— Vous trouvez ce crime si intelligent ? demandai-je, intrigué.
— Parbleu, puisque Iago parvint à le faire exécuter par un tiers ! Imaginez un meurtrier qu’on ne pourrait arrêter parce que, de fait, il n’a point participé au crime. Mais nous nous éloignons du sujet. La jalousie est-elle à la base de l’assassinat qui nous intéresse ? Qui peut envier Miss Nick ? Une autre femme ? Nous ne connaissons que Mrs Rice, et autant que nous sachions, il ne semble exister aucune rivalité entre elles. Mais ce n’est là qu’une supposition gratuite. Peut-être est-ce une piste intéressante à suivre.
« Enfin, reste la peur. Miss Nick détiendrait-elle un secret susceptible de nuire à quiconque ? Serait-elle en mesure de ruiner l’existence de quelqu’un si elle commettait la moindre indiscrétion ? S’il en est ainsi, nous pouvons affirmer que la jeune fille ignore la puissance de l’arme en sa possession ; d’où complexité de la situation. »
— Croyez-vous que ce soit possible ?
— Ce n’est qu’une hypothèse à laquelle j’arrive après en avoir écarté bien d’autres.
Un long silence suivit, puis Poirot prit une feuille de papier et se mit à écrire.
— Que faites-vous ? lui demandai-je, pris de curiosité.
— Une énumération des gens qui constituent l’entourage de Miss Buckley. Si mes présomptions se justifient, cette liste me révélera le nom du criminel.
Mon ami continua d’écrire pendant une vingtaine de minutes, puis il me tendit la feuille de papier :
— Examinez cela et donnez-moi votre avis. La liste était ainsi établie :
A : Ellen.
B : Son mari, le jardinier.
C : Leur enfant.
D : Mr Croft.
E : Mrs Croft.
F : Mrs Rice.
G : Mr Lazarus.
H : Le commandant Challenger.
I : Mr Charles Vyse.
J : ?
Remarques :
A : Ellen. – Circonstances suspectes : Son attitude et ses paroles en apprenant le crime. Particulièrement bien située pour avoir provoqué les accidents et faire disparaître le revolver. Cependant, incapable d’avoir touché à la voiture. Mentalité apparemment au-dessus du niveau moyen des criminels.
Mobile : Aucun, sauf le dépit qui aurait pu naître d’un incident ignoré.
Observation : Rechercher de plus amples renseignements quant à ses antécédents et à ses rapports en général avec N.B.
B : Son mari. – Voir ci-dessus, mais plus susceptible d’avoir saboté la voiture. Observation : L’interroger.
C : L’enfant. – À écarter.
Observation : L’interroger ; pourrait fournir de précieux indices.
D : Mr Croft. – Seule circonstance troublante ; notre rencontre fortuite alors qu’il montait l’escalier à l’étage de la chambre. Ses explications spontanées qui peuvent être vraies… ou ne pas l’être ! Antécédents inconnus.
Mobile : Aucun.
E : Mrs Croft. – Aucun soupçon à son endroit.
Mobile : Aucun.
F : Mrs Rice. – Circonstances suspectes : Demanda à N.B. de lui rapporter un vêtement chaud. A tenté de faire passer N.B. pour une menteuse. A fait relation fausse des « accidents » ; elle ne se trouvait pas à Tavistock lorsqu’ils se produisirent. Où était-elle ?
Mobile : Appât du gain ? Peu probable. Jalousie ? Possible, mais aucune preuve positive. La crainte ? Également plausible, mais assez vague.
Observation : Parler d’elle à N.B. afin d’éclaircir, si possible, certains points. Corrélation avec le mariage de F.R.
G : M. Lazarus. – Motifs de suspicion : Offre d’achat du tableau. Prétendit que les freins de la voiture étaient en bon état (selon F.R.). Pouvait hanter les parages avant vendredi.
Mobile : Aucun, sauf profit sur la vente du tableau. Crainte ? Peu probable.
Observations : Établir la dernière résidence de J.L. avant sa venue à Saint-Loo. Renseignements sur situation financière de la firme Aaron Lazarus and Son…
H : Commandant Challenger. – Rien de suspect contre lui. Se trouvait dans la région toute la semaine précédente ; susceptible de connaître la nature exacte des « accidents ». Arrive une demi-heure après le crime.
Mobile : Aucun.
I : Mr Vyse. – Circonstances accablantes : était absent de son bureau lorsque le coup de revolver fut tiré dans le jardin de l’hôtel. Déclaration prêtant au doute relativement à la vente éventuelle de la « Maison du Péril ». Caractère renfermé. Doit être au courant de la disparition du revolver.
Mobile : Le gain ? Douteux. Amour ou haine ? Possible, vu son caractère. Crainte ? Peu probable.
Observation : Rechercher qui détient l’hypothèque et situation financière de Vyse.
J : ?. – Ce dixième personnage peut exister. En quelque sorte un outsider, mais en étroit contact avec l’un des précités. Peut-être : A, D, E, ou F. L’existence de J expliquerait 1° l’absence de surprise d’Ellen en apprenant le crime et son air presque satisfait (mais cette attitude peut se justifier par cette sorte de joie malsaine que paraît provoquer la mort chez certaines gens de son milieu) ; 2° la raison qui décida Croft et sa femme à louer le pavillon ; 3° la crainte que pourrait ressentir F.R. au sujet d’une révélation de la part de N.B., à défaut du mobile « jalousie ».
Poirot m’observa pendant que je lisais.
— Voilà qui est bien rédigé, n’est-ce pas ? remarqua-t-il avec orgueil. Je suis plus anglais en écrivant qu’en parlant.
— C’est un magnifique travail et je vous en félicite. Il présente toutes les hypothèses avec une clarté admirable.
— Oui, me répondit Poirot en reprenant sa feuille de papier. Un nom retient particulièrement l’attention, mon cher : celui de Charles Vyse. Nous avons prêté à ce Monsieur deux mobiles très plausibles. Si mon tableau était une liste de pronostics de courses, ce Charles Vyse partirait favori, n’est-ce pas votre impression ?
— Il me paraît le plus suspect de tous.
— Vous avez tendance à accuser l’inculpé apparemment le moins coupable. Cela provient sans doute de ce que vous lisez trop de romans policiers. Dites-vous bien que, dans la vie courante, c’est ordinairement l’inverse qui se passe.
— Ne croyez-vous pas que ce soit le cas, présentement ?
— Un seul fait pourrait éventuellement s’y opposer : l’audace du crime ! C’est ce qui m’a frappé dès le début et rend le mobile du meurtre difficile à saisir.
Puis, d’un mouvement brusque, il froissa les notes qu’il avait écrites et les jeta à terre.
— Non, dit-il en réponse à la protestation que son geste m’avait arrachée, cette liste ne m’intéresse plus ; elle a simplement servi à m’éclaircir les idées. Ordre et méthode, d’abord. Ensuite…
— Ensuite ?
— Nous recourrons à la psychologie. Nous ferons fonctionner comme il convient les petites cellules grises ! Maintenant, Hastings, je vous conseille d’aller vous coucher.
— À moins que vous n’imitiez mon exemple, je ne vous quitte pas.
— Vous êtes un adorable chien fidèle ! Mais vous ne sauriez m’aider à penser. Or, pour le moment, c’est la seule occupation à laquelle je vais m’adonner.
— Peut-être vous conviendrait-il de discuter certains points avec moi ?
— Ah ! Quel ami loyal ! Eh bien ! si vous tenez à veiller avec moi, prenez au moins ce fauteuil.
Cette fois, j’acceptai sa proposition. Peu après, la pièce se mit à rouler et à tanguer. Le dernier détail dont je me souvienne, c’est d’avoir vu mon ami ramasser soigneusement les papiers froissés qu’il avait jetés sur le sol et les mettre dans la corbeille à papiers. Ensuite, je dus m’endormir.
CHAPITRE X
LE SECRET DE NICK
Il faisait jour lorsque je m’éveillai et Poirot était encore assis sur le siège qu’il occupait la veille au soir, dans la même attitude, mais je remarquai un léger changement dans sa physionomie. Ses yeux pareils à ceux d’un chat, brillaient de ce reflet vert que je connaissais si bien.
À grand-peine je parvins à me redresser, me sentant terriblement ankylosé et mal à l’aise. Dormir dans un fauteuil n’est guère recommandable à un homme de mon âge ; néanmoins je dois convenir qu’au lieu de me prélasser dans cet état de douce somnolence et de paresse suivant immédiatement le réveil, je me sentais l’esprit aussi dispos et aussi vif qu’à l’heure où je m’endormis.
— Poirot, vous avez découvert quelque chose ! m’écriai-je.
Il fit un signe approbateur et se pencha vers moi :
— Répondez à chacune de ces trois questions, Hastings : 1° Pourquoi Miss Nick a-t-elle souffert d’insomnie ces temps derniers ? 2° Pourquoi a-t-elle acheté une robe de soirée noire, alors que jamais elle ne porte cette couleur ? 3° Pourquoi a-t-elle, hier soir, prononcé cette phrase : « Si quelqu’un désire me tuer, qu’il ne se gêne pas, peu m’importe, maintenant » ?
Je le regardai, légèrement surpris. Ces questions me paraissaient pour le moins hors de propos.
— Allons, Hastings, répondez-moi, je vous prie.
— Eh bien… quant à la première question, Nick vous a dit avoir été tourmentée tout récemment.
— D’accord, mais d’où provenaient ses soucis ?
— En ce qui concerne la robe noire, j’estime… ma foi… que nous aimons tous un peu le changement…
— Pour un homme marié vous semblez bien mal connaître la psychologie féminine. Lorsqu’une femme prétend qu’une teinte ne lui sied point, elle se refuse généralement à l’adopter.
— Arrivons enfin à notre question. Je considère comme très naturelle la remarque de Miss Nick après une telle émotion.
— Cette exclamation, mon, ami, n’avait rien de naturel. Que la mort de sa cousine l’ait frappée d’horreur et lui ait causé du remords, je vous l’accorde ; mais le ton sur lequel elle manifesta son dégoût de la vie constituait un fait tout nouveau chez cette jeune personne, jusque-là débordante de gaieté et d’entrain.
« Nous nous trouvons, Hastings, devant un changement psychologique remarquable. Quelle peut bien en être la cause ?
— La mort tragique de sa parente, parbleu !
— Je me le demande et j’inclinerais plutôt à croire que l’émotion seule lui a arraché cet aveu. Supposé que ce revirement fût antérieur à la triste journée d’hier, comment expliqueriez-vous cet état d’esprit de Nick ?
— Je ne saurais vous répondre.
— Un peu de réflexion, Hastings, faites fonctionner vos petites cellules grises.
— Non, vraiment… je ne vois pas…
— À quel moment avons-nous eu l’occasion de l’observer pour la dernière fois ?
— Au cours du dîner, il me semble.
— Précisément. Ensuite, nous l’avons vue recevoir ses invités dans une attitude purement conventionnelle. Mais que s’est-il passé à la fin du repas ?
— Elle a téléphoné, dis-je lentement.
— Bravo ! Vous y êtes ! Oui, elle alla téléphoner et demeura absente un certain temps, une vingtaine de minutes ; ce n’est pas mal pour une communication téléphonique. À qui a-t-elle parlé ? Qu’a-t-elle dit ? Est-ce bien sûr qu’elle a téléphoné ? Il nous faudra établir ce qui s’est produit pendant ces vingt minutes ! J’ai, en effet, le sentiment que de ce point partira la bonne piste.
— Vraiment, c’est votre avis ?
— Absolument, mon cher Hastings. Ne vous ai-je pas dit tout le temps que Miss Nick nous cachait quelque chose ? La corrélation avec le crime lui échappe mais moi, Hercule Poirot, je prétends m’y connaître mieux qu’elle ! Elle a omis de nous confier certains détails qui, à son insu, se rapportent directement avec le meurtre et constituent la clef de voûte de tout ce mystère ! J’ai l’intime conviction de ne pas me tromper, Hastings.
« Il me faut la réponse à ces trois questions ; ensuite, je commencerai à y voir clair… »
— Très bien ! dis-je en étirant mes membres engourdis, mais pour l’instant un bon bain et un brin de toilette me paraissent tout indiqués.
Après cette double opération, il ne subsista pas chez moi le moindre vestige de la courbature inhérente à cette nuit passée de façon si peu confortable. Une tasse de café me remit le cœur en place. Je jetai un coup d’œil sur les journaux, qui confirmaient la mort de Michel Seton ; l’intrépide aviateur avait bel et bien péri. Je me demandai si, le lendemain matin, d’autres manchettes annonceraient la nouvelle : « Une jeune fille assassinée au cours d’un feu d’artifice. Mystérieuse tragédie », ou quelque chose de ce genre.
Je venais d’achever mon petit déjeuner lorsque Frederica Rice se dirigea vers ma table. Elle portait une robe très simple de crêpe marocain noir, agrémentée d’un col de lingerie plissée, blanc. La beauté de la jeune femme était plus éclatante que jamais.
— J’aimerais voir M. Poirot, me dit-elle. Savez-vous s’il est levé ?
— Je vais vous accompagner auprès de lui ; nous le trouverons vraisemblablement au salon.
— Merci.
— J’espère que vous n’avez pas passé une trop mauvaise nuit ?
— La secousse a été terrible, répondit-elle à voix basse, et encore je ne connais guère la malheureuse enfant ! S’il s’était agi de Nick…
— Vous n’aviez jamais vu cette petite auparavant ?
— Si, une fois, à Scarborough, elle accompagnait Nick à la maison un jour à déjeuner.
— Quel horrible coup pour ses parents !
— Oh ! épouvantable !
Mrs Rice proféra cette dernière exclamation d’un ton banal, en égoïste. En dehors de ce qui la touchait directement, rien ne semblait exister pour elle.
Poirot, son petit déjeuner terminé, était en train de parcourir les journaux. À la vue de Frederica, il se leva et vint à sa rencontre pour la saluer avec sa courtoisie coutumière.
— Enchanté de vous revoir, Madame, dit-il en approchant un siège.
Sa visiteuse le remercia d’un faible sourire et s’installa dans une attitude digne, les bras posés sur les accoudoirs du fauteuil et le regard dirigé droit devant elle. Son calme et sa réserve à exposer la raison de sa venue avaient quelque chose d’inquiétant. Après une longue pause, elle se décida enfin à prendre la parole :
— J’ai tout lieu de croire que le triste événement d’hier soir fait partie intégrante de la même affaire, en d’autres termes que la victime visée par l’assassin était Nick. C’est bien là, je suppose, votre avis.
— J’ai le sentiment, Madame, qu’il ne peut subsister aucun doute sur ce point.
Frederica fronça légèrement le sourcil.
— Il semblerait que Nick bénéficie d’une protection surnaturelle, ajouta-t-elle.
— Oui, mais attention ! La chance tourne, observa Poirot.
— Possible ! Il n’en demeure pas moins vrai qu’il est vain de résister à la fatalité.
Une sorte de lassitude, de dégoût se dégageaient du ton sur lequel elle parlait.
Après quelques secondes de silence, elle reprit :
— Je vous prie de m’excuser, Monsieur Poirot, tant en mon nom personnel qu’en celui de Nick, car jusqu’ici nous n’avions jamais songé que le danger fût sérieux à ce point.
— Vraiment ?
— Je vois maintenant qu’il y aura intérêt à examiner méticuleusement chaque point de détail et j’imagine que même les amis les plus intimes de Nick ne seront pas exempts d’une enquête ou d’un interrogatoire. Aussi ridicule que le fait puisse paraître, il faudra en passer par là. N’ai-je pas raison, Monsieur Poirot ?
— On ne saurait s’exprimer avec plus de bon sens, Madame.
— L’autre jour, vous m’avez posé quelques questions à propos de Tavistock, Monsieur Poirot. Eh bien, puisque tôt ou tard vous serez renseigné, autant vous avouer immédiatement la vérité : je ne me trouvais pas à Tavistock.
— Tiens ! Tiens !
— J’ai parcouru cette région en voiture, au début de la semaine dernière, en compagnie de Mr Lazarus, et comme nous désirions éviter tout bavardage, nous séjournâmes dans un petit bourg nommé Shellacombe.
— C’est-à-dire à moins de dix kilomètres d’ici, si je ne me trompe ?
— Oui… environ.
Toujours la même lassitude prédominait dans ses gestes et sa manière de s’exprimer.
— Me permettez-vous une indiscrétion, Madame ?
— Croyez-vous qu’une telle chose existe de nos jours ?
— C’est peut-être vrai, Madame. Depuis combien de temps datent vos relations avec Mr Lazarus ?
— J’ai fait sa connaissance voilà six mois.
— Et… l’aimez-vous, Madame ?
Frederica haussa les épaules :
— Il est… riche !
— Oh ! que cela sonne mal ! s’indigna Poirot.
Cette remarque parut presque amuser la jeune femme.
— Ne vaut-il pas mieux l’avouer… plutôt que de vous l’envoyer dire à ma place ?
— Euh… c’est un point de vue ; je me plais à répéter, Madame, que vous êtes pleine de bon sens.
— Vous allez avant peu me décerner un diplôme, si vous continuez ainsi, dit Frederica en se levant.
— Ne voyez-vous rien d’autre à me dire, Madame ?
— Ma foi… non… je ne crois pas. Je vais aller voir Nick et lui porter quelques fleurs.
— Voilà un joli geste. Laissez-moi vous remercier de la franchise avec laquelle vous venez de vous confier à moi.
Elle regarda Poirot dans les yeux comme si elle désirait encore lui parler, puis, à la réflexion, elle quitta la pièce en m’adressant un sourire, tandis que je lui ouvrais la porte.
