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La femme et le pantin

La femme et le pantin

de Pierre Félix Louis

 

 

À André Lebey

Son ami

P.L.

Siempre me va V. diciendo

Que se muere V. por mi :

Muérase V. y lo veremos

Y despues diré que si.

Chapitre 1 Comment un mot écrit sur une coquille d’œuf tint lieu de deux billets tour à tour.

Le carnaval d’Espagne ne se termine pas, comme le nôtre, à huit heures du matin le mercredi des Cendres. Sur la gaieté merveilleuse de Séville, le memento qui a pulvis es ne répand que pour quatre jours son odeur de sépulture : et le premier dimanche de carême, tout le carnaval ressuscite.

C’est le Domingo de Piñatas, le dimanche des Marmites, la Grande Fête. Toute la ville populaire a changé de costume et l’on voit courir par les rues des loques rouges, bleues, vertes, jaunes ou roses qui ont été des moustiquaires, des rideaux ou des jupons de femmes et qui flottent au soleil sur les petits corps bruns d’une marmaille hurlante et multicolore. Les enfants se groupent de toutes parts en bataillons tumultueux qui brandissent une chiffe au bout d’un bâton et conquièrent à grands cris les ruelles sous l’incognito d’un loup de toile, d’où la joie des yeux s’échappe par deux trous :« ¡ Anda ! ¡ Hombre ! que no me conoce ! » crient-ils, et la foule des grandes personnes s’écarte devant cette terrible invasion masquée.

Aux fenêtres, aux miradores, se pressent d’innombrables têtes brunes. Toutes les jeunes filles de la contrée sont venues ce jour-là dans Séville, et elles penchent sous la lumière leurs têtes chargées de cheveux pesants. Les papelillos tombent comme la neige. L’ombre des éventails teinte de bleu pâle les petites joues poudrerizées. Des cris, des appels, des rires bourdonnent ou glapissent dans les rues étroites. Quelques milliers d’habitants font, ce jour de carnaval, plus de bruit que Paris tout entier.

Or, le 23 février 1896, dimanche de Piñatas,André Stévenol voyait approcher la fin du carnaval de Séville avec un léger sentiment de dépit, car cette semaine essentiellement amoureuse ne lui avait procuré aucune aventure nouvelle. Quelques séjours en Espagne lui avaient appris cependant avec quelle promptitude et quelle franchise de cœur les nœuds se forment et sedénouent sur cette terre encore primitive, et il s’attristait quele hasard et l’occasion lui eussent été défavorables.

Tout au plus, une jeune fille avec laquelle ilavait engagé une longue bataille de serpentins entre la rue et lafenêtre, était-elle descendue en courant, après lui avoir faitsigne, pour lui remettre un petit bouquet rouge, avec un« Muchísima’ grasia’, cavayero », jargonné àl’andalouse. Mais elle était remontée si vite, et d’ailleurs, vuede plus près, elle l’avait tellement désillusionné, qu’Andrés’était borné à mettre le bouquet à. sa boutonnière sans mettre lafemme dans sa mémoire. Et la journée lui en parut plus videencore.

Quatre heures sonnèrent à vingt horloges. Ilquitta las Sierpes, passa entre la Giralda et l’antique Alcazar, etpar la calle Rodrigo il gagna les Delicias, Champs-Élysées d’arbresombreux le long de l’immense Guadalquivir peuplé de vaisseaux.

C’était là que se déroulait le carnavalélégant.

À Séville, la classe aisée n’est pas toujoursassez riche pour faire trois repas par jour ; mais elleaimerait mieux jeûner que se priver du luxe extérieur qui pour elleconsiste uniquement en la possession d’un landau et de deux chevauxirréprochables. Cette petite ville de province compte quinze centsvoitures de maître, de forme démodée souvent, mais rajeunies par labeauté des bêtes, et d’ailleurs occupées par des figures de sinoble race, qu’on ne songe point à se moquer du cadre.

André Stévenol parvint à grand-peine à sefrayer un chemin dans la foule qui bordait des deux côtés la vasteavenue poussiéreuse. Le cri des enfants vendeurs dominaittout : « ¡ Huevo’ !Huevo’ ! » C’était la bataille des œufs.

« ¡ Huevo’ ! ¿ Quienquiere huevo’ ? ! A do’ perra’ gorda’ ladocena ! »

Dans des corbeilles d’osier jaunes,s’entassaient des centaines de coquilles d’œufs, vidées, puisremplies de papelillos et recollées par une bande fragile. Cela selançait à tour de bras, comme des balles de lycéens, au hasard desvisages qui passaient dans les lentes voitures ; et, deboutsur les banquettes bleues, les caballeros et les señorasripostaient sur la foule compacte en s’abritant comme ils pouvaientsous de petits éventails plissés.

Dès le début, André fit emplir ses poches deces projectiles inoffensifs, et se battit avec entrain.

C’était un réel combat, car les œufs, sansjamais blesser, frappaient toutefois avec force avant d’éclater enneige de couleur, et André se surprit à lancer les siens d’un brasun peu plus vif qu’il n’était nécessaire. Une fois même, il brisaen deux un éventail d’écaille fragile. Mais aussi qu’il étaitdéplacé de paraître à une telle mêlée avec un éventail debal ! Il continua sans s’émouvoir.

Les voitures passaient, voitures de femmes,voitures d’amants, de familles, d’enfants ou d’amis. Andréregardait cette multitude heureuse défiler dans un bruissement derires sous le premier soleil de printemps. À plusieurs reprises ilavait arrêté ses yeux sur d’autres yeux, admirables. Les jeunesfilles de Séville ne baissent pas les paupières et elles acceptentl’hommage des regards qu’elles retiennent longtemps. Comme le jeudurait déjà depuis une heure, André pensa qu’il pouvait se retirer,et d’une main hésitante il tournait dans sa poche le dernier œufqui lui restât, quand il vit reparaître soudain la jeune femme dontil avait brisé l’éventail.

Elle était merveilleuse.

Privée de l’abri qui avait quelque tempsprotégé son délicat visage rieur, livrée de toutes parts auxattaques qui lui venaient de la foule et des voitures voisines,elle avait pris son parti de la lutte, et, debout, haletante,décoiffée, rouge de chaleur et de gaieté franche, elleripostait !

Elle paraissait vingt-deux ans. Elle devait enavoir dix-huit. Qu’elle fût andalouse, cela n’était pas douteux.Elle avait ce type, admirable entre tous, qui est né du mélange desArabes avec les Vandales, des Sémites avec les Germains, et quirassemble exceptionnellement dans une petite vallée d’Europe toutesles perfections opposées des deux races.

Son corps souple et long était expressif toutentier. On sentait que, même en lui voilant le visage, on pouvaitdeviner sa pensée et qu’elle souriait avec les jambes comme elleparlait avec le torse. Seules les femmes que les longs hivers duNord n’immobilisent pas près du feu, ont cette grâce et cetteliberté. – Ses cheveux n’étaient que châtain foncé ; mais àdistance, ils brillaient presque noirs en recouvrant la nuque deleur conque épaisse. Ses joues, d’une extrême douceur de contour,semblaient poudrées de cette fleur délicate qui embrume la peau descréoles. Le mince bord de ses paupières était naturellementsombre.

André, poussé par la foule jusqu’au marchepiedde sa voiture, la considéra longuement. Il sourit, en se sentantému, et de rapides battements de cœur lui apprirent que cette femmeétait de celles qui joueraient un rôle dans sa vie.

Sans perdre de temps, car à tout moment leflot des voitures un instant arrêtées pouvait repartir, il reculacomme il put. Il prit dans sa poche le dernier de ses œufs, écrivitau crayon sur la coquille blanche les six lettres du motQuiero, et choisissant un instant où les yeux del’inconnue s’attachèrent aux siens, il lui jeta l’œuf doucement, debas en haut, comme une rose.

La jeune femme le reçut dans la main.

Quiero est un verbe étonnant qui veuttout dire. C’est vouloir, désirer, aimer, c’estquérir et c’est chérir. Tour à tour et selon leton qu’on lui donne, il exprime la passion la plus impérative ou lecaprice le plus léger. C’est un ordre ou une prière, unedéclaration ou une condescendance. Parfois, ce n’est qu’uneironie.

Le regard par lequel André l’accompagnasignifiait simplement : « J’aimerais vousaimer. »

Comme si elle eût deviné que cette coquilleportait un message, la jeune femme la glissa dans un petit sac depeau qui pendait à l’avant de sa voiture. Sans doute elle allait seretourner ; mais le courant du défilé l’emporta rapidementvers la droite, et, d’autres voitures survenant, André la perdit devue avant d’avoir pu réussir à fendre la foule à sa suite.

Il s’écarta du trottoir, se dégagea comme ilput, courut dans une contre-allée… mais la multitude qui couvraitl’avenue ne lui permit pas d’agir assez vite, et quand il parvint àmonter sur un banc d’où il domina la bataille, la jeune tête qu’ilcherchait avait disparu.

Attristé, il revint lentement par lesrues ; pour lui, tout le carnaval se recouvrit soudain d’uneombre.

Il s’en voulait à lui-même de la fatalitémaussade qui venait de trancher son aventure. Peut-être, s’il eûtété plus déterminé, eût-il pu trouver une voie entre les roues etle premier rang de la foule… Et maintenant, où retrouver cettefemme ? Était-il sûr qu’elle habitât Séville ? Si parmalheur il n’en était rien, où la chercher, dans Cordoue, dansJérez, ou dans Malaga ? C’était l’impossible.

Et peu à peu, par une illusion déplorable,l’image devint plus charmante en lui. Certains détails des traitsn’eussent mérité qu’une attention curieuse : ils devinrentdans sa mémoire les motifs principaux de sa tendresse navrée. Ilavait remarqué, ainsi, qu’au lieu de laisser pendre toutes lissesles deux mèches des petits cheveux sur les tempes, elle lesgonflait au fer en deux coques arrondies. Ce n’était pas une modetrès originale, et bien des Sévillanes prenaient le mêmesoin ; mais sans doute la nature de leurs cheveux ne seprêtait pas aussi bien à la perfection de ces boucles en boule, carAndré ne se souvenait pas d’en avoir vu qui, même de loin, pussentse comparer à celles-là.

En outre, les coins des lèvres étaient d’unemobilité extrême. Ils changeaient à chaque instant et de forme etd’expression, tantôt presque retroussés, ronds ou minces, pâles ousombres, animés d’une flamme variable. Oh ! on pouvait blâmertout le reste, soutenir que le nez n’était pas grec et que lementon n’était pas romain ; mais ne pas rougir de plaisirdevant ces deux petits coins de bouche, cela eût passé lapermission.

Il en était là de ses pensées quand un« ¡ Cuidao ! » crié d’une voix rude lefit se garer dans une porte ouverte : une voiture passait aupetit trot dans la rue étroite.

Et dans cette voiture, il y avait une jeunefemme, qui, en apercevant André, lui jeta très doucement, comme onjette une rose, un œuf qu’elle tenait à la main.

Fort heureusement, l’œuf tomba en roulant etne se brisa point, car André, complètement stupéfait de cettenouvelle rencontre, n’avait pas fait un geste pour le prendre auvol. La voiture avait déjà tourné le coin de la rue, quand il sebaissa pour ramasser l’envoi.

Le mot Quiero se lisait toujours surla coquille lisse et ronde, et on n’en avait pas écritd’autre ; mais un paraphe très décidé, qui semblait gravé parla pointe d’une broche, terminait la dernière lettre comme pourrépondre par le même mot.

Chapitre 2Où le lecteur apprend les diminutifs de « Concepcion », prénomespagnol.

Cependant, la voiture avait tourné le coin dela rue et l’on n’entendait plus que faiblement le pas des chevauxsonner sur les dalles dans la direction de la Giralda.

André courut à sa poursuite, anxieux de ne paslaisser échapper cette seconde occasion qui pouvait être ladernière ; il arriva juste au moment où les chevaux entraientau pas dans l’ombre d’une maison rose de la plaza del Triunfo.

Les grandes grilles noires s’ouvrirent et serefermèrent sur une rapide silhouette féminine.

Sans doute il eût été plus avisé de préparerses voies, de prendre des renseignements, de demander le nom, lafamille, la situation et le genre de vie avant de se lancer ainsi,tête basse, dans l’inconnu d’une intrigue, où, puisqu’il ne savaitrien, il n’était le maître de rien. André, cependant, ne put serésoudre à quitter la place avant d’avoir fait un premier effort,et dès qu’il eut vérifié d’une main rapide la correction de sacoiffure et la hauteur de sa cravate, il sonna délibérément.

Un jeune maître d’hôtel se présenta derrièrela grille, mais n’ouvrit pas.

« Que demande Votre Grâce ?

– Faites passer ma carte à la señora.

– À quelle señora ? continua ledomestique d’une voix tranquille où le soupçon n’altérait pas trople respect.

– À celle qui habite cette maison, jepense.

– Mais son nom ? »

André, impatienté, ne répondit pas. Ledomestique reprit :

« Que Votre Grâce me fasse la faveur deme dire auprès de quelle señora je dois l’introduire.

– Je vous répète que votre maîtressem’attend. »

Le maître d’hôtel, s’inclinant, relevalégèrement les mains en signe d’impossibilité ; puis il seretira sans ouvrir et sans même avoir pris la carte.

Alors André, que la colère rendit tout à faitdiscourtois, sonna une seconde et une troisième fois comme à laporte d’un fournisseur. « Une femme si prompte à répondre àune déclaration de ce genre, se dit-il, ne doit pas s’étonner del’insistance qu’on met à pénétrer chez elle ; elle était seuleaux Delicias, elle doit vivre seule ici, et le bruit que je faisn’est entendu que par elle. » Il ne songea pas que le carnavalespagnol autorise des libertés passagères qui ne sauraient seprolonger dans la vie normale avec les mêmes chances d’accueil.

La porte resta close et la maison pleine desilence comme si elle eût été déserte.

Que faire ? Il se promena quelque tempssur la place, devant les fenêtres et les miradores où il espéraittoujours voir apparaître le visage attendu, et, peut-être même, unsigne… Mais rien ne parut ; il se résigna au retour.

Toutefois, avant de quitter une porte qui sefermait sur tant de mystères, il avisa non loin de là un marchandde cerrillas assis dans un coin d’ombre, et lui demanda :

« Qui habite cette maison ?

– Je ne sais pas », réponditl’homme.

André lui mit dix réaux dans la main etajouta :

« Dis-le-moi tout de même.

– Je ne devrais pas le dire. La señora sefournit chez moi, et si elle savait que je parle sur elle, demainses mozos s’adresseraient ailleurs, chez le Fulano, par exemple,qui vend ses boîtes à moitié vides. Au moins je n’en dirai pas demal, je ne médirai pas, cabeyro ! Rien que son nom,puisque vous voulez le savoir. C’est la señora doña ConcepcionPerez, femme de don Manuel Garcia.

– Son mari n’habite donc pasSéville ?

– Son mari est en Bolibie.

– Où cela ?

– En Bolibie, un paysd’Amérique. »

Sans en entendre davantage, André jeta unenouvelle pièce sur les genoux du vendeur, et rentra dans la foulepour gagner son hôtel.

Il restait en somme indécis. Même en apprenantl’absence du mari, il n’avait pas trouvé que toutes les chances sepenchassent de son côté. Ce marchand réservé, qui semblait ensavoir plus qu’il n’en voulait dire, laissait croire à l’existenced’un autre amant déjà choisi, et l’attitude du domestique n’étaitpas faite pour démentir ce soupçon d’arrière-pensée… André songeaitque quinze jours à peine s’étendaient devant lui avant la datefixée de son retour à Paris. Suffiraient-ils pour entrer en grâceauprès d’une jeune personne dont la vie sans doute était déjàprise ?

Ainsi troublé par des incertitudes, il entraitdans le patio de son hôtel, quand le portier l’arrêta :

« Une lettre pour Votre Grâce. »

L’enveloppe ne portait pas d’adresse.

« Vous êtes sûr que cette lettre est pourmoi ?

– On me la remet à l’instant pour donAndrès Stévenol. »

André la décacheta sans retard.

Elle contenait ces simples lignes, écrites surune carte bleue :

« Don Andrès Stévenol est prié de nepas faire tant de bruit, de ne pas dire son nom et de ne plusdemander le mien. S’il se promène demain, vers trois heures, sur laroute d’Empalme, une voiture passera, qui s’arrêterapeut-être. »

« Comme la vie est facile ! »pensa André. Et en montant l’escalier du premier étage, il avaitdéjà la vision des intimités prochaines ; il cherchait lesdiminutifs tendres du plus charmant de tous les prénoms :

« Concepcion, Concha, Conchita,Chita[1]. »

Chapitre 3Comment, et pour quelles raisons, André ne se rendit pas aurendez-vous de Concha Perez.

Le lendemain matin, André Stévenol eut unréveil rayonnant. La lumière entrait largement par les quatrefenêtres du mirador ; et toutes les rumeurs de la ville, pasde chevaux, cris de vendeurs, sonnettes de mules ou cloches decouvent, mêlaient sur la place blanche leur bruissement de vie.

Il ne se souvenait pas d’avoir eu depuislongtemps une matinée aussi heureuse. Il étira ses bras, qui setendirent avec force. Puis il les serra contre sa poitrine, commes’il voulait se donner l’illusion de l’étreinte attendue.

« Comme la vie est facile !répéta-t-il en souriant. Hier, à cette heure-ci, j’étais seul, sansbut, sans pensée. Il a suffi d’une promenade, et ce matin me voicideux. Qui donc nous fait croire aux refus, aux dédains ou même àl’attente ? Nous demandons et les femmes se donnent. Pourquoien serait-il autrement ? »

Il se leva, mit un pungee, chaussa des muleset sonna pour qu’on fît préparer son bain. En attendant, le frontcollé aux vitres, il regarda la place pleine de jour.

Les maisons étaient peintes de ces couleurslégères que Séville répand sur ses murs et qui ressemblent à desrobes de femme. Il y en avait de couleur crème avec des cornichestoutes blanches ; d’autres qui étaient roses, mais d’un rosesi fragile ! d’autres vert d’eau ou orangées, et d’autresviolet pâle. – Nulle part les yeux n’étaient choqués par l’affreuxbrun des rues de Cadiz ou de Madrid ; nulle part, ilsn’étaient éblouis par le blanc trop cru de Jérez.

Sur la place même, des orangers étaientchargés de nuits, des fontaines coulaient, des jeunes fillesriaient en tenant des deux mains les bords de leur châle comme lesfemmes arabes ferment leur haïk. Et de toutes parts, des coins dela place, du milieu de la chaussée, du fond des ruelles étroites,les sonnettes des mules tintaient.

André n’imaginait pas qu’on pût vivre ailleursqu’à Séville.

Après avoir achevé sa toilette et bu lentementune petite tasse d’épais chocolat espagnol, il sortit auhasard.

Le hasard, qui fut singulier, lui fit suivrele plus court chemin, des marches de son hôtel à la plaza delTriunfo ; mais, arrivé là, André se souvint des précautionsqu’on lui conseillait, et soit qu’il craignît de mécontenter sa« maîtresse » en passant trop directement devant saporte, soit au contraire qu’il ne voulût point paraître à ce pointtourmenté du désir de la voir plus tôt, il suivit le trottoiropposé sans même tourner la tête à gauche.

De là, il se rendit à Las Delicias.

La bataille de la veille avait jonché la terrede papiers et de coquilles d’œufs qui donnaient au parc splendideune vague apparence d’arrière-cuisine. À de certains endroits, lesol avait disparu sous des dunes croulantes et bariolées.D’ailleurs, le lieu était désert, car le carême recommençait.Pourtant, par une allée qui venait de la campagne, André vit venirà lui un passant qu’il reconnut.

« Bonjour, don Mateo, dit-il en luitendant la main. Je n’espérais pas vous rencontrer si tôt.

– Que faire, monsieur, quand on est seul,inutile, et désœuvré ? Je me promène le matin, je me promènele soir. Le jour, je lis ou je vais jouer. C’est l’existence que jeme suis faite. Elle est sombre.

– Mais vous avez des nuits qui consolentdes jours, si j’en crois les murmures de la ville.

– Si on le dit encore, on se trompe.D’aujourd’hui au jour de sa mort, on ne verra plus une femme chezdon Mateo Diaz. Mais ne parlons plus de moi. Pour combien de tempsêtes-vous encore ici ? »

Don Mateo Diaz était un Espagnol d’unequarantaine d’années, à qui André avait été recommandé pendant sonpremier séjour en Espagne. Son geste et sa phrase étaientnaturellement déclamatoires. Comme beaucoup de ses compatriotes, ilaccordait une importance extrême aux observations qui n’encomportaient point ; mais cela n’impliquait de sa part nivanité, ni sottise. L’emphase espagnole se porte comme la cape,avec de grands plis élégants. Homme instruit, que sa trop grandefortune avait seule empêché de mener une existence active, donMateo était surtout connu par l’histoire de sa chambre à coucher,qui passait pour hospitalière. Aussi André fut-il étonnéd’apprendre qu’il avait renoncé si tôt aux pompes de tous lesdémons ; mais le jeune homme s’abstint de poursuivre sesquestions.

Ils se promenèrent quelque temps au bord dufleuve, que don Mateo, en propriétaire riverain, et aussi enpatriote, ne se lassait pas d’admirer.

« Vous connaissez, disait-il, cetteplaisanterie d’un ambassadeur étranger qui préférait le Manzanarèsà toutes les autres rivières, parce qu’il était navigable envoiture et à cheval. Voyez le Guadalquivir, père des plaines et descités ! J’ai beaucoup voyagé, depuis vingt ans, j’ai vu leGange et le Nil et l’Atrato, des fleuves plus larges sous une plusvive lumière : je n’ai vu qu’ici cette majestueuse beauté ducourant et des eaux. La couleur en est incomparable. N’est-ce pasde l’or qui s’effile aux arches du pont ? Le flot se gonflecomme une femme enceinte, et l’eau est pleine, pleine de terre.C’est la richesse de l’Andalousie que les deux quais de Sévilleconduisent vers les plaines. »

Puis ils parlèrent politique. Don Mateo étaitroyaliste et s’indignait des efforts persistants de l’opposition,au moment où toutes les forces du pays eussent dû se concentrerautour de la faible et courageuse reine pour l’aider à sauver lesuprême héritage d’une impérissable histoire.

« Quelle chute ! disait-il. Quellemisère ! Avoir possédé l’Europe, avoir été Charles Quint,avoir doublé le champ d’action du monde en découvrant le mondenouveau, avoir eu l’empire sur lequel le soleil ne se couchaitpoint ; mieux encore : avoir, les premiers, vaincu votreNapoléon, – et expirer sous les bâtons d’une poignée de banditsmulâtres ! Quel destin pour notre Espagne ! »

Il n’aurait pas fallu lui dire que cesbandits-là fussent les frères de Washington et de Bolivar. Pourlui, c’étaient de honteux brigands qui ne méritaient même pas legarrot.

Il se calma.

« J’aime mon pays, reprit-il. J’aime sesmontagnes et ses plaines. J’aime la langue et le costume et lessentiments de son peuple. Notre race a des qualités d’une essencesupérieure. À elle seule, elle est une noblesse, à l’écart del’Europe, ignorant tout ce qui n’est pas elle, et enfermée sur sesterres comme dans une muraille de parc. C’est pour cela, sansdoute, qu’elle décline au profit des nations du Nord, selon la loicontemporaine qui pousse aujourd’hui de toutes parts le médiocre àl’assaut du meilleur… Vous savez qu’en Espagne on appellehidalgos les descendants des familles pures de toutmélange avec le sang maure. On ne veut pas admettre que, pendantsept siècles, l’Islam ait pris racine sur la terre espagnole. Pourmoi, j’ai toujours pensé qu’il y avait ingratitude à renier de telsancêtres. Nous ne devons guère qu’aux Arabes les qualitésexceptionnelles qui ont dessiné dans l’histoire la grande figure denotre passé. Ils nous ont légué leur mépris de l’argent, leurmépris du mensonge, leur mépris de la mort, leur inexprimablefierté. Nous tenons d’eux notre attitude si droite en face de toutce qui est bas, et aussi je ne sais quelle paresse devant lestravaux manuels. En vérité, nous sommes leurs fils, et ce n’est passans raison que nous continuons encore à danser leurs dansesorientales au son de leurs “féroces romances”. »

Le soleil montait dans un grand ciel libre etbleu. La mâture encore brune des vieux arbres du parc laissait voirpar intervalles le vert des lauriers et des palmiers souples. Desoudaines bouffées de chaleur enchantaient ce matin d’hiver d’unpays où l’hiver ne se repose point.

« Vous viendrez déjeuner chez moi,j’espère ? dit don Mateo. Ma huerta est là, près de la routed’Empalme. Dans une demi-heure, nous y serons, et, si vous lepermettez, je vous garderai jusqu’au soir afin de vous montrer mesharas où j’ai quelques nouvelles bêtes.

– Je serai très indiscret, s’excusaAndré. J’accepte le déjeuner, mais non l’excursion. Ce soir, j’aiun rendez-vous que je ne puis manquer, croyez-moi.

– Une femme ? Ne craignez rien, jene vous poserai pas de questions. Soyez libre. Je vous sais mêmegré de passer avec moi le temps qui vous sépare de l’heure fixée.Quand j’avais votre âge, je ne pouvais voir personne pendant mesjournées mystérieuses. Je me faisais servir mes repas dans machambre, et la femme que j’attendais était le premier être à quij’eusse parlé depuis l’instant de mon réveil. »

Il se tut un instant, puis sur un ton deconseil :

« Ah ! monsieur ! dit-il,prenez garde aux femmes ! Je ne vous dirai pas de les fuir,car j’ai usé ma vie avec elles, et si ma vie était à refaire, lesheures que j’ai passées ainsi sont parmi celles que je voudraisrevivre. Mais gardez-vous, gardez-vous d’elles ! »

Et comme s’il avait trouvé une expression à sapensée, don Mateo ajouta plus lentement :

« Il est deux sortes de femmes qu’il nefaut connaître à aucun prix : d’abord celles qui ne vousaiment pas, et ensuite, celles qui vous aiment. – Entre ces deuxextrémités, il y a des milliers de femmes charmantes, mais nous nesavons pas les apprécier. »

Le déjeuner eût été assez terne si l’animationde don Mateo n’eût remplacé, par un long monologue, l’entretien quifit défaut ; car André, préoccupé de ses pensées personnelles,n’écouta qu’à demi ce qui lui fut conté. À mesure que l’instant durendez-vous approchait, le battement de cœur qu’il avait sentinaître la veille reprenait avec une insistance toujours pluspressante. C’était un appel assourdissant en lui-même, un impératifabsolu qui chassait de son esprit tout ce qui n’était pas la femmeespérée. Il aurait tout donné pour que la grande aiguille de lapendule Empire où il tenait ses yeux fixés fût avancée de cinquanteminutes. – Mais l’heure qu’on regarde devient immobile, et le tempsne s’écoulait pas plus qu’une mare éternellement stagnante.

À la fin, contraint de demeurer et cependantincapable de se taire plus longtemps, il fit preuve d’une jeunessepeut-être un peu récente en tenant à son hôte ce discoursimprévu :

« Don Mateo, vous avez toujours été pourmoi un homme d’excellent conseil. Voulez-vous me permettre de vousconfier un secret et de vous demander un avis ?

– Tout à votre disposition, dit àl’espagnole Mateo en se levant de table pour passer au fumoir.

– Eh bien… voici… c’est une question…balbutia André. Vraiment à tout autre qu’à vous je ne la poseraispas… Connaissez-vous une Sévillane qui s’appelle doña ConcepcionGarcia ? »

Mateo bondit :

« Concepcion Garcia ! ConcepcionGarcia ! Mais laquelle ? Expliquez-vous ! il y avingt mille Concepcion Garcia en Espagne ! C’est un nom aussicommun que chez vous Jeanne Duval ou Marie Lambert. Pour l’amour deDieu, dites-moi son nom de jeune fille. Est-ce P… Perez,dites-moi ? Est-ce Perez ? Concha Perez ? Maisparlez donc ! »

André, complètement bouleversé par cetteémotion soudaine, eut un instant le pressentiment qu’il valaitmieux ne pas dire la vérité ; mais il parla plus vite qu’il nel’eût voulu, et, vivement, répondit :

« Oui. »

Alors Mateo, précisant chaque détail comme ontorture une plaie, continua :

« Concepcion Perez de Garcia, 22, plazadel Triunfo, dix-huit ans, des cheveux presque noirs et une bouche…une bouche…

– Oui, dit André.

– Ah ! vous avez bien fait de meparler d’elle. Vous avez bien fait, monsieur. Si je peux vousarrêter à la porte de celle-là, ce sera une bonne action de mapart, et un rare bonheur pour vous.

– Mais qui est-elle ?

– Comment ? Vous ne la connaissezpas ?

– Je l’ai rencontrée hier pour lapremière fois ; je ne l’ai même pas entendue parler.

– Alors, il est encore temps !

– C’est une fille ?

– Non, non. Elle est même, en somme,honnête femme. Elle n’a pas eu plus de quatre ou cinq amants. Àl’époque où nous vivons, c’est une chasteté.

– Et…

– En outre, croyez bien qu’elle estremarquablement intelligente. Remarquablement. À la fois par sonesprit, qui est des plus fins, et par sa connaissance de la vie, jela juge supérieure. Je ne lui ferai grâce d’aucun éloge. Elle danseavec une éloquence qui est irrésistible. Elle parle comme elledanse et elle chante comme elle parle. Qu’elle ait un joli visage,je suppose que vous n’en doutez pas ; et si vous voyiez cequ’elle cache, vous diriez que même sa bouche… Mais il suffit.Ai-je tout dit ? »

André, agacé, ne répondit pas.

Don Mateo lui saisit les deux manches de sonveston, et scandant par une secousse la moindre de ses paroles, ilajouta :

« Et c’est la PIRE des femmes, monsieur,monsieur, entendez-vous ? C’est la PIRE des femmes de laterre. Je n’ai plus qu’un espoir, qu’une consolation au cœur :c’est que, le jour de sa mort, Dieu ne lui pardonnerapas. »

André se leva :

« Néanmoins, don Mateo, moi qui ne suispas encore autorisé à parler de cette femme comme vous le faites,je n’ai aucun droit de ne pas me rendre au rendez-vous qu’elle m’adonné. Ai-je besoin de vous répéter que je vous ai fait uneconfidence et que je regrette d’interrompre les vôtres par undépart prématuré ? »

Et il lui tendit la main.

Mateo se plaça devant la porte :

« Écoutez-moi, je vous en conjure.Écoutez-moi. Il n’y a qu’un instant, vous me disiez encore quej’étais un homme d’excellent conseil. Je n’accepte pas ce jugement.Je n’en ai pas besoin, pour vous parler ainsi. J’oublie aussil’affection que j’ai pour vous, et qui suffirait bien, cependant, àexpliquer mon insistance…

– Mais alors ?…

– Je vous parle d’homme à homme, comme lepremier venu arrêterait un passant pour l’avertir d’un dangergrave, et je vous crie : N’avancez plus, retournez sur vospas, oubliez qui vous avez vu, qui vous a parlé, qui vous aécrit ! Si vous connaissez la paix, les nuits calmes, la vieinsouciante, tout ce que nous appelons le bonheur, n’approchez pasConcha Perez ! Si vous ne voulez pas que le jour où noussommes partage votre passé d’avec votre avenir en deux moitiés dejoie et d’angoisse, n’approchez pas Concha Perez ! Si vousn’avez pas encore éprouvé jusqu’à l’extrême la folie qu’elle peutengendrer et maintenir dans un cœur humain, n’approchez pas cettefemme, fuyez-la comme la mort, laissez-moi vous sauver d’elle, ayezpitié de vous, enfin !

– Don Mateo, vous l’aimezdonc ? »

L’Espagnol se passa la main sur le front etmurmura :

« Oh ! non, tout est bien fini. Jene l’aime ni ne la hais plus. La chose est passée. Touts’efface…

– Ainsi, je ne vous blesserai paspersonnellement si je m’abstiens de suivre vos avis ? Je vousferais volontiers un sacrifice de ce genre ; mais je n’ai pasà m’en faire à moi-même… Quelle est votre réponse ? »

Mateo regarda André ; puis, changeanttout à coup l’expression de ses traits il lui dit sur un ton deboutade :

« Monsieur, il ne faut jamais aller aupremier rendez-vous que donne une femme.

– Et pourquoi ?

– Parce qu’elle n’y vient pas. »

André, à qui ce mot rappelait un souvenirparticulier, ne put s’empêcher de sourire.

« C’est quelquefois vrai, dit-il.

– Très souvent. Et si, par hasard, ellevous attendait en ce moment, soyez sûr que votre absence ne feraitque déterminer son inclination pour vous. »

André réfléchit, et sourit de nouveau.

« Cela veut dire…

– … Que sans faire aucune personnalité,et quand la jeune femme à laquelle vous vous intéressez senommerait Lola Vasquez ou Rosario Lucena, je vous conseille dereprendre le fauteuil où vous étiez tout à l’heure et de ne le plusquitter sans raison sérieuse. Nous allons fumer des cigares enbuvant des sirops glacés. C’est un mélange qui n’est pas très connudans les restaurants de Paris, mais qui se fait d’un bout à l’autrede l’Amérique espagnole. Vous me direz tout à l’heure si vousgoûtez pleinement la fumée du havane mêlée au sucrefrais. »

Un court silence suivit. Tous deux s’étaientassis de chaque côté d’une petite table qui portait despuros et des cendriers ronds.

« Et maintenant, de quoiparlerons-nous ? » interrogea don Mateo.

André fit un geste qui signifiait : Vousle savez bien.

« Je commence donc », dit Mateod’une voix plus basse ; et la feinte gaieté qu’il avaitdécouverte un moment s’éteignit sous un nuage durable.

Chapitre 4Apparition d’une petite moricaude dans un paysage polaire.

Il y a trois ans, monsieur, je n’avais pasencore les cheveux gris que vous me voyez. J’avais trente-septans ; je m’en croyais vingt-deux ; à aucun instant de mavie je n’avais senti passer ma jeunesse et personne encore nem’avait fait comprendre qu’elle approchait de sa fin.

On vous a dit que j’étais coureur : c’estfaux. Je respectais trop l’amour pour fréquenter lesarrière-boutiques, et je n’ai presque jamais possédé une femme queje n’eusse aimée passionnément. Si je vous nommais celles-là, vousseriez surpris de leur petit nombre. Dernièrement encore, enfaisant de mémoire le compte facile, je songeais que je n’avaisjamais eu de maîtresse blonde. J’aurai toujours ignoré ces pâlesobjets du désir.

Ce qui est vrai, c’est que l’amour n’a pas étépour moi une distraction ou un plaisir, un passe-temps comme pourquelques-uns. Il a été ma vie même. Si je supprimais de monsouvenir les pensées et les actions qui ont eu la femme pour but,il n’y resterait plus rien, que le vide.

Ceci dit, je puis maintenant vous conter ceque je sais de Concha Perez.

C’était donc il y a trois ans, trois ans etdemi, en hiver. Je revenais de France, un 26 décembre, par un froidterrible, dans l’express qui passe vers midi le pont de laBidassoa. La neige, déjà fort épaisse sur Biarritz etSaint-Sébastien, rendait presque impraticable la traversée duGuipuzcoa. Le train s’arrêta deux heures à Zumarraga, pendant quedes ouvriers déblayaient hâtivement la voie ; puis il repartitpour stopper une seconde fois, en pleine montagne, et trois heuresfurent nécessaires à réparer le désastre d’une avalanche. Toute lanuit, ceci recommença. Les vitres du wagon lourdement feutrées deneige assourdissaient le bruit de la marche et nous passions aumilieu d’un silence à qui le danger donnait un caractère degrandeur.

Le lendemain matin, arrêt devant Avila. Nousavions huit heures de retard, et depuis un jour entier nous étionsà jeun. Je demande à un employé si l’on peut descendre ; il mecrie :

« Quatre jours d’arrêt. Les trains nepassent plus. »

Connaissez-vous Avila ? C’est là qu’ilfaut envoyer les gens qui croient morte la vieille Espagne. Je fisporter mes malles dans une fonda où don Quichotte auraitpu loger ; des pantalons de peau à franges étaient assis surdes fontaines ; et le soir, quand des cris dans les rues nousapprirent que le train repartait tout à coup, la diligence à mulesnoires qui nous traîna au galop dans la neige en manquant vingtfois de culbuter était certainement la même qui mena jadis deBurgos à l’Escorial les sujets du roi Philippe Quint.

Ce que j’achève de vous dire en quelquesminutes, monsieur, cela dura quarante heures.

Aussi, quand, vers huit heures du soir, enpleine nuit d’hiver et me privant de dîner pour la seconde fois, jerepris mon coin à l’arrière, alors je me sentis envahi par un ennuidémesuré. Passer une troisième nuit en wagon avec les quatreAnglais endormis qui me suivaient depuis Paris, c’était au-dessusde mon courage. Je laissai mon sac dans le filet, et, emportant macouverture, je pris place comme je pus dans un compartiment d’uneclasse inférieure qui était plein de femmes espagnoles.

Un compartiment, je devrais dire quatre, cartous communiquaient à hauteur d’appui. Il y avait là des femmes dupeuple, quelques marins, deux religieuses, trois étudiants, unegitane et un garde civil. C’était, comme vous le voyez, un publicmêlé. Tous ces gens parlaient à la fois et sur le ton le plus aigu.Je n’étais pas assis depuis un quart d’heure et déjà je connaissaisla vie de tous mes voisins. Certaines personnes se moquent des gensqui se livrent ainsi. Pour moi, je n’observe jamais sans pitié lebesoin qu’ont les âmes simples de crier leurs peines dans ledésert.

Tout à coup le train s’arrêta. Nous passionsla Sierra de Guadarrama, à quatorze cents mètres d’altitude. Unenouvelle avalanche venait de barrer la route. Le train essaya dereculer : un autre éboulement lui barrait le retour. Et laneige ne cessait pas d’ensevelir lentement les wagons.

C’est un récit de Norvège, que je vous contelà, n’est-il pas vrai ? Si nous avions été en pays protestant,les gens se seraient mis à genoux en recommandant leur âme àDieu ; mais, hors les journées de tonnerre, nos Espagnols necraignent pas les vengeances soudaines du ciel. Quand ils apprirentque le convoi était décidément bloqué, ils s’adressèrent à lagitane, et lui demandèrent de danser.

Elle dansa. C’était une femme d’une trentained’années au moins, très laide comme la plupart des filles de sarace, mais qui semblait avoir du feu entre la taille et lesmollets. En un instant, nous oubliâmes le froid, la neige et lanuit. Les gens des autres compartiments étaient à genoux sur lesbancs de bois, et, le menton sur les barrières, ils regardaient labohémienne. Ceux qui l’entouraient de plus près« toquaient » des paumes en cadence selon le rythmetoujours varié du baile flamenco.

C’est alors que je remarquai dans un coin, enface de moi, une petite fille qui chantait.

Celle-ci avait un jupon rose, ce qui me fitdeviner aisément qu’elle était de race andalouse, car lesCastillanes préfèrent les couleurs sombres, le noir français ou lebrun allemand. Ses épaules et sa poitrine naissante disparaissaientsous un châle crème, et, pour se protéger du froid, elle avaitautour du visage un foulard blanc qui se terminait par deux longuescornes en arrière.

Tout le wagon savait déjà qu’elle était élèveau couvent de San José d’Avila, qu’elle se rendait à Madrid,qu’elle allait retrouver sa mère, qu’elle n’avait pas denovio[2] et qu’on l’appelait Concha Perez.

Sa voix était singulièrement pénétrante. Ellechantait sans bouger, les mains sous le châle, presque étendue, lesyeux fermés ; mais les chansons qu’elle chantait là, j’imaginequ’elle ne les avait pas apprises chez les sœurs. Elle choisissaitbien, parmi ces copias de quatre vers où le peuple mettoute sa passion. Je l’entends encore chanter avec une caresse dansla voix :

Dime, niña, si me quieres ;

Por Dios, descubre tu pecho…

ou :

Tes matelas sont des jasmins,

Tes draps des roses blanches,

Des lis tes oreillers,

Et toi, une rose qui te couches.

Je ne vous dis que les moins vives.

Mais soudain, comme si elle avait senti leridicule d’adresser de pareilles hyperboles à cette sauvagesse,elle changea de ton son répertoire et n’accompagna plus la danseque par des chansons ironiques comme celle-ci, dont je mesouviens :

Petite aux vingt novios

(Et avec moi vingt et un),

Si tous sont comme je suis,

Tu resteras toute seule.

La gitane ne sut d’abord si elle devait rireou se fâcher. Les rieurs étaient pour l’adversaire et il étaitvisible que cette fille d’Égypte ne comptait pas au nombre de sesqualités l’esprit de repartie qui remplace, dans nos sociétésmodernes, les arguments du poing fermé.

Elle se tut en serrant les dents. La petite,complètement rassurée désormais sur les conséquences de sonescarmouche, redoubla d’audace et de gaieté.

Une explosion de colère l’interrompit.L’Égyptienne levait ses deux mains crispées :

« Je t’arracherai les yeux ! Jet’arracherai…

– Gare à moi ! » réponditConcha le plus tranquillement du monde et sans même lever lespaupières. Puis, au milieu d’un torrent d’injures, elle ajouta dela même voix très calme :

« Gardes ! qu’on me fournisse deuxchulos », comme si elle était devant un taureau.

Tout le wagon était en joie. Olé,disaient les hommes. Et les femmes lui jetaient des regards detendresse.

Elle ne se troubla qu’une fois, sous unoutrage plus sensible : la gitane l’appelait :« Fillette ! »

« Je suis femme », dit la petite enfrappant ses seins naissants.

Et les deux combattantes se jetèrent l’une surl’autre avec de vraies larmes de rage.

Je m’interposai : les batailles de femmessont des spectacles que je n’ai jamais pu regarder avec ledésintéressement que leur témoignent les foules. Les femmes sebattent mal et dangereusement. Elles ne connaissent pas le coup demain qui terrasse, mais le coup d’ongle qui défigure ou le coupd’aiguille qui aveugle. Elles me font peur.

Je les séparai donc et ce n’était pas facile.Fou qui se glisse entre deux ennemies ! Je fis de monmieux ; après quoi, elles se renfoncèrent chacune dans un coinavec un battement de pied de la fureur contenue.

Quand tout fut apaisé, un grand escogriffevêtu d’un uniforme de garde civil[3] surgit d’uncompartiment voisin. Il enjamba de ses longues bottes la barrièrede bois qui servait de dossier, promena ses regards protecteurs surle champ de bataille où il n’avait plus rien à faire, et avec cetteinfaillibilité de la police qui frappe toujours le plus faible, ilappliqua sur la joue de la pauvre petite Concha un soufflet stupideet brutal.

Sans daigner expliquer cette sentencesommaire, il fit passer l’enfant dans un autre compartiment, revintlui-même dans le sien par une seconde enjambée de ses bottescaricaturales, et croisa gravement les mains sur son sabre, avec lasatisfaction d’avoir rétabli l’ordre public.

Le train s’était remis en marche. Nouspassâmes Sainte-Marie-des-Neiges dans un paysage de prodige. Uncirque immense de blancheur sous un précipice de mille pieds serefermait à l’horizon par une ligne de montagnes pâles. La luneéclatante et glacée était l’âme même de la sierra neigeuse et nullepart je ne l’ai vue plus divine que pendant cette nuit d’hiver.Elle seule luisait, et la neige. Par moments, je me croyais enroute dans un train silencieux et fantastique, à la découverte d’unpôle.

J’étais seul à voir ce mirage. Mes voisinsdormaient déjà. Avez-vous remarqué, cher ami, que les gens neregardent jamais rien de ce qui est intéressant ? L’andernier, sur le pont de Triana, je m’étais arrêté en contemplationdevant le plus beau coucher de soleil de l’année. Rien ne peutdonner une idée de la splendeur de Séville dans un pareil moment.Eh bien, je regardais les passants : ils allaient à leursaffaires ou causaient en promenant leur ennui ; mais pas un netournait la tête. Cette soirée de triomphe, personne ne l’avue.

… Comme je contemplais la nuit de lune et deneige et que mes yeux se lassaient déjà de son éblouissanteblancheur, l’image de la petite chanteuse traversa ma pensée, et jesouris du rapprochement. Cette jeune moricaude dans ce paysagescandinave, c’était une mandarine sur une banquise, une banane auxpieds d’un ours blanc, quelque chose d’incohérent et decocasse.

Où était-elle ? Je me penchai par-dessusla barrière d’appui et je la vis tout près de moi, si près quej’aurais pu la toucher.

Elle s’était endormie, la bouche ouverte, lesmains croisées sous le châle, et dans le sommeil sa tête avaitglissé sur le bras de la religieuse voisine. Je voulais bien croirequ’elle était femme, puisqu’elle-même nous l’avait dit ; maiselle dormait, monsieur, comme un enfant de six mois. Presque toutson visage était emmitouflé dans son foulard à cornes qui semoulait à ses joues en boule. Une mèche ronde et noire, unepaupière fermée sur des cils très longs, un petit nez dans lalumière et deux lèvres marquées d’ombre, je n’en voyais pas plus,et pourtant je m’attardai jusqu’à l’aube sur cette bouchesingulière, tellement enfantine et sensuelle ensemble, que jedoutais parfois si ses mouvements de rêve appelaient le mamelon dela nourrice ou les lèvres de l’amant.

Le jour vint, comme nous passions l’Escorial.L’hiver sec et terne des alrededores avait remplacé, dans l’horizondes vitres, les merveilles de la sierra. Bientôt nous entrâmes engare, et comme je descendais ma valise, j’entendis une petite voixqui criait, déjà sur le quai :

« Mira !Mira ! »

Elle montrait du doigt les massifs de neige,qui d’un bout à l’autre du train couvraient le toit des wagons,s’attachaient aux fenêtres, coiffaient les tampons, les ressorts,les ferrures ; et auprès des trains intacts qui allaientquitter la ville, l’aspect lamentable du nôtre la faisait rire auxéclats.

Je l’aidai à prendre ses paquets ; jevoulais les faire porter, mais elle refusa. Elle en avait six.Rapidement, elle enfila les six anses comme elle put, une àl’épaule, la seconde au coude, et les quatre autres dans lesmains.

Elle s’enfuit en courant.

Je la perdis de vue.

Vous voyez, monsieur, combien cette premièrerencontre est insignifiante et vague. Ce n’est pas un début deroman : le décor y tient plus de place que l’héroïne, etj’aurais pu n’en pas tenir compte ; mais quoi de plusirrégulier qu’une aventure de la vie réelle ? Cela commençavraiment ainsi.

J’en jurerais aujourd’hui : si l’onm’avait demandé, ce matin-là, quel était pour moi l’événement de lanuit, quel souvenir j’aurais plus tard de ces quarante heures entrecent mille, j’aurais parlé du paysage et non de Concha Perez.

Elle m’avait amusé vingt minutes. Sa petiteimage m’occupa une fois ou deux encore, puis le courant de mesaffaires m’entraîna autre part et je cessai de penser à elle.

Chapitre 5Où la même personne reparaît dans un décor plus connu.

L’été suivant, je la retrouvai tout àcoup.

J’étais depuis longtemps revenu à Séville,assez tôt pour reprendre encore une liaison déjà ancienne et pourla rompre.

De ceci, je ne vous dirai rien. Vous n’êtespas ici pour entendre le récit de mes mémoires et j’ai d’ailleurspeu de goût à livrer des souvenirs intimes. Sans l’étrangecoïncidence qui nous réunit autour d’une femme, je ne vous auraispoint découvert ce fragment de mon passé. Que du moins cetteconfidence reste unique, même entre nous.

Au mois d’août, je me retrouvai seul dans mamaison qu’une présence féminine emplissait depuis des années. Lesecond couvert enlevé, les armoires sans robes, le lit vide, lesilence partout : si vous avez été amant, vous mecomprenez ; c’est horrible.

Pour échapper à l’angoisse de ce deuil pireque les deuils, je sortais du matin au soir, j’allais n’importe où,à cheval ou à pied, avec un fusil, une canne ou un livre ; ilm’arriva même de coucher à l’auberge pour ne pas rentrer chez moi.Une après-midi, par désœuvrement, j’entrai à la Fábrica[4].

C’était une accablante journée d’été. J’avaisdéjeuné à l’hôtel de Paris, et pour aller de Las Sierpes à la rueSan-Fernando, « à l’heure où il n’y a dans les rues que leschiens et les Français », j’avais cru mourir de soleil.

J’entrai, et j’entrai seul, ce qui est unefaveur, car vous savez que les visiteurs sont conduits par unesurveillante dans ce harem immense de quatre mille huit centsfemmes, si libres de tenue et de propos.

Ce jour-là, qui était torride, je vous l’aidit, elles ne mettaient aucune réserve à profiter de la tolérancequi leur permet de se déshabiller à leur guise dans l’insoutenableatmosphère où elles vivent de juin à septembre. C’est pure humanitéqu’un tel règlement, car la température de ces longues salles estsaharienne et il est charitable de donner aux pauvres filles lamême licence qu’aux chauffeurs des paquebots. Mais le résultat n’enest pas moins intéressant.

Les plus vêtues n’avaient que leur chemiseautour du corps (c’étaient les prudes) ; presque toutestravaillaient le torse nu, avec un simple jupon de toile desserréde la ceinture et parfois retroussé jusqu’au milieu des cuisses. Lespectacle était mélangé. C’était la femme à tous les âges, enfantet vieille, jeune ou moins jeune, obèse, grasse, maigre, oudécharnée. Quelques-unes étaient enceintes. D’autres allaitaientleur petit. D’autres n’étaient même pas nubiles. Il y avait de toutdans cette foule nue, excepté des vierges, probablement. Il y avaitmême de jolies filles.

Je passais entre les rangs compacts enregardant de droite et de gauche, tantôt sollicité d’aumônes ettantôt apostrophé par les plaisanteries les plus cyniques. Carl’entrée d’un homme seul dans ce harem monstre éveille bien desémotions. Je vous prie de croire qu’elles ne mâchent pas les motsquand elles ont mis leur chemise bas, et elles ajoutent à la parolequelques gestes d’une impudeur ou plutôt d’une simplicité qui estun peu déconcertante, même pour un homme de mon âge. Ces fillessont impudiques comme des femmes honnêtes.

Je ne répondais pas à toutes. Qui peut seflatter d’avoir le dernier mot avec une cigarrera ? Mais jeles regardais curieusement et leur nudité se conciliant mal avec lesentiment d’un travail pénible, je croyais voir toutes ces mainsactives se fabriquer à la hâte d’innombrables petits amants enfeuilles de tabac. Elles faisaient, d’ailleurs, ce qu’il faut pourm’en suggérer l’idée.

Le contraste est singulier, de la pauvreté deleur linge et du soin extrême qu’elles apportent à leurs têteschargées de cheveux. Elles sont coiffées au petit fer comme àl’heure d’entrer au bal et poudrées jusqu’au bout des seins, mêmepar-dessus les saintes médailles. Pas une qui n’ait dans sonchignon quarante épingles et une fleur rouge. Pas une qui n’ait aufond de son mouchoir la petite glace et la houppette blanche. Onles prendrait pour des actrices en costume de mendiantes.

Je les considérais une à une, et il me parutque même les plus tranquilles montraient quelque vanité à selaisser examiner. J’en vis de jeunes qui se mettaient à l’aise,comme par hasard, au moment où j’approchais d’elles. À celles quiavaient des enfants je donnais quelques perras ; à d’autresdes bouquets d’œillets dont j’avais empli mes poches, et qu’ellessuspendaient immédiatement sur leur poitrine à la chaînette de leurcroix. Il y avait, n’en doutez pas, de bien pauvres anatomies dansce troupeau hétéroclite, mais toutes étaient intéressantes, et jem’arrêtai plus d’une fois devant un admirable corps féminin, commevraiment il n’y en a pas ailleurs qu’en Espagne, un torse chaud,plein de chair, velouté comme un fruit et très suffisamment vêtupar la peau brillante d’une couleur uniforme et foncée, où sedétachent avec vigueur l’astrakan bouclé des sous-bras et lescouronnes noires des seins.

J’en vis quinze qui étaient belles. C’estbeaucoup, sur cinq mille femmes.

Presque assourdi, et un peu las, j’allaisquitter la troisième salle, quand au milieu des cris et des éclatsde paroles, j’entendis près de moi une petite voix futée qui medisait :

« Caballero, si vous me donnez uneperra chica[5],jevous chanterai une petite chanson. »

Je reconnus Concha avec une stupéfactionparfaite. Elle avait – je la vois encore – une longue chemise unpeu usée, mais qui tenait bien à ses épaules et ne la décolletaitqu’à peine. Elle me regardait en redressant avec la main un piquetde fleurs de grenadier dans le premier maillon de sa nattenoire.

« Comment es-tu venue ici ?

– Dieu le sait. Je ne me souviensplus.

– Mais ton couvent d’Avila ?

– Quand les filles y reviennent par laporte, elles en sortent par la fenêtre.

– Et c’est par là que tu essortie ?

– Caballero, je suis honnête, je ne suispas rentrée du tout de peur de faire un péché. Eh bien, donnez-moiun réal[6] et je vous chanterai une soledadpendant que la surveillante est au fond de la salle. »

Vous pensez si les voisines nous regardaientpendant ce dialogue. Moi, sans doute, j’en avais quelque embarras,mais Concha était imperturbable. Je poursuivis :

« Alors avec qui es-tu àSéville ?

– Avec maman. »

Je frémis. Un amant, pour une jeune fille, estencore une garantie ; mais une mère, quelleperdition !

« Maman et nous, nous nous occupons. Elleva à l’église ; moi je viens ici. C’est la différenced’âge.

– Tu viens tous les jours ?

– À peu près.

– Seulement ?

– Oui. Quand il ne pleut pas, quand jen’ai pas sommeil, quand cela m’ennuie d’aller me promener. On entreici comme on veut ; demandez-le à mes voisines ; mais ilfaut être là à midi, ou alors on n’est pas reçue.

– Pas plus tard ?

– Ne plaisantez pas. Midi,¡ Dios mio ! comme c’est matin déjà ! J’enconnais qui n’arrivent pas deux jours sur quatre à se lever d’assezbonne heure pour trouver la grille ouverte. Et vous savez, pour cequ’on gagne, on ferait mieux de rester chez soi.

– Combien gagne-t-on ?

– Soixante-quinze centimes pour millecigares ou mille paquets de cigarettes. Moi, comme je travaillebien, j’ai une petite piécette ; mais ce n’est pas encore lePérou… Donnez-moi aussi une piécette, caballero, et je vouschanterai une séguédille que vous ne connaissez pas. »

Je jetai dans sa boîte un napoléon et je laquittai en lui tirant l’oreille.

Monsieur, il y a dans la jeunesse des gensheureux un instant précis où la chance tourne, où la pente quimontait redescend, où la mauvaise saison commence. Ce fut là lemien. Cette pièce d’or jetée devant cette enfant, c’était le défatal de mon jeu. Je date de là ma vie actuelle, ma ruine morale,ma déchéance et tout ce que vous voyez d’altéré sur mon front. Voussaurez cela : l’histoire est bien simple, vraiment, presquebanale sauf un point ; mais elle m’a tué.

J’étais sorti et je marchais lentement dans larue sans ombre, quand j’entendis derrière moi un petit pas quicourait. Je me retournai : elle m’avait rejoint.

« Merci, monsieur », medit-elle.

Et je vis que sa voix avait changé. Je nem’étais pas rendu compte de l’effet que ma petite offrande avait dûproduire sur elle ; mais cette fois je m’aperçus qu’il étaitconsidérable. Un napoléon, c’est vingt-quatre piécettes, le prixd’un bouquet : pour une cigarrera, c’est le travail d’un mois.En outre, c’était une pièce d’or, et l’or ne se voit guère enEspagne qu’à la devanture du changeur…

J’avais évoqué, sans le vouloir, toutel’émotion de la richesse.

Bien entendu, elle s’était empressée delaisser là les paquets de cigarettes qu’elle bourrait depuis lematin. Elle avait repris son jupon, ses bas, son châle jaune, sonéventail, et, les joues poudrées à la hâte, elle m’avait bien viteretrouvé.

« Venez, continua-t-elle, vous êtes monami. Reconduisez-moi chez maman, puisque j’ai congé, grâce àvous.

– Où demeure-t-elle, ta mère ?

– Calle Manteros, tout près. Vous avezété gentil pour moi ; mais vous n’avez pas voulu de machanson, c’est mal. Aussi, pour vous punir, c’est vous qui allezm’en dire une.

– Cela non.

– Si, je vais vous lasouiller. »

Elle se pencha à mon oreille.

« Vous allez me récitercelle-là :

« ¿ Hay quien nos escuche ?– No.

– ¿ Quieres que te diga ? –Di.

– ¿ Tienes otro amante ? –No.

– ¿ Quieres que lo sea ? –Si.[7]

« Mais, vous savez, c’est une chanson, etles réponses ne sont pas de moi.

– Est-ce bien vrai ?

– Oh ! absolument.

– Et pourquoi ?

– Devinez.

– Parce que tu ne m’aimes pas.

– Si, je vous trouve charmant.

– Mais tu as un ami ?

– Non, je n’en ai pas.

– Alors, c’est par piété ?

– Je suis très pieuse, mais je n’ai pasfait de vœux, caballero.

– Ce n’est pas froideur, sansdoute ?

– Non, monsieur.

– Il y a bien des questions que je nepeux pas te poser, ma chère petite. Si tu as une raison,dis-la-moi.

– Ah ! je savais bien que vous nedevineriez pas ! Ce n’était pas possible à trouver.

– Mais qu’y a-t-il, enfin ?

– Je suis mozita[8]. »

Chapitre 6Où Conchita se manifeste, se réserve et disparaît.

Elle avait dit ces mots avec un tel aplomb queje m’arrêtai, perdant contenance pour elle.

Qu’y avait-il dans cette petite tête d’enfantprovocante et rebelle ? Que signifiait cette attitude décidée,cet œil franc et peut-être honnête, cette bouche sensuelle qui sedisait intraitable comme pour tenter les hardiesses ?

Je ne sus que penser, mais je comprisparfaitement qu’elle me plaisait beaucoup, que j’étais enchanté del’avoir retrouvée et que sans doute j’allais rechercher toutes lesoccasions de la regarder vivre.

Nous étions arrivés à la porte de sa maison,où une marchande de fruits déballait ses corbeilles.

« Achetez-moi des mandarines, medit-elle. Je vous les offrirai là-haut. »

Nous montâmes. La maison était inquiétante.Une carte de femme sans profession était clouée à la premièreporte. Au-dessus, une fleuriste. À côté, un appartement clos d’oùs’échappait un bruit de rires. Je me demandais si cette petitefille ne me menait pas tout simplement au plus banal desrendez-vous. Mais, en somme, l’entourage ne prouvait rien ;les cigarières indigentes ne choisissent pas leur domicile et jen’aime pas à juger les gens d’après la plaque de leur rue.

Au dernier étage, elle s’arrêta sur le palierbordé d’une balustrade de bois et donna trois petits coups de poingdans une porte brune qui s’ouvrit avec effort.

« Maman, laisse entrer, dit l’enfant.C’est un ami. »

La mère, une femme flétrie et noire, qui avaitencore des souvenirs de beauté, me toisa sans grande confiance.Mais à la façon dont sa fille poussa la porte et m’invita sur sespas, il m’apparut qu’une seule personne était maîtresse dans cetaudis et que la reine mère avait abdiqué la régence.

« Regarde, maman : douzemandarines ; et regarde encore : un napoléon.

– Jésus ! dit la vieille en croisantles mains. Et comment as-tu gagné tout cela ? »

J’expliquai rapidement notre double rencontre,en wagon et à la Fabrique, et j’amenai la conversation sur leterrain des confidences.

Elles furent interminables.

La femme était ou se disait veuve d’uningénieur mort à Huelva. Revenue sans pension, sans ressources,elle avait mangé, en quatre ans d’une existence pourtant modeste,les économies du mari. Enfin, une histoire, réelle ou fausse, quej’avais entendue vingt fois et qui se terminait par un cri demisère :

« Que faire ? Moi, je n’ai pas demétier, je ne sais que m’occuper du ménage et prier la Sainte Mèrede Dieu. On m’a proposé une place de concierge, mais je suis tropfière pour être servante. Je passe mes journées à l’église. J’aimemieux baiser les dalles du chœur que de balayer celles de la porte,et j’attends que Notre-Seigneur me soutienne au dernier moment.Deux femmes seules sont si exposées ! Ah ! caballero, lestentations ne manquent pas à qui les écoute ! Nous serionsriches, ma fille et moi, si nous avions suivi les mauvaischemins ! Mais le péché n’a jamais passé la nuit ici. Notreâme est plus droite que le doigt de saint Jean et nous gardonsconfiance en Dieu qui connaît les siens entre mille. »

Conchita, pendant ce discours, avait achevé,devant une glace clouée au mur, un travail de pastelliste avec deuxdoigts et de la poudre sur tout son petit visage trop brun. Elle seretourna, éclairée par un sourire de satisfaction, et il me semblaque sa bouche en était transfigurée.

« Ah ! reprit la mère, quel soucipour moi, quand je la vois partir le matin pour la Fabrique !Quels mauvais exemples on lui donne ! quels vilains mots onlui apprend ! Ces filles n’ont pas de carmin dans les joues,caballero. On ne sait jamais d’où elles viennent quand ellesentrent là le matin, et si ma fille les écoutait, il y a longtempsque je ne la verrais plus.

– Pourquoi la faites-vous travaillerlà ?

– Ailleurs, ce serait la même chose. Voussavez bien ce que c’est, monsieur : quand deux ouvrières sontdouze heures ensemble, elles parlent de ce qu’il ne faut paspendant onze heures trois quarts et le reste du temps elles setaisent.

– Si elles ne font que parler, il n’y apas grand mal.

– Qui donne le menu, donne la faim.Allez ! ce qui perd les jeunes filles, ce sont les conseilsdes femmes plus que les yeux des hommes. Je ne me fie pas à la plussage. Telle qui a le rosaire en main porte le diable dans sa jupe.Ni jeune ni vieille, jamais d’amie : c’est ce que je voudraispour ma fille. Et là-bas, elle en a cinq mille.

– Eh bien, qu’elle n’y retourneplus », interrompis-je.

Je sortis de ma poche deux billets et je lesposai sur une table.

Exclamations. Mains jointes. Larmes. Je passesur ce que vous devinez. Mais quand les cris eurent cessé, la mèrem’avoua en secouant la tête qu’il faudrait bien néanmoins quel’enfant reprît son travail, car la somme était due, et au-delà, aulogeur, à l’épicier, au pharmacien, à la fripière. Bref, je doublaimon offrande et pris congé sur-le-champ, mettant une pudeur et uncalcul également naturels à me taire ce jour-là sur messentiments.

*

Le lendemain, je ne le nie pas, il était dixheures à peine quand je frappai à la porte.

« Maman est sortie, me dit Concha. Ellefait son marché. Entrez, mon ami. »

Elle me regarda, puis se mit à rire.

« Eh bien ! je me tiens sage devantmaman. Qu’en dites-vous ?

– En effet.

– Ne croyez pas au moins que ce soit paréducation. Je me suis élevée toute seule ; c’est heureux, carma pauvre mère en aurait été bien incapable. Je suis honnête etelle s’en vante ; mais je m’accouderais à la fenêtre enappelant les passants, que maman me contemplerait en disant :¡ Qué gracia ! Je fais exactement ce qu’il meplaît du matin au soir. Aussi j’ai du mérite à ne pas faire tout cequi me passe par la tête, car ce n’est pas elle qui me retiendraitmalgré les phrases qu’elle vous a dites.

– Alors, jeune personne, le jour où unnovio sera candidat, c’est à vous qu’il devra parler ?

– C’est à moi. Enconnaissez-vous ?

– Non. »

J’étais devant elle, dans un fauteuil de boisdont le bras gauche était cassé. Je me vois encore, le dos à lafenêtre, près d’un rayon de soleil qui zébrait le plancher…

Soudain elle s’assit sur mes genoux, mit sesdeux mains à mes épaules, et me dit :

« C’est vrai ! »

Je ne répondis plus.

Instinctivement, j’avais refermé mes bras surelle et d’une main j’attirais à moi sa chère tête devenue sérieuse,mais elle devança mon geste et posa vivement elle-même sa bouchebrûlante sur la mienne en me regardant profondément.

Primesautière, incompréhensible : telleje l’ai toujours connue. La brusquerie de sa tendresse m’affolacomme un breuvage. Je la serrai de plus près encore. Sa taillecédait à mon bras. Je sentais peser sur moi la chaleur et la formeronde de ses jambes à travers la jupe.

Elle se leva.

« Non, dit-elle. Non. Non.Allez-vous-en.

– Oui, mais avec toi. Viens.

– Que je vous suive ? et oùcela ? chez vous ? Mon ami, vous n’y comptezpas. »

Je la repris dans mes bras, mais elle sedégagea.

« Ne me touchez pas, ou j’appelle ;et alors nous ne nous reverrons plus.

– Concha, Conchita, ma petite, es-tufolle ? Comment, je viens chez toi en ami, je te parle comme àune étrangère ; tout à coup tu te jettes dans mes bras, etmaintenant c’est moi que tu accuses ?

– Je vous ai embrassé parce que je vousaime bien ; mais vous, vous ne m’embrasserez pas sansm’aimer.

– Et tu crois que je ne t’aime point,enfant ?

– Non, je vous plais, je vousamuse ; mais je ne suis pas la seule, n’est-ce pas,caballero ? Les cheveux noirs poussent sur bien des filles, etbien des yeux passent dans les rues. Il n’en manque pas, à laFabrique, d’aussi jolies que moi et qui se le laissent dire. Faitesce que vous voudrez avec elles, je vous donnerai des noms si vousen demandez. Mais moi, c’est moi, et il n’y a qu’une moi de SanRoque à Triana. Aussi je ne veux pas qu’on m’achète comme unepoupée au bazar, parce que, moi enlevée, on ne me retrouveraitplus. »

Des pas montaient l’escalier. Elle se retournavers la porte et ouvrit à sa mère.

« Monsieur est venu pour prendre de tesnouvelles, dit l’enfant. Il t’avait trouvé mauvaise mine et tecroyait malade. »

… Je sortis une heure après, très nerveux,très agacé, et doutant à part moi si je reviendrais jamais.

Hélas ! je revins ; non pas unefois, mais trente. J’étais amoureux comme un jeune homme. Vous avezconnu ces folies. Que dis-je ! vous les éprouvez à l’heuremême où je vous parle, et vous me comprenez. Chaque fois que jequittais sa chambre, je me disais : « Vingt-deux heures,ou vingt heures jusqu’à demain », et ces douze cents minutesne finissaient pas de couler.

Peu à peu, j’en vins à passer la journéeentière en famille. Je subvenais aux dépenses et même aux dettes,qui devaient être considérables, si j’en juge par ce qu’elles mecoûtèrent. Ceci était plutôt une recommandation et d’ailleurs aucunbruit ne courait dans le quartier. Je me persuadai facilement quej’étais le premier ami de ces pauvres femmes solitaires.

Sans doute, je n’avais pas eu grand-peine àdevenir leur familier ; mais un homme s’étonne-t-il jamais desfacilités qu’il obtient ? Un soupçon de plus aurait pu memettre en garde, auquel je ne m’arrêtai point : je veux direl’absence de mystères et de contrainte à mon égard. Il n’y avaitjamais d’instant où je ne pusse entrer dans leur chambre. Concha,toujours affectueuse, mais toujours réservée, ne faisait aucunedifficulté pour me rendre témoin même de sa toilette. Souvent, jela trouvais couchée le matin, car elle se levait tard depuisqu’elle était oisive. Sa mère sortait, et elle, ramenant ses jambesdans le lit, m’invitait à m’asseoir près de ses genoux réunis.

Nous causions. Elle était impénétrable.

J’ai vu à Tanger des Mauresques en costume,qui entre leurs deux voiles ne laissaient nus que leurs yeux, maispar là, je voyais jusqu’au fond de leur âme. Celle-ci ne cachaitrien, ni sa vie ni ses formes, et je sentais un mur entre elle etmoi.

Elle paraissait m’aimer. Peut-êtrem’aimait-elle. Aujourd’hui encore, je ne sais que penser. À toutesmes supplications, elle répondait par un « plus tard »que je ne pouvais pas briser. Je la menaçai de partir, elle medit : « allez-vous-en. » Je la menaçai de violence,elle me dit : « vous ne pourrez jamais. » Je lacomblai de cadeaux, elle les accepta, mais avec une reconnaissancetoujours consciente de ses bornes.

Pourtant, quand j’entrais chez elle, unelumière naissait dans ses yeux, qui n’était point artificieuse.

Elle dormait neuf heures la nuit, et troisheures au milieu du jour. Ceci excepté, elle ne faisait rien. Quandelle se levait, c’était pour s’étendre en peignoir sur une nattefraîche, avec deux coussins sous la tête et un troisième sous lesreins. Jamais je ne pus la décider à s’occuper de quoi que ce fût.Ni un travail d’aiguille, ni un jeu, ni un livre ne passèrent entreses mains depuis le jour où, par ma faute, elle avait quitté laFabrique. Même les soins du ménage ne l’intéressaient pas : samère faisait les chambres, les lits et la cuisine, et chaque matinpassait une demi-heure à coiffer la chevelure pesante de ma petiteamie encore mal éveillée.

Pendant toute une semaine, elle refusa dequitter son lit. Non pas qu’elle se crût souffrante, mais elleavait découvert que s’il était inutile de se promener sans raisondans les rues, il était encore plus vain de faire trois pas dans sachambre et de quitter les draps pour la natte, où le costume derigueur gênait sa nonchalance. Toutes nos Espagnoles sontainsi : à qui les voit en public, le feu de leurs yeux,l’éclat de leur voix, la prestesse de leurs mouvements paraissentnaître d’une source en perpétuelle éruption ; et pourtant, dèsqu’elles se trouvent seules, leur vie coule dans un repos qui estleur grande volupté. Elles se couchent sur une chaise longue dansune pièce aux stores baissés ; elles rêvent aux bijouxqu’elles pourraient avoir, aux palais qu’elles devraient habiter,aux amants inconnus dont elles voudraient sentir le poids chéri surleur poitrine. Et ainsi se passent les heures.

Par sa conception des devoirs journaliers,Concha était très espagnole. Mais je ne sais de quel pays luivenait sa conception de l’amour ; après douze semaines desoins assidus, je retrouvais, dans son sourire, à la fois les mêmespromesses et les mêmes résistances.

*

Un jour, enfin, hors d’état de souffrir pluslongtemps cette perpétuelle attente et cette préoccupation detoutes les minutes, qui troublaient ma vie au point de la rendreinutile et vide depuis trois mois vécus ainsi, je pris à part lavieille femme en l’absence de son enfant et je lui parlai à cœurouvert, de la façon la plus pressante.

Je lui dis que j’aimais sa fille, que j’avaisl’intention d’unir ma vie à la sienne, que, pour des raisonsfaciles à entendre, je ne pouvais accepter aucun lien avoué, maisque j’étais résolu à lui faire partager un amour exclusif etprofond dont elle ne pouvait prendre offense.

« J’ai des raisons de croire, dis-je enterminant, que Conchita m’aimerait, mais se défie de moi. Si ellene m’aime point, je n’entends pas la contraindre ; mais si monseul malheur est de la laisser dans le doute,persuadez-la. »

J’ajoutai qu’en retour, j’assurerais nonseulement sa vie présente, mais sa fortune personnelle à l’avenir.Et, pour ne laisser aucun doute sur la sincérité de mesengagements, je remis à la vieille une très forte liasse, en lachargeant d’user de son expérience maternelle pour assurer l’enfantqu’elle ne serait point trompée.

Plus ému que jamais, je rentrai chez moi.Cette nuit-là, je ne pus me coucher. Pendant des heures je marchaià travers le patio de ma maison, par une nuit admirable et déjàfraîche, mais qui ne suffisait pas à me calmer. Je formais desprojets sans fin, en vue d’une solution que je voulais prévoirbienheureuse. Au lever du soleil, je fis couper toutes les fleursde trois massifs et je les répandis dans l’allée, sur l’escalier,sur le perron pour faire à ses pas jusqu’à moi une avenue depourpre et de safran. Je l’imaginais partout, debout contre unarbre, assise sur un banc, couchée sur la pelouse, accoudéederrière les balustres ou levant les bras dans le soleil jusqu’àune branche chargée de fruits. L’âme du jardin et de la maisonavait pris la forme de son corps.

Et voici qu’après toute une nuit d’une attenteinsupportable et après une matinée qui semblait ne devoir plusfinir, je reçus vers onze heures, par la poste, une lettre dequelques lignes. Croyez-le sans peine, je la sais encore parcœur.

Elle disait ceci :

« Si vous m’aviez aimée, vousm’auriez attendue. Je voulais me donner à vous ; vous avezdemandé qu’on me vendît. Jamais plus vous ne me reverrez.

« CONCHITA. »

Deux minutes après, j’étais à cheval, et midin’avait pas sonné quand j’arrivai à Séville, presque étourdi dechaleur et d’angoisse.

Je montai rapidement, je frappai vingtfois.

Le silence.

Enfin une porte s’ouvrit derrière moi, sur lemême palier, et une voisine m’expliqua longuement que les deuxfemmes étaient parties le matin dans la direction de la gare, avecleurs paquets, et qu’on ne savait même pas quel train elles avaientpris.

« Elles étaient seules ?demandai-je.

– Toutes seules.

– Pas d’homme avec elles ? Vous êtessûre ?

– Jésus ! je n’ai jamais vu d’autrehomme que vous en leur compagnie.

– Elles n’on t rien laissé pourmoi ?

– Rien ; elles sont brouillées avecvous, si je les crois.

– Mais reviendront-elles ?

– Dieu le sait. Elles ne me l’ont pasdit.

– Il faudra bien qu’elles reviennent pourchercher leurs meubles.

– Non. La maison est meublée. Tout ce quileur appartenait, elles l’ont pris. Et maintenant, seigneur, ellessont loin. »

Chapitre 7Qui se termine en cul-de-lampe par une chevelure noire.

L’automne passa. L’hiver s’écoula tout entier,mais son souvenir ne s’effaçait point d’un détail et je sais peud’époques aussi désastreuses dans ma vie, peu de mois aussi videsque ceux-là.

J’avais cru recommencer une existencenouvelle, j’avais cru fixer pour longtemps, peut-être pourtoujours, mon intimité amoureuse et tout croulait avant les noces.Je ne gardais même pas dans la mémoire une heure d’union véritableavec cette petite ; non, pas un lien, pas une chose accomplie,rien qui pût me consoler même par la vaine pensée que, si je nel’avais plus, du moins je l’avais eu et qu’on ne m’ôterait pascela…

Et je l’aimais ! Oh ! que jel’aimais, mon Dieu ! j’en étais venu à croire qu’elle avaitraison contre moi et que je m’étais conduit en rustre avec cettevierge de légende. Si je la revois jamais, me disais-je, si j’aicette grâce du Ciel, je resterai à ses pieds, jusqu’à ce qu’elle mefasse signe, dussé-je attendre des années. Je ne la brusqueraipoint : je comprends ce qu’elle éprouve. Elle se sait d’unecondition où l’on prend ses pareilles comme maîtresses au moins, etelle ne veut pas d’un traitement inférieur à son caractère. Elleveut m’éprouver, être sûre de moi, et si elle se donne, ne pas seprêter. Soit ; je serai selon son désir. Mais lareverrai-je ? Et aussitôt je me reprenais à ma détresse.

Je la revis.

Ce fut un soir, au printemps. J’avais passéquelques heures au théâtre del Duque, où le parfait Orejón jouaitplusieurs rôles, et en sortant de là, par le silence de la nuit, jem’étais longtemps promené dans la Alameda spacieuse et déserte.

Je venais seul, en fumant, par la calleTrajano, quand je m’entendis doucement appeler par mon nom, et untremblement me saisit, car j’avais reconnu la voix.

« Don Mateo ! »

Je me retournai : il n’y avait personne.Pourtant, je ne rêvais pas encore…

« Concha ! criai-je. Concha !Où es-tu ?

– ¡ Chito !voulez-vous bien vous taire ! Vous allez réveillermaman. »

Elle me parlait du haut d’une fenêtre grillée,dont la pierre était à peu près à la hauteur de mes épaules. Et jela vis, en costume de nuit, les deux bras drapés par les coins d’unchâle puce, accoudée sur le marbre, derrière les barres de fer.

« Eh bien ! mon ami, c’est ainsi quevous m’avez traitée », continua-t-elle à voix basse.

Mais j’étais bien incapable de medéfendre…

« Penche-toi, lui dis-je. Encore un peu,mon cœur. je ne te vois pas dans cette ombre. Plus à gauche, oùéclaire la lune. »

Elle y consentit en silence, et je laregardai, avec une ivresse absolue, pendant un temps que je ne puismesurer.

Je lui dis encore :

« Donne-moi ta main. »

Elle me la tendit à travers les barreaux, etsur les doigts, et dans la paume et le long du bras nu et chaud, jefis traîner mes lèvres… J’étais fou. Je n’y croyais pas. C’était sapeau, sa chair, son odeur ; c’était elle tout entière que jetenais là sous mon baiser, après combien de nuitsd’insomnie !

Je lui dis encore :

« Donne-moi ta bouche. »

Mais elle secoua la tête et retira samain.

« Plus tard. »

Oh ! ce mot ! que de fois je l’avaisentendu déjà, et il revenait, dès la première rencontre, comme unebarrière entre nous !

Je la pressai de questions. Qu’avait-ellefait ? Pourquoi ce départ précipité ? Si elle m’avaitparlé, j’aurais obéi. Mais partir ainsi, après une simple lettre etsi cruellement !

Elle me répondit :

« C’est de votre faute. »

J’en convins. Que n’aurais-je pas avoué !Et je me taisais.

Pourtant je voulais savoir. Qu’était-elledevenue depuis de si longs mois ? D’où venait-elle ?Depuis quand était-elle dans cette maison grillée ?

« Nous sommes allées d’abord à Madrid,puis à Carabanchel où nous avons des parents. De là, nous sommesrevenues ici, et me voilà.

– Vous habitez toute la maison ?

– Oui. Elle n’est pas grande, mais c’estencore beaucoup pour nous.

– Et comment avez-vous pu lalouer ?

– Grâce à vous. Maman faisait deséconomies sur tout ce que vous lui donniez.

– Cela ne durera pas longtemps…

– Nous avons encore de quoi vivre icihonnêtement pendant un mois.

– Et après ?

– Après ? Est-ce que vous croyezsérieusement, mon ami, que je serai embarrassée ? »

Je ne répondis rien, mais je l’aurais tuée detout mon cœur.

Elle reprit :

« Vous ne m’entendez pas. Si je veuxrester ici, je saurai comment faire ; mais qui vous dit quej’y tienne tant ? L’année dernière, j’ai couché pendant troissemaines sous le rempart de la Macarena. Je demeurais là, parterre, presque au coin de la rue San-Luis, vous savez, à l’endroitoù se tient le sereno ; c’est un brave homme ;il n’aurait pas permis qu’on s’approchât de moi pendant monsommeil, et il ne m’est jamais rien arrivé, que des aventures enparoles. Je puis retourner là demain, je connais ma touffed’herbe ; on n’y est pas mal, croyez-moi. Dans le jour, jetravaillerai à la Fábrica ou ailleurs. Je sais vendre des bananes,sans doute ? Je sais tricoter un châle, tresser des pompons dejupe, composer un bouquet, danser le flamenco et la sevillana.Allez, don Mateo, je me tirerai d’affaire ! »

Elle me parlait à voix basse et pourtantj’entendais sonner chacun de ses mots comme des paroles sinaïtiquesdans la rue vide et pleine de lune. Je l’écoutais moins que je neregardais bouger la double ligne de ses lèvres. Sa voix tintaitdans un murmure clair comme un carillon de cloches de couvent.

Toujours accoudée, la main droite plongée dansses cheveux lourds et la tête soutenue par les doigts, elle repritavec un soupir :

« Mateo, je serai votre maîtresseaprès-demain. »

Je tremblais :

« Ce n’est pas sincère.

– Je vous le dis.

– Alors, pourquoi si tard, ma vie !Si tu consens, si tu m’aimes…

– Je vous ai toujours aimé.

– … Pourquoi pas à l’heure où noussommes ? Vois comme les barreaux sont écartés du mur. Entreeux et la fenêtre, je passerais…

– Vous y passerez dimanche soir.Aujourd’hui, je suis plus noire de péchés qu’une gitane ; jene veux pas devenir femme dans cet état de damnation : monenfant serait maudit, si je suis grosse de vous. Demain, je dirai àmon confesseur tout ce que j’ai fait depuis huit jours et même ceque je ferai dans vos bras pour qu’il m’en donne l’absolutiond’avance : c’est plus sûr. Le dimanche matin, je communierai àla grand-messe et, quand j’aurai dans mon sein le corps deNotre-Seigneur, je lui demanderai d’être heureuse le soir et aiméele reste de ma vie. Ainsi soit-il ! »

Oui, je le sais bien. C’est une religion trèsparticulière ; mais nos femmes d’Espagne n’en connaissent pasd’autre. Elles croient fermement que le Ciel a des indulgencesinépuisables pour les amoureuses qui vont à la messe, et qu’aubesoin il les favorise, garde leur lit, exalte leurs flancs, pourvuqu’elles n’oublient pas de lui conter leurs chers secrets. Si ellesavaient raison, pourtant ! que de chastetés pleureraient,durant la vie éternelle, une vie terrestre insignifiante.

« Allons, reprit Concha, quittez-moi,Mateo. Vous voyez bien que ma chambre est vide. Ne soyez, à causede moi, ni impatient, ni jaloux. Vous me trouverez là, mon amant,dimanche soir, tard dans la nuit ; mais vous allez mepromettre auparavant que jamais vous ne parlerez à ma mère, etqu’au matin vous me quitterez avant l’heure où elle s’éveille. Cen’est pas que je craigne d’être vue : je suis maîtresse demoi, Vous le savez ; aussi je n’ai besoin de ses conseils, nipour vous, ni contre vous. C’est un serment juré ?

– Comme il te plaira.

– C’est bien. Soyez lié parceci. »

Et renversant la tête elle fit glisser entreles barreaux tous ses cheveux comme un ruisseau de parfums. Je lespris dans mes mains, je les pressai sur ma bouche, je me baignai levisage dans leur onde noire et chaude…

Puis ils s’échappèrent de mes doigts et elleferma la fenêtre sombre.

Chapitre 8Où le lecteur commence à comprendre qui est le pantin de cettehistoire.

Deux matins, deux jours et deux nuitsinterminables succédèrent. J’étais heureux, souffrant, inquiet. Jecrois bien que sur les sentiments contradictoires qui m’agitaienten même temps, la joie, une joie trouble et presque douloureuse,dominait.

Je puis dire que pendant ces quarante-huitheures, je me représentai cent fois « ce qui allaitarriver », la scène, les paroles et jusqu’aux silences. Malgrémoi, je jouais en pensée le rôle imminent qui m’attendait. Je mevoyais, et elle dans mes bras. Et de quart d’heure en quartd’heure, la scène identique repassait, avec tous ses longs détails,dans mon imagination épuisée.

L’heure vint. Je marchais dans la rue, n’osantm’arrêter sous ses fenêtres, de peur de la compromettre, etpourtant agacé en songeant qu’elle me regardait derrière les vitreset me laissait attendre dans une agitation étouffante.

« Mateo ! »

Elle m’appelait enfin.

J’avais quinze ans, monsieur, à cet instant dema vie. Derrière moi, vingt années d’amour s’évanouissaient commeun seul rêve. J’eus l’illusion absolue que pour la première foisj’allais coller mes lèvres aux lèvres d’une femme et sentir unjeune corps chaud plier et peser sur mon bras.

M’élevant d’un pied sur une borne et del’autre sur les barreaux recourbés, j’entrai chez elle comme unamoureux de théâtre, et je l’étreignis.

Elle était debout le long de moi-même, elles’abandonnait et se raidissait à la fois. Nos deux têtes jointespar la bouche se penchaient ensemble sur l’épaule en haletant desnarines et en fermant les yeux. Jamais je ne compris aussi bien,dans le vertige, l’égarement, l’inconscience où je me trouvais,tout ce qu’on exprime de véritable en parlant de « l’ivressedu baiser ». Je ne savais plus qui nous étions, ni rien de cequi avait eu lieu, ni ce qu’il adviendrait de nous. Le présentétait si intense que l’avenir et le passé disparaissaient en lui.Elle remuait ses lèvres avec les miennes, elle brûlait dans mesbras, et je sentais son petit ventre, à travers la jupe, me presserd’une caresse impudique et fervente.

« Je me sens mal, murmura-t-elle. Je t’ensupplie, attends… Je crois que je vais tomber… Viens dans le patioavec moi, je m’étendrai sur la natte fraîche… Attends… Je t’aime…mais je suis presque évanouie. »

Je me dirigeai vers une porte.

« Non, pas celle-là. C’est la chambre demaman. Viens par ici. Je te guiderai. »

Un carré de ciel noir étoilé, où s’effilaientdes nuées bleuâtres, dominait le patio blanc. Tout un étagebrillait, éclairé par la lune, et le reste de la cour reposait dansune ombre confidentielle.

Concha s’étendit à l’orientale sur une natte.Je m’assis auprès d’elle et elle prit ma main.

« Mon ami, me dit-elle,m’aimerez-vous ?

– Tu le demandes !

– Combien de tempsm’aimerez-vous ? »

Je redoute ces questions que posent toutes lesfemmes, et auxquelles on ne peut répondre que par les piresbanalités.

« Et quand je serai moins jolie,m’aimerez-vous encore ?… Et quand je serai vieille, tout àfait vieille, m’aimerez-vous encore ? Dis-le-moi, mon cœur.Quand même ce ne serait pas vrai, j’ai besoin que tu me le dises etque tu me donnes des forces. Tu vois, je t’ai promis pour ce soir,mais je ne sais pas du tout si j’en aurai le courage… Je ne saismême pas si tu le mérites. Ah ! Sainte Mère de Dieu ! sije me trompais sur toi, il me semble que toute ma vie en seraitperdue. Je ne suis pas de ces filles qui vont chez Juan et chezMiguel, et de là chez Antonio. Après toi je n’en aimerai plusd’autre et, si tu me quittes, je serai comme morte. »

Elle se mordit la lèvre avec une plainteoppressée, en fixant les yeux dans le vide, mais le mouvement de sabouche s’acheva en sourire.

« J’ai grandi, depuis six mois. Déjà jene peux plus agrafer mes corsages de l’été dernier. Ouvre celui-ci,tu verras comme je suis belle. »

Si je le lui avais demandé, elle ne l’eût sansdoute pas permis, car je commençais à douter que cette nuitd’entretien s’achevât jamais en nuit d’amour ; mais je ne latouchais plus : elle se rapprocha.

Hélas ! les seins que je mis à nu enouvrant ce corsage gonflé, étaient des fruits de Terre Promise.Qu’il en soit d’aussi beaux, c’est ce que je ne sais point.Eux-mêmes je ne les vis jamais comparables à leur forme de cesoir-là. Les seins sont des êtres vivants qui ont leur enfance etleur déclin. Je crois fermement que j’ai vu ceux-ci pendant leuréclair de perfection.

Elle, cependant, avait tiré du milieu d’eux unscapulaire de drap neuf et elle le baisait pieusement, ensurveillant mon émotion du coin de son œil à demi fermé.

« Alors je vous plais ? »

Je la repris dans mes bras.

« Non, tout à l’heure.

– Qu’y a-t-il encore ?

– Je ne suis pas disposée, voilàtout. »

Et elle referma son corsage.

Vraiment je souffrais. Maintenant je lasuppliais presque avec brusquerie en luttant contre ses mains quiredevenaient protectrices. Je l’aurais chérie et malmenée à lafois. Son obstination à me séduire et à me repousser, ce manège quidurait depuis un an déjà et redoublait à la suprême minute où j’enattendais le dénouement, arrivait à exaspérer ma tendresse la pluspatiente.

« Ma petite, lui dis-je, tu te joues demoi, mais prends garde que je ne me lasse.

– C’est ainsi ? Eh bien, je ne vousaimerai même pas aujourd’hui, don Mateo. À demain.

– Je ne reviendrai plus.

– Vous reviendrez demain. »

Furieux, je remis mon chapeau et sortis,déterminé à ne plus la revoir.

Je tins ma résolution jusqu’à l’heure où jem’endormis, mais mon réveil fut lamentable.

Et quelle journée, je m’en souviens !

Malgré mon serment intérieur, je pris la routede Séville. J’étais attiré vers elle par une invinciblepuissance ; je crus que ma volonté avait cessé d’être ;je ne pouvais plus décider de la direction de mes pas.

Pendant trois heures de fièvre et de lutteavec moi-même, j’errai dans la cale Amor de Dios, derrière la rueoù demeurait Concha, toujours sur le point de parcourir les vingtpas qui me séparaient d’elle… Enfin je l’emportai, je partispresque en courant dans la campagne et je ne frappai point à lafenêtre adorée, mais quel misérable triomphe !

Le lendemain, elle était chez moi.

« Puisque vous n’avez pas voulu venir,c’est moi qui viens à vous, me dit-elle. Direz-vous encore que jene vous aime point ? »

Monsieur, je me serais jeté à ses pieds.

« Vite, montrez-moi votre chambre,ajouta-t-elle. Je ne veux pas que vous m’accusiez de nonchalance,aujourd’hui. Croyez-vous que je ne sois pas impatiente, moiaussi ? Vous seriez bien surpris si vous saviez ce que jepense. »

Mais dès qu’elle fut entrée, elle sereprit :

« Non, au fait, pas celle-ci. Il y a eutrop de femmes dans ce vilain lit. Ce n’est pas la chambre qu’ilfaut à une mozita. Prenons-en une autre, une chambred’amis, qui ne soit à personne. Voulez-vous ? »

C’était encore une heure d’attente. Il fallaitouvrir les fenêtres, mettre des draps, balayer…

Enfin tout fut prêt, et nous montâmes.

Dire que j’étais cette fois assuré de réussir,je ne l’oserais ; mais enfin j’avais des espérances. Chez moi,seule, sans protection contre mon sentiment si connu d’elle, il mesemblait improbable qu’elle se fût risquée avant d’avoir fait enpensée le sacrifice qu’elle prétendait m’offrir…

Dès que nous fûmes seuls, elle défit samantille, qui était attachée avec quatorze épingles à ses cheveuxet à son corsage, puis, très simplement, elle se déshabilla.J’avoue qu’au lieu de l’aider, je retardais plutôt ce long travail,et que vingt fois je l’interrompis pour poser mes lèvres sur sesbras nus, ses épaules rondes, ses seins fermes, sa nuque brune. Jeregardais son corps apparaître de place en place, aux limites dulinge, et je me persuadais que cette jeune peau rebelle allaitenfin se livrer.

« Eh bien, ai-je tenu ma promesse ?dit-elle, en serrant sa chemise à la taille, comme pour mouler soncorps souple. Fermez les jalousies, il fait une lumière odieusedans cette chambre. »

J’obéis, et pendant ce temps elle se couchasilencieusement dans le lit profond. Je la voyais à travers lamoustiquaire, blanche comme une apparition de théâtre derrière unrideau de gaze…

Que vous dirai-je, monsieur ? Vous avezdeviné que cette fois encore je fus ridicule et joué. Je vous aidit que cette fille était la pire des femmes et que ses inventionscruelles dépassaient toutes les bornes ; mais jusqu’ici vousne la connaissez pas encore. C’est maintenant seulement qu’ensuivant mon récit vous allez, de scène en scène, savoir qui estConcha Perez.

Ainsi, elle était venue chez moi, pours’abandonner, disait-elle. Ses paroles d’amour et ses engagements,vous les avez entendus. Jusqu’au dernier moment, elle se tint enamoureuse vierge qui va connaître la joie, presque en jeune mariéequi se livre à un époux ; jeune mariée sans ignorance, je leveux bien, mais pourtant émue et grave.

Eh bien, en s’habillant chez elle, cettepetite misérable s’était accoutrée d’un caleçon, taillé dans unesorte de toile si raide et si forte, qu’une corne de taureau nel’aurait pas fendue, et qui se serrait à la ceinture ainsi qu’aumilieu des cuisses par des lacets d’une résistance et d’unecomplication inattaquables. Et voilà ce que je découvris au milieude mon ardeur la plus éperdue, tandis que la scélérate m’expliquaitsans se troubler :

« Je serai folle jusqu’où Dieu voudra,mais pas jusqu’où le voudront les hommes ! »

Je doutai un instant si je l’étranglerais,puis – vraiment, je vous l’avoue, je n’en ai pas de honte – monvisage en larmes tomba dans mes mains.

Ce que je pleurais, monsieur, c’était majeunesse à moi, dont cette enfant venait de me prouverl’irréparable effondrement. Entre vingt-deux et trente-cinq ans, ilest des avanies que tous les hommes évitent. Je ne pouvais pascroire que Concha m’eût ainsi traité si j’avais eu dix ans demoins. Ce caleçon, cette barrière entre l’amour et moi, il mesemblait que dorénavant je le verrais à toutes les femmes, ou quedu moins elles voudraient l’avoir avant d’approcher de monétreinte.

« Pars, lui dis-je. J’aicompris. »

Mais elle s’alarma tout à coup, etm’enveloppant à son tour de ses deux petits bras vigoureux que jerepoussais avec peine, elle me dit en cherchant mabouche :

« Mon cœur, tu ne saurais donc aimer toutce que je te donne de moi-même ? Tu as mes seins, tu as meslèvres, mes jambes brûlantes, mes cheveux odorants, tout mon corpsdans tes embrassements et ma langue dans mon baiser. Ce n’est doncpas assez, tout cela ? Alors ce n’est pas moi que tu aimes,mais seulement ce que je te refuse ? Toutes les femmes peuventte le donner, pourquoi me le demandes-tu, à moi qui résiste ?Est-ce parce que tu me sais vierge ? Il y en a d’autres, mêmeà Séville. Je te le jure, Mateo, j’en connais. ¡ Almamia ! sangre mio ! aime-moi comme je veux êtreaimée, peu à peu, et prends patience. Tu sais que je suis à toi, etque je me garde pour toi seul. Que veux-tu de plus, moncœur ? »

Il fut convenu que nous nous verrions chezelle ou chez moi, et que tout serait fait selon sa volonté. Enéchange d’une promesse de ma part, elle consentit à ne plusremettre son affreuse cuirasse de toile ; mais ce fut tout ceque j’obtins d’elle ; et encore la première nuit où elle ne laporta point, il me sembla que ma torture en était encoreavivée.

Voici donc le degré de servitude où cetteenfant m’avait amené. (Je passe sur les perpétuelles demandesd’argent qui interrompaient sa conversation et auxquelles je cédaistoujours ; – même en laissant cela de côté, la nature de nosrelations est d’un intérêt particulier.) Je tenais donc chaque nuitdans mes bras le corps nu d’une fille de quinze ans, sans douteélevée chez les Sœurs, mais d’une condition et d’une qualité d’âmequi excluaient toute idée de vertu corporelle – et cette fille,d’ailleurs aussi ardente et aussi passionnée qu’on pouvait lesouhaiter, se comportait à mon égard comme si la nature elle-mêmel’avait empêchée à jamais d’assouvir ses convoitises.

D’excuse valable à une pareille comédie,aucune n’était donnée, aucune n’existait. Vous en devinerezvous-même la raison par la suite. Et moi, je supportais qu’on mebernât ainsi.

Car ne vous y trompez pas, jeune Français,lecteur de romans et acteur peut-être d’intrigues particulièresavec les demi-virginités de villes d’eaux, nos Andalouses n’ont nile goût, ni l’intuition de l’amour artificiel. Ce sont d’admirablesamantes, mais qui ont des sens trop aigus pour supporter sansfrénésie les trilles d’une chanterelle superflue. Entre Concha etmoi, il ne se passait rien, mais rien, comprenez ce que veut direrien. Et cela dura deux semaines entières.

Le quinzième jour, comme elle avait reçu demoi la veille une somme de mille douros pour payer les dettes de samère, je trouvai la maison vide.

Chapitre 9Où Concha Perez subit sa troisième métamorphose.

C’était trop.

Désormais, je voyais clair dans cette petiteâme de rouée. J’avais été mystifié comme un collégien et j’enrestais confus encore plus qu’affligé.

Rayant de ma vie passée la perfide enfant, jefis effort pour l’oublier du jour au lendemain, par un coup devolonté, une de ces intentions paradoxales dont les femmesescomptent toujours le fatal avortement.

Je partis pour Madrid décidé à prendre pourmaîtresse, au hasard, la première jeune femme qui attirerait mesyeux.

C’est le stratagème classique, celui que toutle monde invente et qui ne réussit jamais.

Je cherchai de salon en salon, puis de théâtreen théâtre, et je finis par rencontrer une danseuse italienne,grande fille aux jambes musclées qui aurait été une fort jolie bêtedans les boxes d’un harem, mais qui ne suffisait sans doute pointaux qualités qu’on attend d’une amie unique et intime.

Elle fit de son mieux : elle étaitaffectueuse et facile. Elle m’apprit des vices de Naples dont jen’avais nulle habitude et qui lui plaisaient plus qu’à moi. Je visqu’elle s’ingéniait à me garder auprès d’elle, et que le souci deson existence matérielle n’était pas le seul motif de ce zèletendre et ardent. Hélas ! que n’ai-je pu l’aimer ! Jen’avais aucun reproche à lui faire. Elle n’était ni infidèle niimportune. Elle ne paraissait pas connaître mes défauts. Elle ne mebrouillait pas avec mes amis. Enfin, ses jalousies, toutesfréquentes qu’elles fussent, se laissaient deviner et nes’exprimaient point. C’était une femme inappréciable.

Mais je n’éprouvais rien pour elle.

Pendant deux mois je m’astreignis à vivre sousle même toit que Giulia, dans son air, dans sa chambre de la maisonque j’avais louée pour nous deux au bout de la rue Lope de Vega.Elle entrait, passait, marchait devant moi, je ne la suivais pasdes yeux. Ses jupons, ses maillots de danseuse, ses pantalons etses chemises traînaient sur tous les divans : je n’étais mêmepas atteint par leur influence. Pendant soixante nuits, je vis soncorps brun allongé près du mien dans une couche trop chaude, oùj’imaginais une autre présence dès que la lumière s’éteignait… Puisje me sauvai, désespérant de moi-même.

Je revins à Séville. Ma maison me parutmortuaire. Je partis pour Grenade, où je m’ennuyai ; pourCordoue, torride et déserte ; pour l’éclatante Jérez toutepleine de l’odeur de ses celliers à vin ; pour Cadiz, oasis demaisons dans la mer.

Le long de ce trajet, monsieur, j’étais guidéde ville en ville, non pas par la fantaisie, mais par unefascination irrésistible et lointaine dont je ne doute pas plus quede l’existence de Dieu. Quatre fois, dans la vaste Espagne, j’airencontré Concha Perez. Ce n’est pas une suite de hasards : jene crois pas à ces coups de dés qui régiraient les destinées. Ilfallait que cette femme me reprît sous sa main, et que je vissepasser sur ma vie tout ce que vous allez entendre.

Et en effet tout s’accomplit.

*

Ce fut à Cadiz.

J’entrai un soir dans le Baile delà-bas. Elle y était. Elle dansait, monsieur, devant trentepêcheurs, autant de matelots, et quelques étrangers stupides.

Dès que je la vis, je me mis à trembler. Jedevais être pâle comme la terre ; je n’avais plus ni souffle,ni force. Le premier banc, près de la porte, fut celui où jem’assis, et, les coudes sur la table, je la contemplais de loincomme une ressuscitée.

Elle dansait toujours, haletante, échauffée,la face pourpre et les seins fous, en secouant à chaque main descastagnettes assourdissantes. Je suis certain qu’elle m’avait vu,mais elle ne me regardait pas. Elle achevait son boléro dans unmouvement de passion furieuse, et les provocations de sa jambe etde son torse visaient quelqu’un au hasard dans la foule desspectateurs.

Brusquement, elle s’arrêta, au milieu d’unegrande clameur.

« ¡ Qué guapa !criaient les hommes. ¡ Olé ! Chiquilla !Olé ! Olé ! Otra vez ! »

Et les chapeaux volaient sur la scène ;toute la salle était debout. Elle saluait, encore essoufflée, avecun petit sourire de triomphe et de mépris.

Selon l’usage, elle descendit au milieu desbuveurs pour s’attabler en quelque endroit, pendant qu’une autredanseuse lui succédait devant la rampe. Et, sachant qu’il y avaitlà, dans un coin de la salle, un être qui l’adorait, qui se seraitmis sous ses pieds devant la terre entière et qui souffrait àcrier, elle alla de table en table et de bras en bras, sous sesyeux.

Tous la connaissaient par son nom. J’entendaisdes « Conchita ! » qui faisaient passer des frissonsdepuis mes orteils jusqu’à ma nuque. On lui donnait à boire ;on touchait ses bras nus ; elle mit dans ses cheveux une fleurrouge qu’un marin allemand lui donna ; elle tira la tresse decheveux d’un banderillero qui fit des pitreries ; elle feignitla volupté devant un jeune fat assis avec des femmes, et caressa lajoue d’un homme que j’aurais tué.

Des gestes qu’elle fit pendant cette manœuvreatroce qui dura cinquante minutes, pas un seul n’est sorti de mamémoire.

Ce sont des souvenirs comme ceux-là quipeuplent le passé d’une existence humaine.

Elle visita ma table après toutes les autresparce que j’étais au fond de la salle, mais elle y vint.Confuse ? ou jouant la surprise ? oh !nullement ! vous ne la connaissez pas. Elle s’assit en face demoi, frappa dans ses mains pour attirer le garçon etcria :

« Tonio ! une tasse decafé ! »

Puis, avec une tranquillité exquise, ellesupporta mon regard.

Je lui dis, d’une voix très basse :

« Tu n’as donc peur de rien,Concha ? Tu n’as pas peur de mourir ?

– Non ! et d’abord ce n’est pas vousqui me tuerez.

– Tu m’en défies ?

– Ici même, et où vous voudrez. Je vousconnais, don Mateo, comme si je vous avais porté neuf mois. Vous netoucherez jamais à un cheveu de ma tête, et vous avez raison, carje ne vous aime plus.

– Tu oses dire que tu m’asaimé ?

– Croyez ce qu’il vous plaira. Vous êtesseul coupable. »

C’était elle qui me faisait des reproches.J’aurais dû m’attendre à cette comédie.

« Deux fois, repris-je, deux fois tu m’asfait cela ! Ce que je te donnais du fond de mon cœur, tu l’asreçu comme une voleuse, et tu es partie, sans un mot, sans unelettre, sans même avoir chargé personne de me porter ton adieu.Qu’ai-je fait pour que tu me traites ainsi ? »

Et je répétais entre mes dents :

« Misérable !misérable ! »

Mais elle avait son excuse :

« Ce que vous avez fait ? Vousm’avez trompée. N’aviez-vous pas juré que j’étais en sûreté dansvos bras et que vous me laisseriez choisir la nuit et l’heure demon péché ? La dernière fois, ne vous souvenez-vousplus ? Vous croyiez que je ne sentais rien. J’étais éveillée,Mateo, et j’ai compris que si je passais encore une nuit à voscôtés, je ne m’endormirais pas sans me livrer à vous par surprise.Et c’est pour cela que je me suis enfuie. »

C’était insensé. Je haussai les épaules.

« Ainsi, voilà ce que tu me reproches,lui dis-je, quand je vois ici la vie que tu mènes et les hommes quipassent dans ton lit ? »

Elle se leva, furieuse.

« Cela n’est pas vrai ! Je vousdéfends de dire cela, don Mateo ! Je vous jure sur la tombe demon père que je suis vierge comme une enfant, – et aussi que jevous déteste, parce que vous en avez douté ! »

Je restai seul. Après quelques instants, jepartis, moi aussi.

Chapitre 10Où Mateo se trouve assister à un spectacle inattendu.

Toute la nuit j’errai sur les remparts.L’intarissable vent de la mer douchait ma fièvre et ma lâcheté.Oui, je m’étais senti lâche devant cette femme. Je n’avais que desrougissements en songeant à elle et à moi ; je me disais enmoi-même les pires outrages qu’on puisse adresser à un homme. Et jedevinais que le lendemain je n’aurais pas cessé de les mériter.

Après ce qui s’était passé, je n’avais quetrois partis à prendre : la quitter, la forcer, ou latuer.

Je pris le quatrième, qui était de la subir.Chaque soir, je revenais à ma place, comme un enfant soumis, laregarder et l’attendre.

Elle s’était peu à peu adoucie. Je veux direqu’elle ne m’en voulait plus de tout le mal qu’elle m’avait fait.Derrière la scène, s’ouvrait une grande salle blanche oùattendaient, en somnolant, les mères et les sœurs desdanseuses ; Concha me permettait de me tenir là par une faveurparticulière que chacune de ces jeunes filles pouvait accorder àson amant de cœur. Jolie société, vous le voyez.

Les heures que j’ai passées là comptent parmiles plus lamentables. Vous me connaissez : vraiment je n’avaisjamais mené cette vie de bas cabaret et de coudes sur la table. Jeme faisais horreur.

La señora Perez était là, comme les autres.Elle semblait ne rien connaître de ce qui avait eu lieu calleTrajano. Mentait-elle aussi ? je ne m’en inquiétais même pas.J’écoutais ses confidences, je payais son eau-de-vie… Ne parlonsplus de cela, voulez-vous ?

Mes seuls instants de joie m’étaient donnéspar les quatre danses de Concha. Alors, je me tenais dans la porteouverte par où elle entrait en scène, et pendant les raresmouvements où elle tournait le dos au public, j’avais l’illusionpassagère qu’elle dansait de face pour moi seul.

Son triomphe était le flamenco.Quelle danse, monsieur ! quelle tragédie ! C’est toute lapassion en trois actes : désir, séduction, jouissance. Jamaisœuvre dramatique n’exprima l’amour féminin avec l’intensité, lagrâce et la furie des trois scènes l’une après l’autre. Concha yétait incomparable. Comprenez-vous bien le drame qui s’yjoue ? À qui ne l’a pas vu mille fois j’aurais encore àl’expliquer. On dit qu’il faut huit ans pour former uneflamenca, ce qui veut dire qu’avec la précoce maturité denos femmes, à l’âge où elles savent danser elles ne sont déjà plusbelles. Mais Concha était née flamenca ; elle n’avait pasl’expérience, elle avait la divination. Vous savez comment on ledanse à Séville. Nos meilleures bailerinas,vous lesconnaissez ; aucune n’est parfaite, car cette danse épuisante(douze minutes ! trouvez donc une danseuse d’opéra qui accepteune variation de douze minutes !) voit se succéder en elletrois rôles que rien ne relie : l’amoureuse, l’ingénue et latragédienne. Il faut avoir seize ans pour mimer la seconde partie,où maintenant Lola Sanchez réalise des merveilles de gestes sinueuxet d’attitudes légères. Il faut avoir trente ans pour jouer la findu drame où la Rubia, malgré ses rides, est encore, chaque soir,excellente.

Conchita est la seule femme que j’aie vueégale à elle-même pendant toute cette terrible tâche.

Je la vois toujours, avançant et reculant d’unpetit pas balancé, regarder de côté sous sa manche levée, pourbaisser lentement, avec un mouvement de torse et de hanches, sonbras au-dessus duquel émergeaient deux yeux noirs. Je la voisdélicate ou ardente, les yeux spirituels ou baignés de langueur,frappant du talon les planches de la scène, ou faisant crépiter sesdoigts à l’extrémité du geste, comme pour donner le cri de la vie àchacun de ses bras onduleux.

Je la vois : elle sortait de scène dansun état d’excitation et de lassitude qui la faisait encore plusbelle. Son visage empourpré était couvert de sueur, mais ses yeuxbrillants, ses lèvres tremblantes, sa jeune poitrine agitée, toutdonnait à son buste une expression d’exubérance et de jeunessevivace : elle était resplendissante.

Pendant un mois il en fut ainsi de nosrelations. Elle me tolérait dans l’arrière-boutique de son estradethéâtrale. Je n’avais pas même le droit de l’accompagner à saporte, et je ne gardais ma place auprès d’elle qu’à la condition dene lui faire aucun reproche, ni sur le passé, ni sur le présent.Quant à l’avenir, j’ignore ce qu’elle en pensait ; pour moi,je n’avais nulle idée d’une solution quelconque à cette aventurepitoyable.

Je savais vaguement qu’elle habitait avec samère – dans l’unique faubourg de la ville, près de la plaza deToros, – une grande maison blanche et verte qui abritait aussi lesfamilles de six autres bailerinas. Ce qui se passait dansune telle cité de femmes, je n’osais l’imaginer. Et pourtant, nosdanseuses mènent une vie bien réglée : de huit heures du soirà cinq heures du matin elles sont en scène ; elles rentrentexténuées à l’aube, elles dorment, souvent toutes seules, jusqu’aumilieu de l’après-midi. Il n’y a guère que la fin du jour dontelles pourraient abuser ; encore la crainte d’une grossesseruineuse retient-elle ces pauvres filles, qui d’ailleurs ne serésoudraient pas tous les soirs à augmenter par d’autres fatiguesles efforts d’une pénible nuit.

Toutefois je n’y songeais pas sans inquiétude.Deux des amies de Concha, deux sœurs, avaient un frère plus jeunequi vivait dans leur chambre ou dans celles des voisines etexcitait des jalousies dont je fus témoin plusieurs fois.

On l’appelait le Morenito[9]. J’ai toujours ignoré son vrainom. Concha l’appelait à notre table, le nourrissait à mes frais etme prenait des cigarettes qu’elle lui mettait entre les lèvres.

À tous mes mouvements d’impatience, ellerépondait par des haussements d’épaules, ou par des phrasesglaciales qui me faisaient souffrir davantage.

« Le Morenito est à tout le monde. Si jeprenais un amant, il serait à moi comme ma bague et tu le saurais,Mateo. »

Je me taisais. D’ailleurs, les bruits quicouraient sur la vie privée de Concha la représentaient commeinattaquable, et j’avais trop le désir de la croire telle pour nepas accepter, de confiance même, des rumeurs sans fondement. Aucunhomme ne l’approchait avec le regard si particulier de l’amant quiretrouve en public sa femme de la nuit précédente. J’eus desquerelles à ce propos, avec des prétendants que je gênais sansdoute, mais jamais avec personne qui se vantât de l’avoir connue.Plusieurs fois, j’essayai de faire parler ses amies. On merépondait toujours : « Elle est mozita. Et ellea bien raison. »

De rapprochement avec moi, il n’était même pasquestion. Elle ne me demandait rien. Elle ne m’accordait rien. Sijoyeuse autrefois, elle était devenue grave et ne parlait presqueplus. Que pensait-elle ? Qu’attendait-elle de moi ? C’eûtété peine perdue que de lire dans son regard. Je ne voyais pas plusclair dans cette petite âme que dans les yeux impénétrables d’unchat.

*

Une nuit, sur un signe de la directrice, ellequitta la scène avec trois autres danseuses, et monta au premierétage, pour faire une sieste, me dit-elle. Elle avait souvent deces absences d’une heure, dont je ne prenais pas ombrage, car toutementeuse et fausse qu’elle fût, je croyais ses moindresparoles.

« Quand nous avons bien dansé,m’expliquait-elle, on nous fait un peu dormir. Sans cela, nousaurions des rêves sur la scène. »

Elle était donc montée cette fois encore, etpour respirer un air plus pur, j’avais quitté la salle pendant unedemi-heure.

En rentrant, je rencontrai dans le couloir unedanseuse un peu simple d’esprit et, cette nuit-là, un peu grise,qu’on surnommait la Gallega.

« Tu reviens trop tôt, me dit-elle.

– Pourquoi ?

– Conchita est toujours là-haut.

– J’attendrai qu’elle s’éveille.Laisse-moi passer. »

Elle paraissait ne pas comprendre.

« Qu’elle s’éveille ?

– Eh bien, oui, qu’as-tu ?

– Mais elle ne dort pas.

– Elle m’a dit…

– Elle t’a dit qu’elle allaitdormir ? Ah ! bien ! »

Elle voulait se contenir. Mais quoi qu’elle eneût, et malgré ses lèvres pincées avec effort, le rire éclata danssa bouche.

J’étais devenu blême.

« Où est-elle ? dis-le-moiimmédiatement ! criai-je en lui prenant le bras.

– Ne me faites pas de mal, caballero.Elle montre son nombril à des Inglès[10]. Dieu sait que ça n’est pas mafaute. Si j’avais su je ne vous aurais rien dit. Je ne veux mebrouiller avec personne, je suis bonne fille, caballero. »

Le croiriez-vous ? Je restai impassible.Seulement un grand froid m’envahit, comme si une haleine de caves’était glissée entre mes vêtements et moi ; mais ma voixn’était pas tremblante.

« Gallega, lui dis-je, conduis-moilà-haut. »

Elle secoua la tête.

Je repris :

« On ne saura pas que tu m’as parlé. Faisvite… C’est ma novia, tu comprends… J’ai le droit demonter… Conduis-moi. »

Et je lui mis un napoléon dans la main. Uninstant après, j’étais seul, sur le balcon d’une cour intérieure,et par la porte-fenêtre je voyais, monsieur, une scène d’enfer.

Il y avait là une seconde salle de danse, pluspetite, très éclairée, avec une estrade et deux guitaristes. Aumilieu, Conchita nue et trois autres nudités quelconques de femmes,dansaient une jota forcenée devant deux Anglais assis aufond. J’ai dit nue, elle était plus que nue. Des bas noirs, longscomme des jambes de maillot, montaient tout en haut de ses cuisses,et elle portait aux pieds de petits souliers sonores qui claquaientsur le parquet. Je n’osai pas l’interrompre. J’avais peur de latuer.

Hélas ! mon Dieu ! jamais je ne l’aivue si belle ! Il ne s’agissait plus de ses yeux ni de sesdoigts : tout son corps était expressif comme un visage, plusqu’un visage, et sa tête enveloppée de cheveux se couchait surl’épaule comme une chose inutile. Il y avait des sourires dans lepli de sa hanche, des rougissements de joue au tournant de sesflancs ; sa poitrine semblait regarder en avant par deuxgrands yeux fixes et noirs. Jamais je ne l’ai vue si belle :les faux plis de la robe altèrent l’expression de la danseuse etfont dévier à contre-sens la ligne extérieure de sa grâce ;mais là, par une révélation, je voyais les gestes, les frissons,les mouvements des bras, des jambes, du corps souple et des reinsmusclés naître indéfiniment d’une source visible : le centremême de la dame, son petit ventre noir et brun.

… J’enfonçai la porte.

La regarder dix secondes et me jurer que je nel’assassinerais pas, c’était tout ce que ma volonté avait pu faire.Et maintenant rien ne me retiendrait plus.

Des cris perçants m’accueillirent. J’allaidroit à Concha et je lui dis d’une voix brève :

« Suis-moi. Ne crains rien. Je ne teferai pas de mal. Mais viens à l’instant, ou prendsgarde ! »

Ah ! non ! elle ne craignaitrien ! Elle s’était adossée au mur, et là, étendant les brasde chaque côté :

« Pas plus que le Christ ne partit de lacroix, moi je ne partirai d’ici ! cria-t-elle, et tune me toucheras pas parce que je te défends d’avancer plus loin quela chaise. Laissez-moi, madame. Descendez, vous les autres. Je n’aibesoin de personne, je me charge de lui ! »

Chapitre 11Comment tout paraît s’expliquer.

On nous laissa. Les Anglais avaient disparules premiers.

Monsieur, jusqu’à cette heure-là, j’auraistraité de misérable un homme, n’importe lequel, dont on m’auraitdit qu’il eût frappé une femme. Et pourtant je ne sais par quelascendant sur moi-même je parvins à me contenir en face decelle-ci. Mes doigts s’ouvraient et se refermaient comme pourétrangler un cou. Une lutte épuisante se livrait en moi entre macolère et ma volonté.

Ah ! c’est bien le signe suprême de latoute-puissance féminine, que cette immunité dont nous lescuirassons. Une femme vous insulte à la face, elle vousoutrage : saluez. Elle vous frappe : protégez-vous, maisévitez qu’elle se blesse. Elle vous ruine : laissez-la faire.Elle vous trompe : n’en révélez rien, de peur de lacompromettre. Elle brise votre vie : tuez-vous s’il vousplaît ! – Mais que jamais, par votre faute, la plus fugitivesouffrance ne vienne endolorir la peau de ces êtres exquis etféroces pour qui la volupté du mal surpasse presque celle de lachair.

Les Orientaux ne les ménagent pas comme nous,eux qui sont les grands voluptueux. Ils leur ont coupé les griffesafin que leurs yeux fussent plus doux. Ils maîtrisent leurmalveillance pour mieux déchaîner leur sensualité. Je lesadmire.

Mais, pour moi, Concha demeuraitinvulnérable.

Je n’approchai point. Je lui parlais à troispas. Elle était toujours debout le long du mur, les mains croiséesderrière le dos, la poitrine bombée et les pieds réunis, toutedroite sur ses longs bas noirs, comme une fleur dans un vasefin.

« Eh bien ! commençai-je, qu’as-tu àme dire ? Voyons, invente ! défends-toi ! mensencore, tu mens si bien !

– Ah ! voilà qui est superbe !s’écria-t-elle. C’est moi qu’il accuse. Il entre ici comme unvoleur, par la fenêtre, en brisant tout, il me menace, il troublema danse, il fait partir mes amis…

– Tais-toi !

– … Il va peut-être me faire chasserd’ici, et c’est à moi, maintenant, de répondre ! c’est moi quiai fait le mal, n’est-ce pas ? Cette scène ridicule, c’est moiqui la cherche ! Tiens, laisse-moi, tu es tropbête ! »

Et comme, après sa danse mouvementée, desperles de sueur naissaient en mille endroits de sa peau brillante,elle prit dans un buffet une serviette-éponge, et se frictionna duventre à la tête comme si elle sortait du bain.

« Ainsi, repris-je, voilà ce que tufaisais dans la maison même où je te vois ! Et voilà tonmétier ! voilà la femme que j’aime !

– N’est-ce pas, tu n’en savais rien,innocent ?

– Moi ?

– Mais non. C’est bien cela. Tous lesEspagnols le répètent ; on le sait à Paris et à BuenosAires ; des enfants de douze ans à Madrid vous disent que lesfemmes dansent toutes nues dans le premier bal de Cadiz. Mais toi,tu veux me faire croire qu’on ne t’avait rien dit, toi qui n’es pasmarié, toi qui as quarante ans !

– J’avais oublié.

– Il avait oublié ! Il vient icidepuis deux mois, il me voit monter quatre fois par semaine à lapetite salle…

– Tais-toi, Concha, tu me fais malaffreusement.

– À ton tour, donc ! Je me vengerai,Mateo, de ce que tu m’as fait ce soir, car tu agis méchamment, parune jalousie stupide, et je me demande de quel droit ! Carenfin qui es-tu pour me traiter ainsi ? Es-tu mon père ?non ! Es-tu mon mari ? non ! Es-tu monamant ?

– Oui ! je suis ton amant ! jele suis !

– Vraiment ! tu te contentes depeu ! »

Elle éclata de rire.

J’avais pâli de nouveau.

« Concha, mon enfant, dis-moi, parle-moi,tu en as un autre. Si tu es à quelqu’un, je te jure que je tequitte. Tu n’as qu’un mot à dire.

– Je suis à moi, et je me garde. Je n’airien de plus précieux que moi, Mateo. Personne n’est assez richepour m’acheter à moi-même.

– Mais ces hommes, ces deux hommes quiétaient là tout à l’heure…

– Quoi encore ? Est-ce que je lesconnais ?

– C’est bien vrai ? Tu ne lesconnais pas ?

– Mais non, je ne les connais pas !Où veux-tu que je les aie vus ? Ce sont des Inglèsqui sont venus avec un guide d’hôtel. Ils partent demain pourTanger. Je ne me suis guère compromise, mon ami.

– Et ici ? ici même ?

– Voyons, regarde : est-ce unechambre ? cherche dans toute la maison : y a-t-il unlit ? Enfin tu les as vus, Mateo. Ils étaient habillés commedes mannequins, le chapeau sur la tête et le menton sur la canne.Tu es fou, je te le dis, tu es fou de faire un scandale pareilquand je n’ai pas un reproche à recevoir de toi. »

Elle se serait défendue plus mal encore, jecrois que je l’aurais justifiée. j’avais un tel besoin depardon ! je ne craignais que de la voir avouer.

Une dernière question me torturaitd’avance.

Je la posai tout tremblant :

« Et le Morenito ?… Concha, dis-moila vérité. Cette fois, je veux savoir. Jure-moi que tu ne mecacheras rien, que tu me diras tout s’il y a quelque chose. Je t’ensupplie, ma petite enfant !

– Le Morenito ?… Il était dans monlit ce matin. »

Je restai un moment sans conscience, puis mesbras se refermèrent sur elle, et je l’étreignis, ne sachantmoi-même si je voulais l’étouffer, ou la ravir à quelqu’und’imaginaire.

Elle le comprit, et tout en riant, elles’écria :

« Lâche-moi ! lâche-moi, Mateo. Tues dangereux pour une minute. Tu me prendrais de force dans unaccès de jalousie. Bien. Maintenant, reste où tu es ! je vaist’expliquer… Mon pauvre ami, il n’y a pas de quoi trembler comme tule fais, je t’assure.

– Tu crois ?

– Le Morenito habite avec ses deux sœurs,Mercedes et la Pipa. Elles sont pauvres ; pour elles et leurfrère, il n’y a qu’un lit, et qui n’est pas large. Aussi, depuisqu’il fait si chaud, elles aiment mieux dormir moins serrées, aprèsleurs huit heures de danse, et elles envoient le petit auxvoisines. Cette semaine, maman fait l’Adoration Perpétuelle à laparoisse ; elle n’est pas là quand je suis au lit ; alorsMercedes m’a demandé si j’avais une place pour son frère et je luiai répondu oui. Je ne vois pas ce qui peut t’inquiéter. »

Je la regardais sans répondre.

« Oh ! reprit-elle, si c’est encorecela, sois tranquille ! Je ne lui cède pas plus que ses sœurs,tu sais. Crois-m’en sur parole. C’est à peine s’il m’embrassequatre ou cinq fois avant de dormir et puis je lui tourne le dos,comme si nous étions mariés. »

Elle tira son bas sur sa cuisse droite etajouta sans se hâter :

« Comme si j’étais avec toi. »

L’inconscience, la hardiesse ou la rouerie decette femme, car je ne savais à quoi m’en tenir, achevaientd’égarer tous mes sentiments, hors celui de la souffrance morale.J’étais encore plus malheureux qu’irrésolu ; mais malheureux àpleurer.

Je la pris sur mes genoux, très doucement.Elle se laissa faire.

« Mon enfant, lui dis-je, écoute-moi. Jene peux plus vivre ainsi que je fais depuis un an à ton caprice. Ilfaut que tu me parles en toute franchise et peut-être pour ladernière fois. Je souffre abominablement. Si tu restes encore unjour dans ce bal et dans cette ville, tu ne me reverras plusjamais. Est-ce cela que tu veux, Conchita ? »

Elle répondit, et d’un ton si nouveau qu’il mesemblait entendre une autre femme :

« Don Mateo, vous ne m’avez jamaiscomprise. Vous avez cru que vous me poursuiviez et que je merefusais à vous, quand au contraire c’est moi qui vous aime et quivous veux pour toute ma vie. Souvenez-vous de la Fábrica. Est-cevous qui m’avez abordée ? Est-ce vous qui m’avezemmenée ? Non. C’est moi qui ai couru après vous dans la rue,qui vous ai entraîné chez ma mère, et retenu presque de force tantj’avais peur de vous perdre. Et le lendemain… vous rappelez-vousaussi ? Vous êtes entré. J’étais seule. Vous ne m’avez mêmepas embrassée. Je vous vois encore, dans le fauteuil, le dos tournéà la fenêtre… Je me suis jetée sur vous, j’ai pris votre tête avecmes mains, votre bouche avec ma bouche et, – je ne vous l’avaisjamais dit, – mais j’étais toute jeune alors, et c’est pendant cebaiser, Mateo, que j’ai senti fondre en moi le plaisir pour lapremière fois de ma vie… J’étais sur vos genoux, commemaintenant… »

Je la serrai dans mes bras, brisé d’émotion.Elle m’avait reconquis en deux mots. Elle jouait de moi comme ellevoulait.

« Je n’ai jamais aimé que vous,poursuivit-elle, depuis cette nuit de décembre où je vous ai vu enchemin de fer, comme je venais de quitter mon couvent d’Avila. Jevous aimais d’abord parce que vous êtes beau. Vous avez des yeux sibrillants et si tendres qu’il me semblait que toutes les femmesavaient dû en être amoureuses. Si vous saviez combien de nuits j’aipensé à ces yeux-là. Mais ensuite je vous ai aimé surtout parce quevous êtes bon. Je n’aurais pas voulu lier ma vie à celle d’un hommeégoïste et beau, car vous savez que je m’aime trop moi-même pouraccepter de n’être heureuse qu’à moitié. Je voulais tout le bonheuret j’ai vu bien vite que, si je vous le demandais, vous me ledonneriez.

– Mais alors, mon cœur, pourquoi ce longsilence ?

– Parce que je ne me contente pas de cequi suffit à d’autres femmes. Non seulement je veux tout lebonheur, mais je le veux pour toute ma vie. Je veux vous épouser,Mateo, pour vous aimer encore quand vous ne m’aimerez plus.Oh ! ne craignez rien : nous n’irons pas à l’église, nidevant l’alcade. Je suis bonne chrétienne, mais Dieu protège lesamours sincères, et j’irai en paradis avant bien des femmesmariées. Je ne vous demanderai pas de m’épouser publiquement parceque je sais que cela ne se peut pas… Vous n’appellerez jamais doñaConcepcion Perez de Diaz la femme qui a dansé nue dans l’horriblebouge où nous sommes, devant tous les Inglès qui ont passélà… »

Et elle éclata en larmes.

« Concepcion, mon enfant, disais-jebouleversé, calme-toi. Je t’aime. Je ferai ce que tu voudras.

– Non, cria-t-elle avec un sanglot. Non,je ne le veux pas ! C’est une chose impossible ! Je neveux pas que vous souilliez votre nom par le mien. Voyez,maintenant, c’est moi qui n’accepte plus votre générosité. Mateo,nous ne serons pas mariés pour le monde, mais vous me traiterezcomme votre femme et vous me jurerez de me garder toujours. Je nevous demande pas grand-chose : seulement une petite maison àmoi quelque part, près de vous. Et une dot. La dot que vousdonneriez à celle qui vous épouserait. En échange, moi je n’ai rienà vous donner, mon âme. Rien que mon amour éternel avec mavirginité que je vous ai gardée contre tous. »

Chapitre 12Scène derrière une grille fermée.

Jamais elle n’avait pris ce ton, si ému et sisimple, pour m’adresser la parole. Je crus avoir enfin dégagé sonâme véritable du masque ironique et orgueilleux qui me l’avaitcelée trop longtemps et une vie nouvelle s’ouvrit à maconvalescence morale.

(Connaissez-vous, au musée de Madrid, unesingulière toile de Goya, la première à gauche en entrant dans lasalle du dernier étage ? Quatre femmes en jupe espagnole, surune pelouse de jardin, tendent un châle par les quatre bouts, et yfont sauter en riant un pantin grand comme un homme…)

Bref, nous revînmes à Séville.

Elle avait repris sa voix railleuse et sonsourire particulier ; mais je ne me sentais plus inquiet. Unproverbe espagnol nous dit : « La femme, comme la chatte,est à qui la soigne. » Je la soignais si bien, et j’étais siheureux qu’elle se laissât faire !

J’étais arrivé à me convaincre que son cheminvers moi n’avait jamais dévié ; qu’elle m’avait réellementabordé la première et séduit peu à peu ; que ses deux fuitesétaient justifiées, non par les misérables calculs dont j’avais eule soupçon, mais par ma faute, ma seule faute et l’oubli de mesengagements. Je l’excusais même de sa danse indécente, en songeantqu’elle avait alors désespéré de vivre jamais son rêve avec moi, etqu’une fille vierge, à Cadiz, ne peut guère gagner son pain sansprendre au moins les apparences d’une créature de plaisir.

Enfin, que vous dire ? je l’aimais.

Le jour même de notre retour, je choisis pourelle un palacio[11] dans lacalle Lucena, devant la paroisse San Isidorio. C’est un quartiersilencieux, presque désert en été, mais frais et plein d’ombre. Jela voyais heureuse dans cette rue mauve et jaune, non loin de lacalle del Candilejo, où votre Carmen reçut don José.

Il fallut meubler cette maison. Je voulaisfaire vite, mais elle avait mille caprices. Huit joursinterminables passèrent au milieu des tapissiers et desemménageurs. C’était pour moi comme une semaine de noces. Conchadevenait presque tendre, et si elle résistait encore, il semblaitque ce fût mollement, comme pour ne pas oublier les promessesqu’elle s’était faites. Je ne la brusquai point.

Lorsque je crus devoir lui constituer d’avancesa dot de maîtresse-épouse, je me souvins de sa réserve le jour oùelle m’avait demandé ce gage de constance future. Elle nem’imposait aucun chiffre. Je craignis de répondre mal à sadiscrétion et je lui remis cent mille douros qu’elle acceptad’ailleurs comme une simple piécette.

La fin de la semaine approchait. J’étaisexcédé d’impatience. Jamais fiancé ne souhaita plus ardemment lejour des noces. Désormais je ne redoutais plus les coquetteries destemps écoulés : elle était à moi, j’avais répondu à son purdésir de vie heureuse et sans reproche. L’amour qu’elle n’avait pume cacher pendant sa dernière nuit de danseuse allait s’exprimerlibrement pour de longues années tranquilles, et toute la joiem’attendait dans la blanche maison nuptiale de la calle Lucena.

Quelle devait être cette joie, c’est ce quevous allez entendre.

Par un caprice que j’avais trouvé charmant,elle avait voulu entrer la première dans sa nouvelle maison enfinprête pour nous deux, et m’y recevoir comme un hôte clandestin,toute seule, à l’heure de minuit.

J’arrive : la grille[12]était fermée aux barres.

Je sonne : après quelques minutes, Conchadescend, et me sourit. Elle portait une jupe toute rose, un petitchâle couleur de crème et deux grosses fleurs rouges aux cheveux. Àla vive clarté de la nuit, je voyais chacun de ses traits.

Elle approcha de la grille, toujours sourianteet sans hâte :

« Baisez mes mains », medit-elle.

La grille demeurait fermée.

« À présent, baisez le bas de ma jupe, etle bout de mon pied sous la mule. »

Sa voix était comme radieuse.

Elle reprit :

« C’est bien. Maintenant,allez-vous-en. »

Une sueur d’effroi coula sur mes tempes. Il mesemblait que je devinais tout ce qu’elle allait dire et faire.

« Conchita, ma fille… Tu ris… dis-moi quetu ris.

– Ah ! oui, je ris ! je vais tele dire, tiens ! s’il ne te faut que cela. Je ris ! jeris ! es-tu content ? Je ris de tout mon cœur, écoute,écoute comme je ris bien ! Ha ! ha ! je ris commepersonne n’a ri depuis que le rire est sur les bouches ! Je mepâme, j’étouffe, j’éclate de rire ! on ne m’a jamais vue sigaie ; je ris comme si j’étais grise. Regarde-moi bien, Mateo,regarde comme je suis contente ! »

Elle leva ses deux bras et fit claquer sesdoigts dans un geste de danse.

« Libre ! je suis libre detoi ! Libre pour toute ma vie ! maîtresse de mon corps etde mon sang ! oh ! n’essaye pas d’entrer, la grille esttrop solide ! Mais reste encore un peu, je ne serais pasheureuse si je ne t’avais pas dit tout ce que j’ai sur lecœur. »

Elle avança encore, et me parla de tout près,la tête entre les ongles, avec un accent de férocité.

« Mateo, j’ai l’horreur de toi.Je ne trouverai jamais assez de mots pour te dire combien je tehais. Tu serais couvert d’ulcères, d’ordure et de vermine que jen’aurais pas plus de répulsion quand ta peau approche de ma peau.Si Dieu le veut, c’est fini maintenant. Depuis quatorze mois, je mesauve d’où tu es, et toujours tu me reprends et toujours tes mainsme touchent, tes bras m’étreignent, ta bouche me cherche.¡ Qué asco ! La nuit, je crachais dans la ruelleaprès chacun de tes baisers. Tu ne sauras jamais ce que je sentaisdans ma chair, quand tu entrais dans mon lit ! Oh ! commeje t’ai bien détesté ! comme j’ai prié Dieu contre toi !J’ai communié sept fois depuis le dernier hiver pour que tu meuresle lendemain du jour où je t’aurais ruiné. Qu’il en soit comme Dieuvoudra ! je ne m’en soucie plus, je suis libre ! Va-t’en,Mateo. J’ai tout dit. »

Je restais immobile comme une pierre. Elle merépéta :

« Va-t’en ! Tu n’as pascompris ? »

Puis, comme je ne pouvais ni parler ni partir,la langue sèche et les jambes glacées, elle se rejeta versl’escalier, et une sorte de furie flamba dans ses yeux.

« Tu ne veux pas t’en aller !cria-t-elle. Tu ne veux pas t’en aller ? Eh bien ! tu vasvoir ! »

Et, dans un appel de triomphe, ellecria :

« Morenito ! »

Mes deux bras tremblaient si fort que jesecouais les barres de la grille où s’étaient crispés mespoings.

Il était là. Je le vis descendre.

Elle jeta son châle en arrière et lui ouvritses deux bras nus.

« Le voilà, mon amant ! Regardecomme il est joli ! Et comme il est jeune, Mateo !Regarde-moi bien : je l’adore !… Mon petit cœur,donne-moi ta bouche !… Encore une fois… Encore une fois… Pluslongtemps… Qu’elle est douce, ma vie !… Oh ! que je mesens amoureuse !… »

Elle lui disait encore beaucoup d’autreschoses…

Enfin… comme si elle jugeait que ma torturen’était pas au comble… elle… j’ose à peine vous le dire, monsieur…elle s’est unie à lui… là… sous mes yeux… à mes pieds… J’ai encoredans les oreilles, comme un bourdonnement d’agonie, les râles dejoie qui firent trembler sa bouche pendant que la mienne étouffait,– et aussi l’accent de sa voix, quand elle me jeta cette dernièrephrase en remontant avec son amant :

« La guitare est à moi, j’en joue à quime plaît ! »

Chapitre 13Comment Mateo reçut une visite, et ce qui s’ensuivit.

Si je ne me suis pas tué en rentrant chez moi,c’est sans doute parce que au-dessus de mon existence déchirée unecolère plus énergique me soutint et me conseilla. Incapable dedormir, je ne me couchai même point. Le jour me trouva debout etmarchant, dans la pièce où nous sommes, des fenêtres à la porte. Enpassant devant une glace, je vis sans étonnement que j’étais devenugris.

Au matin, on me servit un premier déjeunerquelconque sur une table du jardin. J’étais là depuis dix minutes,sans faim, sans souffrance, sans pensée, quand je vis venir à moidu fond d’une allée, presque du fond d’un rêve, Concha.

Oh ! ne soyez pas surpris. Rien n’estimprévu quand on parle d’elle. Chacune de ses actions est toujours,à coup sûr, stupéfiante et scélérate. Tandis qu’elle approchait demoi, je me demandais anxieusement quelle convoitise la poussait, dudésir de contempler une fois encore son triomphe, ou du sentimentqu’elle pourrait peut-être, par une manœuvre aventureuse, achever àson profit ma ruine matérielle. L’une et l’autre explicationétaient également vraisemblables.

Elle se pencha de côté pour passer sous unebranche, ferma son ombrelle et son éventail, puis s’assit en facede moi, la main droite posée sur ma table.

Je me souviens qu’il y avait derrière elle unmassif et qu’une bêche luisante et mince y était plantée dans laterre. Pendant le long silence qui suivit, une tentation m’obsédade prendre cette bêche à la main, et de la trancher en deux, là,comme un ver rouge…

« J’étais venue, me dit-elle enfin,savoir comment tu étais mort. Je croyais que tu m’aimais davantageet que tu te serais tué dans la nuit. »

Puis elle versa le chocolat dans ma tasse videet y trempa ses lèvres mobiles en ajoutant comme pourelle-même :

« Pas assez cuit. C’est bienmauvais. »

Quand elle eut achevé, elle se leva, ouvritson ombrelle, et me dit :

« Rentrons. Je te réserve unesurprise. »

Et je pensai :

« Moi aussi. »

Mais je n’ouvris pas la bouche.

Nous montâmes l’escalier de la véranda. Ellecourait en avant et chantait un air de zarzuela connue avec unelenteur qui voulait sans doute m’en faire mieux sentirl’allusion :

« ¡ Y si á mi no me diese la gana

De qué fuéras del brazo con él ?

– ¡ Pués iria con él de verbena

Y à los toros de Carabanchel ! »

De son propre mouvement elle entra dans unepièce… Monsieur, ce n’est pas moi qui l’ai poussée là… ce qui estarrivé ensuite, ce n’est pas moi qui l’ai voulu… Notre destinéeétait ainsi faite… Il fallait que tout arrivât.

La pièce où elle entra, je vous la montreraitout à l’heure, c’est une petite salle toute tendue de tapis,sourde et sombre comme une tombe, sans autres meubles que desdivans. J’y allais fumer autrefois. Maintenant, elle estabandonnée.

J’y pénétrai derrière elle ; je fermai laporte à clef sans qu’elle entendît la serrure ; puis un fluxde sang me monta aux yeux, une colère amassée jour à jour depuisplus de quatorze mois, et, me retournant vers sa face, jel’assommai d’un soufflet.

C’était la première fois que je frappais unefemme. J’en restais aussi tremblant qu’elle, qui s’était rejetée enarrière, l’air hébété, claquant des dents.

« Toi… toi… Mateo… tu me faiscela… » Et au milieu d’injures violentes, elle cria :

« Sois tranquille ! tu ne metoucheras pas deux fois ! »

Elle fouillait dans sa jarretière où tant defemmes cachent une petite arme, quand je lui broyai la main etjetai le couteau sur un dais qui touchait presque au plafond.

Puis je la fis tomber à genoux en tenant sesdeux poignets dans ma seule main gauche.

« Concha, lui dis-je, tu n’entendras demoi ni insultes, ni reproches. Écoute bien : tu m’as faitsouffrir au-delà de toute force humaine. Tu as inventé des torturesmorales pour les essayer sur le seul homme qui t’ait passionnémentaimée. Je te déclare ici que je vais te posséder par la force, etnon pas une fois, m’entends-tu ? mais autant de fois qu’il meplaira de te saisir avant la nuit.

– Jamais ! jamais je ne serai àtoi ! cria-t-elle. Tu me fais horreur : je te l’ai dit.Je te hais comme la mort ! Je te hais plus qu’elle !Assassine-moi donc ! tu ne m’auras pas avant ! »

C’est alors que je commençai à la frapper ensilence… J’étais vraiment devenu fou…je ne sais plus bien ce quis’est passé… mes yeux voyaient mal… ma tête ne pensait plus… Je mesouviens seulement que je la frappais avec la régularité d’unpaysan qui bat au fléau, – et toujours sur les mêmes points :le sommet de la tête et l’épaule gauche… Je n’ai jamais entendud’aussi horribles cris…

Cela dura peut-être un quart d’heure. Ellen’avait pas dit une parole, ni pour demander grâce ni pours’abandonner. Je m’arrêtai quand mon poing fut devenu tropdouloureux, puis je lui lâchai les deux mains. Elle se laissatomber de côté, les bras étendus devant elle, la tête en arrière,les cheveux défaits, et ses cris se transformèrent brusquement ensanglots. Elle pleurait comme une petite fille, toujours du mêmeton, aussi longtemps qu’elle pouvait sans reprendre haleine. Parmoments, je croyais qu’elle étouffait. Je vois encore le mouvementqu’elle faisait sans cesse avec son épaule meurtrie, et ses mainsdans ses cheveux retirer les épingles…

Alors j’eus tellement pitié d’elle et honte demoi, que j’oubliai presque, pour un temps, la scène atroce de laveille…

Concha s’était relevée un peu : elle setenait encore à genoux, les mains près des joues, les yeux levés àmoi… Il semblait qu’il n’y avait plus l’ombre d’un reproche dansces yeux-là, mais… je ne sais comment m’exprimer… une sorted’adoration… D’abord ses lèvres tremblaient si fort qu’elle nepouvait pas articuler… Puis je distinguai faiblement :

« Oh ! Mateo ! comme tum’aimes ! »

Elle se rapprocha, toujours sur les genoux, etmurmura :

« Pardon, Mateo ! Pardon ! jet’aime aussi… »

Pour la première fois, elle était sincère.Mais moi, je ne la croyais plus. Elle poursuivit :

« Que tu m’as bien battue, moncœur ! Que c’était doux ! Que c’était bon !… Pardonpour tout ce que je t’ai fait ! J’étais folle… Je ne savaispas… Tu as donc bien souffert pour moi ?… Pardon !Pardon ! Pardon, Mateo ! »

Et elle me dit encore, de la même voixdouce :

« Tu ne me prendras pas de force. Jet’attends dans mes bras. Aide-moi à me lever… Je t’ai dit que je teréservais une surprise ? Eh bien, tu le verras tout à l’heure,tu le verras : je suis toujours vierge. La scène d’hiern’était qu’une comédie, pour te faire mal… car je puis te le dire,maintenant : je ne t’aimais guère, jusqu’aujourd’hui. Maisj’étais bien trop orgueilleuse pour prendre un Morenito… Je suis àtoi, Mateo. Je serai ta femme ce matin si Dieu veut. Essayed’oublier le passé et de comprendre ma pauvre petite âme. Moi, jem’y perds. Je crois que je m’éveille. Je te vois comme je ne t’aijamais vu. Viens à moi. »

Et en effet, monsieur, elle était vierge.

Chapitre 14Où Concha change de vie, mais non de caractère.

Ceci ferait une fin de roman, et tout seraitbien qui finirait par une telle conclusion. Hélas ! que nepuis-je m’arrêter là ! Vous le saurez peut-être un jour :jamais un malheur ne s’efface au cours d’une existencehumaine ; jamais une plaie n’est guérie ; jamais la mainféminine qui sema l’angoisse et les larmes ne saura cultiver lajoie dans le même champ déchiré.

Huit jours après ce matin-là (je dis huitjours ; cela n’a pas été long), Concha rentra, un dimanchesoir, quelques minutes avant le dîner, en me disant :

« Devine qui j’ai vu ? Quelqu’un quej’aime bien… Cherche un peu… J’ai été contente. »

Je me taisais.

« J’ai vu le Morenito, reprit-elle. Ilpassait dans Las Sierpes, devant le magasin Gasquet. Nous sommesallés ensemble à la Cerveceria. Tu sais, je t’ai dit du mal delui ; mais je n’ai pas dit tout ce que je pense. Il est joli,mon petit ami de Cadiz. Voyons, tu l’as vu, tu le sais bien. Il ades yeux brillants avec de longs cils ; moi j’adore les longscils, cela fait le regard si profond ! Et puis, il n’a pas demoustaches, sa bouche est bien faite, ses dents blanches… Toutesles femmes se passent la langue sur les lèvres quand elles levoient si gentil.

– Tu plaisantes, Conchita… ce n’est paspossible… Tu n’as vu personne, dis-le-moi ?

– Ah ! tu ne me crois pas ?Comme il te plaira… Alors je ne te dirai jamais ce qui s’est passéensuite.

– Dis-le-moi immédiatement !m’écriai-je en lui saisissant le bras.

– Oh ! ne t’emporte pas ! jevais te le dire ! Pourquoi me cacherais-je ? C’est monplaisir, je le prends. Nous sommes allés ensemble en dehors de laville, por un caminito muy clarito, muy clarito, muyclarito, à la Cruz del Campo. Faut-il continuer ? Nousavons visité toute la maison pour choisir le cabinet où nousaurions le meilleur divan… »

Et comme je me dressais, elle acheva, derrièreses deux mains protectrices :

« Va, c’est bien naturel. Il a la peau sidouce, et il est tellement plus joli que toi ! »

Que voulez-vous ? je la frappai encore.Et brutalement, d’une main dure, de façon à me révolter moi-même.Elle cria, elle sanglota, elle se prosterna dans un coin, la têtesur les genoux, les mains tordues.

Et puis, dès qu’elle put parler, elle me dit,la voix pleine de larmes :

« Mon cœur, ce n’était pas vrai… Je suisallée aux toros… J’y ai passé la journée… mon billet est dans mapoche… prends-le… J’étais seule avec ton ami G… et sa femme. Ilsm’ont parlé, ils pourront te le dire… J’ai vu tuer les sixtaureaux, et je n’ai pas quitté ma place et je suis revenuedirectement.

– Mais alors, pourquoi m’as-tudit ?…

– Pour que tu me battes, Mateo. Quand jesens ta force, je t’aime, je t’aime ; tu ne peux pas savoircomme je suis heureuse de pleurer à cause de toi. Viens,maintenant. Guéris-moi bien vite. »

Et il en fut ainsi, monsieur, jusqu’à la fin.Quand elle se fut convaincue que ses fausses confessions nem’abusaient plus, et que j’avais toutes les raisons de croire à safidélité, elle inventa de nouveaux prétextes pour exciter en moides colères quotidiennes. Et le soir, dans la circonstance oùtoutes les femmes répètent : « Tu m’aimeraslongtemps », j’entendais, moi, ces phrases stupéfiantes (maisréelles : je n’invente rien) : « Mateo, tu mebattras encore ? Promets-le moi : tu me battrasbien ! Tu me tueras ! Dis-moi que tu metueras ! »

Ne croyez pas, cependant, que cette singulièreprédilection fût la base de son caractère. Non ; si elle avaitle besoin du châtiment, elle avait aussi la passion de la faute.Elle faisait mal, non pour le plaisir de pécher, mais pour la joiede faire mal à quelqu’un. Son rôle dans la vie se bornait là :semer la souffrance et la regarder croître.

Ce furent d’abord des jalousies dont vous nepouvez avoir idée. Sur mes amis et sur toutes les personnes quicomposaient mon entourage, elle répandit des bruits tels, et aubesoin se montra directement si insultante que je rompis avec touset restai seul. L’aspect d’une femme, quelle qu’elle fût, suffisaità la mettre en fureur. Elle renvoya toutes mes domestiques, depuisla fille de basse-cour jusqu’à la cuisinière, quoiqu’elle sûtparfaitement que je ne leur parlais même pas. Puis elle chassa dela même façon celles qu’elle avait choisies elle-même. Je fuscontraint de changer tous mes fournisseurs, parce que la femme ducoiffeur était blonde, parce que la fille du libraire était brune,et parce que la marchande de cigares me demandait de mes nouvellesquand j’entrais dans sa boutique. Je renonçai en peu de temps à memontrer au théâtre : en effet, si je regardais la salle,c’était pour me repaître de la beauté d’une femme, et si jeregardais la scène, c’était une preuve décisive que je devenaisamoureux d’une actrice. Pour les mêmes raisons, je cessai de mepromener avec elle en public : le moindre salut devenait à sesyeux une sorte de déclaration. Je ne pouvais ni feuilleter desgravures, ni lire un roman, ni regarder une Vierge, sous peined’être accusé de tendresse à l’égard du modèle, de l’héroïne ou dela Madone. Je cédais toujours, je l’aimais tant ! Mais aprèsquelles luttes fastidieuses !

En même temps que sa jalousie s’exerçait ainsicontre moi, elle tentait d’entretenir la mienne, par des moyensqui, de factices qu’ils étaient en premier lieu, devinrent plustard véritables.

Elle me trompa. Au soin qu’elle prenait dem’en avertir chaque fois, je reconnus qu’elle cherchait moins sapropre émotion que la mienne ; mais enfin, même moralement, cen’était guère une excuse valable, et en tout cas, lorsqu’ellerevenait de ces aventures particulières, je n’étais pas en état defaire leur apologie, vous le comprendrez sans peine.

Bientôt, il ne lui suffit plus de me rapporterles preuves de ses infidélités. Elle voulut renouveler la scène dela grille, et cette fois sans aucune feinte. Oui ! Ellemachina, contre elle-même, une surprise en flagrantdélit !

Ce fut un matin. Je m’éveillai tard : jene la vis pas à mon côté. Une lettre était sur la table et medisait en quelques lignes :

« Mateo qui ne m’aimes plus ! Jeme suis levée pendant ton sommeil et j’ai été retrouver mon amant,hôtel X…, chambre 6 ; tu peux me tuer là si tu veux, laserrure restera ouverte. Je prolongerai ma nuit d’amour jusqu’à lafin de la matinée. Viens donc ! j’aurai peut-être la chanceque tu me voies pendant une étreinte,

« Je t’adore.

« CONCHA. »

J’y allai. Quelle heure que celle-là, monDieu ! Un duel suivit. Ce fut un scandale public. On a pu vousen parler…

Et quand je pense que tout ceci était« pour m’attacher » ! Jusqu’où l’imagination desfemmes peut-elle les aveugler sur l’amour viril !

Ce que je vis dans cette chambre d’hôtelsurvécut désormais comme un voile entre Concha et moi. Au lieu defouetter mon désir comme elle l’avait espéré, ce souvenir se trouvarépandre sur tout son corps quelque chose d’odieux et d’ineffaçabledont elle resta imprégnée. Je la repris pourtant ; mais monamour pour elle était à jamais blessé. Nos querelles devinrent plusfréquentes, plus âpres, plus brutales aussi. Elle s’accrochait à mavie avec une sorte de fureur. C’était pur égoïsme et passionpersonnelle. Son âme foncièrement mauvaise ne soupçonnait même pasqu’on pût aimer autrement. À tout prix, par tous les moyens, elleme voulait enfermé dans la ceinture de ses bras. Je m’échappaienfin.

Cela se fit un jour, tout à coup, après unescène entre mille, simplement parce que c’était inévitable.

Une petite gitane, marchande de corbeilles,avait monté l’escalier du jardin pour m’offrir ses pauvres ouvragesde joncs tressés et de feuilles de roseaux. J’allais lui faire unecharité, quand je vis Concha s’élancer vers elle et lui dire aveccent injures qu’elle était déjà venue le mois précédent, qu’elleprétendait sans doute m’offrir bien autre chose que ses corbeilles,ajoutant qu’on voyait bien à ses yeux son véritable métier, que sielle marchait pieds nus c’était pour montrer ses jambes, et qu’ilfallait être sans pudeur pour aller ainsi de porte en porte avec unjupon déchiré à la chasse des amoureux. Tout cela, semé d’outragesque je ne vous répète pas, et dit de la voix la plus rogue. Puiselle lui arracha toute sa marchandise, la brisa, la piétina… Jevous laisse à deviner les sanglots et les tremblements de lamalheureuse petite. Naturellement je la dédommageai. D’oùbataille.

La scène de ce jour-là ne fut ni plus violenteni plus fastidieuse que les autres ; pourtant elle futdéfinitive… je ne sais pas encore pourquoi.

« Tu me quittes pour unebohémienne !

– Mais non. Je te quitte pour lapaix. »

Trois jours après, j’étais à Tanger. Elle merejoignit. Je partis en caravane dans l’intérieur, où elle nepouvait me suivre, et je restai plusieurs mois sans nouvellesd’Espagne.

Quand je revis Tanger, quatorze lettres d’ellem’attendaient à la poste. Je pris un paquebot qui me conduisit enItalie. Huit autres lettres me parvinrent encore. Puis ce fut lesilence.

Je ne rentrai à Séville qu’après un an devoyages. Elle était mariée depuis quinze jours à un jeune fou,d’ailleurs bien né, qu’elle a fait envoyer en Bolivie avec une hâtesignificative. Dans sa dernière lettre, elle me disait :« Je serai à toi seul, ou alors à qui voudra. » J’imaginequ’elle est en train de tenir sa seconde promesse.

J’ai tout dit, monsieur. Vous connaissezmaintenant Concepcion Perez.

Pour moi, j’ai eu la vie brisée pour l’avoirtrouvée sur ma route. Je n’attends plus rien d’elle, quel’oubli ; mais une expérience si durement acquise peut et doitse transmettre en cas de danger. Ne soyez pas surpris si j’ai tenuà cœur de vous parler ainsi. Le carnaval est mort hier ; lavie réelle recommence ; j’ai soulevé un instant pour vous lemasque d’une femme inconnue.

« Je vous remercie », dit gravementAndré, en lui serrant les deux mains.

Chapitre 15Qui est l’épilogue et aussi la moralité de cette histoire.

André revint à pied vers la ville. Il étaitsept heures du soir. La métamorphose de la terre s’achevaitinsensiblement par un clair de lune enchanté.

Pour ne pas revenir par le même chemin – oupour toute autre raison, – il prit la route d’Empalme après un longdétour à travers la campagne.

Le vent du sud l’enivrait d’une chaleurintarissable qui, à cette heure déjà nocturne, était encore plusvoluptueuse.

Et comme il s’arrêtait, les yeux presquefermés, pour jouir de cette sensation nouvelle avec frisson, unevoiture le croisa, et s’arrêta brusquement. Il s’avança ; onlui parlait.

« Je suis un peu en retard, murmurait unevoix. Mais vous êtes gentil, vous m’avez attendue. Bel inconnu quim’attirez, devrais-je me confier à vous sur cette route déserte etsombre ? Ah ! Seigneur, vous le voyez bien : je n’aiguère envie de mourir, ce soir ! »

André jeta sur elle un regard qui voyait touteune destinée ; puis, devenu soudain très pâle, il prit laplace vide auprès d’elle. La voiture roula en pleine campagnejusqu’à une petite maison verte à l’ombre de trois oliviers. Ondétela les chevaux. Ils dormirent. Le lendemain, vers trois heures,ils reprirent le harnais. La voiture repartit pour Séville ets’arrêta, 22, plaza del Triunfo.

Concha en descendit la première. Andrésuivait. Ils entrèrent ensemble.

« Rosalia ! dit-elle à une femme dechambre. Fais mes malles, vite ! Je vais à Paris.

– Madame, il est venu ce matin unmonsieur qui a demandé Madame, et qui a beaucoup insisté pourentrer. Je ne le connais pas, mais il a dit que Madame le connaîtdepuis longtemps et qu’il serait bien heureux si Madame daignait lerecevoir.

– A-t-il laissé une carte ?

– Non, Madame. »

Mais en même temps, un domestique seprésentait, portant une lettre, et André sut plus tard que lalettre était celle-ci :

« Ma Conchita, je te pardonne. Je nepuis vivre où tu n’es pas. Reviens. C’est moi, maintenant, qui t’ensupplie à genoux.

« Je baise tes pieds nus.

« MATEO. »

Séville, 1896.

Naples, 1898.

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