La femme et le pantin

La femme et le pantin

de Pierre Félix Louis

 

 

À André Lebey

Son ami

P.L.

Siempre me va V. diciendo

Que se muere V. por mi :

Muérase V. y lo veremos

Y despues diré que si.

Chapitre 1 Comment un mot écrit sur une coquille d’œuf tint lieu de deux billets tour à tour.

Le carnaval d’Espagne ne se termine pas, comme le nôtre, à huit heures du matin le mercredi des Cendres. Sur la gaieté merveilleuse de Séville, le memento qui a pulvis es ne répand que pour quatre jours son odeur de sépulture : et le premier dimanche de carême, tout le carnaval ressuscite.

C’est le Domingo de Piñatas, le dimanche des Marmites, la Grande Fête. Toute la ville populaire a changé de costume et l’on voit courir par les rues des loques rouges, bleues, vertes, jaunes ou roses qui ont été des moustiquaires, des rideaux ou des jupons de femmes et qui flottent au soleil sur les petits corps bruns d’une marmaille hurlante et multicolore. Les enfants se groupent de toutes parts en bataillons tumultueux qui brandissent une chiffe au bout d’un bâton et conquièrent à grands cris les ruelles sous l’incognito d’un loup de toile, d’où la joie des yeux s’échappe par deux trous :« ¡ Anda ! ¡ Hombre ! que no me conoce ! » crient-ils, et la foule des grandes personnes s’écarte devant cette terrible invasion masquée.

Aux fenêtres, aux miradores, se pressent d’innombrables têtes brunes. Toutes les jeunes filles de la contrée sont venues ce jour-là dans Séville, et elles penchent sous la lumière leurs têtes chargées de cheveux pesants. Les papelillos tombent comme la neige. L’ombre des éventails teinte de bleu pâle les petites joues poudrerizées. Des cris, des appels, des rires bourdonnent ou glapissent dans les rues étroites. Quelques milliers d’habitants font, ce jour de carnaval, plus de bruit que Paris tout entier.

Or, le 23 février 1896, dimanche de Piñatas,André Stévenol voyait approcher la fin du carnaval de Séville avec un léger sentiment de dépit, car cette semaine essentiellement amoureuse ne lui avait procuré aucune aventure nouvelle. Quelques séjours en Espagne lui avaient appris cependant avec quelle promptitude et quelle franchise de cœur les nœuds se forment et sedénouent sur cette terre encore primitive, et il s’attristait quele hasard et l’occasion lui eussent été défavorables.

Tout au plus, une jeune fille avec laquelle ilavait engagé une longue bataille de serpentins entre la rue et lafenêtre, était-elle descendue en courant, après lui avoir faitsigne, pour lui remettre un petit bouquet rouge, avec un« Muchísima’ grasia’, cavayero », jargonné àl’andalouse. Mais elle était remontée si vite, et d’ailleurs, vuede plus près, elle l’avait tellement désillusionné, qu’Andrés’était borné à mettre le bouquet à. sa boutonnière sans mettre lafemme dans sa mémoire. Et la journée lui en parut plus videencore.

Quatre heures sonnèrent à vingt horloges. Ilquitta las Sierpes, passa entre la Giralda et l’antique Alcazar, etpar la calle Rodrigo il gagna les Delicias, Champs-Élysées d’arbresombreux le long de l’immense Guadalquivir peuplé de vaisseaux.

C’était là que se déroulait le carnavalélégant.

À Séville, la classe aisée n’est pas toujoursassez riche pour faire trois repas par jour ; mais elleaimerait mieux jeûner que se priver du luxe extérieur qui pour elleconsiste uniquement en la possession d’un landau et de deux chevauxirréprochables. Cette petite ville de province compte quinze centsvoitures de maître, de forme démodée souvent, mais rajeunies par labeauté des bêtes, et d’ailleurs occupées par des figures de sinoble race, qu’on ne songe point à se moquer du cadre.

André Stévenol parvint à grand-peine à sefrayer un chemin dans la foule qui bordait des deux côtés la vasteavenue poussiéreuse. Le cri des enfants vendeurs dominaittout : « ¡ Huevo’ !Huevo’ ! » C’était la bataille des œufs.

« ¡ Huevo’ ! ¿ Quienquiere huevo’ ? ! A do’ perra’ gorda’ ladocena ! »

Dans des corbeilles d’osier jaunes,s’entassaient des centaines de coquilles d’œufs, vidées, puisremplies de papelillos et recollées par une bande fragile. Cela selançait à tour de bras, comme des balles de lycéens, au hasard desvisages qui passaient dans les lentes voitures ; et, deboutsur les banquettes bleues, les caballeros et les señorasripostaient sur la foule compacte en s’abritant comme ils pouvaientsous de petits éventails plissés.

Dès le début, André fit emplir ses poches deces projectiles inoffensifs, et se battit avec entrain.

C’était un réel combat, car les œufs, sansjamais blesser, frappaient toutefois avec force avant d’éclater enneige de couleur, et André se surprit à lancer les siens d’un brasun peu plus vif qu’il n’était nécessaire. Une fois même, il brisaen deux un éventail d’écaille fragile. Mais aussi qu’il étaitdéplacé de paraître à une telle mêlée avec un éventail debal ! Il continua sans s’émouvoir.

Les voitures passaient, voitures de femmes,voitures d’amants, de familles, d’enfants ou d’amis. Andréregardait cette multitude heureuse défiler dans un bruissement derires sous le premier soleil de printemps. À plusieurs reprises ilavait arrêté ses yeux sur d’autres yeux, admirables. Les jeunesfilles de Séville ne baissent pas les paupières et elles acceptentl’hommage des regards qu’elles retiennent longtemps. Comme le jeudurait déjà depuis une heure, André pensa qu’il pouvait se retirer,et d’une main hésitante il tournait dans sa poche le dernier œufqui lui restât, quand il vit reparaître soudain la jeune femme dontil avait brisé l’éventail.

Elle était merveilleuse.

Privée de l’abri qui avait quelque tempsprotégé son délicat visage rieur, livrée de toutes parts auxattaques qui lui venaient de la foule et des voitures voisines,elle avait pris son parti de la lutte, et, debout, haletante,décoiffée, rouge de chaleur et de gaieté franche, elleripostait !

Elle paraissait vingt-deux ans. Elle devait enavoir dix-huit. Qu’elle fût andalouse, cela n’était pas douteux.Elle avait ce type, admirable entre tous, qui est né du mélange desArabes avec les Vandales, des Sémites avec les Germains, et quirassemble exceptionnellement dans une petite vallée d’Europe toutesles perfections opposées des deux races.

Son corps souple et long était expressif toutentier. On sentait que, même en lui voilant le visage, on pouvaitdeviner sa pensée et qu’elle souriait avec les jambes comme elleparlait avec le torse. Seules les femmes que les longs hivers duNord n’immobilisent pas près du feu, ont cette grâce et cetteliberté. – Ses cheveux n’étaient que châtain foncé ; mais àdistance, ils brillaient presque noirs en recouvrant la nuque deleur conque épaisse. Ses joues, d’une extrême douceur de contour,semblaient poudrées de cette fleur délicate qui embrume la peau descréoles. Le mince bord de ses paupières était naturellementsombre.

André, poussé par la foule jusqu’au marchepiedde sa voiture, la considéra longuement. Il sourit, en se sentantému, et de rapides battements de cœur lui apprirent que cette femmeétait de celles qui joueraient un rôle dans sa vie.

Sans perdre de temps, car à tout moment leflot des voitures un instant arrêtées pouvait repartir, il reculacomme il put. Il prit dans sa poche le dernier de ses œufs, écrivitau crayon sur la coquille blanche les six lettres du motQuiero, et choisissant un instant où les yeux del’inconnue s’attachèrent aux siens, il lui jeta l’œuf doucement, debas en haut, comme une rose.

La jeune femme le reçut dans la main.

Quiero est un verbe étonnant qui veuttout dire. C’est vouloir, désirer, aimer, c’estquérir et c’est chérir. Tour à tour et selon leton qu’on lui donne, il exprime la passion la plus impérative ou lecaprice le plus léger. C’est un ordre ou une prière, unedéclaration ou une condescendance. Parfois, ce n’est qu’uneironie.

Le regard par lequel André l’accompagnasignifiait simplement : « J’aimerais vousaimer. »

Comme si elle eût deviné que cette coquilleportait un message, la jeune femme la glissa dans un petit sac depeau qui pendait à l’avant de sa voiture. Sans doute elle allait seretourner ; mais le courant du défilé l’emporta rapidementvers la droite, et, d’autres voitures survenant, André la perdit devue avant d’avoir pu réussir à fendre la foule à sa suite.

Il s’écarta du trottoir, se dégagea comme ilput, courut dans une contre-allée… mais la multitude qui couvraitl’avenue ne lui permit pas d’agir assez vite, et quand il parvint àmonter sur un banc d’où il domina la bataille, la jeune tête qu’ilcherchait avait disparu.

Attristé, il revint lentement par lesrues ; pour lui, tout le carnaval se recouvrit soudain d’uneombre.

Il s’en voulait à lui-même de la fatalitémaussade qui venait de trancher son aventure. Peut-être, s’il eûtété plus déterminé, eût-il pu trouver une voie entre les roues etle premier rang de la foule… Et maintenant, où retrouver cettefemme ? Était-il sûr qu’elle habitât Séville ? Si parmalheur il n’en était rien, où la chercher, dans Cordoue, dansJérez, ou dans Malaga ? C’était l’impossible.

Et peu à peu, par une illusion déplorable,l’image devint plus charmante en lui. Certains détails des traitsn’eussent mérité qu’une attention curieuse : ils devinrentdans sa mémoire les motifs principaux de sa tendresse navrée. Ilavait remarqué, ainsi, qu’au lieu de laisser pendre toutes lissesles deux mèches des petits cheveux sur les tempes, elle lesgonflait au fer en deux coques arrondies. Ce n’était pas une modetrès originale, et bien des Sévillanes prenaient le mêmesoin ; mais sans doute la nature de leurs cheveux ne seprêtait pas aussi bien à la perfection de ces boucles en boule, carAndré ne se souvenait pas d’en avoir vu qui, même de loin, pussentse comparer à celles-là.

En outre, les coins des lèvres étaient d’unemobilité extrême. Ils changeaient à chaque instant et de forme etd’expression, tantôt presque retroussés, ronds ou minces, pâles ousombres, animés d’une flamme variable. Oh ! on pouvait blâmertout le reste, soutenir que le nez n’était pas grec et que lementon n’était pas romain ; mais ne pas rougir de plaisirdevant ces deux petits coins de bouche, cela eût passé lapermission.

Il en était là de ses pensées quand un« ¡ Cuidao ! » crié d’une voix rude lefit se garer dans une porte ouverte : une voiture passait aupetit trot dans la rue étroite.

Et dans cette voiture, il y avait une jeunefemme, qui, en apercevant André, lui jeta très doucement, comme onjette une rose, un œuf qu’elle tenait à la main.

Fort heureusement, l’œuf tomba en roulant etne se brisa point, car André, complètement stupéfait de cettenouvelle rencontre, n’avait pas fait un geste pour le prendre auvol. La voiture avait déjà tourné le coin de la rue, quand il sebaissa pour ramasser l’envoi.

Le mot Quiero se lisait toujours surla coquille lisse et ronde, et on n’en avait pas écritd’autre ; mais un paraphe très décidé, qui semblait gravé parla pointe d’une broche, terminait la dernière lettre comme pourrépondre par le même mot.

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