sable. Pendant qu’il faisait sa prière, Aubry,succombant à la fatigue de trois nuits passées au travail, s’étaitendormi. Le vieillard, à genoux devant sa croix de bois,prolongeait son oraison, parce qu’il y avait eu en lui un doutepoignant et un cruel remords.

Son œil, habitué à la vigilance, interrogeaitla grève par l’une des meurtrières percées dans sa tour. Tout enpriant, il veillait.

Longtemps il ne vit que l’ombre vague, du seinde laquelle s’élançait comme un géant debout la masse du monastèrede Saint-Michel.

Aux croisées et meurtrières du couvent leslumières s’étaient éteintes l’une après l’autre, et le vent d’ouestavait apporté comme un écho perdu le son de la cloche ducouvre-feu.

Ce fut alors que, pour la première fois, Huede Maurever aperçut au loin, par une échappée de lune, l’approchemenaçante de l’ennemi.

Car, pour un vieux soldat, il n’y avait pointà s’y méprendre.

Chaque siècle a son défaut dominant. Le nôtrene peut point, assurément, s’accuser d’un excès de couragechevaleresque. Mais en 1450, l’esprit des preux n’était point morttout à fait. Tout homme de guerre, malgré le progrès de l’art desbatailles, gardait un peu cette confiance orgueilleuse en savaillance isolée, qui était le fond même de l’anciennechevalerie.

L’âge n’y faisait rien. Ces téméritésn’allaient point mal aux cheveux blancs des vieillards.

Monsieur Hue de Maurever mit instinctivementla main à son épée, mais il la repoussa aussitôt à cause de sonserment.

Il sortit de la tour sans songer à troubler lesommeil d’Aubry. On avait encore dix minutes. Aubry pouvaitdormir.

Monsieur Hue fit le tour de l’enceinte et jetaun coup d’œil satisfait sur les défenses improvisées.

– Ce moine conteur d’histoires est unprécieux soldat, pensa-t-il ; les limiers ébrécheront leursdents contre ces pierres !

Il est arrivé ainsi derrière Reine etSimonnette au moment où les deux jeunes filles, paralysées par laterreur, cherchaient la force de crier au secours.

Maintenant, depuis que Simonnette et Reinen’étaient plus là, il restait seul, collé au mur de la cabane.

L’homme d’armes enjamba le parapet del’enceinte, puis il chercha à s’orienter, tandis que ses compagnonsmontaient.

Comme il descendait le long de la cabane, Huede Maurever lui mit brusquement la main sur la bouche. L’hommed’armes voulut crier. La main du vieux Hue était un fierbâillon : la voix de l’homme d’armes s’étouffa dans songosier.

De son autre main, monsieur Hue le saisit à laceinture et le souleva comme un paquet.

– Or ça, dit-il, en se montrant sur lemur avec son fardeau, et en s’adressant à ceux qui grimpaient àl’escalade : Pensez-vous avoir affaire à de vieilles femmesendormies ? J’ai juré Dieu que je ne me servirais point de monépée contre les sujets de mon seigneur François de Bretagne ;mais avec des coquins tels que vous, pas n’est besoind’épées : on vous chasse avec des ordures !

Ce disant, il lança le pauvre homme d’armessur la tête des assaillants qui tombèrent pêle-mêle au pied duroc.

– Oh ! le digne et braveseigneur ! s’écria le frère Bruno qui revenait avec un sacplein de coques ; oh ! le joyeux soldat ! Voilà unehistoire que je conterai longtemps !

Et faisant son travail mnémotechnique, ilajouta entre ses dents :

« En l’an cinquante, à Tombelène, Hue deMaurever, qui soutient un siège avec des ordures, contre desmalandrins, lesquelles ordures sont une partie des malandrinseux-mêmes, que monsieur Hue prend à poignée et jette à la tête lesuns des autres malandrins. »

L’alarme était cependant donnée. Tous lesréfugiés étaient aux murailles. Les assiégeants tirèrent quelquescoups d’arquebuse et s’enfuirent en désordre. L’homme d’armes quiavait servi de projectile fut emporté par ses compagnons. Aubryreconnut la voix de Méloir qui disait :

– La nuit est longue. D’ici au soleillevant, nous avons le temps de leur rendre plus d’une fois lamonnaie de leur pièce.

– En vous attendant, mes bons seigneurs,cria frère Bruno, qui était debout sur la muraille, nous allonspasser au réfectoire.

– Je connais cette voix, dit Méloir ens’arrêtant. Conan !

un coup d’arquebuse à ce braillard. Un éclairs’alluma, et l’arquebuse de Conan retentit.

– Oh ! le vilain, gronda Bruno encolère ; il a troué mon froc tout neuf. Dis donc,poursuivit-il à pleine voix, toi qu’on appelle Conan, serais-tu pasdu bourg de Lesneven, auprès de Landerneau ?

– Juste ! répliqua Conan, quirechargeait son arquebuse.

– Eh bien nous sommes de vieux amis,Conan ; si tu reviens, je te casserai la tête.

Second coup d’arquebuse. Frère Brunodégringola et tomba dans l’enceinte.

– Il a toujours bien tiré, ce Conan deLesneven ! dit-il en essuyant sa joue qui saignait ; unpeu plus, il me coupait l’oreille. Allons ! les filles, faitesbouillir les coques. Et vous, garçons, en sentinelles !

Hue de Maurever était rentré dans sa tour,refusant de prendre le commandement de la petite garnison.

Ce fut Aubry qui le remplaça.

Frère Bruno s’institua commandant en second.Il choisit pour écuyer le petit Jeannin, qui avait fourni lescoques du souper et qui prit pour arme son long bâton de pêcheur,terminé par une corne de bœuf.

On établit les postes de combat. Hommes etfemmes eurent de la besogne taillée en cas d’attaque. Et vraiment,il ne s’agit que de s’y mettre. Les Gothon étaient transformées enautant d’héroïnes, les Catiches frémissaient d’ardeur ;Scholastique parlait de faire une sortie.

Vers une heure du matin, les assiégeantsreparurent : mais ils ne venaient plus de la grève, où la merétait maintenant. Ils faisaient leurs approches par l’intérieur del’île, du côté de la nouvelle enceinte, élevée à la hâte par lefrère Bruno.

Il y avait dans le petit fort quatre ou cinqarbalétriers, dirigés par Julien Le Priol. Le vieux Simoncombattait dans cette escouade.

Reine, Fanchon et Simonnette étaient seulesdispensées de mettre la main à l’œuvre.

Encore, Simonnette se trouvait-elle plussouvent aux murailles que dans la cabane, parce qu’elle voulaitvoir travailler le petit Jeannin.

Le petit Jeannin était à côté du frère Bruno,juste en face de l’ennemi. Il avait à la main sa lance à pointe decorne et ne baissait point les yeux, je vous assure.

Méloir, bien certain de ne pouvoir surprendredésormais la place, s’approchait à découvert. Ses archers etarquebusiers commencèrent à travailler quand ils furent à cinquantepas des murailles.

– Courbez vos têtes ! dit frèreBruno ; les balles et les carreaux ne font pas de mal auxpierres.

Mais il ne fut bientôt plus temps deplaisanter. Méloir et ses hommes d’armes s’élancèrent furieusementaux murailles.

C’étaient de bons soldats, durs aux coups etjouant leur vie de grand cœur. Il y eut un instant de terriblemêlée. Sans Aubry de Kergariou et Bruno, qui se battaient comme devrais diables, la place eût été emportée du premier assaut.– Au dire de Simonnette, qui raconta souvent, depuis, cecombat mémorable, Jeannin contribua beaucoup aussi au salut de lacitadelle.

Mais, ô Muse ! comment dire les exploitssurprenants des quatre Mathurin, qui se couvrirent, cette nuit,d’une gloire immortelle !

Gothon Lecerf, l’aînée des Gothon, la plusrousse et celle qui avait aux mains le plus de verrues, déshonorason sexe et le lieu qui l’avait vu naître, dès le commencement del’action.

Elle déserta son poste, prise qu’elle fût defrayeur, en voyant aux rayons de la lune la figure jaunâtre demaître Vincent Gueffès, qui essayait de s’introduire dans lacitadelle par les derrières.

Il n’y avait personne de ce côté. Gueffès, aucontraire, était accompagné de quatre ou cinq soudards qu’il avaitembauchés pour cette entreprise.

Gothon Lecerf, pâle et toute tremblante, vintse réfugier dans l’asile où étaient réunies Reine de Maurever,Fanchon, la ménagère et Simonnette. Simonnette et Fanchon seportèrent vaillamment à la rencontre de l’ennemi.

La chaudière où avaient bouilli les coquesétait encore sur le feu. Fanchon et sa fille la prirent chacune parune anse, et maître Vincent Gueffès fut échaudé de la bonnefaçon.

Cet homme adroit et rempli d’astuce reçut lecontenu de la chaudière sur le crâne au moment où ils’applaudissait du succès de sa ruse. Il s’enfuit en hurlant et nerevint pas.

Simonnette et Fanchon reprirent leurs placesdans la cabane avec la fierté légitime que donne une actiond’éclat.

Mais les Mathurin, ô Muse ! les quatreMathurin ! n’oublions pas ces intrépides Mathurin, non plusque les deux Joson, Pelo, les Catiche, Scholastique et le reste desGothon ; car aucune autre Gothon n’imita le fatal exemple deGothon Lecerf dont nous ne prononcerons plus jamais le nom souillépar la honte.

Frère Bruno s’était fait une jolie massue avecla tête du mât d’un bateau pêcheur qu’il avait trouvée sur lagrève. Chaque fois que son esparre touchait un homme d’armes ou unarcher, l’archer ou l’homme d’armes tombait.

Quand l’assaut se ralentissait et que lesassiégeants se tenaient au bas des murailles, frère Bruno déposaitsa massue et prenait des quartiers de roc qu’il lançait avec unevigueur homérique.

Il y avait déjà pas mal de soudards hors decombat. Aucun Mathurin, au contraire, n’avait subi le moindreaccroc, et le petit Jeannin, qui manœuvrait sa lance à découvert,n’avait pas reçu une égratignure.

– Holà ! Péan ! Kerbehel !Hercoat ! Coëtaudon ! Corson et les autres ! criaitincessamment Méloir : à la rescousse ! à larescousse !

– Holà ! Corson, Coëtaudon, Hercoat,Kerbehel, Péan et les autres ! répondait le bon frère Bruno,venez faire connaissance avec Joséphine !

À l’exemple de tous les paladins fameux, ilavait baptisé son arme.

Joséphine, c’était sa jolie massue.

Il la maniait avec une aisance inconcevable.Tête nue, les manches retroussées, le sourire à la bouche, ilrassemblait des matériaux pour une foule d’histoires, datées del’an cinquante.

Il frappait, il parlait. Jamais vous ne vîtesd’homme si sincèrement occupé.

– Bien touché, Peau-de-Mouton, mon petit,disait-il à Jeannin ; nous ferons quelque chose de toi, c’estmoi qui te le dis ! Hé ! Mathurin, le grosMathurin ! attention à ta gauche ! Voici un routier quigrimpe comme il faut… Ma parole ! Mathurin lui a donné soncompte. À toi, Mathurin, l’autre Mathurin, Mathurin-le-Roux !On s’y perd dans ces Mathurin ! Saint Michel Archange !ce sont des figues sèches qu’ils lancent avec leurs arbalètes.Voici un carreau qui s’est aplati sur Joséphine, et Joséphine n’aseulement pas dit : Seigneur Dieu ! Hé ! ho !Conan de Lesneven ! Te souviens-tu de Jacqueline Tréfeu, quinous fit une omelette aux rognons de faon en l’an vingt-deux,l’avant-veille de la Chandeleur ?

Conan, qui montait à l’assaut, lui porta ungrand coup de sa courte épée ; frère Bruno para, saisit Conanpar les cheveux et l’attira tout près de lui.

– Hélas ! Saint Jésus ! dit-il,comme te voilà vilain et changé, mon pauvre Conan, toi qui étais sigaillard en ce temps !

– Ne me tue pas, Bruno ! murmuraConan.

– Te tuer, mon fils chéri ! non, dutout point. J’ai le cœur trop tendre ! Et quant à l’omelettede Jacqueline Tréfeu, il n’y manquait que le beurre !

Il avait déposé Joséphine, sa jolie massue, ettenait le malheureux Conan par les deux aisselles.

– Tiens ! tiens !s’écria-t-il ; voici Kervoz, et voici Merry… tous nos cherscamarades ! à toi, Merry, mon compère ! Il lui donna uncoup de Conan : Merry tomba au pied du mur, assomméaux trois quarts. Conan criait lamentablement.

– À toi, Kervoz ! reprit frère Brunoen lui assénant un autre coup de Conan, qu’il employait aulieu et place de Joséphine ; oh ! les vraisgaillards ! Et comme on est bien aise de se retrouver ensembleaprès si longtemps ! car il y a longtemps que nous ne noussommes vus, mes compères !

Il déposa Conan, qui chancela comme un hommeivre.

– Ma foi de Dieu ! s’écria-t-il,employant le juron favori des Bas-Bretons, tu chancelais tout commecela chez Jacqueline Tréfeu, mon pauvre Conan ! Mais c’étaitle vin que tu lui avais volé. Jacqueline est morte de la fièvretierce en l’an trente-cinq et sa fille est la ménagère du cornet àbouquin de Saint-Pol-de-Léon. Bien des choses à nos amis : jete donne congé en souvenir de nos honnêtes ripailles du tempsjadis.

Il le fit tourner comme une toupie et le lançadehors. Les gens de Méloir disaient :

– C’est le diable déguisé enmoine !

– Es-tu malade, Conan ? demandafrère Bruno. Pour réponse, il reçut une arquebusade dans le brasgauche. Son bras tomba le long de son flanc.

– Bien reparti, mon compagnon,s’écria-t-il, mais ce sera ta dernière réplique !

Il avait saisi de la main droite un quartierde roc qui traversa la nuit en sifflant et alla écraser la tête del’archer dans son casque.

– C’est le diable ! c’est lediable ! répétèrent les soudards épouvantés.

– En l’an vingt-neuf, dit Bruno, je fusfrappé d’un coup d’estoc par un grand coquin d’Anglais qui avaitles yeux de travers. Chacun sait bien que si on répand le sang deceux qui louchent, on devient borgne. Souviens-toi de ça, petitJeannin… et pique de ta lance ce taupin qui monte à droite. Bientravaillé, mon enfançon ! Je voulais tuer l’Anglais, mais nonpas devenir borgne. Gare à toi, Mathurin, le troisièmeMathurin !… Où en étais-je ? Ah ! je ne voulais pasdevenir borgne. Comment faire ? Et qu’aurais-tu fait, toi,petit Jeannin ?

Petit Jeannin était aux prises avec l’hommed’armes Kerbehel, qui le tenait déjà à bras-le-corps.

Bruno déchargea un coup de Joséphine sur latête de Kerbehel, qui tomba foudroyé, puis il reprit :

– Qu’aurais-tu fait, toi, petitJeannin ?

– Jarnigod ! s’écria Jeannin,croyez-vous que j’aie besoin de vous pour faire mes affaires !Ce taupin était à moi !

– Je t’en donnerai un autre, mon fils…Moi, je connaissais un puits à un quart de lieue de là. Je pris monAnglais par le cou et j’allai le noyer. Il était lourd… mais j’aigardé mes deux yeux.

– Gare ! gare ! Mathurin !le quatrième Mathurin ! interrompit-il précipitamment ;oh ! le fainéant ! il s’est laissé assommer.

Il s’élança vers l’angle de l’enceinte où l’undes paysans venait en effet d’être tué. Sept ou huit hommes d’armeset soldats avaient déjà franchi le mur.

Chapitre 28Où Jeannin a une idée.

Pour le coup, la mêlée devint terrible. Laplace était forcée. Frère Bruno garda le silence pendant dix bonnesminutes.

Mais Joséphine, sa jolie massue, parla pourlui.

– Salut, mon cousin Aubry, dit Méloir quiétait dans l’enceinte, je crois que nous voilà encore enpartie !

– Je te provoque en combat singulier,traître et lâche que tu es ! s’écria Aubry en se posant devantlui.

– Provoque si tu veux, mon cousin Aubry,répondit Méloir en riant ; moi, j’ai autre chose à faire. Jevais voir si ma belle Reine pense un peu à son chevalier.

– Toi ! son chevalier ! s’écriaAubry furieux ; tu en as menti par la gorge !Défends-toi !

Il lui porta en même temps un coup d’épée auvisage, mais Méloir avait sa visière à demi rabattue. L’épée,frappant à faux contre l’acier, se brisa par la violence même ducoup.

Méloir leva le fer à son tour.

– Il faut donc te payer ma dette tout desuite, mon cousin Aubry ? dit-il.

Mais au moment où son arme retombait sur Aubrysans défense, une forme blanche glissa entre les deux combattants.L’épée de Méloir se teignit de sang.

Ce n’était pas celui d’Aubry.

– Reine ! s’écrièrent en même tempsles deux adversaires.

Reine se laissa choir sur ses genoux.

– Tiens, Aubry, dit-elle d’une voixfaible, je t’apporte l’épée de mon père !

– Reine ! Reine ! vous êtesblessée…

– Que Dieu soit béni, si je meurs pourtoi, mon ami et mon seigneur ! murmura la jeune fille. Sa têtes’inclina, pâle, et sa taille s’affaissa.

Aubry, fou de douleur, se précipita surMéloir. En même temps, Jeannin, Bruno, Julien et Simon Le Priol,tout le monde enfin, hommes et femmes, tentant un suprême effort,se ruèrent contre les assiégeants.

Un instant, au milieu de la nuit obscure, onn’aurait pu voir qu’une masse confuse et compacte, une sorte demonstre, agitant ses cent bras. Puis des plaintes s’élevèrent. Desrâles sourds gémirent.

– Ferme ! ferme ! commandaBruno, dont la tête et le bras droit s’élevèrent au-dessus de lamasse, par deux ou trois fois.

Par deux ou trois fois l’acier cria, broyésous le poids de son esparre. Il avait fait un large cercle autourd’Aubry, dont la bonne épée ruisselait.

Aubry, dégagé, fondit à son tour sur le grosdes hommes d’armes qui plièrent et se retirèrent vers l’angle del’enceinte qui leur avait donné entrée.

– Ils sont à nous ! ils sont ànous ! hurlait Bruno, ivre de joie.

Et Dieu sait que les gens du village incendién’avaient pas besoin d’être excités.

Mais au moment où les hommes d’armes et lessoldats qui avaient pénétré dans l’enceinte se trouvaient acculésau mur, la grande taille de monsieur Hue de Maurever se dressaentre eux et les défenseurs de la place.

– Assez ! dit le vieux chevalier, enétendant sa main désarmée – Ils ont tué mademoiselleReine ! s’écrièrent Jeannin, Julien et les autres.

– Assez, répéta le vieillard, dont lavoix austère ne trembla pas. Tout le monde s’arrêta, bien àcontrecœur. Les assaillants sautèrent par-dessus le mur ets’enfuirent en menaçant. Bruno grommela :

– En l’an cinquante, le vieux Hue deMaurever qui ouvre le piège à loup et laisse échapper la bête.Mauvaise histoire !

– Jeannin, mon petit Peau-de-Mouton,ajouta-t-il, le loup qu’on laisse échapper va aiguiser ses dents,revient et mord. Mais Jeannin était déjà, avec Simonnette, auprèsde Reine évanouie.

On porta la jeune fille dans la tour. L’épéede Méloir avait entamé la chair de son épaule, et le sang coulaitsur son bras blanc.

Aubry était agenouillé près d’elle et pleuraitcomme une femme. Quand elle rouvrit ses beaux yeux bleus, elletendit l’une de ses mains à son père, l’autre à son fiancé. Sonsourire était doux et heureux.

– Dieu m’a gardé tous ceux que j’aime,murmura-t-elle ; que son saint nom soit béni !

Ses yeux se refermèrent. Elle s’endormitpendant qu’on lui posait le premier appareil.

– Or ça, vient ici, Peau-de-Mouton !dit frère Bruno ; c’est à mon tour d’être soigné un petit peu.J’ai un bras endommagé légèrement (il montrait son bras gauche oùs’ouvrait une énorme blessure) ; j’ai un carreau d’arbalètedans la cuisse droite, et un coup de coutelas à la hanche. Je priemon saint patron pour que les pauvres garçons qui m’ont fait cesdivers cadeaux, car ils sont trépassés à cette heure. Dis auxGothon de m’apporter de l’eau. Ce sont d’honnêtes filles qui tapentvertueusement et mieux que bien des hommes. Quant à des herbesmédicinales ou simples, comme on les appelle dans l’usage, on n’entrouverait pas une seule sur ce rocher. Sais-tu l’histoire du roiArtus, de la belle Hélène et du géant, Peau-de-Mouton ?

– Ne parlez pas tant, mon frère Bruno,répliqua Jeannin qui coupait une chemise en bandes pour faire desligatures.

– Que je ne parle pas, graine detaupin ! s’écria Bruno en colère, tu veux donc que j’aie lamale fièvre ! À présent que les malandrins sont partis et quej’ai quatre ou cinq trous dans le corps, j’espère bien que le vieuxMaurever lèvera l’interdit qui pèse sur moi. Laisse ces chiffons,Peau-de-Mouton, mon ami, et va bien vite demander à monsieur Hues’il veut me donner licence de conter quelque histoire.

– Vous vous fatiguerez, mon frèreBruno.

– Tais-toi, petit coquin, tu ne connaisrien à la chirurgie. Parler fait toujours du bien. Apporte-moicette pierre qui est là-bas et que j’ai eu grand tort de ne pasleur jeter à la tête.

Jeannin alla vers la pierre et tâcha d’obéir.Mais il ne put seulement pas la remuer.

Frère Bruno se leva en chancelant, prit lapierre avec la seule main qu’il eût de libre, et la lança à saplace pour s’en faire un siège.

– Vous êtes tout de même un fierhomme ! dit Jeannin avec admiration.

– Oh ! mon pauvre petit !répliqua Bruno plaintivement ; demain, en rentrant au couvent,j’aurai la discipline double ! Mais il faut dire que je l’aibien gagnée, ajouta-t-il en riant dans sa barbe.

– Holà ! les Gothon !s’écria-t-il tout à coup, voulez-vous que je meure au bout de monsang ? De l’eau et du linge, mes bonnes chrétiennes ?vite ! vite !

Il était devenu tout pâle, et la vaillantevigueur de son corps fléchissait.

Les Gothon, les Mathurin, les Catiche,Scolastique et le reste, s’empressèrent aussitôt autour de lui, caril était évidemment le roi de la partie plébéienne de lagarnison.

Ses blessures furent lavées et pansées tantbien que mal.

– Nous voilà bien ! dit-il ;maintenant, je recommencerais de bon cœur. Oh ! oh ! mesvrais amis, j’en ai vu bien d’autres ! Savez-vous l’histoirede Tête-d’Anguille, le meunier de l’Île-Yon, en rivière deVilaine ? Tête-d’Anguille était père de dix-neuf enfants, huitfils et onze filles, qu’il avait eus de sa femme Monique, laquelleétait du bourg d’Acigné. Une nuit qu’il ne dormait point, ilentendit son moulin parler.

Son moulin disait :

– Valaô ! Valaô !Valaô !

Comme disent tous les moulins, vous savezbien, pendant que le blutoir fait :cot-cot-cot-cot-cot-cot !…

Tête-d’Anguille comprit bien que son moulinvoulait dire :

– Va là-haut ! va là-haut. Iléveilla sa ménagère, et lui recommanda d’écouter le moulin. Laménagère écouta.

– Que dit-il ? demandaTête-d’Anguille.

– Il dit : Vahalô !vahalô ! vahalô ! comme qui serait : Va à l’eau, vaà l’eau, va à l’eau !

Or, Tête-d’Anguille avait eu un songe qui luiannonçait un grand trésor, et Tête-d’Anguille devait deux annuitésà son seigneur, qui était justement Jean de Kerbraz, le bègue, dontje comptais vous dire l’histoire après celle-ci…

À cet endroit, un Gothon laissa échapper unronflement timide.

Scolastique y répondit par un son de trompemieux accusé.

Trois Mathurin prirent le diapason etsonnèrent en chœur la fanfare nasale.

Les Joson, les Catiche et les deux autresGothon (car nous ne parlerons plus jamais de Gothon Lecerf, vouée àun opprobre éternel !) ripostèrent aussitôt et la symphonies’organisa sérieusement.

Le frère Bruno regarda d’un œil stupéfait sonauditoire endormi. Jusqu’au petit Jeannin qui avait sa jolie têteblonde sur son épaule et qui sommeillait comme un bienheureux.

– C’est bon, gronda frère Bruno avecrancune ; ils ne sauront pas la fin de l’histoire deTête-d’Anguille, voilà tout ! Il arrangea sa roche en oreilleret mêla sa basse-taille au sommeil général.

De tous les gens rassemblés dans la petiteforteresse de Tombelène, il n’y en avait qu’un seul qui gardât sesyeux ouverts.

C’était monsieur Hue. Pendant tout le reste dela nuit, on eût pu le voir faire sentinelle autour de l’enceinte,désarmé, tête nue, la prière aux lèvres. Le crépuscule se leva. Lemont Saint-Michel sortit le premier de l’ombre, offrant aux refletsde l’aube naissante les ailes d’or de son archange ; puis lescôtes de la Normandie et de Bretagne s’éclairèrent tour à tour.Puis encore une sorte de vapeur légère sembla monter de la mer quise retirait et tout se voila, sauf la statue de saint Michel quidominait ce large océan de brume. Hue de Maurever était debout etimmobile du côté de l’enceinte où l’escalade nocturne avait eulieu. En dedans des murailles, il y avait trois cadavres ; ily en avait cinq au dehors. Hue de Maurever pensait :

– Huit chrétiens ! huit Bretons misà mort à cause de moi ! Quand on s’éveilla dans la forteresse,monsieur Hue dit :

– Je ne passerai point une nuit de plusici. Il y a eu trop de sang de répandu déjà. Quand viendra labrume, j’irai sur la côte de Normandie, qui voudra me suivra.

Hue de Maurever était de ces hommes à qui onne réplique point.

Pourtant Aubry fit cette objection :

– Si Reine est trop faible pour levoyage ?

– On la portera, dit monsieur Hue.

– Voilà qui est bien, mon bon seigneur,reprit le frère Bruno avec respect ; vous regardez mon bras etma cuisse, c’est de la charité de votre part. Mon bras et ma cuissesont en bon bois, Dieu merci, comme on dit, et dans une semaine iln’y paraîtra plus. J’avais justement besoin d’une saignée contrel’apoplexie qui me guette. Quant à passer en Normandie, nous ysommes, et ces coquins, en tirant l’épée sur le territoire du roiCharles, ont soulevé un casus belli, comme parleraitmessire Jean Connault, notre prieur, qui est un grand politique,mais ils ne s’en inquiètent guère. M’est-il permis de donner unhumble conseil ?

– Donne, l’ami, répliqua monsieur Hue,quoique j’eusse aimé voir l’esprit des batailles sous un autrehabit que le tien.

– Eh, Monseigneur ! chacun faitcomme il peut, murmura frère Bruno ; je suis valet de moineset non point moine, n’ayant pas été admis encore à prononcer mesvœux. D’ailleurs, quand madame Jeanne d’Arc sacra le roi dansReims, on ne lui reprocha point son habit, que je sache ! Monconseil, le voici : les grèves, par ce troisième quartier dela lune junienne (qui signifie de juin), sont aussi claires que lejour, et souvent davantage. En cette saison, les brouillards sontdiurnes (qui signifie de jour), et si j’avais à prendre la fuite,je ne choisirais certes pas les heures de nuit.

– Quel moment choisirais-tu ?

– L’heure où nous sommes.

– Où penses-tu que soitl’ennemi ?

– L’ennemi n’aura pas laissé un seultraînard à Tombelène. Il est à son repaire de Saint-Jean, del’autre côté des grèves, ou bien il se cache parmi les rochers quisont autour de la chapelle Saint-Aubert, à la pointe du montSaint-Michel. Si mon digne seigneur me le permet, j’ajouterai uneautre considération…

– Parle, mais parle vite.

– Je peux bien dire que je n’ai point ledéfaut de bavardage. La considération que je voulais ajouter estcelle-ci : ils ont une meute qui fera merveille après vous parla nuit claire, tandis que chacun sait bien que les lévriers, commeles limiers et autres chiens de courre, perdent les trois quarts deleur flair dans la brume.

– Je n’ai jamais ouï parler de cettemeute, dit monsieur Hue. Aubry s’approcha.

– Monsieur mon père, répliqua-t-il, toutce que vient d’avancer le brave frère Bruno est la vérité même. Ilconnaît les grèves mieux que nous, et je crois que nous pourrions,à la faveur du brouillard…

– Mais si le brouillard se lève ?objecta Maurever.

Bruno monta sur le mur, afin d’examinerl’atmosphère attentivement.

– Le vent est tombé, dit-il ; la merbaisse, nous en avons jusqu’au flux.

– Soit donc fait suivant cet avis,conclut Maurever ; allons visiter ma fille.

Aubry n’avait pas attendu si longtemps pourcela. Quand il avait pris la parole pour soutenir l’avis du moineconvers, c’est qu’il avait déjà rendu visite à Reine.

Reine était un peu pâle, mais sa blessure,assez légère, ne pouvait réellement faire obstacle au départ.

Son père la trouva souriante et gaie, faisantses préparatifs qui ne devaient pas être bien longs.

Monsieur Hue planta la croix de bois qui luiavait servi pour ses dévotions au point culminant du roc deTombelène. Nous ne pouvons dire qu’elle y soit encore, mais lepetit mamelon qui est au versant occidental du mont porte de nosjours le nom de Croix-Mauvers.

Le frère Bruno songeait bien un peu àdéjeuner, seulement, c’était peine perdue. La brume s’épaississait.Il fallait profiter de l’occasion.

Comme on allait se mettre en marche,Simonnette entra dans la tour avec son père, sa mère et le petitJeannin, qu’elle tenait par la main.

– Que voulez-vous, bonnes gens ?demanda monsieur Hue.

– Monseigneur, répondit le vieux Simon,vous nous connaissez bien, nous sommes vos vassaux fidèles, les LePriol, du village de Saint-Jean. Notre fille Simonnette que voilàest fiancée au jeune gars Jeannin.

– Ce n’est pas le moment… commençaMaurever.

– C’est étonnant, pensa frère Bruno,comme il y a des gens qui sont verbeux !

– Je ne veux pas vous parler defiançailles, Monseigneur, reprit Simon ; mais le jeune Jeanninest venu à nous et nous a fait part d’une bonne idée qu’il a pourle salut de mademoiselle Reine, notre maîtresse, et nous l’amenons,bien qu’il ne soit point votre vassal. Parle, mon fils Jeannin.

Jeannin était rouge comme une pomme d’api.

– Voilà, dit-il, en tournant son bonnetdans ses doigts ; on assure que c’est pour la demoiselle quele chevalier Méloir fait tout ce tapage-là. Dans le brouillard, quisait ce qui peut arriver ? Moi, j’ai pensé : j’ai lescheveux comme la demoiselle, et ma barbe n’est pas encore poussée.Je pourrais bien mettre les habits de la demoiselle, et alors, encas de malheur, ils me prendraient pour elle…

– Et s’ils te tuaient, enfant ! ditMaurever.

– Oh ! ça pourrait arriver, répliquaJeannin en souriant, car ils seraient en colère de s’être trompés.Mais ça ne fait rien.

– Je vous dis que c’est un vrai bijou, cePeau-de-Mouton ! s’écria Bruno enthousiasmé.

– La demoiselle serait sauvée, repritJeannin, voilà le principal.

Reine de Maurever et le vieux Hue lui-mêmevoulurent s’opposer à ce déguisement, mais il y eut contrainte,parce qu’Aubry fit un signe.

Toutes les filles, Simonnette en tête (elleavait pourtant la larme à l’œil), s’emparèrent de Reine, Jeanninpassa derrière le mur.

L’instant d’après, Reine revint vêtue de lapeau de mouton. Jeannin, lui, avait le costume de la Fée desGrèves. Et il était joli comme un cœur, au dire de toutes lesGothon !

Il arrangea le voile de dentelles sur sescheveux blonds, envoya un baiser à Simonnette, qui riait et quipleurait, et franchit le premier l’enceinte pour entrer engrève.

Chapitre 29Le brouillard.

Il était environ sept heures du matin quand lamer permit de se mettre en marche.

Ces brouillards de grèves forment une couchetrès peu profonde, et qui souvent n’a pas deux fois la hauteur d’unhomme.

En général, moins la couche de brume ad’épaisseur, plus elle est dense et impénétrable aux regards.

Nous avons montré une fois déjà, au début dece récit, le monastère de Saint-Michel voguant comme unegigantesque nef au milieu de cette mer de vapeurs. Nous avonsmontré la brume, arrondissant ses vagues cotonneuses, balançant sessillons estompés et laissant au radieux soleil de juin, qui doraitle sommet du Mont, toutes ses éblouissantes ardeurs.

Au printemps et en automne, cet aspect, quiarrête le voyageur ébahi, se représente fréquemment. Les gens dupays, blasés sur ces merveilles, jettent au prodigieux paysage unregard distrait et passent.

Ce qui les occupe, et ils ont raison, c’est lefond de cet océan de brume.

De tous les dangers de la grève celui-là est,en effet, le plus terrible.

Le brouillard des grèves est assez compactpour former autour de l’homme qui marche une sorte de barrièremouvante, possédant à peine la transparence d’un verre dépoli.Figurez-vous un malheureux, errant parmi ces sables où nulle routen’est frayée, avec un bandeau sur la vue, avec un masque qui laissepasser les rayons lumineux, mais qui les disperse, qui les confond,qui les brouille comme ferait un épais et triple voile demousseline.

On y voit, la lumière est même la plupart dutemps vive et blessante pour l’œil, répercutée qu’elle est àl’infini par les molécules blanchâtres de la brume. Mais cettesensation de la vue est vaine ; on perçoit le vide brillant,le néant éclairé.

Les objets échappent ; toute formeaccusée se noie dans ce milieu mou et nuageux.

Nous avons dit le mot, du reste, et aucunecomparaison ne peut rendre plus précisément la réalité. Collezvotre œil à la vitre dépolie et regardez le grand jour autravers.

Vous serez ébloui sans rien voir.

La nuit, le peu de lumière qui descend dufirmament suffit toujours à guider les pas. Dans le brouillard,rien ne guide, rien, et le vertige nage dans ce blanc duvet quiprovoque et lasse les paupières.

La nuit, le son se propage avec une grandenetteté. Or, quand la vue fait défaut, l’ouïe peut la remplacer àla rigueur.

Dans le brouillard, le son s’égare, s’étouffeet meurt.

C’est quelque chose d’inerte et de lourd, quiendort l’élasticité de l’air ; c’est quelque chose deredoutable comme cette toile, blanche aussi, qui s’appelle lesuaire. Ici, le courage même a la conscience de son impuissance. Lesang se fige, la force cède. On est à la fois submergé etfasciné.

Ceux qui ont échappé à cette terrible mortracontent des choses étranges. Ils disent que la cloche du Montsonnant la détresse arrive parfois tout à coup à l’oreille et faittressaillir l’agonie. Elle vibre plaintivement, et l’oreilleétonnée croit l’entendre sortir des profondeurs des tangues.

Puis la cloche se tait. Un silence pesantsuccède à ses tristes tintements. Puis tout à coup le sable, devenusonore comme par enchantement, apporte le bruit de la mer quimonte.

Oh ! comme elle va vite ! la mer, lamort ! Comme elle court, invisible, là-bas ! De quelcôté ? On ne sait.

Près ou loin ? On ne sait.

Mais elle court, elle glisse, elle arrive.

Elle est là cachée derrière l’inconnu, au fondde ces espaces mystérieux et voilés. On l’entend qui approche etqui gronde.

Oh ! comme elle va vite !

N’est-ce pas elle déjà, ce froid qui vousglace les pieds ?

On ne sait, je le dis encore, on ne sait, carle sang s’est précipité au cerveau. La fièvre tremble, puisbrûle.

Et cette morne solitude, ce brouillard lugubreet gris vont se peupler de visions folles.

Écoutez ! ce n’est plus la mer, c’est lerêve. On chante vêpres à la paroisse aimée. Ils sont tous là, lesparents, les amis. Derrière le pilier, voici la préférée qui est làet qui prie.

Douce fille ! que Dieu te fasseheureuse ! – N’a-t-elle pas tourné sa tête brune, coifféede la dentelle normande, pour lancer à la dérobée un regard aufiancé ?

Un seul regard, car deux distractions annulentune prière.

Mais ce ne sont pas les vêpres, non. Mathelinea des fleurs d’oranger sur le front. A-t-on des fleurs d’oranger unautre jour que le jour du mariage ?

Quoi ! c’est la messe des noces ! lepère avec ses cheveux blancs, la mère qui a les yeux mouillés delarmes heureuses.

Et la petite sœur espiègle, Rose, la filletteaux yeux malins.

Quelque jour tu te marieras, toi aussi, petitesœur.

– Merci, mes amis ; oui ; jesuis bien content, oui, ma fiancée est bien belle ! MerciPierre, merci René… vertubleu ! puisque voici la messe finie,à table ! et buvons à ma douce Matheline !

Elle est émue ; le rouge lui vient à lajoue. Elle cache sa tête dans le sein de sa mère.

On n’a ces chères angoisses qu’une fois dansla vie. Une fois dans la vie seulement on porte la couronned’oranger.

Rougis, jeune fille, et souris derrière teslarmes.

Oh !… mais la table oscille et tombe. Oùsont les convives joyeux ?

Où est Matheline, l’épousée ? Pierre,René, le père avec ses cheveux blancs ? la mère pleurant etriant, Rose, la petite sœur aux yeux malins ?

Le brouillard gris, silencieux, livide…

– Au secours ! Seigneur, monDieu ! au secours ! Hélas ! la voix tombe à terre,brisée. Dieu n’entend pas. C’est la dernière heure. Il y a dans labrume des éclats de rire lointains. Des gémissements leurrépondent. Le sable gonflé pousse ces bizarres soupirs qui semblentl’appel des victimes d’hier à la victime d’aujourd’hui.

Et ne voyez-vous pas ici, – ici !– ces danseurs pâles qui mènent tout à l’entour leur rondeinsensée ?

Les bras enlacés, les cheveux au vent, deslambeaux de linceul qui flottent, des yeux profonds et vides…

– Au secours ! Seigneur Dieu !au secours ! Personne ne vient. La mer monte. Ou bien la lisemolle cède sous les pieds avec lenteur. Ils sont rares ceux quiracontent ce rêve du malheureux perdu dans les brouillards. Bienpeu sont revenus pour dire ce qu’invente la fièvre à l’instantsuprême.

** * *

Les réfugiés du village de Saint-Jean quiavaient passé la nuit à Tombelène n’auraient pas même dû hésiter àfuir, car il était mille fois probable que Méloir et ses soldatsprofiteraient du brouillard pour renouveler leur attaque.

Or, la partie du rocher où Bruno et sa petitearmée s’étaient défendus si vaillamment sortait presque toutentière de la brume, qui l’entourait comme une ceinture. Lesassaillants eussent attaqué cette fois à coup sûr, car ils auraientvu et seraient restés invisibles.

Au contraire, en se mettant résolument engrève, les assiégés qui connaissaient, pour la plupart, les coursd’eau et tous les secrets des tangues, n’avaient contre eux que lebrouillard.

Le brouillard devait, suivant toutevraisemblance, les protéger contre la poursuite de leursennemis.

La route la plus sûre, par rapport aux dangersde la chasse, aurait été celle qui mène directement à Avranches etau bourg de Genest ; mais cette partie de la grève, sillonnéepar d’innombrables ruisseaux, affluents de la Sée et de l’Hordée,présente des difficultés si graves qu’on s’y hasarde à regret, mêmepar le grand soleil. Par la brume, c’eût été folie.

Le petit Jeannin, qui avait pris d’autoritél’emploi de guide, marcha sans hésiter à l’est du montSaint-Michel, dans la direction du bourg d’Ardevon, limite extrêmede la Normandie.

Nous sommes bien forcés d’avouer que le petitJeannin avait les jambes un peu trop longues pour la robe de Reine,et que ses mouvements hardis et découplés n’allaient pas au mieuxavec le chaste voile qui descendait sur ses cheveux blonds.

Mais, à part ces détails, le petit Jeanninfaisait une Fée des Grèves très présentable, et d’ailleurs il n’estpas mauvais qu’une fée ait en sa personne quelque chosed’excentrique. Ce serait bien la peine d’avoir un charme dans sonpetit doigt et de chevaucher sur des rayons de lune, si onressemblait trait pour trait à une demoiselle de bonnemaison !

Jeannin avait de beaux cheveux bouclés, degrands yeux bleus et un sourire espiègle. C’était plus qu’il nefallait.

N’eût-il rien eu de tout cela, le brouillard,en ce moment, aurait encore suffi à déguiser la supercherie.

C’était un vrai brouillard, un brouillardà ne pas voir son nez, comme on dit entre Avranches etCherrueix.

À peine les gens qui composaient la caravaneeurent-ils quitté le sommet de Tombelène pour entrer dans cetimmense nuage, qu’ils cessèrent incontinent de s’apercevoir les unset les autres.

Ils marchaient côte à côte cependant. Chacund’eux pouvait entendre le pas de son voisin et sentir le vent deson haleine. Mais l’œil était pour tous un organe désormaisinutile.

On ne distinguait rien. Pour apercevoir le solvaguement et comme à travers une gaze, il fallaits’agenouiller.

Frère Bruno étendit son bras et sa maindisparut dans la brume.

– Allons ! dit-il, voilà qui estbon ! ça me rappelle l’aventure du bailli de Carolles et deson âne. Ils se cherchaient tous deux dans le brouillard, devant lerocher de Champeaux. L’âne et le bailli firent soixante-dix-huitfois le tour de la pierre, jusqu’à ce que M. le bailli s’avisade faire : Hi ! han…

– Silence ! ordonna la voix deMaurever.

– Seigneur Jésus ! on se tait, on setait ! répliqua le moine convers ; je pense que je nesuis pas un bavard !

Et il ajouta en se penchant à l’oreille d’unMathurin quelconque :

– Devinez ce que répondit l’âne ?Mais le Mathurin n’était pas en humeur de rire.

– Nous approchons de la rivière, dit ence moment le petit Jeannin ; prenez-vous par la main et nevous quittez pas. Les mains se cherchèrent et se réunirent auhasard.

Il y avait à peine dix minutes qu’on avaitabandonné Tombelène et déjà les rangs étaient intervertis. On futobligé de parler pour se reconnaître.

Voici comment la caravane étaitdisposée : Après le petit Jeannin, qui marchait en tête avecsa gaule à corne de bœuf, venaient monsieur Hue de Maurever etAubry de Kergariou, escortant Reine.

Derrière ce groupe c’étaient les Le Priol,Simon, Fanchon, Simonnette et Julien, qui avait l’arbalète surl’épaule.

Suivaient les Gothon, dont trois avaient euune belle conduite, tandis qu’il nous faudra pleurer éternellementsur la faiblesse de la quatrième. Les Gothon étaient accompagnéesde Scholastique, des Suzon et des Catiche.

Les Mathurin, les Joson, etc., formaientl’arrière-garde avec frère Bruno, qui s’était placé là dansl’espoir de conter à l’occasion quelque bonne aventure. Mais sonespérance se trouvait cruellement déçue. Le silence était derigueur.

La caravane marcha dans cet ordre pendant unquart d’heure environ.

Au bout d’un quart d’heure, chacun sentitl’eau à ses pieds.

En même temps, un bruit sourd se fit entendresur le sable.

– Les hommes d’armes ! dit tout basle petit Jeannin. Halte !

On s’arrêta, et il y eut un moment d’anxiététerrible, car c’était ici un coup de dés. Les hommes d’armespouvaient passer à droite ou à gauche de la caravane, comme ilspouvaient y donner en plein sans le savoir.

La petite troupe se tenait immobile etsilencieuse. Les chevaux approchaient. On entendit bientôt la voixde Méloir qui disait :

– De l’éperon, mes enfants, del’éperon ! Ce brouillard-là nous la baille belle ! Nousallons prendre notre revanche cette fois !

– Excepté Reine, qui est votre dame, etle traître Maurever que nous mènerons à Nantes pieds et poingsliés, répondit un homme d’armes, il ne faut qu’il en reste un seulpour voir le soleil de midi !

Reine tremblait. Les filles de Saint-Jean seserraient les unes contre les autres. Frère Bruno fit claquer lesdoigts de sa main droite et grommela :

– Ça me rappelle plus d’une histoire,mais chut ! il y a temps pour tout. Quand ils seront passés,on pourra délier un peu sa pauvre langue.

– Allons ! Bellissan ! criaitMéloir ; découple tes lévriers, ils vont quêter dans lebrouillard ; et qui sait ce qu’ils trouveront !

Aubry serra la main de Maurever et tira sonépée. Chacun crut que l’heure était venue de mourir. Bellissanrépondit :

– Je ferai tout ce que vous voudrez, sirechevalier ; mais du diable si les chiens ont du nez par cetemps-là ! Ils détaleraient à dix pas d’un homme ou d’unrenard sans s’en douter.

La cavalcade passait. Elle passa si près quechacun, dans la petite troupe, crut sentir le vent de la course.Bruno affirma même depuis qu’il avait vu glisser un cavalier dansla brume, mais Bruno aimait tant à parler ! Chacun retint sonsouffle.

– Holà ! cria Méloir, ceci est larivière ; dans dix minutes, nous serons à Tombelène… Mais j’aientendu quelque chose ! La cavalcade s’arrêta brusquement àvingt pas des fugitifs.

Frère Bruno caressa Joséphine, sa joliemassue, qu’il n’avait eu garde de laisser dans le fort.

– C’est un de mes lévriers qui est parti,dit Bellissan ; je n’en ai plus que onze en laisse. Ho !ho ! ho ! Noirot ! ho ! Une sorte degémissement lui répondit :

– Ho ! ho ! ho !Noirot ! ho ! cria encore le veneur. Cette fois il n’eutpoint de réponse.

– Si nous restons là, dit Méloir, nousnous ensablerons ; les pieds de mon cheval sont déjà de troispouces dans la tangue. En avant !

La cavalcade reprit le galop. Les gens denotre petite troupe étaient absolument dans la même situation quele cheval de Méloir. Partout, le long de ces grèves, mais surtoutdans le voisinage des cours d’eau, où se trouvent leslises ou sables mouvants, l’immobilité est périlleuse. Lesable cède sous les pieds, l’eau souterraine monte par l’effet dela pression, et l’on enfonce avec lenteur. Rien ne peut donnerl’idée de cette substance tremblante et molle qu’on appelle latangue. La surface présente une assez grande résistance,pourvu que la pression soit instantanée et rapide. Notre boueterrestre, les corps gras, toutes choses que nous connaissons etqui tiennent le milieu entre les matières solides et les matièresliquides, ont un caractère commun ; le pied y enfonce aumoment même où il s’y pose.

Ici, non. Le pied marque à peine au premierinstant, il soulève une manière d’ourlet sablonneux et relativementsec, tandis qu’à l’endroit même où la pression s’opère, l’eau monteet remplace le sable.

Si le pied quitte lestement le sol, comme celaa lieu dans une marche légère, on voit sa trace peu profonde formerune petite mare qui s’efface bientôt parce que la tangue reprendaisément son niveau.

Mais si le pied reste, il enfonce indéfinimentet plus vite à mesure que l’immersion (la langue n’a pasd’autre mot) a lieu.

On dit qu’un homme met bien un quart d’heure àdisparaître entièrement dans les lises.

Chapitre 30Où maître Vincent Gueffès est forcé d’admettre l’existence de laFée des Grèves.

Un quart d’heure à disparaître !

Certes, il est difficile de se représenter uneplus terrible agonie !

Car une fois que les jambes sont prises à unecertaine hauteur, les efforts de l’homme le plus robuste sont vainset ne servent qu’à hâter l’immersion complète.

Le corps fait son trou lentement…lentement !

Le sable monte, emprisonnant les membres,moulant chaque pli de la chair, les jambes, le torse, la tête.

On dit encore, car il y a bien des on-dit surces côtes, qu’il suffirait d’étendre ses deux bras en croix pourarrêter la submersion à la hauteur des aisselles. Mais la mer estlà-bas. Un demi-pied de mer va noyer cette pauvre tête qui respireencore au-dessus des sables.

Ce bruit qui avait arrêté le chevalier Méloirdans sa marche, les fugitifs l’avaient entendu tout comme lui.

Quand la cavalcade se fut éloignée, le petitJeannin prit la parole avec précaution.

– Jamais je n’avais vu d’animalpareil ! dit-il.

– Quel animal ? demanda Aubry.

– Voyez ! répliqua Jeannin. Mais iln’était pas facile de voir.

Aubry s’approcha en tâtonnant, et sa mainrencontra le corps tout chaud d’un énorme lévrier blanc et noir quiétait étendu sur le sable.

– Maître Loys était plus grand et plusbeau que cela, murmura-t-il.

– Quand Méloir a dit à son veneur dedécoupler les chiens, reprit Jeannin, celui-là qui était sous levent de moi n’a fait qu’un bond et m’a pris à la gorge en grondant,mais je me méfiais. J’avais la main sur mon couteau que je lui aiplongé entre les côtes.

– Et tu n’as pas poussé un cri, petithomme ! dit Aubry en lui frappant sur l’épaule ; c’estbien, tu feras un maître soldat ! Jeannin rougit deplaisir.

Quelque part, dans le brouillard, Simonnetteétait là qui devait entendre.

– Oui, oui, dit frère Bruno,Peau-de-Mouton sera un fier soldat, c’est vrai. Il a tué un chien,à ce que je comprends, mais il en reste onze, et si monsieur Hueveut me permettre de parler, je vais donner un bon conseil.

– Parle, répliqua le vieux Maurever, queces divers événements semblaient préoccuper très peu.

– Parle ! grommela Bruno ; levieux seigneur est dans ses méditations jusqu’au cou. Et lesméditations, c’est comme les tangues, on s’y noie ! mais il nem’appartient pas de juger un seigneur.

– Eh bien ? fit monsieur Hue.

– Voilà ! maintenant il s’impatienteparce que je ne parle pas assez vite. Eh bien ! messire,reprit-il tout haut, je déclare que je vous regarde comme notrechef, tant à cause de votre âge respectable que pour le titre dechevalier banneret que vous avez…

– Incorrigible bavard ! interrompitMaurever.

– Ah ! par exemple ! s’écriaBruno en colère, depuis cinquante-deux ans que je vis, et jepourrais dire cinquante-trois ans, vienne la Saint-Mathieu, car jesuis né trois ans avant le siècle, oui-da ! et mes dents nebranlent pas encore, voici la première fois qu’on m’appellebavard ! Mais c’est égal, je n’ai pas de rancune : monbon conseil, je vous le donne gratis et pro Deo, commedisait Quentin de la Villegille, porte-lance de M. leconnétable. Les soudards et cavaliers de ce Méloir sont maintenantà Tombelène ou bien près, pas vrai ? Eh bien ! quand ilsvont voir les oiseaux dénichés, ils seront de méchante humeur. Ilsont des chiens et les chevaux vont plus vite que les hommes. Leschiens n’ont guère de nez dans le brouillard, c’est le veneurlui-même qui l’a dit ; mais on leur mettra le museau dans nostraces fraîches, et alors…

– C’est vrai ! s’écria Aubry.

– Bon ! bon ! fit Bruno ;maintenant, chacun va me couper la parole, je m’yattendais !

– Que faire ? demanda Maurever.

– Voilà ! J’ai vu plus d’unepoursuite dans les grèves. Olivier de Plugastel, chevalier,seigneur de Plougaz, échappa aux Anglais tenant garnison àTombelène, pas plus tard qu’en l’an quarante-deux, en suivant lecours de cette rivière où nous sommes. L’eau qui coulait sur lesable effaçait, à mesure, la trace de ses pas.

– Suivons donc la rivière ! ditAubry.

– La rivière, en descendant, est pleinede lises, fit observer Jeannin ; en remontant, ellenous mène dans la partie la plus dangereuse des grèves. Et si nousne nous hâtons pas de gagner la terre, ce brouillard se lèvera.Nous resterons à découvert au milieu des grèves.

Cela était si complètement évident, quepersonne n’y trouva de réplique. Le frère Bruno lui-même se grattal’oreille et ne répondit point.

– Marchons à reculons, reprit Jeannin, leplus vite que nous pourrons. Le veneur collera son œil contre terreet voudra connaître nos traces. Ils font toujours comme cela. Quandle veneur aura connu nos traces, il voudra mettre sa raison à laplace de l’instinct des chiens, et nous serons sauvés.

– Oh ! Peau-de-Mouton !Peau-de-Mouton ! s’écria Bruno, tu ne vivras pas : tu astrop d’esprit ! Allons ! vous autres, àreculons !

On se remit en marche, selon l’avis du petitcoquetier. – Dix ou douze minutes se passèrent,– Maurever avait de nouveau commandé le silence.

Au bout de ce temps, Bruno quitta son posted’arrière-garde, et, sans dire un mot cette fois, traversa toute latroupe pour se rapprocher de Jeannin.

Sans le brouillard, on aurait pu voir sur lafigure du frère convers une inquiétude grave. Et il ne fallait paspeu de chose pour produire cet effet-là !

– Où es-tu, petit ? demanda-t-il àvoix basse, quand il se crut auprès de Jeannin.

– Ici, répliqua ce dernier.

Bruno s’avança encore jusqu’à ce qu’il pût luiprendre la main.

– Es-tu bien sûr du chemin que tusuis ? dit-il.

– Non, répondit Jeannin, dont la mainétait froide et la respiration haletante ; depuis deux outrois minutes je vais à la grâce de Dieu.

– Où crois-tu être ?

– À l’orient du Mont.

– Moi, je crois que nous sommes àl’ouest ; la tangue mollit ; le vent vient de l’ouest, etsi nous étions de l’autre côté, nous ne le sentirions guère.

– C’est vrai. Tournons à gauche.

– Avertis, au moins, avant detourner.

– Tournons à gauche ! répéta Jeanninà haute voix. Il n’y eut point de réponse. Jeannin pâlit et se prità trembler.

– Monsieur Hue ! dit-il doucementd’abord. Puis il cria de toute sa force :

– Monsieur Hue ! Le silence !Sa voix tremblait comme si elle eût rencontré au passage unobstacle inerte et sourd. Il était arrivé ceci : Tout enparlant et sans y songer le frère Bruno et Jeannin s’étaientarrêtés. Pendant cela, les fugitifs, continuant leur route, avaientpassé à droite ou à gauche, et ils étaient loin déjà. Les bras deJeannin s’affaissèrent le long de ses flancs.

– Simonnette ! et lademoiselle ! murmura-t-il.

– Allons, petit ! du courage !reprit Bruno ; si l’un de nous les retrouve, celasuffira ; prends à gauche ; moi j’irai à droite. Et desjambes !

Ils s’élancèrent chacun dans la directionindiquée. Deux minutes après, il leur eût été impossible de seretrouver mutuellement. Vers ce même instant, Méloir et ses hommesd’armes arrivaient à Tombelène qu’ils avaient manqué plusieurs foisdans le brouillard. Bruno avait deviné juste. Dès que Méloirreconnut que les fugitifs avaient quitté leur retraite, il mit seslévriers sur leur trace, et ouvrit la chasse gaiement.

– Par mon patron, dit-il ; j’aimemieux la chose ainsi ! nous allons les forcer comme deslièvres en plaine.

Péan, Kerbehel, Hercoat, Corson, Coëtaudon,suivis des archers et soudards à pied, s’élancèrent dans la voie.Bellissan, le veneur, tenait son meilleur lévrier en laisse etouvrait la marche.

Le brouillard était toujours aussi intense,les hommes d’armes, montés sur leurs chevaux, ne voyaient point lesol ; mais chacun d’eux tenait la laisse d’un lévrier et ilsallaient en ligne droite, comme s’il eût fait beau soleil.

Les chiens s’arrêtèrent sur les bords de larivière qui passe entre le mont Saint-Michel et Tombelène.Bellissan n’était pas homme à s’embarrasser pour si peu. Il passal’eau et connut les traces nouvelles comme s’il se fût agi d’uncerf ou d’un sanglier, puis il caressa doucement son lévrier endisant :

– Vellecy ! allez ! Le chiendonna de la voix à bas bruit. La chasse recommença. Mais bientôt unobstacle d’un nouveau genre se présenta.

Nous ne voulons point parler de la marche àreculons. Ceci eût été bon peut-être pour tromper des hommes, maisles chiens vont au flair et ne raisonnent guère, lesheureux !

À cause de quoi, ils ne commettent pointd’erreurs.

L’obstacle dont il s’agit, c’était ladivergence des routes suivies par le petit Jeannin d’abord, frèreBruno ensuite, et enfin le gros de la caravane.

Les chiens quêtèrent un instant, soufflant auvent, éternuant, reniflant, et attendant l’indication bonne oumauvaise qui leur vient de l’homme, quand leur instinct faitdéfaut.

Mais ici les hommes étaient encore plusempêchés que les chiens.

Tout le monde mit pied à terre. On s’accroupitsur le sable, on regarda la tangue de près ; on fit de sonmieux.

On ne fit rien de bon.

La brume semblait se rire de tout effort.

Maître Vincent Gueffès, car il était là,maître Vincent Gueffès fut le premier qui se releva. Il avait lenez tout barbouillé de sable, tant il avait approché de la tangueses yeux clignotants et gris.

– M’est avis qu’ils se sont séparés entrois troupes, dit-il, volontairement ou par l’effet du hasard.

– Après ? demanda Méloir.

– Après, mon bon seigneur ? onprétend que le sire d’Estouteville a reçu ordre du roi de France des’opposer à toute poursuite armée sur le territoire du royaume.

– Qui prétend cela ?

– De gens bien informés, mon cherseigneur. Le vieux Maurever est un matois. Il aura pris à gauche duMont pour se trouver tout de suite le plus près possible de laprotection française.

– Oh ! hé ! cria Bellissan, legros de la bande a pris à droite du mont Saint-Michel. Allez,chiens, allez !

Il pouvait y avoir du bon dans l’avis demaître Vincent Gueffès ; mais le lévrier de Bellissan leveneur entraîna tous les autres, et maître Gueffès resta seul. Ils’arrêta un instant indécis.

Dans les sables, par le brouillard, il n’estpas permis de réfléchir.

Quand maître Vincent Gueffès se ravisa etvoulut suivre la troupe de Méloir, il n’était déjà plus temps.Aucun bruit n’arrivait à son oreille.

Il tourna sur lui-même pour s’orienter !Seconde imprudence.

Par le brouillard, dans les sables, il ne fautjamais tourner sur soi-même, à moins qu’on n’ait dans sa poche uneboussole.

On perd, en effet, absolument le sens de ladirection et dès qu’on l’a perdu, rien ne peut le rendre. Il n’y alà aucun objet extérieur qui puisse servir de guide. Les gens dupays égarés dans la brume se dirigent quelquefois, quand ils sevoient réduits à ces extrémités, par l’inclinaison despaumelles ou petites rides de sable que le reflux laissesur la grève. Ils ont remarqué que ces paumelles s’élèvent à pic ducôté de la terre, et gardent au contraire du côté de l’eau unepente douce et presque insensible.

Mais outre que cette règle est fort loind’être générale, il n’y a que certains endroits des grèves où lesable soit assez pur pour former ces paumelles.

La marne, qui est presque partout un deséléments de la tangue, résiste au flot et garde son plan.

Maître Gueffès était justement en un lieu oùil n’y avait point de paumelles.

Il se baissa pour examiner les traces. Lestraces se mêlaient maintenant en tous sens ; chaque pasformait un trou arrondi dans ce sable mou et prompt às’affaisser.

Maître Gueffès était absolument dans laposition d’un homme qui joue à colin-maillard.

La bravoure n’était pas son fait.

Il eut peur, et se prit à courir en suivant auhasard une des lignes de pas qui partaient du centre où les deuxtroupes, les fugitifs d’abord, puis les hommes de Méloir, s’étaientsuccessivement arrêtées.

Oh ! le pauvre Normand ! s’il avaitsu ce qui l’attendait au bout du chemin, il n’aurait pas couru sivite !

Il est notoire que la Fée des Grèves n’aimepas ceux qui doutent d’elle.

Il est connu que la Fée des Grèves étranglevolontiers dans un coin ceux qu’elle n’aime pas.

Les fées sont du reste presque toutes commecela, les fées bretonnes surtout.

Or, la Fée des Grèves glisse dans lebrouillard comme dans la nuit.

La trace que suivait maître Vincent Gueffès setrouvait être par hasard celle du petit Jeannin, Fée des Grèves parintérim.

Tout en marchant, maître Vincent Gueffès serassurait un peu et il se disait :

– C’est une journée de cent écus nantais,plus Simonnette, sans parler du petit scélérat de coquetier, quisera pendu cette fois pour tout de bon ! Le chevalier Méloirm’a promis tout cela. Laissons faire, l’heure du déjeuner vient. Sije gagne le Mont, j’ôterai mon bonnet, et je mangerai la soupe desbons moines pour l’amour de Dieu.

Justement, un son grave et vibrant perça lebrouillard. Maître Vincent poussa un cri de joie. C’était la clochedu monastère. Il était à cent pas du Mont.

– Laissons faire ! laissonsfaire ! reprit-il, en se frottant les mains : Jeanninpendu, Simonnette que voilà devenue ma femme, et cent écusd’or !

Une forme indécise passa près de lui, si prèsqu’il sentit comme un frôlement.

Une robe de femme ! il n’y avait pas às’y tromper !

On peut fuir un homme, quand on a le caractèreprudent. Mais une femme !

Maître Gueffès, devenu brave tout à coup,s’élança en avant. Ce pouvait être Simonnette, ce pouvait êtremademoiselle Reine.

Bonne prise, dans tous les cas !

Au bout d’une vingtaine d’enjambées, il vit lebrouillard s’ouvrir. Le roc noir de Saint-Michel était devantlui.

C’était hors des murailles de la ville, en unlieu sauvage et sombre que surplombent les contreforts dumonastère.

Sous les fondations, entre les roches énormes,il y avait une femme, la forme que maître Gueffès avait vue passerdans la brume.

Bonne prise ! oh ! bonneprise ! maître Vincent Gueffès reconnut les vêtements de Reinede Maurever.

Et derrière son voile, il reconnut aussi sescheveux blonds bouclés, qui brillaient au soleil.

Il s’approcha tortueusement.

De l’autre côté des rochers, il y avait depauvres pêcheurs qui faisaient sécher leur filets. Ils avaient bienreconnu la Fée des Grèves pour l’avoir vue souvent glisser, lanuit, sur le sable, depuis que monsieur était caché àTombelène.

Ils se dirent :

– Voilà le Normand Gueffès qui vaattaquer la Fée. Sorcier contre lutin : voyons labataille ! La bataille ne fut pas longue. Il paraît que lesfées sont plus fortes que les Normands.

Dès le commencement du combat, maître Gueffèsdevint fou, car on l’entendit crier :

– Jeannin, petit Jeannin !pitié ! pitié ! Qu’avait-il à faire là-dedans Jeannin, lepetit coquetier des Quatre-Salines ?

La Fée prit, cependant, Gueffès par le cou etl’entraîna dans le brouillard.

Il se débattait, le malheureux ! La Féeet lui disparurent derrière la brume.

Quand le brouillard se leva, vers midi, lespêcheurs trouvèrent maître Vincent Gueffès étendu sur le sable, laFée lui avait tordu le cou.

Il faut se méfier. Chacun savait que maîtreGueffès, quand il avait les pieds dans les cendres, et lepiché au coude, parlait trop à son aise de la Fée desGrèves.

Il faut se méfier. Se taire est le mieux. Maissi vous avez à parler d’elle, dites toujours la bonne fée,ou ne passez jamais en grève…

Chapitre 31Où l’on voit revenir maître Loys, lévrier noir.

C’est à peine si nous avons le temps de verserune larme sur le sort malheureux de Vincent Gueffès, Normand. Ilétait maquignon comme ceux de son pays ; il avait une mâchoiremémorable ; il ne disait jamais ni oui ni non ; ilpossédait quelque teinture de philosophie éclectique, bien quecette gaie science ne fût point encore inventée.

Il était païen à l’instar de tous les beauxesprits.

Il était même un peu voleur.

En le quittant pour jamais, nous aimons àjeter ces quelques fleurs sur la tombe d’un homme qui, devançant leprogrès, secoua si vite les préjugés idiots où croupissait sonsiècle.

Cela dit, Vincent Gueffès, adieu !

À deux ou trois reprises différentes, Méloiret ses hommes d’armes furent obligés de s’arrêter dans leur chassedevant des obstacles absolument pareils à celui que nous avonsdécrit naguère, et qui fut la cause du tant regrettable trépas demaître Vincent Gueffès.

Deux ou trois fois la troupe fugitive s’étaitdivisée, soit de parti pris, soit par l’effet du hasard. Suivanttoute apparence, les émigrés du village de Saint-Jean et monsieurHue avaient essayé de marcher ensemble et quelque incident lesavait séparés.

Ils s’étaient perdus dans la brume et secherchaient peut-être.

Mais le proverbe : Chercher uneaiguille dans une charretée de foin est de beaucoup tropfaible pour exprimer la folie qu’il y aurait à courir après unhomme dans ces immenses ténèbres.

Méloir et sa troupe avaient leurslévriers.

Encore ne trouvaient-ils rien.

Ils continuaient néanmoins la chasse.Désormais Méloir ne pouvait plus reculer.

Méloir avait passé la moitié de sa vie à sebattre comme il faut. C’était une brave lance ; mais cen’était que cela. Les gens de cette espèce arrivent tout à coup aumal, parce que leur bonne conduite ne fut jamais le résultat d’unprincipe.

Si le hasard les sert, ils peuvent fournir laplus honorable carrière du monde et demeurer fermes jusqu’au boutdans le droit chemin, parce qu’ils ne sont essentiellement nivicieux ni méchants.

Mais comme ils ne sont pas essentiellementbons et qu’ils n’ont d’autre mobile que l’intérêt humain, vous lesvoyez glisser aussitôt que leur pied touche une pente facile.

Et dès qu’ils glissent, ils aident la pente.Leur sagesse menteuse érige en système le hasard de leur chute.

S’ils ont déjà de la fange jusqu’à laceinture, ils s’écrient : On a calomnié la fange ! Lafange est un bon lit ! C’est exprès que je suis dans lafange !

Vive la fange !

Les chiens se détournent quand ilss’aperçoivent qu’ils font fausse route ; les hommes, non.

Il y avait, au temps des druides, dansl’Armor, un fou qui mettait une citrouille au bout d’une pique, etqui se prosternait devant cet emblème auguste en disant :

– Ceci est le soleil. Les druides quin’entendaient pas la plaisanterie, invitèrent ce fou à rentrer dansle giron de Belenus. Le fou ne voulut pas. Les druides le placèrentsur un tas de fagots qu’ils allumèrent. Le fou mourut comme unhéros en criant à tue-tête :

– Imposteurs, vous pouvez tuez mon corps,mais ma citrouille était bien le soleil ! Méloir avait regardéun jour ses cheveux qui grisonnaient. Il s’était dit : Je veuxun manoir, une femme, des vassaux, etc. Et il avait fait choix dece triomphant moyen, expliqué par lui à Aubry de Kergariou, audébut de ce récit : la terreur. Au fond, ce n’était qu’unépouvantail : l’escopette du mendiant espagnol qui n’a nipoudre ni balles.

Mais à l’heure où nous sommes, Méloir avaitchargé son arme jusqu’à la gueule. Il ne demandait pas mieux que detuer. C’était un parfait coquin.

Tant la logique est une irrésistible et bellechose ! Posez les prémisses, le diable tirera la conséquence.Ceci étant accepté qu’il fallait se venger d’Aubry, fairedisparaître le vieux Maurever et s’emparer de Reine à tout prix, letemps pressait. Méloir sentait que le terrain politique tremblaitsous ses pas. Son zèle qui lui valait aujourd’hui la faveur duprince régnant pouvait, demain, le mener au supplice.

Mais, en 1450, comme de nos jours, les espritspratiques connaissent le mérite du fait accompli.

Ce qui est fait est fait, ditl’odieux proverbe.

Et croyez-nous bien, sur douze proverbes, il yen a onze d’abominables ; de même que sur cent almanachs, cesévangiles de l’ignorance impie, il y a quatre-vingt-dix-neufturpitudes.

Méloir pensait : Si je me hâte, tout serafini avant la mort du duc François. Je serai en possession del’héritière et de l’héritage. On me montrera les dents peut-être,mais on ne mordra pas !

– Et allons ! Rougeot, Tarot !Allons ! Nantois, Grégeois, Pivois, Ardois ! Allons,Léopard et Finot !

Le pauvre Noirot était couché là-bas sous latangue, on ne l’appelait plus.

– Allons, bons chiens, dressés à secourirles naufragés, en chasse ! en chasse ! Ils allaient, envérité ! les chevaux ne quittaient pas le petit trot. Lessoudards couraient derrière. Les fugitifs ne pouvaient sesoustraire désormais bien longtemps à cette poursuite acharnée.

Il est même probable que, sans les retardsoccasionnés par l’hésitation des lévriers, aux endroits de la grèveoù les traces se bifurquaient tout à coup, quelques traînardsfussent tombés déjà au pouvoir des hommes d’armes.

Voici cependant ce qui était advenu demonsieur Hue et de sa suite.

Aubry s’était mis à la tête de la caravanelorsqu’il avait reconnu l’absence du petit Jeannin. Aubry ne savaitguère son chemin dans les sables ; il allait droit devant lui,ce qui est quelquefois le mieux.

Au bout d’une heure de marche, le bruit de lamer se fit entendre si distinctement qu’il n’y eût point à douter.Ils avaient fait fausse route. Reine souffrait de sa blessure. Lafatigue et le découragement venaient.

Et le brouillard ne diminuait point.

La troupe se trouvait engagée dans cettepartie des grèves qui est au nord-ouest du Mont, et où les maresabondent.

En retournant sur ses pas, Aubry laissafléchir vers le sud la ligne qu’il suivait. Ce n’était plus dusable, c’était de la marne délayée que la troupe avait sous lespieds.

Pour éviter les mares, à fond de lises, onfaisait de nombreux circuits. Les uns passaient à droite, lesautres à gauche.

De temps en temps, un homme ou une femme seperdait.

Une fois, Maurever appela Reine qui nerépondit pas.

Une horrible angoisse serra le cœur duvieillard.

Et à dater de cet instant, tout fut confusionparmi les fugitifs.

Chacun voulut chercher Reine.

On tourna ; on perdit la voie. Puis, lesgroupes se détachèrent. Il y avait maintenant impossibilité de serallier.

Hue de Maurever marchait avec son vieux vassalSimon Le Priol qui tenait sa femme par la main.

Fanchon pleurait à chaudes larmes, la pauvrefemme, parce que ses deux enfants, Julien et Simonnette, n’étaientplus là pour répondre à sa voix.

Aubry allait tout seul, fou de douleur,courant dans cette nuit éclairée, sans but, sans direction, presquesans espoir.

Les filles et les gars de Saint-Jean erraientça et là à l’aventure.

Dans la brume, tous ces différents groupes secroisaient maintenant sans se voir. Tout était à la débandade. Etla besogne des hommes d’armes du chevalier Méloir n’en valait pasmieux pour cela. Cette foule dispersée des fugitifs n’était bonnequ’à donner le change aux chasseurs.

Aubry avait quitté ses compagnons depuis unquart d’heure, lorsqu’il crut ouïr un bruit léger derrière lui.

Il s’arrêta et colla son oreille contre latangue.

Son cœur battait bien fort.

Mais quand il se releva, le rayon d’espoir quibrillait naguère à son front avait disparu.

Ce bruit qu’il entendait, c’était le pas deschevaux de Méloir.

Aubry chercha de quel côté il prendrait lafuite, car son premier besoin était de vivre, afin de protégerReine.

Les pas approchaient.

Aubry pouvait ouïr déjà la voix des hommesd’armes.

– Holà ! disait Péan, qu’a-t-il doncce brigand d’Ardois, il va rompre sa laisse !

– Et Rougeot ! répliquaitGoëtaudon ; ah ça, ils deviennent enragés, Bellissan, voslévriers !

– Chut ! fit le veneur ; nevoyez-vous pas qu’ils rencontrent ? J’ai de la peine à tenirce grand diable de chien que j’ai acheté sur la route. Bellemont,Reinot, coquin, bellement ! Le chevalier Méloir est-illà ?

– Messire Méloir ! appelèrentdiscrètement plusieurs voix.

Messire Méloir était ailleurs, car il ne donnapoint de réponse.

– Voilà qui est grand dommage ! ditencore Bellissan, car je suis bien sûr que nous allons avoir unrelancé. Bellement, Reinot, coquin, bellement !

– Hé bien ! hé bien ! criaCorson, le héraut, voilà Pivois qui m’entraîne. À bas,Pivois ! à bas, de par le ciel ! Bon ! sa laisses’est rompue dans ma main et Dieu sait où est le chien à cetteheure.

Pivois s’était élancé en poussant cetaboiement court et plaintif des lévriers de race, qui ressemble aucri d’un sourd-muet.

Les autres chiens se démenèrent avecfureur.

Deux ou trois d’entre eux parvinrentsuccessivement à rompre leurs laisses et se précipitèrent en avantsur les traces de Pivois.

Pivois était une belle et noble bête, nourriedans l’héroïque chenil de Rieux ; gris de fer foncé, le museaupointu comme un poignard, le corps musculeux, les griffestranchantes.

En trois bonds, il fut auprès d’Aubry.

C’était une sorte de tumulus ou renflement àpeine sensible. Le brouillard y était moins opaque que dans lesfonds. On distinguait parfaitement le sol ; on voyait même àtrois pieds à la ronde.

Au centre du mamelon, il y avait un poteauhumide et gluant, couvert de mousse marine et qui, à marée haute,indiquait le bas-fond aux petites barques de pêcheurs montois.

Aubry s’était adossé contre ce poteau.

Il avait à la main son épée nue.

Dès l’instant où il avait entendu laconversation des hommes d’armes et senti, en quelque sorte, lafringale des chiens qui le flairaient, il avait dû renoncer à touteidée de fuir.

Une seule ressource restait : lecombat.

Le combat se présentait, certes, bieninégal ; mais Aubry avait foi en sa force, et ces soldats duvieux temps, un contre dix, ne désespéraient pas de lavictoire.

Tant que leurs doigts d’acier pressaient lacroix d’une épée, ils taillaient de leur mieux.

Il y avait ici quelque chose de plus terribleque les hommes, c’étaient les lévriers. Mais Aubry devinait là deshommes d’armes qui serraient la laisse de chaque chien au lieu delâcher à la fois la meute tout entière.

Il se disait :

– Ah ! si j’avais seulement avec moimaître Loys ! vrai Dieu ! ce serait une belleéquipée ! Dix chiens pour maître Loys, dix hommes pourmoi : c’est notre mesure.

– Mais, se reprenait-il ensoupirant ; pauvre maître Loys !… où est-il ?

Une masse sombre saillit hors du brouillard.Aubry sentit une haleine de feu et son épaule saigna sous la griffede Pivois.

Mais Pivois tomba éventré d’un coup d’épée àbras raccourci, que lui donna Aubry.

– Belle bête ! murmura-t-il ;c’est dommage ! Ardois, lancé comme une flèche, passapar-dessus le corps de Pivois. Aubry lui fendit la tête à la voléed’un coup de revers. Rougeot, magnifique animal, brun de cotte àpèlerine rousse, avec deux feux pourpres sous la paupière, roulasur ses deux compagnons morts. Il avait le col tranché aux troisquarts.

– Vrai Dieu ! grondait maître Aubryqui s’échauffait à la besogne, les hommes ne viendront-ils pas à lafin ! Les hommes venaient. On entendait parfaitement le passourd des chevaux. Aubry vit la silhouette d’un cavalier quipassait à sa gauche sans l’apercevoir.

Comme il ouvrait la bouche pour l’appeler, caril était en train et il avait hâte de sentir une épée grincercontre la sienne, un quatrième lévrier sortit du brouillard etfondit sur lui.

Énorme, celui-là ! noir de la tête auxpieds ! beau comme on se représente les chiens fabuleux quimènent l’éternelle course de Diane chasseresse.

L’Achille des chiens !

Il bondit littéralement par-dessus l’épéed’Aubry, tomba de l’autre côté, rebondit avant qu’Aubry eût letemps de faire volte-face et le saisit à la gorge.

Mais non point pour l’étrangler, oh !non ! Pour le caresser plutôt, doucement et tendrement, commel’épagneul favori vient mêler ses longues soies aux longs cheveuxde la châtelaine aimée.

Pour le chérir, pour le baiser en gémissant dejoie. Loys ! maître Loys ! le grand, le fier,l’intrépide ! L’Achille des chiens, on vous le dit. C’étaitlui que Bellissan avait acheté à Dinan, par hasard, pour remplacerle pauvre Ravot, mort de la poitrine. C’était lui qu’on appelaitReinot, c’était maître Loys ! Écoutez, Aubry le baisa sur lemuseau, comme un enfant, comme un ami. Aubry avait une larme à lapaupière.

– Seigneur Dieu ! vous êtes avecmoi ! s’écria-t-il sans plus se cacher, grand merci !Hardi, Loys !

Puis, donnant sa voix qui vibra comme unclairon dans la brume :

– À moi, taupins ! ajouta-t-il, àmoi, traîtres maudits ! Méloir, Péan ! Coëtaudon !Corson et d’autres, s’il y en a ! Venez ! venez !venez !

Une clameur, lointaine déjà, répondit à cetappel. Aubry était dépassé ; il aurait pu éviter la lutte.Mais ce n’était pas ce qu’il voulait. Pendant qu’il allaitcombattre, qui sait si Reine n’aurait pas le temps de sesauver ? C’était quelques minutes de gagnées : le salutpeut-être !

Et puis, avec maître Loys, Aubry se croyaitsûr de vaincre.

Les pas des chevaux se rapprochaient. Loys semit à côté de son maître, les jarrets ramassés, le museau dans lesable.

Le nom de Reine vint encore une fois auxlèvres d’Aubry, puis il serra sa bonne épée.

– Hardi, Loys ! Il y eut tout à coupun grand cliquetis de fer. Le sable se rougit autour du vieuxpoteau, vert de goémon. Les chiens étranglés hurlèrent. Les hommesd’armes repoussés blasphémèrent. Hardi, Loys ! maîtreLoys ! ils sont à nous !

Chapitre 32Le tube miraculeux.

C’était un étrange combat.

Aubry, à pied, avait, il faut le dire, toutl’avantage sur les hommes d’armes à cheval.

Leste et jeune, il se servait du brouillardcomme d’une machine de guerre.

Il avait quitté le mamelon où la brume étaittrop claire, et les hommes d’armes l’avaient suivi dans un fond,sur la tangue molle, où les sabots de leurs montures enfonçaient àchaque pas.

Aubry était pour eux comme un fantôme quiparaissait à l’improviste, qui disparaissait tout à coup pourreparaître encore.

Mais l’épée d’Aubry n’était pas un fantômed’épée ; elle taillait bel et bien, Péan le savait, Corsonaussi, Kerbehel de même, car ils avaient tous les trois deprofondes blessures.

Le pauvre héraut Corson grommelait :

– Le buffle de mon justaucorps est devenude gueules !

– L’épée haute, Corson !lui dit Kerbehel, ou bien on pourra blasonner le lieu où noussommes : « De sable au corps de héraut, couché, decarnation… »

– » …Accompagné de quatre malandrinsde même », acheva Corson plaintivement.

Kerbehel voulut répondre ; mais Loys, quien avait fini avec Nantois, Léopard, Varot et les autres, s’élançasur lui, la gueule rouge, et le malmena cruellement.

En même temps, Péan tombait, la gorgetraversée par l’épée d’Aubry – Hardi, Loys ! maîtreLoys ! ils sont à nous !

– Cet homme est le diable ! s’écriaCoëtaudon qui donnait de grands coups de lance dans le vide.

– Non pas ! c’est le chien qui estle diable ! balbutia Kerbehel, désarçonné à demi.

– Ô mes compagnons ! pleura Corson,il n’y a pour nous ici ni profit, ni gloire ! Ce n’est pascelui-là que nous cherchons. Sus au vieux Maurever ! etlaissons ce ragot qui nous donne le change.

L’avis était bon.

– Sus ! sus ! clama Kerbehel,enchanté de ce biais.

– Sus ! sus ! Et les éperonss’enfoncèrent dans le cuir des chevaux. En ce temps déjà, les motsprenaient, à l’occasion, des significations très subtilementdétournées.

Sus ! voulait dire ici : sauve quipeut !

Mais la gloire était sauvegardée.

Maître Loys fournit encore une charge ;Aubry se lança une dernière fois dans le brouillard, puis ilss’étendirent fraternellement, l’un près de l’autre, haletants,harassés, – mais vainqueurs !

Il était neuf heures du matin. Le soleilprenait de la force et pompait lentement le brouillard.

Un vent léger venait du large, annonçant leflux.

Le moment s’approchait où ce rideau immense,qui cachait les grèves allait se déchirer.

Soit qu’il s’évanouit subitement avec laprestesse d’un changement à vue, soit qu’il dût s’éclaircir peu àpeu, faisant sa gaze de plus en plus transparente, découvrant lesobjets un à un, et luttant jusqu’à la dernière seconde contre lejour enfin victorieux.

Dans l’un et l’autre cas, les différentestroupes, dispersées sur les tangues, allaient se chercher, à coupsûr, se voir et se combattre.

Sur les rochers qui bordent le montSaint-Michel, du côté de la Bretagne, une troupe d’hommes armésétait rangée en bon ordre.

À la tête de cette troupe, se trouvait unchevalier banneret, portant à son haubert l’écussonvairé-contrevairé d’or et de sable des sires de Ligneville enCotentin.

Son petit bataillon et lui demeuraientimmobiles, comme s’ils eussent été chargés de garder le Mont contreune attaque prochaine.

Vers cette heure, Corson, Coëtaudon et lesautres, qui avaient rallié une douzaine de soudards, suivaient,dans la brume éclaircie, la piste de monsieur Hue de Maurever.

Derrière la troupe cantonnée sur les rochers,l’étendard de Saint-Michel était planté en terre, au-dessous de labannière de France.

Un coup de vent chassa la brume quienveloppait encore la base du roc.

On vit dans les sables un vieillard entouré dequelques femmes et de quelques paysans. Presque au même instant,les hommes d’armes de Méloir sortirent de la brume refermée.

– En avant ! dit le sire deLigneville. La bannière de France fit flotter au soleil ses longsplis d’argent.

La troupe descendit sur la grève. Elle se mitentre les fugitifs et les hommes d’armes.

– Que venez-vous quérir sur les domainesdu Roi ? demanda monsieur de Ligneville.

– Nous venons, par la volonté de notreseigneur le duc, répondit Corson, quérir monsieur Hue de Maurever,coupable de trahison.

– Et portez-vous licence de franchir lafrontière ?

– De par Dieu ! monsieur deLigneville, riposta Corson, quand notre seigneur François a sauvévotre sire des griffes de l’Anglais, il a franchi la frontière sanslicence.

Ligneville fit un geste. Ses soldats serangèrent en bataille. Hue de Maurever perça les rangs.

– Messire, dit-il, si ces gens deBretagne veulent s’en retourner chez eux en se contentant de mapersonne et en laissant libres tous les pauvres paysans de mesanciens domaines, je suis prêt à me livrer en leurs mains.

– Donc, pour ce, franchissez la rivièrede Couesnon, messire, répliqua Ligneville ; sur la terre duRoi, on ne se rend qu’au Roi.

Le sire de Ligneville demanda ensuite auxBretons :

– Qui est votre chef ? Kerbehel,Corson et Coëtaudon se consultèrent.

– Notre chef est le chevalier Méloir,dirent-ils.

– J’ai entendu parler de ce chevalierMéloir, répondit M. de Ligneville ; dites-lui, pourl’honneur de la chevalerie, qu’il évite de passer à portée de malance, car monsieur l’abbé du mont Saint-Michel m’a donné l’ordrede le faire pendre.

Le rouge vint au front du vieux Maurever.

– Par mon salut ! messire,s’écria-t-il ; le duc François l’a fait chevalier. Je vousprie de me faire raison de ce qui est une insulte au duché deBretagne tout entier.

– Allons ! disaient en riant lessoldats du monastère ; voici le vieux chevalier qui va semettre avec ses assassins contre nous.

Mais Ligneville avait pris la main de Maureveret l’avait serrée avec respect.

– Si mes paroles vous ont causé de lacolère, monsieur mon digne ami, avait-il dit, de grand cœur jerétracte mes paroles.

Mais je ne vous laisserai point, ajouta-t-ilen souriant, faire de l’héroïsme avec de pareils coquins. Ce seraitjeter des perles aux animaux que vous savez. Monsieur Hue deMaurever, vous êtes le prisonnier du Roi !

Avant que le vieillard pût répondre, onl’avait saisi et conduit derrière les rangs.

– Holà ! maraudaille ! s’écriaLigneville, avec rudesse ; maintenant, hors d’ici etvitement ! Il s’adressait ainsi aux hommes d’armes deMéloir.

Ceux-ci pouvaient être en effet des gens deconscience large et peu délicats sur le choix de leur besogne. Maisc’étaient des Bretons.

Ligneville n’avait pas fini de parler, qu’uncarreau d’arbalète faisait sonner l’acier de son casque. LesBretons chargèrent résolument et se firent tuer ou prendre tousjusqu’au dernier.

Monsieur Hue, cependant, avait demandé auxsoldats du monastère si quelques fugitifs n’avaient point déjàtouché le Mont. Les réponses des soldats l’avaient à peu prèsrassuré sur le sort de sa fille, qui devait être en ce moment dansl’enceinte des murailles avec Aubry et les enfants de Simon LePriol.

On monta la rampe.

Aubry et le petit Jeannin, arrivés, en effet,les premiers au monastère, attendaient avec anxiété. Ils espéraientque Reine et Simonnette étaient avec le gros de la troupe.

Hélas ! le pauvre Bruno avait l’oreillebasse.

Il était rentré au bercail et s’était mis à ladisposition du frère pénitencier. Ils avaient causé tous deuxdiscipline et bien sérieusement.

Frère Bruno avait le bras gauche cassé, ce quiretardait l’exécution.

– Mon frère Eustache, disait-il aupénitencier, cela me rappelle l’histoire de Jacob Malteste du bourgde Cesson, auprès de Rennes. Il était bien malade quand il futcondamné à la peine de la hart. On lui fit prendre de bons remèdes,on le guérit, et puis on le pendit.

Heureusement pour Bruno que l’influence du ducde Bretagne était fort mince au monastère en ce moment, et que lesecours apporté à monsieur Hue de Maurever lui fut compté commeœuvre pie.

Ce fut lui qui aperçut le premier monsieur Huegravissant la rampe.

Il courut avertir Aubry qui s’élança au-devantdu vieillard.

– Reine ! prononcèrent tous deux, enmême temps, monsieur Hue et Aubry.

– Elle n’est pas au monastère ?demanda le vieux chevalier.

– Vous ne la ramenez pas ? demandaAubry à son tour. Ce fut un moment d’angoisse cruelle. Jeannin,l’heureux petit Jeannin, avait Simonnette dans ses bras. Mais quandil entendit que mademoiselle Reine était perdue, il s’arracha desbras de Simonnette.

– Je vais rentrer en grève, dit-il ;la mer monte, il faut se hâter ! Maurever et Aubry avaient dufroid dans les veines.

Ce mot : « la mermonte » les frappait au cœur. Aubry serra la main deJeannin, et lui dit :

– Viens avec moi ! Mais, au lieu dedescendre à la grève, il gravit précipitamment la rampe et s’élançadans l’escalier de la salle des gardes. Jeannin et Bruno lesuivaient.

De la salle des gardes à la plate-forme, il ya bien des marches. Aubry fut sur la plate-forme en quelquessecondes. Jeannin ne l’avait pas quitté d’une semelle, mais lefrère Bruno soufflait encore dans les escaliers.

– Ouf ! disait-il ; ou…ouf ! cela me rappelle l’histoire de Jean Miolaine, le maîtregantier, qui paria de monter au beffroi de Coutances pendant quePerrin Langérier, son compère, boirait une double pinte de vind’Anjou… ou-ou-ouf !

Quand il arriva sur la plate-forme, Aubry etJeannin dévoraient déjà l’espace du regard.

Le brouillard s’était levé. L’œil planait surl’immensité des sables. Au nord-ouest, on voyait la ligne bleue dela mer qui montait. Sur la grève, rien.

Rien, sinon un point sombre et perceptible àpeine qui se montrait de l’autre côté du Couesnon, à la hauteur dubourg de Saint-Georges.

Aubry le désigna du doigt à Jeannin.

– C’est trop loin, dit le petitcoquetier ; on ne peut pas savoir… Puis il ajouta :

– Dans dix minutes, la mer couvrira cepoint noir. Aubry avait au front des gouttes de sueur glacée.

– Messer Jean Connault, le prieur desmoines, qui est un savant physicien, murmura le frère Bruno, a iciprès, dans le clocher, un tube de bois garni de verres. J’ai mismon œil une fois dans ce tube, et j’ai vu, – n’est-ce pointmagie ? – j’ai vu les femmes de Cancale avec leurscoiffes et leurs gorgerettes plissées, comme si Cancale se fûtavancé vers moi tout à coup, jusqu’au pied du mur à travers lamer.

– Ce bonhomme rêve ! s’écria Aubryqui frappa du pied. Bruno s’élança vers le clocher et redescenditl’instant d’après avec une sorte de bâton creux, formé d’anneauxcylindriques qui s’emboîtaient les uns dans les autres.

Aubry mit son œil au hasard à l’une desextrémités.

Il vit distinctement les vaches qui passaientsur le Mont-Dol, à quatre lieues de là.

Un cri de stupéfaction s’étouffa dans sapoitrine.

Le tube fut dirigé vers le point sombre quitranchait sur le sable étincelant. Cette fois, Aubry laissa tomberle tube et saisit sa poitrine à deux mains.

– Reine ! Reine ! dit-il ;Julien et Méloir ! ! ! Au risque de se briser lecrâne, il se précipita à corps perdu dans l’escalier de laplate-forme. Ceux qui le virent passer dans le réfectoire ettraverser la salle des gardes en courant, le prirent pour un fou.Le cheval du sire de Ligneville était attaché au bas de la rampe.Aubry sauta en selle sans dire une parole et piqua des deux.Bientôt, on put le voir galoper à fond de train sur la grève. Iltenait à la main la lance de Ligneville. Devant lui, un grandlévrier noir bondissait. Ils allaient, ils allaient. – C’étaitun tourbillon ! Jeannin avait dit :

– Dans dix minutes, la mer couvrira cepoint noir. Ce point noir, c’était Reine. Du sang auxéperons ! hope ! hope ! Reine – etMéloir ! Car pour Julien, Aubry avait vu, à l’aide du tube,l’épée de Méloir se plonger dans sa chair. Pauvre Julien !Hope ! hope ! hardi, maître Loys ! Sur laplate-forme, il y avait maintenant grande foule. Grande fouleautour de monsieur Hue de Maurever qui était agenouillé sur lapierre et qui levait au ciel ses mains tremblantes. On suivait duregard la course d’Aubry. Arriverait-il à temps ? Jeannin sedemandait :

– Mais pourquoi le chevalier et lademoiselle restent-ils immobiles, si près de la mer quimonte ? Il prit le tube à son tour et devint plus pâle qu’unmort.

– Ils sont enlisés !balbutia-t-il ; le chevalier a du sable jusqu’à la ceinture,et demoiselle Reine disparaît… disparaît… La cloche du monastèretinta le glas.

Une voix tomba des galeries supérieures. Cettevoix disait :

– Il y a deux malheureux en détresse dansles tangues. Priez pour ceux qui vont mourir !

Chapitre 33Les lises.

Quand le brouillard avait enfin cédé la placeaux clairs rayons du soleil de juin, le chevalier Méloir s’étaittrouvé seul, aux environs de la rivière de Couesnon, à deux lieuesau moins de la terre ferme.

Ce que son escorte était devenue, le chevalierMéloir ne le savait point.

Il était de terrible humeur.

Quelque chose comme un remords grondait aufond de sa conscience, car rien n’appelle si bien le remords quel’insuccès.

Or, le chevalier Méloir était un homme tropsage pour ne pas s’avouer qu’il avait échoué honteusement.

Siège et chasse avaient eu un résultatpareil.

Sarpebleu ! comme il disait le bonMéloir ; damner son âme, encore passe s’il s’agit d’un bonprix ! Mais se donner à Satan gratis, quelle école ! etque ce maître Satan devait bien rire !

En vérité, dans ce moment de fatigue et dedéfaite, sa philosophie fléchissait. Il n’était pas très éloignéd’avouer sa faute et de dire son meâ culpâ.

D’autant qu’il pensait à l’avenir, où ilvoyait des nuages formidables.

L’occasion était manquée. Un crime qui n’a pasréussi se punit double.

Et c’est bien fait !

Hélas ! hélas ! tout n’est donc pasrose dans la vie d’un brave homme qui veut la tranquillité pour sesvieux jours, un ou deux manoirs, quelques rentes, une femme à songré, l’aurea mediocritas enfin, et qui dévie un peu de laligne droite pour atteindre ce joyeux résultat ?

Hélas ! il y a tant de coquins, pourtant,qui réussissent ! Le ciel était injuste envers ce pauvrechevalier Méloir !

Tout à coup, de l’autre côté du Couesnon, ilaperçut deux paysans qui cheminaient.

Il s’était trop hâté de désespérer.

L’un de ces paysans, en effet, avait unearbalète sur l’épaule, et l’autre portait un costume qui réveillaquelques vagues souvenirs dans l’esprit du chevalier Méloir.

Une peau de mouton, nouée en écharpe et quisemblait avoir fourni de longs services.

Méloir se rappela ce jeune guide aux blondscheveux qu’il avait interrogé en vain quelques jours auparavant, etque maître Vincent Gueffès voulait si bien faire pendre.

Le pauvre enfant marchait avec peine. Lafatigue paraissait l’accabler.

Son compagnon et lui étaient évidemment desfugitifs du village de Saint-Jean-des-Grèves. Méloir songea qu’ilspourraient le renseigner. Il leur ordonna d’arrêter.

L’enfant à la peau de mouton et le paysan quiportait une arbalète n’eurent garde d’obéir. Ils pressèrent, aucontraire, leur marche.

Méloir choisit un endroit où le Couesnonétalait sur le sable, c’est-à-dire coulait sur une largesurface, sans rives et à fleur de grève.

Ces passages sont les gués les plus sûrs.

Méloir lança son cheval.

Le jeune garçon et son compagnon semblèrent seconsulter. Le premier fit un geste de lassitude désespérée. Ilss’arrêtèrent.

Le paysan banda son arbalète et se mit audevant du jeune garçon.

– Que diable veut dire ceci ? grondaMéloir. Puis il ajouta tout haut :

– Bonnes gens, je ne vous ferai point demal.

Un carreau d’acier vint frapper le front deson cheval, qui se leva sur ses pieds de derrière et retombamort.

– Maintenant fuyons ! s’écria JulienLe Priol ; ses armes le gênent ; il ne nous atteindrapas.

Oh ! certes, sans sa blessure, Reine deMaurever, qui avait trompé naguère si longtemps la poursuite dupetit Jeannin, Reine eût échappé en se jouant au chevalierMéloir.

Mais elle souffrait cruellement, mais elleétait accablée. Elle essaya de suivre Julien. Elle ne put ets’affaissa sur le sable.

– Sarpebleu ! s’écria Méloirexaspéré ; est-ce comme cela, manant endiablé ? Dixdrôles comme toi ne payeraient pas mon bon cheval !Attends !

Il prit son élan et vint l’épée haute surJulien.

C’était à ce moment qu’Aubry de Kergarioumettait l’œil au télescope élémentaire, fabriqué par Messer JeanConnault, prieur des moines et amateur de physique.

Julien attendit le chevalier de pied ferme etle blessa d’un second coup d’arbalète.

Mais il n’avait que son couteau court pourdétourner la longue épée de Méloir. Il fut renversé du premierchoc.

– Adieu, mademoiselle Reine, dit-il enmourant ; que Dieu vous protège ! moi, j’ai fait ce quej’ai pu.

– Reine ! s’écria Méloir qui n’enpouvait croire ses oreilles.

Il regarda le prétendu jeune garçon, etreconnut en effet la fille de Maurever.

– Oh ! oh ! dit-il, voilà doncpourquoi ce rustre prétendait résister à un chevalier !

– Damoiselle, ajouta-t-il en s’inclinantcourtoisement, vous ne faites que changer de serviteur.

En ce moment Aubry entrait en grève, monté surle cheval du sire de Ligneville.

Maître Loys volait, le ventre sur lesable.

Vers le nord-ouest, la ligne bleue couraitaussi. Elle galopait. C’était la mer.

Le chevalier Méloir s’était approché de Reineet cherchait à la relever. Bien qu’il ne connût pas exactement lesdangers de ces grèves, il ne pouvait pas manquer de voir etd’entendre la mer.

Reine était presque évanouie.

Le chevalier, dans les efforts qu’il fit pourla remettre debout, ne s’aperçut point d’abord que la tangue cédaitsous ses pieds.

Il était armé lourdement.

Quand il s’en aperçut, le sable humidetouchait les agrafes de ses genouillères.

Il lâcha Reine et voulut se dégager.

Comme il arrive toujours, ses efforts neservirent qu’à creuser davantage le trou qui allait être sontombeau.

Il vit le sable au-dessus de ses genoux etdevint livide.

– Est-ce qu’il me faudra mouririci ! pensa-t-il tout haut. Reine l’entendit. Elle se redressagalvanisée. Couchée comme elle l’était, et occupant une grandesurface, son poids avait à peine attaqué le sable.

Pour se lever et s’enfuir, elle n’avait qu’uneffort à faire, car ses pieds n’étaient point emprisonnés commeceux du chevalier dans la tangue lourde et molle.

L’espoir lui monta au cœur avec violence.

La pensée d’Aubry, qui tout à l’heure lanavrait, vint lui donner une force nouvelle. Elle jeta un coupd’œil sur Méloir qui enfonçait à vue d’œil.

– Je ne peux pas le sauver,murmura-t-elle. Et sa belle main blanche s’appuya sur le sable pouraider le mouvement de son corps.

Mais une autre main, une main de fer, sereferma sur sa belle main blanche.

Méloir avait aux lèvres un sourire sinistre.Il dit :

– Ceci est notre couche nuptiale, Reinede Maurever, dit-il ; j’avais juré que tu serais ma femme.Reine poussa un cri d’horreur.

Ce fut en ce moment que, du haut des galeriessupérieures, une voix tomba sur la plate-forme du monastère etdit :

– Priez pour ceux qui vont mourir !Sur la plate-forme tout le monde s’était agenouillé. Le glas tinta.Le vieux Maurever, plus pâle qu’un mort, mais les yeux secs et lavoix ferme, répondait l’oraison dite par les moines pour lescondamnés du periculum maris. Jeannin, Simonnette, sonpère et les autres vassaux de Maurever pleuraient silencieusement.Au nord-ouest, la grande ligne bleue avançait, étincelante, sousles rayons du soleil. Le cheval d’Aubry dévorait les sables,précédé toujours par maître Loys, le grand lévrier noir. Qui de lamer ou du cavalier, de la mort ou de la vie, allait arriver lepremier ?

Reine n’avait poussé qu’un cri.

Puis sa charmante tête blonde s’étaitrenversée, tandis que ses grands yeux bleus se tournaient vers leciel.

Elle aussi priait.

Elle priait pour son père et pour Aubry avantde prier pour elle-même.

Méloir la couvrait d’un regard de damné.

Méloir avait du sable au-dessus de laceinture.

Une fois le vent apporta le son lointain de lacloche de Saint-Michel.

Méloir sourit.

Reine détourna la tête.

Elle jeta un regard aux rives bretonnes. Unléger renflement du terrain lui indiqua le lieu où le manoir deSaint-Jean-des-Grèves se cachait derrière les arbres.

C’était là que son enfance heureuse s’étaitécoulée. C’était là qu’elle avait vu Aubry pour la premièrefois.

– Vous pensez à lui, damoiselle ?dit Méloir qui voulait railler, mais dont les dents grinçaient.

– Pensez à Dieu ! répliqua la jeunefille, sereine et calme, en face de la dernière heure. On entendaitle sourd grondement du flot.

Méloir avait du sable jusqu’aux seins. Sa mainde fer se rivait sur le bras de Reine…

Il tourna la tête tout à coup à un bruit quise faisait. Maître Loys bondissait dans le cours du Couesnon, oùétait déjà la mer.

Et Aubry était derrière maître Loys.

– Aubry ! Aubry ! à moi !cria Reine. Par un effort désespéré, Méloir essaya de l’attirer àlui. Ses yeux hagards disaient quel était son dessein horrible.

La vengeance qui lui échappait, il voulait laressaisir, et jeter à son rival vainqueur un cadavre pourfiancée.

– À moi, Aubry ! à moi ! répétala jeune fille qui résistait, mais qui se sentait entraînéeinvinciblement.

– Je ne mourrai pas seul ! criaMéloir. Au moment où son autre main allait toucher le col de Reine,Aubry passa, plus rapide qu’une flèche. Sa lance avait traversé depart en part la gorge de Méloir. Méloir blasphéma et lâcha prise.Le sable cacha sa blessure. Il n’avait plus que la tête au-dessusde la tangue. Et la mer mouillait déjà les vêtements de Reine qui,elle aussi, s’enlisait lentement. Aubry sauta sur lesable, et mit sa lance en travers pour assurer ses pieds.

– Tu n’auras pas le temps ! ditMéloir en souriant au flot qui vint lui baigner le visage. Unvisage de réprouvé ! Le cheval, dès qu’il sentit l’eau à sespieds, souffla et mit le nez au vent, cherchant la direction de safuite.

Aubry se sentit défaillir, car l’imaginationne peut rêver un danger plus terrible et plus prochain que celuiqui l’écrasait de toutes parts.

Si le cheval partait, Reine était perdue sansressource. Aubry la quitta, saisit la bride du cheval et la mitdans la gueule de maître Loys en commandant :

– Ne bouge pas ! Le cheval révoltéfit un bond.

– Hope ! hope ! cria Méloird’une voix étranglée et mourante. Maître Loys se pendit à la bride.Le flot passa par-dessus la tête de Méloir. Aubry tenait Reine dansses bras. Il sauta en selle avec son fardeau.

Et maître Loys de bondir, fou de joie, dans lamer montante.

– Hope ! hope ! cria Aubry àson tour. L’eau jaillit sous le sabot du bon cheval. Du chevalierMéloir, il n’était plus question. Son dernier soupir mit une bulled’air à la surface du flot. La bulle creva. Ce fut tout. Reinesouriait dans les bras de son fiancé. Elle remerciait Dieuardemment.

Sauvée ! sauvée par Aubry ! Deuximmenses joies !

Sur la plate-forme de Saint-Michel, monsieurHue de Maurever remerciait Dieu, lui aussi, car grâce à la lunettemiraculeuse, il assistait réellement à ce drame lointain et rapideque nous venons de dénouer.

Pas par ses yeux à lui, les larmesl’aveuglaient, mais par les yeux du petit Jeannin, qui avait saisid’autorité le tube de Messer Jean Connault, et qui ne l’eût pascédé au roi de France en personne.

Le petit Jeannin avait dit toutes lespéripéties de la course et de la lutte.

Seigneur Jésus ! au moment où les doigtscrispés du réprouvé avaient touché le cou de la pauvre Reine, lepetit Jeannin avait failli tomber à la renverse.

Mais la lance d’Aubry ! oh ! le boncoup de lance !

Et le lévrier noir, qui tenait dans sa gueulela bride du cheval ! c’était cela un chien !

Frère Bruno se disait, le matois :« En l’an cinquante, le lévrier de messire Aubry, qui est plusavisé que bien des chrétiens, etc., etc. »

Une histoire de plus, enfin, dans le grenierd’abondance de sa mémoire !

Et à mesure que le petit Jeannin parlait,l’assistance écoutait, bouche béante.

Quand Reine et Aubry furent en selle, ce futun long cri de joie.

Jeannin trépignait et la fièvre le prenait,car un ennemi restait à combattre : la mer.

– Oh ! disait-il, comme si Aubry eûtpu l’entendre ; à droite, messire, à droite, au nom deDieu ! Devant vous est le fond de Courtils. Saint Jésus !le chien a deviné ! Ils tournent à droite !

– Allons, vous autres, reprenait-il ens’adressant à l’assistance, un Ave, vite, vite, pourqu’ils passent les lises du Haut-Mené. Mais vous n’aurez pas letemps… Oh ! le brave chien !… il les conduit tout droit,comme s’il avait péché des coques toute sa vie dans les tangues.Tenez ! tenez ! les voilà qui sortent du flot… s’ilspeuvent tourner la mare d’Anguil, tout est dit… Bonne Vierge !bonne Vierge ! le flot les reprend !… mais piquez donc,messire Aubry ; de l’éperon ! de l’éperon !

Il essuya la sueur de son front.

– Eh bien, enfant ? murmura Maureverqui ne respirait plus. Jeannin fut une seconde avant derépondre.

Puis il quitta la lunette et se prit àcabrioler comme un fou sur la plate-forme.

– La mare est tournée, dit-il. Oh !le brave chien ! Maintenant, vous pouvez bien aller à l’égliseremercier le bon Dieu.

Une demi-heure après, Reine était sur le seinde son père. Petit Jeannin embrassa maître Loys d’importance et luijura une éternelle amitié.

– Voilà qui est bien, dit le frère Bruno,tout le monde est content, excepté moi. Messire Aubry serachevalier, et Peau-de-Mouton sera écuyer de messire Aubry.

– Que demandes-tu ? s’écria monsieurHue, qui avait ses lèvres sur le front de Reine ; tu es unvaillant homme !

– Je ne suis qu’un pauvre moine, messire,et cela me rappelle l’aventure de Domineuc, le fouacier duVieux-Bourg, qui chantait à sa femme, Francine Horain, la cousinedu petit Tiennet de la ferme brûlée (qui avait les yeux en croixcomme Barrabas), qui lui chantait… Mais ne vous fâchez pas,messire. Je fais réflexion que vous n’aimez point les histoires, etje ne vous dirai pas ce que Domineuc chantait à sa femme.Seulement, pour le silence rigoureux que j’ai gardé depuisvingt-quatre heures, je vous prie d’intercéder auprès du MesserJean Connault, afin qu’il me tienne quitte de la discipline.

Frère Bruno eut sa grâce.

En montant l’escalier de l’infirmerie, il sedisait :

– Je me suis bien battu pour un seul brascassé ! Saint-Michel archange ! la bonne nuit ! Sion avait pu conter, par-ci par-là, une petite aventure, je dis quela fête n’aurait pas eu sa pareille ! Et cela me fait souvenirde l’histoire d’Olivier Jicquel, le bossu de Plestin, que je vaisnarrer par le menu au frère infirmier pour me refaire un peu lalangue !

Épilogue : Le repentir.

Le dix-huit juillet de l’an 1450, vers neufheures du matin, une cavalcade suivait la route d’Ancenis à Nantes,le long des bords de la Loire.

Il faisait un temps sombre et pluvieux. Lamagnifique rivière coulait morne et sans reflet sous le ciel noir.La cavalcade se composait d’un chevalier, d’un homme d’armes etd’une jeune dame. Quelques gens de service suivaient.

Quand la cavalcade arriva aux portes deNantes, les gardes inclinèrent leurs hallebardes avec respectdevant le chevalier, qui était d’un grand âge.

La cavalcade passa.

Les gardes se dirent :

– Voici monsieur Hue de Maurever quivient prendre sa revanche contre le duc François.

Et le moment était bien favorable, en vérité.Le duc François se mourait d’un mal inconnu, dont les premièresatteintes s’étaient déclarées en la ville d’Avranches, le soir duservice funèbre célébré dans la basilique du mont Saint-Michel,pour le repos et le salut de l’âme de monsieur Gilles deBretagne.

Le 6 juin de la même année de grâce, quarantejours en ça. Le duc François avait tenu cour plus brillante quejamais prince breton.

Mais par la ville on disait que la cour du ducFrançois entourait maintenant monsieur Pierre de Bretagne, sonfrère et son successeur.

Quelques vieux serviteurs restaient auprès dulit où le malheureux souverain se mourait, avec madame Isabelled’Écosse, sa femme et ses deux filles.

Par la ville, on disait encore que le doigt deDieu était là.

Devant la justice du châtiment, l’ingratitudedes courtisans disparaissait aux yeux de la foule.

Nantes était alors la capitale de ce rude etvaillant pays qui gardait son indépendance entre deux empiresennemis : la France et l’Angleterre.

Nantes était une ville noble, mirant dans laLoire ses pignons gothiques, et fière d’être reine parmi les citésbretonnes.

La cavalcade allait sous la pluie, dans lesrues bordées de riches demeures.

Monsieur Pierre de Bretagne habitait l’hôtelde Richemont, ancien fief de son frère Gilles.

À la porte de l’hôtel, il y avait fouled’hommes d’armes et de seigneurs, qui se tournaient, comme ilconvient à la sagesse humaine, du côté du soleil levant.

Hommes d’armes et seigneurs se dirent aussi envoyant passer la cavalcade :

– Voici monsieur Hue de Maurever quivient prendre sa revanche contre le duc François. Et n’était-ce pasjustice ?

Le duc François l’avait traqué comme une bêtefauve. Le duc François avait mis sa tête à prix !

La ville était triste. Les ruisseaux fangeuxroulaient à flots une eau grisâtre. Les murs des maisons, détrempéspar la pluie, donnaient aux rues un aspect lugubre.

Les cloches de la cathédrale tintaient uncarillon à basse volée qui prolongeait ses vibrations monotones etfunèbres.

À peine voyait-on, à de larges intervalles, unpauvre homme ou un bourgeois emmitouflé se risquer sur le pavémouillé.

Mais, sur le pas des portes et sous lesporches, les commérages allaient leur train, et partout onentendait, comme si ç’avaient été les parolesde ce chantdolent radoté par les cloches :

– Le duc se meurt ! le duc semeurt ! Monsieur Hue pressait la marche de sa monture. À sescôtés chevauchait Reine, qui était bien pâle encore de sa blessure,mais qui était belle comme les anges de Dieu.

Aubry suivait Reine.

À deux jours de là, l’église d’Avranchess’était illuminée pour une douce fête : le mariage d’Aubry deKergariou avec Reine de Maurever. Mais la bénédiction nuptialen’avait point été prononcée. Une heure avant la messe, un religieuxdu couvent de Dol avait dit à monsieur Hue :

– J’arrive de Bretagne. Notre seigneur leduc François attend sa fin le dix-huitième jour de juillet, termede l’appel qui lui fut donné par vous au nom de feu son frère.Notre seigneur souffre bien pour mourir. Ses amis l’ont abandonné.Sa dernière heure sera dure.

Monsieur Hue ordonna qu’on éteignît lescierges, et fit seller son cheval – Enfants, dit-il à Reine età Aubry, vous avez le temps d’être heureux. Il partit. Et ilarrivait à Nantes juste le dix-huitième jour de juillet, terme del’appel. Il était dix heures du matin quand la cavalcade passadevant le palais ducal. Monsieur Hue mit pied à terre au bas duperron avec sa fille et Aubry de Kergariou. Il entra sans prononcerune parole et prit tout droit le chemin connu de la chambreducale.

Sur les marches de l’escalier où jadissonnait, tout le jour durant, le pied de fer des sentinelles, il yavait un petit enfant qui pleurait.

Le petit enfant pleurait, parce que deux beauxchiens de courre, de ceux qu’on appelait fidéliens, etdont les statues de marbre sont aux pieds des ducs de Bretagne,couchés sur leurs tombeaux, refusaient de jouer avec lui.

Les deux chiens étaient étendus, le colallongé, la tête renversée, et hurlaient plaintivement.

Hue de Maurever s’arrêta. Son cœur se serrait.Cette solitude avait quelque chose de poignant et de terrible, pourl’homme qui avait vu à d’autres époques le palais ducal encombréd’or et d’acier retentir de bruits si joyeux.

– Monseigneur le duc est-il en son réduitordinaire ? demanda-t-il à l’enfant.

– Monseigneur le duc est à l’hôtel deRichemont, répondit celui-ci sans hésiter ; quand il va venirici, les chiens sauteront et l’on pourra jouer. Je parle du ducPierre, qui se porte bien, oui !

– Le duc François est-il donc déjàmort ?

– Oh ! non ! répliqua l’enfantavec un soupir ; on disait qu’il mourrait ce matin, mais il nemeurt pas encore ! Monsieur Hue monta les degrés.

Aubry et Reine le suivirent, la tête baissée.L’enfant disait :

– Oui, oui, le duc Pierre se portebien ! Il amènera des soudards ; il leur donnera du vin.Les soudards chanteront ; les chiens sauteront, et l’onrira !

Tout ragaillardi par cette pensée, le blondchérubin fit la cabriole sur les dalles du vestibule etcria :

– Maître Guinguené ! as-tu bientôtfini de souder le cercueil ? Maître Guinguené était plombierjuré de la cour. Monsieur Hue le trouva sur le palier, soudant avecsoin le cercueil où l’on allait mettre le duc François. Le ducFrançois, de sa chambre, pouvait entendre le marteau du maîtreGuinguené, plombier de la cour. Monsieur Hue poussa la porte desappartements.

Les ducs de Bretagne étaient des souverainspuissants, plus puissants que ces fameux ducs de Bourgogne, dont leroman historique et l’histoire romanesque ont enflé à l’envil’importance.

La cour de Bretagne était une des plusbrillantes cours du monde.

Ce palais silencieux et désert, où le plombiersoudait sa boîte mortuaire en fredonnant, parlait si haut desvanités humaines que toute réflexion serait superflue.

Dans les appartements, ornés avecmagnificence, il n’y avait personne.

Seulement, trois femmes priaient devantl’autel du petit oratoire gothique.

C’étaient Isabelle d’Écosse, la duchesserégnante, et ses deux filles.

Au bruit que firent en entrant monsieur Hue,Reine et Aubry, madame Isabelle se retourna.

Elle laissa échapper un geste d’effroi.

– Oh ! messire Hue, dit-elle enpleurant, c’est le quarantième jour. Vous n’aurez pas besoin derépéter votre appel impitoyable !

Les deux jeunes filles se cachaient derrièreleur mère. Cet homme était pour elles le messager de la colère deDieu. Hue de Maurever prit la main de la duchesse et la baisarespectueusement.

– Madame, répliqua-t-il, j’ai suivi lesordres de mon maître mourant. Maintenant, je suis l’ordre de Dieu,qui m’a dit par la voix de ma conscience : Va vers tonseigneur abandonné. Fais avec ta famille une cour à son agonie.

– Est-ce vrai, cela, messire ?s’écria Isabelle, qui se redressa.

– Je suis bien vieux, madame, et je n’aijamais menti.

Par un mouvement plus rapide que la pensée, laduchesse, se baissant à son tour, mit ses lèvres sur la rude maindu chevalier.

– Allez ! allez, dit-elle ;notre seigneur a grand besoin d’aide à l’heure de sa mort.

Dans la pièce qui précédait la retraite dumalade, Jacques Huiron, médecin, composait des vers latins enl’honneur de Françoise d’Amboise, femme du duc Pierre.

– Il en a bien encore pour une heureavant de trépasser, grommela-t-il ; c’est long ! La finde l’hexamètre est évidemment Francesca, coronam… Fran-cescaco-ro-nam ! Tout le monde s’appelle Françoise, Françoisede Dinan, Françoise d’Amboise, Françoise la Chantepie… C’estégal :

Ille ego qui medicus primun,

Francesca coronam,

Carmin cantabam…

C’est contourné, subtil, joli. « Je suis,ô Françoise, le premier médecin dont les vers aient chanté votrecouronne ! » Francesca coronam. Ca, co… Enfinn’importe !

Monsieur Hue, Aubry et Reine étaient auprès dulit de leur souverain.

François ouvrit les yeux. Son meilleur ami nel’eût pas reconnu.

– Gilles, mon frère, prononça-t-il d’unevoix brève et haletante ; c’est à l’heure de midi que votreappel me fut dénoncé. À l’heure de midi, je serai à votre face,sous la main de notre Seigneur Dieu !

Aubry et Reine s’agenouillèrent. Monsieur Hueresta debout.

– Gilles, mon frère, reprit le moribond,je te le jure sur le restant d’espoir que je garde de fléchir lajustice divine : Je t’aimais. Ce sont les méchants conseillersqui m’ont perdu, Olivier de Méel, Arthur de Montauban et d’autres…et d’autres… car ils fourmillent autour des princes !

– Holà ! s’écria-t-il en apercevantmonsieur Hue ; gardes ! à moi !

Monsieur Hue inclinait en silence sa têtevénérable. François tremblait. Ses draps se mouillaient desueur.

– Que veux-tu ? murmura-t-il.

– Faire hommage à mon seigneur, réponditMaurever, et lui apporter ma vie. François se souleva sur lecoude :

– Je te connais… tu es un chrétien et unchevalier ; tu ne mens pas, toi ! parle-moi de monfrère !

– Je vous parlerai de vous, s’il vousplaît, mon seigneur, et de la miséricorde infinie du ciel.

– Approche, dit le duc avecbrusquerie ; quand je vais mourir, veux-tu sauver monâme ?

– Oui, sur le salut de lamienne !

– Donne-moi ta main. Maurever obéit. Lesdoigts de François étaient de marbre.

– Qui est ce jeune soldat ?demanda-t-il en regardant Aubry.

Puis, avant qu’on eût le temps de luirépondre, il ajouta en fronçant le sourcil :

– Je le reconnais ! je lereconnais ! J’entends encore le bruit de son épée tombant surles dalles de la basilique. C’est le premier qui m’aitabandonné !

– C’est le dernier qui vous abandonnera,monseigneur, murmura Reine doucement. Aubry avait la main sur soncœur. Il ne répondit point.

– Lève-toi, lui dit le duc. Aubry seleva.

– De par Dieu et monsieur saint Michel,reprit le mourant, je te fais chevalier, Aubry deKergariou !

– Monseigneur… voulut s’écrier Aubry.

– Silence ! Soulève cette draperiequi est au-dessus du prie-Dieu. Le rideau glissa sur sa tringle, etl’on vit le portrait en pied de Gilles de Bretagne en costume deguerre.

Le duc fit le signe de la croix. Tout le monderestait muet.

– Écoute-moi, messire Hugues, dit le duc,dont la voix s’affermit ; il t’aimait parce que tu l’aimais.Quand mon dernier souffle s’arrêtera sur ma lèvre, et ce serabientôt, va ! tu iras à ce portrait et tu diras : Gillesde Bretagne, au nom de Dieu, je t’adjure de pardonner à ton frère.Le feras-tu ?

– Je le ferai. François remit sa tête surl’oreiller. Reine lui passa au cou son reliquaire. Monsieur Hue etAubry priaient à haute voix.

Les prêtres vinrent, puis le médecin, quicherchait son second distique. Puis la duchesse Isabelle avec sesdeux enfants.

Au premier coup de midi, François poussa unlong soupir.

– Gilles de Bretagne ! prononçaMaurever, avec force, au nom de Dieu, je t’adjure de pardonner àton frère ! Le mort eut comme un sourire.

** * *

On disait aux abords de l’hôtel deRichemont :

– Monsieur Hue aura ce qu’il voudra duduc Pierre. Mais monsieur Hue ne voulait rien.

Trois jours après, Reine de Maurever étaitdame de Kergariou.

Le festin de noces eut lieu au manoir deSaint-Jean, dans cette salle où la Fée des Grèves avait enlevél’escarcelle du chevalier Méloir, entouré de ses hommesd’armes.

Simonnette devient, le même jour, la femme dupetit Jeannin.

Et le frère Bruno fut de la noce, par licencespéciale.

Cela lui rappela tant et tant de bonnesaventures, que les oreilles des convives en tintaient encore aubout de deux semaines.

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