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La Femme pauvre

La Femme pauvre

de Léon Bloy

Pro defunctis fratribus,

propinquis, etbenefactoribus.

À PIERRE ANTIDE EDMOND – BIGAND-KAIRE –capitaine au long cours

La voici, enfin ! cette Femme pauvre que vous avez tant désirée sans la connaître, et que j’ai placée –comme il convenait – sous l’invocation des Défunts.

Je ne sais pas d’homme plus étonnant que vous, mon cher Bigand, et cela, je l’écrirai, quelque jour, le plus somptueusement que je pourrai.

Votre amitié, que je n’avais pas prévue et que j’ai dû croire envoyée du ciel, est certainement une des rares merveilles qu’il m’aura été donné de voir sur terre.

À l’exception de notre grand peintre Henry de Groux, quidonc est descendu aussi profondément que vous et d’aussi bon cœurdans ma fosse noire ? Souvenez-vous que vous fûtes mon hôte,quand j’habitais la maison sans nom, la maison de putréfaction etde désespoir que j’ai essayé de peindre et dont vous avez,j’imagine, emporté l’horreur dans la splendide et sanglanteAsie.

À vous donc, cher ami, ce douloureux livre qui me fut dictépar l’énergie de votre âme et qui serait, sans doute, unchef-d’œuvre, si je n’en étais pas l’auteur.

Que Dieu vous garde du feu, du couteau, de la littératurecontemporaine et de la rancune des mauvais morts !

Grand-Montrouge, mercredi des Cendres,1897.

LÉON BLOY.

Partie 1
L’ÉPAVE DES TÉNÈBRES

Qui erant in pœnis tenebrarum,

clamantes et dicentes :Advenisti,

Redemptor noster.

Officium Defunciorum.

I

Ça pue le bon Dieu, ici !

Cette insolence de voyou fut dégorgée, comme un vomissement, surle seuil très humble de la chapelle des Missionnaires Lazaristes dela rue de Sèvres, en 1879.

On était au premier dimanche de l’Avent, et l’humanitéparisienne s’acheminait besogneusement au Grand Hiver.

Cette année, pareille à tant d’autres, n’avait pas été l’annéede la Fin du monde et nul ne songeait à s’en étonner.

Le père Isidore Chapuis, balancier-ajusteur de son état et l’undes soulographes les plus estimés du Gros-Caillou, s’en étonnaitmoins que personne.

Par tempérament et par culture, il appartenait à l’élite decette superfine crapule qui n’est observable qu’à Paris et que nepeut égaler la fripouillerie d’aucun autre peuple sublunaire.

Crapule végétale des moins fécondes, il est vrai, malgré lelabour politique le plus assidu etl’irrigationlittéraire la plus attentive. Alors mêmequ’il pleut du sang, on y voit éclore peu d’individusextraordinaires.

Le vieux balancier, qui venait d’entr’ouvrir la crapaudière deson âme en passant devant un lieu saint, représentait, non sansorgueil, tous les virtuoses braillards et vilipendeurs du groupesocial où se déversent perpétuellement, comme dans un puisardmitoyen, les relavures intellectuelles du bourgeois et lessuffocantes immondices de l’ouvrier.

Très satisfait de son mot, dont quelques dévotes, quil’examinèrent avec horreur, s’étaient effarées, il allait, d’un pascirconflexe, vers une destination peu certaine, à la façon d’unsomnambule que menacerait le mal de mer.

Il y avait comme un pressentiment de vertige sur ce mufle debasse canaille couperosé par l’alcool et tordu au cabestan desconcupiscences les plus ordurières.

Une gouaillerie morose et superbe s’étalait sur ce mascaron degémonies, crispant la lèvre inférieure sous les créneauxempoisonnés d’une abominable gueule, abaissant, les deuxcommissures jusqu’au plus profond des ornières argileuses oucrétacées dont la litharge et le rogomme avaient raviné laface.

Au centre s’acclimatait, depuis soixante ans, un nez judaïqued’usurier ponctuel où se fourvoyait le chiendent d’une séditieusemoustache qu’il eût été profitable d’utiliser pour l’étrillage desroussins galeux.

Les yeux au poinçon, d’une petitesse invraisemblable et d’unevivacité de gerboise ou de surmulot, suggéraient, par leur froidescintillation sans lumière, l’idée d’un nocturne spoliateur dutronc des pauvres, accoutumé à dévaliser les églises.

Enfin l’aspect de ce ruffian démantibulé donnait l’ensemble d’unavorton implacable, méticuleux et présent jusque dans l’ivresse,que d’anciennes aventures auraient échaudé et qui, dès longtemps,n’avivait plus son cœur de goujat qu’à l’assaut des faibles et desdésarmés.

Il n’était pas absolument sans lettres, cet excellent pèreChapuis. Il lisait couramment des feuilles arbitrales et décisives,telles que La Lanterne ou Le Cri dupeuple, croyant fort à l’avènement infaillible de la Socialeet bafouillant volontiers, dans les caboulots, de pâteux oraclessur la Politique et la Religion, ces deux sciences débonnaires etsi prodigieusement faciles, – comme chacun sait, – que le premiergalfâtre venu peut y exceller.

Quant à l’amour, il le dédaignait, sans phrases, le considérantnégligeable, et si, d’aventure, quelque autre docteur y faisait lamoindre allusion sérieuse, aussitôt il bouffonnait et pandiculaiten s’esclaffant.

C’est pourquoi l’aimable Isidore assumait la considération d’unnombre incroyable de mastroquets.

On ne savait pas exactement ses origines, quoiqu’il s’affirmâtd’extraction bourgeoise et périgourdine. Extraction lointaine, sansdoute, puisque le drôle était né, disait-il lui-même, au faubourgdu Temple, où ses parents avaient dû pratiquer de vagues négocestrès parisiens sur lesquels il n’insistait pas.

Il se réclamait donc volontiers d’une ascendance provincialedigne de tous les respects et de collatéraux innombrables répartisau loin, dont il vantait les richesses, non sans flétrir avecénergie l’orgueil de propriétaires qui leur faisait méconnaître sablouse glorieuse de citoyen travailleur. Effectivement, on n’enavait jamais vu un seul. Cette parenté problématique était ainsi, àla fois, une ressource de gloire et une occasion de déchaînementsgénéreux.

Mais il se déchaînait encore plus contre l’injustice de sapropre destinée, racontant, avec l’emphase des aborigènesméridionaux, la malechance damnée qui avait paralysé toutes sesentreprises et l’improbité fangeuse des concurrents qui l’avaitréduit à quitter la redingote du patron pour la vareuse duprolétaire.

Car il avait été réellement capitaliste et chef d’ateliertravaillant à son compte, ou plutôt faisant travailler parfois unedemi-douzaine d’ouvriers pour lesquels il parut être le commandeurdes croyants de la ribote et dela vadrouille éternelle.

Le quartier de la Glacière se souvient encore de ces ajusteursde rigolade, à l’équilibre litigieux, qu’on rencontrait chez tousles marchands de vins, où le singe, toujoursivre-mort, leur promulguait habituellement sa loi.

La déconfiture assez rapide, et suffisamment annoncée par detels prodromes, n’étonna que Chapuis qui, d’abord, se répandit enimprécations contre la terre et les cieux et reconnut ensuite, avecune bonne foi de pochard, qu’il avait eu la bêtise d’être« trop honnête dans lesaffaires ».

Quant à la source désormais tarie de cette prospérité siéphémère, nul n’en savait rien. – Un petit héritage de province,avait dit vaguement le balancier. Certains bruits étranges,cependant, avaient autrefois couru qui rendaient assez douteusel’explication.

On se souvenait très bien d’avoir connu cette arsouille avantles deux Sièges, entièrement dénuée de faste et trimballantd’atelier en atelier sa carcasse rebutée de mauvais compagnon.

Subitement, après la Commune, on l’avait vu riche de quelquesdizaines de mille francs, dont il avait acheté son fonds.

Si la sourde rumeur du quartier ne mentait pas, cet argent,ramassé dans quelque horrible cloaque sanglant, eût été la rançond’un prince du Négoce parisien inexplicablement préservé de lafusillade et de l’incendie, l’héroïque Chapuis ayant été commandantou même lieutenant-colonel de fédérés.

La très mystérieuse et très arbitraire clémence, qui épargnacertains factieux à l’issue de l’insurrection, s’était étendue surlui comme sur bien d’autres plus fameux qu’on savait ou supposaitdétenteurs de secrets ignobles et dont on pouvait craindre lesrévélations.

On le laissa donc tranquillement cuver son ivresse de naufrageuret il ne fut pas même inquiété, ayant eu l’art, d’ailleurs, de serendre parfaitement invisible pendant la période des exécutionssommaires.

Un peu plus tard, deux ou trois tentatives d’interview,pratiquées par des reporters de l’Ordre moral, ayant échoué d’unemanière absolue devant l’abrutissement réel ou simulé de ceperpétuel ivrogne, on y renonça et le père Chapuis, un instantpresque célèbre, réintégra pour jamais l’obscurité la plusprofonde.

Il y avait ainsi sur cet homme tout un nuage de choses troublesqui lui donnait une importance d’oracle aux yeux des pauvresdiables qu’il avait la condescendance de fréquenter et dont lesâmes enfantines sont si aisément jugulées par tout aboyeur supposémalin. Le peuple souverain n’est-il pas devenu lui-même la Volaillesacrée des superstitions antiques pour les aruspices de cabaretdont la police, quelquefois, utilise volontiers lapénétration ?

Au résumé, le vieil Isidore avait la renommée d’un « salebougre », expression générique dont la force ne sera pascontestée.

Il appartenait, sans aucun doute, à cette lignée idéale dechenapans que la Providence institua, dès l’origine, pourl’équilibre des Séraphins.

Ne fallait-il pas cette vase au fleuve de l’Humanité pour que letrouble et la puanteur de ses ondes pût l’avertir, lorsque quelquechose tomberait du ciel ? Et comment se pourrait-il qu’un cœurfût grand sans l’éducation merveilleuse de cet inévitabledégoût ?

Sans Barabbas, point de Rédemption. Dieu n’aurait pasété digne de créer le monde, s’il avait oubliédans le néant l’immense Racaille qui devait un jour lecrucifier.

II

Malgré l’irrégularité de sa démarche, il paraît que le ci-devantpatron balancier avait une affaire qui ne souffrait point deretard, car il ne s’arrêta pas au Rendez-vous des ennemisdu phylloxéra et dédaigna de répondre aux avances d’unébéniste gueulard qui le hélait du seuil du Cocherfidèle.

Peut-être aussi avait-il déjà son compte, quoiqu’il fût à peinemidi, car il ne se laissa tenter par aucun de ces comptoirs dedélices où, d’ordinaire, il multipliait les escales. D’ailleurs, ilgrommelait en crachotant sur ses bottes, symptôme connu dehargneuse préoccupation que les camarades respectaient.

Ayant ainsi repoussé toute consolation, il finit par arriver àsa porte, au milieu d’une triste rue de Grenelle qu’il habitaitdepuis sa faillite.

Parvenu assez péniblement au cinquième étage d’un escaliersuffocant où plombs et latrines répandaient leurs épouvantablesexhalaisons, il heurta du coude, à la façon des ataxiques, uneporte squameuse qui paraissait être la plus fâcheuse entrée del’enfer.

Cette porte s’ouvrit aussitôt et une vieille femme apparut, leregardant avec des yeux interrogateurs.

– Eh bien ? répondit-il, c’est une affaire arrangée,ça ne dépend plus que de la princesse.

Il entra et se laissa tomber sur une chaise quelconque, non sansavoir projeté dans la direction du foyer un jet de salive épaissedont la courbe inexactement calculée s’acheva dans la ficelle d’unecarpette vermiculeuse qui garnissait le devant de la cheminée.

Pendant que la vieille se hâtait d’essuyer du pied cette ordure,il graillonna surérogatoirement quelques doléances préalables.

– Ah ! nom de Dieu, c’est rien loin, ce cochon defaubourg Honoré, et pas le rond pour prendre l’omnibus, sanscompter qu’il a fallu poser pour l’attendre, ce peintre de mespieds qui travaille pour les aristos. Il n’était pas encore levé àdix heures. Et pas trop poli avec ça. J’avais bonne envie del’engueuler. Mais je me suis dit que c’était pour ta fille et quec’est pas trop tôt tout de même qu’elle nous foute un peu degalette depuis six mois qu’elle est à rien faire… Dis donc, vieillepoison, y a rien à boire ici ?

L’interpellée lança vers le ciel deux grands bras arides, enaccompagnant ce geste d’un très long soupir.

– Hélas ! mon doux Jésus, que répondrai-je à ce pauvrechéri qui se donne tant de mal pour sa malheureuse famille ?Vous êtes témoin, bonne Sainte Vierge, qu’il n’y a plus rien dansla maison, que tout ce qui valait deux sous a été porté auMont-de-piété et que toutes les reconnaissances ont été engagéespour avoir du pain. Ah ! mon aimable Sauveur, quand meretirerez-vous de ce monde où j’ai déjà tant souffert ?

Le mot « souffert »,visiblement travaillé depuis des années,expirait dans un sanglot.

Isidore, étendant la main, saisit à plein poing le jupon de lacafarde, et la secouant avec énergie :

– En voilà assez, hein ? Tu sais que je n’aime pas quetu me fasses ta sale gueule de jésuite. Si c’est une danse qu’y tefaut, tu n’as qu’à le dire, tu seras servie illico, et à l’œil. Etpuis, c’est pas tout ça, où est-elle, ta bougresse defille ?

– Mais Zizi, tu sais bien qu’elle devait aller chez lacousine Amédée, au boulevard de Vaugirard, pour tâcher moyen de luiemprunter une pièce de cent sous. Elle m’a dit qu’elle ne seraitpas plus d’une heure. Quand tu as frappé, je croyais que c’étaitelle qui rentrait.

– Tu ne m’avais pas dit ça, vieux corbillard. Sa cousineest une salope qui ne lui foutra pas un radis, puisqu’elle m’arefusé à moi, l’autre jour, en me disant qu’ellen’avait pas d’argent pour les pochardises. Je la retiens, celle-là.Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! malheur de malheur !ajouta-t-il presque à voix basse, c’est bibi qui se charge de luichambarder sa boîte à punaises, quand viendra la prochaine. Enfin,suffit ! Nous l’attendrons en suçant nos pouces et nousverrons si Mademoiselle des Égards veut bienfaire à ses vieux parents l’honneur de les écouter.

– Raconte-moi donc plutôt ta course de ce matin, dit, ens’asseyant, la doucereuse mégère. Tu dis que ça s’est arrangé avecce M. Gacougnol ?

– Mais oui, deux francs de l’heure et trois ou quatreheures tous les jours, si la personne le botte, bien entendu. C’estun bon turbin, pas fatigant, qui ne l’éreintera pas, pour sûr. Ilfaut que ta mauviette soit chez lui demain à onze heures, ça sedécidera tout de suite… Le chameau n’a pas l’air commode. Il m’afait un tas de questions. Il voulait savoir si elle avait desamoureux, si on pouvait compter sur elle, si elle ne se soûlait pasde temps en temps. Est-ce que je sais, moi ? j’avais envie delui dire m. – Il paraît qu’on ne m’aurait pas reçu sans la lettredu proprio. C’est un peu vexant tout de même d’avoir besoin de laprotection de ces jean-foutres qui se défient de l’ouvrier comme sic’était du caca… En revenant, j’ai patiné jusqu’à la Croix-rougepour taper un copain qui fait des journées de quinze francs dans lapiété. Encore un qui n’est pas large des épaules, celui-là !Il m’a allongé trois francs et encore j’ai payé la seconde tournée.Il est temps que Clotilde nous vienne en aide. J’ai fait assez desacrifices. Et puis, moi d’abord, je suis pour la politique et larigolade et l’atelier commence à me faire de l’effet par en bas,zut !

Ici, la vieille fit entendre un nouveau soupir de colombesépulcrale et dit :

– Quatre heures à deux francs, huit francs. Ça noussoutiendrait. Mais tu n’as pas peur que ce monsieur lui demande deschoses trop difficiles ? Je te dis ça, mon Zidore, parce queje suis sa mère, à cet’ enfant. Il faudrait lui faire comprendreque c’est pour son bien. J’y en ai parlé ce matin. J’y ai dit quec’était pour se faire tirer en portrait par un grand artisse et çalui a fichu le trac.

– Ah ! la sacrée garce ! Est-ce qu’elle va encorenous la faire à l’impératrice ? Attends un peu, je vas t’enfourrer de la dignité. Quand on n’a pas d’argent, on travaille pouren gagner et pour nourrir sa famille ; je ne connais que ça,moi !

Une rafale de silence vint couper le dialogue. Il semblait queces deux êtres eussent peur de se refléter l’un dans l’autre, entrahissant les sales miroirs de leurs cœurs.

Chapuis se mit à bourrer sa pipe avec des gestes oratoirespendant que sa très digne femelle, toujours assise, les brascroisés et la tête légèrement inclinée sur l’épaule gauche, dansune attitude piaculaire d’hostie résignée, se tapotait du bout desdoigts les os des coudes, en laissant flotter son regard dans ladirection des cieux.

III

Le tabernacle était sinistre, éclairé par le livide plafond dece ciel glacé de fin d’automne. Mais on peut supposer que le soleilrutilant des Indes l’aurait fait paraître encore plus horrible.

C’était la noire misère parisienne attifée de son mensonge,l’odieux bric-à-brac d’une ancienne aisance d’ouvriers bourgeoislentement démeublés par la noce et les fringales.

D’abord, un grand lit napoléonien qui avait pu être beau en1810, mais dont les cuivres dédorés depuis les Cent Jours, levernis absent, les roulettes percluses, les pieds eux-mêmeslamentablement rapiécés et les éraflures sans nombre attestaient ladécrépitude. Cette couche sans délices, à peine garnie d’un matelaséquivoque et d’une paire de draps sales insuffisamment dissimuléspar une courte-pointe gélatineuse, avait dû crever sous elle troisgénérations de déménageurs.

Dans l’ombre de ce monument, qui remplissait le tiers de lamansarde, s’apercevait un autre matelas, moucheté par les punaiseset noir de crasse, étalé simplement sur le carreau. De l’autrecôté, un vieux voltaire, qu’on pouvait croire échappé au sac d’uneville, laissait émigrer ses entrailles de varech et de fil de fer,malgré l’hypocrisie presque touchante d’une loque de tapisseried’enfant. Auprès de ce meuble que tous les fripiers avaient refuséd’acquérir, apparaissait, surmontée de son pot à eau et de sacuvette, une de ces tables minuscules decrapuleux garnos qui font penser au Jugementdernier.

Enfin, au devant de l’unique fenêtre, une autre table ronde ennoyer, sans luxe ni équilibre, que le frottement le plus assidun’aurait pas fait resplendir, et trois chaises de paille dont deuxpresque entièrement défoncées. Le linge, s’il en restait, devait sefourrer dans une vieille malle poilue et cadenassée sur laquelles’asseyaient parfois les visiteurs.

Tel était le mobilier, assez semblable à beaucoup d’autres danscette joyeuse capitale de la bamboche et du désarroi.

Mais ce qu’il y avait de particulier et d’atroce, c’était laprétention de dignité fière etde distinctionbourgeoise que la compagne sentimentalede Chapuis avait répandue, comme une pommade, sur la moisissure decet effroyable taudis.

La cheminée, sans feu ni cendres, eût pu être mélancolique,malgré sa laideur, sans le grotesque encombrementde souvenirs et de bibelots infâmes qui lasurchargeaient.

On y remarquait de petits globes cylindriques protégeant depetits bouquets de fleurs desséchées ; un autre petit globesphérique monté sur une rocaille en béton conchylifère, où lespectateur voyait flotter un paysage de la Suisse allemande ;un assortiment de ces coquillages univalves dans lesquels uneoreille poétique peut aisément percevoir le murmure lointain desflots ; et deux de ces tendres bergers de Florian, mâle etfemelle, en porcelaine coloriée, cuits pour la multitude, on nesait dans quelles manufactures d’ignominie.

À côté de ces œuvres d’art, se découvraient des images dedévotion, des colombes qui buvaient dans un calice d’or, des angesportant à brassées le « froment des élus », des premierscommuniants très frisés, tenant des cierges dans du papier àdentelles, puis deux ou trois questions dujour : « Où est le chat ? Où est le gardechampêtre ? » etc., inexplicablement encadrées dans despasse-partout.

Enfin des photographies d’ouvriers, de militaires ou denégociants respectables des deux sexes. Le nombre était incroyablede ces effigies qui montaient en pyramide jusqu’au plafond.

Çà et là, le long des murs, dans les intervalles des guenilles,quelques cadres étaient appendus. Évidemment, on se serait indignéde n’y pas trouver la fameuse gravure, si chère aux cœursféminins, Enfin, seuls ! dans laquelle onne s’arrête pas d’admirer un monsieur riche qui serre, décidément,dans ses bras, sous l’œil de Dieu, sa frémissante épousée.

Cette gravure de notaire ou de fille en carte était la gloiredes Chapuis. Ils avaient amené un jour un cordonnier de Charentonpour la contempler.

Le reste, – d’effrayantes chromolithographies achetées auxfoires ou délivrées dans les bazars populaires, – sans s’éleverjusqu’à ce pinacle esthétique, ne manquait pas non plus d’uncertain ragoût, et, surtout, de cette distinction plus certaineencore dont la mère Chapuis raffolait.

Cette gueuse minaudière était une des plus décourageantesincarnations de l’orgueil imbécile des femmes, et la cariecontagieuse de cet « os surnuméraire », suivantl’expression de Bossuet, aurait fait reculer la Peste.

Elle était enfant naturelle d’un prince,disait-elle mystérieusement, d’un très noble prince, mort avantd’avoir pu la reconnaître. Elle n’avait jamais voulu dire le nom dupersonnage, ayant déclaré sa résolution d’ensevelir ce secretglorieux dans le plus intime de son cœur. Mais toutes ses hauteursde chipie venaient de là.

Personne, bien entendu, n’avait entrepris la vérification decette origine. Il fallait pourtant qu’il y eût quelque chose devrai, car la quinquagénaire faisandée qui concubinait avecl’immonde Chapuis avait été une femme assez aristocratiquementbelle, supérieure par comparaison aux milieux ouvriers danslesquels elle avait toujours vécu.

Fille d’une ravaudeuse quelconque et d’un père inconnu, elles’était trouvée, à dix-huit ans, soudainement accommodée d’unepetite fortune et mariée presque aussitôt à un respectableindustriel de la rue Saint-Antoine.

Il est vrai que l’éducation première avait manqué d’une façonindicible. Ayant à peine connu sa mère prématurément ravie à laprostitution clandestine, elle avait été recueillie et adoptée parune matelassière de Montrouge.

Cette marâtre, suscitée par l’influence probable du fameux« prince » l’éleva soigneusement, dans la rue. Ellen’aurait pu, d’ailleurs, lui conférer, avec des giflesquotidiennes, que sa personnelle expérience du crin végétal et dela filasse, initiation que ne mentionnait pas, sans doute, leprogramme d’études.

Elle envoya donc l’enfant à l’école où les acquisitions de cejeune esprit ne dépassèrent pas, en plusieurs années, l’artd’écrire sans orthographe et de calculer sans exactitude. Mais lavase de divers égouts n’eut pas de secrets pour elle. Le bicepsarithmétique ne devait se développer que plus tard, c’est-à-dire àl’arrivée de l’argent.

Lorsque ce visiteur fut annoncé, sous la réserve conditionnellede l’acceptation d’un certain mari, la touchante viergelacédémonienne, oublieuse des renards qui avaient pu ravager sonflanc, découvrit en elle, tout à coup, les germes auparavantignorés de la plus âpre vertu, et le négociant qui l’épousait,heureux d’une caissière légitime qui ferait prospérer son comptoir,n’en demanda pas davantage.

Elle devint, alors, la Bourgeoise, pour le temps etl’éternité.

Son langage, par bonheur, conserva la succulence faubourienne.Elle disait fortbien donnez-moi-z-en etallez-leur-z-y-dire.Mais, en même temps que changeait son destin, son âme se trouvamiraculeusement purifiée de l’escafignon des rues de Paris et de lagravéolence des banlieues infâmes où s’étaient pourries les tristesfleurs de sa misérable enfance. Assainissement et oublicomplets.

En un mot, elle fut une épouse irréprochable, ah ! justeciel ! et qui devait attirer, pour sûr, les bénédictions lesplus rares sur la boutique de l’heureux époux qui ne comprenait passon bonheur.

Naturellement, elle avait de la religion, parcequ’il est indispensable d’en avoir, quand on est « du mondebien », une religion raisonnable, cela va de soi, sansexagération ni fanatisme.

On était en plein règne de Louis-Philippe, roi citoyen, etc’était à peine si toutes les vaches universitaires ouphilosophiques de cette époque lumineuse pouvaient suffire auvaccin qu’on inoculait à l’esprit français pour le préserver dessuperstitions de l’ancien régime.

Toutefois, la jeune madame Maréchal, – tel était le nom de cettechrétienne, – n’endurait pas les plaisanteries sur la piété, et sonmari, qui adorait la gaudriole de Béranger, dut être souventramené, de façon sévère, au sentiment des convenances de saposition.

Car, il est temps de le déclarer, cette personne vraimentineffable était, avant tout, une âme poétique. Le trésor de poésiequi gisait en elle lui avait été révélé parquelques Méditations de Lamartine, qu’elleappelait « son divin Alphonse », et par deux ou troisélégies farinières de Jean Reboul, telles que L’Ange etl’Enfant« Charmant enfant qui me ressemble… la terre estindigne de toi. » Quand elle eut une fille, après deux ans demariage, ce bégueulisme s’exaspéra jusqu’à produire la plushaïssable et la plus rechignée de toutes les pécores. Enconséquence, le quartier était unanime et n’avait qu’un cri pourcélébrer l’impeccable rigidité de ses mœurs.

Une fois, pourtant, l’envié Maréchal surprit sa femme encompagnie d’un gentilhomme peu vêtu. Les circonstances étaienttelles qu’il aurait fallu, non seulement être aveugle, mais sourdautant que la mort, pour conserver le plus léger doute.

L’austère matrone, qui le cocufiait avec un enthousiasmeévidemment partagé, n’était pas assez littéraire pour lui servir lemot sublime de Ninon : « Ah ! vous ne m’aimezplus ! vous croyez ce que vous voyez et vous ne croyez pas ceque je vous dis ! » Mais ce fut presque aussi beau.

Elle marcha sur lui, gorge au vent, et d’une voix très douce,d’une voix profondément grave et douce, elle dit à cet hommestupéfait :

– Mon ami, je suis-t-en affaires avec Monsieur leComte, allez donc servir vos pratiques, n’est-ce pas ?Après quoi elle ferma sa porte.

Et ce fut fini. Deux heures plus tard, elle signifiait à sonmari de n’avoir plus à lui adresser la parole, sinon dans les casd’urgence absolue, se déclarant lasse de condescendre jusqu’à sonâme de boutiquier et bien à plaindre, en vérité, d’avoir sacrifiéses espérances de jeune fille à un malotru sans idéal qui avaitl’indélicatesse de l’espionner. Elle n’oublia pas, en cetteoccasion, de rappeler sa naissance illustre.

À dater de ce jour, l’épouse exemplaire ne marcha plus qu’avecune palme de martyre et l’existence devint un enfer, un lac de trèsprofonde amertume pour le pauvre cocu dompté qui se mit à boire etnégligea ses affaires.

La vie est trop courte et le roman trop précaire pour que lepoème de cette décadence commerciale puisse être ici raconté. Voicil’épilogue.

Au bout de quatre ans, la faillite était consommée, le marienfermé dans un asile de gâteux, et, ruinée du même coup, la femmeavec l’enfant logée d’une manière quelconque au fond du faubourgSaint-Jacques, où la clémence d’un créancier lui avait permisd’apporter quelques-uns de ses anciens meubles.

La martyre vécut là jusqu’en 1872, époque mémorable où elle fitla connaissance de Chapuis. Ses ressources étant nulles, ellesubsista, néanmoins, assez confortablement, de ses travauxprétendus d’aiguille, qu’elle exécutait, il faut croire, à lasatisfaction des personnes, puisqu’elle se disait accablée decommandes, quoique on ne la vit coudre que très rarement dans sachambre. Mais il faut supposer aussi qu’elle s’exténuait en ville,car elle rentrait ordinairement fort tard et souvent même nerentrait pas du tout.

La pauvre enfant grandissait comme elle pouvait dans une craintehorrible de sa mère, qui la contraignait quelquefois à passer lanuit pour l’attendre, ayant besoin, disait-elle, de trouver aulogis des preuves d’affection et de dévouement, après une journéesaintement accomplie dans le travail.

Cette petite fille, qui devint ainsi, peu à peu, une jeune filleet même une femme, bien que mal nourrie et plus mal vêtue, conservalongtemps une tremblante admiration pour sa mère, qui ne la battaitpas trop, qui l’embrassait même, de loin en loin, dans des jours decrise maternelle et dont la mise, inquiétante pour une ouvrière,l’étonnait.

Elle croyait naïvement à la réalité des insondables souffrancesde cette sacrilège farceuse qui la conduisait une fois par an surla tombe de son père mort « sans repentir » et luiracontait, avec la voix des saintes veuves agonisantes, lechâtiment rigoureux de cet impie qui avait méconnu et brisé soncœur.

La lumière vint plus tard, extrêmement tard, lorsque,travaillant elle-même d’une façon très réelle et très dure, etnourrissant à peu près sa mère qui commençait probablement àdégoûter le trottoir, elle la vit, lâchant tout à coup ses airsaugustes, devenir la femelle et la concubine attitrée du sinistrevoyou dont le seul aspect l’emplissait d’horreur.

La veuve Maréchal ainsi transformée en femme Chapuis, désignéemême quelquefois sous le nom plus euphonique de mère Isidore,avait, dès lors, vieilli salement sous la botte active du chenapanqui l’assommait volontiers.

L’odieuse créature qui n’avait jamais aimé personne l’adoraitinexplicablement, lui appartenait corps et âme, jouissait d’êtrerossée par lui et aurait fait calciner sa fille pour lui plaire.Elle n’était humble que devant lui, ayant gardé avec tous lesautres ses anciennes manières d’autruche qui la faisaientexécrer.

Physiquement, elle était devenue hideuse, au désespoir du ruinéChapuis, qui n’aurait pas abhorré de liciter sa tendre compagne,mais qui ne pouvait plus l’offrir désormais qu’en qualité deguenille bonne à laver les dalles des morts dans un hôpital delépreux.

IV

La porte s’ouvrit enfin et Clotilde parut. Ce fut comme l’entréed’avril dans la cale d’un ponton.

Clotilde Maréchal, « la fille à Isidore », comme ondisait dans Grenelle, appartenait à la catégorie de ces êtrestouchants et tristes dont la vue ranime la constance dessuppliciés.

Elle était plutôt jolie que belle, mais sa haute taille,légèrement voûtée aux épaules par le poids des mauvais jours, luidonnait un assez grand air. C’était la seule chose qu’elle tînt desa mère, dont elle était le repoussoir angélique, et quicontrastait avec elle en disparates infinies.

Ses magnifiques cheveux du noir le plus éclatant, ses vastesyeux de gitane captive, « d’où semblaient couler desténèbres », mais où flottait l’escadre vaincue desRésignations, la pâleur douloureuse de son visage enfantin dont leslignes, modifiées par de très savantes angoisses ; étaientdevenues presque sévères, enfin la souplesse voluptueuse de sesattitudes et de sa démarche lui avaient valu la réputation deposséder ce que les bourgeois de Paris appellent entre euxune tournure espagnole.

Pauvre Espagnole, singulièrement timide ! À cause de sonsourire, on ne pouvait la regarder sans avoir envie de pleurer.Toutes les nostalgies de la tendresse – comme des oiselles désoléesque le bûcheron décourage, – voltigeaient autour de ses lèvres sansmalice qu’on aurait pu croire vermillonnées au pinceau, tellementle sang de son cœur s’y précipitait pour le baiser.

Ce navrant et divin sourire, qui demandait grâce et quibonnement voulait plaire, ne pouvait être oublié, quand on l’avaitobtenu par la plus banale prévenance.

En 1879, elle avait environ trente ans, déjà trente ans demisères, de piétinement, de désespoir ! Les roses meurtries deson adolescence de galère avaient été cruellement effeuillées parles ouragans, dans la vasque noire du mélancolique jardin de sesrêves, mais, quand même, tout un orient de jeunesse était encoredéployé sur elle, comme l’irradiation lumineuse de son âme que rienn’avait pu vieillir.

On sentait si bien qu’un peu de bonheur l’aurait rendueravissante et qu’à défaut de joie terrestre, l’humble créatureaurait pu s’embraser peut-être, ainsi que la torche amoureuse del’Évangile, en voyant passer le Christ aux pieds nus !

Mais le Sauveur, cloué depuis dix-neuf siècles, ne descend guèrede sa Croix, tout exprès pour les pauvres filles, et l’expériencepersonnelle de l’infortunée Clotilde était peu capable de lafortifier dans l’espoir des consolations humaines.

Quand elle entra, la vue de Chapuis la fit reculerinstinctivement. Ses jolies lèvres frémirent et elle parut sur lepoint de prendre la fuite. Cet homme était, en effet, le seul êtrequ’elle crût avoir le droit de haïr, ayant souffert par lui d’uneépouvantable façon.

Elle referma la porte, cependant, et dit à sa mère, en jetantsur la table une pièce de cinquante centimes :

– Voilà tout ce que marraine a pu faire pour nous. Elleallait se mettre à table et son déjeuner sentait bien bon. Mais jesavais que tu m’attendais, petite mère, et je n’aurais pas osé luidire que j’avais très faim.

Isidore se mit à beugler.

– Ô la vache ! Et tu ne lui as pas foutu ça par lafigure, à cet’ Héloïse du champ de navets, qui a gagné plus de centmille francs à se mettre sur le dos avec sa sale carne àcochons ? Vrai ! t’es pas dégourdie, ma fille.

Il s’était levé de sa chaise pour dilater son gueuloir et ladoléance apitoyée de la fin fut accompagnée d’une gesticulation devieux paillasse, à décourager la muse de l’ignominie.

Les joues pâles de Clotilde étaient déjà pourpres et les sombreslacs de ses yeux si doux flamboyèrent.

– D’abord, cria-t-elle, je ne suis pas votre fille, Dieumerci et je vous défends de me parler comme si vous étiez mon père.Et puis, ma marraine est une honnête femme que vous n’avez pas ledroit d’insulter. Elle nous a rendu assez de services, depuislongtemps. Si elle n’est pas plus généreuse aujourd’hui, c’est quevous l’avez dégoûtée par votre hypocrisie et votre fainéantise depochard, entendez-vous ? J’en ai assez, moi aussi, de votreinsolence et de vos méchancetés et si vous n’êtes pas content de ceque je vous dis, j’aurai bientôt fait de partir et de quitter cettebaraque de malheur, quand je devrais mourir dans la rue !

La vieille, à son tour, s’élança entre les deux adversaires etprofita de l’occasion pour dégainer le grand jeu pathétique inventépar elle, qui consistait à roucouler sur divers tons, en ramant deses deux mains jointes, du haut en bas et d’Orient en Occident.

– Ô mon enfant ! est-ce ainsi que tu oses parler àcelui que le ciel nous a envoyé pour adoucir les derniers jours deta pauvre mère qui s’est sacrifiée pour toi ? Moi aussi, j’aiété belle dans ma jeunesse et j’aurais pu m’amuser comme tantd’autres, et courir le monde comme une fille de rien, si j’avaisécouté le Tentateur. Mais j’ai su me ranger à mon devoir et je mesuis immolée à ton père. Que le bon Dieu et tous ses saints mepréservent d’accuser le malheureux devant sa fille ! Mais jeprends le ciel à témoin des douleurs que m’a fait endurer cet hommesanguinaire qui se baignait dans mes larmes et se repaissait de mestourments. Ce que mon cœur a souffert, c’est un secret quej’emporterai avec moi dans la tombe. Ô Clotilde ! épargne lecœur brisé de ta sainte mère. N’augmente pas son martyre. Respecteaussi les cheveux blancs de ce noble ami qui doit me fermer lesyeux. Et toi, mon consolateur, mon dernier amour, pardonne à cetteenfant qui ne te connaît pas. Montre-toi généreux pour qu’elleapprenne à te chérir et à t’adorer. Ô mon Zizi, ô ma Cloclobien-aimée, vous m’abreuvez de fiel et d’absinthe, vous rouvreztoutes mes blessures, vos querelles redoublent en moi le désir demon éternelle patrie, où les anges tressent ma couronne. Tuez-moiplutôt. Tenez ! je m’offre en holocauste. Me voici entre vousdeux !

Et la papelarde sinistre abaissant son chef déplumé dans ladirection présumée de son fameux cœur, se tenant debout, au piedd’une croix invisible, lança ses immenses bras vers l’un et l’autrehorizon, geste suprême et définitif qui la fit ressembler à quelquepotence géminée d’une ancienne fourche patibulaire.

Chapuis, manifestement embêté, n’avait aucun désir bien actuelde tuer qui ce fût. En l’absence de Clotilde et surtout, end’autres circonstances, une claque certaine aurait arrêté, dès ledébut, le tragique monologue. Mais il comptait agir sur la volontéde la jeune femme qu’une brutalité nouvelle pouvait rendreindomptable et qui aurait assurément défendu sa mère contre lui,malgré sa honte infinie de la trouver si menteuse et si ridicule.Il prit, en conséquence, le parti d’adopter une conciliante etpersuasive bonhomie.

– Allons ! c’est bien, la vieille, tu peux allert’asseoir. Personne n’a envie de te démolir. On a le temps d’ypenser jusqu’à Noël, si tu peux mettre, d’ici là, un peu demargarine sur tes abatis. Mademoiselle Clotilde, ajouta-t-il avecune pointe de blague aussitôt réprimée, donnez-vous donc la peinede prendre une chaise, vous savez qu’on ne les paie pas. Vousm’avez mécanisé tout à l’heure, mais je ne vous en veux pas. On abesoin de s’engueuler de temps en temps, n’est-ce pas, lamère ? Ça entretient l’amitié. Vous m’avez traité de pochard.Mon Dieu ! Je ne dis pas, je ne me fais pas meilleur qu’unautre. Mais on se doit des honnêtetés entre camarades, quand onn’est pas des sauvages, et un petit verre par-ci, par-là, ça nefait de tort à personne. Ta mère non plus ne crache pas dessus,quand ça se rencontre. Mais c’est pas ça que j’avais à te dire. Ily a que je t’ai trouvé une position, du bon travail bien payé. Çane te crèvera pas de faire voir ta peau à un peintre et de poser enpetite bonne vierge pour ses tableaux. Deux francs de l’heure,c’est à regarder quand on est dans la mélasse. Et puis, faut pascroire à des bêtises. D’abord, la vieille n’aurait pas voulu et jene suis pas un marlou, peut-être. On aime à lever le coude, c’estpossible, mais on a sa dignité. Si ce particulier te manquait derespect, il aurait à faire à moi, Isidore Chapuis ! Tu pourraslui dire ça de ma part.

Sur ce dernier mot, ayant redressé crânement son torse d’insecteet frappé de la main ses côtes sonores, il s’arrêta un instant pourcracher de nouveau dans la cheminée et reprit en montrant l’odieuxgaletas :

– Reluque-moi le belvédère ! C’est coquet pour desmarquises ! Est-ce qu’on peut recevoir quelqu’un ici ? Onne demande pas la chambre des pairs, mais, tout de même, on seplairait ailleurs que dans un pareil goguenot. Seulement, il nefaudrait pas faire ta tête de MademoiselleTout-en-noir. On ne veut pas te manger. On ne te demande qued’être une bonne fille bien raisonnable, et de nous aider à tontour. C’est juste, pas vrai ? On t’a pas laissé manquer dunécessaire, depuis que t’es sortie de l’hôpital et que tu tecroises les bras toute la sainte journée…

La tremblante Clotilde était comme une hirondelle dans la maind’un vagabond. La scène grotesque de sa mère avait éteint sa faiblecolère et glacé son âme. Un dégoût immense et une humiliationinfinie la tenaient immobile sous le regard désormais triomphant dumisérable dont le langage l’épouvantait en la profanant.

Il y avait en elle une trop ancienne acceptation des amertumespour que ses révoltes fussent désormais autre chose que de trèspâles et de très rapides éclairs.

Puis, les derniers mots l’accablaient. Elle s’accusait d’avoirété inutile pendant plusieurs mois, d’être restée étendue et sansforce des journées entières, et d’avoir mangé le pain de cet hommeabominable.

Il fallait donc, – ô Dieu de miséricorde ! – avaler encorecette ignominie, devenir un modèle d’atelier, de la chair àpalette, faire toiser son corps du matin au soir, par des peintresou des sculpteurs !

Ce n’était peut-être pas aussi déshonorant que la prostitution,mais elle se demandait si ce n’était pas encore plus bas. Elle sesouvenait très bien d’en avoir vu, de ces femmes, en passant, lematin, devant l’École des Beaux-Arts, avant l’ouverture desateliers. Elles lui avaient paru horribles de canaillerie,d’impudeur professionnelle, de lâche torpeur accroupie, et il luiavait semblé que le dernier échelon de la misère eût été deressembler à ce bétail de l’académie et du chevalet que le vieuxDante eût pensivement examiné en revenant de son enfer.

Il le fallait bien, sans doute, puisqu’elle avait dû renoncer àson métier de doreuse, qui avait failli lui coûter la vie, etqu’ayant perdu force et courage elle n’était plus bonne à rien qu’àsouffrir et à être traînée par les pieds ou par les cheveux dansles immondices.

Elle ne répondit pas, s’étonnant elle-même d’être sans un mot deprotestation. Accablée de lassitude, elle parut s’incliner.

La mère, alors, estimant la bataille gagnée, vint lui prendre latête entre ses bras, de manière à pouvoir joindre ses mains sur lechignon et, dans cette posture, exhala vers le ciel d’activesactions de grâces pour le remercier, comme il convenait, d’avoirattendri le cœur de sa fille.

À ce spectacle, Chapuis se souvint aussitôt d’un rendez-vousimportant dont l’urgence était extrême et disparut, laissantquelques centimes, pour ne rentrer qu’à trois heures du matin,complètement soûl.

V

On a deviné que le matelas étalé par terre, dont il fut parléplus haut, appartenait à Clotilde.

Il serait facile de passer pour un narrateur infinimentvraisemblable en supposant une couche moins romantique et plusdouce. Mais telles sont les mœurs d’un certain monde populaire etcette histoire douloureuse n’est que trop véridique en sesdétails.

Elle dormait là, depuis deux ans, c’est-à-dire depuis la ruinede Chapuis. Auparavant, on habitait un appartement assezconfortable aux environs du parc Montsouris, et Clotilde avait sachambre.

Mais la culbute soudaine et totale du balancier n’avait paspermis qu’on y restât plus longtemps qu’il ne fallait pour trouverun nouveau gîte qui fût un peu moins inclément que l’hôtellerie dela lune.

À la réserve de six semaines passées à l’hôpital et qui, parcomparaison, lui avaient paru bienheureuses, la pauvre fille avaitdonc couché là deux ans, derrière l’ordure de ces deux vieillardsinfâmes dormant auprès d’elle, roulée dans ses guenilles, en proieaux affres d’un dégoût mortel, que l’accoutumance n’avait puguérir.

Elle ne dormit guère cette nuit-là. Ses pensées la faisaienttrop souffrir. Elle avait froid, aussi, et grelottait sous laficelle de ses haillons, car l’effrayant hiver de cette année, sifuneste aux pauvres, commençait déjà.

Elle songeait, en regardant les ténèbres, que c’était pourtantbien cruel de n’avoir pas même le droit de pleurer dans unmisérable coin. Car, en supposant que l’horreur de salir ses larmesne l’eût pas empêchée de les répandre quelquefois sur le fumier decette étable à cochons, une effusion si mélancolique eût été blâméeà l’instant comme une preuve d’égoïsme et de lâchetécriminelle.

Chapuis n’aurait pas manqué de lui prodiguer l’ironie de sesconsolations ordurières et la martyre eût réavalé devant elle sonvieux calice, au milieu d’une bourrasque de soupirs, en lasuppliant, au nom du ciel, de vouloir bien comparer ses douleursaux siennes.

Dès son enfance la plus lointaine, cette chenille du Purgatoireavait exigé rigoureusement qu’elle ne se plaignît jamais,prétendant qu’une enfant doit être la récompense et la« couronne » d’une mère. Elle avait même là-dessusd’humides phrases empruntées à la rhétorique jaculatoire des imagesde dévotion qu’elle idolâtrait.

Le cœur de la malheureuse fillette, comprimé dans un étauimplacable, avait donc résorbé silencieusement ses peines, sansavoir jamais pu se barricader ni s’endurcir.

Quoi qu’on pût lui faire, elle agonisait de la soif d’amour et,n’ayant personne à chérir, elle entrait parfois, au milieu du jour,dans les pénombrales églises, pour y sangloter à l’aise au fond dequelque chapelle tout à fait obscure…

Pauvre être abandonné ! C’était dur de penser qu’ellen’avait pas eu d’autres joies dans son enfance, ni dans les plusfraîches années de sa jeunesse ! Sans doute, elle avait bienessayé de se lier avec les apprenties qu’elle avait connues à sonatelier de dorure. Mais sa, timidité presque maladive leur avaitdéplu, sa douceur extrême et la noblesse ingénue de son maintienavaient révolté ces petites souillasses qui la traitèrent de« poseuse », en même temps qu’une pudeur instinctive lapréservait de leurs putréfiants exemples.

Ah ! certes, elle avait tout appris et ses oreilles ne luiavaient guère permis d’ignorer les fanges les plus intimes del’humanité d’en bas ! Mais le ramage vicieux de ces impubèresne pénétrait pas son âme, qui demeurait aussi chaste que le rosaired’une visitandine.

C’est pour cela qu’elle allait offrir ses larmes au Dieu deséglises, sans savoir qu’elle accomplissait ainsi le grandsacrifice, la béatifique et la formidable Offrande qui a beaucoupplus, sans doute, que le pouvoir de déplacer les constellations,puisque le Seigneur Jésus n’a pas obtenu de boisson meilleure pourle réconforter dans la Sueur de Sang et dans l’Agonie.

Elle n’était pourtant pas ce que les Éaques des sacristiesappellent une pieuse enfant. Elle avait reçu lesemblant d’instruction religieuse que confèrent ordinairement, dansles paroisses de Paris, les entrepreneurs de catéchisme.

Sa mère qui ne se livrait à d’autres pratiques dévotieuses quel’invocation postiche d’un ciel décousu et qui pensait, comme toutevraie guenon bourgeoise, que « les simagrées offensent notreCréateur », n’était pas précisément le modèle qu’il auraitfallu pour l’acheminer à la perfection chrétienne.

Elle lui avait « fait faire » sa première communion, àl’exemple de toutes les paillardes femelles de boutiquiers, parceque c’était l’occasion d’un exceptionnel déploiement de sensibilitématernelle. Mais elle aurait improuvé les exagérationssuperstitieuses de la prière et surtout l’inutile effusion deslarmes dans des endroits écartés.

Scrupuleusement, elle observait la profonde liturgie desdétaillants orthodoxes, laquelle consisteà tirer les Rois, à manger de la merluche leVendredi Saint, des crêpes à la Saint-Jean, de la cochonnaille àNoël et surtout, oh ! surtout, à porter des fleurs aux« chers absents », le Jour des Morts. Le paroxysme dudélire eût été de lui demander davantage.

Oui, ces heures d’attendrissement avaient été les meilleures dela vie de Clotilde et le simulacre de passion qui lui était venuplus tard ne les avait certes pas values.

Au moins, elles ne lui avaient pas laissé d’amertume, ces heuresbénies, où les sources de son cœur invoquaient silencieusement lessources du ciel.

Elle se souvenait d’avoir senti la Douceur même et quand ellefondait en pleurs, c’était comme une impression très lointaine,infiniment mystérieuse, unpressentiment anonyme d’avoir étanché des soifsinconnues, d’avoir consolé. Quelqu’un d’ineffable…

Un certain jour, ah ! ce souvenir ne s’effacerait jamais,un Personnage lui avait parlé, un prêtre à longue barbe blanche depatriarche, portant la croix pectorale et l’améthyste et quiparaissait venir de ces solitudes situées aux confins du monde oùse promènent, sous des cieux terribles, les lions évangéliques del’Épiscopat.

Voyant pleurer une si jeune fille, il s’était approché, laconsidérant avec bonté. Il l’avait bénie d’une très lentebénédiction, en remuant doucement les lèvres, et lui posant ensuitela main sur la tête, à la façon d’un dominateur des âmes :

– Mon enfant, avait-il dit, pourquoipleurez-vous ?

Elle l’entendait encore, cette voix calme et pénétrante qui luiavait paru la voix d’un être surhumain. Mais qu’aurait-elle purépondre, en un tel moment, sinon qu’elle se mourait du désir devivre ? Elle le regarda seulement de ses grands yeux dechevrette perdue, où se lisait si bien sa peine.

C’est alors que l’étranger ajouta ces paroles étonnantes qu’ellene devait jamais oublier :

– On a dû, quelquefois, vous parler d’Ève, qui est la Mèredu genre humain. C’est une grande Sainte aux yeux de l’Église,quoiqu’on ne l’honore guère dans cet Occident où son nom estsouvent mêlé à des réflexions profanes. Mais on l’invoque toujours,dans nos chrétientés du vieil Orient, où les traditions antiques sesont conservées. Son Nom signifie la Mère desVivants… Dieu, qui fait toutes nos pensées, a voulu, sansdoute, que je me souvinsse d’Elle en vous voyant. Adressez-vousdonc à cette mère qui vous est plus proche que celle qui vousengendra. Elle seule, croyez-moi, peut vous secourir, puisque vousne ressemblez à personne, pauvre enfant qui avez soif de laVie !… Peut-être aussi l’Esprit-Saint vous a-t-il marquée deson redoutable Signe, car les voies sont bien inconnues… Adieu, madouce fille, je repars dans quelques instants pour des contréeséloignées d’où je ne reviendrai probablement jamais, à cause de montrès grand âge… Cependant, je ne vous oublierai pas… Quandvous serez dans les flammes, souvenez-vous du vieuxmissionnaire qui priera pour vous au fond des déserts.

Et il était parti, en effet, après avoir laissé une pièce devingt francs, sur l’accoudoir du prie-Dieu, où Clotilde restaclouée par l’étonnement et par le respect le plus indicible.

Incapable de se renseigner sur-le-champ, elle ne sut rien de cevieillard qu’elle crut avoir été envoyé tout exprès par le Père desenfants qui souffrent. Il fut pour elle, simplement, le« Missionnaire ».

En souvenir de lui, elle s’adressait souvent avec une tendressenaïve à cette Mère commune dont nul autre prêtre, assurément, nelui eût ainsi parlé et souvent aussi elle se demanda ce quepouvaient bien signifier ces « flammes » au milieudesquelles il faudrait, un jour, qu’elle se souvint de sonvisiteur…

Elle se fit naturellement voler les vingt francs par sa mère quine demanda pas d’explication et qui lui laissa même un peu plus deliberté qu’auparavant, jusqu’au jour où, ne voyant décidément pasaffluer de nouveaux trésors, elle redevint la duègne farouche etlui déclara qu’elle était trop « sotte » pour qu’on luipermît de s’exposer aux séductions et aux aventures. L’innocentefille ne connaissait pas alors cette horrible vieille, ainsi qu’onl’a fait observer, et ne devait sentir que plus tard l’abominationde ses calculs.

Tout le passé remontait ainsi dans sa mémoire, pendant cetteinsomnie douloureuse. Elle avait à peine seize ans à l’époque duMissionnaire et, depuis, qu’était-elle devenue, grandDieu !

Elle qui avait cru sangloter dans les bras des anges et à qui leSeigneur même voulut envoyer un messager, dans quel abîme deprofanation n’était-elle pas descendue ! Elle n’arrivait pas àcomprendre cette chute affreuse. N’aurait-elle donc pu, s’appuyantsur la prière, sur les sacrements, sur tous les pilastres des lieuxsaints où le Sauveur agonise, échapper à cette infâme espérance debonheur terrestre qui l’avait si férocement déçue ?…

Car les faits sont inexorables, ils ne connaissent point lapitié, et l’oubli même, – si on pouvait l’obtenir, – est sanspouvoir pour anéantir leur témoignage accablant…

– Toute la puissance des cieux ne pourrait faire que jen’aie pas appartenu volontairement à cet homme et que je ne soispas souillée de lui jusque dans la mort ! Ô mon Dieu !mon Dieu !

VI

Gémissante, elle s’était dressée dans les ténèbres. Elledevenait folle d’angoisse, quand cette idée reparaissait avecprécision.

Son aventure avait été d’une banalité désespérante. Elle avaitsuccombé, comme cent mille autres, à l’inamovible trébuchet de laséduction la plus vulgaire. Elle s’était perdue simplement,bêtement, avec un Faublas de ministère qui ne lui avait rien promisni rien donné, pas même le plaisir d’une heure, et dont ellen’avait elle-même rien espéré ni rien attendu.

La vérité crucifiante, c’est qu’elle s’était livrée à unbellâtre quelconque, parce qu’il s’était trouvé sur son chemin,parce qu’il pleuvait, parce qu’elle avait le cœur et les nerfsmalades, parce qu’elle était lasse à mourir de l’uniformité de sestourments et, probablement aussi, par curiosité. Elle ne savaitplus. C’était devenu tout à fait incompréhensible.

Et quelle odieuse platitude en cette intrigue de stationsd’omnibus et de restaurants à prix fixe ! Sa meilleure excuse,peut-être, avait été, – comme toujours, hélas ! – l’illusionfacilement procurée à une fille si malheureuse par un homme bienvêtu et dont la politesse paraissait exquise, – mirage de viesupérieure qui, pendant une minute, alla jusqu’àl’éblouissement.

La liaison avait duré quelque temps et, par noblesse de cœur,par fierté, pour ne pas être une prostituée, bien qu’il la secourûtà peine, elle s’était efforcée consciencieusement d’aimer ce garçondont elle sentait si bien l’égoïsme et la prétentieusemédiocrité.

C’était difficile, mais elle croyait avoir réussi, sans doutepar un effet de cette impulsion, plus mystérieuse qu’on ne lesuppose, qui ramène si souvent les abandonnées ou les fugitives aupremier homme qui les posséda.

Mais maintenant, ah ! maintenant, surtout, après desannées, c’était bien fini. Il ne lui restait plus qu’un intolérabledégoût pour le misérable amant dont elle aurait accepté l’âmeétroite, mais dont l’étonnante lâcheté l’avait saturée de tous lescrapauds du mépris et de l’aversion.

Le triste roman s’était ainsi dénoué. Chapuis, non encorecomplètement ruiné, et, d’ailleurs, indifférent, mais poussé par lavieille qui s’avisa tout à coup de l’improductive contamination deson enfant, vint trouver un jour le jeune homme a son bureau et,d’un air très doux, lui notifia qu’on aurait le regret decompromettre son avancement par un esclandre fabuleux, s’iln’offrait pas un dédommagement à la famillerespectable « au sein de laquelle il avait introduit la honteet le déshonneur ».

On n’exigeait pas précisément le mariage, parce qu’on avait desvues plus hautes que l’alliance d’un petit employé sans fortune etsans avenir, mais le vieux renard avait apporté du papiertimbré.

Le suborneur, plein d’inexpérience et d’effroi, souscrivitd’étranges billets payables de mois en mois pour une somme assezfantastique, – valeurs reçues en marchandises –,dont le recouvrement s’opéra d’une façon régulière, jusqu’au jouroù les parents du jeune homme intervinrent et menacèrent à leurtour le balancier de désobligeantes poursuites en escroquerie.

La honte et le désespoir de Clotilde furent infinis, carChapuis, espérant, vraisemblablement, une défaite plus avantageusede la jolie fille dont il se croyait l’armateur, avait exigé larupture immédiate sous forme de lettre insultante que le Lauzun dela Sandaraque avait noblement écrite sous sa dictée.

Trahie, vendue, outragée et goujatement lapidée d’ordures parcelui même à qui elle avait sacrifié son unique fleur, quelchâtiment rigoureux pour la folie d’un seul jour !

Et sa mère, dont elle voyait la main dans tout cela, sonhorrible mère, qui avait fait semblant de ne rien savoir, aussilongtemps qu’elle avait ignorél’insignifiance commerciale de ces déplorablesamours, – pourquoi fallait-il que la plus diabolique nécessité lacontraignit à vivre encore auprès d’elle ?

Il y eut une scène affreuse où la puante mégère, acculée àl’aveu de ses infamies, imagina de se réfugier en d’effroyablesclameurs d’agonie qui firent penser aux voisins que le balancierassommait sa femme.

Le drôle, au contraire, menaçait de tuer Clotilde qui s’enprenait surtout à lui dans le déchaînement de sa colère, la plusgrande peut-être, sinon la première qu’elle eût jamais eue.

Puis, ce fut fini. La profonde personnalité de la jeune fillecontinua de subsister par-dessous les ensablements monotones et lesmarécages désolés de son apparente vie terrestre, et par-dessousles effrayantes eaux souterraines de son repentir, – semblable àces cryptes miraculeuses qui sont cachées au centre du globe etqu’une seule goutte de lumière ferait autant resplendir que lesbasiliques des cieux.

Elle parut avoir tout oublié. Sa douceur devint plus touchante,surtout lorsqu’elle parlait à sa mère en baissant les yeux pour nepas la voir, ce qui lui valut de cette digne salope le surnom defille hypocrite.

Seulement, à force de souffrir, sa grande vigueur s’altéra. Lesstryges de l’anémie dévorèrent ses couleurs charmantes et elledevint pâle comme l’humilité même. Elle n’eut bientôt plus la forcede supporter les fatigues de cet écrasant métier de vendeuse dansun grand bazar qui avait remplacé l’intoxication quotidienne de ladorure.

Enfin, on dut l’emporter à l’hôpital, où le chef de servicequ’elle intéressait dit un jour sévèrement à Chapuis, venu pour lavoir, que cette jeune fille étant malade, et même assez gravement,par suite des chagrins qu’on lui faisait endurer dans sa famille,il lui conseillait, à l’avenir, de prendre garde, – pour lui-même,– aux conséquences redoutables de brutalités nouvelles.

Cet avertissement eut l’effet céleste d’épargner, un peu plustard, à la convalescente, les scènes ou les injures abominables quen’aurait pas manqué de lui attirer sa faiblesse extrême, et c’estainsi qu’elle avait pu croupir de longs mois dans le vermineuxtaudion.

VII

Mais maintenant, que devenir ? Est-ce que vraiment elle nepourrait pas échapper à la chose odieuse dont avait parlé cebandit ?

Un modèle d’atelier ! Était-ce possible ? Elle avaitpourtant bien promis qu’aucun homme, désormais, nelaverrait plus. Mais les pauvres ne possèdent mêmepas leurs corps, et quand ils gisent dans les hôpitaux, après queleur âme désespérée s’est enfuie, leurs pitoyables et précieuxcorps promis à l’éternelle Résurrection, ô douloureux Christ !on les emporte sans croix ni oraison, loin de votre église et devos autels, loin de ces beaux vitraux consolants où vos Amis sontreprésentés, pour servir, comme des carcasses d’animaux immondes,aux profanations inutiles des corbeaux de la science humaine.

La loi des malheureux est par trop dure, en vérité ! C’estdonc tout à fait impossible qu’une fille indigente échappe, demanière ou d’autre, à la prostitution !

Car enfin, qu’elle vende son corps, la nudité de son corps, pourceci ou pour cela, c’est bien toujours la prostitution. Les yeuxdes hommes sont aussi dévorants que leurs mains impures et ce queles peintres font passer sur leurs toiles, c’est la pudeur mêmequ’il a fallu renier pour leur servir de modèle.

Oui, certainement, la pudeur même. On leurdonne cela, aux artistes, pour un peu d’argent. On leur vendprécisément l’unique chose qui ait le juste poids d’une rançon dansla balance où le Créateur équilibre ses nébuleuses… Ne comprend-onpas que cela, c’est plus bas encore que ce qu’on appellecommunément la prostitution ?

Ruisselant de perles ou d’ordures, le vêtement de la femme n’estpas un voile ordinaire. C’est un symbole très mystique del’impénétrable Sagesse où l’Amour futur s’est enseveli.

L’amour seul a le droit de se dépouiller lui-même et la nuditéqu’il n’a point permise est toujours une trahison. Cependant, ladernière des prostituées pourra toujours en appeler de la Justicela plus rigoureuse, en alléguant qu’après tout elle n’a pasdénaturé son essence et que les saintes images n’ont pas étédéplacées par elle, puisqu’elle n’était qu’un simulacre de femme àla dévotion d’un simulacre d’amour. La nature même del’illusion qu’elle offrit aux hommes peut, endésespoir de cause, arracher à Dieu son pardon.

La profession de modèle, au contraire, destitue la femmecomplètement et l’exile de sa personnalité, pour la reléguer dansles limbes de la plus ténébreuse inconscience.

Clotilde, assurément, ne raisonnait pas ces choses, mais son âmevive lui en donnait l’intuition très claire. Si cet abandon de sapropre chair pouvait être sans péché, comment avaler le dégoûtd’une innocence plus dégradante, lui semblait-il, que le péchémême ?

Que dirait le « Missionnaire » ? Que dirait-il,ce beau vieillard qui avait si bien vu qu’elle agonisait de la soifde vivre ?… Le souvenir de cet inconnu la fit pleurersilencieusement dans l’ombre.

– Hélas ! pensait-elle, il aurait grande pitié de sonenfant, il me sauverait, sans doute ! Mais vit-il encore,seulement ? depuis tant d’années, et dans quel endroit dumonde peut-il être, vivant ou mort ?

Elle se prit alors à songer, comme font les malheureux, à tousles sauveurs possibles que peut rencontrer une créature audésespoir et qui, jamais, au grand jamais, ne sont rencontrés parpersonne !

Elle se souvint d’une image qu’elle avait admirée autrefois,dans la boutique du doreur, et qu’elle eût été ravie de posséder.Cette image représentait une scène de mauvais lieu, quelques hommesà figures de malandrins, assis et buvant avec des fillescrapuleuses. À droite, l’un des murs de cette caverne avait disparupour faire place à une vision lumineuse. Le doux Christ galiléenenvironné de sa gloire, tel qu’il apparut à Madeleine au jardin dela Résurrection, se tenait immobile dans la clarté, sa Facedouloureuse exprimant une pitié divine, et tendait ses mainspleines de pardon à l’une des femmes, une toute jeune fille quis’était détachée du groupe et se traînait sur ses genoux, enl’implorant avec ferveur.

Combien de fois, se souvenant de cette lithographie d’encadreur,avait-elle eu soif de le rencontrer, ce miraculeux Ami qu’on nevoit plus dans les villes ni dans les campagnes, et qui parlaitfamilièrement, autrefois, aux pécheresses bienheureuses deJérusalem !

Car elle ne se jugeait pas meilleure que les plus perdues. Safaute ayant été sans ivresse, rien n’était capable d’en atténuerl’amertume et l’humiliation. Cette récurrence perpétuellel’hypnotisait, l’immobilisait, la faisait paraître stupidequelquefois, avec ses paniques yeux de Cassandre du Repentir,fixement ouverts.

Elle avait donné irrévocablement, pour toute la durée deséternités, son unique bien, le plus précieux trésor qu’une femmepuisse posséder, – cette femme s’appelât elle l’Impératrice de laVoie Lactée ! Elle avait donné cela, à qui ? etpourquoi ?…

À présent, les Trois Personnes pouvaient faire ce qu’Ellesvoudraient, raturer la création, congédier le temps et l’espace,repétrir le néant, amalgamer tous les infinis, cela ne changeraitabsolument rien à ceci : qu’à une certaine minute, elle étaitvierge, et qu’à la minute suivante, elle ne l’était plus.Impossible de décommander la métamorphose.

Lorsque Jésus descendra enfin de sa croix, il pourra la trouvertout de suite, la profanée, en suivant la pente facile du Calvairequi mène sûrement au quartier des infidèles. Elle pourra, de soncôté, lui baigner et lui parfumer les pieds, comme cette grandeMadeleine qui fut appelée l’Épouse magnifique. Mais il ne lui serapas possible, – fût-ce avec des tenailles de diamant ! –d’arracher une seule des épines de son front criblé !

Cet Époux famélique devra se contenter des restes de l’impurfestin où nul n’aura gardé la robe nuptiale, et respirer les lysflétris de ses déloyales amoureuses.

– Que puis-je donc offrir, maintenant ?murmurait-elle. En quoi suis-je préférable à la première venue queles hommes roulent du pied dans leurs ordures ? Quand j’étaissage, il me semblait que je gardais des agneaux très blancs sur unemontagne pleine de parfums et de rossignols. J’avais beau êtremalheureuse, je sentais qu’il y avait en moi une fontaine decourage pour défendre cette chose précieuse dont j’étais ladépositaire et que le Seigneur, désormais, ne trouvera plus quandil en aura besoin. Aujourd’hui, ma source est tarie, ma belle eaulimpide est devenue de la boue et les plus affreuses bêtes ypullulent… Moi qui aurais pu devenir une sainte aussi claire que lejour et prier avec tes anges sur le bord du tapis des cieux, jen’ai même plus le droit d’être aimée d’un honnête homme qui seraitassez charitable pour vouloir de moi !…

À cet instant, les pensées de la jeune femme se figèrent commele sang des morts. L’ivrogne rentrait à tâtons, bousculant tout,rotant le blasphème et l’ordure et finalement se vautrait, engrognant à la manière d’un porc, à côté de sa venimeuse femelle quifit entendre quelques comateux soupirs.

Le voisinage de cette brute était pour Clotilde un intolérablesupplice. Elle s’étonnait souvent de n’être pas morte de dégoût etde désespoir, depuis tant de mois qu’elle était forcée de lesubir.

Non seulement il y avait l’horreur de cette promiscuitéinfamante, avec tout le sale poème des épisodes ou péripétiesaccessoires, mais un autre souvenir, plus atroce encore et toujoursévoqué, l’obsédait comme un cauchemar sans trêve.

Un jour, quelques années auparavant, lorsqu’on habitait encoreMontsouris, la splendeur de Chapuis n’étant pas éteinte, l’immondepersonnage, profitant d’une absence très longue et,peut-être concertée, de la mère avait essayé de lavioler.

Clotilde était, à cette époque, très innocente, mais trèsrenseignée. La lutte fut tragique et presque mortelle entre cetivrogne exaspéré et cette fille vigoureuse dont l’indignationdécuplait les forces. Ayant réussi à lui faire lâcher prise, uneseconde, en le mordant avec la plus sauvage cruauté, elle eut letemps de bondir sur un fer à repasser et lui en asséna sur la têteun coup si terrible que Chapuis, aux trois quarts assommé, garda lelit pendant près d’un mois.

Cette affaire s’arrangea très bien et la vie commune continua.Clotilde était sans ressources pour prendre la fuite etl’imagination du lâche pandour, non moins vigoureusement frappéeque son crâne, suffisait, à coup sûr, pour le dissuader de touteentreprise nouvelle. Une crainte obscure lui resta même de cettevierge aux yeux si doux, qu’il n’aurait pas crue capable d’une sifougueuse intrépidité.

Celle-ci, d’ailleurs, était à cent lieues de soupçonner sa mère,à qui le malade parut avoir expliqué sa blessure par un accidentvulgaire que l’aléa d’une soulographie perpétuelle rendait trèsplausible. Mais elle eut toujours devant les yeux l’ignoble scène,et l’ébranlement profond qui en résulta ne fut pas l’une desmoindres causes de sa propre chute, qui survint quelque tempsaprès.

– Allons ! se dit-elle enfin, j’irai là puisqu’il estimpossible de faire autrement. Une honte de plus ou de moins,qu’importe ? Je ne pourrai jamais me mépriser plus quemaintenant. Et puis, mon travail, ce jolitravail !paiera, sans doute, les « tournées » de M. Chapuiset les « petites douceurs » de maman. C’est à considérer,cela ! Ne pense donc plus à rien et tâche de dormir, pauvrepetite chienne perdue que ne réclamera personne. Ta destinée,vois-tu, c’est de souffrir. C’est à peu près cela qu’il m’a dit, leMissionnaire,… mon bon vieux Missionnaire qui aurait bien dûm’emporter avec lui dans ses déserts et qui pleure, peut-être, enme regardant du fond de sa tombe.

VIII

Les pauvres sont exacts. À onze heures du matin, Clotilde étaiten haut du faubourg Saint-Honoré et sonnait à la porte deM. Pélopidas-Anacharsis Gacougnol. C’est l’auteur du groupecélèbre intitulé : la Victoire du Mari, où l’onvoit un personnage moderne à figure de chocolatier mélancolique,donnant à manger à douze ou quinze petits faunes manifestementillégitimes. Tel est le genre d’imagination de cet artiste.

À la fois peintre, sculpteur, poète, musicien et même critique,l’universel Gacougnol paraît avoir pris à forfait l’illustration detous les proverbes et de toutes les métaphores sentencieuses. Ils’enflamme sur des maximes telles que le castigat ridendomores et affiche la prétention d’être puissammentsatirique.

Les seules moralités de La Fontaine ont défrayé quinze de sestableaux et lui ont fourni la matière d’une demi-douzaine debas-reliefs apophtegmatiques.

C’est lui et non pas un autre qui a inventé lebuste milésien, c’est-à-dire la configuration enmarbre ou en bronze d’un homme illustre, depuis la pointe descheveux jusqu’au nombril inclusivement, – en ayant soin de couperles bras, – ce qui, dans sa pensée, donne à l’effigie la hauteallure d’une impassibilité formidable.

C’est lui encore qui, dans un journal illustré, publia cettesérie de caricatures en escalier dont Paris fut désopilé. Celaconsistait, on s’en souvient, à remonter du cochon par exemple, enpassant par toutes les bêtes supposées intermédiaires, jusqu’auxfaces callipyges d’Ernest Renan, ou de Francisque Sarcey,envisagées comme pinacles de sélection.

En poésie, en musique surtout, il est plutôt sentimental etpleure volontiers sur son piano, en chantant des niaiseries, d’unevoix très belle.

Gascon toulousain et fort en gueule, frotté d’ail etd’esthétique, artiste par la racine et jocrisse par la frondaison,barbu comme un Jupiter Pogonat et coiffé dans les ouragans, ilaffecte habituellement la brutalité sublime d’un Enceladeravagé.

Nul ne parvint jamais à détester ce bon garçon, aussi incapablede méchanceté que de modestie et dont le réel talent, stérilisé parla dissémination perpétuelle de sa fantaisie, ne peut offusquerpersonne. Il attendrit, d’ailleurs, et désarme complètement lescamarades les plus anfractueux ou les plus retors par la surhumainecocasserie de quelques-unes de ses conceptions.

Au coup de sonnette, il vint ouvrir en personne.

Qu’est-ce que vous voulez, vous, encore ? cria-t-il, voyantune femme en cheveux au seuil de son atelier. C’est toujours lamême chose, n’est-ce pas ? Votre mari a toujours son fameuxrhumatisme articulaire qu’il a pincé en réparant l’obélisque, etvous avez certainement cassé le biberon de votre petit dernier.Voilà le quatorzième que je paie depuis un mois !… Ah !jour de Dieu ! vous n’êtes pas étouffés par l’imagination, ducôté des Ternes. Enfin, entrez tout de même, je vais voir si j’aide la monnaie… Eh ! bien, mon gentilhomme, tu peux te vanterd’en avoir de la chance d’être un salaud et de ne jamais donner unsou à personne. On ne t’embête pas.

Cette additionnelle congratulation s’adressait à un troisièmepersonnage, d’aspect bizarre, qui s’inclina, sans dire un seulmot.

– Figure-toi bien, poursuivit Pélopidas, que c’est comme çatoute la journée. Quand j’ai donné quatre sous à un de ces bougres,il ne me lâche plus, et m’envoie toute sa famille… Allons,bon ! Où diable ai-je fourré mon porte-monnaie,maintenant ? Mais, milliard de Dieux ! fermez donc votreporte, là-bas. Il ne fait pas déjà trop chaud dans cettelanterne.

Clotilde, fort ahurie d’un tel accueil, obéit machinalement,puis, appelant tout son courage, dit enfin :

– Monsieur, vous vous trompez, je ne suis pas unemendiante, je suis la personne dont on vous a parlé et que vousattendiez ce matin à onze heures. Et elle lui tendit sa carte.

Pauvre carte unique, découpée, pour la circonstance, avec desciseaux, dans le coin le moins sale d’une feuille de gros papierjaune et sur laquelle elle avait écrit sonnom : Clotilde Maréchal.

– Ah ! vous êtes le modèle, très bien ! Alors,déshabillez-vous.

Et, comme si c’était la chose la plus simple, il reprit aussitôtla conversation interrompue, un instant, par l’arrivée de cet« accessoire ».

– Pour en revenir à tes blagues sur le grand art, mon petitZéphirin, nous en reparlerons quand tu auras quelque chose de neufà me révéler. Jusque-là tu m’embêtes et je ne te l’envoie pas dire.Tout ce que tu me dégoises, depuis une heure, me fut enseigné avecbeaucoup de soin par de vénérables ganaches, lorsque tu tétaisencore ta nourrice. Je suis pour l’art personnel, moi, quel quesoit le nom qu’on lui donne ; je n’appartiens à aucune autreécole que la mienne,… et encore ! Mon ambition, c’est d’êtrePélopidas Gacougnol, pas un autre ; un foutu nom, si tu veux,mais il me fut donné par mon brave homme de père et j’y tiens… Pource qui est de ton « Androgyne » ou de tes « Enfantsdes Anges », c’est de l’esthétique de pissotières et il nem’en faut pas. Les maîtres n’ont pas eu besoin de toutes cescochonneries pour sculpter ou peindre des merveilles, et le grandLéonard aurait été dégoûté de son œuvre, s’il avait pu prévoir tasale façon de l’admirer… Tiens ! veux tu que je te dise, vousêtes tous des esclaves, les jeunes, avec vos airs de tout inventer,et vous marcheriez très bien à quatre pattes devant le premier venuqui aurait le pouvoir de vous sabouler. Il vous manque d’être deshommes, rien que ça ! Je veux bien que le diable m’emporte sion peut trouver une idée dans votre sacrée littérature de gueusardsprétentieux et tarabiscotés… Toi, tu es le malin des malins, tu astrouvé le troisième sexe, le mode angélique, ni mâle ni femelle,pas même châtré. Joli ! On s’embêtait, c’est un filond’ordures qui va certainement enrichir quelques crapoussins delettres, à commencer par toi, qui es l’initiateur et le grandprophète. Seulement, vois-tu, ça ne suffit pas pour être uncritique et tu peux te vanter d’avoir écrit de belles âneries surla peinture !…

À cet endroit de son discours, que soulignait la plusméridionale gesticulation, les yeux de Pélopidas tombèrent surClotilde exactement pétrifiée et paraissant regarder avec stupeurla flottante crinière de ce personnage volubile qui lui avait ditde se déshabiller. Déjà entraîné, il éclata :

– Ah ! çà, qu’est-ce que vous foutez là, vous, à meregarder avec des yeux comme des portes cochères ? Il s’agitde vous mettre à poil tout de suite, j’ai à travailler.Tenez ! là,… là ! derrière ce paravent ; et que çane traîne pas, s’il vous plaît.

La pauvre fille, au comble de la terreur, disparutimmédiatement.

– Et toi, bambino des anges, petit Delumière de mon cœur,tu vas me faire le plaisir d’aller voir dehors si j’y suis. Taconversation est aussi ravissante que nutritive, mais j’en ai assezpour quelque temps. Tu viendras me voir, quand je n’aurai rien àfaire… Là ! c’est bien, prends ton chapeau et bonsoir à tespoules… Je ne te reconduis pas.

Zéphyrin Delumière, le fameux hiérophante romancier, promurécemment à d’obscures dignités dans les conciles interlopes del’Occultisme, prit, en effet, son chapeau et – la main sur lebouton de cuivre de la serrure, d’une de ces voix mortes au mondequi ont toujours l’air de sortir du fond d’une bouteille, – laissatomber, en guise d’adieu, ces quelques parolesadamantines :

– Au revoir donc, ou jamais plus, comme il vous plaira,peintre malgracieux. Il me serait trop facile de vous punir en vouseffaçant de ma mémoire. Mais vous flottez encore dans l’amnios del’irresponsable sexualité. Vous en êtes pour combien detemps ! aux hésitations embryogéniques du Devenir et vouscroupissez dans l’insoupçon de la Norme lumineuse où se manifestele Septenaire. C’est pourquoi vous œuvrez inférieurement dans laténèbre du viril terrestre conculqué par les Égrégores. Et c’estaussi pourquoi je vous pardonne en vous bénissant. Vous finirez parcomprendre un jour.

Ainsi posé, le devisant mystagogue était bien la plusexorbitante et supercoquentieuse figure qu’on pût voir, avec satignasse graisseuse de sorcier cafre ou de talapoin, sa barbe enmitre d’astrologue réticent et ses yeux de phoque dilatés par decoutumières prudences, à la base d’un nez jaillissant et obéliscal,conditionné, semblait-il, pour subodorer les calottes les pluslointaines.

Affublé d’un veston de velours violet, gileté d’un sac de toilebrodé d’argent, drapé d’un burnous noir en poils de chameaufilamenté de fils d’or et botté de daim, – mais probablementsqualide sous les fourrures et le paillon, – il apparaissait commeun abracadabrant écuyer de quelque Pologne fantastique.

Tout à coup, un éclat de rire immense, formidable, et quisemblait devoir tout fracasser, fit explosion.

Le caricaturiste, qui ne sommeille jamais longtemps chez cetexcellent Gacougnol, venait d’être atteint en pleine poitrine parle ridicule tout-puissant que dégage, vingt-quatre heures par jour,la personnalité de Delumière.

Il se laissa tomber sur un divan et se tordit dans lesconvulsions et les pâmoisons de l’allégresse la plus délirante.

Quand l’accès eut pris fin, le grotesque, un moment cloué par lasurprise, était parti, dédaigneux et blême.

– Ah ! l’animal ! exhala enfin le rieur, après unbruyant soupir de satisfaction, et se parlant à lui-même, suivantsa coutume, il me fera mourir un de ces jours. J’ai beau lesoupçonner des plus sales manigances, c’est à peine si j’ai lecourage de le flanquer à la porte… Vraiment, c’est à payer saplace. Le vilain bougre ! m’a-t-il fait rire avec ses bottes àla Franconi et sa gueule de marlou circassien, vues dans lapénombre !… Le père que j’ai connu pion à Toulouse n’étaitpourtant pas si drôle. Il passait pour un honnête marchand de soupelégèrement toqué de prophéties royalistes et assez mal vu du clergéqu’il prétendait éclairer. Mais cela ne dépassait pas la mesured’un bon ridicule de province. Il faut croire que son fils tientplutôt de l’aïeule gargotière, la Mère descompagnons, comme on disait, laquelle ne paraissait pasdescendue précisément des « Élohim », ainsi qu’il nommeses ancêtres d’avant le Déluge… Enfin, ne pensons plus à cepolisson qui m’a fait perdre encore une heure, ce matin, et voyonsun peu ce modèle… Dites donc, Mademoiselle, vous seriez bienaimable de presser un peu le déshabillage…

À ce moment, quelque chose passa, qui n’était ni un bruit, ni unsouffle, ni une lueur, ni rien de ce qui peut ressembler à unphénomène quelconque. Peut-être même ne passa-t-il absolumentrien.

Mais Gacougnol eut un frisson et, vivement impressionné, sanssavoir pourquoi, demeura une minute silencieux, la boucheentr’ouverte, les yeux fixés sur le paravent.

Eh bien ! qu’est-ce que j’ai donc ? murmura-t-il.Est-ce que cet idiot serait contagieux, par hasard ?

Il s’approcha et, prêtant l’oreille, perçut comme un faiblerâle, très étouffé, très lointain, semblable à celui de cesapocryphes défunts que le poète des épouvantes entendait agonisersous la terre.

Écartant brusquement le léger meuble, il vit alors lamalheureuse, agenouillée, les épaules nues et le visage enfoui dansun misérable fichu de laine bleue, la seule pièce de son vêtementqu’elle eût enlevée.

Évidemment, le cœur lui avait manqué tout de suite, elle s’étaitaffaissée de désespoir et, depuis un quart d’heure environ, elleétouffait, de ses deux mains, d’horribles sanglots qui lasecouaient tout entière.

Gacougnol, surpris et apitoyé, fut aussitôt saisi de cettepensée que son rire de tout à l’heure avait été l’accompagnement deces larmes extraordinaires et se penchant avec émotion sur ladouloureuse :

– Mon enfant, dit-il, pourquoipleurez-vous ?

IX

Ces simples mots eurent l’effet d’une percussion magnétique.D’un mouvement d’animal rapide, Clotilde releva la tête et regardafollement cet homme qui venait de lui faire entendre la mêmequestion qu’en un pareil déconfort lui avait autrefois adressée leMissionnaire.

Dans le trouble de son étonnement, elle avait cru reconnaître lavoix même de ce cher vieillard qui représentait pour elle l’uniquerafraîchissement terrestre qui lui eût été accordé.

Du même coup, elle se sentit transportée d’espoir et son visageexprima ce sentiment, – tout son beau visage ruisselant de pleursque le peintre admirait silencieusement.

L’ayant à peine regardée, lorsqu’elle était survenue au milieud’une oiseuse discussion qui l’exaspérait, il la trouvaitmaintenant très touchante et presque sublime, dans le décor de sonaffliction.

L’indifférence eût été, d’ailleurs, assez difficile. Il sortaitde cette physionomie comme une main de douceur qui tirait l’âme deses enveloppes et la colloquait dans une prison de cristal.

Ce n’était pas la traditionnelle Pécheresse de l’Évangile dontle sacrilège paganisme de la Renaissance a tant abusé. Ce n’étaitpas non plus, cependant, la sœur de ces frêles Bienheureuses qui seconsument, depuis deux mille ans, dans l’interminable processiondes Saints, comme les flambeaux intangibles d’une Chandeleuréternelle.

Il n’y avait pas, en cette fille prosternée, beaucoup plusqu’une pauvre petite chair amoureuse, pétrie par les Séraphins dela Misère et parée seulement des plus pâles myosotis de la Douleur.Holocauste résigné de la vie banale que n’éclairait aucun nimbe etque n’avait pas transpercé la foudre des tourmentsdivins !

Mais la magnificence paradoxale de sa chevelure en désordre, lesombre velours de ses adorables yeux d’antilope où naufrageait lalumière, et ce visage de chrétienne dévorée que la chaude pluie deslarmes semblait avoir essuyé de sa pâleur, – tout cela donnaitl’impression du rêve…

Gacougnol en était d’autant plus frappé que, depuis quelquetemps, il se taraudait l’encéphale pour arriver à construire unesainte Philomène menacée par plusieurs lions, qu’il comptait offrirà un bonhomme d’archiprêtre toulousain qui lui avait fait avoir descommandes.

Toutefois, en cet instant, l’admiration sans calcul et la pitiéseules agissaient immédiatement sur lui. Voyant Clotilde suffoquée,incapable de répondre, il lui tendit les deux mains pour l’aider àse relever et lui parlant avec une sorte de tendresse :

– Couvrez vos épaules, dit-il, ma petite amie, et venezvous asseoir près du feu. Nous allons causer bien tranquillement,comme de vieux camarades. Ne me parlez pas encore, épongezseulement vos yeux une bonne fois, je vous prie. J’ai beau être uneespèce de brute, je ne peux pas voir pleurer. C’est plus fort quemoi… Voyons ! ça vous fait peur de poser pourl’ensemble, n’est-ce pas ? Je comprends, et si jevous avais mieux regardée quand vous êtes venue, je vous auraisparlé autrement. Il ne faut pas m’en vouloir. C’est le métier quiveut ça. Si vous saviez les traînées qui viennent ici pour poser etpour tout ce qu’on veut ! Ah ! elles ne pleurent pas,celles-là, pour ôter leur chemise, je vous en réponds, et ce n’estpas toujours très beau ni très ragoûtant… Sans compter qu’on estembêté d’une autre manière. Vous m’avez vu tout à l’heure avec unfier imbécile. Que voulez-vous ? On finit par prendre deshabitudes de cheval, à force de cultiver tous ces chameaux et,quelquefois, on tombe assez mal… Enfin, vous n’êtes plus fâchée,dites ?

Ah ! certes non, elle n’était plus fâchée, la pauvre fille,si elle avait pu l’être. Elle sentait si bien la pitié de ce bravehomme qui s’accusait lui-même pour la rassurer ! Mais il nelui laissa pas le temps d’exprimer sa reconnaissance.

– Et puis, s’il faut tout vous dire, vous étiez assez malrecommandée par l’individu qui est venu hier. Ce n’est pas votrepère, n’est-ce pas ?…

– Mon père ! cria-t-elle en bondissant, lui ! lemisérable !… Est-ce qu’il a osé vous le dire…

– Non, calmez-vous, il ne me l’a pas dit, mais il ne m’apas dit, non plus, le contraire… Oui ! j’y suis. C’est leconsolateur de madame votre mère. Ah ! ma pauvreenfant !… Il était très saoul, le monsieur, et sans la lettrede votre propriétaire, qui est mon vieil ami, je ne l’aurais certespas reçu. Le drôle parlait de vous comme d’une marchandise. J’aimême cru démêler d’obscures intentions qui ne m’ont pas parufleurer la plus fine bergamote. Il a fini par essayer de mesoutirer de l’argent et je m’admire de ne l’avoir pas jeté plusrudement à la porte. Vous comprendrez, ma chère petite, que cepréambule me disposait mal à vous octroyer de superlativesrévérences… Mais n’en parlons plus. Voici ce que je vous propose.Voulez-vous poser pour la tête seulement ? Vous avez unefigure de sainte que je cherche depuis des mois. Je vous offretrois francs par heure. Ça vous va-t-il ? Remarquez bien quec’est un service que je vous demande…

Clotilde croyait sortir des cavernes de l’âge de pierre. Sansl’honnête et bonasse physionomie de cet étonnant Gacougnol, qu’onprendrait quelquefois pour le marguillier de Notre-Dame desPaternités, elle n’aurait pu s’empêcher de craindre, une minute,quelque hideuse mystification.

– Monsieur, dit-elle enfin, je suis une très pauvre filleet je ne sais pas m’exprimer convenablement. Si vous pouviez voirdans mon cœur, si vous connaissiez ma vie surtout, vouscomprendriez ce que j’éprouve. J’avais si grand’peur de vous !Je suis venue comme les damnés vont dans l’enfer. Pardonnez-moi devous avoir ennuyé de mon pleurnichage, et si vous pouvez vouscontenter de ma figure triste, je suis bien, bien heureuse !Pensez donc, jamais on ne m’adresse une parole de bonté !

Et tout de suite, sans que Gacougnol pût le prévoir nil’empêcher, elle lui prit la main et la baisa.

Ce mouvement fut si vrai, si gracieux, si touchant, que le dignePélopidas, complètement désorienté, craignit, à son tour, delaisser voir un attendrissement peu compatible avec la sérénitéd’un Dominateur de lui-même et, brusquement, retira sa lourdepatte.

Allons ! allons ! c’est bien. Pas de sentiment, s’ilvous plaît, Mademoiselle, et au travail ! Venez par ici, enpleine lumière, que j’étudie votre pose. Levez les yeux et fixezavec attention cette solive qui est là, au-dessus de votre tête…Oui… ce n’est pas mal, c’est même très bien, mais quelponcif ! mes enfants ! Quelle bondieuseriedéchaînée ! Il y a peut-être cinq cent mille paires d’yeuxcomme ça, en peinture, qui contemplent le séjour des élus !Que diable pourrais-je bien lui faire regarder à saintePhilomène ? Le truc des visions célestes est insoutenable…C’est tout de même dur à peindre, un sujet pareil, quand on n’ajamais été le spectateur d’aucun martyre ! Lui ferai-jeregarder la multitude, en ayant l’air de demander grâce ?Stupide ! D’ailleurs, il n’y a pas moyen, puisqu’on veut quetous les chrétiens livrés aux bêtes aient ardemment désiré de leurservir de pâture. Il est vrai qu’en la supposant incapable decrainte, j’aurais encore la ressource de lui faire exhorter lepopulo… Ce n’est pas non plus très inédit, sans compter que lespersonnages qui font des discours dans les tableaux ne sont pasprécisément irrésistibles… Alors, quoi ? pas moyen d’échapperaux yeux vers le ciel. Évidemment, c’est encore ce qu’il y a deplus propre à considérer… Et puis, après ? Elle est debout,c’est entendu ; on ne leur apportait pas de fauteuils. Sansdoute, mais qu’est-ce que je vais faire des bras ? des deuxbras ? ô juste Juge !… Impossible de les couper. On medemanderait si c’est le martyre de la Vénus de Milo… Liés ?croisés ? étendus en croix ? levés au ciel ?Toujours le ciel ! Ah ! zut… Dites-moi, mon enfant,… quelest donc votre nom, déjà ?

– Clotilde, Monsieur.

– Eh bien ! Mademoiselle Clotilde, ou Clotilde toutcourt, si vous le permettez, vous allez peut-être me donner uneidée. J’ai à peindre une petite martyre qui va être mangée par leslions. Mettez-vous à sa place ? Que feriez-vous si vousétiez exactement à sa place ? Faites bienattention qu’il s’agit d’une vraie sainte, qui est déjà aussidévorée que possible par le désir d’entrer dans le Paradis, avecune belle palme, et qui n’a pas peur du tout de ces animaux. Encoreune fois, que feriez-vous en attendant le premier coup degriffe ?

Clotilde put à peine s’empêcher de sourire en songeant à sa mèredont le célèbre martyre avait saturé son enfance. À son propreinsu, l’horreur perpétuelle de ce praticable d’hypocrisie, déployéau fond de toutes les scènes de sa vie, avait mis en elle uneconvoitise extrême, un besoin famélique de simplicité et de vérité.Sa naïve réponse ne se fit donc pas attendre.

– Ma foi ! Monsieur Gacougnol, je n’ai jamais pensé àrien de semblable. Même quand j’étais meilleure que je ne suisaujourd’hui, je n’ai jamais cru que Dieu pourrait m’appeler à luirendre gloire de cette manière. Cependant, la chose que vous medemandez me paraît bien simple. Si j’étais une sainte, comme vousdites, une de ces filles généreuses qui ont aimé leur Sauveur plusque tout au monde, et qu’il me fallut mourir sous la dent desbêtes, je crois, malgré tout, que j’aurais très peur. Seulement,étant sûre d’entrer, aussitôt après, dans la gloire de monBien-Aimé, je penserais que ce n’est pas bien difficile ni bienlong de me donner la mort et je prierais les lions, au Nom deJésus, de ne pas me faire trop longtemps souffrir. Je suppose queces animaux féroces me comprendraient, car je leur parlerais avecune grande foi. Ne le croyez-vous pas ?

La joie de Pélopidas fut extrême et se manifesta spontanémentpar des cris et des gambades.

– Ma petite Clotilde, beuglait-il, vous êtes simplementravissante et je vous adore. Moi, je suis un idiot, vous m’entendezbien, un triple idiot. Jamais je n’aurais trouvé ça. Grâce à vous,je vais pouvoir faire quelque chose de propre. Voyez-vous, monpetit corbeau noir, nous sommes si crétins, dans l’huile, que nousn’arrivons jamais à nous mettre au vrai point de vue. Nous nesavons pas être simples comme il faudrait, parce que nous voulonsêtre spirituels et faire entrer nos idées de deux sous dans latire-lire du Bon Dieu, et porter nos têtes de cochons, comme dessaints Sacrements de bêtise, à quarante pas devant nous, dans lesprocessions des imbéciles ! Je dis ça pour les plus malinsautant que pour moi-même… Votre idée me transporte et, tenez !je m’en vais la fixer tout de suite.

À ces mots, il se précipita sur un carton, s’emparafougueusement d’une vaste feuille de papier qu’il boucla sur unchâssis et se mit à dessiner à grands traits, sans interrompre lemonologue.

– Vous allez voir. Restez là, ma bonne fille, je n’ai pasbesoin de la pose. Je vais tâcher, d’abord, de bâtir un peu monaffaire. Nous allons leur parler à ces lions, ne craignez rien…Naturellement, nous sommes en plein cirque romain… De ce côté-ci,la canaille, dans le lointain. On la verra si peu que ce n’est pasla peine d’en parler… Ici, vous, c’est-à-dire Philomène, avec leBon Dieu qu’on ne voit pas, mais dont il faudra faire sentir laprésence, si je ne suis pas une bourrique… Au fait, combien nousfaut-il de lions ? Si j’en mettais quarante ? Uneacadémie de lions ! Non, décidément, ce serait trop spirituel.Contentons-nous de quatre. Ça fera penser aux vertus cardinalesjustice, prudence, tempérance et force. Entre parenthèse, je vousconseillerais de vous adresser particulièrement à la dernière,quand vous leur ferez votre petit discours. Je me défierais desautres… À propos de discours, il y a bien toujours l’inconvénientde faire parler une figure peinte, avec cette diablesse de boucheouverte pour le silence éternel, – ce qui fera le désespoir desnobles cœurs jusqu’à la consommation des siècles. Tant pis !je vous fermerai la bouche. On supposera naturellement que laconversation est finie et, d’ailleurs, les lions n’exigent pasqu’on leur parle comme à des hommes. C’est surtout avec leurs yeuxqu’ils écoutent, ce dont la brute humaine est presque toujoursincapable. Nous en savons quelque chose… Bien… Nous les voulonsénormes, n’est-ce pas ? Les lions de Daniel, par Victor Hugo.Non ? Vous ne connaissez pas ? Des lions qui causententre eux, mon enfant. Il y en a même un qui parle comme un âne.N’importe ! ils ont de l’allure. Tenez ! voyez-vouscelui-là. Il a l’air assez bon garçon. Si vous lui passiez la mainsur la crinière, ça le flatterait peut-être. Essayons… Tiens !tiens !… Ce petit geste étonne sans doute nos Vestales. Aufond, je m’en fiche, de ces prêtresses ; oui, mais les damesdu vernissage, – ces vestales de mes petits boyaux, – si ellesallaient trouver ça gentil, maintenant ? Ah !Diable ! non, par exemple, nous tomberions dans la crucheriesentimentale. Cherchons autre chose…

Soudainement il se dressa, les cheveux épars, en secouant toutl’Olympe de ses pensées.

– Mais, sacrebleu ! s’écria-t-il, je n’ai jamais faitde lions, moi ! Je ne les ai pas du tout dans l’œil, cesfauves ! Regardez-moi celui-là qui nous tourne le dos aupremier plan. On le prendrait pour une vache, les yeux fermés. Ilfaudra que j’aille les étudier au Jardin des Plantes… Uneidée ! Si j’y allais avec vous, aujourd’hui même ? J’aimeles choses qui se font tout de suite. Il est à peine midi. C’estbien décidé, n’est-ce pas ? vous m’accompagnez ? Alors,partons.

X

Cinq minutes plus tard, on était dans la rue et Gacougnol hélaitun fiacre.

– Au Bon Bazar cria-t-il, etvivement.

Puis, ayant fait monter Clotilde, il se laissa tomber à côtéd’elle et continua de parler avec abondance pendant que roulait lavoiture.

Avant tout, ma chère enfant, vous allez me promettre de melaisser faire tranquillement ce qui me plaira. Je suis un animalqu’il ne faut pas contrarier. Vous êtes venue chez moi pour vousmettre à mes ordres, je suppose. Par conséquent, vous devez m’obéirbien gentiment. Vous comprenez que je ne peux pas vous emmener dansce costume… Nous allons donc passer par cette halle qui est surnotre chemin et vous ferez un peu de toilette. Oh ! soyeztranquille, ce n’est pas un cadeau. Je n’ai pas le droit de vous enfaire. C’est tout simplement un petit acompte sur nos séances…D’abord, vous savez, moi, je n’aime pas les pauvres, je ne peux pasles sentir, j’ai l’inspiration trop décorative et je ne pourraisrien faire avec un modèle de tête qui ne serait pas vêtuconvenablement… Puis, nous déjeunerons quelque part. Je crève defaim et vous aussi, peut-être. Nous tâcherons de ne pas nousembêter… Ah ! par exemple, vous seriez aimable de ne pas voushabiller pendant deux heures. Je suis sorti pour voir des animauxdistingués et je voudrais bien ne pas arriver trop tard. J’aibesoin d’une masse de croquis…

Clotilde eût été fort embarrassée s’il avait fallu répondre.Gacougnol débobinait sa palabre la plus active et se parlaitsurtout à lui-même. La malheureuse était, d’ailleurs, peu capablede former une idée quelconque. Elle se croyait en plein rêve etn’avait pas trouvé un seul mot depuis que ce diable d’hommes’emparait, en claironnant comme un chef barbare, de sa flexiblevolonté.

Naïvement, elle obéissait, suivant l’instinct desêtres profonds. Son âme supérieure lui disait d’accueillir cetteaubaine incroyable, avec la même douceur qu’elle eût accepté lesavanies.

Semblable à tous les souffrants qui croient surprendre unsourire à la bouche de bronze de leur destin, elle s’abandonnaitdélicieusement à l’illusion d’avoir obtenu sa grâce.

Et puis, cette pensée qu’elle allait enfin être habillée, lasuffoquait, l’étranglait, lui serrait le cœur. Sortir une bonnefois de ces affreuses guenilles que les mendiantes auraientméprisées ! Ne plus sentir sur elle cette robe infâme qui lasalissait, qui la flétrissait, dont le voisinage aurait fait mourirles fleurs ! – robe de tristesse et d’ignominie que sonmisérable amant lui avait donnée autrefois et qu’elle portait,uniquement parce qu’il n’avait jamais été possible de laremplacer.

Oh ! cette robe d’un rouge vomi de mastroquet endéconfiture, délavée par les pluies de vingt saisons, mangée partous les soleils, calcinée par toutes les fanges, effiloquéejusqu’à l’extinction du tissu et ravaudée, semblait-il, par lacouturière des balafres ou des autopsies !… En êtredébarrassée, délivrée, ne plus la voir, la jeter, en fuyant, dansquelque ruisseau où les ramasseurs d’ordures ladédaigneraient !…

Était-ce possible qu’il y eut des hommes si généreux !Certes, oui, qu’elle allait poser de bon cœur, tant qu’on voudrait,et ce ne serait pas sa faute, à elle, si cet artiste ne faisait pasun chef-d’œuvre, car elle poserait comme personne, assurément,n’avait jamais pu poser ! Elle serait de pierre sous sonregard.

Oui, sans doute… mais les bottines, il lui en faudrait aussi,car elle en était à marcher dans des chaussons !… Et du linge,donc ! Comment s’en passer, puisqu’elle était complètement nuesous ses loques ? Et un corset ! et un châle ! et unchapeau ! Tout cela est nécessaire à une femme pour être vêtue« convenablement », comme il avait dit… Quelledépense ! mais il avait de l’argent, pour sûr, beaucoupd’argent, et il ne voudrait pas faire les choses à moitié.

– Mon Dieu ! dire pourtant que je serai comme cela,tout à l’heure, pensait-elle, en regardant les petites bourgeoisesqui trottaient dans la rue du Bac. Je crois que je vais devenirfolle.

Il lui semblait que, pour rien au monde, elle n’aurait consentià parler, de peur de laisser échapper quelque chose de sa joie.

Gacougnol, désespérant d’obtenir l’attention de sa compagne,avait cessé de monologuer à haute voix. La main dans sa barbecopieuse, il la considérait en souriant.

– Pauvre créature ! se disait-il, je suis Dieu pourelle, en ce moment, Dieu le Père ! Si le bonheur avait despropriétés lumineuses, notre sapin serait le char du prophète Élie,car elle transsude la jubilation. Faut-il qu’elle en ait eu de lamisère, celle-là, pour qu’il soit si facile de lui procurerl’extase !… Je savais bien, moi, que j’allais faire sortir lafemme de ma petite sainte de tantôt ! Ce miracle-là va mecoûter dans les cinq ou six louis, tout au plus. Il les vaut, mafoi !… C’est drôle, tout de même, la puissance del’argent !… Cependant, mon vieux, ne t’emballe pas trop surcette idée. Évidemment ma pauvresse n’est pas la première venue.C’est une chrysalide joyeuse de se transformer. Où donc est lemal ? Elle obéit à sa nature. Eh ! bien, après ?Pourquoi sa figure mentirait-elle ? Jamais une farceuse, mêmeen espérance, ne pourrait se réjouir avec un pareil abandon. Ellene manquerait pas de me faire sentir que ça lui est dû etm’offrirait, pour me gratifier de mon zèle, une très belle gueuleen mastic où sa dignité serait empreinte. L’enfantillage de cettegrande fille me ravit au contraire, et c’est bien possible, aprèstout, qu’elle ait un cœur adorable. « Plus une femme estsainte, me disait une fois Marchenoir, et plus elle estfemme. » Il doit avoir raison, comme toujours. Celle-là n’estpeut-être pas tout à fait une sainte et, certainement, elle n’estpas neuve. Elle se sera fait prendre et lâcher salement par quelqueCapétien de la pommade ou quelque fugace trouvère du petit négoce.Éternelle histoire de ces lamentables toquées ! Mais il sepeut que le colimaçon ait glissé sur elle sans laisser la nacremalpropre de son souvenir. D’ailleurs, je m’amuserai à la faireparler en déjeunant et je verrai bien la couleur de sespensées.

Comme il en était là de ses propres réflexions, la voitures’arrêta devant la porte monumentale du Temple de notre vraiefoi.

– Ah ! mon enfant, reprit-il aussitôt d’une voix trèsdistincte, nous sommes arrivés, descendez la première etdépêchons-nous, s’il vous plaît !

XI

Les incertitudes que l’honnête peintre aurait pu conserverencore se dissipèrent au déjeuner.

La métamorphose avait été aussi rapide que merveilleuse.Pélopidas, qui paraissait au courant des choses, ayant munid’instructions très spéciales une habilleuse de la maison, latremblante et joyeuse Clotilde avait disparu dans lesprofondeurs.

Cinquante minutes plus tard, le caricaturiste, qui ne s’ennuyaitpas du tout dans ce lieu de pèlerinages, avait vu venir à lui unejeune femme très bien mise qu’il n’avait pas reconnue du premiercoup et qui lui avait serré très doucement les deux mains, ensilence, avec une expression sublime.

Clotilde était si naturellement,si simplement supérieure à sa condition que,même averti, l’observateur parisien le plus pénétrant n’aurait pasdécouvert la plus légère disparate pouvant déceler unetransformation si soudaine.

Gacougnol, qui s’était malicieusement préparé à étudier lespoints de suture, en avait été pour ses frais et s’était sentipénétré d’une stupeur vraiment extraordinaire.

Et maintenant, dans ce café restaurant du boulevardSaint-Michel, où le cocher venait de les déposer, il cherchaitencore à s’expliquer le miracle d’une distinction native dont legerme insoupçonné, charrié dans le courant mystérieux desdescendances, après avoir traversé combien d’amalgamesimpurs ! avait fini par se développer en cette créaturedélicieuse.

La toilette de Clotilde était assurément sans aucun faste.C’était la mise la plus ordinaire d’une de ces trois cent millepiétonnes de Paris qui ont conquis l’univers sans dépasser lesboulevards extérieurs. Costume noir de la plantigrade sans remordsou de la passante laborieuse que vingt mille romans ont décrit etdont le prix ne défraierait pas le déjeuner d’une souillonneImpératrice des Indes.

Mais elle portait cet attirail de guerre civile avec la mêmegrâce naturelle que les libellules portent leur corselet deturquoise et d’or. Sa taille s’était redressée. L’armatureimpérieuse du vêtement féminin relevait désormais son buste etpoussait en haut sa tête soucieuse que les mains pénitentielles dela Pauvreté avaient si longtemps courbée.

Le peintre critique, au comble de l’étonnement, braquait en vaintoute son analyse, il ne trouvait pas l’ombre d’un écart véniel,d’une discordance ou d’un heurt dans les attitudes ou lesfaçons.

Même la redoutable épreuve du déjeuner ne donnait aucun résultatdésenchanteur. Il voulut savoir si elle levait le petit doigt de lamain droite en portant son verre à ses lèvres. Elle ne le levaitpas. Il ne remarqua pas non plus qu’elle éprouvât le besoin de secacher la moitié du visage avec sa serviette en parlant au garçonqui les servait, ni qu’elle fît entendre une petite toux mélodieuseen rompant son pain. Elle ne s’écriait pas sur la nouveauté deschoses se bornant à demander, avec l’ingénuité la plus rapide, lesindispensables explications et ne s’excusant pas d’avoir bravementfaim et soif, ainsi qu’il convenait à une robuste fille dont lafaiblesse actuelle était surtout la conséquence de beaucoupd’années de privations et de chagrins noirs.

Enfin, tout en elle évoquait l’image d’une vive aiglonne grandiejusqu’alors dans les lieux obscurs, et reconnaissantaussitôt son ciel.

Dans sa parole et dans son visage, il y avait tout juste commeune impression de rapatriement et de renouveau.

Elle disait les mêmes choses qu’elle aurait pu dire quelquesheures auparavant, étant toujours prisonnière dans le même cerceaud’idées pâles, circonscrites par un polygone de ténèbres. Mais elleles disait d’une voix plus ferme, que les imbéciles n’auraient pasmanqué de croire ambitieuse, précisément parce qu’elle étaittimbrée d’une humilité plus profonde.

Sa physionomie n’était pas moins touchante et moins douce, etses sublimes yeux avaient toujours leur intraduisible expressiond’après l’orage, mais son sourire était à peine un peumoins navré.

On voyait qu’une peine immense persistait au fond de sa joie quine serait peut-être que d’un jour et bâtie avec l’illusion del’illusion, comme les châteaux de vapeurs des enfants despauvres.

Cependant l’excellent repas que lui donnait Gacougnol, et,surtout, le très bon vin de Bourgogne qu’il fit apporter,dissipèrent ou, du moins, refoulèrent jusqu’à la base du cimiernoir de sa chevelure, le nuage mobile de son tourment.

– Ma chère Clotilde, disait Gacougnol, les anciens juifsavaient un nom pour chacun des deux crépuscules. Celui du matins’appelait le crépuscule de la Colombe et celui du soir lecrépuscule du Corbeau. Votre visage de mélancolie me fait penser àce dernier… Je veux faire sur vous une grande épreuve.Supposez-moi, pour un instant, un très vieil ami que vous auriezperdu l’espérance de revoir et que vous avez eu la joie derencontrer, il y a deux heures. Dites-vous, même, si vous lepréférez, que je suis peut-être, qui sait ? le bonhommeprovidentiel, l’instrument désigné pour transformer votreexistence, de même que j’ai transformé votre costume, – je ne saispas comment, par exemple, – et racontez-moi bonnement votrehistoire. Elle est douloureuse, j’en suis persuadé, mais je devinequ’elle n’est pas très compliquée ni très longue, et nous auronsencore le temps d’arriver au Jardin des Plantes. Est-ce trop vousdemander ?… Vous comprenez bien, mon enfant, que j’ai besoinde vous mieux connaître. Je ne sais de vous que votre nom et c’està peine si j’entrevois très confusément votre situation… Je me suisquelquefois amusé, comme tant d’autres, à faire raconter leurhistoire à de malheureuses diablesses qui me débitaient d’immensesbourdes, me prenant de bonne foi pour quelque jobard, sans sedouter que j’étudiais précisément leur façon de mentir… Avec vous,Clotilde, c’est autre chose. Je sens que vous ne devez pas mentiret je vous croirai. S’il y a quelque circonstance que vous nevouliez pas ou que vous ne puissiez pas me dire, je vous en prie,ne mettez rien à la place. Deux lignes de points et passez outre.Voulez-vous ?

Et il enveloppa d’un regard avide cette Singulière quidéconcertait son expérience.

Clotilde l’avait écouté avec une émotion qui faisait battre sesartères. D’abord, une aspiration brusque lui avait entr’ouvert labouche, comme si quelque vision passait devant elle, puis une fuméerose avait paru flotter un instant sur son visage et maintenant,elle regardait Gacougnol d’une manière si vraie, si candide qu’unrayon de lune, semblait-il, aurait pu descendre jusqu’à soncœur.

– J’y pensais, répondit-elle simplement.

Puis, vidant d’un trait sa petite coupe de vieux Corton etposant sa serviette sur la table après s’être essuyé les lèvres,elle se leva et vint s’asseoir sur le divan rouge à côté du peintrequi l’avait placée devant lui, en pleine lumière, pour l’étudier àson aise.

– Monsieur, dit-elle gravement, je crois, en effet, quevous avez été mis sur mon chemin par la volonté divine. Je le croisprofondément. Je suis très sûre aussi que nul ne sait jamais cequ’il fait, ni pourquoi il le fait, et j’ignore même si quelqu’unpourrait dire, sans craindre de se tromper, ce qu’il estexactement. Vous parliez d’un ami, d’un « vieil ami » quej’aurais pu perdre et que je croirais retrouver en vous. Cetteparole était bien étonnante pour moi, je vous assure. Vous enjugerez vous-même, car je vais vous parler comme vous désirez queje vous parle, comme je parlerais à cet absent que vous m’avez tantrappelé ce matin, aussitôt que vous avez eu compassion de ma peine.Je vais tout vous dire… S’il y a de la honte, ajouta-t-elle d’unevoix un peu altérée, tant pis pour moi !

Alors, sans autre préambule, sans aucun lyrisme élégiaque etsans nul détour, sans atténuation ni apologie, elle raconta sa viedéflorée qui ressemblait à dix mille vies.

– Mon existence est une campagne triste où il pleuttoujours…

Son voisin ne songeait plus à l’observer. Dompté par unesimplicité inconnue, il savourait en silence, dans la région de sonâme la plus ignorée de lui-même, la magique et paradoxale suavitéde cette candeur sans innocence.

Pour la première fois, peut-être, il se demandait à quoi pouvaitbien servir d’être si malin et d’avoir bêtement galvaudé sa viedans les expérimentations ou les sondages les plus ambitieux, pourarriver à découvrir à fleur de trottoir, sous un pavé de la voiebanale, cette source de cristal qui chantait si bien sa fraîchecomplainte.

– … Les paroles de ce Missionnaire, disait-elle, furentpour moi comme des oiseaux du Paradis qui auraient fait leur niddans mon cœur…

Sans le vouloir et sans le savoir, elle ruisselait de cesfamilières images si fréquentes chez les écrivains mystiques. Letissu léger de son langage qui laissait voir les formes pures de sapensée, n’était presque rien de plus qu’un rappel constant deshumbles choses de la nature qu’elle avait pu voir.

Cette Primitive se peignait naïvement elle-même avec lescouleurs en très petit nombre qu’elle possédait, sans égard auxlois perspectives et aux différentes valeurs, ne craignant pas defaire avancer monstrueusement un horizon ou d’éclabousser delumière certains points obscurs. Mais, toujours, elle apparaissaitlointaine, minuscule, obombrée, comme exilée de son propre drame, –errante et perdue dans des sillons noirs, une petite lampe à lamain.

Parfois, cependant, elle avait des mots étranges qui déchiraientainsi que des éclairs, le fond de son âme : – J’ai cherchél’amour comme les mendiants cherchent les vipères ! – Quandj’ai frappé monsieur Chapuis, j’ai cru qu’il me poussait un chênedans le cœur !… Et c’était tout. La transparente rivièrecontinuait à travers les bocages de mancenilliers ou les clairièresdangereuses de son récit.

Rien ne fut omis. Sa chute vulgaire fut racontée sans excuse,avec toutes les circonstances qui pouvaient la faire détester. Ellemontra sa mère telle qu’elle était, sans amertume ni ressentiment,rappelant même deux ou trois conjonctures anciennes où cettesorcière avait paru l’aimer sans calcul.

Enfin, elle ondoya de la plus insolite poésie son auditeur, àqui elle apparut telle qu’une incroyable virtuose du Renoncementchrétien.

– Maintenant, dit-elle en finissant, vous savez tout ce quevous avez voulu savoir. Je ne pourrais pas être plus vraie sij’étais interrogée par Dieu. Pour que rien ne manque à maconfession, j’ajoute ceci. Lorsque, dans la voiture, vous m’avezdit que j’allais être habillée, après m’avoir fait mourir de peuren me disant exactement le contraire, une demi-heure auparavant, jevous assure que j’ai complètement perdu la tête, à force de joie.J’ai eu comme un éblouissement de folie et de cruauté. Nous allionstrès vite. Cependant j’aurais voulu que le cocher déchirât sonpauvre cheval pour aller plus vite encore… Mais depuis que ce rêves’est réalisé, je suis plus calme et j’espère que vous me trouvereztout à fait raisonnable.

Gacougnol fit un signe pour qu’on lui apportât l’addition, puis,ayant congédié l’homme à la soucoupe, se tourna vers Clotilde etlui tendant une honnête main qu’elle prit aussitôt, lui parlaainsi :

– Mon enfant, ou plutôt Mademoiselle, – décidément car jecommence à me trouver ridicule d’être si paternel ou si familier, –j’ai connu de très hautes dames à qui j’enverrais bien volontiersvos hardes de ce matin. Votre confidence m’a donné pour vous uneestime sans bornes, en même temps qu’un plaisir extrême que vous nepouvez guère comprendre, car je vous ai écoutéeen artiste et je passe pour un public assezdifficile. Je suis donc peu capable de regretter ma curiosité.Cependant, elle a dû vous faire souffrir et je vous prie de me lapardonner… Ne me dites plus un mot, nous manquerions nos bêtes.

En voiture, l’infatigable parleur était devenu silencieux. Ilregardait Clotilde avec une sorte de respect vague mélangé d’uneévidente perplexité. Deux ou trois fois, il entr’ouvrit la boucheet la referma immédiatement comme la porte d’un mauvais lieu, sansavoir proféré une syllabe.

La jeune femme, attentive au mouvement de la rue, observait laconsigne du parfait silence, et ils arrivèrent ainsi, pleins deleurs pensées, à la grille du Jardin des Plantes.

XII

Gacougnol s’étant débarrassé de son cocher, ils marchèrent dansla direction présumée du pavillon des grands fauves. Mais l’un etl’autre connaissaient peu ce Jardin célèbre que fréquentent seulsles Parisiens du voisinage ou les étrangers et, naturellement, ilss’égarèrent.

Chemin faisant, Clotilde admira les zèbres et les antilopesqu’elle s’arrêta pour contempler amoureusement.

– Vous aimez beaucoup les bêtes ? lui dit le peintre,la voyant caresser un de ces charmants êtres dont les yeuxressemblaient aux siens.

– Je les aime de tout mon cœur, répondit-elle ; jevoudrais qu’il me fût permis de les soigner et de vivre prèsd’elles dans une de ces petites maisons ravissantes qu’on leur abâties. Leur voisinage me serait plus doux que celui de monsieurChapuis.

Ce mot parut agir sur Gacougnol, qui se préparait visiblement àdire quelque chose de considérable, lorsqu’une main se posafamilièrement sur son épaule.

– Tiens ! c’est vous, Marchenoir ! cria-t-il ense retournant. Je pensais à vous, il n’y a qu’un instant. Commentdiable êtes-vous ici ?

– J’y suis presque tous les jours, répliqua le nouveauvenu. Mais comment y êtes-vous vous-même ? Je vous assure quevotre présence m’étonne…

À ce moment, ses yeux rencontrèrent Clotilde et devinrentlégèrement interrogateurs. Gacougnol fonctionna sur-le-champ.

– Ma chère Clotilde, permettez-moi de vous présenter un denos plus redoutables écrivains, Caïn Marchenoir. Nous l’appelons,entre nous, le grand Inquisiteur de France. Caïn, je recommande àvotre admiration mademoiselle Clotilde… Maréchal, une amie que j’airencontrée ce matin, mais que j’ai dû connaître vers l’An Mil, dansun pèlerinage antérieur. C’est la poétesse de l’Humilité.

Marchenoir s’inclina profondément et dit à Clotilde :

– Mademoiselle, si mon ami ne se moque pas de moi, vousêtes ce qu’il y a de plus grand au monde.

– Alors, Monsieur, il se moque de vous, n’en doutez pas,répondit-elle en riant, et cela me surprend, car vous avez un nomterrible… Caïn ? ajouta-t-elle, dans une sorte d’effroirêveur ; il n’est pas possible que ce soit votre vrai nom.

– Ma mère m’a fait baptiser sous le nom de Marie-Joseph,mais celui de Caïn figure très réellement sur le registremunicipal, par la volonté formelle de mon père. Je signe Caïn quandje fais la guerre aux fratricides et je garde Marie-Joseph pourparler à Dieu… M’expliquerez-vous, mon cher Gacougnol, cetterandonnée au Jardin des Plantes ?

– Je suis venu pour les lions, dit à son tour l’interpellé.J’ai quelques croquis à prendre et précisément nous cherchons leurtanière.

– S’il en est ainsi, vous ne m’aurez pas rencontréinutilement, car vous ne me paraissez pas très au fait et vousauriez certainement perdu la demi-heure de jour qui vous reste. Ence moment, les animaux féroces ne sont pas visibles pour lamultitude. Mais je vais vous introduire dans leur maison. C’est unpeu chez moi, vous savez.

Quelques minutes après, Marchenoir, ayant frappé trois coupsmaçonniques à la porte du « palais », entrait avec sesdeux compagnons dans la galerie intérieure où les fauves achevaientleur repas du soir.

– Voici les lions, dit-il à Gacougnol, croquez-les à votreaise. Le belluaire en costume de garçon de bureau que vous voyez làfera semblant de vous oublier une demi-heure. Je viens d’arrangercela. Il compte bien entendu, que vous ne l’oublierez pas vous-mêmeen sortant. Je vais causer un peu avec Mademoiselle.

S’éloignant alors de Pélopidas, qui avait déjà tiré son carnet,il emmena Clotilde à quelque distance et la mit en face d’un tigresuperbe envoyé tout récemment par le gouverneur de Cochinchine.

Ils étaient à deux pas de la bête, séparés d’elle seulement parune chaîne tendue au-devant de la formidable cage.

– Ne craignez rien, dit-il à sa compagne qui tremblait unpeu, vous êtes hors de portée et, d’ailleurs, ce tigre est mon ami.Il est ici depuis trois semaines environ et il ne se passe guère unjour sans que je vienne le voir et le consoler. Oh ! notreconversation est ce qu’elle peut. Je ne me flatte pas de parler letigre sans fautes, mais on se comprend. Voyez plutôt l’aimableaccueil !

Le tigre qui, d’abord, s’était dressé de toute sa taille contreles barreaux, avait, en effet, paru se calmer à la voix de sonvisiteur. Il retomba sur ses pattes antérieures, éteignit lapuissante rumeur de ses cordes, et parcourut sa cage d’uneextrémité à l’autre, évoluant, chaque fois, par le train dederrière, de façon à ne pas perdre un instant de vue Marchenoirqu’il fixait de ses yeux d’avare défiant, particuliers à cette racede félins et qui lui ont valu, en grande partie, son exceptionnelleréputation de cruauté.

Enfin, sur un regard plus appuyé du dompteur, il se retourna ets’étendit de son long, adossé au pied de la grille. Alors, àl’inexprimable terreur de Clotilde, qui n’eut pas même la force depousser un cri, Marchenoir, penché sur la mobile barrière, passa lamain sur le dos de la bête formidable qui s’étira voluptueusementsous la caresse, en exhalant un rauquement prolongé dont frémirenttoutes les parois.

– Vous le voyez, Mademoiselle, dit-il après avoir accomplicette politesse, on calomnie beaucoup ces créatures admirables, quej’excuserais, pourtant, d’être enragées de leur ignoble prison.Pensez-vous que ce pauvre tigre soit si effrayant ? Il étaitdans sa belle forêt de l’Inde, il y a quelques mois à peine, etmaintenant, il meurt de froid et de chagrin sous les yeux de lacanaille. C’est pour cela que nous nous aimons. Quelque chosel’avertit, sans doute, que je ne suis pas moins triste et moinsexilé que lui-même. Mais nous avons encore d’autres affinités. Lenom diffamé de sa race correspond à celui de Caïn, dont vous mesavez accoutré, et mon autre nom de Joseph n’implique-t-il pas labelle robe rayée du patriarche enfant dont vous voyez que ce captifest revêtu ? Je ne saurais vous dire à quel point je me senssolidaire de la plupart des animaux qui sont ici et qui mesemblent, en vérité, bien plus près de moi que beaucoup d’hommes.Il n’y en a pas un seul, je crois, dont je ne puisse dire qu’il m’asecouru dans la détresse du cœur ou dans la détresse de l’esprit.On ne remarque pas que les bêtes sont aussi mystérieuses quel’homme et on ignore profondément que leur histoire estune Écriture en images, où réside le Secretdivin. Mais aucun génie ne s’est encore présenté, depuis six milleans, pour déchiffrer l’alphabet symbolique de la Création…

Cet étrange Marchenoir ayant été fort décrit dans un autrelivre[1], il serait oiseux de réitérer ici sapeinture. Mais l’ignorante Clotilde, qui le voyait et l’entendaitpour la première fois, s’étonna d’un homme qui avait l’air deparler du fond d’un volcan et qui naturalisait l’Infini dans lesconversations les plus ordinaires.

L’instruction très primaire de la jeune femme, et surtoutl’horrible dénûment intellectuel de son entourage, l’avaient peupréparée aux incartades souvent inouïes de ce contemplateurnostalgique, de qui certaines aperceptions enarrière étaient quelque chose de déconcertant.

Néanmoins, la droiture de sa raison l’avertissait d’une présenceintellectuelle qu’il ne fallait pas mépriser. Instinctivement, elledevinait là de la profondeur et de la grandeur et, bien qu’elle eûtà peine compris, elle sentit tout à coup la joie d’une pauvressemorfondue qui s’appuierait, sans le savoir, au mur d’un fourseigneurial où cuirait le pain des mendiants.

– La Création ! dit-elle. Je sais que l’esprit humainne peut la comprendre. J’ai même entendu dire qu’aucun homme nepouvait rien comprendre parfaitement. Mais, Monsieur, parmi tant demystères, il y en a un surtout qui me confond et me décourage.Voici, par exemple, une belle créature, innocente, malgré saférocité, puisqu’elle est privée de raison. Pourquoi faut-ilqu’elle soit, en même temps, privée de sa liberté ? Pourquoiles animaux souffrent-ils ? J’ai vu souvent maltraiter lesbêtes et je me suis demandé comment Dieu pouvait supporter cetteinjustice exercée sur de pauvres êtres qui n’ont pas mérité, commenous, leur châtiment.

– Ah ! Mademoiselle, il faudrait demander auparavantoù est la limite de l’homme. Les zoologistes quifont leurs petites étiquettes à deux pas d’ici vous apprendraientexactement les particularités naturelles qui distinguent de toutesles espèces inférieures l’animal humain. Ils vous diraient quec’est tout à fait essentiel de n’avoir que deux pieds ou deux mainset de ne posséder, en naissant, ni des plumes ni des écailles. Maiscela ne vous expliquerait pas pourquoi ce malheureux tigre estprisonnier. Il faudrait savoir ce que Dieu n’a révélé à personne,c’est-à-dire quelle est la place de ce félin dans l’universellerépartition des solidarités de la Chute. On a dû vous enseigner, nefût-ce qu’au catéchisme, qu’en créant l’homme, Dieu lui a donnél’empire des bêtes. Savez-vous qu’à son tour Adam a donné un nom àchacune d’elles et qu’ainsi les bêtes ont été créées à l’image desa raison, comme lui-même avait été formé à la ressemblance deDieu ? car le nom d’un être, c’est cet être même. Notrepremier ancêtre, en nommant les bêtes, les a faites siennes, d’unemanière inexprimable. Il ne les a pas seulement assujetties commeun empereur. Son essence les a pénétrées. Il les a fixées, cousuesà lui pour jamais, les affiliant à son équilibre et les immisçant àson destin. Pourquoi voudriez-vous que ces animaux qui nousentourent ne fussent point captifs, quand la race humaine est septfois captive ? Il fallait bien que tout tombât à la même placeoù tombait l’homme. On a dit que les bêtes s’étaient révoltéescontre l’homme, en même temps que l’homme s’était révolté contreDieu. Pieuse rhétorique sans profondeur. Ces cages ne sontténébreuses que parce qu’elles sont placées au-dessous de la Cagehumaine qu’elles étançonnent et qui les écrase. Mais, captifs ounon, sauvages ou domestiques, très près ou très loin de leurmisérable sultan, les animaux sont forcés de souffrir sous lui, àcause de lui et par conséquentpour lui. Même àdistance, ils subissent l’invincible loi et se dévorent entre eux,– comme nous-mêmes, – dans les solitudes, sous prétexte qu’ils sontcarnassiers. La masse énorme de leurs souffrances fait partie denotre rançon et, tout le long de la chaîne animale, depuis l’hommejusqu’à la dernière des brutes, la Douleur universelle est uneidentique propitiation.

– Si je vous comprends, Monsieur Marchenoir, dit Clotildeen hésitant, les souffrances des bêtes sont justes et voulues parDieu qui les aurait condamnées à porter une très lourde partie denotre fardeau. Comment cela se peut-il puisqu’elles meurent sansespérance ?

– Pourquoi donc, alors, existeraient-elles et commentpourrions-nous dire qu’elles souffrent, si elles ne souffraientpas en nous ? Nous ne savons rien, Mademoiselle,absolument rien, sinon que les créatures, déraisonnables ou sages,ne peuvent souffrir en dehors de la volonté de Dieu et, parconséquent, de sa Justice… Avez-vous observé que la bête souffranteest ordinairement le reflet de l’homme souffrant qu’elleaccompagne ? En quelque lieu de la terre que ce soit, on esttoujours sûr de rencontrer un esclave triste suivi d’un animaldésolé. L’angélique chien du Pauvre, par exemple, dont les guitaresde la romance ont tant abusé, ne vous semble-t-il pas unereprésentation de son âme, une perspective douloureuse de sespensées, quelque chose enfin comme le mirage extérieur de laconscience de ce malheureux ? Quand nous voyons une bêtesouffrir, la pitié que nous éprouvons n’est vive que parce qu’elleatteint en nous le pressentiment de la Délivrance. Nous croyonssentir, comme vous le disiez à l’instant, que cette créaturesouffre sans l’avoir mérité, sans compensation d’aucune sorte,puisqu’elle ne peut espérer d’autre bien que la vie présente etqu’alors c’est une effroyable injustice. Il faut donc bien qu’ellesouffre pour nous, les Immortels, si nous ne voulonspas que Dieu soit absurde. C’est Lui qui donne la Douleur, parcequ’il n’y a que Lui qui puisse donner quelque chose, et la Douleurest si sainte qu’elle idéalise ou magnifie les plus misérablesêtres ! Mais nous sommes si légers et si durs que nous avonsbesoin des plus terribles remontrances de l’infortune pour nous enapercevoir. Le genre humain paraît avoir oublié que tout ce qui estcapable de pâtir depuis le commencement du monde est redevable àlui seul de soixante siècles d’angoisses, et que sa désobéissance adétruit le précaire bonheur de ces créatures dédaignées par sonarrogance d’animal divin. Encore une fois, ne serait-il pas bienétrange que la patience éternelle de ces innocents n’eût pas étécalculée par une infaillible Sagesse, en vue de contrepeser, dansles plus secrètes balances du Seigneur, l’inquiétude barbare del’humanité ?

La voix de cet avocat des tigres était devenue vibrante etsuperbe. Les bêtes féroces le regardaient curieusement de tous lespoints de la galerie sombre et le vieil ours canadien lui-mêmeparut attentif.

Clotilde, profondément étonnée, laissait aller toute son âme àcette parole qui ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait entendu.Elle écoutait des pieds à la tête, incapable d’une objection,configurant, comme elle pouvait, sa pensée à la pensée de cepathétique démonstrateur.

À la fin, pourtant, elle se hasarda :

– Il me semble, Monsieur, que vous devez être assezrarement compris, car vos paroles vont plus loin que les idéesordinaires. Les choses que vous dites paraissent venir d’un mondeétranger que ne connaîtrait personne. J’ai donc beaucoup de peine àvous suivre et, je l’avoue, le point essentiel est toujours obscurpour moi. Vous affirmez que les bêtes partagent la destinée del’homme qui les entraîna dans sa chute ! Soit. Vous ajoutezqu’étant privées de conscience et n’ayant pas à souffrir pourelles-mêmes, puisqu’elles n’ont pu désobéir, elles souffrentnécessairement à cause de nous et pour nous.Cela, je le comprends moins. Cependant, je peux encore l’admettrecomme un mystère qui n’a rien de révoltant pour ma raison.J’entends bien que la douleur ne peut jamais être inutile. Mais, aunom du ciel ! ne doit-elle pas profiter aussi à l’être quisouffre ? Le sacrifice, même involontaire, n’appelle-t-il pasune compensation ?

– En un mot, vous voudriez savoir quelle est leurrécompense ou leur salaire. Si je le savais pour vous l’apprendre,je serais Dieu, Mademoiselle, car je saurais alors ce que lesanimaux sont en eux-mêmes et non plus,seulement, par rapport à l’homme. N’avez-vous pas remarqué que nousne pouvons apercevoir les êtres ou les choses que dans leursrapports avec d’autres êtres ou d’autres choses, jamais dans leurfond et dans leur essence ? Il n’y a pas sur terre un seulhomme ayant le droit de prononcer, en toute assurance, qu’une formediscernable est indélébile et porte en soi le caractère del’éternité. Nous sommes des « dormants », selon la Parolesainte, et le monde extérieur est dans nos rêves comme « uneénigme dans un miroir ». Nous ne comprendrons ce« gémissant univers » que lorsque toutes les chosescachées nous auront été dévoilées, en accomplissement de lapromesse de Notre Seigneur Jésus-Christ. Jusque-là, il fautaccepter, avec une ignorance de brebis, le spectacle universel desimmolations, en se disant que si la douleur n’était pas enveloppéede mystère, elle n’aurait ni force ni beauté pour le recrutementdes martyrs et ne mériterait même pas d’être endurée par lesanimaux.

À ce propos, j’aimerais à vous dire une singulière histoire, unebien singulière et bien triste histoire… Mais j’aperçois Gacougnolqui nous fait des signes. S’il veut m’honorer de la même attentionque vous, je pense qu’il me sera profitable à moi-même de laraconter.

XIII

Garçon ! un madère et deux absinthes commanda Gacougnol quivenait de s’installer avec Clotilde et Marchenoir dans un caféproche de la grande entrée du Jardin.

La prompte nuit de décembre étant venue sur les animaux et leshommes, les visiteurs avaient décidé de s’asseoir dans ce lieubanal en écoutant le récit de Marchenoir.

– Avant tout, dit encore le peintre, permettez que j’écrivequelques mots. Garçon ! vous avez un bureau télégraphique àdeux pas d’ici. Vous allez porter une dépêche immédiatement.Donnez-moi du papier.

Alors, abritant la feuille de sa main gauche, il écrivitrapidement ces simples mots : Clotilde ne rentrepas. GACOUGNOL. Ce télégramme, adressé à « MadameChapuis », disparut à l’instant même.

– Maintenant, je suis tout oreilles. Vous savez,Marchenoir, que vous êtes à peu près le seul parmi noscontemporains que je puisse écouter longtemps avec plaisir. Alorsmême que je ne vous comprends pas tout à fait, je sens votre forceet cela me suffit pour être heureux de vous entendre.

– Mon cher Gacougnol, répliqua Marchenoir, ne me flattezpas, s’il vous plaît, et ne vous flattez pas vous-même. C’estsurtout pour Mademoiselle que je vais parler.

Et regardant Clotilde :

– Je ne sais si le nom d’histoire convient exactement à ceque j’ose vous offrir. C’est plutôt un souvenir de voyage, uneimpression ancienne, demeurée très vive et très profonde, que jevoudrais vous faire partager. Vous allez voir que c’est une suite ànotre conversation sur les bêtes…

Vous avez certainement entendu parler de la Salette, dupèlerinage de Notre-Dame de la Salette ! Vous n’ignorez pasqu’il y a bientôt un demi-siècle la Vierge Marie est apparue surcette montagne à deux enfants pauvres. Naturellement, on a toutfait pour déshonorer par le ridicule ou la calomnie cet événementprodigieux. Ce n’est pas le moment de vous développer les raisonsd’ordre supérieur qui me forcent à l’envisager comme la plusaccablante manifestation divine depuis la Transfiguration duSeigneur – que Raphaël, avec son imaginative de décorateur profane,a si peu comprise… Ceci est pour vous, Pélopidas.

– J’entends bien, dit l’autre. Mais je ne suis pas unfanatique de Raphaël. J’admire en lui tout ce qu’on voudra, exceptél’artiste religieux. Sa seule Vierge tolérable est celle de Dresde,et encore, c’est une rosière. Quant àsa Transfiguration, voici mon très humble postulat.Depuis trois cent cinquante ans qu’elle existe, un seul hommea-t-il jamais pu prier devant cette image ? À l’aspect de cestrois gymnastes en peignoir qui s’enlèvent symétriquement sur letremplin des nuées, je déclare qu’il me serait tout à faitimpossible de bafouiller la moindre oraison.

– Savez-vous pourquoi ? reprit Marchenoir. C’est queRaphaël, au mépris de l’Évangile, qui n’en dit pas un seul mot, atenu à faire planer ses trois personnageslumineux, obéissant à une peinturière tradition d’extase infinimentdéplacée dans la circonstance. L’ancêtre fameux de notrebondieuserie sulpicienne, qui feuilletait plus souvent les draps desa boulangère que les pages du Livre saint, n’a pas compris qu’ilétait absolument indispensable que les Pieds de Jésus touchassentle sol pour que sa Transfiguration fût terrestre et pour que laparole de Simon-Pierre offrant les trois tabernacles ne fût pointune absurdité. Vous parlez de la prière. Ah ! c’est, en effet,le vrai point. Une œuvre d’art prétendu religieux qui n’inspire pasla prière est aussi monstrueuse qu’une belle femme qui n’allumeraitpersonne. Si nous n’étions pas hébétés par la consigne destraditionnelles admirations, nous n’arriverions pas à concevoir,que dis-je ? nous serions épouvantés d’une Madone ou d’unChrist qui n’aurait pas le pouvoir de nous mettre à deuxgenoux.

Or, voici le châtiment, plus terrible qu’on ne pourrait lesupposer. Les sublimes imagiers du Moyen Âge demandaient souvent,au bas de leurs œuvres, très humblement, qu’on priât pour eux,espérant ainsi d’être mêlés aux balbutiements des extases que leursnaïves représentations excitaient. Au contraire, l’âme désolée deRaphaël flotte en vain, depuis trois siècles, devant ses toilesd’immortalité. La cohue des générations qui l’admirent ne lui ferajamais d’autre aumône que l’inutile suffrage qu’il a demandé…Peut-être, un jour, sera-t-il permis enfin d’affirmer que lapeinture dite religieuse des Renaissants n’a pas été moins funesteau Christianisme que Luther même, et j’attends le poète clairvoyantqui chantera le « Paradis perdu » de notre innocenceesthétique. Mais fermons cette parenthèse et revenons à notresujet.

J’ai donc fait un jour le pèlerinage de la Salette. J’ai vouluvoir cette montagne glorieuse que les Pieds de la Reine desProphètes ont touchée et où le Saint-Esprit a proféré, par saBouche, le cantique le plus formidable que les hommes aient entendudepuis le Magnificat. Je suis monté vers ce gouffrede lumière, un jour d’orage, dans la pluie furieuse, dans l’effortdes vents enragés, dans l’ouragan de mon espoir et le tourbillon demes pensées, l’oreille rompue des cris du torrent… Je compte bienne pas mourir sans avoir fixé dans quelque livre d’amour leressouvenir surhumain de cette escalade où j’offrais toute mon âmeà Dieu dans les cent mille mains de mon désir… J’ai beau patauger,depuis vingt ans, dans les immondices de Paris, je n’arrive pas àdécouvrir de quels amalgames de résidus sébacés, de quellesbalayures excrémentielles marinées dans les plus fétidescroupissoirs, purent être formés les sales enfants de bourgeois quel’événement de la Salette scandalisa et qui inventèrent je ne saisquelles turpitudes pour le décrier. Mais je témoigne qu’à l’endroitmême où l’Esprit redoutable s’est manifesté, j’ai senti lacommotion la moins douteuse, le choc le plus terrassant qui puisseécraser un homme. Sur l’honneur, j’en tressaille encore.

– En effet, dit Gacougnol, si vous voulez parler, comme jele suppose, d’une caresse d’en haut, elle a dû être des cinq doigtsde la main divine, car vous êtes une manière de rhinocéros qu’iln’est pas facile d’assommer. Puis, si je suis bien informé, vousdevez être fièrement blasé sur les émotions ordinaires…

– Oui,… je devrais l’être. Ce voyage à la Salette était peude temps après la mort inexplicable de mon pauvre petit André…

Ici, la voix du conteur parut s’étrangler. Clotilde qui, depuisune heure, vivait par cet inconnu dont la parole agissait sur elleavec une puissance inouïe, involontairement avança la main, commesi elle avait vu tomber un enfant. Mais ce geste fut aussitôtréprimé par un autre geste de Marchenoir, suivi d’un appel vibrantde sa soucoupe heurtée contre le marbre de la table.

– Garçon ! cria-t-il, renouvelez… Je continue. Vousdevinez que je pouvais être dans un joli état d’âme. J’étais venulà sur l’avis ancien d’un sublime prêtre, mort depuis des années,qui m’avait dit : « Quand vous penserez que Dieu vousabandonne, allez vous plaindre à sa Mère sur cettemontagne. » Turris Davidica ! pensais-je.Il ne me fallait pas moins que les « mille boucliers suspenduset toute l’armature des forts » dont a parlé Salomon. Jamaisje ne pourrais être assez cuirassé contre mon épouvantable chagrin.Et voici que, déjà, sur le chemin où je venais de m’élancer, malgréla tempête et les conseils, j’étais indiciblementtransporté !

Que vous dirai-je ? Quand je fus au sommet et que j’aperçusla Mère assise sur une pierre et pleurant dans ses mains, auprès decette petite fontaine qui semble lui couler des yeux, je vinstomber aux pieds des barreaux et je m’épuisai de larmes et desanglots, en demandant grâce à Celle qui futnommée :Omnipotentia supplex. Combien dura cetteprostration, cette inondation du Cocyte ? Je n’en sais rien. Àmon arrivée, le crépuscule commençait à peine ; quand je merelevai, aussi faible qu’un centenaire convalescent, il faisaitcomplètement nuit et je pus croire que toutes mes larmesétincelaient dans le noir des cieux, car il me sembla que mesracines s’étaient retournées en haut.

Ah ! mes amis, que cette impression fut divine !Autour de moi, le silence humain. Nul autre bruit que celui de lafontaine miraculeuse à l’unisson de cette musique du Paradis quefaisaient tous les ruissellements de la montagne et parfois, aussi,dans un grand lointain, les claires sonnailles de quelquestroupeaux. Je ne sais comment vous exprimer cela. J’étais comme unhomme sans péché qui vient de mourir, tellement je ne souffraisplus ! Je brûlais de la joie des « voleurs du ciel »dont le Sauveur Jésus a parlé. Un ange, sans doute, quelqueséraphin très patient avait décroché de moi, fil à fil, tout letramail de mon désespoir, et j’exultais dans l’ivresse de la Foliesainte, en allant frapper à la porte du monastère où les voyageurssont hébergés.

XIV

Marchenoir, ce perpétuel vaincu de la vie, avait reçu leprivilège ironique d’une éloquence de victorieux. Il n’était passeulement un de ces Ravisseurs évangéliques rappelés par lui, à quine résistent pas les Légions des Cieux. Il était encore, etbeaucoup plus même, un de ces Doux à qui la Terre fut concédée.

Quelle que fût l’occasion de son discours et l’objet dont ils’occupât, on regardait généralement comme une chose difficile derésister à ce nouveau Juge d’Israël qui combattait des deux mains.Du premier coup, il vous bondissait sur le cœur.

L’image continuelle et qui jaillissait sans effort se précisaitpar la voix ou par l’attitude, avec une vigueur spontanée quidéconcertait la défensive.

De même que la plupart des grands orateurs, il apparaissaitaussitôt en plein conflit, se grandissant de sa colère contre desennemis invisibles, et tout le temps qu’il parlait, on voyait enlui s’agiter son âme, – comme on verrait une grande Infanteprisonnière venir coller sa face aux vitraux d’un Escurialincendié.

Clotilde extasiée pensait au prédicateur tout-puissant qu’ilaurait pu devenir, et Pélopidas confondu le contemplait ainsiqu’une fresque très ancienne, à la fois sanguinolente etfuligineuse, où quelque siècle très défunt aurait revécu –prodigieusement, – ses adorations ou ses fureurs.

Le narrateur s’était arrêté un moment. Le digne peintre enprofita pour parler un peu, dans l’espérance de cacher sontrouble.

– Ne pensez-vous pas, Marchenoir, que, pour éprouver detelles émotions religieuses, à la Salette ou ailleurs, il faudraitprécisément se trouver dans la situation d’esprit qui fut la vôtre,ce jour-là, et avoir passé par les mêmes déchirements ?

– Mon ami, j’attendais presque cette objection. Voici maréponse qui sera claire. Nous sommes tous des misérables et desdévastés, mais peu d’hommes sont capables de regarder leur abîme…Ah ! oui, j’ai traversé de sacrées douleurs, articula-t-ild’une voix profonde qui leur secoua les entrailles à tous deux,j’ai connu levrai désespoir et je me suis laissétomber dans les mains de ce Pétrisseur de bronze ; mais ne mefaites pas l’honneur de me croire si étonnant. Mon cas ne paraîtexceptionnel que parce qu’il m’a été donné de sentir un peu mieuxqu’un autre l’indicible désolation de l’amour… Vous qui parlez,vous ne savez pas votre propre enfer. Il faut être ou avoir été undévot pour bien connaître son dénûment et pour dénombrer lasilencieuse cavalerie de démons que chacun de nous porte ensoi.

Mais, en attendant que vous arrive cette vision d’épouvante,gardez-vous de croire que le secours puisse être indifféremmentobtenu dans tel ou tel lieu. « À la Salette ouailleurs », avez-vous dit. Eh bien ! moi, je vous affirmeque cet endroit est particulièrement fréquenté par les Tonnerres del’Apocalypse et qu’il n’y a pas d’autre point du globe où puissentaller ceux qu’intéresse le dénouement à venir de la Rédemption.C’est à la Salette, et non pas ailleurs, que peuvent être fortifiésceux qui savent que tout n’est pas accompli etque la grand’messe du Consolateur n’a pas commencé.

Encore une fois, ce n’est pas ici l’occasion d’entrer dans cesinsolites considérations. Écoutez mon anecdote. Je crois inutile devous dire, Gacougnol, que je ne m’attendais pas à trouver danscette auberge, que l’industrie pieuse a bâtie à quelques pas dulieu de l’Apparition, de puissantes ressources pour monenthousiasme. Je suis de ceux dont la voix n’a point d’écho,surtout parmi les raisonnables chrétiens que le Surnaturelincommode. Le pèlerinage de la Salette est desservi par depratiques missionnaires qui ne s’égarent pas dans les sentiers dusublime, je vous en réponds. Ils trempent la soupe des voyageurspour le ciel et logent à pied la vertu sans extravagance. Lesexercices pieux ou les labiales exhortations, encadrées avecsagesse, ne nuisent jamais au fonctionnement latéral de la tabled’hôte et du perchoir. La computation des ordinaires etdes suppléments fusionne avec les cantiques etles litanies sur cette montagne, aussi effrayante que l’Horeb, oùNotre-Dame des Glaives est apparue dans le buisson flamboyant deses Douleurs. Il est effarant de songer que cette fabuleuseCongrégation ne sait absolument pas ce qui s’est passé et que leplus grand effort de ces vachers du Sacerdoce est probablement desupposer que la puissance divine s’est manifestée pour qu’ilsexistassent. Il faut entendre leurs explications du Miracle, cetidentique boniment qui se débite chaque jour, près de la fontaine,à l’heure de la digestion !…

Me voici donc à table, à cette table d’hôte que je viens denommer, en compagnie d’une vingtaine de pèlerins quelconques. Lespèlerines sont accueillies dans l’aile opposée du bâtiment, l’un etl’autre sexe étant ainsi répartis de chaque côté du sanctuaire.

Deux ou trois prêtres peu ravagés par les travaux apostoliques,puis je ne sais quels visages, quels ventres, quelles mains !Tout cela mangeant et buvant, sans visible souci de quoi que cesoit. Enfin, la tablée vulgaire de n’importe quelle hôtellerieprovinciale. Il me sembla même qu’on gueulait un peu.

J’avais à peine franchi le seuil que déjà j’entendais nommerMarseille. Cette mention géographique émanait d’un très gros hommebarbu, à la face congestionnée, évidemment résolu à ne pas laisserignorer une origine que, d’ailleurs, son crapuleux accentdénonçait. Mais j’avais de si sonores clairons dans le cœur que jel’entendis à peine et je ne songeais même pas à me demander ce queces gens étaient venus faire en un tel lieu. Je mangeaisautomatiquement ce qu’on me servait, les convives étant séparés demoi comme par l’embrun d’un Océan. Il est vrai que mon équipage depiéton ruisselant et couvert de boue ne pouvait agir puissammentsur le clavier sympathique de ces dîneurs. Aucun d’eux ne m’avaitparlé et le bavardage ne s’était pas ralenti une seconde à monentrée, le goujatisme contemporain ne comportant pas la déférencepour l’Étranger.

Je pensais précisément à la Troisième Personne divine,lorsqu’une main me toucha l’épaule. M’étant retourné, je vis unpersonnage à figure triste, vêtu comme un campagnard, qui me ditavec douceur :

– Monsieur, vos vêtements sont mouillés et vous devez avoirtrès froid. Voulez-vous prendre ma place qui est moins loin dupoêle ? Je vous en prie.

Il y avait une prière si vraie dans son expression, ses yeux medisaient si bien qu’il se serait cru coupable de tout coryza dontj’aurais pu être victime, que j’acceptai sur-le-champ sa place avecla même simplicité qu’il me l’offrait. Cet échange me valut un peud’attention. L’obèse marseillais, qui était désormais en face demoi, daigna me regarder de ses gros yeux en faïence, au borddesquels un liquide avait été mis par la volupté d’engloutir.

– Eh ! là-bas, l’homme aux bêtes, beugla-t-il,s’adressant à mon ami inconnu, c’est comme ça que vous nous brûlezla politesse ? Vrai ! c’est pas zentil de votre part.

J’eus exactement la sensation d’une porte de latrines qu’onaurait ouverte. Le ton de ce mercanti avait quelque chose de sinauséeux et sa grossièreté cossue paraissait tellement assise dansla graisse d’une prospérité de verrat que, du premier coup, lasuffocation commença. Les mésanges bleues du ravissements’envolèrent et je fus aussitôt replongé dans l’ignoble réalité,dans la très puante et très maudissable réalité.

L’interpellé ne répondit pas. Se penchant alors vers son voisin,qui était une des soutanes entrevues à mon arrivée :

– Monsieur l’abbé, souffla le gros homme, c’est tout demême veçant qu’il ait sanzé de place, ça commençait à devenirdrôle. Puis, élevant de nouveau sa voix odieuse :

– Dites donc, mon garçon, vous ne savez peut-être pas queze suis de Marseille, moi. Eh ! bien, ze vous l’apprends. Sivous aviez eu le bonheur de fréquenter cette« métropole », vous auriez appris que toute questionhonnête vaut une réponse. Ze vous ai demandé pourquoi vous nousavez quittés comme un lavement. Monsieur qui vous remplace a l’airtrès aimable, ze ne dis pas non, mais nous étions habitués à votrebinette, et ça nous zêne de ne plus la voir.

Toute la table, déterminée à se divertir bravement aux dépensd’un pauvre diable, faisait silence.

– Monsieur, répondit enfin ce dernier, je suis fâché devous avoir privé de ma binette, pour me servir devotre expression ; mais le pèlerin qui m’a remplacé avaitfroid et, comme j’ai eu le temps de me réchauffer depuis que vousme faites l’honneur de vous amuser de moi, j’ai cru qu’il était demon devoir de lui céder ma place.

Cela fut dit sans ironie et sans amertume, d’une manièreextraordinairement humble, dans une douceur d’accent presquebizarre, dont je ne saurais vous traduire l’effet. Si je vouspriais d’imaginer, par exemple, un enfant mourant que vousentendriez parler à travers un mur, ce serait absurde et, pourtant,je ne trouve pas mieux. Bref, j’eus l’intuition de quelque chose detrès rare et je devins plus attentif.

Je vous épargne les gargouillades facétieuses de chemisier pourecclésiastiques, dont l’individu placé devant moi ne négligea pasde nous saturer, à l’extrême satisfaction des mandibulessacerdotales ou laïques. Voici la cause de cette allégresse. Lepauvre être qui servait de plastron à ces brutes était une espècede végétarien apostolique, perpétuellement travaillé du besoind’expliquer son abstinence. Sous quelque prétexte que ce fût,Mademoiselle, il n’admettait pas qu’on tuât les bêtes et, parconséquent, il s’interdisait de manger leur chair, ne voulant passe rendre complice de leur massacre. Il le disait à qui voulaitl’entendre, sans que nulle moquerie fût capable de le retenir, eton sentait qu’il aurait donné sa propre vie pour cette idée.

À la fin, l’un des prêtres, un long soutanier qui paraissaitavoir enseigné très spécialement la raison dans quelque prytanée dehaute sagesse, prit la parole en ces termes :

– Je vous demande comme une faveur de répondre à une simplequestion que je vais vous poser. Vous portez des souliers de cuir,un chapeau de feutre, des bretelles peut-être, vous vous servez ence moment d’un couteau dont le manche est en os. Commentpouvez-vous concilier de tels abus avec lessentiments fraternelsque vous venez d’exprimer ?Songez-vous qu’il a fallu égorger d’innocents quadrupèdes pour quece faste criminel vous fût accordé ?

Je n’essaierai pas de vous dépeindre l’enthousiasme del’auditoire. Ce fut une clameur générale, un délire. Onapplaudissait, on trépignait, on aboyait, on imitait des crisd’animaux. Juste le succès d’un cabotin de café-concert. Lorsqu’unpeu de calme se fut rétabli dans la fourrière, la première parolearticulée qui se fit entendre sortait du groin désopilant etfariboleur de mon vis-à-vis. Il gueulait ceci :

– Ah ! pour le coup, mon bonhomme, tu as ton compte.(Il en était au tutoiement.) Il n’y a pas à dire : mon belami ! Cette fois, c’est un théolozien qui t’interroze, unministre des autels, milledioux ! Qu’est-ce que tu vas luirépondre, viédase ?

La réponse fut telle qu’un silence général succéda. Àl’exception du dernier chenapan qui avait parlé, tous les fronts sepenchèrent sur les assiettes, visiblement inquiets d’uneplaisanterie qui allait si loin. J’avançai la tête pour voir lesouffre-douleur. Il pleurait, le visage dans ses deux mains.

Vous savez, Gacougnol, si c’est dans ma nature de supporter queles faibles soient opprimés devant moi. Je me levai donc, au milieude la stupeur, et faisant le tour de la table, je vins frapper duplat de la main l’épaule du mastodonte. La claque, je crois, futassez retentissante et faillit lui faire perdre l’équilibre.

– Debout ! dis-je. Il se retourna d’un bloc, engrognant comme un sanglier, mais s’il eut quelque velléitéd’indignation, je vous jure qu’aussitôt après m’avoir regardé ilperdit tout besoin d’évacuer ce sentiment généreux. Je lecontraignis à se lever et l’amenant jusqu’à sa victime qui pleuraittoujours et qui n’avait pas relevé la tête, je lui disencore :

– Vous avez insulté bassement et ignoblement un chrétienqui ne vous faisait aucun mal. Vous allez, n’est-ce pas ? luidemander pardon. Ce sera, peut-être, une leçon profitable pourquelques-uns des lâches qui nous écoutent. Comme il faisait mine deprotester, je lui replantai la main dans la nuque avec une tellefurie d’autorité qu’il tomba sur ses genoux aux pieds du bonhommeglacé de stupéfaction.

– Maintenant, ajoutai-je, vous allez, à haute et distinctevoix, vous humilier devant celui dont vous êtes l’offenseur, sinonje jure Dieu que je vous arracherai la peau avant que nous sortionsde cette écurie… Quant à vous, Monsieur, laissez-moi faire,j’accomplis un acte de justice, non pour vous, mais pour l’honneurde Marie qu’on outrage un peu trop ici.

J’expérimentai une fois de plus, en cette occasion, l’étonnantpouvoir d’un seul homme qui déploie son âme et l’incomparablecouardise des blagueurs. Celui-là demanda pardon à genoux comme jel’avais exigé, ajoutant, pour sauver au moins une plume de sadignité de plaisant cafard, qu’il n’était pas un« Cosaque » et qu’il n’avait pas eu l’intention de fairesouffrir. L’autre le releva, en le serrant dans ses bras, etj’allai me coucher. Telle est la première partie de mon aventurequi sera, si vous le permettez, un diptyque.

XV

Notre conteur vous plaît-il ? demanda Gacougnol àClotilde.

Pour toute réponse, elle eut le geste universel – qui fitsourire Marchenoir, – de rapprocher vivement les deux mains et deles porter au-dessus du sein gauche, en élevant un peu lesépaules.

De fait, la transformée subissait une violence extraordinaire.La rencontre de Marchenoir était pour elle une révélation, unesortie du néant. Ce n’était pas précisément les choses qu’ildisait, mais sa grande façon de les dire qui la pénétrait.

Jusqu’alors, elle avait profondément ignoré qu’il y eût de telshommes. La notion même de ce genre de supériorité lui étaitinconnue. Et voilà que, n’ayant jamais rien soupçonné de sespropres facultés intellectuelles, du premier coup, elle se voyaitsous l’action du maître le plus capable de les dilaterinstantanément.

Cette action souveraine était si sûre qu’il suffisait àl’excitateur de dire n’importe quoi, pour qu’elle se sentîttransportée au-dessus d’elle-même. Elle ne s’étonnait déjà plusd’avoir pu trouver quelque objection plus ou moins valable, quandil lui parlait seul à seule au Jardin des Plantes. Évidemment, nefût-ce que pour une heure, il devait élever à lui ceux quil’écoutaient avec attention.

En un mot, la charmante fille avait été tellement préservée parsa nature de la moutarde contagieuse des rues de Paris qu’à trenteans elle avait encore la fleur d’enthousiasme de l’adolescence laplus généreuse.

– N’est-ce pas touchant, disait encore Pélopidas, de lavoir écouter ainsi ? Plût à Dieu que mes pauvres œuvresfussent contemplées avec la même affection ! Mais il estexaspérant de penser, mon pauvre Bouche-d’or, que lessales crapauds qui vous envient ce don-là soient précisémentconsolés par votre mépris. Car il se dit un peu partout que vous nevous prodiguez pas.

– Laissons cela, je vous prie. Vous savez mes sentimentssur ce point. J’écris le moins sottement que je puis ce quej’estime devoir être notifié à notre génération vomitive. Pour cequi est de la palabre conférencière ou politique, raca ! Ensupposant que ma parole fût aussi puissante que certainsentrepreneurs de démolitions me l’ont affirmé et qu’elle eût lepouvoir de « changer la forme des montagnes », comme levent de feu qui souffla contre Sodome, je n’échangerais pas marêverie solitaire contre le tréteau d’un flagorneur de la populace.J’aime mieux parler aux bêtes. Ce soir, c’est à vous que je parle,et surtout à Mademoiselle, avec le plus grand plaisir.

Gacougnol se mit à rire, et s’adressant à Clotilde, restéesérieuse :

– Mon enfant, si vous connaissiez le barbare qui noushonore de ce madrigal, vous sauriez qu’il n’y a que lui au mondequi ait le secret de dire à ses amis tout ce qu’il lui plaît deleur dire, sans les offenser.

Clotilde parut surprise de l’observation.

– Et comment Monsieur Marchenoir pourrait-il nousoffenser ? Je vois bien qu’il n’est pas à la même place queles autres hommes et quand il parle aux bêtes, je devine bien quec’est à Dieu qu’il parle.

– Mademoiselle, intervint Marchenoir, si j’avais euquelques doutes, ce dernier mot me prouverait que vous méritez lafin de l’histoire.

Le lendemain du petit drame que je viens de vous raconter, lapremière personne que j’aperçus près de la fontaine fut monprotégé. Il priait en grand recueillement et je pus l’observer.C’était un homme d’aspect vulgaire, vêtu de façon presquemisérable. Il devait avoir dépassé cinquante ans et portait déjàles marques d’une caducité prochaine. On devinait aisément quetoutes les giboulées du malheur s’étaient acharnées sur lui. Safigure timide et souffreteuse eût été complètement insignifiantesans une expression de joie singulière qui paraissait être l’effetd’un colloque intérieur. Je voyais ses lèvres s’agiter faiblementet, parfois, sourire de ce doux et pâle sourire de quelques idiotsou de certains êtres pensants dont l’âme serait immergée dans ungouffre de dilection.

Ses yeux, surtout, m’étonnèrent. Fixés sur la Viergelamentatrice, ils lui parlaient comme cent bouches auraient parlé,comme tout un peuple de bouches suppliantes ou laudicènes !J’imaginai, – sur le registre divin où les vibrations des cœursseront, un jour, transposées en ondulations sonores, – tout uncarillon de louanges, de divagations amoureuses, de remerciementset de désirs. Il me sembla même, – et depuis des ans je garde cetteimpression, – que du milieu des montagnes environnantes, ceinturéesalors d’éclatants brouillards, mille fils de lumière, d’une ténuitéet d’une douceur infinies, venaient aboutir au visage calamiteux decet adorant, autour de qui je crus voir flotter un très vagueeffluve… Le Jeannotin de la veille avait, comme vous voyez, quelquepeu grandi.

Quand il eut fini sa prière, ses yeux rencontrèrent les miens.Il vint à moi et se découvrant :

– Monsieur, dit-il, je serais heureux de vous entretenir unmoment, voulez-vous me faire l’honneur de m’accompagner quelquespas ?

– Très volontiers, répondis-je. Nous allâmes nous asseoirderrière l’église, au bord du plateau, en face de l’Obiou, dont lesoleil, encore invisible sous les vapeurs, éclaboussait, en cemoment, la cime neigeuse.

– Vous m’avez fait beaucoup de peine, hier soir,commença-t-il. Je n’ai pu vous arrêter, malheureusement, et j’ensuis très affligé. Vous ne me connaissez pas. Je ne suis pas unindividu à défendre. Autrefois, quand je ne me connaissais pasencore moi-même, je me défendais tout seul. J’étais un héros. J’aitué un ami en duel pour une plaisanterie. Oui, Monsieur, j’ai tuéun être formé à la ressemblance de Dieu qui ne m’avait pas mêmeoffensé. On appelle ça une affaire d’honneur. Je l’ai frappé enpleine poitrine et il est mort en me regardant, sans dire un mot.Ce regard ne m’a pas quitté depuis vingt-cinq ans et, au moment oùje vous parle, il est là-haut, juste devant moi, sur cette vieillecolonne du firmament !… Quand je me représente cette minute,je suis capable de tout endurer. Ma seule consolation et mon seulespoir, c’est qu’on se moque de moi, qu’on m’insulte, qu’on metraîne le visage dans les ordures. Ceux qui font ainsi, je les aimeet je les bénis « de toutes les bénédictions d’en bas »,parce que, voyez-vous, c’est la justice,la vraie Justice. Vous vous êtes mis en colèreet vous avez abusé de votre force contre un pauvre homme dont je nemérite pas certainement de décrotter la chaussure. Vous m’avezforcé à prier pour lui toute la nuit, étendu devant sa porte ainsiqu’un cadavre et, ce matin, je l’ai supplié, par les Cinq Plaies denotre Sauveur, de me marcher sur la figure. Vous m’avez vu pleureret c’est cela qui vous a ému, parce que vous êtes généreux. J’ai eutort, mais je ne peux pas m’en empêcher, quand c’est un prêtre quime parle, parce qu’alors je vois en lui un juge qui me rappelle queje suis un assassin et la dernière de toutes les canailles…

Oh ! Monsieur, n’essayez pas de me justifier, je vous enconjure ! Ne me dites rien d’humain, je vous ledemande pour l’Amour de Dieu qui s’est promené sur cettemontagne ! Tout ce qui peut colorer une infamie, croyez-vousque je ne me le sois pas dit à moi-même et que d’autres encore neme l’aient pas dit, jusqu’au jour où il me fut donné de comprendreque j’étais un abominable ?… Cet homme que j’ai assassinéavait une femme et deux enfants. La femme est morte de chagrin,entendez-vous ? Moi, j’ai donné un million pour les orphelins.Si je n’ai pas tout donné, c’est que des raisons de famille s’yopposaient. Mais j’ai promis à la douce Vierge de vivre, jusqu’à madernière heure, à la façon d’un mendiant. J’espérais ainsi que lapaix reviendrait en moi, comme si la vie d’un membre deJésus-Christ pouvait être payée avec des écus ! C’est l’argentdes princes des prêtres que j’ai donné à ces pauvres enfants,traités en petits Judas par le meurtrier de leur père. Ah !bien oui, elle n’est jamais revenue, la paix divine, et je suiscrucifié tous les jours !

Je vous dis cela, Monsieur, parce que vous avez eu de la pitiéet que vous pourriez concevoir de l’estime. Je suis encore troplâche pour raconter ma vie à tout le monde, ainsi que je le devraispeut-être et comme faisaient les grands pénitents du Moyen Âge.J’ai voulu me faire trappiste, puis chartreux. On m’a déclarépartout que je n’avais pas la vocation. Alors je mesuis marié pour souffrir tout mon soûl. J’aipris une vieille prostituée de bas étage dont les matelots nevoulaient plus. Elle me roue de coups et m’abreuve de ridicule etd’ignominie… Je ne la laisse manquer de rien, mais j’ai mis en lieusûr les débris de ma fortune qui fut assez considérable. C’est lebien des pauvres, sur lequel je prélève de faibles sommes pour mesvoyages. L’année dernière, j’étais en Terre Sainte. Aujourd’hui jesuis à la Salette, pour la trentième fois. On doit me connaître.C’est ici que j’ai reçu les plus grands secours et j’engage tousles malheureux à faire ce pèlerinage. C’est le Sinaï de laPénitence, le Paradis de la Douleur, et ceux qui ne le comprennentpas sont bien à plaindre. Moi, je commence à comprendre et,quelquefois, j’obtiens d’être délié pendant une heure…

Il s’arrêta et je me gardai bien de rompre ses pensées. J’eusseété, d’ailleurs, assez peu capable de proférer un seul mot qui nem’aurait pas semblé ridicule en présence de ce forçat volontaire,de ce Stylite colossal de l’Expiation.

Quand il se remit à parler, au bout d’un instant, j’eus lasurprise d’une transformation inouïe. Au lieu de ce pathétiqueformidable qui venait de me serrer toutes les fibres autour ducœur, à la place de cette houle de remords, de ce volcan deplaintes qui lançait partout ses laves d’angoisse, la voix humbleet mystérieusement placide que j’avais entendue la veille.

– On me raille souvent, disait cette voix, à propos desbêtes. Vous en avez été le témoin. Je crois deviner en vous unhomme d’imagination. Vous pourriez soupçonner, par conséquent, – mesupposant un zèle admirable, peut-être, mais indiscret, – que je mesuis donné ce ridicule à plaisir. Il n’en est rien. Je suisvéritablement fait comme cela. J’aime les animaux, quels qu’ilssoient, presque autant qu’il est possible ou permis d’aimer leshommes, quoique je sache très bien leur infériorité. J’aiquelquefois désiré, je l’avoue, d’être tout à fait imbécile, afind’échapper complètement aux sophismes de l’orgueil, mais, ce désirne s’étant pas réalisé jusqu’ici, je n’ignore nullement ce qui peutêtre l’occasion du mépris dans cette manière de sentir qui va chezmoi jusqu’à la passion et que des personnes très sages ontréprouvée. N’est-ce point un malentendu ? Serait-ce que laplupart des hommes ont oublié qu’étant eux-mêmes des créatures ilsn’ont pas le droit de mépriser l’autre côté de la Création ?Saint François d’Assise, que les plus impies ne peuvent se défendred’admirer, se disait le très proche parent, non seulement desanimaux, mais des pierres et de l’eau des sources, et le juste Jobne fut pas blâmé pour avoir dit à la pourriture : « Vousêtes ma famille ! »

J’aime les bêtes parce que j’aime Dieu et que je l’adoreprofondément dans ce qu’il a fait. Quand je parle affectueusement àune bête misérable, soyez persuadé que je tâche de me coller ainsiplus étroitement à la Croix du Rédempteur dont le Sang, n’est-ilpas vrai ? coula sur la terre, avant même de couler dans lecœur des hommes. Elle était bien maudite pourtant, cette mèrecommune de toute l’animalité. Je sais aussi que Dieu nous a livréles bêtes en pâture, mais il ne nous a pas fait un commandement deles dévorer au sens matériel, et les expériences de la vieascétique, depuis quelques dizaines de siècles, ont prouvé que laforce du genre humain ne réside pas dans cet aliment. On ne connaîtpas l’Amour, parce qu’on ne voit pas la réalité sous les figures.Comment est-il possible de tuer un agneau, par exemple, ou un bœuf,sans se rappeler immédiatement que ces pauvres êtres ont eul’honneur de prophétiser, en leur nature, le Sacrifice universel deNotre Seigneur Jésus-Christ ?…

Il me parla ainsi très longtemps, avec une grande foi, un grandamour et, je vous prie de le croire, avec une science ou plutôt unedivination merveilleuse du symbolisme chrétien que j’étaisinfiniment éloigné d’attendre de lui. Plût à Dieu qu’il me fûtpossible de vous redire exactement toutes ses paroles !…

Je dois beaucoup à cet homme simple qui me donna, en quelquesentretiens, la clef lumineuse d’un monde inconnu… Vous le savez,Mademoiselle, toute cette histoire est venue à propos des bêtes. Ehbien ! je vous assure qu’il était prodigieux quand il enparlait. Plus rien des grands éclats déchirants de sa premièreconfidence, plus de tempête, plus de météore douloureux. Un calmedivin et quelle candeur ! Paisiblement, il s’allumait commeune toute petite lampe d’accouchée dans une demeure gardée par lesanges. En l’écoutant, je me souvenais de ces Bienheureux qui furentles premiers compagnons du Séraphique, dont les mains pleines defleurs ont parfumé l’Occident ; et je revoyais aussi tous cesautres Saints de jadis dont les pitoyables pieds nous ont laisséquelques grains du sable des cieux.

Le peu que je vous ai rapporté de ses discours a dû vous faireentrevoir qu’il ne s’agissait pas de ces transports imbéciles quisont, peut-être, le mode le plus dégoûtant de l’idolâtrie. Lesanimaux étaient pour lui les signes alphabétiques de l’Extase. Illisait en eux, – comme les élus dont j’ai parlé, – la seulehistoire qui l’intéressât, l’histoire sempiternelle de la Trinitéqu’il me faisait épeler dans les caractères symboliques de laNature… Mon ravissement fut inexprimable. À ses yeux, l’empire dumonde perdu par le premier Désobéissant ne pouvait être reconquisque par la restitution plénière de tout l’ancien Ordre saccagé.

– Les animaux, me disait-il, sont, dans nosmains, les otages de la Beauté céleste vaincue…

Parole étrange dont je n’ai pas encore mesuré toute laprofondeur ! Précisément, parce que les bêtes sont ce quel’homme a le plus méconnu et le plus opprimé, il pensait qu’un jourDieu ferait par elles quelque chose d’inimaginable, quand seraitvenu le moment de manifester sa Gloire. C’est pourquoi sa tendressepour ces créatures était accompagnée d’une sorte de révérencemystique assez difficile à caractériser par des mots. Il voyait eneux les détenteurs inconscients d’un Secret sublime que l’humanitéaurait perdu sous les frondaisons de l’Éden et que leurs tristesyeux couverts de ténèbres ne peuvent plus divulguer depuisl’effrayante Prévarication…

Marchenoir ne disait plus rien. Accoudé sur la table et sepressant les tempes du bout des doigts, dans une de ses attitudesfamilières, il regardait vaguement devant lui ayant l’air dechercher au loin quelque grand oiseau de proie désespéré d’êtresans capture, qui reflétât sa mélancolie.

Timidement, Clotilde lui présenta la question qu’on voyait errersur les lèvres de Pélopidas.

– Qu’est devenu ce monsieur ?

– Ah ! oui… mon histoire ne serait pas complète. Je nel’ai jamais revu et j’ai appris sa mort, un an plus tard, par un demes compatriotes établi dans la petite ville qu’il habitait enBretagne, au bord de la mer. Il est mort de la façon la plusterrible et, par conséquent, la plus désirée par lui, c’est-à-dire,dans sa maison, sous l’œil de l’abominable Xantippe qu’il avaitchoisie tout exprès pour le torturer. Frappé de paralysie peu detemps après notre rencontre, il ne voulut pas qu’on le transportâtdans quelque maison de santé où il eût pu être exposé à s’éteindreen paix. Ayant vécu en pénitent, il lui plut de râler et de mouriren pénitent. Il paraît que sa femme le faisait coucher dans lesordures. Les détails sont affreux. On crut même, un instant,qu’elle l’avait empoisonné. Il est certain qu’elle devait êtreimpatiente de sa mort, espérant hériter de lui. Mais lesprécautions étaient prises depuis longtemps, ainsi qu’il me l’avaitdit, et le reste de son patrimoine est allé dans les mains despauvres. Le bail de cette cuisinière de son agonie expiraitnaturellement avec lui.

Maintenant, mon histoire est tout à fait finie. Vous voyezqu’elle n’était pas très compliquée. Je voulais simplement vousfaire voir, tel que je l’ai vu moi-même, incomplètement,hélas ! un être humain tout à fait unique, dont je suispersuadé qu’il n’existe pas d’autre exemplaire dans le mondeentier. Sans la lettre trop précise de mon correspondant deBretagne, je serais, parfois, tenté de me demander si tout cela futbien réel, si cette rencontre fut vraiment autre chose qu’un miragede mon cerveau, une espèce de réfraction intérieure du Miracle dela Salette qui se serait ainsi modifié en passant à travers monâme. Le pauvre homme est resté là comme une similitude paraboliquede ce christianisme gigantesque d’autrefois dont ne veulent plusnos générations avortées. Il représente pour moi la combinaisonsurnaturelle d’enfantillage dans l’amour et de profondeur dans lesacrifice qui fut tout l’esprit des premiers chrétiens, autourdesquels avait mugi l’ouragan des douleurs d’un Dieu. Bafoué parles imbéciles et les hypocrites, indigent volontaire et tristejusqu’à la mort quand il se regarde lui-même, fiancé à tous lestourments et compagnon satisfait de tous les opprobres, ce brûlantde la Croix est, à mes yeux, l’image et le raccourci très fidèle deces temps défunts où la terre était comme un grand vaisseau dansles golfes du Paradis !

XVI

On décida de dîner sur place. Gacougnol ne demandait qu’àprolonger la séance, naïvement heureux d’avoir pu rencontrer, lemême jour, et d’avoir mis face à face deux personnages aussi raresque Clotilde et Marchenoir.

Ce dernier, stimulé par la présence de la jeune femme, dont ildevinait la nature exquise, donna ce qu’il avait de meilleur dansl’esprit et dépensa plus d’éloquence que l’émancipation d’un peuplen’en réclame. Il étonna même Gacougnol en déployant une robustegaîté connue seulement de ses plus intimes et que le peintre étaitloin de supposer à l’imprécateur.

– J’ai plusieurs mois de silence à récupérer, disait-il,plusieurs mois prêtés au labeur leplus improbe et je viens d’accoucher d’une œuvreprodigieusement inutile. Aujourd’hui, j’ai la fièvre puerpérale.Ceux qui me tombent sous la main doivent se résigner.

Cette soirée parut divine à Clotilde qui aurait bien vouluqu’elle durât indéfiniment pour ne s’achever que le jour où,devenue très vieille, elle aurait pu s’en aller sans amertume dansun cercueil trop étroit…

Mais il était déjà tard, il faisait nuit depuis longtemps et cefut avec un sursaut de désespoir qu’elle se souvint qu’il fallaitrentrer. Rentrer à Grenelle, dans cette horrible chambre où elleavait cru tant de fois mourir ! Il lui faudrait subir lesquestions venimeuses de sa mère, et, – à moins qu’il ne futivre-mort et vomissant, – les réflexions de ce bandit, plussalissantes que son ivresse… Sa toilette, il faudrait pourtantl’expliquer, et comment ces âmes ignobles, étroites comme le péché,pourraient-elles croire à son innocence ?

Et tout cela n’était rien encore. Il y avait ce lit, cetépouvantable lit, ce matelas de pourriture et d’horreur !Est-ce qu’elle allait y coucher de nouveau, maintenant ? Ahnon, par exemple. Ce matin, cela se pouvait, c’était tout simple,puisqu’elle était elle-même une ordure au fil de l’égout. Mais,après une telle journée, c’était impossible !

Elle le sentait bien, parbleu ! cette jolie toilette avaitmodifié son cœur. On ne se transforme pas seulement au dehors.C’est une sottise de le prétendre. Et puis, ce monsieur Marchenoir,que paraissait admirer lui-même son protecteur bénévole et dont lesparoles inouïes se répandaient en elle comme de la lumière et desparfums, ne lui avait-il pas fait l’honneur incroyable de luiparler amicalement, de la traiter en égale ? Nefaisait-il pas exactement pour son âme, depuis trois heures qu’onétait ensemble, ce que monsieur Gacougnol avait fait pour sonpauvre corps de mendiante guenilleuse, affamée etdésespérée ?… Son épouvante et son dégoût furent si énormesque la pensée lui vint de ne pas rentrer du tout, de marcher toutela nuit, toutes les nuits, et de supplier Gacougnol, puisqu’elleirait chez lui tous les jours, de la laisser dormir une heure dansun coin.

Elle en était là de ses pensées, lorsque des consommateursnouveaux apparurent. La malheureuse ne put retenir un crid’effroi.

Ces arrivants frappaient du pied sur le seuil et secouaientleurs vêtements couverts de neige. C’était la première de cecrucifiant hiver parisien où les balayeurs municipaux se virentcontraints de l’entasser sur les boulevards, à la hauteur d’unpremier étage.

Gacougnol, qui observait attentivement sa tremblante amie et quipénétrait, en souriant, son inquiétude, s’empressa de larassurer.

– Ma chère Clotilde, lui dit-il, ne vous tourmentez doncpas, je vous en prie. Cette neige n’a rien de menaçant pour vous.Croyez-vous, par hasard, que je vais vous abandonner ? Prenezplutôt un petit verre de cette excellente chartreuse. C’est cequ’il y a de meilleur contre la neige… De quel côté allez-vous,Marchenoir ?

– Oh ! ne vous occupez pas de moi, mon domicile est àdeux pas, à l’extrémité de la rue de Buffon. Quittons-nous ici.J’irai vous voir prochainement, puisque je suis enfin débarrassé demon livre. Vous reverrai-je, mademoiselle ?

– Je l’espère, monsieur, répondit Clotilde, peu capable, ence moment-là surtout, de fourbir un protocole. Je pense que vous mereverrez chez monsieur Gacougnol. Vous m’avez rendue très heureusece soir. C’est tout ce que je peux vous dire et vous avez unegrande place dans mon cœur.

– Elle est délicieuse ! pensait Marchenoir ens’éloignant. D’où vient-elle ? Il n’est pas possible qu’ellesoit la maîtresse de ce gros fantassin de Pélopidas. Il ne mel’aurait certes pas caché… Comme elle m’écoutait ! Il y a doncencore des âmes sur la terre !…

XVII

Ma chère enfant, dit Gacougnol, en s’asseyant auprès de Clotildedans une nouvelle voiture qui les emporta sans bruit sur la neige,il est temps de vous faire connaître mes intentions. J’ai envoyéune dépêche à votre mère.

– Ah !…

– Oui. Cette dépêche, qu’elle a dû recevoir, il y a aumoins deux heures, l’informait que vous ne rentreriez pas…Silence ! que diable ! Laissez-moi m’expliquer. Vouscomprenez bien, ma pauvre petite, que je ne vous ai pas faitraconter votre histoire uniquement pour m’amuser. J’avais besoin devous connaître. Or, j’ai pris la résolution de m’occuper de voustrès sérieusement. Pour commencer, vous ne pouvez pas rentrer danscette volière à cochons. J’ai mes raisons pour croire que vousméritez qu’on s’intéresse à votre personne et, à moins que vous nel’exigiez d’une manière absolue, je ne vous laisserai certes pasretourner à Grenelle, auprès de monsieur Chapuis, pour y crever dedégoût et de froid. Regardez cette neige. On nous annonce un hiveratroce et le voici qui commence… Écoutez bien. Je connais unemaison honorable où je vais vous conduire. C’est dans l’avenue desTernes, pas très loin de mon atelier. Une pension décente quedirige une de mes vieilles amies, institutrice un peu ridicule,mais supportable, qui vous fera, je pense, le plus doux accueil,vous voyant amenée et recommandée par moi. Ses pensionnaires sontde jeunes personnes étrangères venues de diverses parties du monde,à qui elle serine un peu de français et dont elle décrassel’imagination. Vous n’aurez rien à démêler avec cette école. Vousaurez votre chambre, comme à l’hôtel, vous prendrez vos repas à latable commune et nous travaillerons ensemble dans l’après-midi.Cela vous convient-il ?

Elle ne répondit pas, mais il l’entendit pleurer.

– Qu’avez-vous encore ? Voyons, je ne peux donc pasvous parler sans que vous fondiez en larmes ?

– Monsieur, dit-elle enfin, je suis trop heureuse et c’estpour cela que je pleure. Vous avez deviné juste. La pensée deretourner à Grenelle me désespérait. Après cette journée délicieuseque vous m’avez fait passer, après avoir entendu monsieurMarchenoir, l’idée de revoir l’horrible Chapuis me rendait folle…Pensez donc ! Je ne suis pas habituée à tout cela, moi. Jen’entends jamais que des malédictions ou des saletés. J’étaispresque décidée à marcher toute la nuit, en pensant à ce pauvrehomme dont votre ami nous a raconté l’histoire. Mais je ne sais sij’en aurais eu la force. Maintenant, vous m’offrez un refuge, aprèsm’avoir donné tant de choses. Comment pourrais-je refuser ?Seulement…

– Seulement, vous avez une objection, n’est-ce pas ?Eh bien ! la voici votre objection. Vous ne savez pas de queldroit ni à quel titre je me mêle de vous protéger. Mais, mon amie,c’est bien simple. Je suis chrétien. Un fichu chrétien, c’est vrai,mais tout de même, un chrétien. Et comme je vois très clairementque vous êtes en danger de mort, si vous continuez l’existenceentre votre bonne mère et son aimable compagnon, je serais unecanaille si je ne vous en retirais pas. Mes ressources me lepermettent, soyez sans craintes à cet égard. Je ne suis pas unmillionnaire, Dieu merci ! mais j’ai le moyen de secourir lesautres, quand l’occasion s’en présente et vous ne serez pas lapremière. Puis, encore une fois, remarquez bien que je ne vous faispas l’aumône. N’oubliez pas que nous devons travaillerensemble.

D’un autre côté, vous pouvez craindre certaines interprétations.Eh ! ma pauvre enfant, prenez donc avec simplicité ce qui vousarrive d’heureux et moquez-vous du reste. Si vous connaissiez lemonde ! Je le connais, moi, et il y a belle lurette que je megausse éperdument de tout ce qu’on peut débiter sur mon compte, – àcondition, toutefois, qu’on ne vienne pas me chatouiller lamembrane pituitaire, parce qu’alors je casse la gueule tout desuite. On le sait, d’ailleurs, et on ne m’embête pas… Voici. Dansun instant, je vous présente à mademoiselle Séchoir. Je lui déclaresimplement que vous êtes une jeune amie que je me suis chargéd’installer. Un point, c’est tout. Elle n’a pas le droit de vous endemander davantage. On essaiera de vous tirer les vers du nez, nevous prêtez pas à l’opération.

Clotilde ne trouva rien à répondre. Elle prit seulement la mainde Pélopidas, ainsi qu’elle avait déjà fait le matin même, et laporta à ses lèvres par un mouvement instinctif qui la fitressembler à quelque innocente captive invraisemblablementaffranchie par un musulman généreux.

Il était près de dix heures quand Gacougnol sonna à la porte demademoiselle Virginie Séchoir, au troisième étage d’une des plusbelles maisons de l’avenue des Ternes.

– Comment ! c’est vous, monsieur Gacougnol, à pareilleheure ! quel bon vent vous amène ? s’écria, du fond d’unechambre voisine, la maîtresse du lieu accourant à la voix dupeintre qui parlementait avec la bonne.

La personne qui s’offrit alors avait été comparée quelquefoispar celui-ci, avec plus d’exactitude que de respect, à un sac depommes de terre à moitié vide. Elle en avait la tournure et, si onpeut dire, la démarche.

Du premier coup, on sentait une de ces vertus fortifiées qui nepardonnent pas. Quelques vieillards affirmaient qu’elle avait étéjolie, mais imprenable, et il coulait d’elle une si abondantemélasse de pudeur qu’il fallait être Gacougnol pour en douter.

Elle ne paraissait pas avoir beaucoup plus de quarante ans, maisson visage, boucané par l’expérience et passé à l’encaustique de ladignité professionnelle, donnait à conjecturer une maturitéindicible.

Cependant, elle accueillit Pélopidas de façon cordiale et mêmeavec un certain élan de frégate qui largue ses voiles pour seprécipiter au-devant du chef d’escadre. Évidemment, l’artiste étaiten posture de haute considération.

– Chère amie, dit-il, j’espère que vous voudrez bien mepardonner de venir si tard, quand vous saurez ce qui m’amène.Souffrez, avant tout, que je vous présente mademoiselle ClotildeMaréchal, une jeune personne à laquelle je m’intéresse trèsvivement et que je recommande à vos bons soins. Pouvez-vous, cesoir même, lui donner l’hospitalité ?

À la vue de Clotilde s’approchant d’un air timide, mademoiselleSéchoir prit son attitude suprême qui consistait à redresser letorse en ramenant le train de derrière pour appuyer le mouvement debascule des vertèbres cervicales, et regarda cette étrangère avecdes yeux morts où toutes les lampes des vierges sages auraient pus’éteindre.

Ces yeux, de la couleur de l’eau des lavoirs, avaient lalangueur pâmée dessentimentales professoresses du Septentrion. Ilaurait fallu être aveugle pour n’y pas déchiffrer l’habitudesublime de noyer toutes les trivialités de la vie dans l’intimejoie des spéculations transcendantes et des attendrissementssupérieurs.

Ce fut donc avec ce mélange de rondeur amicale pour Gacougnol etde condescendance polaire pour Clotilde, qu’elle daigna parleraprès avoir superbement désigné des sièges.

– Soyez la bienvenue, Mademoiselle… Ma foi ! monsieuret cher ami, vous tombez on ne peut mieux. J’ai justement unechambre toute prête destinée à une pensionnaire américaine quej’attendais et qui vient de me télégraphier de Nice qu’ellen’arrivera qu’au printemps. Notre hiver parisien lui fait peur.Quelle neige ! ce soir… Eh bien ! vilain homme, pourquoine vous voit-on plus ? Où en êtes-vous de voschefs-d’œuvre ? Allez-vous enfin publier ces poésies adorablesdont je ne connais malheureusement que deux ou trois ? Et lamusique ? Et la peinture ? Et la sculpture ? Carvous êtes universel, comme nos maîtres de laRenaissance… Si je ne craignais pas certaines rencontres bizarresqu’on peut faire chez un artiste, j’irais bien voir votre atelier,qui doit être plein de merveilles.

En même temps qu’elle roucoulait cette dernière phrase les yeuxde la tourterelle parurent errer dans la direction de sa nouvellepensionnaire. Toutefois, si ce regard impliquait la centième partied’une allusion, ce fut si vague, si lointain, que la susceptibilitéla plus ombrageuse n’aurait pu s’en alarmer.

Est-il besoin d’ajouter que sa voix correspondait à saphysionomie ? Elle avait cette espèce de prononciationrengorgée de certaines volailles qui ne cuisent bien qu’au boisvert, s’évadant parfois, il est vrai, comme une petite folle, dansles arpèges les plus éoliens, quand il s’agissait de prouver un peud’enjouement ; puis redescendant aussitôt, quatre à quatre,l’escalier des sons pour se tapir dans la catacombe sévère d’uncontralto mélodieux.

Accablé de tant de questions, Pélopidas se contenta de répondrequ’une telle visite, assurément, serait la plus enivrante faveurqu’il pût souhaiter, mais qu’en effet il lui serait, hélas !impossible de cautionner absolument la modestie des individusqu’elle s’exposerait à rencontrer en venant chez lui.

– Allons ! soupira-t-elle, c’est encore une fête àlaquelle il faut renoncer… Mais, j’y pense, Mademoiselle a, sansdoute, besoin de repos, surtout si elle vient de faire unlong voyage… Une tasse de thé vous serait-elle agréable ?Non. Alors voulez-vous me suivre ? je vais vous montrer votrechambre. Monsieur Gacougnol, je ne sais si je dois vous permettrede nous accompagner. Peut-être aimeriez-vous à voir l’installationde votre protégée, à moins que Mademoiselle ne trouve cela peuconvenable…

– Mais, Madame, dit Clotilde qui n’avait pas encore ouvertla bouche, cela me paraît la chose du monde la plus simple. Jedésire, au contraire, que monsieur Gacougnol sache comment je suisinstallée chez vous.

Les trois personnages arrivèrent enfin à une chambre des plusconfortables.

– J’espère, mademoiselle, dévidait l’hôtelière donts’appareillait l’institutrice, que vous serez satisfaite. Vous avezune vue ravissante, le soleil se couche au-dessus de votre lit etles petits oiseaux le saluent de leur chant tout autour de lamaison, jusque dans les mois les plus rigoureux. Il y a même un nidd’hirondelles, sous le balcon supérieur, presque à portée de votremain. En qualité d’amie de monsieur Gacougnol, vous devez avoirl’âme poétique.

Cela, qui rappelait inopinément la mère Isidore, fut soulignéd’un profond sourire de penseuse qui sait à quoi s’en tenir surtoutes les blagues dont s’accommode le vulgaire.

Pélopidas impatienté tira sa montre et fit observer à son tourque la nouvelle venue devait avoir besoin de sommeil.

– Bonsoir, mon enfant, dit-il en serrant la main àClotilde, dormez bien et que les anges de Dieu soient avec vous.N’oubliez pas que, demain, je compte sur votre exactitude… Et vous,Mademoiselle, soyez assez bonne pour me mettre à la porte.

Clotilde, restée seule, se demanda, pour la première fois de savie, ce que pouvaient être les Anges de Dieu !…

XVIII

Monsieur, vous êtes beau comme un ange. – Madame, vous avez del’esprit comme un démon.

S’il y eut jamais un champ de manœuvres où se soient exercésavec ampleur les instincts de prostitution particuliers à la racehumaine, c’est assurément le royaume des esprits célestes ou lesombre empire des intelligences réprouvées.

On a tellement compris que l’habitacle cellulaire de laDésobéissance est rempli de compagnons invisibles, qu’on a voulu,dans tous les temps, les associer en quelque manière aux actesvisibles qui s’accomplissaient dans les divers cabanons.

Alors, on s’est appelé : mon chérubin ! ou mon petitsatan ! et toutes les cochonneries sublunaires, aussi bien queles sottises les plus triomphales, ont été pratiquées sousd’arbitraires invocations qui déshonoraient à la fois le ciel etl’enfer. Et pour assouvir les cœurs en travail de démangeaisonssublimes, la poésie et l’imagerie plastique se sont évertuées auxapothéoses !

Ils sont Sept, – ô mon tendre amour ! qui vous regardentcurieusement des sept encognures de l’Éternité ! On lescroirait sur le point de coller leurs bouches aux épouvantablesOlifants du rappel des morts et leurs indicibles mains, quen’inventerait aucun délire, sont déjà crispées autour des septCoupes de la fureur.

Que la petite lampe qui brûle devant le plus humble autel de lachrétienté leur fasse un signe, et les habitants du globe voudrontsauter dans les planètes pour échapper à la plaie de la terre, à laplaie de la mer, à la plaie des fleuves, à l’hostilité du soleil,aux immigrations affreuses de l’Abîme, à l’effarante cavalerie desIncendiaires et surtout à l’universel regard du Juge !

En vérité, ce sont « les Sept, qui se tiennent en laprésence de Dieu », nous dit l’Apocalyptique et c’est tout cequ’on en peut savoir. Mais il n’est pas défendu de supposer, –comme pour les étoiles, – qu’il y en a des millions d’autres, dontle moindre est capable d’exterminer, en une seule nuit, les centquatre-vingt-cinq mille Assyriens de Sennachérib ; – sansparler de ceux-là qu’on nomme précisément les démons et qui sont,au fond des puits du chaos, l’image renversée de tous ces flambeauxcrépitants du ciel.

Si la vie est un festin, voilà nos convives ; si elle estune comédie, voilà nos comparses ; et tels sont lesformidables Visiteurs de notre sommeil, si elle n’est qu’unrêve !

Lorsqu’un entremetteur d’idéal barytonne lessplendeurs angéliques de Célimène, sa sottise apour témoins les Neuf multitudes, les Neuf cataractes spirituellesque Platon ne connaissait pas : Séraphins, Chérubins, Trônes,Dominations, Vertus, Puissances, Principautés, Archanges et Anges,parmi lesquels il faudrait peut-être choisir… Si c’estl’enfer qu’on invoque, c’est, – à l’autre pôle, –exactement la même aventure.

Et pourtant, ils sont nos très proches, les voyageurs perpétuelsde la lumineuse échelle du Patriarche, et nous sommes avertis quechacun de nous est avaricieusement gardé par l’un d’entre eux,comme un inestimable trésor, contre les saccages de l’autre abîme,– ce qui donne la plus confondante idée du genre humain.

Le plus sordide chenapan est si précieux qu’il a, pour veillerexclusivement sur sa personne, quelqu’un de semblable à Celui quiprécédait le camp d’Israël dans la colonne de nuées et dans lacolonne de feu, et le Séraphin qui brûla les lèvres du plus immensede tous les prophètes est peut-être le convoyeur, aussi grand quetous les mondes, chargé d’escorter la très ignoble cargaison d’unevieille âme de pédagogue ou de magistrat.

Un ange réconforte Élie dans son épouvante fameuse ; unautre accompagne dans leur fournaise les Enfants Hébreux ; untroisième ferme la gueule des lions de Daniel ; un quatrièmeenfin, qui se nomme « le Grand Prince », disputant avecle Diable, ne se trouve pas encore assez colossal pour le maudire,et l’Esprit-Saint est représenté comme le seul miroir où cesacolytes inimaginables de l’homme puissent avoir le désir de secontempler.

Qui donc sommes-nous, en réalité, pour que de telsdéfenseurs nous soient préposés et, surtout, qui sont-ilseux-mêmes, ces enchaînés à notre destin dont il n’est pasdit que Dieu les ait faits, comme nous, à sa Ressemblanceet qui n’ont ni corps ni figure ?

C’est à leur sujet qu’il fut écrit de ne jamais « oublierl’hospitalité », de peur qu’il ne s’en cachât quelques-unsparmi les nécessiteux étrangers.

Si tel vagabond criait tout à coup « Je suis Raphaël !Je paraissais boire et manger avec vous ; mais ma nourritureest invisible et ce que je bois ne saurait apparaître auxhommes » ; qui sait si la terreur du pauvre bourgeois nes’étendrait pas aux constellations ?

Fumant de peur, il découvrirait que chacun vit à tâtons dans sonalvéole de ténèbres, sans rien savoir de ceux qui sont à sa droiteet de ceux qui sont à sa gauche, sans pouvoir deviner le« nom » véritable de ceux qui pleurent en haut ni de ceuxqui souffrent en bas, sans pressentir ce qu’il estlui-même, et sans comprendre jamais les murmures ou lesclameurs qui se propagent indéfiniment le long des couloirssonores…

XIX

Le réveil de Clotilde fut délicieux comme l’avait été sonsommeil. La pauvre fille naissait au bien-être, à la confortablevie qu’elle n’osait même plus rêver depuis bien longtemps.

Elle comprit d’abord qu’il lui faudrait beaucoup plus d’un jourpour s’habituer à son bonheur, pour le réaliser en esprit. Quelleinconcevable différence entre la veille et ce lendemain !Oh ! la douceur d’avoir bien dormi, d’avoir chaud, de trouverautour de soi des objets propres, de ne plus sentir cet horriblevoisinage, de ne plus commencer la sainte journée par un longsanglot silencieux !

Elle se baignait dans cette pensée, elle s’y plongeait commedans une source lustrale capable de purifier jusqu’à sa mémoire. Àpeine sortie, – par quel miracle ! – de la forêt des soupirsoù l’avait menée perdre son cruel destin, combien lui paraissaitévidente cette vérité si élémentaire, si parfaitement ignorée duRiche, que le cœur des pauvres est un donjon noir qu’il fautemporter à l’arme blanche et qui ne peut être forcé que par unebalistique d’argent !

Et cela ne signifie pas du tout que la pauvreté soitavilissante. Elle ne peut pas l’être, puisqu’elle fut le manteau deJésus-Christ. Mais plus sûrement que n’importe quel supplice, ellea le pouvoir de faire sentir aux êtres humains la pesanteur de lachair et la servitude lamentable de l’esprit. C’est une atrocité depharisiens d’exiger des esclaves le désintéressement spirituel quin’est possible qu’aux affranchis.

Clotilde, certes ! aurait pu dire ce que l’argent d’unbrave homme avait fait en elle, l’argent seul, hélas ! lemystérieux, exécrable et divin Argent qui avait transformé sa vieet son âme en un clin d’œil.

Un attendrissement presque amoureux lui naissait, déjà, pour cepeintre qui l’avait sauvée du dragon et dont les plusmiséricordieuses paroles n’auraient pu produire un tel résultat, sil’étrange force représentée par ce métal n’avaitpas été dans ses mains.

Sans doute, elle ne croyait pas du tout que sa reconnaissanceexaltée pour Gacougnol pût jamais devenir l’amour et il suffisaitde les voir ensemble pour que cela parût, en effet, assez peuprobable. En supposant que le carillon passionnel menaçâtd’ébranler sa tour, le grandiloque Marchenoir eût été assurémentbeaucoup plus capable de le susciter.

Tout de même, son libérateur pouvait compter sur une amitiéfameuse et cela, encore une fois, c’était l’œuvre de cet effrayantArgent, plus formidable que la Prière et plus conquérant quel’Incendie, puisqu’il en a fallu si peu pour acheter la SecondePersonne divine et qu’il en faudra moins encore, peut-être, poursurprendre le grand Amour, quand il descendra sur laterre !

Elle s’étonna de ne sentir aucun trouble en se souvenant deGrenelle. Elle savait exactement que son découcher serait expliquéde la façon la plus insultante et que sa nouvelle existence nemanquerait pas d’être imputée par sa mère au dévergondage le plusfangeux. Mais sachant aussi que la sainte vieille chercherait àl’instant même le moyen de tirer profit de ses dérèglementsprétendus, elle s’avoua, sans pâlir, que cela ne lui faisaitabsolument rien.

Depuis la veille, il s’opérait, tout au fond de cette endormie,une révolution si totale, tant d’idées confuses, tant de désirsd’âme très anciens, qui ressemblaient à la soif qu’on a dans lessonges, s’étaient éveillés en elle qu’elle ne pouvait plusretrouver le faux équilibre de ses désespoirs antérieurs.

Froidement, elle résolut d’en finir. De quelle manière ?Elle l’ignorait. Mais il le fallait, et très sûre, désormais,qu’elle avait le devoir de considérer comme un don du ciel cechangement si soudain, elle se sentit comblée de vigueur pourdéfendre son indépendance.

Comme elle achevait de s’habiller, la bonne vint l’avertir queson premier déjeuner l’attendait. Ayant, par ignorance, laissépasser l’heure, elle eut la satisfaction d’être seule à table et deméditer à son aise en savourant ce « juste, subtil etpuissant » café des Parisiennes, – trop souvent, hélas !obscurci par la déloyale chicorée, – qui « bâtit sur le seindes ténèbres, avec les matériaux de leur imagination, des citésplus belles que Babylone ou Hécatompylos ».

Elle jouit de ce breuvage qui lui retendait les fibres. Sessensations étaient presque celles d’une épousée, en examinant lasalle à manger peu princière, mais assez vaste et témoignant d’unecertaine pratique de cette ample vie matérielle qu’elle avaittoujours ignorée, dont la révélation soudaine produitinfailliblement, chez les vrais pauvres, une espèce de troublenerveux assez analogue au spasme déterminé par une brusqueétreinte.

Cette secousse banale, mais si faiblement observée par lesanalystes les plus forts, la traversa comme l’éclair, et ce futfini. Elle était trop lucide pour ne pas sentir bientôt le néant decette mangeoire prétentieuse, évidemment calculée pour l’attractiondes pensionnaires exotiques.

Cela tenait du buffet de gare, de la loge de concierge et dusalon de lecture d’un établissement de bains. Il y avait au mur leséternels chromos évoquant les délices de la table par l’ostentationdes gibiers rares et des fruits de Chanaan, les excitantesphotographies de divers transatlantiques naviguant au milieu desvertes vagues, dans la direction des golfes d’azur ; quelquesmédaillons, quelques plâtres ou mastics destinés à rappeler à toutvenant que « l’art est long si la vie est brève » etqu’on aurait eu le plus grand tort de se croire chez des bourgeois.Enfin les vitraux postiches dont s’honore l’archaïsme deslimonadiers. C’était à peu près tout et il n’y avait pas de quoi,vraiment, perturber, deux minutes, ne fût-ce qu’une petiteprincesse de l’hôpital et du crève-cœur.

Elle vit donc là tout juste ce qu’il y avait à voir,c’est-à-dire un endroit quelconque où il lui serait permis demanger et, très humblement, se demanda ce que la Providence allaitexiger en retour de cette favorable péripétie.

Vers midi, ce fut Mademoiselle Séchoir elle-même qui vint lachercher dans sa chambre. Mais à la grande surprise de Clotilde, uncommissionnaire l’accompagnait, chargé d’une malle et se déclarantenvoyé par Gacougnol.

Elle eut la présence d’esprit de ne pas laisser paraître sonémotion qui était assez vive et, malgré son impatienced’inventorier, redescendit à la salle commune, répondantmachinalement aux politesses mécaniques de l’hôtelière, lesoreilles bourdonnantes et la gorge en feu.

Après d’emphatiques présentations qui ne laissèrent dans sonesprit la trace d’aucun des noms barbares qu’on lui notifiait, ellese vit à table, en compagnie d’une demi-douzaine d’étrangères, devirginité imprécise, perchées sur divers barreaux de l’échelle dutemps.

Mademoiselle Séchoir, très digne, culminait à la pointe de saquarantaine. La plus jeune, une Suédoise érubescente etenchifrenée, placée à la droite de Clotilde, paraissait avoir vingtans et n’ouvrait la bouche que pour engloutir. Les autres,dispersées à la façon des Curiaces, ramifiaient au petit bonheur,entre vingt-cinq et trente, et se manifestaient plus loquaces.Riches et laides, ainsi qu’il convient aux passagères studieuses del’allégorique vaisseau parisien, la très pauvre fille des galetasressemblait, au milieu d’elles, à une œuvre d’art oubliée dans unebasse-cour.

Naturellement, avant même de s’asseoir, elle avait déjà déplu.Du premier coup, on avait senti que la nouvelle pensionnaire étaitmarquée du grand anathème, qu’elle n’était pas comme toutle monde, et peut-être l’aimable Séchoir en avait-elle, dès lematin, prévenu tout son poulailler.

L’une de ces dames, petite Anglaise ronde et folâtre, qu’onaurait pu croire farcie par quelque rôtisseur frénétique, tellementon la voyait luire, s’avisa bientôt de l’interpeller.

– Mademoiselle, permettez-moi de demander à vous si vousêtes peintre ?

– Non, Mademoiselle, répondit Clotilde, qui, s’avisant àson tour du peu de sympathie que sa présence excitait et serappelant les recommandations de Gacougnol, résolut de ne paslivrer le plus mince atome d’elle-même.

– Aoh ! bien ennuyant, mais vous étudiez lapeinture ?

– Non, Mademoiselle, je n’étudie pas la peinture.

– Miss Pénélope, intervint alors la Séchoir, est passionnéepour les arts, et comme je me suis permis de lui dire que vousconnaissiez M. Gacougnol, qui vient quelquefois ici, elle en aconclu que vous étiez une de ses élèves.

Clotilde s’inclina sans dire un mot, désirant, au fond de soncœur, qu’on daignât l’oublier complètement. Mais la volailleanglaise, encouragée sournoisement par un clin d’œil de lamaîtresse du lieu, ne se tint pas pour battue et revint à la chargedans son patois, qu’il serait puéril de fac-similer pluslongtemps.

– Oh ! oui, Mademoiselle, j’aime beaucoup les arts. Sivous saviez ! Vous êtes bien heureuse d’être en relations avecM. Gacougnol. Je vous envie d’être admise dans son atelier oùil est si difficile de pénétrer. C’est pour cela que je voudraistant devenir votre amie. Je vous supplierais de me présenter.

– Voyons, ma chère miss, dit encore la raisonnableVirginie, vous allez trop vite. Je vous ai dit que Mademoiselleétait en fort bons termes avec notre grand artiste, mais je ne vousai pas dit qu’elle eût la permission de pénétrer dans lesanctuaire, à plus forte raison, d’y faire pénétrer les autres.

Clotilde, pour avoir la paix, déclara qu’ayant des habitudes devie solitaire elle craignait de ne pouvoir dignement répondre àl’amitié précieuse qu’on voulait bien lui offrir, ajoutant qu’à lavérité l’atelier de Gacougnol lui était ouvert, mais qu’ellen’avait le droit d’y conduire personne.

Les questions directes prirent fin. Seulement le bavardage despécores évolua autour du peintre-sculpteur et du poète-musicien surlequel de contradictoires jugements furent exprimés, dans l’espoirvain de surprendre la jeune femme qui s’efforça de penser à autrechose et, ce jour-là, comprit un peu mieux la force inégalable dusilence.

Les convives durent s’avouer qu’elles ne « liraient pasplus avant » dans cette âme, et Mademoiselle Séchoir elle-mêmefut légèrement désarçonnée par la précision coupante et la fermetésingulière d’une personne qu’elle aurait crue si timide !…

Ce repas fut pour Clotilde un second avertissement de se tenirsur ses gardes avec le plus grand soin et de défendre l’inestimabletrésor de sa merci contre les entraînements possibles de sonimagination vers des étrangers ou des étrangères qui ne seraientpas évidemment, – comme ce peintre qu’on osait jugerdevant elle, – les ministres plénipotentiaires de son destin.

Elle quitta la table aussitôt que possible et courut à sachambre pour examiner la caisse envoyée par Gacougnol. Ellecontenait toutes les sortes de linge nécessaire à une femme, diversobjets de toilette et quelques livres. Le brave homme était sortide bonne heure, c’était bien clair, et il avait couru les magasinstout exprès pour qu’elle eût cette surprise avant de venir chezlui.

Un tel empressement, une si rare sollicitude pouvaient-ilss’expliquer par la seule charité chrétienne que l’artiste avaitinvoquée la veille pour justifier sa munificence ? Nul docteurn’eût osé s’en porter garant. Clotilde était une fille simple commela ligne de l’horizon et, par conséquent, très capable de discernerou de pressentir la plus lointaine déviation ; mais ellevibrait encore de la veille et le soupçon qui voltigea une seconde,autour de sa jolie tête, repoussé victorieusement par les fluidesgénéreux de l’enthousiasme, ne put l’atteindre. Les âmes droitessont réservées à de rectilignes tourments.

Entendant sonner une heure, elle s’élança enfin dans ladirection de l’atelier de son protecteur, où elle arriva quelquesminutes après que sa mère venait d’en sortir.

XX

Une parenthèse est ici nécessaire. Les bonnes gens qui n’aimentpas la digression ou qui regardent l’Infinicomme un hors-d’œuvre sont dévotement suppliées de ne pas lire cechapitre qui ne modifiera rien ni personne et qui sera probablementregardé comme la chose la plus vaine qu’on pût écrire.

À tout prendre, ces gracieux lecteurs feraient encore mieux dene pas ouvrir du tout le présent volume qui n’est lui-même qu’unelongue digression sur le mal de vivre, sur l’infernale disgrâce desubsister, sans groin, dans une société sans Dieu.

L’auteur n’a jamais promis d’amuser personne. Il a mêmequelquefois promis le contraire et a fidèlement tenu sa parole.Aucun juge n’a le devoir de lui demander davantage. La fin decette histoire est, d’ailleurs, si sombre, –quoique illuminée de bien étranges flambeaux, – qu’elle viendratoujours assez tôt pour l’attendrissement ou l’horreur dessentimentales punaises qui s’intéressent aux romans d’amour.

Il est incontestable que le fait de recevoir des présents, etsurtout ce qu’on est convenu d’appeler descadeaux utiles,est, aux yeux du monde, l’effet évident d’une monstrueusedépravation, quand la femme qui les reçoit est disponible et quel’homme, célibataire ou non, qui a l’audace de les offrir, n’est nison proche parent ni son fiancé. Mais la dépravation, de simplementmonstrueuse qu’elle était, devient excessive siles objets – offerts d’une part et franchement acceptés de l’autre– sont d’usage intime et, conséquemment, significatifs deturpitudes. L’oblation d’une chemise, par exemple, crie vers leciel…

À ce point de vue l’indéfendable Clotilde eût été réprouvée parles moralistes économes, avec une énergie presque surhumaine. Ducôté des femmes, cependant, les plus hautes bégueules eussent étéforcées de reconnaître, au cours de leurs anathèmes, que Gacougnolavait fait à peine son devoir et que ses dons, quels qu’ilsfussent, – en supposant même la magnificence de plusieurs califes,– n’auraient jamais pu être qu’une défectueuse et insuffisanteoffrande.

Les femmes sont universellement persuadées que toutleur est dû. Cette croyance est dans leur nature comme letriangle est inscrit dans la circonférence qu’il détermine. Belleou laide, esclave ou impératrice, chacune ayant le droit de sesupposer la FEMME, nulle n’échappe à cet instinct merveilleux deconservation du sceptre dont la Titulaire est toujours attendue parle genre humain.

L’affreux cuistre Schopenhauer, qui passa sa vie à observerl’horizon du fond d’un puits, était certes bien incapable desoupçonner l’origine surnaturelle du sentimentdominateur qui précipite les hommes les plus forts sous les piedsdes femmes, et la chiennerie contemporaine a glorifié sanshésitation ce blasphémateur de l’Amour.

De l’Amour, assurément, car la femme ne peut pas être ni secroire autre chose que l’Amour lui-même, et le Paradis terrestre,cherché depuis tant de siècles, par les dons Juans de tous lesniveaux, est sa prodigieuse Image.

Il n’y a donc pour la femme, créaturetemporairement, provisoirement inférieure, quedeux aspects, deux modalités essentielles dont il est indispensableque l’Infini s’accommode : la Béatitude ou la Volupté. Entreles deux, il n’y a que l’Honnête Femme, c’est-à-dire lafemelle du Bourgeois, réprouvé absolu qu’aucun holocauste nerédime.

Une sainte peut tomber dans la boue et une prostituée monterdans la lumière, mais jamais ni l’une ni l’autre ne pourra devenirune honnête femme, – parce que l’effrayante vache aride qu’onappelle une honnête femme, et qui refusa naguère l’hospitalité deBethléem à l’Enfant Dieu, est dans une impuissance éternelle des’évader de son néant par la chute ou par l’ascension.

Mais toutes ont un point commun, c’est la préconception assuréede leur dignité de dispensatrices de la Joie. Causa nostrælætitiæ ! Janua cœli ! Dieu seul peut savoir dequelle façon, parfois, ces formes sacrées s’amalgament à laméditation des plus pures et ce que leur mystérieuse physiologieleur suggère !…

Toutes – qu’elles le sachent ou qu’elles l’ignorent, – sontpersuadées que leur corps est le Paradis.Plantaverat autemDominus Deus paradisum voluptatis a principio : in quo posuithominem quem formaverat. Par conséquent, nulle prière,nulle pénitence, nul martyre n’ont une suffisante efficacitéd’impétration pour obtenir cet inestimable joyau que le poids endiamants des nébuleuses ne pourrait payer.

Jugez de ce qu’elles donnent quand elles se donnent et mesurezleur sacrilège quand elles se vendent !

Or voici la conclusion tirée des Prophètes. La femme a RAISON decroire tout cela et de prétendre tout cela. Elle a infinimentraison, puisque son corps, – cette partie de son corps ! – futle tabernacle du Dieu vivant et que nul, pas même un archange, nepeut assigner des bornes à la solidarité de ceconfondant mystère !

XXI

On a vu plus haut que Gacougnol était sorti dès le matin etqu’il avait déployé pour Clotilde une activité extraordinaire.

Au retour, il trouva devant sa porte une vieille qu’il prit deloin, étant un peu myope, pour un très long prêtre desséché pard’apostoliques travaux et profondément affligé de la pestilence descœurs.

La mère Chapuis, vêtue de noir, s’abritait, en effet, sous unimmense chapeau en calèche, d’une antiquité fabuleuse, qu’elleavait dû découvrir sur des alluvions d’immondices, et se tamponnaitactivement les yeux avec un sordide mouchoir à carreaux qui eût étéfort à sa place dans quelque rigole de faubourg.

Ce fut d’une voix agonisante qu’elle se fit connaître au peintredont la première pensée fut de l’envoyer au diable, mais qui seravisa en songeant à la tranquillité de Clotilde que pouvait rendreimpossible cette mère ignoble.

Il se résigna donc à la faire entrer, se disant qu’une pareilleordure, après tout, ne tiendrait pas une place énorme et qu’ensuiteon pourrait brûler quelque parfum.

L’ingression de la chipie fut, d’ailleurs, une belle chose quile récompensait déjà de sa vertu. Elle parut glisser, s’appuyant aumur, comme ne pouvant plus porter son fardeau, en même tempsqu’elle ouvrait une large écluse de ces gloussements singultueuxqui donneraient à penser à tout l’univers que les forces d’unepauvre mère sont décidément épuisées, qu’il n’y a plus moyen dutout de soutenir une croix si pesante et que si le secours d’enhaut se fait plus longtemps attendre, elle va succomber dansquelques instants.

À tout autre moment, l’énorme dégoût d’une telle présence eûtété plus fort que le sentiment même du ridicule et Pélopidasaurait, à coup sûr, manqué de douceur. Mais il avait l’âme joyeuse,ayant fait exactement ce qui lui plaisait, et le caricaturistel’emporta.

– Madame, dit-il, soyez persuadée que votre visite meplonge dans le ravissement. Par malheur, mes travaux ne mepermettant pas de m’abandonner plus de cinq minutes aux délicesprobables de votre conversation, je vous serais infiniment obligéde vouloir bien me dire en deux mots votre petite affaire.

Arrivée au centre de la vaste pièce, la mère Chapuis s’arrêta,laissant tomber ses deux mains ouvertes, la paume en dehors, àl’extrémité de ses deux longs bras collés aux flancs, dans laposture soigneusement étudiée d’une chrétienne généreuse devant unfarouche proconsul.

Simultanément, son menton, par deux savantes oscillations,décrivait une courbe rentrante sur sa gorge avachie d’antiquefarceuse, élevant à droite et à gauche une gueule de Cymodocée desanciens trottoirs, aspirant à la céleste patrie.

– Ma fille ? expira-t-elle enfin, qu’avez-vous fait dema pauvre enfant ? Et cette réclamation maternelle était commele plus suprême des souffles passant à travers une flûteparthénienne.

Pélopidas, que l’aspect de cette vieillarde confite emplissaitprovisoirement de cocasseries, eut, une minute, la tentation de luiadresser la même parole qui avait produit, vingt-quatre heuresauparavant, un si surprenant effet et fut sur le point de luicrier : « Déshabillez-vous ! » Mais aussitôtune horrible peur lui vint d’être pris au mot et il se contenta decette réponse :

– Votre fille est chez elle, probablement. Comme j’auraibesoin de sa pose très souvent et que votre quartier est au diable,je lui ai conseillé de vivre désormais un peu moins loin. C’estpour cela que je vous ai envoyé une dépêche hier soir.

À ces mots, la martyre parut chanceler. Se prenant le front àdeux mains, elle poussa ce cri pathétique :

– Ah ! mon Dieu, c’est le dernier coup. Cette fois,c’est bien la fin. Vous me punissez, doux Jésus, pour avoir tropaimé mon enfant. Oh mon pauvre cœur !

Ce précieux organe étant devenu, apparemment, trop onéreux poursa faiblesse, elle jeta autour d’elle des yeux égarés et, aucuneâme charitable ne se hâtant de lui présenter un siège, s’avançadans la direction du canapé, imitant avec succès les petits pasataxiques des cabotins de mélodrame.

L’effroi du peintre fut extrême à la pensée que cette houri decauchemar allait se vautrer sur le meuble confident de sesméditations les plus sublimes. Il se précipita et, la saisissantpar l’os du coude qui coupait autant qu’un silex, la retourna versla porte.

– Ah ! ça, dites donc, chère Madame, est-ce que vousvous croyez à la Morgue, par hasard ? J’ai eu l’honneur devous exprimer, le plus respectueusement que j’ai pu, mon sensiblechagrin de ne pouvoir vous écouter avec tout le recueillementimaginable. J’ai moins encore le temps de contempler vos grimacesde désespoir, bien qu’elles soient exécutées assez proprement, jele reconnais. Si donc vous n’avez rien à me notifier de pluspalpitant je vous conjure de vouloir bien disparaître.

La vieille, comprenant qu’elle allait être jetée dans la rue etqu’avec un tel homme il ne fallait pas compter exclusivement surdes effets pathétiques, prit le parti de se déclarer.

– Monsieur, gémit-elle, rendez-moi ma fille ! C’est laseule consolation de mes vieux jours. Vous n’avez pas le droit deséparer une mère de son enfant. Elle doit être cachée dans votremaison, puisqu’elle n’a pas d’argent pour vivre à l’hôtel… MonDieu, je n’y verrais pas encore trop de mal si ce cher trésor avaittrouvé une bonne amitié. Je vois bien que vous êtesun brave et honnête monsieur qui savez vivre, et vous ne voudriezfaire de tort à personne, n’est-ce pas ? Seulement,voyez-vous, c’est une enfant qui n’a pas d’expérience et rien neremplace les conseils d’une tendre mère. Le ciel m’est témoin queje l’ai élevée saintement !… Vous ne voudriez pas la tromper,vous êtes trop consciencieux pour ça, je vois bien que vous êtes unpeintre loyal. Et puis, on peut toujours s’entendre, quand on estdes personnes bien. Moi, voyez-vous, Monsieur, j’ai connul’adversité, mais vous comprenez que je ne suis pas la premièrevenue. Oh ! j’ai une belle naissance, allez ! On voitbien que je ne suis pas une femme du peuple. J’ai du savoir-vivreet des manières comme il faut. Le malheur a voulu que j’aie épouséun homme indigne de moi, qui a fait le deuil de ma vie et qui m’acouronnée d’épines. Mais tout le monde pourra vous dire que j’ainoblement supporté l’infortune. Je n’ai rien à me reprocher, j’aitoujours marché droit et j’ai donné le bon exemple à mai fille…

Tenez ! ajouta-t-elle, transportée soudain et comme unefemme qui ne résiste plus à son cœur, en ouvrant les bras àPélopidas qui recula terrifié, si vous vouliez nous serions siheureux ensemble ! On ne se séparerait plus, je viendraisvivre auprès de vous avec mon chéri et ce seraitla famille du bon Dieu !

Le coup était direct et atteignit en plein le destinataire donttoutes les patiences furent au moment de chavirer. Cependant,l’oblation imprévue du père Chapuis, envisagé comme futur compagnond’une existence familiale, raviva une minute sa gaîté.

– En effet, dit-il, gravement, c’est un avenir. Ce chéridont vous me parlez, c’est sans doute le joli garçon qui était iciavant-hier ? Je vous fais mon compliment ; vous avez bongoût pour une femme comme il faut et vous êtes parfaitementassortis. Il vous roule à coups de bottes, n’est-ce pas ?

– Oh ! Monsieur, pouvez-vous dire ? Un si noblecœur et qui aime tant notre chèreClotilde !

– Oui, et qui voudrait bien coucher avec, hein ?pendant que la vertueuse mère tiendrait la chandelle… Ah !vieille sorcière, cria-t-il, enfin déchaîné, vous êtes venue pouressayer de me vendre votre fille que vous avez peut-être voléeautrefois, car il n’est pas croyable qu’elle soit jamais sortie devotre paillasse à vermine. Ce serait à déconcerter le tonnerre deDieu ! Et vous espérez me carotter de l’argent, pasvrai ? ma belle. Vous avez fait ce joli calcul avec votrevoyou, que la pauvre fille était devenue ma maîtresse et qu’onpourrait me taper à volonté en me faisant des scènes à domicile.Vous me prenez donc pour un conscrit !… Écoutez-moi bien, unebonne fois pour toutes. Je ne vais pas perdre mon temps à vousexpliquer que Mlle Clotilde n’est et ne doit êtrepour moi qu’une amie. Vous ne comprendriez jamais qu’une jeunefille élevée par vous puisse être autre chose qu’une putain. Maiscomme vous croyez avoir des droits sur elle, ce qui est vraimentbien drôle, je vous avertis, dans votre intérêt, qu’il n’y a rien àfaire avec moi, rien de rien, et que je ne suis pas de ceux qui selaissent embêter. Votre fille ira vous voir, si elle veut, ça laregarde. Pour moi, je vous dé-fends de remettreles pieds ici. Mon atelier n’est pas un salon de roulures et je nesuis pas patient tous les jours. Quant à votre salaud, je l’engageà se tenir tranquille, s’il tient à sa carcasse. Maintenant, assezcausé. Foutez le camp et tâchez de filer raide, sinon je vous faisramasser par les sergots. Allons, houp !

La porte se referma et la femelle d’Isidore, transféréemagiquement sur l’asphalte, s’enfuit, larmoyante et enragée, maiscomblée d’une crainte salutaire par ce diable d’homme dont la voixsonnait comme les cymbales de Josaphat.

XXII

À dater de ce jour, une grande douceur tomba sur Clotilde. Savie coula comme une jolie rivière sans cascatelles ni tourbillons.Elle accepta la paix, du même cœur qu’elle avait accepté lestourments, avec la volonté tranquille et forte de ne pas se laisserravir son trésor. Ce bonheur ne dût-il être qu’une simple trêve,elle voulut en jouir pleinement et s’approvisionner au moins decourage en vue des tribulations ultérieures.

Elle passait, chaque jour, quelques heures à l’atelier deGacougnol qu’elle émerveillait de plus en plus et qui avaitentrepris, avec un zèle incroyable, son éducation. La pose dela Sainte Philomène n’avait pu se prolonger audelà de quelques séances, mais il déploya du génie pour donner àcette compagne charmante l’illusion d’être indispensable.

Il eut l’originalité de l’utiliser en qualitéde lectrice, pendant qu’il travaillait à sonchevalet, sous le prétexte linéamentaire que les vers de VictorHugo ou la prose de Barbey d’Aurevilly soutenaient son inspiration,comme s’il avait entendu les plus suggestives mélodies de Chopin oude Beethoven.

Étant, ainsi que la plupart des méridionaux cultivés, un assezbon virtuose de lecture, il en profitait pour lui apprendre cet artdifficile, si profondément méprisé par les gazouillards de laComédie-Française et les liquidateurs de diphtongues duConservatoire, – lui révélant de la sorte les plus hautes créationslittéraires, en même temps qu’il lui donnait le secret d’enexprimer la substance : – Le sublime et la manière de s’enservir ! disait-il.

Un jour qu’il lui avait fait lireentièrement Britannicus, édulcorant, par defréquentes interruptions, l’effrayant ennui de ce chef-d’œuvre, illa conduisit au Théâtre Français, où l’on jouait précisément latragédie dont elle bourdonnait encore.

À l’extrême stupéfaction de son écolière, il lui fit remarquerque pas un seul vers du poète, pas un seul motn’est prononcé, mais que les comédiens fameux,nourris dans les gueuloirs de la tradition, juxtaposent au texteune espèce de contre-point déclamatoire, absolument étranger, quine laisse pas transparaître un atome du poème vivant qu’ils ont laprétention d’interpréter.

Il lui montra de quelle manière le public, enlevé au troisièmeciel de la Rengaine et hypnotisé par les mots de« diction », de « syntaxe phonétique »,d’« intonations émotionnelles », etc., comme par desbouchons de carafe, croit sincèrement entendre du Racine que lesacteurs, encore plus sincères, croient lui débiter.

Ce peintre singulier découvrit alors en lui-même de miraculeusesfacultés pédagogiques auparavant insoupçonnées. Il savait à peuprès un assez grand nombre de choses, mais lorsque sa clergie étaiten défaut, les lucides explications qu’il offrait de son ignoranceparaissaient plus profitables que l’objet même dont il s’avouaitindigent.

Il disait, par exemple, n’avoir jamais rien compris à ce qu’onest convenu d’appeler la philosophie, n’ayant pu arriver à lapréalable conception du toupet des cuistres qui osent tenter lamise en équilibre des conjectures sur les hypothèses et desinductions sur les postulats. À ce propos, il se répandait enmalédictions contre l’Allemagne, qu’il accusait avec justiced’avoir, de son lourd esprit domestique, attenté au bon sens desraces latines éternellement désignées, malgré tout, pour ladomination sur cette racaille.

– Laissez-moi donc tranquille ! criait-il à Clotildequi ne le tourmentait guère pourtant, il n’y a que deuxphilosophies, si on tient absolument à ce mot ignoble laspéculative chrétienne, c’est-à-dire la théologie du Pape, et latorcheculative. L’une pour le midi, l’autre pour le nord.Voulez-vous que je vous fasse en deux mots cette histoire dedégoûtation ? Avant votre Luther, on n’était pas déjà tropbrillant dans le monde germanique. Quand jedis votre, j’entends le Luther de cette nationcrapuleuse. C’était une ingouvernable pétaudière de cinq ou sixcents États dont chacun représentait un grouillis de cabochesobscures, imperméables à la lumière, dont les descendants nepeuvent être orientés ou disciplinés qu’à coups de trique.L’autorité spirituelle était là-dessus comme l’abeille sur lefumier. Luther eut cet avantage suprême d’être le Salaud attendupar les patriarches de la gueuserie septentrionale. Il incarnait àravir la bestialité, l’inintelligence des choses profondes et lecroupissant orgueil de tous les buveurs de pissat de vache. Il futadoré, naturellement, et tout le nord de l’Europe s’empressad’oublier la Mère Église pour aller dans les fientes de cemarcassin. Le mouvement continue depuis bientôt quatre siècles etla philosophie allemande, exactement qualifiée par moi tout àl’heure, est la plus copieuse ordure tombée du protestantisme. Çase nomme l’esprit d’examen, ça s’attrape avant de naître, aussibien que la syphilis, et il se trouve de petits français assezengendrés au-dessous des dépotoirs pour écrire que c’est tout àfait supérieur à l’intuition de notre génie national.

Cette méthode abréviative convenait admirablement à la droite etrapide intelligence de la jeune femme qui s’assimilaitsur-le-champ, et de la manière la plus heureuse, toutes les notionsessentielles, qu’elles fussent transcendantes ou élémentaires. Ensomme, le touchant Pélopidas lui donnait de véritables aliments,malgré le désordre parfois héroïque des aperçus.

La science conférée par ce maître était pour elle comme du painboulangé par quelque mitron somnambule, dans lequel il y aurait eudes pierres, des clous, du papier, des rognures de pantalon, desbouts de ficelle, des tuyaux de pipe, des arêtes de poisson et depattes de scarabée, – mais, tout de même, du vrai pain de fromentqui la fortifiait.

– Qu’est-ce que le Moyen Âge ? lui demanda-t-elle unefois, après la lecture d’un fameux sonnet de Paul Verlaine.

Ce jour-là, Gacougnol sortit de lui-même et fut magnifique. Ilse leva de son tabouret, déposa sa palette, ses pinceaux, sonbrûle-gueule, tout ce qui peut empêcher un homme de se mettre audiapason du sublime et, debout au milieu de l’atelier, prononça cesparoles dignes du grand marquis de Valdegamas :

– Le Moyen Âge, mon enfant, c’était une immense églisecomme on n’en verra plus jusqu’à ce que Dieu revienne sur terre, –un lieu de prières aussi vaste que tout l’Occident et bâti sur dixsiècles d’extase qui font penser aux Dix Commandements duSabaoth ! C’était l’agenouillement universel dans l’adorationou dans la terreur. Les blasphémateurs eux-mêmes et lessanguinaires étaient à genoux, parce qu’il n’y avait pas d’autreattitude en la présence du Crucifié redoutable qui devait jugertous les hommes… Au dehors, il n’y avait que les ténèbres pleinesde dragons et de cérémonies infernales. On était toujours à la Mortdu Christ et le soleil ne se montrait pas. Les pauvres gens descampagnes labouraient le sol en tremblant, comme s’ils avaientcraint d’éveiller les trépassés avant l’heure. Les chevaliers etleurs serviteurs de guerre chevauchaient silencieusement au loin,sur les horizons, dans le crépuscule. Tout le monde pleurait endemandant grâce. Quelquefois une rafale subite ouvrait les portes,poussant les sombres figures de l’extérieur jusqu’au fond dusanctuaire, dont tous les flambeaux s’éteignaient, et onn’entendait plus qu’un très long cri d’épouvante répercuté dans lesdeux mondes angéliques, en attendant que le Vicaire du Rédempteureût élevé ses terribles Mains conjuratrices. Les mille ans du MoyenÂge ont été la durée du grand deuil chrétien, de votre patronnesainte Clotilde à Christophe Colomb, qui emporta l’enthousiasme dela charité dans son cercueil, – car il n’y a que les Saints ou lesantagonistes des Saints capables de délimiter l’histoire.

Un jour, il y a beaucoup d’années, je fus le spectateur d’unedes grandes inondations de la Loire. J’étais très jeune, parconséquent imbécile et aussi peu croyant qu’on peut l’être, quandon est mordu par tous les scorpions de la fantaisie. J’avais voyagévingt-quatre heures dans ces joyeuses campagnes tourangelles,remplies alors des vibrations du tocsin. Aussi loin que mes regardspouvaient aller, sur tous les chemins et tous les sentiers, àtravers les vignobles et les bois, j’avais été le contemplateur dela panique d’une population au désespoir fuyant devant la grandefolle meurtrière qui avalait les villages, arrachait les ponts,charriait des pans de forêts, des montagnes de débris, des grangespleines de moissons, des troupeaux avec leurs étables, et tordaittous les obstacles en mugissant comme une armée d’hippopotames.Cela sous un ciel jaune et sanguinolent qui avait l’air d’un autrefleuve en colère et paraissait annoncer un supplémentd’extermination. J’arrivai enfin à une petite ville éperdue et jesuivis une foule pâle qui se ruait dans une église des tempsanciens, dont toutes les cloches sautaient à la fois.

Je n’oublierai jamais ce spectacle. Au milieu de la nef obscure,une vieille châsse en ruines, tirée de quelques dessous d’autel,avait été déposée par terre et huit brasiers rouges, allumés dansdes grilles ou des réchauds, l’éclairaient en guise de cierges auniveau du sol. Tout autour, des hommes, des femmes, des enfants, unpeuple entier prosterné, vautré sur les dalles et les mains jointesau-dessus des têtes, suppliaient le Saint dont les ossementsétaient là de les délivrer du fléau. La houle des gémissementsétait énorme et se renouvelait à chaque instant comme larespiration de la mer. Déjà fort ému par tout ce qui avait précédé,je me mis à pleurer et à prier en union de cœur avec cettemultitude et je connus alors, par les yeux de l’esprit et par lesoreilles de l’âme, ce qu’avait dû être le Moyen Âge !

Un recul soudain de mon imagination me transporta au milieu deces temps lointains où on ne s’interrompait de souffrir que pourimplorer. La scène que j’avais sous les yeux fut pour moi le typecertain de cent mille scènes identiques réparties sur trentegénérations malheureuses dont l’étonnante misère est à peinementionnée dans les histoires. Depuis Attila jusqu’aux incursionsmusulmanes et de la célèbre « fureur des Normands » à larage anglaise qui dura Cent ans, je calculai que des millionsd’infortunes s’étaient ainsi répandues partout devant les reliquessacrées des Martyrs ou des Confesseurs que l’on disait être lesseuls amis de l’indigent et du lamentable.

Nous autres, la canaille, nous sommes les fils de cette patiencemerveilleuse et lorsque, après Luther et sa séquelle deraisonneurs, nous reniâmes les grands Seigneurs du Paradis quiavaient consolé nos pères, il était juste que nous fussionsretranchés, comme des chiens, du banquet de poésie où furentconviées si longtemps les simples âmes. Car ces hommes d’oraison,ces ignorants, ces opprimés sans murmure que méprise notresuffisance d’idiots, portaient, dans leurs cœurs et dans leurscerveaux, la Jérusalem céleste. Ils traduisaient, comme ilspouvaient, leurs extases, dans la pierre des cathédrales, dans lesvitraux brûlants des chapelles, sur le vélin des livres d’heures ettout notre effort, quand nous avons un peu de génie, c’est deremonter à cette source lumineuse…

Marchenoir, qui est une espèce d’homme du Moyen Âge, vous diraitces choses beaucoup mieux que moi, Clotilde. Il a les sentiments etles pensées du onzième siècle et je me le représente très bien à lapremière Croisade, en compagnie de Pierre l’Ermite ou deGautier Sans avoir. Interrogez-le quelque jour.

On le voit, l’enseignement de Gacougnol était surtoutesthétique. Ayant découvert en son élève une appétenceextraordinaire du Beau en toutes choses, il portait là tout sonzèle et ne lui présentait jamais un autre objectif, assuré que cetesprit vierge, qui frémissait comme les libellules dans la lumière,comprendrait toujours ce qu’on écrirait pour lui sur le rayond’or.

La culture intellectuelle de la pauvre fille, bien entendu,était à peine rudimentaire. Elle avait reçu le degré d’instructiondes ouvrières les plus humbles et ce n’était pas le voisinage ducouple Isidore qui aurait pu la développer. Quelques misérablesromans de cabinet de lecture avaient été sa seule ressource et lagénéreuse nature avait fait le reste.

Conformément au vœu non exprimé de Gacougnol, un violent désird’augmenter son âme lui vint au contact du peintre et de ses amis,car il recevait à peu près exclusivement trois ou quatrepersonnages assez remarquables, parmi lesquels Marchenoir, etl’intérêt grandissant de ces visiteurs pour la nouvelle unité deleur groupe ne se dissimulait pas. Elle se voyait admise dans unmilieu rare que la seule présence de l’« Inquisiteur »illustrait à ses yeux prodigieusement.

Elle pria donc, dès les premiers jours, son maître enchanté delui procurer les manuels élémentaires qu’il lui fallait pourl’acquisition de l’orthographe, de la géographie et de l’histoiregénérale, – les trois connaissances, lui avait dit Marchenoir, quidoivent suffire, après le catéchisme, à une femme vraimentsupérieure, – et se mit au travail avec ardeur, donnant à l’étudetout le temps que ne lui demandait pas Gacougnol, qu’elle eutd’abord une peur naïve d’encombrer inutilement, Elle se trompait ence point. Il en était venu bientôt à ne plus pouvoir se passerd’elle et n’avait pas pris la peine de le lui cacher.

– Ma chère amie, avait-il répondu à une question pleined’inquiétude qu’elle lui posait le jour où, son rôle de modèleétant épuisé, il venait de la promouvoir à la supérieure onction delectrice, mettez-vous bien dans l’esprit que je suis un hommetenace et que je ne vais pas vous lâcher, à moins que ma société nevous dégoûte, ce qui est, hélas ! possible. Je ne me flattepas d’être toujours un compagnon ravissant. Mais si vous pouvez mesupporter, je vous affirme sur l’honneur que vous m’êtes beaucoupplus qu’utile.

D’abord, vous me lirez des livres que j’aime. Je les reverrai àtravers vous, ce qui ne sera pas médiocrement important pour moi,je vous prie de le croire, car vous avez le don presque inouï den’être pas une vulgaire. Et puis, quand même vous ne me rendriezaucun service positif, ayant une dénomination précise dans ledictionnaire, n’est-ce rien de me garder contre l’ennui de monexistence qui n’est pas très drôle ?… Je suis une espèce degrand homme raté, je le sais mieux que personne et je ne mel’envoie pas dire. Vous comprendrez mieux plus tard ce qu’il y ad’amertume dans cette parole…

J’ai donc besoin d’une dame de compagnie. Ça ne sefait pas, cette drôlerie. Raison de plus. J’ai passé ma vie àfaire, par choix, ce qui ne se faisait pas. Vous voyez donc quevous êtes à mon égard dans l’attitude la plus correcte.

Je suppose, d’ailleurs, ma pauvre petite, que vous avez prisvotre parti des suppositions ou des potins qui peuvent avoir lieu àGrenelle. Vous feriez n’importe quoi dans ma maison que votrerespectable mère et son digne compagnon ne diraient pas moins quevous êtes ma maîtresse. Je ne vous ai pas caché qu’elle était venueici, dès le premier jour, pour chercher dans mes draps de lit sadrachme perdue.

Tenez-vous donc en paix, ainsi que je vous l’ai déjà recommandé,et si j’ai l’honneur d’être pour vous une image plus ou moinscomique de la Providence, dites-vous bien que je reçois peut-êtrebeaucoup plus que je ne donne et ne me harcelez pas de vosscrupules.

La situation de Clotilde vis-à-vis de sa mère avait été régléele lendemain de la fameuse visite rappelée par Gacougnol. Sur sonconseil, elle avait écrit froidement sa résolution de vivre seuledésormais et sa volonté formelle de se dérober à toute entrevue,jusqu’au jour où le Chapuis aurait été irrévocablement congédié. Ledélicieux couple, évidemment déchiré par une ingratitude si noire,n’avait fait aucune réponse et la paix de la fugitive parut êtreassurée, de ce côté-là, pour un temps indéterminé.

XXIII

Les histoires vraisemblables ne méritent plus d’être racontées.Le naturalisme les a décriées au point de faire naître, chez tousles intellectuels, un besoin famélique d’hallucinationlittéraire.

Nul ne contestera que Gacougnol est un artiste impossible etClotilde une jeune personne comme on n’en voit pas. La pédagogie etle platonisme réciproque de leurs façons outragent évidemment lapsychologie publique. Marchenoir, depuis longtemps présenté, n’ajamais paru très plausible et les gens qui vont survenir ne serontque très difficilement estimés probables. Un tel récit, parconséquent, s’offre de lui-même, au suffrage des réfractaires, demoins en moins clairsemés, qui réclament le droit de pâture horsdes limites assignées par les législateurs de la Fiction.

Au mépris des molécules passionnelles, rien ne présageaitencore, après deux mois, que le protecteur et la protégée dussententrer bientôt dans les bras l’un de l’autre et coucher bonnementensemble.

Si Gacougnol avait des projets, il n’en soufflait mot et n’yfaisait pas la moindre allusion. De son côté, Clotilde flottait àplusieurs millions de lieues du soleil de la convoitise, comme unepetite lune blanche heureuse de refléter innocemment un peu delumière.

La décisive épreuve du bonheur était, d’ailleurs, complètement àson avantage et ne changeait rien à ses manières de brebisrespectueuse. Indifférente à l’étonnement qu’elle excitait dans lapension, elle allait, chaque matin, passer une heure à l’église desTernes, demandant à Dieu de lui conserver, quelque temps encore, satoison et de la remplir de courage pour les tontes futures dontelle avait le pressentiment. Car elle ne pouvait croire que l’étatactuel pût être autre chose qu’une halte rafraîchissante, qu’unefantaisie passagère de sa destinée qui s’interrompait un instant dela tourmenter, pour aiguiser à loisir ses jolis couteaux.

Elle se rappelait avec angoisse les paroles mystérieuses duMissionnaire qu’elle avait pris l’habitude de regarder comme unavertissement prophétique et qui semblaient annoncer des douleursextraordinaires, différentes, à coup sûr, des banales tribulationsde son passé.

– Quand vous serez dans les flammes, sedemandait-elle, que signifie cette parole et pourquoi le bon pèreme l’a-t-il dite ? Mon Dieu, vous savez que je n’ai pas lecœur d’une martyre et que j’ai très peur de ces flammes qui me sontpromises.

Elle se courbait alors, se faisait toute petite sous lessouffles embrasés du désert de feu qu’elle imaginait entre elle etle Paradis.

Elle se souvenait d’Ève aussi, de cette « Mère desvivants », que l’évêque des sauvages lui avait recommandé deprier avec ferveur, lui assurant que cette première des femmesétait sa vraie mère et qu’elle seule avait le pouvoir de lasecourir.

Voici donc sa prière d’enfant qui eût certainement effaré lesconfiseurs de litanies dans tous les laboratoires de la dévotionachalandée :

– Ma Mère bien-aimée, qui avez été trompée par le Serpentdans le beau Jardin, je Vous prie de me faire aimer la Ressemblancede Dieu qui est en moi, afin que je ne sois pas trop malheureusequand je me regarderai souffrir.

S’il y a quelque reptile dangereux dans mon voisinage,avertissez-moi par pitié. Mettez-lui sur la tête une couronne decharbons ardents pour que je le reconnaisse à force d’en avoirpeur.

Ne souffrez pas que je sois trompée à mon tour sur la qualitéd’une humble joie dont la nouveauté m’enivre et qui ne durerapeut-être pas autant de jours qu’il en faudrait pour medésaccoutumer de l’humiliation.

Je sais bien, pauvre Mère, qu’on ne Vous aime pas beaucoup dansce monde que Votre Curiosité a perdu et je me désole en songeantque Votre Nom magnifique est si rarement invoqué.

On oublie que Vous avez dû porter à l’avance tous les repentirsde l’Humanité et que c’est une chose épouvantable d’avoir tantd’enfants ingrats…

Mais depuis que Vous me fûtes montrée par le bon vieillard, jeVous ai toujours parlé avec affection et j’ai senti Votre compagniedans les heures les plus douloureuses.

Je me rappelle qu’en mon sommeil Vous me preniez par la main etqu’on allait ensemble dans un pays admirable où les lions et lesrossignols périssaient de mélancolie.

Vous me disiez que c’était le Jardin perdu, et Vos grandeslarmes, qui ressemblaient à de la lumière, étaient si pesantesqu’elles m’écrasaient en tombant sur moi.

Cela me consolait, pourtant, et je m’éveillais en mesentant vivre. M’abandonnerez-Vous aujourd’hui, parceque d’autres ont eu pitié de Votre enfant ?…

Certes, les dévotes bourgeoises du quartier devaient former desingulières et malveillantes conjectures à l’aspect de cetteinconnue qui ne parlait jamais à personne et qui ressemblait si peuaux poulardes édifiantes qu’on voit ordinairement picorer dans lessacristies.

Elle n’était pas encombrante, cependant, et ne cherchait guèrel’attention. Mais il jaillissait de sa jolie face immobile unecandeur offensive qui bousculait les consciences. Elle avaitl’originalité de prier, les bras croisés, à la manière des matelotsou des galériens, ce qui laissait à découvert son visage entier, oùl’on voyait l’enthousiasme religieux promener sa torche.

Elle était alors si charmante et parfois si belle que les cinqou six paroissiennes effeuillées qui la voyaient à la même placetous les jours adoptèrent charitablement l’hypothèse explicatived’une « cocotte andalouse et superstitieuse ».

Clotilde ignora profondément cette popularité. Elle venait voirses pensées devant le Saint Sacrement, comme les enfants du peuplevont voir passer les soldats, – rapportant à l’atelier dePélopidas, aussi bien qu’à la nourricière pension Séchoir, une âmesouple et retrempée dans son propre éclair, non moins difficile àrompre que ces sublimes épées mozarabes forgées sous le Magnanime,avec lesquelles on pouvait étrangler un taureau des Asturies.

XXIV

Marchenoir avait beau être l’ami de Gacougnol, une intimitévéritable n’avait jamais pu exister entre eux. Leurs relations,quoique très cordiales, n’avaient pas la bonne estampille. Ils negravitaient pas harmoniquement.

Les allures de Soldat-Prêtre ou de Chevalier Teutonique de cetécrivain sans merci, que Pélopidas appelait le « grandInquisiteur de France », plaisaient sans doute à l’imaginationd’un artiste aussi fortement épris du Moyen Âge. Il avait mêmeépousé la plupart de ses idées avec enthousiasme et le défendaitgénéreusement lorsqu’on attaquait devant lui sa réputation.

Mais l’esprit de vagabondage esthétique et de fantaisieperpétuelle de l’excellent peintre était opprimé par l’absolu quise dégageait sans cesse du rectangulaire Marchenoir. Ce pétrisseurdes autres n’avait jamais été pétri par personne, malgré certainesinfluences qui avaient autrefois paru l’égarer, et on était sûr dele trouver toujours à la même place, ayant son vrai centre audehors de toutes les circonférences.

Au fond, il intéressait surtout Gacougnol parce qu’il neressemblait à aucun autre et qu’une effroyable injustice avaitbassement écarté de lui l’attention des contemporains. Mais il yavait trop peu de retour, l’éloquent réfractaire n’ayant jamaispris au sérieux les élucubrations multiformes de ce paternel bonenfant.

Heureusement, un troisième personnage déterminait entre eux leparfait équilibre sentimental. Personnage plus qu’étrange,celui-là, et qu’il n’était pas facile d’expliquer.

Léopold, – on ne le connaissait pas sous un autre nom, –pratiquait l’art oublié de l’Enluminure et ressemblait à uncorsaire. On ne savait rien de son passé, sinon qu’il avait faitpartie d’une malheureuse expédition africaine où deux cents hommesavaient été massacrés aux environs du Tanganika et dont il avaitramené les misérables débris à travers quatre cents lieues depérils mortels et de privations au-dessus des forces de l’homme. Ilen avait même gardé une espèce de lividité douloureuse quidescendait jusqu’à la nuance des fantômes, quand une émotionviolente précisait sa physionomie.

La manière dont il parlait de ce pèlerinage d’agonie et aussicertaines expressions vagues donnaient à penser que ce casse-couprivilégié s’était précipité volontairement aux plus sombresaventures, moins encore pour échapper à la platitude contemporainequi l’exaspérait, que dans l’espoir de se dérober à lui-même.

Malheur ou crime, on pouvait tout supposer à l’origine desvicissitudes connues de cette existence hermétique. S’il n’avaitpas laissé sa peau dans les brousses del’Afrique centrale, c’est qu’il y avait autour de lui des hommes àsauver et que, sa nature de chef parlant d’une voix plus haute quele désespoir actuel ou le désespoir antérieur, il s’était traînélui-même par les cheveux à la délivrance, en même temps qu’il ytraînait ses compagnons.

Chacun de ses gestes écrivait lemot Volonté sur la rétine du spectateur. Suivantl’expression superbe d’un romancier populaire, auteur de quarantevolumes, qui ne rencontra jamais que ce seul trait, « c’étaitun de ces hommes qui ont toujours l’air d’avoir les mains pleinesdu toupet de l’occasion ». En le voyant, on pensait à cesflibustiers légendaires du Honduras qui épouvantaient une flotteespagnole avec trois chaloupes.

De taille moyenne, sa maigreur nerveuse le faisait paraîtregrand. Les membres attachés finement jouaient avec souplesse et legeste avait, par moments, une rapidité fougueuse d’autant plusinquiétante que les moindres fibres avaient l’air de lui galoperjusqu’au bout des doigts, cependant que tous les musclesobservaient une formidable consigne. On sentait que ces longuesmains d’étrangleur pouvaient être le réceptacle soudain de l’hommeentier accoutumé à y projeter toute sa puissance, et qu’à uneépoque elles avaient dû se crisper terriblement autour d’une armequelconque de pirate ou de chevalier. C’était un perpétuelfrémissant autour de qui la fureur semblait toujours voltiger.

Quand il entrait quelque part etdisait : Bonjour, de sa voix claire, le plusamicalement du monde, en promenant autour de lui ses calmes yeux dubleu le plus pâle, on croyait presque entendre « Que personnene sorte » ou « Feu sur qui bouge », et lorsqu’ilprenait un cocher qu’il avait l’instinct de choisir aussipatibulaire que possible, dans l’espoir toujours déçu d’uneinsolence à rémunérer, le pauvre diable tremblant croyait traînerdans son char toute l’autorité répressive des potentats. L’ambitionde réduire en esclavage cette classe de citoyens était presque untrait de son caractère.

Aucun téméraire aliéné par la passion la plus déchaînée n’auraitpu se désintéresser plus complètement des conséquences de ses actesque ne le faisait, à l’état placide, cet énigmatique Léopold, avecun bonheur qui n’avait jamais été démenti.

On ne savait pas ce que cet homme avait dans le cœur.

Un jour, Gacougnol, au comble de la stupéfaction, avait vupasser, comme un projectile, une voiture emportée par deux chevauxenragés que sabrait à coups de manche de fouet un effervescentAutomédon, debout au-devant du siège, pendant que son ami,commodément installé sur la banquette et aussi froid que l’ennuimême, regardait fuir la multitude. Au risque d’écraser dixpersonnes, il avait fait passer dans le ventre du premier cochervenu tous les démons de sa volonté, invinciblement résolu à ne pasmanquer un train pour Versailles dont le départ était imminent, –tour de force dangereux que l’énormité de la course rendait à peuprès impossible. Il eut la chance inouïe de ne tuer personne,d’échapper à tout embargo des agents protecteurs de la voiepublique et de pouvoir sauter dans le train, non sans avoirbousculé divers employés, une seconde après qu’il venait de semettre en marche.

On ne pouvait pas dire qu’il fût beau. Quelquefois on l’auraitcru décroché de quelque potence. La ligne impérieuse du nezaquilin, dont les ailes battaient continuellement, ne tempérait pasla dure expression des yeux et la bouche toujours fermée, toujoursserrée en dedans, jusqu’à l’inclusion des lèvres, était inflexible.Le front très noble, cependant, méritait bien de dominer sur cetteface de commandement qui avait l’air d’appeler la foudre.

Une telle physionomie, fascinante par l’intensité, devaitimpressionner sûrement les âmes de moindre énergie et il se disaitautour de lui que les femmes ne résistaient guère à ce victorieuxincapable d’attendrissement ou d’imploration.

Ce qui confondait, par exemple, c’était qu’un art aussipacifique et méticuleux que l’Enluminure pût être l’occupation d’untel forban disponible, à qui Marchenoir avait adapté le mot del’historien Mathieu sur le Téméraire : « Celuy qui héritade son lit dut le bailler pour faire dormir, puisqu’un Prince de sigrande inquiétude avait bien pu y sommeiller. » Le contrastesaisissait à ce point qu’il fallait réitérer l’assertion quand onprésentait Léopold à des étrangers.

Or, il n’était pas seulement un enlumineur, il était lerénovateur de l’enluminure et l’un des plus incontestables artistesmodernes.

Il racontait qu’ayant fait, dans sa première jeunesse, d’assezfortes études de dessin, cette vocation singulière lui fut révéléebeaucoup plus tard, lorsqu’au retour de ses expéditions et sonpatrimoine ayant disparu, la misère la plus impérieuse lecontraignit à chercher quelque moyen de gagner sa vie.

À toutes les époques, cet homme d’action, enchaîné sur le grilde ses facultés, avait machinalement essayé de les décevoir parl’application de sa main à des ornementations hétéroclites, dont ilsurchargeait, en ses heures de pesant loisir, les billets d’unlaconisme surprenant qu’il écrivait à ses amis ou sesmaîtresses.

On montrait de lui des messages de trois mots notifiant desrendez-vous, dans lesquels l’amplification amoureuse étaitremplacée par une broussaille d’arabesques, de feuillagesimpossibles, d’enroulements inextricables, de figures monstrueusesinsolitement coloriées où les quelques syllabes exprimant son bonplaisir s’imposaient rudement à l’œil en onciales carlovingiennesou caractères anglo-saxons, les deux écritures les plus énergiquesdepuis la rectiligne capitale des éphémérides consulaires.

Un mépris gothique pour toutes les manigances contemporaines luiavait donné le besoin, le goût passionné de ces formes vénérablesdans lesquelles il faisait entrer sa pensée, comme il aurait faitentrer ses membres dans une armure.

Peu à peu la lettre ornée lui avait inspiré l’ambition de lalettrine historiée, puis de la miniature détachée dutexte, avec toutes ses conséquences, – conformément à laprogression de cet art primordial et générateur des autres arts,commençant à la pauvre transcription des moines mérovingiens pouraboutir, après une demi-douzaine de siècles, à Van Eyck, Cimabue etOrcagna, qui continuèrent sur la toile, avec des couleurs plusmatérielles dont la Renaissance allait abuser, les traditionsesthétiques du spirituel Moyen Âge.

Son habileté devint prodigieuse aussitôt qu’il eut décidé d’entirer parti, et il apparut un artiste merveilleux, de l’originalitéla plus imprévue. Il avait étudié avec soin et consultait sanscesse les monuments adorables conservés à la Bibliothèque Nationaleou aux Archives, tels que les évangéliaires de Charlemagne, deCharles le Chauve, de Lothaire, le psautier de saint Louis, lesacramentaire de Drogon de Metz, les célèbres livres d’heures deRené d’Anjou, d’Anne de Bretagne et les miniatures sublimes deJehan Fouquet, peintre attitré de Louis XI.

Il avait fait presque des bassesses pour obtenir de l’ignobleduc d’Aumale, trente fois millionnaire, l’autorisation de copiergratuitement quelques scènes bibliques et quelques paysages dansles Heures magnifiques du frère de Charles V, possédées indûmentpar le crasseux académicien de Chantilly.

Enfin, un jour, il avait accompli le coûteux pèlerinage deVenise, uniquement pour y étudier ce miraculeux bréviaire deGrimani, auquel Memling passe pour avoir collaboré et donts’inspira Dürer.

Toutefois, il ne reproduisait jamais, ne fût-ce que parfragments juxtaposés, l’œuvre de ses devanciers du Moyen Âge. Sescompositions, toujours étranges et inattendues, qu’elles fussentflamandes, irlandaises, byzantines ou même slaves, étaient bien àlui et n’avaient d’autre style que le sien, le « styleLéopold », comme l’avait dit exactement Barbey d’Aurevilly,dans un feuilleton extraordinaire qui commença la réputation del’enlumineur.

Dédaigneux des chloroses de l’aquarelle, son unique procédéconsistait à peindre à la gouache, en pleine pâte, en exaspérant laviolence de ses reliefs de couleur par l’application d’un certainvernis dont il était l’inventeur et qu’il ne livrait à l’analyse depersonne.

Ses enluminures, par conséquent, avaient l’éclat et laconsistance lumineuse des émaux. C’était une fête pour les yeux, enmême temps qu’un ferment puissant de rêveries pour les imaginationscapables de faire reculer la croupe de la Chimère et de réintégrerles siècles défunts.

Cet individu extraordinaire, ami ancien de Pélopidas, étaitpassionné pour Marchenoir, qu’il consultait souvent et dont ilaccueillait avec une sorte de vénération les moindres avis. Il eûtété dangereux d’en parler irrespectueusement devant lui, et ilavait l’originalité sans exemple de considérer comme un outragetoute commande, quelque avantageuse qu’elle fût, qui n’était pasfaite par un admirateur déclaré de ce proscrit. On racontait lesscènes les plus bizarres. Gacougnol, exceptionnellement jugé digne,ne l’avait connu que par lui.

L’occasion peu banale de la première entrevue de Léopold et deMarchenoir avait été, quelques années auparavant, un article derevue où le critique redoutable réclamait, au nom des bourgeois,les supplices les plus rigoureux pour ce Léopold, qui menaçait deressusciter un art défunt dont les gens d’affaires n’avaient jamaisentendu parler. Cet art qu’on devait croire emmailloté dans lescryptes du Moyen Âge, allait-il donc vraiment renaître parl’insolente volonté d’un homme étranger aux acquisitions moderneset s’ajouter aux autres chimères dont les va-nu-pieds del’enthousiasme ont la sottise de se prévaloir ? L’urgenced’une répression étant manifeste, Marchenoir énumérait, avec laprécision d’un charcutier de Diarbekir ou de Samarcande, lessuperfins et précieux tourments supposés capables d’étancher lavindicte boutiquière et de faire équilibre à l’énormité del’attentat.

Cette sorte d’ironie si souvent pratiquée par le pamphlétaireallait à un tel point d’exaspération et de frénésie, finissait pardevenir une spirale si furieuse de sarcasmes, de contumélies, degrincements, que Léopold, jusqu’alors assez peu frotté delittérature, eut comme une révélation de la puissance des motshumains.

Il se persuada que l’art de son étrange défenseur correspondaitmystérieusement au sien. La violente couleur de l’écrivain, sabarbarie cauteleuse et alambiquée ; l’insistance giratoire,l’enroulement têtu de certaines images cruelles revenant avecobstination sur elles-mêmes comme les convolvulacées ;l’audace inouïe de cette forme, nombreuse autant qu’une horde et sirapide, quoique pesamment armée ; le tumulte sage de cevocabulaire panaché de flammes et de cendres ainsi que le Vésuveaux derniers jours de Pompéi, balafré d’or, incrusté, crénelé,denticulé de gemmes antiques, à la façon d’une châsse demartyr ; mais surtout l’élargissement prodigieux qu’un pareilstyle conférait soudain à la moins ambitieuse des thèses, aupostulat le plus infime et le plus acclimaté ; – tout celaparut à Léopold un miroir magique où bientôt il se déchiffralui-même, avec le hoquet de l’admiration.

– Vous êtes un enlumineur beaucoup plus fort que moi,avait-il dit simplement à Marchenoir, et je sollicite vosconseils.

– Pourquoi pas ? avait répondu celui-ci. Ne suis-jepas le contemporain des derniers hommes du Bas-Empire ?

XXV

Et il s’était expliqué :

– On oublie toujours que le Moyen Âge a duré mille ans. DeClovis et d’Anastase jusqu’au Christophore, en passant par Jeanned’Arc et le dernier Constantin, la mesure est pleine. Milleans ! N’est-ce pas inintelligible ?

Quand on nous dit que le soleil est quatorze cent mille foisplus gros que la terre et qu’un gouffre de trente-huit millions delieues nous en sépare, ces chiffres nous paraissent absolumentdénués de sens. Même observation pour la durée de telle ou tellepériode historique. L’homme est si surnaturel que ce qu’il réalisele moins, ce sont les notions de temps et d’espace.

Dix siècles ! cent soixante papes, six cents rois ouempereurs, sans compter les princes barbares, trente ou quarantedynasties et à peu près autant de révolutions qu’il y eut debatailles ! Allez donc vous y reconnaître, fussiez-vousarchange !

Massacres, dévastations, villes en feu, villes en prière,populations suspendues à la frange de la robe des thaumaturges,carillons et tocsins, pestes et famines, interdits et tremblements,cyclones d’enthousiasme et trombes d’épouvante ; pas de halte,même sous les pieds des trônes, nul refuge certain, même dans laMaison de Dieu ! Les Saints, il est vrai, poussent dans lesruines et font ce qu’ils peuvent pour que « ces jours soientabrégés », mais ce sont des jours de vingt-cinq ans,hélas ! et il n’en faut pas moins de quarante.

Carême sans exemple dont la durée, plus encore que la rigueur,met en désarroi la faculté de penser. On conçoit que certainsdésespérés demandent à Dieu si cette pénitence incomparable étaitsimplement pour aboutir aux alléluias dérisoires de la Renaissanceet à la vacherie chrétienne de ce dernier siècle !

Moi, Marchenoir, je ne puis former une pareille interpellation,puisque, comme je viens d’avoir l’honneur de vous le dire, je suisun contemporain des derniers hommes du Bas-Empire et, parconséquent, fort étranger à ce qui a suivi la ruine de Byzance. Ilme suffit de croire que tant de souffrances furent endurées pourque vînt un jour la merveilleuse passiflore du Moyen Âge qui s’estappelée Jeanne d’Arc, après laquelle, vraiment, le Moyen Âgepouvait bien mourir.

Il râla, cependant, jusqu’au Christophore qui devait le porteren terre et, seulement alors, l’abjecte modernité eut la permissiond’apparaître. Mais la prise de Constantinople est la grande lignede démarcation.

Le Moyen Âge sans Constantinople parut aussitôt comme un arbreimmense dont on aurait tranché les racines. Pensez que c’était leReliquaire du monde, l’œcuménique Châsse d’or, et que les ossementsdispersés de ses vieux Martyrs, où l’Esprit-Saint s’était reposéparmi tant d’ingrates générations, ont pu couvrir toutes les villesde l’Occident d’une lumineuse poussière !

Elle avait beau être schismatique et très perfide, polluéed’ignominies, ruisselante d’yeux crevés et de sang pourri, elleavait beau faire horreur aux Papes et aux Chevaliers, c’était,quand même, la porte de Jérusalem où les bons pécheurs avaient tousl’espoir de mourir d’amour. Une porte si belle qu’elle éblouissaitles chrétiens jusqu’en Bretagne, jusqu’au fond des golfesScandinaves ! Quelque chose enfin comme un soleil qui ne seserait jamais couché !

Dites-vous, Monsieur l’enlumineur, que les somptueusesapplications d’or qui font la gloire des missels du très vieuxtemps ne sont pas moins que le reflet de l’inimaginable Byzancedans le crépuscule de ces monastères de l’Irlande ou de la Gothie,autour desquels les loups affamés accompagnaient de leurshurlements le chant des moines implorant Dieu pour les pèlerins duSaint Tombeau. Ainsi parle Orderic Vital, qui fut un conteur d’uneingénuité sublime.

Depuis le jour où l’empereur Anastase avait affublé Clovis desinsignes de la dignité consulaire, il est bien certain que tout cequi pouvait avoir en Europe quelque vibration de poésie s’étaittourné vers cette Ville étrange, la seule aumonde que le déluge barbare n’eût pas engloutie.

Rome, cela va sans dire, demeurait toujours la Mère. C’était làque résidait le Geôlier de Béatitude qui tient les Clefs en samain, qui lie et qui délie. Oui, sans doute, mais ce Siège del’incontestable Primauté, à force d’outrages, avait perdu tout sondécor, tandis que de l’autre, la rivale de l’Éternelle, n’avait euqu’à étendre les mains, un peu au-dessus de ses imprenables murs,pour tirer à elle toute la magnificence du globe. Comment despeuples si jeunes auraient-ils pu se défendre contre cetteprostituée qui ensorcelait les califes ou les rois persans, et dontle mirage seul a fait sortir la Reine de l’Adriatique du sein deseaux ?

L’art de l’Enluminure, je l’ai déjà dit, fut une diffusionphotogénique de Byzance à travers l’âme rêveuse et mélancolique desOccidentaux ; le miroir à contre-jour, et miraculeusementadouci par une enfantine foi, de ses mosaïques, de ses pierreries,de ses palais, de ses dômes peints, de sa Corne d’Or, de saPropontide et de son ciel. Il fut, par excellence, l’Art du MoyenÂge et devait nécessairement finir avec lui. Lorsque Byzance devintl’auge à cochons des Musulmans, le prestige qui l’avait fait naîtres’évanouit et les rêveurs au désespoir tombèrent dans l’encreindélébile de Gutenberg ou dans l’huile épaisse desRenaissants.

Ce devait être la fin de tout pour un individu tel que moi etpour la demi-douzaine de maniaques dont je suis frère. Vous avezl’avantage d’être un de ceux-là, mon cher monsieur Léopold, et sivous m’avez compris, nous pouvons attendre le Jugement universel ennous serrant affectueusement la main.

XXVI

Grande soirée chez Gacougnol. À l’exception de Clotilde, il n’ya que des hommes. Une dizaine d’hommes, en comptant pour tel unserpent à moitié coupé, de l’espèce la plus venimeuse, lequel rampehabituellement dans les crachoirs de divers bureaux de rédaction,et que sa langue féroce a rendu célèbre. On ne le désigne que parle sobriquet diagnostique d’Apémantus. On lui a, autrefois, casséles reins à coups de canne et, depuis cette époque, il vaque à sesinsolences coutumières en traînant le râble, assez conforme à unecucurbite où se distilleraient de très sûrs poisons.

Réunion bizarre, si on peut dire avec profondeur que quelquechose soit bizarre. C’est la fantaisie de Gacougnol de grouperainsi, de temps en temps, les individus les plus disparates.

Qui n’admirerait, par exemple, dans le voisinage immédiat deLéopold et de Marchenoir, la cocasse enveloppe du vieux graveurKlatz, youtre crasseux et puant, mais irréparablement dénué degénie, dont le bafouillage apophtegmatique de brocanteur alsacienest apprécié comme un pharmaque sans rival contre toutes lesmélancolies ?

Il fut beau, dit-on. À quelle époque ? justes cieux !car on lui donnerait bien cent ans. La première fois qu’il estrencontré, on peut se croire en présence d’Ahasvérus. Sa barbelongue, dont le blanc terreux ferait peur à la cendre des os desmorts, paraît avoir traîné dix-neuf siècles sur tous les chemins ettous les tombeaux. Malgré leur vivacité apparente, les yeux sont silointains qu’un télescope, semble-t-il, serait expédient pour lesobserver. Peut-être, alors, qu’on découvrirait, – tout au fond, –la face morose du bon Titus regardant mourirJérusalem.

Assurément, de tels yeux durent ensorceler, autrefois, lesfilles folles de Tyr ou de Mésopotamie, qui venaient jouer de lacithare et du tympanon jusque sous les murs de l’imprenable tourd’Hippicos, pour la damnation du peuple de Dieu. Mais, depuis cestemps reculés, que de poussières ! que de pluies sur cespoussières ! que de vents brûlants ou glacés pour toutcalciner, tout disséminer, tout abolir !

Enfin, ce personnage, qui a toujours l’air de chercher l’Arched’alliance dérobée par les Philistins, quand il pénètre dans unlieu quelconque, doit réaliser, pour des ethnologues chenus, ledéfinitif résultat de la plus irréfutable sélection juive.

Le nez lévitique implique, à lui seul, nécessairement,le Veelle Schemotft, le Schofetim,le Schir-Haschirimou les Lamentations du Prophète, etla crasse de soixante générations vénérables que toutes les ruinesplanétaires ont saupoudrées, lui est acquise.

Zéphyrin Delumière n’est pas exclu. Ce mystagogue sans courrouxa très certainement oublié l’accueil disgracieux de Pélopidasraconté plus haut. La mémoire des images est inapte à retenir cequi n’est pas occulte. Celui-ci, d’ailleurs, se cramponne, depuisquelque temps, au bonhomme Klatz dont le remugle sémite le délecteet qui, par surcroît, lui infibule quelques mots hébreux.

Mais l’éclectisme de Gacougnol est attesté surtout par laprésence de Folantin, le peintre naturaliste et préalable dont lesuccès, longtemps captif, se déchaîne. On trouverait malaisémentune chose plus instructive que le calendrier de ses produits.

Après une série liminaire de petits paysages pisseux égratignésavec labeur dans des banlieues sans verdure ; après ledemi-triomphe d’un tableau de genre, où les amours indécises d’unjeune maçon et d’une brocheuse dessalée, au sein d’un garno, secoagulaient sous les yeux en mastic blafard, ainsi qu’un fromagevisité déjà ; Folantin, lassé de ne paraître point un penseur,s’avisa de répandre un peu de morale philosophique sur sesenduits.

On vit poindre alors, à l’inexprimable découragement deplusieurs fantoches de l’appui-main, la surprenante image d’un cocuen cassonade reconduisant, bougeoir en main, avec la plus froidepolitesse, un individu sébacé qu’il vient de surprendre, aprèsminuit, aux bras de sa femme. Cela s’appelait : Enménage !Mais la louange fut moindre que pour le garnodont la vogue, hélas ! périclitait, et il fallut trouver autrechose.

Changeant tout à fait son tube d’épaule, il peignit, décidément,un grand seigneur, un enfant de tous les preux dont il étudia letype chez un authentique gentilhomme qui s’est donné la fonction deramasser les bouts de cigares de la Poésie contemporaine sansparchemins.

L’optimate fut représenté, bien malgré lui, sur un bidet, lisantdes vers de vingt-cinq pieds. Or, il arriva, contre toute attentesublunaire, que ce portrait allégorique fut une manière de baschef-d’œuvre, et la noblesse de France, – la première du monde,jadis, – une fois de plus, se vérifia si charogne que le simulacreengendré par Folantin, confronté à l’original, procura quelquesinstants, l’hallucination de la force.

L’heureux peintre érigea son front parmi les étoiles et puts’annexer quelques disciples. Impossible de le nier. Si ennemiqu’on pût être de Folantin et de son odieuse peinture documentée àla manière d’un roman de la sotte école, son personnage avait unetenue équestre sur ce vase devenu comme un piédestal.

À partir de cet instant, le maître nouveau repoussa du pied leschâssis de faible étendue et se précipita aux vastes toiles.

On s’est bousculé autour de sa Messe noire etde ses Trappistes en prière, crépis énormes, léchotésau petit blaireau, qu’il faut scruter par centimètre carré, aumoyen d’une loupe de géologue ou de numismate, sans espoir deréaliser la vision béatifique d’un ensemble.

Le premier de ces engins paraît avoir été calculé pour le branleet pour le brandon d’une récente portée de bourgeois que démange laconvoitise des lubricités de l’enfer. L’habile homme, toutefois, secroyant, quand même, désigné pour instruire ses contemporains,c’est, en même temps, le prodige d’une sorte de jocrisseriepeinturière s’exaspérant jusqu’à devenir tourbillon, maistourbillon noir, combien fétide et profanant !

Les Trappistes en prière ont voulu être lecontre-pied, le rebrousse-poil de la précédente révélation.Folantin, dont la crête augmente et dont la moutarde s’affiche deplus en plus, tenait à montrer comment un artiste assez audacieuxpour baiser le croupion du Diable savait, en revanche, tripoterl’extase.

Folantin, tout à coup sorcier, découvrit leCatholicisme !

Clairvoyance peu récompensée. La vindicative bondieuserie deSaint-Sulpice, appelée en duel, lui passa son goupillon au traversdu cœur. Cette fois encore, pourtant, il bénéficia du renouveau decrédit que semblent avoir les préoccupations religieuses, auxapproches de la fin du siècle, et sa robe d’initiateur n’est pasdevenue l’humble veste qu’on aurait pu croire, après un telcoup.

La forme extérieure de ce pontife est analogue à celle d’un deces arbres très pauvres, noyers d’Amérique ou vernis du Japon, dontl’ombre est pâle et le fruit vénéneux ou illusoire. Il est fier,surtout, de ses mains qu’il juge extraordinaires, « des mainsde très maigre infante, aux doigts fluets et menus ». Tellessont ses amicales expressions, car il ne se veut aucun mal.

– Je me fais à moi-même, déclarait-il à un reporter,l’effet d’un chat courtois, très poli, presque aimable, maisnerveux, prêt à sortir ses griffes au moindre mot. Le chat paraîtêtre, en effet, sa bête, moins la grâce de ce félin.Il est capable de guetter indéfiniment sa proie, et même la proiedes autres, avec une douceur féroce que ne déconcerte nul outrage.Il accueille tout sur la pointe d’un demi-sourire figé, laissanttomber, de loin en loin, quelques minces phrases métalliques ettréfilées qui font, parfois, les auditeurs incertains d’écouter unêtre vivant.

Il est celui qui « ne s’emballe pas ». Le plidédaigneux de sa lèvre est acquis, pour l’éternité, à tout lyrisme,à tout enthousiasme, à toute véhémence du cœur, et sa plus visiblepassion est de paraître un fil de rasoir dans un torrent.

– Celui-là, c’est l’Envieux ! dit, un jour, avecprécision, Barbey d’Aurevilly qui l’assomma de ce mot.

Sa malignité, cependant, est circonspecte. Très soigneux de sarenommée, qu’il cultive en secret, comme un cactus frileux et rare,il ne néglige pas de prendre contact avec des journalistes qu’ilpense avoir le droit de mépriser ou avec certains confrères pleinsde candeur dont il subtilise les conceptions. On tient pour sûrel’histoire malpropre de cette esquisse de la Messenoire carottée pour quelques louis à un artiste mourantde misère, – ébauche superbe qu’il se hâta d’avilir de son pinceau,après avoir ignominieusement congédié le malheureux qui lui faisaitune telle aumône.

Il pourra paraître peu croyable que l’indépendant Gacougnolreçoive chez lui un personnage si fait pour l’exaspérer. Mais lebrave homme, on l’a vu, ne connaît que son bon plaisir et c’est àcoup sûr dans l’espoir de quelque conflit qu’il a réuni sous lemême toit des antagonismes si certains.

D’ailleurs, sans parler de Léopold, de Marchenoir ou delui-même, n’y a-t-il pas là Bohémond de L’Isle-de-France et LazareDruide, et l’excessive répulsion que peut inspirer un Folantin nedoit-elle pas être vingt fois contrebalancée par ces deux êtreslumineusement sympathiques ?

Le premier est connu de toute la terre, c’est-à-dire desquelques centaines de songeurs éparpillés pour qui chante un vraipoète, et c’est à peine si celui-ci, qu’on nomme parmi les plusgrands, chante pour lui-même. Persuadé que le silence est sa vraiepatrie, il emprunte volontiers le cri des aigles, parfois même lebarrissement d’un rhinocéros écorché, pour informer toutes lesétoiles qu’il est en exil.

Accoutré, pour la risée de la populace littéraire, d’un nomsublime dans lequel il meurt, tout son effort est de s’élancer horsde l’affreux monde où une Providence carnassière le claquemura.

On pourrait le comparer à un de ces diptères éblouissants,éclos, semble-t-il, dans le lit des fleuves de la lumière, qui seprécipitent jusqu’à en mourir, mais toujours frémissants du mêmeespoir, sur la vitre sans compassion qui les sépare de leur ciel.Un cloporte, sûrement, trouverait une autre issue. Lui ne lacherche même pas. Il s’acharne à l’évasion impossible, précisémentparce qu’il la sait impossible et que c’est sa loi den’entreprendre que ce qui est tout à fait déraisonnable.

On connaît sa haine d’archange pour le Bourgeois, la férocité detemplier qu’il tient en réserve pour les occasions de confondre ceRéprouvé honorable, ce « Tueur de cygnes », ainsi qu’ille qualifie, dont Satan même doit rougir dans son enfer. C’est aupoint qu’il ne paraît pas concevoir une autre manière de sesanctifier.

– Ah ! je suis forcé de subir ton voisinage, sedit-il, je suis condamné à entendre ta voix goujate, l’expressionridicule de tes idées basses, tes maximes d’avare et l’ignominiesententieuse de ta vomitive sagesse. Nous allons donc pouvoir rireun peu ! Tu ne sortiras pas de mon sarcasme !

Alors, il se fait, une minute, l’ami du bourgeois, son ami trèscher, son plus proche parent, son disciple, son admirateur.Affectueusement il l’invite à répandre son âme, à dérouler devantlui ses intestins, l’amène peu à peu aux aveux complets, puis,démasquant son étincelante armure, le transperce d’un motvengeur…

La raillerie blanche de ce collatéral des Dominations égaréesdescend, quelquefois, à une telle profondeur que les victimes nes’en aperçoivent même pas. N’importe, il lui suffit que cela soitenregistré par les Invisibles.

Encore un peintre, ce Lazare Druide qui l’accompagne, maisjusqu’à ce jour peu célèbre et aussi différent de Folantin qu’unencensoir balancé devant l’autel est différent d’un pot de moutardeanglaise dans la salle à manger d’un négociant.

Il est peintre, celui-là, comme on est lion ou requin,tremblement de terre ou déluge, parce qu’il est absolumentindispensable d’être ce que Dieu a voulu et pas autre chose.Seulement, il faudrait un peu plus que le langage des hommes pourexprimer combien Dieu a voulu qu’il fût peintre, lemalheureux ! car il semblait que tout en lui dût s’opposer àcette vocation.

Ah ! il peut faire tout ce qu’il voudra, il peut affolerd’admiration ou d’effroi une horde plus ou moins nombreused’intellectuels et de passionnés ; probablement même luiarrivera-t-il, un prochain jour, d’éclater sur la multitude parquelque trouvaille gigantesque ; – eh bien ! non, quandmême, ce n’est pas cela.

On peut se le représenter vagabond, chef de brigandsincendiaire, pirate sans merci, combattant des deux mains comme ceflibustier de cauchemar qui ne bondissait sur les galions deVera-Cruz ou de Maracaïbo qu’après avoir allumé une chandelle danschacune des boucles de ses interminables cheveux noirs. Il estencore plus facile de le rêver bonnement gardant des pourceaux sousles chênes de quelque vieux monastère, en un paysage de vitrail, etla tête coiffée du nimbe des saints bergers, car c’est une âmed’une simplicité adorable.

Mais la peinture, ou si on préfère, la syntaxe de la peinture,ses préceptes et ses méthodes, ses lois, ses canons, ses rubriques,ses dogmes, sa liturgie, sa tradition, rien de tout cela n’a jamaispu dépasser son seuil.

Au fait, ne serait-ce pas là une manière sublime de concevoir etde pratiquer l’art de peindre, analogue à l’évangélique perfectionqui consiste à se dépouiller de tout ?

On lui reproche, comme à Delacroix, l’indigence de son dessin etla frénésie de sa couleur. On lui reproche surtout d’exister, carvraiment il existe trop. Ceux de ses confrères dont l’imaginationest une source de colle ne s’expliquent pas un bouillon de vieaussi impétueux. Comment pourrait-il s’attarder à une exactituderigoureuse, même si elle était indispensable, dans l’exécution deses tableaux ? Ne voit-on pas qu’il risquerait de ne plusrattraper son âme qui galope toujours devant lui sur une cavalesans frein ?

Eh ! oui, justement, il n’a que cela, son âme, la plusgénéreuse et la plus princesse des âmes ! Il s’en empare, illa baigne, il la trempe dans un sujet digne d’elle et la jetteruisselante sur une toile. C’est tout son « métier »,cela, tout son procédé, tout son truc, mais c’est si puissant qu’onen crie, qu’on en pleure, qu’on en sanglote, qu’on en prend lafuite, en levant les bras !

N’a-t-on pas vu ce prodige se réaliser à l’exposition deson Andronic livré à la populace de Byzance ? Ilest impossible d’oublier une telle œuvre, quand on l’a vue,fallût-il traîner encore cent ans sa carcasse dans les saleschemins qui sont au-dessous du ciel !

Ce tableau, qui l’a fait connaître, est ainsi ordonnancé.L’horrible Andronic premier, bourreau de l’Empire, inopinément jetéà bas de son trône, est abandonné à la racaille de Constantinople.Et quelle racaille ! Toutes les écumes de laMéditerranée : bandits venus de Carthage, de Syracuse, deThessalonique, d’Alexandrie, d’Ascalon, de Césarée,d’Antioche ; matelots génois ou pisans ; aventurierscypriotes, crétois, arméniens, ciliciens et turcomans ; sansparler de ce grouillement barbare, de cette vase dangereuse duDanube qui empuantit la Grèce depuis le Bulgaroctone.

On a jeté le prince infâme dans ce chaos, dans cette cohueeffroyable, comme on jette un ver dans une fourmilière. On a dit aupeuple : – Voici ton empereur, mange-le, mais sois équitable.Il faut que chaque chien ait son lambeau. Et ce peuple immonde,exécuteur d’une justice qu’il ignore, désarticule et grignote sonempereur pendant trois jours.

Andronic, dit-on, souffrit en paix jusqu’à la fin, se bornant àsoupirer, de temps en temps : – Seigneur, ayez pitiéde moi, pourquoi froissez-vous encore un roseau déjàbrisé ?…

La misère de ce creveur d’yeux, parricide et sacrilège, est siprofonde et sa solitude si parfaite, qu’oncroirait vraiment qu’il assume, à la façon d’un Rédempteur,l’abomination de la multitude qui le déchire. Ce monstre est siseul qu’il ressemble à un Dieu qui meurt. Sa face pleine de sangoriente les outrages de tout un monde et il traîne la douleuruniverselle comme un manteau.

Puisse la racaille, quand son œuvre sera finie, emporter dansses yeux féroces l’éblouissement de ce soleil de tortures qui aétonné l’histoire ! Il fallait, sans doute, la sublimitépiaculaire d’une telle horreur pour que l’écroulement du vieilempire fût retardé trois cents ans.

Que dire d’un peintre capable de suggérer de tellespensées ? Et la suggestion est si forte, une fois de plus, sispontanée, si victorieuse, que le cadre, tout démesuré qu’il soit,éclate, et que le drame pantelant s’échappe, se déroule, ainsiqu’un dragon, sur les spectateurs épouvantés.

La physionomie de l’homme, très jeune encore, est tumultuaireautant que ses œuvres. Jamais un artiste n’a pu porter plus que luison art sur chacun des traits de son visage. On y peut lirel’enthousiasme continu, perpétuel, un enthousiasme comme il n’y ena plus ; la générosité merveilleuse, le zèle dévorant pour laBeauté où s’appareille à ses yeux la sainte Justice ;l’intuition d’éclair sur les somptuosités de la Douleur ; uneindignation de fleuve contre la sottise qui lui faitobstacle ; et tout cela en capitales hautes comme destours.

Aussi prompt et non moins sonore que les volcans, lorsqu’unmaroufle est irrespectueux, sa colère, immédiatement pathétique,s’élance, à la confusion du Philistin, des entrailles d’unepolitesse tellement exquise que le grand maître des cérémonies del’Escurial, comparé à lui, tombe sur-le-champ au niveau d’undébardeur.

XXVII

Le prétexte avoué de ce groupement insolite, de cetinvraisemblable synode machiné par le protecteur de Clotilde, étaitl’exhibition de Rollon Crozant, musicien brucolaque, fameux depuis,mais, à cette époque, besogneux encore d’être inventé.

L’intention réelle de Pélopidas était d’offrir à la jeune femmele rare divertissement d’une mêlée d’animaux féroces, triés par luiavec une sagacité de vénitien.

L’aimable créature, innocente de ce complot, ayant servi avecbeaucoup de grâce quelques rafraîchissements préliminaires etl’encens de plusieurs cigares parfumant déjà le tabernacle, Crozants’assit au piano, non sans avoir attentivement vérifié son lest,comme un voyageur installé pour toute la nuit dans un trainrapide.

Il chanta longtemps, d’une voix aussi souple que le corps d’unclown, on ne sait quelles traductions mélodiques de quelques-unsdes plus douloureux poèmes de Baudelaire. Il se montra le virtuosefrénétique et dépravant de la tristesse qui étouffe, du désespoirnoir, de la démence cuisinée par les démons. Il fit entendre descris de damnés, des plaintes de fantômes, des vagissements degoules. On ne sortit pas de la griffe des mauvais morts et de laplus basse peur. Incapable de débrouiller le spiritualisme chrétiendu haut poète qu’il croyait interpréter en lui supposant son âme,il paralysa bientôt un auditoire qui n’exigeait pourtant pas descataplasmes de népenthès.

En dépit de quelques rythmes de bravoure frappés avec unecertaine puissance, malgré même d’incontestables éclairs desimplicité, cette musique de vertige et de tétanos, qui devaitassurer à son producteur le suffrage de toutes les névrosescontemporaines, parut, ce soir-là, très puérile et, pour tout dire,la virtuosité du chanteur fit à quelques-uns l’effet d’uneacrobatie qui ne méritait pas de pardon.

La séance, d’ailleurs, à l’insu du ménestrel, ne s’était pasainsi prolongée sans quelques gloses. Folantin, perclus d’ennui,mais intéressé plus qu’un autre à ne laisser paraître aucuntrouble, avait exhalé à demi-voix, dans un accès de rage lucide, sapréférence d’une lecture silencieuse des Fleurs duMal au coin de son feu.

– Au coin de votre pot-au-feu, voulez-vous dire, avaitaussitôt rectifié Apémantus, qui feignit un instant l’admirationpour le roucouleur funèbre.

– Tout ça est chentil, disait à Delumière le vieux Klatz,en fouillant sa barbe vermineuse, mais ché né fois pas très pienpourquoi ce cheune homme fait te la mussique chez les prâfes chens.Chai connu autrefois un chôli carsson qui téterrait les catâfrestans les cimetières pour les mancher. Ah ! ah ! c’étaitpien plus trôle !

Le silencieux Léopold n’avait pas desserré les lèvres etMarchenoir avait fini par s’emparer d’un carton qu’il feuilletaitdans l’ombre de Gacougnol.

Celui-ci, exclusivement occupé d’observer Clotilde, regardaitpasser les navires de l’émotion sur ce visage limpide où sepeignirent successivement la surprise, l’effroi, la tristesse, ledégoût et, peu à peu, quelque chose qui ressemblait àl’humiliation.

Interrogée, elle lui répondit : – J’ai honte de lamort, tellement votre chanteur la profane et l’avilit.

Sur ce mot, le maître du lieu se leva et s’approchant dupiano :

– Mon cher Monsieur Crozant, dit-il, vous nous voyez àmoitié défunts, à force de joie. Vous devez avoir besoin de repos.Nous serions, d’ailleurs, ambitieux, je ne saurais vous le cacherplus longtemps, d’apprendre de votre bouche la genèse d’un artaussi extraordinaire que le vôtre. Je devine que vous tenez enréserve des explications peu banales.

– Ah ! oui, peu banales, vous pouvez le dire !s’écria aussitôt le musicien qui, évoluant sur le tabouret, rejetaen arrière, d’un mouvement de bélier, son abondantechevelure ; cligna des yeux trois ou quatre fois ; fitexécuter au petit doigt de sa main gauche une danse furieuse dansle vestibule probablement cérumineux de son oreille ; tira dela poche de son gilet une tabatière gallicane dans laquelle ilpuisa copieusement selon tous les rites, à la surprise desassistants alarmés de voir monter tant de poudre noire dans un nezsi jeune ; enfin se mit en posture pour un de ces prônesesthétiques dont il avait pris le besoin dans les caboulots duquartier latin, où il était regardé comme un beau parleur.

– J’ai été élevé, commença-t-il, sur les genoux deMme Sand… À ce moment, Bohémond deL’Isle-de-France, qui s’agitait sur sa chaise depuis une demi-heureen faisant des gestes inexplicables à son voisin Druide, et qui,par miracle, n’avait pas encore proféré un monosyllabe, se frappatout à coup le haut du front comme un Archimède qui vientd’enfanter.

– Tout s’explique ! déclara-t-il avec rondeur, ens’accompagnant d’un de ces redoutables sourires à demi gâteux dontil masque son visage de dieu Vulcain abandonné par ses cyclopes,quand un malicieux esprit l’aiguillonne. Tout s’éclaire !Monsieur Crozant a, sans doute, l’avantage d’être possédé dequelques démons ? Mes compliments bien sincères. Je ne connaisrien de tel pour faire passer le temps de la vie. Combien de foisn’ai-je pas rêvé d’être moi-même le domicile de plusieurs archangestombés autrefois du ciel, et d’aller ainsi par les grenouillères decette vallée, à la confusion d’une prêtraille morose qui paraîtavoir perdu le secret de leur pourchas !… La digne personnequi vous a élevé sur ses genoux, cher monsieur, dut encourager,cela va sans dire, vos premières tentatives de musiquenoire ?

– Oh ! n’en croyez rien, répondit l’autre, qui nesentait pas le repli de blague féroce. Bien au contraire, jepourrais montrer des lettres où elle me conseillait, par exemple,de rafraîchir le répertoire mélodique des premièrescommuniantes : – Mon bien-aimé ne paraît pas encore, – Letemps de la jeunesse passe comme une fleur, – C’en est donc faitadieu plaisirs volages, à moins que je ne préférasse travaillerdans les romances d’amour à l’usage des ouvrières pauvres dont lavertu est en péril, et qui ont besoin des consolations de lamusique.

Bohémond parut alors attendri, presque sur le point de verserdes larmes.

– Ah ! que la voilà bien ! comme c’estelle ! Quel cœur ! quel cerveau ! Non contented’avoir enrichi tous nos cabinets de lecture de La PetiteFadette, du Péché de Monsieur Antoine et decombien d’autres poèmes que les couturières ne pourront jamaisassez lire, elle voulut encore susciter à notre laborieuse patriele musicien qui convenait à cette littérature admirable ! Vousavez essayé, n’est-ce pas ?

– À contre-cœur, je l’avoue, et sans succès. Assurément, jen’avais pas le droit de mépriser les avis deMme Sand, en qui je voyais une âme jumelle de cetadorable Chopin qui fut sa dernière tendresse, mais un autresouffle me poussait. Il me fallait le fantastique, le macabre, lesténèbres denses, la peur verte, et j’ai compris de bonne heure queje ne devais pas répercuter autre chose que des hurlements dedamnation.

– Sans doute ! conclut Gacougnol, on fait ce qu’onpeut. Je vous en prie, mon cher Bohémond, ne retardez pas davantageMonsieur Crozant.

– Oh ! ce ne sera pas long, reprit celui-ci. Je n’ainommé l’illustre et le lucide écrivain, dans les jupes de qui jem’honore d’avoir passé une partie de mon enfance, que pourexpliquer précisément l’espèce de méthode qu’on peut entrevoir dansma fureur démoniaque. Monsieur de L’Isle-de-France a touché le vraipoint, quand il a parlé de possession. Je suis réellementun possédé. Mes hôtes habituels sont le démon desApparences lugubres, le démon des Inhumations équivoques et despoings rongés dans les tombeaux, le démon des Cryptes marécageuseset des Puits noirs, enfin le démon de la Panique, du Trac sansmesure et perpétuel que rien ne pourrait guérir.

– Il pourrait ajouter le diable de la Sottise !murmura Druide à l’oreille de Bohémond.

XXVIII

Cette manière d’être, moins rare qu’on ne l’imagine, est due,très certainement, à ce que je demande la permission de nommerla complicité des ambiances. Oui, Monsieur, insistal’orateur, s’adressant à Druide cabré soudain et dont les yeuxvenaient de s’ouvrir démesurément, je maintiens le mot. Nous sommesenvironnés de choses inanimées en apparence, mais qui, en réalité,nous sont hostiles ou favorables. La plupart des catastrophes oudes découvertes fameuses ont été produites par la volontémalveillante ou bénigne des objets inertes mystérieusement coalisésautour de nous. En ce qui me concerne, je suis persuadé qu’unecompréhension intégrale de ma musique est rigoureusement interditeà n’importe quel artiste, fût-il le plus intuitif du monde, qui nesaurait pas dans quel milieu extraordinaire je reçus les initialeset définitives impulsions.

Je vais donc essayer de vous décrire en quelques mots la maisonde mon père, dans une campagne léthargique du Berry, non loin de laCreuse méchante et sauvage, sur les berges de laquelle j’ai cruvoir souvent, au crépuscule, d’effrayants pêcheurs à la ligne quiressemblaient à des morts.

De la grande route où ne passe jamais personne, on aperçoitcette maison au fond d’un jardin tellement funèbre qu’un certainjour, un étranger, fatigué de vivre, vint sonner à la grille pourdemander qu’on l’y enterrât. Il n’y a pourtant ni cyprès ni saulespleureurs. Mais l’ensemble offre cet aspect. Des légumes tristes,des fleurs navrées y végètent à l’ombre de quelques fruitiersavares, « dans une terre grasse et pleine d’escargots »d’où s’exhalent des effluences de putréfaction ou de moisissure, etl’humidité de ce jardin est telle que les plus fortes chaleurs del’été n’y changent rien.

La tradition s’est conservée, parmi les paysans, d’on ne saitquel crime effroyable accompli autrefois en ce lieu, bien longtempsavant que la maison existât, vers l’époque noire de Bertrand de Gotet de Philippe le Bel. Enfin, la maison elle-même passe pourêtre visitée.

Vous pensez, Messieurs, que si quelqu’un a lu Edgar Poe etHoffmann, ce doit être moi. Eh bien ! ils n’ont jamais inventérien de plus sinistre. J’ose dire que j’ai vécu là, en commerceininterrompu avec les ombres damnées et les plus opaques esprits del’enfer !

Je savais à quelle phase de la lune et à quelle heure devaitinfailliblement se produire telle commotion, tel sursaut, telphénomène d’optique, et c’était mon délice d’en crever de peur àl’avance.

Autour de moi tout conspirait à me noyer l’âme d’une terreurexquise ; tout était hagard, biscornu, falot, monstrueux oudément. Les murs, les parquets, les meubles, les ustensiles avaientdes voix, des formes inattendues qui me ravissaient d’effroi.

Mais comment exprimer mon allégresse, mon délire, lorsque, pourla première fois, je sentis tressaillir en moi les mauvais angesqui m’avaient élu pour leur demeure ! Que vous dirai-je ?Il me sembla que je connaissais enfin la jubilationmaternelle ! J’ai même reçu le pouvoir de discerner, par unesorte d’affinité ou de sympathie, la présence du diable chezquelques-uns, car, je vous l’ai dit, mon cas n’est pas extrêmementrare, ajouta-t-il, fixant Folantin qui parut incommodé.

Vous avez maintenant toute la genèse de mon art, MonsieurGacougnol. Pour parler avec précision, vous savez ce que j’ai dansle ventre. Ma musique vient d’en bas, je vous en réponds, et quandj’ai l’air de chanter moi-même, soyez sûr que c’est un autre quichante en moi !

– Mademoiselle, voulez-vous que je le jette par lafenêtre ?

Cette question était faite, presque à haute voix, par Léopold,qui n’avait rien dit encore et qui venait de s’approcher deClotilde, tout exprès pour dire cela.

La pauvre fille étonnée se hâta de répondre qu’elle ne voulaitrien de semblable, que ce monsieur lui paraissait plutôt avoirbesoin d’être traité avec douceur. Mais le flibustier del’enluminure nia l’efficacité du traitement, affirmant que le plussûr des exorcismes, pour cette sorte de bougres, était une râcléesuprême et qu’il ne comprenait pas Gacougnol de leur avoir infligéce saltimbanque. Il consentit, néanmoins, à se tenirtranquille.

– Monsieur Crozant, dit Gacougnol, je vous remercie d’avoirpris la peine de nous éclaircir votre cas. Personnellement il ne mecoûte rien de croire que vous avez le droit de vous nommerhautement Légion, aussi bien que le démoniaque férocede l’Évangile. Mais je ne savais pas recevoir tant de monde et vousme voyez confus. Je m’étonne, cependant, souffrez que je vous enfasse l’aveu, de vous constater si joyeux d’une pareille garnison.Elle passe généralement pour importune et je me rappelle avoir ludans le Rituel romain, à la rubrique des exorcismes un choixd’épithètes qui ne donnent pas une idée gracieuse de voslocataires.

– Sans compter, fit observer Apémantus, que les cochonsdoivent se méfier de vous. C’est la vie impossible, toutsimplement.

– Notre excellent Apémantus a raison, reprit Bohémonddéterminé à ne pas lâcher son os. Je n’y avais pas songé. Les porcsdoivent se souvenir du mauvais tour qui leur fut joué dans le paysdes Géraséniens. Saint Marc assure qu’il ne fallut pas moins dedeux mille verrats pour loger les esprits immondes sortis d’un seulpossédé. C’est un chiffre, cela ! On pense bien que la finmalheureuse de ces quatre mille jambons de Galilée n’a pas manquéde laisser une forte empreinte et que la tradition s’en estconservée dans toute la race, malgré la longueur des siècles. Lescharcutiers eux-mêmes paraissent en avoir gardé une crainte obscuredans les circonvolutions ténébreuses de leurs encéphales et c’estpour cela, sans doute, qu’ils s’obstinent à détailler à l’infini lachair de ces animaux, à la mélanger cauteleusement avec d’autreschairs, sous prétexte de lesassortir, comme s’ils avaientl’anxiété de quelque panique soudaine qui dégarnirait leurscomptoirs.

Mais tous les porcs ne sont pas chez ces négociants honorables.On en rencontre à chaque pas qui ne sontpas débités et qui ne peuvent pas l’être, àcause de la multitude des lois. Il est trop clair, en effet, queceux-là ne doivent pas être sans tablature dans le voisinage demonsieur Crozant. Je me demande si la circonstance de la musiquen’est pas précisément ce qu’il y a de plus efficace pour aggraverleur tintouin. Ah ! on ne saura jamais ce que pensent lescochons !…

– Si on tient à se servir de ce mot, dit à son tourMarchenoir, je suppose qu’ils pensent exactementce que penseraient les lions eux-mêmes. Il est prouvé que les bêtessentent le Diable, toutes les bêtes, à ce point que les rats etjusqu’aux punaises délogent précipitamment d’une maison hantée. Jene crois pas qu’il y ait d’exemple d’un démoniaque déchiré par lesanimaux féroces dans les lieux déserts où l’Esprit du Malentraînait ces malheureux. Les pauvres lunatiques recommençaient àleur insu, la destinée de Caïn que le Seigneur, par une sollicitudemystérieuse, avait marqué d’un signe inconnupour que sa carcasse fût épargnée. Les fauves, autant que lavermine, se retirent devant la face du Prince de ce monde. Je disla face, parce que les bêtes, étant sans péché, n’ontpas, comme nous, perdu le don de voir ce qui paraît invisible. Àl’autre pôle de la mystique, l’histoire des Martyrs et desSolitaires est pleine d’exemples de carnassiers affamés quirefusaient de leur nuire et léchaient humblement leurs pieds.Miracle tant qu’on voudra. Moi, je ne peux voir là qu’unerestitution naïve du Paradis terrestre qui n’existe plus, depuissix mille ans, que dans la rétine inquiète et douloureuse de cesinconscients. C’est là, sans doute, que Dieu sera forcé d’aller lereprendre, quand sonnera l’heure du retour à l’Ordre absolu. Nospremiers Parents durent consommer la Prévarication effroyable dansune solitude infinie. La présence du Démon avait dû mettretellement tous les animaux en fuite qu’il fallut, je pense, que lesDésobéissants expulsés fissent trois ou quatre fois le tour de laterre pour les retrouver à l’état sauvage.

– Oserai-je vous demander, Monsieur Folantin, interrogeal’excellent Apémantus, si vous avez quelque objection à cerenouveau de l’Éden que nous promet Marchenoir ?

– Pas du tout, répondit aigrement l’interpellé. Marchenoirest un homme de génie, c’est incontestable, et, par conséquent, nepeut se tromper. Je suis peu exigeant, d’ailleurs, en matière deparadis. Je tiendrais pour tel un endroit quelconque où on meservirait, dans de la vaisselle propre, des biftecks tendres etcuits à point.

– Vous vous passeriez même des houris de Mahomet ?lança Druide.

– Oh ! très facilement, je vous assure.

– S’il était cras, grommela le bonhomme Klatz, qui songeaitaux eunuques obèses des estampes, le clope te la terre ne pourraitplus le porter.

Le paradis des biftecks avait jeté Clotilde horsd’elle-même.

– S’il vous faut absolument une victime, dit-ellespontanément à Léopold, qui avait toujours l’air de quêter unholocauste, je vous abandonne volontiers ce monsieur. Exécutez-le,si cela vous amuse ; mais sans violence, je vous en prie.

XXXIX

Sans violence. Ce n’était pas exactement la spécialité del’enlumineur. Enfin, on ferait ce qu’on pourrait.

Léopold n’avait rien d’un orateur. Il ne fallait pas espérer delui l’ampleur sereine, la puissante nappe de Marchenoir, non plusque le facile bavardage du bon Gacougnol. Il parlait sec, décochantdes phrases de jet, brèves et dures, qui coupaient comme du silex,en homme accoutumé à faire marcher des animaux et des esclaves.

– Vous ne me paraissez pas avoir les qualités d’unexplorateur, commença-t-il brusquement, s’adressant à Folantin.

– D’un explorateur ? Ah ! non, par exemple.L’Afrique centrale, n’est-ce pas ? un ciel d’indigo, un soleilignoble qui vous mange la cervelle, cinquante ou soixante degrés àl’ombre et le bain de siège dans la culotte, perpétuellement ;les moustiques, les serpents, les crocodiles et les nègres,merci ! Je préférerais le Groenland ou le Cap Nord, si onpouvait y aller sans changer de place. Là, du moins, on est sûr dene pas être embêté par le soleil ni par aucune végétationemphatique.

On sait, d’ailleurs, ce que je pense du Midi, en général. Jehais plus que tout les choses excessives et les individusexubérants. Or, tous les méridionaux gueulent, ont un accent quim’horripile et, par-dessus le marché, ils font des gestes. Non,entre ces gens qui ont de l’astrakan bouclé sur le crâne et despalissades d’ébène le long des joues, et de flegmatiques etsilencieux Allemands, mon choix n’est pas douteux. Je me sentiraitoujours plus d’affinité pour un homme de Leipsick que pour unhomme de Marseille. Je ne parle, bien entendu, que des méridionauxde la France, puisque je ne connais pas ceux de la zone torride,mais je les suppose volontiers de plus en plus odieux à mesurequ’on s’approche de l’astre exécrable.

– Comme ce voyou parle du soleil ! souffla derechef àBohémond l’impétueux Druide, qui adore provisoirement ce luminaireet dont la patience ne tenait plus qu’à un léger fil.

– Regardez donc ses mains ! dit en manière de réponsele poète, absent déjà. Des mains d’infante ! cela !Allons donc ! Des mains de bossu, mon cher !

– Tiens ! mais, intervint alors Gacougnol, si j’enjuge par vos sympathies allemandes, vous dûtes, en 1870, vous tenirà une certaine distance des champs de bataille ?

– Aussi loin que possible, n’en doutez pas. Je ne me cachepas d’avoir eu la foire tout le temps et on ne vit que moi dans leshôpitaux. Sac au dos ! Je me charge dedocumenter un bon disciple de Zola qui ne dédaignerait pasd’écrire, sous ce titre excitant, mon épopée, et je vous jure quela conclusion ne serait pas pour rallumer l’enthousiasme descombats. Au surplus, si chacun avait été dans les mêmesdispositions, la guerre aurait été finie tout de suite, etj’imagine qu’elle aurait coûté moins cher.

– Beaucoup moins cher, en effet, approuva Apémantus.Hé ! hé ! c’est un point de vue. On aurait acheté despots de chambre et des astringents au lieu de se ruiner en canons.C’eût été une sorte de patriotisme, moins héroïque peut-être, maisplus éclairé. Puis, nous n’aurions pas cette occasion nouvelle dedévoiement que nous procure la seule idée d’une revanche.

– Le patriotisme ! reprit Folantin qui étaitdécidément en verve, encore une bien bonne blague lyrique !C’est – comme l’or des blés que j’ai toujoursvus couleur de rouille et de pissat d’âne, ou encore comme lesabeilles du doux Virgile, ces « chastes buveuses derosée » qui se posent quelquefois, dit-on, sur des charognesou des excréments, – une vieille panne romantique rapetassée parles rimailleurs et les romanciers de l’heure actuelle !

Voulez-vous le connaître, mon patriotisme ? Eh bien !je suis si loin de gémir sur l’Alsace et la Lorraine perdues, queje déplore de ne pas voir les Prussiens à Saint-Denis ou au GrandMontrouge, où je pourrais, sans déplacement coûteux, boire de labière allemande en Allemagne.

Druide et Marchenoir se préparaient, du même élan, à releverl’ignominieuse boutade, lorsque Léopold, d’un geste, lesarrêta.

– Monsieur Folantin, déclara-t-il, vous me désarmez. Quandje vous ai dit, il y a quelques minutes, que vous ne me paraissiezpas explorateur, comme je vous aurais dit n’importe quoi, j’avoueque j’étais un peu excité par vos biftecks. Je voulais vous fairejaillir de votre écaille. Mais, ma foi ! j’ai tellement réussique vous me rendez l’excellente humeur qui était sur le point de mefuir. J’ai même acquis une lumière sur votre peinture que jecomprenais mal avant de savoir votre attitude pendant la guerre. Jevous conseillerais, néanmoins, de réserver l’expression de vossentiments patriotiques pour un très petit nombre d’élus. On nesait pas dans quel tuyau cela peut tomber, et j’ai connu des amantsde Terpsichore qui eussent mal digéré votre bière allemande.

Pour revenir à vos biftecks, savez-vous de quelle sorte deviande se nourrissent des hommes, de vrais hommes, vous m’entendezbien, dans une immense région désolée, au Sud-Ouest duTanganika ? Ces malheureux, toujours vagabonds, observentcontinuellement le ciel, guettant les vautours qui planent pourpartager avec eux les charognes sur lesquelles ces oiseaux vonts’abattre. J’ignore si cette pitance d’hyène est pour eux un rappelou une suggestion du Paradis, mais j’en ai goûté et je suis sûr quevous l’auriez, comme moi, trouvée délicieuse, monsieur Folantin.Cela tient, sans doute, à ce qu’on est forcé de se souvenir, en detels moments, qu’on est soi-même un peu moins que de lavermine.

Ce discours que Folantin écouta en souriant, avec la patiencedont il est parlé au Commun des Martyrs Pontifes, était sidifférent des manières habituelles de Léopold et parut à Gacougnolsi surnaturellement inspiré par le désir de plaire à Clotilde quele pauvre bon garçon en devint songeur.

XXX

La soirée se prolongea. Tout ce qui peut être dit, en quelquesheures et dans un tel groupe, fut dit par ces gens étranges dontdeux ou trois étaient hommes à mettre en branle et à faire pleurerdans leurs tours les plus puissantes cloches de l’alarme ou de laprière, s’ils avaient pu être moins captifs au fond des bastillesd’une silentiaire démocratie. Le chanteur macabre était oublié, misau rancart.

Après maints détours et d’inextricables circuits ; aprèsforce randonnées paradoxales où l’accord semblait unanime sur ceseul point de mettre en défaut toute velléité de logique oud’enchaînement rudimentaire dans les confabulations ; aprèsqu’en réponse à d’illicites audaces Bohémond eut évacué un certainnombre de cesparaboles célèbres dont l’incohérencepleine d’acrimonie étonne la littérature depuis vingt ans ;après qu’une moitié de la troupe eut été abasourdie, domptée,concréfiée pour quelques instants ; lorsqu’enfin les seulsmolosses furent en présence, Marchenoir venait de s’asseoir, mècheallumée, sur le baril de poudre à canon de Jean Bart.

– Pour qui me prends-tu disait-il, ô Bohémond !Suis-je un artiste pour que ta musique de Wagner me déséquilibre etme jette en bas ? Je crains, Dieu me pardonne ! que tu nepuisses prononcer ce nom sans être en danger de perdre le tien,tellement tu l’idolâtres ! Et pourquoi ? justescieux ! pourquoi ? Diras-tu que c’est parce qu’il fut leplus grand ou l’unique musicien d’un siècle qui a entenduBeethoven ? Vraiment j’ai peine à le croire. Prétendras-tu, aumépris de ma face, que ses insupportables poèmes puissent être luspar un homme qui fait quelque usage de la licence de ne pas pérird’ennui ?

Tu as, depuis longtemps, arrêté dans tes conseils que lemonstrueux amalgame de christianisme et de mythologie scandinaveprésenté par cet Allemand n’est rien moins que le déchirement duvoile des Cieux. La magnificence divine fut ignorée sur la terreavant Tannhæuser et Lohengrin,voilà qui est bien entendu, n’est-ce pas ? et cet antiquefrémissement de l’Esprit-Saint à travers les os des morts qui futtoute la mélodie religieuse du Moyen Âge doit céder, sans doute, aucontre-point fracassant de ton enchanteur… On assure, mon cherpoète, que tu possèdes une intelligence merveilleuse de la musique,aussi bien que de tel autre de ces prestiges par lesquels onespéra, dans tous les temps, de récupérer quelque rayon pâle de laSubstance. Étranger à tous les grimoires de l’art et plus étranger,s’il est possible, à tout rituel de discussion, je serais donc malvenu d’engager avec toi un corps à corps esthétique. Mais, je leconfesse, il est au-dessus de mon pouvoir d’endurer que ledramaturge lyrique, dont la génération nouvelle est en train des’affoler, soit tentépar toi comme le Fils de Dieului-même, lorsque Satan, l’ayant porté sur la plus haute montagne,lui montra tous les royaumes du monde et toute leur gloire.

– Plusieurs respects me rendent chère ta personne, ôMarchenoir, riposta Bohémond, empruntant à Balzac l’ancien cetteformule précieuse. Je n’ignore pas que tu es un chrétien d’unepuissance verbale extraordinaire. Mais tu abuses ici de ta force…Je n’ai pas oublié le catéchisme, veuille le croire. On sait que,vers l’époque si intellectuelle du plébiscite, je ne craignis pasd’offrir ma candidature, pour les curés, à un banc demaquereaux dans une piscine de la Villette et que, durant une heureenviron, je haranguai avec splendeur, mais non sans danger, cettelaitance. Où prends-tu que je songe à faire un quadrille de laTrès-Sainte Trinité en lui annexant Richard Wagner ? Depuisquand l’admiration pour un artiste est-elle un acted’idolâtrie ?

Tu te déclares toi-même étranger à l’art, ce qui est déjà fort,étrange et singulièrement démenti par tes travaux d’écrivain.M’accorderas-tu, cependant, qu’il a pu se rencontrer, même dans cesiècle, par le seul influx de la Volonté divine, un mortelassez économisé sur les rognures des Séraphinspour nous délivrer – au moyen d’un de ces prestiges dédaignés partoi, – quelque valable pressentiment de laGloire ? L’homme n’est que la pensée qu’il a,j’ai passé ma vie à le dire…

– Un peu trop, peut-être, intercala Marchenoir.

– … Si donc Wagner a pensé le Beau substantiel, poursuivitle fanatique, sans prendre garde à l’interruption, s’ila pensé Dieu, il a été Dieu lui-même, autant que lepuisse être une créature.

Mais… n’ai-je pas parlé, il n’y a qu’uninstant, d’admiration ? Où donc avais-je latête ? Entre tes deux épaules, j’imagine. En vérité,Marchenoir, c’est toi qui me déséquilibres. J’aurais del’admiration, moi ! pour Wagner, en la même sorte qu’unnotaire a de l’admiration pour Boïeldieu ! Ah ! ah !très joli !…

Je suis à genoux, – cria-t-il, attisé soudain jusqu’auflamboiement, hispide comme un hérisson de blason et les yeuxinconcevablement dilatés dans sa facepâle chevronnée des huit ou dix siècles de sonLignage, – tu m’entends bien, je me traîne à deux genoux et le cœurpercé, comme Amfortas, dans la sacrée poussière du Mont Salvat,dans l’ombre salutaire de la sainte Lance de Parsifal, et je chanteavec les angéliques enfants :

« Le pain et le vin de la dernière agape, le Seigneur les achangés, par la force d’amour de la compassion, en le Sang qu’il aversé, en le Corps qu’il a offert… »

Il s’était élancé au piano, non sans bousculer Crozant, etchantait en effet, maintenant, s’accompagnant de quelques accords,d’une voix chevrotante et sépulcrale, mais si fondue dans l’ivresseamoureuse, dans l’adoration, dans les pleurs, que le cantique deWagner devenait un gémissement d’une douceur surnaturelle.

Ce fut si beau que tous se dressèrent, une minute, à l’exceptionde Folantin, dont un sourire mauvais découvrit les dentssupérieures et qui, ayant fort bien entendu le mot sur ses mains,susurra, croyant tenir sa vengeance :

– Le punch s’allume, ça va devenir drôle !

Quant à Marchenoir, quelque pénétré qu’il fût de ce Bénédicitésublime, cela ne pouvait rien changer à ses précédentes et déjàanciennes récalcitrations. Il n’en était pas à sa première querelleavec L’Isle-de-France. L’espèce d’ataxie cérébrale du poète et ladébandade perpétuelle, infinie, de cette imagination de fulminateétait trop connue de lui pour qu’il s’en déconcertât. Il l’aimait,d’ailleurs, autant qu’un rectiligne de son espèce pouvait aimer uneincarnation du déséquilibre et du chaos.

– C’est un Innocent de Bethléem, disait-il, que lesassassins d’Hérode ont mal égorgé. Et une pitié sans bornesrenaissait en lui, chaque fois, pour l’incomparable misère de cevieil enfant.

La crise finie, Bohémond revint sur Marchenoir, comme la vaguerevient sur l’écueil.

– Lorsque ce hors-d’œuvre des festins du Paradis qui senomme Tannhæuser, dit-il d’une voix profonde etlointaine, fut livré aux chiens de l’Opéra et des alentours, il yaura bientôt vingt ans, pas un outrage ne fut oublié, tu le saispeut-être, quoique plus jeune que moi… de toutes manières. Mais j’yétais et j’affirme que jamais la scurrilité de l’enfer ne sedéploya davantage pour avilir une Visitation inexprimable. Commentne serais-je pas confondu de te rencontrer, toi, Marchenoir, quifais profession de marcher sur la racaille, parmi la troupehyrcanienne des insulteurs ! Te plairait-il d’écouter un boutd’apologue ?

Il alla chercher une chaise, s’assit en face de son adversaire,les pieds strictement rapprochés, les coudes aux flancs et lesmains jointes serrées entre les genoux, dans la posture dévotieused’un jardinier sans remords écoutant une homélie. Il parut serecueillir ainsi un moment. Puis, relevant brusquement la tête, fitclaquer sa langue, se frotta les mains, congédia, une fois de plusla mèche indocile de son front et, de l’air mystérieux d’un bonzequi va dévoiler un arcane, il improvisa :

XXXI

Il y eut aux noces de Cana, en Galilée, – les évangélistes ont,je crois, omis ce détail, – un petit juif, un horriblecrapaudaillon de la tribu d’Issachar, qui voyageait pour un notablevigneron de Sarepta, et qui fut présent lorsque le maître d’hôteldégusta le vin du miracle.

Ce jeune homme, plein de génie et probablement espion, aperçut,d’un coup d’œil unique, l’énorme danger, pour le commerce des vinsen gros, de pareilles manifestations de la Puissance divine.

En conséquence, après un rapide, mais attentif examen du cas,pressé aussi, je m’en doute, par quelque impulsion diabolique, ilobtint du maître d’hôtel, ravi de l’affaire, qu’il lui cédât,contre vingt ou trente éphadu meilleur cru de Saron,tout ce qui pourrait rester du Sang du Christ aufond des cruches miraculeuses.

Tu as bien compris, Marchenoir, du SANG DU CHRIST !

Or ce « bon vin » ayant été réservé pour la fin dubanquet nuptial, lorsque les convives étaient déjà suffisammentimbibés de l’ordinaire, – comme l’atteste positivement un Historienvérifié dans l’huile bouillante, soixante ans plus tard, parl’empereur Domitien, – il y a lieu de croire qu’il dut en resterune quantité raisonnable qui fut expédiée, le soir même, àJérusalem, avec un rapport très circonstancié, pour qu’onl’analysât dans le laboratoire du Sanhédrin.

Nul n’a le droit d’ignorer que les princes des prêtres et lesdocteurs de la loi qui formaient le Grand Conseil étaient desscélérats d’une science talmudique à faire peur, connaissant sur lebout du doigt toutes les traditions messianiques et tous les signesoù se devait reconnaître l’avènement du Fils de Dieu. Quand ilsdemandèrent Sa mort, ils savaient donc très bien ce qu’ilsfaisaient, préférant la plus ample damnation lointaine àl’inconvénient prochain d’humilier devant Lui leurs barbespharisaïque et pédiculaires.

Faute de documents certains, il serait difficile, je ne dis pasde savoir, mais seulement d’imaginer les sacrilèges abominations oules amalgames vingt fois indicibles qui seperpétrèrent, en la conjoncture, au sein du Collège pandémoniaque.Mais voici ce qu’une vie déjà longue et, d’ailleurs, jusqu’à cejour, entièrement consacrée à l’iniquité, m’a permisd’entrevoir.

Ce vin, identique, d’après une infiniment plausible exégèse, àCelui qui devait être recueilli dans la coupe mystérieuse duSaint-Graal, fut conservé par les rabbins et transmis, de siècle ensiècle, à tous les cohens ou sagans fétides qui le gardaientsoucieusement au fond de leurs juiveries, comme un électuaireinfaillible etinépuisable pour faire entrer le démondans le corps des hommes qui en boiraient une seule goutte mélangéeà n’importe quel breuvage.

Il est vraisemblable qu’on en offrit à Judas un vaste cratère etque la populace enragée qui hurlait à la mort du Christ, leVendredi Saint, écuma pour avoir bu le terrible vin sophistiqué desfiguratives Épousailles…

J’ose donc présumer que ce poison de la plus ténébreuse officinedes enfers est toujours invariablement versé, chaque fois qu’il estexpédient d’ameuter des hommes contre Dieu ou, si on le préfère,contre un Homme dont la scandaleuse Présence rend manifeste, unefois de plus, la hideur plus qu’effroyable d’un monde qui a cesséde ressembler à son Créateur. J’ai dit.

Il s’arrêta net, immobile autant qu’un vaisseau pris dans lesglaces du pôle antarctique, les mains étendues nerveusement à deuxcentimètres au-dessus de la ficelle de son pauvre pantalon fatiguépar les automnes, la bouche close désormais, comme s’il se fût agide retenir un irrévélable secret, et la flamme bleue de ses yeuxpâles dardée magnétiquement sur son interlocuteur.

XXXII

Quelque habitué que fût l’auditoire aux incartades Imaginativesdu poète, celle-ci parut forte et il y eut un silence. Tous, mêmeFolantin, regardèrent curieusement Marchenoir demeuré trèsimpassible, se demandant ce qu’allait dire ce redoutable. Clotilde,surtout, qu’il avait tant étonnée le premier jour et qui,d’ailleurs, avait peu compris la similitude, jaillissaitd’elle-même, ayant l’air de croire que quelque chose de grandallait se passer.

– Marchenoir, dit Léopold, vous êtes le seul homme capablede répondre à ce que nous venons d’entendre.

Celui qu’on nommait l’Inquisiteur alluma une cigarette ets’adressant à L’Isle-de-France :

– Quand la musique n’est pas bénie par l’Église,prononça-t-il avec un grand calme, elle est comme l’eau,très mauvaise et habitée par les démons. Si je m’adressais àdes intelligences dégagées de toute matière et, par conséquent,semblables à celles des anges, ce mot suffirait pour en finir avecWagner. Malheureusement, il faut quelque chose de plus.

D’abord, je n’ai que faire de ton poison juif, mon cherBohémond. Personne ne m’a jamais aperçu dans aucune meute ni aucuneémeute. Je suis un méprisant et un solitaire, tu le sais très bien.J’ignore et veux ignorer ce qui a pu être gazouillé, coassé ouvociféré contre ce teuton qui recommence aujourd’hui, avec sespartitions orgueilleuses, la conquête rêvée, en 1870, par le vieuxGuillaume, avec un million de soldats.

C’est assez, pour moi, de savoir qu’il a inventé une religion.Prosterne-toi tant que tu voudras, au seuil du Vénusberg ou de laWalhalla, traîne-toi sur les marches du Graal qui est leurprolongement lyrique dans ce « crépuscule desDieux ». Omnes dii gentium dœmonia. Arrange toutça avec les leçons de ton catéchisme dont tu me parais n’avoirgardé qu’un souvenir trouble. Mes genoux ne te suivront pas. Ilsappartiennent à la sainte Église catholique, apostolique, romaine,exclusivement.

« Tout ce qui est en dehors d’elle vient du Mal, émane del’Enfer, nécessairement, absolument, sans autreexamen ni compromis oiseux, car ce qui trouble est ennemi de laPaix divine. » C’est toi-même qui as écrit cela, dans un detes jours lucides. L’aurais-tu oublié déjà ? Fût-on l’artistele plus grand du monde, il n’est pas permis de toucher aux Formessaintes, et ce qui bouillonne dans le calice du Mont Salvat, j’enai bien peur, ne serait-ce pas précisément l’élixir épouvantabledont tu nous as fait le poème ? Beethoven n’entreprit jamaisde mettre à genoux les peuples et les rois et n’eut pas besoind’autres forces que celles de son génie. Wagner, impatient de toutdompter, a prétendu faire de la Liturgie elle-même l’accessoire descombinaisons de ses prétendus chefs-d’œuvre. C’est ladifférence du légitime au bâtard. Pourquoi voudrais-tu que jeme traînasse pieusement derrière ce brouillard sonore qui nedevrait paraître une colonne de nuées lumineuses qu’aux imaginatifsgrossiers de la Germanie ?

Ces paroles, vivement approuvées par Gacougnol, parurentexaspérer Bohémond. On le crut même sur le point de se livrer àquelque violence de langage. Par bonheur, il se souvintd’antérieures altercations du même genre où il avait sentil’adversaire aussi infranchissable que la plus haute cime del’Himalaya, et il put se borner à lui dire avec une sorte debonhomie orageuse :

– Tu es, peut-être, en effet, le seul, commel’a très judicieusement observé Léopold, qui jouisse d’une plénièreet papale dispense d’admirer Wagner. Es-tu bien sûr, pourtant, quel’Église, notre sainte Église romaine, soitnécessairement aussi rigoureuse ?

– Ceci, L’Isle-de-France, est une banalité sentimentale.L’Église, ici n’a besoin d’aucune rigueur. Le néant de ceux quil’outragent est surabondamment notifié par sa silencieuse etindéfectible présence. Elle est comme Dieu est, simplement,uniquement, substantiellement, et les nouveautés lui sont hostiles.Or c’en est une effroyable que de prostituer sa Liturgie. Iln’existe pas de profanation plus grave et celui qui l’ose vient seplacer, de son propre mouvement, sous l’anathème.

Un dernier mot. J’ai lu que Wagner aimait à plonger sesauditeurs dans les ténèbres. Il paraît que son œuvre gagne à êtreentendue par des gens qui ne se voient pas les uns les autres etqui ne pourraient faire trois pas sans tomber. Ne tesemble-t-il pas qu’il y a quelque chose d’un peu troublant danscette circonstance de congédier la lumière, au moment même où on vaservir un ragoût du ciel ?

– Glose puérile et sophisme odieux ! rugit leconvulsionnaire. Pourquoi ne pas dire tout de suite, – comme l’ontinsinué d’impurs cafards de Genève ou de Saint-Sulpice, – quel’obscurité dont tu parles fut calculée pour mettre à l’aise lesfrôleurs ou les tripoteurs que détraque le violoncelle ?

– Hé ! hé ! fit Marchenoir.

– … Oui, sans doute, cette idée ne te déplaît pas.Eh ! bien, je dis que c’est une honte de chicaner à un grandhomme ses moyens d’action. En cette matière il est et doit êtreseul juge, et les commérages ou clamitations marécageuses d’uneprovisoire humanité ne valent pas les quelques secondes qu’onperdrait à s’en ébahir. Pour ce qui est de la Liturgie…

– Laissons cela, Bohémond, reprit Marchenoir, le coupantraide. Aussi bien ne pourrions-nous jamais nous entendre. Tu medirais des injures dont ta noblesse te forcerait bientôt à medemander pardon et nous en serions l’un et l’autre très malheureux.À quoi bon tant de mots ? Nos voies sont diverses. Tu savais,d’avance, qu’il est impossible de faire de moi un sectaire et j’airenoncé depuis longtemps à te faire comprendre quoi que ce soit.Ton génie a dévasté ta raison ; c’est un chérubin au glaive defeu qui empêche ton intelligence de réintégrer le Paradis, et tu esobstrué, de surcroît, par l’épaisse formule hégélienne… Et,d’ailleurs, pourquoi Wagner ? pourquoi tel ou tel artiste,lorsque l’Art lui-même est en litige ?

Le belluaire s’était levé, comme pour congédier l’importunevisitation des pensées frivoles. Bohémond, resté sur sa chaise, etle poing fermé sous son menton, dans l’attitude lithographique dumaire de Strasbourg écoutant Rouget de l’Isle beuglerla Marseillaise, l’envisageait de bas en haut, de lamême façon qu’un tigre, à moitié vaincu mais plein de courage,envisagerait un mammouth ressuscité du Déluge.

– L’Art moderne est un domestique révolté qui a usurpé laplace de ses maîtres, catéchisa le promulgateur d’Absolu. J’aiquelquefois dénoncé, avec une amertume qui paraissait excessive,l’étonnante imbécillité de nos chrétiens, et la haine vile dont ilsrémunèrent le Beau, infailliblement. Vous m’accorderez, Messieurs,qu’il est impossible d’en dire trop sur cet article. Depuis troisou quatre siècles, les catholiques et les dissidents de n’importequelle étable ont tout fait pour dégrader l’imagination humaine. Ence seul point, hérétiques et orthodoxes ont été continuellementunanimes.

La consigne donnée aux uns et aux autres par le Tout-Puissantd’En Bas était d’effacer le souvenir de la chute.Alors, sous prétexte de restituer l’homme, onfit renaître la Viande antique avec toutes sesconséquences. Les cathédrales croulèrent, les nudités saintesfirent place à la venaison et tous les rythmes appartinrent à laLuxure. Les lignes rigides que la droiture du Moyen Âge avaitattribuées aux représentations extra-corporelles des Martyrs,aussitôt brisées, s’incurvèrent, suivant la loi indisponible desmondes, qu’un enfantillage sublime avait un instant domptée, etdevinrent les rinceaux de l’autel de Pan. C’est là, je pense, quenous en sommes tout à fait.

Que serait-il arrivé du Christianisme si les images même lesplus sacrées étaient autre chose que des accidents de sasubstance ? Notre Seigneur Jésus-Christ n’a pas confié saBarque à des magnifiques. Le monde a été conquis par des gens quine savaient pas distinguer leur droite de leur gauche, et il y eutdes peuples gouvernés avec sagesse par des Clairvoyants quin’avaient jamais rien vu de ce qui grouille sur la terre. Pour neparler que de la musique, la mélodie la plus somptueuse estau-dessous du silence, lorsqu’intervient le Custodiatanimam meam de la communion du Prêtre. L’essentiel c’estde marcher sur les eaux et de ressusciter les morts. Lereste, qui est trop difficile, est pour amuser lesenfants et les endormir dans le crépuscule.

Toutefois, l’Église, qui connaît parfaitement l’homme, a permiset voulu les Images, dans tous les temps, à ce point qu’elle a missur ses autels ceux qui donnèrent leur vie pour cette ossaturetraditionnelle de son culte, mais sous la réserve absolue d’unevénération surnaturelle strictement référée aux originauxinvisibles que ces images représentent. Ainsi prononce le Concilede Trente.

Certes, le mépris ou l’horreur des chrétiens modernes pourtoutes les manifestations d’un art supérieur est intolérable etparaît même une autre sorte d’iconoclastie plus démoniaque. Au lieude crever des toiles ou de briser des statues peintes, comme celase pratiquait sous les Isauriens, on étouffe des âmes de lumièredans la boue sentimentale d’une piété bête, qui est la plusmonstrueuse défiguration de l’innocence…

– Tiens ! poussa Druide, se tournant vers Folantin,n’est-ce pas, en propres termes, ce que vous me prophétisiez, il ya quelques jours : Attendez-vous à finir dansl’égout ? Il s’agissait de ma pauvre peinture dontvous essayâtes charitablement de me décourager. Je demande pardonpour cette interruption, mais je n’ai pu la retenir, tant lesderniers mots qui viennent d’être proférés ont ravivé dans mon cœurle sentiment d’une gratitude qui ne prendra fin qu’avec moi-même –et dans le même lieu, selon toute probabilité…

Folantin se contenta de sourire, aussi équivoquement qu’il put,et Marchenoir continua :

– L’Art, cependant, je le répète, est étranger à l’essencede l’Église, inutile à sa vie propre, et ceux qui le pratiquentn’ont pas même le droit d’exister s’ils ne sont pas ses trèshumbles serviteurs. Elle leur doit sa protection la plusmaternelle, puisqu’elle voit en eux ses plus douloureux et ses plusfragiles enfants, mais s’ils deviennent grands et beaux, tout cequ’elle peut faire, c’est de les montrer de loin à la multitude,comme des animaux féroces dont il est dangereux de s’approcher.

Aujourd’hui cette même Église, dont je suis bien forcé de parlersans cesse, puisqu’elle est l’unique mamelle, a été lâchée par tousles peuples, sans exception. Ceux qui ne l’ont pas expressément,officiellement reniée, la jugent très âgée et se préparent, en filspieux, à l’ensevelir de leurs propres mains. Pourvue d’un conseilde famille et d’une armée de gardes-malades, à peu près dans tousles pays qui se croient encore d’obédience papale, quel pourraitêtre son prestige sur la vagabonde populace des rêveurs ? Ilpeut se rencontrer quelques rares et aristocratiques individus quisoient en même temps des artistes et des chrétiens, – ce que ne futcertes pas Wagner, – mais il ne saurait y avoir un Art chrétien.Certains d’entre vous, peut-être, se rappellent que cetteaffirmation me fut reprochée avec amertume par les mêmes penseurs,j’ose le croire, qui reprochent le bourreau à Joseph deMaistre.

S’il existait un art chrétien, on pourrait dire qu’il y a uneporte ouverte sur l’Éden perdu et que, par conséquent, le Péchéoriginel et le Christianisme tout entier ne sont que des radotages.Mais cet art n’existant pas plus que l’Irradiation divine sur notreplanète, éclairée à peine, depuis six mille ans, par le derniertison d’un soleil que les Désobéissants éteignirent, il étaitinévitable que les artistes ou les poètes, impatients de rallumerce flambeau, s’éloignassent d’une vieille Mère qui n’avait à leurproposer que les catacombes de la Pénitence.

Or, quand l’Art est autrement qu’à genoux, – non, comme leprétend mon cher ami Bohémond, dans la poussière du Graal, voisin,m’a-t-on dit, d’un ancien théâtre bâti par Voltaire, mais aux piedsd’un très humble prêtre, – il faut nécessairement qu’il soit sur ledos ou sur le ventre, et c’est ce qu’on nomme l’Art passionnel, leseul qui puisse, maintenant, donner un semblant de palpitation àdes cœurs humains pendus à l’étal de la Triperie duDémon !

XXXIII

La vigueur de cette harangue parut avoir dégoûté Bohémond detoute entreprise nouvelle sur un adversaire intraitable dont iladmirait, d’ailleurs, l’intransigeance et la« catapultuosité », – dénominatif monstrueux qu’il avaitpuisé dans le gueuloir de Flaubert, autrefoisbeaucoup trop connu.

– Pauvre Bohémond ! marmotta cette bonne rossed’Apémantus, depuis qu’en un soir d’ivresse il a venduson reflet à Catulle Mendès, pour quelquescentimes, comme dans le conte allemand, il est devenu incapable dese retrouver lui-même, fût-ce à tâtons !

Les autres, que Marchenoir avait traînés par des chemins où ilsn’avaient pas coutume d’aller, se récupérèrent et s’orientèrentcomme ils purent. Gacougnol, très satisfait d’une si belle défensedes idées qu’il croyait avoir, félicita bruyamment le grandiloqueet fit circuler des boissons.

Clotilde, cependant, restait sur son appétit d’émotionsintellectuelles. Il lui semblait que tout n’était pas fini. Quelquechose qu’elle n’aurait pu dire manquait à cette primitive, à cetteneuve qui voulait son héros tout à fait sublime et, d’instinct,elle attendait un rais de foudre.

Aussi les pulsations de son âme se multiplièrent lorsque Druide,visiblement égaré depuis que Marchenoir avait arraché la langue àBohémond, l’interpella en ces termes qui ne permettaient aucuneévasion :

– De tout ce que vous nous avez dit, Marchenoir, je ne peuxet ne veux retenir qu’un mot qui me précipite, je suis forcé del’avouer, dans un gouffre de stupéfaction. Suis-je unartiste ! avez-vous crié tout à l’heure, de l’aird’un corsaire qu’on menacerait d’enchaîner au banc d’une chiourme.Notre ami vous en a exprimé son étonnement qui n’a pas dû êtremédiocre. Voulez-vous me permettre une question ? Si vousn’êtes pas artiste, qu’êtes-vous donc ?

– Je suis Pèlerin du Saint Tombeau ! réponditMarchenoir de sa belle voix grave et claire qui fait ordinairementosciller les crêtes et les caroncules. Je suis cela et rien deplus. La vie n’a pas d’autre objet, et lafolie desCroisades est ce qui a le plus honoré la raison humaine.Antérieurement au crétinisme scientifique, les enfants savaient quele Sépulcre du Sauveur est le Centre de l’univers, le pivot et lecœur des mondes. La terre peut tourner autant qu’on voudra autourdu Soleil. J’y consens, mais à condition que cet astre, qui n’estpas informé de nos lois astronomiques, poursuive tranquillement sarévolution autour de ce point imperceptible et que les milliards desystèmes qui forment la roue de la Voie lactée continuent lemouvement. Les cieux inimaginables n’ont pas d’autre emploi que demarquer la place d’une vieille pierre où Jésus a dormi troisjours.

Né, pour ma désolation indicible, dans un fantôme de siècle oùcette notion rudimentaire est totalement oubliée, pouvais-je mieuxfaire que de ramasser le bâton des vieux voyageurs qui crurent àl’accomplissement infaillible de la Parole de Dieu ?

Il me suffit de croire avec eux que le Lieu Saint doitredevenir, au temps marqué, le Siège épiscopal et royal de cetteParole qui jugera toutes les paroles. Ainsi sera résolue l’Anxiétéfameuse que les Politiciens nomment si sottementla Question d’Orient.

Alors, que voulez-vous que je vous dise ? Si l’Art est dansmon bagage, tant pis pour moi ! Il ne me reste, quel’expédient de mettre au service de la Vérité ce qui m’aété donné par le MENSONGE. Ressource précaire etdangereuse, car le propre de l’Art, c’est de façonner desDieux !

… Nous devrions être horriblement tristes, ajouta l’étrangeprophète, comme se parlant à lui-même. Voici que le jourdescend et que vient la nuit où personne ne travaille plus.Nous sommes très vieux et ceux qui nous suivent sont plus vieuxencore. Notre décrépitude est si profonde que nous ne savons mêmepas que nous sommes des IDOLÂTRES.

Quand Jésus viendra, ceux d’entre nous qui« veilleront » encore, à la clarté d’une petite lampe,n’auront plus la force de se tourner vers Sa Face, tellement ilsseront attentifs à interroger les Signes qui nepeuvent pas donner la Vie. Il faudra que la Lumière les frappe dansle dos et qu’ils soient jugés par derrière !

XXXIV

Clotilde revint chez elle à trois heures du matin, escortée deses amis Gacougnol, Marchenoir et Léopold, qui avaient tenu à lareconduire jusqu’à sa porte, dans ce quartier de marchands desalaisons du Pacifique et de souteneurs de la Pentapole, l’un desplus redoutables du Paris actuel.

Enivrée de cette soirée singulière, intolérable, sans doute,pour toute autre femme, où s’était affirmée, d’une manière sidécisive, la prééminence de l’homme sur les animaux privés degrammaire ; habituée, d’ailleurs, à ne donner aucune attentionà ce qui se passait chez la Séchoir, elle ne songea pas à s’étonnerde voir qu’on veillait encore et ne voulut même pas remarquer, entraversant le vestibule pour gagner sa chambre, le chuchotementsoudain de plusieurs voix dans le grand salon. Elle ne devait s’ensouvenir que plus tard. Mais elle eut un vague frisson et, à peinerentrée, tira son verrou.

Vaillante comme elle était, cependant, elle ne tarda pas à seremettre complètement et à se moquer d’elle-même. Courte prière,déshabillage rapide et sommeil. Voici maintenant les fantômes quipassent devant les yeux ouverts de son âme.

Vêtue avec magnificence et beaucoup plus belle que les reines,elle se voit assise dans un lieu très-bas. Elle a froid et elle apeur, mais pour le salut du monde, il ne lui serait pas possible deremuer le bout d’un doigt.

Le silence est énorme et l’obscurité, à quelques pas, est sicompacte, si coagulée, si poisseuse, que le soleil s’yéteindrait.

Les pensées ou les sentiments qu’elle faisait marcher devantelle, quand elle était vive et forte, sont engloutis dans cesténèbres.

Son puissant désir de vivre a disparu. Il lui semble que soncœur est vide, que Dieu est infiniment loin, et que son corpsinerte est une petite colline triste au fond d’un immenseabîme.

Sans doute que tout est détruit sur la terre. Pourtant elle n’apas vu la Croix de Feu qui doit apparaître quand Jésus viendra danssa gloire, pour juger vivants et morts. Elle n’a rien vu et rienentendu.

– Ai-je donc été jugée pendant mon sommeil ?songe-t-elle.

Le silence, à la fin, s’émeut et se plisse, comme une eau deplomb où s’éveilleraient des bêtes inconnues. Elle entend unbruit…

Oh ! mais si faible, si lointain, qu’on dirait d’un de cespauvres trépassés qui n’ont presque pas la permission d’appeler àleur secours et que les vivants cruels n’écoutent jamais.

Le cœur de la pitoyable fille bat à gros coups contre lesmurailles de son sein, cloche sourde et muette dont le branledésespéré ne troublerait pas un atome…

Le bruit extérieur augmente. Un moment, on cogne, on vocifère,puis le silence retombe.

Or, il n’y a plus de ténèbres. Elles ont pris la fuite, comme untroupeau noir qu’une panique aurait dispersé. Clotilde voit uneétendue morne et pâle, « une terre déserte, sans voie et sanseau », selon les paroles du Prophète, et le bon Gacougnol luiapparaît.

Il est mort, il a un couteau planté dans le cœur et sapoitrine est inondée de sang. Il ne marche pas, il glisse ainsiqu’une masse légère poussée par le vent. Il passe tout près d’elle,la regarde de ses yeux éteints, avec une compassion douloureuse, etlui dit :

– Vous êtes nue, ma pauvre fille ! prenez mon manteau.Elle découvre, alors, qu’elle est entièrement nue. Mais le spectre,déjà, n’a plus de manteau à lui donner, plus de visage, plus demains, et le geste qu’il voulut faire a suffi pour le dissiper.

Marchenoir surgit à son tour. Celui-là, du moins, paraît vivre.Mais on ne distingue pas sa figure, tant il marche courbé, et quelfardeau ! – Dieu de miséricorde ! – quel fardeauépouvantable sur ses épaules !

Ensuite, c’est fini. Personne ne passera plus. Une impénétrableforêt a jailli du sol, une de ces forêts du tropique où la foudreallume des incendies. En voilà un précisément qui éclate. Effrayantet magnifique spectacle !

Ô Jésus en agonie ! n’est-ce pas Léopold qu’elle aperçoitau centre de la fournaise, avec sa haute et dédaigneuse faceravagée par d’inconcevables tourments ? Il aura été surpris,le malheureux ! Le voilà qui lutte contre ces cascades de feu,comme il lutterait contre une armée d’hippopotames en colère. Maissa chevelure s’est enflammée, il se croise les bras et brûle,impassible, comme un flambeau…

La dormeuse a pu, enfin, jeter un grand cri. Réveilléeinstantanément, elle s’élance hors de son lit, arrache d’une mainferme ses rideaux en feu, les foule sous un tapis et ouvre lafenêtre pour chasser l’odeur suffocante.

Il fallait vraiment qu’elle fût bien troublée ou bien assommée,pour avoir oublié de souffler sa bougie avant de s’endormir. Ellemet ses deux mains sur son cœur pour en comprimer lespalpitations.

– Tu n’as pas assez prié Dieu ce soir, Desdémone !dit-elle, se rappelant les lectures de l’atelier. Quel horriblecauchemar !

Elle se souvient, une fois de plus, de la prédiction mystérieusedu Missionnaire : Quand vous serez dans lesflammes… Bien souvent, le jour, elle y pensait ;faudra-t-il, maintenant, qu’elle y pense le long desnuits !…

Mais pourquoi ce Léopold, qu’elle a vu à peine, quelquefois, etqui est pour elle un inconnu ? Pourquoi lui est-il montréd’une manière si tragique et qui correspond si exactement à sa plussecrète préoccupation ?

Le sommeil qui charge de chaînes le corps humain a le pouvoir derestituer à l’âme, pour la durée d’un éclair,la simplicité de vision qui est le privilège del’Innocence. C’est pour cela que les impressions d’horreurou de joie reçues dans les songes ont une énergie dont laconscience est humiliée quand la mécanique de luxure a ressaisi sonempire.

La physionomie de pirate ou de condottière de Léopold avait paruà Clotilde si surnaturelle, dans le décor de son rêve, qu’elle crutque ce personnage énigmatique lui était révélé. Ellevit en lui un de ces héros en désuétude, criblés d’ombre et dedédains par un monde ignoble, qui ne peuvent se manifester que dansquelque soudaine et inimaginable conflagration.

Et cela devint aussitôt pour elle un autre rêve si profond quetout s’y noya. L’image, terrible pourtant, de son bienfaiteurpoignardé, celle de Marchenoir écrasé sous le poids d’une vie aussilourde que les contreforts du ciel, disparurent. Faiblement, elles’étonna de son versatile cœur qu’elle ne pouvait retenir, qui s’enallait spontanément vers un étranger.

– Allons ! je suis une sotte, s’écria-t-elle,refermant la fenêtre d’où venait un air glacial, une sotte rêveuseet une ingrate !

Elle s’agenouilla devant son lit pour une prière et se rendormitdans cette posture, en sanglotant.

XXXV

Vous avez le sommeil dur, Mademoiselle, lui dit son hôtesse àl’heure du déjeuner. Voici une lettre que le porteur m’avait priéede remettre sans retard. Vous ayant entendue rentrer à troisheures, j’ai cru bien faire de frapper chez vous. Mais vous dormiezdéjà si profondément que je n’ai pu vous réveiller. Quand je verraiM. Gacougnol, je le gronderai de vous garder si longtemps. Lecher homme n’est pas raisonnable. Il devrait vousménager.

Clotilde, qui venait de prendre la lettre et qui avait reconnul’écriture de sa mère, demeura immobile, saisie de ces derniersmots qu’on aurait pu croire portés sur les ailes d’un doux zéphireet dont l’intention n’était pas douteuse. Elle vit en plein lamalice infernale de la drôlesse qui l’insultait et devina l’extrêmesatisfaction des pensionnaires, voluptueusement chatouillées decette insolence en leurs plus intimes recoins.

Une seconde, elle fut sur le point d’éclater. Mais elle serappela en même temps sa résolution, prise dès le premier jour, demettre un dragon à chacune des trois portes par lesquelles cestourmenteuses auraient pu pénétrer dans son âme. Depuis plusieursmois qu’elle mangeait à la pension, elle ne disait rien, ne voyaitrien, n’entendait rien. Elle s’était enfermée dans sa volonté commedans une tour.

Pourquoi donc, alors, n’aurait-elle pas enduré les conjecturesou les soupçons outrageants, aussi longtemps que la haine bassedont elle se sentait enveloppée ne serait pas incompatible avec sapaix intérieure ? Elle avait, d’ailleurs, pour elle-même aussipeu d’estime qu’une femme en peut avoir et trouvait infinimentnaturel de ne pas en inspirer. Aux fréquentes questions que luifaisait Gacougnol, elle avait invariablement répondu avec assuranceque rien ne manquait à son bien-être et, vraiment, elle pensaitainsi.

Cette fois, pourtant, l’injure était si flagrante qu’il luiparut difficile de la dévorer, et un peu d’héroïsme lui futnécessaire pour se borner à répondre que Gacougnol lui avait faitl’honneur de l’admettre à une soirée d’artistes où figuraient denon moindres personnages que Folantin et Bohémond del’Isle-de-France.

Vengeance infaillible. L’institutrice déplumée, folle de gloireet qui ne pouvait attirer chez elle que des reporters ou des poètesde concours, aurait accompli des actes de vertu pour obtenir unetelle faveur.

Clotilde ne se résolut à ouvrir sa lettre que lorsqu’elle se futretirée dans sa chambre. Elle n’espérait aucune consolation decette lecture et la nuit affreuse qui avait laissé son ombre surelle ne la disposait pas aux pressentiments joyeux.

La femelle de Chapuis l’avait laissée jusqu’à ce jour, il estvrai, tout à fait tranquille, n’ayant même pas cherché à luisoutirer de l’argent, ce qui pouvait passer pour un miracle. Sansla crainte de rencontrer l’horrible voyou, Clotilde aurait déjàtenté de la revoir, car la paix charmante où s’engourdissait lesouvenir des tribulations d’autrefois l’inclinait à une sorte depitié pour sa misérable mère. Mais, en ce moment, elle ne sentaitque de l’inquiétude et de l’effroi. Voici ce qu’écrivait lacompagne d’Isidore.

« Ma chère enfant, Ta tendre mère qui t’a portée dans sesflancs et qui a tant souffert pour te mettre au monde, est sur lepoint d’achever son pèlerinage terrestre. Ma Clo-clo bien-aimée, jevoudrais te bénir une dernière fois, avant de retourner dans macéleste patrie. La bénédiction d’une mère porte bonheur. Je ne veuxpas te faire de reproches, au moment où je vais revêtir la robeblanche pour paraître devant mon fiancé. Je sais que tout n’est pasrose dans la vie et je ne peux pas te blâmer d’avoir su te faireune position, mais tu n’as pas été gentille pour tes vieux parentsqui t’adorent. Quand ton M. Gacougnol m’a jetée à la porte,j’ai eu les sangs tournés et c’est ce qui est cause de ma mort.Zizi te ferait pitié. Le pauvre agneau est comme une âme en peinedepuis ton départ. J’irai l’attendre dans le ciel, où il ne tarderapas à me suivre, le chérubin ! Cependant nous te pardonnons debien bon cœur. Viens dans nos bras, viens fermer les yeux à lasainte créature qui a tout sacrifié pour toi. Accours, mon enfant,mais n’oublie pas d’apporter un peu d’argent pour m’ensevelir, carnous n’avons plus rien. Ta pauvre mère qui aura bientôt cessé desouffrir. ROSALIE. »

– C’est un mensonge ! dit Clotilde, en posantla lettre qui était, d’ailleurs, puante et sordide, quoique burinéed’une main très ferme et même orthographiée avec luxe. Toute uneenfance de larmes et toute une jeunesse d’enfer étaient dans cemot.

Elle décida, néanmoins, d’aller à Grenelle. Mais elle ne pouvaitse dispenser d’en avertir Gacougnol et courut d’abord àl’atelier.

– Bon Dieu ! ma chère petite, cria le peintre enl’apercevant, comme vous voilà déterrée !Seriez-vous malade ?

Elle lui raconta sa mauvaise nuit et l’incendie de ses rideaux,sans parler, toutefois, du cauchemar ; puis, spontanément, luidonna à lire la lettre de sa mère.

– Mais, ma pauvre Clotilde, on vous tend un piège.Votre mère n’est pas plus mourante que moi, la dignefemme. On suppose avec noblesse que je vous comble de trésors et onmeurt surtout du désir de les extraire de votre porte-monnaie… Jecomprends très bien, cependant, que vous teniez à éclaircir cepoint. Écoutez. Je m’intéresse infiniment plus à votre situationqu’aux sottes besognes que je fais ici. Vous ne savez pas ?Nous allons partir ensemble. Je vous déposerai à l’église la plusproche du « chérubin » et j’irai seul prendre desnouvelles de la « sainte créature ». Inutile de vous direque je ne m’attarderai pas dans ce lieu charmant. De toutesmanières, vous me verrez reparaître bientôt, et si votre présenceest indispensable, vous le saurez par moi d’une manièrecertaine.

La proposition avait quelque chose d’exorbitant. Clotilde hésitaune minute, rien qu’une minute, juste ce qu’il fallait pour que savolonté, déjà si parfaitement acquise à cet homme, s’inclinât… etcette minute décida de leur destin.

Partie 2
L’ÉPAVE DE LA LUMIÈRE

Libera me, Domine, de morte

æterna, dum veneris judicare sæcu-

um per ignem.

Officium Defunctorum.

I

Vous aurez toujours des pauvres parmi vous. Depuis le gouffre decette Parole, aucun homme n’a jamais pu dire ce que c’est que laPauvreté.

Les Saints qui l’ont épousée d’amour et qui lui ont faitbeaucoup d’enfants assurent qu’elle est infiniment aimable. Ceuxqui ne veulent pas de cette compagne meurent quelquefoisd’épouvante ou de désespoir sous son baiser, et la multitude passe« de l’utérus au sépulcre » sans savoir ce qu’il fautpenser de ce monstre.

Quand on interroge Dieu, il répond que c’est Lui qui est lePauvre : Ego sum pauper. Quand on ne l’interrogepas, il étale sa magnificence.

La Création paraît être une fleur de la Pauvreté infinie ;et le chef-d’œuvre suprême de Celui qu’on nomme le Tout-Puissant aété de se faire crucifier comme un voleur dans l’Ignominieabsolue.

Les Anges se taisent et les Démons tremblants s’arrachent lalangue pour ne pas parler. Les seuls idiots de ce dernier siècleont entrepris d’élucider le mystère. En attendant que l’abîme lesengloutisse, la Pauvreté se promène tranquillement avec son masqueet son crible.

Comme elles lui conviennent, les paroles de l’Évangile selonsaint Jean ! « Elle était la vraie lumière qui illuminetout homme venant en ce monde. Elle était dans le monde et le mondea été fait par elle, et le monde ne l’a point connue. Elle estvenue dans son domaine, et les siens ne l’ont pas reçue. »

Les siens ! Oui, sans doute. L’humanité nelui appartient-elle pas ? Il n’y a pas de bête aussi nue quel’homme et ce devrait être un lieu commun d’affirmer que les richessont de mauvais pauvres.

Quand le chaos de ce monde en chute aura été débrouillé, quandles étoiles chercheront leur pain et que la fange la plus décriéesera seule admise à refléter la Splendeur ; quand on sauraque rien n’était à sa place et que l’espèceraisonnable ne vivait que sur des énigmes et des apparences ;il se pourrait bien que les tortures d’un malheureux divulgassentla misère d’âme d’un millionnaire qui correspondait spirituellementà ses guenilles, sur le registre mystérieux des répartitions de laSolidarité universelle.

– Moi, je me fous des pauvres ! dit le mandarin.

– Très bien ! mon joli garçon, dit la Pauvreté sousson voile, viens donc chez moi. J’ai un bon feu et un bon lit… Etelle le mène coucher dans un charnier.

Ah ! vraiment, ce serait à dégoûter d’être immortel s’iln’y avait pas de surprises, même avant ce qu’onest convenu d’appeler la mort, et si la pâtée des chiens de cetteduchesse, revomie par eux, ne devait pas être, un jour, l’uniqueespoir de ses entrailles éternellement affamées !

– Je suis ton père Abraham, ô Lazare, mon cher enfant mort,mon petit enfant que je berce dans mon Sein pour la Résurrectionbienheureuse. Tu le vois, ce grand Chaos qui est entre nous et lecruel riche. C’est l’abîme, qu’on ne peut franchir, desmalentendus, des illusions, des ignorances invincibles. Nul ne saitson propre nom, nul ne connaît sapropre figure. Tous les visages et tous les cœurssont obnubilés, comme le front du parricide, sous l’impénétrabletissu des combinaisons de la Pénitence. On ignore pour qui onsouffre et on ignore pourquoi on est dans les délices.L’impitoyable dont tu enviais les miettes et qui implore maintenantla goutte d’Eau du bout de ton doigt ne pouvait apercevoir sonindigence que dans l’illumination des flammes de sontourment ; mais il a fallu que je te prisse des mains desAnges pour que ta richesse, à toi, te fût révélée dans le miroiréternel de cette face de feu. Les délices permanentes surlesquelles avait compté ce maudit ne cesseront pas, en effet, et tamisère non plus n’aura pas de fin. Seulement, l’Ordre ayant étérétabli, vous avez changé de place. Car il y eut entre vous deuxune affinité si cachée, si parfaitement inconnue, qu’il n’y avaitque l’Esprit-Saint, visiteur des os des morts, qui eût le pouvoirde la faire éclater ainsi dans l’interminableconfrontation !…

Les riches ont horreur de la Pauvreté parce qu’ils ont lepressentiment obscur du négoce piaculaire impliqué par sa présence.Elle les épouvante comme le visage morne d’un créancier qui neconnaît pas le pardon. Il leur semble, et ce n’est pas sans raison,que la misère effroyable qu’ils dissimulent au fond d’eux-mêmespourrait bien rompre d’un coup ses liens d’or et ses enveloppesd’iniquité, et accourir tout en larmes au-devant de Celle qui futla Compagne élue du Fils de Dieu !

En même temps, un instinct venu d’En Bas les avertit dela contagion. Ces exécrables devinent que laPauvreté, c’est la Face même du Christ, la Face conspuée qui met enfuite le Prince du Monde et que, devant Elle, il n’y a pas moyen demanger le cœur des misérables au son des flûtes ou des haut-bois.Ils sentent que son voisinage est dangereux, que les lampes fumentà son approche, que les flambeaux prennent des airs de ciergesfunèbres et que tout plaisir, succombe… C’est la contagion desTristesses divines…

Pour employer un lieu commun dont la profondeur déconcerte, lespauvres portent malheur, en le même sens que le Roides pauvres a déclaré qu’il était venu « porter leglaive ». Une tribulation imminente et certainementépouvantable est acquise à l’homme de joie dont un pauvre a touchéle vêtement et qu’il a regardé les yeux dans les yeux.

C’est pourquoi il y a tant de murailles dans le monde, depuis labiblique Tour qui devait cogner le ciel, – Tour si fameuse que leSeigneur « descendit » pour la voir de près, – et qu’onbâtissait sans doute afin d’écarter éternellement les Anges nus etsans domicile qui erraient déjà sur la terre.

II

Cinq ans plus tard. Clotilde est maintenant la femme de Léopold.Gacougnol est mort. Marchenoir est mort. Un petit enfant est mort.Et de quelles horribles morts !

En attendant son mari, son cher mari qu’elle se reproche d’aimerautant que Dieu, elle lit la Vie des Saints. Sa préférence est pourceux qui ont versé leur sang, qui ont enduré d’horribles tortures.Ces histoires de Martyrs la comblent de force et de douceur,surtout lorsqu’elle a la chance de tomber sur quelques-uns de cescandides fragments de leurs Actes sincères, tels quela relation de sainte Perpétue ou la fameuse lettre des églises deVienne et de Lyon, miraculeusement préservés de la sucreriedémoniaque des abréviateurs.

Alors, elle se sent appuyée à une colonne et peut regarder enarrière.

La voici justement qui ferme son livre, aveuglée de larmes et levisage tout en pleurs.

Oh ! elle n’a pas changé. C’est toujours le « cield’automne » d’autrefois, avec un commencement de crépuscule,un ciel de pluie où le soleil meurt. Mais elle seressemble davantage. À force de souffrir, elle atellement conquis son identité que, parfois,dans la rue, les tout petits, qui sont nés depuis peu, lui tendentles bras, ayant l’air de la reconnaître…

Que de choses en ce court espace de cinq années !

Il y a une minute affreuse qui pèsera sur son cœur jusqu’aumoment où lui seront dites les sacrées paroles de l’agonie, quidélivrent l’âme du poids des minutes et du poids desheures : Proficiscere, anima christiana, de hocmundo ! Sans cesse elle revoit le pauvre Gacougnolmourant, frappé sauvagement par le compagnon abominable de samère.

De l’église de Grenelle, où elle attendait son retour, unpressentiment l’avait tout à coup jetée dans la rue, comme sil’Ange d’Habacuc l’eût empoignée par les cheveux. Arrivée enquelques instants à la maison de l’assassin devant laquelle déjàgrondait une multitude, son bienfaiteur lui était apparu, porté pardeux hommes, un couteau en pleine poitrine, avec la même figure quedans son rêve. On n’avait pas encore osé arracher cette arme trèsprofondément enfoncée.

Tout ce qui avait suivi lui semblait un autre rêve. Les quatrejours d’agonie du blessé, sa mort, son enterrement ; ensuitele procès de Chapuis et de sa femelle, où elle avait dû comparaîtreen qualité de témoin, sans pouvoir presque articuler un seul mot,tant elle était paralysée de voir sa mère plus vivante et plusaudacieusement cafarde que jamais. Elle se souvenait d’avoirentendu, – aussi longtemps qu’avaient duré les débats, – comme untintement de cloche à son oreille, cette parole de lavictime : Votre mère n’est pas plus mourante quemoi…

Le pochard sanglant n’avait échappé à la guillotine que parl’équité de quelques jurés marchands de vin qui avaient admis lacirconstance atténuante de l’alcoolisme, invoquée par un avocatd’origine polonaise, et on l’avait envoyé se dessoûlerperpétuellement au bagne.

Quant à la papelarde, elle consommait son martyre dans lapénombre claustrale d’une prison cellulaire, non loin de l’altièreet poétique Séchoir, trahie par des lettres trouvées dans lesguenilles de cette bandite et convaincue d’avoir machiné contre sapensionnaire le guet-apens où Gacougnol avait succombé.

L’instruction avait révélé la manigance diabolique et à peu prèsinvraisemblable d’un viol, que le balanciervert-galant se serait chargé de conditionner lui-même avec unevirtuosité incomparable.

Aucun autre calcul apparent. On voulait seulement noyer lamalheureuse fille dans le plus profond désespoir, la tuerd’horreur, en comptant bien qu’elle n’oserait jamais dénoncer samère.

Pendant trois semaines, les journaux avaient fait couler cefleuve d’ordures. Clotilde, broyée de chagrin, s’était vue forcéede subir, en manière d’extra, la flétrissante commisération deschroniqueurs qui larmoyèrent, aux rives du Nil de l’informationparisienne, sur les malheurs de la « délicieusemaîtresse » de Pélopidas Gacougnol, enfin qualifiéd’illustre.

Ce pauvre nom ridicule, synonyme, pour elle seule, de laMiséricorde infinie, avait été profané, à cause d’elle, par ceschiens immondes.

Mais, comme il fallait que tout fût exceptionnel dans lesaventures d’une pauvresse vouée aux flammes, il y avait eu encoreautre chose.

Environ deux heures avant sa mort, Gacougnol, s’éveillant d’unlong évanouissement, pendant lequel on lui avait administrél’extrême-onction, s’était tout de suite informé d’elle. Léopold etMarchenoir, qui ne quittaient pas sa chambre, lui ayant répondu quele juge d’instruction l’avait fait appeler en hâte :

Pauvre, fille ! avait-il dit, j’aurais aimé sa figure desainte au dernier moment. Mais je ne veux pas la laisser sansressources. Donnez-moi du papier, chers amis, je vais écrire unbout de testament.

Il avait, en effet, trouvé la force d’écrire pendant quelquesminutes, puis laissant tout tomber, indifférent, désormais, auxchoses terrestres, il s’était mis à heurter doucement à la portepâle…

Le testament avait étéreconnu INDÉCHIFFRABLE !

Un frère jusqu’alors inconnu, magistrat vertueux venu deToulouse pour conduire le deuil, avait tout raflé, sans que lesexhortations pathétiques des deux amis, qui l’instruisirentéloquemment des dernières volontés du mort, eussent eu le pouvoirde lui faire lâcher un centime.

Ce drame, dont toutes les péripéties ont été d’une amertumeexcessive, Clotilde le retrouve au fond de son cœur, installé commedans un antre, chaque fois qu’elle y veut descendre. Rien n’a putuer ce dragon, pas même les autres douleurs. Quelquefois, c’est àcroire qu’il les dévore, tant il est vivant !

De temps en temps, son bienfaiteur passe dans ses rêves, telqu’elle l’a vu la veille du crime. C’est toujours le même regard decompassion douloureuse, mais sans paroles, et le spectre s’évanouitaussitôt.

Tout ce qu’elle peut faire, c’est de prier pour l’âme en peine,mais, jusqu’à son dernier jour, elle s’accusera d’avoir causé lamort de cet homme qui l’avait sauvée du désespoir.

Et pourquoi cela ? mon Dieu ! pourquoi ? Parcequ’elle avait peur, tout simplement. Parce qu’elle était une lâche,une impardonnable lâche !

Elle se lève, jette son livre sur une table, regarde autourd’elle avec détresse. Elle aperçoit le grand vieux Christ en boispeint, relique du quatorzième siècle que lui a donnée son mari.C’est là seulement qu’elle sera bien. Elle met son front sur lespieds durs de cette image et dit en pleurant :

– Seigneur Jésus, ayez pitié de moi ! Il est écritdans votre Livre que vous avez eu peur en votreAgonie, lorsque votre âme était triste jusqu’à la mort, et que vousavez eu peur jusqu’à suer le sang. Vous ne pouviez pas descendreplus bas. Il fallait que les lâches eux-mêmes fussent rachetés etvous vous êtes laissé tomber jusque-là. Ô Fils de Dieu, qui avez eupeur dans les ténèbres, je vous supplie de me pardonner ! Jene suis pas une rebelle. Vous m’avez pris mon enfant, mon douxpetit garçon aux yeux bleus, et je vous ai offert ma désolation, etj’ai dit, comme au sacrifice de la messe, que cela était juste etraisonnable, équitable et salutaire… Vous savez que je n’ai pointd’estime pour moi-même, que je me regarde vraiment comme une petitechose faible et triste. Guérissez-moi, fortifiez-moi, éloignez demoi, si c’est votre volonté, le calice de cette amertume… Cetteeau, mon Sauveur, cette eau vive que vous promîtes à la Samaritaineprostituée, donnez-la-moi, pour que je sois du nombre de ceux quivivront toujours, pour que je la boive, pour que je m’y baigne,pour que je m’y lave, pour que je sois un peu moins indigne dunoble époux que vous m’avez choisi et que ma tristessedécourage !…

Léopold vient d’entrer et Clotilde s’est précipitée dans sesbras.

– Mon cher ami ! mon bien-aimé ! ne t’afflige pasde me voir pleurer. Ce sont des larmes de tendresse. J’ai tant dechagrin d’être pour toi une mauvaise femme ! Je demandais àDieu de me rendre meilleure… Comme tu es pâle ! mon Léopold,comme tu parais abattu !

On pourrait croire, en effet, qu’elle tient dans ses bras unfantôme. Ce n’est plus le flibustier, le condottière terrible, lefascinateur à la bouche close qui faisait trembler. Tout cela estloin. Quelque chose de très puissant a dompté ce fauve. C’est ladouleur, sans doute, une certaine douleur.Seulement il a fallu que ce breuvage, que ce philtre lui fûtprésenté par l’enchanteresse miséricordieuse dont il est devenucaptif.

Au contraire de Clotilde, il a beaucoup vieilli, bien qu’il aità peine quarante ans. Sa tête est devenue grise et ses yeux,épuisés par ses travaux d’enluminure, ont perdu cette fixitéinquiétante qui les faisait ressembler à ceux d’un tigre. La face agardé toute son énergie, mais s’est démasquée decette raideur cruelle, tétanique, suggérant l’idée d’une âmegarrottée par le désespoir.

– Rassure-toi, ma Clotilde, grâce à Dieu et à tes prières,je n’ai pas de nouveau sujet de peine, dit-il, d’une voix que sesanciens amis ne reconnaîtraient pas, tant elle est douce, et quebrise, par moments, l’émoi de son cœur, lorsqu’il prononce le nomde sa femme.

Il la serre sur sa poitrine, comme un naufragé serre une épaveque le brasillement de la Voie lactée rendrait lumineuse, et un peuaprès :

– En revenant de mes courses, j’ai été m’agenouiller àSaint-Pierre, puis j’ai visité nos tombes, et je sens que nous neserons pas abandonnés, ajoute-t-il, regardant le pauvre gîte où ilsvivent, on ne sait comment, depuis des mois. Car ils sont trèsmalheureux.

III

Leur mariage avait été un poème bizarre et mélancolique. Dès lelendemain de la mort de son protecteur, Clotilde était retombéedans la misère.

Un psychologue fameux, enfant de pion par droit de naissance etd’une jeunesse éternellement désarmante, a décidé souverainementque les douleurs des pauvres ne sauraient entrer en comparaisonavec les douleurs des riches, dont l’âme estplus fine et qui, par conséquent, souffrentbeaucoup plus.

L’importance de cette appréciation de valet de chambre estindiscutable. Il saute aux yeux que l’âme grossière d’un homme sansle sou qui vient de perdre sa femme est amplement réconfortée,tranchons le mot,providentiellement secourue par lanécessité de chercher, sans perdre une heure, un expédient pour lesfunérailles. Il n’est pas moins évident qu’une mère sans finesseest vigoureusement consolée par la certitude qu’elle ne pourra pasdonner un linceul à son enfant mort, après avoir eu l’encouragementsi efficace d’assister, en crevant de faim, aux diverses phasesd’une maladie que des soins coûteux eussent enrayée.

On pourrait multiplier ces exemples à l’infini, et il estmalheureusement trop certain que les subtiles banquières ou lesdogaresses quintessenciées du haut négoce qui s’emplissent de gigotd’agneau et s’infiltrent de précieux vins, en lisant les analysesde Paul Bourget, n’ont pas la ressource de cet éperon[2]

Clotilde, qui ne savait pas un mot de psychologie et qu’unelongue pratique de la pauvreté parfaite aurait dû blinder contrel’affliction du cœur, – exclusivement dévolue à l’élégance, – eut,cependant, l’inconcevable guignon de souffrir autant que si elleavait possédé plusieurs meutes et plusieurs châteaux. Il y eutmême, dans son cas, cette anomalie monstrueuse que les affres dudénûment, loin d’atténuer son chagrin, l’aggravèrent d’une manièreatroce.

Bravement ; elle entreprit de gagner sa vie. Mais la pauvrefille en était peu capable. Son nom, d’ailleurs, ne la recommandaitpas. Elle était devenue une héroïne de courd’assises, proie désignée au sadisme ambiant. Puis, elle avaittellement sur sa figure la plaie de sa vie, le carnage de sesentrailles, la transfixion de son sein !…

Nulle assistance possible ou acceptable du côté de ses amis.Vers le même temps, Marchenoir se débattait plus que jamaislui-même entre les griffes du Sphinx aux mamelles de bronze et auventre creux, dont il ne put jamais déchiffrer l’énigme et qui afini par le dévorer.

Quant à Léopold, une pudeur, qu’elle n’expliquait pas,s’opposait à ce qu’elle voulût tenir de lui un secours quelconque,malgré les plus pressantes et les plus respectueuses supplications.Ce fut au point qu’elle se déroba complètement et que les deuxfidèles perdirent sa trace plus d’un mois.

Mois terrible qu’elle croyait avoir été le plus douloureux deson existence ! Lasse de démarches toujours vaines chez desbourgeois uniformément crapuleux qui n’avaient à lui offrir que desoutrages, elle passait les journées dans les églises ou sur latombe de l’infortuné Gacougnol.

Le front appuyé sur la table tumulaire et l’inondant de seslarmes, elle se disait, avec une profondeur sentimentale quin’aurait pas manqué de paraître superstitieuse, qu’il était bieneffrayant que le premier être qui l’avait aimée, comme un chrétien,eût été condamné à payer de sa vie cette charité et qu’un autre,sans doute, aurait le même sort.

Telle était la raison qui l’avait déterminée à fuir Léopold.Elle sentait confusément qu’il y a des créatures humaines, surtoutdans le camp des pauvres, autour desquelles s’accumulent et secondensent des forces néfastes, on ignore par quel insondabledécret de justice commutative, de même qu’il y a des arbres sur quitombe invariablement la foudre. Elle était peut-être une de cescréatures, – dignes d’amour ou de haine ? c’est Dieu qui lesait, – et elle devinait aisément que le dur corsaire drapé deflammes qu’elle avait vu dans son rêve n’était que trop disposé àprendre contact.

Un jour, enfin, le 14 juillet 1880, elle vint s’asseoir,épuisée, sur un banc du Luxembourg. Elle avait donné, la veille,ses derniers sous à un logeur de très bas étage et ne pouvait plusacheter le morceau de pain qu’elle mangeait ordinairement dans larue. À peine vêtue, n’ayant gardé des deux ou trois toilettesoffertes par l’ami défunt que le strict nécessaire ; sans gîtemaintenant et sans pâture, elle se voyait désormais livrée à Dieuseul, – comme une Chrétienne à un Lion.

Elle venait d’entendre à Saint-Sulpice une de ces messes bassesqui s’expédièrent fébrilement, ce jour-là, dans toutes les églisesparoissiales, impatientes de fermer leurs portes à triple tour.

Il était environ dix heures du matin. Le jardin était à peu prèsdésert et le ciel d’une douceur merveilleuse.

Le soleil faisait semblant de se diluer, de s’extravaser dans unbleu mitraillé d’or que noyait à l’horizon une lactescenced’opale.

Les puissances de l’air paraissaient en complicité avec lacanaille dont c’était le grand jubilé. Le solstice tempérait sesfeux, pour que six cent mille goujats se soûlassent confortablementau milieu des rues transformées en cabarets ; la rose desvents bouclait son pistil, ne laissant flotter qu’un léger soufflepour l’ondulation des oriflammes et des étendards ; les nuageset le tonnerre étaient refoulés, pourchassés au delà des montslointains, chez les peuples sans liberté, pour que les bombes etles pétards de l’Anniversaire des Assassins pussent être ouïsexclusivement sur le territoire de la République.

Cette fête, vraiment nationale, comme l’imbécillité etl’avilissement de la France, n’a rien qui l’égale dans l’histoirede la sottise des hommes et ne sera certainement jamais surpasséepar aucun délire.

Les boucans annuels et lamentables qui ont suivi ce premieranniversaire ne peuvent en donner l’idée. Il leur manque labénédiction d’En Bas. Elles ne sont plus activées, actionnées parcette force étrangère à l’homme que Dieu,quelquefois, déchaîne, pour un peu de temps, sur une nation, et quipourrait s’appeler l’Enthousiasme de l’Ignominie.

Qu’on se rappelle cette hystérie, cette frénésie sans camisolequi dura huit jours ; cette folie furieuse d’illuminations, dedrapeaux, jusque dans les mansardes où s’accroupissait lafamine ; ces pères et ces mères faisant agenouiller leursenfants devant le buste plâtreux d’une salope en bonnet phrygienqu’on trouvait partout ; et l’odieuse tyrannie de cetteracaille que ne menaçait aucune force répressive.

Dans les autres fêtes publiques, à la réception d’un empereur,par exemple, et lorsque les républicains les plus fiers s’écrasentaux roues du potentat, il est trop facile d’observer que chacunment effrontément, et tant qu’il peut, aux autres et àlui-même.

Ici, on se trouva en présence de la plus effroyable candeuruniverselle. En glorifiant par des apothéoses jusqu’alors inouïesla plus malpropre des victoires, cette multitude fraîchementvaincue se persuada, en vérité, qu’elle accomplissait quelque chosede grand, et les rares protestations furent si aphones, siindistinctes, si submergées par le déluge, qu’il n’y eut, sansdoute, que le grand Archange penché sur son glaive, Protecteur,quand même, de la parricide Enfant des Rois, qui les putentendre !

Clotilde regardait ces choses, comme une bête mourante regardaitun halo autour de la lune. Dans l’espèce de torpeur que luiprocurait l’exténuation de son corps et de son âme, elle se prit àrêver d’une allégresse religieuse qui se serait tout à coupprécipitée en torrents sur la Ville immense. Ces pavois, cesfleurs, ces feuillages, ces arcs de triomphe, ces cataractes de feuqui s’allumeraient au crépuscule, tout cela, c’était pourMarie ! ! !

Sans doute, à ce moment de l’année ecclésiastique, il n’y avaitaucune solennité liturgique de premier ordre. N’importe, la Franceentière, ce matin, s’était réveillée toute sainte et, pour lapremière fois, se souvenant que, jadis, elle avait été donnéeauthentiquement, royalement, à la Souveraine des Cieux parquelqu’un qui en avait le pouvoir, il avait fallu qu’à l’instantmême elle fît éclater et rugir son alléluia de deux centsans !

Alors, éperdue, n’ayant sous la main que les simulacres de laRévolte, les simulacres de la Bêtise et les simulacres del’Idolâtrie, elle les avait jetés aux pieds de la ViergeConculcatrice, comme l’Antiquité chrétienne renversait aux pieds deJésus les autels des Dieux.

L’Église bénirait tout cela, quand elle pourrait et comme ellepourrait. Mais la vieille Mère a le pas pesant, et l’Amour grondaitsi fort dans les cœurs qu’il n’y avait pas moyen de l’attendre, carce jour, de vingt-quatre heures seulement, ne reviendrait plusjamais, ce jour sans pareil où tout un peuple mort et puant sortaitdu tombeau !…

Une ombre passa sur ce songe et la vagabonde releva la tête.Léopold était devant elle.

IV

Deux cris et deux êtres dans les bras l’un de l’autre. Mouvementinvolontaire, instinctif, que rien n’aurait fait prévoir et querien n’eût été capable d’empêcher.

Au contraire de ce qu’on pourrait croire, ce fut l’homme qui seressaisit le premier.

– Mademoiselle, balbutia-t-il en se dégageant,pardonnez-moi. Vous voyez que je suis devenu complètement fou.

– Moi aussi, alors, répondit Clotilde, qui laissa retomberdoucement ses bras. Mais non, nous ne sommes fous ni l’un nil’autre et nous n’avons que faire de nous excuser. Nous nous sommesembrassés comme deux amis très malheureux, voilà tout…Permettez-moi de me rasseoir, je vous prie, car je suis bien lasse…Je ne vous cherchais pas, Monsieur Léopold, c’est Dieu sans doutequi a voulu notre rencontre.

Léopold s’assit auprès d’elle. Il avait la mine passablementravagée et paraissait, en ce moment, hors de lui-même. Il laconsidéra quelque temps, les lèvres tremblantes, à la fois ravi ethagard, ayant l’air de la respirer comme un parfum dangereux. Enfinil se décida :

– Vous ne me cherchiez pas, je ne le sais que trop… Vousêtes malheureuse, je le vois bien, ma pauvre petite… Mais pourquoidites-vous que noussommes deux malheureux ?

– Hélas ! Il m’a suffi de vous regarder. Aussitôt jeme suis sentie fondre de pitié et j’aurais voulu vous faire entrerdans mon cœur !

Elle leva sur lui des yeux sublimes. Puis, ses paupièresbattirent. Devenue trop lourde, sa tête s’inclina, tomba sur lapoitrine bouleversée de cet homme et, d’une voix tout à faitéteinte qui ressemblait à un souffle, elle murmura :

– Je meurs de faim, mon Léopold, donne-moi àmanger.

L’amoureux pensa que tout l’azur et tout l’or du ciel croulaientsur lui et autour de lui. Le sable du jardin lui parut une jonchéede diamants aux feux tabifiques dont il fut criblé. Une seconde,les fracas puissants de la Volupté, de la Compassion qui déchire,de la Tendresse infinie, tordues en un seul carreau, lefoudroyèrent.

Mais ce farouche, qui avait vaincu le désert, se dressa aumilieu du foudroiement et, d’un bond, porta le fragile corps dansune voiture vide qui passait.

– Gare Montparnasse ! commanda-t-il d’un coup degueule si despotique, appuyé d’un regard si lourd, que lefrémissant cocher, supposant une conflagration planétaire, partitau galop.

Une heure après, on déjeunait en tête à tête, loin des bruits,sous un berceau de verdure. Ainsi recommençait pour Clotilde lapéripétie du début de ses relations avec Gacougnol, mais combienles circonstances étaient changées !

Il n’y avait pas à dire, elle s’était elle-même spontanémenttrahie, et n’en éprouvait que de la joie, une joie immense, unejoie à donner la mort !

Comment le croire ? Il lui avait suffi de rencontrerLéopold pour sentir qu’elle ne s’appartenait absolument plus, pourque disparussent les craintes, les pressentiments de malheur, lesfantômes impitoyables qui l’avaient tant obsédée…

Un seul point, très essentiel, il est vrai, reliait les deuxaventures. Dans l’une et l’autre, un homme avait eu pitié de sadétresse. Seulement, ici, dans ce lieu aimable et solitaire, elleétait en présence d’un être qui l’adorait et qu’elle adorait. Pourla première fois, elle se souvint de Gacougnol sans trop souffrir.« Mon enfant, lui avait-il dit, prenez avec simplicité ce quivous arrive d’heureux. » Ces mots lui étaient restés avec biend’autres. Ils lui traversaient l’esprit comme de la lumière, tandisqu’elle contemplait son compagnon, et il lui semblait que la plussubtile essence des choses que Dieu a formées s’en venait vers ellepour la caresser, pour l’enivrer.

Quant à Léopold, le bonheur l’avait fait semblable à unenfant.

– Vous êtes ma fête nationale, disait-il, car il n’osaitencore la tutoyer, vous êtes l’illumination de mes yeux, vous êtesmes couleurs de victoire pour lesquelles jevoudrais mourir, et votre voix chère est une fanfare qui meressusciterait d’entre les morts. Vous êtes ma Bastille, etc.,etc.

Bénie soit la misère, ajoutait-il, la sainte misère du Christ etde ses Anges qui vous a jetée sur le chemin de ce tigre affamé devous, qui vous a forcée de vous rendre à moi, sans que j’eusse rienfait ni voulu faire pour vous avoir à ma merci !

Clotilde répondait moins follement, mais avec une tellesollicitude d’amour, un accent de dilection si pénétrant et si purque le pauvre pirate en tremblait.

À la fin du repas, cependant, il parut se recueillir. Desstratus de mélancolie s’amassèrent, de plus en plus sombres, surson visage. Elle, très anxieuse, l’interrogea.

– Le moment est venu, déclara-t-il, de vous dire tout ceque ma femme a le droit de savoir.

La touchante et naïve créature prit une de ces mains redoutablesqui avaient peut-être tué des hommes, la retourna sur la table,plongea sa figure dans cette main qu’elle remplit aussitôt delarmes, s’offrant ainsi comme un fruit mûr qu’on peut écraser et,sans changer de posture :

– Votre femme ! dit-elle, ah ! mon ami, j’étaissi heureuse d’oublier, un instant, tout le passé ! Nesavez-vous donc pas vous-même que la pauvresse n’a rien à vousdonner, absolument rien ?

D’un geste lent il releva cette face noyée, la baisa au front etrépondit :

– La pauvresse dont tu parles me suffit, ma bien-aimée. Tun’as point d’aveux à me faire. Le jour où nous commençâmes à nousconnaître, tu exigeas noblement de notre ami qu’il me racontât ceque tu lui avais raconté toi-même, et il a obéi. Tu es ma femme, jel’ai dit une fois pour toutes. Mais avant qu’un prêtre nous aitbénis tu dois m’entendre. Si mon histoire te paraît tropabominable, tu me le diras très simplement, n’est-ce pas ? etje serai encore trop heureux de ces quelques heuresdivines !

Clotilde, la joue appuyée sur ses deux mains jointes, les yeuxhumides, et belle comme le premier jour du monde, l’écoutaitdéjà.

V

Je suis à peu près célèbre et personne ne sait monnom. Je veux dire mon nom de famille, celui qui n’estpas imprimé dans l’âme et qu’on laisse àd’autres, quand on meurt. Mes amis ne le connaissent pas etMarchenoir lui-même l’ignore.

Ce nom qui appartient à l’histoire et qui mefait horreur, je serai forcé, si nous nous marions, de le livreraux gens de la municipalité. Ils l’inscriront sur leur registre,entre celui d’un marchand de volailles et celui d’un croque-mort,et ils l’afficheront à la porte de leur mairie. Les curieuxapprendront ainsi que vous êtes coiffée par moi d’une des plusanciennes couronnes comtales qu’il y ait en France. J’espère qu’onl’aura oublié au bout de huit jours. Laissons cela.

Voici mon histoire ou mon roman que je vais expédier sansphrases, car ces souvenirs me tuent.

Mon père était un homme brutal et d’un orgueil terrible. Je neme souviens pas d’avoir reçu de lui une caresse ni une paroleaffectueuse, et sa mort a été pour moi une délivrance.

Quant à ma mère, dont je ne puis me rappeler les traits, on m’adit qu’il l’avait assassinée à coups de pied dans le ventre.

J’avais une sœur illégitime, un peu plus âgée que moi, élevée,depuis sa naissance, au fond d’une province. Je ne l’ai connue quelorsque j’étais déjà tout à fait un homme. On ne m’en parlaitjamais. Notre père, qui aurait pu la reconnaître, avait pris surlui de me priver de cette affection.

J’ai donc vécu aussi seul qu’un orphelin, livré aux domestiques,d’abord, puis envoyé dans un lycée où on me laissa croupir desannées. Naturellement enclin à la mélancolie, une pareilleéducation n’était pas pour me dilater le cœur. Je doute qu’il y aitjamais eu un enfant plus sombre.

Parvenu à l’adolescence, je me mis à faire la noce, la plusimbécile et la plus lugubre des noces, je vous prie de le croire,jusqu’au jour, marqué par un effroyable destin, où je fis laconnaissance d’une jeune fille que je nommerai… voyons !Antoinette, si vous voulez.

Ne me demandez pas son portrait. Elle était très belle, jecrois. Mais il y avait en cette créature, d’ailleurs innocente,quoique rencontrée pour ma damnation, une force perverse,une affinité mystérieuse et irrésistible qui mesoutira le cœur.

Dès le premier regard que nous échangeâmes, je sentis quej’avais les fers aux pieds, les fers aux mains, et sur les épaulesun carcan de fer. Ce fut un amour noir, dévorant, impétueux commeun bouillon de lave,… et presque aussitôt partagé.

… Elle devint ma maîtresse, vous entendez bien ? Clotilde,ma maîtresse ! reprit le narrateur, aprèsun silence, la face crispée, et de l’air d’un marin qui entendraitrugir le Maelstrom.

Des circonstances très singulières qu’un démon, sans doute,calcula, ne permirent pas que notre conscience fût sollicitée uneminute, par des pensées ou des considérations étrangères à notredélire, qui était vraiment une chose inouïe, une frénésie dedamnés.

Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, nous nesavions à peu près rien l’un de l’autre. Nous nous étions vus, pourla première fois, dans un lieu public où j’avais eu l’occasion delui rendre un service insignifiant dont je sus me prévaloir pour meprésenter chez elle.

Vivant à peu près indépendante auprès d’une vieille dame enenfance qui se disait sa tante maternelle, il nous fut loisible denous empoisonner l’un de l’autre, et nous ne connûmes pas d’autresouci.

Un jour, néanmoins, la duègne eut l’air de se réveiller et mepria, d’un ton bizarre, de vouloir bien lui faire connaître l’objetde mes visites continuelles.

– Mais, Madame, lui dis-je, ne le savez-vous doncpas ? C’est mon intention formelle, aussi bien que mon désirle plus vif, d’épouser Mademoiselle votre nièce le plus tôtpossible. Je crois savoir qu’elle partage mes sentiments et j’ail’honneur de vous demander officiellement sa main.

La demande était tardive, ridicule et, à tous les points de vue,fort irrégulière. Cependant, je ne mentais pas.

À ces mots, elle poussa un grand cri et prit la fuite en secouvrant de signes de croix, comme si elle avait vu le diable.

Antoinette n’était pas là pour me donner une explication ous’étonner avec moi, et je dus me retirer…

Je ne l’ai jamais revue, la pauvre Antoinette ! Il y a decela vingt ans, et je ne saurais dire aujourd’hui si elle estvivante ou morte…

Il s’arrêta une seconde fois, n’ayant plus de forces.

Clotilde fit le tour de la table et vint se mettre à côté delui.

– Mon ami, lui dit-elle, posant la main sur son épaule, moncher mari, toujours et quand même, n’allez pas plus loin. Je n’aipas besoin de confidences qui vous font souffrir et je ne suis pasun prêtre pour entendre votre confession. Ne vous ai-je pas dit quenous sommes deux malheureux ? Je vous ensupplie, ne gâtons pas notre joie.

– Il me reste, continua l’homme avec autorité, à vous fairele récit de la scène terrible du lendemain.

Mon père me fit appeler. Je verrai toute ma vie l’abominablefigure dont il m’accueillit. C’était un grand vieillard, couleur detison, d’une soixantaine d’années, étonnamment vigoureux encore etfameux par des prouesses de divers genres dont quelques-unes, jecrois, furent assez peu honorables.

Il avait fait la guerre, pour son plaisir, en divers pays dumonde, particulièrement en Asie, et passait pour le plus férocebrigand que nous eût légué le Moyen Âge.

Le trait le plus saillant de son caractère était une impatiencechronique, un mécontentement perpétuel qui devenait de la rage à laplus légère contradiction. Aussi incapable de longanimité que depardon, héros couvert de sang d’un très grand nombre de duels où ilavait été horriblement et scandaleusement heureux, cette bruteméchante, qu’il aurait fallu traquer avec des meutes et assommerdans un lieu maudit, étalait, en outre, des mœurs d’un sadismeépouvantable. Nous sommes, paraît-il, une race bâtarde qui a donnépas mal de monstres.

Je dois reconnaître, pourtant, qu’il est mort, en 1870, d’unemanière qui a pu racheter une partie de ses crimes. Il s’est faittuer dans les Vosges, à la tête d’une compagnie franche qu’ilcommandait en casse-cou, et on raconte qu’il vendit sa peau trèscher.

– Monsieur, cria-t-il, dès qu’il m’aperçut, j’ai l’honneurde vous dire que vous êtes un parfait drôle.

À cette époque j’avais déjà une fort belle crête et cette injureme parut impossible à supporter. Je répliquai doncsur-le-champ :

– Est-ce pour m’adresser des compliments de ce genre quevous m’avez fait venir, mon père ?

Je crus qu’il allait me sauter à la gorge. Mais il seravisa.

– Je devrais vous gifler à tour de bras pour cetteinsolence, dit-il. Je réglerai ce compte une autre fois. Pour lemoment, nous avons à causer. Vous avez déclaré hier à une personnerespectable qui a cru devoir m’avertir, votre intention d’épouser àbref délai, avec ou sans mon consentement, cela va sans dire, unecertaine jeune fille. Est-ce vrai ?

– Parfaitement exact.

– Charmant ! Vous auriez eu le toupet d’affirmer aussique cette jeune fille partage vos sentiments très purs ?

– Je ne sais jusqu’à quel point mes sentiments peuvent êtrequalifiés de purs, mais je crois être certain, en effet, qu’on neles dédaigne pas.

– Ah ! ah ! vous en êtes certain. J’ai étépourtant aussi bête que ça, quand j’avais votre âge. Eh bien !mon garçon, j’ai le regret de vous l’apprendre, ce morceau n’estpas pour votre bec… Voici une lettre que vous porterez vous-même,s’il vous plaît, à un de mes vieux camarades qui habiteConstantinople. Je le prie de compléter votre éducation. Vous allezfaire vos malles rapidement et vous partirez dans une heure.

Une montée de colère me suffoqua, d’entendre parler ainsi de ceque j’adorais. Puis, sans pouvoir deviner la véritable pensée de cemonstre, je le connaissais trop bien pour ne pas sentir que le tonde sarcasme qu’il affectait cachait quelque chose d’horrible, maiscombien horrible ! grand Dieu ! comment aurais-je pu leprévoir ? Je pris la lettre et la déchirai en plusieursmorceaux.

– Partir dans une heure ! m’écriai-je, hurlant commeun sauvage. Tenez ! voilà le cas que je fais de vos ordres etvoilà mon respect pour votre correspondance ! Oh ! vouspouvez m’assassiner comme vous avez assassiné ma mère et comme vousavez assassiné tant d’autres. Ce sera plus facile que de medompter.

– Fils de chienne ! gronda-t-il, courant sur moi.

Je n’avais pas le temps de fuir et je me croyais déjà mort,lorsqu’il s’arrêta. Voici ses paroles exactement, ses parolesimpies, exécrables, venues de l’Abîme :

– Cette Antoinette avec qui tu as couché, triste cochon, etque j’ai fait élever moi-même, avec tant de soin, par une vieillecafarde, pour qu’un jour elle devînt mon petit succube le plusexcitant, sais-tu qui elle est ? Non, n’est-ce pas ? tune t’en doutes guère, ni elle non plus. J’étais informé, heure parheure, de ce qui se passait entre vous deux. Mais il ne medéplaisait pas que l’inceste préparât l’inceste, car JE SUISSON PÈRE ET TU ES SON FRÈRE !…

Clotilde ! éloignez-vous un peu, je vous prie… J’arrachaidu mur une arme chargée et je tirai sur ce démon, sans l’atteindre.J’allais recommencer, lorsqu’un domestique, accouru au bruit, mesaisit à bras-le-corps. En même temps, je recevais sur la tête uncoup formidable et je perdis connaissance.

Cette histoire vous fait peur, Clotilde. Elle est banale,cependant. Le monde ressemble à ces cavernes d’Algérie oùs’empilaient, avec leur bétail, des populations rebelles qu’on yenfumait pour que les hommes et les animaux, suffoqués et rendusfous, se massacrassent dans les ténèbres. Les drames tels quecelui-ci n’y sont pas rares. On les cache mieux, voilà tout. Leparricide et l’inceste, pour ne rien dire de quelques autresabominations, y prospèrent, Dieu le sait ! à la conditiond’être discrets et de paraître plus beaux que la vertu.

Nous étions des effrénés, nous autres, et le monde scandalisénous condamna, car notre querelle avait eu des auditeurs qui lacolportèrent. Mais que m’importait le blâme d’une société decriminels et de criminelles dont je connaissaisl’hypocrisie ?

Deux jours après, je m’engageai pour servir dans les colonies eton n’entendit plus parler de moi. Plût à Dieu que j’eusse pum’oublier moi-même !

J’ai appris que la malheureuse, dont je me suis interdit deprononcer le vrai nom, s’était sauvée dans un monastère cisterciende la plus rigide observance et qu’on l’avait admise, malgré tout,à prendre le voile. Privé à la fois d’une amante et d’une sœur,indistinctement effroyables, il n’y avait plus devant moiqu’une existence de torturé.

Devenu soldat, je sollicitai les postes les plus dangereux,espérant me faire tuer pour en finir vite, et me battis endéchaîné. Je ne réussis qu’à obtenir de l’avancement.

Un jour, mon cancer me faisant souffrir plus que jamais, jecourus me cacher au fond d’un bois et, d’une main ferme, le canondu revolver à la tempe, je tirai comme sur une bête enragée. Vouspouvez voir ici la cicatrice qui n’a, certes, rien de glorieux… Lamort ne voulut pas de moi et n’en a jamais voulu. Pourtant je vousassure qu’aucun misérable ne l’a plus avidement cherchée.

Vers le commencement de l’odieuse campagne franco-allemande, onme fit officier pour me récompenser de l’acte de démence quevoici.

Une batterie très meurtrière nous écrasait. Avec une promptitudeinconcevable, incompréhensible, j’attelai quatre chevaux à unevoiture d’ambulance qui attendait son chargement d’estropiés. Aidéde deux hommes que j’éperonnais de ma folie, je fis avaler parforce à chacun de ces animaux cabrés de terreur une énorme quantitéd’alcool, puis, bondissant sur le siège et sabrant les croupes,j’arrivai en quelques minutes, comme la foudre et la tempête, surles fourgons bavarois que je réussis à faire sauter. Il y eut uneespèce de cataclysme où plus de soixante Allemands laissèrent leurscarcasses. Et moi, qui aurais dû être foudroyé le premier, réduiten charpie, je fus retrouvé, le soir, à peine contusionné, sous unmagma de tripes de chevaux, de cervelles d’hommes, de débrissanglants ou calcinés.

La guerre finie et mon père mort, je réalisai sa damnée fortuneet l’employai tout entière, sans en réserver un centime, àl’organisation d’une caravane expéditionnaire au cœur de l’Afriquecentrale, dans une région inexplorée jusqu’alors, entreprise desplus audacieuses dont j’avais le projet depuis longtemps.

Le peu que vous en avez appris chez Gacougnol, qui se plaisait àm’interroger, a pu vous faire entrevoir tout le poème. La plupartde mes compagnons y sont restés. Une fois de plus, la mort, prisede force, violée avec rage, bafouée comme une macaque, m’adit : Non ! et s’est détournée de moi en ricanant.

Revenu sans le sou, j’ai essayé de tromper mon vautour.D’aventurier, je me suis fait artiste. Cette transposition,radicale en apparence, de mes facultés actives, semblait avoir, aucontraire, exaspéré sa fureur, quand vous apparûtes, enfin, ôClotilde ! sur ma route affreuse…

J’ignore ce que votre cœur décidera, après ce que vous venezd’entendre, mais si je vous perds maintenant, masituation sera cent fois plus épouvantable. Ne m’abandonnezpas ! Vous seule pouvez me sauver !

Clotilde s’était rapprochée du malheureux jusqu’à le tenirpresque dans ses bras. Il se laissa crouler à terre, mit sa têtesur les genoux de la simple fille, et ses yeux, qu’on aurait pucroire plus arides que les citernes consumées dont est parlé dansle Prophète lamentateur, devinrent des fontaines. Les sanglotssuivirent, de rauques et de lourds sanglots, venus des endroitsprofonds, qui le secouèrent comme un roulis.

La pauvresse, très doucement et sans parler, lissa du bout deses doigts la crinière de ce lion affligé, attendit que lavéhémence des pleurs se fût amortie, ensuite se pencha tout à faitvers lui, à la manière des fleurs qui n’en peuvent plus d’être surleur tige, et, brisée elle-même de tendresse, emprisonnant des deuxmains cette tête chère, lui dit à l’oreille :

– Pleure, mon bien-aimé, tant que tu pourras et tant que tuvoudras. Pleure chez moi, pleure au fond de moi,pour ne plus jamais pleurer, sinon d’amour. Nul ne te verra, monLéopold, je te cache et je te protège…

Tu m’as demandé ma réponse. La voici : Je suis incapable devivre et même de mourir sans toi. Rentrons ce soir, pleinsd’allégresse, dans ce Paris éblouissant. C’est pour nous qu’onl’illumine et qu’on le pavoise. Pour nous seuls, je te le dis, caril n’y a pas de joie comme notre joie et il n’y a pas de fête commenotre fête. C’est ce que je ne comprenais pas, sotte quej’étais ! quand nous nous rencontrâmes, il y a quelquesheures, dans le bienheureux jardin…

… Écoute-moi, maintenant, mon amour. Tu iras trouver, demain, unpauvre prêtre que je t’indiquerai. Il a le pouvoir d’arracher de tapoitrine ce vieux cœur qui te fait tant souffrir et de te donner àla place un cœur nouveau… Après cela, si tu es diligent, quisait ? nous recevrons peut-être le sacrement de mariage avantqu’aient disparu les derniers drapeaux et que se soient éteints lesderniers lampions…

Ces deux êtres comme on n’en voit pas se marièrent, en effet,une semaine plus tard.

VI

La belle Heure des Noces ! Ne serait-ce pasici le lieu de citer cet épithalame sombre que Marchenoir écrivait,plusieurs années avant d’être l’un des témoins de Clotilde à sonmariage, et qui dut, alors, lui revenir bien étrangement.

« Vous vous souviendrez, ma belle, quand les convives dufestin des noces auront disparu et que vous serez seule avec votreépoux, – n’est-ce pas ? vous vous souviendrez, peut-être, decet invité mystérieux qui n’avait pas la robenuptiale et qui fut jeté dans les Ténèbresextérieures.

« Les pleurs et le grincement des dents du misérableétaient si forts qu’on les entendait à travers le mur et que lesportes lamées de bronze tremblaient sur leurs gonds, comme si unerafale puissante les eût assiégées.

« Vous ne savez pas qui était cet individu et je ne le saispas plus que vous, en vérité. Cependant, il me sembla que saplainte remplissait la terre. Une minute, je vous le jure, unecertaine minute, j’ai pensé que c’était là le gémissement de tousles captifs, de tous les exclus, de tous ceux qu’on abandonne, cartel est l’accompagnement nécessaire de la joie d’une épousée.L’espèce humaine est si désignée pour souffrir que la permissiondonnée à un seul couple d’être heureux, une heure, n’est pas troppayée du cri d’agonie d’un monde.

« Mais voici que votre maître, grelottant et pâle de désir,vous prend dans ses bras. Quelque chose d’infiniment délicieux, jele suppose du moins, va s’accomplir.

« Jetez un dernier regard sur la pendule, et si c’est envotre pouvoir, priez Dieu qu’il éloigne de vous le mauvais ange desstatistiques… Une minute vient de s’écouler. Cela fait environ centmorts et cent nouveau-nés de plus. Une centaine de vagissements etune centaine de derniers soupirs. Le calcul est fait depuislongtemps. Le compte est exact. C’est la balance du grouillement del’humanité. Dans une heure, il y aura six mille cadavres sous votrelit et six mille petits enfants, tout autour de vous, pleurerontpar lierre ou dans des berceaux.

« Or, cela n’est rien. Il y a la multitude infinie de ceuxqui ne sont plus à naître et qui n’ont pas encore assez souffertpour mourir. Il y a ceux qu’on écorche vivants, qu’on coupe enmorceaux, qu’on brûle à petit feu, qu’on crucifie, qu’on flagelle,qu’on écartèle, qu’on tenaille, qu’on empale, qu’on assomme ouqu’on étrangle ; en Asie, en Afrique, en Amérique, en Océanie,sans parler de notre Europe délectable ; dans les forêts etdans les cavernes, dans les bagnes ou les hôpitaux du mondeentier.

« Au moment même où vous bêlerez de volupté, desgrabataires ou des suppliciés, dont il serait puéril d’entreprendrele dénombrement, hurleront, comme en enfer, sous la dentde vos péchés. Vous m’entendez bien ? De vospéchés ! Car voici ce que vous ne savez certainement pas,aimable fantôme.

« Chaque être formé à la ressemblance du Dieu vivant a uneclientèle inconnue dont il est, à la fois, le créancier, et ledébiteur. Quand cet être souffre, il paie la joie d’un grandnombre, mais quand il jouit dans sa chair coupable, il fautindispensablement que les autres assument sa peine.

« Fussiez-vous idiote, ce que je refuse de croire, vousêtes, néanmoins, une créature si précieuse que c’est tout juste,peut-être, si le saignement de dix mille cœurs suffira pour vousassurer cette heure d’ivresse. Cœurs de pères, cœurs de mères,cœurs d’orphelins, cœurs d’opprimés et de pourchassés ; cœursdéchirés, percés, broyés ; cœurs qui tombent au désespoircomme des meules dans un gouffre ; tout cela c’est pour vousseule. Votre jubilation est à ce prix.

« Sans que vous le sachiez, une armée d’esclaves travaillepour vous dans les ténèbres, à la façon de ces damnés qui fouillentle sol, au fond des puits noirs de la Belgique ou del’Angleterre.

« Tenez ! en voilà un précisément qui était sur ledos, – comme vous-même en cet instant, – non pas dans des draps dedentelles, mais dans la boue. Monsieur votre père a tant fait lanoce que ce vermisseau est peut-être un de vos frères, quisait ? Il piquait au-dessus de sa tête pour détacher une deces gemmes sombres et profitables qui font si tiède votre alcôve.Un bloc de houille est tombé sur lui, et voilà que son âme estdevant Dieu ! Sa pauvre âme aveugle ! Le moment seraitmal choisi, j’en conviens, pour réciter un Deprofundis.

« J’aurais, sans doute, peu de chances d’être écouté, si jevous parlais du monde invisible, du vaste monde silencieux etimpalpable qui est sans caresses et sans baisers.

« Celui-là intéresse, peut-être, quelques chartreux enprière ou quelques agonisants, mais il est au moins superflu de lerappeler à deux chrétiens dont la digestion est heureuse et qui sepétrissent avec ardeur.

« Miseremini meî ! miseremini meî ! saltemvos, amici mei !… Ah ! ils peuvent crier, lesDéfunts qui souffrent, les Trépassés pour qui nul ne prie. Leurclameur immense qui secoue les Tabernacles du ciel vibre moins dansnotre atmosphère que les pennules d’un moucheron ou la quenouilled’une araignée filandière…

– « Encore une étreinte ! mon bien-aimé !s’il te reste quelque vigueur. » Ô la belle heure ! labelle nuit des noces ! et comme elle fait penser à cesÉpousailles de la fin des fins, lorsqu’après le congédiement desmondes et des jours, l’Agneau de Dieu, vêtu de sa Pourpre, viendraau-devant de l’Épouse inimaginable !…

« Je sais bien, vous allez me dire que la vie seraitimpossible si on pensait continuellement à toutes ces choses, etqu’il n’y aurait plus une minute pour le bonheur. Je ne dis pasnon. Cela dépend de ce que vous appelez Bonheur.

« Le Sacrement, je ne l’ignore pas, vous concède lapermission de jouir de votre mari, et il serait téméraire deprétendre que l’acte par lequel vous allez peut-être concevoir unfils n’importe pas à la translation des globes.

« Je ne prétends rien, ô héritière de l’Éternité, sinon devous suggérer une aperception telle quelle de l’Heure qui passe.L’Heure qui passe ! Voyez-vous ce défilé de soixante Minutesfrêles aux talons d’airain dont chacune écrase la terre…

« Le recueillement de votre chambre nuptiale, savez-vous dequoi il est fait ? Je vais vous le dire. Il est fait deplusieurs milliards de cris lamentables si prodigieusementsimultanés et à l’unisson, par chaque seconde, qu’ils seneutralisent d’une manière absolue et que cela équivaut àl’inscrutable Silence.

« En d’autres termes, c’est l’occasion, sans cesserenouvelée, pour votre Sauveur perpétuellement en croix, deproférer ce Lamma Sabacthani qui ramasse etconcentre en lui tout gémissement, tout abandon, toute angoissehumaine et que, seul, peut ouïr, du fond de l’Impassibilité sanscommencement ni fin, Notre Père qui est dans lescieux ! »

VII

Les trois premières années de mariage furent heureuses, au delàde ce qui peut être dit ou chanté sur les instrumentsordinaires.

Léopold et Clotilde se fondirent tellement l’un dans l’autrequ’ils parurent n’avoir plus de personnalités distinctes.

Une Joie mélancolique, surnaturellement douce et calme,arrivait, chaque matin, pour eux seuls, d’une contrée fortinconnue. Laissant à leur porte toutes les poussières des chemins,toutes les rosées des bois ou des plaines, tous les arômes desmonts lointains, elle les éveillait gravement pour le travail et lepoids du jour.

L’âme de chacun d’eux frémissait alors, toute lumineuse, dans leregard de l’autre, comme on voit frémir un éphémère dans un rayond’or. Félicité silencieuse, quasi monastique, à force deprofondeur. Qu’auraient-ils pu se dire ? et à quoibon ?

Ils ne voyaient presque personne. Marchenoir, décidément,livrait sa dernière bataille à une misère enragée de sa résistancede tant d’années et qui, après bien des mois d’une lutteépouvantable, devait l’assassiner par trahison au bord d’un torrentdont les vagues empuanties roulaient les monstres qu’il avaitvaincus.

Il venait les voir quelquefois, sillonné de coups de foudre,pâle et conspué, la tête blanchie par l’écume des cataractes de laTurpitude contemporaine, mais plus impavide, plus indompté, plusinvaincu, et remplissant la demeure tranquille des mugissements desa colère.

– Pierre a de nouveau renié son Maître ! criait leprophète, au lendemain de l’expulsion des communautés religieuses.Pierre, qui « se chauffe dans le vestibule » de Dieu etqui est « assis en pleine lumière », ne veut rien savoirde Jésus, quand la « servante » l’interroge. Il a troppeur qu’on le soufflète, lui aussi, et qu’on lui crache auvisage !

Combien en faudra-t-il encore de ces reniements, pour que sedécide enfin à chanter le « Coq » de France ?Carc’est la France qui est désignée par le Texte Saint. La Francedont le Paraclet a besoin ; la France où il se promène commedans son jardin, et qui est la Figure la plusexpressive du Royaume des cieux ; la France réservée, quandmême, et toujours aimée par-dessus les autres nations, précisémentparce qu’elle paraît être la plus déchue, et que l’Esprit vagabondne résiste pas aux prostituées !

Ah ! si ce Pape, qui ne sait pas mieux que les vilsaccommodements de la politique, avait l’âme des Grégoire ou desInnocent ! que ce serait beau !

Voyez-vous Léon XIII jetant l’Interdit sur les quatre-vingtsdiocèses de France, un Interdit absolu, omni appellationeremota, jusqu’à l’heure où tout ce grand peuple sanglotantdemanderait grâce.

… Entendez-vous, à minuit, le glas de ces cloches qui netinteront plus désormais. Le Cardinal-Archevêque, accompagné de sonclergé, pénètre silencieusement dans la Cathédrale. D’une voixlugubre, les chanoines psalmodient, pour la dernière fois,le Miserere. Un voile noir cache le Christ. LesReliques des Saints ont été transportées dans les souterrains. Lesflammes ont consumé les derniers restes du Pain sacré. Alors, lelégat couvert de l’étole violette, comme au jour de la Passion duRédempteur, prononce à voix haute, au Nom de Jésus-Christ,l’Interdit sur la République Française…

À partir de ce moment, plus de messes, plus de Corps ni de Sangdu Fils de Dieu, plus de chants solennels, plus de bénédictions.Les images des Martyrs et des Confesseurs ont été couchées parterre. On cessera d’instruire le peuple, de proclamer les véritésdu Salut. Des pierres jetées du haut de la chaire, un peu avantqu’on ferme les portes, avertissent la multitude qu’ainsi leTout-Puissant la repousse de sa présence. Plus de baptême, sinon àla hâte et dans les ténèbres, sans cierges ni fleurs ; plus demariages, à moins que l’union ne soit consacrée sur destombeaux ; plus d’absolution, plus d’extrême-onction, plus desépulture !…

Je vous dis que la France ne pousserait qu’un cri !Mourante de peur, elle comprendrait qu’on lui arrache lesentrailles, elle se réveillerait de ses abominations comme d’uncauchemar, et le cantique de pénitence du vieux Coq des Gaulesressusciterait l’univers !…

Les deux amis versaient « l’huile et le vin » de leurpaix parfaite sur les plaies horribles de cet égorgé qui partait enles bénissant. Clotilde l’embrassait comme un frère, et Léopold,très peu riche, le secourait de quelque argent.

Ah ! il aurait bien voulu le retirer de cet inégal etmortel combat dont il prévoyait le dénouement ! Mais quefaire ? Il sentait que les considérants ordinaires sont sansvaleur pour juger un être si exceptionnel, et il était trop endehors de sa voie pour s’associer à son destin.

Un jour, l’une des dernières fois qu’ils se virent, Marchenoirlui dit :

– Nul ne peut me sauver. Dieu lui-même, par égard pour lesquartiers pauvres de son ciel, ne doit pas permettre qu’on mesauve. Il est nécessaire que je périsse dans la sorte d’ignominiedévolue aux blasphémateurs des Dieux avares et des Dieuximpurs. J’entrerai dans le Paradis avec une couronned’étrons ![3]

Paroles étonnantes qui le racontaient tout entier, cegrandiloque de boue et de flammes, et que, seul au monde, sansdoute, il était capable de proférer !

Une chose à remarquer, c’était que Léopold, aussitôt après sonmariage, avait subi des transformations incroyables. Ses allures,ses attitudes, son visage même, s’étaient modifiés.

Il était entré dans la vie conjugale, comme un corsaire gorgé debutin dans la boutique d’un changeur. Il avait versé là tout sonbagage de monnaies étrangères et disparates, les unes tachées derouille, les autres teintes de sang, et on lui avait donné, enretour, la quantité d’or que cela représentait, un petit fleuved’or très pur qui ne reflétait qu’une seule image.

Par un besoin passionné de se configurer à sa femme, sans douteaussi par l’effet de quelque débâcle intérieure dont elle avait étél’occasion, il avait adopté spontanément les pratiques pieuses decette Vigilante du Livre Saint, à la lampe toujours allumée, et,peu à peu, était devenu un homme d’oraison.

S’en étonnera qui voudra ou qui pourra. Léopold était surtout unsoldat, de l’espèce de ceux qu’on ne peut pas tuer. Il faut alorsque Dieu s’en charge lui-même, et il les expédie à sa manière.

VIII

À sa manière. Assurément ce n’était pas une manière humaine, etle mot miracle aurait pu être employé sansextravagance.

Léopold avait été extrêmement loin de tout cela. Il est vrai quela hauteur de son caractère ne l’avait pas moins éloigné del’antichambre ou de l’écurie du scepticisme.Il croyait, naturellement, spontanément, sansinduction, comme tous les êtres faits pour commander. Sonadmiration sans réserve pour Marchenoir eût été, d’ailleurs,inexplicable autrement.

Mais les passions furieuses, qui avaient fait de lui, dèsl’adolescence, leur château fort, n’avaient eu qu’à se montrer auxcréneaux de sa formidable face pour mettre en fuite les velléitésde recueillement ou de componction qui auraient tenté des’approcher.

Délivré par Clotilde, en une seule fois, de tout ce qui pouvaitfaire obstacle à Dieu, il n’avait eu qu’à laisser toute grandeouverte la porte, si longtemps fermée, par où cette victorieuseétait entrée dans son cœur. Alors, tout ce qui peut liquéfier lebronze des vieilles idoles s’était précipité derrière elle.

Il est raconté que le saint pape Deusdedit guérit un lépreux enlui donnant un baiser. Clotilde avait renouvelé le prodige, aveccette différence qu’elle-même avait été guérie en même temps queson lépreux, et que, désormais, ils n’avaient pas mieux à faire,l’un et l’autre, que de rendre grâces, à n’en plus finir, dans lapénombre d’une petite chapelle d’amour attiédie par une verrière depourpre et d’or où la Passion du Christ était peinte.

De même qu’au Sacrement des malades, médecine du corps et del’âme, dit le rituel, Léopold, béni par le prêtre, juxtaritum sanctæ Matris Ecclesiæ, avait été visité dans tous sessens, touché comme d’une onction sur ses yeux cruels qui n’avaientpas vu la Face de pardon ; sur ses oreilles inattentives quin’avaient pas entendu les « gémissements del’Esprit-Saint » ; sur ses narines de bête féroce quin’avaient pas odoré les fragrances de la Volupté divine ; surle « sépulcre » de sa bouche qui n’avait pas mangé lePain vivant ; sur ses mains violentes qui n’avaient pas aidé àporter la Croix du Seigneur ; sur ses pieds impatients quiavaient marché partout, excepté vers le Saint Tombeau.

Le mot, d’ailleurs si prostitué, de conversion,appliqué à lui, n’exprimait pas bien sa catastrophe. Il avait étépris à la gorge par Quelqu’un de plus fort que lui, emporté dansune maison de feu. On lui avait arraché l’âme et broyé lesos ; on l’avait écorché, trépané, brûlé ; on avait faitde lui un mastic, une espèce de chose argileuse qu’un Ouvrier, douxcomme la lumière, avait repétrie. Ensuite on l’avait jeté, la têteen avant, dans un vieux confessionnal dont les planches avaientcraqué sous son poids. Et tout cela s’était accompli dans un mêmeinstant.

« … Des Splendeurs inconnues, la lumière des Yeux de Jésus,des Voix prodigieuses, des Harmonies qui n’ont pas denom ! » a dit Rusbrock l’Admirable.

La littérature et l’art n’avaient été pour rien dans cetteescalade. Ah ! non, par exemple. Léopold n’était pas del’école des Rares qui découvrent tout à coup lecatholicisme dans un vitrail ou dans un neume du plain-chant, etqui vont, comme Folantin, se « documenter » à la Trappesur l’esthétique de la prière et le galbe du renoncement. Il nedisait pas, à l’instar de cet imbécile, qu’un service funèbre aplus de grandeur qu’une messe nuptiale, persuadé, jusqu’au plusintime de sa raison, que toutes les formes de la Liturgie sontégalement saintes et redoutables. Il ne pensait pas non plus qu’unearchitecture spéciale fût indispensable aux élans de la dévotion etne songeait pas, une minute, à se demander s’il était sous un pleincintre ou sous un tiers-point, quand il s’agenouillait devant unautel.

Il croyait même, avec Marchenoir, que l’Art n’avait pas le pluspetit mot à dire, aussitôt que Dieu se manifestait, et sapente naturelle était dans le sens de l’Humilitéprofonde, ainsi qu’on a pu le vérifier historiquement chez laplupart des hommes d’action organisés pour le despotisme.

IX

La naissance, longtemps attendue, d’un fils fut un événementplus considérable que l’abolition définitive de la durée, pour cesdeux buveurs d’extase. Ils se crurent mariés depuis quelques heuresseulement et s’étonnèrent d’avoir ignoré l’Amour. Un gouffrenouveau s’ouvrit au fond de leur double abîme qu’ils pensaient êtrecousin germain des concavités du firmament.

Il faut laisser la monographie de telles ivresses aux jeunesbonshommes en condition littéraire, dont c’est l’office dedivulguer impuissamment l’âme humaine à des maquereaux inattentifs.Ces deux êtres, plus grands, à coup sûr, qu’il n’est permis dansune société postérieure à tant de déluges, apparurent tout à coupprivés d’haleine et pâles de sollicitude, penchés sur un petitpauvre.

Ils le nommèrent Lazare, du nom de ce Druide qu’on a déjà vu etque Léopold choisit pour parrain, de préférence à Marchenoir quilui paraissait tout de même un arbre bien sombre pour abriter unberceau.

Clotilde, en vraie fille d’un peuple autrefois chrétien, nevoulut pas entendre parler de nourrice, intuitivement assurée queles mercenaires donnent, en même temps que leur lait, un peu deleurs âmes obscures ou contaminées aux Innocents qu’on leurabandonne, quand elles ont la bonté de ne pas les faire mourir.

Le petit Lazare, exceptionnellement vigoureux et beau, fut unefleur éclatante sur le sein de sa mère, et Léopold, qui aimait àtravailler auprès d’eux, se persuada qu’un reflet infiniment douxde quelque clarté inconnue émanait de cette présence et serépandait sur sa peinture comme un duvet de lumière…

Les œuvres du grand artiste, à cette époque de sa vie, sesdernières œuvres, hélas ! ont la marque de cette péripétiesentimentale où disparurent les teintes violentes, les heurtsfarouches des tons, les séditions brusques de la couleur quidonnaient à ses enluminures plus qu’étranges une originalité siforte.

Peu à peu, tout se fondit, s’éteignit dans une espèced’aqua-tinte pâteuse que délimitait un raide contour. Druide, uncertain soir, se détourna d’une feuille que l’infortuné plaçaitdevant lui, feignit un étourdissement et regarda Clotilde avec desyeux si hagards qu’elle comprit que le malheur frappait à leurporte.

Léopold devenait aveugle. Du moins, il était menacé de ledevenir.

Quelque temps auparavant, forcé de travailler une nuit, il avaittout à coup cessé de voir, comme si les deux grosses lampes quil’éclairaient s’étaient brusquement éteintes. Attribuant lephénomène à un excès de fatigue, il s’était couché à tâtons et lematin, la clairvoyance revenue, s’était borné à en parler avecinsouciance, affectant de croire que c’était une chose très simplequi ne valait pas qu’on s’en mît en peine. Silencieusement,Clotilde se prépara à souffrir.

Bientôt, en effet, les troubles reparurent. Un spécialisteconsulté prononça que tout travail d’enluminure devait êtreinterrompu, qu’il fallait même y renoncer absolument, sous peine decécité.

Ce fut un très rude coup. Léopold aimait passionnément son art,cet art, qu’il avait créé, ressuscité, qu’il avait forcé dereparaître vivant et jeune, quand on le croyait si mort que lesouvenir même s’en effaçait. Elle était tellement à lui, cettepeinture qui remontait l’escalier des siècles et qui ressemblaitaux rêves d’un enfant profond !

Qu’allait-il faire maintenant ? Depuis plusieurs années, ilne subsistait que de son pinceau et n’avait jamais songé une minuteà « réaliser des économies ». Ah ! oui, deséconomies ! Les puissances inférieures, les salopes etimplacables puissances dont se prévaut, contre les cœurssolitaires, l’identique bassesse du Nombre, ne pardonnent pas.Elles ont des représailles sûres et mortelles. Léopold cessant depeindre, la misère se jeta sur lui, comme les bêtes gluantes sur unbeau fruit mûr que le vent a détaché de sa tige.

Il fallut, presque immédiatement, chercher quelque autre moyende vivre. Les démarches affreuses commencèrent. Plus derecueillement, plus de paix érémitique. C’en était fait de la tentede velours bleu pâle, dans la clairière silencieuse où l’émeraudeet le corail d’une végétation de livre d’heures se profilaient,avec une tendresse mélancolique, sur l’or d’un ciel byzantin. Toutcela, c’était fini pour jamais. Il fallut se noyer l’âme dans lesmalpropres soucis d’argent, dans la purulence des égoïsmessollicités, dans le cloaque des poignées de main.

Les anciennes façons de gentilhomme écumeur de cet indisciplinéqui, naguère, semblait toujours parler à ses contemporains avec despincettes, n’avaient pu lui faire un nombre considérable d’amis.Quand on le vit par terre, ce fut la curée des sourires, descondoléances venimeuses. Sans doute, ses allures s’étaientmodifiées d’une manière qui pouvait passer pour miraculeuse, depuisqu’il était heureux ; mais il avait, du même coup, tellementdisparu qu’on ne s’en doutait guère. D’ailleurs, il était avantagé,ainsi que la plupart des individus célèbres,d’une légende spéciale – espèce d’eau-forte siénergiquement mordue par l’Envie qu’aucunetransfiguration ou métamorphose de l’original n’est capable del’altérer.

D’un autre côté, son mariage avait scandalisé les oiseauxpourris ou les poissons recommandés par le vomito-negro, quipromulguent, à Paris, les décrets d’un monde puant dont la vieillemorale, – expulsée avec horreur des plus basses boutiques deprostitution, – cherche sa vie dans les ordures.

On lui avait attribué les restes dumalheureux Gacougnol. Quelques facéties agréables, dans le goût delasauce Léopold, avaient même agrémenté la chroniquaillede certains journaux que ne lisait pas le solitaire, – fortheureusement pour les turlupins qui tremblaient dans leursculottes, bien qu’ils se dissimulassent avec attention sous descoquillages d’emprunt.

Le ménage connut les expédients qui font frémir et qui fontpleurer, la vente successive des objets aimés dont on croyait nepouvoir jamais se séparer, le changement de certaines habitudes quisemblent adhérer au principe même de la puissance affective, lasuppression graduelle et si douloureuse de toutes les barrières dela vie intime et cachée que ne réalisent jamais les pauvres.Surtout il fallut déménager. Oh ! ceci fut le plus dur.

Leur jolie ruche paisible et claire, aux environs du Luxembourg,était pour Léopold et Clotilde le lieu unique, l’endroitprivilégié, la seule adresse qu’ils eussent donnée au bonheur. Ilsl’avaient meublée de leurs émotions d’amour, de leurs espérances,de leurs rêves, de leurs prières. Même les souvenirs lugubres n’enavaient pas été écartés. Atténuées fil à fil par une bénédictionvenue si tard, les tristesses d’autrefois s’y entrelaçaient avecles joies neuves, comme des figures de songe qu’une tapisserie auxcouleurs éteintes aurait fait flotter sur les murs.

Puis, leur enfant était né là. Il y avait vécu onze mois,pendant lesquels avait recommencé la tribulation, et son image demerci était pour eux dans tous les coins.

Au moment d’abandonner cette retraite, les malheureux se crurentexilés de la paix divine. Arrachement d’autant plus cruel que lenouveau gîte où les transplanta la nécessité leur parut sinistre.L’ayant visité par un tiède soleil de fin d’automne, ils l’avaientjugé habitable, mais la pluie froide et le ciel noir du jour del’installation le transformèrent à leurs yeux épouvantés en unesorte de taudion humide, sombre et vénéneux qui leur fithorreur.

C’était un pavillon minuscule au fond d’une impasse du PetitMontrouge. Ils l’avaient loué en haine des petits appartements,espérant échapper ainsi aux promiscuités ignobles des maisons derapport. Trois ou quatre autres bicoques du même genre, habitées onne savait par quels saturniens et calamiteux employés, exhibaient àla distance de quelques mètres, leurs hypocondres façadesbadigeonnées d’un lait de chaux aveuglant et séparées les unes desautres par une végétation poussiéreuse de cimetière suburbainqu’empuantirait le voisinage d’une gare de marchandises ou d’unefabrique de chandelles.

Espèce de petite cité bourgeoise, à prétention de jardins, commeil s’en trouve dans les quartiers excentriques, où d’homicidespropriétaires tendent le traquenard de l’horticulture à descondamnés à mort.

Ceux-ci furent accueillis, dès le seuil, par tous les frissons.Clotilde, grelottante et consternée, roula aussitôt son petitLazare dans un amas de couvertures et de châles, ne songeant qu’àle préserver de l’humidité glaciale, singulière, etattendit, avec une angoisse jusqu’alors inconnue, que lesdéménageurs eussent fini.

Hélas ! ils ne devaient jamais finir, en ce sens que,jusqu’au dernier instant de sa vie, la pauvre femme devait garderl’impression actuelle du désordre triste et banal de ces quelquesheures.

X

Le malheur est une larve accroupie dans les lieux humides. Lesdeux bannis de la Joie crurent flotter dans des limbes de viscositéet de crépuscule. Le feu le plus ardent ne parvenait pas à sécherles murs, plus froids à l’intérieur qu’au dehors, comme dans lescachots ou les sépulcres, et sur lesquels pourrissait un papierhorrible.

D’une petite cave haineuse que n’avait certainement jamais éluela générosité d’aucun vin, parurent monter, au commencement de lanuit, des choses noires, des fourmis de ténèbres qui se répandaientdans les fentes et le long des joints d’un géographiqueparquet.

L’évidence d’une saleté monstrueuse éclata. Cette maison,illusoirement lessivée de quelques seaux d’eau, quand elleattendait des visiteurs, était, en réalité, gluante, à peu prèspartout, d’on ne savait quels sédiments redoutables qu’il auraitfallu racler avec un labeur sans fin. La Gorgone du vomissementétait accroupie dans la cuisine, que l’incendie seul eût étécapable de purifier. Dès la première heure, il avait falluinstaller un fourneau dans une autre pièce. Au fond du jardin, dequel jardin ! persévérait un amas de détritus effrayants quele propriétaire avait promis de faire enlever et qui ne devaitjamais disparaître.

Enfin, tout à coup, l’abomination. Une odeur indéfinissable,tenant le milieu entre le remugle d’un souterrain approvisionné decharognes et la touffeur alcaline d’une fosse d’aisances, vintsournoisement attaquer la muqueuse des locataires au désespoir.

Cette odeur ne sortait pas précisément des latrines, à peu prèsimpraticables, d’ailleurs, ni d’aucun autre point déterminé. Ellerampait dans l’étroit espace et s’y déroulait à la manière d’unruban de fumée, décrivant des cercles, des oves, des spirales, deslacets. Elle ondulait autour des meubles, montait au plafond,redescendait le long des portes, s’évadait dans l’escalier, rôdaitd’une chambre à l’autre, laissant partout comme une buée deputréfaction et d’ordure.

Quelquefois elle semblait disparaître. Alors on la retrouvait aujardin, dans ce jardin des bords du Cocyte, clos d’un mur de bagnecapable d’inspirer la monomanie de l’évasion à un derviche bancaldevenu équarrisseur de chameaux atteints de la peste.

Ce que fut pour les naufragés l’existence des premiers jours, iln’y a que l’ange préposé à la flagellation des Âmes qui pourrait ledire.

La puanteur est un fourrier qui court en avant des Larvescruelles, quand il leur est permis de remonter du fond de l’abîme,et la peur froide l’accompagne. Certaines circonstances tropaffreuses pour n’être pas réelles et, d’ailleurs promptementsuivies, de quelle rafale d’horreur ! ne permirent pas àClotilde d’abord, et à son mari ensuite, de douter qu’ils nefussent tombés, pour la trempe surnaturelle de leur courage, dansun de ces lieux maudits, que ne désigne comme tel aucun cadastrefiscal, où l’Ennemi des hommes prend son délice et se met àcalifourchon.

Le petit Lazare, paraissant indisposé depuis le désarroi funèbrede l’emménagement, sa mère dormait seule, près de lui, dans unechambre du rez-de-chaussée qu’on avait trouvée un peu moinssinistre que les autres. Léopold, fermait avec soin toutes lesissues et gagnait une cellule fétide à l’étage supérieur.

Dès la seconde nuit, Clotilde fut arrachée au sommeil par descoups d’une violence extrême frappés à la porte extérieure, commesi quelque malfaiteur essayait de l’enfoncer. L’enfant dormait etle père, dont elle crut entendre de loin la respiration égale etsonore, ne semblait pas avoir été troublé. Le vacarme avait doncété pour elle seule. Glacée de terreur et n’osantbouger, elle invoqua les âmes pieuses des morts qu’on ditpuissantes pour écarter les sombres esprits. Le lendemain, ellen’en parla pas, mais il lui resta, de cette première visitation del’Épouvante, une anxiété lourde, une transe de catacombes dont elleeut le cœur crispé.

D’analogues avertissements lui furent donnésles nuits suivantes. Elle entendit une voix panique hurlant à lamort. Des heurts mystérieux d’impatience et de colère firent sonnerles cloisons et jusqu’au bois de son lit. Affolée, hagarde, ayantla sensation d’une griffe dans ses cheveux, mais craignant departager ce hors-d’œuvre d’agonie avec son malheureux homme, ellefit venir un prêtre de la paroisse pour bénir la maison.

« Pax huic domui et omnibus habitantibus in ea…Seigneur, tu m’arroseras avec l’hysope et je serai net ; tu melaveras et je serai blanchi plus que la neige. Exauce-nous,Seigneur saint, Père tout-puissant, éternel Dieu, et de tes cieuxdaigne envoyer ton saint ange pour qu’il garde, réchauffe dans sonsein, protège, visite et défende ceux qui résident en cethabitacle. Par le Christ Notre Seigneur. »

La nuit qui vint sur cette bénédiction fut paisible, mais celled’après, ah ! Jésus très obéissant qui sortîtes de la mort etdu tombeau, quelle épouvantable nuit !

Un cri inhumain, un croassement de supplicié par les démons mitla pauvre femme sur son séant, yeux dilatés, dents claquantes,membres disloqués par le tremblement et cœur poussé, comme lebattant d’une cloche d’alarme, contre les parois de ce flanc quiavait porté un enfant de Dieu. Elle se jeta au berceau de son fils.L’innocent n’avait pas cessé de dormir et la clarté pâle de laveilleuse le montrait si pâle qu’elle chercha son souffle.

Elle fut alors frappée de cette circonstance qu’il dormait tropdepuis une semaine, qu’il dormait presque continuellement et qu’ilavait toujours froid aux pieds. Comprimant une crise de sanglots,elle le prit très doucement dans ses bras et le porta près dufeu.

Quelle heure pouvait-il être ? Elle ne le sut jamais. Ilpleuvait un silence énorme, un de ces silences qui font perceptiblela rumeur des petites cataractes artérielles…

L’enfant exhale une plainte faible. La mère ayant essayévainement de le faire boire, il s’agite, paraît soudain tout égaré,jette ses bras mignons contre l’Invisible, à la manière despuissants qui meurent, et commence le râle de son agonie.

Clotilde, comblée d’effroi, mais ne comprenant pas encore quec’est la fin, met la tête du cher souffrant sur son épaule, dansune position qui l’a plus d’une fois calmé, et se promène longtempsen larmes, le suppliant de ne pas la quitter, appelant à sonsecours les Vierges Martyres à qui les lions ou les crocodilesmangeaient les entrailles pour l’amusement de la populace.

Elle voudrait bien la présence de son mari, mais elle n’oseélever la voix et l’escalier est si difficile dans les ténèbres,surtout avec un pareil fardeau ! À la fin, le petit être tombede son cou sur son sein, et elle comprend.

– Léopold ! notre enfant meurt ! crie-t-elled’une voix terrible.

Celui-ci a dit plus tard que cette clameur l’avait atteint dansson sommeil, comme un bloc de marbre atteint le plongeur au fondd’un gouffre. Accouru tel qu’un projectile, il n’eut que le tempsde recueillir le dernier frisson de cette commençante vie, ledernier regard sans lumière de ces yeux charmants dont l’azur clairse faïença, s’émailla d’une vitre laiteuse qui les éteignit…

En présence de la mort d’un petit enfant, l’Art et la Poésieressemblent vraiment à de très grandes misères. Quelques rêveurs,qui paraissaient eux-mêmes aussi grands que toute la Misère dumonde, firent ce qu’ils purent. Mais les gémissements des mères et,plus encore, la houle silencieuse de la poitrine des pères ont unebien autre puissance que les mots ou les couleurs, tellement lapeine de l’homme appartient au monde invisible.

Ce n’est pas exactement le contact de la mort qui fait tantsouffrir, puisque cette punition a été si sanctifiée par Celui quis’est appelé la Vie. C’est toute la joie passée qui se lève etgronde comme un tigre, qui se déchaîne comme l’ouragan. C’est, enune manière plus précise, le souvenir magnifique et désolant dela vue de Dieu, car tous les peuples sont idolâtres,vous l’avez beaucoup dit, ô Seigneur ! Vos tristes images nesavent adorer que ce qu’elles croient voir, depuis si longtempsqu’elles ne vous voient plus, et leurs enfants sont pour elles leParadis de Volupté.

Or il n’y a pas d’autre douleur que celle qui est racontée dansvotre Livre. In capite Libri scriptum est de me. On abeau chercher, on ne trouvera pas une souffrance hors du cercle defeu de la tournoyante Épée qui garde le Jardin perdu. Touteaffliction du corps ou de l’âme est un mal d’exil, et la pitiédéchirante, la compassion dévastatrice inclinée sur les tout petitscercueils est, sans doute, ce qui rappelle avec le plus d’énergiele Bannissement célèbre dont l’humanité sans innocence n’a jamaispu se consoler.

XI

Ils l’habillèrent de leurs mains pour le Berceau définitif quele Verbe de Dieu balance avec douceur parmi les constellations.Puis ils s’assirent en face l’un de l’autre, attendant le jour.Deux ou trois heures, ils subirent cet évanouissement secourable dela pensée et du sentiment qui est le premier état d’une douleurimmense.

Un seul mot fut proféré, lemot Bénédiction tombé des lèvres de la mère etque Léopold comprit très bien. « Ceux-là sont ceux qui n’ontpas souillé leurs vêtements… Ils suivent l’Agneau sans tachepartout où il va », dit la Liturgie. Les chrétiens ont ceréconfort de savoir qu’il y a surtout des petits dans le Royaume etque la voix des Innocents qui sont morts « fait sonner laterre »… Ils auraient beau souffrir désormais, chercher leursâmes à tâtons dans les pires chemins qui soient sous le ciel, toutde même ils étaient sûrs que quelque chose d’eux resplendissaitbienheureusement au delà des mondes.

Le jour parut, un jour blême qui avait, lui aussi, le regardd’un mort et il leur montra leur solitude. Personne, jusqu’à cetinstant, n’était venu les voir dans leur nouveau gîte, et les raresamis demeurés fidèles étaient loin et dispersés.

Le souci le plus aigu dont puisse être poignardé un père mitLéopold sur ses pieds.

– Comment ferai-je pour enterrer mon enfant ?

Une pièce de cent sous eût été introuvable dans la maison. Ilalla supplier la concierge de le remplacer auprès de sa femme etprit la fuite comme un insensé. Quelques heures après, muni d’unelégère somme, à quel prix obtenue ! il revenait juste asseztard pour être privé de la consolante occasion de casser les reinsau médecin des morts.

Ce personnage fantastique, évoqué par son absence, était sur lepoint de partir. On pouvait contempler en lui un de ces ratéssinistres et sans pardon, incapables de diagnostiquer uneindigestion, que délègue la compétence municipale pour légaliser letrépas des citoyens, condamnés ainsi, quelquefois, à recommencerleur agonie sous six pieds de terre. Les entrepreneurs de pompesfunèbres, qui ont toujours le mot pour rire, l’avaient surnommé lebourreau du XIVe arrondissement.

Clotilde avait eu la vision soudaine d’une sorte d’avoué oud’huissier du corbillard, à graisse jaune et à favoris couleur derouille, sur l’ignoble mufle de qui se mouvait continuellement uneverrue grisâtre assez comparable à un gros cloporte.

Le goujat, se voyant chez des pauvres, était entré en gueulantet, sans même ôter son chapeau, avait, un moment, palpé, retournéde sa profanante main le petit corps lamentable, puis, regardant lamère suffoquée de tant de crapule, avait dit en ricanant cesinconcevables mots :

– Ah ! ah ! vous pleurez, maintenant quec’est fini !

Oui vraiment, c’était un coup de chance pour la peau du chienque Léopold n’eût pas entendu cela !

Aussitôt après, il demanda, avec l’autorité d’un garde-chiourme,qu’on lui montrât les ordonnances, devinant, sansdoute, que ces pièces n’existaient pas. Clotilde, qui avait le cœurexactement au bord des lèvres, parvint cependant à répondre qu’à lavérité l’enfant avait paru languir les derniers jours, mais que,l’ayant guéri elle-même plusieurs fois de tel ou tel malaiseanalogue, elle n’avait pas même songé à l’intervention dangereused’un médecin et qu’au surplus, la crise finale s’était produite aumilieu de la nuit d’une manière si foudroyante qu’il eût étéimpossible d’invoquer un secours humain.

L’autre, irrité de cette réponse et qui semblait avoir prisl’air de la baraque diabolique, évacua des choses imprécises, maisd’une insolence plus ferme, et qui tendaient au certificat d’unsoupçon horrible, ayant soin de mettre en valeur les mots denégligence criminelle, de grave responsabilité, etc.

– Finissons-en, Monsieur ! dit la chrétienne avecforce. Il n’est arrivé que ce que Dieu a voulu et je n’ai que fairede vos discours insultants. Si mon mari était là, vous ne meparleriez pas ainsi.

À ce moment Léopold rentrait. Un coup d’œil lui fut assez. Sansdesserrer les lèvres ni faire un geste, il braqua sur le ruffianune si congédiante face que celui-ci roula vers la porte comme untorche-cul balayé du vent.

À la mairie, l’employé du bureau des décès déclara à Léopold quel’heure de l’enterrement ne pouvait être fixée, le rapport dumédecin nécessitant une enquête, et qu’on enverraitun autre voyou. Il laissa même entrevoir gracieusementl’éventualité d’une AUTOPSIE !…

Le deuxième savant, imploré presque à genoux, se montra flexibleet l’horreur suprême fut épargnée à ces malheureux. Mais à celaprès, la mesure fut comble. Pendant deux nuits consécutives, ilspurent manger et boire leur tourment et garder encore de ceviatique pour le reste de leurs jours.

Des deux écrasés, Clotilde parut la plus forte et fut obligée desecourir son compagnon. Cet artiste si ombrageux, cet aventurieraffronteur de toutes les morts, ce téméraire d’entre les casse-cou,dont on n’avait jamais vu le cœur faillir, eut besoin de s’appuyersur sa femme pour ne pas tomber.

Il se rappelait un geste, rien qu’un geste. Le soir qui avaitprécédé la catastrophe, au moment où il allait monter dans sachambre, l’enfant s’était détourné de sa mère et avait tendu verslui une de ses mains pour le caresser à son ordinaire. MaisClotilde, qui n’était parvenue qu’à peine à faire prendre le seinau petit malade et qui craignait une distraction, avait éloignéd’un signe de tête son pauvre mari que le souvenir de ce gestepuéril, de cette dernière caresse perdue, torturait maintenantd’une manière affreuse. Car l’âme humaine est un gong de douleur oùle moindre choc détermine des vibrations qui grandissent, desondulations indéfiniment épouvantables…

Funérailles d’indigents, cimetière de Bagneux, fosse commune…Ah ! toutes ces choses, dans la neige !

Marchenoir seul fut présent. Druide, informé trop tard, ne putêtre rencontré qu’au retour. Ces quatre créatures d’exceptionpleurèrent ensemble dans la maison désolée et abominable.

Puis, ce qu’on ose appeler la Vie reprit tranquillement soncours.

XII

Léopold et Clotilde avaient été heureux trois ans. Troisans ! Il fallait payer cela et ils virent bientôt que la mortde leur enfant ne suffisait pas. Songeant que leur part de joiedans le triste monde avait bien pu représenter les délices de dixmille hommes, ils se demandèrent si n’importe quoi suffiraitjamais.

Il y avait d’abord ce logis odieux, ce cabanon de pestilence etd’effroi qu’ils ne pouvaient fuir sur-le-champ, où la misère lescondamnait à l’atrocité inexprimable d’un deuilpuant.

Qu’on se représente l’horreur démoniaque de ceci. Au moment oùles croque-morts allaient le coucher dans sa bière, Clotilde avaitvoulu baiser une dernière fois son petit Lazare que neressusciteraient les larmes d’aucun Dieu, et l’infâme vapeur quil’avait tué, rôdant alors autour de ce front charmant, avait faillila suffoquer.

Pourquoi cette souffrance hideuse ? Pourquoi cetteaffliction de réprouvés ? ô Seigneur ! On ne refusait pasde souffrir, mais souffrir précisément comme cela ! Était-cepossible ?

L’inexplicable fétidité parut devenir plus dense, plus lourde,plus tenace, plus lente. Ils la trouvèrent à la fois partout. Elleimprégnait leurs vêtements et courait avec eux dans Paris, sans quepluie ou gel pût la dissiper. Ils en vinrent à supposer un cadavrecaché dans quelque épaisseur de maçonnerie, conjecture que rendaitsingulièrement plausible le caractère spécial des visions ou descauchemars qui ne cessaient de harceler Clotilde, aussi bien danssa veille que dans son sommeil. C’était à croire qu’un crime avaitdû se consommer là et qu’en cherchant bien, on en trouverait destraces.

Léopold écrivit au propriétaire une lettre véhémente qui n’eutd’autre pouvoir que de faire apparaître la plus répugnante figurede basse fripouille.

C’était un marchand d’habits décrochés, un lessiveur de vieuxpantalons, un mastoc frotté de pommade qui pouvait passer pouravoir été construit avec des quartiers de viande juive et desrognures volées à quelque fondoir, monstrueusement surcollés à unecarcasse de souteneur parisien. Une énorme pipe de maquignon cossuet batifolard, toujours fumante à sa gueule, et toute unebijouterie contrôlée sur les boulevards extérieurs, complétaient saphysionomie.

Le drôle trouva Clotilde seule, salua d’un tout petit gesteprotecteur, sans se découvrir ni retirer son brûlot, frotta sur leparquet ses bottes boueuses, fit quelques pas dans les chambres,lâcha de la fumée et de la salive, eut le clin d’yeux entendu et leréticent sourire d’un geôlier malin à qui on n’en donne pas àgarder, enfin coupa court aux doléances que la pauvre femme, figéede dégoût, essayait de pousser dans le vestibule de son attention,déclarant d’un ton péremptoire qu’aucun locataire jusqu’alors nes’était plaint du tabernacle, qu’on avait eu, d’ailleurs, tout leloisir de l’examiner avant la signature de l’engagement et que,pour lui, quelle que fût sa bonne volonté, il ne voyait rien àfaire.

Quelques jours après, sur la menace d’une enquêteadministrative, il daigna expédier son architecte, personnageavantageux et bien affilé qui trancha instantanément toutes lesquestions et conclut dans le sens de son envoyeur.

Une démarche à la Salubrité publique, où sa patience fut exercéepar une vingtaine de culs-de-plomb à moutarde répartis dans desbureaux inaccessibles, apprit du moins à Léopold qu’il n’y avaitrien à espérer de cette administration. Il fallait écrire au préfetde la Seine sur une feuille de papier timbré, exposer clairement etrespectueusement le grief à ce haut seigneur, puis attendre, lapaix dans l’âme, – en payant régulièrement les termes de loyer, –qu’on voulût bien donner une suite quelconque au placet, dans unnombre indéterminé de mois.

Les empoisonnés s’adressèrent au commissaire de police, sansobtenir plus de réconfort. Le délégué affirma que l’odeur decadavre était une illusion. Peut-être, en effet n’existait-elle pasce jour-là. Peut-être aussi le miasme infernal ondulait-ilcauteleusement autour de ce visiteur, sans impressionner sonappareil olfactif, ainsi qu’on l’avait observé diverses fois. Autotal rien à faire, comme l’avait dit l’aimable propriétaire,absolument rien, surtout pour des pauvres. La société estextra-fine et la propriété immobilière admirablement gardée.

Une vérité incontestable, c’est que le chrétien, le vraichrétien pauvre, est le plus désarmé de tous les êtres. N’ayant pasle droit ni la volonté de sacrifier aux idoles, que peut-ilfaire ? Si son âme est haute et forte, les autres chrétiens,vautrés devant tous les simulacres, se détournent de lui en criantd’horreur. Les divinités infâmes le regardent avec leurs faces debronze et les renégats humiliés par sa constance demandent qu’on lelivre aux bêtes. S’il tend la main pour implorer une aumône, cettemain plonge dans une fournaise…

Léopold tombé de son art ne put éviter le cloaque au milieuduquel sa chute le précipitait. On l’y enfonça le plus possible.Comme il tentait de se mettre à genoux pour mieux souffrir,d’anciens amis piétinèrent, tassèrent l’ordure au-dessus de lui, eton fit passer là des chars de triomphe où s’étalaient lemaquerellage et le putanat. Ensuite on l’accusa de paresse,de scatologie,… d’ingratitude.

Il expérimenta cette loi, toujours invraisemblable et toujourspromulguée, qu’un artiste est invariablement exécré au prorata desa grandeur et que si, la meute féroce venant à le pourchasser, savigueur s’épuise, il ne trouvera pas même un garçon de charrueassez généreux pour ne pas lui jeter son coutre à travers lesjambes. La Fête de l’homme, c’est de voir mourir ce qui ne paraîtpas mortel.

Combien de métiers n’essaya-t-il pas, l’infortuné dans l’âme dequi vacillaient encore tous les luminaires du Moyen Âge ! LesInvisibles qui versent à boire aux agonisants qu’on abandonne enfurent témoins.

Il sut alors, exactement, ce qu’avait pu être la célèbretribulation de Marchenoir, dont la vie entière s’était passée àramer sur ce banc de galériens et qui allait mourir, l’un des plushauts écrivains du siècle, sans avoir obtenu ni sollicité de sescontemporains les plus intrépides le cordial hospitalier d’un doigtde justice.

L’enlumineur lui avait dû quelques-unes de ses meilleuresinspirations. Il lui devait surtout, en grande partie, d’êtredevenu un chrétien profond, et parce qu’il tâchait de voir en pleinla Face de Dieu, il désira d’être configuré aux souffrances de cesupplicié.

De son côté, Clotilde avait trouvé d’homicides coutureschiennement payées et on subsistait ainsi, l’un par l’autre, sanslendemain, de façon très-rigoureuse.

« Les renards ont leurs tanières », dit la Parole. Leplus bas degré de la misère est, assurément, de n’avoir pas ce quipeut s’appeler un domicile. Quand le poids du jour a été écrasant,quand l’esprit et les membres n’en peuvent plus, et qu’à force desouffrir on a entrevu l’abomination réelle de cemonde qui est le spectacle des Séraphins épouvantés, – quelrafraîchissement de se retirer en un lieu quelconque où on estvraiment chez soi, vraiment seul, vraiment séparé, où on peutdécoller le masque exigé par l’indifférence universelle, et fermersa porte, et prendre sa douleur par la main, et la presserlonguement sur sa poitrine, à l’abri des douces murailles quicachent les pleurs ! Cette consolation des plus pauvres étaitrefusée aux deux misérables.

– Chère amie, dit un soir Léopold à sa femme, qui n’avaitpu retenir une crise de sanglots, je crois lire dans ta pensée. Neme dis pas non. Quelques-unes de tes paroles m’ont averti depuislongtemps. Tu te reproches d’être funeste à ceux qui t’aiment,n’est-il pas vrai ? Je ne sais si une telle crainte estpermise à une chrétienne qui mange tous les jours le Corps de sonJuge. En vérité, je ne le sais pas et peut-être les plus forts nele savent-ils pas davantage. Mais je veux, un instant, la supposerlégitime. Te voilà donc terrible. Ta présence attire les bourdonsde la mort, le bruit de tes pas éveille le malheur, ta voix douceencourage la coalition de l’aspic et du basilic. À cause de toi, onest massacré, on devient aveugle, on meurt de chagrin, on estcaptif dans les lieux infects… Qu’est-ce que cela prouve, sinon queton importance est grande et ta voie très exceptionnelle ?Pourquoi ne serais-tu pas, en vertu de quelque décret préalable àta naissance, une excitatrice de Dieu, une pauvre petite personnequi met en émoi sa justice ou sa bonté ? Il y a des êtrescomme cela et l’Église en a catalogué un certain nombre sur sesDiptyques. Ils ont le pouvoir, inconnu d’eux-mêmes,de circonscrire instantanément une destinée,d’accumuler, dans la pression de leur main ou dans leur baiser,tout l’éventuel et tout le possible qui s’échelonnent le long duchemin de l’individu responsable, et de faire éclater d’un coup lafloraison de cette ronce de douleur. Avant de te connaître, maClotilde, je croyais vivre, parce qu’il me semblait que mespassions étaient quelque chose. J’étais une brute, rien de plus. Tum’as congestionné de vie supérieure et nos trente mois heureux netiendraient pas dans tout un siècle. Appelles-tu cela êtrefuneste ? Aujourd’hui nous sommes invités àmonter plus haut que le bonheur. Ne crains rien, j’aide quoi te suivre.

Clotilde lui ferma la bouche avec ses lèvres.

– Tu as raison, sans doute, mon bien-aimé. J’ai honted’être si peu devant toi, mais puisque tu oses prétendre que j’enai le pouvoir, je t’emprisonne volontiers dans la vieéternelle.

XIII

Il fallut croupir six mois. Il y eut d’abord le printemps quirajeunit et dilata la pestilence, puis l’été qui la fit bouillir etl’exalta. Une végétation pisseuse, galeuse, hypocondriaque etvindicative se déclara dans le jardin, où coururent des légionsd’insectes noirs. Des fleurs, autrefois semées par des mainsréfractaires à toute bénédiction valable et qui eussent détérioréle flair d’un dogue, balancèrent sur l’étroit sentier leurscassolettes habitées par des pucerons effrayants.

Ensuite, comme si tout cela n’était pas assez, une maisoncolossale, babélique, se dressa tout à coup dans le voisinageimmédiat. Une armée de maçons qui ne connaissaient pas le SaintJour secoua le plâtre sur ce paysage qu’il eût été si louable dedésinfecter.

Pendant les deux derniers mois, quatre-vingts fenêtres enconstruction, percées dans des murs impies dont le pauvre lambeaude ciel était offusqué de plus en plus, tamisèrent obstinémentl’asphyxie et le désespoir. La chaux en poussière envahit lesmeubles, les vêtements, le linge, poudra les têtes et les mains,brûla les yeux. On en mangea et on en but. Vainement on essayait dese calfeutrer, quand on se croyait assez forts pour affronter, uninstant, la fermentation impétueuse de l’intérieur. Le dentifriceimplacable se glissait par toutes les fentes, comme les cendresfameuses qui ont étouffé Pompéi, et s’épandait invinciblement parles chambres closes.

La chaleur, qui fut excessive cette année-là, fit paraître lesnuits encore plus atroces que les jours. On vit alors galoperpartout des punaises à frimas, des punaisesblanchâtres et amidonnées qui réalisèrent le dernier degré de ladégoûtation et de l’horreur.

Nul remède à toutes ces choses, nulle plainte à essayer, nulleréclamation à entreprendre. C’était bien connu. Les héros qui fontbâtir sont peut-être encore plus adorables que les demi-dieux quiont déjà bâti, et l’indigent est une négligeable crotte entre l’uneet l’autre majesté. Le Deutéronome des goujats vainqueurs, le Codecivil et carnassier que Napoléon promulgua, ne daigne pas remarquerseulement son existence, et cela répond à tout.

Léopold et Clotilde prenaient la fuite aussi souvent qu’ilspouvaient. Ils allaient dans les églises qui sont, aujourd’hui, lesseules cavernes où les fauves au cœur saignant se puissent réfugierencore. Ils se promenaient dans la paix sublime des cimetières,s’agenouillant, çà et là, sur les tombes en ruine des plus vieuxmorts, dont quelques-uns, sans aucun doute, avaient autrefoiscrucifié leurs frères. Puis, pour retarder autant qu’il était eneux l’exécrable instant du retour, ils s’asseyaient devant un caféet regardaient passer les fantômes.

Plus rarement, lorsqu’un peu d’argent tombait sur eux, ils seruaient à la campagne, lisant ou causant, une journée entière, dansles coins les plus écartés des bois. Mais il fallait reprendrebientôt la puanteur, la suffocation, l’insomnie, l’épouvante, levomissement, le chagrin noir au fond d’un puits noir, et leurs âmesvêtues de patience dérivaient dans l’ombre…

Souvent seule à la maison, Clotilde songeait à son enfant sousla terre. De tout son courage, elle tâchait habituellementd’écarter l’image précise, l’image terrible, mais l’obsession étaitla plus forte.

C’était d’abord un point, rien qu’un point au bord du cœur, quilui coupait brusquement la respiration. Un peu après, son aiguilles’échappait de ses doigts, sa jolie tête se renversait en arrièredans un mouvement d’agonie, ses mains se crispaient, secontracturaient au-dessus de son visage. – Fiat voluntastua ! gémissait-elle, et sa détresse étaitinfinie.

Si elle faisait assez de pitié à Celui qui regarde tourner lesmondes pour qu’un flot de larmes vînt la secourir et que lesupplice diminuât, elle en demeurait étourdie, somnolente,hallucinée.

– Ne va pas dans ce coin noir, mon enfant mignon !– Ne touche pas à ce grand couteau qui pourrait percer tonpetit cœur ! – Prends garde aux méchants hommes quit’emporteraient ! – Viens dormir sur mes genoux, mon amourmalade !

Prononçait-elle vraiment ces mots, où reparaissait la trace desanciens tourments ? Elle n’eût pu le dire, mais ils frappaientson oreille comme des sons que sa bouche aurait proférés, et lesouvenir de cet être mort à onze mois se confondait tellement dansson esprit, avec l’idée lustrale de la Pauvreté,qu’elle le revoyait auprès d’elle, âgéde cinq ans… On ne sait pas ce que les âmespeuvent souffrir.

Aux très vieux temps, il était recommandé, dans les affres de latorture, d’invoquer le Bon Larron, et de rester immobile, de ne pasbouger, de ne pas remuer les lèvres, quelle que fût l’angoisse.Mais cela, ô Dieu ! c’est le secret de vos Martyrs, c’est laméthode sainte qui n’est pas facile aux chrétiens privés demiracles. Le partage de la multitude n’est-il pas d’expirer de soifau bord de vos fleuves !…

Enfin, on put quitter l’endroit effroyable, la cité gravéolenteet moisie où, d’ailleurs, venait de s’abattre, attirée par l’odeurde mort, une congrégation de prostituées dont le propriétaire avaitété ébloui. C’était le comble, et l’épreuve devenait impossible parson excès même.

Un recouvrement inespéré permit tout juste à ces orphelins deleur propre enfant de s’installer hors de Paris, dans un trèshumble pavillon de Parc-la-Vallière et d’y respirer en paixquelques jours.

XIV

Voilà donc leur vie changée. Il n’y a plus de cauchemar, plus depeste, plus de vermine. On est sorti du nuage de plâtre. Mais cequi reste est bien assez pour qu’on y succombe.

Tout à l’heure, au moment où les rattrapait ce trop véridiquerécit et lorsque Clotilde, attendant son cher mari, pleurait surles pieds du grand crucifix, l’unique objet de quelque valeur quileur restât, la douce créature avait sans doute revu, dansl’irradiation torrentielle et synoptique de la pensée, ce qui vientd’être raconté en tant de mots. Elle l’avait même revu, c’étaitbien certain, d’une manière plus poignante, plus détaillée.

Cette amertume, cependant, aurait pu ne pas être sans douceur,si la condition présente avait été moins dure et le très prochainavenir moins effrayant. Au contraire, toutes les menaces étaientsur eux. La vue de Léopold s’affaiblissait de jour en jour, et lesphinx de la subsistance quotidienne se faisait indevinable de plusen plus.

Sur le conseil d’un éditeur qui lui faisait de chiches avances,il venait d’entreprendre une divulgation littéraire de sonmystérieux et tragique pèlerinage au Centre africain.Raisonnablement on pouvait espérer le succès de la tentative, maisquelle besogne pour un malheureux qui n’avait jamaisécrit !

Son étonnante femme l’aidait de toutes ses forces, de toutel’intuition de son âme, écrivant sous sa dictée, l’aidant à porter,à classer les matériaux ; lui faisant remarquer parfois delumineuses corrélations qui amplifiaient les épisodes jusqu’à leurdonner un sens d’humanité générale ; rectifiant, avec unespontanéité incroyable, la pensée par l’expression, et révélant aunarrateur la magnificence évocative de certaines images qu’il avaitlui-même conçues.

Autant qu’il était possible, ce fut, en une nouvelle manière,l’enluminure continuée pour Léopold qui ne cessait de bénir etd’admirer sa compagne. Malheureusement, ce travail d’érection d’unepyramide par deux enfants n’avançait qu’avec une extrême lenteur.Trop souvent aussi il fallait tout lâcher pour se mettre à larecherche d’un morceau de pain.

Ils songèrent à consulter Marchenoir, qui ne se montrait plusdepuis quelque temps. Ils venaient même de lui écrire, lorsqueDruide éperdu vint leur annoncer sa mort…

Ce fut une catastrophe énorme, une désolation qui les écrasa. Etquelle pitié sur cette mort ! Quelle pitié !

Seul, dénué de tout, n’ayant pas même obtenu un prêtre, cechrétien des catacombes n’avait pu compter que sur un miracle pourêtre fortifié au dernier instant.

On n’avait pas été averti du danger et tout le monde arriva troptard. Il n’y eut personne pour recueillir les dernières paroles decelui qui avait si grandement parlé toute sa vie, et que les hommesrefusèrent si obstinément d’écouter !

Assassiné par la plus féroce misère, il eut son repos dans lemême lieu que l’enfant de Léopold qui ne l’avait précédé que dequelques mois, et les deux sépultures très humbles furent peuéloignées l’une de l’autre. Le rude sommeil des gisants ne fut pastroublé par le bruit des pas de ceux qui convoyèrent le nouveaudormeur. Oh ! non, une mouche les eût comptés, mais ilspleurèrent véritablement.

La pitié haute et surnaturelle, qui assume le remords desimplacables, paraît être la transfixion la plus douloureuse. Unedemi-douzaine de navrés, qui ne parlaient pas, sentit en ce jour, àune profondeur extraordinaire, que la seule excuse de vivre c’estd’attendre la « Résurrection des morts », comme il estchanté au Symbole, et que c’est une vanité terrible de s’agiter« sous le soleil ».

Où trouver une intellectualité plus dévorante, plusformidablement pondérée, plus capable de broyer et d’arrondir tousles angles de la table de Pythagore, mieux faite pour vaincre cequi paraît invincible, que le lamentable qu’on portait enterre ?

La force qu’on pouvait croire plus que suffisante pour dompterles monstres de la Sottise ou les cétacés pervers s’était épuiséecontre des sacs d’excréments, contre des gabions de tripeshumaines !

Réduit à vivre hors du monde, il y avait vécu comme les Turcshors de Byzance, menace permanente et effroyable pour une sociétéen putréfaction.

Mais voilà qu’on en était enfin délivré ! Quelle joie pourles vendus, pour les vendeurs, pour les capitulards de toutes lesforteresses de la conscience, pour « les chiens qui remangentce qu’ils ont vomi et les truies lavées qui se replongent aussitôtdans les immondices », pour les hongres ou les chameauxemployés au déménagement d’un peuple, qui fait descendre, avecprécaution, ses lois et ses mœurs par l’escalier en colimaçon del’Abîme !

On allait, sans doute, illuminer. Pourquoi donc pas ? Danstous les cas, il pouvait compter sur une bellepresse, pour la première et dernière fois, l’écrivain hardique le lâche silence de tous, à commencer par les plus fiers, avaitétouffé ! La racaille des feuilles publiques allait pouvoirs’accroupir sur lui. Rien à craindre désormais. Les sagittaires nelancent pas de flèches du fond des tombes et les glapissements dela réclame leur sont inutiles.

Léopold, ivre de douleur, se disait que c’était tout de mêmeprodigieux qu’il ne se fût jamais rencontré un seul homme parmiceux qui décernent le potin pour dénoncer aux crachats de lamultitude cette iniquité ! Pas un, c’était àconfondre !

Des trois ou quatre autour desquels flottait encore un semblantde quelque chose, aucun, fût-ce dans l’ivresse et pour soutenir unpari dément, n’avait crié :

– J’entends n’être pas complice d’une aussi salopeconspiration. Il me chaut très peu que tel ou tel bonze ait étérossé plus ou moins fraternellement par ce Caïn à qui nul ne peutreprocher une vilenie de plume, et qui est, sans contredit, l’undes grands écrivains français. Quelque prostitué que je sois, je mevomis, à la fin, de toujours entendre chuchoter qu’un magnanime quin’a pas vénéré nos lupanars doit être frappé dans le dos par desescarpes aux pieds de velours et des maquereaux tremblants !Je vais donc m’offrir l’héroïque fredaine de parler pour celui dontles paladins et les gladiateurs osent à peine murmurer le nom. Jerugirai même, s’il est en mon pouvoir de rugir, et il ne sera,sacrebleu ! pas dit que j’ai attendu que ce vaillant crevât demisère pour danser ostensiblement autour de son corps, avec lesPapous et les cannibales, enfin rassurés !…

Druide, qui gémissait dans les mêmes griffes que Léopold, serappela tout à coup – on ne sait comment viennent ces choses !– un poème de Victor Hugo qui l’avait émerveillé.

Un astronome annonce une comète colossale qui ne pourra êtrevue, avec d’excessives angoisses, que par une lointaine postérité.Le prophète, montré au doigt tel qu’un maniaque dangereux, meurtbientôt après dans l’ignominie. Pluie d’années sur sa tombe. Lepauvre homme n’est plus qu’un petit tas d’ossements émiettés dontpersonne ne se souvient. Son nom, gravé dans la pierre, a été rongéalternativement par les deux solstices. Les honnêtes gens qu’ilterrifia, et qui l’abattirent comme une rosse, jouissent maintenantd’une paix profonde, car ils sont eux-mêmes, pour la plupart,couchés dans le voisinage.

Mais l’heure est venue, la minute, la seconde calculée, il y asi longtemps, par cette poussière, et voici que l’immensités’illumine et qu’apparaît le monstre de feu, traînant dans le cielune chevelure de plusieurs milliards de lieues !…

Si l’homme est plus noble que l’univers, « parce qu’il saitqu’il meurt », l’analogie sidérale évoquée par le cerveau dupeintre grandiose de la populace de Byzance n’avait ici riend’extravagant.

Certaines œuvres de Marchenoir, lancées naguère dans les froidsespaces et que la scélératesse imbécile avait cru fourrer en mêmetemps que lui sous la terre, éclateraient certainement un jour, etpour plus d’un jour, sur les fronts épouvantés d’un siècle nouveau,à la manière d’une vaticination redoutable qui annoncerait la findes fins.

Seulement, alors, il ne serait plus en la puissance d’aucunmortel de consoler la victime, de serrer amicalement cette mainmangée, de verser l’électuaire de la bonté dans cette faméliquebouche d’or désormais absente, de donner le spectacle de lacompassion fraternelle à ces tristes yeux dont l’orbite même auraitdisparu.

« Ne pas rendre justice aux vivants écrivait Hello. On sedit : Oui, sans doute, c’est un homme supérieur. Eh !bien, la postérité lui rendra justice.

« Et on oublie que cet homme supérieur a faim et soifpendant sa vie. Il n’aura ni faim ni soif, au moins de votre painet de votre vin, quand il sera mort.

« Vous oubliez que c’est aujourd’hui que cet hommesupérieur a besoin de vous, et que, quand il se sera envolé vers sapatrie, les choses que vous lui refusez aujourd’hui et que vous luiaccorderez alors lui seront inutiles désormais, à jamaisinutiles.

« Vous oubliez les tortures par lesquelles vous le faitespasser, dans le seul moment où vous soyez chargé de lui !

« Et vous remettez sa récompense, vous remettez sa joie,vous remettez sa gloire, à l’époque où il ne sera plus au milieu devous.

« Vous remettez son bonheur à l’époque où il sera à l’abride vos coups.

« Vous remettez la justice à l’époque où vous ne pourrezplus la rendre. Vous remettez la justice à l’époque où lui-même nepourra la recevoir de vos mains.

« Car il s’agit ici de la justice des hommes, et la justicedes hommes ne l’atteindra ni pour la récompense ni pour lechâtiment, à l’époque où vous la lui promettez.

« À l’époque où vous lui promettez la rémunération et lavengeance, les hommes ne pourront plus être pour le Grand Homme nirémunérateurs ni vengeurs.

« Et vous oubliez que celui-là, avant d’être un homme degénie, est d’abord et principalement un homme.

« Plus il est homme de génie, plus il est homme.

« En tant qu’homme, il est sujet à la souffrance. En tantqu’homme de génie il est, mille fois plus que les autres hommes,sujet à la souffrance…

« Et le fer dont sont armés vos petits bras fait desblessures atroces dans une chair plus vivante, plus sensible que lavôtre, et vos coups redoublés sur ces blessures béantes ont descruautés exceptionnelles, et son sang, quand il coule, ne coule pascomme le sang d’un autre.

« Il coule avec des douleurs, des amertumes, desdéchirements, singuliers. Il se regarde couler, il se sent couler,et ce regard et ce sentiment ont des cruautés que vous nesoupçonnez pas…

« Quand nous étudions ce crime, vis-à-vis du ciel et de laterre, nous sommes en face de l’incommensurable… »

ET EXPECTO RESURRECTIONEM MORTUORUM ! murmura Druide, levisage ruisselant de larmes ; oui, vraiment, il n’y a quecela.

Clotilde, se souvenant de sa première conversation avec l’amides tigres captifs, se demandait si les bêtes féroces ne seraientpas admises à témoigner pour leur avocat défunt contre la maliceaffreuse des hommes.

Telles étaient les pensées des uns et des autres, au bord de lafosse où ce fou de l’Isle-de-France, ayant voulu dire on ne saitquoi, fut étranglé par les sanglots.

XV

Parc-la-Vallière est une des banlieues les plus banales deParis. Banale et morose au delà de toute expression. L’amantefameuse de Louis XIV y posséda réellement un parc, dit-on, lequelexistait encore, il y a trente ou quarante ans, mais dont nesubsiste plus le moindre vestige. Le domaine dépecé a été vendu parlots innombrables à une éligible postérité de la valetaille desputains du roi, descendance balourde et avaricieuse qu’il seraitpuéril d’interroger sur les Trois Personnes Divines.

Le village obèse qui a remplacé la futaie somptueuse d’autrefoisest une caque de petits propriétaires serrés et aplatis les uns surles autres, au point, semble-t-il, de ne pouvoir faire aucun usagede leurs œufs ni de leur laitance.

Anciens domestiques devenus capitalistes à force de gratterleurs maîtres, ou commerçants de faible calibre retirés enfin dunégoce, après avoir vendu à faux poids des marchandises avariéespendant la moitié d’un siècle, ils donnent, en général, l’exempledes cheveux blancs et de quelques vertus accroupies recommandéespar l’expérience.

Le reste des notables se recrute parmi les employés de diversbureaux parisiens, idolâtres de la nature qu’exalte l’odeur dufumier et qui combattent les hémorroïdes par les étapes.

À l’exception des acacias ou des platanes rôtis de l’avenueprincipale, on chercherait vainement un arbre honnête dans ce paysqui fut un bois. L’un des signes les plus caractéristiques du petitbourgeois, c’est la haine des arbres. Haine furieuse et vigilantequi ne peut être surpassée que par son exécration célèbre desétoiles ou de l’imparfait du subjonctif.

Il ne tolère, en frémissant de rage, que les fruitiers, ceuxqui rapportent, mais à la condition que ces végétauxmalheureux rampent humblement le long des murs et n’offusquent pasle potager, car le petit bourgeois aime le soleil. C’est le seulastre qu’il protège.

Léopold et Clotilde étaient là, très près du cimetière deBagneux et ils avaient quelques mètres de terre cultivable devantleur maison. Ces deux circonstances avaient déterminé leur choix.Bien que privés d’ombre et grillés la moitié du jour, ils seréjouissaient d’un peu d’air fluide et d’un semblant detranquillité.

Oh ! rien qu’un semblant et qui n’était pas pour durer, carils ne se voyaient pas au bout de leurs peines et sentaienttoujours sur eux la Main qui écrase.

Au début, l’entourage ne fut pas hostile. Sans doute, ilsparaissaient être de très petites gens, ce que nul consistoire delarbins ou de boutiquiers ne tolère, mais il se pouvait, aprèstout, que ce ne fût qu’un artifice, une finesse de malins, et qu’aufond les nouveaux locataires eussent plusde galette qu’ils n’en laissaient voir. Puis, lahaute allure de l’un et de l’autre qui faisait, par comparaison,rentrer aussitôt tout ce joli peuple dans le crottin, déconcertaitet dépaysait les juges. Il fallait d’abord se rendre compte,n’est-ce pas ? On aurait toujours le temps de les assommer.Une surveillance vétillarde cauteleusement s’organisa.

Ce fut dans ces circonstances qu’ils connurent le ménage Poulot.C’étaient les voisins d’en face, locataires, eux aussi, d’unemaison dont les fenêtres bâillaient sur leur jardin et d’où leregard pouvait plonger jusque dans leurs chambres. Mammifèresquelconques, supposèrent-ils, mais qui montrèrent, dès le premierjour, une sorte de bienveillance, déclarant qu’il fallaits’entr’aider, que l’union fait la force, qu’on a souvent besoind’un plus petit que soi, etc. ; que tels étaient leursprincipes, et rendant effectivement de petits services que ledésarroi de l’installation forçait d’accepter.

Les deux endoloris, peu capables d’observation attentive,n’eurent aucune alarme de ces prévenances qui leur paraissaienttrès simples et méconnurent tout d’abord la vulgarité ignoble deleurs obséquieux voisins que, bénévolement, ils imaginèrentavantagés de quelque appréciable supériorité sur les animaux.Ceux-ci manœuvrèrent de telle sorte qu’ils parvinrent à sefaufiler, à se faire admettre, alors même que le besoin de ne plusles voir commençait à se faire impérieusement sentir.

Le Poulot avait un « cabinet d’affaires » et avouait,non sans faste, une antérieure étude d’huissier, dans une ville peuéloignée de Marseille, sans expliquer, toutefois, l’abdicationprématurée qui l’avait ravi à ce ministère, car il n’avait pasvieilli dans l’exploit et ne portait pas plus de cinquante ans.

Le digne homme, flegmatique et empesé, avait, à peu près, lajovialité d’un ténia dans un bocal de pharmacie. Cependant,lorsqu’il avait bu quelques verres d’absinthe en tête-à-tête avecsa femme, ainsi qu’on l’apprit bientôt, ses pommettes flamboyaienten haut du visage, comme deux falaises par une nuit de méchantemer. Alors, du milieu de la face, dont la couleur faisait penserbizarrement au cuir d’un chameau de Tartarie, à l’époque de la muedu poil, jaillissait une trompe judaïque dont l’extrémité,ordinairement filigranée de stries violâtres, devenait soudain,rubiconde, et ressemblait à une lampe d’autel.

Au-dessous fuyait une bouche niaise et impraticable,encapuchonnée de ces broussailleuses moustaches que certains recorsarborent, pour donner une apparence de férocité militaire à lacouardise professionnelle de leur institut.

Rien à dire des yeux qu’on aurait pu comparer tout au plus, pourleur expression, à ceux d’un phoque assouvi, quand il vient de seremplir et que l’extase de la digestion commence.

L’ensemble était d’un modeste pleutre accoutumé à tremblerdevant sa femme et tellement acclimaté dans le clair-obscur qu’ilavait toujours l’air de projeter sur lui-même l’ombre delui-même.

Sa présence eût été inaperçue et indiscernable sans une voix detoutes les Bouches-du-Rhône, qui sonnait comme l’olifant sur lespremières syllabes de chaque mot et se prolongeait sur lesdernières, en une espèce de mugissement nasal à faire grincer lesguitares. Quand le ci-devant requéreur de la force publiquevociférait dans sa maison tel ou tel axiome indiscutable sur lescaprices de l’atmosphère, les passants auraient pu croire qu’onparlait dans une chambre vide… ou du fond d’une cave,tant la vacuité du personnage était contagieuse !

Or, Monsieur Poulot n’était rien, absolument rien, auprès deMadame Poulot.

En celle-ci paraissait renaître le mastic des plus estimablestrumeaux du dernier siècle. Non qu’elle fût charmante ouspirituelle, ou qu’elle gardât, avec une grâce polissonne, desmoutons fleuris au bord d’un fleuve. Elle était plutôt crapaude etd’une stupidité en cul-de-poule qui donnait à supposer des ouaillesmoins bucoliques. Mais il y avait, dans sa figure ou dans sespostures, quelque chosequi retroussait incroyablementl’imagination.

La renommée lui attribuait, comme dans la métempsycose, uneexistence antérieure très employée, une carrière très parcourue, etil se disait, au lavoir ou chez le marchand de vin, qu’elle n’étaitpas mal conservée, tout de même, en dépit de ses quarante ans, pourune femme qui avait tant fait la noce.

Il n’avait fallu rien moins que la rencontre de l’huissier pourfomenter la péripétie dont s’affligèrent tant de garnos et qui fitrépandre tant de pleurs amers dans les saladiers de la rueCambronne.

Terrée, quelques semaines, avec son vainqueur, dans un antre dela rue des Canettes, non loin du poussier de l’illustre Nicolardot,ils avaient fini par se marier à Saint-Sulpice pour mettre fin à uncollage ravissant, mais prohibé, dont les principes religieux del’un et de l’autre condamnaient l’ivresse.

Ainsi purifiés de leurs scories et traînant un hypothétique sacd’écus, on les créditait d’une provisoire et impersonnelleconsidération à Parc-la-Vallière, où ils étaient venus, peu detemps après, sucer le miel de leur lune.

Cette considération, cependant, n’allait pas jusqu’à leur faireprendre pied dans une famille estimable. Madame Poulot, qui neparvenait pas à se remettre d’avoir épousé quelqu’un, avait beaucrier à tout instant :Mon mari, à propos de n’importequoi, comme si ces trois syllabes avaient étéun sésame, tout le monde la voyait toujours surl’ancien trottoir, et on se souvenait d’autant mieux du sale métierde son compagnon que celui-ci tripotait actuellement, çà et là,d’obscures chicanes.

Peu favorisée de la vocation érémitique, il fallait donc, àtoute force, que l’audiencière ulcérée se contentât de la sociétédes bonnes, des cuisinières ou des concubines de croque-morts plusou moins souillasses des alentours, qu’elle invitait généreusementà boire chez elle pour leur faire admirer son« alliance » et les éblouir des vingt-cinq mille francsque son mari lui avait « reconnus ».

Souvent l’ex-mandarine du plumart condescendait, ainsi qu’unechâtelaine propice, à des confabulations dans la rue, avec lescrieurs de poisson ou les vendeurs de légumes, dont lemercantilisme s’exaltait jusqu’à lui passer la main sur la croupe.C’était sa manière de notifier à tous les superbes son indépendanceet sa largeur d’âme.

Cheveux au vent, dépoitraillée, paquetée d’un jupon rouge fendupar derrière en éventail, nonchalamment appuyée sur la roulotte,parfois même à califourchon sur le brancard, et les bas en spiraletombant sur des pantoufles éculées, elle s’abandonnait alors,crasseuse et fière, aux regards explorants du populo.

Ses propos, d’ailleurs, étaient sans mystère, car elle gueulait,s’il est permis de le dire, autant qu’une vache oubliée dans untrain de marchandises.

Le mari, beaucoup moins altier, faisait les chambres, lacuisine, lavait la vaisselle, cirait les chaussures, repassait lelinge, le reprisait même au besoin, sans préjudice de ses affairescontentieuses, qui lui laissaient heureusement assez de loisir.

Les immigrants, occupés surtout de guérir les épouvantablesplaies de leurs cœurs, ignorèrent assez longtemps ce poème. Ils neparlaient à personne et n’avaient encore rencontré que lesPoulot, dans lesquels il aurait fallu marcherpour paraître ne pas les voir. Puis, comme tous les évadés, ilspensaient avoir laissé derrière eux le démon de leur infortune etne s’étaient pas avisés de prévoir qu’il galoperait en avant commeun fourrier.

La première chose qu’on remarquait en Madame Poulot, c’était lesmoustaches. Non la brosse virile, foisonnante et victorieuse de sonépoux, mais un tout petit blaireau sur la commissure, un soupçon depeluche d’oursonne qui vient de naître. Il paraît qu’on s’étaitbattu pour ça. Le pigment énergique de ce poil convenait si bien àla sauce aux câpres de sa figure, lavée seulement de la pluie descieux et que coiffait en nid de bécasse une sombre toison ennemiedu peigne !

Les yeux, de nuance imprécise et d’une mobilité inconcevable,dont le regard défiait la pudeur des hommes, avaient toujours l’airde vendre des moules dans un pavillon des halles.

La forme exacte de la bouche échappait aussi à l’observation,tellement cette embrasure de l’obscénité et de l’engueulement setravaillait, se contorsionnait et se démenait pour obtenir cesmoues précieuses qui caractérisent la plus succulente moitié d’unofficier ministériel.

Mal bâtie, au demeurant, carrée des épaules, privée de gorge etde taille, son buste, autrefois pétri par des mains sans art,devait avoir, sous une chemise très rarement savonnée, la plastiqued’un quartier de veau roulé par terre, que des chiens, pressés defuir, auraient abandonné en le compissant.

Par là s’expliquait sans doute l’usage fréquent des peignoirs,reliques des anciens trousseaux dont l’austérité conjugale avaitmitigé la transparence. La même cause, très probablement,justifiait la vélocité habituelle de sa translation d’un lieu à unautre, quand elle allait par les rues, le front tourné résolumentvers les astres, comme si elle avait espéré de cette allure uneheureuse modification de sa colonne vertébrale que courbait,peut-être un peu plus qu’il n’aurait fallu, le joug pesant desnouveaux devoirs.

À cela près, elle était, à ses propres yeux, du moins, la plusexcitante princesse du monde et il fallait renoncer de bonne grâceà trouver une femme qui s’estimât plus exquise. Quand elles’accoudait à sa fenêtre et regardait dans l’espace, en se massantavec douceur le gras des bras cependant que le mari rinçait lesvases, elle semblait dire à toute la nature :

Eh ! bien, qu’est-ce que vous en pensez, vous autres ?Où est-elle, la fleur mignonne, la pomme d’amour, le petit caca deVénus ? Ah ! ah ! vous n’en savez rien, espèces demufles, tas de marsupiaux, graine de cornichons ! Maisregardez-moi donc un peu, pour voir. C’est moi-même, que je vousdis ! c’est bibiche, c’est la louloutte à son loulou, c’est lapoulotte à son gros poulot ! Oui, je vous écoute, mes petitscochons. Je le crois bien, qu’il vous en faudrait de cenanan-là ! Vous ne vous embêteriez pas. Mais voilà, il n’y apas mèche. On est des femmes honnêtes, des petites saintes viergesdu bon Dieu, quoi ! Ça vous la coupe, je ne dis pas non. Ons’en bat l’œil gauche avec une petite patte de merlan. Regardez,mais ne touchez pas, c’est la consigne.

L’heureux Poulot était-il cocu ou ne l’était-il pas ? Cepoint ne fut jamais éclairci. Quelque invraisemblable que celapuisse paraître, on croyait généralement qu’elle gardait pour luiseul tous ses trésors. Telle était du moins l’opinion de latripière et du vidangeur, compétentes autorités qu’il eût été asseztéméraire de démentir.

Ce qu’il y avait de sûr, c’est que les absences de l’huissier,forcé quelquefois de mobiliser son entregent, ne déterminaient ensa femme qu’une bénigne et réparable désolation. Elle chantaitalors, sûre d’elle-même, quelques-unes de ces sentimentalesromances dont raffolent ordinairement les cœurs effeuillés, dansles maisons closes, et que gazouillent, aux heures lourdes etinoccupées de l’après-midi, les Arianes du volet poireau, pour lerafraîchissement du promeneur valétudinaire.

Virtuose pleine de bonté, elle ouvrait sa fenêtre toute grandeet faisait au pays entier l’aumône de son nostalgique ramage.« L’amour sans retour » graillonnait un peu, sans doute,et « le pâle voyageur » sentait vaguement le torchon. Parinstants, il faut l’avouer, des voisins rebelles à la poésie secalfeutraient. Était-ce là une raison pour sevrer les autres ?On ne musèle pas les nobles cœurs, le rogomme connaît son prix etl’oiseau bleu ne se laisse pas couper les ailes.

Mais, seule ou non, on était toujours sûr d’entendre son rire.Tout le monde l’avait entendu, tout le monde le connaissait, et cerire passait avec raison pour une des curiosités de l’endroit.

L’accès en était si fréquent, si continuel, qu’il fallait sansdoute moins que rien pour l’exciter et on n’arrivait pas àconcevoir qu’une pareille cascade sonore pût sortir d’un gosierseulement humain.

Un jour, entre autres, le vétérinaire constata, l’œil braqué surson chronomètre, que le déroulement de la poulie durait, enmoyenne, cent trente secondes, phénomène qu’un physiologiste aurapeine à croire.

Pour ce qui est de l’effet sur le tympan, qui pourrait ledire ? Les images, ici, font défaut. Néanmoins, ce bruitextraordinaire aurait pu être comparé aux bondissements d’unetoupie d’Allemagne dans un chaudron, mais avec une puissance devibration infiniment supérieure et qu’il eût été difficiled’évaluer. On l’entendait par-dessus les toits, de plusieurscentaines de mètres, et c’était, pour quelques penseurs suburbains,l’occasion sans cesse renouvelée de se demander si ce casexceptionnel d’hystérie relevait de la trique ou del’exorcisme.

On vient de le dire, Léopold et Clotilde, installés à peine,ignoraient toutes ces belles choses. Comme par l’effet d’unenchantement, depuis leur arrivée, le cri de la chamelle avait étéà peine entendu. Cependant les Poulot, qu’ils avaient avalésplusieurs fois déjà, leur puaient au nez, singulièrement. Léopoldsurtout manifestait une impatience assez voisine de l’indignationla plus excitée.

– J’en ai tout à fait assez de ce joli couple ! dit-ilun soir. C’est intolérable d’être ainsi relancé chez soi par desgens à qui on ne doit pas un sou. En vérité, il me semble que notredernier propriétaire était moins immonde avec sa crapule ouverteque ces voisins de malheur avec leur goujatisme dissimulé. Cetteguenon ne te parlait-elle pas tout à l’heure deson chapelet qu’elle prétend réciter sans cesse,parce qu’elle a vu ici deux ou trois images religieuses. Jevoudrais bien le voir, cet objet de sa piété. J’avoue que je nel’imagine pas très bien sur cette devanture de farceuse. Pourquoine les jetterais-je pas tout simplement à la porte quand-ilsreviendront ? Qu’en penses-tu, chère amie ?

– Je pense que cette femme n’a peut-être pas menti et quetu n’as pas cessé d’être un violent, mon Léopold. Ces gens-là, j’enconviens, ne me plaisent guère. Qui sait pourtant ? Lesconnaissons-nous ?

Léopold ne répondit rien, mais il était au moins évident que ledoute charitable insinué par sa femme n’entrait pas en lui.Celle-ci n’insista pas et tomba elle-même dans un silence triste,comme si elle avait vu passer de sombres images.

XVI

Le lendemain, sur un coup de sonnette des plus énergiques,Léopold, ayant ouvert la porte du jardin, vit paraître MadamePoulot complètement ivre. Impossible de s’y méprendre. Ellesoufflait l’alcool et se cramponnait pour ne pas tomber. Sans riendire, il referma impétueusement, au risque d’envoyer rouler lapocharde, et revint vers Clotilde qu’il trouva tremblante. Elleavait tout vu de loin et était très pâle.

– Tu as bien fait, dit-elle. Tu ne pouvais faire autrement.Ne crains-tu pas, cependant, que ces gens ne cherchent à nousnuire ? Ils le peuvent, sans doute. Nous sommes si pauvres, sidésarmés !… Il faut croire que le chagrin m’a ôté le peu decourage que j’avais. J’ai peur de cette femme.

– Que veux-tu qu’elle fasse ? Elle a dû comprendre queje renonçais à l’honneur de ses visites. Elle ne viendra plus,voilà tout. Si son âme sensible en est affligée, elle a laressource de se soûler chez elle ou ailleurs. Je ne m’y oppose pas.Mais qu’on nous laisse tranquilles. Tu penses bien que je ne suispas homme à souffrir qu’on nous embête.

Confiance vaine et paroles vaines que le plus imminent futurallait démentir d’une manière atroce.

Désormais, c’était la lutte bête, inégale, hors de touteproportion. Que pouvaient de généreux êtres férus de beauté contrela haine d’une gueuse ? Les plus honnêtes gens du pays,ceux-là même dont la Poulot endurait, sans trop de rage, lesdédains, parce qu’ils avaient, suivant l’expression d’un vieuxmaraîcher paillard, « le cul dans l’argent », et que lasorte de bon renom impliquée par cette posture correspondaitrigoureusement à sa propre ignominie, – l’élite bourgeoise deParc-la-Vallière, disons-nous, se fût indignée de sa défaite.

Cette raclure de Vestale ne représentait-elle pas, à sa manière,le Suffrage universel, le juste et souverainGoujatisme, l’Omnibus sur le passage à niveau, le privilège sacrédu Bas-Ventre, l’indiscutable prépondérance duBorborygme ?

La noblesse pressentie des nouveaux venus devait doncinfailliblement ranimer l’instinct de la solidarité dans uneracaille disséminée aux divers étages du saint-frusquin, et lasympathie d’individus accoutumés à jeter leurs cœurs dans lesbalances de leurs comptoirs, pour contre-peser frauduleusement d’unmilligramme la charogne ou la margarine, pouvait-elle ne pas êtreacquise d’avance à une salope rebutée par des magnanimes ? Iln’y eut qu’un cri pour condamner cet artiste à la bourse plate quibrutalisait les femmes. Dès lors tout fut permis à MadamePoulot.

Pour commencer, elle guetta les absences de Léopold dont larudesse malgracieuse la désarçonnait. Quand elle avait acquis lacertitude que la pauvre Clotilde était seule, elle s’installait àsa fenêtre et ne perdait aucune occasion de l’insulter. Lamalheureuse ne pouvait se montrer dans son jardin ni s’aventurerdans la rue sans subir quelque avanie.

L’huissière, très roublarde, ne se risquait pas à des injuresdirectes. Elle interpellait les passants, les interrogeait, lesconsultait, les excitait à l’insolence par des allusions ouinsinuations vociférées. À défaut d’interlocuteur, elle se parlaità elle-même, dégorgeant et réavalant son ordure pour la revomiravec fracas, aussi longtemps que sa victime pouvait l’entendre.

Quand celle-ci, déterminée à ne rien savoir, baissait la têteet, se souvenant de son enfant mort, tâchait de prier pourd’autres morts qui n’étaient pas encore sous laterre, la drôlesse triomphante sonnait la fanfare de son rire decabanon. Pétarade scandaleuse qui faisait mugir tous les échos etqui poursuivait Clotilde jusque dans les boutiques lointaines oùelle allait s’approvisionner, – comme le ranz des vaches d’unvallon goîtreux colonisé par des assassins.

À son retour, attentivement épié, l’engueulade et la rigoladerepartaient plus férocement encore, et c’était une questiondigestive, pour les ventres du voisinage, de savoir combien detemps une créature sans défense pourrait tenir contre cesbourrasques d’immondices.

Quelquefois, un voyou de confiance venait tirer la sonnette etprenait la fuite. Quel délice, alors, d’assister au désappointementde la mystifiée qu’on dérangeait, autant que possible, par lestemps de pluie, et qui rémunérait d’une expression douloureuse deson doux visage cette espièglerie de tapir femelle !

Léopold ignora d’abord la persécution. Sa femme gardait toutpour elle, jugeant qu’il avait assez à souffrir déjà et craignantquelque déchaînement de fureur, quelque dangereuse tentative dereprésailles qui rendrait tout à fait impossible la situation. Maisil devina en partie et bientôt, d’ailleurs, l’hostilité devint siaiguë qu’il fallut parler. Deux chiennes aboyaient maintenant.

La moitié de la maison des Poulot était occupée par une squalideet ribotante vieillarde que menaçait la paralysie générale et quirégalait, dans sa tour de Nesle, des mitrons cupides ou desjardiniers libidineux.

C’était une veuve assez à l’aise, croyait-on, pour se passerainsi par le bec les morceaux à sa convenance, et qui affichaithabituellement un suprême deuil. Elle avait, à l’église, unprie-Dieu marqué à son nom et, bien qu’elle réprouvât les excèspieux incompatibles avec les douceurs dont elle consolait sesossements, on était sûr d’y apercevoir cette paroissienne à toutesles solennités.

Madame Grand, tel était son nom, boitait, ainsi que la plupartdes femmes de Parc-la-Vallière, singularité locale que lesgéographes et les ethnologues ont oublié de consigner.

Elle boitait à jeun, depuis le jour où, se laissant tomber de safenêtre, au cours d’une altercation de vomitoire, elle s’étaitcassé la jambe. Mais elle boitait mieux, lorsqu’elle venait dechopiner en compagnie d’un de ses élus ou seule à seule avec laPoulot. On la voyait, alors, déambuler comme un ponton entre desrécifs, ayant l’air de remorquer des tronçons d’elle-même, etmâchonnant dans ses fanons des anathèmes confus. On cherchaitvainement à se figurer une duègne plus horrible, une impotente pluscapable d’étrangler la compassion.

Madame Poulot et Madame Grand ! Certes l’amitié de ces deuxcochonnes n’avait pas été annoncée par les Sybilles. Elless’étaient giflées déjà et il y avait lieu de présumer que leurcommerce de fioles et des simagrées au miel n’était qu’unarmistice. Provisoirement, le besoin de nuire à des souffrants,dont la supériorité sentie les exaspérait, fut entre elles duciment romain. La jonction de ces deux puissances donnasur-le-champ à l’ignoble guerre une intensité diabolique.

XVII

Sur le conseil de la vieille, on courut aux informations. Uneenquête méticuleuse révéla tout le passé des Léopold, c’est-à-direla légende cristallisée depuis longtemps.

Quelle trouvaille que ce procès criminel qui paraissait lesavoir jetés aux bras l’un de l’autre, les faisant presqueressembler à des complices ! Les entrailles de portièresféroces où s’élaborait la conspiration tressaillirent en leurs plusvaseuses profondeurs.

L’huissier se procura les comptes rendus, les appréciations desjournaux. On interrogea des concierges, des marchands de vins, desépiciers, des fruitiers, des charbonniers, des cordonniers. On eutdes colloques avec le dernier propriétaire, l’homme aux pantalons,que Léopold avait plusieurs fois traité de manière peu respectueuseet qui délivra un certificat de parfait opprobre à ses ancienslocataires.

Enfin on sut la ruine de l’enlumineur, on eut même des opinionsde pâturage sur son art, où il n’avait pas eu « le talent des’enrichir » et, sans pouvoir, hélas ! pénétrer sesmoyens actuels d’existence, on les devina précaires, en même tempsqu’on les présuma suspects.

C’était là une belle moisson et il n’en fallait pas tant pourassassiner. Mais ce qui combla d’aise la Poulot, ce qui la fitrevenir, un soir, avec le sourire d’une bienheureuse qui auraitentrevu dans une extase le fronton du Paradis, ce fut de recueillirquelques détails sur la mort et l’enterrement du petit Lazare.

Le reste, assurément, n’était pas à dédaigner, mais cela,c’était la friandise, le bonbon fin, le nanan de savengeance ! Elle savait maintenant où frapper.

Au plus intime de ce qu’on eût témérairement appelé son cœur, setordait un horrible ver. La misérable en qui se vérifiait, une foisde plus, le mot magnifique « Les grandes routes sontstériles », ne pouvait se consoler de n’avoir pas d’enfant àpourrir. Inféconde comme une culasse, elle s’en lamentait ensecret, non moins qu’une juive des temps précurseurs.

Ornée, pavoisée, avec la dernière profusion, de toutes lessentimentalités dont s’honorent habituellement les rosières descrocodiles, c’eût été le pinacle de sa chance, après avoir épouséun huissier, d’avoir de lui, ou de tout autre reproducteur, unegéniture quelconque à lécher, à gaver, à bichonner, à fanfrelucher,à fagoter en petit soldat ou en petite cantinière, à remplir detoutes les sanies et de toutes les purulences morales dont elledébordait, à offrir enfin à l’envieuse convoitise de la multitude.L’exhibition en espalier de ce provin légitime eût été, à sespropres yeux, le définitif et irréfragable nantissement d’unequalité d’épouse que même l’accoutumance ne parvenait pas à rendrecroyable.

Forcée de quitter ce rêve, elle s’en consolait à la manièred’une goule, en comptant les petits cercueils des enfants desautres, et le deuil de sa malheureuse voisine fut pour elle unfruit tombé d’un arbre du ciel. Alors s’accomplit une œuvredémoniaque.

Clotilde vit paraître à la fenêtre maudite un enfantelet del’âge de celui qu’elle avait perdu, porté dans les bras infâmes. LaPoulot lui parlait le langage d’une mère, l’incitant à bégayer lesmots qui crèvent le cœur : « Allons !dis papa ! dis maman ! »et ne se lassant pas de le profaner de ses baisersretentissants.

L’autre fenêtre s’ouvrit, celle de la vieille, qui se montra àson tour, plus hideuse que jamais.

– Bonjour, Madame Poulot.

– Bonjour, Madame Grand. N’est-ce pas qu’il est gentil, monpetit garçon ?

– Pour sûr. On voit que ses parents ne sont pas desartistes. Si ça ne fait pas dresser les cheveux sur la tête depenser qu’il y en a qui les font mourir, ces chérubins !

– Ah ! chère Madame, ne m’en parlez pas ! cequ’il y en a, de la canaille dans le monde, c’est rien de ledire.

– Heureusement qu’il y a un bon Dieu ! fit observer lavieille.

– Un bon Dieu ? Ah ! ah ! ils s’en foutentpas mal ! Ils le croquent tous les matins, leur sacré bonDieu ! Ça ne les empêche pas de faire crever leurs enfants.J’en connais qui ne sont pas loin d’ici. La femme a l’air d’unesainte nitouche et le mari est un faiseur d’embarras sans le souqui vous regarde comme si on était du caca, sauf le respect que jevous dois. Eh ! bien, croiriez-vous qu’ils ont étranglé leurpetit garçon, à eux deux, en revenant de la messe, il n’y a pasdéjà si longtemps ?… Voyons, mon petit coco,dis papa ! dis maman !

– Ah ! oui, je me souviens. Est-ce que ce n’était pasau petit Montrouge ? On en a parlé dans le quartier. Mais on aétouffé l’affaire. Il paraîtrait que le curé qui a le bras longs’en est mêlé. Je me suis laissé dire aussi que la petite bonnefemme couchait avec la justice. Tout ça, c’est des bien saleshistoires.

– Et encore si c’était tout ! reprit la Poulot. Est-ceque mon mari vous a fait lire les vieux journaux qu’il a trouvés enbalayant les cabinets ? Vous savez bien, ce peintre qui avaitété assassiné par sa maîtresse… Comment ! vous ne savezpas ! Mais c’était juste la même, chère Madame, avec sonmarlou. Ils l’avaient coupé en morceaux, ce pauvre monsieur, et ilsl’avaient salé comme un cochon pour l’envoyer à Chicago, c’estcomme j’ai l’honneur de vous le dire. Ils ont trouvé le moyen defaire accroire aux juges que c’était un autre qui avait fait lecoup. On a condamné à leur place un ouvrier, père de cinq enfants,qui travaillait toute la sainte journée pour nourrir sa famille etqui est maintenant au bagne. Qu’est-ce que vous pensez deça ?… Tu me griffes, petit chameau ! Dis avecmoi : pa-papa-pa-papa !ma-ma-ma-ma-maman !…

Bien que tout cela fût extrêmement gueulé, Clotilde, ce jour-là,n’en entendit pas davantage. Elle ne revint d’un longévanouissement que dans les bras de son mari à qui elle racontaaussitôt, avec une horreur infinie, l’épouvantableconversation.

Léopold alla se plaindre au commissaire de police qui fitcomparaître les deux femelles et lui tint ensuite celangage :

– Monsieur, je suis forcé de vous avouer mon impuissance.Vous avez affaire à des bougresses parfaitement dessalées quis’efforceront de vous nuire par tous les moyens imaginables, sansse mettre en contravention. Je les connais très bien. J’ai leursdossiers ici et je vous prie de croire que ce n’est rien de propre.Si on pouvait les pincer une bonne fois, elles écoperaient ferme,c’est fort probable. Mais il faudrait pouvoir les convaincre dequelque délit prévu. Tâchez donc d’avoir des témoins et d’amenervos deux mégères à un esclandre bien caractérisé. Alors, nouspourrons marcher. Sinon, je ne vois rien à entreprendre et leschiennes se sont peu gênées pour me le faire sentir avec uneinsolence rare. C’est tout juste si j’ai pu prendre sur moi de nepas les jeter dehors par le moyen des rudes poignes qui sont ici.Ah ! mon cher Monsieur, vous n’êtes pas le seul à vousplaindre. Notre fonction devient, de jour en jour, plus impossible.Nous sommes loin du temps où le magistrat de police pouvaitremédier, dans une certaine mesure, aux lacunes de la loi quin’apprécie pas les crimes d’ordre moral. Les journaux surveillenttoutes nos démarches, avec l’équité que vous savez, et la mise àpied nous est acquise aussitôt que nous avons l’air d’outrepasserle moins du monde nos strictes attributions. Soyez assuré,Monsieur, que je compatis à votre peine, mais je vous dis leschoses telles qu’elles sont. Produisez-moi des témoins, c’est mondernier mot.

Un témoin est un instrument qu’il faut avoir sous la main. Or cen’est pas facile à trouver pour des solitaires et des dénués.Druide était absent de Paris et l’Isle-de-France absent delui-même. Les deux ou trois autres sur lesquels on aurait pucompter étaient tellement dévorés, çà et là, qu’il valait mieux n’ypas songer.

Léopold se souvint alors d’un pauvre homme qu’il avait rencontréplusieurs fois à l’église et avec qui il avait eu l’occasiond’échanger quelques mots. Celui-là se nommait assez cocassementHercule Joly, et c’était bien le personnage le moins héraclidequ’on pût voir.

Très bienveillant et très timide, mais plus chauve encore, longet flexible comme un cheveu, il s’exprimait avec des mitainesinfinies, d’une voix aphone, ayant toujours l’air de se parlerlui-même à l’oreille. Les yeux, d’un bleu extrêmement doux, nemanquaient pas de promptitude, mais on les devinait plus capablesd’étonnement que de perspicacité. Il avait de tout petits pasrapides, de grands gestes braves, un sourire d’une niaiserieattendrissante, parfois les mouvements saccadés d’un égrotant quetraverse une douleur vive, et ressemblait sous sa barbe en pointe àune vieille demoiselle derrière un balai de crin. Il était, cela vasans dire, célibataire, employé d’administration et tourangeau.

L’ancien explorateur, qui possédait le coup d’œil d’un chef,avait discerné là, du premier coup, une droiture, une fidélité etmême une bonté certaines. Il le prit donc à part, dès le lendemainmatin, et lui expliqua brièvement son cas.

– Je m’adresse à vous, dit-il en terminant, parce que vousme paraissez avoir des qualités de chrétien et que je ne connaisici personne. J’ajoute que l’immonde et scélérate persécution quipeut tuer ma femme, rejaillira vraisemblablement sur ceux quim’assisteront de leur témoignage.

– Monsieur, répondit aussitôt l’interpellé, comptez surmoi. Je pense qu’il est, en effet, de mon devoir de vous aider encette occasion, autant qu’il me sera donné de le faire, et jeserais certainement peu digne de miséricorde, si je cherchais à medérober. Pour ce qui est de la haine que ces dames pourraient medécerner, je vous assure que je n’ai aucun mérite à en braver lamenace. Je vis seul et les railleries ou les injures qu’on veutbien me lancer par derrière m’ont toujours produit l’effet d’unebrise favorable qui enflerait mes voiles. D’ailleurs, ajouta-t-ilen riant, comme pour cacher une sorte d’émotion, souvenez-vous queje me nomme Hercule et que je dois quelque chose à la mythologie dema signature. À ce soir donc, Monsieur, l’honneur de me présenterchez vous.

Sur cette assurance, il serra la main de Léopold et se mit àtrotter dans la direction de son bureau.

XVIII

Les persécutés gagnèrent un ami, mais l’abjecte conspiration nefut pas déconcertée. Hercule, enchaîné tout le long du jour auxpieds de l’Omphale administrative, ne pouvait venir que le soir etn’avait aucun moyen d’entrer sans être aperçu. Il était impossiblede sonner à la porte des Léopold ou de s’arrêter devant leur seuilsans que Mesdames Grand et Poulot s’élançassent à leurs fenêtres.Elles flairèrent immédiatement l’objet de ses visites et segardèrent, en sa présence, de toute parole inconsidérée.

Ce fut à cette occasion que le brave homme conquit la renomméede « mouchard » dont il parut s’amuser d’abord, mais qui,plus tard, devait le contraindre à fuir Parc-la-Vallière où cettecalomnie avait été répandue.

Très régulièrement, il vint près d’un mois et tendit l’oreillecomme un lévrier, sans recueillir la matière d’une concluante etvalable déposition. À la fin, comprenant l’inutilité de son zèle etcraignant de devenir importun, il cessa d’être quotidien, naïvementheureux qu’on voulût bien désormais le recevoir quelquefois en ami.Léopold, d’ailleurs, ne le rencontrait pas sans l’inviter d’unemanière pressante.

Tout de suite, il avait plu aux deux solitaires qui rendirentgrâces à Dieu d’avoir mis cet homme simple dans leur voiedouloureuse. Ils trouvèrent en lui une certaine culture d’esprit,assez consolante pour l’endroit, et surtout, ainsi que l’avaitpressenti Léopold, une bonté droite et solide que l’inqualifiableméchanceté de l’entourage faisait ressembler à du diamant.

De cette qualité, presque aussi rare aujourd’hui que le génie,découlait naturellement la discrétion la plus ingénieuse, la plusinventive. Ayant deviné sans effort la gêne excessive du pauvreménage, il déploya, étant un pauvre lui-même, des ruses dePied-noir pour faire accepter, sous diverses formes, des secoursfaibles et opportuns. Souvent la table des Léopold fut par luicauteleusement approvisionnée.

– Monsieur Joly, disait Clotilde, vous êtes pour nous« le pélican de la solitude ».

On oublia bientôt, de part et d’autre, qu’on se connaissaitdepuis peu.

Cependant, la guerre salope continuait avec une violence plusintolérable. Les femelles, exaspérées de l’humiliante assignationchez le commissaire de police, épuisèrent tout ce qu’une rageprudente peut imaginer.

C’était, chaque jour, une continuation de la farce crapuleuseaux deux fenêtres, un dialogue nouveau, avec la strophe etl’antistrophe du théâtre antique, enfin et surtout lesinterpellations aux passants, joyeux d’être associés à unetentative d’assassinat qui ne les exposait à aucun danger.

De tout petits êtres innocents, des enfants de trois à cinq ans,raccrochés çà et là, venaient apprendre chez la Poulot leshomicides paroles supposées capables de rouvrir et d’empoisonnerune plaie terrible.

Quand elle était lasse de la fenêtre, la bréhaigne gueuseapparaissait sur le toit, arrangé en manière de terrasse etgrotesquement décoré de ces vases lie de vin ou cul de bouteille,multipliés par une céramique d’opprobre, pour le châtiment deshommes. Elle se promenait là, dans le costume déjà dit, quelquefoisà moitié nue, vociférant aux quatre points cardinaux qu’elle était« chez elle » et que ceux qui n’étaient pas contentsn’avaient qu’à fermer les yeux.

Excellente place pour gueuler, pour tintamarrer de son olifant,pour lancer sa fiente et son pus, pour arborer les attitudes ou lespostures dont il fallait que bavât de concupiscence tout lequartier.

– Le cas de cette pauvre goujate me paraît grave, ditHercule Joly, un soir qu’elle lui avait fait entendre son rire aumoment où il entrait chez ses amis. C’est une démoniaque d’un genretrès particulier et qui doit être catalogué dans les ouvragesspéciaux. Il est certain que l’espèce de convulsion sardonique dontelle est agitée si souvent, implique tout autre chose que lesentiment d’une joie quelconque. C’est à croire que les invisiblesqui vous harcelaient dans votre ancienne demeure ont prispossession de cette huissière pour vous tourmenter ici. Letraitement de ce genre d’affections est, je crois, indiqué dans lelivre de Tobie, mais il faudrait un thérapeute plus idoine que legalope-chopine qui lui sert d’époux. Je me demande si une bellevolée administrée à celui-ci ne serait pas ce qu’il faudrait pourproduire, par contre-coup, une heureuse crise.

– J’y ai pensé, répondit Léopold que cette opinion d’unhomme doux rafraîchissait. Mais la situation est telle que je doiscraindre, en cas d’insuccès, quelque revanche abominable dont je neserais pas seul à souffrir.

Les choses en étaient venues au point que Clotilde avait dûrenoncer à sortir seule. Les polissons l’injuriaient dans la rue,et de spirituels boutiquiers, sur leurs portes fines,l’accueillaient à son passage avec des chuchotements et dessourires. Un marchand de couleurs, épigrammatique et turlupin, sesignalait entre tous. La pauvre femme ne pouvait passer devant sapoudre à punaises, sans qu’aussitôt il engageât quelque colloquefacétieux avec les compères. Un jour que Léopold n’était qu’à troispas, le drôle ayant eu l’imprudence de laisser paraître sa gaîté,sans avoir, au préalable, interrogé l’horizon, il en futradicalement et soudain guéri. Le rigolo vitparaître, comme en songe, une si démontante figure de traban ou demaugrabin, et les quelques syllabes sèches qu’il entendit luiprocurèrent une souleur telle qu’il devint liquide.

Mais il aurait fallu recommencer à tous les seuils. Unemalechance inouïe voulait que ces douloureux, qui n’aspiraient qu’àla solitude, à la vie humble et cachée et qui ne demandaient rien àpersonne, fussent abhorrés de tout le village où ils avaient crutrouver un refuge et que la crotte même d’entre les pavés se levâtcontre eux.

Résolument, Clotilde alla trouver la propriétaire. L’habitationde cette châtelaine s’adossait à leur pavillon, et il suffisaitd’ouvrir une claire-voie pour être chez elle. Personne, parconséquent, n’était mieux placé pour tout entendre et pour toutvoir.

Les Léopold la connaissaient à peine de vue, n’ayant eu avecelle que le protocole indispensable du contrat de location. Ilsavaient d’elle, tout au plus, l’impression d’un sarment de vignevierge, irréparablement desséché.

Mademoiselle Planude était une pucelle confite qui portait avecune facilité singulière ses soixante-cinq ans de vertu. Pétulantecomme un jeune dindon et pointue comme un ergot, elle avait unevoix de gendarme et précipitait ses paroles avec la rapidité d’unexpéditeur de fruits aigres menacé de rater le train. Un peu naine,un peu bossue, on ne voyait qu’elle à l’église, où elle avait l’airde s’engouffrer pour échapper à quelque monstre furieux et d’oùelle s’élançait, d’heure en heure, pour accélérer une mercenairequ’elle idiotifiait. Elle était de toutes les confréries, ouarchicorifréries, trempait dans toutes les œuvres, participait àtoutes les propagandes, fourrait des petits papiers dans toutes lesmains. Mais on ne se souvenait pas de lui avoir vu lâcher uncentime.

Son avarice éblouissait Parc-la-Vallière. On citait avecadmiration la fermeté d’âme de cette vierge sage qui ne donnaitcertes pas l’huile de sa lampe aux détraquées et qui s’éclairaittoute seule, en attendant le Fiancé.

Volontiers, on rappelait la haute et touchante histoire de cettefamille de locataires – les prédécesseurs des Léopold – jetée parelle dans la rue, avec une énergie, une sérénité, une constance,une inflexibilité digne des martyrs. Un mari malade et sans emploi,une femme enceinte et quatre petits, dont deux en moururent.Balayée toute cette vermine. Elle-même, en cette occasion, s’étaitcomparée à la « Femme forte » du Livre saint. Sans douteil lui eût été facile de s’attendrir lâchement, à l’exemple dequelques autres qu’on doit, pour l’honneur des propriétaires,supposer très rares. Elle n’en serait pas devenue plus pauvre. Maisle principe eût été fricassé du coup et il y a des moments où c’estun devoir d’imposer silence à son cœur.

Mademoiselle Planude s’agenouillait à la Table sainte, avec unpetit sac de titres ou d’obligations ficelé sur sa chaste peau, encompagnie des médailles et scapulaires.

Clotilde, qui croyait n’avoir affaire qu’à une dévote banale,fut arrêtée dès les premiers mots.

– Ah ! Madame, si vous venez m’apporter des cancans oudes médisances, vous tombez mal ! Je ne m’occupe pas de monprochain et je ne veux rien savoir. Tout ce que je demande, c’estd’avoir de bons locataires qui paient leurs termes à la minute etqui n’occasionnent pas de scandale dans ma maison. Si cela ne vousconvient pas, vous êtes libre de partir, en réglant trois moisd’avance, bien entendu. Tel fut le premier élan de cettepouliche.

– Mais, Mademoiselle, s’écria la visiteuse un peusuffoquée, je ne comprends rien à votre accueil. Je n’aime pas plusque vous les médisances et les bavardages et c’est précisémentparce qu’ils me font horreur que vous me voyez ici. Il estimpossible que vous n’ayez pas entendu, que vous n’entendiez pas,chaque jour, les injures horribles et les provocations continuellesdont on nous accable. J’ai pensé naturellement qu’étant notrepropriétaire, vous ne nous refuseriez pas votre intervention ou, dumoins, votre témoignage.

– Mon témoignage ? Ah ! c’est donc ça ! Vousavez compté sur mon témoignage ! Eh bien ! ma petitedame, vous pouvez vous fouiller, si vous avez des poches !Faites-moi appeler devant le commissaire, moi aussi, puisque c’estvotre genre, vous verrez ça vous réussira. Si c’est des gens d’enface que vous avez la prétention de vous plaindre, apprenez, pourvotre gouverne, que ce sont des personnes honorables qui ont sugagner de l’argent et qui n’ont jamais fait tort d’un sou àpersonne. Qu’est-ce que vous avez à dire de ça ?… D’ailleurs,je sais ce que je sais. Votre mari, je me permets de vous le dire,est un malotru qui a à moitié assommé cette pauvre Madame Poulot etil paraît que, de votre côté, vous n’avez pas la langue trop malpendue. Il m’est revenu que vous vous êtes permis de biens vilainsmots, pour ne rien dire de cette grande andouille que vous recevezdepuis quelque temps et qui a une drôle de réputation dans lepays.

Clotilde se leva et partit, mais, après avoir secoué seschaussures contre le seuil maudit, par un mouvement toutinstinctif, – comme si l’anathémale Recommandation de l’Évangileétait inscrite mystérieusement au fond des cœurs, avec les dixmille autres Paroles du Seigneur « qui tue et quivivifie ». Quiconque ne vous recevra pas etn’écoutera pas vos discours, en partant de sa maison, secouez lapoudre de vos pieds.

– Mon ami, dit-elle en rentrant, je viens de voir leDémon !…

Elle tomba malade et faillit mourir.

La jubilation du voisinage fut immense et se déploya comme leprogramme d’un triomphe antique. Des clameurs barbares, des huéesde cannibales furent entendues tout le long des nuits. Les motsmonstrueux, les rires diaboliques percèrent les murs et vinrentpoursuivre la malheureuse jusque dans le détroit noir, plein deflots furieux et plein d’écumes, de sa commençante agonie.

– On ne crève donc pas encore dans la chapelle ?disait une voix qu’on aurait pu croire évadée de la fosse.

– Garçon ! un pernod ! hurlait l’huissière,s’adressant à son huissier. Mon gros Poulot, nous allons boire à lasanté des infanticides et des va-nu-pieds.

– Je vous disais bien qu’il y a un bon Dieu !croassait à son tour la vieille Grand. Dame ! vous savez,quand on a tué des petits enfants, ils viennent quelquefois voustirer, la nuit, par les cheveux.

– Pourvu que les charognes n’aillent pas nous foutre lapeste ! concluait, dans un gargouillis d’entonnoir, lapocharde femelle d’un employé du cimetière.

Lorsqu’un prêtre vint, un peu avant l’aube, administrer lamalade et lui porter le viatique, on s’abstint, il est vraid’illuminer. On peut même dire que le vacarme s’atténua. Maisaussitôt après son départ, la Poulot, effroyablement soûle, se mitchanter…

À l’exception de Joly, qui avait assisté à la cérémonie, et dontles protestations véhémentes furent accueillies par des ricanementset des sifflets, nul ne s’avisa d’élever le plus léger blâme, neparut remarquer l’énormité sacrilège de l’attentat. MademoisellePlanude courut prestement s’enfiler les premières messes, non sansavoir pris, en passant, des nouvelles préalables de la santé de« cette bonne madame Poulot » qui lui rota ses civilités,et le soleil tranquille de la banlieue se leva, une fois de plus,sur d’heureuses tripes qui ne demandaient qu’à s’emplir.

La convalescence fut longue, précédée et interrompue par defréquents accès de délire. Clotilde, qui avait été aussi près quepossible de la mort et que la vertu curative – si parfaitementoubliée ! – du sacrement avait sauvée, raconta qu’elle avaitvu passer devant elle, sous des images sensibles et du caractère leplus effrayant la malice étrange de sesbourreaux qu’elle représenta – sans s’expliquer davantage, – commedes êtres infiniment malheureux…

Elle évita d’en parler avec amertume et cessa complètement desouffrir de leurs outrages, qui diminuèrent, d’ailleurs, en mêmetemps que leur pouvoir de torturer la victime, dont la guérisonsurnaturelle parut avoir décontenancé les tueuses.

Ce fut à ce moment que Léopold, devenu semblable à un spectre,lui raconta ce qu’il avait osé faire.

XIX

Quelle situation que celle de cet homme durant ces semainesinterminables !

Un philosophe cambodgien donnait à manger à de jeunes tigrespour que, devenus grands, ils ne le dévorassent pas. Tombé dans ledénûment, il se vit forcé de leur diviser des morceaux de sa proprechair. Quand il ne lui resta plus que les os, les nobles seigneursde la forêt le quittèrent, l’abandonnant aux rongeurs immondes.

Léopold, quelquefois, s’était souvenu de cet apologue barbare.Il s’était dit que ses tourments anciens avaient été bieninconstants, bien ingrats, de ne pas l’engloutir tout à fait et delivrer sa triste carcasse à la vermine.

Que lui servait d’avoir eu un cœur si fort ? et quepouvait-il maintenant ? Le temps est loin où on pouvait donnerdes coups de bâton au-dessous de soi, et il n’y a pas d’isolementcomparable à l’isolement des magnanimes.

Tout se déchaînait contre ceux-là. N’étant pas « comme toutle monde », quels égards, quel respect, quelle protection,quelle miséricorde devaient-ils attendre ? Au contraire desperles évangéliques et de ce que le Verbe crucifié a nommé« le pain des fils », les lois répressives sont surtoutau profit des chiens et des pourceaux.

Ah ! s’ils avaient été riches, tous les ventres, autourd’eux, eussent adhéré à la terre ! On n’aurait pas eu assez delangues pour lécher leurs pieds ! Léopold, qui avait autrefoisjeté un million aux déserts d’Afrique, passa vingt jours et autantde nuits près du lit de sa femme, presque sans sommeil et sansnourriture ; partagé entre les soins à donner à la malade etl’épouvantable souci des expédients à imaginer pour que rien ne luimanquât ; percevant, avec une précision terrible, du fond desondes où il s’abîmait la brigande clameur du dehors, et tenté,combien de fois ! de s’élancer en exterminateur sur cetteracaille.

Le dévouement de Joly sauva ces deux êtres si cruellement aimésde Dieu. L’excellent homme fit pour Léopold des démarches, descourses infinies et partagea souvent avec lui l’écrasante fatiguedes veilles. Il inventa des ressources, des combinaisons lunaires,des crédits invraisemblables, parut frapper de la monnaie à sonpropre coin. On ne voyait plus que lui dans les bureaux duMont-de-Piété. La Providence elle-même n’aurait pu mieux faire.Pendant un de ses accès, Clotilde vit ce front chauve parmi lesenfants que Jésus voulait qu’on laissât venir à lui.

Un soir, que la très-chère avait pu s’endormir, malgré les crishabituels qu’elle finissait par ne plus entendre, Léopold, laissantla garde de la maison à l’ami fidèle, était sorti pour une démarcheimportante qu’il ne pouvait confier à personne.

Un peu avant d’atteindre les fortifications, bien qu’il marchâtd’un pas très rapide et que son attention ne fût sollicitée paraucun objet extérieur, tout à coup il avait reçu par les yeux unecommotion qui l’arrêta net. L’huissier Poulot était devant lui.

La nuit tombait et le lieu était parfaitement solitaire. Lerosser d’une manière atroce eût été, pour l’opprimé si voisin dudésespoir, une joie facile, et telle avait été sa première pensée.Mais il avait eu assez d’empire sur lui-même pour se rappeler qu’ils’agissait d’un chacal de police correctionnelle et que lavengeance du misérable pourrait coûter définitivement la vie àClotilde, en la privant tout à fait de sa présence et de ses soinspour un temps indéterminé. Étouffant donc sa colère par un effortdont il avait cru mourir, il s’était approché du bélître et, d’unevoix un peu tremblante :

– Monsieur Poulot, avait-il dit, je crois inutile de vousfaire observer que nous sommes très-seuls et qu’il ne tiendraitqu’à moi de vous casser les reins si c’était mon bon plaisir. Parconséquent, vous allez m’écouter silencieusement et avec respect,n’est-ce pas ? Quelques mots suffiront. Je n’ai pas coutume defaire de longs discours à des gens de votre sorte. Vous savez cequi se passe chez vous, je suppose. Vous n’ignorez pas que le périlde mort d’une personne que je ne vous ferai pas l’honneur de nommerest l’œuvre de votre ivrognesse de femme. Voici donc l’avis que jevous donne pour la première et dernière fois en vous engageant à leméditer. Si la personne dont je parle venait à succomber, vousm’entendez bien ? Monsieur Poulot, j’estimerais que je n’aiplus rien à perdre en ce monde et je vous jure que vous seriez plusen danger, vous et votre femelle, que si la foudre tombait survotre maison !…

Il l’avait quitté sur ces derniers mots, proférés avec un accentcapable de les enfoncer comme des lames dans les intestins dupleutre qui, d’ailleurs, avait paru hors d’état d’exhaler le plusléger son.

Mais, bientôt après, une tristesse immense était descendue surlui. À quoi bon cette scène ? N’était-il pas au-dessous durien, cet individu immonde qui ne pensait ou ne respirait que parle monstre de crasse et d’ignominie où il se vautrait comme dans unbourbier ? En supposant qu’il entreprît de faire partager à sacrapaude la sale peur dont il était visiblement pénétré pourquelques jours, il était, hélas ! trop probable que celle-civerrait là, surtout, l’occasion d’affirmer la supériorité de soncourage et se ferait une gloire nouvelle de braver un péril qui nela menaçait pas à l’instant.

Quelque poltronne qu’elle fût, – et quoique vraisemblablementrouée de coups, maintes fois, dans les anciens jours, – sespratiques de gueuse effrontée avaient dû lui donner, quand même, lepréjugé, si tenace chez les plus salopes, d’une immunité de droitdivin pour l’insolence ou la méchanceté des femmes.

Et quels ne devaient pas être l’ensorcellement, latoute-puissance de persuasion de cette Poulot sur le compagnonfétide et agenouillé dans la bouse de sa compagnonne, qui ne vivaitque pour le régal d’ordures qu’elle lui servait, sans doute, chaquesoir ! Même en plein jour, il avait fallu subir leursgrognements, leurs bruyantes pâmoisons, leurs soupirs et lesgémissements réitérés de leurs vomitives luxures. Car ils nefermaient pas leur fenêtre et s’ébattaient chiennement derrière unejalousie. Ah ! on avait entendu de drôles dechoses !…

– Puis, se disait Léopold, découragé, ils sont sibêtes ! si fangeusement ignares ! si crétins ! Endehors du trac puant que l’imminence d’une râclée peut détermineren eux, que sont-ils capables de comprendre et commentpourraient-ils entrevoir seulement le danger de pousser à bout unindividu tel que moi ?

Alors, cet homme de courage, ce partisan de l’impossible, cechef téméraire qui avait assoupli le destin, cet artiste d’orcrénelé de flammes, fut profondément humilié.

Il sentit le néant de la force, l’inutilité de l’héroïsme, ladésespérante vanité de tous les dons. Il se vit semblable à un deces vigoureux insectes, buveurs de miel, enlacés dans les filsgluants d’une araignée. Ses efforts puissants crèvent en vain latoile impure. L’ennemie horrible, sûre de sa proie, bondit horsd’atteinte et ramène avec promptitude les mailles rompues del’abominable filet sur le corselet brillant de la victime…

Dès le lendemain, ce vaincu alla régulièrement communier à lapremière messe, et pendant deux fois neuf jours, la bouche pleinedu Sang du Christ, voici le cri qu’il poussa :

– Seigneur Jésus ! je Vous demande pour Votre Gloire,pour Votre Justice, pour Votre NOM, de confondreceux qui nous outragent dans notre maison, qui nous haïssent, quinous tuent, qui aggravent si cruellement et si injustement notrepénitence.

Puisque telle paraît être la forme définitive de l’hostilité dudémon qui ferma si longtemps mes lèvres, et que je n’ai rien àespérer d’aucun homme, c’est à Vous, Jésus, caché dansl’Eucharistie et caché en moi que je demande protection.

Sans phrases ni détours, je Vous demande contre ces deux femmesun châtiment rigoureux qui fasse éclater Votre Nom, c’est-à-dire unchâtiment très manifeste qui rende visible leur péché. Je Vousdemande enfin que ce châtiment soit prochain.

Et je crie cela vers Vous, Seigneur, du fond de mon abîme, parla bouche de Votre Père David, par les Patriarches et les Juges,par Moïse et tous Vos Prophètes, par Élie et par Hénoch, par saintJean-Baptiste, par saint Pierre et par saint Paul, par le Sang detous Vos Martyrs, mais surtout par les Entrailles de VotreMère !

Faites attention, Seigneur Jésus, que je ne Vous offrepas moins que ma vie en échange de cette justice, que jeréclame avec toute la force que Votre Passion a donnée à la prièrehumaine !…

Lorsque Clotilde connut cette étonnante prière, elle joignit lesmains, renversa doucement la tête, montrant son visage en pleurs,et ne dit que ces simples mots :

– Les pauvres gens ! les pauvres gens !

XX

On se remit au travail. On reprit le livre interrompu pendanttrois mois et qui était l’unique ressource pour l’avenir, si Dieuvoulait que de tels pauvres eussent un avenir sur terre. Commeauparavant, ce labeur fut interrompu fréquemment par la misère oupar l’angoisse. Mais l’admirable Joly continuant son rôle deProvidence, on put se traîner le long de cette œuvre et commencerd’en apercevoir la fin.

Depuis les dix-huit jours de la prièreterrible, l’hostilité des voisins semblait frappée de paralysie, etLéopold attendait en paix, avec une effrayante confiance, lacatastrophe.

À la suite d’on ne sut quel incendie de torchon, les deuxcochonnes se brouillèrent et la vieille Grand déménagea. Quelquetemps après, on la trouva morte dans sa chambre, au bout duvillage, les entrailles rongées par son chien, un horrible molossevairon qui ressemblait à sa maîtresse et qui avait un museau debrochet.

– C’est le tour de l’autre, maintenant, dit tranquillementLéopold au facteur de la poste qui lui racontait la nouvelle.

Ce mot entendu par la Poulot qui n’était jamais bien loin, futpour elle comme le signal de toutes les disgrâces de la fortune.L’huissier, compromis dans quelque fiasco, se vit forcé de vendrele mobilier de sonsalon. Même les reliques les pluschères, l’armoire à glace et le canapé de Madame, qu’elle montraitavec tant d’orgueil, ainsi qu’un vétéran sa panoplie, disparurent,et le gracieux couple alla cacher dans Paris son humiliation.

Pendant une semaine, on désinfecta leur clapier.

La persécution était finie, plus que finie, car il se fit autourde Léopold une sorte de crainte vile et superstitieuse.

L’accusateur, cependant, attendait encore.Il savait qu’il y aurait autre chose, qu’ildevait y avoir autre chose, et que ce n’était pas pour celaseulement qu’il avait mis en gage le Corps du Christ.

XXI

Malheur à l’homme qui a des pensées divines et qui se souvientde la Gloire dans le tabernacle des pourceaux ! dit, un soir,Druide, revenu d’un pays lointain et qui résumait ainsi toute uneintérieure lamentation, à propos de Marchenoir et de ses hôtes quivenaient de lui raconter leurs aventures.

– Assurément, dit Léopold, après notre cher Caïn, tel estle cas de L’Isle-de-France dont nous n’entendons plus parler depuislongtemps. Qu’est-il devenu ?

Un flot de peines et de colères passa sur le livre ouvert duvisage de ce bon Lazare.

– Ce qu’il est devenu ! Ah ! mes amis, on estheureux de croire à une justice qui n’est pas des hommes ! Jedis cela pour chacun de nous. Mais ce pauvre Bohémond ! envérité, c’est par trop épouvantable ! Comment ! vous nesavez donc rien ! Ah ! c’est vrai, pardon. J’oubliaisdéjà que vous sortez à peine du gouffre. Eh bien !voici : il meurt doucement dans les bras de Folantin…

Folantin ! ce peintre de plomb, ce grisailleur foireux, ceplagiaire du néant, ce bourgeois envieux et ricaneur qui pensepeut-être que l’Himalaya est une idée basse, vous ne savez pas cequ’il a fait ? C’est bien simple. Il s’est rendu adjudicatairedes derniers jours du poète, le client unique de son agonie. Nul nepeut le voir sans son ordre ou sa permission. J’entends, nul deceux qui seraient capables de l’avertir… Je sais bien que ce que jevous dis là est difficile à croire. Mais ce n’est, hélas ! quetrop vrai, et vous voyez en moi l’une des victimes les plusstupéfiantes et les plus stupéfiées de ce système d’exclusion detous ceux qui ont véritablement aimé L’Isle-de-France. Depuis deuxjours que je suis à Paris, j’ai bien fait une dizaine de tentativesà l’hôpital des frères Saint-Jean-de-Dieu, son dernier domicile,vraisemblablement, jusqu’à l’heure où on le portera au cimetière.Obstacles invincibles, portes infranchissables ! C’est toutjuste si mes cris d’indignation ne m’ont pas fait jeter dans larue.

– Mais, mon cher Lazare, interrompit Léopold, êtes-vousdans votre bon sens ? On ne confisque pas ainsi les personnes.La séquestration illégale ! dans un lieupublic ! ! ! Voyons, mon ami, un peu de lumière.

– Patience ! vous allez voir clair, à moins cependantque les larmes ne vous aveuglent. L’Isle-de-France est un séquestrévolontaire, un séquestré par persuasion. Oh ! cela remonte àplusieurs mois. La dernière fois que nous le vîmes ensemble, un peuavant mon départ, vous vous en souvenez, il se sentait déjàgravement atteint. Ce dut être environ le temps où le Folantin semanifesta. Ses tableaux ont beau être exécrables, sa conquête deL’Isle-de-France est un chef-d’œuvre, décidément.

Vous savez si notre ami le méprisait, l’abhorrait. Certains motsde lui sur ce vitrier sont à faire peur. On n’imaginera jamais deuxêtres aussi contraires, aussi parfaitement antipathiques l’un àl’autre. Mais que voulez-vous ? Bohémond, quoi qu’on ait pudire, est surtout un sentimental. N’ayant pas, comme Marchenoir oucomme vous, Léopold, une règle rigide, un credo que n’ont pu faireplier les siècles, faussé par l’hégélianisme et saccagé par lescuriosités les plus dangereuses, parfois incroyablement privéd’équilibre, on l’a toujours vu sans résistance contre toutindividu assez habile pour se prévaloir hypocritement d’un serviceréel ou d’un acte de bonté feinte.

– L’esquisse est ferme, dit Léopold. Il m’a semblé pourtantqu’il y avait en lui un railleur d’une rare vigilance qu’il nedevait pas être aisé de surprendre.

– D’accord, mais je crois que, vers la fin, cette facultés’est émoussée. Quel que soit son mal, il meurt surtout delassitude. Il était vraiment trop peu fait pour les négoces de cemonde, et la misère, contre laquelle il fut toujours désarmé,l’avait aux trois quarts détruit. Rappelez-vous ses inconcevablesabsences, l’impossibilité de fixer son attention quand il parlait àses fantômes, la seule réalité pour lui. Je n’ai connu queMarchenoir qui pût, quelquefois, dompter, un instant, sa chimère,et encore !

Puis, faites-y bien attention, Folantin est un dénicheur demerles très subtil qui sut arriver au bon moment. Il s’emparad’abord d’un pauvre garçon très dévoué à L’Isle-de-France et qui levoyait sans cesse. Celui-là, criminel sans le savoir, mit une siniaise persévérance à lui vanter les qualités d’âme du peinturier,tout en faisant le meilleur marché possible de ses ridicules ou deses infirmités d’esprit, que Bohémond finit par craindre de s’êtretrompé sur le personnage et consentit à le bienvenir. Folantin, quin’est pas avare, sut déployer un tact infini pour lui faireaccepter des services d’argent, dont il savait que le besoin étaitfort pressant, n’attendant pas que le malheureux rêveur avouât outrahit son embarras, dépassant même le désir secret de ce pauvre,avec une bonhomie, une rondeur parfaites. Le moyen étaitinfaillible et réussit au delà de toute espérance.

Bref, abusant de la double détresse, physique et intellectuelle,de sa victime dont il paraissait être le bienfaiteur, il parvint –à l’instar d’une maîtresse basse et jalouse, – à éloigner tous lesamis anciens, quoi qu’ils pussent faire, et réussit, Dieu sait parquelles pratiques de mensonges et de perfidies ! à lui eninspirer l’horreur. C’est par la volonté formelle de Bohémond queje n’ai pu arriver jusqu’à lui.

Or, cela n’est rien ou presque rien. Écoutez la suite.

Vous pensez bien, n’est-ce pas ? que je n’ai pas dûaccepter facilement la consigne. Pour tout dire, j’ai tenté depénétrer de force. C’est alors qu’on a fait donner la garde. À monépouvante inexprimable, j’ai vu se dresser une abominablesouillasse qui m’a déclaré n’être pas une moindre personne que lacomtesse de L’Isle-de-France, épouse légitime et inextremis du moribond, dont elle rinça dix ans le pot dechambre et qui, naguère, dans un soir d’ivresse ou de folie, luiavait fait un enfant.

N’ayant déjà presque plus de forces et parfaitement isolé detous ceux qui eussent pu penser à sa place, il avait fini par céderaux obsessions pieuses de Folantin qui ne luilaissa pas entrevoir d’autre moyen de légitimer ce fils, qu’il luieût été si facile de reconnaître sans prostituerson Nom à la mère. J’ai pu comprendre que l’aumônier de l’hôpital,religieux d’une bonne foi indiscutable, mais qui fut, en cetteoccasion, admirablement roulé, se chargea lui-même d’emporter lesrésistances dernières. J’ai donc pris la fuite et me voici, noyé dechagrin, suffoqué par le dégoût.

Un silence lourd suivit ce récit.

À la fin, Clotilde murmura, comme se parlant àelle-même :

– Rien n’arrive en ce monde que Dieu ne le veuille ou ne lepermette, pour sa Gloire. Nous sommes donc forcés de penser quecette chose laide est en vue de quelque résultat inconnu etcertainement adorable. Qui sait si le passage terrible de la mortne sera pas rendu facile à ce pauvre homme par cette immolationpréalable de ce qui était le principe de sa vie terrestre ?Mais les menteurs se trompent eux-mêmes. Je ne serais pas étonnéeque M. Folantin crût avoir fait une action louable…

Hercule Joly, présent et silencieux jusque-là, intervintalors.

– Monsieur Druide, je suis parfaitement étranger au mondedes artistes et j’ignore tout de leurs passions ou de leurs mœurs.Voulez-vous me permettre une question ? Quel a pu être lemobile de ce monsieur Folantin, et quel a pu être son intérêt àdésoler ainsi l’agonie de M. de L’Isle-de-France ?Il est inconcevable qu’il ait voulu jouer gratuitement le rôle d’unde ces démons dont c’est l’emploi de désespérer les mourants.

Brusquement, Léopold se leva.

– C’est moi, dit-il, qui vais vous répondre, à laMarchenoir, si je le peux. Vous êtes un chrétien, monsieur Joly et,je le crois, un homme de prière. Je n’ai donc pas à vous apprendrela définition sublime du catéchisme : « L’Envie estune tristesse du bien d’autrui et une joie du mal qui luiarrive ». Nos psychologues peuvent déposer leurs analysesle long de ce mur, ils n’entameront pas le granit et le bronzed’une pareille démarcation.

Il y a quelques années, je me présentai un jour chez Folantin,qui n’était pas encore le personnage radieux qu’il est devenu. Àmon arrivée, il achevait la lecture d’un journal qu’il jeta sur latable, comme s’il se débarrassait d’une couleuvre, avec cet aird’ennui suprême et ce sourire à donner des engelures que vous luiconnaissez, mon cher Lazare. Voici, en propres termes, ce qu’ilcrut devoir me dire : – Quand une de ces feuilles me tombesous la main, je vais tout de suite à l’article nécrologiqueet si je n’y trouve pas le nom de quelqu’un de mes amis,j’avoue que je suis très désappointé.

Depuis, je n’ai pu le voir ni entendre prononcer son nom sans merappeler ce mot, bien plus spirituel qu’il ne lecroyait lui-même, car son âme en fut éclairée pour moi dans sesprofondeurs immortelles, et je la vis en plein, son âme affreuse,telle qu’elle sera, sous des « cieux nouveaux », dans dixmille siècles !

Il est fort possible, comme vient de le dire ma femme, qu’il aitcru faire, dans le cas de Bohémond, une chose héroïque. Il s’estdonné certainement beaucoup de mal, et son désintéressement absolun’est pas douteux. Le vrai envieux est le plus désintéressé,quelquefois même le plus prodigue des hommes. Il n’y a pas dedivinité aussi exigeante que l’Idole blême.

L’Isle-de-France est, sans doute, celui de tous lescontemporains qui a dû le plus lui crever le cœur. Les disparatessignalées, il y a quelques instants, par Druide, étaient, entreeux, infinies. Le très haut poète qui va mourir, qui meurtpeut-être à cette minute, paraissait avoir reçu tous les dons, labeauté, le génie, la noblesse, l’absolu courage, la sympathieexpansive et toute-puissante. Ses facultés imaginatives et lyriquesen activité permanente, et qui faisaient penser à ces feux errantsdu Livre Saint, mais surtout la promptitude archangélique de sesépigrammes, qui ne s’en souvient ? On peut à peine se figurercombien toutes ces choses déchirèrent un homme profondémentdisgracié, que les circonstances mettaient très souvent en face deson lumineux repoussoir.

Il s’est vengé hideusement, ainsi qu’il lui convenait de lefaire, et je crois, en effet, qu’il a dû déployer une habileté, unepersévérance de démon. Le résultat en valait la peine. Songezdonc ! Amener ce cygne noir que fut Bohémond, ce dernierreprésentant d’une race fière, d’une lignée quasi-royale, à donner– fût-ce dans le crépuscule de l’agonie, – à une tireuse de cartesde lavoir, son Nom magnifique ! Le contraindre à finir commeun libertin gâteux subjugué par sa cuisinière ! Quellerevanche !

… Vous verrez, mon bon Lazare, que nous ne pourrons même pasassister à son enterrement. Sans vous, je n’aurais même pas su quele pauvre garçon était mourant. En supposant qu’on daignât nousaviser officiellement de la cérémonie funèbre, ce qui est au moinsimprobable, il nous faudra, n’est-ce pas ? défiler à la façondes Sarmates vaincus, dans le cortège du triomphateur, marcher dansles larmes de la douairière, entendre, en crevant de honte et derage, les discours humides où il sera parlé de « l’ami de ladernière heure ». Non, vraiment, j’aimerais mieux, dussé-je mecondamner à la famine, payer d’humbles messes, pendant tout unmois, dans notre église solitaire !…

XXII

À ce moment on sonna, et Léopold cessa de parler pour allerouvrir. Mais, s’approchant de la porte du jardin, il entendit lespas d’un individu qui prenait la fuite. En même temps, àl’extrémité de la rue, éclata le rire monstrueux de la Poulot.

Était-elle donc venue tout exprès ? C’était peu probableet, au fond, il n’importait guère qu’elle fût venue pour cela oupour autre chose. Mais ce rire néfaste, ce hennissement de rosseapocalyptique, dont on commençait à perdre l’habitude et qui fits’ouvrir toutes grandes plusieurs fenêtres, s’enroula bizarrementaux pilastres de la nuit, dans l’air sonore.

Il eut des soubresauts, des rebondissements, des à-coups, desreculs de grelin dans la rainure, de soudaines reprises, des élans,des bonds furieux ; puis il s’alanguit et déferla, quelquetemps encore, dans un mode si funèbre que des chiens hurlèrent.

Cela – sous un ciel splendide, sous des étages d’étoiles, sousle poids effrayant de tous les silences de l’espace, – à la minutemême où on était plein de cette pensée qu’un des êtres les plusnobles qu’il y eût au monde allait mourir, impressionnasingulièrement les quatre auditeurs du pavillon diffamé.

– J’ai bien souvent entendu ce rire, dit Clotilde, et ilm’a toujours fait horreur. Mais, ce soir, il a quelque chose que jene sais définir… C’est pour moi comme si la malheureuse n’étaitplus parmi les êtres à la ressemblance de Dieu, et qu’en châtimentde quelque crime, – dont elle cherchait à s’étourdir en nousinsultant, – elle se trouvât maintenant un peu au-dessous de cesanimaux à qui elle fait peur. Ne vous semble-t-il pas, Messieurs,que son rire est l’expression la plus affreuse dudésespoir ?

– Il me semble surtout l’expression de la démence qui n’a,certes, rien de comique ni de rassurant, fit observer bonnementHercule Joly.

– Je crains, reprit Clotilde, de vous paraître moi-même uneinsensée. Mais je ne puis m’empêcher de vous dire ce que j’éprouveen ce moment… Il est bien certain que l’espace et le tempsn’existent pas pour les âmes, et que nous sommes dans une ignoranceinfinie de ce qui s’accomplit autour de nous, invisiblement. Dansle délire de ma maladie, j’ai vu des êtres épouvantables quiriaient ainsi de me voir souffrir, qui me désignaient cruellementd’autres malades sans nombre, des moribonds, des agonisantslamentables, jusqu’au bout de la terre, et il m’était dit qu’il yavait entre tous ces malheureux et moi une correspondance, unerelation mystérieuse. Eh bien ! je songe à celui de nos amisqui lutte cette nuit contre la mort, et je me demande si ce quenous venons d’entendre n’est pas un avertissement…Oui, mes amis, je me demande avec terreur si ce ricanement horriblen’est pas un glas, s’il n’existait pas, deM. de L’Isle-de-France à cette créature d’en bas, un filspirituel analogue au lien de chair dont on a voulu garrotter sesdernières heures, et si chacun d’eux, – à cette même seconde, – netombe pas dans le gouffre qu’il a choisi !…

La voix de la femme de Léopold était changée, etles derniers mots furent dits comme si elle avait été jetée horsd’elle-même.

Druide, livré à une commotion extraordinaire, se souvint alorsd’avoir entendu autrefois le bon Gacougnol affirmer qu’elle avaitréellement quelque chose d’une prophétesse.

Les langues devinrent silencieuses et les cœurs pesèrent autantque le monde. La nuit, d’ailleurs, était avancée. On se sépara, etClotilde, offrant à la fois ses deux belles mains à ses deux hôtes,leur dit, avec une douceur étrange, cette phrase étrange quisemblait continuer son rêve :

– La vie, chers amis, c’est la main ouverte, et la mort,c’est la main, fermée…

Ensuite elle pria longtemps, avec une grande charité, pour lesvivants et pour les défunts, et, dans son sommeil, elle vit un painqu’elle partageait aux misérables. Ce pain, au lieu de jeter del’ombre, jetait de lalumière…

Le lendemain, on apprit que L’Isle-de-France était mort pendantla nuit, et que la Poulot, complètement folle, avait été enfermée àSainte-Anne, section des agitées, pour n’en plus sortir que lesdeux pieds en avant et le cou tordu…

Léopold se prépara tranquillement à paraître devant Dieu.

XXIII

C’est demain le terme d’octobre. On le paiera, sans doute, commeon a payé les autres. Avec quel argent ? C’est Dieu qui lesait. Tout ce que les créatures peuvent savoir, c’est que, depuisla fondation de Rome dont les Douze Tables féroces livraient lemauvais payeur à son créancier pour le vendre ou le mettre enpièces, il ne s’est assurément jamais rencontré une chienne plusimplacable que la propriétaire des Léopold.

La voici, justement, assise devant son prie-Dieu, un peu enavant de Clotilde et de Léopold venus pour entendre la grand’messe.Elle a déjà, certainement, répandu des actions de grâces trèsabondantes et remercié le Seigneur de n’être pas unepublicaine.

Enfin, ce qu’il y a de sûr et de consolant, c’est qu’elle nepeut pas mordre tout de suite. « À chaque jour suffit sontintouin », est-il dit dans le Discours sur la montagne.

Un prêtre vient de monter en chaire. Ce n’est pas le curé,personnage vertueux, sans indiscrétion ni fureur, qui, interrogé unjour par Léopold sur les sentiments religieux de sa paroisse, luifit cette réponse : – Oh ! Monsieur, il n’y a ici que detrès petites fortunes ! ! ! et qui ne vint pas uneseule fois consoler ses brebis nouvelles, quand elles étaient dansles affres de leur supplice.

Non ce n’est pas lui. C’est un vicaire humble et timide par quifut administrée Clotilde. Celle-ci le regarde avec une grandedouceur et se prépare à l’écouter. Qui sait si ce « serviteurinutile » ne va pas lui donner précisément le secours dontelle a besoin ? Quelle occasion, d’ailleurs, de parler à despauvres, à des gens qui souffrent ! Ce dimanche est leXXIe après la Pentecôte. On vient de lirel’Évangile des deux Débiteurs.

« Le royaume des cieux est comparé à un Roy, lequel voulutfaire compte avec ses serviteurs.

« Et quand il eut commencé à faire compte, on luy enprésenta un qui luy devoit dix mille talents.

« Et d’autant qu’iceluy n’avoit de quoy payer, son Seigneurcommanda que luy, et sa femme, et ses enfants, et tout ce qu’ilavoit, fust vendu et que la debte fust payée.

« Parquoy ce serviteur, se jettant en terre, le supplioit,disant Seigneur, aye patience envers moy, et je payeray tout.

« Adonc le Seigneur de ce serviteur, esmeu de compassion,le lascha, et luy quitta la debte.

« Mais quand ce serviteur fut party, il trouva un de sescompagnons en service, qui lui devait cent deniers lequel ilsaisit, et l’estrangloit, disant : Paye-moy ce que tudois.

« Et son compagnon en service, se jettant à ses pieds, leprioit, disant : Aye patience envers moy et je te payeraytout.

« Mais il n’en voulut rien faire, ains s’en alla et le miten prison jusques à tant qu’il eust payé la debte.

« Voyans ses autres compagnons ce qui avoit esté fait,furent fort marris : dont s’en vindrent, et narrèrent à leurSeigneur tout ce qui avoit esté fait.

« Lors son Seigneur l’appela, et lui dit Meschantserviteur, je t’ay quitté toute ceste debte, pour tant que tu m’enas prié :

« Ne te falloit-il pas aussi avoir pitié de ton compagnonen service, ainsi que j’avoye eu pitié de toy ?

« Adonc son Seigneur courroucé le bailla aux sergens,jusqu’à ce qu’il luy eust payé tout ce qui luy estoitdeu. »

Quel texte à paraphraser, la veille du jour où on étrangle lespauvres diables ! Tous les amnistiés, tous les libérés, tousles propriétaires du pays sont là, et il ne serait peut-être pasabsolument impossible d’atteindre la conscience de quelques-uns.Mais le vicaire, qui est lui-même un pauvre diable et qui a laconsigne générale de ménager les ventres pleins, tourne court sur« l’étranglement » et interprète la Parabole, si nettepourtant, si peu évasive, par le précepte infiniment élastique depardonner les injures, noyant ainsi, dans la confiture sacerdotalede Saint-Sulpice, l’indiscrète et désobligeante leçon du Fils deDieu.

Alors un nuage tombe sur Clotilde, qui s’endort. Maintenant,c’est un autre prêtre qui parle :

– Voilà l’Évangile, mes frères, et voici vos cœurs. Dumoins j’ose présumer que vous les avez apportés. Je veux êtrepersuadé que vous ne les avez pas oubliés au fond de vos caisses oude vos comptoirs, et que je ne parle pas seulement à des corps.Qu’il me soit donc permis de leur demander, à vos cœurs, s’ils ontcompris quelque chose à la parabole qui vient d’être lue.

Absolument rien, n’est-ce pas ? Je m’en doutais. Il estprobable que la plupart d’entre vous avaient assez à faire decompter l’argent qu’ils recevront ou qu’ils pourront recevoirdemain de leurs locataires, et qui leur sera très probablementversé avec d’intérieures malédictions.

Au moment où il est dit que le serviteur exonéré par son maîtreprend à la gorge le malheureux qui lui doit à lui-même une faiblesomme, les mains de quelques-uns ou de quelques-unes ont dûse crisperinstinctivement, à leur insu, ici même,devant le tabernacle du Père des pauvres. Et quand il l’envoie enprison, sans vouloir entendre sa prière, oh ! alors, sansdoute, vous avez été unanimes à vous écrier dans vos entrailles quec’était bien fait et qu’il est vraiment fâcheux qu’une pareilleprison n’existe plus.

Voilà, je pense, tout le fruit de cet enseignement dominical quevos anges seuls ont écouté, avec tremblement. Vos Anges,hélas ! vos Anges graves et invisibles, qui sont avec vousdans cette maison et qui, demain, seront encore avec vous, quandvos débiteurs vous apporteront le pain de leurs enfants ou voussupplieront en vain de prendre patience. Les pauvres gens, euxaussi, seront escortés de leurs Gardiens, et d’ineffables colloquesauront lieu, tandis que vous accablerez de votre mécontentement, oude votre satisfaction plus cruelle, ces infortunés.

Le reste de la parabole n’est pas fait pour vous, n’est-cepas ? L’éventualité d’un Seigneur qui vous jugulerait à sontour est une invention des prêtres. Vous ne devez rien à personne,votre comptabilité est en règle, votre fortune, petite ou grande, aété gagnée le plus honorablement du monde, c’est bien entendu, ettoutes les lois sont armées pour vous, même la Loi divine.

Vous n’avez pas d’idoles chez vous, c’est-à-dire vous ne brûlezpas d’encens devant des images de bois ou de pierre, en lesadorant. Vous ne blasphémez pas. Le Nom du Seigneur est si loin devos pensées qu’il ne vous viendrait même pas à l’esprit de le« prendre en vain ». Le dimanche, vous comblez Dieu devotre présence dans son Église. C’est plus convenable qu’autrechose, c’est d’un bon exemple pour les domestiques et cela ne fait,au demeurant, ni chaud ni froid. Vous honorez vos pères et mères,en ce sens que vous ne leur lancez pas, du matin au soir, despaquets d’ordure au visage. Vous ne tuez ni par le fer ni par lepoison. Cela déplairait aux hommes et pourrait effaroucher votreclientèle. Enfin, vous ne vous livrez pas à de trop scandaleusesdébauches, vous ne faites pas des mensonges gros comme desmontagnes, vous ne volez pas sur les grandes routes où on peut sifacilement attraper un mauvais coup, et vous ne pillez pas non plusles caisses publiques toujours admirablement gardées. Voilà pourles commandements de Dieu.

Il est à peu près inutile de rappeler ceux de l’Église. Quand onest « dans le commerce », comme vous dites, on a autrechose à faire que de consulter le calendrier ecclésiastique, et ilest universellement reconnu que « Dieu n’en demande pastant ». C’est une de vos maximes les plus chères. Donc, vousêtes irréprochables, vos âmes sont nettes et vous n’avez rien àcraindre…

Dieu, mes frères, est terrible quand il lui plaît de l’être. Ily a ici des personnes qui se croient des âmes d’élite, quis’approchent souvent des sacrements et qui font peser sur leursfrères un fardeau plus lourd que la mort. La question est de savoirsi elles seront précipitées aux pieds de leur Juge, avant d’êtresorties de leur épouvantable sommeil…

Les impies se croient héroïques de résister à un Tout-Puissant.Ces superbes, dont quelques-uns ne sont pas inaccessibles à lapitié, pleureraient de honte, s’ils pouvaient voir la faiblesse, lamisère, la désolation infinies de Celui qu’ils bravent et qu’ilsoutragent. Car Dieu, qui s’est fait pauvre en se faisant homme,est, en un sens, toujours crucifié, toujours abandonné, toujoursexpirant dans les tortures. Mais que penser de ceux-ci qui neconnurent jamais la pitié, qui sont incapables de verser deslarmes, et qui ne se croient pas impies ? Et que penser enfinde ceux-là qui rêvent la vie éternelle, en bras de chemise et enpantoufles, au coin du feu de l’enfer ?

… Je vous ai parlé des locataires pauvres dont cette paroisseest suffisamment approvisionnée, et qui tremblent déjà, en songeantà ce que vous pouvez leur faire souffrir demain. Ai-je parlé à uneseule âme vraiment chrétienne ? Je n’ose le croire.

Ah ! que ne puis-je crier en vous ! sonner l’alarme aufond de vos cœurs charnels ! vous donner l’inquiétudesalutaire, la sainte peur de trouver votre Rédempteur parmi vosvictimes ? Ego sum Jesus quem tupersequeris ! est-il dit à saint Paul fumant de ragecontre les chrétiens, qui étaient alors comme les locataires de laCité du Démon et qu’on pourchassait de gîte en gîte, l’épée ou latorche dans les reins, jusqu’à ce qu’ils payassent de tout leursang le logis permanent des cieux. Je suis Jésus que tupersécutes !

On sait que ce Maître s’est souvent caché au milieu desindigents, et quand nous faisons souffrir un homme plein de misère,nous ne savons pas quel est celui des membres du Sauveur que nousdéchirons. Nous avons appris du même saint Paul qu’il y a toujoursquelque chose qui manque aux souffrances de Jésus-Christ, et que cequelque chose doit être accompli dans les membres vivants de sonCorps.

– Quelle heure est-il ? Père, disent à Dieu sespauvres enfants, tout le long des siècles, car nous veillons« sans savoir le jour ni l’heure ». Quand finira-t-on desouffrir ? Quelle heure est-il à l’horloge de votreinterminable Passion ? Quelle heure est-il ?…

– C’est l’heure de payer ton terme, ou d’aller crever dansla rue, parmi les enfants des chiens ! répond lePropriétaire…

Ah ! Seigneur ! je suis un très mauvais prêtre. Vousm’avez confié ce troupeau dormant et je ne sais pas le réveiller.Il est si abominable, si puant, si totalement affreux pendant sonsommeil !

Et voici que je m’endors à mon tour, à force de le voirdormir ! Je m’endors en lui parlant, je m’endors en priantpour lui, je m’endors au lit des agonisants et sur le cercueil desmorts ! Je m’endors, Seigneur, en consacrant le Pain et le Vindu Sacrifice redoutable ! Je m’endors au Baptême, je m’endorsà la Pénitence, je m’endors à l’Extrême-Onction, je m’endors ausacrement de Mariage ! Quand j’unis, pour votre éternité, deuxde vos images engourdies par le sommeil, je suis moi-même siappesanti que je les bénis comme du fond d’un songe et que c’est àpeine si je ne roule pas au pied de votre autel !…

Clotilde se réveilla au moment où l’humbleprêtre descendait de la chaire. Leurs regards se rencontrèrent etparce quelle avait le visage baigné de larmes, il dut croire quec’était son prône qui les avait fait couler. Il avait raison, sansdoute, car cette voyante était tombée à un si profond sommeilqu’elle pouvait bien avoir entendules vraies paroles qu’il n’avait osé prononcerque dans son cœur.

XXIV

Léopold et Clotilde sont au cimetière de Bagneux. C’est toujourspour eux un apaisement de s’y promener. Ils parlent aux morts etles morts leur parlent à leur manière. Leur fils Lazare et leur amiMarchenoir sont là, et les deux tombes sont cultivées par eux avecamour.

Quelquefois ils vont s’agenouiller dans un autre cimetière oùsont enterrés Gacougnol et L’Isle-de-France. Mais c’est un longvoyage souvent impossible, et le grand dortoir de Bagneux, quin’est qu’à dix minutes de leur maison, leur plaît surtout parcequ’il est celui des plus pauvres.

Les lits à perpétuité y sont rares et les hôtes, chaque cinq ansdémaillotés de leurs planches, sont jetés pêle-mêle dans unossuaire anonyme. D’autres indigents les talonnent, pressés à leurtour de s’abriter sous la terre.

Les deux visiteurs espèrent bien qu’avant ce délai, avantl’échéance de cet autre terme de loyer, il leursera possible de donner une dernière demeure plus stable à ceuxqu’ils ont tant aimés. Eux-mêmes, il est vrai, peuvent mourird’ici-là. Que la Volonté de Dieu soit faite. Il restera toujours laRésurrection des morts qu’aucun règlement ne saurait prévoir niempêcher.

L’endroit, d’ailleurs, est aimable. L’administration parisienne,qui a condamné l’usage antique de la Croix monumentale, au momentmême où elle en multipliait dérisoirementle signe dans le quadrillage systématique de sescimetières suburbains, a du moins consenti à planter le long desavenues un assez grand nombre d’arbres. Au commencement, cetteplaine géométrique et sans verdure désespérait. Maintenant que lesarbres, plus vigoureux ont pu plonger leurs racines dans le cœurdes morts, il tombe d’eux, avec leur ombre mélancolique, unedouceur grave.

Combien de fois par semaine, dès l’ouverture des portes, Léopoldne vient-il pas, allant de l’une à l’autre des deux sépultures,arrachant les herbes sauvages, les cailloux, redressant ou guidantles jeunes tiges dont il écarte les insectes, joyeux de trouver unerose nouvelle, une capucine, un volubilis fraîchement éclos, lesarrosant d’une main très lente, et oubliant l’univers, s’attardantdes heures, surtout auprès de la petite tombe blanche de son enfantauquel il parle avec tendresse, auquel il chante à demi-voixle Magnificat ou l’Ave maris stella,comme autrefois, quand il le berçait sur ses genoux pourl’endormir ! Et c’est une chose qui remue l’âme des passantsde voir ce chanteur à la face tragique et pleine de pleurs,prosterné sur ce berceau. Clotilde vient le rejoindre et le trouvedans cette posture.

– Oh ! mon ami, lui dit-elle, que nous sommes heureuxd’être des chrétiens ! de savoir que la mort existe si peu,qu’elle est, en réalité, une chose qu’on prend pour uneautre, et que la vie de ce grand monde est une si parfaiteillusion !

À la naissance de Jésus, les Anges ont annoncé à tous les hommesde bonne volonté la paix in terra, « sur terreou en terre ». Tu m’as enseigné toi-même cedouble sens. Regarde ces tombes chrétiennes. Sur presque toutes, ily a ces mots : Requiescat in pace. Ne penses-tupas que c’est ainsi que nous pouvons entendre la Parolesainte ? Le repos, mon bien-aimé, le Repos, n’est-ce pas lenom de la Vie divine ?

Que sont les gestes des hommes en comparaison de cette viepuissante que l’Esprit-Saint tient en réserve sous la terre parmiles diamants et la vermine, pour le moment inconnu où serontréveillées toutes les poussières ?

– Ce moment, répond Léopold, est l’espoir unique. Jobl’appelait, il y a quarante-six siècles, les Martyrs l’ont appelé,dans leurs tourments et la mort est douce à ceux quil’attendent.

Tous deux vont, çà et là, au milieu des tombes. Beaucoup sontincultes, abandonnées tout à fait, arides comme la cendre. Ce sontcelles des très pauvres qui n’ont pas laissé un ami chez lesvivants et dont nul ne se souvient. On les a fourrés là, un certainjour, parce qu’il fallait les mettre quelque part. Un fils ou unfrère, quelquefois un aïeul a fait la dépense d’une croix, puis lestrois ou quatre convoyeurs ont été boire et se sont quittés sur depochardes sentences. Et tout a été fini. Le trou comblé, lefossoyeur a planté la croix à coups de pioche et a été boire à sontour. Aucun entourage n’a jamais été ni ne sera jamais posé parpersonne pour marquer la place où dort ce pauvre qui est peut-êtreà la droite de Jésus-Christ… Sous le poids des pluies, la terres’est affaissée et les pierres sont sorties en si grand nombre quemême les chardons ne peuvent y croître. Bientôt la croix tombe,pourrit sur le sol, le nom du misérable s’efface et n’existe plusque sur un registre de néant.

Léopold et Clotilde ont grande pitié de ces oubliés, mais ce quiles navre de charité, c’est la foule des petites tombes. Il fautvisiter les vastes nécropoles de la banlieue de Paris pour savoirce qu’on tue d’enfants dans les abattoirs de la misère. On y voitdes lignes presque entières de ces couchettes blanches, surmontéesd’absurdes couronnes en perles de verre et de médaillons de bazaroù s’affirment des sentimentalités exécrables.

Il y en a pourtant de naïves. De loin en loin, dans une sorte deniche fixée à la croix, sont exposés, avec la photographie du petitmort, les humbles jouets qui l’amusèrent quelques jours. SouventLéopold a vu s’agenouiller, devant l’une d’elles, une vieille femmedésolée. Elle était si vieille qu’elle ne pouvait plus pleurer.Mais sa plainte était si douloureuse que les étrangers quil’entendaient pleuraient pour elle.

– La pauvre vieille n’est pas là, dit-il. J’aurais voulu larevoir. Il me semble que j’aurais eu le courage de lui parler,aujourd’hui… Peut-être qu’elle est elle-même couchée maintenant,tout près d’ici. La dernière fois, elle paraissait se traîner àpeine.

– Heureux ceux qui souffrent et qui pleurent ! moncher ami, lui répond sa femme dont le beau visage s’éclaire.N’entends-tu pas, quelquefois, chanter les morts ? Je parlaistout à l’heure des Anges de Noël, de cette multitude céleste quichantait « Gloire à Dieu dans les cieux et paix auxhommes dans la terre. » Ce chant sublimen’a pas cessé, parce que rien de l’Évangile ne peut cesser.Seulement, depuis que Jésus a été mis dans son Tombeau, j’imagineque le cantique des Anges est continué sous la terre, par lamultitude pacifiée des morts. J’ai cru l’entendre bien des fois,dans le silence des créatures qui ont l’air de vivre, et c’est unemusique d’une suavité inexprimable. Oh ! je distingueparfaitement les voix profondes des vieillards, les voix humblesdes hommes et des femmes, et les voix claires des petits enfants.C’est un concert de joie victorieuse par-dessus la rumeur lointaineet désespérée des esprits déchus.

… Parmi toutes ces voix, il en est une qui me paraît celle d’unhomme excessivement âgé, d’un centenaire accablé de siècles, etcette voix me donne comme la sensation d’un tranquille rayon delumière qui viendrait vers moi du fond d’un monde oublié.

Ta songeuse de femme t’a déjà dit cela, mon Léopold, sans tropcomprendre elle-même ce qu’elle disait. Mais je suis sûre del’avoir vu, dans mes rêves, ce vieillard tout cassé, tout émiettépar plusieurs mille ans de sépulcre, et bien qu’il ne me parlâtpas, j’ai deviné que c’était un homme de mon sang qui avait dû êtregrand parmi les autres hommes, dans quelque contrée sans nom,antérieurement à toutes les histoires, et qu’il était chargémystérieusement, de préférence à tout autre, de veiller surmoi…

Et la voix de notre Lazare, que de fois ne l’ai-je pasreconnue !

… Quand je souffrais trop, quand je sentais mon cœur glisserdans le gouffre, il me disait à l’oreille, distinctement : –Pourquoi t’affliges-tu ? Je suis près de toi, et je suis, enmême temps, près de Jésus, car les âmes n’ont point de lieu. Jesuis dans la Lumière, dans la Beauté, dans l’Amour, dansl’Allégresse qui est sans limites. Je suis avec les très purs, avecles très doux, avec les très pauvres, avec ceux dont le monden’était pas digne, et quand tu as pleuré trop longtemps à cause demoi, mère chérie, tu ne vois donc pas que c’est Dieu lui-même, Dieule Père qui te prend dans ses bras et qui met ta tête sur son seinpour t’endormir !…

Léopold, ivre d’émotion, s’est laissé tomber sur un banc etcontemple son inspirée à travers un voile de pleurs.

– Tu as raison, murmure-t-il, nous sommes heureux d’unemanière divine, plus heureux, assurément, qu’autrefois, quand nousne savions pas mieux que la manière humaine, et c’est dans cevallon de douleurs que nous sentons vraiment notre joie !

Marchenoir me parlait souvent des morts, et il m’en parlait àpeu près comme toi, avec sa puissance terrible. Sais-tu ce qu’il medisait un jour ? Oh ! que tu vas trouver cela beau !Il me disait que le Paradis perdu c’est le cimetière et quel’unique moyen de le récupérer, c’est de mourir. Il avait là-dessusun poème qui n’a pu être retrouvé dans ses papiers et qui n’ajamais été publié. Il me l’a lu deux ou trois fois, mais, n’ayantalors qu’à moitié compris, je n’en ai gardé qu’un souvenirincomplet. Cependant, voici le début qui s’est fixé dans mamémoire, avec une netteté singulière. Il s’agit d’un pèlerin, commeil y en eut quelques-uns au Moyen âge, qui cherche par toute laterre « le Jardin de Volupté ». Écoute :

« On n’avait jamais vu et on ne reverra jamais un Pèlerinaussi formidable.

« Depuis son enfance, il cherchait le Paradis terrestre,l’Éden perdu, ce Jardin de Volupté, – par qui la Femme estsymbolisée si profondément, – où le Seigneur Dieu colloqua SonType, quand Il l’eut formé de la boue.

« Ce Pèlerin avait été rencontré, sur toutes les routesconnues et sur toutes les routes inconnues, par les hommes ou parles serpents, qui s’étaient écartés de lui, car les psaumes luisortaient par tous les pores et il était fait comme un prodige.

« Toute sa personne ressemblait à un vieux cantiqued’impatience et avait dû être conçue, naguère, en d’irrévélablessoupirs.

« Le soleil le mécontentait. Intérieurement ébloui de sonespoir, les cataractes lumineuses du Cancer ou du Capricorne luiparaissaient venir d’une triste lampe en agonie oubliée dans descatacombes pleines de captifs.

« Seul d’entre tous les hommes, il se souvenait de lafournaise de magnificences d’où leur espèce fut exilée, pour quecommençassent les Douleurs et que commençassent les Temps.

« Ne fallait-il pas qu’il se trouvât quelque part, cebrasier de Béatitude que le Déluge ne put éteindre, puisque leChérubin était toujours là pour débrider la cavalerie desTorrents ?

« Il suffisait assurément de bien chercher, car le tempsn’a pas la permission de détruire ce qui ne lui appartient pas.

« Et le Pèlerin cheminait dans les extases, en songeant quece Jardin avait été le domaine de ceux qui ne devaient pas mourir,et que les Neuf cent trente ans du Père des pères n’ayantpu raisonnablement commencer qu’à l’instant même où il devenait unmortel, la durée de son séjour dans le Paradis étaitabsolument inexprimable en chiffres humains, – osât-on supposer desmillions d’années de ravissement, selon les manières de compter quisont en usage parmi les enfants des morts !… »

Ici, ma mémoire se brouille, du moins pour ce qui est des motset des images. Mais j’ai retenu le plan.

Ce Pèlerin cherche ainsi toute sa vie, continuellement déçu etcontinuellement ravi d’espoir, brûlant de foi et brûlantd’amour.

Sa Foi est si grande que les montagnes se dérangent pour lelaisser passer, et son Amour est si fort que, pendant la nuit, onle prendrait pour cette colonne de feu qui marchait en avant duPeuple Hébreu.

Il ne connaît pas la fatigue et ne craint aucune sorte dedénûment. Depuis plus de cent ans qu’il cherche, il n’a pas eu uneheure de tristesse. Au contraire, plus il devient vieux et plus ilse réjouit, car il sait qu’il ne peut mourir sans avoir trouvé cequ’il cherche.

Mais voici que le moment approche, sans doute. Il a tellementfouillé le globe qu’il n’y a plus un seul coin, fût-ce le plusinfâme ou le plus horrible, que son Espérance n’ait visité. Il aparcouru le fond des fleuves et cheminé dans le lit des mers.

Jugeant alors qu’il est arrivé, il s’arrête pour la premièrefois, et meurt d’amour dans un cimetière de lépreux, au milieuduquel est l’Arbre de Vie et où se promène, comme nous, au milieudes tombes, l’Esprit du Seigneur.

XXV

Deinde sponsæ videbatur, quod quasi locus quidam terribilis ettenebrosus aperiebatur, in quo apparuit fornax ardens intus. Etignis ille nihil aliud habebat ad comburendum nisi dæmones, etviventes animas.

« Supra vero fornacem istum apparuit anima illa, cujusjudicium jam in superioribus auditum est. Pedes vero animæ affixifuerunt fornaci, et anima stabat erecta quasi persona una. Nonautem stabat in altissimo loco, nec in infimo, sed quasi in laterefornacis. Cujus forma erat terribilis, et mirabilis.

« Ignis vero fornacis videbatur se trahere sursum infrapedes animæ, sicut quando aqua trahit se sursum per fistulas, etviolenter comprimendo se ascendebat super caput, in tantum, quodpori stabant sicut venæ currentes, cum ardenti igne.

« Aures autem videbantur quasi sufflatoria fusorum, quæcerebrum totum cum continuo flatu commovebant.

« Oculi vero eversi apparebant et immersi, et videbantur adocciput intus esse affixi.

« Os quoque erat apertum et lingua extracta per aperturasnarium, et dependebat ad labia.

« Dentes autem erant quasi clavi ferrei affixi perpalatium.

« Bracchia vero ita longa erant, quod tendebant adpedes.

« Manus quoque ambæ videbantur habere et comprimere quamdampinguedinem cum ardenti pice.

« Cutis vero quæ apparebat supra animam videbatur habereformam pellis supra corpus, et erat quasi lintea vestis circumfusaspermate. Quæ quidem vestis sic erat frigida, quod omnis quividebat eam contremuit.

« Et de illa procedebat sicut sanies de ulcere corruptosanguine, et fœtor ita malus, quod nulli pessimo fœtori in mundoposset assimilari.

« Visa itaque ista tribulatione, audiebatur vox de illaanima, quæ dixit quinque vicibus : Væ ! clamans cumlacrymis totis viribus suis… »

Revelationum cœlestium SanctæBrigittæ,

Liber quartus, cap. VlI.

L’Esprit du Seigneur ne Se promène pas seulement dans lescimetières. Ceux qui Le connaissent peuvent Le rencontrer partout,fût-ce en enfer, et Il dit Lui-même que « le feu marche devantSa Face ».

XXVI

25 mai 1887. – Clotilde est seule la maison. Son mari l’aquittée depuis plusieurs heures. Le livre qu’ils ont fait ensembleest achevé enfin. Il est même imprimé et va être mis en vente.Succès probable et fin probable de la misère.

Léopold rentrera très tard. Il lui fallait dîner chez sonéditeur et voir encore d’autres gens dans la soirée. Qu’il viennequand il pourra et quand il voudra, le bien-aimé. Il trouvera safemme heureuse et sans inquiétude.

Tertiaire de saint François, elle vient de lire l’Office deMarie aux dernières lueurs du jour, et maintenant, elle pense àDieu, en écoutant « la douce nuit qui marche ».

Une paix sublime est en elle. Son esprit agile, délivré,semble-t-il, du poids de son corps, parcourt en une seconde, sanseffroi ni peine, les trente-huit ans de sa vie. Les souvenirsaffreux, torturants, elle les accueille avec bonté comme lesMartyrs accueillaient leurs tourmenteurs, et son calme puissantleur ôte le pouvoir de la déchirer.

Elle se serre amoureusement, se met tout contre le ciel, et seregarde elle-même de loin, à la manière de ceux qui sont en trainde mourir.

– Qu’ai-je fait pour vous, mon Dieu ? C’est à peine sije vous ai supporté jusqu’à ce jour. Je savais pourtant que vousêtes paternel, surtout quand vous flagellez, et qu’il est plusimportant de vous remercier de vos punitions que de vos largesses.Je savais aussi que vous avez dit que celui qui ne renonce pas àtout ce qu’il a ne peut être votre disciple. Le peu que je savaisétait assez pour me perdre en vous, si je l’avais bien voulu…Souverain Jésus ! Éternel Christ ! Sauveur infinimentadorable ! faites de moi une sainte. Faites de nous dessaints. Ne permettez pas que ceux qui vous aiments’égarent… Les routes sont graves, et les chemins pleurentparce qu’ils ne mènent pas où ils devraient mener !…

Neuf heures sonnent à l’horloge de l’église. Clotilde comptemachinalement et le dernier coup lui semble frappé sur son cœur.Silence complet dans le voisinage : La nuit est devenue tout àfait noire et il tombe une odorante pluie tiède.

– Neuf heures ! dit-elle à voix basse, dans un grandfrisson. Pourquoi suis-je troublée ? Que se passe-t-il donc encet instant ?

Elle fait un grand signe de croix qui la rassure, allume unelampe, ferme soigneusement les portes et les fenêtres, suivant larecommandation plusieurs fois répétée de Léopold qui lui a ditn’être pas sûr de pouvoir rentrer avant minuit.

Jamais elle n’a tant désiré qu’il fût là. Cependant elle n’estpas anxieuse. Elle est même bien loin d’être triste. Mais elle acomme un pressentiment que l’heure qui vient de sonner est uneheure formidable.

Comprenant qu’elle ne pourrait pas dormir, elle se replonge dansla prière.

D’abord elle appelle, avec de grands cris intérieurs, laprotection divine et la protection de tous les Saints sur sonabsent. Tout ce qu’il y a en elle de sentiments et de pensées,toutes les choses précieuses de son palais saccagé, toutes lesgemmes, tous les émaux, toutes les mosaïques, toutes les saintesimages, toutes les armures conquises, et jusqu’au voile de sesanciens repentirs, – plus inestimable sans doute que le célèbreRideau du sanctuaire de Sainte-Sophie dont le tissu d’or etd’argent était évalué à dix mille mines, – tout cela est précipitédans le gouffre d’une obsécration infinie.

Puis, changement soudain. Elle reçoit, dans un éclair, lacertitude qu’elle est exaucée admirablement.Ruisselante de larmes, son action de grâces remonte desprofondeurs.

– « Je n’ai demandé qu’une chose, murmure-t-elle,c’est d’habiter la Maison de Dieu, tous les jours de ma vie, et devoir la Volupté du Seigneur ! »

Ignore-t-elle que ces paroles sont d’un psaume des morts ?ou plutôt devine-t-elle qu’il est nécessaire que ce soitainsi ? Toujours est-il qu’alors l’incendie se déclare, –l’incendie des Holocaustes spirituels.

Bien des fois, depuis son enfance, et même dans les heures lesplus troublées, bien des fois elle a senti le voisinage de Celuiqui brûle, mais jamais elle n’a été si atteinte.

Cela commence par des étincelles volantes et rapides qui la fontpâlir. Ensuite les grandes flammes s’élancent… Déjà il n’est plustemps de fuir, si elle en avait seulement la volonté. Impossible des’échapper, soit à droite, soit à gauche, soit par en haut, soitpar en bas. Le courage de vingt lions serait inutile, aussi bienque la force ailée des plus puissants aigles. Il faut qu’ellebrûle, il faut qu’elle soit consumée. Elle se voit dans unecathédrale de feu. C’est la maison qu’elle a demandée, c’est lavolupté que Dieu lui donne…

Longtemps les flammes grondent et roulent autour d’elle,dévorant ce qui l’environne, avec des ondulements et des bonds degrands reptiles. Quelquefois, elles se dressent, rugissantes, sousune arche et déferlent à ses pieds, se bornant à darder leurslangues en fureur sur son visage, sur ses yeux, sur son sein quifond comme la cire…

Où sont les hommes ? et que peuvent-ils ? Sache,pauvre Clotilde, que cette fournaise n’est qu’un léger souffle dela respiration de ton Dieu… « Peut-être l’Esprit-Saint vousa-t-il marquée de son signe », a dit autrefois leMissionnaire.

Les inapaisables flammes, devenues assez intenses pour liquéfierles plus durs métaux, tombent enfin sur elle, d’un coup, avec lefracas d’un œcuménique tremblement des cieux…

« Les fils des hommes, Seigneur, seront enivrés del’abondance de ta maison et tu les soûleras du torrent de tavolupté. »

* *

*

Le lendemain matin, Paris et la France apprenaient avec terreurl’incendie effroyable de l’Opéra-Comique où fumaient encore troisou quatre cents cadavres.

Les premières étincelles avaient voltigé, à neuf heurescinq, sur l’abjecte musique de M. Ambroise Thomas, etl’asphyxie ou la crémation des bourgeois immondes venus pourl’entendre commençait, sous « l’odorante pluie tiède ».Cette douce nuit de mai fut l’entremetteuse ou la courtisane dessupplices, des lâchetés, des héroïsmes indicibles. Comme toujours,en pareil cas, les âmes ignorées jaillirent.

Dans la bousculade sans nom, dans la cohue de ce déménagement del’enfer, on vit des désespérés s’ouvrir un passage à coups decouteau, et on vit aussi quelques hommes s’exposer à la plusaffreuse de toutes les morts pour sauver des notaires de province,des avocates adultères, de nouveaux époux fraîchement bénis par uncocufiable adjoint, des vierges de négociant garanties sur lafacture, ou de véridiques prostituées.

Enfin quelques journaux racontèrent la panique histoired’un inconnu, accouru avec cinquante mille curieux,qui s’était précipité, on ne savait combien de fois, dans levolcan, ramenant surtout des femmes et des enfants, arrachant à laJustice éternelle un nombre incroyable d’imbéciles, semblable à unbon pirate ou à un démon pour qui c’eut été un rafraîchissement dese baigner au milieu des flammes, et qui avait fini par y rester,comme dans « la maison de son Dieu ».

Quelqu’un prétendit l’avoir aperçu, la dernière fois, au centred’un tourbillon, brûlant immobile et les brascroisés…

Ainsi fut accomplie, en une manière que même la subtilité desAnges n’aurait pu prévoir, l’étonnante prédiction du vieuxMissionnaire.

XXV

Clotilde a aujourd’hui quarante-huit ans, et ne paraît pas avoirmoins d’un siècle. Mais elle est plus belle qu’autrefois, etressemble à une colonne de prières, la dernière colonne d’un templeruiné par les cataclysmes.

Ses cheveux sont devenus entièrement blancs. Ses yeux, brûléspar les larmes qui ont raviné son visage, sont presque éteints.Cependant elle n’a rien perdu de sa force.

On ne la voit presque jamais assise. Toujours en chemin d’uneéglise à l’autre, ou d’un cimetière à un cimetière, elle nes’arrête que pour se mettre à genoux et on dirait qu’elle neconnaît pas d’autre posture.

Coiffée seulement de la capuce d’un grand manteau noir qui vajusqu’à terre, et ses invisibles pieds nus dans des sandales,soutenue depuis dix ans par une énergie beaucoup plus qu’humaine,il n’y a ni froid ni tempête qui soit capable de lui faire peur.Son domicile est celui de la pluie qui tombe.

Elle ne demande pas l’aumône. Elle se borne à prendre avec unsourire très doux ce qu’on lui offre et le donne en secret à desmalheureux.

Quand elle rencontre un enfant, elle s’agenouille devant lui,comme faisait le grand Cardinal de Bérulle, et trace avec la petitemain pure un signe de croix sur son front.

Les chrétiens confortables et bien vêtus qu’incommode leSurnaturel et qui ont dit à la Sagesse « Tu es ma sœur »,la jugent dérangée d’esprit, mais on est respectueux pour elle dansle menu peuple et quelques pauvresses d’église la croient unesainte.

Silencieuse comme les espaces du ciel, elle a l’air, quand elleparle, de revenir d’un monde bienheureux situé dans un universinconnu. Cela se sent à sa voix lointaine que l’âge a rendue plusgrave sans en altérer la suavité, et cela se sent mieux encore àses paroles mêmes.

– Tout ce qui arrive est adorable, dit-elleordinairement, de l’air extatique d’une créature mille fois combléequi ne trouverait que cette formule pour tous les mouvements de soncœur ou de sa pensée, fût-ce à l’occasion d’une peste universelle,fût-ce au moment d’être dévorée par des animaux féroces.

Bien qu’on sache qu’elle est une vagabonde, les gens de police,étonnés eux-mêmes de son ascendant, n’ont jamais cherché àl’inquiéter.

Après la mort de Léopold dont le corps ne put être retrouvéparmi les anonymes et épouvantables décombres, Clotilde avait tenuà se conformer à celui des Préceptes évangéliques dontl’observation rigoureuse est jugée plus intolérable que le supplicemême du feu. Elle avait vendu tout ce qu’elle possédait, en avaitdonné le prix aux plus pauvres et, du jour au lendemain, étaitdevenue une mendiante.

Ce que durent être les premières années de cette existencenouvelle, Dieu le sait ! On a raconté d’elle des merveillesqui ressemblent à celles des Saints, mais ce qui paraît tout à faitprobable, c’est que la grâce lui fut accordée de n’avoir jamaisbesoin de repos.

– Vous devez être bien malheureuse, ma pauvre femme, luidisait un prêtre qui l’avait vue tout en larmes devant le SaintSacrement exposé, et qui par chance, était un vrai prêtre.

– Je suis parfaitement heureuse, répondit-elle. On n’entrepas dans le Paradis demain, ni après-demain, ni dans dix ans, on yentre aujourd’hui, quand on est pauvre et crucifié.

– HODIE mecum eris in paradiso, murmura le prêtre,qui s’en alla bouleversé d’amour.

À force de souffrir, cette chrétienne vivante et forte a devinéqu’il n’y a, surtout pour la femme, qu’un moyen d’être en contactavec Dieu et que ce moyen, tout à fait unique, c’est la Pauvreté.Non pas cette pauvreté facile, intéressanteet complice, qui fait l’aumône à l’hypocrisie dumonde, mais la pauvreté difficile, révoltante et scandaleuse, qu’ilfaut secourir sans aucun espoir de gloire et qui n’a rien à donneren échange.

Elle a même compris, et cela n’est pas très loin du sublime, quela Femme n’existe vraiment qu’à la condition d’être sans pain, sansgîte, sans amis, sans époux et sans enfants, et que c’est commecela seulement qu’elle peut forcer à descendre son Sauveur.

Depuis la mort de son mari, la pauvresse de bonne volonté estdevenue encore plus la femme de cet homme extraordinaire qui donnasa vie pour la Justice. Parfaitement douce et parfaitementimplacable.

Affiliée à toutes les misères, elle a pu voir en pleinl’homicide horreur de la prétendue charité publique, et sacontinuelle prière est une torche secouée contre les puissants…

Lazare Druide est le seul témoin de son passé qui la voit encorequelquefois. C’est l’unique lien qu’elle n’ait pas rompu. Lepeintre d’Andronic est trop haut pour avoir pu êtrevisité de la fortune dont la pratique séculaire est de fairetourner sa roue dans les ordures. C’est ce qui permet à Clotilded’aller chez lui, sans exposer à la boue d’un luxe mondain sesguenilles de vagabonde et de « pèlerine du SaintTombeau ».

De loin en loin, elle vient jeter dans l’âme du profond artisteun peu de sa paix, de sa grandeur mystérieuse, puis elle retourne àsa solitude immense, au milieu des rues pleines de peuple.

– Il n’y a qu’une tristesse, lui a-t-elle dit, ladernière fois, c’est de N’ÊTRE PAS DES SAINTS…

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