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La Main froide

La Main froide

de Fortuné du Boisgobey
Chapitre 1

 

 

Le vieux quartier Latin a disparu avec la dernière grisette.

Le temps n’est plus où les étudiants tenaient à honneur de ne jamais quitter la rive gauche. Maintenant, ils passent volontiers les ponts et ils se répandent sur les grands boulevards, comme ils les appellent, pour les distinguer du boulevard Saint-Michel qu’ils nomment familièrement le Boul’Mich’.

Quelques-uns même demeurent de l’autre côté de l’eau et viennent aux cours, en voiture, – quand ils y viennent.

Pourtant, sur les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève, on trouverait encore, en cherchant bien, des représentants d’un autre âge, des attardés fidèles à la tenue et aux mœurs de leurs devanciers.

Ceux-là arborent des coiffures étranges,fument la pipe en buvant des bocks devant les cafés de la rue Soufflot, font queue au théâtre de Cluny, dansent à la Closerie desLilas et croient fermement que l’univers finit au petit bras de laSeine.

Ces convaincus sont rares ; si rares que,l’année dernière, on en comptait jusqu’à deux que les nouveauxvenus se montraient comme des phénomènes.

Encore se distinguaient-ils des étudiantsd’autrefois en ce point qu’ils avaient tous les deux de la fortuneet qu’il n’aurait tenu qu’à eux de mener une autre existence.

C’était par vocation qu’ils vivaient de la viedu quartier. L’un des deux était même assez riche et assez bienapparenté pour faire bonne figure ailleurs.

Il s’appelait Jean de Mirande et, à samajorité, il était entré en possession d’une vingtaine de millefrancs de rentes, sans compter la perspective d’hériter plus tardd’un oncle millionnaire et célibataire qui avait été sontuteur.

Il est vrai qu’il ne comptait guère sur cettesuccession, car le susdit oncle était solide comme le pont du Gard,bâti par les Romains, et de plus, complètement brouillé avec sonneveu, depuis que ce neveu s’était avisé de déroger aux traditionsde ses nobles aïeux en s’enrôlant dans la bohème scolaire.

Le Pylade[2] de cetOreste du pays Latin ne descendait pas des Croisés et même il nesortait pas, comme on dit vulgairement, de la cuisse deJupiter.

Sa mère, veuve d’un facteur aux Halles, avaitamassé une très honnête aisance en vendant des primeurs, à lapointe Saint-Eustache, et servait une pension de six cents francspar mois à son unique rejeton qu’elle ne voyait pas souvent, carelle demeurait rue des Tournelles, au Marais, et Paul nes’éloignait guère du Panthéon.

Les deux amis ne se ressemblaient pas du tout.Jean était brun, grand, large d’épaules. Il aurait fait un superbecuirassier et il était fier de sa taille et de sa force.

Paul, blond, mince et délicat, avait un peul’air d’une demoiselle.

Jean aimait les aventures tapageuses, lesassauts de beuverie et les conquêtes à la hussarde. Rageuret querelleur avec cela, il ne parlait que de pourfendre et ilpourfendait… quelquefois.

Paul, qui pourtant n’était pas poltron,préférait aux batailles de brasseries les promenades sentimentalessous les arbres de l’avenue de l’Observatoire.

Mais ses goûts paisibles ne l’empêchaient pasd’être de toutes les joyeuses parties arrangées par le turbulentJean de Mirande.

Ils s’étaient liés en vertu d’une loinaturelle à laquelle nous obéissons tous – l’instinct qui nouspousse à fusionner les races – et aussi parce que Jean avait, unsoir, énergiquement et victorieusement défendu Paul Cormier,assailli par une bande de messieurs à accroche-cœurs[3], venus de la rive droite pour envahir lebal Bullier[4].

Et, dernier contraste entre ces inséparables,Jean, dont les ancêtres auraient pu monter dans les carrosses duRoi, Jean donnait dans les idées nouvelles. Il allait jusqu’aunihilisme, inclusivement – tandis que Paul, fils de commerçants,prétendait regretter l’ancien régime.

Paul aurait donné dix ans de sa vie pour êtreaimé d’une duchesse. Jean, lui, s’accommodait fort bien des petitesouvrières en rupture d’atelier et des chanteuses de cafés-concerts,dits Beuglants, qui constituent le fond du monde galantd’outre-Seine.

En quoi, il n’avait pas tout à fait tort, caril régnait sans partage sur le cœur de ces donzelles faciles, etPaul n’avait pas encore subjugué la moindre grande dame.

Paul aurait voulu que son ami le présentâtdans les salons du noble faubourg où Jean de Mirande aurait pu êtrereçu, à cause de son nom et qu’il fuyait comme la peste. Mais quandPaul exprimait ce désir ambitieux, Jean lui riait au nez etl’emmenait dîner chez Foyot.

Foyot est le café Anglais du quartier.

Ces messieurs y mangeaient habituellement,sans dédaigner cependant de dîner quelquefois dans lesbouillons[5] d’alentour,à seule fin de rester populaires parmi les étudiants moins opulentsqu’eux.

Le dimanche, pendant la belle saison, Oresteet Pylade se montraient au Luxembourg, à l’heure de la musique et,ces jours-là, ils faisaient des concessions à la mode, ens’habillant d’une façon moins excentrique.

L’an passé, donc, par une claire journéedominicale du mois de mai, ils se promenaient, bras dessus brasdessous, sur la terrasse qui domine le grand bassin central, ducôté de la rue de Fleurus.

C’est là que s’assemblent, pour jouir duconcert gratuit, les habitantes de ces régions reculées :honnêtes bourgeoises assises en rond sur des chaises de louage etflanquées de demoiselles à marier ; bonnes d’enfants entouréesde marmots et de militaires non gradés ; habituées de laCloserie des Lilas, circulant par groupes de deux ou trois etblaguant les mères de famille.

Le ciel était splendide. Les marronniers enfleurs embaumaient l’air tiède. Le printemps faisait sa rentrée,après six mois de relâche, pour cause de brouillard et de frimas.Les arbres et les femmes avaient des toilettes neuves.

Paul Cormier, lui aussi, s’était fait beau. Ilportait une redingote noire, coupée par un bon tailleur, un jolipantalon de fantaisie et des bottines pointues, ni plus ni moinsqu’un gommeux[6] remontantles Champs-Élysées, à l’heure où les équipages reviennent duBois.

Et cette tenue élégante lui allait àmerveille.

Jean de Mirande avait endossé, pour lacirconstance, une espèce de justaucorps en velours violet, boutonnéjusqu’au menton ; il avait chaussé des bottes molles montantjusqu’au genou sur une culotte gris-perle extra collante et, pourcompléter ce mirifique costume, il s’était coiffé, comme unCalabrais d’opéra-comique, d’un feutre pointu, orné d’un largeruban vert.

Et, ainsi accoutré, il ne paraissait pas tropridicule. Sa haute mine sauvait tout et nul n’était tenté de semoquer de lui en face.

Les hommes attendaient, pour hausser lesépaules, qu’il leur tournât le dos. Les jeunes filles de bonnemaison le suivaient des yeux à la dérobée, et les mamanspensaient : « Voilà un beau gars ! »

Lui, marchait la tête haute et la moustache auvent, remorquant son camarade qui s’arrêtait souvent pour regarderles femmes et qui ne passait point inaperçu, quoiqu’il n’eût nil’imposante prestance ni les airs vainqueurs du beau Mirande, Roides Écoles et bourreau des crânes.

En arrivant sur la terrasse, Paul Cormieravait avisé, assise contre le piédestal d’une statue, une personnecharmante.

Elle était sans cavalier, mais sans doute ellene comptait pas rester seule jusqu’à la fin du concert, car ellegardait deux chaises, près de celle qu’elle occupait.

Paul qui ne manquait jamais la musique ledimanche, et qui, tous les jours, traversait le jardin plutôt deuxfois qu’une, Paul ne l’y avait jamais rencontrée. Donc, elle venaitde la rive droite. Sa toilette le disait assez, une toiletteélégante et de bon goût, comme on en voit peu dans les environs deSaint-Sulpice.

Du reste, elle ne semblait pas s’apercevoirqu’elle attirait l’attention de ce joli blond qui lui décochait uneœillade brûlante chaque fois qu’il passait devant elle.

Et Paul se demandait déjà s’il avait enfinrencontré ce qu’il cherchait.

Était-ce le début d’une aventure ? Ill’espérait presque et il s’y serait volontiers embarqué, sanssavoir où elle le conduirait.

S’il avait pu prévoir comment elle devaitfinir, il aurait certainement hésité.

La dame lisait un livre à couverture jaune,sans doute un roman nouveau, et ce roman devait être fortintéressant, car elle ne levait pas les yeux.

Paul Cormier, qui la lorgnait inutilement,commençait à se lasser de ce manège improductif, lorsque Mirande,s’arrêtant tout à coup, lui dit :

– Ah ! ça, qu’est-ce que tu as donc à teretourner à chaque instant ? J’en ai assez de te traîner commeun cheval rétif qu’on mène par la figure et qui tire aurenard[7].

– Une femme adorable, mon cher ! murmuraCormier, en serrant le bras de son ami.

– Où donc ?… cette liseuse, là-bas, aupied d’une statue ?… Elle n’est pas mal, mais ce n’est pas lapeine de risquer d’attraper un torticolis pour la contempler…aborde-la carrément.

– Tu ne vois donc pas que c’est une femme dumonde ?… une vraie.

– Décidément, tu es encore plusjobard[8] que je ne pensais.

– C’est toi qui a la manie de prendre toutesles femmes pour des drôlesses. Celle-là est seule en ce moment,mais elle attend quelqu’un… son mari très probablement.

– Allons donc ! elle attend quelqu’un,oui… seulement elle ne sait pas qui… toi, si le cœur t’en dit… oumoi, si je voulais, mais, moi, je ne veux pas. Elle me déplaît, taprincesse, avec son air en-dessous. Et puis, ce soir, j’offre àdîner à deux ou trois jolies filles qui s’amusent bon jeu, bonargent, au lieu de faire les pimbêches : Maria, l’élève de laMaternité et Georgette, une petite actrice des Nouveautés,gaie comme un pinson. Lâche ta femme honnête. Je t’invite. Nousaurons en plus Véra, la Russe… externe à la Pitié.

– Une nihiliste !… merci !… tonapprentie accoucheuse et ta figurante ne me tentent pas non plus.Du reste, tu sais bien qu’aujourd’hui, dimanche, je dîne chez mamère.

– Blagueur, va !… dis donc plutôt que tuas envie de suivre ta marquise de carton. Faut-il que tu soisnaïf !… ça, une grande dame ?… une horizontale[9], tout au plus… et de petite marque, monpauvre Paul. Je m’y connais.

– Tu crois t’y connaître et tu n’y entendsrien.

– Ah ! c’est comme ça !… tu prétendsm’en remontrer !… eh ! bien, je vais te donner une leçon.Tu vas voir comment on s’y prend pour faire connaissance avec uneprincesse qui vient chercher fortune à la musique duLuxembourg.

Et, dégageant son bras, Mirande alla droit àla liseuse.

Paul essaya de le retenir. Il n’y réussit paset il resta, planté sur ses jambes, au milieu de la terrasse, etfort embarrassé de sa contenance, pendant qu’à dix pas de lui, lebeau Mirande s’asseyait sans façon sur une des chaises restéeslibres à côté de la dame.

Cette fois, elle leva la tête et elle semontra dans toute sa radieuse beauté.

C’était une blonde aux yeux noirs, une blondequi avait le teint mat et chaud d’une Espagnole de Séville avec laphysionomie intelligente et vive d’une Parisienne de Paris.

Pas du tout intimidée, d’ailleurs.

– Pardon, madame, commença Mirande enretroussant sa moustache, vous devez vous ennuyer toute seule et jeme suis dit…

Il n’acheva pas sa phrase. La dame leregardait fixement et ses yeux n’exprimaient que le dédain, mais undédain si calme et si fier qu’il s’arrêta net.

Les grosses galanteries qu’il allait débiterlui restèrent dans le gosier. Et alors se joua une scène muette quiravit d’aise l’ami Paul.

Déconcerté par ce regard froid et par cesilence hautain, Mirande ôta son chapeau qu’il avait, d’un gesteconquérant, enfoncé sur sa tête avant de s’emparer de la chaisevacante, alors qu’il croyait à une victoire facile.

Se découvrir poliment, ce n’était pas assezpour réparer sa première inconvenance et la dame continuait à ledévisager, sans lui adresser la parole.

Il se décida à se lever et il cherchait un motpour se tirer le moins mal possible de la sotte situation où ils’était mis, lorsqu’il vit debout, devant lui, un monsieur, vêtu denoir, qui s’était approché sans qu’il l’entendît venir.

– Enfin ! s’écria-t-il, tout heureux deconsoler son amour-propre en cherchant noise à quelqu’un ;enfin je trouve à qui parler !

Jean de Mirande s’était bien aperçu que lablonde inconnue le trouvait ridicule ; et il était d’autantplus vexé que Paul Cormier assistait de loin à sa défaite. PaulCormier qu’il comptait éblouir en faisant, au pied levé, laconquête d’une femme jeune, jolie et parfaitement distinguée, quoiqu’il en eût dit, avant de l’aborder.

Et pour se relever aux yeux de son ami de cetéchec humiliant, il n’avait rien imaginé de mieux que d’apostropherun monsieur, père, frère ou mari, très probablement, de cettegrande mondaine, fourvoyée au Luxembourg.

Ce personnage qui venait de surgir tout àcoup, comme un diable jaillit d’une boîte à surprise, montrait unvisage complètement rasé, sauf une paire de favoris, coupés auniveau de l’oreille et portait à la boutonnière de sa longueredingote un mince ruban rouge.

Il avait tout à fait l’air d’un officier endemi-solde, un de ces types de grognards licenciés comme on envoyait du temps de la Restauration et comme on en voit encore dansles dessins de Charlet.

Grands traits qui semblaient avoir été taillésà coups de hache, regard dur, physionomie chagrine.

Au lieu d’interpeller Mirande qui s’yattendait et se préparait à répliquer vertement, l’homme vêtu denoir vint, sans dire un mot, se placer entre l’étudiant et laliseuse qui ne lisait plus.

Mirande crut que ce protecteur muet allaits’asseoir, afin d’établir par cette prise de possession son droitde défendre la belle inconnue, mais le protecteur resta debout,fronçant le sourcil, pinçant les lèvres et opposant sa largepoitrine à toute tentative d’occupation.

– Monsieur, dit Jean, un peu déconcerté par cesang-froid je viens d’aborder cavalièrement madame qui, je lesuppose, vous tient de près. Si vous n’êtes pas content, je suis àvos ordres et je vous laisse le choix des armes. Vous pouvezm’envoyer vos témoins demain matin… Jean de Mirande, boulevardSaint-Germain, 119. Je les attendrai jusqu’à midi.

– Je n’ai que faire de votre adresse, réponditsèchement le monsieur. Passez votre chemin.

– Alors, vous ne voulez pas vousaligner ? Très bien !… je me suis trompé. Je vous prenaispour un ancien militaire à cause de ce bout de ruban.

Je m’aperçois que j’ai affaire à un bourgeois,décoré par l’intermédiaire de l’agence Limouzin. Puisque vous nevous battez pas, je n’ai plus rien à vous dire. Gardez bien madamevotre épouse et au plaisir de ne jamais vous revoir.

Après avoir lâché cette dernière impertinence,Mirande pirouetta sur ses talons avec la désinvolture d’un marquisd’autrefois et s’en alla rejoindre Paul Cormier.

Il était resté à distance, cet excellent Paul,et assez embarrassé de sa situation.

De la place où il semblait avoir pris racineau milieu de la terrasse, il n’entendait pas les paroles agressivesque lançait Jean, mais il suivait de l’œil ses mouvements. Ilcomprenait très bien que son incorrigible ami cherchait querelle audéfenseur de la dame blonde, et il ne fut pas peu surpris de levoir battre en retraite.

– Eh bien ! lui demanda-t-il, sanspouvoir s’empêcher de sourire, as-tu réussi ?

– Mon cher, répliqua sèchement Mirande, jesuis tombé sur une rouée qui me l’a faite à la pose. Pour luimontrer que je n’étais pas sa dupe, j’ai proposé la botte à cetescogriffe qui lui sert de garde du corps. Il acané[10].

– Il a cependant l’air d’un ancienofficier.

– Lui ! jamais de la vie !… Le rubanqu’il porte doit être celui d’un ordre des îles Mariannes. J’auraisdû le gifler… Il est encore temps et je vais…

– Tiens-toi en repos, je te prie. Tu te feraismettre au poste. Pense à ces demoiselles que tu as invitées à dînerchez Foyot. La douce Véra te jetterait du vitriol à la figure, situ la plantais là.

– Il faut que je corrige ce drôle… la blondeverra que je ne me laisse pas berner.

– Cette blonde ne s’occupe plus de toi. Elle arepris sa lecture ; elle y est plongée. Quant au chevaliernoir, le voilà qui s’en va se mêler aux badauds occupés à regarderjouer au ballon. Cet homme n’est qu’un domestique. Un mari ou unamant se serait campé sur la chaise.

– Tu as raison, au fait… on ne se bat pas avecun valet. Allons-nous en pour que je ne voie plus sa vilaine tête.Si je me trouvais encore bec à bec avec lui, l’envie me prendraitde lui tomber dessus et je n’y résisterais pas.

Paul s’empressa d’entraîner son rancuneuxcamarade et Jean se laissa faire, mais avant d’arriver au bout dela terrasse, ils donnèrent en plein dans une chaîne de femmes quileur barrèrent le passage.

Elles étaient quatre qui se tenaient par lebras, comme des escholiers du moyen âge, et quiscandalisaient par leurs airs évaporés et leurs toilettes bizarresles familles bourgeoises rangées en espalier des deux côtés de laterrasse.

Il y avait Maria, l’élève sage-femme, coifféed’un immense chapeau de paille orné de fleurs des champs. Il yavait Véra, l’externe nihiliste, coiffée d’un béret rouge, et deuxéchappées des petits théâtres de la rive droite ; plusélégamment habillées, celles-là, mais pas moins tapageuses.

Toutes les quatre fumaient des cigarettesturques, offertes par l’étudiante russe.

Les gardiens du jardin les regardaient detravers, mais au Luxembourg on n’est pas si collet-monté qu’auxTuileries et les habitués y ont leurs coudées franches.

Ce fut une fête en plein air que cetterencontre entre ces émancipées et les deux étudiants les pluschic du pays Latin. Il y eut des cris de joie et desaccolades à grands bras. Maria proposa de se prendre tous par lamain et de danser en chantant la ronde du pont d’Avignon.

Peut s’en fallut qu’on ne s’y mît. Mais PaulCormier modéra ces ardeurs, en disant gaiement :

– Veuillez remarquer, Mesdames, que je suisaujourd’hui en tenue d’homme sérieux. Respectez ma redingote noireet mon chapeau haut de forme.

– T’as raison, mon p’tit, s’écria mademoiselleZoé, figurante au théâtre Beaumarchais, si tu gigottais ici devantles femmes comme il faut du quartier, ça te ferait du tort pour temarier. Pas de bêtises, Po-Paul !… épouse la fille d’unépicier cossu et quand tu auras le sac, n’oublie pas tespetites camarades.

Paul ne songeait guère à se marier, mais ladame au livre n’était pas loin. En se retournant, il s’était aperçuqu’elle le regardait et il ne se souciait pas de danser unefarandole, sous les yeux de cette blonde qu’il persistait à trouvercharmante et distinguée, en dépit des sarcasmes du beau Mirande,vexé d’avoir été éconduit.

– Ils sont trop verts ! pensait PaulCormier. Si elle avait daigné lui répondre quand il l’a abordée, ildéclarerait qu’elle est adorable. Et il ne m’est pas démontréqu’elle recevrait aussi dédaigneusement un hommage plusdiscret.

Le refus de Paul fut appuyé par mademoiselleVéra. Cette jeune personne qui portait les cheveux courts comme ungarçon, et une mante de serge blanche taillée comme lestouloupes des paysans Russes, n’était pas précisémentjolie avec son teint chlorotique et son nez à la Roxelane, maiselle avait des yeux verts d’un éclat singulier et d’une mobilitétroublante.

Elle déclara que, libre-penseuse et citoyennede la future République universelle, elle rougirait de se donner enspectacle aux vils bourgeois qui attristaient de leur présence lejardin du Luxembourg.

– Tu aimerais mieux pétroler[11] le Palais… moi aussi, dit le seigneurde Mirande.

Heureusement, son oncle n’était pas là pourl’entendre.

– Eh bien ! reprit-il gaiement, chèreVéra, qui vivra verra.

– Oh ! un calembour ! ricana une descabotines ; voilà Mirande qui joue les Christian, à laville.

– Mes enfants, il ne s’agit pas de tout ça,dit Maria. On s’embête ici, au milieu de tous ces types.

Tu paies à dîner, pas vrai, mon vieuxJean ?

– À dîner, à souper… tout ce que vous voudrez,mes petites reines.

– Alors, il est temps d’aller prendrel’absinthe au Boul’Mich.

– Allons-y ! conclut Mirande. En es-tu,Paul ?

– Non. Je dîne chez ma mère, je te l’ai déjàdit.

– Tiens, s’écria Zoé, j’ai vu jouer une piècequi s’appelle comme ça.

– En route ! reprit Maria, en s’emparantdu bras de Jean.

Ses aimables compagnes entourèrent le coupleet le groupe tumultueux roula comme une avalanche vers le grandescalier de la terrasse.

Trop heureux d’être délivré de leur bruyantesociété, Paul Cormier les laissa partir sans regret.

Ils l’avaient entraîné assez loin de la dameblonde. Il lui tardait de la revoir et d’essayer d’attirer sonattention, car il ne désespérait pas de lui plaire, en s’y prenantautrement que ne l’avait fait Mirande.

Il tenait d’autant plus à tenter l’aventureque pareille occasion ne s’offrirait peut-être plus jamais deréaliser le rêve de toute sa vie.

Ce rêve ambitieux, c’était de se faire aimerd’une femme du vrai monde et celle-là en était certainement, quoiqu’en pût dire ce Jean qui ne croyait à rien.

Il s’agissait maintenant de manœuvreradroitement et Paul avait à choisir entre deux partis : ouaborder à son tour la liseuse, sous prétexte de lui présenter lesexcuses de son ami, en lui disant que cet ami était gris ; oubien se contenter de la saluer respectueusement, afin de marquerpar cette politesse discrète que, lui, Paul Cormier, désapprouvaitla conduite de son camarade au chapeau pointu et se tenait prêt àréparer les torts de ce garçon mal élevé, pour peu qu’elle voulûtl’y encourager d’un coup d’œil.

Paul penchait pour cette dernière façon deprocéder qui convenait mieux à son tempérament et il en était déjàà se composer une attitude pour ne pas manquer son effet, quand ils’aperçut que la place était vide.

La dame avait levé le siège, pendant qu’il sedéfendait contre les instances des invitées de Mirande et il eutbeau chercher de tous les côtés, il ne retrouva ni elle ni sonchevalier noir.

– Allons ! murmura-t-il tristement,j’arrive trop tard. Et il ne me reste même pas la ressource de lasuivre pour voir où elle demeure. Elle a dû remonter dans sonéquipage qui l’attendait à une des portes du jardin. L’ange blonds’est envolé et je ne le reverrai plus… Bah ! qui sait ?…en venant tous les jours sur cette terrasse, je l’y rencontreraipeut-être… et, j’aurai soin d’y venir sans ce grand fou deMirande.

Médiocrement consolé par ce très vague espoir,Paul s’achemina vers la grille qui fait face aux galeries del’Odéon.

Il était résigné à s’en aller rue desTournelles chez sa mère qui l’attendait pour dîner. Il y a, toutprès de cette sortie du Luxembourg, une station de fiacres et ilcomptait en prendre un.

Le concert tirait à sa fin ; les amateursde musique en plein vent commençaient à se disperser et le gros dela foule s’écoulait du côté de la rue de Vaugirard.

Paul suivit le torrent.

Après avoir passé devant la fontaine deMédicis, il franchit la grille et avant de remonter à droite, ducôté où stationnent les voitures de place, il s’arrêta un instantsur le trottoir pour allumer un cigare.

Quand ce fut fait, en regardant machinalementdevant lui, il avisa, au coin de la rue Corneille, un coupé demaître, attelé de deux beaux chevaux bais-bruns.

Un cocher majestueux, haut perché sur sonsiège, avait les guides en main et le fouet appuyé sur la cuissedroite. Un valet de pied en livrée sombre se tenait debout près dela portière.

Paul, qui avait la prétention d’êtreconnaisseur en équipages, se mit à admirer celui-là.

Les glaces étaient levées, quoiqu’il fît trèschaud, mais il crut voir à travers la vitre un visage féminin quidisparut aussitôt.

C’en était assez pour exciter la curiositéd’un flâneur, mais Paul se dit qu’il ferait une sottise en allantregarder de plus près une princesse si bien gardée et passa, nonsans se retourner trois fois.

À la troisième, il constata que le coupén’était plus là.

Il avait dû tourner rapidement et filer versla place de l’Odéon.

Paul continua son chemin sans se presser.

Arrivé à la station, il ouvrit la portière dufiacre qui tenait la tête de la file et il allait y monter,lorsqu’une femme y entra du côté opposé et y prit placetranquillement.

Il n’avait nulle envie de contester le droitde priorité de cette dame et il recula pour se mettre en quêted’une autre voiture, mais l’inconnue lui dit :

– Venez, monsieur !

Elle avait rabattu sur sa figure une épaissevoilette de blonde noire, et Paul ne pouvait pas voir si elle étaitjolie, mais la voix était douce, la tournure distinguée, latoilette élégante.

C’était décidément la journée auxaventures.

– Au rond-point des Champs-Élysées !reprit la dame.

Paul Cormier tombait de son haut. Elle luiparlait comme elle aurait parlé à un de ces commissionnaires quiouvrent, aux stations, les portières des fiacres.

Il aurait dû la planter là, mais c’était sidrôle qu’il se décida tout de suite à répéter au cocher l’ordrequ’elle venait de donner et à prendre place à côté d’elle dans lavoiture.

Le romanesque Paul aimait l’imprévu : ilétait servi à souhait.

Mais il n’augurait pas très bien de cettenouvelle aventure.

Il savait que les grandes mondaines n’ont pascoutume de se jeter ainsi à la tête d’un monsieur qu’elles n’ontjamais vu et il pensait que cette personne, un peu trop sans façon,pouvait bien n’être qu’une farceuse en quête d’une liaisonpassagère… et productive.

Elle avait cependant si bon air qu’il voulaitsavoir à quoi s’en tenir sur ses intentions.

Il lui restait tout le temps de faire avecelle, avant d’aller dîner au Marais, une promenade qui éclairciraitce petit mystère, et rien ne l’empêcherait ensuite de faussercompagnie à la promeneuse, s’il s’apercevait qu’elle ne valait pasla peine d’être conquise.

Elle ne le fit pas languir.

Le fiacre commençait à peine à descendre larue de Tournon et Paul en était encore à chercher une phrase pourentamer la conversation, quand elle releva sa voilette.

Cette inconnue c’était la blonde aux yeuxnoirs que Jean de Mirande avait abordée si audacieusement et avecsi peu de succès, sur la terrasse du jardin.

Elle regardait Paul, en souriant et elleparaissait s’amuser de son étonnement et de son trouble.

– Quoi ! Madame, dit-il assez gauchement,c’est vous qui, tout à l’heure…

– Oui, Monsieur, répondit-elle, sans paraîtreembarrassée, c’est moi qui étais assise, là-bas, sous les grandsmarronniers, quand votre ami s’est permis de m’adresser laparole.

– Je vous prie de croire, Madame, que j’aifait ce que j’ai pu pour l’empêcher de commettre cetteinconvenance.

– Je le sais, Monsieur ; j’ai très bienvu que vous avez essayé de le retenir et j’ai deviné que vous ledésapprouviez.

– Oh ! absolument !

– Je n’en doute pas. C’est ce qui m’a faitdésirer de vous connaître.

L’explication ne laissait pas que d’êtreflatteuse pour Paul Cormier ; mais elle n’excusait pasl’allure, pour le moins excentrique, de cette dame qui, pour faireconnaissance avec un jeune homme qu’elle venait de voir pour lapremière fois, n’imaginait rien de mieux que d’envahir un fiacre oùil montait et de lui commander de l’accompagner à l’autre bout deParis.

Il n’aurait plus manqué que de baisser lesstores.

Elle ne s’en avisa point, ni Paul non plus,car il avait beau se dire qu’il était tombé sur une chercheuse derencontres, il ne parvenait pas à se le persuader, tant l’air decette blonde énigmatique était en désaccord avec sa conduite.

Il y avait dans toute sa personne et dans leton qu’elle avait pris un je ne sais quoi qui commandait, sinon lerespect, au moins des égards, et au risque d’être dupe, Paul ne putpas se décider à lui parler autrement qu’il ne l’aurait fait dansun salon.

– Quel dommage, reprit-elle, qu’un homme sibien né soit si mal élevé !

– Comment savez-vous qu’il est bien né ?demanda Paul.

– Il ne s’est assis près de moi qu’un instantet il a trouvé le temps de dire son nom… je crois même qu’il y aajouté son adresse.

– Et son nom vous était connu ? demandaPaul, très étonné.

– Oh ! depuis bien des années. Sa familleest une des plus anciennes et une des plus illustres duLanguedoc.

Cormier pensa tristement que la sienne neremontait pas si loin et que sa notoriété ne s’était jamais étendueau-delà du quartier des Halles, mais il ne laissa pas voir à ladame qu’elle venait de l’humilier, sans le vouloir.

Il se contenta de répondre :

– Jean eût été bien fier, s’il avait su que,pour vous, il n’était pas le premier venu. Pourquoi ne le luiavez-vous pas dit ?

– Je n’avais garde… pour plusieurs raisons… lapremière, c’est qu’il aurait fallu me nommer… Or, si j’ai entenduparler de lui, il n’a jamais entendu parler de moi… Mon nom ne luiaurait rien appris… et d’ailleurs, menant la vie qu’il mène, ildoit se soucier fort peu de me connaître.

– Il mène la même vie que tous les étudiants…la même que moi.

– Permettez-moi, Monsieur, de n’en riencroire. Je vous regardais quand vous avez rencontré sur la terrasseles demoiselles qui l’ont emmené… et j’ai vu que vous avez refuséde les suivre.

– J’ai refusé, parce que je ne pensais qu’àvous.

– Vraiment ?… alors, vous n’en avez queplus de mérite à ne pas vous être conduit avec moi comme l’a faitM. de Mirande… mais, quel plaisir peut-il prendre às’entourer de ces créatures ?

L’une d’elles est sa maîtresse, n’est-cepas ?

– Je devrais vous répondre que je n’en saisrien, mais je veux bien vous dire la vérité… Jean n’a rien decommun avec le lierre… il ne s’attache pas.

– Il n’y a que demi-mal.

– Alors, vous l’approuvez de n’aimersérieusement aucune femme ?

– Je ne dis pas cela, répliqua vivement ladame ; je l’approuve de ne pas aimer à tort et à travers, maisje ne désespère pas d’apprendre un jour qu’il a trouvé enfin unefemme digne de lui… et qu’il l’aime.

– C’est la grâce que je lui souhaite. Elle nel’a pas encore touché et elle pourra se faire attendre.

Maintenant, Madame, oserai-je vous demander enquoi sa conversion vous intéresse ?

Et comme elle ne paraissait pas disposée àrépondre, Paul reprit :

– Je me permets de vous poser cette questionparce que vous ne m’avez encore parlé que de lui.

– N’êtes-vous pas son meilleur ami ?

– Je le crois, mais avouez que je pousseraisl’amitié jusqu’à l’abnégation la plus invraisemblable, si je nevous disais pas que je serais heureux de vous plaire et que jem’étonne d’être appelé à l’honneur de vous fournir desrenseignements sur Jean de Mirande.

Vous auriez pu les lui demander à lui-même, aulieu de l’éconduire… et je pourrais ajouter : pour qui meprenez-vous ?

La dame rougit et ce fut d’un ton peinéqu’elle répondit :

– Pardonnez-moi, Monsieur, si je vous aioffensé. J’avais cru, en m’adressant à vous, que je pourrais, sansvous blesser, vous interroger sur M. de Mirande… et jen’ai pas craint de tenter une démarche… que j’espère ne pas avoir àregretter.

– Oh ! protesta Paul Cormier, jen’abuserai pas de la situation.

Elle n’a cependant rien de flatteur nid’agréable pour moi, convenez-en. Me voilà réduit au rôle deconfident… et encore !… jusqu’à présent vous ne m’avez pasconfié grand’chose…

J’espérais mieux et quand vous avez bien voulum’inviter à monter dans cette voiture, si j’avais pu prévoir qu’ilne serait question que de Mirande et de sa famille…

– Ne vous repentez pas d’avoir fait une bonneaction, interrompit la blonde inconnue.

– Une bonne action, dites-vous ?… voilàun bien gros mot !… je n’aperçois pas encore quel service j’aipu vous rendre.

– Un grand service… vous le reconnaîtrez plustard et… pourquoi ne l’avouerais-je pas ?… je compte vous endemander d’autres…

– Je vous reverrai donc !

– Oui… si vous voulez me promettre de ne paschercher à savoir qui je suis…

– Voilà une condition un peu dure !

– Et de ne rien dire à votre ami.

– Il ne m’en coûtera guère d’être discret,mais… quelle sera ma récompense, si je me soumets à l’autrecondition ?

– Fiez-vous-en à ma reconnaissance et comptezqu’un jour vous saurez tout.

– Soit ! j’accepte ; mais commentvous reverrai-je ? Vous ne m’avez pas dit votre nom… jesuppose que vous ne voulez pas me le dire… et vous ne savez pas lemien.

– Il ne tient qu’à vous de me l’apprendre. Jem’en souviendrai, je vous le jure.

Ce fut dit avec un accent de sincéritéchaleureuse qui toucha Paul Cormier, sans le convaincre tout àfait.

Il se défiait encore un peu des intentions dela dame et le rôle effacé qu’elle semblait lui réserver ne letentait guère. Mais elle était, comme a écrit La Bruyère, sijeune, si belle et si sérieuse, qu’il se laissait aller à lacroire.

Il allait peut-être s’ouvrir pour lui ce grandmonde qu’il rêvait et Paul n’était pas homme à refuser d’y entrer,même par une porte secrète.

L’inconnue en était certainement et elle luioffrait d’emblée une sorte de traité d’alliance.

Après l’amitié, l’amour viendrait peut-être etcette chance valait bien qu’il acceptât le compromis qu’elle luiproposait.

Et pourtant sa réponse se fit attendre. Il luien coûtait de décliner son nom roturier à une femme qui connaissaità fond l’armorial du Languedoc où figurait si brillammentl’aristocratique famille de Mirande.

Il s’y décida cependant.

C’était le seul moyen de la revoir,puisqu’elle ne voulait pas lui dire le sien.

– Je m’appelle Paul Cormier, dit-ilbrusquement, comme un homme qui prend tout à coup son parti desubir une nécessité désagréable.

Et ne voulant pas faire les choses à demi, ilajouta :

– Je n’ai plus que ma mère qui n’habite pasavec moi. Je finis ma dernière année de droit et je demeure rueGay-Lussac, nº 9.

Vous voilà renseignée, Madame. Je ne vousdemande pas de me rendre la pareille.

– Je vous ai promis que plus tard vous saurieztout. Je vous le promets encore. En attendant que je puisse tenirma promesse, vous vous contenterez de me voir.

– Pas chez vous, je suppose ?

– Ni chez vous, Monsieur, dit en souriant lamystérieuse blonde.

Je vous écrirai pour vous faire savoir où nouspourrons nous rencontrer.

Et vous ne croyez pas, je l’espère, quej’attends de vous d’autres services que ceux qu’un galant hommepeut, sans déchoir, rendre à une honnête femme qui a recours à sonobligeance, sinon à sa protection.

Ce langage ferme et net fit sur Paul uneimpression profonde.

Son consentement ne tenait plus qu’à un fil ets’il hésitait encore, c’est qu’un point à éclaircir lui tenait aucœur.

– Eh ! bien ? demanda la dame ;est-ce convenu ?

– Oui… si…

– Quoi ! il y a un : si !

– Ne vous fâchez pas de ce que je vais vousdire…

– C’est donc bien terrible ?

– Non… c’est enfantin… Donnez-moi votre paroled’honneur que vous n’aimez pas Jean de Mirande… que vous ne l’aimezpas… d’amour.

– Je vous la donne. Je n’ai pas d’amour pourlui et je n’en aurai jamais.

– Jamais, c’est beaucoup dire.

– Je ne puis pas l’aimer. Un jour je vousapprendrai pourquoi.

– C’est bien… je vous crois, dit gravementPaul Cormier. Je ferai tout ce que vous voudrez.

– Merci, Monsieur !… à dater de cetinstant vous pouvez compter sur moi comme je compte sur vous… etavant de nous séparer…

– Déjà !…

– Il le faut. Nous approchons du rond-point etje vous prierai de descendre un peu avant d’y arriver.

– Vous craignez qu’on ne nous voieensemble ?

– Probablement.

– Votre mari, n’est-ce pas ?

– Prenez garde !… voilà que vous manquezà nos conventions !

– C’est juste. Je retire ma question… et je nerecommencerai plus. Mais j’ai une grâce à vous demander… Je vaisvous quitter et je ne sais quand je vous reverrai, mais vous ne medéfendez pas de penser à vous.

– Non certes.

– Eh ! bien, quand j’y penserai, neserez-vous jamais pour moi que Madame X… ? ne pourrai-jejamais rattacher ma pensée à un petit nom… celui que vouschoisirez, si vous tenez à me cacher le véritable ?

– C’est enfantin, comme vous disiez tout àl’heure, répondit en riant la belle inconnue ; mais je ne veuxpas vous refuser cette satisfaction. Quand vous penserez à moi…eh ! bien… pensez à Jacqueline.

– Jacqueline ! murmura Paul qui trouvaitce nom charmant.

Je répéterai souvent : Jacqueline !…cela m’aidera à prendre patience jusqu’au jour où vous voudrez bienvous souvenir de moi.

– Ne craignez pas que j’oublie, repritvivement la dame. Mais le moment est venu de nous quitter. Il ne mereste qu’à vous dire…

– Adieu ?

– Non. Au revoir ! faites arrêter lecocher, je vous prie.

Paul tourna le bouton d’avertissement etdemanda :

– Vous gardez la voiture, Madame ?

– Oui… je la quitterai un peu plus loin.

Paul comprit qu’elle attendait qu’il partîtpour donner l’adresse de la maison où elle allait.

Il ouvrit la portière et il descendit.

Il espérait que Jacqueline allait lui tendrela main, et il l’aurait baisée avec enthousiasme cette main, gantéede Suède.

Il n’eut même pas le plaisir de la serrer, cardès qu’il fit le geste de la prendre, elle se retira vivement.

Cette première déception n’était pas pour lemettre de bonne humeur.

Il s’était laissé enguirlander[12] par les douces paroles de la dame et ilvenait d’accepter les conditions bizarres qu’elle lui imposait.

Il n’eut pas plutôt pris pied sur la chausséede la grande avenue des Champs-Élysées qu’il changea de sentimentsur la soi-disant Jacqueline.

Ce fut un revirement complet.

Dans la voiture, il la trouvaitadorable ; il croyait à ses serments et aux histoires pleinesde réticences qu’elle lui racontait.

Depuis qu’il avait touché terre, elle luifaisait l’effet d’une intrigante et il ne se pardonnait pas des’être laissé prendre à ses mensonges.

– Non, disait-il entre ses dents, je ne mecorrigerai jamais… les yeux d’une jolie fille m’empêcheronttoujours d’y voir clair. En voilà une qui s’en va m’attendre à lasortie du Luxembourg et qui me force à monter en fiacre avec elle.Maria, l’apprentie accoucheuse, n’oserait pas en faire autant. Jeme laisse emmener et au lieu de profiter de l’occasion, je laprends pour une femme du monde et j’écoute pieusement lesbalivernes qu’elle me débite sur mon ami Jean… Ah ! ce qu’ilme blaguerait, s’il me voyait lâché sur l’asphalte, pendant qu’ellese fait conduire chez un amant qui l’attend du côté durond-point ! Elle m’a joué là un bon tour, mais je larepincerai…

Tout en s’objurguant ainsi lui-même, Paulsuivait des yeux la voiture.

Il en était descendu à la hauteur du Cirqued’Été et il s’était avancé jusqu’au coin de l’avenue Matignon. Illa vit s’arrêter un peu plus loin, du côté de la rue Montaigne.

La dame en sortit, paya le cocher ets’engagea, sans se retourner, mais sans trop se presser, dansl’avenue d’Antin.

– Parbleu ! je saurai où elle va,grommela Paul Cormier.

Elle m’a fait jurer de ne pas l’interroger,mais elle ne m’a pas défendu de la suivre. Si elle s’en aperçoit,je la rattraperai et nous aurons une petite explication où je ne megênerai pas pour lui dire son fait. Si elle ne me voit pas, je nela lâcherai qu’à la porte de la maison où elle entrera.

Et encore ! non… je me sens très capabled’y entrer avec elle… il en arrivera ce qu’il pourra.

Paul passait d’un excès à l’autre. Après avoirété trop timide, il devenait trop hardi.

Il eut tôt fait de revoir la dame qui filaitrapidement sur le large trottoir de l’avenue d’Antin et comme ilétait passé maître dans l’art du suivre les femmes, il sutmaintenir sa distance, sans se rapprocher jusqu’à attirer sonattention.

Il manœuvra si bien qu’au moment où, aprèsavoir tourné court, elle franchit le seuil d’une porte cochèreouverte, il put la rejoindre sous la voûte, sans qu’elle sentîtqu’il était presque sur ses talons.

La maison avait l’air d’être un hôtelparticulier et la blonde y avait ses entrées, – soit qu’ellel’habitât, soit qu’elle y fût déjà venue souvent – car elle poussatout droit jusqu’à une tapisserie mobile qui barrait le vestibuleet qu’elle écarta avec sa main, cette main qu’elle avait refusée àPaul en le congédiant.

Paul, qui serrait de près sa traîtresse,arriva juste au moment où apparaissait un superbe valet de pied,placé là pour recevoir les visiteurs et pour crier leurs noms.

Ce domestique ne connaissait pas Cormier, maisil connaissait la dame et, comme ils entraient ensemble, il annonçasans hésiter :

– Monsieur le marquis et madame la marquise deGanges !

Paul avait réussi au-delà de ce qu’ilespérait. Il était entré dans la place, avant que la dame se fûtaperçue de sa présence. Il venait même d’apprendre son véritablenom qu’elle tenait tant à lui cacher. Mais ces succès inattendus legênaient énormément.

Il avait deviné sans peine que le valet depied l’avait pris pour le mari de la femme qu’il avait l’aird’escorter. Il prévoyait donc que cette annonce saugrenue allaitfaire sourire ceux qui l’avaient entendue et mettre en colère laprétendue Jacqueline, marquise de Ganges.

Il aurait bien voulu battre en retraite, maisil n’était plus temps.

Paul était tombé au beau milieu d’une de cesréunions mondaines que les Anglais appellent : fiveo’clock tea, et ce thé de cinq heures se tenait dans la courde l’hôtel, une cour pleine de fleurs et couverte d’unvelum[13] en soie, destiné à préserver lesinvités des ardeurs du soleil printanier.

Il y avait là une douzaine de visiteurs desdeux sexes, groupés autour de la maîtresse du logis qui offrait àla ronde des tasses de thé et tous les yeux étaient braqués sur lecouple nouveau venu.

Évidemment, un orage allait tomber surl’intrus qui se permettait de s’introduire ainsi dans un cercled’intimes où personne ne le connaissait.

À la grande stupéfaction de Paul, cet oragen’éclata pas.

Il y eut des chuchotements, mais pas lamoindre manifestation hostile et les regards fixés sur Paul étaientplutôt bienveillants.

La marquise, seule, rougit et lui lança uncoup d’œil, chargé de reproches, mais non pas de menaces.

Elle aussi avait deviné la méprise dudomestique et le prodigieux fut qu’elle s’abstint de larectifier.

Se résignait-elle à en subir les conséquencespour éviter une explication qui n’aurait pas tourné à son avantage,si Paul se fût avisé de raconter comment il se trouvait là, aprèsune course en fiacre ? Il était tenté de le croire et il nerépugnait pas à se prêter à cette comédie de salon, mais il sedemandait comment la dame allait se tirer de la situation qu’elleparaissait disposée à accepter.

Les invités qui la connaissaient devaientconnaître aussi son mari et probablement ce mari ne ressemblaitguère à Paul Cormier, qui n’avait pas du tout, comme on dit authéâtre, le physique de l’emploi.

Mais les figures n’exprimaient pas d’autresentiment que la curiosité – une curiosité décente qui n’avait riende blessant pour celui qui en était l’objet.

On l’observait à la dérobée, comme on observeun monsieur dont on a souvent entendu parler et qu’on n’a jamaisvu.

La dame qui donnait ce thé vint droit à PaulCormier et lui dit gracieusement :

– Soyez le bienvenu chez moi, monsieur lemarquis. Cette chère Marcelle ne vous attendait que la semaineprochaine. Je la remercie de ne pas avoir perdu un seul jour pourvous amener ici. Vous êtes arrivé, hier, je pense ?

À cette question qu’il aurait dû prévoir, Paulne sut que répondre et il serait resté bouche bée ; mais lablonde aux yeux noirs se chargea d’y répondre.

– Ce matin, par l’orient-express, dit-elle, enregardant fixement son prétendu mari.

– C’est fort aimable à vous et surtout àM. de Ganges d’être venus, reprit la maîtresse de lamaison : car il doit être horriblement fatigué après un silong voyage.

Paul se contenta de sourire. C’était lemeilleur moyen de ne pas se compromettre ; mais il ne pourraitpas toujours se tirer d’affaire avec des sourires et il n’imaginaitpas comment finirait la scène.

Elle commençait du reste à l’amuser et ilreprenait peu à peu son aplomb, fort dérangé au début.

– Permettez-moi, monsieur le marquis, continuala dame, qui était une fort belle personne, un peu mûre, maisd’aspect agréable ; permettez-moi de vous présenter mes amis,après vous avoir présenté à mes amies, qui sont aussi les amies deMarcelle et que vous aurez l’occasion de revoir, puisque vouscomptez faire un assez long séjour à Paris.

Cette fois Paul se contenta de s’incliner etles présentations commencèrent.

Ce n’étaient que comtesses et baronnes,marquis et vicomtes, tout un annuaire de la noblesse où levéritable marquis de Ganges se serait trouvé dans son élément.

La marquise y était certainement. Elle lesconnaissait tous et toutes. Elle aussi s’était remise d’un troublepassager et elle manœuvrait maintenant avec une aisance parfaite,sur ce terrain devenu difficile pour elle, depuis l’erreur du valetde pied.

– Vous offrirai-je une tasse de thé ?

Et comme l’étudiant, qui trouvait le thé fade,hésitait à accepter :

– Vous n’êtes pas forcé, reprit gaiement ladame qui recevait. Mon thé est laïque et gratuit, mais pasobligatoire. Vous saurez que chez moi la liberté complète est àl’ordre du jour. On n’est même pas tenu de s’occuper des femmes.Nous nous suffisons très bien à nous-mêmes… et vous allez nouspermettre d’accaparer cette chère Marcelle pour causer chiffonspendant qu’avec ces messieurs vous parlerez politique, si le cœurvous en dit.

Parler politique, Paul Cormier n’y tenait pas,mais il était enchanté de profiter de la permission de s’éloignerdu groupe féminin, en attendant qu’il se présentât une occasion dedisparaître à l’anglaise, car pour le moment il ne songeait qu’àcouper court à un imbroglio des plus scabreux.

Il laissa donc ces dames s’emparer de lamarquise et la faire asseoir avec elles autour de la table surlaquelle chantait sa chanson le samovar, cette théière en cuivreque les Russes ont importée à Paris.

Quoiqu’en eût dit la maîtresse de la maison,les messieurs ne paraissaient pas tous disposés à faire bande àpart. Madame de Ganges fut très entourée et très complimentée pardes cavaliers qui cherchaient certainement à lui plaire.

Paul n’avait pas le droit d’être jaloux, maisil lui passa par l’esprit que sa présence était pour quelque chosedans ces empressements. Ces beaux gentilshommes avaient l’air de sedire : « Le mari est revenu. La marquise va ouvrir sonsalon, fermé pour cause de veuvage momentané. C’est le vrai momentde lui faire la cour. »

Ce n’était de la part de Paul qu’une simpleconjecture, mais il y voyait déjà un peu plus clair dans lasituation où l’avait jeté un engrenage de petits événements, plusbizarres les uns que les autres.

Il savait maintenant que la soi-disantJacqueline, s’appelait, de son vrai prénom, Marcelle, qu’elle étaitla femme légitime d’un marquis, que ce mari en voyage, ou plusprobablement fixé à l’étranger, était attendu et qu’on ne leconnaissait pas encore dans le monde où la marquise vivait àParis.

Il fallait qu’il fût jeune, ce mari, puisquePaul avait pu être pris pour lui.

Mais, il fallait aussi que sa femme fût biensûre qu’il ne reviendrait jamais, car s’il avait dû reparaître,elle ne se serait pas résignée, sans la moindre hésitation, àpasser pour être la femme d’un autre.

Jusqu’où comptait-elle pousser cettesubstitution improvisée ? Paul ne s’en doutait pas, mais quoiqu’il advînt, elle serait désormais obligée de compter avec lui. Ilétait entré dans son jeu, sans sa permission, mais elle l’y avaitadmis, puisqu’elle n’avait pas réclamé. Au contraire, elle l’avaitplutôt encouragé, par un regard qui lui enjoignait d’être discret,et par son silence.

Il espérait bien ne pas s’arrêter en un sibeau chemin. Il savait le nom de l’énigmatique blonde duLuxembourg ; il ne tarderait guère à savoir où elle demeuraitet quand il en serait là, le reste irait tout seul.

Par exemple, il ne devinait encore paspourquoi elle s’intéressait à Jean de Mirande, mais ce mystère-làfinirait bien par être éclairci comme les autres.

Il ne devinait pas non plus ce que pouvaitêtre l’homme décoré et boutonné qui n’avait fait que paraître etdisparaître sur la terrasse du Luxembourg. Il avait oublié de s’eninformer pendant le voyage en fiacre, mais il comptait bien yrevenir, quand il la reverrait, ce qui ne pouvait guère tarder.

Depuis que la marquise était assise, Paul,resté debout, se tenait un peu à l’écart, mais son isolement allaitprendre fin, car deux ou trois invités s’approchaient dansl’intention évidente d’entamer avec lui une conversation qu’ilredoutait un peu.

– Monsieur de Servon, appela tout à coup lamaîtresse de la maison, avouez que vous grillez d’envie de taillerune banque de baccarat.

M. de Servon, qu’elle interpellaitainsi, était un jeune homme qui aurait pu représenter, au naturel,ce grand flandrin[14] devicomte, dont il est question dans une des comédies deMolière.

Vicomte, il l’était, et de plus efflanqué,ravagé, long comme un jour sans pain, vicieux comme pas un et nes’en cachant pas.

– J’avoue, baronne, j’avoue ! répondit-ilgaiement.

– En plein jour !… à la face dusoleil !… vous n’avez pas honte ? lui demanda en riant ladame.

Décidément, la maîtresse du logis était unebaronne. Encore un renseignement que Paul Cormier attrapait auvol.

– Mais non… nous jouerions à l’ombre,puisqu’il y a un velum. Et je parierais volontiers quevous l’avez fait tendre pour me permettre d’abattreneuf[15], sans me gâter le teint.

– Vous avez donc le démon du jeu dans lecorps ?

– Moi !… mais je le déteste, lejeu !… seulement je déteste encore plus l’oisiveté. Vous savezqu’elle est la mère de tous les vices, cette coquined’oisiveté.

– J’ai toujours pensé que vous étiez son fils.Taillez-la donc votre banque[16] !Vous voyez que la table est mise là-bas… et vous aurez enM. de Ganges un adversaire digne de vous.

– Dites donc que je serai le pot de terrecontre le pot de fer… je ne roule pas sur les millions, moi.

– Il paraît que le vrai marquis est fortementmillionnaire, se disait Paul Cormier ; je puis bien leremplacer auprès de sa femme, mais au jeu !… c’est une autreaffaire.

– Faites donc à ce grand fou le plaisir de luigagner quelques centaines de louis, dit la baronne en s’adressantau faux marquis. Marcelle ne vous en voudra pas de nous lalaisser.

Marcelle ne dit mot, mais elle fit signe quenon, au grand étonnement de Paul, qui se demandaimmédiatement :

– Pourquoi désire-t-elle que jejoue ?

L’idée lui vint aussitôt que c’était pour luiprocurer un moyen d’échapper en partie aux embarras de lasituation. S’il était resté avec les femmes, il aurait eu àrépondre tôt ou tard à des questions gênantes. Moins il parlerait,plus il aurait de chance de ne pas se trahir. Et au baccarat, on neparle que pour demander : cartes, ou pour annoncer sonpoint.

Il sut gré à la charmante blonde de sa bonneintention, mais il resta perplexe. Il ne haïssait pas le jeu etdans sa vie d’étudiant, il avait gagné ou perdu au rams, au piquetet à l’écarté, beaucoup de consommations dans les cafés duBoul’Mich. Il lui était même arrivé de jouer au baccarat, les nuitsde folle orgie au quartier, et d’y laisser des pièces blanches.Mais il n’avait jamais risqué de perdre plus qu’il ne possédait. Ilpréférait garder son argent pour mener joyeuse vie, quand son amiJean de Mirande qui, lui, était joueur comme les cartes, arrangeaitdes soupers ou des parties de campagne avec les coryphées [17]du bal Bullier.

Et il n’était pas tenté de lutter contre cevicomte de Servon qui devait être un vieux routier du baccarat etqui avait sur un pauvre étudiant la première des supériorités aujeu : celle des capitaux.

Paul n’était cependant pas sans argent dans sapoche. Il avait, par hasard, touché, la veille, un mois de lapension maternelle et il n’avait pas eu le temps de l’écornerbeaucoup.

Mais les vingt-cinq louis qui lui restaient neconstituaient qu’un maigre contingent pour livrer sur le tapis vertune grosse bataille.

Le vicomte n’en ferait qu’une bouchée de cesvingt-cinq louis sur lesquels Paul comptait pour vivre largementjusqu’au mois prochain.

Et elle s’annonçait comme devant être chaudela bataille, car dès les premiers mots du dialogue qui venait des’engager entre la baronne et le vicomte, les invités du sexemasculin s’étaient mis à tourner autour de l’aspirant à la banque,comme les papillons tournent autour d’un flambeau dont la flamme valeur brûler les ailes.

Un de ces messieurs profita de l’occasion pourcomplimenter le faux marquis de Ganges en lui disant :

– Toutes mes félicitations, Monsieur lemarquis. À l’âge où d’autres ne songent qu’à leurs plaisirs, vousavez déjà un coup d’œil et une entente des affaires que lesfinanciers les plus expérimentés vous envient. Cette concession enTurquie, nos plus gros capitalistes l’avaient manquée, et pourl’obtenir, vous n’avez eu qu’à vous montrer.

– Quelle concession ? se demandait Paul.Du diable ! si je me doutais qu’on m’avait concédé quelquechose dans les États du Sultan !

Et comme il n’avait garde de répondre, lemonsieur, qui devait être un gros spéculateur, reprit ensouriant :

– Vous avez remporté là une grande victoire,mais il y a temps pour tout et je conçois que vous aimiez à vousdistraire au jeu de vos grands travaux. Le jeu c’est encore uneaffaire… n’est-ce pas, cher vicomte ?

– Plus souvent mauvaise que bonne… pour moi,du moins, grommela M. de Servon. Mais nous perdons notretemps à bavarder… or, à sept heures et demie on viendra annoncerque Mme la baronne est servie et on nous mettra poliment à laporte. Donc, si vous m’en croyez, messieurs, nous profiterons sansplus tarder de l’aimable attention qu’a eue Mme Dozulé de nousfaire dresser une table là-bas.

– Bon ! pensa Paul Cormier que sesinterlocuteurs renseignaient progressivement etinvolontairement ; nous sommes ici chez la Baronne Dozulé. Onne voit pas le baron. Il faut croire qu’elle est veuve.

– Désirez-vous prendre la banque, Monsieur lemarquis ? lui demanda l’entêté vicomte qui tenait absolument àcartonner avant dîner.

Le baccarat lui tenait lieu d’apéritif.

– Du tout !… du tout !… s’empressade répondre Paul, qui n’était pas même décidé à ponter[18].

– Alors, je vous remercie de me la laisser. Jene fais que perdre depuis quinze jours et j’ai besoin de merefaire. Venez-vous, messieurs ?

Personne ne répondit, mais tout le mondesuivit et l’étudiant fit comme les autres.

L’autel avait été préparé par les soins de laprévoyante baronne Dozulé. Rien n’y manquait : ni les jeux decartes paquetés, ni les jetons de différentes couleurs, destinés àservir de monnaie fiduciaire, au cas où les pontes voudraient jouersur parole.

En un clin d’œil, les places furent prisesautour de la table, et le vicomte, à qui personne ne disputait labanque, déclara tout d’abord que les fiches représenteraient unlouis et les plaques rondes cent francs, attendu qu’il s’agissaitd’une toute petite partie.

Paul, qui n’en avait jamais vu de si grosse,fut violemment tenté de se lever. Une fausse honte le retint etaussi le désir de se tenir loin du cercle féminin jusqu’au momentoù madame de Ganges prendrait congé. Il comptait que pour jouer sonrôle jusqu’au bout, elle n’oserait pas s’en aller sans son mari,qu’ils sortiraient ensemble et qu’une fois dehors, elle nerefuserait pas de lui expliquer ce qu’il ne comprenait pas.

Il resta donc assis et il se trouva placé detelle sorte qu’il lui tournait le dos et que, par conséquent, il nepouvait pas la voir.

Il ne tarda guère, d’ailleurs, à oublierqu’elle était là.

M. de Servon le pria de lui direcombien il voulait de jetons représentatifs et Paul demanda lapermission de jouer or sur table. Elle lui fut gracieusementaccordée et il aligna modestement devant lui les vingt-cinq louisqui constituaient toute sa fortune.

– Quand je les aurai perdus, je m’en irai,pensait-il. J’en serai quitte pour demander à maman une avance surle mois prochain ; et comme ça je ne m’emballerai pas.

Et il fit mentalement le serment de ne pasrisquer un sou sur parole.

Cette prudence venait de lui être suggérée parun soupçon qui lui avait traversé l’esprit. Cette maison ouverte àtout venant, cette baronne sans baron, ces gentilshommes quiparlaient de cent louis comme il aurait parlé de cent sous, cettetable de baccarat qui se trouvait là comme par hasard ; toutce monde et toute cette mise en scène lui étaient tout à coupdevenus suspects.

Il était un peu tard pour s’en aviser et sises soupçons étaient fondés, la blonde aux yeux noirs devait êtreune aventurière qui ne l’avait racolé au Luxembourg que pourl’amener dans un tripot.

Il lui répugnait trop de croire cela etd’ailleurs, il avait fait d’avance le sacrifice de la somme qu’ilpossédait.

Il ne tenait qu’à la faire durer le pluslongtemps possible.

C’est pourquoi, au profond étonnement desautres pontes, et surtout du vicomte, il attaqua d’un louis unebanque de dix mille francs.

Le vicomte aurait dû s’en féliciter, car ilperdit cinq fois de suite et comme Paul retirait un louis à chaquecoup :

– À ce jeu-là, vous ne vous ruinerez pas,monsieur le marquis, lui dit ironiquement le financier qui venaitde le complimenter sur le succès de ses entreprises en Turquie.

Paul eut honte. Il fit paroli[19] et il gagna encore.

Était-ce Jacqueline qui lui portait bonheur,cette Jacqueline emmarquisée, dont le petit nom, qu’ilsavait être faux, ne lui sortait pas de la tête ? Paul étaittenté de le croire.

Il se disait pourtant qu’une petite veine, audébut d’une partie, n’est souvent que l’avant-coureur d’undésastre.

Il voulut en avoir le cœur net, au risqued’arriver trop tôt à la fin de son capital, et il laissa ses quatrelouis qui furent doublés en un clin d’œil, après un triomphantabatage.

Sa masse grossissait, mais elle n’était pasencore bien menaçante pour le banquier, lequel gagnait d’ailleurs àtous les coups sur l’autre tableau.

Il souriait toujours ce grand flandrin devicomte et cependant il était préoccupé, non pas d’avoir perdu unedizaine de pièces de vingt francs, mais un de ces pressentimentsdont aucun joueur n’est exempt l’avertissait que la chance sedessinait contre lui et que la partie allait mal tourner.

Paul était lancé maintenant et nul ne pouvaitprévoir où il s’arrêterait.

Les seize louis se doublèrent, puis lestrente-deux. Son gain dépassait déjà le billet de mille.

Et tout cela sur la main du financiercomplimenteur qui jouait du même côté que Paul Cormier et quiencaissait une part du butin. Il n’avait pas encore perdu un seulcoup…

Il n’était plus tenté de rire de la façon deponter du marquis de Ganges.

Le vicomte non plus ne riait pas. Il devenaitmême de plus en plus sérieux, surtout quand Paul eut gagné encorele paroli de soixante-quatre louis et, immédiatement après, celuide cent vingt-huit.

Jamais, de mémoire de ponte, pareille série nes’était vue nulle part. Les coups se suivaient avec une régularitédésespérante. Quand le banquier abattait huit, le marquis abattaitneuf ; quand le marquis avait le point de un, lebanquier avait baccarat.

Heureusement, Paul ne tenait pas les cartes,car on aurait pu croire qu’il les changeait en les relevant sur letapis.

On l’aurait soupçonné lui qui tout à l’heureavait un instant soupçonné la baronne et ses invités.

Il avait maintenant plus de cinq mille francset à la banque aux abois, il restait tout juste de quoi tenir lecoup.

– Combien faites-vous, marquis ? demandafamilièrement Servon, qui avait payé assez cher le droit de ne plusdire : « Monsieur le marquis. »

Paul mourait d’envie de répondre :« Dix louis » et d’empocher les autres. Cinq millefrancs ! il ne les avait jamais eus à la fois. C’était de quoifaire les frais de la campagne amoureuse qu’il allait ouvrir ;c’était aussi de quoi se consoler d’un échec, si la marquise luiéchappait.

– Pas plus que la banque, reprit levicomte.

– Je fais le reste, après ces messieurs, ditPaul, résolu à en finir.

Le banquier donna les cartes, regarda lessiennes et annonça qu’il en donnait. Paul s’y tint. Il avait septet le banquier n’avait que six.

Ce fut le coup de grâce. La banquesautait.

Le vicomte, beau joueur, ne sourcilla point,mais il déclara en avoir assez, et, tirant de sa poche un paquet dedix billets de mille qui répondaient des jetons qu’il avait émis,il invita les pontes à se partager ses dépouilles.

Paul était le plus gros et il lui revenaitplus de quatre cents louis qu’il ramassa avec une satisfaction maldissimulée.

– Il faut convenir, monsieur, que vous êtesheureux partout, dit le banquier décavé[20]. Vousdonnez un démenti au proverbe.

Ce compliment était à l’adresse de lamarquise, mais Paul ne saisit pas tout d’abord l’allusion aucélèbre dicton : « Heureux au jeu, malheureux enfemmes. » Ce gain lui montait à la tête et c’est tout au pluss’il se souvenait que Jacqueline était là, derrière lui.

– Moi, c’est tout le contraire, repritgaiement M. de Servon ; je suis malheureuxpartout.

C’était presque dire qu’il avait fait sanssuccès la cour à la marquise de Ganges.

Il ajouta presque aussitôt :

– Vous me devez une revanche, monsieur lemarquis… et je me sens capable de vous la demander, séance tenante.Vous plairait-il de me tenir quitte ou double… quatre cents louis,sur parole ?… un seul coup, à rouge ou noir ?

Paul aurait volontiers refusé. Il n’osa pas.S’il perdait, après tout, il ne perdrait que son bénéfice etd’ailleurs, il entendait derrière lui des bruits de chaises remuéesqui lui indiquaient que des invitées de la baronne Dozulé selevaient pour partir.

Il aimait mieux s’en aller les mains vides quede manquer le départ de Jacqueline qu’il comptait reconduire chezelle.

C’était son droit de mari et il ne supposaitpas qu’en public elle refuserait sa compagnie ; d’autantqu’elle devait souhaiter, autant que lui, une explication en tête àtête.

– Je suis à vos ordres, monsieur le vicomte,répondit-il bravement. Je tiens ces quatre cents louis… et jedis : Rouge !

M. de Servon avait déjà la main surles cartes empilées. Il en tira une au milieu du paquet et en lajetant sur le tapis :

– Le roi de cœur ! annonça-t-il. Vousavez gagné, monsieur le marquis. Demain, les huit mille francs queje vous dois seront chez vous.

Paul était si troublé qu’il ne prit pas gardeà ce « chez vous » qui, dans la pensée du vicomte nesignifiait pas : chez M. Cormier, étudiant, rueGay-Lussac, 9. Le vicomte entendait évidemment chezM. de Ganges, mari de madame de Ganges.

Et, alors même qu’il aurait fait attention àce quiproquo, Paul, sous peine de compliquer encore une situationdéjà très compliquée, n’aurait pas pu signaler l’erreur àM. de Servon.

Du reste, il n’eut pas le temps d’y réfléchir,car la baronne Dozulé, qui s’était sournoisement approchée de latable de jeu, se montra tout à coup et dit, en riant, à cesmessieurs :

– Ne me prenez pas pour une trouble-fête, jevous prie. Continuez, tant qu’il vous plaira, de faire des paroliset des bancos[21] ; permettez seulement à mesamies et à moi d’aller dîner. Il est l’heure.

– Vous êtes vraiment trop bonne, chère madame,s’écria le financier qui ne demandait qu’à lever la séance, afind’emporter son bénéfice.

– Mais non. Je me suis fait une règle de nejamais gêner les plaisirs des autres, reprit madame Dozulé. Etcette chère Marcelle est dans les mêmes principes que moi… ellepousse même le scrupule plus loin que moi, car elle n’a pas vouludéranger son mari pour le prévenir qu’elle s’en allait. Ellecraignait de lui couper sa veine.

– Alors, dit gaiement le vicomte, je regrettedoublement que madame de Ganges soit partie sans adresser la paroleà M. de Ganges.

C’était vrai ; la marquise n’était pluslà. Cormier n’eut qu’à se retourner pour constater son absence.

– Monsieur le marquis, continua la baronne,Marcelle m’a chargée de vous dire qu’elle rentrait directement chezelle… et qu’elle vous attendrait.

Paul eut sur les lèvres une question :« Où ça ? » Il se retint à temps, mais il avaitfailli se trahir et Dieu sait quel effet il aurait produit s’ils’était laissé aller à demander sa propre adresse, – l’adresse desa femme, ce qui revenait au même.

Il avait évité cette faute, mais il n’enrestait pas moins dans un prodigieux embarras. Il sentait leterrain manquer sous ses pieds, et il ne pensait plus qu’à sedérober le plus tôt possible aux interrogations qu’ilredoutait.

Que serait-il devenu si son débiteur s’étaitavisé de lui demander où il demeurait ? Il serait resté courtet autant aurait valu avouer tout de suite qu’il n’était pas lemarquis de Ganges et qu’il connaissait à peine la marquise.

Fort heureusement, le vicomte était renseignésur ce point, ayant sans doute été reçu chez madame de Ganges quine paraissait pas lui être indifférente.

Paul profita de son silence pour prendre congéde la baronne et des joueurs qui semblaient disposés à user de lapermission qu’elle leur accordait de reconstituer une partie debaccarat.

Il partit d’autant plus volontiers qu’il luiétait venu une idée. Il se disait que madame de Ganges ne pouvaitpas l’abandonner dans l’impasse où elle l’avait mis. Au moinsfallait-il qu’elle le vît pour lui tracer une ligne deconduite.

Et fort de ce raisonnement, Paul se persuadaqu’elle était allée l’attendre quelque part, non loin de l’hôtel dela baronne, avec l’intention de l’arrêter au passage et de conféreravec lui. Mais où s’était-elle embusquée ? Au rond-point,peut-être, à l’endroit où elle avait quitté le fiacre où Paul étaitmonté avec elle devant la grille du Luxembourg. La place estbanale, mais à l’heure du dîner, les Champs-Élysées sont presquedéserts.

Paul y courut, à ce rond-point, et il n’ytrouva point la marquise. Quand et comment la reverrait-il ?En ce moment, pour le savoir, il aurait donné de bon cœur toutl’argent qu’il venait de gagner au jeu.

Chapitre 2

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&|160;

Le Marais est un honnête quartier et la ruedes Tournelles est une honnête rue qu’on peut habiter sans rienperdre de sa respectabilité, comme disent les Anglais,même quand on appartient à la bourgeoisie aisée.

Elle n’est pas gaie, cette voie qui ne mène àrien, mais elle a gardé comme un parfum de l’époque lointaine où laplace Royale était le centre du Paris mondain. Les voitures n’ypassent guère et les boutiques y sont rares, mais les maisons y ontune apparence majestueuse et triste qui fait songer au temps où desprésidents au Parlement y logeaient.

Les fenêtres sont ornées de balcons en ferforgé et les portes cochères ont des marteaux.

L’hiver, elle est lugubre, mais dans la bellesaison, le soir, les fillettes y jouent au volant et l’emplissentde leurs rires argentins, pendant que les mères tricotent, assisesdans de vieux fauteuils de paille.

Madame Cormier, née Julie Desgravettes, ydemeurait depuis dix ans qu’elle s’était retirée du commerce avecdes capitaux assez ronds.

Elle appartenait à une bonne familleparisienne et elle s’était mésalliée en épousant sur le tard,François Cormier, facteur aux halles et fils de ses œuvres, car ilavait commencé sa fortune en déchargeant les voitures de marée.

Ce brave homme, peu lettré, était mort assezjeune, et sa veuve s’était consacrée tout entière à l’éducation deson fils Paul qu’elle adorait et qu’elle gâtait déplorablement.

En dépit des intentions de son père qui ledestinait à être son successeur, Paul avait voulu être avocat. Samère l’avait laissé faire son droit qu’il ne faisait guère, car aubout de cinq ans, il n’avait pas encore passé sa thèse et elle luipardonnait ses écarts parce qu’il était resté bon fils. Elle luipardonnait même d’être allé planter sa tente au quartier Latinqu’elle considérait comme un pays maudit.

Elle espérait toujours qu’il se rangerait etelle rêvait de le marier avantageusement, quand il serait inscritau barreau et en passe d’acheter une charge de notaire oud’avoué.

Quoiqu’elle fût du mauvais côté de lacinquantaine, cette mère trop indulgente était encore presquejolie. Elle avait été charmante et son fils Paul lui ressemblaitbeaucoup. Mais elle n’avait jamais songé à se remarier et elles’était complètement retirée du monde commerçant où elle avait véculorsqu’elle gouvernait un grand magasin de primeurs et de gibiers àl’enseigne du Faisan argenté. Quelque chose comme laboutique de la légendaire madame Bontoux, bien connue desgastronomes d’il y a quinze ans.

De tous les amis de son défunt mari, elle nevoyait plus qu’un vieil avocat consultant qui lui avait rendud’importants services quand elle avait quitté les affaires et régléses comptes.

M.&|160;Bardin était veuf et, comme elle, iln’avait qu’un fils, beaucoup plus âgé que Paul et beaucoup pluslaborieux, car à force de travail et par son seul mérite, il étaitarrivé à siéger au tribunal civil de la Seine où il occupait lesfonctions très enviées de juge d’instruction.

Madame Cormier citait sans cesse l’exemple dece bon sujet à Paul, lequel n’avait pas manqué de prendre en grippeCharles Bardin qui était pourtant un excellent magistrat et unexcellent garçon.

Ce juge, célibataire comme Paul, était tropoccupé au Palais pour fréquenter souvent chez la veuve, mais sonpère y dînait régulièrement, tous les dimanches.

Ces jours-là, c’était fête dans l’appartementque madame Cormier occupait au deuxième étage et sur le devantd’une antique maison où l’escalier était en pierre, et où lesplafonds, hauts de quinze pieds, montraient encore quelques tracesde dorures.

Paul y apportait un contingent de gaietéjuvénile et ne s’y ennuyait pas à écouter la conversation dubonhomme Bardin qui avait beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoupretenu, et qui racontait fort bien.

Et le dîner était toujours excellent.

De ses anciennes relations commerciales, laveuve avait gardé des facilités d’approvisionnement dont ellefaisait profiter ses convives, en leur servant des produitsrecherchés. Elle possédait aussi une cave de premier ordre qu’ellene ménageait pas le dimanche.

On se mettait à table à six heures et demieprécises. Quand la demie sonnait à l’horloge de Saint-Paul,M.&|160;Bardin dépliait sa serviette, et aux trois quarts,Brigitte, la bonne à tout faire, entrait pour enlever lepotage.

Et Paul était d’une exactitude méritoire. Ilavait beau percher sur les hauteurs du Panthéon, il apparaissaittoujours cinq minutes avant la demie. Il quittait toutes lesabsinthes et toutes les donzelles de son quartier pour ne pas faireattendre sa mère qui lui en savait gré.

Mais, enfin, tout arrive. Et il arriva que, cedimanche de mai qui devait marquer dans la vie de Paul, à septheures, madame Cormier et son ami Bardin étaient encore assis prèsde la fenêtre de la salle à manger, se faisant vis-à-vis etéchangeant par-ci par-là quelques mots en l’air pour tromper leurimpatience.

La veuve s’était déjà levée dix fois pourregarder dans la rue. Bardin, qui prisait beaucoup etparticulièrement dans les cas embarrassants, Bardin avait presquevidé sa tabatière. Brigitte ne faisait qu’entrer et sortir, en selamentant sur la destinée du gigot qui serait trop cuit.

– Bardin, dit tout à coup madame Cormier, ilfaut qu’il lui soit arrivé un accident. Il est peut-être malade. Sij’allais voir rue Gay-Lussac&|160;?

– Ce serait ce que vous pourriez faire de pis,répondit sans s’émouvoir le vieil avocat. Vous iriez en voiture etvous vous croiseriez avec lui&|160;; à son âge, on n’est pasretardé que par les accidents.

– Comment&|160;! vous supposez qu’il est entrain de s’amuser… un dimanche&|160;!… quand jel’attends&|160;!

– Bah&|160;! dit Bardin, en haussant lesépaules, il faut bien que jeunesse se passe… et, entre nous, ellene passe que trop vite, la jeunesse… Laissez-le jeter sesgourmes[22], ce garçon… plus tôt ce sera fait, plustôt il sera mûr pour le mariage.

– Je sais bien, mon ami, murmura la mère,toujours disposée à excuser son Paul. Mais je me plains qu’il nemûrit pas vite.

– Bah&|160;!… les fruits d’arrière-saison sontles meilleurs. J’ai quelquefois regretté que mon Charles n’aitjamais fait de sottises quand il était jeune.

– Vous dites ça pour me consoler.

– Pas du tout. Je dis ça parce que je crainsqu’il n’en fasse quand il sera vieux. J’espère que non, maisn’empêche que «&|160;faut de la sagesse, pas trop n’en faut&|160;».C’est comme la vertu.

– Taisez-vous, Bardin. Vous finiriez par mefaire rire et je n’en ai pas envie.

– Voyons&|160;!… voulez-vous que je vousindique le moyen de calmer vos inquiétudes&|160;?

– Je ne demande pas mieux, mais…

– Le moyen, c’est de nous mettre à table. Iln’est rien de tel pour faire arriver les retardataires.

Et comme la bonne dame ne paraissait pasconvaincue, son vieil ami s’empressa d’ajouter&|160;:

– Si votre fils ne vient pas, je vous prometsqu’après dîner, je pousserai jusque chez lui pour prendre de sesnouvelles. Ne me remerciez pas, je m’en fais une fête. Voilà troisjours que je ne sors pas de mon cabinet où je suis plongé dansl’étude d’un dossier qui m’est arrivé de province. Il me semble queje dois exhaler une odeur de paperasse. Une promenade hygiénique mefera du bien. Sans compter que pour moi ce sera une joie de revoirle quartier Latin. Je n’ai plus jamais l’occasion d’y aller. Ça merappellera ma jeunesse. J’y ai fait mes farces, moi aussi, il y aune quarantaine d’années.

Les farces du bonhomme n’avaient pas dû lemener bien loin, mais c’était une de ses manies de prétendre qu’ilavait mené la vie d’étudiant noceur, et madame Cormier, quiconnaissait ce travers, s’abstenait de le contredire.

– Eh bien, dit-elle, dînons. Je vais appelerBrigitte pour qu’elle nous serve… et, après le dîner, si je n’aipas vu mon fils, j’irai avec vous, rue Gay-Lussac.

– Hum&|160;! grommela Bardin, qui auraitpréféré y aller tout seul.

– Oui, vous devez mourir de faim. Quelle heurepeut-il bien être&|160;?

– Pas loin de huit heures, chère amie. Il faitpresque nuit et je ne vous cacherai pas que j’ai l’estomac dans lestalons.

Bien à regret, car elle se désolait de dînersans son Paul, la veuve se leva et s’achemina vers la cuisine oùBrigitte surveillait le rôti en maugréant contre le gamin qui sepermettait de faire attendre sa mère.

Un roulement de voitures monta de la rue,madame Cormier courut au balcon et s’écria joyeusement&|160;:

– C’est lui&|160;!

– Il arrive en fiacre&|160;! dit le vieilavocat en se mettant aussi au balcon. La jeunesse d’à présent ne serefuse rien. De mon temps, elle allait à pied… ou en omnibus.

Paul, en effet, descendait d’une Victorianumérotée dont l’entrée dans la rue des Tournelles avait faitsensation. Les concierges sortaient pour la voir et les enfantsavaient cessé leurs jeux pour la laisser passer.

– Eh&|160;! bien, reprit le père Bardin, vousvoyez qu’il ne lui est rien arrivé. Il a oublié l’heure, voilàtout.

– Brigitte&|160;!… tu peux servir&|160;! criamadame Cormier, toute joyeuse.

Paul l’avait oubliée, en effet, l’heure dudîner de sa mère et il ne s’en était souvenu qu’après avoir cherchélongtemps aux Champs-Élysées la marquise disparue. Elle ne s’étaitpas montrée et il avait eu quelque mérite à se rappeler qu’onl’attendait rue des Tournelles, car son étrange aventure l’occupaittout entier.

Elle lui apparaissait maintenant sous desaspects nouveaux et il ne lui déplaisait pas trop d’y être engagé.L’erreur d’un domestique l’avait mis dans une fausse situation,mais la marquise l’aiderait certainement à en sortir. Elle s’étaitabstenue de l’attendre aux environs de l’hôtel de son amie, maiselle ne manquerait pas de lui donner bientôt de ses nouvelles. Touts’éclaircirait. Il resterait à Paul l’espoir de lui plaire et deremplacer effectivement ce mari dont il avait joué le rôle pendantdeux heures. Il lui restait aussi huit bons billets de mille francsqui gonflaient son portefeuille, sans compter huit autres que levicomte lui devait.

Il les avait loyalement gagnés à un grosjoueur qui se consolerait facilement de les avoir perdus et iln’était pas fâché de les tenir, mais il faut lui rendre cettejustice que ce gain inattendu le touchait moins que la joie d’avoirfait connaissance avec une femme charmante qui avait bien l’aird’appartenir au meilleur monde.

Il débarquait, tout plein de son sujet, dansle paisible appartement de la rue des Tournelles et s’il l’eût osé,il aurait volontiers raconté à sa mère et au vieil avocat sa bonnefortune. Mais il n’osait pas, sachant qu’il les affligerait tousles deux.

– Te voilà, méchant garçon&|160;! lui dit enl’embrassant tendrement madame Cormier. D’où viens-tu&|160;?

– J’ai été retardé au dernier moment, balbutiaPaul.

– Dis donc que tu piochais[23] tonquatrième examen, lui souffla le père Bardin qui riait souscape.

– S’il y a du bon sens de dîner à huitheures&|160;!… tu t’abîmeras l’estomac.

La bonne dame ne pensait qu’à la santé de cefils qui venait de les faire souffrir, elle et son vieil ami,accoutumés à la régularité des repas.

– À table&|160;!… voici la soupe&|160;!s’écria Bardin.

Il n’y avait qu’à obéir à cette invitation.Paul n’eut même pas la peine d’inventer une excuse.

Les trois convives avaient grand’faim et Paulplus que les deux autres. Rien ne creuse comme les émotions, quandon est jeune. Il n’avait pas encore atteint l’âge où elles coupentl’appétit.

Il en résulta que le commencement du dîner futsilencieux. On n’entendait que le bruit des cuillers heurtant lefond des assiettes.

Après le potage, un verre de vieux Xérès, quiavait mûri dans les caves du Faisan argenté, délia lalangue de l’avocat, qui se mit à parler de son unique rejeton, sonCharles, le magistrat modèle, pour lequel il rêvait une brillantecarrière. À ce savant, à ce laborieux, il ne manquait, pour sortirde la foule, que d’être chargé d’instruire une de ces affairesretentissantes qui mettent en lumière les talents d’un juged’instruction.

Bardin souhaitait à son fils un accusé commeCampi, cet assassin anonyme, dont le procès venait de passionnerParis.

À quoi madame Cormier répondait qu’ellesouhaitait qu’il n’y eût jamais de criminels à juger et qu’elleespérait bien que Paul n’aurait jamais à demander la tête depersonne, attendu qu’il n’entrerait pas dans la magistrature.

Paul n’avait garde de se prononcer sur cepoint, car il n’était pas du tout à la conversation. Son espritvagabondait à une lieue de la rue des Tournelles et du dîner,auquel, pourtant, il faisait grand honneur, car en dépit de sespréoccupations, il ne perdait pas un coup de dent. Il pensait qu’àcette heure la marquise de Ganges dînait peut-être seule dans lemagnifique hôtel qu’elle devait habiter, et que la baronne Dozulé,qui avait des invités ce soir-là, leur parlait peut-être du jeuneMonsieur qu’elle avait pris pour le mari de la marquise.

Il s’était acquitté d’un devoir en venants’asseoir à la table maternelle, mais il méditait de filer après ledîner vers le quartier latin où Jean de Mirande était resté. Ilétait à peu près sûr de l’y trouver, au bal de la Closerie desLilas ou à la brasserie de la Source, et il éprouvait le besoin dele revoir&|160;; non pas pour lui raconter son aventure – il avaitjuré à madame de Ganges de n’en rien dire à son ami – mais pour seretremper au contact de ce joyeux compagnon qui prenait si gaiementl’existence et qui jonglait avec les soucis.

Madame Cormier finit par s’apercevoir que soncher fils n’écoutait pas et Bardin, qui s’en était aperçu depuislongtemps, lui dit en clignant de l’œil&|160;:

– Je parie qu’il est amoureux.

Cette fois, Paul entendit et affecta desourire en haussant les épaules.

– Oh&|160;! ne t’en défends pas&|160;! repritle vieil avocat. Ça vaut mieux que d’aller au café.

– Oui, s’il était amoureux pour le bon motif,rectifia sagement la mère qui n’aspirait qu’à marier son garçon debonne heure, pour le mettre à l’abri des dangers du célibatprolongé.

– C’est encore un peu tôt, dit Bardin. Et puisvous savez… pour faire un civet, il faut un lièvre… eh&|160;! bien,pour se marier, il faut une femme… j’entends une femme aussi biendotée par ses parents que par la nature… et dame&|160;!… ceslièvres-là, ça ne court pas les champs… ni même les rues deParis.

Paul continuait à jouer de la fourchette, sanslever les yeux. Sa mère, qui aurait voulu l’entendre manifester desvelléités conjugales, dut se contenter de répondre àBardin&|160;:

– Vous devriez lui trouver ça.

Et Bardin, qui ne restait jamais court,répliqua sans broncher&|160;:

– Autrefois, je n’aurais pas dit&|160;: non…du temps où je voyais tant de gens défiler dans mon cabinet.Maintenant je ne donne plus de consultations qu’à des amis. J’airemercié ma clientèle… un peu à contre-cœur… j’y ai renoncé à causede Charles… le père d’un magistrat ne doit pas recevoird’honoraires du premier venu.

– Mais vous avez gardé d’excellentes relationsavec vos anciens clients et, dans le nombre, il doit s’en trouverqui ont des filles à marier. Paul aura six cent mille francs aprèsmoi, et je lui en donnerai la moitié le jour de la signature ducontrat.

– Avec ça et ses qualités physiques etmorales, il ne tiendra qu’à lui d’épouser une héritière… car il estplein de qualités, ce mauvais garnement…

– Vous êtes bien bon, monsieur Bardin, murmuraPaul, en souriant.

– Je te dis tes vérités, voilà tout. Le diablec’est que, pour le moment, je ne connais pas d’héritières…

– Oh&|160;! je ne suis pas pressé.

– Je te crois sans peine, mais ta mère l’est,pressée, et si je pouvais l’aider à te caser avantageusement, jem’y emploierais volontiers, …

Le bonhomme s’arrêta tout à coup, en sefrappant le front&|160;:

– Mais où ai-je la tête&|160;?s’écria-t-il&|160;; décidément, je vieillis, car je perds lamémoire… à moins que ce ne soit le Xérès de ta maman quim’obscurcisse les idées… verse m’en tout de même un dernier verre…là&|160;! c’est bien… maintenant, mon garçon, j’ai ton affaire… unejeune orpheline qui doit avoir tout au plus vingt et un ans et quiest l’unique héritière d’une fortune de six millions.

– C’est superbe&|160;! dit ironiquement Paul,et pour peu qu’avec cela elle soit jolie…

– On dit qu’elle est charmante.

– Comment&|160;! on dit&|160;?… vous ne laconnaissez donc pas&|160;?

– Je ne l’ai jamais vue… mais j’ai vu lestitres qui établissent son droit à l’héritage en question… je saisoù il est, en quoi il consiste et ce qu’il faut faire pour qu’ellesoit envoyée en possession.

– Vous êtes admirablement renseigné. Il nevous reste plus qu’à m’apprendre où se trouve cette merveille.

L’ancien avocat prit un temps, comme on dit auPalais, aussi bien qu’au théâtre et, après cette pause, il réponditgravement&|160;:

– Si je le savais, je t’aurais déjà présenté àelle.

Paul, pour le coup, éclata de rire et madameCormier fit une moue significative. Elle trouvait mauvais que sonvieil ami se permît de plaisanter à propos du mariage de sonfils.

– Ris, mon garçon, reprit Bardin, ris tant quetu voudras. C’est très sérieux et vous, ma chère Julie, vous aveztort de vous fâcher. Mon héritière existe. Voulez-vous que je vousraconte son histoire&|160;?

– Racontez, monsieur Bardin&|160;!…racontez&|160;!… dit Paul, toujours pouffant.

– Mon ami, ajouta madame Cormier, vous auriezdû commencer par là.

– C’est vrai, répondit le vieil avocat, j’aimis la péroraison avant l’exorde, mais quand on cause à table, onne parle pas comme à l’audience. Je regrette ma bévue et je vais laréparer. Je la regrette d’autant plus que je vous ai mis l’eau à labouche et qu’il faudra en rabattre[24]…

– Bon&|160;! s’écria Paul, il y a une tare… jevois ça d’ici… la jeune héritière a commis une faute… et…

– Pour qui me prends-tu&|160;? interrompitsévèrement Bardin. Est-ce que tu te figures que j’ai vécu soixanteans de la vie d’un honnête homme pour me charger à mon âge detrouver un drôle disposé à vendre son nom en reconnaissant l’enfantd’un autre&|160;?…

– Non, certainement, monsieur Bardin…mais…

– Tu n’es qu’un étourneau… apprends à tenir talangue… surtout quand tu parles à un ami de tes parents.

– Excusez-moi… j’avais cru que vousplaisantiez…

– Tais-toi&|160;!… pour te punir d’avoir ditune sottise, je devrais garder pour moi mes renseignements.

– Mon cher Bardin, moi, je ne vous ai pasoffensé, dit doucement madame Cormier.

Il n’en fallut pas davantage pour que levieillard s’apaisât.

– C’est juste, dit-il, et nous ne nousfâcherons pas pour si peu. Voici l’histoire que je vous ai promise.Elle est peut-être invraisemblable, mais elle est vraie. J’aitoutes les preuves entre les mains, certifiées par un homme d’unehonorabilité incontestable.

Il y a quatre ans vivait dans un village dudépartement de l’Hérault…, à Fabrègues…, une brave femme que sonmari avait abandonnée depuis dix ans… elle était restée sansressources avec une petite fille et elles seraient peut-être mortesde faim toutes les deux si une demoiselle d’une très bonne famillede Montpellier ne s’était intéressée à elles. Les parents de cettedemoiselle avaient, tout près de Fabrègues, un château où ilspassaient tous les étés. Ils recueillirent la petite abandonnée etils la firent élever avec leur fille. On n’avait aucune nouvelle dumari. On savait vaguement qu’il était allé chercher fortune enCalifornie, mais rien de plus.

– Je devine, s’écria Paul&|160;; il l’atrouvée là-bas la fortune… il vient de mourir et alors…

– Alors, quoi&|160;?… ce n’était pas la peinede m’interrompre pour dire ce que n’importe qui aurait deviné commetoi.

Paul, ainsi rabroué, baissa le nez et ne ditplus mot.

– Oui, le père est mort, reprit le vieilavocat, sa succession est liquide et revient tout entière à safille unique. La mère aussi est morte, deux ans avant son mari. Lafille est donc bien et dûment six fois millionnaire. Seulement…

Et comme Bardin, encore une fois, s’étaitarrêté au moment le plus intéressant, madame Cormier ne put pass’empêcher de dire&|160;:

– Eh&|160;! bien&|160;?

– Seulement, on ne sait pas où elle est.

– Comment&|160;! que nous dites-vouslà&|160;!

– La vérité, chère amie. Elle a disparu.

– Elle est peut-être allée en Californie commeson père, ricana l’incorrigible Paul.

– Elle a disparu, quelques jours avant lemariage de sa jeune protectrice qui, elle aussi, avait perdu sesparents et qui l’avait prise chez elle comme lectrice.

– Alors, la protectrice doit savoir où est saprotégée.

– C’est probable, mais la protectrice a quittéle pays pour suivre son mari à l’étranger. Et très probablementaussi, elle ignore que sa protégée a maintenant des millions.

– Vous le lui apprendrez.

– Quand je l’aurai trouvée. Je la cherche.

– Quoi&|160;! elle a disparu aussicelle-là&|160;!

– Disparu, n’est pas le mot. Elle n’est pas decelles qui se perdent comme cela arrive à une pauvre fille. Elleest riche par elle-même et elle a fait un grand mariage. Mais ellen’a plus aucune attache dans son pays d’origine et depuis qu’ellel’a quitté, elle n’a fait que voyager avec son mari.

J’ai demandé de plus amples renseignements àla personne qui m’a fourni les premiers. Je les attends et, lorsqueje les aurai, le plus fort sera fait. Je me mettrai en relationsavec cette dame et il faudra bien qu’elle me dise ce qu’est devenuel’héritière… que je cherche aussi et que je trouverai peut-être,sans que l’autre m’y aide. J’ai quelques raisons de croire qu’elleest à Paris, l’héritière&|160;; et je m’informe. Le diable, c’estqu’elle a dû changer de nom.

– Alors, vous aurez de la peine à ladécouvrir.

– Mon cher Bardin, dit en souriant madameCormier, je vous avoue que je commence à me ranger à l’avis dePaul, qui trouvait ce projet de mariage un peu en l’air.

– En l’air, tant que vous voudrez… il estréalisable et dans des conditions exceptionnelles. Voilà une jeunefille qui a des millions et qui ne sait pas qu’elle les a. Supposezque je la trouve, que je lui présente Paul, que Paul lui plaise etqu’elle plaise à Paul… il y a des chances, car ceux qui l’ont vue,il y a quatre ans, s’accordent à dire qu’elle est ravissante etaussi bonne que belle… ce serait une affaire faite…

– Trop de suppositions, grommela Paul.

– Resterait encore, dit sa mère, à savoircomment elle a vécu, depuis qu’elle a quitté son pays… une enfantde seize ans, livrée à elle-même&|160;!

– Ce serait une enquête à faire, réponditBardin. Je m’en chargerais et je vous réponds qu’elle seraitpoussée à fond. Vous me connaissez d’assez longue date pour savoirque je ne transige pas sur ce qui touche à l’honneur.

– Je le sais, mon ami, et je me fierais à vouscomme à moi-même, mais je crains bien que vous n’ayez jamaisl’occasion de me donner votre avis sur cette héritière…introuvable.

Est-il indiscret de vous demander d’où voussont venus ces renseignements&|160;?

– D’un de mes anciens confrères du barreau deMontpellier avec lequel je suis en correspondance depuis plus detrente ans. Il m’a écrit tout récemment et à plusieurs reprisespour me demander de le seconder dans ses recherches. Il a été jadisl’avocat de la famille de la demoiselle qui s’intéressait àl’orpheline et qui l’a tirée de la misère. Aussi met-il beaucoupd’ardeur à poursuivre cette affaire. Il se propose, si ellen’aboutit pas prochainement, de venir à Paris tout exprès, quoique,à son âge, le voyage l’effraie un peu… Il a soixante-quinze ans,cet excellent Lestrigou. S’il se décide, je vous demanderai lapermission de vous le présenter.

– Comment donc&|160;!… je compte bien qu’ilnous fera le plaisir de dîner chez moi avec vous… et avec Paul quice jour-là, je l’espère, ne se fera pas attendre.

– Je jure d’être exact&|160;! ditsolennellement Paul.

– Oui, je te connais, beau masque, répliqua lepère Bardin. Tu arriveras à l’heure si tes amis et connaissances nes’arrêtent pas en route. Mais, j’y pense&|160;!… tu ne nous a pasdit pourquoi tu as laissé brûler le rôti… Il était bon tout demême, mais il faut convenir qu’il était trop cuit.

Paul n’avait garde de dire la vérité. Il parlavaguement d’amis qui l’avaient retenu et d’une interminable partiede billard qu’il ne pouvait pas quitter parce qu’il gagnait.

Paul savait que Bardin ne haïssait pas lebillard et qu’il fulminait volontiers contre le baccarat.

– Gageons, dit le vieil avocat, que tu étaisavec ton inséparable… ce grand casseur d’assiettes qui se promèneau quartier dans des costumes de carnaval. Mauvaise compagnie, mongarçon&|160;!

– Mais, non, je vous assure. Il aime lestenues excentriques, mais il est très comme il faut, quand il veutl’être. Il est noble, du reste, et il pourrait prendre le titre decomte que son père portait. Il s’appelle Jean de Mirande.

– Joli nom, à mettre dans une comédie. Et ilfait son droit, ce gentilhomme&|160;? Il veut donc entrer dans labasoche[25]&|160;?

– Je ne crois pas. Il s’est fait étudiant pours’amuser à sa façon et contre la volonté de tous ses proches. Jecrois du reste qu’il commence à en avoir assez et qu’il finira pars’engager dans un régiment d’Afrique. Il est né batailleur et ilira où on se bat.

– Grand bien lui fasse&|160;! De quel paysest-il&|160;?

– Du Languedoc. Son oncle habite un châteauprès du Vigan.

– Ah&|160;! il est du Languedoc. Demande-luidonc, quand tu le verras, s’il connaît la famille deMarsillargues.

– Je n’y manquerai pas. Puis-je savoir en quoicette famille de Marsillargues vous intéresse&|160;?

– La protectrice dont je viens de te parlerétait une demoiselle de Marsillargues.

– Quel nom baroque&|160;!

– Plus il est baroque, mieux tu leretiendras.

– Mais elle ne le porte plus, puisqu’elle estmariée.

– À un mauvais sujet qui la rend, dit-on, trèsmalheureuse. Lestrigou, dans ses lettres, a oublié de m’apprendrecomment s’appelle son mari. Lestrigou me parle toujours d’elle sousson nom de demoiselle. C’est celui-là que ton ami doit connaître,puisqu’il est Languedocien. Du reste, dans sa prochaine, moncorrespondant m’apprendra l’autre nom et je te le dirai.

– Bon&|160;! vous pouvez compter que votrecommission sera faite ce soir.

– Ce soir&|160;?… c’est donc que tu comptesfinir ta soirée à Bullier&|160;; car un dimanche, ton Mirande nepeut pas passer la sienne ailleurs.

– Mais je vous assure que…

– Oh&|160;! ne t’en défends pas&|160;!… j’y aidansé jadis à Bullier.

– Ça devait être drôle, pensa Paul Cormier quine voyait pas bien le vieil avocat exécutant une tulipeorageuse[26].

Madame Cormier ne soufflait plus mot. Ellerêvait à ce mariage fantastique, mis sur le tapis par un homme enqui elle avait pleine confiance et elle se promettait de ne paslaisser tomber dans l’eau ce projet séduisant. Mais, pour yrevenir, elle attendait d’être seule avec Bardin. Elle voulait enparler à cœur ouvert et la présence de son fils l’aurait gênée.

Bardin, qui devina son intention, lui vint enaide.

Le dîner avait marché plus vite que decoutume. On en était au café qu’on prenait à table, et Paul venaitde vider son quatrième verre d’un remarquable cognac, de la mêmeprovenance que le vin de Xérès, servi après le potage.

– Tu grilles d’envie de fumer, hein&|160;? luidemanda l’avocat.

– Oh&|160;! je sais que ça gêne maman, ditPaul. Je fumerai dans la rue, en rentrant chez moi.

– Et le plus tôt sera le mieux, n’est-cepas&|160;?… Eh&|160;! bien, je lis sur la figure de ton indulgentemère qu’elle te permet de lever la séance. Quand tu seras parti,nous ferons tranquillement notre cent de piquet jusqu’à dix heureset je serai encore couché avant toi, car je demeure à deux pasd’ici.

Le bonhomme habitait la rue des Arquebusiers,une rue dont peu de Parisiens connaissent le nom et qui va, enfaisant un coude, du boulevard Beaumarchais à la rueSaint-Claude.

– Et d’ici à Bullier, il y a unetrotte&|160;!… il est vrai que tu vas en carrosse, toi… Dame&|160;!quand on a des amis dans la noblesse&|160;!…

Paul s’était levé pour embrasser sa mère et ilne fit pas semblant d’entendre, mais l’impitoyable Bardin,reprit&|160;:

– Parions que tu portes toute ta fortune dansta poche.

– Pourquoi ça&|160;? balbutia Paul, un peudécontenancé, car c’était vrai&|160;; qui vous faitcroire&|160;?

– Le geste&|160;!… le gesterévélateur&|160;!

– Quel geste&|160;?

– Pendant tout le dîner, tu n’as fait quetâter avec ta main la poche de poitrine de ta redingote. Je ne m’ytrompe jamais à ce geste-là. Ton portefeuille doit être biengarni.

– Maman m’a remis, hier, mon mois. N’est-cepas, mère&|160;?

La veuve fit signe que&|160;: oui, et pendantque M.&|160;Bardin riait d’aise d’avoir été si perspicace, le jeunehomme s’empressa de lui serrer la main et de partir.

Il en avait assez des malices de cejurisconsulte en retraite et de ses histoires matrimoniales.

– Décidément, c’est un vieux fou, grommelaitPaul en descendant quatre à quatre les marches du large escalier dela maison maternelle. S’il croit que je vais prendre desrenseignements sur son orpheline égarée, il se fourre le doigt dansl’œil jusqu’au coude.

L’étudiant reparaissait dans ce langage qu’iln’aurait pas osé tenir chez sa mère, et encore moins chez labaronne Dozulé, où il avait joué le rôle d’un seigneur qu’onattendait.

Et le fait était que Paul se sentait revivre àl’idée de se retrouver sur le sable des allées de la Closerie desLilas, où il pourrait, à son choix, rêver à Jacqueline, ou bien sedistraire en joyeuse compagnie, et où personne ne le prendrait pluspour le marquis de Ganges.

Au bout de la rue des Tournelles, il sautadans un fiacre découvert, après avoir allumé un cigare, et il sefit conduire au célèbre jardin où tant de générations des Écoles dedroit et de médecine ont fait leurs premiers pas.

Il y arriva, juste à l’heure où la fête batson plein et, comme c’était dimanche, la foule était énorme&|160;:une vraie cohue où dominaient les étudiants, mais où il y avaitaussi des amateurs venus de la rive droite, en transfrétant laSéquane, a écrit le maître Rabelais.

Ceux-là, blasés sur les quadrilles payés quela Goulue et Grille d’égout dansent tous lessoirs au Jardin de Paris, venaient se retremper aux sources ducancan[27], alléchés par l’espoir de voirexécuter, bon jeu bon argent, des pas fantastiques, inventés par labelle jeunesse française.

Il a été de mode, un temps fut, dans lesgrands clubs, de s’offrir ce divertissement, comme on allait jadisvoir la descente de la Courtille[28].

C’est un genre de sport que messieurs lesCopurchies se permettent encore quelquefois.

Mais Paul Cormier ne s’attendait guère àrencontrer à Bullier la fine fleur de l’élégance parisienne.

Il venait y chercher Jean de Mirande et sasuite, car il supposait qu’après un plantureux dîner chez Foyot, labande avait dû éprouver le besoin d’aller gigotter à laCloserie.

Le difficile c’était de les rencontrer, aumilieu de ce flot de promeneurs, de danseurs et de consommateurs,car à Bullier tous les plaisirs sont réunis. On circule dans unjardin éclairé au gaz, on danse dans une salle immense, aux sonsd’une musique endiablée, on boit sur les longues estrades quil’entourent en la dominant et aussi dans les bosquets.

Ce soir-là, il y avait du monde partout, etjustement une valse échevelée tournoyait d’un bout à l’autre de lasalle couverte, refoulant les curieux et bousculant lesgêneurs.

Paul, qui ne tenait pas à faire là des étudesde chorégraphie moderne, se rabattit sur le jardin où il comptaitattendre que les évolutions circulaires des valseurs eussent prisfin.

Alors seulement, il pourrait se mettre enquête de Jean, avec quelque chance de le trouver.

Le jardin était fort encombré aussi. On s’ydisputait les tables encastrées dans des massifs de verdure et lesgarçons de café, portant à bout de bras des plateaux chargés debocks, fendaient impitoyablement les groupes qui se permettaientd’empêcher la circulation en stationnant dans les allées.

Paul, la veille encore, aurait trouvécharmante cette fête dominicale. Maintenant, il la voyait avecd’autres yeux. La joie de ces jeunes gens lui semblaitgrossière&|160;; les femmes lui semblaient laides et malhabillées.

Et ce n’était pas l’argent gagné au jeu quichangeait ainsi son optique&|160;; c’était l’image de Jacquelinequ’il avait sans cesse devant ses yeux et qui, par l’effet de lacomparaison, lui faisait prendre en dégoût les pitoyables drôlessesdu quartier.

Il n’était pas l’amant de cette merveilleusemarquise&|160;; et tout au plus espérait-il le devenir&|160;; maisil était déjà son complice, puisqu’il partageait avec elle unsecret qu’elle était intéressée à cacher.

C’était assez pour qu’il se crût fait d’unautre bois que les camarades&|160;; Jean de Mirande, excepté.

Celui-là était du même monde que madame deGanges&|160;; il ne le fréquentait pas, ce monde aristocratique,mais il y était né et quoi qu’il affectât d’en faire fi, il étaithomme à comprendre certaines nuances qui échappaient complètementaux autres habitués de la Closerie.

Paul le cherchait donc, quoique bien décidé àne pas lui faire de confidences, et ce ne fut pas lui qu’ilrencontra.

Au détour d’une allée, Paul se trouva presquenez à nez avec un monsieur qui venait en sens inverse et quis’écria&|160;:

– Vous, ici, monsieur le marquis&|160;!

Ce monsieur, c’était le vicomte de Servon,aussi étonné de la rencontre que Paul Cormier l’était de le trouverlà.

Le vicomte, toujours poli, abordacourtoisement son heureux adversaire du baccarat, mais sa figureexprima un autre sentiment que l’étonnement. Ses yeux disaientclairement&|160;: «&|160;Eh bien&|160;?… et votrefemme&|160;?&|160;»

Paul comprit. Il y avait dans le regard quitomba sur lui toute une série d’interrogations que le vicomte étaittrop bien appris pour formuler en paroles.

Il voulait dire, ce regard clair et légèrementironique&|160;: «&|160;Quoi&|160;! vous êtes arrivé ce soir, d’unlong voyage&|160;; vous avez à peine eu le temps de voir votrecharmante femme et au lieu de passer la soirée avec elle, vousvenez vous divertir dans un bal d’étudiants&|160;!&|160;»

Paul était même tenté d’y lire quelque chosecomme ceci&|160;: «&|160;Très bien. On pourra essayer de laconsoler cette belle marquise que vous délaissez ainsi.&|160;»

Mais il ne s’agissait pas de deviner lesintentions de M.&|160;de&|160;Servon&|160;; il s’agissait de setirer immédiatement d’une situation plus qu’embarrassante et Paulne pouvait s’en tirer que par un mensonge.

Il lui en coûtait, car jusqu’alors, il n’avaitpas menti, dans le sens littéral du mot. Il s’était laissé traiterde marquis de Ganges et présenter comme tel par la baronne Dozulé,mais il n’avait rien dit qui pût faire croire que ce nom et cetitre lui appartenaient.

Maintenant, il se trouvait pris dans unengrenage. Sous peine de passer pour l’amant de Jacqueline, ilfallait mentir, non plus en se taisant, mais en inventant uneexplication de sa présence à Bullier.

Le diable s’en mêlait. Il maudissait cevicomte qui s’était avisé de traverser les ponts au lieu dechercher à se refaire en taillant un baccarat dans les salons deson club. Mais il était obligé de répondre, et il répondit, enallant au-devant des questions qu’il prévoyait.

– Vous ne vous attendiez pas à me rencontrerici, surtout ce soir, n’est-ce pas, monsieur&|160;? commença-t-ild’un ton dégagé. Je pourrais vous dire, comme le doge de Gênes, àVersailles… ce qui m’étonne le plus, c’est de m’y voir.Figurez-vous que ma femme, qui ne savait pas que j’arriverais àParis aujourd’hui, avait accepté une invitation à dîner chez une deses amies. Elle voulait lui écrire pour se dégager. J’ai exigéqu’elle y allât. Elle y passera la soirée. J’ai dîné seul… aurestaurant… et ne sachant que faire après, je suis venu, en mepromenant et en fumant d’innombrables cigares, jusque dans cequartier excentrique. J’ai entendu la musique de ce bal et l’enviem’a pris d’y entrer. Je crois que je n’y resterai paslongtemps.

Pour une explication improvisée, celle-làn’était pas trop mauvaise, et Paul s’empressa d’essayer d’unediversion.

– Mais vous-même, monsieur, reprit-il, parquel hasard&|160;?…

– Mon Dieu&|160;! c’est bien simple, dit levicomte&|160;; j’ai dîné au club… j’espérais y trouver une partie,mais il fait si beau que tous les dîneurs ont pris leur volée ensortant de table… nous nous sommes trouvés trois à fumer sur lebalcon… pas moyen seulement d’organiser un whist à quatre et jen’aime pas à jouer le mort… nous avons décidé, d’un communaccord, de fréter un cab et de nous faire conduire à la Closeriedes Lilas. C’est assez canaille, ce bastringue, mais on y découvrequelquefois des femmes nouvelles…

– Pas souvent, murmura Paul qui savait à quois’en tenir sur ce point.

– Je vois, monsieur le marquis, que vousconnaissez l’établissement…

– J’y suis venu autrefois, comme tout lemonde.

– Oh&|160;! je pense bien que vous ne lefréquentez plus. Madame de Ganges s’y opposerait et… vous perdrieztrop au change. Moi qui n’ai pas le bonheur d’être marié à unefemme charmante, j’y viens de temps à autre avec des amis… et ilm’est arrivé d’y faire des trouvailles… il y a encore ici quelquesjolies filles qui ont sur les horizontales de la rive droitel’avantage d’être jeunes… on en est quitte pour les décrasser avantde les lancer.

Cormier s’apercevait que le vicomte était unviveur à outrance et il s’en réjouissait, parce qu’il espérait quece chercheur de débutantes allait bientôt le quitter pour se mettreen chasse.

– Je viens d’en suivre une qui en valait lapeine, reprit M.&|160;de&|160;Servon. Elle m’a planté là pour sependre au bras d’un grand diable qui porte des bottes molles, unpantalon collant et un chapeau pointu. Il paraît qu’ici c’est lesuprême chic.

Paul était sur les épines, car à cesignalement, il avait reconnu son ami Jean et il tremblait que Jeanne vînt déranger son colloque avec le vicomte et patauger à traversson marquisat de carton, comme un éléphant dans un magasin deporcelaines.

Mais Jean était sans doute occupé à abreuverdans la salle couverte ses invitées de chez Foyot, etM.&|160;de&|160;Servon continua ainsi&|160;:

Mes deux amis du club sont partis sur uneautre piste. Je ne sais s’ils auront plus de chance que moi, maisje les attends ici et je serai bien heureux, monsieur le marquis,de vous les présenter.

Cela ne faisait pas du tout l’affaire de PaulCormier qui balbutia&|160;:

– Je serais charmé, moi aussi, de connaîtreces messieurs, mais…

– Eux, vous connaissent de réputation. Ilssavent qu’après avoir mené la grande vie, vous avez abordé lesaffaires à l’âge où d’autres perdent encore leur temps au club etau foyer de la danse. Et les grandes affaires vous ont réussi,comme elles réussissent toujours aux hommes intelligents et hardis.Vous pouvez songer maintenant à jouir de vos succès… votre placeest marquée dans notre monde parisien où jusqu’à présent vous vousêtes peu répandu, je crois.

– Oh&|160;! très peu&|160;! dit vivement Paul,enchanté du prétexte que lui fournissait le vicomte pour expliquerson ignorance des hommes de ce monde-là.

– J’ai bien vu, chez la baronne, que vous voustrouviez sur un terrain nouveau pour vous, reprit obligeamment levicomte. Vous ne la connaissiez pas, je crois, cette chèrebaronne&|160;?

– Pas du tout, et elle m’a accueilli comme sij’étais de ses amis.

– Oh&|160;! c’est une excellente femme, etd’ailleurs elle est liée avec madame de Ganges que tout le mondeaime et respecte.

Paul s’inclina par politesse, mais au fond, iln’était pas fâché d’apprendre qu’on respectait sa Jacqueline.

– Quand vous connaîtrez madame Dozulé, vousverrez qu’elle n’a pas sa pareille pour former un salon… car madamede Ganges, qui s’abstenait de recevoir pendant que vous étiez loinde Paris, va certainement ouvrir sa maison, l’hiver prochain.J’avoue que nous y comptons un peu… et ce serait vraiment dommagede ne pas utiliser votre bel hôtel de l’avenue Montaigne, quisemble avoir été construit tout exprès pour y donner des fêtes.

– Il paraît que j’ai un hôtel, avenueMontaigne, se dit Paul, c’est bon à savoir. Je ne serai plusembarrassé pour retrouver Jacqueline, si elle ne me donne pas deses nouvelles.

– Voici mes amis du club, dit tout à coupM.&|160;de&|160;Servon. Ils reviennent bredouilles, je crois… Maisnon, ma foi&|160;!… ils sont suivis de près par deux jeunespersonnes qui m’ont tout l’air d’avoir accepté un souper au caféAnglais.

– Ça les changera… mais je me reprocherais devous retenir…

– Oh&|160;! je serai de la fête… le temps devous mettre en relations avec ces messieurs et je vous demanderaila permission de vous quitter. Voulez-vous seulement venir avec moià leur rencontre&|160;?

Paul, qui voyait avec joie arriver le momentde la séparation, suivit le vicomte, qui l’amena en face des deuxclubmen et procéda immédiatement aux présentations, en commençantpar ses amis&|160;:

– Monsieur le comte de Carolles&|160;!…Monsieur Henri de Baffé&|160;!…

Puis, presque aussitôt&|160;:

– Monsieur le marquis de Ganges, reprit-il enélevant la voix, comme pour mieux marquer l’importance dupersonnage.

Cette cérémonie, assez inusitée au balBullier, se passait non loin de l’entrée de la salle couverte ettout près d’une espèce de tonnelle de feuillage où étaient attablésun monsieur et trois femmes qui, à en juger par leur tenue et leursallures, devaient être des dévergondées de la pire espèce.

Le monsieur, au contraire, avait l’air d’unhomme du monde, mais il était complètement ivre.

La table, couverte de bouteilles vides,attestait qu’il ne s’était pas grisé seulement de paroles et debruit.

Au moment où M.&|160;de&|160;Servon venait deprésenter le faux marquis, ce monsieur se leva, en montrant lepoing au groupe des clubmen. Une de ses tristes invitées le força àse rasseoir en le tirant par le pan de sa redingote, mais ilcontinua de gesticuler en criant&|160;:

– Qu’est-ce qu’il dit&|160;? Est-ce à moiqu’il en a&|160;?

Le présenteur et les présentés ne firentaucune attention à ce pochard qui, à la Closerie, n’était pas seulde son espèce. Ils échangèrent de brèves politesses avant de seséparer et le vicomte prit congé de Paul en lui disant&|160;:

– À l’honneur de vous revoir, monsieur lemarquis.

Ces messieurs venaient de s’éloigner avecleurs deux recrues féminines, lorsque Jean de Mirande déboucha dela salle de bal, en nombreuse compagnie.

Tout tournait au gré des désirs de Paul qui necraignait rien tant que de se trouver pris entre son vieil ami duquartier et ses nouveaux amis du club.

– Marquis&|160;! persistait à grommelerl’ivrogne&|160;; je vais t’en donner, moi, du marquis deGanges&|160;!

Paul Cormier n’entendit pas cette menace quise confondit avec un grognement et il ne se douta nullement qu’elles’adressait à lui.

Il était tout à la joie d’avoir évitél’explication qui eût été la conséquence forcée de la rencontreavec Jean, si Jean était survenu une minute plus tôt.

Il arrivait, ce brave Jean, escorté de cequ’il appelait sa maison civile et militaire, c’est-à-dire desquatre donzelles qu’il venait de régaler chez Foyot et d’unedemi-douzaine d’étudiants recrutés dans le bal et largementabreuvés à ses frais.

Lui aussi, il était non pas ivre, car ilportait le vin comme pas un, mais outrageusement gris. Il marchaitencore droit, et il avait toujours la parole facile&|160;;seulement les yeux lui sortaient de la tête, et Paul, qui leconnaissait bien, vit tout de suite qu’il était très surexcité.

Et quand cela lui arrivait, il était capablede toutes sortes d’extravagances. Paul le savait et bénissaitd’autant plus le ciel qui avait inspiré au vicomte de Servon l’idéed’emmener ses amis.

– Te voilà, joli lâcheur, lui cria Mirande, duplus loin qu’il l’aperçut. Était-elle bonne la soupe de tamaman&|160;? Et le bouilli&|160;? Et le petitginglet[29] pourarroser tout ça&|160;? Si tu étais venu avec nous, tu aurais mangéde la bisque et bu du Clicquot. Demande plutôt à ces dames. Mais jete tiens, maintenant, et tu vas finir ta nuit avec nous… noussouperons chez Baratte, aux Halles.

Cormier admirait à part lui les effets du vinde Champagne qui inspirait de tels projets au dernier rejeton d’unefamille de la vieille-roche et il était assez disposé à prendre lachose gaiement. Mirande, ce soir-là, ne pouvait lui être bon à rienet Paul n’était pas pressé de s’acquitter de la commission dontl’avait chargé le père Bardin, emporté par son zèlematrimonial.

Il craignait seulement que le bal ne finît passans bataille. Mirande, quand il se mettait dans ces états-là,avait le louis facile et le coup de poing aussi. Pour peu qu’onl’agaçât, il en venait aux voies de fait et il arrivait que la fêtese terminait au violon.

Paul, qui n’avait pas envie de l’y suivre,méditait déjà de le calmer et de le ramener tout doucement à sondomicile du boulevard Saint-Germain où il pourrait se coucher etcuver son vin jusqu’au lendemain.

Le diable c’était que le reste de la bandeavait perdu toute notion du respect qu’on doit à l’autorité quiveille sur la tranquillité des bals publics. Ces dames avaient déjàfailli se faire mettre à la porte en levant la jambe plus haut quele casque du municipal de service. Véra, la nihiliste, poussait descris séditieux[30]. Il est vrai qu’elle les poussait enrusse et que personne ne les comprenait, mais les étudiants quicomplétaient le cortège de Jean bousculaient tout le monde etfaisaient un tapage infernal.

Paul, malgré tout, espérait encore que lasoirée s’achèverait pacifiquement. Il comptait sans le pochard quil’avait déjà interpellé du fond de la tonnelle qu’il occupait avectrois créatures. Elles avaient essayé de le contenir, mais ils’était arraché de leurs pattes et il vint se planter devant PaulCormier, les bras croisés, le chapeau rejeté sur la nuque et lescheveux en coup de vent.

– D’où sort-il celui-là&|160;? grommelaMirande en toisant l’intrus qui lui dit brusquement&|160;:

– Ce n’est pas à vous que j’ai affaire… c’està celui-ci.

– À moi&|160;? demanda Paul, stupéfait.

– Oui, à vous. Pourquoi vous faites-vousappeler le marquis de Ganges&|160;?

Paul pâlit et ne répondit pas. Il comprenaitque cet homme avait entendu les présentations, mais il ne devinaitpas en quoi elles pouvaient l’avoir offensé.

– Êtes-vous fou&|160;? demanda Mirande àl’ivrogne, dont l’attitude agressive commençait à l’irriter.

– Je ne suis pas fou et je suis parfaitementsûr d’avoir bien entendu. Encore une fois, pourquoi, vous, le petitblond, pourquoi avez-vous pris un nom qui ne vous appartientpas&|160;?

Êtes-vous le marquis de Ganges, oui ounon&|160;?

– Qu’est-ce que ça vous fait&|160;? ripostaMirande, exaspéré par cette insistance tenace qui est particulièreaux gens ivres.

– Ce que ça me fait&|160;? Vous voulez lesavoir&|160;? C’est moi qui suis le marquis de Ganges.

– Possible&|160;! ricana Jean. Vous n’en avezpas l’air.

– Je ne vous parle pas. Je parle à cet hommequi s’obstine à ne pas me répondre… et je lui répète qu’il s’estpermis de prendre mon nom, que je veux savoir pourquoi et que s’ilpersiste à refuser de me le dire, je vais le souffleter.

Paul leva le bras, pour prendre les devants,mais Mirande fut plus prompt que lui.

– Après moi, s’il en reste, cria-t-il enappliquant sur la joue du réclamant une maîtresse gifle.

Ce fut le signal d’un tumulte effroyable. Lesfilles qui buvaient tout à l’heure avec le souffleté s’enfuirent encriant comme si elles avaient reçu le soufflet. Les amis et lesamies de Jean arrivèrent pour lui prêter main-forte au cas où lebattu essaierait de rendre coup pour coup. Jean s’était mis enposture de boxer et tout faisait prévoir qu’un combat acharnéallait s’engager entre ces deux hommes, ivres tous les deux etaussi furieux l’un que l’autre.

On accourait de tous les côtés du jardin et ily avait déjà des gens qui montaient sur des chaises pour mieuxvoir. Pour un peu ils auraient fait&|160;: Kss&|160;!…kss&|160;!…

Le plus ennuyé de tous les acteurs de cettescène, c’était Paul Cormier, qui était la cause de la querelle etqui, faute de présence d’esprit, avait laissé son ami usurper lepremier rôle, un rôle qui pouvait le mener sur le terrain.

Mais ceux qui comptaient sur le spectacled’une belle lutte à coups de poing furent complètement volés.

Soit que le souffleté vît qu’il ne serait pasle plus fort, soit qu’il trouvât au-dessous de sa dignité d’engagerun pugilat, il s’abstint de se jeter sur son adversaire, et il luidit avec un sang-froid surprenant&|160;:

– Maintenant, monsieur, ce n’est plus à votreami que j’ai à faire, c’est à vous et vous me rendrez raison del’outrage.

Le soufflet l’avait non seulement dégrisé,mais transfiguré. L’ivrogne avait maintenant l’attitude et le tond’un gentleman, brutalement offensé.

– Quand il vous plaira, répliqua Mirande. Jevais vous donner ma carte.

– Pas ici, je vous prie. Voici les sergents deville qui arrivent. Je ne veux pas être mis au poste et je supposeque vous tenez aussi à éviter ce dénouement ridicule. Veuillezsortir avec moi et vos amis… y compris monsieur… – le souffletédésignait Paul – j’ai un autre compte à régler avec lui. Mais venezavant qu’on nous entoure… nous nous expliquerons dehors.

– Je ne demande pas mieux.

Trois des étudiants qui escortaient Mirandes’esquivèrent. Ceux-là, comme Panurge, craignaient les coupsnaturellement. Les trois autres restèrent. Les femmes s’étaientperdues dans la foule, aussitôt après la gifle. Mirande ouvrit lamarche et on lui fit place. Son encolure et ses biceps imposaientle respect aux curieux et les sergents de ville, enchantés den’avoir pas à intervenir, laissèrent passer le groupe, subitementapaisé.

Une paix provisoire ou plutôt une trêve,commandée par la crainte de la police, qui n’est pas tendre auxétudiants.

Le Monsieur, dégrisé, était un homme jeune etélégamment tourné, dont les traits distingués semblaient avoir étéaltérés par des débauches prolongées. L’ivresse habituelle y avaitmis sa marque. Ce n’était pas la physionomie d’un raffiné de vicescomme le vicomte de Servon. Il y avait de cela avec un peud’abrutissement en plus. Paul se représentait ainsi le pâleRolla[31] d’Alfred de Musset, ce Rolla quin’était autre que le poète lui-même.

D’où venait cet homme, évidemment tombé dehaut dans de crapuleuses habitudes&|160;? Qu’était-il venu faire àce bal avec des filles de bas étage&|160;? Et quel vertige l’avaitpoussé à planter là des créatures pour apostropher Paul, à proposd’un nom prononcé, un nom qui ne devait jouir d’aucune notoriété àla Closerie des Lilas&|160;?

Avait-il été pris subitement d’un accès defolie&|160;? Mirande en était convaincu et il le lui avait dit.

Paul aurait voulu le croire, mais tout en sedemandant avec inquiétude comment cette nouvelle aventure allaitfinir, il ne pouvait pas s’empêcher de douter que cet homme fûtfou, et il se disait&|160;:

– Si pourtant c’était le vrai marquis deGanges&|160;!

Cette idée ne fit que traverser le cerveau dePaul Cormier et tout semblait indiquer qu’elle ne valait pas lapeine qu’il s’y arrêtât.

Quelle apparence en effet que le marquis deGanges, au retour d’un long voyage, s’en allât faire lanoce – c’était le vrai mot – au bal Bullier, avec descréatures, au lieu de débarquer dans son hôtel de la rue Montaigneoù sa charmante femme l’attendait&|160;?

Si bas tombé que soit un gentilhomme, il nes’affiche pas ainsi et d’ailleurs Cormier n’avait aucune raison decroire que le mari de Jacqueline fût un marquis déchu. Aucontraire, on parlait de ses succès financiers, des grandesentreprises qui venaient d’augmenter sa fortune déjàconsidérable.

Donc, ce pochard subitement dégrisé n’étaitpas, ne pouvait pas être le marquis de Ganges.

Alors, pourquoi s’était-il fâché quand ilavait entendu donner ce nom et ce titre à un monsieur quipassait&|160;?

C’était à n’y rien comprendre et Paul Cormiery renonça. Mirande, lui, ne se creusait pas la tête à deviner cetteénigme. Il avait souffleté un insolent qui menaçait son ami. Il luidevait une réparation et il ne demandait pas mieux que de la luiaccorder. Un soufflet vaut un coup d’épée, c’était une de sesmaximes favorites. Et il ne sortait pas de là.

Il y avait longtemps qu’il n’était allé sur leterrain et il n’était pas homme à manquer une si belle occasion dese refaire la main.

Les trois étudiants qui l’avaient suiviétaient trois bons jeunes gens qui ne s’étaient de leur vie battusqu’à coups de poing et qui n’avaient jamais mis les pieds dans unesalle d’armes. Ils suivaient Mirande, parce que Mirande était lechef incontesté des tapageurs du quartier et ils étaient bienpersuadés que l’affaire se terminerait autour d’un bol depunch.

Le groupe sortit sans autre incident de cetteCloserie où on échange plus de horions qu’on n’y cueille delilas.

L’orchestre venait de donner le signal d’unnouveau quadrille&|160;; danseurs et danseuses y couraient, sansplus s’occuper des suites d’une dispute, comme on en voit àBullier, à peu près tous les soirs.

Le problématique marquis marchait en tête,comme de juste, puisque c’était lui qui avait proposé de sortirpour régler cette affaire d’honneur, où l’honneur n’était pas encause, car il s’agissait d’une querelle entre deux ivrognes, dontl’un avait eu la main trop leste.

Ce giflé susceptible emmena les autres, sousles arbres, beaucoup plus loin que la statue du maréchal Ney, aumilieu d’un carrefour désert, où ces messieurs pouvaient conférertout à leur aise, sans craindre d’être dérangés.

Paul Cormier qui ne souhaitait la mort depersonne, prit le premier la parole et ce fut pour prêcher laconciliation.

– Messieurs, dit-il, il n’y a dans tout celaqu’un malentendu… dont j’ai été la cause, bien involontairement… ettout peut s’arranger.

– Plus maintenant, interrompit le soi-disantmarquis.

– Pourquoi donc pas&|160;?… J’exprime touthaut et devant témoins le regret d’avoir été l’occasion d’unequerelle sans motif sérieux. Entre honnêtes gens, on ne se coupepas la gorge pour un mot dit en l’air.

– Et le soufflet&|160;?… Il n’était pas enl’air, le soufflet. Il est encore marqué sur ma joue.

– Un mouvement de vivacité… que mon amiregrette, j’en suis sûr.

Mirande s’abstint de confirmer cetteappréciation de Paul et son air disait assez qu’il ne se repentaitpas du tout de ce qu’il avait fait.

– Bien obligé&|160;! répondit l’offensé.Demandez-lui donc s’il veut tendre la joue pour que je lui rende cequ’il m’a donné.

– Je ne vous conseille pas d’essayer, ricanaMirande.

– Soyez tranquille&|160;!… je veux autrechose… je veux vous tuer…

– Comme ça&|160;!… tout de suite&|160;!… vousattendrez bien jusqu’à demain… et d’abord, je ne me bats pas enduel avec le premier venu. Commencez par me dire qui vous êtes.

– Je vous l’ai déjà dit. Je suis le marquis deGanges… et il est probable que je vous ferai beaucoup d’honneur, encroisant le fer avec vous, car je ne vous connais pas et…

– C’est mon nom qu’il vous faut&|160;?… Jem’appelle Jean de Mirande et je descends des comtes de Toulouse. Çavous suffit-il&|160;?

– Je m’en contenterai. Je serais mal fondé àvous demander de me montrer vos titres, car je suppose que vous neles avez pas dans votre poche.

– Je les montrerai demain aux témoins que vousm’enverrez.

– Demain&|160;! s’écria le souffleté. Vousvoulez rire, je pense&|160;!… Alors, vous croyez que je garderai magifle jusqu’à demain&|160;? Rayez cela de votre programme, monsieurle descendant des comtes de Toulouse. C’est la première que jereçois de ma vie. Je ne veux pas aller me coucher avec. Il n’y aque les lâches qui renvoient un duel au lendemain, quand l’offensene peut se laver qu’avec du sang.

– Parbleu&|160;! je ne demande qu’à m’aligner,mais je ne peux pourtant pas m’aligner, séance tenante, sous un becde gaz. D’abord, pour se battre, il faut des témoins et desépées.

– Des témoins&|160;? deux de ces messieursm’en serviront.

– Bon&|160;!… et des armes&|160;?

– Vous devez avoir dans ce quartier un ami quipossède une paire de fleurets. Nous en serons quittes pour lesdémoucheter[32].

– J’ai chez moi des épées de combat,s’empressa de dire un des étudiants, un imberbe qui en était à sapremière année de droit.

Cet âge ne rêve que plaies et bosses.

– Et je demeure à deux pas d’ici… faubourgSaint-Jacques… en face du Val-de-Grâce.

– Merci, monsieur, dit gravement lemarquis.

À son attitude et à son langage, Cormiercommençait à croire qu’il l’était tout de bon, marquis, et s’ilétait vraiment le mari de madame de Ganges, cela compliquaitbeaucoup la situation.

– Il ne nous reste plus qu’à trouver unterrain propice, reprit ce gentilhomme entêté.

– Et à attendre qu’il soit jour, ditironiquement Mirande.

– Pourquoi&|160;?… Il fait un clair de lunesuperbe.

– Le duel pourrait avoir lieu dans ma chambre,proposa le jeune étudiant, altéré du sang… des autres.

– Je ne dis pas non, répliqua l’offenséirréconciliable.

– Voyons&|160;! voyons, messieurs&|160;!s’écria Paul Cormier, tout cela, je pense, n’est pas sérieux&|160;;vous n’allez pas, de gaîté de cœur, vous exposer à passer en courd’assises, si cette rencontre absurde se terminait par la mort d’undes deux adversaires. Battez-vous, si vous y tenez, maisbattez-vous régulièrement. Je vous déclare, pour ma part, que jerefuse d’être témoin dans un duel entre quatre murs et même dans uncombat de nuit.

– Eh bien&|160;! nous nous contenterons detrois témoins. Deux suffiraient à la rigueur.

– Ah&|160;! ça, vous êtes donc enragé, vous,dit Paul.

Pour toute réponse, le giflé mit son doigt sursa joue.

Et Paul comprit qu’il ne ferait pas entendreraison à ce diable d’homme.

Marquis ou non, ce pochard, complètement etsubitement dégrisé, savait très bien ce qu’il disait et surtout cequ’il voulait.

Et Mirande, toujours surexcité, n’était pasdisposé à faire cause commune avec son ami pour empêcher larencontre. Elle lui plaisait par son étrangeté même&|160;; ilpensait à la première scène du roman de Dumas où les troismousquetaires vont ferrailler derrière le Luxembourg et il sefaisait une fête de mettre flamberge[33] au vent,comme eux, pour vider au pied levé, une querelle ramassée parhasard.

Paul, qui ne renonçait pas encore à l’espoirde faire avorter le duel, chercha un biais et crut l’avoirtrouvé.

Il pensait que s’il pouvait seulement gagnerdu temps, les têtes finiraient peut-être par se calmer et il dit aumarquis&|160;:

– Vous ne voulez absolument pas attendrejusqu’à demain la réparation que monsieur vous doit et qu’il nerefuse pas de vous accorder&|160;?

– Non… et s’il persistait à demander un délai,je le tiendrais pour un lâche.

– Pas d’injures, monsieur&|160;!… etfaites-moi la grâce de m’écouter, ou bien je croirai qu’en nousimposant des conditions inacceptables, vous cherchez à éviter ceduel.

L’offensé protesta d’un geste, mais il écouta.Et Paul reprit&|160;:

– Nous y sommes, à demain… attendu qu’il estminuit. Et nous sommes à la fin de mai. À trois heures, il ferajour ou du moins on y verra assez clair pour échanger des bottessans s’éborgner. Vous pouvez bien attendre trois heures.

– Tiens&|160;! c’est une idée&|160;! s’écriaMirande qui se laissait toujours séduire par l’imprévu.

– Trois heures, c’est long, grommela lemarquis. Et puis, je prétends ne pas quitter monsieur, jusqu’à cequ’il m’ait rendu raison.

– Et qui vous parle de le quitter&|160;? Jecompte bien que nous ne nous séparerons pas jusqu’au lever del’aurore, dit Paul Cormier.

– Originale, ton idée, dit Mirande&|160;; maisnous ne pouvons pas battre le pavé de Paris, pendant troisheures.

– Nous monterons chez moi et nous ferons dupunch au kirsch, s’écria l’étudiant de première année.

– Pourquoi ne proposes-tu pas, pendant que tuy es, d’aller souper tous ensemble&|160;? demanda Paul en haussantles épaules. Il ne s’agit pas d’un de ces duels qui ne sont que desprétextes à godaille[34]. Tu vasmonter chez toi, tout seul, tu y prendras tes épées de combat…elles ne t’ont jamais servi, je suppose.

– Elles sont toutes neuves. C’est un cadeauque m’a fait mon cousin qui est sous-lieutenant de dragons.

– Très bien&|160;! C’est ce qu’il nous faut.Tu les apporteras dans leur enveloppe et nous nous achemineronstout doucement vers les fortifications. Je connais un endroit oùnous ne serons pas dérangés… sur le boulevard Jourdan, à gauche dela porte d’Orléans.

– Mais nous y serons dans trois quartsd’heure, à la porte d’Orléans, grommela Mirande, et s’il fautbattre la semelle sur le chemin de ronde, en attendant le jour, jen’en suis pas.

– Je sais dans ces parages un cabaret quireste ouvert toute la nuit. On y vend la goutte aux maraîchers enroute pour les halles.

– Et on nous la vendra aussi, n’est-cepas&|160;? Merci&|160;! On nous prendrait pour ce que nous sommes…des gens qui viennent se rafraîchir d’un coup de pointe… et lecabaretier irait prévenir les sergents de ville. Je n’ai pas enviede me déranger pour rien.

– Ni moi non plus, dit le souffleté.

– J’aime encore mieux fumer des pipes sur unbastion, reprit Mirande. Il ne fait pas froid et je n’ai pas enviede dormir.

– Je me range à l’avis de mon adversaire,appuya le marquis.

Les trois autres témoins opinèrent dans lemême sens et l’un d’eux qui étudiait la médecine eut soind’ajouter, assez mal à propos, qu’il avait dans sa poche sa troussede chirurgie.

Toute cette jeunesse était prête à aller làcomme à une partie de plaisir. Le marquis restait résolu à en finirle plus tôt possible et Mirande, maintenant, se montrait aussiimpatient que lui. Paul Cormier se trouvait être le seul hommeraisonnable de la bande, lui qui d’ordinaire ne brillait pas par laprudence.

Le sort en était jeté. On allait se battredans des conditions extravagantes et il n’y avait guère que Paulqui se préoccupât des conséquences de ce duel insensé.

On s’achemina vers le faubourg Saint-Jacques,deux à deux, le souffleté en tête avec l’étudiant aux épées.

Mirande s’arrangea pour rester en serre-fileavec son ami Paul qu’il n’avait pu interroger en tête à tête depuisle commencement de la querelle et qui ne lui en laissa pas letemps, car il lui dit aussitôt&|160;:

– Mon cher, je ne te comprends pas. Quellelubie t’a pris de frapper cet homme qui ne s’adressait pas àtoi&|160;? Nous voilà tous embarqués dans une sotte affaire…

– Ah&|160;! parbleu&|160;! s’écria Jean, tu mela bailles belle[35]&|160;!C’est toi qui t’es pris de bec avec ce pochard et tu viens mereprocher de t’avoir évité le soufflet qu’il tedestinait&|160;!

– Je ne te reproche pas cela. Je te reprochede lui en avoir donné un qui a rendu le duel inévitable.

– Et puis, qu’est-ce que c’est que cettehistoire&|160;?… Ce marquis de Ganges qui prétend que tu lui asvolé son nom&|160;?… Est-ce vrai&|160;?

– Pas du tout. Il a entendu de travers.

– Et tu ne le connais pas&|160;?…

– Je ne l’ai jamais vu, quand il s’est levépour m’interpeller grossièrement. Je l’ai pris d’abord pour unfou.

– Moi aussi, mais je me suis aperçu qu’il nel’est pas. Je commence même à croire qu’il est bien marquis, quoiqu’il n’en ait pas l’air. Il y a là dessous quelque chose que je necomprends pas. Ma foi&|160;! Tant pis pour lui, si je l’embroche.Il n’avait qu’à se tenir en repos.

– Je te conseille de le ménager, sur leterrain. Si tu le tuais, nous nous trouverions tous dans un trèsmauvais cas.

– Oh&|160;! je ne tiens qu’à lui donner uneleçon. Il est brave, après tout. Un autre aurait reculé devant unerencontre où il n’a personne pour l’assister et c’est lui qui l’aexigée. Ce marquis doit avoir beaucoup roulé. Il n’y a que lesdéclassés pour se jeter tête baissée dans une aventurepareille.

– Toi qui connais le monde de la noblesse,puisque tu en es, avais-tu déjà entendu parler d’un marquis deGanges&|160;?

– Jamais… j’ai bien lu autrefois, dans unrecueil de causes célèbres, l’histoire d’une marquise de Ganges,qui fut assassinée, si je ne me trompe, par ses beaux-frères et parson mari… mais ça s’est passé du temps de Louis XIV. Cet ivrogneest-il de la même famille&|160;? Je n’en sais rien et je m’en moquecomme d’une guigne. J’aurais préféré ne pas le rencontrer, maismaintenant que le vin est tiré, il faut le boire… et puisque je mebats, je veux que les choses se passent convenablement sur leterrain et même avant d’y arriver. Ainsi, je pense que nous nedevons pas le laisser faire le chemin avec ce blanc-bec pour uniquecompagnie. Nous en avons pour deux heures de faction, avant lepoint du jour. Je ne peux pas me charger de causer avec lui, enattendant le moment d’en découdre… il y a un soufflet entre nousdeux… toi qui ne l’as ni donné, ni reçu, ce soufflet, rien net’empêche de distraire ce monsieur en lui parlant de n’importequoi.

– Tu as raison&|160;! ce sera convenable… etd’ailleurs, je ne serais pas fâché de savoir au juste à qui nousavons affaire. Je vais m’y mettre, pendant que le petit monterachercher les épées. Nous voici devant sa porte. C’est le moment dem’accointer[36] de notre homme. Ne t’occupe plus demoi.

Mirande se le tint pour dit et aborda les deuxétudiants restés sur le trottoir du faubourg Saint-Jacques devantl’allée où leur camarade venait d’entrer.

Le marquis s’était isolé d’eux et on eût ditqu’il avait deviné l’intention de Paul Cormier, car il vint à lui,et quand Paul lui proposa de faire route à côté l’un de l’autre, ilrépondit&|160;:

– J’allais vous le demander.

Un dialogue ainsi entamé devait aller toutseul et Paul vit aussitôt qu’il n’aurait pas de peine à en venir àses fins, c’est-à-dire à se renseigner sur un homme qui pouvaitbien être, en dépit des apparences, le mari de Jacqueline, et quiajouta&|160;:

– Je suis content d’avoir un autre adversaireque vous, car je ne vous en veux plus. Et puisque nous ne nousbattrons pas, voulez-vous que nous causions à cœur ouvert du pointde départ de cette querelle&|160;?

– Très volontiers.

– Eh bien, je vous prie de me dire pourquoi unmonsieur que je ne connais pas vous a présenté à deux autresmessieurs, sous un nom et sous un titre qui m’appartiennent. J’airetenu les leurs… M.&|160;le comte de Carolles…M.&|160;de&|160;Baffé… Je ne les connais pas, mais je pourrai lesretrouver et les interroger plus tard… Je ne doute donc pas quevous ne répondiez franchement à la question que je vous pose.

– Moi, non plus, je ne connaissais pas cesmessieurs.

– Mais vous connaissiez l’autre… celui quivous à présenté.

– Fort peu. Je l’ai rencontré dans un salon,où je mettais les pieds ce jour-là pour la première fois et où j’aiéchangé quelques mots avec lui. En me retrouvant à la Closerie desLilas, il s’est rappelé ma figure et il m’a abordé, mais je supposequ’il m’aura pris pour un autre.

– Pour moi, alors, puisque je suis le marquisde Ganges… le vrai…, le seul. Nous ne nous ressemblons pourtantguère.

– Pas du tout, et je ne m’explique pas laméprise de ce monsieur. Il ne savait pas mon vrai nom et il ne lesait pas encore. Mais je tiens à vous l’apprendre. Je m’appellePaul Cormier et j’achève mon droit. Vous voyez qu’il n’aurait pasdû confondre.

Et comme l’offensé paraissait accepter cetteexplication&|160;:

– Maintenant, reprit Paul, me permettrez vousd’ajouter que, si vous m’aviez interrogé tranquillement, au lieu devous emporter comme vous l’avez fait… nous n’en serions pas où nousen sommes.

– Certainement, non… et je reconnais que j’aieu tort… mais avouez que je suis excusable. J’arrive à Paris, aprèsune très longue absence… à Paris où personne ne m’attendait… dumoins, pas si tôt… Pour des raisons qu’il est inutile de vous dire,parce qu’elles ne vous intéresseraient pas, je m’étais décidé à nepas descendre chez moi sans m’y faire annoncer… j’aurais pu, j’enconviens, mieux employer ma soirée, mais j’ai voulu la passer dansce bal où je me croyais sûr de ne pas rencontrer de gens de maconnaissance… jugez de ce que j’ai dû éprouver quand j’ai entenduun monsieur vous appeler par mon nom… si je vous disais que j’aicru entendre aussi qu’il parlait de la marquise de Ganges.

– De la marquise de Ganges, répéta Paul&|160;;non, je ne crois pas qu’il ait parlé d’elle, mais… excusez monindiscrétion… vous êtes donc marié&|160;?

– Mon Dieu, oui, répondit le souffleté. Çavous étonne, parce que vous venez de me retrouver à Bullier, buvantavec des drôlesses. Ça vous étonnerait moins si vous connaissiezmon histoire.

Paul grillait d’envie de répondre&|160;:racontez-la moi&|160;; mais c’eût été un peu prématuré, au débutd’une conversation qui devait se prolonger puisqu’ils allaientfaire route ensemble jusqu’au lieu du combat.

D’ailleurs, l’étudiant de première annéevenait de reparaître, portant sous son bras les épées enveloppéesde serge verte et tout fier de ce fardeau.

– Quand il vous plaira, messieurs, dit Jean deMirande. Je prends les devants avec nos camarades… Toi, Paul, tuconnais le chemin et tu n’as qu’à nous suivre en tenant compagnie àmonsieur.

Cet arrangement était accepté d’avance, et ons’achemina, dans l’ordre indiqué, vers les fortifications, parl’interminable rue du Faubourg-Saint-Jacques.

Le marquis et Paul formaient l’arrière-garde,et ils n’eurent pas plutôt fait cent pas côte à côte que le marquisreprit, en haussant les épaules&|160;:

– Au fait&|160;!… pourquoi ne vous ladirais-je pas, mon histoire&|160;? Je n’ai rien contre vous, aprèstout… Vous me plaisez, même, et je veux vous prouver que je ne suispas simplement une brute avinée, comme vous avez pu le croire.

– Je suis déjà convaincu du contraire, ditPaul et je suis très flatté de la confiance que vous m’accordez,mais je n’ai aucun droit à recevoir des confidences que vouspourriez plus tard regretter de m’avoir faites.

– Non, car vous n’en abuserez pas, j’en suissûr. J’ai vu tout de suite que vous étiez un galant homme et deplus, vous n’êtes pas du monde où je suis né. Je n’ai donc pasd’indiscrétions à redouter de votre part et… pourquoi ne vous ledirais-je pas&|160;? J’ai un certain intérêt à vous renseigner surma personne et sur mon passé.

Et comme Paul le regardait d’un air étonné,M.&|160;de&|160;Ganges reprit&|160;:

– Voici pourquoi. Je suis de première force àl’épée et j’espère bien tuer votre camarade… je ne vous cacheraipas que je le souhaite… mais enfin, tout arrive et je puis êtretué, moi aussi. En prévision de ce cas, je tiens à vous apprendrecertaines choses, à seule fin de ne pas disparaître comme un chienerrant qu’on tue derrière une haie.

– Je ne puis pas, monsieur le marquis, refuserde vous entendre, mais vous voudrez bien vous souvenir que je nevous ai rien demandé.

– Je le sais et je commence. Je suis bien lemarquis de Ganges, vous n’en doutez plus, et j’ai sur moi despapiers qui le prouvent.

J’ai été riche et j’ai épousé, étant trèsjeune, une femme encore plus riche que moi. Je m’étais marié enprovince et j’aurais pu y tenir mon rang, mais j’ai préféré menerla grande vie à Paris et dans d’autres capitales… Je m’y suis ruinécomplètement. Je n’ai pas pu ruiner ma femme parce que ses biensétaient sous le régime dotal… et je me suis relevé plus d’une foispar des spéculations heureuses… ainsi, tenez&|160;!… il n’y a pashuit jours, j’avais refait un million… mais j’en voulais trois… etvous devinez le reste.

Paul commençait à comprendre pourquoi ce marin’était pas allé tout droit chez sa femme. En rapprochant ce récitdes propos qu’il avait entendus chez la baronne Dozulé, Pauls’expliquait comment s’était propagé le bruit des succès financiersdu marquis de Ganges à l’étranger, succès qui avaient été suivisd’un désastre. Il n’apercevait pas encore ce qu’il allait résulter,pour la marquise, de cette catastrophe qui ne le touchait qu’àcause d’elle.

– Je n’avais plus de quoi faire la guerre à lafortune, reprit M.&|160;de&|160;Ganges&|160;; je me suis décidébrusquement à revenir à Paris où on ne m’a pas vu depuis longtempset j’y suis arrivé nu comme un petit Saint-Jean. Vous allez rirequand vous saurez que j’ai dû laisser mes malles en gage dans lepays où j’étais et qu’il ne me reste pas cinq louis dans ma poche.Aussi ne suis-je pas descendu à l’auberge… je comptais passer manuit au bal et dans quelque restaurant… j’aurais pu descendre chezmoi… c’est-à-dire chez ma femme, mais je ne l’avais pas prévenue demon arrivée… j’ai préféré remettre ma visite à demain… non pas,comme vous pourriez le croire, parce que je craignais de maltomber… ma femme est cuirassée de vertu… sans compter qu’elle a ungarde du corps en la personne d’un vieux soldat que sa famille acomblé de bienfaits et qui veille sur elle comme sur un trésor…

– Bon&|160;! se dit Paul, c’est l’homme duLuxembourg… celui qui s’est interposé quand Mirande l’aabordée.

– Non, continua le marquis, je n’ai pas faitle mari prudent… j’étais bien sûr de ne pas déranger cette pauvreMarcelle qui vit comme une sainte… mais j’ai de si gros aveux à luifaire que j’ai voulu réfléchir avant de la voir.

– Aurait-il quelque crime ou quelque vileniesur la conscience&|160;? se demandait l’étudiant.

– S’il ne s’agissait que de ma ruine totale,ce ne serait rien… je me suis déjà ruiné trois on quatre fois… elley est accoutumée… et puis elle est si bonne&|160;!… mais j’aiaggravé mes torts en lui écrivant que j’étais en passe de faire uneimmense fortune, avec une concession de chemins de fer que j’avaisobtenue en Turquie… où entre nous, je n’ai jamais mis les pieds…elle me croyait à Constantinople, tandis que j’étais…

Paul n’osa pas demander&|160;: où, mais sesyeux interrogèrent M.&|160;de&|160;Ganges qui lui ditbrusquement&|160;:

– Êtes-vous joueur&|160;?

– Je l’ai été, répondit évasivement Paul quin’avait garde de parler des huit mille francs gagnés au baccarat,presque sous les yeux de la marquise.

– Si vous ne l’êtes plus, je vous en félicite,mais puisque vous l’avez été, vous allez me comprendre… etm’excuser.

J’étais à Monaco.

– Oh&|160;! murmura Paul.

– Oui, à Monaco… au trente et quarante… etj’ai cru plus d’une fois la tenir cette fortune que j’annonçais àma femme. J’étais en pleine veine… le diable s’est mis de la partieet j’ai tout perdu. Cette fois, c’est la fin finale… non seulementparce que je n’ai plus un sou, mais parce que je suis las de la vieque je mène depuis quatre ans. S’il m’était resté seulement de quoipayer mon passage, je me serais embarqué pour l’Australie et mafemme n’aurait plus entendu parler de moi. Je vais la revoir, maisce sera pour lui faire mes adieux… et pour lui conseiller dedemander le divorce… j’ai peur qu’elle n’entende pas de cetteoreille-là, car elle a tous les préjugés de sa caste… mieuxvaudrait pour elle que je fusse mort et ma foi&|160;! si votre amime tuait, ça liquiderait une situation inextricable.

Paul comprenait maintenant le caractère dumarquis de Ganges et il ne pouvait se défendre d’une certainesympathie pour ce gentilhomme dévoyé qui n’avait pas perdu toutsentiment de l’honneur et de l’équité, puisqu’il risquait gaiementsa vie pour venger un outrage reçu et puisqu’il rendait justice àsa femme.

Paul devinait aussi l’existence de sacrificeset de dévouement de cette marquise blonde qu’il avait prise d’abordpour une coquette et qui méritait si bien d’être aimée etrespectée.

– Oui, reprit M.&|160;de&|160;Ganges, je suisun homme fini. Autant vaut que je crève tout de suite. Mais j’aimemieux que ce ne soit pas de votre main, car je suis bien persuadémaintenant que je n’ai aucun sujet de vous en vouloir. Ce n’est pasvotre faute si je ne sais quel écervelé a cru faire une jolieplaisanterie en vous appelant par mon nom. Il était écrit que je mebattrais cette nuit… c’est fatal, ces choses-là, comme le retour duzéro à la roulette, il en arrivera ce qu’il pourra. Je me défendraide mon mieux et j’espère ne pas laisser ma peau sur l’herbe desfortifications, mais enfin, si j’y restais, j’ai un devoir àremplir. Ma femme deviendrait veuve et ce serait fort heureux pourelle. Encore faudrait-il qu’elle le sût. Voudriez-vous, le caséchéant, vous charger de le lui annoncer&|160;?

– Moi&|160;!… vous n’y songez pas,monsieur&|160;!

– J’y songe si bien que je vais vous remettredes papiers que j’ai sur moi et qui serviront à faire constaterauthentiquement le décès de Pierre-Constantin, marquis de Ganges etseigneur de divers autres lieux où je ne possède plus un arpent. Jetiens beaucoup à ne pas être jeté à la fosse commune.

C’est une faiblesse, je le sais. Je ne devraispas m’inquiéter de ce que deviendra ma carcasse. Si je m’étaisbrûlé la cervelle à Monte-Carlo, on ne m’aurait pas consacré unmonument… ni même une plaque commémorative sur la façade du Casino.Mais si je meurs à Paris, je voudrais que cette pauvre Marcellevînt de temps en temps voir ma tombe… je suis sûr que, malgré toutle mal que je lui ai fait, elle y apporterait des fleurs… C’estbête, ce que je vous dis là, mais que voulez-vous&|160;!… on n’estpas parfait.

Paul se sentait ému d’entendre ce marquisdéchu parler avec tant de désinvolture de sa mort prochaine et ilse surprenait à souhaiter de tout son cœur qu’il revînt vivant ducombat où il allait si gaiement.

Et pourtant, l’amoureux Paul ne pouvait pass’empêcher de penser aux conséquences de cette mort qui feraitlibre une femme malheureuse, touchante victime d’un mariage malassorti avec un débauché, lequel se rendait justice en déclarantqu’il n’avait plus qu’à quitter ce monde où il n’avait fait que dumal.

S’il survivait à la rencontre, ses bonnesrésolutions s’évanouiraient bien vite et Marcelle n’aurait plusqu’à se résigner, à souffrir encore, à souffrir toujours.

S’il y succombait, l’avenir était à elle et àPaul qui ne demandait qu’à l’aimer… qui l’aimait déjà.

– Il me reste, reprit M.&|160;de&|160;Ganges,à vous indiquer ce que vous aurez à faire pour remplir la missionque, je l’espère, vous voudrez bien accepter. Madame la marquise deGanges habite avenue Montaigne, 22, un hôtel qui lui appartient.Vous vous y présenterez de ma part et elle vous recevracertainement. Je n’ai pas à vous dicter ce que vous lui direz pourlui annoncer la nouvelle de ma mort. Je suis sûr que vous y mettreztous les ménagements possibles. Je me fie pour cela à votre tact.Le point essentiel, c’est que vous lui remettiez ce portefeuille.Elle y trouvera tout ce qu’il faut pour établir mon identité. Ellese chargera de faire le reste.

Le marquis l’avait tiré de sa poche et letendait à Paul qui se défendit de le prendre, en disant&|160;:

– Il m’en coûte, monsieur, de vous refuser,mais vous me demandez là un service si délicat que j’hésiterais àle rendre à un ami intime.

– Et vous ne me connaissez pas du tout, je lesais, mais l’aventure où nous nous trouvons engrenés sort tellementde l’ordinaire, que vous pouvez bien faire une exception en mafaveur.

Prenez, je vous en prie. Je vois là-bas vosamis qui se sont arrêtés pour nous attendre et il est inutilequ’ils sachent que je vous ai chargé d’aller voir ma femme.

Si, comme j’y compte bien, je reviens sansaccroc de cette promenade aux remparts, vous me rendrez monportefeuille et tout sera dit.

Ce dernier argument décida Paul, qui, très àcontrecœur, empocha l’objet.

Jean de Mirande et les trois étudiants qui luifaisaient cortège étaient arrivés au rond-point où était jadis labarrière Saint-Jacques, et où on a exécuté de 1832 à 1851 lescondamnés à mort, qu’on guillotine maintenant sur la place de laRoquette.

Là s’arrêtaient les connaissancestopographiques de Jean qui ne poussait guère ses excursions plusloin que l’Observatoire et il attendait Cormier pour lui demanderle chemin du boulevard Jourdan, où se trouvait la place indiquéecomme devant leur fournir un terrain excellent.

Paul dit qu’on n’avait qu’à prendre la rue dela Tombe-Issoire qui fait suite au faubourg Saint-Jacques et quiaboutit directement aux fortifications.

On la prit, en se rapprochant les uns desautres, sans cependant que les deux groupes se fondissent en unseul, mais assez pour faire cesser les apartés.

Le marquis, du reste, ne tenait plus àcontinuer la conversation avec Paul. Il lui avait dit tout ce qu’ilavait à lui dire et de son côté, Paul aimait mieux réfléchir que deparler.

Mirande continuait à blaguer, à haute voix,sur tous les sujets qui lui passaient par la tête, mais sescompagnons lui donnaient peu la réplique.

Ces messieurs commençaient à regretter des’être embarqués dans une affaire qui pouvait très mal finir.

À la chaude, après la dispute, et encouragéspar l’attitude agressive de Mirande, champion des Écoles, ilsavaient été tout feu, tout flammes, et s’ils l’avaient pu, ilsauraient pris pour champ-clos un des quinconces plantés devant laporte la Closerie.

La marche les avait calmés peu à peu, etmaintenant ils pensaient moins à la gloriole d’être témoins dans unduel sérieux qu’aux suites menaçantes de ce duel improvisé.

Cela pouvait les mener devant la justice etles faire expulser, l’un de l’École de médecine, et les deux autresde l’École de droit.

Ils n’osaient pas déserter en route, mais ilsen avaient bonne envie, et Cormier, qui s’en aperçut, se promitd’utiliser sur le terrain leurs dispositions pacifiques,c’est-à-dire d’en profiter pour empêcher le combat ou tout au moinspour le renvoyer à une heure moins nocturne.

Et Paul avait quelque mérite à souhaiter unarrangement, car tout valait mieux pour lui que de rester dans lasituation où il s’était mis vis-à-vis du mari de Jacqueline.

On allait lentement, très lentement, afind’employer le temps jusqu’au petit jour et ce piétinement sur unchemin désert n’avait rien de récréatif.

Mirande en avait assez quand on déboucha surle chemin de ronde, plus désert encore que la rue qu’ils venaientde suivre dans toute sa longueur, et il demanda brusquement àPaul&|160;:

– Où se trouve-t-il donc, ton fameuxterrain&|160;?

– À deux cents pas d’ici, répondit Paul.Vois-tu là-bas, cette butte qui fait bosse au milieu d’unbastion&|160;?

– Bon&|160;!… et après&|160;?… Tu ne vas pas,je suppose, nous proposer de monter dessus pour nousbattre&|160;?

– Non, mais entre la butte et le rempart, il ya une place excellente… assez d’espace pour rompre… un sol fermesous le gazon sec… on est là comme chez soi, et personne ne peutvous voir… Le cavalier sert d’écran…

– Ça s’appelle un cavalier, cette espèce demonticule&|160;?

– Oui, et ça servait pendant le siège contreles obus.

– Le lieu me paraît très bien choisi, dit lemarquis.

– Alors, allons-y&|160;! conclut Jean.

Et on y alla.

On n’avait pas marché vite et, à la montre dePaul Cormier, il était deux heures passées. Il faisait encorepleine nuit, mais l’attente ne serait pas longue, car le cielblanchissait déjà du côté de l’est.

Ces messieurs commencèrent par prendreposition dans le coin signalé par Paul et accepté àl’unanimité.

Tout le monde était fatigué et chacun s’assitpar terre, les uns au pied du rempart, les autres au pied de labutte.

Le marquis fit mieux, il se coucha sur lapente gazonnée du cavalier, en disant à Paul&|160;:

– Ces messieurs m’excuseront. J’ai passé lanuit dernière en wagon et j’ai plus marché ce soir que je n’avaismarché pendant toute cette année. Je tombe de sommeil. Il ne ferapas jour avant trois quarts d’heure. Je demande qu’il me soitpermis de dormir, et je compte que vous voudrez bien me réveilleraussitôt qu’on y verra clair.

– Je vous le promets, monsieur, dit Paul, toutétonné.

Il ne songeait guère à dormir, ni Mirande nonplus, et sans se le dire, ils admiraient ce gentilhomme qui, aumoment de jouer sa vie dans un duel, imitait le grand Condé,lequel, comme chacun sait, ne fit qu’un somme pendant toute lanuit, la veille de la bataille de Rocroy.

Et ce n’était pas de la pose car, au boutd’une minute, il ronflait déjà comme un tuyau d’orgue.

Les petits étudiants étaient bien tropémotionnés pour en faire autant, quoique leurs précieuses personnesne courussent aucun danger. Ils se repentaient d’être venus et ilsauraient bien voulu s’en aller.

L’un d’eux osa même dire à l’oreille deMirande qu’une très jolie farce ce serait de décamper et de laisserle dormeur se réveiller tout seul. Sur quoi, Mirande le tançavertement et déclara que le premier qui filerait aurait affaire àlui.

La proposition du jouvenceau n’était pashéroïque, mais elle était sage. Aussi n’avait-elle aucune chanced’être adoptée.

Paul, lui-même, la repoussa, mais pas pour lemême motif que son ami Jean.

Jean de Mirande tenait à se battre, pourl’honneur du quartier latin, surtout, car il n’avait pas d’outragepersonnel à venger, et il était incontestablement l’offenseur.

Paul, qui se serait très bien contenté d’unarrangement, ne pouvait pas accepter cette façon d’éviter lecombat, depuis qu’il s’était chargé, un peu malgré lui, duportefeuille de M.&|160;de&|160;Ganges. Et, d’ailleurs, l’expédientproposé n’aurait pas amélioré la situation. Le duel eût étéretardé, sinon évité, mais le marquis aurait pris ces messieurspour des drôles, et il n’aurait pas manqué de raconter l’histoire àsa femme, en nommant Paul Cormier, qui aimait mieux tout que cettehonte.

Il soutint donc avec Mirande qu’il fallaitattendre le réveil du dormeur, et il ne fut plus question de l’idéesaugrenue de l’étudiant de première année.

Le jour ne venait pas vite, et le froid dumatin se faisait sentir. On alluma des pipes et on piétina pour seréchauffer. L’excitation était tombée. Chacun raisonnait à part soiet on n’échangeait plus de réflexions.

Les instants qui précèdent une bataille sonttoujours silencieux&|160;; les braves se recueillent, les autrescherchent à se monter la tête pour faire bonne figure quand lecombat s’engagera. Mais tous trouvent le temps long.

Cette veillée des armes prit fin à la voix deMirande.

– Allons&|160;! dit-il, on y voit maintenantbien assez clair pour se tailler réciproquement des boutonnièresdans le casaquin[37].

À toi, Paul, l’honneur de réveiller M.&|160;lemarquis&|160;!

Mets-y des égards.

Paul ne pouvait pas décliner cette mission quilui revenait de droit, puisqu’il devait être le second deM.&|160;de&|160;Ganges.

Il se baissa et poussa doucement par l’épaulele dormeur, qui se redressa, en disant vivement&|160;:

– Je fais le maximum à rouge.

Le ponte incorrigible croyait être attablé autrente-et-quarante, et il se hâtait d’annoncer sa mise, de peur demanquer la série.

En toute autre circonstance, Paul aurait ri dela méprise, mais il n’avait pas le cœur à la joie et il tendit lamain à M.&|160;de&|160;Ganges pour l’aider à se remettre surpied.

Dès qu’il y fut, ce singulier marquis sefrotta les yeux, se secoua comme un braque mouillé par la roséedans un champ de luzerne qu’il vient de battre, s’étira les bras etreprit en saluant à la ronde&|160;:

– Je vous demande pardon, Messieurs, si jevous ai fait attendre. J’étais tellement éreinté, que j’auraisdormi vingt-quatre heures, si on avait oublié de me réveiller.

Mirande eut un bon mouvement&|160;:

– Si vous êtes éreinté, la partie ne seraitpas égale et nous pourrions la remettre pour vous laisser le tempsde vous reposer.

– Du tout&|160;! du tout&|160;! j’ai fait unsomme qui m’a délassé… vous êtes trop bon… mais je ne veux pas deremise. Ma joue ne peut pas attendre.

Ce diable d’homme en revenait toujours ausoufflet et Paul vit bien qu’il serait inutile d’insister.

– Alors, finissons-en, dit Mirande etdépêchons-nous, car il fait frisquet ici… sans compter quesi nous traînions, nous pourrions être dérangés.

Jules, les épées&|160;!

L’étudiant imberbe défit le paquet et mit auclair deux lames fourbies de frais, qui n’avaient encore jamaisbrillé sur le terrain.

– M.&|160;Cormier va être l’un de vos témoins.Veuillez choisir l’autre.

Le marquis désigna au hasard l’étudiant enmédecine. Ces jeunes gens se valaient tous, car aucun d’eux n’avaitjamais assisté à une affaire sérieuse.

Mais Paul était là et il s’était déjà battu.Il prit donc la direction du duel et personne ne s’avisa de la luidisputer.

La place était marquée d’avance. Le choix desarmes n’était pas en question, puisqu’on n’avait qu’une paired’épées.

Paul n’eut qu’à les mesurer pour s’assurerqu’elles étaient de même longueur.

Les deux adversaires mirent habit bas. Il nerestait plus qu’à les armer, à engager les fers et à donner lesignal.

Le marquis s’approcha de Paul et lui dit àdemi-voix&|160;:

– Savez-vous l’anglais&|160;?…

– Un peu, murmura Paul qui ne s’attendaitguère à pareille question.

– Ça suffit. Je n’ai qu’un mot à vous dire…Remember&|160;!

Paul le comprit ce mot, le dernier que CharlesStuart, roi d’Angleterre, ait prononcé sur l’échafaud, ce mot quiveut dire&|160;: «&|160;souviens-toi&|160;!&|160;» et il compritaussi à quoi le marquis faisait allusion.

Il s’agissait du portefeuille à remettre à lamarquise et pour que M.&|160;de&|160;Ganges y pensât dans un pareilmoment, il fallait qu’il tînt beaucoup à ce que Paul s’acquittât dela commission.

Et Paul, bien résolu à tenir sa promesse, vitcomme un présage sinistre dans cette réminiscence très imprévue dela dernière parole d’un roi qui allait mourir.

Mais Paul n’eut pas le loisir de philosophersur ce rapprochement entre un monarque condamné à mort par sessujets révoltés et un déraillé de la vie qui tenait à ne pasquitter ce monde sans en informer sa femme.

Les combattants étaient face à face, les épéesétaient croisées.

– Allez, messieurs, prononça Cormier, en sereculant un peu pour laisser le champ libre.

Ils avaient tous les deux très bonne mine sousles armes. Mirande, académiquement posé et ferme comme un roc surses grandes jambes&|160;; le marquis ramassé sur lui-même, le corpsbien effacé, avait pris d’emblée une garde savante et se préparaità attaquer.

Rien qu’à son attitude on voyait qu’il étaitde première force. Il attaqua en effet, après quelques feintes, etavec une vivacité inquiétante pour Jean de Mirande qui eut fort àfaire pour parer une série de coups très bien calculés etmagistralement exécutés.

Il était moins leste et moins prompt que lemarquis, mais il le tenait à distance, grâce à la portée de sonbras, se bornant à lui présenter la pointe de son fer et, sous lamenace incessante d’un coup d’allonge, le marquis n’avait pasencore trouvé le joint pour risquer une botte décisive.

Il le trouva enfin, après un dégagement troplarge qui fit dévier de la ligne droite l’épée de son adversaire,et il en profita pour charger à fond, avec une telle furie queMirande dut rompre[38] enparant de son mieux, sans riposter. Le marquis ne lui en laissaitpas le temps.

Le combat, mené de la sorte, ne pouvait pas seprolonger beaucoup et tout annonçait qu’il allait se terminer parune catastrophe. Ce n’était pas un de ces duels pour rire où lescombattants cherchent à en finir par une piqûre à l’avant-bras. Lemarquis tirait au corps et il tirait si bien que c’était un miracleque Jean n’eût pas encore été embroché.

Paul Cormier faisait maintenant des vœuxsincères pour son ami et tremblait d’avoir à le ramasser,transpercé d’outre en outre.

Il était si ému qu’il ne pensait plus du toutà madame de Ganges.

En revanche, il pensait beaucoup à laresponsabilité qui retomberait sur lui, en cas de malheur, car lesautres témoins n’étaient là que des comparses, absolumentincapables de le seconder.

Mirande était serré de si près que, pourempêcher un corps à corps, Paul allait prendre sur lui d’arrêterl’engagement.

Il n’eut pas besoin d’intervenir.

Le marquis, en se fendant à fond, mit le piedsur un caillou roulant qui le fit trébucher. Son épée dévia uninstant de la ligne droite et il vint s’enferrer sur celle deMirande qui lui troua profondément la poitrine.

Il lâcha la sienne, appuya ses deux mains sursa blessure et dit avec effort&|160;:

– Toujours la série à rouge&|160;!… j’avaistrente et un à noire… j’avais gagné… et voilà que j’attrape unrefait[39].

Les assistants auraient pu ajouter, à l’instardes croupiers de Monte-Carlo&|160;: – «&|160;Rien ne vaplus&|160;», car le marquis tomba comme une masse et ne se relevapas.

Tout cela s’était passé si vite que Mirande necomprenait pas encore. Il resta en garde et il fallut que Paul luicriât de jeter son épée.

Les trois autres témoins avaient perdu la têteà ce point qu’ils se seraient enfuis, si Paul n’avait pas pris aucollet l’étudiant en médecine pour le contraindre à examiner lecorps étendu sur l’herbe ensanglantée.

Ils auraient été tous encore plus effrayéss’ils avaient levé les yeux vers le sommet de la butte au pied delaquelle on s’était battu.

Ils y auraient aperçu un homme qui s’étaitsans doute endormi là, que le bruit avait réveillé et qui avait dûtout voir.

La présence de ce témoin imprévu les auraitd’autant plus inquiétés qu’au lieu de dégringoler de là haut pourleur offrir ses services, après la catastrophe, il cherchaitévidemment à se cacher, car il s’était couché à plat-ventre et ilne montrait guère que sa tête.

Ces messieurs avaient pour le moment d’autressoucis que celui de s’assurer que personne n’avait assisté au duelsans leur permission.

Il s’agissait avant tout de savoir siM.&|160;de&|160;Ganges était mort et le docteur en médecinedéclara, après l’avoir examiné, qu’il avait été tué raide.

L’épée avait dû trancher l’artère aorte&|160;;l’hémorragie s’était faite en dedans, et le sang l’avait étouffé.L’étudiant ne comprenait pas qu’il eût encore pu prononcer quelquesmots avant de tomber.

Le malheureux marquis n’était plus qu’uncadavre et tous les soins du monde ne l’auraient pas rappelé à lavie.

Il fallait maintenant prendre un parti&|160;:aller chercher des sergents de ville au poste le plus rapproché ous’esquiver sans bruit.

Les trois jeunes témoins n’hésitèrent pas.Celui qui avait fourni les armes ramassa prestement les épées quelui avait prêtées son cousin le sous-lieutenant de dragons, et filacomme un lièvre. Les deux autres en firent autant et les deux amisrestèrent seuls auprès du mort, sous les yeux de l’homme quicontinuait à les espionner du haut de la butte.

Très émus tous les deux et très perplexes.

– Qu’allons-nous faire&|160;? demandaMirande.

– Tout plutôt que d’attendre qu’on noussurprenne, répondit Paul Cormier. Un passant du chemin de ronde quiaurait l’idée de tourner la butte nous trouverait près d’un mort etnous aurions beau dire qu’il a été tué en duel, on nous prendraitpour des assassins.

– D’autant plus que ces clampins qui viennentde se sauver ont emporté les épées, grommela Mirande, en endossantson justaucorps qu’il avait ôté avant le combat. Mais nous nepouvons pas en rester là. Il y a eu mort d’homme. Tout le quartierdes Écoles saura l’histoire… ils vont la colporter ce soir dans lescafés du boul’Mich’… il faut absolument que je fasse ma déclarationau commissaire de police.

– Moi aussi. Seulement, il vaut mieux nousadresser à celui de notre quartier, où on nous connaît. Dans lesparages où nous sommes en ce moment, on commencerait par nousarrêter. Mon avis est donc que nous rentrions d’abord cheznous.

– C’est aussi le mien. En route&|160;!

Ils partirent, non sans remords d’abandonnerce cadavre, que le premier venu allait découvrir et qu’on nemanquerait de porter à la Morgue.

Ils se trouvaient dans un de ces mauvais casoù on se tire d’affaire comme on peut, et ce n’était pas le momentde faire du sentiment.

Ils reprirent le chemin par lequel ils étaientvenus et ne s’aperçurent pas que l’homme couché sur le sommet de labutte artificielle se leva tout doucement, descendit de sonobservatoire et se mit à les suivre de loin.

Le voyage à pied était forcé, car au petitjour les fiacres ne circulent pas encore, et il n’était pas court,mais il n’y avait pas moyen de faire autrement.

Paul d’ailleurs n’était pas très pressé depasser au commissariat. Il préférait même n’y aller qu’après s’êtreacquitté de la mission que l’infortuné marquis lui avait confiée etil ne pouvait pas décemment aller réveiller la marquise à cinqheures du matin.

Il se proposait pourtant de s’y présenter versmidi, après avoir pris un peu de repos dont il avait grand besoin,et il tenait à commencer par cette visite.

Il ne pouvait pas parler de ses projets à sonami qui ne savait pas le premier mot de la vraie situation, car nonseulement Mirande n’avait pas vu le marquis remettre sonportefeuille à Paul, mais il en était encore à croire que laquerelle avait eu pour point de départ un malentendu.

Et Paul n’avait garde de le détromper.

Il avait du cœur ce grand fou de Mirande et,en dépit de l’affectation qu’il mettait à paraître impassible, ilsentait très vivement le regret de s’être mis sur la conscience lamort d’un homme.

Ce n’était pas qu’il redoutât beaucoup lessuites fâcheuses que pouvait avoir pour lui ce tragiqueévénement.

Le duel, après tout, avait été loyal. Il setrouverait des gens pour attester que l’affaire s’était engagée àBullier et que la victime de cette rencontre improvisée avait eules premiers torts.

Et, en définitive, Mirande qui avait de samain tué le marquis était moins préoccupé des conséquences de cettemort que Paul Cormier qui n’avait fait qu’assister au combat.

Mirande pensait avoir eu pour adversaire unaventurier sans attaches mondaines, et même sans relations àParis.

Il ne se trompait qu’à moitié, mais il necroyait pas avoir eu à faire à un gentilhomme dont la race valaitla sienne.

Les deux amis n’étaient ni l’un ni l’autre entrain de parler et ils cheminaient côte à côte depuis plus d’unedemi-heure, lorsque Paul dit&|160;:

– J’ai réfléchi et avant de rien faire, jevoudrais consulter le père Bardin.

– Qu’est-ce que c’est que le pèreBardin&|160;? demanda Jean.

– Un vieil avocat qui était l’ami et leconseil de mon père. Je croyais t’avoir déjà parlé de lui.

– C’est possible, mais je l’ai oublié. À quoipeut-il nous être bon&|160;?

– Il connaît comme pas un le Code, laprocédure et tout ce qui s’ensuit. Je vais lui exposer notre cas,et il m’indiquera la marche à suivre. Il a, d’ailleurs, un fils quiest magistrat et qui, s’il le fallait, répondrait de nous.

– Tu as raison. Il faut que tu le voies, leplus tôt possible.

– Aujourd’hui, parbleu&|160;!… j’ai dîné,hier, avec lui chez ma mère. Il m’a même parlé de toi.

– À propos de quoi&|160;?

– Oh&|160;! rien… un renseignement qu’il m’aprié de te demander. Il sait que tu es du Midi et il voudraitsavoir si tu as connu dans ta province une famille de… le nomm’échappe… un nom bizarre… ah&|160;! j’y suis&|160;!… deMarsillargues…

– Oui, j’ai entendu parler de ces gens-là…autrefois, car il y a beau temps que je l’ai lâchée, ma province…ils étaient très riches… et l’unique héritière de la fortune étaitune toute jeune fille, très jolie, qui avait je ne sais plus quelleinfirmité… manchotte, je crois… ou paralysée d’une main… Moi, je nel’ai jamais vue et je crois bien qu’elle est morte. Toute cettefamille a disparu. Pourquoi Bardin te parlait-il d’elle&|160;?

– Ce serait trop long à t’expliquer et ça net’intéresserait pas. Revenons à notre affaire. Me donnes-tu carteblanche jusqu’à ce soir&|160;?

– Oh&|160;! très volontiers. Je vais mecoucher en rentrant chez moi, car je ne tiens plus sur mes jambes.Tu me trouveras au lit quand tu viendras. Et tout ce que ton hommet’aura conseillé de faire, nous le ferons de concert. Ce sera mieuxque si nous agissions séparément.

– Beaucoup mieux. C’est convenu.

Paul se disait&|160;:

– D’ici, à ce soir, j’aurai vu lamarquise.

Ils étaient arrivés à la hauteur del’Observatoire, lorsque Mirande avisa un fiacre qui revenait à videde quelque gare où il était allé attendre inutilement les voyageursd’un train de nuit.

Mirande l’appela et voulut y faire monter Paulavec lui, mais Paul refusa. Il n’était plus très loin de la rueGay-Lussac et la marche lui faisait du bien.

Il n’était pas fâché d’ailleurs de seretrouver seul, pour tâcher de remettre un peu d’ordre dans sesidées.

Les deux amis se séparèrent donc. Un magistrataurait dit&|160;: les deux complices, puisqu’ils pouvaient êtreimpliqués tous les deux dans une affaire qui se dénoueraitpeut-être en Cour d’assises.

Jean se fit voiturer au boulevardSaint-Germain où il avait son domicile. Paul continua de cheminer àpied vers la rue Gay-Lussac.

L’homme qui les avait épiés du haut de labutte les avait filés à distance sans qu’ils s’en fussentaperçus.

Il les filait, dans un but qui ne pouvait pasêtre de leur rendre service, car il se dissimulait en rasant lesmaisons et on ne se cache que pour mal faire.

Quand ces messieurs se quittèrent, il dutforcément lâcher une des deux pistes pour s’attacher à l’autre, etil n’avait pas le choix, car les chevaux du fiacre où Mirande étaitmonté allaient plus vite que lui.

Il se rabattit donc sur Paul Cormier qui s’enallait pédestrement et qui ne s’avisa pas une seule fois de seretourner, car il ne se doutait pas qu’un curieux mal intentionnéétait à ses trousses.

Ce suspect individu suivit Paul jusqu’à laporte de la maison qu’il habitait.

Il ne poussa pas l’audace jusqu’à y entrer surses talons, comme Paul était entré, la veille, chez la baronneDozulé, en même temps que la marquise de Ganges. Mais iln’abandonna pas la partie et Paul s’aperçut, dès le lendemain,qu’il aurait désormais à compter avec un dangereux drôle.

Chapitre 3

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Quoique ses moyens le lui permissent, PaulCormier ne s’était pas encore mis dans ses meubles, comme son amiJean de Mirande qui s’était payé une installation superbe.

Il ne vivait pas non plus dans un hôtel garni,comme un simple étudiant, pourvu d’une maigre pension.

Il avait loué, dans une honnête maison, unjoli appartement meublé, composé de quatre pièces, au premier surle devant, et n’eût été l’écriteau jaune pendu à la porte de larue, les personnes qui venaient le voir pouvaient croire qu’ilétait là chez lui.

Une femme comme il faut pouvait y entrer sansse compromettre.

En fait de domestiques, il se contentait d’unefemme de ménage, évitant ainsi la dépense obligatoire d’une tenuede maison, afin de garder plus d’argent de poche, le seul qu’ilappréciât.

Il avait un certain mérite à se gouverner dela sorte, car madame Cormier, la mère, était restée usufruitière detoute la fortune&|160;; et son fils, qui aurait pu exiger sa partde l’héritage, ne l’avait jamais réclamée.

Depuis qu’il avait gagné huit mille francs auvicomte de Servon, il s’était déjà demandé s’il ne les emploieraitpas à se créer un intérieur confortable où il pourrait, sans rougirde la mesquinerie de son ameublement, recevoir un jour ou l’autrela marquise de Ganges.

Mais depuis la mort tragique du mari, ilpensait beaucoup moins à la jolie somme qui gonflait sonportefeuille qu’à un autre portefeuille qu’il s’était chargé deremettre à la veuve du marquis.

Celui-là lui pesait cent livres sur lapoitrine et quand il le retira de sa poche en se déshabillant,c’est à peine s’il osa y toucher.

Il fut pourtant violemment tenté del’ouvrir.

M.&|160;de&|160;Ganges, en lui recommandant dele porter à sa femme, ne lui avait pas défendu d’en examiner lecontenu, et il y trouverait peut-être d’autres secrets que celui dela personnalité du défunt.

Il ne savait presque rien de la marquise et ilne tenait peut-être qu’à lui de tout savoir.

Mais il lui répugnait de fouiller dans lespapiers d’un mort et après avoir un peu trop hésité, il sutrésister à la tentation.

Il le serra avec ses billets de banque dansl’armoire à glace qui lui servait de coffre-fort et il se mit aulit où il dormit d’un sommeil très agité, jusqu’à l’heure où safemme de ménage le réveilla pour lui apporter son chocolat,c’est-à-dire à midi précis.

Paul se hâta de se lever et d’expédier cefrugal déjeuner. Il lui tardait de courir à l’avenue Montaigne etil avait encore à faire une toilette plus soignée que de coutume,avant de se présenter chez la marquise.

Le noir était indiqué, puisqu’il avait àremplir le pénible rôle du page de la chanson de Marlborough.

«&|160;La nouvelle que j’apporte fera vos yeuxpleurer.&|160;»

Encore fallait-il que les vêtements de deuilqu’il allait mettre fussent neufs et coupés par un bontailleur.

Il était content du sien qui n’habillait quedes messieurs élégants et il choisit une tenue appropriée à lacirconstance.

S’il l’eût osé, il aurait mis un crêpe à sonchapeau.

Et il n’eut pas de peine à prendre la figureque doit avoir un homme chargé d’annoncer une catastrophe, car iln’avait pas le cœur à la joie. Il commençait à se préoccuperfortement des conséquences du drame nocturne auquel il avait prisune trop large part. Il se demandait ce qu’il était advenu ducadavre abandonné sur le talus des fortifications et si l’onn’avait pas trouvé sur le mort des preuves de son identité&|160;;toutes n’étaient peut-être pas dans son portefeuille. Et dans cecas, la police arriverait bien vite à découvrir qu’il existait àParis une marquise de Ganges ayant des relations dans le beau mondeet pignon sur rue, ou plutôt sur avenue, ce qui est encoremieux.

Donc, Paul Cormier devait se hâter, s’ilvoulait avoir tout le bénéfice de la mission qu’il avaitacceptée&|160;; mission délicate, s’il en fut, puisqu’il était lacause involontaire de la mort du marquis. Il est vrai que lamarquise partageait ce tort avec lui, puisqu’elle s’étaittacitement prêtée à la confusion de personnes qui avait amené lamalencontreuse présentation au bal de la Closerie des Lilas. EtPaul espérait que cette complicité passive lui vaudrait quelqueindulgence de la part de la veuve. Elle l’avait laissé se mettredans son jeu&|160;; après la scène qu’il allait avoir avec elle, ens’acquittant du message que le mort lui avait confié, il ne pouvaitpas manquer d’y entrer plus avant et il y comptait bien.

Non pas certes qu’il songeât à se prévaloir dela situation pour lui imposer son intimité, mais elle auraitforcément besoin de lui et elle ne pourrait pas moins faire que dele revoir.

Il avait renvoyé sa femme de ménage et ilallait sortir quand il avisa sur sa table de nuit une lettrequ’elle y avait posée en entrant, comme elle avait coutume de lefaire chaque matin, lorsqu’elle apportait le courrier.

Peu s’en fallut qu’il ne l’y laissât sansl’ouvrir. Il n’avait ni affaires, ni créanciers, et les femmes quilui écrivaient de temps à autre lui étaient maintenant complètementindifférentes.

Il la décacheta cependant, pour l’acquit de saconscience et il ne fut pas peu surpris de ce qu’il y lut.

On lui écrivait ceci&|160;:

«&|160;J’ai vu tout ce qui s’est passé, cematin, au petit jour, sur un bastion du boulevard Jourdan. Vousavez tué un homme et vous étiez deux contre un. C’est bel et bienun assassinat et vous savez où ça mène. Je n’ai qu’un mot à direpour vous faire arrêter. Mais je suis bon enfant et je ne demandequ’à m’entendre avec vous. Le silence est d’or, à ce qu’on dit.J’estime que le mien vaut au moins dix mille francs. Si vous êtesdisposé à me les donner, vous me trouverez, de midi à deux heures,dans le jardin des Thermes de Cluny, au coin du boulevardSaint-Germain et du boulevard Saint-Michel. Si vous n’y venez pas,vous coucherez ce soir au dépôt de la Préfecture. Ce sera vous quil’aurez voulu.&|160;»

Cette aimable épître n’était pas signée, maiselle était très correctement rédigée, sans la moindre fauted’orthographe ni de français et parfaitement adressée àM.&|160;Paul Cormier.

Elle n’était pas signée, – on ne signe pas ceschoses-là, – mais il y avait un post-scriptum ainsiconçu&|160;:

«&|160;Je m’adresse à vous de préférence,parce que c’est vous que j’ai sous la main, mais je saurairetrouver votre complice et il ne perdra rien pour avoirattendu.&|160;»

C’était clair et net. Il s’agissait d’unchantage.

Le maître-chanteur se trompait, peut-êtrevolontairement, quand il disait que Paul avait tué un homme,puisque Paul n’avait été qu’un des témoins du duel.

Il s’adressait à celui-là parce qu’il neconnaissait pas encore l’adresse de l’autre, mais la menace d’unedénonciation n’en était pas moins redoutable.

Évidemment, ce drôle s’était renseigné chez leportier du numéro 9 de la rue Gay-Lussac sur son locataire, et iln’avait qu’à signaler M.&|160;Cormier au commissaire de police pourqu’on l’envoyât chercher à domicile par deux agents.

C’était ce que Paul redoutait par-dessus tout,car s’il se flattait de fournir à ce commissaire des explicationssatisfaisantes, il tenait absolument à pouvoir disposer de sajournée, d’abord pour aller voir la marquise de Ganges et ensuitepour aller consulter le vieil ami de sa mère, l’avocat Bardin.

Quant à acheter le silence du gredin qui lemenaçait de le dénoncer, Paul n’y songea pas un seul instant&|160;;non qu’il n’eût volontiers donné de l’argent pour que ce drôle lelaissât en repos, mais c’eût été se mettre à sa merci, car iln’aurait pas manqué de recommencer.

C’est le système de tous lesmaîtres-chanteurs. Plus l’homme qu’ils exploitent les paie, pluscroissent leurs exigences. Ils ne le lâchent qu’après l’avoir ruinéet lorsqu’il en est là, ils le dénoncent quand même.

Paul savait cela et d’ailleurs, au fond, il nedemandait qu’à être appelé à s’expliquer devant un magistrat sur ceduel malheureux. Il faudrait bien en venir là tôt ou tard, mais ilpréférait que ce ne fût pas immédiatement.

Comment ce misérable était-il si bieninformé&|160;? Paul ne s’en doutait pas. Et c’était d’autant plusincompréhensible pour lui que, à en juger pas le style etl’orthographe de la lettre, il n’avait pas affaire à un rôdeur debarrières. Mais Paul n’avait pas le loisir de chercher le mot decette énigme, et sa résolution fut bientôt prise.

Le chanteur ne l’attendait pas dans la rue,devant sa maison, puisqu’il annonçait que de midi à deux heures ilse tiendrait dans le jardin du musée de Cluny. Paul n’avait qu’à lelaisser s’y morfondre et à prendre un fiacre pour se faire conduireavenue Montaigne.

Après son entrevue avec madame de Ganges, ilcomptait aller chez Bardin, puis chez Mirande, que trèsprobablement, il trouverait encore au lit, et, quand il se seraitentendu avec lui, alors il serait temps d’aviser.

Il sortit donc et en sortant, il eut soin dedonner un coup d’œil à droite et à gauche&|160;: il ne vitpersonne. La rue Gay-Lussac n’est pas très fréquentée et dans levoisinage du numéro 9, il n’y avait aucun de ces établissements oùon vend à boire et à manger, et, où on peut s’installer pourespionner à travers les vitres de la devanture.

Cormier aurait bien pu interroger son portierpour savoir qui avait apporté la lettre et si quelqu’un était venudemander des renseignements. Mais c’eût été laisser voir qu’ilcraignait d’être surveillé et il préféra s’abstenir.

Il passa donc devant la loge sans s’y arrêteret tournant à gauche, il déboucha sur le boulevard Saint-Michel,tout près de la station où il avait pris la veille la voiture quil’avait mené avec madame de Ganges, au rond-point desChamps-Élysées.

Avant d’y arriver, il en vit une arrêtée aucoin de la rue Gay-Lussac, mais elle devait être occupée, car lesstores étaient baissés et il lui fallut pousser jusqu’à la stationde la rue de Médicis.

Cette fois aucune femme ne monta dans lefiacre qu’il choisit.

Ces aventures-là n’arrivent pas tous lesjours.

Paul, bien entendu, n’avait pas oublié de semunir du portefeuille à lui confié par le pauvre marquis et iln’avait pas non plus laissé le sien dans son armoire à glace où sesbillets de banque n’auraient pas été en sûreté.

Le voyage ne lui parut pas long, car ill’employa à se préparer à paraître devant la marquise, et plus lemoment solennel approchait, moins il se sentait rassuré sur lerésultat de la démarche qu’il allait tenter, démarche scabreuses’il en fut.

D’abord, madame de Ganges consentirait-elle àle recevoir&|160;? Il commençait à en douter.

Sous quel prétexte et sous quel nom seprésenterait-il&|160;? Elle savait qu’il s’appelait Paul Cormier.Il le lui avait dit. Peut-être était-ce une raison pour qu’elle luifermât sa porte, si elle reconnaissait ce nom sur la carte qu’ilremettrait au domestique chargé de répondre aux visiteurs.

Mieux valait sans doute se faire annoncer sousun nom inconnu d’elle, en ajoutant qu’il avait absolument besoin del’entretenir d’affaires graves et urgentes.

Paul payait assez de mine pour ne pas avoir àcraindre d’être pris pour un mendiant ni même pour uncommis-voyageur qui vient offrir à domicile des vins depropriétaire.

Une fois qu’il serait en présence de lamarquise, le reste irait tout seul. Elle n’aurait garde de lerenvoyer car, après ce qui s’était passé chez la baronne Dozulé,elle devait souhaiter autant que lui une explication en tête àtête.

La seule difficulté était donc d’arriverjusqu’à elle. Après réflexion, il résolut de s’inspirer descirconstances et il descendit de son fiacre, un peu avant le numéro22, à seule fin de se donner le temps d’examiner l’extérieur de laplace, avant d’essayer d’y pénétrer par surprise.

En s’approchant, il vit un grand et bel hôteldont la façade à deux étages était imposante. On devinait tout desuite qu’il n’avait pas été construit pour abriter une de ceshorizontales enrichies qui peuplent l’avenue de Villiers et lesrues adjacentes.

L’hôtel de la marquise était un hôtel sérieuxcomme on n’en bâtit guère pour ces demoiselles.

Il avait même l’air un peu triste avec seshautes fenêtres closes et sa majestueuse porte cochère dont lesdeux battants étaient fermés.

On n’entrait pas là comme chez la baronne del’avenue d’Antin qui laissait libre l’accès du sien, les jours oùelle recevait ses nombreux amis.

Chez madame de Ganges, il fallait montrerpatte blanche et son salon n’était pas ouvert à tout venant.

Paul, un instant intimidé par l’aspect de celogis seigneurial, doutait de plus en plus d’y être admis.

Il se décida pourtant à sonner et le cordonfut tiré immédiatement.

Il poussa le battant mobile et se trouva dansun large vestibule aboutissant à un jardin qui semblait s’étendretrès loin.

Un valet en livrée de couleur sombre vint à larencontre du visiteur et lui demanda son nom, ce qui semblaitindiquer que madame de Ganges était chez elle.

Paul, pris de court, allait donner sa carte,lorsqu’il aperçut à l’entrée du jardin un homme vêtu de noir qu’ilreconnut aussitôt pour l’avoir déjà vu la veille au Luxembourg, surla terrasse.

Cet homme, c’était celui qui avait eu maille àpartir avec Jean de Mirande, à propos de la chaise occupée sicavalièrement par cet audacieux étudiant et que Mirande avaittraité du haut en bas.

La rencontre était fâcheuse. Ce personnage quigardait si bien la marquise hors de chez elle, devait se tenir làpour la protéger à domicile contre les importuns et contre lesindiscrets.

– S’il allait me reconnaître pour m’avoir vuhier avec Jean&|160;? se disait Paul, de moins en moinsrassuré.

Il oubliait qu’il s’était tenu à distancependant l’altercation et que ce chevalier de la marquise n’avaitpas pu le remarquer.

Il eut bientôt la preuve qu’il avait tort des’alarmer, car ce grave personnage s’approcha et lui dit trèspoliment que madame de Ganges, un peu souffrante, ne recevaitpersonne.

Paul ne se tint pas pour battu et parlantd’abondance, il dit qu’il n’avait pas l’honneur d’être connu demadame la marquise, mais qu’il était chargé de lui faire unecommunication importante.

L’homme l’interrompit pour lui demanderbrusquement&|160;:

– De la part de qui&|160;?

Paul ne pouvait pas répondre&|160;: de lamienne, après avoir dit que madame de Ganges ne le connaissaitpas.

On l’aurait évidemment mis à la porte.

Il eut une idée qui aurait pu lui venir plustôt, et qu’il crut bonne, car il n’hésita pas une seconde àdire&|160;:

– De la part de M.&|160;le marquis deGanges.

En parlant ainsi, Paul Cormier ne mentait pas,puisque le malheureux marquis l’avait expressément chargé d’allerremettre son portefeuille à sa femme et c’était bien le seul moyenqui lui restât d’arriver jusqu’à madame de Ganges. Mais il avaitoublié de se demander comment le chevalier noir allait prendrecette déclaration qui devait l’étonner beaucoup, pour peu qu’il fûtau courant des affaires de ménage de la noble dame dont il semblaits’être constitué le garde du corps.

– C’est impossible, dit brutalement cepersonnage rébarbatif, M.&|160;le marquis n’est pas à Paris.

C’était bel et bien un démenti. En toute autreoccasion, Paul l’aurait vertement relevé, mais il dut filer doux,sous peine de manquer son but en se faisant expulser, et il secontenta de répondre&|160;:

– Tout ce que je puis vous dire, c’est que jel’ai vu et qu’il m’a confié une mission que je tiens à remplirconsciencieusement. Or, je ne puis m’en acquitter que si madame mefait l’honneur de me recevoir, car j’ai promis à monsieur de neremettre qu’à elle seule un objet qu’il m’a chargé de luiapporter.

Ce fut dit d’un ton ferme qui parut faireimpression sur le fidèle gardien de la marquise. Peut-être crut-ilque ce messager inattendu arrivait d’un pays étranger où il avaitrencontré M.&|160;de&|160;Ganges. Paul, en affirmant qu’il l’avaitvu, s’était bien gardé de dire où. Et il se pouvait que madame deGanges eût intérêt à recevoir le message.

– Je veux bien lui répéter ce que vous venezde me déclarer, et prendre ses ordres, grommela le serviteurrécalcitrant. Elle est au fond du jardin&|160;; je vais luidemander si elle veut vous recevoir. Si elle y consent, je viendraivous chercher. Attendez-moi ici.

Paul n’avait qu’à obéir sans éleverd’objections, trop heureux d’avoir décidé ce cerbère à consulter samaîtresse.

Ainsi fit-il. Bien persuadé d’ailleurs que,dans la situation d’esprit où elle devait être depuis la veille,elle ne refuserait pas de voir un monsieur qui lui apportait desnouvelles de son mari.

Il resta à la place où le colloque venaitd’avoir lieu et il attendit, sous l’œil du valet en livrée quil’observait de loin.

L’homme noir revint au bout de quelquesminutes et il lui dit&|160;:

– Allez&|160;! elle est seule maintenant.

– Je l’espère bien qu’elle est seule, pensaPaul qui tenait absolument au tête-à-tête et qui ne savait pas quela marquise venait de renvoyer une de ses amies pour lerecevoir.

Il prit l’allée que l’homme lui indiqua. Aupremier tournant, il croisa l’amie, et il la salua en passant.

Cette amie était une très jeune femme,modestement habillée, dont l’éclatante beauté l’éblouit&|160;: unebrune au teint clair, avec des yeux qui n’en finissaient pas et unair de tristesse qui ne faisait que l’embellir encore.

Sans doute, une amie malheureuse, une amied’enfance, à laquelle madame de Ganges s’intéressait.

Paul avait autre chose en tête que de chercherà deviner qui elle était. Il cherchait des yeux la marquise et ill’aperçut, assise au pied d’un acacia, sur un banc rustique.

Elle aussi l’aperçut et se leva vivement pourvenir à sa rencontre.

– Vous ici, monsieur&|160;! s’écria-t-elle. Etvous osez vous y présenter sous prétexte de me remettre un messagede mon mari&|160;! Est-ce ainsi que vous tenez votre parole&|160;?Vous m’aviez promis de ne pas chercher à me connaître. Vous aviezdéjà manqué à votre promesse en me suivant jusque chez madameDozulé… et Dieu sait dans quels embarras vous m’avez mise&|160;!Vous m’avez donc encore une fois épiée, puisque vous êtes parvenu àsavoir où je demeurais&|160;?

– Non, madame&|160;!… je vous jure que non,s’écria Paul.

– Alors, comment avez-vous appris monadresse&|160;? Vous n’avez pas eu, je suppose, l’audace de lademander, après mon départ, aux personnes qui avaient entendu ledomestique de la baronne vous annoncer sous le nom que jeporte&|160;!

– Je m’en serais bien gardé… quelqu’un a ditdevant moi que votre hôtel était situé avenue Montaigne.

– Soit&|160;! je veux bien vous croire… etalors vous n’avez rien eu de plus pressé que de vous présenter ici.Qu’espériez-vous donc&|160;? Vous êtes-vous imaginé que jecontinuerais à me prêter à une confusion de personnes que je n’aipas eu la présence d’esprit d’empêcher, en déclarant tout haut queje ne vous connaissais pas.

– Je ne l’espérais pas… mais je le désirais detout mon cœur.

– Vous saviez bien que c’était impossible. Nimon amie, ni les personnes qui se trouvaient chez elle, hier, neconnaissent mon mari&|160;; mes gens ne le connaissent pas nonplus. Mais il y a ici quelqu’un qui le connaît.

– Oui… votre intendant, n’est-ce pas&|160;?…cet homme qui, hier, vous gardait au Luxembourg et que je viens deretrouver…

– M.&|160;Coussergues n’est pas mon intendant.C’est un ancien officier qui fut l’ami de mon père et qui est restéle mien.

– Il connaît M.&|160;de&|160;Ganges, mais ilne sait pas qu’on m’a pris pour lui. Donc pour le présent, vousn’avez pas à craindre que l’erreur soit découverte.

– Elle le sera forcément quand mon marireviendra.

C’était le cas ou jamais de répondre&|160;: ilne reviendra jamais. Paul ne le fit pas. Avant d’en venir là, ilvoulait voir un peu plus clair dans les sentiments intimes de lamarquise et il lui dit&|160;:

– Oserai-je vous demander ce que vous ferezquand reparaîtra M.&|160;de&|160;Ganges&|160;?

– Je n’en sais rien encore, murmura madame deGanges. Je crois bien que je lui dirai la vérité. Le mensonge merépugne. Et du reste, je n’ai à me reprocher qu’une légèreté quemon mari excusera quand je lui aurai dit le motif qui m’a poussée àla commettre.

– C’est son affaire, répliqua peu polimentPaul, piqué d’entendre cette marquise parler de ses relations aveclui comme d’une aventure sans conséquence. Mais vos amies et vosamis… la baronne Dozulé… le vicomte de Servon… et les autres…comment leur expliquerez-vous que vous n’avez pas protesté contrel’erreur de ce valet qui m’a annoncé devant dix personnes sous lenom de M.&|160;de&|160;Ganges&|160;?

– Je n’aurai rien à expliquer, car aussitôtque mon mari sera de retour, je quitterai avec lui Paris et laFrance.

– Mais vous y reviendrez.

– Je ne crois pas.

– Quoi&|160;! vous expatrier pourtoujours&|160;!

– Vous y aurez contribué, en me plaçant dansune situation insoutenable.

– J’ai eu tort, je l’avoue… mais vous, madame,n’avez-vous donc rien à vous reprocher&|160;? Je ne vousconnaissais pas quand je vous ai vue au Luxembourg et vous merendrez cette justice que je ne me suis pas permis de vous aborder…c’est vous qui…

– Brisons là&|160;! monsieur, interrompitsèchement la marquise. Je regrette beaucoup ce que j’ai fait… Sivous saviez ce qui m’a déterminée à agir ainsi, vous excuseriez monimprudence… et ce n’est pas à vous de me la reprocher. J’ensupporterai les conséquences et je vous prie de ne plus vousoccuper de moi.

– Ainsi, vous me défendez de vousrevoir&|160;?

– Vous revoir&|160;! Je le voudrais que je nele pourrais pas, vous devez le comprendre. Et si, comme je lecrois, vous êtes un galant homme, vous ne chercherez pas àprolonger une fiction qui finirait par me compromettre gravement,et que la très prochaine arrivée de M.&|160;de&|160;Ganges vapercer à jour. Je vous pardonne d’avoir cru que je n’y mettrais pasfin. Vous pensiez sans doute que j’étais libre. Vous savezmaintenant que je ne le suis pas, puisque je suis mariée.

– Vous vous trompez, madame, répliqua PaulCormier, vous êtes veuve.

Paul, emporté par un élan de passion, avaitparlé trop vite et il se repentait d’avoir lancé cette grossenouvelle qu’il comptait réserver pour le moment où il auraitsuffisamment préparé madame de Ganges à la recevoir.

Il n’avait pas pris le temps de se préparer àl’expliquer et à tirer parti de l’effet qu’elle allaitproduire.

Il venait de mettre, comme on dit, les piedsdans le plat.

– L’effet, d’ailleurs, ne fut pas celui qu’ilprévoyait, car la marquise répondit dédaigneusement&|160;:

– Vous vous permettez, monsieur, uneplaisanterie très déplacée, souffrez que je vous le dise et quej’arrête-là cet entretien.

– À Dieu ne plaise que je plaisante après unpareil événement, s’écria Paul. Je vous répète que vous êtes veuve,madame… je vous le jure sur mon honneur&|160;!

– Vous ne prenez pas garde que vous êtes encontradiction avec vous-même, dit froidement madame de Ganges. Vousvous êtes introduit chez moi en prétextant que vous aviez à meremettre un message de mon mari et vous venez me dire maintenantqu’il est mort. L’une de vos deux déclarations est fausse.

– Elles sont vraies toutes les deux.

– Ah&|160;! c’est trop fort&|160;!…, et vousme permettrez, monsieur, de n’en pas entendre davantage.

– Je vous supplie de m’écouter jusqu’au bout,Après… vous ne douterez plus.

Ce fut dit avec tant de fermeté que madame deGanges resta et attendit la suite.

– J’ai vu votre mari, cette nuit, repritPaul.

– C’est impossible. Mon mari n’est pas àParis.

– Il y est arrivé, hier… je l’ai rencontré…malheureusement.

– Comment avez-vous pu le reconnaître&|160;?…vous ne l’aviez jamais vu.

– C’est lui qui m’a abordé. Il a entenduM.&|160;le vicomte de Servon me présenter à un de ses amis enm’appelant&|160;: M.&|160;le marquis de Ganges. Alors, il estintervenu… il m’a demandé des explications que je n’avais garde delui fournir.

– Où s’est passé cette scène&|160;? demanda lamarquise, déjà mise en éveil par cet exposé inattendu.

– Dans un bal public, répondit Paul, aprèsavoir un peu hésité.

– On vous a trompé, monsieur… quelqu’un auratrouvé drôle de se faire passer pour le marquis de Ganges qu’ilavait peut-être vu autrefois et dont vous usurpiez le nom et letitre…

– J’aurais pu croire cela, si l’affairen’avait pas eu de suites.

– Quelles suites&|160;?

– Il m’en coûte de vous le dire… mais il fautque vous sachiez tout… j’ai juré, et je dois tenir ma parole… unequerelle s’est engagée.

– Entre mon mari etM.&|160;de&|160;Servon&|160;?

– Non, madame… M.&|160;de&|160;Servon n’étaitplus là… un de mes amis est survenu, au moment oùM.&|160;de&|160;Ganges me menaçait de me souffleter… mon ami, quiest très violent, a pris les devants et l’a frappé au visage…

– Ce n’est pas vrai&|160;!…M.&|160;de&|160;Ganges n’est pas un lâche.

– Non, certes… Il ne l’a que trop prouvé… maisil a été surpris par cet acte de brutalité. Il ne lui restait qu’àdemander raison à l’agresseur. C’est ce qu’il a fait.

– Et il en résultera un duel&|160;? demandaanxieusement la marquise.

– Le duel a eu lieu, madame, répondit Paul enbaissant les yeux.

– Quand&|160;?… on ne se bat pas la nuit.

– Ils ont attendu que le jour commençât àpoindre. Dieu m’est témoin que j’ai fait tout ce que j’ai pu pourempêcher la rencontre… ou pour la retarder. Tous mes efforts ontété inutiles… et…

– Achevez&|160;!…

– On s’est battu à l’épée… etM.&|160;de&|160;Ganges, frappé en pleine poitrine… est mort enbrave…

– Mort&|160;!… Non, ce n’est paspossible&|160;!…

– J’y étais, madame… Je l’ai vu tomber…

– Ah&|160;!… je comprends, s’écria lamarquise. C’est vous qui l’avez tué&|160;!… et vous osez vousprésenter devant moi couvert du sang de mon mari&|160;!…

– Non, madame. Je n’étais pas son adversaire…j’ai été un de ses témoins… et c’est lui-même qui m’a choisi. Il nenous connaissait ni les uns, ni les autres… il a eu confiance en maloyauté et je l’ai assisté de mon mieux.

La marquise, pâle et tremblante, se taisaitparce qu’elle n’avait plus la force de parler.

– Si vous en doutez, reprit Paul, je puis vousprouver que je ne dis que l’exacte vérité. Je suis venu chez vousparce que M.&|160;de&|160;Ganges m’y a envoyé. Comment aurais-je suvotre adresse, s’il ne me l’avait pas donnée&|160;? Je n’ai pas pula demander à M.&|160;de&|160;Servon, qui me prenait et qui meprend encore pour votre mari.

– Mort&|160;!… il est mort&|160;!… murmura lamarquise en cachant son visage dans ses mains gantées.

– M.&|160;de&|160;Ganges a fait plus que dem’envoyer à vous. Il m’a raconté sa vie.

– Que dites-vous&|160;? demanda madame deGanges stupéfaite.

– Toujours la vérité, madame. La querelle acommencé dans un bal, près du carrefour de l’Observatoire, et s’estvidée aux fortifications. J’ai fait ce long trajet à côté deM.&|160;de&|160;Ganges et en causant avec lui. C’est ainsi que j’aireçu de lui des confidences que je n’avais pas provoquées.

– Comment a-t-il pu vous choisir pour lesentendre, vous qui vous étiez emparé de son nom&|160;?

– Je lui ai dit qu’on m’avait fait la sotteplaisanterie de me le donner, et que je n’y étais pour rien. Envérité, je ne mentais pas. Il m’a cru, et, s’il n’y avait pas eu lesoufflet, l’affaire se serait probablement arrangée… et j’aurais euquelque mérite à pousser, comme je l’ai fait, à un accommodement,puisque sans ce duel fatal, vous ne seriez pas…

– Que vous a-t-il dit&|160;? interrompit lamarquise.

– Son récit n’a été qu’une longue confessionde ses torts envers vous. Il m’a dit qu’il s’était ruiné plusieursfois, et qu’il avait abusé de votre bonté, sans jamais la lasser.Il m’a dit que depuis un an il n’a pas cessé de vous tromper envous écrivant qu’il était en train de refaire sa fortune dans degrandes entreprises financières. C’était faux. Il était en dernierlieu à Monaco où il jouait et où, après avoir gagné une sommeénorme, il a perdu jusqu’à son dernier louis. Il arrivait à Parissans argent, et c’est la honte de vous avouer ce qu’il avait faitqui l’a empêché de se présenter, hier, à votre hôtel.

– Ah&|160;! c’est le coup de grâce&|160;!murmura madame de Ganges.

– Je dois ajouter, reprit Paul, qu’il serepentait de vous avoir offensée et qu’il m’a chargé de vousdemander de lui pardonner le mal qu’il vous a fait. C’était là unemission qui ne me plaisait pas, vous le croirez sans peine, mais jene pouvais pas refuser de l’accepter… et je m’en acquitte.

Abîmée dans sa douleur, ou tout au moins dansson émotion, la marquise semblait avoir été changée en statue.Pâle, immobile, le regard fixe, elle ne trouvait pas une parole àadresser à Paul Cormier, qui attendait.

– Qui donc l’a tué&|160;? demanda-t-ellelentement, comme si elle sortait d’un rêve.

– Un homme que vous connaissez, madame,répondit Paul. Il était avec moi, hier, au Luxembourg, quand jevous ai vue pour la première fois… et il a osé vous parler.

– Jean de Mirande&|160;! s’écria lamarquise&|160;; lui, toujours lui&|160;!… c’était donc écrit qu’iltroublerait encore une fois ma vie&|160;!

– Que voulez-vous dire, madame&|160;? demandavivement Paul Cormier. Que vous a donc fait Mirande, avant de…

– À moi, rien, murmura la marquise&|160;; maisil a fait le malheur de… d’une personne à laquelle je m’intéresse…et vous venez m’apprendre qu’il a tué mon mari&|160;!…

– Qu’il ne connaissait pas, même de nom. Jel’ai interrogé après le duel et il m’a affirmé qu’il n’avait jamaisentendu parler de M.&|160;de&|160;Ganges.

Cette assurance ne parut pas déplaire à lamarquise et Paul reprit vivement&|160;:

– Vous le voyez, madame… c’est la fatalité quia tout fait… et dans ce malheur, vous pouvez du moins vous dire quevous ne serez pas compromise, car personne ne sait que l’homme quia succombé dans ce duel était votre mari.

– On le saura… on trouvera sur lui despapiers… des cartes de visite… que sais-je&|160;?

– Rien, madame. M.&|160;de&|160;Ganges, avantle duel, m’a remis son portefeuille… Le voici, dit Paul, en letirant de sa poche, pour le présenter à la marquise. Il porte unecouronne et des armes gravées sur le cuir. Lesreconnaissez-vous&|160;?

– Oui… ce sont les siennes, balbutia madame deGanges.

– Ai-je besoin de vous jurer que je ne l’aipas ouvert&|160;?

– Non… je vous crois… mais que va-t-ilarriver, mon Dieu&|160;!… La justice poursuit les duellistes, quandle duel a causé la mort de l’un des combattants… vous serezinterrogés… vous et votre ami… que direz-vous&|160;? La vérité,n’est-ce pas&|160;?… On vous demandera pourquoi vous aviez pris cenom qui ne vous appartenait pas… et vous ne pourrez pas cacher cequi s’est passé hier, chez mon amie, madame Dozulé… Ah&|160;! jesuis perdue&|160;!

– Si on m’interroge, je ne parlerai pas devous… Mirande non plus… par une excellente raison, c’est qu’ilignore que vous existez. Les trois autres témoins sont troisétudiants qui n’étaient pas présents au moment oùM.&|160;de&|160;Ganges m’a grossièrement reproché de lui avoir voléson nom… Ils savent que ces messieurs se sont battus à propos d’unsoufflet… Ils ne savent pas pourquoi ce soufflet a été donné. Cen’est pas moi qui le leur apprendrai… et, d’ailleurs il n’est pascertain qu’on nous interrogera… personne ne nous a vus sur leterrain.

Paul oubliait, peut-être volontairement, lalettre du maître-chanteur, qui menaçait de le dénoncer. Il nepensait qu’à rassurer la marquise et à tirer parti, pour entrerdans son intimité, de la bizarre situation que le plus étrange deshasards venait de leur créer.

Il sentait très bien que le moment eût été malchoisi pour lui parler encore de son amour, comme il n’avait pascraint de le faire avant de lui annoncer qu’elle était veuve, maisil constatait déjà que si la nouvelle de la mort tragique deM.&|160;de&|160;Ganges avait bouleversé la marquise, elle nel’avait pas affligée outre mesure, car elle n’avait pas versé delarmes.

Et il lui savait gré de ne pas feindre unedouleur que ne pouvait guère lui causer la lamentable fin d’unhomme qui s’était presque vanté, avant de mourir, d’avoir été leplus détestable des maris.

Il espérait qu’une fois remise de l’émotionbien naturelle qu’elle venait d’éprouver, cette victime d’une unionmal assortie comprendrait qu’elle aurait tort de faire un éclat etil se préparait à lui proposer, en temps et lieu, le modusvivendi que lui avait suggéré sa cervelle d’amoureux.

Il attendait toujours qu’elle prît ceportefeuille qui, à vrai dire, lui brûlait les doigts.

On a beau ne pas être sentimental à l’excès,on ne garde pas volontiers sur soi les reliques d’un homme qu’on avu tomber, frappé à mort, dans un duel dont on a été la causepremière.

Et, de son côté, la marquise répugnaitévidemment à toucher ce legs de son indigne mari.

Paul Cormier se décida enfin à le placer surle banc où elle était assise quand il avait paru dans lejardin.

Il pensait bien qu’elle ne l’y laisserait paset il tenait à s’en débarrasser le plus tôt possible.

– Vous ne m’accuserez plus de mentir, dit-ildoucement, et maintenant que j’ai rempli la pénible mission qui m’aété imposée, je vous supplie, madame, de me faire connaître votrevolonté. À tout ce que vous me commanderez, j’obéirai, quoi qu’ilm’en puisse coûter. Dans la situation où les événements nous ontplacés, c’est à vous de donner des ordres. Et je vous demande engrâce de ne penser qu’à vous en prenant une décision. Peu importece qu’il m’arrivera, pourvu que vous n’ayez pas à souffrir desconséquences de ce duel.

– Souffrir&|160;! répéta tristement lamarquise, voilà des années que je souffre… il ne peut rienm’arriver de pis que de vivre comme j’ai vécu depuis que je me suismariée. Si vous saviez&|160;!…

– Je sais. Croyez-vous donc que je ne devinepas qu’on vous a sacrifiée à un homme que vous n’aimiez pas et quia fait de vous une martyre… s’il ne me l’a pas dit, il m’en a ditassez pour que je ne le plaigne pas… c’est Dieu qui l’a puni… etc’est vous que je plains… vous pour qui je mourrais avec joie, sima mort pouvait vous épargner un chagrin… vous que…

La marquise arrêta d’un geste la déclarationbrûlante que Paul avait sur les lèvres.

– Pas un mot de plus, lui dit-elle d’une voixferme. Je vous crois, mais je ne dois pas vous écouter. Je subiraimon sort sans murmurer… et je compte que vous n’aurez pas moins decourage que moi.

– Est-ce à dire que vous persistez à medéfendre de vous revoir&|160;?

Et comme madame de Ganges setaisait&|160;:

– C’est impossible&|160;! s’écria Paul.Comment feriez-vous&|160;? Que diriez-vous à vos amies… à vos amis…à ce monde où vous vivez et où j’ai été présenté sous le nom devotre mari&|160;? Espérez-vous leur persuader que je suis retournéà l’étranger&|160;?… Ils s’apercevraient bien vite que je n’ai pasquitté Paris… je me suis déjà trouvé face à face avecM.&|160;de&|160;Servon dans un lieu où je ne devais pas m’attendreà le rencontrer…

– C’est moi qui partirai… je m’éloignerai dela France… je vous l’ai déjà dit.

– Mais j’y resterai, moi. Que dirai-je à ceuxqui me parleront de vous&|160;? Faudra-t-il que j’échafaude desmensonges pour tâcher de leur expliquer ce chassé-croisé du marquiset de la marquise de Ganges&|160;? Ils ne me croiraient pas… ilssauraient bientôt la vérité… on dirait partout que j’ai été votreamant… et que nous avons à nous deux, inventé cette supercherie…ils ne vous pardonneraient pas de vous être moquée d’eux.

– Pourquoi ne leur diriez-vous pas toutsimplement la vérité&|160;?… que vous m’avez suivie, que vous êtesentré chez madame Dozulé, en même temps que moi qui ne vous avaispas vu… et que l’erreur d’un valet de pied a fait tout le mal…

– Ils me croiraient encore moins.

– Mais rien ne vous oblige à les voir, vousn’avez qu’à reprendre la vie que vous avez toujours menée. Poureux, le quartier que vous habitez est aussi loin que la Chine. Vousy avez rencontré M.&|160;de&|160;Servon par un de ces hasards quin’arrivent pas deux fois.

– J’avais bien compris… vous ne voulez plus meconnaître… je vous gêne, murmura Paul Cormier.

– Je n’ai pas dit cela, répliqua vivement lamarquise.

– Vrai&|160;?… vous ne me chassez pas&|160;?merci&|160;!… oh&|160;! merci&|160;!… alors, il n’y a qu’un moyen…un seul… c’est de rester comme nous sommes.

– Je ne comprends pas.

– Pourquoi ne continuerais-je pas à passerpour votre mari&|160;? demanda Paul, emporté par son ardeuramoureuse, au point de ne pas s’apercevoir de l’énormité de laproposition qu’il osait faire à la marquise.

– D’abord, parce que c’est impossible. À larigueur, mes amis pourraient s’y laisser prendre&|160;; mais lesvôtres&|160;?… mais votre mère&|160;?… car vous avez encore votremère, vous me l’avez dit… Comment leur persuaderez-vous que vousn’êtes plus vous-même&|160;?… Cesserez-vous de les voir&|160;?…

– Non… Mais je les verrai moins souvent… Je nedîne chez ma mère qu’une fois par semaine… le dimanche… elle nevient presque jamais chez moi… et elle ne me demande pas de luirendre compte de ce que je fais.

– Encore votre mère, reprit la marquise,serait-elle bien étonnée et probablement très affligée si ellevenait à apprendre que son fils va dans le monde sous un faux nomet porte un titre qui ne lui appartient pas. J’admets qu’elle n’ensaura rien, mais M.&|160;de&|160;Mirande, votre ami intime, commentpourrait-il ignorer que vous vivez en partie double&|160;?…Étudiant sur la rive gauche et marquis sur la rive droite…

– Paris est si grand&|160;! murmura Paul, àbout d’arguments.

– Oui, Paris est immense, mais tout y arrive…vous en avez eu la preuve hier, puisque vous avez trouvé sur votrechemin M.&|160;de&|160;Servon. Et si vos camarades venaient àdécouvrir que vous vous faites passer pour le marquis de Ganges, dequoi ne vous accuseraient-ils pas&|160;!… Convenez donc, monsieur,que votre projet est fou, si tant est que vous l’ayez conçusérieusement.

Paul baissa la tête et ne trouva rien àrépondre.

– Ce n’est pas tout, reprit madame deGanges&|160;; alors même qu’il serait praticable, je ne meprêterais pas à une imposture… je ne trouve pas d’autre mot pourqualifier le plan de conduite que vous me proposez d’adopter.

– Vous préférez me désespérer&|160;!

– Non, monsieur. Seulement, je veux restermaîtresse de mes actions. Je ne sais ce que vous pensez de moi,mais je vous prie de croire que j’ai toujours étéirréprochable.

Mon mari, lui-même, mon mari qui m’a fait tantde peines, me rendrait cette justice, s’il vivait encore.

– Il me l’a dit avant de mourir.

– Vous devez donc comprendre que je ne puis nine dois rester avec vous dans les termes où nous a mis la méprised’un domestique. Je suis décidée à dire la vérité à mon amie madameDozulé. Elle a assisté à la scène et je lui expliquerai qu’unmanque de présence d’esprit m’a empêchée de rectifier immédiatementl’erreur.

Elle rira de l’aventure et elle se chargera dela présenter sous son véritable jour à ses invités d’hier.

– Dieu sait ce qu’ils penseront de moi,murmura l’étudiant. Qu’importe&|160;?… tout ce que vous ferez serabien fait, madame.

– Je serais désolée que vous eussiez àsouffrir de ma franchise, mais je ne puis agir autrement. Je ferai,d’ailleurs, en sorte de prendre sur moi la responsabilité de cedésastreux malentendu. Personne n’aura rien à vous reprocher. Ilaura, du reste, duré si peu de temps qu’il ne saurait avoir de biengraves conséquences.

– S’il en a, je les supporterai, quellesqu’elles soient… pourvu que vous ne me défendiez pas de vousrevoir.

– Plus tard, peut-être… mais vous sentez commemoi que pendant un temps nos relations doivent cesser.

– Si j’étais sûr qu’elles ne serontqu’interrompues&|160;?…

– Je ne puis rien vous promettre. Lacatastrophe que vous venez de m’annoncer va bouleverser ma vie etje ne sais pas encore quel parti je prendrai… je n’ai même pas lacertitude que je suis veuve…

– Si vous ne l’étiez pas, je ne vous auraispas parlé comme je viens de le faire… Mais M.&|160;de&|160;Gangesest tombé sous mes yeux et je vous ai apporté la preuve qu’il estmort, dit Paul Cormier, en montrant du doigt le portefeuille auquella marquise n’avait pas encore osé toucher.

Il était resté sur le banc ce portefeuillearmorié et elle ne pouvait pas douter qu’il eût appartenu à sonmari.

– Ouvrez-le, madame, reprit Paul, vous ytrouverez certainement des papiers qui ne vous laisseront pas dedoutes.

La marquise ne semblait pas pressée de suivrele conseil que lui donnait l’amoureux qui aspirait à remplacer sonmari. Peut-être s’y serait-elle décidée, mais son garde du corps semontra tout à coup. Au lieu de prendre l’objet, elle se plaça defaçon à l’empêcher de le voir et elle l’interrogea des yeux.

L’homme noir comprit la signification duregard qu’elle lui lança, car il répondit comme si elle lui eûtadressé la parole&|160;:

– C’est le valet de chambre deM.&|160;de&|160;Servon qui apporte une lettre pourM.&|160;de&|160;Ganges. J’ai eu beau lui dire queM.&|160;de&|160;Ganges n’est pas encore arrivé. Il prétend que sonmaître l’a vu hier.

La marquise changea de visage et Paul Cormiercomprit.

Le vicomte envoyait les huit mille francsqu’il avait perdus sur parole à M.&|160;de&|160;Ganges qui les luiavait gagnés.

– Il paraît que la lettre contient del’argent, reprit le chevalier noir et que c’est très pressé.

La situation se corsait encore. Le domestiquede M.&|160;de&|160;Servon attendait une réponse et ce n’était pas àPaul Cormier de la lui donner. La marquise ne pouvait pas fairemoins que de s’en charger.

– Dites-lui que M.&|160;de&|160;Ganges n’estpas là et que je ne reçois pas les lettres adressées à mon mari,répondit-elle, après un silence.

– Bien. Je vais le congédier, dit l’impassiblepersonnage.

Et il tourna les talons en pivotant tout d’unepièce, militairement, comme un soldat qui vient de faire sonrapport à son supérieur.

Paul le laissa s’éloigner avant de dire àdemi-voix&|160;:

– C’est à moi que cette lettre étaitdestinée.

– À vous&|160;! s’écria la marquise.

– Oui, madame. Depuis la partie de baccaratchez madame Dozulé, M.&|160;de&|160;Servon est mon débiteur.

– Et c’est chez moi qu’il envoie la sommequ’il vous doit&|160;!

– Naturellement, puisqu’il croit la devoir àM.&|160;de&|160;Ganges.

La marquise tressaillit. C’était le premiereffet de l’erreur du valet de pied de madame Dozulé et elle pouvaitmaintenant mesurer ce que cette fatale méprise allait luicoûter.

– Il reviendra l’apporter lui-même, cettesomme, continua avec intention Paul Cormier qui ne désespérait pasencore d’amener la marquise à accepter son projet de rester dans lestatu quo&|160;; et vous en verrez bien d’autres. C’est laconséquence forcée de ce qui s’est passé chez votre amie.

– Vous avez raison, monsieur, dit-elle&|160;;la situation où nous nous trouvons tous les deux est intolérable.Je n’ai que deux partis à prendre&|160;: ou dire la vérité, ouquitter Paris et n’y jamais revenir. J’ai besoin de réfléchir avantde me décider, et je désire être seule.

C’était un congé en bonne forme, et lamarquise le signifia d’un ton si ferme que son amoureux compritqu’il n’avait qu’à se retirer.

– Je vous obéis, madame, dit-iltristement.

Il se flattait que pour adoucir cetteinjonction, elle allait lui tendre la main, mais elle ne la luioffrit pas plus que la veille, au moment où il l’avait quittée toutprès du rond-point des Champs-Élysées

Elle la retira même, comme si elle eût craintqu’il ne la prît, sans sa permission.

Décidément, cette marquise n’aimait pas lescontacts, même du bout des doigts.

Après ce refus, presque décourageant, PaulCormier n’avait plus qu’à s’en aller, sans ajouter un mot à cequ’il avait dit.

Ainsi fit-il, très mortifié et très mécontentdu résultat de sa première visite à la marquise de Ganges.

En traversant la cour qui précédait le jardin,il y retrouva l’homme habillé de noir, cet étrange personnage quise tenait à l’écart pour apparaître de temps en temps comme lastatue du Commandeur.

Paul savait maintenant que ce garde du corpsn’était pas un simple domestique, mais il n’eut pas la moindreenvie de le saluer en passant et il crut voir que ce chevalier dela dame de l’avenue Montaigne le regardait d’un airsoupçonneux.

Il se demandait sans doute ce que ce jeunehomme était venu faire chez madame de Ganges, et c’était bien lapreuve qu’elle n’avait pas jugé à propos de lui parler de sesaventures à la sortie du Luxembourg et chez la baronne Dozulé.

Peu importait du reste à Paul Cormier, mais ilne fut pas plutôt hors de l’hôtel, qu’il lui arriva, comme laveille, en descendant de voiture aux Champs-Élysées, d’envisager lasituation sous un tout autre aspect.

La veille, après le voyage en fiacre, ils’était repenti de s’être laissé trop facilement éconduire etmaintenant il apercevait dans le langage et dans l’attitude de lamarquise des côtés qui le choquaient.

– Elle n’a pas sourcillé quand je lui aiannoncé que son mari avait été tué, cette nuit, se disait-il ens’acheminant vers le véhicule numéroté qui l’attendait à vingt pasde la porte de l’hôtel&|160;; je sais bien que ce mari était unchenapan et que sa mort la débarrasse de lui. J’ai trouvé toutnaturel qu’elle ne jouât pas la comédie en faisant semblant de sedésoler, mais à défaut de larmes, elle aurait pu montrer del’émotion, ne fût-ce que par convenance… et c’est tout au plus sielle a été troublée un instant. Elle s’est mise tout de suite àexaminer avec moi les conséquences de cette mort… en ce qui latouche personnellement, car elle ne s’est pas beaucoup inquiétée desavoir comment j’allais me tirer de ce mauvais pas. Et pourtant, sion poursuit les acteurs du duel, c’est Mirande et moi qui paieronsles pots cassés.

Cette marquise ne s’est pas seulement informéede ce qu’était devenu le corps du malheureux que nous avons laisséétendu sur l’herbe d’un bastion du boulevard Jourdan. Je commence àcroire qu’elle n’a pas de cœur.

Il était temps du reste que Paul pensât à sespropres affaires qui pouvaient très mal tourner, surtout depuisqu’il avait reçu la lettre anonyme où un gredin le menaçait de ledénoncer à la Justice.

Il y allait de son repos&|160;; presque de sonhonneur, car un duel nocturne, suivi de l’abandon du cadavre,devait forcément donner lieu à une instruction criminelle, etquoiqu’il ne fût pas le plus compromis, il risquait certainement depasser en cour d’assises ou en police correctionnelle, ce qui eûtété bien pis, car les jurés acquittent presque toujours lesduellistes que les magistrats condamnent très volontiers.

Et ne sachant pas du tout comment il fallaits’y prendre pour parer à ce danger on tout au moins pourl’atténuer, il ne pouvait mieux faire que d’aller prendre l’avis deson ami Bardin.

Il dit donc au cocher qui l’avait amené,avenue Montaigne, de le conduire au boulevard Beaumarchais, au coinde la rue Saint-Claude, où s’embranche la rue des Arquebusiers.

Il aurait bien pu profiter de l’occasion pouraller voir sa mère, puisque la rue des Tournelles est à deux pas,mais il craignait qu’elle ne remarquât l’état d’agitation oùl’avaient mis les événements qui venaient de se succéder,événements dont l’entretien avec madame de Ganges n’était pas lemoins troublant.

Il était donc décidé à ne voir, ce jour-là,que le vieil avocat, et pendant le trajet, il prépara laconsultation qu’il allait chercher au Marais.

Il ne se souciait pas de dire du premier couptoute la vérité à Bardin. Il voulait d’abord tâter le terrain enlui demandant ce qu’il penserait d’un cas analogue au sien&|160;;s’il conseillerait à un homme compromis, en pareille occasion, dese tenir coi ou d’aller, au contraire au-devant de l’actionjudiciaire, en déclarant spontanément qu’il avait pris part à larencontre et quelle part il y avait prise.

Il ne pouvait guère en dire davantage, car iln’était pas en cette affaire le principal intéressé.

Mirande était plus exposé que lui puisqu’ilavait tué de sa main le marquis de Ganges. Paul n’avait donc pas ledroit de prendre un parti sans l’approbation préalable de son ami,lequel, à l’heure qu’il était, devait dormir encore.

Paul projetait de se transporter chez lui,après avoir recueilli l’opinion du père Bardin et de décider d’uncommun accord avec Jean ce qu’il convenait de faire dans le casépineux où ils s’étaient mis.

Les trois autres étudiants ne comptaientpas&|160;: des gamins qui avaient assisté à la rencontre, parhasard, et auxquels on ne pouvait reprocher que d’avoir agi commedes étourneaux.

Le projet était sage, mais entre la conceptionet l’exécution, il y a toujours, place pour des incidentsimprévus.

En descendant de voiture, rue Saint-Claude,Paul se trouva nez à nez avec l’avocat qui trottinait, à paspressés, et qui lui dit&|160;:

– Comment&|160;! c’est encore toi&|160;!… dansmon quartier à l’heure de ton cours de droit administratif&|160;!…et puis, tu ne vas donc plus qu’en carrosse maintenant&|160;?…

– J’allais chez vous… pour vous parler d’uneaffaire… balbutia Paul, assez contrarié.

– Tu m’en parleras une autre fois…aujourd’hui, je n’ai pas de temps à perdre et je ne vais pasremonter mes trois étages pour t’entendre…

– C’est que… je ne puis pas remettre à unautre jour…

– Je n’imagine pas ce que tu peux avoir à medire de si urgent, mais puisque tu tiens tant à causer avec moi, tun’as qu’à m’accompagner&|160;; nous causerons en marchant.

– Qu’à cela ne tienne, mon cher monsieurBardin. Je ne vous demande qu’une minute pour renvoyer monfiacre.

Paul, paya au cocher le double de ce qu’il luidevait, pour se dispenser d’attendre qu’il lui rendît la monnaie,et revint dire au vieil ami de sa mère&|160;:

– Maintenant, me voilà prêt à vous suivre oùil vous plaira de me mener pourvu que vous m’écoutiez. Oùallez-vous&|160;?

– Au Palais de Justice.

– Bon&|160;! ce n’est pas tout prèsd’ici&|160;; j’aurai le temps de vous conter ce qui m’amène.

– N’importe&|160;!… sois bref&|160;!… etsurtout sois clair&|160;!… mais avant de commencer, laisse-moit’apprendre une nouvelle qui te fera plaisir.

– Tout ce que vous voudrez, monsieurBardin.

– Il s’agit de mon fils. Je t’ai dit souventqu’il ne lui fallait qu’un beau crime à instruire pour se faireconnaître… pour sortir du rang… un de ces crimes dont tous lesjournaux s’occupent et qui mettent en lumière les talents d’unjuge…

– Parfaitement… et j’ai toujours pensé quecette chance lui viendrait tôt ou tard.

– Hum&|160;!… elle s’est fait attendre… etl’avancement de ce pauvre Charles s’en est ressenti… si on neregardait qu’au mérite, il devrait être déjà conseiller à la cour…mais enfin, il tient son crime.

– Bravo&|160;! dit Paul, qui souriait sous samoustache de l’enthousiasme paternel du vieil avocat. Alors, il estcorsé, ce crime&|160;?

Combien de cadavres&|160;?

– Un seul, répondit Bardin sans s’apercevoirque l’étudiant se moquait un peu de lui&|160;; mais la victimeappartient aux classes élevées de la société… et le vol n’y estpour rien, car on a trouvé de l’argent dans les poches du mort.

– Une vengeance, alors&|160;?

– Probablement… et apprends pour ta gouverneque ces crimes-là passionnent toujours le public parisien… d’abord,parce qu’ils sont plus rares… et puis, parce qu’on cherche lafemme.

– Ah&|160;! il y a une femme dansl’affaire&|160;?

– Je le parierais, mais je n’en sais rienencore. Charles vient de m’écrire un mot pour m’annoncer qu’onvenait de le charger d’instruire et qu’il courait au Palais… Il neme donne pas de détails… mais j’en aurai… j’ai pensé tout de suiteà aller le trouver dans son cabinet pour lui faire mon compliment,et j’y vais de ce pas.

– Il est donc tout récent, ce crime&|160;?…Les journaux n’en disent rien.

– Il est de cette nuit.

– Ah&|160;! murmura Paul, à qui cetteindication mettait déjà, comme on dit, la puce à l’oreille.

– Oui… le corps de l’homme assassiné a ététrouvé, vers cinq heures du matin, par des maraîchers quiconduisaient leurs charrettes aux Halles.

– Dans quel quartier&|160;? demanda vivementCormier.

– Charles ne me le dit pas. Je suppose quec’est près d’une des barrières de Paris… sur le chemin des voituresqui viennent de la banlieue&|160;?… quelle banlieue&|160;?… jel’ignore et ça m’est égal… à toi aussi, je suppose.

– Oh&|160;! complètement égal, s’empressa derépondre Cormier qui ne disait pas ce qu’il pensait, car cet exposéincomplet commençait à l’inquiéter sérieusement.

– L’important, c’est que l’affaire profite àl’avancement de Charles et je suis sûr qu’il l’éclaircira,quoiqu’elle soit, paraît-il, très mystérieuse. Mais en voilà assezlà-dessus… Expose-moi la tienne… De quoi s’agit-il&|160;?

Paul n’était pas pressé de s’expliquer. Avantce dialogue où le vieil avocat avait eu la parole presque tout letemps, il ne se serait pas fait prier. Il aurait abordé tout droitla question et il n’aurait pas été embarrassé pour la présenter defaçon à ne pas éveiller l’attention de cet excellent Bardin.Maintenant, il ne savait plus comment s’y prendre, car ilentrevoyait que le beau crime sur lequel le bonhomme fondaitl’espoir de la fortune judiciaire de son fils pouvait bien n’êtreque le meurtre du marquis.

Consulter le père du juge d’instruction,c’était pour ainsi dire, se jeter dans la gueule du loup.

Il fallait pourtant parler, sans quoi Bardinse serait figuré que Paul avait voulu le mystifier et il aurait malpris la chose.

L’ami de Jean de Mirande espéra s’en tirer ense tenant dans les généralités d’une consultation vague.

– Voici, dit-il, en cherchant à prendre un tondégagé. Un de mes camarades s’est trouvé fourré dans une bagarre oùon s’est fortement cogné. On a échangé des horions…

– Ils vont bien, tes camarades&|160;! Ça sepassait, naturellement, au quartier Latin&|160;?

– Mon Dieu, oui. Les batailles n’y sont pasrares… mais celle-là a mal fini. Il y a eu des éclopés. Il paraîtmême qu’un des combattants est resté sur le carreau.

– C’est joli&|160;!… et sans doute, c’est unde tes amis qui a fait ce coup&|160;?

– Il le craint.

– Comment, il le craint&|160;!… il a doncassommé un homme sans s’en apercevoir&|160;?

– Dame&|160;!… vous comprenez… dans unemêlée…

– Tu me la bailles belle avec ta mêlée&|160;!Enfin, qu’est-ce que tu veux de moi&|160;?… ce n’est pas pour meraconter cette équipée que tu t’es fait conduire dare-dare rue desArquebusiers.

– Mais, si. Je voulais vous demander unconseil.

– Tu en étais donc, de la rixe&|160;?

– J’y ai assisté, comme beaucoup d’autres.

– Et après… quand il y a eu un mort et desblessés, tout le monde s’est sauvé… tous ceux qui ont pu,s’entend.

– C’est à peu près cela. On n’a arrêtépersonne. Et je venais vous consulter, cher monsieur.

– Sur quoi&|160;!… ce cas ne me paraît pasrentrer dans ma spécialité.

– Mais, si… puisqu’il s’agit de faits quipourraient donner lieu à des poursuites.

– Au lieu d’employer le conditionnel, tudevrais dire&|160;: qui donneront lieu. Il y a eu mortd’homme. L’affaire ne peut pas en rester là. Mon fils, depuis qu’ilest juge, en a instruit vingt de la même catégorie. Elles ne sontpas très graves, mais elles aboutissent toujours à des mois ou àdes années de prison. Ton doux ami peut s’attendre à en goûter,s’il est pris.

– Il ne l’est pas, jusqu’à présent… et c’estprécisément sur ce point que je voudrais avoir votre avis. Doit-ilse présenter chez le commissaire du quartier et lui raconter, poursa justification, comment cette querelle s’est engagée… ou bienlaisser la police chercher les coupables&|160;?…

– C’est sérieusement que me tu poses cettequestion&|160;?

– Mais, oui. C’est un cas de conscience que jevous soumets.

– Va te promener avec ton cas de conscience etmédite sur le fameux mot du président de Harlay&|160;: «&|160;Si onm’accusait d’avoir volé les cloches de Notre-Dame, je commenceraispar me mettre à l’abri…&|160;»

– Vous ne conseillez pas à mon ami de sesauver à l’étranger, je suppose&|160;?

– Non, mais je lui conseille de se tenirtranquille. On n’est pas forcé de se dénoncer soi-même, et lesjuges ne doivent pas s’en rapporter à la déclaration de celui quise dénonce. C’est un axiome du droit criminel que tu devraisconnaître… nemo creditur…[40]

– Je sais le reste. Alors, vous êtes d’avisque mon ami aurait tort de se livrer&|160;?

– Il faudrait qu’il fût fou… et tu peux luisignifier de ma part qu’il fera très bien de faire le mort…d’autant que s’il se déclarait, tu serais compromis trèsprobablement… C’est ta maman qui ne serait pas contente&|160;!

Au fond, Paul était bien de l’avis du vieilavocat et il n’était pas fâché de l’entendre lui conseiller des’abstenir.

Il crut pourtant devoir insister endisant&|160;:

– Alors, décidément, vous, jurisconsulteémérite, vous pensez qu’il vaut mieux laisser aller leschoses&|160;?

– Ce n’est pas le jurisconsulte qui te parle,c’est l’ami de ta mère… et tout homme de bon sens te parlera commemoi. Si tu en doutes, il y a un moyen de t’assurer que je suis dansle vrai.

– Lequel&|160;?

– Consulte un magistrat.

– Y pensez-vous&|160;?

– Un magistrat qui te connaît et qui te croitincapable d’une vilaine action. Je vais au Palais voir mon Charles.Profite de l’occasion. Monte avec moi jusqu’à son cabinet.

– Comment&|160;! s’écria Paul, vous meproposez d’aller consulter votre fils sur une affaire qu’ilpourrait avoir à instruire&|160;! Jamais de la vie&|160;! Ilcroirait que je me moque de lui, et il me mettrait à la porte.

– Non, puisque je serai avec toi, dit Bardin.Charles sera au contraire très sensible à une marque de déférencede ta part… d’autant plus que tu n’as pas toujours été bien pourlui… tu évites de le rencontrer et quand tu te trouves avec lui, tuaffectes de ne lui parler que par ricochet… de bricole, comme ondit au billard.

– C’est par respect… vous comprenez… il estmagistrat… juge au tribunal de la Seine… et je ne suis qu’un pauvrediable d’étudiant…

– Pas si pauvre, puisque ta mère te laisserasix cent mille francs… tandis que moi, je ne laisserai pasgrand’chose à Charles. Mais la question n’est pas là. Tu me donnesde mauvaises raisons et tu ferais mieux de me dire la vérité.Charles ne te va pas parce qu’il est trop sérieux et trop sage pourplaire à un garnement de ton espèce. Tu te figures sans doute quel’antipathie est réciproque. Tu te trompes absolument. Il ne m’ajamais dit que du bien de toi et je sais qu’il apprécie fort tonesprit et ta gaîté.

– Je ne l’aurais pas cru, mais je suis ravi del’apprendre. Si je ne le recherche pas beaucoup, c’est à cause dela différence d’âge et de situation. Et, pour l’affaire enquestion, je craindrais, en la lui soumettant, de le mettre dans unterrible embarras… pensez donc&|160;!… demander à un juge si jeferais bien de me soustraire à l’action de la justice&|160;!… ceserait raide.

– Tu ne t’adresseras pas au juge&|160;; tut’adresseras à l’homme. Il te donnera son avis tout comme s’iln’avait jamais porté la robe et je ne doute pas que cet avis soitconforme au mien. Je t’autorise du reste à le lui répéter ce que jeviens de te dire sur ton cas et je le lui répéterai moi-même.Allons&|160;! viens&|160;! Ça me fera plaisir de te voir échangerune poignée de mains avec Charles et je suppose que tu tiens à êtreagréable au plus ancien ami de ta mère.

Paul protesta d’un geste, et le vieil avocatreprit malicieusement&|160;:

– D’abord, tu as intérêt à me ménager… à causede l’héritière…

– Quelle héritière&|160;?

– La fille aux six millions&|160;? As-tu déjàoublié l’histoire que j’ai racontée hier en dînant&|160;?

– Non… mais je n’y pensais plus.

– Il faut y penser. Je me suis mis en tête dete faire épouser cette orpheline.

– Pourquoi pas plutôt à votre fils&|160;?

– Parce qu’elle n’a pas vingt ans et queCharles en aura bientôt quarante. Elle ne voudrait pas de lui… etd’ailleurs, mon fils n’a pas besoin d’une femme six foismillionnaire. Il ne saurait que faire de tant d’argent, tandis quetoi, avec les goûts que je te connais, tu ne trouverais pas quec’est trop.

– Je ne suis pas si ambitieux.

– Peut-être, mais tu es si dépensier&|160;!…bref, tu as tort de ne pas prendre au sérieux le projet dont jet’ai parlé. Tiens&|160;! je parie que tu n’as seulement pas songé àprier ton ami de te renseigner sur la famille dont je t’ai cité lenom.

– Un nom que je n’ai pas retenu…

– Un nom de ce pays là… un nom qui rime avecCamargue…

– Bon&|160;! Je me souviens… Marsillargues…j’avoue que je ne me suis pas rappelé la recommandation que vousm’aviez faite.

– Tu as pourtant, je suppose, vu hier soir toncamarade&|160;?

– Je l’ai rencontré à la Closerie des Lilas,mais…

– Vous avez eu autre chose à faire que decauser du Languedoc, je le pense bien… et à propos de ce Mirande,est-ce que&|160;?… mais oui, parbleu&|160;!… c’est lui, n’est-cepas, qui s’est mis dans ce joli pétrin&|160;?… et c’est pour luique tu es venu me consulter&|160;?… l’assommeur, c’est lui.

– Je vous assure que non, répondit vivementCormier.

Bardin en pensa ce qu’il voulut et n’insistapas. Il avait pris le bras de son jeune ami et il comptait ne pasle lâcher avant de l’avoir mis en présence de son fils, à seule finde les raccommoder.

Paul se laissait emmener et il était trèsperplexe. Il regrettait fort de s’être tant avancé, mais il sentaitqu’il ne pouvait plus reculer, sous peine de gâter son affaire.Bardin aurait pu croire qu’il avait sur la conscience un véritablecrime et Bardin, vexé, aurait très bien pu faire part à son filsdes confidences incomplètes que Paul Cormier lui avait faites,pendant le trajet de la rue des Arquebusiers au boulevard du Palaisoù ils arrivaient en ce moment.

Paul se disait aussi qu’il ne risquait pasgrand’chose à accompagner Bardin père jusque dans le cabinet deBardin fils qui était certainement un galant homme, incapabled’abuser de la situation. Paul pensait même qu’il y pourrait gagnerde savoir à quoi s’en tenir sur l’affaire criminelle que ce jugeétait chargé d’instruire. Le père ne manquerait pas d’en parler aufils, en présence de Paul, et le fils se laisserait aller à donnerdes détails. Paul, renseigné, pourrait arrêter un plan de conduiteen connaissance de cause et dût-il se décider plus tard à confesserla part qu’il avait prise à la mort du marquis, rien nel’obligerait à déclarer la vérité avant de s’être consulté avecJean de Mirande.

– Nous y voilà, dit le vieil avocat, enpoussant Cormier sous une voûte qui aboutit à une cour. Nousn’avons plus qu’à monter deux étages. Tu n’es jamais entré dans uncabinet de juge instructeur&|160;?

– Jamais, Dieu merci&|160;!

– Pourquoi, Dieu merci&|160;?… Les plushonnêtes gens peuvent y être appelés comme témoins et même commeprévenus, quoique ce soit plus fâcheux. Tous les prévenus ne sontpas des coupables. Tu vas voir que ça t’amusera… nous allonsrencontrer dans les couloirs des types curieux et des figurescocasses.

– Quoi&|160;! voilà que maintenant vousblaguez la magistrature&|160;!

– Tu ne comprends pas. Je parle des gensappelés à déposer. On en voit de toutes les couleurs, sans parlerdes avocats qui rôdent par les corridors. Il y en a qui ont debonnes têtes.

Montons&|160;! Charles doit être arrivé.Tâchons de le voir avant qu’il ait commencé à entendre lestémoignages. Si nous tardions, nous pourrions le déranger.

Paul Cormier se laissa guider par le pèreBardin, à travers un dédale d’escaliers et de couloirs oùstationnaient des Gardes de Paris, et où passaient des individusdes deux sexes qui ne payaient pas de mine.

Il y en avait d’assis sur des bancs fixés aumur, attendant leur tour de comparaître devant le juge qui lesavait fait citer.

Maître Bardin connaissait tous les détours dece labyrinthe et il conduisit tout droit son jeune ami à la portedu cabinet de son fils, gardée par un planton, auquel il donna sacarte en le priant de la remettre immédiatement au juged’instruction.

Pendant que le soldat la portait, Paul eut letemps de remarquer, parmi quelques autres témoins qui faisaientantichambre, un homme assez convenablement vêtu qui le regardaitbeaucoup, comme s’il eût été surpris de le voir là.

– Sois gentil avec Charles, dit à demi-voix lepère Bardin, quand le planton revint les chercher pour lesintroduire dans le cabinet du juge.

Le vieil avocat entra le premier. Son fils, enle voyant, vint à lui, les deux mains tendues, laissant là unmonsieur avec lequel il causait, debout. Sa figure rayonnait, à cemagistrat. Elle se rembrunit un peu, quand il aperçut Paul Cormier,mais il ne reçut pas mal ce visiteur inattendu.

Le juge lui demanda affectueusement desnouvelles de sa mère et le pria de s’asseoir, en attendant qu’ileût fini avec le monsieur qui les avait précédés dans lecabinet.

Ce ne fut pas long. Il emmena soninterlocuteur dans un coin, échangea avec lui quelques mots à voixbasse et le reconduisit jusqu’à la porte.

Puis, revenant à son père, il lui ditjoyeusement&|160;:

– Vous venez me féliciter, n’est-cepas&|160;?… je crois que je tiens une affaire intéressante. Et vousavez bien fait de venir de bonne heure… j’ai je ne sais combien detémoins à entendre, et mon greffier n’est pas encore arrivé… nousavons donc le temps de causer un peu, avant que j’entame lesinterrogatoires.

Et vous, mon cher Paul, par quel heureuxhasard avez-vous accompagné mon père&|160;? Venez-vous aussi mecomplimenter&|160;? demanda en souriant le juge d’instruction.

Charles Bardin avait l’air sévère qui convientà un magistrat, mais sa voix était sympathique comme saphysionomie.

– Ce n’est pas tout à fait ça, dit en riant levieil avocat. Je l’ai rencontré à ma porte comme je sortais pourvenir te voir. Il avait une consultation à me demander. Je l’aiemmené avec moi, je la lui ai donnée en chemin et j’y ai ajouté unconseil qu’il hésite à suivre. Alors, je l’ai décidé à en appelerdu père au fils… tu vas juger en dernier ressort.

– C’est bien de l’honneur que vous me faites.De quoi s’agit-il&|160;?

– En deux mots, voilà&|160;: hier soir, auquartier, grande bataille à la sortie de Bullier. Paul en était. Ons’est fort assommé et il y a peut-être eu un tué.

– Diable&|160;!

– Ce serait grave, mais il n’est pas certainqu’il y ait eu mort d’homme. Les batailleurs se sont dispersésaprès la bataille. Paul a fait comme les autres. Il paraît qu’onn’a arrêté personne. Il n’aurait donc qu’à se tenir coi pour ne pasêtre inquiété. Mais il a été pris d’un scrupule et il est venu mesoumettre son cas. Doit-il se présenter chez le commissaire depolice et lui déclarer spontanément qu’il a pris part à cette rixequi a si mal fini&|160;? Je lui ai conseillé de se tenir tranquilleet je pense que tu es de mon avis.

– Comme magistrat, je me récuse, dit presquegaiement Charles.

– Ça va de soi… mais comme ami c’est une autreaffaire, n’est-ce pas&|160;?… Note bien que si un des combattantsest resté sur la place, ce n’est pas la faute de Paul qui estparfaitement sûr de n’avoir tué personne. Il craint que ce coupmalheureux n’ait été porté par un de ses camarades… c’est trèsregrettable, mais je déclare en mon âme et conscience que Pauln’est pas tenu de dénoncer ce garçon.

– Ce qu’il y a de certain, c’est que les loisqui punissent la non-révélation ont été abrogées, réponditévasivement Charles Bardin.

– Et il faut voir les choses comme elles sont,reprit Bardin père&|160;; s’il s’agissait d’un assassinat… comme,par exemple, celui sur lequel on t’a chargé d’instruire… Paulaurait le devoir d’éclairer la justice&|160;; mais il s’agit d’unerixe entre ivrognes, ce qui est tout différent… coups et blessuresayant occasionné la mort sans intention de la donner… c’estl’affaire de la police de chercher les coupables.

– Mon cher père, vous plaidez si bien que jeme rallie à votre opinion.

– Tu entends, Paul&|160;?… tu n’as qu’à ne pasbouger.

– C’est ce que je ferai, dit l’étudiant.

– Tâche surtout que ta mère ne sache rien. Sielle se doutait que tu t’es compromis dans une pareille bagarre,elle en ferait une maladie, la pauvre femme.

Ah&|160;! ça, j’espère bien que ton amil’assommeur se tiendra coi aussi… et que s’il était arrêté, il nes’aviserait pas de parler de toi.

– Je réponds que non.

– Alors, tu peux dormir sur tes deuxoreilles.

– Je suis étonné de n’avoir pas entendu parlerde cette affaire, dit Charles, moins optimiste que son père. Jesors du parquet et j’ai causé avec ces messieurs qui m’en auraientprobablement dit un mot, s’ils l’avaient connue.

– Sans doute, ils n’ont pas encore reçu lerapport de la police. Ça s’est passé, hier soir… et ça n’a pas unegrande importance en comparaison de l’autre… celle qu’on vient dete confier. Elle est grosse celle-là, hein&|160;? mon garçon.

– Très grosse et surtout très mystérieuse.Jusqu’à présent, nous n’avons pas un indice qui puisse nous mettresur la trace de l’assassin. Vous m’avez trouvé tout à l’heurecausant avec le chef de la Sûreté. Il venait m’annoncer que lecorps vient d’être exposé à la Morgue.

– Ah&|160;! dit Paul, ce monsieur qui étaitlà… c’est…

– Le chef de la Sûreté et il pense comme moique le crime n’a pas été commis par un de ces bandits quiattaquent, pour les voler, les passants attardés dans les quartierséloignés du centre. Le mort n’a pas été dévalisé… On a trouvé surlui quelques pièces d’or. Ceux qui l’ont tué… car ils devaient êtreplusieurs… se sont contentés de le déshabiller… à moitié…

– Comment, à moitié&|160;? s’écria le vieilavocat.

– Ils ne lui ont laissé que son pantalon… legilet et la redingote étaient jetés à côté du cadavre…

– C’est singulier. Les assassins n’ont pascoutume de perdre leur temps à débarrasser leurs victimes desvêtements qui les gênent. Pourquoi ceux-là ont-ils pris cetteprécaution&|160;?

– Je crois que j’ai trouvé l’explication dufait, dit Charles Bardin. Ils les ont enlevés pour les fouillertout à leur aise. Ce n’était pas de l’argent qu’ilscherchaient&|160;; c’étaient des papiers… et ils les ont pris… lapoche de la poitrine de la redingote avait évidemment contenu unportefeuille… ça se voyait aux plis de la doublure, m’a dit l’agentqui l’a examinée… elle bâillait, parce qu’elle était vide… et leportefeuille devait être gros.

– Bravo&|160;! s’écria le père. J’admire taperspicacité.

Paul ne l’admirait guère. Il pensait auportefeuille que M.&|160;de&|160;Ganges lui avait confié avant leduel et il lui passait des frissons dans le dos.

– Alors, reprit le vieil avocat, tu supposesque ce malheureux avait sur lui des valeurs… des titres&|160;?…

– Ou des lettres compromettantes pourquelqu’un. On l’a tué pour les lui reprendre.

– Et il n’avait rien sur lui qui pût servir àle faire reconnaître&|160;? Par une carte de visite&|160;?

– Il en avait peut-être. Les assassins les ontfait disparaître, et ça se comprend. Si on savait qui il est, onparviendrait à savoir qui avait intérêt à le supprimer et onarriverait jusqu’à eux.

J’espère bien que j’y arriverai quand même.Ils n’ont pas pensé à emporter le chapeau. Or, sur la coiffe, il ya l’adresse du chapelier qui l’a vendu et une couronne demarquis.

Depuis que le juge avait commencé à exposer,avec une visible satisfaction, les précieux indices notés par lesagents, Paul Cormier était sur des charbons ardents.

Tous les détails que donnait si complaisammentCharles Bardin se rapportaient si bien à l’affaire du duel nocturneque Paul ne doutait presque plus d’être tombé dans un guêpier en selaissant aller à consulter précisément le magistrat désigné pourl’instruction qui venait de s’ouvrir sur un meurtre encoreinexpliqué. Mais enfin il n’en était pas sûr et il s’efforçaitencore de se persuader à lui-même qu’il n’y avait là qu’unecoïncidence fortuite.

Maintenant, il ne pouvait plus se faire lamoindre illusion. C’était bien de la mort de M.&|160;de&|160;Gangesqu’il s’agissait. C’était même un plaisir que d’entendre ce gravemagistrat, réputé comme habile, déraisonner à bouche que veux-tu,et prendre un duel pour un assassinat. Mais ces grosses erreursn’empêcheraient pas qu’on parvînt à connaître la véritablepersonnalité du marquis de Ganges. L’adresse de son chapelier ysuffirait.

– Le chapeau a été acheté à Nice, reprit lejuge.

– Il l’a acheté en allant à Monte-Carlo, pensaCormier, consterné.

Et cette histoire du portefeuille disparuachevait de le troubler. Sur ce point unique, Charles Bardin et lechef de la Sûreté avaient entrevu non pas la vérité, mais unepartie de la vérité. Paul savait ou il était ce portefeuille qu’ilvenait de remettre à la marquise et il envisageait avec effroi lesconséquences possibles de ce commencement de découvertes.

Il en était à se demander s’il ne ferait pasbien de parer au danger en disant tout de suite la vérité. Raconterle duel et le rôle qu’il y avait joué, c’eût été faire la part dufeu. Il lui en coûterait de gros désagréments, mais, du moins, iln’aurait plus à redouter d’être accusé d’avoir commis unassassinat.

Il se serait peut-être décidé à entrer, commeon dit en style judiciaire, dans la voie des aveux – une voie seméed’épines et qui ne conduit pas toujours au salut ceux qui s’yengagent&|160;; – mais en se dénonçant, il eût été amené à dénoncerMirande, et l’amitié lui fermait la bouche.

Il ne pensa plus qu’à mettre fin au supplicequ’il endurait, c’est-à-dire à prendre congé de ce juge qui, sanss’en douter, jouait avec le fils de la vieille amie de son père,comme un chat joue avec une souris.

Assurément, Charles Bardin n’essaierait pas dele retenir, car il devait avoir hâte de se mettre à sa besogned’instructeur, et il avait donné son opinion sur le cas del’étudiant.

Paul comptait sans le père Bardin, qui n’étaitpas encore las d’admirer la sagacité de son fils et qui l’auraitvolontiers questionné deux heures durant, pour lui procurer denouvelles occasions de mettre en évidence ses incomparablesmérites.

– Mon cher enfant, lui dit-il avec effusion,tu seras conseiller, l’année prochaine. Maintenant, nous allons telaisser. Tu as déjà perdu assez de temps à m’écouter.

– Oh&|160;! il n’y a pas de mal… mon vieuxgreffier est en retard, comme toujours… je me propose même de luidéclarer que s’il continue à être inexact, je demanderai sa mise àla retraite. Et je ne sais pas encore si tous les témoins que jedois interroger sont arrivés.

– Quels témoins&|160;?… Personne n’a assistéau crime.

– Non, malheureusement. Je vais entendre lesmaraîchers qui ont trouvé le corps sur le boulevard Jourdan.

Cette indication aurait levé les derniersdoutes de Paul Cormier, s’il lui était resté l’ombre d’undoute.

– Où ça se trouve-t-il ceboulevard-là&|160;?

– Aux fortifications, près de la porte deMontrouge. C’est tout bonnement le chemin de ronde auquel on adonné un nom de Maréchal de France. Et ce qu’il y a de curieux,c’est que l’homme a été tué, non pas sur le chemin, mais derrièreune butte en terre qui se trouve au milieu d’un bastion. Sous quelprétexte a-t-on pu l’attirer là&|160;?

– Je me le demande, murmura le pèreBardin.

Paul aurait pu renseigner le père et le fils,mais il n’avait garde. Seulement, leur aveuglement l’étonnait et illui prenait des envies de leur crier&|160;: Comment ne devinez-vouspas qu’il a été tué en duel&|160;?… ce n’est pourtant pas lapremière fois qu’on se bat à Paris derrière un cavalier.On y est mieux caché qu’au bois de Vincennes.

– Du reste, reprit Charles Bardin,aujourd’hui, je ne ferai pas grand’chose. Cette première séance nesera qu’un prologue… mon instruction ne se corsera qu’après que lecadavre aura été reconnu à la Morgue.

– Diable&|160;!… mais… s’il ne l’étaitpas&|160;?

– Il le sera. Il n’y a que les malheureux quin’avaient ni feu ni lieu de leur vivant qu’on ne reconnaît pas surles dalles de la Morgue. Ce mort devait avoir des amis… on en atoujours quand on n’est pas dans la misère… et d’ailleurs lechapelier de Nice qui lui a vendu son chapeau me renseignera. Mais…permettez que je sonne pour savoir si mes maraîchers sont là.

– À ton aise, mon cher Charles… nouspartons.

La porte du cabinet s’ouvrit&|160;; un garçonentra, appelé par le coup de sonnette, et répondit àl’interrogation du juge que les maraîchers en question attendaientdepuis dix minutes.

Il ajouta qu’il y avait aussi là un homme quin’avait pas reçu d’assignation, et qui demandait à être entendu,ayant, prétendait-il, à faire au magistrat instructeur unecommunication très importante et très urgente.

– Qu’il me la fasse par écrit, ditM.&|160;Charles Bardin. Quand j’en aurai pris connaissance, jeverrai si je dois le recevoir, mais je vais d’abord entendre lestémoins que j’ai fait citer.

– Voilà ce qu’il vient d’écrire au crayon, ditle garçon de bureau, en présentant au juge un bout de papier saleet froissé qui paraissait être une feuille arrachée d’un carnet depoche.

Charles Bardin y jeta les yeux et fit unhaut-le-corps, comme s’il y avait lu quelque chose d’inattendu etde prodigieux. Il ouvrit même la bouche pour dire ce que c’était,mais il ne le dit pas et il demanda au messager qui venaitd’apporter cet étrange billet&|160;:

– Quel homme est-ce&|160;?

– Un homme comme tout le monde, monsieur. Iln’est pas trop mal habillé. Il a une redingote. Il dit qu’il estallé d’abord au Parquet où on n’a pas voulu le recevoir et que leshuissiers l’ont envoyé ici. Il y a trois quarts d’heure qu’ilattend dans le corridor. Il y était déjà quand ces messieurs sontarrivés.

Le juge semblait hésiter. Il regardait sonpère, comme s’il eût voulu lui demander ce qu’il pensait de cettevisite.

Le vieil avocat s’y trompa et dit avecempressement&|160;:

– Cette fois, mon cher Charles, je m’en vaispour tout de bon et j’emmène Paul. Reçois ce quidam, commedisaient les magistrats du bon vieux temps. Il t’apporte peut-êtrele mot de l’énigme.

Et nous serions de trop. Bonne chance et à cesoir, si tu as le temps de passer chez moi.

– Non, mon père, non… restez, je vous prie…restez tous les deux, dit vivement Charles Bardin.

Et s’adressant au garçon de bureau&|160;:

– Faites entrer cet homme&|160;!

– Mais nous allons te gêner, dit le pèreBardin. Cet homme est sans doute un témoin. Tu ne peux pasl’entendre pendant que nous sommes là, Paul et moi.

– C’est lui qui le demande, répondit le filsen regardant fixement Paul Cormier.

– Comment&|160;!… qu’est-ce que tu nousracontes&|160;?… il nous connaît donc&|160;?

– Peut-être… je vais le mettre en demeure des’expliquer, mais je ne peux pas me dispenser de le recevoir.

– Je ne comprends toujours pas.

– Vous allez comprendre, mon cher père… et jesuis certain que vous m’approuverez…

Paul ne comprenait pas non plus, et pourtantil était sur les épines. Une idée lui était venue tout à coup et ilcraignait d’avoir deviné pourquoi le juge d’instruction leretenait.

Il se rassura en voyant qu’il ne connaissaitpas du tout l’individu qui entra, poussé par le garçon debureau.

La physionomie de ce personnage ne prévenaitpas en sa faveur et quoiqu’il ne fût pas mal vêtu, il ne paraissaitpas faire partie de ce qu’on appelait autrefois les honnêtes gens,c’est-à-dire les gens du monde.

Il avait plutôt l’air d’un marchand decontremarques qui aurait connu de meilleurs jours avant de tombersi bas.

Le teint était plombé, la bouche crapuleuse etles yeux fureteurs avaient une mobilité inquiétante.

– Qui êtes-vous&|160;? lui demanda sévèrementle magistrat.

– Mon nom ne vous apprendra rien, réponditl’homme. Je m’appelle Brunachon… Jules Brunachon… maprofession&|160;? je suis sans place pour le moment… mais, j’ai étéemployé dans un cercle.

– Avez-vous un domicile&|160;?

– J’en change souvent… mais vous pouvez fairedemander mon dossier… il n’y a rien contre moi… S’il y avaitquelque chose, je n’aurais pas été assez bête pour venir vousvoir.

Le père Bardin se demandait si son Charlesavait perdu l’esprit de le garder pour interroger devant lui cevagabond sur son état civil et sur ses antécédents.

– Qu’avez-vous à me dire&|160;? interrompit lejuge d’instruction.

– Vous le savez bien, puisque je vous l’aiécrit sur ce bout de papier que vous tenez encore dans votremain.

– Ainsi, vous venez m’apporter desrenseignements sur le meurtre qui a été commis, ce matin, auxfortifications… boulevard Jourdan&|160;?

– Sur ceux qui ont fait le coup… oui,monsieur.

– Et vous n’avez pas pu l’empêcher&|160;?

– Non… il était trop tard… et j’ai eu de lachance qu’ils ne m’ont pas vu, car…

– Vous auriez pu du moins faire votredéclaration, immédiatement après le crime.

– Je n’étais pas pressé… quand on n’est qu’unpauvre diable comme moi, on y regarde à deux fois avant de se mêlerde ces affaires-là… pourtant, je me suis décidé… et j’y ai mis dela bonne volonté, car j’ai couru tout le Palais avant de trouverquelqu’un qui voulût bien recevoir ma déposition. Enfin, on m’aindiqué votre cabinet et j’ai joliment bien fait de m’y présenter,puisque pendant que je posais à votre porte dans le corridor, j’aivu…

– Commencez par me dire ce que vous avez vu,là-bas… sur le chemin de ronde…

– Voilà. Je m’étais attardé hier soir, àMontrouge, avec des camarades, dans une brasserie. Quand on a fermél’établissement, ils m’ont lâché aux fortifications. Je neconnaissais pas de garni dans ce quartier-là et je ne crains pas decoucher en plein vent quand il fait beau… j’ai trouvé un endroitqui me bottait pour dormir… une butte en terre, dans un bastion. Jesuis monté dessus. Je me suis allongé sur l’herbe et je n’ai faitqu’un somme. Je pionçais comme une bûche, quand j’ai été réveillépar des cris. Je me suis dit&|160;: méfiance&|160;! et au lieu deme lever, je me suis traîné à plat ventre jusqu’au bord de la butteet j’ai regardé… il y avait en bas, étendu par terre, un homme enbras de chemise… et deux autres qui ont filé sans demander leurreste… le compte du bourgeois qu’ils avaient refroidi était réglé,ils ne se doutaient pas que j’étais là… s’ils s’en étaient aperçus,j’aurais passé un mauvais quart d’heure… vous pensez bien que jen’ai pas couru après eux.

– C’est pourtant ce que vous auriez dûfaire.

– Pour qu’ils m’estourbissent commeils ont estourbi l’autre&|160;?… Merci&|160;! Je les ailaissés aller et quand ils ont été loin, je me suiscavalé…

– Sans vous occuper du malheureux qu’ilsavaient tué&|160;?

– Ça n’aurait servi à rien. Du haut de mabutte, je voyais bien qu’il avait dévissé sonbillard[41]. Et puis, si je m’étais amusé à letâter pour savoir s’il était mort et qu’on m’eût trouvé là, jen’aurais pas été blanc… on aurait dit que c’était moi qui lui avaisfait passer le goût du pain.

– Enfin, vous n’avez pas assisté àl’assassinat, puisque vous dormiez.

– Non, mais j’ai vu les assassins, comme jevous vois, monsieur le juge… et c’est pour ça que tout àl’heure…

– Quelle heure était-il quand vous les avezvus&|160;? interrompit Charles Bardin.

– Je ne pourrais pas vous dire au juste, vuque je n’ai pas de montre&|160;; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ilétait à peine jour.

– Qu’avez-vous fait depuis cemoment-là&|160;?

– J’ai descendu tout doucement le faubourgSaint-Jacques… J’ai bu une bouteille de vin blanc chez unmastroquet de la rue des Écoles, pour tuer le ver, et après, jesuis entré dans une crémerie de la rue de la Huchette où j’ai casséune croûte… mais ça n’a pas passé… l’affaire du boulevard Jourdanm’était restée sur l’estomac… je me disais que je devrais ladénoncer et j’avais peur que ça m’attire des embêtements… alors, jeme suis baladé par les rues en me demandant ce quej’allais faire… À force de trauller[42]dans le quartier, je me suis trouvé sur le boulevard du Palais… etje me suis dit&|160;: tant pis&|160;! faut que j’aille conter cettehistoire-là à un curieux[43]… pardon,monsieur le juge&|160;! à un magistrat. Ça m’a pris tout d’un coupet je suis entré.

Le père Bardin n’avait pas écouté cefastidieux récit, sans donner des signes marqués d’impatience et,n’y tenant plus, il dit à son fils&|160;:

– Tu n’as plus besoin de nous, je m’en vais.Viens, Paul.

Paul ne demandait pas mieux, car il prévoyaitla fin et il allait suivre le vieil avocat qui se rapprochait de laporte.

Un geste du juge d’instruction les retint etce juge dit brusquement&|160;:

– Alors, vous reconnaîtriez les assassins, sion vous les montrait&|160;?

– C’est fait… pour un des deux, répondit lenommé Brunachon. Et je suis sûr que je reconnaîtrais l’autre, si jele rencontrais.

– Comment, c’est fait&|160;? grommela le pèreBardin. Il ne lui manque plus que de dire que c’est moi.

– Ainsi, reprit Bardin fils, vous persistez, àaffirmer que tout à l’heure, dans le corridor où vousattendiez…

– J’ai vu passer un des deux gredins qui ontsaigné l’homme là-bas… il est entré dans votre cabinet… et levoilà, dit le témoin en désignant du doigt Paul Cormier.

Un obus éclatant au beau milieu du cabinetn’aurait pas beaucoup plus stupéfié les assistants que ne le fitcette déclaration.

Le moins étonné de tous ce fut Paul Cormierqui, depuis quelques instants, commençait à la prévoir, mais il nel’entendit pas sans se troubler et il se rappela très bien avoirvu, en arrivant avec le vieil avocat dans le corridor, cet hommeassis sur un banc.

Le père Bardin interpella son fils.

– Voilà donc pourquoi tu nous asretenus&|160;! lui cria-t-il. Tu crois à la dénonciation absurde dece vagabond&|160;?

– Dites donc, vous&|160;! lui cria Brunachon,pourquoi vous permettez-vous de m’insulter&|160;?…

La juge le fit taire. Il ne pouvait pastolérer qu’une discussion, assaisonnée d’injures, s’engageât dansson cabinet et il savait que son père était très capable deriposter. Mais les choses ne pouvaient pas en rester là et il dit àce témoin tombé des nues&|160;:

– Alors, décidément, vous reconnaissezMonsieur&|160;?

– Ah&|160;! je crois bien que je lereconnais&|160;! répliqua l’homme.

– Prenez garde&|160;!… vous parlez à unmagistrat dans l’exercice de ses fonctions&|160;; si vous mentez,c’est un faux témoignage… il y va pour vous des travaux forcés.

– Je le sais, mais ce n’est pas encore cettefois-ci qu’on m’enverra à la Nouvelle. Je suis sûr de ne pas metromper. C’est bien lui que j’ai vu là-bas… et si vous en doutez,vous n’avez qu’à regarder sa figure…

Cormier était très pâle et le père Bardin quil’observait n’était plus très éloigné de le croire coupable. Ilattendait qu’il se justifiât&|160;; Cormier restait muet, et cesilence ne rassurait pas du tout l’avocat.

Son fils fit la seule chose qu’il pût fairepour mettre fin à une situation terriblement tendue.

Il sonna et au garçon qui entra, il donnal’ordre de conduire l’homme dans la chambre des témoins.

– Je vous ferai appeler tout à l’heure, dit-ilau dénonciateur qui sortit sans réclamer.

Et lorsque le Brunachon eut passé la porte,Charles Bardin reprit&|160;:

– Vous avez entendu, mon cher Paul&|160;?…

– Moi aussi, j’ai entendu, s’écria le pèreBardin, et j’espère bien que tu ne vas pas tenir compte des proposd’un ivrogne.

– Je suis tout disposé à n’y pas croire, maisje voudrais que notre ami m’expliquât…

– Et que voulez-vous que je vousexplique&|160;! interrompit Cormier. Je ne puis vous répondre qu’envous posant une question… Me croyez-vous capabled’assassiner&|160;?

– Je n’hésite pas à dire&|160;: non. Mais jene puis pas m’empêcher d’être frappé d’une coïncidence… singulière.Vous avez appris à mon père que vous vous êtes trouvé mêlé, hier, àune querelle où il y a eu mort d’homme…

– Une bataille à la sortie de Bullier, ça n’aaucun rapport avec un meurtre commis aux fortifications,interrompit le père Bardin, toujours disposé à défendre le fils desa vieille amie.

– Certainement non, dit le juge&|160;; maisles choses ont pu ne pas se passer comme le prétend cet homme dontle témoignage ne me paraît pas… a priori… mériter grandeconfiance. Je ne demande à Paul que de se justifier en me disanttout simplement la vérité sur cette rixe qui aurait eu lieu, sij’ai bien compris, près de la Closerie des Lilas… Paul, ce mesemble, n’a pas précisé.

Cormier voyait très bien que Charles Bardinlui tendait la perche et il ne pouvait que lui savoir gré del’intention, mais il n’en était pas moins perplexe. S’il eût étéseul en cause, il aurait profité de la bienveillance évidente dujuge pour raconter ce qui s’était passé pendant cettemalencontreuse nuit, mais il lui en coûtait horriblement decompromettre son ami Jean, sans compter madame de Ganges quipourrait bien être touchée par l’instruction, si on venait àdécouvrir que l’homme tué était son mari. Et, d’autre part, Cormierrépugnait à s’empêtrer dans des mensonges qu’il ne se sentait pasle courage de soutenir indéfiniment.

– Autre singularité, reprit Charles Bardin. Jeviens de causer longuement avec le chef de la Sûreté… il étaitencore ici quand vous êtes arrivés… il ne m’a pas dit un mot d’unebataille engagée près de Bullier, dans laquelle un des combattantsaurait été assommé… il a pourtant lu ce matin les rapports de sesagents et si on avait ramassé un cadavre autre part qu’au boulevardJourdan, il m’en aurait parlé.

Bardin père écoutait sans mot dire les sagesdiscours de son cher fils et il se ralliait peu à peu à sonavis&|160;; les déclarations de Paul ne lui semblaient plussuffisamment nettes, et il commençait à trouver, lui aussi, qu’ilfallait que Paul s’expliquât.

– Voyons&|160;! lui dit-il en lui mettant lamain sur l’épaule, il ne s’agit pas de faire l’enfant. Je suis bienconvaincu… et Charles aussi… que tu n’as assassiné personne, mais…ce conte que tu m’as fait d’un étudiant resté sur le carreau… cetindividu qui te reconnaît… il y a quelque chose là-dessous…dis-nous quoi.

– Je jure sur ma parole d’honneur que je viensde voir pour la première fois ce drôle qui prétend mereconnaître.

– Voilà ce que j’appelle une parole évasive.Tu ne l’as jamais vu, soit&|160;!… mais le récit qu’il vient denous faire explique très bien comment il a pu te voir sans que tule voies.

– Alors, vous aussi, vous croyez à cette butteoù il était monté…

– Pourquoi pas&|160;? Je ne connais pas celledu boulevard Jourdan, mais j’en connais d’autres… je vaisquelquefois me promener aux fortifications… et j’ai souvent penséque derrière une de ces mottes de terre, on serait très bien pourse battre en duel.

À ce mot de duel, Paul tressaillit. Le pèreBardin avait touché juste avec sa finesse de vieil avocat.

– Allons donc&|160;! s’écria le bonhomme, ense frottant les mains&|160;; nous y voilà&|160;!… hic jacetlepus[44]&|160;! comme disait mon professeur deseptième, quand il confisquait des hannetons dans mon pupitre. Labataille en question s’est terminée par un duel.

– Et quand vous auriez deviné&|160;! dit Paulavec humeur.

– Le cas ne serait pas pendable… si le duel aété loyal… et je suppose que sans cela tu ne t’en serais pasmêlé.

– Je vous prie de le croire.

– Alors, demanda le juge, l’homme dont on atrouvé le corps…

– A été tué d’un coup d’épée… oui,Monsieur.

– Mais le témoin que vous venez d’entendre n’apas parlé d’un duel.

– Il vient de vous dire lui-même que toutétait fini quand il s’est réveillé. Il a vu deux hommes debout etun cadavre étendu sur l’herbe du bastion.

– Et l’un de ces deux hommes, c’étaitvous&|160;?

– Oui… mais ce n’est pas moi qui me suisbattu.

– Alors, c’est l’autre&|160;?

– Oui. Nous étions quatre témoins. Troisétaient déjà partis, quand ce rôdeur nous a vus… il a eu soin de nepas se montrer et nous ne nous sommes pas doutés qu’il étaitlà.

– Et cet autre… celui qui a tué… c’est… un devos amis&|160;?

Paul ne répondit pas.

– Enfin, reprit le juge, vous le connaissiez,puisque vous lui avez servi de témoin.

Paul fut tenté de dire que, s’étant trouvé parhasard assister à une querelle entre des étudiants qu’il n’avaitjamais vus, il avait consenti par crânerie à les assister sur leterrain, mais c’eût été trop invraisemblable et d’ailleurs, ilétait las de mentir.

Après avoir un peu hésité, ilrépondit&|160;:

– C’est vrai. Je le connais.

– Alors, nommez-le moi&|160;?

– Je ne puis pas.

– Et pourquoi, je vous prie&|160;?

– Parce que je ne suis pas tenu de ledénoncer. C’est l’opinion de votre père qui connaît à fond leslois. Je veux bien avouer que j’ai pris part au duel. En avouantcela, je ne m’expose qu’à me nuire à moi-même. Je n’ai pas le droitde nuire à un camarade.

– Vous exprimez là un sentiment généreux, maisje ne saurais admettre que vous refusiez d’éclairer la justice, etvous devez désirer que la lumière se fasse.

– D’autant que je me charge de la faire, moi,la lumière, dit le père Bardin. Je vois qui c’est, ton camarade. Jel’ai deviné en venant ici, quand tu m’as raconté qu’on s’étaitcogné à la porte de Bullier. Il est assez connu au quartier.Charles n’aura pas de peine à le trouver.

– Qu’il le cherche&|160;! je n’ai pas lepouvoir de l’en empêcher. S’il le trouve, je n’aurai rien à mereprocher. Je n’aurai dénoncé personne.

À cette fière réplique, le juge se tut. Ilsentait qu’il s’était placé sur un mauvais terrain.

– Soit&|160;! dit-il, je chercherai. Je nepeux pas vous contraindre à dire ce que vous avez résolu de taire…mais je peux vous interroger sur d’autres points et je compte quevous ne refuserez pas de me répondre. Vous connaissiez aussi lemalheureux qui a été tué…

– Pas du tout. Je l’ai vu pour la premièrefois au moment où la querelle s’est engagée…

– Mais avant de se battre, il a dû dire sonnom.

– La dispute a commencé au bal. Mon camarade aeu le tort de riposter par un soufflet à un propos un peu vif…

– Ah&|160;! il a été l’agresseur&|160;!… il nelui manquait que cela.

– Il a eu tous les torts… j’en conviens et ilen convient lui-même. Sa seule excuse c’est qu’il était à peu prèsivre. Son adversaire n’était pas non plus de sang-froid…

– Mais, toi, interrompit le vieilavocat&|160;; tu n’avais pas bu… je puis le certifier, puisque nousavons dîné ensemble chez ta mère. Comment n’as-tu pas mis leholà&|160;?

– J’ai essayé. On ne m’a pas écouté. Si j’aiconsenti à être témoin, c’est que j’espérais arrangerl’affaire.

– Et tu n’y a pas réussi&|160;!… Vous étiezdonc tous enragés&|160;!… je comprends que le malheureux qui avaitété giflé tînt à se battre. Je comprends même à la rigueur que tonami ne pouvait pas lui refuser une réparation, mais les autres… onn’a jamais vu de témoins comme ça… où les aviez-vouspêchés&|160;?

– À Bullier. Ils avaient vu donner lesoufflet, et quand nous sommes sortis du bal, ils nous ontsuivis.

– Des étudiants, alors&|160;?

– Oui… des étudiants de première année… desenfants…

– Jolie compagnie pour aller se couper lagorge&|160;!… Sais-tu leurs noms seulement&|160;?

– Je les saurais que je ne les dirais pas…mais je ne les sais pas.

– Qu’est-ce qu’ils sont devenus, ceux-là,après l’affaire&|160;?

– Ils ont eu peur et ils se sont sauvés… nousplantant là mon camarade et moi… et emportant les épées.

– Ah&|160;! oui, au fait, les épées&|160;!… onne les a pas trouvées sur le terrain.

– Malheureusement, car si elles y étaientrestées, on n’aurait pas cru à un assassinat. Du reste, je necomprends pas qu’on s’y soit trompé. Le mort avait ôté son habit etla blessure faite par un coup de pointe ne ressemble pas à celleque fait un couteau.

– Je n’ai pas encore reçu le rapport desmédecins désignés pour examiner le corps, dit le juge qui sentaitla justesse de l’observation.

– Bon&|160;! s’écria le père Bardin. S’ilsconcluent que la mort a été donnée par un coup d’épée, ça prouveraque Paul vient de te dire la vérité.

Et l’affaire changera de face. Je savais bienque le fils de ma vieille amie n’avait assassiné personne.

– Je n’ai pas cru cela un seul instant, dit lejuge d’instruction, et je ne doute pas que Paul ne dise la vérité…maintenant. Il aurait mieux fait de la dire tout de suite.

– J’ai eu tort, je le confesse, murmuraCormier. Que voulez-vous&|160;!… j’étais fort embarrassé… Je nem’attendais pas à voir ici cet homme… et il me répugnait dem’expliquer devant lui. Si j’avais su que je trouverais en vous unmagistrat indulgent, je n’aurais pas hésité…

– Je ne suis pas indulgent, dit vivementCharles Bardin, un peu froissé de la qualification&|160;; j’ai laprétention de n’être que juste et je reconnais que l’affaire estbeaucoup moins grave, puisqu’il ne s’agit que d’un duel… mais elleaura des suites. Je me félicite qu’elle m’ait été confiée et jel’instruirai… vous sentez bien que j’ai le devoir de l’éclaircircomplètement. Il faut que j’interroge tous ceux qui y ont prispart. Je n’insisterai pas pour que vous me disiez le nom de votreami qui a eu le malheur de tuer un homme. La police le trouvera…mais je compte que vous lui conseillerez de se présenterspontanément à mon cabinet. Je lui saurai gré de cettedémarche.

– Je vous promets de l’engager à la faire… etje ne doute pas de l’y décider.

– C’est dans son intérêt… et je suis sûr quec’est l’avis de mon père.

– Maintenant, oui, dit le vieil avocat. Tantque j’ai cru qu’il s’agissait d’une rixe, j’ai pensé au contraireque ces garnements feraient mieux de ne pas se dénoncer, maisdepuis que je sais qu’il s’agit d’un duel, et que ce duel a eu pourrésultat la mort d’un des combattants, j’appuie énergiquement tonopinion.

Paul, mon cher garçon, il faut que tureviennes ici avec ton ami… faute de quoi, tu gâterais ton affaire…et, entre nous, tu sais bien qu’il ne tiendrait qu’à moi de ledésigner à Charles, ce fâcheux ami… Il y a beau temps que j’aideviné qui c’est.

– Laissez-lui le mérite de venir sans qu’onl’envoie chercher.

– Je l’attendrai, dit le fils Bardin.

– Remarque aussi, mon cher Paul, reprit lepère, qu’un autre juge d’instruction qui ne te connaîtrait pascomme Charles te connaît ne te laisserait probablement pas enliberté, après la confrontation à laquelle je viens d’assister.

– Je ne sais pas ce que ferait un de mescollègues, s’il était à ma place, dit simplement le juged’instruction, mais je suis sûr que je n’aurai pas à regretter dem’être fié à la parole de M.&|160;Cormier.

Paul, très touché de cette déclaration, tenditla main à Charles Bardin, qui la serra cordialement.

Et le vieil avocat s’empressad’ajouter&|160;:

– Maintenant, filons. Mon petit Charles n’apas de temps à perdre… ni toi non plus.

D’ailleurs, le greffier va arriver, et il estinutile qu’il entende ce que nous aurions encore à nous dire.

Paul ne tenait pas du tout à prolonger laséance, et il suivit très volontiers l’avocat qui avait si bienplaidé pour lui.

Le dernier mot du juge à son pèrefut&|160;:

– Je passerai chez vous ce soir, et, d’ici là,j’aurai du nouveau. J’ai télégraphié à Nice, pour savoir à quelmarquis a été vendu le chapeau trouvé à côté du mort, et j’espèreque la réponse ne se fera pas attendre.

– Tant mieux&|160;! c’est très important et tuferas bien aussi de garder sous ta main ce Brunachon zélé qui estvenu te renseigner proprio motu[45]. Il n’apas menti, puisque Paul reconnaît que cet homme a pu le voir, maisil ne m’inspire pas beaucoup de confiance.

– Il ne m’en inspire pas plus qu’à vous, moncher père. Je vais l’interroger encore et après, je le feraisurveiller.

– Et bien tu feras. À ce soir, mon garçon.

L’avocat et l’étudiant sortirent ensemble etils ne rencontrèrent pas dans les corridors le dénonciateur,relégué dans la chambre des témoins, par ordre du juged’instruction.

Bardin ne dit rien, tant qu’ils furent dansl’enceinte du Palais de Justice, mais sur le boulevard, iléclata&|160;:

– Je viens d’en apprendre de belles&|160;!s’écria-t-il. Tu as donc juré de faire mourir de chagrin ta pauvremère&|160;!

– J’espère bien qu’elle ne saura pas ce quim’arrive, dit vivement Paul.

– Ce n’est pas moi qui l’en informerai. Maissi tu crois que les gazettes vont se taire, tu te trompes, monbonhomme. Demain on ne parlera que de ça dans tout Paris et ta mèrelira dans le Petit Journal l’affaire du boulevardJourdan.

– Elle n’y lira pas mon nom… grâce à votrecher fils qui vient de me montrer tant de bienveillance.

– Parbleu&|160;! il en est plein debienveillance à ton égard… il vient presque de se compromettre ente laissant partir… car il aurait parfaitement pu t’envoyer auDépôt. Mais la suite ne dépend pas de lui. Le parquet poursuivra,c’est sûr… un duel, la nuit, ça relève de la justice… on telaissera peut-être en liberté provisoire, mais ton chenapan d’amipassera en cour d’assises et tu l’y suivras, mon garçon&|160;! çat’apprendra à cultiver de mauvaises connaissances. Enfin, j’espèrequ’on vous acquittera toi et les autres fous qui ont participé àcette belle équipée. Ta mère n’en aura pas moins reçu le coup. Cen’est pas toi que je plains, c’est elle.

– Vous avez raison, et je suis impardonnable,murmura Paul, très sincèrement ému.

– Oui, repens-toi, va&|160;!… seulement ça nerépare rien, le repentir. Tâche au moins de marcher droit,maintenant. File chez… tu sais qui… ce n’est pas loin d’ici… et nete couche pas sans avoir ramené à Charles ce mauditbretteur[46]… il est né pour ta perdition, cet êtrelà, et il faut qu’il ait le diable dans le corps… se battre auclair de la lune, sur un boulevard de Paris&|160;!… on n’a pas idéede ça&|160;!…

– Pas au clair de la lune… au petit jour… etaux fortifications… dans un endroit désert.

– Pas si désert, puisque ce drôle vous a vus…tiens&|160;! tu m’agaces… va de ton côté… moi du mien… je nerenonce pas à te défendre, mais laisse-moi en repos.

Sur cette conclusion, le vieil avocat tournale dos à son protégé, qui ne songea point à courir après lui.

Paul s’achemina vers la rive gauche enréfléchissant à sa situation qui se compliquait de plus en plus. Lafatalité s’en mêlait et il regrettait amèrement de s’être laisséentraîner dans le cabinet du juge d’instruction. Mais il necomprenait pas comment cet homme qui avait essayé de le fairechanter s’était décidé si vite à aller raconter au juge ce qu’ilavait vu au boulevard Jourdan. La rencontre dans un des corridorsdu Palais était certainement l’effet du hasard, car le drôle nepouvait pas prévoir que Paul Cormier passerait par là. Il étaitdonc venu pour exécuter, sans profit pour lui, la menace écritedans sa lettre&|160;; et pourquoi, lorsqu’on l’avait mis en face dePaul, s’était-il abstenu de l’appeler par son nom qu’il connaissaitfort bien puisqu’il s’était renseigné le matin chez le portier dela rue Gay-Lussac&|160;? Pourquoi s’était-il désarmé en ledénonçant, au lieu de renouveler, avant d’agir, sa premièretentative de chantage&|160;? Était-ce donc qu’il n’avait pas dittout ce qu’il savait et qu’il tenait en réserve une autre menaceplus inquiétante que la première&|160;? Paul penchait à lecroire.

Il venait de se souvenir tout à coup d’unfiacre qu’il avait remarqué au coin de la rue Gay-Lussac, au momentoù il en cherchait un pour se faire conduire avenueMontaigne&|160;: un fiacre qui devait être occupé puisque lesstores étaient baissés.

Et Paul se disait que le maître chanteur avaitbien pu s’y cacher, au lieu d’aller l’attendre au square de Cluny,guetter sa sortie et après avoir vu que Paul ne se dirigeait pasvers le lieu du rendez-vous, le suivre en voiture jusqu’à la portede l’hôtel de madame de Ganges.

Là, pendant que Paul était chez la marquise,cet homme avait pu se renseigner, comme il l’avait déjà fait rueGay-Lussac, sur la personne qui habitait ce bel hôtel. Il y a plusd’un moyen pour cela et on n’a que l’embarras du choix. Et, unefois informé, le drôle devait être assez fin pour avoir devinéqu’il y avait entre cette marquise et cet étudiant un secret qu’ilpénétrerait plus tard et qu’il serait toujours tempsd’exploiter.

D’autre part, il ne pouvait pas différerbeaucoup de faire sa déposition, sous peine de paraîtresuspect.

Il avait donc pris le parti de se rendreimmédiatement au Palais dans la louable intention de dénoncer PaulCormier, à tout hasard, sauf à utiliser, quand le moment luisemblerait propice, la découverte qu’il venait de faire desrelations de Paul Cormier avec une grande dame de l’avenueMontaigne.

La rencontre du corridor avait pu modifier sesprojets. Il avait dû remarquer que Paul Cormier et le vieillard quil’accompagnait étaient reçus immédiatement, que le juged’instruction ne leur faisait pas faire antichambre et en conclurequ’ils connaissaient déjà ce magistrat.

En suite de quoi, il s’était borné à accuserPaul sans le nommer, en disant qu’il était venu faire sa dépositionsur l’affaire du boulevard Jourdan, sans se douter qu’ilrencontrerait à la porte du juge un des coupables.

Et si le juge laissait Paul en liberté,l’aimable Brunachon se proposait de le menacer en temps et lieu demettre en cause une femme qui devait le toucher de près.

Était-il sincère en l’accusantd’assassinat&|160;? À la rigueur, on pouvait croire à l’exactitudede son récit, quoi qu’il semblât bien invraisemblable qu’il se fûtréveillé sur sa butte, juste au moment où le duel venait de seterminer par la mort de M.&|160;de&|160;Ganges.

Peu importait d’ailleurs à Paul Cormier qui,dans aucun cas, ne serait embarrassé pour rétablir la vérité desfaits, et il n’aurait tenu qu’à lui de confondre cet impudentchanteur, puisqu’il avait en poche la lettre où le coquin mettaitson silence au prix de dix mille francs.

Si Cormier ne l’avait pas exhibée, c’étaitparce qu’il n’y avait pas pensé pendant la confrontation etmaintenant qu’il y pensait, il n’était pas fâché d’avoir gardé unearme pour se défendre contre une nouvelle et plus dangereuseattaque qu’il commençait à prévoir.

Ces réflexions ne l’occupèrent pas longtemps.Il n’avait pas le loisir de s’y attarder, car il lui fallait aviserà sortir de la situation où l’avait mis sa visite au juge. Et pouren sortir, il fallait avant tout voir Jean de Mirande.

Il savait gré au père Bardin de ne pas l’avoirnommé, mais il sentait bien que le vieil avocat ne tairait pastoujours ce nom qu’il n’avait pas eu de peine à deviner, sachant àquel point le fils de sa vieille amie était lié avec cebatailleur.

Paul comptait même se servir de cet argumentpour décider Mirande à se présenter au Palais de Justice, s’ils’avisait de faire des difficultés, et il espérait le trouverencore au lit.

En le quittant, le matin, Mirande lui avaitdéclaré qu’il resterait couché toute la journée pour se reposer desfatigues de la nuit et Paul le savait assez chevaleresque pour êtresûr qu’il ne songerait pas à se dérober, alors que son ami, moinscompromis que lui, était peut-être aux prises avec le juged’instruction.

En arrivant à la maison de Jean, boulevardSaint-Germain, Paul eut une grosse déception.

Mirande venait de sortir et, selon sa coutume,il n’avait dit ni où il allait, ni à quelle heure ilrentrerait.

Paul supposa qu’il n’avait pas quitté lequartier et qu’il le trouverait attablé devant un des cafés quefréquentent les étudiants. Mais lequel&|160;? Mirande pour varierses plaisirs et pour distribuer également l’honneur de sa présence,se montrait tantôt à l’un, tantôt à l’autre, matin et soir, auxheures de l’absinthe. Paul résolut de les passer tous en revue,jusqu’à ce qu’il l’eût découvert, et s’il y était, ce ne serait pasdifficile, car grâce à sa haute taille et à ses allures bruyantes,on le voyait et on l’entendait de très loin.

Paul se dirigea donc vers le boulevardSaint-Michel et le remonta jusqu’à la rue de Médicis, sansapercevoir Mirande.

Il inspecta ensuite les cafés de la rueSoufflot et il ne l’aperçut pas davantage.

Seulement, au coin de la place du Panthéon, ilrencontra les trois étudiants qui avaient assisté au duel et ilcrut remarquer qu’ils cherchaient à l’éviter. Mais il les aborda etil commença par les malmener à propos de leur conduite aprèsl’affaire. Ils le laissèrent dire et il ne tarda guère à constaterque la peur qui les avait pris au moment où le marquis était tombéles tenait encore. Ils le supplièrent en chœur de parler moins hautet ils lui apprirent, en baissant la voix, que le bruit couraitdéjà, au quartier latin, que la querelle engagée à la Closerieavait fini tragiquement. On avait vu des agents de la policesecrète rôder sur le Boul’Mich et les trois témoins s’étaient juréde ne rien dire de leur aventure nocturne, à personne, pas même àleurs étudiantes.

Paul les aurait voulus un peu plus crânes,mais il leur conseilla de persister à se taire et il leur demandas’ils avaient rencontré Mirande.

Ils répondirent que, depuis le duel, Miranden’avait paru nulle part et que sans doute il se cachait.

Sur quoi, Paul Cormier, voyant bien qu’il netirerait rien de ces jeunes effrayés, les planta là et se remit enquête.

Il y passa deux heures sans plus de succès etil en arriva peu à peu à s’inquiéter sérieusement de cettedisparition subite d’un garçon que d’ordinaire on voyaitpartout.

Impossible de supposer que l’insouciantMirande, pris tout à coup d’un remords, s’était enfui à la Trappeou à la Grande-Chartreuse pour y faire pénitence. Il était bienplutôt capable de s’être enfermé chez quelque farceuse du quartier,Maria l’apprentie sage-femme ou Véra la nihiliste, ses deuxpréférées.

Et Paul ne se sentait pas d’humeur à aller lerelancer chez ces dames.

Il avait fait de son mieux et à l’impossiblenul n’est tenu.

S’il ne parvenait pas à mettre la main sur sonintrouvable camarade, Paul irait le lendemain conter sa déconvenueau père Bardin, et même s’il le fallait, au fils qui aviserait etqui était trop bien disposé pour le rendre responsable del’inexplicable absence de son ami.

Paul avait un autre devoir à remplir&|160;:celui d’informer madame de Ganges de ce qui se passait et il nesavait comment s’y prendre pour s’acquitter de ce devoir sanss’exposer à la compromettre.

La journée avait été rude, mais il n’était pasau bout de ses peines.

Chapitre 4

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Les grands cercles à Paris ne sont pas tous,comme les grands clubs anglais, propriétaires de l’immeuble qu’ilsoccupent, mais ils sont presque tous situés dans le quartier de laMadeleine qui correspond à peu près au West End deLondres.

Beaucoup ont des fenêtres sur leboulevard&|160;; quelques-uns ont un balcon.

L’ancien cercle Impérial avait même uneterrasse qui dominait la place de la Concorde.

Terrasses et balcons sont fréquentés par lesclubmen, à certaines heures, pendant la belle saison.

Ces messieurs s’y montrent volontiers à la find’une chaude journée de printemps, pour prendre l’air et aussi unpeu pour se faire voir, quand le cercle est de ceux où on n’estadmis que très difficilement.

Lorsqu’on fait partie de l’Union oudu Jockey, on n’est pas fâché d’exciter l’admiration etl’envie de certains passants qui n’y seront jamais reçus, en dépitde leurs millions, et qui donneraient de jolies sommes pour avoirle droit de s’exhiber sur ce perchoir privilégié.

Après le Grand-Prix, on n’y voit pluspersonne, mais au mois de mai, avant et après l’heure du dîner, cene sont que fumeurs accoudés sur la balustrade, et on y échange dejoyeux propos, agrémentés de quelques médisances.

Le lendemain du jour où Paul Cormier s’étaitfourvoyé dans le cabinet du juge d’instruction, les gentilshommesqui l’avaient rencontré, le dimanche soir, à la Closerie des Lilas,s’étaient établis sur le balcon de leur club pour causer aufrais.

Ils étaient trois, comme les Mousquetairesd’Alexandre Dumas, trois inséparables, le vicomte de Servon, lecomte de Carolles et le capitaine Henri de Baffé&|160;; tous lestrois bien posés, bien apparentés et suffisamment riches pour fairebonne figure à Paris.

Ils ne devisaient pas de faits de guerre etd’amour, comme La Môle et Coconnas[47] dans unautre roman du même Dumas&|160;; ils parlaient du Derby anglaisqu’on venait de courir à Epsom, des derniers vainqueurs deChantilly et de la grosse partie où Servon ne faisait que perdretous les soirs.

Cette causerie à bâtons rompus avait l’air deles intéresser, car elle ne languissait pas, mais au fond ilss’ennuyaient ferme et chacun d’eux se demandait à part soi ce qu’ilallait faire de sa soirée quand il aurait dîné au club.

Grave question à résoudre et en attendantqu’elle fût tranchée, ils baillaient à qui mieux mieux.

– Décidément, Paris est assommant, ditM.&|160;de&|160;Carolles&|160;; toujours le Cirque et le Jardin deParis… Jamais rien de neuf…

– Il vous faut du nouveau, interrompit levicomte de Servon&|160;; je vais vous en servir. Écoutez ce quim’advint hier et dites-moi s’il vous est jamais rien arrivé depareil. Moi, c’est la première fois de ma vie que je vois ça.

– Quoi donc&|160;? demandèrent à la fois lesdeux amis du vicomte.

– Un monsieur qui a gagné huit mille francs aubaccarat et qui refuse de les recevoir.

– C’est rare, en effet, dit le capitaine Henride Baffé, mais ça prouve tout bonnement que ce monsieur n’est pas àcourt d’argent…

– Ou que ce monsieur est un impertinent. Voicice qui s’est passé&|160;: Avant-hier, dimanche, dans une maison oùje vais quelquefois prendre une tasse de thé, parce qu’on yrencontre de jolies femmes, je m’avise de proposer un bac… entrehommes, bien entendu… je taille une banque, je saute de quatrecents louis que j’avais sur moi et comme la partie finissait, jeles joue quitte ou double, à rouge ou noir…

– Tu les perds&|160;?

– Naturellement. Je ne fais que ça depuis unmois, et si mon histoire s’arrêtait là, je ne vous la raconteraispas. Mais savez-vous de qui je suis resté le débiteur&|160;?…

– Dis-nous le tout de suite, au lieu deprendre des temps, comme un acteur en scène.

– Du marquis de Ganges.

– Celui que tu nous as présenté, hier, àBullier&|160;? Ça ne m’étonne pas. Il a l’air d’un veinard, cemarquis… et sa femme est si jolie, que sa veine s’expliquepeut-être.

– Ce qui ne s’explique pas, c’est que, hier…les dettes de jeu se paient dans les vingt-quatre heures… j’étaisen règle, puisque la partie ne s’était terminée que la veille àsept heures… donc, hier, j’envoie mon valet de chambre porter,avenue Montaigne, 22, les huit billets de mille sous enveloppe, àl’adresse de M.&|160;de&|160;Ganges…

– Et ce monsieur n’a pas voulu lesprendre&|160;?

– Mon domestique ne l’a pas vu. Il a eu àfaire à une espèce de majordome qui lui a répondu que M.&|160;lemarquis n’était pas à Paris… je l’y avais vu la veille et vous l’yavez vu comme moi…

– Il y est peut-être incognito… un seigneurqui passe sa soirée à Bullier&|160;!…

– J’ai eu la même idée que toi, mais mon valetde chambre a voulu laisser la lettre. Le majordome est alléconsulter madame qui était à la maison, elle, et qui a fait direqu’elle ne recevait pas les lettres adressées à son mari.

– Je comprends ça… c’est pour que le mari nereçoive pas celles qu’on lui adresse à elle.

– Bref, François a dû me rapporter la mienneavec les billets de mille que j’y avais insérés.

– Tu en seras quitte pour les réexpédier à toninsaisissable créancier… par la poste… en chargeant le paquet…c’est un procédé dont on n’use guère pour s’acquitter d’une dettede jeu… mais quand on n’a que ce moyen-là…

– Non. J’irai moi-même. Il y a là quelquechose qui m’intrigue et je veux en avoir le cœur net. Si je netrouve pas le marquis, je trouverai la marquise et j’aurai uneexplication avec elle.

– Bon&|160;! tu veux profiter de l’occasionpour te pousser dans son intimité. Tu espères qu’elle se plaindra àtoi de la conduite de son mari et qu’elle t’autorisera à laconsoler, dit en riant le capitaine.

– Qu’est-ce que c’est au fond que cesgens-là&|160;? demanda M.&|160;de&|160;Carolles. Ganges, c’est unnom du Languedoc, je crois&|160;?

– Oui… un nom très ancien… et la marquiseappartient à une vieille famille de ce pays-là… bonne noblesse derobe, m’a-t-on dit… je ne les connais pas autrement. Ilsn’habitaient pas Paris il y a quelques années et depuis que lamarquise y a acheté un hôtel, elle a très peu vu le monde.

– Et le marquis n’a guère fait que voyager àce qu’il paraît, pour organiser à l’étranger de grandes affairesfinancières… c’est drôle&|160;!… il n’a pas du tout le physique del’emploi. Je l’ai à peine entrevu à cette Closerie des Lilas, maisavant que tu l’aies nommé, je le prenais pour un étudiant… Il al’air si jeune&|160;!… quel âge a donc sa femme&|160;?

– Ma foi&|160;! mon cher, je n’en sais rien etje n’ai pas l’intention de le lui demander. Je me contenterai delui parler de son mari et je saurai ce qu’elle en pense. Je verraiaussi cette excellente baronne Dozulé qui est très bien avecelle…

– Où a-t-elle pris sa baronnie celle-là&|160;?demanda M.&|160;de&|160;Carolles qui se piquait de connaître toutela noblesse française.

– Oh&|160;! elle ne date pas des Croisades.Son mari était le fils d’un général du premier Empire… Mais ellereçoit très bonne compagnie et c’est une femme sûre… on peut s’enrapporter à elle… et elle ne refusera pas de me renseigner surM.&|160;de&|160;Ganges… mais je tiens à m’adresser d’abord à lamarquise elle-même et je vais pousser, tout à l’heure, jusqu’àl’avenue Montaigne…

– Tu feras bien de te dépêcher, si tu tiens àne pas tomber chez elle à l’heure du dîner.

– J’y tiens, au contraire, car je supposequ’elle ne dîne pas tous les jours sans son mari et s’il est là, ilfaudra bien qu’il me reçoive. Quand j’aurai vu sur quel pied ilsvivent ensemble, je saurai à quoi m’en tenir sur bien deschoses.

– Il doit être fort riche, puisqu’il est à latête de grandes entreprises, dans je ne sais quel pays. Ce seraitune bonne recrue pour la grosse partie. Tu devrais le présenter auclub.

– J’attendrai qu’il me demande d’être un deses parrains… et je ne lui en servirai qu’à bon escient… lorsque jeconnaîtrai à fond sa biographie… ses antécédents, comme on dit auPalais de Justice.

– Et tu n’auras pas tort. Le marquisat ne faitpas le marquis et on a vu des gens entrer dans la peau d’unautre.

– Je crois que ce n’est pas le cas, mais, ilvaut toujours mieux prendre ses précautions. J’imagine d’ailleursque si M.&|160;de&|160;Ganges se présentait, il courrait grandrisque d’être black-boulé.

– Pourquoi donc&|160;? Il est dans lesmeilleures conditions pour être admis, puisque personne ne leconnaît. On n’aura rien à dire contre lui.

– Qui sait&|160;?… Mais je doute qu’il songe àêtre des nôtres et peu m’importe qu’il en soit ou non. Ce qui mepréoccupe, pour le moment, c’est de lui payer ce que je lui dois etil est temps que je me dirige vers l’avenue Montaigne.

– À pied&|160;?

– Oui, j’éprouve le besoin de marcher… et cen’est pas si loin, l’hôtel de la marquise. J’espère qu’elle yrecevra, maintenant que son mari est rentré à Paris.

– Elle est jolie, hein&|160;? demanda Henri deBaffé.

– Ravissante, mon cher, adorable… blonde commeles blés… avec les yeux et le teint d’une Andalouse de Séville.

– Tu me feras inviter chez elle, interrompitgaiement le capitaine.

– Je ne dis pas non, mais nous n’en sommes paslà.

– Oh&|160;! s’écria tout à coup le comte deCarolles, un revenant&|160;!…

– Où ça&|160;?… De qui parles-tu&|160;?

– Là… sur le trottoir, cet homme qui regardele balcon du club… vous ne le reconnaissez pas, vousautres&|160;?

– Ma foi&|160;! non.

– Il vous a pourtant prêté plus d’une fois del’argent à tous les deux… dans le temps où vous alliez ponter aucercle des Moucherons où il y avait une si bellepartie.

– Il me semble, en effet, que j’ai déjà vucette tête-là, murmura le vicomte de Servon.

– C’est l’ancien garçon du jeu du Cercle desMoucherons, parbleu&|160;! dit M.&|160;de&|160;Carolles.Je m’étonne que tu ne l’aies par reconnu tout de suite.

– Si tu t’imagines que je fais attention à lafigure de ces gens-là… il y a beau temps que j’ai oublié lasienne.

– J’ai plus de mémoire que toi, car je merappelle même son nom… il est vrai qu’il a un de ces noms qu’onretient parce qu’ils sont ridicules… Brunachon.

– Pourquoi pas Patachon, comme dans les deuxaveugles d’Offenbach&|160;? gouailla le capitaine.

– Oui, je me souviens, maintenant, dit Servon.Il prêtait aux décavés… à de jolis intérêts… un louis par jour pourcinquante louis qu’il avançait. Il a dû faire une joliefortune.

– On ne le dirait pas, à sa tenue. Et ças’explique&|160;; on l’a chassé des Moucherons à la suited’une très vilaine histoire…

– Bon&|160;! j’y suis&|160;!… l’affaire descartes marquées à coups d’ongle… il a été fortement soupçonné deles avoir introduites… et si on a étouffé l’affaire, c’est qu’oncraignait qu’il ne compromît des membres du Cercle… il avaitcertainement des complices parmi les joueurs, puisqu’il ne pouvaitpas jouer lui-même… on s’est contenté de le renvoyer et Dieu saitde quoi il a vécu depuis qu’on l’a mis à la porte.

– De chantage, très probablement. Il avaitdéjà essayé d’en faire au moment où le scandale éclata.

– Ça ne paraît pas lui avoir réussi.

– Vas-tu pas le plaindre&|160;!

– Non, mais je suis sûr qu’on le regrette auxMoucherons, C’était si commode de trouver immédiatement unbillet de mille quand on était à sec. Je me rappelle qu’une fois,après avoir pris une culotte énorme, je me suis refait, séancetenante, avec cinquante louis qu’il m’a prêtés…

– À cent pour cent.

– Non, à cinquante pour cent… par nuit. Je luiai rendu quinze cents francs avant d’aller me coucher.

– Il a gardé un bon souvenir de toi&|160;;c’est pour ça qu’il s’est arrêté à te contempler. Il espère que tuvas descendre pour lui faire l’aumône, en mémoire de ses bonsprocédés.

– Tu vois bien qu’il s’en va.

– Oui… le voilà qui file vers la Madeleine… ilva probablement faire un tour aux Champs-Élysées, dans l’espoir d’yrencontrer quelque ancien client comme toi qui aura le louisfacile.

– Ma foi&|160;! je ne le lui refuserais pas,s’il me le demandait, le louis.

– Dis donc, Servon&|160;! s’écria lecapitaine, si tu tiens à l’obliger, tu pourrais le charger de terenseigner sur le marquis de Ganges. Brunachon ferait aussi bien del’espionnage que du chantage.

– Pour qui me prends-tu&|160;?

– Je te prends pour un amoureux… et quand onest amoureux, on n’y regarde pas de si près. La marquise vaut bienqu’on emploie tous les moyens pour savoir au juste à quoi s’entenir sur elle et sur son mari… retour de l’Inde… ou de Turquie,puisque le bruit court qu’il a triplé sa fortune dans les États dusultan.

– Tu es fou. Il n’y a pas moyen de causersérieusement avec toi. J’en ai assez et je m’en vais.

– Chez elle&|160;?… Bonne chance, moncher&|160;! Carolles et moi, nous allons faire un rubicon à centsous le point. Avec bien du malheur, le perdant y sera d’un millierde points. Ce sera peut-être moins cher que de courir après lamarquise.

Servon haussa les épaules et entra dans lesalon pour sortir du club.

– Ouvre l’œil, si tu tiens à ne pas rencontrerBrunachon, lui cria Henri de Baffé, avant qu’il fût hors devue.

Il exagérait, ce capitaine, en disant que sonami était amoureux de madame de Ganges.

Le vicomte la trouvait charmante et nedemandait qu’à s’assurer ses entrées chez elle, mais dans ce désirde rapprochement il y avait autant de curiosité que de passion.

Il voulait surtout se renseigner sur le mari,qui lui avait gagné son argent et qui commençait presque à luiparaître suspect.

Il espérait y parvenir en s’expliquant avec lafemme qu’il comptait bien trouver chez elle et s’il n’y réussissaitpas, il se sentait capable de recourir à d’autres procédés, endépit des protestations qu’il venait de formuler énergiquement.

Il s’en allait donc, au pas accéléré, en sedemandant si la marquise consentirait à le recevoir et quel partiil pourrait tirer de cette première visite.

Il y faudrait beaucoup d’adresse et de tact,mais l’habitude qu’il avait du monde lui permettait de tenterl’aventure avec de grandes chances de succès.

La journée était superbe et c’était l’heure oùon revient du Bois. La grande avenue des Champs-Élysées regorgeaitde beaux équipages et les promeneurs élégants encombraient les deuxallées qui bordent la chaussée, à droite et à gauche.

Le vicomte, ennuyé d’être coudoyé, obliquavers le Palais de l’Industrie, dont les abords étaient moinsencombrés.

Ce chemin, d’ailleurs, était le plus courtpour gagner l’avenue Montaigne et il lui tardait d’arriver chezmadame de Ganges.

Il allait droit devant lui sans se retourneret sans regarder personne, préoccupé qu’il était de ce qu’il allaitdire à la marquise.

Il y a de ce côté, derrière la rotonde duPanorama, des quinconces arrangés comme un square, où on nerencontre guère que des enfants avec leurs bonnes et quelquefoisdes amoureux cherchant la solitude.

Servon ne s’occupait pas de ces promeneurs,mais, en avançant, il aperçut, assis côte à côte sur un banc, deuxmessieurs qui attirèrent aussitôt son attention.

Ils se touchaient presque et ils se tenaientcourbés comme des gens qui causent à voix basse, de bouche àoreille.

Le plus grand des deux tenait à la main unecanne avec le bout de laquelle il traçait distraitement des cerclessur le sable de l’allée, ce qui est un signe de préoccupation trèscaractérisé.

Le vicomte ne voyait pas leurs figures, maissans pouvoir s’expliquer pourquoi, il eut l’impression qu’il lesavait déjà rencontrés ailleurs et, instinctivement, il ralentit lepas pour se donner le temps de les observer.

Bientôt, celui qui se servait de son bâtonpour dessiner des figures de géométrie, releva la tête et ôta sonchapeau qui le gênait sans doute&|160;: un feutre pointu comme onn’en porte guère pour se promener aux Champs-Élysées

M.&|160;de&|160;Servon reconnut ce bizarrecouvre-chef plus vite qu’il ne reconnut l’homme&|160;; mais enl’examinant, il se souvint de l’avoir aperçu de loin,l’avant-veille, à la Closerie des Lilas où il dirigeait lesévolutions d’une bande turbulente composée d’étudiants etd’étudiantes.

Un peu surpris de retrouver si loin du balBullier cet élégant du quartier Latin, Servon ne se serait pasarrêté à le regarder, si l’autre causeur en se redressant aussi, nelui avait pas montré son visage.

Celui-là, c’était son créancier de la partiechez la baronne.

Il serait difficile de dire lequel des deuxfut le plus étonné du vicomte ou de Paul Cormier qu’il prenait pourle marquis de Ganges.

Seulement, le vicomte se réjouissait de larencontre qui, tout au contraire, consternait Paul Cormier.

Le vicomte ne pouvait rien souhaiter de mieuxque de trouver tout près de l’avenue Montaigne le mari qu’ilcherchait et qui n’oserait certainement pas refuser de le conduirechez sa femme, logée à deux pas de là.

Paul, surpris en flagrant délit de causerieintime avec Jean de Mirande par un monsieur du monde de madame deGanges, par celui de tous auquel il tenait le plus à cacher sonvéritable nom, Paul aurait voulu rentrer sous terre.

Il ne pouvait pas songer à fuir. Le vicomtel’avait vu et lui souriait déjà. Encore moins pouvait-il espérercontinuer à faire le marquis, Mirande étant présent. Mirande, aupremier mot équivoque, aurait demandé des explications et culbutétous ses mensonges&|160;; Mirande qu’il avait eu tant de peine àretrouver, et qu’il venait de décider à aller dire la vérité aujuge d’instruction.

Ce fut pourtant Mirande qui le tirad’embarras, sans le vouloir et sans le savoir. Il n’avait pasremarqué M.&|160;de&|160;Servon à la Closerie des Lilas et quand ilse trouvait tout à coup face à face avec des gens qu’il neconnaissait pas, son premier mouvement était toujours de leurtourner le dos et de prendre le large.

Il n’y manqua pas en voyant que le vicomteallait aborder Paul. Il fila sans saluer ce gêneur qui s’avisait deles déranger et en criant à son ami&|160;:

– J’y vais, puisque tu le veux. Va m’attendreau café Soufflot. J’y serai dans deux heures.

Paul se serait bien passé d’être interpellé dela sorte, à portée des oreilles de M.&|160;de&|160;Servon quin’était plus qu’à deux pas, mais le mal était fait et il ne luirestait qu’à tâcher de pallier le fâcheux effet de cette étrangeinvitation.

Un marquis avait pu se montrer un soir à laCloserie des Lilas, mais qu’il se montrât en plein jour au caféSoufflot, c’était invraisemblable.

Et, pour comble de malechance, Mirande venaitde le tutoyer à haute et intelligible voix.

Le pauvre Paul regrettait amèrement d’avoiraccepté le rendez-vous que ce grand fou de Jean lui avaitdonné.

Jean qu’il avait tant cherché, la veille, auquartier Latin, Jean s’était laissé enlever par une anciennemaîtresse qui était venue le réveiller et qui l’avait emmené rueJean-Goujon où elle possédait un joli petit hôtel&|160;; il l’avaitconnue figurante au théâtre de Cluny&|160;; elle était passéegrande cocotte[48], et elle tenait à lui montrer lessplendeurs de sa nouvelle installation&|160;; il n’avait pas refuséde l’accompagner chez elle et il s’y était oublié pendantvingt-quatre heures.

Pris du remords d’avoir oublié Paul Cormierdans un moment si critique, il lui avait écrit pour lui expliquerson cas et pour le prier de venir le rejoindre aux Champs-Élysées,derrière la rotonde du Panorama. Et Paul était venu. Depuis uneheure, il le prêchait pour qu’il allât se déclarer et il n’avaitpas encore pu l’y décider, quand l’apparition du vicomte avaitcoupé court au tête-à-tête.

Qu’il allât ou non au Palais de Justice, commeil venait de l’annoncer, Mirande était parti. Il s’agissaitmaintenant pour Paul de se préparer à répondre aux questions queM.&|160;de&|160;Servon n’allait pas manquer de lui adresser et,payant d’audace, Paul n’attendit pas que M.&|160;de&|160;Servonl’abordât.

Il se leva, il vint à lui et il cherchait unephrase polie pour entamer l’entretien, lorsque le vicomte s’écriagaiement&|160;:

– Enfin, je tiens mon créancier&|160;!

Paul était si troublé, qu’il ne se souvenaitplus des huit mille francs gagnés chez la baronne, et comme ilavait l’air de ne pas comprendre&|160;:

– Ce n’est pas ma faute si je suis encorevotre débiteur, reprit M.&|160;de&|160;Servon. J’ai envoyé chezvous, hier… vous étiez sorti… personne n’a voulu de mon argent, etmon valet de chambre a dû me le rapporter. J’allais de ce pasavenue Montaigne, mais puisque j’ai la chance de vous rencontrer,permettez que je m’acquitte.

Paul hésita un instant à prendre les billetsde mille que le vicomte lui présentait. Il se faisait presquescrupule de les recevoir. Le vicomte croyait les devoir au marquisde Ganges, et il semblait à Paul qu’il n’avait pas le droit d’ytoucher. Il s’y résigna pourtant, car il ne pouvait pas lesrefuser, à moins d’avouer tout, sans que madame de Ganges l’y eûtautorisé.

Encore M.&|160;de&|160;Servon, en parfaitgentleman, aurait-il insisté pour qu’il les acceptât, et Paulaurait dû en passer par là.

– Maintenant que me voilà en règle vis-à-visde vous, reprit le vicomte, il faut que je m’excuse de vous avoirinterrompu. Vous étiez en conférence avec un jeune homme qu’il m’asemblé reconnaître… n’était-il pas dimanche soir, à ce bal où mesamis et moi nous vous avons rencontré&|160;?

– Peut-être bien, balbutia Paul. Il y va trèssouvent. Il fait son droit à Paris… mais il est du même pays quemoi et je connais beaucoup sa famille…

– C’est ce que je pensais… et il est toutnaturel qu’il vous tutoie…

– Il a été mon camarade de collège.

Et comme la figure de Servon exprimait uncertain étonnement, Paul s’empressa d’ajouter&|160;:

– Je me suis marié très jeune.

– Je suis sûr que vous n’avez jamais regrettéde n’être pas resté garçon, dit poliment le vicomte. Puis-je vousdemander des nouvelles de madame de Ganges&|160;?

Paul fit un effort pour répondre&|160;:

– Elle va très bien… je vous remercie.

Quand il était obligé de parler d’elle commes’il eût été son mari, les mots lui restaient dans la gorge.

– Je ne vous cacherai pas qu’en allant vousvoir, j’espérais la trouver chez elle et si, comme je le suppose,vous rentrez à l’hôtel…

– Au contraire&|160;!… j’en sors, dit vivementCormier.

Il mentait, car il se proposait de courir àl’avenue Montaigne dès qu’il aurait fini avec Mirande, et il yaurait couru si le vicomte n’était pas survenu.

Il fallait bien maintenant renvoyer à unemeilleure occasion cette visite urgente, car il voulait éviter àtout prix d’accompagner M.&|160;de&|160;Servon chez lamarquise.

Et de peur que M.&|160;de&|160;Servon n’eûtl’idée d’y aller sans lui, Paul s’empressa d’ajouter&|160;:

– Madame de Ganges est sortie aussi… elle doitdîner en ville… et je dois aller la rejoindre… je suis même déjà enretard…

– Oh&|160;! alors, je me reprocherais de vousretenir. J’aurai l’honneur de vous revoir très prochainement… dèsque madame de Ganges aura choisi un jour de réception et, dans tousles cas, dimanche, j’espère, chez madame Dozulé.

– Je l’espère aussi… mais…

– Je compte même que vous voudrez bien êtredes nôtres, au club dont nous faisons partie Carolles, Baffé etmoi. Je vous ai l’autre soir présenté ces messieurs… ils souhaitentvivement de n’en pas rester là et je tiens beaucoup à vousprésenter au cercle où nous pourrons nous rencontrer tous lesjours.

Si le vicomte avait eu l’intention de mettrePaul Cormier à la torture, il n’aurait pas parlé autrement. Chaquemot qu’il disait équivalait à un coup d’épingle et l’offreobligeante de son parrainage au club mettait le comble audouloureux embarras du faux marquis de Ganges.

Et le pauvre Paul ne pensait qu’à se déroberle plus tôt possible au supplice que M.&|160;de&|160;Servon luiinfligeait, avec ou sans intention.

– Je remercie beaucoup ces messieurs de leurbonne volonté, dit-il précipitamment, et je vous suis très obligé,mais je ne sais pas encore si je me fixerai à Paris… quand j’aurail’honneur de vous revoir, nous reparlerons de ce projet, mais en cemoment…

– Vous êtes pressé, je le sais, cher monsieur,et je ne vous retiens plus… ah&|160;! encore un mot pourtant… vousavez un intendant qui exécute trop bien les consignes qu’on luidonne… hier, vous lui aviez dit de ne recevoir personne…

– Pas moi… madame de Ganges sans doute…

– Eh&|160;! bien, il a exécuté l’ordre, maisil y a ajouté une explication de son cru… il a déclaré à mon valetde chambre que vous étiez encore en voyage… «&|160;Monsieur n’y estpas&|160;», c’est admis qu’un domestique réponde cela quand sonmaître tient à fermer sa porte&|160;; mais répondre&|160;:«&|160;Monsieur est en voyage&|160;» quand tout le monde sait quemonsieur vient d’arriver à Paris… c’est maladroit. Je me permets devous signaler le fait pour que vous laviez la tête à ce serviteurtrop zélé.

Paul le connaissait depuis vingt-quatreheures, le fait, puisque, la veille, il était chez la marquise, aumoment où le valet de chambre s’était présenté pour remettre unelettre. Le vicomte ne lui apprenait donc rien de nouveau, mais Paulne pouvait plus espérer que la situation se prolongerait. Elleétait trop tendue et le moindre incident ferait éclater lavérité.

Et il n’en était que plus pressé de fuirM.&|160;de&|160;Servon qui, d’explications en explications, auraitfini par la découvrir.

Tout en causant, ces messieurs s’étaientavancés, sous les arbres, jusqu’au bord de l’avenue d’Antin, qu’ilfaut traverser pour arriver à l’avenue Montaigne.

Un fiacre passait au pas. Paul fit signe aucocher d’arrêter et dit vivement àM.&|160;de&|160;Servon&|160;:

– Excusez-moi, monsieur… je suis si en retardque vous me permettrez de vous quitter… Merci du bon avis que vousvenez de me donner, et au revoir&|160;!

Il sauta dans la voiture qui fila aussitôtvers le quai.

Ce brusque départ ressemblait tant à unefuite, que le vicomte en demeura stupéfait.

Il lui était déjà venu à l’esprit qu’il yavait un mystère dans la vie de ce noble ménage&|160;; maintenant,il n’en doutait plus, et il se promettait de manœuvrer enconséquence.

De quelle espèce était ce mystère&|160;? Quelsecret cachaient les allures bizarres du marquis&|160;? Peuimportait à Servon, qui n’avait pas d’autre but que de s’insinuerchez la marquise et de tâcher de s’y implanter.

Mais, avant d’essayer, il tenait à être mieuxrenseigné et il ne savait comment s’y prendre.

Devait-il se présenter tout seul chez madamede Ganges, sous un prétexte qui restait à trouver, ou bien essayerde faire parler la baronne Dozulé&|160;? Elle lui voulait du biencette baronne et elle devait savoir beaucoup de choses. D’autrepart, l’hôtel de la marquise était à deux pas et le vicomtesoupçonnait M.&|160;de&|160;Ganges d’avoir menti en disant que safemme dînait en ville et qu’il allait la rejoindre. Si elle étaitrestée chez elle, l’occasion était tentante pour risquer ladémarche. Toute la question était de savoir si elle consentirait àle recevoir. Si elle le recevait, il saurait bien mener sa barquede façon à s’ancrer dans la maison.

Il allait se décider à courir cette aventure,lorsqu’il avisa sur le trottoir, de l’autre côté de l’avenue, unhomme qui semblait hésiter à venir à lui.

Servon aurait pu l’apercevoir plus tôt, car ily avait bien deux minutes qu’il avait débouché de l’avenueMontaigne, juste au moment où Paul Cormier montait en voiture.

Cet homme n’avait rien qui put attirerl’attention, mais il regardait le vicomte avec tant de persistanceque le vicomte le regarda aussi et le reconnut.

C’était l’individu qui, une heure auparavant,s’était arrêté sous le balcon du Club et que Servon avait signalé àses amis.

C’était l’ancien garçon de jeu du Cercle desMoucherons, renvoyé pour cause de suspicion légitime etregretté des pontes qu’il obligeait jadis à des tauxultra-usuraires.

Il ne paraissait pas qu’il eût prospéré depuisqu’il avait changé d’état. Il avait le teint hâve d’un homme qui asouffert et ses vêtements n’étaient pas neufs, mais il n’en étaitpas à montrer la corde et, à la rigueur, un gentleman pouvait, sansse trop compromettre, lui parler dans la rue.

La veille encore, Servon, s’il l’eûtrencontré, aurait très probablement fait semblant de ne pas levoir, mais dans les dispositions d’esprit où était en ce moment levicomte, il n’en allait plus de même.

Il y a des services qu’on ne peut demanderqu’à un déclassé et Servon se trouvait justement dans le casd’avoir besoin d’un moins scrupuleux que soi.

Il ne fit pas la moitié du chemin, mais ilattendit l’homme qui s’était décidé à s’approcher et qui lui dit ensoulevant son chapeau, sans l’ôter – le salut d’un homme déchu quine sait pas comment on prendra sa politesse&|160;:

– Je vois que monsieur le vicomte veut bien mereconnaître. Monsieur le vicomte est bien bon.

– Je vous reconnais d’autant mieux que je vousai déjà vu passer tantôt sur le boulevard, répondit Servon.

– Monsieur le vicomte était au club avec sesamis… M.&|160;le comte de Carolles… M.&|160;le capitaine de Baffé…Ces messieurs se souviennent de moi, quand j’étais auxMoucherons… C’était le bon temps…

– Oui… on vous à mis à pied, je crois…

– Sous prétexte que j’avais introduit auCercle des cartes marquées. Il n’aurait tenu qu’à moi de mejustifier… mais il aurait fallu nommer le vrai coupable et j’aimieux aimé perdre ma place que de dénoncer un gentilhomme. Lapreuve que je n’étais pas coupable, c’est qu’on ne m’a paspoursuivi.

– Comment vivez-vous, maintenant&|160;?

– Je vis… mal.

– Vous aviez pourtant, je suppose, amassé uncapital…

– Assez rond… c’est vrai… Je l’ai laissé àMonte-Carlo.

– Vous êtes joueur, vous&|160;!… ah&|160;!parbleu, c’est trop fort… après avoir vu où le jeu a mené tant degens qui vous empruntaient de l’argent&|160;!…

– La passion ne raisonne pas… et c’est mapassion, le jeu… mais j’en suis bien revenu, et maintenant, jecherche à faire des affaires.

– Des affaires, de quel genre&|160;?

– Je n’ai pas de préférences. Cependant, si jepouvais monter une agence de renseignements, je crois que je feraisma fortune… Recherches dans l’intérêt des familles… surveillancesdiscrètes…

– Je comprends. Vous voudriez faire de lapolice au service des particuliers.

– Justement. Je m’essaie déjà, et si jepouvais être utile à monsieur le vicomte…

De ce ci-devant garçon de jeu au vicomte deServon la proposition était impertinente et le gentilhomme auquelce drôle osait la faire eut sur les lèvres une verte réplique. Maissi le premier mouvement est le bon, comme on le prétend, il arrivesouvent que le second ne vaut pas le premier.

Servon, indigné tout d’abord, se dit très viteque cette ouverture n’était pas à dédaigner. Il avait à cœur desavoir à quoi s’en tenir sur les époux de Ganges&|160;; qui veut lafin veut les moyens et ce n’était pas le cas de se montrerdifficile sur le choix de l’agent qui se chargerait de lerenseigner.

On ne fait pas la cuisine avec des gantsblancs et pour les basses besognes on n’emploie pas degentlemen.

– Vous vous essayez, dites-vous&|160;? demandaServon.

– Mon Dieu, oui, répondit modestementBrunachon&|160;; quand on a été sept ans employé dans un grandcercle on connaît tout Paris… le Paris mondain… et on sait beaucoupde choses. Depuis que je cherche à travailler dans la partie desrenseignements, j’en ai déjà ramassé pas mal et j’ai fait quelquesnouvelles connaissances. S’il plaisait, un jour ou l’autre, àmonsieur le vicomte de mettre mes talents à l’épreuve, je me flatteque monsieur le vicomte serait satisfait de moi.

– Alors, pour le moment, vous faites de lapolice, en amateur&|160;?

– Pour me faire la main.

– C’est à peu près la même chose. Et vous vousexercez sur le premier venu&|160;?

– Oui… quand ça se trouve… et puis j’ai gardédes amis parmi mes anciens camarades… ils me renseignent àl’occasion… et je n’oublie jamais rien… j’ai une mémoireexcellente…

– Vous avez aussi de bons yeux pour m’avoirreconnu au balcon.

– Je reconnaîtrais de beaucoup plus loinmonsieur le vicomte, dit respectueusement Brunachon. Monsieur levicomte ne ressemble pas à tout le monde.

– Alors, je dois être facile à… commentdites-vous cela&|160;?… à filer, je crois&|160;?

– Filer, c’est bien le mottechnique.

Ce terme et le langage correct de l’anciencroupier auraient bien étonné Bardin père et fils qui l’avaiententendu la veille, dans le cabinet du juge, s’exprimer comme unrôdeur de barrières. Ils ne connaissaient pas le personnage.Brunachon parlait argot, quand il lui convenait de le parler, maisil savait aussi à l’occasion prendre le ton d’un homme bienélevé.

– Est-ce que vous venez de me filer,moi&|160;? lui demanda tout à coup M.&|160;de&|160;Servon.

– Oh&|160;! monsieur&|160;!… je ne me seraispas permis…

– Pourtant, ça m’en a tout l’air. Je vous aivu arrêté, tantôt, sous le balcon du club… et je vous retrouve, uneheure après, dans ce coin des Champs-Élysées

– J’y suis arrivé bien avant monsieur levicomte et j’y suis venu pour une affaire dont je commence àm’occuper. Si je viens de rencontrer monsieur le vicomte, c’esttout à fait par hasard. Je sortais de l’avenue Montaigne quand jel’ai aperçu… Monsieur le vicomte a dû voir que je n’osais pasl’aborder…, et d’ailleurs, si je m’étais permis de le suivre,j’aurais eu soin de ne pas me montrer.

– Alors, vous cherchez quelqu’un, avenueMontaigne&|160;?

– Je cherchais… des informations. J’étais venuen reconnaissance… comme à la guerre… explorer le terrain etsurveiller les mouvements de l’ennemi… j’ai perdu mes peines.

Tout cela n’était pas clair et ces réponsesentortillées ne faisaient qu’aiguillonner la curiosité deM.&|160;Servon qui, lui aussi, avait des renseignements à prendreet qui songeait à charger Brunachon de les prendre pour lui.

– Vous qui prétendez connaître tant de gens,lui demanda-t-il, tout à coup, connaissez-vous un certain marquisde Ganges&|160;?

De vue… oui… parfaitement, répondit Brunachon,déjà sur ses gardes.

– Où l’avez-vous vu&|160;?… etquand&|160;?

– À Monte-Carlo, cet hiver.

– Je le croyais en Turquie.

– Je ne sais pas s’il y est allé, mais je saisqu’il était encore à Nice, il y a huit jours.

– Mais, depuis, il est rentré à Paris.

– C’est possible. Sa femme y habite… tout prèsd’ici, dans un très bel hôtel qui lui appartient. On disait là-basque le marquis ne vivait pas avec elle… ils ont pu se raccommoder…mais j’en doute…

– Pourquoi en doutez-vous&|160;?

– Puisque monsieur le vicomte me faitl’honneur de m’interroger, je dois dire à monsieur le vicomte quecette dame a un amant. Ce n’est pas une raison pour qu’elle ne seremette pas avec son mari…

– Enfin, vous persistez à affirmer que, sivous rencontriez le marquis de Ganges, vous lereconnaîtriez&|160;?

– À l’instant même.

– Eh&|160;! bien, vous vous vantez, car vousvenez de le voir.

– Où donc&|160;?

– Je causais avec lui quand vous êtesarrivé.

– Quoi&|160;! ce jeune homme qui est monté envoiture…

– Précisément. Ce jeune homme, c’est monsieurde Ganges que vous prétendez connaître.

– Ça, le marquis&|160;! s’écria Brunachon.Ah&|160;! mais non&|160;! Il ne lui ressemble même pas… et lemarquis a au moins cinq ans de plus.

– Il faut donc qu’il y ait deux marquis deGanges, car celui que vous venez de voir porte ce nom et ce titreet il va dans le monde avec la marquise. Je les y ai rencontrésensemble.

Brunachon eut un hochement de tête qui devaitsignifier&|160;: «&|160;tout s’explique&|160;», mais il ne ditmot.

Il n’était pas encore décidé à mettre levicomte dans son jeu.

Brunachon, après avoir manqué sa premièretentative de chantage, en préparait une autre, depuis qu’il étaitsorti du cabinet de monsieur Bardin. Il savait que Paul Cormiern’avait pas été arrêté, et il commençait à prévoir que l’affaire duboulevard Jourdan n’aurait pas de suites graves. Un duel n’est pasun assassinat. D’ailleurs, Paul Cormier, après avoir comparu devantle juge d’instruction, ne redoutait plus d’être dénoncé. Brunachonavait donc changé ses batteries. C’était maintenant la marquise deGanges qu’il espérait faire chanter. Il y avait songé dès lepremier jour, car, comme l’avait soupçonné Paul, il s’était cachédans un fiacre pour le suivre depuis la rue Gay-Lussac jusqu’àl’avenue Montaigne&|160;; il savait chez qui Paul était allé, – ill’avait su en faisant causer les marchands du voisinage, tousfournisseurs de l’hôtel, – et il s’était promis d’exploiter madamede Ganges aussitôt qu’il serait complètement renseigné sur lanature des relations que cette grande dame entretenait avec unétudiant.

Il était revenu le lendemain aux informations.Il en arrivait, et il s’en était fallu de peu qu’il surprît,causant avec Paul Cormier, Jean de Mirande, qu’il aurait puexploiter aussi. Il n’avait fait qu’entrevoir Paul qui ne l’avaitpas vu, mais M.&|160;de&|160;Servon venait de lui apprendre tout cequ’il ne savait pas, – hors une seule chose que Servon ignoraitlui-même, puisqu’il ne connaissait pas l’histoire du duel&|160;; –le nom de l’homme que Mirande avait tué.

Brunachon ne mentait pas en disant qu’ilconnaissait le marquis de Ganges pour l’avoir rencontré aux tablesde jeu de Monte-Carlo&|160;; et Brunachon n’avait pas menti nonplus, en disant au juge d’instruction qu’il ne s’était réveilléqu’au moment où le duel sur le bastion venait de finir.

Il avait vu d’en haut un mort couché surl’herbe, la face contre terre. Il ne s’était pas douté que ce mortétait le marquis et il ne s’en doutait pas encore.

– Eh&|160;! bien, lui ditM.&|160;de&|160;Servon en haussant les épaules, vous voyez qu’ilvous arrive de vous tromper tout comme un autre.

– Je ne me trompe pas, murmura l’ancien garçonde jeu. Ce monsieur se fait passer pour le marquis de Ganges, maisil ment.

– Alors, il est d’accord avec lamarquise&|160;?

– Évidemment, puisqu’il l’accompagne dans lemonde.

– C’est donc qu’il est son amant&|160;?

– Je le supposais, avant d’avoir entenduM.&|160;le vicomte. Maintenant, je n’en doute plus.

– Bon&|160;! mais qui est-il&|160;?

– Ah&|160;!… voilà&|160;!…

– Vous devez le savoir.

– Si je le savais, monsieur le vicomtecomprendra que je ne devrais pas le dire. En affaires, ladiscrétion est indispensable pour réussir.

– En affaires&|160;?… comment&|160;? Ah&|160;!oui, j’entends… les affaires de l’agence que vous voulez monter,dit Servon avec une légère grimace de dégoût. Vous ferez commercede renseignements et vous ne les donnerez pas pour rien.

– Monsieur le vicomte devine tout.

– Eh&|160;! bien… j’ai l’habitude de payer ceque j’achète. Faites votre prix.

– Oh&|160;! je m’en rapporterai toujours à lagénérosité de monsieur, le vicomte… et du reste, pour le moment,j’ai si peu de chose à lui vendre que ce n’est pas la peine detraiter.

Le drôle disait&|160;: traiter, commes’il se fût agi de signer une convention diplomatique.

– Si monsieur le vicomte avait intérêt à êtrerenseigné sur ce faux marquis et sur ses rapports avec madame deGanges, je me mettrais en campagne et je me ferais fort de luiprocurer toutes les informations dont il aurait besoin.

– Très bien. Je vous rémunérerailargement.

Le vicomte était déjà revenu de sesrépugnances à recourir aux vils offices d’un espion.

– Alors, je puis marcher. Une parole demonsieur le vicomte vaut de l’or.

Brunachon changeait, comme on dit, son fusild’épaule. Brunachon n’était pas homme à refuser les offres deM.&|160;de&|160;Servon&|160;; d’autant que tout en le servant, ilpourrait à l’occasion faire chanter la marquise.

C’était même sur elle qu’il fondait ses plusgrosses espérances de bénéfices. Le vicomte se lasserait vited’acheter des renseignements, et Paul Cormier n’était pas en étatde payer bien cher un silence dont il pourrait bientôt sepasser&|160;; mais la marquise était riche et elle avait saréputation à préserver.

– Eh&|160;! bien&|160;?… le nom de cethomme&|160;? demanda M.&|160;de&|160;Servon.

– Il s’appelle Paul Cormier… et il estétudiant… il fait son droit.

– Je m’en doutais. Où demeure-t-il&|160;?

– Au quartier Latin. Rue Gay-Lussac, numéro9.

– Cela doit être vrai, murmura le vicomte.Mais comment cet étudiant connaît-il la marquise deGanges&|160;?

– Voilà, monsieur le vicomte, ce que j’ignoreabsolument, mais je m’engage à le savoir d’ici à très peu de jours.Tout ce que je puis vous dire aujourd’hui, c’est que, hier, ils’est fait conduire en voiture à la porte de l’hôtel de cette dame,avenue Montaigne, qu’elle l’a reçu et qu’il est resté plus d’uneheure chez elle. Je pourrais faire le mystérieux et vous laissercroire que j’en sais beaucoup plus long. J’aime mieux vous dire lavérité.

– Et il la connaît de longue date, repritServon qui suivait son idée. Dimanche, ils se sont présentésensemble dans une maison où je me trouvais… on a annoncé M.&|160;lemarquis et madame la marquise de Ganges… et il a raconté, lui,qu’il était arrivé le matin d’un grand voyage… ils s’étaiententendus à l’avance, car elle ne l’a pas démenti… donc, ils étaientd’accord.

– C’est évident.

– Il n’y a qu’une chose que je ne m’expliquepas, c’est qu’ils aient pu croire que personne ne s’apercevrait dela substitution… le vrai marquis n’aurait qu’à reparaître…, et ilreparaîtra certainement… il ne restera pas toute sa vie àMonte-Carlo.

– À moins qu’ils ne se soient entendus aveclui… il y a des maris avec lesquels on peut entrer enaccommodement… et il n’a pas trop bonne réputation, ce marquis.

– On finirait toujours par savoir à Parisqu’il existe… sa femme risquerait trop en mettant son amant à laplace de son mari… il doit y avoir autre chose…

– C’est ce que je me dis aussi… mais,quoi&|160;?…

– Peut-être que le vrai marquis de Ganges estmort récemment à Monaco… il est joueur… il a bien pu se tuer…Peut-être que sa femme le sait et qu’elle a imaginé de leremplacer, parce qu’elle est bien sûre qu’il ne viendra pasréclamer…

– Je n’avais pas pensé à ça, murmuraBrunachon, que cette idée parut frapper.

Puis, se reprenant&|160;:

– Mais, non… s’il s’était brûlé la cervellelà-bas, les journaux l’auraient annoncé… il faudrait donc supposerqu’il est mort incognito et que sa veuve espère qu’on ne saurajamais qu’il est mort.

Le vicomte réfléchissait et ne trouvait pasd’explication satisfaisante.

– Au fait&|160;!… pourquoi pas&|160;? ditentre ses dents Brunachon.

– Je vois, reprit Servon impatienté, que vousne devinez pas mieux que moi. Quand vous aurez trouvé, vous me leferez savoir. Mais notre entretien a assez duré… et comme toutepeine mérite salaire…

Il allait mettre la main à la poche, quandBrunachon lui dit vivement&|160;:

– Pas encore, monsieur le vicomte. Laissez-moigagner mon argent. Pouvez-vous disposer d’une heure&|160;?

– Oui… mais pourquoi&|160;?

– Je viens d’avoir une idée et si je ne metrompe pas, avant une heure, vous serez fixé sur le pointprincipal… le reste viendra ensuite, très facilement…

– Voilà bien des promesses&|160;! que faut-ilque je fasse pour arriver à ce résultat&|160;?

– Une course en voiture… avec moi.

– J’aime mieux&|160;: pas avec vous, dit levicomte qui ne tenait pas à se montrer dans les rues de Paris encompagnie de cet homme.

C’était bien assez d’avoir causé avec lui dansun coin écarté.

– Bon&|160;! je comprends, dit cyniquementBrunachon. Il y a moyen de s’arranger. Je vais monter dans lepremier sapin découvert qui va passer, vous monterez dans un autre.Vous direz à votre cocher de suivre le mien et d’arrêter quand ilarrêtera. Chacun descendra de son côté et là où vous me verrezentrer, vous entrerez derrière moi, sans avoir l’air de meconnaître.

Vous pourrez même, si vous le préférez,m’attendre à la porte.

– C’est bien compliqué ce que vous me proposezlà, dit le vicomte, qui avait bonne envie d’envoyer au diable cechercheur de pistes.

– Mais, non… c’est tout simple, au contraire,répondit Brunachon, et Monsieur le vicomte ne risquera pas de secompromettre, puisque je ne lui parlerai pas… c’est-à-dire… je luiparlerai… après… et dans un endroit où personne ne nousremarquera…

– Comment, après&|160;?… après quoi&|160;?

– Après que j’aurai su ce que je vais savoir…et ce ne sera pas long… une demi-heure de trajet en voiture… etmême moins, si nous tombons sur de bons cochers… cinq minutes de…de vérification… et je serai fixé. Je rejoindrai alors monsieur levicomte et je lui ferai mon rapport.

– Dans la rue&|160;?

– Dans un square où on ne rencontre que destroupiers et des bonnes d’enfants.

– Que de mystères&|160;! vous pouvez bien medire où vous voulez me conduire.

– Monsieur le vicomte ne viendrait pas, si jele lui disais.

– Alors, je refuse.

– Monsieur le vicomte aurait bien tort. Je luirendrais compte tout de même… je lui écrirais… mais nous perdrionsdu temps… et dans ces sortes d’affaires, il ne faut pas traîner…tandis que si Monsieur le vicomte veut bien venir, il saura tout desuite à quoi s’en tenir sur la véritable situation de cettedame…

– De la marquise de Ganges&|160;?

– Mais oui, Monsieur. N’est ce pas précisémentle point sur lequel vous désirez être renseigné avanttout&|160;?

– Sans doute, mais…

– Eh&|160;! bien, quand vous le serez, vous medirez ce que j’aurai à faire pour vous servir et je le ferai.

Brunachon parlait déjà comme s’il eût étéchargé d’une mission par M.&|160;de&|160;Servon qui hésitait encoreà l’employer.

Il y répugnait même, car il était d’un mondeoù on ne se commet pas volontiers avec des gens de cette sorte,mais d’autre part il désirait tant éclaircir le mystère quienveloppait la vie de madame de Ganges qu’il devait finir par sedécider à accepter la proposition de l’ignoble Brunachon.

Que risquerait-il, après tout&|160;?… Rien quede faire en voiture une course inutile. C’était peu de chose encomparaison du résultat que l’espion lui promettait.

– Je me permettrai de faire observer àMonsieur le vicomte qu’il est temps de partir, reprit cet homme. Sinous différions davantage, nous arriverions trop tard.

Il ne disait toujours pas où il s’agissaitd’arriver et Servon sentait bien qu’il ne le dirait pas. Mais peuimportait, au fond. Servon serait toujours libre de ne pas lesuivre jusqu’au bout, s’il s’apercevait qu’on le menait là où il nevoulait pas aller. Peut-être même valait-il mieux qu’ill’ignorât&|160;; car si ce voyage devait avoir des suites fâcheusespour quelqu’un, sa responsabilité serait moins engagée.

Le hasard – un hasard facile à prévoir – mitfin aux incertitudes du vicomte.

En cette saison, à l’heure où on revient duBois, les voitures vides et les cochers cherchant pratique[49] foisonnent aux Champs-Élysées.

Deux victorias libres passaient en ce moment àla file, marchant au pas vers la place de la Concorde en rasant letrottoir de la contre-allée.

Brunachon interrogea d’un coup d’œil leclubman qui répondit par un signe affirmatif et sans attendre unordre plus formel, Brunachon sauta dans la première.

Le sort en était jeté. Servon monta dans laseconde qui n’était pas loin et dit à son cocher de suivre.

Brunachon avait rapidement donné sesinstructions au sien qui mit son cheval au trot.

Le vicomte n’avait plus qu’à se laisser allerau courant de cette curieuse aventure et il commençait à y prendreun certain plaisir. L’attrait de l’inconnu. Il lui était arrivéassez souvent de suivre une jolie femme, sans savoir où elle leconduirait. C’est un sport amusant pour un désœuvré qui se consolefacilement d’être distancé en route. Cette fois, il était sûr quepareille déconvenue ne lui arriverait pas et l’intérêt était plusvif, car il ne pouvait pas deviner le dénouement.

Brunachon avait refusé de dire où il allait etil s’était abstenu de donner la moindre indication sur la directionqu’il comptait faire prendre à sa victoria.

Elle descendait l’avenue des Champs-Élysées,et cela prouvait seulement que Brunachon ne se dirigeait pas versles excentriques et élégants quartiers de l’Ouest&|160;: Passy,l’Étoile, le faubourg Saint-Honoré. Brunachon se dirigeait vers leParis central.

En débouchant sur la place de la Concorde, lavictoria qui le portait obliqua à droite et enfila le pont.

Servon était fixé. On allait sur la rivegauche.

Et une idée lui vint tout naturellement.Brunachon lui avait appris que l’amant de la marquise habitait lequartier latin. Servon ne douta pas que Brunachon ne le conduisîtchez cet étudiant, auquel il se proposait de faire subir uninterrogatoire en présence du vicomte, qui n’y tenait pas du tout,car il n’aurait rien gagné à mettre Paul Cormier au pied dumur.

Ce garçon, s’il fallait en croire Brunachon,demeurait rue Gay-Lussac. Le vicomte se promit de laisser Brunachonmonter tout seul chez le faux marquis, si la Victoria s’arrêtait àla porte du numéro 9.

Pour le moment, elle suivait le quai d’Orsay,et c’était à peu près le chemin de la rue Gay-Lussac.

Après le quai d’Orsay, elle prit le quaiVoltaire, mais au lieu de tourner par la rue des Saints-Pères, pourarriver presque directement au Luxembourg, elle continua par lequai Malaquais, et par le quai Conti, en passant devant l’Institutet devant la Monnaie, puis laissant le Pont-Neuf à gauche, elle selança sur la pente du quai des Augustins.

– Bon&|160;! se dit Servon, toujours imbu del’idée qu’on allait chez Cormier, il va prendre le boulevardSaint-Michel… ce cocher n’a pas le sentiment de la ligne droite,mais c’est le chemin tout de même. Je me laisse faire&|160;;seulement, je lâcherai ce drôle à la porte. Il faut en vérité qu’ilsoit stupide pour s’imaginer que je vais me présenter avec lui chezce jeune homme.

La résolution était louable, mais le vicomten’eut pas besoin d’y persévérer.

Arrivée à la place Saint-Michel, au lieu deremonter le boulevard, la voiture qui portait Brunachon s’engageasur le pont qui aboutit dans la Cité.

– C’est inouï&|160;! grommela Servon&|160;; levoilà qui revient sur ses pas à présent. Ce n’était pas la peine depasser la Seine au pont de la Concorde pour la repasser dix minutesaprès.

Où diable me mène ce Brunachon&|160;? Est-cequ’il se moque de moi et a-t-il le projet de me traîner à sa suiteà travers tout Paris&|160;?… non, il n’oserait pas… mais oùallons-nous&|160;?… cette rue qui traverse l’île, c’est leboulevard du Palais…

Et voici le Palais lui-même. J’aime à croirequ’il n’a pas l’intention d’y entrer pour avertir la justice.

Le vicomte n’avait assurément rien à démêleravec la justice de son pays, mais s’il avait su que le nomméBrunachon avait passé toute l’après-midi, la veille, dans lecabinet d’un juge d’instruction, il se serait arrêté plus longtempsà l’idée singulière qui lui était venue.

Du reste, il n’y avait pas lieu, car lavictoria tourna vivement à droite, pour traverser le parvisNotre-Dame.

Cela devenait incompréhensible et l’aventuretournait presque au comique.

Il n’y a sur le Parvis que Notre-Dame etl’Hôtel-Dieu – une église et un hôpital.

On ne pouvait pas supposer que Brunachonallait visiter un malade ou allumer un cierge devant l’autel de laVierge.

Où allait s’arrêter cette promenade&|160;? Levicomte ne cessait de se le demander, mais il ne songeait plus àabandonner la partie, car il supposait qu’on approchait du but.

Le parvis ne mène à rien qu’à l’îleSaint-Louis, et Servon ne se figurait pas que son étrange guide pûtaller dans ce paisible quartier chercher des renseignements surl’excentrique marquis de Ganges.

Brunachon avait pourtant l’air de savoirparfaitement ce qu’il faisait. Depuis qu’on roulait, il s’étaitretourné plus d’une fois pour s’assurer que la voiture du vicomtesuivait et la dernière fois, en arrivant sur la place Notre-Dame,il avait adressé de loin au persévérant clubman, un signe quisignifiait, sans aucun doute&|160;: «&|160;Ne vous impatientez pas.Nous y sommes.&|160;»

Et Servon, quoique vexé d’être véhiculé de lasorte, lui savait gré d’observer les conventions en s’abstenant decommuniquer avec lui autrement que par gestes.

Mais il ne devinait toujours pas où onallait.

La victoria de Brunachon s’engagea dans unerue sombre que domine à droite la masse colossale de lacathédrale&|160;: la rue du Cloître, qui n’est ni large ni longue,et où, de sa vie, le vicomte n’avait passé.

Il ne cherchait plus à se rendre compte deschemins qu’on lui faisait prendre, et il lui arrivait de sedemander ce que les deux cochers devaient penser de cette course àla queue leu-leu de deux messieurs qui se connaissaient évidemmentet qui avaient éprouvé le besoin de prendre deux voitures au lieud’une seule.

Au bout de la rue du Cloître, celle quimarchait en tête s’arrêta et M.&|160;de&|160;Servon dit aussitôt àson cocher d’en faire autant.

Brunachon descendit et M.&|160;de&|160;Servons’empressa de descendre aussi.

C’était le moment décisif. Brunachon allait-ilaborder le vicomte et lui expliquer pourquoi il l’avait amenélà&|160;?

Pas du tout. Brunachon, fidèle à sa promesse,se contenta de lui montrer du doigt la grille le long de laquelleles deux victorias étaient rangées, à dix pas d’intervalle.

Cette grille entourait une manière de square,planté d’arbres rabougris et garni de bancs vermoulus, un squarepauvre où jouaient des enfants malingres et où de vieillesloqueteuses se chauffaient au soleil.

C’était bien là l’endroit désigné parBrunachon, qui avait engagé le vicomte à l’y attendre, pendantqu’il irait, lui, se renseigner sur la vraie situation de madame deGanges.

Se renseigner où et près de qui&|160;? il nel’avait pas dit et Servon, qui n’en avait pas la plus légère idée,le vit entrer avec d’autres personnes dans un bâtiment adossé auparapet du quai, à la pointe de la Cité, et d’assez tristeapparence.

Cela ressemblait à l’une de ces constructionsqu’on voit de distance en distance sur les bords de la Seine,depuis le pont de Bercy jusqu’au viaduc d’Auteuil, et où sont lesbureaux des employés de la navigation.

Servon ne s’inquiéta point de savoir ce quec’était et ne fut pas tenté d’y entrer à la suite de Brunachon.

Servon appartenait à cette catégorie deParisiens qui ne connaissent de Paris que les quartiers habités parles heureux de ce monde. Il pouvait se vanter de n’avoir jamais misles pieds dans les parages où logent les déshérités, car il ne lesavait traversés qu’en voiture, en se rendant à quelque gare dechemin de fer.

Il n’était pas entré au Jardin des Plantesdepuis son enfance, et s’il avait aperçu les tours de Notre-Dame,c’était de loin et pour ainsi dire malgré lui, car il ne s’étaitjamais arrêté pour les admirer.

Il savait donc à peine où il était, et iln’avait pas, comme les étrangers qui visitent pour la première foisla grande ville, un guide du voyageur dans sa poche, à seule fin dene pas s’égarer et de se renseigner sur la destination desmonuments.

Peu lui importait d’ailleurs, pourvu queBrunachon revint promptement mettre fin à ses incertitudes.

Il entra dans le square et, n’ayant garde des’asseoir sur des sièges publics d’une solidité et d’une propretédouteuses, il se mit à se promener par les allées, après avoirallumé un cigare.

Il remarqua bientôt que beaucoup de gens quipassaient sur le quai se détournaient de leur chemin pour entrer,comme Brunachon, dans le petit édifice long et bas qui faisait faceà l’entrée du square. D’autres en sortaient. C’était un va-et-vientcontinuel.

De cette affluence, le vicomte conclutjudicieusement qu’il y avait là dedans une succursale du Mont dePiété et se demanda derechef ce que l’ancien garçon de jeu étaitallé chercher là.

Il commençait d’ailleurs à en avoir assez decette énigmatique expédition et il se promettait de planter làBrunachon, pour peu qu’il tardât à reparaître.

Il se trouvait même un peu ridicule de s’êtrelaissé embarquer par ce drôle dans cette campagne policière et iljurait bien qu’on ne l’y reprendrait plus, quel qu’en fût lerésultat.

Il n’attendit pas trop longtemps.

Au bout de dix minutes, il vit Brunachondescendre les marches qui précèdent la maisonnette où il étaitentré et impatient de l’interroger, il fit quelques pas pour seporter à sa rencontre, mais il se ravisa en voyant Brunachon luiindiquer d’un signe de tête le fond du square où il n’y avaitabsolument personne et où ils pourraient causer sans attirerl’attention.

Brunachon donnait au vicomte une leçon deprudence et le vicomte s’y conforma.

Il lui sut même gré de sa discrétion, carl’affaire semblait se corser et M.&|160;de&|160;Servon tenait deplus en plus à ne pas être vu conférant avec ce suspectpersonnage.

Brunachon passa, sans lui dire un seul mot,tout près du clubman qu’il avait promptement rattrapé et allas’embusquer dans un coin du terrain qui s’étend au delà du square,entre les hauts contre-forts de Notre-Dame et le parapet du quai del’Archevêché.

Servon vint l’y rejoindre, un peu étonné de levoir prendre tant de précautions, et l’interrogea des yeux.

– Monsieur le vicomte avait deviné, lui ditBrunachon. Moi, je n’y voulais pas croire.

– Croire à quoi&|160;?… Expliquez-vous,clairement, sacrebleu&|160;!

– Madame la marquise de Ganges est veuve.

– Veuve&|160;! s’écria le vicomte. Qu’ensavez-vous&|160;?

– Je viens de m’en assurer, répondittranquillement Brunachon.

– Comment&|160;? Est-ce à dire que vous venezde voir l’acte de décès de son mari&|160;? C’est donc une mairie cevilain petit monument&|160;?

– Non… ce n’est pas une mairie, dit l’anciengarçon avec un sourire qui ressemblait à une grimace.

– Alors, qu’est-ce que c’est&|160;?

– Monsieur le vicomte plaisante… Monsieur levicomte n’ignore pas…

– Je vous dis que je n’en sais rien. C’est lapremière fois de ma vie que je viens ici et si vous croyez que jeme suis amusé à interroger les gens déguenillés que j’ai vus dansle square…

– Oh&|160;! je pense bien que non… Mais, jecroyais… enfin, je n’ai plus qu’une prière à adresser à Monsieur levicomte…

– S’il s’agit de rouler encore à traversParis, je vous préviens que je n’en suis plus.

– Non… non… j’attendrai ici et Monsieur levicomte n’a qu’à entrer.

– Où ça&|160;?

– Dans le bâtiment d’où je sors. Monsieur levicomte verra par lui-même… et après, si Monsieur le vicomte veutbien venir me rejoindre, je lui expliquerai ce qu’il n’aura pascompris.

– Soit&|160;! dit Servon, agacé. J’y vais…mais je vous préviens que si je m’aperçois que vous vous êtes moquéde moi, vous vous en repentirez.

Et pendant que Brunachon protestait contrecette supposition, le vicomte traversa le square presque en courantet monta vivement les marches qui précédaient une espèce depéristyle au delà duquel s’étendait comme un paravent un mur quimasquait l’intérieur de l’édifice.

Pour entrer, il fallait tourner par la droiteou par la gauche ce mur ouvert aux deux bouts.

Ainsi fit-il et il se trouva dans une vastesalle carrée dont les parois en stuc poli étaient couvertes delongues inscriptions qu’il ne prit pas la peine de lire.

Éclairé par en haut, ce hallressemblait vaguement au vestibule d’un musée.

Le vicomte continuait à ne pas comprendre.

Il remarqua pourtant que les gens quientraient se dirigeaient tous vers un vitrage qui barrait le fondde la salle et défilaient devant cette clôture en verre, comme onpasse devant les étalages d’un bazar.

Ils ne s’arrêtaient qu’au bout, mais là, ungroupe s’était formé et deux sergents de ville de serviceveillaient à ce que les curieux ne stationnassent pas troplongtemps.

«&|160;Circulez, messieurs&|160;!…circulez&|160;!&|160;» cet avertissement souvent répété accéléraitle défilé.

Dans ce coin, évidemment, se trouvait ce queles Anglais appellent the great attraction, mais du diablesi Servon devinait ce qu’on montrait là qui pût intéresser cettefoule empressée.

Afin de le savoir, il se mit à la queue commeles autres et en s’approchant, il vit derrière la vitrine unedouble rangée de tables de marbre dont deux étaient occupées pardeux cadavres de noyés, verts, bleus, violets, hideux.

Cette fois, Servon fut fixé sur la destinationde l’édifice.

– Ce drôle m’a amené à la Morgue, dit-il,entre ses dents. Il m’a fait une farce funèbre, mais il me lapaiera.

Il allait battre en retraite, car il n’avaitaucun goût pour les spectacles lugubres, mais il se ravisa.

– Non, reprit-il en se parlant à lui-même, iln’aurait pas osé me berner de la sorte. En me poussant à entrer, ila eu un but. Lequel&|160;? Est-ce que le marquis de Ganges&|160;?…Mais oui… c’est cela… cet homme vient de le reconnaître, couché surune des dalles noires… je serais bien empêché de le reconnaître,moi qui ne l’ai jamais vu vivant… et alors même que je l’aurais vu,je ne le reconnaîtrais pas davantage, s’il est dans le même étatque ces deux corps qui n’ont plus figure humaine.

Servon s’aperçut bientôt qu’il y en avait untroisième, celui qui attirait le public, celui qui faisait recettecomme disent les habitués de l’établissement.

Il suivit le mouvement et il vit que ce mortétait beaucoup mieux conservé que les deux noyés.

Il était exposé au premier rang, tout près duvitrage et on ne l’avait pas déshabillé.

Il était vêtu d’un pantalon de fantaisie etd’une chemise fine avec, aux poignets, des boutons de manchettes enor.

On avait enlevé la cravate et ouvert lachemise, afin qu’on pût voir à nu la poitrine trouée au-dessous dusein droit.

Il avait dû mourir très vite, et sanssouffrir, car la figure était calme.

On aurait dit qu’il dormait.

Celui-là, certainement, n’appartenait pas à lamême catégorie sociale que les malheureux qui figurentordinairement à la Morgue, et autour du vicomte, tout étonné, lescommentaires pleuvaient&|160;: «&|160;– En v’là un qui ne s’est passuriné[50] l’estomac parce qu’il n’avait plusde quoi béquiller[51]. –Non.C’est un rupin[52]… iln’aurait eu qu’à porter ses boutons chez ma tante[53]&|160;; on lui aurait prêtédessus au moins trente balles, à moins qu’ils nesoillent en toc. – Pas de danger&|160;!… c’est unzig de la haute, que je te dis. – Et c’est paslui qui s’a suriné. C’est des escarpes[54]… là bas, du côté de la porte deMontrouge.&|160;»

– Circulez, Messieurs&|160;!… circulez&|160;!…cria un des sergents de ville.

Le vicomte, qui en avait assez vu, circula,mais il ne se pressa pas trop de sortir.

Il était fixé maintenant. Ce mort, c’était lemarquis de Ganges, que Brunachon avait cru reconnaître, et siBrunachon ne s’était pas trompé, il était jusqu’à présent le seulqui l’eût reconnu, puisque le corps restait exposé.

Les morts reconnus sont enlevés immédiatement.À Paris, chacun sait cela, et Servon l’avait entendu dire, commetout le monde.

Comment ce mari de la marquise, le vrai,était-il venu se faire assassiner à Paris, en arrivant deMonte-Carlo, s’il fallait en croire l’ancien garçon de jeu quidisait l’y avoir vu&|160;?

Servon ne le devinait pas, et ce n’était pasce côté de la question qui le préoccupait le plus.

Pour le moment, il ne pouvait mieux faire qued’aller retrouver l’homme qui l’attendait et de lui demander desexplications supplémentaires.

Brunachon était à son poste, et il accueillitle clubman par un&|160;: «&|160;Eh&|160;! bien, monsieur le vicomtea vu&|160;?&|160;» qui poussa Servon à répondre&|160;:

– J’ai vu un homme qui a été tué d’un coup decouteau dans la poitrine, oui. Alors, vous prétendez que cet hommeest M.&|160;de&|160;Ganges&|160;?

– Je l’affirme, parce que j’en suis sûr. Ets’il y avait ici n’importe quel croupier de Monte-Carlo, il lereconnaîtrait, car il n’est pas changé du tout. Il a sa figure delà-bas, quand il fermait les yeux pendant que la bille tournaitdans le cylindre. On dirait qu’il va les rouvrir pour dire&|160;:moitié à la masse&|160;!

Pauvre marquis&|160;!… il était beau joueur,tout de même, et il ne regardait pas à l’argent quand il gagnait.Et pas fier, avec ça… il m’a plus d’une fois donné un louis, quandj’étais à la côte[55], conclutBrunachon en guise d’oraison funèbre.

– Si vous êtes sûr que c’est lui, pourquoin’êtes-vous pas entré avec moi à la Morgue&|160;? demandaM.&|160;de&|160;Servon pour mettre fin à des discours quil’ennuyaient.

– Mais… parce que j’en sortais, réponditBrunachon. Si j’y étais rentré immédiatement, on m’aurait remarquéet on m’aurait peut-être filé. C’est plein d’agents depolice, là-dedans… ils remarquent les figures… et je ne tenais pasà leur montrer la mienne deux fois en dix minutes.

L’explication parut singulière au vicomte quine savait pas que l’ancien garçon de jeu avait eu et auraitprobablement affaire encore au juge d’instruction à propos de lamort tragique du marquis de Ganges. Mais il ne perdit pas son tempsà demander des éclaircissements.

– Puisque vous l’avez reconnu, dit-ilsèchement, il faut faire votre déclaration à la police.

– Je préfèrerais que monsieur le vicomte s’enchargeât.

– Moi&|160;!… êtes-vous fou&|160;?… commentpourrais-je dire que je le reconnais&|160;?… c’est la première foisque je le vois.

– Oh&|160;! je comprends que monsieur levicomte ne veuille pas se mêler d’une histoire où la justice a misle nez.

– On croit donc à un crime&|160;?

– Et on a raison d’y croire. Ce pauvre marquisa été trouvé mort sur le talus des fortifications… il a dû être tuéle jour de son arrivée à Paris. L’instruction est ouverte…seulement, le juge ne sait pas encore son nom… il paraît qu’iln’avait pas de papiers sur lui… et comme il n’habitait plus laFrance depuis des années, ceux qui l’y ont connu autrefois l’ontoublié.

– Raison de plus pour que vous avertissiez lapolice.

– C’est l’avis de monsieur levicomte&|160;?

– Sans doute. Pourquoi cettequestion&|160;?

– Parce que… il me semblait… je me figuraisque monsieur le vicomte préférerait commencer par se renseigner surce jeune homme que j’ai vu avec lui aux Champs-Élysées… et qui apris le nom et le titre du marquis de Ganges.

Servon ne répondit pas, mais l’objection lefrappa.

– Si j’allais dire à la police tout ce que jesais, je pourrais sans le vouloir compromettre des personneshonorables, continua Brunachon, et les pauvres diables comme moidoivent y regarder à deux fois avant de se mêler de ce qui ne lesregarde pas. C’est pourquoi j’aime mieux me taire. Ça ne veut pasdire que je ne reste pas à la disposition de monsieur le vicomte.Tout ce qu’il me commandera de faire, je le ferai.

– Je n’ai pas d’ordres à vous donner, répliquadédaigneusement Servon.

– Mais monsieur le vicomte peut avoir besoinde renseignements sur… sur n’importe quoi et n’importe qui… plustard, comme maintenant, monsieur le vicomte me trouvera toujoursprêt à le servir.

Servon commençait à se dire que le caspourrait bien se présenter, avant peu, car il n’en avait pas finiavec l’étrange aventure où le hasard l’avait jeté.

– C’est bien, dit-il, je verrai. Oùdemeurez-vous&|160;?

– Pour le moment, je ne demeure nulle part,répondit modestement Brunachon&|160;; et quand j’aurai un domicile,ce qui ne tardera pas, il serait peu convenable que monsieur levicomte se dérangeât.

– Je pourrais vous écrire.

– Si monsieur le vicomte le permet, je luiécrirai d’abord, pour lui donner mon adresse. J’adresserai malettre au cercle, et d’ailleurs, à partir de demain, je passeraitous les jours sur le boulevard, vers cinq heures, commeaujourd’hui. Monsieur le vicomte, s’il désire me parler, n’auraqu’à me faire signe… j’irai l’attendre derrière la Madeleine.

Tout cela était clair, précis, et biencombiné. On pouvait mépriser Brunachon, mais on ne pouvait pas luicontester le mérite d’être un agent plein de ressources et dezèle.

Il ajouta&|160;:

– Maintenant, je vais quitter monsieur leVicomte. J’espère qu’il voudra bien m’excuser de l’avoir amené ici.Je tenais à lui prouver que cet étudiant n’était pas le marquis deGanges et pour cela, je devais m’assurer que le véritable marquisétait mort.

– Vous saviez donc que son corps était à laMorgue&|160;? demanda brusquement le vicomte.

– Non, répondit Brunachon, avec un peud’embarras, mais je m’en suis douté quand j’ai lu ce matin dans lesjournaux qu’on avait ramassé près de la porte de Montrouge lecadavre d’un monsieur bien habillé. L’idée m’est venue, je ne saiscomment, que c’était le cadavre de M.&|160;de&|160;Ganges… unevraie inspiration, cette idée-là, puisque maintenant je suis sûrque c’est lui qu’on a tué. On n’a qu’à faire venir des témoins deMonte-Carlo&|160;; on pourra dresser l’acte de décès. Sa veuve neserait peut-être pas fâchée qu’on le dressât.

Et comme M.&|160;de&|160;Servon setaisait&|160;:

– Peut-être aussi aime-t-elle autant que leschoses restent comme elles sont, reprit Brunachon, en le regardantfixement. C’est une question que je ne suis pas en mesure dedécider et alors… je m’applique le proverbe&|160;: Dans le doute,abstiens-toi.

Ces réflexions à haute voix agacèrent Servon,précisément parce qu’elles étaient assez justes, et pour y coupercourt, il tira de son portefeuille deux billets de cent francsqu’il remit à Brunachon, en lui disant&|160;:

– Prenez ceci pour payer le cocher qui vous aamené.

– Pas celui qui a amené monsieur levicomte&|160;? demanda l’impudent coquin en empochant lagratification comme il empochait jadis au cercle desMoucherons les pourboires des joueurs.

– Non. Je garde la voiture. Maintenant,partez&|160;! notre colloque en plein air a assez duré.

Brunachon ne se le fit pas dire deux fois. Ilfila sans ajouter un mot. Qu’aurait-il ajouté&|160;? Son travailétait fait. Il avait semé dans l’esprit du vicomte des idées qui nemanqueraient pas de germer et dont il espérait bien tirer quelqueprofit. Il ne s’était pas compromis et il restait libre de fairechanter ou Paul Cormier, ou la marquise de Ganges, ou mêmeM.&|160;de&|160;Servon, – à son choix. Cela dépendrait de latournure que prendrait l’instruction confiée à Charles Bardin.

M.&|160;de&|160;Servon était beaucoup moinssatisfait de son expédition, et il regrettait de s’y êtreengagé.

Tant qu’il s’était agi de s’introduire chez lamarquise, il aurait tout fait pour forcer son intimité, eût-il dûmême abuser un peu de la situation, mais il entrevoyait maintenantque derrière cette situation il y avait un drame, et même un drameassez corsé, puisqu’il venait de se dénouer, – ou de s’engager, –par un meurtre.

Et dans la vie que menait Servon, il n’y avaitpas de place pour les drames.

Il tenait à sa tranquillité autant qu’à sesplaisirs, et il se demandait déjà comment il allait s’y prendrepour se tirer à l’écart d’une affaire qui pouvait se terminerdevant une cour d’assises.

Il lui en coûtait pourtant de se désintéresserdes malheurs qui menaçaient la marquise et de renoncer à pénétrerle mystère de l’existence en partie double du soi-disant marquisPaul Cormier.

Le vicomte ne savait vraiment que penser decet étudiant qui jouait, et pas trop mal, le rôle d’un marquis dela vieille roche.

Étudiant, il l’était, le vicomte n’en doutaitpas depuis qu’il l’avait surpris aux Champs-Élysées causantfamilièrement sur un banc avec un grand gaillard à chapeau pointuqui, l’avant-veille, menait le branle[56] despochards à la Closerie des Lilas.

Brunachon, d’ailleurs, affirmait le fait, etBrunachon devait le savoir, quoiqu’il se fût dispensé de direcomment il le savait.

Cet étudiant était-il l’amant de madame deGanges&|160;?… Tout semblait l’indiquer.

M.&|160;de&|160;Servon l’avait vu arriver avecelle chez la baronne Dozulé, il l’avait entendu annoncer sous lenom du marquis et elle s’était prêtée à cette supercherie,puisqu’elle n’avait pas réclamé.

Fallait-il donc supposer qu’elle espérait lefaire passer indéfiniment pour son véritable mari, à peu prèsinconnu à Paris&|160;?

Cela pouvait être – certaines femmes onttoutes les audaces – mais alors il fallait supposer aussi qu’ellesavait que le vrai marquis ne reparaîtrait jamais.

Et de là à conclure qu’elle l’avait fait tuerpar son amant, il n’y avait qu’un pas.

Le vicomte hésitait à la tirer, cette terribleconclusion. Ni madame de Ganges, ni Paul Cormier ne luireprésentaient un de ces couples adultères qui cherchent le bonheurdans le crime et qui l’y trouvent. Ceux-là sont rares et ils s’yprennent plus adroitement.

Ils n’agissent pas comme des enfants, ils nese mettent pas à la merci d’un hasard, ils ne s’exposent pas à êtrerencontrés par un ami, ou même par une simple connaissance du marisupprimé.

Et puis, cet amant et cette maîtressen’avaient pas du tout l’air de criminels. La marquise était douceet gaie&|160;; Paul Cormier, moins expansif, avait une physionomieouverte qui inspirait la sympathie.

Servon le trouvait à son gré et il aurait euquelque remords de le tromper avec sa femme, au temps où il lecroyait marié.

Il était donc très porté à croire que cegarçon n’avait pas le moindre assassinat sur la conscience, maisaprès le voyage à la Morgue, il ne pouvait absolument pas en resterlà.

Il ne voulait pas se mêler de leurs affaires,mais il voulait connaître la vérité.

À qui s’adresser pour la connaître&|160;?

Il regrettait déjà d’avoir congédié Brunachonqui en savait probablement plus long qu’il n’en avait dit. Il étaitun peu tard pour courir après lui et d’ailleurs il y aurait regardéà deux fois avant d’interroger sur la marquise un pareil drôle.

L’interroger elle-même, en abordant carrémentla question délicate, c’eût été plus loyal et plus digne. Mais ledifficile, c’était d’arriver jusqu’à elle. Madame de Ganges avaitrefusé la veille de recevoir une lettre du vicomte de Servon&|160;;à plus forte raison refuserait-elle de recevoir le vicomtelui-même.

À force de se creuser la tête, il finit par enfaire jaillir une idée. Il lui vint à l’esprit que le moyen le plussimple et le plus honnête de se renseigner, c’était de demander àPaul Cormier de lui apprendre tout ce qu’il pouvait lui apprendresans compromettre madame de Ganges&|160;; de le lui demanderpoliment, doucement, après lui avoir exposé l’embarras où il était,depuis que le nommé Brunachon lui avait montré le cadavre dumarquis, et en lui proposant de le servir, s’il pouvait lui êtreutile en cette grave circonstance.

Paul Cormier, si le vicomte l’avait bien jugé,ne repousserait pas ces ouvertures courtoises. Peut-être même, lesaccueillerait-il avec un certain plaisir.

Il devait être embarrassé de sa situation, cebrave étudiant, et très désireux d’en sortir.

M.&|160;de&|160;Servon, en le prenant par ladouceur, obtiendrait de lui bien des choses&|160;: un aveu d’abordqui ne serait pas par trop pénible, car un jeune homme peut bienjouer, dans une comédie mondaine et passagère, un rôle imposé parune femme qui lui plaît. Une fois entré dans cette voie, PaulCormier pourrait bien en venir à se fier à un homme plusexpérimenté que ne pouvait l’être un étudiant et à lui demander desconseils, sauf à ne pas les suivre.

Et si l’entrevue tournait à la conciliation,Servon se sentait très capable de lui en donner d’excellents, voiremême de désintéressés.

Servon n’était pas irréprochable, il sepermettait une foule de licences de conduite, mais, en dépit de lavie à outrance qu’il menait, Servon avait gardé les sentiments d’ungentilhomme et il était incapable d’abuser de la confiance d’unrival.

Et d’ailleurs, il n’avait pas pour madame deGanges une de ces violentes passions qui font capituler laconscience d’un amoureux. Ce n’était qu’un goût très vif, aiguisépar la difficulté. En s’occupant d’elle, il ne cherchait qu’uneliaison agréable, comme il en avait eu quelques-unes dans le mondeoù il vivait.

Toutes réflexions faites, il se décida às’aboucher[57], le plus tôt qu’il pourrait, avec PaulCormier.

Il n’espérait plus le rencontrer dans la rue.Les hasards comme celui qui venait de les mettre en présence l’unde l’autre n’arrivent pas tous les jours. Le vicomte n’avait doncqu’un moyen de voir le faux marquis, c’était d’aller chez lui, àl’adresse indiquée par Brunachon.

Servon était persuadé qu’il l’y trouverait.Cormier, en le quittant, lui avait dit qu’il allait rejoindre safemme qui dînait en ville. Évidemment il avait menti, puisqu’iln’était pas le mari de madame de Ganges, et il avait dû rentrer àson domicile de la rue Gay-Lussac.

Servon s’y fit conduire dans la victoria quil’avait amené à la Morgue et qu’il renvoya en arrivant rueGay-Lussac.

Il était las de rouler en fiacre et ilprévoyait qu’il éprouverait le besoin de marcher, aprèsl’explication qui serait peut-être longue.

Malheureusement, le portier du numéro 9 luidit que M.&|160;Cormier n’était pas rentré, et au ton de laréponse, Servon vit bien qu’il ne mentait pas, par ordre de sonlocataire.

Assez ennuyé de ce contre-temps, le vicomtedut se résigner à regagner la rive droite, à pied, puisqu’il avaitlâché sa victoria.

Il se mit donc à descendre le boulevardSaint-Michel, dans le très vague espoir d’y croiser son homme, maisen lisant sur une maison d’angle le nom de la large rue qui va duLuxembourg au Panthéon, il se rappela tout à coup que l’étudiant auchapeau pointu avait crié à son camarade, resté sur le banc, auxChamps-Élysées&|160;: «&|160;Va m’attendre au café Soufflot&|160;;j’y serai dans deux heures.&|160;»

Les deux heures étaient presque écoulées etPaul Cormier n’avait pas dû manquer au rendez-vous.

Il ne s’agissait plus que de trouver le caféSoufflot et ce n’était pas difficile. Il devait être situé dans larue du même nom, devant laquelle Servon passait en ce moment. EtServon, tournant à droite, s’y engagea immédiatement, sans tropsavoir comment il allait s’y prendre pour y découvrir l’étudiantqui se tenait peut-être au fond de quelque salle avec descamarades.

Il eut la chance de l’apercevoir attablé àl’extérieur, tout seul en face d’un verre de vermouth, et absorbédans la lecture d’un journal du soir.

On dîne de bonne heure au quartier latin,surtout l’été, afin d’avoir le temps d’aller au Luxembourg, ensortant de table.

La terrasse du café s’était vidée peu à peu etil n’y restait guère que Paul Cormier attendant son ami, et setourmentant de ne pas le voir arriver.

Pour tromper son impatience, il s’était mis àlire un journal. Il y avait trouvé un long article de reportage oùil était question de l’affaire du boulevard Jourdan, assez malexposée et présentée comme un assassinat.

Paul, que ce fait-divers intéressaitparticulièrement, y apportait tant d’attention qu’il ne vit pasvenir M.&|160;de&|160;Servon, qui put prendre place à la tablevoisine, sans que le liseur levât les yeux.

– Bonjour, Monsieur&|160;! c’est encore moi,dit presque gaiement le vicomte. La journée m’est heureuse à vousrencontrer.

– En effet, balbutia l’étudiant, je nem’attendais pas…

– À me revoir si tôt&|160;! Et vous devez êtreétonné de me trouver si souvent sur votre chemin. Cette fois, lehasard y est encore pour quelque chose, mais le hasard n’a pas toutfait, car… pourquoi vous le cacherais-je&|160;? je viens de chezvous, je ne vous y ai pas trouvé, et je vous cherchais…

– De chez moi&|160;? murmura Cormier, qui enétait encore à croire que M.&|160;de&|160;Servon le prenaittoujours pour le marquis de Ganges.

– Mon Dieu, oui, dit le vicomte de l’air leplus naturel du monde&|160;; je suis allé vous demander rueGay-Lussac, et votre portier m’ayant répondu que vous n’étiez pasrentré, j’ai pensé que je vous rencontrerais peut-être dans cequartier.

Paul ouvrit la bouche pour nier&|160;; mais illut sur la figure de M.&|160;de&|160;Servon que ce serait inutile,et il attendit la suite.

– C’est vous dire, cher monsieur, reprit levicomte, que je sais qui vous êtes… et je m’empresse d’ajouter queje ne viens pas vous chercher querelle à propos de… l’erreur où jesuis tombé… je ne viens pas même vous demander des explications…dans le sens que le plus souvent on attache à ce mot-là…

– Alors, monsieur, je ne vois pas…

– Laissez-moi achever, je vous prie. Vousn’avez pas plus que moi oublié ce qui s’est passé dimanche chezmadame Dozulé, ni notre rencontre, le soir de ce dimanche, à laCloserie des Lilas. Tout à l’heure, quand je vous ai revu auxChamps-Élysées, j’en étais encore au même point… pas tout à fait,cependant, car je vous ai trouvé causant avec un jeune homme quej’avais remarqué au bal de Bullier et qui ne peut être qu’unétudiant. Maintenant que je suis mieux renseigné, je ne tiens àl’être davantage que sur un seul point.

J’ai souvent rencontré dans le monde madame lamarquise de Ganges. J’ai pour elle le plus profond respect, et Dieume garde de rien faire ou dire qui puisse nuire à sa réputation.Mais ce que je viens d’apprendre, par hasard, d’autres que moipeuvent l’apprendre aussi. Vous avez des camarades qui savent quevous n’êtes pas le marquis de Ganges… si l’un d’eux, à ce bal,dimanche, m’avait entendu vous donner ce titre, vous vous serieztrouvé dans une situation très difficile.

Le vicomte ne croyait pas si bien dire, car iln’avait pas vu s’engager la querelle avec le vrai marquis.

– À cela, reprit-il, il n’y aurait encore quedemi-mal&|160;; mais qu’un homme reçu dans les salons où va madamede Ganges vienne à connaître votre véritable nom,qu’arrivera-t-il&|160;? De quoi ne l’accuserait-on pas&|160;?… Ehbien&|160;! Monsieur, je suis venu vous dire que je serais prêt àla défendre… mais pour que je puisse la défendre utilement, il fautque je sache ce qui s’est passé, et c’est à vous que je m’adressepour le savoir.

Paul fit un haut-le-corps, et peu s’en fallutqu’il ne s’écriât&|160;: Pour qui me prenez-vous&|160;? Mais levicomte s’empressa d’ajouter&|160;:

– Ne vous méprenez pas sur mes intentions. Jene cherche pas à surprendre le secret de vos relations avec elle,mais si, comme j’en suis convaincu, madame de Ganges n’a rien à sereprocher, je voudrais être renseigné afin d’être en mesure defaire cesser les propos malveillants. En un mot, monsieur, je viensvous demander ce que je devrais répondre si on l’accusait en maprésence. Ma démarche vous semble peut-être étrange, mais si vousvoulez prendre la peine de réfléchir, vous y verrez une preuve ducas que je fais de vous et de la sympathie que vous m’inspirez.

Ce fut si bien dit que Paul Cormiers’abandonna au mouvement qui le poussait à se confier augentilhomme qui lui tenait ce langage chaleureux et persuasif.

– Monsieur, commença-t-il avec émotion, jevous crois et je vais vous confesser la vérité. C’est moi qui suiscause de tout ce qui est arrivé. J’ai rencontré, dimanche, madamede Ganges, dont j’ignorais le nom et que je n’avais jamais vue. Sabeauté m’a frappé et je me suis permis de la suivre.

– Suivre une jolie femme dans la rue, ce n’estpas un cas pendable, dit en souriant le vicomte, qui étaitcoutumier du fait.

– Je l’ai suivie dans les Champs-Élysées,jusqu’à l’avenue d’Antin, où elle allait et, là… quand elle estentrée, sans s’apercevoir que j’étais presque sur ses talons, dansl’hôtel de cette madame Dozulé, j’y suis entré avec elle… ledomestique qui annonçait ne connaissait pasM.&|160;de&|160;Ganges…

– Et il a annoncé monsieur le marquis etmadame la marquise&|160;!… C’est très drôle et ce serait charmantau théâtre.

– Vous ne me croyez pas&|160;?

– Mais si… je vous déclare même que l’idéem’était venue… pas ce jour-là, mais depuis… qu’il n’y avait danstout cela qu’une méprise. Je m’étonne seulement que madame deGanges n’ait rien dit…

– Elle a perdu la tête… elle comptait quej’allais me retirer après m’être excusé, et c’est ce que j’auraisdû faire. Lorsqu’elle a vu que je restais et que j’acceptais lesfélicitations que la baronne adressait au marquis de Ganges, elle acontinué à se taire.

– Je comprends maintenant pourquoi elle s’estéclipsée avant la fin de notre partie de baccarat. Vous avez dûêtre bien embarrassé.

– Pas trop. J’espérais ne jamais revoir lespersonnes qui se trouvaient chez madame Dozulé.

– Vous deviez bien penser cependant que jevous enverrais, avenue Montaigne, la somme que je croyais avoirperdue contre le marquis.

– Je vous jure, monsieur, que je n’y avais passongé, et tout à l’heure, quand vous me l’avez remise, j’ai été surle point de la refuser.

– Je l’ai bien vu, mais quand vous m’avezrencontré, dimanche soir, à la Closerie des Lilas, vous avez dû memaudire.

– J’en conviens… et tout à l’heure encore, envous voyant paraître…

– Vous m’avez donné à tous les diables.J’espère que vous voilà rassuré sur mes intentions. Maintenant, mepermettez-vous de vous demander si vous avez revu madame deGanges&|160;?… je me hâte d’ajouter que vous n’êtes pas obligé deme le dire.

– Pourquoi m’en cacherais-je&|160;? Je l’airevue une seule fois… hier, chez elle.

– Elle vous avait donc donné sonadresse&|160;?

Paul ne s’attendait pas à cette question et ilaurait bien pu rester court, mais il eut la présence d’esprit derépondre&|160;:

– Je savais son nom… je n’ai pas eu de peine àtrouver son adresse… je n’ai eu qu’à feuilleter leTout-Paris.

L’explication venait à propos, car pour enfournir une autre, Paul Cormier eût été obligé de dire que c’étaitle marquis lui-même qui lui avait donné l’adresse de sa femme, etil comptait que cet entretien plein de périls allait en resterlà.

Paul Cormier n’avait garde de parler de lamort tragique de M.&|160;de&|160;Ganges. Il croyait avoir fait lapart du feu en avouant qu’il s’était laissé donner un nom et untitre qui ne lui appartenaient pas et il avait eu soin de passersous silence le commencement de l’aventure – la rencontre auLuxembourg et le voyage en fiacre du Luxembourg au rond-point desChamps-Élysées – épisodes compromettants pour la marquise.

Il espérait bien qu’il n’en serait plusquestion, et que M.&|160;de&|160;Servon ne tarderait pas à lever laséance.

Pour l’y décider, il lui ditchaleureusement&|160;:

– Monsieur, je me défiais de vous parce que jene vous connaissais pas. Maintenant, je n’ai plus qu’à vousremercier de tout mon cœur de m’avoir mis à même de justifiermadame de Ganges et j’ai le devoir de vous apprendre qu’elle ne meretrouvera pas sur son chemin. Je suis rentré dans ma peaud’étudiant et je n’en sortirai plus.

– Vous aurez du mérite à disparaître ainsi,car elle est charmante, la marquise… et vous auriez bien pu aspirerà lui plaire…

Est-elle informée de votrerésolution&|160;?

– Oui… et elle l’approuve…

– Je comprends… elle est mariée… Peut-êtrechangerait-elle d’avis, si elle venait à perdre son mari.

Cormier ne dit mot. Il se demandait déjàpourquoi le vicomte lui posait cette question.

– C’est une éventualité à prévoir, repritM.&|160;de&|160;Servon et si madame de Ganges était veuve, vouspourriez l’épouser.

– En admettant qu’elle voulût de moi.

– Pourquoi pas&|160;? les femmes aiment lesaudacieux. Je parierais bien qu’elle vous a su bon gré de l’avoirsuivie jusque dans le hall de la baronne.

– Elle me l’a très amèrement reproché.

– En pareil cas, les femmes disent toujours lecontraire de ce qu’elles pensent. Si j’étais à votre place, chermonsieur, je profiterais de mes avantages pour me faire agréer.

Vous ne savez peut-être pas qu’elle est fortriche&|160;?

– Je le crois et peu m’importe, répliqual’étudiant un peu piqué. Je ne suis pas sans fortune et je necherche pas à faire un mariage d’argent.

– Si je me risque à vous indiquer celui-là,c’est que je viens d’apprendre une chose que certainement vousignorez et qu’il est bon que vous sachiez.

M.&|160;de&|160;Ganges est mort.

– Qui vous l’a dit&|160;? demanda étourdimentPaul Cormier.

– Vous le saviez donc&|160;? riposta levicomte.

– Non… c’est-à-dire… je supposais…

– Eh&|160;! bien, moi, je n’en aurais rien su,si un homme qui a connu M.&|160;de&|160;Ganges ne m’avait pasmontré son cadavre.

– Son cadavre&|160;! répéta Paul Cormier quipâlissait à vue d’œil.

– Oui, cher monsieur&|160;; à la Morgue où ilest exposé. Le marquis est mort de mort violente. On croit qu’il aété assassiné.

Paul eut un geste de dénégation.

– Qu’il l’ait été ou non, madame de Ganges aun gros intérêt à être informée de cet événement… ne fût-ce quepour faire constater le décès qui la rend libre… à moins qu’ellen’aime mieux, par des raisons que j’ignore, rester dans lestatu quo.

– Mais il me semble qu’elle n’a pas le choix.L’homme qui a reconnu le corps a dû aller faire sa déclaration.

– Pas encore. Il n’y a pas de temps perdu, carla reconnaissance vient seulement d’avoir lieu. J’y étais.

– Vous, monsieur&|160;!

– Oui, et c’est ce qui m’a déterminé à memettre immédiatement à votre recherche. J’ai cru que mon devoir, encette triste circonstance, était de renseigner madame de Ganges. Jeserais allé chez elle, si je n’avais craint de n’être pas reçu.

– Je ne le serais pas plus que vous, dit Paulen secouant la tête.

Il ne regrettait guère qu’on n’annonçât pas àla marquise un événement qu’elle connaissait déjà depuisvingt-quatre heures.

– Vous pouvez du moins lui écrire… si vous nele faisiez pas, je le ferais, car il y a urgence.

– Pourquoi&|160;? Les mauvaises nouvellesarrivent toujours assez tôt, murmura Paul qui ne disait pas levéritable motif de la tiédeur qu’il mettait à entrer dans les vuesde M.&|160;de&|160;Servon.

– Bon&|160;! s’il ne s’agissait que d’unemauvaise nouvelle que madame de Ganges connaîtra tôt ou tard. Maisun danger la menace.

– Quel danger&|160;? demanda l’étudiant.

– Je ne vous ai pas dit par qui le corps dumarquis vient d’être reconnu.

– Par un de vos amis, je crois.

– Non pas. Aucun de mes amis ne connaissaitM.&|160;de&|160;Ganges quand il vivait. L’homme dont je vous aiparlé est un mauvais drôle qui a fait toutes sortes de vilainsmétiers et qui a beaucoup vu le marquis à Monaco où il jouaitencore tout récemment. Vous allez me demander comment j’ai connu,moi, un individu de cette espèce. C’est bien simple. Il a été jadisgarçon dans un cercle où j’allais quelquefois. Je l’ai rencontré uninstant après vous avoir quitté, il m’a abordé pour me demander unsecours que je ne lui ai pas refusé et, sans doute pour meremercier, il m’a appris qu’il venait de voir à la Morgue le corpsdu marquis. Comment sait-il que je connais la marquise&|160;?… jel’ignore, mais il le sait. Comme je n’avais pas l’air de croirebeaucoup à la nouvelle qu’il m’apprenait, il m’a proposé d’y allervoir… et par curiosité, j’y suis allé… pas dans la même voiture quelui, je vous prie de le croire… et il m’a montré sur les dalles dela Morgue… un cadavre. Il m’a affirmé que c’était celui du marquiset je ne doute pas que ce soit vrai. Je ne vois pas ce qu’ilgagnerait à mentir, tandis que je vois très bien ce qu’il gagnera àexploiter le secret qu’il a découvert.

– L’exploiter&|160;!… comment&|160;?

– En faisant chanter madame de Ganges. En lamenaçant, par exemple, de la dénoncer comme ayant fait assassinerson mari.

Paul Cormier fit le mouvement d’un homme quivoit tout à coup s’ouvrir à ses pieds un précipice sans fond.

Il avait bien eu déjà de vagues inquiétudes.Il s’était demandé si on ne le soupçonnerait pas d’avoir trempédans un complot organisé pour supprimer un mari gênant. Mais cemalheur était si peu probable qu’il ne s’en était pas beaucouppréoccupé.

Et voilà que ces craintes prenaient un corps,il existait un misérable qui se préparait à menacer madame deGanges, en lui proposant de lui vendre très cher son silence, commeun autre coquin avait essayé, la veille, de l’intimider, lui, PaulCormier, simple témoin du duel où le marquis était resté sur lecarreau.

Il y avait de quoi s’effrayer… et serenseigner afin de se préparer à se défendre.

– Vous venez de m’apprendre d’où sort cevenimeux gredin, dit-il, et je vous en remercie… mais je voudraisbien savoir son nom…

– Il s’appelle Brunachon, répondit sanshésiter, le vicomte.

Brunachon, c’était le chenapan qui, dans lecabinet du juge d’instruction, avait désigné Paul Cormier commeayant pris part au meurtre commis sur le boulevard Jourdan.

Et ce même coquin avait découvert que PaulCormier était en relations avec madame de Ganges, Paul Cormier quiavait refusé de donner dix mille francs pour obliger le drôle à setaire.

C’était un comble&|160;: le comble du malheur,ou plutôt de la déveine, car il aurait fallu que la justice eût surles yeux trois bandeaux, au lieu d’un, pour qu’elle en vînt àcondamner des innocents, mais c’était beaucoup trop qu’elle lessoupçonnât…

– Est-ce que vous connaissez cethomme-là&|160;? demanda M.&|160;de&|160;Servon.

– Non, articula péniblement l’étudiant, maisil se peut qu’il me connaisse… il me fait l’effet de connaître toutle monde…

– C’est un peu ça et il a une rude mémoire…j’en ai eu la preuve à la Morgue.

– Que me conseillez-vous&|160;? demanda tout àcoup Paul Cormier.

– Puisque vous me consultez, je vous conseillede prendre les devants… c’est-à-dire d’aller trouver le juged’instruction qui est chargé de cette affaire… d’y aller, aprèsvous êtes concerté avec madame de Ganges… qui est toujours laprincipale intéressée.

Le conseil était peut-être excellent, mais ilvenait trop tard, puisque Paul Cormier avait été interrogé laveille.

Jean de Mirande devait l’être au moment où levicomte parlait et son camarade s’inquiétait déjà de ne pas le voirarriver. Que faire en attendant qu’il reparût&|160;? Commentdifférer encore de donner une réponse catégorique àM.&|160;de&|160;Servon qui, tout en affectant de se désintéresserde la situation, insistait pour tâcher d’en savoir plus long queCormier ne voulait lui en dire&|160;?

– Je ne puis rien faire avant d’avoir revu moncamarade, répondit enfin Paul.

– Bon&|160;! mais quand lereverrez-vous&|160;?

– Il ne peut pas tarder beaucoupmaintenant.

– J’ai entendu ce qu’il a dit tantôt, en vousquittant aux Champs-Élysées… qu’il serait au café Soufflot dansdeux heures. C’est même ce qui m’a donné l’idée de vous y chercher.Mais il se peut qu’on le retienne plus longtemps qu’il ne pensait.Dans ce cas, je serais obligé de vous quitter.

Cormier devina que si le vicomte levait laséance, ce serait pour courir chez la marquise, afin de se donnerle mérite de la renseigner le premier sur la tournure quesemblaient prendre les événements.

Et, quoi qu’il en eût dit, Cormier n’était pasdu tout disposé à se désintéresser des affaires de madame deGanges.

D’un autre côté, il craignait de mettre le feuaux poudres en abouchant le vicomte avec Mirande qui était discretcomme un coup de canon.

– Mais, le voici, votre camarade, s’écriaM.&|160;de&|160;Servon. Je vois poindre là-bas l’étonnant chapeaupointu qu’il a l’habitude de porter.

La question était tranchée. L’explication àdeux allait se continuer par une explication à trois, car c’étaitbien Jean de Mirande qui montait la rue Soufflot, en se balançantsur ses hanches comme un tambour-major d’autrefois.

Et grâce à sa taille de cinq pieds dix pouces,on l’apercevait d’aussi loin que s’il eût porté au haut de sonfeutre un plumet gigantesque.

– Eh&|160;! bien, monsieur, s’empressa de direPaul Cormier, je vais me concerter avec lui, et si vous voulez bienme faire savoir où je pourrai vous rejoindre ce soir, dans uneheure…

– À quoi bon perdre du temps&|160;? répliquale vicomte. Présentez-moi ce jeune homme… ou présentez-moi à lui…comme il vous plaira… nous nous communiquerons les renseignementsque chacun de nous a pu recueillir sur cette singulière affaire etaprès, nous délibérerons en connaissance de cause.

C’est un homme comme il faut, n’est-cepas&|160;?

– Très comme il faut, mais…

– C’est bien. Je vais me présentermoi-même.

Ayant dit, le vicomte se leva, Paul se levaaussi et tout surpris de cet accueil cérémonieux, Mirande quin’était plus qu’à deux pas ne put moins faire que de lever sonchapeau en lançant à Cormier un regard qui signifiaitévidemment&|160;:

– Qu’est-ce qu’il nous veut encore cetanimal-là&|160;?… Et pourquoi est-ce que je le trouve sans cessesur tes talons&|160;?

Paul jugea prudent de laisserM.&|160;de&|160;Servon s’expliquer, et M.&|160;de&|160;Servoncommença par une explication qui ne fit qu’embrouiller la situationdéjà fort embrouillée&|160;:

– Monsieur, dit-il, je n’ai pas encorel’honneur d’être connu de vous, mais vous savez comment j’ai connuvotre ami, M.&|160;Cormier.

– Moi&|160;!… je ne m’en doute pas, répliquasèchement Mirande.

– Nous nous sommes rencontrés, dimanchedernier, chez la baronne Dozulé, qui recevait ce jour-là quelquesdames… entre autres madame la marquise de Ganges.

– Je n’en savais absolument rien, et il m’esttout à fait indifférent de l’apprendre.

– Alors, vous ne connaissez pas du tout cettemarquise&|160;?

– De nom seulement… Ganges est un nom duLanguedoc et j’en suis du Languedoc. J’ai vu aussi… dimanche soir…un monsieur qui prétendait être le marquis de Ganges… seulement,mes relations avec lui n’ont pas été de longue durée.

Mirande répondait avec une douceur et uneprudence qu’on n’aurait guère attendues de lui.

Paul Cormier n’en revenait pas.

– Maintenant, reprit Mirande sans élever lavoix, j’ai répondu, monsieur, à toutes les questions que vousm’avez posées. Il me semble que c’est à mon tour de vousdemander&|160;: de quel droit m’interrogez-vous&|160;?…

– J’aurais dû, je le reconnais, commencer parvous le dire, puisque votre ami a oublié de me nommer à vous.

Je m’appelle le vicomte de Servon.

Et vous, monsieur&|160;?

– Moi, je suis Jean de Mirande, et je croisque mon nom vaut le vôtre. J’ignore quelles affaires vous pouvezavoir avec Cormier et je ne tiens pas à le savoir, mais je veuxsavoir ce que vous me voulez.

– Je suis venu renseigner votre ami et vousrenseigner, vous aussi, monsieur.

– Sur quoi, je vous prie&|160;?

– Sur la mort de ce marquis de Ganges dontvous venez de parler… et cela dans votre intérêt comme dansl’intérêt de M.&|160;Cormier.

– Vous êtes vraiment trop bon, dit l’étudiantavec une grimace ironique, mais je n’ai que faire de vosrenseignements, ni lui non plus, car je lui en rapporte… j’en ailes mains pleines de renseignements…

Et comme Paul lui lançait des regards pour leprier de se taire&|160;:

– Tant pis pour toi, mon cher&|160;! si tum’avais prévenu qu’il y avait là-dessous je ne sais quelleshistoires que je ne connais pas, je ne marcherais pas sur tesplates-bandes. Au contraire, tu m’as poussé à aller voir le juged’instruction… eh&|160;! bien, j’en sors de son cabinet, après uneséance de deux heures, et je lui ai tout dit. Il sait maintenantque c’est moi qui ai tué l’homme.

Jean de Mirande n’y allait plus, comme on dit,par quatre chemins. Il commençait par dire devantM.&|160;de&|160;Servon&|160;: «&|160;J’ai tué l’homme&|160;» etM.&|160;de&|160;Servon était déjà bien assez renseigné pour devinerque l’homme, c’était le marquis de Ganges.

Cette déclaration avait au moins l’avantage desimplifier la situation, en rendant inutiles les feintes et lesréticences.

Il ne restait plus à Paul Cormier qu’àconfesser franchement au vicomte le rôle qu’il avait joué danscette affaire du duel.

Paul avait eu le tort de s’en tenir avec cegentilhomme à des demi-confidences. Il aurait cent fois mieux faitde tout dire dès le commencement.

À Jean de Mirande non plus, il n’avait pastout dit, puisqu’il lui avait caché son aventure du Luxembourg etles suites qu’elle avait eues.

De là, l’imbroglio inextricable où ilss’agitaient tous les trois. Il était temps que la brusque franchisede l’ami Jean y mît fin.

Maintenant qu’il était lancé, il nes’arrêterait pas en si beau chemin.

Et du reste, ni le vicomte, ni l’étudiantn’avaient envie d’arrêter ce saint Jean Bouche d’or qui allait trèsprobablement, si on le laissait continuer, leur épargner de longuesexplications.

– Oui, reprit-il, je lui ai dit que c’est moiqui me suis battu et que tu n’as fait que me servir de témoin. J’aimême commencé par là, sans attendre qu’il m’interrogeât. Et je n’aipas oublié de parler du soufflet que j’ai campé à cet homme et quia rendu le duel inévitable. Je me suis, comme tu vois, donné tousles torts… et j’ai bien fait, car il a pris assez tranquillement lachose.

Ça m’a l’air d’un brave garçon, ce fils de cevieil avocat dont tu m’as tant rebattu les oreilles.

– Nous lui devons, toi et moi, une fièrereconnaissance, dit Paul. Si nous avions eu à faire à un autremagistrat, nous ne causerions pas en ce moment devant ce café.

– Je crois qu’il a eu bonne envie de m’envoyeren prison, mais il est revenu de cette idée en causant avec moi. Jevais avoir à consigner vingt-cinq mille francs dont le dépôtgarantira que je ne brûlerai pas la politesse à la justice de monpays. C’est bête le Code&|160;!… comme si ça m’empêcherait dedécamper, si je me croyais coupable&|160;!

Il paraît que de toi on n’exigera pas decaution… ni des trois farceurs qui nous ont si bien lâchés après leduel.

– Est-ce que tu les lui a nommés&|160;?

– Non… la police les a dénichés ce matin. Ilsn’ont pas pu se tenir de raconter l’affaire à d’autres gamins… toutle quartier la connaît. On les a priés de passer au Palais et quandje suis sorti du cabinet de ton M.&|160;Bardin, il les y attendait.J’aime autant ne pas les y avoir rencontrés, car je n’aurais pas pum’empêcher de leur dire ce que je pense d’eux.

Voilà où nous en sommes. Quant à la suite, jene sais rien, je ne prévois rien. Ça peut finir par une ordonnancede non-lieu… mais ça finira plus probablement devant la Courd’assises… où nous serons acquittés haut la main.

– Alors, l’accusation d’assassinat…

– Il n’en est plus question. Ça ne tenait pasdebout. Te voilà rassuré, je crois.

Ah&|160;! j’oubliais&|160;!… il paraît que,décidément, c’est le marquis de Ganges que j’ai tué… le juge a reçuun télégramme de Nice qui ne laisse aucun doute… je supposed’ailleurs que tu savais déjà à quoi t’en tenir puisque tu connaissa femme… c’est-à-dire sa veuve.

Quand il te plaira de me mettre au courant detes relations avec elle, je t’écouterai volontiers.

Maintenant que j’ai parlé devant monsieur,comme si monsieur était un de tes plus anciens amis, devantmonsieur que je n’avais jamais vu…

– Vous ne vous en souvenez pas, mais nous noussommes déjà rencontrés, interrompit doucement le vicomte…

– Où donc&|160;?

– D’abord, à la Closerie des Lilas, dimanchedernier. Je causais avec M.&|160;Cormier, et je venais de lequitter quand vous l’avez rejoint…

– Alors, vous avez dû assister à laquerelle&|160;?

– Non, pas même au commencement. Etaujourd’hui, je vous ai revu près du rond-point des Champs-Élysées.Vous étiez assis sur un banc, à côté de votre ami…

– Oui, et quand je me suis aperçu que vousalliez aborder Cormier, j’ai filé sans vous regarder… mais je vousreconnais… et je ne mets pas en doute que vous soyez lié avec Paul.C’est pour cela que j’ai parlé devant vous de ma visite au juged’instruction. Il me semble que le moment serait venu pour vous deme renseigner un peu… sur…

– Sur tout ce que vous voudrez, monsieur, ditavec empressement le vicomte, ou, pour mieux dire, sur tout ce quipeut vous intéresser. Je vous ai dit qui j’étais et où j’avaisrencontré M.&|160;Cormier. Il me reste à vous expliquer les suitesde cette rencontre et le rôle que madame de Ganges y a joué.

– Précisément.

– Mon rôle, à moi, a été très effacé et je nel’ai pas cherché. Votre ami le sait bien. Et je tiens à leconsulter avant de vous répondre au sujet de la marquise.M’engage-t-il à vous raconter des faits qu’il connaît aussi bienque moi ou bien préfère-t-il vous les raconter lui-même&|160;? Jem’en rapporte entièrement à sa décision.

– Il vaut mieux que ce soit moi, dit Paul sanshésiter.

– C’est aussi mon avis. Je laisserai doncM.&|160;Cormier vous éclairer sur une situation très délicate pourlui… pour madame de Ganges et pour moi, si je m’en mêlais, ce qu’àDieu ne plaise.

Je n’en reste pas moins à votre disposition,messieurs. Vous me trouverez toujours prêt à vous servir.

Le vicomte n’alla pas jusqu’à la poignée demains que Mirande aurait peut-être refusée. Il salua poliment et ils’en alla par le boulevard Saint-Michel.

Mirande le laissa filer avant de direrageusement à Cormier&|160;:

– Ah&|160;! tu as un drôle d’ami, toi&|160;!…et tu t’y es si bien pris que si nous ne sommes pas tous coffrés,ce n’est pas ta faute. Comment&|160;! tu m’envoies chez le juged’instruction, en me pressant de me déclarer et tu me caches lesdessous de l’affaire&|160;!… tu me laisses croire que tu neconnaissais pas ce marquis de Ganges… et voilà que j’apprends quetu es au mieux avec sa femme… tu aurais dû au moins m’avertir. Ettu me permettras d’ajouter que puisque tu es son amant, c’était àtoi de le battre.

– Je ne suis pas son amant et je te somme dem’écouter, au lieu de t’emporter et de m’adresser des reproches queje ne mérite pas.

– Soit&|160;!… qu’as-tu à me dire&|160;?

– Ici, rien. Ta vas me faire le plaisir devenir avec moi au Luxembourg. Nous causerons en nous promenant sousles arbres. Ce sera long et je ne veux pas qu’on nous dérange.

Mirande criait toujours plus fort que son amiPaul, mais toujours aussi, il finissait par se ranger à sonavis.

Il se tut donc et il le suivit jusqu’au jardinqui, dans la saison où on était, reste ouvert très tard.

Paul lui fit traverser les allées quientourent le bassin entre les deux terrasses. Il s’était mis entête de lui raconter ses aventures avec la marquise à l’endroit oùelles avaient commencé.

Le décor n’avait pas changé depuis lemémorable dimanche où Paul Cormier, sans songer à mal, avait faitla connaissance d’une marquise.

Les grands marronniers de la Terrasse avaienttoujours leurs panaches blancs et le soleil à son déclin éclairaitobliquement la longue allée de l’Observatoire.

Seulement, il était tard et les promeneursétaient moins nombreux. Les bourgeoises assises en famille avaientquitté le jardin et les étudiantes n’étaient pas encore ennombre.

C’est le chemin qu’elles préfèrent pour allerà Bullier, mais le bal ne commence guère avant dix heures et cesdames achevaient leurs cigarettes devant les cafés duBoul’Mich.

Les deux amis ne pensaient guère en ce momentaux plaisirs du quartier. Paul, fort ému et assez inquiet,cherchait un moyen de sortir des terribles embarras où il s’étaitmis et Jean, très rogue et très mal disposé, attendait desexplications que son ami ne se pressait pas de lui fournir.

– Voyons, dit-il en s’arrêtant tout à coup, tedécideras-tu à parler, oui ou non&|160;? J’en ai assez de rôder surcette terrasse et je te prie de m’apprendre enfin ce que c’est quecette marquise de Ganges dont tout le monde me rabat lesoreilles.

– Tu la connais, répondit Cormier.

– Moi&|160;!… allons&|160;!… pas deblagues&|160;!… je n’ai pas envie de rire.

– Je te répète très sérieusement que tu as vula marquise de Ganges et que tu lui as parlé.

– Où&|160;?… quand&|160;?… vociféra Mirande,dont la voix avait l’éclat des cymbales.

– Pas si haut, je te prie. Il est au moinsinutile que les promeneurs nous remarquent… et il peut y avoir desmouchards, ici comme ailleurs.

– C’est bon. Je me tais… maisexplique-toi…

– Tu as vu madame de Ganges, dimanche dernier,pendant la musique, au Luxembourg. Elle était assise là-bas, aupied de cette statue…

– Comment&|160;! la pimbêche blonde qui m’a sibien blackboulé…

– C’était la marquise.

– Alors, parbleu&|160;! toi qui laconnaissais, tu aurais dû m’avertir qu’elle était si farouche.

– J’ai fait tout ce que j’ai pu pourt’empêcher de l’aborder. Tu n’as pas voulu m’écouter. Mais, à cemoment-là, je ne la connaissais pas du tout. C’est après… bienaprès… quand tu étais déjà parti avec tes noceuses. C’est alorsseulement que je l’ai revue et que j’ai eu avec elle uneconversation…

– Ah&|160;! je te reconnais bien&|160;!… tufais tes coups à la sourdine, toi… tu as attendu que je ne soisplus là pour me couper l’herbe sous le pied… je m’en moque, mais jetiens à te dire qu’on ne se conduit pas comme ça quand on pose pourle parfait gentleman.

– Laisse-moi donc parler… Je ne songeais pas àte supplanter.

– Mais tu y es arrivé tout de même… sans t’endouter… je comprends que tu te sois laissé aller… Une marquise,c’est ton rêve depuis que je te connais… et la première que tu astrouvée par hasard, tu ne l’as pas manquée.

– Tu raisonnes à faux, car au moment où ellem’a adressé la parole, je ne me doutais pas du tout qu’elle étaitmarquise. Je la prenais même pour une grande cocotte.

– Et c’est une illumination d’en haut qui t’afait apercevoir sous son chapeau une couronne demarquise&|160;!

– C’est plus tard que j’ai su qui elle était…et je l’ai su par hasard… c’est-à-dire…

– Ne patauge donc pas dans les blagues…

– Ah&|160;! tu m’ennuies, à la fin&|160;!s’écria Paul Cormier. Tu m’interromps sans cesse et je ne peux pasparvenir à placer un mot. Je te déclare que, si tu continues, jevais te planter là… tu iras te renseigner ailleurs… moi, je ne tereverrai plus.

– Allons&|160;!… je t’écoute… raconte et soisbref. Tu en es resté au moment où tu as retrouvé la blonde que tucherchais.

– Je ne la cherchais pas du tout. Je m’enallais tranquillement dîner chez ma mère, au Marais. Au moment oùje montais dans un fiacre, près de la grille de la rue deVaugirard, une femme voilée entrait dans ce fiacre par l’autreportière et me faisait signe de prendre place à côté d’elle.Naturellement, je ne me suis pas fait prier. Deux minutes après,elle relevait sa voilette, et je reconnaissais la dame de laterrasse. Alors, je l’avoue, je me suis cru en bonne fortune.

– Je m’y serais cru à moins&|160;!… une femmequi t’enlève en voiture&|160;!

– Eh bien, je me trompais complètement… Dèsque j’ai essayé de lui faire une cour un peu accentuée, elle m’arembarré de la belle façon, en me menaçant de descendre.

– Et tu as été assez nigaud pour te tenirtranquille&|160;!

– J’aurais peut-être insisté, si je ne m’étaispromptement aperçu que je lui étais tout à fait indifférent etqu’elle ne m’avait fait monter que pour me parler d’un autrehomme.

– Ça, c’est plus fort&|160;!

– Oui, mon cher, pour me demander une foule dedétails sur la vie que cet homme mène à Paris…

– Un homme que tu connais&|160;?

– Bien entendu&|160;! Si je n’étais pas liéavec lui, elle se serait adressée à un autre que moi.

– Un de tes amis alors&|160;?… et tu ignoraisqu’il a été l’amant de cette femme&|160;?

– Je l’ignore encore et j’ajouterai que je nele crois pas.

– Alors, pourquoi s’intéresse-t-elle tant àlui&|160;?

– Je n’ai pu le savoir.

– Ah&|160;! décidément, tu me fais là descontes à dormir debout… et je commence à me lasser de deviner desénigmes. Finissons-en&|160;! Nomme-le moi cet ami qui a tourné latête à ta marquise. Je suppose que je le connais, car autrement cene serait pas la peine de me dire un nom qui ne m’apprendraitrien.

– Personne ne le connaît mieux que toi.

– Alors, vas-y… comments’appelle-t-il&|160;?

– Tu ne devines pas&|160;?

– Pas du tout.

– Il s’appelle Jean de Mirande.

– Te moques-tu de moi&|160;?

– En aucune façon. Je te répète qu’elle ne m’aparlé que de toi, tout le temps que le voyage a duré. Et sais-tucomment elle a commencé&|160;?… par me remercier de ne pas l’avoirabordée lorsqu’elle était assise sur la terrasse… et elle a ajoutéen parlant de toi&|160;: «&|160;Quel dommage qu’un garçon si bienné soit si mal élevé.&|160;»

– Qu’en savait-elle si j’étais bienné&|160;?

– C’est précisément ce que je lui ai demandé.Elle m’a répondu que tu lui avais jeté à la volée ton nom et tonadresse. Elle ignorait ton adresse, mais ton nom lui étaitparfaitement connu, parce qu’elle est, comme toi, du Languedoc.Seulement, si elle a beaucoup entendu parler de ta famille, ilparaît, s’il faut l’en croire, que tu n’as jamais entendu parler dela sienne.

– Ça prouve que la sienne n’est guèreillustre, car je suis encore assez ferré sur l’armorial de monpays. Ainsi, je sais depuis longtemps qu’il existe des comtes oumarquis de Ganges.

– Elle a épousé le dernier du nom.

– Et cette noble alliance ne me paraît pas luiavoir réussi, ricana Mirande. Mais pourquoi s’occupe-t-elle demoi&|160;?

– Je ne suis pas en mesure de te répondre,répondit Paul Cormier. Elle m’a questionné sur la vie que tu mènesà Paris. Elle a été jusqu’à me demander si tu avais une maîtresse…et il m’a semblé qu’elle était contente d’apprendre que tu couraisbeaucoup, sans t’attacher à aucune femme.

– Si c’est comme ça que tu as fait monpanégyrique[58], je ne te remercie pas.

– Je ne pouvais rien dire qui te fût plusfavorable, car j’ai très bien vu qu’elle craignait que tu n’eussesle cœur pris. Enfin, elle m’a tant et tant parlé de toi que j’aifini par me fâcher. Je lui ai demandé pour qui elle me prenait.Alors, elle s’est excusée en me jurant que je venais de lui rendreun immense service et que plus tard, elle me dirait tout, àcondition que, pour le moment, je ne lui en demanderais pasdavantage.

– Et tu t’es soumis à la condition&|160;?

– Faute de pouvoir faire autrement. Je suisdescendu de la voiture sans avoir rien obtenu que la promesse d’unelettre qu’elle devait m’écrire et que j’attendrais encore si jem’en étais tenu là… Ah&|160;! j’oubliais de te dire que, pour mecalmer, elle m’avait juré qu’elle ne t’aimait pas, et qu’elle net’aimerait jamais, parce qu’elle ne pouvait pas t’aimer… Je n’aipas compris.

– Et moi, je ne comprends pas… à moins quecette marquise ne soit une sœur que feu mon père m’aurait donnéejadis sans me prévenir. Mais ça m’est égal. Arrive au dénouement del’aventure. Tu en es toujours à peu près au même point. On diraitque tu ménages tes effets.

– Je vais abréger. Elle m’a planté là près durond-point des Champs-Élysées, mais je l’ai suivie si adroitementqu’elle ne m’a pas vu. Elle est entrée dans une maison de l’avenued’Antin. J’y suis entré sur ses talons et je suis arrivé en mêmetemps qu’elle au seuil d’une espèce de hall en plein ventoù un domestique m’a pris pour son mari et a annoncébravement&|160;: M.&|160;le marquis et madame la marquise deGanges…

– Ça, c’est amusant, dit Mirande en riant.

– Pas si amusant que tu crois. C’est à laméprise de cet imbécile de larbin que nous devrons, toi et moi, desennuis sans nombre. Je suppose que tu commences à deviner lasuite.

– Je l’entrevois, mais…

– Tu y as assisté… tu y as même joué leprincipal rôle dans une scène à laquelle j’arrive. Chez la dame quirecevait avenue d’Antin, se trouvait ce vicomte de Servon que jeviens de te présenter. Il n’avait jamais vu l’autre marquis deGanges, le vrai… il a cru que c’était moi… je ne pouvais pas ledétromper sous peine de mettre la marquise dans un terribleembarras. Je l’ai laissé dire et j’ai pu, au bout de deux heures,m’esquiver sans qu’il y eût de scandale. Je me croyaisquitte&|160;; j’ai été dîner chez ma mère et après, je suis venu terejoindre à Bullier. Je ne prévoyais pas que la fatalité yamènerait ce vicomte de Servon, qu’il m’appellerait très haut parmon faux nom et par mon faux titre, que le mari, arrivé à Paris lejour même, se trouverait là tout à point pour entendre… maintenant,tu sais le reste.

– Oui… et je conviens que tu es moins coupableque je ne pensais. Je te reproche pourtant de ne pas m’avoir dit lavérité avant le duel.

– Tu ne m’en as pas laissé le temps. Lesoufflet que tu as donné au marquis m’a coupé la parole.

– Bon&|160;!… J’ai été trop vif… mais aprèsl’affaire, pourquoi m’avoir laissé croire que tu ne connaissais pasce malheureux que je venais d’embrocher&|160;?… c’était si simplede m’apprendre que…

– C’était impossible. Avant le combat, pendantle trajet que j’ai fait côte à côte avec lui, il m’avait racontéson histoire et il m’avait chargé de remettre, s’il lui arrivaitmalheur, son portefeuille à sa femme. J’avais accepté et je nepouvais rien te dire avant de m’être acquitté cette tristemission.

– C’est juste, et il est survenu un tasd’incidents que tu m’as racontés tantôt aux Champs-Élysées… entreautres l’intervention de ce chenapan qui nous a vus au bastion etqui t’a dénoncé. Tout ça commence à se débrouiller. Mais lamarquise… cette marquise dont tu viens de me parler ce soir pour lapremière fois, tu l’as revue, puisque tu lui as remis le message deson mari.

– Je l’ai revue, hier, chez elle, et notreentrevue a duré plus d’une heure.

– Alors, tu dois être fixé sur son compte.

– Pas beaucoup mieux que je ne l’étais lepremier jour. D’abord, j’ai eu beaucoup de peine à arriver jusqu’àelle. Je ne voulais pas faire passer ma carte de peur qu’ellerefusât de me recevoir. J’ai dit que je venais de la part dumarquis de Ganges. Je ne mentais pas. Mais l’homme à qui j’ai eu àfaire a commencé par me dire que c’était impossible… tu le connaiscelui-là… tu as eu maille à partir avec lui, dimanche, auLuxembourg.

– Cet escogriffe qui a l’air d’un gendarme enbourgeois&|160;?

– Précisément. Il paraît que c’est un ancienofficier qui a été jadis l’ami du père de la marquise et il occupechez elle les fonctions de garde du corps ou de porte-respect…Bref&|160;! madame de Ganges a fini par me recevoir… dans le jardinde son hôtel où elle était avec une jeune femme de ses amies, quim’a cédé la place et que j’ai saluée en passant… une merveilleusebeauté, mon cher, aussi brune que la marquise est blonde… Je n’aipas osé demander qui elle était.

– Et moi je ne tiens pas à le savoir. Arrive àton explication avec la marquise.

– Elle a été longue et orageuse,l’explication. Madame de Ganges m’a amèrement reproché ma conduitede la veille. J’ai essayé de me justifier en lui déclarant quej’étais amoureux d’elle… et c’est vrai, mon cher… je suis pris…

– Tant pis pour toi&|160;!… Continue. Commenta-t-elle pris la nouvelle de la mort de son mari&|160;?

– Elle a d’abord refusé d’y croire. Mais quandje lui ai remis le portefeuille, elle a changé de note. Elle a ététrès émue, très troublée… il ne m’a pas paru qu’elle fût trèsaffligée… ce marquis était un fort mauvais mari qui lui a joué tousles tours imaginables et qui lui a mangé une partie de sa fortune.Elle ne peut pas le regretter beaucoup.

– Lui as-tu raconté comment il estmort&|160;?

– Il le fallait bien, et je lui ai toutdit&|160;: les confidences que son mari m’avait faites… lesincidents qui ont amené la rencontre… et même le nom del’adversaire du marquis… Elle me l’a demandé.

– Et quand elle a su que c’étaitmoi&|160;?

– Elle a eu un cri parti du cœur… uneexclamation que je tiens à te répéter comme je l’ai entendue… ellea dit&|160;: «&|160;Jean de Mirande&|160;! c’était donc écrit qu’iltroublerait encore une fois ma vie&|160;!…&|160;» Et comme je luiai naturellement demandé ce que tu lui avais fait, elle m’arépondu&|160;: «&|160;Il a fait le malheur d’une personne àlaquelle je m’intéresse.&|160;»

– Du diable si je devine qui&|160;! Elleaurait bien dû prendre la peine de me le dire quand je l’ai abordéedimanche sur cette terrasse où tu m’as ramené, ce soir.

– Nous n’en serions probablement pas où nousen sommes. Mais laisse-moi te raconter comment s’est terminée monentrevue. La marquise y a mis fin en me congédiant, assezsèchement, sans me rien promettre et en me laissant entendrequ’elle allait quitter Paris.

J’ai eu beau lui dire que rien ne la forçait àpartir, que cette affaire serait vite oubliée et que, s’il lefallait pour la tranquilliser, je m’abstiendrais de larevoir&|160;; elle n’a rien voulu entendre et j’ai dû me retirersans avoir rien obtenu d’elle qui ressemblât à un engagement.

– Ça vaut mieux pour toi, ditphilosophiquement Mirande. Cette marquise ne porte pas bonheur. Ceque tu as de mieux à faire, c’est de ne plus penser à elle.

– J’ajoute, reprit Cormier, toujours plein deson sujet, qu’on est venu, pendant que j’étais là, apporter unelettre adressée au marquis de Ganges – c’est-à-dire, à moi – unelettre contenant de l’argent… huit mille francs que, la veille,j’avais gagnés sur parole à ce vicomte de Servon chez la dame del’avenue d’Antin. La marquise l’a renvoyée…

– Et tu n’en as plus entendu parler&|160;?demanda Mirande en éclatant de rire.

– M.&|160;de&|160;Servon m’a remis la sommeaujourd’hui, quand je l’ai rencontré aux Champs-Élysées

– Alors, tu roules sur l’or&|160;!… Je ne t’aijamais connu tant d’argent à la fois.

– Et je n’en ai jamais eu dont la possessionm’ait fait si peu de plaisir. Je le donnerais sans regret aupremier mendiant que je rencontrerai.

– Garde-le pour une meilleure occasion.Maintenant que tu m’as tout dit…, car je suppose que c’esttout…

– Oui… tu sais le reste… ma visite au pèreBardin et l’interrogatoire dans le cabinet de son fils… l’entrée enscène de cet abject coquin…

– Je connais tout ça. Maintenant,résumons-nous. Me voilà fortement compromis, toi un peu moins, etta marquise, pas du tout, jusqu’à présent. Que comptes-tufaire&|160;? as-tu toujours l’intention de te faire son champion,sans qu’elle t’y ait convié, ni même autorisé&|160;?

– Je ne peux pas la défendre malgré elle, maisje l’ai quittée en lui jurant qu’elle me trouverait toujours prêt àfaire ce qu’elle me demanderait, et je tiendrai ma parole.

– Alors, tu en es décidémentamoureux&|160;?

– Amoureux fou.

– Bien fou, en effet&|160;; mais ça teregarde. Je n’entreprendrai pas de te guérir. Je n’ai qu’une simplequestion à t’adresser et je te prie d’y répondre nettement.

– Parle&|160;!

– Trouveras-tu mauvais que moi qui ne suis pasamoureux de la dame en question et qui ne le deviendrais jamais, jet’en réponds… trouveras-tu mauvais que j’aille la voir&|160;?

– Non… mais tu ne la verras pas.

– C’est mon affaire. Je te demande seulementsi tu ne m’en voudras pas d’essayer.

– Pourquoi t’en voudrais-je&|160;?

– Tu aurais bien tort, car je te jure que jene lui ferai pas la cour.

– Je te crois… mais tu peux bien me direpourquoi tu tiens à la connaître. Il me semble d’ailleurs que tuoublies un peu trop que tu as tué son mari. Elle le sait, puisqueje le lui ai dit, et je suis très sûr qu’elle s’en souvient.

– C’est un rude service que je lui ai rendulà.

– Peut-être, mais il ne serait pas décentqu’elle en convînt… et encore moins qu’elle te reçût…

– Qu’elle me reçoive ou non, je trouverai bienle moyen de lui parler.

– Lui parler de quoi&|160;?

– Du passé, parbleu&|160;!… de sa vie que,s’il faut l’en croire, j’ai déjà troublée sans m’en douter… decette personne enfin qui l’intéresse et dont j’ai fait lemalheur&|160;!… Je te cite ses propres paroles que tu m’as répétéestout à l’heure.

– Et tu espères qu’elle t’en diradavantage&|160;?

– Non seulement je l’espère, mais je n’endoute pas. Il ferait beau voir qu’elle refusât de s’expliquer. J’aila prétention de n’avoir fait le malheur de personne et je n’admetspas qu’on m’accuse sans preuves, même quand c’est une femme quim’accuse. Je sommerai donc catégoriquement ta marquise de me nommerma prétendue victime… quand ce ne serait que pour me mettre à mêmede réparer mes torts, si, par impossible, j’en avais eu. Jesoupçonne qu’il y a là-dessous un malentendu, mais je veux en avoirle cœur net… et si, comme elle le prétend, elle est du Languedoc,nous arriverons vite à nous entendre.

Je n’ai pas, je pense, besoin d’ajouter quemes relations avec elle en resteront là.

C’est tout au plus si je profiterai de cettepremière et unique entrevue pour lui faire de toi un éloge biensenti, conclut en riant Jean de Mirande.

– Comme tu voudras, dit Paul. Pourvu que je nem’en mêle pas.

– Je l’espère bien. Tu me gênerais.

– Moi, je vais tâcher de voir notre juge. Ilviendra peut-être ce soir chez son père… je vais m’ytransporter.

– Et dîner&|160;? interrogea Mirande.

– Tu penses à dîner, toi&|160;!

– Parfaitement. Et je te déclare que je vaisde ce pas prendre chez Foyot quelque nourriture.

– Eh&|160;! bien, moi, qui n’ai pas faim, jevais prendre… une voiture qui me conduira au Marais…

– Alors, viens avec moi jusqu’à la rue deVaugirard… Nous n’avons que le temps… la retraite est battue… on vafermer les grilles.

En effet, la nuit tombait, la terrasse s’étaitvidée peu à peu, et les gardiens avaient commencé leur ronde pourfaire sortir les retardataires.

Au bout du quinconce[59], sousles derniers marronniers, près d’une baraque où ou vend des gâteauxet des jouets et que la marchande venait de clore, un adjudant,médaillé, parlementait avec un enfant qui s’obstinait à rester surune chaise où il s’était assis à la turque, les jambescroisées.

– Allons, petit, décampe&|160;! disaitl’adjudant. On ferme.

– Ça m’est égal, j’attends maman, répondaitl’enfant.

– Où est-elle, ta maman&|160;? si elle étaitau Luxembourg, elle viendrait te chercher.

– Elle va venir.

– Eh bien&|160;! elle te trouvera à la maison.Allons&|160;! je n’ai pas le temps de t’écouter. Houste&|160;!…décanille ou je te flanque au violon.

Le gardien allait empoigner le récalcitrant aucollet&|160;; mais, le petit se leva d’un bond, sauta au bas de lachaise, s’adossa au piédestal d’une statue, et, brandissant unepelle en bois qu’il tenait dans sa petite main, il cria de toute laforce de sa voix enfantine&|160;:

– Vous, si vous me touchez, je vous casse lafigure.

Il était si comique dans cette attitudemenaçante que l’adjudant ne put pas s’empêcher de faire comme lesdeux amis, qui riaient de bon cœur.

– Il me plaît, ce moucheron, dit Mirande.

– Il est gentil comme un amour, mais il mesemble que son éducation a été quelque peu négligée, repritgaiement Paul Cormier.

– Je ne trouve pas. On veut le faire marcher,ça ne lui plaît pas. Il se rebiffe. Il a raison. Si j’avais ungarçon, je le voudrais comme ça.

Voyons un peu comment la discussion vafinir.

– Allons, méchant môme, reprit le gardien,finissons-en. File, si tu ne veux pas que je te mène au poste, oùon te mettra jusqu’à demain dans un cachot tout noir. Tu seras bienmieux chez ta maman.

L’enfant, au lieu de répondre, resta sur ladéfensive, le dos appuyé au piédestal et la pelle levée comme unsabre.

Le gardien n’avait qu’à étendre la main pourl’enlever comme une plume, mais le brave homme hésitait de peur defaire du mal à un récalcitrant qui n’avait pas beaucoup plus decinq ans et qui n’était guère plus gros qu’un moineau.

Ce révolté précoce était très bien habillé, àla russe, toque en tête, culotte de velours, chemise de soie rougeet bottes minuscules montant jusqu’au genou.

Il avait tout à fait l’air d’un enfant debonne maison, bien soigné et bien nourri.

La figure était charmante, ronde avec un teintd’un blanc mat, de grands yeux noirs bien ouverts, des cheveuxbruns très fins coupés carrément sur le front.

Sérieux avec cela comme un petit homme et pasplus intimidé devant ce militaire à grandes moustaches que s’ilavait eu à faire à sa bonne.

– Il est un peu jeune pour coucher au poste,dit en riant Mirande qui s’était rapproché.

– Eh&|160;! parbleu&|160;! je n’ai pas enviede l’y mettre, s’écria l’adjudant. C’est pas sa faute à ce gamin sises parents l’ont oublié là. Bien sûr, il n’est pas venu ici toutseul… il devait être avec sa mère et elle est partie, sanss’inquiéter de lui… Faut être à Paris pour voir des choses commeça&|160;!

– Qu’est-ce que vous dites de ma mère&|160;?cria le petit en grossissant sa voix et en faisant mine de se jetersur le gardien.

Il était si drôle que le gardien se mit à rireet dit à Mirande qui se tenait les côtes&|160;:

– C’est de la graine d’insurgé, ce crapaud-là.Ah&|160;! on les élève bien, à présent, les mioches&|160;!… pourlui apprendre à vivre, j’ai bonne envie de l’enfermer dans lejardin… quand il fera nuit noire, il aura peur et il saura bienappeler au secours.

– C’est peut-être votre uniforme quil’effarouche, dit Jean. Voulez-vous que j’essaie de lui faireentendre raison&|160;?

– Comme vous voudrez, pourvu que ça ne traînepas… car nous allons fermer… et vous seriez pris, messieurs…

– Pas de danger et je réponds du petit.

L’adjudant haussa les épaules et reprit saronde pendant que Mirande s’approchait de l’enfant qui n’avait pascessé de le regarder depuis le commencement de cette petite scèneet qui l’attendit de pied ferme.

Cormier admirait la désinvolture de soncamarade qui, dans la situation où ils étaient tous les deux,prenait souci d’un marmot égaré sous les arbres d’un jardin public,sans s’inquiéter de prévoir où le mènerait cette fantaisie de jouerau saint Vincent de Paul.

Et Cormier n’avait garde de s’en mêler, car illui tardait de se faire conduire au Marais pour s’aboucher avecBardin.

– Mon petit ami, dit Mirande au gamin toujourscampé comme un jeune coq qui s’apprête à jouer de l’ergot, cemilitaire a eu tort de vouloir vous emmener de force, mais c’estbien vrai qu’on va fermer le jardin. Vous voyez que monsieur et moinous nous en allons. Voulez-vous venir&|160;?

– Avec vous, je veux bien, répondit aussitôtl’enfant. Vous ne me tutoyez pas et vous me parlez poliment,vous.

– Un fils de roi, déguisé, ricana entre sesdents Paul Cormier.

– Donnez-moi la main, reprit Mirande.

Le petit la lui donna, non sans l’avoir encoreune fois toisé de la tête aux pieds. Il avait commencé par là avantde lui répondre. Probablement la physionomie de l’étudiant luiplaisait.

– Tu es fou, dit Paul à l’oreille de sonami&|160;; que vas-tu faire de cet enfant&|160;?

– Je n’en sais rien… le reconduire chez samère… ça m’amusera… elle est peut-être jolie…

– Tu seras toujours le même.

– Je l’espère.

– Mais, malheureux, une mère qui oublie sonenfant au Luxembourg, comme elle y oublierait son ombrelle, je tedemande quelle espèce de femme ça peut bien être&|160;!

– Une femme distraite, assurément.

– Moi, je crois qu’elle a fait exprès de leperdre.

– Comme le Petit Poucet, alors… ce seraitamusant. Le conte a été mis en féerie. J’ai vu ça à la Gaieté et jejouerais volontiers un rôle dans une machine comme ça.

– Tu y jouerais un rôle de dupe si, comme jele soupçonne, cette mère veut se débarrasser d’un fils qui lagêne.

– Je te parie, moi, que c’est une très bravefemme qui me remerciera de lui ramener son garçon. Et, du reste,quand même tu aurais deviné, je n’abandonnerais pas ce petit. Il meva, parce qu’il a le diable au corps.

– Comme toi, parbleu&|160;!

– Peut-être bien… mais ne te monte pas latête, mon vieux Paul, et va à tes… non, à nos affaires. Je verraice que je peux faire de ce moutard, et quand je serais obligé de legarder jusqu’à demain matin, il n’y aurait pas grand mal. J’ai dela place chez moi pour le coucher. Mais, sois tranquille, je ne mepropose pas encore de l’adopter. Et demain, j’aurai d’autres chatsà fouetter que de faire la bonne d’enfants, car je veux voir madamede Ganges, quand je devrais escalader le mur de son jardin.

Les deux amis étaient arrivés à la grille dela rue de Vaugirard, Mirande tenant toujours par la main l’enfantqui ne disait mot.

– À demain matin&|160;! dit Paul, en tirant deson côté. Ne sors pas avant de m’avoir vu.

Mirande le laissa partir et fila vers la ruede Tournon où il se proposait de dîner, au restaurant Foyot.

Il eut soin, bien entendu, de raccourcir sesenjambées, afin de se mettre au pas du petit, lequel trottinait àson côté, sans manifester la moindre velléité de le quitter, etsans demander où le menait son conducteur.

Et Mirande, qui ne s’étonnait pas facilement,commençait à s’étonner de la hardiesse insouciante de ce gaminqu’il venait de ramasser au Luxembourg.

Ce morveux ne s’inquiétait pas plus de sa mèreque s’il n’en avait jamais eu.

Devant le palais du Sénat, Véra, l’étudianterusse, et Maria, l’élève sage-femme, leur barrèrent le passage.

Mirande, qui ne les avait pas revues depuis lasoirée de dimanche à la Closerie des Lilas, se serait bien passé deles rencontrer&|160;; mais il en prit son parti, sachant bien qu’ilne pourrait pas toujours les éviter, et comme il ne faisait jamaisles choses à demi, il commença par les inviter à dîner.

Ces demoiselles acceptèrent avec enthousiasme,et Maria s’écria&|160;:

– C’est à toi, ce mômaque[60]&|160;?… oh&|160;! ne dis pas que non…Il te ressemble… c’est toi, tout craché.

Mirande allait protester contre la paternitéqu’on lui attribuait&|160;; mais l’enfant dégagea sa main, vint seplanter devant l’apprentie sage-femme, et de sa voix grêle, il luicria, en se haussant sur ses orteils&|160;:

– Pourquoi m’appelez-vous&|160;?mômaque&|160;? je ne suis pas un singe… et d’abord, je nevous connais pas et je vous défends de me parler.

– Il a entendu macaque, dit Véra en riant auxéclats.

– Ah&|160;! l’amour de mioche&|160;! s’écriaMaria&|160;; fier et colère comme son père… tu ne peux pas lerenier, celui-là.

– Taisez-vous donc, vous autres&|160;!… vousne dites que des bêtises, interrompit Mirande. Laissez-moi parler àce jeune homme.

Et s’accroupissant jusqu’à ce que sa figure setrouvât à la hauteur de celle de l’enfant&|160;:

– Mon petit ami, lui dit-il doucement, cesdames, qui sont de mes amies désireraient vous connaître.Voulez-vous nous dire votre nom&|160;?

– À elles, pas… à vous, oui, répliqua cesingulier gamin. Je m’appelle Roch.

– Je vous remercie, mon ami&|160;! Roch, c’estvotre petit nom. Comment se nomme votre papa&|160;?

– Je n’ai pas de papa.

– Mais vous avez une maman&|160;?

– J’en ai deux.

À cette réponse, les étudiantes pouffèrent etMirande eut beaucoup de peine à tenir son sérieux. Il y parvintpourtant, et comme il ne se souciait pas de continuer dans la ruecet interrogatoire qui aurait fini par attirer l’attention desbadauds, il reprit en changeant de sujet&|160;:

– Voulez-vous venir dîner avec moi, mon cherRoch&|160;?

– Avec vous, oui, répondit l’enfantterrible&|160;; avec ces vilaines, non…

Les vilaines, c’était les deux étudiantes quise tordirent de plus belle, en dépit des gros yeux que leur faisaitMirande.

– Ah&|160;! il ne nous l’envoie pasdire&|160;! s’écria l’élève de la Maternité.

– Je vous assure, mon petit ami, que cesdemoiselles vous aiment beaucoup et qu’elles ne demandent qu’à vousfaire plaisir. Vous m’en ferez un très grand à moi, si vous voulezvenir.

Roch écouta gravement ce discours comme onn’en tient guère aux enfants de cinq ans, et il finit par répondre,non moins gravement&|160;:

– Eh bien, je viendrai pour vous.

– À la bonne heure&|160;!… Avez-vousfaim&|160;?

– Non. J’ai mangé beaucoup de gâteaux auLuxembourg. J’en mange toujours beaucoup quand je sors avec mamanJacqueline.

– Elle était donc avec vous, mamanJacqueline&|160;?

– Oui. Et puis, une dame est venue lachercher. Alors, elle m’a dit de l’attendre… mais elle n’est pasrevenue… elle reviendra demain… elle vient tous les jours… jeserais resté dans le jardin, si ce méchant soldat ne m’avait riendit.

– Vous auriez eu grand’peur, la nuit.

– Non, je n’ai peur de rien.

– Vous avez tout de même bien fait de veniravec moi… parce que ce soir, quand nous aurons dîné, je vousreconduirai chez votre maman.

– Vous savez donc où elle demeure&|160;?

– Non, mais vous me montrerez le chemin.

– Moi… je ne le connais pas… c’est très loin…avec maman Jacqueline nous venons toujours en voiture.

– Et vous croyez qu’elle viendrademain&|160;?

– Oh&|160;! oui… à la place où j’étais quandvous êtes passé.

– Bien, mon petit ami, je vous y ramènerai… cesoir, vous coucherez chez moi.

Les deux étudiantes ne perdaient pas un mot decette causette qui obligeait Mirande à marcher courbé en deux pourse faire entendre du petit et qui les mena jusqu’à la porte durestaurant.

Il avait là ses grandes entrées et on l’ytraitait avec toute la considération due à un client qui faitrégulièrement une grosse dépense.

On lui gardait tous les soirs une table aurez-de-chaussée, dans le bon coin, et un cabinet au premier étage,pour le cas où il y aurait des dames – et le cas n’était pasrare.

Ce soir-là, bien entendu, on prit possessiondu cabinet, et ces dames, comme toujours, commandèrent le menu dudîner, pendant que Mirande s’amusait à faire jacasser l’étonnantgamin qu’il venait de recueillir.

Jamais l’ami de Paul Cormier n’avait vu niimaginé un pareil enfant.

Roch, par instants, raisonnait comme un hommeet, en même temps, il donnait des preuves d’une ignoranceextraordinaire. Il ne savait rien, il n’avait rien vu, et cependantrien ne paraissait le surprendre.

Ainsi, on voyait bien qu’il n’avait jamaismangé au restaurant, et pourtant il ne fit pas une question àpropos du service des garçons et des bruits qui montaient durez-de-chaussée.

C’était à croire qu’il avait passé sa toutejeune vie dans une tour, comme certains princes des contes defées.

Il ne faisait pas de fautes de français enparlant et il ne se servait que de locutions d’une politesserecherchée, mais en lui montrant une carte des prix del’établissement, Mirande put constater qu’il ne savait paslire.

Les deux invitées étaient revenues de leurspremières idées de ressemblance entre le gamin et Mirande, quoiqueMaria persistât à soutenir qu’ils avaient tout à fait les mêmesyeux et la même façon de porter la tête. Mais elles s’amusaientbeaucoup de ce petit être qui les examinait avec une insolenceimperturbable.

Véra s’étant avisée de dire que sonhabillement à la russe n’était pas réussi, il l’avait vertementrabrouée en lui disant que c’était maman Jacqueline qui l’avaitchoisi et que maman Jacqueline avait très bon goût.

Mirande aurait bien voulu le pousser sur cettemaman Jacqueline, mais quand il lui en parlait, l’enfant nerépondait pas grand’chose.

Son autre maman qu’il ne nommait pas devaitêtre une amie de la vraie, peut-être une sœur qu’on ne l’avait pasaccoutumé à appeler ma tante.

De celle-là aussi, il parlait fort peu.

Du reste, le pauvre baby était visiblementfatigué. Mirande qui commençait à le prendre en amitié eut pitié delui et le laissa s’assoupir peu à peu sur la petite chaise où onl’avait juché pour le mettre à table après que Maria lui eutattaché une serviette au cou.

En sa qualité de future sage-femme, Mariaavait des instincts maternels qu’elle contenait pour ne pastroubler ses études, mais qui ne demandaient qu’à se fairejour.

Le bruit du duel s’était répandu lentementdans le quartier et Mirande qui y avait joué le principal rôle, dutsubir de la part de ces demoiselles un interview complet.

Il dit ce qu’il lui plut de dire et il n’eutpas trop de peine à éviter de mettre en scène la marquise de Gangesdont les deux étudiantes ignoraient absolument l’existence.

Puis il revint à l’enfant dont il commençait àse préoccuper, sans trop savoir pourquoi.

Il l’avait emmené, sans se demander ce qu’ilallait en faire.

Une idée qui lui était venue tout à coup etaux conséquences de laquelle il n’avait pas pris le temps deréfléchir.

Jean de Mirande était l’homme du premiermouvement, qui n’était pas toujours le bon.

Et, cette fois, il ne regrettait pas d’y avoircédé.

Recueillir un enfant égaré ou abandonné,c’était une bonne action dont il ne pouvait que se féliciter etqu’il se sentait tout disposé à parfaire en s’occupant de rendre àsa mère ce singulier garçonnet.

Il n’aurait même pas répugné à le garder et àse charger de lui, s’il ne retrouvait pas cette mère encore plussingulière qui était partie sans son fils, et qu’on n’avait plusrevue.

Depuis qu’il avait l’âge d’homme, Mirande nes’était jamais occupé des enfants que pour demander à quelle heureon les couchait. Il les considérait comme des êtres malfaisants etsurtout incommodes. Il avait toujours fui comme la peste les femmesaffligées de progéniture, et comme celles-là sont rares au quartierlatin, où il passait sa vie, il n’avait jamais l’occasion d’êtregêné par la marmaille.

Il approuvait fort le législateur d’avoirinterdit la recherche de la paternité et il ne lui était jamaisarrivé de souhaiter de perpétuer le nom de Mirande qui s’éteindraiten sa personne, s’il ne se décidait pas à changer d’existence.

Et il n’en prenait pas le chemin.

Aussi n’en revenait-il pas de se découvrir dessentiments qu’il ne se connaissait pas. Il n’y voulait pas croireet il comptait bien que cet accès d’attendrissement paternelpasserait comme beaucoup d’autres caprices auxquels il étaitsujet.

Véra, la Russe, qui, comme lui, manquaitabsolument de vocation pour le mariage et ses conséquences, se mità le blaguer à propos du petit. Maria, l’élève sage-femme, prit lecontre-pied, et Mirande, pour entretenir une discussion quil’amusait, se fit un malin plaisir d’exagérer en déclarant qu’il nelui manquait, pour être heureux, que d’avoir un intérêt dans lavie, et que son bonheur serait d’avoir un enfant commecelui-là.

– Farceur, va&|160;! lui dit la nihiliste. Jevoudrais bien t’y voir avec un gosse sur les bras. Où leremiserais-tu, les soirs de Bullier&|160;?

– Il n’aurait qu’à me le confier, répliquaMaria.

– Pour l’élever au biberon, avec de l’absintheau lieu de lait&|160;! Tu ferais mieux, mon vieux Jean, del’envoyer à l’école, puisqu’il ne sait pas lire… à cinq ans&|160;!…c’est raide&|160;!

Qu’est-ce que ça peut bien être que son pèreet sa mère&|160;?

– Absent, le père. Le môme vient de vous direqu’il n’en avait pas. Probablement, la mère n’est pas pourl’instruction obligatoire.

– J’ai comme une idée qu’elle ne vaut pascher, cette mère-là.

Roch qui sommeillait, ouvrit un œil, regardafixement Véra et se rendormit presque aussitôt sur sa chaise.

– C’est drôle, murmura l’apprentie sage-femmeon dirait qu’il a entendu et qu’il a compris.

– Un enfant prodige, alors&|160;! ricana laRusse. Dis donc, Jean&|160;?… es-tu bien sûr qu’il n’est pas àtoi&|160;?

– On n’est jamais sûr de ces choses-là,répondit en riant Mirande.

– Si nous lui demandions un peu de nousraconter d’où il sort… et ce qu’il a fait depuis qu’il n’est plusen nourrice&|160;?

– Oh&|160;! laissez-le en repos. Vous voyezbien qu’il n’en peut plus.

– Et du reste, reprit Véra, je parie que vousaurez beau le questionner, il ne vous dira pas ce qu’on lui adéfendu de vous dire.

– Comment&|160;! tu crois qu’on lui a fait laleçon.

– Parfaitement.

– Et dans quel but&|160;?

– Est-ce que je sais&|160;?… une femme quit’en veut et qui cherche à te jouer un tour…

– Je me demande quel tour on pourrait me joueravec ce petit.

– Peut-être te compromettre… dire que tu esson père et te forcer à le reconnaître…

– Si je croyais ça, grommela Mirande enfronçant le sourcil, je le conduirais ce soir chez le commissairede police et je l’y laisserais.

– Ce serait très mal&|160;! s’écria avecconviction Maria. Je l’emmènerais plutôt chez moi. J’ai un petitlit pour le coucher, le pauvre Chérubin. Mais vous voyez bien qu’ildort de tout son cœur. C’est cette Véra avec sesimaginations&|160;!… si on l’écoutait, on verrait des mystères etdes complots partout, comme dans son pays.

Cette fois, il n’y avait pas à en douter.L’enfant dormait si bien qu’il glissait insensiblement sur sachaise et qu’il serait tombé si Mirande ne l’eût enlevé et couchésur un divan qui n’avait pas été mis là pour servir de berceau à unpetit garçon.

La conversation prit un autre tour. Aussibien, elle commençait à agacer Mirande, qui se reprochait presqued’avoir fait dîner l’enfant perdu en compagnie de deux demoisellespeu respectables.

– Si je retrouve sa mère, pensait-il, et s’illui raconte que je l’ai mené chez Foyot avec des habituées de laCloserie des Lilas, elle n’aura pas une haute opinion de moi.

On se remit à parler du duel, et Mirandes’aperçut qu’il avait grandi de cent coudées aux yeux de Véradepuis qu’elle savait qu’il avait lestement expédié un homme dansl’autre monde. Cette moscovite ne rêvait que batailles etexterminations.

Maria, moins féroce, mais plus curieuse,voulut avoir des détails sur le drame où Jean avait joué leprincipal rôle, et elle lui en demanda tant qu’il finit par ne pluslui répondre et qu’il songea à lever la séance.

On en était aux liqueurs et Véra, qui netenait pas en place, fumait de grosses cigarettes à la fenêtre,pendant que la tendre Maria contemplait le petit Roch, dormant dusommeil de l’innocence.

– J’en étais sûre, s’écria tout à coup laRusse, nous avons été suivis par un mouchard.

– Oh&|160;! toi, dit Mirande, tu vois desmouchards partout.

– Je les vois où ils sont. Venez un peu icique je vous montre celui-là.

Jean se leva, s’approcha et aperçut de l’autrecôté de la rue de Tournon, à l’angle de la rue de Vaugirard unhomme, immobile comme une borne, qui avait l’air de monter lagarde.

– Eh bien&|160;! quoi&|160;? demanda-t-il enhaussant les épaules. Il attend une femme qui lui a donnérendez-vous là. Il en a bien le droit.

– Maria ou moi, alors, car il ne quitte pasdes yeux la fenêtre de notre cabinet.

– Ah&|160;! tu m’ennuies à la fin. Je ne mecache pas, et si c’est à moi qu’il en a, il saura bien me le dire,car je vais rentrer chez moi à pied.

Et comme le garçon apportait la note qu’ilavait demandée, Mirande la paya sans vérifier l’addition, prit dansses bras le petit Roch qui se réveilla, marmotta quelques mots etse rendormit presque aussitôt, descendit l’escalier, sortit durestaurant, tourna du côté de l’Odéon et s’achemina à grands pasvers le boulevard Saint-Germain où il demeurait.

Il ne se retourna même pas pour regarder si leprétendu mouchard le suivait, et il arriva chez lui sans incidentd’aucune sorte.

Décidément, la fibre paternelle prenait ledessus et si ses amis du quartier l’avaient rencontré faisant ainsila bonne d’enfants, ils auraient certainement cru qu’il étaitdevenu fou.

Chapitre 5

 

 

Pendant que Jean de Mirande emmenait dînerchez Foyot un petit garçon qu’il avait trouvé dans le Luxembourg,Paul Cormier, que l’enfant n’intéressait guère, prenait en fiacrele chemin du Marais, mais ce n’était pas pour aller dîner chez samère.

Il ne l’avait pas revue depuis le dimanche quiavait si mal fini et il ne tenait pas à la revoir avant d’êtrecertain que l’affaire du duel n’aurait pas pour lui de suites tropgraves.

Il allait chez Bardin pour lui demander où enétaient les choses depuis la malencontreuse scène qui s’étaitpassée la veille dans le cabinet du juge d’instruction.

L’avocat devait être au courant, car il avaittrès certainement revu son fils et il ne refuserait pas derenseigner Paul, en considération de sa vieille amie madameCormier, qui ne savait rien encore et qu’il fallait préparer avantde lui apprendre la triste vérité.

Paul s’attendait pourtant à être très mal reçurue des Arquebusiers, mais il était décidé à tout supporter pourrentrer en grâce auprès du père Bardin…

Il savait que le bonhomme dînait à six heureset demie et qu’après son dîner, il était presque toujours de bonnehumeur. Il prenait donc bien son temps et il calculait qu’ilarriverait juste au moment ou Bardin sirotait son café, appuyé dedeux ou trois verres d’une eau-de-vie presque centenaire, – uncadeau de madame Cormier.

Paul s’était fort attardé à la grille duLuxembourg avec Mirande, et la nuit était venue quand il arriva àla porte de la maison du vieil ami de sa mère.

En levant les yeux pour regarder s’il y avaitde la lumière au troisième étage, il fut un peu étonné de voir lestrois fenêtres de l’appartement brillamment éclairées.

Bardin, d’ordinaire, n’illuminait pas ainsi,et comme il ne recevait jamais que son fils, il était difficile desupposer qu’il donnait une fête.

Enfin, cette profusion de clarté prouvaitqu’il n’était pas sorti, et Paul, qui ne craignait rien tant que dene pas le rencontrer, s’empressa de monter.

La servante qui vint lui ouvrir lui dit queson maître attendait quelqu’un ; mais elle le fit entrer et,en traversant la salle à manger, il put voir sur la table un souperfroid des plus appétissants.

Il remarqua même qu’il n’y avait qu’uncouvert, ce qui prouvait surabondamment que le bonhomme n’était pasen bonne fortune.

Paul le trouva assis dans son cabinet, devantun dossier étalé sur son bureau ; et Bardin, quand il entenditouvrir la porte, se leva en s’écriant sans se retourner :

– Te voilà, mon brave ami !… Je nel’attendais qu’à neuf heures. Le chemin de fer ne t’a pas tropfatigué ?

Quand il fit volte-face et qu’il aperçutCormier, ce fut une autre note :

– Comment, c’est toi ! dit-il d’un tonbourru. Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

– Vous demander pardon de tous les ennuis queje vous ai causés.

– Il est bien temps, ma foi !… Ah !tu peux te flatter de m’avoir fait passer vingt-quatre heuresagréables ! Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Et c’est àcette heure-ci que tu viens me faire des excuses ? Tu tombesmal. Ma soirée est prise.

– Je n’ai pas pu venir plus tôt. Hier, j’aicouru après Mirande toute la soirée, sans parvenir à le trouver.C’est aujourd’hui seulement que j’ai pu le voir… et le décider à seprésenter au cabinet de votre fils… Il y est resté deux heures…

– Je sais ça. Charles sort d’ici.

– Et j’ai attendu que Mirande revînt. Je viensde le quitter.

– Tu ne peux donc pas te passer delui ?

– Je voulais savoir quelle décision votre filsavait prise à son égard.

– Eh bien, tu dois être content et ton Mirandeaussi ! Charles a cru devoir le laisser libre sous caution. Ila eu bien de la bonté. Moi, j’aurais envoyé ce fier-à-bras coucherau Dépôt de la Préfecture… et je ne dis pas que je ne t’y auraispas envoyé aussi… Enfin ! ça le regarde, cet excellentCharles. Ah ! il ne prend pas le chemin d’avancer, mon cherfils ! Encore une affaire qui s’annonçait bien… une affairesuperbe qui s’en va en eau claire.

– Ce n’est pas ma faute si le prétenduassassinat n’était qu’un duel, dit Paul, en souriant à demi.

– Parbleu ! je ne te le reproche pas,mais je dis que Charles n’a pas de chance… et que toi et ton animald’ami, vous en avez dix fois plus que vous ne méritez. Avoue que tuen es quitte à bon marché !

– Oui, si j’en suis quitte. Il n’y a pasd’ordonnance de non-lieu.

– Et il n’y en aura pas, je te l’ai déjàdit ; ce qui vous sauvera, c’est qu’on ne trouvera pas dejurés pour vous condamner.

– Qui sait si cet homme n’inventera pasquelque chose contre nous ?

– L’homme qui t’a dénoncé ? On ne lecroira pas. Charles a eu sur lui, à la Préfecture de police, desrenseignements détestables. C’est un chenapan de la pireespèce.

– Il a essayé de me faire chanter.

– Quand ça ?

– Hier, avant de venir au Palais, il m’a écritpour me demander dix mille francs, en me menaçant de me dénoncer sije ne les lui donnais pas. Il a assisté au duel et il m’a suivijusqu’à ma porte, rue Gay-Lussac.

– Pourquoi n’as-tu pas dit ça àCharles ?

– Je me réserve de le lui dire plus tard,murmura Paul, qui n’avait garde d’avouer qu’il s’était tu parcequ’il craignait que ce coquin ne s’attaquât à la marquise deGanges.

– Tu en auras prochainement l’occasion, car jecrois bien que Charles ne tardera guère à te faire appeler denouveau. Il a encore un tas de choses à te demander et àt’apprendre. Il a reçu la réponse au télégramme qu’il avait adresséau Parquet de Nice. Il connaît le nom de l’homme que ton Mirande atué.

– Ah !… il connaît… balbutia Paul.Comment s’appelait ce… malheureux ?

Paul ne le savait que trop, mais il restaitdans son rôle en feignant de l’ignorer ; et Bardin, sansremarquer qu’il se troublait, s’écria :

– Parbleu ! je ne me suis pas amusé à ledemander. Qu’il s’appelle Pierre ou Jacques, qu’il soit marquis oucommis-voyageur, c’est toujours un homme mort et tu as aidé àl’expédier dans l’autre monde en servant de témoin à ton jolicamarade.

– Allons ! pensa Paul, il n’a pas encoreété question de madame de Ganges. Pourvu que ce Brunachon ne ladénonce pas.

– Et dire, reprit Bardin, que tu t’es mis dansce pétrin, juste au moment où il n’aurait tenu qu’à toi de faire unmariage magnifique. Elle va te coûter cher, ton incartade.

– Un mariage !… je ne songe guère à memarier.

– Bon ! mais j’y avais songé pourtoi.

– Ah ! oui, l’héritière dont vous m’avezparlé chez maman. Mais vous m’avez dit que vous en étiez encore àla chercher.

– Oui, je t’ai dit ça dimanche ; maisdepuis, il y a eu du nouveau, j’ai reçu des nouvelles, ce matin.Elle est retrouvée, l’héritière aux six millions.

– Où se cachait-elle donc ? demanda Paul,pour dire quelque chose.

Cette découverte, qui semblait passionner lepère Bardin, le touchait médiocrement, et, s’il faisait semblant des’y intéresser, c’était pour flatter la manie du vieil avocat.

– Je n’en sais rien encore, reprit lebonhomme, mais je sais qu’elle est à Paris.

– Diable !… c’est vague !…

– Jusqu’à présent, oui ; mais, demain, jesaurai où… dans quel quartier… dans quelle maison.

– Est-ce que vous la ferez chercher par lapolice ?

– Fi donc !… je sais maintenant à quim’adresser pour m’aboucher avec elle… Tu le saurais comme moi, situ n’avais pas oublié son histoire que je t’ai racontée dimanchedernier, en dînant avec toi chez ta mère…

– J’avoue que je ne m’en souviens pas trèsbien. Il s’agissait, je crois, d’une jeune fille qui habitait ledépartement de l’Hérault.

– Oui… à Fabrègues… un village, pas très loinde Montpellier.

– Et qui a disparu depuis plusieursannées.

– Disparu… c’est-à-dire qu’elle a quitté lepays en même temps qu’une personne qui s’intéressait à elle…

– Une demoiselle de grande famille…

– Une demoiselle de Marsillargues. Je t’avaismême prié de demander à ce Mirande s’il la connaissait, lui qui estdu Languedoc.

– Je le lui ai demandé et je me rappelle trèsbien ce qu’il m’a répondu. Il m’a dit qu’il avait entendu parler dela famille, mais qu’il n’avait jamais vu la jeune fille qui portaitce nom. Tout ce qu’il en sait, c’est qu’elle était très jolie, trèsriche et qu’elle avait le malheur d’être paralysée d’une main…

– Paralysée ?… c’est la première fois quej’entends parler de cela, dit Bardin. Mirande doit se tromper.

– C’est possible. Du reste, elle a disparuaussi, celle-là, à ce qu’il paraît, et Mirande croit qu’elle estmorte.

– Elle est vivante et très vivante. Ellehabite Paris, qui plus est, et elle nous dira où est saprotégée.

– Sa protégée, c’est l’héritière ?

– Parbleu !… seulement, elles ne saventni l’une ni l’autre l’histoire de l’héritage que je t’ai racontéeet nous avons des raisons de croire que la protégée ne vit pas dansl’opulence. Les millions vont lui tomber du ciel.

C’est pour ça que j’avais pensé à te la faireépouser. J’y penserais encore si tu n’avais pas pris soin de terendre impossible en te fourrant dans cette mauvaise affaire.

Nous ne pourrons pas décemment lui proposerd’épouser un garçon qui va passer en Cour d’assises, un de cesjours.

– Ce serait, je crois, tout à fait inutile…Mais pourquoi parlez-vous au pluriel ?… vous dites :nous…

– Parce que je ne serai et ne puis être encette affaire qu’un auxiliaire… C’est mon vieil ami Lestrigou quien tient tous les fils et lui seul peut la mener à bien…

– Un avocat de Montpellier, jecrois ?

– Oui… un ancien bâtonnier de l’ordre qui vasur ses soixante seize ans et qui a été longtemps l’avocat de lafamille de Marsillargues. En dépit de son âge, il a pris la chose àcœur et voilà un mois que nous échangeons des lettres à propos del’orpheline. Il est tout à fait dans mes idées sur la nécessité dela marier promptement et convenablement… Je lui avais parlé de toiet il n’avait pas dit : non… Maintenant, il faut en rabattre…tes chances ont baissé de cinquante pour cent.

Cormier eut un geste d’indifférence et Bardinreprit, avec humeur :

– Oui, je sais que tu t’en moques. Tu préfèrescontinuer la vie qui t’a mené où tu en es. Eh bien ! je teprédis que tu regretteras de l’avoir manqué par ta faute, cemariage que je t’avais trouvé.

– Vous en parlez comme si je n’avais qu’à meprésenter pour le faire, dit Paul en souriant. Il me semble qu’ilserait bon de consulter d’abord la principale intéressée.

– Ça, je m’en chargerais, d’accord avec cebrave Lestrigou qui m’est tout dévoué et qui userait de soninfluence sur la dernière des Marsillargues.

– Je croyais qu’il l’avait perdue de vue…

– Oui, depuis qu’elle s’est mariée ; maismaintenant qu’il sait où la prendre, il aura vite fait de redevenirce qu’il était autrefois : son ami, son conseil, presque sontuteur.

– Et le mari ?… il aura bien voix auchapitre, je suppose.

– Le mari ne vit plus avec sa femme… et ellese gardera bien de le consulter… il ne s’est d’ailleurs jamaisoccupé de l’orpheline de Fabrègues. Si tu plaisais à laprotectrice, tu plairais certainement à la protégée.

– Vous me permettrez d’en douter… et de vousfaire observer que vous raisonnez comme si cette jeune fillen’avait jamais vu le monde. Quel âge a-t-elle donc ?

– Vingt ans… peut-être vingt-deux… je ne saispas au juste… Lestrigou te le dira…

– Lestrigou ?… mais il est àMontpellier.

– Il arrive ce soir. Je l’attends… et il fautque le train ait eu du retard, car il devrait déjà être ici.

– Comment ! à son âge, il s’est décidé àfaire un si long voyage.

– Mais très bien. Il se porte comme lePont-Neuf, Lestrigou. Et puis, la chose en vaut la peine. Sixmillions qu’il apporte à une pauvre fille qui ne s’en doutepas ! Il a pris assez de peine pour la trouver… il tient à sedonner le plaisir de lui annoncer cette grande nouvelle.

– C’est trop juste. Alors, il ne lui a pasécrit, ni à cette dame non plus ?

– À personne qu’à moi. Et il n’a pas perdu detemps, car il n’y a pas deux jours qu’il sait où demeure laprotectrice.

– La protectrice seulement ?

– Ça suffit. La protégée ne sera pas difficileà découvrir. Lestrigou a des raisons de croire qu’elles n’ont qu’unseul et même domicile. La dame doit être assez grandement logéepour donner l’hospitalité à une amie pauvre.

Du reste, nous parlons là fort inutilement,puisque tu ne te mets pas sur les rangs… et tu n’as peut-être pastort… au moins pour le moment. Quand ta mauvaise affaire seraarrangée… si elle s’arrange comme je le souhaite… nous recauseronsde l’héritière.

Bardin s’interrompit pour prêter l’oreille àun bruit de roues qui lui arrivait d’en bas.

– Une voiture qui s’arrête à ma porte, dit-il.À cette heure-ci, ce ne peut être que Lestrigou.

– Alors, je vous laisse, murmura Paul. J’avaisencore beaucoup de chose à vous dire… mais je vous gênerais pourrecevoir votre ami. Je reviendrai demain, si vous le permettez.

– Eh ! non, reste ! grand nigaud,dit Bardin qui ne boudait jamais bien longtemps le fils de madameCormier. Je vais toujours te présenter à Lestrigou. Il aime lesjeunes gens. Il sera enchanté de te voir. Et puis, ça ne peut pasnuire qu’il te connaisse. Tu es bon à montrer. Après, nous verrons.On ne sait jamais ce qui peut arriver.

C’était bien Lestrigou qui arrivait dans un deces fiacres à quatre places et à grille qu’on ne trouve guèrequ’aux gares des chemins de fer.

Il n’en fallait pas davantage pour mettre enémoi la paisible maison de la paisible rue des Arquebusiers.

Le portier, prévenu par Bardin, s’étaitprécipité hors de sa loge pour aider le cocher à décharger la mallede l’ancien bâtonnier du barreau de Montpellier.

Quelques fenêtres s’étaient ouvertes et on yvoyait des têtes de locataires, curieux d’assister à cedébarquement.

Paul regarda aussi et vit descendre un grandvieillard sec comme une allumette, qui, en trois enjambées,disparut sous la voûte de la porte-cochère.

Bardin s’était précipité dans l’escalier pourcourir au-devant de son vieil ami. Lestrigou grimpait si vitequ’ils se rencontrèrent à mi-chemin.

Ils entrèrent, en se tenant par la taille,dans la salle à manger, où Paul les attendait, et Lestrigoucommença par battre un entrechat pour montrer que le voyage nel’avait pas fatigué.

C’était un type que ce vieuxbazochien[61], desséché par le soleil du Languedoc.Il n’avait que la peau et les os, avec une petite tête ronde commeune pomme de canne au bout d’un long corps qui se remuait toutd’une pièce, une tête éclairée par deux petits yeux noirs, percéscomme avec une vrille et brillants comme deux tisons ardents.

– Hé ! dit-il, sais-tu qué tu esbien logé ici ! Té rappelles-tu lé temps oùnous perchions sur les gouttières dans une vieillecassine[62]dé la rue dé laPomme ?

Bardin, jadis, avait fait sa première année dedroit à Toulouse, où son père était alors employé del’enregistrement, et c’était là qu’il avait connu Lestrigou.

– Ah ! je crois bien ! dit en sefrottant les mains le vieil avocat.

Et il ajouta sagement :

– Mais si tu te lances dans les souvenirs denotre jeunesse, tu n’en sortiras pas. Tu dois avoir faim.

– Uné faim dé loup desCévennes. Jé né mé suis rien mis sous la dent dépuislé buffet dé Vierzon.

– Eh ! bien, mets-toi à table et mange,mon ami. Attaque cette terrine de Nérac que j’ai achetée à tonintention. Demain, mon cordon-bleu te cuisinera uncassoulet dont tu me diras des nouvelles.

– Tu es donc toujours gourmand ?

– Je n’ai pas perdu mes bonnes habitudes etj’ai encore bon appétit. Tu pourras t’en convaincre à déjeuner.Mais ce soir, je ne te tiendrai pas compagnie. J’ai dîné.

– Tu as bien fait, mon petit, et jévais té rattraper ; mais jé né veux pas êtreincivil, et avant dé mé mettre à table, tu vas méprésenter cé june homme…

Le june homme c’était Paul, quimourait d’envie de rire, en dépit de ses chagrins et de sespréoccupations.

– C’est le fils de feu Cormier dont je t’aisouvent parlé dans mes lettres, dit Bardin, et dont la veuve estrestée mon amie. Tu goûteras tout à l’heure d’un certain Corton quisort de sa cave.

– Monsieur, permettez-moi dé vousserrer la dextre, dit Lestrigou en tendant la main à Paul qui nedemandait pas mieux que de fraterniser avec ce joyeux compatriotede son ami Jean de Mirande.

– Tel que tu le vois, mon cher, reprit le papaBardin, ce garçon fait sa troisième année de droit. Je nerépondrais pas qu’il n’ait eu que des boules blanches[63] à ses examens, mais il sera reçu avocattout de même.

– Tous confrères, alors ! s’écriaLestrigou en s’attablant. Pardiu, nous allons rire ;à démain les affaires sérieuses !…

– Ah ! oui, l’héritage.

– Tu l’as dit, Bardin dé mon cœur,jé t’apporte cé coquin d’héritage ; tout esten règle. Jé n’ai plus qu’à faire unehureusé ; mais ton june ami né saitpas dé quoi il est question.

– Je lui en ai dit un mot en t’attendant.

– As bien fait. Cé n’estplus un sécret. Demain jé verrai l’héritière etdans peu dé jours, toutés les gazettes enparleront.

– Elle est capable d’en devenir folle, tapetite payse[64]. Lui as-tu écrit, au moins, pour lapréparer à recevoir la tuile d’or qui va lui tomber sur latête ?

– Ta sais bien qué jé né pouvaispas.

– C’est vrai. Tu n’as pas encore son adresse.Es-tu sûr qu’elle est à Paris ?

– Si jé n’en étais pas sûr, jé nésérais pas venu.

Tout en répondant aux questions de son vieilami, le bonhomme ne faisait, comme on dit, que tordre etavaler ; et Paul admirait ce vieillard de soixante-quinze ansqui n’avait pas l’air de savoir ce que c’est qu’uneindigestion.

– Ah ! ça séra un beau parti quema pétite Vénus de Fabrègues, soupira Lestrigou en faisantclapper sa langue, après avoir vidé son verre d’un trait.

– Vénus !… diable ! comme tu yvas !… elle est donc bien belle ?

– Comme la mère des Amours… si elle n’a paschangé.

– Hé ! hé ! changer, ça arrive auxjeunes comme aux vieilles. Combien y a-t-il de temps que tu ne l’asvue ?

– Il y aura six ans aux vendanges qu’elle estpartie de Fabrègues avec mademoiselle dé Marsillargues,qui s’est mariée à Montpellier six mois après, et qui l’a emmenée àParis. Ça fait donc à peu près cinq ans. Mais jé suis biensûr qu’elle est restée la même. Les filles dé chez nous nesont pas comme les Parisiennes, des déjeuners de soleil. Ma petiteamie d’autrefois sera belle tant qu’elle vivra.

– Lestrigou, mon bon, le patriotisme t’égare.Les Languedociennes vieillissent comme les autres et quelquefoismême plus vite. À Toulouse, on en voit sur les portes qui sontridées comme des pommes cuites et qui n’ont pas quarante ans.

Je ne dis pas ça pour ton héritière qui n’en aque vingt.

– Vingt-deux, lé mois prochain. Maisjé té garantis qu’elle est charmante… Une brune avecuné peau qu’on dirait qué lé bon Dieu s’est amuséà la dorer avec un rayon dé soleil.

– Elle serait noire comme une taupe qu’elletrouverait des amoureux avec ses six millions. Mais, dis-moi…quelle éducation a-t-elle reçue dans ce village deFabrègues ?

– Excellente, mon cher. Feu Marsillargues,lé père, l’avait prise en amitié, quand elle était toutepetite. Elle passait toutes ses journées au château et elle avaitles mêmes maîtres que mademoiselle. Elle sait l’anglais, ellechante dans la perfection et elle est de première force surlé piano.

– Le piano… je l’en dispenserais, dit en riantBardin qui n’aimait pas la musique ; mais comme ce n’est pasmoi qui l’épouserai, je m’en console. Maintenant, parle-moi un peude sa protectrice qui lui a fait apprendre tant de belles choses.Elle est donc revenue à Paris, après avoir beaucoup voyagé.

– Oui, et elle demeure dans léquartier des Champs-Élysées

– Comment s’appelle-t-elle de son nom defemme ?

– Est-ce que jé ne té l’aipas écrit ?… alors, c’est qué j’ai oublié. Elle estmarquise dé Ganges, dé par son mariage.

À ce nom, lâché ex-abrupto[65] par le ci-devant bâtonnier deMontpellier, Paul tressaillit, et changea de visage.

Les écailles tombaient de ses yeux ; etil s’étonnait de ne pas avoir deviné plus tôt que la protectrice decette héritière dont il ignorait encore le nom, c’était lamarquise.

– Et pourtant, comment aurait-il deviné, alorsqu’il ne savait pas que madame de Ganges s’appelait, avant sonmariage, mademoiselle de Marsillargues ?

Bardin, lui, ne s’émut aucunement. Il n’avaitjamais entendu parler du marquis de Ganges. Son fils, qui venaitd’apprendre le nom de l’homme tué sur le boulevard Jourdan, nel’avait pas prononcé pendant la courte visite qu’il venait de faireau vieil avocat.

– C’est presque un nom historique, dit levieil ami de madame Cormier. Il figure dans le recueil des causescélèbres.

– Oui, jé sais, répliqua Lestrigou.Célui qui lé porte maintenant est lédernier de sa race, et il né lui fait pas honneur. C’estun très mauvais sujet, qui a rendu sa femme trèsmalhureuse. Jé crois qué jé té l’aiécrit.

– Tu m’as écrit qu’il s’était ruiné et qu’ilne vivait pas avec elle.

– C’est la vérité… mais jé n’aurairien à démêler avec lui… alors même qu’il serait revenu à Paris,car il ne s’est jamais occupé dé la protégée déson épouse. C’est à madame qué j’aurai à faire. Dèsdemain, jé mé présenterai chez elle.

– Tu as son adresse ?

– Un peu qué jé l’ai : avenueMontaigne, 22. Beau quartier, hein ?

– Très beau… mais pas tout près d’ici.

– Peuh ! les fiacres né sont pasfaits pour les chiens. Tu viendras avec moi, n’est-ce pas, monvieux Bardin ?

– Jamais de la vie. Qu’est-ce que j’iraisfaire chez cette dame ?

– Tu m’aideras à lui expliquer la situation.Et puis, elle né mé connaît pas. Tu répondras démoi.

– Belle garantie, ma foi !… elle ne saitseulement pas que j’existe. Autant vaudrait, puisque tu es sitimide, te faire accompagner par mon jeune ami, ici présent.

– Hé ! hé ! ça né séraitpas si mal imaginé. La jeunesse aime la jeunesse et elle est jeune,ma marquise… presque aussi jeune que sa protégée… et si elle a tenucé qu’elle promettait, elle doit être très jolie.

– Dis donc, Paul, demanda Bardin en clignantde l’œil, tu ne serais peut-être pas fâché de la voir ? Ellete présenterait à l’héritière.

– Je ne crois pas, murmura Cormier.

– Hé ! au fait ! s’écria Lestrigou,il lui faudra bientôt un mari à ma petite paysanne, et si monsieurlui plaisait…

– Je ne songe pas à me mettre en ménage,interrompit l’ami de Jean de Mirande, sans se préoccuper desregards courroucés que lui lançait le père Bardin.

Le bonhomme revenait à son idée fixe qui étaitde le conjoindre avec la fille aux six millions, et il enrageait devoir que Paul faisait de son mieux pour contrecarrer ce beauprojet.

Lestrigou, du reste, semblait médiocrementdisposé à l’appuyer, car il reprit :

– À té parler franchement, mon vieuxBardin, jé né serais pas très surpris que la petite eûtdéjà fait un choix. Elle a dû rencontrer des beaux messieurs chezla marquise… et elle peut bien avoir un sentiment…

– Oh ! elle ne manquera pas deprétendants, dès qu’on saura qu’elle hérite, grommela le pèreBardin. J’avais rêvé de la faire épouser au fils de ma vieilleamie, mais il me paraît manquer d’enthousiasme… et toi aussi. N’enparlons plus. Goûte-moi ce Corton, ça vaudra mieux que de causerdes chimères que je m’étais fourrées dans la tête.

Lestrigou ne tenait pas du tout à s’étendresur ce sujet. Il se recueillit pour déguster le nectar que Bardinvenait de lui verser et il déclara solennellement qu’il n’avaitjamais rien bu qui en approchât.

Ce grand crû bourguignon le remit en bellehumeur et lui délia si bien la langue qu’il ne tarit plus enhistoires du bon vieux temps. C’est tout au plus s’il laissait àBardin le temps de lui donner la réplique. Leurs souvenirs dejeunesse défilèrent les uns après les autres, évoqués par lebonhomme qui se grisait en parlant.

Il n’aurait pas fallu le prier beaucoup pourle déterminer à s’en aller finir sa soirée à la Closerie desLilas.

Ce que voyant, Paul Cormier, qui n’avaitaucune envie de l’y conduire, fit signe au père Bardin qu’il enavait assez et s’esquiva sans que Lestrigou y prît garde.

Il tardait à Paul d’être seul pour remettre unpeu d’ordre dans ses idées fortement troublées par la nouvellequ’il venait d’apprendre.

Madame de Ganges et mademoiselle deMarsillargues, protectrice de l’héritière, n’étaient qu’une seuleet même personne.

Paul n’en revenait pas et il s’en alla par lesrues du Marais en s’efforçant de rattacher les uns aux autres desfaits dont il se souvenait et qui semblaient au premier abord,n’avoir aucun lien entre eux.

Il n’y réussissait guère, et de tout ce qu’ilavait vu et entendu depuis qu’il connaissait la marquise, il ne sedégageait rien de clair.

La lumière ne se faisait pas sur le passé dela veuve, ni même sur le présent.

Comment avait-elle vécu depuis qu’elle avaitépousé M. de Ganges ? Où se cachait cette protégéequi, s’il fallait en croire Lestrigou, ne l’avait pas quittéedepuis quatre ans.

Un fait revint tout à coup à la mémoire dePaul. Il se rappela que, dans le jardin de l’hôtel de madame deGanges, il s’était croisé avec une jeune femme merveilleusementbelle.

« Une de mes amies », avait dit lamarquise ; et cette amie avait bien l’air d’être là chezelle.

Était-ce l’orpheline aux six millions ?Tout semblait l’indiquer.

Et, si c’était elle, Lestrigou n’aurait pas depeine à la trouver. Madame de Ganges pourrait la lui montrer séancetenante, si elle consentait à le recevoir.

Paul comptait voir le lendemain lamarquise ; et Mirande, en le quittant, avait annoncél’intention de se présenter, lui aussi, le lendemain, à l’hôtel del’avenue Montaigne.

– Il faut absolument que je m’entende aveclui, ce soir, se dit Cormier. Après son dîner, il a dû rentrer. Jesuis à peu près certain de le trouver… et s’il était sorti, jechargerais son portier de le prévenir que je reviendrai demainmatin à la première heure, comme nous en étions convenus.

Le boulevard Saint-Germain n’est pas aussiloin qu’on pourrait le croire de la rue des Arquebusiers, et encoupant au plus court, Cormier, qui marchait vite, ne mit pasbeaucoup de temps pour y arriver.

Les passants y sont rares, passé une certaineheure, et les boutiques éclairées n’y abondent pas.

En traversant la chaussée déserte, Cormieraperçut, devant la maison où demeurait son ami, un homme qui sepromenait lentement, allant et revenant sur ses pas, sans jamaiss’éloigner de la porte.

En d’autres temps, Paul Cormier n’aurait faitaucune attention à cet homme qui pouvait bien être un simpleflâneur ; mais depuis qu’il avait eu affaire à la justice, ilétait sur ses gardes et il se défiait de tout.

Ce gredin qui s’était mis à ses trousses aprèsle duel et qui l’avait dénoncé au juge d’instruction continuaitpeut-être à l’espionner.

Paul ralentit le pas, obliqua un peu à droiteafin de ne pas aborder le trottoir devant la porte de la maison deMirande, et observa, chemin faisant, l’individu qui lui paraissaitsuspect.

Il n’eut qu’à l’examiner de loin avec beaucoupd’attention pour se convaincre qu’il ne ressemblait pas du tout àl’affreux Brunachon.

Celui-ci était beaucoup plus grand et accoutréd’une tout autre façon : longue redingote boutonnée, chapeauhaute forme à larges bords, enfoncé jusqu’aux yeux.

Il avait l’air d’un sergent de ville enbourgeois.

Dès qu’il aperçut Cormier, il démasqua laporte devant laquelle il avait l’air de monter la garde, et sans sepresser, il s’éloigna.

Cormier ne s’amusa point à le suivre. Il n’yaurait rien gagné, même en supposant que ce personnage fût là ensurveillance, et il n’avait aucune envie de se faire une affaire enallant regarder sous le nez un monsieur qui ne songeait pas àmal.

Que lui importait qu’on le vît entrer chezMirande ? On savait bien qu’il était son ami et même soncomplice, si on qualifiait de complicité le fait de lui avoir servide témoin dans son duel.

Et il avait hâte de raconter à Mirande cequ’il venait d’apprendre chez Bardin ; de le consulter même,quoique ce batailleur ne fût pas précisément ce qu’on peut appelerun homme de bon conseil.

Paul n’avait qu’une peur : c’était de nepas le trouver chez lui.

Le portier le rassura. Mirande venait derentrer.

Ce fut lui qui vint ouvrir lorsque Paul sonnaet, en le voyant, il s’exclama joyeusement :

– Tu arrives bien, s’écria-t-il ;j’allais passer ma soirée à avaler ma langue. Tu vas me tenircompagnie. Nous allons causer en fumant des pipes et en buvant desgrogs.

– C’est que… j’en ai long à te raconter,murmura Paul.

– Et moi, donc !… Nous allons nousétablir dans mon salon. Tu verras pourquoi.

Mirande occupait un joli appartement degarçon, pas très grand, mais très complet, qu’il s’était plu àmeubler suivant ses goûts.

Peu d’objets d’art, mais des collections depipes de tous les pays et des ustensiles de salle d’armes,accrochés à tous les murs : masques, fleurets, épées de combatet le reste.

Sur la table, des boîtes de cigares, des potsà tabac, des verres et une bouteille d’eau-de-vie encore aux troisquarts pleine.

– À toi la parole, dit Mirande. Après, ce seraà mon tour. Sieds-toi, verse-toi à boire, allume ce que tu voudraset vas-y de ta narration. Tu viens de dîner au Marais ?

– Je viens du Marais, mais je n’ai pas dîné etje ne dînerai pas ce soir. Les nouvelles que j’ai apprises m’ontcoupé l’appétit.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ? Est-cequ’on va nous arrêter ?… Ce juge m’a pourtant dit…

– Il ne s’agit pas de ça. J’ai vu le pèreBardin et j’ai trouvé chez lui un monsieur qui arrive deMontpellier.

– C’est ça tes fameuses nouvelles !

– Il arrive tout exprès pour voir madame deGanges.

– La marquise en question ?… Celle quim’accuse d’avoir troublé son existence ?

– Oui… laisse-moi achever. Ta n’as pas oubliéque je t’ai demandé, de la part du père Bardin, des renseignementssur une famille de ton pays, la famille de Marsillargues.

– Je t’ai répondu que j’avais entendu parlerde ces gens-là, mais que je ne les connaissais pas.

– Eh bien ! madame de Ganges est unedemoiselle de Marsillargues, la dernière de sa race.

– Grand bien lui fasse ! dit Mirande, enhaussant les épaules.

– Alors, ça ne t’intéresse pas de savoirqu’elle est, comme toi, du Languedoc et que tu as pu la rencontrerautrefois ?

– Ma foi ! non.

– Tu m’as tenu, tantôt, un autre langage. Tum’as dit que tu voulais absolument savoir comment tu as, s’il fautl’en croire, troublé sa vie.

– Je le veux encore, et je suis plus décidéque jamais à aller la voir demain pour le lui demander.

– Tu rencontreras peut-être chez elle l’ami dupère Bardin…, l’homme qui est venu de Montpellier, tout exprès pours’aboucher avec elle… M. Lestrigou, un ancien bâtonnier del’ordre.

– Trop avocats à la clé, décidément, ricanaMirande. Eh bien ! je verrai ce qu’il a dans le ventre, cebâtonnier.

Paul eut sur les lèvres le mot qui aurait pumettre sur la voie son ami Jean. Il ne lui avait jamais parlé de laprotégée de madame de Ganges, de cette orpheline qu’elle avaitprise avec elle, depuis quatre ans et qui ne savait pas encorequ’elle héritait de six millions. C’était le cas de mettre Mirandeau courant de la situation. Et Paul n’en fit rien ; non qu’ilvoulût garder pour lui cette héritière ; mais il se dit que cesecret ne lui appartenait pas, et que Lestrigou aurait le droit detrouver mauvais qu’il le confiât à quelqu’un, même à uncamarade.

Il se tut donc et Mirande repritgaiement :

– Mon cher, tu me remets en mémoire la fablede la Fontaine : « la montagne qui accouche d’unesouris… » Les révélations que tu m’avais annoncées sipompeusement me paraissent manquer d’intérêt…

– Pour toi, peut-être, interrompit PaulCormier ; et encore… si tu voulais bien prendre la peine deréfléchir, tu reconnaîtrais qu’elles devraient t’intéresser aussi…ne fût-ce qu’indirectement.

– Pardon ! cher ami, je ne suis pasamoureux de la marquise, moi. Si je tiens à l’interroger demain,c’est pure curiosité de ma part. Il me suffit qu’on ne me tracasseplus à propos de ce duel et si j’ai bien compris ce que tu m’aslaissé entendre, le fils de ton vieil avocat n’a pas l’intention derevenir sur sa décision. Demain, je verserai la caution dont il afixé le chiffre, et s’il ne finit pas par rendre une ordonnance denon-lieu, j’en serai quitte pour passer aux assisses où je seraiacquitté. Ça me va d’autant mieux que j’ai de quoi m’occuperd’ici-là.

– Une nouvelle maîtresse ?

– Ah ! non, par exemple. J’en ai assez depasser mon temps à m’amouracher de femmes dont je me dégoûte aubout d’un mois. Je cherche mieux…

– Quoi donc, mon Dieu ?… Est-ce que turêves de te faire nommer député dans ton pays ?

– Je n’en suis pas encore là. Ce sera bonquand j’aurai cinquante ans. Maintenant, je voudrais tout bonnementvivre à ma guise.

– Il me semble que tu ne t’en prives pas. Tut’amuses vingt-quatre heures par jour.

– Tu te figures ça ! Eh bien ! jem’embête à mort, et je n’aspire qu’à changer d’existence.

– Voilà du nouveau, par exemple !… Depuisquand ?

– J’y aspirais depuis longtemps, sans m’enapercevoir.

– Vraiment ?… Je ne m’en doutaisguère.

– Il n’a fallu qu’une occasion pourm’éclairer…

– Sur tes sentiments ?

– Tu l’as dit. Il me manquait quelque chose etje ne savais pas quoi. Je le sais maintenant. Il me manquait unintérêt dans ma vie.

– Tu tournes toujours dans le même cercle.Explique-toi un peu plus clairement. Quelle espèced’intérêt ?

– J’éprouvais, sans m’en douter, le besoin dem’attacher…

– À qui ? Tu viens de me dire que lesfemmes t’écœuraient…

– Et je te le répète. Je me suis découvert uneautre bosse…

Et comme Paul le regardait d’un airébahi :

– La bosse de la paternité, repritMirande.

– Elle est forte, celle-là ! Du diable sij’aurais deviné que tu ambitionnes de t’élever à la dignité de pèrede famille.

– Non… pas précisément… mais…

– Alors, marie-toi… avec les avantages que tupossèdes, si tu t’y décides, ce sera tôt fait.

– Peut-être, mais je ne m’y déciderai pas.

– As-tu un bâtard à reconnaître ?

– Non… heureusement.

– Alors, je ne vois pas comment tu t’yprendras pour te procurer la joie que tu rêves… à moins que tu net’adresses à l’hospice des Enfants-trouvés. Là, tu n’auras quel’embarras du choix.

– Ce ne serait pas si bête, mais je n’ai pasbesoin d’y aller. J’ai mon affaire. Viens un peu avec moi, que jete montre ça.

Paul, ahuri, se leva et suivit son ami qui sedirigeait vers la chambre à coucher, séparée du salon où ilscausaient par une portière en tapisserie.

Mirande s’approcha en marchant sur la pointedu pied, souleva doucement le rideau et dit tout bas :

– Regarde-le dormir.

La chambre était éclairée par une lampe dontun abat-jour adoucissait la lumière.

Allongé sur un canapé, la tête appuyée sur uncoussin et les jambes enveloppées dans un burnous, un enfantdormait à poings fermés.

Cormier avait complètement oublié ce quis’était passé sur la terrasse et à la grille du Luxembourg, mais ilreconnut tout de suite le singulier garçonnet que Mirande y avaittrouvé.

– Quoi ! s’écria-t-il, c’est à propos dece petit malheureux que tu me tiens de si beaux discours !

– Pas si haut ! murmura Mirande enmettant un doigt sur ses lèvres. Tu vas le réveiller… et il abesoin de repos… Laissons-le dormir et revenons à nos grogs… et àce que je te disais.

– Décidément, dit Paul, quand ils eurentrepris leurs places à table, tu es encore plus fou que je nepensais. Comment ! tu as emmené cet enfant !

– Parfaitement, mon cher, et je ne regrettepas du tout de l’avoir emmené, répondit Mirande, sanss’émouvoir.

– Et où l’as-tu conduit, bon Dieu !

– Dîner chez Foyot, avec Véra et Maria, quej’ai rencontrées, en chemin, rue de Vaugirard.

– Jolie société pour un morveux de sonâge !

– Si tu avais entendu comme il les atraitées ! Il les a appelées : vilaines. Je me tenais lescôtes.

– Tu n’as pas honte de l’avoir fait servir àl’amusement de ces balocheuses[66] ?…Et tu te figures que tu as la bosse de la paternité !

– Je l’ai… et je m’en vante ?

– Je parierais qu’elles l’ont grisé, le petitmalheureux.

– Pas du tout, je m’y serais opposé ; et,du reste, il ne se serait pas laissé faire. Il a une volonté, jet’en réponds.

– Parbleu ! je l’ai bien vu, tantôt,quand il se chamaillait avec l’adjudant. Il a dû recevoir une drôled’éducation.

– Pas si mauvaise. Quand il parle, ils’exprime comme un enfant de bonne famille. Seulement, il a mauvaiscaractère. Il s’est fâché dix fois depuis que nous l’avonsrencontré… Pas contre moi, par exemple… il ne me fait que desrisettes… On dirait qu’il m’a toujours connu.

– Les affinités électives, parbleu !… Ila deviné que tu as toi-même un affreux caractère… Vous êtes faitsl’un pour l’autre.

– Je le crois, dit sérieusement Mirande.

– Bon ! Mais il n’a donc pas de mèrequ’il se jette comme ça à la tête du premier venu ?

– Pas de mère ? Il en a deux, à ce qu’ildit.

– Et combien de pères ? demandaironiquement Cormier.

– Pas même un, je crois.

– Très bien. Voilà ton affaire. Tu lui enserviras… si les deux mères veulent bien y consentir. Tu auraisbien dû commencer par le leur demander.

– C’est ce que j’aurais fait, si j’avais su oùles trouver… c’est-à-dire où trouver la vraie ; car je supposeque la mère numéro deux est une tante ou une sœur aînée… Mais iln’a pas su me donner l’adresse ; il sait bien où c’est, et ilreconnaîtra la maison… mais il paraît qu’elle est très loin d’ici,cette maison… et le soir, il n’aurait pas pu trouver sonchemin.

– Bon ! je reviens à l’idée que j’ai euetantôt. Ses excellents parents ont voulu se débarrasser delui ; et puisque tu as été assez sot pour le recueillir, ilsvont te le laisser sur les bras.

– Eh bien ! il me restera. C’est ce queje demande.

– Ah ça ! d’où t’est venue cette subitedémangeaison de paternité ?

– Que veux-tu que je réponde ? Je n’ensais rien. Ça m’a pris tout d’un coup et ça me tient ferme.

– La voix du sang, peut-être ! ricanaPaul Cormier.

– Ça expliquerait tout et j’y ai bien pensé,répondit très sérieusement Mirande ; mais j’ai eu beauinterroger ma mémoire, je n’y ai rien trouvé qui puisse mepermettre de supposer que j’aie jamais été père.

– On peut l’être et ne pas s’en douter… Jeande Mirande ou le père sans le savoir… drame en beaucoupd’actes.

– Blague tant que tu voudras. Je suis enchantéde ce qui m’arrive. Je ne m’ennuierai plus.

– Tu vas te faire le précepteur de ce petit…et sa bonne par-dessus le marché, car il est encore à l’âge où on abesoin d’être mouché. Ce sera, en effet, très gai.

– Ne t’inquiète pas. Je lui donnerai tous lesmaîtres qu’il faudra… mais je lui apprendrai moi-même l’équitation…l’escrime…

– Et la boxe, pendant que tu y seras. Pour peuqu’il profite de tes leçons, ce sera un gentleman accompli. Mais…me feras-tu le plaisir de me dire si tu te proposes de le gardersans essayer de retrouver la mère ?

– Oh ! non, dit sans conviction Mirande.Le petit m’a dit qu’elle vient tous les jours au Luxembourg… sur laterrasse où il était resté quand nous l’avons rencontré tantôt. Jel’y mènerai demain, et si elle y est, il faudra bien que je merésigne à le lui remettre.

– Je serais bien curieux de la voir.

– Rien ne t’empêche de te trouver là. Jecompte y passer l’après-midi.

– Je ne sais pas si je pourrais venir. Jetiens absolument à voir demain madame de Ganges.

– Moi aussi, parbleu ! je tiens à lavoir. Mais il y a temps pour tout… Et maintenant que j’ai charged’âmes…

– Tu es superbe dans ce rôle-là !…Heureusement ton sacerdoce va prendre fin, si tu remets la main surl’une des deux mères de cet énigmatique garçon… oui, énigmatique,car tu auras beau dire, un enfant ne se perd pas comme ça… il y acertainement quelque chose là-dessous.

– C’est possible, mais je m’en moque.

– Sais-tu bien aussi que tu prends mal tontemps pour t’embarquer dans une nouvelle affaire, quand nous enavons déjà une terrible sur le dos. L’instruction n’est pas closeet le gredin qui m’a dénoncé n’a pas dit son dernier mot. Tout àl’heure, je viens de voir un homme qui se promenait sur le trottoirdevant la porte et qui avait l’air de surveiller ta maison.

– Te voilà comme Véra qui voit des espionspartout. Pendant que nous dînions chez Foyot, elle m’a montré unindividu planté au coin de la rue de Vaugirard et elle a prétenduque c’était un mouchard.

– Véra s’est peut-être trompée, mais, moi, jesuis sûr d’avoir bien vu. Et je parierais que l’homme y estencore.

Mirande alla ouvrir la fenêtre tout doucement,se pencha en dehors pour regarder dans la rue et revint dire àPaul :

– C’est vrai. Il se promène sur le trottoir…mais rien ne prouve qu’il nous guette. Et puis, que nousimporte ? Maintenant que j’ai tout dit au juge d’instruction,nous n’avons pas besoin de cacher ce que nous faisons.

– Ce n’est pas la police que je redoute.

– Qui donc, alors ?

– Je ne sais pas… mais je crains tout.

– Et moi, je ne crains rien… Nous ne seronsjamais d’accord. Parlons d’autre chose. À quelle heure verras-tudemain cette marquise ?

– À l’heure où il lui conviendra de merecevoir ; je me présenterai chez elle dans la matinée. Trèsprobablement, elle ne me recevra pas, mais je lui ferai savoir queje reviendrai dans l’après-midi et j’espère que cette fois je seraiadmis. Pourquoi me demandes-tu cela ?

– Parce que, toutes réflexions faites, je nela verrai que plus tard. J’avais pensé à t’accompagner avenueMontaigne, mais je préfère rester libre de disposer de ma journée.Il peut arriver tant de choses…

– Comme tu voudras. Je crois, du reste, quenous ferons mieux d’y aller séparément, dit Paul, qui ne tenait pasdu tout à emmener son ami chez madame de Ganges.

– Demain, reprit Mirande, je ne m’occuperaique de mon moutard. Le matin, je causerai longuement avec lui et jetâcherai d’en tirer des renseignements sur ses mamans, comme il lesappelle. Il ne demande qu’à parler et il ne parle pas comme unenfant… il parle clairement, posément, comme un petit homme. Cesoir, il s’est endormi à table, parce qu’il était fatigué ;mais demain, il sera éveillé comme une potée de souris. Je le feraibien déjeuner et après déjeuner, grande promenade au Luxembourg. Jem’y établirai avec lui et pendant qu’il s’amusera, je fumeraid’innombrables cigares. J’y resterai jusqu’à la nuit, s’il le faut.Et si je ne le vois pas se jeter dans les bras d’une femme, j’enconclurai qu’on l’a perdu exprès et qu’il n’a plus au monde quemoi.

– Jolie perspective ! dit Paul en faisantla grimace. Tu ferais beaucoup mieux de le conduire chez lecommissaire de police de ton quartier… Ce commissaire recevrait tadéclaration ; il donnerait des ordres pour qu’on cherchât lesparents du petit… et il te marquerait un bon point comme ayant bienagi… tandis que si tu te tiens coi, on saura tout de même que tu aschez toi un enfant qui ne t’appartient pas et…

– Chut ! fit Mirande, en prêtantl’oreille et en baissant la voix. Écoute !… il me semble qu’ilappelle.

– Non, murmura Cormier, il rêve tout haut.

Mirande quitta encore une fois sa place et serapprocha sans bruit de la tapisserie qui séparait le salon de lachambre à coucher.

Il était curieux d’entendre ce que le petitdisait en dormant.

Paul fit comme lui, quoique le dormeurl’intéressât beaucoup moins.

Ils n’entendirent que des mots sans suite,parmi lesquels revenait souvent un nom : Maman Jacqueline.

– Bon ! murmura Mirande, il rêve de samère.

– Sa mère ! dit tout bas Paul,quoi ! sa mère s’appelle Jacqueline !

– Une de ses mères, puisqu’il en a deux ;mais il parle plus souvent de celle-là que de l’autre. C’est sapréférée.

Ce nom, pour Mirande, était un nom comme unautre.

Pour Cormier, ce fut une révélation.

Il n’avait jamais oublié que, dans le fiacreoù il était monté avec elle, le jour où il l’avait vue pour lapremière fois, madame de Ganges, au moment où il allait la quitter,lui avait dit : « Quand vous penserez à moi, pensez àJacqueline. »

On les compte, les femmes qui s’appellentJacqueline, et il était étrange qu’il s’en trouvât deux à porter lemême nom parmi les habituées de la terrasse du Luxembourg.

L’enfant avait dit que sa maman y venait tousles jours.

Fallait-il en conclure qu’il était le fils dela marquise et que c’était elle qui l’avait oublié sous lesmarronniers où les deux amis l’avaient trouvé ?

Paul était tenté de le croire.

Et si madame de Ganges était la mère del’enfant, M. de Ganges n’était pas son père, car cemalheureux gentilhomme, en se confessant à Cormier avant le duel oùil avait succombé, n’aurait pas manqué de lui parler de son fils,s’il en avait eu un.

Ce fils, d’ailleurs, s’il eût été légitime,eût été élevé ostensiblement dans l’hôtel de l’avenue Montaigne, etla marquise ne l’y aurait pas laissé, lorsqu’il lui arrivaitd’aller passer l’après-midi dans un jardin public.

Il était donc bâtard on adultérin, suivantqu’il était né avant le mariage de mademoiselle de Marsillargues,ou bien pendant une des longues absences du mari, et madame deGanges le faisait élever en cachette.

Mais elle ne se privait pas de le voirsouvent.

Ainsi s’expliquait la naïve erreur de l’enfantqui croyait avoir deux mères.

L’autre, c’était une femme chargée de legarder.

Maman Jacqueline était la vraie.

Et cette marquise que tout le monde croyaitirréprochable avait une grosse tare dans sa vie.

Paul tombait du haut de ses illusions et safigure s’allongeait à vue d’œil.

– Qu’est-ce que tu as ? lui demandaMirande. Est-ce que tu connais une Jacqueline ?

– Moi ! pas du tout, répondit vivementCormier, qui n’avait garde d’exposer ses perplexités à sonturbulent camarade.

Et presque aussitôt, il reprit :

– Comment s’appelle l’autre ?

– La mère numéro deux ?… Je n’en saisrien. Le petit ne m’en a rien dit, et je n’ai pas pensé à le luidemander. Il me le dira demain. Ça t’intéresse donc ?

– Oh ! c’est pure curiosité de mapart.

– Ta curiosité sera satisfaite. Je ne suis pascomme toi, qui m’as caché tant que tu as pu ton histoire avec tamarquise. Je ne ferai pas le mystérieux à propos de cet enfant, etde quelque façon que tourne l’aventure, j’agirai au grand jour.

– Tu auras bien raison.

– Je prévois, du reste, que le dénouement nese fera pas attendre. Demain soir, après ma promenade auLuxembourg, je serai fixé.

– Moi aussi, se dit Cormier qui se promettaitde raconter toute l’histoire à la marquise et de lui demanderhardiment ce qu’elle en pensait.

Après ce court échange de questions et deréponses, la conversation cessa, et chacun des deux amis s’absorbadans des réflexions qui n’avaient pas le même objet.

Mirande se remit à caresser sa chimère depaternité et Paul à rappeler ses souvenirs, à seule fin de se faireune idée nette du cas de madame de Ganges.

Après tout, il l’accusait sans preuves, sur desimples apparences fondées sur une coïncidence de nom.

Le jour où il l’avait rencontrée auLuxembourg, l’enfant n’était pas avec elle. Peut-être jouait-ilplus loin sur la terrasse, sous la surveillance de sa bonne ou desa nourrice. Mais, si elle eût été avec sa mère, elle ne serait paspartie sans l’embrasser.

Restait le nom, ce nom de Jacqueline qu’ildonnait à sa maman et qui était resté gravé dans la mémoire dePaul, depuis le voyage en fiacre de la rue de Vaugirard aurond-point des Champs-Élysées

Il se souvint tout à coup que madame de Gangesen avait un autre. La baronne Dozulé, en lui parlant, et en parlantd’elle, l’avait appelée : ma chère Marcelle, devant quinzepersonnes assemblées dans le hall à ciel ouvert où ellerecevait ses invités.

Donc, ce joli prénom était bien celui de lamarquise.

Pourquoi en avait-elle pris un autre ?Probablement, parce qu’elle ne voulait pas dire le véritable à unhomme que peut-être elle ne reverrait jamais et que, à cemoment-là, elle connaissait à peine.

Et, sans doute, elle avait dit le premier quilui était venu à l’esprit, Jacqueline, comme elle aurait dit Jeanneou Andrée.

Ce raisonnement, fondé sur un fait, rassérénaCormier ; et de peur de s’assombrir de nouveau en écoutantdiscourir Jean de Mirande, il prit le parti de s’en aller.

Ils avaient assez parlé de l’enfant. Le sujetétait épuisé et ils n’avaient plus rien à se dire.

Mirande ne demandait qu’à se remettre àveiller sur le sommeil du mystérieux gamin qu’il hébergeait.

Cormier ne songeait qu’à rentrer chez lui pourrêver solitairement à la marquise.

Ils se séparèrent donc d’un commun accord, ense disant : « Au revoir ! » et « Àdemain ! » mais sans prendre de rendez-vous précis.

Ils pressentaient l’un et l’autre que desincidents imprévus dérangeraient leurs projets, et il leursuffisait de savoir que, si rien ne les en empêchait, ilspourraient se retrouver au Luxembourg.

Le petit dormeur ne donna plus signed’existence avant le départ de Paul, qui se garda bien de leréveiller.

Le temps avait marché et il était assez tardlorsque Cormier descendit. Cependant, le portier n’était pas couchéet il tira le cordon sans attendre que l’ami de son locatairefrappât au carreau de la loge.

La porte de la rue s’ouvrit sans bruit, et aumoment où Cormier posa le pied sur le large trottoir du boulevardSaint-Germain, il faillit heurter un monsieur qui passait et qui seretourna pour l’éviter.

Il y avait justement là un bec de gaz dont laclarté tomba en plein sur le visage de ce promeneur que Paul avaitdéjà remarqué en arrivant, et que, cette fois, il reconnut.

L’homme le reconnut aussi et fit un bond decôté, en tournant le dos et en s’éloignant à grands pas.

C’était le personnage qui avait eu maille àpartir, au Luxembourg, avec Mirande, et le lendemain, avenueMontaigne, avec Paul quand il s’était présenté pour voir lamarquise.

C’était le garde-du-corps de madame de Ganges,ancien ami de son père, disait-elle, et ancien militaire.

Il s’appelait M. Coussergues, et certes,il n’était pas de la police, quoiqu’il fût évidemment là ensurveillance comme un simple agent.

Il y avait sans nul doute été envoyé par lamarquise, et ce n’était pas à Paul Cormier qu’il en avait, car iln’abandonna pas sa faction pour le suivre, et Paul ne s’avisa pasde l’interpeller, car il devina sans peine ce qu’il faisait là.

Il gardait l’enfant.

Il avait dû le suivre de loin, depuis queMirande l’avait emmené du Luxembourg ; il avait pour missionde rester devant la maison où l’enfant allait passer la nuit ;d’y rester jusqu’à ce qu’il en sortît et de ne pas le perdre de vuejusqu’à ce qu’il rencontrât sa mère.

La lumière se faisait enfin.

La mère, c’était bien madame de Ganges. Elleavait laissé l’enfant au Luxembourg pour que Mirande l’y trouvât,et elle avait fait la leçon au petit pour qu’il se laissât conduirepar Mirande qu’elle avait dû lui désigner de loin, sans se montrerelle-même.

Tout cela était le résultat d’un plan combinéd’avance, et la journée du lendemain dénouerait la situation, carMirande, renseigné par l’intelligent gamin, ne manquerait pas de leramener à l’endroit où il l’avait trouvé.

Mais pourquoi Mirande ? Elle leconnaissait donc d’ancienne date ? Oui, puisqu’elle l’avaitdit à Paul Cormier, qui l’accompagnait en voiture. Alors, commentMirande, en l’abordant sur la terrasse, ne l’avait-il pasreconnue ?

C’était incompréhensible, et Paul, tout enregagnant son domicile de la rue Gay-Lussac, se creusaitinutilement la tête pour tâcher de trouver la clé de cemystère.

Et cette pensée lui revenait sans cesse :le père, c’est Mirande. Voilà pourquoi madame de Ganges m’a tantinterrogé sur lui. Il est père sans le savoir. Tout est possible.Une aventure de voyage, la nuit, avec une femme dont il n’a pas vule visage. Elle n’a peut-être pas su qui il était ; ce n’estque beaucoup plus tard qu’elle l’a appris, et depuis qu’elle lesait, elle cherche à le revoir. Elle n’ose pas s’adresser à luidirectement et elle emploie des moyens détournés pour l’attirer àelle.

C’est de moi qu’elle s’est servie. Le jour oùelle nous a vus ensemble, elle s’est dit qu’elle n’aurait pas depeine à me séduire et que je serais entre ses mains un instrumentdocile. J’ai été sa dupe et j’ai joué un rôle ridicule. Il fautqu’elle soit folle de lui, puisqu’elle n’a pas renoncé à leramener, lorsqu’elle a su qu’il avait tué son mari. Cette femme estun monstre.

Ainsi déraisonnait Paul Cormier, oubliant desfaits qu’il connaissait bien et qui prouvaient que ses suppositionsn’avaient pas le sens commun.

La passion l’aveuglait à ce point qu’il auraitnié l’évidence plutôt que de convenir qu’il se trompait.

Il en était à former des projets de vengeancecontre une femme qu’il aimait. Il souhaitait que Brunachon ladénonçât comme ayant fait assassiner son mari. L’accusation netiendrait pas debout, mais la marquise n’en serait pas moins perduede réputation dans le monde où elle vivait.

Il n’en voulait pas à Mirande ; mais,elle, il la haïssait autant qu’il l’avait adorée ; ou dumoins, il croyait la haïr, car il n’y voyait pas encore très clairdans les sentiments qui l’agitaient.

Et il se jurait d’en finir avec elle.

Mais avant de la chasser de son cœur qu’elleoccupait tout entier, il voulait se donner la satisfaction de luidire ce qu’il pensait de son indigne conduite.

Il l’avait condamnée sans l’entendre ; ilrésolut de l’exécuter, dès le lendemain, et il rentra chez lui,sans se demander si la nuit ne lui porterait pas conseil.

Chapitre 6

 

 

Elle parut longue à Paul Cormier, cette nuitqu’il passa tout entière à s’agiter dans son lit sans pouvoirtrouver le sommeil qui le fuyait, et dont il aurait eu grand besoinpour remettre un peu d’ordre dans ses idées.

Le jour était levé depuis longtemps, lorsqu’ilput fermer l’œil, et il fut réveillé par sa femme de ménage quivint lui dire que deux messieurs demandaient à le voir.

Elle ne les connaissait pas et ils n’avaientpas voulu dire leurs noms.

En d’autres circonstances, Paul auraitabsolument refusé de les recevoir ; mais il était dans le casde ne pas renvoyer les gens, sans savoir ce qu’ils luivoulaient.

Il leur fit dire d’attendre qu’il fût levé etil sauta en bas du lit pour s’habiller rapidement.

Son logement n’était pas si grand que lesvisiteurs qui se présentaient fussent hors de portée d’entendre cequi se passait dans la chambre où il couchait.

La femme de ménage avait d’ailleurs négligé defermer les portes de communication.

Si bien qu’une voix s’éleva, voix que Paulreconnut et qui disait :

– Ne fais pas tant de façons. C’est moi,Bardin, et je suis avec un ami qui te dispense de toute cérémonie.Tu peux nous recevoir en chemise, si tu veux.

– Entrez alors, cria Paul, tout en sedemandant qui Bardin lui amenait.

Dans la situation où il était, toutl’inquiétait.

Il se rassura en voyant Lestrigou, mais il nedevina pas ce que venaient faire chez lui, si matin, les deux vieuxavocats qu’il avait quittés la veille au soir.

– Encore au lit, june homme ?lui dit le ci-devant bâtonnier.

– Quelle heure est-il donc ? demanda Paulen passant un pantalon.

– Midi passé et très passé, mon garçon,répondit Bardin.

À quoi donc as-tu employé ta nuit, que tu teréveilles si tard ?… Est-ce que tu as encore fait desbêtises ?

– Oh ! non…, à minuit, j’étais au lit…,seulement j’ai eu beaucoup de peine à m’endormir.

– Parce tu as l’habitude de te coucher à desheures indues. Lestrigou et moi, ce matin, nous étions debout dèsl’aurore… et pourtant Lestrigou avait passé l’autre nuit en cheminde fer.

Tu ne te doutes pas d’où nousvenons ?

– Pas du tout.

– Nous venons de l’avenue Montaigne. Lestrigouavait hâte de voir cette marquise de Ganges pour lui demanderl’adresse de l’héritière. J’ai eu beau lui dire qu’il ne fait pasjour chez les marquises avant quatre heures du soir, il a vouluabsolument se présenter chez elle, le matin.

– Et elle vous a reçus ?

– Ah ! bien, oui !… nous nous sommesheurtés à un grand laquais galonné sur toutes les coutures, qui acommencé par nous répondre que sa maîtresse n’était pas visible.Nous avons insisté. Lestrigou a donné sa carte sur laquelle ilavait écrit quelques mots pour indiquer le but de sa visite. Lelaquais a refusé de s’en charger. Et comme je me fâchais, il a finipar me dire que madame la marquise était en voyage.

– C’est peut-être vrai, murmura Paul.

Madame de Ganges, la dernière fois qu’ill’avait vue, lui avait annoncé qu’elle était à peu près décidée àquitter Paris.

– Je n’en ai pas cru un mot, reprit Bardin.Lestrigou non plus. Quelles raisons a cette dame pour secacher ? Nous n’en savons rien, mais certainement elle secache. Nous pouvons nous passer d’elle, mais il nous fautl’héritière ; et je viens de décider Lestrigou à s’adresser àla préfecture de police qui saura bien la retrouver.

– Vous ne ferez pas cela ! s’écriaPaul.

– Et pourquoi pas ?

– Parce que vous compromettriez une femme quin’a peut-être rien à se reprocher.

– Qu’en sais-tu ? Est-ce que tu laconnais ?

– Non… mais elle est très honorablement connueà Paris, et si vous faisiez intervenir la police dans une affaireoù son nom serait mêlé, vous lui feriez le plus grand tort.

– J’en serais bien fâché, dit Lestrigou. Jesuis un vieil ami de la famille, et quand elle était jeune fille,je n’ai jamais eu qu’à me louer d’elle. Le diable, c’est que je nesais comment m’y prendre pour mettre la main sur Bernadette.

– Bernadette ! répéta Paul, qui entendaitpour la première fois prononcer ce nom-là.

– Eh ! oui… Bernadette Lamalou…l’orpheline que mademoiselle de Marsillargues a recueillie àFabrègues et qui ne l’a pas quittée depuis cinq ou six ans…Celle-là aussi m’intéresse, et il me tarde de m’aboucher avec elle…si je connaissais un moyen d’y parvenir, sans mettre sa protectriceen cause…

– Voulez-vous que j’essaie, moi ? demandabrusquement Cormier.

– Vous, june homme !… eh !mais, ça né sérait pas dé refus, si jécroyais qué…

– Perds-tu l’esprit ? s’écria Bardin.Comment feras-tu pour…

– Ne me demandez pas d’explication. Je nepourrais pas vous en donner. Mais je m’engage à vous dire ce soirsi la marquise de Ganges est encore à Paris et si sa protégéehabite avec elle.

Bardin consulta d’un coup d’œil son amiLestrigou qui approuva d’un signe de tête.

– Quand les sages sont à bout de leur latin,dit en haussant les épaules le vieil ami de madame Cormier, cequ’ils ont de mieux à faire c’est de passer la main à un fou. Vadonc, mon garçon. Tu as carte blanche, jusqu’à demain. Nousattendrons ton rapport avant de commencer des démarchesofficielles… nous l’attendrons chez moi, jusqu’à midi… Etmaintenant, sois libre de ton temps… tu n’en as pas à perdre, si tuveux réussir… J’étais venu te chercher pour m’aider à faire àLestrigou les honneurs de ton quartier Latin qu’il veut absolumentrevoir, mais je les lui ferai sans toi. Au revoir !… à demainmatin !

Lestrigou n’ajouta rien ; il s’était missous la direction de Bardin, et il ne voyait plus que par ses yeux.À Montpellier, c’eût été l’inverse ; mais à Paris, l’ancienbâtonnier se trouvait tout dépaysé et il sentait la nécessité de selaisser guider par son vieil ami.

Cormier les laissa partir bien volontiers. Ilsl’auraient gêné ; ils le gênaient déjà. Mais il ne regrettaitpas de les avoir vus. Leur arrivée l’avait tiré de la torpeur où ilétait après une mauvaise nuit, comme un coup de fouet remet le cœurau ventre à un bon cheval accablé de fatigue. Son esprit, engourdipar un lourd sommeil succédant à une longue insomnie, s’étaitréveillé tout à coup ; ses idées s’étaient éclaircies, et ilvoyait enfin la situation telle qu’elle était.

Il ne s’agissait plus de chercher descombinaisons pour arriver à pénétrer les secrets de la marquise. Ils’agissait de la voir à tout prix, qu’elle le voulût ou non, etd’avoir avec elle une explication décisive, pas pour l’accabler dereproches, comme il l’avait résolu la veille, mais pour exigerd’elle la vérité sur tous les points et pour rompre, s’il acquéraitla certitude qu’elle s’était moquée de lui.

Il ne croyait pas à son départ précipité et ilse promettait de faire, s’il le fallait, le siège de son hôteljusqu’à ce qu’elle consentît à l’entendre.

Autrement, il n’avait pas de plan arrêté. Ilcomptait s’inspirer des circonstances.

Il acheva de s’habiller et il déjeuna en toutehâte, comme il l’avait fait le jour de sa première visite à madamede Ganges, le lendemain du duel.

Et, cette fois, quand il descendit dans larue, il n’y aperçut pas de fiacre suspect.

Brunachon semblait avoir désarmé, car iln’avait plus donné signe de vie à Cormier, depuis qu’ils s’étaienttrouvés face à face dans le cabinet du juge d’instruction.

Peut-être comptait-il sur l’appui du vicomtede Servon pour monter une agence de renseignements.

Et quoi qu’il en fût, Paul n’avait plus à sepréoccuper des attaques de ce maître chanteur, car Paul n’avaitplus rien à cacher de ce qui le concernait personnellement, et ilne se croyait plus tenu de préserver madame de Ganges d’unedénonciation.

En descendant de voiture à l’entrée del’avenue Montaigne, il s’assura d’un coup d’œil que ce drôle nerôdait pas aux abords de l’hôtel et il se glissa en rasant lesmaisons jusqu’à la porte cochère qu’il s’attendait à trouverfermée.

À sa grande surprise, il la trouva, non pasouverte, mais largement entrebâillée.

C’était une heureuse chance et il n’hésita pasà en profiter pour entrer sans sonner.

Il prévoyait qu’il n’irait pas loin sans avoirmaille à partir avec le valet récalcitrant qui lui avait barré lepassage, lors de sa première et unique visite.

Il ne vit personne, et au lieu de manifestersa présence en appelant, il traversa vivement la cour et pénétradans le jardin où la marquise l’avait reçu.

Si elle y était, il allait la surprendre etelle ne pourrait pas lui échapper.

Il ne souhaitait rien de mieux, car le lieuétait propice entre tous à une explication décisive qui pouvaitdevenir orageuse.

La marquise n’y était pas.

Il fit le tour du jardin sans la rencontrer etsans qu’aucun domestique se montrât.

Paul se demanda si l’hôtel était abandonné etil fut tenté de croire que madame de Ganges avait vraiment quittéParis, en emmenant tout le personnel de sa maison.

Une découverte qu’il fit changea le cours deses idées.

Sur le banc où il l’avait vue assise, au piedd’un acacia, il aperçut un sabre, une giberne et un fusilminuscules : tout l’attirail d’un petit garçon qui aime àjouer au soldat.

– Ah ! murmura-t-il, en pâlissant,l’enfant est à elle.

Il n’y avait guère moyen d’en douter.

Ces jouets oubliés là attestaient que lejardin de l’hôtel servait aux ébats d’un enfant, et que cet enfantétait un garçon ; car les petites filles n’ont pas coutume des’amuser avec des réductions d’ustensiles militaires. Les petitesfilles s’amusent avec des poupées.

Et ce garçon ne pouvait être que le belliqueuxgamin qui s’était si bien gendarmé, la veille, contre un gardien duLuxembourg.

En fait de joujoux, celui-là devait préférerles sabres.

Et si la marquise venait de quitter Paris, ilétait permis de supposer qu’elle l’avait laissé pour compte àMirande.

Son garde-du-corps, Coussergues, était restépour veiller à ce que Mirande ne se débarrassât pas du petit, en ledéposant à la Préfecture de police comme il aurait déposé unparapluie trouvé dans la rue.

Tout s’expliquait ainsi ; et madame deGanges, qui n’avait pas cessé de mentir à Paul Cormier depuisqu’elle le connaissait, madame de Ganges, fille-mère ou épouseinfidèle, ne méritait pas que Paul la défendît.

Ses indignations le reprirent, et cette fois,il ne se donna pas la peine d’examiner le pour et le contre, nimême de chercher un valet qui le renseignât sur le brusque départde la dame.

Il ne pensa qu’à sortir de cet hôtel où il sejurait de ne plus remettre les pieds.

Que lui importait maintenant l’héritière auxsix millions ? Il avait promis à Bardin et à Lestrigou de leurdire où ils trouveraient cette protégée introuvable ; mais àl’impossible, nul n’est tenu. Il leur dirait qu’elle avaitprobablement quitté Paris avec sa protectrice et il ne se gêneraitplus pour leur dire tout ce qu’il savait sur la marquise.

Ah ! Lestrigou, maintenant, pouvait biens’adresser à la police ! Paul n’interviendrait pas pour l’enempêcher.

Il s’en alla comme il était venu, sansrencontrer personne, et il trouva la porte entrouverte comme ill’avait laissée.

Rien ne bougea dans cette vaste demeure où lesdomestiques étaient nombreux. On eût dit le château de la Belle aubois dormant.

Paul, une fois dehors, se demanda comment ilemploierait le reste de sa journée.

Il serait bien allé rue des Arquebusiers, àseule fin de renseigner ses vieux amis, mais il n’espérait pas lesy trouver.

Ils avaient annoncé l’intention de parcourirle quartier Latin, en quête de leurs anciens souvenirs, et cettetournée rétrospective les retiendrait probablement plusieursheures.

Mieux valait que Paul attendît au lendemainpour leur faire son rapport.

Et comme il éprouvait le besoin de confier sespeines à un ami, il songea aussitôt à se rendre chez Mirande et àlui dire tout ce qu’il avait sur le cœur.

Il cherchait des yeux une voiture, lorsqu’ilvit venir à lui le vicomte de Servon.

Ce gentilhomme arrivait du côté desChamps-Élysées et il avait tout l’air d’aller faire une visite à lamarquise.

Il l’avait à peu près annoncée, la veille,cette visite, en causant avec Paul, au café Soufflot, et il étaittout naturel qu’il la fît.

Paul aurait voulu l’éviter, car il n’était pasdisposé à le prendre pour confident ; mais le vicomte l’avaitaperçu de très loin et Paul n’avait plus le temps de sedérober.

Ils s’abordèrent poliment et le premier mot deM. de Servon fut :

– Vous venez de voir madame de Ganges, jesuppose ?

– Je n’ai pas été reçu, répondit évasivementCormier. Peut-être, monsieur, serez-vous plus heureux que moi.

– Ma foi ! je vais essayer… et comme j’aieu l’honneur de vous le dire, hier, je me propose de lui signalerles manœuvres de l’homme qui vous a dénoncé et qui pourrait lacalomnier, si on n’y met ordre.

– C’est ce que j’aurais fait si je l’avaisvue… mais vous êtes mieux à même que moi d’agir contre cemisérable, puisque vous connaissez tous ses antécédents.

M. de Servon avait cette finesse quedonne la pratique du monde et des hommes. Il remarqua très bien quel’étudiant paraissait ne plus s’intéresser autant à madame deGanges, et pour savoir à quoi s’en tenir sur les sentiments qu’ellelui inspirait, il se mit à parler d’elle sur un ton plus dégagé querespectueux.

– C’est, en vérité, une étrange personne quecette marquise, dit-il en souriant. On lui pardonne tout, parcequ’elle est adorablement jolie, mais il faut convenir qu’elle afait tout ce qu’il fallait pour se déclasser. Toute autre qu’elle yaurait réussi depuis longtemps ; mais le monde a de cesindulgences pour les femmes qui savent se bien poser dès le début.Décidément, elle est très forte.

Paul aurait volontiers fait chorus avecM. de Servon, mais il lui déplut de l’entendre traiter silégèrement madame de Ganges et, de par son instinct d’amoureux malguéri, il essaya de la défendre.

– J’ignorais qu’on médît d’elle dans lessalons où on la reçoit, répliqua-t-il assez sèchement.

– Oh ! pas dans ceux-là…, mais elle netient pas à Paris le rang auquel son nom et sa fortune luipermettraient de prétendre…

Et lorsqu’on saura comment son mari est mort,elle va se trouver dans une situation difficile. Mais nous sommes,vous et moi, disposés à la soutenir et tout s’arrangera, j’en suispersuadé.

Paul ne répondit pas. Il cherchait unetransition pour prendre congé sans brusquerie de ce causeurmalveillant.

– Elle est singulière en tout, repritl’indiscret vicomte. Avez-vous remarqué, cher monsieur, qu’elle nese dégante jamais ?

– Non, balbutia Cormier, je l’ai si peuvue…

– Elle a encore une autre manie : cellede ne jamais permettre qu’on lui serre la main… pas même le boutdes doigts.

Paul s’en était aperçu deux fois, mais il nelui convenait pas de le dire et il prit un air étonné qui n’arrêtapas le cours des médisances du vicomte, car il ajouta :

– Il paraît qu’elle est affligée d’uneinfirmité bizarre. La peau de ses mains est glacée comme la peaud’un serpent. Quand elle était jeune fille, ses compagnesl’appelaient la Main-Froide. Si jamais elle faisait une exceptionen ma faveur, je me figure qu’en la touchant, j’éprouverais uneimpression désagréable.

Et comme Paul persistait à ne pas répondre,M. de Servon reprit gaiement :

– Je ne sais pourquoi je vous parle de cela,cher monsieur. Ce sont des bruits de salon qui ne valent pas qu’onles rapporte ; et, qu’ils soient fondés ou non, madame deGanges est charmante.

Et puis, il y a le dicton : main froide,chaudes amours… J’incline à croire qu’il s’applique très bien à lamarquise… je voudrais qu’il me fût donné d’en faire l’expérience,mais je ne l’espère pas… et je vous quitte pour aller lui présentermes hommages très platoniques… si elle veut bien ne pas me fermersa porte.

Au revoir, et toutes mes excuses de vous avoirretenu si longtemps.

Cormier se garda de le retenir. Ce gentilhommel’agaçait avec ses insinuations et son persifflage dont iln’apercevait pas le but.

Cormier voulait bien maudire madame de Ganges,mais il avait souffert impatiemment qu’un autre en dît du maldevant lui, et il ne pensa qu’à s’éloigner pour éviter derencontrer de nouveau M. de Servon, quand il sortirait del’hôtel de la marquise absente.

Il tourna donc à droite et il se jeta sous lesarbres, afin de gagner le quai en passant derrière le Palais del’Industrie[67].

Là, il sauta dans une voiture et il se fitconduire au boulevard Saint-Germain.

Il en fut pour sa course. Mirande était sortiavec le petit garçon. Paul l’avait manqué d’un quart d’heure. Leconcierge lui dit qu’il était sorti à pied. Paul pensa qu’il devaitêtre allé au Luxembourg comme il le lui avait annoncé la veille, etPaul remonta en fiacre pour l’y aller rejoindre.

Il savait ce que son camarade y allaitfaire : chercher la mère de l’enfant perdu ou plutôt l’yattendre.

C’était une raison pour que Paul qui lacherchait aussi, et qui croyait la connaître, se rendît là où illui restait quelque chance de la rencontrer.

Il descendit devant la grille qui borde la ruede Vaugirard, à la hauteur de la rue Féron, paya son cocher etentra dans le jardin, bien décidé à n’en pas sortir avant d’avoirtrouvé son camarade.

Mirande venait là comme un pêcheur va tendreses filets. L’enfant allait lui servir d’appât pour attirer lamère. Mirande avait dû s’établir à la place où la mère avait laisséla veille ce singulier petit garçon.

Paul commença donc sa tournée par ce bout dela terrasse. Il reconnut la boutique à joujoux près de laquelle legamin s’était retranché pour résister à l’adjudant qui voulaitl’emmener ; mais il ne vit ni Mirande ni le jeune Roch. Sansdoute, il les avait devancés et ils n’allaient pas tarder àparaître.

L’idée lui vint d’interroger la marchande enlui expliquant comment l’enfant était habillé, et cette femme luirépondit qu’il venait à peu près tous les jours avec sa mère, versquatre heures.

Elle l’avait encore vu la veille et comme elleavait fermé boutique de bonne heure, elle n’avait pas assisté à lascène avec le gardien.

Paul, ainsi renseigné, poussa plus loin sur laterrasse, dans la direction de la Pépinière, afin de s’assurer queMirande ne se promenait pas de ce côté-là.

Il ne le rencontra point et il rebroussachemin, dans l’intention de revenir à son point de départ et d’yrester.

Ce n’était pas dimanche et le temps n’étaitpas très sûr. Il y avait peu de monde sur la terrasse :quelques femmes assises, par ci, par là, sur des chaises.

Paul, avant de revenir sur ses pas, se mit àles passer en revue, et resta pétrifié en apercevant la marquise deGanges.

Elle s’était assise à la place qu’elleoccupait déjà le jour où il l’avait rencontrée pour la premièrefois, au bout de la terrasse du côté de l’allée de l’Observatoire,adossée au piédestal d’une statue – la même – et absolumentseule.

Elle ne voyait pas Paul Cormier, et elle nel’avait pas remarqué lorsqu’il avait passé devant elle, pas plusqu’il ne l’avait remarquée.

Ce n’était pas elle qu’il cherchait, c’étaitMirande et le petit garçon.

Mais il suffit qu’il aperçût madame de Gangespour qu’il oubliât ce qu’il était venu faire au Luxembourg.

Il la retrouvait enfin, cette marquiseintrouvable qui faisait dire par ses gens qu’elle avait quittéParis.

L’occasion était belle pour lui demander uneexplication qu’elle lui devait bien et il alla droit à elle, résoluà en finir et à ne pas la ménager.

Il fut presque brutal.

Au lieu de la saluer, en l’abordant, il fit ceque Mirande avait fait, le dimanche de la première rencontre.

Il s’empara d’une chaise et il s’assit en faced’elle, sans prononcer une parole.

Elle pâlit et fut sur le point de se lever,mais elle resta et elle lui dit d’une voix altérée parl’émotion :

– Je vous en supplie, monsieur,laissez-moi.

– Désolé de vous refuser, répliqua-t-ildurement. Je me suis présenté chez vous et vous n’y étiez pas.Puisque je vous rencontre, il faut absolument que je vousparle.

– Pas maintenant. Je vous recevrai quand vousvoudrez ; mais en ce moment, je ne puis pas vous entendre.

– Vous m’entendrez, pourtant ; car jevous préviens que si vous quittez la place, je vais vous suivre. Cesera, si vous voulez, une nouvelle promenade en fiacre, mais cettefois je ne descendrai pas en route pour vous être agréable.

– Que vous ai-je fait pour que vous preniez ceton avec moi ? demanda madame de Ganges qui se remettait peu àpeu de son trouble.

– Vous vous êtes moquée de moi… vous avezmenti… il faut bien que j’appelle les choses par leur nom…

– Je n’ai jamais menti de ma vie, interrompitfroidement la marquise.

– Excepté le jour où vous m’avez juré que monami, Jean de Mirande, vous était indifférent.

– Vous vous trompez. Je vous ai dit que je nel’aimais pas et que je ne pouvais pas l’aimer, voilà tout.

– Oh ! je ne viens pas vous faire unescène de jalousie !

– Vous n’en avez pas le droit, dit avecbeaucoup de dignité madame de Ganges. Il vous a plu de me déclarerque vous m’aimiez, moi que vous connaissiez à peine. Je ne vous yai pas encouragé, et surtout je ne vous ai rien promis. Que mereprochez-vous ?

– D’avoir essayé de me faire jouer un rôleridicule, en vous servant de moi pour en venir à vos fins.

– Je ne comprends pas.

– Vous comprenez très bien. Votre but, je nel’ai pas encore deviné, mais je suis certain que vous n’oseriez pasl’avouer… et tenez ! je voudrais que Mirande fût ici…peut-être vous décideriez-vous à jouer cartes sur table… Il yviendra, du reste…

Madame de Ganges tressaillit, mais elle ne ditmot.

– Oui, madame, je comptais l’y trouver et jevais l’attendre.

– Comme il vous plaira, monsieur. Vous êteslibre de rester, et je suis libre de partir.

– Pas seule.

– Est-ce à dire que vous prétendez me suivre,malgré ma volonté ?

– Je prétends que vous m’écoutiez jusqu’aubout.

– Hâtez-vous alors et parlez clairement. Quevoulez-vous de moi ?

– Je veux la vérité.

– Sur quoi ?

Paul hésita, retenu par un reste dedélicatesse qui l’empêchait de blesser une femme qu’il aimait enlui posant à brûle-pourpoint une question qu’il avait sur leslèvres.

La passion l’emporta et il lui ditbrusquement :

– Vous n’avez jamais eu d’enfants ?…

Cette fois, la grossièreté était si forte queles larmes vinrent aux yeux de madame de Ganges ; mais elleresta maîtresse d’elle-même et ce fut avec calme qu’ellerépondit :

– Jamais, monsieur. Pourquoi me demandez-vouscela ?

– Parce que je croyais que vous en aviezun.

– Et sur quoi fondiez-vous cette suppositionoffensante pour moi.

– Offensante ? mais non, puisque vousn’êtes veuve que depuis trois jours. Vous étiez mariée, je pense,depuis plusieurs années. Vous pouvez bien avoir eu un enfant devotre mari.

– Si j’en avais un, il ne me quitterait pas,et vous ne l’avez jamais vu avec moi.

– Non… je n’ai vu que ses joujoux qu’il aoubliés sur un banc de votre jardin. J’y suis entré aujourd’hui,dans ce jardin. La porte de votre hôtel était ouverte, et je n’aipas trouvé un de vos gens pour me répondre.

– Et de ce qu’un enfant a laissé ses jouetschez moi, vous concluez que je suis sa mère ?

– J’ai d’autres preuves.

– Lesquelles, je vous prie ?

– Comment vous appelez-vous de votre petitnom ?

– Marcelle, répondit sans hésiter lamarquise.

– Vous avez donc deux noms ?… L’autre,c’est Jacqueline… vous me l’avez dit, en voiture, dimanchedernier.

– C’est vrai. Je m’en souviens. Vous mepressiez de vous l’apprendre et à ce moment-là, je ne savais pasencore si je vous reverrais jamais. Je vous ai donné le premier nomqui m’est venu à l’esprit.

Du reste, un quart d’heure après, vous avez puentendre mon amie madame Dozulé me nommer Marcelle.

– Marcelle de Marsillargues, alors ?

– Oui, je suis née de Marsillargues. Commentle savez-vous ?… je ne vous l’ai jamais dit.

– Qu’importe comment je le sais ?

– Par mon mari ; peut-être, balbutiamadame de Ganges, légèrement troublée.

– Non, madame, ce n’est pas votre mari qui m’arenseignée.

– Qui donc alors ?

– Connaissez-vous, à Montpellier, MeLestrigou ?

– L’ancien bâtonnier !… oui, certes… ilétait l’ami et le conseil de mon père… mais il y a plusieurs annéesque je ne l’ai vu.

– Il ne tiendra qu’à vous de le voir.

– Je le voudrais… mais il est si âgé qu’il nese déplace plus.

– Il est à Paris.

– Depuis quand ? demanda la marquise,tout étonnée.

– Depuis hier soir. Il est venu tout exprèspour vous.

– Pour moi !… que ne m’a-t-ilécrit !… il se serait épargné la fatigue de ce longvoyage.

– Il ignorait votre adresse. Il l’a apprisetout récemment… Et il s’est présenté ce matin à votre hôtel. Vousavez refusé de le recevoir.

– Je n’étais pas chez moi, dit vivement madamede Ganges. Et si je savais où il loge à Paris…

– Je le sais moi, et je vous le dirai… quandvous aurez répondu aux questions que je vais vous adresser.

– Parlez, monsieur !

Paul prit un temps, pour préparer son effet,et quand il lut dans les yeux de madame de Ganges une inquiétudequi ressemblait fort à de l’anxiété, il commença ainsi :

– Vous souvenez-vous des séjours que vousfaisiez au château de Fabrègues, avant votre mariage ?

– Oui, certes, répondit sans hésiter lamarquise.

– Alors, vous vous souvenez aussi d’une petitepaysanne… une orpheline, à laquelle vous vousintéressiez ?…

– Et à laquelle je m’intéresse encore ;oui, monsieur.

– Eh ! bien, M. Lestrigou lacherche. Il ignore où elle est et il pense que vous ne l’ignorezpas.

– Pourquoi la cherche-t-il ?

– Pour lui annoncer une bonne nouvelle.

– Je ne comprends pas. Expliquez-vous,monsieur, je vous en prie.

– Elle hérite d’une fortune énorme.

– C’est impossible. Ses parents étaientpauvres.

– Son père s’est enrichi en Californie où ilest mort en lui laissant six millions.

– Que dites-vous ? murmura la marquise,très émue.

– La vérité, madame. La succession estliquide, M. Lestrigou a fait toutes les démarches nécessaires.Votre protégée n’a qu’à entrer en possession. Seulement, il fautqu’elle se montre. Et si elle ne se montre pas, le brave homme quila cherche va s’adresser à la police qui saura bien la trouver.

– Moi, je la trouverai et M. Lestrigou laverra… chez moi.

– Quand ?

– Quand il lui plaira.

– Cela suffit, madame. M. Lestrigou estdescendu à Paris chez un de ses anciens amis, qui est aussi unvieil ami de ma famille. Je ne suis pas certain de le rencontreraujourd’hui, mais j’irai demain matin lui annoncer que vous êtesprête à le mettre en présence de Bernadette Lamalou.

– Vous savez son nom ! s’écria madame deGanges.

– Pourquoi M. Lestrigou me l’aurait-ilcaché ?… Il a confiance en moi et il m’a raconté toutel’histoire de cette jeune fille…

– Que vous a-t-il dit d’elle ? demandavivement la marquise.

– Qu’elle a été élevée avec vous, au châteaude Fabrègues, qu’elle vous a suivie à Montpellier, et qu’aprèsvotre mariage, elle ne vous a pas quittée… vous avez fait avec ellede longs voyages ; M. Lestrigou a perdu sa trace et mêmela vôtre.

– Il ne vous a dit que cela ?

– Il m’a dit aussi que vous n’avez pas trouvéle bonheur avec M. de Ganges et que vous avez dû vousattacher encore davantage à votre protégée.

– C’est vrai. Son amitié m’a consolée de biendes chagrins… mais elle a souffert encore plus que moi.

– Eh bien, ses mauvais jours sont passés. Lavoilà riche.

– Ce n’est pas de la pauvreté qu’elle asouffert, murmura la veuve du marquis. La pauvreté n’est rien. J’aitoujours été riche et je n’ai jamais été heureuse.

– Que vous a-t-il donc manqué pourl’être ? demanda Paul, en regardant fixement la marquise.

– Il m’a manqué d’être aimée, répondit-elle,sans hésiter.

– Qu’en savez-vous ?

– Ne me dites pas que vous m’aimez… je nepourrais pas vous croire… et alors même que vous ne vous feriez pasillusion sur la nature du sentiment que vous prétendez avoir pourmoi, je ne pourrais pas y répondre… c’est trop tard… ma vie estfinie… je n’ai plus qu’une seule affection… celle que je porte àBernadette… elle aussi, a souffert par le cœur… la blessure qu’ellea reçue saigne encore, et si je parvenais à la guérir, je nedemanderais plus rien à Dieu.

Cette déclaration désespérée qui n’éclairaitpas Paul Cormier sur la situation des deux amies, ne le toucha pascomme elle aurait dû le faire s’il eût été moins prévenu contremadame de Ganges.

L’enfant recueilli par Mirande ne lui sortaitpas de la tête, et les réponses de la marquise ne l’avaient pasconvaincu qu’elle n’était pas la mère de ce garçonnet qui oubliaitses jouets chez elle.

Il n’avait pas poussé à fond l’interrogatoireet il s’était perdu dans des questions accessoires sur le passé demademoiselle de Marsillargues avant de lui parler de l’incident quiavait conduit le petit Roch chez Jean de Mirande.

Mais il n’avait pas renoncé à aborder cesujet, et il était temps d’y arriver, car madame de Ganges allaitse lasser de l’entendre et, quoi qu’il en eût dit, il ne songeaitpas à la retenir de force, si elle se levait pour partir.

Et, emporté par la vivacité du dialogue qu’ilavait entamé avec elle, il oubliait que Jean ne devait pas tarder àarriver sur la terrasse, conduisant l’enfant qui ne manquerait pasde trancher la question en reconnaissant sa mère, si elle étaitlà.

Il ne remarquait pas non plus que la marquisesemblait s’attendre à un événement, car il lui était arrivé plusd’une fois, surtout au début de l’entretien, de regarder au loin,comme si elle eût guetté l’apparition de quelqu’un.

Depuis que Paul s’était mis à la presser dequestions embarrassantes, elle s’occupait moins de ce qui sepassait sur la terrasse. Elle tournait moins souvent la tête etelle ne cessait guère de regarder son interlocuteur en face, sansdoute afin de deviner son arrière-pensée et de se tenir prête à lariposte.

– Madame, reprit Cormier, sans s’apitoyer surles chagrins de cœur de la marquise, je vous ai parlé tout àl’heure d’un enfant que je croyais être à vous. Vous affirmez lecontraire et il se peut que je me sois trompé. Mais je ne vous aipas dit que je l’ai vu hier… que je lui ai parlé… et que je sais oùil est.

Et, comme madame de Ganges ne soufflait mot,et baissait les yeux :

– Il est chez quelqu’un que vous connaissezbien…

À ce moment, Roch, sorti on ne sait d’où,arriva, courant à toutes jambes, et sauta sur les genoux de lamarquise en s’écriant :

– Maman Jacqueline ! Bonjour, mamanJacqueline !

Et sans lui laisser le temps de sereconnaître, il lui jeta ses petits bras autour du cou et il se mità la manger de caresses.

Elle était très troublée et il y avait dequoi, mais elle ne le repoussa pas et elle lui rendit tendrementses baisers.

– Allons ! pensait Cormier, elle avoue,parce qu’elle ne peut faire autrement… L’enfant est bien à elle,car si elle n’était pas sa mère, elle le chasserait.

– Tiens ! s’écria le petit garçon, dèsqu’il se fut rassasié d’embrassades. Bonjour, monsieur !… çava bien depuis hier ?

Il avait tout de suite reconnu Paul, quoiqu’ilne l’eût pas beaucoup vu la veille, et Paul, enchanté del’incident, s’empressa de lui dire :

– Ça va très bien, et vous ? Avez-vousbien dormi chez notre ami ?

– Oh ! oui. Je ne me suis réveillé que cematin, très tard, et j’ai été soigné chez lui comme chez mamanJacqueline. Il m’a mené déjeuner dans un café où il y avait desglaces partout… J’ai mangé des fraises tant que j’en ai voulu… desbelles grosses… Mais je suis joliment content tout de même deretrouver maman Jacqueline.

– Et où est-il, notre ami ?… Il est venuavec vous au Luxembourg ?

– Oui… mais au bas de l’escalier de laterrasse il a rencontré deux vilaines femmes… celles qui ont dînéavec nous, hier… il s’est mis à leur parler… ça m’ennuyait… alorsj’ai monté les marches à cloche-pied… quand j’ai été en haut, j’aivu maman Jacqueline… et me voilà !

– Il doit être inquiet de vous. Vous ferezbien d’aller le chercher. Vous lui direz que je suis là.

– Faut-il, maman ? demanda Roch eninterrogeant des yeux la marquise.

– Va, mon enfant, répondit-elle aveccalme.

Le gamin partit comme une flèche et seprécipita dans l’escalier.

Paul n’attendait que son départ pour entamerl’explication décisive. Madame de Ganges le prévint.

– Eh bien ! monsieur, lui dit-elle, levoilà, cet enfant que vous prétendiez être à moi…

– Mais il me semble qu’il ne peut pas être àune autre.

– Pourquoi ?… Parce qu’il m’appellemaman ?

– Maman Jacqueline… il ne vous connaît sansdoute que sous ce nom-là… le premier qui vous est venu à l’esprit,quand je vous l’ai demandé l’autre jour, disiez-vous tout àl’heure !

– Ce nom est à moi… j’en ai deux, je m’appelleMarcelle-Jacqueline.

– Marcelle, pour le monde… Jacqueline, pourvotre fils ?

– Vous persistez donc à croire que Roch estmon fils ?

– Oseriez-vous encore soutenir lecontraire ?

– Oui, et je vous le prouverai bientôt.

– Alors, c’est un enfant trouvé que vous avezadopté ?… Vous aviez déjà adopté une orpheline… c’est unemanie !…

– La manie d’aimer, murmura la marquise.

Ce fut dit si doucement que Paul fit un retoursur lui-même. Madame de Ganges, au lieu de se fâcher del’accusation qu’il lui jetait à la face, répondait sans s’émouvoiret sans prendre la peine de se justifier. Il recommençait à sedemander si cette attitude résignée qu’il avait prise d’abord pourun aveu n’était pas une preuve d’innocence.

Et il reprit d’un ton moins assuré :

– Il est allé rejoindre un homme que vousconnaissez… Jean de Mirande.

– Je le sais.

– Mais il va revenir… et Mirande ne manquerapas de vous aborder.

– Je m’y attends.

– Que ferez-vous, alors ?

– Vous le verrez. Maintenant, je vous prie derester. Je désire que vous assistiez à l’entretien que j’aurai avecvotre ami. Vous serez libre d’y prendre part.

– Quoi !… en présence del’enfant !

– L’enfant jouera autour de nous. Il necomprendrait pas… et il ne cherchera pas à comprendre. J’espère queM. de Mirande n’amènera pas les femmes qu’il vient derencontrer, ajouta en souriant tristement madame de Ganges.

– Il suffira qu’il vous aperçoive pour qu’ilse débarrasse d’elles. Vous les avez déjà vues… dimanche… ellesétaient ici et elles l’ont emmené…

– Je m’en souviens très bien.

– Mais depuis ce jour-là, il s’est passé deschoses…

– Qui ont changé l’humeur de votre ami. C’estla grâce que je lui souhaite.

– Je ne vous cacherai pas que je comptais letrouver ici… et je savais qu’il y conduirait l’enfant, qui nous adit, hier, que sa mère y venait tous les jours… sa mère ! vousentendez, madame ?

– J’entends très bien… et Roch vous a dit lavérité.

– Alors, c’est moi qui ne comprends plus.Mais, puisque tout va s’éclaircir, nous pouvons parler d’autrechose… De votre protégée, par exemple. Elle ne doit guères’attendre à la nouvelle que vous allez lui apprendre… car jesuppose que vous la verrez avant qu’elle ait vu cet excellentM. Lestrigou qui lui apporte six millions.

– Je la verrai certainement aujourd’hui.

– Et Lestrigou ne la verra que demain. Vousaurez donc le plaisir de lui annoncer qu’elle est millionnaire.Oserai-je vous demander si elle est mariée ?

– Non, monsieur, elle ne l’est pas.

– Elle ne manquera pas de prétendants. Je vaisbien vous étonner en vous disant qu’on m’a mis sur les rangs sansme consulter.

– Vous ! murmura madame de Ganges enrougissant un peu.

– Mon Dieu, oui… et voici comme : l’amide M. Lestrigou s’intéresse beaucoup à moi ; il rêve deme marier, et dès qu’il a su que M. Lestrigou connaissait unehéritière, il s’est mis en tête de me la faire épouser. Il m’aprêché longuement ; il m’a menacé de me donner sa malédictionsi je me dérobais.

– Puis-je savoir ce que vous lui avezrépondu ?

– Que je ne voulais pas de sa millionnaire…qui, très probablement d’ailleurs, ne voudrait pas de moi. Ai-je eutort ?

– Non, monsieur, Bernadette ne veut pas semarier.

– Ni moi non plus. Tout est donc pour le mieuxdans le meilleur des mondes.

– J’envie votre optimisme, soupira madame deGanges.

– Que ne puis-je vous y convertir !

– Il faudrait pour cela des événements… quin’arriveront pas… Mais il me semble que Roch tarde bien… Pourvu queM. de Mirande nous le ramène !

– Vous pouvez y compter… Le petit sait quevous êtes là et Mirande qui l’adore ne le quitterait pas pour unempire.

– Ah ! il s’est déjà attaché àlui ?

– C’est-à-dire qu’il en est fou !… Il adécouvert tout à coup qu’il a une vocation prononcée pour lapaternité… et je parierais qu’il a une peur atroce qu’on luireprenne l’enfant. Si la mère l’avait abandonné, il serait raviparce qu’il pourrait le garder… et si elle voulait le lui vendre,il l’achèterait au poids de l’or.

– Roch n’est pas à vendre.

– Oh ! je le pense bien… mais ils’arrangerait à merveille de vivre avec mon ami. J’étais là, hiersoir, quand Mirande l’a rencontré sur la terrasse. L’enfant étaiten train de se chamailler avec un gardien qui voulait le fairesortir du jardin, parce qu’on allait fermer. Dès que Mirande s’enest mêlé, il est devenu doux comme un mouton et il l’a suivi, sansfaire l’ombre d’une difficulté. Ils se sont entendus tout de suite.Et j’ai pu m’apercevoir qu’ils ont le même caractère. Le petit estaussi rageur que le grand est violent.

– Ce n’est pas peu dire, je crois. Votre amime fait l’effet d’un sauvage qu’on aurait jeté tout à coup aumilieu des civilisés. Il n’obéit qu’à ses passions ou plutôt à sesinstincts… il ne connaît aucun frein. Il marche à travers le mondesans se soucier des victimes qu’il écrase… Il m’effraie.

– Vraiment ? Je croyais que vous vousintéressiez à lui.

– Comme on se préoccupe d’un dangereux ennemi…comme un berger s’inquiète du loup qui rôde autour du troupeau…

– Je vous assure, madame, que Jean vautbeaucoup mieux que vous ne pensez… les brebis qu’il a enlevées nedemandaient qu’à être croquées.

– Qu’en savez-vous ? demanda vivementmadame de Ganges.

– Celles que je connais du moins… desdemoiselles du quartier Latin…

– Il n’a pas toujours vécu à Paris.

– Il n’en est pas sorti depuis qu’il a quittéle collège.

– Je croyais qu’il avait un oncle dans laprovince où je suis née…, en Languedoc.

– Il ne l’a pas vu depuis cinq ans, cet oncle…et il s’est brouillé avec lui pendant un voyage à Montpellier…, leseul qu’il ait fait depuis sa majorité.

– Vous a-t-il parlé quelquefois de cevoyage ?

– Très peu. Il en a gardé un mauvais souveniret c’est un sujet qu’il évite d’aborder. J’ai cru comprendre qu’illui est arrivé là-bas une aventure désagréable, mais il ne me l’ajamais racontée.

– Le contraire m’étonnerait beaucoup.

– Vous la connaissez donc, cetteaventure ?

– Dispensez-moi, monsieur, de vousrépondre.

– Vous préférez répondre à Jean que vous allezvoir bientôt, et qui ne va pas manquer de vous interroger…

– Sur quoi, je vous prie ?

– Mais… quand ce ne serait que sur cet enfantqui, tout à l’heure, viendra se jeter dans vos bras.

– Se jeter dans mes bras ?… non… je necrois pas, murmura madame de Ganges qui, depuis quelques instants,regardait avec persistance du côté où, la veille, les deux amisavaient rencontré le petit Roch.

Mais, reprit-elle, quoi qu’il arrive, jeremercierai M. de Mirande.

– De quoi le remercierez-vous ?… d’avoirété inconvenant, lorsqu’il vous a abordée, dimanche dernier, surcette terrasse ?

– Je le remercierai d’avoir recueilli cepauvre petit.

– Il vous répondra en vous demandant s’il està vous.

– Je dois m’y attendre, puisque vous m’avezadressé la même question.

– Une question qui ne paraît pas vousembarrasser.

– Oh ! pas du tout. Et vous ne tarderezguère, monsieur, à savoir à quoi vous en tenir.

– Qu’attendez-vous pour me dire lavérité ?

– J’attends que votre ami soit là. Il est plusintéressé que vous à la connaître.

– Voilà un commencement d’aveu ! s’écriaCormier ; mais tenez !… Le voici !… ou plutôt lesvoici !

Mirande, en ce moment, apparaissait en haut del’escalier, tenant par la main le petit Roch et délivré de lacompagnie des donzelles qui l’avaient accosté près du bassin.

Sans doute, il venait de les congédier enapprenant de la bouche de l’enfant que l’énigmatique mamanJacqueline était sur la terrasse.

Paul Cormier se leva pour l’appeler du geste.La marquise ne bougea pas, et Roch lâcha la main de Mirande pourcourir à elle ; mais tout à coup, obliquant à droite, il selança à toutes jambes vers les quinconces où ne manquaient ni lesgamins de son âge, ni les femmes assises au pied desmarronniers.

Mirande n’essaya point de le rattraper. Ilavait aperçu son ami et la blonde qui s’était naguère montrée sirevêche à ses galanteries à la hussarde. Il savait par Paul quecette blonde récalcitrante était la marquise de Ganges, mais il nese doutait pas qu’elle était aussi maman Jacqueline, et il nerésista pas à l’envie qui lui prit de s’expliquer avec elle avantde courir après l’enfant.

Il avait tué son mari. Ce n’était pas uneraison pour la fuir, et il vint à elle avec toute la bravacherie deDon Juan invitant à souper la statue du Commandeur qu’il avaitenvoyé dans l’autre monde.

Pâle, mais résolue, madame de Ganges leregardait, sans baisser les yeux. Elle attendait qu’il parlât et cefut Cormier qui dit à son ami :

– Madame te connaît. Il est inutile que je teprésente.

– Parfaitement inutile, appuya Mirande. Jesais que j’ai l’honneur d’être le compatriote de madame quis’appelait autrefois mademoiselle de Marsillargues… et je saisaussi qu’elle m’accuse d’avoir troublé sa vie… c’est à toi qu’ellel’a dit et c’est toi qui me l’as répété.

Et comme la marquise continuait à se taire, ilreprit d’un ton moins assuré :

– Si ce reproche s’appliquait à un malheurrécent que je déplore, je prierais madame de me pardonner… mais, sije ne me trompe, il s’agirait de torts graves que j’aurais eusautrefois…

– Il y a cinq ans, interrompit madame deGanges.

– Envers vous, madame ?… Je pensais vousavoir vue pour la première fois, dimanche dernier, à la place oùvous êtes assise en ce moment.

– Vous avez donc oublié que vous êtes venu àFabrègues ?

– À Fabrègues ! répéta Mirande enfronçant le sourcil.

– Oui… au village près duquel mon père avaitun château.

– Je sais… mais je ne me rappelle pas vousavoir rencontrée pendant le très court séjour que j’ai fait toutprès de là, dans un domaine qui appartient encore à mon oncle.

– Vous y étiez le jour de l’ouverture desvendanges ?

– Oui… je crois…

– Vous croyez ! répéta la marquise ;vous n’êtes pas sûr ?… alors, vous n’avez pas gardé de ce jourun souvenir distinct !… il aurait dû pourtant marquer dansvotre vie.

Paul fut très étonné de voir que Mirandechangeait de visage. Il le fut bien plus encore de l’entendrerépondre :

– C’est vrai… ce jour-là, j’ai commis unemauvaise action.

– Non, monsieur… pas seulement une mauvaiseaction… un crime, car vous pouviez la réparer et vous ne l’avez pasfait.

Paul tombait de son haut. Il se demandait dequelle espèce de crime son camarade avait pu se charger laconscience, en Languedoc. C’était bien assez d’avoir tué le marquissur le boulevard Jourdan.

Il commençait pourtant à deviner qu’il nes’agissait pas d’un autre meurtre et que la première victime deMirande n’était pas un homme.

– Comment l’aurais-je réparée ? balbutiale coupable. Je suis parti le lendemain.

– Et vous n’êtes jamais revenu… et vous nevous êtes jamais inquiété de savoir ce qu’il adviendrait de lamalheureuse enfant que vous aviez indignement trompée !

– Vous pourriez ajouter qu’elle n’a rien faitpour se rappeler à moi.

– Qu’aurait-elle pu faire ?… vous aviezpris un faux nom, parce qu’elle ne vous aurait pas cédé si elleavait su que vous étiez le neveu du comte de Mirande, le plus richepropriétaire du département de l’Hérault. Mais elle a cru à vospromesses de mariage… car vous êtes allé jusqu’à lui jurer del’épouser… et quand elle a connu la vérité… c’est moi qui la lui aiapprise… il était trop tard… elle avait été obligée de m’avouer safaute.

– Elle aurait pu m’écrire.

– Pourquoi ? pour vous demander unsecours ? elle n’y a pas pensé… et si cette pensée lui étaitvenue je l’aurais détournée de tenter une démarche humiliante. Cen’était pas de l’argent qu’elle voulait de vous… qu’en aurait-ellefait d’ailleurs ?… depuis son malheur, je me suis chargéed’elle, et elle n’a jamais eu à souffrir de la misère… c’eût ététrop !… elle a assez souffert par le cœur…

– Oh ! par le cœur !… murmuraironiquement Mirande, déjà las de supporter des reproches sans yrépondre.

– Oui, monsieur, répliqua madame de Ganges.Elle vous aimait et vous l’avez trahie.

– Elle m’aimait, dites-vous ?

– Et elle vous aime encore.

– Singulier amour qui ne lui a pas inspirél’idée si simple de me donner de ses nouvelles. Un silence de cinqans !… j’avais bien le droit de me croire oublié.

– Elle n’a pas cessé un seul instant de penserà vous… mais elle n’était plus en France… elle voyageait avec moi,car elle ne m’a jamais quittée… et elle ne me quittera jamais…

– Elle est donc à Paris ?

– Depuis que j’y suis revenue, oui,monsieur.

– Et elle n’a pas cherché à me voir ?

– Elle vous a vu.

– Sans que je la voie, alors.

– Vous l’avez peut-être vue sans lareconnaître.

– Je ne crois pas… ou il faudrait qu’elle fûtbien changée.

– Elle est aussi belle qu’au temps où onl’appelait : la perle de Fabrègues.

– Eh bien ! pourquoi secache-t-elle ?

– Elle ne se cache pas, répondit madame deGanges qui regardait du côté où le petit Roch avait couru.

Paul Cormier commençait à comprendre.

Depuis l’entrée en scène de son camarade, iln’avait pas dit un mot, mais il avait vu où était allé l’enfant, etil attendait avec anxiété que la marquise se décidât à expliquerune situation qu’il croyait deviner.

– Monsieur, reprit-elle, toujours ens’adressant à Mirande, vous ne nierez plus maintenant que vous aveztroublé ma vie. Je vous ai pardonné le mal que vous m’avez fait. Ilme reste à vous dire que je vous suis reconnaissante d’une bonneaction… Sans vous, Dieu sait ce que serait devenu l’enfant dontvous avez pris soin, depuis hier…

– Quoi !… vous savez…

– Votre ami m’a renseignée.

– Il est ici, cet enfant… Je l’ai amené… Ilvient de me quitter.

– Il n’est pas loin, murmura Paul.

– Et il paraît que sa mère y est aussi… il mel’a dit… et je suppose que l’ayant aperçue, il aura couru larejoindre…

Puis, se reprenant, Mirande ajouta :

– Non, il s’est trompé… ce n’est pas elle, carle voilà qui revient.

Roch arrivait, en effet, lancé à fond detrain, et sans s’inquiéter de son bon ami Jean, comme il l’appelaitdéjà, il sauta d’un bond sur les genoux de madame de Ganges, encriant :

– Ne me gronde pas maman Jacqueline !…c’est petite mère qui m’a retenu.

Le « maman Jacqueline » fit encoreune fois son effet. Mais ce fut Mirande qui reçut le coup.

Comme tout à l’heure Paul Cormier, il crutcomprendre que Roch était le fils de la marquise et cettedécouverte n’était pas faite pour lui plaire. Il n’était pasamoureux de madame de Ganges, lui, et peu lui importait qu’elle eûtcaché la naissance d’un enfant illégitime ; mais il ne pouvaitguère espérer qu’elle le lui laisserait, cet enfant qu’il auraitvoulu garder.

Et il ne se gêna pas pour exprimer tout hautce qu’il ressentait.

– Allons ! dit-il, décidément, je n’aipas de chance ! je m’étais attaché à ce petit et je ne lereverrai plus.

– Qu’en feriez-vous, s’il restait avecvous ? demanda la marquise, en le regardant fixement.

– J’en ferais un homme.

– Un homme à votre image ! soupira mamanJacqueline.

– Non, madame ; un homme qui vaudraitmieux que moi… ce ne serait pas difficile… et je l’aurais adopté,pour qu’il héritât de mon nom et de ma fortune… je cherchais à mepersuader qu’il n’avait personne pour l’aimer… Je vois que je mesuis trompé… c’était un rêve… je tâcherai de l’oublier.

– Vous y parviendrez… vous avez déjà oubliétant de choses !

– Pas tant que vous croyez… mais quevoulez-vous !… il paraît que j’ai la bosse de la paternité etque je n’ai pas la bosse du mariage…

– En d’autres termes, vous avez de lasympathie pour cet enfant, et s’il était orphelin, vous seriezheureux de vous charger de lui…

– Vous devinez ma pensée… mais il a au moinsune mère… et une mère qui ne consentirait pas à se séparer delui.

– Oh ! non, murmura madame de Ganges, enétreignant le petit Roch.

– Vous voyez bien que je n’ai plus qu’àessayer de me consoler. On ne lutte pas contre sa destinée. Ilétait écrit là-haut que je finirais seul… comme mon oncle, qui mènedepuis des années la vie d’un vieux sanglier solitaire… C’est dansle sang des Mirande… personne ne les aime… eux, n’aiment passouvent et quand ça leur arrive, ça ne leur réussit pas… mafoi ! je me résigne.

– C’est dommage ! vous aviez la vocation…il a suffi de quelques heures pour que vous vous attachiez à cetenfant que vous n’aviez jamais vu. Que serait-ce donc s’il étaitvotre fils !

– S’il était mon fils, je le prendrais, quoiqu’on fît pour m’en empêcher ; aucun sacrifice ne mecoûterait…

– Même celui de votre liberté ?

– Oui, madame, j’irais jusqu’à épouser samère… Mais vous savez mieux que personne que c’est impossible.

– Pourquoi mieux que personne ? Cetenfant n’est pas le mien.

Mirande s’inclina en souriant pour exprimerqu’il ne voulait pas donner un démenti à une femme.

– Maman Jacqueline, s’écria tout à coup lepetit Roch, je ne sais pas pourquoi maman Bernadette a du chagrin…elle ne fait que pleurer… allons la consoler veux-tu ?…

Ce nom de Bernadette fit tressaillir les deuxamis.

Paul savait par Lestrigou que c’était celui del’héritière. Il ne l’avait pas prononcé devant Mirande, maisMirande le connaissait de longue date, ce nom, assez répandu dansle midi de la France, et presque ignoré à Paris. Mirande avait eude bonnes raisons pour le retenir, et il s’étonnait de l’entendresortir de la bouche de cet enfant.

– Il parle de sa mère, dit madame de Ganges,et sa mère est ma meilleure amie… je vais le lui ramener.

– Elle est donc ici ? demanda Mirande,fortement troublé.

– Oui, monsieur ; et je me reprocheraisde la priver plus longtemps de son fils.

Madame de Ganges ajouta en selevant :

– Je ne vous empêche pas de me suivre,messieurs.

Ils profitèrent de la permission, sans tropsavoir où elle allait les conduire, car ils n’apercevaient sous lesquinconces que des bandes de gamins et des bonnes qui lessurveillaient.

Roch courait devant la marquise et ils levirent disparaître derrière le tronc d’un gros marronnier qui leurcachait en partie une femme assise à l’ombre de ce vétéran desplantations du Luxembourg.

Ils pressentaient tous les deux qu’ilstouchaient au dénouement d’une situation qui, depuis trois jours nefaisait que se compliquer de plus en plus, et ils étaient trop émuspour échanger leurs impressions, même à voix basse.

Paul fut le premier à apercevoir le profil deBernadette, entre deux embrassades du petit garçon qui la tenaitpar la tête et la couvrait de caresses pour sécher ses larmes.

Et, du premier coup d’œil, Paul reconnut lacharmante jeune femme qu’il avait rencontrée dans le jardin del’hôtel de l’avenue Montaigne, le jour de sa visite à la veuve dumarquis.

La vérité éclatait enfin. L’enfant qui avaitoublié ses jouets sur un banc était l’enfant de l’amie de madame deGanges, qui n’avait pas à rougir d’une maternité clandestine.

Paul se reprochait déjà de l’avoirsoupçonnée.

Mirande reçut un coup au cœur.

Lui aussi, il reconnut Bernadette, et pas pourl’avoir entrevue un instant, l’avant-veille.

C’était Bernadette qu’il avait séduite àFabrègues, pendant ce fatal voyage d’où il avait rapporté lamalédiction de son vieil oncle et le remords d’avoir abusé del’innocence d’une jeune fille sans défense.

Son passé se dressait tout à coup devant lui,et, devant cette apparition, il restait immobile et sans voix.

Il aurait voulu demander pardon à sa victimeet il ne trouvait pas une parole.

Elle le regardait, pâle, éperdue, et elleserrait contre son cœur le petit Roch, comme si elle eût craint queMirande le lui arrachât.

– Il est à vous, monsieur, dit madame deGanges, en montrant l’enfant. L’aimerez-vous moins parce que vousêtes son père ?

Le beau Mirande, le brillant champion desÉcoles, le Don Juan du quartier Latin, passa un cruel moment. Safierté se révoltait encore à la pensée de confesser ses torts et des’humilier devant celle qu’il avait offensée, en la suppliant delui rendre cet enfant qu’il avait abandonné comme il avaitabandonné la mère.

– Demandez-lui donc de choisir entre elle etvous, reprit la marquise.

Et comme il se taisait :

– Roch, demanda-t-elle, veux-tu aller demeurerchez monsieur, ou bien rester avec maman Bernadette ?

– Je veux rester avec maman, répondit sanshésiter l’enfant, mais je veux bien qu’il vienne chez nous, parceque je l’aime bien.

– Il a choisi, dit madame de Ganges. Vous nele verrez plus, car vous ne verrez plus sa mère. Et votre fils, quine portera pas votre nom, aura le droit de vous maudire.

L’orgueil de Mirande ne tint pas contre cetteévocation de l’avenir qui attend les pères coupables.

Il fléchit le genou, sans se soucier del’étonnement des promeneurs du Luxembourg, où les amoureux nes’agenouillent guère, et prenant la main de Bernadette il luidit :

– Pardonnez-moi et… soyez ma femme.

Les derniers mots se firent un peu attendre,mais il les prononça très distinctement et très résolument.

– Non, répondit Bernadette, c’est trop. Vousregretteriez peut-être de m’avoir épousée. Que notre fils reconnupuisse porter votre nom, et je vous bénirai. Je vous ai déjàpardonné.

– Si je me bornais à le reconnaître, Roch deMirande ne serait que mon fils naturel. Notre mariage lelégitimera.

Madame de Ganges, trop émue pour parler,tendit silencieusement la main à son compatriote qui la prit etqui, en la serrant, ne put pas dissimuler un tressaillement desurprise.

– Oui, dit-elle en souriant tristement, j’aila main froide. Ne le saviez-vous pas, vous qui êtes de monpays ? C’est à cela qu’on reconnaît les filles de ma race… Mamère était ainsi…

– Il y a un proverbe sur les mains glacées,essaya de dire Mirande.

Elle ne le laissa pas achever, et ellereprit :

– Aurez-vous le courage de tenir l’engagementque vous venez de prendre ? Vous êtes noble et Bernadette estdu peuple… vous êtes riche et elle n’a rien…

– Je me moque des préjugés de caste, et jesuis très heureux qu’elle soit pauvre. Si elle était plus riche quemoi, j’hésiterais à l’épouser.

– Non, dit vivement la marquise, vousn’hésiteriez pas. Vous ne renonceriez pas à être heureux parcrainte d’être accusé de vous être mésallié par intérêt. Vous êtesau-dessus d’un tel soupçon et votre ami est témoin que vous ne vousêtes pas occupé de savoir si Bernadette avait de la fortune.

– Petite mère ne pleure plus, interrompitRoch. Veux-tu me permettre d’aller jouer, dis, mamanJacqueline ?

– Va, mon ami, mais ne t’éloigne pas.

L’enfant ne se le fit pas dire deux fois. Ilse précipita pour aller se joindre à une bande de gamins quijouaient à la toupie, et en courant, il se jeta dans les jambes dedeux messieurs qu’il faillit renverser.

Le plus grand trébucha si bien qu’il lâcha desonores jurons ; et comme il jurait en patois languedocien,madame de Ganges et Bernadette se retournèrent pour le regarder,car elles s’étonnaient d’entendre parler la langue d’ocsous les marronniers du Luxembourg.

Paul Cormier se retourna aussi et il ne putretenir un cri de surprise en voyant M. Lestrigou, flanqué deson vieux confrère Bardin.

Les deux vétérans du barreau étaient venusachever au Luxembourg leur tournée à travers le quartier Latin etils s’attendaient un peu à y rencontrer Paul ; mais ils nes’attendaient guère à y rencontrer l’héritière des sixmillions.

Lestrigou la reconnut plus vite qu’elle ne lereconnut ; mais, pour madame de Ganges, il y mit plus detemps, parce qu’elle avait changé, à son avantage, depuis qu’ellen’était plus mademoiselle de Marsillargues.

Il les aborda toutes les deux à la fois :la marquise respectueusement et Bernadette familièrement. Et aprèsde courtes salutations, il entama un exordeex-abrupto :

– Pétite, dit-il en se frottant lesmains, – c’était son tic – jé t’apporte dé quoitrouver un mari à ton goût… tu n’auras qu’à choisir.

Ce début fit froncer le sourcil à Mirande etBernadette rougit jusqu’aux oreilles.

L’ancien bâtonnier venait de mettre, comme ondit, les pieds dans le plat.

– Si tu commençais par me présenter ?interrompit Bardin.

– C’est juste, répondit l’imperturbableLestrigou.

Madame la marquise… et toi pétite…jé vous présente mon ami Bardin, qui fut jadis une deslumières du barreau parisien et qui est aussi l’ami déM. Paul Cormier qué j’ai le plaisir dé voiren votre compagnie… Es-tu content ? demanda d’un air goguenardl’ancien bâtonnier.

– Très content. Il ne me reste qu’à prier Paulde nous mettre en rapport avec monsieur ?

– Monsieur Jean de Mirande, commença Paul, enregardant le vieil avocat dans le blanc des yeux.

Bardin fit la grimace, mais il ne dit plusmot.

– Mais si jé né mé trompe,M. dé Mirande est un compatriote ? repritLestrigou.

– Originaire du Languedoc, oui, monsieur,répondit froidement l’étudiant, qui donnait à tous les diables lesdeux vieux avocats, survenus si mal à propos.

– Tous pays ! s’écria Lestrigou.Jé puis donc parler sans contrainte d’unénouvelle qui va révolutionner notré province. Six millionsqui tombent dans lé tablier d’une honnête fille.

Des cinq personnes qui écoutaient ce bravehomme, Bernadette seule ignorait la grande nouvelle et elle nedevina pas du tout qu’il s’agissait d’elle.

Lestrigou s’empressa de mettre les points surles i.

– Oui, pétite, reprit-il, tévoilà six fois millionnaire.

Cette fois, tous furent étonnés, exceptépeut-être Bardin, qui venait d’entendre, un instant auparavant, sonvieil ami appeler par son nom l’héritière, et Paul Cormier, quisavait depuis le matin que ce nom était celui de la protégée de lamarquise.

– Moi ! murmura Bernadette, ce n’est paspossible !… De qui donc me viendrait cette fortune ?… Jen’ai plus de parents…

– Tu avais encore ton père, il y a six mois,répondit Lestrigou. Tu lé croyais mort parce qu’ilné t’a jamais donné dé ses nouvelles… Ehbien ! il vivait très bien à San-Francisco où il s’étaitenrichi et il y est décédé… subitement… C’est heureux, car il n’apas eu le temps de tester et il t’aurait peut-être déshéritée… laloi américaine lui en donnait lé droit depuis qu’ils’était fait naturaliser citoyen des États-Unis… Mais il n’a paslaissé dé testament et toute la fortune de FrançoisLamalou t’appartient… les formalités ont été remplies là-bas, parl’intermédiaire du consul dé France. Il né resteplus qu’à t’envoyer en possession et cé né sera paslong.

Eh bien ! pétité Bernadette,avais-je raison de té dire tout à l’heure qu’en faitdé maris, tu n’aurais qué l’embarras duchoix.

Depuis qué je suis arrivé à Paris,c’est-à-dire dépuis hier soir, on m’en a déjà recommandéun, ajouta l’ancien bâtonnier on regardant du coin de l’œil PaulCormier, qui le donnait mentalement à tous les diables.

Personne ne comprit l’allusion, si ce n’estcelui qu’elle concernait et aussi le père Bardin qui en futcharmé.

La marquise avait entendu Paul lui dire,quelques instants auparavant, que Bardin rêvait de la marier àl’héritière languedocienne, mais elle n’y pensait déjà plus et ellese hâta de prendre la parole pour couper court aux projets des deuxvieux avocats.

– Bernadette a choisi, messieurs, dit-ellesimplement. Bernadette est fiancée à M. Jean de Mirande queM. Cormier vient de vous présenter.

– Vous badinez ! s’écria Lestrigou.

Badiner ! Madame de Ganges n’y songeaitguère et dans la situation le mot était grotesque ; mais lesméridionaux le mettent à toutes sauces et Lestrigou l’avait dit sinaturellement qu’il n’y avait pas lieu de se fâcher.

– Si vous en doutez, messieurs, reprit lamarquise, interrogez M. de Mirande.

Il était très troublé, Mirande, et il hésitaavant de répondre :

– Quand j’ai demandé la main de mademoiselle,j’ignorais qu’elle avait des millions…

– Et qu’importe qu’elle soit riche !s’écria la marquise.

– Je ne le suis pas assez pour l’épouser.

Bernadette pâlit ; sa protectrice fronçale sourcil et Lestrigou ne manqua pas l’occasion de dire, commeaurait pu le faire en pareil cas le légendaireM. Prud’homme :

– Voilà un trait de désintéressement quidevrait servir d’exemple à la jeunesse d’à-présent.

Bardin approuva du geste la sentence émise parson ami. Il n’avait pas encore renoncé tout à fait à sa toquade demarier Paul aux millions de Bernadette, et il trouvait fort bon queMirande retirât sa candidature.

À ce moment, le conciliabule fut dérangé toutà coup par un survenant qu’on n’attendait pas si tôt.

Roch, après avoir bousculé les deuxvieillards, était allé se mêler à une bande enfantine qui l’avaitmal reçu. Il n’était pas du jeu et on ne voulut pas l’y admettre.Dans le petit monde, c’est comme dans le grand. Il y a descoteries.

Et Roch, repoussé par ces gamins exclusifs, serepliait en courant sur le groupe qui entourait les deux mères.

Il ne s’adressa ni à la vraie, ni à l’autre.Il grimpa aux jambes de Mirande qui ne résista pas à l’envie del’enlever dans ses bras pour l’embrasser.

– Voulez-vous me prêter votre canne ?criait le gamin en se débattant.

– Ma canne ?… et pourquoi faire ?demanda l’étudiant.

– Pour battre les polissons qui jouent là-basà la toupie.

– Elle est plus haute que toi, ma canne… tu nepourrais pas la porter…

– Eh ! bien, alors, venez avec moi etlaissez-moi vous appeler papa devant eux… Ils croiront que vousl’êtes et ils n’oseront plus refuser de jouer avec moi.

– Parbleu ! dit tout bas le bonhommeBardin, ce ferrailleur serait vraiment le père de ce moutard quiparle déjà de rosser les autres, ça ne m’étonnerait pas, car bonsang ne peut mentir.

Mirande faisait la plus singulière figure dumonde.

Après la déclaration qu’il venait de lancer,il aurait dû, pour être conséquent avec lui-même, rendre l’enfant àsa mère, qu’il ne voulait plus épouser, de crainte qu’on nel’accusât de se mésallier par spéculation.

Mais Roch, qui s’était accroché à son cou, nele lâchait pas et criait de sa voix flûtée :

– Papa !… papa !… j’ai retrouvépetite mère, mais je ne veux pas vous quitter… Venez avec nous.

– C’est par délicatesse que vous refusez, ditmadame de Ganges ; vous le croyez ? Eh ! bien, non,c’est par vanité. Si vous aviez du cœur, vous ne penseriez qu’àréparer le mal que vous avez fait, au lieu de vous préoccuper del’opinion du monde. Bernadette en a, elle, du cœur, et je suis sûrequ’elle renoncerait à cet héritage, s’il le fallait, pour légitimerson enfant.

– J’y renonce, murmura la jeune femme.

– Pardon ! s’écria Lestrigou, onné renonce pas comme ça à une succession… il nésuffit pas dé dire : jé né veux pas…

La résolution de Mirande ne tint pas devantcette scène où le petit Roch jouait le principal rôle. Il le portadans les bras de sa mère, et comme le gamin se cramponnait, il luidit :

– N’aie pas peur. Nous serons deux àt’aimer.

En même temps, il baisa la main de Bernadette,sans s’agenouiller cette fois ; mais ce baiser devant quatretémoins, c’était comme s’il lui eût passé au doigt l’anneau desfiançailles.

– Alors, vous allez venir demeurer avecnous ? demanda l’enfant terrible.

Et comme sa mère avait les larmes auxyeux :

– Pourquoi pleures-tu, mamanBernadette ?… mon bon ami nous reste… tu vois bien que mamanJacqueline est contente.

Il n’y avait pas que maman Jacqueline.Bernadette pleurait, mais c’était de joie. Mirande était heureux,comme on l’est quand on vient de se mettre en règle avec saconscience, et Lestrigou se frottait les mains en disant :

– Comme j’ai bien fait de venir àParis !

Relégué au second plan, Paul Cormierapprouvait, mais le père Bardin ne s’associait pas à lasatisfaction générale.

Il n’avait jamais porté Mirande dans son cœuret il trouvait souverainement injuste que ce batailleur couronnâtsa carrière de mauvais sujet en épousant une archi-millionnaire quiaurait très bien pu faire le bonheur de Paul Cormier.

Il oubliait que ce mariage n’était qu’uneréparation, et il ne se doutait pas que son protégé Paul avaitd’autres visées.

– Alors, continua Roch, nous allons tousrentrer chez maman Jacqueline, j’en ai assez, moi, duLuxembourg.

– Il va bien, lé pétit ! dit enriant Lestrigou.

La marquise saisit l’occasion de s’expliquersur un point intéressant pour tout le monde.

– Messieurs, dit-elle, mon amie, BernadetteLamalou, n’a jamais cessé d’habiter chez moi depuis que nous avonsquitté le Languedoc. Elle et son fils y resteront jusqu’au jour oùelle se mariera. En attendant, ma maison vous sera ouverte et jeserai charmée de vous y voir.

L’invitation était collective. Paul crut liredans les yeux de madame de Ganges qu’elle tenait à ce qu’il enprofitât, et il se reprit à espérer que l’avenir le dédommageraitdes pénibles épreuves par lesquelles il venait de passer.

– Tiens ! cria tout à coup Roch qui nerestait jamais en repos bien longtemps, voilà Coussergues. Je vaislui dire bonjour.

Et il partit à toutes jambes pour allerjoindre l’homme que Paul avait surpris, la veille au soir, enfaction devant la maison de Mirande et qui, planté maintenant sousles arbres, à cinquante pas du groupe qui entourait la marquise,semblait monter la garde en attendant qu’on l’appelât.

Et la marquise lui fit signe de venir.

Il vint à pas comptés, ramenant l’enfant, etmadame de Ganges le présenta sans qu’il desserrât les dents.

Elle ne l’avait appelé que pour l’interrogeravant d’entamer une confession que Paul Cormier pressentait.

Aux brèves questions qu’elle lui adressa,M. Coussergues répondit brièvement et la marquise commença ens’adressant à Mirande :

– Monsieur, c’est moi qui ai tout fait. Jen’ai pas pu me résigner à laisser souffrir plus longtempsBernadette. Nous ne pouvions, ni elle, ni moi, tenter une démarchedirecte… surtout après ce qui s’était passé dimanche entre vous etmoi. Et Bernadette ne pouvait pas continuer à vivre comme ellevivait. Alors, j’ai eu une idée. J’ai toujours cru à la voix dusang… j’ai voulu faire un essai… je me suis dit que peut-être, sivous voyiez votre fils, votre cœur parlerait… je ne me trompaispas, puisque vous l’avez recueilli sans le connaître…

– C’est donc volontairement que, hier, vousl’avez laissé sur cette terrasse ? interrompit Mirande.

– Contre l’avis et malgré les prières de samère, oui, monsieur. J’ai eu beaucoup de peine à décider Bernadetteà partir et j’avais pris mes précautions pour qu’il ne mésarrivâtpas à l’enfant. M. Coussergues veillait sur lui. Si vousn’aviez pas parlé à Roch, en passant, M. Coussergues l’auraitreconduit chez moi. Vous vous êtes intéressé à cet enfant, vousl’avez emmené. M. Coussergues vous a suivi. Il y aura bientôtvingt-quatre heures qu’il vous suit.

– Vous aviez donc deviné que je reviendraisaujourd’hui, au Luxembourg, puisque je vous y ai trouvée ?

– Je savais, par M. Cormier, que vous yveniez tous les jours, et je supposais que vous rechercheriez lamère de l’enfant que vous aviez recueilli.

Si vous n’étiez pas venu, je serais alléemoi-même le réclamer chez vous.

– Et lui ?… vous l’aviez mis dans laconfidence ?

– Non, monsieur. Je savais qu’il n’aurait paspeur en se voyant tout seul… Il n’a peur de rien… et je ne doutaispas qu’il ne vous demandât lui-même de le ramener aujourd’hui àl’endroit où vous l’avez trouvé hier.

Tout s’est passé comme je l’avais prévu, etj’ai tout dit.

Il ne me reste plus qu’à vous demander pardond’avoir eu recours à ce moyen.

Mon excuse, c’est que je n’en avais pasd’autre à ma disposition.

Et, ajouta en souriant la marquise, àl’employer, je risquais quelque chose… je risquais de passer pourêtre la mère de Roch !… demandez plutôt à M. Cormier.

Paul rougit et balbutia quelques mots deprotestation, mais madame de Ganges reprit :

– Tout le monde s’y serait trompé. Cet enfantest accoutumé à ne faire aucune différence entre ma chèreBernadette et moi. Il croit qu’il a deux mères.

– Il me l’a dit, murmura Mirande.

– Il ne se trompe qu’à demi, car je l’aimecomme s’il était à moi.

Il n’est pourtant pas sans défaut, ajoutamalicieusement la marquise en regardant d’une certaine façonMirande, qui comprit et qui dit sans hésiter :

– Il a les miens.

– Il a aussi les qualités de sa mère.

– Et je ne suis pas fâché qu’il ait mesdéfauts, dit Mirande, rasséréné.

Puis, à Bernadette :

– Vous l’en guérirez, n’est-ce pas ?… Jeferai de mon mieux pour vous y aider.

Cette déclaration équivalait à une nouvellepromesse de mariage, et, de celle-là, Mirande ne se dédirait plus,sous prétexte que Bernadette était trop riche.

Madame de Ganges pensa qu’il fallait en resterlà.

– Au revoir, messieurs ! dit-elle.

Et elle le dit si bien que tous comprirentqu’ils n’avaient plus qu’à s’éloigner, sans en demanderdavantage.

Cet « au revoir » s’adressait aussibien à Lestrigou qu’aux deux étudiants ; mais Bardin ne leprit pas pour lui, et peut-être n’eut-il pas tort.

Roch ne laissa pas partir Mirande sans luifaire promettre qu’il reviendrait dès le lendemain jouer avec luidans le jardin de maman Jacqueline.

Mirande n’avait garde d’y manquer.

Il prit le bras de Paul qui était plus troubléque satisfait.

Lestrigou s’accrocha au père Bardin.

Et pour ne pas gêner plus longtemps ces damesen restant sur la terrasse où ils les laissaient, ilss’acheminèrent deux par deux vers l’escalier par lequel Mirandeétait arrivé avec le petit Roch.

Les vieux ne se réunirent aux jeunes qu’aubord du bassin central, et ce fut pour se séparer, après avoiréchangé quelques mots.

– Eh bien ! demanda brusquement Mirande,dès qu’il fut seul avec son ami, et la voix du sang ?

– Je commence à y croire, murmura Paul. Cetenfant est le tien. Tu ne peux pas le renier.

– Alors, tu m’approuves de lereconnaître !

– C’est ton devoir. Et je t’approuve aussid’épouser la mère.

– Je l’épouserai, mais toi… n’épouseras-tupersonne ?

– Qui voudrait de moi ?

– La marquise. Elle t’aime.

– Tu te trompes. Je lui suis indifférent, àmoins qu’elle ne me haïsse, et je n’en serais pas surpris.

– Tu n’y entends rien. Je m’y connais, moi, etje t’affirme qu’elle sera ta femme, si tu veux. Nous nous marieronsle même jour.

– Dans dix mois, alors, car il n’y a pasquatre jours qu’elle est veuve… cherche l’article du Code civil… Ceserait trop faire attendre Bernadette.

ÉPILOGUE

 

Les dix mois sont passés et madame de Gangesest toujours veuve.

Elle épousera Paul Cormier, mais elle a vouluattendre, pour l’épouser, que la fin tragique de son mari fûtoubliée.

Elle l’est déjà. Le drame où le malheureuxmarquis a trouvé la mort n’a pas eu de retentissement, car il nes’est pas dénoué en cour d’assises.

Après avoir longtemps hésité, Charles Bardin arendu une ordonnance de non-lieu et les conseils de son père ontinfluencé sa décision que, du reste, ses supérieurs hiérarchiquesont approuvée.

Il a démontré jusqu’à l’évidence que le duelavait été loyal. L’acquittement était certain. Les magistrats ontsagement jugé qu’il valait mieux ne point infliger la publicité del’audience à des jeunes gens qui pouvaient invoquer beaucoup decirconstances atténuantes.

Du reste, la marquise n’était pas femme à semarier, au pied levé, par un coup de tête, comme une excentriquelady qui s’éprend d’un ténor.

Paul, dès le jour de leur première rencontre,avait fait sur elle une très vive impression et il ne lui a pasfallu beaucoup de temps pour l’aimer, mais elle a voulu leconnaître avant de lier sa destinée à celle d’un garçon à peineplus âgé qu’elle, et qui n’était ni de sa caste ni de sonmonde.

Elle lui a imposé un stage. Paul n’a pastrouvé la condition trop dure. Marcelle lui en a su gré. Elle saitmaintenant tout ce qu’il vaut et elle est décidée à s’appelermadame Cormier, quand le moment lui paraîtra venu de mettre fin àl’épreuve que son amoureux subit de bonne grâce.

Jean de Mirande et Bernadette Lamalou n’ontpas fait tant de cérémonies pour consacrer leur union.

Mirande a voulu réparer ses torts, et il asauté à pieds joints par-dessus les préjugés sociaux. Son oncle l’adéshérité, mais il s’en moque. Il est assez riche pour se passer desa succession et pour vivre sans toucher aux revenus de safemme.

Il a épousé Bernadette, brûlant ce qu’il avaitadoré, et cette conversion fait du bruit au quartier.

Ce fut, l’année dernière, un beau tapage dansle quartier Latin, quand on y sut que le Roi des Écoles renonçait àla vie d’étudiant pour se réfugier dans le port du mariage.

Ses favorites l’ont regretté, mais elles sesont vite consolées ; et Véra, la nihiliste, a déclaréhautement que Mirande, au fond, n’était qu’un bourgeois.

Il a rompu si brusquement avec ses amis etavec ses habitudes qu’il n’a pas songé un seul instant à enterrersa vie de garçon en offrant à la jeunesse latine un festinpantagruélique.

Bernadette n’a pas tardé à devenir, dans lesdélais de rigueur, la femme légitime du père de son enfant.

Elle n’était plus veuve et elle étaitmère : deux excellentes raisons pour hâter le mariageréparateur.

Roch n’a plus qu’une maman, car petite mère,depuis qu’elle est madame de Mirande, n’habite plus chez mamanJacqueline ; mais il a un père, un vrai, qu’il adore et qui lelui rend bien.

Si jamais homme s’est vu renaître dans sonfils, cet homme, c’est Jean de Mirande.

Roch lui ressemble tant que Bernadette trouvequ’il lui ressemble trop ; car s’il a toutes les qualités desa race paternelle, il en a aussi tous les défauts.

Il est volontaire et querelleur ; iln’obéit qu’à son père et la douce Bernadette s’inquiète déjà del’avenir de ce batailleur en herbe. Mais les tourments qu’il luidonne ne l’empêchent pas de le chérir.

Il sera élevé à la campagne, car elle achèterale château de Marsillargues, et les nouveaux époux comptent passerhuit mois de l’année près de ce village de Fabrègues où ils se sontrencontrés.

Ils y remplaceront la famille de la marquise,et ils seront à leur tour les bienfaiteurs du pays.

Lestrigou est au comble de la joie. Il necesse plus de se frotter les mains depuis qu’ils les a décidés àvenir s’établir en Languedoc.

Il fera leurs affaires pour rien, pour leplaisir.

Coussergues ne quittera pas la marquise quandelle aura changé de nom. Ce fidèle gardien est comme un immeublepar destination. Il fera partie de la maison jusqu’à la fin de sesjours et il vivra en meilleure intelligence avec Paul qu’il n’ajamais vécu avec le défunt marquis.

Marcelle ne s’est brouillée avec personne,parce qu’elle a pris le parti de dire la vérité aux gens de sonmonde. La baronne Dozulé et ses invités du thé de cinq heuressavent maintenant qu’elle devra son bonheur conjugal à une méprised’un domestique.

Le vicomte de Servon, renseigné comme lesautres, a renoncé à consoler la charmante veuve deM. de Ganges.

Il sait que la place est prise et il s’estrallié de bonne grâce aux amis de son rival heureux.

Il a même débarrassé Paul et Mirande del’affreux Brunachon en signalant à la police les méfaits anciens etrécents de ce dangereux drôle.

Bardin ne boude plus le fils de sa vieilleamie, mais il regrette encore – sans le dire – que le sien aitmanqué d’avancer dans la magistrature, faute d’avoir à instruire uncrime célèbre.

Les personnes bien informées assurent que lamarquise de Ganges convolera en secondes noces avant la fin del’hiver.

Elle a et elle aura toujours la main froide,mais pas le cœur, et elle aimera passionnément son nouveaumari.

Le proverbe aura raison, une fois de plus.

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