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La Machine à explorer le temps

La Machine à explorer le temps

d’ H. G. Wells

Chapitre 1 INITIATION

L’EXPLORATEUR du Temps (car c’est ainsi que pour plus de commodité nous l’appellerons) nous exposait un mystérieux problème.Ses yeux gris et vifs étincelaient, et son visage, habituellement pâle, était rouge et animé. Dans la cheminée la flamme brûlait joyeusement et la lumière douce des lampes à incandescence, en forme de lis d’argent, se reflétait dans les bulles qui montaient brillantes dans nos verres. Nos fauteuils, dessinés d’après ses modèles, nous embrassaient et nous caressaient au lieu de se soumettre à regret à nos séants ; il régnait cette voluptueuse atmosphère d’après dîner où les pensées vagabondent gracieusement,libres des entraves de la précision. Et il nous expliqua la chose de cette façon – insistant sur certains points avec son index maigre – tandis que, renversés dans nos fauteuils, nous admirions son ardeur et son abondance d’idées pour soutenir ce que nous croyions alors un de ses nouveaux paradoxes.

« Suivez-moi bien. Il va me falloir discuter une ou deux idéesqui sont universellement acceptées. Ainsi, par exemple, lagéographie qu’on vous a enseignée dans vos classes est fondée surun malentendu.

– Est-ce que ce n’est pas là entrer en matière avec une biengrosse question ? demanda Filby, raisonneur à la chevelurerousse.

– Je n’ai pas l’intention de vous demander d’accepter quoi quece soit sans argument raisonnable. Vous admettrez bientôt tout ceque je veux de vous. Vous savez, n’est-ce pas, qu’une lignemathématique, une ligne de dimension nulle, n’a pas d’existenceréelle. On vous a enseigné cela ? De même pour un planmathématique. Ces choses sont de simples abstractions.

– Parfait, dit le Psychologue.

– De même, un cube, n’ayant que longueur, largeur et épaisseur,peut-il avoir une existence réelle ?

– Ici, j’objecte, dit Filby ; certes, un corps solideexiste. Toutes choses réelles…

– C’est ce que croient la plupart des gens. Mais attendez unpeu. Est-ce qu’il peut exister un cube instantané ?

– Je n’y suis pas, dit Filby.

– Est-ce qu’un cube peut avoir une existence réelle sans durerpendant un espace de temps quelconque ? »

Filby devint pensif.

« Manifestement, continua l’Explorateur du Temps, tout corpsréel doit s’étendre dans quatre directions. Il doit avoir Longueur,Largeur, Épaisseur, et… Durée. Mais par une infirmité naturelle dela chair, que je vous expliquerai dans un moment, nous inclinons ànégliger ce fait. Il y a en réalité quatre dimensions, trois quenous appelons les trois plans de l’Espace, et une quatrième : leTemps. On tend cependant à établir une distinction factice entreles trois premières dimensions et la dernière, parce qu’il setrouve que nous ne prenons conscience de ce qui nous entoure quepar intermittences, tandis que le temps s’écoule, du passé versl’avenir, depuis le commencement jusqu’à la fin de votre vie.

– Ça, dit un très jeune homme qui faisait des effortsspasmodiques pour rallumer son cigare au-dessus de la lampe, ça…très clair… vraiment.

– Or, n’est-il pas remarquable que l’on néglige une tellevérité ? continua l’Explorateur du Temps avec un léger accèsde bonne humeur. Voici ce que signifie réellement la QuatrièmeDimension ; beaucoup de gens en parlent sans savoir ce qu’ilsdisent. Ce n’est qu’une autre manière d’envisager le Temps. Iln’y a aucune différence entre le Temps, Quatrième Dimension, etl’une quelconque des trois dimensions de l’Espace sinon que notreconscience se meut avec elle. Mais quelques imbéciles se sonttrompés sur le sens de cette notion. Vous avez tous su ce qu’ilsont trouvé à dire à propos de cette Quatrième Dimension ?

– Non, pas moi, dit le Provincial.

– Simplement ceci : l’Espace, tel que nos mathématiciensl’entendent, est censé avoir trois dimensions, qu’on peut appelerLongueur, Largeur et Épaisseur, et il est toujours définissable parréférence à trois plans, chacun à angles droits avec les autres.Mais quelques esprits philosophiques se sont demandé pourquoiexclusivement trois dimensions, pourquoi pas une quatrièmedirection à angles droits avec les trois autres ? et ils ontmême essayé de construire une géométrie à quatre Dimensions. Leprofesseur Simon Newcomb exposait celle-ci il y a quatre ou cinqsemaines à la Société Mathématique de New York. Vous savez commentsur une surface plane qui n’a que deux dimensions on peutreprésenter la figure d’un solide à trois dimensions. À partir delà ils soutiennent que, en partant d’images à trois dimensions, ilspourraient en représenter une à quatre s’il leur était possibled’en dominer la perspective. Vous comprenez ?

– Je pense que oui », murmura le Provincial, et fronçant lessourcils il se perdit dans des réflexions secrètes, ses lèvress’agitant comme celles de quelqu’un qui répète des versetsmagiques.

« Oui, je crois que j’y suis, maintenant, dit-il au bout d’unmoment, et sa figure s’éclaira un instant.

– Bien ! Je n’ai pas de raison de vous cacher que depuis uncertain temps je me suis occupé de cette géométrie des QuatreDimensions. J’ai obtenu quelques résultats curieux. Par exemple,voici une série de portraits de la même personne, à huit ans, àquinze ans, à dix-sept ans, un autre à vingt-trois ans, et ainsi desuite. Ils sont évidemment les sections, pour ainsi dire, lesreprésentations sous trois dimensions d’un être à quatre dimensionsqui est fixe et inaltérable.

« Les hommes de science, continua l’Explorateur du Temps aprèsnous avoir laissé le loisir d’assimiler ses derniers mots, saventparfaitement que le Temps n’est qu’une sorte d’Espace. Voici undiagramme scientifique bien connu : cette ligne, que suit mondoigt, indique les mouvements du baromètre. Hier il est montéjusqu’ici, hier soir il est descendu jusque-là, puis ce matin ils’élève de nouveau et doucement il arrive jusqu’ici. À coup sûr, lemercure n’a tracé cette ligne dans aucune des dimensions del’Espace généralement reconnues ; il est cependant certain quecette ligne a été tracée, et nous devons donc en conclure qu’ellefut tracée au long de la dimension du Temps.

– Mais, dit le Docteur en regardant fixement brûler la houille,si le Temps n’est réellement qu’une quatrième dimension del’Espace, pourquoi l’a-t-on considéré et le considère-t-on encorecomme différent ? Et pourquoi ne pouvons-nous pas nous mouvoirçà et là dans le Temps, comme nous nous mouvons çà et là dans lesautres dimensions de l’Espace ? »

L’Explorateur du Temps sourit :

« Êtes-vous bien sûr que nous pouvons nous mouvoir librementdans l’Espace ? Nous pouvons aller à gauche et à droite, enavant et en arrière, assez librement, et on l’a toujours fait.J’admets que nous nous mouvons librement dans deux dimensions. Maisque direz-vous des mouvements de haut en bas et de bas enhaut ? Il semble qu’alors la gravitation nous limitesingulièrement.

– Pas précisément, dit le Docteur, il y a les ballons.

– Mais avant les ballons, et si l’on excepte les bondsspasmodiques et les inégalités de surface, l’homme est tout à faitincapable du mouvement vertical.

– Toutefois, il peut se mouvoir quelque peu de haut en bas et debas en haut.

– Plus facilement, beaucoup plus facilement de haut en bas quede bas en haut.

– Et vous ne pouvez nullement vous mouvoir dans le Temps ;il vous est impossible de vous éloigner du moment présent.

– Mon cher ami, c’est là justement ce qui vous trompe. C’est làjustement que le monde entier est dans l’erreur. Nous nouséloignons incessamment du moment présent. Nos existences mentales,qui sont immatérielles et n’ont pas de dimensions, se déroulent aulong de la dimension du Temps avec une vélocité uniforme, duberceau jusqu’à la tombe, de la même façon que nous voyagerionsvers le bas si nous commencions nos existences cinquante kilomètresau-dessus de la surface de la terre.

– Mais la grande difficulté est celle-ci, interrompit lePsychologue : vous pouvez aller, de-ci, de-là, dans toutes lesdirections de l’Espace, mais vous ne pouvez aller de-ci, de-là dansle Temps.

– C’est là justement le germe de ma grande découverte. Mais vousavez tort de dire que nous ne pouvons pas nous mouvoir dans tousles sens du Temps. Par exemple, si je me rappelle très vivementquelque incident, je retourne au moment où il s’est produit. Jesuis distrait, j’ai l’esprit absent comme vous dites. Je fais unsaut en arrière pendant un moment. Naturellement, nous n’avons pasla faculté de demeurer en arrière pour une longueur indéfinie deTemps, pas plus qu’un sauvage ou un animal ne peut se maintenir àdeux mètres en l’air. Mais l’homme civilisé est à cet égard mieuxpourvu que le sauvage. Il peut s’élever dans un ballon en dépit dela gravitation, et pourquoi ne pourrait-il espérer que finalementil lui sera permis d’arrêter ou d’accélérer son impulsion au longde la dimension du Temps, ou même de se retourner et de voyagerdans l’autre sens ?

– Oh ! ça par exemple, commença Filby, c’est…

– Pourquoi pas ? demanda l’Explorateur du Temps.

– C’est contre la raison, acheva Filby.

– Quelle raison ? dit l’Explorateur du Temps.

– Vous pouvez par toutes sortes d’arguments démontrer que leblanc est noir et que le noir est blanc, dit Filby, mais vous ne meconvaincrez jamais.

– Peut-être bien, dit l’Explorateur du Temps, mais vouscommencez à voir maintenant quel fut l’objet de mes investigationsdans la géométrie des quatre Dimensions. Il y a longtemps quej’avais une vague idée d’une machine…

– Pour voyager à travers le Temps ! s’exclama le Très JeuneHomme.

– … qui voyagera indifféremment dans toutes les directions del’Espace et du Temps, au gré de celui qui la dirige. »

Filby se contenta de rire.

« Mais j’en ai la vérification expérimentale, dit l’Explorateurdu Temps.

– Voilà qui serait fameusement commode pour un historien,suggéra le Psychologue. On pourrait retourner en arrière etvérifier par exemple les récits qu’on nous donne de la bataille deHastings.

– Ne pensez-vous pas que vous attireriez l’attention ? ditle médecin. Nos ancêtres ne toléraient guère l’anachronisme.

– On pourrait apprendre le grec des lèvres mêmes d’Homère et dePlaton, pensa le Très Jeune Homme.

– Dans ce cas, ils vous feraient coller certainement à votrepremier examen. Les savants allemands ont tellement perfectionné legrec !

– C’est là qu’est l’avenir ! dit le Très Jeune Homme.Pensez donc ! On pourrait placer tout son argent, le laissers’accumuler à intérêts composés et se lancer en avant !

– À la découverte d’une société édifiée sur une base strictementcommuniste, dis-je.

– De toutes les théories extravagantes ou fantaisistes… commençale Psychologue.

– Oui, c’est ce qu’il me semblait ; aussi je n’en ai jamaisparlé jusqu’à…

– La vérification expérimentale, m’écriai-je. Allez-vousvraiment vérifier cela ?

– L’expérience ! cria Filby qui se sentait la cervellefatiguée.

– Eh bien, faites-nous voir votre expérience dit le Psychologue,bien que tout cela ne soit qu’une farce, vous savez ! »

L’Explorateur du Temps nous regarda tour à tour en souriant.Puis, toujours avec son léger sourire, et les mains enfoncées dansles poches de son pantalon, il sortit lentement du salon, et nousentendîmes ses pantoufles traîner dans le long passage quiconduisait à son laboratoire.

Le Psychologue nous regarda :

« Je me demande ce qu’il va faire.

– Quelque tour de passe-passe ou d’escamotage », dit leDocteur.

Puis Filby entama l’histoire d’un prestidigitateur qu’il avaitvu à Burslem : mais avant même qu’il eût terminé son introduction,l’Explorateur du Temps revint, et l’anecdote en resta là.

Chapitre 2LA MACHINE

L’OBJET que l’Explorateur du Temps tenait à la main était uneespèce de mécanique en métal brillant, à peine plus grande qu’unepetite horloge, et très délicatement faite. Certaines partiesétaient en ivoire, d’autres en une substance cristalline ettransparente.

Il me faut tâcher maintenant d’être extrêmement précis, car cequi suit – à moins d’accepter sans discussion les théories del’Explorateur du Temps – est une chose absolument inexplicable. Ilprit l’une des petites tables octogonales qui se trouvaient danstous les coins de la pièce et il la plaça devant la cheminée, avecdeux de ses pieds sur le devant du foyer. Sur cette table il plaçason mécanisme. Puis il approcha une chaise et s’assit.

Le seul autre objet sur la table était une petite lampe àabat-jour dont la vive clarté éclairait en plein la machine. Il yavait là aussi une douzaine de bougies, deux dans des appliques, dechaque côté de la cheminée, et plusieurs autres dans descandélabres, de sorte que la pièce était brillamment illuminée. Jem’assis moi-même dans un fauteuil bas, tout près du feu, et jel’attirai en avant, de façon à me trouver presque entrel’Explorateur du Temps et le foyer. Filby s’était assis derrièrelui, regardait par-dessus son épaule. Le Docteur et le Provinciall’observaient par côté et à droite ; le Psychologue, àgauche ; le Très Jeune Homme se tenait derrière lePsychologue. Nous étions tous sur le qui-vive ; et il mesemble impossible que, dans ces conditions, nous ayons pu êtredupes de quelque supercherie.

L’Explorateur du Temps nous regarda tour à tour, puis ilconsidéra sa machine.

« Eh bien ? dit le Psychologue.

– Ce petit objet n’est qu’une maquette, dit l’Explorateur duTemps en posant ses coudes sur la table et joignant ses mainsau-dessus de l’appareil. C’est le projet que j’ai fait d’unemachine pour voyager à travers le Temps. Vous remarquerez qu’elle al’air singulièrement louche, et que cette barre scintillante a unaspect bizarre, en quelque sorte irréel – il indiqua la barre avecson doigt. Voici encore ici un petit levier blanc, et là en voilàun autre. »

Le Docteur se leva et examina curieusement la chose.

« C’est admirablement construit, dit-il.

– J’ai mis deux ans à la faire », répondit l’Explorateur duTemps.

Puis, lorsque nous eûmes tous imité le Docteur, il continua:

« Il vous faut maintenant comprendre nettement que ce levier, sion appuie dessus, envoie la machine glisser dans le futur, et quecet autre renverse le mouvement. Cette selle représente le siège del’Explorateur du Temps. Tout à l’heure je presserai le levier, etla machine partira. Elle s’évanouira, passera dans les temps futurset ne reparaîtra plus. Regardez-la bien. Examinez aussi la table etrendez-vous compte qu’il n’y a ici aucune supercherie. Je n’ai pasenvie de perdre ce modèle pour m’entendre ensuite traiter decharlatan. »

Il y eut un silence d’une minute peut-être. Le Psychologue futsur le point de me parler, mais il se ravisa. Alors l’Explorateurdu Temps avança son doigt vers le levier.

« Non, dit-il tout à coup. Donnez-moi votre main. »

Et se tournant vers le Psychologue, il lui prit la main et luidit d’étendre l’index. De sorte que ce fut le Psychologue qui,lui-même, mit en route pour son interminable voyage le modèle de laMachine du Temps. Nous vîmes tous le levier s’abaisser. Je suisabsolument sûr qu’il n’y eut aucune supercherie. On entendit unpetit sifflement et la flamme de la lampe fila. Une des bougies dela cheminée s’éteignit et la petite machine tout à coup oscilla,tourna sur elle-même, devint indistincte, apparut comme un fantômependant une seconde peut-être, comme un tourbillon de cuivrescintillant faiblement, puis elle disparut… Sur la table il nerestait plus que la lampe.

Pendant un moment chacun resta silencieux. Puis Filby jura.

Le Psychologue revint de sa stupeur, et tout à coup regarda sousla table. L’Explorateur du Temps éclata de rire gaiement.

« Eh bien ? » dit-il du même ton que le Psychologue. Puis,se levant, il alla vers le pot à tabac sur la cheminée et commençaà bourrer sa pipe en nous tournant le dos.

Nous nous regardions tous avec étonnement.

« Dites donc, est-ce que tout cela est sérieux ? dit leDocteur. Croyez-vous sérieusement que cette machine est en train devoyager dans le Temps ?

– Certainement », dit notre ami, en se baissant vers la cheminéepour enflammer une allumette.

Puis il se retourna, en allumant sa pipe, pour regarder en facele Psychologue. Celui-ci, pour bien montrer qu’il n’était nullementtroublé, prit un cigare et essaya de l’allumer, sans l’avoircoupé.

« Bien plus, j’ai ici, dit-il en indiquant le laboratoire, unegrande machine presque terminée, et quand elle sera complètementmontée, j’ai l’intention de faire moi-même avec elle un petitvoyage.

– Vous prétendez que votre machine voyage dans l’avenir ?demanda Filby.

– Dans les temps à venir ou dans les temps passés ; ma foi,je ne sais pas bien lesquels. »

Un instant après, le Psychologue eut une inspiration.

« Si elle est allée quelque part, ce doit être dans lepassé.

– Pourquoi ? demanda l’Explorateur du Temps.

– Parce que je présume qu’elle ne s’est pas mue dans l’Espace,et si elle voyageait dans l’avenir, elle serait encore ici dans cemoment, puisqu’il lui faudrait parcourir ce moment-ci.

– Mais, dis-je, si elle voyageait dans le passé, elle aurait dûêtre visible quand nous sommes entrés tout à l’heure dans cettepièce ; de même que jeudi dernier et le jeudi d’avant et ainside suite.

– Objections sérieuses, remarqua d’un air d’impartialité leProvincial, en se tournant vers l’Explorateur du Temps.

– Pas du tout », répondit celui-ci.

Puis s’adressant au Psychologue :

« Vous qui êtes un penseur, vous pouvez expliquer cela. C’est dudomaine de l’inconscient, de la perception affaiblie.

– Certes oui, dit le Psychologue en nous rassurant. C’est là unpoint très simple de psychologie. J’aurais dû y penser ; c’estassez évident et cela soutient merveilleusement le paradoxe.

« Nous ne pouvons pas plus voir ni apprécier cette machine quenous ne pouvons voir les rayons d’une roue lancée à toute vitesseou un boulet lancé à travers l’espace. Si elle s’avance dans leTemps cinquante fois ou cent fois plus vite que nous, si elleparcourt une minute pendant que nous parcourons une seconde,l’impression produite sera naturellement un cinquantième ou uncentième de ce qu’elle serait si la machine ne voyageait pas dansle Temps. C’est bien évident. »

Il passa sa main à la place où avait été la machine.

« Comprenez-vous ? » demanda-t-il en riant.

Nous restâmes assis, les yeux fixés sur la table vide, jusqu’àce que notre ami nous eût demandé ce que nous pensions de toutcela.

« Ça me semble assez plausible, ce soir, dit le Docteur ;mais attendons jusqu’à demain, attendons le bon sens matinal.

– Voulez-vous voir la machine elle-même ? » demanda notreami.

En disant cela, il prit une lampe et nous entraîna au long ducorridor, exposé aux courants d’air, qui menait à son laboratoire.Je me rappelle très vivement la lumière tremblotante, la silhouettede sa grosse tête étrange, la danse des ombres, notre défilé à sasuite, tous ahuris mais incrédules ; et comment aussi nousaperçûmes dans le laboratoire une machine beaucoup plus grande quele petit mécanisme que nous avions vu disparaître sous nos yeux.Elle comprenait des parties de nickel, d’ivoire ; d’autresavaient été limées ou sciées dans le cristal de roche. L’ensembleétait à peu près complet, sauf des barres de cristal torses quirestaient inachevées sur un établi, à côté de quelques esquisses etplans ; et j’en pris une pour mieux l’examiner : elle semblaitêtre de quartz.

« Voyons ! dit le Docteur, parlez-vous tout à faitsérieusement ? ou bien n’est-ce qu’une supercherie, comme cefantôme que vous nous avez fait voir à Noël ?

– J’espère bien, dit notre ami en élevant la lampe, explorer leTemps sur cette machine. Est-ce clair ? Je n’ai jamais été sisérieux de ma vie. »

Aucun de nous ne savait comment prendre cela.

Je rencontrai le regard de Filby par-dessus l’épaule duDocteur ; il eut un solennel clignement de paupières.

Chapitre 3L’EXPLORATEUR REVIENT

JE crois qu’aucun de nous ne crut alors à la machine. Le faitest que notre ami était un de ces hommes qui sont tropintelligents, trop habiles ou trop adroits pour qu’on lescroie ; on avait avec lui l’impression qu’on ne le voyaitjamais en entier ; on suspectait toujours quelque subtileréserve, quelque ingénuité en embuscade, derrière sa lucidefranchise. Si c’eût été Filby qui nous eût montré le modèle etexpliqué la chose, nous eussions été à son égard beaucoup moinssceptiques. Car nous nous serions rendu compte de ses motifs : uncharcutier comprendrait Filby. Mais l’Explorateur du Temps avaitplus qu’un soupçon de fantaisie parmi ses éléments constitutifs, etnous nous défiions de lui. Des choses qui auraient fait la renomméed’hommes beaucoup moins capables semblaient entre ses mains dessupercheries. C’est une erreur de faire les choses trop facilement.Les gens graves qui le prenaient au sérieux ne se sentaient jamaissûrs de sa manière de faire. Ils semblaient en quelque sorte sentirqu’engager leurs réputations de sain jugement avec lui, c’étaitmeubler une école avec des objets de porcelaine coquille d’œuf.Aussi je ne pense pas qu’aucun de nous ait beaucoup parlé del’Explorateur du Temps dans l’intervalle qui sépara ce jeudi-là dusuivant, bien que tout ce qu’il comportait de virtualités bizarreshantât sans aucun doute la plupart de nos esprits : seséventualités, c’est-à-dire tout ce qu’il y avait de pratiquementincroyable, les curieuses possibilités d’anachronisme et decomplète confusion qu’il suggérait. Pour ma part, j’étaisparticulièrement préoccupé par l’escamotage de la maquette. Je merappelle en avoir discuté avec le Docteur que je rencontrai levendredi au Linnoean. Il me dit avoir vu une semblablemystification à Tübingen, et il attachait une grande importance àla bougie soufflée. Mais il ne pouvait expliquer de quelle façon letour se jouait.

Le jeudi suivant, je me rendis à Richmond – car j’étais, jecrois, un des hôtes les plus assidus de l’Explorateur du Temps –et, arrivant un peu tard, je trouvai quatre ou cinq amis déjàréunis au salon. Le Docteur était adossé à la cheminée, une feuillede papier dans une main et sa montre dans l’autre. Je cherchai desyeux l’Explorateur du Temps.

« Il est maintenant sept heures et demie, dit le Docteur ;je crois que nous ferons mieux de dîner.

– Où est-il ? dis-je en nommant notre hôte.

– C’est vrai, vous ne faites qu’arriver. C’est singulier. Il aété retenu sans pouvoir se dégager ; il a laissé ce mot pournous inviter à nous mettre à table à sept heures s’il n’était paslà. Il ajoute qu’il expliquera son retard quand il rentrera.

– En effet, c’est pitoyable de laisser gâter le dîner », dit leRédacteur en chef d’un journal quotidien bien connu ; etlà-dessus, le Docteur sonna le dîner.

Le Psychologue, le Docteur et moi étions les seuls qui eussionsassisté au dîner précédent. Les autres étaient Blank, directeur dujournal déjà mentionné, un certain journaliste et un autrepersonnage – tranquille, timide et barbu – que je ne connaissaispas et qui, autant que je pus l’observer, ne desserra pas les dentsde toute la soirée. On fit à table maintes conjectures surl’absence du maître de maison, et par plaisanterie je suggéraiqu’il explorait peut-être sa quatrième dimension. Le Rédacteur enchef demanda une explication, et le Psychologue lui fit de bonnegrâce un rapide récit du paradoxal et ingénieux subterfuge dont ilavait été témoin huit jours auparavant. Au milieu de sonexplication, la porte du corridor s’ouvrit lentement et sans bruit.J’étais assis face à la porte et, le premier, je la viss’ouvrir.

« Eh bien ! tout de même ! » m’écriai-je.

La porte s’ouvrit plus grande et l’Explorateur du Temps étaitdevant nous. Je poussai un cri de surprise.

« Grand Dieu ! mais qu’arrive-t-il ? » demanda leDocteur qui l’aperçut ensuite.

Et tous les convives se tournèrent vers la porte.

Notre ami était dans un état surprenant. Son vêtement étaitpoussiéreux et sale, souillé de taches verdâtres aux manches ;sa chevelure était emmêlée et elle me sembla plus grise – soit àcause de la poussière, soit que sa couleur ait réellement changé.Son visage était affreusement pâle. Il avait une profonde coupureau menton – une coupure à demi refermée. Il avait les traits tiréset l’air hagard de ceux qui sont en proie à une intense souffrance.Il hésita un instant, ébloui sans doute par la clarté. Puis ilentra en boitant, tout comme eût fait un vagabond aux piedsendoloris. Nous le regardions en silence, attendant qu’ilparlât.

Il n’ouvrit pas la bouche, mais s’avança péniblement jusqu’à latable, et fit un mouvement pour atteindre le vin. Le Rédacteur enchef remplit une coupe de champagne et la lui présenta. Il la vidajusqu’à la dernière goutte et parut se sentir mieux, car son regardfit le tour de la table et l’ombre de son sourire habituel erra surses lèvres.

« Que diable avez-vous bien pu faire ? » dit leDocteur.

L’Explorateur du Temps ne sembla pas entendre.

« Que je ne vous interrompe pas, surtout ! dit-il d’unevoix mal assurée, je suis très bien. »

Il s’arrêta, tendit son verre pour qu’on le remplît et le vidad’un seul trait.

« Cela fait du bien ! » dit-il.

Ses yeux s’éclairèrent et une rougeur légère lui monta auxjoues. Son regard parcourut rapidement nos visages avec une sortede morne approbation et fit ensuite le tour de la salle chaude etconfortable. Puis de nouveau il parla, comme s’il cherchait encoreson chemin à travers ses mots.

« Je vais me laver et me changer, puis je redescendrai et vousdonnerai les explications promises… Gardez-moi quelques tranches demouton. Je meurs littéralement de faim. »

Il reconnut tout à coup le Rédacteur en chef, qui était unconvive assez rare, et lui souhaita la bienvenue. Le Rédacteurcommença une question.

« Je vous répondrai tout à l’heure, dit l’Explorateur du Temps.Je me sens un peu… drôle. Ça ira très bien dans un moment. »

Il posa son verre, et se dirigea vers la porte de l’escalier. Jeremarquai à nouveau qu’il boitait et que son pied frappaitlourdement le plancher, et en me levant un peu je pus voir sespieds pendant qu’il sortait : il était simplement chaussé d’unepaire de chaussettes déchirées et tachées de sang. Puis la porte sereferma sur lui. J’avais bien envie de le suivre, mais je merappelai combien il détestait qu’on fît des embarras à son endroit.Pendant un moment mon esprit battit la campagne. Puis j’entendis leRédacteur en chef qui disait : “Singulière conduite d’un savantfameux” ; suivant son habitude il pensait en titresd’articles. Et cela ramena mon attention vers la tableétincelante.

« Quelle est cette farce ? dit le journaliste. Est-ce qu’ilaurait eu la fantaisie d’aller faire le coltineur-amateur ? Jen’y comprends rien. »

Mes yeux rencontrèrent ceux du Psychologue, et ils y lurent mapropre interprétation. Je pensai à notre ami se hissant péniblementdans les escaliers. Je ne crois pas que personne d’autre eûtremarqué qu’il boitait.

Le premier à revenir complètement de sa surprise fut le Docteur,qui sonna pour la suite du service – car notre ami ne pouvait passupporter les domestiques sans cesse présents au dîner. Sur ce, leRédacteur en chef prit son couteau et sa fourchette avec ungrognement ; le personnage silencieux imita son exemple etl’on se remit à dîner. Tout d’abord la conversation se borna àquelques exclamations étonnées ; puis la curiosité duRédacteur en chef devint pressante.

« Est-ce que notre ami augmente son modeste revenu en allantbalayer les rues ? Ou bien subit-il des transformations à laNabuchodonosor ?

– Je suis sûr, dis-je, que c’est encore cette histoire de laMachine du Temps. »

Je repris où le Psychologue l’avait laissé le récit de notreprécédente réunion. Les nouveaux convives étaient franchementincrédules. Le Rédacteur en chef soulevait des objections :Qu’est-ce que c’était que ça, l’Exploration du Temps ? Est-cequ’un homme se couvre de poussière à se rouler dans un paradoxe,voyons ? Puis comme il se familiarisait avec l’idée, il eutrecours à la plaisanterie : Est-ce qu’il n’y avait donc plus debrosses à habit dans le Futur ? Le journaliste, lui aussi, nevoulait croire à aucun prix et se joignait au Rédacteur en chefdans la tâche facile de ridiculiser toute l’affaire. L’un etl’autre appartenaient à la nouvelle espèce de journalistes jeunesgens joyeux et très irrespectueux. « Le correspondant spécial quenous avons envoyé dans la semaine prochaine nous annonce… » disait,ou plutôt clamait, le Journaliste. Lorsque l’Explorateur du Tempsréapparut. Il s’était mis en habit et rien – sinon ses yeux hagards– ne restait du changement qui m’avait d’abord effrayé.

« Dites donc, lui demanda en riant le Rédacteur en chef, voilàqu’on me raconte que vous revenez d’un voyage dans le milieu de lasemaine prochaine ! Révélez-nous les intentions dugouvernement, n’est-ce pas ? Combien voulez-vous pourl’article ? »

L’Explorateur du Temps vint s’asseoir sans dire un mot. Ilsouriait tranquillement à sa façon accoutumée.

« Où est ma part ? dit-il. Quel plaisir d’enfoncer encoreune fourchette dans cette viande !

– Quelle blague ! dit le Rédacteur en chef.

– Au diable la blague ! dit l’Explorateur du Temps. J’aibesoin de manger, et je ne dirai pas un mot avant d’avoir remis unpeu de peptones dans mon organisme. Merci. Passez-moi le sel.

– Un seul mot, dis-je. Vous revenez d’exploration ?

– Oui ! dit-il, la bouche pleine et en secouant latête.

– Je donne un shilling la ligne pour un compte rendu inextenso », dit le Rédacteur en chef.

L’Explorateur poussa son verre du côté de l’Homme silencieux, etle fit tinter d’un coup d’ongle ; sur ce, l’Homme silencieux,qui le fixait avec ébahissement, sursauta et lui versa du vin. Ledîner s’acheva dans un malaise général. Pour ma part, de soudainesquestions me venaient incessamment aux lèvres et je suis sûr qu’ilen était de même pour les autres. Le journaliste essaya de diminuerla tension des esprits en contant des anecdotes. Notre ami donnaittoute son attention à son dîner et semblait ne pas avoir mangédepuis une semaine. Le Docteur fumait une cigarette et considéraitl’Explorateur à travers ses paupières mi-closes. L’Homme silencieuxsemblait encore plus gauche que d’habitude et vida sa coupe dechampagne avec une régularité et une détermination purementnerveuses. Enfin notre hôte repoussa son assiette, et nousregarda.

« Je vous dois des excuses, dit-il. Je mourais tout bonnement defaim. Mais j’ai passé quelques moments bien surprenants. »

Il atteignit un cigare dont il coupa le bout.

« Mais venez au fumoir. C’est une histoire trop longue pour laraconter au milieu de la vaisselle sale. »

Puis il sonna en se levant et nous conduisit dans la chambreattenante.

« Vous avez parlé de la Machine à Blank et aux autres ? medit-il, en se renversant dans son fauteuil.

– Mais ce n’est qu’un paradoxe ! dit le Rédacteur enchef.

– Je ne puis pas discuter ce soir. Je veux bien vous raconterl’histoire, mais non pas la discuter. Je vais, continua-t-il, vousfaire le récit de ce qui m’est arrivé, si vous y tenez, mais ilfaudra vous abstenir de m’interrompre. J’ai besoin de raconter,absolument. La plus grande partie vous semblera pureinvention ; soit ! Mais tout est vrai du premier audernier mot. J’étais dans mon laboratoire à quatre heures et depuislors… j’ai vécu huit jours… des jours tels qu’aucun être humainn’en a vécu auparavant ! Je suis presque épuisé, mais je neveux pas dormir avant de vous avoir conté la chose d’un bout àl’autre. Après cela, j’irai me reposer. Mais pasd’interruption ! Est-ce convenu ?

– Convenu ! » dit le Rédacteur en chef.

Et tous nous répétâmes : « Convenu ! »

Alors l’Explorateur du Temps raconta son histoire telle que jela transcris plus loin. Il s’enfonça d’abord dans son fauteuil, etparla du ton d’un homme fatigué ; peu à peu il s’anima. Enl’écrivant, je ne sens que trop vivement l’insuffisance de la plumeet du papier et surtout ma propre insuffisance pour l’exprimer avectoute sa valeur. Vous lirez, sans doute avec attention ; maisvous ne pourrez voir, dans le cercle brillant de la petite lampe,la face pâle et franche du conteur, et vous n’entendrez pas lesinflexions de sa voix. Vous ne saurez pas combien son expressionsuivait les phases de son récit ! La plupart d’entre nous, quiécoutions, étions dans l’ombre, car les bougies des candélabres dufumoir n’avaient pas été allumées, et seules la face du journalisteet les jambes de l’Homme silencieux étaient éclairées. D’abord,nous nous regardions les uns les autres de temps en temps. Puis aubout d’un moment nous cessâmes de le faire pour rester les regardsfixés sur le visage de l’Explorateur du Temps.

Chapitre 4LE VOYAGE

« J’AI déjà exposé, jeudi dernier, à quelques-uns d’entre vous,les principes de ma machine pour voyager dans le Temps, et je vousl’ai montrée telle qu’elle était, mais inachevée et sur le métier.Elle y est encore maintenant, quelque peu fatiguée par le voyage, àvrai dire ; l’une des barres d’ivoire est fendue, et unetraverse de cuivre est faussée ; mais le reste est encoreassez solide. Je pensais l’avoir terminée le vendredi ; maisvendredi, quand le montage fut presque fini, je m’aperçus qu’un desbarreaux de nickel était trop court de deux centimètres et demiexactement, et je dus le refaire, de sorte que la machine ne futentièrement achevée que ce matin. C’est donc aujourd’hui à dixheures que la première de toutes les machines de ce genre commençasa carrière. Je l’examinai une dernière fois, m’assurai de lasolidité des écrous, mis encore une goutte d’huile à la tringle dequartz et m’installai sur la selle. Je suppose que celui qui va sesuicider et qui tient contre son crâne un pistolet doit éprouver lemême sentiment que j’éprouvai alors de curiosité pour ce qui va sepasser immédiatement après. Je pris dans une main le levier de miseen marche et dans l’autre le levier d’arrêt – j’appuyai sur lepremier et presque immédiatement sur le second. Je crus chanceler,puis j’eus une sensation de chute comme dans un cauchemar. Alors,regardant autour de moi, je vis mon laboratoire tel qu’àl’ordinaire. S’était-il passé quelque chose ? Un moment jesoupçonnai mon intellect de m’avoir joué quelque tour. Je remarquaialors la pendule ; le moment d’avant elle marquait, m’avait-ilsemblé, une minute ou deux après dix heures ; maintenant ilétait presque trois heures et demie !

« Je respirai, serrai les dents, empoignai des deux mains lelevier de mise en train et partis d’un seul coup. Le laboratoiredevint brumeux, puis sombre. La servante entra, et se dirigea, sansparaître me voir, vers la porte donnant sur le jardin. Je supposequ’il lui fallut une minute ou deux pour traverser la pièce, maisil me sembla qu’elle était lancée d’une porte à l’autre comme unefusée. J’appuyai sur le levier jusqu’à sa position extrême. La nuitvint comme on éteint une lampe ; et un moment après, demainétait là. Le laboratoire devint confus et brumeux, et à chaquemoment de plus en plus confus. Demain soir arriva tout obscur, puisle jour encore, puis une nuit, puis des jours et des nuits de plusen plus précipités ! Un murmure vertigineux emplissait mesoreilles, une mystérieuse confusion descendait sur mon esprit.

« Je crains de ne pouvoir exprimer les singulières sensationsd’un voyage à travers le Temps. Elles sont excessivementdéplaisantes. On éprouve exactement la même chose que sur lesmontagnes russes, dans les foires : un irrésistible élan, têtebaissée ! J’éprouvais aussi l’horrible pressentiment d’unécrasement inévitable et imminent. Pendant cette course, la nuitsuivait le jour comme le battement d’une grande aile noire.L’obscure perception du laboratoire disparut bientôt et je vis lesoleil sauter précipitamment à travers le ciel, bondissant à chaqueminute, et chaque minute marquant un jour. Je pensai que lelaboratoire avait dû être détruit et que j’étais maintenant enplein air. J’eus la vague impression d’escalader des échafaudages,mais j’allais déjà beaucoup trop vite pour avoir conscience desmouvements qui m’entouraient. L’escargot le plus lent qui rampajamais bondissait trop vite pour que je le visse. La scintillantesuccession de la clarté et des ténèbres était extrêmement pénible àl’œil. Puis, dans les ténèbres intermittentes, je voyais la luneparcourir rapidement ses phases et j’entrevoyais faiblement lesrévolutions des étoiles. Bientôt, tandis que j’avançais avec unevélocité croissante, la palpitation du jour et de la nuit se fonditen une teinte grise continue. Le ciel revêtit une admirableprofondeur bleue, une splendide nuance lumineuse comme celle despremières lueurs du crépuscule ; le soleil bondissant devintune traînée de feu, un arc lumineux dans l’espace ; la lune,une bande ondoyante et plus faible, et je ne voyais plus rien desétoiles, sinon de temps en temps un cercle brillant quitremblotait.

« Le paysage était brumeux et vague ; j’étais toujours auflanc de la colline sur laquelle est bâtie cette maison, et lapente s’élevait au-dessus de moi, grise et confuse. Je vis desarbres croître et changer comme des bouffées de vapeur ;tantôt roux, tantôt verts ; ils croissaient, s’étendaient, sebrisaient et disparaissaient. Je vis d’immenses édifices s’élever,vagues et splendides, et passer comme des rêves. Toute la surfacede la terre semblait changée, ondoyant et s’évanouissant sous mesyeux. Les petites aiguilles, sur les cadrans qui enregistraient mavitesse, couraient de plus en plus vite. Bientôt je remarquai quele cercle lumineux du soleil montait et descendait, d’un solstice àl’autre, en moins d’une minute, et que par conséquent j’allais àune vitesse de plus d’une année par minute ; et de minute enminute la neige blanche apparaissait sur le monde et s’évanouissaitpour être suivie par la verdure brillante et courte duprintemps.

« Les sensations désagréables du départ étaient maintenant moinspoignantes. Elles se fondirent bientôt en une sorte d’euphorienerveuse. Je remarquai cependant un balancement lourd de lamachine, dont je ne pouvais m’expliquer la cause. Mais mon espritétait trop confus pour y faire grande attention. Si bien que je melançais dans l’avenir avec une sorte de folie croissante. D’abord,à peine pensai-je à m’arrêter, à peine pensai-je à autre chose qu’àces sensations nouvelles. Mais bientôt une autre séried’impressions me vint à l’esprit – une certaine curiosité et avecelle une certaine crainte –, jusqu’à ce qu’enfin elles se fussentcomplètement emparées de moi. Quels étranges développements del’humanité, quelles merveilleuses avances sur notre civilisationrudimentaire n’allais-je pas apercevoir quand j’en arriverais àregarder de près ce monde vague et illusoire qui se déroulait etondoyait devant mes yeux ! Je voyais des monuments d’unegrande et splendide architecture s’élever autour de moi, plusmassifs qu’aucun des édifices de notre époque, et cependant, mesemblait-il, bâtis de brume et de faible clarté. Je vis un vertplus riche s’étendre sur la colline et demeurer là sans aucunintervalle d’hiver. Même à travers le voile qui noyait les choses,la terre semblait très belle. C’est alors que l’idée me vintd’arrêter la machine.

« Le risque que je courais était de trouver quelque nouvel objetà la place que la machine et moi occupions. Aussi longtemps que jevoyageais à toute vitesse, cela importait fort peu. J’étais pourainsi dire désintégré – je glissais comme un éther à travers lesinterstices des substances interposées ! Mais s’arrêterimpliquait peut-être mon écrasement, molécule par molécule, dans cequi pouvait se trouver sur mon passage, comportait un contact siintime de mes atomes avec ceux de l’obstacle qu’il en résulteraitune profonde réaction chimique – peut-être une explosionformidable, qui m’enverrait, mon appareil et moi, hors de toutedimension possible… dans l’Inconnu. Cette possibilité s’était biensouvent présentée à mon esprit pendant que je construisais lamachine ; mais alors je l’avais de bon cœur envisagée comme unrisque nécessaire un de ces risques qu’un homme doit toujoursaccepter. Maintenant qu’il était inévitable, je ne le voyais plusdu tout sous le même jour. Le fait est que, insensiblement,l’absolue étrangeté de toute chose, le balancement ou l’ébranlementécœurant de la machine, par-dessus tout la sensation de chuteprolongée, avait absolument bouleversé mes nerfs. Je me disais queje ne pouvais plus m’arrêter et, dans un sursaut nerveux, jerésolus de m’arrêter sur le champ. Avec une impatience d’insensé,je tirai sur le levier : aussitôt la machine se mit à ballotter, etje dégringolai la tête la première dans le vide.

« Il y eut un bruit de tonnerre dans mes oreilles ; je dusrester étourdi un moment. Une grêle impitoyable sifflait autour demoi, et je me trouvai assis, sur un sol mou, devant la machinerenversée. Toutes choses me paraissaient encore grises, mais jeremarquai bientôt que le bruit confus dans mes oreilles s’était tu.Je regardai autour de moi. J’étais sur ce qui pouvait sembler unepetite pelouse, dans un jardin, entouré de massifs de rhododendronsdont les pétales mauves et pourpres tombaient en pluie sous lesvolées de grêlons. La grêle dansante et rebondissante s’abattaitsur la machine et descendait sur le sol comme une fumée. En uninstant, je fus trempé jusqu’aux os.

« Excellente hospitalité, dis-je, envers un homme qui vient deparcourir d’innombrables années pour vous voir ! »

« Enfin je songeai qu’il était stupide de se laissertremper ; je me levai et je cherchai des yeux où me réfugier.Une figure colossale, taillée apparemment dans quelque pierreblanche, apparaissait, incertaine, au-delà des rhododendrons, àtravers l’averse brumeuse. Mais le reste du monde étaitinvisible.

« Il serait malaisé de décrire mes sensations. Comme la grêles’éclaircissait, j’aperçus plus distinctement la figure blanche.Elle devait être fort grande, car un bouleau ne lui allait qu’àl’épaule. Elle était de marbre blanc, et rappelait par sa formequelque sphinx ailé, mais les ailes, au lieu d’être repliéesverticalement, étaient étendues de sorte qu’elle semblait planer.Le piédestal, me sembla-t-il, était de bronze et couvert d’uneépaisse couche de vert-de-gris. Il se trouva que la face était demon côté, les yeux sans regard paraissaient m’épier ; il yavait sur les lèvres l’ombre affaiblie d’un sourire. L’ensembleétait détérioré par les intempéries et donnait l’idée désagréabled’être rongé par une maladie. Je restai là à l’examiner pendant uncertain temps – une demi-minute peut-être ou une demi-heure. Ellesemblait reculer ou avancer suivant que la grêle tombait entre elleet moi plus ou moins dense. À la fin, je détournai mes yeux, et jevis que les nuages s’éclaircissaient et que le ciel s’éclairait dela promesse du soleil.

« Je reportai mes yeux vers la forme blanche accroupie, et toutela témérité de mon voyage m’apparut subitement. Qu’allait-ilsurvenir lorsque le rideau brumeux qui m’avait dissimulé jusque-làserait entièrement dissipé ?

Qu’avait-il pu arriver aux hommes ? Que faire si la cruautéétait devenue une passion commune ? Que faire si, dans cetintervalle, la race avait perdu son humanité, et s’était développéedans la malfaisance, la haine et une volonté farouche depuissance ? Je pourrais sembler quelque animal sauvage duvieux monde, d’autant plus horrible et dégoûtant que j’avais déjàleur conformation – un être mauvais qu’il fallait immédiatementsupprimer.

« Déjà j’apercevais d’autres vastes formes, d’immenses édificesavec des parapets compliqués et de hautes colonnes, au flanc d’unecolline boisée qui descendait doucement jusqu’à moi à traversl’orage apaisé. Je fus saisi d’une terreur panique. Je couruséperdument jusqu’à la machine et fis de violents efforts pour laremettre debout. Pendant ce temps, les rayons du soleil percèrentl’amoncellement des nuages. La pluie torrentielle passa ets’évanouit comme le vêtement traînant d’un fantôme. Au-dessus demoi, dans le bleu intense du ciel d’été, quelques légers et sombreslambeaux de nuages tourbillonnaient en se désagrégeant. Les grandsédifices qui m’entouraient s’élevaient clairs et distincts,brillant sous l’éclat de l’averse récente, et ressortant en blancavec des grêlons non fondus, amoncelés au long de leurs assises. Jeme sentais comme nu dans un monde étrange. J’éprouvais ce que,peut-être, ressent l’oiseau dans l’air clair, lorsqu’il sait que levautour plane et va s’abattre sur lui. Ma peur devenait de lafrénésie. Je respirai fortement, serrai les dents, et en vint auxprises, furieusement, des poignets et des genoux, avec la machine :à mon effort désespéré, elle céda et se redressa, en venant mefrapper violemment au menton. Une main sur la selle, l’autre sur lelevier, je restai là, haletant sourdement, prêt à repartir.

« Mais avec l’espoir d’une prompte retraite, le courage merevint. Je considérai plus curieusement, et avec moins de crainte,ce monde d’un avenir éloigné. Dans une fenêtre ronde, très hautdans le mur du plus proche édifice, je vis un groupe d’êtresrevêtus de riches et souples robes. Ils m’avaient vu, car leursvisages étaient tournés vers moi.

« J’entendis alors des voix qui approchaient. Venant à traversles massifs qui entouraient le Sphinx Blanc, je voyais les têtes etles épaules d’hommes qui couraient. L’un d’eux déboucha d’unsentier qui menait droit à la petite pelouse sur laquelle je metrouvais avec ma machine. C’était une délicate créature, hauted’environ un mètre vingt, vêtue d’une tunique de pourpre retenue àla taille par une ceinture de cuir. Des sandales ou des brodequins(je ne pus voir distinctement) recouvraient ses pieds ; sesjambes étaient nues depuis les genoux ; elle ne portait aucunecoiffure. En faisant ces remarques, je m’aperçus pour la premièrefois de la douceur extrême de l’air.

« Je fus frappé par l’aspect de cette créature très belle etgracieuse, mais étonnamment frêle. Ses joues roses me rappelaientces beaux visages de phtisiques – cette beauté hectique dont ounous a tant parlé. À sa vue, je repris soudainement confiance, etmes mains abandonnèrent la machine. »

Chapitre 5DANS L’ÂGE D’OR

« EN un instant nous étions face à face, cet être fragile etmoi. Il s’avança sans hésiter et se mit à me rire au nez. L’absencede tout signe de crainte dans sa contenance me frappa tout à coup.Puis il se tourna vers les deux autres qui le suivaient et leurparla dans une langue étrange, harmonieuse et très douce.

D’autres encore arrivèrent et j’eus bientôt autour de moi ungroupe d’environ huit ou dix de ces êtres exquis. L’un d’euxm’adressa la parole. Il me vint à l’esprit, assez bizarrement, quema voix était trop rude et trop profonde pour eux. Aussi je hochaila tête, et lui montrant mes oreilles, je la hochai de nouveau. Ilfit un pas en avant, hésita et puis toucha ma main. Je sentis alorsd’autres petits et tendres tentacules sur mon dos et mes épaules.Ils voulaient se rendre compte si j’étais bien réel. Il n’y avaitrien d’alarmant à tout cela. De fait, il y avait dans les manièresde ces jolis petits êtres quelque chose qui inspirait la confiance,une gracieuse gentillesse, une certaine aisance puérile. Etd’ailleurs ils paraissaient si frêles que je me figurais pouvoirrenverser le groupe entier comme un jeu de quilles. Mais je fis unbrusque mouvement pour les prévenir, lorsque je vis leurs petitesmains roses tâter la machine. Heureusement, et alors qu’il n’étaitpas trop tard, j’aperçus un danger auquel jusqu’alors je n’avaispas pensé. J’atteignis les barres de la machine, je dévissai lespetits leviers qui l’auraient mise en mouvement, et je les mis dansma poche. Puis je cherchai à nouveau ce qu’il y aurait à faire pourcommuniquer avec mes hôtes.

« Alors, examinant de plus près leurs traits, j’aperçus denouvelles particularités dans leur genre de joliesse de porcelainede Saxe. Leur chevelure, qui était uniformément bouclée, seterminait brusquement sur les joues et le cou ; il n’y avaitpas le moindre indice de système pileux sur la figure, et leursoreilles étaient singulièrement menues. Leur bouche était petite,avec des lèvres d’un rouge vif, mais plutôt minces ; et leurspetits mentons finissaient en pointe. Leurs yeux étaient larges etdoux et (ceci peut sembler égoïste de ma part) je me figurai mêmealors qu’il leur manquait une partie de l’attrait que je leur avaissupposé tout d’abord.

« Comme ils ne faisaient aucun effort pour communiquer avec moi,mais simplement m’entouraient, souriant et conversant entre euxavec des intonations douces et caressantes, j’essayai d’entamer laconversation. Je leur indiquai du doigt la machine, puismoi-même ; ensuite, me demandant un instant commentj’exprimerais l’idée de Temps, je montrai du doigt le soleil.Aussitôt un gracieux et joli petit être, vêtu d’une étoffe bigarréede pourpre et de blanc, suivit mon geste, et à mon grand étonnementimita le bruit du tonnerre.

« Un instant je fus stupéfait, encore que la signification deson geste m’apparût suffisamment claire. Une question s’était poséesubitement à moi : Est-ce que ces êtres étaient fous ? Vouspouvez difficilement vous figurer comment cette idée me vint. Voussavez que j’ai toujours cru que les gens qui vivront en l’année8o2ooo et quelques nous auraient surpassés d’une façon incroyable,en science, en art et en toute chose. Et voilà que l’un d’eux meposait tout à coup une question qui le plaçait au niveauintellectuel d’un enfant de cinq ans – l’un d’eux qui me demandait,en fait, si j’étais venu du soleil avec l’orage ! Cela gâtal’opinion que je m’étais faite d’eux d’après leurs vêtements, leursmembres frêles et légers et leurs traits fragiles. Je fus fortementdéçu. Pendant un moment, je crus que j’avais inutilement inventé laMachine du Temps.

« J’inclinai la tête, indiquai de nouveau le soleil et parvins àimiter si parfaitement un coup de tonnerre qu’ils entressaillirent. Ils reculèrent tous de quelques pas ets’inclinèrent. Alors l’un d’eux s’avança en riant vers moi, portantune guirlande de fleurs magnifiques et entièrement nouvelles pourmoi, et il me la passa autour du cou. Son geste fut accueilli parun mélodieux applaudissement : et bientôt ils se mirent tous àcourir de-ci, de-là, en cueillant des fleurs et en me les jetantavec des rires, jusqu’à ce que je fusse littéralement étouffé sousle flot. Vous qui n’avez jamais rien vu de semblable, vous nepouvez guère vous imaginer quelles fleurs délicates etmerveilleuses d’innombrables années de culture peuvent créer. Alorsl’un d’eux suggéra que leur jouet devait être exhibé dans le plusproche édifice ; ainsi je fus conduit vers un vaste monumentde pierre grise et effritée, de l’autre côté du Sphinx de marbreblanc, qui, tout ce temps, avait semblé m’observer, en souriant demon étonnement. Tandis que je les suivais, le souvenir de mesconfiantes prévisions d’une postérité profondément grave etintellectuelle me revint à l’esprit et me divertit fort.

« L’édifice, de dimensions colossales, avait une large entrée.J’étais naturellement tout occupé de la foule croissante des petitsêtres et des grands portails ouverts qui béaient devant moi,obscurs et mystérieux. Mon impression générale du monde ambiantétait celle d’un gaspillage inextricable d’arbustes et de fleursadmirables, d’un jardin longtemps négligé et cependant sansmauvaises herbes. Je vis un grand nombre d’étranges fleursblanches, en longs épis, avec des pétales de cire de près dequarante centimètres. Elles croissaient éparses, comme sauvages,parmi les arbustes variés, mais, comme je l’ai dit, je ne pus lesexaminer attentivement cette fois-là. La machine fut abandonnée surla pelouse parmi les rhododendrons.

« L’arche de l’entrée était richement sculptée, mais je ne pusnaturellement pas observer de très près les sculptures, encore quej’aie cru apercevoir, en passant, divers motifs d’antiquesdécorations phéniciennes, frappé de les voir si usées et mutilées.Je rencontrai sur le seuil du porche plusieurs êtres plusbrillamment vêtus et nous entrâmes ainsi, moi habillé des terneshabits du XIXe siècle, d’aspect assez grotesque, entouré de cettemasse tourbillonnante de robes aux nuances brillantes et douces etde membres délicats et blancs, dans un bruit confus de rires etd’exclamations joyeuses.

« Le grand portail menait dans une salle relativement vaste,tendue d’étoffes sombres. Le plafond était dans l’obscurité et lesfenêtres, garnies en partie de vitraux de couleur, laissaientpénétrer une lumière délicate. Le sol était formé de grands blocsd’un métal très blanc et dur – ni plaques, ni dalles, mais desblocs –, et il était si usé, par les pas, pensai-je, d’innombrablesgénérations, que les passages les plus fréquentés étaientprofondément creusés. Perpendiculaires à la longueur, il y avaitune multitude de tables de pierre polie, hautes peut-être dequarante centimètres, sur lesquelles s’entassaient des fruits. J’enreconnus quelques-uns comme des espèces de framboises et d’orangeshypertrophiées, mais la plupart me paraissaient étranges.

« Entre les tables, les passages étaient jonchés de coussins surlesquels s’assirent mes conducteurs en me faisant signe d’en faireautant. En une agréable absence de cérémonie, ils commencèrent àmanger des fruits avec leurs mains, en jetant les pelures, lesqueues et tous leurs restes dans des ouvertures rondes pratiquéessur les côtés des tables. Je ne fus pas long à suivre leur exemple,car j’avais faim et soif ; et en mangeant je pus à loisirexaminer la salle.

« La chose qui peut-être me frappa le plus fut son délabrement.Les vitraux, représentant des dessins géométriques, étaient brisésen maints endroits ; les rideaux qui cachaient l’extrémitéinférieure de la salle étaient couverts de poussière, et je visaussi que le coin de la table de marbre sur laquelle je mangeaisétait cassé. Néanmoins l’effet général restait extrêmement riche etpittoresque. Il y avait environ deux cents de ces êtres dînant dansla salle, et la plupart d’entre eux, qui étaient venus s’asseoiraussi près de moi qu’ils avaient pu, m’observaient avec intérêt,les yeux brillants de plaisir, en mangeant leurs fruits. Tousétaient vêtus de la même étoffe soyeuse, douce et cependantsolide.

« Les fruits, d’ailleurs, composaient exclusivement leurnourriture. Ces gens d’un si lointain avenir étaient de strictsvégétariens, et tant que je fus avec eux, malgré mes envies deviande, il me fallut aussi être frugivore. À vrai dire, jem’aperçus peu après que les chevaux, le bétail, les moutons, leschiens avaient rejoint l’ichtyosaure parmi les espèces disparues.Mais les fruits étaient délicieux ; l’un d’eux en particulier,qui parut être de saison tant que je fus là, à la chair farineusedans une cosse triangulaire, était remarquablement bon et j’en fismon mets favori. Je fus d’abord assez embarrassé par ces fruits etces fleurs étranges, mais plus tard je commençai à apprécier leurvaleur.

En voilà assez sur ce dîner frugal. Aussitôt que je fus un peurestauré, je me décidai à tenter résolument d’apprendre tout ce queje pourrais du langage de mes nouveaux compagnons. C’étaitévidemment la première chose à faire. Les fruits même du repas mesemblèrent convenir parfaitement pour une entrée en matière, etj’en pris un que j’élevai, en essayant une série de sons et degestes interrogatifs. J’éprouvai une difficulté considérable àfaire comprendre mon intention. Tout d’abord mes efforts nerencontrèrent que des regards d’ébahissement ou des riresinextinguibles, mais tout à coup une petite créature sembla saisirl’objet de ma mimique et répéta un nom. Ils durent babiller ets’expliquer fort longuement la chose entre eux, et mes premièrestentatives d’imiter les sons exquis de leur doux langage parurentles amuser énormément, d’une façon dénuée de toute affectation,encore qu’elle ne fût guère civile. Cependant je me faisais l’effetd’un maître d’école au milieu de jeunes enfants et je persistai sibien que je me trouvai bientôt en possession d’une vingtaine demots au moins ; puis j’en arrivai aux pronoms démonstratifs etmême au verbe manger. Mais ce fut long ; les petits êtresfurent bientôt fatigués et éprouvèrent le besoin de fuir mesinterrogations ; de sorte que je résolus, par nécessité, deprendre mes leçons par petites doses quand cela leur conviendrait.Je m’aperçus vite que ce serait par très petites doses ; carje n’ai jamais vu de gens plus indolents et plus facilementfatigués.

Chapitre 6LE CRÉPUSCULE DE L’HUMANITÉ

« BIENTÔT je fis l’étrange découverte que mes petits hôtes nes’intéressaient réellement à rien. Comme des enfants, ilss’approchaient de moi pleins d’empressement, avec des cris desurprise, mais, comme des enfants aussi, ils cessaient bien vite dem’examiner et s’éloignaient en quête de quelque autre bagatelle.Après le dîner et mes essais de conversation, je remarquai pour lapremière fois que tous ceux qui m’avaient entouré à mon arrivéeétaient partis. Et de même, étrangement, j’arrivai vite à faire peude cas de ces petits personnages. Ma faim et ma curiosité étantsatisfaites, je retournai, en franchissant le porche, dehors à laclarté du soleil. Sans cesse je rencontrais de nouveaux groupes deces humains de l’avenir, et ils me suivaient à quelque distance,bavardaient et riaient à mon sujet, puis, après m’avoir souri etfait quelques signaux amicaux, ils m’abandonnaient à mesréflexions.

« Quand je sortis du vaste édifice, le calme du soir descendaitsur le monde, et la scène n’était plus éclairée que par les chaudesrougeurs du soleil couchant. Toutes choses me paraissaient bienconfuses. Tout était si différent du monde que je connaissais –même les fleurs. Le grand édifice que je venais de quitter étaitsitué sur une pente qui descendait à un large fleuve ; mais laTamise s’était transportée à environ un mille de sa positionactuelle. Je résolus de gravir, à un mille et demi de là, le sommetde la colline, d’où je pourrais jeter un coup d’œil plus étendu surcette partie de notre planète en l’an de grâce huit cent deux millesept cent un, car telle était, comme j’aurais dû le dire déjà, ladate qu’indiquaient les petits cadrans de la Machine.

« En avançant, j’étais attentif à toute impression qui eût pu,en quelque façon, m’expliquer la condition de splendeur ruinée danslaquelle je trouvais le monde – car tout avait l’apparence deruines. Par exemple, il y avait à peu de distance, en montant lacolline, un amas de blocs de granit, reliés par des massesd’aluminium, un vaste labyrinthe de murs à pic et d’entassementsécroulés, parmi lesquels croissaient d’épais buissons de trèsbelles plantes en forme de pagode, – des orties, semblait-il, –mais au feuillage merveilleusement teinté de brun, et ne pouvantpiquer. C’étaient évidemment les restes abandonnés de quelque vasteconstruction, élevée dans un but que je ne pouvais déterminer.C’était là que je devais avoir un peu plus tard une bien étrangeexpérience – premier indice d’une découverte encore plus étrange –mais je vous en entretiendrai en temps voulu.

« D’une terrasse où je me reposai un instant, je regardai danstoutes les directions, à une soudaine pensée qui m’était venue, etje n’aperçus nulle part de petites habitations. Apparemment, lamaison familiale et peut-être la famille n’existaient plus. Ici etlà, dans la verdure, s’élevaient des sortes de palais, mais lamaison isolée et le cottage, qui donnent une physionomie sicaractéristique au paysage anglais, avaient disparu.

« C’est le communisme », me dis-je.

« Et sur les talons de celle-là vint une autre pensée.J’examinai la demi-douzaine de petits êtres qui me suivaient. Alorsje m’aperçus brusquement que tous avaient la même forme de costume,le même visage imberbe au teint délicat, et la même mollesse desmembres, comme de grandes fillettes. Il peut sans doute vousparaître étrange que je ne l’eusse pas remarqué. Mais tout était siétrange ! Pour le costume et les différences de tissus et decoupe, pour l’aspect et la démarche, qui de nos jours distinguentles sexes, ces humains du futur étaient identiques. Et à mes yeuxles enfants semblaient n’être que les miniatures de leurs parents.J’en conclus que les enfants de ce temps étaient extrêmementprécoces, physiquement du moins, et je pus par la suite vérifierabondamment cette opinion.

« L’aisance et la sécurité où vivaient ces gens me faisaientadmettre que cette étroite ressemblance des sexes était après toutce à quoi l’on devait s’attendre, car la force de l’homme et lafaiblesse de la femme, l’institution de la famille et lesdifférenciations des occupations sont les simples nécessitéscombatives d’un âge de force physique. Là où la population estabondante et équilibrée, de nombreuses naissances sont pour l’Étatun mal plutôt qu’un bien : là où la violence est rare et où lapropagation de l’espèce n’est pas compromise, il y a moins denécessité – réellement il n’y a aucune nécessité – d’une familleeffective, et la spécialisation des sexes, par rapport aux besoinsdes enfants, disparaît. Nous en observons déjà des indices, et danscet âge futur c’était un fait accompli. Ceci, je dois vous lerappeler, n’est qu’une simple conjecture que je faisais à cemoment-là. Plus tard, je devais apprécier jusqu’à quel point elleétait éloignée de la réalité.

« Tandis que je m’attardais à ces choses, mon attention futattirée par une jolie petite construction qui ressemblait à unpuits sous une coupole. Je songeai, un moment, à la bizarrerie d’unpuits au milieu de cette nature renouvelée, et je repris le fil demes spéculations. Il n’y avait du côté du sommet de la collineaucun grand édifice, et comme mes facultés locomotrices tenaientévidemment du miracle, je me trouvai bientôt seul pour la premièrefois. Avec une étrange sensation de liberté et d’aventure, je mehâtai vers la crête.

« Je trouvai là un siège, fait d’un métal jaune que je nereconnus pas et corrodé par places d’une sorte de rouille rosâtre,à demi recouvert de mousse molle ; les bras modelés et polisreprésentaient des têtes de griffons. Je m’assis et contemplai lespectacle de notre vieux monde, au soleil couchant de ce long jour.C’était un des plus beaux et agréables spectacles que j’aie jamaisvus. Le soleil déjà avait franchi l’horizon, et l’ouest était d’oren flammes, avec des barres horizontales de pourpre et d’écarlate.Au-dessous était la vallée de la Tamise, dans laquelle le fleuves’étendait comme une bande d’acier poli. J’ai déjà parlé des grandspalais qui pointillaient de blanc les verdures variées,quelques-uns en ruine et quelques-autres encore occupés. Ici et làs’élevaient quelque forme blanche ou argentée dans le jardin désoléde la terre ; ici et là survenait la dure ligne verticale dequelque monument à coupole ou de quelque obélisque. Nulleshaies ; nul signe de propriété, nulle apparenced’agriculture ; la terre entière était devenue un jardin.

« Observant tous ces faits, je commençai à les coordonner etvoici, sous la forme qu’elle prit ce soir-là, quel fut le sens demon interprétation.

« Par la suite, je m’aperçus que je n’avais trouvé qu’unedemi-vérité et n’avais même entrevu qu’une facette de lavérité.

« Je croyais être parvenu à l’époque du déclin du monde. Lecrépuscule rougeâtre m’évoqua le crépuscule de l’humanité. Pour lapremière fois, je commençai à concevoir une conséquence bizarre del’effort social où nous sommes actuellement engagés. Et cependant,remarquez-le, c’est une conséquence assez logique. La force est leproduit de la nécessité : la sécurité entretient et encourage lafaiblesse. L’œuvre d’amélioration des conditions de l’existence –le vrai progrès civilisant qui assure de plus en plus le confort etdiminue l’inquiétude de la vie – était tranquillement arrivée à sonpoint culminant. Les triomphes de l’humanité unie sur la natures’étaient succédés sans cesse. Des choses qui ne sont, à notreépoque, que des rêves, étaient devenues des réalités. Et ce que jevoyais en était les fruits !

« Après tout, l’activité d’aujourd’hui, les conditionssanitaires et l’agriculture en sont encore à l’âge rudimentaire. Lascience de notre époque ne s’est attaquée qu’à un minuscule secteurdu champ des maladies humaines, mais malgré cela elle étend sesopérations d’une allure ferme et persistante. Notre agriculture etnotre horticulture détruisent à peine une mauvaise herbe ici et là,et cultivent peut-être une vingtaine de plantes saines, laissantles plus nombreuses compenser, comme elles peuvent, les mauvaises.Nous améliorons nos plantes et nos animaux favoris – et nous enavons si peu ! – par la sélection et l’élevage ; tantôtune pêche nouvelle et meilleure, tantôt une grappe sans pépins,tantôt une fleur plus belle et plus parfumée ; tantôt uneespèce de bétail mieux adaptée à nos besoins. Nous les amélioronsgraduellement, parce que nos vues sont vagues et hésitantes, etnotre connaissance des choses très limitée ; parce qu’aussi laNature est timide et lente dans nos mains malhabiles. Un jour toutcela ira de mieux en mieux. Tel est le sens du courant, en dépitdes reflux. Le monde entier sera intelligent, instruit etrecherchera la coopération ; toutes choses iront de plus enplus vite vers la soumission de la Nature. À la fin, sagement etsoigneusement nous réajusterons l’équilibre de la vie animale et dela vie végétale pour qu’elles s’adaptent à nos besoins humains.

« Ce réajustement, me disais-je, doit avoir été fait et bienfait : fait, à vrai dire, une fois pour toutes, dans l’espace dutemps à travers lequel ma machine avait bondi. Dans l’air, nimoucherons, ni moustiques ; sur le sol, ni mauvaises herbes,ni fongosités ; des papillons brillants voltigeaient de-ci,de-là. L’idéal de la médecine préventive était atteint. Lesmaladies avaient été exterminées. Je ne vis aucun indice de maladiecontagieuse quelconque pendant tout mon séjour. Et j’aurai à vousdire plus tard que les processus de putréfaction et de corruptioneux-mêmes avaient été profondément affectés par ceschangements.

« Des triomphes sociaux avaient été obtenus. Je voyaisl’humanité hébergée en de splendides asiles, somptueusement vêtue,et jusqu’ici je n’avais trouvé personne qui fût occupé à un labeurquelconque. Nul signe, nulle part, de lutte, de contestationsociale ou économique La boutique, la réclame, le trafic, tout lecommerce qui constitue la vie de notre monde n’existait plus. Ilétait naturel que par cette soirée resplendissante je saisisse avecempressement l’idée d’un paradis social. La difficulté que créel’accroissement trop rapide de la population avait été surmontée etla population avait cessé de s’accroître.

« Mais avec ce changement des conditions viennent inévitablementles adaptations à ce changement, et à moins que la sciencebiologique ne soit qu’un amas d’erreurs, quelles sont les causes dela vigueur et de l’intelligence humaines ? Les difficultés etla liberté : conditions sous lesquelles les individus actifs,vigoureux et souples, survivent et les plus faiblessuccombent ; conditions qui favorisent et récompensentl’alliance loyale des gens capables, l’empire sur soi-même, lapatience, la décision. L’institution de la famille et les émotionsqui en résultent : la jalousie féroce, la tendresse envers laprogéniture, le dévouement du père et de la mère, tout cela trouvesa justification et son appui dans les dangers qui menacent lesjeunes. Maintenant, où sont ces dangers ? Un sentiment nouveaus’élève contre la jalousie conjugale, contre la maternité farouche,contre les passions de toute sorte ; choses maintenantinutiles, qui nous entravent, survivances sauvages et discordantesdans une vie agréable et raffinée.

« Je songeai à la délicatesse physique de ces gens, à leurmanque d’intelligence, à ces ruines énormes et nombreuses, et celaconfirma mon opinion d’une conquête parfaite de la nature. Caraprès la lutte vient la quiétude. L’humanité avait été forte,énergique et intelligente et avait employé toute son abondantevitalité à transformer les conditions dans lesquelles elle vivait.Et maintenant les conditions nouvelles réagissaient à leur tour surl’humanité.

« Dans cette sécurité et ce confort parfaits l’incessanteénergie qui est notre force doit devenir faiblesse. De notre tempsmême, certains désirs et tendances, autrefois nécessaires à lasurvivance, sont des sources constantes de défaillances. Le couragephysique et l’amour des combats, par exemple, ne sont pas à l’hommecivilisé de grands secours – et peuvent même lui être obstacles.Dans un état d’équilibre physique et de sécurité, la puissanceintellectuelle, aussi bien que physique, serait déplacée. J’enconclus que pendant d’innombrables années, il n’y avait eu aucundanger de guerre ou de violences isolées, aucun danger de bêtessauvages, aucune épidémie qui aient requis de vigoureusesconstitutions ou un besoin quelconque d’activité. Pour une tellevie, ceux que nous appellerions les faibles sont aussi bien équipésque les forts, et de fait ils ne sont plus faibles. Et même mieuxéquipés, car les forts seraient tourmentés par un trop-pleind’énergie. Nul doute que l’exquise beauté des édifices que jevoyais ne fût le résultat des derniers efforts de l’énergiemaintenant sans objet de l’humanité, avant qu’elle eût atteint saparfaite harmonie avec les conditions dans lesquelles elle vivait –l’épanouissement de ce triomphe qui fut le commencement de l’ultimeet grande paix. Ce fut toujours là le sort de l’énergie ensécurité ; elle se porte vers l’art et l’érotisme, et viennentensuite la langueur et la décadence.

« Cette impulsion artistique elle-même doit à la fin s’affaibliret disparaître – elle avait presque disparu à l’époque où j’étais.S’orner de fleurs, chanter et danser au soleil, c’était tout ce quirestait de l’esprit artistique ; rien de plus. Même celadevait à la fin faire place à une oisiveté satisfaite. Nous sommesincessamment aiguisés sur la meule de la souffrance et de lanécessité et voilà qu’enfin, me semblait-il, cette odieuse meuleétait brisée.

« Et je restais là, dans les ténèbres envahissantes, pensantavoir, par cette simple explication, résolu le problème du monde –pénétré le mystère de l’existence de ces délicieux êtres. Il sepouvait que les moyens qu’ils avaient imaginés pour restreindrel’accroissement de la population eussent trop bien réussi, et queleur nombre, au lieu de rester stationnaire, eût plutôt diminué.Cela eût expliqué l’abandon des ruines. Mon explication était trèssimple, et suffisamment plausible – comme le sont la plupart desthéories erronées.

Chapitre 7UN COUP INATTENDU

« TANDIS que je méditais sur ce trop parfait triomphe del’homme, la pleine lune, jaune et gibbeuse, surgit au nord-est,d’un débordement de lumière argentée. Les brillants petits êtrescessèrent de s’agiter au-dessous de moi, un hibou silencieuxvoltigea, et je frissonnai à l’air frais de la nuit. Je me décidaià descendre et à trouver un endroit où je pourrais dormir.

« Des yeux je cherchai l’édifice que je connaissais. Puis monregard se prolongea jusqu’au Sphinx Blanc sur son piédestal debronze, de plus en plus distinct à mesure que la lune montantedevenait plus brillante. Je pouvais voir, tout auprès, le bouleauargenté. D’un côté, le fourré enchevêtré des rhododendrons, sombredans la lumière pâle ; de l’autre, la petite pelouse. Un doutesingulier glaça ma satisfaction.

« Non, me dis-je résolument, ce n’est pas la « pelouse. »

« Mais c’était bien la pelouse, car la face lépreuse et blême duSphinx était tournée de son côté. Imaginez-vous ce que je dusressentir lorsque j’en eus la parfaite conviction. Mais vous ne lepourrez pas… La Machine avait disparu !

« À ce moment, comme un coup de fouet à travers la face, me vintà l’idée la possibilité de perdre ma propre époque, d’être laisséimpuissant dans cet étrange nouveau monde. Cette seule penséem’était une réelle angoisse physique. Je la sentais m’étreindre lagorge et me couper la respiration. Un instant après, j’étais enproie à un accès de folle crainte et je me mis à dévaler lacolline, si bien que je m’étalai par terre de tout mon long et mefis cette coupure au visage. Je ne perdis pas un moment à étancherle sang, mais sautant de nouveau sur mes pieds, je me remis àcourir avec, au long des joues et du menton, le petit ruissellementtiède du sang que je perdais. Pendant tout le temps que je courus,j’essayai de me tranquilliser :

« “Ils l’ont changée de place ; ils l’ont poussée sous lesbuissons, hors du chemin.”

« Néanmoins, je courais de toutes mes forces. Tout le temps,avec cette certitude qui suit parfois une terreur excessive, jesavais qu’une pareille assurance était simple folie, je savaisinstinctivement que la Machine avait été transportée hors de monatteinte. Je respirais avec peine. Je suppose avoir parcouru ladistance entière de la crête de la colline à la petite pelouse,trois kilomètres environ, en dix minutes, et je ne suis plus unjeune homme. En courant, je maudissais tout haut la folle confiancequi m’avait fait abandonner la Machine, et je gaspillais ainsi monsouffle. Je criais de toutes mes forces et personne ne répondait.Aucune créature ne semblait remuer dans ce monde que seuleéclairait la clarté lunaire.

« Quand je parvins à la pelouse, mes pires craintes setrouvèrent réalisées. Nulle trace de la Machine. Je me sentisdéfaillant et glacé lorsque je fus devant l’espace vide, parmi lesombre enchevêtrement des buissons. Courant furieusement, j’en fisle tour, comme si la Machine avait pu être cachée dans quelquecoin, puis je m’arrêtai brusquement, m’étreignant la tête de mesmains. Au-dessus de moi, sur son piédestal de bronze, le SphinxBlanc dominait, lépreux, luisant aux clartés de la lune quimontait. Il paraissait sourire et se railler de maconsternation.

« J’aurais pu me consoler en imaginant que les petits êtresavaient rangé la Machine sous quelque abri, si je n’avais pas étéconvaincu de leur imperfection physique et intellectuelle. C’est làce qui me consternait : le sens de quelque pouvoir jusque-làinsoupçonné, par l’intervention duquel mon invention avait disparu.Cependant j’étais certain d’une chose : à moins que quelque autreépoque ait produit son exact duplicata, la Machine ne pouvaits’être mue dans le temps, les attaches des leviers empêchant, quandceux-ci sont enlevés – je vous en montrerai tout à l’heure laméthode –, que quelqu’un expérimente d’une façon quelconque laMachine. On l’avait emportée et cachée seulement dans l’espace.Mais alors où pouvait-elle bien être ?

« Je crois que je dus être pris de quelque accès defrénésie ; je me rappelle avoir exploré à la clarté de lalune, en une précipitation violente, tous les buissons quientouraient le Sphinx et avoir effrayé une espèce d’animal blanc,que, dans la clarté confuse, je pris pour un petit daim. Je merappelle aussi, tard dans la nuit, avoir battu les fourrés avec mespoings fermés jusqu’à ce que, à force de casser les menuesbranches, mes jointures fussent tailladées et sanglantes. Puis,sanglotant et délirant dans mon angoisse, je descendis jusqu’augrand bâtiment de pierre. La grande salle était obscure,silencieuse et déserte. Je glissai sur le sol inégal et tombai surl’une des tables de malachite, me brisant presque le tibia.J’allumai une allumette et pénétrai au-delà des rideaux poussiéreuxdont je vous ai déjà parlé.

« Là, je trouvai une autre grande salle couverte de coussins,sur lesquels une vingtaine environ de petits êtres dormaient. Jesuis sûr qu’ils trouvèrent ma seconde apparition assez étrange,surgissant tout à coup des ténèbres paisibles avec des bruitsinarticulés et le craquement et la flamme soudaine d’une allumette.Car ils ne savaient plus ce que c’était que des allumettes.

« Où est la Machine ? » commençai-je, braillant comme unenfant en colère, les prenant et les secouant tour à tour.

« Cela dut leur sembler fort drôle. Quelques-uns rirent, laplupart semblaient douloureusement effrayés. Quand je les vis quim’entouraient, il me vint à l’esprit que je faisais la pire sottiseen essayant de faire revivre chez eux la sensation de peur. Car,raisonnant d’après leur façon d’être pendant le jour, je supposaisqu’ils avaient oublié leurs frayeurs.

« Brusquement, je jetai l’allumette et, heurtant quelqu’un dansma course, je sortis en courant à travers la grande salle à mangerjusque dehors sous la clarté lunaire. J’entendis des cris deterreur et leurs petits pieds courir et trébucher de-ci, de-là. Jene me rappelle pas tout ce que j’ai pu faire pendant que la luneparcourait le ciel. Je suppose que c’était la nature imprévue de maperte qui m’affolait. Je me sentais sans espoir séparé de ceux demon espèce – étrange animal dans un monde inconnu. Je dus sansdoute errer en divaguant, criant et vociférant contre Dieu et leDestin. J’ai souvenir d’une horrible fatigue, tandis que la longuenuit de désespoir s’écoulait ; je me rappelle avoir cherchédans tel ou tel endroit impossible, tâtonné parmi les ruines ettouché d’étranges créatures dans l’obscurité, et à la fin m’êtreétendu près du Sphinx et avoir pleuré misérablement, car même macolère d’avoir eu la folie d’abandonner la Machine était partieavec mes forces. Il ne me restait rien que ma misère. Puis jem’endormis, lorsque je m’éveillai, il faisait jour et un couple demoineaux sautillait autour de moi sur le gazon, à portée de mamain.

« Je m’assis, essayant, dans la fraîcheur du matin, de merappeler comment j’étais venu là et pourquoi j’avais une pareillesensation d’abandon et de désespoir. Alors les choses me revinrentclaires à l’esprit. Avec la lumière distincte et raisonnable, jepouvais nettement envisager ma situation. Je compris la follestupidité de ma frénésie de la veille et je pus me raisonner.

« Supposons le pire, disais-je. Supposons la Machinedéfinitivement perdue, détruite peut-être ? Il m’estnécessaire d’être calme et patient ; d’apprendre les manièresd’être de ces gens ; d’acquérir une idée nette de la façondont ma perte s’était faite, et les moyens d’obtenir des matériauxet des outils, de façon à pouvoir peut-être, à la fin, faire uneautre machine. Ce devait être là ma seule espérance, une pauvreespérance, sans doute, mais meilleure que le désespoir. Et aprèstout, c’était un monde curieux et splendide.

« Mais probablement la Machine n’avait été que soustraite.Encore fallait-il être calme et patient, trouver où elle avait étécachée, et la ravoir par ruse ou par force. Je me mis péniblementsur mes pieds et regardai tout autour de moi, me demandant où jepourrais procéder à ma toilette. Je me sentais fatigué, roide etsali par le voyage. La fraîcheur du matin me fit désirer unefraîcheur égale. J’avais épuisé mon émotion. À vrai dire, encherchant ce qu’il me fallait, je fus surpris de mon excitation dela veille. J’examinai soigneusement le sol de la petite pelouse. Jeperdis du temps en questions futiles, faites du mieux que je pus àceux des petits êtres qui s’approchaient. Aucun ne parvint àcomprendre mes gestes ; certains restèrent tout simplementstupides ; d’autres crurent à une plaisanterie et me rirent aunez. Ce fut pour moi la tâche la plus difficile au monde d’empêchermes mains de gifler leurs jolies faces rieuses. C’était uneimpulsion absurde, mais le démon engendré par la crainte et lacolère aveugle était mal contenu et toujours impatient de prendreavantage de ma perplexité. Le gazon me fut de meilleur conseil.Environ à moitié chemin du piédestal et des empreintes de pas quisignalaient l’endroit où, à mon arrivée, j’avais dû remettre deboutla Machine, je trouvai une traînée dans le gazon. Il y avait, àcôté, d’autres traces de transport avec d’étroites et bizarresmarques de pas comme celles que j’aurais pu imaginer faites par unde ces curieux animaux qu’on appelle des paresseux. Cela ramena monattention plus près du piédestal. Il était de bronze, comme jecrois vous l’avoir dit. Ce n’était pas un simple bloc, mais ilétait fort bien décoré, sur chaque côté, de panneaux profondémentencastrés. Je les frappai tour à tour. Le piédestal était creux. Enexaminant avec soin les panneaux, j’aperçus entre eux et les cadresun étroit intervalle. Il n’y avait ni poignées, ni serrures, maispeut-être que les panneaux, s’ils étaient des portes comme je lesupposais, s’ouvraient en dedans. Une chose maintenant était assezclaire à mon esprit, et il ne me fallut pas un grand effort mentalpour inférer que ma Machine était dans ce piédestal. Mais commentelle y était entrée, c’était une autre question.

« Entre les buissons et sous les pommiers couverts de fleurs,j’aperçus les têtes de deux petites créatures drapées d’étoffesorange, venant vers moi. Je me tournai vers elles en leur souriantet leur faisant signe de s’approcher. Elles vinrent, et leurindiquant le piédestal de bronze, j’essayai de leur faire entendreque je désirais l’ouvrir. Mais dès mes premiers gestes, elles secomportèrent d’une façon très singulière. Je ne sais comment vousrendre leur expression. Supposez que vous fassiez à une damerespectable des gestes grossiers et malséants – elles avaient l’airqu’elle aurait pris. Elles s’éloignèrent comme si elles avaientreçu les pires injures. J’essayai ensuite l’effet de ma mimique surun petit bonhomme vêtu de blanc et à l’air très doux : le résultatfut exactement le même. En un sens son attitude me rendit touthonteux. Mais vous comprenez, je voulais retrouver la Machine, etje recommençai ; quand je le vis tourner les talons comme lesautres, ma mauvaise humeur eut le dessus. En trois enjambées, jel’eus rejoint, attrapé par la partie flottante de son vêtementautour du cou, et je le traînai du côté du Sphinx. Mais sa figureavait une telle expression d’horreur et de répugnance que je lelâchai.

« Cependant je ne voulais pas encore m’avouer battu ; jeheurtai de mes poings les panneaux de bronze. Je crus entendrequelque agitation à l’intérieur – pour être plus clair, je crusdistinguer des rires étouffés – mais je dus me tromper. Alorsj’allai chercher au fleuve un gros caillou et me remis à martelerun panneau, jusqu’à ce que j’eusse aplati le relief d’unedécoration et que le vert-de-gris fût tombé par plaques poudreuses.Les fragiles petits êtres durent m’entendre frapper à violentesreprises, jusqu’à quinze cents mètres ; mais ils ne sedérangèrent pas. Je pouvais les voir par groupes sur les pentes,jetant de mon côté des regards furtifs. Enfin, essoufflé etfatigué, je m’assis pour surveiller la place. Mais j’étais tropagité pour rester longtemps tranquille. Je suis trop occidentalpour une longue faction. Je pourrais travailler au même problèmependant des années, mais rester inactif vingt-quatre heures – c’estune autre affaire.

« Au bout d’un instant je me levai et je me mis à marcher sansbut à travers les fourrés et vers la colline.

« Patience, me disais-je, si tu veux avoir ta Machine, il tefaut laisser le Sphinx tranquille. S’ils veulent la garder, il estinutile d’abîmer leurs panneaux de bronze, et s’ils ne veulent pasla garder, ils te la rendront aussitôt que tu pourras la leurréclamer. S’acharner, parmi toutes ces choses inconnues, sur uneénigme comme celle-là est désespérant. C’est le chemin de lamonomanie. Affronte ce monde nouveau. Apprends ses mœurs,observe-le, abstiens-toi de conclusion hâtive quant à sesintentions. À la fin tu trouveras le fil de tout cela. »

« Alors je m’aperçus tout à coup du comique de la situation : lapensée des années que j’avais employées en études et en labeurspour parvenir aux âges futurs, et maintenant l’ardente angoissed’en sortir. Je m’étais fabriqué le traquenard le plus compliqué etle plus désespérant qu’un homme eût jamais imaginé. Bien que ce fûtà mes propres dépens, je ne pouvais m’en empêcher : je riais auxéclats.

« Comme je traversais le grand palais, il me sembla que lespetits êtres m’évitaient. Était-ce simple imagination de mapart ? ou l’effet de mes coups de pierre dans les portes debronze ? Quoi qu’il en soit, j’étais à peu près sûr qu’ils mefuyaient. Je pris soin néanmoins de ne rien laisser paraître, et dem’abstenir de les poursuivre ; au bout de deux ou trois jours,les choses se remirent sur le même pied qu’auparavant. Je fis tousles progrès que je pus dans leur langage et de plus je poussai desexplorations ici et là. À moins que je n’eusse pas aperçu quelquepoint subtil, leur langue était excessivement simple – presqueexclusivement composée de substantifs concrets et de verbes. Il neparaissait pas y avoir beaucoup – s’il y en avait – de termesabstraits, et ils employaient peu la langue figurée. Leurs phrasesétaient habituellement très simples, composées de deux mots, et jene pouvais leur faire entendre – et comprendre moi-même – que lesplus simples propositions. Je me décidai à laisser l’idée de maMachine et le mystère des portes de bronze autant que possible àl’écart, jusqu’à ce que mes connaissances augmentées pussent m’yramener d’une façon naturelle. Cependant un certain sentiment,comme vous pouvez le comprendre, me retenait dans un cercle dequelques kilomètres autour du lieu de mon arrivée.

Chapitre 8EXPLORATIONS

Aussi loin que je pouvais voir, le monde étalait la mêmeexubérante richesse que la vallée de la Tamise. De chaque collineque je gravis, je pus voir la même abondance d’édifices splendides,infiniment variés de style et de manière ; les mêmes épaistaillis de sapins, les mêmes arbres couverts de fleurs et les mêmesfougères géantes. Ici et là, de l’eau brillait comme de l’argent,et au-delà, la campagne s’étendait en bleues ondulations decollines et disparaissait au loin dans la sérénité du ciel. Untrait particulier, qui attira bientôt mon attention, fut laprésence de certains puits circulaires, plusieurs, à ce qu’il mesembla, d’une très grande profondeur. L’un d’eux était situé auprèsdu sentier qui montait la colline, celui que j’avais suivi lors dema première excursion. Comme les autres, il avait une margelle debronze curieusement travaillé, et il était protégé de la pluie parune petite coupole. Assis sur le rebord de ces puits, et scrutantleur obscurité profonde, je ne pouvais voir aucun reflet d’eau, niproduire la moindre réflexion avec la flamme de mes allumettes.Mais dans tous j’entendis un certain son : un bruit sourd, parintervalles, comme les battements d’une énorme machine ; etd’après la direction de la flamme de mes allumettes, je découvrisqu’un courant d’air régulier était établi dans les puits. En outre,je jetai dans l’orifice de l’un d’eux une feuille de papier, et aulieu de descendre lentement en voltigeant, elle fut immédiatementaspirée et je la perdis de vue.

« En peu de temps, j’en vins à établir un rapport entre cespuits et de hautes tours qui s’élevaient, çà et là, sur lespentes ; car il y avait souvent au-dessus d’elles ce mêmetremblotement d’air que l’on voit par une journée très chaudeau-dessus d’une grève brûlée de soleil. En rassemblant cesobservations, j’arrivai à la forte présomption d’un système deventilation souterraine, dont il m’était difficile d’imaginer lebut véritable. Je fus incliné d’abord à l’associer à l’organisationsanitaire de ce monde. C’était une conclusion qui tombait sous lesens, mais elle était absolument fausse.

« Il me faut admettre ici que je n’appris que fort peu de chosedes égouts, des horloges, des moyens de transports et autrescommodités, pendant mon séjour dans cet avenir réel. Dansquelques-unes des visions d’Utopie et des temps à venir que j’ailues, il y avait des quantités de détails sur la construction, lesarrangements sociaux, et ainsi de suite. Mais ces détails, qui sontassez facile à obtenir quand le monde entier est contenu dans votreseule imagination, sont absolument inaccessibles à un véritablevoyageur, surtout parmi la réalité telle que je la rencontrai là.Imaginez-vous ce qu’un nègre arrivant de l’Afrique centraleraconterait de Londres ou de Paris à son retour dans satribu ! Que saurait-il des compagnies de chemin de fer, desmouvements sociaux, du téléphone et du télégraphe, des colispostaux, des mandats-poste et autres choses de ce genre ? Etcependant nous, du moins, lui expliquerions volontiers toutcela ! Et même ce qu’il saurait bien, pourrait-il seulement lefaire concevoir à un ami de sa savane ? Et puis, songez au peude différence qu’il y a entre un nègre et un blanc de notre époque,et quel immense intervalle me séparait de cet âge heureux !J’avais conscience de côtoyer des choses cachées qui contribuaientà mon confort ; mais, excepté l’impression d’une organisationautomatique, je crains de ne pas vous faire suffisamment saisir ladifférence entre notre civilisation et la leur.

« Pour ce qui est des sépultures, par exemple, je ne pouvaisvoir aucun signe de crémation, ni rien qui puisse faire penser àdes tombes ; mais il me vint à l’idée qu’il pouvait existerdes cimetières ou des fours crématoires quelque part au-delà de monchamp d’exploration. Ce fut là une question que je me posai et surce point ma curiosité fut absolument mise en déroute. La chosem’embarrassait et je fus amené à faire une remarque ultérieure quim’embarrassa encore plus : c’est qu’il n’y avait parmi ces gensaucun individu âgé ou infirme.

« Je dois avouer que la satisfaction que j’avais de ma premièrethéorie d’une civilisation automatique et d’une humanité endécadence ne dura pas longtemps. Cependant, je n’en pouvaisconcevoir d’autre. Laissez-moi vous exposer mes difficultés. Lesdivers grands palais que j’avais explorés n’étaient que de simplesrésidences, de grandes salles à manger et d’immenses dortoirs.

Je ne pus trouver ni machines, ni matériel d’aucune sorte.Pourtant ces gens étaient vêtus de beaux tissus qu’il fallait bienrenouveler de temps à autre, et leurs sandales, quoique sansornements, étaient des spécimens assez complexes de travailmétallique. D’une façon ou d’une autre, il fallait les fabriquer.Et ces petites créatures ne faisaient montre d’aucun vestige detendances créatrices ; il n’y avait ni boutiques, ni ateliers.Ils passaient tout leur temps à jouer gentiment, à se baigner dansle fleuve, à se faire la cour d’une façon à demi badine, à mangerdes fruits et à dormir. Je ne pouvais me rendre compte de lamanière dont tout cela durait et se maintenait.

« Mais revenons à la Machine du Temps ; quelqu’un, je nesavais qui, l’avait enfermée dans le piédestal creux du SphinxBlanc. Pourquoi ?

« J’étais absolument incapable de l’imaginer, pas plus qu’il nem’était possible de découvrir l’usage de ces puits sans eau et deces colonnes de ventilation. Il me manquait là un fil conducteur.Je sentais… comment vous expliquer cela ? Supposez que voustrouviez une inscription, avec des phrases ici et là claires etécrites en excellent anglais, mais interpolées, d’autres faites demots, de lettres même qui vous soient absolument inconnues !Eh bien, le troisième jour de ma visite, c’est de cette manière quese présentait à moi le monde de l’an huit cent deux mil sept centun.

« Ce jour-là aussi je me fis une amie – en quelque sorte. Commeje regardais quelques-uns de ces petits êtres se baigner dans uneanse du fleuve, l’un d’entre eux fut pris de crampes et dériva aufil de l’eau. Le courant principal était assez tort, mais peuredoutable, même pour un nageur ordinaire. Vous aurez une idée del’étrange indifférence de ces gens, quand je vous aurai ditqu’aucun d’eux ne fit le moindre effort pour aller au secours dupetit être qui, en poussant de faibles cris, se noyait sous leursyeux. Quand je m’en aperçus, je défis en hâte mes vêtements et,entrant dans le fleuve un peu plus bas, j’attrapai la pauvrecréature et la ramenai sur la berge. Quelques vigoureuses frictionsla ranimèrent bientôt et j’eus la satisfaction de la voircomplètement remise avant que je ne parte. J’avais alors si peud’estime pour ceux de son espèce que je n’espérais d’elle aucunegratitude. Cette fois, cependant, j’avais tort.

« Cela s’était passé le matin ; l’après-midi, au retourd’une exploration, je revis la petite créature, une femme à ce queje pouvais croire, et elle me reçut avec des cris de joie etm’offrit une guirlande de fleurs, évidemment faite à mon intention.Je fus touché de cette attention. Je m’étais senti quelque peuisolé, et je fis de mon mieux pour témoigner combien j’appréciaisle don. Bientôt nous fûmes assis sous un bosquet et engagés dansune conversation, composée surtout de sourires. Les témoignagesd’amitié de la petite créature m’affectaient exactement commel’auraient fait ceux d’un enfant. Nous nous présentions des fleurset elle me baisait les mains. Je baisais aussi les siennes. Puisj’essayai de converser et je sus qu’elle s’appelait Weena, nom quime sembla suffisamment approprié, encore que je n’eusse la moindreidée de sa signification. Ce fut là le commencement d’une étrangeamitié qui dura une semaine et se termina comme je vous ledirai.

« Elle était absolument comme une enfant. Elle voulait sanscesse être avec moi. Elle tâchait de me suivre partout, et à monvoyage suivant, j’avais le cœur serré de la voir s’épuiser defatigue et je dus la laisser enfin, à bout de forces et m’appelantplaintivement. Car il me fallait pénétrer les mystères de ce monde.Je n’étais pas venu dans le futur, me disais-je, pour mener à bienun flirt en miniature. Pourtant sa détresse quand je la laissaisétait grande ; ses plaintes et ses reproches à nos séparationsétaient parfois frénétiques et je crois qu’en somme je retirais deson attachement autant d’ennuis que de réconfort. Néanmoins elleétait une diversion salutaire. Je croyais que ce n’était qu’unesimple affection enfantine qui l’avait attachée à moi. Jusqu’à cequ’il fût trop tard, je ne sus pas clairement quel mal je lui avaisfait pendant ce séjour. Jusqu’alors, je ne sus pas non plusexactement tout ce qu’elle avait été pour moi. Car, par ses marquesd’affection et sa manière futile de montrer qu’elle s’inquiétait demoi, la curieuse petite poupée donnait à mon retour au voisinage duSphinx Blanc presque le sentiment du retour chez soi et, dès lesommet de la colline, je cherchais des yeux sa délicate figure pâleet blonde.

Ce fut par elle aussi que j’appris que la crainte n’avait pasdisparu de la terre. Elle était assez tranquille dans la journée etavait en moi la plus singulière confiance ; car, une fois, enun moment d’impatience absurde, je lui fis des grimaces menaçantes,et elle se mit tout simplement à rire. Mais elle redoutait l’ombreet l’obscurité, et elle avait peur des choses noires. Les ténèbresétaient pour elle la seule chose effrayante. C’était une émotionsingulièrement violente. Je remarquai alors, entre autres choses,que ces petits êtres se rassemblaient dès la nuit à l’intérieur desgrands édifices et dormaient par groupes. Entrer au milieu d’euxsans lumière les jetait dans une tumultueuse panique. Jamais aprèsle coucher du soleil je n’en ai rencontré un seul dehors ou dormantisolé. Cependant je fus assez stupide pour ne pas comprendre quecette crainte devait être une leçon pour moi, et, en dépit de ladétresse de Weena, je m’obstinai à coucher à l’écart de cesmultitudes assoupies.

« Cela la troubla beaucoup, mais à la fin sa singulièreaffection pour moi triompha, et, pendant les cinq nuits que duranotre liaison, y compris la dernière nuit de toutes, elle dormitavec sa tête posée sur mon bras. Mais, à vous parler d’elle, jem’écarte de mon récit.

« La nuit qui suivit son sauvetage, je m’éveillai avec l’aurore.J’avais été agité, rêvant fort désagréablement que je m’étais noyéet que des anémones de mer me palpaient le visage avec leursappendices mous. Je m’éveillai en sursaut, avec l’impressionbizarre que quelque animal grisâtre venait de s’enfuir hors de lasalle. J’essayai de me rendormir, mais j’étais inquiet et mal àl’aise. C’était l’heure terne et grise où les choses surgissent desténèbres, ou les objets sont incolores et tout en contours etcependant irréels. Je me levai, sortis dans le grand hall etm’arrêtai sur les dalles de pierre du perron du palais ;j’avais l’intention, faisant de nécessité vertu, de contempler lelever du soleil.

« La lune descendait à l’ouest ; sa clarté mourante et lespremières pâleurs de l’aurore se mêlaient en demi-lueursspectrales. Les buissons étaient d’un noir profond, le sol d’ungris sombre, le ciel terne et triste. Au flanc de la colline, jecrus apercevoir des fantômes. À trois reprises différentes, tandisque je scrutais la pente devant moi, je vis des formes blanches.Deux fois je crus voir une créature blanche, solitaire, ayantl’aspect d’un singe, qui remontait la colline avec rapidité ;une fois, auprès des ruines, je vis trois de ces formes quiportaient un corps noirâtre. Elles faisaient grande hâte et je nepus voir ce qu’elles devinrent. Il semblait qu’elles se fussentévanouies parmi les buissons. L’aube était encore indistincte, vousdevez le comprendre, et j’avais cette sensation glaciale,incertaine, du petit matin que vous connaissez peut-être. Jedoutais de mes yeux.

« Le ciel s’éclaira vers l’est ; la lumière du jour monta,répandit une fois de plus ses couleurs éclatantes sur le monde, etje scrutai anxieusement les alentours. Mais je ne vis aucun vestigede mes formes blanches. C’étaient simplement des apparences dudemi-jour.

« Si ces formes étaient des esprits, me disais-je, je me demandequel pourrait bien être leur âge. Car une théorie fantaisiste deGrant Allen me vint à l’esprit et m’amusa. Si chaque génération quimeurt, argumente-t-il, laisse des esprits, le monde en serafinalement surencombré. D’après cela, leur nombre eût étéincalculable dans environ huit cent mille ans d’ici, et il n’eûtpas été surprenant d’en voir quatre à la fois. Mais la plaisanterien’était pas convaincante et je ne fis que penser à ces formes toutela matinée, jusqu’à ce que l’arrivée de Weena eût chassé cespréoccupations. Je les associais d’une façon vague à l’animal blancque j’avais vu s’enfuir lors de ma première recherche de laMachine. Mais Weena fut une diversion agréable. Pourtant, ilsdevaient bientôt prendre tout de même une bien plus entièrepossession de mon esprit.

« Je crois vous avoir dit combien la température de cet heureuxâge était plus élevée que la nôtre. Je ne puis m’en expliquer lacause. Peut-être le soleil était-il plus chaud, ou la terre plusprès du soleil. On admet ordinairement que le soleil doit serefroidir et s’éteindre rapidement. Mais, peu familiers avec desspéculations telles que celles de Darwin le jeune, nous oublionsque les planètes doivent finalement retourner l’une après l’autre àla masse, source de leur existence. À mesure que se produiront cescatastrophes, le soleil s’enflammera et rayonnera avec une énergienouvelle ; il se pouvait que quelque planète eût subi ce sort.Quelle qu’en soit la raison, il est certain que le soleil étaitbeaucoup plus chaud qu’il ne l’est actuellement.

« Enfin, par un matin très chaud – le quatrième, je crois –,comme je cherchais à m’abriter de la chaleur et de la forte lumièredans quelque ruine colossale, auprès du grand édifice où jemangeais et dormais, il arriva cette chose étrange : grimpant parmices amas de maçonnerie, je découvris une étroite galerie, dontl’extrémité et les ouvertures latérales étaient obstruées par desmonceaux de pierres éboulées. À cause du contraste de la lumièreéblouissante du dehors, elle me parut tout d’abord impénétrablementobscure. J’y pénétrai en tâtonnant, car le brusque passage de laclarté à l’obscurité faisait voltiger devant mes yeux des taches decouleur. Tout à coup, je m’arrêtai stupéfait. Une paire d’yeux,lumineux à cause de la réflexion de la lumière extérieure,m’observait dans les ténèbres.

« La vieille et instinctive terreur des bêtes sauvages merevint. Je serrai les poings et fixai fermement les yeuxétincelants. Puis, la pensée de l’absolue sécurité dans laquellel’humanité paraissait vivre me revint à l’esprit, et je meremémorai aussi son étrange effroi de l’obscurité. Surmontantjusqu’à un certain point mon appréhension, j’avançai d’un pas etparlai. J’avoue que ma voix était dure et mal assurée. J’étendis lamain et touchai quelque chose de doux. Immédiatement les yeux sedétournèrent et quelque chose de blanc s’enfuit en me frôlant. Jeme retournai, la gorge sèche, et vis traverser en courant l’espaceéclairé une petite forme bizarre, rappelant le singe, la têterenversée en arrière d’une façon assez drôle. Elle se heurta contreun bloc de granit, chancela, et disparut bientôt dans l’ombreépaisse que faisait un monceau de maçonnerie en ruine.

« L’impression que j’eus de cet être fut naturellementimparfaite ; mais je pus remarquer qu’il était d’un blancterne et avait de grands yeux étranges d’un gris rougeâtre, etaussi qu’il portait, tombant sur les épaules, une longue chevelureblonde. Mais, comme je l’ai dit, il allait trop vite pour que jepusse le voir distinctement. Je ne peux même pas dire s’il couraità quatre pattes ou seulement en tenant ses membres supérieurs trèsbas. Après un moment d’arrêt, je le suivis dans le second monceaude ruines. Je ne pus d’abord le trouver ; mais après m’êtrehabitué à l’obscurité profonde, je découvris, à demi obstruée parun pilier renversé, une de ces ouvertures rondes en forme de puitsdont je vous ai dit déjà quelques mots. Une pensée soudaine mevint. Est-ce que mon animal avait disparu par ce chemin ? Jecraquai une allumette et, me penchant au-dessus du puits, je viss’agiter une petite créature blanche qui, en se retirant, meregardait fixement de ses larges yeux brillants. Cela me fitfrissonner. Cet être avait tellement l’air d’une araignéehumaine ! Il descendait au long de la paroi et je vis alors,pour la première fois, une série de barreaux et de poignées demétal qui formaient une sorte d’échelle s’enfonçant dans le puits.À ce moment l’allumette me brûla les doigts, je la lâchai et elles’éteignit en tombant ; lorsque j’en eus allumé une autre, lepetit monstre avait disparu.

« Je ne sais pas combien de temps je restai â regarder dans cepuits. Il me fallut un certain temps pour réussir à me persuaderque ce que j’avais vu était quelque chose d’humain. Graduellementla vérité se fit jour : l’Homme n’était pas resté une espèceunique, mais il s’était différencié en deux animauxdistincts ; je devinai que les gracieux enfants du mondesupérieur n’étaient pas les seuls descendants de notre génération,mais que cet être blême, immonde, ténébreux, que j’avais aperçu,était aussi l’héritier des âges antérieurs.

« Je pensai aux hautes tours où l’air tremblotait et à mathéorie d’une ventilation souterraine. Je commençai à soupçonner savéritable importance.

« Que vient faire ce lémurien, me demandais-je, dans mon schémad’une organisation parfaitement équilibrée ? Quel rapportpeut-il bien avoir avec l’indolente sérénité du monded’au-dessus ? Et que se cache-t-il là-dessous, au fond de cepuits ? » Je m’assis sur la margelle, me disant qu’en tous lescas, il n’y avait rien à craindre, et qu’il me fallait descendrelà-dedans pour avoir la solution de mes difficultés. En même temps,j’étais absolument effrayé à l’idée de le faire ! Tandis quej’hésitais, deux des habitants du monde supérieur se poursuivantdans leurs jeux amoureux, l’homme jetant des fleurs à la femme, quis’enfuyait, vinrent jusqu’au pan d’ombre épaisse où j’étais.

« Ils parurent affligés de me trouver là, appuyé contre lepilier renversé et regardant dans le puits. Il était apparemment demauvais goût de remarquer ces orifices ; car lorsquej’indiquai celui où j’étais, en essayant de fabriquer dans leurlangue une question à son sujet, ils furent visiblement beaucoupplus gênés et ils se détournèrent. Mais comme mes allumettes lesintéressaient, j’en enflammai quelques-unes pour les amuser. Jetentai à nouveau de les questionner sur ce puits, mais j’échouaiencore. Aussi je les quittai sur le champ, me proposant d’allerretrouver Weena et voir ce que je pourrais tirer d’elle. Mais monesprit était déjà en révolution, mes suppositions et mesimpressions se désordonnaient et glissaient vers de nouvellessynthèses. J’avais maintenant un fil pour trouver l’objet de cespuits, de ces cheminées de ventilation, et le mystère des fantômes: pour ne rien dire de l’indication que j’avais maintenant quant àla signification des portes de bronze et au sort de la Machine.Très vaguement, une explication se suggéra qui pouvait être lasolution du problème économique qui m’avait intrigué.

« Voici ce nouveau point de vue. Évidemment cette seconde espèced’hommes était souterraine. Il y avait trois faits,particulièrement, qui me faisaient penser que ses rares apparitionsau-dessus du sol étaient dues à sa longue habitude de vivre sousterre. Tout d’abord, il y avait l’aspect blême et étiolé commun àla plupart des animaux qui vivent dans les ténèbres, le poissonblanc des grottes du Kentucky, par exemple ; puis, ces yeuxénormes avec leur faculté de réfléchir la lumière sont des traitscommuns aux créatures nocturnes, témoins le hibou et le chat. Etenfin, cet évident embarras au grand jour, cette fuite précipitée,et cependant maladroite et gauche, vers l’obscurité et l’ombre, etce port particulier de la tête tandis que le monstre était enpleine clarté, tout cela renforçait ma théorie d’une sensibilitéextrême de la rétine.

« Sous mes pieds, par conséquent, la terre devait êtrefantastiquement creusée et percée de tunnels et de galeries, quiétaient la demeure de la race nouvelle. La présence de cheminées deventilation et de puits au long des pentes de la colline – partout,en fait, excepté au long de la vallée où coulait le fleuve –indiquait combien ses ramifications étaient universelles. Quoi deplus naturel que de supposer que c’était dans ce monde souterrainque se faisait tout le travail nécessaire au confort de la race dumonde supérieur ? L’explication était si plausible que jel’acceptai immédiatement, et j’allai jusqu’à donner le pourquoi decette division de l’espèce humaine. Je crois que vous voyez commentse présente ma théorie, encore que, pour moi-même, je dusse bientôtdécouvrir combien elle était éloignée de la réalité.

« Tout d’abord, procédant d’après les problèmes de notre époqueactuelle, il me semblait clair comme le jour que l’extensiongraduelle des différences sociales, à présent simplementtemporaires, entre le Capitaliste et l’Ouvrier ait été la clef dela situation. Sans doute cela vous paraîtra quelque peu grotesque –et follement incroyable – mais il y a dès maintenant des faitspropres à suggérer cette orientation. Nous tendons à utiliserl’espace souterrain pour les besoins les moins décoratifs de lacivilisation ; il y a, à Londres, par exemple, leMétropolitain et récemment des tramways électriques souterrains,des rues et passages souterrains, des restaurants et des atelierssouterrains, et ils croissent et se multiplient. Évidemment,pensais-je, cette tendance s’est développée jusqu’à ce quel’industrie ait graduellement perdu son droit d’existence ausoleil. Je veux dire qu’elle s’était étendue de plus en plusprofondément en de plus en plus vastes usines souterraines, ypassant une somme de temps sans cesse croissante, jusqu’à ce qu’àla fin… Est-ce que, même maintenant un ouvrier de certainsquartiers ne vit pas dans des conditions tellement artificiellesqu’il est pratiquement retranché de la surface naturelle de laterre ?

« De plus, la tendance exclusive de la classe possédante – duesans doute au raffinement croissant de son éducation et à ladistance qui s’augmente entre elle et la rude violence de la classepauvre – la mène déjà à clore dans son intérêt de considérablesparties de la surface du pays. Aux environs de Londres, parexemple. La moitié au moins des plus jolis endroits sont fermés àla foule. Et cet abîme – dû aux procédés plus rationnelsd’éducation et au surcroît de tentations, de facilités et deraffinement des riches –, en s’accroissant, dut rendre de moins enmoins fréquent cet échange de classe à classe, cette élévation parintermariage qui retarde à présent la division de notre espèce pardes barrières de stratification sociale. De sorte qu’à la fin, oneut, au-dessus du sol, les Possédants, recherchant le plaisir, leconfort et la beauté et, au-dessous du sol, les Non-Possédants, lesouvriers, s’adaptant d’une façon continue aux conditions de leurtravail. Une fois là, ils eurent, sans aucun doute, à payer desredevances, et non légères, pour la ventilation de leurscavernes ; et s’ils essayèrent de refuser, on put les affamerou les suffoquer jusqu’au paiement des arrérages. Ceux d’entre euxqui avaient des dispositions à être malheureux ou rebelles durentmourir ; et, finalement, l’équilibre étant permanent, lessurvivants devinrent aussi bien adaptés aux conditions de la viesouterraine et aussi heureux à leur manière que la race du mondesupérieur le fut à la sienne. À ce qu’il me semblait, la beautéraffinée et la pâleur étiolée s’ensuivaient asseznaturellement.

« Le grand triomphe de l’humanité que j’avais rêvé prenait dansmon esprit une forme toute différente. Ce n’avait pas été, comme jel’avais imaginé, un triomphe de l’éducation morale et de lacoopération générale. Je voyais, au lieu de cela, une réellearistocratie, armée d’une science parfaite et menant à saconclusion logique le système industriel d’aujourd’hui. Sontriomphe n’avait pas été simplement un triomphe sur la nature, maisun triomphe à la fois sur la nature et sur l’homme. Ceci, je doisvous en avertir, était ma théorie du moment. Je n’avais aucuncicérone convenable dans ce modèle d’Utopie. Mon explication peutêtre absolument fausse, je crois qu’elle est encore la plusplausible ; mais, même avec cette supposition, la civilisationéquilibrée, qui avait été enfin atteinte, devait avoir depuislongtemps dépassé son zénith, et s’être avancée fort loin vers sondéclin. La sécurité trop parfaite des habitants du monde supérieurles avait amenés insensiblement à la dégénérescence, à unamoindrissement général de stature, de force et d’intelligence.Cela, je pouvais le constater déjà d’une façon suffisamment claire,sans pouvoir soupçonner encore ce qui était arrivé aux habitants dumonde inférieur ; mais d’après ce que j’avais vu des Morlocks– car, à propos, c’était le nom qu’on donnait à ces créatures – jepouvais m’imaginer que les modifications du type humain étaientencore plus profondes que parmi les Éloïs, la belle race que jeconnaissais déjà.

« Alors vinrent des doutes importuns. Pourquoi les Morlocksavaient-ils pris la Machine ? Car j’étais sûr que c’étaienteux qui l’avaient prise. Et pourquoi, si les Éloïs étaient lesmaîtres, ne pouvaient-ils pas me faire rendre ma Machine ?Pourquoi avaient-ils une telle peur des ténèbres ? J’essayai,comme je l’ai dit, de questionner Weena sur ce monde inférieur,mais là encore je fus désappointé. Tout d’abord elle ne voulut pascomprendre mes questions, puis elle refusa d’y répondre. Ellefrissonnait comme si le sujet eût été insupportable. Et lorsque jela pressai peut-être un peu rudement, elle fondit en larmes. Cefurent les seules larmes, avec les miennes, que j’aie vues dans cetâge heureux. Je cessai, en les voyant, de l’ennuyer à propos desMorlocks, et m’occupai seulement à bannir des yeux de Weena cessignes d’un héritage humain. Et bientôt elle sourit et battit desmains tandis que solennellement je craquais une allumette.

Chapitre 9LES MORLOCKS

« IL peut vous sembler drôle que j’aie laissé passer deux joursavant de poursuivre l’indication nouvelle qui me mettait sur lavéritable voie, mais je ressentais une aversion particulière pources corps blanchâtres. Ils avaient exactement la couleur lividequ’ont les vers et les animaux conservés dans l’alcool, tels qu’onles voit dans les musées zoologiques. Au toucher, ils étaient d’unfroid répugnant. Mon aversion était due probablement à l’influencesympathique des Éloïs, dont je commençais maintenant à comprendrele dégoût pour les Morlocks.

« La nuit suivante, je dormis mal. Ma santé se trouvait sansdoute ébranlée. J’étais perplexe et accablé de doutes. J’eus, unefois ou deux, la sensation d’une terreur intense, à laquelle je nepouvais attribuer aucune raison définie. Je me rappelle m’êtreglissé sans bruit dans la grande salle où les petits êtresdormaient au clair de lune – cette nuit-là, Weena était parmi eux –et m’être senti rassuré par leur présence. Il me vint à ce moment àl’esprit que dans très peu de jours la lune serait nouvelle et queles apparitions de ces déplaisantes créatures souterraines, de cesblêmes lémuriens, de cette nouvelle vermine qui avait remplacél’ancienne, se multiplieraient.

« Pendant ces deux jours, j’eus la continuelle impressiond’éluder une corvée inévitable, j’avais la ferme assurance que jerentrerais en possession de la Machine en pénétrant hardiment dansces mystérieux souterrains. Cependant je ne pouvais me résoudre àaffronter ce mystère. Si seulement j’avais eu un compagnon !Mais j’étais si horriblement seul que l’idée de descendre dansl’obscurité du puits m’épouvantait. Je ne sais pas si vouscomprenez mon état, mais je sentais constamment un danger derrièremon dos.

C’était cette incessante inquiétude, cette insécurité,peut-être, qui m’entraînait de plus en plus loin dans mesexplorations. En allant au sud, vers la colline montagneuse quis’appelle maintenant Combe Wood, je remarquai, au loin dans ladirection de l’actuel Banstead, une vaste construction verte, d’ungenre différent de celles que j’avais vues jusqu’alors. Elle étaitplus grande que les plus grands des palais et des ruines que jeconnaissais ; la façade avait un aspect oriental avec lelustre gris pâle, une sorte de gris bleuté, d’une certaine espècede porcelaine de Chine. Cette différence d’aspect suggérait unedifférence d’usage, et il me vint l’envie de pousser jusque-là monexploration. Mais la journée était avancée ; j’étais arrivé envue de cet endroit après un long et fatigant circuit ; aussidécidai-je de réserver l’aventure pour le jour suivant et jeretournai vers les caresses de bienvenue de la petite Weena. Lelendemain matin, je m’aperçus, d’une façon suffisamment claire, quema curiosité au sujet du Palais de Porcelaine Verte n’était qu’unacte d’auto-tromperie, qui me donnait un prétexte pour éluder, unjour de plus, l’expérience que je redoutais. Je résolus donc detenter la descente sans perdre plus de temps, et me mis de bonneheure en route vers le puits situé auprès des ruines de granit etd’aluminium.

« La petite Weena m’accompagna en courant et en dansant autourde moi jusqu’au puits, mais, quand elle me vit me pencher au-dessusde l’orifice, elle parut étrangement déconcertée. “– Au revoir,petite Weena”, dis-je en l’embrassant ; puis la reposant àterre, je cherchai, en tâtonnant par-dessus la margelle, leséchelons de descente, avec hâte plutôt – je ferais aussi bien de leconfesser – car je craignais de voir faillir mon courage. D’abord,elle me considéra avec étonnement. Puis elle poussa un cripitoyable, et, se précipitant sur moi, chercha à me retenir de toutl’effort de ses petites mains. Je crois que son opposition m’excitaplutôt à continuer. Je la repoussai, peut-être un peu durement, eten un instant j’étais dans la gueule même du puits. J’eus alors àdonner toute mon attention aux échelons peu solides auxquels je meretenais.

« Je dus descendre environ deux cents mètres. La descentes’effectuait au moyen de barreaux métalliques fixés dans les paroisdu puits, et, comme ils étaient adaptés aux besoins d’êtresbeaucoup plus petits et plus légers que moi, je me sentisrapidement engourdi et fatigué. Ce n’est pas tout : l’un desbarreaux céda soudain sous mon poids, et je me crus précipité dansl’obscurité qui béait au-dessous de moi. Pendant un moment jerestai suspendu par une main, et après cette expérience je n’osaiplus me reposer. Quoique mes bras et mes reins fussent vivementendoloris, je continuai cette descente insensée aussi vite que jepus. Ayant levé les yeux, je vis l’ouverture, un petit disque bleu,dans lequel une étoile était visible, tandis que la tête de lapetite Weena se détachait, ronde et sombre. Le bruit régulier dequelque machine, venant du fond, devenait de plus en plus fort, etoppressant. Tout, excepté le petit disque au-dessus de ma tête,était profondément obscur, et, quand je levai les yeux à nouveau,Weena avait disparu.

« J’étais dans une agonie d’inquiétude. Je pensai vaguement àregrimper et à laisser tranquille le monde souterrain. Mais mêmependant que je retournais cette idée dans mon esprit, je continuaisde descendre. Enfin, avec un immense soulagement, j’aperçusvaguement, à quelque distance à ma droite dans la paroi, uneouverture exiguë. Je m’y introduisis et trouvai que c’étaitl’orifice d’un étroit tunnel horizontal, dans lequel je pouvaism’étendre et reposer. Ce n’était pas trop tôt. Mes bras étaientendoloris, mon dos courbatu, et je frissonnais de la terreurprolongée d’une chute. De plus, l’obscurité ininterrompue avait eusur mes yeux un effet douloureux. L’air était plein du halètementdes machines pompant l’air au bas du puits.

« Je ne sais pas combien de temps je restai étendu là. Je fuséveillé par le contact d’une main molle qui se promenait sur mafigure. Je cherchai vivement mes allumettes et précipitamment encraquai une, ce qui me permit de voir, penchés sur moi, trois êtreslivides, semblables à ceux que j’avais vus sur terre dans lesruines, et qui s’enfuirent en hâte devant la lumière. Vivant commeils le faisaient, dans ce qui me paraissait d’impénétrablesténèbres, leurs yeux étaient anormalement grands et sensibles,comme le sont ceux des poissons des grandes profondeurs, et ilsréfléchissaient la lumière de la même façon. Je fus persuadé qu’ilspouvaient me voir dans cette profonde obscurité, et ils nesemblèrent pas avoir peur de moi, à part leur crainte de lalumière. Mais aussitôt que je craquai une allumette pour tâcher deles apercevoir, ils s’enfuirent incontinent et disparurent dans desombres chenaux et tunnels, d’où leurs yeux me fixaient de la façonla plus étrange.

J’essayai de les appeler, mais le langage qu’ils parlaient étaitapparemment différent de celui des gens d’au-dessus ; de sorteque je fus absolument laissé à mes seuls efforts, et la penséed’une fuite immédiate s’empara tout de suite de mon esprit. « Tu esici maintenant pour savoir ce qui s’y passe », me dis-je alors, etje m’avançai à tâtons dans le tunnel, tandis que grandissait lebruit des machines. Bientôt je ne pus plus sentir les parois etj’arrivai à un espace plus large ; craquant une allumette, jevis que j’étais entré dans une vaste caverne voûtée, qui s’étendaitdans les profondeurs des ténèbres au-delà de la portée de la lueurde mon allumette. J’en vis autant que l’on peut en voir pendant lecourt instant où brûle une allumette.

« Nécessairement, ce que je me rappelle reste vague. De grandesformes comme d’énormes machines surgissaient des ténèbres etprojetaient de fantastiques ombres noires, dans lesquelles lesMorlocks, comme de ternes spectres, s’abritaient de la lumière.L’atmosphère, par parenthèse, était lourde et étouffante et defades émanations de sang fraîchement répandu flottaient dans l’air.Un peu plus bas, vers le centre, j’apercevais une petite table demétal blanchâtre, sur laquelle semblait être servi un repas. LesMorlocks, en tout cas, étaient carnivores ! À ce moment-làmême, je me rappelle m’être demandé quel grand animal pouvait avoirsurvécu pour fournir la grosse pièce saignante que je voyais. Toutcela était fort peu distinct : l’odeur suffocante, les grandesformes sans signification, les êtres immondes aux aguets dansl’ombre et n’attendant que le retour de l’obscurité pour revenirsur moi ! Alors l’allumette s’éteignit, me brûla les doigts ettomba, tache rouge rayant les ténèbres.

« J’ai pensé depuis que j’étais particulièrement mal équipé pourune telle expérience. Quand je m’étais mis en route avec laMachine, j’étais parti avec l’absurde supposition que les humainsde l’avenir devaient certainement être infiniment supérieurs ànous. J’étais venu sans armes, sans remèdes, sans rien à fumer –parfois le tabac me manquait terriblement – et je n’avais même pasassez d’allumettes. Si seulement j’avais pensé à un appareilphotographique pour prendre un instantané de ce Monde Souterrain,afin de pouvoir l’examiner plus tard à loisir ! Mais quoiqu’il en soit, j’étais là avec les seules armes et les seulesressources dont m’a doué la nature – des mains, des pieds et desdents ; plus quatre allumettes suédoises qui me restaientencore.

Je redoutais de m’aventurer dans les ténèbres au milieu detoutes ces machines et ce ne fut qu’avec mon dernier éclair delumière que je découvris que ma provision d’allumettes s’épuisait.Il ne m’était jamais venu à l’idée, avant ce moment, qu’il y eûtquelque nécessité de les économiser, et j’avais gaspillé presque lamoitié de la boîte à étonner les Éloïs, pour lesquels le feu étaitune nouveauté. Il ne m’en restait donc plus que quatre. Pendant queje demeurais là dans l’obscurité, une main toucha la mienne, desdoigts flasques me palpèrent la figure et je perçus une odeurparticulièrement désagréable. Je m’imaginai entendre autour de moiles souffles d’une multitude de ces petits êtres. Je sentis desdoigts essayer de s’emparer doucement de la boîte d’allumettes quej’avais à la main et d’autres derrière moi qui tiraient mes habits.Il m’était indiciblement désagréable de deviner ces créatures queje ne voyais pas et qui m’examinaient. L’idée soudaine de monignorance de leurs manières de penser et de faire me vint vivementà l’esprit dans ces ténèbres. Je me mis, aussi fort, que je pus, àpousser de grands cris. Ils s’écartèrent vivement ; puis jeles sentis s’approcher de nouveau. Leurs attouchements devinrentplus hardis et ils se murmurèrent les uns aux autres des sonsbizarres. Je frissonnai violemment et me remis à pousser des crisd’une façon plutôt discordante. Cette fois, ils furent moinssérieusement alarmés et ils se rapprochèrent avec un singulierpetit rire. Je dois confesser que j’étais horriblement effrayé. Jeme décidai à craquer une autre allumette et à m’échapper, protégépar sa lueur ; je fis durer la lumière en enflammant unefeuille de papier que je trouvai dans ma poche et j’opérai maretraite vers l’étroit tunnel.

« Mais j’y pénétrais à peine que la flamme s’éteignit et, dansl’obscurité, je pus entendre les Morlocks bruire comme le vent dansles feuilles ou la pluie qui tombe, tandis qu’ils se précipitaientà ma poursuite.

En un moment, je me sentis saisir par plusieurs mains, et je nepus me méprendre sur leur intention de me ramener en arrière. Jecraquai une autre allumette et l’agitai à leurs faces éblouies.Vous pouvez difficilement vous imaginer combien ils paraissaientpeu humains et nauséabonds – la face blême et sans menton, et leursgrands yeux d’un gris rosâtre sans paupières – tandis qu’ilss’arrêtaient aveuglés et égarés. Mais je ne m’attardai guère à lesconsidérer, je vous le promets : je continuai ma retraite, etlorsque une seconde allumette fut éteinte, j’allumai la troisième.Elle était presque consumée lorsque j’atteignis l’ouverture quis’ouvrait dans le puits. Je m’étendis à terre sur le bord, car lesbattements de la grande pompe du fond m’étourdissaient. Je cherchaisur les parois les échelons, et tout à coup, je me sentis saisi parles pieds et violemment tiré en arrière. Je craquai ma dernièreallumette… qui ne prit pas. Mais j’avais pu néanmoins saisir un deséchelons, et, lançant en arrière de violents coups de pied, je medégageai de l’étreinte des Morlocks, et escaladai rapidement lepuits, tandis qu’ils restaient en bas, me regardant monter enclignotant de leurs gros yeux, sauf un petit misérable qui mesuivit pendant un instant et voulut s’emparer de ma chaussure,comme d’un trophée sans doute.

Cette escalade me semblait interminable. Pendant les dernierssept ou dix mètres, une nausée mortelle me prit. J’eus la plusgrande difficulté à ne pas lâcher prise. Aux derniers échelons, cefut une lutte terrible contre cette défaillance. À plusieursreprises la tête me tourna et j’anticipai les sensations d’unechute. Enfin, cependant, je parvins du mieux que je pus jusqu’enhaut et, enjambant la margelle, je m’échappai en chancelant horsdes ruines, jusqu’au soleil aveuglant. Là, je tombai la face contreterre. Le sol me paraissait dégager une odeur douce et propre. Puisje me rappelle Weena baisant mes mains et mes oreilles et les voixd’autres Éloïs. Ensuite, pendant un certain temps, je reperdisconnaissance.

Chapitre 10QUAND LA NUIT VINT

« JE me trouvai, après cet exploit, dans une situationréellement pire qu’auparavant. Jusque-là, sauf pendant la nuitd’angoisse qui suivit la perte de la Machine, j’avais eu l’espoirréconfortant d’une ultime délivrance, mais cet espoir était ébranlépar mes récentes découvertes. Jusque-là, je m’étais simplement cruretardé par la puérile simplicité des Éloïs et par quelque forceinconnue qu’il me fallait comprendre pour la surmonter ; maisun élément entièrement nouveau intervenait avec l’écœurante espècedes Morlocks – quelque chose d’inhumain et de méchant. J’éprouvaispour eux une haine instinctive. Auparavant, j’avais ressenti ce queressentirait un homme qui serait tombé dans un gouffre : ma seuleaffaire était le gouffre et le moyen d’en sortir. Maintenant je mesentais comme une bête dans une trappe, appréhendant un ennemi quidoit survenir bientôt.

« L’ennemi que je redoutais peut vous surprendre. C’étaitl’obscurité de la nouvelle lune. Weena m’avait mis cela en tête,par quelques remarques d’abord incompréhensibles à propos des nuitsobscures. Ce que signifiait la venue des nuits obscures n’étaitplus maintenant un problème bien difficile à résoudre. La luneétait à son déclin ; chaque jour l’intervalle d’obscuritéétait plus long. Et je compris alors, jusqu’à un certain point aumoins, la raison pour laquelle les petits habitants du mondesupérieur redoutaient les ténèbres. Je me demandai vaguement àquelles odieuses atrocités les Morlocks se livraient pendant lanouvelle lune.

« J’étais maintenant à peu près certain que ma seconde hypothèseétait entièrement fausse. Les habitants du monde supérieurpouvaient bien avoir été autrefois une aristocratie privilégiée, etles Morlocks leurs serviteurs mécaniques, mais tout cela avaitdepuis longtemps disparu. Les deux espèces qui étaient résultées del’évolution humaine déclinaient ou étaient déjà parvenues à desrelations entièrement nouvelles. Les Éloïs, comme les roiscarolingiens, en étaient venus à n’être que des futilitéssimplement jolies : ils possédaient encore la terre par toléranceet parce que les Morlocks, subterranéens depuis d’innombrablesgénérations, étaient arrivés à trouver intolérable la surface de laterre éclairée par le soleil. Les Morlocks leur faisaient leurshabits, concluais-je, et subvenaient à leurs besoins habituels,peut-être à cause de la survivance d’une vieille habitude dedomestication. Ils le faisaient comme un cheval cabré agite sesjambes de devant ou comme un homme aime à tuer des animaux parsport : parce que des nécessités anciennes et disparues en avaientdonné l’empreinte à l’organisme. Mais manifestement, l’ordre ancienétait déjà en partie inversé. La Némésis des délicats Éloïss’avançait pas à pas. Pendant des âges, pendant des milliers degénérations, l’homme avait chassé son frère de sa part de bien-êtreet de soleil. Et maintenant ce frère réapparaissait transformé.Déjà les Éloïs avaient commencé à rapprendre une vieille leçon. Ilsrefaisaient connaissance avec la crainte. Et soudain me revint àl’esprit le souvenir du repas que j’avais vu préparé dans le mondesubterranéen. Étrangement, ce souvenir me hanta, il n’était pasamené par le cours de mes méditations, mais survenait presque horsde propos.

« J’essayai de me rappeler les formes ; j’avais un vaguesens de quelque chose de familier, mais à ce moment, je ne pouvaisdire ce que c’était.

« Pourtant, quelque impuissants que fussent les petits êtres enprésence de leur mystérieuse crainte, j’étais constituédifféremment. J’arrivais de notre époque, cet âge mûr de la racehumaine, où la crainte ne peut arrêter et où le mystère a perdu sesépouvantes. Moi, du moins, je me défendrais. Sans plus de délai, jedécidai de me faire des armes et une retraite où je pusse dormir.Avec cette retraite comme base, je pourrais affronter ce mondeétrange avec quelque peu de la confiance que j’avais perdue en merendant compte de l’espèce de créatures à laquelle, nuit aprèsnuit, j’allais être exposé. Je sentais que je ne pourrais plusdormir avant que mon lit ne fût en sûreté. Je frémissais d’horreuren pensant à la manière dont ils avaient déjà dû m’examiner.

« J’errai cet après-midi-là au long de la vallée de la Tamise,mais je ne pus rien trouver qui se recommandât comme inaccessible.Tous les arbres et toutes les constructions paraissaient aisémentpraticables pour des grimpeurs aussi adroits que les Morlocksdevaient l’être, à en juger d’après leurs puits. Alors les hautestourelles du Palais de Porcelaine Verte et le miroitement de sesmurs polis me revinrent en mémoire et vers le soir, portant Weenasur mon épaule comme une enfant, je montai la colline, en routevers le sud-ouest. J’avais estimé la distance à environ douze outreize kilomètres, mais elle devait approcher plutôt de dix-huit.J’avais aperçu le palais, la première fois, par un après-midihumide, alors que les distances sont trompeusement diminuées. Enoutre, le talon d’une de mes chaussures ne tenait plus guère et unclou avait percé la semelle – j’avais de vieilles bottinesconfortables pour l’intérieur – de sorte que je boitais. Et ce nefut que longtemps après le coucher du soleil que j’arrivai en vuedu Palais dont la noire silhouette se dressait contre le jaune pâledu ciel.

« Weena avait éprouvé une joie extrême lorsque je commençai à laporter, mais après un certain temps elle désira marcher et courir àmes côtés, s’agenouillant parfois pour cueillir des fleurs dontelle garnissait mes poches. Weena avait toujours éprouvé à l’égardde mes poches un grand embarras, mais à la fin elle en avait concluqu’elles devaient être tout simplement quelque espèce bizarre devases pour des décorations florales. Du moins, les utilisait-elle àcet effet. Et cela me rappelle… ! En changeant de veste j’aitrouvé… »

(Notre ami s’arrêta, mit sa main dans sa poche etsilencieusement plaça sur la petite table deux fleurs fanées assezsemblables à de très grandes mauves blanches ; puis il repritson récit.)

« Comme le calme du soir s’étendait sur le monde et que par-delàla colline nous avancions vers Wimbledon, Weena se trouva fatiguéeet voulut retourner à la maison de pierre grise, mais je luimontrai dans la distance les toits du Palais de Porcelaine Verte,et réussis à lui faire comprendre que nous devions chercher là unrefuge contre la crainte. Vous connaissez cette grande paix quitombe sur les choses au moment ou vient la nuit ? La brisemême s’arrête dans les arbres. Il y a toujours pour moi dans cettetranquillité du soir comme un air d’attente. Le ciel était clair,profond et vide, à part quelques barres horizontales à l’extrêmehorizon, vers le couchant. Ce soir-là l’attente prit la couleur demes craintes. Dans ce calme ténébreux, mes sens parurent avoiracquis une acuité surnaturelle. Je me figurai sentir le sol creuxsous mes pieds et voir même à travers la terre les Morlocks, commedans une fourmilière, allant de-ci, de-là, dans l’attente desténèbres. Dans mon excitation, je m’imaginai qu’ils devaient avoirpris mon irruption dans leurs terriers comme une déclaration deguerre. Et pourquoi avaient-ils saisi ma Machine ?

« Nous continuâmes donc dans la quiétude des choses, et lecrépuscule s’épaissit jusqu’aux ténèbres. Le bleu clair du lointains’effaça, et l’une après l’autre les étoiles parurent. Le soldevint terne et les arbres noirs. Les craintes de Weena et safatigue s’accrurent. Je la pris dans mes bras, lui parlant et lacaressant. Puis, comme l’obscurité augmentait, elle mit ses brasautour de mon cou et fermant les yeux appuya bien fort sa petitefigure sur mon épaule. Nous descendîmes ainsi une longue pentejusque dans la vallée, où, à cause de l’obscurité, je tombaipresque dans une petite rivière ; je la passai à gué et montaile côté opposé de la vallée au-delà de plusieurs palais-dortoirs,et d’une statue – de faune ou de quelque forme de ce genre – àlaquelle il manquait la tête. Là aussi, il y avait des acacias.Jusqu’alors je n’avais rien vu des Morlocks, mais la nuit n’étaitguère avancée et les heures sombres qui allaient précéder le leverde la lune n’étaient pas encore proches.

« Du sommet de la colline, je vis un bois épais s’étendant largeet noir, devant moi. Cela me fit hésiter. Je n’en pouvais voir lafin, ni à droite, ni à gauche. Me sentant fatigué, mes piedssurtout me faisaient très mal – je posai avec précaution Weena àterre et m’assis moi-même sur le gazon. Je n’apercevais plus lePalais de Porcelaine Verte et je n’étais pas sûr de ma direction.Mes yeux essayaient de pénétrer l’épaisseur de la forêt et jepensais à ce qu’elle pouvait recéler. Sous ce dense enchevêtrementde branches, on ne devait plus apercevoir les étoiles. Même s’iln’y avait là aucun danger caché – danger sur lequel je ne tenaispas à lancer mon imagination –, il y aurait les racines contrelesquelles trébucher et les troncs d’arbres contre lesquels seheurter. J’étais aussi extrêmement las, après les excitations de lajournée ; aussi décidai-je de ne pas affronter cet inconnu,mais de passer la nuit au plein air, sur la colline.

« Je fus heureux de voir que Weena dormait profondément, jel’enveloppai soigneusement dans ma veste et m’assis auprès d’ellepour attendre le lever de la lune. La colline était tranquille etdéserte, mais, des ténèbres de la forêt, venait de temps à autrequelque bruit comme celui d’êtres vivants. Au-dessus de moibrillaient les étoiles, car la nuit était très claire. Je mesentais comme amicalement réconforté par leur scintillement.Cependant, je ne trouvais plus au ciel les anciennes constellations: leur lent mouvement, qui est imperceptible pendant des centainesde vies humaines, les avait depuis longtemps réarrangées engroupements qui ne m’étaient plus familiers. Mais la Voie Lactée,me semblait-il, était comme autrefois la même banderole effilochéede poussière d’étoiles. Du côté du sud, d’après ce que je pusjuger, était une étoile rouge très brillante qui était toutenouvelle pour moi ; elle était plus resplendissante encore quenotre Sirius vert. Et parmi tous ces points de lumièrescintillante, une planète brillait vivement d’une clarté régulièreet bienveillante, comme la figure d’un vieil ami.

« La contemplation de ces étoiles effaça soudain mes inquiétudeset toutes les gravités de la vie terrestre. Je songeai à leurincommensurable distance et au cours lent et inévitable de leuracheminement du passé inconnu vers le futur inconnu. Je pensai augrand cycle processionnel que décrit le pôle de la terre. Quarantefois seulement s’était produite cette silencieuse révolutionpendant toutes les années que j’avais traversées. Et pendant cesquelques révolutions, toutes les activités, toutes les traditions,les organisations compliquées, les nations, langages, littératures,aspirations, même le simple souvenir de l’homme tel que je leconnaissais, avaient été balayés du monde. À la place de tout celarestaient ces êtres frêles qui avaient oublié leur haute origine,et ces êtres livides qui m’épouvantaient. Je pensai alors à lagrande peur qui séparait les deux espèces, et pour la premièrefois, avec un frisson subit, je compris clairement d’où pouvaitprovenir la nourriture animale que j’avais vue. Mais c’était trophorrible. Je contemplai la petite Weena dormant auprès de moi, safigure blanche de la pâleur des étoiles, et, aussitôt, je chassaicette pensée.

« Pendant cette longue nuit, j’écartai de mon esprit, du mieuxque je le pus, la pensée des Morlocks, et je fis passer le temps enessayant de me figurer que je pouvais trouver les traces desanciennes constellations dans leur confusion nouvelle. Le cielrestait très clair, à part quelques rares nuages de brume légère.Je dus sans aucun doute m’assoupir à plusieurs reprises. Puis,comme ma veillée s’écoulait, une faible éclaircie monta vers l’est,comme la réflexion de quelque feu incolore, et la lune se leva,mince, effilée et blême. Immédiatement derrière elle, la rattrapantet l’inondant, l’aube vint, pâle d’abord, et puis bientôt rose etardente. Aucun Morlock ne s’était approché. Ou du moins, je n’enavais vu aucun sur la colline cette nuit-là. Et, avec la confianceque ramenait le jour nouveau, il me sembla presque que mes craintesavaient été déraisonnables et absurdes. Je me levai, et m’aperçusque celui de mes pieds que chaussait la bottine endommagée étaitenflé à la cheville et très douloureux sous le talon. De sorte queje m’assis de nouveau, retirai mes chaussures, et les lançai loinde moi, n’importe où.

« J’éveillai Weena, et nous nous mîmes en route vers la forêt,maintenant verte et agréable, au lieu d’obscure et effrayante. Noustrouvâmes quelques fruits avec lesquels nous rompîmes notre jeûne.Bientôt, nous rencontrâmes d’autres Éloïs, riant et dansant ausoleil, comme s’il n’y avait pas dans la nature cette chose quis’appelle la nuit. Alors je repensai à ce repas carnivore quej’avais vu. J’étais certain maintenant d’avoir deviné quel mets lecomposait, et, au fond de mon cœur, je m’apitoyai sur ce dernier etfaible ruisseau du grand fleuve de l’humanité. Évidemment, à uncertain moment du long passé de la décadence humaine, la nourrituredes Morlocks était devenue rare. Peut-être s’étaient-ils nourris derats et autre vermine. Maintenant même, l’homme est beaucoup moinsqu’autrefois délicat et exclusif pour sa nourriture – beaucoupmoins que n’importe quel singe. Son préjugé contre la chair humainen’est pas un instinct bien profondément enraciné. Ainsi donc cesinhumains enfants des hommes… ! J’essayai de considérer lachose d’un point de vue scientifique. Après tout, ils étaient moinshumains et plus éloignés de nous que nos ancêtres cannibales d’il ya trois ou quatre mille ans. Et l’intelligence avait disparu qui,de cet état de choses, eût fait un tourment. À quoi bon metourmenter ? Ces Éloïs étaient simplement un bétail àl’engrais, que, telles les fourmis, les Morlocks gardaient etqu’ils dévoraient – à la nourriture duquel ils pourvoyaient même.Et il y avait là Weena qui gambadait à mes côtés.

« Je cherchai alors à me protéger contre l’horreur quim’envahissait en envisageant la chose comme une punition rigoureusede l’égoïsme humain. L’homme s’était contenté de vivre dans lebien-être et les délices, aux dépens du labeur d’autreshommes ; il avait eu la Nécessité comme mot d’ordre et excuseet, dans la plénitude des âges, la Nécessité s’était retournéecontre lui. J’essayai même une sorte de mépris à la Carlyle pourcette misérable aristocratie en décadence. Mais cette attituded’esprit était impossible. Quelque grand qu’ait été leuravilissement intellectuel, les Éloïs avaient trop gardé de la formehumaine pour ne pas avoir droit à ma sympathie et me faire partagerde force leur dégradation et leur crainte.

« J’avais à ce moment des idées très vagues sur ce que j’allaisfaire. Ma première idée était de m’assurer quelque retraitecertaine et de me fabriquer des armes de métal ou de pierre. Cettenécessité était immédiate. Ensuite, j’espérais me procurer quelquemoyen de faire du feu, afin d’avoir l’arme redoutable qu’était unetorche, car rien, je le savais, ne serait plus efficace contre cesMorlocks. Puis il me faudrait imaginer quelque expédient pourrompre les portes de bronze du piédestal du Sphinx Blanc. J’avaisl’idée d’une sorte de bélier. J’étais persuadé que, si je pouvaisouvrir ces portes et tenir devant moi quelque flamme, jedécouvrirais la Machine et pourrais m’échapper. Je ne pouvaiscroire que les Morlocks fussent assez forts pour la transporterbien loin. J’étais résolu à ramener Weena avec moi dans notreépoque actuelle. En retournant tous ces projets dans ma tête, jepoursuivis mon chemin vers l’édifice que ma fantaisie avait choisipour être notre demeure.

Chapitre 11LE PALAIS DE PORCELAINE VERTE

« Nous arrivâmes vers midi au Palais de Porcelaine Verte, que jetrouvai désert et tombant en ruine. Il ne restait aux fenêtres quedes fragments de vitres, et de grandes plaques de l’enduit vert dela façade s’étaient détachées des châssis métalliques corrodés. Lepalais était situé au haut d’une pente gazonnée et, tournant, avantd’entrer, mes yeux vers le nord-est, je fus surpris de voir unlarge estuaire et même un véritable bras de mer là où je croyaisqu’avaient été autrefois Wandsworth et Battersea. Je pensai alors –sans suivre plus loin cette idée – à ce qui devait être arrivé oupeut-être arrivait aux êtres vivant dans la mer.

« Les matériaux du Palais se trouvèrent être, après examen, dela véritable porcelaine, et, sur le fronton, j’aperçus uneinscription en caractères inconnus. Je pensai assez sottement queWeena pourrait m’aider à l’interpréter, mais je m’aperçus alors quela simple idée d’une écriture n’avait jamais pénétré son cerveau.Elle me parut toujours, je crois, plus humaine qu’elle n’étaitréellement, peut-être parce que son affection était si humaine.Au-delà des grands battants des portes – qui étaient ouvertes etbrisées – je trouvai, au lieu de la salle habituelle, une longuegalerie éclairée par de nombreuses fenêtres latérales. Dès lepremier coup d’œil, j’eus l’idée d’un musée. Le carrelage étaitrecouvert d’une épaisse couche de poussière, et un remarquableétalage d’objets variés disparaissait sous une pareille couchegrise. J’aperçus alors, debout, étrange et décharné, au centre dela salle, quelque chose qui devait être la partie inférieure d’unimmense squelette. Je reconnus, par les pieds obliques, que c’étaitquelque être disparu, du genre du Mégathérium. Le crâne et les osde la partie supérieure gisaient à terre, dans la poussièreépaisse, et, à un endroit où la pluie goutte à goutte tombait dequelque fissure du toit, les os étaient rongés. Plus loin setrouvait le squelette énorme d’un Brontosaure. Mon hypothèse d’unmusée se confirmait. Sur l’un des côtés, je trouvai ce qui me parutêtre des rayons inclinés, et, essuyant la poussière épaisse, jetrouvai les habituels casiers vitrés, tels que nous en avonsmaintenant. Mais ils devaient être imperméables à l’air, à en jugerpar la conservation parfaite de la plupart des objets qu’ilscontenaient.

« Évidemment, nous étions au milieu des ruines de quelquedernier Musée d’Histoire Naturelle. C’était apparemment ici laSection Paléontologique qui avait renfermé une splendide collectionde fossiles, encore que l’inévitable décomposition, qui avait étéretardée pour un temps et avait par la destruction des bactéries etdes moisissures perdu les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de saforce, se fût néanmoins remise à l’œuvre, sûrement bien quelentement, pour l’anéantissement de tous ces trésors. Ici et là, jetrouvai des vestiges humains sous forme de rares fossiles enmorceaux ou enfilés en chapelets sur des fibres de roseaux. Lesétagères, en divers endroits, avaient été entièrement déplacées –par les Morlocks, à ce qu’il me parut. Un grand silence emplissaitles salles. La poussière épaisse amortissait nos pas. Weena, quis’amusait à faire rouler un oursin sur la vitre en pente d’unecase, revint précipitamment vers moi, tandis que je regardais toutà l’entour, me prit très tranquillement la main et resta auprès demoi.

« Tout d’abord je fus tellement surpris par cet ancien monument,légué par un âge intellectuel, que je ne pensai nullement auxpossibilités qu’il offrait. Même la préoccupation de la Machines’éloigna un instant de mon esprit.

« À en juger par ses dimensions, ce Palais de Porcelaine Vertecontenait beaucoup plus de choses qu’une Galerie dePaléontologie ; peut-être y avait-il des galerieshistologiques : il se pouvait qu’il y eût même uneBibliothèque ! Pour moi, tout au moins dans de tellescirconstances, cela eût été beaucoup plus intéressant que cespectacle d’une antique géologie en décomposition. En continuantmon exploration, je trouvai une autre courte galerie, transversaleà la première, qui paraissait être consacrée aux minéraux, et lavue d’un bloc de soufre éveilla dans mon esprit l’idée de poudre,mais je ne pus trouver de salpêtre ; et, de fait, aucunnitrate d’aucune espèce. Sans doute étaient-ils dissous depuis desâges. Cependant ce morceau de soufre hanta mon esprit et agitatoute une série d’idées. Quant au reste du contenu de la galerie,qui était le mieux conservé de tout ce que je vis, il nem’intéressait guère – je ne suis pas spécialement minéralogiste –et je me dirigeai vers une aile très en ruine qui était parallèle àla première salle où j’étais entré. Apparemment, cette sectionavait été consacrée à l’Histoire Naturelle, mais tout ce qu’elleavait renfermé était depuis longtemps méconnaissable. Quelquesvestiges racornis et noircis de ce qui avait été autrefois desanimaux empaillés ; des momies desséchées en des bocaux quiavaient contenu de l’alcool ; une poussière brune, reste deplantes disparues ; et c’était tout ! Je le regrettaifort, car j’aurais été heureux de pouvoir retracer les patientsarrangements au moyen desquels s’était accomplie la conquête de lanature animée. Ensuite nous arrivâmes à une galerie de dimensionssimplement colossales, mais singulièrement mal éclairée, et dont lesol, en pente faible, faisait un léger angle avec la galerie que jequittais. Des globes blancs pendaient, par intervalles, du plafond,la plupart fêlés et brisés, suggérant un éclairage artificielancien. Ici, j’étais plus dans mon élément, car, de chaque côté,s’élevaient les masses énormes de gigantesques machines, toutesgrandement corrodées et pour la plupart brisées, mais quelques-unessuffisamment complètes. Vous connaissez mon faible pour lamécanique et j’étais disposé à m’attarder au milieu de toutcela ; d’autant plus qu’elles offraient souvent l’intérêtd’énigmes et je ne pouvais faire que les plus vagues conjecturesquant à leur utilisation. Je me figurais que si je pouvais résoudreces énigmes, je me trouverais en possession de pouvoirs qui meseraient utiles contre les Morlocks.

« Tout à coup Weena se rapprocha très près de moi ; et sisoudainement que je tressaillis. Si ce n’avait été d’elle, je necrois pas que j’aurais remarqué l’inclinaison du sol de la galerie.L’extrémité où j’étais parvenu se trouvait entièrement au-dessus dusol, et était éclairée par de rares fenêtres fort étroites. Endescendant, dans la longueur, le sol s’élevait contre ces fenêtresjusqu’à une fosse, semblable aux sous-sols des maisons de Londres,qui s’ouvrait devant chacune d’elles, avec seulement une étroiteligne de jour au sommet. J’avançai lentement, cherchant à devinerl’usage de ces machines, et mon attention fut trop absorbée parelles pour me laisser remarquer la diminution graduelle dujour ; ce furent les croissantes appréhensions de Weena quim’en firent apercevoir. Je vis alors que la galerie s’enfonçaitdans d’épaisses ténèbres. J’hésitai, puis en regardant autour demoi, j’observai que la couche de poussière était moins abondante etsa surface moins plane. Un peu plus loin, du côté de l’obscurité,elle paraissait rompue par un certain nombre d’empreintes de pieds,menues et étroites. La sensation de la présence immédiate desMorlocks se ranima. J’eus conscience que je perdais un tempsprécieux à l’examen académique de toutes ces machines. Je merappelai que l’après-midi était déjà très avancé et que je n’avaisencore ni arme, ni abri, ni aucun moyen de faire du feu. Puis,venant du fond obscur de la galerie, j’entendis les singuliersbattements et les mêmes bruits bizarres que j’avais entendus aufond du puits.

« Je pris la main de Weena. Puis, frappé d’une idée soudaine, jela laissai et m’avançai vers une machine d’où s’élançait un levierassez semblable à ceux des postes d’aiguillage. Gravissant laplate-forme, je saisis le levier et, de toutes mes forces, je lesecouai en tous les sens. Soudain, Weena que j’avais laissée aumilieu de la galerie se mit à gémir. J’avais conjecturé assezexactement la force de résistance du levier, car après une minuted’efforts il cassa net et je rejoignis Weena avec, dans ma main,une masse plus que suffisante, pensais-je, pour n’importe quelcrâne de Morlock que je pourrais rencontrer. Et il me tardaitgrandement d’en tuer quelques-uns. Bien inhumaine, penserez-vous,cette envie de massacrer ses propres descendants ! Mais iln’était en aucune façon possible de ressentir le moindre sentimentd’humanité à l’égard de ces êtres. Ma seule répugnance à quitterWeena, et la conviction que, si je commençais à apaiser ma soif demeurtre, ma Machine pourrait en souffrir, furent les seules raisonsqui me retinrent de descendre tout droit la galerie et d’allermassacrer les brutes que j’entendais.

« Donc, la masse dans une main et menant Weena par l’autre, jesortis de cette galerie et entrai dans une plus grande encore, qui,à première vue, me rappela une chapelle militaire tendue dedrapeaux en loques, je reconnus bientôt les haillons brunis etcarbonisés qui pendaient de tous côtés comme étant les vestigesdélabrés de livres. Depuis longtemps ils étaient tombés en lambeauxet toute apparence d’impression avait disparu. Mais il y avait iciet là, des cartonnages gauchis et des fermoirs de métal brisés quien disaient assez long. Si j’avais été littérateur, j’aurais pu,peut-être, moraliser sur la futilité de toute ambition. Mais lachose qui me frappa le plus vivement et le plus fortement futl’énorme dépense de travail inutile dont témoignait cette sombresolitude de papier pourri. Je dois avouer qu’à ce moment je pensaissurtout aux Philosophical Transactions et à mes dix-sept brochuressur des questions d’optique.

« Montant alors un large escalier, nous arrivâmes à ce qui dutêtre autrefois une galerie de Chimie Technique. Et j’espéraivivement faire là d’utiles découvertes. Sauf à une extrémité où letoit s’était affaissé, cette galerie était bien conservée. J’allaiavec empressement vers celles des cases qui étaient restéesentières. Et enfin, dans une des cases hermétiques, je trouvai uneboîte d’allumettes. Précipitamment, j’en essayai une. Elles étaientparfaitement bonnes, même pas humides. Je me tournai vers Weena «Danse ! » lui criai-je dans sa propre langue. Car maintenantj’avais une arme véritable contre les horribles créatures que nousredoutions. Aussi, dans ce musée abandonné, sur l’épais et douxtapis de poussière, à la grande joie de Weena, j’exécutaisolennellement une sorte de danse composite, en sifflant aussigaiement que je pouvais l’air du Pays des Braves. C’était à la foisun modeste cancan, une suite de trépignements, et une danse enjupons, autant que les basques de ma veste le permettaient, et enpartie une danse originale ; car j’ai l’esprit naturellementinventif, comme vous le savez.

« Je pense encore maintenant que c’est un heureux miracle quecette boîte d’allumettes ait échappé à l’usure du temps, à traversd’immémoriales années. De plus, assez bizarrement, je découvris unesubstance encore plus invraisemblable : du camphre. Je le trouvaidans un bocal scellé, qui, par hasard je suppose, avait été ferméd’une façon absolument hermétique. Je crus d’abord à de la cireblanche, et en conséquence brisai le bocal. Mais je ne pouvais metromper à l’odeur du camphre. Dans l’universelle décomposition,cette substance volatile se trouvait par hasard avoir survécu, àtravers peut-être plusieurs milliers de siècles. Cela me rappelaune peinture à la sépia que j’avais vu peindre un jour avec lacouleur faite d’une bélemnite fossile qui avait dû périr et sefossiliser depuis des millions d’années. J’étais sur le point de lejeter, mais je me souvins que le camphre était inflammable etbrûlait avec une belle flamme brillante – une excellente bougie –et je le mis dans ma poche. Je ne trouvai cependant aucun explosif,ni aucun moyen de renverser les portes de bronze. Jusqu’ici monlevier de fer était le seul objet de quelque secours que j’eusserencontré. Néanmoins je quittai cette galerie transporté dejoie.

« Je ne puis vous conter toute l’histoire de ce long après-midi.Ce serait un trop grand effort de mémoire de me rappeler dans leurordre mes explorations. Je me souviens d’une longue galerie pleined’armes rouillées, et comment j’hésitai entre ma massue et unehachette ou une épée. Je ne pouvais, pourtant, les prendre toutesdeux, et ma barre de fer promettait mieux contre les portes debronze. Il y avait un grand nombre de fusils de pistolets et decarabines. La plupart n’étaient plus que des masses de rouille,mais un certain nombre étaient faits de quelque métal nouveau etencore assez solide. Mais tout ce qui avait pu se trouver decartouches et de poudre était tombé en poussière. Un coin de cettegalerie avait été incendié et réduit en miettes, probablement parl’explosion d’un des spécimens. Dans un autre endroit se trouvaitun vaste étalage d’idoles – polynésiennes, mexicaines, grecques,phéniciennes, de toutes les contrées de la terre, je crois. Et ici,cédant à une irrésistible impulsion, j’écrivis mon nom sur le nezd’un monstre en stéatite provenant de l’Amérique du Sud, qui tentaplus particulièrement mon caprice.

« À mesure que s’approchait le soir, mon intérêt diminuait. Jepassai de galeries en galeries poudreuses, silencieuses, souvent enruine ; les objets exposés n’étaient plus parfois que desimples morceaux de rouille ou de lignite, et quelquefois étaientmieux conservés. En un endroit, je me trouvai tout à coup auprèsd’un modèle de mine d’étain, et alors, par le plus simple accident,je découvris dans une case hermétique deux cartouches dedynamite ! je criai : Eurêka ! et plein de joie brisai lavitre du casier. Alors il me vint un doute, j’hésitai ; puis,choisissant une petite galerie latérale, je fis mon essai. Je n’aijamais éprouvé désappointement pareil à celui que j’eus enattendant cinq, dix, quinze minutes, une explosion qui ne seproduisit pas. Naturellement, ce n’étaient que des simulacres,comme j’aurais dû le deviner en les trouvant à cet endroit. Jecrois réellement que, n’en eût-il pas été ainsi, je me seraisélancé immédiatement et j’aurais été faire sauter le Sphinx, lesportes de bronze, et du même coup, comme le fait se vérifia plustard, mes chances de retrouver la Machine.

« Ce fut, je crois, après cela que je parvins à une petite courà ciel ouvert, dans l’intérieur du palais. Sur une pelouse, troisarbres à fruits avaient poussé. Là nous nous reposâmes et lesfruits nous rafraîchirent. Vers le coucher du soleil, je commençaià considérer notre position. La nuit nous enveloppait lentement, etj’avais encore à trouver notre refuge inaccessible. Mais cela metroublait fort peu maintenant. J’avais en ma possession une chosequi était peut-être la meilleure de toutes les défenses contre lesMorlocks – j’avais des allumettes ! J’avais aussi du camphredans ma poche, s’il était besoin d’une flamme de quelque durée. Ilme semblait que ce que nous avions de mieux à faire était de passerla nuit en plein air, protégés par du feu. Au matin viendrait laconquête de la Machine. Pour cela, je n’avais jusqu’ici que mamassue de fer. Mais maintenant, avec ce que j’avais acquis deconnaissances, j’éprouvais des sentiments entièrement différentsvis-à-vis des portes de bronze.

Jusqu’à ce moment je m’étais abstenu de les forcer, à cause dumystère qu’elles recelaient. Elles ne m’avaient jamais faitl’impression d’être bien solides, et j’espérais que ma barre de ferne serait pas trop disproportionnée à l’ouvrage.

Chapitre 12DANS LES TENÉBRES

« Nous sortîmes du palais alors que le soleil était encore enpartie au-dessus de l’horizon. J’avais décidé d’atteindre le SphinxBlanc le lendemain matin de bonne heure et je me proposais detraverser avant la nuit la forêt qui m’avait arrêté en venant. Monplan était d’aller aussi loin que possible ce soir-là, et ensuitede préparer un feu à la lueur duquel nous pourrions dormir. Enconséquence, au long du chemin, je ramassai des herbes sèches etdes branches dont j’eus bientôt les bras remplis ; ainsichargé, nous avancions plus lentement que je ne l’avais prévu, etde plus Weena était très fatiguée. Je commençai aussi à sentir unassoupissement me gagner ; si bien qu’il faisait tout à faitnuit lorsque nous atteignîmes l’orée de la forêt. Weena, redoutantl’obscurité, aurait voulu s’arrêter à la lisière ; mais lasingulière sensation d’une calamité imminente qui aurait dû, enfait, me servir d’avertissement, m’entraîna en avant. Je n’avaispas dormi depuis deux jours et une nuit, et j’étais fiévreux etirritable ; je sentais le sommeil me vaincre, et avec luivenir les Morlocks.

« Tandis que nous hésitions, je vis parmi les buissons, ternesdans l’obscurité profonde, trois formes rampantes. Il y avait toutautour de nous des broussailles et de hautes herbes, et je ne mesentais pas protégé contre leur approche insidieuse. La forêt, à ceque je supposais, devait avoir un peu plus d’un kilomètre delargeur. Si nous pouvions, en la traversant, atteindre le versantdénudé de la colline, là, me semblait-il, nous trouverions un lieude repos absolument sûr : je pensai qu’avec mes allumettes et lecamphre je réussirais à éclairer mon chemin à travers la forêt.Cependant il était évident que si j’avais à agiter d’une main lesallumettes, il me faudrait abandonner ma provision de bois ;aussi, je la posai à terre, bien à contrecœur. Alors me vint l’idéede stupéfier nos amis derrière nous en l’allumant. Je devaisbientôt découvrir l’atroce folie de cet acte, mais il se présentaità mon esprit comme une tactique ingénieuse, destinée à couvrirnotre retraite.

« Je ne sais pas si vous avez jamais songé à la rareté d’uneflamme naturelle en l’absence de toute intervention humaine et sousun climat tempéré. La chaleur solaire est rarement assez forte pourproduire la flamme, même quand elle est concentrée par des gouttesde rosée, comme c’est quelquefois le cas en des contrées plustropicales. La foudre peut abattre et carboniser, mais elle estrarement la cause d’incendies considérables. Des végétaux endécomposition peuvent occasionnellement couver de fortes chaleurspendant la fermentation ; mais il est rare qu’il en résulte dela flamme. À cette époque de décadence, l’art de produire le feuavait été oublié sur la terre. Les langues rouges qui s’élevaienten léchant le tas de bois étaient pour Weena une chose étrange etentièrement nouvelle.

« Elle voulait en prendre et jouer avec ; je crois qu’ellese serait jetée dedans si je ne l’avais pas retenue. Mais jel’enlevai dans mes bras et, en dépit de sa résistance, m’enfonçaihardiment, droit devant moi, dans la forêt. Jusqu’à une certainedistance la flamme éclaira mon chemin. En me retournant, je pusvoir, à travers la multitude des troncs, que de mon tas debrindilles la flamme s’étendait à quelques broussailles adjacenteset qu’une courbe de feu s’avançait dans les herbes de la colline. Àcette vue, j’éclatai de rire, et, me retournant du côté des arbresobscurs, je me remis en marche. Il faisait très sombre, et Weena secramponnait à moi convulsivement ; mais comme mes yeuxs’accoutumaient à l’obscurité, il faisait encore suffisamment clairpour que je pusse éviter les troncs. Au-dessus de moi, tout étaitnoir, excepté çà et là une trouée où le ciel bleu lointain brillaitsur nous. Je n’allumai pas d’allumettes parce que mes mainsn’étaient pas libres. Sur mon bras gauche je portais ma petiteamie, et dans ma main droite j’avais ma barre de fer.

« Pendant un certain temps, je n’entendis autre chose que lescraquements des branches sous mes pieds, le frémissement de labrise dans les arbres, ma propre respiration et les pulsations dusang à mes oreilles. Puis il me sembla percevoir une infinité depetits bruits autour de moi. Les petits bruits répétés devinrentplus distincts, et je perçus clairement les sons et les voixbizarres que j’avais entendus déjà dans le monde souterrain. Cedevaient être évidemment les Morlocks qui m’enveloppaient peu àpeu. Et de fait, une minute après, je sentis un tiraillement à monhabit, puis quelque chose à mon bras ; Weena frissonnaviolemment et devint complètement immobile.

« C’était le moment de craquer une allumette. Mais pour cela ilme fallut poser Weena à terre. Tandis que je fouillais dans mapoche, une lutte s’engagea dans les ténèbres à mes genoux ;Weena absolument silencieuse et les Morlocks roucoulant de leursingulière façon, et de petites mains molles tâtant mes habits etmon dos, allant même jusqu’à mon cou. Alors je grattai l’allumettequi s’enflamma en crépitant. Je la levai en l’air et vis les doslivides des Morlocks qui s’enfuyaient parmi les troncs. Je pris enhâte un morceau de camphre et me tins prêt à l’enflammer dès quel’allumette serait sur le point de s’éteindre. Puis j’examinaiWeena. Elle était étendue, étreignant mes jambes, inanimée et laface contre le sol. Pris d’une terreur soudaine, je me penchai verselle. Elle respirait à peine ; j’allumai le morceau de camphreet le posai à terre ; tandis qu’il éclatait et flambait,éloignant les Morlocks et les ténèbres, je m’agenouillai etsoulevai Weena. Derrière moi, le bois semblait plein de l’agitationet du murmure d’une troupe nombreuse.

« Weena paraissait évanouie. Je la mis doucement sur mon épauleet me relevai pour partir, mais l’horrible réalité m’apparut. Enm’occupant des allumettes et de Weena, j’avais tourné plusieursfois sur moi-même et je n’avais plus maintenant la moindre idée dela direction à suivre. Tout ce que je pus savoir, c’est queprobablement je faisais face au Palais de Porcelaine Verte. Unesueur froide m’envahit. Il me fallait rapidement prendre unedécision. Je résolus d’allumer un feu et de camper où nous étions.J’adossai Weena, toujours inanimée, contre un tronc moussu, et entoute hâte, avant que mon premier morceau de camphre ne s’éteignît,je me mis à rassembler des brindilles et des feuilles sèches. Iciet là, dans les ténèbres, les yeux des Morlocks étincelaient commedes escarboucles.

« La flamme du camphre vacilla et s’éteignit. Je craquai uneallumette et aussitôt deux formes blêmes, qui dans le courtintervalle d’obscurité s’étaient approchées de Weena, s’enfuirent,et l’une d’elles fut tellement aveuglée par la lueur soudainequ’elle vint droit à moi, et je sentis ses os se broyer sous lecoup de poing que je lui assenai ; elle poussa un cri deterreur, chancela un moment et s’abattit. J’enflammai un autremorceau de camphre et continuai de rassembler mon bûcher. Soudainje remarquai combien sec était le feuillage au-dessus de moi, cardepuis mon arrivée sur la Machine, l’espace d’une semaine, iln’était pas tombé une goutte de pluie. Aussi, au lieu de chercherentre les arbres des brindilles tombées, je me mis à atteindre et àbriser des branches. J’eus bientôt un feu de bois vert et debranches sèches qui répandait une fumée suffocante, mais qui mepermettait d’économiser mon camphre. Alors je m’occupai de Weena,toujours étendue auprès de ma massue de fer. Je fis tout ce que jepus pour la ranimer, mais elle était comme morte. Je ne pus même merendre compte si elle respirait ou non.

« La fumée maintenant se rabattait dans ma direction et,engourdi par son âcre odeur, je dus m’assoupir tout d’un coup. Deplus il y avait encore dans l’air des vapeurs de camphre. Mon feupouvait durer encore pendant une bonne heure. Je me sentais épuiséaprès tant d’efforts et je m’étais assis. La forêt aussi étaitpleine d’un étourdissant murmure dont je ne pouvais comprendre lacause. Il me sembla que je venais de fermer les yeux et que je lesrouvrais. Mais tout était noir et sur moi je sentis les mains desMorlocks. Repoussant vivement leurs doigts agrippeurs, en hâte, jecherchai dans ma poche la boîte d’allumettes… Elle n’y étaitplus ! Alors ils me saisirent et cherchèrent à me maintenir.En une seconde je compris ce qui s’était passé. Je m’étais endormiet le feu s’était éteint : l’amertume de la mort m’emplit l’âme. Laforêt semblait envahie par une odeur de bois qui brûle. Je fussaisi, par le cou, par les cheveux, par les bras, et maintenu àterre ; ce fut une indicible horreur de sentir dansl’obscurité toutes ces créatures molles entassées sur moi. J’eus lasensation de me trouver pris dans une énorme toile d’araignée.J’étais accablé et ne luttais plus. Mais soudain je me sentis morduau cou par de petites dents aiguës. Je me roulai de côté et parhasard ma main rencontra le levier de fer. Cela me redonna ducourage. Je me débattis, secouant de sur moi ces rats humains et,tenant court le levier, je frappai où je croyais qu’étaient leurstêtes, je sentais sous mes coups un délicieux écrasement de chairet d’os, et en un instant je fus délivré.

« L’étrange exultation qui, si souvent, accompagne un rudecombat m’envahit. Je savais que Weena et moi étions perdus, mais jerésolus que les Morlocks paieraient cher notre peau. Je m’adossai àun arbre, brandissant ma barre de fer devant moi. La forêt entièreétait pleine de leurs cris et de leur agitation. Une minutes’écoula. Leurs voix semblèrent s’élever à un haut diapasond’excitation, et leurs mouvements devinrent plus rapides. Pourtantaucun ne passa à portée de mes coups. Je restai là, cherchant àpercer les ténèbres, quand tout à coup l’espoir me revint : quoidonc pouvait ainsi effrayer les Morlocks ? Et au même moment,je vis une chose étrange. Les ténèbres parurent devenir lumineuses.Vaguement, je commençai à distinguer les Morlocks autour de moi –trois d’entre eux abattus à mes pieds – et je remarquai alors, avecune surprise incrédule, que les autres s’enfuyaient en flotsincessants, à travers la forêt, droit devant moi, et leurs dosn’étaient plus du tout blancs, mais rougeâtres. Tandis que, bouchebée, je les regardais passer, je vis dans une trouée de cielétoilé, entre les branches, une petite étincelle rouge voltiger etdisparaître. Et je compris alors l’odeur du bois qui brûle, lemurmure étourdissant qui maintenant devenait un grondement, lesreflets rougeâtres et la fuite des Morlocks.

« M’écartant un instant de mon tronc d’arbre, je regardai enarrière et je vis, entre les piliers noirs des arbres les plusproches, les flammes de la forêt en feu. C’était mon premierbivouac qui me rattrapait. Je cherchai Weena, mais elle n’étaitplus là. Derrière moi, les sifflements et les craquements, le bruitd’explosion de chaque tronc qui prenait feu laissaient peu de tempspour réfléchir. Ma barre de fer bien en main, je courus sur lestraces des Morlocks. Ce fut une course affolante. Une fois, lesflammes s’avancèrent si rapidement sur ma droite que je fus dépasséet dus faire un détour sur la gauche. Mais enfin j’arrivai à unepetite clairière et, à cet instant même, un Morlock accourut entrébuchant de mon côté, me frôla et se précipita droit dans lesflammes.

« J’allais contempler maintenant le plus horrible et effrayantspectacle qu’il me fût donné de voir dans cet âge à venir. Auxlueurs du feu, il faisait dans cet espace découvert aussi clairqu’en plein jour. Au centre était un monticule, un tumulus,surmonté d’un buisson d’épine desséché. Au-delà, un autre bras dela forêt brûlait, où se tordait déjà d’énormes langues de flammejaune, qui encerclaient complètement la clairière d’une barrière defeu. Sur le monticule, il y avait trente ou quarante Morlocks,éblouis par la lumière et la chaleur, courant de-ci, de-là, en seheurtant les uns aux autres dans leur confusion. Tout d’abord, jene pensai pas qu’ils étaient aveuglés, et, avec ma barre de fer, enune frénésie de crainte, je les frappai quand ils m’approchaient,en tuant un et en estropiant plusieurs autres. Mais quand j’eusremarqué les gestes de l’un d’entre eux, tâtonnant autour dubuisson d’épine, et que j’eus entendu leurs gémissements, je fusconvaincu de leur misérable état d’impuissance au milieu de cetteclarté, et je cessai de les frapper.

« Cependant, de temps à autre, l’un d’eux accourait droit surmoi, me donnant chaque fois un frisson d’horreur qui me jetait decôté. Un moment, les flammes baissèrent beaucoup, et je craignisque ces infectes créatures ne pussent m’apercevoir. Je pensaismême, avant que cela n’arrivât, à entamer le combat en en tuantquelques-uns ; mais les flammes s’élevèrent de nouveau avecviolence et j’attendis. Je me promenai à travers eux en lesévitant, cherchant quelque trace de Weena. Mais Weena n’était paslà.

« À la fin, je m’assis au sommet du monticule, contemplant cettetroupe étrange d’êtres aveugles, courant ici et là, en tâtonnant eten poussant des cris horribles, tandis que les flammes serabattaient sur eux. D’épaisses volutes de fumée inondaient leciel, et à travers les rares déchirures de cet immense dais rouge,lointaines comme si elles appartenaient à un autre univers,étincelaient les petites étoiles. Deux ou trois Morlocks vinrent àtrébucher contre moi et je les repoussai à coups de poing enfrissonnant.

« Pendant la plus grande partie de cette nuit, je fus persuadéque tout cela n’était qu’un cauchemar. Je me mordis et poussai descris, dans un désir passionné de m’éveiller. De mes mains jefrappai le sol, je me levai et me rassis, errai çà et là et merassis encore. J’en arrivai à me frotter les yeux et à crier versla Providence de me permettre de m’éveiller. Trois fois, je vis unMorlock, en une sorte d’agonie, s’élancer tête baissée dans lesflammes. Mais, enfin, au-dessus des dernières lueurs rougeoyantesde l’incendie, au-dessus des masses ruisselantes de fumée noire,des troncs d’arbres à demi consumés et du nombre diminué de cesvagues créatures, montèrent les premières blancheurs du jour.

« De nouveau, je me mis en quête de Weena, mais ne la trouvainulle part. Il était clair que les Morlocks avaient laissé sonpauvre petit corps dans la forêt. Je ne puis dire combien celaadoucit ma peine de penser qu’elle avait échappé à l’horribledestin qui lui semblait réservé. En pensant à cela, je fus presquesur le point d’entreprendre un massacre des impuissantesabominations qui couraient encore autour de moi, mais je mecontins. Ce monticule, comme je l’ai dit, était une sorte d’îlotdans la forêt. De son sommet, je pouvais maintenant distinguer àtravers une brume de fumée le Palais de Porcelaine Verte, ce qui mepermit de retrouver ma direction vers le Sphinx Blanc. Alors,abandonnant le reste de ces âmes damnées qui se traînaient encorede-ci, de-là, en gémissant, je liai autour de mes pieds quelquestouffes d’herbes et m’avançai, en boitant, à travers les cendresfumantes et parmi les troncs noirs qu’agitait encore une combustionintérieure, dans la direction de la cachette de ma Machine. Jemarchais lentement, car j’étais presque épuisé, autant que boiteux,et je me sentais infiniment malheureux de l’horrible mort de lapetite Weena. Sa perte me semblait une accablante calamité. En cemoment, dans cette pièce familière, ce que je ressens me paraîtêtre beaucoup plus le regret qui reste d’un rêve qu’une pertevéritable. Mais ce matin-là, cette mort me laissait de nouveauabsolument seul – terriblement seul. Le souvenir me revint de cettemaison, de ce coin du feu, de quelques-uns d’entre vous, et avecces pensées m’envahit le désir de tout cela, un désir qui était unesouffrance.

« Mais, en avançant sur les cendres fumantes, sous le cielbrillant du matin, je fis une découverte. Dans la poche de monpantalon, il y avait encore quelques allumettes qui avaient dûs’échapper de la boîte avant que les Morlocks ne la prissent.

Chapitre 13LA TRAPPE DU SPHINX BLANC

« LE matin, vers huit ou neuf heures, j’arrivai à ce même siègede métal jaune d’où, le soir de mon arrivée, j’avais jeté mespremiers regards sur ce monde. Je pensai aux conclusions hâtivesque j’avais formées ce soir-là et ne pus m’empêcher de rireamèrement de ma présomption. C’était encore le même beau paysage,les mêmes feuillages abondants, les mêmes splendides palais, lesmêmes ruines magnifiques et la même rivière argentée coulant entreses rives fertiles. Les robes gaies des Éloïs passaient ici et làentre des arbres. Quelques-uns se baignaient à la place exacte oùj’avais sauvé Weena, et cette vue raviva ma peine. Comme des tachesqui défiguraient le paysage, s’élevaient les coupoles au-dessus dupuits menant au monde souterrain. Je savais maintenant ce querecouvrait toute cette beauté du monde extérieur. Très agréablements’écoulaient les journées pour ses habitants, aussi agréablementque les journées que passe le bétail dans les champs. Comme lebétail, ils ne se connaissaient aucun ennemi, ils ne se mettaienten peine d’aucune nécessité. Et leur fin était la même.

« Je m’attristai à mesurer en pensée la brièveté du rêve del’intelligence humaine. Elle s’était suicidée ; elle s’étaitfermement mise en route vers le confort et le bien-être, vers unesociété équilibrée, avec sécurité et stabilité comme motsd’ordre ; elle avait atteint son but, pour en arriverfinalement à cela. Un jour, la vie et la propriété avaient dûatteindre une sûreté presque absolue. Le riche avait été assuré deson opulence et de son bien-être ; le travailleur, de sa vieet de son travail. Sans doute, dans ce monde parfait, il n’y avaiteu aucun problème inutile, aucune question qui n’eût été résolue.Et une grande quiétude s’était ensuivie.

« C’est une loi naturelle trop négligée : la versatilitéintellectuelle est le revers de la disparition du danger et del’inquiétude. Un animal en harmonie parfaite avec son milieu est unpur mécanisme. La nature ne fait jamais appel à l’intelligence quesi l’habitude et l’instinct sont insuffisants. Il n’y a pasd’intelligence là où il n’y a ni changement, ni besoin dechangement. Seuls ont part à l’intelligence les animaux qui ont àaffronter une grande variété de besoins et de dangers.

« Ainsi donc, comme je pouvais le voir, l’homme du mondesupérieur avait dérivé jusqu’à la joliesse impuissante, et l’hommesubterranéen jusqu’à la simple industrie mécanique. Mais à ceparfait état il manquait encore une chose pour avoir la perfectionmécanique et la stabilité absolue. Apparemment, à mesure que letemps s’écoulait, la subsistance du monde souterrain, de quelquefaçon que le fait se soit produit, était devenue irrégulière. LaNécessité, qui avait été écartée pendant quelques milliersd’années, revint et reprit son œuvre en bas. Ceux du mondesubterranéen étant en contact avec une mécanique qui, quelqueparfaite qu’elle ait pu être, nécessitait cependant quelque penséeen dehors de la routine, avaient probablement conservé, par force,un peu plus d’initiative et moins des autres caractères humains queceux du monde supérieur. Ainsi, quand ils manquèrent de nourriture,ils retournèrent à ce qu’une antique habitude avait jusqu’alorsempêché. C’est ainsi que je vis une dernière fois le monde del’année huit cent deux mil sept cent un. Ce peut être l’explicationla plus fausse que puisse donner l’esprit humain. C’est de cettefaçon néanmoins que la chose prit forme pour moi, et je vous ladonne comme telle.

« Après les fatigues, les excitations et les terreurs des jourspassés, et en dépit de mon chagrin, ce siège, d’où je contemplaisle paysage tranquille baigné d’un chaud soleil, m’offrait un fortagréable repos. J’étais accablé de fatigue et de sommeil, si bienque mes spéculations se transformèrent bientôt en assoupissement.M’en apercevant, j’en pris mon parti, et, m’étendant sur le gazon,j’eus un long et réconfortant sommeil.

« Je m’éveillai un peu avant le coucher du soleil. Je necraignais plus maintenant d’être surpris endormi par les Morlocks,et, me relevant, je descendis la colline du côté du Sphinx Blanc.J’avais mon levier dans une main, tandis que l’autre jouait avecles allumettes dans ma poche.

« Survint alors la chose la plus inattendue. En approchant dupiédestal du Sphinx, je trouvai les panneaux de bronze ouverts. Ilsavaient coulissé de haut en bas le long de glissières ; àcette vue, je m’arrêtai court, hésitant à entrer.

« À l’intérieur était une sorte de petite chambre, et, dans uncoin surélevé, se trouvait la Machine. J’avais les petits leviersdans ma poche. Ainsi, après tous mes pénibles préparatifs pour unsiège du Sphinx Blanc, j’étais en face d’une humble capitulation.Je jetai ma barre de fer, presque fâché de n’avoir pu en faireusage.

« Une pensée soudaine me vint à l’esprit tandis que je mebaissais pour entrer. Car, une fois au moins, je saisis lesopérations mentales des Morlocks. Retenant une forte envie de rire,je passai sous le cadre de bronze et m’avançai jusqu’à la Machine.Je fus surpris de trouver qu’elle avait été soigneusement huilée etnettoyée. Depuis, j’ai soupçonné les Morlocks de l’avoir en partiedémontée pour essayer à leur vague façon de deviner son usage.

« Alors, tandis que je l’examinais, trouvant un réel plaisirrien qu’à toucher mon invention, ce que j’attendais se produisit.Les panneaux de bronze remontèrent et clorent l’ouverture avec unheurt violent. J’étais dans l’obscurité – pris au piège. Du moins,c’est ce que croyaient les Morlocks et j’en riais de bon cœur toutbas.

« J’entendais déjà leur petit rire murmurant, tandis qu’ilss’avançaient. Avec beaucoup de calme, j’essayai de craquer uneallumette : je n’avais qu’à fixer les leviers de la Machine etdisparaître comme un fantôme. Mais je n’avais pas pris garde à unepetite chose. Les allumettes qui me restaient étaient de cettesorte abominable qui ne s’allume que sur la boîte.

« Vous pouvez vous imaginer ce que devint mon beau calme. Lespetites brutes étaient tout contre moi. L’une me toucha. Les brastendus et les leviers dans la main, je fis place nette autour demoi, et commençai à m’installer sur la selle de la Machine. Alorsune main se posa sur moi, puis une autre. J’avais à me défendrecontre leurs doigts essayant avec persistance de m’arracher lesleviers et à trouver en tâtonnant l’endroit où ils s’adaptaient. Enfait, ils parvinrent presque à m’en arracher un. Mais quand je lesentis me glisser des mains je n’eus, pour le ravoir, qu’à donnerun coup de tête dans l’obscurité – j’entendis résonner le crâne duMorlock. Ce dernier effort était, pensais-je, plus sérieux que lalutte dans la forêt.

« Mais enfin le levier fut fixé et mis au cran de marche. Lesmains qui m’avaient saisi se détachèrent de moi. Les ténèbres sedissipèrent et je me retrouvai dans la même lumière grise et lemême tumulte que j’ai déjà écrits.

Chapitre 14L’ULTIME VISION

« JE vous ai déjà dit quelles sensations nauséeuses et confusesdonne un voyage dans le Temps ; et cette fois j’étais malassis sur la selle, tout de côté et d’une façon peu stable. Pendantun temps indéfini, je me cramponnai à la Machine qui oscillait etvibrait, sans me soucier de savoir où j’allais, et, quand je medécidai à regarder les cadrans, je fus stupéfait de voir où j’étaisarrivé. L’un des cadrans marque les jours, un autre les milliers dejours, un troisième les millions de jours, et le dernier lescentaines de millions de jours. Au lieu d’avoir placé les levierssur la marche arrière, je les avais mis sur la marche avant, etquand je jetai les yeux sur les indicateurs, je vis que l’aiguilledes mille tournait – vers le futur – aussi vite que l’aiguille dessecondes d’une montre.

« Pendant ce temps, un changement particulier se produisait dansl’apparence des choses. Le tremblotement gris qui m’entourait étaitdevenu plus sombre ; alors, bien que la Machine fût encorelancée à une prodigieuse vitesse, le clignotement rapide quimarquait la succession du jour et de la nuit et indiquaithabituellement un ralentissement d’allure revint d’une façon deplus en plus marquée. Tout d’abord, cela m’embarrassa fort. Lesalternatives de jour et de nuit devinrent de plus en plus lentes,de même que le passage du soleil à travers le ciel, si bien qu’ilssemblèrent s’étendre pendant des siècles. À la fin, un crépusculecontinuel enveloppa la terre, un crépuscule que rompait seulementde temps en temps le flamboiement d’une comète dans le cielténébreux. La bande de lumière qui avait indiqué le soleil s’étaitdepuis longtemps éteinte ; car le soleil ne se couchait plus –il se levait et s’abaissait seulement quelque peu à l’ouest et ilétait devenu plus large et plus rouge. Tout vestige de lune avaitdisparu. Les révolutions des étoiles, de plus en plus lentes,avaient fait place à des points lumineux qui avançaient presqueimperceptiblement. Enfin, un peu avant que je ne fisse halte, lesoleil rouge et très large s’arrêta immobile à l’horizon, vastedôme brillant d’un éclat terni et subissant parfois une extinctionmomentanée. Une fois pourtant, il s’était pendant un peu de tempsranimé et avait brillé avec plus d’éclat, mais pour rapidementreprendre son rouge lugubre. Par ce ralentissement de son lever etde son coucher, je me rendis compte que l’œuvre des maréesrégulières était achevée. La terre maintenant se reposait, une deses faces continuellement tournée vers le soleil, de même qu’ànotre époque la lune présente toujours la même face à la terre.Avec de grandes précautions, car je me rappelais ma précédentechute, je commençai à renverser la marche. De plus en pluslentement tournèrent les aiguilles, jusqu’à ce que celle desmilliers se fût arrêtée, et que celle des jours eût cessé d’être unsimple nuage sur son cadran ; toujours plus lentement, jusqu’àce que les contours vagues d’une grève désolée fussent devenusvisibles.

« Je m’arrêtai tout doucement, et, restant assis sur la Machine,je promenai mes regards autour de moi. Le ciel n’était plus bleu.Vers le nord-est, il était d’un noir d’encre, et dans ces ténèbresbrillaient vivement et continûment de pâles étoiles. Au-dessus demoi, le ciel était sans astres et d’un ocre rouge profond ;vers le sud-est, il devenait brillant jusqu’à l’écarlate vif là oùl’horizon coupait le disque du soleil rouge et immobile. Lesrochers, autour de moi, étaient d’une âpre couleur rougeâtre, ettout ce que je pus d’abord voir de vestiges de vie fut lavégétation d’un vert intense qui recouvrait chaque flanc de rocherdu côté du sud-est. C’était ce vert opulent qu’ont quelquefois lesmousses des forêts ou les lichens dans les caves, et les plantesqui, comme celles-là, croissent dans un perpétuel crépuscule.

« La Machine s’était arrêtée sur une grève en pente. La mers’étendait vers le sud-ouest et s’élevait nette et brillante àl’horizon, contre le ciel blême. Il n’y avait ni vagues, niécueils, ni brise. Seule, une légère et huileuse ondulations’élevait et s’abaissait pour montrer que la mer éternelles’agitait encore et vivait. Et sur le rivage, où l’eau parfois sebrisait, était une épaisse incrustation de sel, rose sous le ciellivide. Je me sentis la tête oppressée, et je remarquai que jerespirais très vite. Cette sensation me rappela mon uniqueexpérience d’ascension dans les montagnes, et je jugeai par là quel’air devait s’être considérablement raréfié.

« Très loin, au haut de la plaine désolée, j’entendis un cridiscordant et je vis une chose semblable à un immense papillonblanc s’envoler, voltiger dans le ciel et, planant, disparaîtreenfin derrière quelques monticules peu élevés. Ce cri fut silugubre que je frissonnai et m’installai plus solidement sur laselle. En portant de nouveau mes regards autour de moi, je vis que,tout près, ce que j’avais pris pour une masse rougeâtre de roches’avançait lentement vers moi ; je vis alors que c’était enréalité une sorte de crabe monstrueux. Imaginez-vous un crabe aussilarge que cette table là-bas, avec ses nombreux appendices, semouvant lentement et en chancelant, brandissant ses énormes pinceset ses longues antennes, comme des fouets de charretier, et sesyeux proéminents vous épiant de chaque côté de son frontmétallique. Sa carapace était rugueuse et ornée de bossestumultueuses, et des incrustations verdâtres la pustulaient ici etlà. Je voyais, pendant qu’il avançait, les nombreuses palpes de sabouche compliquée s’agiter et sentir.

« Tandis que je considérais avec ébahissement cette sinistreapparition rampant vers moi, je sentis sur ma joue unchatouillement, comme si un papillon venait de s’y poser, j’essayaide le chasser avec ma main, mais il revint aussitôt et, presqueimmédiatement, un autre vint se poser près de mon oreille. J’yportai vivement la main et attrapai une sorte de filament qui meglissa rapidement entre les doigts. Avec un soulèvement de cœuratroce, je me retournai et me rendis compte que j’avais saisil’antenne d’un autre crabe monstrueux, qui se trouvait justederrière moi. Ses mauvais yeux se tortillaient sur leurs tigesproéminentes ; sa bouche semblait animée d’un grand appétit etses vastes pinces maladroites – barbouillées d’une bave gluante –s’abaissaient sur moi. En un instant, ma main fut sur le levier, etje mis un mois de distance entre ces monstres et moi. Mais j’étaistoujours sur la même grève et je les aperçus. Des douzainesd’autres semblaient ramper de tous côtés, dans la sombre lumière,parmi les couches superposées de vert intense.

« Il m’est impossible de vous exprimer la sensation d’abominabledésolation qui enveloppait le monde ; le ciel rouge àl’orient, la ténèbre septentrionale, la mer morte et salée, lagrève rocheuse encombrée de ces lentes et répugnantes bêtesmonstrueuses, le vert uniforme et d’aspect empoisonné desvégétations de lichen, l’air raréfié qui vous blessait les poumons,tout cela contribuait à produire l’épouvante. Je franchis encore unsiècle et il y avait toujours le même soleil rouge – un peu pluslarge, un peu plus morne –, la même mer mourante, le même airglacial, et le même grouillement de crustacés rampants parmi lesvégétations vertes et les rochers rougeâtres. Et dans le cieloccidental, je vis une pâle ligne courbe comme une immense lunenaissante.

« Je continuai mon voyage, m’arrêtant de temps à autre, pargrandes enjambées de milliers d’années ou plus, entraîné par lemystère du destin de la terre, guettant avec une étrangefascination le soleil toujours plus large et plus morne dans leciel d’occident, et la vie de la vieille terre dans son déclingraduel. Enfin, à plus de trente millions d’années d’ici, l’immensedôme rouge du soleil avait fini par occuper presque la dixièmepartie des cieux sombres. Là, je m’arrêtai une fois encore, car lamultitude des grands crabes avait disparu, et la grève rougeâtre, àpart ses hépatiques et ses lichens d’un vert livide, paraissaitdénuée de vie. Elle était maintenant recouverte d’une coucheblanche ; un froid piquant m’assaillit. De rares floconsblancs tombaient parfois en tourbillonnant. Vers le nord-est, desreflets neigeux s’étendaient sous les étoiles d’un ciel de sable etj’apercevais les crêtes onduleuses de collines d’un blanc rosé. Lamer était bordée de franges de glace, avec d’énormes glaçons quivoguaient au loin. Mais la vaste étendue de l’océan, toutrougeoyant sous l’éternel couchant, n’était pas encore gelée.

« Je regardai tout autour de moi pour voir s’il restait quelquetrace de vie animale. Une certaine impression indéfinissable mefaisait rester sur la selle de la Machine. Mais je ne vis rienremuer ni sur la terre, ni dans le ciel, ni sur la mer. Seule lavase verte sur les rochers témoignait que toute vie n’était pasencore abolie. Un banc de sable se montrait dans la mer et les eauxavaient abandonné le rivage. Je me figurai voir quelque objetvoleter sur la grève, mais quand je l’observai, il restaimmobile ; je crus que mes yeux avaient été abusés et quel’objet noir n’était que quelque fragment de roche. Les étoiles auciel brillaient intensément et me paraissaient ne scintiller quefort peu.

« Tout à coup je remarquai que le contour occidental du soleilavait changé, qu’une concavité, qu’une baie apparaissait dans sacourbe. Je la vis s’accentuer ; pendant une minute peut-êtreje considérai, frappé de stupeur, ces ténèbres qui absorbaient lapâle clarté du jour, et je compris alors qu’une éclipse commençait.La lune ou la planète Mercure passait devant le disque du soleil.Naturellement, je crus d’abord que c’était la lune, mais j’ai biendes raisons de croire que ce que je vis était en réalité quelqueplanète s’interposant très près de la terre.

« L’obscurité croissait rapidement. Un vent froid commença àsouffler de l’est par rafales fraîchissantes, et le vol des floconss’épaissit. Du lointain de la mer s’approcha une ride légère et unmurmure. Hors ces sons inanimés, le monde était plein de silence.Du silence ? Il est bien difficile d’exprimer ce calme quipesait sur lui. Tous les bruits de l’humanité, le bêlement destroupeaux, le chant des oiseaux, le bourdonnement des insectes,toute l’agitation qui fait l’arrière-plan de nos vies, tout celan’existait plus. Comme les ténèbres s’épaississaient, les flocons,tourbillonnant et dansant devant mes yeux, devinrent plus abondantset le froid de l’air devint plus intense… À la fin, un par un, lessommets blancs des collines lointaines s’évanouirent dansl’obscurité. La brise se changea en un vent gémissant. Je visl’ombre centrale de l’éclipse s’étendre vers moi. En un autreinstant, seules les pâles étoiles furent visibles. Tout le restefut plongé dans la plus grande obscurité. Le ciel devint absolumentnoir.

« Une horreur me prit de ces grandes ténèbres. Le froid qui mepénétrait jusqu’aux moelles et la souffrance que me causait chacunede mes respirations eurent raison de moi. Je frissonnai et unenausée mortelle m’envahit. Alors, comme un grand fer rouge,réapparut au ciel le contour du disque solaire. Je descendis de laMachine pour reprendre mes sens, car je me sentais engourdi etincapable d’affronter le retour. Tandis que j’étais là, mal àl’aise et étourdi, je vis de nouveau, contre le fond rougeâtre dela mer, l’objet qui remuait sur le banc de sable : il n’y avaitplus maintenant de méprise possible, c’était bien quelque chosed’animé, une chose ronde de la grosseur d’un ballon de football àpeu près, ou peut-être un peu plus gros, avec des tentaculestraînant par-derrière, qui paraissait noire contre lebouillonnement rouge-sang de la mer, et sautillait gauchementde-ci, de-là. À ce moment, je me sentis presque défaillir. Mais lapeur terrible de rester privé de secours dans ce crépuscule reculéet épouvantable me donna des forces suffisantes pour regrimper surla selle.

Chapitre 15LE RETOUR DE L’EXPLORATEUR

« ET c’est ainsi que je revins. Je dus rester pendant longtempsinsensible sur la Machine. La succession clignotante des jours etdes nuits reprit, le soleil resplendit à nouveau et le cielredevint bleu. Je respirai plus aisément. Les contours flottants dela contrée crûrent et décrûrent. Les aiguilles sur les cadranstournaient à rebours. Enfin je vis à nouveau de vagues ombres demaisons, des traces de l’humanité décadente qui elles aussichangèrent et passèrent pendant que d’autres leur succédaient.

« Après quelque temps, lorsque le cadran des millions fut àzéro, je ralentis la vitesse et je pus reconnaître notre chétivearchitecture familière : l’aiguille des milliers revint à son pointde départ ; le jour et la nuit alternèrent plus lentement.Puis les vieux murs du laboratoire m’entourèrent. Alors, trèsdoucement, je ralentis encore le mécanisme.

« J’observai un petit fait qui me sembla bizarre. Je crois vousavoir dit que lors de mon départ et avant que ma vitesse ne fûttrès grande, la femme de charge avait traversé la pièce comme unefusée, me semblait-il. À mon retour, je passai par cette minuteexacte où elle avait traversé le laboratoire. Mais cette foischacun de ses mouvements parut être exactement l’inverse desprécédents. Elle entra par la porte du bas-bout, glissatranquillement à reculons à travers le laboratoire, et disparutderrière la porte par où elle était auparavant entrée. Un instantavant il m’avait semblé voir Hillyer ; mais il passa comme unéclair.

« Alors j’arrêtai la Machine, et je vis de nouveau autour de moimon vieux laboratoire, mes outils, mes appareils tels que je lesavais laissés ; je descendis de machine tout ankylosé et melaissai tomber sur un siège où, pendant quelques minutes, je fussecoué d’un violent tremblement. Puis je me calmai, heureux deretrouver intact, autour de moi, mon vieil atelier. J’avais dû sansdoute m’endormir là, et tout cela n’avait été qu’un rêve.

« Et cependant, quelque chose était changé ! La Machineétait partie du coin gauche de la pièce. Elle était maintenant àdroite contre le mur où vous l’avez vue. Cela vous donne ladistance exacte qui séparait la pelouse du piédestal du SphinxBlanc dans lequel les Morlocks avaient porté la Machine.

« Pendant un temps, j’eus le cerveau engourdi ; puis je melevai et par le passage je vins jusqu’ici, boitant, mon talon étanttoujours douloureux, et me sentant désagréablement crasseux. Sur latable près de la porte, je vis la Pall Mall Gazette, quiétait bien datée d’aujourd’hui, et pendant que je levais les yeuxvers la pendule qui marquait presque huit heures, j’entendis vosvoix et le bruit des couverts. J’hésitai – me sentant si faible etsi souffrant. Alors je reniflai une bonne et saine odeur de viandeet j’ouvris la porte. Vous savez le reste. Je fis ma toilette,dînai, et maintenant je vous ai conté mon histoire. »

Chapitre 16APRÈS LE RÉCIT

« JE sais, dit-il après une pause, que tout ceci est pour vousabsolument incroyable ; mais pour moi, la seule choseincroyable est que je sois ici ce soir, dans ce vieux fumoirintime, heureux de voir vos figures amicales et vous racontanttoutes ces étranges aventures. »

Il se tourna vers le Docteur :

« Non, dit-il, je ne m’attends pas à ce que vous me croyiez.Prenez mon récit comme une fiction – ou une prophétie. Dites quej’ai fait un rêve dans mon laboratoire ; que je me suis livréà des spéculations sur les destinées de notre race jusqu’à ce quej’aie machiné cette fiction. Prenez mon attestation comme unesimple touche d’art destinée à en rehausser l’intérêt. Et, toutbien placé à ce point de vue, qu’en pensez-vous ? »

Il prit sa pipe et commença, à sa manière habituelle, à la tapernerveusement sur les barres du garde-feu. Il y eut un moment desilence. Puis les chaises se mirent à craquer et les pieds à raclerle tapis. Je détournai mes yeux de la figure de notre ami etexaminai ses auditeurs. Ils étaient tous dans l’ombre et despetites taches de couleur flottaient devant eux. Le Docteursemblait absorbé dans la contemplation de notre hôte. Le Rédacteuren chef regardait obstinément le bout de son cigare – le sixième.Le Journaliste tira sa montre. Les autres, autant que je merappelle, étaient immobiles.

Le Rédacteur en chef se leva en soupirant.

« Quel malheur que vous ne soyez pas écrivain, dit-il, en posantsa main sur l’épaule de l’Explorateur.

– Vous croyez à mon histoire ?

– Mais…

– Je savais bien que non ! »

L’Explorateur se tourna vers nous.

« Où sont les allumettes ? » dit-il.

Il en craqua une et parlant entre chaque bouffée de sa pipe:

« À dire vrai… j’y crois à peine moi-même… Et cependant ! …»

Ses yeux s’arrêtèrent avec une interrogation muette sur lesfleurs blanches, fanées, qu’il avait jetées sur la petite table.Puis il regarda le dessus de celle de ses mains qui tenait sa pipe,et je remarquai qu’il examinait quelques cicatrices à moitiéguéries, aux jointures de ses doigts.

Le Docteur se leva, vint vers la lampe et examina lesfleurs.

« Le pistil est curieux », dit-il.

Le Psychologue se pencha aussi pour voir et étendit le bras pouratteindre l’autre spécimen.

« Diable ! mais il est une heure moins le quart, dit leJournaliste. Comment vais-je faire pour rentrer chez moi ?

– Il y a des voitures à la station, dit le Psychologue.

– C’est extrêmement curieux, dit le Docteur, mais j’ignorecertainement à quel genre ces fleurs appartiennent. Puis-je lesgarder ? »

L’Explorateur hésita, puis soudain :

« Non certes !

– Où les avez-vous eues réellement ? » demanda leDocteur.

L’Explorateur porta la main à son front, et il parla commequelqu’un qui cherche à retenir une idée qui lui échappe.

« Elles furent mises dans ma poche par Weena, pendant monvoyage. »

Il promena ses regards autour de la pièce.

« Du diable si je ne suis pas halluciné ! Cette pièce, voustous, cette atmosphère de vie quotidienne, c’est trop pour mamémoire. Ai-je jamais construit une Machine, ou un modèle deMachine à voyager dans le Temps ? Ou bien tout cela n’est-ilqu’un rêve ! On dit que la vie est un rêve, un pauvre rêve,précieux parfois, mais je puis en subir un autre qui ne s’accordepas. C’est de la folie. Et d’où m’est venu ce rêve ? Il fautque j’aille voir la Machine… si vraiment il y en a une ! »

Brusquement, il prit la lampe et s’engagea dans le corridor.Nous le suivîmes. Indubitablement, là, sous la clarté vacillante dela lampe, se trouvait la Machine, laide, d’aspect trapu et louche,faite de cuivre, d’ébène, d’ivoire et de quartz translucide etscintillant. Rigide au toucher – car j’avançai et essayai lasolidité des barres – avec des taches brunes et des mouchetures surl’ivoire, des brins d’herbe et de mousse adhérant encore auxparties inférieures et l’une des barres faussées.

L’Explorateur posa la lampe sur l’établi, et passa sa main aulong de la barre endommagée.

« Parfait : l’histoire que je vous ai contée est donc vraie. Jesuis fâché de vous avoir amenés ici au froid. »

Il reprit la lampe, et, dans un silence absolu, nous retournâmesau fumoir.

Il nous accompagna dans le vestibule quand nous partîmes, et ilaida le Rédacteur en chef à remettre son pardessus. Le Docteurexaminait sa figure et, avec une certaine hésitation, lui dit qu’ildevait souffrir de surmenage, ce qui le fit rire de bon cœur. Je mele rappelle, debout sur le seuil, nous souhaitant bonne nuit.

Je pris une voiture avec le Rédacteur en chef, qui jugeal’histoire une superbe invention. Pour ma propre part, il m’étaitimpossible d’arriver à une conclusion. Le récit était sifantastique et si incroyable, la façon de le dire si convaincanteet si grave ! Je restai éveillé une partie de la nuit, necessant d’y penser, et décidai de retourner le lendemain voir notrevoyageur.

Lorsque j’arrivai, on me dit qu’il était dans son laboratoire,et comme je connaissais les êtres, j’allai le trouver. Lelaboratoire cependant était vide. J’examinai un moment la Machineet de la main je touchai à peine le levier ; aussitôt, cettemasse d’aspect solide et trapu s’agita comme un rameau secoué parle vent. Son instabilité me surprit extrêmement et j’eus lesingulier souvenir des jours de mon enfance, quand on me défendaitde toucher à rien. Je retournai par le corridor. Je rencontrai monami dans le fumoir. Il sortait de sa chambre. Sous un bras il avaitun petit appareil photographique, et sous l’autre un petit sac devoyage. En m’apercevant, il se mit à rire et me tendit son coude enguise de poignée de main.

« Je suis, dit-il, extrêmement occupé avec cette Machine.

– Ce n’est donc pas une mystification ? dis-je. Vousparcourez vraiment les âges ?

– Oui, réellement et véritablement. »

Il me fixa franchement dans les yeux. Soudain, il hésita. Sesregards errèrent par la pièce.

« J’ai besoin d’une demi-heure seulement, dit-il ; je saispourquoi vous êtes venu, et c’est gentil à vous. Voici quelquesrevues. Si vous voulez rester à déjeuner, je vous rapporterai despreuves de mes explorations, spécimens et tout le reste, et vousserez plus que convaincu ; si vous voulez m’excuser de vouslaisser seul un moment. »

Je consentis, comprenant alors à peine toute la portée de sesparoles, et, avec un signe de tête amical, il s’en alla par lecorridor. J’entendis la porte du laboratoire se refermer,m’installai dans un fauteuil et entrepris la lecture d’unquotidien. Qu’allait-il faire avant l’heure du déjeuner ? Puistout à coup, un nom dans une annonce me rappela que j’avais promisà Richardson, l’éditeur, un rendez-vous. Je me levai pour allerprévenir mon ami.

Au moment où j’avais la main sur la poignée de la porte,j’entendis une exclamation bizarrement inachevée, un cliquetis etun coup sourd. Une rafale d’air tourbillonna autour de moi, commeje poussais la porte, et de l’intérieur vint un bruit de verrecassé tombant sur le plancher. Mon voyageur n’était pas là. Il mesembla pendant un moment apercevoir une forme fantomatique etindistincte, assise dans une masse tourbillonnante, noire et jaune,– une forme si transparente que la table derrière elle, avec sesfeuilles de dessin, était absolument distincte : mais cettefantasmagorie s’évanouit pendant que je me frottais les yeux. LaMachine aussi était partie. À part un reste de poussière enmouvement, l’autre extrémité du laboratoire était vide. Un panneaudu châssis vitré venait apparemment d’être renversé.

Je fus pris d’une terreur irraisonnée. Je sentais qu’une choseétrange s’était passée, et je ne pouvais pour l’instant distinguerquelle chose étrange. Tandis que je restais là, interdit, la portedu jardin s’ouvrit et le domestique parut. Nous nous regardâmes, etles idées me revinrent.

« Est-ce que votre maître est sorti par là ? dis-je.

– Non, monsieur, personne n’est sorti par là. Je croyais trouvermonsieur ici. »

Alors je compris. Au risque de désappointer Richardson,j’attendis le retour de mon ami, j’attendis le second récit,peut-être plus étrange encore, et les spécimens et lesphotographies qu’il rapporterait sûrement. Mais je commence àcraindre maintenant qu’il ne me faille attendre toute la vie.L’Explorateur du temps disparut il y a trois ans, et, comme tout lemonde le sait maintenant, il n’est jamais revenu.

Chapitre 17ÉPILOGUE

ON ne peut s’empêcher de faire des conjectures. Reviendra-t-iljamais ? Il se peut qu’il se soit aventuré dans le passé etsoit tombé parmi les sauvages chevelus et buveurs de sang de l’âgede pierre ; dans les abîmes de la mer crétacée ; ou parmiles sauriens gigantesques, les immenses reptiles de l’époquejurassique. Il est peut-être maintenant – si je puis employer cettephrase – en train d’errer sur quelque écueil oolithique peuplé deplésiosaures, ou aux bords désolés des mers salines de l’âgetriasique. Ou bien, alla-t-il vers l’avenir, vers des âgesprochains, dans lesquels les hommes sont encore des hommes, mais oùles énigmes de notre époque et ses problèmes pénibles sontrésolus ? Dans la maturité de la race : car, pour ma proprepart, je ne puis croire que ces récentes périodes de timidesexpérimentations, de théories fragmentaires et de discorde mutuellesoient le point culminant où doive atteindre l’homme. Je dis : pourma propre part. Lui, je le sais – car la question avait étédébattue entre nous longtemps avant qu’il inventât sa Machine –,avait des idées décourageantes sur le Progrès de l’Humanité, et ilne voyait dans les successives transformations de la civilisationqu’un entassement absurde destiné, à la fin, à retomber et àdétruire ceux qui l’avaient construite. S’il en est ainsi, il nousreste de vivre comme s’il en était autrement. Mais pour moi,l’avenir est encore obscur et vide ; il est une vasteignorance, éclairée, à quelques endroits accidentels, par lesouvenir de son récit. Et j’ai conservé, pour mon réconfort, deuxétranges fleurs blanches – recroquevillées maintenant, brunies,sèches et fragiles –, pour témoigner que lorsque l’intelligence etla force eurent disparu, la gratitude et une tendresse mutuellesurvécurent encore dans le cœur de l’homme et de la femme.

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