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La Fille du Capitaine

La Fille du Capitaine

d’ Alexander Sergeyevich Pushkin

Chapitre 1 Le sergent aux gardes

Mon père, André Pétrovitch Grineff, après avoir servi dans sa jeunesse sous le comte Munich, avait quitté l’état militaire en 17…avec le grade de premier major. Depuis ce temps, il avait constamment habité sa terre du gouvernement de Simbirsk, où il épousa Mlle Avdotia, 1ere fille d’un pauvre gentilhomme du voisinage. Des neuf enfants issus de cette union, je survécus seul ; tous mes frères et sœurs moururent en bas âge. J’avais été inscrit comme sergent dans le régiment Séménofski par la faveur du major de la garde, le prince B…, notre proche parent. Je fus censé être en congé jusqu’à la fin de mon éducation. Alors on nous élevait autrement qu’aujourd’hui. Dès l’âge de cinq ans je fus confié au piqueur Savéliitch, que sa sobriété avait rendu digne de devenir mon menin. Grâce à ses soins, vers l’âge de douze ans je savais lire et écrire, et pouvais apprécier avec certitude les qualités d’un lévrier de chasse. À cette époque, pour achever de m’instruire, mon père prit à gages un Français, M. Beaupré, qu’on fit venir de Moscou avec la provision annuelle de vin et d’huile de Provence. Son arrivée déplut fort à Savéliitch. « Il semble, grâce à Dieu, murmurait-il, que l’enfant était lavé, peigné et nourri. Où avait-on besoin de dépenser de l’argent et de louer un moussié,comme s’il n’y avait pas assez de domestiques dans la maison ?»

Beaupré, dans sa patrie, avait été coiffeur, puis soldat enPrusse, puis il était venu en Russie pour être outchitel, sans tropsavoir la signification de ce mot. C’était un bon garçon, maisétonnamment distrait et étourdi. Il n’était pas, suivant sonexpression, ennemi de la bouteille, c’est-à-dire, pour parler à larusse, qu’il aimait à boire. Mais, comme on ne présentait chez nousle vin qu’à table, et encore par petits verres, et que, de plus,dans ces occasions, on passait l’outchitel, mon Beaupré s’habituabien vite à l’eau-de-vie russe, et finit même par la préférer àtous les vins de son pays, comme bien plus stomachique. Nousdevînmes de grands amis, et quoique, d’après le contrat, il se fûtengagé à m’apprendre le français, l’allemand et toutes lessciences, il aima mieux apprendre de moi à babiller le russe tantbien que mal. Chacun de nous s’occupait de ses affaires ;notre amitié était inaltérable, et je ne désirais pas d’autrementor. Mais le destin nous sépara bientôt, et ce fut à la suited’un événement que je vais raconter.

Quelqu’un raconta en riant à ma mère que Beaupré s’enivraitconstamment. Ma mère n’aimait pas à plaisanter sur cechapitre ; elle se plaignit à son tour à mon père, lequel, enhomme expéditif, manda aussitôt cette canaille de Français. On luirépondit humblement que le moussié me donnait une leçon. Mon pèreaccourut dans ma chambre. Beaupré dormait sur son lit du sommeil del’innocence. De mon côté, j’étais livré à une occupation trèsintéressante. On m’avait fait venir de Moscou une carte degéographie, qui pendait contre le mur sans qu’on s’en servît, etqui me tentait depuis longtemps par la largeur et la solidité deson papier. J’avais décidé d’en faire un cerf-volant, et, profitantdu sommeil de Beaupré, je m’étais mis à l’ouvrage. Mon père entradans l’instant même où j’attachais une queue au cap deBonne-Espérance. À la vue de mes travaux géographiques, il mesecoua rudement par l’oreille, s’élança près du lit de Beaupré, et,réveillant sans précaution, il commença à l’accabler de reproches.Dans son trouble, Beaupré voulut vainement se lever ; lepauvre outchitel était ivre mort. Mon père le souleva par le colletde son habit, le jeta hors de la chambre et le chassa le même jour,à la joie inexprimable de Savéliitch. C’est ainsi que se terminamon éducation.

Je vivais en fils de famille (nédorossl), m’amusant à fairetourbillonner les pigeons sur les toits et jouant au cheval fonduavec les jeunes garçons de la cour. J’arrivai ainsi jusqu’au delàde seize ans. Mais à cet âge ma vie subit un grand changement.

Un jour d’automne, ma mère préparait dans son salon desconfitures au miel, et moi, tout en me léchant les lèvres, jeregardais le bouillonnement de la liqueur. Mon père, assis pris dela fenêtre, venait d’ouvrir l’Almanach de la cour, qu’il recevaitchaque année. Ce livre exerçait sur lui une grande influence ;il ne le lisait qu’avec une extrême attention, et cette lectureavait le don de lui remuer prodigieusement la bile. Ma mère, Quisavait par cœur ses habitudes et ses bizarreries, tâchait de cachersi bien le malheureux livre, que des mois entiers se passaient sansque l’Almanach de la cour lui tombât sous les yeux. En revanche,quand il lui arrivait de le trouver, il ne le lâchait plus durantdes heures entières. Ainsi donc mon père lisait l’Almanach de lacour en haussant fréquemment les épaules et en murmurant àdemi-voix : « Général !… il a été sergent dans ma compagnie.Chevalier des ordres de la Russie !… y a-t-il si longtemps quenous… ? » Finalement mon père lança l’Almanach loin de lui surle sofa et resta plongé dans une méditation profonde, ce qui neprésageait jamais rien de bon.

« Avdotia Vassiliéva, dit-il brusquement en s’adressant à mamère, quel âge a Pétroucha ?

– Sa dix-septième petite année vient de commencer, répondit mamère. Pétroucha est né la même année que notre tante NastasiaGarasimovna a perdu un œil, et que…

– Bien, bien, reprit mon père ; il est temps de le mettreau service. »

La pensée d’une séparation prochaine fit sur ma mère une telleimpression qu’elle laissa tomber sa cuiller dans sa casserole, etdes larmes coulèrent de ses yeux. Quant à moi, il est difficiled’exprimer la joie qui me saisit. L’idée du service se confondaitdans ma tête avec celle de la liberté et des plaisirs qu’offre laville de Saint-Pétersbourg. Je me voyais déjà officier de la garde,ce qui, dans mon opinion, était le comble de la félicitéhumaine.

Mon père n’aimait ni à changer ses plans, ni à en remettrel’exécution. Le jour de mon départ fut à l’instant fixé. La veille,mon père m’annonça qu’il allait me donner une lettre pour non cheffutur, et me demanda du papier et des plumes.

« N’oublie pas, André Pétrovitch, dit ma mère, de saluer de mapart le prince B… ; dis-lui que j’espère qu’il ne refusera passes grâces à mon Pétroucha.

– Quelle bêtise ! s’écria mon père en fronçant lesourcil ; pourquoi veux-tu que j’écrive au princeB… ?

– Mais tu viens d’annoncer que tu daignes écrire au chef dePétroucha.

– Eh bien ! quoi ?

– Mais le chef de Pétroucha est le prince B… Tu sais bien qu’ilest inscrit au régiment Séménofski.

– Inscrit ! qu’est-ce que cela me fait qu’il soit inscritou non ? Pétroucha n’ira pas à Pétersbourg. Qu’yapprendrait-il ? à dépenser de l’argent et à faire des folies.Non, qu’il serve à l’armée, qu’il flaire la poudre, qu’il devienneun soldat et non pas un fainéant de la garde, qu’il use lescourroies de son sac. Où est son brevet ? donne-le-moi. »

Ma mère alla prendre mon brevet, qu’elle gardait dans unecassette avec la chemise que j’avais portée à mon baptême, et leprésenta à mon père d’une main tremblante. Mon père le lut avecattention, le posa devant lui sur la table et commença salettre.

La curiosité me talonnait. « Où m’envoie-t-on, pensais-je, si cen’est pas à Pétersbourg ? » Je ne quittai pas des yeux laplume de mon père, qui cheminait lentement sur le papier. Iltermina enfin sa lettre, la mit avec mon brevet sous le mêmecouvert, ôta ses lunettes, n’appela et me dit : « Cette lettre estadressée à André Kinlovitch R…, mon vieux camarade et ami. Tu vas àOrenbourg pour servir sous ses ordres. »

Toutes mes brillantes espérances étaient donc évanouies. Au lieude la vie gaie et animée de Pétersbourg, c’était l’ennui quim’attendait dans une contrée lointaine et sauvage. Le servicemilitaire, auquel, un instant plus tôt, je pensais avec délices, mesemblait une calamité. Mais il n’y avait qu’à se soumettre. Lelendemain matin, une kibitka de voyage fut amenée devant le perron.On y plaça une malle, une cassette avec un servie à thé et desserviettes nouées pleines de petits pains et de petits pâtés,derniers restes des dorloteries de la maison paternelle. Mesparents me donnèrent leur bénédiction, et mon père me dit : «Adieu, Pierre ; sers avec fidélité celui à qui tu as prêtéserment ; obéis à tes chefs ; ne recherche pas trop leurscaresses ; ne sollicite pas trop le service, mais ne le refusepas non plus, et rappelle-toi le proverbe : Prends soin de tonhabit pendant qu’il est neuf, et de ton honneur pendant qu’il estjeune. » Ma mère, tout en larmes, me recommanda de veiller à masanté, et à Savéliitch d’avoir bien soin du petit enfant. On me mitsur le corps un court touloup de peau de lièvre, et, par-dessus,une grande pelisse en peau de renard. Je m’assis dans la kibitkaavec Savéliitch, et partis -pour ma destination en pleurantamèrement.

J’arrivai dans la nuit à Sirabirsk, où je devais restervingt-quatre heures pour diverses emplettes confiées à Savéliitch.Je m’étais arrêté dans une auberge, tandis que, dès le matin,Savéliitch avait été courir les boutiques. Ennuyé de regarder parles fenêtres sur une ruelle sale, je me mis à errer par leschambres de l’auberge. J’entrai dans la pièce du billard et j’ytrouvai un grand monsieur d’une quarantaine d’années, portant delongues moustaches noires, en robe de chambre, une queue à la mainet une pipe à la bouche. Il jouait avec le marqueur, qui buvait unverre d’eau-de-vie s’il gagnait, et, s’il perdait, devait passersous le billard à quatre pattes. Je me mis à les regarderjouer ; plus leurs parties se prolongeaient, et plus lespromenades à quatre pattes devenaient fréquentes, si bien qu’enfinle marqueur resta sous le billard. Le monsieur prononça sur luiquelques expressions énergiques, en guise d’oraison funèbre, et meproposa de jouer une partie avec lui. Je répondis que je ne savaispas jouer au billard. Cela lui parut sans doute fort étrange. Il meregarda avec une sorte de commisération. Cependant l’entretiens’établit. J’appris qu’il se nommait Ivan Ivanovitch Zourine, qu’ilétait chef d’escadron dans les hussards ***, qu’il se trouvaitalors à Simbirsk pour recevoir des recrues, et qu’il avait pris songîte à la même auberge que moi. Zourine m’invita à dîner avec lui,à la soldat, et, comme on dit, de ce que Dieu nous envoie.J’acceptai avec plaisir ; nous nous mîmes à table ;Zourine buvait beaucoup et m’invitait à boire, en me disant qu’ilfallait m’habituer au service. Il me racontait des anecdotes degarnison qui me faisaient rire à me tenir les côtes, et nous nouslevâmes de table devenus amis intimes. Alors il me proposa dem’apprendre à jouer au billard. « C’est, dit-il, indispensable pourdes soldats comme nous. Je suppose, par exemple, qu’on arrive dansune petite bourgade ; que veux-tu qu’on y fasse ? On nepeut pas toujours rosser les juifs. Il faut bien, en définitive,aller à l’auberge et jouer au billard, et pour jouer il faut savoirjouer. » Ces raisons me convainquirent complètement, et je me mis àprendre ma leçon avec beaucoup d’ardeur. Zourine m’encourageait àhaute voix ; il s’étonnait de mes progrès rapides, et, aprèsquelques leçons, il me proposa de jouer de l’argent, ne fût-cequ’une groch (2 kopeks), non pour le gain, mais pour ne pas jouerpour rien, ce qui était, d’après lui, une fort mauvaise habitude.J’y consentis, et Zourine fit apporter du punch ; puis il meconseilla d’en goûter, répétant toujours qu’il fallait m’habituerau service. « Car, ajouta-t-il, quel service est-ce qu’un servicesans punch ? » Je suivis son conseil. Nous continuâmes àjouer, et plus je goûtais de mon verre, plus je devenais hardi. Jefaisais voler les billes par-dessus les bandes, je me fâchais, jedisais des impertinences au marqueur qui comptait les points, Dieusait comment ; j’élevais l’enjeu, enfin je me conduisais commeun petit garçon qui vient de prendre la clef des champs. De cettefaçon, le temps passa très vite. Enfin Zourine jeta un regard surl’horloge, posa sa queue et me déclara que j’avais perdu centroubles. Cela me rendit fort confus ; mon argent se trouvaitdans les mains de Savéliitch. Je commençais à marmotter des excusesquand Zourine me dit « Mais, mon Dieu, ne t’inquiète pas ; jepuis attendre ».

Nous soupâmes. Zourine ne cessait de me verser à boire, disanttoujours qu’il fallait m’habituer au service. En me levant detable, je me tenais à peine sur mes jambes. Zourine me conduisit àma chambre.

Savéliitch arriva sur ces entrefaites. Il poussa un cri quand ilaperçut les indices irrécusables de mon zèle pour le service.

« Que t’est-il arrivé ? me dit-il d’une voix lamentable. Oùt’es-tu rempli comme un sac ? Ô mon Dieu ! jamais unpareil malheur n’était encore arrivé.

– Tais-toi, vieux hibou, lui répondis-je en bégayant ; jesuis sûr que tu es ivre. Va dormir, … mais, avant, couche-moi.»

Le lendemain, je m’éveillai avec un grand mal de tète. Je merappelais confusément les événements de la veille. Mes méditationsfurent interrompues par Savéliitch, qui entrait dans ma chambreavec une tasse de thé. « Tu commences de bonne heure à t’en donner,Piôtr Andréitch, me dit-il en branlant la tête. Eh ! de quitiens-tu ? Il me semble que ni ton père ni ton grand-pèren’étaient des ivrognes. Il n’y a pas à parler de ta mère, elle n’arien daigné prendre dans sa bouche depuis sa naissance, excepté dukvass. À qui donc la faute ? au maudit moussié : il t’a apprisde belles choses, ce fils de chien, et c’était bien la peine defaire d’un païen ton menin, comme si notre seigneur n’avait pas euassez de ses propres gens ! » J’avais honte ; je meretournai et lui dis : « Va-t’en, Savéliitch, je ne veux pas de thé». Mais il était difficile de calmer Savéliitch une fois qu’ils’était mis en train de sermonner. « Vois-tu, vois-tu, PiôtrAndréitch, ce que c’est que de faire des folies ? Tu as mal àla tête, tu ne veux rien prendre. Un homme qui s’enivre n’est bon àrien. Bois un peu de saumure de concombres avec du miel, ou bien undemi-verre d’eau-de-vie, pour te dégriser. Qu’en dis-tu ?»

Dans ce moment entra un petit garçon qui m’apportait un billetde la part de Zourine. Je le dépliai et lus ce qui suit :

« Cher Piôtr Andréitch, fais-moi le plaisir de m’envoyer, parmon garçon, les cent roubles que tu as perdus hier. J’aihorriblement besoin d’argent.

Ton dévoué,

« Ivan Zourine »

Il n’y avait rien à faire. Je donnai à mon visage une expressiond’indifférence, et, m’adressant à Savéliitch, je lui commandai deremettre cent roubles au petit garçon.

« Comment ? pourquoi ? me demanda-t-il toutsurpris.

– Je les lui dois, répondis-je aussi froidement quepossible.

– Tu les lui dois ? repartit Savéliitch, dont l’étonnementredoublait. Quand donc as-tu eu le temps de contracter une pareilledette ? C’est impossible. Fais ce que tu veux, seigneur, maisje ne donnerai pas cet argent. »

Je me dis alors que si, dans ce moment décisif, je ne forçaispas ce vieillard obstiné à m’obéir, il me serait difficile dans lasuite d’échapper à sa tutelle. Lui jetant un regard hautain, je luidis : « Je suis ton maître, tu es mon domestique. L’argent est àmoi ; je l’ai perdu parce que j’ai voulu le perdre. Je teconseille, de ne pas faire l’esprit fort et d’obéir quand on tecommande. »

Mes paroles firent une impression si profonde sur Savéliitch,qu’il frappa des mains, et resta muet, immobile. « Que fais-tu làcomme un pieu ? » m’écriai-je avec colère. Savéliitch se mit àpleurer. « Ô mon père Piôtr Andréitch, balbutia-t-il d’une voixtremblante, ne me fais pas mourir de douleur. O ma lumière,écoute-moi, moi vieillard ; écris à ce brigand que tu n’asfait que plaisanter, que nous n’avons jamais eu tant d’argent. Centroubles ! Dieu de bonté !… Dis-lui que tes parents t’ontsévèrement défendu de jouer autre chose que des noisettes.

– Te tairas-tu ? lui dis-je en l’interrompant avecsévérité ; donne l’argent ou je te chasse d’ici à coups depoing. » Savéliitch me regarda avec une profonds expression dedouleur, et alla chercher mon argent. J’avais pitié du pauvrevieillard ; mais je voulais m’émanciper et prouver que jen’étais pas un enfant. Zourine eut ses cent roubles. Savéliitchs’empressa de me faire quitter la maudite auberge ; il entraen m’annonçant que les chevaux étaient attelés. Je partis deSimbirsk avec une conscience inquiète et des remords silencieux,sans prendre congé de mon maître et sans penser que je dusse lerevoir jamais.

Chapitre 2Le guide

Mes réflexions pendant le voyage n’étaient pas très agréables.D’après la valeur de l’argent à cette époque, ma perte était dequelque importance. Je ne pouvais m’empêcher de convenir avecmoi-même que ma conduite à l’auberge de Simbirsk avait été des plussottes, et je me sentais coupable envers Savéliitch. Tout cela metourmentait. Le vieillard se tenait assis, dans un silence morne,sur le devant du traîneau, en détournant la tête et en faisantentendre de loin en loin une toux de mauvaise humeur. J’avaisfermement résolu de faire ma paix avec lui ; mais je ne savaispar où commencer. Enfin je lui dis : « Voyons, voyons, Savéliitch,finissons-en, faisons la paix. Je reconnais moi-même que je suisfautif. J’ai fait hier des bêtises et je t’ai offensé sans raison.Je te promets d’être plus sage à l’avenir et de le mieux écouter.Voyons, ne te fâche plus, faisons la paix.

– Ah ! mon père Piotr Andréitch, me répondit-il avec unprofond soupir, je suis fâché contre moi-même, c’est moi qui aitort par tous les bouts. Comment ai-je pu te laisser seul dansl’auberge ? Mais que faire ? Le diable s’en est mêlé.L’idée m’est venue d’aller voir la femme du diacre qui est macommère, et voilà, comme dit le proverbe : j’ai quitté la maison etsuis tombé dans la prison. Quel malheur ! quel malheur !Comment reparaître aux yeux de mes maîtres ? Que diront-ilsquand ils sauront que leur enfant est buveur et joueur ? »

Pour consoler le pauvre Savéliitch, je lui donnai ma parole qu’àl’avenir je ne disposerais pas d’un seul kopek sans sonconsentement. Il se calma peu à peu, ce qui ne l’empêcha pointcependant de grommeler encore de temps en temps en branlant la tête: « Cent roubles ! c’est facile à dire ».

J’approchais du lieu de ma destination. Autour de moi s’étendaitun désert triste et sauvage, entrecoupé de petites collines et deravins profonds. Tout était couvert de neige. Le soleil secouchait. Ma kibitka suivait l’étroit chemin, ou plutôt la tracequ’avaient laissée les traîneaux de paysans. Tout à coup mon cocherjeta les yeux de côté, et s’adressant à moi : « Seigneur, dit-il enôtant son bonnet, n’ordonnes-tu pas de retourner enarrière ?

– Pourquoi cela ?

– Le temps n’est pas sûr. Il fait déjà un petit vent. Vois-tucomme il roule la neige du dessus ?

– Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ?

– Et vois-tu ce qu’il y a là-bas ? (Le cocher montrait avecson fouet le côté de l’orient.)

– Je ne vois rien de plus que la steppe blanche et le cielserein.

– Là, là, regarde… ce petit nuage. »

J’aperçus, en effet, sur l’horizon un petit nuage blanc quej’avais pris d’abord pour une colline éloignée. Mon cocherm’expliqua que ce petit nuage présageait un bourane.

J’avais ouï parler des chasse-neige de ces contrées, et jesavais qu’ils engloutissent quelquefois des caravanes entières.Savéliitch, d’accord avec le cocher, me conseillait de revenir surnos pas. Mais le vent ne me parut pas fort ; j’avaisl’espérance d’arriver à temps au prochain relais : j’ordonnai doncde redoubler de vitesse.

Le cocher mit ses chevaux au galop ; mais il regardait sanscesse du côté de l’orient. Cependant le vent soufflait de plus enplus fort. Le petit nuage devint bientôt une grande nuée blanchequi s’élevait lourdement, croissait, s’étendait, et qui finit parenvahir le ciel tout entier. Une neige fine commença à tomber ettout à coup se précipita à gros flocons. Le vont se mit à siffler,à hurler. C’était un chasse-neige. En un instant le ciel sombre seconfondit avec la mer de neige que le vent soulevait de terre. Toutdisparut. « Malheur à nous, seigneur ! s’écria lecocher ; c’est un bourane. »

Je passai la tête hors de la kibitka ; tout était obscuritéet tourbillon. Le vent soufflait avec une expression tellementféroce, qu’il semblait en être animé. La neige s’amoncelait surnous et nous couvrait. Les chevaux allaient au pas, et ilss’arrêtèrent bientôt. « Pourquoi n’avances-tu pas ? dis-je aucocher avec impatience.

– Mais où avancer ? répondit-il en descendant du traîneau.Dieu seul sait où nous sommes maintenant. Il n’y a plus de cheminet tout est sombre. »

Je me mis à le gronder, mais Savéliitch prit sa défense.

« Pourquoi ne l’avoir pas écouté ? me dit-il avec colère.Tu serais retourné au relais ; tu aurais pris du thé ; tuaurais dormi jusqu’au matin ; l’orage se serait calmé et nousserions partis. Et pourquoi tant de hâte ? Si c’était pouraller se marier, passe. »

Savéliitch avait raison. Qu’y avait-il à faire ? La neigecontinuait de tomber ; un amas se formait autour de lakibitka. Les chevaux se tenaient immobiles, la tête baissée, ettressaillaient de temps en temps. Le cocher marchait autour d’eux,rajustant leur harnais, comme s’il n’eût eu autre chose à faire.Savéliitch grondait. Je regardais de tous côtés, dans l’espéranced’apercevoir quelque indice d’habitation ou de chemin ; maisje ne pouvais voir que le tourbillonnement confus du chasse-neige…Tout à coup je crus distinguer quelque chose de noir.

« Holà ! cocher, m’écriai-je, qu’y a-t-il de noirlà-bas ? »

Le cocher se mit à regarder attentivement du coté quej’indiquais.

« Dieu le sait, seigneur, me répondit-il en reprenant sonsiège ; ce n’est pas un arbre, et il me semble que cela semeut. Ce doit être un loup ou un homme. »

Je lui donnai l’ordre de se diriger sur l’objet inconnu, quivint aussi à notre rencontre. En deux minutes nous étions arrivéssur la même ligne, et je reconnus un homme.

« Holà ! brave homme, lui cria le cocher ; dis-nous,ne sais-tu pas le chemin ?

– Le chemin est ici, répondit le passant ; je suis sur unendroit dur. Mais à quoi diable cela sert-il ?

– Écoute, mon petit paysan, lui dis-je ; est-ce que tuconnais cette contrée ? Peux-tu nous conduire jusqu’à un gîtepour y passer la nuit ?

– Cette contrée ? Dieu merci, repartit le passant, je l’aiparcourue à pied et en voiture, en long et en large. Mais vois queltemps ? Tout de suite on perd la route. Mieux vaut s’arrêterici et attendre ; peut-être l’ouragan cessera. Et le ciel seraserein, et nous trouverons le chemin avec les étoiles. »

Son sang-froid me donna du courage. Je m’étais déjà décidé, enm’abandonnant à la grâce de Dieu, à passer la nuit dans la steppe,lorsque tout à coup le passant s’assit sur le banc qui faisait lesiège du cocher : « Grâce à Dieu, dit-il à celui-ci, une habitationn’est pas loin. Tourne à droite et marche.

– Pourquoi irais-je à droite ? répondit mon cocher avechumeur. Où vois-tu le chemin ? Alors il faut dire : chevaux àautrui, harnais aussi, fouette sans répit. »

Le cocher me semblait avoir raison. « En effet, dis-je aunouveau venu, pourquoi crois-tu qu’une habitation n’est pasloin ?

– Le vent a soufflé de là, répondit-il, et j’ai senti une odeurde fumée, preuve qu’une habitation est proche. »

Sa sagacité et la finesse de son odorat me remplirentd’étonnement. J’ordonnai au cocher d’aller où l’autre voulait. Leschevaux marchaient lourdement dans la neige profonde. La kibitkas’avançait avec lenteur, tantôt soulevée sur un amas, tantôtprécipitée dans une fosse et se balançant de côté et d’autre. Celaressemblait beaucoup aux mouvements d’une barque sur la mer agitée.Savéliitch poussait des gémissements profonds, en tombant à chaqueinstant sur moi. Je baissai la tsinovka, je m’enveloppai dans mapelisse et m’endormis, bercé par le chant de la tempête et leroulis du traîneau. J’eus alors un songe que je n’ai plus oublié etdans lequel je vois encore quelque chose de prophétique, en merappelant les étranges aventures de ma vie. Le lecteur m’excuserasi je le lui raconte, car il sait sans doute par sa propreexpérience combien il est naturel à l’homme de s’abandonner à lasuperstition, malgré tout le mépris qu’on affiche pour elle.

J’étais dans cette disposition de l’âme où la réalité commence àse perdre dans la fantaisie, aux premières visions incertaines del’assoupissement. Il me semblait que le bourane continuait toujourset que nous errions sur le désert de neige. Tout à coup je crusvoir une porte cochère, et nous entrâmes dans la cour de notremaison seigneuriale.

Ma première idée fut la peur que mon père ne se fâchât de monretour involontaire sous le toit de la famille, et ne l’attribuât àune désobéissance calculée. Inquiet, je sors de ma kibitka, et jevois ma mère venir à ma rencontre avec un air de profondetristesse. « Ne fais pas de bruit, me dit-elle ; ton père està l’agonie et désire te dire adieu. » Frappé d’effroi, j’entre à sasuite dans la chambre à coucher. Je regarde ; l’appartementest à peine éclairé. Près du lit se tiennent des gens à la figuretriste et abattue. Je m’approche sur la pointe du pied. Ma mèresoulève le rideau et dit : « André Pétrovitch, Pétroucha est deretour ; il est revenu en apprenant ta maladie. Donne-lui tabénédiction. » Je me mets à genoux et j’attache mes regards sur lemourant. Mais quoi ! au lieu de mon père, j’aperçois dans lelit un paysan à barbe noire, qui me regarde d’un air de gaieté.Plein de surprise, je me tourne vers ma mère : « Qu’est-ce que celaveut dire ? m’écriai-je ; ce n’est pas mon père. Pourquoiveux-tu que je demande sa bénédiction à ce paysan ? – C’est lamême chose, Pétroucha, répondit ma mère ; celui-là est tonpère assis ; baise-lui la main et qu’il te bénisse. » Je nevoulais pas y consentir. Alors le paysan s’élança du lit, tiravivement sa hache de sa ceinture et se mit à la brandir en toussens. Je voulus m’enfuir, mais je ne le pus pas. La chambre seremplissait de cadavres. Je trébuchais contre eux ; mes piedsglissaient dans des mares de sang. Le terrible paysan m’appelaitavec douceur en me disant : « Ne crains rien, approche, viens queje te bénisse ». L’effroi et la stupeur s’étaient emparés demoi…

En ce moment je m’éveillai. Les chevaux étaient arrêtés ;Savéliitch me tenait par la main.

« Sors, seigneur, me dit-il, nous sommes arrivés.

– Où sommes-nous arrivés ? demandai-je en me frottant lesyeux.

– Au gîte ; Dieu nous est venu en aide ; nous sommestombés droit sur la haie de la maison. Sors, seigneur, plus vite,et viens te réchauffer. »

Je quittai la kibitka. Le bourane durait encore, mais avec unemoindre violence. Il faisait si noir qu’on pouvait, comme on dit,se crever l’œil. L’hôte nous reçut près de la porte d’entrée, entenant une lanterne sous le pan de son cafetan, et nous introduisitdans une chambre petite, mais assez propre. Une loutchinal’éclairait. Au milieu étaient suspendues une longue carabine et unhaut bonnet de Cosaque.

Notre hôte, Cosaque du Iaïk, était un paysan d’une soixantained’années, encore frais et vert. Savéliitch apporta la cassette àthé, et demanda du feu pour me faire quelques tasses, dont jen’avais jamais en plus grand besoin. L’hôte se hâta de leservir.

« Où donc est notre guide ? demandai-je à Savéliitch.

– Ici, Votre Seigneurie », répondit une voix d’en haut.

Je levai les yeux sur la soupente, et je vis une barbe noire etdeux yeux étincelants.

« Eh bien ! as-tu froid ?

– Comment n’avoir pas froid dans un petit cafetan touttroué ? J’avais un touloup ; mais, à quoi bon m’encacher, je l’ai laissé en gage hier chez le marchandd’eau-de-vie ; le froid ne me semblait pas vif. »

En ce moment l’hôte rentra avec le somovar tout bouillant. Jeproposai à notre guide une tasse de thé. Il descendit aussitôt dela soupente. Son extérieur me parut remarquable. C’était un hommed’une quarantaine d’années, de taille moyenne, maigre, mais avec delarges épaules. Sa barbe noire commençait à grisonner. Ses grandsyeux vifs ne restaient jamais tranquilles. Il avait dans laphysionomie une expression assez agréable, mais non moinsmalicieuse. Ses cheveux étaient coupés en rond. Il portait un petitarmak déchiré et de larges pantalons tatars. Je lui offris unetasse de thé, il en goûta et fit la grimace. « Faites-moi la grâce,Votre Seigneurie, me dit-il, de me faire donner un verred’eau-de-vie ; le thé n’est pas notre boisson de Cosaques.»

J’accédai volontiers à son désir. L’hôte prit sur un des rayonsde l’armoire un broc et un verre, s’approcha de lui, et, l’ayantregardé bien en face : « Eh ! Eh ! dit-il, te voilà denouveau dans nos parages ! D’où Dieu t’a-t-il amené ?»

Mon guide cligna de l’œil d’une façon toute significative etrépondit par le dicton connu : « Le moineau volait dans leverger ; il mangeait de la graine de chanvre ; lagrand’mère lui jeta une pierre et le manqua. Et vous, comment vontles vôtres ?

– Comment vont les nôtres ? répliqua l’hôtelier encontinuant de parler proverbialement. On commençait à sonner lesvêpres, mais la femme du pope l’a défendu ; le pope est alléen visite et les diables sont dans le cimetière.

– Tais-toi, notre oncle, riposta le vagabond ; quand il yaura de la pluie, il y aura des champignons, et quand il y aura deschampignons, il y aura une corbeille pour les mettre. Maismaintenant (il cligna de l’œil une seconde fois), remets ta hachederrière ton dos ; le garde forestier se promène. À la santéde Votre Seigneurie ! »

Et, disant ces mots, il prit le verre, fit le signe de la croixet avala d’un trait son eau-de-vie. Puis il me salua et remontadans la soupente.

Je ne pouvais alors deviner un seul mot de ce jargon de voleur.Ce n’est que dans la suite que je compris qu’ils parlaient desaffaires de l’armée du Iaïk, qui venait seulement d’être réduite àl’obéissance après la révolte de 1772. Savéliitch les écoutaitparler d’un air fort mécontent et jetait des regards soupçonneuxtantôt sur l’hôte, tantôt sur le guide. L’espèce d’auberge où nousnous étions réfugiés se trouvait au beau milieu de la steppe, loinde la route et de toute habitation, et ressemblait beaucoup à unrendez-vous de voleurs. Mais que faire ? On ne pouvait pasmême penser à se remettre en route. L’inquiétude de Savéliitch medivertissait beaucoup. Je m’étendis sur un banc ; mon vieuxserviteur se décida enfin à monter sur la voûte du poêle ;l’hôte se coucha par terre. Ils se mirent bientôt tous à ronfler,et moi-même je m’endormis comme un mort.

En m’éveillant le lendemain assez tard, je m’aperçus quel’ouragan avait cessé. Le soleil brillait ; la neiges’étendait au loin comme une nappe éblouissante. Déjà les chevauxétaient attelés. Je payai l’hôte, qui me demanda pour mon écot unetelle misère, que Savéliitch lui-même ne le marchanda pas, suivantson habitude constante. Ses soupçons de la veille s’étaient envoléstout à fait. J’appelai le guide pour le remercier du service qu’ilnous avait rendu, et dis à Savéliitch de lui donner un demi-roublede gratification.

Savéliitch fronça le sourcil.

« Un demi-rouble ! s’écria-t-il ; pourquoi cela ?parce que tu as daigné toi-même l’amener à l’auberge ? Que tavolonté soit faite, seigneur ; mais nous n’avons pas undemi-rouble de trop. Si nous nous mettons à donner des pourboires àtout le monde, nous finirons par mourir de faim. ».

Il m’était impossible de disputer contre Savéliitch ; monargent, d’après ma promesse formelle, était à son entièrediscrétion. Je trouvais pourtant désagréable de ne pouvoirrécompenser un homme qui m’avait tiré, sinon d’un danger de mort,au moins d’une position fort embarrassante.

« Bien, dis-je avec sang-froid à Savéliitch, si tu ne veux pasdonner un demi-rouble, donne-lui quelqu’un de mes vieuxhabits ; il est trop légèrement vêtu. Donne-lui mon touloup depeau de lièvre.

– Aie pitié de moi, mon père Piôtr Andréitch, s’écriaSavéliitch ; qu’a-t-il besoin de ton touloup ? il leboira, le chien, dans le premier cabaret.

– Ceci, mon petit vieux, ce n’est plus ton affaire, dit levagabond, que je le boive ou que je ne le boive pas. Sa Seigneurieme fait la grâce d’une pelisse de son épaule ; c’est savolonté de seigneur, et ton devoir de serf est de ne pas regimber,mais d’obéir.

– Tu ne crains pas Dieu, brigand que tu es, dit Savéliitch d’unevoix fâchée. Tu vois que l’enfant n’a pas encore toute sa raison,et te voilà tout content de le piller, grâce à son bon cœur.Qu’as-tu besoin d’un touloup de seigneur ? Tu ne pourrais pasmême le mettre sur tes maudites grosses épaules.

– Je te prie de ne pas faire le bel esprit, dis-je à monmenin ; apporte vite le touloup.

– Oh ! Seigneur mon Dieu ! s’écria Savéliitch engémissant. Un touloup en peau de lièvre et complètement neufencore ! À qui le donne-t-on ? À un ivrogne en guenilles.»

Cependant le touloup fut apporté. Le vagabond se mit à l’essayeraussitôt. Le touloup, qui était déjà devenu trop petit pour mataille, lui était effectivement beaucoup trop étroit. Cependant ilparvint à le mettre avec peine, en faisant éclater toutes lescoutures. Savéliitch poussa comme un hurlement étouffé lorsqu’ilentendit le craquement des fils. Pour le vagabond, il était trèscontent de mon cadeau. Aussi me reconduisit-il jusqu’à ma kibitka,et il me dit avec un profond salut : « Merci, VotreSeigneurie ; que Dieu vous récompense pour votre vertu. De mavie je n’oublierai vos bontés. » Il s’en alla de son côté, et jepartis du mien, sans faire attention aux bouderies de Savéliitch.J’oubliai bientôt le bourane, et le guide, et mon touloup en peaude lièvre.

Arrivé à Orenbourg, je me présentai directement au général. Jetrouvai un homme de haute taille, mais déjà courbé par lavieillesse. Ses longs cheveux étaient tout blancs. Son vieiluniforme usé rappelait un soldat du temps de l’impératrice Anne, etses discours étaient empreints d’une forte prononciation allemande.Je lui remis la lettre de mon père. En lisant son nom, il me jetaun coup d’œil rapide : Mon Tieu, dit-il, il y a si peu de tempsqu’André Pétrovich était de ton ache ; et maintenant, quelpeau caillard de fils il a ! Ah ! le temps, le temps…»

Il ouvrit la lettre et si mit à la parcourir à demi-voix, enaccompagnant sa lecture de remarques :

« Monsieur,

« J’espère que Votre Excellence… » Qu’est-ce que c’est que cescérémonies ? Fi ! comment n’a-t-il pas de honte ?Sans doute, la discipline avant tout ; mais est-ce ainsi qu’onécrit à son vieux camarate ?… « Votre Excellence n’aura pasoublié !… » Hein !… « Eh !… quand… sous feu lefeld-maréchal Munich…pendant la campagne… de même que… nos bonnesparties de cartes. » Eh ! eh ! Bruder ! il sesouvient donc encore de nos anciennes fredaines ? « Maintenantparlons affaires… Je vous envoie mon espiègle… » « Hum !… letenir avec des gants de porc-épic… » Qu’est-ce que cela, gants deporc-épic ? ce doit être un proverbe russe… Qu’est-ce quec’est, tenir avec des gants de porc-épic ? reprit-il en setournant vers moi.

– Cela signifie, lui répondis-je avec l’air le plus innocent dumonde, traiter quelqu’un avec bonté, pas trop sévèrement, luilaisser beaucoup de liberté. Voilà ce que signifie tenir avec desgants de porc-épic.

– Hum ! je comprends… « Et ne pas lui donner de liberté… »Non, il paraît que gants de porc-épic signifie autre chose… «Ci-joint son brevet… » Où donc est-il ? Ah ! le voici… «L’inscrire au régiment de Séménofski… » C’est bon, c’est bon ;on fera ce qu’il faut… « Me permettre de vous embrasser sanscérémonie, et… comme un vieux ami et camarade. » Ah ! enfin,il s’en est souvenu… Etc., etc… Allons, mon petit père, dit-ilaprès avoir achevé la lettre et mis mon brevet de côté, tout serafait ; tu seras officier dans le régiment de*** ; et pourne pas perdre de temps, va dès demain dans le fort de Bélogorsk, oùtu serviras sous les ordres du capitaine Mironoff, un brave ethonnête homme. Là, tu serviras véritablement, et tu apprendras ladiscipline. Tu n’as rien à faire à Orenbourg ; lesdistractions sont dangereuses pour un jeune homme. Aujourd’hui, jet’invite à dîner avec moi. »

« De mal en pis, pensai-je tout bas ; à quoi celam’aura-t-il servi d’être sergent aux gardes dès mon enfance ?Où cela m’a-t-il mené ? dans le régiment de*** et dans un fortabandonné sur la frontière des steppes kirghises-kaïsaks. » Jedînai chez André Karlovitch, en compagnie de son vieil aide decamp. La sévère économie allemande régnait à sa table, et je penseque l’effroi de recevoir parfois un hôte de plus à son ordinaire degarçon n’avait pas été étranger à mon prompt éloignement dans unegarnison perdue. Le lendemain je pris congé du général et partispour le lieu de ma destination.

Chapitre 3La forteresse

La forteresse de Bélogorsk était située à quarante verstesd’Orenbourg. De cette ville, la route longeait les bords escarpésdu Iaïk. La rivière n’était pas encore gelée, et ses flots couleurde plomb prenaient une teinte noire entre les rives blanchies parla neige. Devant moi s’étendaient les steppes kirghises. Je meperdais dans mes réflexions, tristes pour la plupart. La vie degarnison ne m’offrait pas beaucoup d’attraits ; je tâchais deme représenter mon chef futur, le capitaine Mironolf. Jem’imaginais un vieillard sévère et morose, ne sachant rien endehors du service et prêt à me mettre aux arrêts pour la moindrevétille. Le crépuscule arrivait ; nous allions assez vite.

« Y a-t-il loin d’ici à la forteresse ? demandai-je aucocher.

– Mais on la voit d’ici », répondit-il.

Je me mis à regarder de tous côtés, m’attendant à voir de hautsbastions, une muraille et un fossé. Mais je ne vis rien qu’un petitvillage entouré d’une palissade en bois. D’un côté s’élevaienttrois ou quatre tas de foin, à demi recouverts de neige ; d’unautre, un moulin à vent penché sur le côté, et dont les ailes,faites de grosse écorce de tilleul, pendaient paresseusement.

« Où donc est la forteresse ? demandai-je étonné.

– Mais la voilà », repartit le cocher en me montrant le villageoù nous venions de pénétrer.

J’aperçus près de la porte un vieux canon en fer. Les ruesétaient étroites et tortueuses ; presque toutes les isbasétaient couvertes en chaume. J’ordonnai qu’on me menât chez lecommandant, et presque aussitôt ma kibitka s’arrêta devant unemaison en bois, bâtie sur une éminence, près de l’église, qui étaiten bois également.

Personne ne vint à ma rencontre. Du perron j’entrai dansl’antichambre. Un vieil invalide, assis sur une table, était occupéà coudre une pièce bleue au coude d’un uniforme vert. Je lui dis dem’annoncer. « Entre, mon petit père, me dit l’invalide, les nôtressont à la maison. » Je pénétrai dans une chambre très propre,arrangée à la vieille mode. Dans un coin était dressée une armoireavec de la vaisselle. Contre la muraille un diplôme d’officierpendait encadré et sous verre. Autour du cadre étaient rangés destableaux d’écorce, qui représentaient la Prise de Kustrin etd’Otchakov, le Choix de la fiancée et l’Enterrement du chat par lessouris. Près de la fenêtre se tenait assise une vieille femme enmantelet, la tête enveloppée d’un mouchoir.

Elle était occupée à dévider du fil que tenait, sur ses mainsécartées, un petit vieillard borgne en habit d’officier. « Quedésirez-vous, mon petit père ? » me dit-elle sans interrompreson occupation. Je répondis que j’étais venu pour entrer auservice, et que, d’après la règle, j’accourais me présenter àmonsieur le capitaine. En disant cela, je me tournai vers le petitvieillard borgne, que j’avais pris pour le commandant. Mais labonne dame interrompit le discours que j’avais préparé àl’avance.

« Ivan Kouzmitch n’est pas à la maison, dit-elle. Il est allé envisite chez le père Garasim. Mais c’est la même chose, je suis safemme. Veuillez nous aimer et nous avoir en grâce. Assieds-toi, monpetit père. »

Elle appela une servante et lui dit de faire venir l’ouriadnik.Le petit vieillard me regardait curieusement de son œil unique. «Oserais-je vous demander, me dit-il, dans quel régiment vous avezdaigné servir ? » Je satisfis sa curiosité.

« Et oserais-je vous demander, continua-t-il ; pourquoivous avez daigné passer de la garde dans notre garnison ?»

Je répondis que c’était par ordre de l’autorité.

« Probablement pour des actions peu séantes à un officier de lagarde ? reprit l’infatigable questionneur.

– Veux-tu bien cesser de dire des bêtises ? lui dit lafemme du capitaine. Tu vois bien que ce jeune homme est fatigué dela route. Il a autre chose à faire que de te répondre. Tiens mieuxtes mains. Et toi, mon petit père, continua-t-elle en se tournantvers moi, ne t’afflige pas trop de ce qu’on t’ait fourré dans notrebicoque ; tu n’es pas le premier, tu ne seras pas le dernier.On souffre, mais on s’habitue. Tenez, Chvabrine, Alexéi Ivanitch,il y a déjà quatre ans qu’on l’a transféré chez nous pour unmeurtre. Dieu sait quel malheur lui était arrivé. Voilà qu’un jouril est sorti de la ville avec un lieutenant ; et ils avaientpris des épées, et ils se mirent à se piquer l’un l’autre, etAlexéi Ivanitch a tué le lieutenant, et encore devant deux témoins.Que veux-tu ! contre le malheur il n’y a pas de maître. »

En ce moment entre l’ouriadnik, jeune et beau Cosaque. «Maximitch, lui dit la femme du capitaine, donne un logement àmonsieur l’officier, et propre.

– J’obéis, Vassilissa Iégorovna, répondit l’ouriadnik Ne faut-ilpas mettre Sa Seigneurie chez Ivan Poléjaïeff ?

– Tu radotes, Maximitch, répliqua la commandante ;Poléjaïeff est déjà logé très à l’étroit ; et puis c’est moncompère ; et puis il n’oublie pas que nous sommes ses chefs.Conduis monsieur l’officier… Comment est votre nom, mon petitpère ?

– Piôtr Andréitch.

– Conduis Piôtr Andréitch chez Siméon Kouzoff. Le coquin alaissé entrer son cheval dans mon potager. Est-ce que tout est enordre, Maximitch ?

– Grâce à Dieu, tout est tranquille, répondit le Cosaque ;il n’y a que le caporal Prokoroff qui s’est battu au bain avec lafemme Oustinia Pégoulina pour un seau d’eau chaude.

– Ivan Ignatiitch, dit la femme du capitaine au petit vieillardborgne, juge entre Prokoroff et Oustinia qui est fautif, etpunis-les tous deux.

– C’est bon, Maximitch, va-t’en avec Dieu.

– Piôtr Andréitch, Maximitch vous conduira à votre logement.»

Je pris congé ; l’ouriadnik me conduisit à une isba qui setrouvait sur le bord escarpé de la rivière, tout au bout de laforteresse. La moitié de l’isba était occupée par la famille deSiméon Kouzoff, l’autre me fut abandonnée. Cette moitié secomposait d’une chambre assez propre, coupée en deux par unecloison. Savéliitch commença à s’y installer, et moi, je regardaipar l’étroite fenêtre. Je voyais devant moi s’étendre une steppenue et triste ; sur le côté s’élevaient des cabanes. Quelquespoules erraient dans la rue. Une vieille femme, debout sur leperron et tenant une auge à la main, appelait des cochons qui luirépondaient par un grognement amical. Et voilà dans quelle contréej’étais condamné à passer ma jeunesse !… Une tristesse amèreme saisit ; je quittai la fenêtre et me couchai sans souper,malgré les exhortations de Savéliitch, qui ne cessait de répéteravec angoisse : « Ô Seigneur Dieu ! il ne daigne rien manger.Que dirait ma maîtresse si l’enfant allait tomber malade ?»

Le lendemain, à peine avais-je commencé de m’habiller, que laporte de ma chambre s’ouvrit. Il entra un jeune officier, de petitetaille, de traits peu réguliers, mais dont la figure basanée avaitune vivacité remarquable.

« Pardonnez-moi, me dit-il en français, si je viens ainsi sanscérémonie faire votre connaissance. J’ai appris hier votre arrivée,et le désir de voir enfin une figure humaine s’est tellement emparéde moi que je n’ai pu y résister plus longtemps. Vous comprendrezcela quand vous aurez vécu ici quelque temps. »

Je devinai sans peine que c’était l’officier renvoyé de la gardepour l’affaire du duel. Nous fîmes connaissance. Chvabrine avaitbeaucoup d’esprit. Sa conversation était animée, intéressante. Ilme dépeignit avec beaucoup de verve et de gaieté la famille ducommandant, sa société et en général toute la contrée où le sortm’avait jeté. Je riais de bon cœur, lorsque ce même invalide, quej’avais vu rapiécer son uniforme dans l’antichambre du capitaine,entra et m’invita à dîner de la part de Vassilissa Iégorovna.Chvabrine déclara qu’il m’accompagnait.

En nous approchant de la maison du commandant, nous vîmes sur laplace une vingtaine de petits vieux invalides, avec de longuesqueues et des chapeaux à trois cornes. Ils étaient rangés en lignede bataille. Devant eux se tenait le commandant, vieillard encorevert et de haute taille, en robe de chambre et en bonnet de coton.Dès qu’il nous aperçut, il s’approcha de nous, me dit quelques motsaffables, et se remit à commander l’exercice. Nous allions nousarrêter pour voir les manœuvres, mais il nous pria d’allersur-le-champ chez Vassilissa Iégorovna, promettant qu’il nousrejoindrait aussitôt. « Ici, nous dit-il, vous n’avez vraiment rienà voir. »

Vassilissa Iégorovna nous reçut avec simplicité et bonhomie, etme traita comme si elle m’eût dès longtemps connu. L’invalide etPalachka mettaient la nappe.

« Qu’est-ce qu’a donc aujourd’hui mon Ivan Kouzmitch à instruiresi longtemps ses troupes ? dit la femme du commandant.Palachka, va le chercher pour dîner. Mais où est donc Macha ?»

À peine avait-elle prononcé ce nom, qu’entra dans la chambre unejeune fille de seize ans, au visage rond, vermeil, ayant lescheveux lissés en bandeau et retenus derrière ses oreilles querougissaient la pudeur et l’embarras. Elle ne me plut pasextrêmement au premier coup d’œil ; je la regardai avecprévention. Chvabrine m’avait dépeint Marie, la fille du capitaine,sous les traits d’une sotte. Marie Ivanovna alla s’asseoir dans uncoin et se mit à coudre. Cependant on avait apporté le chtchi.Vassilissa Iégorovna, ne voyant pas revenir son mari, envoya pourla seconde fois Palachka l’appeler.

« Dis au maître que les visites attendent ; le chtchi serefroidit. Grâce à Dieu, l’exercice ne s’en ira pas, il aura toutle temps de s’égosiller à son aise. »

Le capitaine apparut bientôt, accompagné du petit vieillardborgne.

« Qu’est-ce que cela, mon petit père ? lui dit sa femme. Latable est servie depuis longtemps, et l’on ne peut pas te fairevenir.

– Vois-tu bien, Vassilissa Iégorovna, répondit Ivan Kouzmitch,j’étais occupé de mon service, j’instruisais mes petitssoldats.

– Va, va, reprit-elle, ce n’est qu’une vanterie. Le service neleur va pas, et toi tu n’y comprends rien. Tu aurais dû rester à lamaison, à prier le bon Dieu ; ça t’irait bien mieux. Mes chersconvives, à table, je vous prie. »

Nous prîmes place pour dîner. Vassilissa Iégorovna ne se taisaitpas un moment et m’accablait de questions ; qui étaient mesparents, s’ils étaient en vie, où ils demeuraient, quelle étaitleur fortune ? Quand elle sut que mon père avait trois centspaysans :

« Voyez-vous ! s’écria-t-elle, y a-t-il des gens richesdans ce monde ! Et nous, mon petit père, en fait d’âmes, nousn’avons que la servante Palachka. Eh bien, grâce à Dieu, nousvivons petit à petit. Nous n’avons qu’un souci, c’est Macha, unefille qu’il faut marier. Et quelle dot a-t-elle ? Un peigne etquatre sous vaillant pour se baigner deux fois par an. Pourvuqu’elle trouve quelque brave homme ! sinon, la voilàéternellement fille. »

Je jetai un coup d’œil sur Marie Ivanovna ; elle étaitdevenue toute rouge, et des larmes roulèrent jusque sur sonassiette. J’eus pitié d’elle, et je m’empressai de changer deconversation.

« J’ai ouï dire, m’écriai-je avec assez d’à-propos, que lesBachkirs ont l’intention d’attaquer votre forteresse.

– Qui t’a dit cela, mon petit père ? reprit IvanKouzmitch.

– Je l’ai entendu dire à Orenbourg, répondis-je.

– Folies que tout cela, dit le commandant ; nous n’en avonspas entendu depuis longtemps le moindre mot. Les Bachkirs sont unpeuple intimidé, et les Kirghises aussi ont reçu de bonnes leçons.Ils n’oseront pas s’attaquer à nous, et s’ils s’en avisent, je leurimprimerai une telle terreur, qu’ils ne remueront plus de dixans.

– Et vous ne craignez pas, continuai-je en m’adressant à lafemme du capitaine, de rester dans une forteresse exposée à de telsdangers ?

– Affaire d’habitude, mon petit père, reprit-elle. Il y a decela vingt ans, quand on nous transféra du régiment ici, tu nesaurais croire comme j’avais peur de ces maudits païens. S’ilm’arrivait parfois de voir leur bonnet à poil, si j’entendais leurshurlements, crois bien, mon petit père, que mon cœur se resserraità mourir. Et maintenant j’y suis si bien habituée, que je nebougerais pas de ma place quand on viendrait me dire que lesbrigands rôdent autour de la forteresse.

– Vassilissa Iégorovna est une dame très brave, observagravement Chvabrine ; Ivan Kouzmitch en sait quelquechose.

– Mais oui, vois-tu bien ! dit Ivan Kouzmitch, elle n’estpas de la douzaine des poltrons.

– Et Marie Ivanovna, demandai-je à sa mère, est-elle aussihardie que vous ?

– Macha ! répondit la dame ; non, Macha est unepoltronne. Jusqu’à présent elle n’a pu entendre le bruit d’un coupde fusil sans trembler de tous ses membres. Il y a de cela deuxans, quand Ivan Kouzmitch s’imagina, le jour de ma fête, de fairetirer son canon, elle eut si peur, le pauvre pigeonneau, qu’ellemanqua de s’en aller dans l’autre monde. Depuis ce jour-là, nousn’avons plus tiré ce maudit canon. »

Nous nous levâmes de table ; le capitaine et sa femmeallèrent dormir la sieste, et j’allai chez Chvabrine, où nouspassâmes ensemble la soirée.

Chapitre 4Le duel

Il se passa plusieurs semaines, pendant lesquelles ma vie dansla forteresse de Bélogorsk devint non seulement supportable, maisagréable même. J’étais reçu comme un membre de la famille dans lamaison du commandant. Le mari et la femme étaient d’excellentesgens. Ivan Kouzmitch, qui d’enfant de troupe était parvenu au rangd’officier, était un homme tout simple et sans éducation, mais bonet loyal. Sa femme le menait, ce qui, du reste, convenait fort à saparesse naturelle. Vassilissa Iégorovna dirigeait les affaires duservice comme celles de son ménage, et commandait dans toute laforteresse comme dans sa maison. Marie Ivanovna cessa bientôt de semontrer sauvage. Nous fîmes plus ample connaissance. Je trouvai enelle une fille pleine de cœur et de raison, Peu à peu je m’attachaià cette bonne famille, même à Ivan Ignatiitch, le lieutenantborgne.

Je devins officier. Mon service ne me pesait guère. Dans cetteforteresse bénie de Dieu, il n’y avait ni exercice à faire, nigarde à monter, ni revue à passer. Le commandant instruisaitquelquefois ses soldats pour son propre plaisir. Mais il n’étaitpas encore parvenu à leur apprendre quel était le côté droit, quelétait le côté gauche. Chvabrine avait quelques livresfrançais ; je me mis à lire, et le goût de la littératures’éveilla en moi. Le matin je lisais, et je m’essayais à destraductions, quelquefois même à des compositions en vers. Je dînaispresque chaque jour chez le commandant, où je passais d’habitude lereste de la journée. Le soir, le père Garasim y venait accompagnéde sa femme Akoulina, qui était la plus forte commère des environs.Il va sans dire que chaque jour nous nous voyions, Chvabrine etmoi. Cependant d’heure en heure sa conversation me devenait moinsagréable. Ses perpétuelles plaisanteries sur la famille ducommandant, et surtout ses remarques piquantes sur le compte deMarie Ivanovna, me déplaisaient fort. Je n’avais pas d’autresociété que cette famille dans la forteresse, mais je n’en désiraispas d’autre.

Malgré toutes les prophéties, les Bachkirs ne se révoltaientpas. La tranquillité régnait autour de notre forteresse. Mais cettepaix fut troublée subitement par une guerre intestine.

J’ai déjà dit que je m’occupais un peu de littérature. Mesessais étaient passables pour l’époque, et Soumarokoff lui-mêmeleur rendit justice bien des années plus tard. Un jour, il m’arrivad’écrire une petite chanson dont je fus satisfait. On sait que,sous prétexte de demander des conseils, les auteurs cherchentvolontiers un auditeur bénévole ; je copiai ma petite chanson,et la portai à Chvabrine, qui seul, dans la forteresse, pouvaitapprécier une œuvre poétique.

Après un court préambule, je tirai de ma poche mon feuillet, etlui lus les vers suivants :

« Hélas ! en fuyant Macha, j’espère recouvrer maliberté ! « Mais les yeux qui m’ont fait prisonnier sonttoujours devant moi. « Toi qui sais mes malheurs, Macha, en mevoyant dans cet état cruel, prends pitié de ton prisonnier. »

« Comment trouves-tu cela ? » dis-je à Chvabrine, attendantune louange comme un tribut qui m’était dû.

Mais, à mon grand mécontentement, Chvabrine, qui d’ordinairemontrait de la complaisance, me déclara net que ma chanson nevalait rien.

« Pourquoi cela ? lui demandai-je en m’efforçant de cachermon humeur.

– Parce que de pareils vers, me répondit-il, sont dignes de monmaître Trédiakofski. »

Il prit le feuillet de mes mains, et se mit à analyserimpitoyablement chaque vers, chaque mot, en me déchirant de lafaçon la plus maligne. Cela dépassa mes forces ; je luiarrachai le feuillet des mains, je lui déclarai que, de ma vie, jene lui montrerais aucune de mes compositions. Chvabrine ne se moquapas moins de cette menace.

« Voyons, me dit-il, si tu seras en état de tenir taparole ; les poètes ont besoin d’un auditeur, comme IvanKouzmitch d’un carafon d’eau-de-vie avant dîner. Et qui est cetteMacha ? Ne serait-ce pas Marie Ivanovna ?

– Ce n’est pas ton affaire, répondis-je en fronçant le sourcil,de savoir quelle est cette Macha. Je ne veux ni de tes avis ni detes suppositions.

– Oh ! oh ! poète vaniteux, continua Chvabrine en mepiquant de plus en plus. Écoute un conseil d’ami : Macha n’est pasdigne de devenir ta femme.

– Tu mens, misérable ! lui criai-je avec fureur, tu menscomme un effronté ! »

Chvabrine changea de visage.

« Cela ne se passera pas ainsi, me dit-il en me serrant la mainfortement ; vous me donnerez satisfaction.

– Bien, quand tu voudras ! » répondis-je avec joie, cardans ce moment j’étais prêt à le déchirer.

Je courus à l’instant chez Ivan Ignatiitch, que je trouvai uneaiguille à la main. D’après l’ordre de la femme de commandant, ilenfilait des champignons qui devaient sécher pour l’hiver.

« Ah ! Piôtr Andréitch, me dit-il en m’apercevant, soyez lebienvenu. Pour quelle affaire Dieu vous a-t-il conduit ici ?oserais-je vous demander. »

Je lui déclarai en peu de mots que je m’étais pris de querelleavec Alexéi Ivanitch, et que je le priais, lui, Ivan Ignatiitch,d’être mon second. Ivan Ignatiitch m’écouta jusqu’au bout avec unegrande attention, en écarquillant son œil unique.

« Vous daignez dire, me dit-il, que vous voulez tuer AlexéiIvanitch, et que j’en suis témoin ? c’est là ce que vousvoulez dire ? oserais-je vous demander.

– Précisément.

– Mais, mon Dieu ! Piôtr Andréitch, quelle folie avez-vousen tête ? Vous vous êtes dit des injures avec AlexéiIvanitch ; eh bien, la belle affaire ! une injure ne sepend pas au cou. Il vous a dit des sottises, dites-lui desimpertinences ; il vous donnera une tape, rendez-lui unsoufflet ; lui un second, vous un troisième ; et puisallez chacun de votre côté. Dans la suite, nous vous ferons fairela paix. Tandis que maintenant… Est-ce une bonne action de tuer sonprochain ? oserais-je vous demander. Encore si c’était vousqui dussiez le tuer ! que Dieu soit avec lui, car je ne l’aimeguère. Mais, si c’est lui qui vous perfore, vous aurez fait un beaucoup. Qui est-ce qui payera les pots cassés ? oserais-je vousdemander. »

Les raisonnements du prudent officier ne m’ébranlèrent pas. Jerestai ferme dans ma résolution.

« Comme vous voudrez, dit Ivan Ignatiitch, faites ce qui vousplaira ; mais à quoi bon serai-je témoin de votre duel ?Des gens se battent ; qu’y a-t-il là d’extraordinaire ?oserais-je vous demander. Grâce à Dieu, j’ai approché de près lesSuédois et les Turcs, et j’en ai vu de toutes les couleurs. »

Je tâchai de lui expliquer le mieux qu’il me fut possible quelétait le devoir d’un second. Mais Ivan Ignatiitch était hors d’étatde me comprendre.

« Faites à votre guise, dit-il. Si j’avais à me mêler de cetteaffaire, ce serait pour aller annoncer à Ivan Kouzmitch, selon lesrègles du service, qu’il se trame dans la forteresse une actioncriminelle et contraire aux intérêts de la couronne, et faireobserver au commandant combien il serait désirable qu’il avisât auxmoyens de prendre les mesures nécessaires… »

J’eus peur, et suppliai Ivan Ignatiitch de ne rien dire aucommandant. Je parvins à grand’peine à le calmer. Cependant il medonna sa parole de se taire, et je le laissai en repos.

Comme d’habitude, je passai la soirée chez le commandant. Jem’efforçais de paraître calme et gai, pour n’éveiller aucun soupçonet éviter les questions importunes. Mais j’avoue que je n’avais pasle sang-froid dont se vantent les personnes qui se sont trouvéesdans la même position. Toute cette soirée, je me sentis disposé àla tendresse, à la sensibilité. Marie Ivanovna me plaisait plusqu’à l’ordinaire. L’idée que je la voyais peut-être pour ladernière fois lui donnait à mes yeux une grâce touchante. Chvabrineentra. Je le pris a part, et l’informai de mon entretien avec IvanIgnatiitch.

« Pourquoi des seconds ? me dit-il sèchement. Nous nouspasserons d’eux. »

Nous convînmes de nous battre derrière les tas de foin, lelendemain matin, à six heures. À nous voir causer ainsiamicalement, Ivan Ignatiitch, plein de joie, manqua noustrahir.

« Il y a longtemps que vous eussiez dû faire comme cela, medit-il d’un air satisfait : mauvaise paix vaut mieux que bonnequerelle.

– Quoi ? quoi, Ivan Ignatiitch ? dit la femme ducapitaine, qui faisait une patience dans un coin ; je n’ai pasbien entendu. »

Ivan Ignatiitch, qui, voyant sur mon visage des signes demauvaise humeur, se rappela sa promesse, devint tout confus, et nesut que répondre. Chvabrine le tira d’embarras.

« Ivan Ignatiitch, dit-il, approuve la paix que nous avonsfaite.

– Et avec qui, mon petit père, t’es-tu querellé ?

– Mais avec Piôtr Andréitch, et jusqu’aux gros mots.

– Pourquoi cela ?

– Pour une véritable misère, pour une chansonnette.

– Beau sujet de querelle, une chansonnette ! Commentc’est-il arrivé ?

– Voici comment. Piôtr Andréitch a composé récemment unechanson, et il s’est mis à me la chanter ce matin. Comme je latrouvais mauvaise, Piôtr Andréitch s’est fâché. Mais ensuite il aréfléchi que chacun est libre de son opinion et tout est dit. »

L’insolence de Chvabrine me mit en fureur ; mais nul autreque moi ne comprit ses grossières allusions. Personne au moins neles releva. Des poésies, la conversation passa aux poètes engénéral, et le commandant fit l’observation qu’ils étaient tous desdébauchés et des ivrognes finis ; il me conseilla amicalementde renoncer à la poésie, comme chose contraire au service et nemenant à rien de bon.

La présence de Chvabrine m’était insupportable. Je me hâtai dedire adieu au commandant et à sa famille. En rentrant à la maison,j’examinai mon épée, j’en essayai la pointe, et me couchai aprèsavoir donné l’ordre à Savéliitch de m’éveiller le lendemain à sixheures.

Le lendemain, à l’heure indiquée, je me trouvais derrière lesmeules de foin, attendant mon adversaire. Il ne tarda pas àparaître. « On peut nous surprendre, me dit-il ; il faut sehâter. » Nous mîmes bas nos uniformes, et, restés en gilet, noustirâmes nos épées du fourreau. En ce moment, Ivan Ignatiitch, suivide cinq invalides, sortit de derrière un tas de foin. Il nousintima l’ordre de nous rendre chez le commandant. Nous obéîmes demauvaise humeur. Les soldats nous entourèrent, et nous suivîmesIvan Ignatiitch, qui nous conduisait en triomphe, marchant au pasmilitaire avec une majestueuse gravité.

Nous entrâmes dans la maison du commandant. Ivan Ignatiitchouvrit les portes à deux battants, et s’écria avec emphase : « Ilssont pris ! ».

Vassilissa Iégorovna accourut à notre rencontre :

« Qu’est-ce que cela veut dire ? comploter un assassinatdans notre forteresse ! Ivan Kouzmitch, mets-les sur-le-champaux arrêts… Piôtr Andréitch, Alexéi Ivanitch, donnez vos épées,donnez, donnez… Palachka, emporte les épées dans le grenier… PiôtrAndréitch, je n’attendais pas cela de toi ; comment n’as-tupas honte ? Alexéi Ivanitch, c’est autre chose ; il a ététransféré de la garde pour avoir fait périr une âme. Il ne croitpas en Notre-Seigneur. Mais toi, tu veux en faire autant ?»

Ivan Kouzmitch approuvait tout ce que disait sa femme, necessant de répéter : « Vois-tu bien ! Vassilissa Iégorovna ditla vérité ; les duels sont formellement défendus par le codemilitaire. »

Cependant Palachka nous avait pris nos épées et les avaitemportées au grenier. Je ne pus m’empêcher de rire ; Chvabrineconserva toute sa gravité.

« Malgré tout le respect que j’ai pour vous, dit-il avecsang-froid à la femme du commandant, je ne puis me dispenser devous faire observer que vous vous donnez une peine inutile en noussoumettant à votre tribunal. Abandonnez ce soin à Ivan Kouzmitch :c’est son affaire.

– Comment, comment, mon petit père ! répliqua la femme ducommandant. Est-ce que le mari et la femme ne sont pas la mêmechair et le même esprit ? Ivan Kouzmitch, qu’est-ce que tubaguenaudes ? Fourre-les à l’instant dans différents coins, aupain et à l’eau, pour que cette bête d’idée leur sorte de la tête.Et que le père Garasim les mette à la pénitence, pour qu’ilsdemandent pardon à Dieu et aux hommes. »

Ivan Kouzmitch ne savait que faire. Marie Ivanovna étaitextrêmement pâle. Peu à peu la tempête se calma. La femme ducapitaine devint plus accommodante. Elle nous ordonna de nousembrasser l’un l’autre. Palachka nous rapporta nos épées. Noussortîmes, ayant fait la paix en apparence. Ivan Ignatiitch nousreconduisit.

« Comment n’avez-vous pas eu honte, lui dis-je avec colère, denous dénoncer au commandant après m’avoir donné votre parole den’en rien faire ?

– Comme Dieu est saint, répondit-il, je n’ai rien dit à IvanKouzmitch ; c’est Vassilissa Iégorovna qui m’a tout soutiré.C’est elle qui a pris toutes les mesures nécessaires à l’insu ducommandant. Du reste, Dieu merci, que ce soit fini commecela ! »

Après cette réponse, il retourna chez lui, et je restai seulavec Chvabrine.

« Notre affaire ne peut pas se terminer ainsi, lui dis-je.

– Certainement, répondit Chvabrine ; vous me payerez avecdu sang votre impertinence. Mais on va sans doute nousobserver ; il faut feindre pendant quelques jours. Au revoir.»

Et nous nous séparâmes comme s’il ne se fût rien passé.

De retour chez le commandant, je m’assis, selon mon habitude,près de Marie Ivanovna ; son père n’était pas à lamaison ; sa mère s’occupait du ménage. Nous parlions àdemi-voix. Marie Ivanovna me reprochait l’inquiétude que lui avaitcausée ma querelle avec Chvabrine.

« Le cœur me manqua, me dit-elle, quand on vint nous dire quevous alliez vous battre à l’épée. Comme les hommes sontétranges ! pour une parole qu’ils oublieraient la semaineensuite, ils sont prêts à s’entr’égorger et à sacrifier, nonseulement leur vie, mais encore l’honneur et le bonheur de ceuxqui… Mais je suis sûre que ce n’est pas vous qui avez commencé laquerelle : c’est Alexéi Ivanitch qui a été l’agresseur.

– Qui vous le fait croire, Marie Ivanovna ?

– Mais parce que…, parce qu’il est si moqueur ! Je n’aimepas Alexéi Ivanitch, il m’est même désagréable, et cependant jen’aurais pas voulu ne pas lui plaire, cela m’aurait fortinquiétée.

– Et que croyez-vous, Marie Ivanovna ? lui plaisez-vous, ounon ? »

Marie Ivanovna se troubla et rougit : « Il me semble, dit-elleenfin, il me semble que je lui plais.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il m’a fait des propositions de mariage.

– Il vous a fait des propositions de mariage ? Quandcela ?

– L’an passé, deux mois avant votre arrivée,

– Et vous n’avez pas consenti ?

– Comme vous voyez. Alexéi Ivanitch est certainement un hommed’esprit et de bonne famille ; il a de la fortune ; mais,à la seule idée qu’il faudrait, sous la couronne, l’embrasserdevant tous les assistants… Non, non, pour rien au monde. »

Les paroles de Marie Ivanovna m’ouvrirent les yeux etm’expliquèrent beaucoup de choses. Je compris la persistance quemettait Chvabrine à la poursuivre. Il avait probablement remarquénotre inclination mutuelle, et s’efforçait de nous détourner l’unde l’autre. Les paroles qui avaient provoqué notre querelle mesemblèrent d’autant plus infâmes, quand, au lieu d’une grossière etindécente plaisanterie, j’y vis une calomnie calculée. L’envie depunir le menteur effronté devint encore plus forte en moi, etj’attendais avec impatience le moment favorable.

Je n’attendis pas longtemps. Le lendemain, comme j’étais occupéà composer une élégie, et que je mordais ma plume dans l’attented’une rime, Chvabrine frappa sous ma fenêtre. Je posai la plume, jepris mon épée, et sortis de la maison.

« Pourquoi remettre plus longtemps ? me ditChvabrine ; on ne nous observe plus. Allons au bord de larivière ; là personne ne nous empêchera. »

Nous partîmes en silence, et, après avoir descendu un sentierescarpé, nous nous arrêtâmes sur le bord de l’eau, et nos épées secroisèrent.

Chvabrine était plus adroit que moi dans les armes ; maisj’étais plus fort et plus hardi ; et M. Beaupré, qui avait étéentre autres choses soldat, m’avait donné quelques leçonsd’escrime, dont je profitai. Chvabrine ne s’attendait nullement àtrouver en moi un adversaire aussi dangereux. Pendant longtempsnous ne pûmes nous faire aucun mal l’un à l’autre ; maisenfin, remarquant que Chvabrine faiblissait, je l’attaquaivivement, et le fis presque entrer à reculons dans la rivière. Toutà coup j’entendis mon nom prononcé à haute voix ; je tournairapidement la tête, et j’aperçus Savéliitch qui courait à moi lelong du sentier… Dans ce moment je sentis une forte piqûre dans lapoitrine, sous l’épaule droite, et je tombai sans connaissance.

Chapitre 5La convalescence

Quand je revins à moi, je restai quelque temps sans comprendreni ce qui m’était arrivé, ni où je me trouvais. J’étais couché surun lit dans une chambre inconnue, et sentais une grande faiblesse.Savéliitch se tenait devant moi, une lumière à la main. Quelqu’undéroulait avec précaution les bandages qui entouraient mon épauleet ma poitrine. Peu à peu mes idées s’éclaircirent. Je me rappelaimon duel, et devinai sans peine que j’étais blessé. En cet instant,la porte gémit faiblement sur ses gonds :

« Eh bien, comment va-t-il ? murmura une voix qui me fittressaillir.

– Toujours dans le même état, répondit Savéliitch avec unsoupir ; toujours sans connaissance. Voilà déjà plus de quatrejours. »

Je voulus me retourner, mais je n’en eus pas la force.

« Où suis-je ? Qui est ici ? » dis-je avec effort.

Marie Ivanovna s’approcha de mon lit, et se pencha doucement surmoi.

« Comment vous sentez-vous ? me dit-elle.

– Bien, grâce à Dieu, répondis-je d’une voix faible. C’est vous,Marie Ivanovna ; dites-moi… »

Je ne pus achever. Savéliitch poussa un cri, la joie se peignitsur son visage.

« Il revient à lui, il revient à lui, répétait-il ; grâceste soient rendues, Seigneur ! Mon père Piotr Andréitch,m’as-tu fait assez peur ? quatre jours ! c’est facile àdire… »

Marie Ivanovna l’interrompit.

« Ne lui parle pas trop, Savéliitch, dit-elle : il est encorebien faible. »

Elle sortit et ferma la porte avec précaution. Je me sentaisagité de pensées confuses. J’étais donc dans la maison ducommandant, puisque Marie Ivanovna pouvait entrer dans machambre ! Je voulus interroger Savéliitch ; mais levieillard hocha la tête et se boucha les oreilles. Je fermai lesyeux avec mécontentement, et m’endormis bientôt.

En m’éveillant, j’appelai Savéliitch ; mais, au lieu delui, je vis devant moi Maria Ivanovna. Elle me salua de sa doucevoix. Je ne puis exprimer la sensation délicieuse qui me pénétradans ce moment. Je saisis sa main et la serrai avec transport enl’arrosant de mes larmes. Marie ne la retirait pas…, et tout à coupje sentis sur ma joue l’impression humide et brûlante de seslèvres. Un feu rapide parcourut tout mon être.

« Chère bonne Marie Ivanovna, lui dis-je, soyez ma femme,consentez à mon bonheur. »

Elle reprit sa raison :

« Au non du ciel, calmez-vous, me dit-elle eu ôtant sa main,tous êtes encore en danger ; votre blessure peut serouvrir ; ayez soin de vous, … ne fût-ce que pour moi. »

Après ces mots, elle sortit en me laissant au comble du bonheur.Je me sentais revenir à la vie.

Dès cet instant je me sentis mieux d’heure en heure. C’était lebarbier du régiment qui me pansait, car il n’y avait pas d’autremédecin dans la forteresse ; et grâce à Dieu, il ne faisaitpas le docteur. Ma jeunesse et la nature hâtèrent ma guérison.Toute la famille du commandant m’entourait de soins. Marie Ivanovnane me quittait presque jamais. Il va sans dire que je saisis lapremière occasion favorable pour continuer ma déclarationinterrompue, et, cette fois, Marie m’écouta avec plus de patience.Elle me fit naïvement l’aveu de son affection, et ajouta que sesparents seraient sans doute heureux de son bonheur. « Mais pensez-ybien, me disait-elle ; n’y aura-t-il pas d’obstacles de lapart des vôtres ? »

Ce mot me fit réfléchir. Je ne doutais pas de la tendresse de mamère ; mais, connaissant le caractère et la façon de penser demon père, je pressentais que mon amitié ne le toucherait pasextrêmement, et qu’il la traiterait de folie de jeunesse. Jel’avouai franchement à Marie Ivanovna ; mais néanmoins jerésolus d’écrire à mon père aussi éloquemment que possible pour luidemander sa bénédiction. Je montrai ma lettre à Marie Ivanovna, quila trouva si convaincante et si touchante qu’elle ne douta plus dusuccès, et s’abandonna aux sentiments de son cœur avec toute laconfiance de la jeunesse.

Je fis la paix avec Chvabrine dans les premiers jours de maconvalescence. Ivan Kouzmitch me dit en me reprochant mon duel : «Vois-tu bien, Piôtr Andréitch, je devrais à la rigueur te mettreaux arrêts ; mais te voilà déjà puni sans cela. Pour AlexéiIvanich, il est enfermé par mon ordre, et sous bonne garde, dans lemagasin à blé, et son épée est sous clef chez Vassilissa Iégorovna.Il aura le temps de réfléchir à son aise et de se repentir. »

J’étais trop content pour garder dans mon cœur le moindresentiment de rancune. Je me mis à prier pour Chvabrine, et le boncommandant, avec la permission de sa femme, consentit à lui rendrela liberté. Chvabrine vint me voir. Il témoigna un profond regretde tout ce qui était arrivé, avoua que toute la faute était à lui,et me pria d’oublier le passé. Étant de ma nature peu rancunier, jelui pardonnai de bon cœur et notre querelle et ma blessure. Jevoyais dans sa calomnie l’irritation de la vanité blessée ; jepardonnai donc généreusement à mon rival malheureux.

Je fus bientôt guéri complètement, et pus retourner à mon logis.J’attendais avec impatience la réponse à ma lettre, n’osant pasespérer, mais tâchant d’étouffer en moi de tristes pressentiments.Je ne m’étais pas encore expliqué avec Vassilissa Iégorovna et sonmari. Mais ma recherche ne pouvait pas les étonner : ni moi niMarie ne cachions nos sentiments devant eux, et nous étions assurésd’avance de leur consentement.

Enfin, un beau jour, Savéliitch entra chez moi, une lettre à lamain. Je la pris en tremblant. L’adresse était écrite de la main demon père. Cette vue me prépara à quelque chose de grave, car,d’habitude, c’était ma mère qui m’écrivait, et lui ne faisaitqu’ajouter quelques lignes à la fin. Longtemps je ne pus me déciderà rompre le cachet ; je relisais la suscription solennelle : «À mon fils Piôtr Andréitch Grineff, gouvernement d’Orenbourg,forteresse de Bélogorsk ». Je tâchais de découvrir, à l’écriture demon père, dans quelle disposition d’esprit il avait écrit lalettre. Enfin je me décidai à décacheter, et dès les premièreslignes je vis que toute l’affaire était au diable. Voici le contenude cette lettre :

« Mon fils Piôtr, nous avons reçu le 15 de ce mois la lettredans laquelle tu nous demandes notre bénédiction paternelle etnotre consentement à ton mariage avec Marie Ivanovna, filleMironoff. Et non seulement je n’ai pas l’intention de te donner nima bénédiction ni mon consentement, mais encore j’ai l’intentiond’arriver jusqu’à toi et de te bien punir pour tes sottises commeun petit garçon, malgré ton rang d’officier, parce que tu as prouvéque tu n’es pas digne de porter l’épée qui t’a été remise pour ladéfense de la patrie, et non pour te battre en duel avec des fousde ton espèce. Je vais écrire à l’instant même à André Carlovitchpour le prier de te transférer de la forteresse de Bélogorsk dansquelque endroit encore plus éloigné afin de faire passer ta folie.En apprenant ton duel et ta blessure, ta mère est tombée malade dedouleur, et maintenant encore elle est alitée. Qu’adviendra-t-il detoi ? Je prie Dieu qu’il te corrige, quoique je n’ose pasavoir confiance en sa bonté.

« Ton père,

« A. G. »

La lecture de cette lettre éveilla en moi des sentiments divers.Les dures expressions que mon père ne m’avait pas ménagées meblessaient profondément ; le dédain avec lequel il traitaitMarie Ivanovna me semblait aussi injuste que malséant ; enfinl’idée d’être renvoyé hors de la forteresse de Bélogorskm’épouvantait. Mais j’étais surtout chagriné de la maladie de mamère. J’étais indigné contre Savéliitch, ne doutant pas que ce nefût lui qui avait fait connaître mon duel à mes parents. Aprèsavoir marché quelque temps en long et en large dans ma petitechambre, je m’arrêtai brusquement devant lui, et lui dis aveccolère : « Il paraît qu’il ne t’a pas suffi que, grâce à toi, j’aieété blessé et tout au moins au bord de la tombe ; tu veuxaussi tuer ma mère ».

Savéliitch resta immobile comme si la foudre l’avait frappé.

« Aie pitié de moi, seigneur, s’écria-t-il presque ensanglotant ; qu’est-ce que tu daignes me dire ? C’est moiqui suis la cause que tu as été blessé ? Mais Dieu voit que jecourais mettre ma poitrine devant toi pour recevoir l’épée d’AlexéiIvanitch. La vieillesse maudite m’en a seule empêché. Qu’ai-je doncfait à ta mère ?

– Ce que tu as fait ? répondis-je. Qui est-ce qui t’achargé d’écrire une dénonciation contre moi ? Est-ce qu’on t’amis à mon service pour être mon espion ?

– Moi, écrire une dénonciation ! répondit Savéliitch touten larmes. Ô Seigneur, roi des cieux ! Tiens, daigne lire ceque m’écrit le maître, et tu verras si je te dénonçais. »

En même temps il tira de sa poche une lettre qu’il me présenta,et je lus ce qui suit :

« Honte à toi, vieux chien, de ce que tu ne m’as rien écrit demon fils Piôtr Andréitch, malgré mes ordres sévères, et de ce quece soient des étrangers qui me font savoir ses folies ! Est-ceainsi que tu remplis ton devoir et la volonté de tesseigneurs ? Je t’enverrai garder les cochons, vieux chien,pour avoir caché la vérité et pour ta condescendance envers lejeune homme. À la réception de cette lettre, je t’ordonne dem’informer immédiatement de l’état de sa santé, qui, à ce qu’on memande, s’améliore, et de me désigner précisément l’endroit où il aété frappé, et s’il a été bien guéri. »

Évidemment Savéliitch n’avait pas en le moindre tort, et c’étaitmoi qui l’avais offensé par mes soupçons et mes reproches. Je luidemandai pardon, mais le vieillard était inconsolable.

« Voilà jusqu’où j’ai vécu ! répétait-il ; voilàquelles grâces j’ai méritées de mes seigneurs pour tous mes longsservices ! je suis un vieux chien, je suis un gardeur decochons, et par-dessus cela, je suis la cause de ta blessure !Non, mon père Piôtr Andréitch, ce n’est pas moi qui suis fautif,c’est le maudit moussié ; c’est lui qui t’a appris à pousserces broches de fer, en frappant du pied, comme si à force depousser et de frapper on pouvait se garer d’un mauvais homme !C’était bien nécessaire de dépenser de l’argent à louer lemoussié ! »

Mais qui donc s’était donné la peine de dénoncer ma conduite àmon père ? Le général ? il ne semblait pas s’occuperbeaucoup de moi ; et puis, Ivan Kouzmitch n’avait pas crunécessaire de lui faire un rapport sur mon duel. Je me perdais ensuppositions. Mes soupçons s’arrêtaient sur Chvabrine : lui seultrouvait un avantage dans cette dénonciation, dont la suite pouvaitêtre mon éloignement de la forteresse et ma séparation d’avec lafamille du commandant. J’allai tout raconter à Marie Ivanovna :elle venait à ma rencontre sur le perron.

« Que vous est-il arrivé ? me dit-elle ; comme vousêtes pâle !

– Tout est fini », lui répondis-je, en lui remettant la lettrede mon père.

Ce fut à son tour de pâlir. Après avoir lu, elle me rendit lalettre, et me dit d’une voix émue : « Ce n’a pas été mon destin.Vos parents ne veulent pas de moi dans leur famille ; que lavolonté de Dieu soit faite ! Dieu sait mieux que nous ce quinous convient. Il n’y a rien à faire, Piôtr Andréitch ; soyezheureux, vous au moins.

– Cela ne sera pas, m’écriai-je, en la saisissant par la main.Tu m’aimes, je suis prêt à tout. Allons nous jeter aux pieds de tesparents. Ce sont des gens simples ; ils ne sont ni fiers nicruels ; ils nous donneront, eux, leur bénédiction, nous nousmarierons ; et puis, avec le temps, j’en suis sûr, nousparviendrons à fléchir mon père. Ma mère intercédera pour nous, ilme pardonnera.

– Non, Piôtr Andréitch, répondit Marie : je ne t’épouserai passans la bénédiction de tes parents. Sans leur bénédiction tu neseras pas heureux. Soumettons-nous à la volonté de Dieu. Si turencontres une autre fiancée, si tu l’aimes, que Dieu soit avectoi. Piôtr Andréitch, moi, je prierai pour vous deux. »

Elle se mit à pleurer et se retira. J’avais l’intention de lasuivre dans sa chambre ; mais je me sentais hors d’état de meposséder et je rentrai à la maison. J’étais assis, plongé dans unemélancolie profonde, lorsque Savéliitch vint tout à coupinterrompre mes réflexions.

« Voilà, seigneur, dit-il en me présentant une feuille de papiertoute couverte d’écriture ; regarde si je suis un espion demon maître et si je tâche de brouiller le père avec le fils. »

Je pris de sa main ce papier ; c’était la réponse deSavéliitch à la lettre qu’il avait reçue. La voici mot pour mot:

« Seigneur André Pétrovitch, notre gracieux père, j’ai reçuvotre gracieuse lettre, dans laquelle tu daignes te fâcher contremoi, votre esclave, en me faisant honte de ce que je ne remplis pasles ordres de mes maîtres. Et moi, qui ne suis pas un vieux chien,mais votre serviteur fidèle, j’obéis aux ordres de mesmaîtres ; et je vous ai toujours servi avec zèle jusqu’à mescheveux blancs. Je ne vous ai rien écrit de la blessure de PiôtrAndréitch, pour ne pas vous effrayer sans raison ; et voilàque nous entendons que notre maîtresse, notre mère, AvdotiaVassilievna, est malade de peur ; et je m’en vais prier Dieupour sa santé. Et Piôtr Andréitch a été blessé dans la poitrine,sons l’épaule droite, sous une côte, à la profondeur d’un verchoket demi, et il a été couché dans la maison du commandant, où nousl’avons apporté du rivage : et c’est le barbier d’ici, StépanParamonoff, qui l’a traité ; et maintenant Piôtr Andréitch,grâce à Dieu, se porte bien ; et il n’y a rien que du bien àdire de lui : ses chefs, à ce qu’on dit, sont contents de lui, etVassilissa Iégorovna le traite comme son propre fils ; etqu’une pareille occasion lui soit arrivée, il ne faut pas lui enfaire de reproches ; le cheval a quatre jambes et il bronche.Et vous daignez écrire que vous m’enverrez garder lescochons ; que ce soit votre volonté de seigneur. Et maintenantje vous salue jusqu’à terre.

« Votre fidèle esclave,

« Arkhip Savélieff. »

Je ne pus m’empêcher de sourire plusieurs fois pendant lalecture de la lettre du bon vieillard. Je ne me sentais pas en étatd’écrire à mon père, et, pour calmer ma mère, la lettre deSavéliitch me semblait suffisante.

De ce jour ma situation changea ; Marie Ivanovna ne meparlait presque plus et tâchait même de m’éviter. La maison ducommandant me devint insupportable ; je m’habituai peu à peu àrester seul chez moi. Dans le commencement, Vassilissa Iégorovna mefit des reproches ; mais, en voyant ma persistance, elle melaissa en repos. Je ne voyais Ivan Kouzmitch que lorsque le servicel’exigeait. Je n’avais que de très rares entrevues avec Chvabrine,qui m’était devenu d’autant plus antipathique que je croyaisdécouvrir en lui une inimitié secrète, ce qui me confirmaitdavantage dans mes soupçons. La vie me devint à charge. Jem’abandonnai à une noire mélancolie, qu’alimentaient encore lasolitude et l’inaction. Je perdis toute espèce de goût pour lalecture et les lettres. Je me laissais complètement abattre et jecraignais de devenir fou, lorsque des événements soudains, quieurent une grande influence sur ma vie, vinrent donner à mon âme unébranlement profond et salutaire.

Chapitre 6Pougatcheff

Avant d’entamer le récit des événements étranges dont je fus letémoin, je dois dire quelques mots sur la situation où se trouvaitle gouvernement d’Orenbourg vers la fin de l’année 1773. Cetteriche et vaste province était habitée par une foule de peuplades àdemi sauvages, qui venaient récemment de reconnaître lasouveraineté des tsars russes. Leurs révoltes continuelles, leurimpatience de toute loi et de la vie civilisée, leur inconstance etleur cruauté demandaient, de la part du gouvernement, unesurveillance constante pour les réduire à l’obéissance. On avaitélevé des forteresses dans les lieux favorables, et dans la pluparton avait établi à demeure fixe des Cosaques, anciens possesseursdes rives du Iaïk. Mais ces Cosaques eux-mêmes, qui auraient dûgarantir le calme et la sécurité de ces contrées, étaient devenusdepuis quelque temps des sujets inquiet et dangereux pour legouvernement impérial. En 1772, une émeute survint dans leurprincipale bourgade. Cette émeute fut causée par les mesuressévères qu’avait prises le général Tranbenberg pour ramener l’arméeà l’obéissance. Elles n’eurent d’autre résultat que le meurtrebarbare de Tranbenberg, l’élévation de nouveaux chefs, etfinalement la répression de l’émeute à force de mitraille et decruels châtiments.

Cela s’était passé peu de temps avant mon arrivée dans laforteresse de Bélogorsk. Alors tout était ou paraissait tranquille.Mais l’autorité avait trop facilement prêté foi au feint repentirdes révoltés, qui couvaient leur haine en silence, et n’attendaientqu’une occasion propice pour recommencer la lutte.

Je reviens à mon récit.

Un soir (c’était au commencement d’octobre 1773), j’étais seul àla maison, à écouter le sifflement du vent d’automne et à regarderles nuages qui glissaient rapidement devant la lune. On vintm’appeler de la part du commandant, chez lequel je me rendis àl’instant même. J’y trouvai Chvabrine, Ivan Ignaliitch etl’ouriadnik des Cosaques. Il n’y avait dans la chambre ni la femmeni la fille du commandant. Celui-ci me dit bonjour d’un airpréoccupé. Il ferma la porte, fit asseoir tout le monde, horsl’ouriadnik, qui se tenait debout, tira un papier de sa poche etnous dit :

« Messieurs les officiers, une nouvelle importante !écoutez ce qu’écrit le général. »

Il mit ses lunettes et lut ce qui suit :

« À monsieur le commandant de la forteresse de Bélogorsk,capitaine Mironoff (secret).

« Je vous informe par la présente que le fuyard et schismatiqueCosaque du Don Iéméliane Pougatcheff, après s’être rendu coupablede l’impardonnable insolence d’usurper le nom du défunt empereurPierre III, a réuni une troupe de brigands, suscité des troublesdans les villages du Iaïk, et pris et même détruit plusieursforteresses, en commettant partout des brigandages et desassassinats. En conséquence, dès la réception de la présente, vousaurez, monsieur le capitaine, à aviser aux mesures qu’il fautprendre pour repousser le susdit scélérat et usurpateur, et, s’ilest possible, pour l’exterminer entièrement dans le cas où iltournerait ses armes contre la forteresse confiée à vos soins.»

« Prendre les mesures nécessaires, dit le commandant en ôtantses lunettes et en pliant le papier ; vois-tu bien !c’est facile à dire. Le scélérat semble fort, et nous n’avons quecent trente hommes, même en ajoutant les Cosaques, sur lesquels iln’y a pas trop à compter, soit dit sans te faire un reproche,Maximitch. »

L’ouriadnik sourit.

« Cependant prenons notre parti, messieurs les officiers ;soyez ponctuels ; placez des sentinelles, établissez desrondes de nuit ; dans le cas d’une attaque, fermez les porteset faites sortir les soldats. Toi, Maximitch, veille bien sur tesCasaques. Il faut aussi examiner le canon et le bien nettoyer, etsurtout garder le secret ; que personne dans la forteresse nesache rien avant le temps. »

Après avoir ainsi distribué ses ordres, Ivan Kouzmitch nouscongédia. Je sortis avec Chvabrine, tout en devisant sur ce quenous venions d’entendre.

« Qu’en crois-tu ? comment finira tout cela ? luidemandai-je.

– Dieu le sait, répondit-il, nous verrons ; jusqu’à présentje ne vois rien de grave. Si cependant… »

Alors il se mit à rêver en sifflant avec distraction un airfrançais.

Malgré toutes nos précautions, la nouvelle de l’apparition dePougatcheff se répandit dans la forteresse. Quel que fût le respectd’Ivan Kouzmitch pour son épouse, il ne lui aurait révélé pour rienau monde un secret confié comme affaire de service. Après avoirreçu la lettre du général, il s’était assez adroitement débarrasséde Vassilissa Iégorovna, en lui disant que le père Garasim avaitreçu d’Orenbourg des nouvelles extraordinaires qu’il gardait dansle mystère le plus profond. Vassilissa Iégorovna prit à l’instantmême le désir d’aller rendre visite à la femme du pope, et, d’aprèsle conseil d’Ivan Kouzmitch, elle emmena Macha, de peur qu’elle nela laissât s’ennuyer toute seule.

Resté maître du terrain, Ivan Kouzmitch nous envoya cherchersur-le-champ, et prit soin d’enfermer Palachka dans la cuisine,pour qu’elle ne pût nous épier.

Vassilissa Iégorovna revint à la maison sans avoir rien pu.tirerde la femme du pope ; elle apprit en rentrant que, pendant sonabsence, un conseil de guerre s’était assemblé chez Ivan Kouzmitch,et que Palachka avait été enfermée sous clef. Elle se douta que sonmari l’avait trompée, et se mit à l’accabler de questions. MaisIvan Kouzmitch était préparé à cette attaque ; il ne setroubla pas le moins du monde, et répondit bravement à sa curieusemoitié :

« Vois-tu bien, ma petite mère, les femmes du pays se sont misen tête d’allumer du feu avec de la paille : et comme cela peutêtre cause d’un malheur, j’ai rassemblé mes officiers et je leur aidonné l’ordre de veiller à ce que les femmes ne fassent pas de feuavec de la paille, mais bien avec des fagots et desbroussailles.

– Et qu’avais-tu besoin d’enfermer Palachka ? lui demandasa femme ; pourquoi la pauvre fille est-elle restée dans lacuisine jusqu’à notre retour ? »

Ivan Kouzmitch ne s’était pas préparé à une semblable question :il balbutia quelques mots incohérents. Vassilissa Iégorovnas’aperçut aussitôt de la perfidie de son mari ; mais, sûrequ’elle n’obtiendrait rien de lui pour le moment, elle cessa sesquestions et parla des concombres salés d’Akoulina Pamphilovnasavait préparer d’une façon supérieure. De toute la nuit,Vassilissa Iégorovna ne put fermer l’œil, n’imaginant pas ce queson mari avait en tête qu’elle ne pût savoir.

Le lendemain, au retour de la messe, elle aperçut IvanIgnatiitch occupé à ôter du canon des guenilles, de petitespierres, des morceaux de bois, des osselets et toutes sortesd’ordures que les petits garçons y avaient fourrées. « Que peuventsignifier ces préparatifs guerriers ? pensa la femme ducommandant. Est-ce qu’on craindrait une attaque de la part desKirghises ? mais serait-il possible qu’Ivan Kouzmitch mecachât une pareille misère ? » Elle appela Ivan Ignatiitchavec la ferme résolution de savoir de lui le secret qui tourmentaitsa curiosité de femme.

Vassilissa Iégorovna débuta par lui faire quelques remarques surdes objets de ménage, comme un juge qui commence un interrogatoirepar des questions étrangères à l’affaire pour rassurer et endormirla prudence de l’accusé. Puis, après un silence de quelquesinstants, elle poussa un profond soupir, et dit en hochant la tête:

« Oh ! mon Dieu, Seigneur ! voyez quellenouvelle ! Qu’adviendra-t-il de tout cela ?

– Eh ! ma petite mère, répondit Ivan Ignatiitch, leSeigneur est miséricordieux ; nous avons assez de soldats,beaucoup de poudre ; j’ai nettoyé le canon. Peut-être bienrepousserons-nous ce Pougatcheff. Si Dieu ne nous abandonne, leloup ne mangera personne ici.

– Et quel homme est-ce que ce Pougatcheff ? » demanda lafemme du commandant.

Ivan Ignatiitch vit bien qu’il avait trop parlé, et se mordit lalangue. Mais il était trop tard, Vassilissa Iégorovna lecontraignit à lui tout raconter, après avoir engagé sa parolequ’elle ne dirait rien à personne.

Elle tint sa promesse, et, en effet, ne dit rien à personne, sice n’est à la femme du pope, et cela par l’unique raison que lavache de cette bonne dame, étant encore dans la steppe, pouvaitêtre enlevée par les brigands.

Bientôt tout le monde parla de Pougatcheff. Les bruits quicouraient sur son compte étaient fort divers. Le commandant envoyal’ouriadnik avec mission de bien s’enquérir de tout dans lesvillages voisins. L’ouriadnik revint après une absence de deuxjours, et déclara qu’il avait dans la steppe, à soixante verstes dela forteresse, une grande quantité de feux, et qu’il avait ouï direaux Bachkirs qu’une force innombrable s’avançait. Il ne pouvaitrien dire de plus précis, ayant craint de s’aventurerdavantage.

On commença bientôt à remarquer une grande agitation parmi lesCosaques de la garnison. Dans toutes les rues, ils s’assemblaientpar petits groupes, parlaient entre eux à voix basse, et sedispersaient dès qu’ils apercevaient un dragon ou tout autre soldatrusse. On les fit espionner : Ioulaï, Kalmouk baptisé, fit aucommandant une révélation très grave. Selon lui, l’ouriadnik auraitfait de faux rapports ; à son retour, le perfide Cosaqueaurait dit à ses camarades qu’il s’était avancé jusque chez lesrévoltés, qu’il avait été présenté à leur chef, et que ce chef, luiayant donné sa main à baiser, s’était longuement entretenu aveclui. Le commandant fit aussitôt mettre l’ouriadnik aux arrêts, etdésigna Ioulaï pour le remplacer. Ce changement fut accueilli parles Cosaques avec un mécontentement visible. Ils murmuraient àhaute voix, et Ivan Ignatiitch, l’exécuteur de l’ordre ducommandant, les entendit, de ses propres oreilles, dire assezclairement :

« Attends, attends, rat de garnison ! »

Le commandant avait eu l’intention d’interroger son prisonnierle même jour ; mais l’ouriadnik s’était échappé, sans douteavec l’aide de ses complices.

Un nouvel événement vint accroître l’inquiétude du capitaine. Onsaisit un Bachkir porteur de lettres séditieuses. À cette occasion,le commandant prit le parti d’assembler derechef ses officiers, etpour cela il voulut encore éloigner sa femme sous un prétextespécieux. Mais comme Ivan Kouzmitch était le plus adroit et le plussincère des hommes, il ne trouva pas d’autre moyen que celui qu’ilavait déjà employé une première fois.

« Vois-tu bien, Vassilissa Iégorovna, lui dit-il en toussant àplusieurs reprises, le père Garasim a, dit-on, reçu de laville…

– Tais-toi, tais-toi, interrompit sa femme ; tu veux encorerassembler un conseil de guerre et parler sans moi de IémélianePougatcheff ; mais tu ne me tromperas pas cette fois. »

Ivan Kouzmitch écarquilla les yeux : « Eh bien, ma petite mère,dit-il, si tu sais tout, reste, il n’y a rien à faire ; nousparlerons devant toi.

– Bien, bien, mon petit père, répondit-elle, ce n’est pas à toide faire le fin. Envoie chercher les officiers. »

Nous nous assemblâmes de nouveau. Ivan Kouzmitch nous lut,devant sa femme, la proclamation de Pougatcheff, rédigée parquelque Cosaque à demi lettré. Le brigand nous déclarait sonintention de marcher immédiatement sur notre forteresse, invitantles Cosaques et les soldats à se réunir à lui, et conseillait auxchefs de ne pas résister, les menaçant en ce cas du derniersupplice. La proclamation était écrite en termes grossiers, maisénergiques, et devait produire une grande impression sur lesesprits des gens simples,

« Quel coquin ! s’écria la femme du commandant. Voyez cequ’il ose nous proposer ! de sortir à sa rencontre et dedéposer à ses pieds nos drapeaux ! Ah ! le fils dechien ! il ne sait donc pas que nous sommes depuis quaranteans au service, et que, Dieu merci, nous en avons vu de toutessortes ! Est-il possible qu’il se soit trouvé des commandantsassez lâches pour obéir à ce bandit !

– Ça ne devrait pas être, répondit Ivan Kouzmitch ;cependant on dit que le scélérat s’est déjà emparé de plusieursforteresses.

– Il paraît qu’il est fort, en effet, observa Chvabrine.

– Nous allons savoir à l’instant sa force réelle, reprit lecommandant ; Vassilissa Iégorovna, donne-moi la clef dugrenier. Ivan Ignatiitch, amène le Bachkir, et dis à Ioulaïd’apporter des verges.

– Attends un peu, Ivan Kouzmitch, dit la commandante en selevant de son siège ; laisse-moi emmener Macha hors de lamaison. Sans cela elle entendrait, les cris, et ça lui ferait peur.Et moi, pour dire la vérité, je ne suis pas très curieuse depareilles investigations. Au plaisir de vous revoir… »

La torture était alors tellement enracinée dans les habitudes dela justice, que l’ukase bienfaisant qui en avait prescritl’abolition resta longtemps sans effet. On croyait que l’aveu del’accusé était indispensable à la condamnation, idée non seulementdéraisonnable, mais contraire au plus simple bon sens en matièrejuridique ; car, si le déni de l’accusé ne s’accepte pas commepreuve de son innocence, l’aveu qu’on lui arrache doit moins encoreservir de preuve de sa culpabilité. À présent même, il m’arriveencore d’entendre de vieux juges regretter l’abolition de cettecoutume barbare. Mais, de notre temps, personne ne doutait de lanécessité de la torture, ni les juges, ni les accusés eux-mêmes.C’est pourquoi l’ordre du commandant n’étonna et n’émut aucun denous. Ivan Ignatiitch s’en alla chercher le Bachkir, qui était tenusous clef dans le grenier de la commandante, et, peu d’instantsaprès, on l’amena dans l’antichambre. Le commandant ordonna qu’onl’introduisit en sa présence.

Le Bachkir franchit le seuil avec peine, car il avait aux piedsdes entraves en bois. Il ôta son haut bonnet et s’arrêta près de laporte. Je le regardai et tressaillis involontairement. Jamais jen’oublierai cet homme : il paraissait âgé de soixante et dix ans aumoins, et n’avait ni nez, ni oreilles. Sa tête était rasée ;quelques rares poils gris lui tenaient lieu de barbe. Il était depetite taille, maigre, courbé ; mais ses yeux à la tatarebrillaient encore.

« Eh ! eh ! dit le commandant, qui reconnut à cesterribles indices un des révoltés punis en 1741, tu es un vieuxloup, à ce que je vois ; tu as déjà été pris dans nos pièges.Ce n’est pas la première fois que tu te révoltes, puisque ta têteest si bien rabotée. Approche-toi, et dis qui t’a envoyé. »

Le vieux Bachkir se taisait et regardait le commandant avec unair de complète imbécillité.

« Eh bien, pourquoi te tais-tu ? continua IvanKouzmitch ; est-ce que tu ne comprends pas le russe ?Ioulaï, demande-lui en votre langue qui l’a envoyé, dans notreforteresse. »

Ioulaï répéta en langue tatare la question d’Ivan Kouzmitch.Mais le Bachkir le regarda avec la même expression, et sansrépondre un mot.

« Iachki ! s’écria le commandant ; je te ferai parler.Voyons, ôtez-lui sa robe de chambre rayée, sa robe de fou, etmouchetez-lui les épaules. Voyons, Ioulaï, houspille-le comme ilfaut. »

Deux invalides commencèrent à déshabiller le Bachkir. Une viveinquiétude se peignit alors sur la figure du malheureux. Il se mità regarder de tous côtés comme un pauvre petit animal pris par desenfants. Mais lorsqu’un des invalides lui saisit les mains pour lestourner autour de son cou et souleva le vieillard sur ses épaulesen se courbant, lorsque Ioulaï prit les verges et leva la main pourfrapper, alors le Bachkir poussa un gémissement faible et puissant,et, relevant la tête, ouvrit la bouche, où, au lieu de langue,s’agitait un court tronçon.

Nous fûmes tous frappés d’horreur.

« Eh bien, dit le commandant, je vois que nous ne pourrons rientirer de lui. Ioulaï, ramène le Bachkir au grenier ; et nous,messieurs, nous avons encore à causer. »

Nous continuions à débattre notre position, lorsque VassilissaIégorovna se précipita dans la chambre, toute haletante, et avec unair effaré.

« Que t’est-il arrivé ? demanda le commandant surpris.

– Malheur ! malheur ! répondit Vassilissa Iégorovna :le fort de Nijnéosern a été pris ce matin ; le garçon du pèreGarasim vient de revenir. Il a vu comment on l’a pris. Lecommandant et tous les officiers sont pendus, tous les soldatsfaits prisonniers ; les scélérats vont venir ici. »

Cette nouvelle inattendue fit sur moi une impressionprofonde ; le commandant de la forteresse de Nijnéosern, jeunehomme doux et modeste, m’était connu. Deux mois auparavant il avaitpassé, venant d’Orenbourg avec sa jeune femme, et s’était arrêtéchez Ivan Kouzmitch. La Nijnéosernia n’était située qu’à vingt-cinqverstes de notre fort. D’heure en heure il fallait nous attendre àune attaque de Pougatcheff. Le sort de Marie Ivanovna se présentavivement à mon imagination, et le cœur me manquait en ypensant.

« Écoutez, Ivan Kouzmitch, dis-je au commandant, notre devoirest de défendre la forteresse jusqu’au dernier soupir, celas’entend. Mais il faut songer à la sûreté des femmes. Envoyez-les àOrenbourg, si la route est encore libre, ou bien dans uneforteresse plus éloignée et plus sûre, où les scélérat n’aient pasencore eu le temps de pénétrer. »

Ivan Kouzmitch se tourna vers sa femme : « Vois-tu bien !ma mère ; en effet, ne faudra-t-il pas vous envoyer quelquepart plus loin, jusqu’à ce que nous ayons réduit lesrebelles ?

– Quelle folie ! répondit la commandante. Où est laforteresse que les balles n’aient pas atteinte ? En quoi laBélogorskaïa n’est-elle pas sûre ? Grâce à Dieu, voici plus devingt et un ans que nous y vivons. Nous avons vu les Bachkirs etles Kirghises ; peut-être y lasserons-nousPougatcheff !

– Eh bien, ma petite mère, répliqua Ivan Kouzmitch, reste si tupeux, puisque tu comptes tant sur notre forteresse. Mais quefaut-il faire de Macha ? C’est bien si nous le lassons, ous’il nous arrive un secours. Mais si les brigands prennent laforteresse ?… – Eh bien ! alors… »

Mais ici Vassilissa Iégorovna ne put que bégayer et se tut,étouffée par l’émotion.

« Non, Vassilissa Iégorovna, reprit la commandant, qui remarquaque ses paroles avaient produit une grande impression sur sa femme,peut-être pour la première fois de sa vie ; il ne convient pasque Macha reste ici. Envoyons-la à Orenbourg chez sa marraine. Làil y a assez de soldats et de canons, et les murailles sont enpierre. Et même à toi j’aurais conseillé de t’en aller aussilà-bas ; car, bien que tu sois vieille, pense à ce quit’arrivera si la forteresse est prise d’assaut.

– C’est bien, c’est bien, dit la commandante, nous renverronsMacha ; mais ne t’avise pas de me prier de partir, je n’enferais rien. Il ne me convient pas non plus, dans mes vieillesannées, de me séparer de toi, et d’aller chercher un tombeausolitaire en pays étranger. Nous avons vécu ensemble, nous mourronsensemble.

– Et tu as raison, dit le commandant. Voyons, il n’y a pas detemps à perdre. Va équiper Macha pour la route ; demain nousla ferons partir à la pointe du jour, et nous lui donnerons même unconvoi, quoique, à vrai dire, nous n’ayons pas ici de genssuperflus. Mais où donc est-elle ?

– Chez Akoulina Pamphilovna, répondit la commandante ; elles’est trouvée mal en apprenant la prise de Nijnéosern ! jecrains qu’elle ne tombe malade. Ô Dieu Seigneur ! jusqu’oùavons-nous vécu ? »

Vassilissa Iégorovna alla faire les apprêts du départ de safille. L’entretien chez le commandant continua encore ; maisje n’y pris plus aucune part. Marie Ivanovna reparut pour lesouper, pâle et les yeux rougis. Nous soupâmes en silence, et nousnous levâmes de table plus tôt que d’ordinaire. Chacun de nousregagna son logis après avoir dit adieu à toute la famille. J’avaisoublié mon épée et revins la prendre ; je trouvais Marie sousla porte ; elle me la présenta.

« Adieu, Piôtr Andréitch, me dit-elle en pleurant ; onm’envoie à Orenbourg. Soyez bien portant et heureux. Peut-être queDieu permettra que nous nous revoyions ; si non… »

Elle se mit à sangloter.

« Adieu, lui dis-je, adieu, ma chère Marie ! Quoi qu’ilm’arrive, sois sûre que ma dernière pensée et ma dernière prièreseront pour toi. »

Macha continuait à pleurer. Je sortis précipitamment.

Chapitre 7L’assaut

De toute la nuit, je ne pus dormir, et ne quittai même pas meshabits. J’avais eu l’intention de gagner de grand matin la porte dela forteresse par où Marie Ivanovna devait partir, pour lui dire undernier adieu. Je sentais en moi un changement complet. L’agitationde mon âme me semblait moins pénible que la noire mélancolie oùj’étais plongé précédemment. Au chagrin de la séparation semêlaient en moi des espérances vagues mais douces, l’attenteimpatiente des dangers et le sentiment d’une noble ambition. Lanuit passa vite. J’allais sortir, quand ma porte s’ouvrit, et lecaporal entra pour m’annoncer que nos Cosaques avaient quittépendant la nuit la forteresse, emmenant de force avec eux Ioulaï,et qu’autour de nos remparts chevauchaient des gens inconnus.L’idée que Marie Ivanovna n’avait pu s’éloigner me glaça deterreur. Je donnai à la hâte quelques instructions au caporal, etcourus chez le commandant.

Il commençait à faire jour. Je descendais rapidement la rue,lorsque je m’entendis appeler par quelqu’un. Je m’arrêtai.

« Où allez-vous ? oserais-je vous demander, me dit IvanIgnatiitch en me rattrapant ; Ivan Kouzmitch est sur lerempart, et m’envoie vous chercher. Le Pougatch est arrivé.

– Marie Ivanovna est-elle partie ? demandai-je avec untremblement intérieur.

– Elle n’en a pas eu le temps, répondit Ivan Ignatiitch, laroute d’Orenbourg est coupée, la forteresse entourée. Cela va mal,Piôtr Andréitch. »

Nous nous rendîmes sur le rempart, petite hauteur formée par lanature et fortifiée d’une palissade. La garnison s’y trouvait sousles armes. On y avait traîné le canon dès la veille. Le commandantmarchait de long en large devant sa petite troupe ; l’approchedu danger avait rendu au vieux guerrier une vigueur extraordinaire.Dans la steppe, et peu loin de la forteresse, se voyaient unevingtaine de cavaliers qui semblaient être des Cosaques ; maisparmi eux se trouvaient quelques Bachkirs, qu’il était facile dereconnaître à leurs bonnets et à leurs carquois. Le commandantparcourait les rangs de la petite armée, en disant aux soldats : «Voyons, enfants, montrons-nous bien aujourd’hui pour notre mèrel’impératrice, et faisons voir à tout le monde que nous sommes desgens braves, fidèles à nos serments. »

Les soldats témoignèrent à grands cris de leur bonne volonté.Chvabrine se tenait près de moi, examinant l’ennemi avec attention.Les gens qu’on apercevait dans la steppe, voyant sans doutequelques mouvements dans le fort, se réunirent en groupe etparlèrent entre eux. Le commandant ordonna à Ivan Ignatiitch depointer sur eux le canon, et approcha lui-même la mèche. Le bouletpassa en sifflant sur leurs têtes sans leur faire aucun mal. Lescavaliers se dispersèrent aussitôt, en partant au galop, et lasteppe devint déserte. En ce moment, parut sur le rempartVassilissa Iégorovna, suivie de Marie qui n’avait pas voulu laquitter.

« Eh bien, dit la commandante, comment va la bataille ? oùest l’ennemi ?

– L’ennemi n’est pas loin, répondit Ivan Kouzmitch ; mais,si Dieu le permet, tout ira bien. Et toi, Macha, as-tupeur ?

– Non, papa, répondit Marie ; j’ai plus peur seule à lamaison. »

Elle me jeta un regard, en s’efforçant de sourire. Je serraivivement la garde de mon épée, en me rappelant que je l’avais reçuela veille de ses mains, comme pour sa défense. Mon cœur brûlaitdans ma poitrine ; je me croyais son chevalier ; j’avaissoif de lui prouver que j’étais digne de sa confiance, etj’attendais impatiemment le moment décisif.

Tout à coup, débouchant d’une hauteur qui se trouvait à huitverstes de la forteresse, parurent de nouveau des groupes d’hommesà cheval, et bientôt toute la steppe se couvrit de gens armés delances et de flèches. Parmi eux, vêtu d’un cafetan rouge et lesabre à la main, se distinguait un homme monté sur un cheval blanc.C’était Pougatcheff lui-même. Il s’arrêta, fut entouré, et bientôt,probablement d’après ses ordres, quatre hommes sortirent de lafoule, et s’approchèrent au grand galop jusqu’au rempart. Nousreconnûmes en eux quelques-uns de nos traîtres. L’un d’eux élevaitune feuille de papier au-dessus de son bonnet ; un autreportait au bout de sa pique la tête de Ioulaï, qu’il nous lançapar-dessus la palissade. La tête du pauvre Kaimouk roula aux piedsdu commandant.

Les traîtres nous criaient :

« Ne tirez pas : sortez pour recevoir le tsar ; le tsar estici.

– Enfants, feu ! » s’écria le capitaine pour touteréponse.

Les soldats firent une décharge. Le Cosaque qui tenait la lettrevacilla et tomba de cheval ; les autres s’enfuirent à toutebride. Je jetai un coup d’œil sur Marie Ivanovna. Glacée de terreurà la vue de la tête de Ioulaï, étourdie du bruit de la décharge,elle semblait inanimée. Le commandant appela le caporal, et luiordonna d’aller prendre la feuille des mains du Cosaque abattu. Lecaporal sortit dans la campagne, et revint amenant par la bride lecheval du mort. Il remit la lettre au commandant. Ivan Kouzmitch lalut à voix basse et la déchira en morceaux. Cependant on voyait lesrévoltés se préparer à une attaque. Bientôt les balles sifflèrent ànos oreilles, et quelques flèches vinrent s’enfoncer autour de nousdans la terre et dans les pieux de la palissade.

« Vassilissa Iégorovna, dit le commandant, les femmes n’ont rienà faire ici. Emmène Macha ; tu vois bien que cette fille estplus morte que vive. »

Vassilissa Iégorovna, que les balles avaient assouplie, jeta unregard sur la steppe, où l’on voyait de grands mouvements parmi lafoule, et dit à son mari : « Ivan Kouzmitch, Dieu donne la vie etla mort ; bénis Macha ; Macha, approche de ton père. »Pâle et tremblante, Marie s’approcha d’Ivan Kouzmitch, se mit àgenoux et le salua jusqu’à terre. Le vieux commandant fit sur elletrois fois le signe de la croix, puis la releva, l’embrassa, et luidit d’une voix altérée par l’émotion : « Eh bien, Macha, soisheureuse ; prie Dieu, il ne t’abandonnera pas. S’il se trouveun honnête homme, que Dieu vous donne à tous deux amour et raison.Vivez ensemble comme nous avons vécu ma femme et moi. Eh bien,adieu, Macha. Vassilissa Iégorovna, emmène-la donc plus vite. »

Marie se jeta à son cou, et se mit à sangloter. «Embrassons-nous aussi, dit en pleurant la commandante. Adieu, monIvan Kouzmitch ; pardonne-moi si je t’ai jamais fâché.

– Adieu, adieu, ma petite mère, dit le commandant en embrassantsa vieille compagne ; voyons, assez, allez-vous-en à lamaison, et, si tu en as le temps, mets un sarafan à Macha. »

La commandante s’éloigna avec sa fille. Je suivais Marie duregard ; elle se retourna et me fit un dernier signe detête.

Ivan Kouzmitch revint à nous, et toute son attention fut tournéesur l’ennemi. Les rebelles se réunirent autour de leur chef et toutà coup mirent pied à terre précipitamment. « Tenez-vous bien, nousdit le commandant, c’est l’assaut qui commence. » En ce moment mêmeretentirent des cris de guerre sauvages. Les rebelles accouraient àtoutes jambes sur la forteresse. Notre canon était chargé àmitraille. Le commandant les laissa venir à très petite distance,et mit de nouveau le feu à sa pièce. La mitraille frappa au milieude la foule, qui se dispersa en tout sens. Leur chef seul resta enavant, agitant son sabre ; il semblait les exhorter avecchaleur. Les cris aigus, qui avaient un instant cessé, redoublèrentde nouveau. « Maintenant, enfants ! s’écria le capitaine,ouvrez la porte, battez, le tambour, et en avant ! Suivez-moipour une sortie ! »

Le commandant, Ivan Ignatiitch et moi, nous nous trouvâmes en uninstant hors du parapet. Mais la garnison, intimidée, n’avait pasbougé de place. « Que faites-vous donc, mes enfants ? s’écriaIvan Kouzmitch ; s’il faut mourir, mourons ; affaire deservice ! »

En ce moment les rebelles se ruèrent sur nous, et forcèrentl’entrée de la citadelle. Le tambour se tut, la garnison jeta sesarmes. On m’avait renversé par terre ; mais je me relevai etj’entrai pêle-mêle avec la foule dans la forteresse. Je vis lecommandant blessé à la tête, et pressé par une petite troupe debandits qui lui demandaient les clefs. J’allais courir à sonsecours, quand plusieurs forts Cosaques me saisirent et me lièrentavec leurs kouchaks en criant : « Attendez, attendez ce qu’on vafaire de vous, traîtres au tsar ! »

On nous traîna le long des rues. Les habitants sortaient deleurs maisons, offrant le pain et le sel. On sonna les cloches.Tout à coup des cris annoncèrent que le tsar était sur la place,attendant les prisonniers pour recevoir leurs serments. Toute lafoule se jeta de ce côté, et nos gardiens nous y traînèrent.

Pougatcheff était assis dans un fauteuil, sur le perron de lamaison du commandant. Il était vêtu d’un élégant cafetan cosaque,brodé sur les coutures. Un haut bonnet de martre zibeline, orné deglands d’or, descendait jusque sur ses yeux flamboyants. Sa figurene me parut pas inconnue. Les chefs cosaques l’entouraient.

Le père Garasim, pale et tremblant, se tenait, la croix à lamain, au pied du perron, et semblait le supplier en silence pourles victimes amenées devant lui. Sur la place même, on dressait àla hâte une potence. Quand nous approchâmes, des Bachkirsécartèrent la foule, et l’on nous présenta à Pougatcheff. Le bruitdes cloches cessa, et le plus profond silence s’établit. « Qui estle commandant ? » demanda l’usurpateur. Notre ouriadnik sortitdes groupes et désigna Ivan Kouzmitch. Pougatcheff regarda levieillard avec une expression terrible et lui dit : « Comment as-tuosé t’opposer à moi, à ton empereur ? »

Le commandant, affaibli par sa blessure, rassembla ses dernièresforces et répondit d’une voix ferme : « Tu n’es pas mon empereur :tu es un usurpateur et un brigand, vois-tu bien ! »

Pougatcheff fronça le sourcil et leva son mouchoir blanc.Aussitôt plusieurs Cosaques saisirent le vieux capitaine etl’entraînèrent au gibet. À cheval sur la traverse, apparut leBachkir défiguré qu’on avait questionné la veille ; il tenaitune corde à la main, et je vis un instant après le pauvre IvanKouzmitch suspendu en l’air. Alors on amena à Pougatcheff IvanIgnatiitch.

« Prête serment, lui dit Pougatcheff, à l’empereur PiôtrFédorovitch.

– Tu n’es pas notre empereur, répondit le lieutenant en répétantles paroles de son capitaine ; tu es un brigand, mon oncle, etun usurpateur. »

Pougatcheff fit de nouveau le signal du mouchoir, et le bon IvanIgnatiitch fut pendu auprès de son ancien chef. C’était mon tour.Je fixai hardiment le regard sur Pougatcheff, en m’apprêtant àrépéter la réponse de mes généreux camarades. Alors, à ma surpriseinexprimable, j’aperçus parmi les rebelles Chvabrine, qui avait eule temps de se couper les cheveux en rond et d’endosser un cafetande Cosaque. Il s’approcha de Pougatcheff et lui dit quelques mots àl’oreille. « Qu’on le pende ! » dit Pougatcheff sans daignerme jeter un regard. On me passa la corde au cou. Je me mis àréciter à voix basse une prière, en offrant à Dieu un repentirsincère de toutes mes fautes et en le priant de sauver tous ceuxqui étaient chers à mon cœur. On m’avait déjà conduit sous legibet. « Ne crains rien, ne crains rien ! » me disaient lesassassins, peut-être pour me donner du courage. Tout à coup un crise fit entendre : « Arrêtez, maudits ».

Les bourreaux s’arrêtèrent. Je regarde… Savéliitch était étenduaux pieds de Pougatcheff.

« Ô mon propre père, lui disait mon pauvre menin, qu’as-tubesoin de la mort de cet enfant de seigneur ? Laisse-le libre,on t’en donnera une bonne rançon ; mais pour l’exemple et pourfaire peur aux autres, ordonne qu’on me pende, moi, vieillard.»

Pougatcheff fit un signe ; on me délia aussitôt. « Notrepère te pardonne », me disaient-ils. Dans ce moment, je ne puisdire que j’étais très heureux de ma délivrance, mais je ne puisdire non plus que je la regrettais. Mes sens étaient trop troublés.On m’amena de nouveau devant l’usurpateur et l’on me fitagenouiller à ses pieds. Pougatcheff me tendit sa main musculeuse :« Baise la main, baise la main ! » criait-on autour de moi.Mais j’aurais préféré le plus atroce supplice à un si infâmeavilissement.

« Mon père Piôtr Andréitch, me soufflait Savéliitch, qui setenait derrière moi et me poussait du coude, ne fais pasl’obstiné ; qu’est-ce que cela te coûte ? Crache et baisela main du bri… Baise-lui la main. »

Je ne bougeai pas. Pougatcheff retira sa main et dit en souriant: « Sa Seigneurie est, à ce qu’il paraît, toute stupide dejoie ; relevez-le ». On me releva, et je restai en liberté. Jeregardai alors la continuation de l’infâme comédie.

Les habitants commencèrent à prêter le serment. Ils approchaientl’un après l’autre, baisaient la croix et saluaient l’usurpateur.Puis vint le tour des soldats de la garnison : le tailleur de lacompagnie, armé de ses grands ciseaux émoussés, leur coupait lesqueues. Ils secouaient la tête et approchaient les lèvres de lamain de Pougatcheff ; celui-ci leur déclara qu’ils étaientpardonnés et reçus dans ses troupes. Tout cela dura près de troisheures. Enfin Pougatcheff se leva de son fauteuil et descendit leperron, suivi par les chefs. On lui amena un cheval blanc richementharnaché. Deux Cosaques le prirent par les bras et l’aidèrent à semettre en selle. Il annonça au père Garasim qu’il dînerait chezlui. En ce moment retentit un cri de femme. Quelques brigandstraînaient sur le perron Vassilissa Iégorovna, échevelée etdemi-nue. L’un d’eux s’était déjà vêtu de son mantelet ; lesautres emportaient les matelas, les coffres, le linge, les servicesà thé et toutes sortes d’objets.

« Ô mes pères, criait la pauvre vieille, laissez-moi, degrâce ; mes pères, mes pères, menez-moi à Ivan Kouzmitch.»

Soudain elle aperçut le gibet et reconnut son mari.

« Scélérats, s’écria-t-elle hors d’elle-même, qu’en avez-vousfait ? Ô ma lumière, Ivan Kouzmitch, hardi cœur desoldat ; ni les baïonnettes prussiennes ne t’ont touché, niles balles turques ; et tu as péri devant un vil condamnéfuyard.

– Faites taire la vieille sorcière ! » dit Pougatcheff.

Un jeune Cosaque la frappa de son sabre sur la tête, et elletomba morte au bas des degrés du perron. Pougatcheff partit ;tout le peuple se jeta sur ses pas.

Chapitre 8La visite inattendue

La place se trouva vide. Je me tenais au même endroit, nepouvant rassembler mes idées troublées par tant d’émotionsterribles.

Mon incertitude sur le sort de Marie Ivanovna me tourmentaitplus que toute autre chose. « Où est-elle ? qu’est-elledevenue ? a-t-elle eu le temps de se cacher ? sa retraiteest-elle sûre ? » Rempli de ces pensées accablantes, j’entraidans la maison du commandant. Tout y était vide. Les chaises, lestables, les armoires étaient brûlées, la vaisselle en pièces. Unaffreux désordre régnait partout. Je montai rapidement le petitescalier qui conduisait à la chambre de Marie Ivanovna, où j’allaisentrer pour la première fois de ma vie. Son lit était bouleversé,l’armoire ouverte et dévalisée. Une lampe brûlait encore devant leKivot, vide également. On n’avait pas emporté non plus un petitmiroir accroché entre la porte et la fenêtre. Qu’était devenuel’hôtesse de cette simple et virginale cellule ? Une idéeterrible me traversait l’esprit. J’imaginai Marie dans les mainsdes brigands. Mon cœur se serra ; je fondis en larmes etprononçai à haute voix le nom de mon amante. En ce moment, un légerbruit se fit entendre, et Palachka, toute pâle, sortit de derrièrel’armoire.

« Ah !-Piôtr Andréitch, dit-elle en joignant les mains,quelle journée ! quelles horreurs !

– Marie Ivanovna ? demandai-je avec impatience ; quefait Marie Ivanovna ?

– La demoiselle est en vie, répondit Palachka ; elle estcachée chez Akoulina Pamphilovna.

– Chez la femme du pope ! m’écriai-je avec terreur. GrandDieu ! Pougatcheff est là ! »

Je me précipitai hors de la chambre, je descendis en deux sautsdans la rue, et, tout éperdu, me mis à courir vers la maison dupope. Elle retentissait de chansons, de cris et d’éclats de rire.Pougatcheff y tenait table avec ses compagnons. Palachka m’avaitsuivi. Je l’envoyai appeler en cachette Akoulina Pamphilovna. Unmoment après, la femme du pope sortit dans l’antichambre, un flaconvide à la main.

« Au nom du ciel, où est Marie Ivanovna ? demandai-je avecune agitation inexprimable.

– Elle est couchée, ma petite colombe, répondit la femme dupope, sur mon lit, derrière la cloison. Ah ! Piôtr Andréitch,un malheur était bien près d’arriver. Mais, grâce à Dieu, touts’est heureusement passé. Le scélérat s’était à peine assis àtable, que la pauvrette se mit à gémir. Je me sentis mourir depeur. Il l’entendit : « Qui est-ce qui gémit chez toi,vieille ? » Je saluai le brigand jusqu’à terre : « Ma nièce,tsar ; elle est malade et alitée il y a plus d’une semaine. –Et ta nièce est jeune ? – Elle est jeune, tsar. – Voyons,vieille, montre-moi ta nièce. » Je sentis le cœur me manquer ;mais que pouvais-je faire ? « Fort bien, tsar ; mais lafille n’aura pas la force de se lever et de venir devant Ta Grâce.– Ce n’est rien, vieille ; j’irai moi-même la voir. » Et, lecroiras-tu ? le maudit est allé derrière la cloison. Il tirale rideau, la regarda de ses yeux d’épervier, et rien deplus ; Dieu nous vint en aide. Croiras-tu que nous étions déjàpréparés, moi et le père, à une mort de martyrs ? Par bonheur,la petite colombe ne l’a pas reconnu. Ô Seigneur Dieu !quelles fêtes nous arrivent ! Pauvre Ivan Kouzmitch, quil’aurait cru ? Et Vassilissa Iégorovna, et IvanIgnatiitch ! Pourquoi celui-là ? Et vous, comment vousa-t-on épargné ? Et que direz-vous de Chvabrine, d’AlexéiIvanitch ? Il s’est coupé les cheveux en rond, et le voilà quibamboche avec eux. Il est adroit, on doit en convenir. Et quandj’ai parlé de ma nièce malade, croiras-tu qu’il m’a jeté un regardcomme s’il eût voulu me percer de son couteau ? Cependant ilne nous a pas trahis. Grâces lui soient rendues, au moins pourcela ! »

En ce moment retentirent à la fois les cris avinés des conviveset la voix du père Garasim. Les convives demandaient du vin, et lepope appelait sa femme.

« Retournez à la maison, Piôtr Andréitch, me dit-elle tout enémoi. J’ai autre chose à faire qu’à jaser avec vous. Il vousarrivera malheur si vous leur tombez maintenant sous la main.Adieu, Piôtr Andréitch ; ce qui sera sera ; peut-être queDieu daignera ne pas nous abandonner. »

La femme du pope rentra chez elle ; un peu tranquillisé, jeretournai chez moi. En traversant la place, je vis plusieursBachkirs qui se pressaient autour du gibet pour arracher les bottesaux pendus. Je retins avec peine l’explosion de ma colère, dont jesentais toute l’inutilité. Les brigands parcouraient la forteresseet pillaient les maisons des officiers. On entendait partout lescris des rebelles dans leurs orgies. Je rentrai à la maison.Savéliitch me rencontra sur le seuil.

« Grâce à Dieu, s’écria-t-il en me voyant, je croyais que lesscélérats t’avaient saisi de nouveau. Ah ! mon père PiôtrAndréitch, le croiras-tu ? les brigands nous ont tout pris :les habits, le linge, les effets, la vaisselle ; ils n’ontrien laissé. Mais qu’importe ? Grâces soient rendues à Dieu dece qu’ils ne t’ont pas au moins ôté la vie ! Mais as-tureconnu, maître, leur ataman ?

– Non, je ne l’ai pas reconnu ; qui donc est-il ?

– Comment, mon petit père ! tu as déjà oublié l’ivrogne quit’a escroqué le touloup, le jour du chasse-neige, un touloup depeau de lièvre, et tout neuf. Et lui, le coquin, a rompu toutes lescoutures en l’endossant. »

Je tombai de mon haut. La ressemblance de Pougatcheff et de monguide était frappante en effet. Je finis par me persuader quePougatcheff et lui étaient bien le même homme, et je compris alorsla grâce qu’il m’avait faite. Je ne pus assez admirer l’étrangeliaison des événements. Un touloup d’enfant, donné à un vagabond,me sauvait de la corde, et un ivrogne qui courait les cabaretsassiégeait des forteresses et ébranlait l’empire.

« Ne daigneras-tu pas manger ? me dit Savéliitch qui étaitfidèle à ses habitudes. Il n’y a rien à la maison, il estvrai ; mais je chercherai partout, et je te préparerai quelquechose. »

Resté seul, je me mis à réfléchir. Qu’avais-je à faire ? Nepas quitter la forteresse soumise au brigand ou bien se joindre àsa troupe, était indigne d’un officier. Le devoir voulait quej’allasse me présenter là où je pouvais encore être utile à mapatrie, dans les critiques circonstances où elle se trouvait. Maismon amour me conseillait avec non moins de force de rester auprèsde Marie Ivanovna pour être son protecteur et son champion. Quoiqueje prévisse un changement prochain et inévitable dans la marche deschoses, cependant je ne pouvais me défendre de trembler en mereprésentant le danger de sa position.

Mes réflexions furent interrompues par l’arrivée d’un Cosaquequi accourait m’annoncer que le grand tsar m’appelait auprès delui.

« Où est-il ? demandai-je en me préparant à obéir.

– Dans la maison du commandant, répondit le Cosaque. Après dînernotre père est allé au bain ; il repose maintenant. Ah !Votre Seigneurie, on voit bien que c’est un importantpersonnage ; il a daigné manger à dîner deux cochons de laitrôtis ; et puis il est monté au plus haut du bain, où ilfaisait si chaud que Tarass Kourotchine lui-même n’a pu lesupporter ; il a passé le balai à Bikbaïeff, et n’est revenu àlui qu’à force d’eau froide. Il faut en convenir, toutes sesmanières sont si majestueuses, … et dans le bain, à ce qu’on dit,il a montré ses signes de tsar : sur l’un des seins, un aigle àdeux têtes grand comme un pétak, et sur l’autre, sa propre figure.»

Je ne crus pas nécessaire de contredire le Cosaque, et je lesuivis dans la maison du commandant, tâchant de me représenter àl’avance mon entrevue avec Pougatcheff, et de deviner comment ellefinirait. Le lecteur me croira facilement si je lui dis que jen’étais pas pleinement rassuré.

Il commençait à faire sombre quand j’arrivai à la maison ducommandant. La potence avec ses victimes se dressait noire etterrible ; le corps de la pauvre commandante gisait encoresous le perron, près duquel deux Cosaques montaient la garde. Celuiqui m’avait amené entra pour annoncer mon arrivée ; il revintaussitôt, et m’introduisit dans cette chambre où, la veille,j’avais dit adieu à Marie Ivanovna.

Un tableau étrange s’offrit à mes regards. À une table couverted’une nappe, et toute chargée de bouteilles et de verres, étaitassis Pougatcheff, entouré d’une dizaine de chefs cosaques, enbonnets et en chemises de couleur, échauffés par le vin, avec desvisages enflammés et des yeux étincelants. Je ne voyais point parmieux les nouveaux affidés, les traîtres Chvabrine etl’ouriadnik.

« Ah ! ah ! c’est Votre Seigneurie, dit Pougatcheff enme voyant. Soyez le bienvenu. Honneur à vous et place aubanquet ! »

Les convives se serrèrent ; je m’assis en silence au boutde la table. Mon voisin, jeune Cosaque élancé et de jolie figure,me versa une rasade d’eau-de-vie, à laquelle je ne touchai pas.J’étais occupé à considérer curieusement la réunion. Pougatcheffétait assis à la place d’honneur, accoudé sur la table et appuyantsa barbe noire sur son large poing. Les traits de son visage,réguliers et agréables, n’avaient aucune expression farouche. Ils’adressait souvent à un homme d’une cinquantaine d’années, enl’appelant tantôt comte, tantôt Timoféitch, tantôt mon oncle. Tousse traitaient comme des camarades, et ne montraient aucunedéférence bien marquée pour leur chef. Ils parlaient de l’assaut dumatin, du succès de la révolte et de leurs prochaines opérations.Chacun se vantait de ses prouesses, exposait ses opinions etcontredisait librement Pougatcheff. Et c’est dans cet étrangeconseil de guerre qu’on prit la résolution de marcher surOrenbourg, mouvement hardi et qui fut bien près d’être couronné desuccès. Le départ fut arrêté pour le lendemain.

Les convives burent encore chacun une rasade, se levèrent detable, et prirent congé de Pougatcheff. Je voulais les suivre, maisPougatcheff me dit :

« Reste là, je veux te parler. »

Nous demeurâmes en tête-à-tête.

Pendant quelques instants continua un silence mutuel.Pougatcheff me regardait fixement, en clignant de temps en tempsson œil gauche avec une expression indéfinissable de ruse et demoquerie. Enfin, il partit d’un long éclat de rire, et avec unegaieté si peu feinte, que moi-même, en le regardant, je me mis àrire sans savoir pourquoi.

« Eh bien ! Votre Seigneurie, me dit-il ; avoue-le, tuas eu peur quand mes garçons t’ont jeté la corde au cou ? jecrois que le ciel t’a paru de la grandeur d’une peau de mouton. Ettu te serais balancé sous la traverse sans ton domestique. J’aireconnu à l’instant même le vieux hibou. Eh bien, aurais-tu pensé,Votre Seigneurie, que l’homme qui t’a conduit au gîte dans lasteppe était le grand tsar lui-même ? »

En disant ces mots, il prit un air grave et mystérieux.

« Tu es bien coupable envers moi, reprit-il, mais je t’ai faitgrâce pour ta vertu, et pour m’avoir rendu service quand j’étaisforcé de me cacher de mes ennemis. Mais tu verras bien autre chose,je te comblerai de bien autres faveurs quand j’aurai recouvré monempire. Promets-tu de me servir avec zèle ? »

La question du bandit et son impudence me semblèrent si risiblesque je ne pus réprimer un sourire.

« Pourquoi ris-tu ? me demanda-t-il en fronçant lesourcil ; est-ce que tu ne crois pas que je sois le grandtsar ? réponds-moi franchement. »

Je me troublai. Reconnaître un vagabond pour empereur, je n’enétais pas capable ; cela me semblait une impardonnablelâcheté. L’appeler imposteur en face, c’était me dévouer à lamort ; et le sacrifice auquel j’étais prêt sous le gibet, enface de tout le peuple et dans la première chaleur de monindignation, me paraissait une fanfaronnade inutile. Je ne savaisque dire.

Pougatcheff attendait ma réponse dans un silence farouche. Enfin(et je me rappelle encore ce moment avec la satisfaction demoi-même) le sentiment du devoir triompha en moi de la faiblessehumaine. Je répondis à Pougatcheff :

« Écoute, je te dirai toute la vérité. Je t’en fais juge.Puis-je reconnaître en toi un tsar ? tu es un hommed’esprit ; tu verrais bien que je mens.

– Qui donc suis-je d’après toi ?

– Dieu le sait ; mais, qui que tu sois, tu joues un jeupérilleux. »

Pougatcheff me jeta un regard rapide et profond :

« Tu ne crois donc pas que je sois l’empereur Pierre ? Ehbien ! soit. Est-ce qu’il n’y a pas de réussite pour les genshardis ? est-ce qu’anciennement Grichka Otrépieff n’a pasrégné ! Pense de moi ce que tu veux, mais ne me quitte pas.Qu’est-ce que te fait l’un ou l’autre ? Qui est pope est père.Sers-moi fidèlement et je ferai de toi un feld-maréchal et unprince. Qu’en dis-tu ?

– Non, répondis-je avec fermeté ; je suisgentilhomme ; j’ai prêté serment à Sa Majestél’impératrice ; je ne puis te servir. Si tu me veux du bien eneffet, renvoie-moi à Orenbourg. »

Pougatcheff se mit à réfléchir :

« Mais si je te renvoie, dit-il, me promets-tu du moins de nepas porter les armes contre moi ?

– Comment veux-tu que je te le promette ?répondis-je ; tu sais toi-même que cela ne dépend pas de mavolonté. Si l’on m’ordonne de marcher contre toi, il faudra mesoumettre. Tu es un chef maintenant, tu veux que tes subordonnést’obéissent. Comment puis-je refuser de servir, si l’on a besoin demon service ? Ma tête est dans tes mains ; si tu melaisses libre, merci ; si tu me fais mourir, que Dieu tejuge ; mais je t’ai dit la vérité. »

Ma franchise plut à Pougatcheff.

« Soit, dit-il en me frappant sur l’épaule ; il faut punirjusqu’au bout, ou faire grâce jusqu’au bout. Va-t’en des quatrecôtés, et fais ce que bon te semble. Viens demain me dire adieu. Etmaintenant va te coucher ; j’ai sommeil moi-même. »

Je quittai Pougatcheff, et sortis dans la rue. La nuit étaitcalme et froide ; la lune et les étoiles, brillant de toutleur éclat, éclairaient la place et le gibet. Tout était tranquilleet sombre dans le reste de la forteresse. Il n’y avait plus que lecabaret où se voyait de la lumière et où s’entendaient les cris desbuveurs attardés. Je jetai un regard sur la maison du pope ;les portes et les volets étaient fermés ; tout y semblaitparfaitement tranquille.

Je rentrai chez moi et trouvai Savéliitch qui déplorait monabsence. La nouvelle de ma liberté recouvrée le combla de joie.

« Grâces te soient rendues, Seigneur ! dit-il en faisant lesigne de la croix. Nous allons quitter la forteresse demain aupoint du jour, et nous irons à la garde de Dieu. Je t’ai préparéquelque petite chose ; mange, mon père, et dors jusqu’aumatin, tranquille comme dans la poche du Christ…

Je suivis son conseil, et, après avoir soupé de grand appétit,je m’endormis sur le plancher tout nu, aussi fatigué d’esprit quede corps.

Chapitre 9La séparation

De très bonne heure le tambour me réveilla. Je me rendis sur laplace. Là, les troupes de Pougatcheff commençaient à se rangerautour de la potence où se trouvaient encore attachées les victimesde la veille. Les Cosaques se tenaient à cheval ; les soldatsde pied, l’arme au bras ; les enseignes flottaient. Plusieurscanons, parmi lesquels je reconnus le nôtre, étaient posés sur desaffûts de campagne. Tous les habitants s’étaient réunis au mêmeendroit, attendant l’usurpateur. Devant le perron de la maison ducommandant, un Cosaque tenait par la bride un magnifique chevalblanc de race kirghise. Je cherchai des yeux le corps de lacommandante ; on l’avait poussé de côté et recouvert d’uneméchante natte d’écorce. Enfin Pougatcheff sortit de la maison.Toute la foule se découvrit. Pougatcheff s’arrêta sur le perron, etdit le bonjour à tout le monde. L’un des chefs lui présenta un sacrempli de pièces de cuivre, qu’il se mit à jeter à pleinespoignées. Le peuple se précipita pour les ramasser, en se lesdisputant avec des coups. Les principaux complices de Pougatcheffl’entourèrent : parmi eux se trouvait Chvabrine. Nos regards serencontrèrent, il put lire le mépris dans le mien, et il détournales yeux avec une expression de haine véritable et de feintemoquerie. M’apercevant dans la foule, Pougatcheff me fit un signede la tête, et m’appela près de lui.

« Écoute, me dit-il, pars à l’instant même pour Orenbourg. Tudéclareras de ma part au gouverneur et à tous les généraux qu’ilsaient à m’attendre dans une semaine. Conseille-leur de me recevoiravec soumission et amour filial ; sinon ils n’éviteront pas unsupplice terrible. Bon voyage, Votre Seigneurie. »

Puis, se tournant vers le peuple, il montra Chvabrine : « Voilà,enfants, dit-il, votre nouveau commandant. Obéissez-lui en toutechose ; il me répond de vous et de la forteresse ».

J’entendis ces paroles avec terreur. Chvabrine devenu le maîtrede la place, Marie restait en son pouvoir. Grand Dieu ! quedeviendra-t-elle ? Pougatcheff descendit le perron ; onlui amena son cheval ; il s’élança rapidement en selle, sansattendre l’aide des Cosaques qui s’apprêtaient à le soutenir.

En ce moment, je vis sortir de la foule mon Savéliitch ; ils’approcha de Pougatcheff, et lui présenta une feuille de papier.Je ne pouvais imaginer ce que cela voulait dire.

« Qu’est-ce ? demanda Pougatcheff avec dignité.

– Lis, tu daigneras voir », répondit Savéliitch.

Pougatcheff reçut le papier et l’examina longtemps d’un aird’importance. « Tu écris bien illisiblement, dit-il enfin ;nos yeux lucides ne peuvent rien déchiffrer. Où est mon secrétaireen chef ? »

Un jeune garçon, en uniforme de caporal, s’approcha en courantde Pougatcheff. « Lis à haute voix », lui dit l’usurpateur en luiprésentant le papier. J’étais extrêmement curieux de savoir à quelpropos mon menin s’était avisé d’écrire à Pougatcheff. Lesecrétaire en chef se mit à épeler d’une voix retentissante ce quiva suivre :

« Deux robes de chambre, l’une en percale, l’autre en soie rayée: six roubles.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? interrompit Pougatcheff enfronçant le sourcil.

– Ordonne de lire plus loin », répondit Savéliitch avec un calmeparfait.

Le secrétaire en chef continua sa lecture :

« Un uniforme en fin drap vert : sept roubles.

« Un pantalon de drap blanc : cinq roubles.

« Deux chemises de toile de Hollande, avec des manchettes : dixroubles.

« Une cassette avec un service à thé : deux roubles et demi.

– Qu’est-ce que toute cette bêtise ? s’écria Pougatcheff.Que me font ces cassettes à thé et ces pantalons avec desmanchettes ? »

Savéliitch se nettoya la voix en toussant, et se mit à expliquerla chose : « Cela, mon père, daigne comprendre que c’est la note dubien de mon maître emporté par les scélérats.

– Quels scélérats ? demanda Pougatcheff d’un airterrible.

– Pardon, la langue m’a tourné, répondit Savéliitch ; pourdes scélérats, non, ce ne sont pas des scélérats ; maiscependant tes garçons ont bien fouillé et bien volé ; il fauten convenir. Ne te fâche pas ; le cheval à quatre jambes, etpourtant il bronche. Ordonne de lire jusqu’au bout.

– Voyons, lis. »

Le secrétaire continua :

« Une couverture en perse, une autre en taffetas ouaté : quatreroubles.

« Une pelisse en peau de renard, couverte de ratine rouge :quarante roubles.

« Et encore un petit touloup en peau de lièvre, dont on a faitabandon à Ta Grâce dans le gîte de la steppe : quinze roubles.

– Qu’est-ce que cela ? » s’écria Pougatcheff dont les yeuxétincelèrent tout à coup.

J’avoue que j’eus peur pour mon pauvre menin. Il allaits’embarquer dans de nouvelles explications, lorsque Pougatcheffl’interrompit.

« Comment as-tu bien osé m’importuner de pareillessottises ? s’écria-t-il en arrachant le papier des mains dusecrétaire, et en le jetant au nez de Savéliitch. Sotvieillard ! On vous a dépouillés, grand malheur ! Mais tudois, vieux hibou, éternellement prier Dieu pour moi et mesgarçons, de ce que toi et ton maître vous ne pendez pas là-hautavec les autres rebelles… Un touloup en peau de lièvre ! je tedonnerai un touloup en peau de lièvre ! Mais sais-tu bien queje te ferai écorcher vif pour qu’on fasse des touloups de tapeau.

– Comme il te plaira, répondit Savéliitch ; mais je ne suispas un homme libre, et je dois répondre du bien de mon seigneur.»

Pougatcheff était apparemment dans un accès de grandeur d’âme.Il détourna la tête, et partit sans dire un mot. Chvabrine et leschefs le suivirent. Toute la troupe sortit en bon ordre de laforteresse. Le peuple lui fit cortège. Je restai seul sur la placeavec Savéliitch. Mon menin tenait dans la main son mémoire, et leconsidérait avec un air de profond regret. En voyant ma cordialeentente avec Pougatcheff, il avait cru pouvoir en tirer parti. Maissa sage intention ne lui réussit pas. J’allais le gronder vertementpour ce zèle déplacé, et je ne pus m’empêcher de rire.

« Ris, seigneur, ris, me dit Savéliitch ; mais quand il tefaudra remonter ton ménage à neuf, nous verrons si tu auras enviede rire. »

Je courus à la maison du pope pour y voir Marie Ivanovna. Lafemme du pope vint à ma rencontre pour m’apprendre une douloureusenouvelle. Pendant la nuit, la fièvre chaude s’était déclarée chezla pauvre fille. Elle avait le délire. Akoulina Pamphilovnam’introduisit dans sa chambre. J’approchai doucement du lit. Je fusfrappé de l’effrayant changement de son visage. La malade ne mereconnut point. Immobile devant elle, je fus longtemps sansentendre le père Garasim et sa bonne femme, qui, selon touteapparence, s’efforçaient de me consoler. De lugubres idéesm’agitaient. La position d’une triste orpheline, laissée seule etsans défense au pouvoir des scélérats, m’effrayait autant que medésolait ma propre impuissance ; mais Chvabrine, Chvabrinesurtout m’épouvantait. Resté chef, investi des pouvoirs del’usurpateur, dans la forteresse où se trouvait la malheureusefille objet de sa haine, il était capable de tous les excès. Quedevais-je faire ? comment la secourir, comment ladélivrer ? Un seul moyen restait et je l’embrassai. C’était departir en toute hâte pour Orenbourg, afin de presser la délivrancede Bélogorsk, et d’y coopérer, si c’était possible. Je pris congédu pope et d’Akoulina Pamphilovna, en leur recommandant avec lesplus chaudes instances celle que je considérais déjà comme mafemme. Je saisis la main de la pauvre jeune fille, et la couvris debaisers et de larmes.

« Adieu, me dit la femme du pope en me reconduisant, adieu,Piôtr Andréitch ; peut-être nous reverrons-nous dans un tempsmeilleur. Ne nous oubliez pas et écrivez-nous souvent. Vousexcepté, la pauvre Marie Ivanovna n’a plus ni soutien niconsolateur. »

Sorti sur la place, je m’arrêtai un instant devant le gibet, queje saluai respectueusement, et je pris la route d’Orenbourg, encompagnie de Savéliitch, qui ne m’abandonnait pas.

J’allais ainsi, plongé dans mes réflexions, lorsque j’entendistout d’un coup derrière moi un galop de chevaux. Je tournai la têteet vis un Cosaque qui accourait de la forteresse, tenant en main uncheval de Bachkir, et me faisant de loin des signes pour que jel’attendisse. Je m’arrêtai, et reconnus bientôt notre ouriadnik.Après nous avoir rejoints au galop, il descendit de son cheval, etme remettant la bride de l’autre : « Votre Seigneurie, me dit-il,notre père vous fait don d’un cheval et d’une pelisse de sonépaule. »

À la selle était attaché un simple touloup de peau demouton.

« Et de plus, ajouta-t-il en hésitant, il vous donne undemi-rouble… Mais je l’ai perdu en route ; excusezgénéreusement. »

Savéliitch le regarda de travers : « Tu l’as perdu en route,dit-il ; et qu’est-ce qui sonne dans ta poche, effronté que tues ?

– Ce qui sonne dans ma poche ! répliqua l’ouriadnik sans sedéconcerter, Dieu te pardonne ; vieillard ! c’est un morsde bride et non un demi-rouble.

– Bien, bien ! dis-je en terminant la dispute ;remercie de ma part celui qui t’envoie ; tâche même deretrouver en t’en allant le demi-rouble perdu, et prends-le commepourboire.

– Grand merci, Votre Seigneurie, dit-il en faisant tourner soncheval ; je prierai éternellement Dieu pour vous. »

À ces mots, il partit au galop, tenant une main sur sa poche, etfut bientôt hors de la vue.

Je mis le touloup et montai à cheval, prenant Savéliitch encroupe.

« Vois-tu bien, seigneur, me dit le vieillard, que ce n’est pasinutilement que j’ai présenté ma supplique au bandit ? Levoleur a eu honte ; quoique cette longue rosse bachkire et cetouloup de paysan ne vaillent pas la moitié de ce que ces coquinsnous ont volé et de ce que tu as toi-même daigné lui donner enprésent, cependant ça peut nous être utile. D’un méchant chien,même une poignée de poils. »

Chapitre 10Le siège

En approchant d’Orenbourg, nous aperçûmes une foule de forçatsavec les têtes rasées et des visages défigurés par les tenailles dubourreau. Ils travaillaient aux fortifications de la place sous lasurveillance des invalides de la garnison. Quelques-uns emportaientsur des brouettes les décombres qui remplissaient le fossé ;d’autres creusaient la terre avec des bêches. Des maçonstransportaient des briques et réparaient les murailles. Lessentinelles nous arrêtèrent aux portes pour demander nospasseports. Quand le sergent sut que nous venions de la forteressede Bélogorsk, il nous conduisit tout droit chez le général. Je letrouvai dans son jardin. Il examinait les pommiers que le souffled’automne avait déjà dépouillés de leurs feuilles, et, avec l’aided’un vieux jardinier, il les enveloppait soigneusement de paille.Sa figure exprimait le calme, la bonne humeur et la santé. Il paruttrès content de me voir, et se mit à me questionner sur lesterribles événements dont j’avais été le témoin. Je le luiracontai. Le vieillard m’écoutait avec attention, et, tout enm’écoutant, coupait les branches mortes.

« Pauvre Mironoff, dit-il quand j’achevai ma tristehistoire ! c’est tommage, il avait été pon officier. Et matameMironoff, elle était une ponne tame, et passée maîtresse pour salerles champignons. Et qu’est devenue Macha, la fille ducapitaine ? »

Je lui répondis qu’elle était restée à la forteresse, dans lamaison du pope.

« Aie ! aie ! aie ! fit le général, c’estmauvais, c’est très mauvais ; il est tout à fait impossible decompter sur la discipline des brigands. »

Je lui fis observer que la forteresse de Bélogorsk n’était pasfort éloignée, et que probablement Son Excellence ne tarderait pasà envoyer un détachement de troupes pour en délivrer les pauvreshabitants. Le général hocha la tête avec un air de doute.

« Nous verrons, dit-il ; nous avons tout le temps d’enparler. Je te prie de venir prendre le thé chez moi. Il y aura cesoir conseil de guerre ; tu peux nous donner desrenseignements précis sur ce coquin de Pougatcheff et sur sonarmée. Va te reposer en attendant. »

J’allai au logis qu’on m’avait désigné, et où déjà s’installaitSavéliitch. J’y attendis impatiemment l’heure fixée. Le lecteurpeut bien croire que je n’avais garde de manquer à ce conseil deguerre, qui devait avoir une si grande influence sur toute ma vie.À l’heure indiquée, j’étais chez le général.

Je trouvai chez lui l’un des employés civils d’Orenbourg, ledirecteur des douanes, autant que je puis me le rappeler, petitvieillard gros et rouge, vêtu d’un habit de soie moirée. Il se mità m’interroger sur le sort d’Ivan Kouzmitch, qu’il appelait soncompère, et souvent il m’interrompait par des questions accessoireset des remarques sentencieuses, qui, si elles ne prouvaient pas unhomme vergé dans les choses de la guerre, montraient en lui del’esprit naturel et de la finesse. Pendant ce temps, les autresconviés s’étaient réunis. Quand tous eurent pris place, et qu’oneut offert à chacun une tasse de thé, le général exposa longuementet minutieusement en quoi consistait l’affaire en question.

« Maintenant, messieurs, il nous faut décider de quelle manièrenous devons agir contre les rebelles. Est-ce offensivement oudéfensivement ? Chacune de ces deux manières a ses avantageset ses désavantages. La guerre offensive présente plus d’espoird’une rapide extermination de l’ennemi ; mais la guerredéfensive est plus sûre et présente moins de dangers. Enconséquence, nous recueillerons les voix suivant l’ordre légal,c’est-à-dire en consultant d’abord les plus jeunes par le rang.Monsieur l’enseigne, continua-t-il en s’adressant à moi, daigneznous énoncer votre opinion. »

Je me levai et, après avoir dépeint en peu de mots Pougatcheffet sa troupe, j’affirmai que l’usurpateur n’était pas en état derésister à des forces disciplinées.

Mon opinion fut accueillie par les employés civils avec unvisible mécontentement. Ils y voyaient l’impertinence étourdie d’unjeune homme. Un murmure s’éleva, et j’entendis distinctement le motsuceur de lait prononcé à demi-voix. Le général se tourna de moncôté et me dit en souriant :

« Monsieur l’enseigne, les premières voix dans les conseils deguerre se donnent ordinairement aux mesures offensives. Maintenantnous allons continuer à recueillir les votes. Monsieur leconseiller de collège, dites-nous votre opinion. »

Le petit vieillard en habit d’étoffe moirée se hâta d’avaler satroisième tasse de thé, qu’il avait mélangé d’une forte dose derhum.

« Je crois, Votre Excellence, dit-il, qu’il ne faut agir nioffensivement ni défensivement.

– Comment cela, monsieur le conseiller de collège ?repartit le général stupéfait. La tactique ne présente pas d’autresmoyens ; il faut agir offensivement ou défensivement.

– Votre Excellence, agissez subornativement.

– Eh ! oh ! votre opinion est très judicieuse ;les actions subornatives sont admises aussi par la tactique, etnous profiterons de votre conseil. On pourra offrir pour la tête ducoquin soixante-dix ou même cent roubles à prendre sur les fondssecrets.

– Et alors, interrompit le directeur des douanes, que je sois unbélier kirghise au lieu d’être un conseiller de collège, si cesvoleurs ne nous livrent leur ataman enchaîné par les pieds et lesmains.

– Nous y réfléchirons et nous en parlerons encore, reprit legénéral. Cependant, pour tous les cas, il faut prendre aussi desmesures militaires. Messieurs, donnez vos voix dans l’ordre légal.»

Toutes les opinions furent contraires à la mienne. Lesassistants parlèrent à l’envi du peu de confiance qu’inspiraientles troupes, de l’incertitude du succès, de la nécessité de laprudence, et ainsi de suite. Tous étaient d’avis qu’il valait mieuxrester derrière une forte muraille en pierre, sous la protection ducanon, que de tenter la fortune des armes en rase campagne. Enfin,quand toutes les opinions se furent manifestées, le général secouala cendre de sa pipe, et prononça le discours suivant :

« Messieurs, je dois tous déclarer que, pour ma part, je suisentièrement de l’avis de M. l’enseigne ; car cette opinion estfondée sur les préceptes de la saine tactique, qui préfère presquetoujours les mouvements offensifs aux mouvements défensifs. »

Il s’arrêta un instant, et bourra sa pipe. Je triomphais dansmon amour-propre. Je jetai un coup d’œil fier sur les employéscivils, qui chuchotaient entre eux d’un air d’inquiétude et demécontentement.

« Mais, messieurs, continua le général en lâchant avec un soupirune longue bouffée de tabac, je n’ose pas prendre sur moi une sigrande responsabilité, quand il s’agit de la sûreté des provincesconfiées à mes soins par Sa Majesté Impériale, ma gracieusesouveraine. C’est pour cela que je me vois contraint de me ranger àl’avis de la majorité, laquelle a décidé que la prudence ainsi quela raison veulent que nous attendions dans la ville le siège quinous menace, et que nous repoussions les attaques de l’ennemi parla force de l’artillerie, et, si la possibilité s’en fait voir, pardes sorties bien dirigées. »

Ce fut le tour des employés de me regarder d’un air moqueur. Leconseil se sépara. Je ne pus m’empêcher de déplorer la faiblesse durespectable soldat qui, contrairement à sa propre conviction,s’était décidé à suivre l’opinion d’ignorants sans expérience.

Plusieurs jours après ce fameux conseil de guerre, Pougatcheff,fidèle à sa promesse, s’approcha d’Orenbourg. Du haut des muraillesde la ville, je pris connaissance de l’armée des rebelles. Il mesembla que leur nombre avait décuplé depuis le dernier assaut dontj’avais été témoin. Ils avaient aussi de l’artillerie enlevée dansles petites forteresses conquises par Pougatcheff. En me rappelantla décision du conseil, je prévis une longue captivité dans lesmurs d’Orenbourg, et j’étais prêt à pleurer de dépit.

Loin de moi l’intention de décrire le siège d’Orenbourg, quiappartient à l’histoire et non à des mémoires de famille. Je diraidonc en peu de mots que, par suite des mauvaises dispositions del’autorité, ce siège fut désastreux pour les habitants, qui eurentà souffrir la faim et les privations de tous genres. La vie àOrenbourg devenait insupportable ; chacun attendait avecangoisse la décision de la destinée. Tous se plaignaient de ladisette, qui était affreuse. Les habitants finirent par s’habitueraux bombes qui tombaient sur leurs maisons. Les assauts mêmes dePougatcheff n’excitait plus une grande émotion. Je mourais d’ennui.Le temps passait lentement. Je ne pouvais recevoir aucune lettre deBélogorsk, car toutes les routes étaient coupées, et la séparationd’avec Marie me devenait insupportable. Mon seul passe-tempsconsistait à faire des promenades militaires.

Grâce à Pougatcheff, j’avais un assez bon cheval, avec lequel jepartageais ma maigre pitance. Je sortais tous les jours hors durempart, et j’allais tirailler contre les éclaireurs dePougatcheff. Dans ces espèces d’escarmouches, l’avantage restaitd’ordinaire aux rebelles, qui avaient de quoi vivre abondamment, etd’excellentes montures. Notre maigre cavalerie n’était pas en étatde leur tenir tête. Quelquefois notre infanterie affamée se mettaitaussi en campagne ; mais la profondeur de la neige l’empêchaitd’agir avec succès contre la cavalerie volante de l’ennemi.L’artillerie tonnait vainement du haut des remparts, et, dans lacampagne, elle ne pouvait avancer à cause de la faiblesse deschevaux exténués. Voilà quelle était notre façon de faire laguerre, et voilà ce que les employés d’Orenbourg appelaientprudence et prévoyance.

Un jour que nous avions réussi à dissiper et à chasser devantnous une troupe assez nombreuse, j’atteignis un Cosaque resté enarrière, et j’allais le frapper de mon sabre turc, lorsqu’il ôtason bonnet, et s’écria :

« Bonjour, Piôtr Andréitch ; comment va votre santé ?»

Je reconnus notre ouriadnik. Je ne saurais dire combien je fuscontent de le voir.

« Bonjour, Maximitch, lui dis-je ; y a-t-il longtemps quetu as quitté Bélogorsk ?

– Il n’y a pas longtemps, mon petit père Piôtr Andréitch ;je ne suis revenu qu’hier. J’ai une lettre pour vous.

– Où est-elle ? m’écriai-je tout transporté.

– Avec moi, répondit Maximitch en mettant la main dans son sein.J’ai promis à Palachka de tacher de vous la remettre. »

Il me présenta un papier plié, et partit aussitôt au galop. Jel’ouvris, et lus avec agitation les lignes suivantes :

« Dieu a voulu me priver tout à coup de mon père et de ma mère.Je n’ai plus sur la terre ni parents ni protecteurs. J’ai recours àvous, parce que je sais que vous m’avez toujours voulu du bien, etque vous êtes toujours prêt à secourir ceux qui souffrent. Je prieDieu que cette lettre puisse parvenir jusqu’à vous. Maximitch m’apromis de vous la faire parvenir. Palachka a ouï dire aussi àMaximitch qu’il vous voit souvent de loin dans les sorties, et quevous ne vous ménagez pas, sans penser à ceux qui prient Dieu pourvous avec des larmes. Je suis restée longtemps malade, et lorsqueenfin j’ai été guérie, Alexéi Ivanitch, qui commande ici à la placede feu mon père, a forcé le père Garasim de me remettre entre sesmains, en lui faisant peur de Pougatcheff. Je vis sous sa gardedans notre maison. Alexéi Ivanitch me force à l’épouser. Il ditqu’il m’a sauvé la vie en ne découvrant pas la ruse d’AkoulinaPamphilovna quand elle m’a fait passer près des brigands pour sanièce ; mais il me serait plus facile de mourir que de devenirla femme d’un homme comme Chvabrine. Il me traite avec beaucoup decruauté, et menace, si je ne change pas d’avis, si je ne consenspas à ses propositions, de me conduire dans le camp du bandit, oùj’aurai le sort d’Élisabeth Kharloff. J’ai prié Alexéi Ivanitch deme donner quelque temps pour réfléchir. Il m’a accordé troisjours ; si, après trois jours, je ne deviens pas sa femme, jen’aurai plus de ménagement à attendre. Ô mon père Piôtr Andréitch,vous êtes mon seul protecteur. Défendez-moi, pauvre fille. Suppliezle général et tous vos chefs de nous envoyer du secours aussitôtque possible, et venez vous-même si vous le pouvez. Je reste votreorpheline soumise,

« Marie Mironoff. »

Je manquai de devenir fou à la lecture de cette lettre. Jem’élançai vers la ville, en donnant sans pitié de l’éperon à monpauvre cheval. Pendant la course je roulai dans ma tête milleprojets pour délivrer la malheureuse fille, sans pouvoir m’arrêterà aucun. Arrivé dans la ville, j’allai droit chez le général, etj’entrai en courant dans sa chambre.

Il se promenait de long en large, et fumait dans sa piped’écume. En me voyant, il s’arrêta ; mon aspect sans doutel’avait frappé, car il m’interrogea avec une sorte d’anxiété sur lacause de mon entrée si brusque.

« Votre Excellence, lui dis-je, j’accours auprès de vous commeauprès de mon pauvre père. Ne repoussez pas ma demande ; il yva du bonheur de toute ma vie.

– Qu’est-ce que c’est, mon père ? demanda le généralstupéfait ; que puis-je faire pour toi ? Parle.

– Votre Excellence, permettez-moi de prendre un bataillon desoldats et un demi-cent de Cosaques pour aller balayer laforteresse de Bélogorsk. »

Le général me regarda fixement, croyant sans doute que j’avaisperdu la tête, et il ne se trompait pas beaucoup.

« Comment ? comment ? balayer la forteresse deBélogorsk ! dit-il enfin.

– Je vous réponds du succès, repris-je avec chaleur ;laissez-moi seulement sortir.

– Non, jeune homme, dit-il en hochant la tête. Sur une si grandedistance, l’ennemi vous couperait facilement toute communicationavec le principal point stratégique, ce qui le mettrait en mesurede remporter sur vous une victoire complète et décisive. Unecommunication interceptée, voyez-vous… »

Je m’effrayai en le voyant entraîné dans des dissertationsmilitaires, et je me hâtai de l’interrompre.

« La fille du capitaine Mironoff, lui dis-je, vient de m’écrireune lettre ; elle demande du secours. Chvabrine la force àdevenir sa femme.

– Vraiment ! Oh ! ce Chvabrine est un grand coquin.S’il me tombe sous la main, je le fais juger dans les vingt-quatreheures, et nous le fusillerons sur les glacis de la forteresse.Mais, en attendant, il faut prendre patience.

– Prendre patience ! m’écriai-je hors de moi. Mais d’ici làil fera violence à Marie.

– Oh ! répondit le général. Mais cependant ce ne serait pasun grand malheur pour elle. Il lui conviendrait mieux d’être lafemme de Chvabrine, qui peut maintenant la protéger. Et quand nousl’aurons fusillé, alors, avec l’aide de Dieu, les fiancés setrouveront. Les jolies petites veuves ne restent pas longtempsfilles ; je veux dire qu’une veuve trouve plus facilement unmari.

– J’aimerais mieux mourir, dis-je avec fureur, que de la céder àChvabrine.

– Ah bah ! dit le vieillard, je comprends à présent ;tu es probablement amoureux de Marie Ivanovna. Alors c’est uneautre affaire. Pauvre garçon ! Mais cependant il ne m’est paspossible de te donner un bataillon et cinquante Cosaques. Cetteexpédition est déraisonnable, et je ne puis la prendre sous maresponsabilité. »

Je baissai la tête ; le désespoir m’accablait. Tout à coupune idée me traversa l’esprit, et ce qu’elle fut, le lecteur leverra dans le chapitre suivant, comme disaient les vieuxromanciers.

Chapitre 11Le camp des rebelles

Je quittai le général et m’empressai de retourner chez moi.Savéliitch me reçut avec ses remontrances ordinaires.

« Quel plaisir trouves-tu, seigneur, à batailler contre cesbrigands ivres ? Est-ce l’affaire d’un boyard ? Lesheures ne sont pas toujours bonnes, et tu te feras tuer pour rien.Encore, si tu faisais la guerre aux Turcs ou aux Suédois !Mais c’est une honte de dire à qui tu la fais. »

J’interrompis son discours :

« Combien ai-je en tout d’argent ?

– Tu en as encore assez, me répondit-il d’un air satisfait. Lescoquins ont eu beau fouiller partout, j’ai pu le leur souffler.»

En disant cela, il tira de sa poche une longue bourse tricotéetoute remplie de pièces de monnaie d’argent.

« Bien, Savéliitch, lui dis-je ; donne-moi la moitié de ceque tu as là, et garde pour toi le reste. Je pars pour laforteresse de Bélogorsk.

– Ô mon père Piôtr Andréitch, dit mon bon menin d’une voixtremblante, est-ce que tu ne crains pas Dieu ? Comment veux-tute mettre en route maintenant que tous les passages sont coupés parles voleurs ? Prends du moins pitié de tes parents, si tu n’aspas pitié de toi-même. Où veux-tu aller ? Pourquoi ?Attends un peu. Les troupes viendront et prendront tous lesbrigands. Alors tu pourras aller des quatre côtés. »

Mais ma résolution était inébranlable.

« Il est trop tard pour réfléchir, dis-je au vieillard, je doispartir, je ne puis pas ne pas partir. Ne te chagrine pas,Savéliitch, Dieu est plein de miséricorde ; nous nousreverrons peut-être. Je te recommande bien de n’avoir aucune hontede dépenser mon argent, ne fais pas l’avare ; achète tout cequi t’est nécessaire, même en payant les choses trois fois leurvaleur. Je te fais cadeau de cet argent, si je ne reviens pas danstrois jours…

– Que dis-tu là, seigneur ? interrompit Savéliitch ;que je te laisse aller seul ! mais ne pense pas même à m’enprier. Si tu as résolu de partir, j’irai avec toi, fût-ce à pied,mais je ne t’abandonnerai pas. Que je reste sans toi blottiderrière une muraille de pierre ! mais j’aurais donc perdul’esprit. Fais ce que tu voudras, seigneur ; mais je ne tequitte pas. »

Je savais bien qu’il n’y avait pas à disputer contre Savéliitch,et je lui permis de se préparer pour le départ. Au bout d’unedemi-heure, j’étais en selle sur mon cheval, et Savéliitch sur unerosse maigre et boiteuse, qu’un habitant de la ville lui avaitdonnée pour rien, n’ayant plus de quoi la nourrir. Nous gagnâmesles portes de la ville ; les sentinelles nous laissèrentpasser, et nous sortîmes enfin d’Orenbourg.

Il commençait à faire nuit. La route que j’avais à suivrepassait devant la bourgade de Berd, repaire de Pougatcheff. Cetteroute était encombrée et cachée par la neige ; mais à traversla steppe se voyaient des traces de chevaux chaque jourrenouvelées. J’allais au grand trot. Savéliitch avait peine à mesuivre, et me criait à chaque instant :

« Pas si vite, seigneur ; au nom du ciel ! pas sivite. Ma maudite rosse ne peut pas attraper ton diable à longuesjambes. Pourquoi te hâtes-tu de la sorte ? Est-ce que nousallons à un festin ? Nous sommes plutôt sous la hache, PiôtrAndréitch ! Ô Seigneur Dieu ! cet enfant de boyard périrapour rien. »

Bientôt nous vîmes étinceler les feux de Berd. Nous approchâmesdes profonds ravins qui servaient de fortifications naturelles à labourgade. Savéliitch, sans rester pourtant en arrière,n’interrompait pas ses supplications lamentables. J’espérais passerheureusement devant la place ennemie, lorsque j’aperçus tout à coupdans l’obscurité cinq paysans armés de gros bâtons. C’était unegarde avancée du camp de Pougatcheff. On nous cria : « Quivive ? » Ne sachant pas le mot d’ordre, je voulais passerdevant eux sans répondre ; mais ils m’entourèrent à l’instantmême, et l’un d’eux saisit mon cheval par la bride. Je tirai monsabre, et frappai le paysan sur la tête. Son bonnet lui sauva lavie ; cependant il chancela et lâcha la bride. Les autress’effrayèrent et se jetèrent de côté. Profitant de leur frayeur, jepiquai des deux et partis au galop. L’obscurité de la nuit, quis’assombrissait, aurait pu me sauver de tout encombre, lorsque,regardant en arrière, je vis que Savéliitch n’était plus avec moi.Le pauvre vieillard, avec son cheval boiteux, n’avait pu sedébarrasser des brigands. Qu’avais-je à faire ? Après avoirattendu quelques instants, et certain qu’on l’avait arrêté, jetournai mon cheval pour aller à son secours.

En approchant du ravin, j’entendis de loin des cris confus et lavoix de mon Savéliitch. Hâtant le pas, je me trouvai bientôt à laportée des paysans de la garde avancée qui m’avait arrêté quelquesminutes auparavant. Savéliitch était au milieu d’eux. Ils avaientfait descendre le pauvre vieillard de sa rosse, et se préparaient àle garrotter. Ma vue les remplit de joie. Ils se jetèrent sur moiavec de grands cris, et dans un instant je fus à bas de mon cheval.L’un d’eux, leur chef, à ce qu’il paraît, me déclara qu’ilsallaient nous conduire devant le tsar.

« Et notre père, ajouta-t-il, ordonnera s’il faut vous pendre àl’heure même, ou si l’on doit attendre la lumière de Dieu. »

Je ne fis aucune résistance. Savéliitch imita mon exemple, etles sentinelles nous emmenèrent en triomphe.

Nous traversâmes le ravin pour entrer dans la bourgade. Toutesles maisons de paysans étaient éclairées. On entendait partout descris et du tapage. Je rencontrai une foule de gens dans la rue,mais personne ne fit attention à nous et ne reconnut en moi unofficier d’Orenbourg. On nous conduisit à une isba qui faisaitl’angle de deux rues. Près de la porte se trouvaient quelquestonneaux de vin et deux pièces de canon.

« Voilà le palais, dit l’un des paysans ; nous allons vousannoncer. »

Il entra dans l’isba. Je jetai un coup d’œil surSavéliitch ; le vieillard faisait des signes de croix enmarmottant ses prières. Nous attendîmes longtemps. Enfin le paysanreparut et me dit : « Viens, notre père a ordonné de faire entrerl’officier ».

J’entrai dans l’isba, ou dans le palais, comme l’appelait lepaysan. Elle était éclairée par deux chandelles en suif, et lesmurs étaient tendus de papier d’or. Du reste, tous les meubles, lesbancs, la table, le petit pot à laver les mains suspendu à unecorde, l’essuie-main accroché à un clou, la fourche à enfournerdressée dans un coin, le rayon en bois chargé de pots en terre,tout était comme dans une autre isba. Pougatcheff se tenait assissous les saintes images, en cafetan rouge et en haut bonnet, lamain sur la hanche. Autour de lui étaient rangés plusieurs de sesprincipaux chefs avec une expression forcée de soumission et derespect. On voyait bien que la nouvelle de l’arrivée d’un officierd’Orenbourg avait éveillé une grande curiosité chez les rebelles,et qu’ils s’étaient préparés à me recevoir avec pompe. Pougatcheffme reconnut au premier coup d’œil. Sa feinte gravité disparut toutà coup.

« Ah ! c’est Votre Seigneurie ! me dit-il avecvivacité. Comment te portes-tu ? pourquoi Dieu t’amène-t-ilici ? »

Je répondis que je m’étais mis en voyage pour mes propresaffaires, et que ses gens m’avaient arrêté.

« Et pour quelles affaires ? » demanda-t-il.

Je ne savais que répondre. Pougatcheff, s’imaginant que je nevoulais pas m’expliquer devant témoins, fit signe à ses camaradesde sortir. Tous obéirent, à l’exception de deux qui ne bougèrentpas de leur place.

« Parle hardiment devant eux, dit Pougatcheff, ne leur cacherien. »

Je jetai un regard de travers sur ces deux confidents del’usurpateur. L’un d’eux, petit vieillard chétif et courbé, avecune maigre barbe grise, n’avait rien de remarquable qu’un largeruban bleu passé en sautoir sur son cafetan de gros drap gris. Maisje n’oublierai jamais son compagnon. Il était de haute taille, depuissante carrure, et semblait avoir quarante-cinq ans. Une épaissebarbe rousse, des yeux gris et perçants, un nez sans narines et desmarques de fer rouge sur le front et sur les joues donnaient à sonlarge visage couturé de petite vérole une étrange et indéfinissableexpression. Il avait une chemise rouge, une robe kirghise et delarges pantalons cosaques. Le premier, comme je le sus plus tard,était le caporal déserteur Béloborodoff. L’autre, AthanaseSokoloff, surnommé Khlopoucha, était un criminel condamné aux minesde Sibérie, d’où il s’était évadé trois fois. Malgré les sentimentsqui m’agitaient alors sans partage, cette société où j’étais jetéd’une manière si inattendue fit sur moi une profonde impression.Mais Pougatcheff me rappela bien vite à moi-même par sesquestions.

« Parle ; pour quelles affaires as-tu quittéOrenbourg ? »

Une idée singulière me vint à l’esprit. Il me sembla que laProvidence, en m’amenant une seconde fois devant Pougatcheff, medonnait par là l’occasion d’exécuter mon projet Je me décidai à lasaisir, et sans réfléchir longtemps au parti que je prenais, jerépondis à Pougatcheff :

« J’allais à la forteresse de Bélogorsk pour y délivrer uneorpheline qu’on opprime. »

Les yeux de Pougatcheff s’allumèrent.

« Qui de mes gens oserait offenser une orpheline ?s’écria-t-il. Eût-il un front de sept pieds, il n’échapperait pointà ma sentence. Parle, quel est le coupable ?

– Chvabrine, répondis-je ; il tient en esclavage la mêmejeune fille que tu as vue chez la femme du prêtre, et il veut lacontraindre à devenir sa femme.

– Je vais lui donner une leçon, à Chvabrine, s’écria Pougatcheffd’un air farouche. Il apprendra ce que c’est que de faire chez moià sa tête et d’opprimer mon peuple. Je le ferai pendre.

– Ordonne-moi de dire un mot, interrompit Khlopoucha d’une voixenrouée. Tu t’es trop hâté de donner à Chvabrine le commandement dela forteresse, et maintenant tu te hâtes trop de le pendre. Tu asdéjà offensé les Cosaques en leur imposant un gentilhomme pourchef ; ne va donc pas offenser à présent les gentilshommes enles suppliciant à la première accusation.

– Il n’y a ni à les combler de grâces ni à les prendre en pitié,dit à son tour le petit vieillard au ruban bleu ; il n’y a pasde mal de faire pendre Chvabrine ; mais il n’y aurait pas demal de bien questionner M. l’officier. Pourquoi a-t-il daigné nousrendre visite ? S’il ne te reconnaît pas pour tsar, il n’a pasà te demander justice ; et s’il te reconnaît, pourquoi est-ilresté jusqu’à présent à Orenbourg au milieu de tes ennemis ?N’ordonnerais-tu pas de le faire conduire au greffe, et d’y allumerun peu de feu ? Il me semble que Sa Grâce nous est envoyée parles généraux d’Orenbourg. »

La logique du vieux scélérat me sembla plausible à moi-même. Unfrisson involontaire me parcourut tout le corps quand je merappelai en quelles mains je me trouvais. Pougatcheff aperçut montrouble.

« Eh ! eh ! Votre Seigneurie, dit-il en clignant del’œil, il me semble que mon feld-maréchal a raison. Qu’enpenses-tu ? »

Le persiflage de Pougatcheff me rendit ma résolution. Je luirépondis avec calme que j’étais en sa puissance, et qu’il pouvaitfaire de moi ce qu’il voulait.

« Bien, dit Pougatcheff ; dis-moi maintenant dans quel étatest votre ville.

– Grâce à Dieu, répondis-je, tout y est en bon ordre.

– En bon ordre ! répéta Pougatcheff, et le peuple y meurtde faim. »

L’usurpateur disait la vérité ; mais d’après le devoir quem’imposait mon serment, je l’assurai que c’était un faux bruit, etque la place d’Orenbourg était suffisamment approvisionnée.

« Tu vois, s’écria le petit vieillard, qu’il te trompe avecimpudence. Tous les fuyards déclarent unanimement que la famine etla peste sont à Orenbourg, qu’on y mange de la charogne, et encorecomme un mets d’honneur. Et Sa Grâce nous assure que tout est enabondance. Si tu veux pendre Chvabrine, fais pendre au même gibetce jeune garçon, pour qu’ils n’aient rien à se reprocher. »

Les paroles du maudit vieillard semblaient avoir ébranléPougatcheff. Par bonheur Khlopoucha se mit à contredire soncamarade.

« Tais-toi, Naoumitch, lui dit-il, tu ne penses qu’à pendre et àétrangler, il te va bien de faire le héros. À te voir, on ne saitoù ton âme se tient ; tu regardes déjà dans la fosse, et tuveux faire mourir les autres. Est-ce que tu n’as pas assez de sangsur la conscience ?

– Mais quel saint es-tu toi-même ? repartitBéloborodoff ; d’où te vient cette pitié ?

– Sans doute, répondit Khlopoucha, moi aussi je suis un pécheur,et cette main… (il ferma son poing osseux, et, retroussant samanche, il montra son bras velu), et cette main est coupabled’avoir versé du sang chrétien. Mais j’ai tué mon ennemi, et nonpas mon hôte, sur le grand chemin libre et dans le bois obscur,mais non à la maison et derrière le poêle, avec la hache et lamassue, et non pas avec des commérages de vieille femme. »

Le vieillard détourna la tête, et grommela entre ses dents : «Narines arrachées !

– Que murmures-tu là, vieux hibou ? repritKhlopoucha ; je t’en donnerai, des narines arrachées ;attends un peu, ton temps viendra aussi. J’espère en Dieu que tuflaireras aussi les pincettes un jour, et jusque-là prends gardeque je ne t’arrache ta vilaine barbiche.

– Messieurs les généraux, dit Pougatcheff avec dignité, finissezvos querelles. Ce ne serait pas un grand malheur si tous les chiensgaleux d’Orenbourg frétillaient des jambes sous la mêmetraverse ; mais ce serait un malheur si nos bons chiens à nousse mordaient entre eux. »

Khlopoucha et Béloborodoff ne dirent mot, et échangèrent unsombre regard. Je sentis la nécessité de changer le sujet del’entretien, qui pouvait se terminer pour moi d’une fortdésagréable façon. Me tournant vers Pougatcheff, je lui dis d’unair souriant : « Ah ! j’avais oublié de te remercier pour toncheval et ton touloup. Sans toi je ne serais pas arrivé jusqu’à laville, car je serais mort de froid pendant le trajet. »

Ma ruse réussit. Pougatcheff se mit de bonne humeur.

« La beauté de la dette, c’est le payement, me dit-il avec sonhabituel clignement d’œil. Conte-moi maintenant l’histoire ;qu’as-tu à faire avec cette jeune fille que Chvabrinepersécute ? n’aurait-elle pas accroché ton jeune cœur,eh ?

– Elle est ma fiancée, répondis-je à Pougatcheff en m’apercevantdu changement favorable qui s’opérait eu lui, et ne voyant aucunrisque à lui dire la vérité.

– Ta fiancée ! s’écria Pougatcheff ; pourquoi nel’as-tu pas dit plus tôt ? Nous te marierons, et nous nous endonnerons à tes noces. »

Puis, se tournant vers Béloborodoff : « Écoute, feld-maréchal,lui dit-il ; nous sommes d’anciens amis, Sa Seigneurie et moi,mettons-nous à souper. Demain nous verrons ce qu’il faut faire delui ; le matin est plus sage que le soir. »

J’aurais refusé de bon cœur l’honneur qui m’était proposé ;mais je ne pouvais m’en défendre. Deux jeunes filles cosaques,enfants du maître de l’isba, couvrirent la table d’une nappeblanche, apportèrent du pain, de la soupe au poisson et des brocsde vin et de bière. Je me trouvais ainsi pour la seconde fois à latable de Pougatcheff et de ses terribles compagnons.

L’orgie dont je devins le témoin involontaire continua jusquebien avant dans la nuit. Enfin l’ivresse finit par triompher desconvives. Pougatcheff s’endormit sur sa place, et ses compagnons selevèrent en me faisant signe de le laisser. Je sortis avec eux. Surl’ordre de Khlopoucha, la sentinelle me conduisit au greffe, où jetrouvai Savéliitch, et l’on me laissa seul avec lui sous clef. Monmenin était si étonné de tout ce qu’il voyait et de tout ce qui sepassait autour de lui, qu’il ne me fit pas la moindre question. Ilse coucha dans l’obscurité, et je l’entendis longtemps gémir et seplaindre. Enfin il se mit à ronfler, et moi, je m’abandonnai à desréflexions qui ne me laissèrent pas fermer l’œil un instant de lanuit.

Le lendemain matin on vint m’appeler de la part de Pougatcheff.Je me rendis chez lui. Devant sa porte se tenait une kibitkaattelée de trois chevaux tatars. La foule encombrait la rue.Pougatcheff, que je rencontrai dans l’antichambre, était vêtu d’unhabit de voyage, d’une pelisse et d’un bonnet kirghises. Sesconvives de la veille l’entouraient, et avaient pris un air desoumission qui contrastait fort avec ce que j’avais vu le soirprécédent. Pougatcheff me dit gaiement bonjour, et m’ordonna dem’asseoir à ses côtés dans la kibitka.

Nous prîmes place.

« À la forteresse de Bélogorsk ! » dit Pougatcheff aurobuste cocher tatar qui, debout, dirigeait l’attelage.

Mon cœur battit violemment. Les chevaux s’élancèrent, laclochette tinta, la kibitka vola sur la neige.

« Arrête ! arrête ! » s’écria une voix que je neconnaissais que trop ; et je vis Savéliitch qui courait ànotre rencontre. Pougatcheff fit arrêter.

« Ô mon père Piôtr Andréitch, criait mon menin, ne m’abandonnepas dans mes vieilles années au milieu de ces scél…

– Ah ! vieux hibou, dit Pougatcheff, Dieu nous fait encorerencontrer. Voyons, assieds-toi sur le devant.

– Merci, tsar, merci, mon propre père, répondit Savéliitch enprenant place ; que Dieu te donne cent années de vie pouravoir rassuré un pauvre vieillard ! Je prierai Dieu toute mavie pour toi, et je ne parlerai jamais du touloup de lièvre. »

Ce touloup de lièvre pouvait à la fin fâcher sérieusementPougatcheff, Mais l’usurpateur n’entendit pas ou affecta de ne pasentendre cette mention déplacée. Les chevaux se remirent au galop.Le peuple s’arrêtait dans la rue, et chacun nous saluait en secourbant jusqu’à la ceinture. Pougatcheff distribuait des signes detête à droite et à gauche. En un instant nous sortîmes de labourgade et prîmes notre course sur un chemin bien frayé.

On peut aisément se figurer ce que je ressentais. Dans quelquesheures je devais revoir celle que j’avais crue perdue à jamais pourmoi. Je me représentais le moment de notre réunion ; maisaussi je pensais à l’homme dans les mains duquel se trouvait madestinée, et qu’un étrange concours de circonstances attachait àmoi par un lien mystérieux. Je me rappelais la cruauté brusque, etles habitudes sanguinaires de celui qui se portait le défenseur dema fiancée. Pougatcheff ne savait pas qu’elle fût la fille ducapitaine Mironoff ; Chvabrine, poussé à bout, était capablede tout lui révéler, et Pougatcheff pouvait apprendre la vérité pard’autres voies. Alors, que devenait Marie ? À cette idée unfrisson subit parcourait mon corps, et mes cheveux se dressaientsur ma tête.

Tout à coup Pougatcheff interrompit mes rêveries : « À quoi,Votre Seigneurie, dit-il, daignes-tu penser ?

– Comment veux-tu que je ne pense pas ? répondis-je ;je suis un officier, un gentilhomme ; hier encore je tefaisais la guerre, et maintenant je voyage avec toi, dans la mêmevoiture, et tout le bonheur de ma vie dépend de toi.

– Quoi donc ! dit Pougatcheff, as-tu peur ? »

Je répondis qu’ayant déjà reçu de lui grâce de la vie,j’espérais, non seulement en sa bienveillance, mais encore en sonaide.

« Et tu as raison, devant Dieu tu as raison, repritl’usurpateur. Tu as vu que mes gaillards te regardaient detravers ; encore aujourd’hui, le petit vieux voulait meprouver à toute force que tu es un espion et qu’il fallait temettre à la torture, puis te pendre. Mais je n’y ai pas consenti,ajouta-t-il en baissant la voix de peur que Savéliitch et le Tatarne l’entendissent, parce que je me suis souvenu de ton verre de vinet de ton touloup. Tu vois bien que je ne suis pas un buveur desang, comme le prétend ta confrérie. »

Me rappelant la prise de la forteresse de Bélogorsk je ne cruspas devoir le contredire, et ne répondis mot.

« Que dit-on de moi à Orenbourg ? demanda Pougatcheff aprèsun court silence.

– Mais on dit que tu n’es pas facile à mater. Il faut enconvenir, tu nous as donné de la besogne. »

Le visage de l’usurpateur exprima la satisfaction del’amour-propre.

« Oui, me dit-il d’un air glorieux, je suis un grand guerrier.Connaît-on chez vous, à Orenbourg, la bataille de Iouzeïeff ?Quarante généraux ont été tués, quatre armées faites prisonnières.Crois-tu que le roi de Prusse soit de ma force ? »

La fanfaronnade du brigand me sembla passablement drôle.

« Qu’en penses-tu toi-même ? lui dis-je ; pourrais-tubattre Frédéric ?

– Fédor Fédorovitch ? et pourquoi pas ? Je bats bienvos généraux, et vos généraux l’ont battu. Jusqu’à présent mesarmes ont été heureuses. Attends, attends, tu en verras biend’autres quand je marcherai sur Moscou.

– Et tu comptes marcher sur Moscou ? »

L’usurpateur se mit à réfléchir ; puis il dit à demi-voix :« Dieu sait, … ma rue est étroite, … j’ai peu de volonté, … mesgarçons ne m’obéissent pas, … ce sont des pillards, … il me fautdresser l’oreille… Au premier revers ils sauveront leurs cous avecma tête.

– Eh bien, dis-je à Pougatcheff, ne vaudrait-il pas mieux lesabandonner toi-même avant qu’il ne soit trop tard, et avoir recoursà la clémence de l’impératrice ? »

Pougatcheff sourit amèrement : « Non, dit-il, le temps durepentir est passé ; on ne me fera pas grâce ; jecontinuerai comme j’ai commencé. Qui sait ?… Peut-être !…Grichka Otrépieff a bien été tsar à Moscou.

– Mais sais-tu comment il a fini ? On l’a jeté par unefenêtre, on l’a massacré, on l’a brûlé, on a chargé un canon de sacendre et on l’a dispersée à tous les vents. »

Le Tatar se mit à fredonner une chanson plaintive ;Savéliitch, tout endormi, vacillait de côté et d’autre. Notrekibitka glissait rapidement sur le chemin d’hiver… Tout à coupj’aperçus un petit village bien connu de mes yeux, avec unepalissade et un clocher sur la rive escarpée du Iaïk. Un quartd’heure après, nous entrions dans la forteresse de Bélogorsk.

Chapitre 12L’orpheline

La kibitka s’arrêta devant le perron de la maison du commandant.Les habitants avaient reconnu la clochette de Pougatcheff etétaient accourus en foule. Chvabrine vint à la rencontre del’usurpateur ; il était vêtu en Cosaque et avait laissécroître sa barbe. Le traître aida Pougatcheff à sortir de voiture,en exprimant par des paroles obséquieuses son zèle et sa joie. À mavue il se troubla ; mais se remettant bientôt : « Tu es avecnous ? dit-il ; ce devrait être depuis longtemps ».

Je détournai la tête sans lui répondre.

Mon cœur se serra quand nous entrâmes dans la petite chambre queje connaissais si bien, où se voyait encore, contre le mur, lediplôme du défunt commandant, comme une triste épitaphe.Pougatcheff s’assit sur ce même sofa où maintes fois Ivan Kouzmitchs’était assoupi au bruit des gronderies de sa femme. Chvabrineapporta lui-même de l’eau-de-vie à son chef. Pougatcheff en but unverre, et lui dit en me désignant : « Offres-en un autre à SaSeigneurie ».

Chvabrine s’approcha de moi avec son plateau ; je medétournai pour la seconde fois. Il me semblait hors de lui-même.Avec sa finesse ordinaire, il avait deviné sans doute quePougatcheff n’était pas content de lui. Il le regardait avecfrayeur et moi avec méfiance. Pougatcheff lui fit quelquesquestions sur l’état de la forteresse, sur ce qu’on disait destroupes de l’impératrice et sur d’autres sujets pareils. Puis, toutà coup, et d’une manière inattendue :

« Dis-moi, mon frère, demanda-t-il, quelle est cette jeune filleque tu tiens sous ta garde ? Montre-la-moi. »

Chvabrine devint pâle comme la mort.

« Tsar, dit-il d’une voix tremblante, tsar, … elle n’est passous ma garde, elle est au lit dans sa chambre.

– Mène-moi chez elle », dit l’usurpateur en se levant.

Il était impossible d’hésiter. Chvabrine conduisit Pougatcheffdans la chambre de Marie Ivanovna. Je les suivis.

Chvabrine s’arrêta dans l’escalier : « Tsar, dit-il, vous pouvezexiger de moi ce qu’il vous plaira ; mais ne permettez pasqu’un étranger entre dans la chambre de ma femme.

– Tu es marié ! m’écriai-je, prêt à le déchirer.

– Silence ! interrompit Pougatcheff, c’est mon affaire. Ettoi, continua-t-il en se tournant vers Chvabrine, ne fais pasl’important. Qu’elle soit ta femme ou non, j’amène qui je veux chezelle. Votre Seigneurie, suis-moi. »

À la porte de la chambre Chvabrine s’arrêta de nouveau et ditd’une voix entrecoupée : « Tsar, je vous préviens qu’elle a lafièvre, et depuis trois jours elle ne cesse de délirer.

– Ouvre ! » dit Pougatcheff.

Chvabrine se mit à fouiller dans ses poches et finit par direqu’il avait oublié la clef. Pougatcheff poussa la porte dupied ; la serrure céda, la porte s’ouvrit et nousentrâmes.

Je jetai un rapide coup d’œil dans la chambre et faillism’évanouir. Sur le plancher et dans un grossier vêtement depaysanne, Marie était assise, pâle, maigre, les cheveux épars.Devant elle se trouvait une cruche d’eau recouverte d’un morceau depain. À ma vue elle frémit et poussa un cri perçant. Je ne sauraisdire ce que j’éprouvai.

Pougatcheff regarda Chvabrine de travers, et lui dit avec unamer sourire : « Ton hôpital est en ordre ! »

Puis, s’approchant de Marie : « Dis-moi, ma petite colombe,pourquoi ton mari te punit-il ainsi ?

– Mon mari ! reprit-elle ; il n’est pas monmari ; jamais je ne serai sa femme. Je suis résolue à mourirplutôt, et je mourrai si l’on ne me délivre pas. »

Pougatcheff lança un regard furieux sur Chvabrine : « Tu as oséme tromper, s’écria-t-il ; sais-tu, coquin, ce que tumérites ? »

Chvabrine tomba à genoux.

Alors le mépris étouffa en moi tout sentiment de haine et devengeance. Je regardai avec dégoût un gentilhomme se traîner auxpieds d’un déserteur cosaque. Pougatcheff se laissa fléchir.

« Je te pardonne pour cette fois, dit-il à Chvabrine ; maissache bien qu’à ta première faute je me rappellerai celle-là. »

Puis, s’adressant à Marie, il lui dit avec douceur : « Sors,jolie fille, je suis le tsar ».

Marie Ivanovna lui jeta un coup d’œil rapide, et devina quec’était l’assassin de ses parents qu’elle avait devant les yeux.Elle se cacha le visage des deux mains, et tomba sans connaissance.Je me précipitais pour la secourir, lorsque ma vieille connaissancePalachka entra fort hardiment dans la chambre et s’empressa autourde sa maîtresse. Pougatcheff sortit, et nous descendîmes tous troisdans la pièce de réception.

« Eh ! Votre Seigneurie, me dit Pougatcheff en riant, nousavons délivré la jolie fille ; qu’en dis-tu ? nefaudrait-il pas envoyer chercher le pope, et lui faire marier sanièce. Si tu veux, je serai ton père assis, Chvabrine le garçon denoce, puis nous nous mettrons à boire, et nous fermerons lesportes. »

Ce que je redoutais arriva. Dès qu’il entendit la proposition dePougatcheff, Chvabrine perdit la tête.

« Tsar, dit-il en fureur, je suis coupable, je vous aimenti ; mais Grineff aussi vous trompe. Cette jeune fillen’est pas la nièce du pope : elle est la fille d’Ivan Mironoff, quia été supplicié à la prise de cette forteresse. »

Pougatcheff darda sur moi ses yeux flamboyants.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria-t-il avec lasurprise de l’indignation.

– Chvabrine t’a dit vrai, répondis-je avec fermeté.

– Tu ne m’avais pas dit celai reprit Pougatcheff dont le visages’assombrit tout à coup.

– Mais sois-en le juge, lui répondis-je ; pouvais-jedéclarer devant tes gens qu’elle était la fille de Mironoff ?Ils l’eussent déchirée à belles dents ; rien n’aurait pu lasauver.

– Tu as pourtant raison, dit Pougatcheff, mes ivrognesn’auraient pas épargné cette pauvre fille ; ma commère lafemme du pope a bien fait de les tromper.

– Écoute, continuai-je en voyant sa bonne disposition ; jene sais comment t’appeler, et ne veux pas le savoir. Mais Dieu voitque je serais prêt à te payer de ma vie ce que tu as fait pour moi.Seulement, ne me demande rien qui soit contraire à mon honneur et àma conscience de chrétien. Tu es mon bienfaiteur ; finis commetu as commencé. Laisse-moi aller avec la pauvre orpheline là oùDieu nous amènera. Et nous, quoi qu’il arrive, et où que tu sois,nous prierons Dieu chaque jour pour qu’il veille au salut de tonâme… »

Je parus avoir touché le cœur farouche de Pougatcheff.

« Qu’il soit fait comme tu le désires, dit-il ; il fautpunir jusqu’au bout, ou pardonner jusqu’au bout ; c’est là macoutume. Prends ta fiancée, emmène-la où tu veux, et que Dieu vousdonne bonheur et raison. »

Il se tourna vers Chvabrine, et lui commanda de m’écrire unsauf-conduit pour toutes les barrières et forteresses soumises àson pouvoir. Chvabrine se tenait immobile et comme pétrifié.Pougatcheff alla faire l’inspection de la forteresse ;Chvabrine le suivit, et moi je restai, prétextant les préparatifsde voyage.

Je courus à la chambre de Marie ; la porte était fermée. Jefrappai :

« Qui est là ? » demanda Palachka.

Je me nommai. La douce voix de Marie se fit entendre derrière laporte.

« Attendez, Piôtr Andréitch, dit-elle, je change d’habillement.Allez chez Akoulina Pamphilovna ; je m’y rends à l’instantmême. »

J’obéis et gagnai la maison du père Garasim. Le pope et sa femmeaccoururent à ma rencontre. Savéliitch les avait déjà prévenus detout ce qui s’était passé.

« Bonjour, Piôtr Andréitch, me dit la femme du pope. Voilà queDieu a fait de telle sorte que nous nous revoyons encore. Commentallez-vous ? Nous avons parlé de vous chaque jour. Et MarieIvanovna, que n’a-t-elle pas souffert sans vous, ma petitecolombe ! Mais dites-moi, mon père, comment vous en êtes-voustiré avec Pougatcheff ? Comment ne vous a-t-il pas tué ?Eh bien ! pour cela merci au scélérat !

– Finis, vieille, interrompit le pète Garasim ! ne radotepas sur tout ce que tu sais ; à trop parler, point de salut.Entrez, Piôtr Andréitch, et soyez le bienvenu. Il y a longtemps quenous ne nous sommes vus. »

La femme du pope me fit honneur de tout ce qu’elle avait sous lamain, sans cesser un instant de parler. Elle me raconta commentChvabrine les avait contraints à lui livrer Marie Ivanovna ;comment la pauvre fille pleurait et ne voulait pas se séparerd’eux ; comment elle avait eu avec eux des relationscontinuelles par l’entremise de Palachka, fille adroite et résolue,qui faisait, comme on dit, danser l’ouriadnik lui-même au son deson flageolet ; comment elle avait conseillé à Marie Ivanovnade m’écrire une lettre, etc. De mon côté, je lui racontai en peu demots mon histoire. Le pope et sa femme firent des signes de croixquand ils entendirent que Pougatcheff savait qu’ils l’avaienttrompé.

« Que la puissance de la croix soit avec nous ! disaitAkoulina Pamphilovna ; que Dieu détourne ce nuage ! Bien,Alexéi Ivanitch ! bien, fin renard ! »

En ce moment, la porte s’ouvrit, et Marie Ivanovna parut, avecun sourire sur son pâle visage. Elle avait quitté son vêtement depaysanne, et venait habillée comme de coutume, avec simplicité etbienséance.

Je saisis sa main, et ne pus pendant longtemps prononcer uneseule parole. Nous gardions tous deux le silence par plénitude decœur. Nos hôtes sentirent que nous avions autre chose à faire qu’àcauser avec eux ; ils nous quittèrent. Nous restâmes seuls.Marie me raconta tout ce qui lui était arrivé depuis la prise de laforteresse, me dépeignit toute l’horreur de sa situation, tous lestourments que lui avait fait souffrir l’infâme Chvabrine. Nousrappelâmes notre heureux passé, en versant tous deux des larmes.Enfin je ne pouvais lui communiquer mes projets. Il lui étaitimpossible de demeurer dans une forteresse soumise à Pougatcheff etcommandée par Chvabrine. Je ne pouvais pas non plus penser à meréfugier avec elle dans Orenbourg, qui souffrait en ce momenttoutes les calamités d’un siège. Marie n’avait plus un seul parentdans le monde, je lui proposai donc de se rendre à la maison decampagne de mes parents. Elle fut toute surprise d’une telleproposition. La mauvaise disposition qu’avait montrée mon père àson égard lui faisait peur. Je la tranquillisai. Je savais que monpère tiendrait à devoir et à honneur de recevoir chez lui la filled’un vétéran mort pour sa patrie.

« Chère Marie, lui dis-je enfin, je te regarde comme ma femme.Ces événements étranges nous ont réunis irrévocablement. Rien aumonde ne saurait plus nous séparer. »

Marie Ivanovna m’écoutait dans un silence digne, sans feintetimidité, sans minauderies déplacées. Elle sentait, aussi bien quemoi, que sa destinée était irrévocablement liée à la mienne ;mais elle répéta qu’elle ne serait ma femme que de l’aveu de mesparents. Je ne trouvai rien à répliquer. Mon projet devint notrecommune résolution.

Une heure après, l’ouriadnik m’apporta mon sauf-conduit avec legriffonnage qui servait de signature à Pougatcheff, et m’annonçaque le tsar m’attendait chez lui. Je le trouvai prêt à se mettre enroute. Comment exprimer ce que je ressentais en présence de cethomme, terrible et cruel pour tous excepté pour moi seul ? Etpourquoi ne pas dire l’entière vérité ? Je sentais en cemoment une forte sympathie m’entraîner vers lui. Je désiraisvivement l’arracher à la horde de bandits dont il était le chef etsauver sa tête avant qu’il fût trop tard. La présence de Chvabrineet la foule qui s’empressait autour de nous m’empêchèrent de luiexprimer tous les sentiments dont mon cœur était plein.

Nous nous séparâmes en amis. Pougatcheff aperçut dans la fouleAkoulina Pamphilovna, et la menaça amicalement du doigt en clignantde l’œil d’une manière significative. Puis il s’assit dans sakibitka, en donnant l’ordre de retourner à Berd, et lorsque leschevaux prirent leur élan, il se pencha hors de la voiture et mecria : « Adieu, Votre Seigneurie ; peut-être que nous nousreverrons encore. »

En effet, nous nous sommes revus une autre fois ; mais dansquelles circonstances !

Pougatcheff partit. Je regardai longtemps la steppe sur laquelleglissait rapidement sa kibitka. La foule se dissipa, Chvabrinedisparut. Je regagnai la maison du pope, où tout se préparait pournotre départ. Notre petit bagage avait été mis dans le vieiléquipage du commandant. En un instant les chevaux furent attelés.Marie alla dire un dernier adieu au tombeau de ses parents,enterrés derrière l’église. Je voulais l’y conduire ; maiselle me pria de la laisser aller seule, et revint bientôt après enversant des larmes silencieuses. Le père Garasim et sa femmesortirent sur le perron pour nous reconduire. Nous nous rangeâmes àtrois dans l’intérieur de la kibitka, Marie, Palachka et moi, etSavéliitch se jucha de nouveau sur le devant.

« Adieu, Marie Ivanovna, notre chère colombe ; adieu, PiôtrAndréitch, notre beau faucon, nous disait la bonne femme dupope ; bon voyage, et que Dieu vous comble tous debonheur ! »

Nous partîmes. Derrière la fenêtre du commandant, j’aperçusChvabrine qui se tenait debout, et dont la figure respirait unesombre haine. Je ne voulus pas triompher lâchement d’un ennemihumilié, et détournai les yeux.

Enfin, nous franchîmes la barrière principale, et quittâmes pourtoujours la forteresse de Bélogorsk.

Chapitre 13L’arrestation

Réuni d’une façon si merveilleuse à la jeune fille qui mecausait le matin même tant d’inquiétude douloureuse, je ne pouvaiscroire à mon bonheur, et je m’imaginais que tout ce qui m’étaitarrivé n’était qu’un songe. Marie regardait d’un air pensif, tantôtmoi, tantôt la route, et ne semblait pas, elle non plus, avoirrepris tous ses sens. Nous gardions le silence ; nos cœursétaient trop fatigués d’émotions. Au bout de deux heures, nousétions déjà rendus dans la forteresse voisine, qui appartenaitaussi à Pougatcheff. Nous y changeâmes de chevaux. À voir lacélérité qu’on mettait à nous servir et le zèle empressé du Cosaquebarbu dont Pougatcheff avait fait le commandant, je m’aperçus quegrâce au babil du postillon qui nous avait amenés, on me prenaitpour un favori du maître.

Quand nous nous remîmes en route, il commençait à faire sombre.Nous nous approchâmes d’une petite ville où, d’après le commandantbarbu, devait se trouver un fort détachement qui était en marchepour se réunir à l’usurpateur. Les sentinelles nous arrêtèrent, etau cri de : « Qui vive ? » notre postillon répondit à hautevoix : « Le compère du tsar, qui voyage avec sa bourgeoise. »

Aussitôt un détachement de hussards russes nous entoura avecd’affreux jurements.

« Sors, compère du diable, me dit un maréchal des logis auxépaisses moustaches. Nous allons te mener au bain, toi et tabourgeoise. »

Je sortis de la kibitka et demandai qu’on me conduisit devantl’autorité. En voyant un officier, les soldats cessèrent leursimprécations, et le maréchal des logis me conduisit chez le major.Savéliitch me suivait en grommelant : « En voilà un, de compère dutsar ! nous tombons du feu dans la flamme. Ô Seigneur Dieu,comment cela finira-t-il ? »

La kibitka venait au pas derrière nous.

En cinq minutes, nous arrivâmes à une maisonnette très éclairée.Le maréchal des logis me laissa sous bonne garde, et entra pourannoncer sa capture. Il revint à l’instant même et me déclara queSa Haute Seigneurie n’avait pas le temps de me recevoir, qu’ellelui avait donné l’ordre de me conduire en prison et de lui amenerma bourgeoise.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? m’écriai-je furieux ;est-il devenu fou ?

– Je ne puis le savoir, Votre Seigneurie, répondit le maréchaldes logis ; seulement Sa Haute Seigneurie a ordonné deconduire Votre Seigneurie en prison, et d’amener Sa Seigneurie à SaHaute Seigneurie, Votre Seigneurie. »

Je m’élançai sur le perron ! les sentinelles n’eurent pasle temps de me retenir, et j’entrai tout droit dans la chambre oùsix officiers de hussards jouaient au pharaon. Le major tenait labanque. Quelle fut ma surprise, lorsqu’après l’avoir un momentdévisagé je reconnus en lui cet Ivan Ivanovitch Zourine qui m’avaitsi bien dévalisé dans l’hôtellerie de Simbisrk !

« Est-ce possible ! m’écriai-je ; Ivan Ivanovitch,est-ce toi ?

– Ah bah ! Piôtr Andréitch ! Par quel hasard ?D’où viens-tu ? Bonjour, frère ; ne veux-tu pas ponterune carte ?

– Merci ; fais-moi plutôt donner un logement.

– Quel logement te faut-il ? Reste chez moi.

– Je ne le puis, je ne suis pas seul.

– Eh bien, amène aussi ton camarade.

– Je ne suis pas avec un camarade ; je suis… avec unedame.

– Avec une dame ! où l’as-tu pêchée, frère ? »

Après avoir dit ces mots, Zourine siffla d’un ton si railleurque tous les autres se mirent à rire, et je demeurai toutconfus.

« Eh bien, continua Zourine, il n’y a rien à faire ; je tedonnerai un logement. Mais c’est dommage ; nous aurions faitnos bamboches comme l’autre fois. Holà ! garçon, pourquoin’amène-t-on pas la commère de Pougatcheff ? Est-ce qu’elleferait l’obstinée ? Dis-lui qu’elle n’a rien à craindre, quele monsieur qui l’appelle est très bon, qu’il ne l’offenserad’aucune manière, et en même temps pousse-la ferme par lesépaules.

– Que fais-tu là ? dis-je à Zourine ; de quellecommère de Pougatcheff parles-tu ? c’est la fille du défuntcapitaine Mironoff. Je l’ai délivrée de sa captivité et je l’emmènemaintenant à la maison de mon père, où je la laisserai.

– Comment ! c’est donc toi qu’on est venu m’annoncer tout àl’heure ? Au nom du ciel, qu’est-ce que cela veutdire ?

– Je te raconterai tout cela plus tard. Mais à présent, je t’ensupplie, rassure la pauvre fille, que les hussards ont horriblementeffrayée. »

Zourine fit à l’instant toutes ses dispositions. Il sortitlui-même dans la rue pour s’excuser auprès de Marie du malentenduinvolontaire qu’il avait commis, et donna l’ordre au maréchal deslogis de la conduire au meilleur logement de la ville. Je restai àcoucher chez lui.

Nous soupâmes ensemble, et dès que je me trouvai seul avecZourine, je lui racontai toutes mes aventures. Il m’écouta avec unegrande attention, et quand j’eus fini, hochant de la tête :

« Tout cela est bien, frère, me dit-il ; mais il y a unechose qui n’est pas bien. Pourquoi diable veux-tu te marier ?En honnête officier, en bon camarade, je ne voudrais pas tetromper. Crois-moi, je t’en conjure : le mariage n’est qu’unefolie. Est-ce bien à toi de t’embarrasser d’une femme et de bercerdes marmots ? Crache là-dessus. Écoute-moi, sépare-toi de lafille du capitaine. J’ai nettoyé et rendu sûre la route deSimbirsk ; envoie-la demain à tes parents, et toi, reste dansmon détachement. Tu n’as que faire de retourner à Orenbourg. Si tutombes derechef dans les mains des rebelles, il ne te sera pasfacile de t’en dépêtrer encore une fois. De cette façon, tonamoureuse folie se guérira d’elle-même, et tout se passera pour lemieux. »

Quoique je ne fusse pas pleinement de son avis, cependant jesentais que le devoir et l’honneur exigeaient ma présence dansl’armée de l’impératrice ; je me décidai donc à suivre en celale conseil de Zourine, c’est-à-dire à envoyer Marie chez mesparents, et à rester dans sa troupe.

Savéliitch se présenta pour me déshabiller. Je lui annonçaiqu’il eût à se tenir prêt à partir le lendemain avec MarieIvanovna. Il commença par faire le récalcitrant.

« Que dis-tu là, seigneur ? Comment veux-tu que je telaisse ? qui te servira, et que diront tes parents ?»

Connaissant l’obstination de mon menin, je résolus de le fléchirpar ma sincérité et mes caresses.

« Mon ami Arkhip Savéliitch, lui dis-je, ne me refuse pas, soismon bienfaiteur. Ici je n’ai nul besoin de domestique, et je neserais pas tranquille si Marie Ivanovna se mettait en route sanstoi. En la servant, tu me sers moi-même, car je suis fermementdécidé à l’épouser dès que les circonstances me le permettront.»

Savéliitch croisa les mains avec un air de surprise et destupéfaction inexprimable.

« Se marier ! répétait-il, l’enfant veut se marier !Mais que dira ton père ? et ta mère, quepensera-t-elle ?

– Ils consentiront sans nul doute, répondis-je, dès qu’ilsconnaîtront Marie Ivanovna. Je compte sur toi-même. Mon père et mamère ont en toi pleine confiance. Tu intercéderas pour nous,n’est-ce pas ? »

Le vieillard fut touché.

« Ô mon père Piôtr Andréitch, me répondit-il, quoique tuveuilles te marier trop tôt, Marie Ivanovna est une si bonnedemoiselle, que ce serait pécher que de laisser passer une occasionpareille. Je ferai ce que tu désires. Je la reconduirai, cet angede Dieu, et je dirai en toute soumission à tes parents qu’une tellefiancée n’a pas besoin de dot. »

Je remerciai Savéliitch, et allai partager la chambre deZourine. Dans mon agitation, je me remis à babiller. D’abordZourine m’écouta volontiers ; puis ses paroles devinrent plusrares et plus vagues, puis enfin il répondit à l’une de mesquestions par un ronflement aigu, et j’imitai son exemple.

Le lendemain, quand je communiquai mes plans à Marie, elle enreconnut la justesse, et consentit à leur exécution. Comme ledétachement de Zourine devait quitter la ville le même jour, etqu’il n’y avait plus d’hésitation possible, je me séparai de Marieaprès l’avoir confiée à Savéliitch, et lui avoir donné une lettrepour mes parents. Marie Ivanovna me dit adieu toute éplorée ;je ne pus rien lui répondre, ne voulant pas m’abandonner auxsentiments de mon âme devant les gens qui m’entouraient. Je revinschez Zourine, silencieux et pensif, il voulut m’égayer, j’espéraisme distraire ; nous passâmes bruyamment la journée, et lelendemain nous nous mîmes en marche.

C’était vers la fin du mois de février. L’hiver, qui avait rendules manœuvres difficiles, touchait à son terme, et nos générauxs’apprêtaient à une campagne combinée. Pougatcheff avait rassembléses troupes et se trouvait encore sous Orenbourg. À l’approche denos forces, les villages révoltés rentraient dans le devoir.Bientôt le prince Galitzine remporta, une victoire complète surPougatcheff, qui s’était aventuré près de la forteresse deTalitcheff : le vainqueur débloqua Orenbourg, et il semblait avoirporté le coup de grâce à la rébellion. Sur ces entrefaites, Zourineavait été détaché contre des Bachkirs révoltés, qui se dispersèrentavant que nous eussions pu les apercevoir. Le printemps, qui fitdéborder les rivières et coupa ainsi les routes, nous surprit dansun petit village tatar, où nous nous consolions de notre inactionpar l’idée que cette petite guerre d’escarmouches avec des brigandsallait bientôt se terminer.

Mais Pougatcheff n’avait pas été pris : il reparut bientôt dansles forges de la Sibérie. Il rassembla de nouvelles bandes etrecommença ses brigandages. Nous apprîmes bientôt la destructiondes forteresses de Sibérie, puis la prise de Khasan, puis la marcheaudacieuse de l’usurpateur sur Moscou. Zourine reçut l’ordre depasser la Volga.

Je ne m’arrêterai pas au récit des événements de la guerre.Seulement je dirai que les calamités furent portées au comble. Lesgentilshommes se cachaient dans les bois ; l’autorité n’avaitplus de force nulle part ; les chefs des détachements isoléspunissaient ou faisaient grâce sans rendre compte de leur conduite.Tout ce vaste et beau pays était mis à feu et à sang. Que Dieu nenous fasse plus voir une révolte aussi insensée et aussiimpitoyable !

Enfin Pougatcheff fut battu par Michelson et contraint à fuir denouveau. Zourine reçut, bientôt après, la nouvelle de la prise dubandit et l’ordre de s’arrêter. La guerre était finie. Il m’étaitdonc enfin possible de retourner chez mes parents. L’idée de lesembrasser et de revoir Marie, dont je n’avais aucune nouvelle, meremplissait de joie. Je sautais comme un enfant. Zourine riait etme disait en haussant les épaules : « Attends, attends que tu soismarié ; tu verras que tout ira au diable ».

Et cependant, je dois en convenir, un sentiment étrangeempoisonnait ma joie. Le souvenir de cet homme couvert du sang detant de victimes innocentes et l’idée du supplice qui l’attendaitne me laissaient pas de repos. « Iéméla, Iéméla, me disais-je avecdépit, pourquoi ne t’es-tu pas jeté sur les baïonnettes ou offertaux coups de la mitraille ? C’est ce que tu avais de mieux àfaire. »

Cependant Zourine me donna un congé. Quelques jours plus tard,j’allais me trouver au milieu de ma famille, lorsqu’un coup detonnerre imprévu vint me frapper.

Le jour de mon départ, au moment où j’allais me mettre en route,Zourine entra dans ma chambre, tenant un papier à la main et d’unair soucieux. Je sentis une piqûre au cœur ; j’eus peur sanssavoir de quoi. Le major fit sortir mon domestique et m’annonçaqu’il avait à me parler.

« Qu’y a-t-il ? demandai-je avec inquiétude.

– Un petit désagrément, répondit-il en me tendant son papier.Lis ce que je viens de recevoir. »

C’était un ordre secret adressé à tous les chefs de détachementsd’avoir à m’arrêter partout où je me trouverais, et de m’envoyersous bonne garde à Khasan devant la commission d’enquête créée pourinstruire contre Pougatcheff et ses complices. Le papier me tombades mains.

« Allons, dit Zourine, mon devoir est d’exécuter l’ordre.Probablement que le bruit de tes voyages faits dans l’intimité dePougatcheff est parvenu jusqu’à l’autorité. J’espère bien quel’affaire n’aura pas de mauvaises suites, et que tu te justifierasdevant la commission. Ne te laisse point abattre et pars àl’instant. »

Ma conscience était tranquille ; mais l’idée que notreréunion était reculée pour quelques mois encore me serrait le cœur.Après avoir reçu les adieux affectueux de Zourine, je montai dansma téléga, deux hussards s’assirent à mes côtés, le sabre nu, etnous prîmes la route de Khasan.

Chapitre 14Le jugement

Je ne doutais pas que la cause de mon arrestation ne fut monéloignement sans permission d’Orenbourg. Je pouvais donc aisémentme disculper, car, non seulement on ne nous avait pas défendu defaire des sorties contre l’ennemi, mais on nous y encourageait.Cependant mes relations amicales avec Pougatcheff semblaient êtreprouvées par une foule de témoins et devaient paraître au moinssuspectes. Pendant tout le trajet je pensais aux interrogatoiresque j’allais subir et arrangeais mentalement mes réponses. Je medécidai à déclarer devant les juges la vérité toute pure et toutentière, bien convaincu que c’était à la fois le moyen le plussimple et le plus sûr de me justifier.

J’arrivai à Khasan, malheureuse ville que je trouvai dévastée etpresque réduite en cendres. Le long des rues, à la place desmaisons, se voyaient des amas de matières calcinées et desmurailles sans fenêtres ni toitures. Voilà la trace que Pougatcheffy avait laissée. On m’amena à la forteresse, qui était restée,intacte, et les hussards mes gardiens me remirent entre les mainsde l’officier de garde. Celui-ci fit appeler un maréchal ferrantqui me mit les fers aux pieds en les rivant à froid. De là, on meconduisit dans le bâtiment de la prison, où je restai seul dans unétroit et sombre cachot qui n’avait que les quatre murs et unepetite lucarne garnie de barres de fer.

Un pareil début ne présageait rien de bon. Cependant je neperdis ni mon courage ni l’espérance. J’eus recours à laconsolation de tous ceux qui souffrent, et, après avoir goûté pourla première fois la douceur d’une prière élancée d’un cœur innocentet plein d’angoisses, je m’endormis paisiblement, sans penser à cequi adviendrait de moi.

Le lendemain, le geôlier vint m’éveiller en m’annonçant que lacommission me mandait devant elle. Deux soldats me conduisirent, àtravers une cour, à la demeure du commandant, s’arrêtèrent dansl’antichambre et me laissèrent gagner seul les appartementsintérieurs.

J’entrai dans un salon assez vaste. Derrière la table, couvertede papiers, se tenaient deux personnages, un général avancé en âge,d’un aspect froid et sévère, et un jeune officier aux gardes, ayantau plus une trentaine d’années, d’un extérieur agréable etdégagé ; près de la fenêtre, devant une autre table, étaitassis un secrétaire, la plume sur l’oreille et courbé sur lepapier, prêt à inscrire mes dépositions.

L’interrogatoire commença. On me demanda mon nom et mon état. Legénéral s’informa si je n’étais pas le fils d’André PétrovitchGrineff, et, sur ma réponse affirmative, il s’écria sévèrement : «C’est bien dommage qu’un homme si honorable ait un fils tellementindigne de lui ! »

Je répondis avec calme que, quelles que fussent les inculpationsqui pesaient sur moi, j’espérais les dissiper sans peine par unaveu sincère de la vérité. Mon assurance lui déplut.

« Tu es un hardi compère, me dit-il en fronçant lesourcil ; mais nous en avons vu bien d’autres. »

Alors le jeune officier me demanda par quel hasard et à quelleépoque j’étais entre au service de Pougatcheff, et à quelles sortesd’affaires il m’avait employé.

Je répondis avec, indignation qu’étant officier et gentilhomme,je n’avais pu me mettre au service de Pougatcheff, et qu’il nem’avait chargé d’aucune sorte d’affaires.

« Comment donc s’est-il fait, reprit mon juge, que l’officier etle gentilhomme ait été seul gracié par l’usurpateur, pendant quetous ses camarades étaient lâchement assassinés ? Comment,s’est-il fait que le même officier et gentilhomme ait pu vivre enfête et amicalement avec les rebelles, et recevoir du scélérat enchef des cadeaux consistant en une pelisse, un cheval et undemi-rouble ? D’où provient une si étrange intimité ? etsur quoi peut-elle être fondée, si ce n’est sur la trahison, outout au moins sur une lâcheté criminelle et impardonnable ?»

Les paroles de l’officier aux gardes me blessèrent profondément,et je commençai avec chaleur ma justification. Je racontai comments’était faite ma connaissance avec Pougatcheff, dans la steppe, aumilieu d’un ouragan ; comment il m’avait reconnu et fait grâceà la prise de la forteresse de Bélogorsk. Je convins qu’en effetj’avais accepté de l’usurpateur un touloup et un cheval ; maisj’avais défendu la forteresse de Bélogorsk contre le scélératjusqu’à la dernière extrémité. Enfin, j’invoquai le nom de mongénéral, qui pouvait témoigner de mon zèle pendant le siègedésastreux d’Orenbourg.

Le sévère vieillard prit sur la table une lettre ouverte qu’ilse mit à lire à haute voix :

« En réponse à la question de Votre Excellence, sur le compte del’enseigne Grineff, qui se serait mêlé aux troubles et serait entréen relations avec le brigand, relations réprouvées par la loi duservice et contraires à tous les devoirs du serment, j’ail’honneur, de déclarer que ledit enseigne Grineff s’est trouvé auservice à Orenbourg, depuis le mois d’octobre 1773 jusqu’au 24février de la présente année, jour auquel il s’absenta de la ville,et depuis lequel il ne s’est plus représenté. Cependant, on a ouïdire aux déserteurs ennemis qu’il s’était rendu au camp dePougatcheff, et qu’il l’avait accompagné à la forteresse deBélogorsk, où il avait été précédemment en garnison. D’un autrecoté, par rapport à sa conduite, je puis… »

Ici le général interrompit sa lecture, et me dit avec dureté:

« Eh bien, que diras-tu maintenant pour ta justification ?»

J’allais continuer comme j’avais commencé et révéler ma liaisonavec Marie aussi franchement que tout le reste. Mais je ressentissoudain un dégoût invincible à faire une telle déclaration. Il mevint à l’esprit que, si je la nommais, la commission la feraitcomparaître ; et l’idée d’exposer son nom à tous les proposscandaleux des scélérats interrogés, et de la mettre elle-même enleur présence, cette horrible idée me frappa tellement que je metroublai, balbutiai et finis par me taire.

Mes juges, qui semblaient écouter mes réponses avec une certainebienveillance, furent de nouveau prévenus contre moi par la vue demon trouble. L’officier aux gardes demanda que je fusse confrontéavec le principal dénonciateur. Le général ordonna d’appeler lecoquin d’hier. Je me tournai vivement vers la porte pour attendrel’apparition de mon accusateur. Quelques moments après, on entenditrésonner des fers, et entra… Chvabrine. Je fus frappé du changementqui s’était opéré en lui. Il était pâle et maigre. Ses cheveux,naguère noirs comme du jais, commençaient à grisonner. Sa longuebarbe était en désordre. Il répéta toutes ses accusations d’unevoix faible, mais ferme. D’après lui, j’avais été envoyé parPougatcheff en espion à Orenbourg ; je sortais tous les joursjusqu’à la ligne des tirailleurs pour transmettre des nouvelleécrites de tout ce qui se passait dans la ville ; enfinj’étais décidément passé du côté de l’usurpateur, allant avec luide forteresse en forteresse, et tâchant, par tous les moyens, denuire à mes complices de trahison, pour les supplanter dans leursplaces, et mieux profiter des largesses du rebelle. Je l’écoutaijusqu’au bout en silence, et me réjouis d’une seule chose : iln’avait pas prononcé le nom de Marie. Est-ce parce que sonamour-propre souffrait à la pensée de celle qui l’avaitdédaigneusement repoussé, ou bien est-ce que dans son cœur brûlaitencore une étincelle du sentiment qui me faisait tairemoi-même ? Quoi que ce fût, la commission n’entendit pasprononcer le nom de la fille du commandant de Bélogorsk. J’en fusencore mieux confirmé dans la résolution que j’avais prise, et,quand les juges me demandèrent ce que j’avais à répondre auxinculpations de Chvabrine, je me bornai à dire que je m’en tenais àma déclaration première, et que je n’avais rien à ajouter à majustification. Le général ordonna que nous fussions emmenés ;nous sortîmes ensemble. Je regardai Chvabrine avec calme, et ne luidis pas un mot. Il sourit d’un sourire de haine satisfaite, relevases fers, et doubla le pas pour me devancer. On me ramena dans laprison, et depuis lors je n’eus plus à subir de nouvelinterrogatoire.

Je ne fus pas témoin de tout ce qui me reste à apprendre aulecteur ; mais j’en ai entendu si souvent le récit, que lesplus petites particularités en sont restées gravées dans mamémoire, et qu’il me semble que j’y ai moi-même assisté.

Marie fut reçue par mes parents avec la bienveillance cordialequi distinguait les gens d’autrefois. Dans cette occasion qui leurétait offerte de donner asile à une pauvre orpheline, ils voyaientune grâce de Dieu. Bientôt ils s’attachèrent sincèrement à elle,car on ne pouvait la connaître sans l’aimer. Mon amour ne semblaitplus une folie même à mon père, et ma mère ne rêvait plus quel’union de son Pétroucha à la fille du capitaine.

La nouvelle de mon arrestation frappa d’épouvante toute mafamille. Cependant, Marie avait raconté si naïvement à mes parentsl’origine de mon étrange liaison avec Pougatcheff, que, nonseulement ils ne s’en étaient pas inquiétés, mais que cela lesavait fait rire de bon cœur. Mon père ne voulait pas croire que jepusse être mêlé dans une révolte infâme dont l’objet était lerenversement du trône et l’extermination de la race desgentilshommes. Il fit subir à Savéliitch un sévère interrogatoire,dans lequel mon menin confessa que son maître avait été l’hôte dePougatcheff, et que le scélérat, certes, s’était montré généreux àson égard. Mais en même temps il affirma, sous un serment solennel,que jamais il n’avait entendu parler d’aucune trahison. Les vieuxparents se calmèrent un peu et attendirent avec impatience demeilleures nouvelles. Mais pour Marie, elle était très agitée, etne se taisait que par modestie et par prudence.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Tout à coup mon pèrereçoit de Pétersbourg une lettre de notre parent le prince B… Aprèsles premiers compliments d’usage, il lui annonçait que les soupçonsqui s’étaient élevés sur ma participation aux complots des rebellene s’étaient trouvés que trop fondés, ajoutant qu’un suppliceexemplaire aurait dû m’atteindre, mais que l’impératrice, parconsidération pour les loyaux services et les cheveux blancs de monpère, avait daigné faire grâce à un fils criminel ; et qu’enlui faisant remise d’un supplice infamant, elle avait ordonné qu’ilfût envoyé au fond de la Sibérie pour y subir un exilperpétuel.

Ce coup imprévu faillit tuer mon père. Il perdit sa fermetéhabituelle, et sa douleur, muette d’habitude, s’exhala en plainteamères. « Comment ! ne cessait-il de répéter tout hors delui-même, comment ! mon fils a participé aux complots dePougatcheff ? Dieu juste ! jusqu’où ai-je vécu ?L’impératrice lui fait grâce de la vie ; mais est-ce plusfacile à supporter pour moi ? Ce n’est pas le supplice qui esthorrible ; mon aïeul a péri sur l’échafaud pour la défense dece qu’il vénérait dans le sanctuaire de sa conscience, mon père aété frappé avec les martyrs Volynski et Khouchlchoff ; maisqu’un gentilhomme trahisse son serment, qu’il s’unisse à desbandits, à des scélérats, à des esclaves révoltés, … honte, honteéternelle à notre race ! »

Effrayée de son désespoir, ma mère n’osait pas pleurer en saprésence et s’efforçait de lui rendre du courage en parlant desincertitudes et de l’injustice de l’opinion ; mais mon pèreétait inconsolable.

Marie se désolait plus que personne. Bien persuadée que j’auraispu me justifier si je l’avais voulu, elle se doutait du motif quime faisait garder le silence, et se croyait la seule cause de mesinfortunes. Elle cachait à tous les yeux ses souffrances, mais necessait de penser au moyen de me sauver. Un soir, assis sur sonsofa, mon père feuilletait le Calendrier de la cour ; mais sesidées étaient bien loin de là, et la lecture de ce livre neproduisait pas sur lui l’impression ordinaire. Il sifflait unevieille marche. Ma mère tricotait en silence, et ses larmestombaient de temps en temps sur son ouvrage. Marie, qui travaillaitdans la même chambre, déclara tout à coup à mes parents qu’elleétait forcée de partir pour Pétersbourg, et qu’elle les priait delui en fournir les moyens. Ma mère se montra très affligée de cetterésolution.

« Pourquoi, lui dit-elle, veux-tu aller à Pétersbourg ? Toiaussi, tu veux donc nous abandonner ? »

Marie répondit que son sort dépendait de ce voyage, et qu’elleallait chercher aide et protection auprès des gens en faveur, commefille d’un homme qui avait péri victime de sa fidélité.

Mon père baissa la tête. Chaque parole qui lui rappelait lecrime supposé de son fils lui semblait un reproche poignant.

« Pars, lui dit-il enfin avec un soupir ; nous ne voulonspas mettre obstacle à ton bonheur. Que Dieu te donne pour mari unhonnête homme, et non pas un traître taché d’infamie ! »

Il se leva et quitta la chambre.

Restée seule avec ma mère, Marie lui confia une partie de sesprojets : ma mère l’embrassa avec des larmes, en priant Dieu de luiaccorder une heureuse réussite. Peu de jours après, Marie partitavec Palachka et le fidèle Savéliitch, qui, forcément séparé demoi, se consolait en pensant qu’il était au service de mafiancée.

Marie arriva heureusement jusqu’à Sofia, et, apprenant que lacour habitait en ce moment le palais d’été de Tsars-koïé-Sélo, ellerésolut de s’y arrêter. Dans la maison de poste on lui donna unpetit cabinet derrière une cloison. La femme du maître de postevint aussitôt babiller avec elle, lui annonça pompeusement qu’elleétait la nièce d’un chauffeur de poêles attaché à la cour, etl’initia à tous les mystères du palais. Elle lui dit à quelle heurel’impératrice se levait, prenait le café, allait à lapromenade ; quels grands seigneurs se trouvaient alors auprèsde sa personne ; ce qu’elle avait daigné dire la veille àtable ; qui elle recevait le soir ; en un mot,l’entretien d’Anna Vlassievna semblait une page arrachée auxmémoires du temps, et serait très précieuse de nos jours. MarieIvanovna l’écoutait avec grande attention. Elles allèrent ensembleau jardin impérial, où Anna Vlassievna raconta à Marie l’histoirede chaque allée et de chaque petit pont. Toutes les douxregagnèrent ensuite la maison, enchantées l’une de l’autre.

Le lendemain, de très bonne heure, Marie s’habilla et retournadans le jardin impérial. La matinée était superbe. Le soleil doraitde ses rayons les cimes des tilleuls qu’avait déjà jaunis lafraîche haleine de l’automne. Le large lac étincelait immobile. Lescygnes, qui venaient de s’éveiller, sortaient gravement desbuissons du rivage. Marie Ivanovna se rendit au bord d’unecharmante prairie où l’on venait d’ériger un monument en l’honneurdes récentes victoires du comte Roumiantzieff. Tout à coup un petitchien de race anglaise courut à sa rencontre en aboyant. Maries’arrêta effrayée. En ce moment résonna une agréable voix defemme.

« N’ayez point peur, dit-elle ; il ne vous mordra pas.»

Marie aperçut une dame assise sur un petit banc champêtrevis-à-vis du monument, et alla s’asseoir elle-même à l’autre boutdu siège. La dame l’examinait avec attention, et, de son côté,après lui avoir jeté un regard à la dérobée, Marie put la voir àson aise. Elle était en peignoir blanc du matin, en bonnet léger eten petit mantelet. Cette dame paraissait avoir cinquante ans ;sa figure, pleine et haute en couleur, exprimait le calme et unegravité tempérée par le doux regard de ses jeux bleus et soncharmant sourire. Elle rompit la première le silence :

« Vous n’êtes sans doute pas d’ici ? dit-elle.

– Il est vrai, madame ; je suis arrivée hier de laprovince.

– Vous êtes arrivée avec vos parents ?

– Non, madame, seule.

– Seule ! mais vous êtes bien jeune pour voyager seule.

– Je n’ai ni père ni mère.

– Vous êtes ici pour affaires ?

– Oui, madame ; je suis venue présenter une supplique àl’impératrice.

– Vous êtes orpheline ; probablement vous avez à vousplaindre d’une injustice ou d’une offense ?

– Non, madame ; je suis venue demander grâce et nonjustice.

– Permettez-moi une question : qui êtes-vous ?

– Je suis la fille du capitaine Mironoff.

– Du capitaine Mironoff ? de celui qui commandait une desforteresses de la province d’Orenbourg ?

– Oui ; madame. »

La dame parut émue.

« Pardonnez-moi, continua-t-elle d’une voix encore plus douce,de me mêler de vos affaires. Mais je vais à la cour ;expliquez-moi l’objet de votre demande ; peut-être mesera-t-il possible de vous aider. »

Marie se leva et salua avec respect. Tout, dans la dameinconnue, l’attirait involontairement et lui inspirait de laconfiance. Marie prit dans sa poche un papier plié ; elle leprésenta à sa protectrice inconnue qui le parcourut à voixbasse.

Elle commença par lire d’un air attentif et bienveillant ;mais soudainement son visage changea, et Marie, qui suivait desyeux tous ses mouvements, fut effrayée de l’expression sévère de cevisage si calme et si gracieux un instant auparavant.

« Vous priez pour Grineff, dit la dame d’un ton glacé.L’impératrice ne peut lui accorder le pardon. Il a passé àl’usurpateur, non comme un ignorant crédule, mais comme un vauriendépravé et dangereux.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Marie.

– Comment ! ce n’est pas vrai ? répliqua la dame quirougit jusqu’aux yeux.

– Ce n’est pas vrai, devant Dieu, ce n’est pas vrai. Je saistout, je vous conterai tout ; c’est pour moi seule qu’il s’estexposé à tous les malheurs qui l’ont frappé. Et s’il ne s’est pasdisculpé devant la justice, c’est parce qu’il n’a pas voulu que jefusse mêlée à cette affaire. »

Et Marie raconta avec chaleur tout ce que le lecteur saitdéjà.

La dame l’écoutait avec une attention profonde.

« Où vous êtes-vous logée ? » demanda-t-elle quand la jeunefille eut terminé son récit.

Et en apprenant que c’était chez Anna Vlassievna, elle ajoutaavec un sourire :

« Ah ! je sais. Adieu ; ne parlez à personne de notrerencontre. J’espère que vous n’attendrez pas longtemps la réponse àvotre lettre. »

À ces mots elle se leva et s’éloigna par une allée couverte.Marie Ivanovna retourna chez elle remplie d’une rianteespérance.

Son hôtesse la gronda de sa promenade matinale, nuisible,disait-elle, pendant l’automne, à la santé d’une jeune fille. Elleapporta le samovar, et, devant, une tasse de thé, elle allaitreprendre ses interminables propos sur la cour, lorsqu’une voiturearmoriée s’arrêta devant le perron. Un laquais à la livréeimpériale entra dans la chambre, annonçant que l’impératricedaignait mander en sa présence la fille du capitaine Mironoff.

Anna Vlassievna fut toute bouleversée par cette nouvelle.

« Ah ! Mon Dieu, s’écria-t-elle, l’impératrice vous demandeà la cour. Comment donc a-t-elle su votre arrivée ? et commentvous présenterez-vous à l’impératrice, ma petite mère ? Jecrois que vous ne savez même pas marcher à la mode de la cour. Jedevrais vous conduire ; ou ne faudrait-il pas envoyer chercherla fripière, pour qu’elle vous prêtât sa robe jaune àfalbalas ? »

Mais le laquais déclara que l’impératrice voulait que MarieIvanovna vint seule et dans le costume où on la trouverait. Il n’yavait qu’à obéir, et Marie Ivanovna partit.

Elle pressentait que notre destinée allait s’accomplir ;son cœur battait avec violence. Au bout de quelques instants lecarrosse s’arrêta devant le palais, et Marie, après avoir traverséune longue suite d’appartements vides et somptueux, fut enfinintroduite dans le boudoir de l’impératrice. Quelques seigneurs,qui entouraient leur souveraine, ouvrirent respectueusement passageà la jeune fille. L’impératrice, dans laquelle Marie reconnut ladame du jardin, lui dit gracieusement :

« Je suis enchantée de pouvoir exaucer votre prière. J’ai faittout régler, convaincue de l’innocence de votre fiancé. Voilà unelettre que vous remettrez à votre futur beau-père. »

Marie, tout en larmes, tomba aux genoux de l’impératrice, qui lareleva et la baisa sur le front.

« Je sais, dit-elle, que vous n’êtes pas riche, mais j’ai unedette à acquitter envers la fille du capitaine Mironoff. Soyeztranquille sur votre avenir. »

Après avoir comblé de caresses la pauvre orpheline,l’impératrice la congédia, et Marie repartit le même jour pour lacampagne de mon père, sans avoir eu seulement la curiosité de jeterun regard sur Pétersbourg.

 

Ici se terminent les mémoires de Piôtr Andréitch Grineff ;mais on sait, par des traditions de famille, qu’il fut délivré desa captivité vers la fin de l’année 1774, qu’il assista au supplicede Pougatcheff, et que celui-ci, l’ayant reconnu dans la foule, luifit un dernier signe avec la tête qui, un instant plus tard, futmontrée au peuple, inanimée et sanglante. Bientôt après, PiôtrAndréitch devint l’époux de Marie Ivanovna. Leur descendance habiteencore le gouvernement de Simbirsk. Dans la maison seigneuriale duvillage de… on montre la lettre autographe de Catherine II,encadrée sous une glace. Elle est adressée au père de PiôtrAndréitch, et contient, avec la justification de son fils, deséloges donnés à l’intelligence et au bon cœur de la fille ducapitaine.

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