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La Jeunesse de Pierrot

La Jeunesse de Pierrot

d’ Alexandre Dumas

Mes chers enfants,

Si vos parents veulent absolument lire ce conte, dites-leur bien qu’il a été écrit pour vous et non pour eux ; que leurs contes à eux, ce sont : La Reine Margot, Amaury, Les Trois Mousquetaires, La Dame de Monsoreau, Monte-Cristo, La Comtesse de Charny, Conscience et le Pasteur d’Ashbourn.

Si vous voulez savoir absolument – on est curieux à votre âge – par qui ce conte a été écrit, nous vous dirons que l’auteur est un nommé Aramis, charmant et coquet abbé qui avait été mousquetaire.

Si vous voulez connaître l’histoire d’Aramis,nous vous dirons que vous êtes trop jeunes pour la lire.

Si, enfin, vous nous demandez pour qui Aramis a écrit ce conte, nous vous répondrons que c’est pour les enfants de madame de Longueville, qui étaient de jolis petits princes descendant du beau Dunois, dont vous avez peut-être entendu parler,pendant une de ces époques de troubles dont Dieu nous préserve, et qu’on appelait la Fronde.

Maintenant, chers enfants, puisse Aramis vous amuser autant quand il écrit, qu’il a amusé vos pères et vos mères quand il conspirait, aimait et combattait, en société de ses trois amis, Athos, Porthos et d’Artagnan.

Chapitre 1Le souper des bûcherons

Il yavait une fois, mes chers enfants, dans un petit coin de la Bohême,un vieux bûcheron et sa femme qui vivaient dans une chétive cabane,au fond d’une forêt.

Ils ne possédaient, pour toute fortune, que ceque le bon Dieu donne aux pauvres gens, l’amour du travail et deuxbons bras pour travailler.

Chaque jour, depuis l’aube jusqu’au soir, onentendait de grands coups de cognée qui résonnaient au loin dans laforêt, et de joyeuses chansons qui accompagnaient les coups decognée ; c’était le bonhomme qui travaillait.

Quand la nuit était venue, il ramassait samoisson du jour, et s’en retournait, le dos courbé, vers sa cabane,où il trouvait, auprès d’un feu clair et pétillant, sa bonneménagère qui lui souriait à travers les vapeurs du repas dusoir ; ce qui lui réjouissait fort le cœur.

Il y avait déjà de longs jours qu’ils vivaientainsi, lorsqu’il advint qu’un soir le bûcheron ne rentra pas àl’heure accoutumée.

On était alors au mois de décembre ; laterre et la forêt étaient couvertes de neige, et la bise, quisoufflait avec violence, emportait avec elle de longues traînéesblanches qu’elle détachait des arbres, et qui étincelaient enfuyant dans la nuit. On eût dit, mes enfants, que c’étaient, commedans vos contes favoris, de grands fantômes blancs qui couraient, àtravers les airs, à leur rendez-vous de minuit.

La vieille Marguerite – c’était le nom de lafemme du bûcheron – était, comme vous pensez bien, fortinquiète.

Elle allait sans cesse au seuil de la cabane,écoutant de toutes ses oreilles et regardant de tous sesyeux ; mais elle n’entendait rien que la bise qui faisait ragedans les arbres, et ne voyait rien que la neige qui blanchissait auloin sur le sentier.

Elle revenait alors près de la cheminée, selaissait choir sur un escabeau, et son cœur était tellement grosque les larmes lui tombaient des yeux.

À la voir si triste, tout devenait tristecomme elle dans l’intérieur de la chaumine ; le feu, quid’habitude pétillait si gaiement dans l’âtre, s’éteignait peu à peusous la cendre, et la vieille marmite de fonte, qui grondait sifort tout à l’heure, sanglotait maintenant à petits bouillons.

Deux grandes heures s’étaient écoulées,lorsque tout à coup le refrain d’une chanson se fit entendre àquelques pas de la cabane, Marguerite tressaillit à ce signal bienconnu du retour de son mari, et, s’élançant vers la porte, ellearriva tout juste pour tomber dans ses bras.

– Bonsoir, ma bonne Marguerite, bonsoir,dit le bûcheron ; je me suis un peu attardé, mais tu serasbien contente lorsque tu verras ce que j’ai trouvé.

Et, ce disant, il déposa sur la table, auxyeux de la vieille femme qui en resta tout ébahie, un joli berceaud’osier, dans lequel reposait un petit enfant d’allure si gentilleet de forme si mignonne, que l’âme en était toute chatouillée, rienque de le voir.

Il était vêtu d’une longue tunique blanche,dont les manches pendantes ressemblaient aux ailes repliées d’unecolombe. Un haut-de-chausse d’étoffe blanche comme la tuniquelaissait à découvert deux petits pieds de gazelle, chaussés debottines à rosettes et à talons rouges. Autour de son cous’épanouissait une fraise de batiste finement plissée, et sur latête il portait un joli chapeau de feutre blanc coquettementincliné sur l’oreille.

De mémoire de bûcheron on n’avait vu de plusgracieuse miniature ; mais ce qui émerveillait fort dameMarguerite, c’était le teint du petit enfant, qui était si blanc,qu’on eût dit que sa tête mignonne avait été sculptée dansl’albâtre.

– Par saint Janvier ! s’écria labonne femme en joignant les mains, comme il est pâle !

– Ce n’est pas étonnant, dit le bûcheron,il était depuis plus de huit jours sous la neige quand je l’aitrouvé.

– Sainte Vierge ! huit jours sous laneige, et tu ne me dis pas cela tout de suite. Le pauvre petit estgelé !

Et sans plus dire, la vieille femme prit leberceau, le déposa près de la cheminée et jeta un fagot tout entierdans le feu.

La marmite qui n’attendait que cela se mittout à coup à frémir et à écumer d’une façon si bruyante, que lepetit enfant, alléché par l’odeur, se réveilla tout ensursaut : il se leva à demi, huma l’air à plusieurs reprises,fit glisser vivement sa langue effilée sur le bord de ses lèvres,puis, au grand étonnement du vieux et de la vieille, qui n’enpouvaient croire leurs yeux, il s’élança hors de son berceau enpoussant un petit cri joyeux.

Il venait, mes chers enfants, d’apercevoir lesouper de nos pauvres gens.

Voler vers la marmite, y plonger jusqu’au fondune grande cuiller de bois, l’en retirer et la porter à sa bouchetoute pleine et toute bouillante, fut pour lui l’affaire d’uninstant ; mais, halte-là ! ses lèvres y avaient à peinetouché qu’il jeta la cuiller à terre et se mit à sauter à traversla chambre, en faisant des grimaces tout à la fois si drôles et sipiteuses, que le bûcheron et sa femme étaient fort embarrassés, nesachant s’ils devaient rire ou bien s’ils devaient pleurer.

Notre gourmand s’était brûlé vif.

Cependant, quelque chose rassurait les bonnesgens, c’est que décidément le petit garçon n’était pas gelé,quoiqu’il fût resté blanc comme neige.

Pendant qu’il se démenait ainsi dans lacabane, la vieille Marguerite fit tous les préparatifs dusouper ; la marmite fut posée sur la table, et déjà lebûcheron, les manches retroussées, s’apprêtait à lui faire fête,lorsque notre lutin, qui suivait du coin de l’œil tous sesmouvements, vint s’asseoir résolument sur la nappe, enlaça lamarmite de ses petites jambes, et se mit à l’œuvre avec de sibelles dents, et des mines si joyeuses, que cette fois, pleinementrassurés sur son compte, le bûcheron et sa femme n’y purentrésister.

Ils se mirent à rire, mais d’un rire si fou,que n’ayant pas pris la précaution de se tenir les côtes, comme ilfaut faire en pareil cas, mes enfants, ils tombèrent à la renverse,et roulèrent deci, delà, sur le plancher.

Quand ils se relevèrent, un quart d’heureaprès, la marmite était vide, et le petit enfant dormait du sommeildes anges dans son berceau.

– Qu’il est gentil ! dit la bonneMarguerite qui riait toujours.

– Mais il a mangé notre soupe !repartit le bûcheron qui était devenu tout sérieux.

Et les bonnes gens, qui étaient à jeun depuisle matin, allèrent se coucher.

Chapitre 2Ce que peut amener la découverte d’un petit enfant

Lelendemain, la vieille Marguerite se leva bien avant le jour pouraller raconter aux commères du hameau voisin l’histoire du petitenfant.

Au récit merveilleux qu’elle fit, tous lesbras tombèrent de surprise, et ce fut parmi les bonnes femmes à quis’écrierait le plus fort.

Un instant après, toutes les langues étaienten campagne, et le petit jour n’avait pas encore paru à l’horizon,que déjà la nouvelle s’était propagée à plus de dix lieues à laronde.

Seulement, comme il arrive d’ordinaire, lanouvelle avait pris dans sa course des proportionseffroyables : ce n’était plus, comme au point de départ, unpetit enfant qui avait mangé le souper des pauvres gens quil’avaient recueilli ; c’était un ours blanc d’une taillegigantesque qui s’était jeté dans la cabane des bûcherons, et lesavait inhumainement dévorés.

Un peu plus loin, et dans la ville qui étaitla capitale du royaume, la nouvelle avait encore grandi ;l’ours blanc qui avait mangé deux vieillards s’était transformé enun monstre gros comme une montagne, qui avait englouti d’unebouchée vingt familles entières de bûcherons avec leurscognées.

Aussi les bons bourgeois de la villes’étaient-ils bien gardés de mettre le nez à la fenêtre pouraspirer, comme à l’accoutumée, l’air du matin ; barricadésdans leurs maisons, ils se tenaient blottis au fond de leurs litset la tête sous la couverture, n’osant souffler ni broncher, tantils avaient peur.

C’était cependant un tout petit enfant quicausait une si grande terreur ; ce qui vous prouve, mes chersamis, qu’il faut toujours voir de près les choses avant de s’eneffrayer.

Or, ce jour-là, le roi de Bohême devaittraverser la ville en grande pompe, pour inaugurer, suivantl’antique usage, la nouvelle session de son parlement : ce quiveut dire tout simplement, mes chers enfants, que Sa Majesté devaitréciter un beau compliment à son peuple, afin de recevoir degrosses étrennes.

La circonstance était grave ; ils’agissait de faire décréter le payement de nouveaux impôts, tousplus absurdes les uns que les autres, mais qui, absurdité à part,devaient produire un assez grand nombre de millions.

Il était encore question de demander quelquespetites dotations, l’une pour la fille unique du roi, alors âgée dequinze ans, les autres pour les princes et les princesses quin’étaient pas nés, mais que le roi et la reine ne désespéraient pasde créer et mettre au monde, un jour ou l’autre.

Depuis un mois, matin et soir, le roi s’étaitenfermé dans son cabinet et, les yeux fixés au plancher, avait faitdes efforts inouïs pour apprendre par cœur le fameux discours quelui avait préparé à cette occasion le seigneur Alberti Renardino,son grand ministre, mais il n’avait pu en retenir une seulephrase.

– Que faire ? s’était-il écrié unsoir, en tombant affaissé sur son trône, tout haletant des effortsinfructueux qu’il avait faits.

– Sire, rien n’est plus simple, avaitrépondu le seigneur Renardino qui était entré sur ces entrefaites…Voilà ! – et d’un trait de plume il avait réduit le discoursde moitié, et augmenté du double, par compensation, le chiffre desimpôts et des dotations.

Donc le roi, accompagné d’un nombreux cortège,était sorti de son palais et s’acheminait au petit pas de sa mulevers le lieu de la séance royale.

À sa droite était la reine, étendue tout deson long dans un palanquin porté par trente-deux esclaves noirs,les plus robustes qu’on avait pu trouver.

À sa gauche, montée sur un cheval isabelle,était Fleur-d’Amandier, l’héritière du royaume et la plus belleprincesse qui se pût voir au monde.

Sur la seconde file, venait un hautpersonnage, richement costumé à l’orientale, mais laid à fairepeur ; il était bossu, cagneux, et avait la barbe, lessourcils et les cheveux d’un roux si ardent, qu’il était impossiblede le regarder en face sans cligner les yeux. C’était le princeAzor, un grand batailleur, toujours en guerre avec ses voisins, etque, par politique, le roi de Bohême avait fiancé la veille àFleur-d’Amandier. Ce vilain homme avait voulu assister à lacérémonie, afin d’arracher, par la terreur qu’il inspirait, un voted’urgence sur la dotation de sa fiancée.

À côté de lui marchait le seigneur Renardino,qui riait sournoisement dans sa barbe en songeant aux impôtsénormes dont, grâce à lui, le bon peuple de Bohême allait êtreécrasé.

Le cortège n’avait pas fait cent pas, que lasurprise se peignit sur tous les visages. Les boutiques étaientfermées et les rues complètement désertes.

L’étonnement redoubla lorsqu’un héraut vintannoncer au roi que la salle du parlement était vide.

– Par ma bosse ! qu’est-ce que celaveut dire ? s’écria le prince Azor, qui avait vu le beauvisage de Fleur-d’Amandier rayonner de joie à cette nouvelle.Aurait-on voulu, par hasard, me mystifier ?

– Au fait, qu’est-ce que cela signifie,seigneur Renardino, demanda le roi, et pourquoi mon peuple n’est-ilpas ici, sur mon passage, à crier comme d’habitude : Vive leroi !

Le grand ministre, qui ignorait la nouvelle dujour, ne savait que répondre, lorsque le prince Azor, pourpre decolère, lui appliqua sur la joue un soufflet.

Le méchant homme avait vu pour la seconde foisFleur-d’Amandier sourire sous son voile, et il se croyaitdécidément mystifié.

– Roi de Bohême, s’écria-t-il en grinçantdes dents, cette plaisanterie vous coûtera cher ; et piquantdes deux, il s’enfuit au grand galop de son coursier.

À ces paroles, qui renfermaient une menace deguerre, tous les visages devinrent fort pâles, à l’exception de lajoue du seigneur Renardino, qui était devenue fort rouge.

Ce fut bientôt un désarroi général. Le roi ettous les gens de sa suite s’enfuirent vers le palais en criant auxarmes, et les trente-deux esclaves noirs, pour courir plus vite,laissèrent sur la place le palanquin de la reine.

Mais, fort heureusement, Sa Majesté, quicroyait assister déjà à la séance royale, s’était profondémentendormie.

Récapitulons maintenant les événements quis’étaient passés.

Un vaste royaume en émoi, un mariage rompu,une déclaration de guerre et une grande reine laissée sur lepavé ; tout cela parce qu’un pauvre bûcheron avait trouvé laveille un petit enfant au fond d’une forêt.

À quoi tiennent, mes chers enfants, le sortdes rois et les destinées, des empires !

Chapitre 3Baptême de Pierrot

La scèneque nous venons de narrer avait fait une telle impression surl’esprit du roi, qu’à peine de retour dans son palais, il revêtitsa cotte de mailles, qui était fort rouillée depuis la dernièreguerre, et se mit à s’escrimer d’estoc et de taille contre unmannequin costumé à l’orientale, et qui était censé représenter leprince Azor.

Il lui avait passé plus de cent fois son épéeau travers du corps, lorsqu’une idée soudaine lui vint àl’esprit ; c’était de faire comparaître par-devant lui leseigneur Bambolino, le maire de la ville, afin de savoir ce quepouvait être devenu son peuple.

Après une visite domiciliaire des plusminutieuses, maître Bambolino fut enfin trouvé sous un amas debottes de paille, au fond d’un grenier, n’ayant en tout et pourtout sur sa personne qu’une chemise, et si courte que ça faisaitpeine à voir. Dans la crainte d’être dévoré, le pauvre hommes’était mis au cou un large collier de cuir, hérissé de pointesaiguës, comme les chiens de berger sont accoutumés d’en porter dansl’exercice de leurs fonctions pour tenir messires les loups enrespect.

Amené au pied du trône du roi, ce fut à grandepeine, tant il grelottait, qu’il raconta l’histoire du monstre etde ses odieux méfaits.

À cette nouvelle, toute la cour fut enl’air ; mais le roi, qui se sentait en humeur de guerroyer,résolut à l’instant même de se mettre en chasse, malgré lesreprésentations du seigneur Renardino, qui prétendait qu’il valaitmieux employer la voie diplomatique, et livrer au monstre, jour parjour, tel nombre de sujets qui serait jugé nécessaire à saconsommation.

– À la bonne heure ! avait repartile roi ; mais réfléchissez bien, seigneur Renardino, qu’envotre qualité de grand ministre, vous serez chargé de lanégociation.

Son Excellence avait réfléchi et n’avait pasinsisté.

Le roi se mit donc sur l’heure en campagne àla tête de toute sa cour, et sous l’escorte d’autant de gardesqu’il en put réunir.

Fleur-d’Amandier, qui aimait la chasse depassion, s’était jointe au cortège et faisait piaffer avec unegrâce toute charmante son blanc destrier, lequel s’en donnait àcœur joie, et faisait feu des quatre pieds, tant il était heureuxet fier de porter une si belle princesse.

Quant à la reine, dont l’absence n’avait pasété remarquée depuis le matin, à raison de la gravité descirconstances, elle dormait en pleine rue dans son palanquin.

Le cortège avait chevauché depuis plusieursheures sans rencontrer âme qui vive, quand tout à coup une pauvrevieille toute déguenillée sortit comme par enchantement du milieudes broussailles qui bordaient la route.

Elle s’avança, appuyée sur un grand bâtonblanc, auprès du roi, et, lui tendant la main, elle lui dit d’unevoix cassée :

– La charité, mon bon seigneur, s’il vousplaît, car j’ai bien faim et j’ai bien froid !

– Arrière, vieille sorcière, coureuse degrands chemins ! s’écria le seigneur Renardino ; arrière,ou je te fais arrêter et mettre en prison !

Mais la vieille avait un air si misérable quele roi en fut tout apitoyé et lui jeta sa bourse, qui était pleined’or.

De son côté, Fleur-d’Amandier glissa sans êtrevue, dans la main de la pauvre femme, un magnifique collier deperles qu’elle avait détaché de son cou.

– Prenez ceci, ma bonne femme, luidit-elle tout bas, et venez me voir demain au palais.

Mais elle avait à peine prononcé ces mots quela vieille mendiante avait disparu, et, chose étrange, le roiretrouvait dans sa poche sa bourse pleine d’or, et le collier deperles étincelait de plus belle au cou de Fleur-d’Amandier.

Il n’y avait que le seigneur Renardino, quiavait beau se fouiller de la tête aux pieds, et qui ne retrouvaitplus sa bourse, qu’il était cependant bien sûr d’avoiremportée.

À cent pas plus loin, notre troupe fit larencontre d’un jeune pâtre qui jouait tranquillement de la flûte enveillant à la garde de ses moutons, pauvres bêtes qui avaientgrand-peine à trouver sous la neige quelques petits brins d’herbe àse mettre sous la dent.

– Ohé ! l’ami, ohé ! cria leroi, pourrais-tu nous dire de quel côté se tient la bête féroce quenous allons courre ?

– Sire, dit le petit pâtre en s’inclinantrespectueusement devant le roi avec une grâce et une aisance qu’onétait loin d’attendre d’un jeune garçon d’aussi médiocre condition,Votre Majesté a été trompée, comme bien d’autres ; la bêteféroce dont on vous a parlé n’est pas du tout une bête féroce,c’est un petit enfant bien innocent, ma foi, dont un bûcheron afait hier la trouvaille dans la forêt que vous voyez là-bas,là-bas, derrière ce buisson.

Puis, il se mit à faire au roi la descriptiondu petit bonhomme, de la blancheur de son teint, qui était plusblanc que tout ce qu’il y a de plus blanc au monde, tant et si bienque le roi, qui était un grand naturaliste, conçut tout de suite leprojet de conserver le petit phénomène dans un bocald’esprit-de-vin.

– Nous serions curieux, Fleur-d’Amandieret moi, reprit-il adroitement, de voir un être aussi merveilleux.Voudrais-tu bien, mon petit ami nous servir de guide ?

– Je suis aux ordres de Votre Majesté,répondit le jeune pâtre, qui, au seul nom de Fleur-d’Amandier,était devenu rouge comme une cerise.

La caravane se remit en marche sous laconduite du jeune guide, et bien lui en prit, car il connaissait sibien les chemins de traverse qui raccourcissaient la route de plusde moitié, qu’au bout d’une heure on arriva devant la cabane dubûcheron.

Le roi descendit de sa mule et frappa à laporte.

– Qui est là ? demanda une petitevoix argentine qui partait de l’intérieur de la chaumine.

– C’est moi, le roi !

À ces mots magiques, l’huis s’ouvrit delui-même, comme la fameuse caverne de feu Ali-Baba, et le petitenfant apparut sur le seuil, son feutre blanc à la main.

Vous auriez été bien empêchés, mes chersenfants, de vous trouver ainsi face à face avec l’un des plusgrands rois de la terre. Plus d’un d’entre vous, j’imagine, seserait bien vite blotti dans un coin et couvert le visage de sesdeux mains, sauf à écarter un tantinet les doigts pour voir si lesrois sont faits comme les autres hommes ; mais il n’en fut pasde même du petit enfant ; il s’avança avec une grâce exquiseau-devant de Sa Majesté, posa le genou en terre et baisarespectueusement le pan de son manteau. Je ne sais, en vérité, oùil avait appris tout cela. Se retournant ensuite versFleur-d’Amandier, qu’il salua le plus galamment du monde, il luioffrit sa petite main blanche pour l’aider à descendre de sondestrier.

Cela fait, et sans s’inquiéter du seigneurRenardino, qui attendait de lui même office, notre petit garçon fitun geste des plus gracieux au roi et à la princesse pour lesinviter à s’asseoir.

Le bûcheron et sa femme, qui s’étaient mis àtable pour dîner deux heures plus tôt qu’à l’ordinaire, étaientrestés cois à la vue d’aussi grands personnages, et le cœur leurbattait bien fort.

– Bonnes gens, leur dit le roi, riches etbien riches je vous ferai, si vous voulez m’accorder deuxchoses : me confier d’abord ce petit garçon, que je veuxattacher à ma personne, et me donner ensuite de ce brouet fumantqui a si bonne mine, car j’ai tant chevauché toute la journée queje me meurs de male faim.

Le bûcheron et sa femme étaient si interditsqu’ils ne trouvèrent pas un mot à répondre.

– Sire, dit alors le petit bonhomme, vouspouvez disposer de moi comme il vous plaira, je suis tout à votreservice et prêt à vous suivre. Que Votre Majesté daigne seulementm’accorder la faveur d’emmener avec moi ces bonnes gens qui m’ontrecueilli, et que j’aime tout autant que si j’étais leur proprefils. Quant à ce brouet, ne vous en faites faute ; j’oseespérer même que vous me ferez l’honneur, tout petit que je sois,de m’accepter pour votre échanson.

– Accordé, dit le roi en frappantamicalement sur la joue du petit bonhomme ; tu es un garçon degrand sens, et je verrai plus tard ce que je puis faire de toi.

Et sur ce, il prit, ainsi queFleur-d’Amandier, la place du bûcheron et de sa femme, qui necomprenaient pas qu’un roi fût venu de si loin pour manger leurmaigre souper.

Le repas fut des plus gais ; le roidaigna même, dans sa joyeuseté, risquer quelques bons mots auxquelsle petit enfant eut la courtoisie d’applaudir.

Après le souper, on fit les préparatifs dudépart, afin de rentrer au palais avant la nuit. Le bûcheron et safemme, à qui le roi voulait faire honneur, furent hissés àgrand-peine sur la mule du seigneur Renardino, et s’assirent encroupe derrière lui. Le petit enfant sauta lestement sur le dosd’un vieil âne qu’il était allé chercher dans l’écurie, et qui envoyant tant de monde, se mit à braire de toutes ses forces, tant iléprouvait de contentement de se trouver en si brillante compagnie.Il n’est pas jusqu’au jeune pâtre qui ne trouvât à s’accommodertant bien que mal derrière le grand officier des gardes du roi.

On se mit en route en silence, car on avaitremarqué que le roi venait de se plonger dans de profondesméditations. Il cherchait, en effet, un nom à donner au petitbonhomme, et, comme d’habitude, il ne trouvait rien.

Mais nous allons laisser la cavalcadecontinuer son chemin, pour raconter un tout petit événement quis’était passé au palais pendant l’absence du roi.

Les esclaves noirs, qui s’étaient enfuis lorsde l’algarade du prince Azor, réfléchirent bientôt que le seigneurRenardino se ferait un malin plaisir de les faire pendre, s’ilapprenait leur désertion. Ils revinrent donc vers le palanquin, lesoulevèrent avec précaution et le transportèrent au palais. Là, ilsdéposèrent tout doucement la reine sur un lit de brocart d’or, etse retirèrent dans l’antichambre, soulagés d’un grand poids.

Or, il faut que vous sachiez, mes chersenfants, que la reine avait la passion des petits oiseaux ;elle en avait de toutes sortes, de toutes nuances et de tous pays.Lorsque les jolis prisonniers s’ébattaient dans leur belle cage àtreillis d’or, et croisaient, dans leurs jeux, les mille couleursde leur plumage, on eût cru voir voltiger un essaim de fleurs et depierres précieuses ; et c’était un concert de gazouillementsjoyeux, de roulades, de trilles éblouissants à rendre fou unmusicien.

Mais ce qui vous étonnera, comme j’en fusétonné moi-même, c’est que le favori de la reine n’était ni unbengali, ni un oiseau de paradis, ni quelque autre d’aussi gentilcorsage ; mais un de ces vilains moineaux francs, grandspillards de grains, qui vivent dans la campagne aux dépens despauvres gens. Bien que la reine fût très bonne pour lui, et luipardonnât les licences parfois incroyables qu’il se permettait, lepetit ingrat n’en regrettait pas moins sa liberté et becquetaitsouvent avec colère les vitres qui le retenaient prisonnier. Dansla précipitation que la reine avait mise à se joindre au cortège duroi, elle avait oublié, le matin, de fermer la fenêtre, et crac…notre moineau, profitant d’une si belle occasion, avait pris sonvol dans le ciel.

Qui fut bien triste ? Ce fut la reine àson réveil, quand elle ne trouva plus son petit favori ; ellechercha partout dans sa chambre, et, voyant la fenêtre ouverte,elle devina tout.

Elle courut alors à son balcon, et se mit àappeler, par son nom et avec les épithètes les plus tendres, notrefuyard, qui se donna bien garde de lui répondre, je vousassure.

Il y avait au moins une heure qu’elle appelaitson cher pierrot, quand les portes de sa chambre s’ouvrirent avecfracas et donnèrent passage au roi.

– Pierrot ! Pierrot !s’écria-t-il en bondissant de joie, voilà précisément ce que jecherchais.

– Hélas ! je l’ai perdu, répondittristement la reine, qui pensait toujours à son oiseau.

– Au contraire, c’est vous qui l’aveztrouvé, répliqua le roi.

La reine haussa les épaules, et crut que leroi était devenu fou.

Et voilà, mes chers enfants, comment le nom dePierrot fut donné à notre héros.

Chapitre 4Au clair de la lune, mon ami Pierrot

Un moiss’était écoulé depuis les derniers événements que nous venons deraconter.

Pierrot, par un prodige qu’il m’est impossiblede vous expliquer, grandissait à vue d’œil et si vite que le roi,tout émerveillé d’un phénomène aussi extraordinaire, avait passérégulièrement plusieurs heures par jour, immobile sur son trône, àle regarder pousser. Notre héros avait su, d’ailleurs, s’insinuersi adroitement dans les bonnes grâces du roi et de la reine, qu’ilavait été nommé grand échanson de la couronne, fonction trèsdélicate à remplir, mais dont il s’acquittait avec un tact parfaitet une habileté sans égale. Jamais la cour n’avait été plusflorissante, ni le visage de Leurs Majestés enluminé de plus richescouleurs, au point que c’était entre elles à ce sujet un échangeperpétuel de félicitations tant que le jour durait.

Seule entre toutes, la figure blême duseigneur Renardino avait considérablement jauni : c’étaitl’effet de la jalousie que lui inspirait l’élévation de notre amiPierrot, qu’il commençait à haïr du fond du cœur.

Le jeune pâtre que nous avons vu servir deguide au cortège avait été fait grand écuyer, et il n’était bruitpartout que de sa belle tenue et de sa bonne mine. Chaque fois queFleur-d’Amandier traversait la grande salle des gardes pour serendre aux appartements de sa mère, il avait si bon air etparaissait si heureux en lui présentant sa hallebarde, que la jeuneprincesse, qui ne voulait pas être en reste avec un écuyer sicourtois, lui tirait en passant une révérence.

Or, comme le jeune écuyer est appelé à jouerun rôle dans cette histoire, il est bon de vous dire tout de suite,mes chers enfants, qu’il s’appelait Cœur-d’Or.

Le bûcheron et sa femme avaient été nomméssurintendants des jardins du palais, et, grâce à Pierrot,recevaient chaque jour, dans la jolie maisonnette qu’ilshabitaient, les rogatons de la desserte royale.

Le méchant prince Azor troublait seul tant debien-être. Le roi lui avait envoyé une magnifique ambassade,chargée de riches présents, pour lui offrir de nouveau la main dela princesse sa fille ; mais le prince, qui était toujours encolère, à en juger par l’état de sa barbe, de ses cheveux et de sessourcils, qui étaient fort hérissés, avait fait déposer lesprésents dans son trésor et mettre à mort les ambassadeurs. Aprèscet exécrable attentat, il avait écrit de sa propre main un messageau roi, dans lequel il lui faisait à savoir qu’il commenceraitcontre son royaume une guerre d’extermination au printempsprochain, et qu’il ne se tiendrait pour content que lorsqu’ilaurait haché lui, toute sa famille et tout son peuple menu commechair à pâté.

Lorsque les premières alarmes que cettenouvelle avait fait naître furent dissipées, le roi avisa auxmoyens de pourvoir à la défense de ses États. Il assembla àl’instant même tous les artistes de son royaume, et fit peindre surles remparts de la ville les figures de monstres et de bêtesféroces qu’il jugea les plus propres à jeter l’épouvante parmi sesennemis. C’étaient des lions, des ours, des tigres, des panthèresqui allongeaient des griffes longues d’une lieue, et qui ouvraientdes gueules si larges, qu’on voyait très distinctement et d’outreen outre leurs entrailles ; des crocodiles qui, ne sachantquel prétexte imaginer pour montrer leurs dents, avaient pris leparti de se promener tout bonnement les mâchoires béantes ;des serpents dont les immenses replis faisaient tout le tour desmurailles, et qui semblaient encore fort embarrassés de leursqueues ; des éléphants, qui, pour faire parade de leursforces, se prélassaient gravement avec des montagnes sur ledos ; enfin, c’était une ménagerie comme on n’en avait jamaisvu, mais d’un aspect si affreux, que les citoyens n’osaient plusentrer dans la ville, ni en sortir, dans la crainte d’êtredévorés.

Cette œuvre de haute stratégie terminée, leroi passa la revue de ses troupes, et ce ne fut pas sans orgueilqu’il se vit à la tête d’une armée composée de deux cents hommesd’infanterie et de cinquante cavaliers. Avec une force aussiimposante, il se crut en état de faire la conquête du monde, etattendit de pied ferme le prince Azor.

Cependant, Pierrot, qui servait en sa qualitéde grand échanson à la table du roi, s’était souvent laissé aller àcontempler dans une muette admiration les traits si fins et si pursde Fleur-d’Amandier, et il y avait pris tant de plaisir, qu’un beausoir, il sentit quelque chose remuer tout doucement dans sapoitrine, comme un petit oiseau qui s’éveillerait dans sonnid ; tout à coup son cœur avait battu si vite, puis si fort,qu’il avait été obligé de porter la main à son pourpoint pourmettre le holà.

– Tiens, tiens, tiens ! s’était-ilécrié sur toutes sortes d’intonations, comme fait un homme étonnéqui s’étonne encore davantage ; puis, après cette exclamation,il s’était retiré tout pensif, et avait erré toute la nuit, auclair de la lune, dans les jardins du palais.

Je ne sais, mes enfants, quelle folle idée ilse mit en tête ; mais, dès le lendemain, il entouraFleur-d’Amandier des attentions les plus délicates, plaça chaquejour à table devant elle un magnifique bouquet de fleursfraîchement cueillies dans les serres du palais, et ne cessa deregarder du coin de l’œil la jeune princesse qui n’y prenaitgarde : il était si préoccupé qu’il ne savait plus du tout cequ’il faisait, et commettait dans son service bévue surbévue : tantôt il laissait choir la poivrière dans le potagedu seigneur Renardino ; tantôt il lui enlevait son assietteavant qu’il eût mangé ; une autre fois il versa dans le dos deSon Excellence le contenu d’une aiguière, croyant donner à boire auroi, et enfin, au dessert, il lui jeta en plein sur sa perruque unimmense plum-pudding au rhum tout enflammé ; ce qui avait sifort diverti Sa Majesté, que, pour lui donner carrière, on avaitbien vite desserré la serviette qu’elle avait, suivant l’habitude,attachée autour de son cou.

– Riez, riez, avait grommelé tout bas leseigneur Renardino ; rira bien qui rira le dernier.

Et, après cette menace, il avait éteint saperruque et fait semblant de rire comme les autres, mais du boutdes dents, comme vous pensez bien.

Quelques jours après, il y eut grand bal à lacour ; le roi, pour intéresser ses sujets à sa querelle contrele prince Azor, avait invité toutes les autorités civiles etmilitaires du pays.

Jamais on n’avait vu de plus brillanteassemblée. Le roi et la reine avaient revêtu pour la circonstanceleurs grands manteaux d’hermine semés d’abeilles d’or, et portaientenchâssés dans leurs couronnes royales deux gros diamants quiscintillaient comme des étoiles, mais qui étaient si lourds queLeurs Majestés, la tête dans les épaules, ne pouvaientbroncher.

Ce fut un spectacle vraiment féerique lorsque,sous le feu croisé des lustres et des candélabres, les dansescommencèrent ; danses de cour tout éblouissantes d’or, defleurs et de diamants ; danses de Bohême tout étincelantes deverve, de grâce et de légèreté.

Pierrot fit des prodiges, et plusieurs fois leroi et la reine, n’y pouvant tenir, déposèrent leurs couronnes surun fauteuil pour l’applaudir tout à l’aise.

Ce fut bien autre chose encore, lorsqu’il vintà danser avec Fleur-d’Amandier. Il fallait voir alors, mes chersenfants, comme il y allait de ses deux bras, de ses deux pieds, detout son cœur ; comme il franchissait d’une enjambée la grandesalle du bal, et revenait ensuite à petits bonds, en sautillantcomme un oiseau. Il fallait voir les pirouettes qu’il faisait, etcomme il tourbillonnait sur lui-même ; son mouvement était sirapide, que toute sa personne se voilait peu à peu d’une gazelégère, et bientôt se changeait en une vapeur blanche, indistincte,et en apparence immobile. Ce n’était plus un homme, c’était unnuage ; mais il n’avait qu’à s’arrêter court, le nuage sedissipait, et tout à coup l’homme reparaissait.

Toute l’assemblée prit à ce divertissement leplus grand plaisir, et chaque fois que Pierrot disparaissait oureparaissait, le roi ne manquait pas de s’écrier d’une voix tour àtour inquiète et joyeuse : – Ah ! il n’y est plus !– Ah ! le voilà !

Exalté par le succès, notre héros résolut decouronner toutes ses prouesses par un coup d’éclat, c’est-à-direpar le grand écart ; mais, au plus fort de ses exercices, lafatalité voulut qu’il accrochât de l’une de ses jambes la jambe duseigneur Renardino, et patatras, voilà notre grand ministre étendutout de son long sur le plancher, tandis que sa perruque, lancée àvingt pas de là, vomissait, en tournant sur son axe, des torrentsde poudre à rendre aveugle toute l’assemblée.

Le pauvre homme se releva furieux, courut toutdroit à sa perruque, qu’il rajusta du mieux qu’il put sur satête ; puis, saisissant Pierrot par un bouton de sonpourpoint :

– Beau masque, lui dit-il d’une voix quela colère faisait siffler entre ses dents, tu me feras raison decette insulte.

– Comment ! c’était donc vous ?repartit ironiquement Pierrot.

– Ah ! tu joues la surprise,répliqua Renardino ; voudrais-tu par hasard me faire croireque tu ne l’as pas fait exprès ?

– Oh ! pour cela non, repartitvivement Pierrot, car je mentirais.

– Insolent !

– Plus bas, Excellence ; le roi vousregarde et pourrait s’apercevoir que votre perruque est detravers.

Pour s’assurer du fait, Renardino portabrusquement la main à son front.

– Voyons, reprit Pierrot en reculant d’unpas, ne faites pas tant de poussière ; c’est un duel que vousvoulez, n’est-ce pas ?

– Un duel à mort !

– Très bien ; il ne faut pas roulervos yeux comme vous faites pour me dire une chose aussi simple. Lerendez-vous ?

– Le rond-point de la Forêt Verte.

– Charmant ! Et l’heure ?

– Demain matin, huit heures.

– J’y serai, seigneur Renardino.

Et, faisant une pirouette, Pierrot vint seplacer auprès de la porte d’entrée, où se tenait Cœur-d’Or. Il yétait à peine que le jeune écuyer, qui l’avait vu, non sans dépit,danser avec Fleur-d’Amandier, lui laissa tomber sur le pied le boutferré de sa hallebarde.

– Allons, saute, Pierrot ! luidit-il en même temps tout bas, et Pierrot de bondir, en poussant uncri de douleur, jusqu’au plafond.

À ce nouveau tour de force, lesapplaudissements éclatèrent de plus belle. Le roi et la reine serenversèrent en riant sur leur trône, et leurs couronnes, perdantl’équilibre, s’en allèrent rouler comme deux cerceaux dans lagrande salle du bal.

Par bonheur, les courtisans étaient là ;ils coururent après. Laissons-les faire, mes chers enfants, c’estleur métier.

Après la danse, la musique eut son tour ;on entendit d’abord de grands airs d’opéra exécutés par lesvirtuoses les plus célèbres de la Bohême, ce qui n’empêcha pas quela reine ne fût obligée plusieurs fois de pincer le roi quis’oubliait sur son trône.

Lorsqu’on eut payé le juste tribut d’hommagequi est dû aux grands maîtres, Fleur-d’Amandier se leva de sonsiège et chanta sans se faire prier. À la bonne heure ! ce futmerveille d’entendre cette voix fraîche et pure, tour à tour voixde fauvette et de rossignol, qui tantôt modulait des sons tristes àfaire pleurer, et tantôt éclatait en mille notes joyeuses quipétillaient dans l’air comme des fusées.

Tout le monde était attendri. La reinesanglotait ; Cœur-d’Or, sa hallebarde à la main, pleuraitcomme un enfant, et le roi, pour dissimuler son émotion, se mouchasi fort, qu’il fallut faire le lendemain des réparations aux voûtesdu palais.

Lorsque le silence fut rétabli, le roi dittout bas à la reine :

– Je voudrais bien entendre maintenantune petite chansonnette !

– Y pensez-vous, sire ? unechansonnette !

– Il n’y a que cela qui m’amuse, vous lesavez bien.

– Mais, sire…

– Je veux une chansonnette,entendez-vous ; il me faut une chansonnette, ou je vais memettre en colère.

– Calmez-vous, sire, reprit la reine, quitraitait le roi en enfant gâté, et se tournant vers le cercle desdilettantes : Messieurs, dit-elle, le roi désire que vous luichantiez une chansonnette.

Tous les dilettantes se regardèrentstupéfaits, mais aucun d’eux ne bougea.

Le roi commençait à s’impatienter, lorsquePierrot, écartant la foule, s’avança jusqu’au pied du trône.

– Sire, dit-il en faisant un profondsalut, j’ai composé hier, en votre honneur, une petitechanson : Au clair de la lune ; vous plairait-ilde l’ouïr ?

– Je veux l’ouïr, en effet, répondit leroi, et incontinent.

À ces mots, Pierrot prit une guitare, et, latête penchée sur l’épaule, chanta.

Je ne saurais vous décrire, mes chers enfants,l’enthousiasme que cette chanson excita dans la grande salle dubal. Le roi en trépigna d’aise sur son trône, et toute la courbattit des mains en faisant chorus.

Pendant toute la soirée, on ne parla pasd’autre chose que de l’air de Pierrot, et les grands virtuoses dela Bohême s’esquivèrent l’un après l’autre, pour aller composerbien vite sur cet air des variations magnifiques, que vous nemanquerez pas d’apprendre un jour ou l’autre, mes pauvresenfants.

À minuit, le roi et la reine se retirèrentdans leurs appartements et se mirent au lit ; mais, ne pouvantdormir, ils se dressèrent tous deux sur leur séant et chantèrent àgorge déployée le fameux nocturne, jusque bien avant dans lanuit.

Chapitre 5Le petit poisson rouge

Lelendemain matin, sept heures venaient à peine de sonner à toutesles horloges de la ville, que le seigneur Renardino se promenaitdéjà de long en large au lieu du rendez-vous, le rond-point de laForêt Verte. Il était accompagné d’un vieux général, tant mutilépar la bataille, qu’il ne lui restait plus qu’un œil, un bras etune jambe, et encore pas au complet ; ce qui ne l’empêchaitpas d’être fort jovial, de friser sa moustache et de redresserfièrement sa taille quand une jolie dame passait près de lui.

La promenade des deux amis durait depuis deuxheures, lorsque le vieux général s’arrêta pour consulter samontre.

– Mille millions de hallebardes !s’écria-t-il, il est neuf heures ! Est-ce que ton Albinos neviendrait pas, d’aventure ? J’aurais été curieux, cependant,de savoir s’il avait du sang ou de la farine dans les veines.

– Tu le sauras bientôt, répondit le grandministre en grinçant des dents, car je le vois là-bas quiarrive…

Et il serra convulsivement la coquille de sonépée.

En effet, c’était Pierrot qui arrivait,accompagné d’un marmiton, lequel portait sous son tablier deuxbroches à rôtir qu’il avait prises le matin dans les cuisines duroi, et qui étaient si longues que les pointes traînaient par terreà dix pas derrière ses talons.

Lorsque les parties en présence eurent échangéle salut d’usage, les témoins tirèrent les armes au sort.

– Pile ! dit le général, qui jeta enl’air une pièce de monnaie.

– Face ! dit le marmiton. J’aigagné, reprit aussitôt le marmiton, qui empocha par distraction lapièce de monnaie du vieux général ; à nous le choix desarmes.

Et, prenant les deux broches, il tendit l’uneau seigneur Renardino et l’autre à Pierrot.

Les champions s’alignèrent et le combatcommença.

Le grand ministre, fort habile en matièred’escrime, s’avança droit sur son adversaire et lui porta en pleinepoitrine deux coups de pointe ; mais, chose étrange ! labroche rebondit comme un marteau sur l’enclume et fit jaillir desétincelles du pourpoint de Pierrot.

Renardino s’arrêta, étonné.

Pierrot profita de ce temps d’arrêt pour luilancer un violent coup de pied dans les jambes.

Ce fut un bien autre étonnement pourRenardino, qui sauta en l’air en hurlant.

– Damnation ! s’écria-t-il, toutécumant de rage, et il s’élança de nouveau sur Pierrot, qui se mità rompre, sans cesser cependant de harceler son antagoniste.

Le pauvre Renardino était tout éclopé ;mais, de son côté, Pierrot courait le plus grand danger ; danssa marche rétrograde, il avait rencontré un arbre où il se trouvaitacculé.

– Je te tiens enfin ! dit le grandministre, qui, voyant toute retraite fermée à son adversaire, seflattait du malin espoir de le clouer sur l’arbre, comme on faitd’un papillon dans un herbier. Attrape ça ! cria-t-il, et, sefendant à fond, il lui porta la botte la plus furieuse qu’il pûtfaire.

Mais Pierrot, qui l’avait vu venir, esquiva lecoup en sautant par-dessus sa tête.

La broche de Renardino alla s’enfoncer dans lecœur de l’arbre.

Vite, vite, il se mit en posture de ladégager ; mais Pierrot ne lui en laissa pas le temps, et luiassena, drus comme grêle, de grands coups de pied par-derrière.

– Grâce, grâce ! s’écria enfin lemalheureux Renardino, je suis mort ! et, lâchant prise, il selaissa tomber à terre.

En ennemi généreux, Pierrot cessa de frapper,et tendit la main à son adversaire, qui se releva tout honteux, auxéclats de rire des témoins.

– Mille millions de hallebardes !criait le vieux général, comme il t’a tambouriné, mon pauvreami ! Tu en as au moins pour quinze jours sans pouvoirt’asseoir, et pour un homme de cabinet c’est bien gênant !

– Je vais prendre les devants, disait deson côté le marmiton, pour faire préparer les compresses.

Après maints autres quolibets, nos personnagesreprirent chacun de son côté le chemin du palais.

Pendant que ceci se passait, toute la courétait en rumeur. Le roi, qui s’était mis à table pour déjeuner,avait remarqué que le service de vaisselle plate dont la reine luiavait fait cadeau le jour de sa fête n’était pas à sa placeaccoutumée et le réclamait à grands cris.

Depuis une heure, écuyers tranchants,cuisiniers, marmitons, cherchaient, fouillaient, mettaient toutsens dessus dessous, mais ne trouvaient rien.

– Où est ma vaisselle plate ? criaitle roi ; il me faut ma vaisselle plate, et tout de suite, ouje vous fais pendre tous, les uns au bout des autres, dans la courde mon palais… Çà, voyons, qu’on appelle mon grandéchanson !

– Sire, hasarda un marmiton, monsieur legrand échanson est sorti.

– Qu’on me l’amène, mort ou vif, qu’on mel’amène !

– Sire, me voici, dit Pierrot qui entraitsur ces entrefaites, et voici en outre les objets que vousréclamez.

Mettant alors la main sous son pourpoint, ilen tira six grands plats d’argent qui étaient dans un état affreuxà voir, tant ils avaient reçu de horions.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?demanda le roi, rouge de colère.

– Sire, répondit Pierrot, vous vousrappelez l’ordre que vous m’avez donné de faire graver votrechiffre royal sur ces belles pièces d’argenterie…

– Je me le rappelle, en effet, dit leroi.

– Eh bien, ce matin, je les avaisemportées pour les remettre à l’orfèvre de Votre Majesté, et parcrainte des voleurs, je les avais placées là sous mon pourpoint,lorsque, chemin faisant, il me revint à l’esprit que le seigneurRenardino, votre grand ministre, m’attendait dans la Forêt Vertepour une affaire d’honneur.

– Une affaire d’honneur ! s’écria leroi. Ah ! c’est très bien, seigneur Pierrot… mais non, je metrompe, c’est mal, c’est fort mal, monsieur l’échanson. Vous savezqu’un édit royal défend expressément à nos sujets de se battre enduel.

– En vérité, sire, je l’ignorais.

– C’est bien, c’est bien, je te pardonnepour cette fois, mais n’y reviens plus, et continue tonhistoire.

– Je n’avais pas une minute à perdre,reprit Pierrot, car l’heure fixée pour la rencontre était passéedepuis longtemps ; je courus de suite au palais, pris avec moiun marmiton pour me servir de témoin, et, dans ma précipitation,j’oubliai de déposer sur le dressoir votre vaisselle plate.

– De façon que tu t’es battu avec mavaisselle ?…

– Hélas ! oui, dit Pierrot, et VotreMajesté peut voir que le seigneur Renardino n’y a pas été de mainmorte.

– Ah ! le brutal ! s’écria leroi ; il me le payera.

– C’est déjà fait, reprit Pierrot, et ilraconta en grand détail la scène du duel.

Le roi s’ébaudit fort de ce récit, et n’eutrien de plus pressé que de le rapporter à la reine, qui le redit ensecret à la première dame d’honneur, laquelle en fit part à voixbasse à l’officier des gardes, qui le répéta en confidence àplusieurs de ses amis ; tant il y a, qu’une heure après, leseigneur Renardino était la fable de toute la cour et de toute laville.

Ce fut bien pis encore, lorsque le roi renditle décret par lequel il nommait Pierrot grand ministre, etordonnait qu’un nouveau service de vaisselle plate serait achetéaux frais de Renardino.

– C’est bien fait ! c’est bienfait ! criait-on partout, et c’était à qui courrait le plusvite pour mettre des lampions aux fenêtres.

Pendant que toute la ville se réjouissait desa disgrâce, l’ex-grand ministre était plus mort que vif.

À l’aide du vieux général, il s’était mis aulit en rentrant au palais. Puis, il avait été pris de la fièvre,puis, à la nouvelle de sa disgrâce, il était tombé de fièvre enchaud mal, puis il avait eu le délire.

Tantôt il lui semblait voir se dresser devantlui les spectres de tous les malheureux qu’il avait dépouillés pours’enrichir, et qui, se penchant sur son chevet, lui disaient toutbas, bien bas à l’oreille :

– Rends-nous ce que tu nous aspris ! Rends-nous ce que tu nous as pris !

Tantôt c’était la vieille mendiante qui luidemandait la charité d’un air moqueur, en lui montrant la boursepleine d’or, qu’il avait perdue six semaines auparavant.

En vain il se dressait sur son lit, les traitscontractés, l’œil hagard pour écarter tous ces fantômes ; sesmains ne rencontraient que le vide, et une voix stridente etrailleuse lui criait :

– C’est ainsi que sont punis les hommesméchants et les mauvais cœurs.

Et les mêmes visions lui apparurent toute lanuit, et toute la nuit il entendit les mêmes paroles. Tant il estvrai, mes chers enfants, qu’une conscience irritée ne pardonnejamais.

À quelques jours de là, le roi donna dans sonpalais, en l’honneur de Pierrot, son nouveau ministre, un galasplendide auquel furent conviés les rois des pays voisins, àl’exception du prince Azor, qui continuait toujours, à petit bruit,ses préparatifs de guerre.

Pierrot était au comble de ses vœux ;assis à table auprès de Fleur-d’Amandier, il lui débitait leschoses les plus bouffonnes du monde, et ne se sentait pas de joiequand il la voyait sourire à ses saillies. Cependant, unobservateur eût pu remarquer que la belle princesse devenait tout àcoup sérieuse quand, jetant un regard à la dérobée sur Cœur-d’Or,qui était debout derrière son fauteuil, elle le voyait changer decouleur, et ronger de dépit le bois de sa hallebarde qui en étaitfort endommagé.

Après le repas, le roi congédia ses hôtes, etproposa à la reine une promenade sur le lac. On ne pouvait choisirune plus belle occasion ; le ciel était pur, l’air tiède,l’eau tranquille ; déjà, de toutes parts, la prairiecommençait à verdoyer, et l’arbre à babiller ; c’était unevéritable journée de printemps.

La famille royale arriva sur le bord du lac,et s’embarqua sur une yole qui s’y trouvait amarrée.

– Tu peux prendre place auprès de nous,dit le roi à Pierrot, qui par respect se tenait à l’écart.

Pierrot ne se le fit pas répéter ; ils’assit près du gouvernail, détacha l’amarre, et la barque,gracieuse comme un cygne qui secoue ses ailes, déploya ses voiles,et s’élança sans bruit et sans sillage sur la surface du lac.

Nos illustres personnages voguaient déjàdepuis une demi-heure, lorsque le roi s’écria tout àcoup :

– Plie, plie la voile, mon amiPierrot ; j’aperçois un petit poisson là-bas, dans les eaux denotre barque royale… Il court après nous, en vérité, comme s’ilavait quelque chose à nous dire.

C’était en effet un joli poisson rouge, vif etalerte, et qui battait, battait l’eau de ses fines nageoires pourrejoindre au plus vite l’esquif du roi ; et ce ne fut paslong, je vous assure, du train dont il y allait.

Fleur-d’Amandier, qui le vit venir, pensaqu’il avait faim, et lui jeta quelques miettes d’un gâteau qu’elletenait à la main, en lui disant de sa voix la plus douce pour nepas l’effaroucher :

– Mangez, mangez, petit poisson.

Et le petit poisson de sauter hors de l’eau etd’agiter gentiment sa queue mordorée en signe de remerciement.

À ce moment, le roi dit à voix basse àPierrot :

– Ami Pierrot, prends le filet, ettiens-toi prêt à le jeter au premier signal que je te donnerai.J’ai envie de manger ce soir ce petit poisson à souper.

Mais le poisson rouge, qui l’avait entendu, setint prudemment à distance, et, mettant la tête hors de l’eau, ildit, au grand étonnement de ses auditeurs, qui n’avaient jamaisentendu de poisson parler :

– Roi de Bohême, de grands malheurs vousmenacent, vous avez des ennemis qui conspirent en secret votreperte ; j’étais venu pour vous sauver, mais l’acte deméchanceté que vous méditez à l’encontre d’un petit poisson qui nevous a jamais fait de mal, me démontre que vous n’êtes pas meilleurque les autres hommes, et je vous abandonne à votre sort.

« Quant à vous, Fleur-d’Amandier, sibelle et si bonne, quoi qu’il advienne, comptez sur moi, je veillesur vous.

Contrefaisant alors la voix du roi, le petitpoisson cria :

– Pierrot, jette le filet !

Et Pierrot, qui n’attendait que ce signal,lança le filet à l’eau. Je ne sais comment il s’y prit, mais tout àcoup la barque chavira, et crac ! nos promeneurs firentnaufrage.

Pierrot, qui était excellent nageur, fut lepremier qui revint à la surface du lac. Son premier mouvement futde chercher des yeux Fleur-d’Amandier ; il l’aperçut qui sedébattait sous l’eau près de lui, la saisit par les cheveux etl’amena au bord ; tout cela en moins de temps qu’il ne m’enfaut pour vous le dire.

– Sauvée ! sauvée !s’écria-t-il en sautant de joie ; et déjà il faisait en espritles plus beaux rêves du monde, se voyait pour le moins le gendre duroi, lorsqu’en y regardant de plus près, il reconnut que c’était lareine mère qu’il avait sauvée.

Tout désappointé de cette découverte, ilallait se précipiter de nouveau dans le lac, quand il vit Cœur-d’Orqui nageait vers le bord, tenant au-dessus de l’eau, avec desménagements infinis, la belle tête de Fleur-d’Amandier.

– Cœur-d’Or, Cœur-d’Or ici ! Est-cepossible ? s’écria-t-il ; et, dans sa surprise, ilfaillit tomber à la renverse sur la reine, qu’il venait de heurterdu pied.

Mais comment notre écuyer se trouvait-il là,allez-vous me demander bien vite, mes chers enfants ?

Il y était parce que… parce queFleur-d’Amandier y était aussi Quand il vous arrive de vous fairebien mal, ou que vous avez au cœur un gros chagrin, dites, n’est-cepas votre mère qui est toujours là, la première, pour vous secourirou vous consoler ? Oui, n’est-ce pas ? Eh bien !voilà pourquoi Cœur-d’Or se trouvait sur le bord du lac quand labarque avait chaviré, et pourquoi il avait sauvé la vie àFleur-d’Amandier.

Quant au roi, il avait été bien puni de saméchanceté ; il s’était pris dans le filet jeté par Pierrot,et après avoir bu, à son corps défendant, une énorme quantitéd’eau, il était parvenu à se mettre à cheval sur la quille dubateau, et là, il soufflait et criait de toutes ses forces, ni plusni moins qu’un homme qui se noie. Il y serait encore si Cœur-d’Orne fût venu en hâte le débarrasser.

De retour au palais, les naufragés changèrentde vêtements, et le roi assembla sa cour.

Pierrot, déjà premier ministre, fut nommégrand amiral du royaume, et Cœur-d’Or armé chevalier.

Après la cérémonie, qui dura longtemps, le roicongédia sa cour, prit une chandelle et monta à sa tour. Il étaitsoucieux.

Arrivé au sommet, il braqua sur son œil droitune lorgnette de nuit, et interrogea successivement les quatrepoints cardinaux de l’horizon.

L’examen fut long.

– J’ai exploré, dit-il enfin, la plaineen tous sens, et je ne vois rien d’inquiétant, absolument rien.Décidément, ce petit poisson est un intrigant qui a voulu se moquerde moi.

Et il descendit le cœur plus léger, rentradans son appartement, se coucha auprès de la reine, et, soufflantla chandelle, s’endormit sur ses deux oreilles.

Chapitre 6Ouvrez-moi la porte, pour l’amour de Dieu

Dès sonavènement au ministère, Pierrot s’occupa des réformes à introduiredans l’administration du royaume pour améliorer le sort des sujetsdu roi, qui jusqu’alors s’étaient ennuyés à périr : il fitconstruire sur la grande place de la foire un théâtre en pleinvent, dont les acteurs étaient de petites marionnettes, quiagissaient, marchaient et parlaient avec une telle perfection, queles bons bourgeois, qui ne voyaient pas les ficelles, juraientleurs grands dieux que c’étaient des personnages vivants. Ilinstitua ensuite les fêtes du Carnaval, la promenade du Bœuf gras,les bals masqués, et, pour faire durer le plaisir plus longtemps,relégua le Carême aussi loin qu’il lui fut possible.

Jamais le royaume n’avait été siheureux ; ce n’était dans toute la Bohême qu’une grandemascarade et qu’un immense éclat de rire ; le nom de Pierrotétait dans tous les cœurs et l’air Au clair de la lunedans toutes les bouches.

Tant de popularité commençait à faire ombrageau roi, qui était jaloux, comme tout bon roi doit l’être, del’amour de ses sujets ; mais la personne qui enrageait le plusdans son cœur était le seigneur Renardino. Rétabli de sesblessures, il se promenait de long en large dans sa chambre, enméditant d’un air sinistre quelque horrible machination.

Tout à coup sa face grimaça un affreuxsourire :

– Oh ! pour le coup, dit-il, je letiens, il ne m’échappera pas !

Et il courut droit à la chambre du roi.

– Toc, toc, fit-il à la porte.

– Entrez, dit le roi… Eh quoi !c’est vous, seigneur Alberti ? donnez-vous la peine de vousasseoir… Ah ! ah ! je vois que vous allez mieuxmaintenant.

– Sire, il ne s’agit pas de moi, mais devous, dit Renardino d’un ton mystérieux ; de grands malheursvous menacent…

Le roi devint pâle, il se rappelait laprédiction du petit poisson rouge, qui commençait précisément parces mots.

– Qu’y a-t-il donc ? fit-il.

– Il y a, reprit Renardino, que Pierrot,votre grand ministre, conspire contre vous ; il y a qu’il doitvenir ce soir à huit heures dans ce cabinet, sous le prétexte devous entretenir, comme à l’accoutumée, des affaires du royaume,mais en réalité pour vous étrangler.

– M’étrangler ! s’écria le roi, quiporta machinalement la main à son cou.

– Vous étrangler net, répéta Renardino ensaccadant ses mots ; mais rassurez-vous, je viens vous sauver.Confiez-moi pour aujourd’hui seulement la garde du palais, et quoiqu’il arrive, quelque bruit que vous entendiez ce soir dansl’antichambre de votre cabinet, n’ouvrez la porte pour tout aumonde.

– Je m’en garderai bien, répondit leroi.

Une heure après, le seigneur Renardino et legrand officier des gardes du roi se promenaient dans les jardins dupalais, et causaient entre eux à voix basse.

– C’est étrange ! disait l’officierdes gardes ; et vous m’assurez que c’est pour le service de SaMajesté…

– Voici l’ordre écrit de sa main.

– C’est bien, seigneur Renardino,j’obéirai.

Caché derrière un massif d’arbustes, un homme,appuyé sur sa bêche, écoutait de toutes ses oreilles. C’étaitl’intendant des jardins notre vieille connaissance, lebûcheron.

Quand les deux interlocuteurs eurent disparuau détour d’une allée :

– Oh ! les scélérats !s’écria-t-il, les scélérats, qui veulent assassiner ce soir monpauvre Pierrot ! Courons l’avertir.

Et il fit force de jambes vers le palais.

La nuit était venue et huit heures sonnaient àl’horloge de la ville quand Pierrot, un grand portefeuille sous lebras, sortit de son appartement en fredonnant une chanson.

Le seigneur Renardino, qui l’entendit,entrouvrit doucement sa porte et le vit descendre l’escalier quiconduisait au cabinet du roi.

– Chante, mon bonhomme, chante !dit-il en se frottant les mains, tout à l’heure, tu danseras !et il referma la porte sans bruit.

Mais, à peine arrivé au pied de l’escalier,Pierrot souffla sa chandelle, s’enveloppa d’un manteau couleurmuraille qu’il tira de son portefeuille, et vint se blottir avecprécaution auprès de la porte qui s’ouvrait sur l’antichambreattenante au cabinet du roi.

– Maintenant, attendons, dit-il.

Et il resta immobile dans l’ombre comme unestatue.

L’horloge sonna huit heures et demie, puisneuf heures.

Des voix chuchotèrent dans l’antichambre.

– Déjà neuf heures ! disaitl’une ; il ne viendra pas.

– Chut ! reprit une autre, j’entendsdu bruit.

Les voix se turent.

C’était en effet le seigneur Renardino quisortait mystérieusement de sa chambre.

– Il est neuf heures, dit-il ;allons voir si le tour est joué.

Il descendit l’escalier à pas de loup, marchasur la pointe des pieds jusqu’à la porte qui communiquait àl’antichambre, et retenant son haleine, il écouta.

Profond silence.

– Ils l’ont tué, sans doute,dit-il ; tant mieux !

Il lève alors tout doucement le loquet,entrebâille la porte, risque d’abord la tête, puis un bras, puisune jambe ; il allait entrer tout à fait, quand Pierrot,s’élançant hors de sa cachette, vous le pousse de toutes ses forcesjusqu’au milieu de l’antichambre, et referme la porte sur lui.

Ce fut alors un tumulte effroyable de coups,de cris et de jurements.

Les soldats, qui avaient été largement payés,faisaient la chose en conscience.

– Au secours ! on m’assassine !criait Renardino. Sire, ouvrez-moi la porte ; ouvrez-moi laporte, pour l’amour de Dieu !

Mais le roi, qui avait sa consigne, tiraittous les verrous, et suait sang et eau pour se fortifier dans soncabinet.

C’en était fait de Renardino, si la reine,attirée par le bruit, ne fût accourue en camisole de nuit et sonbougeoir à la main. À sa vue, les soldats effrayés s’enfuirent, etle seigneur Alberti, tout éclopé et tout honteux, se sauva dans sachambre, d’où il put entendre Pierrot, qui chantait en fausset surl’air que vous savez :

Ouvrez-moi la porte,

Pour l’amour de Dieu !

Chapitre 7Le poisson d’Avril

On étaitau premier avril. Le roi, qui avait passé toute la nuit à regarderà travers le trou de la serrure de son cabinet, avait eu si froid,si froid, que le matin il tremblait comme la feuille et éternuait àtout rompre. Il battait la mesure contre l’un des pieds de sontrône pour se réchauffer, quand il aperçut dans la glace unpersonnage à figure sinistre qui imitait tous ses mouvements en leregardant de travers.

À cette apparition, il poussa un cri deterreur et porta rapidement la main à la garde de son épée.

Le personnage de la glace exécuta la mêmepantomime.

Hélas ! mes chers enfants, l’infortunémonarque ne reconnaissait plus sa propre image, et vous vous yseriez trompés vous-mêmes, tant ses cheveux avaient blanchi depuisla veille, tant ses yeux étaient rouges et son nez affreusementenflé !

À ce moment, on frappa à la porte.

– Ouvrez, sire, c’est moi, dit une voixqui était celle du seigneur Renardino.

À cet appel, le roi, marchant à reculons, tirala bobinette et ouvrit.

– En garde, seigneur Alberti, lui dit-iltout bas en désignant de la pointe de son épée l’image menaçante dela glace, qui répétait tous ses mouvements. Encore unconspirateur ! en garde !

Un sourire imperceptible de méchanceté sedessina sur les lèvres minces de Renardino : il crut que leroi était devenu fou.

– Sire, rassurez-vous, dit-il, noussommes seuls.

– Comment ? reprit le roi,seuls ! et cet homme de mauvaise mine qui est là devant moi,l’épée à la main ?

– Révérence gardée, c’est VotreMajesté.

– Cet homme qui a les cheveux toutblancs, les yeux rouges, nez violet, qui éternue à fairefrémir !

– C’est Votre Majesté, vous dis-je, et lapreuve, tenez, c’est que vous éternuez encore.

En effet, l’ouragan faisait rage dans lecerveau du roi ; il n’y avait plus moyen de s’y méprendre.

– Ô mon Dieu ! s’écria le pauvremonarque quand la bourrasque fut passée, c’était donc moi !Quelle figure, quels yeux, quel nez !

Et, lâchant son épée, il se couvrit le visagede ses deux mains.

– Seigneur Alberti, reprit-il bientôtd’un ton grave, quoi qu’il arrive désormais, je vous défendsexpressément de me parler de conspiration.

Il y eut un moment de silence, Renardinosemblait embarrassé. Il méditait un assaut, et ne savait commentouvrir la brèche.

– Sire, dit-il enfin de sa voix la plusnonchalante, en époussetant négligemment du bout des doigts levelours de son pourpoint, aimez-vous le turbot ?

– Si j’aime le turbot ! s’écria leroi, dont les yeux brillèrent soudain de plaisir. Ah !seigneur Alberti, pouvez-vous me demander si j’aime leturbot ?

– Je me doutais bien que vous l’aimiez,sire, reprit Renardino, car on doit vous en servir un ce soir àsouper. Vous vous en réjouissez, sans doute ?

Le roi s’en réjouissait si fort qu’il ne putrépondre que par un signe de tête à cette question.

– Ah ! tant pis, tant pis ! fitRenardino.

– Et pourquoi tant pis ? demanda leroi.

– Après la défense qu’elle vient de mefaire, je n’ose en vérité dire à Votre Majesté…

– Dites, dites toujours, je vousl’ordonne.

– Eh bien…

– Eh bien ?

– Ce turbot est empoisonné !

À ces mots le roi poussa une exclamationd’horreur et trébucha sur ses jambes ; mais il se remit uninstant après, et, se penchant à l’oreille de Renardino, il lui dità voix basse :

– Je n’ai pas été maître de ma premièreémotion, mais je m’en doutais.

– Ah ! bah ! s’écria Renardinostupéfait, vous savez qui a fait empoisonner ce turbot ?

– Oui, je le sais, répondit le roi ;mais parlez plus bas, il a l’ouïe si fine qu’il pourrait vousentendre.

– Oh ! pour cela, il n’y a rien àcraindre, car je viens de l’apercevoir qui traversait la cour pourse rendre aux appartements de la reine.

– Vous l’a… vez vu traverser la cour,demanda le roi qui devint tout à coup bègue de terreur, et vousêtes sûr que c’était lui ?

– Lui-même.

– Le petit poisson rouge ?

– Le petit poisson rouge ! Mais non,sire, votre grand ministre pierrot.

– Pierrot !

– Comment ! ce n’était donc pasPierrot que vous soupçonniez ?

– Si fait, si fait, repartit le roi, quine voulait pas que Renardino pût mettre en doute sa pénétration, etcependant, après ce qui s’est passé hier dans l’antichambre de moncabinet, j’aurais pensé…

– Qu’il était mort, n’est-ce pas ?Détrompez-vous, la reine en a ordonné autrement, et il vitencore.

– La reine ? Et de quel droit lareine se mêle-t-elle maintenant des affaires d’État ?

– Ah ! ah ! repartit enricanant Renardino, vous en êtes là ! Quoi ! VotreMajesté ignore-t-elle ce qui n’est un secret pour personne d’unbout à l’autre de la Bohême, que la reine aime Pierrot, et veutl’épouser ?

– L’épouser ! s’écria le roi, etmoi, et moi donc !

– Vous, sire, on doit vous faire mangerdu turbot ce soir à souper.

– Par ma barbe ! s’écria le roi,dont le bon sens naturel se révoltait aux calomnies de Renardino,ce que vous dites là est horrible, et je n’y saurais croire.Avez-vous des preuves ?

– Des preuves ! ah ! vous medemandez des preuves !

– Mais, sans doute.

– Eh bien ! écoutez-moi et répondez.Qui a fait chavirer, il y a huit jours, votre barqueroyale ?

– Ah ! ça, c’est Pierrot, je ne puispas dire une chose pour une autre, c’est Pierrot.

– Très bien ! mais vous a-t-il aumoins porté secours quand vous êtes tombé dans le lac ?

– Vous me demandez s’il m’a portésecours ? dit le roi qui cherchait à rassembler ses souvenirs,non, je ne pense pas ; mais, attendez donc, je me rappelleque, loin de là, il m’a jeté le filet sur la tête, et, sans notreécuyer Cœur-d’Or, qui s’est trouvé par hasard sur le bord du lac,je me noyais certainement…

– Ainsi, vous reconnaissez que Pierrotvoulait vous noyer ?

– Je ne dis pas cela, répondit le roi, etcependant…

– Cependant, il vous a planté un filetsur la tête, tandis qu’il se jetait à l’eau pour sauver lareine.

À ce rapprochement perfide, un nuage passa surles yeux du roi.

– Ah ! vous y voyez clairenfin ! s’écria Renardino ; eh bien ! courezmaintenant à l’appartement de la reine, où Pierrot va se rendreÉcoutez un moment aux portes, et vous en saurez bientôt aussi longque le dernier de vos sujets.

Le roi prit la balle au bond, et s’élança horsdu cabinet.

La reine vaquait en ce moment avec tantd’attention aux soins de sa volière bien-aimée, qu’elle n’aperçutpas le roi qui entrait dans sa chambre par une porte dérobée, et secachait tant bien que mal, vu son embonpoint, derrière une épaisseportière de velours.

Après avoir rempli d’une eau liquide les jolisgodets de cristal suspendu çà et là aux fils d’or de la cage millefriandises des plus agaçantes, elle s’amusait à contempler ensilence tous ces charmants oiseaux qui voletaient, sautillaient,butinant par-ci, butinant par-là bruyants, animés comme une rucheen travail, lorsque tout à coup un cri aigu la fit tressaillir.

– C’est lui ! s’écria-t-elle toutejoyeuse ; et elle courut à son balcon pour appeler le petitoiseau qu’elle avait perdu, et qui, depuis quelque temps, revenaitchaque jour, à la même heure, gazouiller sous les fenêtres de sabelle maîtresse.

– Viens ici, lui dit-elle, en froissantdans sa main un gros biscuit qui s’éparpillait en miettes d’or surle balcon. Viens ici, mon petit Pierrot !

À ces tendres paroles, le roi poussa dans sacachette un sourd gémissement.

La reine eut peur, se détourna brusquement etaperçut le grand ministre Pierrot qui venait d’entrer, et quis’inclina profondément devant elle.

– J’ai l’honneur d’annoncer à VotreMajesté, dit-il, qu’un pêcheur du lac vient d’apporter au palais unmagnifique turbot pesant plus de deux cents livres.

– C’est bien, seigneur Pierrot, repartitla reine ; vous le ferez mettre au bleu, et vous le placerezce soir sur la table devant le roi. Vous savez qu’il en estfriand.

Pierrot salua et sortit. La reine se précipitade nouveau sur son balcon, mais le petit oiseau avait disparu.

De son côté, le roi rentrait dans son cabinet,dans un état impossible à décrire.

– Seigneur Alberti, dit-il, je saistout ; mais, de par ma couronne, ils mourront tous deux !Empoisonner une si belle pièce, un turbot qui pèse deux centslivres, quelle horreur ! Faites venir sur l’heure tous leschimistes de la capitale, de ceux-là qu’on appelle les princes dela science, et qu’on m’apporte le poisson.

Lorsque les chimistes, au nombre de vingt,furent réunis dans le cabinet :

– Messieurs, leur dit le roi, veuillezprocéder à l’analyse de ce turbot qui est devant vous, etdéterminer la nature du poison qu’il renferme.

– Ce turbot est empoisonné ?demandèrent-ils tout d’une voix.

– Oui, messieurs, ce turbot estempoisonné.

– Ah ! très bien ! firent-ils,et incontinent ils se mirent à l’œuvre.

Pendant le cours de l’opération, Renardinoétait fort agité, il tremblait que la ruse qu’il avait imaginéepour perdre Pierrot ne fût découverte. Aussi quels ne furent passon étonnement et sa joie quand, l’analyse terminée, les savantsproclamèrent, à l’unanimité, que les organes du turbot soumis àleur examen recelaient vingt sortes de poisons.

Les vingt chimistes avaient trouvé chacun unpoison différent.

Cela fait, les princes de la science saluèrentet se retirèrent gravement à la queue leu leu.

Deux heures après, Renardino remettait engrand cérémonial à Pierrot des lettres patentes du roi qui luiintimaient l’ordre de préparer immédiatement ses bagages, et de serendre à la cour du prince Azor pour négocier un traité de paix.C’était tout bonnement un arrêt de mort.

Le même jour, la reine fut arrêtée, malgré leslarmes de Fleur-d’Amandier, et conduite, sous bonne escorte, dansune vieille tour située à l’extrémité de la ville.

Or, tous ces événements étaient l’effet de laméchanceté de Renardino : il avait entendu plusieurs fois, lematin, la reine appeler, sur le balcon, son petit oiseau, et ilavait mis à profit cette circonstance pour exciter la jalousie duroi, déjà éveillée par le récit perfide de la catastrophe dulac.

Le turbot empoisonné était une fable de soninvention ; mais cette fable est restée célèbre dans le pays,et s’y reproduit encore chaque année à pareil jour, sous le nombien connu de poisson d’Avril.

Vous voilà avertis, mes chers petits rois deBohême ; méfiez-vous, ce jour-là, des Renardino.

Chapitre 8Ma chandelle est morte, je n’ai plus de feu

Après lalecture du message royal, Pierrot se mit à réfléchir ; ilétait clair qu’en l’envoyant à la cour du prince Azor, on avait defort méchants desseins sur sa personne.

– Mais, baste ! dit-il en faisantclaquer ses doigts, nous verrons bien ! et il monta enchantonnant dans sa chambre, où il passa plus de deux heures à satoilette, ce qui ne lui était jamais arrivé.

Avant de partir, il voulut prendre congé duroi, qui lui ferma la porte au nez, comme on fait aux courtisans endisgrâce ; il monta aux appartements de Fleur-d’Amandier pouremporter du moins dans son cœur l’écho d’une voix adorée.

– Au large ! lui cria Cœur-d’Or, quimit sa lance en arrêt : on ne passe pas !

Force fut à Pierrot de se retirer ; ildescendit alors dans les jardins du palais, et embrassa tendrementle bûcheron et sa femme, qui lui remirent, les larmes aux yeux, unpanier rempli jusqu’à l’anse de provisions de bouche de toutessortes.

– Bonne chance, monsieur l’ambassadeur,lui cria le seigneur Renardino, qui épiait son départ, accoudé surune fenêtre du palais mille compliments de ma part au princeAzor.

– Je n’y manquerai pas, monsieur le grandministre, répondit Pierrot, qui ne voulut pas avoir le dernier avecun seigneur si poli, et, tournant les talons, il se mit bravementen route le panier au bras.

Pas n’est besoin de vous dire, mes chersenfants, les haltes nombreuses qu’il fit tout le long duchemin ; chaque fois qu’il rencontrait un vert tapis de gazon,il s’asseyait à la manière orientale, étendait devant lui unepetite nappe blanche comme neige, déposait sur cette nappe unénorme pâté de mine fort appétissante, qu’il flanquait de deuxbouteilles de vin de Hongrie, puis il mangeait et buvait à même dumeilleur de son cœur, si bien qu’à moitié route, ses provisionsétaient épuisées et son panier vide.

– Maintenant, dit-il, pressons lepas ; et il se mit à faire de si grandes enjambées que le soirmême il arriva à la cour du prince Azor.

Le moment était mal choisi ; tout lepalais était sens dessus dessous ; le prince Azor avait avaléà souper une arête de poisson, et, dans sa fureur, il venaitd’étrangler de ses propres mains un célèbre médecin qui n’avait pula lui retirer du gosier.

Toutefois, comme la mort violente du médecinne l’avait pas débarrassé du mal qui le tourmentait, l’idée luiétait venue d’employer un moyen plus doux : c’était de faireavaler à son premier ministre une arête en tout point semblable àcelle qu’il avait avalée lui-même, et de tenter sur le gosier deSon Excellence toutes les expériences que la science pourraitimaginer. Il allait donc faire appeler son premier ministre,lorsque notre voyageur fit son entrée, introduit par l’officier deservice.

– Qui es-tu ? lui demanda le prince,que la circonstance de l’arête obligeait de parler du nez. Quies-tu, pour oser te présenter devant moi ?

– Je suis Pierrot, répondit notre héros,ambassadeur de Sa Majesté le roi de Bohême, et je viens à cette finde négocier auprès de Votre Altesse un traité de paix.

– Par ma bosse ! reprit le prince,tu ne pouvais arriver plus à propos. Mieux vaut, après tout, que cesoit toi que mon premier ministre. Assieds-toi à cette table… trèsbien… maintenant, mange ce poisson qui est devant toi, et surtoutaie soin d’en avaler toutes les arêtes, toutes, entends-tubien ? ou je te fais tuer comme un chien.

Pierrot, qui était fort affamé, ne se le fitpas dire deux fois ; il se mit à l’œuvre, et de tel appétit,que l’énorme brochet qui tout à l’heure envahissait la table toutentière, disparut en un clin d’œil, comme par enchantement. Il nerestait plus que la grosse arête. Pierrot, relevant sa manche, laprit entre le pouce et l’index, l’insinua délicatement dans sabouche, fit un grand effort, puis une grimace, et l’avala net.

– Prince, dit-il alors du ton d’unescamoteur qui vient d’envoyer sa dernière muscade aux grandesIndes, c’est fait !

– Impossible ! dit le prince Azor,qui l’avait regardé faire avec attention. Allons, avance ici etouvre la bouche… C’est prodigieux ! ajouta-t-il quand il eutexploré avec une lumière tous les coins et recoins de la mâchoirede Pierrot… Elle n’y est plus ! Ma foi ! je merisque.

Et, sur ce, il aspira une grosse boufféed’air, fit un effort accompagné d’une affreuse grimace, et l’arêtequ’il avait dans le gosier passa.

– Je suis sauvé ! s’écria-t-il, jesuis sauvé ! Ah ! ah ! l’ami, tu viens de me rendreun très grand service. Eh bien, pour te récompenser, je te laisselibre de choisir le genre de mort qui te sera le plusagréable ; tu vois que je suis bon prince.

– Sire, reprit Pierrot, je n’attendaispas moins de votre bonté ; mais Votre Altesse fera mieux dechoisir elle-même : je m’en rapporte entièrement à elle.

– Ah ! tu veux railler, mon mignon,repartit le prince. Eh bien, m’est avis qu’après t’avoir vu mangerde si bon appétit tout à l’heure, il serait curieux maintenant dete voir mourir de faim.

Quelque empire que notre héros conservât surlui-même, il ne put s’empêcher de tressaillir à ces paroles. Mourirde faim, se dit-il à lui-même, je n’y avais pas songé.

Il allait peut-être se dédire, quand le princeAzor donna l’ordre à ses gardes de l’enfermer dans un des caveauxdu château.

Ce caveau était, mes chers enfants, uneaffreuse prison dans laquelle l’air et la lumière ne pénétraientqu’à travers une ouverture fort étroite garnie d’un treillis defer, et qui, par sa disposition, ne permettait pas au malheureuxprisonnier d’apercevoir le plus petit coin du ciel.

Tout l’ameublement consistait dans un méchantgrabat, une escabelle, une cruche de terre et un mauvais chandelieren fer, dont le geôlier renouvelait soir et matin la lumière.

Lorsque la porte du cachot fut refermée surlui, Pierrot, qui était fatigué de la longue course qu’il avaitfaite, se coucha sur le lit et s’endormit bientôt d’un profondsommeil.

Le lendemain matin, au petit jour, il futréveillé en sursaut par un grincement aigu accompagné d’uncliquetis de clefs.

C’était la porte qui roulait sur ses gondsrouillés et le geôlier qui entrait.

– Tenez, camarade, dit celui-ci, voilà del’eau fraîche que je viens de puiser à la fontaine. Je ne vousdonne pas de chandelle, car je vois que vous n’avez pas même allumécelle que j’avais mise hier dans le chandelier.

Pierrot se frappa le front, comme fait unhomme qui trouve une idée, mais ne répondit pas.

Le geôlier sortit, ferma la porte à tripleverrou, et, lorsque le bruit de son pas se fut éteint dans lecorridor, notre prisonnier sauta à bas de son grabat, saisitavidement la chandelle, et suif et mèche, il dévora tout.

Cela fait, il prit l’escabelle, la plaça dansle pâle rayon lumineux qui descendait du soupirail, et se mit àsculpter dans une pièce de bois, à l’aide d’un canif qu’il avaitemporté, un délicieux jouet d’enfant ; le soir, le morceau debois était devenu un petit pantin qui, par le moyen d’une ficelle,frétillait des pieds et des mains d’une façon charmante.

– Dieu ! que c’est gentil !s’écria le guichetier qui venait d’entrer, et dont la figurerubiconde s’était épanouie comme une pivoine à l’aspect de la joliemarionnette ; il faut me donner ça, camarade, pour amuser monpetit garçon.

– Volontiers, dit Pierrot, et je lui enferais d’autres encore, et de plus beaux, si je voyais plus clairen travaillant, mais cette prison est si sombre…

– Qu’à cela ne tienne, mon prisonnier,répondit le geôlier, qui n’y voyait que du feu ; je vais vousapporter tant de luminaire que vous y verrez clair comme en pleinmidi.

Cinq minutes après, Pierrot avait cinq ou sixpaquets de chandelles, et vous savez maintenant aussi bien que moi,mes enfants, ce qu’il en fit. J’ajouterai seulement que, quand songarde-manger s’épuisait, il allait chanter à travers les fentes dela porte :

Ma chandelle est morte,

Je n’ai plus de feu…

Et le bon guichetier accourait de toute lalongueur de ses jambes pour renouveler sa provision.

Quinze jours s’écoulèrent ainsi, et laquantité de jouets fabriqués par Pierrot était si grande, que legeôlier en fit commerce et loua dans la ville une boutique, devantlaquelle les petits enfants restaient ébahis du matin au soir, nepouvant jamais ouvrir des yeux assez grands pour admirer d’aussibelles choses.

Cependant le prince Azor voulut un jour savoirce qu’était devenu son prisonnier ; il prit une torche,descendit au cachot, et faillit tomber à la renverse en leretrouvant plein de vie.

– Comment ! drôle, tu n’es pasmort ?

– Dieu merci, je me porte bien, réponditPierrot.

– Ah ! tu te portes bien, repartitle prince d’une voix menaçante. Eh bien ! tant mieux, nousallons rire.

Et il sortit de la prison.

Or, je dois vous dire, mes enfants, que leprince Azor, qui avait lu, la veille, les aventures del’Adroite Princesse, un conte de fées des plus jolis,s’était mis à rire de tout son cœur à la description d’un horriblesupplice dont cette histoire fait mention ; il avait même tantri, qu’un instant il avait senti son arête qui lui remontait augosier. Depuis cette lecture, il n’avait pu ni manger ni dormir,tant il était impatient de faire l’épreuve de ce genre de mort surl’un de ses sujets.

Pierrot n’étant pas mort, l’occasion était desplus belles.

À l’instant même, et par ses ordres, untonneau est amené au château, hérissé à l’intérieur de pointesd’acier fines comme des aiguilles, et transporté au sommet d’unehaute montagne située aux portes de la ville.

Dans le même temps, Pierrot était extrait desa prison, conduit au haut de la montagne, et là, le bourreau, leprenant par la main, le priait le plus poliment du monde d’entrerdans l’intérieur du tonneau.

– Il entrera, il n’entrera pas !criait le populaire, qui était accouru en foule pour assister àcette représentation extraordinaire.

Pierrot entra.

Quand tout fut prêt, le prince Azor, du hautde l’estrade où il était assis, donna le signal, et le bourreaupoussa du pied le tonneau sur la pente de la montagne.

À la vue de cette avalanche humaine quiroulait sur elle-même avec une rapidité effrayante, bondissait derocher en rocher, emportant avec elle tout ce qu’elle rencontraitsur son passage, il se fit dans la foule un morne silence,interrompu bientôt par les pleurs et les gémissements des petitsenfants, qui ne pouvaient se consoler de voir aussi méchammentmettre à mort l’homme blanc qui faisait des jouets si jolis. Maisquelle ne fut pas la surprise générale, quand, arrivé à la base dela montagne, le tonneau se fendit tout à coup en deux et quePierrot en jaillit, armé de pied en cap, comme autrefois Minerve ducerveau de Jupiter. Oui, mes enfants, armé de pied en cap, avec unecotte de mailles du plus fin acier, et dans l’attirail d’un preuxchevalier qui entre en lice. C’était un vêtement de dessous qu’ilavait pris par précaution avant son départ pour la cour du princeAzor. Quant à son pourpoint, dont il ne restait ombre sur sapersonne, il pendait en lambeaux aux mille pointes de fer dutonneau.

– Hourra ! hourra ! cria lepeuple, lorsqu’il fut revenu de sa stupeur.

– À bas le prince Azor ! criaientles petits enfants, qui trépignaient des pieds et battaient desmains, tant ils étaient heureux de voir leur cher Pierrot encore envie.

Pendant ce temps, le prince Azor se démenaitfurieux sur l’estrade et envoyait ses gens d’armes pour se saisirde la personne de Pierrot. Il aurait bien voulu renouvelerl’épreuve, mais le tonneau était en pièces et le peuple murmuraitsi fort que, pour éviter une émeute, il crut prudent de rentrer desuite au château.

Pierrot fut réintégré dans sa prison ; iln’y était pas depuis une heure, que le geôlier lui remit de la partdes petits enfants de la ville, qui s’étaient cotisés pourl’acheter, un habillement complet en tout point semblable à celuiqu’il avait perdu. Pierrot fut si touché de cette marque d’intérêt,que les larmes lui en vinrent aux yeux. Il bénit les petits enfantsdans son cœur et jura de les aimer toute sa vie.

Il avait à peine attaché sur sa poitrine ledernier bouton de son pourpoint, qu’un homme entra dans son cachotet lui fit signe de le suivre. C’était encore le bourreau.

Pierrot répondit par un autre signe qu’ilétait prêt à obéir. Tous deux se mirent en marche à travers lessombres souterrains du château, montèrent, descendirent de nombreuxescaliers et débouchèrent enfin sur une cour, au milieu de laquelleétait une fosse, et au fond de cette fosse un ours blanc dont laférocité était proverbiale à plus de vingt lieues à la ronde.

Arrivés à la balustrade en fer qui entouraitla fosse de l’ours, le bourreau s’arrêta, tira de sa poche uneéchelle de corde, l’attacha fortement à l’un des barreaux de labalustrade, et fit signe à Pierrot de descendre.

Pierrot descendit.

L’ours, qui dormait profondément, nel’entendit pas ; seulement, à cette senteur de chair fraîchequi lui arrivait dans son sommeil, il releva paresseusement la têteet tint ses narines en arrêt.

Tout à coup ses yeux se dilatèrent etlancèrent deux sombres éclairs.

Pierrot venait de toucher le sol, et l’échellede corde était retirée.

Au lieu de s’élancer d’un bond sur sa proie,comme une bête malapprise, l’ours fit semblant de n’avoir rienvu ; il se leva lentement de terre, détira l’un après l’autreses membres engourdis, puis, se dressant sur ses pattes dederrière, il s’avança à petit bruit, balançant sa tête et affectantles dehors les plus honnêtes du monde. Il avait un extérieur sicandide, un air si bonhomme, qu’en le voyant, mes chers enfants,vous n’auriez pas manqué, j’en suis sûr, de lui faire une bellerévérence.

Mais Pierrot, qui savait les ours par cœur, nese laissa pas prendre à ces mines hypocrites ; il se couchapar terre tout de son long, retint son haleine et fit le mort.

L’ours s’approcha, examina quelque temps d’unœil soupçonneux ce corps qui gisait inanimé sur le sol, le flaira,le tourna et le retourna en tous sens, puis, jugeant que c’était uncadavre, il fit un geste de dégoût, et revint se coucher dans satanière du même pas qu’il était venu.

Lorsqu’il fut endormi, Pierrot se leva toutdoucement, s’avança sur la pointe des pieds vers notre animal, ettirant son petit couteau de sa poche, lui coupa proprement la tête,avant que la pauvre bête eût eu le temps de se réveiller. Il allumaensuite un grand feu de paille, découpa et fit rôtir de délicieuxbeefsteaks d’ours dont il mangea toute la nuit et les jourssuivants sans interruption.

Une semaine après, le prince Azor courut à lafosse :

– C’est bien, mon bel animal !dit-il à l’ours qui se dandinait devant lui, j’étais bien sûr quetu n’en ferais qu’une bouchée.

– Salut au prince Azor ! réponditl’ours qui ôta sa tête et montra aux regards de son interlocuteurla figure enfarinée de Pierrot.

– Malédiction ! s’écria le prince,ce n’est pas l’ours qui l’a mangé, c’est lui qui a mangél’ours !

Chapitre 9Trahison de Renardino

Lasituation du prince Azor vis-à-vis de Pierrot devenait de plus enplus fausse et ridicule.

– Il faut, dit-il en s’éveillant lelendemain, que je l’extermine aujourd’hui de ma propre main, ou j’yperdrai mon nom d’Azor.

Soudain il arme son bras d’un magnifiquecimeterre turc, dont lui avait fait présent le grand sultanMustapha, force Pierrot à se mettre à genoux devant lui, et,brandissant son glaive, lui décharge sur la nuque un coupterrible.

La tête disparut.

À la vue d’un si haut fait d’armes, le princeAzor ne put réprimer un mouvement d’orgueil, et, se campantfièrement sur la hanche, le cimeterre au poing, il posa quelquetemps immobile devant ses gens d’armes.

– A-t-il bientôt fini ? murmuraittout bas le bourreau, que cet exercice académique commençait àimpatienter. Sire, dit-il un instant après, excusez-moi si je vousdérange, mais je dois vous dire que la tête de votre prisonnier adisparu.

– Eh ! ventrebleu ! je le saisbien, repartit le prince qui se cambra de plus belle.

– Mais ce que vous ne savez paspeut-être, reprit le bourreau, c’est qu’il est impossible de laretrouver.

– Allons donc, vous plaisantez…

Et, quittant sa pose héroïque, le prince Azorse mit lui-même en quête, mais ne trouva rien.

Tout à coup ses cheveux roux se dressèrent sursa tête, et ses yeux devinrent fixes de terreur ; il venaitd’apercevoir quelque chose comme des yeux, un nez et une bouche quisortaient petit à petit du milieu des épaules de sa victime, etreprenaient tranquillement leur place accoutumée. C’était la têtequ’il cherchait, cette même tête qu’il croyait avoir coupée, maisque Pierrot, par un procédé connu de lui seul, avait subtilementrentrée saine et sauve dans les profondeurs de son pourpoint.

À cette vue, le prince Azor comprit qu’ilavait été stupide, et son humiliation fut telle, qu’il laissatomber son cimeterre, dont la lame se brisa comme verre sur lepavé, tant elle était de pur acier.

– Sire, dit alors le bourreau,voulez-vous que cet homme périsse ? Oui, n’est-ce pas ?Eh bien ! laissez-moi faire, je veux être pendu s’il enéchappe cette fois.

– Topez là, mon brave, dit Pierrot en luifrappant dans la main ; c’est convenu.

À l’instant même, la potence fut dressée dansla cour du château et Pierrot hissé sur la plate-forme, dont leplancher devait, à un signal donné, manquer sous ses pieds.

Quand il eut terminé ces préparatifs,l’exécuteur monta à l’échelle une corde à la main. Arrivé au-dessusde la plate-forme, il fit au chanvre un nœud coulant, et se penchapour l’attacher au cou du patient ; mais, au moment où il ypensait le moins, notre héros le prit brusquement par la taille etlui chatouilla si fort les côtes de ses deux mains, que le pauvrediable, saisi d’un accès de fou rire, lâcha la corde qu’il tenaitpour ne pas tomber.

Prompt comme l’éclair, Pierrot s’en saisit, lalui passe prestement au cou, puis, d’un pied renverse l’échelle, del’autre fait chavirer le plancher de la plate-forme, et lebourreau, qui riait toujours, se trouva pendu.

– Allons, mon brave homme, lui dit-il,vous avez perdu.

À cet étrange dénouement, le prince Azor,écumant de rage, allait se précipiter sur Pierrot pour lui percerle flanc de son poignard, quand un homme, couvert de poussière etruisselant de sueur, entra dans la cour du château, arrêta leprince au passage et lui remit un message.

– De la part du seigneur Renardino,dit-il, prenez et lisez.

Le prince Azor rompit le cachet et lut.

– Vivat ! s’écria-t-il en jetant sonturban en l’air ; vivat ! la Bohême est à nous !

Le messager s’avança alors pour lui faireremarquer qu’il y avait à la lettre un post-scriptum.

– Diable ! dit le prince ense grattant l’oreille, le juif me demande trois cent mille sequins…Mais, après tout, ce n’est pas trop cher pour un royaume. Allons,soldats, aux armes, aux armes !

À ce signal, tout le château fut en grandtumulte ; on ne songea plus à Pierrot, qui s’esquiva, ni aubourreau, qui resta pendu ; ce qui fut d’ailleurs un grandcontentement pour les sujets du prince Azor, qui l’avaient enexécration.

Pendant que ceci se passait, le roi de Bohêmese mettait à table dans son palais, en compagnie deFleur-d’Amandier, du grand ministre Renardino et de Cœur-d’Or, quiavait été nommé généralissime des troupes du royaume.

Le repas fut morne et silencieux ; levieux monarque, qu’on n’avait pas vu rire une seule fois depuisl’emprisonnement de la reine et le départ de Pierrot, était cesoir-là plus triste encore qu’à l’ordinaire.

Il avait rêvé toute la nuit qu’il était mortde mort violente et qu’on l’enterrait.

Ses convives n’avaient pas envie de rire plusque lui. Fleur-d’Amandier, toute rêveuse, songeait à sa mère, etCœur-d’Or à Fleur-d’Amandier.

Le seigneur Renardino lui-même paraissait fortinquiet, et, l’oreille penchée vers la porte, tressaillait aumoindre bruit qui venait du dehors.

Soudain l’huis s’ouvrit à deux battants, et lavieille mendiante du chemin apparut sur le seuil.

– Fleur-d’Amandier, Cœur-d’Or, dit-elle,venez avec moi ; Sa Majesté la reine vous mande auprèsd’elle.

Au nom de sa mère, Fleur-d’Amandier se leva detable, courut embrasser son père et sortit. Cœur-d’Or marchaderrière elle ; la porte se referma.

Le seigneur Renardino resta seul avec leroi.

« Ma foi, dit en lui-même le grandministre, cette vieille sorcière ne pouvait arriver plus à propospour me débarrasser de ces importun et tout va le mieux dumonde. »

– Allons, sire, ajouta-t-il tout haut,chassez de votre esprit les sombres pensées qui l’assiègent, etversez-vous de ce généreux vin de Hongrie, qui n’a pas son pareilentre tous les vins de la terre. À la bonne heure !Maintenant, trinquons à l’extermination prochaine du prince Azor età la prospérité de votre maison.

Le roi porta automatiquement le verre à seslèvres et le vida d’un seul trait.

– Ah ! mon Dieu ! fit-il, et iltomba à la renverse dans son fauteuil, comme s’il eût été frappé dela foudre.

– Très bien ! dit le seigneurRenardino en se frottant les mains, la poudre a produit son effet.À présent, accomplissons notre promesse.

Et, tirant des cordes de sa poche, il garrottale roi de la tête aux pieds.

Si le crime abominable qu’il commettait nel’avait absorbé tout entier, le méchant homme eût pu voir, encadrésdans l’œil-de-bœuf qui était en face de lui, une figure touteblanche et des yeux démesurément ouverts qui suivaient tous sesmouvements avec une expression d’étonnement mêlé d’horreur.

C’était Pierrot qui était revenu à toutesjambes de la cour du prince Azor, et dont le premier soin, enentrant au palais, avait été de voir ce qui se passait dans lasalle des festins.

Tout à coup des cris se firent entendre :un bruit de pas, accompagné d’un cliquetis d’épées, retentit dansles galeries du palais, et le prince Azor, ouvrant brusquement laporte, se précipita vers le seigneur Renardino.

– Où est le roi ? demanda-t-il àvoix basse.

– Il est là, dans ce fauteuil, pieds etpoings liés, répondit Renardino.

– Par ma bosse ! vous êtes un hommede parole.

– Et les trois cent millesequins ?

– Les voici.

À cette partie du dialogue, une ombre blancheglissa rapidement devant les deux interlocuteurs, saisit la bourseque le prince Azor tendait à Renardino, et, soufflant les bougies,plongea la salle dans l’obscurité. Au même moment, le seigneurAlberti, qui avançait la main pour prendre les sequins, reçut surla joue droite un violent soufflet, auquel il riposta par un grandcoup de poing qui tomba d’aplomb sur le visage du prince Azor.

Ce fut alors dans les ténèbres une lutteaffreuse, mêlée de cris, de morsures et d’imprécations ; leprince Azor et Renardino se tordaient et se roulaient l’un surl’autre, enlacés comme deux serpents.

Effrayés de l’horrible vacarme qu’ilsentendaient, les soldats accoururent avec des flambeaux, etrelevèrent les combattants.

– Comment, c’était vous !s’écrièrent-ils tous les deux en se reconnaissant ; et ilsdemeurèrent anéantis.

Mais bien plus grande encore fut leursurprise, quand, jetant les yeux autour d’eux, ils s’aperçurent quele roi et les trois cent mille sequins avaient disparu.

Chapitre 10Mort du prince Azor

Le soirmême, le prince Azor et Renardino se livrèrent, dans le palais, auxperquisitions les plus minutieuses : l’un, pour retrouver lapersonne du roi ; l’autre, les trois cent mille sequins quilui avaient été enlevés ; mais leurs recherches furentinutiles.

Le roi n’était plus au palais. Emporté parPierrot, il dormait en ce moment d’un sommeil de plomb dans lamaisonnette du bûcheron ; ses liens avaient été coupés, et, detemps en temps, la bonne Marguerite lui faisait respirer des selsd’une odeur si pénétrante et si aiguë, que le pauvre monarquefaisait d’affreuses grimaces et s’appliquait en dormant de grandscoups de poing sur le nez.

De son côté, le bûcheron, accoudé sur latable, couvait avidement des yeux une éblouissante traînée desequins qui reflétait en rayons d’or les pâles clartés de lalampe.

Cependant, le prince Azor, qui commençait àdevenir fort inquiet, fit placer des sentinelles aux grilles dupalais, et passa toute la nuit en conférence avec le seigneurRenardino. Une chose le préoccupait surtout ; c’étaitl’absence des troupes du roi, que Cœur-d’Or, sur l’avis de lavieille mendiante, avait emmenées avec lui le soir pour escorterFleur-d’Amandier.

Renardino, qui ignorait cette circonstance, seperdait en mille conjectures sur cette singulière disparition, et,bien qu’il n’en dît rien, entrevoyait vaguement quelquemalheur.

Le jour venait de poindre, quand le capitainedes troupes du prince Azor entra dans la chambre.

– Qu’y a-t-il de nouveau ? demandale prince.

– Sire, la nuit a été tranquille,répondit le capitaine ; seulement les soldats de garde ontaperçu un fantôme qui a erré toute la nuit autour des grilles dupalais. L’un d’eux a cru reconnaître dans ce fantôme l’homme blancqui se disait l’ambassadeur du roi de Bohême et que vous avez voulumettre à mort ; mais, que ce soit lui ou tout autre, je nedissimulerai pas à Votre Altesse que cette apparition affecte auplus haut degré le moral de votre armée.

– Comment ! les lâches ont peur d’unfantôme ! fit le prince d’une voix stridente. Eh bien,capitaine, il faut brusquer les choses Sortez du palais avec toutesmes troupes, et mettez la ville à feu, à sac et à sang !

Le capitaine s’inclina et sortit.

Une minute après, il rentra tout effaré.

– Prince, dit-il, nous sommesbloqués ; le roi de Bohême, à la tête de son armée, cernetoutes les issues du palais et somme Votre Altesse de serendre !…

– Sang et mort ! qui parle ici de serendre ? reprit le prince Azor d’une voix terrible. Capitaine,apportez-moi ma cuirasse et ma lance, faites ouvrir les grilles dupalais, que je disperse en un tour de main toute cettecanaille.

– Prince, vous ne m’avez pas compris, ditle capitaine ; je vous répète que nous sommes bloqués. Lesclefs de toutes les grilles du palais ont été soustraites cettenuit et nous ne pouvons sortir.

– Les clefs soustraites ? et qui aeu l’audace ?…

– Cet homme blanc qui a rôdé toute lanuit et dont je vous parlais tout à l’heure ; il vient de lesremettre à l’instant même au roi, votre ennemi.

– Bas les armes ! s’écria tout àcoup une voix menaçante, bas les armes, ou vous êtesmorts !

C’était Cœur-d’Or qui se précipitait dans lachambre, suivi du roi de Bohême et de son armée.

Furieux de se trouver pris au trébuchet, leprince Azor s’adossa à la muraille et se disposait à vendrechèrement sa vie, lorsque le seigneur Renardino le saisit par lebras et lui dit à voix basse :

– Tout beau, prince, tout beau !Remettez votre épée dans sa gaine et laissez-moi faire ; lapartie n’est pas encore perdue.

S’avançant alors vers le roi :

– Sire, lui dit-il, je ne puis revenir del’étonnement où je suis. Que se passe-t-il donc et que signifietout cet appareil de guerre ? Est-ce ainsi que vous exercezl’hospitalité envers les princes qui briguent l’honneur de s’allierà votre royale maison ?

– Hein ? Que voulez-vous dire,seigneur Renardino ? s’écria le roi.

– Je dis, reprit Renardino d’une voixgrave et solennelle, que le prince Azor, ici présent, pour cimenterla paix entre vos deux royaumes, a l’honneur de solliciter de VotreMajesté la main de Son Altesse Royale, haute et puissante princesseFleur-d’Amandier.

À cette péripétie inattendue, les assistantspoussèrent une exclamation de surprise. Pierrot paraissait confonduet sifflait un air entre ses dents pour se donner une contenance,tandis que le roi lui disait tout bas :

– Qu’est-ce que vous me chantiez donccette nuit, avec votre histoire de poudre, seigneurPierrot ?

– Le prince Azor attend votre réponse,sire, reprit Renardino.

À ces mots, la vieille mendiante, qui setrouvait à côté du roi, lui dit à l’oreille :

– Répondez vite que vous agréez sademande, mais offrez-lui, pour l’éprouver, le combat d’usage.

– C’est juste, je n’y avais pas songé,dit le roi ; merci, ma bonne vieille ; et se tournantvers Renardino : J’accepte de grand cœur l’offre d’allianceque veut bien nous faire notre beau cousin le prince Azor, mais àune condition, c’est que, suivant l’antique usage de notre Bohême,il soutiendra aujourd’hui même, dans un tournoi, la lutte à toutesarmes, à pied et à cheval, contre tout venant.

– Accepté, dit le prince Azor.

– Eh bien ! prince Azor, je tedéfie ! s’écrièrent à la fois Cœur-d’Or et Pierrot, quijetèrent, l’un son gantelet, et l’autre, son chapeau de feutre àses pieds.

– Insensés ! cria le prince Azord’une voix tonnante ; malheur à vous !

Et il releva les gages du combat.

Une heure après, tout avait été préparé pourle tournoi. Les deux armées étaient rangées autour du camp, enordre de bataille, et le roi, ayant à sa droite Fleur-d’Amandier, àsa gauche le seigneur Renardino, était assis sur une estrade quis’élevait au milieu de la lice.

Le prince Azor, fièrement campé sur soncoursier noir, attendait immobile, et la lance en arrêt, le signaldu combat.

Tout à coup le clairon sonna, et l’on vitapparaître à l’extrémité de l’arène, monté sur un âne, et n’ayantd’autre arme offensive qu’une longue fourche qu’il avait prise dansles écuries du palais, sir Pierrot, casque en tête et cuirasse audos. Après avoir salué gracieusement le roi, il piqua des deux etcourut sus au prince Azor, qui, de son côté, arrivait sur lui commela foudre.

Dès cette première passe, notre héros auraitété infailliblement écrasé, si l’âne qu’il montait, et qui n’avaitjamais assisté à pareil exercice, ne se fût mis à braire d’unefaçon si bruyante et si désespérée, que le coursier du prince Azorse cabra d’épouvante, et sauta par-dessus le baudet et soncavalier.

Rudement secoué sur sa selle, le prince futobligé de se tenir à la crinière de son cheval pour ne pas perdreles arçons, tandis que Pierrot poursuivait triomphalement sacarrière, trottant menu sur son âne, sa fourche à la main.

Arrivés aux deux extrémités de la lice, lesdeux champions firent volte-face et jouèrent de nouveau deséperons. Mais, cette fois, le choc fut terrible, et Pierrot,atteint en pleine cuirasse par la lance de son adversaire, allarouler avec son âne à plus de cent pas de là Monture et cavalier nedonnaient aucun signe de vie.

Les soldats du prince Azor poussèrent unhourra.

– Silence dans les rangs ! cria leroi, et qu’on appelle un nouveau champion.

Cœur-d’Or, revêtu d’une magnifique armure etmonté sur un cheval blanc, fit son entrée dans l’arène. Il saluacourtoisement le roi et Fleur-d’Amandier en baissant le fer de salance, et prit place à l’extrémité de la lice, en face du princeAzor.

La trompette donna le signal, et les deuxchampions s’élancèrent l’un sur l’autre ; leur rencontre aumilieu de l’arène retentit comme un coup de tonnerre ; leschevaux plièrent sur leurs jarrets de derrière et les lancesvolèrent en éclats, mais aucun des deux chevaliers n’avaitbronché.

– Allons, mes braves, c’est à refaire,dit le roi ; et deux lances neuves furent données à noschampions pour recommencer la lutte.

Dans ce nouvel assaut, Cœur-d’Or fut blessé àl’épaule, et le prince Azor, désarçonné, roula dans la poussière,mais il se releva aussitôt, saisit sa hache d’armes, et se mit enétat de défense.

Cœur-d’Or, jetant sa lance, prit également sahache d’armes, et sauta en bas de son coursier.

La lutte fut terrible ; c’étaient de partet d’autre des coups à fendre des montagnes ; mais lesvaillants champions n’en paraissaient pas même ébranlés.

Le combat durait depuis une heure sansavantage marqué d’aucune part, quand Cœur-d’Or, affaibli par sablessure, fit un mouvement de retraite. Tout à coup son piedrencontre un obstacle, il chancelle et tombe… D’un bond, le princeAzor est sur lui, l’étreint à la gorge et tire son poignard.

À ce moment suprême, un cri se fait entendre,cri terrible, déchirant, comme celui d’une mère qui voit périr sonenfant : c’est Fleur-d’Amandier qui l’a poussé.

À ce cri, Cœur-d’Or se ranime, rassemble sesforces et parvient à se débarrasser de l’étreinte de sonadversaire ; alors il se relève, prend sa hache à deux mains,la fait tournoyer dans l’air, et en assène un coup si violent surla tête du prince Azor, qu’il brise son casque en mille pièces etpourfend le prince Azor de la tête aux pieds.

– Ouf ! il était temps !s’écria le roi, qui souffla avec force comme un plongeur quirevient sur l’eau ; Cœur-d’Or l’a échappé belle !

– Victoire ! victoire ! viveCœur-d’Or ! crièrent les troupes du roi, tandis que lessoldats du prince Azor, muets et immobiles, cordaient leurs lancesde colère.

Le vainqueur fut porté en triomphe, au son desfanfares, jusqu’au pied de l’estrade royale, mais il perdait tantde sang par sa blessure, qu’en recevant l’accolade du roi il tombaévanoui dans ses bras.

Le bon monarque, tout en émoi, le déposaaussitôt sur son trône, et s’apprêtait à lui frapper dans lesmains, quand Fleur-d’Amandier, qui était pâle comme un lis, détachason écharpe, et, se mettant à genoux, banda de sa belle main lablessure du pauvre chevalier. Soit que ce remède fût efficace, soitqu’il y ait je ne sais quoi d’électrique dans le contact de lapersonne aimée, soit ceci, soit cela, toujours est-il, mes enfants,que Cœur-d’Or fit un mouvement et ouvrit les yeux. Un éclair debonheur illumina ses traits en voyant, agenouillée devant lui, lajeune princesse, dont toute la figure se couvrit d’une charmanterougeur.

– Oh ! de grâce, lui dit-il, restezainsi ; si c’est un rêve, ne m’éveillez pas !

Je ne sais combien de temps cela aurait duré,si la vieille mendiante, qui se glissait partout, n’eût touché dela main l’épaule de Cœur-d’Or, qui se leva soudain, guéri de sablessure.

À ce prodige, Fleur-d’Amandier ne put retenirun cri de joie. C’était la seconde fois de la journée que sonsecret lui échappait. Il n’y avait plus moyen de s’en dédire :elle aimait Cœur-d’Or.

Arrivons maintenant à Pierrot.

Nous l’avons laissé, mes enfants, couché toutde son long sur l’arène, à côté de son âne, qui avait les quatrefers en l’air. Ni l’un ni l’autre n’avaient remué pied ou pattependant le tournoi ; mais, aux cris de victoire poussés parles soldats du roi de Bohême, Pierrot s’était relevé brusquement,avait couru sur le lieu du combat, et pris sous la cuirasse duprince Azor un petit billet plié en quatre.

– C’est bien cela, avait-il dit, et ils’était dirigé vers le roi pour le lui remettre.

Or, Sa Majesté, complètement rassurée sur lesort de Cœur-d’Or, dissertait en ce moment avec son grand ministresur les événements du jour. Tout à coup, le seigneur Renardinopâlit ; il venait d’apercevoir le billet aux mains dePierrot.

– Donnez-moi cette lettre, dit-ilvivement, donnez-moi cette lettre.

Et il se jeta sur lui pour s’en saisir.

– Après Sa Majesté, s’il vous plaît,seigneur grand ministre, avait répondu notre héros.

– Pierrot a raison, repartit le roi. Ils’est passé aujourd’hui des choses si étranges, que je veux toutvoir maintenant par mes propres yeux.

Il prit incontinent le billet.

Prompt comme l’éclair, le seigneur Renardinotira de sa poitrine un poignard, et il allait en frappertraîtreusement le roi, quand Pierrot qui avait toujours à la mainson instrument de combat, enfourcha par le cou le grand ministre,et le cloua net sur l’estrade.

– Maintenant, sire, dit-il, vous pouvezlire tout à l’aise.

Et le roi lut à voix basse ce quisuit :

Au prince Azor, AlbertiniRenardino.

Prince, toutes mes mesures sont prises. Jevous livrerai cette nuit le roi de Bohême pieds et poings liés. Lepauvre sire n’y voit pas plus loin que son nez. Je vous raconteraià votre arrivée toutes les sottises que je lui ai mises dansl’esprit au sujet de la reine et de Pierrot. Vous en rirez de boncœur.

Vite, vite à cheval, bel Azor, et laBohême est à vous !

Votre ami féal,

Renardino.

P. -S. – N’oubliez pas, surtout,d’apporter avec vous les trois cent mille sequinsconvenus.

– Ah ! traître !ah ! pendard ! s’écria le roi, qui se tourna versRenardino, pourpre de colère, et lui mit le poing sous le nez.Ah ! je suis un pauvre sire ! Ah ! je n’y vois pasplus loin que mon nez ! Par ma barbe, tu me le payerascher !

Et il le fit charger de chaînes et emmener parses gardes.

Cœur-d’Or et Fleur-d’Amandier, qui causaientensemble, n’avaient rien vu, rien entendu de ce qui se passaitauprès d’eux ; la foudre serait tombée à leurs pieds qu’ils nes’en seraient pas aperçus.

– Maintenant, en route ! enroute ! cria le roi. Il faut qu’aujourd’hui même justice soitfaite à tous. Courons à la tour délivrer la reine.

Au nom de la reine, Fleur-d’Amandiertressaillit.

– Ô ma bonne mère, dit-elle en joignantles mains, pardonnez-moi, je vous avais oubliée ! et,s’appuyant au bras de Cœur-d’Or, elle se réunit au cortège, quidéjà était en marche vers la tour.

Le roi tenait la tête et, tout en cheminant,réfléchissait ; il faisait sans doute un calcul, car on levoyait de temps en temps compter sur ses doigts.

Tout à coup il s’arrêta, mais si brusquementet si court, qu’il renversa l’officier des gardes qui marchaitderrière lui, son grand sabre à la main. L’officier des gardes, entombant, fit choir un soldat ; naturellement le soldat en fitchoir un autre, celui-ci un troisième, et ainsi de suite, et, deproche en proche, ce ne fut plus sur toute la ligne qu’unejonchée.

– C’est bien, c’est bien, mes enfants,dit le roi, qui crut que ses soldats se prosternaient à terre pourlui rendre hommage. Relevez-vous. Puis, se tournant versFleur-d’Amandier :

– Mon historiographe est-ilici ?

– Oui, mon père. Vous savez bien qu’ilvous accompagne partout où vous allez.

– Or çà, qu’il vienne et qu’il apporteses tablettes. J’ai résolu de faire aujourd’hui une bonne œuvre, etje veux qu’il l’enregistre en lettres d’or, pour que la postéritéen garde mémoire.

– C’est là une bonne pensée, mon père, etdigne de votre bon cœur.

– Flatteuse ! répliqua le roi, enlui donnant du bout des doigts une petite tape sur la joue. Mais,j’y songe, c’est toi que je vais charger de faire cette bonneaction.

– Et vous, mon père ?

– Moi ! je n’y entends rien, tu lesais bien. Je fais les choses carrément, voilà tout ; maistoi, tu as une voix si douce, une parole si émue lorsque tu donnesaux pauvres gens, qu’ils se sentent heureux rien que de t’entendre.Et puis, tu as dans ta manière, ma chère enfant, je ne sais quelledélicatesse qui double le prix du bienfait…

– Mon père !… dit Fleur-d’Amandieren baissant les yeux.

– Voyons, mon enfant, il ne faut pasrougir pour cela. Écoute-moi bien : dès l’instant que nousserons de retour au palais, tu porteras de ma part mille sequinsd’or à cette bonne vieille qui m’a donné aujourd’hui un si bonconseil, et tu lui diras que c’est le premier quartier de lapension que j’entends lui faire chaque année jusqu’à ma mort…

– Roi de Bohême, je vous remercie, ditune voix qui paraissait sortir d’un buisson voisin.

À cette voix bien connue, le roi tressaillitet se serra auprès de Cœur-d’Or.

– Qui a parlé ? dit-il ;n’est-ce pas le petit poisson rouge ?

– Non, sire, c’est la vieille mendiante,répondit Cœur-d’Or.

– Non, Cœur-d’Or, dit à son tourFleur-d’Amandier en souriant, c’est la fée du lac.

– Fleur-d’Amandier dit vrai, reprit lavoix du buisson : je suis la fée du lac ; maisrassurez-vous, roi de Bohême, la fée du lac a oublié vos tortsenvers le petit poisson rouge, et ne se souvient plus que de vosbontés pour la vieille mendiante. Vous en serez récompensé. Je saisque vous désirez ardemment un fils…

– Oh ! oui, s’écria le roi, qui neput s’empêcher d’exprimer lui-même son désir.

– Votre vœu sera comblé. Avant un an, lareine mettra au monde un prince, qui sera beau comme le jour, etqui, parvenu à l’âge d’homme, accomplira, par la vertu de cetalisman, des choses merveilleuses.

À ces mots, une magnifique bague d’or, ornéede saphirs, tomba sur le chemin.

Le roi ne fit qu’un bond pour ramasser letalisman et, le passant à son doigt, il s’écria :

– Oh ! bonne petite fée,merci ! J’aurai un fils ! j’aurai un fils !

Et sur ce, il prit ses jambes à son cou, pourannoncer au plus vite cette incroyable nouvelle à la reine.

Pendant ce temps, les soldats du prince Azorétaient restés sur le champ de bataille ; jamais on n’avait vumines plus penaudes : les pauvres diables étaient là, bouchesbéantes, se tenant tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, nesachant que faire de leurs corps.

– Êtes-vous des soldats de carton ?s’écria tout à coup leur capitaine d’une voix vibrante, et faut-ilvous mettre dans une boîte pour servir de joujoux aux petitsenfants ? Comment ! on tue votre prince à votre nez et àvotre barbe, et vous vous amusez à ronger vos ongles ! Sabrede bois ! N’êtes-vous plus la grande armée du grandAzor ! Ne l’entendez-vous pas qui vous appelle et vous crievengeance ?… À la bonne heure ! voilà vos cœurs quis’enflamment, eh ! allons donc ! en avant,marche !

À cette harangue, les soldats électriséspartirent du pied gauche, et se mirent, tambour battant, à lapoursuite du roi de Bohême.

– Soldats du prince Azor, arrêtez ou vousêtes morts ! s’écria la vieille mendiante, qui apparut soudainsur les murailles de la ville, son bâton blanc à la main.

Mais les soldats, une fois lancés, marchaienttoujours.

La vieille agita alors son bâton, prononçaquelques paroles, et tout à coup les bêtes féroces peintes sur lesremparts lancèrent par les yeux, par le nez, par la gueule, partout, des cascades de flammes.

Des cris : Au feu ! au feu ! sefirent entendre.

Les bons bourgeois de la ville accoururent surles murailles, des seaux pleins d’eau à la main ; ilsregardèrent en bas, mais ils ne virent rien que des cuirasses, descasques et des fers de lance.

Voilà tout ce qui restait de l’armée du princeAzor.

Chapitre 11Le vœu de Pierrot

Pendantque le roi courait annoncer à la reine la prophétie de la fée dulac, Pierrot, qui était resté sur le champ de bataille, cherchaitde tous côtés son âne pour le remettre sur pied, s’il soufflaitencore, et le ramener à la maisonnette de son père adoptif lebûcheron.

Mais il eut beau regarder devant, derrière, àdroite, à gauche, en tous sens, il n’aperçut pas le moindre petitbout d’oreille de son cher grison.

– Ô mon pauvre Martin ! s’écria-t-iltout inquiet, où es-tu ? Et dans son désespoir, il se prit àcrier à tue-tête : Martin ! Martin !

Il retint ensuite son haleine pour mieuxécouter, mais il n’entendit que la voix moqueuse de l’écho, quirépétait en ricanant : Martin ! Martin ! commeferait un enfant espiègle caché derrière le rocher.

Il s’apprêtait à tenter une seconde épreuve,quand ses yeux tombèrent par hasard sur les groupes d’animaux quele roi avait fait peindre sur les murailles de la ville pourépouvanter ses ennemis. Ces bêtes intelligentes avaient pensé, sansdoute, que le prince Azor étant mort, leur férocité n’était plus demise, et toutes s’étaient composé des maintiens si décents, desphysionomies tellement débonnaires, qu’on eût dit une caravane depetits agneaux allant rendre visite à M. de Florian.

Mais Pierrot, dont l’esprit était troublé, neremarqua pas la métamorphose.

– Oh ! les monstres !s’écria-t-il, ce sont eux qui ont dévoré mon pauvreMartin !

Et, s’approchant du pied des murailles pourfaire honte à un grand tigre royal qui avait une mine encore plusbéate que les autres :

– Fi ! que c’est laid, dit-il,fi ! que c’est vilain, monsieur, ce que vous avez faitlà !

Et dans son indignation, il allait faire uneimpertinence à ce magnifique animal, lorsqu’il aperçut, au hautd’une colline, son âne qui broutait, avec le flegme impassibleparticulier à sa race, un bouquet d’ajoncs épineux.

Pierrot tressaillit d’aise à cette vue, etlaissant là le tigre royal, il fut d’un bond sur la colline ;mais l’âne, qui n’était pas aussi bête qu’il en avait l’air, ne l’yavait pas attendu ; soit qu’il craignît que son maître ne leramenât au combat, soit que, rendu depuis quelques heures à laliberté, il commençât à apprécier les douceurs de la vie sauvage,soit enfin qu’il obéît à une force mystérieuse et surnaturelle ilavait pris sa course à travers la plaine, en faisant retentir lesairs de ses hi ! han ! les plus sonores, et en lançant auvent ses ruades les plus triomphantes.

Notre ami Pierrot se précipita à sapoursuite ; mais quelle que fût la longueur de ses enjambées,il ne put l’atteindre.

– C’est bon, c’est bon, dit-il au grisonqui galopait à cent pas devant lui ; je ne te savais pas siagile : une autre fois je m’en souviendrai.

Après deux heures d’une course inutile, ils’arrêta au pied d’une montagne. Tout autre âne que notre vieuxMartin aurait profité de ce temps d’arrêt pour s’esquiver au plusvite ; mais c’était un animal très bien élevé et quiconnaissait à fond les usages : au lieu de s’enfuir, ils’arrêta, et attendit que son maître se fût reposé ;seulement, pour utiliser ses loisirs, il cueillit délicatement dubout des lèvres un chardon imprudent, qui passait sottement sa têteà travers les fentes d’un rocher, et se mit à le croquer à bellesdents.

Après une halte d’une demi-heure, Pierrot seleva : la trêve était expirée, et la poursuite recommença deplus fort.

Elle dura jusqu’à la nuit, et Pierrot, exténuéde fatigue, allait abandonner la partie, quand il vit notrequadrupède entrer dans une caverne taillée au cœur de lamontagne.

– Oh ! pour cette fois, tu es àmoi ! s’écria-t-il, et le voilà qui s’enfonce tête baisséedans les profondeurs du rocher.

Il n’avait pas fait cent pas, qu’il sentit unemain qui s’appuyait sur son bras, et qu’il entendit une voix quilui disait à l’oreille :

– Entre, Pierrot, tu es le bienvenu, j’aià te parler.

– Qui m’appelle ? demanda Pierrotqui tremblait de tous ses membres.

– N’aie pas peur, mon ami, reprit lavoix, tu es chez la vieille mendiante.

– La vieille mendiante ! dit Pierrotun peu rassuré.

– Oui, mon ami, et je désire bienvivement causer un instant avec toi.

– C’est bien de l’honneur que vous mefaites, ma bonne femme, répliqua Pierrot qui ne manquait jamais deparler poliment aux pauvres gens ; mais auparavant, dites-moisi vous avez vu passer mon âne il n’y a qu’un instant.

– Oui, mon garçon, dit en souriant lavieille mendiante, et je viens même de le faire entrer dans uneécurie assez bien approvisionnée pour qu’il puisse attendre, sanstrop s’ennuyer, la fin de notre entretien.

– Oh ! quel bonheur ! s’écriaPierrot, qui sauta de joie en apprenant que son âne n’était pasperdu ; puis, se tournant vers la vieille : Parlez,maintenant, ma bonne femme ; je suis tout oreilles, quoique àvrai dire, nous ferions peut-être mieux de remettre l’entretien àun autre jour. Le lieu et l’heure…

– Te semblent mal choisis, n’est-cepas ? mais sois tranquille, mon ami, je t’attendais ce soir,et j’ai tout préparé pour te recevoir.

À ces mots, la vieille mendiante frappa de sonbâton le rocher sur lequel elle était appuyée, et, soudain, lacaverne se fendit en deux et Pierrot vit apparaître, à la place decette grotte sombre dans laquelle il marchait tout à l’heure àtâtons, un palais fantastique, un palais tout blanc, comme on n’envoit qu’en songe, ou dans le pays merveilleux des fées.

C’était un immense édifice creusé tout entierdans un bloc de marbre blanc. Sa vaste coupole, étoilée dediamants, reposait sur un double rang de colonnes d’albâtre quereliaient entre elles des guirlandes de perles et d’opales, de lis,de magnolias et de fleurs d’oranger entrelacées. Mille arabesquescapricieuses, fantaisies sculptées par la main des génies, setordaient en spirales autour des piliers, s’enroulaient autour deschapiteaux, grimpaient aux saillies des corniches et sesuspendaient au plafond comme des stalactites de neige.

De distance en distance et jusqu’aux dernièreslimites de la perspective, on voyait des fontaines, des eauxjaillissantes qui s’élançaient à perte de vue dans l’air etretombaient en gerbes, en pluie de diamants, dans des bassins encristal de roche où se jouaient, autour de beaux cygnes endormis,de petits poissons aux écailles d’argent. Le plancher, formé d’unseul morceau de nacre, était recouvert d’un tapis d’hermine jonchéde clématites, de jasmins, de myrtes, de narcisses, de pâqueretteset de camélias blancs, et sur chaque fleur tremblait une goutte derosée.

Mais une chose incroyable, et que vous croirezcependant, mes chers enfants, puisque je vous le dis, c’est quetous ces objets avaient une transparence lumineuse : le palaistout entier rayonnait, mais de rayonnements si doux, mais de lueurssi pâles, si calmes, si sereines, qu’on eût cru voir les blanchesclartés de la lune endormies, la nuit, sur les gazons verts.

Au centre de l’édifice et sur un trôned’argent massif, richement ciselé, siégeait la reine de céans, unebelle fée toute blanche et qui avait un sourire si doux, qu’à lapremière vue on ne pouvait s’empêcher de l’aimer.

C’était la fée du lac : cette bonne féeque vous n’avez encore vue, mes chers enfants, que sous la formed’un petit poisson rouge, et sous le déguisement d’unemendiante.

Elle était enveloppée de la tête aux piedsd’un nuage de gaze légère, et son front pensif et rêveur étaitappuyé sur sa main.

Tout à coup elle se redressa.

– Approche, mon ami, dit-elle d’une voixdouce à Pierrot, qui se tenait debout à quelques pas de sontrône.

Mais Pierrot, ébloui par l’éclat de cettemagique apparition demeura immobile, les yeux tout grands ouverts,comme la statue de l’Extase aux portes du ciel.

– Allons, mon ami, reprit la fée, viensauprès de moi ; et elle lui désigna du doigt la premièremarche de son trône.

Et, comme Pierrot ne faisait pas unmouvement :

– As-tu peur de moi, lui dit-elle, et metrouves-tu moins bien sous mon riche costume de fée que sous leshaillons de la pauvre mendiante ?

– Oh ! non, ne changez pas !s’écria Pierrot en joignant les mains ; vous êtes si belleainsi ! et, faisant quelques pas en avant, il se prosterna àses pieds.

– Relève-toi, mon ami, dit la fée ensouriant, et causons. J’ai à te demander un grand sacrifice ;te sens-tu le courage de l’accomplir ?

– Je suis votre esclave, réponditPierrot, et tout ce que vous me direz de faire, je le ferai pourl’amour de vous.

– Très bien, mon cher Pierrot, jen’attendais pas moins de ton bon cœur ; mais écoute, avant det’engager davantage, et souriant de ce doux sourire qui allait sibien à son pâle visage : Tu vois en moi, dit-elle, l’amie despetits enfants. Veux-tu les aimer aussi ?

– Bien volontiers et de toute mon âme,repartit Pierrot, qui se rappela en ce moment l’épisode dupourpoint qui lui avait été donné dans sa prison par les enfants dela ville du prince Azor.

– Veux-tu dévouer ta vie à leur amusementet à leur bonheur ?

– Oui, je le veux, répondit résolumentPierrot.

– Mais, prends-y garde ! ils ne sontpas toujours sages, ces chers petits ; ils ont comme nous, quisommes grands, leurs bons et leurs mauvais jours : parfois,ils sont capricieux, fantasques et mutins ; ils te ferontsouffrir.

– Je souffrirai, dit héroïquementPierrot.

– Mais songe bien, mon ami, qu’il tefaudra dès demain commencer ton œuvre de résignation et desacrifice, te séparer de tout ce que tu as aimé jusqu’à ce jour,quitter la Bohême, les vieilles gens qui t’ont élevé, le roi et lareine, Fleur-d’Amandier…

– Fleur-d’Amandier ! murmura Pierrotà voix basse, elle aussi !

– Tu hésites maintenant, mon pauvregarçon, dit la fée d’une voix émue, en pressant tendrement dans sesmains la main blanche de Pierrot.

Pierrot ne répondit pas.

– Mais rassure-toi, mon ami, reprit lafée, je serai là pour te protéger, pour te consoler, et tu serasbien récompensé aussi de toutes tes souffrances par l’amour despetits enfants.

Pierrot resta silencieux.

– Tu souffres déjà, je le vois ; ehbien ! mon ami, lui dit-elle en lui touchant l’épaule, regardedevant toi.

Pierrot leva les yeux, et son visage rêveur setransfigura tout à coup.

Il voyait devant lui, pratiqué dans unenfoncement de la muraille, un joli théâtre, ruisselant d’or et delumière, et tout rempli, depuis le plancher jusqu’au comble, depetits enfants. Et c’était en vérité un spectacle ravissant à voirque toutes ces têtes blondes, ces figures blanches et roses, auxyeux bleus et noirs, qui riaient et s’épanouissaient au milieu decette atmosphère dorée, comme une corbeille de fleurs éclatantessous les chauds rayons du soleil.

Entraîné par une force irrésistible, Pierrots’avança sur la scène.

À sa vue, tous les petits enfants poussèrentdes cris de joie et battirent des mains ; puis ce furent deséclats de rire qui retentirent dans toute la salle, frais etargentins comme des gazouillements d’oiseaux au lever du jour. Puisdes bouquets, des couronnes tombèrent en pluie de fleurs autour dePierrot.

Pierrot voulut parler, mais l’émotion étouffasa voix ; il ne put que poser sa main sur ses lèvres etenvoyer mille baisers aux petits enfants.

Aussitôt le théâtre disparut.

– Eh bien ! mon ami, dit la fée,hésites-tu encore ?

– Oh non ! répondit vivement Pierroten essuyant une larme qui tremblait au bord de sa paupière. Jepartirai demain.

Il avait à peine dit ces mots que le palais demarbre s’écroula, et qu’il se trouva assis sur le dos de son âne, àl’entrée de la caverne.

Le sacrifice était consommé, Pierrot avaitfait vœu d’amuser les petits enfants.

Chapitre 12(Conclusion) – Prête-moi ta plume pour écrire un mot

Le soirdu même jour, la reine fut ramenée en triomphe au palais, portéepar les trente-deux esclaves noirs, qui s’étaient fait tirerl’oreille pour reprendre, après plusieurs mois de repos, l’exercicepénible du palanquin.

Sa Majesté tenait à la main une jolie cage enfils d’argent, où chantait tristement, en regardant du coin del’œil l’azur du ciel, le petit oiseau qu’elle avait enfinretrouvé.

Monté sur un grand cheval blanc que sesécuyers lui avaient amené à la tour, le roi marchait à l’amble,serrant au plus près le palanquin il se sentait si heureux derevoir la reine après une si longue séparation, qu’il ne la quittapas des yeux un seul instant pendant toute la route.

Le lendemain, Cœur-d’Or épousaFleur-d’Amandier, et reçut en apanage les États du prince Azor.

Les noces furent célébrées avec lamagnificence qui est d’usage dans les contes de fées, lorsqu’un roiépouse une bergère, ou qu’une princesse épouse un berger. La fée dulac, qui s’était rendue dès le matin au palais sur un char dediamant traîné par deux beaux cygnes blancs comme l’albâtre,présida à la cérémonie nuptiale et bénit les deux amants de sabaguette d’or, en leur promettant solennellement devant toute lacour d’être marraine de leur premier-né.

Le seigneur Renardino fut puni comme il leméritait de sa méchanceté et de sa trahison : tous ses biensfurent confisqués, rendus aux malheureux qu’il avait injustementdépouillés ; lui-même, destitué de tous ses titres, fut revêtud’habits grossiers, et voué aux plus viles fonctions de ladomesticité.

Le roi de Bohême, en reconnaissance desbienfaits de la fée, donna l’ordre à son trésorier de distribuer deriches aumônes à tous les mendiants du pays, et fit construire dansles jardins du palais un magnifique bassin de porphyre, où decharmants petits poissons rouges furent logés et entretenus auxfrais du gouvernement.

Quant à Pierrot, mes chers enfants, il n’avaiteu garde de se montrer pendant la cérémonie du mariage de Cœur-d’Oret de Fleur-d’Amandier, tant il avait peur que la résolution qu’ilavait prise la veille n’en fût ébranlée ; mais à l’heure dufestin il reparut, prit sa place au banquet, et sa blanche figure,voilée jusqu’alors d’un léger nuage de tristesse, rayonna comme auxplus beaux jours. Quand le repas fut terminé, il se leva de tableavec un grand effort, descendit à la maisonnette du bûcheron, et lepria de lui prêter sa plume pour écrire un mot.

Par ce mot, il donnait aux bonnes gens, pouraméliorer leur vieillesse, trois cent mille sequins d’or, ceux-làmêmes qu’il avait si subtilement escamotés au prince Azor, et quele roi l’avait prié de conserver pour prix de ses services.

L’acte dressé, il se jeta au cou du vieux etde la vieille qui pleuraient, les embrassa tendrement ; puis,s’essuyant les yeux avec la manche de son pourpoint, il mit à sonbras son panier de voyage et sortit de la maisonnette.

Alors on entendit une voix qui chantait dansl’avenue du palais l’air dont je vous ai déjà tant parlé.

Le roi, la reine, et tous les gens de la courécoutèrent, mais la voix allait s’affaiblissant, et s’éteignitbientôt dans l’éloignement.

C’était Pierrot qui venait de partir à larecherche d’une autre patrie, et de nouvelles aventures que je vousconterai une autre fois, mes chers enfants.

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