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La Fille du Juif-Errant

La Fille du Juif-Errant

de Paul Féval (père)

À EDMOND BIRÉ

Mon cher ami,

 

Au temps où j’écrivais les Mystères de Londres, je songeai à faire figure dans Paris. J’eus l’idée d’avoir à mon service un de ces petits bonshommes à tournure de saucisson english improvements que la mode britanniques anglait alors dans de longues vestes sans tailles terminées en bec de flageolet. Ma respectable amie Lady Gingerbeerloughby, de Portland Place, en avait un de toute beauté qu’elle appelait son jaguar pour se distinguer des autres « impossibles »du Showing-life qui disaient tout uniment « mon tigre » en parlant de ces créatures cylindriques, vivants boudins, doués d’une âme immortelle.

Londres a bien de l’esprit, sans que cela paraisse.

J’achetai d’abord un cheval pour que mon tigre eut à qui parler, mais je suis fantassin par passion ;le cheval n’était que l’excuse du tigre et je mis tous les soins dont j’étais capable au choix de ce dernier objet. Désirant unir l’élégance à la solidité je le commandai en Bretagne,

La terre de granit recouverte de chênes,

et il me fut expédié brut de Lamballe.J’allai l’attendre à la diligence, à cheval.

C’était un beau petit gars à l’air un peu sournois qui grasseyait comme un tombereau de macadam qu’on décharge. Je le mis sur ma bête avec son paquet en porte-manteau et je suivis à pied. Cela lui donna tout de suite à penser qu’il était mon maître.

Une veste rouge, signe de son grade, avaitété préparée à grands frais. Il la mit avec plaisir et cassa audîner toutes les assiettes qui lui furent confiées.

 

Vous ai-je dit que mon cheval s’appelaitJuif-Errant, à cause du succès d’Eugène Sue ? j’ai peu connumon cheval Juif-Errant, parce qu’il s’attacha tout de suite à monpage. Mon page avait nom Marie Menou. Il partit se promener lelendemain de son arrivée vers les neuf heures du matin, et j’avoueque je me mis à la fenêtre pour suivre sa veste rouge, non sansorgueil, jusqu’au détour de la rue. Les passants leregardaient.

À l’heure du dîner, il ne cassa aucuneassiette parce qu’il n’était point de retour.

Le surlendemain ce fut de même. Au bout dehuit jours, je l’avais oublié ainsi que Juif-Errant, mon dada. Jene les voyais jamais, ils ne me gênaient point.

Le second dimanche, cependant, Marie Menoum’accorda une audience et me dit avec son brave accent de rouleau àbroyer les cailloux :

– Tout de même je ne suis point bienà mon idée chez vous. Je comptais que vous m’aviez guetté(mandé) pour faire vos écritures avec vous.

– Tu sais donc écrire ?

– Non fait, bien sûr, puisque je n’aipoint jamais appris, mais n’y aurait qu’à me mettre àl’école.

Cette réponse me frappa. Je me dis quepeut-être, Marie Menou qui déjà raisonnait si net, deviendrait unedes lumières de son siècle. Il avait aux environs de seizeans.

Après dix huit mois d’études, il commençaà mettre couramment mes habits et à chausser mes bottes, sousprétexte que nous avions la même taille et le même pied. Jamais ilne me maltraitait. Six mois plus tard, Juif-Errant eut la coliqueet en mourut. Marie Menou n’ayant pas pu apprendre à lire, sedégoûta du travail scolaire et me donna mon compte pour se fairehomme politique. Il avait tout ce qu’il faut pour cela.

Je n’ai jamais rien eu de lui que de lavaisselle cassée et le petit conte que je vous envoie : lamoitié de ce petit conte, du moins, celle qui a Lamballe pour lieude scène. Il l’avait dite à mon jardinier la nuit où, sans m’enprévenir, ils enterrèrent Juif-Errant dans le labyrinthe.

Marie Menou ne cacha pas au jardinier queJuif-Errant, dans son opinion, était un « hommecondamné, » et il ajouta qu’ils « avaient parléensemble » tous deux bien des fois.

L’autre partie de l’histoire, l’incendiede la « maison du Juif-Errant » me fut contée à Bléréauprès de Tours, mais on ne sut pas me dire pourquoi le logisincendié portait ce singulier nom.

J’ai réuni ces deux tronçons qui meparaissaient aller ensemble et je les ai collés à l’aide d’unciment d’érudition fantaisiste, fourni par un très-savant médecinque j’aimais à consulter, dès qu’il ne s’agissait point de masanté. Il n’ignorait rien au monde, sinon peut-être son métier, etj’ai trouvé juste de lui donner place dans mon récit, sous le nomdu docteur Lunat.

 

Je ne songeais guères à me convertir quandje publiai, il y a douze ou quinze ans, la fille duJuif-Errant au Musée des Familles[1] etpourtant, derrière la forme légère et même moqueuse de monhistoriette, j’ai retrouvé partout, en la relisant, la pensée deDieu. J’avais besoin de parler de Dieu, et avec la mauvaise hontedes orgueilleux, je tournais incessamment autour de Dieu comme sij’eusse été en peine de chercher le bon endroit pourm’agenouiller.

C’est à ce point de vue seulement, moncher ami, que je vous offre cette bagatelle ; à peine ai-je euà faire ça et là, dans le texte primitif une rature, ou unchangement pour lui donner sa petite case dans la série de meslivres expurgés. Le fond en était déjà chrétien, malgré lescaprices de l’enveloppe voilant l’image de l’infinie Miséricordequi va au long des siècles à travers nos erreurs, nos malheurs etnos crimes.

J’aurai beaucoup plus de mal à vousexpliquer le choix de ce conte à dormir debout que je trie aumilieu de mes paperasses pour l’envoyer précisément à vous le purlettré, le critique délicat, l’érudit, le fin, le curieux, lepoète… Armand de Pontmartin vous a dit toutes ces vérités, et bienmieux que je ne le puis faire, dans la merveilleuse préface qu’il adonnée à vos Dialogues des Vivants et des Morts. Moi, jevais tout uniment vous expliquer mon cas : À mes yeux, lesinnombrables pages que j’ai noircies se valent entre elles, àl’exception de quelques lignes écrites avec le sang de mon cœurblessé à vif, pour célébrer l’heure tardive, mais si belle de maseconde communion. Dans le reste de ce qui est à moi, ce n’est pasla peine de choisir ; j’ai donc pris la première feuille venuepour vous dire que notre rencontre intellectuelle a été une desjoies de ma vie et que je suis votre sincère ami.

 

PAUL FÉVAL.

 

P. S. J’ai ajouté pour parfaire levolume un conte également extrait du Musée des familles oùil portait ce titre : La reine Margot et lemousquetaire[2] et que j’intitule le Carnavaldes Enfants ; pour un motif que vous devinerez.

Partie 1
LA FILLE DU JUIF-ERRANT

Chapitre 1LA MAISON DU VICOMTE PAUL

On n’avait pu emmener Paul au grand dîner dela préfecture, quoiqu’il fût vicomte et très-certainement le plusimportant personnage de la maison. Il n’était invité ni au granddîner ni au grand bal qui devait suivre le grand dîner. Voilà lavérité : Paul n’appartenait pas encore à cette catégorie devieux bambins qui dînent et qui dansent à la préfecture.

Il allait prendre ses onze ans, le vicomtePaul ; c’était un magnifique gamin, rieur et fier, qui vousregardait bien en face avec ses longs yeux d’un bleu profond pleinsde tapages et de caresses. Il était grand pour son âge, élancé,gracieux, il montait supérieurement son cheval : Little-Grey,le plus joli poney de la Touraine. Son précepteur, l’abbéRomorantin, lui avait appris l’orthographe, mais pas beaucoup, etJoli-Cœur, le vieux hussard, lui montrait à tirer l’épée. Paulparlait déjà de tuer tous les Anglais de l’Angleterre ;cependant les Anglais ne lui avaient rien fait encore : il neconnaissait pas sir Arthur !

Quel sir Arthur ?

Patience ! Paul voulait tuer tous lesAnglais, parce qu’il était Français. Joli-Cœur admettait lasolidité de cet argument. Joli-Cœur, lui, détestait les Anglais,parce que ce sont des Angliches, parlant très-mal lefrançais et nés en Angleterre.

M. Galapian, homme d’affaires du colonelcomte de Savray, le père du vicomte Paul, méprisait les opinionspolitiques de Joli-Cœur. Il disait que l’Angleterre est à la têtedes nations, et qu’elle offre au monde, c’était sa phrase,« le beau spectacle d’un peuple libre ! »

Cette phrase est remarquable et traîne danstous les journaux qui tirent à 400,000 exemplaires.

Et pour qu’un journal se tire à 400,000exemplaires, il lui faut de ces remarquables phrases-là.

Mais le vicomte Paul répondait à cettephrase : « Tais-toi, monsieur l’Addition. Les Anglaismettent leurs pauvres en prison et donnent le fouet à leurssoldats ! »

Vous jugez bien qu’il y avait du Joli-Cœurlà-dessous !

Le vicomte Paul appelait Galapian monsieurl’Addition, parce que cet homme d’affaires, vendu aux Anglais,essayait vainement de lui apprendre l’arithmétique deM. Bezout, approuvée par l’Université.

Madame Honoré, ou plus simplement Fanchon,bonne personne du pays de Lamballe, en Bretagne, faisait aussipartie de la maison du vicomte Paul, en qualité de nourrice.C’était un simple titre. Louise de Louvigné, comtesse de Savray,belle et bonne comme un ange, avait accepté tous les devoirs, avaiteu toutes les joies de la maternité. Le vicomte Paul, heureuxenfant, n’avait jamais eu que le sein de sa vraie mère.

Mais Fanchon l’avait bercé. Fanchon l’aimaitfollement et le gâtait à faire plaisir. Fanchon savait chanter descentaines de complaintes. En outre, dans cette noble et richedemeure, pleine de tableaux de maîtres, Fanchon était la seule quipossédât des images à un sou bien plus jolies que les précieusestoiles.

C’était du moins l’avis du vicomte Paul.

Après Fanchon, il y avait encore Sapajou, lepetit groom : une moitié de singe.

Et Lotte, la protégée de la comtesse Louise.Celle-là était une jolie créature, triste et douce, mais… onl’appelait la fille du Juif-Errant.

Pas devant les maîtres.

Pourquoi appelait-on Lotte la fille duJuif-Errant ? Le pourquoi pas devant tout le monde ?

Chapitre 2LES PARENTS DU VICOMTE PAUL

Donc, la petite mère du vicomte Paul avait nomLouise. Elle était la filleule du roi Louis XVIII. Le petitpère du vicomte Paul, le colonel comte Roland de Savray, commandaitle 3e hussard, en garnison à Tours. Il avaittrente-cinq ans ; sa femme avait vingt-six ans. Ils étaientbeaux tous les deux et bons ; ils dépensaient noblement unefortune princière.

On disait par la ville, car les gens heureuxsont entourés de jaloux, que, la veille de son mariage,M. de Savray était un sous-lieutenant de cavalerie,pauvre d’écus, mais riche de dettes, et grand joueur debaccarat :

On ajoutait que la fortune de Louise, lafilleule du roi, était plus brillante que solide. Ses fermiersvivaient on ne savait où.

Ces gens qui vont partout chuchotant desbavardages de mauvais augure, disaient même que ce petit vicomtePaul, élevé comme un prince, pourrait bien un jour en rabattre surson orgueil.

Et, chose singulière, le nom de Lotte setrouvait mêlé à ces pronostics de l’envie qui se venge. Pourquoiencore ?

Nous verrons bien.

Ce que nous pouvons dire tout de suite, c’estque Lotte ne prophétisait malheur à personne et qu’elle était dansla maison par charité.

Chapitre 3COMMENT LE COMTE ET LA COMTESSE DÉSOBÉIRENT UNE FOIS À LEUR FILSUNIQUE

Le vicomte Paul n’étant pas invité à lapréfecture, on avait dû le laisser à la maison. Ce n’était pas unemince affaire. Le vicomte Paul n’aimait pas qu’on s’amusât sanslui, et il était un peu le souverain maître dans cette opulentevilla qu’on avait louée tout exprès pour lui et qui dominait, duhaut de ses terrasses fleuries, le large fleuve, la levée, laville, le lointain des vastes forêts : toute l’admirablecampagne tourangelle.

L’air valait mieux ici pour le vicomtePaul.

Il faut toujours tromper les tyrans. Lescorybantes chantaient et dansaient dans l’île de Crête pourempêcher Saturne d’entendre les cris de Jupiter enfant. À l’heureoù la voiture attelée vint au bas du perron attendre le colonel deSavray et la belle vicomtesse Louise pour les emmener à lapréfecture, lui en grand uniforme, elle en fraîche toilette d’été,toute la maison s’était emparée du vicomte Paul, chantant etdansant comme les prêtres corybantes.

Si bien que le comte Roland et la comtesseLouise, riant comme deux écoliers espiègles qui risquent l’écolebuissonnière, purent descendre la colline et prendre au galop lagrande route qui mène à Tours, sans encourir le veto de leurseigneur et maître, ce superbe bambin de vicomte Paul.

Il est vrai que Louise emportait le remords dene l’avoir point embrassé au départ.

Tout le long du chemin, on causa de lui, etplus d’une fois le sourire de la jeune mère se mouilla. C’était unenfant idolâtré.

Quand M. le comte etMme la comtesse entrèrent à la préfecture, il y eutémotion. Le préfet s’agita, la préfète dépensa plusieurs sourireset alla jusqu’à demander des nouvelles du vicomte Paul. Oui,vraiment, la préfète !

Parmi les messieurs et les dames quiattendaient le potage, on causa ainsi :

– Colonel à trente-cinq ans ! dit laprésidente avec une élogieuse amertume, voilà ce qui s’appellealler !

– Bientôt général ! ajouta lareceveuse particulière, une enthousiaste.

– L’air un peu trop content de lui-mêmeglissa le procureur général. Et des protections.

– Il y a de quoi être content ! fitobserver M. le maire.

– Deux cent mille livres de rentes !chiffra aussitôt le receveur général.

– Le crédit de sa femme… commençaaigrement la maréchale de camp.

– Toujours jolie, sa femme ! s’écriala receveuse particulière.

– Filleule du roi ! ponctuaM. Lamadou, commandant de la gendarmerie.

– On raconte une histoire… insinua ladirectrice de l’enregistrement.

– Oh ! plus d’une ! interrompitla maréchale de camp. Celle du Juif-Errant est drôle !

– Et cet éblouissant colonel est joueurcomme les cartes, vous savez ? fit le chef du parquet.

– On pourra bien voir une culbute !chantèrent en chœur plusieurs voix.

Les deux battants s’ouvrirent, laissant passerces mots heureux :

– Madame la préfète est servie !

Sir Arthur n’avait rien dit.

Chapitre 4CE QUE C’ÉTAIT QUE SIR ARTHUR

C’était un Anglais très-blond, qui venaitprobablement de l’Angleterre. Il dépensait beaucoup d’argent, maispeu de paroles.

Il jouait gros jeu avec le colonel et dansaitavec la comtesse Louise.

À Tours, en Touraine, il y avait en cetemps-là un fort grand poète qui faisait des devises pour lesbonbons en chocolat. C’était la nuit que l’inspiration luivenait.

Or ce poète demeurait dans un grenier,vis-à-vis de la maison de sir Arthur.

Et ce poète racontait que toutes les nuits, àminuit, sir Arthur pleurait et gémissait sur un balcon,disant : « J’étouffe ! Je meurs ! Éloignez demoi ce Galiléen et sa croix ! »

Les poètes ne passent pas pour avoir la têtebien solide.

Mais au lieu de raconter ces nigauderies nousaurions bien mieux fait de l’avouer franchement : Nous nesavons pas du tout ce que c’était que sir Arthur.

Chapitre 5LE PLAN DE CAMPAGNE DU VICOMTE PAUL

On n’aurait pas pu tromper le vicomte Pauls’il n’avait eu, ce jour-là, des occupations importantes. Levicomte Paul était Français ; il aimait son pays. Sansmépriser les divertissements de son âge, il savait faire la partdes choses sérieuses.

La grande route de Paris à Tours se poursuitjusqu’à Nantes et même jusqu’à Saint-Nazaire. Notre histoire sepasse sous la Restauration. Les chemins de fer n’existent pasencore.

La grande route se poursuivant jusqu’àSaint-Nazaire, petit port très-exposé aux entreprises des Anglais,Paul avait pensé à mettre la capitale à l’abri d’un coup demain.

Je suppose que les Anglais, commandés parWellington, revêtu d’un habit rouge à queue de morue, fussentdébarqués à Saint-Nazaire, qu’ils eussent pris Paimbœuf, conquisNantes, enlevé Ancenis, Angers, Bourgueil, Langeais et Luynes…Haussez-vous les épaules ? Du temps de Charles VI, etmême beaucoup plus tard, les Anglais en avaient pris biend’autres !

Enfin, ne disputons pas. Voilà le vrai :au bout du parc, il y avait un pavillon qui commandait la Loire etla route. Excellente position pour empêcher Wellington depasser ! Le vicomte Paul, secondé par Joli-Cœur et par quatrejardiniers, était en train d’élever autour du pavillon desretranchements formidables. Le colonel avait donné licence dedétourner l’eau du bassin pour emplir les fossés ; la comtesseLouise avait promis du canon.

Je vous prie de vous figurer Wellington et sesAnglais, tous ornés de queues rouges, débouchant par Luynes, surl’air de Malbrough s’en va-t-en guerre, et marchant versParis. Ils ne s’attendent pas à trouver là les fortifications duvicomte Paul. Pif ! paf ! Boum ! boum ! Lamousqueterie ! le canon ! Les voilà en fuite et montrantleur dos qui est si drôle !

S’échapperont-ils ? Non pas ! Levicomte Paul s’élance sur son poney, rejoint Wellington, l’arrêtepar la queue et venge le supplice de Jeanne d’Arc !

Et puis on va à Tours chanter le TeDeum et, dîner à la préfecture. Cette fois, le vicomte Paulsera invité, je pense ! Il l’aura bien mérité.

Chapitre 6OÙ LE VICOMTE SE MONTRE BON PRINCE

Aujourd’hui, Joli-Cœur travaillait donc avecun entrain inaccoutumé. Le comte et la comtesse lui avaient donnéle mot. Les quatre jardiniers piochaient et brouettaient, quec’était merveille. Il s’agissait de revêtir un épaulement dont lavue seule devait faire frémir Wellington et lui ôter toute idéed’attaquer la forteresse du vicomte Paul.

Le vicomte Paul avait sa lorgnette de généralen chef et inspectait la route pour voir si les Anglais, prévenuspar d’adroits espions, n’avaient pas doublé leurs étapes, afin dele prendre au dépourvu avant l’achèvement des travaux.

Tout à coup le vicomte Paul poussa un cri desurprise, et ses jolis sourcils se froncèrent.

– Est-ce Wellington ? demandaJoli-Cœur.

– La calèche ! répondit le vicomterouge de colère, la neuve ! La Brie sur le siége !Landerneau et Lafleur derrière ! Tous trois en grandelivrée ! tous trois poudrés de frais ! On m’atrahi ! Papa et maman vont dîner en ville !

Les quatre jardiniers s’arrêtèrent consternés.Joli-Cœur se gratta l’oreille.

– Mon cheval ! s’écria encorel’enfant. Je vais les rattraper !

– Little-Grey est déferré des deux piedsde devant, répondit Joli-Cœur, qui, ma foi, mit la main au toupet,comme s’il eût salué son officier.

– Alors, je vais monter le cheval depapa. Voyons ! qu’on m’obéisse !

Les quatre jardiniers secouèrent la tête et jene sais ce qu’eût fait Joli-Cœur, lorsqu’à la portière de lacalèche, qui tournait un coude de la route, des cheveux blonds semontrèrent, constellés de pierreries qui brillaient au soleil, puisun transparent mouchoir s’agita.

– Petite mère ! s’écria le vicomtePaul en tendant les bras. Si tu m’avais demandé la permission, jet’aurais dit d’aller, je t’assure ! Petit père ! Tu ne temontres pas, toi, tu as peur !

Il pleurait, mais il riait, envoyant desbaisers et disant :

– Est-elle belle, maman ! J’auraisvoulu voir papa avec ses croix !… Allons, méchants,amusez-vous bien, mangez des glaces et de la crème, dansez !Moi, je garde la maison.

Chapitre 7IDÉE DU VICOMTE PAUL

Ayant ainsi parlé en étouffant un noblesoupir, le vicomte Paul envoya sa bénédiction à la calèche quidisparaissait derrière les peupliers.

– À l’ouvrage ! commanda-t-il.

Les pioches piquèrent, les brouettes roulèrentde plus belle. On travailla ainsi pendant trois minutes, puis levicomte Paul eut une bonne idée qui se formula ainsi :

– Je veux faire le dîner de lapréfecture, à la maison ! C’est moi qui serai papa. Lotte seramaman. M. Galapian sera le préfet, l’abbé Romorantin sera lapréfète, Fanchon sera toutes les autres dames ; toi,Joli-Cœur, tu seras le général… Je veux tous les petits garçons ettoutes les petites filles de la ferme pour danser jusqu’à sixheures du matin… On dînera ici dans le pavillon. Que les Anglaiss’y frottent ! On boira du champagne ! on racontera deshistoires. Il y aura de la liqueur. Tu auras la permission de fumerdes pipes !

À mesure qu’il parlait, le vicomte Pauls’animait. En prononçant ces derniers mots, il fit une dangereusecabriole et conclut ainsi :

– Si papa et maman se fâchent, je meferai marin !

Chapitre 8FESTIN DE BALTHASAR

Vous me croirez si vous voulez, ce fut undîner superbe : plus beau que celui de la préfecture.Ah ! bien plus beau !

Le chef, ayant reçu des ordres du vicomtePaul, improvisa un menu abondant et sucré pour accompagner lesgrosses pièces de l’ordinaire qui déjà cuisaient à la broche oudans les casseroles. Il y eut cinq services, ni plus ni moins. Lanappe damassée fut mise dans le pavillon, terreur des Anglais,boulevard de la France. On dirigea une attaque sérieuse contre lacave, mal défendue par le sommelier. Bordeaux, chambertin,champagne, tout y passa. En fin de compte, on invita lesommelier.

Il n’y avait pas à parlementer. Le vicomtePaul était le maître.

L’abbé Romorantin lui-même céda de bonnegrâce.

Cinq heures sonnant, heure militaire, aumoment même où l’huissier criait là-bas : « Madame lapréfète est servie, » Sapajou, en livrée d’apparat, vintannoncer que « la soupe était sur la table. »

Il fut grondé, car le vicomte Paul savait sonbeau monde, mais on lui permit de prendre place parmi les petitsfermiers, rangés comme des piquets et plus rouges que descoquelicots. Il promit de dire une autre fois :« Monsieur le vicomte est servi. »

Le vicomte Paul s’assit entre Fanchon, quireprésentait toutes les dames, et le général Joli-Cœur. Fanchonavait apporté un énorme paquet d’images.

Vis-à-vis du vicomte était la petite Lotte,entre M. Galapian et l’abbé Romorantin.

– Enlevez la soupe ! commanda levicomte Paul. C’est fête. On n’est pas forcé de manger lepotage !

Chapitre 9LOTTE

Là-bas, à la préfecture,Mme la maréchale de camp avait dit, à propos ducolonel comte Roland de Savray et de Louise, la belle comtesse,filleule du roi Louis XVIII :

– Il y a plus d’une histoire… celle duJuif-Errant est drôle !

Bien des gens pourront se demander quelrapport existait entre le brillant bonheur de ces jeunes époux etle Maudit de la légende populaire.

Cependant il y avait ici, dans le pavillon,vis-à-vis du vicomte Paul, une jolie et pâle créature, douce commele mélancolique sourire des saintes, que les gens de la maison etaussi les gens du pays appelaient « la fille duJuif-Errant. »

Lotte semblait avoir de huit à dix ans. Elleétait grande pour cet âge. Ceux qui la connaissaient prétendaientqu’on l’avait toujours vue ainsi. Depuis longtemps, bien longtemps,elle avait toujours de huit à dix ans. Certains disaient :« depuis onze ans ! »

Elle parlait peu. Ses grands yeux bleusrêvaient souvent et souvent priaient. Ses cheveux d’un blond dorétombaient en masses soyeuses sur la transparente pâleur de sesjoues.

Il y avait autour d’elle comme un froid, unmystère, une frayeur, et un charme.

Seuls, la comtesse Louise et son fils Pauls’embrassaient de bon cœur.

Chapitre 10MYSTÈRE

Et bien des choses se disaient tout bas, dansla maison, dans le pays, à Paris même, où le colonel comte deSavray était fort bien en cour.

La jeunesse du comte Roland avait étéorageuse, pour employer un mot consacré. C’était un joueur effréné.Je l’ai déjà dit, répétons-le.

Sous l’empire, au temps où il n’était quesous-lieutenant, Joli-Cœur l’avait trouvé pendu à un portemanteau,dans sa chambrette. Il s’était brûle deux fois la cervelle, mais àmoitié seulement. À Lyon, il s’était jeté dans le Rhône, un soirqu’il avait perdu sur parole et qu’il n’avait pas de quoipayer.

Après ces diverses aventures, on s’étonnaitquelque peu de le voir jouir d’une santé si florissante.

Un soir, à Lamballe, dans le département desCôtes-du-Nord, où il tenait garnison, il tomba épris d’une jeunefille très-noble et très-pauvre. C’était vers 1812. On se moquaitbeaucoup alors de Mlle Louise de Louvigné, filleulede Louis de Bourbon, comte de Mittau, que les voltigeurs deLouis XV s’obstinaient à nommer le roi Louis XVIII.

En France, il ne faut jamais se moquer depersonne, ni de rien, même des trônes désemparés ou des roisbannis.

Le sous-lieutenant Roland de Savray demanda lamain de Louise de Louvigné et l’obtint. À eux deux, selon lelangage de Lamballe, ils faisaient la maison misère etcompagnie.

Ici, selon l’ordre chronologique, devaitprendre place l’histoire à laquelle Mme lamaréchale de camp faisait allusion dans le salon de lapréfecture : l’histoire du Juif-Errant. Mme lamaréchale de camp avait parlé de cette histoire, à propos du comteRoland et de la comtesse Louise, comme on accuse certaines gensd’avoir de la corde de pendu dans leur poche.

Au lieu de dire l’histoire du Juif-Errant,nous allons avouer une chose singulière. Ce mot de Juif-Errantétait sévèrement proscrit dans la maison du colonel comte deSavray. Le vicomte Paul, qui aimait de passion les légendes et quiles savait toutes, grâce à Fanchon Honoré, sa nourrice, laquellepossédait la plus belle collection d’estampes à un sou qui fût enTouraine, le vicomte Paul ignorait la légende du Juif-Errant.

Jamais devant lui on n’avait donné à son amieLotte ce sobriquet bizarre : la fille du Juif-Errant.

Et un jour que dame Fanchon berçait le vicomtePaul, tout petit enfant, avec la complainte si connue.

Est-il rien sur la terre

Qui soit plus surprenant

Que la grande misère

Du pauvre…

Ce jour-là, disons-nous, la sonnette de Louisel’avait interrompue au moment où elle allait achever le quatrièmevers.

Et la jeune comtesse, si douce d’ordinaire,lui avait dit sévèrement :

– Madame Honoré, si vous voulez resteravec nous, ne chantez jamais cela !

Chapitre 11DIVERS EFFETS DE CHAMBERTIN

On allait bien autour de la table, dans lepavillon ! Ce n’était pas du vin d’enfant qui se buvait.Wellington pouvait venir. Il y avait quelqu’un pour lerecevoir.

L’abbé Romorantin parlait politique avecM. Galapian, et ils se disaient mutuellement des chosespénibles, comme tous les gens qui ne sont pas du même avis et quiparlent politique. L’abbé défendait le trône et l’autel, Galapiandemandait ce que cela rapporte. Les opinions de ce galant hommedevançaient son époque. Il était déjà libéral à la façon d’uncompte courant de 1848.

Devant le colonel il gardait une prudentemesure, mais le colonel n’était pas là, et le chambertin délie lalangue.

Les petits paysans tourangeaux s’en donnaientà cœur joie et parlaient tous ensemble. Sapajou racontait lesmalheurs de sa famille. M. Galapian, dévoilant des tendancesfactieuses, criait : Vive la charte, à bas lecharretier ! Joli-Cœur racontait ses campagnes, dame Fanchonradotait son jeune temps ; le vicomte Paul eût donné la maisontout entière et la préfecture aussi pour que Wellington débouchâtsur la route avec cent mille Anglais. Il leur eût jeté lesbouteilles à la tête.

Lotte seule était froide et douce commetoujours. Il n’y avait eu que de l’eau pure dans son verre. Sespaupières tombaient demi-closes sur l’azur de ses grands yeux quirêvaient. Ses longs cheveux encadraient de boucles légères ladiaphane blancheur de sa joue.

– Chante, ma nourrice ! ordonna levicomte Paul qui voulait avoir toutes les joies.

Fanchon ne demandait pas mieux. Elle prit danssa poche un gros rouleau de complaintes et mit ses lunettes sur sonnez.

– Silence ! commanda Paul. Nourrice,une bien jolie, et pas de celles que je connais !

Quant au silence, c’était beaucoup demander.L’abbé, M. Galapian, les petits Tourangeaux et Joli-Cœurprotestèrent en chœur de leur obéissance. On ne s’entendaitplus !

– Une bien jolie ! répétait Fanchonla nourrice, une que tu ne connais pas… cherchons… C’est que jen’ai plus mes yeux de quinze ans !

Elle feuilletait, mouillant son pouce pourfaire glisser les feuilles volantes, ornées d’images.

Tout à coup, le vicomte Pauls’écria :

– Oh ! que celle-là est belle !jamais je ne l’avais vue !

Chapitre 12DU TROUBLE APPORTÉ PAR L’IMAGE

Méduse, fille de Phorcus, déplut à Minerve,déesse de la sagesse, qui, pour la punir, métamorphosa ses cheveuxen serpents. La tête de Méduse ainsi coiffée changeait en pierrestous ceux qui la regardaient. Vous eussiez dit que l’image, cettebelle image d’or, de pourpre, d’émeraude et de saphir, qui coûtaitun sou, produisait un pareil effet sur les convives du vicomtePaul.

Aussitôt que le doigt du vicomte eut désignél’image aux regards des convives, il se fit un subit et profondsilence autour de la table.

Le rayon visuel de Lotte sembla glisser ets’allonger sous la frange soyeuse de ses cils, et joindre son œilau papier par une ligne de blanche lumière.

Puis sa paupière se ferma.

Fanchon voulut ressaisir la feuillevolante ; elle semblait ressentir plus vivement que les autrescette consternation qui pesait sur les convives, mais le vicomtePaul s’était emparé déjà de l’image et la contemplait,disant :

– Le Juif-Errant ! Qu’est-ce quec’est que le Juif Errant ?

À onze ans qu’il avait, le vicomte Pauln’avait donc jamais ouï parler du Juif-Errant ? Nous avonsfait déjà allusion à cette circonstance singulière.

Il n’y a pas en France un enfant de six ansqui ne sache l’histoire du Juif-Errant. Et nous verrons bientôtqu’à Tours, en Touraine, précisément à cause du colonel de Savrayet de la belle comtesse Louise, sa femme, on s’occupait duJuif-Errant plus qu’en tout autre pays de France.

En outre, dans le château même, ils appelaientLotte, cette douce enfant, « la fille duJuif-Errant ! »

On ne lui avait donc jamais donné ce sobriquetdevant le vicomte Paul ?

Pourquoi ?

Souvenez-vous que la comtesse Louise, enparlant de la complainte du Juif-Errant, avait dit à Fanchon, lanourrice :

– Madame Honoré, si vous voulez resteravec nous, ne chantez jamais cela !

Chapitre 13L’IMAGE

C’était une splendide soirée de septembre. Lesfenêtres du pavillon dans lequel le vicomte Paul imitait le granddîner de la préfecture regardaient l’occident, où le soleil agrandidescendait vers son lit de nuées roses, frangées de pourpre etd’or.

Cette chaude lumière, pénétrant à profusiondans la salle du festin, rougissait les rubis du vin même etvermillonnait tous les visages.

Mais l’image désignée par le vicomte Paulluttait en vérité d’or, de pourpre et de flammes avec les foyersardents du couchant.

On se figurerait difficilement une plusmerveilleuse estampe. Elle ruisselait de cinabre vif, de vert-chou,tendre et cru, de jaune criard et de bleu céleste. Elle était, pardessus tout cela, si généreusement dorée, que le soleil y miraitses rayons obliques en riant. Tout y avait de l’or, tout : lescorniches des maisons flamandes, les pieds de la table, les cheveuxdes dames, le bout du nez du « bourgeois fort civil » etmême les haillons de ce bel homme à barbe gigantesque qui refusaitles politesses des bonnes gens de Bruxelles en Brabant.

Ils paraissaient bien portants, gras et debonne humeur, ces bourgeois habillés à la mode du temps deLouis XIV. On devinait le chagrin qu’avait l’homme barbu às’éloigner du magnifique pot, doré comme tout le reste, où la bièrede Louvain se couronnait de mousse d’or.

Aux balcons, les dames brabançonnessouriaient, habillées comme Marie Stuart. Les hirondellesvoletaient au ciel parmi les jolis clochers de Flandres.

Le chien du bourgmestre aboyait entre lesjambes. Dames, hirondelles, clochers, balustrades, chien,bourgmestre et mollets étaient d’or !

Du reste, à quoi bon décrire minutieusementcette image ? on la vend partout un sou. Encore y a-t-ilau-dessous, et par-dessus le marché, la chanson illustre dont lesvingt-quatre couplets ont fait cent fois le tour dumonde :

Est-il rien sur la terre

Qui soit plus surprenant

Que la grande misère

Du pauvre Juif-Errant ?

Que son sort malheureux

Paraît triste et fâcheux !

Chapitre 14CHUT !

Le bon abbé Romorantin était visiblementdéconcerté ; M. Galapian, homme laid et de mauvaise mine,avait à ses grosses lèvres un sourire goguenard ; le hussardJoli-Cœur se grattait l’oreille jusqu’au sang ; les petitsTourangeaux ouvraient de grands yeux et béaient de la bouche ;Sapajou faisait des grimaces. Fanchon tremblotait de la tête, desmains et des genoux, comme une nourrice qui va tomber ensyncope.

Seuls, vis-à-vis l’un de l’autre, la jolieLotte et le vicomte Paul n’avaient point changé de contenance.

Lotte était toujours froide et douce comme lesanges blonds des images de piété.

Paul riait, criait, se démenait,répétant :

– Le Juif-Errant ? Qu’est-ce quec’est que le Juif-Errant ?

Personne ne répondit.

Mais l’abbé Romorantin ayant éternué parhasard, chacun s’écria, heureux de rompre ce silence, lourd commeplomb :

– Dieu vous bénisse !

L’abbé remercia. Le vicomte Paul mit le poingsur la hanche.

– Je vais me fâcher, déclara-t-il toutnet, si on ne me dit pas ce que c’est que le Juif-Errant. Jamais jen’ai vu de barbe pareille…

Le Galapian chantonna :

Jamais ils n’avaient vu

Un homme aussi barbu…

– Qu’est-ce que vous dites, vous,monsieur l’addition ? demanda le vicomte Paul.

– Chut ! siffla l’hommed’affaires.

– Chut ! répéta l’abbé.

Et, tout autour de la table, un long échofit :

– Chut ! chut ! chut !

Chapitre 15SECONDE IDÉE DU VICOMTE PAUL

Comme bien vous pensez, ce n’était pasl’affaire du vicomte Paul. Il avait l’habitude d’être obéi, cemagnifique bambin. Il frappa du pied et jura sabre de bois !Tout le monde eut grand’peur, mais tout le monde se tut.

Et, pour garder une contenance, tout le monde,y compris Fanchon, se remit à boire du vin de Chambertin.

Le soleil se rapprochait lentement de sacouche éblouissante.

– Personne ne veut me dire, cria levicomte Paul, pourquoi ce bonhomme ne boit pas de bière, et en quelpays les mendiants ont des haillons d’or ?

– Mme la comtesse l’adéfendu ! murmura Fanchon.

– M. le comte aussi, appuyaJoli-Cœur.

– Eh bien ! s’écria le vicomte Paul,c’est moi qui suis papa. Lotte est maman. Nous vous permettons deparler ; n’est-ce pas, Lotte ?

On eût dit que les rayons obliques du soleilpassaient à travers la diaphane beauté de Lotte sans pouvoircolorer sa blancheur de statue.

– Que Dieu ait pitié de nous !balbutia la nourrice. Elle était comme cela quand je la vis pour lapremière fois…

Lotte murmura d’une voix qui était douce commeun chant, mais si faible, que nul n’aurait pu dire s’il avait bienentendu ce qu’elle disait :

– Mon père va venir…

Le vicomte Paul n’écoutait pas, parce qu’ilavait encore une idée.

– Au fait, dit-il, je suis unniais : je n’ai qu’à lire moi-même la légende !

Chapitre 16CONFUSION DES LANGUES

Il y eut alors un grand tumulte dans lepavillon où le vicomte Paul donnait le dîner de la préfecture enattendant les Anglais. Tout le monde se leva en criant.M. Galapian avait de ces hurlements hébreux qu’on entend à laBourse autour du parquet des agents de change, l’abbé Romorantinéternuait avec détresse, les petits Tourangeaux bourdonnaient commedes mouches, et Sapajou, plus habile, imitait le chant du coq.

Fanchon d’un côté, Joli-Cœur de l’autre, sejetèrent sur le vicomte Paul pour lui arracher la fatale image quise déchira, coupant en deux le corps du Juif-Errant.

Lotte baissa la tête et poussa un grandsoupir.

Elle n’était plus d’albâtre, cette étrangefillette. La transparence de son corps gracieux augmentait…

– On a bu assez de chambertin, dit lesommelier. Veut-on passer au champagne ?

– Il n’y a pas de Juif-Errant !déclara Fanchon résolûment.

– Pas plus que sur ma main ! soutintJoli-Cœur.

– C’est un mythe légendaire… expliqual’abbé.

– C’est une bourde ! rectifiaGalapian.

Sapajou savait aussi japper comme les petitschiens. Il le prouva en faisant : Hop ! hop !hop ! hop !

Fanchon reprit :

– On se sert de cela pour bercer lespetits enfants…

– Et faire rire les grandes personnes,ajouta Joli-Cœur.

– Néanmoins, objecta l’abbé, il y alà-dessous une grande pensée chrétienne.

– Je ne sais pas, fit Joli-Cœur, maisl’air est agréable à entendre…

– Et facile à chanter, interrompitFanchon. Écoutez.

Elle chanta d’une voix un peu cassée qu’elleavait :

Messieurs, je vous proteste

Que j’ai bien du malheur :

Jamais je ne m’arrête

Ni ici ni ailleurs :

Par beau ou mauvais temps

Je marche incessamment.

– On disait jadis arreste, fitobserver l’abbé, de sorte que la rime y était. Cela prouvel’antiquité de la chanson.

– « J’ai du bon tabac dans matabatière » prouve encore mieux la découverte del’Amérique ! dit Galapian :

Joli-Cœur chanta :

Isaac Laquedem

Pour nom me fut donné…

– Minute ! interrompit l’abbé, levrai nom est Ahswer ou Ahasverus.

– Ah ! par exemple ! contestaFanchon. C’est bien Isaac Laquedem…

Né dans Jérusalem,

Ville très-renommée…

– Matthieu Pâris, dit Galapian, l’appelleCataphilus.

– Schedt affirme, commença l’abbé, qu’ily avait un certain Ozer, soldat d’Hérode, celui-là même qui tenditl’éponge imbibée de vinaigre et de fiel à notre divin Sauveur…

– Georges de Trébizonde prétend qu’unnommé Lévy…

– Schiavene suppose…

– El Edrisi infère…

Pendant cela Joli-Cœur détonnait àtue-tête :

Juste ciel ! que ma ronde

Est pénible pour moi,

Je fais le tour du monde

Pour la centième fois :

Chacun meurt tour à tour,

Et moi, je vis toujours !

Tandis que Fanchon roucoulait :

Je n’ai point de ressources,

Je n’ai maison ni bien,

J’ai cinq sous dans ma bourse,

Voilà tout mon moyen :

En tout lieu en tout temps,

J’en ai toujours autant.

Les petits Tourangeaux répétaient le refrain,tout en jouant à mettre le dessert dans leurs poches. Le malheureuxvicomte Paul, assourdi, se bouchait les oreilles et commandait envain le silence.

Mais, soudain, vous eussiez entendu la souriscourir.

Le vicomte Paul avait demandé :

– Où donc est Lotte ?

Et chacun, regardant le siége vide de cellequ’on appelait « la fille du Juif-Errant, » avait vu, àla place occupée naguère par l’enfant, une vapeur légère quiachevait de se dissiper lentement…

Chapitre 17COUCHER DE SOLEIL

Galapian et l’abbé Romorantin, qui étaient lesvoisins de la petite Lotte, se reculèrent instinctivement. Lesregards inquiets de toute l’assemblée se prirent à errer. Fanchon,se penchant derrière la chaise du vicomte Paul, balbutia àl’oreille de Joli-Cœur :

– N’a-t-elle pas dit : Mon pèreva venir ?…

Joli-Cœur, tout hussard et tout brave qu’ilétait, eut le frisson.

Il se leva pour aller prendre l’air à unefenêtre, mais à peine eut-il porté ses yeux sur la campagne, qu’ils’écria, tandis que ses jambes fléchissaient :

– Voyez ! voyez !

– Sont-ce les Anglais ? demanda levicomte Paul. Prenons les armes !

– Seigneur Dieu ! gémit Fanchon quiregardait à son tour. Ah ! Seigneur Dieu !

L’abbé se signa. Galapian mit son binocle.

Le soleil sans rayons, large disque depourpre, touchait à l’horizon la ligne des nuages. Tous cesharmonieux aspects du pays de Tours qui semble un immense et riantjardin, arrosé par le plus beau des fleuves français, éclairésainsi à revers, prenaient sous ces lueurs violentes des teintesétranges et de solennelles bizarreries. Les collines grandissaient,les lointains s’allongeaient à de fantastiques profondeurs ;la nuit montait déjà au fond des vallées, tandis que les sommets dela côte voisine s’enluminaient de franges multicolores.

Tout le monde était aux fenêtres du pavillon,mais personne n’admirait ce merveilleux spectacle.

Le soleil couchant pouvait se noyer dans cessplendeurs ; sa dernière caresse pouvait embraser le paysagetransfiguré : nul ne regardait ni le paysage ni le soleil.

Tous les yeux étaient fixés sur le mêmepoint ; le même étonnement inquiet se reflétait sur tous lesvisages.

Au plus haut sommet de la côte, sur la routequi conduit de Tours à Angers, un homme – une apparition plutôt –se montrait.

Juste en face du soleil !

Sa haute silhouette se détachait en noir surla pourpre du disque.

Et la lumière oblique abaissait son ombreénorme jusqu’au fond de la vallée.

Chapitre 18LE VOYAGEUR

L’homme sembla d’abord immobile : statuesombre au milieu d’un éblouissement.

Mais on vit bientôt qu’il marchait, car satête descendit au niveau du sommet, derrière lequel le soleildisparut.

On put alors distinguer mieux. C’était unhomme de grande taille, qui allait appuyé sur un bâton devoyageur.

Il était seul. – Était-il seul ? – Àmesure qu’il avançait vers l’ombre de la vallée, une forme blanche,indécise et transparente, se dessinait vaguement à ses côtés.

– Lotte ! murmura le premier levicomte Paul.

Un murmure contenu répondit derrièrelui :

– La fille du Juif-Errant !

– Ah çà ! grommela M. Galapianqui se frottait les yeux à tour de bras, est-ce que j’ai bu trop dechambertin, moi ?

– Vade retro, balbutia l’abbéRomorantin.

Le voyageur, cependant, arrivait au bas de ladescente et disparaissait sous le rideau de peupliers.

– Dansons ! s’écria le vicomte Paulqui s’étonnait d’avoir un poids sur le cœur.

Personne ne lui répondit.

Dame Fanchon serrait la médaille de sonchapelet en tremblant.

Joli-Cœur s’approcha d’elle etmurmura :

– Ce fut comme cela quand il vint àLamballe… on voyait le soleil se coucher au loin dans la mer.

– Que Dieu nous préserve d’unmalheur ! fit la nourrice.

Et le vicomte Paul, secouant sa blondecrinière d’un air vaillant, s’écria :

– On doit faire ici tout comme à lapréfecture. Dansons, ou je me fâche ! Je veux qu’ondanse !

Chapitre 19UN COIN DE PRÉFECTURE

On dansait en effet à la préfecture.

Ces préfectures sont des Louvres en raccourci,des diminutifs de Tuileries. J’ai connu un préfet qui disait :Mon gouvernement.

Mme la préfète, une bonnegrosse petite reine, ronde et rouge comme un bouton de pivoine,faisait des heureux parmi les employés en distribuant ses sourires.C’est un noble pays que ce jardin de la France. Ces salons étaientpleins de belles jeunes filles et de jeunes femmescharmantes ; mais, entre toutes les admirées, la comtesseLouise brillait au premier rang.

Celle-là était véritablement reine parl’esprit, la bonté, la beauté.

La comtesse Louise dansait.

Celles qui ne dansent pas sont soupçonnées dejalouser celles qui dansent.

Surtout celles qui ne dansent plus.

J’en sais pourtant qui regardent avec unsourire maternel ces joies étourdies de la jeunesse ; j’ensais, et beaucoup, qui sont restées belles sous leurs cheveuxblancs à force de bienveillance et de miséricorde.

Certes, il y en avait là de ces chères femmes,spectatrices clémentes du plaisir qu’elles ne regrettentpoint ; de ces femmes exquises qui ne vieillissent jamais, dumoins dans leur cœur, et qui trouvent une éternelle jeunesse dansle trésor de leur piété charitable.

Mais il faut de la variété dans un parterre etquelques soucis au milieu des roses. Il y avait aussi de bravesdames qui, n’ayant point de charité à revendre, épiloguaient etmédisaient abondamment.

De braves messieurs faisaient la partie de cesbraves dames.

Dans un coin du salon, où l’intendancemilitaire, le tribunal de première instance, l’état-major, lesdomaines, l’enregistrement, les contributions directes et mêmel’académie universitaire étaient avantageusement représentés, ontuait le temps comme on pouvait.

Le colonel comte Roland de Savray et lacomtesse Louise étaient sur le tapis.

On parlait bas. On mordait fort.

– Mon Dieu, disait la dame des domaines,elle est jolie, si on veut…

– Moi qui connais mes pauvres, fitobserver Mgr l’archevêque en passant, je sais bien pourquoi elle aun regard d’ange !

Ici-bas, toute grandeur se paie. Nos seigneursles évêques sont condamnés de temps en temps aux galas de lapréfecture.

Mais monseigneur n’était pas de ce bongroupe-là. Il continua sa route.

– Quand on a deux cent mille livres derentes, fit en ricanant la sous-intendante militaire on peut biendonner quelques louis aux malheureux, dites donc !

Jamais vous n’avez vu de si beau turban quecelui de cette fournisseuse. Elle ressemblait à Roustan, le mamelukde l’empereur. Seulement, sa physionomie était plus mâle.

– Le colonel ne danse pas, ditM. Lamadou, commandant de la gendarmerie.

– Il fait danser la dame de pique !riposta le procureur général.

– Joueur comme les cartes !appuyèrent plusieurs voix.

Ces Savray étaient trop beaux, trop nobles,trop riches, trop heureux. On ne les aimait pas dans le boncoin.

– Bah ! fit Mme lasous-intendante, s’il perd la dot de sa femme, il y a les cinq sousdu Juif-Errant !

Chapitre 20LE DOCTEUR LUNAT

– C’est moi qui suis leJuif-Errant ! Qui parle de mes cinq sous ? demanda avecdouceur un petit homme maigre et brun au front déprimé, aux yeuxluisants.

– Ce cher docteur a donc son accès !murmurèrent les dames.

Le commandant de la gendarmerie,M. Lamadou, dit :

– On ne devrait pas le laisser circulerainsi. Il peut casser un plateau !

– Oh ! il est bien tranquille… C’estpourtant cette comtesse Louise qui lui a dérangé lecerveau !

– Un homme si savant !

– Un si célèbre spécialiste !

– Comment la comtesse de Savray a-t-ellefait son compte ?… demanda la directrice des contributions,qui était toute neuve dans la localité.

– C’est juste, répondit lasous-intendante, chère madame, vous ne savez pas : le docteurLunat est un très-remarquable médecin aliéniste. Il traite les fousavec beaucoup de succès. Il a guéri un ancien notaire qui croyaitêtre alligator. Cela le gênait bien : j’entends le notaire. Ilplongeait dans sa mare pour attraper les poissons. Maintenant,grâce au docteur Lunat, il se croit poisson et ne veut plus sortir,de peur des crocodiles…

– C’est un progrès ! fut-il déclarétout d’une voix.

– Je crois bien !

– Mais comment la comtesse a-t-ellepu ?… insista Mme Contributions directes.

– Attendez donc ! vous allezcomprendre… Mais voyez donc comme elle s’en donne !

– C’est une sylphide ! dit lemaréchal de camp avec admiration.

La Recette générale couverte de diamantsouvrit son binocle.

– Bien risqué ! fut-il dit derrièretrois éventails démodés.

– Vous allez comprendre, chère madame,reprit la sous-intendante militaire, Mme Lancelot,qui a vu les commencements de ces Savray à Lamballe, raconte unehistoire de Juif-Errant…

Mme Lancelot était lesDomaines.

La galerie entière porta cetémoignage :

– Ah ! une jolie histoire !

– Et que Mme Lancelotraconte si bien !

– Alors, continua la sous-intendante,cette histoire-là a mis le Juif-Errant à la mode, parce que lesSavray ne sont pas aimés dans le pays.

– Pourquoi ne sont-ils pas aimés dans lepays ?

– Je vous le demande ! Toujoursest-il que le docteur Lunat, le pauvre homme, a voulu aller au fondde tous ces mystères…

– Il y a donc des mystères ?

– En quantité ! et le docteur Lunat,qui a guéri tant de fous…

– Comme le crocodile ?…

La sous-intendante conclut :

– Vous voyez bien que la comtesse deSavray est cause de ce malheur !

– Mesdames, dit le docteur Lunat avec uneexquise politesse, je ne puis pas m’arrêter, vous savez, c’estlégendaire, mais je vais m’informer de vos chères nouvelles entournant tout autour de vous… d’ailleurs, il ne m’est pas défendude marquer le pas.

Il caressa sa longue barbe à pleine main, bienqu’il eût le menton ras comme une fillette.

– Ce que c’est que de nous ! murmurale commandant de la gendarmerie.

Le docteur Lunat le saisit vivement par lebouton de son uniforme.

– Ne bougez pas ! ordonna-t-il.Regardez-moi sans loucher ! Je découvre en vous lessymptômes…

– Voulez-vous bien me lâcher !s’écria le pacifique soldat.

– Je vous défends de bouger !fixe ! Le vulgaire prétend qu’il faut avoir de l’esprit pourdevenu fou. Vous êtes une preuve vivante du contraire…

Il y eut une douzaine d’éclats de rireétouffés dans les mouchoirs brodés.

Le docteur Lunat pirouetta sur ses talons etmarqua le pas avec activité.

– Madame, dit-il à la sous-intendante,vous êtes un sujet curieux. Vers l’âge de cinquante-huit ans, vousavez dû avoir quelques étoiles au cerveau.

– Mais je n’ai pas encore cinquanteans ! s’écria la sous-intendante indignée. C’est un foudangereux !

– Le colonel de Savray gagne cinq centslouis, dit un conseiller de préfecture.

Le docteur Lunat fouilla précipitamment sapoche.

– J’ai mes cinq sous ! pensa-t-iltout haut avec une intime satisfaction. Tout va bien ! Jepourrai m’intéresser à la partie.

Chapitre 21LE REGARD DE SIR ARTHUR

La comtesse Louise n’aurait pu faire un quartde lieue à pied, mais elle dansait toute une nuit sans la moindrefatigue. Après le quadrille, elle était seulement un peu plus rose,et ses beaux yeux avaient des rayons plus vifs.

Elle vint dans le salon où son marijouait ; son mari jouait contre sir Arthur, l’Anglais quidemeurait en face du célèbre poète tourangeau en pain d’épices.

Sir Arthur regarda la comtesse Louise. Commentdire une chose aussi singulière ? Ce n’était pourtant pas lapremière fois que la chose arrivait. Le regard de sir Arthur perçala poitrine de la comtesse Louise, à la façon des vrilles et luimit comme une angoisse dans le cœur.

– Encore cent louis de gagnés ! ditle colonel comte Roland de Savray.

On jouait gros jeu, cette nuit, à lapréfecture. D’ailleurs, sir Arthur ne jouait jamais petit jeu.

Chapitre 22LES CINQ SOUS DU JUIF-ERRANT

– Mesdames, reprit le docteur Lunat dansle salon de danse, j’ai été fou, il n’y a pas à le nier… plus fouque M. le procureur général, qui tourne sa serinette quatreheures par jour pour apprendre la musique à son chat.

– Mais c’est une calomnie ! s’écriale magistrat. Je proteste ! L’oiseau appartient àMme la greffière.

Le docteur Lunat sourit d’un air affable.

– Avec ces gens-là, dit-il entre haut etbas, le mieux est de ne pas disputer… j’ai été fou, fou jusqu’aupoint d’oublier que je suis le Juif-Errant. Je ne m’en doutais plusdu tout. Je ne voyais pas ma barbe ! je me croyaismédecin : ce sont des choses étonnantes… laissez-moi marcherun peu ; l’ange n’est pas content et me fait signe du bout deson glaive.

– Marche ! marche ! dit de saplus grosse voix le commandant de la gendarmerie.

– L’entendez-vous ? fitmystérieusement le docteur. Vous savez que tous les cent ans j’aivingt-quatre heures pour me reposer. Ce n’est pas énorme, mais avecde l’économie, cela suffit. On s’habitue à tout. Les gens assis mefont pitié. Du reste, on parle du Juif-Errant à tort et à travers.Il y a du vrai dans tout cela, et du faux : je suis à même devous renseigner pertinemment. L’anecdote des bourgeois de Bruxellesen Brabant est absolument apocryphe ; c’est à Suresnes quel’adjoint au maire et le garde champêtre m’offrirent un verre devin : j’aurais pu l’accepter, en marquant le pas, mais je m’entiens au médoc, depuis les premières années de Louis XIII.Quel gaillard que ce Richelieu ! Quant à mon caractère,donnez-vous la peine de réfléchir un peu. Dix-huit cents ans devoyages et de pénitence m’ont changé du noir au blanc. Ma conduiteà Jérusalem blessait les lois les plus élémentaires de la charité.Je n’ai pas un mot à dire pour ma défense, si ce n’est que jen’avais reçu aucune éducation première. Dès ces temps lointains,les savetiers n’allaient pas à l’École polytechnique. Je parle decela légèrement ; je suis un brin voltairien dans la forme,mais, au fond, vous comprenez : j’en sais trop long pourn’être pas bon catholique. En fait de philosophies, depuis dix huitsiècles, j’en ai vu de toutes les couleurs. Voici la formulegénérale : au fond de tout schisme comme au fond de touterévolution, il y a un brave garçon qui a fait une sottise et quis’en mord les doigts, ou un imbécile qui n’est rien et qui veutêtre quelque chose. Jarnibleu les jambes me démangent : neparlons point politique. Avez-vous connu Talma ? je luidessinai son costume d’Auguste de souvenir ; vous concevez queje peux beaucoup pour mes amis. Dix-huit cents ans d’expérience etune mémoire ! je sais ce que tout le monde sait, mais je saisaussi ce que tout le monde a oublié : c’est énorme. Rienqu’avec la recette du feu grégeois je ferais ma fortune. Et tenez,mes cinq sous, vous croyez que ce n’est rien ?… je prendraivolontiers une glace à la vanille.

On écoutait, croyez-moi si vous voulez.

Le docteur rendit la soucoupe vide au plateauet reprit en piétinant toujours :

– Et, par parenthèse, ce sont mes cinqsous qui m’ont rendu à moi-même à l’époque de ma crise. Aurais-jecinq sous dans ma poche si je n’étais pas le Juif-Errant ?Quand je casse un carreau de vingt sous, je paye en quatrefois : voilà toute l’histoire. Écoutez une anecdotecurieuse : avec mes cinq sous j’ai fait un jour des millions,et l’ange n’y a vu que du feu ! Est-ce étonnant ? Aupremier abord, oui, mais, en définitive, c’est simple commebonjour. Jugez plutôt : en 1822, je voyageais enAllemagne…

– Il n’a jamais quitté le pays, glissa lepremier, conseiller de préfecture.

– Je fis la connaissance d’un banquierjuif, excellent homme, mais usurier, nommé Schwartz. À force degagner cent pour cent sur chacune de ses affaires, il finit parn’avoir plus le sou. C’est naturel. Il allait être mis en état debanqueroute frauduleuse pour une misérable somme de quinze centmille francs ; sa situation me fendit le cœur. Je l’aisensible. Je lui fis acheter trois ou quatre paniers de cuisine. Ildonna un panier à chacun de ses garçons de caisse, et nous partîmestous ensemble pour la campagne, moi devant, les garçons de caissederrière. J’avais mes cinq sous dans ma poche ; je laperçai ; les cinq sous tombèrent, et l’un des garçons decaisse les ramassa.

Une fois les cinq sous tombés, cinq autres seprésentèrent. C’est la loi. Comme la poche restait percée, ilstombèrent comme les autres, et le garçon de caisse les ramassaencore.

Ainsi de suite. Je ne puis vous donner uneidée de la prestigieuse rapidité qui présidait à cette opération debanque, une des plus ingénieuses dont j’aie jamais ouï parler.

Les cinq sous tombaient toujours, les garçonsramassaient sans cesse. Dès qu’un panier de cuisine était plein, onle vidait en dépôt chez d’honorables cultivateurs. C’est parmi leshabitants des campagnes que se retrouve encore la fidélité antique.L’Allemagne est d’ailleurs un pays probe, comme chacun sait. Surcent paniers, il en fut rendu plus de trente-six et tous plus d’àmoitié pleins.

Les garçons de caisse ne firent pas tort d’uncentime, mais, depuis ce temps-là, ils ont tous acheté au comptantdes charges d’agents de change.

Je dis cent paniers, c’est une manière deparler. Vous rendez-vous compte de ce qu’il faut de mannequinspleins de billon pour compléter une somme ronde de quinze centmille francs ? moi, je n’en ai pas la plus légère idée.

Voilà le fait certain ; nous allâmesainsi, en remontant le Rhin, depuis Cologne jusqu’à Strasbourg.Deux belles cathédrales. Au pont de Kehl, l’ange eut vent dequelque chose et je fus obligé de recoudre ma poche.

Savez-vous pourquoi tous les gens de Colognes’appellent Schwartz ? Celui que je sauvai attrapa unecourbature, à force de ramasser, et en mourut. Sa veuve voulutm’épouser, mais j’ai ma femme, la reine Hérodiade. Elle est àParis, à la Salpêtrière, avec l’autorisation du gouvernement…

Chapitre 23L’HISTOIRE

– Pour le coup, s’écria ici le docteurLunat, l’ange va se fâcher. Je le connais, il ne plaisante pasquand il est en colère.

Et il partit comme un trait, caressant sabarbe absente et s’appuyant sur son bâton imaginaire.

– Il a guéri un notaire ! murmura lecommandant de la gendarmerie, mais c’est égal, il est troppuni !

La sous-intendante rêvait à cette pochepercée.

Il y avait alors des petites pièces de cinqsous. Elle se disait :

– Si sa pension lui est payée en argent,je ferais bien une promenade de quatre ou cinq heures derrière leJuif-Errant.

– Mais l’histoire, demanda-t-on de touscôtés, la fameuse histoire !

– L’histoire du colonel et de lacomtesse !

– Le Juif-Errant à Lamballe !

– Comment Mme Louise deSavray eut ses deux cent mille livres de rentes !

– L’histoire, madame Lancelot,l’histoire !

Mme Lancelot venait de faireson entrée. Quoique les Domaines soient une belle carrière, elle nedînait pas et n’avait droit qu’à la soirée.

Vous connaissez la figure de celles qui nepénètrent ainsi qu’après le dessert.

Au moment où Mme Lancelot desDomaines, dûment sollicitée, allait prendre la parole, Arthursortit de la salle de jeu, ayant à son bras la comtesse Louise.

Il avait perdu mille louis contre le colonelcomte Roland de Savray.

Chapitre 24LA MORT DU JUIF-ERRANT

– Je suis un peu parente, ditMme Lancelot, de M. Galapian, qui fait lesaffaires du colonel. C’est une drôle de maison, qui va comme ellepeut. On élève le petit plus mal qu’un prince constitutionnel.Enfin, ça ne nous regarde pas.

Chez les Savray, il est défendu de parler duJuif-Errant, mais tout le monde s’en occupe. L’abbé Romorantin afouillé plus de cinq cents vieux bouquins où il est question peu oubeaucoup du Juif-Errant. M. Galapian vient dîner chez noustous les dimanches. Vous savez bien qu’il y a plusieurs Juifserrants : Isaac Laquedem qu’on appelle aussi Ahasverus, anciencordonnier de son état ; Cataphilus, le portier de PoncePilate, et Ozer, le soldat d’Hérode, et d’autres…

– Non, fut-il répondu, nous ne savionspas cela.

Et la sous-intendante déclara :

– C’est très-curieux. Vous nousprésenterez ce M. Galapian.

– Une fine mouche, et qui fait sa pelotelà-dedans, il faut voir ! Donc, il y a deux ou trois mois, ilvint dîner et nous dit : le mot du rébus. « Quelrébus ? » demanda M. Lancelot, qui n’est bon qu’àson bureau ; mais à son bureau, par exemple, il estfort !

Moi, j’avais déjà deviné qu’il s’agissait del’affaire de Lamballe…

Ici, M. Lancelot prit la parole etdit :

– Sans cesse occupé de problèmesadministratifs j’avoue, madame Lancelot, que j’accorde peud’attention à ces matières frivoles ; néanmoins, il n’est pasexact de prétendre…

On fit taire M. Lancelot,Mme Lancelot poursuivit :

– M. Galapian aime les petits pâtés.Nous en avions. « Voilà, me dit-il ce pédant d’abbé Romorantina trouvé le pot aux roses dans Matthieu Pâris ! Il paraît quele Juif-Errant meurt tous les cent ans… »

– Ah bah ! fit la sous-intendantemilitaire.

Les autres témoignèrent leur étonnement pardes exclamations diverses.

– Je lui demandai, repritMme Lancelot : « Qu’est-ce que cela faità l’histoire de Lamballe ? – Ce que cela fait !s’écria-t-il. Cela fait que le Juif-Errant est mort chez eux,qu’ils l’ont soigné dans son agonie et qu’il leur a donné enpayement quelque sortilége, comme le Pied de mouton deMartainville. »

– Peut-être, fit observer lasous-intendante, a-t-il percé sa poche pour eux.

– Voilà ce que cela fait, continuaMme Lancelot, c’est aussi important que l’affairede la petite Ruthaël.

Et tout le monde de s’écrier :

– Qu’est-ce que c’est que l’affaire de lapetite Ruthaël ?

Chapitre 25L’AFFAIRE DE LA PETITE RUTHAEL

– Mesdames et messieurs, poursuivitMme Lancelot, des domaines, il y a dans la maisondu colonel une petite fille nommée Lotte…

– Nous savons cela, interrompit-on detoutes parts.

– Une petite fille nommée Lotte, continuaMme Lancelot, qui a huit ans depuis onze ans…

En cet endroit, sir Arthur se mit à rire. CetAnglais faisait froid. Quand il riait, les petits enfantspleuraient. Il portait pour breloques tous les instruments de laPassion en platine russe.

Nul historien de la Restauration n’a expliquécomment Médor, le caniche de Mme la préfète, avaitfait pour entrer au salon. Mais Médor était là. Rien n’est brutalcomme un fait. Médor, voyant rire sir Arthur, se mit à hurler d’unefaçon lamentable.

Sir Arthur le regarda fixement, et Médors’accroupit, remuant une patte comme la sous-entendante militaire,quand elle jouait de l’éventail.

Notons ici que le meilleur poète de Tours,quoiqu’il fut en caramel faisait dans le Nain jaune (del’Indre) des articles peu bienveillants où il accusait sir Arthurde spiritisme et autres habitudes funestes. Ce poète copiait aussides cotes mobilières pour le receveur des contributions. Il étaituniversel.

– Expliquez cela comme vous voudrez,reprit Mme Lancelot, moi je n’y puis rien. Lapetite Lotte a huit ans depuis onze ans passés, voilà le fait. Orle cousin Galapian nous a appris une particularité assez rare,qu’il tient de l’abbé Romorantin. Lors de l’accident, leJuif-Errant avait une fille…

Tout le monde demanda :

– Quel accident ? Quelaccident ?

– Je m’exprime mal ; je voulais direla catastrophe. Là-bas, à Jérusalem, quand il fut condamné àvoyager éternellement, sa fille, âgée de huit ans, jouait dans sonarrière-boutique. Il était veuf alors. C’est depuis qu’il a épousé,en secondes noces, la reine Hérodiade, veuve d’Hérode Antipas…

– Permettez, objecta le commandant degendarmerie. S’il marche toujours je ne me représente pas bienl’intérieur de son ménage.

– Je vous parle d’après mon cousinGalapian, répondit Mme Lancelot. D’ailleurs, cetteHérodiade, de son côté, marche toujours aussi. C’est laJuive-Errante. Où en étais-je ?

– À la petite fille du Juif-Errant.

– Ruthaël Laquedem… ou mieux Lotte…

– Comment ! ce serait lamême ?

– Oui, mesdames et messieurs, et ce n’estpas depuis onze ans que cette Lotte a huit ans, c’est depuisdix-huit siècles.

Sir Arthur se mit à rire encore ; ce quevoyant, Médor, le caniche de Mme la préfète, sesauva en pleurant à chaudes larmes.

Chapitre 26L’HISTOIRE DE LAMBALLE

Mme Lancelot, des domaines,ayant établi solidement ces deux faits, savoir : que leJuif-Errant mourait tous les cent ans et qu’il avait une fille dunom de Ruthaël, toussa pour bien indiquer que la partie dramatiquede son récit allait commencer, et s’exprima ainsi :

– Lamballe est une cité antique.M. Lancelot prétend qu’elle était la capitale des Ambiliates,du temps des Romains. On y vit bien et à bon compte. J’y ai vu ladouzaine d’œufs à trois sous. Monsieur Lancelot, quel est donc lefameux capitaine qui trouva la mort en ces lieux ?

– Le capitaine Lanoue,Mme Lancelot…

– C’est ça ! Eh bien ! cecapitaine Lanoue avait un lieutenant, qu’on accusait déjà d’être leJuif-Errant. Tout auprès de la vieille église, perchée sur un roc,il y a une maison plus vieille encore que l’église. Elle a plus demille ans. On l’appelle la Maison du Juif-Errant. C’est là que vintdemeurer le petit lieutenant de Savray quand il se fut cassé le couen épousant Mlle Louise de Louvigné, qui n’avait nisou ni maille.

Ils demeuraient dans cette vieille masure avecFanchon Honoré, qui les servait pour l’amour du bon Dieu, et lesoldat Joli-Cœur faisait les gros ouvrages. Je vous prie de croirequ’on n’avait pas de carrosse à cette époque-là. En ville, ondisait : Ils mangeront bien du pain sec avant de mourir defaim !

Ici, Mme Lancelot reprithaleine.

La sous-intendante dit entre haut etbas :

– Elle est commune, mais elle raconteavec facilité.

Cette appréciation fut généralement approuvée.Néanmoins la présidente murmura :

– Nous n’avions pas besoin de savoir leprix de la douzaine d’œufs à Lamballe ! Soyonsjustes !

– Un soir, continuaMme Lancelot, des domaines, c’était en septembre,comme aujourd’hui, et il avait fait chaud toute la journée, lebruit courut qu’on avait vu quelque chose de drôle sur la collinequi est devant le bourg d’Andel. Un voyageur s’était montré aumoment où le soleil se couchait au loin dans la baie deSaint-Brieuc. C’était un homme à longue barbe, marchant à pied, quiparaissait trois fois plus grand que la nature humaine. Ils’appuyait sur un long bâton et menait par la main une petite fillesi chétive, que les rayons du soleil couchant passaient au traversde son corps…

– Cé été absolioutementeimepossible ! fit observer sir Arthur en haussant lesépaules avec conviction.

C’est ainsi que ce gentilhomme parlait lefrançais.

– Regarde la comtesse Louise, toi,goddam, grommela Mme Lancelot, etlaisse-nous la paix !

Pour commune, elle était commune, mais elleavait de « l’esprit naturel. »

Sir Arthur ne se faisait pas faute de regarderla comtesse Louise qui dansait pour la seconde fois. Il avait l’airde trouver qu’elle dansait bien.

– Et que firent-ils, demanda lagendarmerie, le voyageur trois fois plus grand que nature et lapetiote au travers de laquelle les rayons du soleilpassaient ?

Chapitre 27LES SAVRAY-PAIN-SEC

– Les gens se rassemblèrent sur le vieuxrempart pour voir cela, continua la dame des domaines, dont lavoix, malgré elle, prit de mystérieuses inflexions. À mesure que levoyageur avançait, on voyait mieux sa fatigue et la peine qu’ilavait à marcher. Quand il entra dans l’ombre du vallon, sous laville, la petite fille semblait un pauvre flocon de vapeur.

En arrivant aux portes de la ville, il étaitseul.

Il s’arrêta devant la première maison etdemanda l’hospitalité. Ceux de Lamballe ne sont pas méchants, etjadis les logis de ce bon duché de Penthièvre avaient la réputationde garder toujours porte ouverte et table mise. Mais une rumeurcourait au devant du voyageur et le suivait par derrière ; ondisait : C’est le traître à Dieu !

Pourquoi le disait-on ? Il y a un ancienconte qui prétend que le Juif-Errant meurt tantôt à Lamballe, enBretagne, tantôt dans la ville d’Ofen, au pays de Hongrie. Et lamaison habitée par les Savray-Pain-sec (car on les nommait ainsi)s’appelait la Maison du Juif-Errant.

Les gens qui, du vieux rempart, avaient vuarriver le voyageur se demandaient où était passée la petitefille.

La première porte resta close. Le voyageurétait très-pâle. À la seconde porte, on lui dit : « Allezvotre chemin. » La troisième s’ouvrit pour donner issue à ungros chien hargneux qui lui mordit les jambes.

Le voyageur courbait la tête devant chaquerefus. À tout instant il devenait plus blême ; ses jarretstremblaient sous le poids de son corps. Et pourtant, il suivait saroute, heurtant aux portes et demandant asile pour la nuit.

– Traître à Dieu ! traître àDieu ! C’était partout la même réponse.

Bientôt sa haute taille se courba endeux ; les rides de sa face se creusèrent ; le soufflerâla dans sa poitrine. Il prit l’apparence d’un homme qui vamourir.

À l’avant-dernière maison, proche de l’église,il heurta encore. Une servante ouvrit la fenêtre et lui jeta sur latête le panier aux ordures.

Il chancela et vint tomber au seuil de ladernière maison, – qui était celle des Savray-Pain-sec. Son bâtons’échappa de ses mains et cogna la porte.

Louise, enceinte de son fils, vint ouvrirelle-même car son mari faisait la vie de garnison ; FanchonHonoré était au salut et Joli-Cœur à la caserne.

Louise releva le voyageur en le prenant par lamain, malgré ceux qui criaient : Traître à Dieu ! traîtreà Dieu ! Elle l’aida à franchir la pierre du seuil et lecoucha dans son propre lit…

– Mais savez-vous, dit à cet endroit lecommandant de gendarmerie, que je ne désapprouve pascela !

– Savoir ! savoir ! fit lasous-intendante. Elle avait son idée !

On voulut avoir l’avis de sir Arthur, quirépondit avec franchise :

– Ce été rêmâquabelmentestioupid !

– Il n’en est pas moins vrai, reprit leprocureur général, que voilà le traître à Dieu chez les Pain-sec.Voyons la suite, c’est intéressant.

Chapitre 28LE SECRET D’UNE NUIT

Louise dansait pour la troisième fois, maisc’était avec son mari, et si vous saviez comme elle semblaitheureuse !

En dansant, elle murmurait :

– Notre Paul va nous gronder auretour…

Ils faisaient un couple charmant. Le salon dela préfecture souriait à les regarder. Sir Arthur ne quittait pasdes yeux la comtesse Louise.

Mme Lancelot, des domaines,poursuivit :

– Toute la nuit, la maison desSavray-Pain-sec fut éclairée. Le mari rentra ; Joli-Cœuraussi, et aussi Fanchon Honoré. Chacun se doutait bien qu’un décèsallait avoir lieu ; pourtant, la barre de la porte fut mise.On n’envoya chercher ni médecin ni prêtre.

M. Lancelot et moi nous habitions lamaison voisine…

– Ah ! interrompit le commandant dela gendarmerie, alors la servante qui avait jeté les ordures étaitde chez vous !

Les domaines rougirent un peu enrépliquant :

– Ne me parlez pas desdomestiques !… Toute la nuit, ce fut un va-et-vient chez lesSavray. Nous entendions comme des gémissements et comme desprières. Puis, vers l’aube, il y eut un chant mâle et joyeux,auquel une voix d’enfant se mêlait.

Au lever du soleil, le voyageur sortit droitet ferme sur ses jambes robustes.

Il était seul. Il descendit la montagne en sedirigeant vers l’orient. Nous le perdîmes de vue dans la vallée.Quand nous l’aperçûmes de nouveau gravissant la montée, il tenaitpar la main une petite fille dont le corps, gracieux et diaphane,était percé par les rayons du soleil levant.

Ce jour-là même, une lettre arriva chez lenotaire de Lamballe. Une tante de la comtesse Louise était morte àLanderneau. Il y avait un gros héritage.

À l’état-major, autre lettre qui nommait lelieutenant Roland de Savray capitaine.

Troisième lettre à la préfecture deSaint-Brieuc. Le roi Louis XVIII se souvenait de sa filleuleLouise et envoyait le titre de comte à son mari.

M. Lancelot et moi nous congédiâmes notreservante, car c’est ce qui aurait pu nous tomber. Mais maintenant,il faudrait attendre cent ans…

– Et encore, dit M. Lancelot, cesera le tour de la ville d’Ofen, en Hongrie.

– Le mieux, conclut le commandantLamadou, c’est d’avoir bon cœur tous les jours.

Chapitre 29AU FEU !

Il était minuit. Tours en Touraine avance dedeux heures sur Paris. Minuit est le beau moment des bals de lapréfecture. Le punch fumait. Le procureur général se familiarisaitavec M. Lamadou. La sous-intendante avait trouvé unvalseur !

Sir Arthur regardait la comtesse Louise.Réflexion faite, le vicomte Paul avait peut-être raison de détesterles Anglais. Le regard de sir Arthur faisait froid, honte etpeur.

En vérité, le monde avait un peu raison demordre ces Savray ; leur bonheur passait la permission :ils avaient le paradis sur terre.

La comtesse Louise, au bras de son bien-aiméRoland, avait quitté la salle de danse pour prendre l’air sur laterrasse. Là, parmi les senteurs embaumées qui montaient duparterre, ils causaient d’avenir : c’est-à-dire de Paul, lecher enfant qui était leur cœur. Ils avaient l’un pour l’autre unattachement profond, mais Paul était comme le foyer de cette belletendresse.

Ils furent interrompus au milieu de leurintime causerie par le coassement d’un corbeau.

C’était sir Arthur qui disait enfrançais :

– Voaié ! voaié ! Jé prièvos ! Voaié cette bloutzfoule spectacle ! Jé croyé quec’été un boréal auroral indeed !

De fait, le ciel avait des teintes ardentesfort extraordinaires, mais ce foyer de pourpre ne brûlait pas versle nord.

La terrasse fut pleine de curieux en un clind’œil.

– C’est un incendie ! s’écria lecommandant de gendarmerie au premier regard.

– Et un terrible incendie ! ajoutale préfet.

– Dans quelle direction ?

La comtesse Louise avait déjà le cœur serré.Elle sentait le bras de son mari frémir sous le sien.

– Dans la direction de l’ouest, dit leprésident.

– Vers Luynes…

– On peut se tromper, ajouta lasous-intendante, mais on jurerait que c’est la maison de campagnedu colonel de Savray.

Louise étouffa un cri de terreur.

– Paul prononça-t-elle. Monfils !

À l’instant où Roland, fou déjà d’inquiétude,se précipitait au dehors, un soldat couvert de poussière etruisselant de sueur traversa les salons. C’était le hussardJoli-Cœur.

– Mon Colonel, dit-il, la caserne estprévenue. On a fait ce qu’on a pu. Venez.

En même temps, le tocsin sonna aux églises, etla ville éveillée lança ce long cri d’alarme :

– Au feu !… au feu !… route deLuynes… chez le colonel comte de Savray.

Chapitre 30L’INCENDIE

La calèche courait au galop furieux de sesdeux chevaux. Le comte Roland soutenait dans ses bras la comtessemourante. On rencontrait sur la route les hussards qui se hâtaient,les pompiers qui allaient à perdre haleine, la foule secourable ousimplement curieuse qui trottait en bavardant.

– Paul ! murmurait la comtesse.Personne ne me parle de Paul !

Derrière la calèche, à la place du valet depied, il y avait un homme chaudement enveloppé dans un amplemanteau. Cet homme se penchait parfois sur la capote relevée pourregarder la comtesse Louise. On aurait pu reconnaître alors lescheveux fades et les cils blondâtres de sir Arthur brillant auxrayons de la lune.

On rencontre parfois chez les Anglais dechevaleresques dévoûments. Peut-être que sir Arthur avait choisicette voie pour arriver plus vite et livrer bataille à l’incendie.C’était un original.

Au tournant des peupliers, on aperçut unmagnifique et horrible tableau. La villa n’était plus qu’uneimmense gerbe de flamme, éclairant ce doux paysage où naguère il yavait tant de bonheur !

Les hussards attaquaient le feu, et avecquelle vaillance ! Qui n’a vu nos soldats français aux prisesavec ces tempêtes embrasées n’a jamais admiré le sublime transportde la vaillance humaine !

On les voyait se lancer en masses, comme si lacharge eût sonné, comme si l’ennemi eût été de chair et d’os ;on les voyait attaquer, tête baissée, le fulgurant colosse. Laplupart étaient repoussés au premier choc, mais certainspassaient : des démons, des salamandres, qui s’agitaient,noirs, dans la rouge fournaise.

– Paul criait la comtesse Louise. Paulest-il sauvé ?

Le colonel Roland s’était élancé hors de lacalèche. Il gravissait la colline. Sir Arthur sauta à terre et lesuivit, laissant Louise plus qu’à demi évanouie dans lavoiture.

Des blessés passaient, portés sur desbrancards. Louise n’osait plus interroger, mais elle entendit qu’ondisait :

– Il n’y a plus que l’enfant en haut,tout en haut de la maison !

L’enfant ! son Paul ! soncœur !

Louise joignit les mains, prononça le nom deDieu et tomba sans connaissance.

Chapitre 31LE PÈRE DU COLONEL

Il y avait tout en haut de la villa unechambre solitaire, d’où la vue était splendide. De là, un véritablepanorama se déroulait autour du regard. Le colonel comte de Savrayavait fait de cette pièce son cabinet de travail. Il y couchaitsouvent.

Après le grand dîner du pavillon, donné enimitation du gala de la préfecture, le vicomte Paul, « quiétait papa, » avait absolument voulu faire comme papa etcoucher dans la chambre de travail.

Tous les convives du vicomte Paul étaient unpeu « animés. » Si Wellington s’était montré, il y auraiteu grabuge. Wellington, fidèle à sa prudence historique, ne semontra pas. On laissa faire le vicomte Paul comme il voulut.Fanchon et Joli-Cœur, après l’avoir mis, glorieux et joyeux, dansle grand lit paternel, se retirèrent.

Or le vicomte Paul avait ouï dire que son papas’enfermait dans la chambre de travail. Dès qu’il se sentit seul,il se leva et alla, pieds nus, tirer le verrou. Après quoi,tranquille et sûr d’avoir singé consciencieusement son papa, il serecoucha pour bientôt ronfler comme un vicomte qui a donné àlui-même et aux autres un trop bon dîner.

Joli-Cœur, et Fanchon la nourrice restèrent àcauser. Ils parlèrent de cette étrange histoire, racontée à lapréfecture par Mme Lancelot, des domaines. Ilparaît que cette histoire était vraie, puisque Joli-Cœur etFanchon, témoins oculaires des événements, ne donnaient point dedémenti au bizarre récit que nous avons entendu. Mais il paraîtaussi que Mme Lancelot, des domaines, ne savait pastout, car Fanchon et Joli-Cœur parlaient d’un malheur…

Ils disaient : « Quel dommage !Un homme qui avait été, jusqu’à soixante ans, le plus digneseigneur de la terre ! »

Comme nous n’avons aucune raison de garder lesecret, nous expliquerons en deux mots de quel malheur ils’agissait. Ils parlaient du vieux M. de Savray, le pèredu colonel ; cet honnête gentilhomme, était venu habiterLamballe avec le jeune ménage. À dater de cette nuit mystérieuse,qui fut suivie de tant de prospérités, la nuit où le voyageur étaitarrivé mourant pour s’en aller plein de force et de vie, lebonhomme devint méconnaissable. On ne peut prétendre qu’il eûtperdu la tête, car il raisonnait fort bien ; mais, selonl’expression de Fanchon, « un diable lui était entré dans lecorps ! » Il scandalisait la ville par ses orgies, ilblasphémait comme un damné, il buvait comme une éponge, il volait…vous avez bien lu : il volait comme un brigand.

Il volait ! Un vieux gentilhomme !Il faisait pis encore. Je ne sais pas, en vérité, commentMme Lancelot ignorait cela. Si elle l’avait su,quel succès elle aurait eu à la préfecture ! Il est vrai queles Savray avaient quitté Lamballe peu de jours après le passage dufantastique voyageur.

Une nuit, le père du colonel avait disparu.Les gendarmes…

Mon Dieu, oui ! Joli-Cœur et Fanchonpensaient que le bonhomme avait fini ses jours en prison.

Et Fanchon disait en secouant latête :

– Quand l’UN se montre, l’AUTRE n’est pasloin…

L’un, c’était Isaac Laquedem ; l’autre,c’était Ozer, le soldat qui tendit au Sauveur du monde, mourant surla croix la lance au bout de laquelle était l’éponge imbibée devinaigre.

Tous deux juifs, tous deux errants, – etimmortels sous la malédiction de Jésus Dieu.

Fanchon Honoré pensait donc que le vieuxM. de Savray qui tournait si mal sur ses vieux jours,était victime de quelque maléfice, jeté par l’UN ou parl’AUTRE ?…

Chapitre 32COMME ON BRÛLE

Il y a sur nos grèves un singulier petitanimal qu’on nomme un bernard-l’ermite. C’est un crustacé qui, pourla forme, tient le milieu entre le crabe et le homard. Pour lataille, il est la moitié d’un quart de crevette, et ne sertabsolument à rien.

Son état est de tuer les bigornes, pour lesmanger d’abord et ensuite pour s’emparer de leurs maisons.

Ainsi fait ce misérable soldat Ozer, troisièmesorte de Juif-Errant. Il a ce terrible pouvoir d’introduire son âmeindigne dans le corps des honnêtes gens, et alors, va comme je tepousse ! Un agneau, blanc comme neige jusqu’à cinquante-neufans et demi, peut passer en cour d’assises avant la soixantaine,quand il a le soldat Ozer au corps.

À combien de catastrophes la vie humainen’est-elle pas exposée !

– Quand l’UN se montre, l’AUTRE n’est pasloin ! Fanchon Honoré avait prononcé ces mots en nourrice sûrede son fait.

La chose mérite explication.

Selon de très-bons auteurs, la légende duJuif-Errant n’est qu’une imagination populaire recouvrant lamiséricordieuse parole du Sauveur qui promet la pénitence finale dupeuple Juif. Selon d’autres auteurs également recommandables, leJuif ou les trois Juifs qui expient par la fatigue sans fin cecrime inouï d’avoir insulté le fils de Dieu existentréellement.

Il paraît certain, d’après ceux-là, que cediabolique soldat Ozer, Juif Errant n° 3, parcourt les mêmesparages qu’Ahasverus, dit Laquedem Juif-Errant n° 1. Quant àCataphilus, portier de Ponce-Pilate et Juif-Errant n° 2, il nefait pas grand bruit dans le monde.

Revenons aux convives du vicomte Paul.

Pendant que Fanchon et Joli-Cœur causaient del’aventure de Lamballe, déjà si vieille, se demandant où pouvaitêtre passé, depuis le temps, le voyageur au long bâton qui avaitfait ombre sur le soleil couchant, le bon abbé Romorantin disaitses prières du soir avant de se mettre au lit, et M. Galapian,surnommé l’Addition, s’occupait d’une autre règle d’arithmétiqueque les hommes d’affaires affectionnent, dit-on particulièrement.Elle est connue sous le nom de soustraction. À la différence duvol, qui est aussi une règle d’arithmétique, mais qui a mauvaisemine, la soustraction propre et décente a des mœurs pleines dedouceur ; elle place à la caisse d’épargne. M. Galapianavait de mignonnes économies.

L’abbé Romorantin et M. Galapianhabitaient tous les deux le second étage de la villa.

Au premier étage, en l’absence des maîtres, iln’y avait personne.

Au rez-de-chaussée, tous les domestiques de lamaison, mis en belle humeur par le dîner du pavillon, continuaientà festoyer. Dieu merci, on festoyait partout : à la cuisine, àl’office, à l’écurie. Sapajou essayait de marcher au plafond commeles mouches et ne pouvait pas.

Vers dix heures, tout le monde se coucha,quelques-uns dans leur lit, les autres sous la table.

Nul ne peut répondre d’une maison ainsigardée, et ceux qui vont aux bals de la préfecture ne savent pas àquoi ils s’exposent.

Dans le milieu mystérieux où vit notrehistoire, on pourrait croire à quelque diablerie, mais, en vérité,point n’en était besoin. La moindre chose suffit : une bougietombée, une lanterne cassée, une lampe qui se renverse. Lacharmante villa du colonel était une bâtisse légère. Vers dixheures et demie, les dormeurs s’éveillèrent en sursaut, suffoquéspar une épaisse fumée. Ils perdirent du temps à se frotter lesyeux. Les têtes étaient encore fort troublées ; on s’accusamutuellement, on se disputa, on se gourma. Le feu n’en allait quemieux.

On sortit enfin. Les flammes s’élançaient déjàpar les fenêtres du premier étage.

Heureusement, l’aile droite, où le vicomtePaul dormait d’ordinaire, restait loin du foyer de l’incendie.Fanchon et Joli-Cœur, les deux gardes du corps de l’enfant,sommeillaient.

Plusieurs songèrent bien à les éveiller, maisen ce moment, des cris lamentables partirent du second étage.C’était M. Galapian qui implorait secours pour lui et seséconomies.

Il était là, en chemise, à la fenêtre de sachambre. Il appelait chacun par son nom. Il prenait Dieu à témoin,lui qui ne croyait qu’au diable. Il promettait des monceauxd’or.

On dressa des échelles. Rien ne menaçaitencore le quartier du vicomte Paul. On prit le temps de sauver ceGalapian, et par la même occasion, le bon abbé Romorantin, quis’élança aussitôt vers le logis de son élève.

Ce fut lui qui éveilla Joli-Cœur etFanchon.

– Le lit du vicomte Paul est vide !s’écria-t-il avec angoisse.

Tout le monde avait oublié la dernièrefantaisie du pauvre enfant.

Personne ne se souvenait que le vicomte Paulavait voulu coucher dans la chambre du colonel, – tout en haut dela maison qui désormais flambait comme un immense bûcher.

Ce fut d’abord une grande stupeur, – puis uncri de détresse.

– Paul ! Paul ! le trésor demadame la comtesse ! le fils unique du colonel !

Chapitre 33LES ASSAUTS

Il n’y eut guère que M. Galapian pourgarder son sang-froid. Encore criait-il aussi haut que les autres,parce qu’il avait perdu une de ses pantoufles.

L’abbé Romorantin se jeta comme un fou dansl’escalier ardent et revint tout grillé, le pauvre brave homme.

Déjà Joli-Cœur avait dressé la grande échelledes couvreurs et grimpait. Un châssis de fenêtre tomba sur lui etle rejeta blessé sur le pavé de la cour. Fanchon, agenouillée,priait en se frappant la poitrine. Tout le monde avait bien duchagrin, mais cela ne sauvait point le vicomte Paul.

À chaque instant on s’attendait à voir lepauvre bel enfant paraître, blanc de terreur parmi le rouge vif desflammes, à la fenêtre ouverte de la chambre haute.

Mais la fenêtre restait fermée, et le vicomtePaul ne se montrait point.

Dormait-il au milieu de tous ces fracas etau-dessus de cette brûlante fournaise ?

Joli-Cœur sauta sur un cheval, sans selle nibride, et courut vers la ville. C’était un vieux soldat. Il éveillala caserne de hussards avant de prévenir le colonel.

Les hussards vinrent les premiers. Ils mirentbas l’uniforme. Quatre cents hommes demi-nus donnèrent le premierassaut à l’incendie. Le feu est un terrible ennemi. Ah ! sic’eût été aussi bien un fort défendu par des Cosaques !

Le feu fut vainqueur. Trente blessés restèrentcouchés sur le pavé de la cour.

Les pompiers arrivèrent ensuite. Des hérosceux-là, qui accoutument depuis longtemps la foule à ouïr lemerveilleux récit de leurs modestes prouesses. Ils ont tant fait,qu’on s’habitue à ces exploits de tous les jours. Il semble qu’onne leur doive plus rien et qu’ils soient de fer ou de pierre.

Les pompiers ! J’ai vu des gens rire enprononçant le nom de ces soldats du dévouement sublime.

L’eau s’élança en gerbes étincelantes etretomba sur le brasier qu’elle aviva. C’était comme une colossalefusée qui couvrait toute la colline de sa poussière de feu.

Puis, le premier moment passé, le feu pâlit,la fumée s’épaissit.

À leur tour, les pompiers tentèrentl’escalade, car tout autour d’eux on disait :

– Dans la chambre du haut, tout en haut,le fils de la maison est couché et dort.

Les pompiers montèrent, plus froids, plusprudents, plus expérimentés que les hussards. Ils arrivèrent plushaut. Ils n’arrivèrent pas au but.

Le pavé de la cour eut d’autres blessés, et lebrave qui dirigeait l’escouade prononça tout bas :

– L’enfant du colonel estperdu !

Chapitre 34L’ESCALIER

Où était-il donc le colonel comte Roland deSavray ? On l’avait vu quitter la calèche et gravir lacolline. Personne n’avait remarqué que sir Arthur montait derrièrelui, l’anglais à barbe jaune.

Le comte Roland n’était nulle part. On lecherchait en vain. C’était une chose étrange que l’absence dumaître dans ces circonstances désespérées.

La comtesse Louise restait toujours évanouiedans sa calèche. Personne ne la gardait. Cocher et valets étaientau feu.

Hussards et pompiers, réunis cette fois, sepréparaient pour une suprême tentative. L’escalier central était ànu par suite d’éboulements successifs. On espérait l’atteindre.

Pour quiconque n’a jamais vu réussir lessplendides folies du courage, c’était une entrepriseextravagante.

Les trompettes du régiment sonnèrent commepour la charge, et deux bataillons intrépides, les hussards et lespompiers, se ruèrent sur la villa embrasée.

En ce moment, la comtesse Louises’éveillait.

Elle put voir ces anges noirs marcher dans lefeu… vaincre le feu, allions-nous dire, car les deux escouadespénétrèrent jusqu’à l’escalier.

Mais l’escalier s’abîma, lançant vers le cielune colonne d’étincelles tourbillonnantes.

Il y eut une exclamation profonde comme unrâle.

Puis un cri d’étonnement joyeux.

Car tout le monde vit, la mère comme lesautres, un homme, – était-ce un homme ? – qui paraissait à lafenêtre de la chambre haute.

Cet homme était de grande taille. Il portaitune longue barbe que la poussière de feu saupoudrait ; ilavait un long bâton à la main. Il tenait entre ses bras un enfant,vêtu seulement de sa chemise blanche.

Et l’enfant semblait dormir.

La comtesse Louise tendit ses bras tremblants.Elle n’avait pas de paroles ; mais comme son cœur tout entierjaillissait vers Dieu !

L’homme enjamba le balcon. L’incendiel’éclairait mieux que n’eût fait un beau soleil d’été. Il étaitcalme et recueilli. Derrière lui, était-ce un flocon de fumée ouune forme humaine ? Bien des gens parmi ceux qui étaient là,frémissant, espérant, admirant, prononcèrent le nom de Lotte.

Et il y en eut qui ajoutèrent, ceux quisavaient l’histoire de Lamballe :

– La fille du Juif-Errant !

Chapitre 35DISPARITION DE SIR ARTHUR

Encore une fois, où était le comte Roland deSavray, le maître, le colonel, le père ?

Il n’y avait plus d’escalier, et les flammesléchaient les pans des murailles noircies. L’homme du balcon avecsa barbe saupoudrée d’étincelles, se mit à marcher, à descendre. Ilse servait des débris de murailles comme de gradins, son pas étaitsûr et lent. L’enfant semblait dormir toujours entre ses bras.

Il atteignit le sol de la cour. Un grandcercle se fit autour de lui, composé de gens qui admiraient et quiavaient peur.

Joli-Cœur et Fanchon baisèrent un pan de sahouppelande brûlée. Le bon abbé Romorantin balbutiait une oraison.M. Galapian n’osa pas prier l’homme de lui aller chercher sonautre pantoufle, mais il en eut envie.

L’homme traversa la cour et descendit lacolline. On savait où il allait, et chacun disait : « Lamère ! la pauvre mère ! comme elle va êtreheureuse ! »

Quand l’homme était tout près, on ne voyaitpoint cette forme indécise qui ressemblait à la petite Lotte. Maisquand l’homme s’éloigna, descendant la pente, les lueurs del’incendie éclairèrent une vision vague qui semblait onduler à labrise des nuits. La vision suivait l’homme.

L’homme remit l’enfant à la mère et nes’arrêta point pour entendre ses actions de grâces. Il continua saroute. On le vit disparaître derrière les peupliers.

En ce moment, le colonel comte de Savray semontra tout à coup auprès de la calèche. Il y avait en lui quelquechose d’étrange et d’inusité. Quoi ? nul n’aurait su lepréciser.

– Le bambin est sauvé, tant mieux !dit-il d’une voix qui était bien la voix du colonel, mais où il yavait comme un écho de l’accent guttural de sir Arthur. Tout ça adonné bien de l’embarras !

La comtesse cessa de caresser passionnément levicomte Paul, qui allait s’éveillant dans un sourire. Cette voix lablessait autant que les paroles prononcées.

Était-ce bien le comte Roland qui parlait dela sorte, le comte Roland qui avait pour son fils unique unetendresse si folle ?

Joli-Cœur et Fanchon échangèrent unregard.

– Le vieux gentilhomme, le père ducolonel, avait cette voix-là à Lamballe… commença le hussard.

– Quand d’honnête qu’il était il devintdamné coquin ! acheva la nourrice.

Le colonel, cependant, bâillait à se démettrela mâchoire.

– Ça, dit-il, allons coucher à l’auberge.La maison était assurée, je m’en moque !

La comtesse Louise se recula pour ne letoucher point. Son cœur s’étonnait de ne plus sentir qu’une froiderépugnance pour cet homme qu’elle avait tant aimé. Elle serraitcontre sa poitrine le vicomte Paul qui disait tout bas :

– Qu’a donc papa ? C’est bien papa,et pourtant je n’ai pas envie de l’embrasser.

Le lendemain, le colonel avait perdu tout àfait cet accent anglais, mais la comtesse Louise et son filsétaient bien tristes sans savoir pourquoi.

Sir Arthur avait disparu, et depuis on ne lerevit plus jamais à Tours en Touraine.

Chapitre 36EN ALLEMAGNE

La neige fouettait, poussée par le vent dunord-ouest. Les arbres énormes, étendant leurs longs brasdépouillés, souriaient d’un côté, blancs de neige, et refrognaientde l’autre leurs troncs plus noirs par le contraste.

C’était le matin d’une journée de janvier. Lesbûcherons allaient déjà par les routes, vierges de toute trace etcouvertes d’une nappe éblouissante, frappant derrière leur dosleurs mains engourdies, et cachant dans leur giron le bout de leurnez rougi.

On entendait sous bois la trompe du baron dePfifferlackentrontonstein, ancien conseiller privé de l’ancienprince souverain deRudelsigmarienthal-Tartempoeffen-Topinambourg-Lapinstadt, qui avaitvendu récemment ses vastes États au roi de Prusse pour un bureau detabac. À quoi tient le sort des peuples !

Il faisait un froid de loup. Le baron étaitd’une humeur massacrante, tant pour avoir perdu sa place que pouravoir pris le change sur la piste d’un vieux daim, beaucoup plusmalin que lui. Il battait son cheval qui n’en pouvait mais,injuriait ses chiens que la neige aveuglait et qui n’avaient plusde flair, enrhumés qu’ils étaient tous du cerveau ; il disaitdes choses pénibles à Fritz, son piqueur, et méditait de querellerau retour son épouse très-honorée, la baronneWilhelmine-Concordia-Charlotte-Françoise-Pétronille-Angélique-Uraniede Pfifferlackentrontonstein, née palatine de Choumakre, avecquatorzième de voix à la diète mineure de Srzghw.

Ah çà ! nous ne sommes donc plus à Toursen Touraine ? Non. Nous avons traversé la France tout entièreet passé le Rhin. Nous voyageons en Allemagne. Nous parcourons lafameuse forêt Hercinienne : Le Harz, si mieux vous aimez luidonner le nom de la géographie et des charbonniers.

Nous allons, par cette matinée pâle, sous lessapins géants qui virent passer tant de fantômes. Ceux-là saventque les morts vont vite. Cette neige est le linceul de l’éternelleballade. Ce vent roule des soupirs de spectres. C’est la gaietégermaine : hourra !

Hourra ! cela sent le cimetière. Voilà dela vraie poésie ! Ces Huns sont de joyeux compagnons.Hourra ! suaires, cercueils, ossements, crânes desséchés,tombeaux qui s’ouvrent ! Les Allemands s’amusent :hourra ! hourra ! La patrie prussienne pourtoujours !

Chapitre 37LE CHEMIN CREUX

La route descendait en tournant les pentesabruptes du mont Andreasberg, célèbre par la ronde des bûcheronsdécédés (hourra !) et aussi par des mines d’argent, profondesd’un quart de lieue. Par derrière, c’étaient des pics chauves etdentelés, mêlant le chaos de leurs roches ; par devant, laforêt s’étendait, immense, développant tout un horizon d’arbrespoudrés comme des têtes de vieillards.

Un homme suivait la route, silencieux, morneet las de cette fatigue chronique qui n’a plus le courage de seplaindre.

Ainsi trouverez-vous parfois, sur nos cheminsde France, quelque pauvre soldat convalescent, marchant d’un pasboiteux, le sac à l’épaule et regardant avec envie chaque voiturequi passe.

Mais notre homme ne boitait point. Il avait lataille droite, le pas ferme et viril. Toute sa lassitude était dansla résignation triste de son regard.

Il s’appuyait sur un long bâton et donnait lamain à une petite fille. Tous deux semblaient insensibles au froidrigoureux qu’il faisait. Ils ne parlaient point. L’homme sedécouvrait gravement devant les croix des carrefours, et la petitefille se signait.

Quand un coude brusque de la montée détachaitles silhouettes des voyageurs sur l’horizon du Harz, il y avait uneillusion bizarre. D’en bas, l’homme se détachait en noir, au devantdes cimes neigeuses, tandis que l’enfant paraissait diaphane commeune vapeur. Au travers de son corps frêle et charmant, onapercevait les pics azurés de l’Andreasberg.

Au bas de la rampe, la route, étroite etencaissée entre deux hauts talus, entrait en forêt. Une colonne depierre portait cette inscription : « Mine d’Andreasberg,chemin des Trois-Puits. »

– Je me reconnais, dit l’homme, je suisvenu déjà, dans ce pays.

– Et que cherchons-nous, si loin d’elleet de père ? demanda la jeune fille.

Car nous ne savons comment exprimercela : c’était une enfant, mais c’était une jeune fille.

Le voyageur n’eut pas le temps derépondre.

Le vent apporta une fanfare de chasse quedominaient les violents aboiements d’une meute sous bois.

On entendit bientôt le galop des chevauxretentir sur la terre glacée et plus sonore.

Puis la voix du baron qui criait en Allemand,avec force târteifles : Tayaut ! tayaut !tayaut ! »

La voix du baron était enrouée et trahissaitbeaucoup de méchante humeur.

Tout à coup, au bout du chemin creux, unepauvre gracieuse biche se montra, courant ventre à terre etrenversant sa jolie tête en arrière. C’était elle qui avait donnéle change à la meute du baron, et le baron avait juré qu’ellepayerait ce méfait de sa vie.

La biche arriva sur nos voyageurs ; ilss’effacèrent pour lui livrer passage, l’homme à droite, l’enfant àgauche, et ils virent tous deux que dans ses grands yeux il y avaitdes larmes.

– Tayaut ! tayaut !Tayaut !

Et les fanfares de sonner la vue ! leschiens de hurler !

Le voyageur et la petite fille avaient,cependant, repris leur place au milieu du chemin qu’ils barraienttout entier. Les chiens, à leur tour, arrivaient à pleine course,et derrière les chiens, M. le baron et ses piqueurs.

– Arrière ! cria-t-il du plus loinqu’il aperçut l’homme au bâton. Le chemin est à moi !

L’homme continua paisiblement sa route.

– Arrière ! Mendiant ! Je suisle baron de Pfifferlackentrontonstein, ancien conseiller privé del’ancien prince souverain de Rudelsigmarienthal-Tartemp…

Il faut le temps pour prononcer de si noblesnoms ; le baron en était encore à Tartemp… que les chiens,moins prolixes, se jetaient déjà sur notre voyageur. C’étaient deforts chiens, connus à dix lieues à la ronde pour être méchantscomme des loups enragés.

– Mords-là ! dit tout bas lepiqueur. Kiss ! kiss ! kiss !

La belle culbute qu’il espérait cepiqueur !

Il y eut en effet une culbute, ce fut celledes chiens, qui se roulèrent tombant les uns sur les autres,jusqu’aux pieds des chevaux, comme si trente mains robustes (ilsétaient trente) les eussent pris par la peau du cou et lancés à lavolée.

– Târteifle !

Le voyageur n’avait pas seulement levé sonlong bâton. Il continuait sa route comme si de rien n’eût été, avecsa fillette à son côté.

– Zâgramnetetârteifle !

Les chiens, en reculant, poussèrent leschevaux, qui se cabrèrent, qui ruèrent, qui se retournèrent etdévalèrent le chemin creux, comme si le diable eût été à leurstrousses.

Le baron menaçait tant qu’il pouvait leschiens, les chevaux, les voyageurs et même la biche, qui étaitallée retrouver son daim. Rien n’y faisait. – Les mémoires du tempsrapportent que le baron cédant enfin à un moment d’impatience,déchargea même un peu son fusil à deux coups et une paire depistolets qu’il avait sur ce malencontreux voyageur. Celui-cisecoua ses haillons, et les balles tombèrent dans la neige.

Voyant cela, le baron prit sa course et nes’arrêta qu’au perron de son château. Il battit la baronne pour lapremière fois de sa vie, bien qu’elle fût née palatine deChoumakre. Depuis, il en prit l’habitude, qui est une secondenature.

Chapitre 38LES TROIS-PUITS

Le baron eut tort de battre sa femme : cesont là de mauvais procédés. Mais si le prince souverain de (le nomest ci-dessus) n’avait pas vendu ses États au roi de Prusse pour unbureau de tabac, jamais voyageur n’eût osé manquer ainsi de respectau baron. En sorte que le baron n’aurait jamais battu la baronne.Il faut admettre le cas de force majeure, et la Prusse en a faitbien d’autres !

L’homme et la petite fille arrivèrent au lieudit les Trois-Puits, qui forme une des entrées de la grande galeriedes mines d’Andreasberg.

L’homme dit à l’enfant :

– Descends, ma Ruthaël. Parcours lestravaux et reviens me dire ce que tu auras vu.

L’enfant se mit dans la banne et sonna lacloche. La banne s’enfonça dans la nuit.

Pendant que la banne descendait, une doucevoix montait du puits et disait :

Au nom du Père, du fils et du Saint-Esprit,Dieu bon, pardonnez à mon père !…

L’homme continua de marcher, mangeant unmorceau de pain dur et buvant à sa gourde, où il y avait del’eau.

Chapitre 39LA MINE D’ANDREASBERG

C’est une immense ville souterraine qui a desmilliers de rues, des places publiques, des églises, des palais,des canaux, des lacs, des boutiques, des théâtres, des hôpitaux etdes salles de bal.

On pourrait rebâtir Berlin en argent avectoutes les richesses qui sont sorties de cette inépuisablemine.

Dans la banlieue de cette féerique cité, àneuf cents mètres au-dessous du sol, deux hommes piquaient leminerai, auprès d’une flaque d’eau sombre comme l’Achéron.

Leurs lanternes brûlaient tristement à leurspieds. Tous deux s’arrêtèrent pour essuyer la sueur de leursfronts.

– Ami, dit l’un d’eux, causons encore dece rêve que nous faisons tous les deux.

– Soit, répondit l’autre, ce rêve guéritma fatigue. Il me semble que ce rêve me rend le parfum des fleurs,l’air libre et les doux rayons du soleil.

Ils s’assirent côte à côte, et le premierreprit :

– Je m’appelais donc sir Arthur…

– Certes, interrompit l’autre, j’ai gagnébien des louis à un gentilhomme de ce nom, mais ce n’est pasvous !

– Vous avez peut-être raison, ami, cen’est pas moi ; du moins il y a des moments où je ne sauraisl’affirmer moi-même… on m’a pris mon corps, voilà ce que je crois,et n’est-ce pas folie de croire ainsi à l’impossible ?

Son compagnon secoua lentement la tête.

– Moi dit-il, j’étais comte… et colonel.J’avais une femme que j’aimais, un enfant adoré… Il faut bien quecela soit, puisque leur souvenir emplit mes yeux delarmes !

– Et l’on vous a pris votre corps aussi,n’est-ce pas ? interrogea sir Arthur.

– Oui, une nuit, mon châteaubrûlait ; cet homme… mais c’était lui qui s’appelait sirArthur !

L’autre mineur songeait laborieusement, latête penchée sur sa poitrine.

– Alors, dit-il, c’est le même qui nous apris nos deux corps !

Ils échangèrent des regards sans rayon.Quelque chose pesait sur leurs intelligences engourdies.

– Allons, dit la grosse voix d’ungardien, voilà encore ces deux fous qui se reposent ! Àl’ouvrage coquins ! vous ne gagnez pas le pain que vousmangez !

Les deux pauvres mineurs reprirent leurs picsdocilement et se remirent à l’ouvrage.

Derrière le gardien, une belle jeune fillevenait, vêtue comme une demoiselle de riche maison.

Le gardien se tourna vers elle et luidit :

– Voyez-vous, mademoiselle, il faut sanscesse surveiller ces deux-là. Ils ont un coup de marteau, sauf lerespect que je vous dois. En voici un qui se croit baronnetd’Angleterre, c’est sir Arthur… En a-t-il bien l’air,hein ?

La jeune fille approchait. Le regard de sesbeaux yeux tomba sur le second mineur qui tressaillit.

– Celui-la, reprit l’inspecteur enhaussant les épaules, c’est un colonel, français, un colonel dehussards…

– Le colonel comte Roland deSavray !… murmura la belle jeune fille.

L’inspecteur éclata de rire et poussa rudementle pauvre homme, dont le pic attaqua un bloc de minerai.

Mais en travaillant le pauvre homme sedisait :

– Lotte ! J’ai vu Lotte ! Sousle nuage qui est dans mon esprit y a-t-il donc la vérité ?

Chapitre 40À PARIS

Au moment où notre voyageur, après avoirdéjeuné de pain sec et d’eau en se promenant, revenait auxTrois-Puits, la banne ramenait au jour la petite fille. Elle avaitrepris sa taille d’enfant et sa frêle apparence.

– Père, dit-elle, ils sont en bas tousles deux. Je n’aurais pu les reconnaître, car ce qui leur rested’âme est dans des corps de rebut. Mais ils ont assez d’âme encorepour se souvenir vaguement et cruellement souffrir.

Le voyageur ne s’était pas arrêté pourl’entendre.

– Nous allons à Paris, dit-il.

– À Paris ! s’écria-t-elle tandisqu’un joyeux sourire éclairait la pâleur de son visage. Je vaisdonc les revoir ! elle et lui !

– Ruthaël, prononça tout bas le voyageur,j’ai interrogé l’ange. Dieu permettra que tu choisisses entre tonpère et ton époux…

– Moi ! te quitter ! s’écrial’enfant qui fondit en larmes.

Sans s’arrêter, le voyageur l’enleva dans sesbras et la pressa contre son cœur.

– Ozer est là-bas, dit-il, l’infâmeOzer ! J’ai appris ici ce que je voulais savoir, Dieu estmiséricordieux. Chaque bonne action diminue ma peine. Allons fairele bien et combattre le mal !

Ruthaël qui s’était remise à son côtémurmura :

– Dieu bon, pardonnez à mon père, au nomdu Père du fils et du Saint-Esprit !

Chapitre 41L’ÉCOLIER PAUL

Nous sommes à Paris. Le temps est comme leJuif errant : il marche, il marche…

Le temps avait marché. La comtesse Louiseétait toujours belle, mais bien triste et bien pâlie.

Vous eussiez eu peine à reconnaître le vicomtePaul dans ce fier jeune homme au regard mélancolique, qui allaittous les jours deux fois au collége Henri IV et deux fois enrevenait, seul et s’éloignant des joyeuses espiègleries de sescondisciples. Le vicomte Paul se nommait tout uniment M. Paul.Il n’y avait plus guère que Fanchon Honoré pour se tromper de tempsen temps et lui donner encore son titre d’autrefois.

Le malheur avait mis la pensée pesante danscette jeune tête. Si Paul ne riait plus comme jadis, il travaillaitde toute sa force. Il avait un but. Il travaillait pour être leprotecteur de sa mère.

Eh ! Quoi ! la comtesse Louise deSavray, cette jeune femme si brillante et si riche, si heureusesurtout, avait elle donc besoin d’être protégée ?

Et que pouvait un adolescent, élève au collégeHenri IV, pour la filleule du roi Louis XVIII ?

Il y avait des années que le roiLouis XVIII était mort. Les deux cent mille livres de rentesétaient Dieu sait où. La comtesse Louise habitait un petitappartement au troisième étage de la rue de l’Ouest. Elle portaitle deuil de veuve, quoique le colonel comte Roland de Savray ne fûtpoint mort.

Quand notre ami Paul rentrait du collégeHenri IV, il embrassait sa mère, et tous les deux bien souventpleuraient.

Chapitre 42LES LITANIES DU COLONEL

Les autres convives de la préfecture avaientgénéralement prospéré. M. Le préfet se carrait au conseild’État, le procureur général s’asseyait à la cour de cassation,Mme Lancelot, des domaines, et M. Lancelot,son mari, avaient une division au ministère des finances. Quelquesdanseurs étaient devenus des hommes chauves et sérieux, quelquesdanseuses avaient gagné en poids cent pour cent et même davantage.La sous-intendante n’avait rien perdu.

On était au mois de juillet en l’année 1830.Le général Lamadou (l’ancien commandant de la gendarmerie à Toursen Touraine) ayant donné une grande soirée à l’occasion du mariagede sa nièce avec M. Galapian, toutes nos anciennesconnaissances tourangelles se trouvèrent naturellement réunies.

Mais parlons un peu de M. Galapian.

M. Galapian, nous l’avons dit, était unhomme habile et bien comptant. Il ne méprisait plus autant le bonDieu, depuis qu’il avait arrondi sa pelote, au point de justifierau contrat soixante mille francs de revenus. Personne, disait-ilvolontiers, n’avait jamais soupçonné sa probité. Je croisbien ! Il eût fallu débrouiller pour cela les affaires de lamaison de Savray, et il y avait mis bon ordre ! Il faisaitbeaucoup de bien aux pauvres en leur prêtant son argent à la petitesemaine.

Mme Lancelot le citait à sessurnuméraires comme un exemple de ce que peut la comptabilitéjointe à l’esprit de conduite.

– Savez-vous ce qu’on dit ?s’écria-t-elle en entrant ce soir-là. Votre servante, mesdames.Bien des compliments aux mariés. Voilà qui fera un charmantménage ! Savez-vous ce qu’on dit ?

À Paris, comme à Tours,Mme Lancelot était fort estimée comme gazette.

Depuis lors, l’agence Havas et les petitsjournaux ont déprécié ce genre de talent.

On fit le cercle autour deMme Lancelot, qui reprit :

– Les affaires ne vont pas bien, lecommerce murmure, la bourgeoisie n’est pas contente. Nous dansonssur un volcan !

– Permettez, madame et amie, interrompitle général Lamadou. Je ne souffrirai pas qu’on fasse del’opposition dans le salon de mon propre domicile.

Galapian dit :

– Je suis un homme d’ordre, mais à labourse d’aujourd’hui j’ai vendu, vendu, vendu ! Je rachèteraià moitié prix le lendemain de la révolution, voilà ma façon depenser.

Il y eut un murmure flatteur, et les damesdirent à l’oreille de la nièce du général :

– Léocadie, c’est une belle âme, et vousserez bien heureuse !

– Savez-vous ce qu’on colporte ?reprit impétueusement Mme Lancelot. Il s’agit biende politique ! quoi ! ce n’est pas inquiétant lapolitique. Il faudra toujours bien des chefs de division, n’est-cepas ? Je voulais vous parler d’un garçon… Le pauvrediable ! nous l’avons connu bien huppé. Vous souvenez-vous,là-bas, à Tours, comme on criait du haut du perron, à lapréfecture : La voiture du colonel comte de Savray !

– Ah ! oui, fit la sous-intendantedu bout des lèvres, ce malheureux homme…

– Pas de sérieux ! dit l’ancien chefdu parquet tourangeau.

– Un hanneton ! murmura Galapian. Jel’avais prédit !

– Et vous avez bien fait ce que vous avezpu pour le sauver, Stanislas ! murmura la jeune Léocadie.

M. Galapian s’appelait Stanislas.

Il y eut des toux sèches qui voulaientexprimer sans doute une chaude approbation, puis le chapelets’égrena :

– Un buveur ! déclara Lancelot.

– Un joueur !

– Un bretteur !

– Un mauvais sujet !

– Un monstre !

Cette litanie était en l’honneur du pauvrecomte Roland de Savray.

Chapitre 43BEAU TRAIT DE GALAPIAN

– Très-bien, repritMme Lancelot. Et sa comtesse Louise faisait aussibien des embarras. Il n’y en avait que pour elle à danser avecl’état-major. Le colonel l’a donc plantée là : c’est unevieille histoire : il a mangé les deux cent mille livres derentes ; il a fait la vie de polichinelle, vous savez tout ça.Mais ce que vous ne savez pas, c’est qu’il va passer devant unconseil de guerre…

– De guerre ! fut-il répété.

– De guerre ! Pour être dégradé,fusillé, pendu, guillotiné, roué vif !

– Quel est son crime ?

– Tous les crimes ; vol, faux,tricheries au jeu, attentats à la morale publique, assassinats,empoisonnements, incendies, noyades, fausse monnaie…

– Mais savez-vous, dit Lamadou jeune,petit frère du général et avocat à la cour royale, que ce sera unebien jolie affaire !

– Et la malheureuse femme ? glissatimidement une cousine de la mariée.

– En voilà une, murmuraMme Lancelot, qui revient toujours dePontoise !

La cousine continua :

– Et l’enfant ? Ce doit être àprésent un jeune homme…

– Le vicomte Paul, interrompitM. Galapian. Je verrai à le prendre dans mes bureaux, s’il ena la capacité.

– Ô Stanislas ! soupira Léocadietransportée d’admiration. Vous avez un grand cœur !

Le général Lamadou essuya une larme. Un valetannonça :

– M. le docteur Lunat, membre del’Institut !

Chapitre 44PROPHÉTIES EXTRAORDINAIRES

Le petit docteur Lunat n’était plus fou aucontraire, et il avait beaucoup grossi, voici pourquoi : ayantcessé de se prendre pour le Juif errant, il avait renoncécomplètement à la marche, pour se venger d’une promenade dedix-huit siècles. Il était rond comme une petite boule et serangeait franchement au nombre des bienfaiteurs de son siècle.L’affaire du crocodile était désormais européenne. Il venait desmages de Londres et de Moscou pour adorer le docteur Lunat.L’Académie des sciences s’était illustrée en l’admettant dans sonsein.

Outre la guérison du crocodile, le docteurLunat avait à son crédit scientifique des choses bien aimables. Ilétait l’inventeur du système tragique et des douchesalexandrines.

Le système tragique, on l’a bien vu depuis,guérit les fous par l’ingestion patiente et raisonnée d’unetragédie complète de Voltaire, servie par un second prix duConservatoire, qui ne quitte le patient ni jour ni nuit, jusqu’à lamort.

Les douches alexandrines, moins connues, ontpourtant rendu de bons services. Le patient est muré dans unecellule tapissée de distiques célèbres. Il est placé de manièrequ’un conduit acoustique puisse lui verser dans l’oreille deschants variés de la Henriade.

L’ensemble des deux systèmes constitue lagrande école exaspératoire. Quand rien n’y fait, on plonge les gensdans une séance de la Chambre à Versailles.

Loin de nous la pensée de citer lesinnombrables guérisons obtenues à l’aide de ces ingénieusesmécaniques. Le docteur Lunat n’est pas un charlatan, pour imiterces guérisseurs qui font insérer dans les journaux lareconnaissance des vieilles demoiselles et les remercîments deshospodars.

– Mesdames, dit-il en saluant à la ronde,je fonde un hôpital pour les sages, au capital de trois millionsseulement, pour commencer. La spéculation est basée sur ce calcul,que tous les fous y viendront, afin de donner le change.Compliments aux fiancés : Galapian appartient au genrerequin ; il ira loin…

– Comment ! comment ! voulutprotester le fiancé.

– Mon Stanislas un requin ! ditLéocadie indignée.

– C’est une analogie sérielle, répliquale gros petit docteur. La science ne peut jamais offenser. Legénéral Lamadou appartient au genre bœuf.

– Par la morbleu ! fit Lamadou.Traitez-vous ainsi la gendarmerie ?

– Ne vous emportez pas !Mme Lancelot rentre dans l’espèce pie-grièche…

– Ah çà ! monsieur Lunat !…

– Je suis bien perroquet, moi !interrompit fièrement le docteur. Vous savez que l’abbé Romorantina enfin résolu le grand problème… l’abbé Romorantin, qui étaitautrefois avec vous chez les Savray, cher monsieur Galapian.Celui-là pourrait témoigner, si quelqu’un vous accusait jamais den’être pas un galant homme ; il ne parle jamais de vous queles larmes aux yeux.

– Ce bon Romorantin ! murmuraGalapian.

– Je lui donne deux cents francs par moispour me servir de plume, de mémoire, de besicles et de génie,reprit le docteur. C’est cher. Figurez-vous qu’il emploie sonargent à payer le logis et la cuisine de ses anciens maîtres :la comtesse Louise et le vicomte Paul.

– Il a peut-être quelque chose à expier,insinua Galapian.

– Peut-être. Tandis que vous ne vousrepentez de rien, vous ! Le grand problème, c’est latransition : ce que les anciens appelaient la métempsycose.C’est extrêmement simple. Il y a le roulement. On est ceci, puiscela. Je me suis cru Juif errant : je l’étais. Maislequel ? car vous n’ignorez pas qu’il y a trois Juifs errantsprincipaux, sans compter Judas, et la femme d’Hérode. Eh bien,j’étais Cataphilus, portier de Ponce Pilate. L’abbé Romorantin atrès-bien fréquenté Isaac Laquedem ou Ahasverus chez les Savray, etil paraît que ce fut lui, j’entends ce Laquedem qui sauva l’enfant,la nuit de l’incendie. Quant au troisième Juif errant Ozer, lesoldat, un pur coquin, l’abbé le cherche de ma part pourl’empailler, et c’est pour cela qu’il a deux cents francs parmois.

– Il n’a jamais été plus fou quecela ! dit le général Lamadou.

– Aussi, répliquaMme Lancelot, on parle de lui pour présider lescinq Académies.

– N’interrompez pas, cria le docteur, ouje vous fais mettre à la porte ! Devinez qui m’a remplacé,dans ce rôle de Cataphilus ? L’abbé l’a trouvé. Il en saitlong sur M. Galapian ! Celui qui m’a remplacé c’estl’homme à la longue barbe du Palais-Royal…

– Le Superbe ! s’écrièrent lesuns.

– Chodruc-Duclos ! dirent lesautres.

– L’avez-vous vu quelquefois assis ?Jamais. Et, ajouta triomphalement le gros petit docteur, il n’a pasde cordonnier, donc il raccommode ses souliers lui-même, à moinsque ses semelles soient fées. Ça se rencontre. Quand j’étais fou,j’ai eu une paire de bottes qui m’appelaient polichinelle. On netient pas assez compte de ces détails. M. le prince dePolignac a été à tu et à toi avec Chodruc-Duclos, vous savez ?Eh bien ! Chodruc-Duclos est descendu dans la chambre àcoucher du prince par le tuyau de la cheminée, mardi dernier, etlui a dit : « Va bien, tron de l’aër, monbon ? » Le prince a appelé, personne n’est venu. Chodruc,ou plutôt Cataphilus, a ajouté : « Té !vé ! à fin de mois, tu seras en fourrière, monvioux ! Eh donc ! »

– Qu’est-ce que tout ça veut dire ?demanda Mme Lancelot.

– Ça veut dire que la France, ma patrie aune révolution qui lui pend au bout du nez !

– Par exemple ! s’écrièrent lespersonnes à émoluments.

– Moi, j’y crois, dit le docteur. Chodruca une fissure au cerveau. C’est fait pour inspirer la confiance.Vive le roi de cœur et la liberté d’Yvetot ! voulez-vous queje vous chante Fleuve du Tage ?

Craignant, pour le coup, une conflagrationpolitique le général Lamadou le chargea de chaînes et l’emmena auviolon.

Chapitre 45LA CHUTE

Le 26 juillet 1830, au soir, dans la modestechambre du troisième étage, rue de l’Ouest, la comtesse Louise, lebon abbé Romorantin, Joli-Cœur et Fanchon Honoré se trouvaientréunis. Cela n’était pas arrivé depuis longtemps.

La fenêtre donnait sur le jardin duLuxembourg, plein de promeneurs. Il faisait chaud. Le soleil secouchait dans un orage lointain.

Dans le jardin il y avait un mouvementinaccoutumé. La rue, d’ordinaire si tranquille, rendait cesmystérieux et menaçants échos que nulle parole ne peut noter, maisqu’on n’oublie jamais quand une fois on les a entendus.

Il y a comme cela deux voix funestes quis’obstinent dans le souvenir : la voix de la tempête et lavoix de la révolution.

Dans la chambre de la comtesse Louise, laconsternation était peinte sur tous les visages, et pourtant on neparlait point des menaces de la rue.

On parlait du colonel comte de Savray.

Louise avait la tête penchée sur sa main, etpleurait, disant :

– Est-il possible de tomber si bas quecela !

Elle se rappelait, pauvre femme, onze annéesde noble et riant bonheur ! Son fils Paul avait dix-huit ans.Sept années d’un martyre honteux et cruel avaient suivi les tempsheureux.

Elle avait pleuré pour la première fois lanuit de l’incendie. Mais, depuis lors, que de larmes !

Son fils, le cher enfant, était abandonné parson père, ruiné par son père, déshonoré par son père !

Il n’y avait rien d’exagéré dans les nouvellesrapportées par Mme Lancelot.Mme Lancelot, même, ne savait pas tout. Le colonelcomte de Savray était tombé plus bas qu’on ne tombe.

C’était une chute hideuse, incroyable,diabolique. Le comte de Savray avait plongé comme à plaisir au plusprofond du fangeux abîme où grouillent nos misères sociales.

Il était accusé, lui, gentilhomme etmilitaire, de tout ce qui peut dégrader une épée et souiller unécusson.

Il avait falsifié, il avait triché, il avaitvolé, il avait tué !

Joli-Cœur venait annoncer sa fuite etl’invasion des gens de justice dans son logis où ceux qui lecherchaient parlaient tout haut de boulet et de bagne.

Et cette pauvre belle jeune femme qui pleuraitallait disant, comme on répète un refrain de folie :

– Est-il possible d’avoir été si noble etsi bon ! est-il possible d’être si infâme et simisérable !

Chapitre 46DÉTAILS RÉTROSPECTIFS

– Non, ce n’est pas possible, répondaitle cœur révolté de la comtesse Louise.

Et il y avait ici, en effet, quelque chosed’inexplicable au point de vue purement humain. Toutes lespersonnes réunies dans la chambre de la comtesse Louise disaientcomme elle au fond de leur cœur :

– Non, ce n’est pas possible !

Le fait était certain, mais on n’y croyaitpas.

La nourrice, le prêtre, le soldat, de même quela femme en deuil repoussaient l’évidence, cherchant à cetteinsoluble énigme une clé surnaturelle.

– Ce changement se fit en un jour, repritla comtesse traduisant comme elle le pouvait le vague de sarêverie ; en une heure, en une minute ! En me quittant,lorsque nous arrivâmes au bas de la côte, la nuit de l’incendie,mon Roland était bien lui-même. Quand il revint s’asseoir auprès demoi, après avoir affronté le feu, j’eus froid jusque dans l’âme. Ledanger que notre bien-aimé Paul avait couru lui était indifférent.Cet horrible spectacle de l’incendie qui me brûlait encore les yeuxet le cœur le laissait froid. Quand je lui parlai du miracle quiavait sauvé notre fils, il haussa les épaules, chantonnant je nesais quoi. Il ne regarda même pas l’enfant que je serrais contre mapoitrine, l’enfant que nous avions manqué de perdre !… Etcomment dire cela ? Sa voix était bien la voix que jeconnaissais, mais, dans le premier moment surtout, il y avait làquelque chose de l’accent anglais de sir Arthur…

– Sir Arthur lui-même, interrompit le bonabbé Romorantin en secouant la tête, avait été longtemps un forthonnête gentilhomme. Je connais son histoire. C’était un habitué dela Comédie française. Un soir, il s’absenta pendant le spectacle,puis il revint… ou plutôt un autre sir Arthur revint occuper sastalle… cet autre sir Arthur était ce que vous l’avez vu :un débauché, un ivrogne, un brigand !

– Et alors, quel est le mot de cesénigmes ? murmura Louise.

L’abbé, Fanchon et Joli-Cœur demeurèrentsilencieux.

Louise reprit :

– Cette nuit-là, cette funeste nuit, ilne pensait qu’à boire, à manger, à dormir. Dans la chambred’hôtellerie ou nous nous réfugiâmes, puisque notre maison étaitbrûlée, il se fit servir à souper. Par moments il parlait de chosesqui m’étaient inconnues. Il se targuait d’aventures honteuses,d’autres fois, il blasphémait si horriblement que mon sang seglaçait dans mes veines.

L’abbé et Fanchon se signèrent, Joli-Cœurrongeait sa moustache.

De la rue et du jardin les bruits montaienttoujours : la sourde et prophétique voix qui annonce lesorages populaires.

– Peut-être qu’à l’heure où nous voici,dit brusquement Joli-Cœur, il est déjà dans le corps de quelqueautre honnête homme, dont il a fait un coquin.

– Alors, murmura la comtesse Louise dontla belle tête se pencha sur sa poitrine, vous croyez donc que j’aibien fait de prendre le deuil des veuves ? Vous croyez doncque mon pauvre mari est mort ?

Dans le silence qui suivit on entendit un pasmonter l’escalier. Un beau jeune homme entra, triste et pâle, quidit froidement, sans sourire :

– Bonsoir, ma mère.

Chapitre 47MÈRE ET FILS

C’était le vicomte Paul, ce superbe bambind’autrefois, le vicomte Paul qui faisait des fortifications contreles Anglais. Il avait maintenant la stature d’un homme ; unefière et gracieuse taille. Il ressemblait à son père, le colonelcomte Roland de Savray, mais il était plus beau.

Autour de son front des cheveux blonds sebouclaient. Ses grands yeux bleus exprimaient la tristesse et lavaillance.

– J’aurais à te parler dit-il ens’adressant à Joli-Cœur, et avant même d’embrasser sa mère. Est-ilvrai que le comte de Savray, mon père, passe la nuit à marcher danssa chambre ?

– C’est vrai, répliqua le hussard.

– Est-il vrai que son lit n’est jamaisdéfait ?

– C’est vrai, répéta Joli-Cœur. Ceci,cela et le reste. Tout ce qu’on dit de lui est vrai. Mais est-cebien M. le comte ? voilà ce que nous ne savons plus.

Paul baissa la tête en fronçant lesourcil.

Il s’approcha de sa mère, qui le pressa contreson cœur avec plus de tendresse encore qu’à l’ordinaire.

– Tu as quelque chose à me dire ?murmura-t-elle.

– Oui, ma mère.

Elle fit un signe. L’abbé, Fanchon etJoli-Cœur se retirèrent dans la pièce voisine.

Or, nous savons que l’abbé, depuis plusieursannées, était aux gages du gros petit docteur Lunat, spécialementpour compulser tous les bouquins écrits en toutes langues sur cemythe qui a traversé les siècles : le JUIF ERRANT.

L’abbé trouvant des auditeurs dociles, vidason sac, et dit des curiosités bien extraordinaires, –principalement au sujet du Pharisien Nathan, qui louait le templeaux marchands. Ce Pharisien est le quatrième Juif-Errant etsoixante fois milliardaire.

Le cinquième est le valet de Caïphe.

Le vicomte Paul, lui, s’était assis sur untabouret, aux pieds de sa mère. Il mit sa tête blonde sur lesgenoux de la comtesse Louise, qui lisait dans ses grands yeux bleuscomme en un livre.

– Tu souffres ? dit-elle.

– Pas quand je suis ainsi, près de toi,mère chérie, répondit-il tandis qu’un sourire naissait autour deses lèvres.

Chapitre 48L’AVEU

Elle se pencha pour mettre un long baiser surce front doux comme celui d’une jeune fille.

– Mère, dit Paul, si je ne t’aimais passi bien, je mourrais. Je suis toujours seul. Je fuis ceux de monâge pour ne pas entendre ce qu’ils disent, car ils disent souventdu mal de celui dont tu portes le nom et que j’appelais mon père.Les pauvres amis qui nous sont restés fidèles essayent bien de meconsoler avec d’étranges fables et des contes d’enfants ; maisje ne suis plus un enfant, ma mère, et je ne crois plus ce que jene comprends pas.

– C’est vrai, murmura la comtesse Louise,tu es un savant maintenant, mon Paul chéri. Tu es bien plus savantque l’abbé Romorantin qui croit encore à mon bonheur passé, à latendresse, à la bonté du comte Roland de Savray, mon mari bienaimé… Ah ! si tu pouvais te souvenir !…

– Je ne me souviens que trop !murmura Paul en une sorte de gémissement.

La comtesse ne l’entendit pas etpoursuivit :

– Si tu savais comme moi quel cœurc’était que ton père ! combien de délicatesse et de bellefierté ! que d’amour ! que d’honneur !…

– Je crois à cela, ma mère interrompit levicomte Paul dont les yeux étaient mouillés de larmes. Je crois àcela comme je crois en Dieu !

– À quoi donc ne crois-tu pas, monchéri ? demanda la comtesse Louise.

Paul resta un instant silencieux, puis il secouvrit le visage de ses mains.

– Il y a des choses qui sontimpossibles ! murmura-t-il enfin avec découragement. Ilfaudrait croire aussi à Barbe-Bleue, à Croquemitaine, à l’Ogre, auPetit-Poucet… tandis qu’il y a bien des exemples, ma mère, bien desexemples avérés d’hommes au cœur bon, loyal, chevaleresque même,qui tombèrent tout d’un coup au plus profond de l’abîme dumal !

– Enfant, dit la comtesse avec unefermeté douce, si je me trompe, laisse-moi mon erreur. Je veux bienmourir, mais que ce ne soit pas par toi !

Paul s’agenouilla, dévorant de baisers lespauvres belles mains froides de la comtesse Louise.

– Oh ! mère ! mère !reprit-il d’une voix où les larmes contenues tremblaient, jecroirai à tout ce que tu voudras… Mais tu m’as arraché la promessede ne jamais risquer dans un duel ma vie qui est à toi…

– Qui est à Dieu ! rectifia lapauvre mère.

– On m’a insulté…

– Déjà !

– Rends-moi ma promesse, mamère !

Chapitre 49LA VISION

La comtesse Louise le contemplait avec cegrand amour des mères, plein d’épouvante et de vaillance.

– On t’a insulté ! répéta-t-elle, etqui donc a osé t’insulter ?

Un rouge vif avait remplacé la pâleur duvicomte Paul.

– Comme je sortais aujourd’hui ducollége, dit-il tandis que sa voix baissait malgré lui,j’entendais, comme toujours, les railleries cruelles de ces troisou quatre méchants qui me poursuivent : le fils du général quicommandait en second à Tours, le fils de l’ancien préfet de Tours,le fils de Mme Lancelot, de Tours. Les autresélèves m’aimaient autrefois : ceux-là ont fait le vide autourde moi comme si j’étais un lépreux. Leur avons-nous causé quelquechagrin, ma mère ?

– Jamais, mon pauvre enfant… mais leursparents nous ont vus si heureux !

– Selon ma coutume, pour échapper à leurssarcasmes, j’entrai à l’église Saint-Étienne du Mont. J’y vaissouvent. J’aime à prier la bonne sainte Geneviève. Je la supplied’envoyer vers nous celui qui deux fois déjà nous a protégés.J’étais agenouillé dans le bas côté de gauche. Je ne priais pas,car j’avais trop de colère dans le cœur. Je voyais les rayons dusoleil couchant filtrer à travers les dentelles du jubé pourinonder d’une lumière dorée le grand crucifix du maître-autel. Lemalheureux homme qui outragea Notre-Seigneur s’est repenti pendantdix-huit siècles, ma mère. Celui qui est le Pardon a dû pardonner.Je me disais : « Sa peine est finie, nous ne le verronsplus… »

Tout à coup, à la lueur des cierges quibrûlent auprès des reliques, j’aperçus une jeune fille agenouillée.Je la regardai sans savoir d’où venait la profonde émotion qui mefaisait battre le cœur. Elle se releva. Je fus ébloui comme àl’aspect d’un ange.

Ô ma mère, qu’elle est belle ! et commeson sourire doit apaiser la colère céleste ! Je m’élançai, carje l’avais reconnue…

– Tu la connaissais donc ? s’écriala comtesse.

– Écoute ! murmura le vicomte Paul,tout à l’heure, je mentais quand je disais : « je necrois plus à ce que je ne comprends pas, » je crois à tout, mamère, et je songe à elle bien souvent…

– Elle !… de quiparles-tu ?

– Je parle, répondis le vicomte Paul, jeparle… faut il donc te dire son nom ? Peut-être que tu ne lesais plus, mais moi, je n’ai jamais oublié le suave et pâle visagede celle qui partageait les jeux de mon enfance…

– Lotte ! interrompit Louise enproie à un trouble soudain. La fille du…

Elle s’arrêta, mais le vicomte Paulacheva :

– La fille du Juif errant. Je l’ai revue,ma mère !

Chapitre 50LA MARSEILLAISE

Dans la chambre voisine, le bon abbéRomorantin disait à Fanchon et à Joli-Cœur :

– On trouve tout dans les livres. Ledocteur Lunat est fou comme un lièvre en mars, mais sa folie mepermet de faire des recherches admirables ; le doigt de laProvidence est là. Tous les jours j’apprends quelque chose. Mesamis, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’on ait rencontré trois joursde suite l’Homme dans Paris. Bertola, cité par Mathieu Pâris,affirme que le voyageur éternel a la faculté de rester en tout lieuoù il y a peste, famine ou guerre. Ça lui compte comme marcheforcée.

– Nous n’avons à Paris, Dieu merci,objecta Fanchon la nourrice, ni la peste, ni la guerre, ni lafamine.

Un chant monta de la rue de l’Ouest. Personned’abord n’y prit garde.

– Puisqu’on l’a rencontré trois jours desuite à Paris, prononça péremptoirement l’abbé, c’est qu’il a ledroit d’y rester, Bertola est précis, c’est que Paris a la famine,la peste ou…

– Écoutez ! interrompitJoli-Cœur.

Le chant montait plus distinct. C’étaient desnotes métalliques et vibrantes qui remuaient l’âme et qui faisaientfrayeur.

Les yeux du vieux hussard flamboyèrent.

– Je connais cela dit-il. C’est laMarseillaise ! M. l’abbé a raison. Nous n’avons nila peste ni la famine, à Paris, c’est possible ; maispuisqu’on chante la Marseillaise, nom d’une pipe ! nous avonsla guerre… et la guerre civile, encore ! va bien ! j’ensuis !

Chapitre 51L’INSULTE

De l’autre côté de la cloison, le vicomte Paulpoursuivait, aux genoux de sa mère :

– Il ne m’a fallu qu’un coup d’œil pourla reconnaître.

C’était le doux visage de Lotte sur le corpsd’une adorable jeune fille. Tout mon cœur s’élançait vers elle. Jevoulus la suivre, mais elle glissait le long du bas côté de droite,comme une âme, et je n’entendais point le bruit de ses pas sur ladalle. La porte de l’église se referma sur elle. Il m’avait semblé,au moment où elle prenait l’eau bénite, que son angélique sourireme cherchait.

Je sortis à mon tour.

Tu sais, mère, que celui qui refusal’hospitalité à notre Sauveur n’a pas le droit d’entrer dans leséglises. Sans doute, il l’avait attendue dehors au bas des degrés.Je vis un homme de haute taille qui s’éloignait en tenant unepetite fille par la main…

– Une petite fille ?… répéta lacomtesse Louise.

– Oui, répliqua le vicomte Paul enhésitant. Je te raconte cela comme si c’était un rêve. La bellejeune personne avait disparu, remplacée qu’elle était par Lotte… Machère petite Lotte… et son corps tout frêle, tout gracieux, avaitla transparence d’autrefois…

– Mais, reprit ici le jeune homme dontles sourcils se froncèrent, mes persécuteurs m’avaient attendu surle parvis. Quand ils me virent, ce fut un concert de huées.

– Son père sera dégradé ! s’écria lefils du maréchal-de-camp, Roger.

– On lui arrachera ses épaulettes !ajouta le fils du préfet.

– Il a triché au jeu, dit le filsLancelot, il a déserté, il a volé ! il a tué !

L’Homme était déjà loin, mais, sans s’arrêter,il se retourna.

Je pressai mon cœur à deux mains et j’allaispasser au milieu des insulteurs sans lever la tête, car je songeaisà ma promesse et à toi, ma mère lorsque Roger dit enricanant :

– Va, poltron, va annoncer ces bonnesnouvelles à la filleule du roi Louis XVIII !

En ce moment, Lotte se retournait à son tour.Elle avait entendu.

– Tu es un menteur et un lâche !m’écriai-je.

Et par deux fois ma main fouetta la joue deRoger, qui se trouvait le plus près de moi.

Chapitre 52LE PARVIS NOTRE-DAME

Vous auriez pris la comtesse Louise pour unestatue de marbre, tant son visage était blême. Elle voulut parler,mais le vicomte Paul lui ferma la bouche, disant :

– Je n’ai pas fini, ma mère. Je meretirai à pas lents, accompagné par leurs menaces. Je voulaissuivre Lotte et son père : non que je crusse découvrir leuradresse, dans le sens vulgaire du mot, car celui dont nous parlonsne peut avoir une demeure ; mais je désirais voir Lotte leplus longtemps possible.

D’ailleurs, ma tête était en feu. Il mefallait mon calme revenu pour reparaître devant toi.

Lotte et le Juif errant descendirent toute larue Saint-Jacques jusqu’à la Seine. Ils passèrent le pont. Ilsentrèrent tous deux dans une grande vieille maison qui est derrièreNotre-Dame : l’avant-dernière de la rue du Cloître.

J’attendis. Je ne les en vis pointressortir.

La nuit se faisait, et le doute naissait enmoi, car comment croire que l’Homme de la pénitence dix-huit foisséculaire pût habiter sous un toit ?

Je pris le chemin de notre logis. Au moment dequitter le parvis ; je me retournai pour jeter un regard à lagrande façade de Notre-Dame.

Les dernières lueurs du crépuscule éclairaientla galerie à jour qui relie les deux tours carrées. Je vis, – ou jecrus voir, – l’Homme qui n’a pas le droit de s’arrêter passer etrepasser derrière les colonnettes…

Partout autour de moi dans la rue des groupessombres se formaient. Sous la blouse de l’ouvrier comme sousl’habit des bourgeois, on voyait briller des armes. Et il y avaitdes voix menaçantes qui disaient :

– C’est cette nuit ! Vive la charte,à bas le charretier !

Chapitre 53AUX ÉCOUTES

Après le repas du soir, le vicomte Paul donnaun baiser à sa mère, un baiser encore plus tendre qu’à l’ordinaire,et lui souhaita la bonne nuit. La comtesse, triste, mais calme, enapparence, se retira dans son appartement.

En la quittant, le vicomte Paul sedisait :

– Pauvre mère ! Elle ne saitpas !

Il se trompait : les mères saventtout.

Dans la chambre du vicomte Paul, Joli-Cœur,l’ancien hussard, attendait.

Paul lui dit en entrant :

– Vieux, sais-tu où te procurer une pairede pistolets de combat et deux bonnes épées ?

Joli-Cœur le regarda tout ébahi.

– Je me bats demain, reprit le vicomtePaul qui essaya de sourire.

En ce moment, des pieds nus marchaient sansbruit dans le corridor, et la comtesse Louise, toute frissonnante,collait son oreille à la serrure.

– Avec qui vous battez-vous ?demanda Joli-Cœur.

– Avec Roger, le fils du maréchal-de-campde Tours.

– Ah ! fit le vieux hussard, safemme avait bien peur dans le temps que M. le comte ne devintgénéral ! Ça n’est pas du bon monde, quoique militaires.

Il ajouta :

– Et pourquoi vous battez-vous avec lejeune M. Roger ?

– Parce qu’il a insulté ma mère.

La comtesse Louise fut obligée de s’appuyer aumur du corridor. Ses jambes se dérobaient sous elle.

– C’est une raison, ça, dit Joli-Cœur. Etoù vous battez-vous ?

– Derrière le cimetière Montparnasse.

– Je connais l’endroit. Il est bon.

Les deux mains de la comtesse étreignirent sonpauvre cœur.

– Avez-vous des témoins ? interrogeaencore Joli-Cœur.

– Non, répondit le vicomte Paul. Tuamèneras un de tes camarades, ça fera deux.

– Refuse, malheureux, refuse !pensait la comtesse Louise. C’est ton devoir ! sauve le filsde ton maître.

Mais Joli-Cœur n’était qu’un soldat. Ildit :

– C’est juste avec moi, ça fait deux.

Alors la comtesse Louise se sentit dans lecœur une angoisse sans nom. Elle n’avait plus rien en ce monde quece trésor idolâtré, son fils, son Paul, son âme !

Et voilà qu’elle était menacée de cettesuprême agonie : perdre son fils unique ! Elle vit celong mur grisâtre long et haut : le mur du cimetière. Elle vitla campagne lugubre à cette heure qui précède le lever du soleil.Elle vit la lueur sinistre des épées. Des hommes froids,chargeaient les pistolets, mesuraient les pas et frappaient troiscoups dans leurs mains de pierre. La poudre éclatait.

Il y avait un cri.

Et une pauvre jeune voix appelait : Mamère !…

Puis un brancard avec un corps qui relevaitune toile, collée à ses contours.

Sous la toile, un enfant avec une tache rougeau-dessous du sein. Elle vit cela.

Elle se laissa glisser à deux genoux, baisantla terre mouillée de ses larmes et balbutiant :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! monDieu ! ayez pitié !

Le vicomte Paul disait à Joli-Cœur au mêmemoment :

– Voilà qui est réglé, tu viendrasm’éveiller demain matin à quatre heures, et nous irons.

Chapitre 54UNE NUIT DE PARIS

Le ciel était d’un bleu profond ; lesétoiles innombrables n’avaient point ce scintillant éclat des nuitsde tempête. Il faisait chaud, mais une brise douce chantait dansles feuillées du Luxembourg. La voie lactée rayait le firmament desa diagonale indécise et brumeuse.

La ville ne dormait pas, et pourtant il yavait un grand silence.

Pas une voiture ne roulait sur le pavémuet.

Quand cette voix de la cité remuante se taitpar hasard, quand le roulement sourd des roues et le pas deschevaux font silence tout à coup, la nuit de Paris fait peur.

La porte du logis de la comtesse Louises’ouvrit doucement. Minuit sonnait à l’horloge du palais duLuxembourg. Une femme, enveloppée d’une mante sombre, sortit etdescendit la rue de l’Ouest d’un pas mal assuré.

Au détour de la rue de Vaugirard, un longgroupe noir stationnait qui semblait immobile et muet.

Le groupe s’ouvrit pour laisser la femmepasser.

La comtesse Louise put voir qu’à l’intérieurdu groupe il y avait des hommes, armés de barres de fer, quidescellaient les pavés en silence.

À cinq cents pas de là, un détachement de lagarde royale bivaquait vers la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice. Lessoldats jouaient aux cartes autour d’un feu. Les officiers sepromenaient en causant de la prise d’Alger, qui était une nouvelletoute fraîche.

Officiers et soldats se moquaient un peu desParisiens qui voulaient jouer au jeu des barricades.

Quand la comtesse Louise passa devant lesgaleries de l’Odéon, la brise apporta un tintement lointain. Desgens qui étaient là dirent :

– Voilà le tocsin !

Des étudiants joyeux sortirent du caféTabourey et crièrent :

– Vive la charte !

Les révolutions souhaitent toujours ainsilongue vie aux choses qu’elles veulent enterrer.

Ces étudiants étaient de jolis jeunes gens.Leur vue pressa le pas de la comtesse Louise, qui songeait à sonfils.

Dans la rue Racine on faisait encore unebarricade. Les rues neuves sont bonnes pour cela ; le pavés’enlève bien. Aux fenêtres, il y avait des étudiantes quis’amusaient à regarder l’ouvrage.

Rue des Mathurins-Saint-Jacques, l’hôtel deCluny déchiquetait sur le ciel ses noirs pignons et parlait destemps chrétiens où naissaient les cathédrales, tandis qu’unprofesseur athée, grimpé sur une borne, faisait un cours delibre-pensage.

Ces professeurs sont comme les chienshargneux, sauf le respect qui leur est dû : pour les empêcherd’aboyer, il suffit d’un os qu’on leur jette.

Mais si on les laisse mâcher à vide, ilsmordent. Et leur morsure donne la rage.

Tout le long de la rue Saint-Jacques ondépavait et l’on riait.

Il y avait des gamins qui disaient, en faisantla barricade :

– Maman va bien me gronder !

La comtesse Louise arriva jusqu’au Petit-Pont,gardé d’un côté par des hommes en blouse, de l’autre par desdragons.

Ceux qui défendaient l’héritage de St Louisétaient de ci, ceux qui s’amusaient au colin-Maillard desrévolutions étaient de là ; entre deux, la Seine coulaitpatiente et toujours la même. Des deux côtés c’était Paris. D’uncamp à l’autre les gaies paroles allaient et venaient en attendantla bataille.

Chapitre 55LE PARVIS NOTRE-DAME

Quand la comtesse Louise arriva au parvisNotre-Dame, elle était bien lasse et bien essoufflée. D’instinctelle leva les yeux vers cette galerie merveilleuse qui rejoint lesdeux tours. Les colonnettes frêles se distinguaient vaguement dansle noir, mais il n’y avait là nul mouvement humain.

Le parvis lui-même était complétementsolitaire.

Au milieu de la fièvre qui tenait la villeéveillée, l’immense église semblait une sentinelle endormie. Auprèsd’elle, l’Hôtel-Dieu, cette autre immensité, symbole respectablemais lugubre des charités administratives, – sphinx menaçant,couché en travers de cette gaie rivière de Seine, à deux pas de lacathédrale, à portée du palais de Charlemagne, proposaitsilencieusement aux prêtres et aux rois cette énigme de la misèrequi enfante les révolutions.

Non pas par elle-même, car, depuis que lemonde est monde, la misère patiente se laisse mourir sans serévolter jamais, – mais par les tribuns qui ont su deviner ce qu’ongagne de pouvoir, d’honneur et d’argent à se servir de la misèrecomme d’une artillerie pour jeter bas les maisons de l’aumône.

L’univers vieillit. On dit que les saisons setroublent. La lune, sensiblement détériorée, donne des inquiétudesà l’Observatoire. Dieu n’a pas d’âge.

Tout en haut, tout en haut de la cathédraleantique il y avait un homme qui contemplait la ville folle, occupéeà chasser un roi vieillard au profit d’un autre vieillard quivoulait être roi.

Cet homme-là, depuis dix-huit siècles,marchait jusqu’au genou dans la démence humaine. Il savait ce quegagne la misère aux plaidoyers sanglants de ses avocats. Ilsongeait.

Et mélancolique image du monde lui-même qui nesait s’arrêter, le Juif errant ayant atteint le faîte de la tour,fut contraint de redescendre.

Les enfants rient à regarder l’écureuilaffairé qui tourne dans sa cage. Ils disent que l’écureuiltravaille.

Voilà dix-huit cents ans que ce Juif regardesans rire la cage tournante où travaille l’humanité.

Chapitre 56LA MAISON DE L’ÉCUYER

La comtesse Louise alla vers cette maison queson fils lui avait indiquée : l’avant-dernière de la rue duCloître-Notre-Dame. C’était une grande habitation, gardant, parmiles bourgeoises demeures qui l’entouraient, un caractère dedomination hautaine. On la nommait la Maison de l’Écuyer, parcequ’elle avait appartenu, sous les trois rois fils de Catherine deMédicis, à noble homme Marie Minot, écuyer, seigneur deBiay-le-Fausse, maître des hallebardiers du chapitre de Paris.

La comtesse Louise s’arrêta devant la portemassive et n’osa point en agiter le marteau.

Elle passa de l’autre côté de la rue pourregarder aux fenêtres, qui étaient toutes closes et munies de leurscontrevents, depuis le haut jusqu’en bas. Un large écriteau pendaitau-dessus de la porte. La comtesse Louise put lire, aux lueurs duréverbère voisin : Matériaux de démolition àvendre.

L’idée vint à la comtesse Louise que son filss’était trompé, car c’était là une maison condamnée et déjàabandonnée par ses habitants.

Elle se rapprocha de la porte et la poussa. Laporte s’ouvrit, car elle n’avait plus de ferrure. La comtesseLouise entra dans une cour spacieuse, où divers débris étaiententassés pêle-mêle. Derrière elle la porte retomba.

Une étrange sensation de froid courut par lesveines de la comtesse, qui regarda tout autour d’elle avec unefrayeur d’enfant. Autour d’elle, il n’y avait que silence etimmobilité.

La cour était entourée d’une sorte de cloître,percé de trois ouvertures haut voûtées. Si la comtesse n’eût écoutéque son effroi, elle se fût retirée bien vite, mais son cœur demère restait au-dessus de toutes les épouvantes.

– Je suis là mon fils, se dit-elle.

Et elle s’engagea sous l’une des trois voûtesau hasard.

C’était celle de droite. La voûte conduisait àun vestibule où se plantait un vaste escalier à marches de pierres.Cet escalier n’avait plus ses rampes, qui étaient en tas dans lacour, avec les autres choses à vendre.

La comtesse monta.

Dès le premier étage elle vit que les fenêtresmanquaient de châssis et que toutes les portes étaient enlevées.Portes et châssis s’amoncelaient dans la cour.

Elle entra dans une première pièce, haute etlarge, sans meubles, puis dans une autre, également nue. Toutes lesouvertures de ces chambres abandonnées livraient passage sur ungrand corridor. La comtesse Louise compta douze chambres ;elle allait, poussée par je ne sais quel mystérieux espoir. Toutesles chambres étaient également désertes.

Après la douzième il n’y avait plus rien,sinon le corridor. Par la fenêtre sans châssis la comtesse vitqu’elle avait fait le tour de la maison.

Elle songeait à descendre, découragée,lorsqu’il lui sembla entendre un bruit léger tout à l’autre bout ducorridor. Dans la nuit, une forme légère se dessina : uneombre d’enfant qui glissa et disparut.

– Lotte appela la comtesse Louise.

L’écho du long corridor répéta ce nom :Lotte !

Puis le silence revint plus sinistre.

Tout à coup, à l’étage supérieur, un pasrégulier et lent comme le bruit produit par le balancier d’unehorloge résonna sur les dalles du corridor.

La comtesse Louise écouta en retenant sonsouffle.

Le bruit allait s’éloignant ets’affaiblissant.

Un homme venait de passer juste au-dessus desa tête.

La comtesse Louise s’élança et montal’escalier sans rampe en courant. Au moment où elle atteignait lecorridor supérieur, le bruit de pas avait cessé, mais elle vitencore au bout, tout au bout, cette forme indécise et blanche.

Elle appela comme la première fois :

– Lotte ! Lotte !

Même écho – et même silence.

La comtesse Louise entra successivement dansdouze chambres vides et nues.

Comme elle sortait de la douzième, le pasd’homme, régulier et lent, passa au-dessus de sa tête. Elle montade toute la vitesse de ses pauvres jambes fatiguées ettremblantes.

Personne dans le troisième corridor !Personne dans les chambres. Seulement, comme elle sortait de ladouzième, la petite ombre glissait dans la galerie, au bout, toutau bout.

– Lotte ! Lotte ma chèreLotte !

L’écho, – puis le silence.

Puis le bruit de pas, régulier et lent, maiscette fois à l’étage inférieur.

La comtesse Louise redescendit. C’était commeun de ces songes épuisants où la fièvre poursuit ce qu’ellen’atteint jamais.

Pendant des heures, la comtesse Louise montaet redescendit, courant après l’impossible.

Elle se sentait brisée par l’épuisement, parla terreur ; le froid gagnait la moelle de ses os, mais elleallait toujours, parce qu’une voix disait au fond de son cœur lenom de son fils bien-aimé.

Les lueurs grises du matin entrèrent par lesfenêtres grandes ouvertes de la cour. L’horloge de l’Hôtel-Dieutinta la troisième heure après minuit.

Chapitre 57LE RÉVEIL DU VICOMTE PAUL

À ce moment Joli-Cœur frappait à la porte duvicomte Paul qui sautait hors de son lit, disant :

– Chut ! pas de bruit ! Prenonsgarde d’éveiller ma mère !

Joli-Cœur avait un compagnon, hussard commelui, des épées et des pistolets. En un clin d’œil, le vicomte Paulfut habillé. Il monta avec ses témoins dans un fiacre quil’attendait dans la rue.

En passant devant la chambre de sa mère, levicomte Paul, l’œil humide et le cœur serré, s’était dit :

– Si elle allait rester seule !

Le duel participe de deux crimes, le suicideet l’assassinat.

Tout homme le méprise au fond de son cœur.

Il vivra autant que le monde, parce qu’il estfait de trois immortalités : la haine, la bêtise etl’orgueil.

Et parce que les gens, braves contre leglaive, deviennent poltrons comme les poules, dès que ce fantômeimbécile, le préjugé, leur montre les dents.

Chapitre 58LA TROISIÈME HEURE

Comme le troisième coup sonnait à l’horloge del’HôtelDieu, un bruit se fit dans la cour de la Maison de l’Écuyer.La comtesse Louise regarda par la fenêtre et vit un homme de hautetaille qui ouvrait la porte sans serrure, après avoir traversé lacour.

Elle appela, mais sa voix fut couverte par lebruit de la porte qui retombait.

Ses genoux plièrent sous elle. Deux bras lasoutinrent et l’empêchèrent de s’affaisser sur la froide dalle. Unebelle jeune fille était là qui lui tendait son front.

– Lotte ! est-ce toi ? Combientu as grandi ! murmura la comtesse Louise.

Puis l’idée de son fils ne pouvant la quitterjamais :

– Aie pitié de moi ! ajouta-t-elle.Soutiens-moi ! courons ! Je veux lui dire ce que je sais.Je n’ai plus d’espoir qu’en lui. Paul va se battre…

Elle sentit le bras de la jeune filletressaillir sous le sien.

– Venez, dit la jeune fille. Le père nem’a pas défendu de le suivre.

– Sais-tu donc où doit avoir lieu lecombat ?

– Le père sait tout, répliqua Lotte. Ilse rend en un lieu qui est derrière le cimetière Montparnasse.

– C’est là !

– Venez ! Le père y sera avantnous.

Chapitre 59LE DUEL

Pour le coup, Paris dormait. Les soldats dupouvoir sommeillaient au bivac ou dans les corps-de-garde, lessoldats de l’insurrection reposaient derrière les barricadescommencées. Les sentinelles seules gardaient leurs yeuxouverts.

La comtesse Louise, appuyée au bras de labelle grande jeune fille qui avait le visage de Lotte, prit àrebours le chemin qu’elle avait fait une fois déjà cette nuit. LePetit-Pont fut traversé, la rue Saint-Jacques fut remontée, mais aulieu de se diriger vers la rue de l’Ouest, Louise de Savray et sacompagne prirent à gauche du Luxembourg, pour gagner les boulevardsdu Sud.

Derrière le cimetière Montparnasse c’étaitalors une plaine vaste et poudreuse, où quelques usinescommençaient à s’élever. Cette plaine avait l’aspect de laideurdésolée particulier aux terrains qui ne sont déjà plus des champset qui ne sont pas encore la ville.

À cinq cents pas du cimetière environ il yavait un clos ; fermé par un treillage de lattes tout neuf etqui contenait de la luzerne mal venue. Cela pouvait avoir un arpentet demi, et le propriétaire avait eu soin d’écrire sur un poteaucette mention, qui est le surperlatif des grotesqueriesparisiennes : Chasse réservée.

C’était là que le vicomte Paul, assisté de sesdeux dragons, venait de se rencontrer avec Roger, accompagné de sesdeux camarades, l’héritier de l’ancien préfet de Tours et le filsde Mme Lancelot.

Roger était l’insulté. Il choisit l’épée,qu’il tirait fort bien.

On s’introduisit dans le clos, malgrél’écriteau, et les adversaires furent placés sur un terraincommode.

Ils mirent habit bas. Le combat commença toutde suite ; et dès les premières passes le vicomte Paul eut dusang à sa chemise.

Le jour était tout grand, et le soleil selevait là-bas derrière le dôme du Val-de-Grâce.

Tout à coup un grand cri retentit au coin ducimetière. Il y avait là deux femmes, dont l’une tomba évanouiedans les bras de l’autre.

L’épée du vicomte Paul vacilla malgré lui danssa main. Il avait reconnu la voix de sa mère.

Roger, profitant de son avantage, se fenditavant que les témoins pussent s’interposer. Le vicomte Paul tomba,mais ce ne fut point sous le fer de son ennemi.

Le cri de sa mère lui avait traversé lecœur.

L’épée de Roger avait rencontré le corps d’unhomme de haute taille qui avait paru inopinément entre les deuxadversaires. On eût dit qu’il sortait de terre.

L’épée de Roger, en touchant le corps de cethomme, se brisa comme un fétu de paille, et ses éclatss’éparpillèrent au loin sur le sol.

Chapitre 60LA PROPHÉTIE

– Messieurs, dit l’inconnu à Roger et àses deux témoins, ceux qui veulent se battre pourront s’en donneraujourd’hui à cœur-joie. Écoutez !

Il étendit le bras vers Paris, d’où montaitdéjà le bruit de la fusillade.

– Vos pères, reprit l’inconnu, sont auservice du roi qui s’assied encore sur le trône. Ils doivent êtreembarrassés, ne sachant s’il faut servir ou trahir. Allez les tirerde peine. Le roi sera vaincu : ils peuvent lui tourner ledos.

On ne peut se dissimuler que beaucoup devénérables citoyens seraient enchantés, de rencontrer pareilprophète à la première heure d’une révolution. Cela épargneraitbien des tâtonnements et calmerait de nombreuses inquiétudes.

Car enfin, si, à tout prendre, l’insurrectionest vaincue…

Certes, certes, mais si la révolution estvictorieuse…

Allez ! dans ces cas-là, un honnête hommequi veut garder sa place est dans une bien fâcheuseperplexité !

Le fiacre qui avait apporté le vicomte Paul leramena au logis de la rue de l’Ouest, en compagnie de la comtesseLouise et de la belle jeune fille. La belle jeune fille et lacomtesse Louise s’assirent au chevet du pauvre fiévreux.

Fanchon la nourrice pleura de joie en revoyantLotte et se signa, disant :

– Si Dieu le veut, la maison peuts’emplir encore de bonheur !

Chapitre 61ESSAI SUR LES RÉVOLUTIONS

On a beaucoup accusé M. Galapian d’avoirfait la révolution de juillet 1830 du fond d’une cave. Ce sont làdes erreurs qui vont s’accréditant aisément, et dans quinze ouvingt siècles, ce nom de maraud pourrait surgir comme un champignonau beau milieu du jardin de l’histoire. Le terrain historique estune couche tout particulièrement favorable à ces cryptogames.Personne ne fait les révolutions. Ce sont des crises qui seproduisent spontanément, quand la garde nationale s’ennuie.

Notre sujet, d’ailleurs, plane trop au-dessusde la politique pour qu’il nous soit permis de nous attarder à cesfrivolités.

Un directeur de journal cher à l’académies’était écrié, du fond de son fauteuil, si bien peint parM. Ingres, et dans un accès de goutte : « Malheureuxroi ! Malheureuse France ! » Le mot fit fureur. Lamalheureuse France chassa le malheureux roi, excellent chasseur,fervent chrétien, loyal gentilhomme, pour mettre à la place un roiplus heureux, habile pêcheur, bourgeois convaincu et se souciantpeu de la messe. Qui fut étonné ? Ce fut le directeur dujournal, quand sa goutte fut passée.

Seulement, pour opérer le chassé-croisé, ons’entr’égorgea pendant trois jours dans la rue avec un entrainmerveilleux. C’est la partie comique du drame. Seul, ici, ledirecteur de journal est sérieux : pas autant néanmoins, quele sire de Frambroisy.

Dix-huit ans après, un autre journal devaitchasser le roi bourgeois, qui n’était pas un méchant homme, quoiqu’il eût fait en sa vie de méchantes actions. Encore du sangbeaucoup et des ruines.

Maintenant, il n’y a plus de roi, mais il y atoujours des journaux, et les républiques s’entrechassent. Lamoitié de Paris y saute quelquefois, et les journaux s’amusent.

Mais le peuple ? Eh bien ! il gagnesa vie tantôt à démolir, tantôt à rebâtir Paris, sur commande.

Chapitre 62AUX TROIS ROIS

Il y avait dans la rue Pierre-Lescot, surl’emplacement occupé maintenant par l’hôtel du Louvre, ce banalpalais qui loge tous les princes et tous les commis-voyageurs duglobe, une maison à cinq étages, pauvre, étriquée, sordide, qui nejouissait pas d’une bonne réputation. On l’appelait la Maison desJuifs, bien qu’elle portât pour enseigne les trois têtes noires desrois mages.

Au cinquième étage de cette maison demeuraitChodruc-Duclos, ce personnage étrange, si connu, sous laRestauration et dans les premières années du règne deLouis-Philippe, sous les noms du Superbe et de l’Homme à la longuebarbe. Maintenant personne ne sait plus ces noms. Sic transitgloria.

Au quatrième étage habitait une femme d’énormecorpulence, nommée madame Putiphar. Elle louait des chambres à lanuit. Ses locataires étaient le pharisien Nathan, le valet deCaïphe et d’autres.

Au troisième, il y avait un individumystérieux qu’on entendait marcher toute la nuit et dont le grabatn’était jamais défait.

Au second, c’était un brocanteur appeléHolopherne que la police surveillait paternellement.

Au premier enfin et au rez-de-chaussée, uncabaret de basse volée ouvrait ses salons crasseux et sesredoutables cabinets particuliers.

Malgré les savantes recherches du docteurLunat membre de l’Institut, on n’a jamais pu savoir si lespersonnages rassemblés pour faire orgie au cabaret de la ruePierre-Lescot, Maison des Juifs, dans la nuit du 28 au 29 juillet1830, étaient des princes déguisés ou de simples va-nu-pieds. Cequi ferait pencher pour la première opinion, c’est qu’une trèsbelle femme, ayant l’accent allemand, chargée d’embonpoint et dediamants faux, qui buvait là d’énormes quantités de kirsch-wasser,répondait au nom d’Hérodiade et paraissait très-liée avec lecolonel comte de Savray, un fangeux bandit qui empoisonnait le vinet la pipe.

Le lecteur doit nous pardonner ces détails,pour lesquels nous demandons grâce humblement à nos lectrices. Ilssont d’une nécessité absolue et peuvent seuls conserver à notrerécit, beaucoup plus sérieux qu’il n’en a l’air, son caractère dehaute et sévère vérité.

Des paroles prononcées pendant l’orgie unhomme instruit et facile au point de vue de la déduction aurait puinférer que, parmi les femmes altérées qui entouraient la nappeamplement tachée de vin bleu se trouvaient la fille de Loth, lanièce de Barrabas et quelques autres dames illustres. Parmi lesconvives mâles, les trois frères Coré, Dathan et Abiron sefaisaient remarquer par leurs saillies. Le locataire Holophernesemblait aussi un joyeux compagnon, mais personne ne pouvait égalerl’entrain de Cataphilus, le portier de Ponce Pilate, qu’onaffectait de désigner ici sous le sobriquet de Chodruc-Duclos.

Tous ces gens semblaient rendre hommage aucolonel comte de Savray, qui était le roi du festin et qu’onappelait Ozer.

Ozer portait un vieil uniforme de hussard quifaisait honte à voir. Il était le mieux mis de l’assemblée.

– Vous savez, dit-il en balançant avecgrâce son verre à bierre plein d’eau-de-vie, que ce plat coquind’Ahasvérus est à Paris ?

– Isaac Laquedem ! s’écria-t-on. Unrien du but !

– Un apostat !

– Un faux frère !

– Un misérable qui s’avise de serepentir !

– Il se donne le ton, reprit le colonel,d’accorder sa haute protection à ma femme et à mon fils :J’entends à la femme et au fils de l’idiot traîneur de sabre à quij’ai fait l’honneur de lui prendre sa peau.

– Cette comtesse Louise est bien la plusfatigante de toutes les bigotes !

– Et ce vicomte Paul est un jeune nigaudqui montre du goût pour le métier d’honnête homme !

Le colonel but une magnifique lampée.

– Paris la dansera demain dit-il. Jepropose à l’aimable société de monter un coup à ce chien couchantd’Ahasvérus. Nous irons aux barricades ; il y sera, j’en suissûr, sous prétexte de sauver quelqu’un ou de faire son étatd’hypocrite. Nous nous mettrons tous contre lui et nousl’étranglerons.

Il y eut de frénétiques applaudissements.

Cependant la fille de Loth, qui avait de l’âgeet de l’expérience, objecta :

– Isaac Laquedem est invulnérable, on ditça.

À l’appui de quoi elle chanta d’une voix debasse-taille :

J’ai vu dedans l’Europe,

Ainsi que dans l’Asie,

Des batailles et des chocs

Qui coûtaient bien des vies

Je les ai traversés

Sans y être blessé !

– Chocs ne rime pas avec l’Europe fitobserver Chodruc-Duclos non sans mépris.

Le colonel réclama le silence d’un geste.

– Du temps que j’étais sir Arthur,dit-il, j’ai ouï conter une bonne histoire par ce fou de docteurLunat, qui s’occupe de nous tous avec tant de passion. C’est lemoins toqué de l’Académie. Le docteur Lunat racontait une aventurede poche percée d’où les cinq sous coulaient, coulaient toujours.Si on pouvait lier les mains d’Isaac Laquedem, trouer son goussetet lui faire faire une ou deux fois le tour du monde à coups degaule, savez-vous qu’on ramasserait une jolie somme ?

– Il faut le prendre d’abord…

– Demain, nous lui donnerons la chassedans Paris !

En ce moment, Hérodiade mit sa main surl’épaule du colonel de Savray et lui dit :

– Ozer, regarde la pendule, monpetit.

Ozer obéit. La pendule marquait cinq minutesavant minuit.

Aussitôt Ozer, ou le colonel de Savray, commeon voudra l’appeler, se leva, jeta sa serviette et s’éclipsa, suivide la reine Hérodiade.

Autour de la table, les convives échangèrentun coup d’œil expressif.

– C’est l’heure ! ditHolopherne.

Chodruc-Duclos ajouta :

Capédébiou ! il paraît qu’à cemoment-là un enfant de trois ans le tuerait !

Chapitre 63L’HEURE DU SOLDAT D’HÉRODE

Bertola ne dit rien à ce sujet, et c’est untort. Herzélius semble avoir ignoré complétement la question.Mathieu Pâris lui-même, si spécial en la matière, est muet comme unbrochet. Nous ne possédons qu’un texte de Schedt, mis en lumièrepar la docteur Lunat.

Schedt donne à entendre, dans trois lignesassez confuses qui se trouvent au tome XXIII de sonLégendaire, que chaque jour, à minuit, Ozer l’exécrablesoldat qui tendit l’éponge imbibée de vinaigre, s’enferme dans sachambre avec une cassette qu’il tient dans ses bras crispés.

Pendant trente minutes environ, il est commemort, gardé par la femme d’Hérode, qui possède sa confiance.

Schedt ne dit point ce que contient lacassette. Il était fou, d’après le docteur Lunat pour le compte dequi le bon abbé Romorantin a acheté très-cher une centurie inéditede Michel de Notre-Dame, relative aux immortelles journées dejuillet, qui mentionne il est vrai la cassette (à mots couverts)mais en avouant (avec mystère) qu’il n’y avait rien dedans.

Chapitre 64L’INVITATION

Au bout de trois quarts d’heure, l’infâme Ozeroccupant toujours le corps usurpé du colonel comte de Savray et lareine Hérodiade rentrèrent dans la salle du festin. Ozer était unpeu pâle, mais bientôt un grand verre d’eau-de-vie lui rendit lesrubis de sa joue.

L’orgie reprit de plus belle.

Quelque temps avant le lever du jour, Ozerdit :

– Mes camarades, jamais je ne n’ai gardéun corps si longtemps que celui du colonel Roland de Savray.C’était un beau et bon corps dans lequel je me plaisais énormément.Mais le voilà brûlé. Ce nigaud de colonel est accusé de faux, devol de trahison, que sais-je ? Le monde n’en est pas encore àadmettre toutes nos bonnes plaisanteries. Cela viendra. Enattendant, je vous annonce que je vais laisser au rebut le corps ducolonel, qui pourrait bien aller aux galères. J’ai envie d’êtrequelque chose comme ministre du nouveau gouvernement ou fils dunouveau roi ; cela me changera, et nous en ferons debelles ! À deux heures du matin, la nuit prochaine, je vousinvite à la fête de ma cent quatre-vingt-huitième naissance. Il yaura des truffes !

Au milieu de l’acclamation qui suivit cesremarquables paroles, une décharge de mousqueterie éclata, toutprès de là, sur la place du Palais-Royal.

On se leva en tumulte.

La décharge était suivie de coups de feuisolés.

– Aux barricades ! auxbarricades ! cria-t-on de toutes parts.

– Mordiou ! dit Chodruc-Duclos,voilà qui ne doit pas faire rire mon ancien ami intime, le princede Polignac ! Eh donc ! Té ! vé ! à lacarmagnole ! nous devons nous venger des clampins qui n’ontpas voulu nous nommer préfet !

Chapitre 65LE SOLEIL DE JUILLET

Oh ! quand un lourd soleil chauffait les grandesdalles

Des ponts et de nos quais déserts,

Quand les cloches hurlaient, quand la grêle des balles

Sifflait et pleuvait par les airs…

Les poètes viennent après le canon et chantentainsi, les uns en vers magnifiques, comme Auguste Barbier ;les autres…

Casimir Delavigne fit laParisienne.

Mais Paris devient fou de joie quand on lechante, et n’y regarde pas de si près. Paris fit un succès à laParisienne.

Le soleil de juillet acquit une célébrité decirconstance. Paris fut, certes, quinze grands jours tout entiersavant de se moquer du soleil de juillet, de la Parisienneet du parapluie du nouveau roi.

Il était là, le soleil de juillet, jouant ausoupirail de la cave où M. Galapian et quelques autres hommesd’État écoutaient passer l’histoire.

Il dardait ses rayons matiniers sur la scènede meurtre. À la blonde lumière de ses caresses, des milliers devaillants étourneaux s’entre-tuaient sans beaucoup savoir pourquoi.Les uns criaient : Vive ceci ! les autres criaient :Vive cela ! Et les fusils parlaient, et le canon tonnait, et« les cloches hurlaient, » comme dit la poésie…

Vers dix heures du matin, trois hommesdescendaient la rue Saint-Jacques, où l’on se battaitconsciencieusement. L’un de ces hommes n’avait pour toute armequ’un long bâton, les deux autres avaient le sabre à la main. Ilsportaient des blouses par-dessus leur uniforme de hussard.

Ces deux derniers étaient notre ami Joli-Cœuret son compagnon, le second témoin du vicomte Paul. Ils essayaientde rejoindre leur caserne, située rue de Reuilly, au faubourgSaint-Antoine. Pour cela, il leur fallait traverser la villerévoltée.

L’homme au bâton ne disait point où ilallait.

Chemin faisant, il parait quelques coups quin’étaient point à son adresse et relevait les blessés.

À la tête du Petit-Pont, il y avait unesuperbe barricade défendue par des étudiants et des ouvriers. Leprofesseur qui prêchait naguère sur une borne était rentré chezlui, pensant que les coups ne sont pas des raisonnements.

Il s’était promis à lui-même de revenir aprèsla bataille.

Étudiants et ouvriers entourèrent nos troishommes. Les blouses des hussards furent relevées.

– Conscrits, dit Joli-Cœur, on en pensepeut-être plus long que vous. On a chargé dans les temps au son dela Marseillaise, et le drapeau tricolore ça nous connaîtconséquemment. Mais l’uniforme est l’uniforme, et il y a quelquechose qui s’appelle l’honneur du soldat. Laissez-nous passer oucassez-nous la tête proprement… à votre choix, jeunesses !

Les rangs des insurgés s’ouvrirent, tandis quele chef, un « polytechnique, » disait :

– Allez, vieilles moustaches, vous serezdes nôtres demain !

Cela ne manqua pas ; et voilà ce quidiminue l’admiration de bien des gens pour l’honneur militaire. Ilest vrai que si le pouvoir s’en va, la patrie reste, – oui maisbien blessée.

Joli-Cœur et son camarade franchirent le tasde pavés. L’homme au long bâton seul resta de ce côté de labarricade.

En ce moment, une troupe arrivait le long duquai Saint-Michel ; ceux qui la composaient avaient l’air devrais bandits. C’étaient nos convives de la Maison des Juifs, dansla rue Pierre-Lescot.

Leur chef s’écria :

– Enfin, le voilà ! Qu’on le prenneet qu’on le fusille !

Chapitre 66LE SUPPLICE

Le geste du chef de bande désignait l’homme aulong bâton, qui, de son côté, le regardait fixement. Ils semblaientse connaître. On eut dit que l’Homme était resté en dedans de labarricade tout exprès pour attendre le chef de bande.

Cependant, les ouvriers et les étudiantscommandés par l’élève de l’École polytechnique n’étaient pas gens àcommettre ou à laisser commettre un assassinat. Les nouveaux venusne payaient point de mine, quoique leur officier portât un vieiluniforme de colonel de cavalerie et qu’il fît sonner bien haut sonnom : le comte de Savray. On allait le prier de passer aularge, quand la barricade fut attaquée de front par la troupe deligne et de flanc par un détachement de gendarmerie qui descendaitdu quai de la Tournelle. Il y eut un moment de rude confusion,pendant lequel le colonel comte de Savray et sa bande s’emparèrentde l’homme au bâton.

Celui-ci, du reste, n’opposa aucunerésistance.

Il se laissa lier et emporter sur le quaiSaint-Michel, qui était complétement désert.

Comme c’est l’histoire du Juif errant que nousracontons, et non point celle de la révolution de juillet, nouslaisserons la barricade pour suivre Isaac Laquedem, ainsi tombé aupouvoir de ses plus cruels ennemis.

Ozer et ses mirmidons s’arrêtèrent au milieudu quai Saint-Michel, entre une barricade inutile, construite pardes commençants trop zélés, et une voiture de laitier renversée.Ils étaient là comme dans une chambre. On ne pouvait les voir quedes fenêtres et de l’autre bord de la rivière. Mais toutes lesfenêtres étaient closes, et l’autre bord avait bien assez às’occuper de ses propres affaires.

Aussitôt qu’on fut arrivé en cet endroitfavorable, le faux comte de Savray, déchargea un grand coup de sonsabre sur la tête d’Isaac. Barrabas le terrassa en le traitant debrigand, et les trois lévites sacriléges, Coré, Dathan, Abiron, lefoulèrent aux pieds, pendant que le pharisien lui crachait auvisage.

Hérodiade était là, pour veiller sur Ozer.Elle portait toujours dans sa poche un flacon d’acide prussique,comme objet de toilette.

Hérodiade s’approcha d’Isaac, renversé,déboucha son flacon et en versa le contenu tout entier sur lafigure du Juif errant, qui lui dit :

– Prenez garde à vos mains !

Quelques gouttes du liquide brûlant tombèrenten effet sur les mains d’Hérodiade, qui se mit à pousser deshurlements de douleur.

Isaac souriait. Le corrosif coulait dans sesyeux et entre ses lèvres. Comme il en restait à ses moustaches, illes lécha, disant :

– J’avais soif !

Cinq canons de pistolet s’appuyèrent à la foiscontre son front. Cela ne fit qu’un coup. Les balles tombèrentaplaties comme des pièces de trente sous.

– Étranglons-le ! vociféra Ozer.

On essaya.

Les cordes se rompirent.

– Noyons-le !

On lui attacha au cou un chapelet de pavés. Onle fit passer par-dessus le parapet, et on le lança dans laSeine.

Il y avait là un vilain moulin qu’on nommaitle Bateau broyeur. Isaac et ses pavés tombèrent sur le roufle etrebondirent dans le fleuve.

La bande s’accouda le long du parapet pourregarder.

Le corps d’Isaac avait disparu sous l’eau etne reparaissait pas. Il y eut un instant d’espoir, et déjàHolopherne, qui a le mot pour rire, préparait un calembour detriomphe, lorsque, du côté du pont Saint-Michel, une vapeur blanchese prit à flotter au fil de la rivière. La vapeur revêtit une formevague aux rayons du soleil. C’était comme le fantôme d’unefillette…

– Ruthaël ! prononça le faux comtede Savray.

Il fit suivre ce nom d’un juron que nous netranscrirons pas par bienséance. Cet Ozer est le plus mal embouchédes Juifs errants.

En même temps, sous la forme blanche, ondistingua le corps d’un nageur qui détachait tranquillement lacoupe en se dirigeant vers la rive droite du fleuve. Un long bâtonflottait devant lui.

– Feu ! cria Ozer enragé.

Ce fut du bruit et de la fumée.

Le nageur abordait à la rive.

Parmi les fracas de la mousqueterie, l’appeldes cloches, les clameurs de la guerre et le sourd mugissement ducanon, une voix chanta :

La mort ne me peut rien,

Je m’en aperçois bien !

Chapitre 67DIGRESSION EN FAVEUR DES JOUEURS DE BOULE

Quatre talents sont nécessaires pour pratiqueravec éclat le jeu de boules. Il faut savoir tirer, refendre,rouler, et pointer. Bien peu de gens réunissent ces quatrefacultés. Une seule suffit pour obtenir l’estime de la galerie. Cetart imprime un cachet d’innocence à la physionomie des hommes.

On dit que, pendant ces journées de juilletmémorables, les joueurs de boule des Champs-Élysées ne quittèrentpas un instant leur bien-aimée partie. Il n’y a plus de joueurs deboule aux Champs-Élysées. À la place où le « cochonnet »excitait de si captivantes émotions s’élève maintenant le plus laidpalais qui soit dans l’univers. Tout s’en va, – mais toutvient.

Les joueurs de boule sont dispersés commecette nation juive dont Ahasvérus, notre héros, est le typesymbolique. Les uns travaillent au Ranelagh, les autresdans les terrains de Beaujon.

Avenue du Bel-Air, auprès de Saint-Mandé, onpeut voir un attendrissant spectacle : Une dame, une seule,supérieure à son sexe, est admise au jeu de boule. Elle dépense àce passe-temps hygiénique la grâce, la rêverie, l’intelligence, ladélicatesse, le charme, la pudeur et la tendresse qui sontl’apanage de son rêve.

Je m’adresse ici à la conscience dupeuple : cela ne vaut-il pas mieux que de transformer le toitconjugal en théâtre de mélodrame ?

La musique, selon les anciens, pouvait bâtirdes villes et civiliser les populations sauvages. En nos tempsmodernes, de bien bons esprits pensent que ce rôle est réservé aujeu de boule.

Un homme – ou une femme – occupé ou occupéetoute sa vie à pointer à rouler àrefendre ou à tirer, est à l’abri de ces tempêtesdu cœur qui énervent les misérables enfants de notre sièclemalade.

Et puisque tous les écrivains affirmentqu’aucun joueur de boule ne quitta sa partie en juillet 1830, ni enfévrier 1848, il est évident que, pour mettre un terme au fléau desrévolutions, le moyen héroïque serait de rendre le jeu de boulegratuit et obligatoire.

C’est ce qu’il fallait démontrer.

Chapitre 68À TRAVERS LE FER, LE FEU DES BATAILLONS

Isaac Laquedem monta l’escalier du quai desOrfèvres après avoir passé sous le pont. Il était frais comme unerose et marchait son pas ordinaire en s’appuyant sur son longbâton.

Arrivé à l’angle du Pont-Neuf, il fut pris parhasard entre les feux croisés de trois ou quatre détachements quicausaient là à coups de fusil. Il y avait des dragons et del’infanterie légère d’un côté, de l’autre les habitués de la mèreMoreau et la jeunesse des écoles. On y allait de bon cœur, IsaacLaquedem en était tout incommodé.

Avez-vous vu la grêle de mars rebondir sur lestoits ? Ainsi faisaient les balles en touchant les haillons del’Homme, qui les secouait de temps en temps pour faire tomber cettegiboulée.

Le garçon de bureau du Journal des Débats, quiétait venu jusqu’au bout de la rue des Prêtres pour cueillir desfaits divers, eut envie de lui adresser la questionsuivante :

N’êtes-vous pas cet homme

De qui l’on parle tant,

Que l’écriture nomme

Isaac Juif errant ?…

Mais il n’en eut pas le loisir. Une de cesballes, qui ne faisaient que chatouiller Isaac, toucha sa casquetteet lui fit sauter la cervelle.

C’était un père de famille. Son nom est sur lacolonne de la Bastille.

Comme Isaac Laquedem montait vers lepalais-Royal, une maison de la rue de l’Arbre-Sec s’écroulamalheureusement sur lui. On le vit un instant debout au milieu desdébris. Il s’épousseta et passa.

Au cœur même du journal des Débats, dans lesanctuaire grave, moisi, humide, doctrinaire, hérétique, intègre,accommodant, inflexible et fondant où se boulange le sophismeuniversel, un homme, un garde-vue, un docteur, coiffé du derniercheveu janséniste, écrivait, passionné comme un joueur de boule,l’article séculaire :

… « La France sait bien que nous nechangeons jamais d’opinion… »

Chapitre 69UNE DÉCOUVERTE DU DOCTEUR LUNAT

Il était environ cinq heures du soir quandIsaac Laquedem arriva dans la rue Pierre-Lescot, qui était le termede sa course. Il s’était attardé en chemin à sauver des femmes, àprotéger des enfants, à secourir des blessés.

Nous citerons seulement le docteur Lunat qu’ilreleva, percé d’un coup de baïonnette, dans la rue Saint-Honoré,devant les messageries Laffitte-Caillard.

Cet honorable praticien le remercia beaucoupet lui dit :

– Je viens, cher monsieur, d’acquérir lapreuve d’une particularité curieuse ; l’abbé Romorantin auradu plaisir à la noter. Il paraît, c’est Schiavone qui le dit dansla note 8, à la fin du second tome, que le Juif errant apositivement vingt-quatre heures de repos tous les cent ans. Cen’est pas beaucoup, mais enfin, peu vaut mieux que rien. Vous savezque ce Schiavone était fou. Bertola aussi, Schedt également etMathieu Pâris de même. J’ai été fou, l’abbé Romorantin le sera. Surtreize académiciens qui passent encore pour sages, il y en aquatorze dont le cerveau…

Isaac le déposa dans le magasin auxbagages.

Et il s’en alla frapper à la porte de laMaison des Juifs.

Chapitre 70MADAME PUTIPHAR

Il fut reçu par Mme Putiphar,directrice de l’établissement, qui était fort inquiète, parce queaucun de ses divers Juifs-Errants n’était encore rentré.Chodruc-Duclos avait passé une partie de la nuit précédente àécrire de mauvaises plaisanteries au prince Polignac.

Ahasvérus dit un mot àMme Putiphar, qui resta toute décontenancée à leregarder.

– Seigneur, murmura-t-elle, nous n’avonsplus de chambre vide.

L’Homme répondit :

– Je veux le logis d’Ozer, le soldat quidonna l’éponge, imbibée de vinaigre.

Mme Putiphar essaya derefuser, mais l’homme murmura d’un ton impérieux :

– Faites vite…

Je suis trop tourmenté,

Quand je suis arrêté !

Mme Putiphar obéit. Elle pritune clef accrochée à la muraille et monta trois étages. Elle ouvritune porte.

– Entrez, Seigneur, dit-elle, c’est làqu’il demeure depuis deux jours.

L’Homme entra.

– Maintenant, ordonna-t-il, reprenez laclef et allez l’accrocher de nouveau à la muraille…

– Mais s’il rentre ?

– Il rentrera.

– S’il demande sa clef ?

– Vous la lui donnerez.

Et que lui dirai-je ?

– Vous ne lui direz rien.

Chapitre 71LA CASSETTE

Mme Putiphar sortit. Je ferairemarquer qu’elle était Égyptienne, de même qu’Holopherne étaitBabylonien, le docteur Lunat prouve dans son grand ouvrage qu’il ya bien du mélange dans ce qu’on nomme aujourd’hui les Juifs, soiterrants, soit sédentaires.

L’Homme resta seul. Il s’assit dans un vieuxfauteuil en poussant un soupir de voluptueux soulagement.

– Ma foi, murmura-t-il, je vais dépenseraujourd’hui une bonne part de mes vingt-quatre heures de repos.Tant pis ! La chose en vaut bien la peine.

Il croisa ses jambes l’une sur l’autre ettourna ses pouces, disant :

– Voilà dix-sept ans passés que je nem’étais livré à ce jeu. C’est agréable.

La chambre était misérablement nue, commetoutes celles de l’hôtel des Trois-Rois. Il n’y avait pour toutornement qu’une image du Juif errant, souillée et déchirée.

Isaac la regarda avec plaisir.

– Comme cette bière mousse bien dans lepot ! pensa-t-il. J’en boirais un verre sans répugnance… maisces marchands de chansons me font trop vieux, ma barbe est troplongue, et mon nez trop crochu !

– Ah ! ah ! fit-il ens’interrompant, voici la fameuse cassette !

Son œil venait de rencontrer une petite boîteplate à demi cachée sous le traversin du grabat.

Il se leva, la prit et l’ouvrit, quoiqu’ellefût fermée à l’aide d’un secret qui eût défié l’habileté desprincipaux voleurs ou serruriers de la capitale.

Dans la petite cassette, dont l’intérieurressemblait exactement à celui des pharmacies portatives à l’usagedes médecins homéopathes, il y avait douze rangées de flaconsmicroscopiques, les uns vides, les autres contenant une liqueurincolore.

Les flacons ainsi remplis étaient au nombre decent quatre-vingt-sept ; les vides ne dépassaient pas lechiffre trente.

– Ce qui prouve bien, pensa Isaac ensouriant que ma peine est plus qu’aux trois quarts faite. Lespleins sont le passé et les vides l’avenir. Le monde a plus duréqu’il ne durera.

Il prit tous les petits flacons pleins les unsaprès les autres et les examina attentivement au jour.

On eût dit qu’il voyait dedans des portraitsfort ressemblants.

Certains lui arrachaient une exclamationétonnée, comme s’il eût retrouvé quelque vieille connaissance.

– Tiens ! dit-il, voilà lesecrétaire du cheval de Caligula ! pauvre garçon ! Lebarbier de Julien l’Apostat… Un cuisinier de Frédégonde… Je les aitous connus : comme cela me vieillit ! Un baron du tempsde Philippe-Auguste… le chimiste des Médicis… ce bon Ravaillac…Cartouche, un joyeux compère !… Marat… mais où diable est doncsir Arthur ?

Comme les flacons étaient rangés par ordre dedate, il ne tomba que tout à la fin sur celui de sir Arthur.Immédiatement après venait celui du colonel comte de Savray.

Puis commençait la série des flaconsvides.

Isaac referma la boîte et la remit sous letraversin.

Après quoi, il se coucha sur le lit, dont iltira les rideaux, et ferma les yeux en murmurant :

– Aujourd’hui je ne me refuse rien :je vais faire un bon petit somme.

Chapitre 72LE BLESSÉ

Les bruits de la guerre civile allaients’apaisant.

Peu à peu le silence se fit dans la villefatiguée de meurtres, tandis que la nuit, abaissant ses voiles,enveloppait la vaste scène de carnage.

Isaac Laquedem dormait. Sa respiration étaitégale et douce comme celle d’un enfant. Pénitence vaut presqueinnocence.

À son chevet, dans l’ombre qui allaits’épaississant, on eût pu voir une pâle forme de jeune fille qui sepenchait sur lui en souriant, et veillait. Innocence protégepénitence.

Vers huit heures du soir, aux fracas lointainsde la bataille, succéda un autre tapage. Les hôtes de la Maison desJuifs étaient rentrés au bercail, et l’orgie commençait chezMme Putiphar.

Isaac ouvrit à demi les yeux, écouta, seretourna et se rendormit, murmurant :

– J’ai encore trois heures.

– Moi, je prie, dit l’ombre blanche.

Comme onze heures de nuit sonnaient àl’horloge du Palais-Royal, des pas lourds montèrent l’escalier.L’ombre éveilla l’Homme dans un baiser et disparut. Au moment où laclef tournait dans la serrure, Isaac était déjà debout et cachéderrière les rideaux.

Deux hommes entrèrent, portant un blessé quifut déposé sur le lit.

Puis vinrent le faux comte de Savray etHérodiade, sa gouvernante.

Puis le docteur Lunat, les yeux bandés ettremblant de tout son corps, fut introduit.

On mit un mouchoir sur le visage dublessé ; on ôta le bandeau du médecin et le faux comtedit :

– Docteur, il ne faut pas juger les gensà la mine. Votre visite vous sera payée dix Louis. Examinez-moi cegaillard-là et dites-moi s’il vivra.

À part certains côtés du cerveau qu’il avaitétoilés, comme vous et moi, le docteur Lunat était un savantmédecin. Il examina et palpa selon l’art le blessé évanoui.

– Il vivra ! prononça-t-il. Jeréponds de lui !

Ozer, le faux comte, lui tendit cinq doublesnapoléons.

Le docteur Lunat les prit et dit en pointantl’image du Juif errant collée à la muraille :

– C’est un exemplaire du tirage de 1790.Je vous en offre deux cents francs. L’abbé Romorantin cherche cetteépreuve depuis vingt ans…

Le comte détacha la sale estampe, la lui donnaet le mit à la porte.

– Voilà un drôle de fou ! pensa ledocteur emportant son exemplaire de 1790.

Ozer fit monter un bol de punch et s’assitdevant la table avec Hérodiade.

– Nous avons trois quarts d’heure devantnous, dit-il, je ne peux faire l’opération qu’à minuit sonnant.Causons.

Chapitre 73LE GRAND SECRET

– Ma reine, reprit le faux comte, quandles verres furent pleins, je vais vous expliquer l’histoire.

– Est-ce que je ne pourrais pas rester làpendant l’opération ? demanda Hérodiade. Je voudrais voir.

– Non, impossible. Je dois être seul.C’est la loi. Mais je puis vous faire assister par la pensée…

– Je voudrais voir interrompit Hérodiadequi était entêtée.

– Le roi dit : Nous voulons !prononça solennellement le soldat Ozer.

Puis, avec un gros rire, il ajouta :

– Et encore, on ne lui obéit pas tous lesjours !

Il but un verre de punch et reprit :

– Nous sommes seuls. Le blessé estévanoui. Ce fou de docteur n’a pas même songé à lui rendre sessens. On peut causer : cela tue le temps, et quand je doischanger de corps, j’ai toujours une petite émotion biennaturelle…

– C’est donc dangereux ? demandaHérodiade.

– Mon Dieu non, pas autrement… mais c’estdélicat. Voilà : il me faut un homme évanoui, pour qu’il soitcomplètement en mon pouvoir, mais un homme en bonne santé pourtant,car je ne voudrais pas m’affubler d’un corps malade ou en danger demort. Quand je me fis sir Arthur, je lui donnai tout bonnement àboire un verre de vin chaud où il y avait une bonne dose delaudanum. Quand je m’introduisis dans la peau du colonel comte deSavray…

– Vous regretterez ce corps-là !interrompit Hérodiade. Cinq pieds sept pouces, et dumollet !

– C’est possible, mais laissez-moi vousconter cette anecdote. Ce fut la nuit de l’incendie, là-bas, àTours. Pendant que ce coquin d’Ahasvérus sauvait l’enfant, moi, jesuivais le père par derrière ; les lueurs du feul’éblouissaient, et d’ailleurs il avait la tête perdue ; ilbuta contre un tuyau de pompe, je l’étourdis d’un coup de poing, etpendant qu’il cherchait à se relever, troublé comme un homme ivre,j’aspirai lestement son âme, et j’entrai en lui comme chez moi.

– C’est tout de même bien étonnant !dit la reine Hérodiade. Je voudrais voir !

– Et je revins, ajouta Ozer, m’étendredans la calèche auprès de la comtesse Louise, qui devenait ma femmelégitime.

– Donna-t-elle dans le panneau ?

– Bah ! fit Ozer, jamais cettepimbêche ne m’a permis de lui baiser le bout des doigts.

Chapitre 74MINUIT

Le premier coup de minuit tinta aux clochersvoisins. Le soldat Ozer se leva précipitamment et poussa Hérodiadevers la porte. Le bol de punch, du reste, était bu.

Demeuré seul, Ozer s’approcha du blessé etl’examina.

– Un beau garçon ! dit-il. Fils duplus riche banquier du parti libéral ! Nous allons faire unefortune immense et prendre pied à la nouvelle cour.

Il prit la petite cassette, y choisit la fiolevoisine de celle qui contenait l’âme du colonel comte de Savray ets’élança sur le blessé en poussant un grognement de joie.

Ses lèvres se collèrent à la bouche du jeunehomme ; il aspira fortement et introduisit le goulot de lapetite fiole entre ses lèvres, pour y souffler l’âme dérobée.

La fiole emplie fut rebouchée. Elle contenaitdésormais l’âme du blessé.

– Adieu ma carcasse ! dit en mêmetemps Ozer.

Son corps, l’ancien corps du comte de Savraytomba comme une masse.

Et une forme étrange, monstrueuse, sembla sedégager du cadavre. Cette forme bondit vers le blessé, qui n’étaitlui-même qu’un cadavre, en attendant qu’une autre âme vînt levivifier.

Mais à ce moment là même, une main de fer,saisissant le monstre aux cheveux, le rejeta à l’autre bout de lachambre. Le monstre regarda.

– Ahasvérus ! fit-il. Ah !scélérat d’Ahasvérus !

Il poussa un hurlement terrible et seprécipita en avant tête-baissée.

Sa tête rencontra la poitrine de l’Homme. Ellesonna comme si elle eût choqué un mur de pierre.

– Pitié ! dit le monstre, l’heure asonné. Si je n’entre tout de suite dans son corps, il va mourir etmoi aussi.

L’homme croisa ses bras sur sa poitrine etresta muet.

– Pitié ! pitié !

Puis des blasphèmes et des grincements dedents. Le monstre se tordit comme un serpent blessé. Au bout d’uninstant, un silence de mort régnait dans la chambre, où il y avaittrois cadavres : celui du colonel comte de Savray, celui dubanquier libéral, celui d’Ozer, le soldat d’Hérode.

Les bruits d’orgie continuaient à l’étageinférieur.

Chapitre 75EXPLICATIONS

Certes, le docteur Lunat, membre del’Institut, avait eu tort, professionnellement parlant, de ne pasrendre au fils blessé du plus riche banquier libéral l’usage de sessens, mais on ne peut songer à tout, et l’attention du docteuravait été naturellement monopolisée par l’estampe du Juif-Errant,tirage de 1790. Il faut excuser ce célèbre médecin aliéniste. Sansses immenses travaux, exécutés avec l’aide du bon abbé Romorantin,notre histoire serait pleine d’invraisemblances et de lacunes.

Il est bien avéré, n’est-ce pas, que le mondeprend de l’âge et qu’il laisse aller ses secrets comme un vieillarden enfance. On a appris depuis peu le véritable nom de MathieuLaensberg, ce bienfaisant père des almanachs, occupé le long dessiècles à prédire jour par jour le temps que Dieu ne doit pasfaire. Un médium illustre m’a avoué en pleurant qu’il était JosephBalsamo : il se repent amèrement des espiègleries de sajeunesse. Nous avons vu la sibylle de Cumes condamnée en policecorrectionnelle, et Apollonius de Tyanes à son théâtre de prestigessur le boulevard, où on le voit changer de corps et de nom tous lessept ans.

Voici le fait ; nous le tenons du docteurLunat, dont la compétence ne peut guère être récusée : Enprincipe, Ozer, le soldat d’Hérode, a trois minutes pour opérer lesdéménagements de son âme. Passé ce temps, si son âme reste entredeux selles, elle meurt.

Est-il possible, cependant, qu’une âmemeure ? Schiavone, répété par l’Écossais Lockhard, l’affirme,mais ils ne sont pas forts.

El Edrisi aime mieux se demander si l’âme dece coquin d’Ozer est véritablement une âme. Je vous recommandeSchedt sur la matière. Il n’en sait pas le premier mot, mais il estTyrolien et il a bon cœur.

L’âme ne meurt pas, si ce n’est de cette mortterrible dont parle l’Écriture, et qui est le châtiment éternel,mais les coquins meurent, même ceux à qui la patience célesteaccorde ces longs répits qui étonnent les siècles.

Chapitre 76MORT DE Mme HÉRODIADE

Isaac Laquedem poussa du pied le monstre pourvoir s’il était réellement décédé, après quoi il remit avec soinl’âme du jeune négociant blessé dans son corps : cela parut lesoulager : j’entends le jeune négociant.

Isaac prit ensuite un mouchoir et le noua parles quatre coins, afin d’y placer le cadavre du colonel comte deSavray. Il est superflu de faire observer que cela ne put avoirlieu sans quelque manigance un peu surnaturelle. Néanmoins, cen’était pas si miraculeux que vous le pensez. Le corps se prêtait àcette opération. Il diminuait, diminuait, diminuait… nousexpliquerons le fait scientifiquement au chapitre subséquent,intitulé la Théorie des limbes.

Isaac Laquedem mit dans sa poche la petiteboîte où étaient les fioles. C’était important pour la suite.

Il dit au jeune négociant, fils d’un des plusriches banquiers libéraux : « Lève-toi. » Le jeunenégociant se leva, sans négliger de passer sa main sur ses yeux enmurmurant : « où suis-je ? »

Isaac Laquedem saisit son bâton et ouvrit laporte. Hérodiade était derrière les battants, l’œil collé au troude la serrure, afin de satisfaire sa curiosité coupable. Isaacl’assomma d’un coup de gros bout.

Il pénétra dans la chambre où les divers Juifserrants faisaient orgie, et les massacra tous tant qu’ils étaient àcoups de bâton. Chodruc-Duclos seul échappa au carnage, parce qu’ilétait allé donner une sérénade, sous les fenêtres du prince dePolignac.

Tous ces meurtres passèrent inaperçus à lafaveur de la guerre civile. D’ailleurs, chacun de ces bravesIsraélites avait été déjà roué, pendu, fusillé et guillotiné nombrede fois, selon les temps. Tous se portent à merveille au moment oùnous traçons ces lignes.

Le fils du banquier libéral fut rendu à safamille. Son nom est devenu célèbre par une des plus solidesbanqueroutes de ce siècle, fécond en sauts périlleux.

Chapitre 77VENT D’ESPOIR

Comme minuit sonnait à l’église Notre-Dame deschamps, c’est à dire au moment précis où Isaac Laquedem, vivantepénitence de dix-huit siècles, exterminait le monstre qui avait étéle soldat Ozer, image honteuse et dégradée du crime sans repentir,la comtesse Louise sentit qu’un poids était retiré de dessus soncœur.

Elle était là, au chevet du vicomte Paulendormi. Le vicomte Paul eut un sourire. Sa main pâle était entreles mains de cette belle jeune fille blanche et douce quiressemblait à la petite Lotte.

Dans la chambre voisine, Fanchon la nourriceet le bon abbé Romorantin causaient de choses surprenantes. L’abbéRomorantin apprenait à Fanchon que la fille d’Ahasvérus étaitdouble… vous lisez bien : double, et ce n’est pas plusincroyable que le reste de cette histoire.

On eût dit que cette main blanche qui touchaitla main du vicomte Paul parsemait son sommeil de rêves heureux.

La comtesse Louise les regardait tour à tour,son souvenir remontait les pentes du passé. Elle s’étonnait de n’yplus trouver de larmes.

Quelques instants après minuit, les lèvres dela belle jeune fille s’entr’ouvrirent pour laisser tomber ces mots,suspendus comme des perles à son sourire :

– Mon père va venir.

En même temps, un pas sonore attaqua le pavéde la rue. La comtesse Louise se mit à la fenêtre et vit un hommede haute taille qui marchait dans l’ombre, appuyé sur un longbâton. Le vent qui faisait flotter les cheveux de cet hommeapportait comme un parfum d’espérance…

Quand Louise referma la croisée, le vicomtePaul était éveillé. Il dit :

– Mère, j’ai rêvé que mon pèrem’embrassait, mon père d’autrefois, mon vrai père !

Chapitre 78LE VOYAGE

Nous sommes sur la route de Flandres. L’Hommeallait à larges enjambées ; la lune éclairait sa taille droiteet robuste. Le souffle sortait puissant de sa poitrine.

Déjà, derrière lui, Paris perdait dans la nuitses gigantesques perspectives, – Paris changé en bivac et quidormait le sommeil fiévreux de la guerre civile.

L’homme se retourna, au sommet des coteaux deLivry. Son œil voyait plus loin et mieux que celui des autreshommes, car il distingua, malgré la distance, un vieillard quiveillait, pensif et seul, à la lueur d’une lampe, dans une chambredu palais des Tuileries. Ce palais a vu beaucoup de semblablesveilles.

Le vieillard était un roi.

– Marche ! marche ! murmural’Homme. Fais comme moi, siècle inquiet, peuple vaillant, humanitémalade ! marche ! marche ! marche !

Il reprit sa route silencieuse et rapide. Lesarbres fuyaient derrière lui ; les clochers lointainsgrandissaient, puis passaient.

Auprès de lui glissait une forme blanche quine le quittait pas plus que son ombre.

Quand le crépuscule naquit, une vaste forêtdrapait autour de lui les plans inclinés d’une chaîne de montagnes.Il avait franchi la frontière de France, c’était la terre allemandequi l’entourait.

Chapitre 79LA THÉORIE DES LIMBES

À six heures du matin, Isaac Laquedem étaitdans le Harz et descendait les pentes abruptes de l’Andreasberg.Les échos de la forêt s’éveillaient aux hurlements de la meute del’ancien conseiller privé, baron de Pfifferlackentrontonstein,lequel n’avait pas encore forcé la biche qui lui donna le change,lors de notre première visite à ces sauvages contrées. Il lacourait toujours.

– Ruthaël, dit Isaac, sommes-nous biendans le chemin des Trois-Puits ?

– Père, nous y sommes, répondit lablanche vision.

Et, en effet, l’instant d’après, la bannedescendait avec Isaac Laquedem dans les entrailles de la terre.

Nous n’avons qu’une demi-page pour éluciderici une question qui tiendra douze tomes in-quarto dans le grandouvrage du docteur Lunat, sur les stations hypothétiques des âmes,ce savant homme n’est pas un matérialiste. Il admet cinq stations,dont deux éternelles : le Ciel et l’enfer, et troispassagères : la terre, le purgatoire, les limbes.

Les limbes sont sur la terre ou sous la terre.La terre contient tout excepté le ciel et l’enfer.

Ceux dont Ozer le soldat dérobait les corps,végétaient dans les limbes, selon la Théorie du docteur.

À l’aide de quels corps, cependant, et avecquelles âmes, puisque le soldat d’Hérode se servait de leurs corpspour son propre usage et gardait leurs âmes dans ses petitesbouteilles ?

Ce sont là d’énormes problèmes à proprementparler, il n’y a dans les limbes ni corps ni âmes.

Visitez certaines fabriques de Londres (car ungrand tiers de cette libre cité est dans les limbes), cherchez-ydes corps et des âmes !

Des corps, on en trouve d’infortunés corpshorriblement abâtardis par l’oppression industrielle. Mais desâmes… j’affirme qu’il n’y en a pas !

J’ai vu là, moi qui parle, à Londres, unevictime d’Ozer, qui, depuis dix-sept ans, rampait dans le mêmeboyau souterrain pour pousser le même wagon sur le même rail. Cen’était plus qu’une mécanique et cette mécanique avait oublié sonpropre nom. Elle ne connaissait plus qu’un dieu : le chien ducontre-maître, qui aboyait derrière elle quand s’arrêtait lewagon.

 

À neuf cents mètres au-dessous de l’herbe,éclairée par le libre soleil, les restes, les reflets du vrai sirArthur et du vrai colonel comte Roland de Savray végétaient au fonddes mines d’Andreasberg, dans les limbes, misérables choses quin’avaient plus d’âmes dans leur rebuts de corps.

Ce sir Arthur, nous ne saurions tropl’expliquer, n’était pas le coquin d’Anglais que nous avons connu àTours en Touraine, mais l’autre, celui qui avait quitté un soir sastalle au Théâtre-Français et à qui on avait filouté son âme dansles couloirs : en un mot, l’avant-dernière victime du soldatOzer, puisque le comte Roland était la dernière.

Chapitre 80LE FEU GRISOU

Le comte et lui piquaient tous deux leminerai, tristes, silencieux, courbés par la fatigue, découragés,auprès d’une flaque d’eau plus noire que l’Érèbe. Leurs lanternesfumaient à leurs pieds. À un moment, ils s’arrêtèrent et seregardèrent. Des larmes brûlantes étaient dans leurs yeux.

– Je ne peux plus ! dit le comte quijeta son pic.

Sir Arthur fit de même et ajouta :

– J’aime mieux mourir !

Ils s’assirent à côté l’un de l’autre sur lesol humide, les mains croisées, le regard vague.

– Vous souvenez-vous encore, demanda sirArthur, de ce que vous étiez autrefois ?

– Je ne sais, répondit le père du vicomtePaul avec fatigue. Je cherche… il me semble… mais non… j’ai toutoublié !

Ils mirent entre leurs mains qui tremblaientleurs têtes stupides.

– Allons, fainéants ! cria la grossevoix du gardien.

Mais ils ne se relevèrent point.

Il y eut des menaces et des claquements defouet. Ils demeurèrent immobiles.

En ce moment, des voix lointaines, des voixlugubres envoyèrent des cris inarticulés d’abord, qui allèrent sedessinant, puis disant :

– Éteignez les lampes ! le feugrisou !

Un flot de gardiens accourait. Les mineursquittaient leurs travaux, les lumières s’éteignaient de proche enproche, le long des perspectives souterraines.

Une vapeur grise, semblable à une gaze,montait des profondeurs de la mine.

Et au delà de cette vapeur on voyait un hommede haute stature, qui marchait appuyé sur son bâton. À ses côtés,un enfant glissait dans le noir.

– Éteignez les lampes ! lefeu ! le feu grisou !

Dans ces villes enfouies, il n’y a pointd’ordre qui soit si vite exécuté.

Une lanterne allumée, en effet, quand marche àhauteur d’homme cette vapeur grisâtre qui s’étend comme un voilefloconneux, c’est la mort.

Toutes les lueurs s’éteignirent, les unesaprès les autres.

Toutes, à l’exception de deux, qui brillaientdans les lanternes du père du vicomte Paul et de sir Arthur.

Les gardiens se précipitèrent. L’homme à lahaute stature arrivait. – Mais avant eux arrivait la vapeurgrise.

La vapeur toucha une des lanternes. Uneexplosion sèche et déchirante eut lieu, qui s’enfla en sollicitantles échos et prolongea son redoutable fracas dans le lointain desgaleries. Il y eut un grand cri, suivi par un silence plusgrand.

Tous ceux qui naguère étaient debout gisaientsur le sol, immobiles – et morts.

Seul, l’étranger à la haute taille restaitdroit sur ses jambes, avec sa fillette qui le tenait par lamain.

Chapitre 81LES ÂMES

L’étranger se pencha sur le comte Roland deSavray, puis sur sir Arthur, qui, tous deux, semblaient privés devie. Il ouvrit la boîte d’Ozer, pleine d’âmes, et y choisit deuxfioles qu’il mit entre leurs lèvres.

– Je volé aller tête de souite dansParis, déclara aussitôt sir Arthur, qui se releva, roide comme unpiquet. Je vêlé voar le trédgédy !

Et le père du vicomte Paul, se tâtant comme onfait au sortir d’un songe :

– Louise ! ma femme chérie !Paul ! mon fils bien-aimé ! Où sont-ils ? oùsont-ils ?

Âme d’Anglais maniaque.

Bonne âme de France qui, sitôt revenue,faisait battre un bon cœur !

Chapitre 82

 

Par une splendide journée d’août, le soleilcouchant enflammait le coude gracieux que fait la Seine au bas ducoteau de Meudon.

Dans le salon d’un cottage charmant, dont lesfenêtres regardaient le fleuve, le colonel comte Roland de Savray,brillant comme jadis, causait avec la comtesse Louise au fond d’uneembrasure. Roland appuyait ses lèvres sur les mains de sa femme,embellie par le bonheur.

Le vicomte Paul, qui ne se sentait plus de sablessure, était auprès de Lotte, douce comme une sainte. Ilsparlaient de leur union prochaine.

Le bon abbé Romorantin cherchait à obtenirquelques renseignements très délicats d’un homme de grande taille,qui se tenait au milieu de la chambre debout et le bâton à lamain.

Par les portes ouvertes, on voyait les figurescurieuses de Fanchon la nourrice et du hussard Joli-Cœur.

Six coups tintèrent au vieux clocher del’église. Isaac Laquedem dit :

– Mes amis, je vous fais mes adieux. Mesvingt-quatre heures de congé sont révolues.

Tout le monde l’entoura aussitôt, pendant queFanchon chantonnait :

Messieurs, le temps me presse,

Adieu la compagnie.

Grâce à vos politesses,

Je vous en remercie…

– Quoi ! déjà ! s’écria lacomtesse Louise en pressant les deux mains d’Isaac.

– Il le faut, répondit-il, onm’appelle.

– Qui ? demanda le comte.

– L’ange, répondit Isaac, qui se penchavers Lotte, la jeune fiancée, et la baisa au front.

Lotte souriait. Les autres avaient des larmesdans les yeux.

– Je veux prier l’ange, s’écria levicomte Paul, pour qu’il vous laisse avec nous ! Quel noma-t-il ?

– Il a nom l’Expiation.

Isaac était déjà au seuil du salon. Sa maintoucha ses lèvres et envoya un baiser à tous ceux qu’il aimait.

On le vit bientôt sur un grand chemin quilonge la rivière. Le soleil couchant jouait dans les mèches éparsesde ses cheveux.

– Lotte ! cria tout à coup levicomte Paul, car il venait d’apercevoir, une petite ombre blanchequi marchait aux côtés du voyageur, derrière l’ange, ministre de lamiséricorde infinie du grand Dieu : Lotte ! nem’abandonne pas !

– Je suis là, répondit une douce voix, àses côtés.

– Vous voyez bien qu’elle estdouble ! murmura le bon abbé Romorantin à l’oreille de Fanchonla nourrice. Voilà un fait acquis à la science !

Le voyageur tournait le coude du chemin duhalage et disparaissait derrière les peupliers. La brise du soirapporta son chant triste et doux qui disait :

Le dernier jugement

Finira mon tourment…

Partie 2
LE CARNAVAL DES ENFANTS

À Jane.

Chapitre 1LE CONSEIL DES ONZE

Vas-tu reconnaître, blonde Jane, cettehistoire que je fis pour toi quand tu étais petite ? Noussommes bien changés tous les deux : te voilà grande, et moi jesuis chrétien : que la bonté de Dieu soit bénie !

 

Il y a un bel hôtel dans la rue du FaubourgPoissonnière, un hôtel magnifique, habité par des gens qui sonttrès-riches. Je crois que le mari a été banquier ou agent dechange ; la dame appartient à une famille de magistrature. Ilsont quatre filles toutes quatre mariées et mères de beaux enfants,pour qui la grande fête de l’hiver dernier fut donnée au jeudigras.

Sans sortir de la maison, les petits-enfantsde M. et Mme Lemercier composent déjà de quoiformer une très belle contredanse : il y a six garçons et cinqfilles. Avec les cousins et cousines, la famille peut bien aller àquarante petits, tous gais, tous gentils et tous attendant la« sautée » du jeudi gras avec une fiévreuseimpatience.

Chaque année, en effet, quand vient ce gaijeudi, qui profite aux pauvres par une loterie-monstre,Mme Lemercier ouvre ses salons aux amis et auxamies de ses petits-enfants. Les invitations sont lancées quinzejours à l’avance pour que ces messieurs et ces demoiselles nes’engagent pas ailleurs ; on les orne de belles vignettesdessinées par nos meilleurs artistes et on les imprime sur papierrose glacé, qui sent bon. Ce n’est pasMme Lemercier qui invite, c’estMlle Claire, c’est Mlle Antonine,c’est Mlle Louise, etc., avec M. Gaston,M. Maurice, M. Fernand et autres. La rédaction de ceslettres varie tous les ans ; elle est ordinairement délibéréeen conseil comme les missives ministérielles, mais il faut avouerque Mlle Claire et M. Gaston y ont lameilleure part. Ils ont du talent en effet tous les deux et del’expérience. Claire a fait sa première communion, Gaston aussi, iltravaille pour être officier de marine et porte déjà le fameuxgilet blanc croisé qui fit palpiter, depuis l’invention de la mer,tant de vaillants petits cœurs brestois ou toulonnais. Il a leportrait de Jean Bart dans sa chambre et plusieurs curiosités,rapportées par ses collègues de l’expédition de Chine.

C’est le Conseil des Onze qui fixe la policede la fête, le caractère des déguisements, le menu du souper, lechoix des quadrilles. Il est souverain, ce Conseil ; il adroit d’exclure de la liste d’invitation tout cavalier ou toutedame qui ne s’est pas décemment comportée au dernier carnaval.Ainsi Marie de Monval a-t-elle subi cette année ce suprême affrontpour avoir lancé un coup de pied au bel Anatole, qui l’avait« laissée sur sa chaise » au mépris d’engagementsformels.

Le bel Anatole avait tort, mais un coup depied ! Une demoiselle ! cela ne se fait pas.

Donc, le jeudi gras, 7 février 1861, l’hôtelLemercier présentait dès le matin un aspect inaccoutumé. Lestapissiers étaient maîtres des salons, et les domestiques effarésavaient dû se mettre aux ordres du Conseil des Onze. Il y avait eutrois cents invitations semées, dont quelques-unes étaient doubleset triples ; on comptait sur quatre cents« cavaliers » et « dames » choisis et choisiesparmi les plus élégants bambins de la capitale du monde civilisé.Toutes les célébrités de la mode avaient accepté : le belAnatole, déjà nommé, dont le poney café au lait fait fureur aubois ; Gérard, le sportman, qui a remporté le prix du patin aubois de Boulogne ; le petit vicomte d’Azincourt, qui« dit la chansonnette » comme Nadaud ;Mlle Honorine, surnommée Bichette, élève de MarieDarjou pour le piano, et dont les petites mains vont rivaliserbientôt avec les doigts féeriques de sa maîtresse ;Mlle Aimée, célèbre danseuse ;Mlle Lucie qui fait la mode ;Mlle Marthe, – qui fait des vers.

Hélas ! oui, des vers, et quiriment !

Ne le dites pas à Barbey d’Aurevilly, l’Attilades bas-bleus.

Ma fille aînée, avait eu l’honneur de recevoirune lettre d’invitation, mais elle n’est pas femme du monde dutout, à ce qu’elle dit, et, dans une réponse fort polie, elles’excusa sur les soins de son intérieur. Il est un âge pour leplaisir. Ma fille a bientôt huit ans et commence à aimer laretraite.

L’hôtel Lemercier, comme beaucoup d’autres,dont les propriétaires, arrivés à l’opulence, ne peuvent dépouillertout à fait l’esprit commercial qui fut l’agent de leur fortune,est situé entre une vaste cour et un fort beau jardin, mais, sur ledevant, une maison à cinq étages, une maison de rapport,pour employer le terme consacré, le sépare de la rue. Cette maisonde rapport, louée des caves aux combles, paye l’intérêt descapitaux morts, représentés par la cour, l’hôtel et le jardin.

Voilà comme quoi le luxe ne coûte rien quandon sait s’y prendre et qu’on a beaucoup d’argent.

Au cinquième étage de la maison de rapport,demeurait depuis quelques mois une jeune dame étrangère, qui étaitremarquablement belle, mais qui semblait triste et souffrante. Elleavait deux enfants ; deux anges aux traits délicats, aux jouesun peu pâles, autour desquelles bouclaient, par masses prodigues,d’admirables cheveux blonds. L’étrangère se nommaitMme Jacoby. Elle n’avait point de bonne ; elleétait pauvre, bien que sa toilette fût toujours décente et digne.On pouvait chaque matin la voir, à l’heure où les valets remuentseuls dans les maisons, secouer ses maigres tapis par la fenêtre etdonner de l’air à sa chambrette pendant qu’elle faisait son modesteménage. La petite fille descendait prendre le lait ; le petitgarçon, timide et peut-être honteux du fardeau qu’il portait, caril avait la fière beauté des races nobles, allait chercher le painchez le boulanger de la rue d’Enghien.

Mme Jacoby sortaitbeaucoup ; elle travaillait pour vivre. Le concierge de lamaison la respectait sans l’aimer, parce qu’elle ne disait pas sesaffaires. Selon l’apparence, elle devait donner en ville des leçonsde chant et de piano.

Le dimanche, elle menait ses enfants à lagrand’messe de huit heures à Saint-Eugène. Ils étaient toujourspropres dans leurs petits costumes demi-français, demi-hongrois quine se faisaient point remarquer, par la raison que Paris a prisdepuis quelques mois, avec les modes espagnoles, les modesdanubiennes, et se passe l’innocente fantaisie de jouer aumoldo-valaque. Paris a quelquefois de plus dangereusesamusettes.

La mère et les deux enfants s’asseyaienttoujours à la même place et formaient un groupe charmant. À tour derôle, le petit garçon et la petite fille étaient chargés deremettre au quêteur l’humble offrande deMme Jacoby, et c’était plaisir que de voir lacouronne de bonté qui rayonnait alors autour de ces jeunes fronts.Certes, parmi les enfants riches amenés à l’église, il n’en étaitpoint de mieux élevés que ces deux-là. Ils priaient de tout leurpetit cœur, auprès de la mère pieuse, dont parfois les grands yeuxbleus se mouillaient de larmes.

Il y avait ici quelque profonde douleurfièrement dissimulée, un drame peut-être, mais un de ces drames oùla souffrance, assurément, ne s’aggrave point par le remords. L’âmeest dans le regard. Le regard de Mme Jacoby étaitdoux et calme comme la pureté d’une bonne conscience.

Après la messe, le petit garçon, qui pouvaitavoir onze ans, offrait le bras à sa mère avec une courtoisiechevaleresque, et la petite fille, qui semblait être exactement dumême âge (au point qu’on les disait jumeaux), se laissait prendrepar la main. Ils revenaient ainsi tout droit à la maison et neressortaient plus.

Dans tout ce qui précède, il n’y a rien debien surprenant ; néanmoins, les gens qui ont assez de loisirpour s’occuper des affaires d’autrui voyaient là du mystère, et laconcierge de la maison de rapport avait mis plus d’une fois son œilet son oreille à la serrure du logement du cinquième, la porte àdroite. Je dois avouer tout de suite qu’elle n’avait rien découvertde suspect.

Il va sans dire que le Conseil des Onze, formépar les petits-enfants de M. et Mme Lemercier,faisait ce qu’il voulait du matin au soir. Les pères et mèresavaient bien parfois quelques velléités de montrer du caractère,mais il y avait l’autorité supérieure du bon-papa et de labonne-maman, fondée sur le respect universel. Le bon-papa et labonne-maman ne voulaient pas que les enfants fussent contrariés.Ils prétendaient, bâtissant sur leur amour tout un naïf système dephilosophie, que les enfants prennent un excellent caractère quandon ne les contrarie jamais. Si les enfants ne devaient jamaisrencontrer dans la vie que des bons-papas et des bonnes-mamans jetrouverais encore ce système assez déraisonnable. Du reste il n’estpas nouveau, et tout le monde connaît ce devant de cheminée quireprésente un enfant et une marmite, l’un abusant de l’autre.

Mais par malheur il n’y a au monde qu’unbon-papa et qu’une bonne-maman, deux tout au plus, et quepenseriez-vous d’un précepteur qui déchausserait son élève pour luifaire traverser un champ de ronces, disant : On a les piedsbien plus à l’aise sans souliers ?

Le monde est un chemin de ronces, bonne-maman,bon-papa, les épines de ces ronces sont longues comme despoignards. Jusqu’à l’heure où sera rouverte la grille du paradisterrestre, ne désarmez pas vos enfants bien-aimés.

Faites-les doux, mais faites-les forts.

Afin que dès leurs premiers pas dans la vie,ils ne vous reprochent pas de les avoir trahis.

Il était cependant un point sur lequelM. et Mme Lemercier se montraient inflexibles.Les meilleurs ont leurs défauts. M. etMme Lemercier avaient l’orgueil de leur position depropriétaire. Défense était portée au Conseil des Onze, défenserigoureuse, de se familiariser avec les enfants deslocataires.

Le juge au tribunal de commerce qui habitaitle premier (bronzes et objets d’art) avait calèche et coupé.L’avocat à la Cour de cassation qui habitait le second avait unevoiture de famille, le jeune notaire du troisième avait tilbury enattendant le prix de sa charge qu’il devait prochainementépouser : c’est égal ! le chien ne fraye pas avec leloup. C’étaient des locataires. On devait être poli, mais froid.Que chacun se tienne à sa place !

Bon Dieu ! au quatrième, il n’y avaitdéjà plus d’équipage, mais, au cinquième ! cette pauvre Jacobyne prenait l’omnibus qu’à la dernière extrémité. Il ne tombait passous les sens que le Conseil des Onze pût lier amitié avec lesenfants de cette pauvre Mme Jacoby.

Voilà pourtant comme nous sommes faits,enfants, hommes ou vieillards : Le Conseil des Onze se passaitparfaitement bien des trois enfants maussades et rogues du juge autribunal de commerce ; il n’avait aucune envie de faire desavances au pâle héritier de l’avocat ; la petite sœur dunotaire, pimpante et pie-grièche, ne lui inspirait qu’une profondeindifférence, et les enfants du quatrième, élégants mais malpropres(misère et vanité), qu’on entendait se battre toute la journée,n’entraient même pas en ligne de compte ; mais le Conseil desOnze, imitant en ceci la concierge, s’occupait énormément despetits Jacoby.

On voyait leurs bustes d’en bas, coupés parl’appui de leurs fenêtres mansardées. Ils avaient l’air de s’aimersi bien et de chérir si tendrement leur mère ! La petitechantait parfois : elle avait une voix d’ange. Le petit jouaitde la flûte à ravir. Jamais ils n’arrosaient leurs fleurs sanséchanger quelques baisers.

Et leur mère ! Je ne sais comment direcela, mais le Conseil des Onze aimait leur mère tout à fait. Elleétait si belle sous son modeste chapeau de paille qui n’avait pointde fleurs ! Elle souriait bien rarement, mais quand ellesouriait en regardant ses deux enfants, il y avait tant d’amourdans ce rayon de joie !

Je vais vous le dire, le Conseil des Onzeavait, à l’unanimité, déclaré qu’elle était« distinguée. » Les enfants s’y connaissent mieux souventque les grandes personnes. Moi qui te parles, Jane, je ne sauraisexpliquer bien au juste ce qu’on entend par ce mot, qui est le fondde la langue parisienne : distinction, mais je le respected’autant plus profondément que je le comprends moins. J’ai penséune fois que la distinction consistait à être pâle, maigre etdésagréable, mais on m’a prouvé que je me trompais en me citantMme la marquise de Trinchard, qui est désagréablesans être pâle ni maigre. D’un autre côté, le poète Tubéreux estpâle, maigre et désagréable sans être distingué. Qu’est-cedonc ?

Elle était pâle, oh ! certes comme laMère Douloureuse au pied de la croix. Était-elle maigre : etce mot vulgaire peut-il s’appliquer à la parfaite beauté ?Elle avait tant souffert ! Était-elle distinguée enfin ?Je vais vous dire : Elle était de celles qu’on regarde avecrespect et dont l’image glisse comme une vision à travers lesouvenir.

Le Conseil des Onze n’avait jamais fait debarricades depuis sa naissance jusqu’au mois de février 1861.

Toutes les invitations étaient lancées,lorsqu’un jour de pluie, Mlle Claire, ennuyée deson livre de contes, appela Mlle Antonine, ennuyéede sa poupée. Le petit garçon de Mme Jacoby lisait,debout, auprès de la croisée. Il avait la figure toute rouge defroid. Derrière lui, on voyait la belle tête blonde de sa sœur quimontait et qui descendait, secouant les riches boucles de sachevelure. Elle sautait à la corde, – pour se réchauffer peut-être,– car la concierge disait qu’ils n’achetaient point de bois.

De leur côté, M. Gaston etM. Maurice regardaient la petite fille au lieu de jouer.

– Il fait froid, dit Gaston.

– Ces deux-là ne vont jamais en soirée,ajouta Maurice.

Claire soupira. Antonine dit :

– Je voudrais bien savoir s’ils ont desnoms hongrois.

– Comment est-ce fait les nomshongrois ? demanda la toute petite Agathe.

Les phrases de ce court entretien étaient fortinsignifiantes, n’est-ce pas ? Eh bien je ne saurais exprimerla somme de curiosité, de compassion, mieux que cela, de tendresympathie qu’elles contenaient.

La preuve, c’est queMlle Agathe s’écria :

– Si nous les invitions tous lesdeux ?

La motion eut un succès d’enthousiasme et futcouverte d’acclamations. Le bruit passa au travers des carreaux dela mansarde. Le petit garçon leva les yeux de dessus son livre, etson sourire salua le Conseil des Onze. Ce n’était pas la premièrefois qu’il donnait à ses riches voisins des preuves de sacourtoisie.

Je mentionne ceci parce que c’est le riche quidoit toujours faire les avances, et il faut savoir beaucoup de gréaux sourires de ceux qui souffrent.

Maurice, qui n’y allait pas par quatrechemins, lui dit, ma foi, bonjour avec sa tête, et la toute petiteAgathe lui envoya un baiser. Il rougit, rendit le baiser à la toutepetite et se retira.

– Vite ! une lettre, ditMaurice.

– Et bon papa ? murmura Claire avecla prudence de ses douze ans.

– Et bonne maman ? ajoutaGaston.

– Ah ! c’est vrai ! fut-ilrépondu d’un ton d’unanime chagrin. Ce sont deslocataires !

– Pas beaucoup, reprit l’intrépideMaurice ; ils ont un si petit loyer !

Dans la bouche d’un autre, ceci aurait sonnémal, mais c’est Maurice qui se moquait bien du taux desloyers !

– Qui m’aime me suive !continua-t-il. Je vais aller demander la permission à bon papa et àbonne maman.

Les grands seuls hésitèrent quelque peu. Tousles petits s’élancèrent aussitôt en sautant sur les pas de Maurice,et les grands suivirent. C’est ainsi les jours de révolution :les petits marchent en tête, les grands ne suivent parfois que lelendemain. Mais le lendemain, ils mettent les petits derrière.

Il y eut quelque chose de menaçant dans lamanière dont Maurice frappa à la porte des grands parents. C’étaitun commencement d’émeute.

– Nous venons voir bon papa, déclaraMaurice.

– Il est en affaires avec madame,répondit François.

– C’est égal. Nous venons voir bonnemaman aussi.

– Monsieur a défendu…

– À bas François ! Bon papa et bonnemaman disent toujours que nous ne venons pas les voirassez !

François, un doux vieux serviteur à cheveuxblancs, fit mine de résister, mais il céda en riant à la premièrecharge et ouvrit la porte pour annoncer :

– Tous ces messieurs et toutes cesdemoiselles !

M. et Mme Lemercierpouvaient être en graves affaires, mais ce blond scélérat deMaurice avait bien raison ; cela était égal. Il n’y a pointd’affaires qui tiennent ! Tous ces messieurs et toutes cesdemoiselles ! Le vieux couple fut en un clin d’œil entouré,dominé, baigné de caresses bruyantes. Quatre sur les genoux, deuxentre les jambes, cinq ici et là ; une salve de baisersdonnés, rendus, donnés encore. Et le cher brouhaha des rires.

– Oh ! bon papa, comme j’avais enviede le voir !

– Écoute, bonne maman, François nevoulait pas nous laisser entrer ; il ne faut pas nousgronder ; nous l’avons battu.

– Cause affaires devant nous bon papa,pour qu’on sache.

– Veux-tu jouer ?

– Dis, fais le cheval !

Sur la table, à côté deMme Lemercier, il y avait une tabatière d’écailleavec le portrait d’un beau jeune homme de dix-huit ans. Maurice quin’avait encore rien dit, se pencha sur le portrait.

– Tu vois bien, bonne maman,prononça-t-il à voix basse, je n’y touche que des yeux ; maiscomme il était joli ! comme il était joli, mon oncle Henri, etcomme je l’aime !

La vieille dame attira Maurice contre soncœur, et une larme vint à ses paupières.

– Chéri, murmura-t-elle d’une voixaltérée, c’est toi qui lui ressembles le mieux.

Il y avait là quelque mélancolique histoire.Les rires cessèrent, en effet, et tous les enfants regardèrent tourà tour le portrait qui était sur la boîte d’écaille, tandis queM. Lemercier tournait la tête avec tristesse.

Maurice jeta ses deux bras autour du cou de lavieille dame et ses prunelles hardies brillèrent.

– J’irai le chercher dès que je seraigrand, dit-il, et tu verras que je le ramènerai !

Puis sans transition :

– Dis, bonne maman, on voudrait inviterle petit garçon et la petite demoiselle d’en face.

Il y eut un grand silence.Mme Lemercier regarda son mari, qui fronçait lesourcil.

– D’en face ! répéta le bonhommeavec un ton d’humeur ; qui vous apprend à parler ainsi ?Nous n’avons personne en face. En face ! On demeure en face dequelqu’un quand on est sur la rue. Ici, nous sommes à l’hôtelLemercier, et il y a de l’autre côté de la cour une maison derapport que j’ai faite pour vous… car, moi, j’étais bien assezriche.

– Eh bien ! c’est ça ! ditvaillamment Maurice, nous n’avons personne en face, mais onvoudrait inviter ceux de vis-à-vis, dans la maison de rapport.

Il vous avait une figure de chérubin, ceMaurice !

– Qu’est-ce que j’ai dit ? demandale bon papa avec sévérité.

– Tu as dit : Pas delocataires ; mais ce n’est pas chez le marchand de bronzes, aumoins !

– Ni chez l’avocat, ajouta Clairedoucement.

– Ni chez le notaire, insinuaAntonine.

– C’est des petits, petits, petitslocataires, acheva ce lutin d’Agathe en ramenant tous les cheveuxblancs de M. Lemercier sur le bout de son nez.

– Les gens du quatrième ? demanda legrand-père avec étonnement.

– Non, plus haut.

– Les enfants de cette jeune dame, sansdoute, dit la bonne maman d’un accent radouci.

Car ce coquin de Maurice la mangeait debaisers.

Il est certain que plus la distance grandit,plus la fantaisie est possible. On admet par caprice un bon paysanà sa table, et l’idée ne viendrait pas d’y faire asseoir un pimpantfournisseur. Les fortifications de M. Lemercier étaientélevées surtout contre son confrère au tribunal de commerce, contrel’avocat et contre le notaire. Ceux-là, dans son idée, étaientpresque ses égaux, et devaient, à coup sûr, dans leur idée à eux,se considérer comme ses supérieurs.

Les fréquenter, c’était descendre tous lesdegrés de son trône de propriétaire. Mais les locataires ducinquième : une escapade !

Cela ne tirait aucunement à conséquence. Lebon papa se fit prier pour avoir plus longtemps les caresses de cetroupeau de chérubins. Quand il prononça enfin le oui siimpatiemment attendu, ce fut une explosion. Les petits grimpèrent àlui comme au mât de cocagne, pendant que les grands l’étouffaientlittéralement de baisers.

Puis soudain tout le monde se précipita versla porte, tandis que Maurice entonnait, sur l’air de Partantpour la Syrie :

Bon papa l’a permi-m-i-is,

Bon papa l’a permis,

Allons faire la le-ettre, etc.

François faillit être renversé par le flot quipassait.

On mit l’adresse à une belle cartelithographie ainsi conçue :

« Mesdemoiselles Claire Durand, Antonineet Suzanne du Champ, Louise et Marie de Saint-Amand, Agathe Leroux,messieurs Gaston Durand, Fernand, Louis et Alfred de Saint-Amand,Maurice du Champ, Paul Leroux, prient monsieur et mademoiselleJacoby de leur faire l’honneur de passer la soirée chez eux lejeudi gras.

» On dansera, on mangera des crêpes, ontirera la grande loterie pour les pauvres, on montrera les ombreschinoises, etc., etc.

» On permet aux papas et aux mamans de nepoint se déguiser. »

– Germain ! appela Claire.

Un domestique, galonné sur toutes lescoutures, se présenta.

– Allez porter ceci en face…

– Pas en face ! interrompit Agathe,bon papa ne veut pas.

– Vis-à-vis, Germain et apportez-nous laréponse.

– Et vite ! ajouta Maurice.

– Mille sabords ! ponctua Gaston lemarin.

Germain partit. On attendit avec une anxiétéfiévreuse.

Au bout de dix minutes, il revint avec unelettre élégamment écrite, qui disait :

« Henriette et Henri remercient du fonddu cœur tous leurs aimables voisins, mais ils sont loin de leurpays et leur mère est bien triste : ils n’ont pas le cœur à sedivertir. »

Claire relut deux fois la lettre. Gastonsoupira. Maurice dit :

– Les noms de Hongrie sont faits commeles noms d’ici, mais je les aime tout plein, ce Henri et cetteHenriette !

Chapitre 2LE PORTRAIT

Sur cinq enfants, M. etMme Lemercier n’avaient qu’un fils qui était dequelques années plus jeune que ses sœurs. C’était l’oncle Henri,dont le portrait souriait sur la boîte d’écaille de la bonne dame.Elle aimait bien ses filles, mais Henri était son cœur.

L’oncle Henri, car il avait ce nom dans lafamille, où il était passé à l’état de personnage légendaire, avaitmontré, dès sa petite jeunesse, une sérieuse antipathie pour lecommerce. M. Lemercier, qui, certes, avait personnellementtout ce qu’il faut pour faire estimer et aimer la profession denégociant, s’était efforcé en vain de détruire ces préventions. Àmesure que Henri grandissait, son aversion se raisonnait et sefortifiait. Des goûts et des couleurs, dit-on, il ne faut pasdiscuter ; on n’en est pas encore arrivé à prendre les pauvresgens qui ne comprennent pas l’excellence du métier de trafiquant.Henri, n’étant pas bien fixé sur sa vocation, sollicita lapermission de faire son tour d’Europe, après ses études finies, etpartit pour l’Allemagne.

La miniature avait été peinte quelques joursseulement avant son départ, qui eut lieu au mois de septembre1847.

Depuis lors, jamais ses parents ne l’avaientrevu.

On connaissait mal son histoire ; onsavait seulement que, dès les débuts de son voyage, possédé par unesprit d’aventures qui n’avait point de direction fixe, il s’étaitlié en Autriche avec des exilés espagnols et qu’il était entré dansun complot tendant à la restauration de don Carlos. Peu de tempsaprès, il s’engageait comme volontaire dans la garde suisse du roide Naples.

Les Lemercier étaient Suisses de naissance etoriginaires du Valais.

Comme il allait partir pour Naples, larévolution de 1848 éclata en France, et l’Allemagne entière reçutle contre-coup de la commotion. Henry n’ayant aucun motifparticulier pour servir le roi de Naples, et désirant par-dessustoutes choses s’essayer au métier de soldat, courut en Hongrie etse battit comme un lion pour Kossuth.

On ne lui connaissait point dans sa familleces opinions extrêmes. Sa conduite, pendant qu’il était au collège,lui avait valu la réputation d’un jeune homme bouillant, généreux,mais un peu hautain. Il appartenait très-énergiquement à lacatégorie de ceux que l’argot de nos faubourgs appelle desaristos. Mais les patriotes de Hongrie sont tous aristosau plus haut degré. Il était là en bonne compagnie, entouré descomtes, des magnats et des princes, que nos journaux prennent deloin pour des prolétaires.

Et d’ailleurs, Henri n’avait pas choisi :il voulait se battre ; il avait pris au hasard la premièreoccasion venue.

Ce n’est pas son éloge que nous faisonsici.

Sa famille cessa de recevoir de ses nouvellesaprès la prise de la forteresse de Comorn, sur le Danube. Toutesles recherches pour connaître son sort ultérieur furentinutiles.

On apprit seulement qu’à l’époque où HenriLemercier était simple voyageur faisant son tour d’Allemagne ils’était épris de la fille d’un gentilhomme magyar des environs dePesth, ce qui sans doute n’avait pas peu contribué à l’engager sousles drapeaux de l’insurrection. Le gentilhomme magyar lui avaitrefusé la main de sa fille, et Henri avait disparu.

Là s’arrêtaient les renseignements précis. Onavait pu recueillir seulement quelques notes vagues concernant saconduite militaire. Il s’était comporté dans toutes les rencontresen vrai chevalier français, briguant les postes dangereux et selançant avec une sorte de folie au milieu des périls les plusdésespérés. Il y avait là de suffisants matériaux pour construireune de ces légendes de famille qui font battre le cœur des enfantsautour du foyer paternel. L’oncle Henri était le héros. On neparlait de lui qu’avec amour et respect, malgré le démenti donnéaux opinions de son père et de sa mère par le choix politique qu’ilavait fait. En somme, tout le monde est du parti des nationalitésqui veulent vivre, et nulle nationalité n’est plus sympathique à laFrance que celle de cette noble Hongrie qui fut si longtemps lebouclier opposé par l’Europe catholique aux barbares efforts ducimeterre musulman.

Les fillettes rêvaient en songeant à l’oncleHenri et les garçons, presque tous destinés à fuir la cagecommerciale, se promettaient d’imiter sa chevaleresquevaillance.

Il y avait maintenant treize ans qu’on nel’avait vu. M. Lemercier ne gardait pas l’ombre d’uneespérance, parce que c’était un homme sage et connaissant lesaffaires ; mais les mères ne sont jamais sages et s’inquiètentpeu des affaires. Bien souvent Mme Lemercierversait des larmes en contemplant le portrait de son filsbien-aimé. Elle priait Dieu sans cesse et gardait obstinément unespoir.

Ayons de l’indulgence pour ceux ou pour cellesqui, dédaignant la raison chiffrée, élèvent encore leur cœur versle ciel. Ils deviennent rares et le monde qui les raille meurt delogique tout doucement.

Chapitre 3LA MANSARDE

Les quatre plus grands chevaux des écuries dela garde de Paris et les quatre plus beaux cavaliers de ce corpsd’élite ornaient à droite et à gauche la façade de la maison derapport, devant la porte cochère qui donnait accès à l’hôtelLemercier. Toute la population du faubourg Poissonnière se pressaitdans la rue, malgré un froid piquant et noir qui faisait miroiterle verglas sur le pavé, pour voir une longue file de voitures quiallaient lentement et prenaient le tour avant d’entrer sous lavoûte, munie d’un éclairage inusité. Paris s’amuse à voir lesautres s’amuser, ce qui est la marque d’un bon cœur. Il est contentquand il regarde passer des voitures fermées, toutes pleines deparures invisibles. Il fait foule, il encombre, il bavarde, et puisil va se coucher en disant : « Les riches sont bienheureux ! » Qu’en sait-il ?

Dans la cour, où l’on avait aligné des arbresverts et suspendu des guirlandes, c’était déjà la fête. Tout lecôté de la maison de rapport qui faisait face à l’hôtel boudait parces cinquante fenêtres fermées. Les locataires de M. Lemerciermanifestaient ainsi tout le mépris que leur inspirait cette soiréeà laquelle ils n’étaient point invités. Derrière les persiennescloses, les enfants du bronze, la petite famille de l’avocat etmême la jeune sœur du notaire dévoraient des yeux le dessous de lamarquise où descendaient les privilégiés et le vestibule quisemblait un jardin des fées. Les bambins du quatrième étage (depetites drogues, selon l’expression familière de laconcierge) se permettaient de siffler dans des clefs, comme on faitau théâtre. Il n’y avait là, pour jeter sur les joies du richehôtel un bienveillant regard, que ces deux beaux enfants de lapauvre mansarde, Henri et Henriette. Ils étaient seuls et collaientleurs yeux aux carreaux froids. La mère était allée au loin chezune de ses élèves, où elle faisait danser au piano ; elle nedevait rentrer que fort tard. Les deux petits avaient promis d’êtrebien sages et de se coucher de bonne heure.

Ils grelottaient un peu, car les cendres dufoyer étaient depuis longtemps éteintes. Ils avaient soufflé leurlampe pour que la lumière ne trahît point l’enfantillage de leurcuriosité ; mais les lueurs des lampions envoyaient desreflets jusqu’à leurs jolis visages, avides et surpris. Jamais ilsn’avaient rien vu de pareil. Ils admiraient franchement et sansaucune arrière-pensée d’envie.

– C’est beau, dit Henri, qui souffla dansses doigts parce qu’il avait l’onglée ; c’est bienbeau !

– Le dedans doit être encore bien plusbeau, répliqua Henriette. Vois comme cela brille au travers desrideaux !

L’orchestre frappa lestement le prélude de lapremière contredanse. C’était comme la voix de ce mystérieuxplaisir dont ils n’étaient séparés que par la largeur de la cour.Leurs petits cœurs battirent et tous deux pensèrent :

– Pourtant nous étions invités !

Henri reprit tout haut :

– Avec nos habits de Hongrie, nousaurions été aussi beaux que les autres.

Henriette soupira et répondit :

– Maman n’a vendu nos habits qu’aprèsavoir mis en gage tout ce qui était à elle.

– Oh ! s’écria le petit garçon,crois-tu donc que je les regrette ? Le bon Dieu nous protége,puisque maman ne perd pas son courage.

Leurs mains se joignirent et ils échangèrentun baiser.

En ce moment, sous la marquise, un beléquipage s’arrêtait. Deux enfants, un petit garçon et une petitefille, sortirent de la voiture avec leur mère. Henri et Henriettese frottèrent les yeux, comme s’ils eussent été pris par unéblouissement.

– Mon chapska et ma polonaise !murmura Henriette.

– Mon dolman et jusqu’à mes beaux éperonsd’acier ! ajouta Henri.

Ils se cachèrent l’un de l’autre pour essuyerune larme qui brillait à leurs cils.

Et ils ne parlèrent plus.

Les équipages succédaient aux équipages.L’orchestre lançait incessamment ses gerbes de notes alertes etjoyeuses. Sur les rideaux, des ombres passaient et sautaient.Hélas ! entre cette gaieté si expansive et nos deux pauvrespetits cœurs d’exilés, il y avait la cour, large et profonde commeun abîme.

Dans un coin de cette cour, l’hôtel avait uneseconde entrée, qui était la porte des communs. Il n’y avait pointlà de marquise et nul équipage ne s’y arrêtait, mais on y voyait,en revanche, tout un peuple de marmitons, de pâtissiers, deglaciers, de confiseurs, etc., etc. C’était la cantine de cettejolie armée qui livrait au salon la bataille du plaisir. On pouvaitvoir au travers des croisées grandes ouvertes, derrière leursgrilles, tous les approvisionnements du buffet : des monceauxde bonbons et de gâteaux, des files de bouteilles de champagne augoulot gaiement argenté, des sorbets déjà en ordre, dans leursgodets de cristal et, sur leurs plateaux chinois, des glacescolorées comme des fleurs ; que sais-je ! toutes cesbonnes et charmantes choses qui sont les accessoires de la fête, etque les pauvres gens ne connaissent même pas.

Henri et Henriette ne donnèrent à tout celaqu’un regard distrait. La pendule du voisin sonnait onze heures denuit, et l’odeur de sa pipe, qui venait par les fentes de la porte,commençait à s’affaiblir. Il dormait sans doute ; c’est qu’ilétait temps de dormir.

Un pauvre diable, ce voisin, qui passait savie à écrire et à fumer ; un poète un peu fou, comme tous lespoètes. De temps en temps, sa pipe mettait le feu aux rideaux deson lit, et il déclamait à haute voix, la nuit, des lambeaux decantates. On comptait lui donner congé au prochain terme.

Henri et Henriette quittèrent la fenêtre pourrentrer dans la petite chambre où il faisait noir.

– Nous allons rêver que nous nous amusonsbien dit Henriette sans amertume. As-tu faim, petitfrère ?

Henri ouvrit à tâtons l’armoire où était lepain. Il en coupa deux tranches.

– Tiens, petite sœur, répliqua-t-ildoucement, prends ce gâteau et verse-moi du champagne.

On entendit le glouglou de la pauvre carafe,dont l’eau claire ne pouvait faire sauter le bouchon.

– Prends garde de perdre lamousse !

– À ta santé, chérie !

– Et que nos bons petits voisinss’amusent de tout leur cœur.

Ils burent, ils mangèrent, puis ilss’agenouillèrent côte à côte et donnèrent leurs cœurs à Dieu, avantde gagner leurs deux petits coins.

L’instant d’après, on n’entendait plus dans lamansarde que leurs respirations égales et douces.

Ils avaient échangé le dernier baiser ;ils dormaient.

Et ils rêvaient, mais non point de bal. Lerêve leur montrait ces grandes plaines où roule le Danube immense,ces champs où le soleil d’été dore les blonds horizons de maïs. Lerêve leur montrait la patrie.

Chapitre 4LE BAL

– Mademoiselle la mandarine, voulez-vousme faire l’honneur de m’accorder la prochainecontredanse ?

– Avec plaisir, Monsieur le Druse,quoique vous vous comportiez bien mal là-bas avec leschrétiens.

– Fais-tu vis-à-vis, honnêteAbd-el-Kader ?

– Grand Victor-Emmanuel, combien a-t-ilfallu de laine pour crêper vos royales moustaches qui ressemblent àcelles d’un bandit ? Buvez un peu moins, vous savez leproverbe : tant va la cruche au vin…

– Une Vénitienne, monsieur, ne peut pasdécemment polker avec un zouave du pape !

– Céleste impératrice, daignez acceptercette glace.

– Un sorbet, commodore ?

– Maronite, mon cousin, vous allez vousétouffer, si vous mangez tant de gâteaux !

Mon Dieu oui, le carnaval à Paris, racontetoujours l’histoire du moment. Aujourd’hui, s’il y avait encore uncarnaval, le bœuf gras s’appellerait peut-être Gambetta, ou 363, ouOsman Pacha, ou Mot-d’ordre ou Victoire-des-Russes. Mais alors onétait à l’expédition de Chine, à la guerre d’Italie et à l’héroïquefait d’armes de Mentana. Il y avait des bersaglieri en quantité,des mandarins en abondance, des Anglais au visage plus rouge queleur uniforme, des soldats de l’Église, des officiers autrichiens,des reines de Naples, des rois de Piémont, reconnaissables à lasplendeur un peu comique de leurs moustaches ; des Japonais,des Druses, des Touaregs, des Affghans et un officierd’Académie !

Mais tous ces guerriers, tous ces hommesd’État et tous ces sauvages se faisaient une guerre courtoise et neluttaient que de cabrioles.

Ce n’était pas peut-être la fine fleurd’élégance du faubourg Saint-Germain, ce n’était pas l’éléganceexotique, ou officielle du faubourg Saint-Honoré, ce n’était pasnon plus l’élégance du boulevard des Italiens, la plus neuve entreles élégances, faite d’écus, de vaudevilles, de pulls, de baccarat,de poésie ; d’art, de réclames, de cheveux teints, de dentsplastiques, de jeunesses flétries, de vraies hontes, de gloirespour rire, de vieillesses folâtres, de grandeur enfin, de talent,d’esprit, d’idiotisme, d’infamie et de génie ; non, c’était labonne vieille élégance de milieu, la bourgeoisie solide, la« province de Paris. »

On se divertissait là honnêtement de bon cœur.Il y avait bien d’ailleurs quelques bébés et quelques polichinellespour faire la partie grotesque dans ce concert. On se trémoussait,on sautait, on courait, et l’orchestre, abondamment fourni decuivres, tonnait par-dessus toutes ces joies. Le cordon des mèressouriantes regardait ce charmant bonheur. Je ne connais pas dechose au monde qui soit jolie comme la joie des enfants.

La soirée de Mme Lemercierétait superbe ! Superbe, entends-tu, Jane, ce n’est pas tropdire. On avait jugé les salons trop petits, bien qu’il y en ait peud’aussi grands à Paris : on avait bâti une salle dans lejardin, une salle large et haute comme un Louvre, et toute tapisséede fleurs de la voûte au plancher. Les lustres, suspendus àdiverses hauteurs, laissaient retomber la lumière en éblouissantescascades ; les draperies, inondées de clarté, semblaient plusfraîches que les fleurs elles-mêmes, et, parmi cette atmosphèretoute faite de sourires, de parfums et d’étincelles, cinq centsenfants, tous joyeux, allaient, venaient, se mêlaient, semblables àune moisson de vivantes feuilles de roses qu’une brise d’aoûtferait tourbillonner dans un rayon de soleil.

Qui triomphait ? C’était le Conseil desOnze. On avait, bien entendu, laissé croire au Conseil des Onze quelui seul avait tout fait. Il était le puissant génie, et, dans sapetite main, la baguette des fées avait exécuté toutes cesmerveilles. Aussi fallait-il voir avec quelle bienveillante dignitéMlle Claire, déguisée en impératrice faisait leshonneurs de son salon, assistée de Mlle Antonine enbergère du Liban, de Mlle Louise en Vésuvienneanglaise, et de la petite Agathe en bébé chinois ; aussifallait-il voir quelle courtoisie M. Gaston, lieutenant devaisseau, mettait à servir les dames, secondé par le bouillantMaurice, tout habillé de mailles d’acier, car il étaitSchamyl ; de M. Fernand, ambassadeur du shah de Perse, etdes autres. M. Lemercier déclarait au fond de son cœur qu’ilsétaient les plus beaux et que le reste ne servait qu’à faire labourre qui protège le joyau dans l’écrin. Il faut pardonner àl’orgueil des bons papas, qui est de l’amour.

Mme Lemercier avait tous sesdiamants pour faire honneur au Conseil des Onze. Elle étaitentourée des quatre jeunes mères, calmes, mais rayonnantes. Elleles suivait tous des yeux, elle savait où ils étaient, maissurtout, oh ! surtout elle ne perdait jamais de vue Maurice,son cœur, l’enfant bien aimé qui ressemblait à son Henri.

Parfois un nuage de mélancolie passait sur sonallégresse, comme un voile de légères vapeurs ombrage tout à coupun ciel d’été. C’est que sa pensée remontait alors vers les joursécoulés ; c’est que son souvenir la rajeunissait de vingt anset qu’elle se voyait à l’âge de ses filles, présidant à ces autresfêtes où Henri, le cher fou, semait le désordre et la joie aumilieu de ses compagnons, qui étaient aujourd’hui des pères et desmères. Henri seul manquait à Mme Lemercier.

Mais un sourire de Maurice lui arrivait deloin avec un baiser, et la tendre aïeule sentait un flot de joiequi montait et noyait sa tristesse.

Nous demandions qui triomphait. Mais c’étaientles deux vieillards, mille fois plus fous que leurs enfants ;mais c’était M. Lemercier qui avait honte de ses yeuxmouillés ; mais c’était la bonne grand’mère, dont le poulsbattait la fièvre. Qu’ils étaient beaux, les petits ! qu’ilsétaient charmants ! qu’ils étaient bien aimés ;Voyez ! Claire n’avait-elle pas déjà les réserves d’une jeunepersonne parmi ses grâces enfantines ? Comme Gaston portaitgalamment et fièrement l’uniforme de nos officiers de marine !Et Maurice, quel chevalier ! Écoutez ! quelques annéesencore, et de nouvelles familles allaient se grouper, d’autresjeunes branches partant toutes du même cœur !

Et l’aïeule, laissant le passé, rêvait àl’avenir ; elle voyait tous les enfants de ces chers enfants,et se baignait, affolée, dans cet océan de caresses.

 

Tout à coup, au beau milieu d’un quadrille, uncri sinistre monta du dehors et perça comme une pointe aiguë lesbruits de l’orchestre. Il y eut un grand murmure dans le salon,puis l’orchestre se tut et le silence s’établit parmi les danseursimmobiles. Le cri disait : Au feu ! au feu !

Chapitre 5L’INCENDIE

Au feu ! au feu !

Ce fut Maurice qui le premier répéta le crid’alarme.

En trois bonds il fut dans la cour, suivi deprès par Gaston, il faut le dire. Derrière Gaston tout le balvenait : Fernand, le bel Anatole, Gérard, le vicomted’Azincourt, Claire, Aimée, Honorine : tous ettoutes !

Il faisait froid. Les mères s’élancèrent, lespapas voulurent défendre les portes de sortie, car le passage subitde la chaude atmosphère d’un salon à la température glaciale de larue peut être mortel ; mais ce petit coquin de Maurice avaitdonné l’élan, tous et toutes passèrent, qui à droite, qui à gauche,qui entre les jambes. Personne ne prit même le temps de coiffer satête nue ou de jeter un mantelet sur ses épaules.

La cour était plus brillante que le salon.C’était dans la cour qu’était l’incendie. La maison de rapportbrûlait par les combles et flambait déjà comme un bûcher. La pipedu pauvre diable de poète (voilà à quoi servent les pipes et lespoètes !) avait mis le feu à ses rideaux, et, cette fois,personne ne s’était aperçu à temps du désastre.Mme Jacoby n’était pas chez elle. Henri etHenriette dormaient. Ce furent les flammes elles-mêmes, sortant parla fenêtre, qui annoncèrent l’incendie.

– Rentrez, enfants rentrez !ordonnait-on de toutes parts. Cela ne vous regarde pas !

Je crois même que quelqu’un dit :

– La maison est assurée !

– À la chaîne, ordonna de son côtéMaurice, qui déjà tenait un seau de cuisine, rempli à lafontaine.

Ce fut Maurice qui vit ses ordresexécutés.

Et la cour présenta bientôt ce spectacleétrange et touchant d’une chaîne de secours formée par tous cesenfants, acharnés naguère à leur plaisir. Les lueurs de l’incendieéclairaient vivement cette foule bigarrée et brillante qui trouvaitmoyen de s’amuser encore en faisant une bonne action. Les pères etles mères n’essayaient plus de les arracher à leur œuvresecourable ; on voyait seulement de temps en temps un papacoiffer les cheveux fumants de son fils, ou une maman jeter lefichu et l’écharpe sur le cou frémissant de sa fille. Il n’étaitpas besoin, en vérité. Nos petits amis y allaient de si grand cœur,qu’après quelques minutes passées ils eurent plus chaud dans lacour qu’au salon.

Les pompes du Garde-Meuble étaient montées del’autre côté de la rue. Les pompiers travaillaient dans la maisonet sur les toits. Maurice commandait à la chaîne, et Dieu sait quel’eau ne manquait pas aux réservoirs. Toutes ces petites mainsdélicates et frêles passaient les seaux de cuir, comme si ellesn’avaient fait autre chose de leur vie. Les gens du métier avaientdit que tout le monde était sauvé là-haut. Il ne s’agissait plusque de la maison. Il était permis de rire en travaillant, et l’onriait à qui mieux mieux, d’un bout à l’autre de la chaîne. Quand unbras faiblissait, c’était d’impitoyables railleries, quand un seauvenait à tomber inondant souliers de satin ou babouches brodées,c’était un tonnerre d’applaudissements.

La flamme diminua, puis s’éteignit, faisantplace à une épaisse fumée qui alla s’amoindrissant à son tour.Enfin le dernier nuage disparut dans une bouffée de vent, et lespompiers déclarèrent que tout était fini. Ce fut le tour desparents. Des centaines de manteaux se déployèrent et tombèrent surles épaules mutines. M. Lemercier, surprenant Maurice parderrière, l’enleva dans ses bras et l’emporta à l’office. Cetteaction d’éclat mit le désordre dans les rangs de la généreuseémeute ; et force allait rester à la raison paternelle, quandune lueur nouvelle éclaira tout à coup la cour. Une fenêtre venaitde s’ouvrir au cinquième étage, et un cri déchiranttomba :

– À l’aide, à l’aide ! ma sœurétouffe ! à l’aide !

– Les petits Jacoby sont-ils ici ?demanda Maurice en s’arrachant, plus fort qu’un homme, auxétreintes de son grand-père.

– Non, répondit la concierge, je lesavais oubliés.

– C’est Henri qui demande dusecours ! s’écria Maurice. Allons, mes amis ! àl’escalade !

Un pompier l’arrêta au passage,disant :

– On croyait qu’il n’y avait pluspersonne en haut. On a coupé l’escalier du cinquième qui était enfeu.

Il y eut un moment d’angoisse, pendant lequelune femme échevelée traversa la voûte en courant et s’élança aumilieu de la cour.

– Mes enfants ! où sont mesenfants ! demanda-t-elle d’une voix étranglée.

Comme on ne lui répondait pas, elle leva latête et les lueurs de l’incendie renaissant éclairèrent les traitsbouleversés de Mme Jacoby.

– À l’aide ! À l’aide ! criaitle petit Henri dont la voix faiblissait. Ma mère ! oh !ma mère ! Henriette se meurt : envoie-nous dusecours !

Mme Jacoby regarda tout autourd’elle d’un air égaré. Elle fit un pas pour se précipiter versl’escalier, mais ce coup inattendu était trop violent pour safaiblesse : elle tomba sur le pavé, foudroyée.

À l’instant même où chacun s’empressait à larelever, un nouveau personnage entrait en scène. Celui-là nul ne leconnaissait. On put croire au premier aspect que c’était undéguisé, bien qu’il n’eût point l’âge de faire partie de la réunionenfantine. Il portait un costume étranger, un costume militaire, etil le portait si fièrement, que tous les yeux se fixèrent à la foissur lui. C’était un homme jeune encore, au regard doux ethardi ; au teint brûlé par le soleil ; sa tunique serréeau-dessus des hanches par un ceinturon de cuir, faisait ressortirla richesse de sa taille.

Il entendit le dernier cri de Henri et regardad’où il partait. On put voir alors un éclair audacieux s’allumerdans son œil. Il jeta son sabre sur le pavé avec son manteau, etdevançant les pompiers qui se hâtaient avec leurs échelles et leurscordes, il monta l’escalier en un clin d’œil.

Quelques minutes d’attente suivirent, quifurent longues comme un siècle. Le petit Henri avait disparu de lafenêtre qui rendait les flammes comme la gueule d’un four. Onn’entendait plus rien. Ce silence serrait le cœur horriblement.

Mme Jacoby était toujoursévanouie.

Une acclamation s’éleva tout en haut de lamaison : c’étaient les pompiers qui battaient des mains avecenthousiasme en criant :

– Bravo ! colonel !bravo !

L’étranger était donc un colonel. Personnen’aurait remarqué cela si une belle petite miss, fille ducorrespondant de la maison Lemercier à New-York, n’avait dit dès lecommencement :

– C’est un Américain, et il estcolonel !

Il y a de modestes héros qu’on ne saurait tropadmirer, ni trop exalter, parce que ceux-là vivent et meurent dansl’obscurité de leur humble dévouement. Dût cette parole fairenaître un sourire sur des lèvres sceptiques, je proclame qu’unbravo de pompier a pour moi une valeur tout à fait exceptionnelle.Pourquoi ? C’est que le pompier est blasé sur le péril, etqu’il a, dans son intrépide expérience, la juste mesure de ladifficulté vaincue.

Nous autres, nous applaudissons à tort et àtravers ; les pompiers applaudissent juste : ils s’yconnaissent.

Les pompiers applaudissaient encore, quand lecolonel américain reparut, tenant la petite fille dans ses bras etle petit garçon par la main.

On n’entendit plus alors les bravos despompiers, car une immense acclamation s’éleva de la cour. Parentset enfants s’élancèrent vers l’étranger qui avait la figure noireet les cheveux brûlés. Maurice lui sauta au cou sans façon encriant vive le colonel, et l’embrassa cent fois en dixsecondes.

L’étranger souriait et disait sans trops’émouvoir :

– Bien, bien, petit ! ce n’était pasla mer à boire, tu sais !

Mais sa modestie ne faisait qu’augmenterl’émotion de ceux qui l’entouraient. Les enfants prenaient d’assautsa vaillante et belle figure pour la baiser, les parents serraientsa main, et le bon M. Lemercier, qui aimait assez lesdiscours, cherchait déjà quelques paroles éloquentes, appropriées àla circonstance, quand Mme Jacoby reprenant sessens ouvrit les yeux en poussant un long soupir :

– Mes enfants ! mesenfants !

Ce fut son premier mot, comme ç’avait été sondernier.

À sa voix, le colonel américain tressaillit etse retourna. Leurs regards se rencontrèrent.Mme Jacoby passa le revers de sa main sur ses yeux,comme pour chasser un éblouissement, et murmura :

– Je deviens folle !

L’étranger s’élança vers elle et l’on vitqu’il fléchissait les genoux, elle balbutia comme en unrêve :

– Est-ce toi ?… dis-moi que c’esttoi !

Mais de grosses larmes roulaient sur la jouebronzée de l’étranger, et il ne put que prononcer ce nom :

– Jeanne ! Jeanne !

Puis il se releva comme un fou, tendant sesdeux mains vers le ciel en disant :

– J’ai sauvé deux enfants ! sont-ilsà toi, Jeanne ?… Jeanne, ma bien-aimée femme, la bonté de Dieua-t-elle permis cela ? Sont-ce mes deux enfants que j’aisauvés ?

Chapitre 6HENRI ET HENRIETTE

Le bon La Fontaine a dit en parlant desenfants : Cet âge est sans pitié, et, certes, il aprofondément raison. Rien n’est cruel comme un enfant. Maisd’autres, qui avaient aussi raison profondément, ont proclamél’excellence des petits cœurs. Rien n’est bon comme l’enfance.Voilà le malheur des choses de ce monde, où le noir et le blancsont deux vérités. Chaque maxime a son envers, et l’évidence dépenddu point de vue, toutes fois qu’il s’agit d’une autre vérité que laVérité même qui est Dieu.

Cet âge est surtout sans mesure. Nous naissonstyrans. Il n’y a point d’enfant qui ne soit un despote.

Il n’y a pas non plus d’enfant qui ne subissel’impérieux besoin de remplir un rôle dans le drame ou dans lacomédie qui s’agite près de lui. L’enfant d’une famille quidéménage casse toujours un miroir ou une tasse de porcelaine pouravoir voulu déménager aussi et emporter ces objets malgré sa mère.Il lui faut une importance. Si on le pousse en dehors de l’actionpar la porte, il y rentre par la fenêtre.

Mais, à cet égard, combien d’hommes restentenfants toute leur vie !

La chaîne avait diverti les petits hôtes de lamaison Lemercier, bien autrement que n’aurait pu le faire lalanterne magique, Guignol, ou même une forte séance deM. Hamilton, le galant successeur de Robert Houdin. Ilsavaient été dans cette pièce auteurs et acteurs : double joie.Leurs costumes portaient les marques de leur vaillance ; ilsavaient les pieds mouillés, les mains rouges et brûlantes comme devrais sauveteurs, n’était-ce pas de quoi enchanter ? Puis toutà coup, au milieu de leur triomphe, et quand la chaleur du combatn’avait pas eu le temps de se refroidir, une péripétie étaitsurvenue, plus inopinée, plus brusque, plus intéressante que cellesqu’on applaudit au cinquième acte des pièces de théâtre. Cettepéripétie les touchait de si près, qu’un instant ils purent s’ycroire englobés : c’était encore très-bien ; maisl’instant d’après, la scène de reconnaissance devenait si intime,qu’il n’y avait plus moyen d’y mettre le doigt. Nos petits hommeset nos petites dames comprirent qu’ils allaient devenir desgêneurs, chose atroce ! Impossible de rester uneminute de plus.

Alors ils s’ingénièrent, et la tyrannie del’enfance perça au milieu même des chères prévenances ducœur : Quelques-unes de leurs exigences furentraisonnables ; ainsi Maurice, saisissant l’étranger àbras-le-corps, donna le signal d’une poussée qui l’entraîna avec safemme et ses enfants jusque dans la maison. Il ne fallait passonger, en effet, à rentrer dans l’appartement deMme Jacoby, que les pompiers étaient en train denoyer. On mit l’étranger dans le bureau de M. Lemercier, quiétait une place réservée, et le bon papa ordonna la retraite,comprenant que les deux époux désiraient, par-dessus toutes choses,le bienfait de la solitude.

Ils étaient là, en effet, tous les deux, setenant par les mains et se regardant avec des yeux mouillés. Lepetit Henri et la petite Henriette s’agenouillaient devant eux etbaisaient leurs mains jointes en riant et en pleurant.

Voilà ce qui était bien. Voici ledespotisme :

– Nous voulons bien nous en aller, ditrésolument Maurice, chef de toutes les barricades, mais il fautqu’ils viennent avec nous… Henri et Henriette !

– Dans un pareil moment… commençaM. Lemercier.

– Dans un pareil moment, bon papa,interrompit Maurice sans cérémonie, nous ne voulons pas qu’ilss’enrhument. Ce sont nos amis maintenant. Ils ont froid, ils sontmouillés, ils n’ont pas eu le temps de s’habiller… N’est-ce pas,monsieur et madame, que j’ai raison ? Ils grelottent,tenez ! et puis, je vois bien, moi, que vous avez toutessortes de choses à vous dire… Ah mais !

L’étranger sourit et l’appela de la main.Maurice s’approcha aussitôt. L’étranger l’attira sur son cœur et lebaisa. Maurice, fier comme Artaban, regarda son grand-père, tandisque Gaston s’emparait d’Henri et Claire d’Henriette.

– Pour un instant, murmura l’étranger,seuls, tout seuls !

– En avant deux ! s’écriaMaurice.

– Et ensuite, reprit le colonel avec uneinflexion de voix singulière, j’aurai à parler en particulier àM. et Mme Lemercier.

– À vos ordres, cher monsieur, réponditle grand papa.

La bonne maman avait comme une main qui luiétreignait le cœur, mais c’était sans doute le contre-coup desémotions de l’incendie.

Cependant l’armée des petits sauveteurs avaitsa proie. Henri et Henriette étaient des prisonniers, on lestenait ! Agathe voulait déjà les bourrer de gâteaux, Louiseparlait de les mettre au bain, Claire votait pour un lit bienchaud, son propre lit à elle, pour Henriette.

– Ah ! çà ! ah ! çà !dit Maurice indigné, comme cela, nous les perdrons !Croyez-vous que la fête est finie ! Voulez-vous les priver dedanser avec nous ! Et quelle occasion d’avoir une leçon devraie mazurka ! c’est leur ronde nationale : Il faut lescostumer.

Un tonnerre d’applaudissements accueillit cesbelles paroles.

– Il faut les costumer ! il faut lescostumer !

Henri et Henriette résistaient.

– Comment ! s’écria Maurice. Vousretrouvez votre papa et vous ne voulez pas célébrer cebonheur ! par exemple !

Et les autres :

– Comment ! comment ! votremaman pleure de joie ! Pourquoi seriez-vous encore tristesquand vos parents sont heureux et contents ?

– Des costumes ! descostumes !

– Il y en a plein une armoire,ici !

– Et qui n’ont servi qu’une fois.

– C’est dommage, dit une belle petitefille, mon frère et moi nous en avons de tout neufs que nousn’avons pas mis, parce que mon oncle nous a apporté ceux-ci, qu’ila trouvé à acheter par hasard : deux vrais costumes hongrois,savez-vous.

– Deux vrais ! répéta le frère avecune légitime fierté, authentiques !

Henri et Henriette auraient pu affirmerl’exactitude du fait, car c’étaient leurs propres habits. Ils lesregardèrent bien un peu du coin de l’œil, mais on étalait déjàdevant eux une abondante et brillante friperie. L’armoire du jeudigras était pleine, ce n’était point de l’exagération. À ces enfantsriches et gâtés, les costumes ne servaient jamais qu’une nuit. Il yen avait là de toutes les formes, de toutes les couleurs, de toutesles époques et de tous les pays.

Il faut bien se soumettre quand on est captif.Henri et Henriette n’étaient que deux contre cinq cents, et la joieintime de leurs pauvres petits cœurs était complice de toutes cesfolies. Henri se laissa mettre un superbe costume deHighlander : un Mac Gregor et Henriette, livrée aux mainsadroites de ces demoiselles, fut en un clin d’œil une Marie Stuartsplendide.

On les entoura tout rouges et timides qu’ilsétaient, on les admira, on les embrassa. Si tu savais, Jane, commeon les aimait ! À la fête, maintenant ! L’orchestre avaiteu du bon temps pendant l’incendie et aussi pendant qu’on habillaitles deux petits, l’orchestre préluda avec une vigueur qui annonçaitla bonne volonté de bien faire. Lequel de ces messieurs aural’honneur de donner la main à Henriette ? Laquelle de cesdemoiselles sera la danseuse de Henri ? Grande question !S’il y avait eu ici autre chose que des garçons et des bichettesparfaitement élevés, on se serait battu, je t’assure. Mauricefronçait déjà le sourcil en défiant ses rivaux du regard, il luifallait Marie Stuart ou la mort ! Gaston, plus maître de lui,faisait appel à la diplomatie. Fernand, Gustave, Alfred, Adolphe,Bertrand, Frédéric, briguaient l’honneur d’ouvrir le bal avec cellequi désormais était l’idole.

Du côté des petites demoiselles, c’était unempressement pareil, quoiqu’il fût moins franchement exprimé.Toutes voulaient Mac Gregor ; l’impératrice, la bergère duLiban, le bébé chinois, la Circassienne, la mandarine, la marquise,Colombine, la laitière, et vingt autres, dirigeaient vers Henril’artillerie de leurs jolis yeux et l’entouraient de leurssourires.

Mais Mac Gregor et Marie Stuart ne voyaientrien de tout cela. Ils étaient inquiets ; leurs regards setournaient à chaque instant vers la porte. Ce n’était pas danserqu’ils voulaient : ils avaient le cœur trop plein. Ilspensaient à leur père, dont il étaient séparés depuis silongtemps ; à leur mère chérie, qui était à peine remiselorsqu’ils l’avaient quittée. Ils auraient donné toutes les dansesdu monde, et aussi toutes les belles friandises étalées sur lebuffet, pour une parole de leur père et de leur mère.

Maurice s’esquiva, car il avait deviné cela.Il ne perdait jamais beaucoup de temps en préliminaires : ilalla droit à la chambre où Mine Jocoby et l’étranger étaientréunis. Il appela, puis il dit :

– Venez voir vos enfants, monsieur etmadame, ils ne peuvent pas s’amuser sans vous.

À son grand étonnement, ce fut la voix du bonpapa qui répondit :

– Nous sommes en affaires. Si quelqu’unnous dérange, gare à lui !

Maurice revint plus vite qu’il n’étaitvenu.

– Mon petit. Henri et ma petiteHenriette, dit-il, tout va bien. J’ai vu votre papa et votre mamanpar le trou de la serrure. Votre maman souriait, votre paparacontait une histoire. Ils ne sont pas seuls, grand-père est aveceux. Ils sont en affaires tous les trois et vous ne pouvez pas lesdéranger. Alors, amusons-nous.

Et d’une voix de Stentor :

– Allez, l’orchestre ! unehongroise !

Pour ne froisser aucune ambition, et aussi parl’accord de toutes ces curiosités intelligentes, il fut convenu quecette première hongroise serait dansée par Mac Gregor et MarieStuart ensemble. Comme cela on était bien sûr de ne mécontenterpersonne, et d’avoir un parfait spécimen de la danse magyare.L’orchestre frappa ses accords sautillants et jeta sur une mesure àdeux temps vivement rythmée toute une cascade de cadences joyeuses.Henri et Henriette tressaillirent à l’appel de l’air national. Ilsprirent posture comme malgré eux, puis, entraînés par cette voixqui leur parlait de leur enfance et de leur pays, ils s’élancèrentd’un pied leste, marquant la mesure avec leurs talons et prenantces poses tour à tour gracieuses et hautaines que notre dansebanale n’admet plus. Car nous prenons à tous les pays du mondeleurs pas, leurs sauts, leurs glissades pour n’en garder que lenom, et les soumettre à l’uniformité de nos ballets mondains.Polkas, mazurkas, schottish, valses, redowas et autres inventionsde la Terpsichore exotique, prennent chez nous invariablement lemême caractère, parce que nous dansons pour causer et non pointpour danser.

Ceci n’est point précisément un blâme. Chacunse divertit comme il l’entend.

Mais Mac Gregor et Marie Stuart dansaient pourdanser, comme on danse le long du Danube et de la Theiss. Ilsprenaient malgré eux ces airs de tête provocants, cette tournuremartiale, ces poses à la fois tendres et hardies que l’on copiechez nous, mais qui, là-bas, sont la nature. Leurs costumes, il estvrai, mentaient à la couleur locale, mais tout ce qui estaudacieux, fier, jeune et chevaleresque convient au costumenational de l’Écosse, la vaillante patrie des cavaliers.

Ce fut un succès, ce fut mieux, ce fut unefièvre. On s’arrêta d’abord pour les voir et pour apprendre.

Les couples tout formés restaient immobiles àregarder. Mais on apprend vite, et surtout bien vite croit-on avoirappris.

N’est-ce pas, Jane, avant d’avoir essayé, toutest facile ?

En avant deux ! voici tous les couplespartis ! Dieu ! quelles poses ! chacun voulait fairemieux que le modèle. On se moquait bien un peu les uns des autres,et il y avait de quoi, mais on allait de si bon cœur ! jamaishongroise ne fut si vaillamment sautée. Maurice s’était emparéd’une dame maronite qui oubliait là toutes ses infortunes. Ellepirouettait à la barbe des Druses, qui n’avaient pas le cœur de lapersécuter. Allez, l’orchestre ! ferme, les violons !soufflez, les cuivres ! La sueur vous perce, tant mieux !allez toujours ! Vous êtes essoufflés, n’avez-vous pashonte ! poussez, morbleu, ferme ! ferme ! serez-vousassez lâches pour demander grâce ?

Vaincu, l’orchestre ! le premier violonse renversa sur son siége pour s’éventer avec son foulard, laclarinette poussa un couac suprême, la petite flûte grinçacomme une scie et la contre-basse rendit un sourd mugissement. Lechef lui-même était hors de combat.

On vit le trombone, grave et triste, verserdans son godet tout un verre de vapeur distillée, et le cornet àpistons eut besoin d’une bouteille entière pour gargariser sa gorgeendolorie.

Les danseurs, les vainqueurs haletaient surles divans.

Du punch, mesdames ! les glaces ne valentrien après une hongroise pareille. Du punch fait exprès pour vous,du punch qui étincelle dans le cristal taillé, comme la goutted’eau sur les feuilles de la rose. Buvez sans crainte et ne faitespas la petite bouche. Il y a si peu de rhum ! La divineambroisie jamais ne donne la migraine. Buvez, je réponds de tout.C’est du lait !

Oh ! le cher Mac Gregor ! oh !la bien-aimée Marie-Stuart ! On peut demander parfois àParis : De quoi dépend la vogue ? mais ce n’était pas icile cas. Il suffisait de voir Henri et Henriette pour comprendreleur succès. Leurs regards reconnaissants se promenaient sur lafoule amie ; leurs sourires remerciaient, et sur leurscharmants visages il y avait une expression mélangée de joie et demélancolie qui leur donnait tous les cœurs.

Chapitre 7HISTOIRE DE MADAME JACOBY

Quand on eut éloigné Henri et Henriette,Mme Jacoby et son mari restèrent seuls. Ils setinrent un instant embrassés et confondant leurs larmes.

– Dix ans ! murmura enfin la jeunefemme, dix ans sans nouvelles !

– Tu es plus belle qu’autrefois, maJeanne, s’écria l’américain, au lieu de répondre.

Et il pressa contre ses lèvres les mainsfroides de Jeanne.

Ce n’était pas qu’il craignit de s’expliquer,mais il était tout entier aux transports de sa tendresseconjugale.

– Tu as souffert, Jeanne, ma femmechérie, continua-t-il sans faire trêve à ses caresses, je savaisque tu souffrais et je ne pouvais adoucir ta peine ; je nepouvais pas même te crier de loin : Courage ! Quand jel’ai pu, Dieu m’est témoin que je l’ai fait, mais tu n’étais déjàplus en Hongrie, et sans doute que mes lettres ne sont pas arrivéesjusqu’à toi…

– Pas une seule ! interrompitJeanne. Il eût suffi d’un mot pour nous rendre l’espoir et lavie : je dis nous, Henri, car nos deux enfants t’aiment autantque moi, et c’étaient trois âmes qui s’élançaient chaque jour versDieu pour lui redemander un époux et un père. Bien des fois ledésespoir est venu, bien des fois je t’ai cru mort et j’ai implorédu Ciel la grâce de te rejoindre dans un monde meilleur, maisj’avais près de moi mes deux anges qui me rappelaient la bonté deDieu, et qui me disaient : Ne désespère pas, mère ; nousle voyons dans nos rêves, et tout au fond de notre cœur, il y a unevoix qui nous crie : Non, non, il n’est pas mort, tu lereverras, il reviendra pour nous aimer !

– Et me voilà, Jeanne, et je vousaime ! Dieu tient la promesse qu’il faisait dans le cœur denos chers enfants !

Ce furent des baisers encore. PuisJeanne :

– Je t’en prie, Henri, dis-moi bien viteton histoire.

– La tienne d’abord, Jeanne, car lamienne est longue et je dois t’avouer une chose : monhistoire, à moi, ne sera pas pour toi seule.

– Que veux-tu dire ?

– Tu as encore un secret à connaître, etles surprises de cette nuit ne sont pas épuisées… Voilà ce que jesais de tes aventures par le magyar Karoly, qui combattait avec moidans l’armée italienne. Repoussée par ton père, tu trouvas un asilechez un paysan slave des environs de Gran, nommé Ivan et tu fis enquelque sorte partie de sa famille…

– Je restai seule, interrompit la jeunefemme : mon père punissait cruellement ma désobéissance, etl’homme à qui j’avais tout sacrifié, mon mari était perdu pour moi.La femme d’Ivan m’avait nourrie de son lait. Une nuit d’hiver, jevins frapper à leur porte, avec mes deux enfants dans les bras.Ceux qui t’ont dit que je fus de leur famille n’ont pas ditassez : ils me traitèrent comme des serviteurs empressésautour de leur maîtresse. Pendant huit ans, j’ai été reine danscette pauvre maison. Ils faisaient deux parts de la vie : letravail était pour eux, le repos et le bien-être pour moi. C’estgrâce à eux que j’ai pu me consacrer tout entière à nos enfants, etleur donner l’éducation que j’avais moi-même reçue…

– Ils seront récompensés ! s’écriaHenri.

– Les hommes ne peuvent plus rien poureux, dit Jeanne, dont les beaux yeux se mouillèrent. Ils ont leurrécompense dans le ciel. Ivan mourut le premier, les lèvres sur mamain ; puis ce fut le tour de ma pauvre nourrice. Deshéritiers vinrent et prirent la maison. Ils ne nous chassèrentpoint ; car, dans notre pays de Hongrie, l’hôte est unepersonne sacrée ; mais ils étaient pauvres et ne nousconnaissaient pas. J’avais pu accepter le dévouement d’Ivan et desa femme. Au fond de mon malheur, je restais trop fière pouraccepter l’aumône d’une famille étrangère.

Je tentai de fléchir mon père. Je me présentaisur son passage au moment où il entrait à l’église. Je tenais mesdeux enfants par la main. Mon père détourna les yeux de nous. Ilm’aimait bien cependant autrefois ; mais les fils de la racemagyare se font un honneur de ne pas savoir pardonner.

J’allai trouver le bon prêtre de Szegedin quinous avait mariés, Henri, cette nuit terrible où tu étais blessé,mourant dans la cabane d’un Serbe gardeur de troupeaux ; cettenuit où je pleurais à ton chevet, folle de désespoir. L’antique loides mariages slaves ne demande que les noms donnés devant Dieu aubaptême. Qu’importent les noms de famille à Celui qui, du haut duciel, voit tous les hommes égaux ? Le prêtre avait marié Henriet Jeanne, et, à l’heure où nous sommes, Jeanne ne saurait pasencore lui dire l’autre nom de Henri !

Un sourire adoucit le reproche contenu danscette parole. Henri prit la main de Jeanne et la porta à seslèvres.

– Avant une heure tu le sauras, chérie,dit-il.

– Les deux enfants, poursuivit Jeanne,s’étaient jetés dans mes bras en voyant les mépris de leurgrand-père, et mon petit Henri, dont le cœur est au-dessus de sonâge, m’avait dit, en séchant mes larmes à force debaisers :

– Mère, ne nous as-tu pas appris que tonmari était de France ? La France est le plus grand despeuples. Allons à Paris, la ville des merveilles, et peut-être quenous y retrouverons mon père.

C’était pour avoir les moyens de gagner Parisque je m’adressais au bon prêtre de Szegedin. L’espoir que j’avaisde t’y retrouver était bien faible ; mais je comptais sur montalent de musicienne pour donner au moins à nos pauvres enfants lepain du corps et le pain de l’âme.

Voilà deux ans que nous sommes à Paris. Montalent de musicienne est ici bien peu de chose. Il y a tant detalents supérieurs au mien dans cette grande capitale ! Lespremiers jours, il me semblait à chaque instant que j’allais terencontrer dans les rues. Ces deux années auraient dû épuiser monespoir ; mais je ne sais : Dieu a voulu, dans samiséricorde, que l’espérance fût immortelle. J’étais comme noschers enfants, je me disais au milieu de nos peines les plusdures : il n’est pas mort, il reviendra…

Henri, je ne t’accuse pas. Te voilà. Il mesuffit de revoir ton noble visage pour être sûre de ton cœur. Àquoi bon te dire ce que nous avons souffert dans ce grand Paris, oùnous n’avions ni un protecteur ni un appui ? Tu sauras toutd’un mot : les enfants ont eu faim, et, la semaine dernière,j’ai vendu l’anneau d’or que tu m’avais passé au doigt la nuit denotre mariage.

Mme Jacoby se tut. Les yeux deson mari restaient fixés sur elle.

– Je te donnerai un autre anneau demariage, ma Jeanne, murmura-t-il.

Puis, avec une inflexion de voix singulière,il ajouta :

– Les propriétaires de la maison que tuhabites sont des gens riches, très-riches…

– Et très-bons, interrompit Jeanne.

– Oui…, et très-bons. N’as-tu jamaissongé à t’adresser à eux ?

Mme Jacoby eut le rouge aufront.

– En Hongrie, je n’avais pas honte,prononça-t-elle tout bas. Tout le monde connaissait la fille dupalatin Jacoby. En Hongrie, j’osais… Est-ce à dire que la Hongriesoit plus généreuse que la France ? Je ne sais ; mais jesuis Hongroise. Ici, j’ai vu tout de suite qu’on s’abaissait endemandant. Je serais morte avant d’implorer un secours.

– Morte ! répéta l’étranger, dontl’accent était rêveur désormais.

– Et pourtant, reprit Jeanne, je ne suispas sans avoir des obligations aux maîtres de cette maison. Depuisun an, ils ne m’ont point réclamé le loyer de ma petitechambre.

L’étranger se leva sur ces mots, et alla toutdroit à un cordon de sonnette caché derrière les rideaux del’alcôve. Il sonna bruyamment.

– Que fais-tu ? demanda Jeanneétonnée, et comment savais-tu que ce cordon était là ?

Le coup de sonnette avait été si bravementdonné, que le vieux François arriva courant.

À sa vue, l’étranger eut un mouvement. Un nomvint jusqu’à ses lèvres mais il le retint et se borna àsourire.

– Dis à M. Lemercier que je désirele voir sur-le-champ ! ordonna-t-il d’une voix impérieuse etbrève.

Au son de cette voix, le vieux valet futsecoué de la tête aux pieds.

– Qui a parlé ?… balbutia-t-il.

Et Jeanne le vit qui devenait plus pâle qu’unmort. Mais l’étranger répéta :

– Dis à M. Lemercier qu’il viennesur-le-champ.

François sortit d’un pas chancelant.

– Comme tu parles ! murmura Jeanne.Songes-tu au lieu où nous sommes ?

Au lieu de répondre, le colonel Américain sepromenait à grand pas.

François aborda M. Lemercier par ces motsentrecoupés.

– Monsieur !… ah !monsieur !… j’ai peur d’avoir perdu la raison… L’étranger veutvous voir… celui qui a sauvé Mme Jacoby… Je n’osepas vous dire… je craindrais trop de me tromper. Mais allezvite ! bien vite !…, et j’espère que vous voussouviendrez de cela : c’est moi qui l’ai reconnu lepremier !

M. Lemercier n’avait entendu qu’unechose : l’étranger désirait le voir. Sa bonté d’âme le fit sehâter vers son cabinet.

Sa femme, la bonne grand-mère, remarqua seulele trouble de François. Elle l’appela et l’interrogea. Françoisrépondit à tort et à travers ; il perdait la tête ; ilfinit par dire :

– Je suis fou, madame, je suis fou àlier, ou il y a un grand bonheur dans la maison !

La bonne dame s’élança sur les pas de sonmari ; mais elle trouva la porte fermée à clef.

Chapitre 8LES AVENTURES DE L’ONCLE HENRI

Derrière la porte du cabinet l’étranger étaitdebout en face de M. Lemercier, à qui il avait dit :« Regardez-moi ».

Les jambes de M. Lemercier tremblèrentsous le poids de son corps.

L’étranger le saisit dans ses bras au momentoù il allait tomber à la renverse, en balbutiant cesmots :

– Mon fils Henri ! mon filsHenri !

Jeanne essaya de se lever, mais l’émotion latenait clouée à son siége.

Le colonel Américain Henri Lemercier dufaubourg Poissonnière, puisque nous savons désormais son vrai nom,riait et pleurait à la fois.

– Père ! s’écria-t-il en levant levieillard dans ses bras, père bien-aimé, mepardonneras-tu ?

– Ta mère… murmura le vieillard, je vaischercher ta mère…

– Pas encore ! il faut lapréparer…

– C’est juste, dit M. Lemercier,doux comme un enfant. Je perds la tête, vois-tu… Est-il possible,mon Dieu ! Henri ! mon fils Henri ! Un colonel desÉtats-Unis !… est-ce pour le carnaval ?

– Non, c’est pour tout de bon, père,répondit gaiement le colonel ; mais nous sommes quatre, tusais : ma femme et mes deux chéris.

– Tes enfants ! mes enfants !s’écria le vieillard ; ta femme… ma fille !

Il tendit les bras. Jeanne s’y précipita,muette de bonheur.

Pendant une minute, ils ne parlèrent plus.M. Lemercier reprit :

– Ta mère, Henri… ma femme…

– Oh ! c’est la bonne bouche, cela,père, s’écria le colonel. Je t’aime dix fois plus que ma vie ;mais, tu n’es pas jaloux, n’est-ce pas ? Ma mère ! masainte et bien-aimée mère !… Il faut attendre… la préparerpetit à petit… Comment trouves-tu ta fille, père ?

M. Lemercier ne répondit qu’en pressantJeanne contre son cœur.

– Comme ses sœurs vont l’aimer !pensa-t-il tout haut.

– Mes excellentes sœurs ! Père, jen’ai pas été un seul jour sans penser à vous tous. Mais regarde-moidonc ! Est-ce que je ressemble encore au portrait qui est surla boîte d’écaille de maman ?

– Tu ressembles à un brigand, répondit levieillard en souriant à travers ses larmes. Que va dire ton onclele curé ?… Mais comment se fait-il, expliquez-moi donc cela,mes enfants, comment se fait-il que ma belle Jeanne… mafille !… ne m’ait pas dit un mot de tout cela depuis deux ansqu’elle vit à dix pas de moi ?

– Elle eût été bien embarrassée, père.Elle a su mon nom seulement quand elle t’a entendu m’appeler« mon fils. »

– Vraiment !

Un nuage vint au front du brave négociant.

– Oh ! sois tranquille, père, noussommes mariés : par un prêtre hongrois.

– Sont-ce de vrais prêtres ? demandaM. Lemercier.

– Je crois bien ! La cathédrale deGran est la métropole de toute l’Autriche !

– Et tu as ton acte de mariage ?

– Nous le ferons venir. Jeanne s’estcruellement mésalliée en épousant le fils d’un commerçant, je tepréviens de cela, père. M. Jacoby est palatin hongrois.

– Ah ! ah ! palatin… Il faut,me pardonner, ma fille, je ne sais pas du tout ce que c’est qu’unpalatin.

– C’est quelque chose comme un demi-centde sénateurs.

– Vraiment ! Ah çà ! c’est doncun roman que ton histoire ?

– Un vrai roman ! Asseyez-vous làtous les deux, car Jeanne n’en sait pas beaucoup plus long que toi,père. Je vous raconterai les détails une autre fois, aujourd’hui,je vais vous dire le gros. M. Lemercier, tout sage que vousêtes, vous avez donné le jour à un grand fou, et, quand je regardeen arrière, je me demande où j’ai pu prendre tant d’idéesextravagantes. Ceci est le préambule. M’écoutez-vous ?

Le vieillard et la jeune femme étaient assiset se tenaient par la main.

– Nous t’écoutons, dirent-ils.

– Et moi aussi, prononça une voix pleinede larmes de l’autre côté de la porte.

Henri ne fit qu’un bond et rapporta sa mèredans ses bras.

Jane, mon ange, voilà ce que je ne saurais paste peindre. Nul n’a pu trouver encore le fond d’un cœur de mère. Cefurent des baisers, des étreintes, des pleurs.Mme Lemercier voulait être toute à son fils et nepouvait se lasser d’admirer sa nouvelle fille. Elle voulait envoyerchercher les deux enfants pour les voir ; elle voulait aussises quatre filles et tous ses autres petits-enfants pour leur fairevoir. Elle riait, elle sanglotait, elle avait le délire.

– Que tout le monde écoute ! ordonnaHenri, qui était le maître. Il est permis de rire, de pleurer, des’embrasser ; mais je dois une histoire, je la paye. Tant pispour ceux qui s’occuperont à autre chose. J’ai deux jours detraversée et quarante heures de chemin de fer dans le corps. Ilfaudra bien que je dorme, à la fin. Y est-on ?

– Nous y sommes.

– Me voilà donc parti pour chercher desaventures. Dix huit ans, et ne sachant à quelles bagarres me vouer.Je ne comprends pas beaucoup la politique. Il me fallait me battre,n’importe pour qui ; telle était ma vocation. Je ne m’en vantepas. Je pense qu’elle est la punition de tous les bordereaux qui sesont faits depuis cinquante ans dans la maison de papa. Le commercea couvé ici un œuf de bandit. Avançons.

» Au lieu de garder le roi de Naples,dont le fils s’est crânement conduit à Gaële, je tirai d’abord descoups de fusil aux Russes et aux Autrichiens, tout le long duDanube. Je fus blessé, parce que j’allais au combat comme à lanoce, et au mois de juin 1848, le père de Jeanne me recueillit enson château de Kaunitz, près de Debreckzin. Jeanne me soigna et jel’aimai. C’est la règle. Je m’appelais le capitaine Henri, toutuniment, par la crainte que j’avais d’inquiéter ma bonne mère, quiaurait vu mon nom dans les journaux. Le palatin Jacoby, fier commeGuzman, n’aurait pas plus donné sa fille, du reste, à M. HenriLemercier qu’au capitaine Henri. Nous nous mariâmes. Je rejoignisl’armée ; je fus fait prisonnier par les Russes, et, depuislors, je n’ai revu ma femme que cette nuit, dans la cour de notrehôtel, ici, faubourg Poissonnière, à Paris.

» Je m’échappai du château de Szegedin,où l’on gardait les captifs ; je tuai en duel un magnathongrois, qui était un excellent seigneur, mais que le palatinJacoby voulait avoir pour gendre. Les Magyars se mirent à mepoursuivre comme un chien enragé ; je me rendis aux Russes.J’eus dispute avec un colonel d’artillerie, qui était bien le plusgalant homme que j’aie rencontré jamais. Il avait dit du mal devotre gouvernement provisoire de 1848, et il avait bien raison,mais je n’en savais pas plus long, et ce bêta de gouvernement,c’était la France, pour le moment. Nous allâmes sur le pré, lecolonel et moi ; il y resta. Je fus envoyé tout net enSibérie.

» Il y a du bon partout, même enSibérie ; seulement on n’y peut pas écrire à ses parents. Jefus employé à faire de l’or, et Dieu sait que la Californie n’estque de la Saint-Jean auprès de ces riches placers perdus sous laneige. Je m’ennuyais, je me sauvai ; je fus repris, je mesauvai encore. Cela m’occupait. Je voyais toujours ma mère et mafemme ; j’aurais brisé des murs de diamant.

» Les évasions sont rares en Sibérie. Unjour j’entendis parler de la guerre de Crimée. Les Russes sont debons enfants qui aiment beaucoup les Français. Ils me racontèrentles exploits de l’armée française dans la Baltique et dans la merNoire. Vive Dieu ! me disaient-ils, si les Anglais ne vousavaient pas, comme nous les rosserions ! Mais il est écrit quel’Angleterre trouvera toujours moyen de s’abriter derrière lavaillance française sans jamais lui rendre la pareille. Cela m’estbien égal. Je n’aime pas beaucoup les Anglais ; mais il fautque tout le monde vive.

» Le soir du jour où il me fut parlé dela tour Malakoff, je sautai en bas d’un rempart de quarante pieds,j’en escaladai un autre de même taille, et je fis douze lieues dansla neige. J’allais à Sébastopol. Des monts Altaï, où j’étais,jusqu’à la Crimée, il y a loin ; n’importe, j’étais lancé.J’avais un costume russe je savais la langue :marche !

» Je marchai. J’arrivai à Sébastopoljuste une année après la prise de Malakoff.

» J’écrivis à ma femme en lui disant monnom, cette fois, et en la priant de donner de mes nouvelles à mabonne mère. La lettre doit être à la poste de Gran ; nousl’irons chercher quelque matin.

» J’étais libre, morbleu ! etc’était bien le principal. J’atteignis la frontière turque comme jepus. Me voilà chez des alliés. Vive la France !

» Je ne connais rien en politique ;mais s’il fallait juger la France par ses alliés ottomans,miséricorde ! On parle des Russes ! mais les Russes sontdes chérubins auprès de ces magots de Turquie, stupides, cruels,voleurs, menteurs, assassins et poltrons. Il y a pourtant de bravesgens parmi eux, seulement, ils sont trop rares.

» Enfin, n’importe ! Je m’embarquaien qualité de matelot sur une grande coquine de felouque mal faite,mal gréée, mal voilée et, surtout mal fréquentée, qui portaitquelques marchandises moisies. Nous fîmes voile de Sinope pour lesîles de l’Archipel. Le commandant du navire me donna trois fois descoups de bâton. Il les donnait très-bien. Je les lui rendis àLemnos, localité célèbre au collége. Je lui cassai les deux bras,les deux jambes et la tête. L’équipage voulut me nommerpacha ; mais on parlait d’une campagne que la France devaitfaire en Italie, j’avais hâte d’arriver.

» J’arrivai le lendemain de la paix deVillafranca. Est-ce du guignon ? Heureusement, j’étais àVenise. Je fis connaissance avec une douzaine d’officiersautrichiens, gais compagnons, doux comme des agneaux et bravescomme des lions. Les journaux, je vous en préviens vous en fontavaler de bien fortes au sujet des étrangers. Tout en fréquentantmes Autrichiens, je rencontrai un honnête garçon qui conspiraitcontre l’Autriche. Je fis de tendres adieux à mes habits blancsd’Autrichiens et je m’embarquai pour Gênes. De Gênes, je passaivolontaire en Sicile. J’y restai peu : j’aime la guerre, c’estvrai, mais non pas celle-là, et dès que j’eus regardé de prèsGaribaldi, l’idée me vint de me faire zouave du pape : à labonne heure ; ceux-là sont des soldats ! Seulement, surla route, en passant le détroit, je rencontrai Godard ;Godard, de la rue des Petites-Écuries, qui est contre-Amiral dansla flotte d’Alexandre Dumas. Il me donna des nouvelles de ma mère,de mon bon père, de mes chères sœurs, de tous les petits enfants…Il paraît que nous fondons un clan, ici, dites donc, comme dans lesromans de Walter Scott ?…

» Godard n’est pas beau ; mais savue me fit verser des larmes. C’était la patrie ; bien plusque la patrie, c’était le faubourg Poissonnière. À son aspect, toutle boulevard Bonne-Nouvelle passa devant mes yeux éblouis. Je visle Gymmase, le Bazar, la porte Saint-Denis… Oh ! la porteSaint-Denis ! Je remontai le faubourg par la pensée j’aperçusle Conservatoire, le Garde-Meuble et la chère porte de notremaison.

» Ma mère, ma pauvre bonne mère, j’auraispassé en ce moment la Méditerranée à la nage pour venir me jeterdans tes bras. Je me bouchai les deux oreilles pour ne pas entendrele bruit héroïque du canon de Gaëte, et je sautai sur le pont dubateau à vapeur.

» Vous croyez peut-être que c’esttout ! Hélas ; non. Je ne sais comment ce diable de majorSmith m’embaucha. Il était à Marseille, le major Smith, fabricantde cuir de coton, et il embarquait des soldats pour New-York. Laguerre d’Amérique, hein ? Comment résister à cela ! Jepartis pour renforcer l’armée fédérale ; mais heureusement jeme trompai de chemin, et j’ai passé six mois dans les rangs deshommes du Sud, qui ont eu l’obligeance de me nommer colonel. Quelsgaillards ! Savez-vous pourquoi ils se hachent, là-bas ?Non ? ni moi non plus. Un bandagiste, qui commandait mon corpsd’armée, et qui battait sa femme parce qu’elle mettait de l’eaudans son rhum, me tira un matin quatre coups de revolver ; onn’a jamais pu deviner pourquoi. Je me fâchai, je lebrutalisai ; il en mourut. On voulut me pendre, ce n’était pasmon opinion, je pris la clé des champs.

» Un brick français était enpartance ; il se nommaitle Parisien :embarque !

» Je dis au capitaine :« Toujours tout droit jusqu’au faubourgPoissonnière ! »

» Et voilà ! Le bon Dieu, qui apitié des fous comme des ivrognes, voulait me faire une surprise àmon arrivée à Paris et rassembler en un gros bouquet tous mes chersamours pour fêter mon retour dans ma patrie. Je comptais courir enAutriche, après avoir embrassé mes parents ; je retrouve ici,non seulement tous ceux que j’y ai laissés, mais ma femme, montrésor de femme, mes enfants, aussi. Je raille pour garder unecontenance, mais j’ai envie de pleurer… Je pleure… je suis heureux,je vous aime… embrassez-moi !

Ses larmes inondèrent, en effet, son mâlevisage. Paris produit de ces aventuriers qui sont bons comme dupain et qui font pis que pendre. On l’embrassa ; sa figurehâlée et tout humide de pleurs n’était pas assez large pour tousles baisers qu’on y mettait à la fois.

Ceux qui l’entouraient et lui-même étaienttrop occupés pour remarquer cela ; mais, depuis quelquesminutes, un bruit confus se faisait entendre dans le corridor.C’étaient des piétinements, des rires, des murmures et deschuchotements. Tout cela se taisait quand on cessait de parler dansle cabinet.

– Et maintenant, fils, ditMr Lemercier d’un ton suppliant, c’est bien fini, n’est-cepas ?

– Bien fini, répéta le grand-père, tunous as fait assez de chagrin.

– Dis, Henri, implora la jeune femme,réponds à ton père et à ta mère, tu ne nous quitterasplus ?

L’oncle Henri hésita un instant. Il regardason uniforme, mais il regarda aussi les beaux yeux de Jeanne.

– Ma foi, dit-il, j’ai trente ans, c’estl’âge de se ranger. On a beau dire, les aventures sont fatigantes,et, sans parler de la Russie j’ai passé des instants biendésagréables, tant avec nos alliés les Turcs que chez les héros duPotomac. J’avais bien songé à faire une pointe jusqu’en Pologne,mais on y parle latin et c’est le chemin de la Sibérie. Réflexionfaite, à bas la guerre ! vive la famille ! je me faismarguillier de la paroisse Saint-Eugène, adjoint au maire ousergent-major de la garde nationale, au choix du gouvernement.Soupe-t-on ? Si c’est encore l’habitude de ces contrées, jemangerai une tranche de foie gras avec plaisir… La main auxdames !

Il saisit à la fois sa mère et Jeanne et lesentraîna ravies vers la porte.

Au moment où il l’ouvrait, un fracasépouvantable éclata, et la maison trembla sous la frénésie desapplaudissements qui grondèrent dans les corridors.

– En triomphe ! l’oncle Henri !en triomphe ! criaient cinq cents voix enthousiastes dont letimbre généralement suraigu donnait plus de montant à cettemanifestation. Vive l’oncle Henri qui a été en Sibérie ! Vivel’oncle Henri qui a pris la tour Malakoff un an après le maréchalPélissier ! Vive l’oncle Henri qui a cassé un Turc comme unepoupée ! Vive l’oncle Henri qui se battait sans savoirpourquoi ! Colonel ! adjoint ! sergent-major !propriétaire ! et marguillier ! Vive l’oncle Henri quiest revenu ! Vive sa femme ! vivent ses enfants !vive le souper ! En triomphe ! en triomphe !

Les monstres avaient écouté, Jane ; lesmonstres avaient entendu ! Penses-tu qu’ils respectaient lehéros de tant de belles aventures ? Du tout ! ils sependaient à sa tunique comme la trop nombreuse famille de la mèreGigogne s’accroche à ses jupons. Ils voulaient tous en avoir unmorceau pour en faire sans doute des reliques. Oh ! certes,l’oncle Henri avait couru de bien grands dangers en sa vie, maisjamais il ne s’était trouvé à pareille mêlée.

Figure-toi cinq cents diables acharnés contreun aventurier paisible ! Il ne savait auquel entendre etdemandait grâce en riant aux larmes.

– Où sont mes neveux ? où sont mesnièces ?

– Moi, moi, moi !

Tous ! figure-toi Jane ! Ils étaienttous ses nièces et ses neveux. Maurice, qui était monté sur sesépaules par derrière, avait beau l’étouffer, il ne pouvait se faireentendre. Maurice voulait désigner loyalement les vraies nièces etles vrais neveux, mais, bah ! Je t’en souhaite !

– Moi, moi, moi !

– Mon oncle, ne reconnais-tu pas tonpetit Augustin ? criait un scélérat de mandarin, jaune commeun serin.

– Mon oncle, mon bon oncle, ne fais paslanguir ta petite Célestine ! roucoulait une Albanaise.

– Ah ! mon oncle ! pleuraitArlequin, je suis ton Casimir ! Comme tu m’aurais fait sautersur tes genoux si j’avais été au monde avant ton départ !

– Embrasse Gustave, mon oncle !

– Mon oncle ! une caresse àSidonie !

– N’as-tu rien rapporté pourAglaé ?

– Pas un souvenir à Clémence !

– Mon oncle ! mon oncle ! mononcle !

Deux cent cinquante nièces ! deux centcinquante neveux ! L’oncle Henri devenait fou comme un chevaltourmenté par les mouches. Il cherchait de bonne foi les fils etles filles de ses sœurs ; il tâchait de les distinguer par laressemblance, mais son regard se noyait dans cet océan de visagesjoyeux et moqueurs. Il ne reconnaissait plus ses propres enfants,qu’il n’avait vus qu’une seule fois, il était perdu, débordé,submergé ; un rire homérique le prenait.

– Je demande à retourner enMerrimaquie ! s’écria-t-il, capitulant franchement ; mesneveux et mes nièces, ayez pitié de moi ! Je merends !

Ainsi parla ce libérateur de l’Italie etautres nationalités. Les assiégeants cessèrent aussitôt le feu, caril avait affaire à de généreux ennemis, et M. Lemerciercommençait à faire les gros yeux. Une délicieuse Marie Stuart et unbeau highlander sortirent des rangs et s’élancèrent dans ses brasen l’appelant papa. On ne riait plus. Henri et Henriette luiprésentèrent Gaston ; Maurice, Fernand ; Claire,Antonine, Louise, Agathe et les autres, tandis que les jeunes mèresattendaient leur tour pour le presser dans leurs bras, après avoircomblé déjà de caresses leur nouvelle sœur.

À table, maintenant ! Dans le jardind’hiver ! Un festin de Balthasar !

Vertu-chou, Jane ! comme on soupa !Il y en avait pour tout le monde. L’orchestre soupait, et sais-tuce que peut manger un trombone qui soupe ? Les domestiquessoupaient ; la concierge soupait, les pompiers soupaient.Ah ! qu’il est doux de voir un souper de pompier !Maurice alla trinquer avec eux.

Six heures du matin sonnant, les cuivres,vaillamment embouchés, sonnèrent comme une fanfare en forêt.C’était le galop final. Maurice avait Henriette ; la petiteAgathe s’était emparée d’Henri. L’oncle était la proie de Claire,d’Antonin, de Louise et d’une douzaine d’autres tyrans mignons. Legrand-papa ?… oui, Jane ! le grand-papa en était ;il avait pris sa nouvelle fille par la taille et galopait comme unperdu : la grand’maman galopait, tenue aux deux anses, commeun panier, par deux de ses gendres ; les quatre jeunes mèresgalopaient, tout le monde, quoi ! C’était un galop magnifique,imposant, monumental :

Quand il fut fini, on tira l’échelle.

Chapitre 9CONCLUSION

La maison de rapport était assurée à lacompagnie du Phénix. Tout fut payé, sauf la pipe du poète.

L’oncle Henri écrit ses mémoires, qui aurontautant d’éditions que ceux de Robinson Crusoé. Il a désormais unetelle frayeur des voyages et des aventures, qu’il se faitaccompagner par Maurice pour traverser le boulevard.

Le palatin Jacoby, ayant appris qu’on n’avaitplus besoin de lui, est accouru afin de verser des larmes sur lecœur de sa fille.

Le Turc dont Henri cassa les bras, les jambeset la tête dans un moment de vivacité, s’est établi marchand denougat sur le boulevard de Strasbourg.

Le conseil des Onze et maintenant le Conseildes Treize, par l’adjonction de deux membres nouveaux, Henri, MacGregor et Marie Stuart, Henriette.

Voilà le conte promis, Jane, ma blonde chérie.C’est toi, maintenant, qui me dois ton sourire et tes deux joliesjoues roses à baiser.

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